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du XIIe siècle avait été bâtie à proximité. Or cette abbaye (et le territoire
qui en dépendait) relevait, au XVIIe siècle, d'une famille de grande no-
blesses, avec laquelle Paul Dubé était en relation depuis un certain
temps, semble-t-il. Quand il fit imprimer ses thèses de doctorat à
Montpellier en 1633, il les fit précéder d'une dédicace au seigneur de
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l'eau, le feu, l'air, la terre. Retenons quand même une idée originale :les
coïncidences qu'il reconnaît entre le «microcosme» qu'est le corps hu-
main et le «mégalocosme»que constitue l'univers17 (la terre et le monde
céleste); des comparaisons entre ces deux «univers» lui paraissent
éclairantes.
Il est donc ouvert à beaucoup d'hypothèses et recourt à plusieurs dis-
ciplines -la philosophie, entre autres -; mais la plus importante pour
lui semble bien la chimie. En fait une chaire de chimie (la première en
France) avait été créée à la faculté de médecine de Montpellier en 1622
et les médecins qui y avaient étudié recouraient à cette «science»-ce
qui suscita des conflits avec la faculté de Paris : à témoin les ennuis que
connut Théophraste Renaudot et la fameuse «querellede l'antimoine».
Ne rappelons que quelques éléments de ses considérations; ils sont
très révélateurs du discours qui était en vogue à l'époque. Dans le pre-
mier paragraphe où il cause de chimie, il affirme que le souffre est
comme le père et l'âme des minéraux, tandis que le mercure en serait
plutôt comme la mère et l'esprit-et de se référer à Albert le Grand
(1193-1280) et à Clavaeus (dont le premier écrit parut en 1592).Il va plus
loin, et, citant Aristote, il conclut que le souffle du soleil est le centre de
tout : la vapeur qui en provient est humide et d'elle sont sortis les êtres
vivants; ses exhalaisons apportent l'élément sec-ce qui a produit les
métaux, même ceux qui sont sous terre (les «fossilia»).
Les métaux dont il parle le plus-ceux sur lesquels il a fait le plus
d'expériences -sont le fer et le vitriol. Sur le premier, les opinions di-
vergent :pour Galien et Avicenne, dit-il, le fer a une vertu astringente, il
resserre les tissus vivants; pour d'autres, dont Oribase (ca. 325-403), il a
' une vertu d'ouverture, ou, autrement dit, purgative. Or, affirme-t-il, on
peut concilier ces divergences, car, dépendant des circonstances, le fer
peut avoir chacune de ces deux vertus. Quant au vitriol, c'est un peu
plus complexe; sa nature n'est pas connue, mais trois éléments impor-
tants s'y retrouvent: le souffre, le sel, l'alun; sa qualité est de faire se
resserrer une substance. Il fait appel ici à plusieurs auteurs, dont je re-
tiens, parmi les Anciens, Pline et Galien, et, parmi les «modernes»,
Mathiole (1500-1557)et Agricola (1494-1555).
Y a-t-il une vie dans ces minéraux? Certains l'ont prétendu : Cardan
(1501-1576) et Théophraste (372-287 avant J. C.); ce sont des panthéistes1*;
il rejette cette théorie et s'en moque même (airridemus»,qu'il dit).
On aura remarqué que notre médecin fait constamment appel à d'au-
tres personnes qui ont écrit sur les sujets qu'il aborde, et spécialement
sur celui de la chimie, qui demande tant de précautions. Il s'agit de
médecins, bien sûr, mais aussi de naturalistes, et même de philosophes
et de théologiens.
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avant la page de titre figure une belle gravure représentant les deux
«monstres»,au-dessous de laquelle on peut lire la description suivante :
«Ces deux Enfans ont deux testes, quatre bras, quatre jambes; ils sont
ioints par le ventre depuis le stemon au droit des marnmelles iusques au
dessous du nombril, n'ont qu'un nombril & qu'un ventre. Ce sont
femelles».
La présentation du cas se fait en trois «discours»,dont voici les titres :
«De la composition extérieure des deux Enfans Monstrueux»; «De la
composition interieure des deux Enfans Monstrueux»; «Des causes et
presages de ces deux Enfans Monstrueux».
Il eut l'occasion de voir ces enfants à deux reprises; il voulait, comme
il dit, «observer soigneusement tout ce qui y seroit remarquable», et en
rendre compte, pour que cela profite aux gens de sa «profession»et à la
«postérité».
Le 20 juillet 1649, au bourg de Septfonds, du duché de Saint-Fargeau,
étaient donc nées deux soeurs qu'on appellerait aujourd'hui «sia-
moises». Le 30 juillet Paul Dubé était à leur chevet. Or les parents
voulurent amener cette «merveillede la nature» à Paris, parce que, dans
leur village, le «peuple [ . . .] à toute heure les visitoib. Pour des raisons
médicales2$ «il leur déconseilla d'entreprendre ce voyage» : «L'ulcere
profond, écrit-il, qui leurs [sic] estoit survenu au nombril, le peu de laict
qu'ils tiroient de leur mere qui estoit tres seche de sa nature, m'avaient
obligé de divertir le voyage». Ils partirent quand même; mal leur en prit,
les deux filles moururent le 9 août, au moment de leur arrivée dans la
capitale.
La description qu'il a laissée du phénomène est basée sur deux en-
, quêtes: la sienne propre, celle d'un chirurgien. En quatre pages, au
début de son livre, il expose ce qu'il a observé à Septfonds: la dispo-
sition des membres, leurs mouvements, et spécialement celui du «poux
et de la respiration». Or la similitude qu'il a retrouvée là s'explique par
«l'anatomie qui en a esté faicte», une fois la mort arrivée. «Le corps fust
porté>> en effet «au College de Medecine» [de Paris] et il fut confié, pour
la dissection, à un «nommé Godeau Chirurgien à Saint-Fargeau qui les
[les parents et les deux enfants, il semble] avoit conduit». C'est ainsi
qu'il a pu donner la description interne des deux corps. La plupart des
organes étaient doubles-deux coeurs, deux poumons, par exem-
ple -, mais, et c'est sur cela qu'il insiste dans sa réflexion, il n'y avait
qu'un foie.
Or en vue de comprendre «Cette production [ ...] merveilleuse»,il a
recours à deux démarches : comparer avec d'autres monstres dont il a
entendu parler; tenter une explicationrationnelle.
Il fait mention de quatre cas du XVIIe siècle et de six du XVIe. Ne re-
tenons que le premier auquel il se réfère. Il s'agit d'un «merveilleux
[mot qui revient souvent sous sa plume] Enfant [ ...] du bourg de Vau-
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profonde, distant environ de dix lieuës de celuy de Sept Fonds.. Cet en-
fant, qui était âgé de dix ans en 1612, vécut, à partir de cette date et pen-
dant quatre ans et onze mois, une rare [pour ne pas dire invraisembl-
able] expérience : il ne but ni ne mangea, sans perdre de poids, «sans
rendre aucun excremenb, et se comportant en toutes ses actions, selon
les apparences, de façon normale. «Tous les medecins de ce sieclen en
ont été étonnés. «Plusieurs ont esté contraints de recognoistre une cause
surnaturelle d'un si rare effectw; il abonde lui-même dans ce sens en
constatant que Dieu «rompt quand il luy plaist le cours de la Nature»; .
mais il fait une longue digressionz1(presque trois pages) pour suivre en
détail le raisonnement de «ceux qui ont plus particulierement recherché
[dans ce phénomène] les secrets de la Nature».
On voit déjà qu'il n'élude a priori aucune explication. Quand il
amorce le troisième «Discours»,celui qui parle des causes de ces «aber-
rations de la nature», il affirme au point de départ: «Les philosophes,
les médecins, les théologiens et les astrologues peuvent beaucoup sur le
sujet des monstres pour en trouver les causes». L'on peut dire qu'il est
ouvert à tous ces points de vue, mais de façon judicieuse.
Parlant d'une femme dévote dans la poitrine de laquelle on trouva, à
son décès, deux coeurs, il affirme ceci :«mais les théologiens eurent l'ad-
vantage sur les naturalistes en ce rencontre, et disoient que Dieu luy
avoit donné ce coeur nouveau comme un simbol de grace et d'amour»
et de citer Ezechiel (chapitre 36, verset 26) : «Jevous donneray un coeur
nouveaum. Il en conclut que les ((théologiensrecognoissent avec grande
raison que les monstres naissent pour la gloire de Dieu».
Il rappelle aussi que pour les astrologues «certains degrez et conionc-
i
tion de la lune» peuvent provoquer l'engendrement de monstres. «Mais
j'estime, réplique-t-il, cette cause trop éloignée pour m'y arresterm. Il n'ex-
clut donc pas cette hypothèse, maisn'en peut reconnaître la pertinence.
Revenant ensuite à ce qu'il appelle la philosophie, il s'arrête à une
opinion qui connaissait alors une certaine vogue, et avait même été
adoptée par les Arabes; c'est à savoir «que l'ame par l'imagination [a] le
pouvoir d'agir sur le corps qu'elle anime». Il a lui-même interrogé la
mère des deux enfants sur ce sujet, parce que la rumeur voulait qu'elle
eût vu «dans la boutique d'un chirurgien un monstre en peinture», ce
qui aurait affecté le foetus dans son ventre. Elle lui avoua qu'il n'en était
L'intérêt d'un médecin de province du XVIle siècle 345
points de vue avec lesquels il n'est pas bien d'accord, et il n'hésite pas à
admettre la complexitéde certains problèmes.
Une comparaison, qu'on ne peut qu'esquisser ici, pourrait être fort
éclairante pour pousser l'étude de ce deuxième livre rédigé par le doc-
teur Paul Dubé. Le fameux chirurgien Ambroise Paré avait fait paraître
en 1573 son étude intitulée «Des monstres et des prodigesmZ3.Il y a des
coïncidences à signaler :quelques détails d'abord; un élément plus fon-
damental ensuite.
Le livre fut publié en français, ce qui attira les foudres de la faculté de ,
Paris peu après sa parution. Paré se réfère sensiblement aux mêmes au-
teurs que Paul Dubé, mais il recourt plus souvent à l'Ecriture Sainte et à
des écrivains contemporains. Plusieurs gravures sont incluses, puisqu'il
fait appel à beaucoup plus de cas que le médecin. Mais, comme celui-ci,
iî fait constamment référence à l'observation et à l'expérimentation.
Reste à examiner attentivement son premier chapitre, qui, en 11
lignes24, donne l'essentiel du livre, et dans lequel on peut déceler les
principes directeurs de sa pensée.
Ce chapitre s'intitule «Des causes des monstres-; elles sont «plu-
sieurs», dit-il. «La première est la Gloire de Dieu. (c'est le chapitre 2).
«La seconde, son ire» (chap. 3). «La troisiesme, la trop grande quantité
de semence» (chap. 4 à 7). «La quatriesme, la trop petite quantité»
(chap. 8). «La cinquiesme, l'imagination» (chap. 9). «La sixiesme, l'an-
gustie ou petitesse de la matrice» (chap. 10). «La septiesme, l'assiette in-
decente de la mere, comme estant grosse, s'est tenue trop longuement
assise les cuisses croisees ou serrees contre le ventre» (chap. 11). «La
huictiesme, par cheute, ou coups donnez contre le ventre de la mere es-
I tant grosse d'enfant» (chap. 12). «La neufiesme, par maladies heredi-
taires ou accidentales» (chap. 13 à 17).«La dixiesme, par pourriture ou
corruption de la semence» (chap. 18). d'onziesme, par mixtion ou
meslange de semence» (chap. 19). «La douziesme, par l'artifice des
meschans belistres de l'o~tiexen~~ (chap. 20 à 24). «La treiziesme, par les
Demons ou Diables* (chap. 25 à 33). Pour terminer sa démonstration,
ses derniers chapitres s'intéressent à quatre autres sortes de monstres :
«marins» (chap. 34), «volatiles» (chap. 35), «terrestres» (chap. 36),
«celestes»(chap. 37).
L'ampleur de la recherche du chirurgien du XVIe siècle dépassait bien
sûr l'étude d'un cas précis faite par le médecin du XVIIe, mais ses inter-
L'intérêt d'un médecin de province du XVIIe siècle 347
4 Il n'est pas impossiblequ'un ouvragepublié sous le nom de l'abbé Boussar, et qui con-
nut diverses éditions (la première est de 1657), soit de lui: «Maximes et affections
chrétiennes très utiles à tous les chrétiens qui veulent vivre saintement» (éd.,
E. Couterot).
5 En voici le titre complet : «Le Médecin des pauvres, qui enseigne le moyen de guérir
les maladies par des remèdes faciles à trouver dans le païs [ .. .] par un docteur en
médecinen; il est ordinairement publié avec «Le chirurgiendes pauvres.. .m.
6 Paul Dubé, Medicinae theoretica medulla seu medicina animi et corporis, ad iatrophilum
(Paris:E. Couterot, 1671).
7 Publié à A. Montargis, chez Michel Prévost.
8 Voir Dictionnaire de biographiefrançaise, plusieursarticlessur eux.
9 Dubé, De mineralium, p. 68 S.
10 Dubé, De mineralium, p. 93.
11 Dubé, De mineralium, p. 61.
12 «Ceux qui naviguent de cette façon accèdent facilement au «port» le plus sûr de la
santém.
13 il faudrait plutôt lire «cupio»;on devrait traduire ainsi, je crois :«Jesouhaite être bien-
veillant [même]envers un déplaisant>>.
14 Il faut sans doute traduire ainsi : ~J'accepte de choquer par ma bouche (mesparoles?);
j'accepte de choquer par mes moeurs (mon genre de vie?)».
15 Il emploie le mot «Tinctura»; or P. Richelet, dans son Dictionnaire François (Genève:
1700),donne comme une des définitions du mot «Teinture»:«Termede chimie.Opéra-
tion qui se fait pour communiquer à quelque liqueur, la vertu ou la principale sub-
stance d'un médicament. Cette opération est appelée teinture parce qu'elle colore la li-
queur,.
16 Dubé, De mineralium, p. 37.
17 Dubé, De mineralium, p. 2.
18 Dubé, De mineralium, p. 7s.
19 ~Extraictdu Privilege du Roy», qui figure aprh la page de titre, en date du 4 décembre
1649.
20 Dubé,Histoire de deux enfants, p. 19.
21 Dub6,Histoire de deux enfants, p. llss.
I
22 Dubé, Histoire de deux enfants, p. 52s; il cite un auteur, JulesObséquant («au100.Chap.
des prodiges Romains»), qui voyait dans l'apparition d'un monstre un présage de la
victoire des Romains contreJugurtha.
23 Ambroise Paré, Des monstres et des prodiges, éd. critique et commentée par Jean Céard
(Genève:Droz, 1971).
24 Paré, Des monstres et des prodiges, p. 4.
25 Suivant Jean Céard, abelistre de l'ostièren signifie très probablement «mendiant de
porte en porte» (Paré,Des monstres et des prodiges), p. 230.
26 Dubé,Histoire de deux enfants, p. 9.
27 Archives de l'Académie des Sciences (Paris),Procès-verbaux (n.d.),t. 8, p. 60.
28 Archives de l'Académie des Sciences (Paris),Procès-verbaux, t. 8, p. 60, Mémoires de
l'Académie royale des Sciences depuis 1664jusqu'à 1699, t. 10,Paris, 1730, p. 562.
29 Dictionnaire de I'Académiefrançaise (Paris, 1765).
30 E. H. Guitard, Le prestigieux passé des eaux minérales, Histoire du thermalisme et de I'hy-
drologie des origines à 1950 (Paris:Sociétéde l'histoire de la pharmacie, 1951),p. 101.
L'intérêt d'un médecin de province du XVIle siècle 349
31 Voir aussi, pour fin de comparaison, l'article écrit par Katharina Park et Lorraine
J. Daston, ~UmaturalConceptions: The Study of Monsters in Sixteenth- and Seven-
teenth-century France and England»,Pastand Present, 92 (1981):20-52.
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