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Justin Dvorský

Le christianisme est-il orienté vers la connaissance ?


Introduction
« Ignorer le Père, c'est la mort, de même que le connaître c'est la vie éternelle en communion
de la puissance de l’Impérissable. Ne pas périr, c'est participer de la divinité ; mais une apos-
tasie de la connaissance de Dieu porte à la perdition. »1.
En accord avec l’Ecriture autant qu’avec Platon, Clément d’Alexandrie ne nous laisse aucune
place pour douter de l’importance de la rectitude cognitive pour le salut de l’homme. Dans ses
« aide-mémoire gnostiques conformes à la vraie philosophie »2, il présente le christianisme
comme une sorte de la doctrine supérieure ordonnée vers la connaissance du principe su-
prême. C’est elle et non pas le raisonnement de la philosophie grecque et encore moins les
spéculations des courants ésotériques hétérodoxes, qui rend possible non seulement de bien
vivre, mais directement de devenir un dieu parmi les hommes et finalement traverser les fron-
tières de la mort comme un simple acte de passage entre l’enfance et la maturité. 3 C’est une
position qui peut évidemment éveiller des objections de plusieurs côtés et son auteur en est
bien conscient.
D’une part le christianisme est fondé sur la foi, un fondement qui peut à peine satisfaire les
exigences posées par les philosophes ou par quiconque cherche un savoir sublime. Elle est ir-
raisonnée et populaire, primitive et apparemment, elle ne fait pas de l’homme un sage. Si
toute la sagesse chrétienne ne se trouve qu’en elle, il est difficile de voir une possibilité de
correspondance de cette sagesse avec ce qui vient d’être décrit. Quand même, même les béo-
tiens les plus vulgaires peuvent avoir la foi. Et même si la foi n’est qu’une partie, par exemple
un point de départ, peut-on justifier son engagement devant la rationalité philosophique ? Et
surtout, peut-on justifier cet abaissement devant elle-même ? Une contamination par une for-
mation intellectuelle extérieure, n’est elle pas une trahison de « la folie du message » ? Et
même si tout cela est possible, la compréhension de l’accomplissement du christianisme par
un exercice intellectuel n’est-elle pas un peu réductrice ? « Quand je connaîtrais tous les mys-
tères et toute la science (gnosis) … si je n'ai pas la charité, je ne suis rien. »4
Dans notre travail nous essaierons de faire un résumé de la position de Clément en tant qu’elle
se manifeste à travers son ouvrage clef – les Stromates. Nous traiterons notre question en thé-
matisant successivement la valeur cognitive de la foi, l’importance de la philosophie dans la
vie chrétienne et son sommet dans la divinisation gnostique.

1
CLÉMENT D’ALEXANDRIE, Stromates, V, 63, 8, cf. Jn 17, 3 ; Sag 6, 19.
2
Cf. Ibid. I, 182, 3; III, 110, 3 ; V, 141, 4.
3
Cf. par exemple IV, 80, 1; 155, 2.
4
Cf. 1 Cor 1, 21 ; 13, 2.
1
I. Peri to on stasis
Est-il raisonnable ou même seulement possible de considérer la foi comme la source de la
connaissance suprême ? Peut-elle résister à la critique des sages de ce siècle ? Pour la position
de Clément, cette question est vitale. A la différence de quelques uns de ses contemporains 5 il
ne considère pas la doctrine qu’il confesse comme une sorte de rupture par rapport à l’héritage
de la pensée antique. Au contraire. Ce qu’il propose est un accomplissement de la philosophie
grecque, intégrant tout ce qui y est valeureux. Le Logos ne se contredit jamais soi-même,
qu’il s’exprime par Socrate ou par Jésus.6 Mais comme un chrétien plus ou moins orthodoxe,
Clément fonde sa pensée d’abord sur le dépôt de la foi, reçu par l’Ecriture Sainte et par la
tradition apostolique7, dignes dans ses yeux de la confiance absolue. Or « Souviens-toi de ne
pas croire ; c'est la jointure de l'esprit » 8, ce bon mot semble nier la racine même du discours
chrétien et à la fois exprimer une caractéristique de l’éthos philosophique, formulé déjà par
Socrate.9 Peut-on donc réconcilier la dépendance d’une autorité avec les exigences de la
rationalité dont on se déclare héritier ?
Evidemment, Clément n’est pas obligé de contester sa confession pour pouvoir être d’accord
avec Platon quant à la question s’il faut a priori croire à n’importe quoi. 10 Mais le problème
est que dans les yeux du grand philosophe, la foi (pistis) en tant que telle n’a qu’une valeur
remarquablement inferieure par rapport à la science (episteme). En tant que celle-là est liée
avec le monde du devenir, elle ne peut jamais servir comme le fondement de celle-ci et
permettre un accès vrai aux vérités suprêmes11. La connaissance du Roi de tout12 doit donc
venir d’une autre source. Notre auteur, ayant dans ce point une épistémologie pas trop
platonicienne, est néanmoins convaincu que c’est le contraire qui est vrai. Selon lui, une foi
est même une conditio sine qua non de toute autre connaissance rationnelle.
Pour comprendre cette opinion, il nous faut d’abord se demander, d’où vient la foi et en quoi
consiste son essence selon Clément. Il assume, quant à lui, l’avis platonicien que la pistis a
son origine dans la perception (aisthesis) mais à la différence de Platon, il constate que la
même chose vaut aussi et dans tous les cas pour la raison (logos) et la pensée (dianoia).13
D’après lui, la foi est identifiable avec la préconception (prolepsis).14 Comment l’application
5
Cf. par exemple TERTULLIEN, De praescriptione haereticorum , VII, v. aussi les avis de l’origine diabolique de
la philosophie au-dessous, note 60.
6
Cf. I, 45, 5 – pour la participation des auteurs grecs au Logos, cf. aussi JUSTIN, Apologie II, 8,1 ; 13.
7
Cf. I, 11, 3.
8
Ibid. IV, 8 en citant Epicharme.
9
Cf. PLATON, Euthyphron, 9e.
10
Cf. I, 42.
11
Cf. MIROSLAV ŠEDINA, « L’épistémologie de la foi » in CLÉMENT D’ALEXANDRIE, Stromates II-III,
OIKOMENH : Prague, 2006, p. 7 – 92, p. 9 ; PLATON, La République, 511d – e ; Timée, 29c.
12
Cf. PLATON, Lettres, 312e.
13
Cf. II, 9, 5 en se référant à Théophraste, aussi ibid., 13, 2 – 3.
14
Cf. II, 8, 4 ; 16, 3 – 17, 3 ; 28, 1.
2
de ce concept, jouant un rôle important dans les épistémologies hellénistiques15, dénoue notre
problème ? Ce qui est reproché à la foi est qu’à la différence de la science elle ne peut se
reporter à des raisons démonstratives. Certes, mais comme le savait déjà Aristote, il est
impossible qu’une démonstration ne s’arrête pas à un moment sur un principe qui ne peut plus
être démontré et dont pourtant la véracité est parfaitement indubitable.16 La prolepsis est un
principe de cette sorte. Fidèle à sa conviction, qu’il faut estimer des paroles vraies, même si
elles sont venues du Diable17, Clément n’hésite pas à invoquer la voix d’Epicure pour soutenir
et expliquer sa position propre. Le philosophe du plaisir caractérise la foi/préconception
comme « une attention sur quelque chose de manifeste ou sur le concept manifeste de
l’objet ». Cette orientation de l’esprit vers une réalité est présupposée par toutes les autres
activités mentales et en tant que telle elle ne peut pas être rejetée – le rejet même ne pourrait
se réaliser qu’en l’assumant, en lui donnant son assentiment. 18 Au niveau pratique, cet
assentiment (synkatathesis)19 à quelque chose de fort20 fonde toute délibération (proairesis) et
par conséquent toute action rationnelle (praxis). Au niveau théorétique, il conditionne aussi
toute la compréhension philosophique.21 Comme disait le prophète : « Si vous ne croyez pas,
vous ne comprendrez pas. »22 Sans une exagération, c’est la foi qui fait de nous une partie du
genre humain.23
Mais est-ce là une solution du problème élevé au dessus ? Un assentiment à la chose
manifeste ne peut pas être problématisé, mais la foi chrétienne est un assentiment à des choses
invisibles, en tout cas à des choses actuellement non présentes aux sens.24 Peut-on accepter
une foi de cette sorte ? Quant à la transcendance de l’objet de la foi chrétienne par rapport à la
perception sensible, Clément peut très bien utiliser l’outillage platonicien. Personne n’a
jamais vu la procession de Logos du Père, mais la même chose vaut pour les valeurs comme
le juste, le beau ou la vérité. Ils ne sont saisissables que par l’intellect, mais pour cela ils ne
cessent pas d’être les notions clefs du discours philosophique.25 Le Principe de tout n’est pas
évidemment perceptible par la sensation.26 Or, enseigne-Clément, on ne peut pas y arriver
non plus par une démonstration, parce que demonstrans doit être antérieur à demonstrandum
15
Cf. CLÉMENT D’ALEXANDRIE, Stromates II-III, OIKOMENH : Prague, 2006, p. 109 – 110, la note 47.
16
Cf. II, 13, 4 ; ARISTOTE, Ethique à Nicomaque, 1140b 31 – 1141a 3.
17
Cf. VI, 66.
18
« all’oude elenxai choris prolepseos », cf. II, 16,3.
19
Le concept de synkatathesis est d’origine stoïcienne. Son lien avec prolepsis semble venir déjà de Zénon, cf.
CLÉMENT D’ALEXANDRIE, Stromates II-III, OIKOMENH : Prague, 2006, p. 110 – 111, les notes 48 et 51.
20
Ou « à quelqu’un qui tient fermement » (ischyro tini) cf. II, 27,4. Le texte grec rend possible un glissement de
sens de  « l’intensité de ce qui est perçu » à « la puissance de celui qui parle », v. la phrase suivante, 28,1.
21
Les philosophes donc ne peuvent pas prétendre que leurs doctrines soient plus sûres, cf. II, 27, 4.
22
Is 7, 9 LXX.
23
Cf. II, 55, 1.
24
Cf. II, 9, 1 ; 27,2 ; Hebr 11,1.
25
Cf. V, 16,1 ; PLATON, Phédon, 65d – 66a.
26
Cf. par exemple V, 78.
3
et rien n’est antérieur au Principe Premier.27 Donc, pour ceux qui veulent arriver à la réalité
suprême et à partir d’elle à la compréhension de tout le reste, la nécessité de l’adhésion à une
révélation surnaturelle semble être établie. Certes, à peu près tout le monde possède une
certaine connaissance naturelle de Dieu28, mais c’est une connaissance très vague, susceptible
d’être mélangée d’erreurs ou assombrie par les passions.29 Pour avoir une connaissance
complète, même Platon reconnait qu’il faut croire au Dieu ou à ses fils.30 C’est par une foi de
cette sorte qu’on peut dépasser les hypothèses, et en passant à travers la sensation, reposer
dans la vérité.31 Elle est « la station auprès de ce qui est ».32 Sans elle, « trouver le père et le
créateur de tout est difficile. »33
Ainsi l’homme laissé à soi-même ne pourrait-il jamais bien comprendre Dieu. 34 Même une
imparfaite connaissance philosophique ne serait accessible pour lui qu’après une longue
quête. Le problème est que pour pouvoir arriver au bonheur, il faut être en contact avec la
vérité depuis le commencement.35 Heureusement, « celui qui dirige l’univers … bien qu’il soit
loin, est venu très près, merveille indicible ».36 Comment ? Dieu nous a envoyé le Maître pour
transmettre la connaissance de Lui. En l’écoutant c’est le croyant qui, même si cela semble
paradoxal, réalise l’idéal socratique en réalité. A la différence de son opposé, lui, il sait qu’il
ne sait pas et c’est pourquoi il cherche d’être renseigné par quelqu’un de plus sage que lui. 37
Or, sans la foi et l’obéissance envers l’autorité d’un maître, l’enseignement ne peut se
réaliser.38 Etant entendu que le principe d’une autorité semblable joue un rôle important dans
certaines écoles philosophique39, c’est d’autant plus absurde de refuser cette attitude par
rapport à Dieu en demandant des preuves de sa véracité. Or, douter de la parole du Logos de
Dieu, c’est douter de Dieu lui-même40, douter de la crédibilité de la Vérité. Brièvement dit,
cela fait partie des objets dont l’examen est contre la raison.41
C’est pourquoi la foi en Dieu n’a pas le caractère de l’opinion mais de la science – de la

27
Cf. II, 13, 4 – 14,1 ; 24,2 ; IV, 156,1 ; V, 82, 3. Clément y identifie les principes ontologiques avec les principes
gnoséologiques.
28
Cf. V, 87, 2 – 4; VI, 64, 5 – 6; 151, 5.
29
Cf. II, 14, 2; VI, 149, 1 – 4. Même les chrétiens n’échappent pas toujours à cette tentation, cf. II, 72, 1.
30
Cf. V, 84, 1 – 85, 1 ; VI, 123, 1 ; Timée, 40d – e. Le texte de Platon est, en effet, plutôt ironique, mais v.
Phédon, 85c – d.
31
Cf. II, 13,3.
32
« Pistis » est interprété comme une abréviation de « peri to on stasis », analogiquement à « epistémé » comme
« stasis tés epibolés ». cf. IV, 143, 2- 3.
33
Cf. V, 78, 1.
34
Cf. V, 7, 7 – 8.
35
Cf. II, 18, 1 ; PLATON, Les Lois, 730c.
36
II, 5, 3 – 4.
37
Cf. V, 17, 1 – 3 en citant PLATON, Alcibiade I, 109e.
38
Cf. II, 25, 4.
39
Les pythagoriciens, cf. II, 24,2.
40
Cf. V, 5, 2 – 6, 1.
41
Cf. II, 12, 1.
4
connaissance sûre.42 Celle-ci est caractérisée par des philosophes comme un état qui ne peut
être renversé par la raison (logos) et cela vaut dans la mesure suprême pour ce qui est
enseigné par le Logos lui même.43 Comme la foi dépend toujours d’une excellence de celui en
qui on croit,44 dans le cas de la voix divine la force convaincante ressemble à celle des
Sirènes.45 Il n’y a qu’un étourdi ou un enchaîné qui ne se laisse pas attirer.
Mais cela ne résout pas une question importante. Comment savons-nous que c’est justement
la révélation annoncée par l’Eglise qui est la voix de Dieu et non simplement une invention
populaire ? Pourquoi elle et pas par exemple la doctrine de Basilide ou de Valentinien ? Le
choix n’est-il pas forcément arbitraire, irraisonnable et par conséquent illégitime ? Pas selon
Clément. La contradiction entre les hérétiques et la doctrine du Christ peut être montrée à
partir des Ecritures. Si cela ne suffit pas, on prouve la supériorité de l’orthodoxie en ayant
recours à la tradition ecclésiale qui la relie directement à Jésus, à la différence des traditions
hérétiques qui ne prennent leurs commencements que chez leurs inventeurs. 46 Quant à la
crédibilité de l’Evangile, notre auteur rappelle l’existence de la Providence, ce qui est selon
lui une vérité de base.47 Or si Elle existe, on ne peut pas penser que toute la séquence des
événements qui s’est accomplie en Jésus, ne provenait pas d’Elle. Ce qui s’est passé et ce qui
est en train de se passer – et leur correspondance avec ce qui avait été révélé – montre
qu’aussi les objets de l’espérance chrétienne sont ou seront réels. L’autorité soutenue par des
guérisons miraculeuses et par des résurrections de morts dépasse quand même les possibilités
d’une rhétorique ordinaire.48 Enfin si la foi chrétienne n’était pas plus qu’une invention
vulgaire, elle aurait été déjà éradiquée par l’ambiance où elle doit vivre. Or, elle est en train de
se répandre.49 Et ses fruits ? Par ailleurs, elle donne à tout le monde la possibilité de vivre la
vie de style philosophique, jusqu’à présent accessible seulement pour une petite élite. 50
Bafouer cette foi, personne ne peut le faire, sinon celui qui diffame aussi la philosophie.51

II. La clôture de la vigne


La philosophie n’est donc pas obligée de refuser a priori la foi. Mais de l’autre côté, la foi
n’est-elle pas par définition hostile à la philosophie et à la raison comme telle ? Les
42
Cf. II, 48, 2.
43
Cf. II, 9, 4.
44
Cf. VII, 78,7. Comme un motif de la foi, v. aussi la force II, 27,4 – 28,1 et le caractère manifeste II, 16,3.
45
Cf. II, 9, 6 –7 ; HOMÈRE, Odyssée, XII, 184nn.
46
Cf. VII, chap. 16 – 17.
47
Cf. V, 6.
48
Cf. II, 49 ; 54.
49
Cf. II, 30, 1 – 2.
50
Cf. IV, 56 – 58.
51
Cf. V, 85, 4.
5
contradictions multiples entre les philosophes et les Ecritures, la condamnation implicite et
même explicite qu’elles en font et enfin la disproportion inévitable entre la sagesse de la chair
et les vérités spirituelles, ne prouvent-elles pas que dans le contexte de la révélation toute la
connaissance en dehors de la foi est, dans le meilleur des cas, inutile ?52 Ne venons-nous pas
de dire qu’en devenant chrétien, même l’esprit le plus simple, n’a plus rien à craindre de la
comparaison avec n’importe quel philosophe ? Dans ce cas, à quoi la sagesse des païens peut-
elle lui servir ? Tout l’intérêt du vrai chrétien quant à la connaissance ne se réduit-il pas à la
réception du credo ?
Comme nous l’avons déjà dit, Clément est loin de rejeter au nom de la foi toutes les autres
doctrines. S’il caractérise son travail par les prédicats suivants : « gnostique » et « selon la
vraie philosophie »53, ce n’est pas qu’un camouflage terminologique d’une sola fides. Qu’est-
ce que veut donc dire ici « la philosophie » ? Pour Clément c’est le choix (eklektikon) de tout
ce qui a été dit de bien par toutes les écoles de pensée, c'est-à-dire tout ce qui soutient la vie
juste.54 Le problème est que la notion correspondante avec l’usage du terme « philosophie »
dans le langage courant n’est pas du même contenu ni de la même extension. Il peut signifier
n’importe quelle doctrine, y compris celle qui n’a rien à voir avec la vérité. Malheureusement,
les penseurs de ce dernier type sont beaucoup plus nombreux que les vrais philosophes.55
Ainsi il ne faut pas s’étonner que la condamnation juste de cette majorité puisse s’adresser à
« la philosophie » sans une spécification, ce qui est le cas de saint Paul. L’Ecriture nous
montre que son expérience avec « les philosophes » était une expérience avec les épicuriens et
les stoïciens. Les uns comme les autres confessent des doctrines qui, si elles sont prises
comme telles, sont tout à fait condamnables. Si l’apôtre les blâme, cela ne peut pas être
compris comme une attaque générale contre « ceux qui aiment regarder la vérité ».56
L’hédonisme, le panthéisme, le matérialisme ou l’art sophistique peuvent donc bien expliquer
toutes les invectives bibliques contre « la sagesse de ce monde »57, sans un besoin de
l’identifier avec une recherche humaine de la sagesse comme telle. Mais, indépendamment de
l’autorité biblique, la prolifération des erreurs ne montre-t-elle pas que la philosophie,
comprise comme cette recherche-ci, n’est pas un entreprise recommandable ? N’est-elle pas
simplement trop dangereuse pour la foi ? La réponse de Clément est dure : si la foi de

52
Cf. I, 18, 2.
53
Cf. note 2.
54
Cf. I, 37, 6 ; VI, 54. La philosophie donc touche directement à l’ordre pratique, mais elle est finalisée dans
l’ordre théorétique, parce que son but est l’acquisition de la sagesse, cf. ibid.
55
Cf. I, 92, 3 ; V, 17, 4 – 6 en citant Phédon, 69c – d. V. aussi par exemple La République, 489 c – e.
56
Cf. I, 50 – 52 ; 93, 3 ; VI, 67, 2 – 1 ; Col 2,8 ; Act 17, 18 – 30 ; La République, 475e. Une autre interprétation
de Col 2,8 se trouve en VI, 62, 1 – 3. V. au dessous. Aussi bien la vraie connaissance est diffamée à cause de la
pseudo-connaissance qui s’approprie son nom, cf. II, 52, 5.
57
Cf. Rom 1, 22; 1Cor 1,20n; 2, 6; 3, 19; 2Cor 1, 12; Jc 3, 15.
6
quelqu’un est tellement misérable qu’elle ne sait pas résister à des arguments humains, qu’elle
tombe parce qu’elle ne procure pas la possession de la vérité invincible !58 En plus, il faut
rappeler que le semeur de l’ivraie agissait non seulement entre les philosophes mais aussi à
l’intérieur du christianisme et celui-ci donc n’a rien à reprocher à la philosophie de ce point de
vue. 59 Il est par conséquent absolument irraisonné de la critiquer comme une invention de
Diable seulement parce qu’elle peut se tromper.60 De surcroît, même si elle venait de
l’Adversaire, ce qui compte est la vérité qu’on peut trouver en elle et non le fait qu’elle soit
prononcée par lui. Si le démon se masque comme un ange de la lumière, il ne peut le faire que
par une lumière et la lumière est toujours la lumière.61 En effet, Clément admet qu’un ange
tombé pourrait jouer un rôle dans la naissance de la philosophie mais seulement comme un
facteur secondaire. En effet il est absolument impensable de considérer une source de vertus
qui trouve son origine dans le Mal. Or, malgré toutes ses faiblesses, la philosophie est une
source de telle sorte.62 Alors, d’où vient-elle ? Il ne reste que de l’attribuer à Dieu.
Il ne s’agit pas seulement de la thèse selon laquelle la philosophie grecque trouve son origine
dans « la philosophie barbare » et notamment dans les livres de Moïse mais encore d’une
autre chose. Si Clément passe en effet beaucoup de temps pour prouver cette postériorité
chronologique ainsi que causale et l’inspiration de certaines idées grecques par les textes
inspirés lui sert d’argument pour attester leur valeur63, son appréciation de la philosophie ne
dépend pas complètement de cette théorie. Pensons que la philosophie n’est qu’une œuvre de
l’intelligence humaine, cela ne change rien sur son caractère de don divin parce que personne
d’autre que Dieu n’a procuré l’intelligence.64 Alors, toutes les sciences et tous les arts, même
les plus séculiers viennent de lui. Si on le nie, dans le cas de la philosophie notamment, on
risque de finir en niant l’omniscience de Dieu, lui enlevant la causalité de toutes les choses
belles.65 Dieu, néanmoins, n’a pas envoyé la philosophie comme un but en soi mais comme un
chemin vers un terme plus haut,66 une préparation pour le christianisme. La grâce divine en
effet n’avait aucune raison pour laisser les nations extérieures à Israël dans les ténèbres
absolues. Le parallélisme avec la révélation vétérotestamentaire s’offre toute seule, et
Clément en profite. « Aux uns donc les préceptes ; aux autres la philosophie. »67 Notre auteur

58
Cf. VI, 81, 1
59
Cf. VI, 67, 2.
60
Cf. I, 18, 3 ; 44, 4 ; 80, 5 ; 81, 4 ; VI, 66, 1.
61
Cf. VI, 66.
62
Cf. VI, 159. L’autre argument contre l’origine diabolique de la sagesse humaine, la défaite du Tentateur par des
paroles ambiguës de Jésus, v. I, 44, 4.
63
Cf. I, 59 – 182 ; V, 89 – 140.
64
Cf. VI, 62, 4 – 63,5.
65
Cf. I, 25, 4 – 26, 1; VI,156, 3 – 5.
66
Cf. I, 37, 1.
67
Cf. VII, chap. 2.
7
n’hésite pas à parler de deux alliances – qu’est-ce qu’est Platon pour les Grecs sinon ce que
Moïse pour les Juifs?68 L’existence d’une propédeutique parallèle à la Loi est même confirmée
par l’Ecriture.69 Comme les cheveux de Samson, la philosophie est donc dotée d’une
puissance divine, même si elle demeure terrestre est transitoire.70
Mais les points communs ne sont pas que positifs. En tant que des propédeutiques, les deux
alliances sont essentiellement orientées vers un accomplissement qui les dépasse, et étant en
possession de doctrines imparfaites, si elles se referment en elles mêmes, elles deviennent
maladives.71 Comme la Loi de Moïse, aussi la philosophie peut représenter pour un chrétien
une tentation de rester au niveau de la doctrine élémentaire et d’oublier la perfection. C’est
peut-être une autre raison pourquoi Paul met les Colossiens en garde contre « une tradition
selon les éléments du monde » de même qu’il se bat contre l’abus de la Loi. 72 Quant aux
philosophes qui refusent d’accepter le Christ au nom de la philosophie ou qui même luttent
contre Lui, ils ont leur parallèle dans les pharisiens de l’Alliance Ancienne.73
La philosophie a donc un rôle indiscutablement positif dans l’histoire du salut, admettons-le.
Comme la lumière du soleil levant, la vérité éternelle répand ses parcelles à travers tous les
courants de la pensée, évidemment sauf ceux qui ont mutilé la raison/logos jusqu’à sa mort.
La réunion de toutes ces parcelles amène jusqu’à la vision du Logos complet, de la Vérité. 74
Mais si on est déjà dans la plénitude pourquoi perdre son temps avec les parcelles ? Si les
philosophes sont par rapport au christianisme comme de petits nourrissons, qu’est-ce qu’on
peut apprendre d’eux ?75 Comme la loi de Moïse, dépassée par la liberté de l’Esprit, la
philosophie n’est-elle pas quand même un joug d’esclavage dont on n’a plus besoin ? « Quand
viendra ce qui est parfait, ce qui est partiel disparaîtra. »76
Il est vrai qu’un nourrisson peut à peine conseiller un adulte. Sauf qu’en ne recevant que la foi
« commune »77, le chrétien lui même est encore loin de la maturité. Avant de « parvenir à la
pleine connaissance », lui aussi doit d’abord recevoir la nourriture des tout-petits.78 Ayant
besoin de croissement, la foi dans son état juvénile ne doit pas s’arrêter ni se contenter d’elle-
même.79 Entre autres, elle ne se passe pas sans une recherche postérieure de la vérité, ni sans
68
Cf. VI, 42. Pour la question, si la philosophie vient de Dieu directement ou indirectement, cf. I, 28.
69
Cf. VI, 64; Ps 9,18 – on ne peut oublier que celui qu’on a déjà connu.
70
Cf. VI, 153, 2 – 4.
71
Cf. VI, 41.
72
Cf. VI, 62, 1 – 3 ; Col 2, 8 ; Gal.
73
Cf. VI, 59, 2. Ce refus est motivé par le mépris ou par la crainte de la persécution, cf. VI, 67, 1.
74
Cf. I, 57.
75
Cf. I, 53, 2; 180.
76
1Cor 13, 10.
77
Cf. Par exemple V, 2; 26. « Commune » probablement ne veut pas dire accepté par tous, mais plutôt nécessaire
pour tous ou accessible pour tous, cf. CLÉMENT D’ALEXANDRIE, Stromates V, OIKOMENH : Prague, 2009,
p. 111 – 112, note 19.
78
Cf. I, 53, 3 ; 1Cor 3,2; Hebr 5, 13 –14 ; Col 1,9 etc.
79
Cf. V, 11.
8
une défense contre le mensonge. Mais comment se défendre contre les ennemis dont on ne
sait rien ? Que la pratique de la philosophie soit condamnable à cause de son inutilité ou de
n’importe quelle autre raison, on ne peut pas la condamner par une manière compétente, si on
ne la connait pas. Alors, « il faut philosopher, même s’il ne faut pas philosopher ».80 Mais la
maîtrise de la philosophie et de la dialectique peut servir contre l’adversaire beaucoup plus
insidieux que sont les excès de ces disciplines mêmes – contre la kakotechnia81 des sophistes.
A la différence des disciplines mentionnées cet art trompeur est absolument condamnable et
répugnant. Du point de vue du sage il s’agit d’une maladie de l’âme, d’une folie. 82
Ses
possesseurs se vantent néanmoins de pouvoir trouver des raisons contre n’importe quelle
proposition. Ils peuvent attaquer la sagesse révélée et ainsi voler les esprits simples. C’est
pourquoi le mur bâti des disciplines sérieuses est utile même pour une personne avancée dans
la foi et dans la connaissance.83
Notre auteur néanmoins ne justifie pas l’éducation philosophique seulement par des raisons
purement défensives. Il souligne qu’une érudition dans les sciences profanes rend un témoin
du Christ beaucoup plus crédible aux yeux de ses auditeurs et pour celui qui veut présenter
l’Evangile aux philosophes eux-mêmes, l’aptitude philosophique devient quasi nécessaire.84
Néanmoins, il ne s’agit pas seulement de la confrontation réussie avec les autres, mais c’est la
perfection même du christianisme propre qui est encore plus importante. On peut être croyant
sans érudition. Pourtant, « ce n’est pas la nature mais l’éducation qui nous rend bons » et
vouloir la foi de qualité sans une formation supérieure est donc inintelligent. 85 Sans une
capacité d’analyse philosophique, comment veut-on interpréter l’Ecriture, avec toutes ses
ambigüités?86 Oui, on peut le croire mais on ne peut pas comprendre ce qu’on croit.87
C’est là qu’une question peut se poser – cette vision des choses est-elle cohérente avec la
réalité de la première église ? Les apôtres n’avaient, semble-t-il, aucune formation
intellectuelle. Malgré cela, non seulement ils ne se sont laissés tromper par la sagesse de ce
monde mais ils ont même eu un grand succès quant à la propagation de l’évangile. Pourrait-on
douter de la qualité de leur connaissance ? Clément n’a pas l’intention de problématiser la

80
Cf. VI, 162, 5 ; ARISTOTE, Protreptique, fr. 51.
81
Clément, comme Sexte Empirique (Adversus mathematicos, II, 12) attribue le terme à Platon, selon Ammiane
Marcelline il vient d’Epicure, cf. CLÉMENT D’ALEXANDRIE, Stromates I, OIKOMENH : Prague, 2004,
p. 262 – 263, note 261.
82
Cf. I, 39 – 41; 1Tm 6,3 – 5; PLATON, Gorgias, 479, 1Cor 3, 19.
83
Cf. I, 28, 4 ; 35, 6 ; 100, 1 ; VI, 65, 1 ; 81, 3 – 4. La comparaison vient de Platon et touche la dialectique.
Celui-ci néanmoins n’utilise pas le terme thrinkos comme « le mur » mais comme « le faîte ». Elle est donc le
sommet de la voie intellectuelle et non seulement sa protection, cf. La République, 534e.
84
Cf. I, 19, 4; VII, chap. 1.
85
Cf. I, 34 – 35 ; 43. Clément évidemment ne réduit pas les moyens de progression chrétienne aux intellectuels,
v. par exemple II, 31, 1.
86
Cf. I, 44, 3 ; VI, 65,2 ; 82,1 – 3.
87
Cf. I, 35, 2.
9
perfection de la connaissance apostolique et prophétique. Par contre, ce sont les apôtres, qui
présentent selon lui l’exemple du chrétien parfait – du gnostique.88 Mais ces élus étaient en
contact exceptionnel avec l’Esprit. Ceux qui ne l’ont pas, ne peuvent pas bien saisir ce qu’il a
dit, sans une éducation.89
Clément néanmoins ne demande pas aux chrétiens parfaits la science universelle absolue. Au
contraire, il serait plutôt nocif de disperser son attention entre toutes les disciplines
scientifiques. Mais il faut recevoir de chaque science ce qu’elle apporte à la vérité.90 Cela ne
veut pas dire que la vérité révélée a besoin d’un perfectionnement, celui-ci se trouve purement
au niveau de la compréhension de cette vérité.91 Pour y réussir, une aide particulière se trouve
dans la dialectique – « la pensée (phronesis) distinguant les choses connues » pour déterminer
leur substance. C’est elle qui permet de trouver dans l’enseignement divin ce qui rend capable
de suivre Dieu, remonter jusqu’à Lui, le principe de l’Univers92, et Lui devenir semblable.

III. Le dieu parmi les hommes


Il n’est pas étonnant que cet état de perfection ne semble pas être d’emblée accessible par tout
le monde. Clément admet tranquillement que l’effort qu’il a investi dans Les Stromates ne
trouvera que peu d’auditeurs prêts à en profiter. Le vrai gnostique se contente d’un seul
disciple.93 Mais Clément va plus loin. Non seulement il ne veut pas essayer d’élargir son
public par une éloquence travaillée ou du moins par la clarté de la présentation94, mais de plus
il rend intentionnellement son discours brumeux, pour que les idées clefs soient difficiles à
repérer.95 Dans le contexte de la critique platonicienne, l’antipathie à la rhétorique est bien
compréhensible, elle peut aussi trouver ses défenseurs dans les textes bibliques. 96 Mais
pourquoi rendre l’accès à la vérité encore plus compliqué qu’il l’est en soi ? Cela semble
contredire non seulement l’Evangile mais aussi le bon sens.
Néanmoins, Clément a pour se défendre l’Evangile lui-même, et notamment l’une de ses
demandes dont la rationalité ne peut être mise en doute même par le critique le plus agressif –
« ne jetez pas vos perles devant les porcs ».97 La vérité présentée à ceux qui ne sont pas
préparés ne peut pas arriver à s’enraciner dans leur cœur. Mais ce n’est pas le pire. Etant

88
Cf. IV, 75, 1 – 2; V, 2, 6.
89
Cf. I, 45, 1 – 4.
90
Cf. VI, 80, 1 ; 82, 4 – 83, 1 ; 162, 1 – 3.
91
I, 99 – 100.
92
Cf. I, 176 – 179 ; VI, 80.
93
Cf. I, 2, 2 – 3 ; 13, 2 – 4; 49, 1; V, 64, 6. « Le peuple ne peut devenir philosophe. » V, 17, 4 ; La République,
494a.
94
Cf. I, 48 ; II, 3, 1 – 2; VI, 2, 1; 151, 2 – 4.
95
Cf. I, 15, 1 ; 20, 4.
96
Cf. par exemple Gorgias ; 1Cor 1, 17.
97
Cf. I, 55 – 56 ; II, 7, 4 – 8, 3 ; Mt 7,6 pour le thème des porcs v. Dt 14, 8 ; PLATON, Théétète, 161c ; 166c.
10
incompréhensible pour eux, elle est souvent non seulement incomprise mais aussi mal-
comprise et elle devient un couteau dans la main d’un enfant. 98
D’avantage, parce que les
impies sont toujours prêts à aboyer à la vérité et parce que la caricature de celle-ci, issue
d’une mauvaise compréhension, est facile à critiquer, le résultat de la présentation irréfléchie
de la vérité n’est que sa diffamation.99 Brièvement dit, une exhibition de la doctrine gnostique
ouverte à tous est nocive pour tous. Alors, il faut l’éviter. C’est pourquoi le Maitre ne parlait
au foule qu’en paraboles, c’est pourquoi aussi l’Apôtre ne nourrissait les immatures dans la
foi que par du lait. 100
En plus, n’oublions pas qu’on parle de la doctrine touchant Celui qui est Invisible, séjournant
dans la lumière inaccessible – une parole facilement accessible, manifeste et claire pour tous
ceux qui l’entendent pour la première fois, il va de soi qu’elle ne conviendrait pas à son objet,
elle serait pour ainsi dire une certaine trahison du Mystère. 101 Comme savait déjà Platon, la
connaissance de Dieu doit être précédée par un sacrifice majeur.102 En revanche, ce à quoi on
accède dans cette connaissance n’est pas seulement comme la cerise sur le gâteau du
christianisme. Clément compare le passage de la seule possession de la foi commune à l’état
gnostique au passage du paganisme au christianisme.103 Même si le gnostique reste toujours in
via, et que son état ne soit pas l’état de la perfection absolue 104, son imitation du Père Céleste
accède à un point tel qu’on puisse parler de divinisation.105
Mais la ressemblance à Dieu, en quoi consiste-t-elle concrètement ? Déjà la conception
platonicienne, en tant qu’elle peut être reconstruite, semble osciller entre deux alternatives : la
contemplation accomplie dans la fuite de ce monde et la contemplation accomplie dans la
sollicitude de la cité.106 Si nous posons la question d’une manière un peu réductrice, la
connaissance est-elle un moyen pour l’action droite ou un but dont la valeur en est
indépendante ? La réponse de Clément adopte nettement la seconde alternative et il n’hésite
pas à aller assez loin. S’il fallait choisir, le vrai gnostique préférerait la connaissance avant
tout, même aux dépends du salut.107 Peut-on soutenir pareille proposition ?
Il est évident que la connaissance dont on parle n’est pas une connaissance au sens large.

98
Cf. I, 14, 3.
99
Cf. I, 55, 4 en citant PLATON, Lettres, 314a, cf. aussi la comparaison avec l’eucharistie en I, 5.
100
Cf. V, 25 – 26 ; 62 ; 66 ; Mc 4,11 et les textes parallèles ; Jn 2,24 – 25; 1Cor 3,1 – 3.
101
Par contre, l’obscurité permet que le texte soit plus riche de sens. D’avantage, elle stimule l’attitude active par
rapport à la révélation. Cf. V, 56 – 66 ; 71, 5 ; 78 ; 80 ; VI, 126, 1 – 2.
102
Cf. La République, 378 a – mais ici, le philosophe ne parle que des actions scandaleuses des dieux.
103
Cf. VII, chap. 10.
104
Cf. IV, 130, 5.
105
Cf. II, 97, 1 ; 125, 4 – 6 ; IV, 149, 8 – 150, 1 ; 155, 2 – 3 ; VI, 113, 3.
106
Cf. MIROSLAV ŠEDINA, « Du courage des philosophes » in CLÉMENT D’ALEXANDRIE, Stromates IV,
OIKOMENH : Prague, 2008, p. 7 – 153, p. 17 – 26 ; Théétète, 176 ; La République, 496 – 497.
107
Cf. IV, 136, 5.
11
Clément est bien d’accord, qu’il y a beaucoup de cas où il faut s’abstenir de celle-ci.108 Même
celle qui est propre à la philosophie n’est qu’une ombre109 par rapport à la connaissance au
sens étroit – c’est-à-dire la gnose. Mais même si l’on « fixe l’attention sur la Vérité et connaît
la Vérité par la Vérité »110, peut-on préférer cette connaissance à absolument tout ? N’est-ce
pas mettre la connaissance à la place de Dieu ?
Il ne faut pas oublier ce qui a été reconnu déjà par Platon. La fin peut être comprise de deux
manières – comme participée ou comme participante.111 Dieu est la fin au premier sens du mot
et c’est dans ce sens qu’il doit être aimé par-dessus tout – le Logos ne doit être cherché que
pour Lui-même.112 Il reste à découvrir en quoi consiste le rapport de l’homme à Dieu vers
lequel on se tourne en se tournant vers Dieu, c’est-à-dire sa participation à Dieu. On l’a déjà
caractérisé comme une ressemblance à Dieu, ce qui est une décision qui peut être soutenue
par des textes philosophiques aussi bien que par d’antiques exégèses bibliques.113 Or, étant
clair que Dieu est une réalité incorporelle, la créature peut lui devenir semblable seulement
dans sa partie spirituelle, dans l’intellect et dans la pensée (kata noun kai logismon).114 Notre
auteur est plus concret. La méditation du Divin, orientée en soi vers une stabilité, aboutit
vraiment à une contemplation stable par laquelle une fusion entre celui qui connaît et le connu
se réalise.115 On peut à peine imaginer un degré plus haut de ressemblance que cette union.
C’est elle qui est désirable en soi, le salut n’apporte rien d’autre de plus attractif.116
Mais n’est-ce pas faire disparaître la charité ? Clément ne présente-t-il pas en effet une
doctrine opposée à celle de saint Paul ?117 Nullement. Pour notre auteur, la charité et la
connaissance gnostique sont inséparablement liées. Comme nous venons de le dire, le simple
accès à la connaissance provient lui-même de l’adhésion gratuite au Connu. 118 Mais surtout,
une fois acquis, la connaissance produit la charité de manière irrésistible.119 Celui qui voit
Dieu ne peut pas ne pas l’aimer et parce qu’il l’aime, il ne peut pas pécher.120 A la différence

108
Cf. au-dessus, note 90, pour les différents sens du mot connaissance, cf. VI, 3, 1 – 2.
109
Cf. I, 94, 7; La République, 532c.
110
V, 1, 4 ; cf. I, 38, 4
111
Cf. II, 131, 2. Comme Athènes et une présence à Athènes sont à la fois la fin d’un voyage à Athènes, ou
comme l’argent et la possession de l’argent sont tous deux la fin de l’avare.
112
Cf. IV, 29, 4.
113
Cf. Théétète, 176 ; PHILO D’ALEXANDRIE, De opificio mundi, 69 – 71.
114
Cf. II, 102, 6. V. aussi IV, 149, 6 – 150, 1 quant à la pratique de la dianoia comme voie de divinisation.
115
Cf. IV, 136, 4. Evidemment, il ne s’agit pas de l’union substantielle, cf. II, 77, 4.
116
La distinction entre les deux n’est néanmoins qu’une distinction de la raison, réellement ils sont identiques, cf.
IV, 136, 4. Cela éveille la question suivante, comment peut-on comparer leur attrait et favoriser l’un d’eux ?
Clément veut probablement dire que les autres caractéristiques du salut (l’absence de douleur, l’incorruptibilité
etc.) ne sont pas la raison pour laquelle on y devrait principalement adhérer, cf. IV, 135 – 137.
117
Cf. 1Cor 13, 2.
118
Remarquons l’identification du souci de l’instruction avec agapé en Sag 6,17, cf. VI, 121, 2.
119
Dans cette logique, « toute la connaissance » (1Cor 13, 2) qui peut exister sans la charité ne peut pas englober
la connaissance charitable dont on parle ici.
120
Cf. II, 47, 4 ; IV, 111 – 113.
12
de celui qui observe la loi à cause d’une autre motivation, le gnostique voulant et faisant le
bien pour lui même est toujours bon et ressemble à la nature de ce qu’il aime.121
Cette « obéissance aux lois assure l’incorruptibilité et l’incorruptibilité donne place auprès de
Dieu. » 122 Cela se manifeste particulièrement dans la confrontation aux épreuves. L’intégrité
du gnostique, tout comme celle de diamant, n’est diminuée par aucune passion ou souffrance.
Il sait qu’il n’y a qu’un seul Dieu qui a tout créé et que tout ce qu’il a créé est bon. Il voit
donc tout rempli par l’amour divin et comme lui-même est bon, rien de mal ne peut lui nuire.
Même condamné comme le Christ – ou comme le Juste platonicien – il sait que tout est dirigé
par la Providence et que le pire ne peut jamais nuire au meilleur. Il peut être tué mais non
endommagé. La mort n’est pour lui qu’une entrée dans la maturité.123
Il faut néanmoins rejeter l’idée selon laquelle cette apatheia signifie une négligence par
rapport aux prochains. Comme nous l’avons déjà dit, le gnostique dans sa connaissance et son
amour pour Dieu devient divinisé et cette ressemblance à Dieu touche aussi la sollicitude que
Dieu a pour le monde.124 Comme Lui, le gnostique n’a besoin de personne mais il se fait le
servant de tous. Il n’est pas sans pitié avec les souffrants, il les aide selon ses capacités et dans
la mesure possible, il les élève des ténèbres de l’ignorance. Plein de Dieu grâce à sa
contemplation, il le porte aux autres comme le vrai frère du Seigneur qui s’est fait le sauveur
de tous.125

Conclusion
Nous pouvons donc conclure. Comme toute connaissance rationnelle, le christianisme se
fonde sur un principe indémontrable – sur la foi. Sa crédibilité provient de la force
convaincante de la Vérité même, de Dieu qui se révèle par son Logos et dont l’engagement est
reconnaissable dans les actions prophétiques et miraculeuses qu’il produit pendant l’histoire
du salut. Il n’y a pas de fondement plus certain. Cette foi n’est néanmoins que « le premier
mouvement qui incline au salut »126, elle doit être cultivée, aussi intellectuellement. Ce n’est
pas que la pauvreté intellectuelle soit un obstacle infranchissable, elle représente cependant un
danger pour la vie morale127 ainsi que spirituelle.128 C’est pourquoi un usage prudent des

121
Cf. IV, 135, 4 ; 137 – 139. L’excellence des œuvres donc suit la connaissance comme l’ombre suit le corps, cf.
VII, chap. 13.
122
Cf. VI, 120, 3 – 121, 4; Sag 6, 12 – 20.
123
Cf. II, 53, 2 ; IV, 46 – 52 ; 80 ; PLATON, L’apologie de Socrate, 30c – d ; La République, 361b – 362a ;
612e – 613b; Sag 3, 1 – 9 ; Rom 8, 28 - 30.
124
Cf. VI, 104, 2 – 3 en contredisant à dessein la première maxime capitale d’Epicure, cf. CLÉMENT
D’ALEXANDRIE, Les Stromates VI, Les éditions du Cerf : Paris, 1999, p. 270, note 2.
125
Cf. III, 69 ; VI, 1, 3; VII, chap. 1; chap. 12; 1Cor 9, 19.
126
II, 31, 1.
127
Cf. I, 35, 4 – on ne peut pas agir vraiment moralement sans une vraie connaissance, cf. VII, chap. 10.
128
Cf. VI, 112, 4 ; VII, chap. 7.
13
disciplines d’origine profane est largement utile, surtout de la philosophie et de la dialectique.
En outre par leur connaissance et leur pratique, le chrétien est aidé à devenir peu à peu
capable de la connaissance au sens propre du mot, c’est-à dire l’union cognitive avec Dieu qui
éveille en lui la charité inébranlable propre à le rendre capable de vaincre toutes les épreuves
et de servir à ses frères comme une vraie image du Sauveur. Après la mort, c’est en cette
connaissance que consiste le salut, quand « grâce à sa ressemblance avec Dieu, celui qui a été
placé au rang de fils adoptif et d’ami de Dieu devient cohéritier des seigneurs et des
dieux. »129

129
VI, 114, 6.
14

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