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en
ESTHETIQUE, SCIENCES ET TECHNOLOGIES DES ARTS
Discipline : Musique
Titre :
REPRÉSENTATIONS MUSICALES D’IDÉES MATHÉMATIQUES
Jury :
M. Martin LALIBERTE
M. Makis SOLOMOS
Mme. Antonia SOULEZ
Février 2007
2
AVANT-PROPOS
musique et, plus généralement, ceux du rapprochement entre ces deux disciplines. Dans
ce cadre, il vise à exposer une stratégie de pensée musicale avec laquelle traiter de
FOREWORD
This work is the result and the trace of a musical trajectory (as composer and interpreter)
influenced by mathematics. It deals with the stakes of formalization in music and, more
generally, with those of bringing together these subjects. In this particular frame, it aims
to bring forth a strategy for musical thought with which to approach issues proper to a
composer’s work.
3
AVANT-PROPOS .............................................................................. 2
INTRODUCTION ............................................................................... 6
. Pensée formelle.................................................................................................... 7
. Présence des mathématiques.............................................................................. 7
. Langages ............................................................................................................ 10
. Théorisation....................................................................................................... 11
. Pratiques ............................................................................................................ 14
INTRODUCTION
probablement celle d’autres régions également, depuis ses débuts. Dès qu’un intervalle ou
une gamme se détache de l’instrument ou de la voix qui les produit pour devenir une idée
temps logique, qui est porteur à la fois des richesses et de la flexibilité de ce que Xenakis
ainsi rendue possible, une façon de l’observer et d’en parler qui peut se pencher,
justement grâce à cette distance prise par rapport à la physique du son, sur son
1
XENAKIS, I. [1963], Musiques formelles.
2
Cf. en particulier GOODMAN, N. [1966], The structure of appearance.
7
. Pensée formelle
En fait, il est très difficile pour nous de concevoir un discours sur la musique sans
cette façon d’abstraire, elle nous apparaît comme « naturelle » dans la pensée musicale :
il est historiquement trop souvent question de notes, harmonies, rythmes, pris comme
points de départ indispensables à la définition même d’une musique, pour que l’on puisse
éviter de l’opérer. Même lorsque ces concepts s’adaptent mal à une pratique (comme
pour la musique concrète3) ou sont délibérément évités (comme dans les partitions
une préoccupation avec la forme, la façon d’inscrire des évènements dans le temps et
Cette pensée formelle est ainsi pratiquement incontournable dans notre musique,
et peut devenir un objet d’étude en soi : nous jugeons qu’il est utile d’étudier les façons
Nous voulons aborder dans ce texte les enjeux d’un regard critique et constructif
particulier. Plus précisément, nous voulons nous intéresser aux apports d’un
3
Cf. la redéfinition de vocabulaire que doit construire SCHAEFFER, P. [1966], Traité des objets musicaux.
4
V. par exemple NYMAN, M. [1974], Experimental music (ch.6).
8
peut aborder ces questions, comment celles-ci peuvent y être formulées et traitées.
d’un rapprochement entre ces deux disciplines, et par le fait que nous les ayons
autant pour la composition que pour l’interprétation, est profondément influencé par un
raisonnement en tant que mathématicien : nous avons voulu ainsi rechercher et préciser
les modalités de cette influence, sous ses multiples aspects. Si parfois le lien direct avec
les mathématiques semble s’estomper, comme lors d’une discussion sur la poétique
musicale, le parcours qui mène à ces points n’en est pas moins redevable à ce regard de
de formalisation, mais il ne faut pas oublier qu’il y est surtout question de précision –
dans le discours, dans les définitions, dans les méthodes –, et c’est cela qui oriente cette
recherche.
prendre la préoccupation avec une certaine épistémologie musicale comme l’une des
lignes qui dirigent ce texte. Pour paraphraser une définition que donne Granger de
9
l’épistémologie5, nous pourrions dire que l’épistémologie musicale devrait être à la fois
langage est présent de manières distinctes dans ces deux domaines : le discours
scientifique n’est pas directement fait sur ou avec des données sensibles, tandis qu’il est
possible de considérer, par ses articulations insérées dans le temps, un discours musical
qui le soit. Certains au moins des systèmes de formes dont se servent la musique et la
scientifique (dans les pratiques et le discours) n’est pas trivialement compatible avec celle
d’une précision musicale, dont la définition même peut varier selon les contextes, et met
5
Cf. GRANGER, G.-G. [1994], Formes, opérations, objets : « (…) l’épistémologie doit être à la fois analyse
philosophique de quelques sciences, prises dans leurs procédures et leur évolution effectives, et d’autre part
interprétation plus générale du sens de la connaissance scientifique. » (Introduction, p.8)
6
Par opposition au dicible, comme nous les trouvons dans WITTGENSTEIN, L. [1922], Tractatus Logico-
Philosophicus. Nous touchons là à une première difficulté inhérente à tout travail théorique sur une pratique
musicale : comment parler précisément de ce montrable, et des expériences sensorielles qu’il engendre ?
Nous ne pouvons évidemment que contourner ces « trous » dans le langage, tout en prenant en compte les
saillances de signification, souvent riches, que ces détours engendrent.
10
. Langages
musicales : il sera également question, au long de notre texte, de parallèle avec les
voulons intégrer ces sujets à la réflexion plus vaste sur l’insertion d’une « façon
mathématiques.
D’un côté, l’étude de ces représentations s’apparente à ce que Granger nomme des
symbolique en tant qu’œuvre de pensée ; d’autre part, vers une explicitation des méthodes
en acte dans une théorie. » En effet, si nous observons la composition du point de vue
d’un compositeur, nous sommes face à un ensemble organisé d’actions, mises en réseau
par des opérations de natures diverses sur et entre elles : des opérations qui combinent,
réseau.
représenter musicalement une idée mathématique veut dire également prendre des
décisions arbitraires (extérieures à un cadre formel donné) pour agir sur et à partir d’une
compositionnel ou interprétatif même (dans ses « gestes », pour ainsi dire), lorsqu’il est
. Théorisation
Il faut ici souligner que les mathématiques ne serviront jamais dans notre travail à
prouver quoi que ce soit : elles sont un outil ou une contextualisation particulière pour
une pensée qui porte, elle, sur d’autres sujets que les mathématiques. Plus précisément, il
s’agit pour nous d’élaborer un discours sur la musique dont la forme est directement et
formalisons ce n’est pas en premier lieu pour en extraire une application (logicielle, par
exemple), mais bien parce que nous voulons penser de cette façon particulière, sans que
7
GRANGER, G.-G. [1994], Qu’est-ce qu’une métadiscipline ?, dans Formes, Opérations, Objets (p.112).
8
Nous voudrions pouvoir faire dans les mathématiques la distinction équivalente à celle entre des
« logiques » musicales (d’une œuvre) et musiciennes (d’un musicien dans un processus compositionnel ou
interprétatif). Ceci est rendu délicat par le fait qu’une métamathématique peut être strictement une partie
des mathématiques même (c’est le cas explicitement avec la théorie des catégories) : la pensée sur les
mathématiques peut avoir la forme d’une pensée proprement mathématique. Nous ferons
occasionnellement la différence entre un intérêt porté plutôt aux résultats d’un raisonnement et à sa
consistance, ou plutôt à la façon de développer ce raisonnement et de lui donner une consistance
(respectivement, le cas mathématique et le cas mathématicien).
9
« Il est bien connu que la précision des résultats mathématiques, alliée à une connaissance pauvre de
l’ontologie délicate de la musique, peut provoquer un dogmatisme pour lequel les mathématiques sont
injustement responsabilisées. » (It is well known that the precision of mathematical results, together with a
poor knowledge about the delicate ontology of music may provoke a dogmatism for which mathematics is
unjustly made responsible.) – MAZZOLA, G. [2002], The Topos of Music (p.9).
12
La théorisation que nous voulons développer s’appuie avant tout sur les œuvres et
sur notre expérience de compositeur et d’interprète.10 D’un certain point de vue, cela
soi, mais plutôt leur consistance.11 Les problématiques sont toujours celles d’un
dans les questions qui guident la recherche, dans le vocabulaire que nous choisissons au
long du texte, et en conséquence dans l’importance relative accordée aux différents sujets
Si des éléments d’une théorie musicale émergent de notre texte, nous pouvons un
stratégie.12 Nous visons naturellement avant tout une consistance musicale : en dernière
analyse, les conclusions que nous tirons doivent être musicalement pertinentes. En
deuxième plan, notre réflexion essaie de garder une consistance mathématique autant que
possible, pour ainsi dire de façon heuristique. Similairement, nos objets d’étude et de
travail sont surtout musicaux : nous nous permettrons même, si nécessaire, de modifier
10
Et inversement, les œuvres que nous avons composées n’auraient pas pu exister, du moins comme elles
sont, sans la réflexion théorique.
11
Nous n’avançons pas que complétude et consistance s’excluent mutuellement ici, comme c’est le cas en
mathématiques, mais nous ne nions pas non plus a priori cette possibilité.
13
précision de la terminologie, sur l’impact direct qu’a une définition sur le raisonnement
qui l’emploie ; le choix des éléments d’une construction ou d’une déduction est toujours
orienté.
Nous ne cherchons toutefois pas à établir une véritable théorie musicale, mais
plutôt à proposer des directions et des modes de théorisation. Tout au plus, ce travail ne
pourrait être que la théorie de notre propre musique et nos propres processus
compositionnels : nous pouvons le voir comme une « traduction », en des termes plus
précis et partageables, de la pensée et des actes à l’œuvre dans ces processus. Là réside
notre difficulté principale, grâce à laquelle peuvent proliférer les approches des sujets qui
nous intéressent : comment rendre compte du réseau d’associations mis en jeu lors de la
Ce réseau n’est pas toujours strictement fondé, encore moins toujours logiquement
proche de notre thème principal, c’est en lui que se réalise tout passage des
mathématiques vers la musique, que ce passage soit concrétisé par une formalisation ou
l’intelligibilité…), elle viendrait du fait que toute l’approche est à l’origine très
12
Nous empruntons l’idée que la nature particulière d’une théorie musicale se donne (en partie au moins)
dans le triplet consistance-objet-stratégie à NICOLAS, F. [2005b], Comment évaluer musicalement les
théories mathématiques de la musique ?
14
Nous avons choisi de courir le risque de l’idiosyncrasie : cette démarche ne sera peut-être
comprise « que par celui qui aura déjà pensé par soi-même les idées qui y sont exposées –
. Pratiques
Encore une fois, c’est une attitude inspirée des mathématiques qui guidera cette
ses liens avec d’autres pensées, les propriétés qui permettent de la rapporter à une
qu’elle entoure mais ne contient pas. L’idée de se servir ainsi d’un point de vue
mathématicien pour aborder une discipline intimement liée à la perception peut sembler
être en contradiction avec une précaution que prend Granger : « l’attitude transcendantale
davantage du perçu. »15 Ce n’est qu’une apparence : nous ne cherchons justement pas à
faire des mathématiques, mais bien à élaborer une pensée à partir d’une expérience
musicale et vers cette expérience. Il n’y a pas d’éloignement a priori si c’est notre
stratégie qui est mathématicienne : nous prenons les mathématiques comme outil, et non
des outils mathématiques. C’est Granger lui-même qui indique la possibilité de cette
13
Nous risquerions même l’affirmation qu’il n’est pas saisissable en entier (du moins par nous-même).
14
WITTGENSTEIN, L. [1922], Tractatus Logico-Philosophicus (Préface).
15
formes »16.
pouvons dire, avec Nattiez, que « l’acte analytique est figé dans le temps, la perception,
elle, est dynamique »17 : l’analyse peut se pencher sur une forme complète, la perception
que la dynamique de celle-ci a sur la définition même d’une analyse et, surtout, sur les
ne pouvons pas nous limiter à observer des processus accomplis, sans que notre regard ne
soit modifié par les mouvements du processus lui-même, dans son déploiement. C’est
Le temps de l’analyse a été – est encore sans doute pour certains – le moment
où l’on pensait pouvoir réunir les disciplines autour d’une théorie générale
applicable à chaque œuvre individuelle : le rêve est maintenant terminé.
C’est pourquoi il ne saurait y avoir d’épistémologie de l’analyse, parce
qu’analyse ne veut maintenant rien dire de précis, car on entend par là toute
méthode dont l’objet d’étude est la musique.18
Quoique nous ne voulions pas garder entièrement l’idée que « analyse » renvoie à
15
GRANGER, G.-G. [1967], Pensée formelle et sciences de l’homme (p.11).
16
Idem, p.12
17
NATTIEZ, J.-J. [1973], Fondements d’une sémiologie de la musique (2e partie, Le discours musical).
18
MOLINO, J. [1995], Expérience et savoir.
16
Ce texte est donc une étude critique et réflexive de notre activité musicale à partir
de ce qui nous en apparaît, de ce qui en est en quelque sorte immanent : les œuvres, le
De même que nous observons les gestes instrumentaux pour les prendre comme matériau
compositionnel, et que nous isolons de leurs contextes d’origine des éléments d’œuvres
qui nous précèdent pour les prendre comme générateurs de formes, nous nous pencherons
sur les relations de sens entre les éléments composant nos activités musicales (choix,
l’idiosyncrasie, c’est parce que nous croyons qu’il est en fait moindre : si nous parvenons
à rendre plus transparente une partie au moins de notre pensée, nous aurons ouvert la
19
Néanmoins, nous utiliserons souvent, par économie, le mot « analyse » pour désigner ce processus.
20
Nous paraphrasons NATTIEZ, J.-J. [1973], Fondements d’une sémiologie de la musique : l’analyse du
niveau immanent (que l’auteur a eu le malheur de nommer également « niveau neutre ») est « l’étude des
relations de sens entre les éléments composant l’œuvre (notes ou autres objets sonores, définis par un
processus contrôlé), indépendamment de leur origine compositionnelle et de leur hiérarchie perceptive. »
17
I - EXISTENCE ET MULTIPLICITE
grande partie : nous voulons nous occuper ici des raisons et des modalités de ce
rapprochement, des enjeux qu’il peut soulever autant du côté formel que du côté
nous voulons ici établir le genre de questions que doit se poser un musicien, et plus
Nous nous pencherons plus en détail sur les différents types de représentation
d’une idée mathématique en musique, sur les sens qu’une telle représentation peut
prendre, et sur la manière dont elle peut délinéer les positions relatives des deux
disciplines dans la relation (locale ou globale) qu’elle établit. Nous visons donc montrer
qu’il existe des façons pertinentes de représenter musicalement une idée mathématique
(en montrant qu’il est possible de représenter une telle idée, que l’on peut en obtenir une
18
sont multiples.
Dans les chapitres suivants, nous verrons comment ces réflexions peuvent être
Nous croyons important de commencer ce travail par une étude des possibilités de
avant tout passage entre l’une et l’autre, est réalisable, et à quel prix de chaque côté. En
effet, si nous voulons penser la représentation musicale d’une idée mathématique, nous
sommes bien obligés de prendre musique et mathématique à l’intérieur d’un même cadre
de pensée, donc, en particulier, de nous munir d’une épistémologie pour ainsi dire
de l’interaction entre eux, de façon précise. C’est ce « vocabulaire spécifique » que nous
21
Nous ne prétendons pas à une définition exhaustive de ce vocabulaire, qui précèderait et justifierait son
emploi. Au contraire, c’est en parlant simultanément de ces trois champs que des précautions devront être
prises et que des précisions pourront se faire, comme autant de raffinements d’une épistémologie purement
musicale.
19
pouvons penser à l’étrangeté qu’il peut y avoir à vouloir les rapprocher de quelque
activité que ce soit qui ait un quelconque lien avec des contingences physiques. En effet,
les mathématiques sont la discipline abstraite par excellence, qui n’a aucun lien
nécessaire avec le monde sensible (elles peuvent s’en servir, mais s’en débarrassent
(ou pour) les mathématiques elles-mêmes. Néanmoins, toute notre science, et très
particulièrement la physique, fait appel aux mathématiques – il est difficile pour nous de
concevoir la formalisation d’une pensée scientifique sans passer par l’abstraction des
Mais pour aborder la pensée scientifique qui cherche le général à partir des contingences
particulières, l’utilisation de l’abstrait prend tout son sens. Un outil pour une pensée de ce
qui dépasse, et regroupe conceptuellement sous soi, des contenus divers doit bien être un
outil le plus précis et purement formel possible ; historiquement, le choix s’est porté sur
les mathématiques23.
22
Des exemples frappants ont lieu dans la géométrie. Voir à ce sujet, par exemple, GRANGER, G.-G. [1999],
La Pensée de l’espace.
23
Bien qu’il nous paraisse naturel aujourd’hui, ce choix n’était pas le seul disponible, et a été fait pour des
raisons philosophiques autant que pratiques. V. là-dessus, BURTT, E.A. [1952], The Metaphysical
Foundations of Modern Science ; en particulier le chapitre VI.
20
Cette position des mathématiques comme simple outil d’une pensée nous rappelle
bien qu’il ne peut y avoir de justification ou de valorisation d’une quelconque théorie par
sa seule formalisation mathématique. Ces jugements ne peuvent être émis qu’à propos du
contenu d’une théorie (applicable à son champ, en quelque sorte « pratique »), or les
seuls contenus que les mathématiques peuvent directement aborder sont des contenus
formels24. Bien entendu, la façon dont on expose quelque chose participe à ce qu’on
correction interne (ce qui garde quand même une importance capitale). Un raisonnement
sans aucune erreur de logique peut parfaitement aboutir à l’absurde s’il part de prémisses
également absurdes, ou simplement erronées (c’est le ex falso sequitur quod libet des
discours est construit autour d’une formalisation, on peut espérer que celle-ci rendra plus
formalisation. Notre attention se portera ainsi sur ce que cet emploi peut apporter au
24
V. GRANGER, G.-G. [1994], Formes, Opérations, Objets. Nous reviendrons plus loin sur le sujet des
21
maintenons que faire appel aux mathématiques prend véritablement un sens quand il
s’agit d’articuler une pensée abstraite, la question devient celle de ce que peut être une
étant des formes d’interprétation), et également en toute analyse de ces actes (c’est le cas
une pensée musicale en jeu dans ces activités, et il y a peut-être pensée musicale
également ailleurs, mais nous nous bornerons pour ce travail à ces trois situations. Nous
considérerons encore que cette pensée musicale se manifeste à travers un discours25 : une
œuvre musicale, une partition, une exécution, un texte. Nous nommerons discours
musical celui qui est en quelque sorte interne à une pièce (les agencements et
articulations de son matériau, son contenu formel et peut-être esthétique), et qui est donné
à appréhender par une lecture ou une écoute particulière de cette pièce. Par opposition, le
discours sur la musique sera celui dont l’objet est l’activité du musicien, le discours
discours musical ; l’analyse d’une œuvre, un traité d’harmonie, ce texte-ci, sont des
Nous voulons donc étudier ce que peuvent faire les mathématiques dans ou pour
ces discours.
étudier une musique dont les sources et les méthodes nous sont inconnues entièrement ou
en partie, mais encore pour articuler la relation entre musique et d’autres formes
Soulignons que nous ne voulons pas prêter au terme « discours » uniquement le contenu qu’il a en
rhétorique. En particulier, un poème, une narration sont aussi pour nous des discours.
26
RAMEAU, J.-Ph. [1737], Génération Harmonique
23
relations que maintient la musique (ou une œuvre) avec d’autres activités ou d’autres
discours, il est possible de découvrir de nouveaux aspects de ces relations. C’est là l’un
symboliquement des éléments, d’établir entre eux des relations abstraites qui peuvent en
suggérer des concrètes ; ce cas de figure est encore plus marqué quand il s’agit d’une
modélisation – qui peut être vue comme une formalisation munie de règles d’association
b. discours musical
assistée par ordinateur le montrent bien. Pour plus de clarté et de richesse dans
l’articulation des idées musicales entre elles, pour faire surgir entre elles des rapports
nouveaux, ou pour contrôler plus précisément des rapports connus, on peut faire appel
objets musicaux (dont la pertinence restera à établir par leur utilisation dans des œuvres
conséquentes). En réalité, ceci pourrait être dit également d’un rapprochement avec une
tout autre discipline : des idées nouvelles peuvent surgir, influencées par un cadre de
pensée particulier. Dans tous les cas, quoi que l’on rapproche de la musique pourra être
27
AROM, S. [1985], Polyphonies et polyrythmies d'Afrique centrale. Structure et méthodologie.
24
qu’on rapproche). Ceci ne constitue pas nécessairement une perte d’intérêt : les
C’est à la fois grâce à la clarté que l’on obtient et aux limites que l’on s’impose,
lorsqu’on adopte un système de règles, qu’un tel système est « utile », qu’il permet ou
Outre une formalisation au sens strict, les mathématiques peuvent offrir plus
discours musical ou sur la musique. Il ne s’agit plus alors de se servir d’un outil
mathématique dans une pensée musicale, mais bien de former cette pensée à l’image de la
pas du tout déterministe. La recherche en mathématique pure est souvent guidée par des
choix et des goûts plutôt extérieurs à ses résultats : « élégance » des démonstrations,
définir cet ensemble de départ pour la déduction. Trouver des points de départ, des
ensembles intéressants et fertiles de prémisses, puis des chemins formels qui exploitent
au mieux cette fertilité, voilà des activités typiquement mathématiciennes qui ne sauraient
musicologie, nous retrouvons des situations tout à fait analogues : un raisonnement, qui
peut être des plus stricts, est suivi ; des « conclusions » sont tirées (qui peuvent être, dans
tout un ensemble de règles et de schèmes est mis en jeu. Mais le choix de ces schèmes,
les façons de les suivre ou de les modifier, leurs points de départ et d’appui, rien de cela
n’est donné de façon univoque, quel que soit le niveau de formalisation utilisé. Ce qui
permet à un mathématicien de définir ces articulations de son discours peut aider à les
définir en musique ; les façons de créer, suivre, et éventuellement modifier les règles
peuvent être suggérées d’une discipline à l’autre. Nous effectuons dans ce cas un
rapprochement entre des opérations plutôt synthétiques, des deux côtés, qui précèdent la
« mise en marche » d’un processus ou d’une série d’actions – et ce processus peut, par
dans et pour le processus (où toutes sortes d’opérations analytiques ont lieu), sans que la
l’intérieur d’un processus formel et celles qui les précèdent. En logique de premier ordre,
26
pouvoir en déduire quelque chose, je choisis de les articuler (formellement) avec une
prévue dans le langage formel, mais pas le choix de placer cette conjonction entre ces
déduction elle-même est intérieure au processus formel, elle suit des règles écrites avant
elle, et qui en fait la définissent. Mais le choix des prémisses est extérieur à cette
formalisation28, il s’établit à partir de tout l’ensemble des règles qui la constituent : c’est
cette vision d’ensemble (donc « de dehors ») qui le rend possible. En dernière analyse,
c’est une volonté qui donne forme à mon discours (ici, à l’intérieur d’un langage formel).
Cet énoncé peut paraître trivial, mais nous le prenons dans un contexte spécifique, en
possibilités de forme, mais il ne les crée pas elles-mêmes29 : simplement savoir qu’il y a
un ensemble de règles à suivre ou à utiliser n’avance en rien l’acte de les suivre ou les
utiliser, ni ne donne les « détails » de cet acte. Ainsi, une formalisation n’a de sens, et à
28
Ce qui ne l’empêche pas d’être formalisable dans un autre cadre, logiquement plus ample. Nous pensons
non seulement à la logique formelle qui inclut les quantificateurs ou les opérateurs de nécessité/possibilité,
mais aussi à la théorie des démonstrations et à la logique géométrique qui permettent d’étudier
symboliquement ces prises de décisions et leur « forme » logique (cf. par exemple RESTALL, G. [2005],
Proof & Counterexample, et GOLDBLATT, R. [1984], Topoi, The categorial analysis of logic).
29
Nous reviendrons sur cette relation entre forme et milieu dans le chapitre dédié au regard géométrique
que l’on peut porter sur la musique, et sur les processus compositionnels en particulier.
27
plus forte raison d’utilité, que si elle est pensée dans un réseau complexe de
opérations analytiques qui la composent interagit avec tout le réseau. Lorsque nous
peut offrir, on trouve parfois une certaine recherche d’« absolu » musical30, venue sans
doute du fait que les mathématiques ont pu être vues comme un paradigme de
notamment au contrepoint baroque, qui se laisse comprendre presque toujours aussi bien
quels que soient les instruments (à hauteurs définies) qui le jouent. Mais cet exemple est
trompeur : il peut nous mener à croire que toute musique où le timbre est simplement
porteur d’information (et non une information structurelle lui-même) résisterait aussi
bien à des transcriptions. Bien sûr, quand le timbre est porteur, des transcriptions sont
28
possibles pour lesquelles le morceau original est reconnaissable, mais il serait trop
réducteur de croire que dans une quelconque transcription toute la musique est préservée.
particulières, donc des actions sur l’œuvre de départ. Même pour celles où l’aspect
purement formel est central (l’exemple le plus célèbre étant sans doute L’Art de la Fugue,
de Bach), le choix des timbres qui finalement porteront cette information abstraite, qui la
placeront en condition d’écoute, n’est jamais anodin. De plus, au-delà de cette structure
devront être au cœur du travail de l’interprète. Ce qui fait durer L’Art de la Fugue n’est
donc pas sa relative indépendance du timbre, mais doit plutôt être du même ordre que ce
une pièce de quelques contraintes physiques, elle la laisse au moins sous l’emprise de
Une autre façon de se servir de cette abstraction absolue que sont les
mathématiques, encore dans le but d’obtenir une certaine pérennité de l’œuvre, serait de
construire ce que cette œuvre exprime autour de principes immuables tels ceux des
mathématiques. Un tel sujet n’aurait-il pas meilleure chance d’être toujours significatif
s’il pouvait se retrouver, comme certains sentiments, à travers les siècles et les cultures ?
On a pu l’espérer, mais cette condition est largement insuffisante pour garantir la qualité
30
V. FICHET, L. [1996], Les Théories Scientifiques de la musique, XIXe et XXe siècles, J. Vrin, Paris.
29
d’une pièce, de la même façon qu’une pièce qui représente la Nature ou l’Amour n’est
pas justifiée par son seul sujet32. En effet, toutes ces « démonstrations » de la musique ou
aucun des aspects extérieurs à la formalisation en question : les décisions prises par le
compositeur, extérieures au sujet qu’il traite, sont pourtant un point crucial dans la mise
indépendamment de ce qui sera modélisé, mais les résultats théoriques seront différents
selon ce choix. Les limites d’un corpus théorique choisi comme cadre d’une formalisation
indiquent déjà ce que son auteur veut privilégier ou éliminer de ses considérations.
Encore une fois, les mathématiques ne peuvent rien justifier par leur simple présence
dans une pensée musicale. Notre attention doit donc se porter autant sur ce qu’on
musique, pour pouvoir plus loin mieux définir ce que sera pour nous la représentation
musicale d’une idée mathématique. Ces manières se recoupent parfois, et nous ne visons
31
Compris tout au moins comme l’ensemble des appréciations que l’on puisse faire de l’œuvre.
32
Et encore que ce fût le cas, il resterait à prouver que « Nature » et « Amour » demeurent à travers les
siècles et les cultures chacun une seule et même chose.
30
pas à dresser une liste exhaustive des rapports qui peuvent s’établir entre les deux
disciplines.
Il convient de clarifier avant tout des termes que nous avons déjà employés, ceux
des objets de ce discours à travers un langage formel ou, plus simplement, un ensemble
de règles syntaxiques. Ainsi, une partition est une formalisation du discours musical ; la
pitch-class set theory33 est une formalisation du discours sur la musique (et peut servir
entre ces propositions, qui expriment symboliquement certains aspects d’un objet ou d’un
phénomène, de sorte que s’il y a une relation entre deux propositions alors une relation
existe entre les aspects de l’objet exprimés par ces propositions, et cette relation-là
exprime celle-ci34. Une modélisation est la construction d’un modèle à partir d’un objet
33
V. FORTE, A. [1977], The Structure of Atonal Music, Yale University Press, New Haven.
34
Nous prenons ainsi le mot selon son usage le plus courant, et non comme le prend la théorie des modèles
en mathématiques, pour laquelle un modèle est un objet (ou ensemble d’objets) dans lequel on retrouve les
propriétés d’une théorie.
31
en ceci que le modèle est doté d’une organisation interne qui dépasse la simple syntaxe :
l’objet modélisé (ou inversement), tandis qu’une formalisation en général ne cherche pas
à établir ce genre de lien. Les organisations que nous pouvons trouver dans les
manipulations des symboles d’une simple formalisation (comme celles que nous faisons
avec les éléments d’une partition) sont superposées à la syntaxe de ces symboles, mais en
sont en quelque sorte indépendantes : une formalisation peut servir selon plusieurs
logiques, tandis que dans la définition même d’un modèle on trouve déjà une façon
particulière d’enchaîner des propositions, de faire des « déductions ». Ainsi notre notation
est une formalisation qui peut servir autant pour manipuler des éléments d’un discours
musical baroque que des éléments de musique stochastique ; mais seule celle-ci modélise
une partie de son discours musical par la mécanique des gaz35 – certains comportements
35
V. XENAKIS, I. [1963], Musiques formelles, Stock musique, Paris.
36
MAZZOLA, G. [2002], The Topos of Music, Birkhäuser, Bâle.
32
« comme » le passage d’un diagramme à une logique de Heyting (ou à des propositions
mathématiques et que, dans tous les cas, l’idée d’exprimer symboliquement certains
aspects d’un objet implique ne pas en exprimer beaucoup d’autres : toute construction
formelle qui permette ainsi des manipulations abstraites est nécessairement une
simplification de ce qui est manipulé ; une telle construction est donc définie par les
proposer d’en faire encore, sans nécessairement nous servir de façon directe de ses outils
formels ou faire des calculs38. Rappelons que notre intérêt se porte sur les mathématiques
non seulement pour la formalisation, mais surtout par la place centrale qu’occupe dans
Si nous nous tournons à présent vers ce qui, dans les mathématiques, sera utilisé
37
Voir également MAZZOLA, G. [2005], Le rôle possible de la logique musicale dans une certaine
intellectualité mathématique (conférence du 16 avril 2005 lors du Séminaire musique et Mathématique à
l’Ecole Normale Supérieure).
38
Ils apparaîtront plus loin, dans les illustrations par des exemples musicaux.
33
ou à une partie de son œuvre, de son interprétation ou de sa théorie. D’un autre côté, en
quelque sorte à l’opposé de cet l’intérêt pour un résultat unique dans les mathématiques,
il peut envisager de comparer ce qu’il veut formaliser en musique avec toute une théorie
a. application
Si notre attention se porte sur un résultat isolé dans les mathématiques, nous
pouvons nous en servir comme outil dans la construction d’une œuvre ou d’une
interprétation. Nous nommerons cet emploi ponctuel d’une idée mathématique une
musique, par une espèce de « traduction » terme à terme de ce résultat. Cette approche
part du principe que la cohérence mathématique sera transmise au discours musical ou sur
équivalence entre les relations exprimées dans le résultat mathématique et celles qui
peuvent exister de façon musicalement pertinente entre les objets musicaux ou théoriques
musical est offert par Xenakis pour la construction de sa pièce Herma39, où deux
expressions équivalentes de la théorie des ensembles sont utilisées pour organiser entre
eux des ensembles de hauteurs. A l’intérieur de ces ensembles, une autre application
39
XENAKIS, I. [1963], Musiques formelles
34
organise les hauteurs, selon la théorie de la probabilité cette fois-ci40. Dans le domaine de
la théorie musicale, des applications se trouvent dans plusieurs traités, surtout vers la fin
l’harmonie tonale faites par C. Durutte à partir de polynômes42. Il n’est évidemment pas
question ici de faire équivaloir la qualité et les résultats de ces deux applications :
Une application ainsi faite établit une correspondance entre objets du discours
sémantique (au moins partielle) de cette théorie, mais une sémantique qui ne se limite pas
aux simples objets, comme elle le serait dans un langage formel de la logique de premier
ordre : elle impose entre les objets du discours des relations venues de la théorie. Le
dit, dans une application stricte tout jugement au sujet du discours musical ou sur la
musique porte en fait sur la théorie utilisée. Il s’agit pratiquement d’une modélisation,
mais construite en sens inverse, des mathématiques vers la musique. On se rend vite
compte de la problématique soulevée par une telle démarche : une application pose
40
Le fait que Xenakis organise les hauteurs stochastiquement « à la main » dans ces ensembles n’enlève
rien au fait qu’il s’agisse bien d’une application de la théorie des probabilités : le point crucial demeure
l’impact de cette théorie sur l’écriture, et le compositeur en connaît déjà suffisamment les applications
formellement strictes pour pouvoir les imiter.
41
Pour une vue d’ensemble sur ce sujet, voir l’ouvrage de FICHET, L. [1996], Les Théories Scientifiques de
la musique…
35
deviennent. Celui qui fait une application doit toujours (activement) faire revenir sa
pensée du côté musical ou musicologique. Les déviations de Xenakis par rapport à ses
schémas formels, bien que trop souvent citées comme argument d’inconsistance
insiste sur la rigueur et la pertinence musicales des résultats obtenus uniquement par ses
polynômes, il s’éloigne d’une théorie compatible avec l’esthétique musicale même qu’il
prétendait formaliser.
b. parallèle
Le musicien peut également porter son attention sur tout un ensemble articulé de
propositions mathématiques, sur une théorie entière. Dans ce cas, il ne s’agit plus de
traduire terme à terme une expression, mais plutôt de transposer une structure ou une
forme générale d’un discours à un autre, et nous nommerons cet emploi des
autant sur les enchaînements et les relations de concepts et d’objets que sur ces objets
42
DURUTTE, C. [1876], Résumé élémentaire de la Technie Harmonique, cité par FICHET, L. [1996].
43
En particulier, quand Xenakis recrée de façon informelle une disposition stochastique des notes à
l’intérieur des ensembles de hauteurs de Herma, il s’affranchit des problèmes d’une application stricte tout
en gardant un résultat sonore global précis, d’un genre obtenu originellement par une formalisation bien
36
entre deux formes de pensée, mais ici cela passe par des recouvrements plus ou moins
grands de l’une des formes de discours par l’autre, et non plus par un ensemble
d’équivalences directes. F. Nicolas établit, dans son discours théorique, deux parallèles :
d’un résultat est que, pour l’application, il s’agit de rapprocher de la musique un fragment
rapprochement, toute la théorie mathématique choisie est mise en relation avec tout le
discours musical ou sur la musique que l’on veut formaliser, et rien ne peut être isolé
d’un côté ou de l’autre. L’application se fait indépendamment des relations que peuvent
avoir ses termes (ce qui est appliqué et ce sur quoi on applique) avec leurs
« environnements » d’origine ; lors d’un parallèle, ce contexte est maintenu intact des
deux côtés. Sans définir une interprétation directe en musique des objets mathématiques,
le parallèle gagne la certitude de ne pas imposer des relations qui pourraient être
mathématique : on formalise des relations et des propriétés qui existent déjà. Cette
abstraction mène néanmoins à perdre la précision qu’a l’application dans le lien établi
précise (v. XENAKIS [1963]). Il s’agit là précisément de la représentation musicale d’une idée, comme nous
le définirons plus loin.
44
NICOLAS, F. [1994], Nombre, note et oeuvre musicales, Actes de la 3e ICMPC, Liège.
37
D’un point de vue plus directement pragmatique, nous pourrions dire qu’une application
met en jeu des procédés métonymiques (de substitution) tandis qu’un parallèle est plutôt
c. situations intermédiaires
formel » s’ils sont stricts : un élément isolé ou tout l’ensemble d’une théorie. Les
nécessairement mettre en jeu toutes les relations théoriques qu’ils pourraient entretenir
articulées (donc contrôlées) selon des critères musicaux autant que mathématiques
peuvent constituer, par exemple, une formalisation de plus ample envergure que la simple
application ponctuelle d’une formule, mais qui garde encore un caractère opératoire
pratique. Encore une fois, les choix du musicien qui précèdent la formalisation elle-même
sont cruciaux : les décisions sur l’utilisation visée, le contexte où cette utilisation pourra
45
NICOLAS, F. [1997], La troisième audition est la bonne (De l’audition musicale conçue comme une inté-
gration), Musicæ Scientiæ, no 2.
46
Ce qui n’enlève rien à son utilité en général, entre autres pour penser les outils directement opératoires de
la composition eux-mêmes, ou encore pour opérer à l’intérieur d’une analyse. Symétriquement, il nous
semble que l’application, comme nous l’avons définie, soit plus immédiatement utilisable dans la pratique
compositionnelle que dans la théorisation.
38
musique, peut être abordé à l’aide de schèmes ou de formalisations plus ou moins stricts,
. Notation
Pour un discours musical, la notation (quand elle existe) est sans doute l’aspect le
plus évidemment formalisable. En effet, notre notation traditionnelle surgit (ou du moins
concerne sa manipulation par celui qui note, du son vocal. Cette notation instrumentale
privilégie certains aspects sonores des instruments qui se retrouvent aisément dans la voix
chantée, comme une hauteur définie ou des durées « chantables » (ni trop longues ni trop
courtes), au détriment de ceux qui peuvent y être plus difficilement repérables, comme les
indique déjà ce qui pourra être plus facilement contrôlé par un ensemble quelconque de
règles issues de cette notation ou évoluant « autour » d’elle ; il indique peut-être aussi le
39
besoin de l’élargir et de la compléter, et dans quelle direction47. Ces limitations, qui sont
son), permettent justement de gérer diverses structures plus « grandes » que la note elle-
numérique du son màne à des notations qui permettent de gérer des structures plus
« petites » que la note. La notation, quelle qu’elle soit, effectue un découpage sur le
continu sonore pour l’exprimer dans sa syntaxe, et ce découpage, qui n’est jamais neutre,
permet des articulations logiques de ce continu sonore. En ce sens, il s’agit presque d’un
langage formel48 : on y trouve une quantité finie de symboles primitifs (portée, clefs,
notes, barres...) et une syntaxe, suffisamment précise pour pouvoir être implémentée dans
des logiciels de notation musicale, accompagnés d’une sorte de sémantique : les symboles
écrits signifient des gestes instrumentaux avec assez de précision, mais simultanément
assez de flexibilité, pour que plusieurs instrumentistes puissent « lire » une même
musique49. Bien entendu, la ressemblance s’arrête là : partition et langage formel ont des
47
Ce besoin a accompagné la notation depuis ses débuts : apparaissent selon des nécessités musicales les
régulateurs de dynamique, les symboles d’articulation ou d’attaque ; les indications d’ornementation
évoluent ou disparaissent. MONTEVERDI, dans Il combattimento di Tancredi e Clorinda [1624], indiquait
par « qui si lascia l’arco e si strappano le corde con due ditta » ce qui plus tard se noterait simplement pizz.
48
Comme, par exemple, ceux de FREGE, G. [1879], Begriffsschrift, ou de RUSSEL, B. & WHITEHEAD, A. N.
[1910-13], Principia Mathematica.
49
Nous identifions ici, et c’est une simplification volontaire, le « résultat » de la partition aux gestes des
instrumentistes (nous reviendrons sur ce sujet). Notons que ce point de vue permet de considérer également
un CD comme une sorte de partition qui doit également être « interprétée » par un lecteur.
40
objectifs très éloignés, ce qui apparaît justement dans le fait qu’une partition indique
quelque chose de bien plus vaste et plus flou (un geste instrumental) que ce que peuvent
indiquer les propositions de la logique de premier ordre (une valeur de vérité). De plus,
tandis que les équivalences de suites de symboles différentes sont au cœur de l’utilisation
« fertile » d’un langage formel (elles permettent les déductions), elles sont rarement de
grande utilité autour ne la notation musicale, justement parce qu’elles ne génèrent aucun
contenu (les équivalences logiques étant ici de la même espèce que remplacer une
blanche par deux noires liées, par exemple, ou un objet programmé par un patch qui
ordre les préserve) : on ne peut pas écrire la même chose de deux façons véritablement
voudrait pas trouver dans un langage formel (ou du moins dans la logique de premier
ordre).
Pour dépasser cette situation, il est toujours possible d’ajouter aux règles
proprement syntaxiques (pour ainsi dire internes) de la notation musicale d’autres règles
qui opèrent sur ses contenus, qui permettent de passer d’une suite de symboles à une
nouvelle suite. On va ainsi au-delà de la notation comme simple représentation d’un son
50
Cette constatation indique un lien particulier entre les aspects syntagmatiques et paradigmatiques du
41
d’une forme d’onde ; reprise d’un motif rythmique sur un nouvel ensemble de notes, ou
peuvent ainsi être vues (et formalisées) comme des contraintes qui demeurent
principalement syntaxiques (ce qui peut expliquer pourquoi il ne suffit pas de les suivre
pour produire de la musique consistante). Il est clair que ces règles sont d’un ordre
celle-ci est en effet mieux agrémentée pour la composition lorsqu’on lui ajoute à la fois
des façons de créer du matériau nouveau et des restrictions sur cette création. Il est
intéressant de remarquer que ces ajouts à la syntaxe de base de la notation ne sont pas
nécessaires pour l’interprétation (et donc pour l’analyse) : celle-ci n’agit pas sur la
notation, en son intérieur elle ne peut que trouver des relations entre des suites de
Notons, avant d’aller plus loin, que toute notation sous-entend déjà un système de
règles, et peut donc être envisagée comme une (première) formalisation. Si nous
inversons cette constatation, nous pouvons penser en fait que l’essence d’une
formalisation, quelle qu’elle soit, est d’être une sorte de notation, une façon de transposer
vers une pensée particulière ce qui est ailleurs moins compréhensible ou manipulable (ou
du moins l’est d’une autre façon). En effet, nous entendons que la principale motivation
pas d’elles-mêmes (elles ne sont pas données par les symboles en soi), mais dépendent
d’une certaine pensée formelle précise. Elles constituent en fait une sorte de définition ou
de concrétisation de cette pensée : nous pourrions dire qu’elles sont ce qui permet que
cette pensée ait lieu lorsque nous les employons52. Lorsque nous manipulons des objets
indirectement, à travers une formalisation, nous suivons donc une logique qui n’est pas
directement la leur, nous les encadrons selon une autre pensée, qui leur est extérieure53.
Nous pensons notamment aux modifications que subit l’idée sonore que peut avoir un
compositeur lorsqu’elle doit être notée ; cette différence de pensée entre différentes
52
Cf. WITTGENSTEIN, L. [1935], The Blue and Brown Books : « la pensée est essentiellement l’activité qui
consiste à opérer avec des signes. (…) Si d’ailleurs nous parlons du lieu où la pensée se déroule, nous
sommes fondés à dire que ce lieu est le papier sur lequel nous écrivons » (Cahier Bleu, [6]-[7]). L’idée
d’une pensée présente dans sa propre écriture transparaît également dans les Remarques sur les fondements
des Mathématiques (WITTGENSTEIN, L. [1939]). Notons toutefois qu’une syntaxe et des règles de
manipulation de sont pas encore à proprement parler une écriture, même si elles y sont indispensables.
53
Ceci ne veut pas dire que les objets manipulés ont nécessairement une logique propre, intrinsèque, ou
qu’ils en ont une qui est inaccessible directement ; mais une formalisation n’est pas neutre, et sous-entend
43
Ce point de vue nous conduit à donner une place centrale dans la recherche que
critique d’un système symbolique quelconque. Le déploiement d’une pensée par une
ou plusieurs ordres interdépendants. Nous pouvons dire que l’écriture s’inscrit ainsi dans
un temps logique, dans le sens où nous pouvons la suivre dans son déroulement. Sur ce
qui est déjà écrit, il arrive que l’on puisse suivre ce déroulement de façon linéaire, mais le
plus souvent l’ordre présent dans l’écriture en soi est plutôt paradigmatique que
« physiques ») des symboles, mais aussi, et en large mesure, des relations que peuvent
avoir entre eux des symboles notés lointainement l’un de l’autre56. Ce temps dessiné par
une notation n’est alors pas rigide, il permet des sauts, des raccourcis, des retours. En
une façon de manipuler (avec ses conséquences) que d’autres approches (et même d’autres formalisations)
n’impliquent pas forcément.
54
Naturellement, des limitations plus triviales de la partition, comme l’imprécision relative de timbre et
d’articulation temporelle, sont à la source de cette impasse, mais nous dirions que la partition propose un
type d’articulation (et non seulement d’échelle) du sonore souvent incompatible avec les articulations,
même macro-temporelles, de la musique électroacoustique.
55
Ces termes sont le plus souvent présents dans le vocabulaire de la linguistique, cf. par exemple
SAUSSURE, F. [1916], Cours de linguistique générale. Nous voulons toutefois les garder ici sans toutes les
implications de cette discipline, dans les sens suggérés par leur étymologie. Ainsi, nous comprendrons
syntagmatique comme ce qui a trait à l’enchaînement et aux possibilités de combinaison, et paradigmatique
comme ce qui a trait à la comparaison et aux possibilités de substitution.
44
développement d’une sonate classique sans devoir nous attarder sur le deuxième thème
lorsque le compositeur écrit un passage il peut se servir d’éléments qui ont déjà servi, ou
qui deviendront un matériau à part entière plus tard dans l’œuvre, et ce regard dans le
futur n’a pas lieu (de la même façon, en tout cas) lors de l’écoute. Cette double
que selon la façon même de noter (syntagmatique), donne une topologie particulière au
temps logique. Il est ainsi forcément séparable (et le plus souvent séparé) d’un temps
volonté57, l’écriture peut se superposer à elle-même, être influencée par ses propres
différentes simultanément. L’idée d’écriture rend possible par là même celle de relecture,
qui est également essentielle, selon notre point de vue, pour la possibilité d’une
processus compositionnel comme une série d’actions sur et à l’intérieur d’un réseau de
réseau même58. Autrement dit, pour écrire de façon consistante il faut constamment
pouvoir relire ce qui est déjà écrit ; la mémoire active des états antérieurs de ce réseau
56
C’est encore plus fortement le cas lorsqu’il s’agit de ce qui est en train de s’écrire.
57
Nous reviendrons sur ces replis des temps et espaces logiques dans le chapitre sur la géométrisation.
45
participe à la détermination des états suivants. Soulignons que c’est ici cette mémoire
d’organisation et de génération du matériau musical, tel celui qui a lieu dans une
improvisation, comme une sorte d’écriture – le temps logique peut alors voir sa
travail l’idée d’écriture associée à celle d’une notation, comme nous le sous-entendions
plus haut.
b. analyse et relectures
précisément comme l’organisation de ce réseau. Si une analyse doit être plus qu’un
simple suivi des évènements d’une œuvre, il faut en effet qu’elle permette la mise en
ces relations et de rapports entre des éléments internes et externes à l’œuvre. En quelque
58
A l’image de ce que propose Vaggione : « des systèmes complexes mettant en jeu une pluralité de
niveaux opératoires », dans VAGGIONE, H. [2001], Some Ontological Remarks about Music Composition
Processes.
59
Nous partons ici du principe qu’un improvisateur a un vocabulaire musical interne (non nécessairement
partageable par écrit ou par la parole) qui lui permet de se référer indirectement à des éléments musicaux,
c’est-à-dire pas seulement en se remémorant une phrase en soi, par exemple, mais en lui associant d’autres
contenus. Les limitations sur la complexité que l’on peut ainsi gérer mentalement nous indiquent encore, si
46
à un réseau de liens logiques60 entre ces objets, et entre eux et un contexte qui
plus souvent une partie de ce réseau précède l’analyse, justement sous la forme d’un
constructions. Plusieurs types de liens entre objets (musicaux ou symboliques) sont déjà
définis, avant que l’analyse ne commence, si nous savons à quel style nous avons affaire,
parfois même simplement par le choix d’une méthode (comme c’est le cas avec l’analyse
schenkerienne, qui est une méthode d’analyse munie d’une syntaxe62). Mais il est
préalables, comme dans l’analyse contrastive63. Dans tous les cas, ce réseau de
elle, il n’a pas la possibilité de rappeler des éléments qui sont ailleurs dans le temps
logique que là où se porte son attention immédiate, et ainsi d’agir sur l’ordre linéaire et
besoin était, qu’une notation n’est pas simplement une façon de préserver des idées, mais bien aussi de les
travailler (autant en musique qu’ailleurs).
60
Nous qualifions ici ces liens de logiques simplement pour les différencier d’éventuels liens matériels (de
proximité ou de congruité) ; il n’y a pas nécessairement la possibilité d’un enchaînement formel consistant
entre eux.
61
C’est le cas même pour l’analyse paradigmatique, proposée par RUWET, N. [1972], Langage, musique,
poésie, puis par NATTIEZ, J.-J. [1987], Musicologie générale et sémiologie. En effet, Nattiez lui-même
souligne que le problème de l’analyse (paradigmatique ou assimilée) est avant tout celui de la segmentation
d’un énoncé sur son axe syntagmatique (conférences à l’ENS de Paris, 1992, cité par VOISIN, F. [2003],
L’analyse musicale contrastive).
62
Cf. SCHENKER, H. [1935], Der freie Satz (L’écriture libre, trad. N.Meeùs, éd. O.Jonas), Mardaga, Liège,
1993.
63
Cf. VOISIN, F. [2003], L’analyse musicale contrastive.
47
univoque des juxtapositions d’objets pour en extraire un ordre des comparaisons d’idées
et de fonctions.
L’idée de relecture, énoncée de cette façon, peut paraître triviale mais a en fait des
pièce), dépendent de pouvoir reprendre comme données d’« entrée » leurs résultats. Hors
de l’informatique musicale, des situations semblables surgissent : travailler sur les détails
d’une pièce et leur participation à la forme globale, mettre en relation ou en évidence les
rôles d’un même matériau à deux endroits différents d’une pièce, sont des actions qui
demandent bien plus qu’une seule lecture de ces contenus musicaux. Ainsi, notre
attention au long de ce travail se portera sur la musique lorsqu’elle est écrite (soit au
moment de sa composition, soit lors d’une analyse, comme transcription), et sur les
enjeux de la formalisation de cette écriture (et autour d’elle)64. Bien sûr, l’écriture
seulement parce que le temps logique peut se replier, mais aussi à cause du temps de
réflexion lié à l’écriture (et aux relectures) de quoi que ce soit65 – elle ne se fait
64
Dans ces cas, l’écriture tient pour la musique une place comparable à celle qu’elle tient pour les
mathématiques : c’est en elle que « s’exerce » la pensée, elle constitue la trace logique (et de la logique) du
monde musical ou mathématique. C’est ici que nous avons véritablement la concrétisation d’une pensée,
dont nous parlions auparavant.
65
Ce temps de réflexion est en quelque sorte le temps chronométrique où s’inscrivent les actions sur et dans
les temps logiques de la composition et de l’analyse.
48
être soumis à des règles, formalisé. Ainsi, une sonate, un rondeau ou une fugue (surtout
vus comme des déroulements particuliers) ont des définitions assez précises. A l’intérieur
même d’une « note » on peut établir un système de normes pour construire la micro-
des thèmes d’une sonate, ou la sonate elle-même), ces règles ont une portée syntaxique
limitée, comme pour la notation : vers leur « extérieur », elles ne permettent pas de
l’« intérieur », elles n’atteignent pas des échelles temporelles ou de détail plus petites
qu’un certain ordre. Ainsi, uniquement à partir des règles de construction d’un rondeau,
d’une sonate, les thèmes principaux doivent être repris dans la tonalité principale, mais
aucune contrainte n’est donnée quant aux changements à faire sur les transitions entre
thèmes, ou sur les modifications que subira le second thème pour passer à cette tonalité
trouvons plus fréquemment des exemples de règles de déroulement qui agissent autant
sur une « note » qu’à son intérieur, et qui définissent des possibilités pour d’autres
« notes » à partir d’une première (nous pensons notamment aux algorithmes de synthèse
49
davantage que la notation d’un langage formel. En effet, la syntaxe de ces déroulements
est d’un ordre supérieur à celle qui organise les symboles d’une transcription : des
articulations se font entre des déroulements mais aussi en leur intérieur, sans toutefois
épuiser cet « intérieur syntaxique ». Nous savons souvent, dans certaines échelles
temporelles (de l’ordre d’une phrase ou d’un motif, par exemple), comment définir des
enchaînements de déroulements différents sans pour autant avoir défini complètement ces
de formaliser des modulations (ou des séquences modulantes) générales, qui s'appliquent
à différents matériaux.
de ces déploiements. Nous savons interpréter une note sur une portée par un geste
instrumental ou vocal, l’indication est suffisamment claire ; mais que dénote la forme
d’un rondeau, par exemple ? La réponse simple à cette question est qu’une telle forme ne
dénote qu’elle-même, qu’elle est tout son contenu. Cependant, ceci les placerait à ce que
66
Comme ceux de ROADS, C. [2002], Microsound, MIT Press, Cambridge.
67
Spécialement lorsque Xenakis utilise la physique des gaz comme modèle. V. XENAKIS, I. [1963],
Musiques formelles.
50
l’objectal »68 ; or les manières de déployer la musique (comme un rondeau, par exemple)
que j’écoute un rondeau, je sais que le refrain reviendra, même s’il revient modifié. Les
objets de cet univers interne sont donc, du moins en partie, « déjà spécifiés par des
opérations de pensée diversifiées et multiples (...) qui, ce qui nous semble capital, ne sont
plus astreintes à seulement s’exercer sur le terrain sensible délimité par nos
musicale : celle-ci agit sur un objet qu’elle ne définit pas à l’intérieur de soi-même, qui
existe au-delà de sa simple manifestation (locale) dans le temps70. Mais ces possibilités
d’évolution des objets musicaux sont justement ce qui définit la forme en question : nous
voulons ici comprendre la forme comme ce qui constitue des mondes possibles, des
68
GRANGER, G.-G., La notion de contenu formel et Contenus formels et dualité, in GRANGER, G.-G. [1994,
p.46., p.62], Formes, opérations, objets.
69
Idem, p.47.
70
Nous prenons ici le risque d’attribuer un contenu formel à la musique, alors que Granger soutient que ce
n’est que de la logique, des langues naturelles et des mathématiques que peut surgir un vrai contenu formel.
Nous croyons qu’il y a une ressemblance entre musique et langage naturel dans la constitution de leur
consistance (une organicité infondée et pour ainsi dire informelle, à l’image des jeux de langage de
Wittgenstein), d’une part, et d’autre part une ressemblance des idées de forme en logique, en mathématique
et en musique, qui permettent l’apparition de contenus formels. Granger plaçant les contenus formels en
quelque sorte en amont des jugements synthétiques a priori de Kant, nous irions jusqu’à dire que leur
existence en musique est tout à fait compatible avec (voire suggérée par) le fait que nous sachions toujours
ce qu’est la musique sans pouvoir pour autant la définir.
71
Nous verrons dans le chapitre consacré à la géométrisation comment cela équivaut à considérer la forme
d’une œuvre comme une géométrie ou comme un espace formel.
51
sont les évolutions effectives de ces objets musicaux (celles qui effectivement ont lieu)
donnent à entendre cette forme dans le temps. Autrement dit, savoir que j’écoute un
rondeau m’informe que le refrain reviendra, mais ce n’est qu’à l’écoute de ce retour que
je sais comment il est revenu, et donc que je connais la forme de ce rondeau particulier
(entre autres, ce n’est qu’à l’écoute que je peux constater qu’il s’agit effectivement d’un
rondeau).
Le contenu formel d’une forme musicale ne peut donc pas la dépasser, ce contenu
est intérieur à la forme72. On pourrait dire qu’il est en fait intensionnel, au sens logique
du terme : il permet de définir et de comprendre cette forme. A l’écoute, par contre, n’est
qui pourrait avoir d'autres réalisations73. Cette constatation peut mener à une discussion
extensionnelles, définies à chaque écoute ; n'y a-t-il alors que des extensions unitaires (ce
qui empêcherait de nommer des formes) ; peut-on connaître une forme musicale
première fois peut-elle être un cas particulier d'une « forme » plus générale ? Nous
éviterons ici ces arguments qui, il nous semble, touchent plus directement à des questions
72
Mais pas aux objets eux-mêmes, manifestes dans cette forme d’une manière particulière.
73
Pour simplifier, nous pouvons dire que l'intension d'un concept est l'ensemble des propriétés nécessaires
et suffisantes pour que quelque chose fasse partie de ce concept ou soit désignée par lui; et que son
extension est l'ensemble de tout ce qui fait effectivement partie du concept ou est désigné par lui.
52
l'interprétation d'une forme s'appuie sur son extension, tandis que la composition d'une
Sans cette sémantique précise, on n’a pas à strictement parler un langage des
formes – pas de vocabulaire, de syntaxe ou de règle d’opération bien définis, pas même
des éléments générateurs de forme (ou pas un ensemble discret de ces éléments). Peut-
être paradoxalement, c’est justement cela qui rend ce domaine particulièrement propice à
la formalisation : chacun de ces éléments doit être intégralement composé pour qu’une
règles, peut apparaître. Notons que ceci vaut autant pour la production d’une œuvre, qui
modifient, que pour l’analyse, lorsqu’il s’agit de produire un modèle formel que l’œuvre
compositeur construit l’ensemble des règles qu’il suivra, et également les possibilités de
ainsi les ensembles possibles de règles parmi lesquels, selon lui, se trouve celui que
l’œuvre analysée suit. C’est dans les deux cas la composition d’un processus, formé des
74
Ou avec cette intension, s'il s'agit d'une forme déjà établie.
53
travail sur la forme d’un côté et, de l’autre, les langages formels ; nous venons de voir en
effet combien ils diffèrent. Si nous insistons sur ce parallèle, c’est bien parce que nous
considérons toute formalisation comme une sorte de notation, donc comme une écriture,
et que la question d’un rapport entre écriture (surtout si elle est formalisée) et langage
rapprochement il est possible d’entamer une discussion sur la sémantique musicale. Plus
précisément, nous pouvons commencer à chercher ce que peuvent désigner des objets
avec une discussion sur la « poétique musicale » ; pour l’instant, nous pouvons dire plus
musicale est de définir et différencier ce que la musique montre et ce qu’elle dit76 ; une
autre question non moins importante est celle des limites (pour ainsi dire internes) d’un
prendre avec plus de précision la notion de contenu formel77 pour aborder les renvois
75
Au sens large: objets sonores dans un contexte local, phrases, sections, jusqu’à une œuvre entière.
76
Ces deux actions s’excluent mutuellement pour le Wittgenstein du Tractatus [1922].
77
GRANGER, G.-G. [1994], Formes, opérations, objets.
54
discours sur la musique peuvent eux aussi être formalisés. Il est peut-être inévitable de
parler de musique en employant occasionnellement des termes qui lui sont extérieurs : la
classique se nourrit autant de grammaire que de biologie78 ; des liens sont tissés entre
architecture, peinture et musique par la Bauhaus79 ; les sons des instruments et des voix
ont des tailles et des forces comparables à celles d’objets de la vie courante chez les
Kamayurá du Xingu80. Mais ces renvois à l’extramusical ne constituent pas toujours une
formalisation, car il n’est pas toujours question de manipuler indirectement des objets ou
a. théories de la musique
reste pour nous la plus célèbre, parce que fondatrice d’une vision particulière de la
musique (et du monde), est sans doute celle de l’école pythagoricienne. Nous avons là
78
PREDA-SCHIMEK, H. [2003], Regard sur la genèse des théories de la forme, entre classicisme et
romantisme (1790-1845), Musurgia, X/2. Pour l’auteur, la hiérarchie formelle de la forme classique, qui
remplace la vision baroque de la musique comme discours rhétorique, est étayée par au moins trois
modèles : le modèle périodique, provenant de la musique de danse et de la versification poétique ; le
modèle hiérarchique, provenant de la grammaire et de la biologie ; et le modèle évolutif, emprunté
probablement aussi à la biologie.
79
KANDINSKY, W. [1926], Point et Ligne sur Plan. Bien sûr, la discussion de Kandinsky est centrée sur la
peinture, mais le vocabulaire est tellement partagé, pour lui, entre les deux disciplines qu’il pourrait presque
s’agir du mouvement inverse. Un lien différent entre musique et architecture traverse la pensée que l’on
retrouve chez XENAKIS, I. [1971], musique : architecture.
55
(formation de gammes, par exemple) mais aussi à une compréhension de ce qu’est et peut
inversement (comme le rapport entre nombre, mesure et hauteur d’une note). Cette
théorie était consistante (libre de contradictions internes), mais aussi complète, car elle
prenait en compte toute la musique qu’elle pouvait connaître ; c’est, à notre connaissance,
la seule qui ait été ainsi, probablement grâce aux « limites » (géographiques et autres) de
philosophie82.
Au XVIIIe siècle seulement, une autre théorie faisant un nouvel usage des
musicale : les vibrations du Corps Sonore étudiées par Rameau83. L’une des différences
80
Cf. MENEZES BASTOS, R. J. [1978] A musicológica Kamayurá. Para uma antropologia da comunicação
no Alto-Xingu, Funai , Brasília.
81
Mais ce n’est pas la première application musicale de principes mathématiques : la théorie, purement
arithmétique, des douze liu daterait de 2637 av. J.-C., en Chine. Cf. KELKEL, M. [1988], Musique des
mondes (cité par CHOUVEL, J.-M. [1995], La Physique et l’Esthétique. Une analyse épistémologique des
modalités de connaissance du phénomène harmonique).
82
Plusieurs théories mathématiques de la musique ont existé depuis, mais elles sont le plus souvent
inconsistantes ou incomplètes. Il est possible que celle proposée par MAZZOLA, G. [2002], The Topos of
Music, soit complète et consistante, même si sa complexité et son orientation (autant mathématicienne que
musicienne) peuvent rendre difficile son dialogue avec d’autres théories (non mathématiques) largement
adoptées. Elle nous semble néanmoins avoir les mérites de n’exclure aucune pratique musicale, de
formaliser plusieurs théories musicales existantes et de proposer aux mathématiques de nouveaux
problèmes.
83
RAMEAU, J.-Ph. [1722], Traité de l’Harmonie, réduite à ses principes naturels, et RAMEAU, J.-Ph. [1737],
Génération Harmonique (loc. cit.). Avant lui, Zarlino, dans les Istitutioni harmoniche [1558], employa des
56
qu’a cette approche de celles qui la précèdent est l’utilisation, certes sous un prisme
rapports entre des entités physiques dictent des rapports entre des entités musicales
formalisations de la théorie musicale, jusqu’au XXe siècle, feront référence à l’une de ces
deux visions pour manipuler symboliquement la musique : celle des rapports numériques
b. analyses et styles
d’un style ou d’un système particulier. Ainsi, Schenker propose une nouvelle notation
pour l’analyse d’œuvres tonales84 ; Forte se sert de l’algèbre abstraite pour étudier la
musique atonale85. Bien entendu, tout outil servant à l’analyse peut être repris par les
l’école sérielle86 ; une arithmétique des proportions chez Stockhausen87 ; la théorie des
fractions pour construire une gamme naturelle qui « corrigeait » celle de Pythagore ; mais c’est Rameau qui
le premier échappe à cette recherche basée exclusivement sur des proportions numériques.
84
SCHENKER, H. [1935], L’écriture libre. Notons au passage que Schenker cherche aussi à justifier son
approche par les harmoniques naturelles.
85
FORTE, A. [1977], The Structure of Atonal Music.
86
BOULEZ, P. [1963], Penser la musique Aujourd’hui, Gonthier, Genève. Notons que plusieurs de ces
manipulations étaient déjà présentes chez SCHOENBERG, A. [1911], Harmonielehre (Traité d’harmonie), et
certaines même, bien sûr, dans le contrepoint baroque. Cependant, elles deviennent chez Boulez la
constitution même du musical : « L’univers de la musique, aujourd’hui, (…) est né de l’élargissement de la
notion de série ». Le cas est semblable pour les exemples suivants : les formalisations y sont bien plus
qu’un simple outil de composition.
57
probabilités chez Xenakis88. Il ne s’agit plus ici de construire un cadre formel pour une
de sorte que l’interaction entre les règles, choisies pour la composition ou l’analyse de la
pièce, et leur utilisateur est elle-même soumise à d’autres règles, d’un « ordre » supérieur.
Il est possible avec ceci d’approcher une définition formelle de ce qui peut être un style
ou une école89, et l’acte de cette définition n’est pas totalement séparé, dans le travail du
« accent » à l’intérieur d’un style, ni de la définition ou du choix d’un accord ou d’un son
demeure formé de plusieurs niveaux simultanés de décisions qui interagissent entre eux90.
Les titres des « écoles » de composition, qui pourraient s’informer de ces cadres formels
plus vastes, sont donnés généralement bien après la production de plusieurs œuvres plus
ou moins indépendantes, faites sans penser toujours à leur insertion dans une
« généalogie » de cette sorte ; les définitions de styles et de systèmes sont ainsi le plus
distinction précise des différences d’ordre logique dans les ensembles de règles, dont le
87
Cf. COTT, J. [1979], Conversations avec Stockhausen, Lattès, Paris (en particulier pp. 211 ss, pp. 251 ss).
Le sujet apparaît aussi dans certaines des Lettres à Pierre Boulez, STOCKHAUSEN, K. [1953-60], Livret-
programme du Festival d’Automne à Paris de 1988, Contrechamps.
88
XENAKIS, I. [1963], Musiques formelles.
89
Une approche assez précise de ces notions se trouve chez BABONI-SCHILLINGI, J. [2005], La musica iper-
sistemica. L’auteur y construit les concepts de forme, style et système à partir d’un double critère de
nécessité et causalité appliqué à des phénomènes sonores, générant sonèmes, morphèmes et stylèmes.
90
Là-dessus, voir VAGGIONE, H. [2001], Some Ontological Remarks…
58
compositeur n’a pas nécessairement à s’occuper, peut devenir plus importante lorsqu’il
s’agit d’établir une hiérarchie entre ces règles à l’intérieur d’une pièce et d’un ensemble
de pièces, comme peut le faire l’analyse d’un style ou la construction d’une théorie.
c. compréhension et communication
formelle peut être menée jusqu’à l’étude des éléments qui permettent la compréhension
d’une œuvre, ou qui assurent son intelligibilité. Ainsi, Lerdahl et Jackendoff étudient la
comparables à celui que l’on peut établir pour formaliser la compréhension d’une
langue91. Antunes aborde également la question des moindres éléments porteurs de sens
Quoique ces sujets demeurent souvent hors de la portée de notre étude, les recherches qui
avoir des retombées non négligeables sur une recherche de représentations musicales
d’idées mathématiques. En effet, dès lors que nous visons une quelconque efficacité de
91
LERDAHL, F. & JACKENDOFF, R. [1996], A Generative Theory of Tonal Music, MIT Press, Cambridge.
92
ANTUNES, J. [2001b], Le Sémantème, in Emotion & musique, EDK, Paris.
93
V. MOLES, A. [1972], Théorie de l’Information et Perception Esthétique, Denoël, Paris.
59
eux-mêmes. En particulier, cela nous intéressera lorsqu’il sera question du sens dans une
formalisation.
discours sur la musique ; application et parallèle), dont nous allons nous servir pour
localement94 des idées mathématiques, plus ou moins isolées de leurs contextes purement
scientifiques, et des idées musicales, en articulant des aspects internes et externes d’une
œuvre.
musicale ce qui peut mener à des représentations, et pas simplement des éléments formels
ou formalisables ; nous ajouterons à cela la possibilité d’en obtenir dans une certaine
« poétique musicale »95. Bien sûr, nous considérerons qu’une application ou un parallèle,
comme nous les définissions plus haut, sont déjà un pas dans la direction d’une
représentation – en effet, formaliser en utilisant les mathématiques est déjà les inclure
94
C’est-à-dire pas seulement en les employant ponctuellement, mais pas nécessairement non plus de façon
globale.
95
Nous reviendrons dans le troisième chapitre sur le sujet d’une poétique musicale, de sa définition et des
sens que peut prendre cette expression dans le contexte de notre travail. Nous pouvons ici nous
accommoder de la notion suffisamment vague de « sens, expression, message » de la musique.
60
dans son œuvre ou son interprétation. Nous voulons ici aller plus loin que ces premières
approches en nous permettant de considérer plusieurs points de vue simultanés sur les
mathématiques (ou sur l’idée à représenter) et surtout sur les processus de composition ou
d’interprétation.
décisions sur ce qui, dans les mathématiques, va servir et ce qui, en musique, portera ce
ainsi être mené à nous éloigner d’une stricte consistance mathématique. Les actions en
jeu dans le côtoiement de ces deux disciplines sont ici avant tout celles d’un musicien96 ;
final ne peut être qu’un contenu purement musical, auquel les mathématiques auront pu
utilisation des mathématiques qui peut ainsi les « déformer », c’est bien parce qu’il y a ici
une manipulation indirecte des idées et objets mathématiques au même titre que les
musicaux, voire avec ceux-ci. De la même façon que nous prenons position à la fois dans
le discours musical et le discours sur la musique, nous emploierons un discours sur les
96
Nous considérons les actions d’un musicien en lien étroit avec sa perception et son appréhension de la
musique ; sans ces actions, l’idée même d’une pertinence musicale n’aurait pas de sens. Pour reprendre les
mots de Vaggione, « des choses comme des thesis, des contraintes, des choix, et ainsi de suite, ne seraient
pas musicalement pertinentes si elles étaient dépourvues d’implications touchant directement à des
questions d’action et de perception, c’est-à-dire, révélant un engagement à l’action qui dépend de la
perception comme une instance de contrôle » (dans VAGGIONE, H. [2001], Some Ontological Remarks…).
61
Lorsqu’on prend les mathématiques comme plus qu’un outil ou qu’un modèle de
raisonnement, la question se pose s’il est possible d’établir un lien effectif entre ces
disciplines, pour aboutir à une action musicalement perceptible (et pertinente) à la fois
sur des éléments internes et externes à une œuvre – ce qui n’est pas nécessairement dans
l’effectivité d’un lien (ou même son efficacité) sera construite sur son intelligibilité, et il
faut ici faire la différence entre une intelligibilité du côté musical et une autre du côté
mathématique : de celui-ci, un lien est effectif s’il nous permet de saisir plus clairement
les concepts mathématiques (ou simplement formels) qui y sont présents ; de celui-là, s’il
musique d’aborder un thème comme un autre, mais ici ce thème n’est pas quelconque. En
effet, étant donnés tous les aspects formels qui peuvent être présents dans la pensée
musicale, l’établissement d’un tel lien effectif et efficace ne saurait être trivial97. Il a
cependant déjà existé, au moins dans ce passé, devenu parfois presque « mythique », de
97
Nous pensons ici à l’établissement théorique a priori de ce lien, en quelque sorte de ses conditions
d’existence. L’utilisation fertile des mathématiques n’est évidemment plus à prouver, mais doit être
toujours reconstruite, d’où l’intérêt de l’interrogation théorique. Ce sujet est abordé par plusieurs auteurs ;
citons, entre autres, les textes de NICOLAS, F. [2000], [2005a], MAZZOLA, G. [2005] et ANDREATTA, M.
[2005].
62
musique est immédiat : l’être est nombre, les relations entre sons ne peuvent être que des
relations mathématiques. Plus tard, avec Aristoxène, la théorie musicale se trouve plus
les XIe et XIIIe siècles, en rapprochant Pyhtagore de Platon et Aristoxène d’Aristote), pas
science. C’est à cette époque que se formaient la musique et sa théorie telles qu’elles
seraient connues en Europe pendant les quatre ou cinq siècles à venir99. Notre culture
éléments plus ou moins formels (ou formalisables), et parmi eux ceux que nous
simple. Le discours musical n’en devient que plus complexe et riche, mais évidemment il
Ceci n’a pas empêché la musique du XXe siècle, dont le discours serait, si l’on en
98
L’aperçu historique qui suit est certes bien maigre, mais nous ne voulions pas en faire plus qu’un simple
survol. Nous renvoyons en particulier à SZABO, A. [1977], Les Débuts des Mathématiques Grecques, Vrin,
Paris, et à BURTT, E.A. [1952], The Metaphysical Foundations… Rappelons aussi que CHOUVEL, J.-M.
[1995], La Physique et l’Estéthique… cite des liens dans un passé encore plus lointain.
99
Il est intéressant de remarquer que cette « opposition » entre Pythagore et Aristoxène peut en quelque
sorte se retrouver plusieurs fois au long de l’histoire de la musique occidentale. Ainsi, on peut la voir dans
les théoriciens classiques ou pré-classiques qui suivent plutôt Zarlino ou Rameau, et jusqu’au choix d’un
modèle physique du son par l’école spectrale comme paradigme compositionnel, s’écartant de la sorte de
63
son discours, sans pour autant rapprocher les résultats d’une œuvre musicale de résultats
travers un lien au moins perçu (mais nous croyons qu’ici il a été effectivement construit
de façon pragmatique) entre ces deux formes de discours, malgré cette distance. Si l’on
considère maintenant que cet appel à une autre discipline est fait en réalité pour obtenir
ne peut être fait par ajout d’éléments complètement externes aux modalités
d’appréhension de celles-ci, il faut conclure que la possibilité de percevoir (et à plus forte
raison de construire) un lien entre musique et mathématiques n’a jamais cessé d’exister,
et musique ne peuvent plus être confondues : il n’y aurait pas de sens à percevoir un lien
qui franchit une distance nulle. L’élément indispensable à cette perception est donc
justement cette séparation, et de quelle façon elle évolue100. C’est encore une fois à
l’intérieur de cet espace entre les deux disciplines, ou plus précisément par-dessus lui,
que peut se construire une relation. Pour qu’elle soit effective, il doit être possible de
trouver d’un côté et de l’autre des éléments au moins homologues, sur lesquels elle
l’algèbre sérielle. Xenakis demeure pour nous l’un des seuls à s’être servi sans préférence de ces deux
visions.
100
Le déploiement de cette distance dans le temps est crucial à la possibilité d’établir le lien que nous
cherchons. En effet, ce serait exiger bien peu que de demander à quoi que ce soit d’être simplement
différent des mathématiques pour pouvoir les y relier. Nous partons ici d’une situation de relative proximité
64
s’appuiera. Toute complexité dans le discours musical à laquelle il est possible d’attribuer
une certaine « logique » devrait pouvoir servir de départ à une connexion avec les
mathématiques car, dans notre culture, une logique en ce sens est toujours
concède volontiers au discours musical une logique (ou même plusieurs), qui articule
entre eux les divers niveaux de déroulement temporel d’une œuvre et qui énonce, pour
ainsi dire en temps réel, lors de l’audition, la syntaxe du matériau sonore employé. Ainsi,
des points permettant l’établissement d’un lien entre mathématiques et une œuvre
musicale existent, et au moins ceux-ci (car il peut y en avoir d’autres) ne dépendent pas
l’ensemble des œuvres musicales est au moins une partie de la musique, il est possible
Soulignons que l’effet de ce lien sur l’écoute musicale peut être accompagné d’un
mises en jeu, mais ceci n’est nullement nécessaire, à moins de vouloir faire une musique
la représentation musicale d’une idée mathématique (ou de plusieurs) est d’ordre musical
en premier lieu. Il ne s’agit pas de faire percevoir, dans une pièce, la construction des
nombres réels ou une algèbre de Boole, mais simplement de donner plus à appréhender
qui, par des influences diverses sur les deux côtés, mène à une distance et une indépendance de plus en plus
65
dans une pièce, en la composant ou en l’interprétant : c’est ainsi que l’établissement d’un
lien effectif (comme nous le définissions plus haut) entre musique et mathématiques est
possible.
Cette approche, quoique très simple, peut déjà porter ses fruits. Elle s’appuie,
comme la seconde définition que nous donnerons ensuite, sur une proximité ou une
symétrie que nous voulons bien percevoir entre les pensées mathématique et musicale,
plutôt que sur la simple supposition d’un transfert possible de cohérence de l’une à
l’autre, ou d’un enrichissement musical fourni par une formalisation. Nous jugeons en
effet que la pensée musicale est essentiellement formelle : elle met en relation diverses
mathématicienne ; dans les deux disciplines, des questions d’ordre esthétique guident des
décisions sur plusieurs plans. Sous un autre angle, la pensée musicale diffère
tout élément physique, ni être représentée de façon précise par un ensemble discret de
mathématiques le sont moins nécessairement. C’est en suivant ces intuitions que nous
avons composé Toute fonction dérivable est continue (2001) et Princípio de Cavalieri
(2002). Ces pièces s’inspirent directement de théorèmes (d’où leurs titres), qui sont
son déroulement102.
mathématique. Parmi les diverses manières d’atteindre ce résultat, nous en avons choisie
qui indiquent un voisinage autour du point x0. Nous avons alors voulu représenter
musicalement ces voisinages, en premier lieu par des oscillations autour d’un « point »
fixe :
101
Dans la peinture et la sculpture, certaines œuvres de Bernar VENET suivent cette direction.
102
Les commentaires qui suivent ne se veulent naturellement pas des analyses complètes de ces œuvres.
Nous nous en servons simplement pour illustrer la discussion.
103
Pour soprano, baryton, flûte/piccolo, clarinette/clarinette basse, cor, violoncelle, percussion. Voir
partition en annexe.
67
des sonorités :
d’une fonction. Nous l’avons prise textuellement, telle qu’elle apparaît dans la
démonstration, dite ou chantée par les chanteurs. Mais nous nous sommes également
servi de l’image la plus souvent associée à la dérivation, celle de la droite tangente à une
son milieu une seule note en commun avec une figure ascendante-descendante de la
clarinette basse.
manipulations musicales à l’intérieur de la pièce. Ainsi, l’on retrouve des « courbes » qui
69
échangent des points communs, et des variations de sonorité associées plus directement
au texte.
pièce, aucune d’entre elles ne prend plus que quelques mesures à la fois (encore qu’il y
ait des reprises : une même inégalité peut être présentée de plusieurs façons différentes,
par exemple). L’enchaînement de ces représentations est plus libre, mais suit quand
souvent les parties écrites en Français, ou commentent le sens des expressions techniques
ou des idées géométriques qui s’y trouvent, et les instruments interprètent celles écrites
est à l’image du temps logique donné par le texte mathématique : elle devient la
du même théorème avant la conclusion de l’oeuvre104. Cela sert des raisons esthétiques
autant musicales que mathématiques : c’est une démonstration plus élégante que la nôtre,
précédentes.
absent. En effet, rien ne permet de relier systématiquement des glissandi autour d’une
104
Mes. 68 à 80. C’est une démonstration par E.L.Lima, qui n’y emploie que des limites (cf. LIMA, E.L.
71
Nous sommes de l’avis que tout passage des mathématiques (ou d’une autre discipline) à
la musique, qui n’ait pas l’appui d’un texte qui le révéle, sera aussi « imprécis » que
qui y a été représenté. Mais ceci ne diminue pas la valeur ou l’utilité de la représentation
en soi : dans notre cas, c’est ce qui a guidé le choix et l’agencement de beaucoup du
doit pas nécessairement être perceptible tel quel dans l’œuvre terminée : il n’en est pas
la démonstration du théorème, mais sur son utilisation. Il s’agit d’un résultat qui permet
le calcul du volume d’un corps à partir de celui d’un corps dont on sait déjà calculer le
volume : deux corps ont le même volume si leurs sections transversales à la même
calculer des surfaces sur les sections transversales de deux corps et à prouver qu’elles
sont toujours égales. C’est cette similarité entre les opérations sur l’un et l’autre corps qui
[1992]).
105
Pour caisse claire, harpe et dispositif électronique en temps réel. Dans les extraits de la partition qui
suivent, le symbole * indique un changement dans les traitements électroniques, pour l’un des instruments
ou pour les deux.
72
timbres, aussi bien que des transformations électroniques, passent ainsi d’un instrument à
De façon analogue à l’intérêt que nous avons porté moins sur le théorème en soi
que sur son utilisation, la représentation est ici faite avec l’emploi et les modifications du
matériau musical, pas avec (ou dans) le matériau lui-même107. A plusieurs reprises, c’est
donc l’ensemble des deux instruments avec leurs transformations qui représente un calcul
de surface, et réapparaît modifié dans un autre contexte – ou, plus précisément, créant cet
Nous traitons ici d’une idée mathématique d’un ordre différent que dans Toute
fonction dérivable est continue, plus éloignée des résultats que le Principe de Cavalieri
quelque sorte extérieure au théorème en soi. Cette similarité que nous voulons représenter
en musique entre les opérations dans chacun des deux corps n’est pas précisée dans
l’énoncé du principe, au-delà d’une définition algébrique élémentaire (il y sera question
106
On trouvera l’énoncé de ce principe, suivi de nombreux exemples de son application et d’un aperçu
historique, dans LIMA, E.L. [1991], Medida e Forma em Geometria, SBM, Rio de Janeiro.
73
Fig.10 : le même « calcul » refait plus tard ; les traitements en temps réel sont également modifiés
choix de son utilisation n’est pas anodin : nous employons le Principe de Cavalieri pour
simples et connus. Calculer le volume d’un solide « nouveau » avec cet outil revient donc
107
Les contenus rythmiques et harmoniques sont en fait des références indirectes à Catastrophe Ultra-
Violette [1974], de Jorge ANTUNES, qui fêtait cette année-la ses 60 ans.
108
Comme l’emploi concret de la distance entre la section transversale et la base du corps, du volume d’un
cône, de la surface d’un disque ou d’un anneau…
74
souvent à refaire un tel parcours, et c’est l’idée de cette reconstruction qui a été à la base
chaque fois, qui doit mener à une connaissance, ou du moins à une information nouvelle,
notre première définition d’une représentation : nous jugeons en effet que l’influence des
mathématiques est toujours présente ici, quoique sans aucun outil formel déclaré. Nous
faisons des transformations et des ressemblances musicales « comme » celles qui ont lieu
en mathématiques. Ceci nous a permis également, pour cette pièce, d’ajouter en cours de
n’était pas dans les motivations originales de la pièce : les réapparitions à intervalles
irréguliers de certains gestes et objets nous permet de dire que cette pièce « passe » par
certains endroits plusieurs fois, avec des orientations différentes, et que sa forme globale
pourrait alors être comparable à celle d’un nœud. Il s’agit encore une fois d’une
comparaison métaphorique, nous ne nous servons ici d’aucun résultat de la vaste théorie
109
Ceci est un choix, nous aurions pu définir un objet sonore comme ce corps de référence. En éliminant
ainsi le point de départ, nous nous intéressons d’avantage au fonctionnement de la construction qu’à son
résultat.
75
. Traces de la formalisation
d’un matériau entre les instruments peut devenir un élément central du processus
caisse claire qu’elles entrent inévitablement en compte dans la définition même de ces
contrainte par les instruments, et cette influence se propage rétroactivement jusque dans
formel employé par les mathématiques a une grammaire bien définie, et admet au moins
une sémantique ; pour formalisée qu’elle puisse être, la musique n’a pas clairement une
grammaire unique, encore moins une sémantique. Malgré cela, les activités de produire
résultats dépassent toujours ce qui témoigne physiquement d’eux, ce qui est leur trace
matérielle. Ainsi, l’œuvre musicale n’est pas la partition ou le support où elle est
110
Par exemple, des filtres appliqués à la caisse claire peuvent lui ajouter un certain contenu harmonique ;
des lignes à retard serrées sur un son zingué de la harpe peuvent le rapprocher d’un roulement percussif.
76
ce qui serait déjà une grossière réduction, ces informations codées, inscrites en quelque
sorte hors du temps, portent en elles la possibilité d’être décodées, d’être mises dans le
résultats de ces lectures n’est évidemment pas codé sur la partition ou sur la bande
magnétique, mais la définition des possibilités d’un tel ensemble fait partie du travail du
compositeur. En outre, la signification d’une œuvre musicale n’est pas fixée par celui qui
la compose : pour reprendre les mots de Boulez, « l’auteur, aussi perspicace soit-il, ne
différentes, dans des contextes différents, qui visent à lui donner différentes applications.
angles : elles enrichissent sa signification dans la théorie qui le produit ou qui l’emploie,
Mais une même famille de traitements appliquée aux deux instruments simultanément peut aussi participer
à une unité morphologique de l’ensemble.
111
Nous admettrons ici cette affirmation pratiquement comme un postulat, car il dépasse la portée de ce
texte de discuter profondément ce qu’est ou où existe une œuvre musicale ou un théorème. C’est une
discussion qui pourrait débuter avec SCHLOEZER, B. [1947], Introduction à J.S.Bach, et NATTIEZ, J.-J.
[1987], Musicologie générale et sémiologie, pour la musique, et pour les mathématiques autour de
WITTGENSTEIN, L. [1939], Remarques sur les fondements des Mathématiques.
112
Nous appellerons « tradition occidentale » le corpus théorique et pratique de la musique telle qu’elle se
développe en Europe occidentale et dans ses colonies (lorsqu’il y a influence directe de cette musique
européenne) depuis le XIIe siècle.
113
BOULEZ, P. [1963], Penser la musique Aujourd’hui.
77
résultat final purement formel reste inchangé, et une seule démonstration suffirait à un
théorème, mais cette complexité dans les manières d’accéder à ce résultat ne peut être
donnée par une seule application ou dans une seule démonstration. La richesse d’une
théorie dépend également des choix faits pour la construire et, une fois construite, des
choix faits à partir d’elle. Or, l’ensemble de ces choix ne peut être complètement
vue possibles sur une pièce. Plus particulièrement, la représentation d’une idée
façon supplémentaire d’éclairer les relations qu’il construit ; elle laisse alors une trace sur
ces relations, qui ne sera perçue comme telle peut-être que par le compositeur lui-même,
encore qu’elle agisse sur la forme de l’œuvre. D’autres manières de représenter une idée
mathématique peuvent laisser des traces plus directement sur les objets eux-mêmes, mais
elles auront toujours tendance, comme ici, à être stéganographiques : leur présence
devient une partie de l’objet, et il faut les connaître à l’avance pour pouvoir les repérer.
114
V. WEGNER, P. [1997], Why Interaction is More Powerful than Algorithms, Communications of the
ACM, 40(5), pp.80-91
78
Les façons particulières de formaliser que nous présentions plus haut, application
et parallèle, ne sont pas en soi, à proprement parler, des représentations dans le sens de
notre première définition : l’application est trop ponctuelle pour être un sujet,116 le
parallèle n’agit pas sur les objets musicaux. Elles approchent néanmoins l’idée de
méthodes, il nous faut regarder de plus près les deux « situations » qui sont ainsi mises en
relation : chacune est porteuse d’une logique propre, de liens (possiblement dynamiques)
entre ses parties constituantes ; le choix de l’outil formel avec lequel est établi le
rapprochement n’est donc pas anodin, il révèle et dirige en partie les objectifs et la vision
de celui qui formalise (sa forme peut être plus ou moins « compatible » avec ce que l’on
veut lui associer musicalement). De plus, nous voulons pouvoir prendre en compte les
relations entre les opérations d’un côté et de l’autre (c’est avec elles, cette fois, qu’auront
lieu les métaphores et métonymies). Ce sont ces réflexions sur l’organisation interne de
115
Cette définition étant plus restreinte que la précédente, les représentations en son sens seront aussi des
représentations selon la première définition. Rappelons qu’en parlant de la forme d’un objet mathématique
nous pensons autant aux rapports qu’il peut avoir avec d’autres objets qu’à ses propriétés internes – celles-
ci déterminent ceux-là, et inversement.
116
Remarquons quand même qu’un ensemble d’applications simplement muni d’une métaphore adéquate
peut devenir une représentation – nous pensons notamment à la formule vitesse=espace/temps appliquée
par XENAKIS ([1963]) pour calculer des glissandi, agrémentée de l’image de particules d’un gaz.
79
L’élément central ici est l’idée d’opération : c’est cette notion qui permet de relier
veut dire pouvoir travailler avec un objet mathématique : il faut connaître ses origines (de
savoir comment il interagit avec d’autres objets et notions mathématiques (ce qui
s’applique à lui, ce à quoi il s’applique), et ainsi de suite. On peut dire que toute cette
conceptualisation d’un objet mathématique (ce qui constitue enfin la connaissance même
de cet objet) est de nature opératoire : il faut savoir quoi faire avec lui117. En particulier,
cet objet ne prend un « sens » mathématique que lorsqu’il participe à une opération
quelconque ; il ne peut renvoyer qu’à d’autres objets ou idées qui aient des « sens »
semblables, ou qui puissent opérer avec le sien. De façon analogue, c’est ainsi que nous
voulons travailler avec le discours musical et ses parties : en prenant en compte s’il s’agit
de matériau « original », crée, ou s’il a été généré à partir d’autres objets préexistants (les
d’action avec, par ou sur d’autres objets. Nous voulons donc connaître un objet musical
117
Ce point de vue suit celui de WITTGENSTEIN, L. [1939], Remarques sur les fondements de
mathématiques. Une telle vision était déjà présente chez cet auteur, rapportée au signe (dans le langage),
dans Le Cahier Bleu [1935] : « si nous devions nommer quelque chose qui soit la vie du signe, nous
devrions dire que c’est son utilisation. » (p.40)
80
par les opérations dont nous pouvons nous servir et qui peuvent le concerner118. Nous
tautologies qui peuvent surgir entre elles, à la précision qu’il est possible d’en extraire
travers une écriture (ou plus précisément son écriture, celle qui le définit). Nos
représentations se réaliseront donc aussi à travers les opérations sur l’écrit, qui seront en
ces cas au cœur du passage du mathématique vers le musical. Les pièces un ensemble
Nous disons qu’un ensemble est convexe lorsque tous les segments reliant deux
points de cet ensemble y sont entièrement contenus. Cette notion de convexité, et encore
celle d’homotopie (la déformation continue d’un chemin entre deux points), sont
notes, plus ou moins longs (les plus courts étant des trilles ou des tremolos). Ces deux
points de départ précèdent la représentation en soi, ils nous donneront les objets avec
118
Cette idée est présente dans VAGGIONE, H. [1995], Objets, représentations, opérations. Elle est pour
nous à la base de ce qui pourrait être une « composition basée-objet » ; nous reviendrons plus loin sur
quelques retombées de cette façon d’aborder le travail compositionnel.
119
Pour clarinette, accordéon et cymbale suspendue, ou clarinette, accordéon et sons électroniques ; v.
partition en annexe.
81
lesquels nous représenterons la convexité et les homotopies. D’une part, c’est l’ensemble
de ces cycles, qui servent constamment de fond aux développements de la mélodie, que
nous voudrons convexe. D’autre part, nous trouverons dans la ligne mélodique des
contenus intervallaires et rythmiques issus directement des chansons, mais pas toujours
juxtaposés ou dans leur ordre original ; nous voudrons que chacune des lignes écrites soit
a. convexité
Pour que l’ensemble des cycles de notes présents dans la pièce soit convexe, il
faut que le segment unissant n’importe quelle paire de ces cycles soit contenu dans cet
ensemble : il doit apparaître en entier dans la musique. Nous devons encore définir ce que
peut être un « segment » unissant deux cycles de notes a et b : ce sera pour nous une suite
ordonnée de cycles c0, c1,…cn, avec c0=a et cn=b, tels que ci et ci-1 aient au maximum 3
notes de différence entre eux (autrement dit, si nous les prenons simplement comme des
ensembles, tels que |ci-ci-1|,|ci-1-ci| á 3) mais aussi que ci et ci-1 soient proches « dans
l’instrument », c’est-à-dire que les gestes pour les exécuter ne diffèrent que par 3
mouvements au maximum et que les touches ou clés utilisées dans ci soient contiguës à
120
On pourrait dire qu’elles représentent trivialement des homotopies : tous les sons électroniques
proviennent par transformations continues de sons de cymbale, et il n’y a que deux phrases vraiment
distinctes pour la cymbale dans la partition (la dernière intervention étant une rétrogradation de la
première).
82
celles utilisées dans ci-1.121 Afin de garantir cette convexité, nous avons alors construit
des suites de cycles (la plupart du temps à partir d’un trille) en respectant cette proximité
entre eux. Ainsi, l’ensemble des cycles est composé déjà avec la propriété d’être
convexe : chaque nouveau cycle prolonge un segment qui le relie aux précédents ; le
exposé.
Nous avons ici une idée mathématique qui oriente le travail sur l’idée et le
matériau musical, mais pas seulement au niveau des notes ; la connexité et la convexité
« dans l’instrument » sont en fait souvent à l’origine de certains gestes. Toutes les
propre de chaque instrument (dans le cas de l’accordéon, nous pourrions dire que nous
convexité sur l’ensemble de ces mouvements (des interprètes) génère alors des opérations
directement sur le matériau musical. Elle nous suggère aussi comment considérer la
121
La plupart du temps, cette distance entre deux cycles contigus est inférieure ou égale à 2 ; nous
admettons la distance de 3 motivé par le passage d’un trille à une séquence chromatique d’un ambitus plus
large, par exemple. Notons encore que nous identifions les octaves ; ceci est en quelque sorte justifié pour
l’accordéon, dont les différentes registrations sont des superpositions de voix à des octaves différentes ;
nous étendons abusivement le principe aux notes de la clarinette.
83
convexité dans les notes – celle-ci doit en effet être représentée de façon compatible avec
Remarquons que, pour précise que nous voulions ici la formalisation, elle ne peut
garantir une perception exacte de la convexité, en premier lieu parce que ce qui la
garantirait n’est pas bien défini. En effet, comment devrait être perçue musicalement une
souvent associée à un ensemble convexe est celle d’un espace « sans pointes qui
dépassent » (un cercle est convexe, une étoile ne l’est pas), et en ce sens effectivement
très peu dépasse des ensembles de cycles seuls, tels qu’ils sont écrits. Mais l’écoute peut
les intégrer à d’autres éléments de la pièce avant de juger d’une quelconque convexité : la
séparation de ces cycles comme un ensemble autonome d’objets fait sens lors de
l’écriture, elle peut disparaître à leur insertion dans un contexte plus large. Nous pensons
notamment aux superpositions d’un cycle avec des fragments d’une ligne mélodique dans
un seul instrument : ceux-ci peuvent donner à l’objet résultant des « pointes » qui
rompent la convexité.
122
Cette idée est centrale dans notre démarche compositionnelle. Elle fera partie de la formalisation
générale dans le chapitre sur la géométrisation.
84
En outre, les segments unissant les points d’un ensemble, dont parle la définition
la manipuler presque autant que les objets musicaux : nous la transformons et l’adaptons
aux besoins de la pièce. Encore une fois, l’intérêt de cette représentation ne réside pas
dans la possibilité de la déceler telle quelle dans une analyse, mais bien dans la façon de
travailler qu’elle propose. Elle laisse ici une trace jusque dans les plus petits objets écrits
compositionnel.
b. homotopies
123
Dans un espace vectoriel plus général, ce sont des combinaisons linéaires des deux extrémités.
85
Ces mélodies entières apparaissent par morceaux dans un ensemble convexe. Les
fragments sont transposés, étirés ou contractés, mais ne sont pas présents dans leur format
Si nous avons un chemin entre deux points d’un ensemble, nous dirons qu’un
autre chemin entre les deux mêmes points est homotopique au premier s’il y a une
fonction continue qui transforme l’un en l’autre en préservant leurs extrémités (cette
fonction est appelée une homotopie). Nous prendrons ici chacune des mélodies originales,
premier. A la différence des cycles répétés pour représenter la convexité, toutes les
ne sont pas présentes dans la partition ; la référence demeure parfois assez claire, lorsque
nous tendons à une homotopie adaptée (qui est constante dans un voisinage de chaque
extrémité).
86
Fig.15 : début et fin du thème de Máscara Negra, tels qu’ils apparaissent dans la partition ; entre eux, la
ligne de la clarinette est obtenue par homotopies successives du thème original
point de pouvoir probablement identifier la source, cette filiation est bien moins
avant qu’elle n’entre dans la partition. La pièce n’est ainsi pas faite de références directes,
mais demeure évocatrice de cet univers qui lui est extérieur. Naturellement, ce n’est pas
la représentation d’homotopies qui est responsable de cette évocation125, mais elle donne
une consistance à la manière de travailler ces renvois et permet ainsi de les intégrer plus
complètement aux autres éléments qui constituent le « langage musical » de cette pièce
cycles de notes, l’autre matériau de base de la pièce126. Ceci peut contribuer encore à
rendre floue la perception d’une convexité dans l’ensemble des cycles ou celle d’un lien
124
Il n’y en a que deux autres dans la partition : mes. 59 et 64, avec les levées.
125
Il serait d’ailleurs possible d’objecter que les opérations suggérées par cette représentation sont elles-
mêmes assez proches de celles que l’on pourrait déjà trouver dans les techniques de développement du
XIXe siècle, de sorte que les homotopies ne seraient directement responsables de rien. Quoique cela puisse
être vrai localement, nous n’aurions pu aboutir à l’ensemble de transformations que nous avons
effectivement employé sans cette référence à l’« image » mathématique d’une courbe aux extrémités fixes
qui se déforme.
87
continu avec une ligne mélodique antérieure, mais ce rapprochement dissipe les frontières
entre les outils utilisés et met plutôt en avant leurs résultas (et donc la possibilité de juger
de leur pertinence).
convexe ne représente aucune idée mathématique. En fait, seules les parties de clarinette
partie de cymbale et les sons électroniques en sont indépendants, et sont composés avec
le résultat sonore et formel des activités des deux autres instruments. Dans tout
trouvera des deux côtés des aspects qui sont moins « couverts » par ce rapprochement, ou
pas du tout. Dans le cas de cette pièce, ils ne sont pas parmi les détails de l’écriture ou de
la formalisation, mais sont placés en premier plan au même titre que ceux qui portent la
représentation.
. Illustration : Lema 1
126
Particulièrement dans les mes. 32-36.
127
Pour violon seul, v. partition en annexe.
88
matériau musical, aux partitions d’intervalles (utilisées pour ce calcul d’aire) et à l’idée
que les primitives d’une fonction sont en certains sens plus « régulières » que cette
fonction.
construire : ces modes de jeu particuliers placent l’instrument dans son registre aigu et
suraigu, et c’est sur celui-ci que nous allons travailler, en le partitionnant à l’image de
l’intervalle sur lequel est définie une fonction à intégrer129 ; nous donnerons par ailleurs à
la cellule rythmique le rôle de cette fonction. Ces opérations seront une façon de
cellule de départ et des modes de jeu sont ici arbitraires : nous les prenons pour leurs
a. partitions
Pour calculer l’intégrale de Riemann d’une fonction, nous calculons d’abord ses
sommes inférieure et supérieure sur une partition (une subdivision) de l’intervalle où elle
128
Si une fonction F:[a,b]ƒ½ a une dérivée intégrable, alors F(b)-F(a)=aUbF'(t)dt.
129
Notons que, dans la définition de l’intégrale de Riemann, cet intervalle est toujours fermé, alors qu’il
serait probablement plus précis de considérer « le registre extrême-aigu du violon » comme un intervalle
ouvert de hauteurs. Nous verrons que cette différence n’affecte pas profondément les opérations à effectuer
89
est définie : chacune est une première approximation de la surface entre la courbe et l’axe
des abscisses130. Puis nous raffinons cette partition (par ajout de points en son intérieur),
et nous constatons que ces sommes ne s’éloignent pas (et peuvent se rapprocher). Enfin,
borne supérieure (resp. inférieure), prise sur toutes les partitions de l’intervalle, des
sommes inférieures (resp. supérieures). Une fonction est intégrable au sens de Riemann si
Une première partition du registre aigu du violon est donnée par les harmoniques
naturelles puis artificielles ; elle est raffinée par ajout de trilles sur ces harmoniques, puis
par des glissandi en harmoniques, et enfin par des « faux-harmoniques » : des notes
effleurées, jouées en tremolo ou sforzato sur des positions qui ne correspondent pas à des
harmoniques naturelles, et qui produisent des clusters plus ou moins sales dans le suraigu
(ce sont en fait plusieurs notes assez « loin » dans la série harmonique de la corde à vide).
Cette construction fournit une collection de points et de petits intervalles plus ou moins
proches, distribués dans tout le registre que nous voulons aborder. Remarquons qu’elle ne
produit pas nécessairement, dans l’ordre que nous avons suivi, des sons de plus en plus
aigus, mais des sons qui couvrent un intervalle de plus en plus large. C’est sur cette
collection, prise sans ordre particulier préalable, que nous appliquons la fonction à
sur les partitions de cet intervalle, mais demande une adaptation de la représentation lorsqu’il faut le
considérer en entier.
130
Ces sommes sont simplement la surface sous une fonction en escalier, c’est-à-dire des sommes de
surfaces rectangulaires : Ami(ti-ti-1), où les mi sont les valeurs des paliers de cette fonction en escalier et
ti les points de la partition de l’intervalle. Ces paliers sont la valeur minimale ou maximale dans [ti-1,ti] de
la fonction à intégrer, pour la somme inférieure ou supérieure, respectivement.
90
intégrer : le rythme de base (et quelques variations de cette cellule) est présenté sur ces
points de partage du registre.131 Comme ces subdivisions et ces éléments rythmiques sont
discrets, séparables, le fait que l’intervalle partitionné soit ouvert ne pose pas de problème
pratique pour la représentation : nous prenons des points en son intérieur, sans nous
soucier de ses extrémités (nous opérons en fait dans un sous-intervalle). Du point de vue
mathématique, cela correspond à des opérations dans l’un des pans de l’intégration, le
Musicalement, par contre, nous obtenons un matériau qui n’a pas encore de
rythmiquement, nous n’avons que très peu de variation. Le partitionnement ne génère pas
à lui seul, par cette représentation, une insertion singulière dans le temps.
b. primitivation
Selon une intuition analytique simple, nous pouvons dire que la primitive d’une
fonction f est une autre fonction qui évolue selon f, dont le taux de variation est donné
changera en ce même point sa croissance (elle fera une inflexion), mais sans
131
Nous pourrions dire, d’un autre point de vue, que c’est ici plutôt un intervalle de modes de jeu qui est
ainsi partitionné, et sur lequel nous appliquons l’élément rythmique comme une fonction ; mais ce n’est pas
cette interprétation qui a guidé la représentation. La possibilité de définir des intervalles de modes de jeu
réapparaîtra dans le chapitre sur la géométrisation.
132
Nous parlerons de directionnalité d’un matériau ou d’un objet lorsqu’il suit une direction et que celle-ci
est manifeste en lui.
133
Nous prenons encore une fois les contraintes de l’instrument comme matière pour composer.
91
primitivation « lisse » les contours d’une fonction, en réduisant les discontinuités et les
variations abruptes134.
C’est cette image que nous avons choisi de garder pour représenter l’intégration
d’une fonction (encore le rythme de gigue) sur le registre suraigu du violon. Nous
prendrons ainsi des fragments caractéristiques de cette cellule, réduisant leurs saillances
par des liaisons ou des augmentations pour obtenir de la sorte un nouvel ensemble
d’éléments rythmiques (et donc de durées) ; c’est cette nouvelle « fonction » que nous
voudrons faire parcourir l’extrême-aigu de l’instrument. Ici apparaît encore une fois la
effet, comment couvrir tout ce registre du violon si nous ne pouvons même pas le
délimiter ? Nous avons choisi de prendre une approximation de cette totalité, suggérée
est l’intervalle en entier, comme la limite des sommes sur ces partitions est l’intégrale.
Nous appliquons alors (presque partout) la fonction primitive que nous venons de
construire sur la plus raffinée des partitions que nous avions : celle qui est donnée par les
« faux-harmoniques », et que nous raffinons encore par des glissandi avec ce mode de
jeu.
c. déroulement
La forme de l’œuvre est ici à nouveau très peu influencée par la représentation :
les opérations liées à l’intégration ont servi surtout à fournir et organiser internement le
134
Techniquement, la primitive de f est plus régulière parce qu’elle est dérivable une fois de plus que f.
92
donner une certaine directionnalité à chacune des deux familles d’objets que la
dans une partie séparée. D’autres ponctuations formelles apparaissent, extérieures aussi à
la formalisation, qui établissent des liens entre les deux parties et varient l’énoncé du
dans cette pièce est bien celui de permettre une manipulation des objets, et d’opérer avec
Nous disions plus haut qu’il nous intéresse de considérer toute formalisation
comme une sorte de notation, une manière particulière d’aborder une situation et d’en
manipuler les objets. En un sens très immédiat, alors, une formalisation se définit avec
des règles135 qui régissent ces possibilités de manipulation. Nous pouvons donc
considérer des « règles pour composer » et d’autres « règles pour interpréter » (ou pour
analyser), des ensembles qui sont nécessairement distincts, même s’ils proviennent d’une
même formalisation (et quoiqu’ils puissent toujours avoir des éléments en commun).
Les sections précédentes de ce chapitre ont mis l’accent plus clairement sur la
« démonstration » d’existence. Mais ces œuvres ainsi prises comme exemples servent
également à commenter la pluralité des façons de représenter une idée : à aucun moment
il n’y est question de nécessité d’une telle représentation – des décisions arbitraires (donc
substituables par d’autres) sont à leur base. Ceci nous montre également que, d’une
possibles136 ; nous pourrions dire que « ce qui se passe » effectivement dans l’œuvre
trouve une contrepartie dans l’ensemble des règles utilisées pour la composer (toutes
Symétriquement, une seule œuvre se laisse analyser selon différents points de vue, sans
qu’aucun d’entre eux ne soit vraiment exhaustif ; formellement, les règles que nous
pouvons suivre lors d’une analyse, ou celles que nous pouvons supposer, lorsque nous
analysons, que l’œuvre « suit », ne rendent pas entièrement cette œuvre. Encore qu’il fût
possible de retrouver algorithmiquement toute une partition137, nous n’aurions pas épuisé
toutes les manières d’enrichir son écoute par une analyse ou, plus généralement, une
interprétation.
Nous pouvons alors dire que, lorsque nous établissons des ensembles de règles
pour approcher une œuvre musicale, nous avons toujours les immersions suivantes :
135
Qui auront ou non un énoncé formel ; nous avons vu dans Lema 1 des manipulations indirectes du geste
instrumental qui n’étaient elles-mêmes pas formalisées.
136
Selon les termes que nous introduirons plus loin, ceci équivaut à dire que plusieurs espaces formels (ou
simplement composés) distincts peuvent s’obtenir à partir des mêmes espaces composables.
137
Ce qui, à notre connaissance, n’est pas encore possible (à part trivialement, bien sûr, par un procédé
d’imitation directe) : nous ne connaissons pas de « resynthèse » d’une partition qui reproduise correctement
le placement des dynamiques, par exemple.
94
d’injection) plutôt que d’inclusion au sens strict (d’où le signe 2 au lieu de 7) : nous
voulons souligner que les « règles pour analyser » se trouvent représentées ou interprétées
dans l’œuvre par un ensemble de propriétés qui leur est isomorphe, mais elles ne s’y
trouvent pas elles-mêmes ; de la même façon, les règles que suit effectivement l’œuvre ne
se retrouvent pas à l’identique parmi les « règles pour composer », mais un sous-
ensemble de celles-ci peut leur être associé.139 Ce sont, entre autres, les aspects interactifs
L’interprétation de telles règles se fait entre ces ensembles et l’œuvre. Pour faire
la composition opèrent ainsi en directions opposées pour atteindre une oeuvre140. Ceci
138
Ce schéma n’est pas sans rappeler la tripartition sémiologique (cf. NATTIEZ, J.-J. [1987], Musicologie
générale et sémiologie, par exemple). Sans vouloir adhérer intégralement à une position sémiologique
(notamment, et surtout, pour ce qui est de la neutralité d’une partition), nous croyons bon de distinguer des
aspects poïétiques et esthésiques en musique (encore qu’ils puissent se recouper), et de pouvoir considérer
un objet séparable du compositeur et ses contextes au moins pour une interprétation (comme une partition
que nous puissions prendre pour elle-même, par exemple – nous préférerons le terme « immanent » pour ce
niveau d’observation).
139
Bien sûr, parler de règles « effectivement suivies » est problématique, tout au moins parce qu’il est
malaisé de définir ce terme sans faire référence soit à l’acte de composer, soit à celui d’analyser (c’est aussi
le problème de la définition générale du niveau neutre dans la sémiologie musicale). Nous voulons
simplement maintenir à l’esprit qu’une œuvre dépasse sa construction (même pendant celle-ci), en ce sens
que même son compositeur peut s’en surprendre. Nous reviendrons sur ces « possibilités de surprise ».
140
Par contre, lorsqu’il s’agit de formaliser une théorie musicale, les deux chemins doivent être suivis
simultanément, car une théorie doit pouvoir servir à la production d’œuvres nouvelles et à l’étude d’œuvres
existantes. C’est ce que nous retrouvons par exemple dans MAZZOLA, G. [2002], The Topos of Music et
BABONI-SCHILINGI, J. [2005], La musica iper-sistemica.
95
. Représentations construites
œuvre où cette idée fera partie du discours musical, à un certain niveau de son
organisation. Encore qu’elle puisse être locale, une telle action affecte toujours l’œuvre
en entier, car tous les niveaux d’organisation du discours sont liés et interagissent : lors
l’écoute), c’est l’organisation même du processus qui les met tous en rapport143. La
représentation se définit dans une formalisation qui précède l’œuvre prête, elle est donc
composée en même temps que l’ensemble de « règles » que s’impose le compositeur (la
formalisation en question est en fait une partie de cet ensemble), et elle se déploie dans
l’œuvre en même temps que celle-ci est écrite. Nous parlerons dans ce cas d’une
représentation construite, dont l’appréhension par l’auditeur ne peut se faire que pendant
écoute : elle n’est pas à proprement parler indépendante du cadre formel à travers lequel
141
Où nous pourrons séparer un troisième sous-type.
142
Nous verrons plus en avant que cela correspond à un repli des espaces musicaux (composables dans un
temps logique) sur eux-mêmes.
143
Comme le dit H. VAGGIONE, « Il n’y a pas de contradiction entre le soin du détail et la globalité (…) : le
détail, ainsi compris, est partout et en tout instant » ([2000], Composition Musicale et Moyens
Informatiques : Questions d’Approche). Cette importante mise en rapport et ces interactions sont un sujet
96
moins effectives à la représentation d’une idée particulière), mais elle ne doit pas s’établir
donner à écouter doit s’inscrire dans les diverses échelles temporelles du déroulement de
représentation construite, ne peut affecter un seul des niveaux du discours musical du fait
de leur interdépendance, ce qui est affecté est alors toute la forme de l’œuvre, qui est
récurrent chez cet auteur, cf. par exemple [1997], Composer avec des réseaux d’objets, et [1998a], Son,
temps, objet, syntaxe. Vers une approche multi-échelle dans la composition assistée par ordinateur.
144
GRANGER, G.-G. [1994], Formes, opérations, objets
97
réalisation, et comme continuité interne et corrélation : c’est ce point de vue qui permet
de prendre cette notion comme opératoire, indépendante des figures auxquelles elle peut
objets en son intérieur, alors c’est également aux possibilités de contenus d’une pièce
qu’elle contribue. Tout le discours musical et l’interaction de l’œuvre avec une situation
musicale particulière peuvent être enrichis. Une telle représentation permet de nouveaux
contenus sans en imposer, et son effet est ainsi en premier lieu musical et perceptif.
. Représentations trouvées
D’un autre côté, l’analyste qui cherche une représentation doit la faire ressortir
niveau de son discours. Comme précédemment, ceci finit par enrichir les possibilités
d’écoute de la pièce en entier, mais ici ce qui est donné en plus à écouter l’est
ce cas dans une formalisation qui succède l’œuvre, elle se déploie donc dans un temps
Nous parlerons dans ce cas d’une représentation trouvée, dont l’appréhension par
l’auditeur doit commencer à se faire avant l’écoute de l’œuvre. On remarquera que les
possiblement très différents de ceux d’une représentation construite : ici, nous pouvons
artificiellement isoler une échelle temporelle ou un fragment pour l’étudier, sans prendre
l’écoute.
Le choix de l’adjectif « trouvée » ne veut pas dire qu’une telle représentation est
moins construite par le musicien que ne l’est une représentation construite comme nous
145
Il ne s’agit pas ici de la consistance musicale de l’œuvre en son tout, mais plutôt d’une consistance
simplement logique. Il faut que des liens soient préalablement perceptibles entre divers fragments du
99
trouvée dépend surtout de l’analyste : dans toute recherche, l’ensemble des possibilités de
trouvailles est défini par ce qui est cherché ou, plus précisément, par la façon de le
chercher (en un certain sens, cette façon définit l’objet de recherche). Evidemment, il ne
s’agit pas de dire qu’une représentation trouvée est complètement imposée à une pièce de
musique sans en dépendre ; mais il est possible d’interpréter une œuvre d’une infinité de
façons différentes, si bien que toutes sortes de représentations (qui s’établissent justement
grâce à une interprétation du cadre formel choisi pour l’analyse) peuvent y être
« trouvées ». Ces interprétations ne sont pas indépendantes de l’œuvre, mais elles le sont
du compositeur et du cadre formel (quel qu’il soit, s’il existe) qu’il ait établi pour la
composer. Ainsi, trouver la représentation d’une idée mathématique dans une pièce de
musique n’indique nullement que l’intention de cette représentation était présente lors de
la composition, mais ceci n’invalide pas l’analyse qui la fait apparaître – il faut
simplement faire cette réserve.146 Pour tenter d’éviter des représentations trop distantes de
ce que l’on suppose être les intentions d’un compositeur, ou de ce que l’on juge valable
discours musical pour que ce que la représentation donne à entendre passe de l’un de ces fragments aux
autres.
146
Citons, comme exemple extrême de ce à quoi peut mener l’oubli de cette réserve, le livre de V.HOUTEN,
K. & KASBERGER, M. [1992], Bach et le Nombre. Dans cet ouvrage, les auteurs « prouvent » par leur
analyse de l’œuvre de Bach que celui-ci a indiqué dans ses pièces, parmi d’autres choses également
surprenantes, la date de sa propre mort. Les « faits » purement formels exposés sont indéniables : les
auteurs n’ont pas modifié les partitions qu’ils étudient, et nous ne pouvons pas nier la possibilité d’y trouver
les combinaisons numériques qu’ils proposent. Leur interprétation n’en demeure pas moins insoutenable.
Les immersions d’ensembles de règles, dont nous parlions plus haut, sont clairement prises par van Houten
et Kasberger comme des inclusions au sens strict, et la déduction s’en suit que, si une règle est valable pour
l’analyse, elle a été utilisée sous cette même forme et avec cette même intention pour la composition. Bien
évidemment, si une opération analytique « marche », c’est parce que la structure de l’œuvre le permet, et
donc parce que les « règles » utilisées pour la composition ont effectivement généré cette structure. Mais
l’opération utilisée lors de l’analyse n’est pas nécessairement elle-même présente parmi les « règles » de
composition. Sans cela, on pourrait également obtenir dans Bach des références à John Cage (cf. PASCAL,
R. [1997], Le nombre dans la composition musicale au XXe siècle).
100
de trouver dans une pièce analysée (deux distances dont l’évaluation demande déjà elle-
même réflexion), des limitations peuvent être imposées, comme des critères presque
. Représentations métamusicales
Si nous concevons une théorie dans laquelle sont représentées des idées
alors avant un passage du formel au sensible, et agissent sur ce passage plutôt que sur la
et à des effets sur l’appréhension de la musique, car une telle théorie, pour être
consistante, doit finalement aborder la réalité et le sonore des œuvres, leurs compositions
métamusical, une autre immersion d’ensembles de règles, en sens inverse cette fois :
147
Nous empruntons ici la notion de métaconcept à GRANGER, G.-G. [1994], Formes, opérations, objets
(Conclusion) : « Un métaconcept se rapporte, non pas directement à une expérience, réelle ou possible,
mais à une représentation de l’expérience. » Le métamusical serait donc l’ensemble des concepts propres à
une réflexion sur l’expérience musicale.
101
En fait, cette immersion ne peut avoir lieu qu’au seul niveau métamusical : si on
l’affirmait lors de l’approche à une œuvre, on aurait, par les immersions énoncées plus
pour chacun de ces processus, ce qui serait une réduction pour le moins brutale du
contenu d’une pièce de musique149. Les représentations d’idées mathématiques dans une
construites, puisqu’elles ne partent d’aucune œuvre en particulier (et ne peuvent donc pas
être trouvées). Néanmoins, elles ne sont que les candidates à être des représentations
trouvées dans une analyse faite à la lumière de cette théorie. En effet, un compositeur qui
suivrait cette théorie, et qui voudrait représenter ces mêmes idées mathématiques dans
son œuvre, devrait reconstruire ces représentations pour pouvoir les intégrer au réseau de
règles et d’interactions qu’il établit lui-même pour composer.150 Ce double attribut des
148
Ce schéma peut se lire également ainsi : composer est une façon particulière de connaître une œuvre. Au
niveau métamusical, on a effectivement plus de règles, au sens strict, pour analyser que pour composer,
comme il est facile de le constater dans tous les manuels composition. Notons que, cette immersion étant
métamusicale, elle exclut les rapports à une œuvre particulière.
149
C’est aussi cette erreur d’identifier une relation métamusicale à une relation musicale que font
V.HOUTEN, K. et KASBERGER, M, [1992], Bach et le nombre.
150
Ce passage du métamusical à la pratique musicienne est d’autant plus laborieux que la théorie en
question est mathématiquement consistante. En effet, cette consistance tend à fixer des « liens rigides »
entre des objets mathématiques, ce qui peut empêcher de les prendre isolément ou de les détourner (à moins
102
composition, qu’elles n’affectent donc pas, dans un premier temps, les possibilités
soit comme des représentations (re)construites, soit comme des représentations trouvées,
Comme nous l’avons vu précédemment, une œuvre musicale est toujours décalée
par rapport au cadre formel établi pour l’aborder : elle le dépasse lorsqu’elle est analysée,
et ne l’épuise pas lorsqu’elle est composée. Ceci nous indique bien qu’une formalisation,
quelle qu’elle soit, ne suffit pas pour atteindre (et à plus forte raison pour conclure) une
œuvre. C’est à l’intérieur de cet espace entre le cadre formel et la pièce (ou les objets
musicaux mêmes) qu’il est possible de développer véritablement une interprétation des
(prise comme objet lors de son exécution, mais nous pensons aussi à la partition ou à un
support numérique) et les différentes pensées autour d’elle (qui lui soient concomitantes
ou non) que nous pouvons parler d’une consistance, au sens logique, du discours musical.
d’être inconsistant, justement). Le cas limite est bien sûr celui d’une théorie mathématique de la musique,
de laquelle « le musicien pensif (…) se trouve ici proprement encombré », selon NICOLAS, F. ([2005b],
103
S’il peut être question de sens dans une formalisation en musique, ou avec elle, nous
devons en effet considérer une consistance en quelque sorte « partagée » entre les aspects
formels qui précèdent l’œuvre (et qui sont à la base de la formalisation) et ceux qui en
lorsque nous sommes confrontés à des objets musicaux ; c’est la coïncidence (même
partielle) avec un cadre formel préalable qui n’est pas toujours donnée a priori, mais doit
être construite.
attention à son emploi : c’est un terme qui peut s’appliquer à deux moments distincts de
passage d’un objet abstrait (un ensemble de règles, par exemple) à un objet concret qui
lui corresponde (comme une partition, un texte, une exécution instrumentale). Il est
important de remarquer que les modalités d’une telle correspondance sont à définir en
même temps que le passage lui-même, et que ce qui joue le rôle d’objet concret dans une
interprétation particulière peut être le contenant de l’objet abstrait dans une autre : ainsi,
une partition est la « concrétisation » de certaines règles lorsqu’elle est composée ; elle
contient un ensemble de règles à respecter lorsqu’elle est jouée. Plus précisément, nous
Comment évaluer musicalement les théories mathématiques de la musique ?). Notons que dans ce cas, les
104
voyons dans ce cas ce passage comme une action sur et à partir d’un abstrait, comme la
l’attribution de sens à un objet. Il ne s’agit plus ici de la construction d’un nouvel objet
concret, mais de l’établissement de liens logiques151 entre des parties ou des aspects de ce
qui est interprété. Ces liens peuvent s’appuyer autant sur des éléments phénoménaux de
l’objet (dans le cas d’un flux sonore, des silences ou des pics d’intensité, par exemple, ou
préalables. Encore une fois, la nature précise de ces liens ne peut être fixée à l’avance :
l’interprétation est, en ce deuxième sens aussi, une action autour d’un objet et à partir de
lui, qui construit un nouvel abstrait, un objet pourvu de sens ; la segmentation de l’objet
interprété, qui définit les éléments entre lesquels des liens peuvent s’établir, dépend de
celui qui interprète (et donc, à plus forte raison, d’un contexte d’interprétation).
. Déplacements du « sens »
deux points de vue contrastés sur une œuvre musicale : celui de l’interprète et celui de
l’auditeur. En effet, nous pourrions simplifier et affirmant que celui-là suit des règles
tandis que celui-ci en crée ou en déduit ; nous supposons ainsi l’existence d’un « sens » à
la fois dans les règles interprétées (selon la première acception) et dans le résultat d’une
interprétation (selon la seconde). Mais si nous considérons que dans les deux cas il y a le
passage d’un type de structure à un autre (d’une partition à des gestes, d’un flux sonore à
une image mentale, par exemple), ce « sens » n’est plus aussi localisé, et nous pourrions
d’interpréter est toujours celle de compléter une compréhension, justement par cette
éliminer les différences entre l’acte d’exécuter une partition et celui de comprendre une
pièce de musique, mais les deux acceptions de « interprétation » que nous donnions se
Lorsqu’il est question de langage parlé, nous pouvons différencier une étape qui
précède l’attribution même de sens à une phrase : celle-ci doit être intelligible, employer
des mots connus et convenablement prononcés. Avec cela on peut déjà juger si elle est
151
Rappelons que nous n’indiquons pas ainsi la présence de déductions formelles, simplement de relations
abstraites.
152
Un geste appris est également une connaissance, pour ainsi dire « logée » dans le corps (donc non
nécessairement accessible ou descriptible de la même manière qu’une connaissance « abstraite », souvent
d’origine verbale) ; nous pensons notamment aux gestes d’un instrumentiste, qu’il organise et met en jeu
d’après une partition. Pour étudier les problématiques autour de représentations d’idées mathématiques,
nous nous tournons ici naturellement plutôt du côté de la connaissance verbale ou intellectuelle, qui peut
plus directement aborder, il nous semble, les questions syntaxiques, sémantiques et esthétiques qui y
surgissent. La place du corps dans la connaissance demeure un thème vaste, entre autres pour la philosophie
et l’anthropologie ; nous renvoyons aux travaux de APEL, K.-O. [2005], L’« a priori » du corps dans le
problème de la connaissance et QUETTIER, P. [2000], Communication de messages complexes par des
séquences gestuelles.
Notons qu’inversement il est question parfois de « gestes » de la pensée (cf. XENAKIS, I. [1963], Musiques
formelles (av.-propos) : « matérialiser des mouvements de la pensée à l’aide de sons »).
106
n’avons pas toujours des « mots » connus pour appuyer un sens musical, et parfois même
pas l’équivalent d’une prononciation adéquate. On ne peut donc pas « remonter » depuis
la construction d’un sens musical vers des éléments de base ; plus précisément, ces
éléments, prélevés ou segmentés dans le flux sonore par l’auditeur, sont déjà les seuls
L’idée d’interprétation, comme nous la voyions à l’instant, est donc centrale pour
penser l’intelligibilité d’une œuvre musicale. Nous dirons alors que l’œuvre a un sens
quand on peut la « comprendre », quand on peut établir des liens logiques entre quelques
unes au moins ses parties, sans trop de contradictions internes (elle est interprétable).154
Ce qui est ainsi compris, le « sens » de l’œuvre, est ce réseau même de liens logiques,
dont on peut se souvenir, qu’on peut « relire » en mémoire. Il est important de noter
qu’entre en jeu ici notre capacité (face à chaque œuvre individuelle) d’établir un tel
réseau, spécialement s’il doit rendre l’œuvre entière. En effet, nous pourrions dire que
du flux sonore. La question peut se poser sur le partage de cette construction, entre
153
En particulier, lorsqu’on affirme qu’une phrase est un non-sens, on énonce quelque chose pourvu de
sens à son sujet, la phrase est donc appréhensible de cette manière au moins. Un non-sens ne peut pas être
inintelligible.
154
Nous prenons des précautions quant à la totalité des parties mises en rapport et l’absence complète de
contradictions, car nous estimons que si l’on établissait des liens logiques entre toutes les parties d’une
107
que peut-il offrir à l’auditeur qui garantisse que l’œuvre sera interprétable ? D’autre part,
l’auditeur n’est-il pas, en fin de compte, le seul qui puisse attribuer du sens à ce qu’il
l’interprétation (donc l’écoute) est également une action constructive, nous sommes
confrontés à une émission et à une réception (ou du moins une appréhension), et nous
La notion de forme est bien sûr liée, au moins depuis le début de la période
comme nous le disions plus haut156, les formes classiques n’ont qu’une portée syntaxique
limitée dans l’écriture musicale : elles n’en considèrent pas le détail (méso-temporel), et
pourraient, telles qu’elles ont définies, émerger de n’importe quel matériau de base.157
Même si la critique à cette idée de la forme comme un contenant, qui pourrait recevoir
œuvre sans aucune contradiction, on aurait compris tout ce qu’il y a à comprendre de cette œuvre, il n’y
aurait donc plus rien à y entendre (et non plus de raisons de l’écouter).
155
Cf. PREDA-SCHIMEK, H. [2003], Regard sur la genèse des théories de la forme, entre classicisme et
romantisme (1790-1845).
156
Sect. 1.3, Déroulement dans le temps (chronométrique).
157
En effet, nous pouvons déceler une « presque-sonate » dans Threnos, de K. Penderecki (1959) : une
« exposition » à trois « thèmes » contrastés, dont le troisième est morphologiquement assez proche du
premier (qui pourrait aussi se voir comme une introduction), et une coda qui en reprend des éléments ; un
« développement » des genres d’articulation du second « thème », en forme de canon et avec quelques
apparitions d’éléments des deux autres ; une courte transition (avec des sons nouveaux dans la pièce)
menant à la « réexposition » des morphologies des premier et troisième « thèmes ».
Cette interprétation mène certainement la définition de la forme sonate au-delà de ses limites, ne serait-ce
que par l’absence de tonalités dans Threnos ; elle garde néanmoins en vue l’utilisation dialectique du
matériau, qui est centrale à cette définition. Cet exemple rappelle aussi, de façon plus dramatique que dans
108
des contenus divers, arrive relativement tôt158, les formes classiques demeurent des points
de repère pendant une longue période : il faut attendre l’atonalisme libre, et ensuite
surtout Webern, pour les voir systématiquement forcées et déconstruites. Il nous semble
que c’est à ce moment que forme et contenu commencent à être indissociables dans la
termes d’une organisation globale directement liée aux agencements locaux d’éléments
discrets.159 L’innovation centrale de sa pensée, pour cette discussion, est pour nous de
traiter l’organisation d’éléments à une certaine échelle depuis une échelle ou un niveau
mécanique des gaz pour définir, à partir de comportements globaux de grandes masses
Xenakis s’est surtout occupé (dans ce que ses outils formels de composition
sur des « notes » d’une espèce ou d’une échelle nouvelle.160 Nous voulons suivre une
globalement : non seulement nous considérons que des détails d’une pièce émerge sa
les pièces classiques, que la connaissance ou la perception de cette forme n’est pas indispensable à
l’appréciation de l’œuvre ou à sa compréhension.
158
On la trouve chez HANSLICK, E. [1854], Du beau dans la musique.
159
Dans XENAKIS, I. [1963], Musiques formelles (ch.I).
160
Bien sûr, Xenakis n’était pas indifférent à la question de la forme globale ; l’« esquisse » de Pythoprakta
présentée dans Musiques formelles le montre bien.
109
forme globale au long de l’écoute (l’objet donné à écouter est cette succession et
formes locales (des réseaux de liens logiques, et pas seulement des objets séparés).
écoute, cette fois en considérant des « compréhensions locales », qui peuvent changer
lorsqu’elles sont confrontées à d’autres formes qui les suivent ou les complètent. Cet
entendement constamment redéfini est bien sûr une construction de l’auditeur, mais il
compositionnel les établira, qu’elles fassent ou non partie des idées ou entités
manières d’agir sur ce « flux de formes » afin de composer l’intelligibilité d’une pièce.
Plusieurs approches sont possibles, mais nous pouvons nous servir de quelques
éléments de théorie de l’information pour déceler certains enjeux qui doivent être
possibilité d’y déceler des « contrastes »161 pour pouvoir le segmenter d’une façon
quelconque, et ensuite établir des liens entre les éléments ainsi définis. Sans une
161
Nous voulons ici ce terme dans le sens le plus vaste possible : nous considérerons que la perception d’un
changement, quel qu’il soit, est déjà due à un certain contraste.
110
duquel ne peuvent pas s’établir des relations.162 Les articulations dans le flux sonore sont
donc à la base de l’information qu’il peut porter ; les liens qui peuvent s’établir entre les
repère.
plus d’information, est en même temps le plus facile à rendre approximativement, parce
qu’il ressemble au bruit de fond : le récepteur ne peut pas se rendre compte des intentions
de l’émetteur (il n’y a pas de redondance). C’est aussi le message le plus fragile : le
particulier, ce message ne capte pas notre attention spontanée, il est dépourvu de ce que
Moles nomme valeur esthétique. On ne peut s’y intéresser (et à plus forte raison le
comprendre) que s’il nous est affirmé a priori qu’il doit être intéressant, et qu’il nous
message est structuré, plus il est intelligible ; plus il est redondant, moins il est original –
162
Il pourrait être mis en relations avec d’autres tels atomes, mais cela suppose bien sûr une segmentation
préalable d’un niveau plus élevé qui les identifie.
163
MOLES, A. [1972], Théorie de l’Information et Perception Esthétique. Rappelons que, pour cette théorie,
la quantité d’information s’oppose à la quantité de redondances dans un message : un élément répété
indéfiniment constitue le message avec le moins d’information ; l’absence totale de redondance porte le
maximum d’information.
164
Nous nous rapprochons ainsi, par d’autres termes, de la critique de Xenakis à la musique sérielle :
l’effort à fournir pour donner sens à cette musique est trop grand, ce sens dépend trop d’informations
préalables à l’écoute, et cela réduit la valeur esthétique de l’œuvre.
111
l’équilibre est à réaliser à nouveau dans chaque pièce. Comme point de départ, nous
pouvons constater que l’absence totale de valeur esthétique (au sens de Moles) ne peut
arriver que rarement dans le cas d’une musique écrite : comme celle-ci n’existe comme
flux sonore qu’à travers une interprétation ou une lecture (un processus actif, donc), il ne
peut être proprement question d’attention spontanée. En outre, dans une situation de
concert, nous savons (ou supposons) à l’avance que ce qui sera entendu est reconnu
Cependant, une certaine spontanéité de l’écoute est inévitable, et doit être prise en
compte par le compositeur. En effet, les classes de repère qui sont actives pour
appuis à des constructions de sens. De plus, nous ne pouvons éliminer toutes les
associations que fera un auditeur, et qui sont une partie inséparable de son appréciation
musicale : il n’y a pas de limite à ce qu’elles peuvent couvrir, et elles peuvent varier très
L’objet qui est donné à entendre doit pouvoir résister à ces actions de l’écoute : si
le compositeur ne peut pas imposer avec certitude des associations et des réseaux de liens
165
Nous pourrions dire que l’absence de ces variations entre deux écoutes réduit l’intérêt dans la pièce : elle
ne s’articule plus avec ce qui lui demeure extérieur. L’importance et l’organisation de ces associations est
discutée dans SAID, E. [1991], Musical elaborations (ch.3).
112
permettant que l’œuvre soit saisie de plusieurs façons possibles. Nous croyons qu’en fait
le compositeur est limité à cela : proposer un objet qui soit le plus interprétable possible,
dans son « économie » en ce qu’elle ne vise pas à éliminer toutes les redondances, mais à
. Signification
sémantique dans les langages, mais l’utilisation que nous voulons faire de ces idées en
musique est simplement d’analyser, d’un côté, ce qui est « pourvu de sens » et, de l’autre,
« ce qui désigne quelque chose ». Ces deux idées se recoupent souvent, mais ne se
Au-delà du sens comme nous l’avons défini, une œuvre peut désigner quelque
chose qui est en quelque sorte « extérieur » à ce réseau, elle peut renvoyer à des contenus
qui la précèdent ou qui l’entourent (un texte ou un contexte, par exemple). Nous
l’œuvre a une signification quand on établit des liens entre quelques unes au moins de ses
parties et une famille consistante de contenus. Pour construire une signification perçue
113
par d’autres que lui-même, le compositeur doit donc partager avec ses auditeurs non
seulement cette famille de contenus, mais encore la manière de l’organiser qui soutient
ces liens à l’œuvre. Sans ce vocabulaire commun, il ne peut diriger les désignations : des
associations d’idées sont faites « malgré lui », dans l’interaction entre la morphologie de
la pièce et la mémoire de l’auditeur (encore qu’elles puissent coïncider avec son intention
de départ).
Nous pensons ici, en parlant de signification, à des jugements aussi simples que
de considérer une œuvre « triste » ou « joyeuse », ou encore à une œuvre qui représente
moment où un répertoire de référence existe pour ces idées en musique, et que tous ses
auditeurs ont cette base d’écoute166. L’exemple pour nous le plus frappant d’un accès
direct à ce vocabulaire de l’auditeur est Richard Strauss : s’il a pu écrire une musique qui
efficacement feint d’être triste (comme la dernière partie de Till Eulenspiegel), c’est parce
qu’il pouvait supposer que son public aurait dans la mémoire, au moins de forme passive,
pratiquement deux cents ans de musique tonale, avec ses codes et ses habitudes. Il est
quand celui-ci n’est déjà plus le seul dont disposent les compositeurs, lorsqu’il a déjà été
poussé au-delà de ses limites, et parfois abandonné. Sans cet appui sur un « mode de vie
166
Bien sûr, un « raccourci » pour représenter un aspect de la nature est d’en mettre le son exact
directement dans l’œuvre (grâce à un enregistrement, par exemple). Mais ceci ne fait que contourner le
114
Notons avant de continuer que, dans les acceptions où nous prenons ces termes, se
remémorer le sens d’une œuvre mène à se remémorer au moins des fragments de cette
Comme nous l’avons vu à travers les commentaires sur Lema 1 et sur un ensemble
Ceci peut bien sûr s’attribuer en partie à une sorte d’« incomplétude » de la représentation
participer), mais nous voulons plutôt soutenir l’idée qu’une vraie complétude, dans le
impossible. Nous nous pencherons sur les problématiques soulevées par une
problème, sans l’éliminer : s’il y a un acte de composition, même cet échantillon est placé dans un contexte
qui peut en changer la compréhension, l’éloigner de ce renvoi direct ou du moins complexifier ce renvoi.
115
un schème formel, l’adaptation de celui-ci à son sujet est cruciale. Cette adaptation doit
s’exprimer par une certaine qualité dans l’interprétation des expressions et résultats
purement formels en termes musicaux. Un corpus formel idéal serait celui qui aborde
toute la musique par ses résultats, et dont les résultats indiquent tous une réalité musicale.
Bien sûr, cette description d’une théorie complète et consistante nous rapproche de la
Théorie des Modèles. Celle-ci étudie justement les relations entre une théorie, comprise
ses réalisations, comprises comme des ensembles dans lesquels les propositions de la
théorie sont interprétées. La Théorie des Modèles fait un usage du mot modèle qui n’est
pas l’usuel : un modèle, dans ce sens, est une réalisation dans laquelle toutes les
propositions d’une théorie sont vraies. Nous garderons dans ce chapitre (comme nous
l’avons fait dans le premier) l’usage courant, qui comprend un modèle comme un schéma
s’agit pas, bien au contraire, de nier les contributions que peut donner une approche
modèle-théorique des points que nous aborderons. Nous serons d’ailleurs proche de ce
point de vue, par moments. Mais les considérations qui nous occuperont le plus seront
plutôt d’ordre esthétique (ou artistique, dans le sens de la pratique), et ne viseront pas
nécessairement à intégrer les résultats propres au modèle (au sens courant) au corpus des
résultats propres à l’objet modélisé. De son côté, la Théorie des Modèles établit « une
116
du théoricien des modèles. »167 C’est la connexion entre syntaxe (dans la théorie) et
sémantique (dans le passage à l’objet) que nous ne chercherons pas toujours à établir.
œuvre, qui pourrait s’étendre à d’autres œuvres, ou à la musique. En effet, aborder une
oeuvre de cette façon est déjà faire des prévisions ou tirer des conclusions à partir de
résultats abstraits, extérieurs à l’œuvre, ou du moins comparer ces résultats abstraits aux
« faits » musicaux. Remarquons qu’il s’agit là d’une situation commune à bien des
sciences : lorsqu’on cherche dans une expérimentation une certaine ressemblance à une
musicales et mathématiques peut se trouver à l’origine d’un tel modèle pour la musique.
Toutefois, les outils mathématiques les plus connus (et presque tous, en fait) n’ont pas été
développés dans le but de modéliser une œuvre musicale. A moins de développer un outil
167
SINACEUR, H. [1991], Corps et Modèles, Vrin, Paris
117
modèle et objet doit se faire alors soit par un choix judicieux de cet objet (c’est souvent le
cas pour les représentations construites), soit par la transformation des interprétations
habituelles du modèle choisi. Il s’agit en tous les cas d’avoir une sémantique
opérationnelle, une façon de passer des objets et idées du modèle à ceux de l’objet. Ce
Cependant, une différence fondamentale est à noter entre les modélisations des
est observé est la Nature, ou un de ses aspects. L’investigation porte sur des objets
principe que les « lois » de la Nature ne changent pas, quels qu’en soient les aspects
valorisés par une théorie. Ainsi, une théorie physique peut être réfutée par une
évidemment pas le cas. Si tant est que des « lois » proprement musicales puissent exister,
168
Nous savons, depuis la mécanique quantique, qu’il est impossible d’observer un phénomène sans le
modifier. Nous voulons simplement dire qu’il ne s’agit pas d’une création de l’observateur ou de quelqu’un
qui lui serait équivalent quant aux possibilités créatrices.
169
Nous ne considérons pas ici les résultats de l’acoustique ou de la psychoacoustique comme des lois
musicales, mais physiques ou biopsychologiques. Seule leur utilisation en musique, qui demande au moins
des considérations esthétiques (donc non scientifiques), peut être musicale.
118
concept matériel, comme la dérivée d’une fonction à la vitesse, en musique l’idée même
perception qui est irrégulière, non-linéaire. Une sémantique précise pour un modèle
déterministe (ce qui peut, à la limite, se concevoir), mais également les contenus
esthétiques. Or, ceux-ci, au moins dans notre culture où la musique est aussi expression
Cette sémantique se doit donc d’être « imprécise », souple. Une description rigide de la
musique par un modèle qui décrit également le monde physique (comme les
de ce monde, ce qui ne saurait non plus avoir lieu. Pour reprendre les mots de P.
Manoury170, « le rôle de l’art n’est pas de proposer une définition exacte du monde ».
Travailler une œuvre musicale par le « prisme » des mathématiques passe donc
par la proposition d’un modèle mathématique pour cette œuvre. Le choix de la branche
des mathématiques (ou de l’ensemble d’idées à l’intérieur de cette branche) qui servira de
base à ce modèle indique déjà comment devront s’établir les interprétations des concepts
arithmétique. Elle peut d’ailleurs ne pas être représentée dans un de ces modèles. Ceci
modèles : l’opération étant la même dans les deux modèles (l’importance qu’elle y reçoit
même façon. Une fois choisie la base du modèle, qui est ainsi un raffinement, une
musique) qui seront traités par le modèle. Il peut s’agir d’un niveau du discours musical,
encore de la relation d’une œuvre avec d’autres œuvres ou d’autres disciplines que la
170
MANOURY, P. [1991], Les points de vue de Borges, in Six Musiciens en Quête d’Auteur, Pro Musica,
120
modélisations scientifiques apparaît ici encore une fois : les modèles mathématiques du
aborder le mouvement des étoiles dans une galaxie avec des outils mathématiques très
proches de ceux de la théorie cinétique des gaz. En musique une telle intégration ne peut
être découverte. Elle ne s’établit que par une décision du musicien. L’organisation de
toutes les échelles temporelles d’une œuvre par une même « formule » est plutôt
l’exception que la règle171. Bien sûr, l’idée ne persiste plus aujourd’hui qu’il sera possible
par un modèle déterministe. Mais les sciences naturelles, par l’unité de leur objet, visent
leur soient structurellement semblables. Il s’agit de pouvoir opérer avec ces objets et ces
propriétés dans l’œuvre de la même façon que dans le modèle, ou d’une façon
Isle-lès-Villenoy
121
entités musicales. Nous l’affirmions plus haut, c’est lors de ces interprétations
qu’intervient de manière cruciale et créative le musicien. En effet, c’est lui qui définit les
de manipulations musicales parmi toutes celles qui peuvent avoir lieu lors de la
œuvre (ou de la musique), qui est ainsi formé d’un ensemble d’idées mathématiques à sa
base, d’un aspect de l’œuvre (ou de la musique) qu’il aborde, et d’une manière d’associer
des opérations abstraites à des opérations concrètes (interprétation). Nous pourrons dire
qu’aborde un modèle qui a pour base cette idée, cet ensemble étant muni des opérations
Dans une modélisation, l’objet modélisé et le cadre formel qui servira de base au
171
Nous pensons notamment à l’œuvre de K. Stockhausen, dont l’aspect intégrateur à travers toutes les
échelles temporelles a été plusieurs fois analysé. V. par exemple RIGONI, M. [1998], Stockhausen…un
vaisseau lancé vers le ciel, Millénaire III Ed., Rouen.
122
modèle et sont indépendantes, celui-ci peut être envisagé comme une manière
opérationnelle de gérer la distance entre elles. En effet, la multiplicité des choix à faire
est voulu. Les diverses comparaisons entre la structure de la théorie et celle de l’objet
indiquent les « points d’ancrage » de chaque côté, pour ainsi dire, les plus effectifs pour
Du point de vue fonctionnel, un modèle est alors une sorte de langage formel qui
décrit l’objet modélisé, et qui porte en soi les caractéristiques de cet objet sur lesquelles
entre l’abstrait (lui-même) et le concret (la musique) par le contenu de ses énoncés. Une
Wittgenstein, sur cette relation entre un langage et le monde auquel il fait référence nous
nous l’entendons. Dans le Tractatus, le langage considéré est un langage formel (logique)
intrinsèques, qui s’articulent selon une syntaxe bien définie. Son but est la précision : « ce
qui peut se dire en général, peut se dire clairement » (Avant-propos). Une différence
importante est établie entre dire (précisément, avec le langage) et montrer (sans ce
langage) : « ce qui peut être montré ne peut pas être dit » (4.1212). Ce langage renferme
donc les possibilités de connaissance précise du monde, qui sont ici identifiées au monde
lui-même : « les limites de mon langage signifient les limites de mon monde » (5.6).
d’un « hors-monde » sur lequel on ne peut rien dire (que l’on ne peut donc pas connaître
leur vérité puisse être reconnue dans le symbole seul, et ce fait contient en soi toute la
philosophie de la logique. Ainsi, c’est aussi un des faits les plus importants que la vérité
ou la fausseté des propositions non logiques ne puisse pas être reconnue dans la
auquel il fait référence ici est la musique, ou plus précisément les aspects de celle-ci qu’il
modélise, avec lesquels une comparaison (menée par le musicien) a établi des similitudes
structurelles. Les limites de ce langage sont alors bien celles de ce monde : on ne trouvera
pas plus de propriétés formelles (celles que le langage pourrait exprimer) dans les objets
musicaux que dans les objets mathématiques dont ils sont l’interprétation, et ce par la
172
Publié originellement en 1921. Nous suivons l’édition bilingue allemand-portugais, Edusp, São Paulo,
124
concepts abstraits dans la musique, nous pouvons énoncer des propositions non logiques
(du point de vue du langage ici considéré), dans le sens où il est impossible de reconnaître
leur vérité ou leur fausseté à l’intérieur du langage formel seul. Les propositions pour
(donc non mathématiques) peuvent être énoncées à l’intérieur du langage formel (en
modifiant les attributions de signification aux signes, par exemple), mais elles montrent
au-delà de ses frontières. Ceci indique que le monde décrit (précisément) par ce langage
est peut-être connexe, mais il n’est sans doute pas convexe : il ne contient pas toujours
on doit se taire » (7). Nous estimons qu’il faut ici comprendre que sur ce dont on ne peut
rien dire de précis, on ne doit pas essayer de dire quelque chose de précis : le résultat ne
serait que contresens. Ceci, bien sûr, selon le point de vue de l’ouvrage, pour lequel une
proposition n’est intéressante (possible, même) pour la connaissance que si elle est
ne pas se taire sur ce dont on ne peut rien dire de précis pour l’une de ces connaissances,
le résultat pouvant être assimilé par l’autre. La musique n’est évidemment pas au langage
1994. Les citations suivantes de ce texte sont suivies du numéro de l’aphorisme où elles se trouvent.
173
Nous jugeons d’ailleurs que cette non convexité est le cas général : ce qui est au-delà des limites d’un
langage peut être montré de l’intérieur de ce langage, par des propositions à signification incomplète ou des
125
de son modèle comme le monde est au langage formel de la logique, selon Wittgenstein.
Elle est, au plus, une partie de ce monde174, et le langage de son modèle, avec ses
interprétations dans cette partie limitée du monde, n’est pas formel au sens strict. Le sujet
qui pense et qui représente la musique à travers un modèle mathématique est dans une
situation contraire à celle du sujet wittgensteinien qui « n’appartient pas au monde, mais
est une limite du monde » (5.632). Il appartient au monde musical, au moins à travers les
modifications que sa perception y cause, et ses limites sont bien plus vastes que celles du
musicien.
La distance entre la musique et son modèle nous apparaît ainsi comme quelque
chose de dynamique, par opposition à la distance fixe entre monde et langage logique :
Cette distance s’articule internement par les oppositions entre propositions « logiques » et
par le jeu de dépendance et d’indépendance entre les aspects musicaux modélisés et ceux
que le modèle n’aborde pas. La volonté du musicien modifie non seulement la musique
elle-même, mais aussi la signification des idées mathématiques présentes dans le modèle :
modéliser la musique est autant une interférence sur les matériaux musicaux que sur les
contresens, par exemple, qui génèrent des approximations successives d’un point « entouré » par le monde
que décrit le langage, mais qui ne lui appartient pas.
126
Nous avons vu dans le premier chapitre que tout rapprochement entre musique et
mathématiques passe par des choix extérieurs à celles-ci. Dans le cas particulier de
est soulignée par les possibilités abstraites de la théorie et les richesses structurelles de
l’objet. L’acte fondateur de la possibilité d’un tel modèle est sans doute de vouloir se
servir des mathématiques pures. A lui seul, il marque déjà l’arbitraire de la modélisation :
initiale, nous serions menés à considérer un lien immanent et nécessaire entre ces deux
pratiques et leurs pensées. Mais même dans cette configuration, le jugement actif du
174
Mais nous défendrions plutôt l’idée qu’une partie seulement de la musique est dans ce monde décrit par
la logique.
175
Une œuvre musicale et une analyse ne sont pas statiques de tous les point de vue – leurs interprétations
et les influences qu’elles peuvent exercer en témoignent –, mais fixent, une fois achevées, ces
rapprochements et identifications structurelles.
127
présent dans la modélisation176 : dans le choix des idées mathématiques qui serviront de
base à son modèle, et de celles qui permettront les manipulations abstraites d’objets
de cet objet qui seront manipulées ; dans le choix des manipulations effectivement
réalisées, enfin, qui n’épuisent que rarement l’ensemble de toutes les manipulations
possibles177.
musique par les mathématiques et une autre par la physique. Nous avons déjà comparé un
entre deux modèles différents (construits sur des théories différentes) pour l’organisation
musicale. Une certaine similitude entre les deux est inévitable, étant donné le cadre
théorique dans lequel nous traitons la physique elle-même, qui est mathématique. Ainsi
s’établiront, dans un tel modèle, entre des objets musicaux et des faits physiques, pas des
« faits », des idées mathématiques. La liberté dans les associations est alors
immédiatement distincte de celle que l’on trouve dans un modèle mathématique : les
176
A moins de considérer comme lien immanent l’inclusion stricte de la musique dans les Mathématiques :
si celle-là est une partie propre de celles-ci, l’idée même d’une modélisation est dénuée de sens. C’est le
point de vue sous-entendu par JOHNSON, T. [2001], Objets Mathématiques Trouvés. Le compositeur y
défend l’idée d’une musique objective, par opposition à une musique « qui arrive subjectivement d’idées et
de sentiments personnels ». Nous jugeons toutefois que les résultats portent encore les traces de décisions
arbitraires, extra-mathématiques, en particulier en ce qui concerne la disposition des notes dans le temps et
dans la hauteur (comme les pauses du Catalogue d’Accords et les hauteurs choisies pour Rational Melody
No. 14).
177
La décision d’employer toutes les manipulations théoriquement possibles est également arbitraire.
128
phénomènes sonores sont soumis aux restrictions du monde physique. Ainsi, lorsqu’on
fait vibrer une corde, puis qu’on fait vibrer sa moitié, on obtient toujours ce que nous
rapport mathématique de 2 à 1, c’est sans doute parce que nous gardons présente à
l’esprit l’image de la corde partagée en deux parties égales. Mais la relation visuelle entre
des distances, qui peut s’établir grâce à cette corde, disparaît lorsque l’octave est obtenue
en chantant, ou sur un instrument à vent. La relation physique entre les fréquences des
sons obtenus est peut-être toujours la même, mais on ne peut pas dire qu’une relation
notes chantées et celles produites par un instrument à cordes, pour obtenir indirectement
l’image de la division par deux, relève aussi de l’arbitraire : elle présuppose une similarité
(physique et/ou esthétique) entre la production du son par la voix et par une corde qui
justifierait le passage d’une proportion d’un instrument à un autre. Ainsi un fait musical
est toujours accompagné d’un fait physique, mais son interprétation n’est pas donnée a
129
priori dans ce fait lui-même. Dans notre culture, une interprétation mathématique
s’impose parce que toute notre modélisation du monde physique est mathématique. Nous
entre deux nombres, l’association d’un spectre sonore aux transformées de Fourier d’une
fonction périodique, ne sont possibles que parce que nous cherchons a priori une
cohérence mathématique dans les phénomènes physiques que nous observons. Dans ce
contexte, identifier l’association (nécessaire) d’un fait musical avec un fait physique à
l’association avec une idée mathématique serait affirmer que l’organisation du monde
comme une partie d’un modèle mathématique, notamment pour définir l’interprétation
s’interpréter, par exemple, comme des manipulations sur des fréquences exprimées par
des nombres réels, la dérivée d’une fonction comme la raideur d’une attaque. Le modèle
physique peut alors proposer des interprétations musicales pour quelques relations
mathématiques s’il se place entre modèle et objet, comme partie du réseau d’associations
178
Une telle affirmation est d’ordre métaphysique, et il n’est pas dans les limites de ce travail d’en proposer
la discussion. Précisons simplement que tel n’est pas notre point de vue : nous jugeons que cette affirmation
130
monde, devient ainsi une partie de l’arbitraire dans le modèle purement mathématique : le
choix de faire usage de ces relations précède les opérations et les manipulations du
également sur le poids (possiblement nul) que doit avoir, pour son modèle et l’effectivité
Plus précisément, ceci revient à évaluer la distance et les différences entre son et
musique, voire entre audition et écoute. Il est intéressant de noter que des considérations
sur ces différences-ci surgissent souvent en musique, suscitées par différentes approches
un cadre abstrait, c’est bien parce qu’il agit sur la séparation entre ces deux pôles, en en
musique donnent ainsi une forme à la distance entre ces deux disciplines. Celles-ci
est réductrice autant de la réalité physique que des mathématiques. Pour une discussion de l’évolution de
131
demeurent séparées, mais les interprétations et les liens établis font que cette distance ne
soit plus quelconque. Elle devient « peuplée », pour ainsi dire, d’idées et d’associations
Nous avons vu qu’une distance, et son déploiement dans le temps, est nécessaire au
affirmation en ajoutant que son déploiement selon des directions indépendantes des
opérationnel (comme celui qui vise à former un modèle). Sans cette indépendance, la
attribuer un contenu expressif, qui crée justement la possibilité d’associer entre elles des
musical179.
Ce contenu, attribué lui aussi arbitrairement par le musicien, est ce qui permet de
connaître cette distance, de l’évaluer par les similitudes et les contrastes que les
un objet et son modèle sont ce qui peut donner un sens à celui-ci : un modèle en tous
points identique à son objet n’est pas un modèle à proprement parler (il serait comme une
carte aussi grande et précise que le terrain même qu’elle représente). Les différences et
des gains interprétatifs importants sur les aspects traités directement par le modèle (et
choisis parmi ceux qui étaient présents lors de sa construction dans l’objet), mais
également, et ici s’affirme encore la différence avec un modèle du monde physique, elles
permettent d’enrichir la musique de formes et de relations qui n’y existaient pas avant la
modélisation. Utiliser un modèle est toujours aborder une partie seulement de l’objet
modélisé. Dans le cas de la musique, cette partie est modifiée par la modélisation : la
réduction d’une situation musicale (potentiellement d’une complexité inépuisable par des
moyens formels) aux seuls éléments qui seront formalisés génère de nouveaux éléments,
elle fait croître vers son intérieur la partie modélisée de la musique. La distance entre
musicale, devient la relation même entre les deux disciplines : la franchir est un processus
quelle que soit la distance à franchir entre les idées ou structures mises en relation par le
avec elle qu’un trait en commun : le passage se fait toujours d’une opération
suggérée par le modèle mathématique le renforce ou le démonte : elle agit sur le modèle.
133
monde (celles que le modèle peut aborder). Elle ne peut pas révéler les propriétés
esthétiques. On peut découvrir des propriétés sonores (elles sont physiques), mais elles ne
deviennent musicales que lors de leur emploi. Pour reprendre les mots de H. Vaggione180,
« le son musical (…) est toujours ce qui se produit au terme d’un acte de composition ».
nouveaux instruments, par exemple) : ce sont des découvertes purement sonores, qui
timbres ou de sons ne saurait constituer une œuvre musicale. Egalement pour l’analyse et
relations ou interprétations, qu’il est possible de faire surgir quelque chose de nouveau
dans une pièce déjà terminée. Si ici le modèle est modifié ou enrichi, ce n’est pas
180
VAGGIONE, H. [2000], Composition Musicale et Moyens Informatiques.
181
Une remarque s’impose au sujet de l’improvisation, comprise comme composition en temps réel.
Lorsque l’expérimentation est possible dans une improvisation, et permet de découvrir de nouvelles
propriétés sonores simultanément à la composition, elle ne l’est que par l’intermédiaire d’une décision
compositionnelle préalable, qui la contrôle et la limite. Composer en temps réel exige une connaissance
profonde des possibilités sonores et musicales des instruments employés, de sorte qu’une « découverte »
sonore est prévisible en plusieurs aspects, et est toujours précédée par un jugement sur sa pertinence au
moment de l’œuvre où elle doit s’insérer. Si l’improvisation fait usage de l’expérimentation, elle lui associe
134
seulement par des propriétés objectives de l’œuvre analysée, mais également, et surtout,
par ce que la perception subjective de l’analyste lui ajoute, qui ne s’y trouve nullement à
l’origine. Nous posons ainsi comme équivalentes, au moins du point de vue de l’efficacité
ou de la correction possibles d’un modèle, les analyses (et a fortiori les interprétations)
pas. Toutes sont soumises à l’arbitraire des décisions esthétiques qui leur sont sous-
Plusieurs fois, les structures musicales que nous abordons par une modélisation
proches des mathématiques utilisées dans le modèle. Il est tentant de dire, dans ces cas,
qu’un lien indépendant de tout modèle existe entre les deux. Tout en admettant la
possibilité d’existence d’un tel lien183, nous jugeons qu’il est important de s’interroger sur
ses conséquences potentielles. Pourrait-il indiquer des œuvres plus proches des
un contenu esthétique immédiat, et un objet musical ainsi obtenu n’est pas une découverte, mais bien le
résultat d’un acte de composition.
182
Nous pensons notamment aux différentes interprétations « correctes » de la musique baroque qui ont vu
le jour au long du XXe siècle.
183
Nous ne le placerions pas, toutefois, au seul niveau formel, comme nous l’affirmions dans le premier
chapitre.
135
Rapprocher ainsi une œuvre de cette structure formelle pourrait nous mener à la juger
selon des propriétés purement mathématiques plutôt que musicales. Il faut alors se
demander également si de telles propriétés, lorsqu’elles sont perçues dans une pièce, ne
viennent pas de la force du modèle employé pour l’aborder. Remarquons d’abord qu’une
modélisation mathématique est nécessaire pour les percevoir : c’est la comparaison entre
des structures d’origine musicale (sonores ou écrites) et des structures mathématiques qui
les fait surgir. Or, nous avons vu que l’arbitraire est toujours présent dans le passage
d’une opération mathématique à une opération musicale, quelles que soient les
différences ou les similitudes structurelles entre les idées et objets mis en relation. La
comparaison avec d’autres entités mathématiques peut faire surgir d’autres propriétés
relation des éléments différents) sont souvent possibles avec la même idée mathématique.
Toute propriété d’une œuvre a une composante musicale qui ne peut être complètement
écartée, et qui est une interférence sur la « pureté » des relations de l’œuvre à une autre
limite : celle des choix à faire pour modéliser, des décisions arbitraires (qui ne peuvent se
déduire d’opérations formelles). En dernière analyse, toutes les musiques sont aussi
136
éloignées des mathématiques les unes que les autres, il ne peut y avoir de musique plus
« scientifique » ou plus « naturelle » qu’une autre. Plus de contact entre une pièce et un
n’indique pas plus de proximité entre cette pièce et les mathématiques. Tout au plus
pourrait-on parler du « succès » d’un modèle particulier, s’il est raisonnablement libre de
son tour, que par rapport aux intentions du compositeur ou de l’analyste qui modélise : la
formellement correct dans ses interprétations, un autre peut être musicalement plus
leur place dans une pièce. Encore une fois, le processus de modélisation pour la
aussi bien ses règles que leurs ruptures, l’analyste doit accepter l’exception à une règle
qu’il propose pour une œuvre, ou bien changer cette règle. D’un autre côté, une analyse
peut se faire simplement à partir de règles assez générales et venues d’un usage musical
manipulations contrapuntiques sérielles, tandis qu’une œuvre musicale, aussi simple soit
elle, ne peut naître de ces seules règles « pédagogiques ». Mais analyste et compositeur
137
mathématiques et musique, qui ne peut être franchie qu’au prix de choix venus de
musique. Face à l’arbitraire de plusieurs des décisions à prendre dans ce sens, la question
pourrait se poser si une telle construction est valable, si l’approche formelle des
est limité, et s’il n’y a pas d’opération purement mathématique en musique, quel est la
fonction des choix de l’analyste ou du compositeur qui tente d’établir un lien entre ces
disciplines ? Cette question nous mène à considérer ce qui différencie le travail de ces
alors se tourner vers les aspects non linéaires et interactifs des résultats de la production
musicale ou musicienne.
l’explorer selon les « reliefs » qu’ils y perçoivent. Un point de départ et une méthode
non seulement la richesse de cette structure, mais également une sorte de résistance de
l’œuvre à une interprétation définitive, qui en épuiserait les ressources expressives. C’est
d’autant plus stable et susceptible d’explorations qu’elle est auto-consistante, quelle est
l’organisation d’un monde musical en quelque sorte séparé du monde « réel » (qui, en
fait, le contient), dans le sens où les contraintes sont différentes pour l’exploration et la
compréhension de chacun d’eux (et pas nécessairement plus fortes pour le monde musical
contenu dans le monde « réel »). Cette création (le processus et son résultat) est chargée
des possibilités d’appréhension de l’œuvre par un auditeur ou un interprète (qui est aussi
auditeur, comme le compositeur lui-même). S. Freud compare cet acte créateur, pour la
[C]haque enfant qui joue (…) se crée un monde propre, ou, pour parler plus
exactement, il arrange les choses de son monde suivant un ordre nouveau, à
sa convenance. Ce serait un tort de penser alors qu’il ne prend pas ce monde
au sérieux ; au contraire, il prend son jeu très au sérieux, il y engage de
grandes quantités d’affect. L’opposé du jeu n’est pas le sérieux, mais… la
réalité. (…) Le créateur littéraire fait donc la même chose que l’enfant qui
joue ; il crée un monde de fantaisie, qu’il prend très au sérieux, (…) tout en
le séparant nettement de la réalité.
184
Pour la littérature, cette question est abordée par TOLKIEN, J. R. R. [1964], On Fairy-Stories. Voir aussi
H. VAGGIONE [2001], Some Ontological Remarks…, pour la relation entre consistance et réalité à l’intérieur
d’une œuvre musicale.
185
FREUD, S. [1908e], Das Dichter und das Phantasieren (Le créateur littéraire et la fantaisie).
139
modélisation mathématique peut la renforcer, et peut alors permettre une grande variété
cette modélisation sont de la même nature que celles qui guident l’écoute musicale : elles
faire des choix indépendants d’un système formel déterministe est indispensable à la
communication par la musique. Le passage d’une autre discipline que les mathématiques
toujours similaire : une distance entre « modèle » et « objet » est à franchir, d’une façon
qui n’est donnée dans l’un ni dans l’autre, mais construite dans la perception (et
II - GEOMETRISATION
Take care of the senses and the sounds will take care of themselves.
– Lewis Carrol, Alice in Wonderland
Dans ce chapitre, nous nous appuierons sur une vision géométrique du concept de
forme, tel qu’il se configure depuis l’apparition, dans la pensée mathématicienne, des
chose d’intrinsèque à un objet, mais dépendant plutôt de son insertion dans un contexte.
travail non sur des objets mais sur des opérations sur des objets ; en conséquence, la
forme (géométrique) sera déliée des objets en soi et dépendra de ces opérations. Du point
de vue de la musique, nous allons donc nous intéresser également aux opérations, et aux
propriétés définies à travers des opérations ; nous examinerons ainsi jusqu’à quel point il
est possible de délier la forme (musicale) des objets qui la donnent à entendre, de prendre
Nous voulons avec ceci nous pencher plus directement sur les manipulations
qui peuvent viser à des représentations d’idées mathématiques. Encore une fois, c’est la
présence des mathématiques comme point de repère conceptuel, côtoyant des réflexions
141
musicales, qui sera le foyer de nos élaborations théoriques. Notre objectif demeure
comme toujours de poser un cadre de pensée dans lequel évoluer avec précision, plutôt
cadre.
1. Figure et forme
La distinction entre figure et forme est cruciale en géométrie : c’est elle qui
permet la séparation entre l’opération et ce sur quoi l’on opère. Cette séparation complète
centre de la géométrie de l’étude d’objets (« hérités » du monde concret) vers l’étude des
nous pencherons donc sur certains aspects de ces notions du côté des mathématiques,
des terrains (d’où son nom), complètement liée à des objets matériels. Mais très
186
L’aperçu historique qui suit est volontairement sommaire. Nous renvoyons encore une fois à l’œuvre de
SZABO, A. [1977], Les Débuts des Mathématiques Grecques, mais aussi à SERRES, M. (org.) [1989],
Eléments d’histoire des sciences, et à GRANGER, G.-G. [1999], La Pensée de l’espace.
142
rapidement le concept de géométrie se déplacera vers une discipline plus abstraite, qui
donnera naissance plus tard aux Eléments d’Euclide, et qui s’occupe de certaines figures
sensorielle, de la mesure et des proportions, mais elles sont de plus en plus prises « en
pour ce qu’il faudra appeler leur forme. Cet ensemble de propriétés attachées à un objet
mais qui, en quelque sorte, en transcendent la matière, et qui en constituent une espèce de
géométrie.
Mais le lien avec la perception est resté assez fort pendant une période très
longue : le objets de la géométrie étaient bien abstraits et étudiés pour eux-mêmes, mais
toujours étayés par des intuitions, par des objets physiques qui en étaient
démontrer formellement et axiomatiquement des résultats qui vont de soi. Mais il s’agit
là, de notre point de vue, d’un projet qui confirme cette « intuition géométrique », plutôt
qu’il ne la renouvelle : la validation ne dépend plus des sens, mais elle les confirme
soi, ne va pas. En fait, quand il est question de géométrie euclidienne, nous ne parlons pas
187
Pour ce qui est de la géométrie et ses objets d’alors. Cette investigation rationnelle a par ailleurs
toujours servi aussi à mettre en garde contre les imprécisions des sens en général – on ne voit pas forcément
les choses telles qu’elles sont (dans plusieurs sens de ce verbe, au long de l’histoire de la philosophie). Pour
143
seulement des théorèmes effectivement démontrés dans les Eléments, ou des cinq
axiomes qui y sont employés, mais nous sous-entendons aussi très souvent une
l’espace.
dans l’attachement de la notion de forme à une figure, ou plus précisément dans l’idée
que les objets de la géométrie sont en correspondance univoque avec des figures (voire
qu’ils sont ces figures)188. Il faudra attendre la « découverte » des géométries non-
figure. En effet, si l’on peut fonder toute une géométrie consistante sur des
transformations qui ne conservent pas les figures (comme la projection), et si l’on met en
évidence des propriétés qui demeurent inchangées par ces transformations, il faut bien
repenser l’objet d’étude même, et l’idée de forme. Ce ne peut plus être la figure, qui était
paradigme qui transparaît dans les propos de F. Klein : « la géométrie projective n’a pris
figure primitive et toutes celles qui s’en peuvent déduire par projection, et à énoncer les
la géométrie classique, nous pouvons dire que cela équivaut le plus souvent à l’affirmation qu’il y a
effectivement une distance (platonique) entre objet et idée.
188
Même si celles-ci ne sont jamais représentables exactement : c’est l’univocité de cette correspondance
qui est ici cruciale – un triangle a toujours l’air d’un triangle, il ne peut y avoir aucun doute qu’il ne s’agit
pas d’une hyperbole. Cette géométrie demeure la science des mesures sur un « terrain », certes abstrait,
mais dont les propriétés sont celles de l’espace que nous connaissons avec nos sens.
144
Fig.16 : Une ellipse et une parabole ont, en géométrie projective, la même forme.
Lorsque ce qui est défini comme une ellipse ou comme une paire de droites
parallèles n’a plus l’aspect auquel nous sommes habitués, sans que cela n’entraîne de
objets : ce qu’« est » une paire de parallèles ou une ellipse devra bien être ce qui suit
opérations, plutôt que ce qui peut représenter dans une figure un exemple de respect de
ces règles. Ces opérations définissent en fait un contexte où se placent les figures, et qui
définit à son tour les façons d’aborder ces figures : ce contexte est l’espace où elles sont
inscrites, et chaque espace ainsi défini peut engendrer une géométrie différente.
Comme discipline, la géométrie cesse alors peu à peu d’être l’étude des objets et
comme support pour la forme191 : si les deux figures ci-dessus semblent nous indiquer
une différence de forme c’est parce que nous les regardons d’un œil euclidien (elles ont la
189
Cité par GRANGER, G.-G. [1999, p.71], La Pensée de l’espace (c’est nous qui soulignons).
190
Sur cette notion, cf. encore GRANGER, G.-G. [1999].
145
même forme dans la géométrie projective, mais sont en effet des formes distinctes dans la
géométrie euclidienne). C’est de cette habitude qu’il faut se débarrasser, et la tâche n’est
pas des moindres : la notion même de figures distinctes ou semblables fait sens pour nous
selon un modèle euclidien. La forme, telle qu’on doit l’envisager pour pouvoir parler de
différentes géométries, doit donc être indépendante de toute figure : ce sont les figures
qui en quelque sorte « recevront » leur forme du contexte géométrique, de l’espace dans
lequel elles sont prises. En d’autres mots : une figure n’a pas de forme en soi, elle a la
forme qu’on lui donne par la géométrie dans laquelle on la voit, par l’utilisation qu’on en
fait192.
C’est naturellement dans un contexte musical que nous voulons projeter ces
idées : nous visons ainsi atteindre une façon de parler de la forme en musique (à plusieurs
échelles) en soulignant ses aspects opératoires, qui tendent à une certaine indépendance
des objets. L’idée est encore une fois qu’une telle approche peut amener à plus de
précision dans le traitement de ce sujet ; en particulier, nous pensons que plus la notion de
191
C’est aussi ce qui ressort de la définition de forme donnée par GRANGER, G.-G. [1994], Formes,
Opérations, Objets, que nous citions dans le premier chapitre.
192
Nous nous rapprochons ainsi de la relation entre les mots et leur sens proposée par WITTGENSTEIN, L.
[1935], Le Cahier bleu et le Cahier brun. Encore une fois, nous reprendrons cette idée pour la musique et
un « sens » musical.
193
Nous voulons dans cette section, comme dans pratiquement tout ce travail, garder une approche en
quelque sorte naïve du terme « objet » (spécialement s’il est muni des adjectifs « musical » ou « sonore »),
sans alourdir le texte de définitions certes philosophiquement plus précises et complètes, mais moins
agilement manipulables. Nous le prendrons simplement comme une classe « grammaticale » : ce à quoi on
146
l’occurrence), plus elle pourra être discutée comme une partie de ce qui constitue un sens
musical (nous verrons néanmoins que des limites apparaissent à cette indépendance). Ce
rôle de la forme (locale et globale) dans l’intelligibilité et l’expressivité d’une œuvre nous
intéresse particulièrement.194
. La figure notée
Nous pouvons, sous un certain jour, comparer le travail musical fait avec notre
notation traditionnelle à celui fait avec les figures en géométrie, que nous citions plus
haut. En effet, la notation est censée représenter les objets musicaux et permettre leur
manipulation indirecte. Mais elle permet en fait également une meilleure compréhension
de ces objets, même si elle porte des insuffisances et des imprécisions : il peut être, par
accord complexe par écrit qu’à l’écoute. Ainsi, nous retrouvons l’idée d’opérations sur un
objet qui sont inspirées des opérations possibles sur sa représentation (et parfois limitées
se réfère, ce que l’on manipule, ce sur quoi on travaille ; nous préciserons plus loin la distinction entre
sonore et musical que nous emploierons. Cette position est par ailleurs compatible avec l’importance que
nous voulons donner à l’étude des aspects opératoires dans les processus, quoiqu’ils puissent varier selon
leurs objets.
Une discussion plus approfondie de cette définition est proposée dans les travaux de VILLA, A. [2002],
[2003], et de SOUSA DIAS, A. [2005].
194
Nous y reviendrons lorsque nous aborderons les espaces composables et composés.
147
Nous voyons par là même qu’il y a risque d’identifier l’objet d’étude et de travail
l’écriture de notre objet. C’est justement l’incomplétude de la notation qui nous rappelle
permettent également de saisir les rapports que peuvent entretenir entre elles différentes
Si ce que nous pouvons appeler une figure musicale n’est évidemment pas
seulement ce qui est sur une partition, les deux choses ont pu à une certaine époque être
« suffisamment bien » représentée sur la partition). Mais il nous faut considérer ce qui est
ainsi représenté, et qui pourrait l’être d’autres façons, comme le véritable objet sur lequel
le travail est fait. En effet, nous avons déjà une appréhension de ce qui peut devenir un
matériau musical avant toute écriture, et cette appréhension n’est pas intégralement
195
Telle qu’elle était à l’époque, du moins ; mais nous pourrions soutenir que, même une fois la notation
bien établie et enrichie, ce rapport se maintient encore longtemps : il faudra probablement attendre le XXe
siècle et la musique concrète pour ne pas réussir à noter une idée musicale pourtant claire et
compréhensible.
196
Si tant est que ce soit toujours un risque à proprement parler : la musique a déjà été une matière
suffisamment théorique pour accepter une démarche de ce type – nous pensons notamment aux motets à
plus de quarante voix du début de la Renaissance et à la musica mundana du Quadrivium (quoique celui-ci
ait précédé notre notation telle que nous la connaissons). On pourrait dire, d’un point de vue radicalement
pragmatique, que l’objet sur lequel travaille un compositeur qui fait une partition n’est que cette partition
même (et donc les figures qui la composent) – mais ce serait nier tout renvoi vers un geste instrumental.
148
recouverte par l’écrit198. Comme nous le disions dans le premier chapitre, l’idée même
d’écriture est liée à celle de relecture, et ainsi à un appareil symbolique qui permette une
sur un niveau sub-symbolique qu’il ne peut épuiser.199 Il ne s’agit pas ici d’une
formalisation (et donc une notation quelconque) se concentre sur certains aspects de ce
vue différents, et c’est la présence d’un niveau sub-symbolique commun qui les lie
toutes.200
les figures musicales, pour ensuite faire la distinction entre figure et forme que nous
197
Incidemment, ceci souligne que, encore qu’une notation complète fût possible, elle ne serait pas
forcément utile.
198
Nous pensons, par exemple, au commentaire classique de Wittgenstein sur le son d’une clarinette : nous
le connaissons sans pouvoir le décrire ou décrire cette connaissance. (cf. WITTGENSTEIN, L. [1949],
Recherches philosophiques, aph.78)
199
Le terme « sub-symbolique » reçoit des sens divers selon la discipline qui l’emploie ; nous le prenons ici
pour indiquer simplement ce qui n’est pas directement manipulable et qui dépasse ou n’épuise pas, en ce
sens, une symbolisation. Une discussion très approfondie se trouve dans VAGGIONE, H. [2006], Symboles,
signaux, opérations musicales.
200
Cf. les propos de H. Vaggione pendant l’entretien « Schoenberg-Wittgenstein », dans SOLOMOS, M.,
SOULEZ, A. & VAGGIONE, H. [2003], Formel-Informel : musique-philosophie. Nous pourrions nous
interroger sur l’unicité de ce niveau : parle-t-on toujours du même sub-symbolique lorsqu’on le « devine »
derrière différentes symbolisations ? Peut-on communiquer précisément ce substrat ? Répondre
adéquatement à ces questions dépasse les limites de ce travail ; nous adopterons le point de vue qu’il est
possible, au moins, d’adapter suffisamment son vocabulaire pour pouvoir communiquer sur ce substrat
comme s’il était unique.
149
faisions pour la géométrie : munis d’une intuition spatiale, nous avons construit une
géométrie de figures (et donc, originellement, de formes) qui s’accorde à cette intuition,
et qui peut plus tard s’en écarter sans perte de consistance, séparant la figure même de ses
musicale » (que nous pourrions alors prendre comme l’appréhension de ce niveau sub-
symbolique), nous construirions une écriture qui lui fût adaptée, et qui pourrait s’écarter
ainsi l’objet même des manipulations qu’il subit et de son insertion dans un contexte
particulier. Cependant, un tel projet ne peut aboutir complètement : même si une écriture
adaptée à cette « intuition musicale » est possible (c’est d’ailleurs la raison d’être d’une
écriture), la séparation entre l’objet et ses manipulations ou son contexte n’est jamais que
partielle en musique. En effet, si l’on peut distinguer assez facilement figure et forme en
mathématiques, c’est aussi parce que l’objet étudié et manipulé est toujours abstrait,
physiquement absent : il peut être représenté par une ou plusieurs figures, il a des
propriétés qui lui donnent sa forme et qui peuvent s’écrire sans recours à la figure. En
musique, les objets ont une existence concrète, phénoménale : on ne peut s’empêcher
donc de leur attribuer des propriétés internes, intrinsèques (des caractéristiques propres
qui s’imposent à la perception). De plus, leur définition (et celle de leurs manipulations)
dépend souvent de jugements esthétiques, elle peut donc varier ; il est alors parfois
201
Aux variations de la définition même de l’objet s’ajoutent ici les cas où l’objet est défini de façon
150
Nous pouvons dire en fait qu’un objet sonore est toujours dans un contexte dès
lors qu’il est perçu : nos catégories d’appréhension ne sont jamais neutres, elles sous-
entendent des opérations d’analyse de cet objet, l’interprétation d’un phénomène selon un
l’entourer, est passible de changement, puisqu’on peut « perdre » un objet sonore dans un
sons, nous l’insérons par là même dans un contexte, nous lui imposons déjà une famille
d’opérations (et nous en excluons donc d’autres). Ainsi, s’il est inévitable de considérer
les propriétés d’un objet sonore qui sont extérieures aux contextes musicaux où il pourra
se retrouver, il n’en est pas moins indispensable de prendre en compte les opérations qui
Nous voulons malgré cela garder une distinction entre ce qui relève de l’insertion
dans un contexte musical et ce qui est en quelque sorte indépendant de cette insertion.
Ceci est possible (et même utile) si nous reprenons l’idée de figure associée à une
notation ou à une écriture. Comme nous le disions plus haut, la géométrie nous propose
de séparer la forme d’une de ses présentations dans une figure pour la considérer plutôt
comme une famille d’invariants selon certaines opérations, et cela mène à étudier
l’espace que ces opérations définissent, où peuvent se trouver des objets. En prenant
comme figure musicale quelque chose qui est noté, nous pouvons observer combien notre
primordialement sub-symbolique, comme lors d’une prise de son concrète ou du travail direct sur une
forme d’onde.
151
idée de forme est liée à cette notation, et commencer à les séparer ; de plus, nous pouvons
ainsi commencer à définir ce que peut être un espace musical à partir des opérations faites
uniquement sur des éléments écrits (pour ensuite considérer des situations plus
abstraites). Cette démarche nous permet de considérer des propriétés de la figure même,
les relations internes à ce qui la compose comme notation ou comme écriture : la figure
est ainsi prise véritablement comme un « dessin », à l’image des arcs de cercle dans le
demi-plan de Poincaré, qui sont ou non des « droites » de cet espace, quoique toujours
identifiés visuellement (donc sans relation avec leur fonction ou leurs propriétés dans
qu’on en fait) et de l’objet qu’elle indique (une fois établie, la figure est fixée et possède
notée apparaît dans un exemple simple construit avec les opérations sur les intervalles :
nous considérons habituellement comme ayant la même forme des lignes mélodiques qui
graphiquement sont superposables par translation ou par symétrie par rapport à une droite
« conservent la forme » la multiplication des intervalles par 5 modulo 12, nous obtenons
202
Nous pensons à un glissando dans une trame de glissandi, ou encore au changement que subit un son
152
de nouvelles figures qui ont la même forme sans être graphiquement congruentes, et nous
Fig.17 : Si la multiplication des intervalles par 5 modulo 12 conserve la forme, ces deux figures sont
mélodiquement isomorphes.
En portant de la sorte notre attention sur les manipulations que nous faisons subir
aux objets, nous observons donc l’espace où ils se trouvent. L’opération de multiplication
par 5 modulo 12 nous donne une caractéristique de l’espace des intervalles où se trouvent
ces lignes mélodiques : elle nous informe sur le comportement et l’organisation des
intervalles, pas sur les intervalles eux-mêmes. De façon similaire, si nous nous
intéressons plutôt aux symétries par rapport à une droite, nous nous informons sur le
comportement graphique (sur le plan de la partition) des figures, pas sur les figures en
soi : nous observons ainsi un autre espace que celui des intervalles. La même figure a des
propriétés (et donc des possibilités de manipulation) différentes selon l’espace où nous la
considérons : sa forme est relative à ce contexte d’opérations, elle lui est extrinsèque (et à
. Lien à la perception
Naturellement, cette nouvelle géométrie des intervalles n’est plus étayée par la
lorsque son attaque est masquée par celle d’un autre son.
153
différentes : c’est une réaction comparable à celle que suscite l’élimination du cinquième
postulat euclidien en géométrie (nous avons des parallèles qui se rapprochent, ou pas de
des intervalles usuellement perçue : la symétrie (graphique) par rapport à une droite
oblique, par exemple, peut transformer une ligne monodique en un accord. Ceci nous
indique bien que la géométrie des lignes mélodiques à laquelle nous sommes habitués
n’est en fait pas donnée par l’espace graphique de la partition, quoique plusieurs
opérations ne soient apparues historiquement que grâce à lui203, mais bien par les
opérations que nous choisissons de classer comme celles qui conservent la forme (ou qui
cet éloignement de l’« intuition » causé par l’ajout (ou le retrait) de certaines règles
comme isomorphes des objets aux propriétés matérielles très éloignées, nous imposons
objets doit l’être aussi. Cette confusion entre composition et écoute (entre poïétique et
esthésique), qui est, dans notre lecture, au cœur de la critique de Xenakis à la musique
sérielle204, est naturellement à éviter. Mais il ne faut pas pour autant rejeter ces opérations
203
C’est le cas notamment de certaines formes de contrepoint, comme les canons en rétrogradation et en
inversion.
204
Dans XENAKIS, I. [1963], Musiques formelles.
154
leur consistance : ce n’est pas l’outil formel qui est mis en échec, mais son emploi pour
ainsi dire abusif – qui identifie deux familles différentes d’isomorphismes. Sur ce point,
rappelons que les règles que l’on ajoute à une « géométrie usuelle » de notre
appréhension peuvent justement se choisir par cet impact particulier qu’elles ont sur le
relations à l’écoute qui n’ont pas à être de ce même type. Encore une fois, la
formalisation doit enrichir les possibilités d’écoute : elle donne plus à entendre, sans
Cette démarche de rompre avec une géométrie strictement liée aux sens, pour
obtenir de nouvelles relations d’écoute, est en fait souvent celle de Xenakis lui-même. En
effet, comme l’indique Hoffman, à l’aide de structures géométriques dans « des espaces
qui ne sont pas à la base de notre expérience spatiale quotidienne », Xenakis pouvait
des solutions sonores nouvelles et inouïes, soit en définissant un calcul formalisé, soit en
étayant ses idées intuitives. »205 La formalisation géométrique (qu’elle se serve ou non
d’un calcul formalisé) sert donc bien le résultat matériel, quoiqu’elle évite formellement
certaines de ses contraintes. L’idée de s’écarter de ce qui est directement sensible pour
générer une richesse musicale concrète n’est d’ailleurs pas nouvelle : le contrepoint
double n’est pas vraiment perceptible comme tel avant que les voix ne s’inversent
205
HOFFMAN, P. [1997], L’espace abstrait dans la musique de Iannis Xenakis. C’est nous qui soulignons.
155
présentes dès le début, mais n’ont un impact sonore et musical qu’après une opération
supplémentaire pour les révéler. D’une certaine façon, la véritable forme du contrepoint
double n’apparaît que lors de cette inversion, quand est exposée la fonction de
caractéristiques qui étaient pourtant déjà là comme phénomène (dans l’objet sonore).
. morphologique × eidétique
n’apparaît que lorsqu’elle remplit sa fonction (ou plus précisément, si elle est le fait
multiplicité d’observations que l’on peut en faire et qui demeure comme noyau commun,
pour ainsi dire antérieur à ces observations – qui reste enfin pratiquement sub-
symbolique. Or, l’étymologie du mot renvoie à « forme » (µορϕή), que nous voulons ici
de façon opératoire : deux structures algébriques sont isomorphes si l’on peut passer de
certaine façon, l’usage courant de « morphologique » renvoie à ce que nous nommons ici
des figures : c’est dans celles-ci que nous identifions des propriétés séparées des
contextes où nous pouvons les placer (deux dessins différents sur la page peuvent avoir la
même forme, le même dessin peut avoir des formes différentes206). Nous croyons qu’il est
possibilité de faire abstraction d’un contexte (au moins un), c’est pourquoi l’adoption
d’un terme à l’étymologie différente nous paraît nécessaire. Pour rester dans un champ
sémantique proche de µορϕή, nous proposons le terme « eidétique » (de είδος : forme,
figure, mais aussi idée ou type) pour ce qui est relatif aux figures. Naturellement,
précédant des considérations philosophiques, est l’origine dans είδος du suffixe –oïde,
contexte ou de fonction (donc qui en est indépendant) ; en géométrie nous identifions les
figures visuellement, donc par des critères de ressemblance. Par contre, dans la
essences en général, abstraction faite de l’existence (la réduction eidétique) ; chez Platon,
cela renvoie plutôt à quelque chose qui est indépendant de l’expérience sensorielle, la
« forme immuable » ; pour Aristote, l’« eidétique » est lié aux phénomènes par la
206
Un exemple musical apparaît par la forme en nœud de Princípio de Cavalieri ; v. l’illustration Ch. I,
notamment fig. 9 et 10.
157
nécessité de les observer afin d’en connaître l’essence, la vérité essentielle.207 Ces
emplois sont plus proches du sens de « type » ou d’« idée », mais nous pouvons encore
voir l’usage que nous proposons comme un cas particulier (et très simplifié) de ceux-ci :
si un contexte musical est une expérience sensorielle particulière, ou un cadre pour une
telle expérience, une figure est bien, au sens où nous prenons le terme, indépendante de
cette expérience-là (encore une fois, elle demeure au-delà du contexte) ; similairement,
l’existence d’un objet musical ne se fait que dans un contexte spécifique (tout au moins
celui de nos méthodes d’appréhension), et nous pouvons considérer ce qui peut demeurer
abstraction faite de ce contexte. La figure même n’existe pas dans ces « natures »
philosophique de eidétique, mais nous voulons nous appuyer surtout sur son étymologie
pour cette utilisation musicologique. En effet, nous ne sommes ici jamais en présence
d’« idées » ainsi séparables de leur représentation ou des objets qui les portent ; les
eidétiques, même dans le sens où nous prenons ce mot : à supposer qu’il fût possible
d’appréhender de tels traits d’un objet, nous ne pourrions rien en faire avant d’y porter un
regard préalablement orienté, donc de les insérer dans un espace particulier. Plus
précisément, nous devons garder à l’esprit que, dans un processus compositionnel, objet
207
Ces considérations ne se veulent naturellement pas un résumé des positions de ces philosophes, mais
simplement un point de repère général qui permette d’orienter notre terminologie. Nous renvoyons, pour
une discussion un peu plus approfondie, aux ouvrages de BARBARAS, R. [2004], Introduction à la
158
. Objets
La discussion qui précède ne doit pas nous empêcher de parler encore d’objets
sonores ou musicaux. Au contraire, nous pouvons voir un objet comme quelque chose qui
« dépasse » toujours une figure et une forme : dans chaque contexte, il aura des
caractéristique eidétiques qui ne sont pas morphologiques (qui n’ont pas de rôle dans ce
contexte) ; d’un autre côté, une figure peut être porteuse de propriétés que l’objet ne peut
pas avoir en soi (comme un aspect graphique), et celui-ci peut se laisser représenter par
plusieurs figures distinctes.209 Nous pouvons en outre faire maintenant une différence de
terminologie simple entre objet sonore et objet musical : nous parlerons d’objet sonore
lorsqu’il ne sera question que de propriétés eidétiques, donc sans rapport à d’autres objets
ou à un contexte particulier, et d’objet musical lorsque ces rapports sont pris en compte.
philosophie de Husserl, GUILLERMIT, L. (éd.) [1989], Platon par lui-même, et RODRIGO, P. [1995], Aristote,
l’eidétique et la phénoménologie.
208
Cet enchaînement à travers différentes échelles entre objet et contexte, contenu et contenant, tout et
partie, était déjà traité par SCHAEFFER, P. [1966], Traité des objets musicaux.
209
Cela n’est pas sans rappeler le rapport d’une œuvre à une formalisation pour l’aborder : elle est toujours
« décalée » par rapport à cette formalisation – elle la dépasse lors de l’analyse et ne l’épuise par lors de la
composition (Cf. Ch.I).
159
Encore une fois, si nous faisons en quelque sorte abstraction du contexte qui permet
l’appréhension première de l’objet, c’est par la supposition qu’il est partagé comme un
« contexte maximal », celui qui serait le plus général possible et contiendrait les autres
Bien sûr, en définissant ainsi le sonore par des propriétés eidétiques, nous devons
ne faisons ici que l’opposer au musical et au morphologique. En effet, sur une partition
ou sur un éditeur de forme d’onde nous pouvons parfois considérer comme eidétiques des
propriétés graphiques (elles peuvent ne pas avoir de rôle musical). Cependant, pour
qu’elles fussent des propriétés caractérisant le sonore même, il faudrait considérer que
cette partition ou cet éditeur sont la façon la plus générale se saisir et comprendre des
objets ; nous préférons naturellement les prendre comme une façon en plus d’en
manipuler.211 Nous maintenons la distinction entre l’objet et une figure qui le représente
symbolisation, et à plus forte raison une notation, les suggère comme propriétés
210
Nous pouvons penser les caractéristiques eidétiques de l’objet sonore comme ce qui lui donne sa forme
dans cet espace « maximal ». La question pourrait naturellement se poser si cet espace est vraiment unique,
et même s’il existe du tout. Nous simplifierons la discussion en partant du principe que nous pouvons
partager raisonnablement autant les manières d’appréhender les objets que la définition des contextes où ils
pourront s’insérer, et qu’en conséquence nous pouvons considérer au moins une situation d’appréhension
localement maximale (contenant les contextes qui nous intéressent).
211
Sans faire cette identification, nous pouvons néanmoins prendre en compte la réversibilité de certains
systèmes symboliques, où il est toujours possible de passer des symboles aux sons ; c’est le cas le plus
160
immédiatement musical parce qu’il est fonctionnel. Nous pouvons ainsi dire que
l’eidétique, à tous les niveaux, fait les « saillances » de l’objet : ce sont des propriétés qui
émergent dans certains contextes et qui les dépassent en en proposant de plus vastes, et
ceci autant dans les processus de composition que d’analyse et d’écoute212 ; nous pouvons
saillances.213
Rappelons que, dans tous les cas, ce qui est donné à écouter est un ensemble
d’objets (ou, à un niveau encore plus de surface, un seul objet – le morceau de musique).
Il incombe à l’auditeur de le saisir selon ses propres modes, de lui attribuer du sens
(l’interpréter). Encore une fois, nous supposons qu’il y a des façons d’appréhender
certaines saillances ; mais c’est l’écoute, en dernière analyse, qui définira localement, à
Dans cette discussion, demeure le problème de définir ce qui fait deux objets
souvent des éditeurs de formes d’onde et de spectres. Cette réversibilité est également discutée par
VAGGIONE, H. [2006], Symboles, signaux, opérations musicales.
212
L’emploi musical du terme « émergence », relativement récent, dérive (et se différencie) de celui dans
les sciences cognitives. Les retombées de cette idée de dépassement spontané d’un contexte sont multiples ;
nous nous intéressons ici à ses aspects opératoires et « morphophoriques » (générateurs de formes). Une
discussion approfondie est proposée et entamée par SOLOMOS, M. [2005], Notes sur la notion
d’« émergence » et sur Agostino Di Scipio.
213
Nous trouvons pratiquement une méthodologie du travail sur et à partir des saillances chez Horacio
Vaggione. Cf. par exemple VAGGIONE, H. [1995], Objets, représentations, opérations.
161
pour les mesurer, nous nous servirons de variables musicales : les éléments, aspects ou
propriétés sur lesquels nous opérons, et qui nous permettent véritablement de saisir un
objet.
Comme nous l’observions plus haut, étudier les opérations que peut subir un objet
opérations associées, qui définissent un espace, il est possible de dire ce qui est propre à
celui-ci (et qui sera à la base des traits morphologiques) et ce qui appartient, comme
particularité, à une figure. Cette démarche d’isoler, en quelque sorte, les traits distinctifs
des objets n’est pas sans parenté avec la construction des qualia par Goodman214 : nous
plient pas toujours à des définitions, et encore moins des mesures, strictes.215
2. Espaces musicaux
Nous sommes mené par la distinction que nous voulons faire entre forme et figure
à nous occuper des espaces où se trouvent les figures que nous prenons pour manipuler
les objets sonores et musicaux ; nous les voulons définis par des opérations : ils seront
caractérisés par ce que l’on peut faire avec les figures (donc indirectement avec les
214
V. GOODMAN, N. [1966], The structure of appearance. Quoique nous n’opérions, autant pour composer
que pour analyser, effectivement qu’à travers ces variables, nous ne voulons pas ici identifier un objet et ses
qualités : nous gardons toujours ouverte, comme partie intégrante d’une même pensée musicale, la
possibilité de changer de contextualisation, donc d’ensemble de variables, aussi souvent que voulu. En
particulier, nous pensons qu’à l’intérieur d’un processus compositionnel coexistent plusieurs « jeux de
langage » entre lesquels il est possible d’osciller.
162
objets) qui s’y trouvent. Nous ne sommes pas loin de la notion d’espace selon
Wyschnegradsky216, celle certes d’un continuum pansonore (il embrasse toutes les
possibilités sonores), mais surtout d’un espace vu comme schème de la pensée. Motivé
par la discussion qui précède, nous pouvons penser à une opération élémentaire qui serait
simplement d’obtenir à partir d’une figure une autre qui lui soit semblable dans cet
espace : cela permettrait de comparer les figures qui ont des formes proches, par exemple,
ou d’observer les changements de forme que subit une figure en se « déplaçant » dans
l’espace. Mais pour ce faire, il faut pouvoir définir et estimer ces similitudes et ces
variations – dans un exemple comme celui des lignes mélodiques, nous ne prenions en
compte que la séquence d’intervalles, mais dans un contexte musical plus intéressant (et
plus réaliste), l’intérêt est porté à plusieurs aspects à la fois. L’action musicale
sur quelque chose, et nous prenons l’ensemble des opérations utilisables pour composer
(un objet, une section, une pièce, selon l’échelle à laquelle nous nous plaçons). Nous
215
À la différence des qualia, les variables musicales sont directement (et uniquement) opératoires, et ne
prennent leur sens que dans un processus de composition ou d’interprétation : nous ne cherchons pas à
étudier des conditions d’existence mais bien des conditions de travail.
216
Présentée par CRITON, P. [1997], Espaces sensibles.
217
Les réflexions qui suivent sont faites du point de vue de la composition, mais les constructions
s’adaptent au processus interprétatif.
163
considérons également l’ensemble de tout ce qu’il est possible de manipuler selon ces
opérations : ce seront les variables musicales. Notons que ces deux ensembles sont
composés, et qu’ils s’influencent. Les variables constituent donc ce qui est manipulable
dans un objet (de façon continue ou non) : ce qui en apparaît, « par où » et « comment »
on peut le prendre dans le processus compositionnel.218 D’une certaine façon, elles sont
processus) celui-ci à l’état de ses variables musicales. Il est important de souligner que,
quoique étant par définition une catégorie opératoire219, une variable musicale peut
prendre en compte également des donnes physiques (comme l’harmonicité d’un spectre),
de toutes les autres variables musicales considérées, nous dirons qu’elle varie selon une
dimension musicale de l’espace où nous la situons (par exemple si, pour composer, nous
considérons qu’il est possible de changer une hauteur sans changer quoi que ce soit
l’indépendance d’une variable par rapport aux autres n’est pas une qualité intrinsèque :
218
Cette définition très vague s’appuie sur le fait que l’ensemble des opérations pour composer une pièce
est nécessairement limité (et le plus souvent discret). Elle se précise par l’organisation (également
composée) de cet ensemble en familles d’opérations semblables, et en particulier par le choix des
dimensions musicales parmi les variables (ci-après).
Les similitudes entre opérations pourraient elles aussi faire l’objet d’une qualification (par opposition à une
quantification), mais il suffit ici de considérer que l’on peut différencier des opérations, sans nous pencher
sur comment cela se fait (pour le raisonnement qui suit, il nous faut simplement des opérations, ainsi des
variables, distinctes).
219
Sur ce concept, cf. VAGGIONE, H. [1995], Objets, représentations, opérations.
164
organisation de cet ensemble (donc des opérations que l’on fait). Quelles et combien sont
ces dimensions dépend ainsi également de ces choix. En particulier, il n’y a pas
pour travailler (plusieurs ensembles peuvent être pris, séparément, comme indépendant
de leur complément).
pour l’association avec le vocabulaire des mathématiques, mais surtout pour pouvoir
établir la différence avec des paramètres en musique. En effet, nous voyons souvent des
timbre-durée que des mesures telles que la densité spectrale, ou encore simplement les
attributs numériques d’une note MIDI. Nous voulons distinguer les contrôles purement
numériques, que l’on pourrait en quelque sorte associer à un seul potentiomètre, de ceux
qui dépendent d’un jugement (musical) pour être définis. Ainsi, dans une modulation de
variation affecte en premier lieu le timbre du son résultant. Similairement, nous prenons
l’intensité comme une variable (et possiblement une dimension) musicale, mais
l’amplitude comme un paramètre. En effet, celle-ci n’agit pas toujours en premier lieu sur
d’amplitude d’une composante affecte encore une fois le timbre avant qu’une variation
une variable musicale (comme l’indexation en midicents à la hauteur), mais nous croyons
165
que cette distinction est pertinente : elle prend en compte le rôle de notre perception et
notre compréhension dans la définition des éléments sur lesquels s’appuient les
qu’une dimension musicale, même prise isolément, évoque déjà une certaine existence
musicale, ce qui n’est pas le cas pour un paramètre : il nous semble que dire « do dièse »
ou « forte », ou même « à cet endroit », donne plus d’information sur un objet qui aurait
ces attributs que dire « la fréquence modulante est 220Hz » ou « l’amplitude est 0,7 » ; ce
sont en tout cas, pour nous, de meilleurs points de départ pour la construction d’une idée
musicale.
Nous commençons par considérer ce qui est manipulable (les variables musicales)
et les opérations que nous pouvons utiliser. Notons que ces deux catégories sont
composées le plus souvent simultanément – on choisit ce que l’on fait et avec quoi. La
liste de variables qui suit ne se veut qu’un exemple simplifié, et est loin d’être exhaustive
pour une situation musicale réelle (autant pour les variables que pour les opérations) :
parmi ces variables celles-ci, qui permettent de traiter indirectement les autres sans (trop)
Nous avons construit un espace musical à six dimensions (ou plus précisément
opérations sur chacune de ces dimensions peuvent nous aider à y définir des distances ou
une façon de « mesurer » dans cette dimension. Les autres variables musicales que nous
220
Nous distinguons ici intensité et dynamique : celle-ci se rapporte plutôt au geste de l’instrumentiste
qu’au résultat sonore. Ainsi, le geste pour une note forte sur un violon muni d’une sourdine de plomb
167
considérons peuvent entrer en jeu ici aussi : par exemple, on pourra choisir de subdiviser
subdiviser les durées en multiples d’une unité fixée, ou encore d’organiser les timbres
disponibles selon leur harmonicité. On constatera rapidement qu’il est très difficile (sinon
toutes les variables (dans le cas ci-dessus, le « timbre » n’est pas entièrement indépendant
du registre relatif, par exemple). Mais ceci ne nous empêche pas de concevoir des
Une première caractéristique de l’espace musical dans lequel on travaille est ainsi
plusieurs dimensions dans une opération (comme la définition de distances dans l’espace
réflexions...). Tout ceci, encore une fois, est composé avec et par l’ensemble d’opérations
utilisé. Les variables musicales qui n’auront pas été considérées indépendantes évolueront
donnera probablement une intensité du même ordre que celle d’une note mezzo-piano sans sourdine, mais
168
particulières dans l’espace en question ; elles sont bien sûr aussi manipulables
plusieurs dimensions.
Les dimensions sont des directions qui définissent et permettent en quelque sorte
de reconstituer l’espace musical : toute action dans ou sur cet espace les affecte
(directement ou non), et elles suffisent pour y préciser un objet. Mais cette construction
d’un objet à partir de certaines seulement des variables musicales peut se faire également
nous pourrions obtenir un objet en choisissant un instrument (un « timbre »), puis
que nous avions choisies au départ ; le résultat pourrait encore s’écrire par celles-ci.
Nous avons pensé les variables musicales associées aux objets musicaux et
sonores, or elles ont servi à caractériser les espaces. C’est bien ainsi qu’un espace se
révèle être une possibilité particulière d’objets222 : ceux-ci sont en quelque sorte des
« morceaux » de l’espace, des états (ou famille d’états) particuliers des variables
musicales en jeu. Dans un processus compositionnel, c’est l’espace qui nous permet de
voir les objets : les catégories opératoires qui nous permettent de saisir ou de composer
l’objet doivent le précéder et définissent déjà (au moins implicitement) un espace. Nous
pouvons dès lors avoir plusieurs espaces différents qui coexistent dans la composition
d’une œuvre : chacun est dérivé d’une famille d’opérations, d’un ensemble d’intentions
compositionnelles.
Pour l’écoute, nous avons une situation inverse : les objets en quelque sorte y
précèdent l’espace ; plus précisément, celui-ci n’est perceptible que par les objets
présentés à l’écoute. L’espace musical qui est ainsi rendu évident n’est que celui que les
objets remplissent complètement : il n’y a à l’écoute d’autre possibilité que ce qui est
effectivement le cas (on ne « pourrait » pas avoir écouté autre chose que ce que l’on a
écouté). Toute la géométrie est alors donnée par les objets insérés dans le temps, les
opérations qui la définissent sont celles efficacement perçues sur et entre eux. Bien sûr,
avec le déroulement de l’œuvre, ces opérations (ou du moins ce qui en est compris) se
modifient et se multiplient : l’espace dans lequel l’œuvre entière s’inscrit, celui qu’elle
peut qu’être immanente : c’est l’ensemble des articulations (et leurs enchaînements) qui
présente l’ensemble des « règles » effectivement suivies ; c’est de là que peut émerger un
sens musical, comme nous le définissions plus haut. En quelque sorte, s’il y a une
222
Nous pourrions dire qu’en ce sens un espace musical est un lieu logique, comme le prend Wittgenstein :
« Le lieu logique et le lieu géométrique s’accordent en ceci que tous les deux sont la possibilité d’une
existence. » (Tractatus Logico-Philosophicus, 3.411)
223
Notre argumentation s’appuie sur l’écoute et les phénomènes sonores, mais le raisonnement s’étend
assez facilement à l’interprétation d’une partition (prise en elle-même) : l’espace y est aussi donné par les
170
pourrions dire que c’est la trace de ces redéfinitions locales de l’espace musical
(aboutissant à l’espace de la pièce entière) qui doit pouvoir s’organiser dans la mémoire
de l’auditeur.
manipulation directe du matériau ou des idées musicales dans et avec un espace. Nous
dimensions musicales lors de la composition d’un espace encore vide vers leur
inextricable liaison dans un objet composé, spécialement lorsque celui-ci est inséré dans
le temps, mais déjà quand simplement nous considérons des relations et des opérations à
Si nous pensons les objets musicaux comme insérés dans un espace avec ses
dimensions musicales, il peut être utile de représenter et de construire ces objets à partir
d’elles. Nous proposons ici une formalisation pour la construction d’un objet musical, en
nous appuyant principalement sur la musique instrumentale et sur des durées plutôt
objets, il n’y a pas de substitution intrinsèquement possible. Il n’est possible de modifier une partition que
si on peut emprunter, au moins en partie, le point de vue (et souvent aussi le contexte) du compositeur.
224
Même, peut-être surtout, dans le cas de la musique tonale : quoique cette « grammaire » précède
plusieurs œuvres, elle est reconstruite et exposée à nouveau dans chacune d’elles, et pourrait en être
171
d’ordre méso-temporel225, mais de façon à pouvoir généraliser aisément. Notre but est
EspMus est un espace musical (comme ceux que nous avons défini plus haut226). Nous
voulons ensuite pouvoir insérer cet objet dans le déroulement de l’œuvre, et à un moment
précis :
Pour chaque variable musicale que nous choisissons de manipuler, nous pouvons
constituer un ensemble avec ses « valeurs » possibles : ce sont les éléments de cet
ensemble qui définiront l’objet musical selon chacune de ses dimensions. Nous voulons
naturellement que notre formalisation permette l’insertion d’un objet musical dans le
temps, mais aussi que des manipulations soient possibles hors-temps, donc déliées des
déduite. Historiquement, c’est bien à partir des œuvres (et non avant elles) que de telles « grammaires »
s’établissent.
225
En général, d’une note à une courte phrase.
226
Plus exactement, c’est un espace composable. Nous introduirons précisément la distinction entre espaces
composables et composés dans la section suivante.
172
notamment quand nous opérons sur des durées quantifiées, discrètes : un , par
exemple, est une variation de dynamique, mais nous voulons pouvoir appliquer cette
variation à une « note », sans pour autant être obligé de considérer des durées plus courtes
que cette note (ou qu’une autre unité choisie). Pour ce faire, nous considérerons des
ensembles de parties, plutôt que des collections d’éléments isolés ; mais nous écrirons
souvent, par abus de notation et dans un souci de simplicité, uniquement ENS au lieu de
2ENS ou Ð(ENS) (les notations usuelles pour l’ensemble des parties), pour un ensemble
Ce détour a aussi l’avantage d’introduire comme élément l’ensemble vide ¦, auquel nous
pourrons associer, dans chaque ensemble, différentes significations sans porter atteinte à
la consistance de la formalisation.
Certaines des variables que nous prendrons dans cette section sont de nature
légèrement différente de celles que nous avons introduites plus haut ; nous pensons en
particulier aux modes de jeu et à la position sur l’instrument. Nous pouvons bien sûr
prendre ces aspects du geste instrumental comme des variables, puisque nous les
qui semblent plus attachées à un instrument particulier qu’à un espace musical général, et
on pourrait ainsi hésiter à les prendre comme candidates à une dimension musicale. Nous
227
Notons que ceci sous-entend l’immersion D2T, où T est le temps de l’œuvre, ce qui correspond au
passage d’opérations (temporelles et autres) hors-temps à des opérations en-temps. Nous reviendrons sur
cette immersion.
173
verrons que malgré cette particularité elles gardent un intérêt global, et qu’il est possible
Nous ne prétendons bien sûr pas à une énumération exhaustive des variables
utilisables dans la musique instrumentale, les ensembles que nous construisons ci-après
sont au mieux suffisants pour un processus compositionnel. Ils illustrent néanmoins des
englobante.
a. instruments
Ici aussi, encore que cet ensemble soit discret, il est intéressant d’en prendre l’ensemble
des parties : ceci nous permettra, par exemple, de considérer comme un seul instrument
instrumentiste, ou encore tous les cuivres d’un orchestre. Nous travaillerons donc plutôt
avec
228
Dans tout ce qui suit, nous considérerons la voix comme un instrument ; il faut ainsi comprendre
instrumental presque toujours comme instrumental et/ou vocal.
174
Nous prenons ici le parti de considérer une partition comme un ensemble d’instructions
donné aux interprètes : ce que le compositeur écrit est toujours un geste instrumental,
telle est la sémantique de la partition comme nous la considérerons ici. Nous construirons
alors un objet musical à partir du comportement des instruments ; les ensembles qui
suivent sont donc pensés par rapport aux actions des exécutants et à la manière de
« orchestre » dans le langage CSound. L’idée plus générale d’un instrument « virtuel »,
défini par un ensemble de comportements face à des opérations ou des actions, ou encore
b. modes de jeu
Chacun de ces instruments définit un ensemble de modes de jeu qui lui sont
particuliers. Dans l’ensemble des parties, nous pouvons identifier l’ensemble vide au
mode « normal » (celui qui est entendu par la notation « ord. » dans une partition). Bien
229
Nous retrouvons ici le positionnement déjà présent dans le travail sur Lema 1 et un ensemble convexe (et
qui sera présent également dans topologie faible) : le geste instrumental est pris comme matière
compositionnelle élémentaire. La préoccupation de prendre la partition primordialement comme l’écriture
d’une action de l’instrumentiste vient aussi de notre expérience comme compositeur et interprète : les
considérations traditionnelles d’ambitus et de possibilités/impossibilités techniques générales sont
aujourd’hui largement insuffisantes pour employer tout le potentiel d’un instrument – prendre en compte
des aspects comme le confort d’un geste, l’effort physique et intellectuel à fournir, les temps de préparation
et de transition entre gestes, les habitudes venues d’une formation classique, etc. permet d’étendre de façon
consistante l’expressivité instrumentale (la possibilité d’y véhiculer des idées musicales, même celles qui
demandent un élargissement des possibilités de jeu). Nous verrons comment une notion générale de
continuité peut participer à cela.
175
sûr, nous pouvons aussi prendre la réunion de plusieurs de ces ensembles et considérer les
MDJflûte={ord. (¦), éolien, flattz, {avec de plus en plus d’air}, slap, tongue ram,…}
MDJcordes=MDJviolon›MDJalto›MDJvioloncelle›MDJcontrebasse
={pos ord., arco ord., sul tasto, sul pont, {spostando l’arco}, legno tratto, derrière le
chevalet, sur le chevalet, legno+crini,…}
Nous pouvons encore considérer, pour des raisons de continuité que nous explorerons
plus tard, l’ensemble de tous les modes de jeu, tous instruments confondus :
MDJ=Cinstr“INSTR MDJinstr ,
mode « ord. » pour chacun des instruments (nous pouvons les noter par ¦instr, par
exemple). Cette union permet également de travailler avec un seul ensemble de modes de
230
Nous ne plaçons pas l’échantillonneur dans cette famille d’instruments : le geste accompli par
l’instrumentiste qui en joue n’a aucun impact sur le résultat sonore (sauf, au mieux, sur son enveloppe
d’amplitude), et n’est donc pas un geste instrumental comme nous le comprenons ici.
176
différents « modes ».
c. hauteurs
donc considérer l’ensemble de ces hauteurs. Mais dès que nous passons aux parties de cet
ensemble, pour prendre en compte par exemple des glissandi ou des accords, nous
incluons par là même des ensembles continus de hauteurs, qui peuvent être prises
simultanément (contrairement au glissando, qui les ordonne), ce qui est très proche de la
définition d’une bande de bruit blanc, et deux problèmes surgissent. En premier lieu,
lorsque nous considérons un ensemble continu de hauteurs, les outils que nous avons
pour les manipuler les rapprochent des fréquences : la continuité empêche de toutes les
indexer par des noms, ce qui affecte également la référence aux intervalles, et une
opération élémentaire avec les hauteurs, comme la transposition, s’en trouve très
outre, lorsque nous prenons des ensembles de hauteurs comme des éléments singuliers,
l’ordonnance de ces hauteurs au long d’une durée est cruciale, comme la comparaison
entre le glissando et le bruit blanc le montre – or, nous ne pouvons pas trivialement
231
La transposition correspond toujours à une translation, comme dans le cas de hauteurs discontinues,
mais nous ne pouvons plus avoir toutes les transpositions bien définies comme avant.
232
Dans un domaine discret, on aurait pu fixer « la note la plus grave » au siþ grave du contrebasson et « la
note la plus aiguë » à une harmonique artificielle du violon, par exemple.
177
les hauteurs à des fréquences fondamentales perçues, et travailler directement sur celles-
ci.233 Le deuxième problème ne se pose vraiment que lorsque nous travaillons avec des
durées discrètes : un glissando se réduit à une seule hauteur à chaque instant, lorsque
nous pouvons prendre ces instants continûment. Sur des durées qui ont une unité
minimale, nous pouvons attribuer une « hauteur » {gliss.} à toute une unité qui est déjà
déployée dans une durée ordonnée. Mais cela ne prend pas en compte le glissando
reviendrons sur ce problème d’un autre point de vue, qui prendra en compte le geste de
l’instrumentiste et aussi une idée de geste musical premier ou indivisible. Pour l’instant,
gardons l’ensemble des fréquences fondamentales perçues et notons par HTR l’ensemble
de ses parties, en admettant que dans notre énumération d’éléments il puisse y avoir des
Dans cet ensemble, nous pouvons, si nécessaire, associer l’ensemble vide (¦) au silence
ou à une fréquence inaudible ; nous pouvons aussi considérer que « bruit blanc » n’est
autre que l’ensemble des fréquences pris en entier à la fois. Notons que lorsque nous
prenons en compte un ensemble continu de hauteurs, il est possible d’inclure des spectres
233
Nous prenons néanmoins le grave risque d’identifier fréquence et hauteur, ce qu’il faudra bien sûr éviter.
178
(même inharmoniques) comme éléments de HTR, et nous pouvons ainsi associer des
d. positions
Sur plusieurs instruments, une même hauteur peut être obtenue de plus d’une
instrumental : si nous nous limitons à une valeur nominale ou à une fréquence pour
définir une note, nous n’avons pas toujours un geste bien défini. De plus, ces différentes
réalisations produisent des timbres distincts et exigent des efforts différents. Nous
prendrons en compte alors, parallèlement aux différents modes de jeu, la position « sur
l’instrument » :
dans lequel nous pouvons identifier ¦ à la position « au repos ». Ceci nous permettra non
hauteur jouée sur la troisième corde, mais aussi de traiter formellement la continuité du
geste instrumental235. C’est aussi en nous penchant sur cette position instrumentale que
nous pouvons bien définir le geste qui produit un multiphonique instable, un son à
234
Ceci est certainement inutile si nous isolons le travail sur les hauteurs : reconnaître ou décomposer le
spectre d’une caisse claire ou d’une cymbale ne lui donne pas une hauteur définie. Toutefois, il est
important pour la suite de notre formalisation de pouvoir définir de façon générale le comportement d’un
instrument, et il faut pour ceci qu’il y ait un sens (formel) à une telle association – le cas limite serait
d’associer tout instrument sans hauteur définie à ¦ dans HTR.
235
Cette continuité était à la base de la représentation de la convexité dans un ensemble convexe (cf. Ch.I).
236
C’est probablement ici que la voix se distingue le plus des instruments proprement dits : toutes les
« positions » de la voix sont définies à l’intérieur du corps de l’interprète, et il est difficile pour un
179
En certains cas, comme pour les instruments à archet, les ensembles MDJ et
POS pourraient suffire à définir la ou les hauteurs qui sont produites ; pour avoir la
même correspondance chez les cuivres, par exemple, il faudrait prendre en compte dans
POS la pression des lèvres, ce qui peut s’avérer plus ou moins pratique237. Cette possible
redondance de POS par rapport à HTR a un sens particulier si nous voulons considérer
chaque instrument d’un seul interprète qui en joue plusieurs à la fois (comme dans un set
piano à quatre mains) : les fonctions de position (pos) pour chacun de ceux-ci nous
permettent de les garder dans les limites des possibilités d’exécution d’un seul
instrumentiste ou d’un seul instrument. Mais, dans le cas général, il importe peu qu’il y
ait ou non redondance : la variable de position sert plus des considérations de continuité,
compositeur de concevoir leur topologie (à moins d’être également chanteur). A notre connaissance, il n’est
question de ces positions que lors de l’apprentissage d’une technique de chant ; une fois apprises, elles sont
plutôt désignées par l’effet qui en résulte, ou comme un mode de jeu particulier (comme boca chiusa).
Nous gardons l’idée d’un ensemble POSvoix={¦ (« au repos »), « actif »} surtout par souci de complétude.
237
Nous avons indirectement écrit cet aspect du geste dans les parties de trombone de open path-connected
sets (2002, pour soprano, mezzo, baryton et deux trombones), en indiquant une position fixe de la coulisse
pour plusieurs notes :
ou encore en imposant des changements de barillet pendant un glissando (qui maintient donc la pression
des lèvres) :
180
de fluidité ou de confort que comme une possible dimension musicale. Nous pouvons ne
pas prendre en compte POS pour la définition même d’un espace musical, et garder cet
HTR).
Comme pour les modes de jeu, l’idée de position ne s’applique pas directement à
un instrument « virtuel » ; nous pouvons nous en rapprocher encore une fois par des
e. dynamiques
Nous devons encore considérer les dynamiques avec lesquelles les instruments
peuvent jouer. Dans cette première approche purement instrumentale, nous nous
Cet ensemble est encore une fois composé des parties de l’ensemble de toutes les
dynamiques possibles, qui est continu, mais nous ne nous servirons que d’une quantité
finie de ces parties (quoique certaines d’entre elles soient continues), en les indexant
181
souvent par les symboles usuels ( , …). Ici aussi, nous pouvons nous servir de ¦ en
pas s’entendre de la même manière dans une musique sans instruments ni voix. De plus,
ces indications peuvent avoir des résultats très différents selon l’instrument qui les
exécute239, et il peut être utile d’indexer par instrument les symboles : flûte, gong, piano.
Bien sûr, une partie de DYN se laisse ordonner de façon naturelle, qu’on le considère
f. durées
Finalement, nous prendrons un ensemble qui nous permette de traiter les durées et
de les articuler. Nous pouvons en un premier temps l’imaginer comme l’ensemble des
segments d’un flux temporel240, dont nous prendrions encore une fois l’ensemble des
parties :
Strictement parlant, les seules cellules rythmiques que nous puissions avoir dans un tel
ensemble seraient celles formées de durées toutes différentes : il n’y a pas de répétition
d’élément dans un ensemble. Or, il nous faut pouvoir opérer sur des cellules rythmiques
238
Ce que J. Antunes note en remplaçant les têtes de note par des « ? ». Cf. ANTUNES, J. [2005], Sons
novos para os sopros e as cordas, Sistrum, Brasília.
239
C’est un point classique de divergence entre les compositeurs : faut-il écrire le résultat sonore ou
l’intention de jeu ? La réponse dépend souvent du contexte où elle se pose.
182
aussi simples que . De plus, les éléments dont nous disposons ici sont des ensembles
problème, nous allons introduire deux opérations sur RYTH : la première est une simple
addition, et nous donne des éléments du même ensemble. Pour S, T“RYTH, nous
où s+t indique l’addition usuelle de durées. L’élément neutre de cette opération est
concaténation, qui n’est plus une loi de composition interne : nous obtenons des chaînes
ou séquences ordonnées d’éléments. L’ensemble de telles chaînes qui sont finies est noté
RYTH* : c’est le monoïde libre sur RYTH, dont l’opération (interne, cette fois-ci) est la
concaténation et l’élément neutre est l’ensemble vide (la chaîne avec aucun élément).
C’est dans RYTH* que nous retrouvons toutes les cellules rythmiques possibles241, avec
ou sans répétition.
Pour la musique purement instrumentale, RYTH (et donc RYTH*) est le plus
souvent muni d’un repérage symbolique : les valeurs rythmiques traditionnelles. Mais il
faut souligner qu’il ne s’agit là justement que d’un repérage dans une partie (organisée)
de ces ensembles : sans une insertion dans le temps chronométrique (par le choix d’un
tempo, par exemple), une blanche ou une croche n’indiquent pas une durée. Nous
240
Cet ensemble est identifiable à ½+, ou à ½+›{0} si on considère la durée nulle comme élément : à
chaque durée correspond un nombre. Algébriquement, c’est un monoïde avec l’addition de durées comme
opération et la durée nulle comme élément neutre.
183
pouvons en fait, lorsque les échelles de temps mises en jeu le permettent, définir RYTH
comme l’ensemble des valeurs rythmiques (en remplaçant l’opération + par la liaison de
notes, par exemple) et construire là-dessus un monoïde libre pour obtenir toutes les
cellules rythmiques que l’on peut noter. Bien sûr, cette approche ne sert pas si les durées
(individuelles) que l’on veut employer ne s’inscrivent pas dans les proportionnalités que
peut aborder la notation traditionnelle. Dans tous les cas, notons que l’opération dans
RYTH induit la possibilité d’agir à l’intérieur d’une séquence dans RYTH* : nous
pouvons remplacer le fragment ST par un seul élément, S+T, sans altérer la « durée
totale » de la séquence. Plus précisément, cette opération permet d’établir une relation
d’équivalence dans RYTH* à partir de laquelle nous pouvons parler d’éléments de même
longueur.242 Ceci permet non seulement des simplifications de notation, mais également
également avec ces opérations que nous pouvons considérer plusieurs « couches »
Nous prendrons ainsi comme « durée » d’un objet musical une chaîne
D“RYTH*, D=d1d2…dn, avec chacun des di“RYTH. Ces éléments sont encore
241
Même le cas limite d’une séquence de durées toutes égales à celle d’un échantillon, qui peut être
considérée comme une « subdivision rythmique » sous-jacente à toute musique numérique.
242
Deux éléments seront équivalents s’il est possible de passer de l’un à l’autre par de telles substitutions
successives. Nous pouvons noter D1§D2 lorsque D1 et D2 ont ainsi la même longueur. Notons que ce
terme est habituellement employé (dans le contexte d’un monoïde libre) pour désigner la quantité
d’éléments dans une chaîne ; nous le détournons ici parce que cette donnée nous semble peu utile à la
réflexion musicale que nous proposons, et pour garder « durée » associé à la chaîne entière (v. infra).
184
manipulables algébriquement, même s’ils sont ordonnés ou orientés (c’est par exemple
une suite de cellules rythmiques, ou de familles de telles cellules). La durée n’est donc
pas pour nous simplement un « segment » neutre de temps, mais plutôt un ensemble où
existent des relations (voire des opérations) entre les éléments244. Bien sûr, il est
inévitable de penser une cellule rythmique déjà munie d’un ordre, mais nous voulons
garder la possibilité de permuter ou d’inverser cet ordre, par exemple ; chaque immersion
particulière de D dans le temps de l’œuvre fixera un état de cet ensemble (et fixera ainsi
une forme).
3.2 Fonctions
variables nous permet de définir une fonction, celle de la « valeur » de cette variable au
long de la durée de l’objet que nous construisons, pour cet instrument. Plus précisément,
où Æ(D ; VAR) est l’ensemble des fonctions de D en VAR, aussi noté VARD. Par
durée D.
243
Cette relation d’équivalence pourrait, à la limite, être utilisée pour définir une distance dans RYTH*, à
partir, par exemple, de la quantité de substitutions nécessaires pour passer d’un élément à un autre. Il
faudrait néanmoins généraliser cette mesure à des éléments de longueurs différentes.
244
Le « segment neutre » demeure un cas limite possible, comme pour un temps mesuré en échantillons.
185
instrument (nous ne garderons ici que trois ensembles de variables pour simplifier la
notation) :
et nous notons
comp(instr)=compinstr : DƒPOS_MDJ_DYN,
compinstr(d)=(pos(d), mdj(d), dyn(d)),
où en fait on sous-entend posinstr, mdjinstr, dyninstr. Nous dirons que lorsque compinstr(d)
est définie pour tout d“D, c’est déjà un objet musical (de durée D), que nous pouvons
noter compinstr(D).
plusieurs instruments, nous pouvons penser premièrement à une simple union de ces
éléments :
ou simplement
O(D)=Ci“INSTR compi(D).
différents gestes. D’un certain point de vue, c’est effectivement tout ce qui se passe si
plusieurs instruments jouent ensemble, mais il peut être intéressant d’observer dans cette
superposition les relations qui peuvent émerger (pour également en construire). Si nous
écrivons O(d) comme une matrice, l’organisation de chacun des ensembles de variables
d’un instrument selon les variables musicales (ce que la fonction comp faisait déjà), mais
également les relations entre des instruments différents selon une variable, au long des
une succession de telles matrices, ce qui mène encore à considérer des relations entre
. Gestes indivisibles
longueur à la fois. En effet, notre notation peut laisser supposer que nous ne prenons en
compte que les cas où une même chaîne D“RYTH* est sous-jacente à tous les
séquence plus « fine » servant de plus grand commun diviseur à plusieurs autres). Encore
que ce dernier cas soit en général une approche possible, il élimine un des avantages
d’avoir choisi des ensembles de parties pour obtenir nos variables musicales : les
fonctions mdj, dyn et pos sont certes discrètes parce qu’elles indiquent des éléments
isolés et sont définies sur un ensemble discret, mais ces éléments peuvent être eux-mêmes
continus – c’est le cas pour toute variation notée en un seul symbole, comme un ou un
187
glissando. Prendre systématiquement une séquence plus fine comme durée pour les
Nous voulons considérer des gestes qui n’admettent pas une telle subdivision,
comportement ne peut être attribué à une durée s+t, encore que s+t§d.245 Nous devons
donc intégrer la possibilité d’avoir comme durée non plus une seule chaîne de RYTH*
mais un ensemble de chaînes de même longueur (nous le noterons toujours D pour ne pas
décomposition de cet ensemble en ses plus petites « parties utiles », qui ne sont pas
nécessairement des sous-multiples des autres parties ; nous les nommerons des gestes
raffinement. Nous pouvons en fait représenter ainsi des polyrythmies selon plusieurs
245
Plus généralement, nous pouvons considérer des gestes qui n’admettent qu’une seule séquence comme
durée, à l’exclusion de toutes les autres qui lui seraient équivalentes.
246
Le schéma qui suit ne vise bien sûr pas à être lisible au même titre qu’une partition : il n’est que
l’illustration d’une topologie de la polyrythmie.
188
L’idée de travailler avec des éléments indivisibles plus longs que le plus grand
commun diviseur des durées en jeu sert également dans un environnement numérique, où
pourtant tout est forcément mensurable par la longueur d’un échantillon. Cette
discrétisation généralisée n’élimine pas les multiples intégrations de l’écoute, qui font
émerger des unités et des continuités, et encore moins la possibilité de penser (donc de
composer) des « gestes » indivisibles, comme des variations de dynamique, des glissandi,
Incidemment, si toutes les variables d’un même instrument suivent la même durée, une projection en deux
dimensions de cet objet (éliminant la distinction entre les variables) équivaut à une notation
proportionnelle.
247
La discrétisation totale de la synthèse granulaire est justement un outil permettant de travailler en grand
détail la continuité : un grand nombre de sons ponctuels devient aisément un ensemble ouvert (qui ne
contient pas sa propre frontière), et se laisse ainsi transformer par paliers individuellement imperceptibles.
Une discussion approfondie spécifiquement sur les techniques d’articulation basées sur des grains sonores
se trouve dans ROADS, C. [2002], Microsound.
189
associés à des durées bien plus grandes qu’un échantillon, et possiblement articulées entre
Notons que les matrices ainsi « traversées » par des comportements sont
incomplètes : prises isolément, elles n’informent pas sur toutes les dimensions de
l’objet.248 L’absence d’un élément dans une matrice (plus précisément : l’absence
d’articulation, selon une variable au moins, sur un élément de D) n’indique donc pas un
instrument inactif pour ce segment de durée. Ne pas agir (ou ne pas jouer) est un
dans une partition demande un geste délibéré et précis, au même titre qu’une note – les
deux gestes ne sont pas de nature essentiellement différente. Cette présence du silence
Nous considérons toujours la durée D comme une séquence ordonnée, donc déjà
conçue avec une certaine orientation temporelle à l’esprit. Elle demeure cependant
manipulable intérieurement (ne serait-ce que par réarrangement des éléments premiers).
De plus, son insertion dans un temps chronométrique peut se faire de plusieurs façons :
nous pouvons voir O(D) comme une figure qui peut prendre plusieurs formes selon la
vitesse (ou les variations de vitesse) à laquelle elle est parcourue. Dans le cadre de la
248
Ceci nous rappelle que l’on ne peut pas éviter de prendre en compte toute la durée d’un l’objet ; il n’y a
pas d’objet « instantané », pas d’instant à proprement parler.
190
musique instrumentale, ceci correspond trivialement à des tempi différents (ou des
C’est lors de l’insertion d’un objet dans le temps de l’œuvre qu’entrent en jeu les
relations de dépendance entre les variables musicales. En effet, quoique nous ayons déjà
utilisées, une grande mobilité demeure dans leur traitement. Lorsque toutes se déploient
les manipuler séparément – parce qu’elles ne sont plus nécessairement perçues de façon
individuée. En opérant hors-temps, les variables sont séparables, et nous pouvons (au
moins localement) faire abstraction de leurs interdépendances pour aborder des fragments
de notre espace musical (des sous-espaces). Traversé par le temps, cet espace est en
quelque sorte replié sur lui-même, autour des directions qui, à l’écoute, saillissent comme
249
C’est le cas, par exemple, dans le micromontage : nous pouvons définir des figures à partir d’extraits
d’échantillons, pour ensuite les permuter, allonger ou raccourcir (en changeant ou non la hauteur des sons).
Algébriquement, la situation est très similaire à un travail avec des notes, même si les échelles temporelles
peuvent être bien plus petites et si on a ici accès à l’intérieur de ces nouvelles « notes ». Un outil
exemplaire pour de telles manipulations est le logiciel IRIN, de CAIRES, C. [2004]. Notons que nous
sommes ici affranchis de la proportionnalité entre les éléments de la durée D, présente dans la notation
traditionnelle.
250
Bien sûr, la définition même de ces directions-là, et leur compréhension comme repère dans l’espace
musical, n’est alors plus dans les mains du compositeur ; c’est un ensemble qui peut d’ailleurs varier au
long d’une écoute.
191
3.3 Continuités
Les ensembles de variables sont à la base de notre définition des objets musicaux
pouvons aborder la continuité de ces fonctions. En effet, nous pouvons comprendre une
fonction continue comme celle qui porte des éléments proches dans un ensemble à des
éléments proches dans un autre ensemble.251 Ainsi, si nous pouvons organiser les
éléments, nous aurons les outils pour penser la continuité d’un objet musical.
Une façon simple de définir des proximités apparaît si nous pouvons mesurer des
distances : c’est le cas pour des ensembles tels que HTR ou DYN, si nous y prenons des
éléments isolés. Mais il est malaisé de mesurer précisément la distance entre deux
instruments ou deux modes de jeu, et une autre approche de la proximité dans les
variables musicales est nécessaire. Ce qui nous semble le plus musicalement pertinent est
orienté par la perception dans un contexte de travail précis, pour en faire des voisinages
formels, des sous-ensembles ouverts des ensembles de variables. Ceci définit une sorte de
topologie de chaque variable, une classification des éléments selon des critères, qu’il est
confort ou autres encore. Notons que, lorsque l’ensemble de variables est muni d’une
251
Ceci est une « traduction » de la définition mathématique : nous disons qu’une fonction f est continue
en un point x si, pour tout ensemble ouvert Y contenant f(x), il est possible de trouver un ensemble ouvert
X contenant x tel que f(X)7Y.
192
distance précise, nous pouvons définir le voisinage d’un élément simplement comme
l’ensemble des éléments dont la distance à celui-ci est plus petite qu’une limite fixée.
Nous dirons alors qu’un objet est continu selon une variable si, en passant d’un
élément de D au suivant, nous restons toujours dans un même voisinage de cette variable,
ou dans des voisinages qui se superposent. Nous observons ainsi la fonction qui définit
Nous pouvons alors considérer une topologie de tout l’objet musical, donnée par les
entre des fonctions associées à des instruments différents que nous aurons une approche
de la continuité qui prend en compte toutes les interactions à l’intérieur d’un objet.
Notons que grâce à une topologie ou un système de voisinages dans POS nous
insérons dans notre pensée compositionnelle une certaine ergonomie instrumentale : des
contiguïtés ou proximités de touches et de positions sur une corde ou sur des cordes
d’instrument, peuvent ainsi faire partie de ce qui conduit la construction d’un objet et de
sa continuité.252
252
Nous prenons cette continuité du geste instrumental, considérée du point de vue du confort de
l’interprète, comme un véritable matériau compositionnel.
193
d’objets mais demeure, lors de sa simple définition, vide de tels objets : il recèle des
processus compositionnel, nous dirons qu’un tel espace est composable : nous pouvons
opérer sur ce qu’il contient sans le modifier lui-même, il est « ouvert » et manipulable.
musicales qui précèdent la construction des objets sonores ou musicaux. D’une certaine
façon, nous opérons sur l’espace comme sur un type d’objet particulier253, qui nous
fournit lui-même les moyens d’opérer sur des objets sonores (ces deux genres d’opération
proprement perceptible, ce sont les objets musicaux : c’est par leur déploiement que
l’espace (et cet espace lui-même) où ils évoluent. Une variable musicale est, à l’écoute,
une trace laissée par un objet musical254 : pour parler d’espace au sujet d’une œuvre déjà
253
Sur cette idée, v. GRANGER, G.-G. [1999], La Pensée de l’espace.
194
fait qu'il est, dans toute la diversité de ses échelles de grandeur, déterminé par la thesis
qui se manifeste dans le «composé» de l'oeuvre musicale »255. Cet espace qui est indiqué
par les objets musicaux (plutôt que défini avant eux), sur lequel on n’agit plus mais que
parce qu’elle nous permet de mieux poser le problème du temps comme une (possible)
variable musicale. En effet, une écriture musicale se fait en temps différé, et nous
tant d’autres, comme autant de variables musicales, donc manipulables au même titre,
voire de la même façon, que les hauteurs ou les intensités, par exemple. Il est ainsi
envisageable d’avoir dans un espace musical plusieurs directions différentes (ou même
plusieurs dimensions indépendantes) qui ont à voir avec le temps. Néanmoins, dans
l’espace composé le temps s’impose comme une seule dimension, à laquelle toute autre
est en quelque sorte soumise : si une variable est perçue comme trace, un parcours
temporel lui est nécessairement sous-jacent, et tous ces parcours sont simultanés à
254
Dans notre formalisation, nous pouvons identifier cette trace à l’image de la durée D par la fonction
associée à cette variable, var(D), elle-même insérée dans le temps.
195
Peut-être pourrions-nous dire que l’espace composable est « étalé » (parce qu’il
est vide) : rien ne lie irréversiblement une dimension à une autre, elles sont toutes
véritablement indépendantes. La composition d’un objet dans cet espace met en relation
des « segments » des ces dimensions, mais c’est seulement avec le passage du temps que
l’objet replie l’espace sur lui-même selon chacune de ces relations (au moins). Encore
une fois, nous ne percevons l’espace composé qu’à travers l’objet, à l’intérieur duquel il
n’y a pas d’indépendance possible entre des variables – ce qui se présente à l’écoute ne
peut qu’être analysé. La seule différenciation dans le temps qui demeure effective est
celle des échelles temporelles : les replis de l’espace composable se manifestent par des
articulations à diverses échelles, qui ont à chaque fois des conséquences perceptibles sur
plusieurs dimensions différentes à la fois (mais au long d’un seul temps). Ainsi, des
cycles de hauteurs courts peuvent faire apparaître par des accents des cycles plus longs de
modes de jeu ; des articulations rythmiques très variées et rapides à l’intérieur d’un
l’écriture a lieu (parce qu’elle est symbolique) dans un espace aux dimensions
indépendantes et « entières », ce qui est finalement écrit se situe dans (ou, plus
La question peut alors se poser si cet espace composé est unique : les dimensions
qui le caractérisent (même si elles sont inextricablement nouées) sont-elles toujours les
255
VAGGIONE, H. [1998b], L’espace composable.
196
mêmes, au long d’une même œuvre, pour plusieurs œuvres, pour plusieurs écoutes d’une
comme le peuvent des espaces composables ? Toute réponse à ces questions doit, selon
exactement celles qui émergent par les relations perçues entre (et dans) les objets
musicaux. Or, la définition même de ces objets, leur identité à l’écoute, dépend du temps
et d’une échelle temporelle particulière : le réseau qui réunit les multiples qui constituent
un objet unique, qui les découpe ou les renferme, peut se former selon diverses relations
plus près ou de plus loin. Des attributs propres à une dimension, à une certaine échelle
temporelle, peuvent agir sur une autre dimension à une autre échelle257 ; des unités qui
à la définition d’une morphologie plus « grande » (à une autre échelle temporelle), et être
ainsi réunies dans la clôture d’un objet musical. Tout ceci ne peut surgir dans une œuvre
musicale qu’au fur et à mesure qu’elle est entendue, et nous pourrions dire que l’espace
composé est unique à chaque instant – il se redéfinit constamment, par ce qui est entendu
ensuite étant mis en relation avec ce qui demeure dans la mémoire de l’auditeur.
256
Nous retrouvons ce thème chez VAGGIONE, H. [1995], Objets, représentations, opérations.
257
Des exemples d’opérations faites sur le temps mais ayant des effets sur l’espace perçu sont construits par
VAGGIONE, H. [2003], Décorrélation microtemporelle, morphologies et figurations spatiales du son
musical.
197
des « sous-espaces », ceux perçus auparavant mais surtout ceux perçus à d’autres échelles
que celle de tout le morceau déjà entendu, s’accumulent dans la mémoire de l’auditeur,
l’image des différents espaces composables plusieurs fois repliés sur eux-mêmes par
l’insertion des objets dans le temps). A partir d’une certaine durée globale, la nécessité
surgit de pouvoir « faire tenir » ces incompatibilités dans une organisation générale
encore compréhensible. Rappelons que nous avons défini la forme d’un objet musical
Nous pouvons reprendre cette idée à une échelle temporelle et logique plus large pour
espace composé donné par l’œuvre entière, nous suggère de considérer des
propres uniquement à un segment de temps qui lui est intérieur (des propriétés locales).
Idéalement, nous voudrions considérer comme local ce qui peut se séparer d’un contexte
traversé par le temps, mais la globalité composée de l’œuvre met en jeu simultanément
plusieurs espaces. C’est en fait cette simultanéité des espaces qui caractérise toute
198
globalité, qu’il s’agisse d’une œuvre entière, simplement d’une section ou même d’un
objet. Nous pourrions être tentés de dire que ce qui est local ou global dépend de l’échelle
temporelle ou logique à laquelle nous nous situons, mais ce ne serait que partiellement
correct dans la problématique qui nous concerne. En effet, bien que nous puissions
localité, comme nous l’entendons, que sur des points isolés de l’espace composé – or, il
n’y a pas de tels points258 parce que tous les espaces composables (donc toutes les
composé n’est rien d’autre que l’articulation de tous les espaces composables, il est
toujours connexe.
peut encore une fois être utile : il s’agit d’intégrer plusieurs espaces dans un seul système
alors une partie d’un réseau formel d’un ordre logique supérieur.259 Naturellement, un tel
réseau ou un tel espace « général » doit être composable, et son écriture se fait
simultanément et en interaction avec celle de toutes les localités (c’est ce qui permet
d’intégrer toutes les échelles temporelles dans un même processus formel). Nous
258
Leur éventuelle existence concrète importe peu : ils ne seraient de toutes façons pas discernables.
259
Cet « emboîtement logique » d’espaces (et donc de géométries) a lieu notamment avec les géométries
projective et euclidienne. Cf. GRANGER, G.-G. [1999], La Pensée de l’espace.
199
sont des opérations sur ces opérations, ou encore sur les relations entre elles, qui
définiront une géométrie globale. Le problème qui se pose est que ces opérations, que
nous voulons maintenant prendre comme objets, peuvent être de natures très diverses (à
cause des natures diverses de leurs propres objets) : l’algèbre qui peut les prendre toutes
en compte ne nous paraît pas être triviale. L’un des premiers obstacles à une
l’insertion dans le temps d’un seul espace composable global est justement la
transposition de toutes les lignes temporelles logiques vers une seule ligne temporelle
physique.260
La globalité la « plus grande » dans un processus compositionnel est bien sûr celle
de l’œuvre entière. Penser la forme d’une œuvre implique ainsi penser à la fois un
système géométrique qui puisse articuler tous les espaces qui apparaissent au long d’un
entière pensée comme objet. En effet, l’œuvre elle-même a une clôture, manifeste des
« efficacement » à des opérations d’écoute. En tant qu’objet composé, elle construit donc
260
Selon MAZZOLA, G. [2002], The Topos of Music (ch.47), la théorie pour cette formalisation n’est pas
encore établie.
200
l’espace dans lequel elle s’insère, au même titre que les objets musicaux donnent à
spatialité, celle que l’œuvre définit ou indique (l’espace composé) et celle qui la
serait ainsi son propre espace (dont elle serait le seul objet). Plus précisément, nous
pouvons considérer une famille d’opérations ou de manipulations (portant cette fois-ci sur
pourrions nommer des variables formelles), pour définir un nouvel espace formel, qui
sera lui-même une possibilité particulière d’existence des espaces composables. Ainsi,
ces espaces ne sont pas quelconques, mais ont eux aussi une forme qui surgit dans
l’espace formel.
composable, et nous nous retrouvons face au paradoxe classique des ensembles qui se
faut faire attention : l’espace formel est composable parce qu’il est manipulé dans le
processus compositionnel ; mais il n’est pas de même nature que les autres espaces
(d’objets sonores) que nous avons nommés composables parce que dans ceux-ci les
temps peuvent être multiples et être tous équivalents, tandis que dans l’espace formel le
l’espace formel est unique (par l’unicité de l’œuvre) : il ne peut se replier que sur lui-
201
même quand il est traversé par le temps ; mais les opérations sur la forme d’une œuvre
(au moins certaines d’entre elles) doivent bien prendre en compte une chronologie, une
organisation des espaces composables au long de l’œuvre. Nous sommes alors menés à
dire que l’espace formel ne se replie pas avec le passage du temps, puisque ce temps y est
déjà inscrit in extenso – il est ainsi identifiable à l’espace formel composé, celui
qu’indique l’œuvre entière à l’audition. D’une certaine façon, cela équivaut à dire que
tout ce qui s’offre à l’audition, à toutes les échelles, fait partie de la forme d’une œuvre
(ou, plus précisément : compose cette forme) ; ou encore que la globalité des articulations
entre tous les sous-espaces possibles d’une œuvre crée la logique (ou la géométrie) dans
Une fois l’œuvre achevée, c’est le déploiement de tous les objets musicaux qui
nous permettra d’appréhender le ou les espaces où ils « ont lieu ». Les espaces que nous
entendons effectivement sont ceux que les objets définissent, délimitent et donnent à
entendre. Nous pouvons considérer abstraitement la dimension des hauteurs, élaborer des
gammes et des tonalités ; si dans une pièce (ou un fragment) ne sont présentes que 4
hauteurs, elles constituent bien tout l’espace (toute la dimension) des hauteurs de cet
Adults are allowed to collect and study anything, even old theatre
programmes or paper bags.
– J.R.R. Tolkien, On Fairy Stories
C’est toujours avec beaucoup de curiosité et une certaine méfiance saine que nous
avons écouté l’expression « poétique musicale ». En effet, nous la retrouvons dans les
discours les plus divers, proches ou non de notre musique, ou de la musique en général,
pouvons nier cependant que nous faisons nous-même autour de cette expression des
associations qui semblent indiquer, quoique vaguement, un centre réel de notre intérêt
Nous voulons dans ce chapitre poser un regard critique sur cette notion de
« poétique musicale ». Nous essaierons en premier lieu d’en obtenir une définition
suffisamment large et claire, puis nous discuterons les problèmes qui peuvent ainsi
surgir : le poétique nous mène, dans la musique, à des questions de sens, d’intention et de
signification, mais également aux manières de faire, aux stratégies pour atteindre ces sens
et significations. Nous projetterons enfin la discussion sur topologie faible, une des
203
éléments de nos réponses à ces questions. Toute cette étude ne peut se faire qu’en
dialogue permanent avec d’autres auteurs et compositeurs qui nous ont toujours interpellé
d’interactions et d’interprétations qu’a lieu l’activité musicale. Comme ailleurs dans notre
réflexion, nous voulons aborder ces sujets avec un regard et un vocabulaire influencés par
1. Définition(s)
Pour mieux cerner notre propre relation aux multiples acceptions de « poétique
Nous ne suivons pas un ordre chronologique dans les auteurs dont les propos sont
. Langage courant
naturellement de chercher une définition non spécialiste, qui pourrait indiquer le « sens
261
Attribuer ainsi de l’importance au vocabulaire non technicien peut paraître déplacé dans une recherche
comme celle-ci, mais nous estimons que sa sémantique s’immisce souvent dans celle d’un langage qui se
veut plus précis : l’utilisation courante d’une expression participe, finalement, à ce qui peut être pour nous
son essence même, et affecte ainsi les possibilités que nous avons de la redéfinir ou de changer de point de
vue à son sujet. C’est en prenant en compte cette influence que nous pouvons mieux la contourner.
204
commun » de cette expression. Mais cette démarche ne nous livre qu’un sens général de
Nous pouvons adapter cette définition à notre recherche dans le domaine musical
musicales, soit comme une théorie générale de la nature et du destin de la musique, une
d’une association qui peut se faire facilement lorsqu’on parle de « poétique musicale » :
le renvoi à l’adjectif « poétique » et ainsi à tous les sens figurés (donc plus ou moins
dire « musicalité poétique » (ou « le musical poétique »), une formulation qui pourrait
d’interprétation et de signification qu’il offre, nous semble être au cœur des difficultés
traditionnelle est en effet souvent extrêmement vague, et il nous semble que cette
205
imprécision ait lieu également lorsqu’il est question de poétique. Une collection de
définitions floues dans l’analyse est documentée par J.-J. Nattiez263, qui précise qu’elles
œuvre musicale lorsqu’il s’agit de sémantique et de correspondance entre sons (ou mots)
et idées ; mais nous parlons malgré cela (et souvent de manière assez précise) de « phrase
l’expressivité reste ainsi posée par ce parallélisme dans l’usage courant ; nous pourrions
peut-être même dire que c’est un ensemble d’idées préalables sur cette « façon musicale »
seconde partie de notre définition naïve : une certaine expressivité peut s’entendre
définit la « musicalité », et la « poétique musicale » ainsi vue traiterait de ces sujets. Quoi
qu’il en soit, ces liens établis à l’intérieur du langage courant renverront donc tantôt aux
manières de faire, tantôt aux contenus voulus ou nécessaires de la musique, tantôt à une
262
REY-DEBOVE, J. et REY, A. (org.) [2002], Le Nouveau Petit Robert.
263
NATTIEZ, J.-J. [1973], Fondements d’une sémiologie de la musique (2e partie, Le Discours Musical,
pp.255-279).
206
. Stravinsky
C’est du côté de la première de ces définitions, sans doute, que se place Igor
par rapport à l’histoire de la musique… Quoiqu’il fasse parfois des considérations sur la
ses œuvres, par exemple), il ne semble y avoir dans la musique, pour Stravinsky, d’autre
poésie que le bon travail de l’artisan (compositeur ou interprète). Il ne s’agit pas pour lui
posteriori.265
texte quelconque, même aussi apparemment anodin ou honnête que le titre266. Il n’y a pas
pour lui d’expressivité musicale à proprement parler (la musique ne peut rien dire, rien
exprimer), mais des contraintes qu’il faut respecter (presque comme des prescriptions
lui-même ; tout le contenu est donné par une juste exécution. En ce sens, la poétique
264
STRAVINSKY, I. [1942], Poetics of music (in the form of six lessons).
265
« La théorie n’existe pas. Elle peut se déduire de certaines compositions. » (dans CRAFT, R. &
STRAVINSKY, I. [1959], Conversations with Igor Stravinsky).
266
« Le titre d’une pièce devient une excuse pour des réinterprétations gratuites. » (Poetics of music)
267
« [Le créateur] doit, sans cesse, raffiner son goût, ou courir le risque de perdre la perspicacité. » (id.)
207
message, ne serait-ce que narratif, du ballet.268 Nous ne voulons donc pas suivre
strictement Stravinsky dans sa définition de « poétique musicale » : elle nous semble plus
proche d’une poïétique (de l’aveu même du compositeur). Et quoique celle-ci soit
effectivement liée à toute poétique, nous sommes sur ce point plutôt de l’avis de Backès :
« Rappeler (…) que la poétique a pour objet l’étude de procédés, c’est récuser un nombre
de discours sur le sens, sur l’expression, sur le message. »269 Or nous voulons justement
. Schoenberg, Dahlhaus
Nous retrouvons dans un article de Carl Dahlhaus270 des indications claires sur sa
occasion ce qu’elle veut dire, selon lui et selon cette définition, chez Schoenberg.
La position est ici encore prise en aval des œuvres : ce n’est qu’avec l’œuvre prête
268
Nous citons intentionnellement des œuvres de périodes différentes de celle où Stravinsky présente ses
conférences de poétique musicale : sa vision du sujet n’épuise ni les œuvres qu’il avait déjà composées ni
celles qu’il composerait encore.
269
BACKES, J.-L. [1994], musique et Littérature. Essai de poétique comparée, PUF, Paris. Nous
reviendrons sur les propos de cet auteur.
270
La poétique musicale de Schoenberg, in DAHLHAUS, C. [1997], Schoenberg, Contrechamps, Genève.
Les citations qui suivent, sauf indication contraire, sont de cet article.
208
Mais il faut remarquer une différence cruciale avec le point de vue de Stravinsky :
la théorie n’est plus vue simplement comme émanant des œuvres en général, mais bien
peut plus maintenir comme poétique musicale ce qui tenait ce rôle jusqu’au XVIIIe siècle
(et à quoi adhère en grande partie le néoclassicisme stravinskien), à savoir des systèmes
de règles. Pour Dahlhaus, « toute tentative de concevoir des poétiques musicales à partir
d’œuvres des XIXe et XXe siècles doit obligatoirement se limiter à être descriptive et
L’accent principal reste sur l’étude de la production des œuvres, mais la poétique
interaction avec les propos théoriques du compositeur sur le sens (et peut-être la
271
Pour Stravinsky, on aurait dû avoir plutôt l’interprétation construite à partir de la poétique, de la façon
dont l’œuvre avait été faite.
209
L’expressivité fait ainsi partie du discours au même titre que la cohérence (pour
ainsi dire formelle, selon des règles) ; plus précisément, l’expressivité est rendue possible
par la cohérence, et vise à la transmettre. L’œuvre musicale devient alors une sorte de
pensée sonore, la réalisation matérielle d’un réseau de relations entre idées – elle est ainsi
l’ensemble, à tous les niveaux, qui peut garantir sa compréhension272 et, à plus forte
raison, son impact expressif. S’il n’est pas question ici de ce que voudrait dire le
. Nono, Antunes
musicale » est aussi souvent prise pour indiquer des contenus clairement intentionnels de
musique. Ainsi, nous retrouvons souvent chez Jorge Antunes des références directes à la
272
« Schoenberg (…) considère comme incompréhensible et ne tolère pas ce qui est isolé, ce qui se suffit à
soi-même. La compréhension du détail dépend de la logique de l’ensemble. »
210
conjoncture politique qui reçoit ses œuvres, soit dans les textes et les titres (Inutilemfa274,
Brésil), soit dans ses écrits sur la musique publiés dans les journaux brésiliens276, soit
« poétique musicale » pour Antunes est donc bien ce dont il parle avec sa musique, et
pourquoi il le fait : la poétique musicale est une politique musicale. Ceci étant, nous ne
devons pas éviter de prendre en compte, au moins quand un texte est absent de l’intérieur
des pièces, tout un paratexte qui contribue à donner la dimension politique à ces
manifestations. En effet, la situation où elles ont lieu est souvent cruciale (des
rassemblements politiques, par exemple), tout comme les annonces qui les précèdent ou
les suivent, faites par le compositeur, et qui dirigent l’écoute vers un contenu ou un sens
spécifiques ; sans cela, l’efficacité (voire l’existence) du message pourrait être atteinte.
273
Encore une fois, ce qui est dit surgit de l’intérieur du discours, de sa cohérence : « Contrairement à un
préjugé fort répandu, l’expressivité est elle aussi, dans une mesure non négligeable, fonction du contexte. »
274
Pour trombone et piano (sans pianiste), 1983. Une analyse par le tromboniste R. Feitosa se trouve dans
ANTUNES, J. (org.) [2002], Uma poética musical brasileira e revolucionária.
275
Pour flûte, alto et violoncelle, 1977.
276
Notamment dans le Correio Braziliense. Cf. également la préface à ANTUNES, J. (org.) [2002], Uma
poética musical brasileira e revolucionária.
277
Pour clarinette, violoncelle et piano, 1985.
278
Pour chœur, ensemble instrumental, sons électroniques et environ 200 voitures, 1984. Le compositeur a
lui-même commenté la composition et la création de cette pièce dans ANTUNES, J. [2001a], ‘Sinfonia das
Buzinas’ : o sublime e o útil na fronteira entre o medo e a ousadia.
211
chez ce compositeur également des titres, des textes et des matériaux sonores chargés
d’une signification bien précise.279 Mais l’expression « poétique musicale » chez Nono
(ou appliquée à lui) peut prendre un sens plus large, notamment si nous revenons à
période280 emploient des textes de façon particulière, allant jusqu’à les laisser uniquement
sur une partition purement instrumentale ou référés par le titre281. La matière textuelle est
parfois prise directement comme matériau sonore, par un découpage direct sur le son des
mots (comme dans l’opéra Prometeo), parfois comme source d’associations que le
compositeur ne fait qu’esquisser (comme dans le quatuor à cordes). Mais ces démarches
ne visent pas à évacuer le sens original du texte en faveur d’un sens « purement musical »
qui surgirait ainsi, mais bien de l’utiliser d’une façon nouvelle. Dans son étude de
L’essentiel est plutôt de rendre féconds, par la composition, les rapports qui
existent entre le matériel phonétique sonore et le contenu sémantique. (…) Le
découpage du texte en phonèmes ou la simultanéité de plusieurs textes n’ont
pas ‘exorcisé la signification, mais l’ont par contre élaborée en une figure
phonético-sémantique au service de l’expression musicale’.
pages de son quatuor, pour qu’ils ne soient ni lus à haute voix, ni pris comme sujet du
279
Citons parmi bien d’autres Intolleranza (1960), Il canto sospeso (1956), La fabbrica illuminata (1964).
280
Ce découpage est habituellement fait à partir de son quatuor à cordes (1980) et son travail au studio de la
Südwestfunks à Fribourg ; nous le suivons ici.
281
Comme le quatuor ou No hay caminos, hay que caminar… (1987).
282
DÖPKE, D. [1987], Réflexions fragmentaires sur la poétique musicale du quatuor à cordes de Luigi
Nono, Revue-Programme du Festival d’Automne, Contrechamps, Paris
212
infuser de la poésie qu’il cite son discours musical, à le traiter peut-être comme on
traiterait un poème. Nous pourrions dire qu’il fait de cette façon la représentation
musicale d’une idée poétique283 ; une démarche comparable se trouve également dans les
pièces pour chœur de Antunes, comme Cromorfonética (1969) et Proudhonia (1972, avec
bande magnétique).
« parle » (ou dont on veut parler) lorsque l’on fait de la musique. Le choix de ce verbe
n’est ici pas anodin, car il s’agit bien pour eux d’émettre un message clair et
communication par la musique n’a peut-être plus les moyens de se faire en des termes
aussi exacts :
Devrons-nous (...) admettre (...) que la musique n’a plus rien à dire depuis la
mort de la tonalité ? Qu’en d’autres termes elle n’aurait de sens qu’à travers
les codes bien établis de ce système, dont on s’accorde à penser, aujourd’hui,
qu’il renvoie en dernier ressort à des significations extra-musicales, à l’aide
d’un puissant réseau de conventions connues et acceptées de tous ? (…) [L]a
musique communique avec nous au moyen d’un flot ininterrompu d’images
sonores, dont le rôle (...) est d’évoquer et de mettre en relation un certain
vécu du monde, celui du compositeur, avec l’ensemble des nôtres. Autrement
283
Döpke cite en effet des parallèles directs entre texte et musique : jeux de miroir, oppositions entre
agitation et calme… Le fragment associé à un vers en est « comme un symbole des possibilités concrètes et
humaines ».
284
JOLAS, B. [1993], Images sonores et sens musical, in BUCI-GLUCKSMANN, C. & LEVINAS, M. (org.)
[1993]. Notons que l’auteur ne parle pas explicitement de poétique musicale dans ce texte.
213
dit, si la musique exprime, parvient à nous dire quelque chose, c’est à travers
un vaste réseau de représentations.
évocations et des mises en relation nous paraît particulièrement pertinente ici parce
qu’elle permet, entre autres, d’observer les poétiques musicales que nous avons citées
précédemment sous un autre angle : s’il est question de représentations (très précisément,
l’attitude du compositeur envers son œuvre. La « poétique musicale » pourrait alors faire
. Backès, Ruwet
avons pu énoncer émanaient des pièces d’un seul musicien à la fois, et dépendaient donc
d’une pratique particulière. A notre connaissance, très peu d’ouvrages abordent ce sujet
de façon générale ou sans soumettre l’étude à la présence d’un texte mis en musique ; ce
que nous trouvons le plus fréquemment s’oriente plutôt vers cette « musicalité poétique »
dont nous parlions plus haut – les propriétés musicales d’un texte ou encore combien telle
pièce est comme tel poème (ce que nous pourrions nommer aussi une « poéticité »
musicale).
285
C’est cette version de l’expression que nous pensons retrouver dans des ouvrages tels que ceux de
MASSIN, B. [1989], Olivier Messiaen : une poétique du merveilleux, et de MAGNIEN, G. [1999], Une
poétique de l’imprévisible.
214
non plus des rapports à la littérature, mais n’associent pas leur recherche à la parole
chantée (ils l’évitent même, la plupart du temps). Comme ils ne se placent pas non plus
définition de poétique que propose Backès286 est en effet très englobante, et assez
éloignée des associations que nous voyions chez les auteurs précédents :
Ces deux auteurs font souvent référence à la linguistique, sans pour autant
l’appliquer directement à des analyses musicales : c’est surtout dans ce qu’elle étudie de
la construction d’un sens287 (ou encore son appréhension) que cette discipline sert
« poétique musicale » ainsi comprise s’occupe donc des façons dont se fait la
ses renvois internes et externes, et surtout le rapport entre sa pratique et les théories qui
286
BACKES, J.-L. [1994], Musique et Littérature. Essai de poétique comparée.
287
Encore dans les mots de Backès (op.cit.), « L'étude de l'interprétation sémantique consiste peut-être non
à reconnaître le sens, mais à essayer de savoir comment il s'est construit. » Ceci fait clairement écho aux
propos de JAKOBSON, R. [1963], Essais de linguistique générale : « Le rôle de la poétique n'est pas, comme
on le croit trop souvent, de dissiper les illusions, mais de tenter de décrire comment se produisent certaines
représentations. »
215
l’entourent, qui auraient pour but justement de fonder cette compréhension. L’opposition
d’un point de vue qui se veut purement analytique (entièrement a posteriori donc) et non
normatif, qui n’aurait ainsi pas d’impact direct sur un acte compositionnel. Encore que
des œuvres (les leurs ou d’autres compositeurs), leurs démarches n’en restent pas moins
« poétique musicale » qui s’appuie sur la linguistique prend au contraire toute l’activité
Il est néanmoins important de noter que, dans l’œuvre de Ruwet288, les recherches
sur la musique (et la musicalité) sont très clairement séparées et dialoguent très peu,
l’auteur ne parlant que rarement de « poétique musicale ». Pour notre discussion, ses
commentaires littéraires intéressent autant ou plus que les musicaux, qui se tournent
souvent plutôt vers une sémiologie du musical289. Ce sont ses réflexions sur un discours
articulé, pourvu de sens (ou passible de l’être), que nous voulons mener vers la musique
et ses organisations – et c’est justement « être pourvu de sens » qui peut causer problème.
En effet, pour l’auteur autant la poésie que la musique sont pourvus de sens,
naturellement, mais ce sens n’est pas construit de la même manière, et n’est donc pas
étudiable avec les mêmes outils. Si cette position n’est bien sûr pas réfutable en soi, elle
288
RUWET, N. [1972], Langage, musique, poésie, Seuil, Paris.
216
pratiquement tout le sens musical vient de relations syntagmatiques (il est question
« Est-il vraiment possible de faire parler la musique sans recourir au paratexte : titre,
musique par un texte, présent ou implicite (« une mélodie connue et pourvue de paroles
fait proliférer l'imagination »). Mais nous ne voyons pas un discours proprement musical
pris en compte ; encore que l’unité d’une œuvre, par exemple, soit étudiée par ses
corrélations internes (et les défauts de celles-ci), l’idée même d’un « discours musical »
est généralement écartée (c’est même, pour l’auteur, « une métaphore qu'il est bon de
surveiller »). Or, nous voulons (voire nous devons) bien parler d’articulations, de liens
logiques, de renvois… dans un matériau qui ne « parle » pas, au sens indiqué ci-dessus.
C’est tout cela que nous désirons placer sous le terme « discours ».
289
L’analyse paradigmatique, et à plus forte raison l’analyse contrastive qui la prolonge (v. VOISIN, F.
[2003]), est en effet essentiellement un travail sur des signes plus ou moins complexes, « découpés » dans
la musique par celui qui analyse.
217
certains problèmes liés à la définition d’une sémantique musicale.290 Elle reste cependant
relativement éloignée de notre position, qui ne peut s’abstraire des enjeux et des choix
propres à la composition.
retiendrons en premier lieu son lien à une poïétique : du point de vue d’un compositeur,
qui est le nôtre, toute poétique est avant tout une poïétique, il ne peut y avoir
d’expression ou de construction de sens sans une pensée sur les manières de faire de la
D’autre part, comme d’ailleurs nous sous-entendons dans ce qui est retenu ci-
floues qu’en soient les définitions : telle que nous la voyons, une poétique dépend d’une
intention expressive, d’une mise en rapport (ou du moins son intention) avec un réseau
Ces deux considérations sont en étroit rapport avec le rôle joué par la mémoire
dans l’écoute d’une œuvre. Nous voulons en effet considérer deux types de mémoire en
jeu : une mémoire interne, associée aux liens entre les éléments de la pièce, leur
290
D’autres auteurs abordent également une « sémantique musicale », sans toutefois faire de corrélation
avec une (ou la) poétique. V. par exemple BABONI-SCHILLINGI, J. [2005], La musica iper-sistemica et
MAZZOLA, G. [2002], The Topos of Music.
218
mémoire externe, qui se construit par des renvois à d’autres objets ou idées que ceux
présents dans l’œuvre. Une reprise ou une variation, reconnues comme telles, sont des
exemples simples d’une mémoire interne en action ; une citation littéraire ou une allusion
au contexte politique ne peuvent avoir lieu que grâce à une mémoire externe à l’œuvre.
musicale » à une poïétique orientée vers la construction d’une mémoire interne et d’une
Ensemble Moderne, pour lequel nous avons composé topologie faible.292 Nous ferons ici
une analyse de cette pièce, non au sens classique du terme, mais pour en faire ressortir les
manières dont nous avons abordé dans la pratique certaines questions liées à la poétique
Nous mettons ici également en avant les effets sur l’auditeur que nous avons
291
Nous n’excluons pas ainsi de prendre en compte des pièces qui ne proposent aucun rapport avec
l’extérieur de la musique. Au contraire, nous pouvons à présent parler de manière précise d’une poétique
musicale « tronquée », qui évacue ces intentions expressives.
219
soi ; ce n’est pas autour d’eux que nous voulons construire la discussion, mais de la façon
de les mettre en jeu. Plusieurs fois, nous ferons référence aux Leçons américaines de Italo
Calvino293, un texte très présent à notre esprit lors de la composition ; la pièce n’a pas été
écrite comme une application de ces principes, mais ils ont orienté plusieurs décisions
L’une des préoccupations qui ont guidé la composition de topologie faible fut
d’obtenir une pièce qui semblât durer moins qu’elle ne dure en réalité.294 Nous voulions
ainsi bien sûr agir sur la compréhensibilité de l’œuvre, mais cette contraction temporelle,
que nous retrouvons dans plusieurs pièces qui nous ont marqué295, a pour nous une valeur
esthétique en soi : elle est toujours source d’une surprise gratifiante, que nous la
percevions après coup (en découvrant le temps effectivement écoulé pendant l’écoute) ou
dans le déroulement de l’œuvre (en une soudaine redéfinition de la forme que nous
croyions percevoir).
292
Le NEM est un orchestre de chambre de 15 musiciens en résidence à l’Université de Montréal, dirigé
par Lorraine Vaillancourt ; topologie faible fut composée à l’occasion de leur Forum en 2004 (v. la
partition en annexe).
293
CALVINO, I. [1984], Lezioni americane. Sauf mention contraire, les références suivantes à cet auteur
indiquent cet ouvrage.
294
La commande pour le Forum demandait une pièce de 15 à 20 minutes, ce que avons considéré une durée
relativement longue.
220
La pièce est organisée en cinq parties (une introduction, trois parties centrales et
une coda), chacune d’elles visant cette compacité autant internement qu’en relation avec
Cette « implosion » du temps musical n’est pas sans rappeler ce que propose
Calvino lorsqu’il parle de rapidité : un grand contenu présenté en très peu de mots.
Naturellement, ici il n’est pas question de petite quantité de « mots », mais plutôt de
avec peu de concepts, si nous pouvons le reconstituer (ou ce qui en serait l’« essentiel »)
à partir de peu de liens logiques, nous pouvons considérer qu’il « prend peu de place », et
le temps qu’il semble avoir pris pour être entendu entièrement en est réduit.
L’exemple que prend Calvino pour débuter son exposé sur la rapidité est la
légende de Charlemagne ensorcelé par un anneau ; il y décèle un lien verbal (les mots
Nous voyons là des stratégies de composition que nous pouvons transposer en musique
295
Nous pensons notamment à la Sonate en Si mineur de Liszt, au Don Quixote de R. Strauss, à Concubia
Nocte de J. Baboni-Schilingi, mais aussi à certains passages de la 4e symphonie de R. Schumann ou du 3e
quatuor à cordes de H. Lachenmann (Grido).
221
établis entre les formes différentes que prennent des figures semblables (ou la même
figure), et de liens entre des figures différentes qui assument des fonctions semblables.
. Phrasés et intégrations
compositionnelle visant à réduire le temps ressenti fut d’avoir une introduction qui
pourrait être en quelque sorte formellement oubliée, qui préparerait ce qui pourrait être
zéro). Il s’agit d’une action sur ce que nous nommerons le phrasé de la pièce :
l’attribution de sens à une concaténation (ordonnée), de sorte que chaque élément joue un
rôle dans l’obtention d’une unité (la séquence étant comprise alors comme un seul
« objet ») dans cette position et cet ordre précis. Autrement dit, le phrasé est l’ensemble
des fonctions de chaque segment, dans une position et un ordre particuliers, duquel
pièce, nous avons choisi d’abord de l’inscrire dans un espace musical relativement
« étroit » et en grand contraste avec ce qui la suit : il est immédiatement caractérisé par
une prédominance du son bruité sur le son stable ; les hauteurs, lorsqu’elles apparaissent
aux cordes et dans le piano, sont toujours dans le spectre du miþ de la contrebasse.297
296
Nous prendrons cette définition également pour des morceaux plus petits que la pièce entière.
297
Les notes écrites pour les vents n’indiquent que les positions de jeu, qui filtrent les sons éoliens – un
tuyau entièrement ouvert ou fermé, ou à la plus grande ou plus petite longueur.
222
Pour qu’elle puisse conduire à ce nouveau début, sans n’être simplement qu’une
partie contrastante, nous avons voulu munir l’introduction d’une consistance propre
directionnalité (qui lui permet d’aboutir quelque part). Ces deux aspects de la forme sont
a. dans la partition
Les premiers gestes instrumentaux génèrent une texture continue, plutôt lisse, où
apparition elles permettent de clore une unité de « sens ». En donnant ainsi une identité
commune (par leur profil) à des segments de durées différentes, nous rendons déjà
possible une condensation du temps musical. De plus, le rythme (formel) que ces unités
La première fois que cet objet apparaît (mes.6-7), il est suivi d’une claire rupture
de la texture dont il vient (tongue ram sec, interruption de tous les sons éoliens, première
entrée du piano). Cette coupure marque ce qui la précède comme une frase accomplie, et
298
Ce n’est pas nécessairement le cas : nous pouvons dire qu’une directionnalité donne une (certaine)
consistance, mais non l’inverse.
223
donne à cette montée de souffles le rôle de « fin-de-frase »299 ; les deux répétitions de
deuxième apparition du trait ascendant (mes.15-17) en est une variation, elle est plus
longue mais arrive encore après quatre mesures de texture (plus articulée internement que
la première fois) ; la reprise se fait rapidement, et l’entrée du piano suit encore notre
ponctuation. Un segment bien plus long, qui explicite les différents composants du
complexe de sons éoliens, précède la troisième écoute de cet objet, faite avec la même
figure que la deuxième fois. La repartie immédiate avec un matériau déjà exposé tel quel,
précède : les durées croissaient à chaque reprise du geste, mais celle-ci est plus courte que
la troisième, et suit un segment également plus court de la texture lisse ; de plus, nous
passons à une texture plus pointilliste, accompagnée de notes non bruitées (mes.38-50).
La déviation est temporaire et n’instaure par vraiment une nouvelle norme, une
d’une norme préalablement établie que se complète, pour nous, l’impression que la pièce
entière pourrait se développer dans cet espace particulier. De plus, l’accumulation de ces
crescendi sur les cordes et la cymbale suspendue (mes. 63, 67, 70), renforce la perception
299
Incidemment, elle redéfinit également la toute première mesure de la pièce, qui prend le sens plus clair
224
d’un processus qui traverse toute la section et mène à la deuxième partie. L’entrée de
celle-ci avec des notes « réelles », une articulation rythmique claire et régulière, et des
b. « légèreté »
rapprochent de la légèreté proposée par Calvino, spécialement face aux densités qui
suivront au long de la pièce. Nous pouvons y retrouver, d’une certaine manière, les
lequel les significations sont canalisées par un tissu verbal presque impondérable jusqu’à
ou toute description qui comporte un haut degré d’abstraction » ; « une image figurative
de la légèreté qui prenne une valeur emblématique ». Nous n’avons pas, bien
mais l’économie dans les timbres mène en effet à une consistance raréfiée de la matière
sonore. D’autre part, la directionnalité de cette introduction s’appuie sur des éléments
effectivement subtils (qui doivent se superposer pour être perçus), et les dynamiques
d’une anacrouse.
300
C’est nous qui soulignons.
225
douces ainsi que l’omniprésence de sons proches du souffle peuvent renvoyer à une
Dans la composition de cette pièce, nous nous sommes servi d’une mémoire
externe seulement comme ressource poétique, pour représenter ce que nous évoquait le
titre : des objets ou des concepts flous, sans début ou fin clairement délimitée, et dont la
définition même peut paraître délicate ou douteuse. C’est le cas des mélodies présentes en
arrière plan (2e partie, mes. 109, 132, 162, 178 ; et 3e partie, mes. 271 et 284) et de
la sixième suite pour violoncelle seul), mais d’autres aspects de l’œuvre participent à
cette représentation sans faire appel de cette façon à la mémoire : les sons détimbrés de
l’introduction, les accords dal niente et avec les attaques déphasées (tout au long de la
pièce), et encore l’opposition entre une harmonie statique et son articulation rythmique
très variée.
D’un autre côté, c’est en structurant une mémoire interne à l’œuvre que nous
mémoire interne d’une pièce existe dans les liens qui peuvent s’établir entre ses parties et
ses échelles : si nous entendons quelque chose qui nous renvoie à une autre partie ou un
autre aspect de la même œuvre, cela est possible grâce à cette mémoire interne (plus
La première façon d’organiser la mémoire interne d’une œuvre est donc d’établir
des normes de comportement du matériau, qui soient manifestes. Nous avons dans
topologie faible des normes locales, valables dans une section (ou une sous-section), et
quelques normes globales, qui demeurent pour toute la pièce. Une fois une norme établie,
elle devient un point de repère pour l’écoute : elle est suivie ou contredite, on peut s’en
écarter pour y revenir. La présentation de tels points de repère nous semble utile dans la
mesure où nous ne disposons plus d’un cadre que nous pouvons considérer partagé par
certaine façon, il est ici question d’espaces musicaux (composés) : le système tonal était
un espace connu préalablement, dans lequel on pouvait placer des objets et faire a priori
des suppositions sur leur comportement (et sur l’impact de ces comportements sur
présenter l’espace dans lequel s’inscrit la pièce (l’espace qu’elle est, en fait – cette
rendre évidente la topologie de cet espace : si nous pouvons y évaluer des distances, nous
Il est bien sûr possible de redéfinir une norme au long d’une pièce : cela implique
une nouvelle attribution de sens aux éléments en jeu dans l’écoute (une redéfinition de
passage d’un espace à un autre, mais bien l’immersion d’un premier espace dans un
Dans chaque section de topologie faible nous pouvons identifier plusieurs normes
locales qui la caractérisent (même lorsque ces normes sont momentanément contrariées).
redéfinitions des normes locales : si une quantité suffisante est ainsi redéfinie, nous avons
un changement suffisamment significatif pour être perçu comme le passage à une autre
section. Notons que « suffisamment significatif » dépend d’une insertion dans le temps :
pour qu’une norme soit effectivement redéfinie, et pas seulement opposée (par un
processus qui s’en éloigne pour y revenir), il faut en fait qu’une nouvelle norme
s’établisse, et ceci demande du temps. Si nous voyons ces normes comme des espaces
que la pièce occupe ou définit en les donnant à entendre, nous pouvons dire qu’il faut
voisinage est étendu, mieux on la connaîtra – mais on ne peut pas la connaître par un seul
301
D’une certaine façon, cette redéfinition a toujours lieu, continuellement (cf. chapitre II), mais ici nous
considérons la possibilité d’un changement « localement discontinu ».
228
CONCLUSION
regard filtré par les mathématiques nous a permis de mettre l’accent sur l’étude de la
forme des éléments de cette pensée, et des rapports qu’ils entretiennent et qui les
définissent.
Lorsqu’une pensée formelle est ainsi placée en premier plan, nous courons le
conduit à reconnaître que la mathématique nous éloigne toujours davantage du perçu. »302
Nous avons cherché à soutenir, malgré notre affinité avec cet auteur, une attitude
d’analyse plutôt immanentiste, qui nous permet de voir une pertinence des mathématiques
302
GRANGER, G.-G. [1967], Pensée formelle et sciences de l’homme (p.11).
229
musique : celle-ci ne peut qu’être le reflet de cette relation de l’individu à son extérieur.
L’étude des modes de raisonnement (et pas seulement de perception) en jeu dans un
processus compositionnel est en fait au cœur de ce que nous pourrions nommer une
théorie de la composition. En outre, de même que le rôle des arts plastiques n’a jamais
été de donner à voir exactement ce que les yeux perçoivent du monde, celui de la
composer, il n’y a dans la musique, en dernière analyse, que des règles musicales.
S’il est toujours possible d’établir une relation entre mathématiques et musique, la
forme de cette relation et ses conséquences musicales ne sont pas données a priori dans
l’une de ces disciplines. C’est l’action et la perception d’un musicien (pas d’un
mathématicien) qui réalisent cette forme selon des intérêts primordialement musicaux. Il
n’y a pas de sens « matériel » dans les mathématiques sans une interprétation, et il n’y a
rapport est toujours là, il nous suffit de poser la question de son existence pour le faire
surgir.
Whitehead303 nous dit qu’il existe « une discrimination des désirs, selon une
existe ». Cette imprécision est l’espace même à l’intérieur duquel se déploie l’arbitraire,
dans l’écoute. Ce « territoire vague » est en réalité aussi présent dans les mathématiques :
recherche par des goûts personnels ou par les tendances d’un groupe où il s’insère, et y
formes abstraites qui, même si elles peuvent s’inspirer d’éléments de la nature, ne font
d’un système symbolique complexe ; il doit insérer sa recherche dans une continuité
de repère.
mathématiques ; nous pourrions dire qu’il est la représentation musicale d’une idée de la
Mathématique.
303
WHITEHEAD, A. N. [1929], The Function of Reason, Princeton University Press.
231
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ANNEXES
Nous annexons ici les partitions de quelques pièces composées pendant notre
chaque pièce précède sa partition. Ces introductions peuvent être sautées sans perte de
1. un ensemble convexe
Convexité
Homotopies
telle que
H(s,0)=æ(s), H(s,1)=ç(s), H(a,t)= æ(a)=ç(a) et H(b,t)=æ(b)=ç(b)
Lorsqu’il y a une homotopie entre æ et ç, nous disons que ces chemins sont
homotopiques.
∫f = sup s ( f ; P) et
P
∫f
a
= inf S ( f ; P) ,
P
a
avec les bornes supérieure (sup) et inférieure (inf) prises sur toutes les partitions P de
[a,b].
b b
Démonstration :
Mais
|f(x)-f(x0)|-|f'(x0)(x-x0)|’ |f(x)-f(x0)-f'(x0)(x-x0)|
Donc
|x-x0|<ß0 © |f(x)-f(x0)|< à0ß0+|f'(x0)|.|(x-x0)|<ß0(à0+|f'(x0)|)
Ainsi, ∀ε > 0, ∃δ 1 = ε .δ
> 0 tel que
ε + f ′(x0 )
|x-x0|<ß1 © |f(x)-f(x0)|< à,
f ( x ) − f ( x0 )
Si la limite lim x − x0
existe, alors existe aussi la limite
x→ x
0
f (x ) − f (x )
lim [ f (x ) − f (x )] = lim x − x ⋅ (x − x ) =
x → x0
0
x → x0 0
0
0
f ( x ) − f ( x0 )
= lim ⋅ lim ( x − x0 ) = 0.
x → x0 x − x0 x → x0
4. topologie faible
Soient à présent E' l’espace des formes linéaires continues de E en ½ (le dual
topologique de E), et f “E'.
Nous désignons par ïf : Eƒ½ l’application définie par ïf(x)=<f,x> (la forme
linéaire f appliquée au point x de E). En considérant toutes les f dans E', on obtient une
famille d’applications de E dans ½, que l’on peut noter (ïf)f“E'.
La topologie faible sur E, notée ì(E,E'), est la topologie la moins fine sur E
(avec le moins d’ouverts) qui rend continues toutes les applications (ïf)f“E'.
270
271
272
273
274
275
276
277
278
279
280
281
282
283
284
285
286
287
288
289
290
291
292
293
294
295
296
297
298
299
300
301
302
303
304
305
306
307
308
309
310
311
312
313
314
315
316
317