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La basse électrique : son histoire, sa facture, son rôle et


ses apports à la musique populaire depuis 1960
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Université Marc-Bloch (Strasbourg II)


UFR Arts, département de Musique

Kévin Jost

LA BASSE ÉLECTRIQUE :
son histoire, sa facture, son rôle et ses apports à la
musique populaire depuis 1960

Mémoire pour l'obtention du master mention art


spécialité musique

Préparé sous la direction de M. Pierre Michel

Année universitaire 2007/2008


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Remerciements :

Je tenais à remercier toutes les personnes qui ont contribué à faire ce mémoire
ce qu'il est aujourd’hui :

Tout d'abord merci à mon directeur Pierre Michel dont les précieux conseils
m'ont accompagné le long de ces deux années.
Les enseignants du département de Musique de l'Université Marc-Bloch, et en
plus particulier Giancarlo Siciliano pour ses conseils de lecture, et Mondher Ayari
pour son aide pour l'utilisation du logiciel AudioSculpt.
Oliver Fischesser pour les relectures de mes traductions.
Ma famille et mes amis pour leur soutien moral et affectif.
L'équipe de la librairie Bookworms qui a trouvé pour moi des livres
introuvables...
Patrick Chapus pour son accueil, ses conseils.
Cyril Denis, Vincent Segal, et Hansford Rowe pour avoir répondu si
gentiment à mes questions.
La Société Française de Luth, et plus particulièrement Pascale Boquet pour ses
informations sur le colascione.
Roland Faure, André Paquinet et Georges Blanc pour m'avoir permis de
retrouver la trace de Ladislas Czabanyik.
Doris Johnson de la Seattle Public Librairy qui m'a aidé dans ma recherche
des articles de journaux concernants Paul Tutmarc.
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Sommaire

Avant Propos 11
Introduction 13

1 L'histoire de la basse électrique


1.1 Introduction et rappels historiques 19
1.2 Paul Tutmarc et son Electric Bass Fiddle 24
1.3 Les travaux de Leo Fender 27
1.4 Les premières réactions des musiciens 30
1.5 La basse après Leo 35
1.6 L'histoire de l'amplification et des pédales d'effet 46

2 Le rôle et la fonction de la basse dans la musique populaire


2.1 Introduction 49
2.2 Début de l'utilisation en studio 49
2.2.1 La basse « tic-tac » 49
2.2.2 Carol Kaye et Joe Osborn 51
2.2.3James Jamerson 53
2.2.4Paul McCartney 59
2.3 La fonction de la basse
2.4 Comment un bassiste construit-il son « son » 74
2.4.1 Jaco Pastorius 76
2.4.2 Pino Palladino 79
2.4.3 Anthony Jackson 80
2.4.4 Billy Sheehan 80
2.5 Les basses Rickenbacker 82

3 Les apports de la basse électrique à la musique populaires


3.1 Le groove 88
3.2 La basse électrique pour la sociologie de la musique 97

Conclusion 101

Annexes 103
Glossaire 105
Photographies 107
Articles parlant de Paul Tutmarc 108
Analyse AudioSculpt 110
Entrevues
Cyril Denis 111
Vincent Segal 113

Références 115
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Avant-propos

Nous souhaitons avant de rentrer dans le vif du sujet clarifier certains points
qui pourraient apparaître comme problématiques. Tout d'abord, nous voulons attirer
l'attention sur le fait que ce mémoire se veut écologique, c'est pour cela que nous
avons choisi de l'imprimer recto verso sur du papier 100% recyclé, contribuant
ainsi à la préservation des forêts. Notre travail est également « compensé
carbone », car tous les émissions de dioxyde de carbone résultantes de l'utilisation
de l'ordinateur ont été compensé par un don en faveur de projets ayant pour but de
réduire les émissions de gaz à effet de serre. Pour des informations
complémentaires sur cette démarche, nous vous inventons à visiter le site :
www.actioncarbone.org.
Nous voulons également préciser que toutes les traductions et transcriptions
présentées ont été réalisé par notre soin, à moins d'une indication contraire. Nous
avons fait le choix d'intégrer certaines photographies dans le corps du texte. Il est
d'habitude dans un travail de ce type de les mettre en annexe, mais nous pensons
qu'il était important pour certaines images essentielles de les laisser dans la
continuité du texte, et ainsi illustrer plus directement le propos. Nous avons bien
évidemment veillé à ce que les images ne nuisent pas au confort de lecture.
Pour les traductions de paroles de bassistes, nous avons choisi de conserver le
niveau de langage même si celui-ci n'est pas d'un niveau universitaire, et s'il peux
parfois paraître vulgaire. Nous voulons coller le plus près possible de la pensée de
l'artiste, nous avons pas le droit déformer ses propos.
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Introduction

Écoutez la musique moderne, et vous verrez que la basse est l’un des
instruments les plus importants, ajoutant les pulsations profondes qui sont le cœur et
l’âme du vrai rythme.1
Dès 1928, l’importance de la basse est mise en avant dans ce catalogue de la
marque américaine Gibson, or la guitare basse de Fender n’a été commercialisée
qu’en 1951. Ce qui est nommé basse ici, et qui est sensé occuper un rôle aussi
important : c’est la Mando-Bass. Entrée dans le catalogue de Gibson en 1928, cet
instrument hybride n’a pas connu une carrière remarquable. Bien qu’il aurait du
jouer un rôle essentiel dans la musique moderne, il est rapidement tombé en
désuétude, car peu utilisé par les musiciens.
Leo Fender a réussi à imposer son instrument qui est devenu un standard dans
la musique populaire. Nous pouvons donc nous demander pourquoi la basse
électrique développée par Fender a reçu l’adhésion des musiciens, mais également
pourquoi les tentatives précédentes sont restées des coups d’épée dans l’eau.
Les ouvrages ayant pour objet central la basse électrique sont exclusivement
de langue anglaise ou allemande. De plus, ce sont des ouvrages écrits par des
journalistes qui mettent en avant le côté visuel en présentant des modèles
légendaires pour faire rêver les bassistes. Ces ouvrages présentent plusieurs
lacunes : la première est qu’ils ne prennent pas en compte les luthiers européens, à
l’exception des allemands (Höfner, Warwick), des anglais (Burns), et d’un suédois
(Hägstorm) dont les modèles sont très vendus en Angleterre et aux États-Unis.
Pourtant les luthiers et ingénieurs français ont mené des recherches sur les micros
et sur les basses à registre étendu (BRE) qui font l’unanimité chez les musiciens.
Ces ouvrages ont d’ailleurs tous été écrits entre 1988 et 2001, or la lutherie
évolue rapidement. Ils ne prennent donc pas en ligne de compte des évolutions
comme le capteur photoélectrique de la société nancéienne Optomik mis sur le
marché en 2005 ou également la Variax Bass de Line6, basse à modélisation sortie
la même année. Une société comme Squier a su se construire une place
incontournable sur le marché de la basse en reprenant des modèles mythiques de
Fender, en les modernisant, les améliorant, fabriquant ainsi des basses uniques
appréciées des musiciens pour leur rapport qualité/prix. Le développement des
basses de fabrication asiatique est aussi un élément souvent passé sous silence dans
ces ouvrages, pourtant elles changent de manière radicale l’organisation du marché
et la manière dont les bassistes consomment.
Certains livres publiés chez Backbeat Books et Hal Leonard2 ont également la

1 « Listen to modern music and you will find that the bass is one of the most important
instruments, adding the deep profound pulsations that are the heart and the soul of true rhythm »
Tony Bacon, The Bass Book. A complete illustrated history of bass guitars. Balafon Books,
1995, p.5.
2 J.W Black, The Fender Bass Book : An Illustrated History, Hal Leonard, 2001.
14

faiblesse d’être sponsorisés par Fender. Cela signifie qu’ils ne s’intéressent qu’à
l’histoire de la marque, mais aussi qu’ils ont tendance à écarter plus ou moins
volontairement certains travaux précédant ceux de Leo Fender dont celui-ci aurait
pu s’inspirer pour sa Precision, dans le but de construire le mythe de Leo Fender,
inventeur génial de la basse électrique.
Pour trouver une trace de la guitare basse dans des ouvrages musicologiques
francophones et à l'exception du mémoire de maîtrise3 de Jean-Baptiste Kreisler il
faut se contenter d’articles de dictionnaire. D’ailleurs, la basse électrique n’a même
pas le droit à une entrée sous son nom comme c’est le cas par exemple dans le
Dictionnaire du Rock4.
Noyée dans celle de la guitare, l’histoire de la basse se résume à l’apparition
de l’instrument et celle de l’électronique active et des basses headless dans les
années 1980. Il manque ici beaucoup d’évolutions essentielles comme la fretless ou
l’ajout d’une ou de deux cordes ou encore le manche traversant. De plus cette
définition de la guitare basse véhicule certains clichés, comme le fait que la Jazz
Bass serait « plus élégante et raffinée » que la Precision. Sa conclusion est très
faible, en parlant de l’échec de la technologie MIDI, l’auteur dit : « Tout se passe
comme si guitaristes et bassistes, refusant de céder aux sirènes de la technologie, se
contentaient d’instruments simples et éprouvés ». L’échec des systèmes MIDI
appliqués à la guitare et à la basse est dû au manque de fiabilité, au prix du
matériel, et aussi à la faiblesse des sonorités comparées à celles des synthétiseurs
de l’époque. Il est vrai que certains bassistes recherchent à tout prix des sonorités
dites vintage et des modèles devenus des références comme la Precision 57’, la
Rickenbacker 4001 ou la Höfner Violin Bass, mais ici la généralisation est
douteuse, car comme nous le verrons les bassistes sont souvent les initiateurs des
évolutions de l’instrument.
Dans le « vocabulaire des musiques afro-américaines5 », Christophe Pirenne
rapproche la basse électrique de la contrebasse dans l’entrée basse. L’histoire de la
basse est réduite à sa plus simple expression ici : la création originelle de Leo
Fender, et l’ajout de cordes. Nous pouvons également émettre un doute lorsqu’il
avance que dans le rock « la basse [est] sans rival ». Dans le rock des années 1960-
1970, la basse électrique est un standard quasi-universel, mais dans les années
1980, la basse s’est souvent effacée au profit des synthétiseurs, et dans les années
1990-2000, nous pouvons noter le retour de la contrebasse. Dans le John Butler
Trio, Shannon Birchall alterne entre une contrebasse et une basse électrique 5
cordes.
Tiraillées entre la contrebasse et la guitare électrique, les approches historiques
restent peu nombreuses et souvent incomplètes. Tony Bacon, est un des rares, a
avoir réussi dans son Bass Book, et dans ses articles pour le New Grove, à dresser
un panorama large de l’histoire et de l’évolution de la guitare basse. Néanmoins, il

3Jean-Baptiste Kreisler. « Un instrument hybride, la basse électrique : évolution


structurelle et techniques instrumentales ». Mémoire de maîtrise en Musique, Paris 4 (247 p. + 2
CD), 1999
4 Michka Assayas (dir.), Dictionnaire du Rock Tome 1, Robert Laffont, 2000.
5 Christophe Pirenne, Vocabulaire des musiques afro-américaines, Minerve, 1997.
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est nécessaire de l’actualiser, mais également d'élargir le point de vue pour y


adjoindre les luthiers français ou italiens, mais aussi les évolutions les plus
récentes, le Bass Book datant de 1995.
Nous pouvons citer la tentative de Jim Roberts6. Son ouvrage est pertinent
puisqu'il ne se contente pas seulement de présenter l'apparition des modèles qui ont
marqué l'histoire de l'instrument. Il essaie de mettre en relation l'histoire de la basse
électrique et celle de la musique populaire en répondant à la question comment la
basse Fender7 changea le monde ?
La première partie de mon mémoire se veut donc être la première histoire
complète en langue française sur la basse électrique. Pour cela, nous étudierons les
premiers exemples de guitare basse, et d’instruments graves amplifiés. Nous
chercherons pourquoi ils ont été des échecs commerciaux, mais aussi en quoi ils se
rapprochent ou se distinguent de la Precision de Leo Fender.
Une fois que nous aurons mis en évidence l’histoire de la basse électrique de
ses origines à ses plus récentes évolutions, nous pourrons nous poser la question de
la place qu’elle tient dans la musique populaire. Tout d’abord, il est important de
s’accorder sur le terme de musique populaire, car celui-ci fait débat dans la
musicologie francophone. Ce problème de définition est bien résumé dans l’article
d’Anne Petiau8. Nous ne cherchons en aucun cas à créer un consensus autour de ce
terme, ni à le remplacer par un autre plus adéquat. Il existe en français une
ambiguïté puisque le terme de musique populaire désigne à la fois ce que les
anglophones nomment « folk music » » et « popular music ». Ici quand nous
parlons de musique populaire nous pensons au « popular music » anglais. Nous
avons déjà délimité notre sujet d’un point de vue temporel, nous étudierons la
musique populaire depuis 1960, date à laquelle, selon nous, la basse électrique
prend une ampleur mondiale, et devient incontournable dans le répertoire pop et
rock. Nous devons donc également expliciter le terme de musique populaire.
Celui-ci ne doit pas être confondu avec la pop music qui est une musique populaire,
mais le concept de musique populaire est plus large et englobe d’autres musiques.
Les entrées « musique populaire » des encyclopédies The New Grove et Die
Müsik in Geschichte und Gegenwart ne sont que des catalogues de musiques qui
peuvent être considérées comme populaires, à aucun moment, les auteurs ne
s’efforcent à dégager des caractéristiques communes à ces phénomènes pour
essayer de comprendre les faits qui font qu’une musique est une musique populaire.
Nous préférerons donc une définition plus injonctive comme celle de Philip Tagg 9.
Selon lui, la musique populaire se définit par son mode de diffusion et
d’apprentissage : l’enregistrement audiovisuel, et par le fait qu’elle soit financée

6 Jim Roberts, How the Fender Bass changed the World ?, Backbeat Books, 2001.
7 Il est important de souligner que dans les années 1950 et 1960, « Fender Bass » était le
nom générique pour parler de la basse électrique, les termes de « Bass Guitar », ou « Electric
Bass » étant apparus plus tardivement.
8 Anne Petiau, « Penser les musiques populaires, à partir des musiques électroniques »,
http://iaspmfrancophone.online.fr/colloque2007/, date d'accès 19 décembre 2007.
9 Philip Tagg, « Popular Music Studies : A brief introduction », www.tagg.org, date d'accès
14 février 2007.
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par l’économie de marché, ce que corrobore Peter Manuel10 en affirmant qu’ «il est
évident qu’une des caractéristiques distinctives de la musique populaire est un
rapport étroit avec les médias de masses ». Cette définition pourrait prêter à débat,
néanmoins nous l’utiliserons dans ce mémoire car elle nous permet de délimiter
clairement le répertoire que nous voulons étudier. Même si les définitions que nous
venons de citer se bornent à l'aspect social de la musique, il nous est nécessaire de
travailler également sur les caractéristiques musicales.
L’étude de la musique populaire suppose des outils méthodologiques qui lui
sont spécifiques. Nous ne pouvons pas analyser la musique populaire avec des
outils conçus pour un autre répertoire et qui ne prennent pas en ligne de compte ses
spécificités. Nous doutons de la pertinence de certains travaux comme celui de Guy
Capuzzo11, utilisant la théorie néo-riemanienne, alors que celle-ci a été pensée pour
la musique tonale, or nous ne pouvons pas affirmer que la musique populaire
repose sur les mêmes principes harmoniques que la musique pour laquelle a été
conçue cette théorie. Christophe Pirenne12 a su, selon nous, dans son analyse de Pet
Sounds des Beach Boys concilier des outils théoriques classiques et la spécificité
du répertoire de la musique populaire. Nous prendrons également appui sur l'article
d'Allan F. Moore « La musique pop »13 dans lequel il développe une théorie des
strates musicales, qui nous semble être particulièrement adaptée à l'étude des
oeuvres que nous avons choisis.
L’analyse d’un morceau de musique populaire ne doit pas être centré sur le
texte musical. Tout d’abord parce que dans la grande majorité des cas celui-ci
n’existe pas, de plus nous passerions à côté d’éléments comme le timbre qui ne
peuvent pas être transcrits sur une partition. Nous devons prendre en considération
ce que Serge Lacasse14 nomme les paramètres musicaux technologiques, c’est dans
cette optique-là que nous devons étudier la basse.
Les différents éléments, sur lesquels un bassiste peut intervenir, déterminent
son « son 15», que ce soit son modèle de basse, sa technique de jeu ou son
amplification. Certains musicologues ont conscience de cela, Prenons pour
exemple cette citation de Christophe Pirenne
Contrairement à la tradition des bassistes de rock qui se contentaient d’asseoir la
tonalité et le rythme, Chris Squire, il est vrai inspiré par John Entwistle, insère son

10 “It should be clear that the most important distinguishing feature of popular music is its
close relationship with the mass media “ Peter Manuel, Popular Musics of the non-western
World An Introductory Survey. Oxford University Press. 1988. p.4
11 Guy Capuzzo, « Neo-Riemanian Theory and the Analysis of Pop-Rock Music », Music
Theory Spectrum, 26/2, 2004, p.177-199.
12 Christophe Pirenne, « Entre analyse historiante et interdisciplinarité : Pet Sounds des
Beach Boys », Musurgia, IX/2, 2002.
13 Allan F. Moore « La musique pop », trad. Denis Berger ,Musiques Une encyclopédie
pour le XXIème siècle Vol. 1 Musiques du Xxème siècle, dir. Jean-Jacques Nattiez, Actes
Sud/Cité de la musique, Arles, Paris, 2003, p. 832-849.
14 Serge Lacasse, « Vers une poétique de la phonographie : la fonction narrative de la mise
en scène vocale dans « Front Row » (1998) d’Alanis Morisette », Musurgia, IX/2, 2002.
15 Philippe Carles, « Le son du jazz, entretien avec François Delalande », Musurgia, II/3
1995, p. 9-21.
17

instrument dans le discours mélodique. Le son original qu’il créé avec sa


Rickenbacker, à la fois net et clair, lui permet de jouer fréquemment dans le registre
aigu.16
Il est cependant un peu naïf de penser que seule la basse détermine le son de
Chris Squire. Paul McCartney jouant sur le même modèle sur « Mamunia17 » des
Wings aura, lui, un son beaucoup plus lourd et gras. De même, ce n’est pas le son
de sa basse qui pousse Chris Squire à jouer dans l’aigu, mais il est plus facile pour
lui de tenir ce rôle car la facture de son instrument lui permet de ressortir dans le
registre aigu de l’instrument, ce qui est plus difficile sur certaines basses. Il est
donc nécessaire d’expliciter ce qui détermine le son d’un bassiste, pourquoi la
basse de Squire permet de jouer aussi aisément dans le registre aigu. Nous
essaierons donc de mettre en évidence les choix faits par le bassiste pour obtenir le
son qu'il désire, mais également l'importance de certains éléments comme les bois
utilisés dans la construction, la présence de frettes, le nombre de cordes et la
position des micros. Nous ne devrons pas oublier le rôle central que tient la
technique de jeu.
La basse en tant qu’objet producteur de son ne détermine pas uniquement le
son de la basse, mais par sa matérialité, influence aussi ce que le musicien joue. Ne
passant pas par l’abstraction de l’écriture, l’idée du musicien sera formatée par le
rapport physique à son instrument, c’est ce que Caporaletti18 nomme
l’audiotactilité. Nous pouvons donc intégrer notre mémoire dans une réflexion plus
large. L’organologie et la connaissance des instruments pourraient être une
alternative au scriptocentrisme existant dans la musicologie actuelle. Il ne s’agit
pas ici de remettre en cause la nécessité de passer par une analyse des partitions
lorsqu’elles existent ou la réalisation de transcriptions ; mais plutôt de montrer que
le rapport entre le musicien et son instrument est un facteur essentiel dans la
conception d’une chanson ou d’un morceau de musique populaire. De plus, les
transcriptions ont une faiblesse c’est qu’elles ne fixent qu’une seule interprétation
d’une œuvre et malgré le côté définitif d’un album, une version studio n’est qu’une
version possible d’un titre, comme une captation live. Les transcriptions ne doivent
pas servir d’ersatz de partitions, elles doivent être utilisées pour souligner et mettre
en évidence un phénomène sonore en le traduisant sur le papier, et ainsi le rendre
clair pour tous.
L’étude de la basse électrique pourra donc mettre en évidence des concepts
essentiels de la musique populaire comme notamment celui d’audiotactilité. Mais,
par la nouvelle importance qu’elle a prise, la basse électrique met en avant des
notions nouvelles qu’il faudra essayer d’éclaircir. Nous pensons notamment aux
notions de swing et de groove, qui sont souvent opposées de manière très théorique,
avec d’un côté le swing ternaire, et de l’autre le groove binaire. Nous pourrons voir
à travers des exemples de lignes de basse, que cette opposition est très maladroite,

16 Christophe Pirenne, Le rock progressif anglais, Honoré Champion, Paris, 2005 p. 185.
17 The Wings, « Mamunia » (Paul McCartney), Band on Run, CD, Parlophone, 1973,
réédition 1999.
18 Vincenzo Caporaletti, La definizione dello swing. I fondamenti estetici del jazz e delle
musiche audiotattili, Ideasuoni, 2000.
18

et que s’il y a opposition, il faudrait plutôt la chercher dans les éléments assurant la
stabilité métrique, et ceux créant l’instabilité. Encore une fois, nous nous
demanderons en quoi l’instrument a joué un rôle dans cette évolution de la
musique.
L’autre rôle essentiel de l’instrument grave est celui de soutenir l’harmonie ;
nous essaierons de voir si la basse électrique confirme cette règle, cela paraît
évident de prime abord, mais l’évolution de la ligne de basse montre que le bassiste
remplit de plus en plus un rôle mélodique et rythmique. Il faudra alors se demander
si cela se fait au détriment du soutien harmonique que l’on attend de l’instrument.
Les apports de la basse électrique ne sont pas uniquement d’ordre musical, la
basse a rendu accessible, par son prix et par sa facilité d’exécution, la musique à un
nouveau public. Sid Vicious aurait-il fait de la musique s’il avait été obligé
d’apprendre la contrebasse ? Plus largement, nous pouvons nous demander si la
mouvance punk aurait émergé sans ces instruments nouveaux qui sont la guitare et
la basse électrique. Le rapport au public a également changé : nous sommes passés
du contrebassiste caché dans le coin de la scène à un musicien qui peut se mettre
sur le devant de la scène comme un guitariste. Le public a ainsi découvert la basse,
et le musicien qui en joue. Les bassistes sont aujourd’hui arrivés au niveau de
notoriété des guitaristes, et des autres solistes. À partir de ce moment les bassistes
se sont créés un répertoire spécifique pour mettre en avant leur virtuosité. La
dimension sociale de la musique n’est plus discutée de nos jours. La musique est un
phénomène social, la basse électrique a donc aussi pu influer sur la dimension
sociale de la musique populaire, comme elle l’a fait sur la musique elle-même.
Pour finir, nous chercherons à montrer que les bassistes ont créé un langage
idiomatique, ils forment une communauté qui a ses codes, ses rites. Pour s’en
convaincre, il suffit de lire la presse spécialisée sur la basse. Les bassistes forment
un monde. Je reprends ici la notion de monde utilisé par Florent Bousson19 qui la
reprend lui-même de Howard Becker. Nous chercherons comme il l’a fait pour la
guitare à analyser en quoi la basse participe à l’émergence d’un réseau social.

19 Florent Bousson, Les mondes de la guitare, L’Harmattan, Paris, 2006.


19

1 L’histoire de la basse électrique

1.1 Introduction et rappels historiques.

Tony Bacon20 présente dans son livre The Bass Book la guitare basse
électrique inventée par Leo Fender comme l’instrument nouveau le plus subversif
du vingtième siècle. Il peut paraître osé d’affirmer cela de manière aussi abrupte.
Pouvons nous affirmer que la basse électrique a remis en cause une sorte d’ordre
établi reléguant le bassiste au rôle d’accompagnateur, a-t-elle renversé les
conventions de la musique ? Elle a, bien entendu, ouvert aux contrebassistes un
horizon nouveau grâce à l’amplification ; elle a aussi permis aux guitaristes de
studio de doubler leurs cachets en assurant la partie de basse. L’instrument de Leo
Fender a-t-il pour autant changé radicalement la musique de la seconde moitié du
vingtième siècle ?
Pour répondre à ces questions, nous devons dans un premier temps essayer de
comprendre l’impact qu’a eu l’apparition de la Precision Bass en 1951. Cette
invention est souvent présentée comme une révolution. Tony Bacon va même
jusqu’à affirmer que la terre s’est effondrée lors de la sortie commerciale de la
basse électrique. Au-delà de la force poétique de l’image, cette phrase est
révélatrice de la mystification autour de Leo Fender et de son invention. Si pour la
Telecaster, nous savons assez clairement qu’il s’est inspiré de guitares solidbodies
déjà existantes, certains lui attribuent rapidement l’idée d’une guitare basse
amplifiée, mais nous allons voir que cela est bien plus complexe.
Tout d’abord, l’idée de l’amplification électrique d’un instrument n’est pas
nouvelle. Rickenbacker a commercialisé sa Frying Pan en 1932, elle est considérée
comme la première guitare électrique commercialisée de l’histoire de la musique21.
Tous les facteurs de l’époque construisirent leur propre modèle. Leo Fender a
commercialisé en 1948 sa première guitare électrique la Broadcaster, qui fut
améliorée en 1950, et rebaptisée Telecaster en raison d’un procès intenté par
Gretsch qui avait déjà déposé le nom de Broadcaster.
La guitare n’était pas le seul instrument que les luthiers voulaient amplifier.
Très tôt, ils eurent également l’envie d’électrifier un instrument grave : la
contrebasse. Si nous nous référons à l’article sur les instruments électroniques dans
l’encyclopédie The New Grove, nous constatons que dès 1933 A.E Allen et V.A
Pfeil ont travaillé sur une contrebasse électrique. Lloyd Loar a, pour sa part, pensé
dès 1924 à construire une Stick Bass, mais son employeur Gibson n’a pas été
convaincu par son idée. Il décida donc de créer sa propre compagnie, mais
malheureusement, il ne parvient jamais à commercialiser ses modèles. La
20 Tony Bacon, et Barry Moorhouse, The Bass Book : A Complete Illustrated History of
Bass Guitars, Balafon Books, Londres, 1995, p. 4.
21 Steve Waksman, Instruments of Desire : The Electric Guitar and the Shaping of
Musical Experience, Havard University Press, Cambridge Massachuets, 1999, p.19.
20

contrebasse n'entra donc que dans les milieux des années 1930 dans beaucoup de
catalogues de fabricants d’instruments.
Les deux plus célèbres exemples à l’époque étaient Rickenbacker et Vega.
Malgré cet intérêt, la production de contrebasses électriques s’arrêta
progressivement au début des années 1940. Il y a deux raisons principales à cela :
d’abord la seconde guerre mondiale qui mit un frein à l’expérimentation sur les
instruments de musique ; mais aussi le problème de l’amplification. Il n’est pas tout
d’avoir un instrument amplifiable encore faut-il qu’il soit correctement amplifié,
car, comme le souligne Jim Roberts, tous les amplis de l’époque étaient conçus
pour guitare22. Ils étaient donc incapables de retranscrire la profondeur de son
nécessaire à une contrebasse. De plus, un ampli guitare subissant les vibrations
produites par une contrebasse s’use beaucoup plus vite. Il est intéressant de noter
que la firme Vega mettait en avant dans ses publicités que ses amplis étaient
fabriqués avec une colle spéciale permettant de résister à ces puissantes
vibrations23.
Nous sommes encore loin de la basse de Fender. La contrebasse électrique
reste une contrebasse, elle se joue verticalement, et nécessite le développement
d’une bonne oreille. De plus, elle ne résout que très partiellement le problème du
volume sonore en raison de l’absence de systèmes d’amplification adaptés à
l’instrument. Un des grands atouts de la Precision Bass est qu’elle est jouable par
les guitaristes puisqu’elle est frettée et qu’elle se joue horizontalement comme une
guitare.
Comme pour l’amplification électrique, l’idée d’un instrument grave fretté et
horizontal n’est pas de Leo Fender. L’histoire de la musique est parsemée
d’exemples ayant connu une carrière plus ou moins glorieuse. Le colascione est un
instrument du début du dix-septième siècle dont la sonorité24 rappelle celle des
basses acoustiques actuelles. Cet instrument présente certaines similitudes avec la
guitare basse. Tout d’abord, il était joué au plectre, son diapason 25 moyen situé
entre 85 et 90 centimètres est proche de celui de la basse électrique qui est
habituellement de 34 pouces, soit 86,36 centimètres. D’après Donald Gill, le
colascione pouvait être monté avec des cordes en boyau ou en métal. Sur
l’enregistrement dont nous disposons la sonorité laisse entendre que l’instrument
utilisé avait des cordes en métal. Certains doutes demeurent, car le frettage du
manche ne serait pas complètement chromatique. Il est vrai que le dessin de
Mersenne26 peut prêter à confusion, mais le récit de Burney27 nous laisse penser que
le colachon (traduction française de colascione) est chromatique puisqu’il permet

22 Jim Roberts, How the Fender Bass Changed the World, Backbeat Books, San
Fransisco, 2001, p. 24.
23 Jim Roberts, 2001, p. 27
24 « Colascione », piste 20 CD 2, Guide des instruments de la Renaissance, CD, Ricercar,
février 1996.
25 Cf. Glossaire
26 Marin Mersenne, Harmonie Universelle, Livre Second, Proposition XVI., Paris, 1636-
1637, p.100.
27 Charles Burney, Voyage musicale à l'Europe des Lumières, trad. fr. Michel Noiray,
Flammarion, Paris,2003.
21

de moduler de la majeur à mi bémol. S’agit-il du même instrument ? A-t-il évolué


pour s’adapter à un répertoire nouveau ? D’après un article de Didier Jarny et
Pascale Bouquet28, il semblerait que l’instrument soit chromatique au vu des photos
de l’instrument fabriqué pour l’occasion, et des extraits musicaux présentés.
L’autre incertitude concerne la pièce de Kapsberger. Elle porte le titre de
colascione sans pour autant lui être explicitement destinée. D’après l’article de la
Société Nationale de Luth, cette pièce serait écrite pour théorbe. En tout cas, elle
est intéressante puisqu’elle rappelle une technique de jeu de la basse électrique que
l’on nomme droning. Elle consiste en une alternance rapide d’une corde à vide et
de notes jouées sur une corde supérieure. Nous trouvons une illustration de ceci
dans Spiders de System of a Down29.

Fig. 1.1 LES QUATRES PREMIÈRES MESURES DE SPIDERS

Nous pouvons noter que pour cet exemple la basse a été désaccordée d’un ton
vers le bas, ce qui est chose courante dans les groupes metal pour donner plus de
profondeur et de rugosité au son. De plus, cette technique permet au bassiste
d’utiliser cette technique dans d’autres tons que ceux de mi, la et ré.
Le droning30 met également en évidence la grande perméabilité des bassistes
aux techniques de jeu d’autres instrumentistes. Dans ce cas précis, l’alternance
pouce-index (quand le bassiste ne joue pas au médiator) fait évidemment penser au
jeu du luth. De manière plus large, cette technique ressemble aussi au jeu du
guimbri31 : cette basse d’Afrique du nord utilisée dans la musique Gnawa.
Le colascione est donc un exemple intéressant puisqu’il a de nombreux points
communs avec la basse moderne32. Tout d’abord d’un point de vue de la lutherie,
mais également d’un point de vue du répertoire. Le colascione est un instrument
d’origine populaire utilisé dans les musiques de danse pour soutenir l’harmonie. Il
remplissait un rôle similaire à celui de la basse électrique dans la musique
28 Didier Jarny et Pascale Boquet, « Le Colachon », Revue Annuelle de la Société
Française de Luth, 2005.
29 System Of A Down, System Of A Down, CD, Sony, 1998.
30 Le terme droning vient de drone qui signifie bourdon. Cette technique est assez
courante chez les bassistes, notamment chez Stanley Clarke ou chez Flea qui en parle dans son
DVD pédagogique : Adventures In Sponataneous Jamming and Techniques.
31 Il existe une dizaine de manières différentes d’écrire ce nom, nous choisissons cette
orthographe qui semble être la plus courante.
32 D’ailleurs, Didier Jarny souligne dans son article que le colachon peut s’offrir [je cite]
« un solo assez rock, façon guitare basse », 2005, p. 14.
22

populaire actuelle, et c’est bien en cela qu’il est pertinent d’en parler. Il met en
évidence que le fait que le rôle tenu par la basse électrique n’est pas nouveau,
l’invention de Leo Fender n’est donc qu’une réponse contemporaine à une
exigence de la musique. Au dix-septième siècle, l’harmonie était soutenue par le
colascione dans certains répertoires, de nos jours nous utilisons un instrument plus
en phase avec la musique populaire actuelle. D’ailleurs rien ne nous permet
d’avancer que la basse électrique est l’évolution ultime de l’instrument devant tenir
le rôle de basse, car si un jour elle n’est plus en adéquation avec l’évolution de la
musique, les instrumentistes seront tentés de chercher de nouvelles alternatives.
Comme nous le verrons la basse électrique a déjà su depuis son origine se
réinventer pour mieux coller aux exigences nouvelles des musiciens, notamment
avec l’ajout d’une cinquième corde ou l’apparition de l’électronique active.
L’exemple du colascione n’est pas isolé dans l’histoire de la musique. Nous
pouvons trouver dans les instruments traditionnelles de nombreux exemples : la
balalaïka en Russie, le bouzouki en Grèce, ou le guitarròn au Méxique. Le début
du vingtième siècle a vu naître nombre d’instruments se voulant être des
alternatives à la vieillissante contrebasse. Au premier rang d’entre eux, nous
trouvons la Mando-bass commercialisée par Gibson en 1928 que nous avons déjà
brièvement évoquée dans notre introduction. Comme l’étymologie du nom le laisse
entendre, il s’agit d’une mandoline basse. Les luthiers de la marque sont partis de
deux règles basiques de lutherie. La première est que plus la longueur vibrante de
la corde est grande plus le son qu’elle produit est grave. La seconde est que plus la
caisse de résonance est grande, plus le son est puissant33. Ils utilisèrent donc
comme base une mandoline dont ils multiplièrent les proportions. Le résultat est
une mandoline dont le diapason est le même que celui des contrebasses, c’est à dire
42 pouces. L'accord des deux instruments est également identique. La mando-bass,
par contre, ne possède que quatre cordes à la différence des mandolines dont les
cordes sont doublées.

Fig. 1.2 PHOTO DES « GIBSONIANS » GROUPE DE MANDOLINES AVEC UNE MANDO-BASS AU CENTRE,
1924

33 De nos jours, les luthiers ont compris que la taille de la caisse n’assure pas un son
puissant et qu’il faut aussi veiller à la meilleure transmission possible entre le corps vibrant et la
caisse de résonance.
23

Photo tirée de l’ouvrage How the Fender Bass Changed the World de Jim Roberts, p.21

L’instrument se joue de manière semi-horizontale, il repose sur un pied


métallique. La Mando-bass fût utilisée dans les orchestres de mandolines, mais elle
eût du mal à s’imposer plus largement, puisqu’elle n’avait pas résolu deux
problèmes majeurs de la contrebasse : la difficulté de transport et le manque de
volume sonore.
Nous trouvons aussi deux exemples similaires à la Mando-bass qui sont la
Bassoguitar de Regal, et une guitare basse à résonateur de Dobro.
La Bassoguitar est une hybridation entre une contrebasse et le manche d’une
guitare. Elle rappelle un peu la viole de gambe dans son principe. Son manche plat
devait cependant poser des problèmes, car l’action34 des deux cordes centrales était
plus élevée, que celle des deux cordes extérieures ; ceci était dû à la disposition des
cordes de la contrebasse qui facilite le jeu à l’archet. L’utilisation d’un manche plat
provoquait donc des problèmes de justesse dans le haut du manche35, et également
un jeu assez inconfortable pour le musicien.

Fig. 1.3 BASSOGUITAR DE REGAL, PUBLICITÉ DE 1930


Photo tirée de l’ouvrage How the Fender Bass Changed the World de Jim Roberts,
p.22

La démarche de la marque Dobro est similaire à celle de Gibson pour la


Mando-bass. Ils ont agrandi une guitare à résonateur, et comme pour les deux
autres, elle ne résolvait pas les problèmes de transport et de puissance sonore.

34 Cf. Glossaire
35 Il est nécessaire de rappeler que le haut du manche est la partie la plus proche du
chevalet, donc celle où l’on produit les notes les plus aiguës. Pour la contrebasse, cela peut poser
un problème puisque le haut du manche se trouve en bas.
24

Fig. 1.4 GROUPE DE MUSICIENS JOUANT SUR DES GUITARES À RÉSONATEURS DE LA MARQUE DOBRO,
AVEC UNE GUITARE BASSE À RÉSONATEUR SUR LA DROITE.
Photo de 1935 tirée de l’ouvrage How the Fender Bass Changed the World de Jim
Roberts, p.22

Nous ne pouvons pas parler de guitares basses pour ces instruments hybrides,
d’ailleurs Tony Bacon avance que l’idée de guitare basse est due à Fender. Pourtant
au musée instrumental de la cité de la musique à Paris se trouve une guitare basse
de la fin du dix-neuvième siècle construite par Ludwig Reisinger. Nous n'avons
malheureusement pas pu approfondir pour l'instant les recherches sur cet
instrument car la cité de la Musique a refusé de nous fournir des informations
complémentaires.

1.2 Paul Tutmarc et son Electric Bass Fiddle.

Une des inventions les plus troublantes précédant celle de Leo Fender est
l’Electric Bass Fiddle de Paul Tutmarc, car cet instrument a toutes les
caractéristiques d’une guitare basse électrique. Ici, nous ne cherchons pas en aucun
cas à démontrer que Leo Fender s’est inspiré plus ou moins directement de cet
instrument pour sa Precision Bass, aucun élément ne nous permet de l’affirmer de
manière sûre. Revenons d’abord sur l’instrument de Tutmarc.
Paul Tutmarc, né en 1896, baigne très tôt dans le milieu de la musique
puisqu’il chante, joue de la guitare et du banjo dans la chorale de sa paroisse.
Quand il s’installe à Seattle, il enchaîne d’abord les emplois avant d’être reconnu
comme chanteur, ce qui lui permet d’ouvrir son école de musique où il enseigne la
guitare en 1929. En parallèle à son activité d’enseignant, Paul Tutmarc se produit à
l’époque avec un groupe où il joue de la guitare hawaïenne36. C’est pendant cette
période qu’il commence ses premières expérimentations en compagnie de son

36 La guitare hawaïenne est une guitare que l’on joue à plat à l’aide d’une tonebar : un
élément métallique dont l’utilisation est similaire à celle du bottleneck. La musique hawaïenne
fût très prisée dans les années 1920-1930 aux États-Unis, ce qui explique que cet instrument
s'était fortement répandu à cette période.
25

associé Art J. Stimson. Ils construisent ensemble un micro en s’inspirant des


micros pour téléphone. Tutmarc le plaça dans une guitare, et relia le tout à une
radio qu’ils avaient modifié pour la transformer en ampli de fortune. Nous sommes
à la fin de l’année 1930, et les grandes marques comme Rickenbacker et Dobro
sont encore en train de développer leurs modèles de guitares électriques, donc Paul
Tutmarc était convaincu de la nouveauté de son invention.
Pourtant, il ne dépose pas de brevet pour son micro. En 1932, il découvre les
modèles fabriqués par les grandes firmes, il est surpris de constater que son associé
avait vendu les plans du micro à Dobro dans son dos. Malgré cet échec, Tutmarc
continua à travailler sur ces instruments nouveaux. Il ouvrit même en 1934 sa
compagnie qu’il appela Audiovox, c’est à cette période qu’il commença à travailler
sur son Electric Bass Fiddle, qui fût commercialisé au printemps 1937. Pendant sa
carrière de musicien, Paul Tutmarc était toujours attristé par le sort du
contrebassiste, comme le dit son fils Bud Tutmarc
Mon père, étant chef d’un groupe et musicien itinérant, avait de la peine pour le
contrebassiste. L’instrument était si grand qu'une fois que le bassiste l’avait mis dans
sa voiture, il y restait juste assez de place pour conduire. Les autres membres du
groupe voyageaient ensemble, s'amusaient d'avantage, alors que le bassiste était
toujours seul. C’est cette réalité qui poussa mon père à fabriquer une basse
électrique37.
Il mit donc au point sa basse électronique. Elle ressemble à s’y méprendre aux
basses short scale actuelles, le diapason est pratiquement identique, celui de la
basse de Tutmarc est de 30 pouces et demi, alors qu’actuellement il est de 30
pouces. Malgré sa similitude, cet instrument n’a pas connu le succès, il ne fut
vendu qu’à une centaine d’exemplaires dans les alentours de Seattle. Il semblerait
également qu’il ait inventé une contrebasse électrique. D’ailleurs, il y a une
confusion entre les deux instruments. Un journal local le Seattle Post-Intelligencer
a publié un article pour promouvoir cette nouvelle invention et ses bénéfices pour
les bassistes.
Les gens ont toujours eu pitié des pauvres contrebassistes qui devaient se traîner
avec leur contrebasse dans les rues sombres pour rentrer chez eux après la fermeture
des salles de concert, mais maintenant ils n’ont plus à le faire, car Paul Tutmarc,
professeur de musique et artiste à la radio KOMO, a inventé une basse électrique que
l’on peut porter sous le bras. La première basse électrique ne fait que 4 pieds, à la
place des 6 pieds normalement. Elle aurait pu être encore un peu plus petite, mais
Tutmarc ne voulait pas être d'emblée trop révolutionnaire. Les contrebassistes sont une
espèce très conservatrice, et ils doivent s’accoutumer progressivement à l’idée, dit-il38.
37 « My Dad, being a bandleader and a traveling musician, always felt sorry for the string
bass player. The instrument was so large that once the bassist put it in his car, there was only
enough room left for him to drive. The other band members would travel together and have
much enjoyement, while the bass player was always alone. That is the actual idea that inspired
my father to make an electric bass. » Jim Roberts, How the Fender Bass changed the World,
Backbeat Books, San Fransisco, 2001, p. 28.
38 « People have always pitied the poor bass-fiddler ... who has to lug his big bull-fiddle
home through the dark streets after the theatre closes. But he doesn’t have to do it any more.
Because Paul Tutmarc, Seattle music teacher and KOMO radio artist, has invented an electric
26

Peter Bleecha cite ce passage dans son article, mais il y a un problème.


L’article parle d’un instrument de 4 pieds (soit environ 122 centimètres) or
l’Electric Bass Fiddle a un diapason de 30 pouces et demi (soit environ 77,5
centimètres). Il ne s’agît donc pas du même instrument. Nous sommes rentrés en
contact avec la Seattle Public Library qui possèdent les journaux de l’époque en
micro-film. Nous avons donc une copie de l’article39 où nous voyons clairement
qu’il ne s’agît pas du même instrument. C'est une Electric Bass Viol qui est décrit
ici. Il semble important de souligner la confusion qui a été faite. Néanmoins, elle ne
remet pas en cause la volonté de Paul Tutmarc de simplifier la vie des
contrebassistes. L’Electric Bass Fiddle est en quelque sorte l’évolution logique de
l’Electric Bass Viol. D’ailleurs Peter Bleecha clarifie cela dans un article paru dans
Vintage Guitar Magazine40, en montrant que l’Electric Bass Fiddle # 736 est la
suite des expérimentations qui avaient pour premier résultat l’Electric Bass Viol, ce
dernier étant trop large pour être maniable.
Comme nous l’avons dit précédemment, notre but n'est pas de montrer ici que
Leo Fender s’est inspiré des travaux de Tutmarc. Tout d’abord, cela n’a pas un
grand intérêt, et deuxièmement nous n’avons aucun fait historiquement vérifiable
qui prouve cela. De plus, le principal intéressé étant décédé et n’ayant laissé aucun
témoignage à ce sujet, nous ne saurons sans doute jamais si Leo Fender eût
connaissance de l’Electric Bass Fiddle. Dans le cadre de notre travail, il est
beaucoup plus pertinent de se demander pourquoi l’instrument de Tutmarc n’a pas
réussi là où la Precision Bass s’est imposée mondialement. Avec des
caractéristiques similaires, les deux instruments ont connu des destins radicalement
opposés, pourquoi ? C’est dans ce sens qu’il nous faut étudier le travail de Leo
Fender et l’apparition de la basse électrique.

FIG 1.5 PAUL TUTMARC, ET L’ ELECTRIC BASS FIDDLE AU CENTRE


Photo issue de l’article de Peter Blecha

bull-fiddle. One you can carry under your arm ... . The first electric bass-viol is only four feet
tall, instead of six. It could be made a lot smaller, but Tutmarc didn’t want to be too
revolutionary right off the bat. Bass violinists are a conservative race, and have to be
accustomed gradually to the idea, he says » Peter Blecha, « Tutmarc, Paul (1896-1972), and his
Audiovox Electric Guitars », texte disponible sur
http://www.historylink.org/essays/output.cfm?file_id=7479, date d’accès le 2 octobre 2007.
39 Voir annexe.
40 Peter Bleecha, « Audiovox Electronic Bass : Discovered ! The World’s First Electric
Bass Guitar », Vintage Guitar Magazine, mars 1999..
27

1.3 Les travaux de Leo Fender

Comme nous venons de le voir, les luthiers américains voulaient trouver une
alternative à la contrebasse que l’on trouvait vieillissante. On lui reprochait sa taille
excessive qui rendait son transport compliqué, mais aussi son manque de
puissance, et la difficulté de son apprentissage. Tout cela est résumé dans une
citation de Jaco Pastorius
La contrebasse ça fait mal au cul, c’est juste trop de boulot pour un son trop
faible… Aussi fort que tu puisse être, tu ne seras jamais assez fort41.
Les différentes tentatives antérieures à celle de Leo Fender n’ont pas réussi à
convaincre les musiciens, car elles ne résolvaient pas tous les problèmes de la
contrebasse. Seul, l’Electric Bass Fiddle de Paul Tutmarc semblait réussir ce pari ;
pourtant elle ne s’est pas imposée, et pour comprendre cela nous devons voir
pourquoi Leo Fender a quant à lui réussi à imposer son invention. Celle-ci n’est pas
aussi révolutionnaire que certains commentateurs veulent le faire croire, elle est
née à un moment où les recherches dans ce domaine se multipliaient. Le génie de
Fender est d’avoir su être à l’écoute des désirs des musiciens pour construire
l’instrument qui leur conviendrait. Tony Bacon dépeint le contrebassiste de la fin
des années 1940.
Maintenant imaginez le contrebassiste aux États-Unis à la fin des années 1940.
Toute la section rythmique autour de lui devient plus forte : la batterie grandit dans le
but de projeter la pulsation, et les guitaristes commencent à s’habituer aux guitares
électriques apparues pendant la décennie précédente, mais notre bassiste ne jouit pas
de cette technologie, il est encombré par une contrebasse intransportable, et il a
toujours des problèmes pour se faire entendre dans ce bruit musical fait par ses
camarades du groupe.42

Leo Fender avait conscience de ces problèmes, et il sut en tirer profit pour son
instrument. Rien ne le prédestinait à devenir l’inventeur de la basse électrique. Il
est né en 1909 à Fullerton en Californie. Jeune, il a appris le saxophone, le piano et
le chant. Après avoir enchaîné quelques emplois pour subsister, il décide d’ouvrir
son magasin de réparation de radio. Il se diversifiera en 1946 en commençant à
vendre des guitares électriques et des amplificateurs en s’associant avec Don
Randall. Il s’intéressa donc de très près aux guitares électriques, et décida de
construire son premier modèle avec l’aide de son ami Georges Fullerton : la

41 « The upright bass is a pain in the ass, it’s too much work for too little sound… No
matter how loud you get you’re not loud enough. », Tony Bacon, 1995, p.4.
42 « Now picture the double-bass player, also in America at the end of the 1940s. All
around him the rhythm section is getting louder : the drum kit is growing in size in order to
project the music’s pulse, and guitarists have become accustomed to using the amplified electric
guitars that first appeared in the previous decade. But our bass player enjoys no such
technology : he’s saddled with unwieldy acoustic double-bass and is still havin trouble being
heard over the musical noise being generated by his fellow band members », Tony Bacon, 1995,
p.8.
28

Broadcaster dont nous avons déjà parlé précédemment. Il voyait passer dans sa
boutique des musiciens tous les jours, Fender était ouvert à leurs doléances. Il
améliora donc ses modèles en fonction des attentes des musiciens. Malgré son
immersion dans le milieu de la musique, il a su apporter un regard neuf sur la
guitare. Il n’était pas guitariste lui-même, donc il changea donc sans hésiter les
canons habituels. Par exemple, il décida de visser le manche de la guitare, ce qui
réduisit le coût de l’instrument, et le rendit plus abordable.
Comme Paul Tutmarc, Leo Fender avait pour but en construisant sa basse
d’aider les contrebassistes qu’il voulait libérer de « cette grosse niche », la
contrebasse, mais la nouveauté est qu’il ne s’adresse plus uniquement aux
contrebassistes, mais également aux guitaristes. Sa Precision Bass était conçue
pour satisfaire ces musiciens aux attentes très différentes. Nous avons déjà vu que
les musiciens reprochaient à la contrebasse son manque de puissance sonore, sa
taille qui ne facilitait pas le transport, ainsi que la difficulté de son jeu due à son
manche non fretté, mais les guitaristes voulant vivre de la musique avaient besoin
d’un instrument pour pouvoir enregistrer la ligne de basse, et ainsi doubler leurs
cachets. Il était difficile pour eux d’apprendre à bien jouer de la contrebasse pour
seulement quelques séances de studio. Leo Fender les a aussi écoutés, et a compris
qu’ils représentaient des futurs acheteurs potentiels bien plus nombreux que les
contrebassistes. Bien avant l’heure Fender était un génie du marketing, et les
années passées dans sa boutique ont constitué en quelque sorte une étude de
marché pendant laquelle il a su clairement définir les attentes des musiciens. Il ne
lui restait plus qu’à passer à ce que les spécialistes du marketing appellent la R&D :
la recherche et le développement.
Pour construire sa basse, Leo Fender s’est inspiré du « Bigger For Bass » que
Gibson a utilisé pour sa Mando-Bass. Il prit donc comme base sa guitare la
Telecaster qu’il avait récemment commercialisée. Il essaya plusieurs diapasons
pour sa basse : 30 pouces, 32 pouces, 36 pouces. Finalement, il opta pour un
diapason de 34 pouces, qui est aujourd’hui encore le standard pour les basses
électriques, car il est le meilleur compromis entre l'espacement des frettes, et
l’épaisseur des cordes. Il faut savoir que plus le diapason d’une basse est petit, plus
les cordes doivent être épaisses pour obtenir la hauteur désirée, et pusique plus une
corde est épaisse, moins elle est tendue, il faut avoir des cordes assez fines pour
avoir une tension permettant de produire un son correct. Là encore, Leo Fender
avait pensé aux musiciens en choisissant le diapason de son instrument. Il ajoute
également à sa basse des étouffoirs cachés sous les plaques de protection du micro,
et du chevalet. Ils ont disparu des modèles actuels, mais à l’époque ils étaient
indispensables, car les musiciens recherchaient un son se rapprochant du slap de la
contrebasse. Pour cela, il fallait à tout prix réduire le sustain naturel de
l’instrument. Le but premier de la basse de Fender était donc d’imiter la
contrebasse. Le luthier Rich Lasner a essayé une Precision Bass d’origine :
J’ai pris une Precision originale, avec des cordes filets plats qui ont été réalisées
pour mes besoins, et avec l’étouffoir dans la plaque de protection, […] je l'ai branché
sur un ampli Bassman de l’époque à moyenne puissance, et j'ai écouté comment ça
29

sonnait. C’est le son de contrebasse le plus fort que tu puisses entendre43.


Le corps de sa basse était en frêne, et le manche en érable. Ces bois n’étaient
pas choisis par hasard. Ce sont les mêmes que ceux de la Telecaster. L’érable est
tout à fait adapté à la construction d’un manche, car il est très rigide, et agréable au
toucher, de plus une touche en érable donne un son brillant et clair. Aujourd’hui
encore, les dos de manche sont fabriqués majoritairement en érable, par contre la
touche en érable est remplacée très régulièrement par une touche en palissandre qui
apporte sa sonorité chaude. Le choix du frêne pour le corps de la guitare semble
aussi être dicté par la volonté de brillance du son. De plus, ces deux bois sont très
présents sur le continent nord-américain, ce qui diminua aussi le coût de
production.
Lors d'une rencontre autour de la basse organisé par le V.I.P.44 (salle de concert
à Saint-Nazaire), nous avons pu rencontré Patrice Blanc45 luthier nantais qui
travailla longtemps dans les mêmes conditions que Leo Fender. Il produisait donc
des basses en petites séries (10 à 15 exemplaires par mois) en utilisant des
techniques similaires pour la construction de l'instrument à la différence notable
que Patrice Blanc s'occupait de toutes les étapes de fabrication, là où Fender
assignait une tache à chaque ouvrier. Il fût le premier à instaurer le travail à la
chaîne dans le monde de la lutherie. Chaque élément était fabriqué
individuellement et ensuite assemblé. Au delà de grandement faciliter la
construction, la présence d'un manche visé sur le corps de l'instrument permet de le
changer s'il se cassait. De plus, la fabrication de la guitare n'est plus alors réservée
à un luthier hautement qualifié (et donc aussi hautement rémunéré), mais elle est
confiée à plusieurs ouvriers réduisant ainsi les coûts de fabrication. Fender est le
premier à appliquer le taylorisme dans la facture instrumentale. Aujourd’hui
encore, les grandes marques utilisent cette méthode de travail, même si la
production se fait à une échelle beaucoup plus grande qu'au temps de Fender. Lors
d'une correspondance électronique avec Patrice Blanc, nous avons pu lui demander
ses motivations à travailler d'une telle manière. Il se focalisa plus sur le produit fini
que sur la démarche de fabrication, car son but était de construire une basse
« simple, versatile, ne demandant pas de compétences particulières de lutherie
pour être mis en oeuvre par une tierce personne46 ». L'instrument de musique ne
puise plus, à partir de ce moment, uniquement son sens dans son côté pratique,
mais également dans sa matérialité. Sa production industrielle et sa versatilité lui
permettent de se constituer comme un ensemble cohérent de signes à partir duquel
s'élabore le concept de consommation comme le montre Jean Baudrillard dans son
ouvrage « Le système des objets47 ». L'invention de Leo Fender, et le système de
43« I took an original P-Bass, with flatwound strings as it would have been delivered and
set up to the specs that they used, with the mute in the cover, […] I played it through an original
Bassman amp at medium volume and listened to what it was supposed to sound like. It’s the
loudest upright bass you ever heard », Jim Roberts, 2001, p. 34.
44 La basse à Saint Naz', Conférence organisée par le V.I.P., Saint Nazaire, Vendredi 30
mai 2008.
45 http://www.patrice-blanc.com/, date d'accès le 2 juin 2008.
46 Patrice Blanc, correspondance électronique avec l'auteur, mercredi 11 juin 2008.
47 Jean Baudrillard, Le système des objets, Gallimard, Paris, 1968.
30

production sur lequel elle s'appuie, s'intègrent donc pleinement dans la société de
consommation d'après-guerre. Le bassiste n'est plus uniquement un musicien à la
recherche d'un outil de travail, mais il devient un consommateur à la recherche d'un
objet grâce auquel il obtiendra une reconnaissance sociale, et cela les différentes
marques de guitares l'ont compris très rapidement en insistant sur le côté visuel de
leurs créations.
Pour que sa basse soit utilisée par les musiciens, il ne restait plus qu’à Leo
Fender de créer un ampli destiné à son instrument. Il mit donc au point le Bassman.
Il utilisa un haut-parleur de 15 pouces, et un ampli à tube de 26 watts. Tout cela
permettait de retranscrire les fréquences graves de manière fidèle et à une
puissance convenable pour être entendu parmi les autres musiciens. Tous les
éléments étaient donc réunis pour mettre sur le marché cet instrument nouveau.
Fender n’était peut être pas un visionnaire génial, mais il a su avec intelligence
flairer l’air du temps. Il a compris les besoins, les attentes des musiciens et a
construit son instrument pour satisfaire leurs désirs. Il a su construire l’instrument
qu’il fallait au moment adéquat. L’Electric Bass Fiddle de Paul Tutmarc avait les
même atouts que la basse de Fender, mais il était très certainement trop tôt pour
qu’un tel instrument trouve un public. En 1932, la guitare électrique en était
encore à ses balbutiements, et la batterie se formait, n’avait pas encore atteint sa
puissance maximum ; le besoin des contrebassistes d’avoir un instrument plus
puissant n’était pas aussi urgent qu’en 1951 lorsque Leo Fender mit en vente sa
Precision Bass.
Les travaux de Fender ne s'arrête évidemment pas à ce moment, il continua à
développer sa marque en sortant notamment en 1960 la Jazz Bass. Un modèle avec
lequel il voulait offrir aux musiciens une plus grande vélocité grâce à un nouveau
profil, et une nouvelle palette expressive grâce aux deux micros. Il continua à
diriger la marque jusqu'en 1965 date à laquelle il céda sa société à CBS pour des
raisons de santé. Il resta consultant jusqu'en 1971, mais un conflit sur le soin à
apporter aux finitions le força à créer une nouvelle marque MusicMan. Il lança
donc sa nouvelle basse la StingRay en 1976, celle est très inspirée par la Precision
originale, mais elle n'en demeure pas moins une basse moderne, qui marqua un
tournant dans l'histoire de l'instrument comme nous le verrons par la suite. Il fonda
encore en 1979 la société G&L avec son ami de toujours Georges Fullerton, et il
continua à développer des basses et des guitares jusqu'à sa mort le 21 mars 1991. Il
n'a d'ailleurs jamais cessé à expérimenter de nouveaux matériaux, de nouvelles
formes quitte à remettre en cause les canons qu'il avait établi quelques années plus
tôt.

1.4 Les premières réactions des musiciens.

Nous savons aujourd’hui que le pari de Leo Fender a réussi. Son invention est
devenue un instrument incontournable dans la musique populaire, et son nom reste
synonyme de qualité et de fiabilité chez beaucoup de musiciens, mais l’accueil, à
l’époque, fût-il aussi enthousiaste ? Comme nous l'avons déjà vu précédemment les
31

contrebassistes étaient à convaincre de l'utilité d'une telle invention. L'industrie


musicale s'était également montrée septique devant la basse. La Precision Bass
était très clairement adressée aux musiciens de country que Leo Fender avait
l'habitude de côtoyer à l'époque. Pourtant les jazzmen furent les premiers à
s'intéresser à la guitare basse.
Pour promouvoir sa nouvelle invention, Fender avait l'habitude de faire la
tournée des nightclubs et des salles de concert. Au début de l'année 1952, il se
rendit donc à New York dans ce cadre-là. Ce fut Lionel Hampton qui l'intégra en
premier dans son orchestre. Séduit par le son et la puissance de ce nouvel
instrument, il demanda à son contrebassiste de l'époque Roy Johnson d'en jouer.
Leonard Feather relata dans son article du 30 juillet 1952 sa première rencontre
avec la basse électrique pendant un concert de Lionel Hampton.
Tout à coup, nous avons remarqué qu'il y avait quelque chose d'anormal dans le
groupe. Il n'y avait pas de bassiste. Et pourtant, nous entendions une basse. Au second
coup d'oeil, nous avons aperçu qu'il y avait quelque chose d'encore plus bizarre. Il y
avait deux guitares, mais nous n'en entendions qu'une seule. À ce moment-là, tout
devint plus claire. Assis à côté du guitariste, il y avait quelqu'un qui tenait ce qui
ressemblait à première vue à une guitare, mais une inspection plus minutieuse révélait
qu'il tenait un corps profilé de façon étrange avec un long manche fretté, des
contrôleurs électriques, et un câble le reliant à un haut-parleur. « Bien sûr, mec », dit
Hamp[surnom de Lionel Hampton] fiévreusement quand on lui posa la question plus
tard, « c'est notre basse électrique. On l'a depuis des mois ! »48
Notons par ailleurs, que Lionel Hampton fût également le premier à utiliser
une contrebasse électrique sur un de ses enregistrements. Il s'agit des morceaux
Central Avenue Breakdown et Jack the Bellboy49. Ces deux titres n'ont pas fait
l'objet d'une réédition, malgré leur intérêt historique, ils sont donc actuellement
introuvables. En 1952, c'est Monk Montgomery (frère de Wes) qui reprend la place
de bassiste dans l'orchestre. Encore une fois Lionel Hampton lui impose la basse
électrique. Il fut d'abord hésitant. Représentant bien l'état d'esprit des
contrebassistes face à ce nouvel instrument, il affirma dans une entrevue avec Mike
Newman :
La basse électrique était considérée comme un instrument bâtard. Les
contrebassistes la méprisaient. C'était nouveau et une menace pour ce que nous
savions... Au début, j'ai paniqué car j'étais amoureux de ma contrebasse... mais je me
suis convaincu de le faire, et je l'ai bien fait.50

48 « Suddenly we observed that there was something wrong with the band. It didn't have a
bass player. And yet—we heard a bass. On a second glance we noticed something even odder.
There was two guitars—but we only heard one. And then the picture became clearer. Sitting next
to the guitarist was someone who was holding what looked like a guitar at first glance, but on
closer inspection revealed a long, fretted neck and a peculiarly shaped body, with electric
controls and a wire running to a speaker 'Sure man,' said Hamp excitedly when we asked him
later, 'that's our electric bass. We'we had it for months!'»,Tony Bacon, 1995, p.16.
49 Ces deux titres ont fait l'objet d'un enregistrement publié chez Victor en 1940.
50 « The electric bass was considered a bastard instrument. Conventional bass players
despised it. It was new and a threat to what they knew... At first I freaked out, because I was in
lover with my upright bass... [but] I made up my mind to do it and did it well. », Jim Roberts,
32

Monk Montgomery fit connaître mondialement la basse de Fender. En 1953, il


fit entendre le son de cet instrument à l'Europe entière. Le magazine Melody Maker
a largement fait écho de ces événements, notamment du concert parisien d'octobre
1953, où Ralph Berton dit : « Il produisait des sons vraiment très inspirés sur une
basse électrique amplifiée qui ressemblait à une grande guitare 51 » L'accueil du
public fut très enthousiaste à l'époque. Il ne tarda pas à voir apparaître des
musiciens européens s'intéresser à l'instrument.
Dans son numéro du mois de mars 195452, Jazz Hot présente Ladislas
Czabanyik qui serait, selon l'auteur, l'inventeur de la basse électrique. Cet article
met en évidence la confusion qu'il existait à l'époque. Les amateurs avaient parfois
un peu de mal à se retrouver devant toutes ces nouveautés. Nous avons pu contacter
des personnes l'ayant côtoyé pendant son passage dans l'orchestre de Jacques
Hélian. Lors d'un entretien téléphonique53, André Paquinet nous a confirmé que
Ladislas Czabanyik avait construit sa basse électrique en s'inspirant des modèles
américains. Il utilisa sa basse dans l'orchestre de Jacques Hélian, mais également
pendant des enregistrements pour des chanteurs et chanteuses de l'époque pour la
firme Pathé Marconi au milieu des années 1950. Par contre, André Paquinet n'a pas
le souvenir que Czabanyik ait fait commerce de son modèle de basse. Il a peut être
aidé des personnes en leur donnant des conseils et des informations, mais sa
carrière de musicien ne lui aurait pas laissé le temps d'être aussi luthier. Ceci nous a
été confirmé par Georges Blanc dans une lettre qu'il nous a adressé le 20 avril54.
L'article met en avant les mêmes atouts que les publicités de l'époque. Il met en
avant la fidélité du son, la facilité de jeu, mais également l'avantage de
l'électronique en studio d'enregistrement. Néanmoins, il affirme également que le
diapason de l'instrument est similaire à celui de la contrebasse, ce qui est fort peu
probable au vue de la photo.
Une autre information est intéressante, le journaliste avance que la basse est
jouable soit horizontalement, soit verticalement à l'aide d'une pique. Ceci nous
permet donc de penser que Czabanyik ne s'est pas uniquement inspiré du travail de
Fender, puisque la marque n'a jamais commercialisé de basse avec une pique. Par
contre, à l'époque l'EB-1 de Gibson était vendu avec une pique, mais l'esthétique de
cette basse ne ressemble en aucun cas à celle que nous trouvons sur la photo. Pour
finir, il est aussi dit que l'instrument peux être joué à l'archet, il est pour nous
difficile d'imaginer la basse de Czabanyik surtout que Georges Blanc nous explique
qu'il a en 1952 d'abord amplifier sa contrebasse, et que celle-ci disposait d'un
bouton de volume. La plus grande confusion règne donc autour de cet instrument, il
semblerait qu'il s'agisse d'une hybridation entre une contrebasse et une basse
électrique. De plus, nous pensons qu'il a d'abord amplifié sa contrebasse avant de
réaliser une basse électrique. Ce bassiste bricoleur a du s'appuyer sur le peu

2001, p37.
51 « He produced some really inspiring sounds on an electrically amplified bass which
resembled a large guitare », Tony Bacon, 1995, p.17
52 Franck Ténot, « Une révolution : la basse électrique », Jazz Hot, 86, mars 1954.
53 André Paquinet, entretien téléphonique avec l'auteur, 17 avril 2008 à 19 h 20.
54 Georges Blanc, correspondance avec l'auteur,lettre manuscrite, 20 avril 2008.
33

d'informations dont il disposait à l'époque, son instrument est donc proche de celui
conçu par Leo Fender, mais il y a ajouté des éléments personnels venant de son
passé de contrebassiste. L'exemple de Czabanyik n'est pas unique dans l'histoire de
la musique, puisque beaucoup de musiciens construisirent leurs instruments,
notamment James Thompson qui, déjà en 1942, fixa un manche de contrebasse sur
une guitare électrique.
Revenons à Monk Montgomery, son rôle dans le développement rapide en
Europe des ventes de Fender n'est pas négligeable, d'ailleurs Don Randall, qui fut
responsable commercial de la marque pendant les années 1950-1960, expliqua cela
Monk était le type qui nous a fait décollé avec notre basse électrique [...]
L'orchestre d'Hampton a fait une tournée en Europe, et nous avions des retours
élogieux de la part de Monk, il m'écrivait et me disait que tout se passait bien. En
effet, il avait toute l'attention que Hampton aurait du avoir, car tout le monde était
absorbé par le gars qui jouait de la basse électrique. Nous avions des coupures de
presse de toute l'Europe de l'ouest.55
Monk Montgomery fut également le premier artiste à participer à une
campagne publicitaire pour la nouvelle basse. Nous voyons donc que Leo Fender
n'a pas touché le public qu'il visait. Très peu de musiciens de country s'intéressèrent
à la basse électrique. Joel Price, qui accompagnait Little Jimmy Dickens, est la
seule exception notable.
C'est donc bien à travers le jazz que la basse électrique s'est imposée au départ.
Cela peut paraître surprenant, voir paradoxale, car elle restera très longtemps un
instrument méprisé des puristes, qui lui préféraient la contrebasse. Il faudra
attendre l'apparition du jazz-fusion et l'explosion de bassistes comme Jaco
Pastorius et Stanley Clarke pour que cet instrument soit enfin reconnu dans ce style
musical. Bien avant cela, ce sont des bassistes de jazz tels Monk Montgomery ou
Shifte Henri qui furent les premiers à vanter les mérites de Fender à travers les
affiches publicitaires de l'époque.
Pour répondre à la question posée au début, l'arrivée de la basse électrique n'a
pas fait l'unanimité dans le monde de la musique. Destinée à des musiciens de
country, elle fut popularisée par des musiciens de jazz, ces derniers ressentaient
certainement plus la nécessité d'amplifier la basse en raison du volume sonore de
plus en plus important des big bands de l'époque. D'ailleurs, lorsque Maggie
Hawthorn demanda à Monk Montgomery pourquoi Lionel Hampton était aussi fou
de l'invention de Fender, voici sa réponse :
Il pouvait entendre la basse, vraiment entendre la basse. Quand il y a une
contrebasse dans l'orchestre, on ne l'entend pas vraiment, on la ressent. L'instrument
était noyé dans la musique, il n'était pas dominant. Hamp avait l'habitude de venir vers
mon ampli et de monter le volume [...] Vous savez comment Hamp se pavanait ou
défilait devant l'orchestre. Ce son était joyeux, et [Lionel Hampton] transpirait, et la
55« Monk was the guy who really got us off the ground with our electric bass[...] The
Hampton band made a European tour and we got some glowing reports back from Monk, he
would write me and say boy, it's going down well. In fact he was getting all the notoriety that
Hampton should have got, because everybody was overhelmed by this guy playing an electric
bass. We got newspaper clippings from all over Western Europe », Tony Bacon, 1995, p.17
34

musique rentrait en lui... et il tapait des mains au dessus de mon ampli et il montait le
volume, car il voulait encore plus de basse, je suppose. Il aimait ce son.56
Cette description de Montgomery nous fait bien entendu penser à une
expérience de transe. D'ailleurs, certains bassistes actuels, comme Robbie
Shakespeare, travaillent sur le côté hypnotique de la ligne de basse, en développant
ce que l'on nomme dans le reggae les riddims.
Certains musiciens comprirent donc très vite l'utilité d'un tel instrument. Nous
devons également souligner que les différents témoignages de l'époque mettent en
avant la qualité et la puissance du son, ainsi que la facilité de jeu, mais ils ne font
jamais allusion à la transportabilté accrue de la basse, pourtant ce soucis était le
point de départ des recherches de Tutmarc, mais aussi un point central des travaux
de Fender. Il existe donc un décalage entre la manière dont les musiciens
perçoivent la guitare basse, et la manière dont l'inventeur imaginait la réaction des
utilisateurs. Les bassistes se sont immédiatement emparés de l'instrument, et en ont
fait usage de la façon dont ils voulaient.
L'invention de Fender n'a pas fait l'unanimité dès le départ. Beaucoup de voix
se sont élevées prédisant la mort programmée de ce nouvel arrivant dans le monde
des instruments de musique. Ils s'agissaient principalement de personnes venant de
l'industrie de la musique et qui voyaient dans cette innovation une dangereuse
concurrence pour leurs propres modèles de contrebasse, qu'ils soient électrifiés ou
non. La première marque, a intégré une basse électrique dans son catalogue après
Fender, fut Kay en 1952. Cette entreprise new-yorkaise était spécialisée dans la
fabrication d'instruments à bas prix. Donald Duck Dunn, qui a marqué l'histoire de
la basse par ses collaborations avec la Stax Records, Neil Young, ou Eric Clapton, a
commencé sa carrière sur une K-162 (nom du modèle de la guitare basse de la
marque). Évidemment devant la demande grandissante, les autres marques furent
obligés à leur tour de fabriquer des basses électriques, c'est le cas de Gibson qui
sortit son EB-1 (Electric Bass 1) en 1953, puis ce sera le tour de Höfner, ou de
Rickenbacker, ajoutant respectivement à leurs catalogues en 1955 et en 1957 leurs
premiers modèles de guitares basses.
Les fabricants ne se contentèrent pas d'imiter la Precision Bass, ils tentèrent
chacun d'apporter une innovation à celle-ci. Gibson par exemple, décida d'utiliser
un diapason de 30 pouces (standard aujourd’hui des shorts scales), mais aussi de
permettre au bassiste de jouer verticalement en fixant une pique à la basse, et ainsi
se rapprocher du jeu d'une contrebasse, mais les musiciens n'ont pas été convaincu.
Nous trouvons néanmoins encore des modèles actuels utilisant des piques,
notamment la Takamine B10 et aussi la série Crossover de Zeta qui se veut être un
pont entre la contrebasse et la guitare basse. Danelectro a également sorti une
guitare basse en 1956, celle-ci avait la particularité d'être une guitare accordée une

56« He could hear the bass, really hear the bass. When there's an upright bass in the band,
you don't really hear it as much as you feel it... the instrument blends into the music, it isn't
dominant. Hamp used to come back to my amp and turn it up [ ] You know how Hamp would
sort of prance or parade in front of the band. That happy sound, and he'd be sweating and the
music getting to him... and he'd clap his way over the amp and turn it up because he wanted
more bass, I guess. He liked that sound », Tony Bacon, 1995, p.17.
35

octave plus basse. Cette six-cordes a obtenu à l'époque un succès d'estime, de


nombreux bassistes de studio eurent recours à cette basse, et notamment Carol
Kaye. La première basse quatre cordes standard de Danelectro fut mise sur le
marché en 1958. Dès la fin des années 1950, tous les grandes marques américaines
avaient dans leurs catalogues une basse électrique. En Europe, ce fut le fabricant
Burns, basé à Londres, qui commença en 1960 la production de basses. En moins
de dix ans, Leo Fender a réussi son pari ; en étant copié par ses principaux
concurrents, il a assuré la pérennité de son invention. Les stars montantes de
l'époque, Jerry Lee Lewis ou Elvis Presley, contribuèrent au succès de l'instrument
en l'intégrant dans leur chansons de l'époque, que ce soit Great Balls of Fire pour
l'un ou Jailhouse Rock pour l'autre. Grâce à ces pionniers, la basse électrique devint
indissociable du rock'n'roll et de tous les genres musicaux qu'il a engendré.
D'ailleurs dès 1975, Henry Skoff Torgue met cela en avant dans son « Que sais-
je ? » dédié à la pop-music.
Au départ, la base instrumentale de la musique pop se compose de trois guitares
(solo, accompagnement, basse) et d'une batterie, formation type des groupes de rock.57
L'histoire de la basse électrique ne s'arrête évidemment pas là, les bassistes et
les producteurs se sont attribués le devenir de l'instrument en étant les instigateurs
des évolutions de l'instrument.

1.5 La basse après Leo

À partir des années 1960, la guitare basse s'est imposée dans les studios et sur
scène. Elle est devenue incontournable, chaque fabricant essaie d'apporter sa pierre
à l'édifice. Comme nous l'avons souligné précédemment, nous voyons apparaître
rapidement des basses short scale, mais aussi des basses avec des piques pour le
jeu à la verticale. Beaucoup de ces premières expérimentations ont disparu et ne
sont plus utilisées de nos jours. Seul, le diapason de 30 pouces utilisé par Gibson,
entre autres, a réussi à perdurer. À chaque fois qu'une nouveauté s'est imposée dans
la lutherie de la basse, ce sont les bassistes qui en étaient à l'origine. Le travail
commun entre les luthiers et les musiciens est donc à la base de l'évolution de
l'instrument, et ceci est encore vrai actuellement.
Le premier exemple de cette riche collaboration est la fabrication des cordes à
filet rond58. Leo Fender fit fabriquer les cordes de sa première Precision par la
société V.C Squier (qui sera rachetée plus tard par Fender). Il utilisa comme modèle
les cordes d'une contrebasse. Ces premières cordes avaient donc un filet plat. Elles
correspondaient parfaitement à l'esthétique de l'époque qui consistait à essayer de
se rapprocher le plus possible du son de la contrebasse. Néanmoins, l'apparition du
rock en Angleterre allait bouleverser tout cela. La musique devenait plus sauvage,
plus puissante. Il fallait que les bassistes aient un son plus tranchant leur permettant
de marquer le rythme de manière plus forte. John Entwisle, bassiste des Who,

57Henri Skoff Torgue, La pop-music, Presses universitaires de France, Paris,1975, p.38


58 Cf. glossaire
36

commanda donc en 1966 à la société Rotosound des cordes pour basse reprenant
les caractéristiques des cordes pour guitares électriques. Aujourd'hui, toutes les
basses vendues dans le commerce sont équipées à l'origine avec des cordes à filet
rond, ce qui montre bien la place qu'occupe désomrais cette innovation.
À la même période, Bill Wyman, bassiste des Rolling Stones, défretta une
basse japonaise sans valeur. Il l'utilisa pour enregistrer Paint It Black en 1966. La
même année, Ampeg décida de construire la première basse fretless de l'histoire,
l'UB-1 (Unfretted Bass 1). Elle ne rencontra pas le succès escompté, mais
l'explosion du phénomène Jaco Pastorius en 1974 changea la donne. Il est
important de rappeler que sa Jazz Bass était frettée à l'origine, et qu'il fut obligé
d'ôter les frettes lui-même. Nous y reviendrons plus en détail par la suite, mais il
est intéressant de noter que la première basse fretless de série produite par Fender a
été commercialisée en 1970. Ne vendant que la Precision en version fretless, cela
obligeait les musiciens désirant imiter Pastorius à modifier leur Jazz Bass.
Aujourd'hui, toutes les marques ont dans leur catalogue un ou plusieurs modèles de
basses fretless, grâce notamment à l'impact de Jaco Pastorius, mais aussi de ses
successeurs comme par exemple Tony Levin, Sting, Victor Wooten ou Les
Claypool. Malgré sa sonorité feutrée, la basse fretless a su s'imposer dans tous les
styles musicaux, et même le metal grâce au bassiste Tony Franklin.
Pendant la décennie 1970, la basse a énormément évolué que ce soit dans le
choix des bois, dans la qualité des finitions, mais aussi dans le développement des
micros. Une marque américaine illustre parfaitement cette période, il s'agit
d'Alembic. Alors que les grandes marques comme Fender ou Gibson continuaient à
améliorer leurs modèles déjà existants, trois amis Rick Turner, Ron Wickersham et
Bob Matthews montèrent leur boutique de réparation et de vente d'instruments de
musique à Novato en Californie. Ils y rencontrèrent le groupe Grateful Dead avec
lequel ils commencèrent une collaboration fructueuse. Ils cherchèrent à améliorer
la qualité du son en s'occupant de chacun des maillons de la chaîne : les
instruments, les micros, les systèmes d'amplification et d'enregistrement. Par
manque de moyens, ils commencèrent à « customiser » des basses du commerce,
notamment de Phil Lesh de Grateful Dead, mais aussi pour Jack Casady qui
officiait à l'époque dans le groupe Jefferson Airplane. D'ailleurs, c'est pour ce
dernier qu'ils construisirent leur première basse en 1971. Malgré quelques soucis
financiers, Alembic continua à séduire des musiciens de plus en plus nombreux
notamment Stanley Clarke. Les deux apports essentiels de la marque à la guitare
basse sont l'utilisation de bois exotiques, et l'ajout d'une électronique active. À
première vue, cela peut paraître anecdotique, mais à l'époque on n'utilisait que le
frêne ou l'érable. Le choix d'essences comme le zébrano (zebrawood), le cocobolo,
le padouk, ou le noyer de Californie fut très remarqué parmi les musiciens de
l'époque. Nous découvrons aujourd'hui l'importance des propriétés mécaniques des
bois sur les caractéristiques musicales des instruments grâce notamment aux
travaux de l'équipe lutherie, acoustique et musique (LAM) de l'institut Jean-le-
Rond-d'Alembert à Paris. Les premiers résultats de ces travaux sont présentés dans
l'article de Cécile Michaut « L'essence de la musicalité 59». Une corrélation très

59 Cécile Michaut, « L'essence de la musicalité », La Recherche, 419, mai 2008, p.54-57.


37

claire a été établie entre la raideur, la densité, et l'amortissement du bois d'une part
et la puissance et la « clarté » du timbre d'autre part. Les instruments construits à
l'époque par Alembic se différenciaient donc d'un point de vue esthétique, les bois
n'ayant pas les même aspects visuels, mais aussi d'un point de vue sonore, puisque
le matériau utilisé n'avait pas les mêmes qualités physiques.
Bien entendu, la lutherie n'est pas le seul élément qui détermine le son d'une
basse électrique. Le ou les micros jouent également un rôle essentiel ; dans ce
domaine aussi Alembic a fait progresser la basse. Les ingénieurs de la marque
furent les premiers à installer systématiquement une électronique active sur leurs
instruments. Cela consistait à intégrer un pré-amplificateur dans le corps de
l'instrument, celui-ci alimenté par une pile de 9 volts. Ce dispositif a pour but de
réduire l'impédance d'entrée des micros tout en augmentant le niveau de sortie. Il
en résulte un gain dans les fréquences extrêmes, mais aussi une plus grande clarté
et une meilleure définition du son. Leo Fender a ajouté également une électronique
active sur sa fameuse Stingray, premier modèle développé par sa seconde
compagnie MusicMan, et qui fut la première basse industrielle à en être équipée. Il
est important de rappeler que la production d'Alembic reste artisanale, ce qui fait
rentrer la basse dans une nouvelle ère que les anglophones nomment les « high
end basses », c'est à dire les basses nobles, de qualité supérieure. La différence de
prix à l'époque montrait bien que nous entrions dans une toute autre gamme de
finition. En 1975, une basse produite par Alembic coûtait 1250 dollars alors que la
Fender la plus chère de la marque était vendue à 430 dollars60.
Il semble qu'à partir des années 1970, les luthiers s'éloignent de l'esprit
originel de la basse électrique. Tout d'abord en enlevant les frettes, les musiciens
reviennent à l'esprit de la contrebasse et à la nécessité d'un long apprentissage avant
de connaître son manche. De même, Leo Fender avait pensé et conçu son
instrument pour qu'il soit le plus facile à produire, et donc accessible au plus grand
nombre, or la démarche d'Alembic mais aussi de luthiers comme Ken Tobias ou
Carl Thompson est de construire des basses de plus en plus luxueuses. Ce
phénomène est très intéressant, même s'il est compliqué d'en connaître les origines.
Il y a peut être de la part des bassistes une volonté de reconnaissance, la guitare
basse ayant été longtemps méprisée par les contrebassistes et les musiciens
instruits. C'est donc peut être pour se défaire de l'image d'instrument populaire que
les luthiers commencèrent à fabriquer des basses de plus en plus sophistiquées,
répondant ainsi à l'attente des bassistes. Durant les deux premières décennies
d'existence de la basse électrique, il semble y avoir un complexe très fort chez les
bassistes vis à vis de leurs collègues contrebassistes, comme par exemple chez
Monk Montgomery61. Néanmoins de nos jours, tout ceci semble avoir disparu
comme Cyril Denis le met en avant dans son entrevue62. Nous pouvons penser que
cela est du à l'importance de la musique populaire de nos jours, et par conséquent
du rôle central de la basse électrique.
Revenons à Alembic, le projet séduisit beaucoup plus les bassistes que les

60 Tony Bacon, 1995, p. 42


61 Cf. note de bas de page 50
62 Cf. Entrevue en annexes
38

guitaristes comme le souligne Rick Turner créateur de la marque :


Nous fabriquions dix-neuf basses pour une guitare, car l'approche Hi-Fi apporta
beaucoup aux bassistes. Les guitaristes n'avaient pas vraiment besoin de ce truc super
sophistiqué, mais nous avons profondément marqué le marché de la basse. Nous avons
vraiment percé quand Stanley Clarke a commencé sur une Alembic, ça nous a fait
connaître.63

Il est intéressant de noter qu'à partir de ce moment-là, les bassistes sont


considérés comme des musiciens ayant des besoins spécifiques. Il n'est plus
question de transposer ce qui fonctionna pour la guitare afin de les satisfaire.
Pendant les années 1970, la tendance est claire, les bassistes sont à la recherche
d'une reconnaissance et les industriels de la musique sont de plus en plus à leur
écoute. Avec l'apparition des premiers virtuoses de la basse, il fallait que le matériel
évolue aussi, et qu'il permette aux musiciens de s'exprimer pleinement. Rick Turner
allait dans ce sens en affirmant : « Toutes nos expérimentations ont pour but de
donner aux musiciens un maximum de contrôle 64».
À la même période les bassistes avaient aussi la volonté d'agrandir la tessiture
de l'instrument. Le meilleur exemple est Anthony Jackson. Il commença sa carrière
de musicien de studio en 1970 à l'âge de dix-huit ans en enregistrant notamment
pour Paul Simon. Dès cette époque il commença à réfléchir à une basse possédant
plus de cordes. Il expliqua sa motivation de la sorte :
Quand l'idée vous est-elle venue ?

Comme débutant, j'avais mon propre accord en quartes, mais souvent je


descendais toutes les cordes d'un demi-ton ou d'un ton pour avoir certaines notes dans
l'octave la plus basse possible. Un exemple typique est une chanson en Mi bémol :
parfois, surtout jouant avec des groupes, j'étais prêt à prendre des risques en passant
d'une octave à l'autre, ce que je n'osais pas essayer en travaillant sur des disques. En
progressant, j'ai commencé à m'habituer à l'accord standard, mais je me sentais
continuellement forcé quand je m'entraînais sur un disque dans lequel la partie de
basse descendait sous le Mi grave. [ ] Pour une raison ou une autre j'ai décidé que
j'en avais assez de cette situation, et que ce malheureux problème devait être résolu.
L'idée qui trottait dans ma tête prit soudain de l'ampleur. L'idée était un instrument
spécial avec une corde grave supplémentaire. C'était probablement en 1970. A
l'époque, je n'avais pas la moindre idée de comment réaliser cela. J'y ai donc réfléchi
plusieurs mois, passant même par la possibilité de faire une basse à quatre cordes avec
un Si grave en ôtant la corde de Sol. Cela aurait produit une quatre cordes accordée
une quarte en dessous. Cela signifiait que l'on perdait le registre supérieur. Parfois
pendant cette période, l'idée de rajouter une corde grave supplémentaire ainsi qu'une
corde aiguë commença à me paraître logique. Je commençais à voyager beaucoup. En

63 « We were building probably nineteen basses to every guitar, because the hi-fi approach
really worked for bass players. Guitar players didn't necessarily want that ultra hi-fi thing, but
we really hit the bass market strong. The big breakthrough was when Stanley Clarke started
playing an Alembic. That really put us on the map. », interview de Rick Turner, disponible sur
http://www.renaissanceguitars.com/interview.html, date d'accès le 2 juin 2008.
64 « All our experimentation is aimed at giving musician as much control as possible »,
Tony Bacon, 1995, p. 39
39

1972, la guitare basse 6 cordes à registre étendu est devenue une évidence. [ ] Le plus
important était de trouver les personnes qui construisaient des guitares électriques à la
demande. Je n'avais aucune idée de qui aurait l'envie de construire un instrument
bizarre et inhabituel, mais je savais que cela ne coûtait rien de demander. Les autres
points à éclaircir étaient de trouver des cordes, déterminer les besoins spécifiques en
termes d'amplification et de reproduction. Évidemment, avec l'accumulation des
dépenses, il fallait que j'aie les reins assez solides pour dépenser cet argent dans un
instrument qui pouvait être un échec. En 1974, j'étais prêt à chercher un luthier, et à
commencer l'odyssée sans fin avec la « big 6 ».65

L'approche d'Anthony Jackson est vraiment atypique. Il avait pour projet de


construire ce qu'il appelle maintenant une « guitare contrebasse ». L'instrument
qu'il a élaboré avec la complicité de Carl Thompson reste unique dans l'histoire de
la basse, même s'il préfigure l'apparition des basses à registre étendu, que l'on
appelle ERB en anglais (Extended Range Bass). Nous y reviendrons par la suite,
mais quoi qu'il en soit, le constat que fait Anthony Jackson est le même que pour
beaucoup d'autres bassistes à l'époque. Il est souvent nécessaire de descendre sous
la note de Mi, notamment lorsque l'on joue dans des tonalités avec des bémols,
comme c'est souvent le cas quand on accompagne des cuivres. Désaccorder
l'instrument d'un demi-ton ou d'un ton vers le bas n'était qu'une solution de
dépannage, puisque le fait de détendre les cordes altère inévitablement la qualité du
son. Jackson avait pour ambition de construire un instrument qui soit une guitare
dans le registre grave, en reprenant l'idée d'Adolphe Sax de construire une famille
d'instruments similaires dans des resgistres différents. En 1975, Carl Thompson lui

65« When did the idea occur to you ? » « As a beginner, I observed proper tuning sequence
(4ths), but often brought the entire sequence down a half- or whole-step in order to put certain
important bass notes in the lowest possible octave? A typical example would be a song in E♭:
Sometimes, especially when playing with bands, I found myself willing to take chances with
switching octaves that I might feel too intimidated to attempt when practicing to records. As I
progressed, I began consistently observing normal tuning discipline, but I continued feeling
constrained when practising to a particular record whose bass part would drop below low E. [ ]
For one reason or another, I decided I'd had enough of this very unfortunate need to
compromise, and an idea that had been hovering just outside of awareness popped forward. That
idea was a special instrument with an extra string on the bottom. This was probably 1970. At the
time, I did not possess the slightest idea about how to carry this idea further, so I bandied it
about for several months, passing up a possible variation in which a low B would be the fourth
string while the high G would be eliminated, thus producing a 4-string tuned down a 4th. This
meant, however, that I would lose my upper range. Sometimes during this period, the idea of
simply putting an extra string on the bottom along with an extra string on the top began to sound
logical. By the time I began traveling extensively, in 1972, the 6-string extended-range bass
guitar had become, for me, an inevitability. [ ] The most important was the discovery that there
were people in the business of building electric guitars to order. I had no idea whether or not
they would be amenable to building odd or unsual instruments, but I knew it would do no harm
to ask. Other points to be cleared up included finding strings, determinng specialized means of
amplification and reproduction and, of course, the accumulation of lots of money, along with a
backbone stiff enough to be willing to expend this money on an instrument that just might wind
up a failure. By 1974, I was ready to search a builder and begin the unendeing odyssey with the
« big 6 », Chris Jisi, Brave New Bass Interviews and Lessons with the innovators, trendsetters,
and visionaries, Backbeat Books, San Francisco, 2004, p. 19-20.
40

fabriqua donc son premier modèle de guitare contrebasse. Elle ne ressemble en rien
à la guitare basse fabriquée par Danelectro dans les années 1960. La basse
d'Anthony Jackson est accordée ainsi : Si Mi La Ré Sol Do (du plus grave au plus
aigu). Plusieurs modèles furent nécessaire pour arriver à une basse cohérente et
répondant aux attentes du musicien, et c'est seulement en 1989 qu'il trouva la
satisfaction avec un modèle construit par Fodera. Celui-ci possède un diapason de
36 pouces pour faciliter la vibration de la corde de Si.

Fig 1.6 ANTHONY JACKSON PRESENTATION CONTRABASS GUITAR DE FODERA


Photo publiée avec l'accord de la société Fodera

Nous pouvons noter que malgré la complexité de la lutherie, l'électronique


reste ici très simple avec un seul micro et un seul potentiomètre de volume. Le parti
pris de Jackson est radical et peut paraître dérangeant pour certains. D'ailleurs, le
bassiste subit beaucoup de critiques.
Certaines voix se sont élevées critiquant la guitare basse à 6 cordes. Certains
musiciens l'ont considérée comme un coup marketing, alors que d'autres pensaient qu'ils
devaient d'abord maîtriser le standard (4 cordes) avant de penser jouer sur une 6 cordes.

Pourquoi 4 est-il le standard et pas 6 ? Je pense qu'étant l'instrument le plus grave de la


famille des guitares, l'instrument aurait dû avoir six cordes depuis le début. L'unique raison
pour laquelle il en a quatre, est que Leo Fender pensait à la contrebasse en terme de
demandes, tout en construisant un instrument ayant la forme d'une guitare, car c'était sa
formation. La conception logique d'une guitare basse inclut six cordes.66

La guitare contrebasse se démarque donc de la guitare basse conçue par


Fender. Précisons néanmoins que Leo Fender avait pensé son instrument pour
satisfaire à la fois les contrebassistes et les guitaristes comme nous l'avons vu
précédemment. L'exemple d'Anthony Jackson est vraiment représentatif de nombre
de bassistes qui ont développé avec l'aide de luthiers l'instrument qu'ils désiraient.
Même si la guitare contrebasse n'est pas devenue un « standard », elle a ouvert la

66« There has been some criticism leveled at the 6-string bass guitar. Some players call it a
marketing gimmick, while others feel they should master the « standard » 4-strings before
concerning themselves with a 6-strings » « My feeling is : Why is 4 the standard and not 6 ? As
the lowest-pitched member of the guitar family, the instrument should have had 6 strings from
the beginning. The only reason it had four was because Leo Fender was thinking in application
terms of an upright bass, but he built it along guitar lines because that was his training. The
logical conception for the bass guitar encompasses six strings », Chris Jisi, 2004, p. 19.
41

porte aux basses à registre étendu67 qui se sont fortement développées à partir du
début des années 1990.
Jimmy Johnson, autre musicien de studio américain travaillant pour sa part à
Minneapolis, a choisi une voie différente, mais qui est celle adoptée par le plus
grand nombre de bassistes aujourd'hui. En 1975, il se fit construire par Alembic
une basse à 5 cordes. Cette basse fut la première basse à 5 cordes avec un Si grave
de l'histoire. Fender avait sorti en 1965 la Fender Bass V, qui était une basse à 5
cordes équipée d'une corde de Do aigu, et cela dans le but de réduire le nombre de
frettes, et donc la longueur du manche. Cet instrument n'a pas connu le succès
attendu malgré le fait qu'il ait été utilisé par des bassistes de studio renommés
comme James Jamerson. Aujourd'hui, la Fender Bass V est un objet de collection
très prisé au vu du petit nombre d'instruments produits à l'époque. La basse
Alembic à 5 cordes connut un peu le même sort. Les bassistes professionnels furent
convaincus de l'utilité de la chose, mais le grand public eut du mal à se faire à l'idée
d'une cinquième corde. Yamahe ne lança qu'en 1984 le premier modèle de basse à 5
cordes destiné au grand public. Avant cela, il fallait se tourner vers des luthiers ou
vers des marques très spécialisées et donc très chères. Aujourd'hui, la basse 5
cordes s'est imposée comme le second modèle le plus courant. Néanmoins, elle
reste encore souvent réservée aux musiciens confirmés, comme le montre
Dominique Lambert dans son article « La 5 cordes 68». Il montre très clairement
que plus nous montons dans la gamme des prix, plus le pourcentage de basses à 5
cordes vendues est élevé. Certains bassistes sont devenus indissociables de cet
instrument, c'est le cas notamment de Nathan East bassiste attitré d'Eric Clapton,
Mike Porcaro bassiste du groupe Toto ou encore Robert Trujillo bassiste actuel de
Metallica. D'autres bassistes comme Frédéric Monino jouent également sur des
basses à 5 cordes, mais auxquelles ils ont ajouté une corde de Do aigu.
Les courants musicaux des années 1970 ont su mettre la basse à l'honneur, que
ce soit le funk, le disco ou le jazz fusion. À partir des années 1980, les ordinateurs
et les synthétiseurs étaient mis en avant dans des styles musicaux comme la new
wave ou la house music. Les luthiers ont suivi cette évolution. Déjà à la fin des
années 1970, Alembic et Modulus commencèrent à travailler sur des matériaux
nouveaux, notamment le carbone et le graphite, mais c'est Steinberger qui frappa
un grand coup en concevant une basse au design novateur. Tout comme Leo
Fender, Ned Steinberger n'était absolument pas destiné à la conception
d'instruments de musique. Il n'était pas musicien, mais seulement un designer ayant
travaillé essentiellement sur des fournitures de bureau. Il rencontra à la fin des
années 1970, le luthier américain Stuart Spector, et s'intéressa aux travaux de ce
dernier, même s'il avoua lui même qu'à l'époque ilconnaissait à peine la différence
entre une guitare et une basse 69. Il commença néanmoins à collaborer à la
conception d'une basse. Le maître mot pour Steinberger était l'ergonomie. Il pensa
67 Dans certains articles de presse spécialisée, nous retrouvons aussi le terme de basse à
tessiture étendue.
68 Dominique Lambert, « La 5 cordes », Bassiste Magazine, B.G.O, 12, juillet/août 2007,
p.42
69« At the time I barely knew the difference between a bass and a guitar »Tony Bacon,
1995, p. 43
42

donc un instrument avec un design radicalement neuf. Il eut recours pour la


fabrication le carbone et le graphite. Avant lui, ces matériaux ne servaient qu'au
manche. Steinberger décida de les utiliser pour construire entièrement sa basse.
Cela lui permit d'automatiser le système d'assemblage. Étant donné que le carbone
et le graphite sont moulés artificiellement, ils sont très denses et ne possèdent
aucun aspérité, ce qui rend le son très linéaire. À l'écoute, le son paraît donc très
froid, et sans vie. D'ailleurs, le Laboratoire Acoustique et Musique 70 a également
mis en avant qu'un son linéaire avait tendance à ennuyer les musiciens. Le
problème de la fibre de carbone et du graphite étaient que ce ne sont pas des
matériaux vivants (viscoélastiques) ; ils ne réagissent donc pas aux sollicitations
mécaniques provoquées par la mise en mouvement des cordes. Le son produit est
parfaitement plat, donc l'oreille « s'ennuie ». Néanmoins, ce type de sonorité
s'intégrait parfaitement dans l'esthétique de l'époque. À partir de 1979, l'autre
changement radical dans les instruments de Steinberger est le fait qu'ils soient
Headless, c'est à dire qu'ils n'aient pas de tête. L'accordage des cordes n'était plus
assuré par des mécaniques au niveau de la tête, mais par un nouveau type de
chevalet. Une basse Headless est plus légère et possède un meilleur équilibre, ce
qui la rend plus facile à jouer, mais également plus facile à transporter. Nous
retrouvons bien là, le même esprit que celui qui anima Leo Fender.

Fig 1.7 STEINBERGER SERIES L BASS


Photo libre de droit

La basse est réduite ici à sa plus simple expression. Le manche et le corps sont
le plus petit possible laissant simplement la place pour les micros, les
potentiomètres et le chevalet. Dans des modèles plus tardifs, Steinberger intégra
aussi le système appelé Trans-Trem. Il permettait au musicien de désaccorder
toutes les cordes d'un ton vers le haut ou le bas en poussant simplement un levier.
Ce système fut rapidement adopté par les guitaristes, mais demeura méprisé par les
bassistes, ce qui est surprenant quand on connaît les possibilités offertes par ce
système, et la nécessité de descendre souvent sous le Mi grave.
En 1980, Leo Fender tenta d'améliorer son invention en proposant la L-2000
avec un vibrato intégré, mais cela n'a pas convaincu les bassistes. Globalement,
deux courants distincts commencent à émerger dans la lutherie pendant cette
période : d'un côté les bassistes adeptes des basses des origines, que l'on nomme
vintage, et de l'autre les musiciens qui poussent les luthiers à innover et à construire
des basses reprenant les dernières avancées comme l'électronique active ou les
manches en graphite. Ces deux « écoles » sont encore d'actualité aujourd'hui, et on
se rend compte que les marques historiques comme Fender n'ont de cesse de

70 Cf note de bas de page 59


43

proposer des basses rappelant celles des années 1950-1960, et que des marques
plus jeunes comme Ibanez ou Warwick essaient de proposer des modèles
innovants.
La fin des années 1980 a aussi vu l'apparition des basses électro-acoustiques.
Comme nous l'avons vu les guitares basses acoustiques existent depuis la fin du
dix-neuvième siècle. Elle furent réintroduites au courant des années 1970
notamment par la société Earthwood qui s'inspira directement du guitarón
méxicain. Ces basses n'étaient pas amplifiables, et le problème du manque de
volume sonore réapparut. La technologie moderne permit de résoudre ce problème
grâce à la piézoélectricité. Un capteur piézo permet de convertir un mouvement
mécanique en signal électrique. Placé sous le chevalet d'une basse électro-
acoutisque, il capte les vibrations de la caisse de résonance et les transforme en
signal électrique amplifiable. Le retour à la mode des musiques acoustiques,
notamment grâce à l'émission MTV Unplugged poussa les fabricants à concevoir
de tels instruments. Ce sont principalement les marques connues pour la qualité de
leurs guitares acoustiques comme Takamine, Tacoma, Guild ou Ovation qui
s'étaient lancées dans le créneau. L'arrivée de ces instruments pose un problème à
l'organologie. Avant, il était évident que le son d'une basse électrique était émis par
un micro électromagnétique. Les cordes métalliques produisaient une perturbation
du champ magnétique engendré par les micros, et c'est cette perturbation qui était
convertie en signal électrique transmis à l'amplificateur. Si nous prenons la
classification des électrophones habituellement utilisée (celle de Galpin), la guitare
basse fait partie de la troisième sous-partie, celle des instruments
électroacoustiques, donc les instruments dont les vibrations acoustiques sont
converties en variations électriques. Les instruments y sont ensuite classés selon le
circuit électrique qui assure la conversion. Théoriquement, une guitare basse
équipée d'un capteur piézo sera plus proche d'une contrebasse acoustique amplifiée
à travers le même système qu'une guitare basse équipée de micros
électromagnétiques. Le problème est récurrent puisqu'aujourd'hui il existe
également des basses utilisant des capteurs photoélectriques, électrostatiques ou
utilisant un système mixte combinant micro électromagnétique et capteur piézo. Il
serait peut être pertinent de revoir le système de subdivision de cette catégorie, car
à l'oreille il est difficile de différencier les différents types de micros. Le bassiste
suédois Jonas Hellborg a fait le choix de jouer uniquement sur une basse
électroacoustique que la société allemande Warwick lui a fabriquée. Il est très rare
de voir des bassistes obtenant jouant uniquement sur une basse électroacoustique,
puisque elle est plus considérée comme un instrument de voyage, ou un instrument
de complément. Cet instrument reste donc encore sous-estimé, ce qui est dommage
à la vue de l'incroyable richesse des techniques percussives pouvant être réalisées
grâce au corps de l'instrument.
Dans les années 1990 et 2000 la lutherie a profité bien entendu de l'essor de
l'informatique. Nous n'avons pas le recul historique nécessaire pour savoir quelles
innovations sont les plus pertinentes, et celles qui connaîtront le plus grand succès.
Néanmoins, il est important de mettre en avant les directions des recherches
actuelles autour de la basse.
44

Tout d'abord attardons nous sur les ERB : basses à registre étendu. Ce terme
est très générique, il rassemble sous sa bannière beaucoup d'instruments différents.
Nous appelons basse à registre étendu toutes les basses dont l'accord est plus
étendu que celui de la basse à 4 cordes (accordée Mi La Ré Sol). Il y a une seule
exception à cette règle est la basse à 5 cordes qui est rentrée dans les moeurs, et qui
n'est plus considérée comme un modèle exceptionnel. Nous retrouvons
généralement quatre types de basses dans cette catégorie : celles à cordes doublées
(principe de la guitare à 12 cordes), celles possédant au minimum 6 cordes, celles
pourvues d'au moins 24 frettes, ainsi que les Sub-Basses, c'est à dire les guitares
basses accordées une octave en dessous de la basse standard.
Pour ce qui est des basses à cordes doublées, dès la fin des années 1960 des
bassistes comme John Paul Jones de Led Zeppelin, ou John Entwistle des Who
utilisèrent des basses à 8 cordes. L'idée d'adjoindre des choeurs aux instruments à
cordes n'est pas nouvelle. À la Renaissance, ils avaient pour but de donner un
volume sonore plus important à l'instrument, comme par exemple sur les luths.
Pour la basse électrique l'intérêt principal était de couvrir une tessiture plus grande
et remplir les espaces vacants dans une formation de power trio. Il nous est très
compliqué d'identifier l'année d'apparition et également le premier fabricant de ce
type de basse. Nous savons qu'une des toutes premières utilisations en studio est
celle du le disque de Jimi Hendrix Electric Ladyland en 1968. Pour l'apparition de
la basse à 12 cordes, les choses sont beaucoup plus claires. Le bassiste américain
Tom Peterson du groupe Cheap Trick en commanda une à la société américaine
Hamer en 1977. Chris Squire utilisa aussi cet instrument, mais il l'accorda souvent
les choeurs des deux cordes les plus aiguës à la quinte. Les basses à cordes
doublées ne sont pas les ERB les plus courantes. Rares sont les bassistes à les
utiliser, nous pouvons citer Tony Senatore qui a publié un DVD71 sur la basse à 12
cordes, mais d'une manière générale lorsque l'on parle de basses à registre étendu,
on pense plus souvent aux Sub-basses, et aux basses possédant au moins 6 cordes.
Nous avons déjà vu un exemple avec la Contrabass Guitar d'Anthony
Jackson, mais c'est à partir du milieu des années 1980 que nous assistons à
l'augmentation du nombre de bassistes jouant sur des basses à 6 cordes avec par
exemple le bassiste Garry Goodman. À partir de là, le nombre de bassistes jouant
sur ce genre d'instruments a constamment augmenté. En 1987, Alain Caron
commença à utiliser une basse 6 cordes dans son groupe Uzeb. Ce genre de basses
séduit car elle permet d'élargir les possibilités expressive avec le développement du
jeu en accords, mais aussi du tapping72 à deux mains. Le développement de cet
instrument s'est fait en même temps que l'apparition des bassistes jouant seul sur
scène grâce à l'utilisation des samplers. L'association entre les bassistes virtuoses et
ces nouveaux instruments s'est donc fait rapidement. Il est vrai que rares sont les
accompagnateurs qui en jouent. Il ne faut pas généraliser néanmoins car des bass
heroes comme Billy Sheehan ou Michael Manring sont restés fidèles à la 4 cordes.
Après l'ajout de la sixième corde, l'histoire devient plus compliquée à suivre,

71 Tony Senatore, A 12 string bass exploration, DVD, disponible sur


http://www.senny.com/dvd.html, 2003, date de connexion, 4 février 2008
72 Cf. glossaire
45

car chaque luthier fabrique un modèle différent. En 1995, Bill Conklin construisit
la première basse à 9 cordes et à partir de là toutes les possibilités allaient être
explorées : 9, 10, 11 et même 12 cordes. Gary Goodman fit encore office de
pionnier en étant le premier à jouer sur une basse à 12 cordes avec 36 frettes en
2005. Cette basse possède un ambitus de 8 octaves équivalant à celui d'un piano. Il
fut rapidement imité par Jean Baudin. Pour finir sur les basses à registre étendu,
nous nous devons de citer Yves Carbone, bassiste français, reconnu comme un
spécialiste de ce type d'instrument. Il joue notamment sur des basses 10 et 12
cordes conçues par Jerzy Drozd, ainsi que sur une Sub-Bass 8 cordes construite par
le luthier Christian Noguera. Les ERB posent problème dans le milieu des
bassistes. Ces instruments sont souvent critiqués, car ils n'ont plus grand chose à
voir avec la guitare basse de Leo Fender. Le répertoire musical lié à cet instrument
fait débat aussi, puisque les bassistes endossent un nouveau rôle, celui de musicien
seul sur scène, ou au moins celui de soliste dans une petite formation. Bien que les
bassistes aient voulu s'émanciper, comme nous le verrons ensuite, il semblerait
qu'ils restent profondément attachés à leur rôle d'accompagnateur comme par
exemple Jaco Pastorius. Admiré comme un grand soliste, n'a jamais cessé
d'enregistrer en studio en se mettant au service d'artistes comme Joni Mitchell pour
l'album « Hejira » ou Michel Polnareff sur la chanson « Petite mélodie ».
Dans un autre domaine, il nous paraissait intéressant de souligner également
l'apparition en 2005 de la Variax Bass de la société Line 6 qui est une basse à
modélisation. Cette technologie s'appuie sur les avancées faites dans la recherche
sur le son. Le fonctionnement de l'instrument est très simple, un capteur piézo traite
les vibrations de l'instrument et envoie le signal électrique dans un processeur qui
modifie le signal en fonction des données pré-enregistrées. Plus concrètement, le
bassiste dispose d'un sélecteur lui permettant de passer instantanément d'un son de
Jazz Bass à un son de Rickenbacker 4001. Avec l'aide d'un programme s'appelant
Work Bench, le bassiste peut même construire sa basse en choisissant la nature du
bois, les types de micros et leurs emplacements. Cette technologie n'en est encore
qu'à ses balbutiements, et elle peine à convaincre les bassistes en raison du manque
de réalisme de certains sons. Néanmoins avec l'affinement des mesures, et des
données sur les basses à imiter les sonorités semblent être de plus en plus réalistes.
Les avantages de la modélisation sont nombreux, les bassistes n'auraient plus
besoin d'utiliser différentes basses sur scène, ce qui réduit l'encombrement mais
aussi le budget à prévoir pour l'achat des instruments.
L'autre dernière grande innovation concerne les micros. La société nancéienne
Optomik a mis au point en 2005 un capteur photoélectrique, le « quadraphonic
QB4 ». Il s'agit d'un chevalet muni de quatre diodes (une par corde) qui capte et
convertit les variations lumineuses en signal électrique. Grâce à cela, la capture du
son ne souffre d'aucune interférence. De plus, il est possible d'utiliser n'importe
quelle corde, qu'elle soit métallique, synthétique ou naturelle. Le bassiste peut aussi
choisir de régler individuellement le niveau de sortie de chaque corde. Le micro
offre également une meilleure réponse sur l'ensemble des fréquences, un spectre
plus riche et donc par la même occasion un « sustain » augmenté. Là aussi, le
système semble prometteur et offre beaucoup de possibilités aux bassistes, mais il
46

faudra sûrement du temps pour qu'il s'impose.

1.6 L'histoire de l'amplification et des pédales d'effet

Il serait réducteur de penser que l'histoire de la basse électrique se limite à


l'étude de la lutherie et de la construction des instruments, car elle s'insère
obligatoirement dans un dispositif technique qui comprend au minimum la basse
elle-même et un ampli. Certains bassistes choisissent aussi d'adjoindre des pédales
d'effets à ce binôme. Nous devons donc aussi revenir sur l'histoire de ces éléments
essentiels à la perception du son, car il faut rappeler que sans ampli il serait très
difficile, voire impossible d'entendre une basse électrique.
Nous avons déjà vu que l'amplification des instruments graves posait un
problème au début du vingtième siècle, et que c'est en partie à cause de cela que les
contrebasses électriques n'ont pas été popularisées. C'est donc Leo Fender qui
conçut avec le Bassman un des premiers amplis pouvant rendre compte
correctement les fréquences graves. À partir de ce moment, les évolutions des
amplis pour basse furent fortement liées à l'évolution du matériel des guitaristes.
Un amplificateur sert à augmenter l'intensité d'un signal électrique. Il y a pour cela
plusieurs moyens ; le premier amplificateur fut construire en 1906 par Lee De
Forest et il s'agissait d'une simple lampe appelée triode. Les premiers appareils
destinés à l'amplification des instruments de musique contenaient aussi des lampes,
ce fut aussi le cas du Bassman. En 1970, les lampes (que l'on appelle aussi tubes)
sont remplacées par des transistors pour deux raisons principales : la nécessité
d'avoir des amplis de plus en plus puissants, l'autre était la fragilité, ainsi que le
manque de fiabilité du système, les lampes se cassaient souvent pendant le
transport, et elles s'usaient rapidement. Malgré ces défauts, les amplis à lampes
restent très prisés pour la « chaleur » de leurs sonorités. Théoriquement, un
amplificateur n'est censé modifier que l'amplitude du signal d'entrée, mais dans la
pratique c'est bien différent, et chaque système d'amplification a tendance à
modifier le son, d'où le fait que certains amplis sont facilement identifiables.
À l'origine, les amplis étaient composés d'une tête d'amplification (contenant
les lampes, et le système d'amplification) et d'un haut-parleur — ce type d'ampli se
nomme combo — mais sous l'impulsion de John Entwistle on commença à séparer
ces deux éléments, solution plus encombrante qui permet néanmoins de multiplier
le nombres des enceintes. Les haut-parleurs utilisés pour l'amplification des
instruments graves sont simplement plus grands que ceux destinés à la guitare
électrique. Ils mesurent généralement huit, dix ou quinze pouces de diamètre
(respectivement 20,32cm 30,48cm 38,10cm). Pour faciliter la transmission des
fréquences graves, la société Ampeg, s'inspirant des travaux de Richard H. Small et
A.N Thiele, a élaboré le système Bass Reflex en 1965. Il consiste à faire une
ouverture sous le haut-parleur. Le premier ampli à en bénéficier fut le fameux B-15
Portaflex, utilisé par James Jamerson durant toute sa carrière.
Les amplis n'ont jamais cessé de s'agrandir et de devenir plus puissants. Ils
furent donc de plus en plus difficiles à transporter. Finalement, Leo Fender avait
47

rendu l'instrument plus léger, mais il n'avait pas pensé au poids de l'ampli qui
devenait de plus en plus important. La société Markbass construisit en 2005 des
enceintes en néodyme (neodynium en anglais), alors qu'elles étaient habituellement
en aluminium. Ce minerai permet de diviser par 3 le poids des enceintes sans
perdre au niveau de la qualité du son.
Pour être exhaustif sur l'amplification de la basse, il faut également ajouter les
systèmes dits de « bi-amplification » qui permettent de séparer les fréquences
graves et aiguës d'une guitare basse pour les traiter de manière spécifique. John
Entwistle et Noel Redding (bassiste de Jimi Hendrix) furent les premiers à
expérimenter ce système. Billy Sheehan et Lemmy Klimister ont pris pour habitude
d'utiliser un ampli de guitare pour saturer les fréquences aiguës de l'instrument.
En ce qui concerne les pédales d'effet, là aussi les bassistes sont tributaires des
évolutions du matériel des guitaristes. Il n'existe pas d'effet spécifique à la basse,
chaque pédale d'effet étant en fait une adaptation du modèle existant pour la
guitare. On observe néanmoins des différences notables dans le choix des effets
auxquels les guitaristes ont beaucoup plus souvent recours. Le premier effet utilisé
à la basse fut la distorsion naturelle des amplificateurs. Selon son intensité, il peut
être appelé crunch, overdrive, fuzz, distorsion, ou saturation. Dès les années 1960,
on fabriqua des pédales munies d'un tube rempli de germanium pour générer cet
effet, c'est ce que l'on appela fuzzbox, et qui fut popularisée par Jimi Hendrix. En
1966, un an après que Keith Richards fit entendre cet effet dans le tube
« Satisfaction », Paul McCartney enregistra « Think For Yourself 73» en utilisant la
pédale de fuzz à la basse pour la première fois. Ce processus s'est produit pour tous
les effets, les bassistes suivant toujours leurs collègues guitaristes. Il est nécessaire
néanmoins de rappeler que certaines pédales sont essentiellement utilisées par les
bassistes. C'est le cas par exemple des compresseurs qui sont particulièrement
prisés par les « slappeurs », étant donnée la grande amplitude des dynamiques de
leurs attaques. Rappelons qu'un compresseur sert à éviter les pics de volume lors
d'attaques trop puissantes en diminuant la dynamique du signal.
Les autres effets principalement utilisés sont ceux basés sur la modification du
son dans le temps. Il y a la pédale de delay (chambre d'écho) qui fut utilisée
notamment par Jaco Pastorius dans son solo Slang74. Elle répète dans le temps le
son d'origine selon le calibrage. Le chorus permet pour sa part d'épaissir le son en
lui ajoutant le même signal retardé et légèrement modifié. Il donne l'impression que
deux basses jouent simultanément. Pour finir, nous mentionnerons aussi les pédales
de loop (également nommé looper ou sampler), qui permet d'enregistrer un ou
plusieurs pattern et de le répéter à l'infini. Elles permettent aux bassistes de jouer
seul sur scène en enregistrant différentes parties rythmiques et mélodiques pour
construire un accompagnement en temps réel.
Bien entendu, chaque bassiste choisit ses effets en fonction du contexte
musical dans lequel il évolue. La distorsion est très utilisée dans le rock ou le punk,
alors que le chorus est très apprécié par les musiciens de jazz-rock. Pour le funk, on
trouve couramment des bassistes utilisant une pédale wah-wah ou une pédale

73 The Beatles, Rubber Soul, CD, Capitol, décembre 1966, réédition 1990.
74 Weather Report, 8 : 30, CD, Sony, décembre 1979, réédition 1994.
48

d'octaver. Il est pourtant difficile de généraliser ces utilisations, puisqu'encore


aujourd'hui beaucoup de bassistes n'utilisent pas de pédales d'effet.
49

2 Le rôle et la fonction de la basse dans la musique


populaire

2.1 Introduction

Après avoir rappelé les conditions dans lesquelles la basse électrique a vu le


jour. Nous devons maintenant nous concentrer sur la place qu'elle a occupé dans la
musique populaire. Une fois que nous aurons déterminé ce rôle, nous pourrons
alors nous demander ce que cette nouveauté a apporté à ce style musical. Il nous
semble nécessaire ici de préciser ce que nous entendons par le terme d'apport. Nous
ne souhaitons pas appliquer à l'histoire des musiques populaires une lecture
positive, selon laquelle chaque nouvelle invention serait un pas en avant, une
progression. Si nous nous reportons à la définition du Nouveau Petit Robert 75,
l'apport définit à la fois l'action d'apporter, mais aussi ce que l'on apporte, et nous
utilisons précisément ce terme pour cette ambivalence. L'apport des bassistes ne se
limite pas à l'invention de certaines structures musicales, aussi novatrices soient-
elles, il se définit également par la volonté des musiciens d'expérimenter, mais
également de donner une nouvelle place à l'instrument. Nous devons donc avoir
cette exigence d'expliciter à la fois les éléments nouveaux que les bassistes ont
apportés à la musique, mais également toutes les stratégies qu'ils ont mises en
oeuvre pour occuper une place nouvelle dans les musiques populaires.

2.2 Début de l'utilisation en studio

2.2.1 La basse « tic-tac »

La basse électrique s'est rapidement imposée chez les musiciens même si au


début ce sont principalement les musiciens de jazz qui l'utilisèrent pendant leurs
concerts comme nous l'avons déjà souligné dans la première partie de notre
mémoire. Or, l'invention de Leo Fender est devenue le standard dans le rock'n'roll
ainsi que dans tous ses dérivés. Dans ce cas, ce n'est pas par l'utilisation scénique
que la basse a convaincu les musiciens. Elle a su trouver sa place dans les studios
d'enregistrement, et séduire les musiciens et les producteurs par sa sonorité. Dès la
fin des années 1950, les ingénieurs du son ont trouvé une utilité aux qualités
percussives de la nouvelle invention. Ils marièrent la profondeur du son de la
contrebasse, et la précision de l'attaque de la guitare basse en superposant les deux
instruments jouant la même ligne. Cette technique s'appelle la basse « tic-tac », elle

75 « Apport », Le Nouveau Petit Robert, dir. Josette Rey-Debove et Alain Rey,


Dictionnaire Le Robert, Paris, 2000, p.118
50

devint typique des enregistrements de Nashville, où l'on enregistra beaucoup


d'albums de rockabilly et de country. Le premier exemple de cette technique se
trouve dans Rebel Rouser (titre instrumental de Duane Eddy de 195876). Les
musiciens avaient souvent recours à la basse six cordes de Danelectro, dont les
cordes plus fines accentuaient le côté percussif. La contrebasse avait alors encore la
préférence des producteurs, mais l'utilisation de la basse « tic-tac » permit à la
basse électrique de faire son apparition dans les studios. Les deux instruments
devant se compléter, le bassiste était obligé de reproduire la partie de contrebasse,
cela ne contribua pas à développer un style, ni une technique propre à l'instrument.
Cette technique resta très utilisée par les ingénieurs du son, et elle fait penser aux
mixtures que réalisaient certains compositeurs comme Ravel dans son Boléro77
lorsqu'il double les petites flûtes par le célesta. Les premières donne le « gras » du
son, et ce dernier apporte son côté percussif. Un exemple tardif des plus connus de
cette basse « tic-tac » est Walk on the Wildside78 de Lou Reed. Dans ce cas précis,
la ligne de guitare basse harmonise celle de contrebasse. Les deux instruments se
confondent à un point tel qu'il est souvent difficile de les différencier. Herbie
Flowers revient dans le DVD de la collection Classic Albums dédié à l'album
Transformer79 sur l'origine de cette harmonisation qui est plus d'ordre économique
que purement esthétique ; car en enregistrant une seconde ligne de basse, il gagna
dix livres de plus.

FIG. 2.1 RIFF DE WALK ON THE WILDSIDE


La première portée est la partie de basse électrique, la seconde celle de contrebasse

Notre étude du rôle de la basse commence donc au début des années 1960,
puisqu'avant cette date la guitare basse était utilisée comme un ersatz de la
contrebasse. Les premiers bassistes, à avoir élaboré une technique propre à
l'instrument, sont Carol Kaye, Joe Osborn et les plus importants James Jamerson et
Paul McCartney. Nous pourrions ajouter à cette liste Donald « Duck » Dunn,
Chuck Rainey ou Tommy Cogbil, mais nous préférons nous concentrer sur les cinq
premiers noms cités.

76 Duane Eddy, Rebel Rouser, Sony Special Product, CD, 1995.


77 Maurice Ravel, Boléro, Durand S.A, Paris, 1929.
78Lou Reed, Transformer, CD, RCA Records, 1972, réédition 2002.
79Lou Reed, Transformer, DVD, Classic Albums, Eagle Eye, 2001.
51

2.2.2 Carol Kaye et Joe Obsorn

Tous deux étaient guitaristes de formation, ce qui explique peut être leur
fraîcheur dans l'approche de la basse, étant donné qu'ils n'avaient pas les tics des
contrebassistes. Les points communs ne s'arrêtent pas là, puisqu'ils étaient tous les
deux californiens et étaient donc musiciens de studio à Los Angeles. Carol Kaye
est également rentrée dans l'histoire de la basse en écrivant la première méthode
pour basse électrique en 1969 : How to play Electric Bass. Elle commença sa
carrière de bassiste par hasard en 1963 en remplaçant un bassiste qui avait oublié la
session d'enregistrement. Elle devint rapidement la femme que tout le monde
s'arracha pour les séances de studio. Elle enregistra des lignes de basse pour les
plus grands de l'époque : les Beach Boys, Stevie Wonder ou Elvis Presley. La liste
serait trop longue puisqu'elle a comptabilisé dans sa carrière plus de 10000
enregistrements. Elle marqua profondément l'histoire de la basse étant la première à
jouer avec un médiator, cela lui permettant d'être très versatile, et de passer d'un
son profond à un son plus clair et précis comme celui de la Danelectro 6 cordes,
dont nous avons parlé précédemment dans le cadre de la basse « tic-tac ». Les
producteurs y trouvèrent leur intérêt, car au lieu d'engager 2 bassistes (voire 3
quand il y avait une contrebasse, une Precision Bass, et une Danelectro 6 cordes),
ils n'avaient à payer qu'un musicien. Nous avons une illustration de cette versatilité
dans Good Vibrations80 des Beach Boys, où l'on trouve sur le couplet une ligne de
basse, légère et aérienne 81.

FIG. 2.2 PREMIER COUPLET DE GOOD VIBRATIONS


Sur le refrain, nous entendons une walking bass lourde et profonde.

80 Beach Boys, Smiley Smile, CD, Capitol, 1967, réédition 1994.


81 Pour réaliser cette transcription, nous avons utilisé l'enregistrement de la ligne de basse
isolée présent sur le site de Carol Kaye disponible à l'adresse suivante :
http://www.carolkaye.com/www/library/sounds/mp3/Good_Vibrations.mp3 (consultation le 3
mars 2008)
52

FIG. 2.3 REFRAIN DE GOOD VIBRATIONS

La différence entre ces deux passages n'est pas uniquement le changement de


registre, il y a aussi un changement d'attaque entre le couplet, où le geste est
souple, et le refrain où Carol Kaye marque avec conviction chaque temps,
renforçant de la sorte le changement de registre. Une seconde ligne de basse entre
également lors de la cinquième mesure du couplet, celle-ci alterne entre la
fondamentale et la quinte de chaque accord pour renforcer l'harmonie et aussi le
rythme.
Joe Osborn a, pour sa part, commencé sa carrière un peu avant Carol Kaye.
Dès 1960, il commença à travailler comme bassiste de studio, lui aussi était un
adepte du médiator. Sa technique ressemblait beaucoup à celle d'un guitariste.
D'ailleurs, lors d'une entrevue avec Chris Jisi durant laquelle il expliqua les
motivations de ses débuts il déclara :
[ ] Bob [Bob Luhman, chanteur de country] intégra une chanteuse qui interprétait des
standards de la pop; je ne connaissais pas tous les accords, alors j'ai dit à Roy [Roy
Buchanan, guitariste et premier bassiste du groupe] qu'il devait reprendre la guitare. Je suis
allé au magasin de musique, et j'ai acheté une Precision Bass. La nuit suivante, j'étais le
bassiste : même ampli, même configuration, même mediator et technique. J'en jouais
comme je jouais de la guitare82.
Il commença donc la basse par hasard. Il transposa une technique de guitare à
la basse, c'est ce qui fait également sa particularité. Il enregistra beaucoup moins
que Carol Kaye, mais son apport n'en fut pas moins important. Bien qu'il ait
commencé sur une Precision Bass, il popularisa la Jazz Bass de Fender. Cette basse
fût commercialisée en 1959, Leo Fender avait pour but de construire un instrument
pour faciliter une certaine vélocité, la Jazz Bass possède ainsi un manche plus fin
qu'une Precision Bass. Joe Osborn utilisa donc cette nouvelle basse pour des
82« [ ]Bob added a female vocalist who sang a lot of pop standards ; I didn't know all the
chords, so I told Roy he'd have to come back to guitar. I went down to the local music store and
bought a Precision Bass. The next night, I was the bass player—same amp, same settings, same
pick and technique. I played it just like I played the guitar. », Jim ROBERTS, 2001, p.66
53

enregistrements avec Simon And Garfunkel, mais aussi the Mamas & the Papas. Il
fut l'un des premiers bassistes à s'intéresser à la place de la basse dans le mixage
d'une chanson. Il avait conscience qu'elle devait jouer dans son propre champ de
fréquence et ne pas essayer de rivaliser avec les sons sourds d'une grosse caisse. La
basse est mise en avant plus qu'à l'habitude; Pour s'en convaincre, il suffit d'écouter
Bridge Over Trouble Water83. Lors de son entrée après 3 minutes et 15 secondes, la
basse transperce les autres instruments et son glissando est audible de tous.

2.2.3 James Jamerson

Avec Jamerson, nous entrons dans une autre catégorie de bassiste. Ron Brown
disait que « quand Leo Fender avait conçu la basse électrique, il avait pensé à
James Jamerson »84 Cet hommage montre bien que malgré une reconnaissance
tardive, il a marqué une grande partie des bassistes en travaillant pour le fameux
label de Detroit : la « Motown ». Jaco Pastorius, John Paul Jones, ou encore Paul
McCartney se sont ouvertement réclamés de son influence. Jamerson laissa donc
une empreinte indélébile dans l'histoire de la basse électrique. Pour tous les
éléments d'ordre biographique, nous renvoyons au livre du Dr. Licks85 qui fait
autorité dans le domaine. Rappelons seulement qu'à la différence de Carol Kaye ou
Joe Osborn, James Jamerson avait une formation très solide de contrebassiste.
D'ailleurs, il utilisa aussi régulièrement une contrebasse lors de certaines séances
pour la « Motown », mais concentrons-nous plutôt sur son travail de bassiste
électrique. Son surnom the hook (le crochet), nous renseigne déjà beaucoup sur sa
manière de jouer. Il posait sa main droite sur la plaque de protection de sa basse, et
jouait uniquement avec son index. Cela explique sa régularité rythmique, mais
également l'uniformité de son « son », puisqu'il attaquait les cordes toujours au
même endroit. Étant contrebassiste de formation, Jamerson avait monté sa basse
avec une action86 très haute comme sur une contrebasse, cela rendait l'instrument
très difficile à jouer. De plus, il jouait avec des cordes très vieilles et avec un tirant
élevé. Il faut savoir que plus les cordes sont neuves, plus le son est brillant et
précis, donc il obtenait avec ses cordes usées un son profond et sourd, mais
manquant d'attaque.
Au delà d'un son reconnaissable, Jamerson a fait évoluer la ligne de basse.
Avant lui, les bassistes électriques se contentaient de jouer soit des walking basses
venant du jazz, soit des motifs construits sur une alternance quintes fondamentales
venant de la country. Dans son travail, Jamerson garda ses structures de base en y
ajoutant des chromatismes, mais aussi des syncopes. Son travail est à placer dans le
prolongement de celui de Ray Brown, tous deux apportant une virtuosité nouvelle à
la ligne de basse.
83 Simon and Garfunkel, Bridge Over Trouble Water, CD, Sony, 1970, réédition 2001.
84« When Leo Fender designed the Fender Bass, he had James Jamerson in mind », Dr.
Licks, Standing in the Shadows of Motown: the Life and Music of Legendary Bassist James
Jamerson, Dr Licks publishing, Wynnewood, 1989, p 186.
85 Dr Licks, Standing in the Shadows of Motown: the Life and Music of Legendary
Bassist James Jamerson, Dr Licks publishing, Wynnewood, 1989.
86 Cf. Glossaire
54

Durant sa longue carrière comme bassiste attitré de la « Motown » (de 1958 à


sa mort en 1983), il fit énormément évoluer ses lignes de basse. Nous pouvons
situer sa période de maturité à partir de 1967 : année durant laquelle il enregistra
Bernadette87 pour les Four Tops et I Was Made to Love Her88 pour Stevie Wonder.
L'apogée de sa carrière fut atteint en 1971 avec l'album What's Going On de
Marvin Gaye où Jamerson fait preuve d'une maîtrise absolue de sa technique
notamment sur la chanson qui donne le titre à l'album : What's Going On89. Les
éléments constitutifs de son style sont néanmoins identifiables dès le début de sa
carrière.
Tout d'abord, James Jamerson avait une grande souplesse rythmique. Il
n'hésitait pas à éviter les temps forts. C'est le cas par exemple dans You Can't
Hurry Love des Supremes90

87 THE FOUR TOPS, Ultimate Collection, CD, Motown, 1997.


88 Stevie WONDER, Song Review : Greatest Hits, CD, Motown, 1996.
89 Marvin GAYE, What's Going On, CD, Motown, 1971, réédition 2003.
90 Diana ROSS and THE SUPREMES, Ultimate Collection, CD, Motown, 1997.
55

FIG 2.4 TRANSCRIPTION DE LA LIGNE DE BASSE DE YOU CAN'T HURRY LOVE


Extrait de Standing In The Shadows of Motown, Dr. Licks, 1989, p.116

Nous voyons bien qu'en prolongeant la dernière croche des mesures impaires,
il efface le premier temps des mesures paires. Nous retrouvons ce procédé sur
l'ensemble de la chanson. Dans la version de Phil Collins 91, nous pouvons
remarquer que c'est la batterie qui crée le décalage métrique et ce sentiment
d'instabilité sur lequel repose le morceau.
Cette souplesse rythmique n'est pas uniquement due au fait de « jouer en
l'air », c'est à dire sur les contretemps et les temps faibles, James avait aussi la
capacité d'altérer la continuité rythmique en utilisant toute la palette expressive que
lui autorisait sa main droite. Dans la chanson de Stevie Wonder Uptight

91 Phil Collins, Hello I'm must be Going, CD, WEA, 1982, réédition 1998.
56

(Everything's Alright)92, nous trouvons une parfaite illustration de notre propos.

Fig 2.5 TRANSCRIPTION DE LA LIGNE DE BASSE DE UPTIGHT (EVERYTHING'S ALRIGHT)


Extrait de Standing In The Shadows of Motown, Dr. Licks, 1989, p. 93

Tout d'abord, nous retrouvons la suppression du premier temps des mesures


impaires comme dans le titre précédent. De plus, lorsque nous écoutons ce titre de
Stevie Wonder, nous nous rendons compte que Jamerson accentue plus fortement le
second des mesures impaires, et met de la sorte en avant le fa au détriment du ré
bémol. En jouant sur les accents et la vélocité de certaines notes, il arrive à décaler
l'appui sur le second temps. Nous touchons déjà là à un apport essentiel de la basse
électrique. Grâce à l'amplification les musiciens multiplient leurs possibilités
expressives, même en jouant pianissimo la basse électrique se fait entendre, ce qui
n'était pas le cas de la contrebasse. Nous avons déjà cité Pastorius qui disait « aussi
fort que tu sois, tu ne sera jamais assez fort 93». Le contrebassiste devait se battre
avec son instrument pour se faire entendre au milieu de l'orchestre, par conséquent
il était obligé de jouer tout le temps le plus fort possible, et n'avait donc pas la
possibilité de jouer sur des subtilités d'accentuation.
Le travail de James Jamerson témoigne d'une très grande maîtrise du langage
musical. Ses lignes de basse sont souvent construites sur des oppositions fortes
entre les notes piquées et les notes liées, entre des passages denses et d'autres plus
légers, mais aussi entre des traits rapides composés de doubles croches et parfois
simplement des rondes remplissant la mesure. Nous parlons ici uniquement des
oppositions d'ordre rythmique, il en va de même pour son travail harmonique
comme nous le verrons par la suite.

92 Stevie Wonder, Song Review : Greatest Hits, CD, Motown, 1996.


93 Cf. note de page 41
57

FIG 2.6 TRANSCRIPTION DE LA LIGNE DE BASSE DE I'D BE A FOOL RIGHT NOW


Extrait de Standing In The Shadows of Motown, Dr. Licks, 1989, p. 94

Si nous prenons la transcription de la ligne de basse de la chanson I'd Be a


Fool Right Now94 de Stevie Wonder, nous pouvons voir certaines de ces
oppositions. Par exemple, dans la mesure 3, Jamerson ne joue que des doubles
croches piquées qu'il enchaîne dans la mesure suivante par une blanche et une noire
liée à une croche pointée qui sont posées. De même la mesure 9 paraît très
dépouillée après le long arpège et la montée chromatique de la huitième mesure.
L'utilisation de ces contrastes dans le phrasé est essentiel dans le développement
motivique du langage de Jamerson. Elle est la preuve d'une étonnante maturité
compositionnelle. En systématisant l'idée de jouer en l'air, ce simple bassiste de
studio contribua à donner une nouvelle fonction à la guitare basse, lui permettant
de se défaire de la longue tradition de la contrebasse jazz. Nous reviendrons plus en
détail sur ce point dans la partie où nous traiterons de la distinction entre le swing
et le groove.
Il peut paraître paradoxale que Jamerson ait contribué à rompre avec le rôle
traditionnel qui était conféré à la contrebasse dans le jazz étant donné qu'il était lui-
même contrebassiste et qu'il a commencé sa carrière comme musicien de jazz. C'est
sans doute l'utilisation de l'invention de Fender qui lui permit d'explorer de manière
différente un rôle qu'il connaissait déjà. Son langage harmonique est fortement lié à
ses origines musicales, et son travail se place dans la lignée de celui de Paul
Chambers, Ray Brown ou bien Charles Mingus. L'utilisation de dissonances faite
par Jamerson n'est pas nouvelle, elle était déjà très répandue dans le jazz à l'époque.
Par contre dans la musique populaire, à la même période, cela était totalement
novateur, et ce fut l'une des grandes forces de ce bassiste : avoir su imposé un
langage harmonique venant du jazz dans la musique commerciale.
Revenons par exemple au morceau You Can't Hurry Love (Fig 2.4), à la
mesure 9 où nous nous trouvons sur un accord de ré mineur, Jamerson joue un sol
sur le troisième temps, là où beaucoup de bassistes auraient jouer un la. Ce sol est

94 Stevie WONDER, For Once In My Life, CD, Motown, 1968, réédition 1990.
58

évidemment une anticipation de la fondamentale de l'accord de sol mineur présent


mesure 10, mais qui est déjà sous-entendu dès le troisième temps de la mesure 9
grâce aux notes sol, ré, fa, la qui forment un accord de neuvième donc la tierce est
omise. Ce choix est révélateur de la grand maturité harmonique que Jamerson avait
acquis dans le jazz. Dans Uptight (fig 2.5), nous avons un parfait exemple mesure
20 du principe de tension et de détente très usité dans la musique tonale. Les notes
mi bécarre et sol bécarre sont des fortes dissonances par rapport à l'accord de do
bémol sur une basse de ré bémol. De plus, le sol bécarre est mise en avant, car il est
fortement accentué, mais Jamerson résout rapidement cette tension en arrivant sur
un ré bémol (tonique) en utilisant une formule typique à la basse en fin de cycle la
bémol-do (dominante-sensible), qui est une variation possible de la montée à partir
de la dominante que l'on retrouve notamment dans la chanson Country Dreamer
des Wings95 à la 29ème seconde.
Pour conclure sur le langage harmonique de Jamerson, il était important de
voir cet extrait du titre des Supremes : How Long Has That Evening Train Been
Gone96. Nous avons ici isoler les mesures 5 à 8 puisqu'elles nous paraissent être
représentatives de tous les ornements utilisés par le bassiste. Tout d'abord, il y a
l'utilisation des notes de passage chromatique pour souligner les notes
fondamentales, par exemple sur le deuxième temps de la mesure 7 les deux
dernières doubles croches si bémol et si bécarre mènent au do. De plus, chaque
note fondamentale lors d'un changement d'accord est un introduit par un
mouvement non diatonique, à l'exception du do précédant le ré bémol mesure 7.
Nous pouvons aussi noter l'utilisation répétée de la seconde corde à vide (la) dans
une tonalité très éloignée. Jamerson avait souvent recours à cette technique la corde
à vide servant d'appui pour un phrasé rapide. Cette technique a fait école, comme
nous le verrons plus tard avec Stanley Clarke par exemple. Comme pour le rythme,
Jamerson travaillait aussi beaucoup sur les oppositions harmoniques entre les
moments denses remplis de notes de passage et des moments où il s'appuyait
simplement sur la fondamentale et la quinte de l'accord (mesure 8 par exemple).

FIG 2.7 MESURE 5 À 8 DE LA LIGNE DE BASSE DE HOW LONG HAS THAT EVENING TRAIN BEEN GONE
Extrait de Standing In The Shadows of Motown, Dr. Licks, 1989, p. 9

95 THE WINGS, Band On the Run, CD, Parlophone, décembre 1973, réédition 1999
96 THE SUPREMES, Love Child, CD, Motown, novembre 1968,réédition 2004
59

2.2.4 Paul McCartney

Paul McCartney est le plus jeune des quatre bassistes cités. Comme Carol
Kaye et Joe Osborn, il fut d'abord guitariste avant de commencer la basse
électrique. Il avait aussi subi l'influence du son de basse de la « Motown ». Il est
donc en quelque sorte le résultat de ce que ses prédécesseurs avaient accompli.
Nous pouvons voir en lui le prototype du bassiste moderne.
Tout d'abord, son impact phénoménal sur le public a propulsé la basse
électrique sur le devant de la scène, car avant lui la place de bassiste n'était pas la
plus enviée par les musiciens. D'ailleurs, il expliqua qu'aucun des Beatles ne
voulait prendre la place de Stuart Stucliffe, je cite :
Aucun de nous ne voulait être le bassiste. Dans nos esprits, c'était le gros dans le
groupe qui jouait de la basse, et il restait derrière. Aucun de nous voulait ça, nous
voulions être à l'avant pour chanter, plaire, et séduire les nanas.97

Le choix de McCartney est donc un choix par défaut, il ne voulait pas être
bassiste pourtant 40 ans plus tard, son apport à l'histoire de l'instrument est
indéniable. Il avait également un deuxième désavantage à l'époque, c'est qu'il était
gaucher. Il n'existait que peu de modèle pour gaucher aux débuts des années 1960,
et les seuls étaient des instruments hors de prix. La solution était donc de convertir
une basse de droitier, mais les basses étaient habituellement dissymétriques,
comme la Precision de Leo Fender. Il se tourna donc vers une Violin Bass de
Höfner, qui avait l'avantage d'être convertible sans trop de peines. Cette basse, à
l'esthétique si particulière, est devenue indissociable de Paul McCartney, et ce à un
tel point que beaucoup la nomment Beatles Bass. Cet exemple illustre bien la
collusion qu'il peut exister entre l'image du bassiste et sa basse. Nous y reviendrons
dans la dernière partie du mémoire, mais nous devons mettre en avant les
particularités de cette basse, puisqu'elles ont profondément marqué le jeu de
McCartney. La Violin Bass est une basse short scale. Cela permet une plus grande
vélocité, mais sa sonortié manque de corps et de profondeur.
La carrière de McCartney dans les Beatles fut marquée par deux basses
radicalement différentes : la Violon Bass, mais aussi la Rickenbacker 4001. Il l'a
reçue en 1965, et l'utilisa en basse de remplacement pour la tournée aux États-Unis.
Il commença à en jouer régulièrement en studio à partir de l'album Sergent Pepper
Lonely Hearts Club Band. Les lignes de basse sont marquées par ce changement
d'instrument. D'ailleurs en 1995, il confia à Tony Bacon dans une interview :
La Höfner est si légère que tu la joues un peu comme une guitare ; toutes ces
sortes de trilles dans l'aigu que je faisais, c'était car j'avais une Höfner. Quand j'ai
commencé à jouer sur des basses plus lourdes comme une Fender, je me suis assis et
j'ai simplement joué de la basse. Mais j'ai remarqué que dans le film « Let It Be », j'ai
joué la Höfner à cet endroit du manche sur « Get Back », ou quelque chose d'autre. Je
crois que c'est seulement parce que c'était une sorte de petite guitare légère qui

97 « None of us wanted to be the bass player. In our minds, it was the fat guy in the group
nearly, always played the bass, and he stood at the back. None of us wanted that, we wanted to
be up front singing, looking good, to pull the birds. », Tony BACON, 1995, p. 5
60

t'autorisait à jouer n'importe où. Elle te laissait vraiment plus libre.98


Paul McCartney reconnaît donc l'importance cruciale qu'ont eu ses basses sur
sa musique. Cela peut paraître étrange pour qui ne connaît précisément ni la basse
ni la guitare, mais la relation à l'instrument est primordiale dans les choix musicaux
que l'artiste opère, d'autant plus que la musique populaire est une musique de
l'instant, un art performatif.
Si nous avons choisi de parler du bassiste des Beatles dans cette partie dédiée
aux prémices de l'utilisation de la basse électrique en studio, c'est qu'il a
grandement contribué à donner à l'invention de Fender une place nouvelle dans le
mixage d'une chanson pop. Tout ceci est bien évidemment le résultat du travail
avec ses différents ingénieurs du son. C'est sur l'album Sergent Pepper Lonely
Hearts Club Band que ceci est le plus flagrant. La basse occupe la place centrale de
ce disque pour la simple raison qu'elle est plus forte que les autres instruments.
D'ailleurs, Jim Roberts cite Geoff Emerick revenant sur le mixage :
[ ]Norman Smith [l'ancien ingénieur du son des Beatles] m'expliqua que le dernier
instrument que tu mets dans le mixage est la basse. Donc, sur Pepper, tout était mixé sans
écouter la basse. J'avais tout mis à –2 sur le vumètre et j'ai ajouté la basse, et je l'ai mise à 0,
cela signifie que la basse était plus forte de 2 décibels que tout le reste de l'enregistrement ;
c'était mis en avant, la chose la plus forte de l'enregistrement99.
À travers l'exemple de ces cinq bassistes nous avons pu voir comment la basse
électrique s'est imposée dans le rock'n'roll et les styles qui en découlent comme la
soul ou la pop. Cette première génération de musiciens a su forger un langage, et
une technique instrumentale propres à l'invention de Fender en fusionnant une
tradition venant de la guitare électrique et une autre découlant du jeu de la
contrebasse. Les processus de cette fusion sont difficiles à mettre en lumière
néanmoins il est certain que l'assimilation, faite par les bassistes plus jeunes, du
travail de bassistes comme Jamerson (venant de la contrebasse) ou de celui de
McCartney ou Carol Kaye (venant de la guitare électrique), a grandement contribué
à cela. Le pari de Leo Fender, qui était de construire un instrument satisfaisant à la
fois les contrebassistes et les guitaristes, a réussi. La basse électrique a donc dès le
milieu des années 1960 un langage qui lui est propre, mais a-t-elle pour autant fait
profondément évoluer la musique populaire ?

98 « Because the Hofner's so light you play it a bit like a guitar all that sort of high trilling
stuff I used to do think, was because of the Hofner. When I play heavier bass like a Fender, it sits
me down a bit and I play just bass. But I noticed in the Let It Be film that I play the Hofner right
up there in 'Get Back' or something. I think it was just because it was such a light little guitar
that it led you to play anywhere on it. Really, it led you to be a bit freer » Paul MCCARTNEY,
interview avec Tony BACON, « Paul McCartney-Meet the Beatle », Bass Player, Juillet-Août
1995, texte disponible sur http://www.macca-central.com/macca-archives/bassplayer.htm, date
de connexion 12 avril 2008.
99« [ ] Norman Smith taught me this—was that the last instrument that you bring in is the
bass. So, at least through Pepper, everything was mixed without hearing the bass. I used to bring
everything to –2 on the VU meter and then bring the bass in and make it go to 0, so it meant the
bass was 2dB louder than anything on the record; it was way out in front, the loudest thing on
the record. », Jim ROBERTS 2001 p.83
61

2.3 La fonction de la basse

[ ]( jazz et mus. apparentées) Bass function Fonction généralement remplie par


la contrebasse, la basse électrique ou le tuba, qui consiste à fournir les fondements
métriques et harmoniques, sous forme d'une ligne de basse. La basse avec la batterie
sont les fondements de la section rythmique.100

Après avoir rappelé les premières utilisations en studio de la basse électrique,


nous devons comprendre la place qu'occupe la basse électrique dans la musique
populaire. Jacques Siron résume bien la fonction de la basse de manière générale.
Cette fonction est double, à la fois rythmique et harmonique, même si dans le New
Grove Dictionary of Jazz on met en avant uniquement le fait que son rôle est de
marquer le temps dans le jazz101. Il est vrai que les contrebassistes de jazz se
détachèrent de l'harmonie en ajoutant à leurs walking basses de nombreux
chromatismes et fioritures. Ils n'hésitèrent pas non plus à utiliser des renversements
d'accords et donc à ne plus jouer systématiquement la fondamentale sur le premier
temps de la mesure.
La basse fournit les fondements à la musique, elle se doit alors de conserver
une certaine stabilité à la fois rythmique et harmonique ; or dans les faits, ceci n'est
pas évident. Nous devons nous demander comment les bassistes concilient leurs
volontés expressives et ce que l'on attend d'eux. Nous étudierons également
comment les bassistes électriques remplissent leur rôle de manière spécifique.
Tout d'abord essayons de comprendre comment est organisée la musique
populaire. Allen F. Moore102 propose une organisation du texte musical en strates :
le groove, les notes fondamentales de l'harmonie, les séries mélodiques, et le
remplissage harmonique. La délimitation de ces quatre strates est assez explicite,
seul le groove peut poser problème, nous nous y attarderons à la fin de cette partie
en explicitant en quoi il diffère du swing, et également pourquoi Allen F. Moore
met en avant cette notion comme étant l'invention fondamentale de la musique
populaire. Si nous nous référons au rôle de la basse défini par Jacques Siron, elle
serait à mi-chemin entre la première strate (le groove) et les notes fondamentales de
l'harmonie, donc à la fois rythmique et harmonique. Ceci est vrai pour de
nombreuses lignes de basse, prenons par exemple With Or Without You103 du groupe
irlandais U2

100Jacques Siron, Dictionnaire des Mots de la Musique, Outre Mesure, Paris, 2004,
« Basse », p. 58.
101« Bass », New Grove Of Jazz, ed. Barry Kernfeld, Macmilian, New York, 2002, p. 158.
102 Allen F. Moore, « La Musique Pop. » in Musiques Une encyclopédie pour le XXIème
siècle, dir. Jean Jacques Nattiez, trad. Denis Berger Actes Sud/Cité de la musique, Arles,2003,
vol 1, p. 832-849.
103 U2, The Joshua Tree, CD, Island, mars 1987.
62

FIG 2.8 TRANSCRIPTION DE LA LIGNE DE BASSE DE WITH OR WITHOUT YOU

La ligne de basse d'Adam Clayton est très simple et caractéristique de ce qui


se fait dans le rock. Il joue sur la note fondamentale de l'accord un tapis continu de
croches. Nous retrouvons aussi ce type de ligne dans la mouvance punk,
notamment dans de nombreux titres des Ramones comme par exemple I Wanna Be
Sedated104. Le tapis de croches permet de donner une certaine vigueur à la musique
tout en assurant la régularité rythmique. D'ailleurs, Sting dans le fameux titre So
Lonely105, utilise cette même technique pour démarquer le refrain en lui donnant
une énergie l'opposant ainsi au couplet plus aéré. Cet exemple n'est pas unique dans
la discographie de Police puisque nous retrouvons ce procédé sur le morceau
Roxanne106 bien qu'il ne se contente pas de jouer la note fondamentale dans cet
exemple.
Les lignes de basse s'inspirant directement de la tradition de la walking bass
remplissent également cette double attente. Les exemples sont très nombreux au
début des années 1960 où le jeu du bassiste reste encore directement influencé par
la contrebasse. Paul McCartney avait souvent recours au début de sa carrière dans
les Beatles à des lignes de basse directement inspirées par les débuts du rock'n'roll,
notamment chez Bill Haley ou Elvis Presley. Eight Day a Week107 de 1964 en est
une parfaite illustration. Soulignons également la présence d'une pédale de ré dans
l'introduction qui est mise en relief par l'utilisation de triolets de croches. Nous
pouvons également noter le fait que McCartney joue au milieu du manche utilisant
donc un registre inhabituel pour la basse. Ceci est le cas de beaucoup d'autres

104 The Ramones, Road to Ruin, CD, Rhino/WEA, 1978, réédition 2001.
105 The Police, Message in a Box : The Complete Recordings, CD, A&M Records,
septembre 1994
106 The Police, Message in a Box : The Complete Recordings, CD, A&M Records,
septembre 1994
107 The Beatles, Beatles for sale, CD, Capitol, décembre 1964, réédition 1990.
63

enregistrements de McCartney avant l'album Revolver, à partir duquel il commença


à jouer sur une basse Rickenbacker. Nous reviendrons plus longuement sur ce point
par la suite.

FIG. 2.9 TRANSCRIPTION DE LA LIGNE DE BASSE DU DÉBUT DE EIGHT DAYS A WEEK

Dans le couplet, McCartney égrène sur chaque temps une note de l'accord en
appuyant bien entendu la fondamentale sur le premier temps de chaque mesure.
Nous sommes en présence d'une walking bass assez basique puisque nous ne
trouvons pas de chromatisme, ni de notes étrangères aux accords. Nous ne sommes
pas sous l'influence directe de contrebassistes comme Ray Brown. Ici, il s'agit
plutôt d'une ligne de basse venant clairement du boogie woogie.
64

FIG. 2.10 ACCOMPAGNEMENT CARACTÉRISTIQUE DU ROCK'N'ROLL DÉRIVANT DU BOOGIE WOOGIE.

Ce dernier exemple est un accompagnement typique pour un rock'n'roll


improvisé. Nous trouvons ce type de ligne de basse dans les jam sessions et autres
« boeufs » actuels. À noter qu'une variante répandue consiste à remplacer la
septième de chaque accord par l'octave. Ce type d'accompagnement est aussi très
usité dans la soul music qui puise directement ses racines dans le jazz. Nous
pouvons trouver un exemple dans la chanson de Wilson Pickett 6345-789108 qu'il
enregistra pour la firme Atlantic Records.

FIG 2.11TRANSCRIPTION DE LA LIGNE DE BASSE AU DÉBUT DE 6345-789

Nous pouvons également mettre en évidence des chansons où la basse s'inspire


plus clairement du jazz. C'est le cas notamment de I wish109 de Stevie Wonder. Il est
intéressant pour commencer de noter la tonalité de mi bémol mineur, assez
inhabituelle pour un morceau pop. Les artistes ont tendance à privilégier des
tonalités plus faciles pour les guitaristes comme par exemple ré, sol, la ou mi. Ici le

108 Wilson Pickett, The Exciting Wilson Pickett, CD, Collectables, Juin 1966, réédition
1997.
109 Stevie Wonder, Songs in the Key of Life, CD, Motown, septembre 1976, réédition
2000.
65

choix de mi bémol mineur se justifie par la présence de cuivres. Rob Bowman 110
avait déjà identifié ce choix dans le cadre des enregistrements de Stax Records,
label américain qui produisit de nombreuses stars de la soul music et notamment
Otis Redding. D'ailleurs, Stevie Wonder se place en héritier de ces chanteurs. Il
n'est donc pas étonnant de retrouver le même genre de procédé.

FIG. 2.12 TRANSCRIPTION DE LA LIGNE DE BASSE AU DÉBUT DE I WISH

L'unité de base de la walking bass n'est pas ici la noire comme c'est le cas
habituellement, mais bien la croche. Cela contribue pleinement à l'atmosphère du
titre, où Stevie Wonder évoque la course effrénée du temps et se souvient de son
enfance dont il souhaite le retour. Dans l'instrumentation de cette chanson, nous
retrouvons un élément typique de la musique de cet artiste. Il double la partie de
basse électrique par une partie de synthétiseur. D'ailleurs dans I Wish, l'introduction
repose entièrement sur ce principe avec les entrées successives des deux
instruments. Nous retrouvons cela aussi dans Higher Ground, et aussi Superstition,
où il fait reposer toute la chanson sur un riff joué d'abord à l'unisson par différents
instruments avant d'épaissir le matériau harmonique d'accords et de contre-chants.
Notons aussi que ces deux derniers titres ont également recours à la gamme
pentatonique de mi bémol mineur. Nous pouvons donc avancer que le choix de la
tonalité n'est peut être pas uniquement guidé par la présence de cuivres, mais il est
aussi probablement lié au jeu sur les touches noires du piano. Quoi qu'il en soit la
ligne de basse fournit à ce morceau une assise rythmique, mais elle présente
également le matériau harmonique sur lequel toute la chanson se développe. Cet
exemple est aussi très intéressant puisqu'il nous permet de voir la manière dont les
bassistes peuvent subtilement faire évoluer un riff de base (les deux premières
mesures) en accentuant certaines notes comme par exemple le la bémol répété en
doubles croches à la mesure 5, ou le sol bémol accentué par le fa bémol qui le
110 Rob Bowman, « The Stax Sound : a musicological analysis », Popular Music, 14/3,
1995, p. 296.
66

précède mesure 7.
Les différentes lignes de basse précédemment citées remplissent donc de
manière explicite ce double rôle de soutien harmonique et rythmique, et se placent
dans les deux strates présentées par Moore : le groove et les notes principales de
l'harmonie. Pouvons-nous pour autant affirmer que le bassiste remplit encore son
rôle en s'éloignant de ces deux strates ? Peut-il encore être un soutien efficace
quand il a la prétention de s'éloigner de son rôle d'accompagnateur pour devenir
soliste, quand il joue d'autres notes que celles qui explicitent l'harmonie, mais aussi
quand les rythmes qu'il utilise n'accentuent pas les temps forts de la mesure et qu'ils
créent une tension ?
La première transgression possible de la fonction de basse est la remise en
cause du soutien harmonique. Depuis longtemps les contrebassistes de jazz avaient
abandonné l'obligation, plus ou moins implicite, de jouer la note fondamentale de
l'accord sur le premier temps de la mesure. Le recours aux renversements d'accord
était donc monnaie courante, néanmoins certains bassistes ont redécouvert
l'importance de leur rôle, c'est le cas par exemple de Paul McCartney
Au fil du temps, j'ai commencé à réaliser que tu n'étais pas obligé de jouer que
les notes fondamentales[ ]Si [les accords étaient] Do, Fa et Sol, alors il était normal
que je joue Do, Fa et Sol, mais j'ai commencé à réaliser que l'on pouvait aller sur Sol,
ou simplement rester sur le Do, quand on passe sur Fa. De là, j'ai pensé que si tu peux
faire ça, que peux-tu faire d'autre, jusque ou peux tu aller ? Tu pouvais même être
capable de jouer des notes qui ne sont pas dans l'accord. 111
L'utilisation de la tierce et de la quinte d'un accord à la basse n'est évidemment
pas une remise en cause radicale de la fonction harmonique de ce dernier, mais la
nouvelle puissance de la ligne de basse exacerbe ce phénomène et le rend explicite.
Les bassistes ont donc souvent recours à l'utilisation de renversements d'accords,
c'est le cas de Jaco Pastorius par exemple qui dans son Soul Intro112 pendant son
célèbre Birthday Concert, essaya d'utiliser le moins possible les notes
fondamentales.

FIG 2.13TRANSCRIPTION DE LA LIGNE DE BASSE DU DÉBUT DE SOUL INTRO


111« As time went on, I began to realize you didn't have to play just the root notes [ ] If
[the chords were] C,F and G, then it was normally C,F and G that I played. But I started to
realize you could be pulling on the G, or just stay on the C when it went to F. And then I took it
beyond that. I thought, Well, If you can do that, what else could you do, how much further could
you take it ? You might even be able to play notes that aren't in the chord. », Jim Roberts, 2001,
p.81
112 Jaco Pastorius, Birthday Concert, CD, Warner Bros, septembre 1995.
67

Nous avons à faire ici à un exemple relativement simple, où la ligne de basse


s'éloigne, certes, de son rôle de fondement harmonique, au sens où elle ne joue pas
la fondamentale, mais l'élan mélodique de cette ligne porte le morceau et explicite
néanmoins la grille d'accords utilisée. La notion de ligne continue prévaut à celle
de soutien harmonique. Nous retrouvons souvent cela dans les ballades ou les
slows, dans lesquels une ligne de basse continue renforce souvent le pathos du titre.
Ce genre de procédé est présent par exemple dans Lucy in the Sky with Diamonds113
des Beatles, où la basse descend de La à Mi en passant par Sol, Fa dièse et Fa
pendant les couplets. Ceci n'est pas d'une grande nouveauté musicale, puisque déjà
dans les chorals de Jean-Sébastien Bach, notamment le numéro 74 Ein' feste Burg
ist unser Gott114, nous retrouvons ces parties de basse qui descendent de manière
continue sans pour autant remettre en cause le soutien harmonique de cette partie.
Néanmoins, il est intéressant de constater qu'instinctivement les bassistes
électriques ont imité des procédés techniques issus de la musique savante sans
connaître a priori ce répertoire. De plus, il est important de souligner que
l'utilisation des notes conjointes à la basse est certainement un trait caractéristique
de la musique des Beatles. Dans la chanson Love is All115 de Roger Glover, qui est
rempli de références à la chanson All You Need is Love, nous trouvons cette ligne
de basse ascendante sur le couplet.

FIG 2.14 TRANSCRIPTION DE LA LIGNE DE BASSE DU COUPLET DE LOVE IS ALL

Il est important de rappeler que Roger Glover s'est également illustré comme
bassiste en étant membre actif du groupe Deep Purple, et dont le plus grand tube
Smoke On the Water est un exemple remarquable de l'utilisation de la pédale
harmonique dans le rock.
Nous devons donc chercher ailleurs une remise en cause du rôle de base
harmonique. Grâce à l'électrification et à la facilité d'exécution des notes aiguës, le
bassiste peut prétendre à un nouveau rôle : celui de soliste, mais cette nouvelle
fonction est-elle compatible avec ce que l'on attend du bassiste ? Pour commencer,
il est nécessaire de préciser que les bassistes électriques n'ont pas pris le statut de
soliste dès l'apparition de l'instrument. L'année charnière semble être 1976, puisque
113 The Beatles, Sergent's Pepper Lonely Hearts Club Band, CD, Capitol, juin 67,
réédition 1990.
114 Jean Sebastian Bach, Choral Gesänge, Breitkopf, Wiesbaden, p. 48.
115 Roger Glover, The Butterfly Ball and the Grasshopper's Feast, CD, Connoisseur,
novembre 1974, réédition 1999.
68

c'est à ce moment que Jaco Pastorius sortit son premier album solo éponyme116, et
que Stanley Clarke enregistra School Days117. Bien entendu avant cette date John
Entwisle ou Chris Squire, entre autres, avait commencé à retenir l'attention, mais
c'est bel et bien en 1976 que les bassistes devenait enfin la star du groupe. Le
public se déplaçait donc pour voir la prestation du bassiste, et ce fait est assez
unique dans l'histoire. Finalement, la basse électrique n'a pas profondément changé
la fonction de la ligne de basse, mais, chose essentielle, elle l'a exacerbée.
Néanmoins, il est important de se demander si des bassistes comme Stanley Clarke
demeurent cohérents dans ce que les musiciens attendent d'eux, ou s'ils prennent la
place d'un soliste jouant dans les fréquences graves.
Attardons nous sur l'oeuvre de Stanley Clarke. Il commença sa carrière
comme contrebassiste en 1971 an accompagnant des musiciens mondialement
renommés tel Horace Silver, Art Blakey, ou Gil Evans, mais également dès 1972
comme bassiste électrique avec Chick Corea dans son groupe Return to Forever. Il
enregistra la même année son premier album solo intitulé Children of Forever sur
lequel il joua exclusivement de la contrebasse. Ce bassiste marqua de son
empreinte le monde de la musique. Tout d'abord, il fut le premier grand bassiste
électrique du jazz-rock, mais il est également le premier à maîtriser avec une
grande aisance le slap. Nous reviendrons plus longuement sur cette technique
ultérieument. Stanley Clarke est également connu pour être le premier utilisateur
d'une basse piccolo. Alembic se chargea de fabriquer cet instrument qui a le
diapason d'une short scale, mais qui est accordé une octave au dessus d'une basse
électrique. Durant sa carrière, il utilisa également une basse ténor, qui elle, est
accordée une quarte au dessus de la normale. C'est donc bien en 1974 avec son
second album School Days qu'il entra dans le panthéon de la basse électrique. Les
quatre premiers titres constituent un véritable inventaire du potentiel technique de
ce bassiste. Le morceau School Days retient notre attention puisque Stanley Clarke
l'ouvre en jouant un riff composé d'accords à la basse.

FIG. 2.15 TRANSCRIPTION DU RIFF DE SCHOOL DAYS

Il semble y avoir là un défi lancé par le bassiste. Dès le début de l'album, il


s'annonce comme le leader du groupe, il prend les commandes en imposant par sa
ligne de basse le rythme et l'harmonie du morceau. Il « vole » donc une partie de la
fonction de remplissage harmonique à la guitare, ou au clavier. De plus, dans ce
même titre il prend également l'ascendant sur le guitariste électrique en jouant un
solo beaucoup plus long que le sien. Nous avons là aussi un retournement des
valeurs, car habituellement dans le jazz, les soli de contrebasse étaient moins

116 Jaco Pastorius, Jaco Pastorius, CD, Sony, août 1976, réédition 2000.
117 Stanley Clarke, School Days, CD, Sony, juin 1976, réédition 1990.
69

nombreux et beaucoup plus courts que ceux des instruments habituellement


solistes. Quand, il fut interrogé à ce sujet, Stanley Clarke eut une réponse très
intéressante.

Quand Innerviews rencontre des bassistes, il y a souvent une discussion autour


du rôle de la basse. Il semble qu'une grande partie du débat provient de vos premiers
albums solos. D'une certaine manière des albums comme Stanley Clarke et School
Days ont fait découvrir au grand public le concept controversé de bassiste leader.
Selon vous, la guitare basse a-t-elle dépassé l'image d'instrument de seconde zone qui
lui était associée ?
Je crois que le travail pour mettre la basse en avant a été vraiment bien fait.
J'espère qu'il y aura encore d'autres bassistes qui enregistreront des disques et qui
deviendront des dieux de la basse [ ]Je crois qu'il y aura toujours des gars pour être
sur le devant de la scène comme je le fais. Je me souviens, je discutais avec Charlie
Mingus avant sa mort. J'ai passé un peu de temps avec lui, nous allions faire ensemble
au Carnegie Hall un concert s'appelant Father And Son. Il m'aimait beaucoup, nous
sommes allés dans ce restaurant, et mec, le voir manger c'était vraiment une
expérience. [ ] Il était extraordinaire, et je l'appréciais. Je ne l'ai jamais étudié comme
bassiste ou comme compositeur, mais il est un modèle pour moi : un contrebassiste de
jazz révolutionnaire. Il se mettait devant l'orchestre, et demandait aux mecs de
l'écouter.118

La musique de Stanley Clarke libéra donc toute une génération de bassistes


d'une certaine tradition. Sa musique est source d'inspiration pour nombre de
bassistes actuels qui repoussent constamment les limites de l'instrument : au
premier rang d'entre eux Les Claypool, bassiste du groupe Primus.

Où avez vous pris la technique du strumming119 ?

De Stanley Clarke, grâce à des chansons comme School Days. La première fois
que j'ai vu Stanley jouer ses vieux accords [ ] Je pensais que c'était cool, et j'ai décidé

118« When Innerviews encounters bassists, a discussion about "the role of the bass" often
develops. Much of that debate stems directly from your early solo work. In many ways, albums
such as Stanley Clarke and School Days brought the controversial concept of "lead bass guitar"
to the public’s attention. In your opinion, has the bass guitar officially transcended its perception
as a second-class instrument? » « I think the work has pretty been done on the bass in terms of
bringing it to the fore. I hope there are gonna be other bass players who make records and
become bass gods [...] I think there will be other guys who can stand on the edge of the stage
and front a band like I do. I remember speaking to Charlie Mingus before he died. I hung out
with him a bit and we were going to do a concert together at Carnegie Hall called Father and
Son. Charlie really liked me. We would get together at this restaurant and man, watching him
eat? That was an experience. [...] He was amazing and I really liked him. I didn’t study him as a
bass player or a composer, but he was an icon for me—a jazz bass revolutionary. He stood in
front of his band and demanded that the guys listen to him »
119 La technique de strumming consiste à gratter plusieurs cordes simultanément. Elle
vient du jeu guitaristique et a été adapté à la basse. La traduction du terme strumming est
problématique. La racine du mot (thrum) est la même que celle du Trommel allemand. Elle
évoque la notion de battement. Le préfixe s- renforce l'intensité. Nous pourrions donc utiliser
comme traduction la technique de battement.
70

de faire la même chose. Cela faisait vraiment mal quand j'ai commencé120.

Depuis 1976 et tout au long de sa carrière, Stanley Clarke n'a jamais cessé de
se remettre en cause, de chercher à être l'avant-garde de la basse électrique, tout en
restant fidèle à la contrebasse et ainsi nourrir sa pratique musicale de ces deux
mondes. Il a également enregistré le titre Bassicaly Taps121 avec le danseur de
claquettes Gregory Hines. Nous trouvons ici une sorte d'inventaire des techniques
typiques de ce bassiste. Il commence en jouant des accords en arpèges :

FIG 2.16 TRANSCRIPTION LIGNE DE BASSE BASSICALY TAPS

Comme souvent Stanley Clarke s'appuie sur les cordes à vide. Ce procédé est
très courant chez les bassistes et permet une plus grande vélocité dans le
mouvement, de plus la main gauche peut relâcher sa pression et se replacer à un
autre endroit du manche. Néanmoins, la sonorité particulière de la corde à vide
pousse certains bassistes à ne l'utiliser que très rarement122. Pour remédier à ce
problème, certains luthiers ont décidé de mettre en place une frette zéro123. Celle-ci
est placée sous le sillet et n'altère donc pas la hauteur de la note124.
L'autre élément essentiel du jeu de Stanley Clarke mis en avant dans ce titre
est le slap. Il est important de s'attarder quelque peu sur cette technique. Souvent,
une confusion est faite entre le slapping d'une contrebasse (se rapprochant du pizz.
Bartók) et le slap de la basse électrique, comme c'est le cas dans l'article d'Alyn
Shipton « Slapping (Bass) 125». Sur une contrebasse, le fait de « slapper » consiste à
tirer la corde pour qu'elle frappe violemment la touche en créant ainsi un son très
sourd. Sur une basse électrique, le slap est une technique de jeu consistant en une
alternance de slapping (frappe de la corde avec le pouce) et de popping (action de
tirer la corde pour la faire claquer contre le manche). D'une manière générale, le
120 « Where did you pick up the strumming technique? » « From Stanley Clarke, because
of songs like « School Days ». The fist time I saw Stanley shoot the ol' chords [ ] I thought that
was way cool, and I decided to do it. It hurt like hell when I first started. » Chris Jisi, Brave New
Bass Interviews and Lessons With the Innovators, Trendsetters, and Visionnaries, Backbeat
Books, San Francisco, 2003, p 202.
121 Stanley Clarke, If This Bass Could Only Talk, CD, Sony, juin 1988.
122 Voir analyses reproduites en annexe
123 Cf. glossaire
124 Voir photographie reproduite en annexe.
125 Alyn Shipton « Slapping (Bass) », Continuum Encyclopedia Of Popular Music Of The
World, Ed. John Shepherd, Continuum, Londres, New York, 2003,Vol. 2, p.168.
71

terme de slap désigne une technique permettant de produire un son percussif avec
un instrument mélodique. Pour le saxophone ou la clarinette, le slap consiste à
frapper violemment l'anche en claquant la langue.
En ce qui concerne la basse, c'est Larry Graham qui fut le premier à
populariser cette technique instrumentale. Il développa sa technique à la fin des
années 1960 dans le groupe de funk : Sly and the Familly Stone. Beaucoup de
commentateurs le considèrent comme l'inventeur du slap, encore une fois ce terme
d'inventeur est assez ambigu et problématique. Il est vrai que le slap est très
spécifique sur une basse électrique, notamment à cause de la décomposition entre
les gestes consistant d'une part à frapper avec le pouce, et d'autre part à tirer les
cordes avec les autres doigts ; mais quand nous prenons par exemple la technique
du Guimbri126, elle est très proche à celle du jeu de Larry Graham. Il prétend avoir
mis au point cette technique pour combler l'absence du batteur qui manquait
régulièrement les répétitions127.
Avec Larry Graham, nous sommes encore loin des prouesses techniques de
certains « slappeurs » actuels comme Flea, Marcus Miller, ou Mark King. Larry
Graham cherchait dans cette technique à apporter une énergie nouvelle à
l'instrument. C'est le cas par exemple pour la chanson Everyday People128, dans
laquelle il joue en permanence la même note, mais arrive à créer un intérêt en
utilisant toute la palette d'accentuations possibles grâce au slap.
Le développement progressif de cette technique a profondément fai évoluer le
langage de la basse d'une manière très large. Les effets percussifs se développent et
prennent une place de plus en plus grande dans les jeux des bassistes, avec
l'apparition notamment des ghosts notes129. La ligne de basse de What is Hip?130,
enregistrée par Francis Rocco Prestia, est très révélatrice de ce phénomène, comme
nous pouvons l'entendre, le bassiste joue des ghost notes sur un rythme de doubles
croches et accentue certains temps en jouant des notes réelles en même temps que
la section de cuivres.

126 Cf. note de bas de page 32


127 Larry GRAHAM, Funk Bass Attack, DVD, Rittor Music, 2007.
128 SLY AND THE FAMILLY STONE, Stand!, disque vinyl, Epic, mai 1969.
129 Notes produites alors que le bassiste étouffe la corde pour l'empêcher de vibrer. La
traduction de ce terme est problématique, les musicologues semblent préférer notes fantômes (J.
Siron) mais les bassistes utilisent plus couramment notes mortes.
130 TOWER OF POWER, The very best of Tower of Power : The Warner Years, CD, Rhino
WEA, juillet 2001.
72

FIG 2.17 TRANSCRIPTION DE LA LIGNE DE BASSE DE WHAT IS HIP ?

Cet exemple illustre bien la grande influence du slap et du développement des


techniques percussives chez tous les bassistes même ceux jouant aux doigts
(fingerstyle), et pas seulement dans le funk. Jaco Pastorius avait également une
grand maîtrise de cette technique qui apportait à son jeu une grande fluidité et
mobilité rythmique. Là, encore la main droite débite constamment des doubles
croches et c'est la main gauche qui étouffe ou laisse passer certaines notes comme
dans le morceau 4 AM.

FIG 2.18 TRANSCRIPTION DE LA LIGNE DE BASSE DE 4 AM.

Le slap est évident lié au funk, mais certains bassistes l'apportèrent dans
d'autres styles musicaux : Stanley Clarke et Alain Caron pour le jazz fusion, Mark
73

King pour la pop, Flea et Les Claypool pour le rock, Fiedly pour le metal. Cette
technique s'est donc généralisée, elle est connue de tous les bassistes, et elle est
devenue le symbole d'une certaine virtuosité. Beaucoup de méthodes
instrumentales uniquement dédiées au slap ont vu le jour. La plus célèbre et la plus
utilisée d'entre elles est celle de Tony Oppenheim : Slap It!131 publiée pour la
première fois en 1981.
Techniquement tout ce qui est jouable aux doigts, est jouable en slap,
néanmoins l'alternance entre le pouce et l'index oblige le bassiste à privilégier
certains intervalles. Tout d'abord, il est plus naturel, et plus aisé de réaliser cette
alternance sur des cordes éloignés (Mi-Ré, La-Sol, etc...) ; le bassiste aura donc
tendance à privilégier des grands intervalles comme la septième mineure, l'octave,
et les tous ceux supérieurs à l'octave. Néanmoins grâce à l'utilisation répétée des
hammer-on et des pull-off132, il est très fréquent de trouver des mouvements
chromatiques ou de secondes majeures jouées sur la même corde. Nous pouvons
retrouver ces deux mouvements distincts dans de nombreuses lignes de basse
comme par exemple Pow!133 de Graham Central Station. Nous avons marqué d'une
ligne rouge les mouvements faits sur une même corde, et d'une ligne bleue les
mouvements nécessitant un saut de cordes.

FIG 2.19TRANSCRIPTION DE LA LIGNE DE BASSE DE POW!

Il est intéressant de noter que cette ligne de basse est organisée sur le modèle
antécédent conséquent. Au delà de cela, elle met en avant toutes les techniques
utilisées dans le slap avec l'utilisation des notes mortes, des hammers on. Chaque
bassiste possède bien entendu son approche particulière de la technique ; c'est la
cas par exemple de Mark King, leader du groupe Level 42. Il fut le premier à
utiliser la technique de slap aller-retour. Elle consiste lors de la frappe avec le
pouce à faire passer le doigt sous la corde pour la « refrapper » en retirant le pouce.
Elle permet une plus grande vélocité. Elle fut adoptée ensuite par des grands
virtuoses de la basse comme Alain Caron, Victor Wooten ou encore Marcus Miller.
Tony Levin inventa pour sa part les Funky Fingers. Il s'agit de baguettes de
batterie découpées qu'il fixe sur ses doigts à l'aide de papier adhésif. Il les utilise

131 Tony Oppenheim, Slap it! : Funk Studies For the Electric Bass, Theodore Presser,
King of Prussia PA ,1981.
132 Cf. Glossaire
133 Graham Central Station, My Radio Sure Sounds Good to Me, CD, Collectables, 1978,
réédition 2006.
74

ensuite pour frapper les cordes.


Le slap n'est pas non plus une remise en cause de la fonction de la basse, mais
il est un renforcement de la portée rythmique de l'instrument. Les bassistes font
donc partie intégrante du groove, comme le souligne Allan F. Moore134.
L'association avec le batteur devient essentiel, et la section rythmique est au coeur
de la musique.

2.4 Comment un bassiste construit-il son « son » ?

Nous venons de voir comment la basse électrique s'est intégrée dans la


musique populaire à travers les studios et aussi comment la ligne de basse a
lentement évolué sans pour autant remettre en cause sa fonction principale. Nous
ne devons pas nous arrêter là, car l’analyse de ce répertoire ne peut pas uniquement
se fonder sur la « décomposition » de structures comme l’harmonie, la mélodie et
le rythme. Le timbre tient un rôle essentiel dans toute la musique du vingtième
siècle, c’est le cas naturellement dans l'esthétique populaire. Travaillant dans le
sens de cette recherche timbrale, cela explique pourquoi nombre de musiciens
possèdent différents modèles de guitares.
Plus de 90 % des guitaristes actifs dans le genre [le rock progressif] jouent au
moins sur deux guitares, […] cette inflation trouve partiellement sa source dans une
volonté de diversifier les timbres135.
Ce que souligne Christophe Pirenne pour les guitaristes est également valable
pour les bassistes. Avant l’apparition de la basse électrique, les musiciens n’avaient
comme choix que la contrebasse ou le tuba pour remplir le rôle de basse136.
L’instrument de Fender apporta donc une alternative timbrale nouvelle. La
Precision permet de résoudre le problème du volume sonore, comme nous l’avons
vu précédemment. Cet élément associé à la clarté des attaques donna à la basse un
nouveau rôle, celle-ci n’étant plus confondue dans la masse sonore, elle fut
clairement perçue ce qui permit aux bassistes de se mettre en avant.
De plus, aucune basse ne sonne de la même façon. Chaque modèle a un timbre
différent, selon les bois utilisés, le placement, le nombre et le type de micros
utilisés, le type de cordes, le nombre de cordes, la présence ou l’absence de frettes.
L’instrumentiste choisissant sa basse a conscience de ces différences, il la
sélectionne en fonction du contexte dans lequel il se trouve.

Eh ben oui. Un bassiste électrique aura peut être plus de mal à définir un son

134 Allan F. Moore, « La musique pop », trad. fr. Denis Berger, Musiques Une
encyclopédie pour le XXIème siècle Vol. 1 Musiques du Xxème siècle, dir. Jean-Jacques Nattiez,
Actes Sud/Cité de la musique, Arles, Paris, 2003, p. 832-849.
135 Christophe Pirenne, Le rock progressif anglais (1967-1977), Honoré Champion, Paris,
2005, p. 280-281.
136 D’autres instruments graves sont utilisés dans la musique populaire : le saxophone
baryton, ou plus rarement la clarinette basse, mais ils ont un rôle mélodique, beaucoup plus
qu’un rôle de basse.
75

personnel, parce que le son [nous soulignons] est déjà très étiqueté, très calibré par
l’industrie137.

Il y a dans cette affirmation de François Delalande une utilisation, qui nous


semble, inappropriée du mot « son »138. Il semble qu’ici le terme de timbre soit plus
approprié. La différence entre timbre et son n’est pas évidente, et prête souvent à
confusion. Il est donc nécessaire de l’expliciter avant toute chose.
Le timbre est par définition « la qualité particulière du son qui permet
d’identifier la source sonore139 ». Pour la basse électrique, différents éléments
rentrent en ligne de compte pour la construction du timbre : mais il ne faut pas
oublier d’y ajouter l’importance de l’ampli et des pédales d’effet. Le timbre dépend
donc de l’addition de ces éléments
Le « son » du musicien, et ici le « son » du bassiste, n’est pas aussi facile à
définir, car il recoupe des éléments variés comme la sonorité ou le style. Nous
pouvons reprendre le terme de « signature sonore ». Le son est lié à
l’instrumentiste, au musicien, et non à l’instrument ou au dispositif instrumental.
Les musiciens peuvent parler par exemple du « son de Jaco », il est vrai également
qu’ils utilisent aussi parfois le « son d’une Jazz Bass ». Dans le langage courant
nous assistons donc à une généralisation du terme « son », ce qui rajoute à la
confusion.
Deux bassistes utilisant le même matériel ne « sonneront » pas de la même
manière ; ceci n’est pas spécifique à la basse électrique, il en va de même pour les
concertistes jouant sur un même piano par exemple. L’instrumentiste ajoute donc
quelque chose au timbre de son instrument. Nous devons donc nous demander ce
qu’est ce surplus.
Nous avons volontairement choisi le terme de construction pour désigner le
rapport entre le bassiste et son « son », car ce n’est pas le « son » qui s’impose au
musicien, mais bien l’inverse. Il le crée, le modèle selon son désir et ce qu’il veut
exprimer. Il y a deux manières assez distinctes de procéder pour cela. Tout d’abord
une manière empirique, les bassistes essaient beaucoup d’instruments ou d’ampli
avant de trouver les bons, ceux qui correspondent le mieux. L'autre démarche
consiste à partir d’un idéal rêvé, de construire, fabriquer l’instrument ou l’ampli
parfait. C’est souvent cette volonté qui anime les musiciens faisant appel au service
d’un luthier.
Revenons à la citation de François Delalande : évidemment l’industrie produit
des basses en série, qui sont identiques les unes aux autres140. Néanmoins, nous ne
pouvons pas soutenir qu’elle calibre le « son » des musiciens. Il existe sur le
marché une quantité énorme de basses différentes, il y a donc déjà une certaine

137 Philippe Carles, « Le son du jazz, entretien avec François Delalande », Musurgia, II/3
1995, p. 9.
138 Pour éviter toute confusion, nous mettrons le mot entre guillemets lorsqu'il s'agit de la
notion que nous abordons ici.
139 Jean-Claude Risset, « Timbre », in Musiques Une encyclopédie pour le XXIème siècle,
dir. Jean Jacques Nattiez, Actes Sud/Cité de la musique, Arles, 2003, vol 2, p.134.
140 Malgré cette volonté d'uniformisation, chaque basse reste et demeure unique, puisque
le bois étant une matière organique il ne réagira jamais deux fois de la même manière.
76

liberté pour le bassiste : le choix de son instrument (même si nous savons que
parfois ce choix est aussi souvent déterminé par des raisons économiques). De plus
une basse ne sonne pas d’une seule manière, puisque sur chaque instrument il y a
des possibilités de réglage. Sur le modèle originel de Leo Fender, il n’y a que deux
potentiomètres : un pour le volume et un autre pour la tonalité141 ; mais depuis les
choix se sont multipliées, et l’on trouve des sélecteurs de micros, des switchs
(sélecteurs) actif/passif ou même des systèmes d’équalisation intégrés dans la
basse. Il y a là déjà un premier complément : la manière dont le bassiste règle les
éléments à sa disposition, mais aussi la médiation qu’il crée entre eux. Si nous
prenons l’exemple simple du diptyque basse-ampli, le bassiste a déjà une infinité
d'alternatives, que ce soit en termes de choix de matériel ou de réglage de celui-ci.
L’emploi du terme médiation n’est pas innocent, car en plus de désigner
l’action de mettre en relation, de concilier différents partis, il renvoie à la notion
hegelienne ou marxiste de processus créateur par lequel on passe d’un terme initial
à un terme final. Ce serait donc la médiation entreprise par le bassiste qui ferait
passer du timbre au « son ».
Pour répondre à la question de comment le bassiste construit sa « signature
sonore », il faut essayer de comprendre en quoi consiste ce processus créateur.
Comme nous l’avons déjà dit, il commence par choisir les éléments qu’il veut
mettre en relation. À partir de là, le bassiste rentre dans ce processus de médiation.
Il fait le choix en fonction de son style de musique, mais également de ses envies et
de ses attentes, ou des rapports avec les autres instrumentistes, de faire le lien de
manière particulière les différents éléments composant ce que les musiciens de rock
appellent backline. Il peut faire le choix d’affirmer la sonorité de sa basse en
mettant l’ampli et les effets au service de celle-ci, ou au contraire il peux modifier,
transformer la sonorité de l’instrument en utilisant un ampli ayant un caractère une
sonorité très affirmée. Il existe autant de possibilités qu’il existe de musiciens.
Nous pouvons néanmoins dégager des similitudes, ou des éléments typiques. Nous
avons choisi d’étudier plusieurs exemples d'instrumentistes dont le « son » est
remarquable, et pertinent puisqu’il a fait école, car nous le verrons le bassiste
débutant essaie souvent de copier un illustre modèle.

2.4.1 Jaco Pastorius

Commençons par Jaco Pastorius. Nous pourrions résumer son approche du


matériel en une phrase : « Tout est dans les mains ». La manière dont le bassiste
joue, modèle de manière radicale le son de l’instrument. Quelle que soit la basse
qu’il utilise nous pouvons reconnaître Jaco. Nous trouvons sur sa vidéo
pédagogique une parfaite illustration de ce propos. Il change de basse, passant
d’une Jazz Bass frettée à une basse fretless construite par le luthier Abe Rivera,
sans pour autant changer de manière tangible « sa signature sonore ». Évidemment
les instruments ont un timbre différent, mais nous pouvons toujours identifier le
« son » de Pastorius. Ce phénomène est très intéressant puisqu'il nous permet de
mettre en évidence de manière tangible la différence pouvant exister entre le timbre

141 Cf. Glossaire


77

d'un instrument, qui n'est pas modifiable de manière acoustique, et le son que le
bassiste construit au fur et à mesure de son parcours.
Le nom de Pastorius est pour beaucoup lié à la basse fretless, mais sa
« signature sonore » se limite-t-elle à cela ? Nous avons déjà avancer un élément de
réponse. Qu'il joue sur une basse frettée ou fretless, Pastorius reste reconnaissable,
pour compléter cette réflexion, il est important de nous demander quel rôle tient le
fait que sa basse soit défrettée dans le son de Pastorius. Comme son étymologie
l'indique, une fretless est une basse sans frettes, cette absence induit bien sûr
certaines choses. Tout d'abord, la justesse de la note n'est plus assurée par les
frettes, mais elle est tributaire de l'oreille du bassiste comme sur une contrebasse.
Le musicien a donc également la possibilité de jouer sur des intonations
particulières et sur des micro-intervalles. D'autre part, le contact des cordes avec le
manche se fait directement au niveau du bois de la touche, cela provoque une
vibration parasite quand l'instrumentiste attaque la corde142. Ce phénomène rappelle
le growl d'un saxophoniste ou d'un chanteur de jazz. Il n'est donc pas étonnant de
voir certains journalistes qualifier le « son » de Pastorius de basse chantante143. Il
avait conscience de ce phénomène et savait admirablement jouer avec cela. En
variant la force de ses attaques, il mettait dans sa « signature sonore » plus ou
moins de saturation, apportant ainsi un lyrisme exceptionnel à sa basse. « A
Remark You Made 144» en est une parfaite illustration.

FIG 2.20 TRANSCRIPTION DE LA LIGNE DE BASSE DU TITRE A REMARK YOU MADE

Au-delà du son, le défrettage pose un problème de lutherie : en vibrant


directement contre le bois les cordes ont tendance à user rapidement le manche
surtout quand il s'agit de cordes à filet rond145. Pour éviter cette usure prématurée, il
est nécessaire d'appliquer plusieurs couches de vernis sur le manche. Jaco Pastorius
défretta sa basse lui-même. Il utilisa pour protéger la touche de l'epoxy, qui est une
colle très répandue dans l'ébénisterie et dans la construction navale. Cette colle
donne, une fois posée, un aspect plastifié au bois. Cela n'est pas sans effet sur le
son de l'instrument. D'ailleurs de nos jours, les fabricants ont souvent recours à des
vernis de ce type, pour retrouver une sonorité ressemblant à celle de Pastorius,

142 À la différence d'un contrebassiste, le bassiste attaque ses cordes perpendiculairement


au manche. Quand il frappe une corde, celle-ci frappe donc le manche ce qui provoque cette
vibration.
143Au premier rang d'entre eux citons Clive Wiliamson qui a réalisé l'interview de Jaco
Pastorius précédemment citée.
144 Weather Report, 8 : 30, CD, Sony, décembre 1979, réédition 1994.
145 Cf. Glossaire
78

comme par exemple la « Squier Jazz Bass Vintage Modified Fretless »146 qui se
veut être une copie de la basse du maître en reprenant toutes les spécifications de
celle-ci.
Bien avant Pastorius, Bill Wyman (bassiste des Rolling Stones) avait défretté
en 1961. Nous pouvons d'ailleurs entendre cette basse sur le titre Paint It Black de
1966.147 Il en joue comme un basse frettée, ce qui la rend difficile à reconnaître à
l'écoute. La même année, Ampeg décida de commercialiser la première basse
fretless de série, mais il fallut attendre le succès de Pastorius pour que celle-ci
s'impose chez les musiciens. Pino Palladino et Tony Franklin ont, dans les années
1980, utilisé eux-aussi cet instrument tout en ayant un « son » très novateur et
particulier. Résumons : nous avons donc vu que le « son » de Pastorius n'est pas
uniquement tributaire de sa basse fretless. Quels sont alors les autres éléments
rentrant en ligne de compte dans ce « son » ?
Tout d'abord, tournons nous vers l'amplification. Il semble y avoir chez Jaco
Pastorius une volonté farouche de faire partager le son de la basse. En quelque
sorte et comme le souligne Allan F. Moore148, il cherche une authenticité
d'expression en voulant communiquer sans intermédiaire avec son public. Pourtant,
un bassiste électrique est obligé de passer par un ampli pour être entendu du public.
Pastorius a donc toujours essayé de minimiser son importance. Cela commence en
studio où il enregistrait en rentrant directement dans la table de mixage à travers
une D.I (boîtier convertissant un signal à basse impédance en signal à haute
impédance). Il précise cela dans son interview avec Clive Wiliamson.

J'ai une basse fretless, donc c'est comme si je jouais pratiquement une « basse en
bois » (une contrebasse). En d'autres termes, les cordes frappent directement le bois du
manche, et donc bien que ce soit une guitare basse, j'ai ce son clair et direct.149

De plus, les amplis que Pastorius utilisait sur scène étaient connus pour
respecter le son de la basse. Les amplis Acoustic ne sont plus fabriqués de nos
jours, mais ils étaient prisés à l'époque par les contrebassistes qui cherchaient à
obtenir le son le plus fidèle possible. Il n'eut recours aussi qu'une seule pédale
d'effet durant toute sa carrière. Ce fut une pédale de delay de la marque MXR qu'il
s'était servi notamment pour son titre solo Slang150 avec Weather Report. Il
semblerait qu'il ait employé également un chorus sur certaines prises de studio,
mais il est difficile de savoir si c'était de sa propre initiative ou de celle de

146http://www.squierguitars.com/products/search.php?partno=0326608500, date d'accès le


04 mars 2008.
147 Rolling Stones, Aftermath (US), CD, Abcko, 1966, réédition 2002.
148 Allan F. Moore, « La musique pop », trad. fr. Denis BERGER, Musiques Une
encyclopédie pour le XXIème siècle Vol. 1 Musiques du Xxème siècle, dir. Jean-Jacques Nattiez,
Actes Sud/Cité de la musique, Arles, Paris, 2003
149 « I have a fretless bass, so it's virtually like I'm playing a wood bass. In other words,
the strings go into the wood on the neck and then, being that it's a bass guitar, it gets that bright,
direct sound », Jaco Pastorius, « BBC Interview », interview avec Clive Williamson, 1978,
www.jacopastorius.com/features/interviews.asp, date d'accès 11 juillet 2006.
150 Weather Report, 8 : 30, CD, Sony, décembre 1979, réédition 1994.
79

l'ingénieur du son.

2.4.2 Pino Palladino

Jaco Pastorius avait donc pris le parti de rester le plus fidèle possible au
« son » naturel de sa basse, ce qui faisait évidemment ressortir le fait qu'elle soit
défrettée. D'autres bassistes fretless ont fait le choix de travailler leur « son » plus
en profondeur, c'est notamment le cas de Pino Palladino. Ce musicien de studio
d'origine galloise est connu pour un « son » typique et reconnaissable issu de la
combinaison d'une basse Musicman StingRay de 1979 et d'une pédale Octave OC-2
fabriquée par la marque Boss.

Vous utilisez151 tout le temps la pédale « Octave » de Boss de manière très


efficace, notamment sur « I'm Gonna Tear Your Playhouse Down ». Ou avez-vous eu
l'idée de ce son ?

Principalement en écoutant les excellentes lignes de basse de Stevie Wonder en


grandissant, ces grooves de funk lourds avec ces basses épaisses et profondes des
synthétiseurs. J'ai toujours voulu avoir ce son. Pendant une session d'enregistrement
antérieure avec Laurie [Latham, producteur et ingénieur du son de Paul Young], nous
étions en train de mixer une ligne de basse, et j'ai pensé que ça sonnerait bien, si je
doublais certains riffs à l'octave supérieure. Les choses avançant, j'ai doublé toute la
partie ; ça m'a donné l'idée de prendre la pédale Octave de Boss pour dupliquer cette
effet en live.

Le travail est différent de celui de Pastorius, puisque Pino Palladino explique


bien qu'il avait un idéal de « son ». Il chercha à imiter l'utilisation particulière que
Stevie Wonder faisait de l'instrumentation, car il doublait pratiquement
systématiquement la partie de basse par un synthétiseur dans le but de donner une
épaisseur supplémentaire, et de renforcer ainsi la présence des fréquences graves
dans le mixage. Il utilisa énormément ce « son » en studio notamment avec Paul
Young ou Stephan Eicher sur le fameux titre « Déjeuner en Paix »152, mais comme
tous les bassistes de studio il n'a pas pu systématiquement imposer son style et sa
manière d'enregistrer. D'ailleurs, il est intéressant de noter l'impressionnante
aisance qu'ont les bassistes de studio à s'adapter à l'artiste qu'ils accompagnent.
Pino Palladino en est l'illustration parfaite en devenant le nouveau bassiste des
Who, alors qu'il était reconnu dans un répertoire plus soul et pop.

151 « You used the Boss octave pedal very effectively throughout, particularly on « I'm
Gonna Tear Your Playhouse Down ». Where did you get the idea for that sound ? » « Mostly
from growing up and hearing Stevie Wonder's great bass lines—those heavy funk grooves with
big, fat keyboard bass. I always wanted to capture that sound. While, I was doing an earlier
session for Laurie, we had laid out a bass line and I though it would sound good if I doubled
some of the riffs an octave higher. As it turned out, I doubled the entire part ; that gave me the
idea to get the Boss octave pedal to duplicate the effect live. », Chris Jisi, Brave New Bass
Interviews and Lessons With the Innovators, Trendsetters, and Visionnaries, Backbeat Books,
San Francisco, 2003, p.165.
152 Stephan Eicher, Engelberg, CD, Polydor, 1991.
80

2.4.3 Anthony Jackson

D'autres bassistes vont beaucoup plus loin dans la recherche de la sonorité


idéale. C'est le cas notamment d'Anthony Jackson. Nous avons déjà vu qu'il est à
l'origine de la fabrication de la première Contrabass Guitar. Il fut très impliqué
dans toutes les étapes du développement de l'instrument, et il a théorisé sur le choix
et l'utilité de chaque élément de sa basse lors d'une masterclass donnée à la célèbre
école Bass Collective de New York153. Essayons donc de voir les éléments sur
lesquels il a travaillé. Tout d'abord, il a volontairement choisi un diapason de 36
pouces pour que les cordes soient plus tendues et ainsi obtenir un son plus brillant
et puissant. Le but est d'avoir les cordes les plus tendues possibles. C'est aussi pour
cela qu'il a fait construire une basse avec une tête de manche inclinée. Il insiste
également sur le fait d'utiliser une touche plate. Leo Fender avait prévu une touche
avec un léger radius pour éviter de déstabiliser les contrebassistes, et aussi faciliter
le jeu et éviter les bruits parasites. Anthony Jackson met en avant le confort de jeu
du manche plat, et admet que cela implique de revoir la hauteur des frettes. Le
bassiste montre là une parfaite connaissance de son instrument et des problèmes de
facture. Par exemple, il met en avant un problème récurent dans l'espacement entre
les cordes. Habituellement, la distance entre deux cordes est la même, mais les
luthiers prennent leurs mesures à partir du centre des cordes, or elles sont plus
larges lorsqu'elles sont graves. Il est donc nécessaire de prendre en compte ce
facteur, et d'agrandir l'espace entre deux cordes aiguës. D'ailleurs, il prône une
distance maximum entre les cordes, ce qui encore une fois, rend l'instrument très
difficile à jouer. Son but n'est pas d'avoir un instrument maniable et agréable à
jouer, tous ses choix sont guidés par la recherche d'un son pur, puissant et brillant.
Il rappelle aussi à juste titre que le bois est un matériau vivant même une fois
découpé et verni. La basse électrique réagit donc aux conditions climatiques qui
l'entourent. Le musicien doit, par conséquent, rester à l'écoute de son instrument, et
savoir quand la basse souffre de la chaleur, ou de l'humidité pour pouvoir la faire
réparer en cas de besoin. Pour finir, il conclut en expliquant que ces conseils sont
applicables à tous les instruments à cordes frettés, mais qu'il est important que
chaque musicien travaille à se constituer sa configuration, puisqu'un instrument
réglé selon ses propres envies est un tremplin à la virtuosité, et à l'expressivité.

2.4.4 Billy Sheehan

L'exemple d'Anthony Jackson n'est pas unique dans l'histoire de la basse


électrique. Nombreux sont les bassistes à avoir modifié eux-mêmes leur
instrument. C'est le cas de Billy Sheehan. Ce bassiste est connu pour être un des
plus grands virtuoses dans le répertoire rock. Il accompagne des guitar heroes
comme notamment Tony MacAlpine, Steve Vai ou Paul Gilbert. Son « son » est
très inspiré par celui de Chris Squire du groupe Yes. Billy Sheehan modifia sa

153 Nous trouvons un résumé de son intervention dans l'ouvrage de Chris Jisi. Chris Jisi,
2003, p. 30-32.
81

Precision Bass en ajoutant le micro d'une Gibson EB-0 au pied du manche. Il


sépare la sortie des deux micros. Le plus proche du manche apportant la profondeur
au son, l'autre le punch et la puissance des attaques. Pour sonoriser sa basse, il a
donc recours à une « bi-amplification ». Il a été, aujourd'hui, « endorsé 154» par
Yamaha. il commença donc à travailler sur son modèle signature. Il a repris la
configuration des micros présents sur sa Precision Bass, même s'il développa des
nouveaux micros. Billy Sheehan a pris l'habitude de travailler avec les différentes
marques pour lesquelles il joue. Il a conçu son jeu de cordes avec Rotosound, et ses
amplis avec la société Ampeg. Il a aussi systématiquement recours à un
compresseur qui est un des composants essentiels de son « son ». D'ailleurs, il
confia :

Je trouve que c'est l'effet le plus important pour un bassiste, cela permet de
garder une dynamique de jeu cohérente dans toutes les situations. Tous les détails sont
préservés, sans avoir à pousser l'ampli155.

Pour la lutherie, la basse de Billy Sheehan a une particularité. Le manche est


« scalopé » de la 17ème à la 22ème case. Cela signifie que la touche est creusé
entre les frettes pour éviter que les cordes appuient directement sur le bois et les
bourdonnements parasites qui en découlent. Ce dispositif facilite également toutes
les techniques de bending156. Il passe aussi énormément de temps à régler l'action
de ses cordes.

Tu sembles attacher une grande importance à ton matériel et à ses réglages ?

En effet, je pense que c'est essentiel. Parfois, je joue sur les basses d'autres
bassistes qui essaient d'êtres virtuoses, mais leurs instruments sont dans un tel état que
ça devient impossible ! Il est nécessaire de comprendre ce qui concerne ton
instrument. Tu dois affiner ton jeu, comme tu affines tes réglages, car ton instrument
devient l'outil ultime et doit répondre à tes attentes ! C'est pourquoi je règle et
j'entretiens moi-même mon instrument157.

Les grands bassistes connaissent leurs instruments, et savent quels éléments


modifier pour obtenir le « son » qu'ils recherchent. Il en va de même pour les
luthiers qui fabriquent ces basses. Il est important que les musicologues prennent
également conscience de ce que Serge Lacasse nomme les paramètres
technologiques musicaux158. Devant le nombre infini de possibilités de réglages
offertes par le triptyque basse ampli pédales d'effet, il nous est difficile de

154 L'endorsement est un contrat liant un musicien à une marque. Le bassistes joue et fait
la promotion des instruments de la marque, en échange cette dernière met gratuitement son
matériel à disposition.
155 Franck Di Helcy, « Billy Sheehan : une légende dans le monde de la basse », Bassiste
Magazine, B.G.O, 17, mars avril 2008, p. 17
156 Cf. Glossaire
157 Franck Di Helcy, « Billy Sheehan », p. 18
158 Serge Lacasse, « Vers une poétique de la phonographie : la fonction narrative de la
mise en scène vocale dans « Front Row » (1998) d’Alanis Morisette », Musurgia, IX/2, 2002.
82

synthétiser le rôle de chaque élément. Nous devons encourager la méthodologie qui


consiste à étudier le matériel du musicien pour voir en quoi ce dernier éclaire sa
musique. Cette démarche rendra toute sa place à l'organologie puisque les
musiciens sont soumis aux limites de leur matériel.

2.5 Les basses Rickenbacker

Nous avons donc vu comment les bassistes choisissent les différents éléments
de leur dispositif instrumental, les mettent en relation et construisent un « son »
personnel. Nous avons déjà souligné le rôle fondamental joué par la technique de
jeu de l'instrumentiste dans le rendu sonore. Pour illustrer ce propos, il nous
paraissait important d'étudier des musiciens utilisant la même basse. Notre choix
s'est porté sur les Rickenbacker 4001, 4003, et 4004. Les bassistes que nous allons
étudier sont : Chris Squire de Yes, Paul McCartney (les lignes de basse de l'album
Band on The Run des Wings), Lemmy du groupe Motörhead (et plus
particulièrement les chansons Ace of Spades et Iron Fist) , et pour finir Cyril Denis
bassiste de Louis Bertignac sur la tournée Power Trio.
Ces bassistes sont représentatifs des différentes utilisations de cette série de
basse. Ils jouent dans es styles variés : le rock progressif pour Squire, le hard rock
pour Lemmy, la pop pour McCartney, et du rock fortement inspiré de blues pour
Cyril Denis. Ce dernier est vraiment pertinent, car comme il est un grand
admirateur de Paul McCartney, nous pourrons voir dans quelle mesure il s'en est
inspiré pour construire son « son ». D'un autre côté, il joue en power trio159 tout
comme Lemmy. Ce type de formation est très courant dans le rock (The Police,
Cream, Jimi Hendrix), et oblige le bassiste à prendre plus de place. Nous pourrons
donc également comparer comment ces deux bassistes remplissent ce rôle de
manière personnelle, mais aussi comment leur « son » contribue à occuper l'espace
sonore du groupe.
Notre démarche est très simple, pour chaque bassiste nous essaierons de
détailler le matériel utilisé, mais également les techniques de jeu. Notre propos
s'appuiera sur des transcriptions.
Avant tout, rappelons brièvement les principales caractéristiques de ces basses
Rickenbacker. Nous avons déjà parlé du premier modèle la 4000 apparue en 1957,
celui était assez rudimentaire. La 4001 a apporté deux nouveautés qui furent
essentielles dans la signature sonore des basses de la marque : d'abord, l'ajout d'un
second micro très proche du manche ; ensuite le système rick'o'sound. Il permet de
séparer les fréquences aiguës et graves en les faisant sortir sur deux canaux
différents. Dans une correspondance électronique, Cyril Denis nous expliqua
l'utilité de ce système dans une configuration de power trio.
On joue en trio, on voulait trouver un son de basse puissant et qui s’intégrerait
bien dans un power trio. C’est la Rickenbacker qui a gagné, parmi ma dizaine de
basses. Comme elle est stéréo, j’utilise la canal grave que je passe dans un D.I et que
je rentre dans le canal grave d’une tête SVT, je booste bien la chaleur et la rondeur.

159 Formation de rock comprenant un bassiste, un guitariste et un batteur.


83

Dans le même temps, la canal aigu part dans une TC Electronic[pédale de distorsion]
puis dans une pédale d’équalisation et file dans le canal aigu de la tête SVT. Les deux
sons, mixés, sont vraiment puissants…160
« La tête SVT » est de la marque Ampeg, beaucoup de bassistes de rock
l'utilisent notamment Simon Gallup (The Cure) ou Robert Trujillo (Metallica).
Pourtant dans les années 1950, on opposait les ampli Fender et Ampeg : les
premiers ayant un son plus rock, plus sale, les seconds étant appréciés pour la
rondeur de leurs graves. James Jamerson utilisa pendant toute sa carrière à la
Motown un Ampeg B-15 Portaflex.
Ici, Cyril Denis cherche un son de basse lui permettant d'occuper un maximum
d'espace dans le spectre sonore pour compenser l'absence d'une seconde guitare. Il
utilise donc au maximum les possibilités offertes par sa basse en séparant les
fréquences graves, et les fréquences aiguës. Il amplifie la rondeur des graves,
l'attaque des médiums pour obtenir un son clairement défini dans le spectre sonore.
C'est une utilisation très courante du système de « bi-amplification » de la
Rickenbacker.
Lemmy Kilmister fonda le groupe Motörhead en 1975 avec Lucas Fox, et
Larry Wallis. Leur musique reprend la vitesse du punk, et la puissance du heavy
metal. Ils ont ainsi donné naissance à un style musical bien particulier que les
journalistes appellent speed metal. Lemmy est toujours resté fidèle aux basses
Rickenbacker depuis qu'il joue dans Motörhead essayant successivement les
modèles 4001, 4003 avant d'adopter définitivement une 4004LK. Cette basse se
distingue uniquement par les ornements de sa table en noyer. Le titre « Ace Of
Spades 161» est représentatif de l'esthétique du groupe.

160 Cf. Entrevue en annexe.


161 Motörhead, Ace Of Spades, CD, Sanctuary, 1980, réédition 1996.
84

FIG 2.21 TRANSCRIPTION DE LA LIGNE DE BASSE DE ACE OF SPADES

Le jeu de Lemmy n'a qu'un seul but : l'énergie. Il transmet dans sa ligne de
basse une certaine violence. À partir de la mesure 17, il joue à la basse des accords
composés uniquement de la fondamentale et de la quinte. Pour ce qui est de la
sonorité, Lemmy se rapproche beaucoup de celle d'un guitariste électrique. Il joue
au médiator, il utilise aussi une tête d'ampli pour guitare le Marshall Super Lead
Plexi. Il met énormément de distorsion dans sa « signature sonore », ce qui a
tendance à couper les fréquences graves du son. Cet exemple est vraiment
particulier puisque Lemmy met en avant les médiums et les aiguës de sa basse,
semblant presque endosser un rôle de guitariste rythmique. Il est difficile de
connaître les intentions de l'artiste puisqu'il refuse systématiquement de parler de sa
musique ou de son jeu de basse, car il considère que sa musique est suffisamment
explicite.
Lemmy a fait le choix d'utiliser une tête d'ampli pour guitariste pour faire
saturer naturellement le son. Son parti pris est d'obtenir un mur sonore compacte
avec le guitariste. Quand nous écoutons Motörhead les parties des instruments
semblent s'emmêler pour ne plus faire qu'une seule. Ce choix est complètement
cohérent par rapport à l'esthétique du groupe. Sa vision du power trio est donc
85

particulière, puisqu'il cherche à fondre la basse et la guitare et ainsi à obtenir une


sonorité globale compacte. Le choix de la Rickenbacker fut une évidence pour lui,
étant une basse possédant une excellente réponse dans la partie haute du spectre.
Néanmoins, il est tout à fait possible d'avoir des sonorités rondes et chaudes
avec une Rickenbacker. Paul McCartney nous en fait la démonstration sur l'album
« Band On The Run » des Wings. L'ancien Beatles est associé à la fameuse Violin
Bass d'Höfner, mais il reçut en 1965 une Rickenbacker 4001S pour gaucher. Il
l'utilisa sur les albums « Sergent Pepper's Lonely Hearts Club Band » et « Magical
Mystery Tour », mais c'est en 1973 que son « son » de basse semble arriver à sa
plénitude. Nous pouvons prendre par exemple le titre « Mrs Vanderbilt 162» où la
basse est particulièrement mise en avant.

FIG 2.22 TRANSCRIPTION DE LA LIGNE DE BASSE DE MRS VANDERBILT

Le « son » de basse de Paul McCartney dans ce titre, mais également sur le


reste de l'album, est un son très chaleureux et très rond. Le jeu au médiator lui
confère néanmoins une attaque précise lui permettant de mettre en avant une
pulsation régulière. Ce « son » met en avant une autre particularité des basses
Rickenbacker, leur manche traversant. Cela signifie qu'il n'est plus collé ni vissé, il
est directement imbriqué dans le corps de l'instrument. La surface de contact est
augmentée, les vibrations sont mieux transmises et donc le « son » bénéficie d'un
meilleur sustain. McCartney cherche avant toute une rondeur rappelant une
contrebasse avec une attaque beaucoup plus nette.
Nous parlions tout à l'heure de la filiation possible entre Paul McCartney et
Cyril Denis, celle-ci est très claire, même sidans ses réglages il semblerait plus
proche du « son » de son idole sur l'album « Sergent's Pepper ». Il est plus brut,
plus présent et plus puissant. Sur « Band On The Run », McCartney semble enfin
maîtriser totalement son instrument et la place qu'il doit lui donner dans le mixage.
162 The Wings, Band On the Run, CD, Parlophone, décembre 1973, réédition 1999.
86

Il s'éloigne du « son » typique de la Rickenbacker en lui ajoutant la chaleur typique


d'une jazz bass. Pour arriver à cela, il a certainement eu recours à une compression
assez légère du son de sa basse.
À la même période, Chris Squire, bassiste de Yes, utilisa une Rickenbacker
d'une manière différente et avec un « son » très particulier. Christophe Pirenne le
définit comme « net et clair 163». Regardons de plus près le solo de basse
commençant à la vingt-neuvième seconde du titre « Heart of Sunrise 164».

FIG 2.23 TRANSCRIPTION DU SOLO DE BASSE DE HEART OF SUNRISE

Le son de basse est très reconnaissable, car il semble englober tout le mixage.
L'attaque est précise, mais le son reste très épais, ce qui est très intéressant, car
finalement si Chris Squire joue avec sa basse des lignes qui prennent une si grande
importance dans la logique contrapuntique de certains titres de Yes, ce n'est pas
seulement parce qu'il transperce le mixage dans les aigus, mais aussi grâce à la
puissance et la force de son « son » qui domine le reste du groupe. Nous avons là
une utilisation de la « bi-amplification » très proche de celle de Cyril Denis, mais si
Chris Squire, de par son jeu, ajoute une agressivité et un lyrisme à la basse qui se
163Christophe PIRENNE, Le rock progressif anglais, Honoré Champion, Paris, 2005 p. 185.
164Yes, Fragile, Vinyl, Atlantic Records, novembre 1971.
87

traduit par un growl caractéristique dans les notes aiguës.


Nous avons donc vu à quel point les bassistes sont méticuleux lorsqu'il s'agit
de choisir les éléments de leur dispositif instrumental. Avec les basses de série, il
est courant qu'un grand nombre de musiciens possède le même instrument.
Pourtant, chacun arrive à s'exprimer de manière personnelle même si nous trouvons
des analogies dans leur « son ». Ce dernier est donc aussi tributaire du contexte
dans lequel le bassiste joue : la sonorité des autres instruments, l'esthétique du
groupe, les techniques d'enregistrement par exemple. Les bassistes ont à leur
disposition une palette instrumentale si large qu'ils ont la possibilité de développer
leur propre voix. Rares sont ceux qui n'exploitent pas cette chance. Il y a là encore
une preuve que le timbre tient un rôle central dans la musique populaire.
88

3 Les apports de la basse électrique à la musique


populaire

3. 1 Le groove

Après avoir vu la place tenue par la basse dans la musique populaire, il est
important de se poser la question des apports de la basse électrique à la musique
populaire. Tout d'abord, nous ne pouvons pas affirmer, comme nous l'avons vu
précédemment, que la basse électrique a radicalement changé la fonction de la
basse dans la musique populaire. L'amplification, les progrès techniques et le
charisme de certains bassistes ont permis de mettre la ligne de basse sur le devant
de la scène. La basse tient donc un rôle déterminant (voire principal dans les
musiques où elle est l'instrument soliste, comme dans le morceau Donna Lee165 de
Jaco Pastorius), cette nouvelle visibilité oblige les bassistes à innover, et à apporter
des éléments nouveaux à leur jeu.
Allan F. Moore met en avant la notion de groove dans son article166 dédié à la
musique pop. Selon lui, le groove est un fondement de la musique populaire ; il est
également un concept nouveau, totalement lié à cette esthétique. Il le définit
« comme étant une manière d'articuler une série de pulsations », que ce rôle est
attribué aux percussions, et « à la basse utilisée, quelle qu'elle soit.167 » Nous
devons nous demander néanmoins si la basse électrique n'a pas contribué à
l'apparition de ce concept.
Nous associons souvent le groove au concept plus jazzistique de swing. C'est
le cas notamment de Christophe Pirenne dans son « Vocabulaire des musique afro-
américaines». Il définit le groove comme un « terme argotique désignant un artiste
dont l'interprétation particulièrement swinguante donne envie de danser.168 » Cette
définition met en avant deux enjeux essentiels du groove : sa nature performative
intimement liée au musicien qui joue, mais aussi sa relation intime avec la danse.
Néanmoins nous pouvons mettre en doute l'amalgame fait ici entre le swing et le
groove. Historiquement, ces termes sont rattachés à deux traditions musicales
proches, mais qui semblent distinctes : la jazz pour le swing et la pop music pour le
groove. Par extension, nous pourrions également associer le swing à la contrebasse,
et le groove à la basse électrique, mais avant d'être aussi affirmatif nous devons
essayer de définir ces deux termes pour comprendre leurs liens, et aussi leurs
divergences.

165 Jaco Pastorius, Jaco Pastorius, CD, Sony, août 1976, réédition, 2000.
166 Allan F. Moore, « La musique pop », trad. fr. Denis BERGER, Musiques Une
encyclopédie pour le XXIème siècle Vol. 1 Musiques du Xxème siècle, dir. Jean-Jacques Nattiez,
Actes Sud/Cité de la musique, Arles, Paris, 2003, p. 832-849.
167 Allan F. Moore, « La musique pop », p. 836
168 Christophe Pirenne, Vocabulaire des musiques afro-américaines, Minerve, Paris,1997
89

Au delà de la période de l'histoire du jazz, le swing désigne d'un point de vue


syntaxique un rythme répété qui comprend une alternance de noires sur les temps 1
et 3 de la mesure, et d'un rythme de type longue-brève sur les temps 2 et 4 de la
mesure comme le montre Garry Tamlyn169. D'une manière plus générale, le swing
désigne donc toutes les interprétations utilisant la cellule rythmique précédente et
l'utilisation récurrente de la division de la pulsation en deux parties inégales
(souvent notée sur la partition par le biais d'un triolet composé d'une noire et d'une
croche). Christophe Pirenne rappelle très justement que le swing « se révèle
difficile à cerner par les moyens et la notation de la musicologie traditionnelle 170».
Il est donc important de souligner que toutes les tentatives de quantification du
swing ne sont que des approximations. D'ailleurs pour les musiciens cette notion ne
se limitent pas à une cellule rythmique ou une manière de décomposer la pulsation,
il est avant tout lié à la performance, c'est à dire à la relation qui s'établit entre
l'interprète et son public, comme le souligne Duke Ellington171 :

Aucune note ne représente le swing. On ne peut pas écrire le swing parce que le
swing est un élément émotionnel ressenti par le public, et il n'y a pas de swing avant
que vous n'ayez entendu les notes. Le swing est liquide et, même si un groupe de
musiciens joue le même air quatorze fois, il peut ne pas swinguer avant la quinzième
fois.

Le swing, tout comme le groove, est fortement lié à la médiation entre le


public et l'interprète. Ces notions sont tributaires de la manière dont le musicien fait
percevoir la pulsation à son auditoire. Nous sommes dans le cadre d'une musique
puisant ses origines dans la danse quand nous parlons de swing ou de groove. Il est
donc nécessaire d'exprimer une battue claire. Néanmoins, les musiciens ne peuvent
pas se cantonner à un rôle métronomique. Il existe donc une tension entre la
nécessité d'expliciter des formules rythmiques simples, et l'envie expressive des
musiciens. Il semblerait donc que c'est dans cette opposition que se trouve l'essence
du swing. Il y a un conflit rythmique fort entre la pulsation mise en place par la
section rythmique et les accents joués contre le rythme par le ou les solistes. Dans
le cadre du jazz, la stabilité rythmique est principalement donné par la walking
bass de la contrebasse, le batteur définit le « swing ratio 172» comme le suggère
Anders Friberg en jouant notamment le pattern décrit par Garry Tamlin sur la
cymbale ride. Le « swing ratio » désigne le rapport entre les deux croches de la
décomposition du temps. La notation habituelle veut que les deux croches soient
substituées par la première et la troisième d'un triolet, mais Friberg montre qu'il
existe une grande souplesse dans ce rapport et qu'il est fortement tributaire du

169 Garry Tamlyn, « Swing », Continuum Encyclopedia Of Popular Music Of The World,
Ed. John Shepherd, Continuum, Londres, New York, 2003, Vol. 2, p. 625.
170 Christophe Pirenne, Vocabulaire des musique afro-américaines,1997.
171 Christophe Pirenne, Vocabulaire des musiques Afro-américaines, cite et traduit Ken
Rattenbury, Duke Ellington : Jazz Composer, Yale University Press, London, New Haven, 1990,
p. 14
172 Anders Friberg, Jazz Drummers' Swing Ratio in Relation to Tempo, article disponible
sur http://www.acoustics.org/press/137th/friberg.html, date de connexion 29 juin 2008.
90

tempo. Plus le morceau sera rapide, et plus le rapport entre les deux croches sera
faible, donc par conséquent plus les notes seront identiques. Cela nous permet
d'introduire un élément important du swing. C'est la notion de l'élévation spirituelle
à travers la musique. Le swing désigne un moment de grâce où tous les musiciens
et les auditeurs ressentent le rythme de la même manière. Nous pouvons alors le
rapprocher du tarab dans la musique arabe ou du duende dans le flamenco. Il en est
de même pour le groove qui, dans le funk ou la soul, désigne la capacité des
musiciens à être en parfaite adéquation rythmique, à ressentir la pulsation
ensemble.
Les notions de swing et de groove sont des notions très complexes. Leur étude
nécessiterait une analyse profonde de l'histoire de ces deux termes. Nous nous
cantonnerons ici au rôle de la basse électrique dans l'apparition et le développement
du groove. Il semble que la différence principale entre swing et le groove réside
dans les éléments créant la stabilité rythmique et ceux créant les décalages. Le rôle
de la batterie est très intéressant dans la musique populaire puisqu'il est double
comme le montre Allan F. Moore173, la pulsation étant assurée par la charleston et
les décalages par la grosse caisse, la caisse claire. La basse électrique sert donc soit
à renforcer la battue avec notamment toutes les lignes de basse que nous avions
étudiées, issues directement du jazz et de la walking bass ; soit à amplifier le
sentiment d'instabilité rythmique. La notion de cohésion basse/batterie prend tout
son sens ici. Elle est mise en avant par beaucoup de musiciens, et pour comprendre
l'ampleur de ce phénomène, il suffit de consulter les magazines spécialisés qui
reviennent souvent sur ce couple basse/batterie qui est considéré comme le moteur
d'un groupe. Le bassiste électrique a donc un rôle nouveau à remplir par rapport au
contrebassiste dans le jazz, il n'est plus tenu à marquer le temps de manière
régulière.
Il nous reste maintenant à déterminer dans quelle mesure la lutherie
particulière de la guitare basse a contribué au nouveau rôle du bassiste. Les
possibilités nouvelles offertes par l'invention de Fender ont-elles permit les
bassistes à élargir leur champ d'action ?
L'étude de l'histoire de la basse doit nous servir à comprendre et à éclairer
certaines notions fondamentales de la musique populaire. Avec la contrebasse dans
le jazz des années 1930-1940, la ligne de basse était perceptible. Avec le
développement de la basse électrique et de l'amplification dans les années 1950-
1960, la ligne de basse devient audible. À partir de là, elle a pris un rôle de plus en
plus important jusqu'au point de devenir essentielle. Pour s'en convaincre, il suffit
de voir le nombre de morceaux qui reposent sur un riff de basse électrique. Il y a
Come Together174 des Beatles, qui est sans aucun doute l'exemple le plus connu.

173Allan F. Moore, La musique pop, 2003, p.838


174 The Beatles, Abbey Road, CD, Capitol, septembre 1969, réédition 1990.
91

FIG 3.1 TRANSCRIPTION DU RIFF DE BASSE DE COME TOGETHER

Pendant le couplet de cette chanson, c'est bien la basse qui est mise en avant.
Toute l'organisation repose sur ce riff. À la fin de chaque couplet, la dernière phrase
est uniquement soutenue par la batterie. Ce vide laissé souligne le retour de la basse
pour relancer le début du cycle. Dans sa reprise de la chanson pour l'émission de
télévision Taratata175, John Butler laisse la contrebasse jouer le riff. Cela met
évidemment en avant l'importance de celui-ci. Cette mesure peut même être
qualifiée de hook, si nous nous référons à l'article de Gary Burns176. Tout d'abord,
elle possède un caractère récurrent puisque cette cellule est répétée pendant toute la
chanson (bien que cela ne semble pas être essentiel pour un hook), et
deuxièmement elle est remarquable et facilement mémorisable, ce qui correspond à
la définition donnée par Monaco et Riordan177. La ligne de basse peut donc être
l'essentiel central d'une chanson. Un autre élément, qui confirme l'importance
nouvelle de la basse, est la multiplication des solos de basse électrique dans le rock.
C'est le cas notamment dans My Generation des Who178.

175The John Butler Trio, Come Together, Chanson disponible sur


http://fr.youtube.com/watch?v=ko0WjUUIdjA, date de connexion 9 juin 2007.
176 Gary Burns, « A typology of « hooks » in popular records », Popular Music, I.6,
janvier 1987, p. 1-20.
177 « a musical or lyrical phrase that stands out and is easily remembered », Gary Burns,
p.1 citant Bob Monaco et James Riordan, The Platinium Rainbow (How To Succes in the
Musical Business Without Selling Your Soul), Contemporary Book, Sherman Oaks, 1980, p. 178.
178The Who, My Generation. The Very Best of, CD, Polydor, août 1996.
92

FIG 3.2 TRANSCRIPTION DU SOLO DE BASSE DE MY GENERATION

John Entwistle utilise pour ce solo une gamme pentatonique sur sol à laquelle
il ajoute un fa dièse qui souligne la fondamentale. Il semble que les rythmes
ternaires rappellent les bégaiements de Roger Daltrey (le chanteur). À partir des
années 1970 nous avons vu que des bassistes comme Pastorius ou Clarke sont
devenus des soliste et ont commencé à assurer de manière plus ou moins
permanente la fonction mélodique. Pour l'étude du groove, nous souhaitons nous
limiter aux bassistes ayant un rôle d'accompagnateur comme les contrebassistes
dans le jazz.
Grâce, notamment, aux progrès des techniques d'enregistrement, la basse
devient de plus en plus importante, et il nous semble que c'est cela qui pourrait être
une des raisons de l'apparition du groove. Le swing est associé à un courant
musical d'une époque donnée. Il en va de même pour le groove qui est associé au
funk et au disco. Cela ne signifie pas que cette notion se limite à ces styles
musicaux, mais il semblerait qu'elle y puise ses racines. Arrêtons nous sur la
musique d'Earth Wind and Fire qui clama dans un de ses tubes « Let's Groove ». Ils
semblent assumer pleinement cette notion qui se trouve dans leur musique.
Étudions donc les lignes de basse de Verdine White. Commençons par le titre
« Jupiter 179», sorti en 1978.

179 Earth Wind and Fire, All'n All, CD, Sony, Novembre 1978, réédition 2000.
93

FIG 3.3 TRANSCRIPTION DE LA LIGNE DE BASSE DE JUPITER

En écoutant cet extrait, nous remarquons que la basse ne fait qu'accentuer les
cuivres, notamment sur les deux derniers temps des mesures 1 et 2. Nous pouvons
aussi noter la présence de nombreux silences et des contretemps qui en découlent.
Remarquons également que la mesure 5 et la fin de la mesure 9 correspondent à
une accentuation de tout le groupe qui se manifeste notamment par l'utilisation de
notes plus longues. Continuons maintenant avec « September 180»

FIG 3.4 TRANSCRIPTION DE LA LIGNE DE BASSE DE SEPTEMBER

Il semble y avoir une directionalité très claire dans cette ligne de basse. À

180 Earth Wind and Fire, Greatest Hits, CD, Sony, Septembre 1998.
94

partir de la onzième mesure, nous avons un motif de quatre croches qui semble
assurer une certaine stabilité. Il est répété toutes les deux mesures, et le reste de la
ligne de basse n'est qu'une montée progressive vers ce motif. Néanmoins, il
présente un caractère légèrement boiteux, car il est composé de 3 ré et 1 seul do
dièse. Nous retrouvons le même procédé dans le refrain où le motif central est
transformé. Il est composé de deux si, un fa dièse et un mi. Ce changement est
essentiellement dû au remaniement harmonique du refrain, alors que la rythmique
de la ligne reste inchangée. Le couplet se termine par un autre motif de quatre
cordes alternant deux fois la corde à vide de la et deux notes dans le registre aigu
de l'instrument sol et la. Ces quatre notes ont un rôle structurel très fort puisqu'elles
annoncent le début du couplet, mais aussi le passage au refrain. Terminons par
Boogie Wonderland181

FIG 3.5 TRANSCRIPTION DE LA LIGNE DE BASSE DE BOOGIE WONDERLAND

Cette ligne de basse résume un peu ce que nous avons vu. Les deux premières
interventions mesure 2 et mesure 6 sont faites à l'unisson des cuivres. Ensuite à
partir de la mesure 8, la ligne de basse se construit autour des contretemps.
Avec tous les éléments que nous avons pu analyser, essayons de voir ce qui
fait le groove. Vincent Segal considère les musiciens d'un groupe comme « un
engrenage de la machine à danser 182». Cette image est très intéressante, car le
groove est une mécanique de précision. Nous pouvons noter deux choses
essentielles. Les musiciens doivent être en parfaite symbiose, le groove reposant
souvent sur une accentuation et une respiration commune, celle-ci n'ayant que pour
but de faire danser. La battue doit donc être explicite, mais également variée pour
ne pas créer l'ennui chez l'auditeur. Dans les exemples que nous avons vu un
élément de la batterie joue le rôle de « métronome ». Dans « Boogie Wonderland »,
la caisse claire joue des noires, et sur « September » la charleston joue des croches.
La basse peux donc s'occuper de créer des décalages, des irrégularités. Elle se doit
néanmoins de rester en phase avec les autres instrumentistes notamment les
cuivres, la guitare, ou les claviers. Il semble donc que c'est l'évolution du rôle de la

181 Earth Wind and Fire, Greatest Hits, CD, Sony, Septembre 1998.
182 Cf. Entrevue en annexe
95

batterie qui a permis au bassiste de se libérer dans son rôle pour être beaucoup plus
souple rythmiquement. Ce que semble confirmer Nathan East qui dit :

Les bassistes sont les principaux bénéficiaires des efforts des batteurs ; ils nous
supportent et nous donnent beaucoup pour pouvoir jouer en l'air (hors du temps).
C'est en grande partie pour cela que je dis que nous avons la meilleure place dans la
maison183.

La lutherie de l'instrument joue également un rôle dans ce phénomène.


L'attaque d'une basse électrique est plus nette, plus précise, et plus facilement
identifiable. De plus grâce à la puissance assurée par l'ampli, il est possible de jouer
sur les nuances et les différents types d'accentuation. Il devient donc plus évident
pour le public que la basse accentue les cuivres ou le riff de guitare. Nous ne
pouvons bien évidemment pas expliquer la notion de groove uniquement par ces
deux éléments, mais il est important de les souligner car ils sont récurrents dans les
musiques que lui sont associées. Nous en trouvons une autre illustration dans « I
Feel Good » de James Brown.

Fig 3.7 Transcription de la ligne de basse de I Feel Good

Encore une fois la ligne de basse se fond dans la partie des cuivres aux
mesures 1, 3, 5 et 7, tout en assurant un certain sentiment d'instabilité notamment
grâce aux syncopes des mesures 2,4,6 et 8. Ces éléments ne nous permettent pas de
définir de manière définitive la notion de groove, mais ils montrent que grâce à
l'étude des lignes de basse dans un répertoire donné nous pouvons éclairer un des
concepts clefs de la musique populaire. Pour finir, il est important de rappeler que
le terme de groove est aussi utilisé par les musiciens anglophones pour désigner
une ligne de basse. C'est à cela que fait référence la chanson d'Earth Wind and Fire
« Let's Groove » citée précédemment. La chanson commence par ce groove chanté
à travers un vocoder (dispositif permettant de donner un aspect robotique et

183« Bass players are the main beneficiaries of drummers' efforts ; they supporrt us and
give us so much to play off, which is another big part of why I say we have the best seat in the
house » Chris Jisi, 2003, p. 80
96

métallique à la voix). Il est ainsi mis en évidence avant d'être repris par la basse
pendant le reste du morceau. Verdine White utilise un phaser pour rappeler la
sonorité du vocoder.

FIG 3.8 TRANSCRIPTION DU « GROOVE » DE LET'S GROOVE

Le lien fait entre la ligne de basse et le groove est donc explicite, mais ces
rapports sont complexes. Nous avons ici pu identifier une partie d'un phénomène
beaucoup plus globale, pour avoir une vision totale de ce qu'est le groove, il
faudrait faire appel à une étude sociologique de cette notion : qui l'utilise, pourquoi,
dans quel but, quels rapports impliquent son utilisation. Il serait aussi intéressant de
voir comment les auditeurs perçoivent le groove et par quels éléments ils arrivent à
l'identifier. Quoiqu'il en soit, pour le comprendre, il faudra nécessairement passer
par la connaissance de la basse électrique, de son jeu, et de sa place dans le groupe
puisqu'elle est liée à cette notion.
97

3.2 La basse électrique pour la sociologie de la musique

Nous souhaitons ici mettre en évidence les expériences sociales liées à la basse
électrique. Cette dernière ne se limite pas à l'instrument de musique. Les musiciens
populaires ont, évidemment, su utiliser les ressources de ce nouvel instrument pour
enrichir leurs musiques : cela est un processus naturel et spontané comme le montre
Bertrand Ricard : « Les musiciens populaires vont saisir les moyens dont ils
disposent, en épuiser les ressources et, ensuite, passer à autre chose 184 ».
L’apparition des synthétiseurs et la démocratisation de l’informatique musicale
(avec l’explosion des home studios) a des répercutions similaires. Nous pouvons
néanmoins douter qu’une fois les ressources épuisées les musiciens passent à autre
chose. L’apparition de la basse électrique n’a pas fait oublier la contrebasse, bien
au contraire les techniques de la basse électrique ont donné une impulsion nouvelle
à la contrebasse. Les bassistes jouent souvent des deux instruments et voilà ce que
répondit Christian McBride quand on lui demanda vers quel instrument se portait
sa préférence.

Maintenant, je dirais que j’ai besoin des deux instruments pour m’exprimer
quelle que soit la voie que j’ai développé jusqu’ici. […] J’ai commencé sur une basse
électrique, donc cette musique c’est mes racines, mais l’acoustique [la contrebasse]
c’est la mère nature pour moi, et tu rentres toujours à la maison chez maman185.

Depuis sa création en 1951, la basse électrique est devenu un artefact


reconnaissable et reconnu du plus grand nombre. L'instrument de musique a pris
au cours du vingtième siècle une nouvelle dimension. À lui seul, il permet
d'identifier le musicien. Un bassiste jouant sur une Precision Bass va porter en lui
toute l'histoire de cette basse et tous les grands noms qui ont joué sur cet
instrument. Il est impossible de jouer sur une Violin Bass sans que le public la
rattache directement à Paul McCartney et par conséquent à la musique qu'il a joué.
La guitare basse a dépassé son rôle simplement fonctionnel d'objet producteur de
son pour prendre une importance esthétique et sociale. Ce nouveau statut est mis en
avant par Florent Bousson dans son ouvrage « Les mondes de la guitare ». Il définit
l'objet-guitare de la manière suivante :

L'objet-guitare est à la fois source et lieu d'actions. Ses propriétés et qualités,


selon l'espace et l'usage qu'il en est fait, ont rendu possible l'émergence d'un réseau
organisé en mondes spécifiques. Ces mondes, se partageant, ce bien commun, se sont
spécialisés et structurés autour d'un usage particulier de ce dernier. Les traitements
qu'il en est fait circulent de monde en monde, s'opposent ou entrent en compétition,

184 Bertrand RICARD, La Fracture musicale : les musiques populaires à l’ère du populisme
de marché, L’Harmattan, Univers musical, 2006, p.198
185 « Right now I’d say I need both instruments to express whatever voice I’ve developed
to this point. […] I started to play on electric, so that music is my roots, but the acoustic is
Mother Earth for me, and you always have to go home to Mom ! » Chrsitian MCBRIDE « Vertical
Climb » Entrevue avec Chris JISI in Chris JISI, Brave New Bass, BackBeat Books, 2003, p.140.
98

contribuant à augmenter sans cesse le capital connaissance de l'objet. L'objet-guitare


est donc un départ d'informations qui évolue, s'enrichit et se transforme de façon
cognitive selon les usages qu'il en est fait socialement. Les réseaux, les espaces de
circulation et de légitimation, les cadres d'expériences, les dispositifs et les modalités
de traitement qui s'organisent autour de lui permettent de le considérer sous l'angle des
théories de la valeur, des états de grandeur et de la présence, ce qui ne doit pas nous
faire oublier que sa fonction principale est d'être un moyen de création artistique,
d'expression de soi et de communication186.

La réflexion menée par Florent Bousson s'articule autour de la guitare, et plus


particulièrement de la guitare classique. La basse est-elle une guitare comme les
autres, ou existe-t-il un objet-basse dont il faudrait mettre en évidence les
particularités ? L'objet par ses particularités détermine les rapports qui se nouent
autour de lui. Nous avons au cours de ce travail mis en avant à travers son histoire
et son utilisation les spécificités de la basse. Il paraît donc évident qu'autour de la
guitare basse se construisent d'autres « mondes ».
L'étude de la connexion entre la musique et l'identité de certains groupes
sociaux est un thème récurent dans l'approche sociologique de la musique
populaire. L'image renvoyée par les musiciens est alors essentielle, la basse
électrique fait alors partie de la panoplie du bassiste. Il l'utilise pour affirmer son
image, et pour renforcer la portée de son message. Prenons l'exemple de Gene
Simmons, bassiste de Kiss. Le groupe est connu pour ses maquillages et ses tenues
ressemblant à des armures. Il n'est donc pas étonnant de le voir jouer sur une basse
ayant la forme d'une hache amplifiant ainsi la symbolique guerrière des costumes.
Les industriels jouent sur l'importance de l'image en produisant ce qu'il appellent
des « modèles signature ». Ce sont des basses qui reprennent toutes les
spécifications de la basse utilisée par une star. La cible est clairement définie, par
exemple Squier a récemment mis sur le marché une basse « Pete Wentz
signature 187». Ce bassiste fait partie du groupe américain de punk rock Fall Out
Boy qui connaît un grand succès chez les adolescents, le but étant de leurs faire
croire qu'en achetant cet instrument, ils auront une partie du « son », de l'image de
leurs idoles.
La musique populaire est fortement liée à l'économie de marché comme le
montre Philip Tagg188. L'instrument de musique devient un objet de consommation.
Les industriels l'ont bien compris, il n'est pas étonnant de voir que le groupe
audiovisuel CBS racheter Fender en 1965. Il continua ses investissements en
faisant l'acquisition des pianos Steinway, Electro-Inc (fabriquant des cabines
Leslie), ou encore les synthétiseurs ARP créant ainsi un grand conglomération
musical allant des studios d'enregistrements aux maisons de disques en passant par
la fabrication d'instruments. Une nouvelle tendance est née dans les années 1990,
les industriels ont commencé à faire des basses à très bas prix d'origine asiatique.
Ils les vendaient dans ce qu'ils appelaient des « packs » comprenant une basse, un

186 Florent Bousson, Les mondes de la guitare, L’Harmattan, Paris, 2006, p. 298.
187http://www.squierguitars.com/artists/pete_wentz/bass.php, date d'accès 2 juillet 2008
188 Philip Tagg, « Popular Music Studies : A brief introduction », www.tagg.org, date
d'accès 14 février 2007.
99

ampli, une méthode instrumental et tous les accessoires nécessaires pour


commencer l'apprentissage. Le slogan de la société Squier (filiale de Fender) est
très clair : « Stop Dreaming, Start Playing 189». Le public n'est donc plus
uniquement là pour acheter les disques, on essaie de lui faire croire qu'il peut
prendre la place de ses artistes préférés, et qu'il peut à son tour être admiré et
reconnu, puisqu'il est facile de faire de la musique avec des instruments de plus en
plus bon marché. Nous avons ici l'illustration de ce que Keith Negus appelle le
« public actif 190» (active audience), même si de toute évidence il ne semble s'agir
que d'un nouveau marché de plus pour l'industrie de la musique qui peine de plus
en plus à vendre des disques.
La vie du bassiste ne s’arrête naturellement pas à l’achat de son premier
instrument, mais cette étape démontre le foisonnement de problématiques. Il se
crée autour de l’instrument des réseaux interagissant entre eux, mais également sur
la basse électrique. Elle n’est pas enfermée dans une tour d’ivoire, et les évolutions
de l’instrument sont très souvent liées à l’interaction entre différents acteurs.
L’illustration la plus basique en est la commande d’une basse chez un luthier. La
relation entre le client, le luthier et l’instrument est très bien explicitée dans
l’ouvrage de Florent Bousson. Il prend comme exemple l’atelier de Joël Laplane
qui fabrique des guitares classiques. Nous pouvons donc nous demander, si le
processus décrit diffère dans le cas d’une basse électrique et si oui pour quelles
raisons, et de quelle manière.
Pour un adolescent, la pratique instrumentale est une manière d’aller à la
rencontre d’autres personnes. Il est très rapidement ennuyeux de jouer seul de la
basse, elle impose une pratique en groupe. Celle-ci débouche souvent sur des
concerts qui sont le lieu de rencontres par excellence. Nous devons alors analyser
comment s’établit la relation entre le bassiste et le public. Ceci est vrai aussi pour
les bassistes confirmés et pas uniquement pour les jeunes qui débutent. La pratique
d’un instrument pousse donc le musicien à s’ouvrir aux autres, car comme le
souligne Jacques Attali : « La musique possède le pouvoir d'offrir « des modes
alternatifs d'interaction sociale 191». Il est un outil de socialisation, encore devons-
nous essayer de comprendre en quoi la pratique spécifique de la basse électrique
influe-t-elle sur la manière dont le jeune se sociabilise. L’expérience d’un guitariste
ou d’un batteur est-elle la même que celle d’un bassiste ? D’ailleurs, nous pouvons
aussi nous interroger sur les raisons qui ont poussé un jeune à choisir la basse.
Les espaces qui se développent autour de la basse ne sont pas nécessairement
tangibles. Le web est un nouveau lieu d’investigation où le rapport à l’objet est
transformé. Les sites dédiés à la basse électrique ou aux bassistes se comptent par
millions, de plus nous pouvons observer la multiplication de vidéos pédagogiques
amateurs sur des plates-formes comme Youtube, ou Dailymotion. Nous passons
d’une éducation basée sur l’écoute, et la matérialité de l’instrument, à une

189http://www.squierguitars.com/products/search.php?partno=0301670095, date d'accès 2


juillet 2008
190Keith Negus, Popular Music in Theory An Introduction, Wesleyan University
Press, Middletown, 1996, p. 33.
191 Jacques Attali, Bruits. Essai sur l'économie politique de la musique, P.U.F, Paris 1977.
100

éducation visuelle. Nous sommes revenus à l’esprit originel des musiciens de rock
qui pratiquaient le learning by hearing, c’est à dire l’apprentissage en imitant ce
qu’ils entendaient sur les disques. Nous sommes donc de nouveau retourné à une
auto-éducation, mais la différence majeure est que maintenant le jeune va singer ce
qu’il voit sur son écran. Il faut alors se demander quelles conséquences peuvent
avoir ce nouveau mode d’apprentissage. Peut-il avoir des répercutions à long
terme sur la qualité ou la forme de la musique jouée ? Représente-t-il un danger
pour le marché de l’éducation musicale ? La question de l’apprentissage de la basse
électrique est assez épineuse. La musique populaire est une musique orale, qui ne
passe pas par l’écrit. Pourtant, les professeurs de basse ont très souvent recours à la
partition pour enseigner l’instrument à leurs élèves. La question qui se pose est la
suivante : Les spécificités de la musique populaire sont-elles compatibles avec
l’enseignement académique ? Ne risquons-nous pas de perdre l’âme de la guitare
basse en institutionnalisant son apprentissage ? L’authenticité est une question
délicate dans la musique populaire de nos jours. Par définition, elle est liée à
l’économie de marché192, elle est donc soumise aux règles du marché. Or
l’éducation est un moyen d’une part de gagner de l’argent, mais d’autre part de
manipuler, de façonner la manière de jouer et par extension la manière d'aborder,
de comprendre et d'aimer la musique. Les artistes ont toujours revendiqué une
certaine liberté d’expression. Celle-ci n’est-elle pas remise en cause par une
uniformisation des techniques de jeu ? Les conservatoires ont imposé avec le temps
une bonne posture, un bon geste pour jouer du violon, or quand nous comparons les
techniques de jeu des bassistes, il y a très peu de ressemblances entre elles. Peut-on
donc imposer une manière unique de bien jouer de la basse, et comment déterminer
quelle est la meilleure méthode ? Nous pourrions alors penser que les nouvelles
méthodes d’apprentissage sur Internet sont une sorte de résistance et de refus
contre un modèle pré-établi.
Pour comprendre la musique populaire et son impact sur la société, il est
nécessaire d’isoler tous les phénomènes qui lui sont liés, et c’est dans ce cadre que
s’intègre notre travail. Pour conclure, nous citerons Howard S. Becker dans a
préface à l’ouvrage de Florent Bousson193.
L’intérêt de se lancer dans un travail de recherche sociologique centré autour
d’un objet est que celui-ci nous confronte directement à sa propre nature physique,
celle d’une chose si réelle, si présente à nos yeux, que nous avons tendance à l’oublier.
Pour prendre à nouveau conscience de son existence, il nous faut savoir pour qui cet
objet existe, qui l’utilise et au sein de quel type d’activité. Nous observons alors qu’il
peut se présenter à nous sous des formes si différentes que nous pourrons être amenés
à nous demander s’il s’agit du « même objet ».

192 Peter Manuel, Popular Musics of the non-western World An Introductory Survey.
Oxford University Press. 1988. p.4
193 Florent Bousson, 2006, Préface d’Howard S. Becker, p. 9.
101

Conclusion

Dans ce travail, nous avons cherché à mettre en évidence l'importance de la


basse dans la musique populaire. Nous nous sommes appuyés sur les origines de
l'instrument, et sur les contraintes qui ont poussé Leo Fender à construire cette
guitare basse, hybride entre une contrebasse et une guitare électrique. Fort de cette
double origine, le jeu de la basse a su se nourrir des apports des guitaristes et des
contrebassistes qui furent les premiers à l'utiliser. Finalement, la basse électrique
n'a pas rencontré le public auquel elle était destinée. Conçue pour les musiciens de
country et de rockabilly, ce sont les jazzmen qui la populariseront au courant des
années 1950. Ces derniers furent séduits par la puissance qu'elle procurait, alors
que Leo Fender avait plutôt pensé en terme de facilité de transport et de confort de
jeu. À partir de là, les musiciens se sont emparés de la basse électrique en faisant
évoluer de manière significative la lutherie ouvrant à chaque fois un nouvel horizon
sonore. Que ce soit le défrettage, l'ajout de cordes, l'utilisation de nouveaux
matériaux, ou encore le passage à l'électronique active, tous ces éléments ont
contribué à élargir la palette expressive des musiciens. La guitare basse a donc
toujours su s'adapter aux changements de modes, et aux divers courants musicaux
qui ont traversé le vingtième siècle.
Les ingénieurs du son adoptèrent aussi très rapidement ce nouvel instrument
qui leur permettait de doubler la contrebasse pour lui donner plus de clarté et de
précision. L'apparition de la basse électrique correspondant à l'explosion du rock, le
lien les unissant en fut d'autant plus important et étroit. Grâce à cette musique et
toutes celles qui lui sont associées, les bassistes se construisirent un répertoire
nouveau en élaborant des techniques de jeu spécifiques. Néanmoins, la fonction de
la ligne de basse n'a pas été radicalement transformée. Son importance rythmique a,
bien entendu, été accrue avec l'apparition de la notion de groove, mais aussi avec le
développement du slap sous l'influence de Larry Graham à la fin des années 1960.
Nous avons observé une évolution qui rendait la ligne de basse de plus en plus
audible (avec l'aide des techniques d'enregistrement et de l'amplification), et donc
par conséquent de plus en plus importante. À partir du milieu des années 1970, des
bassistes comme Stanley Clarke et Jaco Pastorius accèdent à un nouveau statut.
Charlie Mingus fut en son temps leader d'un jazz band, mais ces bassistes
électriques prennent la place du soliste sur leurs albums respectifs.
Nous avons choisi d'étudier la basse électrique, car il est nécessaire de
redonner une place à part entière dans la musicologie consacrée à la musique
populaire. Comme le montre Klaus Wachsmann194, la structure de l'objet est liée à
son histoire et son développement, sa sociologie, et la manière dont on en joue. La
connaissance de tous ces éléments nous éclaire sur le répertoire instrumental. Il
194 Klaus Wachsmann, « Classification », The New Grove dictionary of Music and
Musicians, éd. Stanley Sadie, MacMillan References, Londres New York, 1980,Vol. 4 p. 407-
410
102

était donc important de mettre en évidence les éléments grâce auxquels les
bassistes peuvent travailler leur « son », et que Serge Lacasse nomme les
« paramètres musicaux technologiques 195». La démarche que nous avons suivi, doit
être un exemple puisqu'il est difficile de synthétiser, de classer toutes les données
obtenues. L'étude approfondie du matériel mis en oeuvre doit être, selon nous, un
préalable à toute étude de la musique populaire. De plus, la connaissance de la
basse électrique ne nous permet pas seulement d'éclairer la construction du timbre,
elle éclaire aussi beaucoup de notions et concepts clefs de ce répertoire. Nous
avons pris l'exemple du groove et de ses relations au swing, et nous avons tenté de
voir en quoi nous pouvions essayer de les comprendre avec l'aide de nos
connaissances. Bien entendu, nous ne pouvons pas affirmer que nous sommes
arrivé à une définition, étant donné que ce concept ne se limite à l'utilisation de la
basse électrique. Il serait intéressant aussi de se poser la question de l'authenticité,
qui est récurrente dans la pop musicology, avec notamment l'ouvrage de Green
« Music on Deaf Ears 196» et se demander en quoi un instrument fabriqué, rapporté,
a pu, aussi rapidement, se construire une histoire et une tradition si solide.
Pour finir, nous avons mis en avant les expériences sociales liées à l'achat, à
l'apprentissage et à la pratique de la basse électrique, et montrer en quoi leurs
analyses pouvaient être pertinentes pour une meilleur compréhension de la musique
populaire, car comme nous le rappelle Baudrillard

Les objets en particulier n'épuisent pas leur sens dans leur matérialité et leur
fonction pratique. Leur diffusion au gré des finalités de la production, la ventilation
inhérente des besoins, dans le monde des objets, leur sujétion aux consignes versatiles
de la mode : tout cela apparent, ne doit pas nous cacher que les objets tendent à se
constituer en un système cohérent de signes, à partir duquel seulement peut s'élaborer
un concept de la consommation197.

Pour revenir à la citation de Tony Bacon198 du début du mémoire, nous ne


pouvons pas affirmer que la basse électrique soit naturellement subversive.
L'emploi de cet adjectif présuppose une remise en question radicale et un
changement profonde des valeurs, or nous avons vu à travers ce mémoire que la
basse électrique a fait évoluer la musique populaire sans pour autant rompre avec
sa tradition.

195 Serge Lacasse, « Vers une poétique de la phonographie : la fonction narrative de la


mise en scène vocale dans « Front Row » (1998) d’Alanis Morisette », Musurgia, IX/2, 2002.
196 Lucy Green, Music On Deaf Ears : Musical Meaning, Ideology, Education,
Manchester University Press, 1988.
197 Jean Baudrillard, Les systèmes des objets, Gallimard, Paris,1968.
198 Tony Bacon, 1995, p. 4
103

Annexes
104
105

Glossaire

Action : L'action désigne sur une basse l'espace entre la touche et les cordes. Il
n'y a pas de règle standard pour l'action, chaque bassiste la réglant à sa convenance.
Néanmoins, l'action a une répercussion directe sur le son de l'instrument, et la
manière d'en jouer. Une action très basse rend l'instrument facile à jouer et ne
requiert pas une grande force dans la main gauche. Par contre, une action basse
risque de faire friser les cordes, c'est à dire créer un son parasite du à la vibration de
la corde contre une frette.

Bending : Action de tirer la corde avec la main gauche pour changer la hauteur
de la note.

Diapason : Le diapason est la longueur vibrante des cordes d'un instrument.


Sur la basse électrique, il s'agit de la distance entre le sillet et le chevalet.
Habituellement, le diapason est de 34 pouces, soit centimètres (contre 42 pouces
pour une contrebasse et pouces pour une guitare), mais il est courant de trouver des
basses dites short scale avec un diapason de 30 pouces, mais également des basses
long scale avec un diapason de 35, ou 36 pouces. Ces basses sont la plupart du
temps des cinq cordes, et la présence d'une corde de si grave nécessite un diapason
plus grand. Ces trois diapasons sont les plus courant, mais les luthiers élaborent
souvent des diapasons non conventionnels pour le confort de certains bassistes.
Nous pouvons aussi noter l'existence de basses de voyage avec des diapasons de
pouces, mais aussi l'Ashbory Bass de Guild qui a un diapason de 18 pouces.

Filet plat : Se dit d'une corde donc le filetage est lisse comme sur les cordes de
contrebasse. Le toucher est donc beaucoup plus agréable. La pose de cordes à filet
plat apportent une plus grande chaleur et brillance au son notamment en
augmentant la présence des hauts-médiums. Par contre, cela s'accompagne aussi
d'une perte importante de sustain. Les cordes à filet plat sont le plus souvent
utilisées sur les basses fretless pour éviter d'abîmer la touche. Avant 1966, il
n'existait que ce type de cordes pour guitare basse.

Filet rond : Se dit d'une corde donc le filetage a simplement été enroulé autour
de l'âme de la corde. Ces cordes présentent un aspect rugueux. Elles furent
développées par la société Rotosound en 1966 à la demande de John Entwistle. Le
son de ces cordes est plus percussif. Le fait qu'il n'y a pas de surface de contact
plane crée souvent des bourdonnements parasites. Les filets ronds sont devenus
actuellement le standard pour la basse, puisqu'ils permettent au bassiste d'avoir une
attaque plus marqué, et donc de ressortir plus facilement. Ils existent également sur
le marché des cordes à filet hexagonal, et des cordes à filet semi-plat, mais ces
modèles sont beaucoup plus rares.
106

Hammer-on et pull-off : Technique de jeu consistant à frapper verticalement


une corde sur la touche après l'avoir attaquée et faite entrer en vibration. Pour le
Hammer-on, la note ainsi jouée est plus aiguë que la précédente. Pour le pull-off, il
s'agit d'ôter le doigt frettant la corde pour donner à entendre une note plus grave.
Les Hammer-on et les pull-off sont indiqués sur les tablatures par une liaison au
dessus de laquelle il est écrit soit H ou P. Dans les méthodes de guitare classique,
ces termes sont traduits par coulé ascendant et coulé descendant, mais ces derniers
ne sont pas utilisés par les bassistes.

Tapping : Technique popularisée par le guitariste Eddi Van Halen qui consiste
à frapper la corde au niveau de la touche. Les instrumentistes utilisent
généralement leurs deux mains ce qui permet d'utiliser 8 doigts indépendamment
pour jouer à la fois des accords et des mélodies. Victor Wooten et Billy Sheehan se
sont particulièrement distingués dans ce domaine.

Tirant : Le tirant d'une corde désigne son diamètre. Les quatre cordes d'une
basse ont des tirants différents. Plus la corde est grave, plus le tirant sera élevé,
donc plus la corde sera épaisse. Les tirants s'expriment en centième de pouces,
donc pour un tirant standard 45 105. La corde de Sol aura pour diamètre 0,45
pouces, et la corde de Mi 1,05 pouces. Chaque bassiste utilise un tirant particulier
en fonction de son jeu, c'est pour cela que sur le marché il existe un très nombre de
cordes différentes, certaines avec des tirants plus faibles pour faciliter le jeu en
slap, d'autres avec des tirants plus élevés pour augmenter la profondeur du son, et
aussi pour faciliter de le detuning.

Tonalité : Le potentiomètre de tonalité sert à doser la présence des aigus sur


une basse électrique. Il est présent sur toutes les basses à l'origine, mais fut
remplacé par un équalisateur à bandes sur les basses à électronique active.
107

Photographies

FIG. I BASSE MUNIE D'UNE FRETTE ZÉRO


photo prise par l'auteur

FIG II LADISLAS CZABANYCK


Document remis par Roland Faure
108

Articles parlant Paul Tutmarc :

Grâce à l'aide de Doris Johnson, nous avons pu retrouvé les articles que la Seatle
Public Librairy nous a permis de reproduire ici.
109
110

Analyse AudioSculpt

Les relevés suivants ont été réalisé avec le logiciel AudioSculpt. Les
enregistrements ont été fait avec une basse Takamine EG 512C jouée aux doigts
avec une équalisation à plat branchée dans une carte son Edirol FA-66. Les extraits
ont été enregistré avec le logiciel Audacity sen subissant aucune modification
numérique.
Le graphique ci-dessous montre quatre notes attaquées, les deux premières
sont des sol joués sur la cinquième case de la troisième corde (ré) et les deux autres
sont les même sol, mais joués sur la quatrième corde à vide. Nous pouvons noter la
différence entre les deux types de sol. Nous voyons donc que une note jouée en
corde à vide est beaucoup plus riche en partiels supérieurs (à partir de 1,3 Khz), ce
qui explique en partie la sonorité « bruitée » de ces sons.
111

Entrevues

Cyril Denis, réalisée le 19 avril 2007

Pourquoi as-tu choisi de jouer de la basse ?

Je ne sais pas exactement si j’ai choisi la basse ou si c’est l’inverse !!! Vers
13/14 ans, un pote se pointe chez un autre pote avec un disque : « Au cœur de la
nuit » de Téléphone, on l’écoute religieusement, on était 4 potes. On le réécoute, en
silence, et à la fin, on se dit « voilà, on va faire ça ». Parmi nous 4, il y avait un
batteur, on s’est donc dit, il nous faut 2 guitaristes et un bassiste. Personne ne savait
encore ce qu’il allait jouer comme instrument. Le lendemain, dans un genre de
« Paris Boum-Boum » (j’habitais dans les Yvelines, à cette époque), je vois une
basse à vendre, 500 francs, une fortune quand on a 13 ans !!! J’ai demandé a mes
parents de me l’acheter. Et ils m’ont offert cette basse « Maya », un genre de fausse
Fender précision. J’ai emprunté l’ampli Novanex d’un oncle qui était guitariste
dans les bals, et voilà comment je suis devenu bassiste !!! J’ai appris tout seul,
comme un grand, sans cours, sans savoir lire la musique (aujourd’hui encore, une
partition reste pour moi du mandarin Occidental). Je ferais pareil plus tard avec la
guitare, la batterie et le piano…

Qu’a apporté la basse électrique à la musique selon toi ?

Waouh, quelle grande question… la basse est selon moi, le moteur de la


musique, le lien qui relie la batterie au reste du groupe. Dans un groupe, quand la
basse s’arrête, ça crée un trou, un vide, un manque… La batterie, percussive, donne
le rythme. Les guitares, la mélodie. La basse, les deux !!! Les grands bassistes
comme Francis Darizcuren m’éclatait bien quand j’étais petit (j’avais pas encore
découvert McCartney, mon maître absolu). J’aimais bien ce coté percussif et
mélodieux… Je crois que la basse a apporté le lien dans la musique, un peu comme
la contrebasse et même le « guimbri », cette basse marocaine, ancestrale, l’ont fait
en leurs temps…

Quels sont tes modèles bassistiques ?

Sans aucun doute, Paul McCartney. Il reste pour moi le plus grand bassiste de
tous les temps… Il a inventé la basse, avec une aisance à couper le souffle, un sens
du rythme et de la mélodie incroyables tout en chantant comme un dieu… C’est le
seul bassiste qui m’éclate, à l’heure actuelle, et c’est pas prêt de changer !!!

Comment définirai-tu ton jeu de basse ?

Pas facile, c’est toujours délicat de parler de comment on joue, comment on


112

est…. Je me sens assez proche, musicalement, de Paul McCartney, j’aime sa


fluidité, son aisance… Je m’imprègne de ce que j’entends, je me faufile dans la
musique, j’essaye d’être mélodieux, tout en étant rythmiquement imparable. Ca
peut paraître un peu branleur mais j’aspire à ça, ça prendra certainement des
années. Je joue indifféremment aux doigts ou au médiator, mais depuis quelques
années, j’ai une préférence pour le médiator, n’en déplaise aux puristes. Sans doute
que la recherche de MON son passe par ce coté étouffé et sec que je n’arrive à
avoir qu’avec le médiator.

Quel est ton rapport au batteur ?

Le rapport entre un bassiste et un batteur est très important. J’aime déjà


m’entendre humainement avec un batteur, et ça n’arrive pas tout le temps, j’en ai
connu quelques uns !!! J’ai remarqué que les batteurs avec lesquels tu t’entends
bien dans la vie, tu joues plus en phase avec eux. Jouer de la basse avec une tête de
con de batteur, ça n’apporte rien, t’as pas envie de lui donner de l’amour. Alors
qu’avec un mec généreux, ça marche mieux. Une fois sur scène, le rapport basse-
batterie est la colonne vertébrale de la musique. Je vais souvent vers le batteur,
physiquement, j’ai besoin de sentir cette complicité. Quand je règle mes retours, je
mets beaucoup de batterie, j’ai besoin d’être enveloppé dans la batterie pour mieux
m’exprimer.

Ressens-tu un complexe par rapport aux contrebassistes ?

Ca va être la réponse la plus courte mais je ne ressens AUCUN complexe,


dans la musique, ni vis à vis des contrebassistes, ni vis à vis d’aucun musicien !!!!

La basse est-elle une guitare plus grave ou un instrument à part selon toi ?

L’éternel débat. « T’es pas assez bon pour jouer de la gratte alors tu joues de la
basse ? ». J’ai plutôt l’impression que c’est l’inverse, ahahah. « T’es pas assez bon
pour être bassiste alors tu joues de la gratte » !!!! La basse est un instrument à part
de la guitare, elle n’est pas dans le même spectre de son, on ne joue pas pareil de la
basse ou de la guitare, enfin, pas comme moi je vois les choses. Un bassiste à 6
cordes qui plaquent des accords ne m’intéresse pas. Au même titre qu’un guitariste
orfèvre qui joue du métal m’éclatera toujours moins qu’un BB King qui joue une
note mais te l’envoie en plein dans la ventre !!! La basse n’a pas non plus le même
rôle qu’une guitare, dans un groupe, pour moi, ce n’est donc pas une guitare à
laquelle on a enlevé deux cordes…

Quels sont les bassistes actuels qui t’impressionnent ?

Malheureusement, les bassistes que j’aime joue souvent dans des groupes que
j’aime et donc, j’ai du mal à en parler dans le sens « actuel » de tout ça ! J’aime des
bassistes comme Paul McCartney (ça, on va le savoir), j’aime bien Bill Wyman,
113

John Entwistle, enfin que des petits jeunes qui débutent, quoi… Actuellement, je
peux aimer une ligne de basse d’un single que j’entends mais je sais rarement de
quel bassiste elle vient.

Comment vois-tu évoluer notre instrument ?

Je ne sais pas trop… Je suis pour un retour aux sources, au simple, alors peut
être que l’évolution de notre instrument passe par une sorte de régression, à un
retour à la simplicité, dans le son comme dans le jeu. Une basse n’aura jamais 19
cordes, les notes seront toujours les mêmes quoiqu’il arrive alors je pense que c’est
aux bassistes d’évoluer, si évolution il doit y avoir…

Je souhaite analyser ton jeu de basse sur le dernier DVD « Power trio » de
Louis Bertignac, peux-tu m’en parler ?

Tu dois être le mieux placé pour en parler. Encore une fois, ça reste délicat
d’en parler, comme ça… Avec Louis (avec qui je joue depuis plus de 10 ans), je
joue rarement la même chose tous les soirs, mis à part quelques repères, je me
laisse aller. Je peux te parler de mon son, du travail de son qu’on a fait avec Louis
avant la tournée mais de mon jeu, je t’avoue que j’aurai vraiment du mal. Par
contre, si toi tu arrives à en parler, ça m’intéresse de le lire !!!! On joue en trio, on
voulait trouver un son de basse puissant et qui s’intégrerait bien dans un power trio.
C’est la Rickenbacker qui a gagné, parmi ma dizaine de basses. Comme elle est
stéréo, j’utilise la canal grave que je passe dans un D.I et que je rentre dans le canal
grave d’une tête SVT, je booste bien la chaleur et la rondeur. Dans le même temps,
la canal aigu part dans une TC Electronic puis dans une pédale d’équalisation et
file dans le canal aigu de la tête SVT. Les deux sons, mixés, sont vraiment
puissants…

Vincent Segal, réalisée le 23 avril 2007

Pourquoi un violoncelliste joue-t-il de la basse électrique ?

Il en joue principalement pour diversifier sa musique.

Quels sont les bassistes qui ont influencé ton jeu de basse ? Et aujourd’hui, y
a-t-il des jeunes bassistes qui t’impressionnent ?

James Jamerson, John Entwistle, Robbie Shakespeare, Bruce Thomas, Pino


Palladino, Larry Graham, Louis Johnson, Hilaire Penda Shaba, Rido Bayonne, Guy
114

Nsangé, Doumbé Nguini, André Manga, Noël Ekwabi.

Pourquoi jouer sur une basse frettée, alors que ta formation de violoncelliste
te permettrait de jouer assez facilement sur une fretless ?

Pour le son.

La basse électrique a-t-elle jouée un rôle dans ton envie d’électrifier ton
violoncelle ?

Non, c’est plutôt la guitare électrique avec notamment des guitaristes


comme Jimmy Page, et Mike Ronson.

Avec M (Mathieu Chédid), ton rôle dans le groupe est-il différent lorsque tu
passe de la basse au violoncelle ?

Pas vraiment, mais je suis moins libre avec une basse dans les mains. Avec
le violoncelle, je peux aller plus loin.

Etant très proche de Cyril Atef, comment pourrais-tu définir ta relation avec
lui, et plus généralement la relation qui existe entre le batteur et le bassiste ?

En fait, je ne fais pas de différence entre la batterie ou le chanteur, dans un


groupe l’écoute de tous et le groove commun sont des aspects essentiels. Pour
Bob Marley ou James Brown ou encore Duke Ellington et même les Stones ; tout
le monde est un engrenage de la machine à danser. D’ailleurs, j’aime les sections
rythmiques, quand elles servent d’abord le collectif et qu’elles font des nuances…
Cyril est surtout un merveilleux musicien avec qui j’aime jouer et improviser.

Actuellement, j’étudie et donc j’écoute énormément de Jaco Pastorius, sa


sonorité et sa musicalité me font souvent penser à l’approche d’un violoncelliste,
qu’en penses-tu ?

Pastorius a la puissance du musicien qui oublie son instrument et n’est que


musique comme une voix qui chante ou un corps qui danse. Pasto adorait Jamerson
(Come on) ou encore la salsa, le funk mais il avait aussi une grande maîtrise de
l’harmonie…. Il est un peu comme Richard Bona une étoile de la musique.

Qu’est ce qu’une bonne ligne de basse ?

Une bonne ligne de basse c’est juste de la musique, elle se pose avec le
combo
Elle est au service du concept :
la danse (Bootsy Collins Sex machine)
115

la liberté (James Jamerson What’s going on )


l’hypnose (Robbie Shakespeare dans Penitencery Black Uhuru)
l’énergie (John Paul Jones Dazed and Confused)
la mélodie (Mac Cartney)

Comment vois-tu évoluer l’instrument ?

Il va malheureusement s’éteindre dans les siècles à venir comme le fait déjà le


Sarangui en Inde. Le niveau de jeu est très haut, mais les jeunes sont moins
sensibles à ces instruments. Ils seront ,comme le sont les violons au XXème siecle,
réservés à une élite…
116

RÉFERENCES

Ouvrages sur la basse électrique et les bassistes

Monographies

BACON Tony, et Barry MOORHOUSE, The Bass Book : A Complete Illustrated History
of Bass Guitars, Balafon Books, Londres, 1995.
BLACK J.W, et Albert MOLINARO, The Fender Bass : An Illustrated History, Hal
Leonard, Milwaukee, 2001.
JISI Chris, Brave New Bass : Interviews & Lessons with the Innonvators,
Trendsetters & Visionaries, Backbeat Books, San Fransisco, 2003.
LICKS Dr, Standing in the Shadows of Motown: the Life and Music of Legendary
Bassist James Jamerson, Dr Licks publishing, Wynnewood, 1989.
MILKOWSKI Bill, Jaco: The Extraordinary and Tragic Life of Jaco Pastorius, "The
World's Greatest Bass Player, Backbeat Books, San Fransisco, 1995.
ROBERTS Jim, How the Fender Bass changed the World, Backbeat Books, San
Fransisco, 2001.

Articles

BENITO Michel, « Le jazz contaminé », Jazz Magazine, 585, octobre 2007, p. 36-37
BERTRAND Frédéric, « La « composition » pour guitare dans le rock’n’roll :
problèmes d’analyse », Musurgia, V/2, 1998, p. 47-54.
DELBROUCK Christophe et Daniel YVINEC, « Dossier Jaco Pastorius : Regards sur un
héros », Jazz Magazine, 585, octobre 2007.
TÉNOT Franck, « Une révolution : la basse électrique », Jazz Hot, 86, mars 1954.

Travaux universitaires

KREISLER Jean-Baptiste, « Un instrument hybride, la basse électrique : évolution


structurelle et techniques instrumentales », Mémoire de maîtrise en
musique, Paris 4, 1999.

Ressources Internet
117

BLECHA Peter, « Tutmarc, Paul (1896-1972), and his Audiovox Electric Guitars »,
texte disponible sur http://www.historylink.org/essays/output.cfm?file_id=7479,
date d’accès le 2 octobre 2007.
PASTORIUS Jaco, « BBC Interview », interview avec Clive Williamson, 1978,
www.jacopastorius.com/features/interviews.asp, date d'accès 11 juillet
2006.
« Portrait of Jaco », interview avec Steve Rosen, 1978,
www.jacopastorius.com/features/interviews.asp, date d'accès 11 juillet
2006.

Périodiques

Bassiste Magazine, B.G.O, Paris, bimensuel, numéros 1 à 16, septembre 2005 à


février 2008

Ouvrages sur la musique populaire

Monographies

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BRACKETT David, Interpreting Popular Music, University of California Press,
Berkley, 2000.
FRITH Simon, Perfoming Rites, On the Value of Popular Music, Havard University,
1996.
MANUEL Peter, Popular Musics of Non-western World : an introduction survey,
Oxford University Press, 1988.
MIDDLETON Richard, Studying Popular Music, Open University Press, Philadélphie,
1990.
NEGUS Keith, Popular Music in Theory : an introduction, Wesleyan University
Press, Middletown, 1996.
PIRENNE Christophe, Le rock progressif anglais, Honoré Champion, Paris, 2005.
Vocabulaire des musique afro-américaines, Minerve, Paris,1997.
RIBAC François, L’avaleur de rock, La dispute, Paris, 2004.
RICARD Bertrand, Rites, Codes et culture rock : un art de vivre communautaire,
L’Harmatan, Paris, 2000.
VAN DER MERWE Peter, Origins of the Popular Style : The Antecedents of Twentieth-
century Popular Music, Oxford Clarendon Press, 1989.
WAKSMAN Steve, Instruments of Desire : The Electric Guitar and the Shaping of
Musical Experience, Havard University Press, Cambridge Massachuets,
1999.

Articles
118

BJÖRNBERG Alf, « Teach you to rock ? Popular Music in the University Music
Departement », Popular Music, 12/1, 1993, p. 69-77.
CAPUZZO Guy, « Neo-Riemanian Theory and the Analysis of Pop-Rock Music »,
Music Theory Spectrum, 26/2, 2004, p.177-199.
CARLES Philippe, « Le son du jazz, entretien avec François Delalande », Musurgia,
II/3 1995, p. 9-21.
LACASSE Serge, « Vers une poétique de la phonographie : la fonction narrative de la
mise en scène vocale dans « Front Row » (1998) d’Alanis Morisette »,
Musurgia, IX/2, 2002.
MOORE Allan F., « La musique pop », trad. fr. Denis BERGER, Musiques Une
encyclopédie pour le XXIème siècle Vol. 1 Musiques du Xxème siècle, dir.
Jean-Jacques Nattiez, Actes Sud/Cité de la musique, Arles, Paris, 2003, p.
832-849.
PIRENNE Christophe « Entre analyse historiante et interdisciplinarité : Pet Sounds
des Beach Boys », Musurgia, IX/2, 2002.
RUDENT Catherine, « Analyse musicale des musiques populaires modernes »,
Musurgia, V/2, 1998, p. 21 à 29.
TAGG Philip, « Analysing Popular Music : Theory, Method and Pratice », Popular
Music, 2, 1982, p 37-67.
TAMLYN Garry, « Swing », Continuum Encyclopedia Of Popular Music Of The
World, Ed. John Shepherd, Continuum, Londres, New York, 2003, Vol. 2,
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Ressources Internet

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http://www.acoustics.org/press/137th/friberg.html, date de connexion 29
juin 2008
PETIAU Anne, « Penser les musiques populaires, à partir des musiques
électroniques », http://iaspmfrancophone.online.fr/colloque2007/, date
d'accès 19 décembre 2007.
RIBAC François, « De la révolution scientifique au rock : pour une sociologie du
feedback », http://iaspmfrancophone.online.fr/colloque2007/, date d'accès
13 février 2007
TAGG Philip, « Popular Music Studies : A brief introduction », www.tagg.org, date
d'accès 14 février 2007.

Ouvrages généraux

Monographies

BAUDRILLARD Jean, Le système des objets, Gallimard, Paris, 1968.


BOUSSON Florent, Les mondes de la guitare, L’Harmattan, Paris, 2006.
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CAPORALETTI Vincenzo, La definizione dello swing. I fondamenti estetici del jazz e


delle musiche audiotattili, Ideasuoni, Teramo, 2000.
COOK Nick et Mark EVERIST, Rethinking Musicology, Oxford University Press, 1999.
DELEUZE Gilles et Claire PARNET, Dialogues, Flammarion, Paris, 1996.
GREEN Lucy, Music On Deaf Ears : Musical Meaning, Ideology, Education,
Manchester University Press, 1988.
NETTL Bruno, The Study of Ethnomusicology : Thirty One Issues and Concepts,
University of Illinois Press, Champaign, 2005.
SCHAEFFNER André, Origine des instruments de musique. Introduction ethnologie à
l’histoire de la musique instrumentale, éditions de l’E.H.E.S.S., Paris,
réédition 1994.
SZENDY Peter, Membres fantômes des corps musiciens, les éditions de minuit, Paris,
2002.
WILLIAMS Alastair, Constructing Musicology, Ashgate, Londres, 2002.

Article

WACHSMANN Klaus, « Classification », The New Grove dictionary of Music and


Musicians, éd. Stanley Sadie, MacMillan References, Londres New York,
1980,Vol. 4 p. 407-410

Recueil de partitions et méthodes instrumentales

OPPENHEIM Tony, Slap it! : Funk Studies For the Electric Bass, Theodore Presser,
King of Prussia PA ,1981.
STAGNARO Oscar et Chuck SHER, The Latin Bass Book. A Pratical Guide, Sher
Music, Petaluma, 2001.
TOWEY Dan, Jaco Pastorius. A step-by-step Breakdown of the Styles and
Techniques of the World’s Greatest Electric Bassist, Hal Leonard,
Milwaukee, 2002.
WESTWOOD Paul, L’encyclopédie de la basse. L’histoire des styles et des techniques
à travers le monde, AMA, Brühl, 1997.

Disques

BEACH BOYS, Smiley Smile, CD, Capitol, 1967, réédition 1994.


BEATLES (The), Abbey Road, CD, Capitol, septembre 1969, réédition 1990.
Rubber Soul, CD, Capitol, décembre 1966, réédition 1990.
Sergent's Pepper Lonely Hearts Club Band, CD, Capitol, juin 1967, réédition
1990.
CLARKE Stanley, If This Bass Could Only Talk, CD, Sony, juin 1988.
School Days, CD, Sony, juin 1976.
COLLINS Phil, Hello I'm must be Going, CD, WEA, 1982, réédition 1998.
EARTH WIND AND FIRE, All'n All, CD, Sony, Novembre 1978, réédition 2000.
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Greatest Hits, CD, Sony, Septembre 1998.


EDDY Duane , Rebel Rouser, Sony Specail Product, CD, 1995.
EICHER Stephan , Engelberg, CD, Polydor, 1991
FOUR TOPS (The), Ultimate Collection, CD, Motown, 1997.
GAYE Marvin, What's Going On, CD, Motown, 1971, réédition 2003.
GLOVER Roger, The Butterfly Ball and the Grasshopper's Feast, CD, Connoisseur,
novembre 1974, réédition 1999.
GRAHAM CENTRAL STATION, My Radio Sure Sounds Good to Me, CD, Collectables,
1978, réédition 2006.
HENDRIX Jimmy, Are You Experienced, CD, Experience Hendrix, août 1967,
réédition 1997.
JOHN BUTLER TRIO (The), Live at St Gallen, CD, Warner Bros WEA, mars 2006.
MOTÖRHEAD, Ace Of Spades, CD, Sanctuary, 1980, réédition 1996.
PASTORIUS Jaco, Birthday Concert, CD, Warner Bros, septembre 1995.
Jaco Pastorius, CD, Sony, août 1976, réédition, 2000.
Word of Mouth, CD, Warner Bros WEA, décembre 1981, réédition 1990.
PICKETT Wilson, The Exciting Wilson Pickett, CD, Collectables, Juin 1966, réédition
1997.
POLICE (the), Message in a Box : The Complete Recordings, CD, A&M Records,
septembre 1994
RED HOT CHILI PEPPERS, Blood Sugar Sex Magik, CD, Warner Bros, septembre 1991.
Californication, CD, Warner Bros, juin 1999.
Stadium Arcadium, CD, Warner Bros, mai 2006.
REDDING Otis, The Definitive Collection : The Dock of The Bay, CD, Atco, juillet
1987.
REED Lou, Transformer, CD, BMG, décembre 1972, réédition 2002.
ROLLING STONES, Aftermath (US), CD, Abcko, 1966, réédition 2002.
ROSS Diana and THE SUPREMES, Ultimate Collection, CD, Motown, 1997.
SIMON AND GARFUNKEL, Bridge Over Trouble Water, CD, Sony, janvier 1970,
réédition 2001.
SLY AND THE FAMILLY STONE, Stand!, disque vinyl, Epic, mai 1969.
SUPREMES (The), Love Child, CD, Motown, novembre 1968,réédition 2004
SYSTEM OF A DOWN, System Of A Down, CD, Sony, juin 1998.
TOWER OF POWER, The very best of Tower of Power : The Warner Years, CD, Rhino
WEA, juillet 2001.
U2, The Joshua Tree, CD, Island, mars 1987.
WEATHER REPORT, 8 : 30, CD, Sony, décembre 1979, réédition 1994.
WHO (The), My Generation. The Very Best of, CD, Polydor, août 1996.
WINGS (The), Band On the Run, CD, Parlophone, décembre 1973, réédition 1999.
WONDER Stevie, For Once In My Life, CD, Motown, 1968, réédition 1990.
Songs in the Key of Life, CD, Motown, septembre 1976, réédition 2000.
Song Review : Greatest Hits, CD, Motown, 1996.
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Vidéos

BERTIGNAC Louis, Live power trio, DVD, Polydor, 2006.


GRAHAM Larry, Funk Bass Attack, DVD, Rittor Music, 2007.
PASTORIUS Jaco, Electric Modern Bass, DVD, Warner Bros Classic, 2003.
REED Lou, Transformer, DVD, Classic Albums, Eagle Eye, 2001.
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