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Avant le premier janvier 1960, l’habitat dans mon village était organisé en
concessions foncières. Une distance conséquente séparait deux concessions
successives. Chacune était une grande contrée à la flore encore vierge. Le matin,
les chants des oiseaux résonnaient au loin et leurs échos nous parvenaient
comme s’ils étaient exécutés à l’unisson. C’est en ces lieux naturels que nous
vécûmes jusqu’à l’accession du pays à la souveraineté internationale.
Quand très vite j’avais fini de vendre, j’allais dans un autre secteur du marché
pour compléter ma bourse. Au rayon construction, transporter les briques de
parpaings rapportait cinq francs pour autant de briques transportées. Je mettais à
profit mon physique de malabar dont la nature m’avait doté, en attendant que
mes frères et amis eussent terminé d’écouler leurs marchandises. Dès que c’était
le cas, nous achetions chacun un kilogramme de lait liquide et du pain. Nous en
mangions au retour pour se refaire des forces.
Rentrer s’avérait nettement plus facile. On était plus décontracté qu’à l’allée,
moins pressé et avec le ventre moins creux. On se permettait de s’arrêter sur les
grottes de Bamoungoum pour se réhydrater avant de poursuivre. L’eau qui
coulait entre ces pierres était si fraiche qu’on ne s’en privait jamais. On refaisait
le même manège à peu près deux fois par semaine.
Tout allait bien. Le seul problème qu’on redoutait était de tomber nez à nez avec
les membres du maquis. La parade pour contourner cette difficulté consistait à
nous déplacer en groupe. Un après-midi, alors que je me déplaçais tout seul sur
une des ruelles jouxtant la grande route départementale qui traversait le village
en direction de Dschang, je fus brusquement interrompu par un groupe de
maquis embusqué dans un petit bosquet. Une sensation effroyable me saisit.
Trois jeunes hommes nerveux se tenaient devant moi. Ils étaient vêtus de
guenilles et des chaussures pas à leurs tailles et mises à l’envers. Il n’était pas
possible en suivant les traces de leurs pas de retrouver leur chemin. L’un deux
me tenait en respect avec un fusil de chasse si long qu’il pouvait servir de
tremplin pour cueillir une mangue haut perchée dans un arbre. Mon cœur avait
perdu la périodicité de ses battements. Je restai sans voie, les yeux exorbités, le
regard hagard. L’un d’eux qui gardait en main un cahier et un stylo me
demanda : « tu es pour Ahidjo ou pour nous ? » sans réfléchir je déniai toute
proximité même imaginaire avec le nouveau président de la république. Les
deux mains levées vers le ciel je répondis :
- Je vais écrire Banane dans mon cahier. Comme ça chaque fois que tu nous
vois en route tu dis que c’est Banane pour qu’on sache que c’est toi hein.
Comme ça si on prend même notre registre on ne va pas savoir que c’est
toi.
Je secouai ma tête pour indiquer que j’avais bien compris et les trois
mousquetaires, après quelques mètres disparurent dans le champ. Après tout, ils
savaient reconnaitre leurs véritables ennemis. Nous ne subissions que ce genre
d’extorsion quand on savait subtilement se tenir.
Il arrivait quand on allait chercher des raphias ou pour tout autre course, que
nous croisions ces résistants en nombre résiduel à cette époque. Si on les voyait
de loin, on fuyait tout simplement. Autrement, on se pliait à leurs desiderata. Par
nos ventes de nattes et de paniers, nous disposions en permanence de quelques
piécettes dans nos poches et étions à l’abri de leurs représailles.
Un jour, mon frère et moi étions allés cueillir les raphias. Les champs dans
lesquels nous nous en ravitaillions n’appartenaient pas à nos parents. Quand les
propriétaires nous interceptaient, ils saisissaient simplement nos feuilles et
bambous. Alors que nous avions regroupé les feuilles qu’était venu le temps de
rentrer, un frisson me saisit. J’avais un mauvais présage. Le propriétaire du
champ allait nous croiser en route me disais-je. Nous laissâmes, bien dissimilés
nos charges et décidâmes d’aller d’abord jusqu’à la grande route pour faire le
guet et se rassurer avant de venir récupérer nos raphias.
Mon petit frère avait pris une petite avance. Pendant que je montais pour le
retrouver en route, je l’aperçus caché derrière une touffe d’herbe. Il me faisait
des grands gestes de la main de regarder au haut de la colline. C’est ainsi que je
vis un groupe de résistants du maquis, certains avec leurs armes longues
descendre la colline. Je traversai à grandes enjambées la route, sautai par-dessus
la tête de mon frère qui lui-même se mit à courir avec moi. Sans se retourner,
nous détalâmes jusqu’à la maison de notre grand père. C’est son successeur qui
vivait là-bas depuis sa mort. Nous lui relatâmes nos péripéties et avec quelques
cousins, ils nous raccompagnèrent jusqu’à notre camp. Notre récolte de feuille
de raphia resta en brousse ce jour-là à cause des maquisards. Le lendemain, de
bonne heure nous sommes allés les récupérer.
J’avais trouvé dans la chaine de valeur du café un premier filon. Fabriquer des
contrevents pour le séchage du café. La culture du café captait toute l’énergie et
le temps des planteurs. Pour sécher, écraser et vendre la récolte, ils avaient
besoin de sous-traitance. J’appris dont à fabriquer les contrevents. Je les
fabriquais sans économie de matériels et d’énergie. Ce qui justifiait le prix de
vente de 5 000 francs par pièce. Les planteurs voulaient se les arracher, ce
d’autant plus que je donnais une garanti de deux ans pour chaque contrevent
acheté. Si avant ce délai, le produit se gâtait, je le reparais gratuitement. Rares
furent les fois où je dus le faire, tant ils étaient solidement attaché.
Malheureusement, les villageois rechignaient à débourser 5 000 francs pour un
article.
5 000 francs CFA ! Le pouvoir d’achat de la monnaie était fort. Rien à voir avec
ce qu’offre la même monnaie de nos jours. Sortir cette somme de sa poche
provoquait une aversion. Or le besoin était réel, factuel. Je ne démordis point. Je
trouvai un autre subterfuge pour vendre mes contrevents.
Je devais faire plusieurs tours à la maison avec les tines de café que je percevais.
C’était compliqué de les transporter en même temps que les contrevents d’un
point de vente à un autre. Pour y remédier, j’achetai une bicyclette de marque
zéphyr et un pousse-pousse. Chaque engin neuf couta 750 francs. Je pouvais
treuiller mon pousse-pousse avec la bicyclette et me déplacer plus rapidement en
transportant d’avantage de charges.
Plus je gagnais plus mon appétit pour le lucre devenait vorace. Je ne reculais
devant rien pour assouvir mon avidité pour l’argent. Je scrutais méticuleusement
chaque opportunité d’affaire. Mes affaires prenaient de l’envergure.
J’étais parmi les plus grands vendeurs de café. Mes performances avaient
suscitée des jalousies au point qu’il avait été décidé qu’aucun vendeur de café
n’était autorisé à vendre sa production hors de sa zone de résidence. C’était un
moyen sibyllin de réduire mon champ d’action. Le directeur de la CAPLAMI
voulu me coopter à la direction de la coopérative. Je déclinai l’offre. Le travail
sur le terrain était plus rentable que les tâches administratives. Ce serait du
temps perdu que d’assister aux réunions du conseil d’administration et de
percevoir des perdièmes.
Mes stocks ayant atteint une certaine proportion, je trouvai un acheteur pour ma
cargaison. Mon partenaire disposait d’une Saviem. Une voiture très usitée et
prisée autrefois pour sa résistance et son adaptabilité aux routes rurales.
Acronyme de Société anonyme de véhicules industriels et d'équipements
mécaniques, SAVIEM en fait était un constructeur de poids lourds créé en 1955
en France. Ses produits servaient et étaient adapter dans des conditions
difficiles, voire en contexte de guerre. La réputation de solidité de ses véhicules
n’était plus à démontrer.
Ma collaboration avec l’acheteur devint très vite florissante. Chaque fois que
j’avais accumulé assez de marchandises, il passait les acheter. Je m’investissais
fermement dans l’achat des haricots. Nous étions devenu si bons associés qu’il
pouvait prendre certaines marchandises et me régler ultérieurement. La
confiance mutuelle et la fréquence des livraisons rendaient le crédit possible
sans qu’il n’y ait besoin de garantie formelle de remboursement. Mais en ce
temps-là, autant qu’aujourd’hui, il était admis que le principe de précaution
n’existe pas. Une dose de prudence n’était pas de trop dans une collaboration
entre deux partenaires d’affaire. Pourtant je ne m’en étais pas entiché.
Quand j’acquis le véhicule, la rumeur de plus en plus forte faisait état de ce que
la banque voulait saisir ses biens immobiliers, au sens comptable du terme. Je
gardai la voiture plusieurs semaines immobilisée pour laisser passer la tempête.
Pendant ce temps, je démarchais une nouvelle carte grise à Bafoussam. Quand
elle me fut délivrée, ma saviem pouvait rouler sans préjudice d’être confisquer
par la banque.