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1/3 Eglogue VIII

ÉGLOGUE VIII.
Pastorum musam Damonis et Alphesiboei,
immemor herbarum quos est mirata iuuenca DAMON, ALPHÉSIBÉE.
certantis, quorum stupefactae carmine lynces,
et mutata suos requierunt flumina cursus,
Damonis musam dicemus et Alphesiboei. 5 Je redirai les chants de Damon et d’Alphésibée : attentive à
leur lutte, la génisse oublia l’herbe tendre ; les lynx charmés
Tu mihi seu magni superas iam saxa Timaui, s’arrêtèrent immobiles ; les fleuves troublés suspendirent leurs
siue oram Illyrici legis aequoris, en erit umquam cours : Je redirai les chants de Damon et d’Alphésibée.
ille dies, mihi cum liceat tua dicere facta?
En erit, ut liceat totum mihi ferre per orbem Ô toi, soit que déjà tu franchisses les rochers du Timave, soit
sola Sophocleo tua carmina digna coturno? 10 que tu côtoies les bords de la mer d’Illyrie, ne viendra-t-il
A te principium; tibi desinet: accipe iussis jamais, le jour où je pourrai célébrer tes exploits, et faire
carmina coepta tuis, atque hanc sine tempora circum connaître à l’univers entier tes vers, les seuls dignes de la
inter uictricis hederam tibi serpere laurus. muse tragique de Sophocle ? Premier objet de mes chants, tu
en seras le dernier. Accepte ces vers composés par ton ordre,
Frigida uix caelo noctis decesserat umbra, et permets que ce lierre s’entrelace sur ton front avec les
cum ros in tenera pecori gratissimus herba, 15 lauriers de la victoire.
incumbens tereti Damon sic coepit oliuae:
L’ombre froide de la nuit avait à peine quitté le ciel ; la rosée, si
douce aux troupeaux, brillait encore sur l’herbe tendre, lorsque
"Nascere, praeque diem ueniens age, Lucifer, almum,
Damon, appuyé sur sa houlette d’olivier, commença ainsi :
coniugis indigno Nysae deceptus amore
dum queror, et diuos, quamquam nil testibus illis DAMON.
profeci, extrema moriens tamen adloquor hora. 20
« Parais, étoile du matin, et ramène derrière toi la
Incipe Maenalios mecum, mea tibia, uersus. clarté bienfaisante du jour, tandis que, indignement trompé par
la perfide Nisa, je gémis, et que mourant j’adresse aux dieux
(bien que je n’aie rien gagné à les avoir pour témoins) ma
Maenalus argutumque nemus pinosque loquentis
semper habet; semper pastorum ille audit amores dernière prière.
Panaque, qui primus calamos non passus inertis.
Ô ma flûte ! essaie avec moi les chante du Ménale.

Incipe Maenalios mecum, mea tibia, uersus. 25 Le Ménale a toujours des bois harmonieux et des arbres
parlants ; toujours il retentit des amours des bergers et des airs
du dieu Pan ; de Pan qui le premier sut faire parler les roseaux
Mopso Nysa datur: quid non speremus amantes?
muets auparavant.
Iungentur iam grypes equis, aeuoque sequenti
cum canibus timidi ueniet ad pocula dammae. Ô ma flûte ! essaie avec moi les chants du Ménale.

Donner Nisa à Mopsus ! à quoi ne devons-nous pas nous


Incipe Maenalios mecum, mea tibia, uersus. 28a
attendre, nous autres amants ? Désormais aux cavales
s’accoupleront les griffons ; bientôt même les daims timides
Mopse, nouas incide faces: tibi ducitur uxor;
viendront avec les chiens se désaltérer aux mêmes sources.
sparge, marite, nuces: tibi deserit Hesperus Oetam. 30 Mopsus, prépare de nouveaux flambeaux ; on t’amène
l’épouse ; mari, sème les noix sur ta route ; pour toi, Vesper
Incipe Maenalios mecum, mea tibia, uersus. abandonne l’Œta.

Ô ma flûte ! essaie avec moi les chants du Ménale.


O digno coniuncta uiro, dum despicis omnis,
dumque tibi est odio mea fistula dumque capellae Il est digne de toi cet époux ! de toi qui dédaignes et ma flûte,
hirsutumque supercilium promissaque barba,
et mes chants, et mes sourcils hérissés, et ma longue barbe, et
nec curare deum credis mortalia quemquam! 35 qui crois les dieux indifférents aux actions des mortels !

Incipe Maenalios mecum, mea tibia, uersus. Ô ma flûte ! essaie avec moi les chants du Ménale.

Tu n’étais qu’une enfant, lorsque je te vis avec ta mère


Saepibus in nostris paruam te roscida mala (j’étais votre guide), cueillir dans nos vergers des pommes
(dux ego uester eram) uidi cum matre legentem; humides de rosée. J’entrais alors dans ma douzième année ;
alter ab undecimo tum me iam acceperat annus;
déjà je pouvais atteindre le bout des branches. Je te vis, et je
iam fragilis poteram a terra contingere ramos: 40 fus perdu ! Un fatal délire emporta ma raison.
ut uidi, ut perii, ut me malus abstulit error!
Ô ma flûte ! essaie avec moi les chants du Ménale.
Incipe Maenalios mecum, mea tibia, uersus.
Maintenant je connais l’Amour : il est né sur les plus durs
rochers du Tmare ou du Rhodope, ou chez les Garamantes,
Nunc scio quid sit Amor: duris in cautibus illum
aux extrémités de la terre. Cet enfant n’est ni de notre espèce
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aut Tmaros aut Rhodope aut extremi Garamantes ni de notre sang.


nec generis nostri puerum nec sanguinis edunt. 45 Ô ma flûte ! essaie avec moi les chants du Ménale.

Incipe Maenalios mecum, mea tibia, uersus. L’Amour, le cruel Amour apprit à une mère à souiller ses mains
du sang de ses enfants. Mère barbare ! étais-tu plus barbare ?
Saeuos Amor docuit natorum sanguine matrem était-il plus méchant ? Sans doute l’Amour fut cruel ; mais tu
commaculare manus; crudelis tu quoque, mater: fus aussi bien barbare !
crudelis mater magis, an puer improbus ille?
Ô ma flûte ! essaie avec moi les chants du Ménale.
Improbus ille puer; crudelis tu quoque, mater. 50
Que l’on voie désormais le loup fuir devant les brebis, les
Incipe Maenalios mecum, mea tibia, uersus. chênes porter des pommes d’or, le narcisse fleurir sur les
aunes, l’aride bruyère distiller l’ambre onctueux, le hibou égaler
Nunc et ouis ultro fugiat lupus; aurea durae le chant du cygne, Tityre devenir un Orphée, un Orphée dans
mala ferant quercus, narcisso floreat alnus, les forêts, un Arion parmi les dauphins.
pinguia corticibus sudent electra myricae,
Ô ma flûte ! essaie avec moi les chants du Ménale.
certent et cycnis ululae, sit Tityrus Orpheus, 55
Orpheus in siluis, inter delphinas Arion. Que toute la terre se change en une mer sans rivages !
Adieu, forêts ! je vais du sommet de cette roche escarpée me
Incipe Maenalios mecum, mea tibia, uersus. précipiter dans les ondes. Que ma mort, ô Nisa ! te soit une
dernière preuve de mon amour !
Omnia uel medium fiat mare. Viuite, siluae:
praeceps aerii specula de montis in undas Cesse, ma flûte, cesse de répéter les chants du Ménale. »
deferar; extremum hoc munus morientis habeto. 60 Ainsi chantait Damon ; c’est à vous, muses, de nous apprendre
ce que répondit Alphésibée : une même voix ne se peut prêter
Desine Maenalios, iam desine, tibia, uersus." à tous les tons.

ALPHÉSIBÉE.
Haec Damon. Vos, quae responderit Alphesiboeus,
ducite, Pierides: non omnia possumus omnes. Apporte l’eau lustrale ; entoure l’autel de bandelettes flexibles ;
fais-y brûler l’encens mâle et la verveine résineuse ; essayons
"Effer aquam, et molli cinge haec altaria uitta, d’égarer, par un sacrifice magique, la raison d’un insensible
uerbenasque adole pinguis et mascula tura, 65 amant : rien ne manque plus ici que les paroles magiques.
coniugis ut magicis sanos auertere sacris
experiar sensus: nihil hic nisi carmina desunt. Ramenez, charmes puissants, ramenez Daphnis de la ville en
ces lieux !
Ducite ab urbe domum, mea carmina, ducite Daphnim.
Les paroles magiques peuvent même faire descendre la lune
du haut des cieux ; par elles, Circé transforma les compagnons
Carmina uel caelo possunt deducere lunam; d’Ulysse ; dans les prairies, le froid serpent se brise et expire
caminibus Circe socios mutauit Vlixi; 70 sous la voix de l’enchanteur.
frigidus in pratis cantando rumpitur anguis.
Ramenez, charmes puissants, ramenez Daphnis de la ville en
Ducite ab urbe domum, mea carmina, ducite Daphnim. ces lieux !

Je commence par entourer ton image de trois bandelettes de


Terna tibi haec primum triplici diuersa colore trois couleurs différentes, et je la promène trois fois autour de
licia circumdo, terque haec altaria circum cet autel ; le nombre impair plaît à la divinité.
effigiem duco: numero deus impare gaudet. 75
Ramenez, charmes puissants, ramenez Daphnis de la ville en
Ducite ab urbe domum, mea carmina, ducite Daphnim. ces lieux !

Amaryllis, serre de trois nœuds ces bandelettes de trois


Necte tribus nodis ternos, Amarylli, colores; couleurs ; Amaryllis, serre-les à l’instant, et dis : « Je noue les
necte, Amarylli, modo et "Veneris" dic "uincula necto". liens de Vénus. »

Ducite ab urbe domum, mea carmina, ducite Daphnim. Ramenez, charmes puissants, ramenez Daphnis de la ville en
ces lieux !

Limus ut hic durescit, et haec ut cera liquescit 80 Le même feu durcit cette argile et fait fondre cette cire : puisse
uno eodemque igni, sic nostro Daphnis amore. mon amour avoir autant d’empire sur Daphnis ! Répands la
Sparge molam et fragilis incende bitumine laurus. farine sacrée, et embrase ces lauriers avec le soufre. Daphnis
Daphnis me malus urit; ego hanc in Daphnide laurum. me brûle, le méchant ! et moi, dans ce laurier, je brûle Daphnis.

Ducite ab urbe domum, mea carmina, ducite Daphnim. Ramenez, charmes puissants, ramenez Daphnis de la ville en
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Talis amor Daphnim, qualis cum fessa iuuencum 85 ces lieux !


per nemora atque altos quaerendo bucula lucos,
Que Daphnis soit en proie à l’amour, comme la génisse qui,
propter aquae riuom, uiridi procumbit in ulua
perdita, nec serae meminit decedere nocti, lasse de chercher, à travers les bois et les forêts profondes, un
talis amor teneat, nec sit mihi cura mederi. jeune taureau l’objet de ses désirs, tombe au bord d’un
ruisseau, et, sans espoir, haletante, oublie la nuit qui la
rappelle à l’étable. Qu’ainsi Daphnis soit en proie à l’amour, et
Ducite ab urbe domum, mea carmina, ducite Daphnim. 90 qu’il me trouve insensible à ses maux !

Has olim exuuias mihi perfidus ille reliquit, Ramenez, charmes puissants, ramenez Daphnis de la ville en
pignora cara sui; quae nunc ego limine in ipso, ces lieux !
terra, tibi mando: debent haec pignora Daphnim.
Voici les dépouilles que naguère m’a laissées le perfide :
gages bien chers de son amour ! je les enfouis sous le seuil
Ducite ab urbe domum, mea carmina, ducite Daphnim.
même de cette porte : terre, je te les confie ; ces gages doivent
me rendre Daphnis.
Has herbas atque haec Ponto mihi lecta uenena 95
ipse dedit Moeris (nascuntur pluruma Ponto); Ramenez, charmes puissants, ramenez Daphnis de la ville en
his ego saepe lupum fieri et se condere siluis ces lieux !
Moerim, saepe animas imis excire sepulcris,
atque satas alio uidi traducere messis. Ces herbes enchantées, ces poisons cueillis dans le Pont,
c’est Méris lui-même qui me les a donnés : le Pont les produit
en abondance. J’ai vu, par leur secours, Méris, plus d’une fois,
Ducite ab urbe domum, mea carmina, ducite Daphnim. 100 se changer en loup et s’enfoncer dans les bois ; du fond de
leurs tombeaux évoquer les mânes, et transporter les
Fer cineres, Amarylli, foras, riuoque fluenti moissons d’un champ dans un autre.
transque caput iace, nec respexeris. His ego Daphnim
adgrediar; nihil ille deos, nil carmina curat. Ramenez, charmes puissants, ramenez Daphnis de la ville en
ces lieux !
Ducite ab urbe domum, mea carmina, ducite Daphnim.
Emporte ces cendres, Amaryllis, jette-les, par-dessus ta tête,
dans le courant du ruisseau ; surtout ne regarde pas derrière
Aspice: corripuit tremulis altaria flammis 105 toi. C’est le dernier charme que j’emploie contre Daphnis. Mais
sponte sua, dum ferre moror, cinis ipse. Bonum sit! le cruel se rit des dieux et dés enchantements.
Nescio quid certe est, et Hylax in limine latrat.
Credimus? an qui amant ipsi sibi somnia fingunt? Ramenez, charmes puissants, ramenez Daphnis de ta ville en
ces lieux !
Parcite, ab urbe uenit, iam parcite, carmina, Daphnis."
Regarde : tandis que je tarde à enlever cette cendre, elle a
d’elle-même entouré l’autel de flammes tremblantes.
Qu’heureux soit le présage ! Mais qu’entends-je ? Hylax aboie
à la porte ! Le croirai-je ? n’est-ce pas une de ces illusions que
se forment les amants ?

Cessez, charmes puissants, cessez : Daphnis revient de la


ville en ces lieux. »

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