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JANVIER 2023

Scandale à la poste
Des milliers de livreurs employés
“au noir” (2-2)
ORIAN LEMPEREUR-CASTELLI

PHILIPPE WAHL, PDG DE LA POSTE, BRIGITTE MACRON, PRÉSIDENTE DE LA FONDATION HÔPITAUX DE PARIS ET DIDIER
DESCHAMPS, SÉLECTIONNEUR DE L’ÉQUIPE DE FRANCE DE FOOTBALL AU LANCEMENT DE L’OPÉRATION “PIÈCES JAUNES” À
PARIS LE 12 JANVIER 2022 (PHOTO LUDOVIC MARIN / AFP)

Condamnée à 50 000 euros d’amende le 12 janvier


2023 par le tribunal de Paris pour du “prêt de main

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d’oeuvre illicite, la plateforme française Stuart
(rachetée par La Poste en 2017) emploierait en
outre clandestinement des milliers de livreurs
motorisés.
Dans le marché ultra-concurrentiel de la livraison du dernier kilomètre, des plateformes comme
Uber, Stuart ou Deliveroo multiplient les pratiques contestées. En avril 2022, Deliveroo a d’ailleurs
été condamné par le tribunal correctionnel de Paris pour “travail dissimulé”. Quand à la plateforme
française Stuart, rachetée par la poste en 2017, elle vient d’écoper d’une amende de 50 000
euros pour “prêt de main d’oeuvre illicite”. Son fondateur, Benjamin Chemla, a pour sa part écopé
de 10 000 euros d’amende. La justice a en effet estimé que l’un des sous traitant de Stuart, la
société Branis Courses, n’avait qu’une existence “purement théorique”. En clair, qu’elle ne servait
qu’à payer les salaires. Un coup de tonnerre dans le système des intermédiaires fictifs qui pourrait
déclencher un tsunami judiciaire.

Car un second scandale couve à La Poste concernant, cette fois, les livreurs motorisés. Si les
plateformes se servent du statut d’auto-entrepreneur pour ne pas s’acquitter des cotisations
sociales de leurs livreurs à vélo ou en carriole, les livraisons motorisés nécessitent, elles, une
“capacité de transport”, sorte d’habilitation officielle, plus difficile à obtenir pour un livreur. Stuart
pourrait bien sûr obtenir cette “capacité de transport” et les salarier elle-même.

Mais pour faire baisser drastiquement le prix des courses, la filiale de La Poste a trouvé un
système pour ne pas payer de cotisations sociales : elle s’arrange pour faire employer ses livreurs
motorisés par des sociétés intermédiaires, appelées des “artisans”. Officiellement, ces “artisans”
sont autonomes et facturent leurs prestations à Stuart avant de rémunérer leurs livreurs.

Des intermédiaires fictifs surnommés “artisans”


Ainsi, les virements n’ont pas lieu entre Stuart et les livreurs mais transitent par ces “artisans”.
Problème : comme ils sont eux mêmes sous payés par Stuart, ces artisans se rémunèrent en
prélevant une commission de 20 à 25% sur les gains des livreurs. Pire, ils les emploient
clandestinement de façon à ne payer, eux non plus, aucune cotisation sociale !
C’est ce vaste système de travail clandestin qui permettrait encore aujourd’hui à Stuart, filiale à
100% de Géopost, de tirer les prix des livraisons vers le bas en fraudant la TVA et les cotisations
sociales.

Entre 2016 et 2022, depuis Fontenay aux Roses, en région parisienne, Norden livrait des colis
pour Stuart avec sa voiture personnelle. Au fil des années, il a été employé par plusieurs sociétés
intermédiaires, dites “artisans”, sans que cela ne change sa situation : “moi, j’ai toujours travaillé
pour la plateforme, nous confie-t-il. Après, ce qu’il m’arrivait de faire, c’est de passer d’un artisan à
un autre (…) on est sous contrat ni avec la plateforme, ni avec l’artisan. Il y a aucune des deux
parties qui nous a fait un contrat de travail”.

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“ Il n’y a pas de contrats de travail, par contre, on
nous fait des virements “
NORDEN LIVREUR STUART À FONTENAY AUX ROSES DE 2016 À 2022

Chaque semaine, il recevait sur son compte un virement de la part de Stuart, moins une
commission de 25% que conservait l’artisan : “ L’argent, Stuart le verse pas au livreur mais aux
artisans. Alors les artisans reçoivent ce que chaque livreur a généré, ils prennent leur commission
ou leur pourcentage, et puis ils font un virement derrière au livreur. Moi ce qui m’a toujours fait
rire, c’est qu’il n’y a pas de contrat de travail, par contre on nous fait des virements.(…) Certains
artisans imposent même une commission fixe de 200 € (…) Vous commencez lundi matin, vous
n’avez pas fait encore une course, vous lui êtes redevable de 200 € ”.
Durant ces six années, Norden se percevait comme un employé de Stuart : “On est salarié
quelque part. Sauf qu’il n’y a pas de contrat de travail, il n’y a pas de bulletin de salaire, il n’y a
pas toutes les protections qui vont avec”.

“Des personnes qui travaillent (…) sans aucun


statut”
KEVIN MENTION, AVOCAT DES LIVREURS STUART

“ Il y a des personnes qui travaillent exactement sur la même application et de la même manière
que les auto-entrepreneurs, mais, sans aucun statut, sont rémunérés via d’autres sociétés qui
changent tout le temps sans qu’on leur demande quoi que ce soit. Ils voient juste le nom de la
société qui change sur leur virement. ” confirme Kevin Mention, avocat de Norden et d’une
cinquantaine d’autres livreurs Stuart qui demandent aux prud’hommes leur requalification en
salariés.

Stuart complice du système des “artisans” ?


Un jour, un manager de Stuart a carrément proposé à Norden de devenir à son tour …
intermédiaire fictif : “On m’a proposé de passer artisans limite sur un plateau en argent. (…) c’était
l’ancien directeur des opérations, Victor Pelletier, qui me proposait de passer [artisan]. Il me dit “tu
me ramènes tous les documents et je me ferai un plaisir de te faire passer artisan”. Et moi, j’ai
refusé. C’était catégorique parce que je savais qu’il aurait fallu que je magouille comme ont
magouillé la plupart des artisans. Moi, il était hors de question que je triche. Je ne voulais pas
rentrer dans ce système là.”

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En 2016, après quelques semaines d’activités pour Stuart en tant que livreur à vélo auto-
entrepreneur, Fred* se voit lui aussi proposer d’employer des livreurs dans une société à son
nom. A l’inverse de Norden, il accepte et devient artisan pour Stuart jusqu’en octobre 2022. Il
nous raconte avoir ouvert deux sociétés sans jamais signer de contrats avec la filiale de La Poste
ni salarier aucun des quinze livreurs qui travaillaient pour lui. En six ans, il estime avoir dissimulé
à l’Urssaf près de 2 millions d’euros de chiffre d’affaires.

Pour Fred, un autre livreur ayant travaillé pour la filliale de La Poste, pas de doutes : c’est Stuart
qui est responsable de ce système frauduleux. “Le cheminement et le fonctionnement de la
relation qu’il y a entre Stuart et les artisans, ce n’est pas moi qui l’ai instauré. Tout vient d’eux, tout
est géré par eux. (…) j’aurais été le seul, ça aurait été différent. Mais là oui, il y a vraiment
énormément de sociétés qui sont dans le même cas : il y en a une quinzaine”. Selon différents
documents internes que Off Investigation a pu consulter, au moins une quinzaine de sous-
traitants fictifs opéraient effectivement simultanément pour Stuart entre 2016 et 2022.

Interrogée le 13 septembre 2022 par l’AFP, la filiale de La Poste – qui n’a pas souhaité répondre
aux questions de Off Investigation – a tenté de minimiser, affirmant que la livraison motorisée ne
concernait qu’une vingtaine de sociétés “ ce qui représente environ 10% des livraisons effectuées
”. En l’absence de traçabilité plus précise et de réponse de l’entreprise à nos questions,
impossible de connaître le nombre exact de livreurs motorisés employés clandestinement par
Stuart ces dernières années.

Des millions d’euros non-déclarés


Mais selon Samir Yalaoui, ex-artisan de Stuart, ce vaste système de fraude à l’Urssaf pourrait
concerner beaucoup de monde. Il nous a confié avoir lui-même recruté à la demande Stuart des
milliers de coursiers dans une quarantaine de villes françaises pour un chiffre d’affaires de plus de
20 millions d’euros de 2016 à 2021.

Comme à nos confrères d’Envoyé Spécial et de l’AFP, auprès desquels il a déjà témoigné, il
affirme que Stuart était le véritable donneur d’ordre du système: “Sur chaque société, à l’année,
on faisait presque 1,4 million de millions d’euros de chiffre d’affaires (…) et sur plus de six ans et
20 millions d’euros de chiffre d’affaires, pour ma part, je n’ai jamais reçu la moindre facture ni
doublon de facture. Donc qui dit pas de facture dit pas de TVA. (…) Pourquoi je n’ai pas déclaré
de coursier ? Tout simplement, j’étais subordonné. Les coursiers n’appartenaient pas à la société,
ils appartenaient à Stuart. Donc Stuart recrutait les coursiers, virait les coursiers quand ils le
voulaient.”

Pour étayer ses accusations, Samir Yalaoui nous a fourni les relevés bancaires de certains des “
intermédiaires fictifs” qu’il avait créés à la demande de Stuart. Ces documents démontrent que la
filiale de La Poste lui versait bien plusieurs milliers d’euros par mois, dont une partie était ensuite
versée sur les comptes des livreurs. Stuart apparaît ainsi comme l’unique apporteur d’affaires de
ces sociétés.

Tentatives de dissimulation de la part de Stuart

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Comment un tel système a-t-il pu perdurer aussi longtemps ? Dès 2016, deux sous-traitants de
Stuart, qui est alors sous le coup d’une enquête de l’Office central de lutte contre le travail illégal
(OCLTI) alertent les enquêteurs de la gendarmerie. Dès cette époque, les enquêteurs notent que
“l’entreprise sous-traitante (de Stuart, ndlr) ne fait qu’apporter de la main-d’œuvre et apparaît
pratiquement invisible”.

La start up française aurait-elle pu être bernée par des artisans peu scrupuleux, ou a-t-elle
couvert, voire initiée le vaste système de fraude à l’Urssaf pointé par de nombreux témoins ?
Selon Samir Yalaoui, c’est suite au déclenchement de l’enquête de l’OCTLI que les dirigeants de
Stuart lui demandent de répartir ses livreurs dans plusieurs sociétés afin de “disparaître” : “
c’est là que je me suis fondu dans les sociétés écrans que Stuart m’a demandé d’ouvrir et de
fermer directement. Je me souviens précisément d’une réunion à laquelle participaient Antoine
Carteron, Lucas Quiberon, tous les managers de Stuart, vraiment tous les big managers de Stuart
étaient là et ils me disaient factuellement : “ il faut que tu fermes cette société, que tu ouvres
d’autres sociétés écrans et que tu scindes le chiffre d’affaires”. On était arrivés à 3,5 millions, 4
millions d’euros de chiffre d’affaires. Il fallait que ce chiffre d’affaires on le scinde, on l’évapore sur
d’autres sociétés écrans. D’une société, on devait passer à deux, voire trois, pour paraître plus
petits.”

L’audit qui met à mal la défense de La Poste


Alors que La Poste a racheté Stuart en 2017 pour 13 millions d’euros, et que la start-up avait
bénéficié du soutien financier du groupe public dès son lancement avec un premier
investissement de 10 millions d’euros en 2015, le groupe public peut-il ignorer l’existence de ces
milliers de livreurs sans contrat ?

Pour l’avocat Jérôme Giusti, qui défend Samir Yalaoui et d’autres victimes du système Stuart,
“difficile d’imaginer que La Poste n’ait rien vu” puisque cette dernière mène régulièrement des
audits internes sur ses filiales, en plus d’un audit au moment du rachat. Dans un courrier du 2
décembre 2022, l’avocat accuse la poste de fournir “sciemment aide et assistance à Stuart afin
d’organiser un système de travail illégal”. La Poste n’a toujours pas répondu au courrier de maître
Giusti.

Questionnés à propos de l’existence d’un tel audit au moment du rachat de Stuart, en 2017, ni la
poste, ni Stuart n’ont répondu aux questions de Off Investigation. Seule GeoPost -filiale de La
Poste qui détient Stuart- nous a répondu n’apporter “ aucun commentaire avant la date du
jugement ”, confondant ainsi délibérément le procès pour travail dissimulé alors en cours au
moment de nos investigations et les accusations de travail “au noir” via les “artisans”.

Mais selon le plan de vigilance 2021 du groupe public, “Dans le cadre de son plan d’audit annuel,
la direction de l’audit de GeoPost examine les dispositifs de gouvernance et de contrôle interne
des filiales et évalue notamment leur conformité aux lois et règlements”.
Autre signe que Geopost avait bien audité Stuart à son rachat, un enregistrement audio d’une
responsable de la start-up. En 2018, elle demande à Samir Yalaoui de lui fournir des documents
en lui laissant le message téléphonique suivant : “C’est juste qu’on a un audit d’accord, parce
qu’on appartient au groupe La Poste et La Poste nous demande d’envoyer des documents”. Puis,

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comme si cette responsable de Stuart savait déjà que l’audit de Geopost ne serait que de pure
forme, elle conclut à propos des documents réclamés : “Si on ne les a pas, c’est pas grave”.

” Ce que nous ferons, c’est d’appliquer la loi “


PHILIPPE WAHL, PDG DE LA POSTE

La Poste aurait-elle fermé les yeux sur le vaste système de fraude à l’Urssaf initié par Stuart ?
Interpellé le 7 décembre 2022 par la députée Danielle Simonnet (LFI) lors de son audition
annuelle par la commission des affaires économiques de l’Assemblée nationale, le PDG de la
Poste, Philippe Wahl a botté en touche. Se contentant d’évoquer le procès intenté à Stuart pour
avoir employé des “auto-entrepreneurs”, il a déclaré : “ Puisque, madame la députée, vous l’avez
mentionné, nous sommes propriétaires de Stuart depuis 2017 et ce que met en cause le
jugement, ce sont des faits de 2015. Nous n’étions pas propriétaires et nous faisons tout pour
respecter la loi, et vous le savez bien. Vous-même, vous réfléchissez au statut de ces livreurs
indépendants. La Commission européenne le fait aussi et une fois de plus, ce que nous ferons,
c’est d’appliquer la loi ”.

Ce que notre enquête montre au minimum, c’est que La Poste n’a pas entrepris d’action sérieuse
pour prévenir le risque de travail dissimulé au sein de sa filiale, risque qu’elle identifie même
comme “modéré” alors que Stuart faisait l’objet d’une enquête de l’OCLTI dès 2016. En 2017, le
plan de vigilance du groupe public allait même jusqu’à, écrire que “d’un point de vue social, Stuart
a développé un modèle contractuel équitable et responsable”. En 2021, le plan de vigilance
vantait à nouveau “un modèle social responsable axé sur (…) une protection sociale renforcée” et
soulignait les efforts de sa filiale avec un “dispositif de prévention du risque de non-déclaration
des revenus par la plateforme aux indépendants”. Georges Orwell, quand tu nous tiens …

Orian Lempereur-Castelli

L’ETAT COMPLICE ?

Le PDG de La Poste serait-il couvert au plus haut niveau de l’Etat


par les macronistes ? Tous les audits du groupe public sont pilotés
par le Comité d’Audit du groupe. Ils sont ensuite présentés à

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l’ensemble du Conseil d’Administration (CA) où siègent
notamment l’Etat et la Caisse des Dépôts. Le directeur général de
la Caisse des Dépôts, “bras financier” de l’Etat, Eric Lombard,
vient tout juste d’être reconduit par l’Elysée et siège
personnellement au conseil d’administration du groupe La Poste.
A ses côtés, Charles Sarrazin représente le gouvernement au titre
de l’Agence des Participations de l’Etat. Mais surtout, il préside
depuis 2017 le comité d’Audit de La Poste. À ce titre, pouvait-il
ignorer le vaste système de fraude à l’Urssaf organisé par Stuart ?
Interrogé à ce sujet par Off Investigation, l’APE, la Caisse des
Dépôts et le Ministère de l’Economie se murent dans un troublant
silence.

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