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Carl Zimmer

Et l’âme devint chair

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Carl Zimmer
Et l’âme devint chair. Aux origines de la neurologie
(Soul Made Flesh. The Discovery of the Brain
–and How It Changed the World, Free Press, 2004)

Carl Zimmer est journaliste scientifique


et maître de conférence à l’université Yale.

Conception graphique : The Theatre of Operations (Bruxelles)


Typographie : Arnhem Pro (Fred Smeijers / OurType)
Photogravure : Olivier « Mistral » Dengis (Bruxelles)
Papier : Maxioffset 300 gr. & Amber Graphic 90 gr. (fsc, pefc)
Impression : Bema (Wommelgem, Belgique)
Sérigraphie : DIOSS (Gand, Belgique)
Brochage : Epping (Woerden, Pays-Bas)
Made in Belgium & Netherlands

Copyright © Carl Zimmer, 2004


Copyright © Zones sensibles, 2014, pour la présente édition

www.zones-sensibles.org | www.theatre-operations.com

Diffusion-distribution : Les Belles-Lettres


25, rue du Général Leclerc, 94 270 Le Kremlin-Bicêtre, France
T. + 33 1 45 15 19 90 | F. + 33 1 45 15 19 99 | www.bldd.fr

978 2 930601 13 7 | d / 2014/ 12.254 / 3


En 1664, le médecin anglais Thomas Willis, cofondateur Carl Zimmer
de la prestigieuse Royal Society, publie à Londres
son Cerebri anatome, un ouvrage enrichi de gravures
magnifiques et minutieuses offrant au regard, pour la e t l’ â m e d e v i n t c h a i r
première fois dans l’histoire de la médecine occidentale, Aux origines de la neurologie
les ramifications des nerfs du cerveau humain. Avec
cet ouvrage, Willis allait fonder une nouvelle science à
laquelle il donna le nom de « neurologie », une science
qui allait localiser l’âme humaine non pas dans le
cœur, « siège de la conscience » selon Aristote, non pas
dans les humeurs chères aux adeptes de la mélancolie
et de la « bile noire », mais dans le réseau complexe des Traduit de l’anglais (États-Unis)
neurones cervicaux, rompant ainsi avec plus de deux par Sophie Renaut
millénaires de tradition médicale. Et l’âme devint chair
retrace, en un récit vivifiant où l’odeur du sang se fait
presque sentir, l’histoire fascinante de Thomas Willis
et de ses divers collaborateurs de l’université d’Oxford
(Christopher Wren, Robert Hooke, Anthony Wood,
William Harvey), leurs multiples tentatives de dissection
de cerveaux animaux ou humains, leurs interrogations
religieuses face à la découverte du fonctionnement de la
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chair humaine, et ce au moment où l’homme s’interroge
également sur la relation qu’il entretient avec sa propre
s
pensée.

2014
zones sensibles
Pactum serva
À Charlotte, dont l’âme a grandi en même temps que ce livre. Expliquer le fonctionnement du cerveau est, semble-t-il,
une tâche aussi difficile que celle de dépeindre l’âme,
dont on dit communément qu’à part elle-même, elle comprend tout.
Thomas Willis, Cerebri Anatome (1664).
Fig. i. Vue d’ensemble d’un cerveau humain, dessinée par Christopher Wren et
incluse dans le Cerebri Anatome.
introduction

un bol de lait caillé

Afin de se figurer une époque et un lieu – disons la ville d’Oxford un


jour d’été en 1662 –, il convient de solliciter non seulement les yeux
et les oreilles de l’esprit, mais aussi le nez. Les chaudes effluves du
malt et de la farine de maïs montent des bateaux accostés le long de
la Tamise. La puanteur des poissons fumés qui pendent sur les étals
des poissonniers se mélange à l’odeur du pain chaud des boulan-
geries. L’odeur du fumier est partout, dans les égouts à ciel ouvert,
dans les prés communaux où broutent les vaches, dans les rues où
passent les chariots et les diligences tirés par des chevaux. Parfois,
l’une des diligences franchit le porche étroit d’un des collèges
d’Oxford, avant de disparaître derrière un haut mur de pierre sans
fenêtre. Les cheminées des cuisines du collège envoient des signaux
de fumée dans le voisinage, charriant l’odeur d’un chapon ou d’un
mouton rôti, voire d’une oie volée par des étudiants dans un village
voisin.
L’été, le parfum des fougères et des prés alentours se disperse
dans la ville et se mêle aux odeurs exotiques du jardin botanique
de High Street, où sont cultivées des espèces exotiques comme l’ar-
nica des montagnes, le mimosa, l’éphémère de Virginie et le myo-
sotis des marais. Les botanistes y prélèvent des feuilles, des graines
et des racines, et les apportent à un apothicaire qui se chargera de
les moudre, de les cuire et de les distiller, mélangeant leur parfum à
l’odeur âcre des bois de cerf râpés ou des vapeurs d’alcool.
À Oxford, chaque bâtiment possède sa propre signature d’odeurs :
l’encens qui à nouveau brûle dans les églises, depuis que les puri-
tains ont été chassés et que la monarchie a été restaurée ; les
grains torréfiés de la nouvelle brûlerie de High Street ; la puanteur
immonde des prisons où croupissent les voleurs, les quakers et

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introduction un bol de lait caillé

d’autres ennemis du roi Charles II. Mais l’odeur la plus étrange de l’aide d’une scie, ils découpent les os du crâne, puis les décollent un à
toutes se trouve loin des rues principales, dans Merton Street. En un avec un canif ou une paire de ciseaux. Délicatement, ils tranchent
face des portes du Merton College se dresse une maison médiévale les nerfs qui relient le cerveau aux yeux et au nez. Il ne reste plus que
de deux étages connue sous le nom de Beam Hall. Les odeurs qui le cerveau entouré par ses membranes. Willis et Lower le retournent
s’en échappent sont à la limite du supportable : la puanteur de la et raclent soigneusement les membranes en faisant attention de ne
térébenthine et de la chair en putréfaction, encore chaude, de chiens pas endommager les nerfs et les vaisseaux sanguins qui se trouvent
et de moutons disséqués, se mêle à une odeur que personne, à l’ex- à sa base. Arborant ses plis et ses lobes, le cerveau est libéré. Willis
ception d’une poignée de citoyens d’Oxford, ne pourrait reconnaître le prend dans ses mains et le soulève pour le montrer à son auditoire.
comme étant celle du crâne trépané d’un noble décapité. Lorsqu’on regarde un cerveau aujourd’hui, nous y voyons un
La pièce où ce corps est en train d’être disséqué est à mi-chemin réseau complexe de milliards de neurones dans un perpétuel crépi-
entre le laboratoire et la boucherie. Des coutelas, des scies et des tement d’échanges – un labyrinthe chimique qui ressent le monde
vrilles sont accrochés au mur, avec des tenailles et des rasoirs, des du dehors et du dedans, suscite de l’amour et du chagrin, fait
sondes en cuivre et en argent, des pinces, des cornets pour gonfler battre notre cœur et respirer nos poumons, organise nos pensées et
les poches membraneuses, des aiguilles incurvées, des vrilles, des construit notre conscience. Mais en 1662, tout ceci aurait paru com-
maillets, des percerettes et de grosses aiguilles. Sur la table, des plètement absurde pour la plupart. Quand le philosophe anglais de
seringues et des plumes vides jouxtent des bouteilles de teinture l’époque Henry More écrit sur le cerveau, c’est pour dire que cette
de safran, un simple microscope éclairé par une lampe à huile et « moelle molle et flasque dans la tête de l’homme ne présente pas
un globe en verre rempli d’eau salée. Conservés dans du vinaigre, plus de capacité à la pensée qu’un gâteau à la farine ou un bol de lait
des cœurs gisent au fond de bocaux. Le corps est étendu sur une caillé ». Pour More, le cerveau était une substance aqueuse dénuée
longue table, entouré par un groupe de philosophes naturels. En de structure, inapte à contenir le fonctionnement complexe de l’âme.
fonction du moment de la journée, viendront se joindre à l’auditoire L’idée que la chair fragile contenue dans nos têtes fût capable d’ani-
un mathématicien travaillant aux bases d’un nouveau calcul ou un mer l’âme était tout simplement absurde et frisait l’athéisme. Si la
chimiste s’appliquant à transformer l’alchimie en science moderne. raison, la dévotion et l’amour étaient l’œuvre de la chair périssable
Des astronomes, des médecins et des pasteurs viennent observer la et non celle de l’esprit immatériel, qu’en serait-il de l’âme après la
scène. Ils regardent intensément ce qui se passe, ayant conscience mort ? En quoi aurait-on eu besoin d’une âme ? La réponse d’Henry
de vivre l’expérience inédite de la dissection de l’âme. More était simple : « Sans esprit, pas de Dieu. »
Tout près du corps, se tient un cercle d’initiés. Christopher Wren, Les questions liées à la nature exacte de ces esprits et de cette
trente ans, le futur grand architecte anglais, étudie les rebords et les âme, ainsi qu’à l’endroit où ils résidaient, n’ont cessé de se poser
courbes du crâne. Il dessine les boyaux et les cœurs avec la même pendant plus de deux mille ans. Au début du xviie siècle, la plupart
perfection que les dômes de cathédrale qu’il représenterait par la des Européens convenaient que l’âme était l’essence immortelle et
suite. Richard Lower, qui réaliserait quelques années plus tard la immatérielle d’une personne, dont le salut ou la damnation dépen-
première transfusion sanguine de l’histoire, tranche la carotide du dait de Dieu. Mais le même mot pouvait aussi renvoyer à une intel-
noble et découpe le cartilage caoutchouteux entre les vertèbres cervi- ligence active dans tout le corps – le faisant croître jusqu’à la forme
cales. Le plus grand dissecteur de toute l’Europe sert ici d’assistant à qui lui était destinée, lui donnant chaleur et vie, et reproduisant sa
un autre membre de ce cercle restreint : le propriétaire de Beam Hall, forme chez les enfants. Les esprits étaient les instruments utilisés
l’homme à qui l’on doit cette assemblée de philosophes. Ce petit par l’âme et le corps pour atteindre leurs buts. Pour beaucoup de
médecin bégayeur, qu’un voisin a décrit dans son journal comme philosophes, alchimistes, pharmaciens et mystiques, le cosmos avait
ayant des cheveux « identiques à ceux d’un cochon rouge foncé », a lui aussi une âme, qui faisait transiter les esprits par des planètes
pour nom Thomas Willis. et des astres pour accomplir sa volonté – des esprits que la magie
Ce jour de 1662, Willis a réuni tous ces hommes pour parvenir à ou l’alchimie pouvaient dompter. À chaque respiration, les esprits
une nouvelle compréhension du cerveau et des nerfs. Lui et Lower de l’univers pénétraient le corps humain, lui donnaient vie et intelli-
retirent la peau puis sectionnent le masque interne du muscle. À gence, unissant l’âme du microcosme à celle du macrocosme.

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introduction un bol de lait caillé

Ces croyances avaient beau être largement répandues, elles com- dans la tête d’une personne. Ces scientifiques commencent à isoler
mencèrent à être sérieusement ébranlées aux alentours de 1600. À la les molécules transportées par les neurones et les manipulent avec
fin du xviie siècle, elles auraient ou disparu ou reçu un coup fatal et des médicaments.
Thomas Willis et ses amis jouèrent un rôle crucial dans cette trans- Dans une certaine mesure, cette nouvelle conception du cerveau
formation. Leur entreprise macabre à Beam Hall était la première nous est devenue familière. Peu nieront que le fonctionnement de
expérience moderne menée sur le système nerveux. Quand Willis notre esprit est le produit de milliards de neurones organisés en tis-
tenait un cerveau entre ses mains et le décrivait à son auditoire, il ne sus et en réseaux qui, chaque seconde, s’échangent des milliards de
se contentait pas de montrer les ramifications des nerfs, entre autres milliards de signaux. Pour preuve de cette familiarité, nous dépen-
détails anatomiques. Il expliquait comment les structures complexes sons des milliards de dollars en médicaments dans l’espoir qu’ils
du cerveau pouvaient former des souvenirs, éveiller l’imagination et nous remontent le moral, calment nos peurs ou même modifient
susciter des rêves. À ses yeux, les pensées et les passions étaient une ce que nous sommes, simplement en stimulant ou en réprimant les
tempête chimique d’atomes. Willis appela son projet de recherche bons signaux neurochimiques.
sur le cerveau la « doctrine des nerfs » et inventa un nouveau mot Cette familiarité s’est peut-être imposée trop facilement.
pour la désigner : neurologie. L’énorme marché des médicaments agissant sur le cerveau donne
Même si Willis et ses amis étaient en train de fonder la science une fausse idée de l’étendue de l’ignorance de la science sur cet
moderne du cerveau, ils ne correspondaient pas avec ce que le organe. Les cartes que les neuroscientifiques dressent aujourd’hui
monde moderne appellerait « scientifique ». Certains étaient des ressemblent aux premières cartes du Nouveau Monde avec son lit-
alchimistes qui recherchaient la pierre philosophale et voulaient toral grotesque et ses intérieurs laissés blancs. Et le peu que nous
entrer en communication avec les anges. D’autres étaient des phy- connaissons du fonctionnement du cerveau soulève des questions
siciens qui, pour purifier la peau, conseillaient d’utiliser des chiots complexes sur notre propre nature. À bien des égards, nous faisons
disséqués. Mais ils s’accordaient tous sur une chose : ils cherchaient encore partie du cercle de Beam Hall avec, dans nos narines, l’odeur
des indices de l’œuvre de Dieu dans un univers devenu terrifiant et de cette découverte. En regardant ce cerveau, nous nous demandons
méconnaissable. Ils avaient été victimes de la guerre civile et espé- ce qu’est cette chose étrange découverte par Thomas Willis.
raient qu’une nouvelle conception du cerveau rétablirait l’ordre et
la tranquillité dans le monde. Leurs théories étaient souvent bien
accueillies, non parce qu’elles étaient vraies (d’ailleurs, assez sou-
vent, elles ne l’étaient pas), mais parce que le monde en avait besoin.
Ces hommes d’Oxford inaugurèrent une nouvelle ère, à laquelle
nous appartenons toujours. Cette ère – que nous appellerons l’ère
neurocentrique – accorde une place centrale au cerveau, non seule-
ment pour le corps, mais aussi pour la conception que nous avons
de nous-mêmes. Le xviie siècle a connu de nombreuses révolutions
scientifiques, mais à bien des égards, la révolution du cerveau en est
l’apothéose la plus retentissante – et aussi la plus intime. Elle a créé
une nouvelle façon de penser la pensée et une nouvelle conception
de l’âme. Aujourd’hui, quelque trois cent cinquante années plus tard,
l’ère neurocentrique est plus enracinée que jamais. En ce début du
xxie siècle, des milliers de neuroscientifiques continuent à explo-
rer la piste ouverte par Willis. Ils continuent à disséquer le cerveau,
mais sans avoir à l’extraire d’un cadavre. Ils peuvent scanner l’émis-
sion positronique des neurones pour faire surgir des visages d’amis,
chercher un mot, générer la colère ou la joie, ou lire ce qui se passe

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Fig. 1. Tronc cérébral de mouton, extrait du Cerebri Anatome.
chapitre i

cœurs et esprits, foies et estomacs

Thomas Willis ne fut pas le premier à extraire le cerveau de sa boîte


crânienne. Les plus anciens témoignages d’intervention sur le cer-
veau remontent à l’Égypte ancienne, il y a quatre mille ans. Mais
ceux qui le faisaient – les prêtres égyptiens – ne portaient pas le cer-
veau aux nues. Au moyen d’un long crochet de fer enfoncé dans les
fosses nasales de la dépouille, ils perçaient l’os ethmoïde fin comme
une coquille d’œuf, et évidaient le crâne morceau par morceau, pour
ensuite le bourrer de tissu.
Une fois le cerveau ôté, ils préparaient le mort à son séjour dans
l’au-delà. Le cœur, en revanche, était laissé à sa place, parce qu’on
supposait qu’il était le centre de l’être et de l’intelligence. Sans lui,
personne ne pouvait entrer dans le royaume des morts. Anubis, le
dieu à tête de chacal, plaçait ensuite le cœur du défunt sur l’un des
plateaux d’une balance, et sur l’autre une plume. Thot, le dieu à tête
d’ibis, posait au cœur une série de quarante questions sur la vie de
son propriétaire. Si le cœur avait commis trop de fautes, le défunt
était jeté en pâture à la dévoreuse des âmes. Si le cœur était exempt
de péché, il allait au ciel.
Il est aujourd’hui difficile de comprendre pourquoi le cerveau
était à ce point négligé, mais dans l’Antiquité, beaucoup le jugeaient
insignifiant. Et si certains y attachaient une certaine valeur, ils ne le
voyaient pas comme un ensemble de cellules ayant la faculté de pro-
duire le langage, la conscience et les émotions. À leurs yeux, le cer-
veau était une coque en pulsation, remplie de mucosités et consti-
tuée de cavités vides qui sifflaient sous l’effet des esprits qui les
traversaient. Ces deux conceptions firent suffisamment autorité pour
s’imposer dans la pensée occidentale pendant des milliers d’années.

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chapitre i cœurs et esprits, foies et estomacs

Parmi les premiers philosophes de la Grèce antique, certains sui- par un démiurge et doté d’une âme immortelle. Le démiurge assi-
virent la tradition égyptienne. Ainsi, pour Empédocle, l’âme est la gnait à des dieux secondaires la tâche de créer des êtres humains,
chose qui pense, ressent plaisir et peine, et prodigue au corps vivant qui étaient conçus comme un cosmos en miniature, doués d’une
sa chaleur. Au moment de la mort, elle quitte le corps et part en occu- âme immortelle enveloppée d’un corps mortel soudé par les quatre
per un autre, par exemple celui d’un poisson, d’un oiseau ou même éléments. Les dieux commençaient par créer la tête qui, comme le
d’un buisson ; durant la durée de son séjour dans le corps humain, cosmos, avait une forme sphérique. La semence divine était déposée
c’est autour du cœur qu’elle réside. dans le cerveau, où il pouvait percevoir le monde à travers les yeux
Mais autour de 500 av. J.-C., le philosophe grec Alcméon détourna et les oreilles, et élaborer un raisonnement. Ce raisonnement était
son attention du cœur et s’intéressa à la tête, affirmant que « tous la mission divine de l’âme humaine – il était capable de reproduire
les sens sont connectés au cerveau ». Ces paroles eurent un reten- l’harmonie et la beauté du cosmos par ses propres pensées.
tissement majeur dans l’histoire des sciences, bien qu’elles se Dans le reste du corps, les dieux inséraient des âmes « d’une autre
prêtent aujourd’hui à des interprétations erronées. Pour commencer, nature », comme les qualifie Platon. Dans les intestins, siégeait « la
Alcméon et ses disciples ne connaissaient même pas l’existence des partie de l’âme qui désire nourriture, boisson et tout ce dont la
nerfs. Si aussi peu de médecins avaient vu ces pâles filaments par- nature du corps lui fait éprouver le besoin ». Cette âme dite végétative
courir le corps, c’est parce que les Grecs ne pratiquaient pas d’autop- était responsable de la croissance du corps et de la nutrition, mais
sies sur le corps humain. Tant que le corps n’avait pas été enterré aussi des passions inférieures – la soif, la gourmandise et la concu-
selon les règles, ils craignaient que les âmes des corps disséqués ne piscence. Pour enfermer ces bêtes sauvages et les séparer d’une
trouvent pas le repos dans l’au-delà. On a dit qu’Alcméon avait énu- âme supérieure, les dieux érigèrent une cloison (le diaphragme),
cléé l’œil d’un animal mort et vu des canaux traverser l’intérieur de que Platon établit dans le cœur. L’âme vitale, écrit-il, « est dotée de
son crâne. Comme d’autres Grecs de l’Antiquité, il pensait probable- courage et de passion et aime la dispute ». Avec le sang, les passions
ment que ces canaux étaient habités par des esprits, ou pneumata. de l’âme vitale s’écoulaient du cœur et mettaient le corps en action.
Ces esprits étaient constitués d’air – l’un des quatre éléments du cos- Pour éviter que les passions inférieures corrompent l’âme immor-
mos, avec le feu, la terre et l’eau. Selon cette conception, à chaque telle située dans la tête, les dieux créèrent, avec le cou, une autre
fois qu’une personne prenait une inspiration, les esprits s’introdui- barrière.
saient par le nez et traversaient le cerveau de part en part avant de se Dans le Timée, Platon établit une anatomie spirituelle qui place le
répandre dans tout le corps. cerveau à son sommet. Si cette conception allait avoir un impact à la
Les théories d’Alcméon ont contribué au développement de la Renaissance, elle ne réussit pas à faire disparaître l’école de pensée
médecine antique. Les physiciens se mirent à envisager que le corps qui situait l’âme dans le cœur. De fait, Aristote, l’élève le plus illustre
ne fusse pas composé que d’esprits, mais aussi de combinaisons de Platon, se désintéressa de la tête et plaça le cœur au centre de sa
d’éléments appelées « humeurs ». Ces quatre fluides – la bile jaune, philosophie.
la bile noire, le sang et la lymphe (ou flegme) – possédaient chacun Pour Aristote, le cerveau n’avait pas sa place dans la conception de
leurs propres qualités d’humidité, de sécheresse, de chaleur, de froi- l’âme. Dans sa philosophie, chaque objet a une forme qui peut chan-
deur, etc. L’un des enseignements d’Hippocrate était que la santé ger au gré de la matière qui le constitue. Une maison est créée quand
résultait d’un bon équilibre entre les humeurs. Si le cerveau, qui des pierres sont agencées dans une certaine forme, et sa forme dis-
était constitué de lymphe humide, présentait une humidité exces- paraît quand les pierres sont enlevées. La maison ne réside ni dans
sive, il y avait un risque d’épilepsie. Si le flegme du cerveau s’étendait un pilier unique ni dans une pierre cardinale – la forme de la maison
à d’autres parties du corps, on pouvait être atteint de tuberculose ou est à la fois partout et nulle part. Suivant le raisonnement d’Aristote,
d’autres maladies. l’âme est la forme de n’importe quel être vivant. Par conséquent, elle
Alcméon se fit des disciples non seulement chez les médecins, comprend tout ce que fait un être vivant pour rester en vie. Étant
mais aussi chez les philosophes. Le plus important d’entre eux fut donné qu’il existe différents organismes avec différents modes de
Platon, qui accorde au cerveau une place centrale dans le cosmos. vie, Aristote en conclut qu’ils doivent avoir des âmes différentes, cha-
Dans le Timée, le cosmos est décrit comme un organisme vivant créé cune ayant ses facultés ou ses pouvoirs propres.

16 17
chapitre i cœurs et esprits, foies et estomacs

Avec sa classification des âmes, Aristote devint le premier biolo- et toutes les émotions. Le cerveau, écrit-il, ne fait que « tempérer la
giste de l’histoire. Des oursins aux éléphants, il se mit à tout dissé- chaleur et l’ébullition qui règnent dans le cœur ». Le gros cerveau
quer et même s’il ne viola pas le tabou de la dissection humaine, il des hommes n’est pas la source de leur intelligence, affirme Aristote,
est probable qu’il ait disséqué des mort-nés. Aristote s’intéressa à mais tout l’inverse : c’est notre cœur qui produit la majeure partie de
tous les détails de l’histoire naturelle, distinguant les espèces qui la chaleur, ce qui veut dire qu’il a besoin d’un bon système de refroi-
étaient à sang chaud de celles qui étaient à sang froid, les espèces dissement, cette fonction étant assurée par le cerveau.
qui veillaient sur leur progéniture de celles qui abandonnaient leurs Ce n’est que quelques années après la mort d’Aristote, en
œufs. Il s’aperçut qu’il pouvait établir une classification des espèces 322 av. J.-C., que des anatomistes grecs suffisamment expérimen-
en fonction des facultés de leurs âmes, en les plaçant sur une échelle tés remirent ses théories en question. Dans la ville d’Alexandrie,
des êtres. Au bas de l’échelle, Aristote plaça les végétaux, car ceux- les médecins Hérophile et Érasistrate passèrent outre les anciens
ci ne possèdent qu’une âme végétative, dont les fonctions se résu- tabous et disséquèrent des centaines de cadavres humains, décrivant
ment à la nutrition, la croissance et la reproduction. Les animaux pour la première fois des douzaines de parties du corps, de l’iris à
étaient supérieurs aux végétaux, au sens où leur âme possédait aussi l’épididyme. Leur découverte majeure fut celle du système nerveux.
des facultés sensitives : les animaux peuvent voir, entendre, goûter et Les médecins qui les avaient précédés croyaient que ces fins cordons
sentir ; ils peuvent nager, voler ou ramper. Les hommes figurent au translucides étaient des tendons ou les extrémités des artères, mais
sommet de cette échelle du monde naturel, car ils sont les seuls à Hérophile et Érasistrate furent historiquement les premiers à recon-
posséder une âme rationnelle dotée de facultés comme la raison et la naître que ces fibres formaient un réseau distinct qui prenait nais-
volonté – ce qu’on appelle l’esprit. sance dans le crâne et l’épine dorsale.
Comme la forme d’une maison, l’âme rationnelle d’Aristote Ils tentèrent de donner une interprétation de ce nouveau système
se trouvait à la fois partout et nulle part dans le corps humain. En nerveux conformément aux idées de leur époque. Chaque inspira-
même temps, Aristote pensait que ces facultés s’exerçaient dans tion, croyaient-ils, laissait passer un fragment de l’anima mundi dans
des parties spécifiques du corps. L’idée que le cerveau pût en être le corps, se comportant comme de l’eau dans un tuyau. Le pneuma
le siège lui paraissait grotesque, puisque ses dissections lui avaient pénétrait dans le cœur à travers les artères pour donner vie au corps,
montré que beaucoup d’animaux, dépourvus de cerveau visible, tandis qu’une partie s’acheminait vers le cerveau. Hérophile et
pouvaient tout de même percevoir le monde et être capables d’agir. Érasistrate découvrirent aussi au centre du cerveau des cavités – les
Pour Aristote, le cerveau seul n’avait rien de si extraordinaire ; sans ventricules –, qu’ils crurent logiquement être le réservoir des esprits.
un congélateur ou du formol pour stopper son pourrissement, un Hérophile déclara que ces espaces vides étaient le siège de l’intel-
cerveau prend très vite l’aspect d’une crème anglaise – rien qui res- lect. Il croyait que, partant des ventricules, les esprits s’achemi-
semble au siège de la raison et de la volonté. naient dans les canaux des nerfs jusqu’aux muscles, qu’ils animaient
Le cœur, en revanche, lui paraissait bien plus logiquement cor- et gonflaient. Quant au cerveau, pensait-il, il n’avait aucun pouvoir
respondre au siège des facultés de l’âme rationnelle. D’abord, il se sur le corps, et même les esprits n’avaient qu’un pouvoir limité :
trouve au centre du corps ; ensuite, c’est le premier organe qu’Aristote les organes du corps pouvaient se mouvoir au gré de leurs propres
a vu se développer dans l’embryon. Les Grecs croyaient que le cœur désirs naturels.
donnait chaleur et vigueur au corps, et Aristote voyait un rapport Il faudrait attendre encore quatre cents ans avant que quelqu’un
entre la chaleur et l’intelligence. De la même façon que les animaux puisse rivaliser avec les connaissances anatomiques d’Hérophile et
avaient plus ou moins d’âme, ils étaient plus ou moins chauds, les d’Érasistrate. En 150 de notre ère, un jeune médecin nommé Galien
mammifères étant plus chauds que les oiseaux ou les poissons. Les quitta sa Turquie natale pour Alexandrie et se plongea dans l’étude
humains – croyait-il – étaient les plus chauds de tous. Ignorant tout de leurs enseignements. Il étudia les squelettes humains conser-
de l’existence des nerfs, Aristote pensait que les yeux et les oreilles vés dans les écoles fondées par Hérophile et Érasistrate et lut leurs
étaient reliés non pas au cerveau mais aux vaisseaux sanguins, qui traités dans les bibliothèques d’Alexandrie. Galien n’était pas auto-
transmettaient les perceptions au cœur. Grâce à ces connexions, le risé à disséquer les cadavres humains parce que les Romains, bien
cœur pouvait gouverner toutes les sensations, tous les mouvements plus que les Grecs, considéraient cette pratique comme un sacrilège.

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chapitre i cœurs et esprits, foies et estomacs

De retour en Turquie, il dut donc se contenter de fragments d’ana- estomac surchauffé risquait de laisser s’échapper du cerveau une
tomie – même si en tant que médecin des gladiateurs, il pouvait quantité trop importante de flegme dans le reste du corps. Si le sang
toujours jeter un œil dans les orifices ouverts par les tridents et les – l’humeur chaude et humide – était trop abondant, une fièvre se
lances. Toujours est-il qu’il disséquait un animal par jour. À l’âge de déclarait. Grâce à la purgation et à la saignée, ainsi qu’à l’utilisation
trente ans, Galien avait inventé une nouvelle conception du corps qui d’herbes spéciales, les humeurs pouvaient être ramenées à leur juste
synthétisait la philosophie d’Aristote et de Platon, la médecine d’Hip- place. Mais pour Galien, cette découverte ne se limitait pas à un nou-
pocrate et ses propres observations. Le résultat était si prodigieux veau moyen de guérison : il s’agissait d’une philosophie de l’âme. Il
que lorsqu’il vint s’établir à Rome, l’empereur en fit son médecin affirma avoir découvert les fondements physiques de l’âme tripartite
personnel. de Platon – l’âme végétative du foie, responsable des plaisirs et des
La médecine de Galien se fondait sur l’étude de la transformation désirs, l’âme vitale du cœur, qui engendre les passions et le courage,
de la nourriture et de la respiration en chair et en esprit. Selon ce et l’âme rationnelle de la tête.
système, chaque organe était, comme l’âme, doté d’un pouvoir spé- Galien parvint à une compréhension du cerveau bien supérieure à
cifique de purification. L’estomac possédait la double faculté d’atti- celle de n’importe quel autre savant du monde antique. Pour autant,
rer la nourriture de la bouche vers l’œsophage et de cuire la nourri- ce n’était pas un neuroscientifique moderne déguisé en toge. Ce que
ture pour la transformer en une substance appelée chyle, qui passait nous appelons cerveau n’était pour lui rien d’autre qu’une pompe,
dans les intestins, dans les veines en communication avec le foie, et l’intelligence humaine ayant son siège dans les espaces vides de la
dans le foie lui-même. Le foie transformait ensuite ce chyle en sang. tête. Par ailleurs, l’intelligence n’était pas l’apanage des hommes – le
Durant ce processus, le foie chargeait le sang d’une force nutritive soleil, la lune et les étoiles en étaient aussi dotés. De fait, leurs corps
que les médecins appelaient « esprit naturel ». Partant du foie, on célestes étaient tellement plus purs que les nôtres que leur intelli-
supposait que le sang affluait vers le cœur en passant par sa cavité gence devait en être décuplée, capable de se répandre sur terre et
gauche. Les impuretés étaient absorbées par les poumons tandis que d’influencer les affaires humaines. Pour Galien, les esprits animaux
le sang purifié coulait dans les veines, avant d’être consumé par les qui bouillonnaient en nous n’étaient que de minuscules tourbillons
muscles et les organes. dans un océan de dessein, d’intelligence et d’âme.
Le sang qui pénétrait dans le cœur avait une vocation plus noble : Dans les siècles qui suivirent la mort de Galien, autour de 199, sa
filtré par la paroi interne du cœur, il s’acheminait vers le côté droit médecine fut reprise par les doctrines du christianisme. Les pre-
où il se mêlait à l’air des poumons et était réchauffé par le cœur. miers Pères de l’Église se tournèrent vers lui parce qu’ils aspiraient à
À mesure qu’il prenait sa coloration rouge, le sang s’imprégnait d’es- de nouvelles idées sur le cerveau et l’âme.
prits vitaux. Les artères palpitantes attiraient ce sang et distribuaient Selon l’Ancien Testament, l’âme n’est rien d’autre que la vie –
sa force vitale dans tout le corps. elle réside dans le sang et disparaît avec la mort. Les chrétiens, en
Les esprits vitaux qui montaient vers la tête étaient soumis à une revanche, percevaient l’âme différemment – immortelle, elle était
dernière purification. Ils pénétraient dans un entrelacs de vaisseaux soumise au salut ou à la damnation éternels. Les Pères de l’Église
sanguins situés à la base du crâne (appelé le rete mirabile, ou « filet trouvèrent chez Galien une solution à cette contradiction. L’âme
admirable »), où ils se transformaient en esprits animaux, capables de l’Ancien Testament devint ce que Galien appelait les âmes infé-
de pensée, de sensation et de mouvement ; de là, ils se dirigeaient rieures du foie et du cœur. Même si l’âme immortelle n’avait pas de
vers les ventricules. Galien prétendait que les ventricules étaient des dimension physique, les Pères de l’Église placèrent ses facultés dans
sphères recouvertes de voûtes charnues et reliées par des canaux, et les ventricules vides de la tête, où ils ne pouvaient pas être corrom-
qu’ils étaient conçus pour se dilater sous l’effet du tourbillon des pus par la chair faible et mortelle. Ils allèrent même plus loin que
esprits animaux. Si le cerveau palpitait, c’était selon lui pour orienter Galien, en assignant le siège de la sensation au ventricule antérieur,
les esprits vers les cavités nerveuses, où ils se diffusaient dans tout le celui de la compréhension au ventricule central, et le siège de la
corps, apportant la sensation et le mouvement. mémoire au ventricule postérieur. Le cerveau en soi n’était qu’une
Pour traiter ses patients, Galien restaurait l’équilibre de ce flux pompe qui comprimait les esprits des ventricules pour les faire pas-
constitué d’esprits naturels, vitaux et animaux. Par exemple, un ser dans les nerfs.

20 21
chapitre i cœurs et esprits, foies et estomacs

L’anatomie de Galien n’est cependant pas la seule conception « La mort n’est rien pour nous », écrit Lucrèce, le représentant romain
issue du monde gréco-romain à avoir influencé la chrétienté. de la philosophie des atomes, « et ne nous touche en rien, puisque
À  Rome, de nombreux philosophes récusaient les théories de Galien l’esprit révèle sa nature mortelle. L’âme et le corps dont l’unité for-
sur le cerveau, leur préférant encore les théories d’Aristote sur le mait la nôtre désormais séparés, rien, absolument rien, nous qui ne
cœur. Selon eux, la parole venait de la poitrine, ce qui signifiait que serons plus, ne pourra nous atteindre ou émouvoir nos sens, fût-ce
le cœur en devait être l’origine. Pour réfuter ces affirmations, Galien le déluge, mer, ciel et terre confondus ».
convoqua des médecins, des philosophes et des hommes politiques Les théologiens chrétiens étaient profondément choqués à l’idée
romains pour qu’ils voient comment il pouvait faire taire les lions que le monde pût se passer de dessein ou de providence. Dante s’en
du Colisée en ligaturant leurs nerfs laryngés. Mais il ne réussit pas à fit le porte-parole quand il consigna Épicure au sixième cercle de
faire taire ses adversaires. C’est ainsi que le cœur chrétien devint non l’Enfer. « Avec Épicure tous ses disciples ont leur cimetière de ce côté,
seulement le siège des passions, mais aussi celui de la conscience eux qui font mourir l’âme avec le corps », écrit-il.
morale, dont la puissance de perception allait au-delà des sens. Ce La philosophie d’Aristote, en revanche, reçut un meilleur accueil.
n’est pas un hasard si le Christ est souvent représenté le cœur appa- Le théologien du xiiie siècle Thomas d’Aquin perçut dans cette der-
rent, mais jamais avec un cerveau apparent. nière des signes précurseurs du christianisme. Rejetant la course
Après la chute de Rome en 476, l’Église perdit de vue ses origines aveugle des atomes, Aristote pensait que tout ce qui existe dans le
grecques. Il fallut attendre le xiie siècle pour que les savants euro- cosmos avait un mobile. Thomas d’Aquin en modifia simplement
péens redécouvrent la philosophie grecque, grâce à leurs contacts l’objet et en fit, comme il l’était écrit dans la Bible, le plan de Dieu.
avec les Arabes. L’Europe mit beaucoup de temps à se familiariser Par ailleurs, la cosmologie d’Aristote était tout à fait compatible
à nouveau avec les idées d’Aristote et de Galien ; les quelques frag- avec le christianisme : la Terre se trouvait au centre du monde parce
ments conservés de leurs écrits furent traduits en arabe, qui à leur que l’élément terre s’y déplaçait naturellement ; soumise au chan-
tour furent traduits en latin, donnant lieu au passage à quelques gement et au déclin, elle était entourée par des sphères célestes qui
interprétations erronées. se déplaçaient en cercles parfaits. Pour Thomas d’Aquin, l’imper-
Pour de nombreux chrétiens, les idées grecques étaient suspectes fection du monde terrestre résultait de la chute de l’homme, tan-
car elles semblaient remettre en cause les enseignements de l’Église dis que la perfection des astres reflétait le ciel où les âmes sauvées
sur l’âme. Ce qui était jugé le plus hérétique était l’idée que l’univers allaient après la mort. L’homme était à la fois déchu et au centre de
était constitué de vide et d’atomes invisibles – ces minuscules par- la création.
ticules insécables avaient des formes et des tailles variées : tordues, Thomas d’Aquin croyait aussi que la conception aristotélicienne
rondes, courbées, rugueuses ou crochues. Les adeptes de l’atomisme de l’âme n’était pas en contradiction avec le christianisme. Comme
affirmaient que le cerveau n’était pas froid, que le sang n’était pas Aristote, il pensait que l’âme est la forme de l’être vivant, qu’il soit
chaud, et que ces qualités (comme toutes les autres) résultaient des végétal, animal ou humain. L’âme humaine n’était pas uniquement
interactions entre les atomes qui les constituaient. En se déplaçant la forme du corps humain, mais aussi une substance spirituelle qui
dans le cosmos sans contrôle ni finalité, les atomes se regroupaient survivait après la mort. Cependant, Thomas d’Aquin ne suivit pas
selon des configurations infinies, produisant une infinité de mondes. aveuglément toutes les idées d’Aristote. Ainsi, il plaça les facultés
Épicure, le philosophe atomiste le plus illustre de la période hellé- de l’âme (comme la mémoire et l’imagination) dans les ventricules
nistique, croyait que les dieux étaient indifférents aux affaires des de la tête, tout en indiquant clairement que la conscience de soi et
hommes – si le monde continuait à exister, c’était seulement grâce à la pensée humaine n’étaient pas imputables aux organes physiques.
l’entrechoquement et aux agrégats de ces particules invisibles. Aristote permit à Thomas d’Aquin et à ses disciples de forger une
Épicure croyait également que l’âme n’était pas différente du reste nouvelle tradition intellectuelle, qu’on appela philosophie naturelle.
du cosmos – elle était constituée d’atomes agrégés autour de la poi- Ils recouraient à la raison pour démontrer qu’il n’existait qu’un seul
trine. Étant donné que ces atomes s’échappaient du corps, ils étaient Dieu et un seul Créateur, et que Sa bonté toute puissante était visible
renouvelés à chaque nouvelle inspiration. La mort survenait quand dans le fonctionnement du monde. Quand les universités euro-
les atomes de l’âme désertaient le corps, emportant la vie avec eux. péennes commencèrent à se développer dans les années 1200, les

22 23
chapitre i cœurs et esprits, foies et estomacs

philosophes naturels en prirent le contrôle et imposèrent leurs théo- temps que des copies de ses dessins se multipliaient dans toute l’Eu-
ries partout dans le continent. rope. Le juge de la cour criminelle de Padoue accepta de lui envoyer
Ces philosophes remirent au goût du jour l’anatomie de Galien : ils des cadavres de condamnés.
construisirent des théâtres anatomiques (ou théâtres des opérations) Vésale commença à suspecter que les travaux de Galien étaient
où les étudiants en médecine, les philosophes, les nobles et autres truffés d’erreurs. Il lui apparut que, malgré toutes les références de
curieux pouvaient assister à des dissections sur des criminels tout Galien à l’anatomie humaine, le vieux docteur grec n’avait en fait
juste exécutés. Les chirurgiens retiraient la peau des cadavres, pen- jamais disséqué de corps humain. L’utérus de Galien était celui d’un
dant que les anatomistes, installés sur des chaises surélevées, lisaient chien, ses reins ceux d’un porc, et son cerveau celui d’une vache ou
à voix haute les ouvrages de Galien. Les anatomistes européens ne d’une chèvre. Vésale constata que l’anatomie du corps humain de
cherchaient pas à apprendre quoi que ce soit de nouveau pendant Galien contenait deux cents parties issues d’animaux.
ces séances de dissection. Comme l’a écrit un anatomiste du xive Vésale fit part de sa découverte à ses étudiants en médecine en
siècle, ils n’étaient pas supposés faire autre chose que de « s’émerveil- disposant côte à côte des squelettes d’êtres humains et de macaques
ler devant la toute puissance de Dieu ». Les anatomistes s’extasiaient de Barbarie. En retirant la peau des cadavres humains, il mit au jour
devant l’assemblage merveilleux du corps, les facultés de l’âme étant d’autres détails qui contredisaient les enseignements de Galien.
situées dans ses trois centres – le foie, le cœur et la tête. Ils mon- Lorsqu’il constata l’absence de veines que Galien affirmait se trouver
traient comment l’anatomie visible qu’ils exposaient était habitée par dans la cage thoracique, les autres professeurs présents l’interrom-
des esprits invisibles qui, selon les enseignements de l’Église, étaient pirent. Ils protestèrent, alléguant que Galien avait dit que ces veines
les instruments dont disposait l’âme immortelle pour insuffler la vie. existaient. « Montrez-les moi », répliqua Vésale. Les professeurs ne
Même s’ils respectaient la philosophie de l’Antiquité, ces anato- jugèrent pas nécessaire de répondre. L’autorité de Galien avait plus
mistes finirent par découvrir quelque chose de totalement nouveau. de poids que celle de Vésale et de la leur.
Désormais disposés à disséquer des cadavres humains, ils pouvaient Vésale décida de reprendre les travaux anatomiques de Galien
jouir d’un privilège dont Galien avait toujours été privé – ils virent en se basant cette fois sur des êtres humains, et non sur des ani-
des choses que Galien n’avait pu que supposer. Il faudrait des siècles maux. Il s’entoura des meilleurs coupeurs de bois de Venise et fit
de dissections de ce genre pour qu’on s’aperçoive que les enseigne- appel à des élèves du Titien. Les gravures furent ensuite envoyées en
ments de Galien ne se fondaient pas sur des expériences avec les tis- Suisse, où elles furent réunies dans un ouvrage intitulé De humani
sus et les organes humains. Entre-temps, Galien resta parole d’évan- corporis fabrica libri septem (Sept livres sur la structure du corps
gile, autant en anatomie qu’en médecine. Les médecins européens humain). C’était un magnifique atlas d’anatomie, illustré d’écorchés
se plongèrent dans les traductions de ses textes pour apprendre à d’hommes et de femmes et de squelettes paresseusement appuyés
équilibrer les humeurs avec des herbes et des saignées. Se percevant sur des colonnes, avec des paysages italiens en toile de fond.
avant tout comme des philosophes, ils passaient plusieurs années à Grâce à cet ouvrage, Vésale devint le médecin le plus célèbre
étudier la logique, la grammaire et le grec, laissant les chirurgiens d’Europe. Mais aussi révolutionnaire fût-il, cet atlas comportait des
tremper leurs mains dans le sang. défauts, dont beaucoup se trouvent dans ses représentations du cer-
En 1537, un anatomiste de vingt-trois ans appelé André Vésale veau. Vésale disséquait le cerveau non pas en le laissant intact hors
s’aperçut que l’anatomie de Galien n’était pas parfaite. Alors qu’il du crâne, mais en le coupant morceau par morceau. Il commençait
occupait le poste de lecteur de chirurgie et d’anatomie à l’université par le sommet de la tête et découvrait ses surfaces les unes après les
de Padoue, Vésale descendait de sa chaire pour montrer à ses étu- autres. Au cours de cette opération, le cerveau dépérissait et appa-
diants les plus petits détails anatomiques de cadavres humains. Un raissait mutilé. Malgré cette vision confuse, Vésale réussit pourtant
jour, alors qu’il enseignait la saignée sur un patient, il fit une rapide à établir des conclusions étonnantes. À la place des trois ventricules
esquisse des veines, après quoi ses étudiants le prièrent de faire des sphériques de l’anatomie officielle de l’Église, il trouva un labyrinthe
dessins des artères et des nerfs. Vésale réalisa alors un ensemble étrange de piquants et de recoins. Il chercha le « filet admirable »
de planches géantes d’une qualité bien supérieure aux schémas qui qui était censé transformer les esprit vitaux du sang en esprits ani-
avaient été produits jusqu’alors. Sa renommée grandit en même maux, mais n’en trouva aucun chez les humains (Galien tenait ces

24 25
chapitre i

informations d’un bœuf). Vésale se demanda si les esprits animaux


existaient et si les ventricules étaient leur siège – peut-être fallait-il
chercher les facultés de l’âme dans la chair du cerveau. C’est sans
doute la peur qui l’empêcha d’aller plus loin.

De peur d’entrer en conflit avec un colporteur de ragots ou un censeur


des hérésies, je m’abstiendrai de toute considération sur les divisions
de l’âme et l’endroit où elle siège, étant donné qu’aujourd’hui [...]
les censeurs de notre très sainte et vraie religion sont très nombreux.
S’ils entendent quelqu’un murmurer quelque chose sur des opinions
relatives à Platon, Aristote ou ses interprètes, ou sur Galien à propos
de l’âme, même en anatomie, où ces questions devraient être exami-
nées, ils jugent immédiatement que sa foi est suspecte et que ce qu’il
dit de l’immortalité de l’âme est douteux. Ils ne comprennent pas que
pour les médecins qui désirent correctement pratiquer leur art, c’est
une nécessité.

En 1600, la conception occidentale de l’âme était encore sous


l’influence de Galien, quoi qu’ait pu en penser en privé une poignée
d’individus comme Vésale. Les âmes du foie et du cœur régissaient
toujours les émotions, les désirs et les appétits. Les facultés de l’âme
rationnelle tourbillonnaient encore mystérieusement dans les cavi-
tés des ventricules. Les quatre humeurs gouvernaient non seule-
ment la santé du corps mais aussi le tempérament. Les hommes nés
avec une abondance de flegme étaient mous et apathiques. Le sang
rendait les hommes audacieux, joyeux, concupiscents, chanceux
et crédules. La bile jaune rendait les hommes impatients, envieux,
cruels et malchanceux. Et la bile noire – connue aussi sous le nom
de « mélancolie » – rendait les hommes tristes, pensifs et détachés
du monde. Quand une humeur l’emportait sur les autres, non seu-
lement le sujet risquait de tomber malade, mais sa personnalité pou-
vait s’en trouver altérée. Un excès de bile noire pouvait transformer
une mélancolie inoffensive en un délire ou une folie violente.
Les quatre humeurs justifiaient une certaine conception de l’es-
prit, et donnaient même une explication à la folie. Elles reliaient
chaque individu aux quatre éléments fondamentaux du monde, aux
astres et au monde spirituel (même si ce monde était aussi habité
par des démons qui pouvaient prendre possession des hommes et
les rendre fous et violents). Pour guérir la folie, le médecin devait
restaurer l’équilibre de vie ordonné par Dieu.
Ce mélange de médecine et de religion trouve l’un de ses meil-
leurs témoignages dans les comptes rendus de Richard Napier, qui

26
chapitre i cœurs et esprits, foies et estomacs

fut à la fois pasteur et médecin dans le comté de Buckingham au d’une sympathie cosmique, tout comme une corde de luth pin-
début des années 1600. Pendant quarante ans, Napier compila cée fait résonner une autre corde. Les disciples de Platon tentèrent
soixante volumes de notes médicales dans lesquels il décrivit plus de de contrôler les astres au moyen de chants et d’autres rituels, une
soixante mille cas, allant de la peste aux petites éruptions cutanées. pratique qu’ils appelèrent la magie naturelle. Pour les théologiens
Toutes sortes de patients venaient lui rendre visite ; certains étaient conservateurs, ce genre de pratiques avait des relents d’adoration
atteints de tremblement, d’autres avaient des évanouissements, païenne et niait la puissance de Dieu.
d’autres encore pensaient que des rats leur grignotaient l’estomac ou Même Aristote commençait à inspirer des idées dangereuses.
que des souris leur couraient à l’intérieur de la tête. Napier (qui lui- À l’université de Padoue, au début des années 1500, le philosophe
même « souffrait de mélancolie aggravée ») établissait le diagnostic Pietro Pomponazzi expliqua qu’Aristote n’avait jamais pensé que
de leur folie en tirant leur horoscope, censé déterminer la manière les individus avaient une âme immortelle. Si, selon lui, l’âme était
dont les astres et les planètes affectaient leurs humeurs. Certains la forme du corps, elle ne pouvait exister qu’à l’intérieur du corps et
patients, croyait-il, étaient possédés par le démon qui les faisait hal- périssait donc avec lui. Loin d’être terrifiante, cette pensée était pour
luciner ou les poussait à essayer de massacrer leur famille (certaines lui une consolation. Il écrivit qu’un homme qui sait que son âme est
possessions étaient moins graves : ainsi, un patient nommé Edward mortelle « sera toujours préparé à mourir. Il ne craindra pas non plus
Cleaver se plaignait qu’après avoir remercié Dieu pour son repas la mort, puisque la crainte de l’inévitable est vaine ; et il ne verra rien
« son esprit avait été traversé par une pensée morbide qui lui avait de mal à la mort ».
fait prononcer “mon cul” »). Dans certains cas, Napier invoquait l’ar- Rome condamna Pomponazzi et mit les philosophes en garde :
change Raphaël pour savoir si ses patients étaient ensorcelés ou non. l’immortalité de l’âme ne devait être remise en cause sous aucun
Suivant les enseignements de Galien, Napier saignait ses patients prétexte. Le Vatican officialisa ce dogme, exigeant que les philo-
en leur appliquant des sangsues, leur administrait des laxatifs à base sophes démontrent l’immortalité de l’âme par la raison naturelle.
d’aloès et d’hellébore, et leur donnait du tabac pour les faire vomir. Il en résulta une pluie d’attaques contre Pomponazzi et un bras de
Les horoscopes lui servaient à déterminer le moment où ses patients fer intellectuel qui allait durer plus d’un siècle. Ce faisant, les philo-
devaient prendre leurs traitements. Napier leur donnait aussi à por- sophes allaient découvrir des choses encore plus troublantes à pro-
ter autour du cou des amulettes gravées avec les signes des planètes. pos de l’âme. Et certaines des plus troublantes viendraient d’un lieu
Outre ces traitements, Napier se mettait à l’écoute de ses patients : inattendu : le ciel.
il les réconfortait par des sermons et priait avec eux pour leur guéri-
son. Certains patients parcouraient des centaines de kilomètres pour
venir le voir dans son village – preuve que sa conception de l’esprit
humain était très populaire.
Mais cette trêve entre les conceptions grecque et chrétienne, qui
est à la base de la médecine pratiquée par Napier, fut de courte durée.
Dans les années 1500, les savants avaient pour la première fois entre-
pris la traduction de nombreux ouvrages de l’Antiquité écrits en
grec. Or il s’avéra que nos vieux amis grecs étaient devenus suspects.
Même Platon, qui avait inspiré à l’Église certaines de ses premières
doctrines, finit sur la liste des auteurs proscrits. Une nouvelle géné-
ration de philosophes influencés par Platon déclarèrent que l’âme
humaine était conditionnée par l’âme du monde – l’anima mundi –,
elle-même une puissance vitale. Tout comme l’âme humaine avait
des esprits pour accomplir sa volonté, l’âme du monde se servait
de ses propres esprits qu’elle envoyait sur Terre pour contrôler ce
qui s’y passait. Les planètes influençaient l’âme humaine en vertu

28
Fig. 2. Nerfs faciaux, planche extraite du Cerebri Anatome.
chapitre ii

un monde sans âme

L’année 1543 fut un tournant pour deux types d’anatomie. L’année où


Vésale publia sa Fabrica, qui remettait en cause tout ce qu’on savait
de l’anatomie humaine, l’homme d’église polonais Nicolas Copernic
publia un ouvrage qui bouleversait l’anatomie du monde. Copernic
montrait que la Terre n’était pas le centre du cosmos mais une pla-
nète parmi d’autres qui tournait autour du soleil – l’influence de
Copernic, dans les décennies qui allaient suivre, rayonnerait bien au-
delà de l’astronomie : ses théories contribueraient même à élaborer
une nouvelle conception du cerveau et de l’âme.
Vésale et Copernic étaient tous deux mus par l’insatisfaction.
Vésale n’était pas satisfait de Galien, et Copernic ne s’accommo-
dait pas de la représentation aristotélicienne du cosmos. Selon
Aristote, la Terre était au centre de l’univers ; elle était entourée par
des sphères en rotation – les planètes et le soleil – qui étaient elles-
mêmes entourées par les orbes des astres. Aristote savait pertinem-
ment que les planètes ne se déplaçaient pas dans le ciel en cercles
parfaits. Ainsi, pour expliquer leurs trajectoires irrégulières, il avait
créé dans le cosmos cinquante-cinq sphères qui, emboîtées les unes
dans les autres, pouvaient produire le mouvement apparent des
planètes. Pour autant, Aristote ne démontra pas l’existence de ces
sphères en faisant des prédictions sur la trajectoire des planètes ; les
mathématiques n’étaient pour lui qu’un détail mineur qui ne valait
pas la peine qu’on s’y attache.
Les astronomes grecs qui suivirent Aristote étaient moins intéres-
sés par la nature physique du cosmos que par la réalisation de pré-
dictions en rapport avec les horoscopes et les calendriers. Toutes les
astuces mathématiques étaient bonnes pour faire des prédictions,

31
chapitre ii un monde sans âme

mais ils ne se demandaient pas si elles avaient des implications sur la même vitesse quel que soit leur poids. La nouvelle physique de
le fonctionnement du monde. Le plus influent de ces astronomes, Galilée s’appliquait non seulement à la Terre mais aussi au Ciel. Il
Claude Ptolémée, se remit à étudier les trajectoires circulaires des imagina faire rouler une balle sur une table parfaitement plane sur
planètes. Pour obtenir de meilleures prédictions, il ajouta des épi- la Terre ; si on avait étendu la table autour du monde, la trajectoire
cycles à leurs trajectoires et, pour qu’elles soient encore meilleures, de la balle aurait été circulaire. Les planètes avaient peut-être aussi
éloigna la Terre un peu plus loin du centre du cosmos. une inertie circulaire qui les faisait tourner sans fin autour du soleil.
La découverte, au xiie siècle, des thèses de Ptolémée jeta les savants Quand Galilée n’était pas en train de faire des expériences, il était
européens dans l’embarras. Même si son système fonctionnait parfai- à l’affût de la moindre observation, cherchant par tous les moyens à
tement, il contredisait la philosophie d’Aristote dont l’Église avait fait gagner son combat contre Aristote. En 1604, il eut la bonne surprise
sa doctrine. Le débat pour essayer de réconcilier les deux doctrines se de découvrir une nouvelle étoile dans la constellation du Sagittaire :
prolongea pendant deux siècles. L’Église ne persécuta pas les astro- les cieux supposément immuables s’étaient dotés de nouvelles
nomes qui contredisaient le dogme officiel car ils ne prétendaient taches. Quatre ans plus tard, Galilée construisit lui-même un téles-
jamais créer autre chose qu’une description mathématique – ils ne cope et découvrit que la lune était constellée de cratères et couverte
remettaient pas en question les grandes causes physiques. de montagnes, que les ombres à la surface de Vénus se déplaçaient
Quand Copernic se mit à étudier l’astronomie au début des – ainsi que l’avait prédit Copernic –, qu’un système indépendant de
années 1500, le système de Ptolémée lui apparut comme un amal- lunes était en orbite autour de Jupiter et que la Voie Lactée se compo-
game fâcheux et disgracieux. Comme tout bon savant de son époque, sait de millions d’étoiles. Même s’il admettait que Copernic n’avait
Copernic ne chercha pas à concevoir seul un nouveau système, mais pas trouvé un raccourci mathématique très commode, il avait néan-
s’en fut chercher une autre explication chez les Grecs et les Romains. moins découvert la réalité physique du monde – la Terre n’était pas
Il découvrit que, dans l’Antiquité, des philosophes avaient affirmé au centre du cosmos et le ciel n’était pas le royaume de la perfection.
que la Terre n’était pas immobile. Fort de cet alibi pour repenser Le nouveau monde découvert par Galilée était à la fois déroutant
le cosmos, Copernic en conclut que la Terre, comme les autres pla- et effrayant. Dans L’Anatomie du monde, un poème écrit en 1611, John
nètes, se déplaçait autour du soleil. Il s’aperçut qu’il pouvait calculer Donne écrit que « la nouvelle philosophie met tout en doute », et
les positions des planètes aussi bien que Ptolémée et avec un modèle que le monde « est tout en pièces, toute cohérence abolie ». Comme
autrement plus élégant. Le cosmos avait eu l’aspect d’un monstre l’Église catholique craignait la disparition de cette cohérence,
hideux ; désormais, affirmait-il, il avait un corps parfait. Copernic figura sur la liste des auteurs proscrits en 1616. En 1624, un
Pendant les années qui suivirent la mort de Copernic, l’Église millier de spectateurs se pressaient dans une salle de conférence
prêta peu d’attention à sa nouvelle anatomie du soleil et des pla- parisienne pour entendre trois hommes faire quarante propositions
nètes. Il ne s’agissait que d’une hypothèse mathématique qui était réfutant les thèses d’Aristote, mais avant même qu’ils aient pu pro-
loin d’atteindre le niveau de la philosophie naturelle. Aristote avait noncer un mot, l’Inquisition évacua la salle et bannit les conféren-
expliqué pourquoi les astres et les planètes tournaient autour de la ciers hors de France, menaçant aussi de mort tous ceux qui auraient
Terre, mais Copernic n’était pas en capacité de prouver sa nouvelle osé enseigner une doctrine allant à l’encontre des Anciens.
physique. Quelques moines et quelques prêtres se mirent cependant à pen-
Vers la fin du xvie siècle, le mathématicien italien Galilée décou- ser que l’Église avait tout intérêt à adopter une nouvelle voie et à
vrit cette nouvelle physique. À Padoue, la ville où Vésale avait osé rompre avec Aristote. À leurs yeux, sa philosophie ne laissait aucune
remettre en cause l’anatomie de Galien, il entreprit de réfuter les place aux miracles chrétiens, à une hiérarchie de démons et d’anges,
théories d’Aristote au moyen de simples calculs et mesures mathé- à un premier Adam, à une genèse de l’univers ou même à une âme
matiques. Si, comme l’affirmait Aristote, la Terre essayait vraiment immortelle. La providence divine n’avait pas de sens pour Aristote,
d’atteindre le centre du cosmos, cela impliquait que plus un objet pour qui le monde n’était composé que d’une matière en perpétuelle
était lourd, plus sa chute devait être rapide, parce qu’un objet désire transformation. Si l’Église continuait à adhérer à cette philosophie,
toujours retrouver son lieu d’origine. Galilée démontra le carac- il lui deviendrait impossible de combattre les nouvelles hérésies qui
tère erroné de ces affirmations et affirma que les corps tombaient à avaient commencé à se propager au début des années 1600 dans les

32 33
chapitre ii un monde sans âme

villes européennes, allant des sectes mystiques vouant un culte à la de l’embryon. Cette âme sensitive, comme l’appelait Gassendi,
nature aux sceptiques qui croyaient qu’on ne pouvait rien connaître englobait le cerveau et les nerfs. Les nerfs recevaient des sensations
avec certitude. et les imprimaient dans le cerveau, comme lorsqu’on écrit sur une
Les attaques contre Aristote étaient dirigées depuis la cellule d’un page blanche. Même si l’âme n’était faite que de simple matière, elle
moine parisien appelé Marin Mersenne. Mersenne décida que pour était capable de pensée. Du point de vue de notre capacité à perce-
la survie de l’Église, il fallait extraire l’âme de la nature. Dieu ne voir les objets, à raisonner et à faire des jugements, nous ne sommes
pouvait contrôler qu’un univers constitué de matière passive et sans pas différents des animaux.
âme, qui obéissait aux lois qu’Il décrétait ou qui était directement Mais Gassendi avait aussi la conviction qu’aucune combinaison
contrôlé par Lui. En d’autres mots, le monde devait devenir une d’atomes ne pouvait refléter ou percevoir quoi que ce soit au-delà
machine. Mersenne admirait Galilée et l’usage qu’il avait fait des des images transmises par les sens. Étant donné que les hommes
mathématiques pour découvrir l’harmonie mécanique du monde. Il sont capables de pensée abstraite et non seulement concrète, on
appliqua les mêmes méthodes à la musique, lui ôtant son caractère peut en déduire qu’ils ont une autre âme. Cette âme rationnelle était
magique. Ainsi, une corde pincée d’un luth ne fait pas résonner une immatérielle, sans toutefois être complètement indépendante de la
autre corde en vertu d’une sympathie entre leurs âmes, mais seule- matière, du moins durant la vie sur Terre. Selon Gassendi, elle avait
ment grâce aux vibrations de l’air. Mersenne se tint informé des pro- son siège dans le cerveau, où elle dépendait de l’âme sensitive pour
grès en astronomie, en médecine, en mathématiques ainsi que dans lui apporter les images du monde extérieur.
tous les autres domaines de la science, en écrivant des milliers de Gassendi pensait avoir découvert une philosophie naturelle
lettres à des correspondants en Syrie, en Tunisie et à Constantinople. qui rendait justice à l’âme chrétienne. Puisque l’âme rationnelle
Dans sa cellule, il organisait des débats où certains des esprits les n’était pas constituée d’atomes, elle ne pouvait pas être sujette à la
plus brillants d’Europe ressuscitèrent toutes sortes d’anciennes déchéance et à la mort de toutes les choses constituées d’atomes.
hérésies qu’ils réconcilièrent avec le christianisme. Immortelle, elle était affranchie des lois physiques auxquelles
L’un de ses confrères, un prêtre appelé Pierre Gassendi, s’inté- étaient assujettis les atomes. Le cerveau avait quant à lui une fonc-
ressa à la question des atomes. Selon lui, tout dans l’expérience tion de bouclier, protégeant l’âme contre le déferlement océanique
quotidienne démontrait leur existence – jusqu’aux pavés des rues, des particules situées à l’extérieur du corps. Protégée par l’âme sen-
que les pieds et les sabots des chevaux usaient de manière invisible. sitive, elle ne réagissait pas instantanément au plaisir ou à la douleur
L’univers était composé de particules indivisibles et indestructibles – contrairement à l’âme animale –, mais pouvait s’élever directement
qui erraient dans le vide. Il existait plusieurs types d’atomes, dont la vers Dieu. De la même façon qu’Il avait créé les atomes de l’univers
taille, la forme et le poids particuliers leur permettaient de former des pour accomplir Sa volonté, Dieu avait conçu l’âme rationnelle pour
associations que Gassendi appela « molécules ». Celles-ci prenaient s’élever vers Lui.
alors d’autres propriétés – ainsi, Gassendi expliquait que si le sel se
dissolvait dans l’eau, c’était parce que la forme de ses molécules était En 1625, Mersenne accueillit dans son cercle un jeune dandy nommé
cubique, comme l’étaient les espaces entre les molécules d’eau. René Descartes. Ce dernier aimait se promener dans Paris en habit
Pour Gassendi, la théorie des atomes, loin d’être une hérésie, de taffetas, avec un chapeau de plume sur la tête et une épée au côté.
était tout à fait compatible avec le christianisme. Dieu avait créé les Il dépensait au jeu, dansait et se battait en duel. Mais Mersenne avait
atomes en même temps que le monde. Les qualités qu’Il leur avait compris que cet homme était aussi un philosophe grave, sérieux et
prêtées les lançaient sur une trajectoire qui accomplissait Son des- farouchement ambitieux. Descartes avait reçu la mission divine de
sein providentiel, « car Il prévoyait ce qui était nécessaire à la fin à transformer la philosophie naturelle en une science radicalement
laquelle Il les avait destinés », écrit-il. Ainsi, Gassendi croyait que le nouvelle.
christianisme pouvait accepter l’idée d’une âme constituée d’atomes. Enfant, il ne semblait pourtant pas promis à un tel destin : petit et
Selon lui, les hommes comme les animaux avaient une âme qui se chétif, il avait souffert d’une toux sèche jusqu’à ses vingt ans. « Tous
consumait dans le corps et était portée par la semence d’une géné- les médecins qui m’ont vu avant ce temps-là me condamnaient à
ration à l’autre, engendrant une nouvelle âme constituée des atomes mourir jeune », écrivit-il plus tard. Il était d’une santé tellement

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chapitre ii un monde sans âme

délicate que lorsqu’il fut envoyé dans un collège de Jésuites à l’âge Descartes s’installa à Ulm dans un meublé. Il garda sa chambre pen-
de dix ans, ses professeurs le laissèrent dormir tard le matin. Il pas- dant plusieurs semaines, méditant sur la nature du savoir, jusqu’à ce
sait ces heures de solitude plongé dans ses pensées, méditant sur la que ses nerfs se mettent à vaciller.
philosophie que les Jésuites lui enseignaient. S’ils les initiaient à la Une nuit, alors qu’il était dans son lit, ses yeux se fermèrent en
philosophie d’Aristote et de Thomas d’Aquin, les Jésuites préparaient papillotant. Il fut prit d’une peur qui le paralysa, et il sentit une
aussi leurs étudiants au xviie siècle et à ses incertitudes. Presque grande faiblesse l’envahir au côté droit. Il se renversa du côté gauche
un siècle s’était écoulé depuis que Martin Luther avait affiché ses et se traîna vers l’avant. En essayant de se redresser, il se mit à tour-
thèses sur la porte de la cathédrale de Wittenberg, marquant la nais- noyer sur son pied gauche. Arrivé devant une église, il franchit le
sance du protestantisme. En 1600, une grande partie de l’Europe du porche ouvert et entra dans une cour, espérant y trouver refuge pour
Nord s’était convertie. En France, l’Église catholique avait répliqué prier. Mais un vent violent le projeta contre le mur de l’église. Un
en créant l’Inquisition, afin d’éradiquer les hérétiques et d’établir inconnu apparut et lui demanda d’aller trouver un monsieur N., qui
sa propre Contre-Réforme. Les professeurs de Descartes l’intro- devait lui donner un melon apporté de l’étranger.
duisirent donc à la foi catholique non pas simplement comme un Descartes ouvrit les yeux. Il passa les deux heures suivantes au
ensemble de rituels, mais aussi comme un drame intérieur. lit, pria, sans comprendre le sens du songe qu’il venait de faire, et
La vie intérieure de Descartes était dominée par une foi catho- finit par se rendormir. Il fut à nouveau réveillé par un bruit terrifiant
lique très ancrée, mais pour tout le reste, il était tenaillé par un de tonnerre. Des étincelles de feu dansaient dans la pièce. Il ferma
doute tenace. Seules les mathématiques lui donnaient le sens déduc- et ouvrit les yeux plusieurs fois, puis se rendormit. Il fit un dernier
tif de la certitude dont il avait vraiment besoin. Il étudia un temps rêve. Un livre de poésie versifiée était posé sur la table de sa chambre.
le droit, mais sans conviction. Il voulait apprendre par l’expérience Un homme se présentait à lui et lui demandait de lui retrouver
plutôt que dans les livres, si bien qu’à l’âge de vingt-deux ans il s’en- un poème – mais avant que Descartes ait eu le temps de le faire,
gagea dans l’armée. l’homme et le livre avaient disparu.
Il partit s’établir dans la ville hollandaise de Breda, où il servit Des années plus tard, Descartes reviendrait sur ce qui s’était
dans l’armée du prince Maurice contre l’Espagne. Il arriva pendant passé cette fameuse nuit, qui marqua un tournant dans sa vie : c’est
une longue trêve, mais il ne s’ennuya pas : la garnison était une à ce moment-là que lui fut révélée sa vision du sens de l’existence.
armée de scientifiques, remplie de constructeurs de télescopes et de Pendant les jours qui suivirent cet événement, il essaya de com-
géomètres bâtisseurs de forteresses. Très vite, il se lia d’amitié avec prendre la signification de ces rêves. C’étaient des signes de Dieu, il
un scientifique de l’armée appelé Isaac Beeckman. Sous sa direction, en était sûr. Le melon devait représenter les plaisirs de sa solitude
Descartes commença une spectaculaire carrière de mathématicien. depuis qu’il avait quitté la France. Le vent et la douleur ressentie
Il découvrit des solutions nouvelles et élégantes à des problèmes qui au côté droit venaient d’un esprit malin qui tentait de l’obliger à se
avaient contrarié les mathématiciens depuis que les Grecs de l’Anti- rendre dans un lieu où il voulait aller seul. La terreur du deuxième
quité les avaient posés. Il trouva comment traduire des courbes et rêve était liée au remords des péchés qu’il aurait pu commettre.
des lignes en équations et réciproquement. Avec l’aide de Beeckman, Quant au coup de tonnerre, c’était le signe de l’esprit de vérité des-
il étudia aussi la nouvelle philosophie naturelle que Galilée était cendant sur lui. Le dernier rêve lui annonçait son avenir : chercher le
en train de mettre en place. Descartes admirait son utilisation des livre de la vie et trouver la certitude.
mathématiques pour comprendre le monde, mais il voulut mettre de C’est de cette crise qu’émergea sa « doctrine des idées claires et
l’ordre dans cette entreprise et se mit à chercher les lois fondamen- distinctes ». Pour connaître la vérité, il décida qu’il fallait commencer
tales de la recherche du savoir. par ne rien tenir pour vrai. Pour aborder un problème scientifique,
Après avoir passé une année sans avoir vu une seule bataille, il fallait le diviser en autant de parties nécessaires pour le résoudre.
Descartes quitta Beeckman et la ville de Breda pour aller faire Lorsqu’il se donnait pour objectif de résoudre un problème, rien
la guerre. Il partit en Bavière et servit dans les troupes du duc n’était laissé de côté. Sa méthode s’appliquait particulièrement bien
Maximilien contre les protestants, mais à son arrivée la guerre avait aux mathématiques, mais Descartes était convaincu qu’il parvien-
entre-temps cédé la place aux négociations. Pour passer le temps, drait à comprendre toute la nature grâce à celle-ci.

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chapitre ii un monde sans âme

Quand Descartes revint à Paris en 1625, il s’intégra facilement au Pour pouvoir mettre au point sa nouvelle science, Descartes res-
cercle de Mersenne. Comme lui, il aspirait à interpréter la nature sentit à nouveau le besoin d’être seul – c’est ainsi qu’il retourna en
à travers le mouvement des particules, en remplaçant les âmes par Hollande en 1628. Durant l’exil qu’il s’imposa, Descartes inventa un
des machines. L’idée était de trouver un principe de certitude sur système de coordonnées x-y – le repère cartésien – qui transformait
laquelle l’Église catholique pouvait faire reposer sa foi. l’espace en une matrice de nombres. Il osa aussi décrypter le phé-
Ce n’est ni dans le ciel ni dans la Bible que commença sa quête nomène de l’arc-en-ciel, signe de l’alliance avec Dieu, lequel n’était
de certitude, mais dans le système nerveux. Il observa comment les rien d’autre que la rencontre de la lumière avec des gouttes d’eau.
perceptions du monde extérieur venaient à l’esprit, et se demanda Descartes réussit même à prédire l’endroit exact de leur apparition.
comment nous pouvions être certains que ce que nous ressentions Les couleurs ne faisaient pas partie de sa forme : elles résultaient
était réel. Cette question était nouvelle. Avant 1600, elle n’aurait simplement d’un jeu entre la lumière, la matière et l’œil. Descartes
eu aucun sens. Aristote croyait en effet que lorsqu’il regardait une élargit sa théorie physique de l’air à l’univers tout entier, où les pla-
montagne verte, sa forme voyageait dans les airs et s’imprimait sur nètes et les astres se déplacent dans des tourbillons fourmillant de
son œil. Si les conditions étaient bonnes, l’œil discernait la mon- particules invisibles.
tagne avec précision, parce qu’il en contenait la forme. Puis celle-ci S’il pouvait expliquer que l’univers était de la matière en mouve-
s’exprimait dans l’âme, ce qui permettait de faire l’expérience de la ment, il n’y avait aucune raison pour que cette méthode ne puisse
forme de la montagne et de sa couleur verte. Galien apporta à l’ar- pas s’appliquer au corps. Descartes devint alors une figure familière
gument d’Aristote une autorité médicale, prétendant que la forme du quartier des bouchers d’Amsterdam, où il achetait des animaux
frappait la gélatine de l’œil, qu’il croyait être l’extrémité molle du tout droit sortis des abattoirs. Quand des visiteurs demandaient à
nerf optique. voir sa bibliothèque, il les menait dans une pièce où étaient conser-
Pendant mille cinq cents ans, personne ne remit sérieusement vées des carcasses à différents stades de dissection. « Voici mes
en cause cette interprétation, et ce jusqu’à la fin du xvie siècle. livres », disait-il.
L’astronome Johannes Kepler décida d’étudier l’œil de la même Malgré ses prétentions, Descartes ne remit pas vraiment en cause
manière qu’il aurait étudié une lentille de verre – c’est-à-dire comme les théories de Galien. Il accepta même l’idée du « filet admirable » à
un instrument d’optique soumis aux lois de la physique. En décou- la base du cerveau, bien que Vésale eût montré qu’il n’existait pas
pant la partie postérieure d’un œil de bœuf, il découvrit des images chez l’homme. Le génie de Descartes se trouvait ailleurs : il expliqua
miniatures projetées sur sa paroi interne. Ces images n’étaient pas le fonctionnement du corps en le décrivant comme une horloge, et
les formes des objets mais des images inversées que l’œil recevait qualifia le corps de « machine de terre ». Le corps pouvait vivre et se
des rayons lumineux qui se propageaient jusqu’à lui. Kepler décou- déplacer sans le secours des âmes. « Nous n’aurons pas plus de sujet
vrit que l’objet était parfaitement reconstitué point par point dans de penser que c’est notre âme qui excite en lui les mouvements que
l’image. Cette image inversée sur la rétine était ensuite transmise nous n’expérimentons point être conduits par notre volonté, que
au cerveau. Mais il ne se risqua pas à expliquer comment l’image se nous en avons de juger qu’il y a une âme dans une horloge, qui fait
remettait à l’endroit dans le cerveau. qu’elle montre les heures », écrit-il.
Descartes lui emboîta le pas mais poussa plus loin sa rupture avec Par exemple, une âme n’avait nul besoin de résider dans le foie
Aristote. Si Kepler avait conçu la lentille sur le modèle d’une simple pour attirer la nourriture de l’estomac. Les particules de nourriture
sphère, Descartes étudia de quelle façon la véritable forme de la len- se dispersaient tout simplement dans l’estomac avant de se bouscu-
tille focalisait la lumière. Selon lui, la couleur de la lumière était le ler dans les lobes du foie. À partir du foie, les particules pouvaient
produit de la vitesse à laquelle un rayon atteint l’œil. Si les hommes aller vers le cœur où, pensait Descartes, sa chaleur les transformait
ont une perception précise d’une montagne verte – et du reste de en sang. Ce n’était pas une chaleur aristotélicienne qui était en un
l’univers –, ce n’est pas grâce aux formes d’Aristote mais à la géomé- sens propre au cœur, mais juste un feu sans lumière.
trie de l’œil humain et à la physique de la lumière. Descartes en vint Comme Galien, Descartes pensait que le sang qui montait du
à penser que la construction de nos sens et de nos nerfs avalisait sa cœur à la tête était transformé en esprits animaux et occupait les
doctrine des idées claires et distinctes. ventricules vides. Mais pour Descartes, ces esprits étaient tout aussi

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chapitre ii un monde sans âme

matériels que le sang et les os. Il les considérait comme « un vent très la volonté, l’abstraction, le doute et la compréhension. « Il n’y a en
subtil » constitué des plus riches particules de sang, qui affluent dans nous qu’une seule âme », déclarait Descartes, « et cette âme n’a en soi
les ventricules. Ces esprits se pressaient contre les parois des ventri- aucune diversité de parties. » Mais comment une chose sans dimen-
cules comme une forte brise fait claquer une voile, avant d’affluer sion, sans forme ni place pouvait-elle contrôler un corps physique ?
dans les nerfs, que Descartes pensait être des canaux creux. Les nerfs Descartes croyait que ce point de jonction devait se trouver quelque
se dilataient sous l’effet des esprits, faisant gonfler et se contracter part dans la tête, puisque c’était là que les esprits animaux transfor-
les muscles. Un nerf dilaté tirait les muscles des deux côtés des yeux, maient la sensation en action.
orientant notre regard à gauche ou à droite. Pour trouver le siège caché de l’âme, il se mit à étudier le cerveau
Descartes eut le génie de reconnaître que ce phénomène de des veaux (même si les veaux n’étaient pas supposés avoir une âme).
contraction pouvait sans doute s’accomplir sans qu’il y ait quelqu’un Descartes fit quelques pitoyables croquis de ces cerveaux et y ajouta
pour tirer les ficelles : la perception pouvait se transformer en action ce qu’il avait lu dans les manuels d’anatomie. Il fut frappé par la
sans qu’intervienne aucune âme. Pensez à ce qui se passe quand le présence d’un petit morceau de chair de la taille d’un grain de riz
pied s’approche trop près d’un feu, dit-il. Les flammes libèrent des appelé la glande pinéale. Galien situait la glande pinéale à l’endroit
particules qui entrent en contact avec le pied, en tirant sur les nerfs où se rejoignaient les vaisseaux du « filet admirable ». Elle surmontait
rattachés à la peau. Il pensait que des filaments encastrés dans les aussi l’espace vacant des ventricules. Cet emplacement était parfait
parois des canaux creux des nerfs se diffusaient partout jusqu’à la tête, pour Descartes, car selon lui les esprits animaux créés dans le « filet
où ils étaient reliés aux parois des ventricules. Le feu tire sur l’une admirable » se concentraient à l’intérieur du minuscule espace de
des extrémités de chaque filament et ouvre un pore dans les parois cette glande où les esprits rationnels pouvaient percevoir le monde
du ventricule, de la même manière qu’en tirant sur l’extrémité d’une extérieur et diriger les esprits animaux pour qu’ils accomplissent les
corde on fait sonner la cloche suspendue à l’autre bout. Les esprits mouvements du corps – parler, écrire, marcher.
animaux contenus dans le ventricule affluent dans le pore ouvert et Bien entendu, la vérité est que les hommes n’ont pas de filet admi-
descendent par les nerfs jusqu’au pied. Ils gonflent alors le muscle, rable à la base du cerveau. La glande pinéale se trouve en réalité loin
faisant automatiquement s’éloigner le pied du feu. La personne qui de l’endroit désigné par Galien, mais Descartes ne fut pas le premier
fait ce mouvement peut aussi bien se passer d’âme qu’un automate. à commettre des erreurs anatomiques. Il cherchait moins à établir
La toux, le clignement des yeux, le bâillement, la marche, la res- une anatomie précise qu’à montrer comment le corps de Galien
piration – tous les mouvements du corps étaient pour Descartes des pouvait se transformer en une machine de terre. La glande pinéale,
stimuli nerveux. Lorsqu’un corpuscule atteint l’œil, il envoie simple- affirmait Descartes, était reliée au cerveau par de minces filaments
ment des rayons lumineux sur la rétine, mettant en branle les ter- nerveux. Cette configuration permettait à l’âme rationnelle de faire
minaisons nerveuses, et la perturbation monte jusqu’au cerveau. Les vibrer et trembler la glande, avec une telle délicatesse que même une
images perçues par chaque œil se combinent en une seule image – il chose immatérielle pouvait y arriver. Les petits mouvements convul-
suffit d’ajuster ses yeux pour qu’ils se focalisent sur le même objet. sifs de l’âme propulsaient les esprits vers des pores particuliers dans
Les souvenirs se forment sur le même principe mécanique. Une fois les parois des ventricules, puis étaient transportés par les nerfs pour
qu’un nerf a fini d’ouvrir le pore d’un ventricule, le nerf tend géné- accomplir la volonté de l’âme. L’âme rationnelle ne s’arrêtait jamais
ralement à se refermer. Mais si un pore s’ouvre plusieurs fois sous de penser, même pendant le sommeil ou après la mort. Après tout,
l’effet de la même sensation, il peut devenir plus large que les autres la pensée était son essence, la définition même de son existence.
pores autour de lui. Descartes disait même parfois que l’âme rationnelle n’avait pas
Descartes était convaincu que les animaux n’étaient rien d’autre besoin d’un cerveau pour penser. « L’esprit », écrivait-il, « peut fonc-
que des machines complexes constituées de particules passives. tionner indépendamment du cerveau ».
Les hommes ne différaient d’eux que parce qu’ils contenaient une En 1632, Descartes assembla tous ces travaux – sur l’âme et le
autre substance qui n’avait rien à voir avec la matière : l’âme ration- corps, sur les arcs-en-ciel et les nuages, sur les corpuscules et les
nelle. Affranchie des lois mécaniques, l’âme humaine était capable planètes – en un seul grand ouvrage qu’il intitula tout simplement
de choses qu’aucune machine ne pouvait accomplir : la conscience, Le Monde. Mais l’année suivante, tout son projet philosophique

40 41
chapitre ii

fut remis en cause lorsqu’il apprit que Galilée avait été condamné
par l’Église. Pendant des années, Galilée avait essayé de convaincre
le pape Urbain viii qu’il n’y avait rien d’hérétique à donner raison
à Copernic, mais les ennemis de Galilée avaient réussi à retour-
ner Urbain contre lui. Convoqué à Rome devant l’Inquisition, il fut
obligé d’abjurer les thèses de Copernic. Ses livres furent interdits et
il fut assigné à résidence jusqu’à la fin de sa vie.
En apprenant ces nouvelles, Descartes interrompit la rédaction
de son traité. « Mais comme je ne voudrais pour rien au monde qu’il
sortît de moi un discours, où il se trouvât le moindre qui fût désap-
prouvé de l’Église », écrit-il à Mersenne, « aussi aimé-je mieux le sup-
primer, que de le faire paraître estropié. »
Il lui fallait une nouvelle stratégie. Il entreprit donc une refonte
complète de son traité et décida de s’appuyer sur une forme de cer-
titude plus profonde – une certitude métaphysique. Pour la trouver,
il dut nager dans un océan de scepticisme où personne avant lui ne
s’était jamais aventuré. Il cessa d’affirmer qu’on pouvait se fier à ses
sens au motif qu’ils étaient par nature dignes de confiance, au risque
de se voir accusé de faire dépendre sa certitude de la nature plus que
de Dieu. Descartes admit que tout ce qu’il voyait autour de lui n’était
peut-être qu’une illusion. Comment savoir avec certitude qu’une
chose existe ? Il se retira du spectacle de ses sens et s’en tint à la seule
chose qui devait exister en vertu de la nature même de la question :
soi. Cette idée était indéniablement claire et distincte. Désormais, la
survie de l’univers dépendait de l’âme. Descartes résuma cette nou-
velle certitude par une célèbre formule : Cogito, ergo sum. Je pense,
donc je suis.
De ces trois mots découlait une assurance qui lui permettrait
de revenir au monde naturel. Même les prêtres les plus suspicieux
finirent par voir leur conviction emportée par le courant du Cogito.
Une idée aussi claire et distincte devait être vraie. Descartes en était
sûr : son esprit existait et était capable de penser la perfection. Si la
perfection n’existait pas, on ne pourrait pas la concevoir, disait-il,
parce qu’il y a autant de réalité dans la cause que dans l’effet. Donc
Dieu existe. Pour Descartes, la véracité divine découle de la nature
de Dieu, qui ne saurait être trompeur. « Il n’a point permis qu’il pût y
avoir aucune fausseté dans mes opinions qu’il ne m’ait aussi donné
quelque faculté capable de la corriger », écrit-il. Dieu avait créé l’uni-
vers et les lois qui le gouvernaient, et Il avait inscrit ces lois dans
notre esprit. C’était la garantie divine que si une personne suivait
la méthode des idées claires de Descartes, il saurait aussi comment
fonctionne la nature.

42
chapitre ii un monde sans âme

Descartes développa ce nouvel argument dans un petit livre qu’il français ne voyaient pas comment le miracle de la transsubstan-
intitula le Discours de la méthode. À l’époque, tous les livres de phi- tiation pouvait se produire dans un monde cartésien. Pour prouver
losophie étaient écrits en latin, mais Descartes choisit de l’écrire en qu’il n’était pas athée, Descartes conçut ce miracle dans le cadre
français afin que ce qu’il avait à dire pût être compris de tous, des de sa nouvelle physique. Il prétendit que l’âme du Christ se mêlait
hommes comme des femmes. Dans ce texte, Descartes décrivait son au pain comme l’âme humaine se mêlait au corps dans la glande
existence comme un séjour spirituel et solitaire. Sans recourir aux pinéale. Ces explications ne suffirent cependant pas à mettre un
habituelles références à Aristote et aux autres philosophes de l’Anti- terme aux accusations.
quité, il se contentait d’expliquer son Cogito et de décrire certaines Ne sachant où aller, Descartes reçut en 1648 une invitation extraor-
de ses implications. Il expliquait comment les animaux se dépla- dinaire : Christine, la reine de Suède, le conviait à venir lui enseigner
çaient, réagissaient et survivaient sans avoir d’âme ni de conscience la philosophie. Âgée de vingt-deux ans, cette reine était une libre
de soi ; les hommes leur ressemblaient beaucoup, à ceci près qu’ils penseuse notoire qui jurait régulièrement, lisait Virgile pendant la
possédaient une âme rationnelle qui acheminait les esprits animaux messe et se peignait les cheveux une fois par semaine. Au départ,
dans les ventricules. Descartes pensa décliner l’invitation, mais il finit par tomber sous
L’introduction sommaire de Descartes à sa philosophie passa la le charme de la reine. Au moment où le navire de guerre arrivait
censure française en avril 1636. Le livre fit sensation et la nouvelle pour venir le chercher, Descartes fut pris de vertige. Pour le voyage, il
de sa publication se répandit à l’étranger. Des admirateurs cher- s’était fait friser les cheveux, avait chaussé de longues chaussures à
chèrent à le rencontrer. Des nobles firent le voyage pour venir le voir, pointe et enfilé des gants à bordures fourrées.
et leur vénération acheva de transformer son ambition en arrogance. Une fois en Suède, Descartes compris qu’il s’était fourvoyé.
Prétendant qu’il avait inventé seul ses méthodes, il accusa son mentor Christine lui demandait de venir lui donner ses leçons à son palais
en mathématiques, Isaac Beeckman, d’avoir osé déclarer qu’il avait à cinq heures du matin, une heure qui ne seyait guère à un homme
eu ne serait-ce que la plus petite influence sur lui. Descartes décréta qui avait passé plus de quarante années à méditer dans son lit le
que ses détracteurs n’étaient que des mouches, et leurs lettres bonnes matin. Cette année-là, le pays ne connut jamais un hiver aussi rude, et
à servir de papier toilette. Quand il ne dénigrait pas les critiques, il Descartes se plaignit qu’en Suède « les pensées des hommes se gel[ai]
développait son Discours. Quelques années plus tard, il fit paraître ent aussi bien que les eaux ». Il prit froid le premier jour du mois de
deux livres plus longs, les Méditations métaphysiques et les Principes février 1650 et fut alité avec une pneumonie. Il congédia les médecins
de la philosophie, désormais convaincu que les universités abandon- et se fit préparer un émétique à base de vin et de tabac pour vomir le
neraient bientôt l’enseignement des textes d’Aristote pour les siens. phlegme froid qui, d’après lui, le faisait souffrir. Il resta au lit plusieurs
Malgré le soin qu’il mit à éviter tout risque de condamnation, jours et, s’adressant à Dieu, il divagua sur la misère de l’homme. Mais
Descartes dut subir de violentes attaques, autant de la part des catho- il se ressaisit lorsqu’il se rendit compte qu’il était en train de mourir.
liques que des protestants. Mais ce sont surtout ses disciples des Sentant sa vie s’éloigner, Descartes s’adressa à son âme. « Ça, mon
universités hollandaises qui lui causèrent du tort, car ils se mirent âme, il y a longtemps que tu es captive », dit-il dans un dernier souffle.
à enseigner ses thèses sans les supports métaphysiques nécessaires. « Voici l’heure où tu dois sortir de prison et quitter l’embarras de ce
Des émeutes éclatèrent dans les amphithéâtres. Les théologiens hol- corps. Il faut souffrir cette désunion avec joie et courage. »
landais considéraient que sa philosophie faisait planer un doute sur Après Descartes, le visage de l’âme fut changé à jamais. C’est lui
la Trinité et sur l’âme elle-même. Ils le traînèrent au tribunal, l’accu- qui, le premier, s’en prit aux âmes inférieures du corps et les réduisit
sant d’être un espion jésuite, puis le menacèrent d’expulsion, allant à une horlogerie mécanique. Le mécanisme de la vie était capable de
même jusqu’à dire qu’ils brûleraient ses livres. En 1645, après avoir produire des sensations, la mémoire et le mouvement. Et même si la
passé une année entachée d’accusations et de scandales, Descartes notion d’âme rationnelle – ayant son siège dans la glande pinéale qui
écrivit : « J’ai vieilli de vingt ans […] Je me sens faible et n’ai jamais eu agissait sur les fibres nerveuses – n’existait que dans l’imagination
autant besoin de réconfort et de repos. » de Descartes, l’étude du cerveau prit une orientation complètement
Mais sa situation ne fit qu’empirer, si bien que Descartes décida nouvelle. Inspirés par les idées claires et distinctes de Descartes, les
de revenir tenter sa chance en France. Toutefois, les théologiens philosophes naturels allaient inaugurer l’ère neurocentrique.

44 45
Fig. 3. Thomas Willis.
chapitre iii

arrêter le mouvement

À l’époque où René Descartes découpait des cerveaux de veaux en


Hollande pour s’assurer que l’âme avait bien son siège dans la glande
pinéale, Thomas Willis n’était encore qu’un enfant qui, chaque
matin, traversait les prés du sud de l’Angleterre pour se rendre à
l’école. Plusieurs indices au cours de ces promenades laissent pres-
sentir qu’il deviendrait le premier neurologue de l’histoire. Posant
un regard attentif sur les animaux qu’il croisait en chemin, il était
frappé par leur intelligence. Dès la naissance, un agneau savait
immédiatement prendre soin de lui et, à peine sortis de l’œuf les
poussins savaient picorer des grains de maïs. Outre leurs aptitudes
innées, les animaux pouvaient aussi acquérir des connaissances.
Ainsi, les chevaux avaient la faculté de se rappeler où se trouvaient
les zones d’herbe les plus vertes. Un renard savait comment attra-
per une dinde réfugiée dans un arbre en tournant autour du tronc
jusqu’à ce que la dinde, prise de vertige, tombe par terre. Willis s’est
peut-être demandé si les animaux étaient capables de penser. Et s’ils
possédaient cette faculté, avaient-ils une âme ?
Ces pensées auraient tout aussi bien pu signifier que ce garçon
qui traversait ainsi les prés se destinait à la vie paisible de pasteur.
Au début des années 1630, cette vocation aurait paru naturelle pour
un garçon aussi intelligent et pieux que Willis. Lors de ses prome-
nades, il distribuait sa nourriture aux mendiants qu’il rencontrait
en chemin. « Ce garçon se laissera mourir de faim », disait son père,
l’obligeant désormais à prendre son petit-déjeuner avant de quitter
la maison.
Willis passa une enfance sereine, bercé entre les deux piliers de
l’Église et de la monarchie. Un siècle avait passé depuis qu’Henri viii
avait rompu avec Rome et s’était fait reconnaître comme chef

47
chapitre iii arrêter le mouvement

suprême de l’Église d’Angleterre. Dans les décennies qui suivirent, Église organisée selon le rang et l’ordre. Aux puritains qui souhai-
l’Angleterre devint une nation protestante, et bien que cette tran- taient bannir d’Angleterre tout lien avec l’ancienne hiérarchie de
sition fût accompagnée de tensions et parfois de violences, le pays Rome, il répondit tout simplement : « Pas d’évêque, pas de roi. » Les
réussit à éviter les guerres religieuses qui avaient paralysé le conti- dissidents furent persécutés, et certains puritains commencèrent à
nent. Sous le règne d’Henri, le culte et les offices demeurèrent quasi- immigrer dans les colonies anglaises d’Amérique.
ment inchangés. C’est son fils Édouard vi qui fut le premier à auto- Entre-temps, le pouvoir de l’Église anglicane se consolida.
riser le mariage des pasteurs. Il imposa également l’utilisation du Lorsqu’ils virent qu’elle s’enrichissait chaque année avec le dixième
Livre de la prière commune et exigea la suppression des images et des des récoltes du peuple, les puritains furent remplis d’amertume.
autels dans certaines églises. Marie, la demi-sœur d’Édouard, lui suc- Le Parlement commença également à manifester une certaine irri-
céda au trône. Cette pieuse catholique abrogea plusieurs réformes tation devant les goûts extravagants de Jacques. La longue guerre
d’Édouard et brûla sur le bûcher des centaines de protestants. À la que la reine Élisabeth avait menée contre l’Espagne avait vidé les
mort de Marie en 1558, une autre demi-sœur, Élisabeth, accéda coffres royaux, ce qui n’empêcha pas Jacques de mener grand train
au trône. Celle-ci invalida les lois catholiques de Marie et restaura avec moult spectacles et banquets. Pourtant, même les sujets qui lui
l’Église d’Angleterre, sans toutefois revenir au protestantisme aus- étaient les plus hostiles ne remirent pas en question son droit à gou-
tère d’Édouard. Elle parvint à maintenir cet équilibre délicat jusqu’à verner – ils voulaient simplement modérer ses ardeurs.
la fin de son long règne, et si elle réprima les complots des catho- Thomas Willis avait quatre ans à la mort de Jacques en 1625. C’est
liques visant à l’assassiner, elle réussit aussi à calmer la noblesse son fils Charles qui lui succéda au trône. Petit, stoïque et timide,
catholique en conservant quelques symboles et rituels de l’Église de Charles finit par croire qu’il était « le lieutenant de Dieu sur terre ».
Rome. Elle trouva aussi des compromis avec les réformateurs protes- Mais le droit divin ne lui avait pas transmis les talents politiques de
tants qui aspiraient à purifier l’Église – ceux qu’on appelait les puri- son père. La première fois qu’il convoqua le Parlement, ce fut pour
tains. Sans céder à toutes leurs revendications, Élisabeth les autorisa affronter la colère de ses membres. Juste avant sa mort, son père avait
à participer au Parlement et à fonder leurs propres congrégations. mené une guerre contre l’Espagne qui s’était soldée par un lamen-
Quand Élisabeth mourut en 1603, sans mari ni enfant, c’est un table fiasco. Le Parlement demandait des comptes, que Charles
cousin éloigné, Jacques Stuart, qui lui succéda sur le trône. Jacques refusa de rendre en les balayant d’un revers de main. Les puritains
était déjà roi d’Écosse depuis l’enfance. Lorsqu’il fut couronné lui demandèrent d’assouplir les restrictions que faisait peser sur eux
roi d’Angleterre à l’âge de trente-six ans, il se déclara assez mûr et l’Église d’Angleterre. En réponse, il fit en sorte que toutes les églises
expérimenté pour diriger l’Angleterre, l’Écosse et l’Irlande comme observent une liturgie très proche de l’église catholique. Son évêque
une seule et même nation, unie et en paix. Pour son couronne- favori, William Laud, appliquait sa volonté à la lettre, expliquant au
ment, il fit édifier le long du cortège des arcs de triomphe en bois pays qu’obéir à Dieu, c’était obéir au roi. Le Parlement ayant refusé
et en plâtre de trente mètres de haut, avec à leur sommet des repré- de lui prêter de l’argent, Charles mit en place un « prêt forcé » que
sentations d’une Angleterre ordonnée et bénie – une « arche d’abon- les juges déclarèrent illégal. La réaction de Charles ne se fit pas
dance ». Des lectures d’extraits de Virgile promettaient le début d’un attendre : il ordonna la dissolution du Parlement en 1629 et gouverna
âge d’or. Jacques ressuscita la conception médiévale du droit divin : sans Parlement pendant onze ans.
le monarque était choisi par Dieu et son autorité ne découlait que Durant cette période, Charles redora son image de Père de la
de Lui seul. Sous son règne, Jacques ne manqua pas de rappeler ce Nation. Il renoua avec l’ancienne tradition du roi thaumaturge,
droit à ses sujets. Il se plaisait à rédiger des traités autoritaires dans qui avait le pouvoir surnaturel de guérir les écrouelles par simple
lesquels il déclarait par exemple : « Les rois sont assis sur le trône de contact. Cette maladie, appelée aussi « mal royal », se manifestait par
Dieu d’où découle tout jugement. » d’horribles fistules purulentes. Des milliers de malades accoururent
Les puritains espéraient que Jacques, qui avait été éduqué dans à la cour du roi Charles et s’agenouillèrent devant lui pour qu’il
une Écosse très protestante, allait libérer l’Église. Mais il ne vit pas appose ses mains guérisseuses sur eux. À chaque fois qu’il se prêtait
l’intérêt de faire de son royaume une nouvelle expérience religieuse. à ce cérémonial, Charles manifestait son droit divin à gouverner (et
Il préféra donc rassembler tous ses sujets dans une seule et grande pour éviter toute confusion, il fut interdit à toute personne autre que

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chapitre iii arrêter le mouvement

le roi de prétendre pouvoir guérir cette maladie). Charles se consi- pour leurs paroissiens, il était pour Laud « la plus glorieuse résidence
dérait comme l’âme rationnelle qui gouvernait une Grande-Bretagne de Dieu sur terre ». Il fit restaurer les cathédrales anglaises avec un
paisible et unie. Les poètes de la cour firent l’éloge du souverain et faste et un luxe que les puritains qualifièrent de papiste. Si, pour
de sa femme Henriette-Marie, qu’ils décrivaient comme l’axe spiri- Laud, Rome était peut-être une église fourvoyée, elle n’en demeu-
tuel d’un cosmos ordonné. Comme l’écrit le poète Thomas Carew : rait pas moins une véritable Église, alors que les puritains représen-
taient l’Antéchrist. Ils avaient fait de Dieu « le tyran le plus sévère et
Ce couple royal, pour qui la Destinée le moins raisonnable du monde ». À Oxford, il exigea que toutes les
Va arrêter le mouvement, et immobiliser le Temps. messes soient données en latin et que les vêpres aient lieu dans tous
Car le Bien atteint ici une perfection telle les collèges en même temps. Le droit divin et tous les autres points
Que rien, même pour l’éternité, ne pourra l’égaler. de la théologie de Laud devaient être observés à la lettre. Quiconque
prêchait des propos contraires à la doctrine autorisée était renvoyé
Cette image réconfortante domina l’enfance de Thomas Willis. des collèges. Les quelques puritains qui acceptèrent de faire profil
Les idées puritaines gagnaient du terrain en Angleterre, mais la bas demeurèrent à Oxford, mais la plupart furent expulsés ou traités
famille de Willis, qui vivait dans la région d’Oxford, appartenait à avec la plus grande condescendance. À la fin des années 1630, Laud
une communauté de royalistes farouches. Ils auraient donné leur avait transformé Oxford en usine à produire des prêtres loyaux, tout
vie pour leur roi et l’Église anglicane. Ce fut donc tout naturellement disposés à prêcher l’autorité de l’Église et du roi.
qu’à l’âge de seize ans, Willis commença des études à l’université Laud avait foi en la connaissance, pourvu qu’elle fût enseignée
d’Oxford. dans le strict respect de la tradition. Durant son mandat, les astro-
Pendant des siècles, l’Université avait formé un grand nombre de nomes d’Oxford se mirent à enseigner les théories de Copernic
prêtres et de moines. À partir des années 1500, les nobles se mirent à sans toutefois renier celles de Ptolémée. Munis de leurs propres
envoyer leurs fils étudier quelques années à l’Université avant de les télescopes, ils voyagèrent en Amérique du Sud et à Alexandrie pour
rappeler à la cour. Lorsque l’Angleterre se transforma en nation pro- étudier les astres. Laud créa même une chaire d’arabe pour recher-
testante sous le règne d’Henri viii, Oxford devint la pépinière de la cher les écrits sur les mathématiques dans la littérature musulmane.
nouvelle Église d’Angleterre. Sous le règne indulgent du roi Jacques, Mais il veilla à ce que les étudiants soient formés à la rhétorique, à la
les théologiens puritains furent autorisés à enseigner à l’Université, logique et à la philosophie morale dans la plus pure tradition médié-
mais dans les années 1620, elle se montra de plus en plus hostile à vale. L’étude de la philosophie naturelle se limitait à celle des textes
leur égard. En 1629, lorsque l’évêque William Laud fut nommé chan- d’Aristote, dont l’autorité en la matière était absolue. Pour obtenir
celier de l’université d’Oxford, ils furent ni plus ni moins menacés de leurs diplômes, les étudiants d’Oxford devaient présenter des « dis-
disparition. putations » – des arguments sophistes conçus sur le modèle aristo-
Laud, qui devint également archevêque de Canterbury en 1633, fit télicien – sur des sujets aussi pointus que celui de savoir quelle sai-
d’Oxford le microcosme du projet qu’il entendait réaliser à l’échelle son, entre l’été ou l’hiver, procure les plus grandes joies. L’éducation
de la nation entière. Usant du pouvoir que l’Université avait sur la de Willis fut marquée par Laud. Mais quand il n’était pas dans les
municipalité, il fit fermer les trois milles tavernes de la ville (sauf amphithéâtres, Willis s’intéressait à des formes de connaissance que
trois) et fit la chasse aux prostituées et aux voleurs. À l’Université, il ses professeurs auraient jugé scandaleuses. Il tenait ce savoir de son
exigea que les étudiants ôtassent leur chapeau devant leurs maîtres, origine modeste.
sous peine d’une amende ou de coups de fouet. Il légiféra sur tous Les jeunes gens qui venaient étudier à Oxford étaient classés en
les aspects de la vie universitaire, jusqu’à la coupe de cheveux des fonction de leur milieu social. Au sommet de la hiérarchie se trou-
étudiants. Selon un responsable d’un collège, les inspections de vaient les fellows, suivis des fellow commoners, des scholars, des com-
Laud « rivalisaient avec le siège de Troie ». moners, simples pensionnaires, et en dernier lieu, des serviteurs.
Laud ne tolérait pas qu’on s’écarte de sa conception d’un chris- Appartenant à cette dernière catégorie, Willis dut donc se mettre au
tianisme fastueux et ostentatoire. Si les puritains considéraient service d’un membre de l’Université pour payer ses études (les fel-
qu’un autel d’église pouvait se résumer à une simple table en bois lows et les scholars se faisaient servir leurs repas à table, tandis que

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chapitre iii

les serviteurs devaient se disputer les restes). Willis trouva un emploi


auprès de Thomas Iles, un chanoine de la Christ Church. Il lui ser-
vait ses repas, s’occupait du feu, allait chercher le bois et lui faisait
son lit. Il travaillait aussi pour Mme Iles, qu’un chroniqueur d’Oxford,
Anthony Wood, a décrit comme une « femme qui avait des connais-
sances en physique et en médecine » et « qui prescrivait de nombreux
traitements ».
À cette époque, il était courant qu’une femme du milieu social
de Mme Iles pratique la médecine. En tout, l’Angleterre ne devait
compter que quelques centaines de médecins diplômés de l’Univer-
sité. Pour se soigner, la grande majorité des Anglais devait donc se
tourner vers des guérisseurs officieux. Si vous viviez à Oxford et que
vous aviez besoin de vous faire remettre un os en place, vous pouviez
faire appel à un serrurier de Cat Street. Sur les marchés, on pouvait
acheter des remèdes préparés par des empiristes autodidactes. Hors
de Londres, c’étaient souvent des femmes qui pratiquaient la méde-
cine : les sages-femmes s’occupaient des accouchements et les gué-
risseuses dispensaient des remèdes magiques. Les femmes au foyer
devaient gérer la plupart des accidents domestiques, et beaucoup
notaient leurs remèdes de prédilection dans des carnets. Remplie
d’instruments, la cuisine prenait souvent des allures de clinique : on
y trouvait des tenailles pour arracher les dents, des bistouris pour
faire des saignées, des aiguilles pour faire des points de suture et
même des alambics pour y distiller des remèdes. Certaines femmes
s’occupaient de soigner toute leur communauté et installaient chez
elles de vraies petites pharmacies.
Thomas Willis assistait Mme Iles dans sa préparation des remèdes,
inspirés non pas de Galien mais de pharmacopées populaires,
comme le London Pharmacopoeia. Si ses professeurs d’Oxford lui
enseignaient un système ordonné et fondé sur la logique aristoté-
licienne, il trouva aussi dans ces encyclopédies indisciplinées une
culture et des idées souterraines qui, au cours des siècles, s’étaient
propagées dans toute l’Europe. À la place des systèmes froids et
logiques des Grecs, il découvrit une profusion désordonnée de
remèdes, dont ceux des adversaires de Galien – les guérisseurs
alchimistes.

Lorsque, vers 1100, les Européens jetèrent un œil discret sur les tra-
vaux des savants du monde arabe, ils y découvrirent notamment l’art
ancien de la transmutation de la matière. De l’Égypte à la Chine,
des peuples avaient appris à manipuler la nature, que ce soit pour
en extraire des métaux ou réaliser des teintures. On appela cet art

52
chapitre iii arrêter le mouvement

l’alchimie. Les premiers alchimistes avaient découvert que certaines plantes et d’animaux – contrairement aux alchimistes qui faisaient
substances avaient le pouvoir de transformer d’autres substances. Ils avaler à leurs patients toutes sortes de sels et de métaux étranges.
leur donnèrent des noms et les divisèrent en catégories. Ils aspiraient L’alchimie médicale fut donc pratiquée dans une semi-clandesti-
à découvrir la réalité sous-jacente de ces pouvoirs de transmutation nité pendant plusieurs siècles, jusqu’au 24 juin 1527. Ce jour-là, un
d’une chose en une autre. En s’appuyant sur Aristote, ils croyaient groupe d’étudiants chahuteurs de la faculté de médecine de Bâle
que les métaux pouvaient être transformés en d’autres métaux en en Suisse se réunit autour d’un médecin obèse et ivrogne appelé
modifiant leur forme. Les alchimistes d’Égypte et du Moyen-Orient Philippus Aureolus Theophrastus Bombastus von Hohenheim qui,
étaient convaincus qu’il existait une substance douée d’un pouvoir sous les acclamations des étudiants, brûla les traités de Galien et
de transformation transcendant toutes les autres, capable de trans- ceux de ses exégètes arabes. Von Hohenheim venait de déterrer la
former tous les métaux vils en or. Pendant plusieurs siècles, l’un des hache de guerre.
buts suprêmes des alchimistes fut de trouver la pierre philosophale. Von Hohenheim était mieux connu sous le nom de Paracelse
Initiés à l’alchimie par les Arabes, les Européens se mirent aussi – nom d’origine latine signifiant « égal à Celse », une référence à l’il-
à la pratiquer. Mais contrairement à la logique ou à l’anatomie, lustre médecin de Rome qui témoignait d’une certaine arrogance.
l’alchimie ne fut jamais enseignée dans les universités médiévales. À l’âge de quatorze ans, Paracelse se mit en quête d’un professeur
Certains alchimistes travaillaient comme des artisans et utilisaient digne de lui, mais à Bâle, Tübingen, Vienne, Wittenberg, Leipzig,
leur savoir dans leurs activités courantes, fabriquant par exemple du Heidelberg et Cologne, il ne croisa que des imbéciles. « Malgré toute
faux ambre avec de la térébenthine ou des perles à partir de coquil- leur richesse et leur pompe, ce ne sont que des bavards et des vani-
lages. Mais pour beaucoup, l’alchimie était une quête spirituelle et teux », déclara t-il, « ils ne contiennent rien de plus que ce qu’on
secrète. Ils aspiraient à découvrir les secrets de la nature. Pour évi- trouve dans un cercueil mangé par les vers. » Ayant passé son enfance
ter que leur savoir ne tombe entre les mains des profanes, ils utili- dans un village minier de Suisse, Paracelse a plus appris au contact
saient des codes chargés d’allégories. Les alchimistes croyaient que des mineurs que des philosophes. Ce sont eux qui lui firent décou-
pour trouver la pierre philosophale, il fallait que leur esprit soit pur. vrir les métaux contenus dans la terre et lui signalèrent que les
Certains mystiques chrétiens, influencés par Aristote, considéraient hommes qui descendaient sous terre développaient des maladies et
l’alchimie comme une alternative à la théologie chrétienne, comme finissaient par mourir asphyxiés. En parcourant l’Europe, Paracelse
si elle promettait un retour à l’Éden. acquit des connaissances auprès de tous ceux qu’il jugeait digne
Si dans ses buts ultimes l’alchimie était vouée à l’échec, elle d’écoute – « des vieilles femmes, des gitanes, des sorcières, des tribus
contribua cependant à la naissance de la science moderne. Aussi nomades, de vieux brigands », écrit-il. Il fut chirurgien des armées
obscurs qu’aient été ses élixirs – « jeter un cadavre dans l’eau de mer aux Pays-Bas et en Italie, fut fait prisonnier en Russie, puis reprit ses
et faire avaler un renard à un coq pour préparer le sang de dragon voyages, de l’Irlande à Istanbul.
rouge » –, il est encore possible de les reproduire aujourd’hui si l’on Paracelse revint chez lui à l’âge de trente-trois ans. Il était devenu
sait à quoi correspondent le cadavre, le coq et les autres symboles. non seulement médecin, mais alchimiste et mystique, ce qui pour
Même s’ils n’ont jamais découvert la pierre philosophale, les alchi- lui n’était qu’une seule et même chose. L’univers était un creuset où
mistes ont fait plusieurs grandes découvertes au cours de leur quête Dieu avait créé la nature selon un principe de séparation chimique.
mystique. Pour Paracelse, ce n’étaient pas les quatre éléments d’Aristote qui
L’alchimie promettait aux hommes richesse et santé. Selon les étaient les composants fondamentaux de la matière, mais trois enti-
alchimistes, les élixirs utilisés pour transformer les métaux vils en tés – le sel, le soufre et le mercure. Ces trois principes, comme il les
métaux nobles pouvaient aussi guérir de nombreux maux. Ils étu- appelait, représentaient la matière à partir de laquelle tout le reste
dièrent les propriétés curatives des eaux thermales et des minéraux dérive : le sel correspond à tout ce qui est solide, le soufre à ce qui
qu’elles contenaient. Pourtant, la plupart des médecins renommés brûle et le mercure à ce qui s’exhale en fumée.
méprisaient l’alchimie médicale et restaient très attachés à Galien. Si la matière est passive, le cosmos était pour Paracelse une
Fondée sur la saignée et la purgation, la médecine de Galien recom- entité traversée de forces spirituelles – anges, sorcières, monstres
mandait l’usage de compresses brûlantes et de remèdes issus de et créatures qu’il appelait simplement des « archées » : des âmes qui

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chapitre iii arrêter le mouvement

gouvernaient les astres, les métaux de la Terre, et même les parties esprits des montagnes pour les péchés commis. Paracelse expliqua
du corps. Paracelse pensait que les âmes entraient dans des rapports que les mineurs inhalaient des vapeurs de métaux qui endomma-
de sympathie ou d’antipathie les unes avec les autres, et pouvaient geaient leurs poumons – une maladie qu’on appelle aujourd’hui la
s’attirer ou se repousser sur de grandes distances. Pour lui, la seule pneumoconiose.
façon de connaître la nature passait par une union divine avec l’âme En 1527, Paracelse s’établit à Bâle, juste au moment où la ville bas-
de la chose étudiée. Il croyait au pouvoir de la magie naturelle (le culait du catholicisme vers le protestantisme, sur fond d’émeutes
contrôle des « archées » cachées) à révéler la sympathie universelle et d’appels à la révolution. Paracelse fut tout d’abord bien accueilli
du même pour le même, du microcosme et du macrocosme. Après par les autorités conservatrices de la ville, qui le nommèrent méde-
avoir observé des comètes dans le ciel, Paracelse annonça la fin de la cin municipal et professeur de médecine à la faculté de Bâle. Des
monarchie et le triomphe du Christ. Très populaires, ses prophéties étudiants venaient de toute l’Europe pour suivre son enseignement.
circulèrent dans toute l’Europe centrale sous la forme d’opuscules. Mais rapidement, il devint la bête noire des autorités, notamment
En tant que médecin, Paracelse voyait dans chaque organe un lorsqu’il convoqua ses étudiants pour le regarder brûler les livres
archeus qui, selon une alchimie interne, transforme la nourriture en de Galien en public. Dix ans plus tôt, Martin Luther avait tenu bon
chair et en os. Chaque organe était lié à un corps céleste – le soleil face à Rome. Paracelse fit de même face à Galien : si Luther défen-
au cœur, au siège de l’âme et à la vie, et la lune aux ventricules, siège dait la foi personnelle contre les anciens rites, Paracelse célébrait
de la raison. De même, Paracelse pensait que les maladies étaient l’expérience personnelle du naturaliste contre les anciennes autori-
causées par l’invasion d’âmes étrangères dans le corps. La folie était tés. Dieu avait disséminé sa présence dans la nature et chacun était
une maladie comme une autre, que Paracelse traitait en incisant le à même de voir ces signes sans l’aide ni l’intervention d’un prêtre ou
bout des doigts pour que la maladie s’évacue du corps. Pour guérir d’un médecin. Pourtant, aux yeux de Paracelse, même Luther faisait
les autres maladies, il prescrivait des élixirs à base de métaux et de figure de conservateur et, selon lui, il ne valait pas mieux que le pape.
plantes dont les âmes correspondaient à l’âme de la maladie. S’il vou- Son iconoclasme lui valut d’être chassé de Bâle. Il passa donc
lait maîtriser la médecine, le physicien devait apprendre le langage de les treize dernières années de sa vie à errer, séjournant dans des
la nature. Ainsi, les fleurs en forme d’yeux des euphraises étaient un villes de Bavière et de Bohème suffisamment longtemps pour s’alié-
signe de sympathie qui révélait leur capacité à traiter les problèmes ner les autorités. Certains rapportèrent qu’il avait fait fortune ou
de vue. Paracelse travaillait avec acharnement dans son laboratoire, au contraire qu’on l’avait vu habillé en mendiant. Il entra dans la
autant que les alchimistes à la recherche de la pierre philosophale ; légende de son vivant mais lorsque Paracelse mourut en 1541 à l’âge
mais Paracelse cherchait moins à fabriquer de l’or qu’à découvrir de quarante-huit ans, seule une petite partie de ses écrits avait été
des métaux pouvant être utilisés pour de nouveaux remèdes. Pour publiée (le reste de ses manuscrits s’était dispersé au gré de ses péré-
Paracelse, l’alchimie avait le pouvoir de nous ramener à un état de grinations). Ses disciples arpentèrent toute l’Europe pour essayer
santé parfait, celui dont nous jouissions au jardin d’Éden. de retrouver les manuscrits perdus, et, durant les décennies qui
Les idées de Paracelse nous paraîtront bien étranges aujourd’hui. suivirent sa mort, d’autres écrits furent publiés. Mais l’interpréta-
Il fit pourtant des découvertes médicales extrêmement importan- tion des textes de Paracelse n’était pas une tâche aisée ; les lecteurs
tes : il inventa par exemple le laudanum, un mélange d’alcool et devaient se plonger dans les dictionnaires pour décrypter son lan-
d’opium qui fut couramment utilisé comme antalgique pendant gage codé, sans compter que beaucoup de manuscrits apocryphes
plus de quatre cents ans. Il fut aussi le premier médecin à consi- furent publiés sous son nom.
dérer les maladies comme des cas particuliers engendrés par des Les paracelsiens se firent beaucoup d’ennemis. L’Église catho-
facteurs extérieurs et affectant des parties du corps spécifiques. Là lique interdit les textes de Paracelse et les protestants l’accusèrent de
où aujourd’hui nous voyons des bactéries ou des fibres d’amiante, sorcellerie. Un pasteur anglais le qualifia de « rebouteux ivrogne qui
Paracelse voyait des esprits, mais il n’en reste pas moins vrai qu’il a entretenait commerce avec le Diable ». Pour ceux qui étaient habitués
reconnu et décrit des maladies avec une précision bien supérieure aux herbes et aux saignées, ses élixirs à base de métaux étaient du poi-
à celle d’autres médecins de son temps. À l’époque de Paracelse, on son. John Donne le surnomma le « Prince des Médecins Homicides ».
considérait qu’un léger trouble respiratoire était une punition des Malgré tout, le mouvement prit de l’ampleur. Les paracelsiens

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chapitre iii arrêter le mouvement

s’employèrent à distiller non seulement l’esprit de la vie, mais l’esprit découverte d’une nouvelle conception de l’âme. Mais tout ceci n’al-
du monde lui-même. Des sectes mystiques comme la Rose-Croix firent lait se produire que vingt ans plus tard. Car à cette époque, comme
de Paracelse l’un de leur héros. Des rêveurs utopiques, qui voulaient l’écrit le biographe John Aubrey, « sa maîtresse faisait souvent appel
faire entrer le monde dans une nouvelle ère chimique, aspiraient à à lui pour qu’il l’assiste à la préparation de ses remèdes. Non seule-
faire de la Bohème un pays paracelsien où Prague serait devenue leur ment il n’eut pas à en souffrir, mais il l’appréciait ».
nouvelle Jérusalem. Des alchimistes, des apothicaires et des chirur-
giens se mirent à utiliser la médecine de Paracelse. Ils prétendaient
pouvoir guérir des maladies que les galénistes disaient incurables,
comme la goutte, la lèpre et l’épilepsie. Un médecin paracelsien fran-
çais du nom de Théodore de Mayerne devint l’un des médecins de
Jacques ier. En 1618, il fut à l’origine de la London Pharmacopoeia, dans
laquelle il introduisit certains remèdes de Paracelse à base de sels, de
métaux, de minéraux et d’huiles. Au début des années 1600, Paracelse
était devenu un sérieux concurrent de Galien.
Cet état de grâce ne dura pas longtemps. La guerre de Trente Ans,
entre 1618 et 1648, dispersa les paracelsiens d’Europe centrale et ruina
leurs projets en Bohème. En Angleterre, la tolérance de Jacques fit
place à l’hostilité conservatrice de Charles ier. Mayerne perdit son
poste à la cour, tandis que Laud remit Aristote à l’honneur dans les
universités, sans tolérer aucune alternative. En Angleterre, Paracelse
devint le chantre des exclus. Beaucoup d’utopistes victimes de la
guerre de Trente Ans trouvèrent refuge à Londres, où ils s’allièrent
aux puritains persécutés. Les puritains se méfiaient de Galien, qui
ne tenait aucun compte du péché dans sa médecine. Paracelse, au
contraire, avait fait de la médecine un devoir de charité chrétienne.
Selon lui, le savoir était à la portée de tous ceux qui étaient disposés
à lire le livre de la nature plutôt que les textes des Grecs païens. Il
avait aussi annoncé la venue prochaine d’un prophète-alchimiste qui
libérerait le monde. Paracelse fut bien accueilli par les puritains, qui
conçurent des projets de colonies paracelsiennes dans le Nouveau
Monde.
Le nom de Paracelse ne fut jamais prononcé dans les leçons aux-
quelles Thomas Willis assista à Oxford. En revanche, ses remèdes
devinrent populaires en Angleterre, même si parmi ceux qui les
utilisaient peu comprenaient sa cosmologie mystique. « Si je trouve
quoi que ce soit qui pourrait être bénéfique à mes patients », disait
un chirurgien anglais, « que ce soit chez Galien ou Paracelse, chez un
Turc, un Juif, ou n’importe quel autre infidèle, je ne le refuserai pas.
Je rendrai grâce à Dieu. » Dans la pratique, Willis appréciait Paracelse
et suivait ses recettes pour fabriquer les remèdes de Mme Iles. Même
s’il était mort depuis un siècle, Paracelse orienta la vie de Willis.
Il le mit sur la voie de la médecine, et son alchimie contribua à sa

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Fig. 4. L’intérieur d’un crâne de chien, extrait du Cerebri Anatome.
chapitre iv

le cœur brisé de la république

Lorsque Thomas Willis commença ses études à Oxford en 1638, son


univers, gouverné par un roi désigné par Dieu et règlementé par
un archevêque tout-puissant, était paisible. Mais au-delà des rem-
parts de l’université, le cours des événements allait dévaster sa vie :
ses parents allaient mourir, son Église serait bannie, son roi serait
chassé comme un criminel, ses collèges seraient transformés en cita-
delles et son pays connaîtrait un bouleversement sans précédent.
Un vent de colère se levait contre le roi dans toute l’Angleterre.
Charles avait exigé de chaque comté du littoral qu’il lui construise
un navire pour restaurer la marine anglaise. Mais, à la place, il se
contenta de collecter une taxe – la « taxe des navires » – qu’il finit aussi
par réclamer aux régions de l’intérieur. Tandis qu’il extorquait de
l’argent à ses sujets, il incitait également l’archevêque Laud à persé-
cuter les puritains et d’autres dissidents devant des tribunaux secrets,
qui les condamnaient à des peines particulièrement atroces. En 1637,
Charles dépassa toute mesure lorsqu’il décida d’imposer aux Églises
d’Écosse l’utilisation du Livre de la prière commune. Les congréga-
tions écossaises protestèrent en renversant les prie-Dieu. Bientôt, la
querelle sur les offices religieux évolua en guerre ouverte et vingt-cinq
mille soldats écossais déferlèrent sur le nord de l’Angleterre.
Enfin, comme il l’avait fait onze ans plus tôt, Charles fut à nouveau
contraint de convoquer le Parlement. Alors qu’il s’attendait à être
accueilli par des serviteurs dociles et disposés à renflouer ses caisses,
il se heurta à une opposition farouche et pleine d’amertume. Avec les
années, les puritains et les propriétaires terriens avaient accumulés
de sérieux griefs. Au moment où les forces écossaises saccageaient
le nord et prenaient Newcastle, privant l’Angleterre de sa principale
source d’approvisionnement en charbon, Charles dut négocier avec

61
chapitre iv le cœur brisé de la république

le Parlement et accepter qu’il ne soit plus jamais dissous contre son là sans risquer d’être agressé. Des étudiants puritains, errant en
gré. Le Parlement se refusa cependant à tout compromis. C’est ainsi bande dans les rues, renversaient les arbres de mai qui, pour eux,
que les opposants à Charles firent emprisonner ses conseillers, dont représentaient des symboles d’idolâtrie.
l’archevêque Laud. Lorsque les catholiques irlandais se rebellèrent Pour Thomas Willis, comme pour beaucoup d’autres jeunes gens
par crainte d’être persécutés par le Parlement protestant, ce dernier dans sa situation, la perspective d’embrasser une carrière ecclésias-
demanda à prendre le contrôle de l’armée afin d’écraser le soulève- tique s’éloignait. Un certain nombre d’entre eux prit la décision de
ment. « Non, de par Dieu, pas même pour une heure », répliqua le roi. se tourner vers la médecine. Ralph Bathurst, compagnon de classe
Alors que le Parlement imposait à Charles des exigences de plus et proche ami de Willis, fut ordonné prêtre, mais il comprit très vite
en plus contraignantes – comme le droit d’approuver la nomination que pour gagner « un salaire décent », il ne « voyait pas d’autre solu-
de ses ministres et une réforme parlementaire de l’Église –, le roi tion que d’étudier la médecine ».
tenta de faire arrêter les chefs de l’opposition. Mais à la faveur d’une Willis prit la même décision. Après cinq années d’études à Oxford,
péripétie spectaculaire, ceux-ci réussirent à s’enfuir par bateau avant sept autres années seraient nécessaires pour obtenir la qualification
leur arrestation. Charles n’apprit la nouvelle qu’après son arrivée au de médecin. Semaine après semaine, Willis irait suivre des cours
Parlement, au moment où il demanda qu’on fasse venir les prison- magistraux sur Hippocrate et Galien, jusqu’à ce qu’il fût lui-même
niers. Le roi d’Angleterre fut humilié et le Parlement hors de lui. Il ne capable de dispenser des leçons de six heures sur leurs travaux. Sa
semblait plus y avoir d’autre solution que la guerre. formation académique se résumerait aux traités grecs et romains, et
Des villes et même des familles s’entre-déchirèrent pour se rallier son étude de l’anatomie se limiterait à deux jours de dissection sur
à l’un ou l’autre camp. Même si certains n’aimaient guère la façon un criminel exécuté.
dont Charles gouvernait le pays, les royalistes ne pouvaient se résou- C’est avec cet enseignement obsolète que Willis débuta sa forma-
dre à trahir le roi et la couronne. De leur côté, beaucoup de puritains tion. Il apprit que le corps et la température étaient constitués de
considéraient cette guerre imminente comme une étape dans une quatre humeurs ; que les esprits animaux étaient créés dans le « mer-
histoire inspirée par Dieu, à laquelle succéderait le Royaume de Dieu veilleux filet » et distribués dans les ventricules ; que le cerveau, en
sur terre. « Une simple étincelle allait embraser tout un pays », acheminant ces esprits dans les nerfs, fonctionnait comme un souf-
déclara un royaliste. Afin de lever des fonds pour son armée, Charles flet en pulsation ; et qu’on pouvait observer ce phénomène de palpi-
dépêcha la reine Henriette Marie à La Haye pour vendre les joyaux tation sur la peau de la tête molle d’un bébé. Willis apprit à prendre
de la couronne. Quant à lui, il quitta Londres pour gagner le nord et part aux controverses en retrouvant des citations appropriées chez
rallier les royalistes à sa cause. Galien ou Aristote. Mais à peine quelques mois après le début de ses
Oxford, une ville à la réputation tranquille, commença à s’agiter. études de médecine, la guerre mit brutalement un terme à sa forma-
Le Parlement suspectait que l’université ferait tout ce qui serait en tion académique.
son pouvoir pour aider le roi. Il n’avait pas tort : en secret, l’univer- Le 2 août 1642, après avoir rassemblé ses troupes au château de
sité fit parvenir au roi de la vaisselle d’argent pour une valeur de Nottingham dans les Midlands, Charles déclara la guerre. Vingt sol-
quatorze mille livres. Des centaines de membres de l’université se dats durent lutter contre le vent pour réussir à hisser l’étendard royal.
constituèrent en milice. Ils troquèrent leur toque d’universitaires Le plus haut des drapeaux portait la devise : « Rendez à César ce qui
contre des casques et s’entraînèrent dans les cours des collèges avec appartient à César ». Durant les quelques semaines qui suivirent,
des mousquetons, des lances et des hallebardes. Les rapports entre Charles rassembla une armée de quatorze mille hommes qui se mit
l’université et la municipalité s’envenimèrent. Le maire, qui n’avait en route pour Londres. Entre-temps, le Parlement avait formé sa
jamais apprécié le contrôle que l’université exerçait sur lui, cessa de propre armée. Le 23 octobre, elle lui barra la route à Edgehill, où fut
venir à Christ Church pour faire pénitence, et la ville prit le contrôle livrée la première grande bataille de la guerre civile anglaise. L’armée
des taxes collectées à Cornmarket. Dans les rues, des attroupements du roi fut victorieuse, mais c’était une victoire à la Pyrrhus. Devant
d’antiroyalistes se pressaient pour entendre les dernières nouvelles l’ampleur des pertes, Charles comprit qu’il serait impossible de
de Londres et poussaient des acclamations quand on annonçait un gagner Londres. Il prit alors la direction d’Oxford, qu’il transforma
revers de l’armée royaliste. Un étudiant royaliste ne serait pas passé en nouvelle capitale.

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Au moment où Charles faisait hisser son étendard, Willis se trou- avec la guerre civile qui gagnait du terrain. Les troupes de l’armée
vait dans la ferme familiale aux environs d’Oxford. Il était resté à parlementaire prirent la ville d’Abingdon, près de la ferme de Willis,
l’écart de la ville, craignant d’être enrôlé de force dans l’armée par- et se mirent à battre la campagne environnante, volant moutons,
lementaire. Mais la guerre finira quand même par le rattraper. À une chevaux et nourriture. Même si le roi ne se trouvait qu’à cinq kilo-
trentaine de kilomètres de sa ferme, à Reading, une ville où l’armée mètres à Oxford, ses soldats ne pouvaient pas assurer la protection
du roi livrait bataille aux parlementaires, une épidémie de typhus des populations dans les campagnes. Les prés que Willis traversait
se déclara. Des années plus tard, Willis se remémorerait l’appari- jadis pour aller à l’école étaient devenus une zone de combat.
tion de cette épidémie. « Cette maladie prit de telles proportions Bien des années plus tard, Willis verrait dans l’épidémie qui
que très vite, les deux camps cessèrent le combat », écrit-il, « et dès avait emporté son père et sa belle-mère un symbole des troubles
lors, plusieurs mois durant, ils ne combattirent plus l’ennemi, mais survenus en Angleterre. Les juges étaient tellement absorbés par la
la maladie. » Les troupes royalistes se retirèrent à Oxford, apportant guerre qu’ils abandonnaient la population à son triste sort, donnant
avec elles le typhus. Les soldats, entassés dans des quartiers exigus, aux maladies une occasion supplémentaire de se propager. Willis
commencèrent à tomber malades. « L’air lui-même semblait infecté », était convaincu que l’épidémie ne cesserait pas avant que l’ordre
écrit Willis. fût restauré. Il n’était pas le seul à le penser. En 1643, un tract roya-
Âgé seulement de vingt-et-un ans, Willis n’avait étudié la médecine liste circula dans Londres sous la forme d’une supplique adressée
que pendant quelques mois, et pourtant il avait déjà l’œil du méde- au roi par les habitants. Ces derniers conjuraient Charles de quitter
cin. Il observa le mode de contagion de la maladie qui, contractée Oxford pour venir guérir les Londoniens du « mal royal ». En revenant
par les soldats revenus du front, se transmettait au reste de l’armée. à Londres, Charles apporterait aussi un remède à l’Angleterre elle-
Même si cette fièvre restera innommée pendant plusieurs siècles, la même, « qui depuis le départ de votre Altesse, se morfond et souffre
chronique minutieuse de Willis représente la première description comme nous d’une infirmité que seul le retour de votre Grâce serait
clinique du typhus. Très vite, la maladie gagna la ville et la campagne à même de guérir ».
alentour. « La contagion fut tellement rapide qu’une grande partie de
la population y succomba », écrivit plus tard Willis. « À peine s’intro- Dans tout le pays, le Parlement prenait progressivement le dessus.
duisait-elle dans une maison qu’elle décimait tout le monde de la À la fin de l’année 1643, il fit alliance avec les Écossais qui dépê-
même façon, jusqu’à ce qu’il ne restât presque plus personne pour chèrent vingt-et-un mille soldats vers le sud. Le seul avantage
s’occuper des malades. » laissé à Charles était son armée, bien entraînée et disciplinée. En
Durant tout le temps où se propagea l’épidémie, Willis fit le relevé avril 1644, le roi exhorta les citoyens loyaux de la région d’Oxford à
des bubons et des boutons qui apparaissaient sur la peau des vic- se porter volontaires pour défendre la ville, afin que de son côté, il
times. Il nota l’irrégularité du pouls et les pics de température cau- puisse envoyer ses troupes combattre dans d’autres régions du pays.
sés par la fièvre, et fut également frappé par la manière dont la mala- Thomas Willis décida de quitter ses frères et sœurs et de revenir à
die affectait non seulement le corps des victimes, mais aussi leur Oxford pour devenir soldat.
esprit. Certains s’effondraient de saisissement, d’autres étaient pris Willis avait quitté Oxford pendant moins de deux ans, mais
de frissons et de convulsions, tandis que d’autres encore, pris de ver- lorsqu’il revint s’y établir, il trouva la ville complètement transfor-
tige, se mettaient à tourner sur eux-mêmes. mée. Charles en avait fait une forteresse. Il avait ordonné la construc-
Willis décrivit cette épidémie avec un détachement clinique, alors tion de barrages afin d’inonder les prés environnants, et un gigan-
même qu’elle balayait les derniers vestiges de sa propre enfance. tesque mur en terre avait été érigé au nord de la ville. Aux yeux de
Son père, qui avait rejoint l’armée royaliste pour défendre son roi et Willis, l’université avait bien souffert de sa loyauté. Afin de financer
son Église, mourut de cette fièvre des camps et dix jours plus tard, son armée, Charles avait « emprunté » des milliers de livres et la plu-
sa belle-mère fut elle aussi emportée par la maladie. En tant qu’aîné, part des étudiants avaient quitté l’université, soit pour combattre aux
Willis devait désormais prendre la place de son père, s’occuper de côtés du roi soit pour échapper à la guerre. Les quelques étudiants
ses six frères et sœurs et administrer une ferme de quarante hectares. qui restaient avaient été relégués dans une « salle sombre et repous-
Ce travail, déjà assez difficile en temps de paix, devenait impossible sante » de New College. Le roi avait pris ses quartiers à Christ Church,

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où on l’apercevait parfois promenant ses chiens dans la cour. Les jours dans les rues avant d’être enterrés. Voici comment le poète
autres bâtiments de l’université étaient occupés par l’armée. La John Taylor décrit la Tamise traversant Oxford à cette époque :
Faculté de droit servait à entreposer les réserves de maïs et de fro-
mages, tandis que la Faculté d’astronomie était remplie d’uniformes Charognes de porcs, chiens, chats, et chevaux écorchés
de soldats et la Faculté de rhétorique d’échelles de corde. Les canons Leurs corps répugnants souillaient les sources du fleuve ;
avaient été transportés dans les étages élevés dans les chambres Les excréments des porcs et des étables, les trippes et les déchets
d’étudiants, et les toitures en plomb des chapelles avaient été reti- La saleté des rues, mêlée au chiendent des jardiniers et à l’herbage
rées et fondues pour en faire des munitions. [ pourri.
La ville avait enflé comme un furoncle. À présent, sept mille sol- Et de cette putréfaction immonde de l’eau, nous faisions
dats y stationnaient, et un gibet avait été dressé au centre de la ville Nourriture et boisson, nourrissant l’infection.
pour les exécutions militaires. Charles avait reformé un parlement
et des tribunaux, et établi un hôtel des monnaies pour transformer À l’université, Thomas Willis s’entraînait au combat aux côtés
la vaisselle d’Oxford en pièces d’argent. Tant bien que mal, la cour d’autres jeunes royalistes dont la carrière ecclésiastique avait été
royale s’était aussi trouvé une place, amenant avec elle enfants, maî- contrariée par la guerre. Stationnés le long des remparts nord de la
tresses et pâtissiers. Des écrivains royalistes s’étaient établis en ville ville, ils faisaient face aux forces parlementaires postées sur les col-
et imprimaient quantité de pamphlets et de satires dans lesquels lines. De temps en temps, ils essuyaient quelques escarmouches et
ils taxaient les parlementaires de bouffons et d’athées préférant entreprenaient des raids, mais ils passèrent la plus grande partie
copuler avec des chevaux plutôt qu’avec des femmes. Beaucoup de de la guerre à garder les remparts. L’artillerie du roi, positionnée
Londoniens qui avaient été chassés par les puritains – artistes, musi- derrière Willis dans le petit bois de Magdalen College, lançait des
ciens, astrologues, acteurs – vinrent également à Oxford, trouvant boulets de canon qui passaient au-dessus de sa tête. Quand sa com-
refuge là où ils pouvaient. On amena même du bétail dans l’enceinte pagnie ne tirait pas sur l’ennemi, les jeunes gens restaient sur les
de la ville : les soldats royalistes volaient des moutons dans la cam- remparts à fumer des pipes en argile ou à boire de la bière aigre.
pagne alentour et les parquaient à Christ Church, où leurs proprié- Le mémorialiste Anthony Wood, qui vivait à Oxford pendant la
taires pouvaient venir les racheter le lendemain. Des espions du guerre, a noté comment ces volontaires étaient conduits à perdre
Parlement infiltrèrent la ville, accompagnés de prostituées londo- leur innocence. « Quant aux jeunes gens de la ville et de l’université,
niennes qu’on suspecta d’avoir été envoyées pour répandre la syphi- on en vit beaucoup sombrer dans la débauche du fait qu’ils portaient
lis chez les soldats du roi. des armes et remplissaient leurs devoirs de soldat, ceux d’observer,
Oxford avait la réputation d’une ville de province prospère, mais de défendre, et aussi de passer ensemble des nuits entières dans les
pendant la guerre elle dégénéra en une sorte de bidonville abject. tavernes. »
Peu après que Willis eut pris les armes, un incendie se déclara, pro- Mais Willis fit bon usage de son temps en étudiant la médecine
voqué par un soldat qui avait essayé de faire rôtir un cochon qu’il solitairement. À Oxford, les anciennes traditions galénistes s’étaient
avait volé. En l’espace de dix heures, il se propagea du nord au sud effondrées – non pas parce que les paracelsiens étaient entrés en
de la ville, anéantissant sur son passage les provisions d’ajoncs, de force pour brûler les vieux livres, mais simplement parce que la
maïs et de foin. La présence des soldats de l’armée parlementaire, guerre avait dévasté l’université. Il n’y avait plus ni cours magistraux,
qui regardaient monter la fumée du haut des collines environnantes, ni séances de dissection. Willis mit la main sur tous les livres qu’il
interdisait à l’armée royaliste de sortir des remparts pour pouvoir put trouver et s’entretint avec tous ceux qui avaient un tant soit peu
éteindre l’incendie. C’est ainsi qu’un sixième de la ville fut détruit de connaissances médicales. Même si Willis respectait Galien – com-
par les flammes, obligeant des centaines de familles démunies à ment balayer d’un revers de main quatorze siècles de traditions ? –,
errer dans les rues ou à se réfugier chez des proches. il était ouvert aux idées nouvelles, si peu recommandables fussent-
Les rats se mirent à proliférer et propagèrent la peste dans Oxford. elles. Mais, à cette époque, Willis n’était pas le seul jeune homme
Comme peu de médecins acceptaient de traiter les victimes, un mil- d’Oxford à s’intéresser à la médecine et au fonctionnement du corps.
lier d’âmes périt en 1645 et 1646. Les cadavres restaient plusieurs Quelques érudits, curieux, étaient demeurés en ville. Ils avaient

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découvert que l’un des médecins du roi était aussi un professeur différents animaux, et les anatomistes de Padoue procédaient de
sans égal : un vieil homme amer dénommé William Harvey. même. Le recours à cette ancienne méthode leur permit de découvrir
de nouvelles parties du corps et de parvenir à une meilleure connais-
William Harvey, médecin extraordinaire de Charles 1er, déambulait sance de son fonctionnement global.
tel un fantôme dans les nuits d’Oxford. Ses cheveux et sa barbe en Harvey étudia la médecine sous la direction de Jérôme Fabrice
pointe étaient aussi blancs qu’un os oxygéné. Cet homme de petite d’Acquapendante qui, entre autres choses, avait démontré l’action de
taille parcourait les rues avec la démarche raide de ceux qui ont la lumière sur la pupille des yeux et donné la première description de
plusieurs années de crises de goutte derrière eux. Ses yeux, noirs et la fonction du placenta. Comme l’écrivit Harvey par la suite, Aristote
brillants, pareils à ceux d’un hibou, donnaient pourtant l’impres- fut son chef et Fabrice son éclaireur. Pour la plupart, les étudiants
sion d’être tournés vers l’intérieur. « Il aimait être dans l’obscurité », de ce dernier ne comprenaient pas pourquoi son enseignement était
écrirait par la suite son ami John Aubrey, « et disait que c’était ainsi en grande partie consacré à l’étude des animaux, mais Harvey, lui, le
qu’il voyait le mieux. » savait. Il comprit par ailleurs en quoi l’anatomie des vaisseaux san-
Vingt ans plus tôt, Harvey avait fait une découverte très simple, guins de Fabrice était erronée.
qui peut se résumer en quelques mots : le sang part du cœur et cir- Selon Fabrice, les veines de nombreux animaux, dont celles des
cule en circuit fermé dans le corps. Pour autant, Harvey n’en fit pas hommes, étaient constituées de valvules – ou, selon ses termes, de
de suite une découverte révolutionnaire. Il ne prétendait pas, comme « petites portes » – situées aux endroits où les petits vaisseaux se rac-
l’eût fait Descartes, qu’elle était le fruit d’une nouvelle science. cordent aux principaux. Fabrice cherchait à comprendre quelle était
Harvey méprisait Descartes et les autres acteurs de la révolution leur fonction. Après avoir comparé ces valvules chez différents ani-
scientifique. Son héros n’était pas Galilée, mais Aristote. Pourtant, il maux, Fabrice s’était dit qu’elles servaient à retarder le cours du
apparaît aujourd’hui qu’Harvey fut à la médecine ce que Galilée fut sang, qui partait du cœur pour se diffuser dans les veines, afin que
à la physique. Après s’être plongé dans l’étude des travaux de Galien, le corps ne soit pas submergé par le sang. Malgré son savoir-faire,
Harvey démontra le caractère erroné de sa science. Sa découverte Fabrice avait tort. Les petites portes s’ouvraient en direction du cœur,
de la circulation sanguine, aussi importante fût-elle, fut cependant et non du cœur vers la périphérie.
éclipsée par une autre de ses découvertes : une nouvelle façon d’étu- Harvey identifia cette erreur, soit pendant son séjour à Padoue,
dier le corps. Comme Vésale, Harvey apprit à regarder le corps par soit après son retour en Angleterre en 1602. Il connut une carrière
lui-même et vérifiait ses observations par des expériences. de médecin florissante à Londres, tout en poursuivant la recherche
Harvey avait commencé sa carrière de médecin quatre décennies anatomique selon la méthode que lui avait enseignée Fabrice. Il dis-
plus tôt, en 1600. Pendant ses études de médecine à Padoue, il se ren- séquait des poulets et des chiens, des grenouilles et des anguilles,
dait au théâtre anatomique de l’université. Ce colisée sans fenêtre, des poissons et des pigeons. Le sujet principal de ses recherches
formé de plusieurs rangées de gradins concentriques, était fréquenté était le sang, le cœur, les veines et les artères. En insérant des
par des centaines de médecins, d’étudiants et de curieux. Éclairé par sondes dans les veines des cadavres, il découvrit que celles-ci glis-
des bougies disposées dans le puits du théâtre, un anatomiste dissé- saient aisément dans les valvules lorsqu’il les orientait vers le cœur,
quait de ses propres mains le corps d’un criminel, comme l’avait fait et qu’elles se refermaient comme une vanne quand il les dirigeait
Vésale, et décrivait à l’assistance au-dessus de lui l’emplacement et la dans l’autre sens.
fonction de chaque muscle, de chaque os, jusqu’à ce que le reste ne Harvey reconnut l’énorme importance de ces valvules. Si elles
soit plus bon qu’à servir de nourriture aux chiens. étaient conçues pour bloquer le flux sanguin, cela signifiait que les
À Padoue, Harvey s’était plongé dans l’étude d’Aristote. Sur les veines acheminaient le sang vers le cœur, et non, comme le voulait
dix-huit professeurs que comptait l’université, six n’enseignaient Galien, du cœur vers la périphérie. Dieu n’aurait pas créé des parties
rien d’autre qu’Aristote. Les anatomistes de Padoue étudiaient le du corps de façon incohérente. Mais si le sang affluait vers le cœur,
corps à la façon du philosophe grec, examinant chaque organe pour alors la démonstration du fonctionnement du corps par Galien
comprendre de quelle façon il servait au fonctionnement de l’âme. devait être remise en question. Pour aller au bout de cette question,
Pour mieux saisir la finalité des organes, Aristote les comparait chez Harvey fit ce qu’Aristote aurait fait : il étudia les animaux pour trouver

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ce qu’il y avait de commun à leur cœur et à leurs vaisseaux sanguins. expliquait à ses chirurgiens qu’il n’en avait que quatre, donnant à
Il découpa des poissons en deux et observa les lents battements de sa bravade un tour aussi diplomatique que possible. « Peut-être qu’à
leur cœur, chacun étant distinct du précédent. Il vit le sang partir des l’époque de Galien c’était quelque chose de répandu chez l’homme,
veines et passer dans le cœur puis dans les artères. Autrement dit, le alors qu’aujourd’hui c’est rare », expliquait-il.
sang était le même dans les deux types de vaisseaux. Harvey organisait ses leçons comme un repas, avec des plats de
Plus Harvey progressait dans ses recherches sur le sang, plus il le viscères, de muscles et d’os. Elles se terminaient par ce qu’il appe-
trouvait vital. Le sang n’était pas une simple humeur mais la subs- lait « le banquet divin du cerveau ». Mais ce dernier plat avait plutôt
tance première du corps. Quand il ouvrait des œufs de poule en deux, l’allure d’une assiette de restes. La tête est ronde, expliquait Harvey
il voyait le sang circuler dans les embryons dès ses premiers stades, en bon aristotélicien, parce que « la rondeur est la forme la plus par-
bien avant que ne soient formés les organes du corps. Ce phéno- faite ». Sur d’autres questions, il préférait s’en remettre à Galien plutôt
mène n’aurait eu aucun sens si, comme le croyait Galien, le sang qu’à Aristote. À l’époque de Harvey, beaucoup de disciples d’Aristote
avait été fabriqué par le foie. « Le sang est plutôt l’auteur des viscères croyaient encore que le cerveau n’avait pas d’importance. « Le cœur
qu’il n’en est le produit », jugea Harvey. Il avait beau être un médecin est non seulement l’origine de toutes les veines, mais aussi des nerfs »,
respectable et conservateur, il était néanmoins en train de devenir, avait déclaré l’anatomiste italien André Césalpin en 1588. Sur ce point,
sans en avoir tout à fait conscience, profondément radical. Harvey admettait que Galien avait raison. « En soi le cerveau ne voit ni
Harvey était si respecté qu’en 1616, à l’âge de trente-huit ans, il fut n’entend, etc., et pourtant il fait toutes ces choses », déclara-t-il.
nommé par le Royal college of Physicians professeur d’anatomie pour Harvey ne proposa pas de nouvelles théories sur les capacités
les chirurgiens de Londres. Dans les années 1600, les chirurgiens ne du cerveau. Il avança quelques idées sur le fait que les replis et les
jouissaient pas du même statut social que les médecins. Ils ampu- circonvolutions en surface étaient peut-être en rapport avec la pul-
taient des jambes, pratiquaient la saignée et se chargeaient de toutes sation du cerveau et empêchaient les parois des ventricules de se
les opérations manuelles. Mais le College of Physicians dispensait aux refermer. Sur la froideur du cerveau, Harvey continuait à adhérer à
chirurgiens une formation académique, ainsi que des rudiments de la thèse d’Aristote. Il est froid, expliquait-il, « afin de tempérer l’esprit
philosophie pour étayer leur pratique. Deux fois par semaine pendant venant du cœur, de peur qu’un excès de chaleur le fasse disparaître,
l’année, Harvey leur donnait des leçons d’anatomie devant une table comme cela arrive chez les fous dont le cerveau est surchauffé ». Pour
de dissection, coiffé d’un bonnet bouffant, un tablier le couvrant des le reste, ses leçons étaient un mélange de vieilles notions – il disait
épaules aux genoux, muni de baguettes en os de baleine avec une par exemple que la taille du cerveau augmentait à chaque pleine
pointe argentée pour désigner les tendons et les articulations. lune, ou que l’origine de l’hystérie se trouvait dans l’utérus.
Durant ces leçons, Harvey n’enseignait aucune découverte Harvey avait un réel intérêt pour le cerveau, et en un sens on
réellement révolutionnaire. Mais, dans l’Angleterre du début du pourrait même le voir comme un proto-psychologue. Il faisait par-
XVIIe siècle, c’était un médecin pour le moins original. Au lieu d’en- tie des rares médecins londoniens à avoir la réputation de guérir les
seigner les doctrines de Galien à ses étudiants, il leur parlait de ses malades possédés par un démon. Néanmoins, il n’a laissé aucune
propres expériences – comment, par exemple, après avoir tranché la théorie sur le fonctionnement du cerveau. Son silence est peut-être
gorge d’un pigeon et observé le sang jaillir, il avait constaté que son lié au fait qu’Harvey ne croyait pas qu’il fût si important. Comme il le
cœur battait encore une heure plus tard. Les cadavres disséqués par disait lui-même, il n’était pas « le souverain principe » du corps. Bien
Harvey étaient ceux de criminels, mais son propre corps et celui de avant que se développe le cerveau, l’embryon était doué d’une sensi-
sa famille exerçaient sur lui la même fascination. Il fit par exemple bilité. « En perçant délicatement ce premier rudiment du corps, on
une description de la rate de sa propre sœur et raconta comment pourra voir, tel un ver ou une larve, un mouvement obscur, une sorte
son alliance en or était passée par ses intestins sans dommage. de frémissement ondulatoire et de palpitation, preuve qu’il a des
Harvey avait foi en ses propres observations, même quand celles- sensations », écrit-il. « Il est clair que la sensation et le mouvement ne
ci ne concordaient pas avec celles de Galien (et malgré le fait que dérivent pas du cerveau ». La conclusion de Harvey était que le sang
tout désaccord public avec Galien l’exposât à des sanctions). Galien est capable de sensation. « Cette sensation ainsi que le mouvement
affirmait que le poumon était composé de cinq lobes, mais Harvey est inhérent au sang, c’est une évidence », écrit-il. L’âme elle-même

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– du moins l’âme végétative et sensitive – se trouvait dans le sang, Pour trouver une explication à la circulation sanguine, Harvey se
croyait Harvey, conformément aux enseignements de la Bible. tourna une fois encore vers Aristote. « Je me suis donc demandé si le
Étant donné le pouvoir du sang, Harvey ne voyait pas la nécessité sang n’avait pas un mouvement circulaire », écrivit Harvey.
de se préoccuper des esprits. Les disciples de Galien croyaient que La figure du cercle plaisait à Harvey, puisque Aristote avait ensei-
les esprits du foie, du cœur et de la tête étaient tous essentiels pour gné que c’était la forme géométrique parfaite. Pour Harvey, le sang
la survie du corps, et ils avaient été rejoints dans les années 1500 par suivait un trajet qui passait des veines au cœur et non l’inverse.
les médecins inspirés de Platon, qui pensaient que l’esprit-monde À présent, les valvules découvertes par Fabrice avaient un sens.
infusait ses esprits dans le corps. Ceux-ci, croyaient-ils, étaient une Quand le sang venant des veines pénétrait dans le cœur, il passait
condition indispensable à la vie et le secret d’une bonne santé. « Je ensuite dans les poumons et revenait de l’autre côté du cœur. De
n’ai jamais réussi à trouver ces esprits dans aucune partie du corps », là, il pénétrait dans les artères jusqu’aux extrémités du corps. Les
déplorait Harvey. Il ne voyait même pas à quel endroit ils auraient pu artères étaient reliées aux veines par des conduits cachés pour que le
être engendrés. « Selon moi, les ventricules du cerveau ne sont pas sang puisse passer des premières aux secondes. Une fois que le sang
adaptés à cette fonction si excellente, car je pense qu’ils sont plutôt entrait dans les veines, il revenait vers le cœur. Harvey comprit que la
faits pour la réception des excréments. » pulsation était engendrée par le moment où le cœur communiquait
Le sang, croyait Harvey, faisait tout ce qu’on croyait être attri- un fort afflux de sang dans les artères. Quand Harvey perçait le cœur
buable aux esprits. Selon Harvey, les esprits n’étaient rien de plus des pigeons, c’était le sang rouge vif des artères qui jaillissait, et non
qu’un « subterfuge de la commune ignorance. En effet, les demi- le sang plus foncé des veines.
savants, lorsqu’ils ne savent pas expliquer un phénomène, disent Pareille manière de réorganiser le corps était assez radicale, mais
aussitôt qu’il est produit par les esprits et les introduisent par- Harvey alla encore plus loin et fit quelque chose de totalement iné-
tout comme agents universels. Ils font comme les mauvais poètes dit en Europe. Pour prouver sa théorie, il mena d’autres expériences.
qui, pour le dénouement et la catastrophe finale de leurs pièces, Galien affirmait que le sang qui venait des veines s’infiltrait à travers
convoquent sur scène le Deus ex machina ». les pores invisibles de la cloison du cœur pour aller vers les artères.
Harvey injecta de l’eau dans une chambre d’un cœur de veau et
Harvey avait lui-même fait partie de la distribution d’une pièce extra- s’aperçut que l’eau ne traversait pas la paroi. « Mais, par le ciel », écri-
vagante où, en 1618, à la cour royale de Jacques 1er, il avait joué le rôle vit-il, « ces pores n’existent pas, et on ne peut les démontrer. »
de médecin extraordinaire. Durant les trois décennies qui avaient Harvey fit une estimation de la quantité de sang qui s’écoulait du
suivi, il avait continué de donner quelques répliques à l’occasion des cœur. Il calcula que le cœur, en se contractant, éjectait une once de
naissances et des décès, mais la plupart du temps il ne joua qu’un sang dans l’aorte. En l’espace d’une demi-heure, le cœur envoyait
rôle de second plan à la cour. Il servait son roi avec une profonde trois livres et demi de sang dans les artères. Mais après avoir vidé un
loyauté : « Le cœur des animaux est le principe de la vie, le direc- mouton de la totalité de son sang, Harvey s’aperçut que son corps
teur de toutes les parties, le soleil du microcosme, l’organe dont n’en contenait que quatre livres. Selon Galien, le corps consommait
dépendent l’existence, la vigueur et la force de l’être. Pareillement le le sang qui lui était fourni par les veines et les artères. Si sa théorie
roi est le soutien de ses royaumes, le soleil de son microcosme, le avait été juste, les animaux auraient dû être des gloutons prodigieux
cœur de la république, celui de qui provient toute puissance, de qui pour parvenir à renouveler le sang qui avait été éjecté par le cœur.
émane toute grâce. » Pour se confronter à ce problème, Harvey recourut à d’autres raison-
Quand Harvey n’était pas occupé à soigner le roi ou sa cour, il nements et en conclut, d’après ses observations, que le cœur recy-
étudiait le cœur et le sang. Galien avait affirmé que le sang circulait clait constamment la même quantité de sang.
dans deux systèmes distincts. Or si le corps se repaît de sang, il doit Pour vérifier que le sang passait des artères dans les veines, Harvey
constamment être renouvelé par la nutrition, tout comme les fleuves garrota le bras d’un homme. Les artères se trouvant juste au-dessus
sont fortifiés par la neige qui tombe sur les montagnes. Harvey mena de la ligature enflaient, et quand il desserrait le garrot et que le sang
des expériences qui achevèrent de lui faire perdre ses dernières illu- affluait de nouveau, la main devenait noire, chaude et enflée. Quand
sions sur Galien, aussi se mit-il en quête d’une autre interprétation. le garrot était moins serré, le sang affluait dans le bras à travers les

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artères ; en revanche, les veines comprimées ne laissaient pas revenir Primerose fut le premier à ouvrir les hostilités, qui se réduisaient
le sang. Le bras de l’homme se mettait alors à gonfler. tout au plus à des citations de Galien et de quelques autres autorités.
Harvey refit des garrots sur un bras pour comprendre comment Puisque Harvey était en désaccord avec eux, il devait avoir tort – fin
ces petites portes – les valvules – se comportaient à l’intérieur des de la discussion. D’autres médecins trouvaient absurde qu’on puisse
veines. Une fois que le sang se fut arrêté de s’écouler dans le bras, tenir de tels propos à partir d’autopsies. La mort, croyaient-ils, déran-
Harvey appliquait un doigt sur une veine. Avec un autre doigt placé geait le corps de manière irréversible, semant le trouble dans les
au-dessus d’une des valvules, il faisait remonter le sang dans la veine. quatre humeurs et fermant les pores du cœur à tout jamais.
Comme il l’avait prédit, cette portion de veine se vidait et restait vide. Pour beaucoup de médecins, Harvey ne parlait tout simplement
Expérience après expérience, Harvey voyait sa théorie se confirmer. pas le langage de la médecine. En ouvrant son livre, ils s’attendaient
Il avait bien conscience que ses expériences remettaient en question à un exposé philosophique formel. Or ils y découvraient tout autre
tout le système de la médecine européenne et qu’elles annonçaient chose. « L’anatomie doit être étudiée et enseignée, à l’aide, non des
la possibilité d’en créer un nouveau. « Ma vie entière ne suffirait pas à livres, mais des dissections », déclarait Harvey, « non dans les théo-
l’achever », écrivit-il. ries des philosophes, mais dans l’examen de la nature ». Pour ses
Quand la santé du roi Jacques se mit à décliner, Harvey n’avait contemporains, Harvey faisait figure de comptable du corps : au lieu
aucun nouveau traitement médical à proposer. Lorsque Charles de raisonner en philosophe, il additionnait les onces et les quarts.
hérita du trône, Harvey continua à officier comme médecin de Des critiques posèrent quelques questions plus pertinentes.
la cour, et les deux hommes se lièrent d’amitié. Presque chaque Harvey affirmait que le sang passait par les artères et revenait par
semaine, le roi organisait des chasses à courre dans les parcs royaux les veines, mais il ne montrait pas où avait lieu ce passage. Et quelle
et autorisait Harvey à faire des dissections sur le gibier. Harvey s’in- était la finalité de la circulation ? En achevant sa lecture du De motus
téressait surtout aux biches enceintes, qu’il ouvrait pour chercher les cordis, le lecteur repartait avec une vision où le sang tourbillonnait
embryons. Charles était, écrit Harvey, « lui-même ravi de ce type de inutilement en cercle. Mais, et c’était l’essentiel, en quoi tout cela
curiosité et se plut plusieurs fois à être le témoin oculaire de mes concernait-il le médecin ? Harvey ne démontrait pas en quoi sa
découvertes ». Un jour d’un mois de novembre, Harvey réussit à découverte modifiait la médecine.
extraire d’une biche un minuscule embryon où l’on pouvait perce- Pendant plusieurs années après la publication de De motus cor-
voir les pulsations du sang à travers les vaisseaux. Il le montra au dis, la théorie de Harvey rencontra une opposition quasi unanime
roi. « Il était de si petite taille », écrivit Harvey par la suite, « que, sans en Angleterre, mais elle connut un accueil un peu plus favorable
l’avantage des rayons du soleil qui tombaient obliquement sur lui, il à l’étranger. Dans le Discours de la méthode de 1637, Descartes fait
n’aurait pu percevoir ses frémissements. » l’éloge d’Harvey, associant la découverte de la circulation du sang à
À d’autres occasions, Harvey montra à Charles le système de cir- une explication mécanique du corps. Mais Harvey n’y prêta pas une
culation du sang. Il s’avéra que son roi fut l’un de ses quelques audi- grande attention. Il considérait Descartes comme un anatomiste
teurs attentifs. Au milieu des années 1620, Harvey expliqua sa théorie négligent et n’avait pas l’esprit disposé à s’intéresser à cette nouvelle
au College of Physicians, qu’il compléta, pour mieux les convaincre, conception du corps comme machine – une notion qui, à l’époque,
par des expériences. En 1628, il publia un petit livre appelé De motu n’était partagée que par quelques esprits rebelles. Pour Harvey, pen-
cordis (Des mouvements du cœur), dans lequel il exposa son argument ser que le corps fût une machine sans âme constituée de particules
avec style et clarté. Il le dédia au College : « Je craignais donc grande- inertes était une absurdité.
ment, même après avoir perfectionné mon livre pendant plusieurs De motus cordis allait marquer un tournant dans l’histoire des
années, d’être taxé d’arrogance, en le confiant au public. Cependant, sciences. Mais pour Harvey, ce livre fut plus une barrière qu’un
je vous ai d’abord proposé mon œuvre, je l’ai confirmée devant vous jalon. Son ami John Aubrey a écrit qu’après la publication de ce livre,
par l’anatomie, j’ai répondu à vos doutes et à vos objections ; et l’opi- Harvey « fut durement éprouvé dans sa pratique, et le commun des
nion de votre savant président m’a été favorable. » mortels le prit pour un fou ; tous les médecins étaient contre son
Ses efforts pour séduire le College furent vains. Ses confrères méde- opinion et le jalousaient ». Harvey vit avec amertume sa réputation
cins condamnèrent massivement le livre. En 1630, le médecin Jacques souffrir. « On ne peut empêcher les chiens d’aboyer ou vomir leur

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crapule », se plaignait-il, « mais on doit se mettre en garde contre Harvey suivit finalement le reste de la cour à Oxford, où il vécut
leurs morsures et empêcher que leur rage malsaine et leurs dents comme un quasi reclus. Il avait laissé derrière lui sa femme et un
venimeuses ne détruisent les fondements de la vérité ». Malgré la appartement à Whitehall, rempli de notes médicales – quarante ans
colère que suscita chez lui cette pluie de critiques, Harvey décida de d’observations et de diagnostics, de rapports d’autopsies, d’études
ne pas leur répondre pendant vingt ans. « Je pense qu’il est indigne sur des animaux de toutes sortes et notamment sur les insectes.
d’un philosophe et d’un chercheur de la vérité de répondre à de « Il avait étudié la mer et la terre, les îles et les continents, les mon-
mauvaises paroles par de mauvaises paroles », écrivit-il. tagnes et les vallées, les bois et les plaines, les rivières et les lacs, et
Harvey préféra se remettre au travail. Il étudia les embryons et se tous les mystères qu’ils contenaient », écrivit plus tard un proche. « Il
lança dans une vaste étude sur les insectes, qu’il comparait à des ani- voulait connaître l’origine de toutes les créatures, leur nourriture et
maux à colonne vertébrale. Harvey et son roi, deux hommes philo- leurs habitudes », et avait écrit sur le cerveau, « le mouvement et le
sophes et colériques qui avaient l’impression d’être malmenés par sentiment des animaux ».
le monde, se lièrent d’une profonde amitié. Ils s’offraient même des Dès le départ, la guerre infligea à Harvey une blessure dont il ne
cadeaux – une livre et demie de vaisselle en argent de la part du roi se remit jamais. « Alors que j’assistais sa Majesté dans ces dernières
contre un pot de marmelade de la part de Harvey. distractions autres que la guerre civile », écrivit-il par la suite, « le
Chaque fois qu’il le pouvait, Charles assistait Harvey dans ses Parlement non seulement permit, mais ordonna à des mains rapaces
recherches. En 1641, le roi lui parla du vicomte Montgomery, dont de confisquer tous les biens de ma maison et (ce qui me chagrine
on disait qu’il avait un trou dans la poitrine. Charles avait entendu le plus) mes adversaires dérobèrent dans mon bureau des notes
dire que, suite à une chute de cheval survenue dans l’enfance, qui m’avaient coûté de nombreuses années de travail. » Tout fut
Montgomery était resté avec une béance au milieu du thorax. Il invita perdu quand des pillards s’attaquèrent à la maison vide du méde-
Harvey à aller étudier le cas. Quand Harvey rencontra Montgomery, cin à Whitehall. Pour Harvey, c’était la dernière et amère démons-
il fut étonné de trouver le jeune homme en bonne santé, mais il le tration de la conviction dont il était animé depuis de nombreuses
fut encore davantage quand Montgomery ôta la plaque métallique années. « L’homme », déclara-t-il, « est une espèce de grand babouin
qui couvrait le côté gauche de sa poitrine. « Je vis immédiatement un malfaisant. »
vaste trou », écrivit Harvey par la suite. Pour la première fois de sa vie, Quand Thomas Willis se porta volontaire comme soldat en 1644,
Harvey vit un cœur humain battre. Avant cet épisode, Harvey avait Harvey vivait comme un reclus à Oxford depuis un an. Il soignait les
écrit : « J’étais presque tenté de croire […] que le mouvement du cœur membres de la cour de Charles atteints de la peste, du typhus et de
ne pouvait être compris que par Dieu. » la malaria, même si par la suite, il déclara à propos du siège avoir
Le trou dans la poitrine de Montgomery était assez grand pour « vu plus de gens mourir d’un chagrin de l’âme que de toute autre
qu’Harvey pût y entrer trois doigts et un pouce. Il sentit la systole et maladie ». La tristesse de Harvey s’était elle aussi aggravée. Sa femme
la diastole, le sang affluer dans le cœur et en être éjecté, exactement était morte à Londres, et le Parlement, non content d’avoir détruit
dans l’ordre qu’il avait prédit. En appliquant un doigt sur le poignet le travail de toute une vie, l’avait révoqué de son poste à l’hôpital
de Montgomery, Harvey sentit le pouls arriver peu après le batte- Saint-Bartholomé.
ment de cœur. « Au lieu d’en faire un compte rendu », écrit Harvey, Harvey se consolait en travaillant avec les jeunes étudiants d’Ox-
« j’amenai le jeune noble à notre roi, pour qu’il puisse lui-même faire ford. Avant la guerre, un seul médecin anglais avait publiquement
l’expérience de cet étrange et singulier accident. » Charles toucha la manifesté son soutien à sa théorie de la circulation. En revanche,
cavité et sentit, sous les replis, le cœur battre. « Monsieur », dit-il à quand Harvey expliqua aux étudiants d’Oxford comment le sang
Montgomery, « j’aimerais percevoir les pensées du cœur de certains circulait, la plupart adhérèrent aussitôt à sa théorie, et surtout, ils
nobles de ma cour comme j’ai senti les vôtres. » acceptèrent ses méthodes. Tous les jours, Harvey rendait visite à
Faute de réussir à lire dans le cœur de ses sujets, le roi se retrouva George Bathurst (le frère aîné de Ralph, proche ami de Willis dont
finalement confronté à la guerre civile. Harvey suivit Charles la carrière d’homme d’Église avait été contrariée). George élevait
lorsqu’il hissa son étendard à Nottingham, il assista à la bataille des poulets dans sa chambre, et ensemble ils ouvraient les œufs
d’Edgehill, et protégea les fils du roi en les abritant sous une haie. pour étudier les embryons. Tout en observant les poussins, Harvey

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chapitre iv le cœur brisé de la république

expliquait sa nouvelle théorie sur les premiers moments de la vie. et non de l’homme. Ils souhaitaient que le clergé soit investi d’une
Au départ, les embryons n’ont pas toutes leurs parties formées. Tout autorité divine et que les laïcs soient ordonnés par l’imposition des
animal commence par être un œuf doté de toutes ses parties vitales – mains. Appartenant au camp des Indépendants, Cromwell était favo-
une âme qui développe progressivement de nouveaux organes. rable à l’autonomie de chaque congrégation. La New Model Army
Ce travail en collaboration avec le vieux médecin marqua dura- fut aussi à l’origine de nouveaux mouvements politiques. Le camp
blement l’esprit de ces jeunes gens. Après la guerre, les disciples de des Levellers (Niveleurs) prônait un retour à l’Angleterre d’avant la
Harvey se consacreraient à l’étude du corps fondée sur des observa- conquête normande : une utopie anglo-saxonne où tous les parle-
tions et des expériences. Thomas Willis passerait le reste de sa vie à mentaires auraient le droit de vote et où la monarchie serait abo-
suivre l’exemple d’Harvey. Après la guerre, il rechercherait la nature lie – « tout homme étant par nature Roi, Prêtre et Prophète dans les
véritable du sang, et des années plus tard, le sang le conduirait au limites de son cercle et horizon naturels », comme l’a écrit un leveller.
cerveau, aux nerfs, et en dernier lieu à l’âme. Au sein de l’armée, des voix se mirent à réclamer une démocratie
non seulement politique mais aussi religieuse. Des sectes appa-
Si, à l’époque où il gardait les remparts d’Oxford en 1645, Thomas rurent parmi les soldats, rejetant toute autorité au-delà de celle de
Willis avait emprunté une longue-vue et scruté les collines environ- l’individu. En janvier 1646, les pasteurs presbytériens se rendirent
nantes, il aurait pu apercevoir l’homme qui allait bientôt régner sur dans les environs d’Oxford pour rencontrer les soldats de Cromwell,
lui et le reste de l’Angleterre. Cette année-là, un colonel aux sourcils où une mauvaise surprise les attendait. Comme ils le rapportèrent
épais du nom d’Oliver Cromwell fut appelé en renfort auprès du par la suite, « la multitude des soldats nous sommèrent de prouver
général parlementaire Thomas Fairfax pour resserrer l’étau autour le bien-fondé de notre sacerdoce […] à savoir si ceux qu’on appelle
d’Oxford. des pasteurs ont plus d’autorité à prêcher en public que les chrétiens
Cromwell n’avait aucune expérience militaire avant la guerre, privés ». Les aumôniers de l’armée appelaient les soldats stationnés
mais pendant la bataille il se révéla pourtant un chef exception- autour d’Oxford à « renverser le monde ».
nel. En 1643, Cromwell avait remporté tellement de victoires que le Des idées auparavant inavouables se répandirent dans toute l’An-
Parlement lui donna l’autorisation d’organiser lui-même son armée. gleterre. Le leveller Richard Overton osa nier l’existence de l’âme
Il réussit ainsi à transformer une bande d’agitateurs en un régiment immatérielle dans un pamphlet scandaleux appelé L’homme mortel.
discipliné et uni par un même devoir envers Dieu. La New Model Si notre raisonnement émanait d’une âme distincte de nos corps,
Army, comme on l’appela, réalisait une sorte d’idéal puritain : c’était demandait Overton, cela signifiait-il que les ivrognes perdaient leur
une armée performante, moins intéressée par le pillage que par le âme après avoir bu trop de bière ? Où était la raison éternelle de
retour du Christ. l’enfant ? « Il n’existe pas plus de rationalité chez un enfant, déclarait
Bien que Cromwell fût convaincu qu’il menait une croisade, il Overton, que chez le poussin dans un œuf. »
ne devint pas pour autant un tyran religieux. Dès lors qu’un soldat Overton raillait la notion aristotélicienne d’une âme douée de
acceptait les principes du christianisme protestant, il était libre de multiples facultés, chacune étant elle aussi présumée immatérielle –
ses opinions. « Je préférerais voir les mahométans admis parmi nous « une âme rationnelle, une âme mémorielle, une âme qui voit, une
que de voir un des enfants de Dieu persécuté », déclara-t-il par la suite. âme qui écoute, une âme qui sent, une âme qui goûte, avec d’autres
Sans le savoir, Cromwell était en train de jeter les bases d’une nou- âmes de toutes sortes et de toutes tailles : comme, passez-moi l’ex-
velle expérience démocratique, un fait sans précédent dans l’histoire pression, une âme qui évacue, etc. » Selon Overton, ces soi-disant
de l’Angleterre. Des hommes de condition modeste furent intégrés facultés n’étaient rien d’autre que des caractéristiques physiques
à une société miniature où ils pouvaient ouvertement débattre des du corps humain. « L’homme n’est qu’une créature dont les diffé-
idées les plus choquantes et les plus radicales, et imprimer des pam- rentes parties et les membres sont dotés de natures ou de facultés
phlets qu’ils faisaient circuler auprès de leurs camarades de régiment. qui dépendent chacune des autres. C’est ce qui en fait une créature
Les débats au sein de l’armée montraient qu’il existait plusieurs rationnelle vivante. »
factions opposées au roi. Les presbytériens, alors majoritaires au Le point de vue d’Overton était loin d’être un cas isolé. La théo-
Parlement, affirmaient que l’autorité de l’Église émanait de Dieu rie selon laquelle l’âme était matérielle et qu’elle périssait avec le

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chapitre iv le cœur brisé de la république

corps – connue sous le nom de mortalisme – était populaire depuis qu’ils voulaient réformer ou même détruire. Ils qualifiaient les col-
des décennies dans des villages isolés et dans les taudis de Londres. lèges de « pépinières du mal » et de « cages à oiseaux sales ». Les prédi-
Avec la guerre civile qui avait semé le trouble dans tout le pays, cateurs les plus radicaux déclarèrent que la Bible avait prophétisé la
cette religion des faubourgs risquait d’attirer l’attention. Même des destruction des universités afin que le Seigneur pût s’adresser direc-
écrivains formés à l’université comme John Milton croyaient que tement à ses ouailles. Fairfax négocia avec les royalistes abandonnés
l’âme était mortelle. Les mortalistes niaient être des hérétiques ; ils et leur écrivit : « Je désire ardemment que cet endroit (si illustre pour
prétendaient au contraire représenter le vrai christianisme. Si l’âme son enseignement) soit préservé de la ruine, qui risque de retomber
était immatérielle, elle n’avait aucun moyen de se séparer d’un corps sur vous si vous ne vous ralliez pas. » Pour toute réponse, ces derniers
matériel au moment de la mort. « Celui qui est martyrisé de la sorte tirèrent une puissante salve d’artillerie.
aurait un paradis déplaisant pour son âme », écrit Overton. En consi- En juin 1646, on pouvait considérer que la cause royaliste était
dérant que la chute d’Adam concernait autant l’âme que le corps, perdue. Les forces d’Oxford négocièrent une reddition qui les auto-
Overton affirmait qu’il était impossible que l’âme fût immortelle. risait à quitter la ville sans crainte de représailles, même si beaucoup
Les facultés des déchus périssaient en même temps qu’eux, exacte- d’hommes reçurent un ultimatum de six mois pour mettre leurs
ment comme les animaux. « Pour cette raison même, l’invention de affaires en ordre, « se rendre au port de leur choix et se transporter
l’âme disparaît », concluait Overton. avec leurs serviteurs, leurs biens et leurs nécessités de l’autre côté
Aux yeux des royalistes et des disciples loyaux de l’Église angli- de la mer ». Des calèches de nobles éplorés passèrent le pont de
cane, les mortalistes représentaient une sérieuse menace pour le Magdalen College, suivies par les soldats vaincus qui quittèrent la
salut de la nation. Le pamphlétaire Alexander Ross traita Overton ville à pied devant des rangées de soldats parlementaires. Thomas
de « cochon de la porcherie d’Épicure ». Présent au siège d’Oxford, le Willis défilait avec eux, le monde de son enfance dévasté et son
royaliste Guy Holland accusa Overton de « dégrader les hommes au avenir incertain. À la faveur de la nuit, Harvey s’échappa d’Oxford.
même niveau que les bêtes sauvages en leur imputant la même mor- L’armée vaincue fut dissoute. Les chefs royalistes rejoignirent la
talité ». Selon lui, la seule raison qui aurait poussé Overton à écrire famille du roi en Europe continentale ; les soldats moins fortunés
ces mensonges était qu’il cherchait des excuses à sa vie de débauché. furent capturés et envoyés comme esclaves dans la nouvelle colonie
Durant l’année 1645, ces mortalistes, ces levellers et toutes ces de la Barbade. Certains réussirent à rentrer chez eux et à reprendre
autres menaces à l’ordre établi se pressèrent devant les remparts leur ancienne vie, tandis que d’autres se réfugièrent dans les forêts
d’Oxford. Au même moment à Londres, l’archevêque Laud fut pour rançonner les voyageurs.
condamné pour trahison et exécuté sur ordre du Parlement. Dans Quelle que fût leur destinée, tous les royalistes vécurent le
tout le royaume, la New Model Army de Cromwell démontra son effi- désastre et la défaite de leur roi. Lorsqu’ils sortirent des remparts
cacité en venant à bout des forces royalistes. À chaque fois qu’une d’Oxford, ils se retrouvèrent dans un nouveau monde où, selon le
ville était prise, les puritains accouraient pour mettre à sac les cathé- poète et soldat royaliste Richard Lovelace, « le dragon avait vaincu
drales. Les avant-postes royalistes autour d’Oxford commencèrent à Saint-Georges ». Avec la défaite du roi, écrit Lovelace,
tomber, et à la fin de l’année 1645, le roi enjoignit à ses fils de s’enfuir
d’Oxford. Au départ, ils refusèrent, mais ils finirent par quitter leur À présent le soleil est désarmé
père et se rendre à Paris pour rejoindre leur mère, la reine Henriette Et la lune repose comme ensorcelée
Marie. Au mois d’avril 1646, le roi se coupa les cheveux, se rasa la Les étoiles se sont dissoutes en gelée
barbe, se déguisa en serviteur du trésorier de l’armée et s’enfuit Les cuissardes du roi et ses canons d’avant-bras
d’Oxford. [sont désormais tombés,
Charles quitta son armée et la cour, les laissant à la merci de la Le corps n’est plus qu’un estomac.
New Model Army. Le général Fairfax, lui-même ancien étudiant d’Ox-
ford, respectait l’université, mais il savait que l’armée ne voyait pas
nécessairement les choses comme lui. Pour beaucoup de puritains,
Oxford représentait un ordre et des traditions qu’ils méprisaient,

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Fig. 5. Vue de l’intérieur d'un crâne humain, extrait du Cerebri Anatome.
chapitre v

les jugeurs d’urine au temps des puritains

Après la capitulation d’Oxford, Thomas Willis disparut pendant trois


mois dans le brouillard de l’histoire. Quel que fût l’endroit où il avait
bien pu se rendre, il revint à Oxford au mois de septembre 1646. Le roi
était en fuite et son armée détruite, mais Willis fut accueilli en héros.
Les soldats de l’armée parlementaire avaient certes occupé l’Univer-
sité mais, hormis quelques surplis jetés dans les latrines, ils ne cau-
sèrent pas beaucoup de destructions. Le général Fairfax avait tenu
parole et posté des gardes à l’entrée de la bibliothèque Bodleian pour
la protéger des pillards. Par ailleurs, les puritains étaient surtout
soucieux de conduire les âmes corrompues d’Oxford vers Dieu. Une
vague de prédicateurs – dont certains étaient d’anciens étudiants
d’Oxford exclus par l’archevêque Laud – déferla sur la ville. Les jeux
furent proscrits ; le houx fut interdit à Noël ; les collèges et les cha-
pelles furent dépouillés de leurs représentations idolâtres de Jésus,
de la vierge Marie et des saints. Des soldats débarquaient au milieu
des cours et apostrophaient les érudits qui se livraient à des études
profanes, les mettant au défi de prouver qu’ils tenaient leur voca-
tion de Dieu. À Londres, le Parlement dépêcha sept pasteurs pres-
bytériens pour remettre l’Université sur le droit chemin. Les offices
en latin furent bannis et les autels et les peintures papistes des cha-
pelles furent retirés. L’accueil qu’on leur fit ne fut pas des plus cha-
leureux. Le mémorialiste Anthony Wood les accusa d’être des valets,
des bouffons et des fous.
Mais le Parlement, absorbé par des affaires autrement plus
urgentes, n’exerça pas un contrôle très strict sur l’Université.
Maintenant qu’ils n’avaient plus à faire face aux adversaires
qui les avaient réunis pendant la guerre, les presbytériens et les
Indépendants présents au Parlement virent leurs relations se

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chapitre v les jugeurs d’urine au temps des puritains

détériorer. Ils se mirent à débattre de ce qui, le cas échéant, devait sept années supplémentaires d’étude de Galien et d’Hippocrate.
remplacer l’ancienne Église d’Angleterre. Les soldats de la New Pendant la guerre, la formation de Willis avait été de courte durée, se
Model Army étaient furieux de ne pas avoir touché leur solde pour les limitant, entre deux échanges de tirs, à lire des traités, à tenter des
services rendus à l’Angleterre, et grâce à Cromwell, ils étaient désor- expériences qui n’avaient rien à voir avec l’enseignement classique
mais suffisamment bien organisés pour faire entendre leurs voix. de la médecine, et à s’entretenir avec les disciples de William Harvey
Parmi eux, le camp le plus radical des Niveleurs réclama l’instaura- – peut-être même avec Harvey lui-même. Son diplôme de médecin
tion d’une démocratie non monarchique. était un témoignage de reconnaissance.
Le Parlement se préoccupait également du sort de Charles ier. Son diplôme en poche, le jeune homme de vingt-cinq ans abor-
Après sa fuite d’Oxford, le roi avait rejoint les troupes écossaises dait le chapitre le plus difficile de son existence. Ce pauvre soldat
stationnées au nord de l’Angleterre, espérant les convaincre de faire orphelin, qui plus est du côté des perdants, allait devoir encore lutter
alliance avec lui contre le Parlement. Les Écossais le retinrent plu- une dizaine d’années pour réussir à survivre dans un pays qui, mar-
sieurs mois à Newcastle, tentant de le persuader d’accepter leurs qué par le conflit entre les puritains et les conspirateurs royalistes,
conditions, mais Charles, inflexible, refusa de négocier son trône et devrait encore faire face à plusieurs années de guerre ainsi qu’à l’exé-
passa le plus clair de son temps à jouer au golf et aux échecs. Les cution d’un roi. Pour Willis comme pour beaucoup d’autres dans sa
forces écossaises eurent plus de succès avec le Parlement. Au début situation, ces années seraient vécues comme une sorte de trauma-
de l’année 1647, elles livrèrent Charles et rentrèrent avec une belle tisme national.
rançon. Ce chaos politique transforma cependant la vie intellectuelle
Durant le voyage qui ramenait Charles à Londres, lui et son d’Oxford en un véritable bouillonnement d’idées : les alchimistes
escorte furent assaillis par des citoyens atteints du « mal royal », ces disputaient avec les aristotéliciens, tandis que les télescopes étaient
derniers étant toujours persuadés que le roi avait le pouvoir de les braqués vers le ciel et les microscopes sur des pattes de puces. On vit
guérir par imposition des mains. Les puritains n’y voyaient rien se développer de nouvelles et scandaleuses théories sur l’âme, qui
d’autre qu’une pure superstition, et les gardes du roi le surnom- relevaient moins de la théologie que de la science, voire de la poli-
mèrent « Charles le Caresseur ». Mais le Parlement s’inquiétait de tique. Et Willis allait réaliser son ambition de faire, grâce à l’expé-
l’ascendant que ce dernier conservait sur le peuple anglais. Certains rience, l’anatomie de l’âme.
voulaient le replacer sur le trône mais avec des pouvoirs limités,
l’obligeant à accepter un Parlement plus fort et une Église puritaine. En attendant, le jeune médecin se démenait pour trouver des
D’autres, plus méfiants, préféraient le maintenir en captivité pour patients. Son passé était suspect et il manquait d’expérience. Il
une durée indéfinie. Tandis que les deux camps essayaient de parve- bégayait, était maladroit. Dans ses mémoires, Anthony Wood le qua-
nir à un accord, Charles ne se découragea pas : il laissa la New Model lifierait d’« homme quelconque, sans maintien, avare de discours,
Army et le Parlement s’affronter, attendant de voir lequel des deux peu obligeant et peu sociable ». Chaque semaine, Willis se rendait
camps lui offrirait les conditions les plus favorables. sur les marchés en périphérie des villes en compagnie de son vieil
Comme si ces intrigues ne lui suffisaient pas, le Parlement décida ami Ralph Bathurst et de Richard Lydall, un ancien camarade de
qu’il était temps de mettre fin une bonne fois à l’insurrection irlan- régiment royaliste. La concurrence avec les charlatans et les arra-
daise. La New Model Army vit cependant cette guerre comme une cheurs de dents était rude. Malgré son diplôme de médecin, signe
ruse de la part du Parlement, qui cherchait surtout à anéantir l’in- de son appartenance à une élite, Willis dut tout de même endosser
dépendance de l’armée. Celle-ci se révolta et alla jusqu’à envoyer un la fonction de « jugeur d’urine ». Des gens venaient le consulter avec
régiment de cinq cents soldats pour enlever Charles des mains du l’urine de leurs enfants ou d’autres parents malades. Willis la faisait
Parlement et négocier avec lui. L’armée lui proposa de le rétablir sur tourner dans un flacon et, en fonction de sa coloration, établissait
le trône s’il acceptait ses conditions plutôt que celles du Parlement. un diagnostic et prescrivait un remède. Les quelques patients qu’il
Ce chaos permit aux royalistes d’Oxford de renforcer leurs posi- soignait – pour la plupart des royalistes de condition modeste vivant
tions. Les anciens amis de Willis l’accueillirent les bras ouverts et lui à la campagne – avaient entendu parler de lui par une connaissance
accordèrent un diplôme de médecin qui, avant la guerre, aurait exigé datant de la période de la guerre. Pour la plupart, ils avaient été mal

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chapitre v les jugeurs d’urine au temps des puritains

soignés par des charlatans dont les remèdes étaient, selon Willis, la couleur du safran en poudre, elle était lourde et brillante comme
comme une « épée dans la main d’un aveugle ». Même s’il était rare du verre pulvérisé », écrivit-il.
qu’on le rémunère pour ses services, Willis soignait ses patients. Quand van Helmont revint vivre en Flandre, il s’aménagea un
Quand il devait rendre visite à des patients qui vivaient dans des laboratoire pour pouvoir être en tête-à-tête avec la nature. Il y tra-
contrées plus reculées, il partait un jour ou deux sur un cheval qu’il vailla paisiblement pendant quinze ans, n’en sortant que pour dis-
partageait avec Lydall. penser gratuitement des soins médicaux au voisinage. Durant ces
Cette pratique succincte lui apportait tout de même une conso- années, van Helmont créa sa propre alchimie médicale inspirée de
lation, car elle lui laissait amplement le temps de se consacrer à la Paracelse, d’autres alchimistes et de ses propres découvertes.
recherche scientifique. À l’époque où il était apprenti chez Mme Iles, Il soutenait que le principe premier de la matière était l’eau, et que
il s’était découvert une passion pour Paracelse et avait appris à pré- sa forme se développait après avoir été en contact avec une semence
parer ses remèdes en laboratoire. Lui, Bathurst et quelques autres spirituelle. Cachées dans les sources chaudes, ces semences créaient
alchimistes novices décidèrent de créer les premiers laboratoires les minéraux qui s’agrégeaient autour d’elles. De la même façon, la
de l’Université, équipés de fourneaux, d’alambics, de creusets et de vie tirait sa substance de l’eau, comme van Helmont en fit la démons-
substances telles que le mercure, l’huile d’ambre et divers « médica- tration en plantant un saule pleureur. Il plaça une jeune pousse de
ments en provenance de Londres ». C’était un travail salissant, coû- cinq livres dans un pot contenant deux cents livres de terre et pen-
teux et dangereux. Par la suite, Willis se plaindrait de la « saleté et de dant cinq ans, il ne lui donna que de l’eau. Puis il pesa l’arbre et la
la suie qui [l’]avaient envahies, [le] condamnant à vivre au milieu des terre. L’arbre avait grandi et pesait maintenant cent soixante-neuf
métaux ». livres, tandis que la terre n’avait perdu que quelques onces. « Les cent
Willis se livrait parfois à des expériences assez futiles. Ayant soixante-quatre livres de bois, écorce et racines, avaient donc été pro-
un penchant prononcé pour les expériences magiques de labora- duites à partir de l’eau seule », écrivit-il. Le saule n’était rien d’autre
toire, il créa par exemple une encre invisible et découvrit la formule qu’une transmutation d’eau, dont la forme était donnée par l’archée
chimique permettant à un célèbre magicien de l’époque de boire de du saule.
l’eau et de la recracher sous la forme d’un arc-en-ciel de couleurs. Pour libérer l’archée de son enveloppe brute, van Helmont utili-
Mais à l’époque où il étudiait les métaux, il fit aussi des découvertes sait le feu qui selon lui était à même de révéler sous la forme de
plus conséquentes. Il se mit à douter de plus en plus du bien-fondé volutes de fumée l’archée à l’état pur. Van Helmont baptisa ces
des quatre éléments d’Aristote, les trouvant vides de sens. Par la nuages invisibles des « gaz ». Sa théorie était que, puisque chaque
suite, Willis écrivit qu’il était aussi peu pertinent de « dire qu’une archée était différente, le feu libérait un gaz différent. Cette notion
maison est composée de bois et de pierre, qu’un corps de quatre élé- lui permit d’isoler pour la première fois des gaz comme le dioxyde de
ments ». S’étant détourné d’Aristote, Willis se plongea dans l’alchi- soufre et le monoxyde de carbone. Comme Paracelse, van Helmont
mie médicale. Après Paracelse – qui avait fait une forte impression fit des découvertes scientifiques majeures non pas en dépit de son
sur lui du temps où il était jeune apprenti – Willis trouva une nou- « mysticisme », mais grâce à lui.
velle source d’inspiration chez un jeune alchimiste dont les travaux Pour van Helmont, le corps humain était une ruche remplie
venaient d’être rendus publics après plusieurs décennies de censure. d’âmes. Les âmes dirigeaient l’action de chaque organe, percevaient
Jean-Baptiste van Helmont était né en 1579, presque quarante ans le monde extérieur et communiquaient entre elles selon le principe
après la mort de Paracelse. Il avait fait ses études à l’université de de la sympathie. Elles accomplissaient des actions, et étaient même
Louvain, où ses professeurs jésuites continuaient à dispenser un capables de douleur et d’émotions. Par exemple, la rigor mortis
enseignement fondé sur les principes d’Aristote. Juste avant de rece- était l’effroi ressenti par les muscles face à la mort imminente. Les
voir sa qualification, Helmont fit le bilan de ce qu’il avait appris. « Il archées se comportaient à l’intérieur du corps comme des alchi-
m’apparut que je ne savais rien », écrivit-il par la suite. Du jour au len- mistes, transmutant la matière d’une forme en une autre. Ainsi,
demain, il quitta l’Université, décida de suivre l’exemple de Paracelse, van Helmont découvrit que s’il faisait avaler des morceaux de verre
et voyagea à travers l’Europe en amassant des connaissances. Plus coupants à des poulets, ces morceaux en ressortaient polis. Seuls
tard, il prétendit avoir vu et manié la pierre philosophale : « Elle avait les acides – des substances utilisées par les alchimistes – pouvaient

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produire un tel effet. Mais pas n’importe quel acide. Le vinaigre, par des armes était un remède tout à fait indiqué. Pour lui, l’univers était
exemple, n’avait pas cette efficacité. Van Helmont réussit à identifier parcouru d’esprits capables de déployer une sympathie magnétique
la substance capable de dissoudre les aliments – l’acide hydrochlo- vers toute chose. L’onguent animait l’esprit du sang, lui permettant
rique, créé en mélangeant du sel marin à de l’argile de potier. Selon de percevoir la victime blessée à distance. Pour van Helmont, il n’y
van Helmont, l’archée transformait les aliments en les pénétrant et avait là ni magie ni œuvre du diable, mais une sympathie du même
en les exaltant – c’est-à-dire en les faisant fermenter. La nourriture pour le même, une sympathie de la nature elle-même.
perdait son ancienne identité et en prenait une nouvelle pour s’inté- L’Inquisition espagnole le suspecta d’hérésie, et deux ans plus
grer à son hôte. Les ferments transformaient la matière dans l’esto- tard, son traité sur l’onguent des armes fut censuré. Après plusieurs
mac, mais aussi dans le foie, où se fabriquait le sang des veines, et années d’interrogatoires et de procédures judiciaires, il fut accusé de
dans le cœur, où était créé l’esprit vital qui colorait les artères d’une « pervertir la nature en lui associant la magie et l’art diabolique », et
teinte rouge vif. Les ferments étaient la cause de tous les change- fut, comme Galilée, condamné à demeurer en résidence surveillée.
ments qui s’opéraient dans la nature : ils transformaient la pâte en Il y resta jusqu’à la fin de sa vie, et n’eut plus le droit de publier une
pain et le plomb en or. seule ligne.
Van Helmont croyait que le principal ferment de la vie était fabri- Pour van Helmont, cette persécution était l’œuvre de Dieu, qui
qué dans l’estomac, qui effectuait le tri entre les bons aliments et « souffrait que ce mal et ce serviteur peu profitable fût passé au crible
ceux qui devaient être expulsés. Il pensait que l’âme principale du par Satan », mais il croyait aussi que Dieu l’avait choisi pour révéler
corps avait son siège dans l’estomac qui, tel un despote, donnait des le fonctionnement véritable de la nature. Aussi était-il de son devoir
ordres sans tenir compte des décisions prises par les autres âmes du d’écrire ce qu’il avait découvert. « Je savais très bien que la main du
corps. À côté, le système nerveux et le cerveau faisaient pâle figure. Seigneur m’avait touché », écrivit-il, « et par conséquent, au milieu
Ils ne voyaient le monde qu’au travers de quelques étroits canaux, les de cette tempête de persécutions, j’écrivis un ouvrage. » Peu après
esprits leur tenant lieu de messagers. l’avoir achevé, le soir du 30 décembre 1644, van Helmont demanda
Il n’est pas surprenant que van Helmont fût opposé à l’idée que à recevoir les derniers sacrements conformément aux rituels de
l’âme ait pu résider dans les ventricules du cerveau. Et même, il ne l’Église catholique.
pensait pas que la raison fût la faculté la plus noble des hommes. La Peu de temps avant sa mort, van Helmont demanda à son fils
raison était en réalité une maladie de l’âme, un parasite corrupteur François-Mercure de se charger de la publication de l’ouvrage, qui
qui distrayait l’âme d’une véritable union avec la connaissance. Par fut imprimé en latin en 1648 et deux ans plus tard en anglais. Les
ailleurs, la raison n’était pas le propre de l’homme. Ainsi, les loups puritains admiraient van Helmont pour le mépris qu’il professait à
réussissaient à trouver le moyen d’acculer un chien dans sa niche, l’égard d’Aristote, pour sa foi dans les révélations divines et son tra-
et les abeilles savaient compter. La notion selon laquelle l’homme vail acharné en laboratoire. Les alchimistes puritains voyaient en
était un animal rationnel était une confusion entretenue par les phi- van Helmont un modèle de silence et de sainteté. L’un de ses admi-
losophes païens. rateurs anglais alla même jusqu’à déclarer que van Helmont était
Van Helmont se fit une réputation de fauteur de troubles. Tant un envoyé de Dieu et que son système « avait été ordonné dans ces
qu’il gardait ses idées pour lui, on le laissait en paix. Mais dans les temps derniers par la providence divine, pour le réconfort et le sou-
années 1620, il provoqua la colère des autorités flamandes après lagement des désespérés ». Willis n’était pas puritain, mais il recon-
avoir pris position dans un vieux débat sur le traitement des bles- nut l’importance de van Helmont. Il rejeta la théorie de Galien selon
sures occasionnées par les armes. Un philosophe paracelsien avait laquelle la nourriture était cuite dans l’estomac, lui préférant les
préconisé d’appliquer un onguent composé d’huiles, de graisse et acides et les ferments de van Helmont.
d’autres ingrédients sur le sang qui était resté sur l’arme. En créant La théorie galéniste du corps se retrouva attaquée de toute part.
un rapport de sympathie avec la plaie, l’onguent avait le pouvoir de Les anatomistes dénoncèrent ses erreurs. Ainsi, le Français Jean
guérir le malade à distance, quel que fût le lieu où il se trouvait. Un Pecquet découvrit que lorsque les aliments avaient été digérés dans
professeur jésuite condamna cette idée, qui selon lui relevait de la l’estomac et les intestins, le chyle qui en résultait passait directe-
« magie diabolique ». Van Helmont pensait au contraire que l’onguent ment dans les veines adjacentes et contournait le foie. Le professeur

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de Cambridge Francis Glisson examina les vaisseaux sanguins du la claquait d’un coup sec sur la table. L’aurans fulminans faisait sau-
foie et vit qu’ils étaient conçus pour déverser la bile qui, récupérée ter la pièce jusqu’au plafond dans un « craquement violent ». Willis
par d’autres vaisseaux, était transportée vers la vésicule biliaire ou se demanda si la chaleur du corps n’était pas causée par ce type d’ex-
les intestins. Autrement dit, le foie n’était ni le siège de l’âme ni l’au- plosion sans flammes.
teur du sang, mais un simple filtre.
Dans une description des travaux de Pecquet, un anatomiste En 1647, le Parlement se résolut à faire le ménage à Oxford. Après
consacra au foie cette épitaphe : plusieurs mois de pourparlers, Charles avait entamé des négocia-
tions secrètes avec l’Écosse, et le Parlement craignait un soulève-
Arrête voyageur ! ment des bastions royalistes, dont celui d’Oxford. Une délégation
Ci-gît celui qui conduisit tant de mortels au tombeau ; de « Visiteurs » fut envoyée à l’Université pour vérifier sa loyauté. Les
Le prince de ton corps, son cuisinier et son arbitre : étudiants, les professeurs et les directeurs jugés dangereux furent
Le Foie. convoqués un à un et sommés de répondre à la même question : « À
l’occasion de cette Visite, acceptez-vous de vous soumettre à l’auto-
Dès lors que l’âme végétative n’existait plus, tout semblait pou- rité du Parlement ? »
voir être remis en question. Si le sang n’était pas créé dans le foie, où Dans un sermon de trois heures, Samuel Fell fustigea ces inspec-
l’était-il ? À quoi devait-on la chaleur du corps ? Où trouvait-il l’éner- teurs et réaffirma son allégeance au roi, ce qui lui valut d’être arrêté.
gie pour se mouvoir ? D’autres royalistes se virent expulsés de leurs appartements. Les
Willis se mit à chercher des réponses à ces questions dans son moins véhéments d’entre eux tentèrent de décourager les « Visiteurs »
propre laboratoire. Il fit bouillir le sang et l’urine de ses patients et sans pour autant manifester une trop forte opposition en public.
ajouta des solvants pour décomposer leurs constituants. Les subs- L’étudiant Robert Whitehall répondit à l’interrogatoire par ces vers :
tances qu’il identifia furent désignées sous les noms d’eau, de terre, « Mon nom, Dieu bénit le poète, est Whitehall / Si je me soumets le roi
de sel, de soufre et d’esprit – reprenant les termes de Paracelse. Si le le saura. » Les plus réfractaires furent renvoyés de l’Université, des-
sang pouvait être décomposé en ces éléments, se demandait Willis, titués de leurs privilèges et de leurs fonctions. Au total, entre trois et
cela signifiait-il que les humeurs – la base de la médecine – n’avaient quatre cents membres de l’Université – c’est-à-dire environ la moitié
pas d’existence propre ? des effectifs – furent renvoyés.
Willis se mit en quête de substances qui, bien qu’extérieures Thomas Willis demeura à Oxford. Il n’était pas assez important
au corps, pouvaient lui être essentielles. Les alchimistes savaient pour éveiller la suspicion des « Visiteurs », aussi ne fut-il même pas
depuis des décennies qu’il existait des rapports mystérieux entre convoqué pour prêter serment. Plusieurs années durant, la menace
la poudre à canon et la vie. Le principal ingrédient de cette poudre, d’avoir à comparaître resta comme une épée de Damoclès au-des-
le salpêtre, pouvait être extrait du fumier ou des carcasses de lan- sus de sa tête. Willis ne pouvait cependant pas se résoudre à quitter
goustes bouillies. Certains alchimistes soupçonnaient même qu’on Oxford. Comme il n’avait nulle part ailleurs où aller et que ses convic-
trouvait du salpêtre dans l’air et que l’orage et la foudre étaient cau- tions lui interdisaient tout parjure, il se fit le plus discret possible.
sés par le contact de celui-ci avec le soufre terrestre. Plusieurs phi- Willis se retira de la vie officielle de l’Université et consacra tout son
losophes avaient également suggéré que les mouvements du corps temps à sa pratique de la médecine et de l’alchimie. S’opposant en
étaient causés par une violence interne. En dehors de la poudre à secret aux puritains, il allait devenir un héros aux yeux de ceux qui
canon, les alchimistes ne connaissaient qu’une seule autre subs- étaient restés fidèles au roi.
tance détonante, une poudre olivâtre aujourd’hui connue sous le Réciproquement, ceux qui furent nommés à la suite de cette purge
nom d’ammoniure d’or. À l’époque de Willis, on l’appelait aurum avaient les royalistes d’Oxford en horreur. Le fils de Samuel Fell,
fulminans, ou « or fulminant ». Cela faisait plusieurs siècles qu’il était John, écrivit : « La loyale université d’Oxford fut liquidée ; à la place,
utilisé par les alchimistes, et Willis en avait lui-même fabriqué. L’or lui succédèrent un ramassis d’illettrés tout droit sortis des champs
fulminant n’avait pas besoin de flamme pour exploser. Willis en sau- de labour, des boutiques et des écoles primaires, ainsi que la lie de
poudrait une cuiller, la recouvrait d’une grosse pièce de monnaie et l’université voisine. » Pour Anthony Wood, la plupart de ces nouveaux

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venus n’étaient que des « harpies et des professeurs nauséabonds ». goût pour les curiosités et autres raretés, et qui peuplaient leurs
Mais il y eut aussi des exceptions notables – en particulier en la per- cabinets de pierres étranges et d’oiseaux mécaniques. Pendant
sonne de John Wilkins. Cet homme large d’épaules, qui avait la répu- des années, Francis Bacon fit tout ce qui était en son pouvoir pour
tation d’avoir un « cerveau très mécanique », devint le nouveau rec- convaincre la reine Élisabeth de transformer cette forme d’amateu-
teur de Wadham College. risme en institutions nationales pour la promotion des connais-
Wilkins était issu d’une famille très puritaine. Ancien étudiant sances – à savoir un zoo, un jardin botanique, une vaste bibliothèque
d’Oxford à l’époque de Laud dans les années 1630, il s’était plongé et un laboratoire de chimie. Ses efforts restèrent vains, et Jacques ier
dans l’étude des mathématiques et de l’astronomie et s’était formé se montra tout aussi indifférent. Bacon se consola en écrivant
en lisant Copernic et Galien. Il était l’auteur de plusieurs traités à des manifestes, dans lesquels il se prenait à rêver d’une nouvelle
succès, écrits dans un anglais simple mais élégant, dont l’objet était science et à espérer que les philosophes naturels accumuleraient
de faire connaître le nouveau système solaire à ses concitoyens. La des preuves sans œillères ni dogme obsolète, se communiqueraient
lune, expliquait-il, n’était pas un simple disque illuminant le fir- leurs découvertes, vérifieraient des hypothèses et mettraient en
mament, mais une sphère pierreuse sillonnée de cratères. Wilkins œuvre une forme d’utopie. Les écrits de Bacon passèrent largement
caressait même l’espoir que l’homme pût un jour aller sur la lune sur inaperçus jusqu’à la fin de la guerre civile. C’est alors seulement que
un chariot céleste « dans lequel on pourrait prendre place et que l’on des hommes comme Wilkins se dirent fiers d’être qualifiés de vir-
pourrait manœuvrer dans l’espace ». La Terre n’était pas le centre de tuosi et entreprirent de réaliser les utopies de Bacon.
l’univers mais une planète parmi d’autres, comme Mars ou Vénus. Wilkins entretenait de bons rapports avec le Parlement, ce qui
Elle tournait sur elle-même et autour du soleil, celui-ci n’étant lui lui valut un poste à l’Université. Dès son arrivée, il chercha à atti-
aussi qu’un astre parmi d’autres dans l’univers. Wilkins ne réussit rer les grands penseurs à Oxford et se lia d’amitié avec les virtuosi
toutefois pas à convaincre tout le monde – en 1646, un critique écri- locaux, comme Willis. Wilkins n’imposait pas de dogme religieux
vit un pamphlet intitulé La nouvelle planète n’est pas une planète, ou ou politique pour être admis dans son cercle, lequel comprenait
la Terre n’est pas un astre errant excepté dans les cerveaux errants des des membres des deux camps de la guerre civile. On y trouvait aussi
galiléens. Pour autant, Wilkins n’en conçut pas d’amertume, et il bien l’astronome Seth Ward, très lié à la cause royaliste, que John
resta aimable et courtois. « S’il n’y a là rien qui puisse convaincre et Wallis, un mathématicien qui avait décrypté des messages chiffrés
satisfaire le lecteur indifférent », écrivait-il dans la préface à l’un de pour le compte du Parlement. Wilkins fit venir et prit sous son aile
ses livres, « il pourra toujours se forger sa propre opinion ». des étudiants brillants, dont certains étaient même issus de familles
Au terme de ses études, Wilkins quitta Oxford pour occuper la très royalistes. Parmi eux se trouvait un prodige de seize ans appelé
fonction de chapelain auprès de plusieurs familles aristocratiques, Christopher Wren.
certaines puritaines modérées, d’autres royalistes modérées. Il tra- Quand Wren arriva à Oxford, sa vie avait été brisée par la guerre.
vailla quelque temps pour le prince allemand Charles-Louis, un Sous le règne de Charles ier, son père avait occupé le poste de doyen
neveu du roi Charles ier qui vivait en exil à Londres. En accompa- de Windsor, une haute fonction ecclésiastique qui s’accompagnait
gnant le prince dans ses déplacements sur le continent dévasté par de bien d’autres avantages : il avait de l’argent, des terres, et demeu-
la Guerre de Trente Ans, il put constater par lui-même les ravages rait dans le domaine du château de Windsor. Durant les mois précé-
causés par l’intolérance fanatique. « Dans tout conflit », écrit Wilkins, dant la guerre, la loyauté de Wren fut inébranlable . Il suivit son roi
« les hommes devraient observer l’excellent principe de s’adresser à dans le nord de l’Angleterre, puis s’installa à Oxford. En raison de sa
un adversaire par des mots indulgents et des arguments implacables loyauté, le Parlement le dépouilla de ses terres, et lorsque les soldats
afin, non de le vexer mais de le convaincre. » vinrent occuper le château de Windsor, ils s’emparèrent de toutes
À l’époque où il était au service de Charles-Louis à Londres au ses possessions, ne lui laissant que quelques livres et un clavecin.
début des années 1640, Wilkins s’associa à quelques autres philo- Durant ces années de débâcle, le jeune Christopher Wren trouva
sophes naturels pour créer – chose qui n’existait pas en Angleterre – refuge à la Westminster School de Londres. Mais après la capitula-
une culture scientifique. À la fin des années 1500, on appelait virtuosi tion de l’armée royale, son père l’emmena avec lui et le reste de sa
les membres de la haute société anglaise qui avaient développé un famille dans un village des environs d’Oxford, où ils vécurent dans

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un quasi-anonymat avec sa sœur aînée et son mari. L’ancien doyen « notre chimiste »). Willis apprit beaucoup des astronomes et des
s’occupa de l’instruction de son fils, et lui transmit sa passion pour mathématiciens, mais l’anatomiste qui exerça le plus d’influence
les mathématiques et l’astronomie, même si la conception qu’il en sur lui fut un homme aux yeux cendrés du nom de William Petty, qui
avait était à certains égards obsolète – dans les marges d’un traité rejoignit le cercle en 1648. Petty avait beau n’avoir que vingt-cinq ans,
d’astronomie, le père de Wren avait noté : « Dieu ou Copernic se les professeurs d’Oxford avaient plus à apprendre de lui qu’il n’avait
contredisent, mais ils ne peuvent pas dire tous les deux la vérité. » à apprendre d’eux. L’un d’entre eux déclara : « Il est né avec les trois-
Malgré ces difficultés et cette situation humiliante, Christopher quarts de ce qu’il sait. »
Wren manifesta bientôt des talents prodigieux. À l’âge de quinze Fils d’un modeste marchand de confection, Petty n’était pas un
ans, il maîtrisait la trigonométrie sphérique, concevait des cadrans produit typique d’Oxford. Enfant, il était fasciné par les arts méca-
solaires et de magnifiques maquettes de muscles en carton. L’un de niques et avait observé, bouche bée, le travail des horlogers, des for-
ses mentors déclara : « J’attends beaucoup de lui, et non en vain. » gerons et des charpentiers. À l’âge de treize ans, il quitta sa famille
Wilkins, ami de longue date de la famille, prit conscience de l’intel- pour s’embarquer comme matelot sur un navire marchand qui fai-
ligence prodigieuse de Wren et promit de prendre sous sa protec- sait la navette entre les deux rives de la Manche. Il apprit à utiliser
tion ce garçon fragile et politiquement suspect. À l’Université, Wren une boussole et à faire le relevé des marées, mais il s’illustra surtout
se mit à travailler sous sa direction, et Wilkins devint pour lui un dans l’art de transformer quelque chose à partir de rien. Il achetait
second père, ayant de surcroît des idées plus modernes. des bijoux de pacotille en France et les revendait en Angleterre à des
Wilkins, Wren, Williams et leurs amis virtuosi formèrent ce qu’ils galants. L’argent qu’il avait gagné lui sauva la vie lorsque, après s’être
appelèrent le Club philosophique expérimental d’Oxford qui, tous cassé la jambe, l’équipage du bateau le débarqua sans ménagement
les jeudis après-midi, se réunissait pour assister à des expériences sur la côte normande. Même s’il n’avait que quatorze ans, Petty réus-
et discuter de leur signification. Même s’ils ne la saisissaient pas sit à s’allouer les services d’une vieille femme qui lui remit la jambe
encore, toute la science était pour eux à portée de main. Ils cher- en place et à acheter des béquilles chez un apothicaire. Il se présenta
chaient à inventer un langage universel exempt de confusion. Ils ensuite à des Jésuites qui dirigeaient une école à Caen et parvint à
cultivaient des végétaux rapportés du Nouveau Monde et des tro- les convaincre de l’inscrire chez eux. Pour prouver ses talents, il
piques dans un « jardin médicinal » pour voir quels usages ils pour- leur offrit un poème en latin qu’il avait écrit pour l’occasion, et pour
raient en faire. Ils créaient de faux arcs-en-ciel et des sculptures payer ses études, il fit commerce de pipes et de cire d’abeille.
parlantes, concevaient des sous-marins et des vaisseaux spatiaux. Petty retourna en Angleterre et s’engagea dans la marine avant de
Wilkins réussit à convaincre Wren du bien-fondé des théories de revenir sur le continent pour étudier la médecine à Leyde. À l’époque,
Copernic et encouragea le garçon à démontrer certaines des hypo- Leyde était réputée pour avoir l’une des facultés de médecine les
thèses émises par Wilkins. (Wren se disait « le client le plus fidèle » de plus avancées d’Europe ; c’était également l’un des rares endroits où
Wilkins.) Wilkins avait écrit que la lune avait un paysage spécifique ; étaient enseignées les théories de Harvey. Petty y apprit non seule-
pour la cartographier, Wren se mit à concevoir de nouvelles lentilles ment le fonctionnement de l’appareil circulatoire mais aussi l’art de
et télescopes. Suivant les mêmes méthodes, il mit également au la dissection. Après une année passée à Leyde, il se mit en route pour
point de nouveaux microscopes, à travers lesquels il pouvait observer la France et arriva à Paris en 1644, espérant poursuivre ses études à
un monde minuscule, accessible à seulement quelques rares initiés, l’école d’anatomie. Une fois encore, Petty se retrouva sans argent –
et observer les pattes velues des puces et les ailes des mouches, dont il survécut toute une semaine avec quelques noix – mais il réussit
les bords ressemblaient à des vitraux. Pour mesurer les vibrations à rencontrer certains des penseurs les plus éminents de Paris, dont
du champ magnétique de la Terre, il conçut une aiguille de boussole un tuteur anglais vieillissant, le crâne chauve et infirme d’une main :
aussi longue qu’une épée. Wren se révéla également un architecte Thomas Hobbes. Alors qu’il n’était encore connu que d’un très petit
prometteur. Il construisit des ruches en verre à plusieurs comparti- nombre d’Anglais, le nom de Hobbes allait devenir, en moins d’une
ments, ornées de cadrans solaires, de statues et de girouettes. décennie, une insulte universelle.
Wren, Wilkins et l’ensemble du cercle d’Oxford contribuèrent Pendant presque toute sa carrière, Hobbes occupa la fonction de
également à faire de Willis un philosophe naturel (ils l’appelaient tuteur au sein de la famille du comte de Cavendish. Vers l’âge de

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quarante ans, il découvrit Euclide et tomba amoureux de la logique une conception mécaniste de la vie. Toutefois, dès que Hobbes eut
imparable de la géométrie. Il pensait que la philosophie, y compris l’opportunité de lire la Méthode de Descartes, il sut qu’une diffé-
la philosophie de la nature humaine, devait reposer sur les mêmes rence essentielle les distinguait. Descartes excluait l’âme de l’uni-
certitudes. Dans les années 1630, sa fonction de tuteur le condui- vers matériel, mais accordait aux êtres humains une âme immaté-
sit sur le continent européen, où il se lia d’amitié avec Mersenne, rielle qui était capable de raisonner et d’intervenir entre la sensation
Gassendi et Galilée. Leurs théories l’amenèrent à conclure que l’uni- et l’action par l’intermédiaire de la glande pinéale. Pour sa part,
vers, purement mécanique, ne pouvait se comprendre que par une Hobbes rejetait toute notion d’immatérialité. Les esprits immaté-
mesure précise de ses mouvements. Hobbes ne voyait pas de limite à riels n’étaient selon lui qu’une illusion et un pur produit de l’ima-
cette méthode. « Car qu’est-ce que le cœur, sinon un ressort », écrit-il, gination humaine. La raison n’était pas l’œuvre d’une âme immaté-
« les nerfs, sinon autant de cordons, les articulations, sinon autant de rielle ; elle résultait simplement de la capacité du corps à organiser
roues, le tout donnant le mouvement à l’ensemble du corps confor- les choses par leur nom et à maintenir ses pensées dans une succes-
mément à l’intention de l’artisan ? » sion ordonnée.
Hobbes immergea toute la nature humaine dans cette cuve maté- De la même façon que le déplacement des atomes était fondé
rialiste. « On voit par là que la cause immédiate de la sensation con- sur certaines lois, Hobbes pensait que les hommes étaient dominés
siste en ce qu’elle touche et presse l’organe. » La perception d’un par deux grandes passions – l’appétit et l’aversion – dont toutes les
coucher de soleil s’expliquait par des vibrations qui, partant du autres émotions étaient des variations. L’homme fuit ce qui est mau-
soleil, traversaient l’air pour venir heurter nos yeux. Des particules vais pour lui et se rapproche de ce qui est bon pour lui avec une pré-
à l’intérieur de l’œil se mettaient en mouvement, agissant ensuite visibilité infaillible, « aussi naturelle que celle par laquelle une pierre
sur le « cerveau, sur l’esprit, ou sur quelque substance interne renfer- se meut vers le bas », écrit Hobbes. « Je tiens comme une inclination
mée dans la tête ». Hobbes s’intéressait moins à ce qui se mettait en générale de tous les hommes un désir permanent et sans relâche
mouvement qu’au mouvement lui-même. Le cerveau se rétractait en d’acquérir pouvoir après pouvoir, désir qui ne cesse qu’à la mort ».
réaction aux mouvements de l’extérieur, donnant l’impression que le C’est notre crainte de la mort, un principe qui nous définit, qui fait
soleil se trouvait réellement à l’endroit où il était dans le ciel. de nous des êtres rationnels.
Mais pour Hobbes, le cerveau n’était qu’une étape du parcours de Des atomes aux hommes et des hommes aux nations, il n’y
la perception. Le mouvement se propageait de la tête au cœur qui, a qu’un pas. Ainsi armé de cette science de l’âme, Hobbes était
pour Hobbes, était « la source de toutes les sensations ». Bien qu’il fût convaincu qu’il réussirait à formuler une science de l’État. Dans les
opposé à la plupart des écrits d’Aristote, il adhérait à cet élément clé deux cas, il lui suffisait de comprendre le fonctionnement des par-
de sa philosophie. « Si le mouvement est intercepté entre le cerveau ties individuelles. Sans État, les hommes sont fatalement victimes
et le cœur du fait d’un organe défectueux, il n’y aura aucune sensa- de leurs passions. Ils entrent en compétition les uns avec les autres
tion de l’objet », écrit-il. et, pour reprendre une formule célèbre de Hobbes, mènent une
Si les sensations n’étaient rien d’autre que de la matière en mou- existence « indigente, animale et brève ». Dans l’état de nature, c’est-
vement, il n’en allait pas autrement des souvenirs, de la connais- à-dire non soumise à un État, la vie est promise à la plus grande
sance et des passions. Hobbes pensait que les mouvements du misère ; mais s’ils recourent à la raison, les hommes peuvent créer
cerveau étaient également communiqués au cœur. Quand le flux des lois qui pourront accroître leur bonheur. Pour Hobbes, les lois
sanguin est obstrué dans la région du cœur, cela cause de la douleur, n’ont rien de divin, étant aussi arbitraires et artificielles que les mots.
alors qu’un flux plus régulier procure du plaisir. Le mouvement pou- Ces lois ne sont efficaces qu’à condition que les hommes acceptent
vait aussi opérer dans la direction opposée, du corps au cerveau. Une d’être dirigés par un souverain doté d’un pouvoir absolu.
rate fébrile provoquait d’horribles cauchemars, tandis que la sur- Aussi radicale qu’ait été sa philosophie, Hobbes ne se voyait pas
chauffe du cœur causait de la colère et faisait « naître l’imagination comme un révolutionnaire. Il fréquentait les cercles royalistes et
d’un ennemi ». était même considéré comme un royaliste aux yeux du Parlement.
Même si le projet philosophique de Hobbes a précédé de plu- Il avait une opinion méprisante et conservatrice des puritains, dont
sieurs années celui de Descartes, l’un et l’autre étaient parvenus à la religion n’était qu’un fanatisme faisant croire à sa victime que les

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lois divines lui étaient révélées personnellement. En 1640, il crai- d’éléments en mouvement. Les hommes eux-mêmes étaient com-
gnit pour sa vie à cause de ses convictions royalistes. Alors même parables aux éléments d’une montre, concluait-il, et se combinaient
que les proches conseillers de Charles étaient arrêtés et exécutés, un pour former des nations. Tout comme l’anatomie permettait à un
petit traité de ses théories se mit à circuler dans son cercle d’amis. médecin de veiller à la santé du corps, l’étude des hommes pou-
Craignant que ses écrits fussent perçus comme une attaque contre le vait être utilisée avec profit. Six ans après avoir quitté Hobbes, Petty
Parlement, Hobbes partit se réfugier à Paris. appliqua ces principes à l’échelle de tout un pays.
En exil, Hobbes retrouva sa place dans la cellule de Mersenne, où Quand Petty revint en Angleterre, il était à nouveau sans argent,
il s’en prit à Descartes avec beaucoup de suffisance. Dans une lettre à malgré une éducation et une formation inégalables. À Londres
Mersenne, Descartes répondit sur le ton méprisant dont il était cou- comme à Paris, il réussit à se faire une place au sein des grands
tumier : « Car je me trompe fort si ce n’est un homme qui cherche cercles intellectuels, mais au lieu des prêtres catholiques et des roya-
d’acquérir de la réputation à mes dépens, et par de mauvaises listes en exil, il se mit à fréquenter des rêveurs puritains et des uto-
pratiques. » pistes paracelsiens. Petty leur fit part de son projet de créer un hôpi-
Les autres exilés anglais qui s’étaient réfugiés en France éprou- tal enseignant inspiré des principes de Francis Bacon, le but étant
vaient à l’égard de Hobbes un mélange d’admiration et de suspicion. de défendre l’étude des choses et non du pur verbiage. Entre-temps,
Autant qu’ils pouvaient en juger, ses tracts politiques semblaient Petty s’évertua à trouver une façon de transformer son intellect en or.
soutenir la monarchie contre le peuple ; en même temps, Hobbes Les multiples inventions dont il était l’auteur – un semeur de maïs
pouvait également donner l’impression d’être un athée. Lorsque mécanique, un pont sans soutiens, une machine à écrire double
le prince Charles s’enfuit à Paris en 1646, Hobbes fut nommé son face – ne lui procurèrent aucun bénéfice.
tuteur mais il ne fut pas autorisé à lui enseigner autre chose que les Sa formation médicale finit par lui fournir de quoi vivre. En 1649,
mathématiques. il partit pour Oxford afin d’obtenir une licence pour exercer la méde-
Durant son exil, Hobbes prit le jeune William Petty sous sa pro- cine. Il apportait avec lui le microscope offert par Hobbes, ses outils
tection. Dans la bibliothèque de Hobbes (dont Petty nota qu’elle ne de dissection et ses théories révolutionnaires. Il emménagea au-des-
contenait qu’une dizaine d’ouvrages), ils s’entretenaient pendant sus d’un apothicaire de High Street, ce qui lui permit d’accéder faci-
des heures de philosophie. Petty dessinait des planches de rayons lement aux ingrédients dont il avait besoin pour mener à bien ses
lumineux pour illustrer un traité d’optique de son mentor. Hobbes expériences chimiques et confectionner des remèdes. Son diplôme
avait également rédigé la moitié d’un traité sur le corps humain, de médecin lui fut accordé grâce à des lettres de recommandation du
lequel était décrit comme une machine. Pour l’assister, Petty s’ai- commandant de la garnison locale et bientôt, il se mit à ouvrir des
dait de la Fabrica de Vésale, espérant montrer que les nerfs étaient cadavres en tant qu’assistant du professeur de médecine Thomas
situés dans la région du cœur – preuve anatomique que la douleur Clayton. Au bout de quelques mois, Clayton lui confia tout le travail
et le plaisir étaient causés par le mouvement des esprits vitaux qui d’anatomie. Pour une fois, cette promotion n’était pas due à une
l’environnaient. Vésale ne lui ayant pas fourni la réponse espérée, faveur politique, mais simplement au fait que Clayton était un piètre
Hobbes se mit à assister aux dissections de Petty. Scrutant l’intérieur anatomiste. « D’humeur timorée et efféminée », écrivit le mémoria-
des torses ouverts des cadavres, il espérait y trouver les cordons du liste Anthony Wood, Clayton « ne supportait pas la vue d’un corps
bonheur et du malheur. amputé ou ensanglanté. »
Hobbes fit une forte impression sur Petty, qui écrivit par la suite Petty n’avait pas ce genre de scrupules. Pour la première fois dans
que c’était un écrivain qui « considère toujours tout ce dont il parle l’histoire d’Oxford, un anatomiste faisait l’impasse sur Galien, se
avec le plus grand soin ». En 1646, lorsque Petty quitta Paris, Hobbes chargeant lui-même d’ouvrir les cadavres de criminels. (Les anato-
lui offrit un microscope, mais Petty repartait avec bien d’autres mistes d’Oxford avaient le droit de disséquer toute personne ayant
choses. Hobbes l’avait initié à la philosophie mécaniste et à une été exécutée dans un rayon de trente-quatre kilomètres autour de
conception de l’homme qui orienterait son travail jusqu’à la fin de l’Université.) Petty disséquait également des animaux, non seule-
sa vie. Petty voyait à présent le corps comme une machine complexe ment au cours de ses leçons publiques, mais aussi dans son appar-
qui, telle une montre, pouvait être étudiée comme un assemblage tement personnel. Il préférait de beaucoup la compagnie de Willis

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et de Wilkins et de leurs amis aux ennuyeux rituels académiques. (Il Écossais à battre en retraite dans le froid et la boue. Pendant un
se plaignait que les universités « cherchent la vérité comme les tri- temps, quelques centaines de royalistes résistèrent à Colchester,
bunaux rendent la justice »). Petty occupa une place de choix dans mais Fairfax les assiégea jusqu’à ce qu’ils fussent réduits à manger
les séances hebdomadaires des cercles d’Oxford. Lors d’une de ses des chats.
expériences, il avait assis un garçon corpulent sur un tabouret sous Le Parlement négocia avec Charles sur l’île de Wight pour par-
lequel il avait placé la vessie d’un bœuf. En soufflant dans un tuyau venir à un accord, mais il perdit vite patience. Le roi leur sembla
inséré dans la poche de l’animal, on réussissait à soulever le garçon n’être qu’un tyran massacrant ses sujets, aussi devait-il être détrôné.
à soixante-seize centimètres au-dessus du sol. Personne ne pouvait Quelques généraux parlèrent même de le juger pour trahison. Dans
donner d’explication à ce phénomène. un moment d’exaspération, Cromwell s’exclama : « Je vous dis que
Ces philosophes naturels virent en Petty une âme sœur. Chacune nous lui couperons la tête, avec sa couronne dessus. »
de ses dissections était précédée de la lecture d’un poème en Cette parole fut mise à exécution. En janvier 1649, Charles com-
l’honneur de Harvey qui, en 1649, avait encore peu de soutiens en parut à Westminster Hall et fut accusé de trahison, de tyrannie et de
Angleterre. Petty était également très influencé par le trio des méca- meurtre. Il refusa de reconnaître la légitimité de la Cour. « Je voudrais
nistes Hobbes, Gassendi et Descartes. Pour Petty, la vie était une savoir par quel pouvoir je suis appelé ici », demanda-t-il. Ses accusa-
machine qui ne demandait qu’à être démontée. « La machinerie teurs invoquèrent l’autorité de Dieu, mais Charles ne se laissa pas
la plus mystérieuse et la plus compliquée n’est rien comparée aux impressionner. Pendant toute une semaine, il refusa de répondre
mystères, composés ou décomposés, de l’étoffe humaine », écrivit- à leurs questions. À la fin, Cromwell et les autres juges décidèrent
il. « Toute leur statique et hydrostatique, hydraulique et trocholique, de le condamner à mort. Par un jour de froid glacial, Charles fut
thermoptique et scénoptique, acoustique et musique, pneumatique conduit à l’échafaud dressé sur la place de Whitehall, à l’endroit
et balistique, de même que tous leurs autres mécanismes ne sau- même où il avait jadis organisé des masques* célébrant son pouvoir
raient davantage être comparés à la constitution d’un être vivant, de droit divin. Les soldats l’empêchèrent d’apercevoir les specta-
que l’assemblage de deux bouts de bois ne saurait être comparé à un teurs qui avaient grimpé sur les toits alentour. Son public se limita à
métier à tisser, à une montre ou à un navire – ce dernier étant de tout quelques greffiers chargés de rapporter l’exécution. « Je suis le martyr
ce que je connais, en supposant que les hommes de l’équipage soient du peuple », leur dit-il. Il posa sa tête sur le billot. À son signal et non
des esprits animaux, ce qu’il y a de plus proche de l’être vivant. » à celui des juges, le bourreau lui trancha la tête d’un coup de hache.
Petty et ses nouveaux associés d’Oxford étaient assez réservés sur La Grande-Bretagne était maintenant une république, avec
les philosophes mécanistes de Paris. Descartes avait beau être « un Cromwell comme premier président du Conseil d’État. Malgré la
merveilleux mathématicien », Petty déplorait que le philosophe ne mort du roi, le combat n’était pas terminé. Durant les quatre années
fondât pas ses affirmations ambitieuses sur des expériences : « Je ne qui suivirent, Cromwell dirigea les forces parlementaires contre les
peux pas croire en l’assise ferme de ses principes philosophiques, car radicaux et les mutins, et se rendit en Irlande pour y écraser le sou-
ils reposent sur les jambes frêles des trop rares expériences mention- lèvement. Après l’exécution de Charles ier, son fils Charles, alors en
nées dans ses ouvrages. » Pour cette raison, il n’était pas très enclin à exil, fut proclamé roi. Il fit alliance avec les Écossais, qui ne décolé-
suivre les enseignements de Descartes, notant qu’« il n’avait jamais raient pas que le Parlement eût fait exécuter un roi écossais. En 1650,
rencontré d’homme qui, ayant goûté au sucre de la science expéri- Charles marcha vers le sud jusqu’en Angleterre ; Cromwell stoppa
mentale, ait tout de suite après jeûné de l’ail et des oignons d’une l’invasion et provoqua sa fuite sur le continent.
philosophie visiblement fantasmatique ». Huit ans après que Charles ier eut hissé son étendard contre son
Parlement, le Parlement l’avait exécuté, humilié son fils, écrasé les
Les membres du cercle d’Oxford travaillaient ensemble alors révoltes en Écosse et en Irlande, et transformé la Grande-Bretagne
même que leur pays menaçait de se disloquer. En 1648, une impor- en république. Pour les royalistes, l’ampleur de la défaite dépassait
tante force constituée de soldats royalistes et d’alliés écossais se
regroupa dans le nord de l’Angleterre pour combattre aux côtés du * Le masque est une forme de spectacle de cour qui fit son apparition sous le
roi. Cromwell marcha au nord et les mit en déroute, obligeant les règne d’Elisabeth i (N.d.T.)

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toute mesure. Leur vieux roi était mort, leur nouveau roi mis en fuite, Face à certains symptômes, la médecine de Galien ne lui était
leurs cathédrales étaient vides et vandalisées, leurs évêques exécu- d’aucune aide. Une femme noble de quarante-huit ans « de tempé-
tés ou en quasi-état d’arrestation. Pour eux, la folie qui régnait en rament mélancolique » qui souffrait depuis plusieurs années de cha-
Angleterre semblait ne jamais vouloir se terminer. grin, avait récemment développé des symptômes plus sévères. Sa tête
était fébrile et en sueur, tandis que sa peau se couvrait d’écailles et
Au cours des années qui suivirent la mort du roi, Thomas Willis eut de pustules suintantes. Une douleur s’insinuait dans tout son corps,
une perception intime de cette folie. Lorsqu’il s’éloignait d’Oxford à irradiant de la tête au dos et aux épaules, jusqu’à l’extrémité des
cheval, il passait devant des maisons en ruine détruites par les incen- doigts. Elle sentait parfois d’étranges mouvements dans le ventre,
dies de la Guerre civile, des murs de terre effondrés, et à leur place « comme ceux d’un animal sauvage courant du côté de l’os iliaque,
il voyait se développer des taudis. À la fin de chaque journée, après puis ne sentait plus rien ». Elle avait un solide appétit, mais ne pou-
avoir arpenté la campagne pour rendre visite à ses patients – souvent vait tolérer le moindre courant d’air ; elle veillait à fermer toutes les
des royalistes pauvres et désemparés – il rédigeait, dans un latin net ouvertures de sa maison et faisait du feu même en été.
et précis, le compte rendu des cas qu’il avait rencontrés, essayant de « Il ne sera pas aisé d’identifier les causes profondes de cet état,
trouver un sens aux plaintes de ses patients. qui ne sauraient être recherchées dans le thésaurus de la médecine
L’un de ses cahiers a été conservé, un petit album en cuir brun que ancienne », nota Willis dans son carnet. Il décida alors de réfléchir
Willis devait glisser dans sa poche tous les matins. Il fournit un rare au cas de cette femme en termes chimiques. Il conjectura que ses
aperçu de ce qu’était sa pratique au début des années 1650, décrivant vapeurs étaient causées par des humeurs, auxquelles s’était ajou-
des pathologies qu’on peut interpréter comme des cas de tubercu- tée une substance sulfureuse ou nitreuse ; il était possible que les
lose, d’appendicite, de parasites intestinaux, de calculs rénaux, de humeurs coagulent ou se dissolvent, ou encore se transforment
malaria et d’arthrose. Certains cas restent plus difficiles à identifier, comme les produits chimiques du laboratoire de Willis. « Si nous
tel celui d’un homme qui, « deux ou trois fois par jour pendant envi- creusons cette idée », écrit-il, « nous aurons peut-être la chance de
ron deux heures, éructait en continu et si bruyamment qu’on pouvait résoudre l’énigme de ces états prodigieux. »
l’entendre de très loin ». Aux yeux de Willis, les troubles neurologiques et psychologiques
Les diagnostics établis par Willis au début des années 1650 étaient encore plus énigmatiques. Le jeune médecin faisait son
laissent penser qu’il considérait encore les maladies comme des possible pour comprendre comment des patients pouvaient être
déséquilibres ou des altérations des quatre humeurs. Traitant un terrorisés par des chats ou des crapauds, ou par un type particulier
enfant pour une rougeole, il observa que la mère de l’enfant « était de nourriture. Malgré son désarroi, il observa ce type d’état avec le
nuit et jour d’humeur morose et s’affligeait jusqu’à en perdre la plus grand soin. Ses notes et les traités qui s’en sont inspirés consti-
raison, le sommeil et l’appétit. Il était donc inévitable que le lait tuent les premières descriptions cliniques connues de troubles
absorbé par l’enfant fût infecté par un fluide de mélancolie ou une neurologiques et psychologiques. (À propos des narcoleptiques, il
bile noire ». Ses traitements, souvent directement inspirés de ceux écrit : « Alors qu’ils sont en train de parler, de marcher, ou de man-
de Galien, consistaient surtout en des saignées et des purges. Au ger, la bouche encore pleine de viande, on les voit pencher la tête et,
mois de septembre 1650, par exemple, Willis examina un paysan à moins d’être réveillés par un tiers, s’endormir instantanément »).
d’une cinquantaine d’années qui, après avoir craché du sang pen- Au mois de juin 1650, Willis nota qu’une « femme de la campagne,
dant quatre mois, s’était mis à secréter des glaires putrides. Ignorant âgée d’environ quarante-cinq ans et souffrant depuis longtemps de
que l’homme était atteint de tuberculose et que les bactéries étaient mélancolie, fit une crise de démence le 29 juin, à tel point qu’on dut
en train de détruire ses poumons, Willis lui diagnostiqua un « sang l’attacher avec des chaînes et des cordes pour la maintenir au lit. Le
acide » qui venait attaquer ses poumons. Il lui prescrivit des saignées cinquième jour, on lui exprima vingt-cinq centilitres de sang de la
en lui appliquant des sangsues et une pomme rôtie qui avait été évi- veine basilique. À l’heure du coucher, elle prit deux grains de lauda-
dée et farcie d’encens et de sucre, puis cuite dans les cendres, avec num dans une décoction d’orge avec une infusion de pavots dissouts
du lait d’ânesse mélangé à de l’eau de rose et un bol de soupe de dans un sirop sucré pour le cœur. Elle dormit environ trois heures
tortue. cette nuit-là. Tôt le lendemain matin, elle eut trois selles causées par

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le lavement administré la veille. Vers midi, elle se rendormit. Le soir, de se mettre à courir dans la pièce avec beaucoup d’agilité, ou de frap-
je lui rendis visite. Elle poussait des cris de sauvage, et de temps en per le sol avec les pieds, parce que dans la tragédie de cette crise, ces
temps se mettait à chanter et à pleurer. » Elle mourut le lendemain. mouvements violents, affectant ses membres ou son intestin, se sou-
Willis avait écrit la première étude clinique connue de la psychose lageaient les uns les autres, revenant périodiquement en boucle. »
maniaco-dépressive. Selon Willis, « un esprit malin avait pris possession de ses pen-
Willis rencontrait parfois des patients qui, d’une manière ou sées ». Même si beaucoup de ses contemporains considéraient que
d’une autre, avaient perdu le contrôle de leur corps. « J’en ai connu ces convulsions étaient l’œuvre du démon, Willis ne lui prescrivit
certains dont les muscles et les tendons de leur corps souffraient pas d’exorcisme. Il lui fit administrer un émétique pour la faire vomir,
de contractions et de soubresauts ininterrompus », écrivit-il. « J’en ai une saignée de dix onces sur le bras, et une « antidote de poudres de
connu d’autres dont les cuisses, les bras et d’autres membres étaient pierres précieuses, de crâne humain et de racines de pivoine ».
continuellement assujettis à des déformations et à des distorsions. Willis essayait parfois d’interpréter la cause de ces troubles en se
Et j’en ai également vu d’autres qui étaient pris d’un besoin impé- reportant à Galien. Dans son carnet de 1650, il note que les symp-
rieux de bondir, de courir partout et de battre le sol avec les pieds et tômes de l’hystérie ont « leur origine dans l’utérus ». Les humeurs
les mains, car s’ils ne le faisaient pas, ils sombraient dans d’atroces engendrées dans la matrice créent des vapeurs âcres qui, en mon-
convulsions. » tant, affectent diverses parties du corps féminin. Mais Willis décrivit
Quoi qu’il en soit, il arrivait que des hommes perdent le contrôle également de manière détaillée comment la chimie – sous la forme
de leur corps, alors même qu’ils étaient en pleine possession de leur de substances bues et absorbées – pouvait directement affecter le
raison. En une occasion, Willis fut appelé au chevet d’une jeune comportement. Un soir, alors qu’il s’était s’arrêté dans une auberge
fille de seize ans qui était en proie à ce genre de trouble. « Pour com- pour y passer la nuit, le propriétaire lui demanda d’aller examiner
mencer », nota-t-il, « elle souffrit plusieurs jours de maux de tête et deux paysans, un père et son fils, qui « étaient plongés dans un pro-
de vertiges sans gravité ; ensuite, son bras, puis l’autre, se mirent à fond sommeil ». Willis accepta d’aller leur rendre visite, « non seu-
trembler et à se contracter subitement ; ce type de convulsion, qui fut lement par charité, mais aussi par curiosité ». À la ferme, les deux
récurrent ce jour-là, était d’une rare intensité ; le lendemain, alors hommes dormaient depuis la veille. Il s’avéra qu’ils avaient ingéré de
qu’elle se tenait assise à côté de sa sœur, elle se mit soudain à sur- la jusquiame empoisonnée, qu’ils avaient confondue avec des panais.
sauter, fit deux ou trois bonds, suivis par de nombreux autres ; son Willis leur introduisit une plume dans la gorge pour les réveiller. Le
agilité était prodigieuse, les sauts étant distants de plusieurs pieds. lendemain, le père et son fils avaient repris connaissance.
Une fois arrivée à l’autre extrémité de la pièce, elle se mit à sauter sur L’absorption de liquide et de nourriture pouvait non seulement
place pendant un long moment, et à chaque fois à une grande hau- endormir quelqu’un, mais aussi le réveiller, comme l’observa Willis
teur ; lorsque ses jambes se furent fatiguées de sauter, elle s’effondra au moment où s’ouvrit le premier café à Oxford en 1650. Ce lieu était
sur le sol et se mit à hocher violemment la tête, comme si ces mouve- fréquenté par le cercle d’amis de Willis, qui venaient y discuter de
ments étaient commandés par son cou. » philosophie naturelle ou se tenir informés des dernières nouvelles
Lorsque la jeune fille était trop fatiguée pour continuer à ce de Londres. Willis observa l’effet que le café produisait sur eux. « Le
rythme, elle se mettait à donner des coups sur les murs et au sol avec café (utilisé de longue date par les Arabes et les Turcs) », écrivit-
les pieds et les mains. « Quand, pour des questions de honte ou de il, « qui est bu par nos concitoyens, soit pour des raisons physiques
pudeur, ou lorsqu’elle était en présence de proches et autres témoins, soit par pur plaisir, dissipe toute sensation de fatigue. Il provoque
elle s’efforçait de retenir ces mouvements (car à ces moments-là, elle un état de vigilance inhabituel et met en alerte la faculté animale ;
était elle-même et parlait normalement), son trouble se déplaçait vers en buvant une quantité appropriée de cette liqueur, ceux qui doivent
l’intérieur ; et elle se trouvait envahie par une violente oppression étudier tard le soir ou, comme ici après avoir bu, ou après un vrai
thoracique, qui la faisait se plaindre et sangloter bruyamment. Mais repas, restent bien éveillés et accomplissent une activité de l’esprit
quand elle se retrouvait seule, elle était forcée, sa furie s’étant propa- sans avoir envie de dormir. »
gée aux muscles des membres extérieurs, de sauter dans tous les sens, Même les facultés les plus nobles de l’âme humaine pouvaient
ou de balancer violemment la tête ou les bras vers l’avant, ou encore être affectées par la maladie. Ainsi, certains de ses patients étaient en

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proie à de véritables délires. « Certains se prenaient pour des chiens « Nous forçâmes l’ouverture de sa bouche, car ses dents étaient très
ou des loups », écrivit-il, « et imitaient les manières de cette race par serrées, et lui versâmes de l’eau au fond de la gorge », écrivit Petty,
des aboiements et des hurlements ; d’autres se croyaient morts et « après quoi nous eûmes obscurément l’impression qu’elle toussa ou
demandaient à ce qu’on les enterre ; d’autres encore s’imaginaient cracha. » En palpant son pouls, Willis et Petty virent qu’il battait fai-
avoir un corps de verre et craignaient de se briser en morceaux si on blement. Ils lui frottèrent les mains et les pieds pendant une quin-
les touchait. » zaine de minutes, la saignèrent, appliquèrent de la térébenthine sur
Willis apprit aussi à quel point la mémoire humaine pouvait être la brûlure que la corde avait causée sur son cou, et lui chatouillèrent
vulnérable, lorsqu’il entra un jour de l’année 1650 dans la maison de la gorge avec une plume. Ils étendirent Greene sur un lit et autori-
William Petty. Au sol gisait un cercueil, où se trouvait le corps d’Anne sèrent une femme à venir à ses côtés pour la masser. Greene ouvrit
Greene, une femme qui venait d’être exécutée. « Elle était grosse et les yeux. « Nous l’appelâmes par son nom et lui demandâmes si elle
charnue, de complexion très sanguine », rapporta Petty par la suite. pouvait parler ou entendre ce qu’on disait », écrivit Petty, « mais elle
Anne Greene avait été la domestique de Sir Thomas Reade, un sei- ne réagit pas ». Ils poursuivirent les saignées et lui administrèrent
gneur local. Le petit-fils de Reade l’avait séduite, et quatre mois plus des potions à base de momies broyées, de rhubarbe et de blanc de
tard, alors qu’elle était en train de brasser du malt dans la grange baleine. La foule était devenue si étouffante que Petty et Willis déci-
de son patron, elle fut prise de douleurs intenses. Elle se précipita dèrent d’installer Greene dans une petite pièce, pour qu’elle puisse
dans le bâtiment de Reade, et là, à sa grande surprise, elle accoucha se reposer pendant la nuit. Le lendemain matin, elle demanda à
d’un bébé. Elle vit que le nourrisson était mort. Horrifiée et prise de boire de la bière, et cinq jours plus tard elle sortait de son lit et man-
panique, elle dissimula le petit corps dans le grenier de la maison. geait des ailes de poulet.
Celui-ci ayant été bientôt découvert, elle fut arrêtée et accusée de La Cour voulut pendre Anne Greene à nouveau et exécuter la sen-
meurtre. Les juges la condamnèrent à la pendaison. tence pour de bon. Mais Petty et Willis plaidèrent sa cause et récla-
Greene se morfondit en prison pendant trois semaines jusqu’au mèrent sa grâce. Ils déclarèrent que le bébé était mort avant la nais-
jour froid et pluvieux de son exécution. Ce matin-là, elle quitta sa sance et qu’il était si petit – « un simple bout de chair » – qu’il n’aurait
cellule et entra dans la cour d’Oxford Castle. Elle grimpa à l’échelle, de toute façon pas pu survivre. La résurrection d’Anne Greene était
et un psaume fut chanté. Elle proclama son innocence devant la à leurs yeux un signe de la Providence qui prouvait son innocence.
foule, s’insurgeant contre l’immoralité qui régnait dans la maison Opposés à une autre exécution, ils exigèrent que le jeune Reade, qui
de son patron. Son bourreau lui passa la corde autour du cou et ôta était la cause de son malheur, lui versât une compensation.
l’échelle. Elle tomba et resta pendue à la corde pendant presque une Les médecins réussirent à lui rendre la vie sauve et firent même en
demi-heure. « Et pendant qu’elle pendait », écrivit Petty, « certains de sorte qu’elle retirât un bénéfice financier de cette expérience. Ainsi,
ses amis et des membres présents soit tiraient dessus de tout leur les curieux devaient payer un droit d’entrée pour pénétrer dans l’ap-
poids, soit lui donnaient de grands coups sur la poitrine ; un soldat partement de Petty et la voir étendue dans son cercueil, dans la pièce
la frappa aussi plusieurs fois avec l’extrémité de son mousqueton. » même où elle avait été sur le point d’être disséquée. Un journal rap-
Le corps de Greene fut ensuite détaché et déposé dans un cercueil porta que lorsqu’elle rentra vivre chez elle, « elle emporta avec elle le
qui avait été envoyé par Petty et Willis. Lorsqu’il arriva à la maison cercueil où elle avait été étendue, comme un trophée de sa miracu-
de Petty, les parents et les proches de Greene, ainsi que quelques leuse survie ».
curieux, se pressèrent dans la salle de dissection. Grâce à Petty, les Les nouvelles de la mort et de la résurrection d’Anne Greene se
autopsies étaient devenues un événement familier à Oxford, et répandirent un peu partout, et Petty essaya d’en retirer le maximum
étaient considérées comme une sorte de rituel social. Mais, raconte de bénéfices. « Mon rôle dans cette affaire a profité à ma réputation »,
Petty, lorsqu’on ouvrit le cercueil, « elle émit une sorte de râle. écrivit-il à un ami. Il fit même imprimer des tracts à Londres décri-
Là-dessus, un gaillard de l’assistance se mit à lui frapper la poitrine vant le miracle que lui et Willis avaient accompli. Ceux-ci étaient
et l’estomac avec le pied ». accompagnés de trente-sept poèmes composés en leur honneur
Les deux médecins firent leur entrée à ce moment-là et repous- par leurs amis d’Oxford, dont Christopher Wren. (La plupart chan-
sèrent l’homme. Ils tentèrent de ranimer Greene dans son cercueil. taient les louanges d’Orphée et employaient toutes sortes d’images

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édifiantes, mais un poète écrivit : « Il est ainsi plus facile de ranimer les Malgré leur étroite collaboration, Willis et Petty restèrent deux
morts / Que de restaurer un hymen perdu. ») personnalités très différentes – Willis le fermier de province devenu
Anne Greene assura aussi à Willis une certaine notoriété, même tour à tour soldat, alchimiste et médecin local, et Petty l’homme
si sa pratique n’évolua pas beaucoup. Il continua à officier comme d’affaire philosophe et cosmopolite. Après ces quatre années pas-
jugeur d’urines et à faire tourner les flacons pendant plusieurs sées à Oxford, Petty partit rejoindre l’armée anglaise en Irlande en
années. L’épisode d’Anne Greene lui avait toutefois offert une expé- qualité de médecin-général. Il organisa les hôpitaux de l’armée pour
rience précieuse sur la nature de l’esprit humain. Au moment où mieux combattre la dysenterie et la peste, mais trouva aussi le temps
elle était revenue à elle dans son lit et qu’elle s’était soudain mise de s’impliquer dans les opérations foncières de l’armée : la redistri-
à parler, elle avait prononcé les mêmes paroles que sur la potence, bution de deux millions d’acres de propriétés saisies aux Irlandais
« comme si sa vie n’avait connu aucune interruption », nota Petty, « et – les deux tiers du pays – à trente-trois mille soldats et investisseurs
qu’elle reprenait le cours des choses là où elle l’avait laissé ». anglais. La répartition des terres aux requérants anglais était deve-
Petty et Willis lui demandèrent si elle se souvenait de ce qui lui nue un cauchemar car après douze ans de guerre et de famine, il
était arrivé. Elle ne donna de ce moment aucune vision édifiante de était devenu difficile de savoir à qui appartenait la terre. Un ins-
l’au-delà, ni hurlements infernaux ni mélodies célestes. Elle se sou- pecteur géomètre fut chargé de cette répartition, mais les résul-
venait avoir ôté son jupon – qui, dit-elle au passage, lui avait coûté tats, trop vagues, tardaient à venir. Entre-temps, les soldats anglais
cinq shillings – et l’avoir tendu à sa mère. Mais en dehors de cela, avaient reçu des titres en guise de terre, que certains revendirent à
écrivit Wrote, « elle ne se souvenait de rien : ni comment elle était des spéculateurs pour survivre. Cromwell ne voulait pas que la colère
sortie de prison et était montée sur l’échelle, ni ce qu’elle avait dit de milliers de soldats mît en péril ses projets de retour à la paix en
sur l’échafaud – même si ses propos étaient sensés ». À en croire le Angleterre. Il fallait qu’on leur donne une terre le plus rapidement et
compte rendu, « sa mémoire était comme une horloge dont on aurait le plus paisiblement possible.
retiré, puis remis en place les aiguilles ». La mémoire faisait partie Petty se proposa de cadastrer le pays, promettant de réserver qua-
des rouages de l’esprit, et était faillible comme tous les autres. rante acres de terre arable à chaque soldat. Il poussa son projet ini-
tial bien au-delà, cartographiant les villes, les paroisses et les baron-
Petty et Willis travaillèrent ensemble pendant quatre ans. Pendant nies d’Irlande, ainsi que ses fleuves, ses montagnes et ses marais.
cette période, Petty aida Willis à passer de sa condition de méde- Il s’acquitta de cette tâche en seulement un an. Pour élaborer son
cin peu formé, doué d’un certain talent pour l’alchimie, à celle de étude, Petty appliqua les méthodes de son ancien professeur Thomas
nouveau scientifique. Petty lui enseigna tous les détails – peu appé- Hobbes. Ayant retenu la leçon selon laquelle le corps humain était
tissants – de la dissection. Sous l’influence de Petty, Willis se mit à une machine constituée de parties et de particules, Petty considéra
disséquer ses patients après leur mort, morceau par morceau, pour l’Irlande comme une machine dont les parties étaient constituées
y rechercher les causes de leurs maladies. Chez un de ses patients d’hommes et de propriétés. La géographie de Petty était une anato-
décédé, Willis observa que les poumons flottaient dans une mare mie généralisée, qui se mesurait en kilomètres.
de liquide ; il apporta ce fluide dans son laboratoire et, après l’avoir Après être venu à bout des inondations, des rebelles irlandais
réchauffé, il observa « dans la partie inférieure du vaisseau, un résidu et des hommes de loi anglais, Petty réussit à terminer son enquête
semblable à du mucus, ou à du porridge farineux ou des blancs d’œuf, comme promis en 1656. Il se mit ensuite à analyser la masse d’infor-
visqueux et extrêmement nauséabond ». Petty initia également Willis mations réunies par ses assistants et réalisa une carte de l’Irlande
à la philosophie mécaniste de Descartes, de Hobbes et de Gassendi. avec une précision inégalée. Petty avait mis au jour la forme véritable
Par la suite, Willis écrirait que les anatomistes avaient tout intérêt à de l’Irlande et la carte qu’il en dressa s’avéra beaucoup plus précise
apprendre le fonctionnement des parties du corps, « comme, dans les que toutes celles qui avaient existé jusqu’alors, avec ses terra inco-
choses mécaniques, lorsqu’on observe les mouvements d’une hor- gnita et un littoral s’évanouissant dans l’inconnu. Chemin faisant, le
loge ou d’un moteur, et que l’on démonte la machine pièce par pièce garçon qui avait survécu pendant toute une semaine avec une poi-
pour en considérer l’artifice singulier, sachant que c’est ainsi qu’on gnée de noix s’était considérablement enrichi. Les dix mille livres
apprend à connaître les causes et les propriétés de ce phénomène ». que lui versa l’inspecteur général n’étaient qu’un début. Il se mit à

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chapitre v les jugeurs d’urine au temps des puritains

faire des trafics douteux et, grâce à sa connaissance intime du terri- soit. Comme Hobbes, il méprisait le clergé et estima au minimum le
toire, spécula sur le prix de la terre. L’année de ses trente-trois ans, nombre nécessaire de prédicateurs, enjoignant les autres à s’enga-
il réussit ainsi à acquérir cinquante mille acres de terre. La nou- ger dans des activités plus productives. Petty fit une estimation de la
velle science n’était pas faite pour les moines désintéressés. Francis force de travail des nations (selon lui, dix millions d’Anglais valaient
Bacon avait déjà prédit que les hommes deviendraient les maîtres du plus que treize millions de Français), de leur vice (en fonction du
monde et s’enrichiraient. Petty fut l’un des premiers à montrer com- nombre de prisonniers), et de leur génie (en fonction du nombre
ment on pouvait y parvenir. d’ouvrages difficiles qui étaient vendus chaque année).
En même temps, Petty était convaincu qu’il ne faisait rien d’autre Finalement, Petty échoua à faire valider le grand programme
que de poursuivre le travail scientifique commencé avec ses amis comptable qu’il préconisait pour administrer l’Irlande, mais che-
d’Oxford, et que les instruments qu’il utilisait pour étudier les min faisant, il avait défini les bases de la statistique et de la plani-
nations étaient un prolongement de ceux qu’on utilisait sur les fication économique que tous les gouvernements utilisent encore
cadavres. Avec ses tracés, il avait espéré « étendre [s]on commerce de aujourd’hui. Au xxie siècle, nous restons tributaires du bistouri de
l’expérience des corps à celle des esprits, des mouvements de l’un l’anatomiste de Hobbes.
aux manières de l’autre, et ainsi avoir compris les passions aussi Pendant que Petty cherchait fortune à l’étranger, Willis demeura à
bien que les fermentations, et par conséquent avoir été un compa- Oxford. Toujours en proie aux mêmes difficultés – il officiait encore
gnon agréable pour [ses] ingénieux amis, comme si cet intermède comme jugeur d’urine –, il resta loyal à sa famille, à son Église
hors de la médecine n’avait jamais existé ». déchue et à son roi décédé. Chaque jour, ses amis anglicans (dont
Petty s’intéressait aux âmes, mais non dans l’idée de les sauver. Christopher Wren, Ralph Bathurst et John Fell) venaient chez lui pra-
Représentant pour lui les rouages de la machine économique de la tiquer leur culte selon le Livre de la prière commune, alors illégal. Vers
nation, elles avaient la faculté de guider le travail du corps en vue 1650, Willis déménagea de Christ Church pour s’installer à Beam Hall,
de produire de la richesse. Hobbes avait trouvé comment la machine une bâtisse médiévale située dans Merton Street, ce qui ne l’empêcha
politique pouvait garantir la paix ; quant à Petty, il cherchait une pas de continuer à recevoir les membres de ce culte interdit. Jusqu’à
méthode pour enrichir les citoyens. Dans un traité intitulé l’Ana- trois cents personnes venaient s’entasser dans les pièces exiguës de
tomie politique de l’Irlande, il écrit que « le corps naturel comme le sa maison pour prier et écouter les sermons des prêtres en surplis.
corps politique » doivent être disséqués. Traiter le corps économique L’Église à laquelle appartenait Willis était connue sous le nom
d’une nation sans en connaître l’anatomie politique est aussi stu- d’Assemblée loyale. Comme l’écrivit un biographe du xviiie siècle,
pide que les traitements « des vieilles femmes et des empiriques ». « il y adhéra sincèrement, jusqu’au péril de sa vie ». Les trois cents
Petty avait bien conscience que ses instruments de dissection étaient royalistes notoires qui se pressaient chaque jour dans la même
plus grossiers que ceux qu’il utilisait sur les cadavres à Oxford, mais petite maison rendaient le secret difficile à garder. Heureusement
ils constituaient un bon point de départ – « mes méthodes gros- pour Willis, le nouveau doyen de Christ Church, un pasteur nommé
sières étaient suffisantes pour voir où se trouvent le foie, la rate et John Owen qui vivait à deux pas de chez lui, ne fit rien pour démante-
les poumons, mais non pour discerner les vaisseaux lymphatiques, ler l’Assemblée loyale. Owen était vêtu comme un dandy et, aux dires
le plexus choroïde et les valvules des vaisseaux à l’intérieur des testi- du mémorialiste d’Oxford Anthony Wood, il se poudrait assez les
cules ». Même si Petty serait amené à appliquer sa méthode à l’Angle- cheveux pour « décharger huit canons » ; mais par ailleurs, sa biblio-
terre et à d’autres pays, il choisit de commencer par l’Irlande pour la thèque était remplie d’ouvrages de Galien, de Gassendi, de Mersenne,
même raison que « les étudiants en médecine font leurs recherches de Descartes, de Bacon et de Harvey. Une épée dans une main et un
sur les animaux ordinaires, qui ne coûtent pas cher, sur ceux dont ils pistolet dans l’autre, il avait été à la tête d’une armée formée pour
connaissent le mieux les habitudes ». écraser les soulèvements royalistes et avait écrit de nombreux pam-
Petty voulait que toutes les parties du corps politique soient expri- phlets contre la théologie enseignée dans la maison de Willis. En
mées en termes de poids et de mesure. En estimant le nombre de même temps, il était opposé à une Église presbytérienne nationale et
la population d’un pays et sa capacité de travail, Petty affirmait qu’il à l’abolition du Livre de la prière commune. Comme Cromwell, Owen
était possible d’administrer un pays de la façon la plus prospère qui était favorable à une politique de tolérance religieuse.

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chapitre v les jugeurs d’urine au temps des puritains

L’Église privée de Willis contribua à maintenir en vie l’esprit d’une l’ayant obligé à suivre leurs caprices.
Angleterre royaliste pendant les dix ans qui suivirent, une période qui, Pour Willis et le reste de l’Assemblée loyale, il fallait porter remède
comme l’écrivit John Fell, serait « une paix plus cruelle que n’importe à l’Angleterre autant qu’à ses sujets. Avec la guerre civile, le règne
quelle guerre ». Les royalistes qui venaient prier à Beam Hall se cram- de Cromwell et la montée en puissance du fanatisme puritain, ils
ponnaient aux reliques de leur roi exécuté, et les prêtres qui pronon- n’avaient aucun doute sur le fait que la nation avait le corps et l’esprit
çaient les sermons outrepassaient leur rôle de guides spirituels. Par malades. « Comment donc te demanderons-nous la paix », s’interro-
exemple, Richard Allestree, un ancien camarade de classe de Willis, geait Allestree, « tant que nous continuons d’être méchants ? C’est là,
fut aussi un espion et un informateur, transmettant des instructions Seigneur, c’est là notre plus grand mal. Ô donne-nous les remèdes
secrètes entre l’Angleterre et l’Europe. L’Assemblée loyale était un propres à le guérir. Guéris nos âmes, et alors nous saurons qu’il te
lieu où se réunissaient les royalistes pour préparer des soulèvements, sera bien aisé de guérir les maladies de cet État. » Assis dans une
écrire des textes de propagande contre le régime de Cromwell, lever pièce exigüe de Beam Hall en compagnie de ses amis royalistes,
des fonds pour leur cause et ordonner des prêtres en secret. Willis écoutait les sermons, comme ceux d’Allestree, et priait passion-
Les services qui se déroulaient chez Willis non seulement nour- nément pour la guérison de l’âme de l’Angleterre. C’est en tentant
rissaient sa foi, mais contribuaient aussi, tout comme sa lecture de de la guérir qu’il découvrit une dizaine d’années plus tard la science
Gassendi ou ce qu’il avait pu observer dans le cas d’Anne Greene, à neurologique.
se forger sa propre philosophie de l’âme. Pour beaucoup de sectes
puritaines, le destin de nos âmes était écrit d’avance. Les élus étaient
destinés à aller au ciel et accédaient à la vérité, non pas grâce à la
raison humaine, mais grâce à la Révélation divine. D’un autre côté,
l’Église anglicane estimait que la destinée de l’âme n’était pas pré-
déterminée. Le recours à la raison pouvait aider à comprendre et à
suivre le Christ. Évidemment, la maladie ou une blessure pouvaient
certes écourter l’existence et donc réduire le temps nécessaire à la
raison pour se rapprocher de Dieu. Pour l’Assemblée loyale, la méde-
cine avait par conséquent une dimension spirituelle, parce qu’en
allongeant l’espérance de vie, elle augmentait les chances de salut.
Jésus, écrit Willis, était convaincu que « la bonne santé de l’âme com-
mençait par la guérison du corps ».
Les maladies les plus communes, comme le typhus et la malaria,
n’étaient pas les seules à mettre en péril le salut de l’âme. La folie
et d’autres affections pouvaient également priver les hommes de
leur raison. Chaque individu était comme une nation en miniature ;
de ce fait, il avait besoin d’un roi fort pour être en harmonie avec
lui-même. Dans l’un de ses sermons, Richard Allestree mettait en
garde contre le danger de la passion : « Étant par Dieu et par la nature
subordonnée à la raison, quand elle quitte sa juste place et s’em-
pare du pouvoir, elle éprouve le besoin de troubler et subvertir non
seulement l’état d’esprit, mais tout ce qui a une influence sur lui. »
Il comparait les passions régnant sur la raison « à ce qui arrive parfois
aux magistrats dans les insurrections populaires », quand l’esprit est
forcé de prendre de terribles décisions – comme lorsque Charles ier
autorisa l’exécution de ses plus proches conseillers –, les passions

116
Fig. 6. Cerveau de mouton partiellement disséqué, extrait du Cerebri Anatome.
chapitre vi

le cercle de willis

Quelques années après que William Harvey eut quitté Oxford, la


rumeur de sa mort commença à se propager dans toute l’Europe.
Eût-il souhaité être mort, Harvey se cramponna néanmoins à la vie
onze années de plus. Après son départ d’Oxford, il trouva refuge
auprès de ses deux frères, de riches marchands qui avaient eux
aussi pâti de leur loyauté envers le roi. Après l’emprisonnement de
Charles ier, Harvey s’était arrangé pour lui rendre visite au moins
une fois avant son exécution. Aux yeux du Parlement, Harvey faisait
partie de ceux qui avaient failli à leur devoir, aussi le sanctionnèrent-
ils d’une amende de deux mille livres, lui interdisant également de
s’établir à moins de dix kilomètres autour de Londres. Sa pratique
médicale s’étant réduite à quelques personnes de son entourage,
Harvey passait le plus clair de son temps avec ses frères à boire
du café et à disséquer des animaux. Pour combattre ses crises de
goutte, il allait s’asseoir dehors les jours de grand froid et trempait
le pied dans un baquet d’eau. John Aubrey se souvient que Harvey
avait engagé « une jolie jeune fille » pour le servir : « Je présume que,
comme le roi David, il l’employait pour lui tenir chaud, et qu’il ne
l’oublia pas dans son testament. »
Dans son isolement, Harvey reçut en 1648 la visite du médecin
londonien George Ent. En 1641, Ent était le premier Anglais à avoir
publié un plaidoyer en faveur de Harvey, mais sept ans plus tard, ce
dernier faisait toujours l’objet de vives critiques dans toute l’Europe.
Lorsqu’Ent rencontra enfin Harvey, le vieil homme étudiait « les
œuvres de la nature, avec un air aussi enjoué et un esprit aussi
imperturbable que Démocrite, s’appliquant à rechercher les causes
des choses naturelles », écrivit Ent par la suite.

119
chapitre vi le cercle de willis

« Vos affaires se portent-elles bien ? », lui demanda Ent. l’expérience doivent être considérés comme étant conçus par le cer-
« Comment le pourraient-elles », lui répondit gravement Harvey, veau seul », mais il ne publia jamais rien à ce sujet. Harvey regrettait
« quand la République est assaillie par toutes ces difficultés intes- l’Angleterre d’autrefois et n’avait que mépris pour la société chao-
tines, et que je suis moi-même encore si loin du rivage, ballotté au tique qui l’avait remplacée. Il avait hésité à occuper une chaire de
milieu de cet océan tumultueux ? » N’étaient ses études et ses souve- professeur à l’université de Cambridge, mais il en avait abandonné
nirs, dit Harvey, « je ne sais pas ce qui me donnerait envie de conti- l’idée : « Cela reviendrait à faire d’anabaptistes, de fanatiques et de
nuer à vivre ». toutes sortes de voleurs et de parricides mes héritiers », déplorait-il.
« Vos admirateurs », dit Ent à Harvey, « attendent avec beaucoup L’année où furent publiés les Essais sur la génération des animaux,
d’impatience la publication de vos prochaines expériences ». Harvey tenta de se suicider avec du laudanum. Non seulement il
Harvey esquissa un sourire. « Vous me suggérez donc de renoncer survécut, mais il fut à jamais débarrassé de ses calculs rénaux. Son
à la tranquillité de ce refuge, où je passe à présent mes jours, pour corps ainsi guéri (à défaut de son esprit), Harvey vécut cinq années
retomber dans cet océan inconstant ? » supplémentaires, « jusqu’à ce qu’il se mît à radoter, comme je l’ai
Ent se montra insistant. Finalement, le vieux médecin se leva en entendu dire, et à ne s’exprimer qu’avec difficulté », selon le mémo-
boitillant, alla fouiller dans ses papiers et ses livres, et tendit à Ent rialiste John Ward. En 1657, à l’âge de soixante-dix-neuf ans, Harvey
un manuscrit, l’un des rares textes qui avait échappé à la destruction fit part à un ami  de sa lassitude : « Il me semble que j’ai en effet le
pendant la guerre. Dans ce traité, Harvey avait fait la synthèse d’une droit à une libération honorable. » Ce qu’il finit par obtenir un peu
vie consacrée à l’étude et à l’analyse de l’embryon, depuis la biche plus tard dans l’année.
royale de Charles ier jusqu’aux œufs de poules à l’époque d’Oxford. Aussi pénible fût-il pour lui de rester en vie si longtemps, Harvey
Harvey n’avait entrepris aucune démarche pour le publier et il ne connut toutefois le rare privilège de voir s’implanter ses théories
l’aurait probablement jamais fait si Ent ne lui avait pas proposé de sur la circulation du sang – et sa nouvelle manière de pratiquer la
le mettre lui-même sous presse – « un simple travail de sage-femme ». science en général. À propos de Harvey, Hobbes écrit qu’il « est le
Harvey l’autorisa à emporter le manuscrit. Lorsqu’il le quitta, Ent se seul, autant que je sache, qui ait pu faire triompher de son vivant une
sentit comme « un autre Jason en possession de la Toison d’or ». doctrine nouvelle ». À mesure que s’éloignait le souvenir de l’exécu-
Les Essais sur la génération des animaux furent publiés en 1651. tion de Charles et que Harvey prenait de l’âge, le Parlement cessa de
Dans ce traité, Harvey expliquait que l’œuf est le point de départ de le considérer comme un dangereux royaliste. Harvey finança même
toutes les formes de vie, et que les hommes et les biches – comme la construction d’une somptueuse bibliothèque pour le College of
les poulets et les grenouilles – proviennent d’un œuf, et cela en dépit Physicians, qui érigea un buste en marbre blanc à son effigie, avec
du fait que personne n’avait jamais vu les œufs microscopiques des une inscription faisant l’éloge de sa découverte de la circulation du
mammifères. Son adage était Ex ovo, omnia. À l’époque, beaucoup de sang et de l’origine des animaux.
philosophes naturels pensaient que la forme anatomique d’un ani- À Oxford, au milieu des années 1650, on eût dit que Harvey n’avait
mal était déjà esquissée en miniature à l’intérieur de l’œuf. Harvey pas quitté l’université. Thomas Willis, Christopher Wren et les autres
adopta une conception opposée, selon laquelle les organes du corps membres remarquables de leur cercle poursuivirent les recherches
se forment et se développent progressivement. Pour Harvey, seule de Harvey sur la circulation. Malgré cette longue période de carnage,
une âme était à même d’accompagner le développement de l’œuf de chaos, de maladie et d’angoisse, ils réussirent à continuer les
jusqu’à la forme qui lui était destinée, et il méprisait les philosophes expériences et les dissections. Au lieu de chercher à démontrer des
qui pensaient que des atomes aveugles, suivant passivement les lois opinions communément admises, ils soulevaient des questions. Ils
de la physique, pouvaient s’en charger. Aux yeux de Harvey, ces méca- mesuraient, dessinaient, émettaient et vérifiaient des hypothèses, et
nistes insultaient l’œuvre de Dieu. après avoir définitivement écarté un certain nombre de théories galé-
Harvey ne fut guère soulagé en voyant son nouveau livre malmené nistes, ils se mirent à examiner des questions que Harvey avait lais-
par les courants versatiles et hostiles de l’opinion. Dans ses Essais sées sans réponse. Si le cœur faisait circuler le sang dans tout le corps,
sur la génération des animaux, il annonçait son projet d’écrire éga- que pouvait-on en déduire par rapport aux causes des maladies ?
lement sur « l’âme et ses affections, et comment l’art, la mémoire et Quelle était la signification de la fièvre ? Si le cœur ne battait pas au

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chapitre vi le cercle de willis

même rythme que les poumons, à quelles fins respirait-on ? De quelle C’est ainsi que Willis fit la première description clinique connue de
façon les médecins pouvaient-ils tirer parti du flux sanguin ? Harvey la grippe.
mourut au moment précis où les virtuosi d’Oxford commençaient à Tout le temps qu’il consacrait aux fièvres lui donnait amplement
trouver des éléments de réponse à ces questions. Quatre ans après la l’occasion de réfléchir à leurs causes. « À force de rester au chevet
mort de Harvey, ils avaient défini les bases d’un projet encore plus des malades », écrit-il, « je pris l’habitude d’examiner leur cas avec
ambitieux : découvrir le fonctionnement du cerveau. soin ; j’en évaluais les symptômes, les couchais par écrit, en tenant
un journal précis de l’évolution des maladies, puis j’y réfléchissais
Dans les années 1650, Thomas Willis consacrait une grande partie activement, les comparant avec d’autres, jusqu’à dégager de ces évé-
de son temps à étudier un phénomène qui préoccupait beaucoup nements particuliers quelques idées générales. » Willis jugea que le
les médecins de l’époque : la fièvre. Selon Willis, la fièvre était « une moment était venu de proposer une nouvelle explication des fièvres,
maladie à laquelle succombait encore le tiers des mortels », mais même si, comme il l’écrivit par la suite, c’était un peu comme si
elle demeurait un mystère. Si certains types de fièvre apparais- « quelqu’un devait voir son propre pays comme une terre jusqu’alors
saient plutôt en été, d’autres se manifestaient plutôt pendant les inconnue ».
périodes de sécheresse ou en temps de guerre. Certaines fièvres Il devenait en effet évident que le corps n’était pas le pays qu’il
étaient intermittentes, d’autres continues. Certaines touchaient les avait semblé être. « Ces choses, qui convenaient aux hommes d’autre-
femmes au moment de l’accouchement, d’autres principalement les fois, ne conviennent plus aux hommes d’aujourd’hui », déclara Willis,
enfants. Certaines s’accompagnaient de mucosités, d’autres d’une « les anciens, qui se fiaient à une vision erronée du mouvement du
soif constante. Mais leur point commun était une température très sang et qui opéraient en des points humides et glissants, commet-
élevée et leur caractère mortel, puisqu’elles pouvaient emporter des taient souvent de graves erreurs ». En découvrant la circulation du
milliers de victimes en quelques semaines. sang, Harvey avait posé les jalons, selon les propres mots de Willis,
Pendant la guerre civile, la fièvre avait emporté les parents de « d’une nouvelle médecine ».
Willis, et il avait vu les épidémies s’abattre les unes après les autres Après avoir tourné le dos aux humeurs de Galien, Willis dut
sur Oxford. Lorsqu’il commença à pratiquer la médecine, la fièvre rechercher une nouvelle explication des fièvres. Pour commencer,
devint pour lui une source majeure de préoccupation. Il se mit à il fut amené à prendre du recul par rapport à la seule considération
tenir un registre détaillé non seulement de cas individuels, mais des fièvres et expliquer pourquoi un corps en bonne santé se main-
aussi de ses caractéristiques générales – comme le cycle des fièvres tenait à une certaine température. Il mit en regard les travaux qu’il
tout au long de l’année et ses différents effets sur différents types de avait réalisés sur la table de dissection et son travail d’alchimiste
personnes. en laboratoire. Galien avait écrit que les maladies étaient dues à
Contrairement à ce que nous faisons aujourd’hui, Willis ne dési- un excès d’humeurs dans certaines régions du corps, ce qui était
gnait pas les fièvres par un nom spécifique – tel que malaria, encé- absurde car le cœur faisait circuler le sang en boucle. Willis se dit
phalite, etc. –, mais il avait appris à les distinguer précisément les alors que les humeurs n’existaient pas, et que seuls existaient le sang
unes des autres. Ainsi, sur une période d’un an, il avait soigneuse- et ses excrétions.
ment décrit la manière dont « vers la fin du mois d’avril étaient sou-
dain apparus des troubles, comme si c’étaient les retombées d’une Durant les années que Willis consacra à l’étude des causes de la
explosion d’étoiles ». En l’espace d’une semaine, plus d’un millier fièvre, il engagea un assistant bossu appelé Robert Hooke. Comme
de personnes tombèrent malades dans les environs d’Oxford, tous- son ami Christopher Wren, Hooke était issu d’une famille royaliste
sant et crachant, avec des écoulements du nez et des glaires dans la dont la vie avait basculé pendant la guerre. Son père, qui avait été
gorge ; ils souffraient également d’un manque d’appétit, de fatigue curé sur l’île de Wight, était resté farouchement dévoué au roi et à
et d’une « douleur intense dans le dos et les membres ». Willis décri- l’archevêque Laud. Après la guerre, le Parlement l’avait lourdement
vit l’évolution de cette nouvelle forme de fièvre et comment certains sanctionné pour sa loyauté. Il semble que cette disgrâce avait été
patients pouvaient vaquer à leurs occupations (tout en se plaignant), pour lui trop difficile à supporter. Il était mort dans des circons-
alors que d’autres étaient épuisés et finissaient parfois par en mourir. tances mystérieuses en 1648 alors que son fils Robert n’avait que

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chapitre vi le cercle de willis

treize ans. Au vu des dispositions qu’il avait prises pour son fils – il universités ; pour lui, ce n’était qu’« une conversation quotidienne
lui léguait quarante livres, son plus beau coffre et toute sa biblio- avec les païens, leurs vains philosophes et leurs poètes immondes et
thèque –, l’hypothèse d’un suicide n’est pas à écarter. Robert utilisa obscènes ». Il demandait qu’on abandonne Oxford et Cambridge et
son héritage pour s’établir à Londres et s’inscrire à la Westminster qu’on construise de nouvelles universités dans toutes les villes d’An-
School, révélant des aptitudes aussi prodigieuses que celles de Wren. gleterre, dont la mission serait de former les étudiants à des métiers
C’était le genre de jeune homme qui, à quinze ans, était capable plus utiles.
de maîtriser les six livres d’Euclide en une semaine. À son arrivée Un autre pasteur radical, John Webster, dénonçait le contenu de
à l’université, Willis prit cet orphelin royaliste sous sa protection l’enseignement. « Si l’on regarde attentivement de quoi est faite leur
et reconnut très vite ses talents. Hooke fit bientôt partie du cercle théologie scolastique », déclarait-il, « que voit-on d’autre que chaos,
d’Oxford et travailla avec Wren à la conception de nouveaux téles- disputes, altercations, doutes, questions et débats infinis, inutiles,
copes et microscopes. Il inventa aussi un système de régulateur pour frivoles, infructueux, triviaux, vains, curieux, impertinents, noueux,
les montres et construisit des machines volantes pour Wilkins. impies, profanes, épineux, une engeance du diable qui prolifère
Par certains côtés, Hooke, Wilkins et les autres membres du cercle jusqu’à la monstruosité et la nausée » ?
d’Oxford réalisaient en miniature l’utopie de Bacon. Ensemble, ils Après avoir étudié Paracelse, Webster avait occupé pendant la
réussirent à ménager un lieu paisible pour pouvoir pratiquer cette guerre les fonctions de chirurgien et d’aumônier dans l’armée du
nouvelle science. Mais l’équilibre du cercle était plus précaire que ne Parlement. Pour lui, la théologie était devenue obsolète, les puritains
voulaient bien l’admettre ses membres. Ils étaient conscients d’être ayant montré que la raison n’était d’aucun secours pour obtenir
les acteurs d’une révolution scientifique et étaient bien déterminés son salut. Non seulement l’université d’Oxford formait de mauvais
à remplacer Aristote et Galien par Galilée, van Helmont et Harvey, prêtres, mais elle enseignait aussi une mauvaise science. Il accusait
mais ils ne voulaient ni qu’on les prenne pour des athées ni qu’on l’université de continuer à enseigner Ptolémée au lieu de Copernic,
pense que la nouvelle science pût expulser Dieu de l’univers. Ils ne et de préférer Galien – ce « païen ignorant » – à van Helmont et au
souhaitaient pas non plus que les universités disparaissent et soient « savoir admirable et enchanteur » de Paracelse. Pour lui, seule l’al-
remplacées par la lumière fanatique de l’inspiration divine. chimie avait la capacité de révéler le fonctionnement de la nature,
Au début des années 1650, on pouvait être certain que cet entre- mais on ne l’enseignait pas à Oxford. Il souhaitait que les étudiants
deux ne faisait pas l’unanimité. La vieille garde était horrifiée par les abandonnent Aristote et soient formés dans des laboratoires. « J’ose
nouvelles théories qui menaçaient de remplacer les anciennes. « Je affirmer », écrivait-il, « qu’une formation d’une année en laboratoire
me désole de voir tous ces jeunes cerveaux ouvrir la bouche comme auprès d’esprits ingénieux et sous la direction de maîtres compé-
des caméléons pour s’emparer du savoir ; mais ils restent sur leur tents sera plus fructueuse et palpable que ce que produit l’étude de
faim, parce qu’ils ne se nourrissent que de fantasmes vides et farfe- la philosophie d’Aristote depuis plusieurs siècles ».
lus », écrivit un critique. En même temps, le cercle d’Oxford était la On aurait pu s’attendre à ce que le cercle d’Oxford accueille
cible des puritains. Non que ces derniers fussent opposés à la nou- Webster davantage comme un allié que comme un ennemi. Après
velle science (beaucoup fondaient leurs espoirs sur elle pour trans- tout, Willis et Bathurst travaillaient en laboratoire dans le sillage
former l’Angleterre en un nouvel Éden) mais à leurs yeux, le cercle de van Helmont et de Paracelse. Seth Ward et John Wilkins étaient
d’Oxford avait tendance à s’écarter un peu trop facilement de sa mis- tous deux d’ardents défenseurs de Copernic. Mais le cercle d’Oxford
sion divine – peut-être se divertissaient-ils un peu trop. À leur propos, voyait en Webster et Dell des fanatiques. Les deux hommes avaient
un critique puritain déclara que c’étaient des « hommes de morale, abandonné toute raison, et leurs aspirations mystiques les avaient
mais dénués de piété ». Certains trouvaient que leur obsession pour conduits à professer des idées confuses sur la science. En même
les microscopes était quelque peu déplacée – ils « n’étaient bons qu’à temps, l’époque était trop dangereuse pour que leurs attaques
deux choses : diminuer la République et magnifier le pou ». laissent le cercle d’Oxford indifférent.
Les radicaux voyaient le cercle d’Oxford comme une diversion Depuis la fin de la guerre civile, le Parlement avait promis de
qui les détournait de leur véritable objectif : détruire les univer- restructurer les universités d’Oxford et de Cambridge, mais il avait
sités. William Dell, pasteur influent, dénonçait la vie dans les été jusqu’alors trop absorbé par la guerre. La paix enfin revenue, le

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chapitre vi le cercle de willis

Parlement commença à se préoccuper des affaires intérieures du formes essentielles de toutes choses, celles qui régulent leur produc-
pays et de la manière dont l’Angleterre devait être réorganisée. Au tion et leur croissance », écrivaient-ils.
Parlement, on débattait sur le type d’Église nationale à instituer, Non sans fierté, ils décrivaient également l’ardeur que Willis et le
et l’on s’interrogeait sur la forme que devait prendre le gouverne- reste de leur « société chimique » mettaient au service de la philoso-
ment de la République. Les débats se prolongèrent pendant plu- phie naturelle. Au sujet de la médecine, ils vantaient les prouesses de
sieurs mois, jusqu’à ce que Cromwell et l’armée perdent patience. Petty et Willis lors de l’épisode de la « résurrection » d’Anne Greene.
Le Parlement cherchait davantage à consolider son propre pouvoir « Même durant cette période, la chirurgie et la médecine ont fait des
et à spéculer sur les terres saisies aux royalistes qu’à construire une progrès considérables ; cette cité a dernièrement été témoin de plu-
nouvelle nation. Cromwell se prit à songer que la seule façon de sieurs cas illustrant les progrès de ces deux pratiques (en particulier
délivrer l’Angleterre serait de se faire roi. Au début de l’année 1653, la guérison de la jeune femme qui était restée pendue au moins une
l’armée envoya des ultimatums menaçants au Parlement. Cromwell demi-heure, et d’autres cas que je pourrais mentionner). » Rassurant
tenta de négocier avec les deux parties, mais au printemps, sa leurs concitoyens, Wilkins et Ward affirmaient que la théologie et
patience était à bout. Lors d’une session au Parlement, il fit irrup- la philosophie naturelle étaient entre de bonnes mains à Oxford,
tion dans la salle et déclara : « Vous n’êtes pas un Parlement. » Il ras- et ils ajoutaient que si l’Angleterre suivait les conseils de Dell et de
sembla quelques dizaines de soldats à la Chambre des députés et Webster, l’ignorance s’abattrait sur tout le pays « jusqu’à ce que les
leur demanda de faire sortir le Président avec sa masse. L’heure de la Romains viennent prendre leur place et asservir la nation ».
République avait sonné. Le cercle d’Oxford remporta une victoire temporaire. L’Assemblée
Cromwell entreprit de reformer un gouvernement et désigna cent des Saints renonça au projet de détruire les universités. À la fin de
quarante hommes originaires de toutes les régions du pays. Ils for- l’année 1653, Cromwell regrettait d’avoir créé cette Assemblée. Elle
mèrent un corps qu’il baptisa Assemblée des Saints. « Vous touchez était trop radicale à son goût, trop exaltée pour diriger le pays. Ses
à l’accomplissement des promesses et des prophéties », leur dit-il. alliés mirent au point un stratagème pour obliger ses membres à
Le prenant au mot, les radicaux d’Angleterre envahirent Londres et démissionner de Westminster Hall. Une fois l’Assemblée dissoute,
appelèrent l’Assemblée des Saints à faire la révolution. Revenus d’exil, Cromwell fit rédiger une nouvelle constitution et se fit nommer Lord
les Niveleurs réclamèrent l’instauration d’une démocratie, semant le Protecteur. Le Parlement continuerait à se réunir, mais seulement en
trouble au sein de l’armée. Accompagné de quelques pasteurs, John de rares occasions ; quant à ses électeurs, ils devaient posséder un
Webster se rendit à Londres pour prêcher dans les rues. Certains bien d’au moins deux cents livres. Il ne laisserait pas les radicaux
proclamaient que les Saints préparaient l’avènement du royaume de renverser l’Angleterre. Sous son Protectorat, les universités seraient
Jésus-Christ. Attentifs à leurs revendications, les membres de l’As- en sécurité.
semblée des Saints exigèrent que l’Église renonce à la dîme et que Mais les attaques contre l’université se poursuivirent. En 1654, une
les universités d’Oxford et de Cambridge soient dépouillées de leurs jeune fille de seize ans nommée Elizabeth Fletcher marcha nue dans
terres et de leurs richesses. les rues d’Oxford. Elle appartenait à la nouvelle secte de la Société
Le cercle d’Oxford contre-attaqua par un petit traité rédigé par des Amis qui, apparue quelques années auparavant dans le nord de
Wilkins et Ward. Les deux hommes pointaient les contradictions l’Angleterre, se répandait dans le reste du pays. Les membres de cette
de Webster et de Dell. Ils accompagnèrent même leur pamphlet Société enseignaient que chaque personne était son propre prêtre.
d’un simple tableau indiquant les passages où Webster avait plagié Selon eux, la vraie religion venait non pas de la théologie, mais
Gassendi. Ils affirmaient qu’Oxford, loin d’être un camp d’endoc- d’une lumière intérieure qui pouvait envahir l’âme et la faire trem-
trinement aristotélicien, était engagé dans la nouvelle science. Ils bler – d’où le surnom de quakers*. Les radicaux politiquement vain-
faisaient part des recherches menées par Wren et Hooke sur les cus trouvèrent une forme de réconfort au sein de nouvelles sectes,
microscopes qui, ils en étaient convaincus, révéleraient bientôt les comme celle des quakers, qui prospérèrent grâce aux principes de
ingrédients les plus petits et les plus essentiels de la vie. « Quand le tolérance religieuse défendus par Cromwell.
microscope atteindra son plus haut niveau de perfection, ce qui ne
saurait tarder, nous devrions alors être en mesure de connaître les * En anglais, to quake signifie « trembler » (N.D.T.).

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chapitre vi le cercle de willis

Convaincus que leurs compatriotes anglais étaient plongés dans Quelques centaines d’exemplaires du De Cive circulèrent parmi
un état de stupeur hypocrite, les quakers pensaient que la seule les royalistes en Europe, qui l’interprétèrent à la fois comme une
façon de les réveiller était de les choquer – ce qu’Elizabeth Fletcher marque à peine voilée de soutien au roi et comme une attaque contre
comptait réussir en se promenant nue dans Oxford. D’autres quakers le Parlement. Il aurait été sage de rester du côté des royalistes en
brûlaient des Bibles et interrompaient les offices religieux pour faire exil, qui n’hésitaient pas à traquer les sympathisants du Parlement
taire les pasteurs. Selon eux, tous les hommes devaient être traités présents sur le Continent et à les assassiner. Mais Hobbes ne resta
de la même façon, et ils refusaient même d’ôter leur chapeau devant pas dans leur camp très longtemps, à cause du nouveau livre qu’il
leurs soi-disant supérieurs. Ils prêchaient sur la place du marché se mit à écrire peu de temps après la décapitation de Charles ier. Cet
d’Oxford et entraient en force dans les collèges pour proclamer la ouvrage se voulait une synthèse originale de ses travaux sur la phy-
parole du Seigneur. sique, l’anatomie, la psychologie et la politique. « Il marchait beau-
Les quakers devinrent bientôt très populaires, en particulier dans coup et méditait », écrivit son ami John Aubrey, « et au bout de son
les faubourgs d’Oxford. La réaction des professeurs d’université ne bâton, il avait suspendu une plume et de l’encre à un crochet, et il
se fit pas attendre : ils les firent jeter en prison et fouetter. Elizabeth avait toujours un carnet dans sa poche : dès qu’une idée lui traversait
Fletcher elle-même manqua de succomber à leurs attaques. Convain- l’esprit, il la notait immédiatement de peur de la perdre. »
cus que les quakers étaient de dangereux fanatiques, les professeurs L’univers, écrivait Hobbes, n’était constitué que de matière. Notre
tentèrent par des moyens violents de leur faire abandonner leurs corps, de même que nos pensées, ne faisaient pas exception à cette
croyances. Certains s’introduisirent pendant un service dans une règle. Faisant écho au mortaliste Richard Overton, Hobbes affirmait
salle de réunion quaker et lâchèrent sur eux des porcs hurlants et que l’âme ne survivait pas plus à la mort que le goût du pain ne sur-
des déments en crise. Ils envahirent la salle de réunion, et tandis que vit à une miche. La raison n’était pas une lumière venant de Dieu
l’un coupait la moitié de la barbe d’un homme, d’autres enfonçaient mais simplement le signe d’un esprit sachant ordonner et nommer
des aiguilles dans le corps des fidèles et leur montaient sur le dos en ses pensées. Étant donné la nature de l’homme – sa crainte de la
aboyant et en miaulant. mort, son appétit de vivre, sa lutte pour le pouvoir – Hobbes ne voyait
Ainsi que le déclara un pasteur dans un sermon en 1653, les visions qu’un seul mode de gouvernement possible : un souverain absolu
de ces fanatiques « ne sont rien d’autre que les déséquilibres d’un auquel les hommes soumettaient leur liberté naturelle. Les lois
cerveau aliéné », mais les quakers revendiquaient parfaitement l’éti- n’émanaient pas de Dieu, mais étaient simplement un moyen grâce
quette de fanatique. « Ainsi les hommes doivent être sereins devant auquel la société des hommes pouvait vivre en paix sous la direction
Dieu », déclara un quaker, « mais enragés contre l’Église, en empoi- de leur souverain, que Hobbes considérait comme un « dieu mortel ».
sonnant, en contrariant et en détruisant toutes ses joliesses. » Enhardi par ses connaissances en géométrie absolue, Hobbes
déclarait que pour garantir la paix d’une nation, il appartenait au
Entre les quakers nus et vociférant qui déambulaient dans leur ville souverain d’en édicter la religion. Dieu étant simplement la cause
et les pasteurs puritains qui appelaient à la destruction de l’Univer- du monde, « un pouvoir de ce type donne nécessairement lieu à un
sité, le cercle d’Oxford avait de quoi être inquiet. Mais de tous leurs culte ». Les citoyens d’un pays étaient donc tenus de se soumettre au
ennemis, celui qu’il craignait le plus était un exilé faible et âgé : culte imposé par le souverain. S’il ne se souciait pas beaucoup du
Thomas Hobbes. Lorsque Hobbes et Petty s’étaient séparés à Paris en type exact de religion que devait choisir le souverain, il lui parais-
1646, le philosophe était la coqueluche des royalistes en exil. Hobbes sait en revanche essentiel que, pour parer aux éventuels conflits
avait écrit le De Cive (Le citoyen), un traité de philosophie dans lequel et dérives, celui-ci exerçât une complète autorité sur la religion.
l’auteur prétendait montrer comment bien gouverner une nation. Hobbes se moquait autant des Églises catholiques que protestantes
Comme beaucoup d’autres Anglais, Hobbes cherchait une solution pour le culte qu’elles vouaient aux spectres et aux fées ; il craignait
pour éviter les guerres civiles, et il était convaincu que sa philoso- également que la promesse de vie et de tourments éternels après la
phie « non seulement montrera le grand chemin de la paix, mais mort n’ébranlât l’autorité du souverain.
nous fera voir aussi les détours et les routes obscures de la sédition ». En 1651, Hobbes publia le Léviathan, qu’il considérait comme un
Pour Hobbes, seul un pouvoir absolu pouvait garantir cette paix. ouvrage raisonnable et respectable. Il envoya le texte à un cercle de

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connaissances qu’il tenait en estime. À Oxford, Ralph Bathurst et d’Angleterre, leur reprochant d’enseigner les vieilles superstitions au
Seth Ward reçurent des exemplaires. Quand le prince Charles, son lieu des vraies connaissances. Il avait déclaré que le meilleur remède
ancien étudiant, s’enfuit d’Angleterre après sa défaite, Hobbes lui serait d’imposer la lecture du Léviathan à tous les étudiants. La réac-
donna également un exemplaire. tion initiale du cercle d’Oxford à ses attaques fut assez modérée. Ils
Peu de livres ont autant suscité l’indignation publique que le trouvaient admirables les premiers ouvrages de Hobbes, mais ils
Léviathan. Hobbes pensait que quel que soit l’homme qui est au pou- considéraient qu’avec le Léviathan, il s’était écarté du droit chemin.
voir, les individus devaient lui obéir, et son livre n’exprimait pas de Seth Ward tenta de lui expliquer qu’Oxford avait beaucoup changé
préférence particulière quant au type de personne auquel ce souve- depuis que le vieil homme y avait fait ses études. Hobbes prit cette
rain absolu devait correspondre. Les royalistes exilés en France virent remarque pour une insulte et dès lors, refusa de se retrouver en pré-
le Léviathan comme un acte d’allégeance à Cromwell. Son rejet de sence de Ward.
l’âme immatérielle constituait une offense pour ceux qui pleuraient Les membres du cercle d’Oxford durent se rendre à l’évidence :
encore leur roi décapité et s’agrippaient aux morceaux d’étoffe imbi- tous les étudiants lisaient Léviathan, comme Hobbes l’avait recom-
bés de son sang qui conservaient selon eux un pouvoir de guérison. mandé, et certains tuteurs préféraient enseigner Hobbes plutôt que
En rejetant Rome, Hobbes s’attira la colère des puissants catho- Cicéron ou Aristote. Le cercle d’Oxford craignait que si les théories
liques anglais en exil avec leur prince. En raillant l’Église angli- de Hobbes sur l’âme et sur Dieu continuent à se propager de la sorte,
cane, il perdit la confiance des royalistes protestants, qui crurent on courait au désastre. Ward écrivit que les théories religieuses de
qu’il comparait l’autorité de l’Église au « royaume des fées ». Ses Hobbes « remplissaient ses membres d’horreur et d’indignation ».
anciens amis étaient devenus de nouveaux ennemis. En l’espace d’à Les relations déjà tendues entre les deux hommes se détériorèrent.
peine quelques mois, Hobbes fut banni de la cour en exil. À l’âge de Ward insinua que Hobbes était un plagiaire et un piètre mathéma-
soixante-trois ans, luttant contre une paralysie probablement cau- ticien. Hobbes répliqua en exhibant ses compétences en géométrie,
sée par la maladie de Parkinson, Hobbes s’aperçut qu’il ne lui restait montrant qu’il pouvait tracer la quadrature d’un cercle au moyen
nulle part où aller, sinon en Angleterre. « Je revins dans ma patrie », d’une règle et d’un compas. John Wallis, le mathématicien d’Oxford,
écrivit-il par la suite, « sans être certain d’y être en sécurité. Mais il saisissait la moindre occasion pour attaquer les théories mathéma-
n’existait alors pour moi aucun autre endroit sûr. Il faisait froid ; il y tiques et religieuses de Hobbes, écrivant que « notre Léviathan […] est
avait beaucoup de neige ; j’étais un vieil homme et le vent était âpre. une attaque contre toute les religions ». En détruisant sa réputation
Mon cheval ruait et les difficultés de la route me faisaient souffrir. » de mathématicien, Wallis espérait mettre en pièces toute la philoso-
Hobbes arriva en Angleterre en 1651 et réussit à mener une vie rela- phie de Hobbes.
tivement confortable à Londres. Il reprit contact avec William Harvey Pendant vingt ans, Hobbes et Wallis se livreraient un combat
(les deux hommes se connaissaient depuis plusieurs décennies, par pamphlets interposés, auquel participeraient aussi d’autres
Hobbes ayant assisté aux dissections de Harvey sur les biches du roi membres du cercle d’Oxford. En poussant la pensée mécaniste
Charles). Hobbes devint la mouche du coche des cercles intellec- jusqu’à son extrémité logique et en abandonnant tout ce qui se trou-
tuels londoniens. L’astronome Seth Ward raconte que « si quiconque vait en dehors de la sphère matérielle, Thomas Hobbes avait com-
avait l’heur de contredire ses préceptes, il se mettait en colère et pre- mis quelque chose d’à la fois impensable et de dangereux. Le cercle
nait congé de l’assistance, déclarant qu’il n’était pas là pour débattre, d’Oxford associait à sa propre philosophie mécaniste un scepticisme
mais pour  enseigner ». À Londres, le Léviathan lui créa d’autres pro- modéré et une foi sans borne dans le monde spirituel – et ne voulait
blèmes, les libraires soupçonnant le livre d’être un danger pour la certainement pas qu’on l’assimile à la pensée de Hobbes.
religion. En l’espace d’un an, plusieurs auteurs publièrent des pam- Hobbes triompherait pourtant de leurs attaques. Avec le Léviathan,
phlets contre Hobbes. Dans le Léviathan pris à l’hameçon, Alexander il avait en réalité créé la science politique. Depuis 1651, toute théorie
Ross écrivait que Hobbes « vomissait les opinions condamnées des portant sur la manière de gouverner une nation a dû, d’une manière
anciens hérétiques ». ou d’une autre, se mesurer à celle de Hobbes. Sa science politique
Très vite, Hobbes fut également la cible d’attaques de la part du s’est fondée sur des décennies d’observation attentive de ses com-
cercle d’Oxford. Le philosophe avait condamné les universités patriotes dans ce qu’ils avaient de meilleur et de pire. Son influence

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chapitre vi le cercle de willis

comme penseur politique ne cessa de croître, alors même que, Sud. Jacques ier lui donna le titre de comte de Cork, et pendant plus
croyant s’inspirer naturellement de l’organisation du corps humain, de quarante ans, il administra lui-même ses biens comme s’il se fût
ses connaissances en la matière étaient tout simplement erronées. agi d’un royaume. Il fit construire quinze châteaux, dont il assura
De la même façon que Descartes était absolument convaincu que la protection contre les rebelles irlandais grâce à une armée per-
la glande pinéale était le siège de l’âme, Hobbes était certain que le sonnelle. Boyle fonda des villes pour ses métayers, construisit des
cœur était la source de toutes les sensations. Pour Hobbes, l’esprit ports et des ponts, ordonna une déforestation massive et fit creuser
était de « la matière en mouvement », et le cerveau un globe vitreux des mines à découvert. Avec pour devise « la providence divine est
rempli d’esprits mus vers d’autres organes. Si la science moderne du mon héritage », sa vie se résuma à une quête constante de pouvoir
cerveau s’était inspirée des théories de Hobbes, elle serait restée au et de richesse. Pendant plusieurs décennies, il tint un journal dans
point mort. lequel toutes ses transactions étaient notées au shilling près, mais
sans jamais faire mention d’un seul livre. Père de quinze enfants, il
Hobbes et les autres adversaires du cercle d’Oxford affichaient de avait mal marié ses filles et voyait la plupart de ses fils devenir des
sérieuses lacunes. Ces virtuosi avaient beau examiner un nombre ivrognes et des voyous. Ce milieu familial n’était pas des plus pro-
vertigineux de questions, ils n’avaient encore jamais présenté de pices à la naissance d’un philosophe.
compte rendu cohérent de leurs recherches. C’était bien beau de Dès le départ, Robert se distingua des autres membres de sa
cartographier la lune et de fabriquer de l’encre invisible, mais les famille. Enfant, il dévorait toutes sortes de livres et passait le reste
virtuosi d’Oxford semblaient parfois tâtonner sans but précis, un de son temps à écrire. Envoyé pour un Grand Tour sur le continent
peu comme les aristocrates anglais qui, pendant plus d’un siècle, européen en compagnie de son frère aîné Francis, Robert montra
s’étaient divertis avec des passe-temps scientifiques. Les philo- des talents prodigieux dans l’apprentissage des langues étrangères
sophes naturels du cercle d’Oxford pouvaient chanter les louanges et se mêla avec beaucoup de facilité à la vie des pays qu’il visitait. Il
de Bacon et de Harvey dans l’arrière-boutique d’un apothicaire, leurs découvrit Galilée en Italie, et vit à Padoue des artères, des veines et
conceptions de la philosophie naturelle n’en étaient pas moins des nerfs conservés sur des plaques de bois.
contradictoires. Bacon préférait réunir des faits plutôt que de lais- Au cours de ce voyage, chez son tuteur genevois, il eut une révé-
ser les anciens dogmes lui dicter sa pensée. Harvey restait un dis- lation religieuse. Une nuit, il fut réveillé par le fracas et les éclats
ciple d’Aristote (que Bacon qualifiait de dictateur), même s’il vérifiait foudroyants du tonnerre. Il crut que l’heure de l’Apocalypse était
ses affirmations par des expériences. Le cercle d’Oxford avait donc proche et que la Terre allait être engloutie par le feu. Il s’ensuivit
grand besoin d’un point d’ancrage et d’un porte-parole. En 1655, ces une pluie et un vent d’une telle violence que Robert crut que le Jour
deux manques furent comblés par Robert Boyle, un jeune aristocrate du Jugement était arrivé. Il eut subitement l’impression qu’il n’avait
maladif et émacié. jamais été préparé à ce moment. Il se fit alors la promesse que si la
La plupart des membres du cercle d’Oxford appartenaient à une fin du monde ne se produisait pas cette nuit-là, il mènerait une vie
catégorie à la fois : c’étaient soit de jeunes royalistes qui s’étaient droite. Le lendemain matin, quand le ciel eut retrouvé un aspect
détournés de la religion pour embrasser la médecine – comme Willis clair et clément, Robert eut la certitude d’avoir reçu un signe.
et Bathurst –, soit des puritains de Londres ouverts d’esprit – comme Tout au long de sa vie, Boyle continuerait à être hanté par la grâce,
Wilkins et Wallis. Robert Boyle n’était ni l’un ni l’autre. Né en 1627, craignant sans cesse de ne pas être digne de l’amour divin. Il se
il était le fils de Richard Boyle, le plus riche sujet de Charles ier. Son demandait toujours s’il était suffisamment pieux ou s’il n’avait pas
père avait fait fortune en Irlande à la fin des années 1500. Grâce à inconsciemment commis tel ou tel péché. Le doute qui l’accablait
de fausses lettres de recommandation, il avait réussi à s’immiscer transforma son existence en une suite d’interrogations continuelles,
dans les puissants cercles anglais et s’était vu confier la mission de nourrissant sa crainte de ne pas encore avoir trouvé la Vérité.
vérifier les titres fonciers qui avaient été récupérés par la Couronne. En 1641, après deux années passées à l’étranger, Robert et Francis
Grâce à ce délit d’initié – et à des amis influents – il avait acheté s’apprêtaient à rentrer chez eux quand leur vie de privilégiés bascula.
des terres à bas prix et s’était lancé dans un commerce douteux. En Les Irlandais se révoltèrent contre leurs suzerains, dont le comte
quelques années, il avait racheté une grande partie de l’Irlande du de Cork. Celui-ci contre-attaqua avec une armée constituée de ses

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métayers et vit son fils aîné se faire tuer au combat. Les rebelles pil- Lorsque Boyle emménagea dans cette masure décrépite, la guerre
lèrent ses propriétés et le retinrent captif dans l’un de ses châteaux. civile battait encore son plein. Les forêts alentour fourmillaient de
Dans une lettre pleine de désespoir, le comte promettait à ses fils soldats qui, profitant du chaos ambiant, s’étaient mués en pillards.
de leur faire parvenir la somme de deux cent cinquante livres pour Quant à Boyle, aucun des deux camps ne lui faisait confiance. Si
qu’ils puissent quitter Genève et se rendre dans un port sûr d’Irlande les royalistes voyaient en lui le frère de la célèbre Lady Ranelagh,
ou de Hollande, afin que les deux garçons puissent combattre au un membre actif de la société puritaine de Londres, les puritains
côté du prince d’Orange contre l’Espagne catholique. « Dorénavant, se méfiaient du père et des frères royalistes de Boyle. Un jour, ils le
ces ressources devront être suffisantes pour qu’ils puissent participer firent même arrêter, mais cela n’alla pas plus loin.
au combat », écrivait-il. Il les priait de ne revenir en Angleterre sous Enfermé dans son manoir, Boyle poursuivit seul son apprentis-
aucun prétexte. Le comte était humilié à l’idée que ses fils puissent sage, de manière erratique et obsessionnelle. Pour tenter de percer la
être regardés comme des indigents. En 1643, quand Charles ier signa véritable signification de la Bible, il se mit à apprendre le chaldéen et
une trêve avec les Irlandais, le comte mourut de désespoir. le syriaque. Il écrivit aussi de longs épîtres sur la moralité. Mais trois
La somme d’argent que le comte avait promise à ses fils n’ar- ans après avoir emménagé dans sa nouvelle demeure, Boyle connut
riva jamais. Francis réussit à rentrer en Irlande pour combattre les une seconde conversion, cette fois à la science.
rebelles, mais le jeune Robert, subitement pauvre et en mauvaise Il se trouvait que Boyle avait pour voisin Nathaniel Highmore, qui
santé, resta encore deux ans à Genève auprès de leur tuteur, jusqu’à avait été le protégé de William Harvey pendant le siège d’Oxford
ce qu’il se retrouve à court d’argent. Il prit alors la décision de ren- cinq ans auparavant. Highmore accueillit Boyle chez lui, où le jeune
trer en Angleterre, même s’il ne savait pas vraiment ce qu’il comp- homme put assister à d’atroces expériences sur des chiens vivants :
tait y faire. Son tuteur lui prêta une somme d’argent suffisante pour Highmore leur ouvrait le thorax en deux pour étudier leur mode res-
se procurer quelques bijoux, qu’il revendit au cours du voyage qui le piratoire. Boyle découvrit aussi les microscopes et fut ébloui par le
menait à Londres. fin duvet qui recouvrait les pattes du tyroglyphe de la farine. Entre-
Boyle arriva à Londres en 1644, sans aucune idée de ce qu’il était temps, les alchimistes du cercle de Lady Ranelagh initièrent Boyle à
advenu de sa famille. Il apprit par hasard que sa sœur préférée, la quête de la pierre philosophale. Dans son manoir, Boyle se fit amé-
Katherine, s’était elle aussi établie à Londres. De treize ans son aînée, nager un laboratoire avec un grand four en terre, des alambics, des
elle avait épousé Lord Ranelagh, un grand benêt alcoolique que l’un composés, et engagea des aides pour l’assister dans ses recherches.
de ses amis avait décrit comme « le pire rustre de la chrétienté. Sa « Vulcain m’a tant transporté et ensorcelé », écrivait-il à sa sœur, « que,
seule qualité, vu qu’il rentrait ivre mort chaque soir, était de ne pas au milieu de ces délices, je me représente mon laboratoire comme
être querelleur ». Au moment du soulèvement irlandais, Katherine une sorte d’Élysée. »
s’était retrouvée assiégée dans l’un des châteaux de Ranelagh. Au L’alchimie attirait Boyle à plusieurs titres. Les alchimistes qu’il
bout de deux ans, elle avait réussi à trouver refuge à Londres, et fréquentait pensaient qu’avec le retour en grâce des puritains,
quand elle décida d’y rester, Lord Ranelagh ne s’y opposa pas. Ils ne l’Angleterre était mûre pour abandonner les théories de Galien au
devaient jamais se revoir. profit d’une nouvelle médecine chimique inspirée des théories de
La plupart des Boyle étaient royalistes, mais à Londres Lady Paracelse et de van Helmont. Boyle soutenait leur projet ; par ailleurs,
Ranelagh se lia d’amitié avec des puritains réformateurs et des il espérait découvrir des traitements pour se guérir de ses propres
membres du Parlement. John Milton était le tuteur de son fils. Elle maux. Il souffrait depuis l’enfance de fièvres et d’une mauvaise vue,
organisait chez elle des réunions où l’on parlait d’alchimie, de la et jusqu’à la fin de sa vie, il fut miné par des calculs rénaux. Enfant, il
réforme de la médecine, de la nouvelle science et de la religion. Elle avait failli mourir à cause d’un médicament contre la diarrhée, suite
présenta son frère à ses amis qui, sur le plan intellectuel, le traitèrent à quoi il s’était juré de ne plus prendre que ses propres remèdes.
immédiatement comme leur égal. Grâce aux relations de sa sœur au Chaque matin, Boyle consultait sa girouette et se traitait en fonction
Parlement, Robert réussit à récupérer une partie des biens de famille de la direction du vent annoncé pour la journée.
qui avaient été confisqués par la Couronne, dont un manoir dans le Boyle croyait également que l’alchimie pouvait avoir une vocation
sud-est de l’Angleterre. religieuse. Grâce à une meilleure connaissance du monde naturel,

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on pourrait mieux apprécier l’œuvre de Dieu. Boyle pensait que la que l’adepte américain était un messager du prophète-alchimiste
pierre philosophale pourrait peut-être permettre d’entrer en commu- annoncé par Paracelse. Philalèthe annonçait que l’or serait bientôt
nication avec les anges. Et même, en se focalisant sur ce que cha- aussi bon marché que le fumier. Puisque Starkey était le seul indi-
cun peut voir dans la nature, l’alchimie avait peut-être le pouvoir de vidu à avoir été apparemment en contact avec Eyrénée, il devint aus-
guérir l’Angleterre qui, selon Boyle, était en train de se désagréger sitôt la coqueluche des alchimistes londoniens.
en centaines de sectes qui, en définitive, manifestaient peu d’intérêt Avec ses nouveaux mécènes, Starkey élabora des procédés pour
pour le Christ. « La multiplication des religions », disait-il, « finira par fabriquer des parfums, des diamants artificiels et même de la glace
n’en donner aucune. » en été. Avec Robert Boyle, il travailla à l’élaboration de nouveaux
Boyle fondait beaucoup d’espoirs sur l’alchimie, mais parmi remèdes et entreprit, entre autres choses, de créer l’essence du
les alchimistes qu’il fréquentait, il s’en trouvait qui l’agaçaient. cuivre, réputé pour ses propriétés curatives. Au cours de cette expé-
Certains, uniquement préoccupés par des recettes de teintures ou rience, les vapeurs qui se dégageaient dans son laboratoire mal ven-
par des méthodes de purification des métaux précieux, semblaient tilé manquèrent de le tuer, mais aussi impétueux qu’il fût, Starkey
parfaitement indifférents à ce que leurs travaux pouvaient révéler était néanmoins un expérimentateur rigoureux. Il notait scrupuleu-
du fonctionnement occulte de l’univers. D’autres, trop empressés, sement toutes ses procédures, avec suffisamment de précision pour
échafaudaient à partir de quelques découvertes de grandes théories pouvoir être reproduites par un tiers. À bien des égards, le rôle de
invraisemblables. Sans réfléchir, ils donnaient des noms à des subs- Starkey dans la transformation de cette discipline en science a été
tances, semant ainsi la confusion et empêchant tout progrès. De la largement sous-estimé. Sa recette d’un composé alchimique était,
même manière qu’il se remettait continuellement en cause, Boyle aux yeux des historiens, trop détaillée et précise pour qu’on pût pen-
n’avait de cesse d’interroger la nature à travers des expériences. ser qu’un alchimiste aussi douteux que Starkey en fût l’auteur. Ils en
Boyle éprouvait toutefois du respect pour certains alchimistes, attribuèrent la paternité à l’homme qui recopia cette recette bien des
notamment ses premiers professeurs, qui l’avaient aidé à faire de lui années plus tard : Isaac Newton.
un véritable homme de science. Il fut surtout influencé par un jeune Starkey était obsédé par ce qu’il considérait être l’un des plus
Américain fougueux du nom de George Starkey. grands mystères de la nature, à savoir de quoi la matière était consti-
Starkey s’était initié à l’alchimie pendant ses études à l’université tuée. Au Moyen Âge, les alchimistes avaient repris et développé la
de Harvard et s’était plongé dans les travaux de van Helmont. Il avait théorie hérétique des atomes. Certains affirmaient que les quatre
inventé une substance qu’il prétendait être de l’alkahest – un solvant éléments d’Aristote – le feu, l’air, l’eau et la terre – existaient sous la
universel censé réduire tout corps à sa matière première, c’est-à-dire forme de particules invisibles qui pouvaient se combiner en d’autres
l’eau. Starkey était également convaincu qu’il était sur le point de formes de matière. La pierre philosophale avait le pouvoir de trans-
découvrir la pierre philosophale, mais il se sentait brimé par la mau- muter des métaux de base – grâce à d’infimes particules qui enva-
vaise qualité des fours et des objets en verre fabriqués en Nouvelle- hissaient leurs pores – et de les transformer en or. Héritier de cette
Angleterre. En 1650, pour obtenir le matériel dont il avait besoin, il tradition, Starkey prétendait notamment que les matériaux avaient
décida d’émigrer à Londres. des densités différentes parce que l’agencement des atomes qui les
Pour attirer l’attention de mécènes londoniens suffisamment constituaient était plus ou moins compact.
riches et puissants (comme Boyle), Starkey s’inventa un alter ego. Il Dans l’Angleterre des années 1600, la théorie épicurienne de
prétendit avoir appris tout ce qu’il connaissait de l’alchimie d’un l’atome était encore en butte au mépris. « Que la bouche infecte
adepte (un maître d’art) qu’il aurait rencontré en Nouvelle-Angleterre. d’Épicure soit scellée dans le silence », écrivait alors un aristotélicien.
Ce mystérieux individu savait comment redonner de la vigueur à Mais après avoir été initié aux atomes par Starkey et par quelques
un pêcher fané et des dents saines à une femme âgée. Son maître, autres alchimistes, Boyle finit par croire à leur réalité. Les atomes
qui errait en Amérique comme un paria, avait tout de même confié lui fournissaient une explication à ce qui se passait dans son labo-
à Starkey des manuscrits destinés à la publication. Au moment où ratoire, mais aussi dans le monde extérieur – ils lui permettaient par
Starkey les publia – sous le pseudonyme d’Eyrénée Philalèthe –, ces exemple de comprendre comment l’odeur invisible d’une perdrix
ouvrages connurent aussitôt un grand succès. La rumeur courut pouvait être flairée par un setter plusieurs jours après son passage.

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chapitre vi le cercle de willis

Si Boyle comprenait que les athées puissent être séduits par la toilettes de telle autre ; à commérer sur l’ivrognerie de tel seigneur et
théorie des atomes, celle-ci n’était pas selon lui incompatible avec sur la chaude-pisse de tel autre ; ou à raconter comment le cheval de
l’existence de Dieu. En regardant au microscope les articulations ce noble-ci avait couru plus vite que la jument de ce noble-là ». Même
délicates des pattes de mouche, Boyle s’émerveillait devant « la mul- si l’on sait qu’il fit la cour à au moins une femme, il ne manifestait
titude d’atomes qui participent à la constitution des différentes par- aucun intérêt pour le mariage – cette indifférence ayant peut-être
ties externes et internes nécessaires à la conception de cette petite été nourrie par tous les désastres conjugaux qui avaient accablé sa
machine ». À l’échelle même la plus minuscule de la nature, l’ou- famille. « Naître héritier d’une grande famille n’est que le vernis d’une
vrage de Dieu était visible, et quelle meilleure ressource pour lui que forme d’esclavage », avait-il déclaré, parce que ce n’est « jamais qu’un
les atomes ? Ses convictions furent renforcées par les textes de Pierre obstacle à la connaissance d’une multitude de vérités cachées, qu’on
Gassendi, pour qui les atomes n’étaient pas incompatibles avec le ne peut atteindre sans fréquenter des individus de moindre condi-
christianisme. À la Création, Dieu avait lui-même agencé les atomes tion ». Boyle ne désirait rien d’autre que de transformer l’alchimie en
de telle façon que leur mouvement dans l’univers se rapporte in fine une véritable philosophie naturelle, et il comprit que la seule façon
à sa volonté. d’y parvenir était de poursuivre ses activités à Oxford.
Toutefois, Boyle s’est généralement abstenu de rendre publiques Cela faisait plusieurs années que Boyle entendait parler d’Oxford
ses opinions sur les atomes et l’alchimie. Il était tiraillé entre son et de sa renaissance après la guerre. Chaque semaine, Thomas Willis
désir de paix et de stabilité, et celui de voir se produire une révo- lui envoyait des comptes rendus de ses expériences en chimie. Il
lution dans le champ du savoir. Il craignait que la révélation des impressionnait Boyle, qui le considérait comme « un expérimen-
arcanes de l’alchimie provoque « un affolement dans les affaires tateur très habile ». Boyle appréciait également la façon dont John
humaines, encourage la tyrannie et conduise à une confusion géné- Wilkins avait réussi à donner un ancrage à la philosophie naturelle,
rale, transformant le monde en chaos ». Boyle avait assisté à la chute notamment en la préservant des conflits politiques et religieux. Pour
d’un roi et il ne voulait pas que la révélation de ses secrets en fasse Boyle, le cercle d’Oxford représentait « un réseau de philosophes
chuter un autre. libres et ingénieux qui, je peux l’assurer, n’acceptent et ne consi-
En 1652, Boyle quitta son laboratoire et entreprit un long et dèrent que le Vrai Savoir. Non seulement ils le chérissent, mais ils
pénible voyage en Irlande. Son objectif était de négocier avec le le font progresser ». De leur côté, les membres du cercle d’Oxford
gouvernement la restitution de terres que son père avait perdues avaient également beaucoup entendu parler de ce jeune homme
au cours des événements sanglants des années 1640. Au bout de exceptionnel. Wilkins avait rencontré Boyle durant l’été 1653, au
deux années de démêlés judiciaires, Boyle obtint gain de cause et moment où ce dernier était rentré pour quelques mois en Angleterre.
se retrouva avec une belle rente de près de trois mille livres par an. Wilkins l’avait appuyé et écrit plusieurs lettres flatteuses dans les-
Mais il s’ennuyait loin de son laboratoire, jusqu’au jour où l’un de quelles il affirmait que l’intégration de Boyle « serait un moyen d’ac-
ses amis lui conseilla de se mettre en rapport avec un autre virtuoso célérer et d’orienter nos recherches ». En 1655, Wilkins parvint à ses
établi en Irlande, William Petty, arrivé d’Oxford quelques mois aupa- fins et Boyle se mit en route pour Oxford.
ravant. Petty travaillait alors à sa vaste enquête sur l’Irlande, qui L’intégration de Boyle au cercle d’Oxford ne fut pas des plus aisées
allait lui permettre, comme au père de Boyle trente ans plus tôt, de mais, tel un bon soldat, il brava courageusement tous les obstacles.
se constituer un véritable petit empire. Petty devint pour Boyle une Il créa des laboratoires privés et, outre ses secrétaires personnels en
sorte de professeur : il lui apprit à disséquer les animaux et l’initia charge de noter tout ce qu’il leur dictait, il engagea des mécaniciens,
aux dernières découvertes en anatomie. Durant les heures passées à des souffleurs de verre et des apothicaires. Désormais, le cercle d’Ox-
« converser avec des carcasses puantes », écrivit Boyle, il se complut ford se réunissait chez lui, où il se montra prodigue en observations
« à suivre les contours, dans ces manoirs abandonnés, de l’ouvrage personnelles, citant également des alchimistes, des médecins et des
inimitable de l’architecte omniscient ». spécialistes des métaux. Au départ, Willis et les autres membres
Âgé maintenant de vingt-sept ans, il devenait évident que Boyle ne du cercle ne comprenaient pas toujours ce que Boyle avait dans le
se destinait pas à mener une vie d’aristocrate ordinaire. Il détestait crâne. Ses assistants étaient tenus au sceau du secret, et certains de
« gaspiller ses après-midi à gloser sur le visage de telle dame ou sur les ses travaux étaient écrits en langage codé d’alchimiste – il écrivait

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chapitre vi le cercle de willis

« cuivre » pour « or » et émaillait ses notes de termes farfelus, comme salpêtre se mettre à siffler, à chauffer et à bouillonner. En l’espace de
« Durca est affranchi de son sulfureux Baradam et atteindra Zahab quelques secondes, des « blocs » s’étaient formés dans la fiole : c’était
ou Kesph ». Et même quand il ne s’exprimait pas de manière codée, du salpêtre, revenu à son état premier.
il arrivait qu’on ne comprenne pas d’emblée le sens de ses propos. Boyle expliqua qu’il avait simplement dissocié puis réuni les
Extrêmement désorganisé, il prétendait avoir perdu d’un coup cinq particules fondamentales de la matière. Il n’employait pas le terme
cents expériences. Lorenzo Magalotti, un Italien en visite à Oxford, d’« atome », que Gassendi utilisait pour qualifier une unité de
rapporta que Boyle « parl[ait] très bien français et italien, mais [avait] matière indivisible, préférant appeler ses particules des corpuscules.
des difficultés d’élocution. Sa parole [était] souvent interrompue Ce terme désignait des particules qui résistaient à toute tentative
par une sorte de bégaiement qui donn[ait] l’impression qu’une humaine de les diviser – laissant ouverte la possibilité de trouver
force intérieure l’obligeait à ravaler ses mots et avec eux son souffle. un jour le moyen de les séparer en particules encore plus petites.
Semblant ainsi au bord d’éclater, il éveill[ait] chez son auditeur un Selon Boyle, les corpuscules ne possédaient que trois propriétés – la
sentiment de compassion ». C’était la même chose quand il parlait forme, la taille, et probablement aussi le mouvement. Tout ce qui
anglais. En cherchant la précision, Boyle finissait par devenir prolixe. existait en dehors de ce bref inventaire – les couleurs, les odeurs, les
Et chaque fois qu’il mentionnait le nom de Dieu, il marquait une goûts, les sons – résultait des modes d’agencements des corpuscules,
pause et s’arrêtait même complètement de parler. reliés entre eux par des crochets et des yeux – ce que Boyle appelait
À force de patience, ses nouveaux amis d’Oxford finirent par com- la « texture ». Les réactions chimiques, comme la recomposition du
prendre ce que disait Boyle. Et cela en valait la peine. Boyle proposait salpêtre, se produisaient quand plusieurs combinaisons de corpus-
ni plus ni moins de remettre en question les principes de réactions cules entraient en contact. En se détachant les uns des autres ou au
chimiques, de la même façon que la première génération des philo- contraire en s’agrégeant, de nouveaux types de textures étaient créés.
sophes mécanistes – dont Descartes et Galilée – avait remis en cause En faisant chauffer du salpêtre avec du charbon, Boyle avait séparé
la physique d’Aristote. À Oxford, Boyle entreprit de démontrer que les corpuscules qui les constituaient et les avait agencés d’une nou-
les quatre éléments d’Aristote, ses qualités et ses formes, ne pou- velle façon. En mélangeant le sel fixe avec de l’esprit de salpêtre, les
vaient plus les satisfaire. Il en fit la démonstration au moyen du sal- corpuscules retrouvaient leur agencement d’origine. Selon Boyle, la
pêtre, cette mystérieuse substance dont étaient faites à la fois la vie théorie aristotélicienne des quatre éléments, des formes et des qua-
et la poudre à canon. lités, ne pouvait pas rendre compte de la recomposition du salpêtre.
Boyle montra qu’il pouvait décomposer le salpêtre en deux Elle était une simple description, mais non une explication.
éléments (des substances distinctes du salpêtre lui-même) puis Boyle pensait que les alchimistes étaient pour beaucoup dans
le recomposer. Il commençait par faire chauffer dans un creu- la découverte des composants de la matière, mais il critiquait leur
set quelques onces de salpêtre pur qui, en fondant, formaient une tendance à les circonscrire à seulement quelques éléments ou prin-
« liqueur limpide ». Après avoir ajouté un morceau de charbon incan- cipes, comme l’esprit, le soufre et le mercure de Paracelse. Ces prin-
descent, le salpêtre se mettait à « bouillir, à siffler et à produire des cipes pouvaient très bien être un agrégat de corpuscules que les
étincelles pendant un assez long moment ». Boyle ajoutait un peu alchimistes n’avaient pas encore appris à diviser. Van Helmont avait
plus de charbon jusqu’à ce que plus rien ne s’échappe du creuset. certes montré comment des substances produisaient leur propre
Une fois celui-ci refroidi, il restait une substance solide que Boyle gaz. Or elles pouvaient très bien constituer différents types de cor-
appelait le « sel fixe ». Celui-ci n’avait plus du tout les propriétés du puscules. Boyle choisit d’appeler ces types des « éléments », mais non
salpêtre. Il n’était plus blanc mais bleu-vert. De même, son goût et au sens aristotélicien du terme. Ce terme fut employé pour décrire
son odeur avaient changé. « les corps parfaitement purs de tout mélange » et indécomposables
Après avoir mélangé ce sel fixe avec de l’eau, Boyle ajoutait de l’es- en quelques autre substance. Il pouvait exister des dizaines, des cen-
prit de salpêtre (c’est-à-dire de l’acide nitrique), une substance que taines et même des milliers d’éléments – Boyle n’en désigna aucun
les alchimistes créaient en distillant du salpêtre dans un alambic, de par un nom. Il s’intéressait moins à promouvoir un système d’élé-
la même façon qu’on distille du vin pour en extraire de l’alcool pur. ments rigide qu’à trouver des moyens de décomposer ce qui parais-
Bouche bée, ses amis regardaient ce mélange de sel fixe et d’esprit de sait indécomposable.

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chapitre vi le cercle de willis

Pour Boyle, l’alchimie et la philosophie aristotélicienne étaient concours ordinaire et universel du premier moteur, elle produit tous
toutes deux défaillantes, à la fois sur le fond et la forme. D’un côté, les phénomènes de la nature par les seules lois du mouvement. »
les alchimistes comme van Helmont et Paracelse, en affirmant que Boyle savait que les hommes d’Église pourraient ne pas souscrire
leur savoir leur avait été révélé directement par Dieu, avaient sous- à une philosophie qui semblait tolérer que l’univers ronronne tout
estimé l’importance de la raison – cela rendait bien entendu toute seul sans l’intervention de Dieu. Pour Boyle, la raison seule était
vérification impossible. D’un autre côté, les disciples d’Aristote fai- insuffisante pour comprendre le dessein de Dieu, car celui-ci était
saient dépendre trop de choses de la seule raison, élaborant des argu- inaccessible à l’esprit humain. Boyle pensait que les expériences per-
ments complexes sur la base de l’autorité des Anciens. Prudent, Boyle mettaient d’avoir accès à une partie de la grammaire du langage de
refusait d’être associé à un système qui n’embrasserait pas toute la Dieu, et que les preuves nous rapprocheraient de la révélation de son
vérité de la nature. Il préférait de beaucoup la notion d’hypothèse existence, même aux yeux de l’athée le plus sceptique.
de travail. Les explications qu’il donnait à ses expériences pouvaient À tous les niveaux – de la pratique de la science en général aux
toujours faire l’objet d’une révision dans le cas où se présenteraient spécificités de la chimie, de la physique et de la médecine –, Boyle
de nouveaux éléments de preuve. « Je n’ose parler avec certitude que apportait une cohérence aux aspirations du cercle d’Oxford. À la fin
de très peu de choses », écrivait-il. Pour Boyle, la notion d’hypothèse des années 1650, sa voix ne rencontra pas beaucoup d’écho au-delà
ne relevait pas uniquement d’un procédé scientifique, elle était aussi du cercle d’Oxford lui-même. Pour le reste de l’Angleterre, Boyle
un acte religieux. Jamais il ne se serait permis d’affirmer que sa collait à une image d’aristocrate original. Il n’avait ni diplôme uni-
connaissance allait au-delà de ce que la volonté de Dieu avait tracé. versitaire, ni licence pour pratiquer la médecine, ni position dans
Pour Boyle, le cercle d’Oxford représentait un environnement le gouvernement, ni ouvrage publié sous son nom – bref, c’était un
idéal pour explorer la philosophie naturelle – ce petit groupe d’élite, homme qui semblait surtout avoir une passion pour l’alchimie, ce
constitué des témoins les plus fiables, pouvant se porter garant de qui n’était pas rare chez les individus de sa classe. Pourtant, il avait à
la réalité des expériences qui étaient menées sous ses yeux. Il réus- tout jamais changé la face de la science.
sit à transformer un club informel en un lieu d’expérimentation Thomas Willis se prit immédiatement de sympathie pour Boyle.
public des théories scientifiques. Pour donner plus de respectabilité Après avoir entretenu pendant plusieurs années une relation épisto-
à ses expériences, il accueillait même des hommes et des femmes de laire, ils se lièrent d’amitié et devinrent collègues. Ensemble, ils dis-
l’aristocratie. Il voulait élargir le cercle de ses témoins, même si, hor- cutaient de leurs expériences et se lisaient leurs essais encore non
mis quelques initiés, personne n’était en mesure de vérifier ses dires. publiés. Willis envoya Robert Hooke, son assistant, travailler auprès
Son esprit scrupuleux – sa propension à ne rien laisser en dehors de Boyle, pressentant que ces deux scientifiques formeraient une
de son rapport à Dieu – se traduisait par une attention constante équipe hors pair. L’intuition de Willis était bonne, car même si Boyle
au détail scientifique. Il notait même les expériences qui avaient avait déjà une foule d’assistants pour l’aider, Hooke devint rapide-
échoué, car il n’était jamais certain de ne pas être passé à côté de ment son associé. Il semblerait même que Hooke ait initié Boyle à la
quelque chose d’important. géométrie d’Euclide et lui ait fait découvrir Descartes.
Boyle abandonna Aristote au profit d’une philosophie mécaniste, Boyle et Willis avaient une passion commune pour la médecine et
mais qui se distinguait cependant de celle de Descartes et de Hobbes. l’anatomie. Toujours très préoccupé par sa santé, ou plutôt sa mau-
Ces deux philosophes défendaient l’idée d’une matière totalement vaise santé, Boyle passait une bonne partie de son temps à expéri-
passive, dont les mouvements n’étaient déterminés que par l’iner- menter de nouveaux remèdes. Cherchant à comprendre le lien entre
tie et les collisions. Mais pour la majorité des philosophes naturels le climat et l’apparition des maladies, il chargea Christopher Wren
anglais, cette théorie était insuffisante. Ainsi, Boyle était convaincu et Robert Hooke d’inventer des baromètres capables de mesurer la
que Dieu avait, au moment de la Création, mis en mouvement tous température et la vitesse des vents sur des rouleaux de papier, afin
les corpuscules de l’univers, et que ce mouvement s’était poursuivi de faire remonter la source des épidémies aux effluves montant de
et transmis à d’autres corpuscules avec qui ils étaient entrés en col- la Terre.
lision. « Dieu montre plus de savoir et de sagesse dans la fabrication Boyle et Willis étaient également tous deux convaincus qu’avant
de cette vaste machine qu’est l’univers », écrit-il, « si, soutenue par le de proposer une nouvelle médecine, ils devaient connaître le

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chapitre vi le cercle de willis

fonctionnement du corps. Comme Willis, Boyle était devenu un fer- Pour Boyle, pareille interprétation signifiait que l’eau « sait que l’air
vent disciple de William Harvey (lors d’un rendez-vous qu’il avait a été expulsé du roseau et que, à moins de remplacer l’air expulsé, il
eu avec Harvey pour ses yeux, ils avaient discuté de ses découvertes s’ensuivra un vide ; et que cette eau, qui en montant agit contre son
anatomiques). « Je n’ai pas eu l’élégance », écrit-il « de refuser de dis- penchant particulier et contribue au bien général de l’univers, est
séquer des chiens, des loups, des poissons et même des rats et des aussi généreuse que le noble patriote qui sacrifie ses intérêts privés
souris, de mes propres mains. » Boyle tuait aussi des lapins blancs et pour le bien public de son pays ». Or selon lui il était absurde d’ac-
approchait leurs yeux transparents d’une fenêtre pour regarder les corder autant de sagacité à l’eau. De même, Boyle trouvait tout aussi
vitres et les barres se refléter en miniature sur leurs rétines. Même si dangereuse la théorie platonicienne de l’âme du monde. « Cette
Boyle avait une conception du corps proche de celle de Descartes – il hypothèse s’apparente au paganisme », déclara-t-il. Selon Boyle, si la
aimait le qualifier de « curieuse machine » –, ce n’est pas pour autant nature agit avec un dessein, ce n’est pas parce qu’elle possède une
qu’il le considérait comme une « machine de terre », pour reprendre âme qui pense, mais parce que la pensée de Dieu agit sur elle.
l’image de Descartes. « Selon moi, le corps humain n’est pas compa- Boyle ne cherchait pas à ériger un rempart entre les passions
rable à une montre ou à un moulin à grain », écrivait Boyle, « c’est- humaines et le monde naturel. Il ne connaissait que trop bien l’effet
à-dire à une machine constituée uniquement d’éléments solides ou que « le seul souvenir d’une potion infecte » pouvait avoir sur son
du moins consistants ; mais à une machine hydraulique et pneuma- corps, créant un sentiment d’horreur convulsif au creux de son esto-
tique, composée non seulement d’éléments stables et solides, mais mac. La vue d’un tourbillon pouvait suffire à donner le vertige. Un
aussi de fluides animés d’un mouvement organique. » Un philosophe commentaire indécent pouvait faire monter le sang au visage et un
naturel ne pouvait pas traiter le corps comme un assemblage de pou- souvenir triste provoquer des larmes – ou, comme le note Boyle en
lies et de leviers. Aqueux et changeant, le corps était comparable à termes cliniques, « l’écoulement des yeux d’une quantité considé-
une usine chimique ; il absorbe de l’air, de la nourriture et de l’eau et, rable de liqueur saumâtre ». Le corps humain était comme un mous-
tel un alchimiste dans son laboratoire, recombine ses corpuscules queton, une machine conçue pour réagir à des mécanismes délicats.
en de nouvelles formes. Boyle était convaincu que seule l’alchimie Mais la pensée, déclarait Boyle, n’appartenait qu’à Dieu, aux
permettrait d’en connaître le fonctionnement. anges et aux âmes rationnelles, qui étaient tous immatériels. « Il faut
Boyle espérait aussi trouver dans les corpuscules une explication que ce soit un bien étrange agrégat d’atomes, pour être capable de
à la vie et découvrir ce qui différenciait la vie de la matière inani- concevoir et de démontrer toutes les propositions du dixième livre
mée. Comme Willis, il isolait les composants du sang par distillation. d’Euclide », écrivait-il. Comme Descartes, Boyle croyait en la division
Selon Aristote, l’âme représentait la différence entre la vie et la non de l’esprit et de la matière, mais il ne parvint pas à cette conclusion
vie, mais Boyle avait cessé de croire en ces anciennes formes intrin- avec la certitude arrogante de Descartes. Sans cesse, Boyle modifiait,
sèques. Ce qu’Aristote appelait l’âme, Boyle le voyait comme un phé- nuançait et cherchait à se libérer des dogmes. Il avouait que celui qui
nomène issu de l’organisation d’innombrables corpuscules. La mort réussirait à lui expliquer que la matière était capable de raisonne-
ne faisait pas disparaître l’âme végétative ou sensitive– elle modi- ment, « non seulement, [l]’instruira, mais [le] surprendra ».
fiait la texture des corpuscules qui composaient le corps. Boyle était
sidéré par le fait que les ongles d’un cadavre continuaient à pousser
pendant plusieurs mois, longtemps après que l’âme rationnelle eut
quitté le corps. Pour Boyle, la vie et la mort n’étaient pas opposées,
mais faisaient partie d’un seul et unique continuum chimique.
Par leurs travaux, Boyle et Willis tentaient de donner une nou-
velle définition de l’âme. Boyle ne comprenait pas qu’Aristote et ses
disciples du xviie siècle puissent attribuer des passions et même
une intelligence à la matière. Pour Aristote, le fait d’expulser l’air
contenu dans un roseau trempé dans l’eau créait une « horreur du
vide » ; ainsi, l’eau se mettait à monter pour prendre la place de l’air.

144
Fig. 7. Cerveau d’un jeune garçon, « imbécile de naissance » selon les termes de
Willis, qui disséqua le cerveau après la mort du garçon pour chercher l’origine
physique de l’intelligence. Illustration extraite du Cerebri Anatome.
chapitre vii

esprits du sang, esprits de l’air

Ce n’est pas un hasard si Willis a réalisé ses premiers travaux scien-


tifiques d’envergure peu après l’arrivée de Boyle, qui lui fit part de
ses nouvelles théories sur l’expérience, l’alchimie et les corpuscules.
Ses recherches sur la cause des fièvres – et sur la chaleur du corps –
avaient conduit Willis à abandonner les théories de Galien sur les
humeurs et sur la chaleur innée. Mais c’est dans la chimie qu’il
trouva l’explication la plus convaincante. « J’estimai que le mieux à
faire, une fois écartée l’opinion courante sur les humeurs, était de
mettre en œuvre les illustres principes de ces chimistes », écrit-il.
Willis en conclut que le corps était composé d’un assemblage
d’atomes. « Tous les effets naturels », écrit-il, « dépendent des diverses
formes de confluence entre les atomes ; ainsi, il existe dans tout
corps de multiples formes de particules, rondes, pointues, carrées,
cylindriques, quadrillées, striées, etc. » Mais, comme Boyle, Willis
ne se prétendait pas capable d’identifier ces atomes avec préci-
sion. Par ailleurs, dans la mesure où ils se dérobaient à la percep-
tion humaine, les atomes n’étaient d’aucune utilité pour le médecin.
En revanche, Willis avait découvert qu’en chauffant du sang ou de
l’urine, il pouvait les décomposer en plusieurs substances distinctes.
Contrairement à Harvey, qui voyait le sang comme une substance
« spirituelle » une et indivisible, Willis établit que c’était un composé
chimique. Il associa les composantes du sang à cinq grands prin-
cipes, certains étant directement inspirés de Paracelse : la terre, l’eau,
le sel, le soufre et l’esprit.

147
chapitre vii esprits du sang, esprits de l’air

Comme d’autres alchimistes anglais, Willis ne se représentait pas à pain ou à la bière, dont les ferments finissaient tôt ou tard par dis-
les particules du corps de la même manière que Descartes, à savoir paraître, le sang était dans un perpétuel processus de fermentation,
comme des balles de tennis qui s’entrechoquent et rebondissent créant un sang nouveau et détruisant l’ancien, constitué de matières
passivement. Selon Willis, chaque principe animait les particules corrompues.
selon son mouvement et son pouvoir propres. L’eau et la terre, les Grâce aux corpuscules, Willis trouva une explication inédite et élé-
plus passifs, avaient vis-à-vis des autres principes une fonction matri- gante aux fièvres. Van Helmont pensait que les fièvres apparaissaient
cielle. Le sel était plus actif, mais suffisamment stable pour donner suite à l’introduction d’une substance indésirable dans le corps ;
du poids et une certaine durée à la vie, et aussi créer d’autres formes dans ses efforts pour l’expulser, l’archée s’irritait et s’échauffait. À la
de vie. (Willis était frappé par le fait que les graines étaient salées.) place du combat spirituel de van Helmont, Willis proposa une ver-
Le soufre et l’esprit – dont les particules sont agitées par un mouve- sion mécaniste du phénomène. Selon lui, la fièvre se déclarait quand
ment continu – faisaient partie des principes de vie actifs. Le soufre quelque chose venait perturber la fermentation régulière du sang et
était la source du feu, affirmait Willis ; quant à l’esprit – la matière causait l’effervescence de ses particules. Le sang commençait alors à
la plus active de toutes –, il était composé de « particules aériennes bouillir comme une marmite sur le feu et à affluer dans les vaisseaux :
d’un souffle plus divin ». Il suffisait d’ajouter une once d’esprit ou de le pouls battait plus vite et la chaleur augmentait dans tout le corps.
soufre à d’autres principes pour que se déclenche un processus de Pour Willis, la médecine était globalement l’étude de la fermenta-
transformation effervescent : la fermentation. tion humaine. « Car enfin nous vivons et mourons par un ferment »,
Quelques années avant Willis, van Helmont avait écrit sur les fer- écrivit-il. « Toute maladie provoque ses tragédies par la vertu de
ments mais il se les figurait comme les habitants d’un cosmos spi- quelque ferment. » Le médecin devait traiter ses patients comme le
rituel, des esprits divins pénétrant la matière et la transmutant en vigneron traite ses bouteilles de vin, en contrôlant leur fermentation
de nouvelles formes. Comme Boyle, Willis décida de rejeter toute la par la modification de leur chimie. « Et de fait, pour préserver ou res-
part mystique qui entourait la théorie de van Helmont. Il ne voulait taurer la santé d’un homme, l’office du médecin est quasi celui d’un
pas que son explication du corps recoure « aux qualités occultes, à la vigneron », écrit Willis.
sympathie ou aux autres refuges de l’ignorance ». Selon lui, les fer- En composant une synthèse de l’anatomie de Harvey, de l’alchi-
ments ne se développaient pas sur un plan astral, mais procédaient mie de van Helmont et de la théorie corpusculaire de Boyle, Willis
d’un mouvement de particules. Ils étaient le quotidien de la ferme, contribua à l’invention de ce qui deviendrait la biochimie. Les scien-
comme celle où avait grandi Willis. Il savait que le levain avait la tifiques savent aujourd’hui que la chaleur du corps est provoquée par
faculté de transformer une pâte visqueuse et humide en une miche un processus de fermentation très spécifique, qui résulte de l’action
de pain. Willis expliquait que les particules du levain s’agitaient d’enzymes. Celles-ci broient la nourriture, fabriquent des protéines,
autour de la pâte et la pénétraient en formant des trous qui la fai- copient des gènes et débarrassent nos cellules de ses déchets méta-
saient lever. boliques. Ces réactions chimiques dégagent une chaleur corporelle
Le sang était également un ferment. Si Willis laissait reposer du dont la température se maintient à un niveau stable. Les maladies
sang dans un bol, celui-ci se dissociait en plusieurs éléments – un provoquent des fièvres en perturbant l’équilibre de ces réactions
liquide rouge vif dans la partie supérieure, et un fluide violacé, chimiques, qui augmentent la chaleur du corps. Parti des travaux
presque visqueux, en dessous. Au bout d’un certain temps, se for- de van Helmont, Willis fit une avancée considérable. Ce faisant, il
mait une substance claire et aqueuse qui, lorsque Willis la portait contribua à réfuter l’une des prétendues trois âmes de la théorie tra-
sur une flamme, se transformait en solides de couleur blanche. ditionnelle, à savoir l’esprit vital du cœur qui était censé fournir la
Le ferment du sang produisait de la chaleur comme le faisait la chaleur innée au corps.
levure avec la pâte. Willis pensait que ce phénomène de chauffage se En 1656, Willis avait suffisamment progressé dans sa théorie des
produisait dans le cœur, où un ferment libérait les liens qui mainte- fièvres pour entreprendre la rédaction d’un traité, qu’il fit ensuite
naient ensemble les particules du soufre, du sel, de la terre et de l’es- circuler parmi les membres du cercle d’Oxford. Boyle était embar-
prit dans les corpuscules. Une fois que le soufre ardent était libéré, rassé par l’importance que Willis accordait aux notions d’esprit
le sang « se jetait avec feu » dans les artères. Contrairement à la pâte et de soufre, ainsi qu’aux autres principes, sans vraiment savoir ce

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chapitre vii esprits du sang, esprits de l’air

qu’ils étaient. « Ceci, je le crains, risque d’être préjudiciable au pro- fit insulter, puis des soldats la transportèrent sur son fauteuil dans la
grès d’une philosophie fiable », écrivit-il par la suite. Malgré tout, il cour carrée. Ses enfants furent emportés sur des planches ». À la suite
transmit le manuscrit de Willis à son propre cercle de connaissances. de cette expulsion humiliante, Mary se mit à fréquenter la maison de
Bien avant sa publication en 1659, ce traité assura une nouvelle répu- Willis et se joignit aux prières de l’Assemblée loyale. Ce n’est que neuf
tation à Willis, lui valant d’être salué pour ses « dons exceptionnels ans plus tard que Willis lui demanda sa main.
en philosophie et en médecine hermétique ». Willis se mit à gagner assez d’argent pour pouvoir subvenir aux
Alors que son traité sur les fièvres prenait lentement le chemin de besoins d’une famille grandissante et à l’entretien de plusieurs
la publication, Willis continuait à soigner les fièvres de ses patients. domestiques. Son étoile continuait à monter lorsque son traité
De nouvelles épidémies de grippe, de variole et de méningite s’abat- sur les fièvres finit par être publié en 1659, attirant l’attention des
tirent sur Oxford, obligeant riches et pauvres à venir consulter Willis. cercles de médecins en Angleterre, mais aussi dans plusieurs pays
Il inventait lui-même ses remèdes – il fabriqua un mystérieux sirop d’Europe. Il devint un médecin à la fois controversé et célébré. D’un
à base d’acier – et installa son apothicaire à Beam Hall pour ne pas côté, il avait donné le coup de grâce aux quatre éléments d’Aristote
risquer de divulguer ses secrets de fabrication. Il avait fait du che- et aux quatre humeurs de Galien, et de l'autre il avait démontré que
min depuis l’époque où il faisait tournoyer des flacons d’urine sur les corpuscules étaient la principale cause des menaces pesant sur
les marchés. la vie humaine. Les médecins traditionnels étaient horrifiés à l’idée
Les affaires de Willis étaient devenues si florissantes qu’en 1657, qu’on osât remettre en question les grands principes de la médecine
il se déclara prêt à se marier. Son choix, qui se porta sur Mary Fell, avec des saletés produites dans un laboratoire d’alchimiste, et qu’on
montre à quel point le royalisme avait de l’influence sur sa vie. Mary pût prétendre que les esprits du corps et les esprits distillés dans un
était la sœur de John Fell, qui était prêtre à l’Assemblée loyale et qui, alambic fussent une seule et même chose. Ils attaquèrent le livre de
comme lui, avait défendu Oxford lors du siège de l’armée parlemen- Willis pour « la lubricité de son esprit dévergondé et la soif effrénée
taire. Elle était aussi la fille de Sam Fell, qui avait été le doyen de d’innovation » qui, ils en étaient convaincus, « finiraient par anéantir
Christ Church avant la guerre. la race humaine ».
Aucun portrait ni description de Mary Fell n’a été conservé, mais le Mais d’autres saluaient le courage de Willis pour avoir osé défier
peu qui existe à son sujet incite à penser que cette femme avait hérité la sagesse conventionnelle. « Nous aurions davantage intérêt à reje-
de la force de caractère de ses parents. Neuf ans plus tôt, le Parlement ter ce qui entretient les superstitions qu’à accabler, sous prétexte
avait jeté son père en prison, et les inspecteurs qui avaient été dépê- que d’autres l’ont fait, la foi d’Hippocrate en l’homme », déclara
chés par le Parlement avaient demandé à la famille de quitter les l’un d’entre eux, ajoutant à propos du traité de Willis qu’il était « la
appartements de Christ Church afin d’y loger un nouveau directeur. parfaite illustration de l’idée de Bacon de fonder une philosophie à
Mary, ses frères et sa mère, refusant de se soumettre aux ordres, fer- partir des expériences sensibles ». Au siècle suivant, les médecins et
mèrent la porte aux nez des inspecteurs et des soldats qui les escor- les apothicaires adhéreraient presque mot pour mot à la théorie des
taient. Une foule, dont faisait certainement partie Thomas Willis fièvres de Willis.
qui habitait alors à côté, s’était formée pour observer la confronta- L’une des raisons pour laquelle ils restèrent si longtemps attachés
tion. Les inspecteurs forcèrent les portes de l’appartement des Fell et à cette doctrine était paradoxalement liée au fait que Willis attribuait
ordonnèrent à la famille de quitter les lieux. Ces derniers refusèrent de nouvelles causes aux fièvres mais sans changer la manière de les
de partir. Un garde fut alors placé devant leur porte avec l’instruc- traiter. « L’ouverture d’une veine », écrivait-il, « refroidit et ventile le
tion de « les acculer au départ par le bruit, la grossièreté et l’odeur sang, de telle sorte que, moins torride, ou moins brûlant, il se met à
du tabac », selon le mémorialiste Anthony Wood. Une semaine de circuler plus librement dans les vaisseaux, éloignant le risque de sur-
guerre psychologique ne les ayant pas fait fléchir, le nouveau chan- chauffe ». Avec les saignées, Willis était plus mesuré que ne l’étaient
celier ordonna aux gardes de procéder à leur expulsion. « Désirant les médecins traditionnels et ne les prescrivait qu’aux premiers
que Mme Fell quittât ses quartiers, le chancelier lui expliqua que si stades de la maladie. S’il complétait sa pharmacopée avec des médi-
elle partait, elle rendrait à Dieu et à son pays un grand service », écrivit caments à base de métaux inspirés de Paracelse, il les utilisait, de la
Wood, « mais comme elle refusait de se plier à sa proposition, elle se même manière que Galien, pour purger, chauffer et vider le corps. En

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définitive, Willis fut un révolutionnaire rétrograde qui, opérant dans même. Une fois libérés du sang, les esprits animaux avaient ten-
le champ de la nouvelle science, préservait l’ancienne médecine. dance à s’échapper sous forme de vapeurs et, de ce fait, ne pouvaient
À l’époque où Willis soignait les victimes des nouvelles fièvres qui emprunter que de minuscules canaux invisibles ; après avoir traversé
s’étaient déclarées à la fin des années 1650, il fut à nouveau témoin le cerveau et les nerfs, ils jaillissaient du cerveau comme les serpen-
des troubles mentaux causés par certaines maladies. Les patients tins d’un alambic.
atteints de méningite « tenaient des propos incohérents », écrit-il. Aussi grossière que pût être cette image, elle représentait une pre-
Il voyait parfois ses patients qui, proches de la mort, demeuraient mière étape vers le développement d’une science moderne du cer-
allongés « la plupart du temps sans parler, ou observant leur entou- veau. Willis, de plus en plus captivé par ce merveilleux alambic, avait
rage d’un air stupide, et il était rare que, à l’approche de la mort, les désormais le rare privilège d’étudier les cerveaux de ses patients
victimes de cette fièvre aient une mémoire et un intellect suffisam- décédés. Encore quelques années plus tôt, les corps disséqués par
ment aiguisés pour faire leur testament ou prendre congé de leurs les anatomistes étaient pour la plupart ceux de criminels. À mesure
proches ». que sa réputation grandit et que l’anatomie devint plus respectée,
Pour Willis, il n’existait rien de plus effrayant que de perdre ses Willis réussit à convaincre des familles de lui laisser faire l’autop-
facultés mentales. Opposé à l’idée puritaine de prédestination, il sie de ses patients décédés. Il cherchait à découvrir le lien entre les
aimait mieux penser qu’on ne devait son salut qu’à la décision de maladies qui avaient emporté ses patients et des anomalies anato-
mener une vie droite fondée sur la repentance, l’obéissance et le miques. Chez plusieurs victimes de la méningite, Willis vit que le cer-
devoir. Ceux qui étaient privés de leur raison ne pouvaient pas mener veau était enrobé d’une épaisse couche de sang. En revanche, chez
ce genre d’existence et risquaient de ne pas aller au ciel. Les prêtres d’autres patients qui avaient été emportés par d’autres maladies,
qui prêchaient en secret dans la maison de Willis disaient que la il ne trouva pas les rapports qu’il espérait y trouver. À l’époque, on
médecine avait ceci de précieux qu’en prolongeant l’existence de pensait que la frénésie et la folie étaient causées par un diaphragme
malades condamnés, elle leur laissait une chance de se convertir et endommagé – qui faisait barrière à l’âme inférieure – mais lors d’une
d’obtenir la vie éternelle ; mais si les maladies privaient les patients autopsie, Willis découvrit un trou dans le diaphragme d’un homme
de leur raison, ils étaient perdus. dont l’esprit avait été sain toute sa vie durant. Willis se demanda si
Préoccupé par le devenir de l’âme de ses patients, Willis concentra l’explication qu’on donnait traditionnellement du délire et de la folie
son attention sur les esprits animaux. Convaincu que l’esprit était le n’était pas erronée. Dans ses autopsies, Willis fit aussi une autre
principe le plus actif de la nature, il pensait que les esprits animaux découverte : les représentations conventionnelles du cerveau étaient
étaient les plus actifs de tous. Si la fermentation était nécessaire à la elles aussi erronées. Même Vésale en avait donné une représentation
vie, les esprits animaux devaient correspondre à la force la plus vitale tout à fait fantaisiste. Willis soupçonna que le problème était lié à la
du corps, faisant du cerveau et des nerfs les organes les plus impor- manière dont les anatomistes avaient coutume de l’examiner, c’est-à-
tants de tous. Dans son traité sur la fermentation et les fièvres, Willis dire en procédant à des coupes successives à mesure que le cerveau
évoque les esprits animaux, écrivant que leur « origine et leur mouve- pourrissait.
ment sont pour une grande part obscurs. On ne voit pas clairement Pour rectifier ces erreurs et espérer saisir la nature secrète des
qui fabrique l’esprit animal, ni les chemins qui le transportent à une esprits animaux, il n’y avait pas trente-six solutions : il fallait com-
si grande vitesse ». mencer par mener une étude convenable du cerveau et des nerfs. Ce
L’alchimiste en lui se mit à échafauder des hypothèses. Le cerveau, projet demanderait à Willis beaucoup de temps avant d’être mis en
avec le crâne au-dessus et les nerfs qui s’y ajoutent, ressemble à « un œuvre. Ces difficultés n’étaient pas à mettre au compte d’une quel-
alambic de verre, avec une éponge posée dessus, comme nous le fai- conque apathie intellectuelle ou, comme il l’écrivit, d’une crainte
sons d’ordinaire pour la haute rectification de l’esprit-de-vin ». Willis d’« errer sans chef ni compagnon dans ces confins, et [de] mettre
imagina que le sang, en montant au cerveau, distillait les esprits le pied dans des endroits où personne n’était jamais allé ». Si Willis
qui, au passage, se délestaient de ses particules les plus lourdes. a tant tardé à poursuivre ses recherches sur le cerveau, c’est sans
Ensuite, le cerveau absorbait les esprits comme une éponge. Au lieu doute parce qu’elles devaient nécessairement s’accompagner d’une
d’être insufflés dans les ventricules, ils pénétraient dans le cerveau étude de l’âme – un passe-temps vraiment dangereux pour un

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chapitre vii esprits du sang, esprits de l’air

homme tel que lui. Sa maison regorgeait en effet de conspirateurs chaos l’occasion de venir au secours de l’âme de l’Angleterre. Le qua-
royalistes, sa théologie était méprisée et il n’avait pas de poste à ker William Simpson mettait en garde ses concitoyens : « Ô prêtres,
l’Université. La fin des années 1650 n’était pas une époque propice pleurez et gémissez, car le jour de la lamentation est proche, le mal-
à ce genre d’investigation, car la fièvre qui sévissait en Angleterre de heur et la misère tomberont sur vous si vous ne vous repentez pas. »
manière endémique depuis presque vingt ans connaissait une nou- Le fanatisme de ces insurgés effrayait les riches conservateurs,
velle recrudescence, attribuée à la fermentation de particules agitées persuadés que les quakers et les anabaptistes ne souhaitaient rien
qui échauffait son sang. d’autre que de « renverser les propriétaires ». Quelques hommes
Oliver Cromwell était alors un homme âgé et rongé par la maladie. influents commencèrent à exprimer du bout des lèvres une chose
Après s’être proclamé Lord Protecteur, le feu de la révolution sem- alors impensable : l’Angleterre ne pourrait être domptée que si le
bla s’éteindre en lui, sa seule ambition se limitant au maintien de la prince Charles revenait d’exil et reprenait la couronne de son père.
paix. Mais lorsqu’il tenta de développer un esprit de tolérance reli- Mais les chefs de l’armée étaient prêts à écraser tout soulèvement
gieuse en Angleterre, il s’aperçut que ses sujets ne voyaient pas les royaliste, bien résolus à maintenir le pays en république.
choses comme lui. À Oxford, les anabaptistes provoquèrent de tels Un sentiment d’angoisse monta dans le pays, en particulier à
désordres que Cromwell dut y envoyer des troupes pour tempérer Oxford. Lorsque le maire annonça que Richard Cromwell était
leurs ardeurs. Après qu’un prédicateur quaker eut, tel le Christ, fait devenu Protecteur d’Angleterre, il fut bombardé de carottes et de
son entrée dans la ville de Bristol à dos d’âne, précédé de femmes navets. Pour que l’Université conserve son caractère pieux, de nou-
étendant des rameaux sur son chemin, le Parlement le condamna velles restrictions furent appliquées : les éperons, la poudre à che-
à avoir la langue percée, à être marqué au fer avec la lettre b sur le veux et le tennis furent interdits. Les autorités imposèrent aussi de
front (pour « blasphémateur ») et à être flagellé en public à Londres. longs prêches quotidiens, auxquels les royalistes échappaient en
L’année 1658 s’annonçait mal : un hiver irrégulier provoqua des allant dans les cafés. Craignant des soulèvements organisés depuis
épidémies. Au mois d’août de la même année, Cromwell fut ter- le continent, les soldats de Cromwell allaient de maison en maison à
rassé par le cancer et la mort de sa fille Élisabeth. Peu après les la recherche d’armes.
funérailles de cette dernière, George Fox, le fondateur du quake- Les fanatiques se dressèrent à nouveau contre l’université d’Oxford.
risme, rendit visite à Cromwell pour lui parler de la souffrance de En 1659, George Fox se lança dans une attaque contre l’Université.
ses Amis. Lorsqu’il rencontra le Lord Protecteur, celui-ci faisait du « Ceci est un appel à tous les philistins non circoncis » – en d’autres
cheval dans le parc de Hampton Court. « Avant de l’approcher », se mots, les professeurs d’Oxford – « à s’avancer à découvert pour être
souvient Fox, « je vis et je sentis le souffle de la mort passer sur lui ; confrontés aux petits David qui, avec leurs sacs, leurs frondes et
et quand je l’abordai, il avait l’air d’un homme mort. » Peu de temps leurs pierres, sont investis de la puissance divine. » Au cours d’une
après, atteint d’une pneumonie, Cromwell mourut pendant une nuit tempête qui eut lieu au mois de juillet 1659, des pierres tombèrent
de forte tempête qui emporta des clochers et déracina des arbres. de la tour de l’église Saint-Martin d’Oxford. Au même moment, une
Malgré un règne troublé, Cromwell avait rendu de fiers services trompette sonna, appelant les soldats parlementaires à mener une
à son pays. L’Angleterre était à l’apogée de sa puissance : elle avait nouvelle perquisition à la recherche d’armes. À l’intérieur de l’église,
étendu son empire colonial en Amérique et avait gagné le respect le son terrifia les fidèles qui se trouvait dans la galerie. Subitement
des autres nations européennes. Cromwell échoua cependant à fon- persuadés que les quakers et les anabaptistes allaient venir leur tran-
der un gouvernement pérenne. Peu avant sa mort, il désigna son cher la gorge, ils crièrent au meurtre et, dans la panique, sautèrent
fils Richard pour lui succéder. Ce fils, qu’Oliver avait tenu éloigné dans le vide sur ceux qui étaient assemblés dans la nef.
du pouvoir, n’avait aucune expérience militaire ou politique. À l’âge L’époque n’était certaintement pas propice à l’expression d’idées
de trente-deux ans, Richard Cromwell se retrouva donc à Londres, radicales sur l’âme et le cerveau. Mais l’hésitation de Willis n’était
régnant sur un Parlement très endetté et sur un pays en proie à des peut-être pas seulement due à la politique – il ne disposait pas non
factions rivales. Les radicaux unirent leur force, exigeant de l’armée plus des instruments nécessaires à cette tâche. Pour les anatomistes,
qu’elle redistribue les terres non cultivées aux pauvres. Des sectes la dissection du cerveau représentait un véritable défi – il était diffi-
religieuses déferlèrent dans les rues de Londres, voyant dans ce cile d’accès, s’abîmait facilement et ne se conservait pas longtemps.

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chapitre vii esprits du sang, esprits de l’air

En attendant, Willis et ses amis préférèrent donc s’en tenir à l’étude Mais au même moment, Boyle et Hooke découvrirent que Willis
du sang. Ce faisant, ils mirent au point la plupart des techniques que et Lower étaient sur une mauvaise piste. En l’espace d’une décen-
Willis, quelques années plus tard, utiliseraient pour entreprendre nie, les nouveaux éléments qu’ils mirent au jour permirent au cercle
ses recherches sur le cerveau, à savoir les conservateurs, les micros- d’Oxford de comprendre que la pression sanguine ne venait pas du
copes et les injections. cœur mais de l’air. Pour autant, ils ne ressuscitèrent pas la théorie
platonicienne de l’âme du monde : ils avaient découvert qu’il existait
Pendant cette époque troublée, Willis fit entrer un autre esprit des corpuscules invisibles mêlés à l’atmosphère.
brillant dans le cercle d’Oxford. Richard Lower, fils d’un noble de Boyle cherchait à démontrer la fausseté de la théorie d’Aristote
Cornouailles, arriva à l’université en 1649. Ses talents de médecin selon laquelle la nature a horreur du vide – comme si celle-ci avait
attirèrent l’attention de Willis quelques années plus tard. Bien que une âme agissant sur ses propres désirs. C’est le baromètre, nou-
Lower n’ait obtenu son diplôme officiel de médecin que dix ans plus vellement inventé par un disciple de Galilée, Evangelista Torricelli,
tard, il devint rapidement l’assistant de Willis, qui l’envoyait visiter qui lui permit d’en faire la démonstration. Torricelli avait été intri-
des patients jusque dans le comté de Cambridge. Quand Lower ne gué par le fait qu’aucune pompe de succion ne pouvait élever l’eau à
dispensait pas de soins, il pratiquait des dissections et manquait par- une hauteur de plus de dix mètres au-dessus du sol. Si l’eau montait
fois la messe du dimanche matin pour aller ouvrir une tête de veau à l’intérieur de la pompe parce que la nature avait horreur du vide,
dans son appartement. Lower resta dans l’ombre de Willis pendant pourquoi cette horreur s’arrêtait-elle toujours à la même hauteur ?
une décennie, ses honoraires ne représentant qu’une fraction de Torricelli expliqua que cette horreur n’était qu’une illusion. L’air
ceux de son maître. Un jour, il découvrit une source près du village était une substance et avait un poids. Il était certes plus léger que
d’Astrop, dont l’eau avait des propriétés curatives. Quelques années l’eau ou la pierre, mais il exerçait néanmoins une pression à la sur-
plus tard, les malades afflueraient en masse pour la boire, mais c’est face de la terre, et aussi sur l’eau dans une pompe. En aspirant de
à Willis qu’on attribua la paternité de cette découverte. Lower ne lui l’air, la pompe faisait sauter une sorte de couvercle invisible sur le
en garda cependant pas rancune. Willis fut pour lui un bon profes- liquide contenu dans la pompe. La pression de l’air sur l’eau créait
seur, lui montrant la voie à suivre pour devenir un riche médecin. alors une colonne d’eau verticale à l’intérieur de la pompe, dont le
Dès qu’il en avait l’occasion, il ne tarissait pas d’éloges sur lui. Dans poids équivalait à celui de l’air comprimé à la base.
ses livres, Willis exprime sa gratitude envers Lower, saluant autant Pour vérifier cette hypothèse, Torricelli réalisa une expérience
son habileté manuelle que son intelligence. avec un liquide plus dense qui monterait moins haut. En 1647, il
Dès le début de leur collaboration, Lower aida Willis à résoudre remplit un tube scellé à l’une de ses extrémités avec du mercure, un
une question qu’il avait soulevée dans son traité sur les fièvres : liquide quatorze fois plus dense que l’eau. Il retourna ensuite le tube
qu’est-ce qui déterminait la couleur du sang ? Willis savait que le et le maintint en position verticale au-dessus d’un récipient. Le tube
sang veineux était foncé et le sang artériel rouge vif. Galien affirmait ne se vida que partiellement, une partie étant demeurée à l’état de
que les veines et les artères correspondaient à deux systèmes dis- colonne. Comme l’avait prédit Torricelli, la hauteur de la colonne
tincts de vaisseaux alimentés par deux types de sang, mais Harvey représentait un quatorzième de la hauteur d’une colonne d’eau.
avait démontré la fausseté de cette théorie. Les recherches menées « Nous vivons submergés au fond d’un océan d’air », déclara-t-il.
par Willis l’avaient conduit à penser que le cœur contenait un fluide Ces tubes remplis de mercure – bientôt appelés baromètres –
de fermentation qui, de la même manière que pour le vin ou la bière, firent sensation dans toute l’Europe. Les alpinistes les emportèrent
transformait le sang : c’était un mélange de soufre, de sel et d’esprit durant leurs excursions et observèrent les colonnes diminuer quand
qui donnait au sang sa coloration rouge. Des expériences menées par l’air environnant commençait à se raréfier. Le cercle d’Oxford était
Willis et Lower semblaient confirmer cette hypothèse. Ils firent un également fasciné par cet objet. Christopher Wren voulut, au moyen
prélèvement de sang veineux, mat et violet, qu’ils versèrent dans une du baromètre, vérifier la théorie de Descartes selon laquelle l’univers
soucoupe. Assez rapidement, une couche rouge vif se formait à la était rempli de tourbillons de particules. Descartes attribuait le phé-
surface, à l’endroit précis où Willis comptait voir apparaître les cor- nomène des marées à l’influence de la lune, qui exerçait entre elle
puscules légers, violents et sulfureux du sang. et la Terre une pression sur les particules. Si cette théorie était vraie,

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chapitre vii

observait Wren, les fluctuations du baromètre devaient être en phase


avec l’orbite de la lune. Pour faire ce test, Boyle mit au point un baro-
mètre et le laissa en place plusieurs semaines. Celui-ci montait et
descendait de deux pouces, mais pas au rythme de la lune. Personne
ne savait ce qui alourdissait et allégeait l’atmosphère, mais ce n’était
pas la lune.
En 1658, Boyle entendit parler d’un instrument encore plus perfec-
tionné pour mesurer le poids de l’atmosphère. Un bourgmestre alle-
mand, Otto Guericke, avait construit des pompes capables d’évacuer
l’air de récipients fermés. Au cours d’une expérience spectaculaire,
Guericke avait construit deux grands vases en cuivre réunis l’un à
l’autre pour former une sphère de trente-cinq centimètres de dia-
mètre. Après lui avoir fixé une pompe à succion, il s’était mis douce-
ment à pomper l’air qui se trouvait à l’intérieur. Les deux vases adhé-
raient tellement bien l’un à l’autre que la force de deux attelages
n’aurait pas suffi à les séparer.
Lorsque Boyle entendit parler de la pompe de Guericke, il voulut
immédiatement en posséder une mais, avant de la présenter à son
cercle d’amis, il souhaitait que la sienne soit mieux adaptée à son
style d’expérimentation. Pour la manipuler, la pompe de Guericke
nécessitait le concours de deux hommes forts, et ses parois métal-
liques dissimulaient ce qui se passait à l’intérieur. Boyle demanda
alors à Hooke de mettre ses talents de mathématicien à son ser-
vice et de résoudre ces problèmes. Hooke accepta de relever le défi
et construisit un globe de verre, épais et transparent, qu’il fixa sur
un cadre en bois. Afin d’évacuer l’air plus rapidement, il ajouta une
manivelle, et pour pouvoir y introduire des objets il y perça un trou
qu’il ferma avec un couvercle.
Lorsque Boyle découvrit la nouvelle machine de Hooke, il se mit
immédiatement à rédiger une liste d’expériences à réaliser. La liste
était si longue qu’il lui sembla que, pour les mener à bien, il lui fau-
drait des années. Boyle et Hooke organisèrent une présentation de
leur pompe à air devant le cercle d’Oxford, proposant des expériences
totalement inédites. Quand Boyle plaçait un baromètre à l’intérieur
de la pompe et actionnait la manivelle, la colonne de mercure baissait.
Quand il introduisait une vessie d’agneau aplatie dans la pompe, la
vessie se mettait à gonfler à mesure que l’air en était évacué. Les spec-
tateurs venus assister à ces expériences virent aussi de la fumée deve-
nir aussi fluide que de l’eau, du vin bouillir à température ambiante
et des flammes de bougies crépiter et s’éteindre subitement. Au
moyen de cette pompe, Boyle calcula également que l’air était à peu
près mille fois plus léger que l’eau, ce qui signifiait que l’atmosphère

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chapitre vii esprits du sang, esprits de l’air

devait rayonner à cent cinquante kilomètres au-dessus de la Terre. de poumons, et leur sang et leur cœur étaient froids. Proposant une
Ces deux hypothèses se révéleraient assez proches de la vérité. version chimique de l’âme du monde de Platon, il émit l’hypothèse
Boyle pensait que les kilomètres d’air qui entourent la Terre fai- que les particules de salpêtre – les mêmes que celles qui faisaient
saient pression sur les particules terrestres, entassées et entortil- exploser la poudre à canon – étaient présentes dans tout l’univers.
lées comme les ressorts d’une montre. Lorsque Boyle évacuait l’air Lorsqu’un animal aspirait de l’air (ou de l’eau par l’intermédiaire des
de son globe avec sa pompe, cette pression diminuait, libérant les branchies), les particules étaient distillées dans le laboratoire interne
particules qui repoussaient alors les parois de la vessie d’agneau du corps et y alimentaient un feu vivant.
ou qui s’échappaient du vin. Boyle pensait toutefois que ses expé- Dès son arrivée à Oxford, Boyle s’intéressa de près aux théories de
riences avec la pompe ne lui permettaient pas de statuer en faveur Bathurst. Grâce à sa pompe, il pouvait désormais les vérifier. Il appa-
d’une des deux grandes théories corpusculaires de l’époque – celle raissait évident que lorsque les poumons se distendent, la pression
de Descartes, avec ses tourbillons de particules agglomérées, ou de l’air à l’intérieur est plus faible qu’à l’extérieur. Ainsi, l’air entrait
celle de Gassendi, avec ses atomes solitaires flottant dans le vide. En automatiquement dans les poumons. Quand Boyle actionnait sa
revanche, la pompe mettait clairement en évidence que l’horreur du pompe pour extraire l’air de son globe, le nombre de particules pré-
vide n’avait rien d’une horreur. Tel un ressort, l’air exerçait une pres- sentes dans les poumons de l’alouette diminuait. « Ceci nous permit
sion sur toutes les choses terrestres. Hooke émit même l’hypothèse avantageusement de méditer sur la bonté sagace du Créateur », écri-
que l’air, comparable à une toison de laine, était un maillage de par- vit Boyle, « qui, en donnant un ressort à l’air, a rendu presque impos-
ticules invisibles et compressibles. Comme à son habitude, Boyle sible, comme les hommes peuvent s’en apercevoir, de priver les êtres
hésita à tirer des conclusions définitives de ces expériences. vivants d’une chose aussi nécessaire. »
Thomas Willis faisait partie des rares privilégiés à avoir assisté à Boyle était d’accord avec Bathurst sur le fait que les poumons ne
ces tours de magie. Aussi extraordinaires qu’aient pu être ces expé- servaient pas à refroidir le sang. La fonction des poumons ne pouvait
riences, le plus surprenant pour lui fut sans doute le moment où pas non plus se réduire à l’élimination des fumées. Si cela avait été
Hooke et Boyle introduisirent une alouette dans le globe. Lorsque le cas, le comportement de l’alouette dans le globe de verre n’aurait
l’extraction d’air s’intensifia, la bête donna des signes de malaise subi aucun changement. Boyle fut frappé de voir que les animaux
puis fut prise de convulsions. Dix minutes plus tard, l’oiseau était privés d’air perdaient connaissance mais ne mouraient pas systéma-
mort. La même chose se produisit quand Boyle et Hooke menèrent tiquement. Même après quelques minutes, lorsqu’il réinjectait de
la même expérience avec un moineau femelle, une souris, des ser- l’air dans le globe, l’oiseau se relevait. Privés d’air, les animaux étaient
pents et des musaraignes. La « pompe à vide » pouvait retirer une comme des machines privées de leur puissance, écrivit-il, « comme un
matière essentielle et nécessaire à la vie. moulin qui, lorsque le vent cesse de souffler sur ses ailes, reste en tout
Tout le monde savait que les animaux avaient besoin de respirer point immobile et inutile, jusqu’à ce qu’une nouvelle brise le remette
pour vivre. L’explication de Galien était que les poumons aspiraient en branle ». « Nous utilisons dans l’air quelque chose », décida Boyle,
l’air, qui passait ensuite dans le cœur, créant dans les artères les « que nous ne savons pas encore identifier avec précision. » L’alouette
esprits vitaux puis, dans le cerveau, les esprits animaux. L’air aspiré et la flamme d’une bougie avaient peut-être besoin d’une même subs-
refroidissait le feu du cœur ; à l’inverse, à chaque expiration, les pou- tance contenue dans l’air. C’était la raison pour laquelle elles mou-
mons évacuaient les excrétions toxiques d’un sang chargé de fumée raient toutes les deux dans la pompe de Boyle. Peut-être existait-il des
et de suie. Pendant très longtemps, la théorie de Galien ne se vit particules qui, mélangées à l’air, étaient essentielles aux esprits vitaux.
opposer aucune véritable alternative. Il fallut attendre 1654 pour que L’histoire peine à embrasser toute l’étendue des travaux accom-
Ralph Bathurst, le compagnon de Willis durant ses années d’infor- plis par des hommes comme Robert Hooke – dont le nom est
tune, comprenne que la respiration n’était pas due aux mouvements aujourd’hui associé à celui d’inventeur et de médecin – ou comme
pulmonaires mais à l’action du diaphragme qui, en s’abaissant, allait Robert Boyle, le premier chimiste moderne (ou le dernier alchimiste
en quelque sorte chercher l’air dans les poumons. qui mit un terme au règne de l’alchimie). Tout se passe comme si
Bathurst montra que l’air n’était pas un élément essentiel au refroi- notre mémoire historique n’avait plus de place pour se remémorer
dissement du cœur et du sang – après tout, les poissons n’avaient pas leur rôle d’éclaireurs dans la découverte du mystère de la respiration.

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chapitre vii esprits du sang, esprits de l’air

Le cercle d’Oxford se souciait peu des frontières entre les disci- Sans pouvoir affirmer avec exactitude quelle était la fonction de la
plines. Par exemple, on se souvient aujourd’hui de Christopher Wren rate, ils étaient néanmoins certains qu’elle était sans rapport avec la
comme d’un architecte. Pourtant, à la fin des années 1650, le cercle mélancolie. Willis pensait que la rate avait un rôle dans la fermenta-
d’Oxford le voyait plutôt comme un astronome qui savait également tion du sang. « Elle ressemble à une sorte de réservoir destiné à rece-
extraire la rate d’un chien. voir la portion terreuse et vaseuse du sang et qui, après avoir été fer-
Vers l’âge de vingt ans, Wren s’était déjà distingué par ses dessins mentée, la réachemine dans le sang pour le réchauffer », écrivit-il.
extraordinairement détaillés de cartes de la lune. Ces cartes, avec ses Wren se demanda ce qui se passerait s’il enlevait la rate d’un
montagnes et ses vallées, réalisées avec autant de précision qu’une chien et obturait les artères sectionnées. Pour réaliser cette opéra-
carte du monde, contrastaient avec la vision floue qu’en avait donnée tion, Boyle lui confia l’un de ses chiens. Après l’avoir attaché à une
Galilée. Wren construisit également des télescopes géants et décou- table, il plaça un coussin sous son ventre, rasa une zone de poils, et
vrit des « bras » autour de Saturne qui, par la suite, se révéleraient être pour marquer l’endroit où il allait faire l’incision, il traça une ligne
des anneaux. Vers l’âge de vingt-cinq ans, il fut nommé professeur sous la cage thoracique du chien formant un angle droit avec les
d’astronomie au Gresham College de Londres, avant d’occuper un muscles de l’abdomen. Puis, à l’aide d’un couteau du type de ceux
poste équivalent à l’université d’Oxford. Mais durant cette période, qu’utilisent les éleveurs pour castrer les porcs, il introduisit la lame
Wren mit aussi son génie et son adresse au service de l’étude du dans le chien. Mais Wren n’entailla que les muscles et la doublure de
corps et de son fonctionnement. Il disséqua des yeux de cheval pour la cavité abdominale, prenant soin de ne pas toucher aux intestins.
étudier la trajectoire de la lumière et voir comment celle-ci se réfrac- L’ouverture suivit la ligne qu’il avait tracée. En appuyant sur l’abdo-
tait sur la lentille, l’iris et l’humeur cristalline. Il construisit aussi la men avec une main, il fit ensuite glisser le sombre morceau de rate
première maquette à l’échelle de l’œil. par l’ouverture, et ligatura les artères et les veines qui alimentaient
À l’aide d’un microscope, Wren dessina des puces et des fourmis l’organe. Après avoir retiré la rate, il appliqua du baume sur les extré-
titanesques. Il observa les détails microscopiques des nerfs et pré- mités ligaturées des vaisseaux sanguins. Wren recousit la plaie, lui
tendit y voir « de petites veines et artères ». Malheureusement, aucun appliqua un plâtre et banda le chien pour le maintenir au chaud le
de ces dessins n’a été conservé, même si, à en juger par ses autres temps de sa convalescence. Il laissa une petite ouverture dans l’es-
planches de médecine qui elles ont survécu, on imagine qu’ils tomac pour s’assurer que le sang avait bien coagulé et nettoya régu-
devaient être exceptionnels. Durant les années qu’il passa à Oxford, lièrement la plaie avec une décoction d’orge, de miel, de roses et de
il fréquenta beaucoup Beam Hall où il put assister aux dissections de sucre roux. Malgré l’absence d’antibiotiques et d’outils de chirurgie
Willis ; il y peignit de merveilleuses aquarelles représentant toutes modernes, l’opération fut un succès. Deux semaines plus tard, le
les choses étranges qui sortaient de ces corps. Même dans un intes- chien avait repris une vie normale. Satisfait, Boyle constata qu’il était
tin ulcéré, Wren trouvait de la beauté. « aussi sportif et dévergondé qu’avant ».
Wren pratiqua également des opérations chirurgicales. Les tra- Mais cette splénectomie fut surtout pour Wren l’occasion de
vaux de Harvey avaient soulevé de nombreuses interrogations, dont démontrer son habileté. Il ne prit même pas la peine d’en faire un
celle de la fonction de la rate*. Selon l’ancienne théorie des quatre compte rendu et d’utiliser ces résultats pour proposer une nouvelle
humeurs, la mélancolie (également appelée bile noire) était secrétée théorie de la médecine. Il ne se posa pas davantage de questions sur
par le foie puis aspirée par la rate, avant de se déverser dans l’estomac. la fonction que pouvait avoir la rate. Pour lui, ces opérations specta-
Un excès de bile noire risquait de causer des maladies, des dépres- culaires étaient surtout un passe-temps, comme d’autres s’amusent
sions et des crises de délire. On croyait qu’en l’absence de rate, l’accu- à fabriquer des avions en papier. Ainsi, nous n’avons connaissance
mulation de bile noire dans le corps pouvait être dangereuse, voire de sa splénectomie que par le récit émerveillé de ses amis. Mais
mortelle. Mais au début des années 1650, des disciples de Harvey alors même que ces derniers en faisaient la description, Wren était
examinèrent les vaisseaux sanguins qui étaient rattachés à la rate, et déjà en train de penser à sa prochaine opération : une injection intra-
s’aperçurent qu’aucun d’entre eux ne la reliait au foie ou à l’estomac. veineuse de poison dans le corps d’un chien.
L’idée de faire une injection intraveineuse, comme celle de
* « Spleen » en anglais (N.d.T.). faire l’ablation de la rate, était totalement nouvelle à l’époque. Les

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chapitre vii esprits du sang, esprits de l’air

médecins fidèles aux théories de Galien n’en voyaient pas du tout « Une fois la veine fermée », écrivit Willis par la suite, « le chien
l’utilité. Pourtant, il paraissait évident que, si les théories de Harvey se remit à courir comme à l’ordinaire, ne semblant que peu, voire
étaient justes, les injections devaient faire de l’effet. Malgré ses pas affecté par l’injection ; mais au bout d’un quart d’heure, il com-
méthodes rudimentaires, Harvey avait été lui-même un pionnier en mença à somnoler et à hocher la tête, puis s’endormit. »
la matière : après avoir attaché un tube à l’artère pulmonaire d’une « Certains firent le pari qu’il ne survivrait pas », écrivit Boyle. Un
vache, il y avait injecté de l’eau au moyen d’une vessie de bœuf. L’eau serviteur lui mit une laisse et l’obligea à courir dans un jardin des
s’était écoulée dans les ventricules du cœur, mais pas une goutte environs.
n’avait traversé les parois de ces ventricules. Harvey n’avait pas fait « C’est ainsi que ses tendances à la somnolence finirent par le quit-
de compte rendu écrit de cette expérience mais il en avait fait part ter, et il retrouva bientôt sa vivacité et sa santé », écrivit Willis.
à d’autres médecins, qui l’avaient peut-être rapportée à Wren. Wren « Le chien devint célèbre, et on me le vola peu de temps après », se
s’était dit que si le sang circulait comme l’affirmait Harvey, une plaignit Boyle.
injection, quel que soit l’endroit où elle était pratiquée, même dans Wren perfectionna ses méthodes d’injection. Il apprit à main-
la veine d’une jambe, prendrait effet dans tout le corps et affecterait tenir une veine entre ses doigts, afin de ne plus avoir à utiliser une
tous ses organes. plaque risquant de les endommager. À l’injection par canule et ves-
Un jour que Boyle et Wren discutaient de l’effet des poisons, Wren sie, succéda l’emploi de seringues. Wren injecta dans les veines des
se déclara prêt à inoculer un poison par injection. Boyle était intri- chiens toutes sortes de liquides : de l’eau, mais aussi de la bière, du
gué. Avant d’arriver à Oxford, la question des poisons l’avait rendu lait, du bouillon, du vin et même du sang. Certaines avaient pour
perplexe. Un jour qu’il avait donné en pâtée à un chien une vipère conséquence d’enivrer les chiens ou de les faire uriner pendant
coupée en morceaux, Boyle avait compris que ce n’était pas le corps des heures ; le plus souvent ils en mouraient. Convaincu qu’il avait
du serpent qui était venimeux. Le chien, écrivit-il, « apprécia telle- découvert quelque chose qui « apportera un formidable éclairage à la
ment cette friandise que dès lors, à chaque fois qu’il me voyait passer théorie et à la pratique de la médecine », Wren n’était pas très embar-
dans la rue, il quittait ceux qui s’en occupaient pour me suivre ». Si rassé par les douleurs qu’il causait. À ses yeux, le progrès valait bien
le sang était constitué d’aliments, la vipère venimeuse n’aurait-elle le sacrifice de quelques chiens. Au mois d’août 1657, alors que Wren
pas dû tuer le chien ? Après tout, pensa Boyle, van Helmont n’avait visitait l’ambassade de France, l’ambassadeur lui proposa de faire
peut-être pas tort lorsqu’il avait écrit que le venin du serpent était en l’expérience sur « un domestique subalterne qui était bon à être
fait un venin spirituel, secrété par sa rage et sa furie. Ce fut donc avec pendu ». Wren voulut lui injecter un émétique, mais en voyant Wren
plaisir que Boyle accepta d’assister Wren dans ses expériences. s’approcher de lui avec la plume, le serviteur « s’évanouit ou fit sem-
Wren mit au point le protocole de l’injection. Boyle lui fournit blant », se plaignit Boyle.
un autre grand chien et convoqua plusieurs médecins, dont Willis, Wren et Boyle étaient si satisfaits de leurs résultats qu’ils réflé-
pour lui venir en aide. Le chien fut maintenu à terre et attaché à une chirent à d’autres usages de l’injection. Dans les années 1650, les
table par les pattes. Wren fit une ouverture dans une patte inférieure cadavres se décomposaient, les organes pourrissaient et le sang
et incisa une veine. Il la ligatura puis sortit une petite plaque de coagulait. Après la mort, tout ce qui faisait la spécificité d’un corps
cuivre « de la grosseur et de la taille d’un ongle de pouce, mais un vivant s’estompait. Entre autres expériences, Boyle tenta de conser-
peu plus longue », rapporta Boyle. La plaque était percée de quatre ver les organes et les corps dans différents liquides. Il s’aperçut que
trous dans les angles, au travers desquels Wren fit passer un fil pour le plus efficace était l’alcool pur – ce qu’il appelait « esprit-de-vin » –,
la fixer à la veine. Elle était également pourvue d’une fente sur toute « car cette liqueur limpide et non grasse permet de clairement discer-
sa partie supérieure, par laquelle Wren fit une ouverture dans la ner les corps qui y sont immergés », écrivit-il. Les corps et les organes
veine. Comme la veine était nouée en amont à la plaque, le sang ne ainsi imbibés d’alcool conservaient leurs formes d’origine pendant
coula pas tout de suite. La coupure dans la veine était suffisamment plusieurs années et pouvaient être coupés sur toute leur longueur
importante pour qu’on puisse y insérer un fin tuyau, dans lequel pour les besoins de l’étude. Boyle conserva ainsi des linottes, des
Wren injecta une solution de vin de Xérès et d’opium. Il ôta ensuite vers, des poissons, des chenilles et un fœtus humain. Mais il se mit
la plaque de cuivre, ferma la veine et sutura la plaie. également à expérimenter la méthode de l’injection, pour voir « s’il

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chapitre vii esprits du sang, esprits de l’air

ne se trouvait pas un moyen de conserver aussi les veines et les Au terme de dix ans de vaines tentatives de soulèvement, le prince
artères, quand celles-ci sont vidées de leur sang, dilatées et inaptes Charles reconnut que Monck lui offrait là l’occasion de reprendre
à rétrécir davantage, en les remplissant de temps à autre d’une quel- la couronne de son père. Conscient que les protestants verraient
conque substance qui, bien qu’assez fluide au départ pour pénétrer d’un œil méfiant son entourage catholique en France, dont sa mère,
dans les branches des vaisseaux, durcit assez rapidement ». Avec les il installa sa cour en Hollande, à Breda, une ville de forte tradition
injections, il voulait figer la vie. protestante. Animé d’un souci de conciliation, il négocia avec les
À la fin des années 1650, la pratique des injections contribua à chefs politiques anglais, promit l’amnistie aux vétérans parlemen-
la notoriété du cercle d’Oxford. Les poètes évoquaient leurs décou- taires de la guerre civile et accorda au Parlement un droit de décision
vertes « de la danse sinueuse du sang » et l’on parlait même d’injec- sur beaucoup de points, dont la religion. Il ne commettrait pas les
ter le sang d’une personne dans celui d’une autre. Cette idée existait erreurs de son père.
déjà dans l’Antiquité romaine, lorsqu’Ovide décrit comment Médée Son offre fut acceptée, et Charles fit son entrée dans Londres le
fait remplacer le sang du vieil Éson par un philtre magique pour le 29 mai 1660. Ses nouveaux sujets découvrirent un homme mince
rajeunir. À la Renaissance, quelques médecins songèrent à faire des d’une trentaine d’années, les cheveux noirs et brillants, avec une
transfusions, mais comme ils ne savaient pas comment circulait le fine moustache et des yeux très cernés. Il était suivi de centaines de
sang, leur projet ne put se concrétiser. À présent, Wren en était peut- gentilshommes coiffés de plumes d’autruche et vêtus de manteaux
être capable. de velours et de pourpoints en toile d’argent. Des coups de canon
Au moment où Wren faisait œuvre de visionnaire, l’Angleterre et des coups de feu retentirent, les cloches se mirent à sonner, non
s’apprêtait à recevoir une nouvelle transfusion de sang royal. Après seulement à Londres, mais dans tous le pays. À Oxford, du vin et de
la mort d’Oliver Cromwell, son fils s’était vite avéré incapable de maî- la bière coulaient des fontaines. Anthony Wood écrivit : « La nation
triser le climat d’anarchie qui régnait à Londres. En 1659, l’armée d’Angleterre était devenue complètement folle ». Mais pour un ancien
bannit Richard et l’envoya en retraite anticipée à la campagne. Le soldat royaliste comme Thomas Willis, c’était tout le contraire. Tout
pays se retrouva alors sans chef et les rivalités entre les différentes se passait comme si l’Angleterre avait enfin retrouvé ses esprits et
factions s’amplifièrent. Les échos de ce chaos se propagèrent vers son cerveau.
le Nord, par-delà les collines d’Écosse, jusqu’à parvenir aux oreilles
du général George Monck. Ce militaire assez opportuniste avait
été tour à tour au service de Charles ier et de Cromwell, ce dernier
l’ayant nommé à la tête de l’armée anglaise en Écosse. Monck croyait
par dessus tout à l’ordre. Or, avec le départ de Richard Cromwell,
Londres sombrait dans le chaos. Après avoir adressé une lettre au
Conseil général de l’armée dans laquelle il condamnait ses attaques
contre le Parlement, il prit la tête d’une force de sept mille hommes
et marcha en direction de la capitale pour restaurer l’ordre. Aucune
faction ne put lui résister, et Monck arriva aux portes du Parlement
sans même tirer un coup de feu.
Monck rétablit provisoirement l’ordre à Londres : il réprima les
émeutes des quakers, poussa les généraux de l’armée à démission-
ner et réduisit au silence les pamphlétaires qui tentaient de rallier
les soldats aux causes radicales. Mais selon lui, la seule manière de
rétablir la stabilité en Angleterre était de restaurer la monarchie.
Monck rappela des membres du Parlement anciennement exclus
par Cromwell, dont beaucoup étaient favorables à un retour de la
monarchie.

166
Fig. 8. Partie supérieure d’un cerveau humain détaché du cerveau, extrait du
Cerebri Anatome.
chapitre viii

une curieuse balle molletonnée

En 1660, l’Angleterre n’avait pas seulement rétabli un roi sur le trône.


Le nouveau Parlement élu cette même année regorgeait désormais
d’anciens royalistes bien décidés à restaurer le climat de 1640. Ils
interdirent les pétitions de plus de vingt signatures et frappèrent
d’amendes tous ceux qui participaient à une réunion non orthodoxe.
Bientôt, les propriétaires furent autorisés à expulser les pauvres qui
occupaient les terres non utilisées et à enclore les forêts pour en
exploiter le bois comme ils l’entendaient. Pour la plupart, les respon-
sables de l’exécution de Charles ier furent jugés et condamnés pour
trahison. Deux d’entre eux furent traînés dans les rues, ayant face à
eux la tête décapitée d’un autre condamné. Deux ans après sa mort,
Oliver Cromwell eut lui aussi droit à ce qui pourrait s’apparenter à
une exécution : son corps embaumé fut exhumé et pendu au gibet
toute une journée ; ensuite, il fut décapité et sa tête, fichée au bout
d’une pique, fut fixée sur le toit du palais de Westminster. Elle garde-
rait les yeux rivés sur le Parlement pendant vingt-cinq ans, jusqu’à la
fin du règne de Charles ii en 1685.
Les évêques et les prêtres regagnèrent leurs anciennes églises,
encore plus traumatisés que les parlementaires. L’archevêque Laud
avait été condamné pour trahison et exécuté, et un grand nombre
d’évêques étaient morts dans la misère et un quasi-anonymat. Pour
avoir été délaissées pendant une vingtaine d’années, beaucoup de
cathédrales étaient en ruine. Certaines avaient été transformées en
étables, d’autres en entrepôts, et d’autres encore en tavernes ou en
prisons. Maintenant que les puritains avaient été évincés du pou-
voir, l’Église d’Angleterre ne tolérerait plus aucun compromis. Tous
les protestants anglicans devaient recevoir la communion, utiliser le

169
chapitre viii une curieuse balle molletonnée

Livre de la prière commune, se lever pour chanter les hymnes, s’age- Malheureusement pour Stillingfleet, l’auteur de ce rire se trou-
nouiller pour prier et lever son chapeau. Le nouvel évêque de vait en face de lui : il portait la couronne royale. S’il se trouvait une
Londres, Gilbert Sheldon, devint l’un des plus farouches serviteurs personne à préférer la farce au sermon, une maîtresse à un pasteur,
de cette Église. Il purgea la ville d’un tiers de ses pasteurs, qui avaient c’était bien le chef de l’Église d’Angleterre. Le goût de Charles pour
refusé de se soumettre à ces nouvelles lois, et obligea la plupart des les plaisirs n’était un secret pour personne. Ayant goûté au faste
imprimeurs qui avaient prospéré sous le règne de Cromwell à mettre de la cour française, collectionnant les longues perruques et les
la clé sous la porte. Désormais, aucun livre ou pamphlet ne pouvait maîtresses, il avait développé ce penchant durant son exil parisien.
être publié sans l’approbation préalable de censeurs. Les pamphlé- Quand Charles revint en Angleterre, il fit peu d’efforts pour dissimu-
taires anonymes furent traqués et jetés en prison. Les débats exaltés ler ses penchants aux évêques, ceux-là mêmes qui avaient consacré
qui avaient fait florès sous Cromwell cédèrent la place à un discours son droit divin à régner.
public terne et timoré. Les deux seuls grands textes littéraires à avoir Gilbert Burnet, l’évêque de Salisbury, a peint dans le détail un
passé la censure en Angleterre dans les années 1660, Paradise Lost (Le sombre portrait de son nouveau roi. Il s’aperçut que Charles éprou-
Paradis Perdu) de John Milton et The Pilgrim’s Progress (Le Voyage du vait peu d’affection pour les humains. « Professant une très mauvaise
Pèlerin) de John Bunyan, étaient les œuvres, pour l’un, d’un paria, et opinion à l’égard de l’un et l’autre sexe », avait-il écrit, « il croyait
pour l’autre, d’un prisonnier politique. que la vanité ou le tempérament était l’unique principe du peu de
La culture puritaine qui avait dominé l’Angleterre pendant quinze chasteté et du peu de sincérité qu’on voit dans le monde, et que
ans ne cessa de régresser. Mais même si les puritains étaient sou- ceux qui possédaient l’une ou l’autre de ces qualités le faisaient par
mis, les évêques continuaient à se sentir menacés. Les quakers et les dérision ou par vanité. » Malgré sa méfiance à l’égard des hommes,
autres sectes soi-disant fanatiques qui s’étaient développées sous Charles réussissait à se montrer sous un jour charmeur. « Personne
Cromwell manifestèrent leur opposition aux mesures imposées par ne l’approchait qui ne fût d’abord épris de son air aimable et de sa
le Parlement. Partout, les quakers étaient perçus comme des fau- douceur », écrit Burnet, « mais on ne tardait pas à le découvrir au
teurs de troubles : dans la rue, ils refusaient de lever leur chapeau travers de la plus charmante physionomie ; ni à convenir intérieure-
et, dans les églises, ils se levaient au milieu des offices, des bougies ment du tort qu’on aurait eu de se laisser éblouir par un million de
à la main, menaçant de brûler les pages de la Bible qu’ils jugeaient paroles caressantes et de promesses magnifiques. Il en usait comme
offensantes. d’eau bénite pour distraire les personnes agréables et conjurer les
Les quakers représentaient certes un danger pour l’Église angli- importuns. »
cane, mais au moins ils croyaient en Dieu. Les évêques craignaient Charles arriva en Angleterre entouré d’une cour imprégnée de
plus encore la perspective que des Anglais puissent renoncer à coutumes françaises – parfum, maquillage et syphilis. « Étrange
leur Seigneur et à leur âme immortelle. Les prêtres ne cessaient de époque efféminée », déclara le mémorialiste Anthony Wood, « que
mettre en garde leurs paroissiens contre les dangers de l’athéisme. de voir les hommes chercher à imiter l’apparence des femmes – lon-
L’idée même d’un athéisme galopant prit des proportions démesu- gues perruques, mouches sur le visage, maquillage, larges culottes
rées – Anthony Wood déplorait de vivre « à une époque disposée à courtes en forme de jupons, manchons, habits légèrement parfumés
l’athéisme et au plaisir animal ». Mais les historiens ont beau recher- et bardés de rubans multicolores ». La promiscuité entre les sexes
cher des preuves tangibles de cet athéisme – par exemple dans des était très répandue à la cour de Charles. Dans son journal, relatant
opuscules niant l’existence de Dieu –, ils n’en trouvent aucune. Ils les potins de la cour, Samuel Pepys rapporte par exemple comment
ont en revanche découvert un net penchant pour les mots d’esprit et une dame avait accouché d’un enfant illégitime en plein bal royal.
la dérision. Les esprits frondeurs et les satiristes prospérèrent durant Le frère du roi, Jacques, duc d’York, était réputé pour séduire les
la Restauration, se moquant de toutes les croyances et de toutes les femmes mariées. Lorsqu’un courtisan le voyait ne serait-ce qu’adres-
prétentions à l’autorité. Lors d’un sermon prononcé devant le roi, ser la parole à son épouse, il s’empressait d’envoyer cette dernière en
Edward Stillingfleet tonna : « Il n’est pas de pires imbéciles que ceux lieu sûr à la campagne.
qui se livrent au mal avec le sourire ; et nul n’y parvient mieux que Mais c’est à Charles que revenait la palme de la débauche. « Son
celui qui se moque du péché. » sceptre et son sexe sont d’égale longueur », écrivit le comte de

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chapitre viii une curieuse balle molletonnée

Rochester. Peu après son couronnement, Charles s’attira les grâces Au début de la Restauration, Thomas Willis avait trente-neuf ans.
d’une nouvelle maîtresse, Barbara Palmer, une beauté de vingt-et- Jusque là, il s’était quasiment toujours trouvé en conflit, ouvert ou
un ans rencontrée pendant son exil. Après son mariage en 1662 avec clandestin, avec les souverains d’Angleterre. Mais il avait tout de
Catherine de Bragance, une princesse portugaise élevée au couvent, même réussi à s’en arranger, et grâce à son livre et à ses élixirs inspi-
il en avait fait la dame de compagnie de la reine. Catherine était sté- rés de Paracelse, il s’était forgé une réputation de scientifique. Avec
rile, mais Barbara donna bientôt à Charles un second fils naturel. le retour du roi Charles, sa fortune connut une ascension fulgurante ;
Comme chef spirituel de l’Église anglicane, Charles laissait vrai- il était lié à des hommes devenus très influents, et ceux-ci lui étaient
ment à désirer. Il s’acquittait de ce rôle pour la forme et aussi pour reconnaissants. Gilbert Sheldon avait soutenu le siège d’Oxford avec
asseoir son pouvoir politique. Ainsi, il rétablit l’ancienne coutume Willis et occupé un poste de surveillant au All Souls College avant
du roi thaumaturge et, rien que les quatre premières années de son d’en être expulsé en 1648 par les inspecteurs du Parlement. Devenu
règne, il reçut à Whitehall plus de vingt-trois mille sujets. Ils s’age- évêque de Londres, il récompensa Willis pour sa loyauté en le nom-
nouillaient un par un devant lui, attendant que le roi les touche et mant professeur de philosophie naturelle à Oxford. (Le puritain qu’il
les guérisse. Charles était moins soucieux du caractère sacré de ce remplaça à ce poste fut renvoyé.)
rituel que de faire la démonstration de son droit divin à gouverner. Fell et les autres hommes qui avaient pris le contrôle d’Oxford
Contrairement aux évêques, il était indifférent à la crainte suscitée voulaient rendre à l’Université la fonction qu’elle avait eue autrefois,
par les quakers et il n’était pas rare de le voir s’assoupir à l’église au à savoir celle d’une pépinière de l’Église anglicane, dispensant un
beau milieu des sermons qui lui étaient adressés. William Petty, de enseignement proche de celui que Willis avait reçu lorsqu’il y était
retour d’Irlande, amusait le roi et sa cour par ses charges satiriques étudiant. Un visiteur déclara qu’Aristote « [avait] éliminé et subjugué
contre les pasteurs et les jésuites. les autres philosophies et principes ». Mais quand Willis prit place
Malgré ses péchés et sa vie de débauché, Charles ne niait pas Dieu. derrière son pupitre et commença à dispenser ses premières leçons
« Il me dit un jour qu’il n’était point athée », écrivit l’évêque Burnet, à la nouvelle génération des étudiants de la Restauration, ses protec-
« mais qu’il ne pouvait se persuader que Dieu voulût faire le malheur teurs s’en mordirent les doigts. Non seulement Willis ne se référait
d’un homme, seulement pour être allé au-delà du plaisir permis. » pas aux textes classiques, mais il ne faisait aucun cas des principes
défendus par son beau-frère. Chaque mercredi et samedi matin, il
Avec la Restauration, la congrégation secrète de Thomas Willis à exposait de nouvelles théories venues de l’étranger et présentait les
Beam Hall sortit de la clandestinité et prit le contrôle d’Oxford. Ralph derniers travaux de son cercle, ainsi que ses propres théories, expli-
Bathurst, qui avait inspecté les urines aux côtés de Willis, devint citement anti-aristotéliciennes, sur les fièvres et la chimie du corps.
aumônier du roi, avant d’être nommé directeur de Trinity College. C’était à peine si le nom de Galien était mentionné. Si un puritain
John Fell, le beau-frère de Willis, fut fait évêque d’Oxford et enten- avait proposé ce type d’enseignement, il aurait peut-être été exclu de
dit ramener l’Université à l’époque de l’archevêque Laud. Les églises l’auditorium. Mais comme Willis était un héros de la Restauration,
résonnèrent à nouveau du son des orgues et des chœurs, et les prêtres ses propos embarrassants furent tolérés.
rétablirent la communion. Fell chassa les puritains de l’Université Willis pensait que sa nouvelle fonction l’autorisait à donner libre
avec autant de brutalité que lorsqu’il en avait été chassé quatorze cours à ses spéculations. Comme il l’écrivit par la suite, il se sentait
ans plus tôt. Certains furent évacués de force de leur appartement, tenu d’« exposer les fonctions des sens, externes et internes, et les
et ceux qui restèrent furent obligés de s’incliner et d’abjurer leur foi facultés et les affections de l’âme ». Cela faisait déjà plusieurs années
puritaine. Comme tous les autres dissidents, les catholiques n’étaient que Willis étudiait le cerveau et réfléchissait à son rôle et à sa fonc-
pas non plus admis à l’Université. John Owen, le directeur puritain de tion dans le corps. Il le comparait à une sorte d’alambic où les esprits
Christ Church, l’homme à la perruque poudrée dont on se souvient étaient irrigués par le sang. Willis intégrait dans ses leçons des théo-
qu’il avait fermé les yeux sur les activités clandestines de la congréga- ries qui lui paraissaient vraisemblables, mais lorsqu’il s’entendit les
tion de Willis, fut arrêté pour tenue de réunions illégales à son domi- décrire, il s’aperçut qu’elles étaient loin d’être probantes.
cile. L’Université reprit le contrôle de la ville et fit jeter en prison les « J’avais l’impression d’être un peintre qui, après avoir tracé les
quakers et autres dissidents qui refusaient de faire allégeance au roi. contours de la tête d’un homme, » écrivit-il, « aurait suivi non pas les

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chapitre viii une curieuse balle molletonnée

préceptes d’un grand maître, mais les seuls caprices de son crayon. » pour le montrer à l’assistance. Cette nouvelle manière d’observer le
Il lui paraissait évident qu’il « avait obéi, non pas à la stricte vérité de cerveau obligea Wills et ses amis à l’envisager sous un nouvel angle :
ce qui est connu, mais à ce qui était le plus commode et conforme à non pas comme une quelconque masse de chair collée à l’intérieur
[ses] désirs. Après y avoir réfléchi plus sérieusement, je fus saisi de du crâne mais bien comme un organe indépendant. Grâce à cette
tristesse, comme si je venais de me réveiller d’un mauvais rêve ». perception non faussée de sa structure complexe, ils purent consta-
Willis décida soudain d’entreprendre l’audacieux projet de « dévoi- ter que le cerveau était clairement divisé en au moins trois parties
ler les lieux secrets de l’esprit de l’homme ». Ce n’était pas chez distinctes. À la base se trouvait la moelle (qu’on appelle aujourd’hui
Aristote et Galien qu’il les trouverait, mais dans le livre de la Nature. le bulbe rachidien), située à la jonction du cerveau et de la moelle
« Je me résolus à m’engager dans une nouvelle voie, sans m’en écarter épinière. Juste au-dessus du bulbe rachidien se trouvait le cervelet,
d’un pouce, et à me fier, non pas aux opinions reçues des autres ou de la taille d’une balle, relié au bulbe rachidien par une sorte de
aux préjugés et aux supputations de mon esprit, mais à la nature et pédoncule. Au sommet du bulbe et du cervelet se trouvait le télencé-
aux preuves oculaires. » Pour ce faire, il n’existait qu’une seule voie phale, formé par deux hémisphères aux contours plissés. Même si
possible. « Je m’accoutumai à la dissection des cerveaux. » ces parties avaient déjà été observées par des anatomistes, Willis fut
Grâce aux autopsies qu’il avait pratiquées sur des patients décé- le premier à démontrer leur caractère distinct – suffisamment dis-
dés, Willis avait déjà une certaine expérience des cerveaux humains ; tinct pour que Willis puisse les scinder et les étudier séparément.
il avait fait un effort sans précédent pour déceler des lésions pou- Les anatomistes qui l’avaient précédé s’étaient beaucoup plus
vant correspondre aux maladies dont souffraient ses patients. Mais intéressés aux ventricules qu’au cerveau lui-même. Mais, après une
pour comprendre le cerveau aussi bien qu’Harvey avait compris le inspection minutieuse des ventricules, Willis n’y vit rien de particu-
cœur, il fallait que cet organe devienne son unique obsession pen- lier. Ils n’étaient rien d’autre que des cavités formées par le contact
dant plusieurs années. Pour l’aider, il fit appel à Richard Lower et à entre différentes régions du cerveau. À ses yeux, le cerveau était
ses talents de chirurgien. Willis utilisait les cerveaux de ses patients beaucoup plus impressionnant. En empruntant les outils et les pro-
pour conduire ses recherches. « Nous avons enfin eu la possibilité cédés créés par ses amis plus jeunes, Willis put pour la première fois
d’en disséquer plusieurs », s’enthousiasmait Richard Lower dans une l’explorer en profondeur. En l’immergeant dans l’esprit-de-vin ou
lettre adressée à Boyle, qui se trouvait à Londres à l’époque. « Et le dans l’un des conservateurs découverts par Boyle, il put immortali-
médecin, jugeant que la plupart des parties du cerveau n’avaient pas ser un cerveau et transformer sa consistance huileuse en une forme
été décrites correctement, compte donner une nouvelle description proche de l’œuf dur. Willis n’avait plus besoin de disséquer un cer-
de ses parties et de ses différentes fonctions, selon sa propre appré- veau durant les quelques heures précédant son pourrissement. Un
ciation, sachant que les auteurs à en avoir parlé sont rares. » cerveau conservé demeurait intact et, jour après jour, Willis et Lower
D’église clandestine, Beam Hall se transforma en salle de dissec- pouvaient pratiquer des coupes pendant que Christopher Wren des-
tion. Les royalistes fugitifs furent remplacés par les virtuosi, venus sinait ses circonvolutions. Willis se mit à utiliser les microscopes
pour observer, écouter et discuter. Christopher Wren avait déjà passé inventés par Wren et Hooke pour observer la structure des nerfs, ce
du temps avec Willis à l’époque où celui-ci disséquait des corps, qu’aucun anatomiste n’avait fait avant lui. Il étudia comment les
observant et dessinant ce qui se trouvait à l’intérieur. Toujours avec nerfs pénétraient dans les muscles et les organes, se distribuant en
Willis, il se mit à scruter l’intérieur des cerveaux, à émettre des hypo- branches de plus en plus fines. Ils semblaient occuper la moindre
thèses sur leur fonctionnement et à dessiner ce qu’il voyait. parcelle de chair et être traversés par des vaisseaux sanguins aussi
En quinze ans de pratique médicale, Willis avait fait assez d’autop- fins qu’eux.
sies pour savoir que les descriptions classiques du cerveau étaient Willis eut également recours aux injections de Wren pour décou-
erronées, de même que la plupart des méthodes utilisées pour pra- vrir les lieux cachés de connexion et de démarcation du cerveau.
tiquer des autopsies qui, en sectionnant les vaisseaux et les nerfs, Avec Lower, il ouvrit le crâne d’un chien et injecta de l’encre et du
déformaient le cerveau. Willis et Lower se mirent à disséquer le cer- safran dans l’une des deux artères carotides irriguant le cerveau.
veau d’une autre façon. Ils y accédaient par en dessous de manière Puis ils observèrent le trajet de cette tache noire dans le sang. Un
à l’extraire intact et entier. Willis le prenait ensuite dans les mains vaste réseau de fins vaisseaux se forma sous leurs yeux, recouvrant

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chapitre viii

la totalité du cerveau. Willis trouva qu’il « ressemblait à une curieuse


balle molletonnée ».
Plus Willis et ses amis progressaient dans l’étude de la vasculari-
sation du cerveau, plus cet organe leur paraissait merveilleux. Les
quatre artères qui distribuaient le sang à partir du cou se prolon-
geaient par des branches qui, avant de pénétrer dans le cerveau lui-
même, formaient une sorte de cercle à la base du cerveau. Willis fut
parmi les premiers anatomistes à identifier ce cercle qui, jusque là,
était resté dissimulé par le réseau touffu de veinules et des artères.
Willis fut le premier à comprendre à quoi il servait.
L’observation de ce cercle lui rappela le cas d’un homme qu’il avait
autopsié quelques années plus tôt. De son vivant, l’homme avait à un
moment donné souffert de maux de tête qui avaient ensuite disparu,
sa mort n’étant survenue que bien des années plus tard. Lorsqu’il
finit par faire son autopsie, Willis découvrit qu’une artère carotide
était obstruée par une sorte de dépôt jaune, tandis que l’autre artère,
située de l’autre côté du cou, s’était sensiblement dilatée. Willis
supposa que les maux de tête de son patient s’étaient déclenchés
lorsque l’artère carotide s’était bouchée, et que si l’homme n’en était
pas mort, c’était parce que l’autre artère avait compensé l’insuffi-
sance de la première. Grâce à ce cercle, le sang circulait dans toutes
ses branches, maintenant les deux côtés du cerveau vivant.
Pour vérifier cette idée, Willis et Lower injectèrent une teinture
dans l’une des artères carotides. Comme Willis l’avait prédit, elle
colora, non pas une section isolée du cerveau, mais l’organe dans sa
totalité. Les deux médecins vérifièrent à nouveau cette hypothèse sur
un épagneul. Ils ouvrirent le cou du chien et obturèrent « très rapi-
dement avec de la soie » toutes les artères qui alimentaient son cer-
veau sauf une, comme l’écrivit Lower dans une lettre à Boyle. Puis
ils refermèrent la tête et attendirent que le chien se remette de l’opé-
ration. « Le chien n’en fut pas du tout affecté, et retrouva toute sa
fougue et sa vivacité ; et même, il n’éprouva aucune rancune à l’égard
de celui qui l’avait opéré, car un quart d’heure plus tard, il s’échappa
et suivit le médecin [Willis] dans la ville pendant qu’il rendait visite
à ses patients. »
Lorsqu’il vit l’épagneul trotter gaiement à ses côtés, Willis était
fou de joie. Il avait découvert dans le cerveau un système merveilleu-
sement conçu qui assurait l’approvisionnement du sang dans tout
l’organe, même lorsqu’une partie de ce système était endommagé. Il
porte aujourd’hui son nom : « le polygone de Willis ». « Rien d’aussi
artificiel n’a certainement pu être conçu, et qui ne plaide davantage
en faveur de la Providence ou du grand Créateur », déclara Willis,

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chapitre viii une curieuse balle molletonnée

« que cette apte configuration du sang dans le cerveau. » Partant de cerveau en sections, disposées à plat sur la table de dissection, ils
ce réseau qui permettait l’apport de sang dans le cerveau, les artères constatèrent que celui-ci possédait beaucoup plus de parties qu’ils
bifurquaient et se divisaient en un lacis de vaisseaux microscopiques n’auraient pu imaginer. Les anatomistes qui les avaient précédés
– « les serpentins d’un alambic », comme les avaient appelés Willis. divisaient le télencéphale en deux régions – une écorce extérieure,
Ce n’est qu’après avoir ainsi accédé au cerveau que les esprits ani- ou cortex, constituée de matière grise, et un noyau interne formé de
maux – qualifiés par Willis d’« élixir chimique » – pouvaient s’extraire matière blanche. Mais Willis découvrit, enfouies dans le télencéphale,
du sang et se répandre dans tout l’organe. Descartes avait imaginé des structures grises parcourues de striures qui, partant de la base du
que les esprits animaux étaient des particules déjà présentes dans le tronc cérébral, se poursuivaient vers les hautes sphères du cerveau. Il
sang, mais Willis avait une autre vision des choses. Selon lui, c’était nomma cette région corpus striatum, le corps strié.
un processus chimique de fermentation qui distillait les esprits à Willis et ses assistants étudièrent le système nerveux qui, par-
l’intérieur du cerveau. tant du cerveau, irradiait tout le corps. Ils retracèrent le trajet des
Willis avait été également frappé de constater qu’il existait des nerfs crâniens qui pénètrent dans les orifices situés des deux côtés
endroits où le sang ne circulait pas. Au cours de ses injections de du crâne et innervent la langue, le larynx, les lèvres, les dents et les
teinture dans les artères, il avait noté que la teinture ne colorait pas joues. Ils observèrent également le nerf vague et son éventail de fins
les ventricules – ces chambres vénérées que des générations entières filets s’entrelacer autour du cœur et du diaphragme. Avec délica-
de médecins et de philosophes pensaient être le lieu où se regrou- tesse, les virtuosi démêlèrent les paquets de fibres individuellement
paient les esprits. Willis ne voyait pas comment les esprits pouvaient et localisèrent chacune de leur terminaison. Ils réalisèrent des sché-
passer des vaisseaux sanguins aux ventricules. Manifestement, ceux- mas gigantesques et d’une précision inouïe, qui ressemblaient à des
ci n’avaient aucune fonction cérébrale. Selon Willis, ils n’étaient cartes de fleuves et de cours d’eau.
qu’« une complication des circonvolutions du cerveau ». Cela avait Pendant deux ans, entre 1661 et 1663, Willis et son cercle firent
une incidence évidente : Galien et les générations qui l’avaient suivi un véritable carnage. « Il ne se passait pas un jour sans qu’il y eût
avaient confondu premier plan et arrière-plan. quelque opération anatomique », écrivit Willis, « si bien que très rapi-
De même, Willis ne trouva aucun élément pouvant démontrer ce dement, il ne restait plus rien qui, dans le cerveau et son appendice
que Descartes avait écrit sur le système nerveux, à savoir qu’il était crânien, n’eût manifestement été détecté ni intimement perçu. »
constitué d’esprits guidés par une âme rationnelle en perpétuel Bien que le cerveau humain fût celui qui leur importait le plus, ils
mouvement qui les faisait passer dans la glande pinéale et les ventri- retirèrent de l’étude du cerveau des animaux de précieux enseigne-
cules. Contrairement à ce qu’avait affirmé Descartes, les ventricules ments. Par la suite, Willis évoquerait dans ses souvenirs « une véri-
ne pouvaient pas être le siège des esprits. Quant à la glande pinéale, table hécatombe, le tribunal anatomique ayant ordonné le massacre
elle n’était pas spécifique aux hommes, Willis l’ayant aussi obser- d’un nombre incalculable d’espèces animales ».
vée dans le cerveau des oiseaux, et même des poissons. Si la glande Willis appliqua les méthodes que Harvey avait élaborées pour étu-
pinéale avait une fonction chez ces animaux, « on peut difficilement dier le cœur. En comparant le cerveau des hommes et celui des ani-
croire qu’elle [pouvait] être le siège de l’âme », écrivit Willis. Les ven- maux, il découvrit que le cerveau du poisson ou de la vache possédait
tricules n’étaient que de « simples cavités », et il n’y avait aucune « rai- la même architecture de base que celle de l’homme, composée d’un
son de discourir dessus ». bulbe rachidien, d’un cervelet et d’un télencéphale. Contrairement
Ayant abandonné les ventricules, Willis se mit à suivre le trajet du aux animaux, l’homme avait un télencéphale extrêmement développé
sang dans les couches profondes du cerveau. Voyant que les artères se et constitué de circonvolutions. Willis pensait que cette différence
subdivisaient en vaisseaux de plus en plus fins qui se ramifiaient sur de forme signifiait que le cerveau fonctionnait différemment. Les
toute la surface du cerveau, il découvrit que chaque grande partie du hommes et les animaux avaient un cervelet quasi identique, couvert
cerveau était approvisionnée par son propre réseau capillaire. C’était en surface de stries parallèles et parcouru à l’intérieur d’un motif
là encore la preuve que le cerveau était formé de parties distinctes et arborescent. La simplicité de sa texture suggérait que le cervelet fonc-
que, pareilles aux éléments d’une horloge, elles remplissaient des tionnait comme une simple machine : il élaborait les esprits qui par-
fonctions différentes. À mesure que Willis et Lower découpaient le taient en direction du cœur et d’autres organes et les maintenait dans

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un mouvement d’horloge sans être soumis au contrôle des facultés de la manière dont les nerfs étaient responsables des mouvements
les plus hautes. « Les esprits habitant le cervelet accomplissent discrè- du corps. Il imagina que les nerfs étaient traversés par un fluide ner-
tement et silencieusement leur œuvre naturelle », écrivit Willis par la veux constitué d’esprits animaux qui y ondulent comme des vagues
suite, « sans qu’on le sache ni qu’on s’en soucie. » scintillantes. L’action des esprits sur les muscles était due, non pas à
En étudiant le cervelet, Willis se souvint d’autopsies qu’il avaient la force brute, mais à des ordres transmis par le cerveau aux muscles,
pratiquées sur des patients qui s’étaient plaints de douleur au bas lesquels réagissaient par une minuscule explosion. Chaque explo-
de la tête, à l’endroit où était situé le cervelet, et qui avaient pré- sion entraînait le gonflement du muscle.
senté des « symptômes extrêmement douloureux » dans les poumons Descartes croyait que les esprits du corps étaient mus par le cœur
et le cœur. Afin de démontrer que le cervelet contrôlait ces organes, qui, par ses battements, les attirait vers le cerveau, puis dans les
Willis et Lower ouvrirent le poitrail d’un chien vivant et ligaturèrent muscles. Willis réorganisa le corps : le cerveau devint l’origine et le
les nerfs en provenance du cervelet. Les ventricules du cœur s’engor- système nerveux la fontaine explosive de tous les sens. Le cerveau
gèrent de sang et l’animal mourut rapidement. envoyait les esprits au cœur et aux autres organes ; les nerfs captaient
Cette idée était révolutionnaire pour deux raisons. D’une part, des signaux du monde extérieur et renvoyaient les esprits animaux
si Aristote avait distingué les mouvements volontaires des mouve- au cerveau. Les esprits transportant ces impressions circulaient à
ments involontaires, Willis fut le premier à les attribuer à différentes toute vitesse dans des canaux qui les menaient dans les tréfonds du
parties du système nerveux et à faire des expériences pour vérifier cerveau jusqu’au corps strié, le corpus striatum. Willis comparait ces
ses hypothèses. D’autre part, son idée avait ceci de révolutionnaire corps striés à des lentilles qui, se fixant sur les esprits, les projetaient
qu’elle délogeait l’âme du cœur. Pour Willis, le cœur était inextrica- vers une substance blanche de chair reliant les deux hémisphères du
blement lié au cerveau, obéissant aux ordres émis de là-haut par les cerveau, connue sous le nom de corps calleux. Sorte d’agora spiri-
esprits. Ainsi réduit à un simple muscle, privé de l’âme vitale et de tuelle, le corps calleux servait de point de rencontre pour les esprits
l’intelligence naturelle que lui avait attribué Galien, le cœur n’était du cerveau. Certains d’entre eux étaient réfléchis par le corps calleux
plus le centre moral du christianisme ni le souverain du corps. Willis qui les distribuait dans le corps en les faisant passer par le cervelet,
décernait ce titre au cerveau. déclenchant un réflexe involontaire. (Willis fut le premier à employer
Willis devait encore expliquer comment ce souverain dirigeait son le mot « réflexe » pour décrire ce type de réaction automatique.) Ce
royaume. « Certains se contentent de penser que c’est l’âme qui, par retour rapide des esprits était ce qui faisait tressauter le soldat au
sa simple présence, est à l’origine du mouvement des muscles », écri- son du canon.
vait Willis. Mais en bon philosophe mécaniste, ce raisonnement lui Dans d’autres cas, les esprits franchissaient le corps calleux pour
paraissait à la fois absurde et inepte. Pourquoi alors l’âme ne pou- aller heurter le cortex qui, selon Willis, était le siège des facultés les
vait-elle pas « faire ployer de très grands corps et les obliger à aller plus hautes. Certains esprits étaient même capables de laisser une
là où elle le voulait ? » Pour Willis, c’était parce que le système ner- impression permanente sur le cortex, créant ainsi une mémoire. Les
veux et le corps qui le contenait étaient tous deux des machines. On esprits circulant dans le cortex engendraient l’imagination, les appé-
devait donc pouvoir « les interpréter selon les principes, les canons et tits et même le raisonnement.
les lois de la mécanique ». Pour créer ces facultés complexes, les esprits du cerveau devaient
Descartes avait imaginé que le mouvement des muscles procédait emprunter des voies tout aussi complexes. Willis pensait qu’ils sui-
d’un mécanisme hydraulique. Le cœur poussait les esprits dans les vaient les sillons et les circonvolutions du cortex. Était-il donc éton-
ventricules du cerveau, qui prenaient ensuite le chemin des nerfs nant qu’un oiseau eût plus de circonvolutions qu’un poisson et un
creux ; sous leur seule l’impulsion, les nerfs atteignaient les muscles chat plus qu’un oiseau – ou que les hommes aient un labyrinthe
et les gonflaient. Le problème, c’est que Descartes n’avait jamais étu- plus complexe que celui de n’importe quel cerveau d’animal ? « Ces
dié les nerfs de près. Car lorsque Willis et ses amis les observèrent plis ou circonvolutions sont bien plus nombreux et plus grands
au microscope, ils virent de solides cordons munis de petits pores chez l’homme que chez n’importe quelle créature vivante », écri-
en forme de canne à sucre. Reprenant une idée datant de l’époque vit-il, « pour réaliser les diverses et multiples actions des facultés
où il avait étudié l’alchimie, Willis proposa une nouvelle explication supérieures ».

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Descartes fut le premier philosophe à avoir imaginé que le corps Willis synthétisa tout ce que lui et ses amis avaient décou-
humain n’était rien d’autre que l’union d’une âme rationnelle et vert, complétant les données brutes de leurs observations avec ses
d’une machine de terre. Mais Willis, en proposant une anatomie pré- propres hypothèses sur le mouvement des esprits dans le cerveau et
cise du cerveau, confirmait son explication mécaniste de la pensée : les nerfs. Il inventa ce qu’il appela une « neurologie », une « doctrine
chez l’homme comme chez les poissons, les esprits circulent dans des nerfs ». Son vieil ami Ralph Bathurst peaufina le latin de Willis, et
la chair du cerveau et se répandent dans le corps pour produire des en 1664 il publia un ouvrage intitulé Cerebri Anatome, ou Anatomie du
réflexes involontaires. Willis proposa également une nouvelle expli- cerveau et des nerfs.
cation à la mystérieuse sympathie qui régissait les organes du corps. Il ne s’était écoulé que cinq années depuis que Willis avait publié
S’étant libéré des influences mystiques de van Helmont, il expliqua son traité sur les fièvres et la fermentation, mais les modalités de
que les organes étaient reliés par les branches interconnectées des diffusion du savoir scientifique avaient radicalement changé. La
nerfs issus du cervelet. Ainsi, il existait un tissu nerveux dans les période d’anarchie intellectuelle sous Cromwell était terminée.
intestins qui, en créant des ondes péristaltiques, permettait l’ache- Pour chaque ouvrage qu’il voulait publier, Willis devait désormais
minement des aliments. Des filets du nerf vague reliaient les intes- attendre l’autorisation des censeurs de l’archevêché. En lieu et place
tins et le foie de telle façon que le foie puisse y injecter une certaine des réseaux invisibles qui avaient permis à la nouvelle science de cir-
quantité de bile, contribuant ainsi à une meilleure digestion des ali- culer dans les années 1650, une institution s’était créée pour forma-
ments. Willis constata que si le rire nous faisait sourire, plisser les liser la diffusion des travaux d’hommes de science tels que Willis :
yeux et avoir le souffle court, c’était parce que le même nerf se divi- la Royal Society of London for Improving Natural Knowledge, ou
sait en plusieurs faisceaux vers la bouche, les yeux et les poumons. Société royale pour la promotion du savoir naturel.
L’innervation du visage était le fait d’un seul paquet de nerfs qui, La Royal Society fut fondée à Londres un après-midi du mois de
situé à proximité de la base du cerveau, créait un consensus entre le novembre 1660. Après avoir prononcé une conférence au Gresham
menton, les joues, les yeux et la bouche. Le baiser entre deux amants College, Christopher Wren s’était retiré avec d’autres virtuosi dans
déclenchait immédiatement une inflammation des reins en raison une salle d’étudiants du collège pour prendre un verre. John Wilkins
d’un autre nerf commun à la bouche et aux organes génitaux. Willis était présent ; il avait quitté Oxford pour Cambridge, mais la chute
remplaça le mystère occulte de la sympathie par un réseau harmo- des puritains l’avait obligé à quitter son poste. William Petty, ayant
nieux des nerfs fonctionnant comme un système à part entière – ce aussi perdu le soutien des hommes placés à la tête de l’Irlande après
que personne d’autre n’avait fait avant lui. la mort d’Oliver Cromwell, était également présent. Aussi peu assu-
Au printemps 1663, l’équipe de Willis avait achevé ses explorations. rée que fût leur situation, les virtuosi croyaient tous que l’époque
Lower réalisa des schémas du système nerveux et Wren fit des illustra- était propice à la création d’une organisation officielle pour leur
tions du cerveau. Les magnifiques planches représentaient le cerveau philosophie expérimentale. Cela faisait déjà plusieurs années que
comme un organe délicat et complexe, possédant la beauté d’une Wilkins, Petty et d’autres parlaient de recréer le cercle d’Oxford à
orchidée. Il parvint à réaliser ces chefs-d’œuvre malgré la somme grande échelle. En ce jour de novembre, ce petit groupe de virtuosi
astronomique de travail qui le submergeait. L’année précédente, il s’accorda sur la nécessité de créer cette institution. Wren griffonna
avait dessiné les plans d’une chapelle pour son oncle Matthew, récem- une liste d’une quarantaine de noms pouvant potentiellement en
ment libéré de la Tour de Londres et réintégré comme évêque. Ses faire partie, où figuraient Willis, Hooke et Boyle.
compétences en géométrie, en physique et en dessin l’aidèrent beau- Chaque mercredi au Gresham College, la Royal Society commença
coup dans son métier d’architecte. Gilbert Sheldon, nouvellement à se réunir pour assister à des expériences, en discuter et entendre
nommé à Canterbury, avait entendu parler des travaux de Wren. Il lui des comptes rendus portant sur des inventions réalisées à l’étran-
demanda de concevoir un théâtre, un bâtiment majestueux qui servi- ger. La Royal Society acceptait parmi ses membres des royalistes,
rait à la cérémonie de remise des diplômes universitaires. Ce serait le des puritains, et même des catholiques. En lieu et place des opus-
cadeau de Sheldon à Oxford. C’est ainsi qu’au printemps 1663, Wren cules et d’un réseau épistolaire épars, Henry Oldenburg, secrétaire
réalisa son premier grand projet, le magnifique Sheldonian Theatre. de la Société, édita une revue qui, paraissant à intervalles réguliers,
Son crayon faisait le va-et-vient entre l’architecture et le cerveau. fut distribuée dans toute l’Angleterre et dans la plupart des autres

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pays d’Europe. Les fondateurs consultèrent également Charles ii, lui « corpuscule » plutôt que celui d’« atome », afin d’éviter toute associa-
assurant que les virtuosi œuvraient « pour les richesses et l’ornement tion avec Épicure. « Lorsque je parle de la philosophie corpusculaire
[du] royaume ». Contrairement à Francis Bacon, qui n’avait pas réussi ou mécanique », écrit Boyle, « je suis loin de penser à la manière des
à rallier Élisabeth 1ere et Jacques ier à ses propositions, les virtuosi épicuriens que les atomes, se rencontrant par hasard dans un vide
découvrirent quelques décennies plus tard que Charles avait une infini, sont capables d’engendrer le monde tout seuls. »
prédilection pour la nouvelle science. À son retour d’exil, le roi avait Les virtuosi affirmaient étudier la nature à la lumière de la rai-
ramené avec lui un alchimiste personnel et avait créé un laboratoire son. En montrant à la nation les résultats de leurs découvertes, ils
privé ; il aimait aussi regarder les anatomistes disséquer des corps s’engageaient à dévoiler l’œuvre de Dieu et à fournir un antidote au
humains et lui-même disséqua des animaux. fanatisme. L’histoire officielle de la Société était que les philosophes
Il accorda aux virtuosi une charte royale, qu’ils eurent cependant naturels connaissent « fort bien les tempéraments des corps des
l’obligation d’honorer par des divertissements et un travail acharné. hommes, la composition de leur sang et la puissance de leur imagi-
Christopher Wren fit don au roi d’une carte de la lune en trois nation », ce qui leur permet de mieux entendre la « différence qu’il y
dimensions, sous la forme d’un globe en carton peint et gravé fai- a entre les maladies et les inspirations ». Boyle et les autres membres
sant apparaître ses montagnes et ses vallées. Le roi venait assister à de la Royal Society n’avaient de cesse de dire et d’écrire que l’Église
des séances de la Société pour être diverti par Boyle et sa prodigieuse ne pouvait espérer meilleure arme que la philosophie naturelle, et
pompe à air. Il demanda qu’on lui fabrique un œil artificiel, mais il encourageaient même ses membres à réunir des preuves de sorcelle-
ne prit jamais la peine de se déplacer pour le voir. rie pour détruire les arguments des athées.
La Royal Society se proclamait alliée du roi et de l’Église d’Angle- La Royal Society cherchait des moyens de valoriser ses travaux
terre, même si elle savait que tous les prêtres n’y souscriraient pas. auprès du grand public. Nommé « responsable des expériences »,
L’Église soupçonnait les virtuosi de ne pas se conduire en bons pro- Robert Hooke présentait chaque semaine à la Royal Society une
testants. Ainsi que le déclara l’évêque Thomas Barlow, « il est certain nouvelle expérience. Lorsque les virtuosi étaient témoins de phéno-
que cette Nouvelle Philosophie (comme ils l’appellent) a été mise mènes que personne d’autre ne pouvait voir, ils en donnaient des
sur pied et soutenue par les lieutenants de Rome, ainsi que par ceux illustrations afin de les diffuser au plus grand nombre. Christopher
dont l’intérêt est de perpétuer ses superstitions ». Wren fit don à Charles de plusieurs des plus beaux dessins d’insectes,
La Royal Society s’évertua, avec force propagande, à calmer l’irri- qu’il avait réalisés à l’aide d’un microscope à Oxford dans les années
tation des conservateurs, gommant certains détails embarrassants. 1650. La Royal Society, en accord avec le roi, fut d’avis de réunir tous
Officiellement, la Société était une émanation du cercle d’Oxford les dessins de Wren dans un livre, mais devant l’ampleur de la tâche,
mais, dans sa version des faits, elle omettait de dire que ce cercle ce dernier se déroba courtoisement, laissant à son ancien associé en
avait pris forme grâce aux purges et aux nominations du régicide microscopie, Robert Hooke, le soin de réaliser ce projet.
Cromwell. Elle préférait mettre l’accent sur la sérénité qui régnait Micrographia, l’ouvrage que Hooke réalisa au cours des trois
alors à Oxford et qui avait attiré tout un groupe de gentilshommes. années qui suivirent, fut reçu comme un véritable choc. Jusqu’alors,
« Leur première intention n’était autre que la satisfaction de respirer l’univers microscopique était resté une réserve naturelle secrète,
un air libre et de converser paisiblement l’un avec l’autre, sans être où n’était admis qu’un nombre limité de philosophes naturels.
engagés dans les passions et les obsessions de ce siècle malheureux. » Désormais, elle s’ouvrait à un large public et Hooke conçut sa visite
La Royal Society prit également ses distances avec l’alchimie, guidée comme un instrument de propagande picturale pour la nou-
qui selon elle n’était pas très différente des visions délirantes des velle science. La première image proposée aux lecteurs représentait
fanatiques religieux. Pourtant, un certain nombre de ses membres la chose la plus ordinaire au monde – la pointe d’une aiguille –, sauf
étaient des alchimistes qui espéraient découvrir la pierre philoso- que sous le microscope de Hooke, elle avait l’allure d’une montagne
phale. C’était le cas de Robert Boyle, reconnu aujourd’hui comme escarpée. Le pou, occupant une page entière, présentait une anato-
le plus célèbre philosophe naturel d’Angleterre. Boyle lui-même mie aussi complexe que celle d’un oiseau ou d’une fleur. Les yeux
contribua à calmer les craintes de l’Église à propos de ses tra- d’une mouche étaient figurés par l’ordonnancement régulier d’un
vaux, préférant employer le terme apparemment plus inoffensif de millier de petites mosaïques. La surface lisse d’une tige de végétal

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s’était transformée en millions de cellules gorgées de sève. Ainsi Le Cerebri Anatome est le premier traité d’une trilogie. Chaque
déployé à l’échelle la plus microscopique, l’ouvrage de Dieu était volume fut pour Willis l’occasion d’écarter d’anciennes théories sur
selon Hooke la preuve indubitable que « la nature n’agit pas seule- le fonctionnement du cerveau et d’en établir de nouvelles, dont un
ment selon des lois mécaniques, mais aussi selon des dispositifs si bon nombre dominent encore notre réflexion actuelle sur le cerveau.
excellents, concis et prodigieux, qu’on ne pourrait, malgré toute la Seul un être aussi contradictoire que Willis pouvait se lancer dans
raison du monde, trouver de dispositif ayant des propriétés mieux une telle entreprise : Willis le médecin qui, ayant des compétences
adaptées ». Il était certain qu’à l’avenir, les microscopes permet- à la fois en anatomie et en alchimie, avait souscrit à la nouvelle
traient des choses encore plus prodigieuses. « Il n’est pas impossible philosophie mécaniste, mais aussi aux ferments mystiques de van
que nous découvrions tous les ressorts secrets de la Nature, comme Helmont ; Willis la figure respectable, devenue un personnage clé de
nous connaissons ceux qui sont le produit de l’Art et qui sont régis la Restauration ; mais aussi le soldat du roi et de son père exécuté, et
par des roues, des moteurs et des ressorts. » le professeur d’Oxford nommé par l’archevêque de Canterbury.
La Royal Society montrait que l’œuvre de Dieu était visible par- Malgré toute la respectabilité dont il jouissait, Willis dut tout de
tout et pouvait se manifester autant dans une patte de mouche même montrer que le Cerebri Anatome n’était pas l’œuvre d’un athée.
que dans les replis du cerveau. En 1664, l’année où Hooke acheva Appuyé par l’archevêque Sheldon, à qui le livre est dédié, il écrivit :
sa Micrographia, Ralph Bathurst se présenta à la Royal Society avec « Votre professeur à la chaire de Sidley et votre serviteur (titre plus
un exemplaire du Cerebri Anatome de Willis. (Willis était semble-t-il heureux) se jette une nouvelle fois à vos pieds, avec pour seule ambi-
trop timide ou trop occupé avec ses patients pour se déplacer en per- tion de vous remercier pour Votre mansuétude et Vos bienfaits. »
sonne.) C’est donc Bathurst qui présenta l’ouvrage aux membres de Pour Willis, il était naturel que ses investigations, conçues pour
la Société, où ils purent découvrir l’œuvre de Dieu qui se dissimulait « regarder à l’intérieur de la chapelle vivante et palpitante de Dieu »,
sous leur crâne. soient dédiées à Sheldon, « qui fort heureusement assure la direction
Contrairement à Harvey, Willis n’eut pas à attendre d’être vieux et (à la fois par ses mérites et son autorité) de notre temple et de tout ce
affaibli pour voir sa notoriété s’étendre. Des essayistes firent l’éloge qui nous est sacré ». Les animaux massacrés au tribunal anatomique
de Willis, voyant en lui « l’ornement de notre nation, à côté de l’im- de Willis doivent être offerts sur « l’autel le plus sacré de votre Grâce ».
mortel Harvey ». Ses confrères anatomistes qualifièrent le Cerebri Même quand Willis le remplissait de cadavres, Beam Hall restait
Anatome, le premier ouvrage entièrement consacré au système ner- pour lui une église.
veux, d’« ouvrage immortel sur le cerveau ». Dès la première année de
sa parution, le livre fut édité quatre fois, et bientôt, tous les anato-
mistes d’Europe en possédèrent une version de poche. Sa cartogra-
phie du cerveau, comparable à ce que Hooke avait fait pour l’univers
microscopique, révélait un territoire prodigieux. L’ingénieux système
de vascularisation artérielle du cerveau en forme de boucle fut bien-
tôt connu sous le nom de « polygone de Willis », tandis que les des-
sins de Wren étaient si précis qu’ils continuèrent à figurer dans les
manuels jusqu’au xxe siècle. Au total, le Cerebri Anatome connaîtrait
vingt-trois éditions. Pour tous ceux qui entendaient être spécialistes
du cerveau, il resterait un ouvrage de référence jusqu’au xixe siècle.
L’équipe de Willis avait réalisé plus qu’une carte. Ils avaient, pour
la première fois, créé une description unifiée du cerveau et des nerfs.
L’étude du cerveau, jusque-là fantaisiste et truffée d’erreurs, devint
une science rigoureuse et expérimentale, la neurologie. Conscient de
sa contribution, un neuroscientifique du xxe siècle qualifia Willis de
« Harvey du système nerveux ».

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Fig. 9. Schéma des nerfs sympathiques, extrait du Cerebri anatome. À la place des
unions mystiques entre le cœur et l’esprit, Willis a représenté un système nerveux.
chapitre ix

convulsions

Comme son livre sur les fièvres publié cinq ans auparavant, le
Cerebri Anatome permit d’asseoir la fortune de Willis. En 1665, un
noble écrivait à l’un de ses amis que Willis était « l’un des méde-
cins les plus érudits et les plus réputés au monde ». Avec un autre
médecin et chirurgien d’Oxford, Willis fit l’acquisition de l’Angel
Inn, une taverne située dans High Street. Ensemble, ils transfor-
mèrent la taverne en un lieu qui, même s’il n’en portait pas le nom,
avait tout d’un hôpital, où l’on trouvait par exemple une « chaise à
flux » pour soigner la syphilis au moyen de la sudation. Les invalides
fortunés qui faisaient le voyage de Londres à Bath faisaient étape à
l’auberge pour se faire soigner. À l’âge de quarante-cinq ans, Willis
était devenu l’homme le plus riche du comté d’Oxford. Il continuait
à traiter les démunis, par charité plus que par nécessité. En revanche,
il avait cessé de se rendre dans les marchés des bourgs environnants
pour inspecter les urines, de même qu’il ne parcourait plus la cam-
pagne pendant des heures sur un cheval partagé pour aller rendre
visite à un fermier malade qui, de son côté, pouvait très bien ne pas
avoir de quoi le payer en retour. Lorsque Willis quittait Oxford, c’était
pour aller soigner les nobles.
Peu de temps après la parution du Cerebri Anatome, Willis fit
route vers le Nord en direction du comté de Warwick pour rendre
visite à une femme appartenant à la grande noblesse anglaise. Après
avoir voyagé sur des routes peu fréquentées, il arriva à une vaste pro-
priété appartenant à Lord Conway, secrétaire d’État de Charles ii. Sa
calèche s’arrêta devant le porche de Ragley Hall, le majestueux châ-
teau des Conway.

189
chapitre ix convulsions

Willis fut conduit à travers de longs corridors qui le menèrent l’âme – et le monde spirituel en général – du monstre à deux têtes
dans une chambre plongée dans l’obscurité. Devant lui, étendue qu’étaient le matérialisme et l’athéisme. Davantage influencé par
sur son lit, se trouvait Anne, la femme de Lord Conway. Cette belle Platon que par Aristote, il pensait que l’âme immatérielle n’habitait
femme aux yeux noirs, âgée d’une trentaine d’années, vivait dans le corps que de manière temporaire. L’âme existait avant le corps et
une souffrance quasi constante. continuerait à exister après lui, au sein d’une communauté d’esprits.
Willis avait été appelé au chevet de Lady Conway pour soigner More découvrit Descartes en 1645 et contribua dans les années
ses maux de tête. Ceux-ci étaient si violents qu’un simple rayon de 1640 à la diffusion de ses idées en Angleterre. À cette époque, More
lumière pouvait la plonger dans d’atroces souffrances. Après l’avoir pensait que l’interprétation que Descartes donnait du monde avait
examinée, il lui posa des questions sur sa vie et l’écouta avec atten- été annoncée dans la Bible. « Pour ma part, je regarde Descartes
tion et compassion. Ces visites à domicile furent à l’origine de la pre- comme un homme dont la connaissance de la nature est véritable-
mière description clinique de la migraine de l’histoire de la méde- ment plus inspirée que celle de ceux qui ont prétendu l’être durant
cine, mais ces rencontres donnèrent aussi lieu à une confrontation les mille six cents dernières années », écrivit-il. Contrairement à Petty,
historique entre deux théories de l’âme diamétralement opposées au qui regrettait que Descartes n’eût pas fondé ses théories sur l’expé-
xviie siècle. D’un côté, Thomas Willis était en passe d’établir le siège rience, More considérait les expériences comme de simples démons-
de l’âme dans le cerveau – qu’il considérait comme moitié machine, trations de ce que la raison avait découvert. More croyait que la
moitié alambic – et d’utiliser sa neurologie pour révéler ce qui se fusion des philosophies de Descartes et de Platon signerait la fin des
passait dans le cerveau et les nerfs lorsque ceux-ci étaient frappés guerres de religion, apporterait une paix durable et ferait disparaître
de maladie, comme celle dont souffrait Lady Conway. Les maladies la frontière entre les mondes physique et spirituel.
qu’on avait imputées à des déséquilibres des humeurs ou même à Mais au bout de quelques années, l’enthousiasme de More pour
une possession démoniaque, Willis les concevait désormais comme Descartes commença à diminuer. L’âme selon Descartes ne se maté-
le résultat d’actions imprévisibles des particules mécaniques. D’un rialisait pas dans un espace, c’est-à-dire qu’elle n’avait pas d’« éten-
autre côté, Lady Conway, elle-même brillante philosophe, avait déjà due ». Or More ne voyait pas comment pareille âme pouvait exercer
passé plusieurs années à étudier la nature de l’âme. Selon elle, les une force physique sur le corps matériel. Par ailleurs, la matière
maux de tête qui l’accablaient n’étaient pas seulement dus au mou- inerte n’était pas assez puissante pour mouvoir une autre matière à
vement désordonné des particules : ils étaient un signe de son union distance. Comment un aimant pouvait-il attirer le fer, s’interrogeait-
avec l’univers spirituel. il, ou une corde pincée faire vibrer une corde voisine par sympathie ?
Anne Conway avait reçu la meilleure éducation dont pouvait rêver La conclusion de More était que seule l’âme pouvait mouvoir l’uni-
une femme anglaise de sa génération. « C’était une très belle femme vers : elle animait les objets comme un esprit donnait vie à la pensée.
et un grand esprit », écrivit Willis par la suite, ajoutant : « Maîtrisant « Les phénomènes du monde ne peuvent être expliqués par la méca-
les Humanités et toutes sortes de littératures, elle s’élevait bien au- nique seule », déclara-t-il.
delà de la condition de son sexe. » Ne pouvant aller à l’Université, elle Pour animer la matière, expliquait More, l’âme doit, comme la
s’était instruite toute seule : elle avait appris le français et le latin, et matière, avoir une étendue et occuper un espace. Contrairement à la
avait commencé à lire de la philosophie avant l’âge de vingt ans. Elle matière, cependant, les esprits pouvaient changer de forme et péné-
eut une relation épistolaire très suivie avec son frère John, du temps trer des objets matériels. L’âme individuelle des hommes, comme
où il étudiait à Cambridge et, grâce à lui, elle se tenait informée des les autres occupants du monde spirituel – les fantômes, les anges, et
dernières théories philosophiques. Elle entama bientôt une corres- même Dieu –, avaient une étendue. La grandeur de Dieu était infi-
pondance avec le tuteur de son frère, le philosophe Henry More. nie et embrassait tout l’univers. La thèse de More était que l’espace
C’est More qui avait qualifié le cerveau de « bol de lait caillé » était l’esprit de Dieu et qu’il contenait ses pensées. Très éloignée du
inapte à assurer le fonctionnement de l’esprit. Il n’avait pas tant une pragmatisme des expériences pratiquées à la Royal Society, la philo-
mauvaise opinion du cerveau qu’une haute opinion de l’âme, qui ne sophie de More était fortement empreinte de poésie mystique. « Je
pouvait en aucun cas avoir son siège dans un organe aussi ramolli. lustre les étoiles pour qu’elles reluisent d’un éclat plus brillant »,
More avait consacré la majeure partie de ses travaux à défendre écrivait-il.

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chapitre ix convulsions

Anne Conway demanda à son frère de transmettre à More une vit dans un monde de fantaisie est une chose très dangereuse. » Anne
lettre dans laquelle elle lui demandait de l’aider à comprendre trouva que Harvey se préoccupait davantage de ses propres mala-
Descartes. Elle voulait par exemple savoir comment pouvait exister dies que des siennes. (« Il prétend pourtant étudier mon cas avec
un être pleinement parfait – Dieu – sans qu’existât également un être passion », écrivit-elle.) Harvey fut le médecin de Conway pendant au
pleinement imparfait. Lorsqu’elle n’était pas satisfaite des explica- moins deux ans, mais la seule chose qu’on ait retenu des conseils
tions qu’il lui donnait (comment par exemple le vert d’un tapis vert donnés à sa jeune patiente fut d’aller se faire trépaner.
n’existe pas dans le tapis mais dans l’âme de la personne regardant Anne fit appel à d’autres médecins. Certains lui donnèrent de
le tapis), elle lui demandait plus de précisions. Conway et More l’opium, d’autres lui appliquèrent des cataplasmes à base de plomb
s’engagèrent bientôt dans de grandes discussions philosophiques et de savon sur la nuque. Théodore de Mayerne, disciple de Paracelse
sur différentes théories, dont celle de More. À une époque où les à la cour du roi, lui administra des gouttes de mercure qui man-
hommes considéraient généralement que les femmes n’avaient pas quèrent de la tuer. D’autres lui versèrent des gouttes d’eau sur la tête
suffisamment d’esprit pour se consacrer à ces sujets, on ne trouve et lui prescrivirent de nouveaux remèdes, comme le tabac et le café.
pas l’ombre de cette condescendance dans les lettres de More à Elle se rendit même en France pour se faire trépaner, mais se ravisa
Conway. En 1652, il lui dédia son livre, Antidote contre l’athéisme, écri- à la dernière minute. Les médecins français lui firent alors une sai-
vant : « Non seulement vous vous montrez supérieure à tous les repré- gnée de la veine jugulaire, qui ne lui procura aucun soulagement.
sentants de votre sexe, mais même aussi à ceux de l’autre, auxquels À son retour en Angleterre, Anne souffrait toujours autant. Quand
l’âge n’a pas conféré le moindre avantage sur vous. » elle fut enceinte, elle se mit à espérer que la naissance de l’enfant
Anne faisait tout cela malgré la douleur qui l’accablait depuis des la guérirait. Malheureusement, son fils contracta la variole avant
années. Vers l’âge de vingt ans, elle avait contracté de la fièvre qui son second anniversaire. Jusqu’à sa mort, Anne refusa d’être sépa-
s’était accompagnée de maux de tête très handicapants qui revenaient rée de son fils et attrapa la variole elle aussi. Elle mit plusieurs mois
tous les quelques mois. Ces maux de tête s’étaient intensifiés avec pour se remettre de cette infection, ne sachant où commençait sa
les années, la faisant vomir et l’obligeant à s’allonger dans l’obscu- souffrance et où finissait son chagrin. « Il a plu à Dieu de m’éprou-
rité plusieurs jours de suite. Ses proches ne savaient plus quoi faire ver par diverses afflictions, la plus douloureuse étant la mort de mon
pour elle. Malgré ces longues périodes de souffrance, c’était une enfant », écrivit-elle.
femme charmante et courageuse, qui avait une véritable passion Toujours pour trouver une issue à ses souffrances, le mari d’Anne
pour la science. Elle avait appris le grec seule et avait lu Euclide. l’emmena en Irlande. Anne aimait la propriété irlandaise des
Lorsqu’elle tenta de convaincre son beau-père que le système solaire Conway, avec son parc de huit cents hectares et ses douze îles émer-
de Copernic n’était pas une pure affabulation, celui-ci lui avait geant des lacs environnants, mais en 1664 ses maux de tête reprirent
répondu : « Vous écrivez comme un homme. » Elle accueillit Henry de plus belle. Edward Conway la ramena alors en Angleterre. Sur la
More chez elle pendant plusieurs mois d’affilée, avec d’autres phi- route qui les menait vers Londres, ils s’arrêtèrent à Ragley Hall, et
losophes et théologiens, afin de débattre de la nature de la matière, Anne se déclara trop fatiguée pour continuer. « Je ne peux pas faire
des âmes et de Dieu. Sa famille pensait que ses maux de tête étaient semblant au point de ne pas dire à quel point mon état me fatigue »,
le résultat d’une vie intellectuelle contre nature. écrivit-elle. Jamais plus elle ne quitterait Ragley Hall.
Au cours des dix années qui suivirent, un long cortège de méde- Elle continua à chercher de l’aide. Robert Boyle lui recommanda
cins franchit la porte de la propriété familiale d’Anne Conway. Son de l’essence de cuivre, un composé qu’il avait inventé avec Starkey,
premier médecin ne fut autre que William Harvey, dont la nièce et qui avait selon lui soigné des centaines d’enfants de rachitisme.
avait épousé un membre de la famille d’Anne. Alors âgé de plus de Allongée dans son lit, elle but le remède mélangé à du vin de Madère,
soixante-dix ans, ce vieil homme amer, qui était affaibli par des crises mais il ne fut pas suivi d’effet. Un guérisseur irlandais du nom de
de goutte et qui avait vu sa carrière ruinée, ne lui fut pas d’un grand Valentine Greatrakes vint lui rendre visite à Ragley Hall et lui assura
secours. Si les proches d’Anne connaissaient les théories originales qu’il pouvait la guérir par simple contact. Il garda la tête d’Anne dans
de Harvey sur le corps, ils ne furent pas éblouis par ses qualités de ses mains pendant plusieurs jours. Sa peau exhalait un parfum floral,
médecin. Son beau-père mit Anne en garde : « Avoir un médecin qui mais son mal ne disparut pas.

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chapitre ix convulsions

Thomas Willis avait déjà rencontré des patients souffrant du en colère, mis en déroute des bandits, sauvé quarante chevaux d’une
même mal qu’Anne. Il n’était « attaché à aucun tempérament, consti- écurie en flammes et survécu à plusieurs naufrages. On lui attribuait
tution ou manière de vivre spécifique, ni à aucune cause évidente ou aussi toutes sortes de pouvoirs magiques ; et même, le bruit courut
légitime », écrivit-il. Il « s’abat sur le froid et le chaud, les sobres et les qu’il avait possédé la pierre philosophale. Ce dont on est sûr, c’est
intempérants, les ventres pleins et les ventres vides, les gros et les qu’après avoir publié le livre de son père, van Helmont voyagea à tra-
maigres, les jeunes et les vieux ; il touche les hommes et les femmes vers l’Europe, s’exerçant aux métiers de peintre, tisseur, chimiste et
de tous âge, condition et état ». médecin. Il vécut parmi des bohémiens et soigna des princes. Mais
Willis rendait régulièrement visite à Anne mais, les mois passant, toute cette période fut marquée par l’épreuve de la douleur. Tout
elle perdit à nouveau tout espoir. Dans une lettre adressée à son mari, commença le jour où van Helmont fit abattre un arbre qui, en tom-
elle écrit : « Je ne convoquerai pas le Dr Willis cette semaine, parce bant, s’écrasa sur lui. Convaincu que l’esprit de l’arbre était respon-
que je commence tout juste à prendre sa dernière prescription et ne sable de sa blessure, il se confectionna un baume avec les sciures du
peux donc lui faire aucun compte rendu, mais j’ai peu d’espoirs que bois et l’appliqua sur son épaule cassée. Ce remède n’ayant produit
ce remède réussisse mieux que les autres. » sur lui aucun effet, van Helmont se retrouva en proie à d’atroces
Comme tous les autres médecins avant lui, Willis ne réussit pas à souffrances. Il n’avait pas d’autre choix que d’explorer cette douleur.
guérir Anne, mais il se distingua par ses observations minutieuses « Après avoir procédé à une anatomie précise et complète de la
et l’attention qu’il lui porta. Il était horrifié à l’idée qu’elle ait avalé douleur », écrivit-il, « je compris que la douleur était indissociable
du mercure. « Ayant essayé ce genre de remède pour des maux de de ma propre vie, s’embrasant ou s’intensifiant pour mon bien. Je
tête d’origine différente », écrivit-il, « je n’ai pas trouvé que le gain en me mis à aimer cette douleur. » De fait, en l’espace de quelques jours,
valait le mal qu’il donnait, et j’avoue avoir à plusieurs reprises été sa blessure guérit. L’esprit était si intimement lié au corps, disait-
tellement terrifié que j’ai renoncé à cette méthode. » il, qu’il pouvait guérir n’importe quelle maladie pour peu qu’il en
En 1666, Anne Conway cessa de faire appel à Willis. Elle avait accepte la douleur. En 1661, van Helmont fut arrêté par l’Inquisi-
perdu tout espoir en la médecine, les saignées et les touchers, les tion pour avoir critiqué le catholicisme. S’attendant à être torturé, il
cataplasmes et le tabac ; elle ne croyait plus ni en Galien ni aux nou- déclara : « Quelle que soit la punition qui frappe un innocent, elle lui
velles théories des virtuosi. Durant les quatre années qui suivirent, fait du bien. » Régénérée et purifiée par la douleur, l’âme avait plus
elle lutta seule contre son mal. Elle ne retrouva espoir qu’en 1670, de chance de s’unir à Dieu.
lorsqu’elle reçut une lettre de Henry More lui annonçant une grande Anne Conway n’avait jamais rencontré un médecin comme lui.
nouvelle : François-Mercure van Helmont, fils de Jean-Baptiste van « Dieu soit loué, ses remèdes m’apportent un plus grand réconfort
Helmont, était arrivé à Londres. Après la mort de son père, François- que tous ceux qui m’ont été prescrits par les autres », écrivit-elle à
Mercure avait voyagé en Europe et s’était bâti une réputation de gué- son beau-frère, « mais c’est sa compagnie qui me donne le plus de
risseur mystique. Pendant plusieurs années, Anne Conway s’était satisfaction. » Van Helmont lui montra comment trouver du sens à sa
demandé s’il pouvait réussir là où les autres avaient échoué. More douleur, au-delà du déséquilibre des humeurs ou d’un dérèglement
parvint à convaincre van Helmont d’aller rendre visite à Anne à des particules. Elle en fit un principe directeur qui l’aida à résoudre
Ragley Hall. Lorsque le médecin fit sa connaissance, il perdit son des questions philosophiques qu’elle se posait depuis trente ans.
envie de voyager et s’installa dans la propriété. Au départ, les soins Inspirée par la compagnie du médecin, elle entreprit la rédaction
que lui prodigua van Helmont améliorèrent son état, mais très vite d’un essai posant les bases de sa propre philosophie.
ses maux de tête reprirent. Il demeura néanmoins auprès d’elle et lui Descartes avait établi une distinction claire entre l’âme ration-
apporta une sorte de réconfort : faute de pouvoir éliminer la douleur, nelle et le reste de l’univers, constitué de matière inerte, mais pour
il l’aida à la supporter. Anne Conway, sa vie de souffrances avait aboli cette frontière. Dans
La douleur fut le leitmotiv qui traversa la vie mystérieuse de van son essai, elle écrit sur la douleur que peut ressentir l’âme – un
Helmont. Les historiens disposent de peu de détails pour reconsti- violent mal de tête, par exemple – en réaction à certaines expériences
tuer sa vie, en dehors de ceux qui ont trait à sa propre mythologie. du corps. « Pourquoi l’esprit souffre-t-il tant avec la douleur phy-
Dans ses livres, il se vante d’avoir réussi seul à combattre des foules sique ? », se demandait-elle. « Si le corps et l’esprit sont deux entités

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de nature distincte, comment expliquer que l’esprit souffre quand le tellement lourd que je ne supporte que très rarement la présence
corps est blessé ? » de qui que ce soit dans ma chambre », écrit-elle à More, « mais je les
Lady Conway rendait compte de sa douleur en interprétant le trouve [les quakers] si calmes et si sérieux que je m’accommode bien
monde autrement. La « matière morne et stupide » de l’univers était de la compagnie de quelques uns, tant que j’en suis encore capable. »
remplacée par l’esprit seul. Tout dans le monde était lié. Non que les Leur souffrance et leur foi la rapprochaient plus de Dieu que « ne
esprits fussent tous semblables, bien sûr ; mais ils faisaient partie d’un l’eussent fait les discours de résignation les plus érudits et les plus
seul et même continuum, du plus bas au plus haut degré – des blocs rhétoriques », écrivit-elle. En un sens, les quakers étaient retournés
de pierre à Dieu en passant par les animaux, les hommes, puis les au type de médecine psychologique que les médecins avaient prati-
anges. Notre corps, disait-elle, était comme une sorte d’esprit congelé, quée un siècle plus tôt en Angleterre et dans une grande partie de
où les choses les plus grossières, même un bloc de glace, apparte- l’Europe, qui se caractérisait par un mélange de soutien spirituel
naient au monde de l’esprit. Ce monde possédait une force vitale qui et de prière. Anne Conway se convertit au quakerisme ; quand, peu
avait la faculté de se modifier et de se transformer en une forme tou- de temps après, la mort vint frapper à sa porte, elle l’accueillit avec
jours plus parfaite, comme lorsque la glace passe de l’état liquide pour sérénité.
finir à l’état gazeux. Notre propre corps connaissait une évolution Avant de quitter Ragley Hall pour reprendre sa vie de vagabond,
comparable lorsqu’il transformait les aliments en esprits animaux, van Helmont rendit à Anne un dernier service. Il lui confectionna un
qu’elle appelait « les anges de l’homme » – au sens de messagers divins. cercueil en bois doublé de résine et pourvu d’un couvercle en verre
Plus une chose vous atteignait physiquement, plus la douleur res- qu’il remplit d’esprit-de-vin. Le corps d’Anne flotta ainsi dans son
sentie était vive. En même temps, la souffrance apportait une forme cercueil en attendant que son mari rentre à Ragley Hall et puisse voir
de régénération qui, au gré des cycles de vie et de mort, élevait l’être une dernière fois son visage, baignant, comme les cerveaux de Willis,
sur l’échelle de l’esprit. La mort, en fin de compte, était une illu- dans un liquide de conservation qui permettait de le regarder. Son
sion. « Car comment ce qui est mort peut-il dépendre de celui qui cercueil fut ensuite placé dans un cercueil en plomb et elle fut enter-
est la vie et la charité ? », se demandait-elle. La religion – pour Lady rée, selon ses vœux, sans cérémonie ni ornement, dans l’église du
Conway, toute religion authentique – aidait l’âme humaine à s’élever village d’Arrow.
sur l’échelle de la perfection pour tendre vers Dieu. « Si l’on admet Après sa mort, van Helmont découvrit l’essai écrit par Anne
que l’âme et le corps sont de même nature et de même substance, Conway et se chargea de le publier sous la forme d’un livre intitulé
même si, s’agissant de la vie et de la spiritualité, l’âme est de beau- The Principles of the Most Ancient and Modern Philosophy (Les Prin-
coup supérieure au corps », écrivait-elle, « alors toutes les difficultés cipes de la philosophie la plus ancienne et la plus moderne). Dans les
mentionnées plus haut disparaîtront. » années qui suivirent sa mort, ce traité influença quelques penseurs
Anne Conway n’a semble-t-il jamais parlé de son essai à personne. importants, comme Gottfried Leibnitz, et trouva sa place parmi les
Elle posa simplement sa plume et rangea son manuscrit dans un théories de l’âme qui étaient apparues en opposition à la tradition
tiroir. Alors âgée d’une quarantaine d’années, il ne lui restait plus mécaniste et chimique que Willis avait contribué à établir. Mais pour
que quelques années à vivre – avant ce qu’elle appelait son « exclu- de nombreuses années, Lady Conway tomba dans l’oubli. Son nom,
sion du monde ». Elle passa la majeure de ce temps avec les quakers, comme ceux de la plupart des femmes écrivains du xviie siècle, ne
dont la patience et l’impassibilité face à leurs propres souffrances la figurait pas sur la page de titre de l’ouvrage. Certains allèrent même
fascinaient. À son retour d’un voyage qui le ramenait à Ragley Hall, jusqu’à supposer que van Helmont en était l’auteur. La seule trace
Lord Conway écrivit à un ami à quel point il fut horrifié de voir Anne de son existence était une inscription que quelqu’un avait griffonnée
entourée des « personnes les plus déplaisantes qui soient – silen- sur son cercueil : « Quaker Lady ». Elle n’aurait rien demandé de plus.
cieuses, renfermées, ayant cessé toute conversation ». Henry More
découvrit que son élève n’avait plus besoin de lui. Il demeura à Pour Willis, Lady Conway était une énigme, qui continua à le préoc-
Ragley Hall tout l’été 1677, mais ne vit Anne qu’une ou deux fois. cuper même après qu’il eut cessé de venir la voir. Une fois posée les
Anne était indifférente à tout ce qu’on pouvait penser. Dans l’obs- bases de sa nouvelle anatomie du cerveau et des nerfs, il décida de
curité de sa chambre, elle était reine. « Le poids de mon affliction est l’utiliser pour essayer de comprendre la cause de certains troubles,

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comme les maux de tête dont elle souffrait. Il n’était pas convaincu Turquie apportèrent la peste aux Pays-Bas, qui fut relayée à Londres
par les analyses inspirées de Galien, avec ces histoires de vapeurs quelques mois plus tard par des contrebandiers hollandais.
piégées dans le crâne et d’excès de bile noire. Willis rechercha une Dans un premier temps, l’épidémie fit peu de victimes, touchant
explication adaptée à ses propres théories ; il examina d’autres cas de surtout les quartiers pauvres, mais ceux qui l’avaient vécue qua-
céphalées et, suite aux dissections des cerveaux de ses patients après rante ans plus tôt se souvenaient que la peste s’était propagée avec
leur mort, essaya d’en tirer quelques conclusions. Ses descriptions l’arrivée du printemps. Avec la hausse de la température et la proli-
de céphalées étaient plus détaillées et précises que tout ce que l’his- fération des rats et des puces, la peste s’engouffra dans les ruelles
toire de la médecine avait pu écrire sur le sujet, faisant par exemple étroites de Londres. Le nombre de victimes augmenta tellement
remarquer comment un spasme douloureux s’insinuait dans la tête vite que la ville ordonna la fermeture des maisons où vivaient les
ou comment une irrépressible envie de manger le soir pouvait être personnes infectées. Les portes étaient marquées d’une croix et des
le signe avant-coureur d’une crise de migraine le lendemain. Selon gardes étaient postés à l’entrée pour empêcher leurs habitants de
lui, ces douleurs étaient dues au fait que les nerfs qui tapissaient le sortir tant qu’ils n’étaient pas guéris ou morts. Des vieilles femmes
crâne étaient vulnérables aux substances irritantes. Peut-être que le rôdaient dans les rues pour compter les cadavres et, chaque semaine,
fluide nerveux, en stagnant, dilatait les nerfs, et que le sang, excité, les clercs paroissiaux tenaient un registre du nombre des victimes.
pénétrait rapidement dans les vaisseaux et tiraillait les nerfs dilatés, Les morts se comptèrent par centaines, puis par milliers. Beaucoup
provoquant une douleur au cerveau. de Londoniens s’enfuirent à la campagne dans des charrettes, sur
Tout ceci n’était bien entendu que des hypothèses, mais ses des bateaux, et même à pied.
recherches, fondées sur le mouvement des particules dans le sang et « La mort entrait triomphalement dans toutes les rues », écrivit
le système nerveux, lui faisaient aborder les choses sous un nouvel un aumônier, « comme si elle voulait à tout prix éliminer l’huma-
angle. Outre les maux de tête, les spéculations de Willis portaient nité, et dévastait la ville comme pour engloutir tout ce qui est mor-
également sur des troubles observés chez ses patients – folie, retard tel. » À Londres, il ne se vendait plus que des cercueils ; et, à la fin
mental, hystérie, convulsions, patients dormant plusieurs jours d’af- de l’été, on entassait les cadavres dans des charriots qui étaient
filée ou ayant au contraire perdu le sommeil. Willis entreprit d’écrire ensuite déchargés dans des fosses immenses. Des familles recluses
un autre traité sur les maladies du cerveau. dans leur maison assassinèrent les gardes chargés de les surveiller.
Une nuit du mois de décembre 1664, tandis qu’il réfléchissait Des voleurs, après s’être enduits le corps de vinaigre, entraient dans
à son nouveau projet, Willis leva les yeux vers le ciel. Une grosse les maisons pour piller les cadavres. Les riches médecins fuirent la
étoile parcourue de stries venait d’apparaître sur la ceinture d’Orion. ville, l’abandonnant aux alchimistes, qui virent là l’occasion de prou-
Comme John Wallis l’en informa par la suite, cet astre étrange était ver leur supériorité sur les galénistes. Mais leurs breuvages à base de
une comète. Une seconde comète apparut au mois de mars. Si la mercure et leurs pierres de crapaud ne furent d’aucune efficacité.
première était lourde et imposante, la seconde était rapide et étince- En lieu sûr à Oxford, Willis écrivit à l’archevêque Sheldon à
lante. Christopher Wren et Robert Hooke braquèrent leur télescope Londres pour lui suggérer des moyens pour lutter contre la peste.
vers elles pour calculer leurs trajectoires et voir si, une fois passées Willis préconisait l’usage du tabac, ayant noté que les débits de tabac
derrière le soleil, elles gardaient le même aspect brillant. Pour les n’avaient pas été infectés lors de la précédente épidémie. Pour « faire
astrologues, les comètes étaient annonciatrices de peste et d’incen- mûrir » les bubons des victimes, il recommandait l’utilisation de
die. De fait, au mois d’avril 1665, la rumeur courut que la peste était cataplasmes d’oignon et de racines de lys blanc. Mais il était ouvert
arrivée à Londres. à d’autres possibilités, ayant sans doute conscience que ses remèdes
Au cours des siècles, la peste avait frappé plusieurs fois l’Angleterre. étaient tous aussi inefficaces les uns que les autres. « Certains recom-
Aucune autre maladie ne pouvait faire autant de victimes en si peu de mandent d’appliquer des grenouilles vivantes et de les remplacer
temps, les puces des rats infectés sautant sur les hommes. Le bacille quand elles meurent, aussi souvent que possible », écrivit-il. Willis
transmis par leurs piqûres causait de fortes fièvres, suivies d’horribles pensait que l’esprit était le premier touché par la peste, aussi devait-
bubons gonflés de lymphe, qui entraînaient la plupart du temps une il être fortifié. « Le vin et la confiance en soi sont donc une bonne
mort rapide. À la fin de l’année 1664, des navires en provenance de manière de lutter contre la peste. »

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La peste n’atteignit pas Willis ; en revanche, ceux qui avaient fui latin, Mala stamina vitae (« les principes de la vie sont viciés »), sous-
la capitale approchaient d’Oxford à grand pas, suivis de Charles ii entendant que la syphilis ou quelque faiblesse héréditaire dans la
et de sa cour. Vingt-trois ans auparavant, le père du roi était venu famille royale étaient en cause. Quand le roi eut connaissance de sa
s’installer à Oxford, laissant à son départ une ville en ruines. C’était remarque, Willis fut définitivement congédié. Par la suite, il se plai-
maintenant au tour de Charles ii de s’y installer et d’occuper la ville gnit que Willis lui avait enlevé plus de sujets que ne l’aurait fait une
avec tout son cortège. Oxford se retrouva tellement surpeuplée que armée ennemie.
soixante hommes de loi, qui travaillaient dans les tribunaux, dor- La seule consolation que l’épidémie de peste apporta à Willis
maient tous dans une seule grange. fut l’opportunité de revoir d’anciens amis du cercle d’Oxford. John
Comme tous les royalistes convaincus, Willis était fier d’accueillir Wilkins, William Petty et d’autres virtuosi avaient quitté Londres
son nouveau roi. Mais sa venue fut aussi l’occasion pour eux de voir pour Oxford afin d’attendre la fin de l’épidémie, passant leur temps
ses défauts de près. Charles courtisait alors une nouvelle maîtresse, à discuter et faire des expériences. Richard Lower leur montra des
une jeune femme appelée Frances Steward, mais il n’avait pas quitté expériences inspirées des injections de Wren. À l’époque où Lower
pour autant Barbara Palmer. Selon une rumeur, le roi avait surpris travaillait avec Willis sur le cerveau, il s’était déjà demandé si on ne
Barbara avec un autre amant, qu’il avait simplement congédié par pouvait pas nourrir un chien au moyen d’injections. Il avait injecté
ces mots : « Va-t’en, fripon. » Le roi semblait plus préoccupé par la vingt-cinq centilitres de lait chaud dans le corps d’un chien, mais
deuxième grossesse de Barbara que par l’extension de l’épidémie. le sang avait coagulé et l’animal était mort en moins d’une heure.
Oxford était peut-être à l’abri des maladies mais, comme le fit remar- Lower se demanda alors s’il n’aurait pas plus de succès en alimen-
quer un observateur, le roi y avait introduit « l’infection de l’amour ». tant un chien avec le sang d’un autre chien. Ce procédé pourrait
Le Parlement suivit le roi à Oxford. Les seules mesures qu’il prit peut-être être appliqué aux hommes ; peut-être même que du sang
contre l’épidémie furent des lois visant à protéger les riches proprié- de mouton pourrait empêcher un homme de mourir d’hémorragie.
taires des gardes chargés de la surveillance des maisons. Des pas- Pour prévenir la coagulation du sang, Lower comprit qu’il fallait
teurs dissidents tentèrent courageusement d’aider les victimes de la faire passer le sang directement du donneur au patient. Boyle assista
peste, mais le Parlement les persécuta de plus belle, leur interdisant Lower dans ces premières tentatives. Ils ouvrirent la veine jugulaire
d’approcher à plus de dix kilomètres de leurs anciennes églises. À la d’un chien à laquelle ils fixèrent un tuyau, qu’ils relièrent ensuite à
cour de Charles, il était bien moins question de l’épidémie que des la jugulaire d’un autre chien. L’expérience échoua, car le sang coa-
derniers ragots sur le roi et ses maîtresses. L’irascible Anthony Wood gula à l’intérieur du tuyau, et les deux chiens moururent. Boyle était
n’éprouvait que mépris pour ces nouveaux arrivants. « Ils avaient très tenté de poursuivre cette série d’expériences, mais en août 1665,
beau porter des habits propres et aux couleurs gaies, ils étaient en Lower quitta Oxford et rentra chez lui en Cornouailles pour chercher
réalité grossiers et dégoûtants, laissant sur leur passage des excré- une femme. La résurrection d’Éson attendrait.
ments dans tous les coins, dans les cheminées, les études, les chauf- Tandis que Willis observait les tentatives de transfusion de son
feries et les caves. Ce n’étaient que des débauchés vulgaires, vains, assistant, il continuait à réfléchir à leurs travaux communs sur le cer-
vides et négligents. » veau. En quoi leurs découvertes pouvaient-elles l’aider à comprendre
Willis était parfois appelé au chevet de la famille royale pour des l’origine de troubles dont étaient atteints certains de ses patients, en
maladies occasionnelles ou des fausses couches. L’homme qui fai- particulier les convulsions ? Durant une épidémie de méningite qui
sait à présent son entrée à la Cour n’était plus ce pauvre fantassin était apparue dans les années 1650, il avait été témoin des ravages
qui avait pris les armes pour défendre le père de Charles, mais un que pouvait causer cette maladie. À l’époque de ses premières dis-
médecin riche et respecté. Pourtant, Willis ne fut jamais médecin sections du cerveau avec Lower, il s’était également trouvé confronté
officiel du roi. Malgré sa fortune et son succès, il restait un méde- à de nouveaux cas de fièvre : ses victimes, mystérieusement frappées
cin de province au parler simple et franc, dépourvu de la grâce cos- d’aphasie, se retrouvaient plongées dans des délires et des cauche-
mopolite requise pour vivre à la Cour. Lorsque la duchesse d’York, mars qui les laissaient sans connaissance. Willis avait soigné un gar-
épouse de Jacques le frère de Charles, lui avait demandé pourquoi çon atteint de cette fièvre ; il « disait n’importe quoi et se plaignait
elle avait fait tant de fausses couches, Willis lui fit cette réponse en que sa casquette était tombée à l’eau ; petit à petit, il cessa tout à fait

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chapitre ix convulsions

de parler ; on m’appela à son chevet quatre heures plus tard, mais il pas seulement les femmes en âge d’avoir des enfants, dont on croyait
mourut avant mon arrivée. » qu’elles étaient les seules victimes. Il observa des cas d’hystérie « chez
Quelques jours plus tard, la jeune sœur du garçon contracta la des jeunes femmes non réglées, mais aussi chez des femmes âgées
même maladie. Elle se mit elle aussi à délirer, disant que son man- après la fin de leurs règles ; et il arrive que ce type de passions infecte
teau était tombé à l’eau. Puis, au terme d’une longue journée où elle aussi les hommes ». Quand Willis ligatura les nerfs qui innervaient le
fut prises de terribles convulsions, elle mourut. Pour Willis, la mort poitrail d’un chien, celui-ci se mit à avoir un pouls rapide, un souffle
des enfants était un spectacle éprouvant, malheureusement très court, « présentant tous les symptômes d’une crise d’hystérie ».
répandu. Dans les années 1660, il avait lui-même perdu quatre de ses L’épilepsie a aussi une histoire confuse. Les Grecs de l’Antiquité
huit enfants. En voyant cette petite fille suivre son frère dans la mort, pensaient que l’hystérie survenait quand du phlegme s’échappait
Willis sentit monter en lui la colère et la frustration. Impuissant à du cerveau ; celui-ci refroidissait le sang et empêchait l’air d’arriver
la guérir, il fit ce qu’il y avait de mieux à faire dans ce cas-là : obtenir dans les poumons. La respiration ainsi bloquée, le corps se mettait à
l’autorisation des parents pour faire l’autopsie de la petite fille, « afin écumer et à bouillonner, provoquant une violente agitation dans les
de trouver la cause de sa mort », écrivit-il, « et de savoir ce qu’était mains et les jambes. Lorsque ces attaques étaient trop sévères, expli-
cette maladie ». quait Hippocrate, certaines parties du cerveau pouvaient se transfor-
Willis savait que les convulsions n’entraînaient pas toujours la mer en eau.
mort de leurs victimes. Pendant l’année de l’épidémie de peste, une Galien, comme à son habitude, proposait une explication plus éla-
femme que Willis qualifia par la suite de « vierge illustre » avait été borée. Pour lui, l’épilepsie était causée par la montée de vapeurs de
prise d’une terreur de mourir. Cette peur panique provoquait chez bile noire ou de phlegme dans le cerveau qui, par un phénomène de
elle des convulsions deux fois par jour, à onze heures et à cinq condensation, se transformaient en fluides qui bouchaient les ven-
heures. Willis lui rendit visite un matin pour observer ses premières tricules. Ils empêchaient alors les esprits de passer dans les nerfs, ce
convulsions. À dix heures, elle était dans son état normal, « personne qui se manifestait par des tremblements violents.
n’aurait pu soupçonner qu’elle était malade ; à onze heures, elle com- L’épilepsie avait aussi la réputation d’être une maladie sacrée. Les
mença à se plaindre d’une lourdeur dans la tête et d’un engourdisse- Babyloniens y voyaient l’œuvre d’un démon ou d’un revenant. Pour
ment de ses esprits, avec une légère sensation d’ondulation ». Elle fut les Romains, une crise d’épilepsie était signe de mauvais présage,
prise d’une convulsion. Ses domestiques l’emmenèrent dans son lit et les magiciens prévenaient les crises par des sorts ou des remèdes
et la maintinrent avec des oreillers. à base de sang humain. Les Européens mêlèrent ces traditions aux
Willis avança de nouvelles théories sur l’épilepsie et d’autres enseignements de la Bible. L’Église professait que l’épilepsie pouvait
types de convulsions. Au xviie siècle, les Européens expliquaient être causée par des esprits malins et rappelait que Jésus avait guéri
encore les maladies convulsives par un mélange de notions emprun- un épileptique en chassant ces esprits de son corps. L’idée que les
tées à Galien, à la théologie chrétienne et à d’anciennes traditions épileptiques étaient possédés paraissait vraisemblable : une attaque
magiques. À propos des crises d’hystérie, Willis note que « la plupart d’épilepsie donnait l’impression que la victime était littéralement
des médecins anciens et modernes l’attribuent à un soulèvement de assaillie et secouée par un démon, avant d’en être libérée et de
la matrice, et aux vapeurs qui s’en échappent ». Dans les années 1620, retrouver son état normal.
Harvey expliquait l’hystérie par des « états non naturels de la matrice ». Sans nier que le Diable pouvait causer du tort aux hommes, Willis
En 1650, alors qu’il n’était encore qu’un médecin inexpérimenté, pensait néanmoins que le Prince des ténèbres n’avait pas besoin de
Willis partageait ce point de vue sur l’hystérie, mais avec les années, violer les lois de la nature pour le faire. « Il n’est pas de meilleur car-
cette explication lui parut de moins en moins convaincante. Les quois pour tirer ses flèches cruelles, ni de meilleur sorcier pour mon-
médecins avaient la fâcheuse tendance d’attribuer tout symptôme trer ses prodiges, que les assauts de cette monstrueuse maladie »,
anormal chez une femme à l’hystérie, comme si l’utérus était la cause écrivit-il. Rejetant ces vieilles théories, Willis rechercha une nouvelle
de toutes leurs maladies. Suite au décès d’une femme qui souffrait explication aux convulsions, fondée sur l’activité chimique du cer-
d’hystérie, Willis pratiqua sur elle une autopsie qui révéla un utérus veau pour contrôler le corps. Il parvint à « une nouvelle hypothèse,
« parfaitement intact ». Il savait d’expérience que l’hystérie ne touchait claire et originale ». Ce n’était ni dans les ventricules, ni dans l’utérus

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chapitre ix convulsions

ou dans le monde surnaturel que le médecin devait chercher l’ori- rédaction de son manuscrit au printemps de l’année 1666, l’épidémie
gine des convulsions, mais dans le cerveau. de peste à Londres enregistra ses premières décrues. La mortalité
Willis comparait les artères cervicales à un alambic qui, après hebdomadaire passa de quelques milliers à quelques centaines, puis
avoir filtré les particules les plus épaisses, distillait les esprits dans à quelques dizaines de victimes. Le bilan était accablant : sur 400 000
le sang. Les esprits passaient tranquillement du cerveau aux nerfs, Londoniens, près de 100 000 avaient péri. Dans les campagnes, les
mais lorsqu’ils arrivaient à leurs dernières ramifications, ils se heur- cultures furent gâchées faute d’être moissonnées. En 1666, l’Angle-
taient à des particules de soufre mêlées au sang qui déclenchaient terre commença doucement à se remettre de ce désastre, mais au
une explosion. En temps normal, la détonation se déclenchait au mois de septembre, un nouveau cataclysme l’attendait. Londres fut
bon moment et dans les bons muscles. Mais si du soufre était intro- prise d’une convulsion encore plus destructrice que n’importe quelle
duit dans le cerveau – que ce fut par l’opération du Diable ou en crise d’épilepsie.
vertu de quelque autre circonstance naturelle – celui-ci pouvait se Un dimanche matin à l’aube, une boulangerie de Pudding Lane
mêler aux esprits qui s’y trouvaient. Les esprits, étant déviés de leurs prit feu. Des vents violents propagèrent l’incendie alentour, faisant
trajectoires normales par des affections, pouvaient se montrer parti- exploser plusieurs entrepôts remplis d’huile, de suif, de chanvre et
culièrement vulnérables. La collusion des esprits et du soufre pou- d’alcool. Les pavés étaient si brûlants qu’ils explosaient comme des
vait déclencher une série d’explosions dans tous les nerfs, « comme grenades, tandis que le plomb fondu s’écoulait par les gouttières.
une longue trainée de poudre à canon ». L’incendie prit une telle ampleur qu’à Oxford, à une centaine de kilo-
Willis retraça le trajet des troubles convulsifs, comme l’hystérie et mètres, Anthony Wood se souvint que « le soleil était tout obscurci.
l’épilepsie, à partir de ce qui se préfigurait dans le cerveau jusqu’à la À la nuit tombée, la lune fut également obscurcie par des nuages de
violente agitation des membres. Comme pour l’anatomie du cerveau, fumée rouge. Le bruit des flammes ressemblait aux vagues de la mer ».
jamais les convulsions n’avaient été décrites avec autant de préci- À mesure que l’incendie gagnait du terrain, les gens se ruaient vers
sion. À la lecture de ses descriptions des attaques d’épilepsie, un la Tamise, tentant de s’enfuir par bateau. Pour contenir l’incendie,
neurologue moderne a écrit : « Si l’on remplace la notion de décharge des maisons furent détruites. Mais le sinistre continua à s’étendre
des esprits animaux par celle de décharge électrique, sa descrip- jusqu’après le coucher du soleil. Selon le mémorialiste John Evelyn,
tion correspond trait pour trait à la théorie moderne de l’épilepsie la nuit était illuminée « comme en plein jour à quinze kilomètres à la
constitutionnelle. » ronde ». L’incendie se poursuivit toute la journée du lundi et atteignit
Aux yeux de Willis, les délires, les dépressions et les divagations son pic le mardi, détruisant sur son passage la cathédrale Saint-Paul.
propres à l’hystérie étaient une question de chimie explosive. Il ne Un observateur remarqua : « Je ne crois pas avoir jamais vu pareille
lui vint pas à l’idée que la vie psychologique de ses patients pût être désolation par le feu depuis la destruction de Jérusalem, et je doute
la cause de l’hystérie – ni qu’on pût l’utiliser comme une cure. Willis qu’il y en ait une autre comparable avant la grande conflagration
avait beau avoir fait un progrès considérable en rejetant l’utérus finale. » Les derniers feux de l’incendie s’éteignirent le mercredi,
comme seule cause de l’hystérie, il continuait toute de même à pres- après avoir détruit treize mille bâtiments sur cent soixante-quinze
crire le traitement traditionnel à l’hystérie : un cataplasme autour hectares. « Londres était, elle n’est plus ! », se désolait Evelyn.
du nombril. Les vieux médecins pensaient que ce pansement empê- Mais Londres avait malgré tout un avenir, et Thomas Willis en
chait le soulèvement de l’utérus, mais Willis – comme à son habi- serait partie prenante. Au lendemain de la peste et de l’incendie, il
tude – avait une nouvelle explication : il contrôlait la course effrénée s’installerait à Londres et parviendrait à l’apogée de sa fortune. Mais
des esprits animaux (il prescrivit un autre remède qui, pour une fois, surtout, il terminerait ce qu’il avait commencé. Après le Cerebri
n’était ni douloureux, ni repoussant ou nuisible : il recommandait Anatome, il ferait l’anatomie de l’âme.
aux femmes hystériques de se livrer aux « transports de Vénus »).
Willis développa ses théories sur les convulsions dans un nou-
veau traité intitulé Pathologie cérébrale. Lower écrivit à Boyle qu’il
« n’existe aucune maladie de la tête qu’il n’illustre par des observa-
tions excellentes et des cas rares ». Au moment où Willis achevait la

206
Fig. 10. Artères carotidiennes, glande pituitaire et veine jugulaire,
planche extraite du Cerebri anatome.
chapitre x

la science des brutes

Quelques semaines après l’extinction des derniers feux de l’incendie,


Lord Conway reçut une lettre d’un ami de Londres. « Les hommes
commencent à retrouver leurs esprits un peu partout », écrivait-il,
« et entendent reconstruire une nouvelle cité sur les ruines de
l’ancienne. »
Alors que Londres se remettait doucement de la peste et de l’in-
cendie, le cercle d’Oxford vint s’établir pour de bon dans la capitale.
Au moment où la peste s’était déclarée, Christopher Wren séjour-
nait en France, dont il avait assimilé l’architecture. Lorsqu’il revint
à Londres quelques jours après la fin de l’incendie, il présenta au roi
Charles un projet de reconstruction de toute la ville avec de magni-
fiques avenues, des grandes places et une nouvelle cathédrale. Son
plan reflétait l’ambition de la Royal Society de créer une Angleterre
puissante et efficace, privilégiant la raison plutôt que la tradition.
Mais même Charles ii n’était pas en mesure de réaliser un rêve de
cette envergure. Il demanda toutefois à Wren de concevoir les plans
de la nouvelle cathédrale Saint-Paul et d’une dizaine d’autres bâti-
ments. De son côté, Robert Boyle déménagea son laboratoire de
chimie d’Oxford pour s’établir lui aussi à Londres et participer aux
activités de la Royal Society. Même Willis, le seul du cercle à être
natif d’Oxford, céda à la force d’attraction de la capitale lorsque l’ar-
chevêque Sheldon lui demanda de venir à Londres pour contribuer
à la restauration de la médecine. Willis ne pouvait pas refuser une
requête émanant d’un archevêque. Il quitta donc Oxford avec toute
sa famille et emménagea dans une maison de St. Martin’s Lane.
Au moment de l’arrivée de Willis à Londres, le cercle d’Oxford
était devenu célèbre. Pour concevoir ses plans de nouveaux bâti-
ments, Christopher Wren s’était adjoint les services de Robert
Hooke. Ensemble, les deux amis donnèrent à la ville une élégance
géométrique très différente de tout ce qu’on avait pu voir jusque ici.
Robert Boyle n’avait jamais été en si mauvaise santé (pour stopper

209
chapitre x la science des brutes

sa vision déclinante, il s’injectait du crottin pulvérisé dans les yeux) de vin de Madère. À Londres, tout le monde se demandait à quoi
mais, grâce à sa pompe à air, il était devenu le philosophe naturel pourrait servir l’invention de Lower. Se pouvait-il que l’infusion de
le plus illustre d’Angleterre. En publiant un résumé des recherches sang jeune retarde le vieillissement ? Pouvait-on guérir les fous avec
qu’il avait menées à Oxford, il hissa la chimie au rang de science et du sang sain ? Du sang de quaker ne risquait-il pas de communiquer
jeta les bases de la méthode expérimentale. son fanatisme au receveur ?
Parmi les membres du cercle d’Oxford, Richard Lowell fut le plus Cette effervescence fut de courte durée. Très vite, Coga embar-
remarqué. Après son séjour en Cornouailles pour trouver une épouse, rassa les expérimentateurs : au lieu de vanter les mérites de la trans-
il était revenu à Oxford en 1666, prêt à reprendre ses recherches sur fusion, il se mit à délirer puis partit se saouler avec la pièce d’or que
la transfusion sanguine. Ses expériences précédentes avaient échoué lui avait donnée Lower. « La folie de son esprit reste inchangée », écri-
parce que le sang du chien donneur coagulait avant de passer dans vit Henry Oldenburg. Peu de temps après, des Français pratiquèrent
celui du receveur. Il eut alors recours à une autre méthode : il inséra une autre transfusion humaine qui se solda tragiquement par la
l’extrémité d’un tuyau dans une artère du chien donneur et l’autre mort de leur cobaye. La Royal Society abandonna les transfusions,
extrémité dans une veine du receveur. À l’instar de Harvey, il était même si Lower restait convaincu que ce procédé pouvait avoir une
convaincu que l’afflux sanguin était plus vigoureux dans les artères utilité. Il faudrait laisser passer dix générations avant que quelqu’un
que dans les veines et que la transfusion d’artère à veine serait donc osât de nouveau pratiquer une transfusion sur un homme.
plus aisée. Ce nouveau procédé fonctionna. Lower saigna un chien Mais Lower avait bien d’autres expériences en tête. Il voulait
presque à mort, puis le transfusa avec du nouveau sang. Très rapide- résoudre une question que William Harvey avait soulevée sans pou-
ment, l’animal bondit sur la table, lécha Lower de contentement et voir lui donner de réponse : comment le cœur pompe-t-il le sang ? Si
se roula dans l’herbe pour se nettoyer. la circulation du sang était un fait universellement reconnu dans les
Les nouvelles de l’expérience réussie de Lower décidèrent la Royal années 1660, certains médecins affirmaient que ce n’était pas le cœur
Society à pratiquer elle-même des transfusions. Du sang de veau fut lui-même qui assurait la circulation du sang, mais un ferment situé à
injecté dans des moutons et du sang d’agneau dans des renards – les l’intérieur de l’organe. C’était lui qui chauffait le sang et le propulsait
moutons survécurent, les renards moururent. Quelques mois après dans les artères. La position de Thomas Willis était plus modérée :
l’arrivée de Willis à Londres en 1667, Lower s’établit lui aussi en ville le cœur était une pompe musculaire, mais il était également le siège
et ouvrit son propre cabinet médical. Il reprit également la direction d’un ferment qui, en réchauffant le cœur, lui donnait sa coloration
des opérations de transfusion de la Royal Society et entreprit de ten- rouge. Après son arrivée à Londres, Lower commença à comprendre
ter une expérience spectaculaire : la première transfusion humaine. que son ancien professeur avait commis une grave erreur.
La difficulté était de trouver l’homme qui se prêterait à cette expé- Lower se mit à avoir des doutes lorsqu’il se replongea dans les
rience. Bedlam, l’asile d’aliénés de Londres, refusa de soumettre travaux qu’il avait menés avec Willis sur le cerveau. « Si le sang se
un de ses patients à cette extravagance. Lower finit par trouver un déplace selon sa capacité propre, pourquoi le cœur a-t-il besoin
volontaire dans l’église dirigée par John Wilkins. C’était un ancien d’être si fibreux et si bien approvisionné avec les nerfs ? », se deman-
étudiant de Cambridge devenu vagabond, qui s’appelait Arthur Coga. dait-il. Lower décida d’étudier de plus près les fibres du muscle car-
Par la suite, Lower écrivit que Coga était « atteint d’une forme de diaque. Il découvrit que celles-ci, enroulées en spirales, se contrac-
folie inoffensive ». Après avoir passé plusieurs années à étudier les taient et comprimaient les ventricules du cœur. Harvey avait été le
connexions entre le sang et le cerveau, Lower était convaincu que les premier à dire que le cœur était un muscle qui expulsait le sang de
transfusions « amélioreraient son état mental ». ses cavités, mais c’est à Lower qu’on doit l’explication de ce phéno-
Muni de plumes et de tuyaux en argent, Lower fit communiquer mène. Il montra également que lorsque le cœur se contractait vio-
une veine du bras de Coga à l’artère carotide du cou d’un agneau. lemment, tout ce qui était contenu dans les cavités était éjecté en
(Coga se plut ensuite à dire que le sang de l’agneau était spécial, car même temps que le sang. Aucun ferment ne pouvait y rester long-
le Christ était l’Agneau de Dieu.) Lower pratiqua deux transfusions temps et, une fois qu’il avait été expulsé du cœur, il ne pouvait pas
sur Coga qui survécut aux deux opérations, à l’issue de quoi, devant y revenir. En injectant de la teinture dans les vaisseaux sanguins du
quarante témoins, on lui donna à fumer une pipe et à boire un verre cœur, Lower découvrit que ces vaisseaux ne pouvaient pas pénétrer

210 211
chapitre x la science des brutes

dans l’organe. Il comprit que, pour battre, le cœur n’avait pas besoin pouvait ainsi respirer sans faire bouger ses poumons. Lower et
d’avoir du sang dans ses cavités. Même quand il remplaçait une Hooke s’aperçurent que, tant qu’ils actionnaient les soufflets, le
grande partie du sang d’un chien par de la bière ou du vin, le cœur chien restait en vie. Quand Lower lui ôta un morceau de poumon, il
continuait de battre. Lower déclara que le cœur n’était ni plus ni vit que le sang continuait à circuler dans les capillaires du poumon.
moins qu’un muscle comparable à un piston. Ce n’était pas dans le Cette nouvelle série d’expériences montrait que le secret de la vie
cœur que le sang se réchauffait, mais le sang qui réchauffait le cœur n’était pas dû à l’influx d’air mécanique dans les poumons mais au
et le reste du corps. contact de l’air avec le sang.
Les travaux menés par Lower soulevaient une autre question : Il semble qu’à partir de ce moment-là Hooke ait eu moins de scru-
était-ce dans le cœur que le sang prenait sa coloration rouge ? Willis pules à torturer les chiens. Il relia une poche à une extrémité d’un
avait été frappé de voir que, dans un bol rempli de sang, il se formait tuyau de cuivre et rattacha l’autre extrémité à la trachée exposée
une couche rouge à la surface, mais il n’avait jamais pris la peine de d’un chien, lui faisant ainsi respirer le même air en circuit fermé. Au
faire l’expérience, pourtant très simple, d’ôter cette pellicule de sang bout de quelques minutes, l’animal commença à se débattre violem-
rouge. Il aurait découvert, comme on en fit l’expérience au milieu ment. Au bout de huit minutes, il était quasi mort, mais Hooke put
des années 1660, que si du sang foncé était exposé à l’air, il devenait le ranimer en le laissant respirer un peu d’air frais. À chaque nou-
rouge lui aussi. La couleur ne provenait pas d’un type spécifique velle expérience, il devenait de plus en plus évident qu’une subs-
de particules dans le sang mais de quelque chose qui était contenu tance contenue dans l’air était consumée pendant la respiration et
dans l’air. Se pouvait-il qu’il s’agît de la même substance que celle qu’elle était chimiquement transformée en une autre substance au
que Boyle expulsait de sa cloche de verre avec sa pompe, une subs- moment de l’expiration. Quelle que fût cette substance, c’était l’air
tance qui était vitale pour l’alouette ? respiré qui donnait au sang sa coloration rouge. Après avoir ouvert
Robert Hooke – le créateur de la pompe de Boyle – s’était déjà le thorax d’un chien et en avoir sectionné la trachée, Lower boucha
penché sur cette question au moyen d’une des plus sinistres expé- l’extrémité exposée pour empêcher le chien de respirer de l’air frais.
riences à avoir été pratiquée par le cercle d’Oxford. Il était parti de En ouvrant l’artère carotide du chien, il s’aperçut que le sang qui cir-
l’hypothèse qu’une simple entaille au niveau de la membrane entou- culait à l’intérieur était devenu aussi foncé que le sang veineux. Mais
rant les poumons d’un chien empêchait l’animal de respirer. En 1664, la teinte foncée n’était pas permanente : si Lower versait le sang dans
ayant conçu un procédé avec un soufflet muni à son extrémité d’une une assiette, il retrouvait sa coloration rouge.
longue baguette, il ouvrit la trachée-artère d’un chien et fit passer la La dernière preuve dont Lower avait besoin lui fut fournie
baguette dans les voies respiratoires. Tandis que le soufflet insufflait lorsqu’il refit l’expérience de Hooke avec les deux soufflets. Elle lui
de l’air dans ses poumons, il ouvrit le thorax de l’animal pour voir permit pour la première fois d’inciser la veine pulmonaire qui reliait
ce qui se passait à l’intérieur. Tant que Hooke actionnait la pompe, les poumons au cœur, alors même que le chien respirait encore. Si
les poumons gonflaient et dégonflaient, et le cœur battait régulière- les théories de Willis et des autres médecins étaient justes – à savoir
ment. Hooke réussit à maintenir le chien en vie pendant une heure, que le sang ne rougissait que dans le côté droit du cœur avant de
en continuant d’actionner le soufflet. Quand il s’arrêta, les poumons pénétrer dans les artères –, il était logique que le sang veineux soit
se relâchèrent et le cœur du chien entra dans des convulsions. foncé. Mais Lower découvrit que même dans la veine pulmonaire,
Les résultats étaient édifiants, mais Hooke fut écœuré par cette le sang avait déjà pris une coloration rouge vif. Le sang qui venait
expérience. La Royal Society lui demanda de recommencer l’opéra- des poumons, ayant été exposé à l’air, avait pris la même coloration
tion, mais il refusa « en raison de la torture infligée à la créature ». rouge que s’il s’était trouvé dans une assiette.
Hooke attendit trois ans avant d’accepter de se remettre à ce pro- Il ne restait plus à Lower qu’une seule étape à franchir pour arri-
jet, lorsque Lower, nouvellement installé à Londres, lui proposa de ver au terme de ses recherches mais, pour des raisons demeurées
mettre ses talents de dissection à son service. Cette fois, Hooke et inconnues, il cessa toute expérience en 1670. Il reprit son activité
Lower entaillèrent les poumons du chien pour que l’air qui lui était de médecin dans son cabinet et n’écrivit plus jamais d’autre traité
insufflé puisse s’évacuer. Puis ils ajoutèrent un second soufflet, de scientifique. (Il arrêta même de payer sa cotisation à la Royal Society,
manière à infuser dans le chien un courant d’air continu. L’animal dont il fut exclu en 1675.)

212 213
chapitre x la science des brutes

Cette étape fut franchie par un jeune diplômé d’Oxford appelé Le jeune domestique qui, à Oxford, devait disputer les restes de table
John Mayow. Celui-ci avait assisté aux leçons de Willis et était pré- était devenu un riche médecin, propriétaire de grands manoirs dotés
sent lors des expériences de Hooke et de Lower. Son idée était que chacun de vingt cheminées. Pourtant, Willis resta modeste et pieux.
leurs expériences n’avaient de sens que si la respiration permettait Il refusa le titre de chevalier parce que, disait-il, il n’était pas « dési-
d’absorber des particules qui rougissaient le sang et étaient trans- reux pour sa personne d’une distinction qui n’était due qu’à un rang
portées par le sang vers les muscles, provoquant d’infimes explo- ou à une dignité ». Sa journée commençait dès six heures du matin
sions. Les muscles consumaient des particules qui nécessitaient par des prières. Puis, plusieurs heures durant, il recevait chez lui
d’être renouvelées constamment. des patients pauvres qu’il soignait gratuitement. Il prenait ensuite
Comme l’avait montré Lower, le cœur était un muscle comme un sa calèche pour rendre visite à des patients fortunés. En route, il
autre, qui avait tout autant besoin de ces particules. C’est la raison s’arrêtait parfois chez son apothicaire ou dans son café favori pour
pour laquelle le cœur battait plus vite dans l’effort – afin d’approvi- se tenir informé des dernières nouvelles. L’après-midi, Willis super-
sionner le corps en particules venant des poumons. C’était aussi ce visait une opération chirurgicale ou partait à la campagne rendre
qui expliquait pourquoi une alouette mourait lorsqu’elle se trouvait visite à d’autres patients. À cinq heures, il se remettait à prier et,
à l’intérieur d’un espace sans air – son cœur, à court de particules après le dîner, rédigeait les comptes rendus des cas qu’il avait vus
explosives, s’arrêtait de battre. Pour vérifier son hypothèse, Mayow dans la journée et continuait à écrire jusque tard dans la nuit, don-
ouvrit le thorax d’un chien et inséra un tube dans la veine cave, celle nant libre cours à ses spéculations. Mais, même tard, il ne refusait
qui irrigue le cœur. Il attendit que le cœur et les poumons cessent de jamais de répondre à une urgence. Il reversait tous ses honoraires du
bouger, puis insuffla de l’air dans le cœur. D’un bond, le cœur revint dimanche – sa journée la plus chargée – à des œuvres de charité.
à la vie. Pour Mayow, les particules étaient responsables des batte- Après s’être établi à Londres, Willis devint le médecin le plus
ments cardiaques, mais aussi de la combustion du feu et de la fer- célèbre de toute l’Angleterre, voire de toute l’Europe. « Très renommé
mentation du sang. pour sa pratique, il était extrêmement demandé ; jamais aucun
Wills avait certes commis une erreur, mais ce qu’il avait ensei- médecin n’avait été autant prisé et ne percevait autant de revenus
gné à ses étudiants était suffisant pour leur permettre de s’appro- annuels que lui », écrivit Anthony Wood. Ses théories sur les modes
cher au plus près de la réalité sous-jacente. Il accepta certaines de d’apparition des maladies et sur le fonctionnement du corps étaient
leurs conclusions, qualifiant désormais le cœur « de simple muscle, immensément populaires. En revanche, ses remèdes étaient la plu-
uniquement constitué de chair et de tendons ». Mais les étudiants part du temps inefficaces. Il continua à prescrire des traitements très
avaient corrigé Willis sur un point essentiel. Depuis Platon, les pou- éclectiques – cataplasme brûlant pour tel patient, mille-pattes broyé
mons et le cœur étaient considérés comme le centre de l’âme vitale, pour tel autre. Il était plébiscité quand ses patients guérissaient et
le lieu où étaient créées les esprits animaux. En 1659, Willis avait échappait au blâme en cas d’échec mais, de manière générale, la
posé les premiers jalons d’une nouvelle définition de ces esprits. Dix guérison de ses patients étant sans rapport avec ses traitements. Son
ans plus tard, Lower, Hooke et Mayow mettaient le point final à ces bilan en matière de troubles du cerveau n’était pas meilleur. Pour
recherches. Certes, ils n’ont pas découvert l’oxygène, la substance traiter l’épilepsie, il donnait à ses patients des émétiques pour les
que tous les organismes vivants ont besoin de respirer, mais ils en faire vomir, les saignait avec des sangsues, leur administrait des
furent très près, touchant la vérité du bout des doigts. racines de pivoine et des foies de loup, et leur faisait porter des amu-
lettes à base de gui.
Willis ne fut pas témoin des expériences de Lower sur la respiration En partie grâce à sa réputation de médecin, Willis devint aussi
des chiens. Une fois établi à Londres, il n’assista que rarement aux le premier vrai grand neuroscientifique. Il arrivait à convaincre
réunions de la Royal Society, trop occupé à créer ce qui allait deve- les familles de lui laisser faire l’autopsie de leurs proches – maris,
nir le premier cabinet médical d’envergure de l’histoire de l’Angle- épouses et enfants – et disséqua même des aristocrates. Pour la pre-
terre. L’archevêque Sheldon introduisit Willis dans les différents mière fois dans l’histoire de la médecine, Willis réussit à établir un
cercles de la haute société londonienne, et bientôt les nobles, les rapport entre les maladies dont avaient souffert ses patients durant
marchands et les chefs de l’Église vinrent se faire soigner chez lui. leur vie et les anomalies qu’il découvrait dans leur cerveau après leur

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chapitre x la science des brutes

mort. S’il avait dû se contenter de disséquer des cerveaux de criminels, partiellement une exception : c’était un « animal à deux âmes », doué
ces corrélations auraient paru moins plausibles. Ses lecteurs auraient à la fois d’une âme matérielle et d’une âme immatérielle.
pu être tentés de croire que la pathologie qu’il avait identifiée dans Pour mieux comprendre la nature de cette âme matérielle, Willis
le cerveau de ces criminels était un signe de leur basse extraction. continua à disséquer des cerveaux. Il s’adjoignit les services d’un
Mais comme ces cerveaux appartenaient à l’élite de l’Angleterre, nouvel assistant, Edmund King, un chirurgien de talent qui avait
ses observations étaient plus facilement prises en compte. La res- participé avec Lower à la transfusion sanguine d’Arthur Coga. Willis
pectabilité dont il jouissait permit à Willis d’étendre ses explications et King examinèrent le cerveau humain d’encore plus près et, au
mécaniques et chimiques du cerveau à l’âme elle-même, sans qu’on moyen d’un scalpel, grattèrent la matière grise afin de mettre en
l’accusât d’hérésie. évidence « les cordes ou chaînons qui, formant des nerfs distincts,
Descartes avait affirmé que l’âme était une substance pensante communiquent merveilleusement entre eux ». Pour la première fois,
complètement distincte de la matière qui constituait l’univers. Les Willis disséqua le cerveau d’un singe et étudia même certains ani-
animaux étaient pour lui des automates dépourvus d’âme. Willis maux invertébrés. Willis et King démembrèrent un parc entier de
avait découvert que le cerveau des animaux, en particulier celui des poissons, de homards, d’huîtres et de vers de terre.
mammifères, présentait des similitudes frappantes avec celui des Les conclusions de Willis étaient que la vie des vertébrés et des
hommes, similitudes qui se reflétaient dans leur comportement : invertébrés avait ceci de fondamentalement commun qu’elle dépen-
ils étaient doués de perception, de conscience, et étaient même dait de l’absorption de particules dans le sang. Willis découvrit que la
capables d’apprendre. Quand il était enfant, Willis avait vu com- peau des vers de terre était parcourue de capillaires leur permettant
ment les chevaux se souvenaient des chemins qui les menaient vers de respirer sans poumons ; les pores microscopiques contenus dans
les prés et les lacs ; il avait aussi vu des chiens enseigner la chasse à l’exosquelette de certains insectes avaient la même fonction. En injec-
d’autres. Il écrivit à propos des « républiques admirables des abeilles tant de l’encre dans les branchies des poissons, il vit qu’elle irriguait le
et des fourmis dans lesquelles, sans aucune loi écrite ou droit établi, cœur, puis les artères de l’animal. Il émit l’hypothèse que l’eau devait
s’exercent les modes de gouvernement les plus parfaits ». Comme les contenir quelque chose de similaire à l’air que nous respirons. Pierre
humains, les animaux pouvaient acquérir un savoir – ce que Willis Gassendi avait comparé l’âme sensitive à une flamme ; Willis, fort de
appelait « la science des brutes ». ses connaissances en chimie et en anatomie, était d’accord avec lui.
Willis croyait pourtant que les animaux étaient capables de tout C’était un feu sans lumière qui se consumait dans tout le corps, et les
cela alors même qu’ils n’étaient constitués que de matière. Sa posi- particules qu’il absorbait dans l’air ou dans l’eau en était le combus-
tion vis-à-vis de Descartes et de ses disciples était ferme : « En s’éver- tible. La mort survenait quand la flamme de l’âme s’éteignait.
tuant le plus possible à différencier l’âme des hommes de celle des Tous les animaux possédaient cette flamme vitale ; de même, ils
bêtes, ils affirmaient que l’âme des animaux n’était pas seulement avaient tous un système nerveux pour contrôler les mouvements
corporelle et divisible, mais aussi complètement passive. » du corps. Willis ouvrit des carapaces de homards en deux et suivit
Willis était convaincu que la matière pouvait être active et que le trajet des nerfs ; il démêla le réseau nerveux des huîtres. Les vers
le corps était capable de pensée. Il s’inspirait des écrits de Pierre de terre possédaient eux aussi des colliers de nerfs, « blanchâtres
Gassendi, dont la philosophie des atomes, qui pouvait se conci- comme une bulle », qui faisaient selon lui office de cerveaux minia-
lier avec le christianisme, avait déjà laissé une forte impression sur tures. Willis recherchait l’âme matérielle, cette autre partie de l’âme
le cercle d’Oxford. Gassendi affirmait également que les animaux qui, évoquée par Gassendi, percevait le monde extérieur et permettait
avaient une âme matérielle qui était douée de facultés que Descartes à l’animal de respirer et de se mouvoir. Bien entendu, les lombrics et
réservait à l’âme humaine. Mais Gassendi était prêtre et non anato- les chiens se comportaient différemment parce qu’ils n’avaient pas
miste ; il croyait que la nature de l’âme sensitive était « infiniment au- le même type d’âme – ni le même système nerveux. Chacun avait sa
dessus de la portée de nos sens ». place particulière dans une échelle hiérarchique des êtres.
Willis, quant à lui, se sentait capable de décrire l’anatomie de Chez les animaux autant que chez les hommes, l’âme sensitive
cette âme. Les animaux avaient une âme mortelle et matérielle dont était constituée d’esprits qui parcouraient le système nerveux et se
faisaient partie les nerfs et le cerveau. Selon Willis, l’homme était promenaient dans la chair du cerveau. Les cordons et les filaments du

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chapitre x

cerveau étaient les couloirs invisibles du palais de l’âme par où tran-


sitaient les esprits. Willis comparait les structures internes du cer-
veau à de vastes cours, portiques et promenades. L’épine dorsale était
l’« avenue du Roi » où, tels des soldats, les esprits évoluaient entre
l’âme (son palais) et le corps (son royaume). Willis était fasciné par la
configuration complexe du cerveau des chiens et des vaches. Il décou-
vrit également que le cerveau du singe était, parmi tous les cerveaux
qu’il avait pu voir, celui qui ressemblait le plus à celui de l’homme.
Comme l’homme, le cerveau des singes était énorme par rapport à la
taille du corps, et plusieurs parties de leur cerveau « étaient proches,
par leur aspect et leur envergure, de celles de l’homme ».
En fonction du cerveau de l’animal, Willis croyait que l’âme était
sans doute dotée de mémoire et d’imagination, ainsi que d’autres
facultés propres au cerveau humain, et que celles-ci se formaient
dans les mêmes parties du cerveau. Les sens de l’animal captaient
la lumière, les sons et les odeurs, et les transmettaient à leur cer-
veau « comme des ondulations ». Ces vagues affluaient dans le cor-
tex de l’animal ; c’était dans cette région que le cerveau percevait les
impressions et en gardait parfois la mémoire. Si l’animal était amené
à faire plusieurs fois l’expérience des mêmes sensations, les esprits
empruntaient les mêmes chemins et déclenchaient dans le corps les
mêmes mouvements que la première fois.
Par exemple, un cheval qui broute une terre aride sera pris d’une
sensation de faim en même temps que son estomac excitera les
esprits animaux dans les nerfs environnants. « Les esprits sont donc
mus accidentellement et, parce qu’ils empruntent des voies qu’ils
connaissent déjà, rappellent au cheval d’autres pâturages plus abon-
dants ainsi que des prés très éloignés », observa Willis. Le souvenir
que le cheval avait conservé de ces pâturages déclenchait la mémoire
de l’itinéraire pour s’y rendre, qui envoyait alors ses esprits dans ses
jambes pour l’y amener.
Le cerveau humain créait, comme le cerveau d’un cheval, une
mémoire, des habitudes, des perceptions et une imagination. Willis
croyait que l’âme sensitive était garante de bien d’autres facultés,
comme l’intelligence, l’inventivité et l’affection. Pour Willis, les
émotions n’étaient pas produites par les quatre humeurs ou par le
cœur mais par les mouvements de cette âme. L’amour était l’atti-
rance des esprits vers une chose ou vers son image mentale. La
colère était « comme la mer qui lutte contre des vents contraires
et des déluges provoqués par toutes les côtes du littoral ». Lorsque
nous nous sentons heureux, nos esprits sont en expansion ; ils se dif-
fusent en partant du cerveau et apportent au corps un sentiment de

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chapitre x la science des brutes

bien-être. La tristesse provoque le retrait des esprits dans les confins appelait Willis, sont plus importants chez les animaux que chez les
du cerveau. hommes – « la raison étant que les animaux se rapportent aux choses
Selon Willis, les esprits ne pouvaient pas circuler dans les nerfs avant tout par l’odorat, en particulier pour leur nourriture ; comme
et le cerveau sans marquer de pause. Quelques heures par jour, les l’homme apprend beaucoup par l’éducation et le discours, il est
esprits du télencéphale avaient besoin de se reposer dans le cerveau et, davantage sensible au goût et à la vue qu’à l’odorat pour choisir ses
comme l’écrivit Willis, de se restreindre « comme s’ils s’étaient enchaî- aliments », écrivit Willis. En revanche, l’homme possède un télencé-
nés pour s’abstenir de tout mouvement ». Tant que les esprits animaux phale beaucoup plus volumineux et un cortex possédant plus de
du télencéphale étaient enfermés dans le cerveau, le dormeur était circonvolutions que dans celui des animaux. Cela impliquait que la
immobile. En revanche, la respiration et le cœur ne s’arrê-taient pas, mémoire devait y avoir son siège, car il est évident que les hommes
ces organes étant contrôlés par les esprits du cervelet. Comme leur emmagasinent beaucoup plus de souvenirs que les animaux.
tâche était simple, ils n’avaient pas besoin de longs moments de repos. En même temps, Willis pensait que l’homme était le seul à pos-
Vu sous cet angle, le sommeil et ses troubles paraissaient moins séder une âme rationnelle, ses recherches ayant selon lui confirmé
mystérieux. Par le passé, Willis avait rencontré des narcoleptiques sa nature immatérielle. Les hommes devaient avoir une âme ration-
qui s’endormaient subitement au milieu d’un repas, parfois la nelle, car il était évident que leurs facultés de penser dépassaient de
bouche encore pleine. Même si beaucoup attribuaient cet état à de loin celles des animaux. Si cette âme rationnelle avait été matérielle,
mauvaises habitudes, Willis le considérait comme une vraie maladie. Willis aurait dû découvrir une différence correspondante entre les
Selon lui, elle était causée par un excès de sang dans les vaisseaux du cerveaux animal et humain, mais, écrit-il, « nous n’avons guère noté
cerveau qui engorgeait les esprits et les empêchait de circuler. Pour de différence entre la tête de l’un et celle de l’autre ». L’étonnante
lutter contre la narcolepsie et d’autres formes d’endormissement, il similitude entre les cerveaux animal et humain signifiait que l’âme
prescrivait des saignées, des purges et des médicaments pour endi- rationnelle ne pouvait pas être matérielle.
guer ce qu’il appelait le « déluge aqueux » – dont une boisson à base Willis pensait que Dieu créait l’âme rationnelle et la plaçait dans
d’un nouveau grain miraculeux : le café. le cerveau de l’embryon lorsque celui-ci atteignait un stade de déve-
Le sommeil s’accompagnait de rêves, et là aussi Willis rejetait loppement suffisant dans l’utérus. Étant sans substance, l’âme
toute explication surnaturelle. À l’époque, les rêves étaient souvent rationnelle ne connaissait pas la mort. Même après l’extinction de
perçus comme des visions divines ou des visitations démoniaques. la flamme vitale du corps et la mort de l’âme sensitive, l’âme ration-
Certains alchimistes prétendaient avoir reçu leurs recettes directe- nelle survivait. Sur ce point mais sur celui-ci seulement, Willis par-
ment de Dieu pendant leur sommeil. Quant aux cauchemars, on les tageait l’opinion de Descartes. Willis était en définitive un Gassendi
croyait créés par un incube qui venait se poser sur la poitrine du dor- anatomiste. Il plaçait l’âme rationnelle dans le corps calleux, cette
meur. Willis affirmait que les rêves étaient dus à quelques esprits qui, substance blanche du cerveau sur laquelle les esprits des sens proje-
s’étant libérés de leurs entraves pendant le sommeil, se mettaient à taient leurs perceptions. L’âme rationnelle de Willis avait un pouvoir
errer dans le cerveau. « N’ayant plus ni guide ni chef », ils créaient au de supervision sur l’âme sensitive qui, de son côté, assurait quasi-
passage quelques méfaits. Quant aux somnambules, ils marchaient ment seule la charge de son existence. De la même façon qu’un roi
et parfois même parlaient sans avoir conscience de ce qu’ils faisaient. n’a pas à se soucier de l’emploi du temps de ses clercs, l’âme ration-
Les esprits qui erraient dans leur cerveau en excitaient d’autres qui, nelle n’avait pas à s’occuper de ces « basses besognes ». Elle considé-
en descendant le long de leur colonne vertébrale, les faisaient mar- rait les perceptions formées par l’âme sensitive comme un roi assiste
cher. Comme la plupart de leurs esprits restaient enfermés dans le à un spectacle de cour. « L’âme rationnelle, qui préside à tout », écrit-
cerveau, ils ne gardaient aucun souvenir de ces expériences. il, « perçoit les images et les impressions présentées par l’âme ration-
En raison de la ressemblance entre les cerveaux humains et ani- nelle comme dans un miroir, et selon les conceptions et les notions
maux – et ils étaient semblables sur beaucoup de points –, Wills qu’elle en retire, elle exerce sa raison, son jugement et sa volonté ».
croyait que les âmes animales et les âmes humaines devaient aussi L’âme rationnelle pouvait concevoir des choses abstraites – « Dieu,
être semblables. Les différences qu’il avait perçues devaient induire les anges, le soi, l’infini, l’éternité » – et avoir des pensées bien supé-
des différences entre les âmes. « Les nerfs olfactifs », comme les rieures à ce qu’offraient les sens.

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chapitre x la science des brutes

Autrement dit, l’âme rationnelle était souveraine. Elle gouvernait prenait pour la réalité. Assombris par la présence de sel dans le sang,
le corps et trônait au centre du cerveau, son palais. Mais, comme les esprits arrivaient corrompus au cerveau ; en se frayant des chemins
Willis avait pu s’en rendre compte par lui-même, ce pouvoir s’accom- nouveaux et compliqués, ils déformaient la manière de penser . Ce qui
pagnait aussi de contraintes et d’une certaine vulnérabilité. Ainsi, était familier devenait étrange, ce qui brillait devenait sombre.
l’âme rationnelle n’avait qu’une connaissance indirecte du monde. Lorsque le cerveau était atteint d’une grave maladie, Willis pen-
Elle n’y accédait que graduellement, élaborant ses raisonnements sait que l’âme rationnelle pouvait s’en trouver irréversiblement affec-
à partir de ce que l’âme sensitive lui présentait. Dans un cerveau tée. Dans les cas de délire, l’âme rationnelle était soumise, non pas à
en bonne santé, l’âme sensitive administrait le corps de manière des perceptions réalistes, mais à des visions hallucinées. La frénésie
sereine et les allées et venues des esprits dans le cerveau se faisaient transformait le cours paisible des esprits animaux en un « torrent de
de manière harmonieuse. Les esprits communiquaient à l’âme vagues déchaînées ». Ils quittaient leur lit et, partant dans de nou-
rationnelle une image précise du monde extérieur et acceptaient sa velles directions, inondaient le cerveau, laissant la personne affec-
tutelle. Certaines maladies, comme les maux de tête de Lady Conway, tée en proie à des égarements persistants. Si les esprits dégénéraient
ne perturbaient le système nerveux qu’à sa périphérie. À propos en vapeurs corrosives et qu’ils devenaient incontrôlables, la victime
de son cas, Willis écrivit que la migraine, « ayant établi son camp à sombrait dans la folie.
proximité de l’enceinte du cerveau, avait longtemps assiégé sa tour Pour traiter la mélancolie, Willis conseillait des remèdes appa-
royale, mais sans pour autant s’en emparer ; les principales facultés remment très ordinaires. « Nous recommandons d’avoir des conver-
de l’âme de la malade […] n’avaient pas été touchées ». sations agréables, de plaisanter, de pratiquer le chant, la musique, de
Mais dans la mesure où le cerveau était un organe, ses esprits pou- contempler des images, de danser, chasser et pêcher », écrivit-il. Mais
vaient être en proie à la maladie. Pour Willis, les maladies de l’âme pour lui, ces distractions étaient en réalité des cures mécaniques qui
étaient des « guerres civiles ». « L’âme inférieure », écrivit-il, « finissant remettaient les esprits sur le bon chemin. Lorsqu’il était confronté à
par se lasser du joug de l’autre, se libère de ses chaînes quand l’occa- des cas de démence furieuse, Willis abandonnait la pêche et la danse
sion se présente ». Comme deux armées en position, les deux âmes et recommandait des traitements de choc pour mater le déchaîne-
entraient alors en rivalité dans le cerveau, « jusqu’à ce que l’une ment des esprits. « Les fous furieux sont plus rapidement et assuré-
triomphe et oblige l’autre, clairement captive, à battre en retraite ». ment soignés par les châtiments et l’enfermement dans une cellule,
En refusant de se soumettre à son souverain, l’âme sensitive pou- que par la médecine ou les médicaments. » Mais pour Willis, toutes
vait se trouver envahie par la mélancolie. Même si Willis avait rejeté les maladies mentales n’étaient pas des guerres civiles entre deux
le vieux système des humeurs de Galien, il ne niait pas la réalité de la âmes. Certaines ne touchaient pas l’âme sensitive et, pour citer ses
mélancolie. C’était l’explication sous-jacente qu’il remettait en ques- propos, « relevaient le plus souvent de l’âme rationnelle » – même si
tion. « Nous ne pouvons pas ici nous rallier à ce que certains méde- elles étaient imputables aux « errements des esprits animaux, ainsi
cins affirment, à savoir que la mélancolie provient d’une humeur qu’au cerveau ». Willis appelait ces états « stupidité » et « folie ».
mélancolique », écrivit-il. Ce que Willis appelait « stupidité » (stupidity) correspond à peu
Willis transforma le système nerveux en réacteur chimique, les près aux diagnostics modernes de la maladie d’Alzheimer et de l’ar-
esprits étant comme des rayons de lumière produits par la flamme du riération mentale, tandis que ce qu’il appelle « folie » (foolishness)
sang. De même qu’une lampe n’émettait pas la même lumière selon s’apparente davantage à la psychose ou à la schizophrénie. Les psy-
qu’elle fonctionne à l’alcool ou à l’huile, les esprits animaux du corps chiatres d’aujourd’hui retrouvent dans les descriptions de Willis les
ne se comportaient pas de la même façon selon le type de combus- conceptions modernes de ces états. Mais si l’on remonte un peu plus
tible utilisé par l’âme. Si la rate s’arrêtait de distiller le sang, elle se loin dans l’histoire, le terrain devient plus marécageux. Ainsi, dans la
chargeait parfois en sel et transformait les esprits animaux transpa- Grèce antique, les médecins et les philosophes ne font aucune men-
rents en esprits sombres et noirs. Au lieu de parler de l’aspect foncé tion de personnes dont le cerveau défectueux serait incapable de
de la bile, Willis évoquait la noirceur des esprits. Au cours de leur tra- pensée abstraite ou de jugement sensé. Ces catégories n’existaient
jet entre les nerfs et le cerveau, les esprits présentaient à l’âme ration- tout simplement pas. Les Grecs parlaient de phronesis – le pouvoir
nelle une image sombre et déformée du monde extérieur, que l’âme de l’âme à percevoir les choses –, dont Hippocrate disait qu’elle était

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chapitre x la science des brutes

optimale « lorsque ce sont les parties du feu les plus humides qui excepté les philosophes et les théologiens étaient appelés homines
sont mêlées avec les plus sèches de l’eau ». Mais, poursuivait-il, si cet idiotae, parce qu’ils ne pouvaient accéder aux vérités universelles.
équilibre venait à être perturbé, la phronesis en souffrait. Lorsque Vers la fin des années 1600, le nombre des érudits et des personnes
l’eau prédominait sur le feu, l’âme s’alourdissait et agissait moins instruites avait beaucoup augmenté en Angleterre, si bien que seuls
sur les sens. À l’inverse, un excès de feu agitait l’âme, l’entraînant les domestiques et les paysans étaient restés idiots. Willis ajoutait
à des jugements trop hâtifs et confus. Mais pour les Grecs, une per- simplement une nuance médicale à cette distinction. Il existait plu-
sonne souffrant d’un excès de feu ou d’eau n’était pas enfermée dans sieurs degrés, de la déficience à la stupidité : « Certains sont déclarés
une prison génétique ; il s’agissait de crises momentanément échap- inaptes ou incapables en tout, alors que d’autres ne le sont que pour
pées du flux infini de l’âme. certaines choses. » Certains étaient stupides « dans l’apprentissage des
Même dans l’Europe médiévale, ces catégories ne relevaient pas lettres » mais manifestaient des aptitudes pour les arts mécaniques.
comme aujourd’hui des domaines médical et psychologique. Non Ceux qui n’étaient bons dans aucun de ces deux domaines pouvaient
seulement les fous n’étaient pas ostracisés, mais ils étaient même être de bons agriculteurs – les « laboureurs et les paysans » de Willis.
souvent traités comme des enfants bénis de Dieu. De même, le terme D’autres en étaient incapables, ne pouvant rien apprendre d’autre que
« idiot » ne s’appliquait pas encore à un groupe déterminé d’attardés « ce qui relève du fait de se nourrir ou des manières les plus élémen-
mentaux. Les idiotae avaient certes une existence juridique, mais taires de vivre ». Encore en-dessous d’eux on trouvait les « demeurés ou
ce terme désignait les personnes à qui on avait confisqué les biens débiles profonds », qui « ne comprennent quasiment rien ou ne font
parce qu’elles n’avaient pas réussi certains types de tests, comme rien sciemment ». L’échelle sur laquelle étaient placés les vers de terre,
celui de compter jusqu’à vingt. Comme la folie, l’idiotie n’avait pas les vaches et les hommes hiérarchisait aussi les hommes.
encore reçu d’explication biologique. Certains hommes naissaient idiots, tandis que d’autres le deve-
Thomas Willis fut l’un des premiers à en donner une définition naient en vieillissant. Pour Willis, la sénilité s’expliquait par une trop
médicale. Il prit des notes sur le caractère héréditaire de la « stupi- longue fermentation des esprits animaux ; ceux-ci finissaient par
dité » et observa comment la fièvre pouvait provoquer ou même soi- se gâter, comme le vin tourne en vinaigre. Il reconnaissait qu’à long
gner la folie. Il pratiqua une autopsie sur un jeune homme qualifié terme, l’épilepsie pouvait rendre stupide. Il arrivait aussi que la stu-
de « lent » ou d’« imbécile de naissance », espérant trouver une cause pidité fût un signe annonciateur de paralysie. Certaines fièvres pro-
physique à son état. En l’ouvrant, le cerveau lui parut décharné et de voquaient une forme de stupidité, appelée léthargie, que les esprits
taille réduite. Willis en avait été si frappé que Christopher Wren en animaux pouvaient surmonter en se frayant de nouveaux chemins
fit une gravure qui figure dans le Cerebri Anatome. à l’intérieur du cerveau. Pour ceux qui étaient nés idiots, l’hérédité
Pour expliquer la stupidité et la folie, Willis versa le nectar hip- entrait parfois en ligne de compte, en particulier chez les laboureurs
pocratique dans les nouvelles bouteilles de la révolution scienti- et les paysans. « Dans certaines familles présentant de nombreux cas
fique. Selon lui, ces deux états étaient des égarements causés par les d’attardés », écrit Willis, « il est rare de rencontrer un homme spirituel
esprits animaux, qui « bondissaient, couraient et sautaient en tous ou sage. » Il négligeait de considérer que les membres de ces familles
sens ». Mais ses nombreuses dissections de cerveaux achevèrent de grandissaient aussi dans des conditions de totale pauvreté et absence
convaincre Willis qu’un cerveau malformé pouvait également être d’éducation, et que celles-ci avaient peut-être quelque chose à voir avec
la cause de troubles mentaux. Un petit cerveau n’engendrait peut- leur prétendu défaut d’intelligence. Mais il ne pouvait échapper au fait
être pas assez d’esprits pour rendre un homme intelligent. Un cer- troublant qu’on trouvait aussi des enfants idiots chez les érudits – il
veau difforme incitait peut-être les esprits animaux à partir dans les s’imagina que c’était peut-être parce qu’ils avaient trop étudié et que
mauvais endroits. Un cerveau trop épais pouvait aussi empêcher les leur âme rationnelle avait été distraite. Comme bien d’autres philo-
esprits de circuler – Willis trouvait que ce dernier cas était répandu sophes naturels de son époque, Willis croyait que l’âme d’un géniteur
chez « les fils de paysans et de laboureurs, comme s’ils avaient été passait du cerveau aux testicules et qu’une perturbation sur le trajet
sculptés dans une glaise grossière ». de cet ensemencement pouvait être nocive pour l’enfant. Même s’il
L’élite intellectuelle de l’époque de Willis ne trouvait pas cho- ne voyait aucun moyen de guérir la stupidité, il pensait que des écoles
quant de traiter un paysan d’idiot. À la Renaissance, tous les hommes spécialisées  pourraient  en  aider  certains  à  améliorer  leurs  capacités.

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chapitre x la science des brutes

Depuis plusieurs années, Willis espérait pouvoir donner une observations de médecin, Willis inventa une explication matérielle
forme écrite à cette masse d’idées – pour offrir au monde ce qu’il à l’âme et à ses troubles. Sans réduire la vie psychologique à une
appelait une doctrine de l’âme, une « psychologie » (psychologia). simple mécanique, il essaya d’établir un modèle de récurrences
Cela faisait déjà près d’un siècle que ce terme était employé. À l’ori- chimiques suffisamment précis pour rendre compte de la complexité
gine, la psychologie renvoyait à l’étude de l’âme aristotélicienne, de la vie intérieure de l’homme. Depuis que les Grecs pratiquent la
cette chose qui distinguait les morts des vivants. Les proto-psycho- médecine, personne n’avait donné de compte rendu aussi complet
logues des années 1500 étudiaient autant les fleurs et les sauterelles d’une psychiatrie fondée sur l’étude du cerveau. À plus d’un titre, ce
que l’esprit humain. À l’époque où Willis se mit à employer le terme traité annonçait la psychiatrie moderne.
« psychologie », celui-ci avait pris un sens radicalement nouveau. Par Willis savait que L’âme des brutes était un ouvrage encore plus
psychologie, Willis entendait la description du fonctionnement de dangereux que ses précédents livres. Il avait transformé la doctrine
l’âme humaine, composée d’une substance rationnelle et imma- traditionnelle d’âme tripartite, établie depuis Platon, en chimie
térielle blottie au sein d’une nuée d’esprits chimiques qui, par dif- corpusculaire du système nerveux. Il avait déplacé le siège de l’âme
férentes voies, circulaient dans le cerveau et dans les nerfs. Il ne dans le cerveau, qui en était la limite ; de même, on ne pouvait plus
pensait pas que sa psychologie pût devenir une science « convention- appréhender le monde sans passer par les nerfs. Ayant écarté le pru-
nelle et établie ». Mais dans un court texte daté de 1668, il annonçait dent compromis de Descartes, Willis transféra une bonne partie des
qu’elle « apparaîtrait au grand jour ». fonctions de l’âme rationnelle à l’âme matérielle. En outre, cette puis-
Mais l’expérience du deuil le freina dans son élan. Sa femme Mary, sante âme sensitive n’était plus quelque chose d’uniforme et d’indif-
souffrant de tuberculose, fut alitée avec de fortes toux. Willis était férencié ; elle était constituée d’une foule d’esprits qui circulaient
désespéré. Même s’il avait vu des milliers de gens mourir de toutes dans le cerveau à travers des chemins complexes. Et, comme n’im-
sortes de maladies, il ne s’était jamais habitué à leur souffrance. Il porte quelle autre partie du corps, cette âme pouvait tomber malade.
connaissait bien le chagrin du deuil : ses parents étaient morts Une fois encore, Willis dissimulait le contenu potentiellement sub-
quand il avait vingt-deux ans, et à quarante-huit ans, il avait perdu versif de son livre derrière des professions de foi, assurant à ses lec-
la moitié de ses enfants. Il était prêt à tous les sacrifices pour sau- teurs qu’il n’était pas athée et qu’il défendait les idées de l’Église. Une
ver la vie de Mary. Il lui proposa de quitter son cabinet florissant. Il fois encore il sollicitait la protection de l’archevêque Sheldon, auquel
était prêt à renoncer à tout le prestige acquis et à éloigner Mary des il dédiait son livre, enjoignant son puissant protecteur de « [lui] garan-
fumées de Londres. Ils pourraient peut-être aller vivre dans l’une de tir une plus grande sécurité en [lui] accordant [son] aide ».
leurs propriétés à la campagne ou dans la ferme à côté d’Oxford, là L’anatomie de l’âme de Willis était à bien des égards le reflet de sa
où il avait grandi. Mais Mary Willis refusa. Elle avait tenu tête aux vieille Angleterre tant aimée, qu’il comparait à un corps humain : le
puritains dans sa propre maison, et c’est chez elle qu’elle combat- roi et ses serviteurs royaux devenaient respectivement l’âme ration-
trait sa maladie. Elle lutta plusieurs années contre la tuberculose, nelle et l’âme sensitive, dont la fonction était d’assurer la santé du
jusqu’à ce que la mort l’emporte en 1670. corps. Mais cela n’était possible que si la circulation des esprits dans
Willis fut plongé dans un insupportable abîme de souffrance. les nerfs était paisible et que les esprits restaient à la place qui leur
Les nuits dans sa maison de St. Martin’s Lane étaient longues et était assignée dans la hiérarchie. De la même façon que Dieu dési-
silencieuses. Il se mit malgré tout à rédiger sa doctrine de l’âme, à gnait un roi pour gouverner la nation, chaque corps humain recevait
laquelle il consacra les deux années qui suivirent. « Après la mort de une âme rationnelle pour le diriger. Avec un corps politique bien
ma chère épouse, » écrit-il dans l’introduction de son livre, « plongé ordonné, on pouvait raisonnablement aller au ciel. Pour la généra-
dans la solitude, me livrant malgré les circonstances à une étude tion de Willis, la Guerre civile anglaise avait été vécue comme une
assidue, afin de moins penser à mon chagrin, je suis enfin parvenu, crise de démence nationale durant laquelle un roi avait été tué et le
selon mes faibles capacités, au terme de ce livre. » Il l’intitula Deux pays mis sans dessus-dessous. Dans son église secrète, Willis avait
discours sur l’âme des brutes. écouté des sermons sur la hiérarchie du pays et de l’Église, une
À bien des égards, ce traité est le plus important de Willis. hiérarchie voulue par Dieu. Au moment de la Restauration, il était
Combinant ses recherches en anatomie et en chimie à ses reconnaissant que l’Angleterre ait fini par guérir de cette folie avec

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chapitre x la science des brutes

un nouveau roi à sa tête. Pourtant, son royalisme spirituel se résu- fantôme était venu faire un énorme tapage dans la cave de la maison
mait à de la nostalgie. d’un magistrat. Il racontait aussi le cas de victimes de sorcellerie qui
Willis avait pu constater lui-même que le nouveau roi d’Angleterre avaient vomi des aiguilles et des clous, ainsi qu’une histoire de corps
était loin d’être une créature purement rationnelle. C’était un sen- assassiné qui s’était soudain mis à saigner lorsqu’on avait obligé son
sualiste versatile et parfois cruel. Par ailleurs, Charles ii ne pou- meurtrier à le toucher. Selon Glanvill, c’était bien la preuve que des
vait pas gouverner le pays comme l’âme rationnelle était censée, esprits immatériels circulaient dans l’univers de la matière méca-
selon Willis, gouverner le corps. Après la guerre civile, les rois nique. Ce n’était ni le monde sans esprits de Hobbes, ni le monde
d’Angleterre ne purent se maintenir au pouvoir qu’en usant de autonome et imprégné d’âme de van Helmont et de Paracelse. Le
ruses et de compromis diplomatiques avec le Parlement et l’Église. monde selon Glanvill était un cosmos à la fois mécanique et spiri-
L’Angleterre ne serait plus jamais la même, de même que la concep- tuel que beaucoup, dans la Royal Society, jugeaient compatible avec
tion de l’âme humaine. Willis avait posé les bases d’une nouvelle l’enseignement de l’Église.
science qui, au cours des siècles, évoluerait vers quelque chose qui Au milieu des années 1670, Glanvill se retrouva sous le feu des cri-
l’aurait à la fois enchanté et effrayé. Sa « psychologie » n’était pas un tiques d’un homme dont on n’avait plus entendu parler depuis une
projet pour l’Angleterre de demain mais un rêve de ce qu’elle avait vingtaine d’années – John Webster, le chirurgien et pasteur puritain
été, un rêve de son enfance, avant que la fièvre de la guerre civile ne qui avait appelé à la destruction d’Oxford en 1653. À cette époque, le
détruise sa famille et son pays, à l’époque où en traversant les prés, il royaume de Dieu lui semblait à portée de main, et Webster rêvait
apercevait au loin les tours d’Oxford. alors d’une refonte complète de l’Angleterre. Comme d’autres radi-
caux, il avait été très vite déçu par Cromwell. Ayant perdu toutes
Un lecteur du xxie siècle aura sans doute de la peine à comprendre ses illusions, il se détourna de la religion organisée et partit dans
que L’âme des brutes n’ait pas exposé Willis à de graves ennuis. En le Lancashire où il ouvrit un cabinet médical. Après le retour de
livrant les secrets de l’âme à la nouvelle science, Willis radicalisait Charles ii, Webster continua à pratiquer l’alchimie dans son labo-
des idées déjà présentées dans le Cerebri Anatome et dans Pathologie ratoire et publia un traité sur l’art des métaux. Il faisait partie de la
cérébrale. Excepté peut-être comme allégories de maladies, les grande armée silencieuse des dissidents de la Restauration. Mais
démons et les visions mystiques occupaient une place très secon- Glanvill réussit à le faire sortir de ses gonds en le poussant à rédiger
daire dans sa psychologie. Même si Willis attribuait à l’homme une un pamphlet intitulé Les preuves de la soi-disant sorcellerie.
âme rationnelle qui était immatérielle et éternelle, il l’avait soigneu- Webster affirmait que Glanvill s’était laissé tromper par des théo-
sement enfouie à l’intérieur du cerveau. Prisonnière de ses struc- ries comme celles de Willis sur le fonctionnement du cerveau. La
tures charnues et de ses failles, cette âme devait se fier à une âme croyance répandue dans les sorcières était due selon lui à la nature
sensitive douteuse pour rester reliée au monde extérieur, ce qui la même du cerveau humain, où la culture de ces superstitions pouvait
rendait vulnérable à la folie et à l’idiotie. Le cerveau était devenu l’or- inciter « à tenir pour vraies les choses les plus grossières et impos-
gane souverain du corps, mais Willis avait disséminé ses principales sibles ». Webster ne doutait pas que certaines personnes aient pu
fonctions – faire battre le cœur, se souvenir, apprendre – dans un voir des spectres, mais leurs visions n’existaient pas en dehors de la
paysage neurologique complexe. Le cerveau des animaux étant éton- nature. Les âmes n’étaient pas distinctes de la nature, expliquait-il,
namment similaire au nôtre, on pouvait supposer que leur âme était, mais faisaient partie de tout ce qui est dans la création. C’était parce
dans une certaine mesure, comparable à la nôtre. Elle avait la faculté que la nature était imprégnée d’âme que Glanvill avait été assez dupe
d’apprendre, de se souvenir et de pratiquer la science des brutes. pour croire aux sorcières.
Il se trouve que les théories de Willis furent adoptées par de vieux Willis, notait Webster, avait démontré que tous les hommes nais-
ennemis de l’Église. Dès sa parution, L’âme des brutes se retrouva saient avec deux âmes, l’une immatérielle et l’autre constituée de par-
propulsée au cœur d’un violente controverse sur les sorcières. ticules d’esprit. Willis avait même émis l’hypothèse que, sous l’effet
Pendant plusieurs années, le pasteur Joseph Glanvill avait mené des de violentes passions, ces fines particules pouvaient, en s’échappant
recherches sur la sorcellerie et les fantômes pour la Royal Society. Il du cerveau et du crâne, créer une sorte d’« homme éthéré » qu’on pou-
avait par exemple étudié le cas du « Tambour de Tedworth », dont le vait confondre avec un fantôme. Webster pensait qu’au moment de

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chapitre x la science des brutes

la mort, l’âme immatérielle et rationnelle quittait immédiatement le déclarait qu’accepter la philosophie mécaniste, c’était « supposer
corps, tandis que l’âme sensitive – une vapeur matérielle qui infusait que l’homme n’était qu’une simple machine, nécessairement mue
le corps – se dissipait lentement comme un nuage dans la brise. par des causes où il n’est pas d’action plus mauvaise que celle qui
Webster dut se battre pour trouver quelqu’un qui lui accorde est causée par lui, qu’il n’était plus possible pour lui de ne pas com-
l’autorisation d’imprimer son livre. Il se plaignit auprès d’un ami mettre, comme le feu de ne pas brûler quand il le veut ».
que des pasteurs empêchaient les censeurs de l’Église de lui accor- Accepter tout cela signifiait la fin du christianisme. « Si pareille
der cette autorisation parce que, disait-il, « j’attribue trop de choses chose se produisait », avertissait Stillingfleet, « alors adieu à la diffé-
aux causes naturelles ». Webster se tourna alors vers la Royal Society, rence entre le bien et le mal dans les actions des hommes ; adieu aux
qui disposait de son propre imprimatur, et c’est finalement grâce à espoirs de récompenses et aux menaces de châtiments : la religion
quelques amis virtuosi qu’il put imprimer son livre. Il ferait partie est vidée de sa substance et la vertu devient juste un art de vivre ».
des derniers livres paracelsistes publiés en Angleterre. La philoso- Le cercle d’Oxford eut également mailles à partir avec Hobbes
phie mécaniste avait fini par éclipser tous ses rivaux. sous la Restauration. Quand Boyle publia ses expériences avec la
Mais Webster ne porta pas ombrage à Willis. Malgré sa dette pompe à air, Hobbes l’attaqua. Pour lui, les expériences ne prou-
envers Paracelse et des paracelsistes comme van Helmont, Willis vaient rien ; on avait beau avancer toutes sortes d’hypothèses pour
réussit à conserver la respectabilité qu’il avait acquise sous la expliquer les phénomènes que Boyle avait vus sous sa cloche de verre,
Restauration. Son cerveau et ses nerfs, où siégeait l’âme sensitive, Boyle n’avait aucun moyen de savoir laquelle était vraie. Hobbes
s’accordaient assez bien avec sa philosophie mécaniste. Personne ne expliqua qu’un philosophe devait moins se fier aux expériences qu’à
s’inquiétait du fait que Willis était occupé à remplir la nature avec la pure déduction découlant des premiers principes. Son raisonne-
des âmes mystiques et autonomes ou à essayer de les interpréter au ment l’avait amené à conclure que le vide ne pouvait pas exister, et il
moyen de la magie. Willis veillait aussi à ne pas se laisser embarquer refusait de croire qu’il pût exister des preuves du contraire.
trop loin dans l’autre direction et à transformer la nature en une Quand Christopher Wren établit une liste de membres potentiels
machine autonome. De cette façon, il échappa au sort de Thomas pour la Royal Society, le nom de Hobbes n’y figurait pas. Les virtuosi
Hobbes, dont la théorie de l’esprit était elle aussi bien enracinée croyaient, disaient-ils, aux débats libres et ouverts, mais Hobbes ne
dans la matière mécanique. respectait pas leurs règles de base, que ce soit sur la question des expé-
En 1660, tandis que Charles défilait dans Londres le jour de son riences ou sur la nature de Dieu. Il était déjà suffisamment désolant de
couronnement, Hobbes faisait partie de la foule qui suivait son voir Charles s’amuser des insultes que Hobbes proférait à l’encontre
cortège. Le vieil homme avait levé son chapeau au passage de son de la Société. Les virtuosi ne pouvaient pas accepter pareil fauteur de
ancien étudiant, et Charles s’était arrêté pour le saluer, ce qui avait trouble en leur sein. Boyle, pourtant peu enclin à la critique, se décida
mis les évêques qui l’accompagnaient dans tous leurs états – Hobbes finalement à attaquer Hobbes dans un texte où il était question d’une
était un ennemi de l’Église et l’athée le plus dangereux d’Angleterre. expérience que Boyle avait faite sur une grenouille. Après lui avoir
Charles ne tint pas compte de leurs médisances et accueillit son enlevé le cœur, la grenouille avait sauté et nagé pendant une heure
ancien tuteur à la Cour, lui accordant même une pension confor- entière, et, en appuyant sur sa poitrine et son estomac, Boyle avait
table de cent livres par an. Charles aimait le voir faire de l’esprit réussi à la faire croasser. « Quant à savoir comment cette expérience
contre le clergé. Un jour que Hobbes faisait son entrée à la Cour, le peut se concilier avec la doctrine attribuée à Mr. Hobbes », écrivit-il,
roi annonça : « Voici l’ours à embêter ! » Charles ne fut pas déçu par « ou à celle des aristotéliciens qui nous disent, suivant les enseigne-
la réaction de ses évêques. Ils attaquèrent Hobbes sans relâche, le ments de leur maître, que le cœur est le siège de la raison (d’où il en
rendant responsable de l’athéisme libertin qui les horrifiait tant – et conclut aussi, mais de manière erronée, qu’il est à l’origine des nerfs),
pour lequel ils n’osaient pas blâmer leur roi. « La plupart des mau- nous laisserons à ceux qui se plaisent à maintenir toutes ses opinions
vais principes de notre époque n’existaient pas avant ce livre vicié ; le soin d’y réfléchir. » En révélant l’étendue de l’ignorance de Hobbes
c’est le Léviathan qui les a engendrés », écrivit un critique. sur le cerveau, Boyle espérait l’empêcher de créer d’autres athées.
Pour beaucoup d’hommes d’Église, Hobbes confirmait leurs pires Mais les virtuosi apprirent aussi que l’ours pouvait les malmener
craintes à propos de la nouvelle science. De sa chaire, Stillingfleet s’ils s’en approchaient de trop près. Ainsi, John Wallis prétendit que

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chapitre x la science des brutes

Hobbes avait écrit Léviathan pour plaire à Cromwell, omettant comme traité de John Webster sur la sorcellerie, elle l’ignora totalement. En
par hasard le fait que lui-même avait déchiffré des codes secrets pour revanche, elle applaudit à la publication de L’Âme des brutes, saluant
le compte du Parlement pendant la guerre. Hobbes révéla cet épisode « le savant auteur de cet argument complexe ». Charles ii n’aimait
gênant de l’ancien cryptographe, écrivant que Wallis « avait livré les peut-être pas beaucoup Willis, mais Walter Charleton, son médecin,
secrets de sa Majesté à l’ennemi et ses meilleurs amis au gibet, et s’en s’inspira de L’Âme des brutes lorsqu’il entreprit de faire la dissection
était vanté devant le monde entier dans [son] livre d’arithmétique, des passions. Dans The Gentleman’s Companion, un manuel popu-
écrit en Latin, comme un monument de [son] esprit ». Wallis ne fit laire de savoir-vivre, William Ramesey recommandait à ses lecteurs
plus jamais état des opinions politiques de Hobbes. de consulter le Cerebri Anatome pour « étudier la structure du corps ».
Au fil des années, Hobbes fut moins considéré comme un être Un gentilhomme comme il faut devait avoir des connaissances en
de chair que comme un symbole. En 1666, les évêques attribuèrent neurologie – il devait comprendre les fonctions et les faiblesses de
la cause de l’incendie et de la peste à son athéisme. Pendant deux son propre cerveau.
ans, Hobbes fut l’objet d’une enquête du Parlement pour blasphème. Ramesey mettait ses lecteurs en garde contre l’influence des
Désespéré, le philosophe brûla toutes ses notes compromettantes. quakers et autres enthousiastes qui, selon lui, étaient moins des
S’il échappa à la condamnation pour hérésie, il se vit interdire pécheurs que des malades. « Ils sont fous, et auraient plus besoin
d’écrire quoi que ce soit d’autre sur la nature humaine. Les livres de d’être soignés que ceux qui sont enfermés à Bedlam », écrivait-
Hobbes continuèrent à se vendre, et de plus en plus d’intellectuels il. L’anatomie de Willis s’accordait parfaitement avec ce genre de
Européens se rangèrent à certaines de ses idées – que les hommes condamnation, car elle expliquait que « la superstition et le désespoir
sont naturellement enclins à se disputer les choses qui les rendent du salut éternel » produisaient sur le cerveau les mêmes effets que la
heureux, ou qu’un État doit s’appuyer sur un contrat passé entre ses jalousie et les déceptions amoureuses mais, contrairement à l’amant
citoyens pour gouverner. Hobbes connut une vieillesse relativement de chair et d’os, le salut était une abstraction que l’âme rationnelle
heureuse – à soixante-quinze ans, il jouait encore au tennis pour cal- seule pouvait concevoir. Le désir pour un objet spirituel se gravait
mer ses tremblements et pratiquait même la lutte – mais sur le plan dans l’âme corporelle, la plongeant dans une passion ardente qui la
intellectuel, il était bridé. Dans une dernière tentative pour se faire distrayait de ses tâches. Ainsi détournés de leurs voies habituelles,
comprendre, Hobbes écrivit un essai sur la Guerre civile anglaise, les esprits pouvaient se trouver précipités dans une sorte de délire,
qui selon lui avait été causée par des puritains malavisés. Mais en engendrant chez l’âme sensitive des images d’anges et de démons.
1679, l’année de sa mort, Charles s’opposa à sa publication, jugeant Et puisque l’âme rationnelle dépendait de l’âme sensitive pour ses
le livre trop dangereux. perceptions, une personne pouvait se trouver « complètement privée
Hobbes comme Willis ont eu recours au langage de la matière pour de l’usage de la juste raison ».
décrire une grande partie de la nature humaine. Mais contrairement Les prêtres et les évêques intégrèrent volontiers les enseigne-
à la philosophie de Hobbes, la psychologie de Willis laissait une place ments de Willis à leur théologie, faisant parfois référence au corps
à une âme immatérielle, immortelle et rationnelle. Ne pouvant tout calleux dans leurs sermons sur la résurrection. Cessant de voir dans
expliquer, la philosophie mécaniste échouait à rendre compte de la le parler en langues la manifestation d’une possession divine ou
capacité de l’homme à concevoir le soi, Dieu ou quoi que ce soit qui démoniaque, ils l’attribuèrent à un dérangement du cerveau qui
ne fût pas immédiatement en lien direct avec les sens – la religion donnait à ses victimes des perceptions déformées du monde réel.
prêtant main forte là où la philosophie faisait défaut. En nous replon- C’est ainsi qu’ils laissèrent la folie religieuse entre les mains de spé-
geant dans la neurologie de Willis, on pourra y trouver des germes de cialistes du cerveau comme Willis.
subversion, mais à l’époque ils étaient invisibles, si bien que Willis
put donner l’impression d’être un vrai conservateur, et non un messa-
ger de Satan ou un païen en communion avec la nature.
Les théories de Willis furent acceptées à la fois par l’Église et par
la Royal Society. Dans ses Philosophical Transactions, la Royal Society
ne citait les ouvrages de Hobbes que pour s’en moquer ; quant au

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Fig. 11. Ventricules cérébraux et viscères abdominaux, extrait du Cerebri anatome.
chapitre xi

le neurologue disparaît

En 1643, le jeune Willis, mousqueton sur l’épaule, défendait une ville


assiégée et rongée par la maladie. En 1673, s’il lui arrivait de temps en
temps de porter une arme, ce n’était plus pour combattre des soldats
parlementaires mais pour chasser la bécassine. Lorsqu’il abattait
un oiseau, son serviteur traversait les douves du château que Willis
louait à une trentaine de kilomètres de Londres pour lui rapporter
son gibier. Après sa journée de chasse, Willis allait s’habiller pour le
dîner, qu’il partageait avec sa nouvelle épouse, Elizabeth Calley, une
femme de bonne famille royaliste. Le soir, Willis écrivait, non plus
sur la psychologie mais sur les médicaments.
Les remèdes de Willis étaient devenus légendaires. Pour la plu-
part, il avait réussi à les garder secrets, même si de nombreux méde-
cins et apothicaires essayaient de lui en soutirer les formules. (Un
médecin lui avait promis, mais en vain, qu’il les garderait « aussi
secrets que l’aurait fait le gardien du temple d’Hippocrate ».) Willis
entreprit de réunir et de classer en un seul et même ouvrage tous
les remèdes qu’il avait mis au point au terme de trente ans de pra-
tique. Au lieu d’en faire un simple catalogue, il inventa une science
rationnelle des médicaments fondée sur les corpuscules et l’ana-
tomie. Avec ce traité, il prenait sa revanche sur les disciples de
Paracelse, dont beaucoup étaient morts quelques années auparavant
durant l’épidémie de peste. La seule façon selon lui de combattre les
« pseudo-chimistes ignorants » et « le plus vil reliquat des hommes
qui aboient et répandent leur fiel contre la médecine » était que les
médecins apprennent les « effets mécaniques du fonctionnement

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chapitre xi le neurologue disparaît

des médicaments sur notre corps ». C’est ainsi qu’il se mit à rédi- bonnes œuvres. Pour faire ses adieux au monde, il convoqua son
ger le livre que William Harvey n’avait pu écrire à cause de la guerre beau-frère John Fell qui lui donna les derniers sacrements. Puis il
civile. Willis était certain que « si, à tous les endroits où elle s’exerce, rendit son âme à Dieu.
la médecine était poussée à la perfection, elle pourrait accéder au Fell organisa des funérailles que le petit-fils de Willis qualifia
statut de science et être pratiquée avec certitude, au moins autant plus tard de « ridiculement somptueuses ». Il fut enterré à l’Abbaye
que les mathématiques ». de Westminster, et durant les mois qui suivirent, des pasteurs et des
Le traité intitulé Thérapeutique rationnelle fut son dernier ouvrage, philosophes chantèrent ses louanges. La Royal Society écrivit que sa
venant couronner une carrière paradoxale. Jusqu’à la fin, Willis mort « serait certainement vécue comme une grande perte, à la fois
pensa qu’il ne fallait rien changer aux remèdes de Galien. En recou- pour la nation et pour la Faculté de médecine ».
rant au langage des corpuscules, il redonna à ces traitements une Le poète Nathaniel Williams composa une élégie reflétant l’opi-
nouvelle valeur. Il croyait par exemple en l’efficacité des saignées nion générale à l’égard de Willis.
parce que le sang était une flamme vitale d’où il fallait parfois éva-
cuer les particules de soufre, « comme l’huile d’une lampe ». La purge Vous êtes l’expert de cet art merveilleux,
par vomissement était également efficace parce qu’elle délestait Où chaque partie est ordonnée
l’esto-mac d’un excès de phlegme et permettait de « nettoyer l’esto- Dans le grand tout, où chaque sens
mac comme un balai ». Si les jeunes médecins comme Richard Lower Vient au secours de la bonne santé.
démontraient leurs hypothèses au moyen d’expériences, Willis pre- Les nombreux canaux qui le traversent,
nait rarement la peine de le faire, se contentant de présenter ses pro- Le courant vital qui le parcourt,
digieuses histoires imaginaires comme des faits. Vous connaissez tout de la sagace nature,
Malgré tous ses défauts, Thérapeutique rationnelle montre Willis Toutes ses régions, toutes ses sphères,
sous son meilleur jour, comme un anatomiste averti et un médecin Vous comprenez les rouages
doué d’un exceptionnel sens de l’observation. Avec l’aide d’Edmund De la mystérieuse anatomie,
King, qui fut son assistant en anatomie pour L’Âme des brutes, Willis Cette carcasse inerte que vous avez disséquée,
réalisa plusieurs descriptions inédites de l’estomac, des poumons Jusqu’au squelette déshabillée,
et d’autres organes. Il s’aperçut qu’une odeur sucrée dans les urines Mais à présent hélas ! Cet art a fui,
était signe de diabète. Il établit une distinction entre la tuberculose Et maintenant sur vous rampent les vers
aiguë et chronique, et fit la première description de l’emphysème. Qui découvrent votre anatomie.
Recourant souvent à la chimie, il analysa des maladies et inventa de
nouveaux traitements. En revanche, il trouvait l’usage médical des Plus que n’importe qui d’autre, Thomas Willis a ouvert la voie à
horoscopes « totalement frivole ». l’ère neurocentrique. De la même façon que William Harvey l’avait
Durant la rédaction de Thérapeutique rationnelle, Willis tomba fait pour le cœur et le sang, ses études sur le cerveau et les nerfs
gravement malade et le bruit de sa mort se répandit. Mais il finit par devinrent un sujet d’étude scientifique moderne. Son mélange
se rétablir et à reprendre ses activités. Il acquit une nouvelle pro- d’anatomie, d’expérience et d’observation médicale a établi le pro-
priété de trois mille acres et entama le second volume de son traité. gramme de la neuroscience pour les siècles à venir.
Quelques mois plus tard, durant l’automne 1675, il contracta une En redéfinissant le cerveau, Willis a également donné une nouvelle
mauvaise toux qui dégénéra en pneumonie. Edmund King lui servit définition de l’âme. Après avoir été bannie du foie et du cœur, celle-
de médecin, mais les deux hommes comprirent au bout de quelques ci se limitait désormais au cerveau et aux nerfs, où des corpuscules
semaines qu’aucun des traitements décrits dans Thérapeutique invisibles créaient les émotions, la mémoire et les perceptions. Willis
rationnelle ne pourrait le sauver. y réservait également une place à une âme immatérielle, immortelle
Willis affronta la mort comme il l’avait toujours espéré, demeu- et rationnelle, mais qui dépendait essentiellement de l’âme sensitive.
rant en possession de son âme rationnelle. Il apporta de légères Elle ne pouvait percevoir le monde extérieur seule, et les maladies
modifications à son testament, léguant des centaines de livres aux de l’âme sensitive pouvaient également éclipser l’âme rationnelle. Et

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pour guérir l’âme, Willis essayait de modifier les corpuscules corrom- professeur assis en bout de table, J. Locke prenait un air méprisant
pus du cerveau en recommandant de danser, de plaisanter et peut- et n’écrivait rien ; si bien que pendant que tous les membres du club
être de prendre une cuiller de son sirop à base d’acier. prenaient des notes, il jacassait et semait le trouble. »
Les doctrines de Willis sur le cerveau et l’âme ont été intégrées à Locke était incapable de jouer le rôle du sage étudiant ; en
la pensée occidentale moderne et sous-tendent encore aujourd’hui revanche, il ne manquait aucun cours de Thomas Willis. Locke
certaines conceptions du moi. Malgré cet impact persistant, la répu- assistait à ses leçons deux fois par semaine, écoutant le médecin
tation de Willis se mit à décliner peu après sa mort. Au xviiie siècle, décrire l’âme – profondément enfouie dans la chair du cerveau – et
on oublia qu’il avait été ce grand médecin, doué du pouvoir sans pré- les esprits qui, passant des nerfs des yeux et des autres sens au cer-
cédent de voir à l’intérieur de l’âme. Ceux qui se souvenaient un tant veau, présentaient leurs images à l’âme rationnelle et formaient des
soit peu de lui avaient plutôt tendance à le voir comme un rêveur impressions sur le cortex. Locke fut si impressionné par les leçons
qui s’était laissé séduire par ses propres spéculations. Willis repose de Willis qu’il alla voir Richard Lower pour lui demander de lui prê-
toujours à l’Abbaye de Westminster, mais les visiteurs qui passent ter toutes les notes qu’il avait prises pendant les cours de son maître.
aujourd’hui devant son nom gravé dans le marbre y prêtent rare- Il les copia, tout en remplissant des centaines de pages de notes
ment attention. Reposant au milieu des rois et des poètes, Willis est dans ses propres carnets.
devenu un personnage oublié, comme Anne Conway qui git dans sa Locke finit par être admis dans le cercle d’Oxford. Il assistait aux
tombe de village sans inscription. réunions et conduisaient les expériences qui étaient à l’ordre du jour.
Si aussi peu de gens ont entendu parler de Thomas Willis, la res- Devenu expert en botanique, il partait souvent en excursion à la cam-
ponsabilité en incombe quelque peu à un ancien étudiant de Willis, pagne. Il y récoltait des milliers de spécimens et les pressait entre
un ambitieux du nom de John Locke qui s’est taillé la part du lion. les pages des livres d’exercices latins des étudiants qu’il supervisait.
Quand Locke arriva à Oxford en 1652, il ne semblait pas avoir le Locke les analysait ensuite dans un petit laboratoire qu’il s’était
génie d’autres étudiants de son âge comme Christopher Wren ou aménagé chez lui avec le médecin David Thomas. Ensemble, ils brû-
Richard Hooke. Pendant des années, les virtuosi ne lui prêtèrent laient les plantes et en faisaient des huiles et des phlegmes. Locke
aucune attention. Son nom n’est cité ni dans leurs revues ni dans essaya de fabriquer l’alkahest, cette substance légendaire dont van
leurs lettres. Les cours sur Aristote ennuyaient Locke, qui préfé- Helmont prétendait qu’elle pouvait tout convertir en eau, la matière
rait s’amuser, lire des romances et écrire des lettres d’amour à des première de toutes choses. Il étudia les propriétés du sang, le distilla,
femmes avec qui il n’avait aucune liaison suivie. Il développa une en extrayant des sels et formulant l’hypothèse qu’il prenait sa colo-
curiosité d’amateur pour la médecine, remplissant des carnets ration rouge lorsqu’il était en contact avec une substance contenue
entiers de recettes confectionnées avec de la graisse de hérisson ou dans l’air – une idée corroborée par la suite par Lower.
des chiots coupés en petits morceaux. Un jour, après avoir extrait Outre ses recherches en médecine, Locke faisait des hypothèses
le cœur d’une grenouille, il la regarda continuer à sauter jusqu’à ce sur le fonctionnement caché du corps. Il développa une philosophie
qu’elle meure. Mais ces activités étaient plus un passe-temps qu’une éclectique, recherchant dans différentes écoles les idées qu’il jugeait
façon sérieuse de pratiquer la nouvelle science. valables. Il aimait la théorie cartésienne des particules, avec ses
C’est à la fin des années 1650 que ce dilettante se transforma trajets dans les pores et les tamis, mais il doutait qu’elles fussent à
progressivement en philosophe naturel. Il se mit à lire Descartes, l’origine de la complexité de la vie. Locke se demandait comment les
Gassendi et d’autres grands philosophes. Il se plongea également simples tamis de Descartes permettaient à la fois à la menthe et à la
dans la lecture de centaines de traités médicaux et étudia l’ouvrage marjolaine de pousser dans la même eau. Seule une sorte de graine
de Willis sur les ferments dès sa parution. Il se lia d’amitié avec vivante, un ferment, pouvait en être responsable – non pas une âme
Richard Lower, qui l’initia aux expériences sur le sang menées avec ou un messager spirituel, mais « de petites et subtiles parcelles de
Willis. En compagnie de Lower et d’Anthony Wood, Locke prit des matière, aptes à transformer de plus grandes portions de matière en
leçons de chimie avec l’un des assistants de Boyle. « Ce John Locke une nouvelle nature et en nouvelles qualités ».
était un homme à l’esprit turbulent », déplorait Wood, « vociférant et Locke aurait pu approfondir ce genre d’hypothèses s’il était resté à
toujours insatisfait. Tandis que le club écrivait sous la dictée de leur Oxford, mais en 1666, le cours de sa vie fut soudainement bouleversé

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par sa rencontre avec un aristocrate mal portant appelé Lord Ashley. En 1655, Sydenham quitta Oxford et partit à Londres rejoindre
Ashley était venu à Oxford dans l’espoir que l’eau miraculeuse ses deux frères, qui s’étaient hissés aux plus hauts postes de com-
d’Astrop – la source découverte par Richard Lower – le soulagerait mandement dans l’armée de Cromwell, mais lorsque Monck en
d’une douleur chronique au côté. David Thomas s’était engagé à lui prit le contrôle en 1666, son réseau d’amis influents du temps de la
livrer une douzaine de bouteilles à l’endroit où il logeait dans les République avait disparu. Il se mit alors à passer une grande partie
environs immédiats d’Oxford. Mais comme Thomas devait quitter la de son temps à soigner ses patients, souvent issus des classes les
ville avant sa venue, il pria Locke de le faire à sa place. plus défavorisées, « des pauvres gens que mon destin m’enjoint de
Au moment de leur rencontre, il se trouva que Locke avait oublié soigner », écrivit-il par la suite.
les bouteilles et, embarrassé, dut faire ses excuses à Ashley. Malgré À force de soigner des patients, Sydenham commença à repérer
cette entrée en matière, les deux hommes se lièrent immédiatement certaines constantes, voyant se manifester des symptômes à peu
d’amitié, et le lendemain ils restèrent à bavarder pendant qu’Ashley près identiques chez des personnes très différentes. Si les médecins
buvait l’eau d’Astrop. Intrigué par les qualités d’esprit de Locke, Ashley galénistes voyaient la maladie comme un dysfonctionnement indi-
aimait s’entretenir avec lui de politique et de religion. Leur amitié s’in- viduel, Sydenham se mit à concevoir les choses autrement, décla-
tensifia les mois suivants, jusqu’à ce qu’Ashley lui demande de devenir rant : « On observera les mêmes phénomènes chez Socrate et chez
son médecin et l’invite à le rejoindre chez lui à Londres. un simple d’esprit. » Au début des années 1660, une vague de « fièvres
Ashley était un homme politique extrêmement ambitieux. Durant intermittentes », probablement une épidémie virulente de malaria,
la Guerre civile, il avait soutenu Charles ier jusqu’en 1644, puis avait déferla dans sa région. Sydenham découvrit que, indépendamment
pris parti pour le Parlement. Sous la République de Cromwell, il fut des personnes qu’elle touchait, la maladie suivait la même évolu-
un homme politique influent mais, étant presbytérien, il fut disgra- tion distincte et spécifique. Il en fut de même pour d’autres fièvres
cié par les chefs de l’armée. Vers la fin des années 1650, il participa à et il établit des listes de symptômes apparentés qui distinguaient
des complots pour faire revenir le prince Charles en Angleterre. La une maladie d’une autre. « Il faut réduire toutes les maladies à des
fortune se remit à lui sourire à la cour de Charles, même si, au vu de espèces précises et déterminées, avec le même soin et la même exac-
son passé, personne n’était bien certain de l’endroit où il plaçait sa titude que les botanistes », écrivit-il. Il établit une classification des
loyauté. maladies comme s’il s’était agi de chardons ou de lys.
Parmi les nombreuses personnes que Locke fréquentait à Exeter Sa grande expérience lui permit également d’évaluer l’efficacité
House, la vaste demeure d’Ashley, le plus influent était Thomas de différents types de traitements. Il s’aperçut que les pauvres réus-
Sydenham, un médecin bourru au visage triste. Si Sydenham avait sissaient parfois à vaincre leur maladie sans prendre aucun médi-
étudié à Oxford à la même époque que Willis, les deux hommes cament et que les remèdes étaient plus nocifs qu’autre chose. La
n’avaient pas grand-chose en commun. Willis était issu d’une mauvaise médecine, affirmait Sydenham, faisait chaque année plus
branche royaliste, tandis que Sydenham venait d’une famille puri- de victimes et de ravages que « ce qu’a produit à toutes les époques
taine du Dorset. Willis s’était battu aux côtés de Charles ier, tandis l’épée du tyran le plus féroce et le plus sanguinaire que le monde ait
que Sydenham avait combattu à deux reprises pour le Parlement connu ». Sydenham ne savait pas comment la nature guérissait les
– contre Charles ier, puis contre son fils. Ayant choisi d’étudier la êtres, mais il aurait préféré avouer son ignorance plutôt que d’inven-
médecine, Willis et Sydenham avaient tous deux perdu leurs illusions ter une explication alambiquée. « La nature par elle-même détermine
sur Aristote. (L’un de ses amis a rapporté ces propos de Sydenham : les maladies et suffit en toutes circonstances à s’opposer à leur tota-
« Autant envoyer un homme à Oxford pour apprendre la cordonnerie lité », déclara-t-il. La meilleure chose à faire pour un médecin était
plutôt que pour pratiquer la médecine ».) Mais Sydenham était resté d’« aider la nature ».
à l’écart du cercle de Willis. Trouvant leur fascination pour les cor- Après avoir expérimenté différents types de traitements, il décou-
puscules invisibles et les détails cachés de l’anatomie trop hypothé- vrit que ses patients atteints de variole, au lieu de rester au chaud
tique, il décida de faire son apprentissage de la médecine tout seul. et de prendre un cordial comme le voulait le traitement traditionnel,
Suivant le modèle d’Hippocrate, il se fiait avant tout à l’observation se portaient mieux quand ils portaient des vêtements légers et quit-
et se déplaçait au chevet de ses malades. taient le lit. Savoir exactement pourquoi ce traitement était efficace

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n’était pas son souci premier. C’était un peu comme attendre d’un Il arrivait que Sydenham commence un traité de médecine et que
grand cuisinier qu’il vous explique la chimie de ses ragoûts. ce soit Locke qui le termine, ou que Locke écrive sous la dictée de
Certains médecins, scandalisés, voulurent lui interdire le droit Sydenham tout en le retouchant à mesure.
d’exercer. Pour autant, Sydenham ne changea pas de méthode. « Il est Locke et Sydenham exploraient un type de médecine très diffé-
dans ma nature de penser là où d’autres lisent, de moins me deman- rente de celle de Thomas Willis, dont le cabinet londonien attirait
der si le monde est d’accord avec moi que si je suis en accord avec la les riches et les puissants. Le mémorialiste John Ward écrivit dans
vérité ; et de faire peu de cas des rumeurs et des acclamations de la son journal que « Sydenham et quelques autres à Londres disent du
multitude ». Dr. Willis que, malgré son génie, il n’est pas un bon médecin et qu’il
Locke était fasciné par la nature radicale de la médecine pratiquée ne sait pas pratiquer son art ».
par Sydenham. Aussi décida-t-il de l’accompagner durant ses tour- Willis était un ardent défenseur des autopsies et des microscopes
nées. Officiant lui aussi comme médecin auprès de la famille d’Ash- qui, selon lui, œuvraient à une meilleure compréhension de la méde-
ley, Locke se mit à suivre l’exemple de Sydenham. Une nuit de 1668, cine. Mais pour Locke et Sydenham, tout cela n’était que de la pure
Ashley fut pris de violents vomissements et sa peau se couvrit de folie. « La seule fonction de l’anatomie est de nous montrer les par-
plaques rouges. Après plusieurs semaines de crises de cette intensité, ties grossières et sensibles du corps, ainsi que les jus insipides et
une tumeur autour du foie apparut sous la peau. Elle avait la taille morts », déclarèrent-ils. « En vérité, les avancées permises par l’usage
d’un œuf d’autruche et de consistance molle. Locke fit une incision de ces parties et le recours à l’anatomie sont très minimes. Elle ne
dans la peau et perça la tumeur. Outre le pus et le sang, il en sor- laisse pas non plus espérer beaucoup de progrès ». Pour Locke et
tit une grappe de corps vésiculaires que Locke appela des « sacs et Sydenham, l’anatomie « n’est pas plus apte à montrer au médecin
des peaux ». Pour drainer la zone infectée, Locke inséra un tuyau en comment soigner une maladie qu’à fabriquer un homme ».
argent au niveau de la plaie. Les tentatives de Willis pour découvrir l’esprit au moyen d’une
Pour comprendre les sacs et les peaux, Locke suivit l’exemple de description précise du cerveau étaient selon eux encore plus
Sydenham. Il fit un sondage auprès des médecins de sa connaissance absurdes. « Le cerveau », écrivent-ils, « est la source du sentiment et
pour savoir s’ils avaient déjà rencontré des cas similaires et réunit du mouvement, le siège de la pensée et de la mémoire. Cependant,
des comptes rendus de personnes qui, ayant souffert du même mal, on aura beau le considérer et l’examiner avec toute l’attention pos-
s’étaient rétablies. (Les sacs et les peaux étaient en fait des kystes sible, jamais on ne viendra à bout de comprendre comment une
dus à un ténia.) Une fois en possession de tous ces éléments, Locke substance si grossière, et dont la structure ne semble pas fort recher-
décida de laisser le tuyau dans le corps, afin de ne pas avoir à rou- chée, peut suffire à des fonctions si nobles et si excellentes ; encore
vrir la plaie les années suivantes. Cette décision lui valut l’éternelle moins sera-t-on en état de préciser le rapport nécessaire qui existe
reconnaissance d’Ashley, malgré le sobriquet de Tapski* dont l’affu- entre la structure de ses différentes parties et l’exercice de telle ou
blèrent ses adversaires politiques. telle faculté. »
Pour Locke, Sydenham représentait l’antithèse de ses profes- La fréquentation de Sydenham acheva de convaincre Locke que,
seurs d’Oxford : c’était un médecin impétueux et terre-à-terre, se dans le domaine de la médecine, l’entendement humain était inca-
fiant uniquement à l’expérience, et dont la seule ambition était de pable de découvrir les causes. Le rôle du médecin était d’observer
sauver des vies. Locke pressa son nouvel ami de questions, dési- des symptômes et, par tâtonnement, de mettre au point des traite-
reux de connaître ses méthodes thérapeutiques. Se pouvait-il que ments qui agissaient pour des raisons inconnues et probablement
Sydenham ne sache vraiment rien des causes internes des maladies impossibles à connaître. Un jour que Locke discutait de philosophie
ou de la façon dont devait fonctionner un corps en bonne santé ? avec ses amis, il lui vint à l’esprit une question essentielle. Qu’est-ce
Avait-il même besoin de les connaître pour être un bon médecin ? qu’une personne pouvait connaître exactement sur quoi que ce soit
Très vite, les pensées des deux hommes ne firent plus qu’un, comme – pas seulement sur la médecine, mais sur n’importe quel domaine
si les questions et les réponses étaient venues d’un même cerveau. du savoir humain ? Les débats et les persécutions n’apportaient-ils
pas une confusion inutile, liée au fait que les hommes n’avaient pas
* « Tap » signifie robinet (N.d.T.) accès à la nature même de la pensée ?

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L’une des sources majeures de cette confusion était dans ce que à lui interdire de publier ses opinions, mais certainement pas à le
Locke appelait « l’imperfection des mots ». Lui-même s’était retrouvé contraindre d’abjurer. Dans la mesure où l’on ne peut affirmer avec
au cœur d’une controverse autour de la question de savoir si de la certitude ce qu’on connaît, personne ne peut exercer ce pouvoir sur
liqueur passait à travers les filaments des nerfs, une idée défendue l’esprit des autres.
par Willis mais contestée par d’autres. Au bout d’un moment, Locke Partageant un grand nombre de ces idées, Ashley fit de Locke l’un
avait mis un terme à cette discussion et demandé à ses amis ce qu’ils de ses principaux conseillers politiques. La carrière politique d’Ash-
entendaient exactement par ce mot. « Ils furent d’abord surpris de la ley était alors prometteuse. En 1672, il fut nommé premier comte de
proposition », écrivit-il par la suite. À cette époque, il n’était pas cou- Shaftesbury, devenant l’une des figures les plus en vue de la cour de
rant de réfléchir ainsi à la signification des mots, mais ses amis se Charles ii. Il utilisa son influence pour mener un combat en faveur
mirent assez vite à convenir qu’une « matière fluide et subtile » pas- de la tolérance religieuse à l’égard des protestants dissidents, com-
sait dans les nerfs. Locke leur montra que leur querelle sur le fait bat auquel Charles finit par se rallier.
qu’il s’agît bien de liqueur n’était pas, quel qu’en fut le sens, le plus Shaftesbury soupçonnait toutefois le roi de vouloir utiliser sa cam-
important. pagne de tolérance pour faire de l’Angleterre une nation catholique.
À un moment de l’année 1670, Locke convint que lui et ses amis Si lui et Locke toléraient de nombreuses confessions, le catholicisme
avaient intérêt, avant d’essayer de véritablement comprendre quoi constituait une menace pour l’autonomie de leur pays. Pendant des
que ce soit, à dépasser ces simples obstacles de langage et de pensée. années, le bruit avait circulé que lorsqu’il était en exil, Charles avait
« Il était nécessaire d’examiner notre propre capacité », écrivit-il par reçu, en partie par sa mère, une éducation catholique. Shaftesbury
la suite, « et de voir quels objets sont à notre portée, ou au-dessus de se méfiait encore davantage de Jacques, le frère de Charles, dont la
notre compréhension. » Locke se chargea de cette mission et se mit conversion au catholicisme n’était un secret pour personne. Comme
à rédiger un essai sur lequel il travaillait de temps en temps, produi- Charles n’avait pas encore d’héritier, Jacques était le suivant dans
sant périodiquement ce qu’il appelait des « pièces détachées ». l’ordre de succession au trône.
À l’époque où Locke travaillait à son essai, Thomas Willis vint Shaftesbury décida alors de passer à l’action : il tenta d’exclure les
rendre une visite à Exeter House. Lord Ashley avait fait appel à Willis catholiques du gouvernement et d’empêcher Jacques de succéder au
par le passé et le médecin venait lui faire un bilan de santé. Il ins- trône. Du jour au lendemain, il devint l’ennemi déclaré de Charles ;
pecta son tuyau en argent et sonda délicatement la cavité d’où il sor- c’est ainsi qu’en 1673, Shaftesbury fut renvoyé du gouvernement.
tait. Peut-être Willis aura-t-il croisé Locke lors de cette visite, le félici- Même exclu du pouvoir, il continua néanmoins à conspirer. À la
tant avec le ton affable et condescendant du professeur vis-à-vis d’un taverne Swan, il se mit à fréquenter des hommes politiques du même
ancien étudiant. Pendant qu’il vérifiait le tuyau de Tapski, Willis bord que lui, tramant ensemble de nouveaux complots contre le roi.
aura peut-être demandé à Locke s’il avait eu l’occasion de lire son Ils créèrent aussi quelque chose de totalement inédit dans l’histoire
nouveau livre sur l’âme des brutes, synthèse des leçons auxquelles de l’Angleterre : un groupe d’hommes politiques et d’hommes d’af-
Locke avait assisté à Oxford huit ans auparavant. Locke lui aura peut- faires unis, non pas pour un motif religieux, mais par une politique
être répliqué, avec un sourire poli, qu’il avait certainement l’inten- commune – autrement dit, un parti politique. Les adversaires de ce
tion de le consulter dès qu’il aurait achevé un petit essai qu’il était parti – les évêques loyaux et les propriétaires ralliés à Charles – le
lui-même en train d’écrire. surnommèrent le Whig Party (du nom « Whiggamore », en référence à
un bandit presbytérien écossais).
« Nous devrions avoir pitié de notre mutuelle ignorance », écrivit En 1678, les Whigs tirèrent parti d’une vague de terreur anticatho-
Locke. Il croyait que sa philosophie avait beaucoup à dire, non seu- lique qui déferla sur l’Angleterre. Un chapelain renégat prétendit que
lement sur la nature de l’entendement, mais aussi sur la manière des Jésuites avaient ourdi un complot visant à assassiner Charles
d’organiser la vie en société. Le pouvoir d’un État, déclarait Locke, en vue de rétablir le catholicisme en Angleterre. Une vingtaine de
« ne s’étend pas jusqu’au soin du salut des âmes ». Il ne devrait pas personnes furent arrêtées, jugées pour trahison et condamnées à la
faire autre chose que protéger les droits naturels de ses sujets. Si les pendaison. Ce complot papiste permit à Shaftesbury de revenir sur
opinions d’un individu étaient dangereuses, l’État pouvait être fondé le devant de la scène politique et d’être nommé Président du conseil

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au Parlement. Afin d’empêcher Jacques de monter sur le trône, il


proposa de faire voter une loi qui, en interdisant la couronne à un Locke affirmait faire preuve d’une grande humilité dans ce projet.
roi catholique, visait à faire du fils naturel de Charles, le duc de « C’est un assez grand honneur que d’être employé en qualité
Monmouth, son héritier légal. Mais Charles était opposé à l’idée de simple ouvrier à nettoyer un peu le terrain, et à écarter un peu
qu’un enfant illégitime prenne les rennes de la dynastie des Stuart. des vieilles ruines qui se rencontrent sur le chemin de la connais-
Doué d’un sens de la diplomatie qui avait cruellement manqué à son sance », écrivit-il. Mais en cherchant, tel un anatomiste, les voies par
père, Charles réussit à contrecarrer le projet de Shaftesbury. Il calma lesquelles l’homme acquiert des connaissances, Locke proposait
le Parlement par des promesses, tout en cherchant des prétextes quelque chose de véritablement inédit. « Comme l’œil, l’entende-
pour faire arrêter le chef des Whigs. ment nous fait voir et percevoir toutes les autres choses, mais lui-
Shaftesbury fut enfermé à la Tour de Londres et accusé de trahison, même il ne s’aperçoit pas ; aussi faut-il faire preuve d’art et d’appli-
mais un grand jury composé de marchands londoniens proches des cation pour le mettre à distance et en faire pour lui-même un objet »,
Whigs l’acquitta. À nouveau libre, Shaftesbury décida qu’il n’y avait écrit Locke.
pas d’autre solution que la guerre. Mais il n’était pas Cromwell, et L’autre originalité de l’essai de Locke était de faire découler ses
lorsqu’il fut démontré que le « complot papiste » avait été monté de réflexions d’expériences quotidiennes que chacun pouvait tenir
toutes pièces, l’opinion cessa d’être hostile au roi. En 1682, après sa pour vraies. « Ce qu’est la perception », écrivait-il, « chacun le saura
tentative manquée de soulèvement et voyant que Charles resserrait en réfléchissant sur ce qu’il fait lui-même quand il voit, entend, sent,
son étau sur lui, Shaftesbury se déguisa en pasteur presbytérien et etc., ou pense, mieux que par tout discours de ma part. »
partit se réfugier en Hollande, où il mourut deux mois plus tard. Locke ne se perdrait pas dans le type de questions auquel Thomas
Dans les mois qui suivirent la mort de Shaftesbury, l’Angleterre Willis avait tenté d’apporter des réponses. « Je ne me mêlerai pas
cessa d’être pour Locke un lieu sûr. S’il ne tenait qu’un rôle officielle- ici d’une étude de l’esprit du point de vue physique ; je ne me don-
ment secondaire dans le parti Whig, tout le monde savait cependant nerai pas la peine d’examiner ce que peut être son essence, ni par
qu’il avait été le confident de Shaftesbury. Locke craignait que ses quels mouvements de notre Esprit, par quelles modifications de
écrits, dont il n’avait encore rien publié, le condamnent à la pendai- notre corps, il se fait que nous ayons des sensations par les organes
son. Il venait d’achever la rédaction d’un texte disant que le peuple ou des idées dans l’entendement ; ou encore si la formation de tout
était légitimement fondé à renverser un souverain qui aurait violé ou partie de ces idées dépend effectivement de la matière. » Pour
ses droits naturels, manière à peine masquée de justifier la déclara- Locke, le fonctionnement de l’âme échappait à l’entendement. Aussi
tion de guerre de Shaftesbury contre Charles. Au mois d’août 1684, se contenterait-il de ne parler que des idées, et en s’appuyant uni-
alors que Charles faisait arrêter des Whigs, Locke brûla une partie de quement sur les faits de l’expérience quotidienne. Pour ce faire, il
ses textes, prépara quelques malles et s’enfuit lui aussi en Hollande. emploierait une « méthode historique et simple », celle-là même que
Mais la colère du roi atteignit Locke jusque de l’autre côté de la son ami Sydenham employait pour les maladies.
mer du Nord. Locke apprit que Charles avait ajouté son nom à une L’idée de Locke était qu’à la naissance, l’esprit est vierge. « Suppo-
liste de révolutionnaires et qu’il exigeait son extradition. Dans des sons que l’esprit soit, comme on dit, du papier blanc, vierge de tout
lettres larmoyantes adressées à quelques amis influents vivant en caractère, sans aucune idée », écrit-il. « Comment se fait-il qu’il en soit
Angleterre, Locke jurait n’avoir vécu chez Shaftesbury que pour offi- pourvu ? » Sa réponse était que ce sont les sens qui font entrer des
cier comme conseiller médical, qu’il avait été très peu rétribué pour idées dans l’esprit, le garnissant comme des bibelots dans un cabi-
ce travail et que ses textes publiés se résumaient à quelques poèmes net vide. Plus une idée nous est familière, plus l’impression qu’elle
écrits dans les années 1650. À l’exception de ce dernier point, tout produit sur notre esprit est forte. Si l’idée de triangle, de justice ou
le reste était faux. Charles fut inflexible, aussi Locke dut-il se cacher de Dieu nous semblait innée, c’était uniquement parce que sa vérité
sous le faux nom de Dr Van der Linden. C’est donc comme fugitif s’était imprimée en nous un nombre incalculable de fois, avant
que Locke eut finalement le loisir d’achever le livre qu’il écrivait en même que ne se constitue la mémoire.
« pièces détachées » depuis plus de dix ans et qui serait mieux connu L’esprit pouvait combiner et comparer des idées simples pour pro-
sous le titre Essai sur l’entendement humain. duire des idées plus complexes, qui pouvaient ensuite se recombiner

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en idées encore plus complexes. Mais aussi complexes fussent-elles, d’avoir transformé un courant de pensée en un système philoso-
l’entendement humain était limité. « Il me paraît probable que les phique complet, un système qui serait au cœur de la méthode scien-
idées simples reçues de la sensation et de la réflexion sont les limites tifique. Si l’essai de Locke nous semble si simple, c’est parce qu’il a
de nos pensées », écrit-il. « Au-delà, malgré ses efforts, l’esprit ne peut changé le monde autour de lui.
avancer d’un iota ; et il ne ferait aucune découverte même s’il sondait L’exil de Locke prit fin au mois de février 1689. Il embarqua à bord
la nature et les causes cachées de ces idées. » de l’Isabella, un navire appartenant à la flotte de la princesse Marie,
Depuis Aristote, les philosophes croyaient que l’homme pouvait nièce de Charles ii et épouse du prince Guillaume d’Orange. Locke
connaître l’essence des choses, mais Locke nia cette faculté. Les mots emportait avec lui seize malles, dont treize remplies de livres ; une
ne renvoyaient pas à des essences ; ils n’étaient que des étiquettes que autre contenait « un petit casque et un four en fer ». L’Isabella rejoi-
les hommes attribuent aux idées qu’ils pensent leur être apparentées. gnait le reste de la flotte de la princesse qui, sur la mer hivernale,
Dans la nature comme dans les affaires humaines, déclarait Locke, mettait le cap sur l’Angleterre. Marie allait y devenir reine, et Locke le
nous ne pouvons pas nous appuyer sur autre chose que sur les idées philosophe de la nouvelle période qui s’annonçait.
que nos sens imparfaits ont fait entrer dans notre esprit. L’Angleterre vers laquelle Locke et Marie naviguaient avait
Locke n’entendait cependant pas capituler devant les limites de la changé de visage. Trois ans après avoir banni Shaftesbury du pays
connaissance humaine. En tant que médecin, il fallait commencer par en 1682, Charles ii avait succombé à une longue maladie des reins.
établir une sorte de diagnostic provisoire et agir en fonction, même Il avait été purgé, pansé, échaudé et vidé de plusieurs litres de sang.
si les causes profondes de telle ou telle maladie lui demeuraient inac- Dryden écrivit par la suite que les médecins lui « infligeaient une dou-
cessibles. Refuser de croire en quoi que ce soit au prétexte qu’aucune leur si intolérable / Que personne hormis César n’aurait pu supporter ».
connaissance n’est certaine, disait Locke, était aussi absurde que de Jusqu’au dernier jour, Charles garda néanmoins toute sa raison ; il
refuser de marcher parce que nous ne pouvons pas voler. Il fallait que reconnaissait les visages et parlait à ses gens, ordonnant qu’on ouvre
les hommes acquièrent des connaissances dans les limites de leur les rideaux de sa chambre pour qu’il puisse voir encore le jour et rap-
capacité, même en sachant qu’ils ne pouvaient pas connaître l’essence pelant même à ses domestiques de remonter son horloge d’un mou-
réelle des choses mais seulement formuler des hypothèses. vement huit-jours. Sentant que Charles vivait ses dernières heures,
« Les hypothèses bien posées », écrit Locke, « sont au moins de un évêque proche du roi insista pour qu’il reçoive les derniers sacre-
grands points d’appui pour la mémoire, et peuvent mener souvent ments. « Il fallait qu’il y pense ! », maugréa le roi.
à d’utiles découvertes. » Mais pour bien formuler une hypothèse, il Son frère Jacques ii accéda au trône et se montra très autoritaire et
était important d’examiner au préalable les faits connus et peut-être peu tolérant avec ses adversaires. Après l’échec du coup d’État ourdi
aussi de conduire quelques expériences, tout en acceptant d’y renon- par le duc de Monmouth, le roi s’assura la loyauté de son armée en
cer si une nouvelle hypothèse s’avérait plus probante. plaçant à sa tête des officiers catholiques. Il ignora le Parlement et
L’Essai sur l’entendement humain de Locke peut aujourd’hui nous fit pression pour abroger les lois contre les catholiques et les dissi-
paraître simpliste ; or c’est précisément cette simplicité qui lui dents. Ses adversaires se tournèrent alors vers l’étranger. Marie, la
confère sa valeur historique. Locke a assimilé les théories de Willis, fille de Jacques, était mariée au prince Guillaume, un protestant zélé
de Descartes, de Gassendi, de Hobbes et d’autres philosophes du qui avait combattu en France et en Espagne contre les catholiques.
xviie siècle, pour en faire quelque chose d’inédit : une psycholo- Les opposants à Jacques ii virent en la personne de Guillaume un
gie de la pensée rationnelle dans laquelle Dieu ne tient qu’un rôle roi pour l’Angleterre, prompt à défendre sa patrie contre la menace
secondaire, laissant à la conduite des affaires humaines une totale catholique, et en Marie une femme qui assurerait le maintien de
indépendance. Au lieu de chercher une certitude métaphysique la dynastie des Stuart. Quand Jacques fit arrêter sept évêques, les
dans la Bible ou dans quelque texte grec, les hommes devraient se accusant d’avoir défié ses réformes religieuses, Guillaume vit là
contenter d’une recherche plus intuitive de la probabilité. Willis et l’occasion d’envahir le pays. Les combats furent de courte durée, et
les autres virtuosi qui avaient survécu à la guerre civile s’étaient déjà Jacques s’enfuit rapidement de Londres au beau milieu de la nuit.
demandé comment, au moyen d’expériences et d’observations, on Dans un dernier accès de colère, il fit brûler les ordonnances du nou-
pouvait acquérir des connaissances, mais c’est à Locke qu’on doit veau Parlement et jeta le Grand sceau dans la Tamise. Thomas Willis

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ne vécut heureusement pas assez longtemps pour voir un roi anglais Thomas Sydenham, qui ne faisait pas partie du cercle, qui s’était taillé
ainsi choir de son trône et déserter son âme rationnelle. la réputation de l’Hippocrate anglais. Entre-temps, on s’était mis à
Guillaume et Marie montèrent sur le trône, s’engageant à respec- penser que Willis avait un peu trop facilement cédé à ses spéculations.
ter des clauses qui auraient pu directement être extraites des essais Arrivé à l’âge de soixante-sept ans, Christopher Wren était rongé
que Locke s’apprêtait à publier. Il n’y aurait plus ni armée de métier, par les regrets et miné par le doute. Son rêve de bâtir un nouveau
ni autres impôts que ceux fixés par le Parlement, ni tribunaux d’ex- Londres sur des bases plus rationnelles avait été enterré vingt ans
ception. Par ailleurs, le droit de pétition serait rétabli et les élections auparavant, et pour voir érigés les bâtiments londoniens dont il avait
seraient libres et régulières. Le Parlement se réunirait annuellement conçu les plans, il avait dû batailler contre les constants change-
et deviendrait le principal organe de gouvernement de l’Angleterre, ments de politique. Au milieu de ses accès de frustration, il repen-
déterminant les règles de succession au trône. C’est ainsi que le sait avec nostalgie à tout ce qu’il avait fait à Oxford et aux premières
siècle, qui avait commencé avec un régime de droit divin, s’achevait années qu’il avait passées à la Royal Society. « On l’a souvent entendu
avec la naissance d’un État moderne. se plaindre », écrivit son fils par la suite, « que le roi Charles ii ne lui
L’Isabella accosta à Greenwich le 12 février 1689. Londres avait avait pas rendu service en le détournant de ses études, et en l’obli-
changé depuis que Locke avait quitté le pays pour la Hollande, tant geant à consacrer tout son temps à des vétilles (terme qu’il employait
sur le plan politique que scientifique. L’explosion de génie qui avait pour qualifier ses travaux de construction), car, si on l’avait laissé
marqué les années 1660 et 1670 était en train de s’éteindre. Les vir- poursuivre une carrière de médecin, il aurait fort probablement
tuosi avaient réussi à imposer leur philosophie mécaniste et expé- beaucoup mieux subvenu aux besoins de sa famille. »
rimentale, laissant s’essouffler les écoles concurrentes inspirées Wren laissa derrière lui toute une série de projets à moitié réali-
d’Aristote, de Galien et de la chimie mystique de Paracelse. L’univers sés et à moitié publiés – de grands télescopes qui ne furent jamais
infiniment spirituel d’Anne Conway n’avait pas non plus fait école. construits, des procédés pour mesurer la longitude terrestre qui ne
Grâce à Willis, le cerveau avait triomphé du cœur, de l’estomac et du furent jamais menés à leur terme. Pendant des années, Wren s’était
foie. Mais ces rêves de connaissances sans limites et de maîtrise de battu pour achever le grand projet inauguré par Galilée : comprendre
la nature restaient insatisfaits. « Il est impossible d’imaginer qu’un comment les objets se déplaçaient et entraient en collision sur Terre
dessein si honnête et si noble ait trouvé si peu de défenseurs, et ait et dans le ciel. Il fit quelques avancées dans ce domaine, mais c’est à
reçu un accueil si froid dans une nation aux yeux pourtant grands Isaac Newton qu’on doit l’accomplissement de ce projet, enfin réa-
ouverts », écrivit John Evelyn, membre de la Royal Society. Et à présent, lisé en 1687.
les plus éminents virtuosi s’éteignaient peu à peu. William Petty, qui En somme, l’Angleterre était prête, tant du point de vue politique
n’eut jamais le pouvoir politique qu’il avait été si certain d’obtenir que scientifique, à accueillir de nouvelles idées, comme celles que
grâce à son arithmétique politique, fut emporté par la gangrène. John Locke avait à proposer. Très vite, celui-ci publia successivement ses
Wilkins ne construisit pas le chariot qui devait l’emmener sur la lune trois ouvrages majeurs – les deux Traités du gouvernement civil, l’Essai
mais il garda le même enthousiasme jusqu’à sa mort en 1672. « Je suis sur la tolérance et l’Essai sur l’entendement humain – qui, ensemble,
prêt pour la grande expérience », furent ses dernières paroles. annoncent le siècle des Lumières. Ses écrits politiques inspireraient
Si Boyle avait contribué à écarter les théories d’Aristote sur la les auteurs de la Constitution des États-Unis, tandis que sa théorie
matière, il faudrait attendre une centaine d’années avant de voir de la connaissance influença les scientifiques dans leur manière
son alchimie expérimentale devenir une science à part entière. Les d’investiguer la nature.
microscopes conçus par Hooke et Wren, qui montraient de mys- Locke influença également la manière de concevoir l’esprit.
térieux paysages habités par des créatures tout aussi mystérieuses, Omettant les particularités de la neurologie, il se préoccupa surtout
échouèrent cependant à révéler les corpuscules qui composaient des idées et de la manière de les combiner. Plusieurs générations
l’univers. Le plus bel exemple du potentiel médical de la nouvelle de philosophes lui emboîtèrent le pas. Il faudrait attendre cent cin-
science – les spectaculaires transfusions de Richard Lower – n’avait quante ans avant que les neurologues parviennent à démontrer que
abouti à rien. Thomas Willis avait changé notre perception du cerveau Willis avait suivi la bonne voie – à savoir que l’étude de l’anatomie et
et de l’âme, mais concernant la médecine à proprement parler, c’est de la chimie du cerveau permet de mettre au jour le fonctionnement

252 253
chapitre xi

de l’esprit, ainsi que de déterminer la géographie des passions, de la


raison et de la mémoire.
Malgré le scepticisme de Locke à l’égard du projet de son ancien
professeur, la neurologie de Willis est présente en filigrane dans
l’Essai sur l’entendement humain, comme des poutres en acier qui,
invisiblement, supportent tout le poids de la théorie de Locke. Notre
entendement est limité par notre anatomie – une anatomie que
Locke a discrètement puisée dans les dissections de Willis. Les idées,
écrit Locke, naissent dans le monde extérieur et viennent à l’esprit
par les nerfs, qu’il désignait par des « tuyaux, qui après avoir reçu ces
impressions du dehors, portaient les idées au cerveau qui est, pour
ainsi dire, la chambre d’audience de l’âme ». Jamais l’expérience
ordinaire, pourtant si estimée de Locke, n’aurait pu lui révéler tout
cela. Ses idées d’esprit isolé, de page blanche et bien d’autres encore
étaient déjà présentes dans les enseignements qu’il avait reçus de
Willis pendant ses études.
Il est vrai que Locke préférait parler d’idées simples, mais il est
parfois difficile de les distinguer des esprits de Willis. Dans un cer-
veau sain, écrit Locke, les idées sont formées comme « certains
mouvements continués dans les esprits animaux, qui étant une
fois portés d’un certain côté, coulent dans les mêmes traces où ils
ont coutume de couler : toutes ces traces, par le cours fréquent
des esprits animaux, se changent en autant de chemins battus, de
sorte que le mouvement y devient aisé, et, pour ainsi dire, natu-
rel ». Il employait des images entendues vingt ans auparavant dans
les leçons de Willis, lorsque son professeur expliquait comment se
déclenchait la folie – quand les esprits se frayaient de nouveaux che-
mins dans le cerveau, « à travers lesquels ils transmettent des idées
anormales et absurdes ». Willis croyait que ces esprits, distraits de
leur cours, présentaient à l’âme rationnelle une image faussée du
monde. De même, Locke croyait que l’âme du dément était traversée
par des idées qui avaient pris un mauvais chemin.
L’hommage de Locke à son ancien professeur était à la fois
ambigu et réel : le cerveau de Willis était désormais un fait reconnu,
à tel point qu’il n’avait même plus besoin d’être mentionné.

L’âge neurocentrique aller évoluer vers une forme qui dépasserait


de beaucoup ce que les membres d’Oxford pensaient avoir vu dans
le cerveau disséqué à Beam Hall. Seul peut-être Robert Boyle, juste
avant de mourir en 1691, en eut le pressentiment.
Boyle souffrit beaucoup les derniers mois de sa vie, en partie en
raison d’une attaque qu’il avait eue vingt ans plus tôt, mais aussi

254
chapitre xi le neurologue disparaît

en raison des tourments de sa conscience. Sachant que son heure l’existence de Dieu et de son œuvre. Stillingfleet le rassura en lui
approchait, il passa la dernière année de sa vie à écrire et réécrire disant que ce n’était pas parce qu’il avait peur d’avoir commis un
un gigantesque testament qui, espérait-il, l’absoudrait de ses péchés péché qu’il en avait commis un pour autant, et cela même si la pen-
– en particulier ceux qu’il était certain d’avoir commis, mais dont il sée l’en avait traversé. Il arrivait qu’on soit traversé par ce genre de
n’avait pas conscience. Boyle légua certaines de ses formules d’alchi- pensées. Peut-être que sous l’effet de la fièvre ou d’autres maux cor-
miste à Locke et à Newton afin qu’ils les mettent en lieu sûr. Leur porels, le cerveau engendrait des pensées blasphématoires, mais
ayant demandé de ne jamais les rendre publiques, il craignait, à Dieu n’en tenait pas compte dans son registre des péchés.
l’époque où il avait pratiqué l’alchimie, d’avoir pactisé avec le Diable Apparemment, Boyle ne fut pas soulagé par la visite de Stillingfleet,
à son insu. Il légua une partie de son argent aux familles irlandaises car une semaine plus tard, il se mit à poser les mêmes questions à
dont les terres avaient été confisquées par son père, et finança égale- l’évêque Gilbert Burnet, celui qui, dans son journal, s’était gaussé
ment l’organisation d’une conférence annuelle visant à démontrer la des travers de Charles II. L’entrevue avec Burnet le perturba encore
fausseté de l’athéisme. davantage. Burnet lui assura que ses serments accidentels devaient
À mesure qu’il vieillissait, la menace de l’athéisme fut une source être de faux souvenirs créés par son cerveau. Un homme dont l’esprit
importante d’angoisse pour Boyle. Dans ses derniers ouvrages, était trop préoccupé pouvait facilement « susciter ou exciter en lui
comme Le virtuoso chrétien, il condamne la théorie hobbesienne des soupçons qu’il conservait dans sa mémoire », lui dit Burnet.
des atomes et défend la notion d’une âme rationnelle immatérielle. Lorsque Boyle lui parla du doute, qui était selon lui un blasphème,
L’âme rationnelle, écrivait-il, est capable de concevoir des idées Burnet lui rit au nez. « À la nouvelle ère où nous sommes », comme il
qu’aucune matière ne peut se représenter – non seulement Dieu, l’appelait fièrement, pareil blasphème était devenu rare. Pour com-
mais même les mathématiques les plus élémentaires. Il comparait mettre un péché contre le Saint-Esprit, il faudrait avoir été témoin
l’âme rationnelle à une « sorte d’ange emprisonné ». d’un miracle et l’avoir renié après l’avoir reconnu comme tel. Nos
Tout au long de sa vie, Boyle s’était fabriqué, pour reprendre doutes intimes étaient insignifiants. Après tout, on savait mainte-
les propos d’un évêque, un « personnage de philosophe chrétien ». nant que ces doutes n’étaient pas dus à une défaillance morale de
Joseph Glanvill se plaisait à dire qu’à une autre époque, Boyle l’âme, mais à de « simples effets d’emportements du corps ou du cer-
serait devenu un « mortel déifié ». Malgré ces éloges et malgré tous veau, des effets mécaniques, des idées et des pensées qui découlent
les livres qu’il écrivit, Boyle n’arrivait pas à se défaire du poids de des emportements des esprits animaux sans raison manifeste ».
sa conscience. Six mois avant sa mort, il était dans un tel désespoir Par la suite, Boyle rapporta à son secrétaire les paroles de Burnet
qu’il demanda à son vieil ami Edward Stillingfleet (devenu évêque) et de Stillingfleet, qui les nota. Pendant qu’il s’écoutait transformer
de venir le voir. Lors de leurs retrouvailles, Boyle remit à Stillingfleet la notion de péché en une déviance créée par des esprits animaux –
une liste de notes et de questions qui le taraudaient. Tôt dans sa vie, employant des termes qui auraient pu sortir tout droit d’un traité de
Boyle avait décidé que c’était un pêché de faire des serments et des Willis et qui attribuaient à son combat désespéré pour l’amour divin
promesses, et il s’inquiétait de l’avoir peut-être fait sans s’en aper- le même statut qu’une fièvre – et qu’il pensait à son rôle de sage-
cevoir. Peut-être qu’en ayant promis une faveur à quelqu’un, il avait femme dans l’accouchement de cette « nouvelle ère », où le cerveau
inconsciemment commis ce péché ? Il supplia Stillingfleet de l’aider avait désormais un esprit, Boyle s’est peut-être demandé si, de tous
à débrouiller trente années de souvenirs confus qui dissimulaient ses péchés involontaires, celui-ci n’était pas le plus grand.
peut-être un nid de péchés.
Stillingfleet tenta de le rassurer en lui expliquant que notre cer-
veau était parfois capable de choses dont nous ne pouvions être
tenus pour responsables. L’esprit pouvait être traversé par ce que
l’évêque appelait « des émanations tapageuses » qui sortaient invo-
lontairement de notre bouche. L’évêque appliqua le même baume
neurologique lorsque Boyle lui demanda s’il avait commis un
péché contre le Saint-Esprit – s’il avait, même un instant, douté de

256
Fig. 12. « Crédulité, superstition et fanatisme » de William Hogarth (1762). Il est
quasi certain que le « cerveau-thermomètre » dans l’angle inférieur droit soit direc-
tement inspiré de la planche de Christopher Wren publiée dans le Cerebri Anatome.
chapitre xii

le microscope de l’âme

En 1643, le jeune Willis, mousqueton sur l’épaule, défendait une ville


assiégée et rongée par la maladie. En 1673, s’il lui arrivait de temps
en temps de porter une arme, ce n’était plus pour combattre des
soldats parlementaires. Afin de bien saisir l’importance de ces jour-
nées estivales de 1662 à Beam Hall, où le cercle d’Oxford s’était réuni
autour d’un corps décapité et d’une boîte crânienne vide, tenant
entre leurs mains le cerveau dont ils l’avaient retiré afin de suivre
le trajet du sang et des esprits jusqu’aux sources de la joie et de la
folie, il faut ici prendre congé de ces hommes. Quitter Beam Hall et
s’élever au-dessus des tours de la cathédrale d’Oxford. S’envoler vers
l’Ouest et mettre le cap vers l’Atlantique Nord. Avancer dans le temps,
et remplacer les trois mâts faisant voile vers le Nouveau Monde par
des bateaux à vapeur et leur sillage de fumée, puis par des porte-
conteneurs et des paquebots, tandis qu’à l’horizon l’Amérique dresse
ses pinacles hirsutes. Vous atterrissez sur ce qui fut jadis une colonie
que le roi Charles avait donnée à son frère Jacques, une portion de
terre avec des pins rabougris et des collines de chênes appelée New
Jersey. Dans le village de Princeton, vous voyez se dresser une uni-
versité, la brique et les bardeaux cédant la place au béton et au verre.
Vous franchissez la porte d’entrée de Green Hall, descendez jusqu’à
un sous-sol sans fenêtre, pénétrez dans une petite pièce sombre et
vous vous arrêtez devant un jeune homme allongé sur une table.
Contrairement au corps que vous avez laissé derrière vous à Beam
Hall, cet homme respire encore. Son cerveau n’a pas quitté son crâne.

259
chapitre xii le microscope de l’âme

Le jeune homme repose à l’intérieur d’une machine appelée ima- pas tout à fait achevée. Il reste maintenant à peindre la pensée du cer-
gerie par résonnance magnétique (IRM). Un gigantesque anneau veau du jeune homme. À l’intérieur de l’antenne, juste au-dessus de
blanc encercle sa tête. Cet anneau est constitué d’un aimant massif sa tête, se trouve un miroir incliné. Un vidéoprojecteur situé devant
et de tubes d’hélium liquide dont les pulsations ressemblent à un l’anneau est enclenché : un faisceau de mots apparaît devant ses yeux.
léger battement cardiaque. Le corps du jeune homme est délicate-
ment maintenu par des sangles. Des fils pendent de l’extrémité de Vous êtes médecin. Vous avez cinq patients, dont chacun est sur le point
deux de ses doigts, tandis que deux autres doigts sont posés sur de mourir à cause d’un organe infecté. Vous avez un autre patient qui lui
une paire de boutons. Des tubes en plastique enserrent sa taille et est en bonne santé.
passent dans ses oreilles. Il est seul dans la pièce, mais s’il relevait Pour sauver la vie de ces cinq patients, la seule solution est de greffer cinq
la tête, il verrait, au-delà de ses baskets, une grande vitre derrière des organes du patient sain (contre sa volonté) dans le corps des cinq
laquelle des hommes travaillent dans une salle d’observation. Deux autres. Si vous le faites, le jeune homme mourra, mais les cinq autres
d’entre eux se déplacent d’un ordinateur à un autre sur des fauteuils patients survivront.
montés sur roulettes. Le troisième, un homme de vingt-huit ans aux Est-il selon vous approprié de procéder à cette greffe pour sauver vos cinq
cheveux bouclés, de couleur châtain avec des reflets cuivrés, est assis patients ?
derrière eux, avachi dans un fauteuil. La pièce où ils se trouvent est
presque vide. Il n’y a ici ni scalpels ni microscopes éclairés par des Après avoir réfléchi à ce dilemme – la souffrance d’un homme
globes de saumure ; il n’y a pas non plus de chiens qui, après une contre celle de cinq autres, l’équilibre entre le bien et le mal –, le
splénectomie, viennent vous lécher les doigts en titubant dans la jeune homme donne sa réponse en pressant un bouton. Avec son
pièce. La puanteur des moutons disséqués et l’âcre odeur de la téré- bruit de marteau-piqueur, l’antenne blanche prend d’autres clichés
benthine y sont absentes. La pièce n’a pas d’odeur. L’un des assis- de son crâne et recueille les échos de ses pensées. L’homme répond
tants de recherche assis sur un fauteuil à roulettes, Andrew Engell, à une dizaine d’autres questions ; certaines sont innocentes, d’autres
presse un bouton et parle dans un microphone. « Tout se passe bien épineuses, et d’autres encore carrément insoutenables. C’est sur-
là-bas ? », demande-t-il. tout la dernière catégorie qui intéresse l’homme aux cheveux cui-
Après que l’homme avec l’antenne circulaire autour de la tête a vrés avachi dans son fauteuil. Il s’appelle Joshua Greene. Lorsqu’une
répondu par l’affirmative, Engell clique plusieurs fois avec sa souris. nouvelle question apparaît à l’écran, Greene fait parfois quelques
Un bruit de marteau-piqueur provenant de l’antenne rugit dans le remarques à voix haute. « Oh, c’est celle où il faut que tu détruises une
haut-parleur à côté de lui. L’homme allongé sur la table, les oreilles sculpture d’une valeur inestimable pour sauver la vie de quelqu’un.
bouchées par des tubes, n’entend pas ce vacarme. Il ne sent pas le Et celle-là, c’est celle où tu tues ton père pour avoir son héritage. »
champ magnétique bousculer les atomes de son cerveau pour réa- Joshua Greene est philosophe. Avec ses questions dérangeantes
liser une coupe de sa tête. Après une pause, le bruit de marteau- et ses expériences neurologiques, on ne voit peut-être pas très bien
piqueur recommence – le scanner réalise une autre coupe. La même ce qu’il peut avoir en commun avec Emmanuel Kant ou Bertrand
séquence se poursuit, descendant du sommet à la base de son crâne. Russel. Tous ceux qui en douteraient sont invités à lire son imposante
Quand le bruit cesse pour de bon, Engell entre des chiffres sur l’un thèse de doctorat sur la méta-éthique. Mais Greene ne se contente
des ordinateurs. Une image se déploie à l’écran comme une ban- pas d’analyser des points de sémantique ou de mener des expé-
nière : les données collectées dans l’antenne sont passées de l’état riences invérifiables sur la pensée. Il cherche à comprendre la nature
de chiffres à celui d’ombres de gris qu’on croirait extraites d’un film du jugement moral. Telle est la raison de sa présence dans le sous-
muet bien restauré. C’est une image du cerveau du jeune homme, sol de Green Hall : il scrute l’intérieur du cerveau. « Parmi ceux qui
qui pourtant reste bien enfoui dans son crâne. suivent ce protocole, certains pensent que nous observons leur âme
L’image donne l’impression d’avoir été réalisée par quelqu’un qui au microscope », dit Greene, « et en un sens, c’est exactement ce que
aurait tranché la tête de l’homme entre les deux yeux d’un seul coup de nous faisons. Si tant est qu’elle existe, c’est là que se trouve l’âme. »
hache. L’image n’est pas moins belle que les gravures de Christopher Greene est l’un des milliers de fils spirituels de Thomas Willis. Peu
Wren réalisées trois cent quarante ans auparavant. Mais l’image n’est d’entre eux le connaissent (« Vous voulez parler de Willis, comme le

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chapitre xii le microscope de l’âme

polygone de Willis ? »), mais le fait est qu’il est l’initiateur de la tra- est dans le meilleur des cas plutôt limitée. Et lorsqu’elles agissent,
dition intellectuelle dans laquelle ils travaillent. Willis a fondé une les neuroscientifiques sont souvent incapables d’expliquer l’effet
nouvelle science de l’âme, combinant l’étude anatomique du cerveau qu’elles produisent sur le cerveau. Leur popularité tient en grande
humain avec l’étude comparée d’autres cerveaux d’animaux, les expé- partie à notre culture « neurocentrique », celle-là même que Thomas
riences et les observations médicales. Les travaux de Willis consti- Willis a contribué à créer. Nous croyons qu’une simple pilule peut
tuent les quatre piliers sur lesquels repose la neuroscience actuelle. guérir les maladies de l’âme.
Le premier pilier a été la découverte que des esprits animaux Sur ces questions, Willis a eu une profonde influence sur l’opi-
se frayaient des chemins dans le cerveau et que les modifications nion que nous avons de nous-mêmes. Mais il a également introduit
chimiques auxquels ils étaient sujets contrôlaient tout ce qui se pas- un paradoxe à l’intérieur de cette science moderne de l’âme. Willis
sait dans notre vie, de nos émotions au sommeil, en passant par nos pensait que tous les travaux qu’il avait accomplis démontraient
perceptions et la locomotion. Aujourd’hui, les neuroscientifiques l’existence de deux âmes chez l’homme. L’âme sensitive était maté-
savent que ces soi-disant « esprits animaux » sont en fait des impul- rielle, et donc sujette à des maladies comme n’importe quelle autre
sions électriques qui contribuent à la transmission des signaux partie du corps, alors que l’âme rationnelle, profondément enfouie
entre des cellules appelées neurones. Le second pilier de Willis était dans le cerveau, était à la fois immatérielle et immortelle. Autrement
la théorie selon laquelle les esprits remplissaient différentes fonc- dit, elle était inaccessible au scalpel de Willis. Mais si on lit ses tra-
tions selon les diverses parties du cerveau où ils circulaient. Les vaux d’un peu plus près, on s’aperçoit que la frontière entre ces deux
neurosciences modernes ont confirmé que le cerveau se divise bien âmes est floue. Bien que l’âme rationnelle fût censée être la marque
en chaînes de neurones spécifiquement conçus pour exécuter des distinctive de notre humanité, Willis décrivait une grande partie de
tâches très restreintes, comme celles permettant de reconnaître les notre existence mentale sans jamais la mentionner. Il prétendait
formes de certains objets ou un accent de peur dans une voix. Les même que certaines maladies mentales – notamment la « stupidité »
travaux de Willis sur le cerveau découlent pour une grande part de et la « folie » – touchaient l’âme rationnelle, mais sans jamais expli-
sa troisième grande découverte : les similitudes entre le cerveau quer comment quelque chose d’immatériel pouvait être affecté par
humain et celui d’autres animaux, aujourd’hui reconnues par les une perturbation des atomes.
neuroscientifiques comme un signe de parenté entre eux et nous. Ce paradoxe continue à brouiller l’image que nous avons de nous-
Tous les cerveaux des animaux, dont le nôtre, se sont développés au mêmes. Lorsqu’un homme souffrant de dépression va consulter son
cours de l’évolution, et nous devons nos incroyables capacités à des médecin et qu’il s’entend dire que c’est une maladie visible au scan-
remaniements de programmes ancestraux. ner, le patient est soulagé. Il a l’impression d’être séparé de sa mala-
Dans tous ces travaux, Willis a été guidé par son expérience de die, que la dépression n’est pas de sa faute et qu’elle ne fait pas plus
médecin, s’étant fixé pour mission de guérir les maladies de l’âme. partie de lui-même qu’une infection des reins. Un antidépresseur
Cet objectif constitue le quatrième pilier de sa neurologie. Selon l’aidera à se rétablir.
lui, on pouvait traiter les dysfonctionnements du cerveau – neuro- Mais les toutes dernières découvertes des neuroscientifiques
logiques et psychologiques – en manipulant les atomes qui le com- contestent cette notion du moi. Le moi n’est ni une entité distincte
posaient. Les sirops à base d’acier et les millepattes broyés de Willis du cerveau, ni un être immuable protégé des assauts de la biochi-
n’étaient pas très efficaces. Au cours des trois siècles qui suivirent, la mie. Employant les méthodes dont Thomas Willis fut l’un des
psychopharmacologie tint plus du rêve que de la réalité. Aujourd’hui, pionniers, les neuroscientifiques d’aujourd’hui dissèquent le moi,
le monde est inondé de psychotropes – que ce soit pour contrôler la conscience, le raisonnement et le langage – pratiquement tout
les crises d’épilepsie, maintenir les gens éveillés pendant plusieurs ce que l’âme rationnelle était censée faire ou être. Ces recherches
jours, les endormir, leur remonter le moral ou renforcer leurs capa- témoignent de l’importance des travaux de Willis, qui n’avait pas
cités cognitives, sans parler de tous les produits non autorisés. La mesuré à quel point sa nouvelle science serait révolutionnaire ni
production de ces médicaments est devenue une entreprise floris- dans quel dilemme elle nous plongerait.
sante, mais elle n’a pas été simple. Beaucoup de ces molécules sont Au cours de ses explorations du système nerveux, Thomas Willis
réputées être des remèdes miracles, alors qu’en réalité, leur action fut frappé par ce qu’il découvrit un jour dans le ventre d’un sanglier.

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chapitre xii le microscope de l’âme

La plupart des philosophes naturels du xviie siècle croyaient qu’une L’ADN du noyau, dont la structure à double hélice ressemble à
certaine « humeur génitale » passait du cerveau humain aux testi- une bobine de fil, renferme une quantité d’information équivalente
cules. Selon eux, l’âme devait être en mesure d’atteindre la semence à une encyclopédie. L’ADN s’accompagne de tout un cortège d’en-
du sanglier de manière à s’imprimer dans l’utérus d’une laie et don- zymes, qui se libèrent sous l’action de certains signaux. En fonction
ner la vie à une nouvelle créature. Mais personne n’avait réussi à des signaux reçus, les enzymes déroulent l’ADN et dupliquent une
montrer comment s’établissait cette connexion. partie de sa séquence. Cette copie peut être modifiée par les enzymes
Willis chercha un rapport mais n’en trouva pas. Il était cependant avant d’être transportée dans un atelier biochimique où elle accom-
convaincu que les testicules avaient un point commun avec le cer- pagnera la formation d’une nouvelle molécule. La molécule peut ou
veau, l’esprit étant la seule substance capable de donner cette forme bien rester à l’intérieur de la cellule, ou bien se glisser à travers la
et cette finalité à la matière. Il fut donc frappé de voir que les testi- membrane de la cellule et remplir sa fonction à un autre endroit du
cules, comme le cerveau, étaient entourés d’un mince filet de vais- corps. En fonction du signal émis, une cellule peut décharger des
seaux sanguins. Dans les deux cas, écrivit-il, ces vaisseaux étaient cristaux osseux ou des anti-virus. Elle peut soit se suicider, soit se
conçus « pour distiller l’élixir du sang le plus pur à travers les canaux diviser en deux.
sinueux d’un alambic ». C’est donc à l’intérieur de ces vaisseaux que Les testicules sont des organes atypiques car leur sperme peut
le cerveau et les testicules sélectionnaient les particules d’esprit les transporter des informations dans un autre corps. Si un spermato-
plus pures. Les esprits présents dans le cerveau permettaient à l’âme zoïde pénètre dans un utérus et rencontre un ovule réceptif, les deux
sensitive de sentir, de penser et de maintenir le corps en vie. Quant cellules peuvent fusionner, combiner leur ADN et former un nouveau
aux testicules, ils entreposaient leur propre stock d’esprits. « L’abrégé génome. À mesure que l’œuf fécondé évolue en embryon, ses cel-
de toute l’âme est séparée pour la conservation de l’espèce », écrit lules reçoivent certains signaux et réagissent en se différenciant en
Willis. Ce « peloton d’esprits » était prêt à pénétrer dans la matrice foie, cœur et cerveau.
pour donner forme à un nouvel animal créé à partir d’une nuée de Le chant de ces signaux perdure d’une génération à l’autre depuis
particules. Vu que les esprits se trouvaient en nombre limité, un père des milliards d’années, réunissant des atomes qui transmettront
intelligent pouvait très bien donner naissance à un enfant stupide, cette mélodie à un nouveau choral. Ce chant est suffisamment
car son cerveau consommait des esprits qui auraient dû aller dans constant pour qu’on soit sûr que des œufs de linotte donneront
leur sperme. naissance à d’autres linottes et non à des criquets ou à des magno-
Aujourd’hui, les scientifiques savent que Willis ne se trompait lias. Mais l’information véhiculée par ce chant peut se modifier avec
pas lorsqu’il affirmait que c’était une même catégorie d’esprit qui le temps. La recette change. La vie évolue. Les gènes mutent, et si
circulait à la fois dans le cerveau et les testicules. Celle-ci parcourt leur nouveau code améliore la survie et la reproduction de ses pro-
tous les domaines de la vie depuis des milliards d’années. C’est priétaires, ils deviennent plus fréquents. Au fil de l’évolution, les
l’information. génomes peuvent se subdiviser en deux espèces ou évoluer vers la
C’est dans les cellules que circule une grande part de l’informa- création de nouveaux schémas corporels.
tion. Le nom de « cellule » fut inventé par Robert Hooke qui, dans Charles Darwin a développé sa théorie de l’évolution au milieu
son microscope, vit dans le tissu des végétaux des corps en forme du xixe siècle en renversant complètement les théories de Thomas
de boîte. Il faudrait cependant attendre deux cents ans avant que les Willis et de ses contemporains. Pour les philosophes naturels, la
biologistes ne comprennent que tous les organismes vivants sont remarquable configuration du cerveau était l’une des manifesta-
composés de cellules, chacune étant un assemblage huileux de molé- tions les plus évidentes de l’œuvre de Dieu et le meilleur antidote
cules, elles-mêmes faites d’atomes formant des substances comme possible à l’athéisme. Dieu avait conçu chaque type de cerveau pour
l’hydrogène, le carbone et le fer. Le rôle le plus complexe dévolu à une fin bien précise, particulière à chaque espèce, qui se voyait dotée
ces molécules est de traiter l’information. Une cellule perçoit des à la naissance d’un cerveau parfaitement adapté à sa vie. L’argument
informations dans son environnement ; ces signaux sont véhiculés en faveur de la conception divine du cerveau a perduré pendant
par des molécules spécifiques qui pénètrent à l’intérieur même des presque deux cents ans, jusqu’à ce que Darwin comprenne qu’un
cellules, voire dans le noyau. mécanisme puissant, qui n’était dû ni au hasard ni à un simple

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chapitre xii le microscope de l’âme

décret, pouvait donner forme à la vie. Les similitudes de corps et de les jambes. Le médecin italien Luigi Galvani découvrit que pendant
cerveaux sont des « signes » de l’histoire de la vie, d’un héritage com- un orage avec de la foudre, des cuisses de grenouille sectionnées se
mun à l’homme et aux singes. contractaient s’il touchait les nerfs avec un morceau de métal. Mais
même s’il était devenu évident que de l’électricité passait dans les
Par un jour de forte chaleur du mois de mai 1666, Thomas Willis nerfs, beaucoup de philosophes naturels restèrent attachés à la
fit l’autopsie d’un homme qui était mort foudroyé. La foudre avait notion d’esprits animaux. À l’aube du xixe siècle, l’électricité était un
projeté sa victime hors du bateau dans lequel il ramait. Lorsqu’on phénomène trop avéré pour qu’on puisse l’ignorer. Le concept d’es-
ramena le corps en ville, Thomas Willis vint le voir avec Richard prits animaux avait fait son temps.
Lower et le mathématicien John Wallis. Ils ramassèrent le chapeau Les nerfs décrits par Willis sont en réalité des faisceaux de fines
de l’homme et passèrent la main à travers le trou que la foudre avait cellules appelés neurones. Les signaux entrent dans un neurone par
percé. La doublure avait été fendue en deux et les boutons arrachés. un ensemble de branches appelées dendrites, sensibles à de nom-
Willis et ses amis découvrirent des marques et des marbrures sur son breux stimuli, comme la chaleur ou la pression. Quand une den-
torse ; la peau paraissait dure « comme du cuir brûlé », écrivit Wallis drite reçoit le stimulus approprié, une réaction chimique se produit,
par la suite. créant une impulsion électrique qui parcourt le corps principal de
Les virtuosi revinrent voir le corps la nuit suivante, accompagné la cellule. Le neurone transforme le signal entrant en signal sortant,
d’un petit groupe de curieux, pour en faire l’autopsie. « Son corps lequel est envoyé vers une autre branche, qui elle-même se rami-
entier avait beaucoup gonflé pendant la nuit », écrivit Wallis. Malgré fie en milliers de branches appelées axones. Lorsqu’une impulsion
l’insupportable puanteur qui s’échappait du corps, ils s’armèrent atteint l’extrémité d’un axone, elle libère une substance chimique
de courage et continuèrent leur besogne, sachant que pareille occa- dans le minuscule intervalle qui sépare l’axone de la dendrite d’un
sion ne se produirait peut-être pas deux fois. Wallis envoya même un autre neurone. Cette substance s’infiltre dans des canaux situés à la
compte-rendu de cet événement extraordinaire à la Royal Society. « Le surface des dendrites du neurone voisin, déclenchant une nouvelle
corps ne comporte aucun signe visible de contusion », rapporta-t-il, « le impulsion qui propagera le signal dans le système nerveux.
cerveau est intact et entier ; les nerfs ne sont pas altérés et les vaisseaux Les neurones sont le résultat de l’évolution de l’ancienne biochi-
du cerveau sont remplis de sang. » En ouvrant le torse de l’homme, ils mie microbienne. Les neurones des tout premiers animaux étaient
virent que les brûlures étaient superficielles. « Les poumons et le cœur probablement constitués de réseaux simples, apparentés à ceux
ont un bel aspect et une bonne coloration, sans trouble apparent », qu’on observe chez les méduses. Mais il y a environ cinq cent trente
écrivit Wallis. Le ciel avait frappé cet homme à mort, mais les virtuosi millions d’années, est apparue une nouvelle lignée d’animaux, pos-
n’en avaient pas trouvé la raison dans son corps. sédant un nombre beaucoup plus important de neurones, et connec-
À l’époque, Willis cherchait à comprendre comment les esprits tés autrement. Sa nouvelle structure lui fut très bénéfique, car elle
circulaient dans les nerfs. Tels des rayons lumineux, ils se diffusaient devint un terrain favorable à l’explosion de nouvelles espèces. C’est
dans les nerfs en un éclair, créant de petites explosions analogues à ainsi que l’océan se peupla des ancêtres des homards, des huîtres
des allumettes sur de la poudre à canon. En un sens, il n’était pas et des vers de terre. Les ancêtres de l’homme – qui ressemblaient à
loin de la vérité. Mais Willis ne parvint pas identifier la substance des sardines sans tête – furent d’abord des nageurs. Quand Thomas
qui circulait dans les nerfs et le cerveau. On découvrirait par la suite Willis découvrit des similitudes entre les systèmes nerveux du
qu’elle était identique à la substance qui était tombée du ciel et qui homard, de l’huître, du ver de terre et celui de l’homme, ce qu’il
avait mystérieusement tué l’homme qu’il avait disséqué. voyait était l’héritage commun de ces feux d’artifice évolutionnaires.
À l’époque de Willis, aucun virtuoso ne savait que l’influx nerveux Les biologistes actuels poursuivent les travaux entrepris par Willis,
était chargé d’électricité. Les premières observations de l’électricité étudiant ces invertébrés pour essayer d’en savoir plus sur nous-
ne sont apparues qu’au xviiie siècle, lorsque des philosophes natu- mêmes. Ainsi, des recherches effectuées sur l’escargot de mer Aplysie
rels mirent au point un procédé pour la stocker dans une bouteille. ont fait progresser la compréhension de la mémoire humaine.
Ils découvrirent que ces bouteilles pouvaient produire des étincelles L’escargot possède deux mille neurones ; certains sont sensibles au
assez puissantes pour entraîner des contractions dans les bras et toucher, d’autres au goût, tandis que d’autres encore transmettent

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chapitre xii le microscope de l’âme

des signaux pour le faire avancer ou se rétracter. À la place du cer- nuit grâce à des sons en écho. Toute cette diversité a évolué à partir
veau, l’escargot possède plusieurs amas de neurones, appelés gan- d’un programme dont la structure de base est restée quasi inchangée
glions, qui sont dispersés dans le corps. Le circuit de ces ganglions au cours de ces derniers cinq cents millions d’années. Grâce à cette
peut amplifier certains signaux entrants et en atténuer d’autres. Les ascendance commune aux humains et aux autres vertébrés, Willis
esprits animaux de l’escargot empruntent des voies qui ne sont pas a vu comment l’anatomie du cerveau humain se retrouvait chez les
linéaires. Ils circulent dans un labyrinthe de câbles. moutons, les chiens et les poissons.
Certaines parties de ce circuit sont fixes. Si un biologiste applique Ses travaux menés sur les cerveaux animaux lui ont permis d’éla-
un choc électrique au niveau de la queue de l’escargot, un neurone borer une nouvelle théorie sur les mécanismes du cerveau humain,
sensoriel relaiera le signal reçu par la queue vers un ganglion, qui qui s’est révélée remarquablement précise. Et même aux endroits où
déclenchera une impulsion dans un neurone moteur. L’escargot Willis a commis des erreurs – et il en a certainement commises un
contractera sa queue et la repliera sous sa coquille pour se mettre grand nombre –, il a ouvert une brèche pour ses successeurs.
à l’abri des agressions. Les escargots naissent avec ce réflexe fon- On doit par exemple à Willis la première description neurologique
damental et le conservent toute leur vie. Mais leur système nerveux du réflexe. Lorsqu’un homme endormi se griffe le visage, les esprits
peut aussi se modifier en cas de nouveaux dangers, qu’ils apprennent qui passent de ses sens au cerveau se reflètent dans le corps sans atti-
à reconnaître. Si chaque choc est précédé d’une petite tape, l’escar- rer l’attention de l’âme rationnelle. Cette hypothèse a poussé certains
got finit par mémoriser que la tape annonce le choc. Il suffira bientôt philosophes naturels à se demander si la moelle épinière n’était pas
d’un simple contact pour que l’escargot se rétracte sous sa coquille. elle aussi capable de réflexe. Willis et Lower ne purent en établir la
Telle est, dans sa forme la plus élémentaire, la science des brutes. preuve, mais un siècle plus tard, le médecin écossais Robert Whytt
Celle-ci n’a été rendue possible que par les changements molécu- découvrit leur erreur. Whytt coupa la tête à des grenouilles et leur
laires qui se sont opérés dans son système nerveux. Une fois que les versa de l’acide sur le corps. Même sans cerveau, les grenouilles conti-
biologistes eurent découvert la biochimie des souvenirs chez l’Aply- nuaient d’agiter leurs pattes arrière pour essayer d’enlever l’acide.
sie, ils purent constater que le même processus – impliquant pour La moelle épinière n’est pas simplement le « boulevard du Roi »,
une grande part les mêmes molécules– était à l’œuvre chez d’autres comme l’appelait Willis, mais plutôt le prolongement du cerveau.
animaux, des mouches aux poissons et aux oiseaux, jusqu’aux L’acide que Whytt avait appliqué sur le dos des grenouilles déclen-
hommes. Bien entendu, les souvenirs que nous formons avec ces chait dans les neurones sensoriels un signal qui se transmettait à
molécules sont beaucoup plus complexes que ceux d’un escargot, la moelle épinière ; à partir de là, le signal se divisait en deux : un
mais c’est parce que notre propre lignée a évolué en agence de traite- signal remontait au cerveau (si la grenouille en avait encore un), tan-
ment de l’information ultra-performante. dis que l’autre prenait la direction de la moelle épinière. Le second
Aux premiers temps de l’évolution des vertébrés, l’extrémité de signal était transmis aux neurones moteurs qui contrôlent la patte,
la moelle épinière s’est dilatée jusqu’à devenir l’enchevêtrement provoquant la contraction et le relâchement des muscles pour exécu-
de neurones qu’on appelle le cerveau. Puis se sont formés les yeux, ter ce mouvement de frottement du dos. Nous avons la même réac-
avant le nez et les autres organes, inondant le cerveau d’informa- tion lorsque notre jambe se redresse en réponse au petit coup que
tions qu’il lui était désormais possible d’intégrer pour comprendre le médecin donne sur le genou, ou quand, ballotté dans un wagon
le monde extérieur. Au cours de l’évolution, les requins et d’autres de métro, nous déplaçons instinctivement notre poids d’un pied vers
poissons ont acquis la faculté de sentir l’odeur du sang à plusieurs l’autre pour garder l’équilibre.
kilomètres de distance, d’autres celle de déceler les champs élec- Si certains signaux ne vont pas au-delà de la moelle épinière,
triques produits par les animaux. Il y a environ trois cent soixante d’autres remontent plus haut vers le cerveau. Willis a retracé leur iti-
millions d’années, une lignée de poissons s’est adaptée à la vie près néraire en suivant les conduits et les sillons menant au cerveau. À
des berges, puis à celle de la terre ferme. Elle évolua en un grandiose l’aide d’un couteau à bout rond, il arrivait même à séparer leurs tra-
son et lumière neurologique : hiboux plongeant dans le ciel nocturne jets. Au xixe siècle, des scientifiques découvrirent que ces conduits,
à la simple vue d’une souris, serpents capables de détecter la chaleur comme le reste du système nerveux, étaient constitués de neurones.
émise par un lapin, chauves-souris pouvant voir des papillons de L’injection de bromure d’argent dans certaines parties du cerveau

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chapitre x le microscope de l’âme

mit en évidence la finesse des axones et des dendrites. Les neuros- au niveau d’une petite zone située à la surface du cerveau, juste au-
cientifiques pouvaient voir comment, enfouie dans le cerveau, l’in- dessus de l’oreille gauche.
formation circulait d’un axone à une dendrite. Encore aujourd’hui, les neuroscientifiques continuent à cartogra-
Thomas Willis essaya de cartographier tous ces itinéraires dans phier le cerveau. Ils identifient les différents groupes de neurones
l’espoir de comprendre le fonctionnement de chacune des parties et suivent les projections que certains neurones envoient à d’autres
du cerveau. Le cervelet abritait des esprits qui régissaient les mou- groupes. Quand ces groupes sont détruits après des accidents de
vements réguliers et involontaires, tels que ceux du cœur et des pou- voiture ou des avc, les neuroscientifiques peuvent voir les effets de
mons. Le cervelet était bien adapté pour ce rôle, dans la mesure où ces lésions sur le comportement. Certains individus perdent leur
il était étroitement relié à la base du cerveau – il était à l’origine de faculté de percevoir le mouvement, d’autres ne reconnaissent plus
nerfs séparés de la colonne vertébrale, qui voyageaient dans tout le leur propre visage, tandis que d’autres encore donnent l’impression
corps, passant par le cœur, les poumons et d’autres organes. Willis qu’ils ne sont plus les mêmes. Les psychologues pratiquent des tests
vérifia son hypothèse en enlevant le cervelet à un chien. Sa mort sur des cerveaux en bonne santé afin d’isoler différents types de pen-
sembla confirmer son intuition. sée, et créent des simulations qui mettent en évidence les faiblesses
Même si des critiques ont reproché à Willis d’avoir cédé à des de perception du cerveau. Les neuroscientifiques peuvent même, en
hypothèses fantaisistes, on ne peut pas dire qu’il était très éloigné appliquant des électrodes dans le cerveau de patients sur le point
de la vérité. Le cœur et les poumons dépendent d’un petit groupe d’être opérés, observer la réaction de certains neurones individuels
de neurones situés à quelques centimètres du cervelet, à la base du devant différents signaux – certains sont par exemple hyper réceptifs
cerveau. Ces neurones envoient des signaux qui, en stimulant le nerf aux couleurs, mais insensibles aux formes.
vague, font battre le cœur et respirer les poumons. Les instruments Les résultats de ces milliers d’expériences cumulées permettent
que Willis avait à sa disposition pour mener ses expériences – cou- de reconstituer une carte provisoire des méandres du cerveau.
teaux, aiguilles et fil de soie – n’étaient pas assez sophistiqués pour Prenons l’exemple d’un singe dressé pour presser un bouton lors-
permettre de distinguer les deux régions du cerveau ; en explorant le qu’on lui présente une image de chien. L’œil du singe ne met que
cervelet, il abimait également les zones voisines du tronc cérébral. quarante millisecondes pour recevoir et traiter l’image, augmen-
Quand, au xixe siècle, les neuroscientifiques révélèrent l’erreur de tant le contraste entre les parties claires et foncées pour en facili-
Willis, il n’en restait pas moins que, même s’il avait échoué dans les ter l’identification. À partir de l’œil, les signaux sont rapidement
détails, il ne s’était pas trompé sur le tableau global : les différentes envoyés à un centre de gestion des données, situé au cœur du
régions du cerveau avaient bien des fonctions distinctes. cerveau, puis redirigés vers l’arrière de la tête en soixante millise-
Après le cervelet, Willis remonta dans le cerveau jusqu’au télencé- condes. À partir de là le signal est ségrégué et projeté sur trente
phale, constitué des deux grands hémisphères qui dominent notre champs de vision différents, chacun étant impliqué dans la recon-
crâne. Selon lui, c’était dans cette zone que les esprits réalisaient les naissance de caractéristiques spécifiques – sensibilité aux contours,
facultés les plus nobles – comme l’imagination et la mémoire. Même aux contrastes, aux angles, etc. Une nouvelle vague de signaux issus
au début du xixe siècle, beaucoup de philosophes et de médecins de ces champs visuels passe par le cortex du singe en direction de
mirent en doute cette hypothèse. Pour eux, diviser l’âme revenait ni ses oreilles. Dans cette région, appelée cortex temporel, des parties
plus ni moins à la nier. Mais au milieu du siècle, il apparut claire- du cerveau réagissent à des caractéristiques plus complexes, comme
ment que l’âme était bel et bien divisée – ou, pour employer le lan- les formes et le mouvement. En l’espace de cent millisecondes, les
gage des neurosciences, que le télencéphale était compartimenté signaux passent du cortex temporel à l’avant du cerveau, juste der-
en plusieurs régions dédiées à des fonctions distinctes. Le neurolo- rière le front. Cette région, appelée cortex préfrontal, sélectionne les
giste français Paul Broca employa des méthodes, dont Willis était le principes d’action – voir chien, presser bouton. À partir de ce moment,
pionnier, pour révéler certains mécanismes propres au langage. Il le flux d’information repart en direction du corps. Les neurones du
étudia le cas de patients qui, suite à un accident du cerveau, avaient schéma corporel du singe se mettent en branle, envoyant l’ordre de
perdu l’usage de la parole. Après leur mort, il disséqua leur cerveau bouger les doigts. En l’espace de cent soixante millisecondes, l’ordre
et s’aperçut que plusieurs d’entre eux présentaient la même lésion, est envoyé à toute vitesse en direction de la moelle épinière : le doigt

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chapitre xii le microscope de l’âme

ne pressera le bouton que cent quatre vingt millisecondes après l’ap- spécifique d’ondes radio. Dans les années 1660, Willis injectait de la
parition de l’image du chien. teinture pour suivre la trajectoire des esprits animaux vers le cerveau.
Dans sa course vers le cerveau du singe, l’information suit une Aujourd’hui, les neuroscientifiques étudient le trajet du sang pour
trajectoire simple comparée à celle d’une personne qui rêve, qui se découvrir ce qu’est la pensée.
souvient de sa première tempête de neige ou qui divise 234 par 6. Et Les images de pensée qui ont été créées ces dix dernières années
la cartographie de ces chemins complexes nécessite un équipement au moyen de l’irm montrent que le cerveau contient de nombreux
d’arpentage particulièrement sophistiqué, comme des appareils modules, chacun étant dédié à des types de pensée spécifiques.
d’imagerie à résonance magnétique. Certains, comme le champ couvert par Broca, sont impliqués dans
L’appareil d’irm applique aux atomes du cerveau un champ le langage. D’autres sont plus sensibles à la lecture des noms que
magnétique tellement puissant qu’il les force à s’aligner. Lorsque des verbes. Dans le cas d’une personne bilingue, certains sont plus
l’appareil envoie des ondes radio, les atomes sont excités et déviés de actifs selon qu’elle lit le mandarin ou l’anglais. Même quand les
leur position initiale. Lorsque les ondes cessent, les atomes tournent gens écoutent différents types d’histoires drôles, ce ne sont pas les
sur eux-mêmes et se replacent en ligne, libérant au passage des mêmes modules qui sont activés. Une histoire drôle qui joue sur
impulsions d’énergie qui seront utilisées par l’appareil pour former la signification des mots mobilise surtout la partie du cerveau qui
l’image d’une coupe du cerveau. L’ordinateur pourra combiner plu- traite des informations sémantiques, tandis qu’un jeu de mot sti-
sieurs images de coupes pour créer une image composite du cerveau mule la zone qui transforme les sons en mots.
en trois dimensions. Le cerveau a beau être constitué d’un ensemble de modules,
Si l’irm se contentait d’avoir ces fonctionnalités, il serait déjà une aucun ne fonctionne indépendamment les uns des autres. Lorsqu’on
technologie révolutionnaire. Chaque cerveau est retranscrit, sous la exécute une tâche mentale, l’information se diffuse à travers un vaste
forme d’un nuage de points, dans l’espace mathématique inventé faisceau de régions qui, sur un IRM, s’éclairent comme des constel-
par Descartes, permettant à un ordinateur de calculer les différences lations. Ces réseaux se modifient constamment sur une échelle
entre des cerveaux en mesurant la distance entre leurs coordon- de temps allant de quelques secondes à des décennies. Certaines
nées. A présent, les neuroanatomistes peuvent enregistrer les varia- connexions se renforcent, tandis que d’autres au contraire s’affai-
tions présentes dans des dizaines ou des centaines de cerveaux et les blissent ; d’anciens réseaux disparaissent et sont remplacés par de
représenter dans une seule image. En ajoutant un code de couleur à nouveaux.
ce cerveau « collectif », ils peuvent voir dans quelle mesure chacune Cette flexibilité est cruciale, parce que l’alimentation de notre cer-
de ses régions est plus affectée par les gènes ou par l’expérience. On veau nous coûte très cher. L’activité d’un seul neurone consomme
peut même aujourd’hui créer une carte chronologique du cerveau au tellement d’énergie que le pourcentage de neurones corticaux
moyen de scans effectués sur une même personne au fil de sa crois- pouvant s’activer simultanément n’excède pas un pour cent. Avec
sance, de l’enfance à l’adolescence, jusqu’à l’âge adulte. Thomas une réserve d’énergie aussi limitée, le cerveau ne peut tout simple-
Willis devait pour sa part attendre que ses patients meurent pour ment pas capter la totalité des informations auxquelles les sens lui
voir l’effet des maladies sur le cerveau. Aujourd’hui, les neuroana- donnent accès. Ces lacunes doivent être compensées par des stra-
tomistes peuvent détecter les ravages de la schizophrénie sur le cer- tégies consistant à n’extraire de cette masse d’informations que ce
veau plusieurs années avant que le moindre changement de com- qui est important. Mais ce qui est important pendant une seconde
portement ne soit perceptible chez l’individu, ce processus morbide peut devenir insignifiant la seconde qui suit. Le cerveau a constam-
progressant de l’arrière vers l’avant du cerveau. ment besoin de réorganiser ses réseaux, afin de focaliser son atten-
Mais les appareils irm permettent bien d’autres choses : ils tion sur les perceptions qui sont le mieux susceptibles de prédire
peuvent saisir des instantanés de la pensée. Lorsque les neurones l’avenir. Ainsi, un conducteur fait attention en passant devant l’allée
reçoivent des signaux de leurs voisins, leur surconsommation de son voisin car il sait que celui-ci a pour habitude de sortir sur la
d’oxygène doit être compensée par une augmentation du flux san- route sans regarder. Son cerveau mobilise les neurones situés dans
guin. L’irm capte ces flux microscopiques, parce que le regain de cette partie de son champ de vision, augmentant leur activité d’au
molécules d’oxygène dans un neurone actif libère une impulsion moins trente pour cent. La plupart du temps, le cerveau recentre son

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chapitre xii le microscope de l’âme

attention automatiquement et sans que nous en ayons conscience. par couleur. Les scientifiques disent alors aux joueurs si leurs choix
L’âme sensitive de Willis est au travail, modifiant le trajet des esprits sont corrects ou non, et leur enjoignent de recommencer. La plupart
animaux pour arriver au cerveau. des joueurs comprennent assez rapidement la règle ; les scans de
Selon Willis, ces changements de trajectoire n’étaient dus ni aux cerveaux montrent qu’ils ont utilisé leur cortex préfrontal pour par-
humeurs ni aux astres mais à l’action de substances chimiques. venir à cette compréhension. Une fois que les volontaires ont assi-
Aujourd’hui, les neuroscientifiques savent exactement en quoi milé la règle, l’activité du cortex préfrontal cesse. Si les scientifiques
consistent ces substances. L’une des plus importantes – la dopa- changent la règle sans le dire aux volontaires – regrouper les cartes
mine – est sécrétée par quelques milliers de neurones situés dans le par forme par exemple –, les joueurs feront subitement de mauvais
tronc cérébral. Quand un animal obtient de manière inattendue une choix. Leur cortex préfrontal s’activera à nouveau.
récompense (nourriture, boisson ou sexe), ses neurones, via des mil- Earl Miller, du Massachusetts Institute of Technology, et Jonathan
liers de branches, libèrent de la dopamine. Plusieurs zones du cer- Cohen, de l’université de Princeton, ont eu recours à ce jeu ainsi
veau se concentrent alors sur la récompense et sur les façons de l’ob- qu’à quelques autres pour élaborer un modèle particulièrement
tenir à nouveau. Avec un peu plus d’expérience, l’animal associe à la convaincant du fonctionnement du cortex préfrontal. Quand le jeu
récompense certains signaux. Très vite, c’est l’apparition du signal de cartes commence, le flux d’informations est envoyé, via les sens,
plus que de la récompense elle-même qui déclenche une sécrétion au cortex préfrontal, et ce sont les neurones du cortex préfrontal qui
de dopamine, donnant à l’animal un sentiment d’anticipation sti- influencent le choix du volontaire. Le classement réussi des cartes
mulant, fondé sur le rapport de cause à effet. sécrète de la dopamine qui renforce les connexions entre les neu-
La dopamine est également indispensable à l’homme, notam- rones. À chaque tentative, un nombre croissant de neurones du cor-
ment pour expérimenter quelque chose de nouveau : apprendre tex préfrontal est mobilisé, transformant un simple regroupement
à marcher, mettre un panier de basket ou réussir à acheter un thé de cartes par paires en une règle générale. Une fois que la fiabilité
glacé dans un distributeur automatique de Tokyo quand on ne sait de cette règle est avérée, le choix d’une bonne combinaison de cartes
pas lire le japonais. Et à mesure qu’on acquiert de l’expertise, le sen- cesse de secréter de la dopamine. L’activité du cortex préfrontal
timent d’exaltation et de joie procuré par la dopamine ne se manifes- diminue et le cerveau se met automatiquement à suivre ce nouveau
tera pas au moment de la récompense, mais aux signaux annonçant trajet entre le signal et la réaction.
son arrivée. Ce n’est pas quand il convertit ses jetons en argent que Lorsque la règle change et que les volontaires commencent à se
le joueur de casino laisse éclater sa joie, mais lorsqu’il voit le chiffre tromper, une aire spécifique du cerveau détecte le conflit. Un groupe
sept sortir à la table de craps. de neurones situé dans la zone entre les deux hémisphères du cer-
La plupart des axones des neurones dopaminergiques se ramifient veau est activé. Appelé cortex cingulaire antérieur, il envoie des
jusqu’au cortex préfrontal, une zone occupant le premier tiers de signaux au cortex préfrontal pour le réactiver. Les neurones préfron-
la partie antérieure du cortex à hauteur du lobe frontal du cerveau. taux apprennent la nouvelle règle et envoient des signaux au reste
Cette région joue un rôle essentiel dans le raisonnement déductif et du cerveau afin que celui-ci se réorganise et remplace les anciennes
les stratégies qui en découlent pour atteindre un objectif. Lorsque réponses par de nouvelles. Par exemple, les signaux privilégieront les
le cortex préfrontal présente une lésion, la trame de la réalité se dis- couleurs avant les formes. En favorisant certains signaux entrants, le
loque. Si les individus atteints par cette lésion pourront sans doute cortex préfrontal se ferme à tout ce qui pourrait distraire l’appren-
verser du lait dans leur café et le mélanger avec une cuiller, ils pour- tissage de la nouvelle règle. Dès que l’assimilation de la règle com-
ront aussi mélanger le café avant de verser le lait. mence à produire de bons résultats et qu’il n’y a plus de conflit, le
Quelques jeux simples peuvent nous renseigner sur le rôle de cortex cingulaire antérieur se relâche à nouveau.
régulation du cortex préfrontal. L’un de ces jeux consiste à présenter Les règles d’un jeu de cartes s’apprennent et se désapprennent
à un groupe de volontaires des cartes contenant des formes comme facilement. Mais il est moins facile de se défaire de règles que nous
des carreaux et des cercles. Les volontaires ont spontanément ten- observons depuis des années. Par exemple, les Américains en visite
dance à les regrouper par paires avant même qu’on leur ait expliqué en Angleterre regardent souvent du mauvais côté de la chaussée
en quoi consistait le jeu. Disons que la règle est de classer les cartes lorsqu’ils descendent de voiture, même s’ils savent très bien que

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chapitre xii le microscope de l’âme

le sens de la circulation est à gauche. La nature de cette erreur est viscères et l’aine. Aujourd’hui, ces nerfs portent un nom qui évoque
mise en évidence par une expérience psychologique appelée « test de encore le mysticisme de la Renaissance : le système nerveux sympa-
Stroop », qui consiste à demander à des individus, à qui l’on présente thique et parasympathique. Mais grâce à Willis, les sympathies cos-
un mot imprimé en lettres colorées, de dénommer la couleur qu’ils miques ont cédé la place au mouvement mécanique des esprits qui
voient. Le mot « rouge » écrit en lettres vertes retardera considérable- transportent des signaux émotionnels du cerveau jusqu’au corps.
ment leur temps de réaction, les deux réponses entrant en conflit. Aujourd’hui, c’est dans le cerveau même que les neuroscienti-
Des scans de cerveau révèlent que ce test active le cortex cingulaire fiques cartographient les trajets des émotions. La peur, par exemple,
antérieur. Détectant une interférence entre les réponses, celui-ci dépend de l’amygdale, un complexe de noyaux en forme d’amande
fait alors appel au cortex préfrontal. En donnant la préséance à la situé dans la partie antérieure du lobe temporal. Ce complexe, impli-
réponse plus faible (dénommer la couleur) par rapport à la réponse qué dans les peurs primitives et innées, est également associé à des
automatique (lire le mot), le cortex préfrontal permet de donner la formes de peur plus récentes. La peur est une émotion qui nous
bonne réponse. La même chose se produit lorsque nous avons un saisit brutalement parce que l’amygdale n’a pas besoin d’attendre
mot sur le bout de la langue, tandis que nous vient à l’esprit une que les zones supérieures du cerveau traitent les informations sen-
foule d’autres mots qui font écran à celui recherché. De même, c’est sorielles ou les ordonnent selon un ensemble de règles abstrait. Les
aussi le cortex préfrontal qui est activé lorsqu’on ment, parce qu’un neuroscientifiques peuvent activer l’amygdale en soumettant des
cerveau qui ment doit lutter entre l’habitude très ancrée de dire la individus à des projections d’images de visages en colère pendant
vérité et un nouvel objectif, qui est de mentir. quarante millisecondes seulement – un temps trop court pour qu’on
Si le modèle de Miller et Cohen met en évidence certains pro- en ait conscience. Durant ce bref instant, il semble que l’amygdale
cessus de décision, il n’en donne pas toutes les clés. La dopamine soit capable d’attribuer une valeur globale et grossière à une situa-
n’est rien d’autre qu’un signal, un drapeau qui se lève devant une tion donnée et de détecter, par la vision ou l’ouïe, tout ce qui pour-
récompense inattendue. Elle ne s’active que si le cerveau a déjà mis rait être perçu comme un danger. Il envoie ensuite un signal qui
en place son propre système de récompenses, afin qu’elle puisse produit des hormones. Celles-ci se propagent dans tout le corps et le
décider si certaines choses ont plus de valeur que d’autres. Pourquoi préparent à réagir. Autrement dit, l’amygdale fonctionne quasiment
faire un sept au craps est-il gratifiant, alors que la vue d’un enfant comme un cerveau en miniature.
qui meurt de faim ne donne pas ce sentiment ? Au cours de l’évolution, le contrôle du cortex préfrontal sur ces
La réponse se trouve dans les émotions. Les émotions humaines circuits primitifs n’a pas cessé de s’accentuer, transformant des émo-
sont les héritières d’anciens programmes qui éloignent les animaux tions simples en sentiments nuancés. La région appelée cortex orbito-
de ce qui pourrait leur faire du mal et les rapprochent des choses frontal s’est également mise à jouer un rôle crucial. Recevant les
dont ils ont besoin pour survivre. Les substances chimiques sécré- signaux de plusieurs régions du cerveau impliquées dans les émo-
tées dans notre corps à la vue d’un camion qui avance sur nous ne tions, il les traite comme un gestionnaire de fonds spéculatif, en cal-
sont pas très différentes de celles qui sont sécrétées dans le corps culant leurs valeurs relatives. C’est lui qui nous permet de savourer
d’une souris à la vue d’un chat. Chez l’homme comme chez la sou- le goût du chocolat quand nous avons faim et de reculer de dégoût
ris, un afflux d’hormones accélère le rythme cardiaque et déclenche quand nous en avons trop mangé. Il attribue une valeur émotion-
le besoin de fuir ou de se cacher. Si un mammifère est frustré dans nelle à des choses abstraites, comme l’argent, en leur associant
sa quête de territoire ou de partenaire sexuel, il peut devenir enragé. toutes les choses qu’elles signifient. Si les autres parties du cortex
S’il est séparé de sa famille, il peut ressentir de l’angoisse. préfrontal s’occupent du « comment » et du « quoi » de l’existence, le
À la Renaissance, beaucoup de philosophes et de médecins pen- cortex orbitofrontal se charge du « pourquoi ».
saient que les émotions de l’âme passaient dans le corps par l’inter- Pareilles découvertes montrent à quel point il est absurde d’es-
médiaire de sympathies mystiques. Mais Thomas Willis réduisit ce sayer de dissocier les émotions de la pensée rationnelle. Les émo-
lien à un réseau de nerfs – et plus spécifiquement à des nerfs qui, tions aiguisent nos sens, canalisent notre cerveau et nous aident à
prenant leur origine dans le cerveau au-dessus de la moelle épinière, nous souvenir plus clairement des choses. En contrepartie, le cor-
envoient leurs branches vers le visage, le cœur, les poumons, les tex préfrontal permet de réguler nos émotions. Même si l’on est

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chapitre xi le neurologue disparaît

capables de maîtriser certaines d’entre elles, il est probable que des vaisseaux du cerveau ». Willis recommandait aussi les discus-
cette régulation s’effectue en continu et sans qu’on en ait conscience. sions agréables et drôles, ainsi que toutes sortes de passe-temps,
Souvenez-vous du test de Stroop et de ses mots en lettres colorées parce que selon lui, la conversation et la plaisanterie agissaient phy-
qui déclenchent un conflit dans notre cerveau. Une autre manière de siquement sur le cerveau, tout comme son sirop. Ces remèdes remet-
retarder le temps de réaction est de demander à des volontaires, au taient sur le bon chemin les esprits corrompus de la mélancolie.
cours de ce même test, de dénommer la couleur de mots perturbants La plupart des médecins qui succédèrent à Willis adoptèrent le
tels que « meurtre » ou « viol ». Entre la question et la réponse, un même raisonnement. Au xviiie siècle, ils pensaient pouvoir changer
conflit inconscient se négocie : l’amygdale se concentre sur la charge l’humeur de leurs patients en resserrant les nerfs dilatés. Au xixe, les
émotionnelle des mots et interfère avec l’identification de leur cou- chimistes cherchèrent des composés végétaux – l’aspirine à partir
leur. Le cortex cingulaire antérieur, régulateur du conflit, se met en d’écorce de saule, l’hyoscine à partir de la jusquiame, la digitaline
activité, mobilisant le cortex préfrontal qui inhibe les émotions et à partir de la digitale, la cocaïne à partir de feuilles de coca, la mor-
permet de donner la bonne réponse. phine à partir du pavot – qui agissent sur le système nerveux.
Lorsque certaines zones du circuit émotionnel sont altérées, Mais d’autres courant de pensée sont apparus, totalement à
certains troubles mentaux peuvent se manifester. Lorsqu’on a les l’opposé de cette conception du cerveau. Des poètes romantiques
mains sales, il est naturel d’avoir envie de les laver. Généralement, ce comme William Blake, partageant avec Anne Conway le rêve d’une
besoin disparaît une fois qu’on les met sous le robinet. Mais certains âme affranchie de la tyrannie de la matière inerte, condamnèrent
sujets atteints de troubles obsessionnels compulsifs ont un système la stérilité de la science moderne. Au début du xixe siècle, les qua-
de régulation des émotions défaillant. Leur besoin ne pouvant être kers, amis de Lady Conway, inaugurèrent des lieux de retraite pour
soulagé par l’acte, ils se mettent à se laver les mains des dizaines de les déments, qu’ils traitaient sans médicaments ni contraintes phy-
fois par jour. siques. Ils soignaient les fous par des paroles bonnes et raisonnables,
Quand des individus atteints de dépression pensent à des choses afin de les aider à retrouver leur lumière intérieure. La psychothé-
émotionnellement chargées – même de simples mots – le circuit rapie, comme on appela ce mode de relation entre le médecin et le
des émotions réagit beaucoup plus fortement à des signaux tristes patient, devint de plus en plus populaire au xixe siècle. Si les médi-
qu’à des signaux neutres ou joyeux. Ils sont envahis par des pensées caments pouvaient soulager certains maux – la morphine stoppait la
négatives, peut-être parce que leur cortex orbitofrontal ne parvient douleur et l’aspirine calmait les maux de tête –, ils n’avaient aucun
pas à donner à ces pensées leur juste mesure. En d’autres termes, la effet sur l’hystérie, la dépression et la psychose. Pour beaucoup, la
mélancolie de Willis, avec ses esprits déformés et assombris, existe psychothérapie paraissait être un traitement plus efficace et plus
toujours. Ces esprits sont devenus les centres de gestion d’informa- humain. Et à la toute fin du xixe siècle, elle trouva chez un neuro-
tion déformés et assombris du cerveau déprimé. logue viennois son plus illustre disciple. C’était Sigmund Freud.
Freud commença par se spécialiser dans une forme de neurologie
Non seulement Thomas Willis voulait comprendre la mélancolie, qui n’aurait pas déplu à Thomas Willis. Pendant plusieurs années, il
mais il voulait aussi la guérir. Willis a incarné une rupture radicale étudia le système nerveux des méduses et des lamproies, s’émerveil-
avec les traitements utilisés depuis plusieurs siècles par les méde- lant de découvrir autant de similitudes avec les neurones humains.
cins. Dans les années 1630, le médecin anglais Richard Napier se Freud esquissa même un modèle de « psychologie scientifique », fon-
fiait encore à l’astrologie, à la magie de la Renaissance, aux quatre dée sur le fonctionnement mécanique du cerveau et des nerfs, dans
humeurs de Galien et à la prière chrétienne pour traiter la mélan- lequel il introduisit la notion de quantité d’énergie passant d’un
colie. À peine trente ans plus tard, Willis avait abandonné ces trai- nerf à l’autre, suivant les lois mécaniques de Newton. Mais très vite,
tements traditionnels, cherchant des solutions du côté de la chimie il lui apparut que les neurologues ne connaissaient presque rien au
des atomes et de la médecine de la matière mécanique. Pour guérir fonctionnement des neurones et à ce que ce fonctionnement pou-
la mélancolie, il prescrivait son fameux sirop à base d’acier, assurant vait avoir comme conséquence sur les expériences psychologiques.
à ses patients qu’il leur nettoierait le sang des corpuscules de sel et Il renonça à son projet de psychologie scientifique, le considérant
de soufre et qu’il achèverait de « fermer les petites bouches ouvertes comme un rêve futile.

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chapitre xii le microscope de l’âme

Freud entreprit alors de bâtir une épopée de l’âme, avec des per- aide pour certains malades mentaux. Un coiffeur qui avait passé plu-
sonnages dont le plus extraordinaire était le Ça, ou Inconscient. sieurs années dans un état de stupeur se releva d’un coup après avoir
Selon Freud, l’énergie issue des pulsions les plus instinctives entrait pris de la Thorazine, se déclarant prêt à retourner travailler dans son
dans le cerveau par le Ça qui, de manière totalement inconsciente, salon de coiffure. Un autre patient à qui l’on avait injecté ce produit
cherchait à atteindre des buts – liés à la nourriture ou à la sexualité. demanda qu’on lui apporte des boules de billard et se mit à jongler.
Si ces instincts étaient bloqués – quand par exemple l’esprit essayait Les neuroscientifiques découvrirent que ces nouvelles molécules
de refouler un souvenir traumatique –, toute l’énergie enfermée pouvaient modifier le taux de dopamine et agir sur d’autres neuro-
devenait toxique, engendrant une forme d’hystérie ou autre maladie transmetteurs du cerveau. C’était comme si, soudainement, la folie
mentale. Freud se donna alors pour mission d’aider ses patients à pouvait se soigner, ainsi que l’avait prédit Willis, par un simple ajus-
découvrir leurs propres désirs et traumas refoulés ; une fois qu’ils les tement de l’alambic du cerveau.
avaient identifiés, leur esprit guérissait. Malgré l’emballement des années 1950 pour ces molécules de
Le xxe siècle a connu une véritable fascination pour la psychana- laboratoire, la psychopharmacologie ne changea pas la face du
lyse. Vers le milieu des années 1950, la plupart des départements de monde du jour au lendemain. On s’aperçut que la Thorazine et
psychiatrie des facultés américaines étaient dirigés par des psycha- d’autres molécules apparentées provoquaient des effets secon-
nalystes. Leur discours envahit les films, les magazines et la télévi- daires importants. Pendant quelque temps la recherche fut moins
sion. Certains laissaient même entendre qu’ils avaient le pouvoir de active, car les gouvernements imposèrent des normes et des tests
changer le destin des nations et que, si tous les chefs d’État accep- préalables qui retardèrent de plusieurs années la mise sur le marché
taient d’aller en thérapie, il n’y aurait plus de guerres. de nouveaux médicaments. Il fallut attendre les années 1970 pour
Mais la psychanalyse a fini par révéler de sérieuses failles. Les psy- que les laboratoires pharmaceutiques proposent des médicaments
chanalystes restèrent fidèles à la notion d’énergie nerveuse, même capables à la fois d’agir sur les symptômes et de produire moins d’ef-
après qu’elle se fut avérée fausse. Ils s’opposèrent à la validation fets secondaires indésirables que les anciennes générations. À l’aube
de leurs idées par la science, si bien que n’importe quelle intuition du xxie siècle, le cerveau humain est saturé de Prozac, de Paxil, de
d’analyste devenait un argument d’autorité. Avec le temps, ils inven- Zoloft, de Xanax et de Ritaline. Willis s’était certes enrichi en soi-
tèrent des explications baroques aux troubles mentaux. En 1934, un gnant les malades mentaux, mais jamais il n’aurait pu imaginer que
psychanalyste déclara avoir percé le mystère du trouble obsession- ces remèdes chimiques puissent représenter une telle manne finan-
nel compulsif, lorsque l’ego réussissait, « dans son combat défensif cière. À eux seuls, les antidépresseurs rapportent douze milliards de
contre les revendications libidinales, à obtenir une régression de dollars par an aux États-Unis.
l’organisation de la phase phallique œdipienne vers le stade anté- Les effets bénéfiques de cette nouvelle génération de médica-
rieur sadique-anal ».   ments sur certains patients sont indéniables. Quand des individus
Le déclin de la psychanalyse s’amorça dans les années 1970. se sentent guéris de leur dépression grâce au Prozac, un IRM de
Aujourd’hui, elle est tombée dans une telle disgrâce que la plupart leur cerveau fera effectivement apparaître des changements : il aura
des étudiants en psychiatrie ne reçoivent plus aucune formation à davantage l’aspect d’un cerveau en bonne santé. Comme Willis
la psychanalyse. Mais l’hubris n’est pas la seule raison de son déclin. l’avait espéré, les médicaments ont en effet le pouvoir de modifier
La psychanalyse fut également attaquée par les tenants de l’ancienne les trajectoires des esprits. Mais aucune de ces molécules ne s’est
tradition de Thomas Willis qui, entre-temps, avait retrouvé une cer- révélée être le remède miracle. Après six à huit semaines de Prozac
taine vigueur. Ainsi, face à un patient atteint de trouble compulsif, ou d’autres antidépresseurs du même type, seuls trente-cinq à qua-
un médecin aura beaucoup plus tendance à lui prescrire un médi- rante-cinq pour cent des patients souffrant de dépression sévère
cament qu’à lui proposer de l’aider à dépasser le stade antérieur commencent réellement à se sentir mieux. L’état des autres s’amé-
sadique-anal de son organisation libidinale. liore peu, voire pas du tout. Même lorsque ces médicaments agissent,
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, une nouvelle géné- les scientifiques ne sont pas unanimes sur le type d’effet qu’ils
ration de neuroleptiques et de psychotropes arriva sur le marché. La produisent sur le cerveau. Pour beaucoup de personnes, il se peut
Thorazine et d’autres molécules apparentées furent d’une grande même que le pouvoir qu’ils exercent ne soit pas dû aux substances

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chapitre xii

chimiques contenues dans ces médicaments. Des études suggèrent


que l’efficacité rapportée par les antidépresseurs est due pour une
grande part à un effet placebo. Autrement dit, il se pourrait bien que
l’effet de ces médicaments soit souvent corrélé à la confiance qu’ils
inspirent.
Thomas Willis fut l’un des premiers architectes de cette confiance.
En éloignant l’âme des astres et des démons, il fit du métabolisme
purement chimique du cerveau l’élément clé de la santé et du bon-
heur. Autre aspect également important, le cerveau devint grâce à
lui un objet familier. Le schéma du cerveau réalisé par Christopher
Wren devint une carte du monde de l’âme. Les gens finirent par l’ad-
mettre comme tel et à s’accorder sur ce qu’ils voyaient. En 1762, par
exemple, le peintre britannique William Hogarth intégra une repré-
sentation du cerveau dans une violente satire allégorique contre les
méthodistes, dans une gravure intitulée « Crédulité, superstition et
fanatisme ». Un pasteur méthodiste prêche devant une foule, sa per-
ruque tombant vers sa nuque et révélant une tonsure catholique. De
ses deux mains tendues pendent une sorcière sur un bâton et un
petit démon. La congrégation – une assemblée de singes – est prise
de convulsions enthousiastes, comme saisie d’une crise de démence.
Un pasteur pervers profite d’une jeune fille en extase, lui glissant
une icône dans le corsage. Un juif en prière écrase des poux entre
ses doigts, tandis qu’un couteau est posé sur sa bible ouverte. Au
premier plan, une femme accouche de lapins et un garçon vomit des
escargots. Un siècle auparavant, la Royal Society aurait dépêché des
virtuosi pour donner une explication à ces phénomènes prodigieux.
Mais à l’époque des Lumières, ils étaient devenus des symboles de
fanatisme et d’un esprit dénué de raison.
Pour mieux se faire comprendre, Hogarth a disposé un cerveau
dans l’angle droit en bas de l’image. Même si en réalité peu de per-
sonnes avaient déjà vu un cerveau humain, Hogarth n’a pas jugé
nécessaire de mettre un nom dessus. Le cerveau est posé là, dans
l’église, les lobes frontaux de son cortex cérébral dirigés vers le haut,
révélant le polygone de Willis et les nerfs émergeant à la base du cer-
veau. Identique au dessin que Wren avait réalisé un siècle plus tôt, le
cerveau humain contemple le ciel et révèle l’œuvre de Dieu.
Mais le cerveau de Hogarth est aussi percé d’un long thermo-
mètre qui jaillit de ses lobes frontaux. C’est une autre icône de la
révolution scientifique, qui représente la mesure objective contre le
jugement subjectif. Celui-ci ne mesure pas la température mais la
folie, des abîmes de la mélancolie et du suicide aux pics maniaques
du désir pervers, de l’extase et des convulsions.

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chapitre xii le microscope de l’âme

Le cerveau est aujourd’hui une chose reconnue et imprégnée bonne santé, à qui on avait administré des antidépresseurs pendant
de signification – même si cette signification a évolué au cours du plusieurs semaines, devinrent plus sociables et socialement plus
temps. Un cerveau en bonne santé n’est plus le signe d’une âme dominants. À quel moment peut-on dire qu’ils étaient vraiment eux-
conforme à la religion anglicane, mais d’une psyché bien réglée ou mêmes – avant de prendre les médicaments ou après ? Si l’on consi-
d’un moi chimiquement bien conformé. Autrefois dédiée au salut, la dère que le moi est inscrit dans les synapses du cerveau, peut-être
raison est devenue la mesure des tests de QI, des admissions dans que la réponse est : les deux. L’écart entre un scan de cerveau et la
les universités et des échelles salariales. Les hauts et les bas du ther- personne qui le regarde n’est peut-être pas si grand.
momètre de Hogarth ont été remplacés par le rouge ardent et le bleu Ce paradoxe n’est pas nouveau. Nous n’avons pas fini d’en
froid employés par les neuroscientifiques pour colorer les vues IRM découdre avec les contradictions de la neurologie inventée par
de cerveaux anormaux. Thomas Willis. Willis croyait que l’âme sensitive était un système
Dans ces images de cerveau, nous voyons nos détresses psy- matériel qui englobait le cerveau, les nerfs et les esprits, et qu’elle
chiques et le moyen de les traiter. Loin d’être une marque de honte, coexistait avec une âme rationnelle, à la fois immortelle et imma-
ces scans sont très bien acceptés des individus souffrant de troubles térielle. Mais c’était un neurologue tellement brillant qu’il finit par
mentaux. Certains groupes de défense des patients intègrent à trahir ses propos. Si nous avons vraiment une âme immatérielle, les
leurs publicités des images de scans de cerveau, comme une façon scientifiques d’aujourd’hui n’ont plus aucun espoir de la trouver, car
de montrer que les troubles mentaux sont dus, non pas à une sorte tout ce qui n’obéit pas aux lois de la nature est hors de portée de la
d’impuissance morale, mais simplement à une mauvaise chimie. science. Et pourtant, tout ce que Willis disait relever de l’âme ration-
Nous pouvons constater par nous-mêmes que les troubles men- nelle est entré dans le domaine scientifique. Les réseaux neuronaux
taux sont physiquement repérables dans le cerveau. Le psychiatre spécifiques que le cerveau humain utilise ne sont pas par nature dif-
Wayne Drevets, spécialiste de la dépression à l’US National Institute férents de ceux qui exécutaient les tâches de l’âme sensitive de Willis.
of Mental Health, rapporte le cas d’une patiente qui a moins souf- Par exemple, la faculté de raisonnement laisse une marque
fert de son cancer du sein que d’une dépression. « Avec la dépression, visible sur un IRM. Il en laisse même beaucoup, parce que le cer-
elle ne pouvait se référer à rien de tangible, elle-même avait du mal veau contient plusieurs réseaux, qui sont chacun impliqués dans
à se l’expliquer », dit-il. Le scan de cerveau lui a donné la possibilité différents types de raisonnement, comme la déduction, l’induction
d’observer quelque chose de tangible – peut-être une atrophie de cer- et l’analogie. Ces circuits ne sont pas arrivés dans notre cerveau
taines zones du cerveau, ou un afflux sanguin excessif dans l’amyg- comme par enchantement. Nous pouvons en observer les prémisses
dale. Sur le scan, ces signes étaient aussi visibles qu’une tumeur sur chez d’autres primates. Comme les hommes, ils activent leur cortex
une mammographie. préfrontal pour comprendre des règles abstraites. Les mathéma-
La possibilité de « voir » la dépression est réconfortante, car en un tiques font également partie du patrimoine de notre évolution. Le
sens elle dissocie le patient de sa maladie. Comme un calcul rénal, circuit que l’homme utilise pour résoudre des problèmes mathéma-
une diminution du taux de dopamine dans votre cerveau n’a a priori tiques mobilise des régions du cerveau qui a d’autres usages – celle
pas grand-chose à voir avec votre moi véritable. On peut guérir de qui traite par exemple de la signification des mots. Mais ce circuit
ce trouble physique avec un médicament, qui effacera de vos scans englobe également une zone spécifique du cortex, située juste au-
toutes ces variations en surbrillance. Les laboratoires pharmaceu- dessus de l’oreille gauche. Cette zone mathématique est conçue pour
tiques ont bien conscience de l’effet de cette croyance sur l’opinion, créer une « ligne mentale » sur laquelle sont rangés des nombres.
et jouent là dessus dans leur publicité. Quand GlaxoSmithKline a Cette ligne nous permet d’effectuer des calculs de tête. Les singes
fait campagne en 2002 pour les antidépresseurs PaxilCR, leur slogan possèdent des notions mathématiques rudimentaires – ils sont par
était : « Je me suis retrouvé. » Autrement dit, le « je » est distinct des exemple capables de faire la différence entre huit et neuf pommes –
errements de notre cerveau. et utilisent une version réduite de notre ligne des nombres.
Si c’était vrai, ces psychotropes ne modifieraient pas une per- Les neuroscientifiques ont moins de difficulté à donner une repré-
sonne saine et exempte de troubles mentaux. Or, comme l’a montré sentation anatomique du raisonnement et des mathématiques que
une expérience récente, ce n’est pas le cas. Un groupe d’individus en d’une autre faculté de l’âme rationnelle : celle de la conscience de soi.

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Les avancées dans ce domaine sont lentes, en partie à cause du flou analyser ses mouvements – en une fraction de seconde. Assez récem-
sémantique qui entoure les mots « conscience » et « soi ». Mais grâce ment, les neuroscientifiques ont cartographié les réseaux qui rendent
à quelques expériences basiques, les neuroscientifiques font de cette intelligence sociale possible. L’une de leurs plus incroyables
petites avancées. L’une des théories les plus prometteuses est que la découvertes est que l’image d’un cerveau pensant aux autres n’est pas
conscience consiste en une synchronie neuronale. Quand nous pre- si différente de l’image d’un cerveau pensant à soi-même. Certains
nons conscience que nous sommes en train de regarder ou de res- neuroscientifiques pensent que la meilleure explication à ce che-
sentir quelque chose, un vaste ensemble de neurones se met à pro- vauchement est que les premiers hominidés ont acquis la faculté de
duire des fréquences synchronisées – entre trente et cinquante par comprendre les autres avant de pouvoir se comprendre eux-mêmes.
seconde. Il est possible que cette synchronisation active plusieurs Aussi étrange que cela puisse paraître, le sens de cette évolution
parties du cerveau à la fois, les transformant en un immense espace est logique. Un hominidé avait un avantage énorme à comprendre
de travail global où toutes nos perceptions peuvent se regrouper en les intentions, les sentiments et les connaissances qui se trouvaient
une seule totalité consciente. dans le cerveau des autres. Ce n’est que beaucoup plus tard, à partir
La découverte des mécanismes de la conscience ne veut pas dire du même circuit neuronal, qu’un moi humain est apparu, comme
que nous n’avons pas de moi. Simplement, ce moi ressemble de un parasite mental. Cette théorie peut aider à expliquer le fait que
moins en moins à la conception que nous en avons – à savoir un être notre cerveau brouille parfois les frontières entre soi et les autres. Ce
autonome et immuable, doué d’une volonté propre, unique source chevauchement des deux circuits peut inciter certaines personnes
consciente de nos actions, et qui nous distingue des animaux. Tous à projeter sur autrui ce qu’elles ne peuvent pas admettre pour elles-
les animaux ont probablement la faculté de se représenter leur corps mêmes. Nos propres pensées deviennent des messages d’extrater-
dans leur cerveau. L’homme fait de même, simplement le modèle restres qui se transmettent via nos plombages dentaires. Un esprit
qu’il crée est autrement plus complexe. Nous l’imprégnons de sou- fait tourner la table. La baguette du sourcier penche vers le sol.
venirs, l’embellissons avec des détails autobiographiques et le proje- Les neuroscientifiques découvrent que le moi a un ancêtre, un
tons dans l’avenir en méditant sur nos espoirs et nos objectifs. câblage et des faiblesses biologiques. Il en va de même pour la
Le moi humain n’est pas arrivé à cet état complexe tout seul. conscience, le raisonnement, les mathématiques et les autres facul-
Dans le réseau social de notre espèce, la pensée s’apparente plus à tés qui, selon Willis, relevaient de l’âme rationnelle. La même chose
un point nodal. Tous les primates sont des créatures remarquable- s’applique à ce que Willis considérait comme la plus haute faculté
ment sociales, tout comme l’étaient nos ancêtres il y a dix millions de l’âme et l’objectif ultime de toutes ses recherches anatomiques –
d’années, qui dépendaient les uns des autres pour échapper aux comprendre le bien et le mal.
léopards et chasser d’autres groupes de primates pour accéder aux
arbres fruitiers. Ce sont dans ces conditions que nos ancêtres ont Thomas Willis concevait la morale de manière simple. Dieu avait
évolué, devenant des animaux politiques capables de créer des coa- doté l’homme d’une âme rationnelle qui, au moyen de la raison,
litions et de régler des conflits. Ils se querellaient au sujet de la nour- savait faire la part entre le bien et le mal. Toute sa science neurolo-
riture, avaient des rivalités sexuelles et trouvaient leur place dans la gique reposait sur cette croyance, Willis étant convaincu que l’âme
hiérarchie sociale. Il y a environ cinq millions d’années, nos ancêtres rationnelle n’exerçait correctement sa raison que si le cerveau était
sont devenus bipèdes et ont probablement commencer à se déplacer en bonne santé. Les délires de la fièvre comme les élucubrations des
par groupes de quelques dizaines d’individus. Ils acquirent la faculté fausses religions représentaient une menace pour le sens moral. En
de comprendre ce qui se passe dans la tête des autres, ainsi que de fin de compte, un cerveau embrumé pouvait priver l’âme de la vie
prédire leurs actions et leurs comportements. Ils accédèrent à la féli- éternelle.
cité de la coopération et de la confiance mutuelle, qui contribua à Grâce à John Locke, l’étudiant indiscipliné de Thomas Willis, les
leur recherche commune de nourriture ou d’un abri. philosophes du xviiie siècle cessèrent de rechercher les fondements
Le résultat de cette évolution est un incroyable ordinateur social. de la morale dans les mécanismes physiques du cerveau. Le philo-
Le cerveau humain est capable d’émettre des jugements incons- sophe des Lumières choisit plutôt de sonder le domaine des idées
cients sur autrui – reconnaître son visage, interpréter son émotion et et de la raison. Emmanuel Kant affirma que la morale, réduite à

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quelques grands principes, était commandée par la seule raison – raisonnement joue un rôle mineur dans ce qui pousse les hommes
par exemple, ne pas traiter autrui comme un moyen mais bien plu- à déterminer ce qui est bien ou mal. La plupart du temps, les juge-
tôt comme une fin, et ne suivre personnellement aucune maxime ments moraux émanent de l’univers caché des intuitions émotion-
que l’on ne pourrait ériger en loi universelle. D’autres philosophes, nelles inconscientes. Ces intuitions sont le résultat d’une lente
comme John Stuart Mill, proposèrent par la suite une autre explica- évolution chez nos ancêtres primates. Il arrive par exemple que des
tion, affirmant que le bien et le mal sont la mesure du bonheur pour groupes de chimpanzés punissent des individus qui se comportent
le plus grand nombre. Si Mill et Kant n’avaient pas la même opinion mal. Un gardien de zoo a été témoin de cette proto-morale quand
sur les fondements de la morale, ils s’accordaient au moins sur une il décida de ne nourrir ses chimpanzés qu’une fois tous rassem-
chose : notre morale dépend d’un raisonnement sur le bien et le mal blés dans un même enclos. Or certains jeunes s’attardaient parfois
qui existent en dehors de l’esprit. Ce courant de pensée s’appelle le dehors pendant des heures. Les autres chimpanzés, se souvenant
réalisme moral. de leur indocilité, ne manquaient pas d’attaquer les retardataires le
De plus en plus de philosophes ont récemment exprimé leur lendemain.
scepticisme vis-à-vis du réalisme moral. Quelle que soit la manière Les chimpanzés ont beau être intelligents, ils ne lisent pas Kant.
dont ces moralistes essaient de prouver la réalité objective du juge- Si les retardataires ont été punis, ce n’est pas parce que les chimpan-
ment moral, ils se mettent tôt ou tard à ressembler aux parents zés ont développé un raisonnement sur leur mauvais comportement,
qui rétorquent à leur enfants : « C’est comme ça ! » Pourquoi est-il mais parce qu’ils étaient en colère. Pour les tenants du modèle social
mal de brûler un chat ? Parce que cela cause une souffrance inutile. intuitionniste, ce type de réactions émotionnelles est très proche de
Pourquoi la souffrance inutile n’est-elle pas bonne ? Parce qu’une la manière dont s’exerce notre sens moral.
personne bien informée et rationnelle dirait que ce n’est pas bien. Les intuitionnistes ne prétendent pas que les hommes sont pro-
Pourquoi une telle personne devrait-elle dire que ce n’est pas bien ? grammés pour un seul type de morale. Ce serait comme de dire que
C’est comme ça ! nous sommes tous programmés pour parler hindi. Tous les hommes
Le philosophe des Lumières David Hume fut le premier à naissent avec un instinct pour apprendre les règles de grammaire,
défendre la thèse que nous savons ce qui est bon non pas par la rai- mais en fonction du lieu où ils grandissent, ils apprennent à par-
son mais grâce au sentiment que nous en avons. De la même façon, ler le hindi, l’anglais, le farsi ou le xhosa. Tout en apprenant à par-
nous jugeons qu’une chose est mauvaise parce que nous éprouvons ler une langue, les enfants assimilent aussi la morale particulière à
pour elle un sentiment de dégoût. Le sens moral, écrit Hume, s’ac- leur culture, finissant ainsi par acquérir une langue et une morale
quiert par une « sensation immédiate et un sens intérieur plus aigu », maternelles. Ces intuitions déterminent autant notre manière de
et non par un « enchaînement d’arguments et de déductions ». juger autrui que notre conduite au quotidien. Mais si les circuits du
Bientôt, les théories de Hume disparurent sous l’avalanche de la cerveau sont endommagés, le développement de ces intuitions peut
morale rationaliste de Kant, et ne furent exhumées qu’un siècle plus être inhibé et l’enfant aura des difficultés à devenir un être moral.
tard. Charles Darwin comprit que l’évolution ne concernait pas seu- La présence de ces lésions a été prouvée chez des criminels psy-
lement les organismes mais aussi la pensée. Si les philosophes vou- chopathes. La vue d’un enfant qui pleure ne déclenchent chez eux
laient vraiment répondre à la plupart des grandes questions qu’ils aucune réaction, alors que même les assassins non psychopathes
se posaient, il fallait qu’ils se tournent à nouveau vers la philoso- ont un pincement au cœur.
phie naturelle et reconsidèrent l’approche du cerveau selon Thomas Les intuitionnistes n’excluent pas totalement la raison du juge-
Willis. « L’origine de l’homme a été démontrée », écrivit Darwin dans ment moral. Nous recourons à la raison pour résoudre un dilemme
un carnet en 1838. « La métaphysique doit prospérer. Celui qui com- complexe mais, comparée à nos intuitions spontanées, c’est une
prend le babouin contribuera davantage à la métaphysique que opération lente et malaisée. Le plus souvent, le raisonnement inter-
Locke. » vient a posteriori, comme pour justifier nos jugements spontanés.
Inspirés par Hume et Darwin, les nouveaux adversaires du réa- Joshua Greene, le philosophe-chercheur du sous-sol de Green Hall
lisme moral ont créé une nouvelle théorie du jugement moral à Princeton, a pu observer comment fonctionnait le modèle social
appelée intuitionnisme social. Ses théoriciens pensent que le intuitionniste dans le cerveau. En 1999, il décida d’utiliser l’IRM de

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Princeton pour trouver des éléments de réponse à la question phi- au genre de dilemme dans lequel nos ancêtres ont pu se trouver. Il ne
losophique de la manière dont on décide de ce qui est bien et mal. déclenche donc pas de jugement moral immédiat. Dans ce cas, nous
L’expérience consistait à réaliser des images du cerveau au moment devons nous fier au raisonnement abstrait du cortex préfrontal (en
où des personnes devaient prendre des décisions morales complexes. évaluant le pour et le contre) afin de décider de ce qui est bien ou mal.
Ceux qui participaient à l’expérience de Greene devaient déci- Les vues de cerveau corroboraient les prédictions de Greene. Les
der si, dans différentes situations, il était justifié de faire du mal à choix moraux impersonnels – ceux qui n’impliquent ni préjudice
quelqu’un pour sauver la vie d’autres personnes. Dans certains cas, direct ni face à face – mobilisaient les mêmes circuits neuronaux que
la mauvaise action impliquait le sujet de manière personnelle, dans dans le cas des choix non moraux. Dans les deux cas, le sang affluait
d’autres de manière impersonnelle. Dans le cas typique d’une action dans le même réseau du cortex préfrontal, impliqué dans la réflexion
personnelle, il était demandé de s’imaginer sur un pont au-des- et le raisonnement logique.
sus d’une voie ferrée. Un wagon détaché d’un train est sur le point Les choix moraux personnels agissaient surtout sur trois autres
d’écraser cinq ouvriers qui travaillent sur la voie ; pour les sauver, la régions. La première, située à l’avant du cerveau, est impliquée dans
seule solution est de pousser d’un pont un homme corpulent pour la compréhension des pensées d’autrui La deuxième région, située
arrêter le wagon. Un homme meurt pour en sauver cinq. Est-il appro- juste derrière le cortex cingulaire antérieur, est activée dans beau-
prié de pousser cet homme ? coup de situations émotionnelles, comme lorsqu’on nous donne
Greene posait ensuite la même question, sauf que l’action à effec- à lire des mots à forte charge émotionnelle. Et la troisième région,
tuer est impersonnelle : le wagon fou approche d’un aiguillage. Pour appelée sillon temporal supérieur, est impliquée dans la détection
l’instant, il roule sur la voie de gauche et fonce vers les ouvriers. Il du mouvement biologique ; il enregistre des informations comme
est cependant possible d’appuyer sur un bouton pour faire dévier le le mouvement des yeux et des lèvres et contribuent à reconnaître
wagon vers la droite, où il ne tuera qu’un seul homme. Est-il appro- d’autres personnes.
prié d’actionner l’aiguillage ? Même si dans les deux cas le bilan des Chacune de ces régions peut avoir son propre rôle à jouer dans
victimes est identique, la plupart des personnes interrogées trouvent le jugement moral personnel. Le sillon temporal supérieur nous
que le meurtre indirect est une nécessité regrettable ; en revanche, aide à prendre conscience des personnes risquant d’être victimes
elles répugnent à pousser un homme d’un pont. d’un dommage sérieux. En lisant dans leurs pensées, nous évaluons
En l’espace d’une heure, les sujets de l’expérience de Greene leurs souffrances. Cette région émotionnelle peut aussi déclencher
répondaient à une dizaine de questions de ce type, ainsi qu’à des un sentiment négatif – par exemple, le sentiment difficile à exprimer
questions moralement neutres en guise de comparaison. Une fois qu’il y a quelque chose de mal dans le fait de tuer quelqu’un.
que les sujets avaient terminé de répondre à toutes les questions, Il semble que, dans le cas des questions impersonnelles, ce cir-
Greene passait des heures à transformer les données brutes qu’il cuit soit beaucoup moins actif. Notre cerveau fait davantage appel
avait récoltées en images du cerveau, montrant quelles étaient les au cortex préfrontal pour appliquer des principes et des concepts
zones les plus mobilisées pour chaque type de question. à son choix. Ce réseau impersonnel s’active quand nous nous trou-
L’hypothèse de Greene est que les jugements moraux personnels vons face à des dilemmes typiques de notre monde moderne, qui
et impersonnels déclenchent des réactions différentes, parce que les peuvent avoir lieu sans faire intervenir les circuits moraux primitifs,
circuits du cerveau impliqués sont différents. Le scénario où nous plus ancrés dans l’émotion. Au lieu d’avoir des jugements rapides et
sommes appelés à tuer quelqu’un à mains nues correspond au type inconscients sur ce qui est bien et mal dans ces situations, le cortex
de violation morale que pouvaient rencontrer nos ancêtres il y a des préfrontal met mentalement en balance le pour et le contre. Parfois,
millions d’années. Il suscite automatiquement des réactions émo- nous agissons comme Kant, parfois comme Mill.
tionnelles fortes : nous avons le sentiment que cette action est mau- Ces deux circuits ne sont pas incompatibles. Il est probable qu’ils
vaise, indépendamment de ce que notre raison peut nous dire du fonctionnent de manière simultanée, mais dans beaucoup de cas, un
bénéfice qui peut en être retiré. Le scénario où nous sommes appelés circuit domine l’autre. Il arrive parfois qu’ils produisent des réac-
à appuyer sur un bouton pour faire dévier un wagon ne déclenche pas tions opposées de force égale, engendrant un conflit dans le cerveau.
une réaction émotionnelle aussi forte, parce qu’il ne correspond pas Greene a découvert la preuve de ce conflit dans le temps de réponse

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chapitre xii le microscope de l’âme

des sujets de l’expérience. Quand ils jugent qu’une action morale que nous distinguons le bien et le mal comme nous distinguons le
personnelle est inappropriée – celle par exemple qui consiste à tuer rouge et le bleu – il y aurait sans doute moins de malentendus et de
votre nouveau-né parce que la responsabilité d’être parent vous fait souffrance dans le monde. Nous ferions bien de ne pas oublier que la
peur – ils répondent très vite par non. Mais le fait de devoir porter morale est le fruit d’une évolution de plusieurs millions d’années, qui
ou non un préjudice personnel – comme dans le scénario où toute la a commencé par une profonde préoccupation pour autrui.
population d’un village se cache pour échapper à des soldat ennemis Les craintes de Thomas Willis à l’égard de sa nouvelle science
et que votre bébé se met à pleurer – nécessite un temps de réponse étaient motivées par une fausse dichotomie, comme beaucoup de
deux fois plus long. Laissez-vous les soldats massacrer la population celles qui ont dominé les points de vue occidentaux sur le cerveau et
ou étouffez-vous votre bébé ? le moi. Une autre, tout aussi insensée, est celle qui nous oblige à dire
Les sujets de Greene hésitent de la même façon que ceux qui si nos troubles mentaux sont mentaux ou physiques. Elle se cache
hésitent pendant le test de Stroop, leur cerveau étant tiraillé entre derrière une autre controverse, qui consiste à se demander, entre la
deux réponses concurrentes devant un mot en couleur. Dans le test de psychothérapie et les médicaments, lequel de ces deux traitements
Stroop, les scientifiques ont découvert que le cortex cingulaire anté- est le plus efficace pour guérir l’esprit. Mais si cette dichotomie était
rieur s’active dans une situation de conflit. Greene a observé que le réelle, il serait impossible d’expliquer l’effet placebo, à savoir qu’une
terrible dilemme du bébé en temps de guerre retardait la réponse. Et pilule de sucre puisse parfois avoir le même effet sur l’esprit que le
dans ces situations, le cortex cingulaire antérieur s’active à nouveau. Prozac – un effet qui, soit dit en passant, est visible sur un IRM. Si
Nous avons des difficultés à porter un jugement moral, semble-t-il, cette dichotomie était réelle, il serait impossible d’expliquer le fait
quand ces deux circuits arrivent à des conclusions cruciales et concur- que, lorsque la psychothérapie et les antidépresseurs soulagent la
rentes. C’est à ce moment-là et à ce moment-là seulement que les cir- dépression, ils modifient l’activité du cerveau de la même manière.
cuits du jugement moral produisent des étincelles et que nous appa- Notre âme est matérielle et pourtant immatérielle : elle est le produit
raissent les articulations et les ligaments de notre anatomie morale. d’une chimie mais aussi un réseau d’informations dynamique – un
réseau qui, débordant le cerveau individuel, est relié aux autres cer-
C’est ce qui faisait peur à Thomas Willis. D’ailleurs, tous ses livres veaux par des mots, des regards, des gestes et d’autres signaux tout
étaient précédés d’avertissements et de dédicaces à des évêques, aussi immatériels, qui peuvent laisser sur un scan une marque phy-
Willis assurant ses lecteurs qu’il n’était pas de mèche avec les athées. sique aussi indélébile qu’un coup ou qu’une goutte de baryum, et qui
Il ne voulait surtout pas que ses découvertes sur le cerveau brisent pourtant ne deviennent jamais uniquement physiques eux-mêmes.
l’équilibre entre l’immatériel et le matériel et éloignent les hommes La science dont Thomas Willis a été le pionnier nous a conduit
de la bonne voie. Toutefois, les expériences menées par Thomas dans ce lieu étonnant, même si à présent Willis et ses méthodes ne
Willis à Beam Hall nous ont mené tout droit aux expériences qui suffisent plus. Il n’est pas incongru, à ce moment de l’histoire des
se déroulent aujourd’hui dans le sous-sol de Green Hall, où une sciences, d’évoquer à nouveau les visites que Willis rendait au milieu
machine s’insinue dans les circuits moraux qui crépitent à l’intérieur des années 1660 à son extraordinaire patiente, Anne Conway. Durant
de la tête d’un homme. Mais ce n’est pas non plus une raison d’avoir les années où elle souffrit de maux de tête, Lady Conway en était arri-
peur. Le monde que nous fait côtoyer la neuroscience n’est pas un vée à considérer l’âme et le monde, non pas comme deux entités dis-
cauchemar peuplé d’atomes aveugles. tinctes, mais comme deux choses unies où les esprits, tels des mes-
La neuroscience nous révèle au contraire à quel point la morale et sagers divins, faisaient la navette entre les deux. Cette philosophie
nos émotions les plus enfouies, nos intuitions les plus immédiates, n’était pas très populaire dans les années 1600, époque plus pro-
sont imbriquées. Parfois nous pouvons nous fier à ces intuitions, mais pice aux cadrans et aux alambics de Willis. Plusieurs siècles se sont
d’autres fois nous avons aussi besoin de les repousser. La neuroscience écoulés depuis leurs entrevues, quand le médecin pénétrait dans la
révèle aussi comment se forgent différentes conceptions morales chambre sombre de cette noble dame et s’asseyait à son chevet pour
dans différents cerveaux, et comment ces conceptions peuvent entrer discuter des esprits animaux et de la nature de la douleur. Mais long-
en collision, causant du tort de tous les côtés. Si nous parvenions à temps après leur mort, ils sont destinés à se retrouver et à travailler
prendre nos distances avec les illusions du réalisme moral – à savoir ensemble au sens à donner à l’âme.

292 293
dramatis personae

Thomas d’Aquin (1224 ou 1225-1274) Anne, vicomtesse Conway (1631-


Théologien et philosophe italien. 1679) Auteur d’une abondante
Introduit la philosophie d’Aris- correspondance et de l’ouvrage
tote dans la pensée chrétienne posthume Les Principes de la phi-
médiévale et fonde la philoso- losophie la plus ancienne et la plus
phie naturelle. moderne (1690).
Aristote (384-322 av. J.-C.) Philosophe Nicolas Copernic (1473-1543)
grec. Son système de savoir a Astronome polonais. Défend la
dominé l’Europe jusqu’au xviie s. théorie que la Terre est une pla-
Croit que le cerveau servait prin- nète et que toutes les planètes
cipalement à refroidir le cœur. tournent autour du soleil.
Ralph Bathurst (1620-1704) Médecin Oliver Cromwell (1599-1658)
anglais. Virtuoso d’Oxford et Commandant des forces par-
l’un des premiers disciples de lementaires pendant la Guerre
William Harvey. Proche ami et civile anglaise, puis Lord
confrère de Thomas Willis. Protecteur d’Angleterre.
Robert Boyle (1627-1691) Philosophe Richard Cromwell (1626-1712)
naturel né en Irlande. Il contri- Fils d’Oliver Cromwell. Lord
bue à transformer l’alchimie en Protecteur d’Angleterre (1658-
chimie et est l’un des pères fon- 1659), avant d’être destitué.
dateurs de la science expérimen- René Descartes (1596-1650)
tale moderne. Mathématicien et philosophe
Charles ier (1600-1649) Roi de français. Père de la philosophie
Grande-Bretagne et d’Irlande moderne.
(1625-1649). Fils de Jacques ier et Empédocle (ca. 490-430 av. J.-C.)
protecteur de William Harvey. Philosophe grec. Célèbre pour sa
Combat le Parlement lors de la cosmologie fondée sur les quatre
Guerre civile anglaise. Meurt éléments.
exécuté. Épicure (341-270 av. J.-C.) Philosophe
Charles ii (1630-1685) Roi de Grande- grec. Affirme que le monde est
Bretagne et d’Irlande (1660-1685). composé d’atomes. Sa philo-
Fils de Charles ier. Condamné sophie fut méprisée au Moyen
à l’exil pendant la Guerre civile Âge mais ressuscitée par Pierre
anglaise, il accède au trône après Gassendi.
la chute du Protectorat.

295
dramatis personae dramatis personae

Fabrice d’Acquapendente (1537-1619) ses nombreux travaux et réalisa- à faire connaître Descartes en George Starkey († 1665) Alchimiste
Chirurgien et anatomiste italien. tions, il publie Micrographia en Angleterre. Proche ami d’Anne d’origine américaine. Forme
Professeur de William Harvey à 1665. Conway. Robert Boyle. Meurt de la peste.
l’université de Padoue. Jacques ier (1566-1625) Roi d’Écosse Richard Overton (fl. 1646) Thomas Sydenham (1624-1689)
Thomas Fairfax (1612-1671) Chef de sous le nom de Jacques vi (1567- Pamphlétaire anglais. Niveleur. Médecin anglais. Défenseur de
l’armée parlementaire pendant la 1625) et d’Angleterre (1603-1625). Défend la théorie du mortalisme l’observation médicale et opposé
Guerre civile anglaise, conduit le Père de Charles ier. dans L’Homme mortel. aux théories obsolètes. A une pro-
siège d’Oxford. Jacques ii (1633-1701) Roi de Grande- John Owen (1616-1683) Pasteur puri- fonde influence sur John Locke.
John FeIl (1625-1686) Compagnon Bretagne et d’Irlande (1685-1688), tain anglais. Conseiller d’Oliver André Vésale (1514-1564) Anatomiste
d’armes et ami de Thomas Willis succède à son frère Charles ii. Cromwell et vice-chancelier de flamand. Est l’un des premiers à
pendant la Guerre civile anglaise. Edmund King (1629-1709) Médecin l’université d’Oxford (1652-1659). mettre en cause le modèle d’ana-
Frère de la première femme de anglais. Chirurgien à la cour Paracelse (1493-1541) Médecin suisse. tomie humaine de Galien.
Willis. Devient évêque d’Oxford et assistant de Thomas Willis Intègre l’alchimie à la médecine John Wallis (1616-1703)
après la Restauration. durant ses recherches à Londres. de la Renaissance et défend Mathématicien anglais, membre
Galien (129-ca. 199) Médecin grec. Sa William Laud (1573-1645) Archevêque une conception mystique de du cercle d’Oxford. Décrypte des
philosophie a dominé la méde- de Canterbury (1633-1645). l’existence. codes royaux pour le compte du
cine européenne jusqu’au xviie s. Conseiller politique et religieux William Petty (1623-1687) Médecin Parlement pendant la Guerre
Galilée (1564-1642) Philosophe du roi Charles ier. Organise les et économiste politique anglais. civile anglaise.
naturel italien. Un des pères de statuts de l’université d’Oxford. Membre du cercle d’Oxford, il Seth Ward (1617-1689) Astronome
l’astronomie et de la physique Meurt exécuté. cartographie l’Irlande. Père de la anglais. Membre du cercle d’Ox-
moderne. John Locke (1632-1704) Philosophe statistique. ford. Évêque de Salisbury.
Pierre Gassendi (1592-1655) anglais. Ses réflexions sur la Platon (ca. 428-348 ou 347 av. J.-C.) John Wilkins (1614-1672)
Philosophe français. Relança la nature de la raison humaine en Philosophe grec. Auteur de la Mathématicien anglais. Joue un
théorie des atomes d’Épicure. font le précurseur de la philo- conception tripartite de l’âme rôle de premier plan dans la créa-
Influence profondément Willis sophie des Lumières. Étudie la dans le corps humain. tion du cercle d’Oxford et de la
sur la question de l’âme. médecine auprès de Thomas Anthony Ashley Cooper, premier Royal Society.
William Harvey (1578-1657) Médecin Willis. comte de Shaftesbury (1621- Thomas Willis (1621-1675)
anglais. Découvre la circulation Richard Lower (1631-1691) Médecin 1683) Homme politique anglais, Anatomiste et médecin anglais.
du sang et fait de la physiologie et physiologiste anglais. Est asso- conduit l’opposition à Charles ii Inventeur de la neurologie.
une science expérimentale. cié de Thomas Willis, puis méde- au Parlement. Mécène de John Christopher Wren (1632-1723) Connu
Jean-Baptiste van Helmont (1579- cin réputé à Londres. Réalise Locke et patient de Thomas pour être l’un des plus grands
1644) Médecin et chimiste fla- des dissections de cerveaux avec Willis. architectes anglais. Rejoint le
mand. Pionnier de la biochimie Willis à Oxford, et expérimente Gilbert Sheldon (1598-1677) cercle d’Oxford pendant ses
et défenseur des concepts mys- également des transfusions Archevêque de Canterbury (1663- études et réalise les illustrations
tiques de ferments corporels. sanguines. 1667). Mécène de Thomas Willis qui accompagnent le Cerebri
François-Mercure van Helmont Lucrèce (ca. 96-ca. 55 av. J.-C.) Poète après la restauration. Anatome de Thomas Willis.
(1614-1699) Fils de Jean-Baptiste et philosophe latin. Connu pour
van Helmont. Médecin et mys- son poème De rerum natura,
tique. Médecin d’Anne Conway. présentation la plus complète de
Thomas Hobbes (1588-1679) la philosophie d’Épicure dans la
Philosophe anglais. Invente la littérature classique.
science politique et défend une Marin Mersenne (1588-1648)
vision matérialiste de l’esprit. Philosophe et mathématicien
Robert Hooke (1635-1703) Médecin français. Ami et correspondant
anglais. Rejoint le cercle d’Oxford de Descartes.
pendant ses études à l’univer- Henry More (1614-1687) Philosophe
sité. Employé par Robert Boyle. antimatérialiste anglais.
Nommé « responsable des expé- Relance l’intérêt pour la philo-
riences » à la Royal Society. Outre sophie de Platon et contribue

296
notes

Remarque générale sur les sources

Nous n’avons encore qu’une idée incomplète de l’apport des auteurs et autres
figures décrits dans ce livre. Boyle, Descartes, Harvey, Locke et Willis, ainsi que
tous les autres philosophes et savants qui nous ont donné cette représentation
moderne du cerveau font toujours l’objet d’importantes études. Les historiens
des sciences continuent de découvrir des lettres et des manuscrits perdus, et
accordent une importance nouvelle à ces données. Mais toutes ces informations
ne suffisent pas pour qu’on puisse avoir de cette histoire une image cohérente. Les
esprits s’échauffent sur des questions d’influences et d’intentions cachées, d’écri-
tures codées et d’expressions pleines de sous-entendus. On pourrait être tenté
d’ignorer ces débats et se contenter de lire les textes originaux des philosophes
naturels pour y trouver directement ce que nous cherchons. Mais là non plus, on
ne serait pas plus éclairé. Dans certains cas, on manque de matière – deux cents
lettres écrites par Thomas Willis à son ami Ralph Bathurst ont par exemple été
perdues. Dans d’autres cas, comme celui de Robert Boyle qui, au cours de sa vie,
a écrit plus de trois millions de mots, nous sommes submergés. Ses écrits nous
permettraient en effet de bâtir une dizaine de Boyle différents, avec pour chacun
autant d’éléments qu’il en faut pour les justifier.
Mon projet n’étant pas d’écrire un texte scientifique sur l’histoire du cerveau,
ma préoccupation n’a pas été de recenser l’ensemble des éléments et des inter-
prétations existantes. J’ai voulu autant que possible centrer mes analyses et des-
criptions sur les points qui font l’unanimité chez les historiens. Je ne partage
pas forcément toutes les théories qui ont été avancées, et je pense que certains
débats reposent sur de fausses dichotomies. De chacun, j’ai retenu les meilleurs
arguments.
Les historiens commencent à mesurer l’importance de Thomas Willis depuis
le siècle dernier. L’histoire des neurosciences de Max Neuburger en 1897 (rééditée
en anglais en 1981) le place au début de cette tradition expérimentale qui prospère
aujourd’hui. Feindel (1962) affirme que Willis a bien été le fondateur de la neuro-
logie, et sa remarquable édition de 1965 du Cerebri Anatome comporte non seule-
ment de magnifiques reproductions des gravures de Wren, mais aussi une longue
introduction historique. La première biographie détaillée de Willis a été écrite
par Hansreudi Isler (1968), et même si elle n’est pas aussi précise que certains tra-
vaux plus récents, elle est riche d’enseignements précieux. Kenneth Drewhurst,
éditeur des conférences et des carnets de Willis, les a augmentés de textes d’in-
troduction et de notes, qui constituent un apport indispensable à tout ce qui se

299
notes de l’introduction-chapitre i notes des chapitres i-ii

rapporte à la compréhension de l’œuvre de Thomas Willis. Plus récemment, une 17 les Grecs ne pratiquaient pas d’autopsies : Edelstein 1935.
nouvelle génération d’historiens a renouvelé l’approche de Willis, en l’intégrant 17 « d’une autre nature », Longrigg 1993, p. 128.
au réseau qui a conduit la révolution scientifique. L’ouvrage magistral de Robert 17 « la partie de l’âme » : Cunningham 1997, p. 12.
Frank, (1980) constitue un modèle pour ces études. Robert Martensen a poursuivi 17 « est dotée de courage » : Cunningham 1997, p. 11.
l’approche de Frank en questionnant le rapport entre la position sociale et l’in- 18 premier biologiste de l’histoire : Longrigg 1993.
fluence qu’elle a eue, tant sur ses travaux scientifiques que sur leur réception. Son 18 des mort-nés : Shaw 1972.
prochain livre, à paraître chez Oxford University Press, réunira les recherches déjà 18 une échelle des êtres : van der Eijk 2000.
développées dans sa thèse de doctorat et des articles publiés dans des revues. 18 plus logiquement : Clarke 1963 ; Clarke et Stannard 1963.
L’orthographe utilisée dans les citations a dans l’ensemble été modernisée. 19 Hérophile et Érasistrate : Von Staden 1989 ; Longrigg 1988.
19 Galien : May 1968 ; Rocca 1998 ; Temkin 1973 ; Tieleman 1996.
21 elle réside dans le sang : Deut. 12:23 ; Lév. 17:11.
notes de l’introduction 21 les ventricules vides de la tête : Matthews 2000.
22 la parole venait de la poitrine : Tieleman 1996.
Page 22 le cœur ouvert : Stevens 1997.
7 jardin botanique : la liste des plantes cultivées dans le jardin botanique 22 l’âme n’était pas différente : Longrigg 1993 ; OsIer 1994, p. 63 ; Claus 1981.
d’Oxford peut être consultée dans Stephens 1658. 23 « La mort n’est rien » : Pullman 1998, p. 43.
8 des coutelas, des scies et des vrilles : pour la liste des instruments décrits 23 Dante s’en fit le porte-parole : voir L’Enfer, Livre x, v. 14.
ici, je me suis inspiré de la première planche de l’édition d’Amsterdam 23 Thomas d’Aquin : Michael et Michael 1989a.
de 1667 du Cerebri Anatome de Willis, ainsi que de la liste des instruments 24 « s’émerveiller devant la toute puissance de Dieu » : Cunningham 1997, p. 52.
de dissection couramment utilisés décrite dans un manuel de l’époque, 24 les instruments dont disposait l’âme immortelle : Bono 1995.
Crooke 1631. La réunion durant laquelle Willis a réalisé son expérience est 24 un ensemble de planches géantes : French 1999.
analysée dans Martensen 1999. 25 deux cents parties issues d’animaux : Nutton 2002.
8 « identiques à ceux d’un cochon rouge foncé » : Anthony Wood 1891. 25 « Montrez-les moi » : Cunningham 1997, p. 111.
9 « cette moelle molle et flasque » : cité dans Henry 1989, p. 101. 26 « De peur d’entrer en conflit » : O’Malley 1997.
9 « “Sans esprit, pas de Dieu.” : More 1653. 26 le tempérament : Jackson 1986.
12 étaient des alchimistes : je qualifie ici Thomas Willis d’alchimiste. Vu qu’il 26 un excès de bile noire: Jobe 1976.
n’a jamais prétendu vouloir transformer les métaux vils en or, cela peut 26 les comptes rendus de Richard Napier : MacDonald 1981 ; MacDonald 1990.
sembler injustifié. Mais l’alchimie ne se limite pas à la transmutation des 28 « souffrait de mélancolie aggravée » : MacDonald 1981, p. 3l.
métaux. Elle fut aussi une tradition médicale, appelée iatrochimie, dont 28 « “mon cul” » : MacDonald 1981, p. 202.
Willis fut une figure emblématique au xviie siècle. William Newman, dans 28 nos vieux amis grecs : Walker 2000.
son remarquable ouvrage Gehennical Pire, soulève la délicate question du 28 finit sur la liste : Shea 1986.
qualificatif qu’on pouvait attribuer à ceux qui, comme Willis, pratiquaient 29 théologiens conservateurs : Walker 1985.
cette activité. Est-ce de l’alchimie, de la chimie ou de la chimiatrie ? Il 29 Aristote commençait à inspirer des idées dangereuses : Mercer 1993.
conclut : « Lorsque le terme de iatrochimie est employé dans ce livre, il ne 29 Pietro Pomponazzi : Michael et Michael 1989b.
faut pas croire qu’il renvoie simplement à l’élaboration désintéressée de 29 « sera toujours préparé à mourir » : Randall 962, p. 79.
médicaments. Un médecin utilisant la chimie pouvait être un alchimiste 29 Rome condamna Pomponazzi : Kessler 1988 ; OsIer 1994 ; Michael 2000 ;
à tous points de vue, et en général il l’était. » Je suis d’accord avec Newman Michael et Michael 1989b.
sur ce point. Même si Willis ne recourait pas à la rhétorique millénariste
des alchimistes puritains, il espérait bien, comme le note Hawkins, que
sa médecine contribuerait à soigner l’esprit de l’Angleterre. Et le secret notes du chapitre ii
dont il entourait ses formules participe de la tradition des alchimistes.
31 Nicolas Copernic : Hall 1983 ; Dear 2001 ; Lindberg 1992.
31 la représentation aristotélicienne du cosmos : Lindberg 1992.
notes du chapitre i 32 Galilée : Drake, Swerdlow et Levere 1999.
33 « L’Anatomie du monde » : vers 203 et 211.
15 les plus anciens témoignages : les techniques égyptiennes sont décrites 33 rompre avec Aristote : Hine 1984.
dans Finger 1994 ; Persaud 1984 ; Boyle 2002. 34 Marin Mersenne : Dear 1988 ; Dear 1991.
16 autour du cœur : Empédocle 1969. 34 extraire l’âme de la nature : Gaukroger 1995.
16 « tous les sens » : Longring 1993, p. 58. 34 une corde pincée d’un luth : Vickers 1984.

300 301
notes des chapitres ii-iii notes du chapitre iv

34 Gassendi expliquait que si le sel se dissolvait : Clericuzio 2000. notes du chapitre iv


34 « car Il prévoyait ce qui était nécessaire » : Sarasohn 1985, p. 366.
34 une âme constituée d’atomes : Michael 2000. 62 « de par Dieu, pas même pour une heure » : Ashley 1990.
35 elle était capable de pensée : Michael et Michael 1989a. 62 « Une simple étincelle » : Hill 1972, p. 19.
35 René Descartes: Gaukroger 1995 ; Vrooman 1970. 62 Les rapports entre l’Université et la municipalité s’envenimèrent : on trouvera
35 « Tous les médecins » : Gaukroger 1995, p. 16. une analyse détaillée de la situation à Oxford à la veille de la guerre dans
38 L’astronome Johannes Kepler : Crombie 1967. Roy 1992 ; Roy et Reinhart 1997
39 quartier des bouchers : Wilson 2000. 63 « un salaire décent » : Frank 1980, p. 106.
39 « Nous n’aurons pas plus de sujet de penser » : Descartes 1937. 63 enseignement obsolète : on trouvera un bon exemple de la manière dont
41 « Il n’y a en nous qu’une seule âme » : Wright 1980, p. 238. était enseignée l’anatomie dans l’Angleterre d’avant-guerre dans Crooke
41 la glande pinéale : Smith 1998. 1631.
41 « L’esprit », écrivait-il, « peut fonctionner » : Conway 1996, p. xvi. 64 « Cette maladie prit de telles proportions » : Willis 1681b.
42 « je ne voudrais pour rien au monde qu’il sortît de moi un discours » : Gauk- 64 première description clinique du typhus : Frank 1990.
roger 1995, p. 290. 65 avant que l’ordre fût restauré : Hawkins 1995.
42 « Il n’a point permis » : Harrison 2002b. 65 un tract royaliste : Bloch 1997.
42 C’était la garantie divine : Dear 2001. 65 « salle sombre et repoussante » : Wood 1891.
44 Des émeutes éclatèrent : French 1999, p. 264. 66 de bouffons et d’athées : Thomas 1969, p. 94.
44 Les théologiens hollandais : Wilson 2000. 66 un incendie se déclara : Porter 1984.
45 l’âme du Christ se mêlait au pain : Dear 1991. 67 « Charognes de porcs, chiens, chats » : Capp 1994.
67 « Quant aux jeunes gens de la ville » : Wood 1891.
70 « Il aimait être dans l’obscurité » : Aubrey 1898.
notes du chapitre iii 71 Aristote fut son chef : Cunningham 1997, p. 184.
 73 « Le cœur est non seulement l’origine » : Clarke et O’MaIley 1996, p. 25.
47 f rappé par leur intelligence : on trouve des exemples d’intelligence animale 73 Il faisait partie des rares médecins : Hunter et Macalpine 1957, p. 137.
dans Willis 1683. 73 « le souverain principe » : Harvey 1981, p. 296.
48 « arche d’abondance » : Schama 2001, p. 22. 73 « Il est évident que la sensation » : Harvey 1981, p. 296.
48 « Les rois sont assis sur le trône » : Schama 2001, p. 27. 73 « Cette sensation ainsi que le mouvement » : Harvey 1981, p. 248.
49 il fut interdit à toute personne autre que le roi : Bloch 1997. 74 l’esprit-monde infusait ses esprits dans le corps : Walker 1985.
50 Ce couple royal : Carew 1949. 74 « Je n’ai jamais réussi à trouver ces esprits » : Harvey 1981, p. 375.
50 « rivalisaient avec le siège de Troie » : Cooke 1975, p. 184. 74 Le sang, croyait Harvey, faisait tout : Bono 1995.
51 « la plus glorieuse résidence » : Tinniswood 2001, p. 7. 74 « subterfuge de la commune ignorance » : Bono 1995, p. 86.
51 Laud avait foi en la connaissance : Tyacke 1978. 74 « Le cœur des animaux est le principe » : Harvey 1993, p. 1.
52 une « femme qui avait des connaissances » : Wood 1891. 75 « Mais, par le ciel » : Harvey 1993, p. 20.
52 la cuisine prenait souvent des allures de clinique : Wear 2000, p. 54. 75 « Ma vie entière ne suffirait pas » : Davis 1973, p. 142.
54 « jeter un cadavre dans l’eau de mer » : Principe 2000, p. 61. 75 biches en gestation : Keynes 1966.
55 Paracelse : Debus 1976 ; Pachter 1951 ; Pagel 1972 ; Trevor-Roper 1985 ; 75 « lui-même ravi » : Harvey 1981, p. 336.
Webster 1982. 75 « Il était de si petite taille » : Harvey 1981, p. 359.
55 « ce ne sont que des bavards et des vaniteux » : Pachter 1951. 75 « Je craignais donc grandement » : Harvey 1993, p. 9.
57 Luther faisait figure de conservateur : Trevor-Roper 1998. 77 En ouvrant son livre : French 1994.
57 une petite partie de ses écrits : Webster 2002. 77 « fut durement éprouvé dans sa pratique » : Aubrey 1898.
57 l’Église catholique interdit les textes : Trevor-Roper 1998. 78 « Je vis immédiatement un vaste trou » : Harvey 1981, p. 250.
57 « Prince des Médecins Homicides » : Trevor-Roper 1998, p. 230. 78 « J’étais presque tenté » : Harvey 1993, p. 23.
58 l’esprit du monde lui-même : Clericuzio 1994. 78 « j’aimerais percevoir les pensées du cœur » : Harvey 1981, p. xxiii.
58 il fut à l’origine de la London Pharmacopoeia : Trevor-Roper 1998. 79 « Il voulait connaître l’origine » : Payne 1957, p. 163.
58 le chantre des exclus : Webster 1975. 79 « Alors que j’assistais sa Majesté » : Harvey 1981.
58 « Si je trouve quoi que ce soit » : MacDonald 1981, p. 188. 79 « une espèce de grand babouin malfaisant » : Keynes 1966, p. 433.
59 « sa maîtresse faisait souvent appel à lui » : Aubrey 1898, p. 303. 79 « vu plus de gens mourir d’un chagrin de l’âme » : Hunter et Macalpine 1957.
80 Oliver Cromwell : les deux biographies de référence sur Cromwell sont
Firth 1953 ; Hill 1970.

302 303
notes des chapitres iv-v notes du chapitre v

80 « Je préférerais voir les mahométans » : Firth 1953, p. 300. 98 une aiguille de boussole : Bennett 1982, p. 47.
81 « tout homme étant par nature » : Richard Overton, cité dans Schaffer 1983, 98 ruches en verre : Hartlib 1655.
p.118. 99 « notre chimiste » : Frank 1974.
81 « renverser le monde » : Webster 1975, p. 180. 99 William Petty : il n’existe à ce jour aucune véritable biographie de William
81 L’Homme mortel : Overton 1655. Petty. Mais voir Strauss 1954 ; Petty 1927 ; Aspromourgos 1996 ; Alexander
82 Mortalistes : Burns 1972. 2000b ; Adams 1999.
82 « cochon de la porcherie d’Épicure » : Jones 1989, p. 198. 99 Thomas Hobbes : voir Gert 1996 ; Martinich 1999 ; Mintz 1962 ; Peters 1956 ;
82 Guy Holland : Holland 1653. Rogers 2000 ; Shapin et Schaffer 1985 ; Skinner 1966 ; Skinner 1969 ; Tuck
83 « pépinières du mal » et « cages à oiseaux sales » : Webster 1973. 1992.
83 À présent le soleil est désarmé : extrait de « A mock-song » de Richard 100 « Car qu’est-ce que le cœur » : Peters 1956, p. 22.
Lovelace. 100 « On voit par là » : Hobbes 2010.
100 le « cerveau, sur l’esprit » : Hobbes 2010.
notes du chapitre v 100 Le cerveau se rétractait : Shapiro 1973.
100 « la source de toutes les sensations » : Hobbes 2010.
86 le roi avait rejoint les troupes écossaises : Ashley 1990. 100 il n’en allait pas autrement des souvenirs : Sutton 1998, p. 150.
86 lui et son escorte furent assaillis : Bloch 1997. 100 une rate fébrile : Hobbes 2010.
86 « Charles le Caresseur : Thomas 1971, p. 197. 101 La raison n’était pas l’œuvre d’une âme immatérielle : James 1997.
87 « homme quelconque » : Meyer et Hierons 1965b, p. 146. 101 « aussi naturelle que celle par laquelle une pierre » : Sarasohn 1985, p. 369.
88 « épée dans la main d’un aveugle » : Willis 1981, p. 10. 101 « une inclination générale » : Léviathan, pt. 1 chapitre 11.
88 « la saleté et la suie » : cité dans Isler 1968. 102 « Car je me trompe fort si » : Martinich 1999.
88 « dire qu’une maison est composée de bois » : Debus 1976, p. 523. 102 qui « considère toujours » : Skinner 1966, p. 160.
88 Jean-Baptiste van Helmont : pour des éléments biographiques, voir Pagel 103 commandant de la garnison locale : Tyacke 1997, p.544.
1970 ; Pagel 1982. 104 « cherchent la vérité » : Strauss 1954, p. 40.
88 « Il m’apparut » : Debus 1970, p. 17. 104 la vessie d’un bœuf : Willis 1981, p. 34.
90 acide hydrochlorique : Pagel 1956. 104 « La machinerie la plus mystérieuse et la plus compliquée » : Petty 1927,
90 « magie diabolique » : Pagel 1970, p. 254. vol. 2, p. l72.
91 l’onguent animait l’esprit du sang : Meier 1979. 104 « un merveilleux mathématicien » : Webster 1969, p. 367.
91 « avait été ordonné dans ces temps derniers » : George Thomson cité dans 104 « Je ne peux pas croire en l’assise ferme » : Webster 1969, p. 368.
Webster 1971, p. 156. 105 quelques centaines de royalistes : Ashley 1990.
94 « Arrête voyageur ! » : French 1999, p. 249. 105 « Je vous dis que nous lui couperons la tête » : Hill 1970, p. 103.
94 l’orage et la foudre : Guerlac 1954. 106 « était nuit et jour » : Willis 1981, p. 14l.
94 violence interne : Paster 1997. 107 « Alors qu’ils sont en train de parler » : cité dans Eadie 2003b.
95 un « craquement violent » :Willis 1681a, p. 2. 108 « J’en ai connu certains » : Willis 1681a.
95 ce type d’explosion sans flammes : Frank 1974. 110 « Elle était grosse et charnue » : Petty 1927, p. 161.
95 Thomas Willis demeura à Oxford : Hawkins 1995. 110 « Et pendant qu’elle pendait » : Petty 1927, p. 158.
95 « La loyale université d’Oxford fut liquidée » : Allestree et FeIl 1684, p. 2. 110 « elle emporta avec elle le cercueil » : Watkins 165l.
96 « harpies et professeurs nauséabonds » : Shapiro 1969, p. 84. 111 « Mon rôle dans cette affaire » : Frank 1997, p. 546.
96 John Wilkins : on trouvera des éléments biographiques sur Wilkins dans 112 « comme si sa vie n’avait connu aucune interruption » : Petty 1927, p. 157.
Shapiro 1969. 112 « sa mémoire était comme une horloge » : Watkins 1651, p. 6.
96 « cerveau très mécanique » : Aubrey 1898. 112 « dans la partie inférieure du vaisseau » : Willis 1981, p. 118.
96 un chariot céleste : Wilkins 1638, p. 128. 112 « comme, dans les choses mécaniques » : Willis 1681c, p. 39.
96 La nouvelle planète : Ross 1646. 114 « étendre [s]on commerce » : Strauss 1954, p. 110.
96 « S’il n’y a là rien qui puisse » : Wilkins 1638. 114 « le corps naturel » : Strauss 1954, p. 192.
96 « l’excellent principe » : Wilkins 1638. 115 qui vivait à deux pas de chez lui : Tyacke 1997, p. 754.
96 virtuosi : Houghton 1942. 115 « décharger huit canons » : Wood 189l.
97 Wren : Jardine 2002. 116 « une paix plus cruelle que n’importe quelle guerre » : Willis 1684.
98 « Dieu ou Copernic » : Bennett 1982. 116 Richard Allestree : Allestree et Fell 1684.
98 « le client le plus fidèle » : Bennett 1982, p. 17.
98 nouveaux microscopes : Bennett 1982, p. 73.

304 305
notes du chapitre vi notes du chapitre vi

notes du chapitre vi et Hobbes, voir Finger 2000.


132 comme les aristocrates anglais : Eamon 1994.
119 Aux yeux du Parlement, Harvey faisait partie : Harvey 1981, p. xxii. 132 Robert Boyle : Hunter 2000.
119 « une jolie jeune fille » : Aubrey 1898. 132 Richard Boyle : Canny 1982.
120 « un simple travail de sage-femme » : Harvey 1653. 133 vit à Padoue des artères : Oster 1989.
120 seule une âme était à même : sur la conception d’Harvey du mécanisme et 134 « Dorénavant, ces ressources devront être suffisantes » : Macintosh 2002.
du développement, voir Brown 1968. « le pire rustre de la chrétienté » : Cité dans More 1944, p. 54.
121 « l’âme et ses affections » : Hunter et Macalpine 1957, p. 136. 136 George Starkey : on trouvera des éléments biographiques de cet homme
121 « cela reviendrait à faire d’anabaptistes » : Payne 1957, p. 163. étonnant dans Newman 1994.
121 « jusqu’à ce qu’il se mît à radoter » : cité dans Frank 1974, p. 171. 136 Pour attirer l’attention de mécènes londoniens suffisamment riches : sur la
121 finança même la construction d’une somptueuse bibliothèque : Frank 1979, fonction sociale d’Eyrénée Philalèthe, voir Newman 1994 ; Martensen
p. 11. 2002.
123 la première description clinique connue de la grippe : Bates 1965. 137 Héritier de cette tradition : sur les rapports de Starkey à l’alchimie ato-
123 « À force de rester au chevet des malades » : Willis 1681b. miste, voir Newman 2001.
123 Hooke : Andrade 1950 ; Jardine 2003. 137 « Que la bouche infecte d’Épicure » : Crooke 1631, p. 8.
124 des machines volantes : Andrade 1950. 137 l’odeur invisible d’une perdrix : Macintosh 1991.
124 « Je me désole de voir tous ces jeunes cerveaux » : Jones 1961, p. 121. 138 « la multitude d’atomes » : Oster 1989, p. 154.
124 « hommes de morale » : Webster 1975, p. 172. 138 « un affolement dans les affaires humaines » : Hunter 1990a, 407.
124 « n’étaient bons qu’à deux choses » : Frank 1980, p. 56. 138 « converser avec des carcasses puantes » : Kaplan 1993, p. 38.
125 « une conversation quotidienne avec les païens » : Webster 1975, p. 187. 138 « gaspiller ses après-midi » : Hunter 1999, p. 261.
125 « que voit-on d’autre que chaos » : Webster in Debus 1970, p. 15. 139 « un obstacle à la connaissance » : Alexander 2000a, p. 109.
125 « païen ignorant » : Debus 1970, p. 73. 139 « un expérimentateur très habile » : Frank 1980.
125 « J’ose affirmer » : Debus 1970, p. 71. 139 « un moyen d’accélérer et d’orienter nos recherches » : Maddison 1969, p. 81.
126 « Vous n’êtes pas un Parlement » : Firth 1953. 139 noter tout ce qu’il leur dictait : Kahr 1999.
126 « Vous touchez à l’accomplissement des promesses et des prophéties » : 139 langage codé d’alchimiste : Principe 1992.
Firth 1953, p. 324. 140 perdu d’un coup cinq cents expériences : Macintosh 2002.
126 « Quand le microscope » : Ward in Debus 1970, p. 35. 140 « parl[ait] très bien français et italien » : cité dans Hunter 2000, p. 59.
127 « société chimique » : Debus 1970, p. 36. 140 la démonstration au moyen du salpêtre : Boyle 1999, vol. 2, p. 93ff.
127 « la chirurgie et la médecine » : Debus 1970, p. 35. 140 « liqueur limpide » : Boyle 1999, vol. 2, p. 94.
127 « jusqu’à ce que les Romains » : Debus 1970, p. 65. 142 « Je n’ose parler avec certitude » : cité dans Macintosh 1991, p. 200.
128 La réaction des professeurs d’université : sur la persécution des quakers 142 « Dieu montre plus de savoir et de sagesse » : Henry 1986, p. 354.
d’Oxford, voir Braithwaite 1955. 143 la raison seule : Harrison 2002a, 2002b.
128 « ne sont rien d’autre que les déséquilibres d’un cerveau aliéné » : cité dans 143 la grammaire du langage de Dieu : McGuire 1972.
Johns 1996, p. 143. 144 rendez-vous qu’il avait eu avec Harvey : Bylebyl 1982.
128 « Ainsi les hommes doivent être sereins devant Dieu » : Hill 1972, p. 226. 144 « Je n’ai pas eu l’élégance » : Boyle 1999, vol. 3, p. 211.
129 « Il marchait beaucoup et méditait » : Aubrey 1898. 144 « le corps humain n’est pas comparable » : Boyle 1996, p. 127. Sur la concep-
129 « un pouvoir de ce type » : Tuck 1992. tion de Boyle des corps et des machines, voir Giglioni 1995 ; Clericuzio
129 Hobbes publia le Léviathan : sur la réception du livre, voir Laver 1978, 1994.
Bloch 1997. 144 la vie et la mort : Kaplan 1993.
130 « royaume des fées » : Tuck 1992, p. 111. 144 « sait que l’air » : cité dans Anstey 2001, p. 490.
130 une paralysie : l’état de santé de Hobbes est évoqué dans Kassler 2001. 145 « Cette hypothèse » : Boyle 1996, p. 143.
130 « Je revins dans ma patrie » : cité dans Martinich 1999. 145 « le seul souvenir d’une potion infecte » : Boyle 1999, vol. 4, p. 442.
130 « si quiconque avait l’heur de contredire » : cité dans Martinich 1999, p. 219. 145 « une quantité considérable de liqueur saumâtre » : Boyle 1999, vol. 4, p. 443.
130 « vomissait les opinions » : Cité dans Martinich 1999, p. 258. 145 Le corps humain était comme un mousqueton : Boyle 1999, vol. 4, p. 445.
131 « remplissaient ses membres d’horreur » : Ward et Wallis cités dans 145 « un bien étrange agrégat » : cité dans Anstey 2001, p. 510.
Martinich 1999, p. 279. 145 « non seulement, [l]’instruira, mais [le] surprendra » : cité dans Anstey 2001,
131 ne voulait certainement pas qu’on l’assimile à la pensée de Hobbes : Henry p. 497.
1986.
132 elle serait restée au point mort : Sur l’impact de penseurs tels que Descartes

306 307
notes du chapitre vii notes des chapitres vii-viii

notes du chapitre vii 164 « apprécia tellement cette friandise » : Schaffer 1998, p. 95.
165 « Une fois la veine fermée » : Willis et Pordage 1683.
147 « J’estimai que le mieux à faire » : Willis 1681b, p. 1. 165 « un domestique subalterne » : Schaffer 1998, p. 96.
147 « Tous les effets naturels » : cité dans Debus 1976, p. 523. 165 « esprit-de-vin » : Gunther et Gunther 1920, vol. 13, p. 104.
147 la terre, l’eau, le sel : pour ces principes, Willis s’est peut-être inspiré du 166 « s’il ne se trouvait pas un moyen » : Gunther et Gunther 1920, vol. 13, p. 107.
médecin anglais Francis Glisson, comme le note Clericuzio 2000. 167 du vin et de la bière coulaient des fontaines : Fasnacht 1954.
148 « particules aériennes » : cité dans Clericuzio 1994, p. 60.
148 la fermentation : à propos des ferments de Willis, voir Hall 1969. notes du chapitre viii
148 « aux qualités occultes, à la sympathie » : Willis 1681b, p. 2.
148 Van Helmont pensait : Brown 1968. 170 Paradise Lost et The Pilgrim’s Progress : Hutton 1985, p. 156.
148 « Car enfin nous vivons et mourons par un ferment » : extrait de Willis 170 l’athéisme : les meilleurs travaux sur l’athéisme sous la Restauration
1681b. sont Hunter 1985 ; Hunter 1990b.
150 « Ceci, je le crains » : cité dasn Clericuzio 2000. 170 « Il n’est pas de pires imbéciles » : Stillingfleet 1667, p. 7.
150 « dons exceptionnels en philosophie » : Oldenburg 1965. 171 « Professant une très mauvaise opinion » : les observations de Burnet sont
151 « la lubricité de son esprit dévergondé » : Edmund O’Meara cité dans extraites de Burnet 1823.
Martensen 1993, p. 185. 171 une dame avait accouché d’un enfant illégitime : Hutton 1989, p. 186.
151 « Nous aurions davantage intérêt à rejeter » : Martensen 1993. 172 coutume du roi thaumaturge : Schaffer 1998, p. 87.
151 « L’ouverture d’une veine » : cité dans Brown 1968, p. 158. 173 « éliminé et subjugué les autres philosophies et principes » : cité dans Isler
152 un révolutionnaire rétrograde : pour une analyse de la médecine de Willis, 1968, p. 30.
voir Brown 1970. 173 prit place derrière son pupitre : Larner 1987.
152 le principe le plus actif de la nature : Meier 1982. 173 « exposer les fonctions des sens » : Willis 1965.
152 « un alambic de verre » : le médecin Sylvius employa également la méta- 174 « Nous avons enfin eu la possibilité » : Lower à Boyle, 18 janvier, 1661, in
phore de l’alambic dans un texte sur le cerveau écrit à peu près à la même Boyle 2001.
époque que Willis. Voir Forrester 2002. 174 Willis le prenait ensuite dans les mains : sur l’impact de la méthode de
153 la manière dont les anatomistes avaient coutume : pour un cas typique de Willis, voir Martensen 1995.
coupe horizontale du cerveau, voir Vesling et Blasius 1666. 174 la structure des nerfs : Martensen 1995.
153 « errer sans chef » : Willis 1681b. 176 « très rapidement avec de la soie » : Lower à Boyle, Boyle 2001.
154 À Oxford, les anabaptistes : Jones 1961, p. 114. 176 le polygone de Willis : sur l’histoire du rete mirabile et du polygone de
154 « Avant de l’approcher » : Cité dans Firth 1953, p. 434. Willis, voir Forrester 2002.
154 Des sectes religieuses déferlèrent : Hutton 1985, p. 26. 178 processus chimique de fermentation : Clericuzio 1994.
155 « Ô prêtres » : Simpson 1659, p. 1. 178 « on peut difficilement croire » : Willis 1965, p. 106.
155 « renverser les propriétaires » : Conway 1930, p. 161. 179 corpus striatum : aujourd’hui appelée « noyaux gris centraux », cette région
155 « Ceci est un appel à tous les philistins » : Fox 1659. du cerveau est essentielle à l’organisation des mouvements du corps,
156 jusque dans le comté de Cambridge : Frank 1980, p. 180. Parent 1986.
156 Ils firent un prélèvement de sang veineux : Willis 1681b, p. 62. 179 « Les esprits habitant le cervelet » : Willis 1965, p. 111.
157 « Nous vivons submergés au fond d’un océan d’air » : Shapin 1996, p. 39. 179 « symptômes extrêmement douloureux » : Willis 1965, 112.
157 l’influence de la lune : le test de Wren et de Boyle est décrit dans Bennett 180 « Certains se contentent de penser » : Of Muscular Motion, p. 35, in Willis
1982. 1681c.
158 une liste d’expériences à réaliser : Boyle 1999, vol. 1, p. 299. 180 « les interpréter selon les principes » : Of Muscular Motion, p. 35, in Willis
160 un maillage de particules invisibles : Clericuzio 2000. 1681c.
160 une alouette dans le globe : Hall 1969. 181 des ordres transmis par le cerveau : Wallace 2003.
161 un feu vivant : Clericuzio 1993. 181 la fontaine explosive : Canguilhem 1993.
161 « méditer sur la bonté sagace du Créateur » : Boyle 1999, vol. 1, p. 293. 181 réflexe : la contribution de Willis à la compréhension scientifique du mou-
161 « comme un moulin » : Boyle 1999, vol. 1, p. 294. vement réflexe est décrite dans Canguilhem 1993 ; Meyer et Hierons 1965b ;
161 « Nous utilisons dans l’air » : Boyle 1999, vol. 1, p. 295. Sherrington 1941.
161 Peut-être existait-il des particules : Boyle 1999, vol. 1, p. 282. 181 un labyrinthe plus complexe : la méthode comparée de Willis est exposée
162 « de petites veines et artères » : Bennett 1982, p. 78. dans Bynum 1973.
162 Même dans un intestin ulcéré : cette planche est reproduite dans Doby 1973. 181 « Ces plis ou circonvolutions » : Willis et Pordage 1683, p. 76.
163 « Elle ressemble à une sorte de réservoir » : Willis 1681b. 182 un réseau harmonieux des nerfs : la description du système nerveux par

308 309
notes des chapitres viii-ix notes des chapitres ix-x

Willis est analysée en détail dans Meier 1982. 196 « matière morne et stupide » : Hutton 1996, p. 239.
183 Cerebri anatome : Willis 1664. Pour un bref aperçu contextuel du Cerebri 196 « les anges de l’homme » : Sutton 1998, p. 38.
anatome, voir O’Connor 2003. 196 « Car comment ce qui est mort » : Merchant 1980, p. 262.
183 Charles avait une prédilection pour la nouvelle science : Mendelsohn 1992 ; 196 « Si l’on admet que » : Hutton 1996, p. 241.
Gunther et Gunther 1920, vol. 13, p. 95. 196 « exclusion du monde » : Conway 1992, p. 533.
184 « il est certain que cette Nouvelle Philosophie » : Jones 1989, p. 208. 198 Ses descriptions de céphalées : à propos des travaux de Willis sur les maux
184 « Leur première intention » : Cité dans Strauss 1954. de tête, voir Isler 1986 ; Sacks 1992.
185 « Lorsque je parle » : Cité dans Jones 1989, p. 209. 198 ces douleurs étaient dues : Willis 1683, p. 108.
185 « les tempéraments des corps des hommes » : MacDonald 1990, p. 67. 198 une comète : Wallis à Oldenburg, 21 janvier 1664-5 ; Oldenburg 1965, p. 353.
185 preuves de sorcellerie : Clark 1997 ; Hunter 1990b, p. 395. 198 calculer leurs trajectoires : Bennett 1982, p. 66.
186 « la nature n’agit pas seulement » : Sawday 1995, p. 253. 199 « La mort entrait triomphalement » : Cowie 1970.
186 « Il n’est pas impossible que nous découvrions » : Wilson 1988, p. 97. 199 « Le vin et la confiance en soi » : Willis 1691.
186 Ralph Bathurst se présenta à la Royal Society : Frank 1990. 202 « Va-t’en, fripon » : Hutton 1985.
186 « l’ornement de notre nation » : Marchamont Nedham, cité dans Willis 1981, 203 de nouveaux cas de fièvre : Clarke 1975.
p. 166. 204 « afin de trouver la cause de sa mort » : Willis 1681a.
186 « ouvrage immortel sur le cerveau » : Frank 1980, p. 198. 204 nouvelles théories sur l’épilepsie et d’autres types de convulsions : Pour un
186 tous les anatomistes d’Europe : la preuve de l’autorité universelle de aperçu de cet aspect des travaux de Willis, voir Eadie 2003a, 2003b.
Willis est l’édition de Vesling de 1666 d’un manuel d’anatomie. Dans cet 204 « états non naturels de la matrice » : Harvey et Whitteridge 1964.
ouvrage, l’auteur s’est contenté de reproduire les schémas du Cerebri ana- 204 « parfaitement intact » : Willis 1681a, p. 71.
tome. Voir Vesling et Blasius 1666. 205 « les symptômes d’une crise d’hystérie » : Meyer et Hierons 1965a.
186 vingt-trois éditions : Diamond 1980. 205 Les Babyloniens y voyaient l’œuvre d’un démon : Longrigg 
1993.
186 « Harvey du système nerveux » : Brain 1963. 205 une attaque d’épilepsie : Temkin 1971.
186 « Votre professeur à la chaire de Sidley » : Willis 1965. 205 « Il n’est pas de meilleur carquois » : Willis 1681a, p. 12.
206 « comme une longue trainée de poudre à canon » : Tourney 1972.
206 « la théorie moderne de l’épilepsie » : Brain 1963, p. 208 ; Temkin 1971.
notes du chapitre ix 206 la vie psychologique de ses patients : Wright 1980.
206 il contrôlait la course effrénée des esprits animaux : Veith 1965.
189 « l’un des médecins les plus érudits » : Christie 1871, p. 294. 206 il « n’existe aucune maladie de la tête » : Meyer et Hierons 1965b.
190 la première description clinique de la migraine : Isler 1986 ; Sacks 1992. 206 « Je ne crois pas avoir jamais vu pareille désolation » : Conway 1930, p. 277.
une brillante philosophe : Popkin 1992.
190 Anne Conway : il n’existe à proprement parler aucun ouvrage sur Conway.
Pour plus de détails sur sa vie et sa philosophie, voir Conway, 1930 ; notes du chapitre x
Conway 1992 ; Conway 1996 ; Hutton 1996 ; Hutton 1997 ; Sherrer 1958 ;
Skwire 1999. 209 « Les hommes commencent à retrouver leurs esprits » : Conway 1930,
190 « C’était une très belle femme » : Willis 1683, p. 122. p. 278.
190 More avait consacré la majeure partie de ses travaux : Hutton et Crocker 210 les moutons survécurent : Schaffer 1998. Pour plus de précision sur l’en-
1990. gouement pour la transfusion sanguine, voir Schaffer 1998. Voir aussi la
191 « je regarde Descartes » : Webster 1969, p. 376. Voir aussi Henry 1989. lettre d’Edmund King à Boyle, 25 novembre 1667, in Boyle 200l.
191 considérait les expériences comme de simples démonstrations : Webster 1969. 210 « atteint d’une forme de folie » : Lower 1932.
191 « Je lustre les étoiles » : Conway 1930, p. 44. 210 « amélioreraient son état mental » : Lower 1932, p. 189.
192 « Vous écrivez comme un homme » : Conway 1930, p. 32. 211 « Si le sang se déplace » : Lower 1932, p. 62.
192 « Avoir un médecin » : Conway 1930, p. 30. 213 Il arrêta même de payer sa cotisation : Meyer et Hierons 1965b.
193 « Il prétend pourtant » : Conway 1930, p. 73. 214 « simple muscle » : On Muscular Motion, p. 39, in Willis 1681c.
193 « Il a plu à Dieu » : Conway 1930, p. 181. 215 « Très renommé pour sa pratique » : Hughes 1991, p. 86.
193 un composé qu’il avait inventé : Boyle 1999, vol. 4, p. 392. 215 le premier vrai grand neuroscientifique : Feindel 1962.
193 « Ayant essayé ce genre de remède » : Conway 1930, p. 91. 216 ces cerveaux appartenaient à l’élite de l’Angleterre : ce point est examiné en
194 La douleur fut le leitmotiv : Sherrer 1958. détail dans Martensen 1993 ; Martensen 1999.
195 « ses remèdes m’apportent un plus grand réconfort » : Conway 1992, p. 533. 216 « républiques admirables des abeilles » : Willis 1683.
195 « Pourquoi l’esprit souffre-t-il » : Hutton 1997, p. 229. 216 « en s’évertuant le plus possible » : Willis 1683, p. 3.

310 311
notes du chapitre x notes des chapitres x-xi

216 « infiniment au-dessus de la portée de nos sens » : Wallace 2003, p. 87. 232 « le savant auteur de cet argument complexe » : Anonyme 1672, p. 4071.
217 « les cordes ou chaînons » : cité dans Cranefield 1961, p. 307. 232 « étudier la structure du corps » : Ramesey 1672, p. 129.
217 le cerveau d’un singe : Bynum 1973. 233 « Ils sont fous » : Ramesey 1672, p. 41.
217 le cerveau du singe était : Bynum 1973. 233 « la superstition et le désespoir du salut éternel » : Willis 1683, p. 200.
218 « proches, par leur aspect et leur envergure » : Willis et Pordage 1683. 233 « complètement privée de l’usage » : Willis 1683, p. 200.
220 narcoleptiques : Lennox 1938. 233 Les prêtres et les évêques : pour des exemples d’utilisation religieuse des
220 « déluge aqueux » : Willis et Pordage 1683, p. 134. travaux de Willis, voir Frank 1980 ; Frank 1990.
220 « la raison étant que » : Willis 1965, p. 138. 233 dérangement du cerveau : à propos de la médicalisation de la religion, voir
221 « nous n’avons guère noté de différence » : Willis 1683, p. 44. Porter 1983 ; Johns 1996 ; MacDonald 1981.
221 l’âme rationnelle : Bynum 1973.
221 « Dieu, les anges, le soi, l’infini » : Willis 1683, p. 398.
222 « ayant établi son camp » : Willis 1683, p. 122. notes du chapitre xi
222 « Nous ne pouvons pas ici nous rallier » : Willis 1683, p. 190.
222 Si la rate s’arrêtait de distiller le sang : Jackson 1986. 235 « aussi secrets que l’aurait fait le gardien » : Sachs à Oldenburg, 29 octobre
223 se frayant des chemins nouveaux et compliqués : Jobe 1976. 1671, p. 324 in Oldenburg 1965. À propos d’autres requêtes, voir Oldenburg
223 « avoir des conversations agréables » : Willis 1683, p. 194. à Sachs, 22 décembre 1671, p. 418 in Oldenburg 1965.
223 « Les fous furieux » : Willis 1683, p. 206. 235 « effets mécaniques du fonctionnement des médicaments » : cité dans
223 « relevaient le plus souvent de l’âme rationnelle » : Willis 1683, p. 209. Brown 1970.
223 « stupidité » et « folie » : Cranefield 1961. 236 le livre que William Harvey n’avait pu écrire : Martensen 2002.
223 les conceptions modernes : voir Goodey 1996 ; Goodey 1999 et ses analyses 236 « la médecine était poussée à la perfection » : Willis 1684.
fascinantes du concept transhistorique des handicaps mentaux. 236 « comme l’huile d’une lampe » : Willis 1684, vol. 2, p. 27.
224 « les parties du feu les plus humides » : Hippocrate 1967. 236 diabète : a propos des réalisations de Willis dans Thérapeutique rationnelle,
224 idiotae : Neugebauer 1978. voir Frank 1990.
224 « bondissaient » : cité dans Cranefield 1961, p. 30l. 236 « totalement frivole » : Willis 1684, volume 2, page 141.
224 « les fils de paysans » : Cranefield 1961, p. 296. 237 « Vous êtes l’expert de cet art merveilleux » : le poème de Williams a paru
224 traiter un paysan d’idiot : Goodey, à paraître. dans Willis 1684.
225 Willis ajoutait simplement une nuance médicale : Goodey. 238 Quand Locke arriva à Oxford : Milton 1994, 2001.
225 Certains hommes naissaient idiots : Cranefield 1961, p. 313. 238 des centaines de pages : les notes de Locke ont été publiées dans Dewhurst
225 « Dans certaines familles » : Cranefield 1961, p. 311. 1980.
225 des écoles spécialisées : Martensen 1995. 239 récoltait des milliers de spécimens : Frank 1973.
226 Les proto-psychologues : Lapointe 1970 ; Park et Kessler 1988 ; Hatfield 1995. 239 « de petites et subtiles parcelles de matière » : Dewhurst 1984.
science « conventionnelle et établie » : cité dans Clarke 1975, p. 291. 240 « On observera les mêmes phénomènes » : Stevenson 1965.
226 « Après la mort de ma chère épouse » : Willis 1683, préface. 241 « fièvres intermittentes » : Wilson 1993.
227 compte rendu aussi complet : c’est par exemple ainsi que le voit Rousseau 241 que « ce qu’a produit » : Dewhurst 1966, p. 39.
1991; Richards 1992, p. 75. 241 « Il est dans ma nature » : Dewhurst 1966, p. 43.
227 qui en était la limite : Rousseau 1991. 242 « Sydenham et quelques autres à Londres » : Frank 1974.
227 « homme éthéré » : Cité dans Johns 1996, p. 157. 242 « La seule fonction de l’anatomie » : Dewhurst 1966.
227 une vapeur matérielle : Johns 1996, p. 152. 242 « Le cerveau, écrivent-ils, est la source » : Dewhurst 1966.
230 « j’attribue trop de choses aux causes naturelles » : cité dans Elmer 1986, p. 5. 246 « l’imperfection des mots » : Locke 2002 (Livre 3, chap. 9, § 16).
derniers livres paracelsistes : Webster 2002. 246 Thomas Willis vint rendre une visite : Anonyme 1683.
230 « Voici l’ours à embêter ! » : cité dans Mintz 1962, p. 14. 246 Lord Ashley avait fait appel à Willis par le passé : Dewhurst 1964.
230 « La plupart des mauvais principes » : Mintz 1962, p. 135. 246 « Nous devrions avoir pitié » : Locke 2002 (Livre 4, chap. 16, § 4).
231 « Si pareille chose se produisait » : Stillingfleet 1667. 246 « ne s’étend pas jusqu’au soin du salut des âmes » : cité dans 
Cranston 1957,
231 Le cercle d’Oxford eut également mailles à partir : Dear 2001 ; Skinner 1969 ; p. 112.
Shapin et Schaffer 1985. 247 « méthode historique et simple » : Sanchez-Gonzalez 1990.
231 « Quant à savoir comment cette expérience peut se concilier » : Boyle 1999, 250 Refuser de croire : Locke 2002 (Livre 1, chap. 1, § 5).
vol. 4, p. 303. 250 « Les hypothèses bien posées » : Locke 2002 (Livre 4, chap. 12, § 13).
232 « avait livré les secrets de sa Majesté » : Martinich 1999. 251 « un petit casque » : Cranston 1957, p. 310.
232 un essai sur la Guerre civile anglaise : voir l’introduction à Hobbes 1990. 251 « une douleur si intolérable » : cité dans Clarke 1975, p. 302.

312 313
notes des chapitres xi-xii notes du chapitre xii

251 « Il fallait qu’il y pense ! » : cité dans Clarke 1975, p. 301. 272  olécules d’oxygène : Logothetis et al. 2001.
m
251 « Il est impossible d’imaginer » : cité dans Hunter 1995, p. 118. 273 plus sensibles à la lecture des noms : Raichle 1999.
252 « Je suis prêt pour la grande expérience » : cité dans Shapiro 1969. 273 histoires drôles : Goel et Dolan 2001.
253 « On l’a souvent entendu se plaindre » : cité dans Hunter 1995, p. 46. 273 un vaste faisceau de régions : Voir par exemple Hirsch, Moreno et Kim 2001.
254 la neurologie de Willis est présente en filigrane : les rapports entre la philo- l’alimentation de notre cerveau : Lennie 2003.
sophie de Locke et la neurologie de Willis sont abordés dans Isler 1968 ; 273 augmentant leur activité : Kastner et Ungerleider 2000.
Rousseau 1976 ; Wright 1991 ; Martensen 1993 ; MacDonald 1990 ; Dewhurst 274 dopamine : Schultz, Tremblay et Hollerman 2000.
1984. 274 le joueur de casino : Wise 2002.
254 Page blanche : Cranefield 1961 ; Cranefield 1970. 274 cortex préfrontal : Botvinick et al. 2001 ; Miller et Cohen 2001 ; Miller,
254 « certains mouvements continués » : Locke 2002 (Livre ii, chap. 33, § 6). Freedman et Wallis 2002.
254 « ils transmettent des idées anormales » : Willis 1683, p. 203. 276 Les émotions humaines sont les héritières : Panskepp 1998.
256 « sorte d’ange emprisonné » : Macintosh 2002. 276 Chez l’homme comme chez la souris : Panskepp 1998; Insel and Young 2001.
256 « personnage de philosophe chrétien » : Shapin 1991. 276 Mais Thomas Willis réduisit ce lien : Meier 1982.
256 Boyle était dans un tel désespoir : les entretiens de Boyle avec Stillingfleet 276 signaux émotionnels : LeDoux 2000 ; Phan et al. 2002.
et Burnet sont abordés en détail dans Hunter 2000. 277 amygdale : Amaral 2002.
277 impliqué dans les peurs primitives : Sheline et al. 2001.
277 comme un cerveau en miniature : LeDoux 2000.
notes du chapitre xii 277 cortex orbitofrontal : Montague et Berns 2002.
277 chocolat : Small et al. 2001.
261 « Vous êtes médecin » : les questions extraites de l’étude de Greene dans 277 argent : O’Doherty et al. 2001.
ce chapitre figurent à l’adresse http://www.sciencemag.org/cgi/content/ 277 « pourquoi » : Schultz, Tremblay et Hollerman 2000.
full/293/5537/2105/DCI. 277 Les émotions aiguisent nos sens : Dolan 2002.
264 la semence du sanglier : Willis 1683, p. 30 ; Frank 1980, p. 183. 277 réguler nos émotions : Beauregard, Levesque et Bourgouin 
2001 ; Schaefer
264 « l’élixir du sang le plus pur » : Willis 1683, p. 30. et al. 2002 ; Davidson et al. 2002.
264 « L’abrégé de toute l’âme » : Willis 1683, p. 22. 278 mots perturbants : Davidson, Putnam et Larson 2000.
264 un père intelligent : Goodey à paraître. 278 troubles obsessionnels compulsifs : Rosenberg et Macmillan 2002 ; Saxena,
264 dans les cellules : voir Regev et Shapiro 2002 ; Holcombe et Paton 1998 ; Bota et Brody 2001.
Loewenstein 1999. 278 individus atteints de dépression : Elliott et al. 2002.
265 La vie évolue : Schneider 2000 ; Adami 2000. 278 « fermer les petites bouches » : Willis 1683, p. 196.
265 antidote possible à l’athéisme : Bynum 1973. 278 paroles bonnes et raisonnables : cité dans Shorter 1997, p. 20.
266 « comme du cuir brûlé » : Wallis 1666, p. 222. 279 Sigmund Freud : Shepherd 1991.
267 le concept d’esprits animaux avait fait long feu : Pera 1992 ; Clower 1998. 280 une épopée de l’âme : Lothane 1998.
Les nerfs : pour une introduction aux neurones et à la neuroscience, voir 280 psychanalyse : Healy 2002.
Purves et Williams 2001. 280 s’opposèrent à la validation de leurs idées : Dobson 2001.
267 l’ancienne biochimie microbienne : sur les origines des neurones au 280 « dans son combat défensif contre les revendications libidinales » : cité dans
cours de l’évolution, voir Chen et al. 1999 ; Anderson et Greenberg 2001 ; Shorter 1997, p. 270.
Anderson 1990. 280 étudiants en psychiatrie : Shorter 1997, p. 307.
267 Aplysie : Voir Weeber et Swean 2002 ; Albright et al. 2000. 281 Après six à huit semaines : Nemeroff et Owens 2002.
268 l’évolution des vertébrés : Butler et Hodos 1996 ; Nieuwenhuys 2002. 282 les scientifiques ne sont pas unanimes : Voir, par exemple, Duman 2002.
26 Ses travaux menés sur les cerveaux animaux : Dow 1940. effet placebo : Kirsch 2002.
269 Willis a commis des erreurs : Neuburger 1981. 282 William Hogarth : Hogarth et Shesgreen 1973 ; MacDonald 1990 l’analyse
269 le médecin écossais Robert Whytt : French 1969. comme un symbole d’une conception de la folie typique de la philosophie
269 L’injection de bromure d’argent : Shepherd 1991. des Lumières.
270 il abimait également : Neuburger et Clarke 1981. 284 ces scans sont très bien acceptés : Dumit 1997.
270 diviser l’âme : Clarke et Jacyna 1987, p. 281. 284 groupes de défense des patients : Valenstein 1998, p. 178.
270 Paul Broca : Brazier 1988. 284 « Avec la dépression » : Drevets cité dans Vastag 2002.
271 Prenons l’exemple d’un singe : Thorpe et Fabre-Thorpe 2001. 284 « Je me suis retrouvé » : voir le site internet de PaxilCR (http://www.paxilcr.
272 une technologie révolutionnaire : Sowell et al. 1999 ; Toga et Thompson 
 coml). Consulté le 26 octobre 
2002.
2001 ; Thompson et al. 2001 ; Beaulieu 2002. 284 une personne saine : Knutson et al. 1998 ; Tse et Bond 2002.

314 315
notes du chapitre xii

285 l a faculté de raisonnement : Shuren et Grafman 2002.


285 des règles abstraites : Miller, Freedman et Wallis 2002.
285 ligne des nombres : Simon et al. 2002 ; Dehaene 2002.
285 « conscience » et « soi » : Moutoussis et Zeki 2002.
286 flou sémantique : Carter 2002.
286 synchronisation : Engel et Singer 2001 ; mais voir aussi Mazurek et Shadlen
2002.
286 Tous les animaux : Grush 1997 ; Damasio 2003.
286 souvenirs : Knight et Grabowecky 2000 ; Tulving 2001.
286 ordinateur social : Lieberman 2000.
286 des jugements inconscients : Adolphs 2001.
287 parasite mental : Zimmer 2003.
287 La baguette du sourcier : Wegner 2002.
288 C’est comme ça ! : Greene 2002.
288 « sensation immédiate » : Cité dans Haidt 2001, p. 3.
288 « L’origine de l’homme a été démontrée » : Barrett et al. 1987, p. 539.
288 nouvelle théorie du jugement moral : Haidt 2001.
289 Un gardien de zoo : Waal 1996.
289 criminels psychopathes : Blair 1995.
290 corroboraient les prédictions de Greene : Greene et al. 2001.
290 trois autres régions : Greene and Haidt 2002.
291 cortex cingulaire antérieur : Greene et al. 2002.
293 l’effet placebo : Holden 2002 ; Leuchter et al. 2002 ; Mayberg et al. 2002 ;
Petrovic et al. 2002.
293 la psychothérapie et les antidépresseurs : Brody et al. 2001
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ledge, Londres, 2000.

334
remerciements

Plus que tous mes autres livres, celui-ci s’est construit à travers la lecture. C’est
pourquoi j’aimerais tout d’abord remercier le personnel des bibliothèques
où j’ai mené une bonne part de mes recherches : la bibliothèque de Bodley de
l’université d’Oxford, la British Library, la Wellcome Library for the History and
Understanding of Medicine de Londres, la New York Public Library, la Bobst
Library de l’université de New York et la New York Academy of Medicine Library.
J’adresse également mes remerciements aux scientifiques qui m’ont aidé à mieux
comprendre la situation actuelle des neurosciences, en particulier Jon Cohen,
James Goldman, Joshua Greene, Joy Hirsch, Jean-Paul von Sattel et Nicholas
Schiff. Je remercie également les experts qui ont eu l’amabilité de relire mon
manuscrit, dont Peter Anstey, William Feindel, James Goldman, Joshua Greene,
Robert Hatch, John Henry et John R. Milton, même si je suis responsable des
erreurs qui ont pu être commises. J’aimerais aussi remercier la Fondation John S.
Guggenheim pour la généreuse bourse qui m’a été accordée et qui a contribué à
rendre ce livre possible.
Je remercie tous mes amis pour leur aide précieuse. Ma reconnaissance va à
John Zimmer (sans lien de parenté avec moi) et à James Stewart pour leur hospi-
talité sans limites lors de mes voyages de recherche en Angleterre. J’ai la chance
d’avoir comme agent Eric Simonoff – qui a à la fois un penchant pour l’Angleterre
des Stuart et sait reconnaître quand le fil de l’histoire divague. Je tiens également
à remercier mes deux éditeurs. Stephen Morrow a la chance de posséder un cer-
veau pouvant manipuler deux fils d’information simultanés : l’enthousiasme que
tous les auteurs veulent entendre et la critique sans complaisance dont ils ont
tous besoin. Leslie Meredith a pris en main la révision de ce texte comme un cava-
lier qui sait ramener sain et sauf un cheval parti au grand galop. Merci également
à Ravi Mirchandani, mon éditeur anglais, pour la main qu’il m’a tendue de l’autre
côté de l’océan.
Enfin, j’ai surtout la chance d’être marié à Grace, ma femme, qui a refaçonné
notre vie pour faire en sorte que je réussisse à écrire ce livre.

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table des matières

Introduction 7
Un bol de lait caillé
Chapitre i 15
Cœurs et esprits, foies et estomacs
Chapitre ii 31
Un monde sans âme
Chapitre iii 47
Arrêter le mouvement
Chapitre iv 61
Le cœur brisé de la république
Chapitre v 85
Les jugeurs d’urine au temps des puritains
Chapitre vi 119
Le cercle de Willis
Chapitre vii 147
Esprits du sang, esprits de l’air
Chapitre viii 169
Une curieuse balle molletonnée
Chapitre ix 189
Convulsions
Chapitre x 209
La science des brutes
Chapitre xi 235
Le neurologue disparaît
Chapitre xii 259
Le microscope de l’âme
Dramatis Personae 295
Notes 299
Bibliographie 317
Remerciements 337

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