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Chapitre 2 : Le commerçant

Avant le premier janvier 1960, l’habitat dans mon village était organisé en
concessions foncières. Une distance conséquente séparait deux concessions
successives. Chacune était une grande contrée à la flore encore vierge. Le matin,
les chants des oiseaux résonnaient au loin et leurs échos nous parvenaient
comme s’ils étaient exécutés à l’unisson. C’est en ces lieux naturels que nous
vécûmes jusqu’à l’accession du pays à la souveraineté internationale.

Mais, la proclamation de l’indépendance ne sonna pas le glas de la présence


coloniale française au Cameroun. La domination coloniale connut des
prolongations. Les forces upecistes intensifièrent la guerre révolutionnaire dans
certaines zones focales. La région bamiléké était cernée par l’armée franco-
camerounaise. Les camps de regroupement de la population civile dans les zones
troublées furent imposés à partir de 1960 comme en Algérie. L’objectif était
d’isoler les rebelles et en même temps de rassembler la population pour la
protéger. C’est ainsi que nous partîmes de notre concession pour rejoindre un de
ces camps de regroupement. Il était alors loisible de se rendre à l’école avec
sécurité.

Jusqu’en 1967, j’allais à l’école et concomitamment je pratiquais plusieurs


activités lucratives. Le rappel de salaire de 9 000 francs que le directeur me
remit pour un trimestre d’exercice en tant que maître communal me parût
comme un véritable salaire d’airain. Par pure rationalité économique, je déclinai
l’offre du directeur. J’entamai dès lors une conquête effrénée d’argent en
démultipliant à n’en plus finir les sources de profit.

La première activité qui me rapporta du gain fut la vente de nattes et de paniers


tressés à la main avec des fibres de raphia. Je le faisais déjà étant élève et ma
productivité marginale avait augmenté avec l’expérience que j’avais acquise
durant ces années de pratique.

Le raphia seul était la matière première de plusieurs produits dérivés. On pouvait


fabriquer des meubles, des nattes, des paniers…on pouvait également cueillir du
vin de raphia. Je me contentais de couper des bambous et des feuilles de raphia,
les ramenais à la maison pour les sécher. Le bambou servait à fixer les premières
fibres de raphia. Je les tissais ensuite en rajoutant chaque fois de nouvelles tiges
selon la taille de natte que je souhaitais obtenir. Quand elles étaient bien faites,
inclinées, elles faisaient couler de l’eau par-dessus. C’est pourquoi on pouvait
les agencer convenablement pour faire les toitures de nos cases et huttes.

Quand les intrants étaient disponibles, je confectionnais plusieurs dizaines de


panier et de nattes par jour. Ce n’était pas le plus dur à faire, dès lors que la
méthode était acquise. Le calvaire commençait lorsqu’il fallait les vendre. Le
marché de Bansoa était trop petit pour juguler toute la production hebdomadaire.
L’autre alternative qui s’imposait était le marché de Bafoussam.

Le chef-lieu de la région de l’ouest était la principale plaque tournante des


affaires. Si les petits marchés des villages ouvraient une seule fois par semaine,
celui de Bafoussam ne connaissait pas de restriction. Ce marché s’étalait à perte
de vue. Il était divisé en secteurs homogènes. Il y avait un secteur pour les
volailles, celui des caprins, des habits, des chaussures, de l’artisanat, des vivres
etc… Les commerçants venaient chaque jour de tous les arrondissements et
districts pour commercialiser leurs produits. Les acheteurs aussi se recrutaient
dans tous les coins de la province. C’était un véritable lieu de rencontre de
l’offre et de la demande.

Lorsque mes produits avaient atteint une quantité conséquente, je programmais


un déplacement en direction du marché de Bafoussam. Pour m’y rendre, la
préparation était à la fois psychologique et physique. Il fallait parcourir
approximativement une vingtaine de kilomètres entre Penka Michel et la
capitale provinciale. J’allais toujours avec des amis ou mes frères. Au fur et à
mesure que nous pratiquions ce trajet, nous avions découvert de petites routes
qui raccourcissaient un peu la distance.

La veille, nous préparions nos marchandises. J’attachais mes nattes en « charge


de nattes » et mes paniers d’une manière qu’ils restaient denses et compacts. Un
« charge de nattes » était constituée d’une trentaine de de pièces bien soudées. A
l’aube, peu avant que les oiseaux eussent exécuté leur premier chant, mes
compagnons et moi nous saisissions chacun de sa charge et prenions la route.
Nous marchions à pas rythmé comme à un défilé mais avec une vitesse
soutenue. Les premières lueurs du soleil nous surprenaient quand la moitié du
chemin était derrière nous. Seul importait le point d’arrivé que chacun avait
visualisé dans sa tête. Après environ 4 heures de marche à pieds, la vue des
premières maisons de la belle ville capitale soulageait notre peine. La randonnée
atteignait bientôt son aboutissement.
Sans crier gare, nous nous dirigions directement au secteur des produits
artisanaux. J’avais déjà acquis une certaine clientèle. Mes produits étaient
arrachés presque avant que je ne les dépose. Souvent, c’était des revendeurs qui
les prenaient. Il arrivait qu’un client cherche un grief sur ma marchandise pour
tenter de réduire le prix de l’article. Ils lançaient : « hey mon fils ! Tu n’as pas
bien séché la paille cette fois ci hein ! » Ou bien « pourquoi ça ne pèse pas
comme d’habitude non ? » C’était peine perdue. Je restais intransigeant sur les
prix. 150 francs la charge de nattes de petites tailles, 200 francs les moyennes et
150 francs les grandes. Le panier, je le vendais à 10 francs les plus grands.

Quand très vite j’avais fini de vendre, j’allais dans un autre secteur du marché
pour compléter ma bourse. Au rayon construction, transporter les briques de
parpaings rapportait cinq francs pour autant de briques transportées. Je mettais à
profit mon physique de malabar dont la nature m’avait doté, en attendant que
mes frères et amis eussent terminé d’écouler leurs marchandises. Dès que c’était
le cas, nous achetions chacun un kilogramme de lait liquide et du pain. Nous en
mangions au retour pour se refaire des forces.

Rentrer s’avérait nettement plus facile. On était plus décontracté qu’à l’allée,
moins pressé et avec le ventre moins creux. On se permettait de s’arrêter sur les
grottes de Bamoungoum pour se réhydrater avant de poursuivre. L’eau qui
coulait entre ces pierres était si fraiche qu’on ne s’en privait jamais. On refaisait
le même manège à peu près deux fois par semaine.

Tout allait bien. Le seul problème qu’on redoutait était de tomber nez à nez avec
les membres du maquis. La parade pour contourner cette difficulté consistait à
nous déplacer en groupe. Un après-midi, alors que je me déplaçais tout seul sur
une des ruelles jouxtant la grande route départementale qui traversait le village
en direction de Dschang, je fus brusquement interrompu par un groupe de
maquis embusqué dans un petit bosquet. Une sensation effroyable me saisit.
Trois jeunes hommes nerveux se tenaient devant moi. Ils étaient vêtus de
guenilles et des chaussures pas à leurs tailles et mises à l’envers. Il n’était pas
possible en suivant les traces de leurs pas de retrouver leur chemin. L’un deux
me tenait en respect avec un fusil de chasse si long qu’il pouvait servir de
tremplin pour cueillir une mangue haut perchée dans un arbre. Mon cœur avait
perdu la périodicité de ses battements. Je restai sans voie, les yeux exorbités, le
regard hagard. L’un d’eux qui gardait en main un cahier et un stylo me
demanda : « tu es pour Ahidjo ou pour nous ? » sans réfléchir je déniai toute
proximité même imaginaire avec le nouveau président de la république. Les
deux mains levées vers le ciel je répondis :

- Non! je ne suis pas avec lui.


- Tu payes tes impôts à qui ?
- Je ne vous avais pas encore trouvé.

J’avais dans ma poche une miraculeuse pièce de 10 francs. Je le lui tendis. Il


hocha la tête pour acquiescer mon geste et s’empara de la pièce. Il ouvrit
aussitôt son registre et me demanda : « Comment tu t’appelles ? » je lui dis mon
nom complet puis il reprit :

- Je vais écrire Banane dans mon cahier. Comme ça chaque fois que tu nous
vois en route tu dis que c’est Banane pour qu’on sache que c’est toi hein.
Comme ça si on prend même notre registre on ne va pas savoir que c’est
toi.

Je secouai ma tête pour indiquer que j’avais bien compris et les trois
mousquetaires, après quelques mètres disparurent dans le champ. Après tout, ils
savaient reconnaitre leurs véritables ennemis. Nous ne subissions que ce genre
d’extorsion quand on savait subtilement se tenir.

Il arrivait quand on allait chercher des raphias ou pour tout autre course, que
nous croisions ces résistants en nombre résiduel à cette époque. Si on les voyait
de loin, on fuyait tout simplement. Autrement, on se pliait à leurs desiderata. Par
nos ventes de nattes et de paniers, nous disposions en permanence de quelques
piécettes dans nos poches et étions à l’abri de leurs représailles.

Un jour, mon frère et moi étions allés cueillir les raphias. Les champs dans
lesquels nous nous en ravitaillions n’appartenaient pas à nos parents. Quand les
propriétaires nous interceptaient, ils saisissaient simplement nos feuilles et
bambous. Alors que nous avions regroupé les feuilles qu’était venu le temps de
rentrer, un frisson me saisit. J’avais un mauvais présage. Le propriétaire du
champ allait nous croiser en route me disais-je. Nous laissâmes, bien dissimilés
nos charges et décidâmes d’aller d’abord jusqu’à la grande route pour faire le
guet et se rassurer avant de venir récupérer nos raphias.

Mon petit frère avait pris une petite avance. Pendant que je montais pour le
retrouver en route, je l’aperçus caché derrière une touffe d’herbe. Il me faisait
des grands gestes de la main de regarder au haut de la colline. C’est ainsi que je
vis un groupe de résistants du maquis, certains avec leurs armes longues
descendre la colline. Je traversai à grandes enjambées la route, sautai par-dessus
la tête de mon frère qui lui-même se mit à courir avec moi. Sans se retourner,
nous détalâmes jusqu’à la maison de notre grand père. C’est son successeur qui
vivait là-bas depuis sa mort. Nous lui relatâmes nos péripéties et avec quelques
cousins, ils nous raccompagnèrent jusqu’à notre camp. Notre récolte de feuille
de raphia resta en brousse ce jour-là à cause des maquisards. Le lendemain, de
bonne heure nous sommes allés les récupérer.

Je pratiquai la fabrication et la commercialisation de nattes et de paniers pendant


plusieurs années jusqu’à ce que je découvre, en faisant mes propres calculs
économiques que le café était une aubaine.

La caféiculture à l’ouest était institutionnellement très organisée grâce aux


initiatives privées et publiques. Les organismes indépendants regroupaient des
coopératives agricoles comme la CAPBCA (Coopérative Agricole des Planteurs
Bamiléké du Café d’Arabie) et la Coopérative de Production, de Collecte et de
Vente (COPCOLV). Leurs rôles étaient de produire, collecter et revendre le café
aux entreprises et aux exportateurs et de payer ensuite des ristournes à leurs
membres. A côté, l’état avait mis en place des organismes pour accompagner la
production et la commercialisation de café ; au rang desquels l’Office National
de Commercialisation de Produits de Base (ONCPB), le Fond National de
Développement Rural (FONADER) etc. L’UCCAO était une entreprise
paysanne donc théoriquement indépendante, mais l’entreprise était financée par
l’état qui lui affectait le personnel technique et administratif de haut niveau.
L’état pensait et l’UCCAO agissait.

J’avais trouvé dans la chaine de valeur du café un premier filon. Fabriquer des
contrevents pour le séchage du café. La culture du café captait toute l’énergie et
le temps des planteurs. Pour sécher, écraser et vendre la récolte, ils avaient
besoin de sous-traitance. J’appris dont à fabriquer les contrevents. Je les
fabriquais sans économie de matériels et d’énergie. Ce qui justifiait le prix de
vente de 5 000 francs par pièce. Les planteurs voulaient se les arracher, ce
d’autant plus que je donnais une garanti de deux ans pour chaque contrevent
acheté. Si avant ce délai, le produit se gâtait, je le reparais gratuitement. Rares
furent les fois où je dus le faire, tant ils étaient solidement attaché.
Malheureusement, les villageois rechignaient à débourser 5 000 francs pour un
article.
5 000 francs CFA ! Le pouvoir d’achat de la monnaie était fort. Rien à voir avec
ce qu’offre la même monnaie de nos jours. Sortir cette somme de sa poche
provoquait une aversion. Or le besoin était réel, factuel. Je ne démordis point. Je
trouvai un autre subterfuge pour vendre mes contrevents.

Quand un client ne pouvait pas payer en numéraire, j’acceptais tout


naturellement un règlement en tines de café. Une tine faisant en capacité
sensiblement cinq litres. On s’accordait pour cinq tines de café par contrevent de
quatre mètres sur quatre. Les cultivateurs acceptaient le deal. Le business prit de
l’ampleur. Je commençais à constituer des stocks. C’est alors que les premières
difficultés apparurent.

Je devais faire plusieurs tours à la maison avec les tines de café que je percevais.
C’était compliqué de les transporter en même temps que les contrevents d’un
point de vente à un autre. Pour y remédier, j’achetai une bicyclette de marque
zéphyr et un pousse-pousse. Chaque engin neuf couta 750 francs. Je pouvais
treuiller mon pousse-pousse avec la bicyclette et me déplacer plus rapidement en
transportant d’avantage de charges.

Je m’étais constitué un grand stock de café. Je le cédais à la coopérative pour la


suite de la chaine de commercialisation. La coopérative jouait le rôle de trader
attitré. Elle achetait les tines de café à 5 000 francs. Puis le prix était négocié au
marché mondial avec les exportateurs ou d’autres traders. Notre café était alors
échangé et nous percevions une plus-value qu’on appelait la ristourne. Sa valeur
dépendait du montant des négociations au marché mondial. On pouvait avoir
une survaleur de 1 000 francs ou 700 francs par tine, selon les conditions de
négociation des commerciaux de la coopérative.

La demande de contrevents devenait de plus en plus grande. Mes stocks de café


s’accroissaient par ricochet ainsi que mes recettes. J’ajoutai encore une corde à
mon arc. Un nouveau filon était là, visible par qui sait voir. Les planteurs
enduraient d’énormes difficultés pour écraser leur café. J’allais le faire pour mes
clients. Je chargeais de grande quantité de café sur mon pousse-pousse et à
longueur de journée, tractais grâce à ma bicyclette le contenu pour le faire
écraser.

Les moyens de paiement du service restaient les mêmes ; l’argent cash ou le


café. A vrai dire, percevoir du café plutôt que de l’argent s’avérait avantageux
pour moi. Les tines de café remplissaient parfaitement les fonctions
traditionnelles d’une monnaie. Elles servaient d’unité de compte : cinq tines de
café pour un contrevent de quatre mètres sur quatre ; elles servaient d’instrument
d’échange : j’offrais mes services pour en recevoir ; enfin, elles servaient
d’instrument de réserve de valeurs : je retransformais mes stocks plus tard en
argent avec en prime une majoration sur les prix et la ristourne que la
coopérative offrait à la clé.

Plus je gagnais plus mon appétit pour le lucre devenait vorace. Je ne reculais
devant rien pour assouvir mon avidité pour l’argent. Je scrutais méticuleusement
chaque opportunité d’affaire. Mes affaires prenaient de l’envergure.

J’étais parmi les plus grands vendeurs de café. Mes performances avaient
suscitée des jalousies au point qu’il avait été décidé qu’aucun vendeur de café
n’était autorisé à vendre sa production hors de sa zone de résidence. C’était un
moyen sibyllin de réduire mon champ d’action. Le directeur de la CAPLAMI
voulu me coopter à la direction de la coopérative. Je déclinai l’offre. Le travail
sur le terrain était plus rentable que les tâches administratives. Ce serait du
temps perdu que d’assister aux réunions du conseil d’administration et de
percevoir des perdièmes.

Voici que je commençais à acheter des sacs de haricots de diverses couleurs


pour les stocker. Je les achetais bon marché dans les plantations, les marchés des
villages aux alentours et dans les domiciles des planteurs. La marge de profit
escomptée par sac de haricot au moment de la revente flattait indéniablement
mon abnégation.

Mes stocks ayant atteint une certaine proportion, je trouvai un acheteur pour ma
cargaison. Mon partenaire disposait d’une Saviem. Une voiture très usitée et
prisée autrefois pour sa résistance et son adaptabilité aux routes rurales.
Acronyme de Société anonyme de véhicules industriels et d'équipements
mécaniques, SAVIEM en fait était un constructeur de poids lourds créé en 1955
en France. Ses produits servaient et étaient adapter dans des conditions
difficiles, voire en contexte de guerre. La réputation de solidité de ses véhicules
n’était plus à démontrer.

Ma collaboration avec l’acheteur devint très vite florissante. Chaque fois que
j’avais accumulé assez de marchandises, il passait les acheter. Je m’investissais
fermement dans l’achat des haricots. Nous étions devenu si bons associés qu’il
pouvait prendre certaines marchandises et me régler ultérieurement. La
confiance mutuelle et la fréquence des livraisons rendaient le crédit possible
sans qu’il n’y ait besoin de garantie formelle de remboursement. Mais en ce
temps-là, autant qu’aujourd’hui, il était admis que le principe de précaution
n’existe pas. Une dose de prudence n’était pas de trop dans une collaboration
entre deux partenaires d’affaire. Pourtant je ne m’en étais pas entiché.

Les marchés périodiques avaient la particularité de n’être pas de grande taille.


Dans ces espaces, tous les commerçants se connaissaient bien et s’informaient
les uns les autres. Au cours d’une conversation banale avec d’autres
démarcheurs, j’appris, stupéfait que mon partenaire croulait sous le poids de
dettes colossales, y compris envers la banque. La rumeur ne tarda pas à colporter
l’information. Sa situation était si préoccupante qu’elle suscitait la compassion
des gens qui le connaissaient. Il se disait d’ailleurs qu’il envisageait de s’enfuir
au Gabon. La nouvelle sonna pour moi comme un avertissement et une petite
voie en moi me chuchota : « continue à lui faire confiance, vous allez tomber
ensemble...s’il ne fuit pas avec ton argent ! »

Qu’est-ce qu’il fallait faire ? Comment allais- je recouvrer le million de francs


qu’il me devait déjà ? J’ergotais autour de tant de questions sans qu’aucune
réponse ne me satisfasse. Je m’enquis auprès de mon partenaire débiteur. Il
corrobora toutes les rumeurs, sauf celle sur sa supposée fugue planifiée. Il me fit
une proposition pour juguler ma créance. Sa formule était déséquilibrée et lui
profitait plus qu’à moi. Je devais lui verser 500 000 francs et récupérer sa
saviem pour que l’ardoise fût épongée entièrement. L’automobile me revenait
ainsi à 1 500 000 francs, ce qui était son prix chez les concessionnaires à
Douala. Pour être juste, il fallait tenir compte des années d’utilisation de l’engin
et donc de l’amortissement conséquent. La valeur résiduelle de la voiture était
normalement nettement inférieure au prix que je lui concédai. Je concevais cette
largesse comme ma participation personnelle aux malheurs qui l’accablaient.

Quand j’acquis le véhicule, la rumeur de plus en plus forte faisait état de ce que
la banque voulait saisir ses biens immobiliers, au sens comptable du terme. Je
gardai la voiture plusieurs semaines immobilisée pour laisser passer la tempête.
Pendant ce temps, je démarchais une nouvelle carte grise à Bafoussam. Quand
elle me fut délivrée, ma saviem pouvait rouler sans préjudice d’être confisquer
par la banque.

Je n’étais plus le jeune gamin cloitré à Bansoa. Ma zone d’intervention


s’agrandissait quotidiennement. Aucun coin à l’ouest où l’on pouvait trouver ma
marchandise n’échappait à ma boulimie. La saviem ne servait qu’au transport
des produits que je vendais. Le transport des personnes ne faisait pas partie de
mes charges, la rentabilité était moindre. J’achetais à un point et si au cours de
mon voyage je trouvais un marché où la même quantité était vendue plus cher,
je revendais immédiatement et ainsi de suite.

Le marché régional devenait exigu pour mes ambitions commerciales. Je


cherchais des débouchés au-delà de la province, notamment à Douala la capitale
économique. Comment pouvait-on être commerçant sans connaitre la ville au
pinacle des affaires dans toute la sous-région de l’Afrique centrale? J’avais
cultivé l’habitude des voyages dans la province du littoral pour dénicher les
bonnes affaires et les produits à la mode. Au cours de mes déplacements, j’avais
découvert des niches de vente tout le long du trajet. L’ouest et toutes les
transactions que j’y avais menées n’apparaissaient plus à mes yeux que comme
les prolégomènes d’une carrière de businessman que je charriais depuis
longtemps.

Au fur et à mesure que je voyageais, je découvrais des opportunités


d’investissement. Mon esprit était du genre à ne reculer devant aucun obstacle.
Quand un domaine émettait des signaux de retour sur investissement rapide, je
me ruais dans l’affaire sans crier gare. L’expérience de la saviem fit voir le
potentiel incroyable qu’il y avait dans le domaine du transport des marchandises.
J’achetai finalement deux autres saviem pour servir les besoins de la cause. Je ne
regrettai pas mes choix d’investissement. D’ailleurs, chaque saviem me rapporta
si bien que je construisis au moins une maison avec les ressources tirées de
l’exploitation de chaque engin.

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