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L'orange d'Islande :
plaisent 30. Ces images ont eu pour Stendhal leur prix, leur durée. Dans
la description du paysage idéal stendhalien, on les oublie trop souvent,
mais Brulard n'hésite pas à mettre ensemble, comme figure du vrai
beau naturel, Naples et le Pausilippe, Dresde, Leipzig, l'Elbe sous Rain-
ville et Al tona31. Ces paysages ne sont jamais plus eux-mêmes, ils
n'atteignent jamais autant leur vérité profonde que lorsque l'hiver les
écrase de solitude, d'abandon, de tristesse. Si Stendhal n'aime pas la
neige, c'est surtout pour des souvenirs qu'il veut chasser de sa mémoire,
ceux de la Bérézina : "La campagne de Moscou m'a blasé sur les
plaisirs de la neige"32.
« La campagne de Russie m'a brouillé avec la neige, non à cause de
mes périls, mais par le spectacle hideux de l'horrible souffrance et du
manque de pitié. A Wilna, on bouchait les trous dans le mur de l'hôpital
avec des monceaux de cadavres gelés. Comment, avec ce souvenir, trouver
du plaisir à voir la neige 33 ? »
plus décisive (parce que proche du réflexe), mais qu'il y aurait injustice
à isoler ces déclarations à l'emporte-pièce qui ne prennent leur sens
que dans un jugement global beaucoup plus nuancé.
Manque d'esprit, donc ; mais pas seulement. D'autre part, en effet,
l'idéalisme mou interdit, en même temps que le brasillement
intellectuel, la satisfaction d'un autre besoin vital de Stendhal : l'énergie
passionnelle. Là où le Midi italien explose en actes criminels mais
vigoureux, le Nord se paralyse en formalisme frigide ou se dilue en
échappées invérifiables ; il se désincarné. Les Allemands, assure
Stendhal, ont peur des figures passionnées de Raphaël 52, M. de Strom-
beck convient d'une minutie exténuante chez ses compatriotes53, à qui
Stendhal reproche avec persévérance leur absence d'élans forts, leur
indigence pulsionnelle. L'Allemagne lui apparaît comme une nation
"qui meurt d'envie d'avoir un caractère, et qui ne peut en venir à
bout"54. C'est là son principal défaut. Depuis le tableau qu'en trace
Tacite, elle a bien dégénéré, et ne produit pas de "génies ardents" 55.
Serait-elle née pour servir ? Stendhal pose la question, en constatant
le flegme des habitants au milieu des convulsions de la guerre étrangère
qui ravage leur pays 56. Tout cela conflue en une sorte de sentimentalité
très spécifique, à la fois désarmante et poisseuse, un peu sotte, une
confiture moralisante où s'englue avec prédilection l'esprit nordique,
tout imprégné de Bible et d'aspirations élevées :
« Le véritable Allemand est un grand homme blond, d'une apparence
indolente. Les événements figurés par l'imagination et susceptibles de
donner une impression attendrissante, avec mélange de noblesse produit par le
rang des personnages en action, sont la vraie pâture de son cœur... [...]
« L'Allemand n'a pas la pudeur de l'attendrissement57. »
Julien saura aussi, plus tard, de quel prix il peut être de serrer une
main...
Un rival se profile. Stendhal a beau affirmer qu'il n'a "nulle envie"
d'épouser MUe de Griesheim, il est bien obligé d'avouer que son esprit
est entièrement occupé des moyens de s'en faire aimer89. Il a le
pressentiment d'être passé à côté de quelque chose qu'il regrettera toujours :
« ...j'ai eu le cœur de Minette presque dans ma main, il n'a tenu qu'à
moi de m'en faire aimer beaucoup ; je me disais obscurément : "Ça ne
peut me manquer!" "Ça me manque cependant, et d'une façon cruelle 90."
C'est une bataille perdue. Mais il n'y a pas que du passif. « Si elle ne m'a
pas donné un moment sublime..., j'en ai trouvé auprès d'elle de bien
délicieux.
Je ne veux en aimant que la douceur d'aimer.
« Ce vers est presque vrai de mon âme... 91 »
Pourtant, Mina étouffe quelque peu dans ce monde trop sage. Elle
rêve de Paris, où tous les hommes lui semblent devoir sortir de
Marivaux. La déception sera à la mesure de l'illusion. Au lieu de l'esprit et
de la finesse, Mina découvre la grossièreté des hommes à argent, la
vanité des mondains, l'ambition des politiques ; la comédie sociale
vient cruellement froisser son attente trop délicate. "Très romanesque,
romanesque à l'allemande, c'est-à-dire au suprême degré, négligeant
tout à fait la réalité pour courir après des chimères de perfection" m,
elle expérimente la difficulté de vivre l'authenticité des sentiments. Les
Allemands la fatiguent par le déferlement immodéré et continu de leur
intarissable sensibilité, les Français la choquent par leur affectation ou
leur matérialisme. L'œuvre interrompue nous laisse incertains. Mais ce
qui compte pour nous ici, c'est que cette dernière résurgence
romanesque de l'éternelle femme du Nord (l'éternelle Mina de Griesheim, sous
ses travestis onomastiques transparents) achève de nous convaincre que
la carte du Tendre stendhalienne n'a pas ignoré les régions du
Septentrion. Certes, tout, ou presque, a porté Stendhal vers les amours
françaises ou italiennes. Cependant, les autres passions, même
incomparablement plus intenses, les plaisirs du Sud longuement goûtés, et
simplement l'érosion de la vie, n'ont jamais pu tuer en lui le timide, mais
opiniâtre lied nordique de Minette.
Reste l'évidence, que la perspective adoptée ici ne doit pas occulter.
Stendhal s'est voulu, et jusque dans la mort, milanese ; jamais il n'a
été tenté de s'écrier : "Ich bin ein Berliner" ...II a pu, un moment,
essayer de mettre en balance les deux "pays", équilibrer les tensions
contraires. Dans sa chambre de Brunswick, il épingle deux séries
d'images emblématiques : Frédéric II et le soleil de minuit d'une part,
Raphaël et un paysage du Lorrain de l'autre. Du Nord, du Midi, "lequel
fut le plus heureux ?", se demande-t-il 112. Toute l'existence, toute
l'œuvre répondent, depuis ce passage du petit Saint-Bernard, un jour
222 Philippe Berthier
NOTES
Promenades
70. Mémoires
dans d'un
RomeTouriste,
(Voyagest. I,enp. Italie),
424. Surp. la898-899.
peinture allemande moderne, voir
71. Première partie, ch. VIII. Voir J. Félix - Faure, op. cit., p. 28.
72. Journal, 6 juillet 1807 (Œuvres intimes, p. 837).
73. Correspondance, t. I, p. 515 (29 octobre 1808).
74. De l'Amour, t. II, p. 114-115.
75. J.-M. Carré, op. cit., p. 9.
76. Journal, 14 janvier 1808 (Œuvres intimes, p. 843).
77. Dans le tableau du musée de Lyon (Mémoires d'un Touriste, t. I, p. 217).
78. Rome, Naples et Florence (1826), in Voyages en Italie (p. 311).
79. Mélanges d'Art, p. 33 (Journal de Paris, 9 septembre 1824).
80. A Pauline ; Correspondance, t. I, p. 339 (16 mars 1807).
81. Mélanges de Littérature, t. II, p. 145 ; cf. p. 146 (Voyage à Brunswick).
82. Chroniques italiennes, Cercle du Bibliophile, 1968, t. I, p. 51 (Les Cencï).
83. Mémoires d'un Touriste, t. II, p. 130.
84. Cf. Journal, 4 février 1813 : « J'ai perdu, en Russie, mon journal de
Brunswick en 1806 et 7, my loves with Minette, etc. » (Œuvres intimes, p. 1196).
85. Mélanges de Littérature, t. II, p. 158 (Voyage à Brunswick).
86. Voir son médaillon, dans l'Album Stendhal de la Pléiade, 1966, p. 94.
87. Correspondance, t. I, p. 339 (16 mars 1807).
88. Ibid., p. 347 (30 avril 1807 ; à Pauline).
89. Ibid., p. 354 (9 juin 1807 ; à la même).
90. Ibid., p. 355.
91. Journal, 17 juin 1807 (Œuvres intimes, p. 829).
92. Ibid., 9 novembre 1807 (Œuvres intimes, p. 841).
93. Mélanges de Littérature, t. II, p. 138 (Voyage à Brunswick).
94. Journal, avril 1809 (Œuvrages intimes, p. 870-871). Stendhal commet un lapsus
en parlant de l'air Voi che d'amore ... Il s'agit, bien entendu, de Voi che sápete ...
(acte II, scène 2 de l'opéra de Mozart).
95. Ibid., 24 septembre 1811 (Œuvres intimes, p. 1123). Au cours du même voyage,
le souvenir de Minette s'impose à Stendhal devant l'une des auatre Sibylles peintes
par Volterrano dans la chapelle Niccolini de Santa Croce de Florence, et qui le
jettent dans l'extase (ibid, 27 septembre 1811 ; p. 1136).
96. Lettres sur le célèbre compositeur Haydn, Divan, 1928, p. 224. L'initiale
nous paraît une erreur : tout le contexte indique qu'il ne peut s'agir que de Melle
de Griesheim. — Stendhal fait ici allusion à la Madone au long cou, alors au
Louvre, à présent à Florence, au Palais Pitti : il désigne l'ange qui se trouve à
la droite de la Vierge et regarde le spectateur.
97. Ibid., p. 334.
98. T.I., p. 279-280. Voir le premier jet (Mélanges, V, Littérature, p. 166),
d'autant plus intéressant que Stendhal y établit à nouveau un lien entre l'âme
cachée de Wilhelmine et le Parmesan.
99. Vie de Henry Brulard (Œuvres intimes, p. 4, 13, 15, 16.).
100. Romans et Nouvelles, t. III, p. 1141.
101. Ibid, p. 1150 - Balzac aussi, par Girodet interposé, renvoie parfois à Ossian
dans ses portraits dé jeune fille : ainsi Clara Longueville, dans Le Bal de Sceaux
(Œuvres complètes, Club français du Livre, t. II, p. 761), et Adélaïde de Rouville,
dans La Bourse (t. II, p. 811).
102. Romans et Nouvelles, t. II, p. 1152. Sur la superstition allemande, la croyance
aux phénomènes surnaturels, voir Vie de Rossini, t. II, p. 263-264.
103. Romans et Nouvelles, t. II, p. 1146.
104. Ibid., p. 1144.
105. Ibid., p. 1165.
106. Ibid., p. 1057.
107. Ibid., p. 1072.
108. Ibid., p. 1076. Cf. Vie de Rossini, t. II, p. 263.
109. Romans et Nouvelles, t. II, p. 1077-1078. Voir encore Rome, Naples et
Florence (1826) in Voyage en Italie, p. 297 : YElena, opéra de l'allemand Mayer.
« musique de nocturne, douce, attendrissante, vraie musique de la mélancolie, que
i 'ai souvent entendue en Bohême ». Et, bien sûr, Lucien Leuwen (Romans et
Nouvelles, t. I, p. 966).
L'orange d'Islande : Stendhal et le mythe du Nord 227