Vous êtes sur la page 1sur 2

Le diable aimait prendre l’aspect d’un ivrogne volubile.

Oui, il avait un faible pour les âmes


perdues ; celles qui se noyaient dans l’ivresse pour échapper à leurs tourments. C'était la
raison de la rencontre entre lui et la mère de ce petit garçon. Elle, qui avait été si
affectueuse à son égard, était devenue une inconnue à cause du vide que l’absence de son
père avait laissé. Akira, cet enfant pour qui la vie n’était plus que silence, solitude et
tristesse, avait vu une lueur d’espoir naître le soir de son septième anniversaire, qu'il se
plaisait à appeler "le soir de ma délivrance". Pendant qu’il me racontait l’instant où il avait
aperçu la créature au pied de son lit, un sourire apparaissait sur ses lèvres, un sourire que
l’on ne pouvait jamais voir à un autre moment, un sourire qui mimait l’affection qu’un poète
porte à sa muse. Akira disait souvent que la créature qu’il avait innocemment appelée
Lulutia était d’une douceur enivrante et qu’elle inspirait la joie, tant son sourire était parfait.

Il pouvait en parler pendant des heures. Mais lorsqu’on lui posait une question sur un autre
sujet, le vieil homme se contentait de cligner des yeux plusieurs fois avant de détourner le
regard vers ses fleurs. Alors, tout le monde le laissait seul, seul avec le traumatisme que
cette femme, qu'il n'osait plus appeler "maman", avait laissé.
Un soir d’automne, alors que la pluie envahissait les rues, Akira vint frapper à ma porte
pour s’asseoir dans le fauteuil. À ce moment précis, il conta pour la première fois toute
l'histoire. Me laissant comprendre que Lulucia n'était qu'une illusion de son enfance, il la
décrivait et affirmait que c'était une fée ornée de fleurs colorées qui laissaient échapper un
parfum délicieux. Ce fut cette même créature qui l’avait réconforté tous les soirs de son
enfance, lui donnant le courage de continuer à vivre et l'amour dont il avait besoin. Le matin
de son quinzième anniversaire, Lulutia avait disparu. Il était maintenant trop âgé pour
continuer de la voir et apprenait à panser ses blessures seul, comme il l’avait fait avant sa
venue. La disparition de son pilier l’avait terrorisé. Il n’avait cessé de l’appeler pendant des
jours, son âme avait crié à l’aide et son cœur avait saigné à l’idée de se retrouver sans
compagnie, une nouvelle fois, dans la rugosité de sa vie. Il finit cependant par abandonner
les recherches avec l’atroce conviction qu’il ne méritait pas sa présence.

Et moi, je restais là, assise en face de lui, regardant les mots s’articuler sur sa langue, ces
mots qui s'enchaînaient et qui me transperçaient le cœur, tant ils étaient tristes. Le
réconfort qu' Akira avait trouvé chez Lulucia s’était évaporé, le laissant seul face à ses
démons. Le vieil homme était depuis entouré d'un silence faisant écho à l’absence des êtres
qu'il avait aimés et qui avaient disparu les uns après les autres. Mais parfois, la créature
apparaissait dans ses rêves, les fleurs qui ornaient son corps semblaient diffuser le même
parfum enivrant qu’autrefois, laissant à Akira la possibilité de revivre les souvenirs de sa
jeunesse. Ces moments, disait-il, étaient comme une bouffée d’air fraîche au milieu des
journées accablantes qu’il subissait. Il me dit ensuite qu’il retrouvait son odeur dans les
fleurs qui l’entouraient, c’était donc pour cela que je l’apercevais, chaque matin en se
réveillant et chaque soir avant de se coucher, humant l’odeur de ces fleurs posées sur
l’encadrement de sa fenêtre. Il trouvait ainsi le réconfort suffisant pour vivre une journée de
plus.
Ce soir-là, nous étions restés des heures assis l’un en face de l’autre, lui me racontant les
grandes vagues qu’il avait affrontées, pendant que je l’écoutais d’une oreille attentive. Par-
dessus tout, j’essayais de lui apporter le réconfort qui lui manquait tant au fil des jours
passés ensemble. À la fin de son récit, les larmes commencèrent à couler sur son nez rougi
par le froid qu’il affrontait chaque jour pour inhaler l’odeur de ces fleurs. Il se leva ensuite
de son fauteuil et je lui souhaitai une bonne nuit, prise d'empathie pour lui, qui avait tant
vécu.

Quelques minutes plus tard, je le vis déjà renifler ses fleurs à cette fenêtre. Mais je
n’imaginais pas une seconde que c'était la dernière fois que je le verrais heureux à cette
fenêtre car cette nuit-là, les démons du passé l’avaient emporté sur Akira, qui s’endormit
pour la dernière fois.

BEN ALLAL Leïla, BOUALI Kawthar, CASTELO Clozi.

Vous aimerez peut-être aussi