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CS Lewis ___

DIEU AU BANC DES

ACCUSES _
__(
C. S. Lewis

Dieu au banc
des accusés

SATOR/eày
Editions Sator Paris - Brunnen Verlag Bâle
Paperback ebv 606

L’édition originale a paru en anglais


sous le titre «God in the Dock»
© 1979 by Williams Collins Sons & Co. Ltd, Glasgow

Traduction d’Astrid et Etienne Huser

© de l’édition française
par Editions Brunnen Verlag Bâle
première édition 1982
Graphique: Klaus H. Wever
Imprimé en Suisse par
Zobrist & Hof SA., Pratteln

ISBN 2 7350 0039 7 (Sator)


ISBN 3 7655 5606 8 (Brunnen)
C. S. Lewis

C. S. Lewis est né à Belfast, en Irlande du Nord, en 1898. A


part une année passée au Malvern College, il bénéficia uni
quement de leçons particulières. Après avoir brillamment
terminé ses études à l’Université d’Oxford (latin, grec, anglais
et philosophie), il fut chargé de cours et directeur d’étude au
Magdalen College (Oxford) de 1925 à 1954, date à laquelle il
devint professeur de littérature médiévale et renaissante à
Cambridge. Il fut un remarquable maître de conférences, très
populaire, et exerça une influence profonde et durable sur ses
élèves.
C. S. Lewis fut pendant de nombreuses années un athée.
Dans son livre Surpris par la joie, il décrit ainsi sa conversion:
«Ce que j’avais tant redouté a fini par m’arriver. Au cours de
l’été 1929, je cédai et admis que Dieu était Dieu. Je me jetai à
genoux et me mis à prier - j’étais sans doute cette nuit-là le
converti le plus démoralisé et récalcitrant de toute l’Angle
terre.»
Sa propre expérience durant cette époque l’aida à compren
dre non seulement l’indifférence de certains à l’égard de
l’évangile, mais également leur mauvaise volonté à accepter la
foi chrétienne. En tant qu’écrivain croyant, doué d’un esprit
exceptionnellement brillant, servi par une grande logique et
une impitoyable lucidité, ainsi que par un style très vivant, il
fut sans pareil. Le problème de la souffrance, Tactique du
diable, Voilà pourquoi je suis chrétien, Les quatre formes
d'amour et un ouvrage posthume: Si Dieu écoutait ne sont que
quelques-uns de ses best-sellers. Il a aussi écrit des livres pour

5
enfants, quelques romans de science-fiction, ainsi que de
nombreux travaux de critique littéraire. Ses ouvrages ont été
traduits en de nombreuses langues et sont ainsi connus dans le
monde entier.
Il mourut le 22 novembre 1963 dans sa demeure à Oxford.

6
Préface

C. S. Lewis est l’écrivain contemporain auquel semble parfai


tement s’appliquer cet épigraphe grec à propos de Platon:
«Quelle que soit la direction que nous prenions, lorsque nous
le rencontrons, il est déjà sur le chemin du retour.» Il était
incomparable dans sa façon de débattre de la vérité et de
suivre un argument jusqu’à sa conclusion logique. C’est pro
bablement cette qualité, unie à une très grande clarté, qui fait
qu’il ait su mieux comprendre le propos de la foi chrétienne
que d'autres qui n’ont pourtant fait que se vouer à cela.
Point n’est besoin d’aller plus loin que l’essai Le mythe
devenu fait, où il enjambe tous les pièges dans lesquels se
débattent tant d’auteurs contemporains, y compris les in
croyants qui pensaient nous surprendre récemment par leur
Mythe du Dieu incarné (1977). De nos jours, le mot mythe est
trop souvent employé comme synonyme de mensonge ou, au
mieux, défini comme un genre de langage imagé pour sau
vages. Combien ennuyeux nos contemporains ne sont-ils pas
devenus! Même dans l’athéisme farouche de sa jeunesse,
Lewis était allé aussi loin qu’eux, comme cela ressort d’une
lettre datée du 12 octobre 1916 et adressée à l’un de ses plus
vieux amis, Arthur Greeves:
«Toutes les religions ou mythologies - pour leur donner leur
vrai nom - ne sont que pures inventions humaines... Ainsi se
sont-elles développées. Souvent aussi, de grands hommes
furent considérés comme des dieux après leur mort - Hercule
ou Odin, par exemple. Ce fut également le cas du philosophe
hébreu Yeshua (nom que nous avons altéré, en le transfor-

7
mant en Jésus). Après sa mort, il commença par être tenu
pour un dieu; un culte se créa, que l’on rattacha d’ailleurs plus
tard à celui, plus ancien, du Yahvé des Hébreux. Et ainsi, le
christianisme prit naissance - une mythologie parmi tant d’au
tres!»
Les savants de notre époque auraient pu trouver en lui un
allié, s’il s’était arrêté là. Mais Lewis continua d’argumenter
contre lui-même, approfondissant ses réflexions sur la notion
de mythe. Il désignait par ce terme tous les cas du même type
d’événement revenant dans plusieurs religions différentes (la
mort d’un dieu suivie d’une résurrection, par exemple). Il
trouva la réponse qu’il cherchait durant la soirée du 19 sep
tembre 1931. Il avait invité J. R. R. Tolkien et Hugo Dyson à
dîner au Magdalen College. La discussion se prolongea tard
dans la nuit: d’abord dans l’appartement de Lewis, puis sous
les arbres de la Promenade d’Addison agités par un vent
violent. Violentes aussi les pensées qui s’agitaient dans l’esprit
de Lewis! Cette même nuit, il définit le mythe comme «un
mensonge murmuré à travers de l’argent». Avant le matin, la
lumière s’était faite en lui. Ecrivant à Greeves peu de temps
après, il dit:
«Ce que Dyson et Tolkien me montrèrent fut ceci: lorsque
je rencontrais l’idée de sacrifice dans une histoire païenne,
cela ne me dérangeait jamais; et lorsqu’il s’agissait d’un dieu
se sacrifiant à lui-même... cela me plaisait même beaucoup,
et j’en étais mystérieusement ému; de même, l’idée d'un dieu
qui meurt puis revient à la vie (Balder, Adonis, Bacchus) ne
manquait pas de m’émouvoir, à condition de la trouver ail
leurs que dans les Evangiles... A présent, l’histoire du Christ
est devenue pour moi un mythe vrai: un mythe ayant les
mêmes effets sur nous que les autres, mais avec cette diffé
rence essentielle qu’/ï a vraiment eu lieu.»
Lewis était convaincu qu’on aurait pu se passer de lui, si les
hommes de métier, les théologiens, au lieu de chercher à
ménager la chèvre et le chou, avaient clairement présenté la
foi chrétienne à leurs gens. Mais vu la situation, il se sentait
obligé de faire tout en son pouvoir pour parer au plus pressant

8
des besoins: car il lui semblait évident que même si «rien dans
la nature même de la jeune génération ne l’empêche d’adopter
la foi chrétienne», il est toutefois certain que «nulle génération
ne peut léguer à celle qui suit ce qu’elle-même ne possède
pas».
Sa tâche lui aurait été facilitée si les théologiens libéraux
n’avaient jamais rien écrit. Cependant, même si c’était eux et
leurs propos incrédules qui l’incitaient souvent à écrire, sa
vraie motivation était toujours l’amour inaltérable qu’il éprou
vait pour Dieu et pour ceux que le Bon Berger était venu
sauver. Ce fut à ce service qu’il consacra librement temps et
argent. Où trouva-t-il le temps? Tout le long de son remarqua
ble apostolat en tant que défenseur d’un christianisme authen
tique et surnaturel, il n’a jamais manqué à son devoir. «Cette
partie du front, disait-il, où je pensais pouvoir servir le mieux,
me semblait aussi le point le plus vulnérable. Et tout naturelle
ment, ce fut là que je montai en ligne.»
Aujourd’hui, il s’avère que le regard prophétique de Lewis
fut même plus pénétrant que ne le reconnut sa propre généra
tion. Un autre essai très actuel dans ce livre, Des prêtresses
dans TEglise?, jette l’anathème sur les évêques libéraux et sur
tous ceux qui se sont alignés sur le monde et qui oublient que
ce qu’ils prennent pour des directives peut provenir d’ailleurs
que du ciel.
En fait, tous les essais de ce livre ont pour but de défendre
l’orthodoxie chrétienne - en particulier l’élément miraculeux
qui est la clé de voûte de sa foi. Ils sont extraits et constituent
environ la moitié de l’ouvrage de Lewis: Désillusions: essais
sur la théologie et l'éthique (1971). Mais leur première paru
tion remonte à plus loin:
1) Miracles, sermon prêché dans l’église St. Jude on the Hill
à Londres et paru dans St. Jude's Gazette, n° 73 (octobre
1942), pp. 4-7. Un condensé légèrement modifié de ce
sermon a été publié dans The Guardian (2 octobre 1942),
p. 316.
2) Dogme et univers a été publié en deux parties dans The
Guardian (19 et 26 mars 1943), pp. 96, 104, 107.

9
3) Le mythe devenu fait parut d'abord dans World Domi
nion, vol. XXII (septembre-octobre 1944), pp. 267-70.
4) Religion et science a été repris de The Coventry Telegraph
(3 janvier 1945), p. 4.
5) Les lois de la nature vient aussi de The Coventry Telegraph
(3 janvier 1945), p. 4.
6) Le grand miracle a été prêché dans l’église St. Jude on the
Hill à Londres, puis publié dans The Guardian (27 avril
1945), pp. 161, 165.
7) Homme ou lapin? a été, à l’origine, distribué comme tract
par le Student Christian Movement in Schools. Il n’est pas
daté, mais a probablement paru en 1946.
8) Le problème avec X... a été publié tout d’abord dans la
Bristol Diocesan Gazette, vol. XXVII (août 1948), pp.
3-6.
9) Que faire de Jésus-Christ? est repris de Asking Them
Questions, 3e série, édité par Ronald Selby Wright (Ox
ford University Press, 1950), pp. 95-104.
10) Des prêtresses dans /’Eglise? a été publié, à l’origine, sous
le titre Carnets de route dans Time and Tide, vol. XXIX
(14 août 1948), pp. 830-1.
11) Dieu au banc des accusés est le titre que j’ai donné à
l’essai que Lewis avait intitulé Difficultés dans la présenta
tion de la foi aux incroyants de notre époque dans Lumen
Vitae, vol. III (septembre 1948), pp. 421-6.
12) Nous n avons aucun droit au bonheur est le dernier article
que Lewis écrivit avant sa mort en novembre 1963; il
parut peu après dans le Saturday Evening Post, vol.
CCXXXVI (21 décembre 1963), pp. 10, 12.
Pour ceux qui ne s’intéressent qu’aux lectures «en vogue»,
voici un livre dont ils ne se délecteront pas. Mais ce n’est pas
de la faute du livre. Comme le disait Lewis: «Tout ce qui n'est
pas éternel est éternellement démodé.» Le succès éphémère

10
des livres «à la page» et de la presse «à sensation» devrait
constituer un avertissement suffisant qu’à moins de prendre
ces paroles sensées à cœur, il est facile de passer à côté de la
chose même qu’on espérait trouver.

Walter Hooper

11
Miracles
(1942)

De toute ma vie, je n’ai rencontré qu’une seule personne qui


ait prétendu avoir vu un fantôme. C’était une femme. Et la
chose intéressante était qu’elle ne croyait pas à l’immortalité
de l’âme avant d’avoir vu le fantôme et qu’elle n’y croit
toujours pas après l’avoir vu. Elle pense avoir eu une halluci
nation. En d’autres termes: voir, ce n’est pas croire.
Tel est le premier point à souligner lorsqu’on parle de
miracles. Nous pouvons faire les expériences les plus extraor
dinaires - jamais nous n’admettrons qu’il s’agit de miracles, si
nous avons adopté un point du vue philosophique qui nie le
surnaturel. Un homme peut prétendre avoir été témoin d’un
miracle; mais il s’agit, en dernier ressort, d’un événement
perçu par les sens. Et nos sens ne sont pas infaillibles. Nous
pouvons toujours dire que nous avons été victimes d’une
illusion. Et nous ne manquerons pas de le faire, si a priori
nous ne croyons pas au surnaturel.
Que des miracles se produisent encore de nos jours ou non,
là n’est pas la question. L’Europe occidentale a été si profon
dément marquée par le matérialisme en ce vingtième siècle
qu’on a du moins l’impression qu’il ne s’en produit plus. En
effet, ne nous méprenons pas. Si la fin du monde nous
surprenait littéralement telle qu’elle est décrite dans l’Apoca
lypse - si le matérialiste moderne voyait de ses propres yeux le
ciel s’ouvrir 1 et le grand trône blanc apparaître,2 s’il se sentait
précipité dans l’étang de feu,3 il ne cesserait durant toute
l’éternité, au fond de cet étang de feu, de considérer son
expérience comme une hallucination et d’y voir le symptôme
d’une maladie mentale ou d’une lésion de son cerveau.

13
Non, l’expérience en soi ne prouve rien. Si quelqu’un se
demande s’il est éveillé ou en train de rêver, aucun vécu ne
saura dissiper son doute, étant donné que ce vécu peut faire
partie intégrante de son rêve. L’expérience prouve ceci ou
cela ou rien du tout, selon les préjugés que nous avons.
Le fait que l'interprétation d'une expérience dépend de nos
préjugés est souvent utilisé comme argument contre les mira
cles. On prétend que nos ancêtres, tenant le surnaturel pour
certain et étant avides de prodiges, voyaient des miracles là où
il n'y en avait pas.
Et en un sens, j’en conviens. Je pense que c’était tout le
contraire de nous: si des miracles avaient lieu sous nos yeux,
nos préjugés nous empêcheraient de les reconnaître comme
tels; nos ancêtres par contre étaient parfois amenés par les
leurs à voir le miraculeux là où il n’y en avait pas. Un peu
comme le mari crédule qui croit sa femme fidèle alors qu'elle
ne l’est pas, et le mari soupçonneux qui ne la croit pas fidèle
alors qu’elle l’est - la question de sa fidélité, si elle se pose
réellement, devant être réglée sur une tout autre base.
Mais il est une chose, souvent dite de nos ancêtres, que nous
n’avons pas le droit de répéter, à savoir qu’ils croyaient aux
miracles parce qu’ils ignoraient les lois de la nature. Ceci est
une absurdité. Lorsque Joseph découvrit la grossesse de sa
fiancée, il «résolut de la répudier».4 11 s’y connaissait donc
assez en biologie pour savoir qu’il pouvait considérer cette
grossesse comme une preuve d'infidélité. Et lorsqu'il accepta
l’explication de l’ange, il l’envisagea comme un miracle préci
sément parce qu’il avait une connaissance suffisante des lois
de la nature pour savoir que, dans ce cas précis, elles avaient
été suspendues.
Quand les disciples virent Jésus marcher sur les eaux, ils
furent terrifiés.5 Us ne l’auraient pas été, s’ils n’avaient pas
connu les lois de la nature et su que ce fait constituait une
exception. L’homme qui n’a aucune notion de l’ordre qui
règne dans la nature n’en remarque pas les écarts; tout comme
un illettré qui ne comprend rien à la métrique d’un poème ne
se rend pas compte que le poète a donné libre cours à sa
fantaisie.

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Rien n’est merveilleux qui ne soit anormal, et rien n’est
anormal tant que nous n’avons pas saisi la norme. Une igno
rance totale des lois de la nature empêche la perception du
miraculeux tout autant, sinon plus, qu'un manque total de foi
au surnaturel. Car, tandis que le matérialiste se doit au moins
d'expliquer son rejet du miraculeux, l’homme qui ignore tout
de la nature ne s’en aperçoit même pas.
L’expérimentation d’un miracle requiert en fait deux condi
tions. Premièrement, il faut croire en la stabilité normale de la
nature, ce qui signifie qu’il faut reconnaître que les données
fournies par nos sens reviennent en schémas réguliers.
Deuxièmement, il faut croire à une réalité au-delà de la
nature. Lorsque ces deux conditions sont remplies - et pas
avant -, nous pouvons nous pencher objectivement sur les
différents rapports qui attestent que cette réalité surnaturelle
ou extranaturelle a parfois envahi et perturbé les structures
sensibles de l’espace et du temps qui constituent notre monde
«naturel».
La foi en une telle réalité surnaturelle ne peut elle-même
être ni prouvée ni réfutée par l’expérience. Les arguments en
faveur de son existence sont d’ordre métaphysique et me
paraissent concluants. Ils pivotent autour du fait que nous ne
pouvons ni penser ni agir dans notre monde naturel sans
présumer l’existence de quelque chose au-delà de ce monde et
même notre propre appartenance à ce quelque chose. Afin de
penser, il nous faut assumer pour notre raisonnement une
validité qui n’est pas crédible si la pensée n’est qu’une fonction
du cerveau, et le cerveau un sous-produit d’une série de
processus physiques irrationnels. Afin d’agir, et cela en dépas
sant le niveau de la simple impulsion, il nous faut soutenir une
validité semblable pour ce qui est de notre jugement du bien
et du mal. Dans les deux cas, nous détenons un identique et
troublant résultat. Le concept de nature lui-même est de ceux
que nous avons atteints seulement tacitement, en nous accor
dant à nous-mêmes une sorte de statut surnaturel.
Si, ayant admis cela, nous ouvrons le dossier, nous sommes
confrontés de tous côtés à des récits de faits surnaturels.
L’histoire en est pleine - souvent dans les documents mêmes

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qui nous semblent dignes de foi là où ils ne font pas état de
miracles. Des missionnaires tout à fait crédibles en rapportent
assez souvent. L'Eglise de Rome tout entière soutient d’ail
leurs qu’ils n’ont jamais cessé de se produire. Au cours de
conversations intimes, chacun d’entre nous aime à raconter au
moins un épisode de sa vie qu’il qualifierait d’«étrange» ou de
«bizarre».
Sans doute ne faut-il pas prendre trop au sérieux la plupart
des histoires de miracles. Mais, comme chacun peut le consta
ter en lisant les journaux, il en va de même pour la majorité
des relations d’événements. Chaque récit doit être pris pour ce
qu’il vaut. Mais écarter d’emblée le surnaturel comme la seule
explication impossible est faire preuve de partialité. Il se peut,
par exemple, que vous ne croyiez pas aux anges de Mons6
parce que vous n’avez pas trouvé un nombre suffisant de
personnes sensées affirmant les avoir vus. Mais si vous en
découvriez suffisamment, il me semble qu’il serait déraisonna
ble de n’y voir qu’un phénomène d’hallucination collective.
Nos connaissances en psychologie sont assez grandes pour
savoir qu’une unanimité spontanée en matière d’hallucination
est tout à fait improbable, et nos connaissances en ce qui
touche le surnaturel trop limitées pour oser affirmer qu’une
manifestation d’anges est tout aussi improbable. L’hypothèse
d’une intervention surnaturelle est la moins invraisemblable
des deux.
Quand l’Ancien Testament rapporte que l’invasion de San-
chérib fut stoppée par des anges,7 et qu’Hérodote affirme
qu’elle le fut par des hordes de souris qui rongèrent les cordes
de tous les arcs de son armée,8 un esprit ouvert penchera
plutôt pour les anges. A moins d’être hostile à l’idée par
principe, il n’y a rien d’intrinsèquement invraisemblable dans
l’existence d’anges ou dans l’action qui leur est attribuée. Par
contre, les souris ne font tout simplement pas ces choses.
Le scepticisme en vogue à propos des miracles de notre
Seigneur n’est toutefois pas fondé primordialement sur le
refus de croire en une réalité surnaturelle. Il est plutôt la
résultante de deux idées qui, bien qu’étant estimables, ne me
semblent pas moins fausses. En premier lieu, l’homme mo

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derne a une aversion presque esthétique pour les miracles.
Admettant que Dieu puisse les faire, il doute qu’il les fasse.
Violer ainsi les lois que lui-même a imposées à sa création lui
semble arbitraire, maladroit, un effet théâtral juste bon pour
impressionner les sauvages - un solécisme contre la gram
maire de l’univers. En second lieu, bien des gens confondent
lois de la nature et lois de la pensée en s’imaginant que leur
renversement ou leur suspension serait une contradiction dans
les termes - comme si la résurrection des morts était une chose
du même ordre que deux et deux faisant cinq.
Ce n’est que récemment que j’ai trouvé la réponse à la
première objection. Dans George MacDonald d’abord, puis
plus tard dans saint Athanase. Voici ce que dit ce dernier dans
son petit livre Sur P incarnation'. «Notre Seigneur prit forme
humaine et vécut comme un homme, afin que ceux qui
s’étaient refusé à le reconnaître en sa qualité de maître et de
gardien de l’univers soient amenés à reconnaître au travers de
ses œuvres accomplies ici-bas dans un corps d’homme que ce
qui habitait ce corps était la Parole de Dieu.» Ceci s’accorde
parfaitement avec la remarque faite par Jésus au sujet de ses
miracles: «Le Fils ne peut rien faire de lui-même, il ne fait que
ce qu’il voit faire au Père.»9 La doctrine, telle que je la
comprends, peut se résumer ainsi:
Il y a une activité de Dieu, qui se déploie dans toute la
création, une activité globale que les hommes se refusent à
reconnaître. Les miracles faits par le Dieu incarné, lorsqu’il
vivait en tant qu’homme en Palestine, correspondent exacte
ment à cette activité globable, mais la vitesse est réduite et
l’échelle plus petite. Leur but était surtout d’amener l’homme,
après qu’il ait vu la chose faite à petite échelle par le pouvoir
d’une personne, à reconnaître, en la voyant faite à grande
échelle, que le pouvoir par derrière est également celui d’une
personne - en fait, de la même personne qui vécut parmi nous
il y a deux mille ans. Les miracles sont en réalité la répétition
en lettres minuscules de la même histoire écrite à travers le
monde entier en lettres majuscules, trop grandes pour être
déchiffrées par certains d’entre nous. De cette grande écri
ture, une partie est déjà visible et une partie est encore

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cachée. En d’autres termes, certains miracles produisent sur le
plan local ce que Dieu a déjà fait sur le plan universel et
d’autres ce qu'il n’a pas encore fait, mais fera un jour. En ce
sens, et de notre point de vue humain, les uns sont des
rappels, les autres des prophéties.
Dieu crée la vigne et lui apprend à tirer l’eau à l’aide de ses
racines et, par l’action conjuguée du soleil, à transformer cette
eau en jus qui, en fermentant, acquerra certaines propriétés.
Chaque année, de l’époque de Noé à nos jours, Dieu change
ainsi l’eau en vin. Ceci, les hommes ne le voient pas. Soit
qu’ils mettent, comme les païens d’autrefois, le processus sur
le compte de quelque esprit fini - un Bacchus ou Dionysos,
soit qu’ils en attribuent la causalité réelle et finale à des
phénomènes chimiques ou autres, tous matériels et percepti
bles à nos sens. Mais lorsqu’à Cana, Jésus change l'eau en
vin,10 le masque est levé. Si ce miracle nous convainc unique
ment que Jésus est Dieu, il n’aura fait que la moitié de son
effet. Il n’aura produit son plein effet que si, chaque fois que
nous passons près d’un vignoble ou que nous buvons du vin,
nous nous souvenons que c’est l’œuvre de celui qui participa
au festin de noce à Cana.
Chaque année, d’un peu de blé, Dieu fait beaucoup de blé;
la semence est jetée et se multiplie, et l'homme dira, selon la
mentalité de son époque: «C’est Cérès», ou «c’est Adonis»,
ou «c’est le roi froment», ou encore «c’est la loi de la nature».
Le gros plan, la traduction de ce prodige annuel est la multipli
cation des pains.11 Là le pain n’est pas fait à partir de rien. Il
n’est pas non plus fait de pierres comme le diable l’a vaine
ment suggéré un jour à notre Seigneur.12 Un peu de pain
devient beaucoup de pain. Le Fils ne fait que ce qu’il voit faire
au Père. Il existe, en quelque sorte, un style de famille.
Les miracles de guérison se produisent suivant le même
principe. Ceci est parfois obscurci par notre tendance à entou
rer la médecine ordinaire d’une aura magique. Les médecins,
quant à eux, voient les choses autrement. Ils savent que le
magique n’est pas dans le médicament, mais dans le corps du
malade. Leur rôle est donc de stimuler les fonctions naturelles
du corps ou de supprimer les obstacles. En un sens, bien que

18
nous parlions pour plus de commodité de guérir une coupure,
chaque coupure se guérit d'elle-même; aucune pommade ne
fera repousser la peau sur la coupure d’un cadavre. La même
énergie mystérieuse que nous appelons gravitationnelle, lors
qu’elle maintient les planètes dans leur orbite, et biochimique,
lorsqu’elle guérit le corps, est la cause efficace de tout rétablis
sement. Et si Dieu existe, cette énergie, directement ou
indirectement, est la sienne. Tous ceux qui sont guéris le sont
par lui, le médecin de l’intérieur. Mais à un moment donné, il
le fit de façon visible, homme à la rencontre de l’homme. Et
l’organisme meurt là où il n’agit pas ainsi de l’intérieur.
C’est pourquoi, l’unique miracle destructif de Jésus est lui
aussi en harmonie avec l’activité globale de Dieu. Sa main de
chair tendue en une symbolique colère ne flétrit qu’un seul
figuier;13 mais aucun arbre ne périt cette année-là en Palestine
- ni plus tard, quelque soit le temps ou le lieu - sans qu’il ait
agi en conséquence ou plutôt suspendu son action.
Lorsqu’il nourrit la foule, il multiplia les poissons tout
comme le pain. Observez les baies et les rivières. Cette
fécondité grouillante et palpitante montre qu’il est toujours à
l’œuvre. Les anciens avaient un dieu nommé Genius - le dieu
de la fertilité animale et humaine, l’esprit patronnant la gyné
cologie et l’embryologie, et protégeant le lit conjugal - le lit
«génial»,14 surnommé ainsi d’après lui. La multiplication mira
culeuse des poissons révèle l’identité véritable de Genius, tout
comme les miracles du vin, du pain, des guérisons dévoilent
celles de Bacchus, de Cérès et d’Apollon - et le fait que tous
ne font qu’un.
Et nous voici au seuil de cet autre miracle qui, pour une
raison ou pour une autre, offense le plus la sensibilité mo
derne. Je peux comprendre l’homme qui rejette en bloc tout le
miraculeux, mais que faire des gens qui admettent certains
miracles mais nient la naissance virginale? Malgré leur profes
sion de foi dans les lois de la nature, ne croient-ils vraiment
qu’en une seule d’entre elles? Ou bien voient-ils dans ce
miracle un affront fait à l’acte sexuel, lequel est en voie de
devenir la seule chose sacrée dans un monde profane? Pour
tant, aucun miracle n’est plus significatif que celui-ci. Que se

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passe-t-il normalement dans la procréation? Quel est le rôle
du père lors de la conception? Une particule microscopique
d’une substance de son corps vient féconder la mère; et avec
cette particule microscopique il transmet éventuellement la
couleur de ses cheveux ou la lèvre pendante de son arrière-
grand-père, ainsi que la forme humaine dans sa complexe
unité d’os, de tripes, de sinus, de cœur, de membres et de
forme préhumaine que l’embryon va récapituler dans le sein
maternel. Dans chaque spermatozoïde se concentre toute
l’histoire de l’univers; en lui est renfermé une bonne partie de
l’avenir du monde.
Telle est la façon normale dont Dieu fait un homme - un
processus qui prend des siècles: déclenché par la création de la
matière, il se resserre en une seconde et en une particule au
moment de la procréation. Et là, à nouveau, les hommes
confondent les sensations que suscite cet acte créateur avec
l’acte lui-même ou alors ils l’attribuent à quelque être fini tel
que Genius.
Or voilà qu’une fois Dieu le fit directement, instantané
ment; sans spermatozoïde, sans les millénaires d’histoire orga
nique qui sont derrière chaque spermatozoïde. Il y avait à
cela, bien sûr, une autre raison. Cette fois-ci, il ne créait pas
simplement un homme, mais l’homme qui se trouvait être lui-
même: le seul vrai homme. Le processus qui aboutit au
spermatozoïde a charrié au cours des siècles bien des dépôts
indésirables; et la vie qui nous parvient par cette voie normale
en est immanquablement souillée. Pour éviter cette corrup
tion, pour donner à l’humanité un nouveau départ. Dieu a
court-circuité en quelque sorte le processus habituel.
Un donateur anonyme m’envoie chaque semaine un journal
athée. J’y ai lu récemment un article sarcastique selon lequel
nous les chrétiens, nous croyons en un Dieu qui commit un
adultère avec la femme d’un charpentier juif. La réponse à
cela est simple: si, en fécondant Marie, Dieu avait commis un
adultère, il l’aurait commis alors avec toutes les autres femmes
qui ont eu un enfant. Parce que, ce qu’il a fait dans un cas sans
père humain, il le fait dans tous les autres, même s’il se sert
d’un père humain comme instrument. Car, lors de chaque

20
conception normale, ce dernier n’est que le véhicule - parfois
involontaire mais toujours le dernier d’une longue lignée -
d’une vie qui vient de la Vie suprême. Ainsi la boue dont nos
pauvres ennemis embrouillés, sincères et vindicatifs cherchent
à couvrir le Très-Saint ne prend pas ou, si elle prenait,
tournerait à sa gloire.
Voilà pour ce qui est des miracles qui opèrent, en petit et en
accéléré, ce que nous avons déjà vu en grandes lettres de
l’activité globale de Dieu. Avant d’aborder la seconde catégo
rie - ceux qui préfigurent certains aspects de son activité
globale que nous n’avons pas encore vus-, il me faut prévenir
un malentendu. Ne croyez pas que j’essaie de rendre les
miracles moins miraculeux qu’ils ne le sont. Je ne cherche pas
à prouver qu’ils sont plus plausibles parce qu’entre eux et
certains événements naturels il y a moins de dissemblance
qu’on ne le pense. Non, je m’efforce de répondre à ceux qui
prétendent qu’ils sont arbitraires, font un effet théâtral et
constituent une interruption absurde de l’ordre universel, tout
à fait indigne de Dieu. A mes yeux, ils gardent tout leur
caractère miraculeux. Faire instantanément, avec du blé mort
et cuit, ce qui ordinairement ne se produit que lentement, à
partir de grains de blé vivants, est un miracle aussi grand que
de changer des pierres en pains. Aussi grand, mais d’un genre
différent. Voilà le point capital. Lorsque j’ouvre Ovide15 ou
Grimm, j’y trouve le genre de miracle que l’on peut qualifier
de vraiment arbitraire. Des arbres se mettent à parler; des
maisons se métamorphosent en arbres; des baguettes magi
ques font surgir des tables couvertes de mets succulents en
plein désert; des navires deviennent des déesses; et des
hommes sont changés en serpents, en oiseaux ou en ours.
Tout ceci est amusant à lire; mais au moindre soupçon que
pareille chose aurait pu avoir lieu, le plaisir tournerait au
cauchemar. Aucun miracle de cette sorte n’est rapporté dans
les Evangiles. De tels faits, s’ils pouvaient se produire, prou
veraient que des forces étrangères sont en train d’envahir la
nature. En aucune façon ne faudrait-il y voir une intervention
de la puissance qui l’a créée et la dirige de jour en jour. Les
véritables miracles, par contre, sont l’émanation, non simple

21
ment d’un dieu, mais de Dieu - extérieur à la nature, non en
étranger, mais en souverain. Ils annoncent la visite en notre
ville non d’un roi, mais du Roi, de notre Roi.
La deuxième catégorie de miracles, dans cette perspective,
prédit ce que Dieu n’a pas encore fait mais fera - de façon
universelle. Il a ressuscité un homme (l’homme qui était lui-
même), parce qu’un jour il va ressusciter tous les hommes. Et
sans doute pas uniquement les hommes car, d'après certains
indices dans le Nouveau Testament, la création tout entière
sera délivrée de la corruption et servira, une fois restaurée, à
la gloire de la nouvelle humanité.16 La transfiguration17 et la
marche de Jésus sur les eaux18 donnent un aperçu de la beauté
des hommes que Dieu aura ramenés à la vie et de la facilité
avec laquelle ils triompheront de la matière. La résurrection
implique certainement un «renversement» de certains proces
sus naturels, en ce sens qu’elle entraîne une série de change
ments, à l’opposé de ceux qui se produisent sous nos yeux.
Une fois mort, le corps - matière organique - retombe gra
duellement dans l’inorganique pour être finalement éparpillé
et éventuellement assimilé par d’autres organismes. La résur
rection serait le processus inverse. Ce qui ne signifie certes pas
que chaque personnalité retrouvera exactement les mêmes
atomes - et le même nombre d’atomes - qui constituaient son
corps premier ou corps «naturel». D’une part, il n’y en aurait
pas suffisamment; et de l’autre, l’unité du corps, dans cette vie
même, n’est pas incompatible avec un remplacement lent et
complexe des éléments qui le composent actuellement. Mais
une chose est certaine: lors de la résurrection, une sorte de
matière se constituera irrésistiblement en organisme de la
même manière que nous voyons celle d’à présent se décompo
ser. C’est un peu comme si l’on faisait tourner à l’envers un
film qu’on a vu joué à l’endroit. Et, en ce sens, il s’agit bel et
bien d’un renversement des lois naturelles. Mais nous voici
confrontés à une nouvelle question: un tel renversement est-il
nécessairement incompatible avec elles? Sait-on que le film ne
peut pas être joué à l’envers?
En un sens, il est vrai que la physique moderne enseigne
que le film ne peut jamais être projeté à rebours. D’après elle,

22
comme vous le savez sans doute, l’univers est sur son déclin.
Le désordre et les accidents se multiplient. Viendra un temps,
pas infiniment éloigné, où le mécanisme de l’horloge s’arrête
ra ou se disloquera sans que la science puisse faire quoi que ce
soit pour renverser la vapeur. II dut y avoir un temps, pas
infiniment éloigné, où le mécanisme fut remonté, même si la
science ne connaît aucun procédé de remontage.
11 ne faut pas oublier que pour nos ancêtres, l’univers était
comme une image; tandis que pour la physique moderne, c’est
une histoire. Si l’univers est une image, soit que ces choses y
apparaissent, soit qu’elles n’y apparaissent pas; dans ce cas-là,
puisqu’il s'agit d’une image infinie, on peut les suspecter
d’être contraires à la nature des choses.
Mais s’il est question d’une histoire, les choses se présentent
différemment, surtout si celle-ci est inachevée. Or, l’histoire
racontée par la physique moderne peut se résumer ainsi:
«Humpty Dumpty19 tomba.» L’histoire est incomplète, cela va
de soi. Il dut y avoir un temps, antérieur à sa chute, où il était
assis sur le mur. Et il devra y avoir un temps après qu’il ait
atteint le sol. C’est un fait que la science n’a pas trouvé la
technique pour le recoller une fois qu’il aura touché terre et se
sera brisé. Mais elle ignore tout autant le moyen par lequel il a
pu être mis à l’origine sur le mur. Et personne n’attend cela
d’elle. Car toute science repose sur l’observation: or, celle-ci
se limite à la période de la chute de Humpty Dumpty, parce
que nous sommes nés après qu’il ait perdu sa place sur le mur
et nous aurons disparu bien avant qu’il n’atteigne le sol.
Mais conclure, d’après les observations faites pendant que
l’horloge est en train de s’arrêter, que l’inimaginable remon
tage qui a dû précéder ce processus ne peut plus se répéter une
fois celui-ci terminé relève du dogmatisme pur et simple. La
base du problème est que les lois de dégradation et de
désorganisation que nous voyons à l’œuvre présentement dans
la matière ne peuvent pas faire partie de l’état ultime et
éternel des choses. Si c’était le cas, il n’y aurait rien à dégrader
ou à désorganiser. Humpty Dumpty ne peut tomber d’un mur
qui n’existe pas.
De toute évidence, un événement extérieur au processus de

23
chute ou de désintégration que nous considérons comme
«naturel» n’est pas concevable. Si quelque chose ressort clai
rement des récits des différentes apparitions de notre Seigneur
après sa résurrection, c’est bien que son corps ressuscité était
totalement différent de celui qui était mort et qu’il était
soumis à des conditions de vie qui ne correspondaient absolu
ment pas à celles qui nous semblent naturelles. Très souvent,
il ne fut pas reconnu par ceux qui le voyaient;20 et il n’était pas
lié à l’espace de la même façon que notre corps. Ses appari
tions et disparitions soudaines21 font penser au fantôme de la
tradition populaire; il insiste toutefois très fortement sur le fait
qu’il n’est pas simplement un esprit et procède à la démonstra
tion que son corps ressuscité peut remplir les fonctions physi
ques, telles que le manger et le boire.22 Le plus déconcertant
dans cette affaire, c’est l’idée que nous nous sommes faite
que passer au-delà de ce que nous appelons la nature - au-delà
de nos trois dimensions et de nos cinq sens hautement spécia
lisés (et fort limités) -, c’est nous retrouver tout d'un coup
dans un monde spirituel purement négatif, un monde où il n’y
a ni espace ni sens d’aucune sorte. Je ne vois pas de raison de
penser ainsi. Pour expliquer ne serait-ce qu’un atome, Schrô
dinger exige sept dimensions; et si l’on nous donnait de
nouveaux sens, nous découvririons une nouvelle nature. Il
existe peut-être toute une série de natures superposées, cha
cune d’entre elles surnaturelle par rapport à celle d'en-
dessous, avant d’arriver à l’abîme du pur esprit; et être dans
cet abîme, à la droite du Père, ne signifie pas forcément l’ex
clusion de toutes ces natures - mais peut-être une présence
plus dynamique à tous les niveaux.
C’est pourquoi je pense qu’il est téméraire d'affirmer que le
récit de l’ascension n’est qu’une simple allégorie. Je sais qu’il
donne l’impression d’être l’œuvre de gens qui s’imaginaient un
En-Haut et un En-Bas absolus, ainsi qu’un ciel localisable
quelque part dans les nuages! Mais cela revient à dire: «En
supposant que l’histoire est inventée, nous pourrions expli
quer ainsi sa genèse.» Sans cette hypothèse, nous nous retrou
vons «allant et venant dans des mondes dont on ne peut se
faire aucune idée»,23 sans la moindre probabilité - ou improba

24
bilité - pour nous guider. Car si cette histoire est vraie, un être
ayant une forme corporelle - même si ce n'est pas la nôtre -
s’est retiré, de par sa propre volonté, de la nature - le monde
de nos trois dimensions et de nos cinq sens - pour pénétrer,
non pas nécessairement dans un monde où il n’y a plus ni sens
ni dimensions, mais plutôt dans le ou les mondes du suprasen-
sible et du supradimensionnel. Et il a pu choisir de le faire
graduellement. Personne ne peut, en tout cas, dire avec
certitude ce que les spectateurs ont vu - ou n’ont pas vu. S’ils
témoignent avoir vu un mouvement vers le haut, puis une
masse indistincte, puis plus rien, qui sommes-nous pour juger
cela improbable?
Je me vois contraint par le temps de conclure; je me
contenterai donc d’évoquer brièvement la seconde catégorie
de personnes dont j’ai promis de parler: ceux qui confondent
lois de la nature et lois de la pensée et pensent par conséquent
que chaque écart serait une contradiction dans les termes, un
peu comme un cercle carré ou encore deux et deux faisant
cinq.
Ce genre de raisonnement sous-entend que l’intelligence
humaine est capable de percer à jour les processus normaux
de la nature et d’expliquer le pourquoi de ses comportements.
Car, bien sûr, si nous ne pouvons pas reconnaître pourquoi
une chose est ce qu’elle est, nous ne pouvons pas non plus
savoir pourquoi elle ne peut pas être autrement. Et, en fait, le
véritable cours de la nature est totalement inexplicable. Je ne
dis pas par là que la science ne l’a pas encore expliqué, mais
qu’elle le fera peut-être un jour. Non, je dis que la nature
même de l’explication rend impossible l’explication - ne se
rait-ce que pourquoi la matière possède les propriétés qu’on
lui connaît. Car l’explication, de par sa nature, est basée sur
une foule de «si» et de «et». Chaque explication est formulée
ainsi: «Puisque A, par conséquent B» ou encore: «Si C, alors
D». Pour expliquer n’importe quel phénomène, il nous faut
admettre que l’univers est une affaire qui marche, une ma
chine qui fonctionne - mais de façon particulière. Puisque
cette façon particulière de fonctionner est la base de toute
explication, elle ne peut jamais être expliquée elle-même.

25
Nous ne voyons aucune raison pourquoi la machine n’aurait
pas pu fonctionner autrement.
Affirmer cela, ce n’est pas seulement éloigner le soupçon
selon lequel le miracle est une contradiction en soi, mais aussi
confirmer l'exactitude de l’observation de saint Athanase,
lorsqu’il trouva une ressemblance essentielle entre les miracles
de notre Seigneur et l’ordre général de la nature. Tous deux
mettent le point final aux tentatives d’explication par l'intelli
gence humaine. Si par «naturel» on entend ce qui peut être
rangé dans une catégorie, soumis à une norme, mis en paral
lèle ou expliqué par référence à d’autres faits, alors la nature
dans son ensemble n’est pas naturelle. Si par «miracle» on
entend ce qu’il faut tout simplement accepter, la réalité irréfu
table qui ne décline jamais ses titres et qualités, mais se borne
à être, alors l’univers n’est qu’un grand miracle.
Attirer notre attention sur ce grand miracle est l'un des
objectifs visés par les œuvres terrestres du Christ: elles sont,
comme il le dit lui-même, des signes.24 Ceux-ci servent à nous
rappeler que l’explication de faits particuliers que nous tirons
du caractère arrêté, inexpliqué, presque opiniâtre de l’univers
actuel n’explique pas ce caractère lui-même. Ces signes ne
nous détournent donc pas de la réalité; ils nous y rappellent -
nous ramenant de notre monde de rêves fait de «si» et de «et»
à l’actualité bouleversante de tout ce qui est réel. Ce sont les
foyers lumineux où plus de réalité devient visible que nous
n’en percevons d’ordinaire en une fois. J’ai fait mention du
miracle du pain et du vin. J’ai expliqué comment, lorsque la
Vierge conçut, Christ se manifesta comme le vrai Genius que
les hommes adoraient longtemps auparavant, sans vraiment le
connaître. Mais cela va bien plus loin. Le pain et le vin allaient
prendre un sens plus profond, plus sacré pour les chrétiens et
l’acte de la conception allait devenir pour tous les mystiques le
symbole de prédilection de l’union de l’âme avec Dieu. Ce
n’était pas un accident. Car avec Dieu, il n’y a jamais d’acci
dent. Lorsqu’il créa le monde végétal, il savait déjà quels
rêves la mort et la résurrection du blé allait provoquer chaque
année dans l’esprit d’un païen pieux. Il savait déjà que lui-
même devrait périr ainsi et revenir à la vie et dans quel sens,

26
englobant et transcendant la vieille croyance au roi froment, il
dirait un jour: «Ceci est mon corps».25 Pain ordinaire, pain
miraculeux, pain sacramentel qui, tout en étant distincts, ne
sont pas séparables.
La réalité divine est comme une fugue. Tous ses actes sont
différents, mais tous riment les uns avec les autres ou se
répondent comme le cri et l'écho. C’est pour cette raison qu’il
est si difficile de parler du christianisme. Dès que l’on se
concentre sur l’une de ses histoires ou de ses doctrines, elle
devient soudain comme un aimant: vérité et gloire viennent de
tous les niveaux de l’existence et s’y précipitent. Nos ternes
conceptions d’unité panthéiste et nos habiles distinctions ra
tionalistes pâlissent toutes devant la texture sans couture et
pourtant si variée de la réalité, devant la vitalité, l’intangibilité
et les harmonies entrelacées de la fécondité multidimension
nelle de Dieu.
Mais si c’est là que réside la difficulté, c’est aussi là que nous
trouvons l’un des fondements les plus fermes de notre foi.
Considérer cela comme une fable, comme un produit de notre
cerveau de la même manière que celui-ci en est un de la
matière, reviendrait à croire que cette splendeur illimitée et
harmonieuse est issue de quelque chose de bien plus petit et
de bien plus vide qu’elle-même. Il ne peut en être ainsi. Nous
sommes plus proches de la vérité avec la vision de Julienne de
Norwich: Christ lui apparut, tenant un objet de la taille d’une
noisette et disant: «Voici toute la création.»26 Et cela lui
sembla si petit, si fragile qu’elle se demanda comment cela
pouvait bien tenir ensemble.

27
Dogme et univers
(1943)

C’est un lieu commun que de reprocher au christianisme


l’immuabilité de ses dogmes, alors que le savoir humain est en
continuelle évolution. Aux yeux de l’incroyant, nous semblons
toujours engagés dans la tâche désespérée de forcer le savoir
nouveau dans un moule devenu trop petit. Et je pense que
cette impression nous aliène bien plus sa sympathie que les
incompatibilités de telle ou telle doctrine avec telle ou telle
hypothèse scientifique. Nous avons beau lever nombre de
difficultés, cela n’altère en rien son sentiment que dans son
ensemble notre tentative est vouée à l’échec et est foncière
ment erronée - d’autant plus erronée que nos trouvailles
paraissent ingénieuses. Car pour lui, cela va de soi que le
christianisme n’aurait jamais vu le jour, si nos ancêtres avaient
su ce que nous savons aujourd’hui sur l’univers; et que, malgré
tous nos rapiéçages et nos raccommodages, aucun système de
pensée qui se prétend immuable ne peut à la longue s’ajuster à
l’évolution de notre savoir.
C’est cette thèse-là que je vais tenter de réfuter. Mais avant
d’avancer une réponse qui me paraît fondamentale, je vou
drais éclaircir quelques points au sujet des relations qui exis
tent aujourd’hui entre la doctrine chrétienne et les connais
sances scientifiques déjà acquises - à ne pas confondre avec le
progrès continu de nos connaissances que nous envisageons, à
tort ou à raison, pour demain et qui, selon certains, ne peut
manquer de nous assener en fin de compte le coup de grâce.
Sur un point au moins, comme nombre de chrétiens s’en
sont rendu compte, la science moderne s’est alignée sur la

29
doctrine chrétienne, se détachant ainsi du matérialisme clas
sique. S’il y a quelque chose qui ressort clairement de la
physique moderne, c’est bien que la nature n’est pas éternelle.
L’univers eut un commencement et il aura une fin. Tandis que
les grands systèmes matérialistes du passé croyaient tous en
l’éternité et par conséquent en l’autonomie de la matière.
Comme le disait le professeur Whittacker au cours des Riddell
Lectures de 194227: «On n’a jamais pu sérieusement remettre
en question le dogme de la création si ce n’est en maintenant
que le monde a existé de toute éternité plus ou moins sous sa
forme actuelle.» Or, ce principe de base du matérialisme a à
présent été abandonné. Mais il ne faudrait pas attacher trop
d’importance à cela, car les théories scientifiques changent
sans cesse. Cependant, il semblerait que, pour le moment en
tout cas, ce n’est pas à nous, mais à ceux qui nient que la
nature existe grâce à une cause extérieure à elle-même, que la
preuve incombe.
Dans la pensée populaire, cependant, l’origine de l’univers
compte bien moins - me semble-t-il - que sa nature: sa
dimension colossale et son apparente indifférence, voire hosti
lité à l’égard de la vie humaine. Et très souvent, cet aspect-là
impressionne d’autant plus qu’il est censé être l’une de nos
découvertes modernes - un excellent échantillon de ces choses
que nos ancêtres ignoraient et qui, si elles avaient été connues,
auraient entravé la genèse du christianisme. Mais c’est un cas
de mensonge historique, ni plus ni moins. Ptolémée savait
aussi bien qu’Eddington28 que par comparaison à l’ensemble
de l’espace cosmique la terre était infiniment petite. 29 Il n’est
pas question ici d’un savoir ayant évolué jusqu’à ce que le
cadre de la pensée antique ne soit plus capable de le contenir.
Il faudrait plutôt se demander pourquoi l’insignifiance spatiale
de la terre, connue depuis des siècles, devint soudain au siècle
dernier un argument contre le christianisme. Je n’en sais rien;
mais ce n’est certainement pas le signe d’un progrès dans la
clarification de la pensée, car, à mon avis, un tel argument ne
pèse pas lourd.
Quand un médecin, lors d’une autopsie, diagnostique un
empoisonnement d’après l’état des organes du cadavre, son

30
raisonnement est logique parce qu’il sait exactement dans quel
état se trouveraient ces organes s’il n’y avait pas eu de poison.
De la même façon, si nous utilisons l’immensité de l’espace et
la petitesse de la terre pour prouver que Dieu n’existe pas, il
faut que nous ayons une idée claire et précise de l’aspect
qu’aurait l’univers si Dieu existait. Mais le pouvons-nous?
Quelle que soit la nature de l’espace - et, bien sûr, certains
savants modernes pensent qu’il est fini - nous ne pouvons pas
le percevoir autrement qu’en trois dimensions. Or, nous ne
pouvons concevoir aucune limite à un tel espace tridimension
nel. De par les formes mêmes de nos perceptions, nous avons
donc l’impression de vivre quelque part dans un espace infini.
Si, dans cet espace infini, nous ne découvrions aucun autre
corps que ceux qui sont utiles à l’homme (notre propre soleil
et notre lune), ce vide infini servirait certainement d’argument
contre l’existence de Dieu. En fait, on sait qu’il y a d’autres
astres. Mais on se demande s’ils sont habités ou non. Et, chose
étrange, on invoque soit l’une, soit l’autre de ces hypothèses
pour appuyer son rejet du christianisme.
Selon les uns, si l’univers regorge de vie, cela prouve
l’absurdité de l’affirmation chrétienne - ou de ce que l’on
prend pour telle - que l’homme est un être unique, ainsi que
de la doctrine chrétienne, selon laquelle Dieu n’est descendu
que sur cette seule planète et s’y est incarné pour nous les
hommes, afin de nous sauver.
Selon les autres, si la terre est vraiment unique, cela prouve
que la vie n’est qu’un sous-produit accidentel de l’univers - et
par conséquent que notre religion est fausse.
Nous sommes difficiles à contenter, en vérité. Nous traitons
Dieu comme la police un suspect qu’elle vient d’arrêter: quoi
qu’il fasse, tout est interprété en mal et invoqué contre lui. Je
ne pense pas que nous fassions cela par méchanceté. Cela
provient plutôt de notre tournure d’esprit: inévitablement,
nous sommes déroutés lorsque nous nous trouvons face à la
réalité, quel que soit d’ailleurs l’aspect qu’elle revêt. Les
créatures limitées et contingentes que nous sommes - qui
pourraient fort bien ne pas avoir existé - auront sans doute
toujours de la peine à s’incliner devant le simple fait qu’elles

31
sont liées, en ce lieu et en ce moment, à l’état de choses
existant.
Quoi qu’il en soit, une chose est certaine: l’argument tiré de
la dimension de l’univers est fondé sur l’hypothèse qu’à des
grandeurs différentes correspondent des valeurs différentes;
sinon, il n’y aurait aucune raison pourquoi notre minuscule
planète et les créatures encore plus petites qui la peuplent ne
seraient pas les éléments les plus importants dans un univers
contenant les nébuleuses spirales. Mais cette hypothèse est-
elle inspirée par la raison ou par le sentiment?
Autant que n’importe qui, je ressens l’absurdité de l’idée
selon laquelle notre galaxie pourrait avoir moins d’importance
aux yeux de Dieu qu’un atome tel que l’être humain. Mais je
m’aperçois que cela ne me semble pas absurde qu’un homme
d’un mètre cinquante puisse compter plus qu’un autre d’un
mètre soixante-neuf - ni qu’un homme puisse avoir plus
d’importance qu’un arbre ou un cerveau qu’une jambe. En
d’autres termes, le sentiment de l’absurde n’apparaît que
lorsque la différence de taille est très grande.
Mais là où la relation est perçue par la raison, elle tient
universellement. S’il y avait le moindre rapport entre la di
mension et la valeur d’une chose, il s’ensuivrait que de petites
différences de taille s’accompagneraient de petites différences
de valeur aussi sûrement que de grandes différences de taille
s’accompagnent de grandes différences de valeur. Mais aucun
homme sain d’esprit n’oserait défendre une telle théorie. Je ne
considère pas que l’homme de haute taille a légèrement plus
de valeur que l’homme de taille moyenne. Je n’admets pas une
légère supériorité des arbres sur les hommes pour la négliger
ensuite parce qu’elle est trop petite pour que je m’en soucie.
Je constate qu’aussi longtemps que je traite des petites diffé
rences de dimension, elles n’ont absolument aucun lien avec la
valeur des choses. J’en conclus, par conséquent, que l’impor
tance donnée aux grandes différences de dimension est affaire
de sentiment et non de raison - de cette émotion particulière
que suscitent en nous les supériorités de dimension après
qu’un certain seuil d’absolu dimensionnel ait été atteint.
Nous sommes des poètes incorrigibles. Lorsqu’une quantité

32
est vraiment considérable, nous cessons de la considérer
comme une simple quantité. Notre imagination s’éveille. A la
place d’une simple quantité, nous avons à présent une qualité
- le sublime. Sans quoi, la grandeur purement arithmétique de
la galaxie ne nous impressionnerait pas davantage que les
chiffres du Bottin. Ainsi, c’est, en un sens, de nous-mêmes
que l’univers tire le pouvoir par lequel il nous en impose. Un
être dépourvu de sentiments et d’imagination tiendrait l’argu
ment de la dimension pour totalement dénué de sens.
Les hommes, en contemplant un ciel étoilé, éprouvent un
respect quasi religieux - mais pas les singes. Le silence des
espaces éternels terrifiait Pascal30, mais c’était la grandeur de
Pascal qui leur donnait le pouvoir de le faire. Lorsque l’im
mensité de l'univers nous effraie, c’est que nous avons (pres
que littéralement) peur de notre propre ombre; car, ces
années-lumières, ces milliards de siècles sont de l’arithmétique
pure et simple jusqu’à ce que l’ombre de l’homme, du poète,
du faiseur de mythe se projette sur eux. Je ne dis pas que nous
avons tort de trembler devant cette ombre, car c’est l’ombre
de l’image de Dieu. Mais à chaque fois que l’immensité du
monde matériel menace de subjuguer notre esprit, rappelons-
nous que c’est le fait d’une matière que nous avons spirituali
sée. En un sens, c’est à l’homme - cet être insignifiant - que la
grande nébuleuse d’Andromède doit sa grandeur.
Cela me conduit à répéter que nous sommes difficiles à
contenter. Si le monde dans lequel nous vivons n’était pas
assez vaste et étrange pour nous inspirer de la terreur comme
à Pascal, nous serions de bien pauvres créatures! Etant ce que
nous sommes, des êtres doués d’une raison mais aussi d’une
âme, des amphibiens sortant du monde des sens et pénétrant à
travers mythes et métaphores dans le monde de l’esprit, je ne
vois pas comment nous aurions pu en venir à connaître la
grandeur de Dieu sans les indices que fournit la grandeur de
l’univers matériel.
Encore une fois, quel est l’univers que nous désirons? S’il
était assez petit pour être douillet, il ne serait pas assez grand
pour être sublime. S’il doit être assez vaste pour que notre
esprit puisse y prendre ses aises, il faut qu’il le soit suffisam

33
ment pour nous dérouter. Serrés ou terrifiés - telle est l’alter
native dans laquelle nous mettent les conceptions que nous
pouvons nous faire du monde. Pour ma part, je préfère la
terreur. J’étoufferais dans un univers dont je pourrais voir la
fin. Marchant dans un bois, n’avez-vous jamais fait délibéré
ment demi-tour, craignant d’en atteindre l’orée et de l’assimi
ler ensuite définitivement dans votre imagination à une mina
ble bande d’arbres?
Je ne veux pas dire par là que Dieu a créé les nébuleuses
spirales uniquement et primordialement pour me faire expéri
menter ce sentiment de crainte et de confusion. Je n’ai pas la
moindre idée pourquoi il les a faites. Après tout, il serait
plutôt surprenant que je le sache. D’après ma compréhension
des choses, le christianisme dans son ensemble n’est pas
obstinément attaché à une conception anthropocentrique de
l’univers. Les premiers chapitres de la Genèse relatent, il est
vrai, l’histoire de la création sous forme de légende populaire
- un fait déjà reconnu du temps de saint Jérôme -, et si vous
les sortez de leur contexte, vous aurez peut-être l'impression
que l’homme est le centre du monde. Mais ce ne sera pas le cas
si vous considérez la Bible dans son ensemble.
Peu d’écrits dans toute la littérature nous mettent aussi
sévèrement en garde contre le danger de faire de l’homme la
mesure de toute chose que le livre de Job: «Prendras-tu le
léviathan à l’hameçon? Saisiras-tu sa langue avec une corde?
Fera-t-il une alliance avec toi, pour devenir à toujours ton
esclave? A son seul aspect n’est-on pas terrassé?»31 Dans les
lettres de saint Paul, les puissances du ciel semblent générale
ment hostiles à l'homme. Bien sûr, l’essence même du chris
tianisme est que Dieu, par amour pour l’homme, se fit homme
et mourut. Mais cela ne prouve nullement que l’homme est, à
lui seul, le terme et le but de la nature. Dans la parabole,32 une
des brebis s’égara et le berger alla à sa recherche; ce n’était
pas la seule brebis du troupeau, et il n’est pas dit que c’était
celle qui avait le plus de valeur - sauf dans la messure où,
étant désespérément dans le besoin, elle avait, tant que ce
besoin se faisait sentir, un prix sans pareil aux yeux de
l’Amour.

34
La doctrine de l’incarnation ne serait incompatible avec ce
que nous connaissons de ce vaste univers que si nous savions
aussi qu’il y existe d’autres espèces d’êtres pensants qui,
comme nous, ont chuté et ont besoin du même mode de
rédemption que nous, sans que celui-ci leur ait toutefois été
accordé. Mais nous ne savons rien de tout cela. Qui sait si
l’univers n’est pas plein de vies qui n’ont pas besoin de salut -
ou qui ont déjà obtenu le salut. Qui sait s’il n’est pas plein de
choses tout autres que ce que nous entendons par vies, mais
qui satisfont à la sagesse divine d’une manière que nous ne
pouvons pas concevoir.
Nous ne sommes pas en mesure d’établir schématiquement
la psychologie de Dieu ni de fixer des limites à son activité.
Nous n’oserions pas même le faire s’il s’agissait d’un de nos
semblables que nous estimons pour sa supériorité. La doc
trine selon laquelle Dieu est amour et celle selon laquelle il
trouve son plaisir en l’homme sont des doctrines positives et
non limitatives. Il n’est pas moins que cela. Ce qu’il peut
être en plus, nous l’ignorons; nous savons seulement qu’il
dépasse toutes nos conceptions. De ce fait, on peut s’atten
dre à ce que sa création dans son ensemble nous soit inintel
ligible.
Les chrétiens eux-mêmes sont pour beaucoup dans le fait
qu’il y ait tant de malentendus sur ces questions. Ils ont la
mauvaise habitude de parler comme si la révélation n’existait
que pour satisfaire la curiosité des hommes en éclairant totale
ment tout ce qui se rapporte à la création, si bien que l’on finit
par tout s’expliquer et par avoir réponse à tout.
Mais à mon avis la révélation a un but purement pratique.
Elle s’adresse à cet animal particulier qu’est l’homme déchu,
pour subvenir à ses besoins les plus immédiats - et non à
l’esprit d’investigation en l’homme pour satisfaire son insa
tiable curiosité. Nous savons que Dieu a visité et racheté son
peuple, et cela nous en dit autant sur les caractéristiques de sa
création qu'une potion administrée à une poule malade dans
une grande ferme nous apprend sur les particularités de
l’agriculture anglaise. Ce qu’il faut faire, quel chemin prendre
pour aller à la source de la vie - cela nous le savons. Et

35
personne ne s’est jamais plaint d’avoir été déçu en suivant
sérieusement les directives données.
Mais qu’il existe d’autres créatures comme nous et com
ment, le cas échéant, elles sont traitées; que la matière inani
mée ne soit là que pour servir les êtres vivants ou qu’elle ait
encore une autre raison d’être; que l’immensité de l’espace
soit un moyen pour une fin ou une illusion ou simplement la
façon naturelle dont se manifeste l’énergie infinie quand elle
se met à créer - et nous voilà laissés à nos propres spécula
tions.
Non, ce n’est pas le christianisme qui doit redouter le géant
Univers, mais bien plutôt ces systèmes qui font dépendre tout
le sens de l’existence de l’évolution biologique ou sociale sur
notre planète. C’est le partisan de l’évolution créatrice - le
disciple de Bergson ou de Shaw - ou le communiste qui
devrait trembler en contemplant le ciel nocturne. Car, en
réalité, il s’est engagé dans un navire en perdition. Il s’éver
tue, en fait, à fermer les yeux sur l’état de choses, tel qu’on l’a
découvert aujourd’hui, comme si le fait de se concentrer sur le
mouvement ascendant qu’il croit apercevoir sur l’une des
planètes pouvait lui faire oublier l’inéluctable mouvement
descendant dans l’ensemble de l’univers, la tendance à la
baisse de température et à l’irréversible dégradation. Car
l’entropie est la véritable vague cosmique, tandis que l’évolu
tion n’est qu’une ondulation tellurienne momentanée au sein
de celle-ci.
Pour cette raison, je prétends que nous les chrétiens, nous
avons aussi peu à craindre des progrès de la science que qui
que ce soit. Mais, comme je le disais au début, ce n’est pas là
la réponse fondamentale. Les fluctuations sans fin des théories
scientifiques qui semblent aujourd’hui tellement plus proches
de nous qu’au siècle dernier peuvent se retourner contre nous
demain. C’est ailleurs que se trouve donc la véritable réponse.
Laissez-moi vous rappeler la question à laquelle nous ten
tons de répondre. La voici: Comment un système immuable
peut-il survivre au progrès constant du savoir? Eh bien, dans
certains cas, nous savons très bien que cela est possible. Un fin
lettré qui lit un texte célèbre de Platon, saisissant du même

36
regard sa pensée métaphysique et sa beauté littéraire, ainsi
que l'influence qu’elles ont exercée l’une et 1 autre sur l’his
toire de l’Europe, se trouve dans une position très différente
de celle d’un jeune garçon en train d'apprendre l’alphabet
grec. Pourtant, c’est grâce au système immuable de l’alphabet
que sa prodigieuse activité mentale et émotionnelle a pu se
déployer. Ce système n’a pas été aboli par l’acquisition de
connaissances nouvelles. Il n’est pas tombé en désuétude. S’il
changeait, cela provoquerait un chaos épouvantable.
Un homme d’Etat chrétien qui réfléchit à la moralité d’une
mesure affectant des millions de vies et impliquant des consi
dérations d’ordre économique, géographique et politique
d'une effroyable complexité se trouve dans une position très
différente de celle d’un jeune garçon en train d’apprendre
qu’il ne faut ni tricher, ni mentir, ni faire de tort à un innocent.
Mais ce n’est que dans la mesure où cette connaissance
première des lieux communs de la morale demeure intacte
dans l’esprit de l’homme d’Etat que ses réflexions auront une
valeur morale. Si elle se perd, on ne peut plus parler de
progrès, mais seulement de changement. Car un changement
n’est un progrès que si le fond reste inchangé. Un jeune chêne
en grandissant devient un chêne majestueux. S’il devenait un
hêtre, on ne parlerait plus de croissance, mais de mutation.
Pour prendre un troisième exemple, il y a une énorme
différence entre compter des pommes et arriver aux formules
mathématiques de la physique moderne. Mais dans les deux
cas on utilise la table de multiplication qui, elle non plus, ne
tombe pas en désuétude.
En d’autres termes, partout où il y a réel progrès en matière
de connaissance, il y a une part de savoir qu'il n’éclipse pas.
En fait, il n’y a pas de possibilité de progrès sans cet élément
immuable. De nouvelles outres pour le vin nouveau, bien sûr;
mais pas de nouveaux palais, œsophages ou estomacs - sinon
ce ne serait plus du «vin» pour nous. Je pense que nous
sommes tous d’accord que les règles élémentaires des mathé
matiques sont de tels éléments immuables. Il en va de même,
me semble-t-il, pour les principes de base de la morale. Et
j’ajouterai à ces exemples les doctrines fondamentales du

37
christianisine. Pour exprimer cela dans un langage plus techni
que, je dirai que les affirmations historiques faites par le
christianisme ont la faculté, qui ailleurs est surtout le propre
des principes formels, de prendre, sans changement intrinsè
que, la complexité croissante de sens que leur donne un savoir
croissant.
Ainsi, il se pourrait (bien que pour ma part je ne l’aie jamais
cru) que, lorsque le symbole de Nicée déclare: «... est des
cendu des cieux», ses auteurs pensaient à un mouvement
localisé d’un ciel localisable à la surface de la terre - comme
un saut en parachute. D’autres, depuis, ont pu rejeter l’idée
même d’un ciel localisable. Mais ni la signification, ni la
crédibilité de l’affirmation en question ne semblent être affec
tées le moins du monde par un tel changement d’opinion.
Quel que soit le point de vue qu’on adopte, il s’agit bel et bien
d'un miracle. Et dans les deux cas, les images mentales qui
accompagnent l’acte de foi sont tout à fait accessoires.
Lorsqu’un Noir d’Afrique centrale et un médecin londonien
déclarent tous deux que le Christ est ressuscité des morts, leur
façon d’envisager la chose est sans doute fort différente. Pour
l’un, cela évoque l’image d’un mort se relevant - et c’est tout.
L’autre, par contre, ne peut s’empêcher d’imaginer toute une
série de processus biochimiques, voire physiques, se produi
sant à rebours. Le médecin sait, de par son expérience, que
ces phénomènes sont irréversibles. Et le Noir sait qu’un mort
ne se relève pas. Tous deux sont confrontés au miracle - et ils
le savent. Si les deux ne croient pas au miracle, la seule
différence entre eux sera que le médecin fournira bien plus de
détails pour expliquer pourquoi il ne peut y croire et épilogue-
ra sans fin sur le simple fait qu’un mort ne se relève pas. Si les
deux croient au miracle, tout ce que le médecin pourra dire de
plus ne sera qu’une analyse, une explication des paroles: «Il
s’est relevé».
Lorsque l’auteur de la Genèse dit que Dieu créa l’homme à
son image, il se peut qu’il l’ait imaginé sous une forme
vaguement corporelle formant l’homme comme un enfant
façonne de la pâte à modeler. Un philosophe chrétien de notre
époque pensera plutôt à un long processus, s’étalant sur une

38
période allant de la création de la matière à l’apparation sur
notre planète d’un organisme conçu pour recevoir non seule
ment la vie biologique, mais aussi la vie spirituelle. Mais les
deux disent essentiellement la même chose. Et les deux nient
aussi la même chose - la doctrine selon laquelle la matière,
grâce à une force inhérente aveugle, aurait produit l’esprit.
Cela veut-il dire que des chrétiens de différents niveaux
culturels cachent des croyances radicalement opposées sous
des formulations identiques? Certainement pas. Car ils s’ac
cordent sur la réalité et ne diffèrent que sur l’ombre. Quand
l’un imagine son Dieu assis sur un trône dans un ciel localisa
ble au-dessus d’une terre plate et que l’autre conçoit Dieu et la
création selon la philosophie du professeur Whitehead”, ils
divergent précisément sur des choses sans importance.
Peut-être cela vous semble-t-il exagéré. Mais l’est-ce vrai
ment? En ce qui concerne la réalité matérielle, nous sommes
obligés d'admettre que nous n’en savons rien, si ce n’est ses
données mathématiques. La plage tangible dont les galets ont
été comptés par nos premiers calculateurs, les atomes que
Démocrite a mis à la portée de l’imagination humaine, l’image
que l’homme moyen se fait aujourd’hui de l’espace, tout cela
n’est que l'apparence. Les chiffres sont la substance de notre
connaissance, l’unique lien entre la pensée et les choses. Ce
qu’est la nature en elle-même nous échappe. Ce qui semble
le plus évident à une perception naïve s’avère le plus fantas
tique.
Il en va à peu près de même pour notre connaissance de la
réalité spirituelle. Ce qu’est Dieu en lui-même, comment les
philosophes devraient le concevoir-cela échappe sans cesse à
notre savoir. Les cosmologies, soigneusement élaborées par la
religion et qui ont l’air si solides tant qu’elles durent, se
trouvent être de simples ombres.
C’est la religion elle-même - la prière et les sacrements et la
repentance et l’adoration - qui est, en fin de compte, l’unique
voie qui nous conduit à la réalité. Comme les mathématiques,
la religion grandit de l’intérieur ou elle décline. Le juif en sait
plus que le païen, le chrétien plus que le juif, et l’homme
moderne vaguement religieux moins que tous les trois. Mais

39
comme les mathématiques, celle-ci reste simplement elle-
même. On peut l’appliquer à chaque nouvelle théorie scienti
fique, mais aucune n’arrive à la faire passer de mode.
Si un homme vient en la présence de Dieu, il verra tomber,
qu’il le veuille ou non, tout ce qui semblait le distinguer des
hommes d’une autre époque ou de son moi antérieur. Il se
retrouvera là où il a toujours été, où chaque homme a
toujours été. Eadem sunt omnia semper.* Ne nous abusons
pas. L’image la plus complexe que nous pouvons nous faire de
l’univers ne peut nous cacher devant Dieu. Aucun taillis,
aucune forêt, aucune jungle n’est assez dense pour nous servir
de cachette.
Dans l’Apocalypse il est dit de celui qui est assis sur le
trône: «La terre et le ciel s’enfuirent devant sa face.»35 Cela
peut arriver à n’importe qui d’entre nous, n’importe quand.
En un clin d’œil, dans l’espace d’un moment - trop court pour
être mesuré - et en quelque lieu que ce soit, tout ce qui
maintenant semble nous séparer de Dieu peut s’enfuir, s’éva
nouir, nous laissant à nu devant lui, comme le premier
homme, comme le seul homme - comme s’il n’existait plus
que lui et moi. Et puisque ce contact ne peut être évité
longtemps, et qu’il signifie pour moi soit félicité soit infamie, il
n’y a rien de plus important dans la vie que d’apprendre à
l’aimer. C’est le premier commandement - et le plus grand.

40
Le mythe devenu fait
(1944)

Mon ami Corineus a soutenu qu’au fond, aucun de nous n’est


vraiment chrétien. D'après lui, le christianisme historique est
marqué de tant de barbarie qu’aucun homme moderne ne
peut honnêtement y souscrire; et ceux d’entre nous qui se
réclament de lui sont en fait partisans d’un système moderne
de pensée qui ne retient du christianisme que son vocabulaire
et l’héritage émotionnel qu’il lui a légué, laissant tranquille
ment de côté ses doctrines essentielles. Corineus a comparé le
christianisme à la monarchie actuelle du Royaume-Uni; les
apparences de la royauté ont été maintenues, mais la réalité
de ce pouvoir a été abandonnée.
Je considère tout cela comme faux. La description n’est
exacte que de quelques théologiens «modernistes» qui, grâce à
Dieu, diminuent en nombre de jour en jour. Mais, pour
l'instant, supposons que Corineus ait raison. Admettons, par
exemple, que tous ceux qui se disent chrétiens aient aban
donné les doctrines originelles et que, dans son système, le
christianisme «moderne» ait retenu une série de noms, de
rites, de formules et de métaphores, bien que les idées qu’ils
expriment aient changé du tout au tout. Corineus devrait être
en mesure d'expliquer cette persistance.
Pourquoi, toujours suivant son optique, ces pseudo-chré
tiens cultivés et éclairés s’obstinent-ils donc à exprimer leurs
pensées les plus profondes dans les termes d’une mythologie
archaïque qui doit les embarrasser et les déconcerter sans
cesse? Pourquoi refusent-ils de couper le cordon ombilical qui
relie l’enfant vivant et en bonne santé à sa mère moribonde?

41
Car, si Corineus dit vrai, cela devrait être un véritable soula
gement pour eux de le faire. Cependant, la chose étrange est
que même ceux qui semblent être les plus embarrassés par les
sédiments de ce christianisme «barbare» dans leur façon de
penser, s’opposent farouchement à l’idée de s’en débarrasser.
Ils tireront sur le cordon presque jusqu’à son point de rupture,
mais refuseront de le couper. Parfois, ils feront toutes les
démarches sauf la dernière.
Si tous ceux qui professent la foi chrétienne étaient des
ecclésiastiques, il serait facile (bien que peu charitable) de
répondre qu’ils ne font pas le pas parce qu’il y va de leur
gagne-pain. Toutefois, même si telle était la motivation de
leur comportement, même si tous les hommes d’Eglise se
prostituaient intellectuellement en prêchant pour la paie -
généralement un salaire de misère - ce qu’au fond ils ne
croient pas eux-mêmes, certainement qu’un obscurcissement
aussi universel de la conscience chez des milliers d’hommes
pas plus criminels que d’autres exigerait en soi quelque expli
cation. Et, bien entendu, le clergé n’est pas seul à professer la
foi chrétienne. Elle l’est par des milliers de laïques, hommes et
femmes, qui s’attirent de ce fait le mépris, l’impopularité, la
méfiance et l’hostilité de leur propre famille. Comment cela
s’est-il produit?
Ce genre d’obstination mérite notre attention. «Pourquoi
ne pas couper le cordon?» dirait Corineus. «Tout serait bien
plus facile si vous libériez votre esprit des vestiges de cette
mythologie.» Plus facile, certes. La vie serait bien plus facile
pour la mère d’un enfant handicapé si elle le mettait dans une
institution et adoptait à sa place le bébé sain de quelqu’un
d’autre. La vie serait bien plus facile pour plus d’un homme,
s’il abandonnait la femme dont il est tombé amoureux et en
épousait une autre qui s’accorderait avec lui. L’ennui, c’est
que le bébé sain et la femme assortie enlèvent à la personne
concernée sa seule raison de s’embarrasser d’un enfant ou
d’une femme. «Ne serait-il pas plus raisonnable de se parler
plutôt que de danser?» demanda Miss Bingley dans le livre de
Jane Austen36. «Bien plus raisonnable, certes, répondit Mr.
Bingley, mais cela ressemblerait beaucoup moins à un bal.»

42
De même, il serait bien plus rationnel d’abolir la monarchie
britannique. Et si, en faisant cela, on éliminait de notre Etat le
seul élément vraiment indispensable? Et si la monarchie était
effectivement le canal à travers lequel tous les éléments vitaux
du civisme - loyauté, consécration de la vie séculière, principe
hiérarchique, splendeur, cérémonie, continuité - se répandent
encore pour irriguer les terres arides de la politique économi
que moderne?
La véritable réponse du christianisme, même le plus moder
niste, à Corineus est du même ordre. Même en admettant (ce
que je ne cesse de contester) que les doctrines du christia
nisme historique soient purement mythiques, c’est précisé
ment le mythe qui est l’élément vital, la terre nourricière de
tout l’ensemble. Corineus voudrait que nous évoluions avec
notre temps. Or, nous savons où il va: il passe. Mais dans la
religion, il y a quelque chose qui ne passe pas. Ce qui
demeure, c’est ce que Corineus qualifie de mythe. Tandis que
ce qui passe, c’est ce qu’il appelle la pensée vivante et mo
derne.
Non seulement la pensée des théologiens, mais aussi celle
de leurs adversaires. Ou’est-il advenu des prédécesseurs de
Corineus? Où est l’épicurisme de Lucrèce,37 la recrudescence
du paganisme sous Julien l’Apostat?38 Où sont les gnostiques,
où est le monisme d’Averroès,39 le déisme de Voltaire, le
matérialisme dogmatique de l’époque victorienne? Ils ont
passé avec leur temps. Mais la chose qu’ils ont tous combattue
demeure: elle est toujours là. Sinon, Corineus ne pourrait
pas l’attaquer à son tour. Le mythe (pour reprendre son
expression) a survécu aux pensées de tous ses défenseurs
comme de tous ses adversaires. C’est lui qui donne la vie. Les
éléments, même dans le christianisme moderniste, que Cori
neus considère commes des vestiges se trouvent être la subs
tance; ce qu’il prend pour la vraie foi moderne n’est que
l’apparence.
Pour expliquer cela, il nous faut examiner d’un peu plus
près le mythe en général et celui-ci en particulier. L’intelli
gence humaine est incurablemement abstraite. Les mathéma
tiques pures sont le type d’opération qui convient parfaite

43
ment à notre esprit. Pourtant, les seules réalités que nous
expérimentons sont concrètes - cette douleur, ce plaisir, ce
chien, cet homme. Pendant que nous aimons l’homme, sup
portons la douleur ou jouissons du plaisir, notre intelligence
ne les appréhende pas en tant que Plaisir, Douleur ou Person
nalité. Par ailleurs, dès que nous commençons à les concevoir
comme tels, les réalités concrètes deviennent de simples cas
ou exemples: nous ne nous occupons plus d’elles, mais de ce
qu’elles illustrent.
Tel est notre dilemme: goûter et ne pas savoir, ou savoir et
ne pas goûter - ou encore, plus précisément, manquer d’une
approche intellectuelle parce que nous sommes en train de
vivre une expérience ou manquer d’une approche empirique
parce que nous la jugeons de l’extérieur. Lorsque nous pen
sons, nous sommes coupés de l’objet de notre pensée; lorsque
nous goûtons, touchons, voulons, aimons, haïssons, nous ne
sommes pas en mesure de comprendre clairement. Plus nous
pensons lucidement, plus nettement sommes-nous coupés de
la réalité; plus nous la pénétrons profondément, et moins nous
sommes capables de penser. On ne peut étudier la notion de
plaisir au moment de l’étreinte nuptiale, ni approfondir la
question de la repentance à l’instant du repentir, ni analyser la
nature de l’humour en plein éclat de rire. Mais à quel autre
moment peut-on véritablement avoir connaissance de ces
choses? «Si seulement mon mal de dents voulait cesser, je
pourrais écrire un autre chapitre sur la douleur.» Mais une fois
apaisée, que sais-je de la douleur?
A ce tragique dilemme, le mythe offre une solution par
tielle. Au travers du plaisir que nous procure un grand mythe,
nous sommes au plus près d’expérimenter concrètement ce qui
autrement ne peut être appréhendé qu’en tant qu’abstraction.
En ce moment, par exemple, j’essaie de comprendre quelque
chose de vraiment très abstrait - l’atténuation, l’évanouisse
ment de la réalité que nous venons de goûter, dès que nous
essayons de la saisir par l’intelligence discursive. Sans doute
ai-je toutes les peines du monde à le faire. Mais si, au lieu de
cela, je vous rappelle Orphée et Eurydice, comme on lui
permit de la conduire par la main, et comme elle disparut au

44
moment où il se retourna pour la contempler - ce qui n’était
qu’un principe devient concevable. Vous pourrez répondre
que jusqu’à présent vous n’avez jamais attaché une telle
«signification» à ce mythe. Bien sûr que non. Vous ne lui
cherchez absolument aucune signification abstraite. Sinon, le
mythe ne serait plus un vrai mythe pour vous, mais une simple
allégorie. Vous n’avez pas essayé de savoir - vous avez goûté;
mais ce que vous avez goûté se trouve être un principe
général. A l’instant où nous énonçons ce principe, nous
sommes de toute évidence retombés dans le monde de l’abs
traction. On expérimente ce principe de façon concrète seule
ment aussi longtemps que le mythe est accueilli comme une
histoire.
Lorsque nous traduisons, nous obtenons de l’abstrait - ou
plutôt des dizaines d’abstractions. Ce qui pénètre au moyen
du mythe, ce n’est pas la vérité, mais la réalité (la vérité est
toujours à propos de quelque chose, mais la réalité est cette
chose à propos de laquelle elle est), et, par conséquent,
chaque mythe engendre un nombre incalculable de vérités sur
le plan abstrait. Le mythe est la montagne d’où coulent les
différents torrents qui deviendront vérité en bas dans la vallée;
in hac valle abstractionis.^ Ou, si l’on préfère, le mythe est
l’isthme qui relie le monde péninsulaire de la pensée à ce vaste
continent auquel nous appartenons réellement. Il n’est pas
abstrait comme la vérité; et il n’est pas non plus lié, comme
l’expérience immédiate, au particulier.
Or, comme le mythe transcende la pensée, l’incarnation
transcende le mythe. Le cœur même du christianisme est un
mythe qui est en même temps un fait. L’ancien mythe du dieu
qui meurt, sans cesser d’être un mythe, descend du ciel de la
légende et de l’imagination sur la terre de l’histoire. Il se
produit - à une date et en un lieu précis -, et il s’ensuit des
conséquences historiques définissables. Nous passons d'un
Balder ou d’un Osiris, mourant on ne sait quand ni où, à un
personnage historique crucifié (en règle) sous Ponce Pilate.
En devenant fait, il ne cesse pour autant d’être mythe: c’est là
le miracle. Je me demande si les hommes n’ont pas parfois tiré
plus de nourriture spirituelle des mythes auxquels ils ne

45
croyaient pas que de la religion qu'ils professaient. Pour être
véritablement chrétiens, nous devons à la fois reconnaître le
fait historique et accepter le mythe (bien qu’il soit devenu fait
historique) avec le même élan imaginatif que nous avons à
l’égard des autres mythes. L’un est à peine plus nécessaire que
l’autre.
L’homme qui met en doute l’historicité des récits chrétiens,
mais qui s’en nourrit continuellement en tant que mythes, sera
sans doute spirituellement plus éveillé que celui qui y croit
sans trop y penser. Le moderniste - extrémiste infidèle en tout
sauf de nom - n’a pas besoin d’être taxé de fou ou d’hypocrite
parce qu’il conserve obstinément, en même temps que sa
pensée athée, le langage, les rites, les sacrements et les
histoires des chrétiens. Le pauvre homme se cramponne peut-
être (avec une sagesse à laquelle lui-même ne comprend rien)
à ce qui est sa vie. Il eût été préférable que Loisy“ fût resté
chrétien; cela n’aurait pas été forcément mieux s’il avait
chassé de son esprit les derniers vestiges du christianisme.
Ceux qui ne savent pas que ce grand mythe est devenu fait,
lorsque la Vierge a conçu, sont bien à plaindre. Mais les
chrétiens ont autant besoin qu’on leur rappelle - remercions
Corineus de l’avoir fait - que ce qui est devenu fait était mythe
et qu’il emporte dans le monde des faits toutes les propriétés
du mythe. Dieu est plus qu’un dieu, non pas moins; le Christ
est plus que Balder, non pas moins. Nous ne devons pas avoir
honte de l’auréole mythique qui entoure notre théologie.
Nous ne devons pas être troublés par les «parallèles» et les
«christs païens»: il les faut - leur absence constituerait une
véritable pierre d’achoppement. Nous ne devons pas, au nom
d’une fausse spiritualité, leur refuser l’accueil de notre imagi
nation. S’il a plu à Dieu de créer des mythes - le ciel lui-même
n’en est-il pas un? -, devons-nous refuser d’y être sensibles?
Car voici le mariage du ciel et de la terre: mythe parfait, fait
parfait. Il réclame non seulement notre amour et notre sou
mission, mais aussi notre étonnement et notre émerveillement
et s’adresse en chacun de nous au sauvage, à l’enfant, au poète
pas moins qu’au moraliste, au savant et au philosophe.

46
Religion et Science
(1945)

«Les miracles! s’exclama mon ami. Allons, voyons! La science


a fait sauter le fond de tout cela. Nous savons à présent que la
nature est gouvernée par des lois arrêtées.
- Mais les gens ne le savaient-ils pas de tout temps? demandai-
je-
- Ça non! répondit-il. Prends, par exemple, une histoire telle
que la naissance virginale. Nous savons maintenant qu’une
telle chose ne peut se produire. Nous savons qu’il doit y avoir
un spermatozoïde.
- Mais regarde un peu, répliquai-je. Saint Joseph...
- Qui est-il? demanda mon ami.
- Il était l’époux de la Vierge Marie. Si tu lisais l’histoire dans
la Bible, tu trouverais que lorsqu’il vit que sa fiancée allait
avoir un enfant, il décida d’annuler son mariage. Pourquoi a-
t-il agi de la sorte?
- N’est-ce pas ce que feraient la plupart des hommes?
- N’importe quel homme le ferait, dis-je, à condition qu’il
connaisse les lois de la nature - en d’autres mots, à condition
qu’il sache qu’une femme ne peut avoir d’enfant sans avoir
couché avec un homme. Mais d’après ta théorie, les gens des
temps anciens ignoraient que la nature était régie par des lois
fixes. Je souligne que cette histoire montre que saint Joseph
connaissait cette loi aussi bien que nous.
- Mais il fut amené à croire en la naissance virginale par après,
n’est-ce pas?
- Bien sûr. Mais pas parce qu’il ne savait pas au juste d’où
viennent les bébés, lorsque les choses se passent naturelle

47
ment. Il croyait à la naissance virginale comme à quelque
chose de surnaturel. Il savait que la nature procède de façon
arrêtée et régulière; mais il croyait aussi qu'il existait quelque
chose au-delà de la nature qui pouvait court-circuiter son
fonctionnement - de l’extérieur, si l’on veut.
- Mais la science moderne a démontré qu’il ne pouvait y avoir
pareille chose.
- Vraiment? dis-je. Laquelle des sciences?
- Enfin, quoi! C’est un détail! répondit mon ami. Tu ne vas
pas me demander de citer de mémoire le chapitre et le verset!
- Mais ne vois-tu pas que la science ne sera jamais en mesure
de démontrer quoi que ce soit de ce genre? dis-je.
- Et pourquoi pas, je te prie?
- Parce que la science étudie la nature. Et la question est de
savoir si oui ou non il existe quelque chose en dehors de la
nature - quelque chose d’extérieur à elle. Comment peux-tu
trouver la réponse en étudiant simplement la nature?
- Mais n’a-t-on pas trouvé que la nature doit fonctionner de
façon absolument fixe? Je veux dire que les lois de la nature
nous disent non seulement comment les choses se produisent,
mais aussi comment elles doivent se produire. Aucune puis
sance ne peut les altérer.
- Que veux-tu dire par là? demandai-je.
- Ecoute-moi, dit-il. Est-ce que ce «quelque chose d’exté
rieur» dont tu parles peut faire que deux et deux font cinq?
- Non.
- Bien, dit-il. Je pense que les lois de la nature sont comme
«deux et deux font quatre». L’idée qu’elles puissent être
modifiées est aussi absurde que celle qu’on puisse modifier les
lois de l’arithmétique.
- Une seconde, répliquai-je. Suppose que je mette aujour
d’hui une première pièce de cinquante centimes dans un tiroir
et demain une deuxième dans le même tiroir. Est-ce que les
lois de l’arithmétique me garantissent qu’après-demain j’y
retrouverai la somme d’un franc?
- Bien sûr, dit-il. A condition que personne n’ait fouillé dans
ton tiroir.
- Là est la question! m’exclamai-je. Les lois de l’arithmétique

48
peuvent me dire ce que j’y trouverai, avec une certitude
totale, à condition çw’il n’y ait aucune interférence. Si un
voleur a fouillé le tiroir, il est évident que le résultat sera
différent. Mais le voleur n’aura pas transgressé les lois de
l’arithmétique - uniquement celles du Code civil. Ne penses-
tu pas qu’il en va de même pour les lois de la nature? Ne nous
disent-elles pas ce qui se produira â condition qu’il n’y ait pas
d’interférence?
- Explique-toi.
— Eh bien, ces lois te diront quelle sera la trajectoire d’une
balle de billard sur une surface plane si tu la frappes d’une
certaine façon - à condition que personne n’y touche. Si, alors
qu'elle est déjà en mouvement, quelqu’un saisit une queue et
l’envoie dans une autre direction, tu n’obtiendras pas le résul
tat prédit par le scientifique.
- Cela va de soi. Il ne peut tenir compte de telles espiègleries.
- Très juste! Et de même, s’il existait quelque chose d’exté
rieur à la nature qui se mettait à provoquer des interférences,
les événements attendus par les scientifiques ne se déroule
raient pas comme prévu. Ce serait ce que nous appelons un
miracle. En un sens, cela n’enfreindrait pas les lois de la
nature. Les lois nous disent ce qui va arriver si rien ne
s’interpose. Mais elles ne peuvent pas dire s’il y aura interfé
rence. J’entends par là que ce n’est pas l’expert en arithméti
que qui te dira quelles sont les chances que quelqu’un inter
vienne et subtilise les sous placés dans mon tiroir; un détective
te serait plus utile. Ce n’est pas non plus le physicien qui te
dira quelles sont les probabilités que j’attrape une queue et
gâche son expérimentation sur la balle de billard; il vaudrait
mieux t’adresser à un psychologue. Et ce n’est pas le scientifi
que qui te dira s’il est vraisemblable que la nature soit pertur
bée de l’extérieur. Il faut s’adresser au méthaphysicien.
- Tu t’attardes à des vétilles, dit mon ami. Vois-tu, l’objection
réelle va bien plus loin. L’image tout entière de l’univers que
nous a donnée la science tourne en dérision le fait de croire
que le Pouvoir par derrière puisse s’intéresser à nous, minus
cules créatures rampant sur une planète sans importance!
Tout cela a été de toute évidence inventé par des gens croyant

49
que la terre était plate et les étoiles éloignées d’elle de deux ou
trois kilomètres seulement.
- A quelle époque les gens croyaient-ils cela?
- Voyons, tous ces bons vieux chrétiens dont tu parles tout le
temps y croyaient. Je pense à Boèce, à Augustin, à Thomas
d’Acquin, à Dante.
- Je regrette, répliquai-je, mais tu viens de toucher à un des
rares sujets dont je sais un peu quelque chose.»
Je levai la main vers une étagère de livres.
«Voici ÏAlmageste de Ptolémée. Tu sais ce que c’est?
- Oui, répondit-il. Il s’agit du manuel d’astronomie qui a fait
autorité durant tout le moyen âge.
- Exact. Veux-tu lire simplement ce passage, dis-je, montrant
du doigt une phrase du cinquième chapitre du premier livre.
- La terre, lut mon ami, hésitant un peu en traduisant du latin.
La terre, en comparaison avec la distance des étoiles fixes, a
une dimension infime et doit être considérée comme un point
mathématique!» Un court silence s’ensuivit.
«Savaient-ils déjà cela en ces temps-là? dit mon ami.
Mais... mais aucune histoire de la science, aucune encyclopé
die moderne ne mentionne ce fait.
- Exactement, dis-je. A toi d’en trouver la raison. C’est un
peu comme si quelqu’un avait peur que cela soit révélé, n’est-
ce pas? Je me demande pourquoi.»
Autre silence.
«De toute façon, dis-je, nous pouvons cerner à présent le
problème avec précision. Les gens s’imaginent habituellement
qu’il s’agit de concilier ce que nous savons de la dimension de
l’univers avec nos idées religieuses traditionnelles. Or, il
s’avère que ce n’est pas du tout là le problème. Je vais te dire
où il est: l’énorme dimension de l’univers et l’insignifiance de
la terre étaient connues depuis des siècles, et personne n’a
jamais songé qu’ils avaient un rapport quelconque avec la
question religieuse. Mais voilà que soudain, depuis moins d’un
siècle, on se met à les exhiber comme arguments contre le
christianisme. Et les gens qui le font ont soin d’étouffer le fait
qu’ils étaient connus depuis fort longtemps déjà. Ne penses-tu
pas que vous les athées êtes des gens étrangement crédules?»

50
Les lois de la nature
(1945)

«Pauvre femme, s’exclama mon ami. On sait à peine que dire


lorsque quelqu’un parle ainsi. Elle s’imagine que son fils a sur
vécu à la bataille d’Arnhem parce qu’elle a prié pour lui. Ce
serait cruel de lui expliquer que s’il a survécu c’est parce qu’il
s’est trouvé un peu trop à droite ou un peu trop à gauche pour
être tué par l’une des balles. La balle suivait une trajectoire
établie par les lois de la nature. Elle ne pouvait donc le
toucher, car il se tenait fortuitement hors de sa ligne d’at
teinte... et cela le jour durant, à chaque balle et à chaque
éclat d’obus. Sa survie était simplement due aux lois de la
nature.»
A ce moment-là, mon premier élève entra, et l’entretien fut
interrompu; mais plus tard dans la journée j’eus à traverser le
parc pour me rendre à une réunion de comité, ce qui me
donna le temps de repenser au problème. Il paraissait assez
évident qu’une fois la balle tirée d’un point A en direction de
B, le vent étant C, et ainsi de suite, elle suivrait une certaine
trajectoire. Mais notre jeune ami n’aurait-il pas pu se tenir
ailleurs? Et l’Allemand n’aurait-il pas pu tirer à un moment
différent ou dans une direction différente? Si l’homme est un
être libre, il semble bien qu’il aurait pu en être ainsi. En
examinant les choses sous cet angle-là, nous obtenons une
image bien plus complexe de la bataille d’Arnhem. Pris dans
son ensemble, le cours des événements serait alors une sorte
d’amalgame dérivé de deux sources - d’une part, d’actes de la
volonté humaine (qui auraient probablement pu se dérouler
autrement) et, de l’autre, de lois de la physique. Et ainsi, il y

51
aurait suffisamment d’éléments en faveur de la conviction de
la mère selon laquelle ses prières n'étaient pas étrangères à la
préservation de son fils. Car Dieu était fort bien en mesure
d’influer sur la volonté de tous les combattants, de sorte qu’il
leur échût la mort, les blessures ou la survie, selon ce qu’il
jugeait le meilleur, tout en laissant chaque projectile suivre sa
trajectoire normale.
Mais je n’étais toujours pas très au clair en ce qui concerne
l'aspect physique de l’image. J’avais pensé (assez vaguement)
que la trajectoire de la balle était causée par les lois de la
nature. Mais l’était-elle vraiment? Admettant que la balle soit
tirée, et tenant compte du vent, de la pesanteur et des autres
facteurs qui entrent en ligne de compte, alors le fait que la
balle ait à prendre la trajectoire qu’elle a prise constitue une
«loi». Mais la détente de la gâchette, la direction du vent et la
terre elle-même ne sont pas exactement des lois. Ce sont des
faits, des événements. Ce ne sont pas des lois mais des choses
régies par des lois. De toute évidence, réfléchir à la détente de
la gâchette ne ferait que nous ramener à l’aspect de libre
arbitre de l’image. Nous avons, par conséquent, à choisir un
exemple plus simple.
Les lois de la physique, si j’ai bien compris, décrètent que
lorsqu’une boule de billard (A) met en mouvement une autre
boule de billard (B), la force d’impulsion perdue par A est
exactement égale à celle acquise par B. Ceci est une loi. Ce
qui revient à dire qu’il s’agit là du schéma sur lequel le
mouvement de deux boules doit se modeler. A condition, bien
sûr, que quelque chose mette en mouvement la boule A. Mais
voilà le hic. La loi ne la mettra pas en mouvement. C’est
habituellement un homme qui le fait avec une queue de
billard. Mais l’homme avec une queue de billard nous reporte
rait au domaine du libre arbitre; aussi, prenons l’hypothèse
qu’elle soit posée sur une table dans un paquebot et que ce qui
a mis la boule en mouvement soit une embardée du navire.
Dans ce cas, ce n’est pas la loi qui a produit le mouvement;
mais une vague. Et cette vague, bien qu’elle se déplace en
accord avec les lois de la physique, n’a pas été mise en
mouvement par elles. Elle a été poussée par d’autres vagues,

52
par le vent, et ainsi de suite. Et cependant, aussi loin que l’on
retrace l’histoire, on ne peut jamais trouver de lois de la
nature déclenchant quoi que ce soit.
A présent, la conclusion évidente, éclatante s’imposait à
mon esprit: dans toute Vhistoire de 1* univers, les lois de la
nature n'ont jamais produit le moindre événement. Elles sont le
schéma auquel doit se conformer chaque événement, à la
seule condition que ce dernier ait l’occasion de se produire.
Mais que faire pour le déclencher? Comment obtenir l’impul
sion initiale? Les lois de la nature ne nous sont là d’aucun
secours. Tous les événements leur obéissent, de la manière
dont les opérations monétaires obéissent aux règles de l’arith
métique. Additionnez deux pièces de cinquante centimes, et
le résultat sera incontestablement un franc. Mais l’arithméti
que en soi ne mettra pas un centime dans votre poche.
Jusqu’alors, j’avais eu la vague idée que les lois de la nature
pouvaient faire agir les choses. A présent, je voyais bien que
cela revenait au même que de penser pouvoir augmenter ses
revenus en faisant des calculs. Les lois sont le schéma auquel
les événements doivent se conformer; la source des événe
ments doit être cherchée ailleurs.
Ou, pour dire cela différemment, les lois de la nature
expliquent tout sauf l’origine des événements. Mais il s’agit là
d’une exception pour le moins considérable. Les lois, en un
sens, recouvrent la totalité de la réalité sauf - sauf cette
cataracte perpétuelle d'événements réels qui constitue l’uni
vers proprement dit. Elles expliquent tout sauf ce que nous
devrions normalement appeler «tout». La seule chose qu’elles
omettent est... l’univers tout entier. Je ne veux pas dire par là
que la connaissance de ces lois soit inutile. En effet, à condi
tion d’avoir pu prendre en charge l’univers même comme on
reprend une affaire qui marche, un tel savoir est utile et même
indispensable pour une bonne manœuvre, tout comme l’arith
métique est nécessaire pour gérer votre argent, lorsque vous
en avez. Mais les événements eux-mêmes, l’argent lui-même -
c’est tout à fait différent.
Où les événements prennent-ils leur source, dans ce cas? En
un sens, la réponse est facile. Chaque événement provient de

53
l’événement qui le précède. Mais que se passe-t-il si l’on
retrace le processus tout entier? Poser cette question n’est pas
exactement la même chose que de demander d’où viennent les
choses - quelle est l’origine de l’espace, du temps et de la
matière. Notre problème présent n’a pas trait aux choses mais
aux événements; pas aux particules de matière, par exemple,
mais à la façon dont telle particule heurte telle autre. L’esprit
humain peut à la rigueur accepter l’idée que les «accessoires»
du drame universel «se soient trouvés là comme par hasard»;
mais d’où vient la pièce elle-même et son scénario?
Soit que le cours des événements ait eu un commencement,
soit qu’il n’en ait pas eu. S’il en a eu un, nous voici placés
devant une espèce de création. S’il n'en a pas eu un (supposi
tion que certains physiciens trouvent d’ailleurs fort difficile à
admettre), alors nous sommes confrontés à une succession
éternelle d’impulsions qui, dans sa nature profonde, reste
incompréhensible à l’esprit scientifique. La science, lors
qu’elle atteindra la perfection, aura expliqué le lien entre
chaque maillon de la chaîne et le maillon qui le précédait.
Mais l’existence même de la chaîne restera totalement inexpli
cable.
Nous en savons toujours davantage sur le schéma. Nous ne
savons rien sur la source qui l’«alimente» en événements. Si ce
n’est Dieu, nous devons tout au moins l’appeler le Destin - la
poussée immatérielle, unique et ultime qui maintient l’univers
en mouvement.
A ce moment-là, l’événement le plus insignifiant, si nous
envisageons simplement le fait qu’il se produit (au lieu de
concentrer notre attention sur le schéma auquel il doit corres
pondre, s’il veut bien se produire), nous ramène à un mystère
qui n’est plus du domaine de la science. Et la supposition que
derrière ce mystère quelque puissante Vie et Volonté est à
l’œuvre s’avère sans doute plus que plausible. S’il en est ainsi,
tout contraste entre ses actes et les lois de la nature est hors de
question. C’est son action seule qui fournit aux lois les événe
ments auxquels ils s’appliquent. Les lois sont des structures
vides; c’est lui qui remplit ces structures - pas seulement de
temps en temps, à de rares occasions «providentielles», mais à

54
tout moment. Et lui, de sa position avantageuse au-delà du
Temps, peut, s'il le veut, tenir compte de toutes les prières en
modelant cet événement vaste et complexe qu’est l’histoire de
l’univers. Car ce que nous appelons prières «futures» ont été
toujours présentes pour lui.
Dans Hamlet, une branche se brise, et Ophélie se noie. Est
elle morte parce que la branche s’est brisée, ou parce que
Shakespeare voulait qu’elle meure à ce point de la pièce?
Vous pouvez opter soit pour l’une, soit pour l’une et l’autre de
ces hypothèses. L’alternative suggérée par la question n’en est
plus une lorsque vous avez saisi que Shakespeare est l’auteur
de toute la pièce.

55
Le grand miracle
(1945)

La question qui très souvent se pose actuellement est celle de


savoir s’il ne pourrait y avoir un christianisme dépouillé ou,
comme disent ceux qui posent la question, «libéré» de ses
éléments miraculeux, un christianisme qui les aurait tous
éliminés. Il me semble que précisément l’unique religion dans
le monde - ou du moins la seule que je connaisse - qui ne
puisse s’en passer est bien le christianisme. Dans une religion
comme le bouddhisme, si vous supprimiez les miracles attri
bués selon des sources tardives au Bouddha Gautama, il n’y
aurait rien de perdu; au contraire, la religion s’en porterait
beaucoup mieux parce que, dans ce cas précis, les miracles
contredisent fréquemment l’enseignement. Et même dans une
religion comme l’islam, rien d’essentiel ne manquerait si l’on
supprimait les miracles. On pourrait fort bien avoir un grand
prophète prêchant ses dogmes sans l’appoint de miracles; car
ceux-ci ne sont qu’une espèce de digression ou d’enjolive
ment.
Mais il ne peut en être ainsi avec le christianisme, parce que
l’histoire chrétienne est précisément l’histoire d’un grand mi
racle; elle affirme que ce qui est au-delà de l’espace et du
temps - le non-créé, l’éternel - est venu habiter la nature, la
nature humaine, et est descendu dans sa propre création, pour
en remonter en élevant la nature avec lui. Et c’est là un grand
miracle. Si on le supprime, rien de spécifiquement chrétien ne
subsiste. Il restera sans doute certaines valeurs humaines que
le christianisme partage avec d’autres systèmes dans le monde,
mais il n’y aura plus rien de spécifiquement chrétien. Par

57
contre, une fois ce grand miracle admis, on constatera que
tous les autres miracles chrétiens reconnus - car, bien sûr, il y
a des miracles non reconnus; il y a tout autant de légendes
chrétiennes que de légendes païennes ou de légendes journa
listiques modernes - on constatera disais-je, que tous les
miracles chrétiens reconnus font partie de ce grand miracle,
soit qu’ils préparent, soit qu’ils expliquent, soit qu’ils confir
ment l’incarnation. De même que chaque événement naturel
dévoile, à un endroit et à un moment précis, les traits caracté
ristiques de la nature, de même chaque miracle révèle ceux de
l’incarnation.
Ceci dit, on ne peut faire appel au calcul des probabilités
établi par Hume4-’ pour vérifier si ce grand miracle a pu se
produire ou non. Car il a basé son calcul sur les statistiques:
d’après lui, c’est la fréquence de l’apparition d’un phénomène
qui rend sa réapparition plus ou moins probable. Ainsi, plus
j’aurai eu d’indigestions en mangeant d'un certain aliment,
plus il sera probable que j’aie à nouveau une indigestion en en
mangeant. En ce sens, bien sûr, il n'est pas probable que
l’incarnation ait eu lieu. Car, par sa nature même, elle n’a pu
se produire qu’une seule fois. Mais l’histoire de ce monde, par
sa nature même, n’a pu se produire, elle aussi, qu’une seule
fois; et si l’incarnation s’est effectivement produite, elle cons
titue le point culminant de cette histoire. Elle est improbable
de la même manière dont la nature tout entière est impro
bable, parce que tout ne s’y trouve et ne s’y passe qu’une seule
fois. Aussi est-ce à un tout autre critère qu’il nous faut faire
appel.
Je pense que nous sommes plutôt dans la situation suivante.
Supposons que vous ayez devant vous le manuscrit d’une
grande œuvre - d’une symphonie ou d’un roman. Vient en
suite vers vous une personne disant: «J’ai trouvé un nouveau
fragment du manuscrit; il s’agit du mouvement principal de
telle symphonie, ou du chapitre central de tel roman. Le texte
est incomplet sans lui. J’ai là le passage manquant qui est
véritablement la clé de voûte de l’œuvre tout entière.» En
l’occurence, la seule chose qui vous reste à faire est d’interca
ler ce fragment nouveau du manuscrit en position centrale et

58
de voir quel effet cela fait sur le reste de l’œuvre. S’il l’enrichit
d'une multiplicité de significations nouvelles, s’il vous y fait
découvrir des éléments que vous n’aviez jamais aperçus aupa
ravant, je pense que vous lui trouverez un accent d’indéniable
authenticité. Dans le cas contraire, aussi intéressant qu’il
puisse être en lui-même, vous le rejetterez.
Or, quel est, dans le cas présent, le chapitre manquant,
celui que proposent les chrétiens? L’histoire de l’incarnation
est le récit d’une descente et d'une résurrection. Lorsque je
parle ici de «résurrection», je ne fais pas simplement allusion
aux premières heures ou aux premières semaines de la résur
rection. Je pense plutôt à tout ce schéma gigantesque de la
descente - toujours plus bas - et de la remontée qui s’ensuivit,
ce que nous appelons «la résurrection» n’étant pour ainsi dire
que le point décisif où celle-ci s’amorça.
Pensez un instant à ce que fut cette descente: elle consistait
non seulement à revêtir notre humanité, mais à vivre ces neuf
mois qui précèdent la naissance humaine, durant lesquels on
prétend que nous récapitulons tous étrangement des formes
de vies préhumaines ou subhumaines; puis à aller encore plus
bas et à devenir un cadavre, une chose qui, si le mouvement
ascendant n'avait été amorcé, n'aurait tardé de sortir tout à
fait de l'organique pour retourner à l’inorganique, comme
c’est le cas de tous les cadavres.
Imaginez quelqu'un se jetant à l’eau pour fouiller les fonds
marins. Ou bien songez à un homme essayant de soulever un
pesant fardeau. Il se penche en avant et se place sous le
fardeau jusqu’à y disparaître complètement; puis, il se re
dresse et se met en marche, le tout oscillant sur ses épaules.
Ou bien pensez à un plongeur qui, ayant enlevé un vêtement
après l’autre jusqu’à être complètement nu, bondit un instant
dans les airs, s’enfonce dans l’eau verte, tiède et lumineuse,
disparaît dans ses profondeurs noires et glacées de vase et de
boue, pour remonter à nouveau, ses poumons sur le point
d’éclater, vers les eaux tièdes et lumineuses, et finalement
sortir dans la clarté, tenant en main la chose ruisselante qu’il
avait cherchée au fond. Cette chose est la nature humaine:
mais à elle est associée la nature tout entière, le nouvel

59
univers. Je touche là un sujet que je n’aborderai pas ce soir
parce qu'il me faudrait tout un sermon pour le traiter: le lien
entre la nature humaine et la nature en général. Ce que je
viens d’avancer vous étonne peut-être, mais je crois pouvoir
pleinement le justifier.
En y réfléchissant un peu, on constatera de suite que ce
schéma - celui de l’immense plongeon jusqu’au fond, jusqu’au
tréfonds même de l’univers et de sa remontée vers la lumière -
se retrouve dans la nature: la tombée de la graine dans le sol,
par exemple, et sa levée en la plante. Il y a aussi dans notre
propre vie spirituelle des choses qui doivent passer par la mort
ou le brisement pour devenir lumineuses, fortes, splendides.
L’analogie est évidente. Indéniablement, cette doctrine s’ac
corde parfaitement avec le reste; tellement bien d’ailleurs
qu’on s’en méfie presque: l'accord n’est-il pas trop parfait? En
d’autres termes, l’histoire chrétienne ne présente-t-elle pas ce
schéma de descente et de remontée simplement parce qu'il
apparaît dans les religions naturelles du monde entier? C’est
en tout cas ce qu’avance Le Rameau d’Or*\ Nous avons tous
entendu parler d'Adonis et d’autres personnages du même
genre; le récit chrétien n’est-il pas une simple variante de ces
histoires d’un «dieu qui meurt»? Oui, il l’est. Et c'est ce qui
rend la question si subtile. Ce que dit la critique anthropolo
gique du christianisme est parfaitement vrai. Christ est un
personnage de ce genre.
Mais voici une chose très curieuse. Lorsque pour la pre
mière fois, jeune adolescent, je lus les Evangiles, j’avais
l’esprit encombré de lectures sur «le dieu qui meurt». Le
Rameau d’Or, etc. Or, à l’époque, je trouvais ces idées fort
poétiques, mystérieuses et stimulantes; et jamais je n’oublie
rai ma déception et ma répulsion en ne trouvant pratiquement
rien de tout cela dans les Evangiles. L’analogie de la graine
tombée dans la terre revient, me semble-t-il, deux fois dans le
Nouveau Testament44, mais il n’y a pratiquement aucune trace
du reste. Ceci me paraissait extraordinaire.
Là se trouvait «un Dieu qui meurt» - de tout temps, il
représentait le froment - tenant le froment, sous forme de
pain, dans la main et disant: «Ceci est mon corps»45, et, dans

60
mon optique d’alors, il ne semblait pas se rendre compte de ce
qu’il disait. Sûrement, c’était maintenant ou jamais que le lien
entre l’histoire chrétienne et le froment allait apparaître; car
tout le contexte le réclamait à cor et à cri. Mais tout se déroula
comme si le principal acteur et, plus encore, ceux qui l’entou
raient étaient totalement inconscients de ce qu’ils faisaient.
C’est un peu comme si l'on vous fournissait de très bonnes
preuves de l’existence du serpent de mer, mais que ceux qui
vous apportaient ces preuves semblaient n'avoir jamais enten
du parler de serpents de mer.
Ou, pour dire les choses différemment, pourquoi fallait-il
que le seul cas d’un «Dieu qui meurt» historiquement conce
vable se produisît au sein d’un peuple (et le seul dans tout le
bassin méditerranéen) chez qui l’on ne trouve pas la moindre
trace de religion naturelle et qui semblait même n’en rien
connaître? Pourquoi était-ce justement parmi eux que la chose
a dû se produire?
Le principal acteur, humainement parlant, semble à peine
avoir eu conscience des répercussions que ses paroles (et ses
souffrances) auraient dans n’importe quel esprit païen. Ceci
est quasiment expliquable, à une hypothèse près. Si le roi
froment n’est pas mentionné dans ce Livre, n’est-ce pas parce
que celui-ci n’était que l’image de celui qui est venu? Si la
représentation en est absente, n’est-ce pas parce qu’ici, enfin,
la chose représentée est elle-même présente? Si l’ombre en est
absente, n’est-ce pas parce que la réalité qu’elle annonçait se
trouve ici même?
Le froment lui-même est une imitation, quoique éloignée,
de la réalité surnaturelle - la chose qui meurt et revient à la
vie, qui descend puis remonte par-delà toute nature. Le
principe est là, dans la nature, parce qu’il se trouvait avant
tout en Dieu lui-même. Ainsi atteint-on, par-delà les religions
naturelles et par-delà la nature elle-même, celui qui n’est pas
expliqué par elles, mais qui explique indirectement les reli
gions naturelles en éclairant le comportement caractéristique
de la nature sur lequel elles sont basées.
C’est la première chose qui me surprit. L’histoire chrétienne
semblait s'intégrer de façon très particulière, me montrant la

61
nature de façon plus complète que je ne l’avais jamais vue
auparavant, tout en restant nettement en dehors et au-dessus
des religions naturelles.
Mais il y a plus. A une époque comme la nôtre, avec ses
présuppositions démocratiques et arithmétiques, nous aspi
rons et nous nous attendons à ce que tous les hommes aient les
mêmes chances dans leur recherche de Dieu. L’on imagine
volontiers de grandes routes convergentes, venant de toutes
les directions et où affluent des gens bien disposés qui pensent
tous la même chose et se rapprochent de plus en plus les uns
des autres.
Comme l’histoire chrétienne contraste désagréablement
avec cette façon de voir! Un peuple élu parmi toutes les
nations de la terre; un peuple sans cesse éprouvé et épuré.
Certains périssent dans le désert avant d’avoir atteint la Pales
tine; d’autres restent à Babylone; d’autres encore deviennent
indifférents. Toute la chose se réduit de plus en plus jusqu’à
n’être plus, à la fin, qu’un petit point, aussi petit que la pointe
d’une lance: - une jeune fille juive en train de prier. Voilà à
quoi a été réduite la nature humaine avant que n’intervienne
l’incarnation. Très différent certes de ce que nous attendions,
mais pas le moins du monde de ce que la nature nous apprend
de la façon d’agir de Dieu. L’univers lui-même s’avère éton
namment sélectif et non démocratique: de cet espace appa
remment infini, seule une infime partie est occupée par la
matière sous une forme ou sous une autre; parmi les étoiles, il
n’y en a peut-être qu'une qui ait des planètes; et parmi les
planètes, il n’y en a qu’une, semble-t-il, qui soit animée de vie
organique; de tous les êtres vivants, seule une espèce est
douée de raison. Cette sélection dans la nature, et l’effroyable
gaspillage qu’elle implique, apparaissent, selon les critères
humains, comme un état de chose horrible et injuste.
Mais la sélection dans l’histoire chrétienne n’est pas exacte
ment pareille. Les gens sélectionnés sont, en un sens, injuste
ment élevés à de très grands honneurs; mais ils sont aussi
chargés de très grands fardeaux. Le peuple d’Israël finit par se
rendre compte que ce sont ses souffrances qui sauvent le
monde. Il est vrai que, même dans notre société humaine, on

62
peut constater que cette inégalité est la porte ouverte à toutes
les formes de tyrannie et de servilité. Cependant, d’un autre
côté, on remarque aussi qu’elle peut servir de tremplin au
meilleur de nous-mêmes - à l’humilité, à la tendresse, aux
plaisirs profonds que procure l’admiration. (Je ne puis conce
voir comment l’on pourrait supporter l’ennui d’un monde où
l’on ne rencontrerait personne de plus intelligent, de plus
beau, de plus fort que soi. Les foules qui se passionnent pour
les vedettes du football ou du cinéma se garderaient bien de
souhaiter une telle égalité!)
Ce que semble faire l’histoire de l’incarnation, c’est présen
ter le principe de l’inégalité dans la nature sous un jour
nouveau, montrant pour la première fois qu’il n’est en soi ni
bon ni mauvais. Il est la trame qui traverse le bon et le
mauvais côté de la nature, et je commence à entrevoir com
ment il survivra pour être la suprême beauté d’un univers
racheté.
Et ainsi, sans le vouloir, me voici arrivé à mon troisième
point. J’ai dit que la sélection n’était pas injuste dans le sens
où nous l’entendions au départ, parce que ceux qui sont
appelés aux grands honneurs sont aussi appelés aux grandes
souffrances, et leurs souffrances en guérissent d’autres. Dans
l’incarnation, nous avons, bien sûr, cette idée de substitution -
une personne profitant des gains d’une autre. Celle-ci consti
tue, sous sa forme la plus élevée, le cœur même du christia
nisme. Nous pouvons aussi constater qu’elle se trouve être une
des caractéristiques ou, comme dirait un musicien, un des
leitmotive de la nature. C’est une loi de l’univers naturel
qu’aucun être vivant ne peut vivre de ses propres ressources.
Tout le monde, toute chose, est désespérément dépendant de
tout le monde, de toute chose.
Dans l’univers, tel qu’il nous apparaît aujourd’hui, ceci est
la source des pires horreurs: toutes celles commises par les
carnivores et celles, plus terribles encore, imputables aux
parasites, ces horribles créatures qui vivent logées sous la peau
d’autres animaux; et j’en passe. Et pourtant, à la lumière de
l’histoire chrétienne, on saisit soudain que la substitution n’est
pas mauvaise en soi; que tous ces animaux, insectes, et

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nature de façon plus complète que je ne l’avais jamais vue
auparavant, tout en restant nettement en dehors et au-dessus
des religions naturelles.
Mais il y a plus. A une époque comme la nôtre, avec ses
présuppositions démocratiques et arithmétiques, nous aspi
rons et nous nous attendons à ce que tous les hommes aient les
mêmes chances dans leur recherche de Dieu. L’on imagine
volontiers de grandes routes convergentes, venant de toutes
les directions et où affluent des gens bien disposés qui pensent
tous la même chose et se rapprochent de plus en plus les uns
des autres.
Comme l’histoire chrétienne contraste désagréablement
avec cette façon de voir! Un peuple élu parmi toutes les
nations de la terre; un peuple sans cesse éprouvé et épuré.
Certains périssent dans le désert avant d’avoir atteint la Pales
tine; d’autres restent à Babylone; d’autres encore deviennent
indifférents. Toute la chose se réduit de plus en plus jusqu’à
n’être plus, à la fin, qu’un petit point, aussi petit que la pointe
d’une lance: - une jeune fille juive en train de prier. Voilà à
quoi a été réduite la nature humaine avant que n’intervienne
l’incarnation. Très différent certes de ce que nous attendions,
mais pas le moins du monde de ce que la nature nous apprend
de la façon d’agir de Dieu. L’univers lui-même s’avère éton
namment sélectif et non démocratique: de cet espace appa
remment infini, seule une infime partie est occupée par la
matière sous une forme ou sous une autre; parmi les étoiles, il
n’y en a peut-être qu'une qui ait des planètes; et parmi les
planètes, il n’y en a qu’une, semble-t-il, qui soit animée de vie
organique; de tous les êtres vivants, seule une espèce est
douée de raison. Cette sélection dans la nature, et l’effroyable
gaspillage qu’elle implique, apparaissent, selon les critères
humains, comme un état de chose horrible et injuste.
Mais la sélection dans l’histoire chrétienne n’est pas exacte
ment pareille. Les gens sélectionnés sont, en un sens, injuste
ment élevés à de très grands honneurs; mais ils sont aussi
chargés de très grands fardeaux. Le peuple d’Israël finit par se
rendre compte que ce sont ses souffrances qui sauvent le
monde. Il est vrai que, même dans notre société humaine, on

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peut constater que cette inégalité est la porte ouverte à toutes
les formes de tyrannie et de servilité. Cependant, d’un autre
côté, on remarque aussi qu’elle peut servir de tremplin au
meilleur de nous-mêmes - à l’humilité, à la tendresse, aux
plaisirs profonds que procure l’admiration. (Je ne puis conce
voir comment l’on pourrait supporter l’ennui d’un monde où
l’on ne rencontrerait personne de plus intelligent, de plus
beau, de plus fort que soi. Les foules qui se passionnent pour
les vedettes du football ou du cinéma se garderaient bien de
souhaiter une telle égalité!)
Ce que semble faire l’histoire de l’incarnation, c’est présen
ter le principe de l’inégalité dans la nature sous un jour
nouveau, montrant pour la première fois qu’il n’est en soi ni
bon ni mauvais. Il est la trame qui traverse le bon et le
mauvais côté de la nature, et je commence à entrevoir com
ment il survivra pour être la suprême beauté d’un univers
racheté.
Et ainsi, sans le vouloir, me voici arrivé à mon troisième
point. J’ai dit que la sélection n’était pas injuste dans le sens
où nous l’entendions au départ, parce que ceux qui sont
appelés aux grands honneurs sont aussi appelés aux grandes
souffrances, et leurs souffrances en guérissent d’autres. Dans
l’incarnation, nous avons, bien sûr, cette idée de substitution -
une personne profitant des gains d’une autre. Celle-ci consti
tue, sous sa forme la plus élevée, le cœur même du christia
nisme. Nous pouvons aussi constater qu’elle se trouve être une
des caractéristiques ou, comme dirait un musicien, un des
leitniotive de la nature. C’est une loi de l’univers naturel
qu’aucun être vivant ne peut vivre de ses propres ressources.
Tout le monde, toute chose, est désespérément dépendant de
tout le monde, de toute chose.
Dans l’univers, tel qu’il nous apparaît aujourd’hui, ceci est
la source des pires horreurs: toutes celles commises par les
carnivores et celles, plus terribles encore, imputables aux
parasites, ces horribles créatures qui vivent logées sous la peau
d’autres animaux; et j’en passe. Et pourtant, à la lumière de
l’histoire chrétienne, on saisit soudain que la substitution n’est
pas mauvaise en soi; que tous ces animaux, insectes, et

63
horreurs sont simplement dûs à une distorsion du principe de
substitution. En effet, lorsque l’on y réfléchit, presque tout ce
qui est bon dans la nature est aussi issu de ce principe. Après
tout, l’enfant, avant comme après sa naissance, vit de sa mère
comme un parasite de son hôte, l’un étant une horreur et
l’autre, la source de presque tout le bien naturel dans ce
monde. Tout dépend de ce que l’on fait de ce principe. Si bien
que je découvre aussi dans ce troisième point que ce qu’impli
que l’incarnation correspond exactement à ce que je vois dans
la nature et (c’est là l’essentiel) lui fait prendre, à chaque fois,
une nouvelle tournure. Si j’accepte ce chapitre supposé man
quant, l’incarnation, je m’aperçois qu’il commence à illuminer
tout le reste du manuscrit. Il éclaire le schéma de mort et de
renaissance qui apparaît dans la nature, puis le principe de
sélection et enfin celui de substitution.
Ceci dit, je remarque une chose très étrange. Toutes les
autres religions de ce monde, pour autant que je sache, sont
soit des religions naturelles, soit des religions antinaturelles.
Les religions naturelles sont, comme vous le savez, issues d’un
paganisme très ancien et simple. On se soûlait réellement dans
le temple de Bacchus. On forniquait vraiment dans celui
d’Aphrodite. Sous sa forme plus moderne, la religion natu
relle serait celle fondée par Bergson46 (mais il se repentit et
mourut chrétien) et professée, sous une forme plus populaire,
par Bernard Shaw. Les religions antinaturelles sont celles où -
comme dans l’hindouisme et le stoïcisme - l’homme dit: «Je
vais mortifier ma chair. Peu m’importe de vivre ou de mourir.»
Tous les désirs naturels doivent être refrénés: le but est le
nirvana, l’apathie, la spiritualité négative. Les religions natu
relles ne font qu’aviver mes désirs naturels. Les religions
antinaturelles ne font que les réprimer. Les religions natu
relles ne font que cautionner ce que j’ai toujours pensé de
l’univers dans mes moments de santé robuste et d’allègre
brutalité. Les religions antinaturelles ne font que répéter ce
que j’en ai toujours dit dans mes moments de lassitude, de
faiblesse ou de compassion.
Mais voici quelque chose d’absolument différent - quelque
chose qui me dit de ne jamais affirmer, comme les stoïciens,

64
que la mort me laisse indifférent. Rien n’est moins chrétien
que cela. La mort, qui fit pleurer la Vie personnifiée sur la
tombe de Lazare47 et lui fit verser des larmes de sang à
Gethsémané48 - une horreur, une honte (Rappelez-vous ce
mot admirable de Thomas Browne: «Je n’ai pas tant peur de
la mort - que honte d’elle.»49), et cependant, à certains égards,
infiniment bonne.
Le christianisme ne se contente pas d’affirmer ou de nier
simplement l’horreur de la mort: il m’en révèle un aspect
absolument nouveau. Il ne se borne pas non plus, comme
Nietzsche, à me confirmer dans mon désir d’être plus fort ou
plus intelligent que les autres. Mais il ne me permet pas
davantage de dire: «O Dieu, n’y aura-t-il jamais un jour où les
hommes seront aussi bons les uns que les autres?» Et il en va
de même pour la substitution. Le christianisme ne me permet
tra, en aucun cas, d’être un exploiteur, de vivre en parasite
aux dépens d’autrui; mais il ne tolérera pas davantage que je
vive pour moi tout seul. Il m’apprendra à accepter avec une
joyeuse humilité les sacrifices énormes que d’autres font pour
moi, et à consentir à en faire à mon tour pour eux.
Voilà pourquoi je pense que ce grand miracle constitue le
chapitre manquant de notre roman, le chapitre autour duquel
tourne toute l’intrigue; voilà pourquoi je crois que Dieu a
réellement plongé jusqu’au tréfonds de la création et qu’il en
est remonté, portant sur ses épaules la nature tout entière
rachetée. Les miracles qui ont déjà eu lieu sont, comme les
Ecritures le disent souvent, les prémices de l’été cosmique qui
approche.50 Christ est ressuscité, et nous ressusciterons aussi.
Saint Pierre marcha sur les eaux durant quelques secondes51;
et le jour viendra où il y aura un univers nouveau, pleinement
soumis à la volonté de l’homme glorifié et obéissant, où tout
nous sera possible, où nous serons ces dieux que les Ecritures
affirment que nous sommes. Il est vrai qu’on se croirait encore
en hiver: mais c’est souvent le cas tout au début du printemps.
Deux mille ans sont comme un jour ou deux, à cette échelle.
L’homme devrait dire: «La résurrection se passa il y a deux
mille ans» de la même manière qu’il dirait: «Hier, j’ai vu un
crocus.» Parce que nous savons ce qu’annonce le crocus. Le

65
printemps est à la porte et fera bientôt son entrée. Le principal
est de savoir que le plus gros est derrière nous.
Bien sûr, il y a une différence entre nous et le crocus. Au
printemps, le crocus ne peut choisir s’il fleurira ou non. Nous,
nous le pouvons. Nous avons la possibilité de nous fermer au
printemps et de retomber sous la griffe de l'hiver cosmique ou
alors de poursuivre notre marche vers «l’éclat grandiose du
plein été» où demeure déjà notre chef, le Fils de l’homme, et
où il nous convie de le rejoindre. C’est à nous de le suivre ou
non, de périr dans les rigueurs de l'hiver ou de continuer vers
les beaux jours du printemps et de l’été.

66
Homme ou lapin?
(1946)

«Ne peut-on pas faire le bien sans être chrétien?» Telle est la
question à laquelle on m’a demandé de répondre, et d’emblée,
avant même de l’aborder, je voudrais faire une remarque. La
question a été posée par quelqu’un qui a dû se dire: «Je ne me
soucie guère de savoir si le christianisme est vrai ou faux. A
quoi bon me creuser la tête à déterminer s’il est plus proche de
la réalité que l’idéologie matérialiste? Tout ce qui m’intéresse
est de faire le bien. Mes croyances, je les choisirai non pour
leur vérité mais leur utilité.»
En toute franchise, il m’est difficile de sympathiser avec
un tel état d’esprit. Car une des particularités qui distingue
l’homme des autres animaux est justement sa soif de connaî
tre, de découvrir la réalité, pour le seul plaisir de savoir.
Lorsque ce désir est complètement étouffé en l’homme, il a
perdu ce qui, à mon sens, fait sa dignité.
D’ailleurs, je ne pense pas que l’un de vous ait cessé
d’éprouver ce désir. Il me semble plutôt que quelque prédica
teur insensé, à force de répéter combien la foi chrétienne peut
vous aider et combien bénéfique elle est pour la société, vous
ait fait oublier que le christianisme n’est pas une panacée.
Mais le christianisme prétend rapporter un certain nombre
de faits - vous présenter le monde tel qu’il est. Que sa
description de l’univers soit vraie ou pas, une fois la question
posée, votre esprit naturellement curieux vous poussera à
vouloir connaître la réponse. Si le christianisme n’est pas vrai,
aucun homme sincère ne consentira à y croire, même s’il est
censé lui être très utile; par contre, s’il est vrai, tout homme

67
sincère voudra y croire, même s’il lui semble dépourvu de
toute utilité.
Dès que nous avons saisi cela, une autre conclusion s’im
pose. Supposons que le christianisme s’avère vrai: il est abso
lument impossible que ceux qui connaissent cette vérité et
ceux qui l’ignorent soient également bien équipés pour faire le
bien. Car la connaissance des faits nous pousse nécessaire
ment à agir différemment. Imaginez, par exemple, que vous
trouviez un homme mourant d'inanition et que vous vouliez
lui apporter les soins adéquats. Si vous n’avez aucune notion
de médecine, vous lui servirez probablement un repas sub
stantiel, et votre homme en mourra. Voilà ce qui arrive
lorsqu’on agit en étant dans le noir.
Un chrétien et un non-chrétien peuvent tous deux vouloir
faire du bien à leur prochain. L’un a la conviction que
l’homme vivra éternellement, qu’il a été créé par Dieu et
conçu de telle manière qu’il ne trouve son bonheur de façon
véritable et durable qu’en étant uni à Dieu, mais qu’il a quitté
la bonne voie et que seule la foi obéissante en Jésus-Christ
peut le remettre sur le droit chemin. L’autre croit que
l’homme est le résultat accidentel de forces aveugles opérant
dans la matière, qu’il a commencé en tant que simple animal
mais a suivi une évolution plus ou moins régulière, qu’il peut
vivre environ soixante-dix ans et accéder pleinement au bon
heur à condition qu’il existe de bons services sociaux et des
organisations politiques efficaces, et que tout le reste (la
vivisection, le contrôle des naissances, le système juridique ou
l’éducation) doit être tenu pour «bon» ou pour «mauvais»
selon qu’il favorise ou entrave ce prétendu bonheur.
Il faut dire qu’il y a de nombreux points sur lesquels ces
deux hommes seraient en accord pour ce qui est de leur action
en faveur du prochain. Tous deux approuveraient l’installa
tion du tout-à-l’égout, la création d’hôpitaux et une alimenta
tion équilibrée. Mais tôt ou tard les différences de leurs
convictions se projetteraient sur leurs propositions pratiques.
Tous deux, par exemple, attacheraient beaucoup d’impor
tance à l’éducation - mais le type d’éducation envisagé par
l’un serait sans doute très différent de celui préconisé par

68
l’autre. Par ailleurs, là où le matérialiste se bornerait à deman
der au sujet d’une action proposée: «Accroîtra-t-elle le bon
heur de la majorité?», il se pourrait fort bien que le chrétien
objecte: «Même si elle accroît le bonheur de la majorité, nous
ne pouvons pas y participer, étant donné qu’elle est injuste.»
Et en tout cas, une différence fondamentale se ferait jour dans
leur programme. Aux yeux du matérialiste, une collectivité -
une nation, une classe sociale ou une civilisation - a nécessai
rement plus d’importance qu’un individu. Car l’individu ne vit
guère plus de soixante-dix ans, tandis que la collectivité peut
durer des siècles. Mais pour le chrétien, c’est l’individu qui
prime, car celui-là vivra éternellement; tandis que les races,
les civilisations et toutes les autres collectivités ne sont, en
comparaison, que des créations d’un jour.
Ayant des idéologies diamétralement opposées, le chrétien
et le matérialiste ne peuvent avoir raison tous les deux. Et
celui qui est dans l’erreur agira d’une façon qui ne correspon
dra pas du tout à la réalité de l’existence. Par conséquent, avec
les meilleures intentions du monde, il coopérera à la destruc
tion de son prochain.
Avec les meilleures intentions du monde... ce ne serait
donc pas de sa faute? Certainement que Dieu (s’il existe) ne
punira pas un homme pour des erreurs commises par igno
rance. Mais est-ce là votre unique préoccupation? Sommes-
nous prêts à courir le risque d’être dans le noir notre vie
durant et de causer de ce fait d’irréparables préjudices à
autrui, à condition d’être certains de sauver notre peau et de
n’encourir ni reproche ni châtiment? Je ne pense pas qu’un
seul de mes lecteurs en soit là. Et quand bien même il y en
aurait un, j’aurais encore quelque chose à lui dire.
La question qui se pose à chacun d’entre nous n’est pas:
«Quelqu'un peut-il faire le bien sans être chrétien?» mais: «Le
puis-/e?» Nous savons tous qu’il y eut des hommes intègres
parmi les non-chrétiens; des hommes comme Socrate ou Con
fucius qui n’ont jamais entendu parler du christianisme, ou des
hommes comme J.S. Mill qui, en toute sincérité, ne pouvaient
y croire. Supposant le christianisme vrai, c’était de bonne foi
que ces hommes étaient soit dans l’ignorance, soit dans l’er

69
reur. Si leurs intentions étaient bonnes, comme je le présume
(car, bien sûr, il m’est impossible de lire dans le secret de leur
cœur), j’espère et je crois que l’ingéniosité et la miséricorde
divines sauront remédier au mal que leur ignorance, livrée à
elle-même, aura causé à la fois à eux-mêmes et à ceux qu’ils
influencèrent. Mais l’homme qui me demande: «Ne puis-je
faire le bien sans devenir chrétien?» n’est, de toute évidence,
pas dans la même position. S’il n’avait pas entendu parler du
christianisme, jamais il n’aurait posé cette question. Et si,
après en avoir entendu parler et l’avoir examiné avec sérieux,
il était arrivé à la conclusion que cette doctrine était fausse, il
n’aurait pas non plus formulé une telle question. Celui qui la
pose a entendu parler du christianisme et n’est pas du tout
certain que celui-ci soit erroné. Sa véritable question est celle-
ci: «Ai-je besoin de m’en soucier? N’est-il pas préférable de
trouver une échappatoire pour ne pas réveiller le chat qui dort
et continuer à faire le bien? Les bonnes intentions ne sont-
elles pas suffisantes pour avoir la vie sauve et rester irrépro
chable, sans avoir pour autant à frapper à cette sinistre porte
et à m’assurer s’il y a, ou non, quelqu’un à l’intérieur?»
Il serait peut-être suffisant de répondre à un tel homme que
ce qu’il demande, c’est de pouvoir continuer à «faire le bien»,
avant même d’avoir cherché à découvrir quel est ce «bien».
Mais ce n’est pas tout. Nous n’avons pas besoin de nous
enquérir si Dieu le punira de sa lâcheté et de sa paresse; il sera
puni par où il a péché. L’homme cherche à s’esquiver. Il essaie
délibérément de ne pas savoir si le christianisme est vrai ou
faux, parce qu’il prévoit des difficultés sans fin si celui-ci
s’avérait vrai. Il est semblable à celui qui, délibérément,
«oublie» de consulter le tableau d’affichage de peur d’y trou
ver son nom inscrit pour quelque tâche peu plaisante. Ou
encore à celui qui ne contrôle pas son compte en banque par
crainte de ce qu’il y trouvera. Ou encore à celui qui n’ira pas
consulter son docteur, lorsqu’il sent pour la première fois une
mystérieuse douleur, par peur du verdict du médecin.
L’homme qui demeure incroyant pour de telles raisons n’est
pas sincère dans son erreur. C’est de mauvaise foi qu’il l’a
laissée s’ancrer en lui, et ce manque de sincérité finira par

70
marquer toutes ses pensées et actions: il en résultera une
certaine sournoiserie, une vague anxiété au fond de lui-même
et un affaiblissement de sa perspicacité. Il a perdu sa virginité
intellectuelle. Un rejet honnête du Christ, bien que fautif,
sera pardonné et guéri... «Quiconque parlera contre le Fils de
l’homme, il lui sera pardonné.»52 Mais pour se dérober au Fils
de l'homme, regarder de l’autre côté, prétendre ne pas l'avoir
vu, devenir soudainement absorbé par quelque chose de l’au
tre côté de la rue, décrocher le téléphone de peur que ce soit
lui qui appelle, ne pas ouvrir certaines lettres dont l’écriture
est inconnue parce qu’elles pourraient être de lui... ceci est
un tout autre problème. Vous pouvez hésiter face à la décision
d’être ou non un jour chrétien; mais vous devriez savoir que
vous êtes un homme - non une autruche qui cache sa tête dans
le sable.
Sans cesse - l’honneur intellectuel étant tombé très bas de
nos jours - j’entends des gens gémir en disant: «Cela m’aide
ra-t-il et me rendra-t-il heureux? Pensez-vous vraiment que je
serai meilleur en devenant chrétien?» Si vraiment vous insis
tez, ma réponse est «oui». Mais je n’aime pas du tout donner
de réponse à ce stade. Voici une porte derrière laquelle, selon
certains, le secret de l’univers vous attend. Ceci peut ou non
être vrai. Et si cela ne l’est pas, ce que dissimule la porte est
simplement la fraude la plus grande, la «fumisterie» la plus
colossale qui soit. N’est-il pas de toute évidence du devoir de
chaque homme (s’il est un homme et non un lapin) de cher
cher à savoir la vérité, et de mettre ensuite toute son énergie
soit à servir ce secret merveilleux, soit à dévoiler et détruire
cette gigantesque mystification? Face à un tel défi, allez-vous
vous laisser complètement absorber par votre «développe
ment moral» béni?
Entendu! Le christianisme vous fera grand bien - beaucoup
plus de bien que vous ne vouliez ou espériez. Le premier bien
qu’il vous fera sera de vous faire rentrer dans la tête (vous
n’apprécierez pas celai) le fait que ce qu’auparavant vous
appeliez «bien» - tout ce qu’implique le fait de «mener une vie
honnête» et d’«être bon» - n’est guère l’affaire grandiose et
capitale que vous croyiez. Il vous apprendra qu’en fait vous ne

71
pouvez être «bon» (pas même pour vingt-quatre heures) en ne
comptant que sur vos propres forces morales. Puis il vous
montrera que même si vous l’étiez, vous ne seriez pas pour
autant parvenu aux fins pour lesquelles vous avez été créé. La
simple moralité n’est pas le but de la vie. Vous avez été créé
pour autre chose. J.S. Mill et Confucius (Socrate étant bien
plus proche de la réalité) ignoraient tout simplement le sens de
la vie. Les gens qui ne cessent de demander s’ils ne peuvent
mener une vie honnête sans le Christ ne savent pas pourquoi
ils sont sur terre; s’ils le savaient, ils sauraient qu'une «vie
honnête» n’est qu’un piètre ersatz par comparaison à la vraie
raison d’être de l’homme. Soit, la morale est indispensable:
mais la Vie Divine qui se donne à nous et qui nous appelle à
être des dieux nous destine à quelque chose dans laquelle la
morale sera inclue. Nous avons à être recréés. Tout ce qu’il y a
du lapin en nous doit disparaître - le lapin inquiet, cons
ciencieux et éthique, aussi bien que le lapin lâche et sensuel.
Nous saignerons et gémirons, alors que la fourrure nous sera
arrachée; puis, chose étonnante, nous trouverons sous tout
cela ce que jamais encore nous n’avions imaginé: un homme
vrai, un dieu toujours jeune, un fils de Dieu, fort, radieux,
sage, beau et abreuvé de joie.
«Mais quand ce qui est parfait sera venu, ce qui est partiel
disparaîtra.»53 L’idée d’atteindre le «bien» sans le Christ est
basée sur une double erreur. Tout d’abord, nous ne pouvons
le faire; et ensuite, en ayant pour but final de «faire le bien»,
nous passons à côté de l’essentiel de notre existence. La
morale est une montagne que nous ne pouvons escalader de
nos propres forces; et si nous le pouvions, nous ne ferions que
périr dans la glace et l’air irrespirable du sommet, n’ayant ces
ailes sans lesquelles il est impossible d'accomplir la fin du
voyage. Car c’est là que commence l’ascension proprement
dite. Les cordes et piolets disparaissent, et il ne nous reste plus
qu’à voler.

72
Le problème avec «X» est que...
(1948)

Je présume que la majorité de ceux qui lisent ces lignes sont,


d’une façon ou d’une autre, en difficulté avec autrui. Que ce
soit à la maison ou au travail, les gens qui vous emploient ou
ceux que vous employez, ceux qui partagent votre maison ou
ceux dont vous partagez la maison, vos beaux-parents ou
enfants, votre mari ou femme, vous rendent la vie plus difficile
que nécessaire, même de nos jours. Il est à espérer que nous
ne mentionnions pas trop souvent ces difficultés (particulière
ment celles d’ordre domestique) à ceux du dehors. Mais
parfois il nous arrive de le faire. Un ami de l’extérieur nous
demande la raison de notre mine sombre - et la vérité sort.
Dans de tels cas, il y a de fortes chances que cet ami nous
réponde: «Mais pourquoi ne le lui dis-tu pas? Pourquoi ne
vas-tu pas t’expliquer avec ta femme (ou ton mari, ton père, ta
fille, ton patron, ton propriétaire, ton locataire)? Générale
ment les gens sont raisonnables. Tout ce que tu as donc à faire
est de lui faire voir les choses sous leur vrai jour. Expose-lui
les faits de façon calme, raisonnable et amicale.» Et nous,
quelle que soit la réponse que nous lui donnons, pensons
tristement: «Il ne connaît pas <X>.» Nous si. Impossible de lui
faire entendre raison! Soit que nous ayons essayé maintes et
maintes fois - jusqu’à en être malade d’essayer. Soit que nous
n’ayons tenté aucune démarche, sachant d’avance que cela
serait parfaitement inutile. Si nous nous mettons à tout «dé
baller», sans doute y aura-t-il une «scène». Ou alors «X» nous
fixera d’un air ébahi et dira: «Mais de quoi parles-tu donc?»
Ou encore (ce qui est peut-être le pire de tout), «X» admettra

73
que nos reproches sont justifiés et promettra de changer, de
prendre un nouveau départ - et, vingt-quatre heures plus tard,
sera exactement celui qu’il a toujours été.
Vous avez parfaitement conscience du fait que toute tenta
tive pour régler les choses avec «X» échouera à cause d’un
incorrigible défaut de caractère chez lui. Et vous constatez, en
regardant en arrière, que tous les plans que vous avez faits ont
toujours échoué à cause de ce funeste défaut - une jalousie
incurable, un tempérament paresseux, susceptible, brouillon,
autoritaire, hargneux ou versatile. Jusqu’à un certain âge,
vous aviez peut-être caressé l’illusion que quelque coup de
pouce de l’extérieur, de la bonne fortune - une amélioration
de santé, une augmentation de salaire, la fin de la guerre -
résoudrait votre difficulté. Mais vous en êtes revenu à présent.
La guerre est terminée, et vous vous rendez compte qu’en
dépit de toutes les issues heureuses, «X» est et sera toujours
«X», et vous serez toujours confronté au même problème.
Vous avez beau devenir millionnaire, votre mari sera toujours
un tyran, votre femme une chipie, votre fils un buveur ou
votre belle-mère une gêneuse.
C’est un grand pas en avant que d’en convenir; d’admettre
que même si les choses extérieures allaient pour le mieux,
votre bonheur n’en dépendrait pas moins du caractère de ceux
avec qui vous vivez - et que vous ne pouvez rien y changer.
Or, nous voici au cœur de la question. Lorsque vous avez saisi
cela, vous avez eu, pour la première fois, un aperçu de ce que
cela doit être pour Dieu. Car, bien sûr, c’est (en un sens)
l’obstacle auquel Dieu lui-même se heurte. Il a fourni à
l’homme un monde beau et riche où vivre. Il lui a donné
l’intelligence pour lui montrer comment il peut l’utiliser et la
conscience pour lui montrer comment il doit l’utiliser. Il a
conçu les choses nécessaires à la vie biologique (nourriture,
boisson, repos, sommeil, exercice) de façon à être une source
de plaisir pour lui. Et après avoir fait tout cela, il vit tous ses
plans contrecarrés - comme nous, nos petits plans à nous - par
la perversité de l’homme. Toutes les choses qu’il lui avait
données pour être heureux devinrent occasions de querelles et
de jalousies, d’excès, de thésaurisations et de niaiseries.

74
Vous direz peut-être que le cas de Dieu est très différent du
nôtre, parce qu’il peut, s’il le veut, changer le caractère des
gens, ce qui nous est impossible, à nous. Mais cette différence
n'est pas aussi sensible que l’on pourrait penser de prime
abord. Dieu s’est fait une loi de ne pas changer de force le
caractère de l’homme. Il peut opérer un tel changement et
l’opère effectivement, mais seulement si l’homme le laisse
agir. En réalité, il a lui-même limité son pouvoir de cette
façon-là. Parfois, nous nous demandons pourquoi il l’a fait, et
allons jusqu’à souhaiter qu’il ne l’eût pas fait. Mais apparem
ment, il pense que cela en vaut la peine. Il préfère avoir un
monde d’êtres libres, avec tous les risques que cela implique,
qu’un monde d’êtres semblables à des robots. Plus nous
réussissons à imaginer ce que serait un monde de parfaits
automates, plus nous apprécions, me semble-t-il, la sagesse de
Dieu.
J’ai donc dit que lorsque nous voyons combien échouent
tous nos plans à cause du caractère des gens que nous fréquen
tons, nous percevons «en un sens» ce que cela doit être pour
Dieu. Mais seulement en un sens. Sous deux rapports, la
perspective de Dieu diffère totalement de la nôtre. Tout
d’abord, il voit (comme vous) combien maladroits ou pénibles
sont, à des degrés différents, les gens que vous côtoyez à la
maison ou au travail, mais lorsqu’il observe votre maison,
usine ou bureau, il voit une personne de plus et du même
acabit - celle que vous ne voyez jamais -, je veux dire,
évidemment, vous-même. Et le fait de reconnaître cela consti
tue un deuxième grand pas vers la sagesse. Vous avez, vous
aussi, votre défaut de caractère. Tous les plans et espoirs des
autres ont échoué maintes et maintes fois à cause de votre
caractère, tout comme les vôtres ont échoué à cause du leur.
Il n’est pas bon de passer là-dessus, en s’en tenant à quelque
vague aveu du genre: «Bien sûr, je sais que j’ai mes torts.» Il
est important de prendre conscience qu’il y a vraiment en vous
quelque fatal défaut: quelque chose qui donne aux autres ce
même sentiment de désespérance que leurs défauts vous don
nent à vous. Et il s’agit très certainement de quelque chose
dont vous n’avez pas conscience - un peu comme la mauvaise

75
haleine que tout le monde remarque à l’exception de la
personne concernée.
«Mais pourquoi, demanderez-vous, les autres ne m’en par
lent-ils pas?» Croyez-moi, ils ont essayé de vous le dire à
maintes reprises, mais vous ne pouviez simplement pas le
saisir. Peut-être qu’une bonne partie de ce que vous appelez
leur «esprit de chicane», «leur mauvaise humeur» ou leur
«bizarrerie» ne sont de leur part que des tentatives pour vous
faire voir la vérité. Et même les défauts que vous vous
connaissez ne vous sont pas totalement connus. Vous dites:
«Je reconnais avoir perdu mon contrôle la nuit dernière», mais
les autres savent qu’il en est toujours ainsi - que vous avez
mauvais caractère. Vous dites: «Je reconnais avoir trop bu
samedi dernier», mais tout le monde sait pertinemment que
vous avez l’habitude de boire.
Sous ce rapport, la perspective de Dieu diffère donc de la
mienne. Lui voit le caractère de chacun - moi, je les vois tous
sauf le mien. La seconde différence est celle-ci: Il aime les
hommes en dépit de leurs défauts. Il continue de les aimer. Il
ne les laisse pas tomber. Ne dites pas: «Moi, je veux bien.
Mais ce n’est pas lui qui doit vivre avec eux!» Si, il le doit - à
l’intérieur aussi bien qu’à l’extérieur. Il est avec eux de façon
bien plus intime, bien plus proche, bien plus constante que
nous ne le serons jamais. Toute pensée vile dans leur esprit (et
le nôtre), chaque moment de dépit, d’envie, d’arrogance, de
cupidité, d’amour-propre vient directement heurter son
amour patient et ardent et attriste son Esprit bien plus que le
nôtre.
Plus nous prendrons exemple sur Dieu sous ces deux rap
ports, plus nous ferons de progrès. Nous devons aimer «X»
davantage et apprendre à reconnaître que nous sommes des
gens de même nature. Certains disent qu’il est morbide de
toujours penser à ses propres défauts. Ce serait parfait si la
plupart d’entre nous pouvions nous empêcher de penser aux
nôtres sans aussitôt commencer à penser à ceux des autres.
Car malheureusement nous prenons plaisir à penser à ceux des
autres, et, au sens propre du terme «morbide», il s’agit là du
plaisir le plus morbide qui soit.

76
Nous n’aimons pas nous voir imposer des contraintes, mais
je suggère une forme de contrainte que nous devrions nous
imposer à nous-même. Abstenons-nous de penser aux défauts
d’autrui, à moins que notre devoir de parent ou d’enseignant
ne l’exige. Toutes les fois où ce genre de pensées surgit sans
nécessité dans notre esprit, pourquoi ne pas simplement les
rejeter? Et penser plutôt à nos propres défauts? Car là, avec
l’aide de Dieu, il y a quelque chose à faire. De toutes les
personnes pénibles dans votre maison ou à votre travail, il n’y
en a qu’une seule que vous puissiez modifier en profondeur.
Voici le bout par lequel prendre la chose. Dès lors, il s’agit de
s’y mettre. Ce doit être entrepris un jour: plus nous remettons
cela, plus il sera difficile de commencer.
Quelle est, somme toute, l’alternative? Vous voyez assez
clairement que rien, pas même Dieu avec tout son pouvoir, ne
peut rendre «X» véritablement heureux aussi longtemps que
celui-ci reste envieux, égocentrique et plein de dépit. Soyez
sûr qu’il y a aussi en vous quelque chose qui, si aucun
changement ne survient, ne permettra pas même à la puis
sance de Dieu d’empêcher que vous soyez éternellement
malheureux. Tant que subsiste ce quelque chose, il ne peut y
avoir de paradis pour vous, tout comme il ne peut y avoir de
douces odeurs pour un homme enrhumé ou de musique pour
un homme sourd. Ce n’est pas une question de Dieu nous
«envoyant» en enfer. Dans chacun d’entre nous, il y a quelque
chose qui croît et qui deviendra de lui-même un enfer s’il n’est
pas étouffé dans l’œuf. Le problème est sérieux; mettons-nous
entre ses mains une fois pour toutes - aujourd’hui même, à cet
instant précis.

77
Que faire de Jésus-Christ?
(1950)

«Que faire de Jésus-Christ?» Cette question a, en un sens, un


côté franchement comique. Car le vrai problème, ce n'est pas
ce que nous devrons faire du Christ, mais ce que lui doit faire
de nous. La scène de la mouche qui s’assied et se demande ce
qu’elle va faire de l’éléphant a quelque chose de hautement
comique.
Mais peut-être devrait-on comprendre la question de la
façon suivante: «Comment résoudre le problème de l’histori
cité du rapport écrit des paroles et des actes de cet homme?»
Le problème ainsi posé doit concilier deux aspects. D’une
part, il y a la profondeur et la sobriété généralement admises
de sa doctrine morale. Celle-ci n’a jamais été sérieusement
mise en cause, pas même par les opposants du christianisme.
Souvent, lorsque je discute avec de vrais athées, je constate
qu’ils se font un devoir de me dire: «Je suis tout à fait
favorable à l’éthique du christianisme.» Et il semble y avoir un
assentiment général au fait que dans l’enseignement de cet
homme et de ses disciples immédiats, la vérité morale se
montre à son degré le plus pur et le meilleur. Nulle trace d’un
idéalisme chimérique; au contraire, un chef-d’œuvre de sa
gesse et de clairvoyance, réaliste, de la plus grande fraîcheur,
le produit même d’un esprit sain! Ceci est l’un des phéno
mènes.
D’autre part, il y a l’énormité des affirmations théologiques
de cet homme. Vous savez tous ce que je veux dire par là,
mais je voudrais insister sur le fait que ces déclarations stupé
fiantes ne se situent pas seulement à un moment de sa vie. Il y

79
eut, bien sûr, le moment crucial qui aboutit à son exécution,
lorsque le grand prêtre lui demanda: «Qui es-tu?» et où il
répondit: «Je suis l’Oint, le Fils du Dieu non-créé et vous me
verrez apparaître à la fin des temps comme le Juge de l’uni
vers.»54 Mais cette affirmation n’est pas liée exclusivement à ce
point dramatique de son existence. Si vous considérez attenti
vement ses conversations, vous en retrouverez des exemples
tout le long de sa vie.
Ainsi, il vint vers les gens et leur dit: «Je vous pardonne vos
péchés.» Certes, il est assez naturel pour un homme de vous
pardonner ce que vous lui avez fait à lui. Si quelqu'un me vole
cinquante francs, il est possible et raisonnable pour moi de
dire: «Bon, je lui pardonne, n’en parlons plus.» Mais que
diriez-vous si quelqu’un vous avait volé cinquante francs, et
que moi je dise: «C’est bon. je lui pardonne»? Un autre fait
encore, aussi curieux: Un jour que cet homme, assis au
sommet d’une colline, contemple Jérusalem, il fait cette re
marque ahurissante: «Je continuerai à vous envoyer des pro
phètes et des sages.»55 Personne ne relève la chose. Et pour
tant, le voilà qui, à brûle-pourpoint, affirme être l’autorité
qui, au travers des siècles, a envoyé dans le monde des sages et
des chefs spirituels! Et voici une autre remarque du même
ordre. Dans presque toutes les religions il y a des prescriptions
déplaisantes comme par exemple le jeûne. Or, cet homme
soudainement affirme un jour: «Personne n’a besoin de jeû
ner tant que je suis là.»56 Quel est cet homme pour prétendre
que sa seule présence suspend les règles établies? Qui est-il
pour dire tout d’un coup aux élèves de l’école qu’ils peuvent
prendre une demi-journée de congé?
Parfois, dans ses déclarations, il sous-entend que lui, l’ora
teur, est sans faute ni péché. L’attitude est toujours la même:
«Vous, à qui je m’adresse, êtes tous pécheurs»57; mais rien
dans son attitude n’indique que ce reproche pourrait aussi
s’appliquer à lui! En outre il dit: «Je suis le Fils du Dieu
unique; avant qu’Abraham fut, je suis»58; et souvenez-vous de
la signification de «Je suis» en hébreu. C’était le nom de Dieu,
qui ne devait être prononcé par aucun humain, sous peine de
mort.

80
Voici donc l’autre côté. D’une part, une doctrine morale
claire et définie. De l’autre, des affirmations qui, si elles
étaient erronées, ne pourraient être que celles d’un mégalo
mane, en comparaison duquel Hitler serait l’homme le plus
saint et le plus humble du monde. Avec lui il n’y a pas de
demi-mesure, ni aucun parallèle avec les autres religions. Si
vous étiez allé vers Bouddha lui demander: «Es-tu le fils de
Brahmâ?», il vous aurait répondu: «Mon fils, tu es encore
dans la vallée de l’illusion.» Si vous aviez posé à Socrate la
question: «Es-tu Zeus?», il se serait ri de vous. Si vous vous
étiez adressé à Mahomet pour savoir s’il était Allah, il aurait
tout d’abord déchiré ses vêtements, puis vous aurait coupé la
tête. Si vous aviez demandé à Confucius: «Es-tu le Paradis?»,
je pense qu’il aurait répondu: «Les réflexions qui ne sont pas
en accord avec la nature sont de mauvais goût.»
Il n’est pas question pour un moraliste de faire des affirma
tions semblables à celles du Christ. D’après moi, il n’y a que
deux personnes susceptibles de dire ce genre de choses: Dieu
ou un malade mental atteint de cette forme de délire qui mine
totalement l’esprit de l’homme. Si vous vous figurez être un
œuf poché, aussi longtemps que vous n’allez pas à la recherche
du morceau de toast qui vous convienne, on peut encore
penser que vous êtes sain d’esprit; mais si vous vous prenez
pour Dieu, il n’y a plus d’espoir pour vous.
Remarquons, en passant, que le Christ n’a jamais été
considéré comme un simple moraliste. Il n’a produit cet effet
sur aucun de ceux qui l’ont rencontré de son vivant. L’effet
qu’il produisait se résume en trois mots: haine, terreur, adora
tion. Aucune trace de gens exprimant tièdement leur approba
tion.
Comment concilier ces deux phénomènes contradictoires?
Une des tentatives consiste à dire que le Christ lui-même n’a
jamais dit ces choses, mais que ses disciples ont exagéré en
relatant son histoire, et qu’ainsi s’est formée la légende qui lui
attribue ces paroles. Cette hypothèse n’est guère plausible,
parce que ses disciples étaient tous juifs; ce qui signifie qu’ils
appartenaient précisément à la nation la plus convaincue du
monde qu’il n’y avait qu’un seul Dieu - rendant de ce fait

81
inconcevable qu’un autre pût exister. Il serait vraiment
étrange que cette terrible invention au sujet de leur chef
religieux ait pu surgir au sein du peuple qui était le moins sujet
à une telle erreur. Au contraire, nous avons l’impression
qu’aucun de ses disciples et qu’aucun des auteurs du Nouveau
Testament n’embrassa facilement cette doctrine.
Par ailleurs, d’après cette conception des choses, vous au
riez à considérer les propos de cet homme comme des lé
gendes. En tant qu’historien littéraire, je suis absolument
convaincu que quoi qu’on en dise, les Evangiles ne sont pas
des légendes. J’ai lu nombre de légendes, et il est clair pour
moi que ceux-ci n’appartiennent pas à ce genre-là. L’arrange
ment des pensées, des phrases, des mots n’est pas assez
artistique pour des légendes. Du point de vue imaginatif, ils
sont mal construits, et leurs récits ne sont pas correctement
élaborés. La plus grande partie de la vie de Jésus nous reste
totalement inconnue, un peu comme celle de n’importe lequel
de ses contemporains - ce qu’aucun peuple ne permettrait
dans l’élaboration de sa légende. Par ailleurs, à part les
quelques fragments des dialogues de Platon, il n’y a pas, que
je sache, dans la littérature ancienne de conversations compa
rables à celles du quatrième Evangile. Rien de tel, pas même
dans la littérature moderne, jusqu’à une centaine d’années
lorsque apparut le roman réaliste.
Dans l’histoire de la femme adultère, il est dit que Jésus se
courba et gribouilla quelque chose dans le sable avec son
doigt. Rien n’est sorti de cela. Personne n’a jamais basé une
doctrine là-dessus. Et l’art d'inventer des petits détails hors de
propos pour rendre la scène imaginaire plus convaincante
tient purement de l’art moderne. Dans ce cas, la seule explica
tion de ce passage n’est-elle pas que la chose s’est réellement
produite? L’auteur la rapporte simplement parce qu’il l’a vue.
Il est nécessaire à présent d’éclaircir l’histoire la plus
étrange de toutes, celle de la résurrection. J’ai entendu dire:
«L’importance de la résurrection est qu’elle fournit la preuve
qu’il y a une vie après la mort, que la personnalité humaine lui
survit.» Dans cette optique, ce qui arriva au Christ serait cela
même qui est toujours arrivé à tous les hommes, à la diffé

82
rence que, dans le cas du Christ, nous aurions eu le privilège
de le voir se produire.
Ce n’est certainement pas ce que pensaient les premiers
auteurs chrétiens. Pour eux, quelque chose de parfaitement
nouveau dans l’histoire de l’univers venait de s’accomplir: le
Christ avait vaincu la mort. La porte fermée depuis toujours
avait pour la toute première fois été forcée et ouverte. Il s’agit
là de quelque chose de tout à fait différent de la simple
survivance de l’esprit. Je ne dis pas qu’ils ne croyaient pas à
cette survivance. Au contraire. Ils en étaient tellement con
vaincus qu’à plus d’une occasion, le Christ a dû leur assurer
qu’il n’était pas un esprit. C’était plutôt que, tout en croyant à
cette survivance, ils considéraient la résurrection comme quel
que chose de totalement différent et de neuf. Les récits de la
résurrection ne sont pas de simples images de la vie après la
mort; ils rapportent comment une forme d’existence totale
ment nouvelle a surgi dans l’univers. Quelque chose de nou
veau y est apparu - d’aussi nouveau que la première appari
tion de la vie organique. Cet homme, après sa mort, ne s’est
pas décomposé en «esprit» et en «cadavre». Un mode de vie
nouveau est survenu. Voilà l’histoire. Qu’allons-nous en
faire?
La question est, je suppose, de savoir si une autre hypo
thèse recoupe les faits aussi bien que celle du christianisme.
Celle-ci affirme que Dieu est descendu dans le monde qu’il a
créé, s’identifiant avec l’humanité, et qu’il en est remonté,
entraînant celle-ci avec lui. La contre-hypothèse n’est pas qu'il
s’agit de légendes, d’exagérations ou de l’apparition d’un
esprit, mais qu’on se trouve en présence de divagations ou de
mensonges. A moins d'accepter cette dernière explication (ce
que je ne puis), c’est vers la théorie chrétienne qu’il faut se
tourner.
«Que faire du Christ?» La question qui se pose n’est pas ce
que nous pouvons faire de lui, mais ce que lui pense faire de
nous. Vous avez soit à accepter, soit à rejeter le récit des
Evangiles.
Ses affirmations sont très différentes de celles des autres
docteurs. Ils vous disent: «Voici la vérité sur l’univers. Voici le

83
chemin à suivre», mais lui affirme: «Je suis le chemin, la vérité
et la vie.» Il dit: «Nul ne peut atteindre la réalité absolue, si ce
n’est par moi. Cherchez à conserver votre propre vie, et vous
courrez inévitablement à la ruine. Lâchez-la et vous serez
sauvé.» Il dit encore: «Si vous avez honte de moi et que,
lorsque vous entendez cet appel, vous vous tournez de l’autre
côté, je regarderai aussi de ce côté-là lorsque je reviendrai
sans plus voiler ma gloire divine. S’il y a quoi que ce soit qui
vous retienne loin de Dieu et de moi, peu importe ce que c’est,
jetez-le. Si c’est votre œil, arrachez-le; si c’est votre main,
coupez-la. Si vous vous mettez en avant, vous serez le dernier.
Venez à moi, vous tous qui êtes chargés d’un lourd fardeau. Je
m’en occuperai. Tous vos péchés seront lavés. Je peux faire
cela. Je suis la résurrection. Je suis la vie. Buvez-moi, mangez-
moi, je suis votre nourriture. Et, finalement, n’ayez aucune
crainte, j’ai vaincu l’univers tout entier.» Voilà de quoi il en
retourne!

84
Des prêtresses dans l’Eglise?
(1948)

«J’aimerais beaucoup mieux les bals, dit Caroline Bingley,


s’ils étaient organisés différemment... Ne serait-ce pas plus
raisonnable de se parler plutôt que de danser?»
«Bien plus raisonnable certes, répondit son frère, mais cela
ressemblerait beaucoup moins à un bal.»59
Dans la suite du récit nous lisons que la dame garda le
silence. Mais on pourrait soutenir que Jane Austen n’a pas
laissé M. Bingley présenter tous les arguments sur lesquels il
aurait pu appuyer son affirmation. Il aurait dû faire un distin
guo. En un sens, il est plus raisonnable de se parler, car la
conversation fait fonctionner avant tout la raison, ce qui n’est
pas le cas de la danse. Il n’est cependant pas déraisonnable
d’exercer d’autres facultés que la raison. Au contraire, en
certaines circonstances on peut qualifier d’irrationnel le refus
de le faire. L’homme qui essayerait de dompter un cheval, de
rédiger un poème ou d’engendrer un enfant en se contentant
de raisonner par syllogismes agirait de façon déraisonnable,
bien que le raisonnement par syllogismes soit une activité plus
raisonnable que celles qu’exigent ces différentes tâches. Car il
est raisonnable de ne pas raisonner - ou de ne pas se limiter à
cela - au mauvais moment. Plus un homme est raisonnable,
plus il en est conscient.
Ces remarques n’ont pas été faites pour contribuer à la
critique de Orgueil et préjugés. Elles me sont venues à l’esprit,
lorsque j’ai appris que certains conseillaient à l’Eglise angli
cane d’autoriser l’ordination de femmes. Je tiens, il est vrai,
de bonne source qu’il est peu probable qu’une telle proposi

85
tion soit examinée avec sérieux par nos autorités. Prendre
actuellement des mesures aussi révolutionnaires, rompant ain
si avec le passé et élargissant le fossé entre nous et les autres
confessions par l’ordination de prêtresses au sein de notre
Eglise, serait d’une imprudence extrême. L'Eglise anglicane
elle-même volerait en éclat si elle se lançait dans une telle
innovation. Ma préoccupation majeure est toutefois plutôt
une question de principe. Car une telle proposition implique
des modifications plus profondes qu'un simple changement de
structures.
J’ai le plus grand respect pour ceux qui souhaitent que la
femme puisse accéder à la prêtrise. Je ne doute ni de leur
sincérité, ni de leur piété, ni de leur bon sens. Sans doute sont-
ils, à certains égards, même trop sensés; et c’est justement sur
ce point que mon désaccord avec eux ressemble à celui entre
Mr. Bingley et sa sœur. Je serais presque tenté de dire que le
changement proposé ferait certes de nous des gens «bien plus
raisonnables», mais que cela ressemblerait beaucoup moins à
une Eglise.
Car, à première vue, la raison (comme l’entend Caroline
Bingley) semble du côté des innovateurs. Nous manquons de
prêtres. Dans une profession après l’autre, on a découvert que
la femme est capable de faire nombre de choses que l’on
croyait du seul ressort de l’homme. Aucun des opposants à la
proposition n’oserait affirmer que la femme ait moins de
piété, de zèle, de connaissances que l'homme ou qu’il lui
manque certaines autres qualifications pour le ministère pas
toral. Qu’est-ce qui nous empêche alors, sinon les préjugés
engendrés par nos traditions, de mobiliser ces importantes
réserves qui viendraient grossir les rangs de nos prêtres, si la
femme était, comme dans d’autres professions, mise sur le
même plan que l’homme? Et à l’encontre de ce déferlement
de bon sens, les adversaires (dont nombre de femmes) n’ont
de prime abord rien à présenter, si ce n’est une répugnance
instinctive, un malaise indéfinissable.
Qu’une telle réaction n’a pas sa source dans le mépris de la
femme, cela ressort, à mon avis, clairement de l’Histoire. Le
moyen âge a poussé la vénération d’une femme à un tel

86
extrême qu’on pourrait presque lui faire le reproche d’avoir
élevé la Sainte Vierge au rang de «la quatrième personne de la
Trinité». Mais, autant que je sache, jamais on ne lui a attribué
à l’époque médiévale quelque chose qui aurait pu avoir une
ressemblance même lointaine avec le sacerdoce. Le salut tout
entier dépendait de la décision qu’elle avait prise en disant:
«Ecce ancilla.»* Neuf mois durant, elle était unie à la Parole
éternelle dans une inconcevable intimité. Plus tard, elle se
tenait au pied de la croix.61 Mais elle n’était présente ni lors de
l’institution de la Cène,62 ni lors de l’effusion du Saint-Esprit le
jour de la Pentecôte63. Tel est le témoignage de l’Ecriture. Et
vous ne pouvez pas le récuser en alléguant que les mœurs du
pays ou de l’époque condamnaient la femme au silence et à
l’effacement. Il y avait des femmes prêcheuses. Un homme
avait quatre filles qui prophétisaient, c’est-à-dire prêchaient. 61
11 y avait des prophétesses même à l’époque de l’Ancien
Testament - des prophétesses et non des prêtresses.
Là-dessus, la plupart de nos réformateurs poseront sans
doute cette question pleine de bon sens: «Si une femme peut
prêcher, pourquoi ne ferait-elle pas le reste du travail pasto
ral?» La gêne de mon côté augmente. Nous commençons à
sentir que ce qui nous sépare des innovateurs, c’est la façon
d’interpréter le mot «prêtre». Plus ils parlent (avec raison) des
aptitudes de la femme aux tâches administratives, de son tact
et de sa sensibilité en tant que conseillère, de son don naturel
pour les visites, plus nous avons l’impression que l’on oublie
l’essentiel. Pour nous, un prêtre est avant tout un représentant
dont la mission est double: de nous représenter auprès de
Dieu et de représenter Dieu auprès de nous. Pour s’en rendre
compte, il suffit de voir ce qui se passe à l’église. Tantôt le
prêtre nous montre le dos parce qu’il est tourné vers l’est - il
parle à Dieu de notre part. Tantôt il est tourné vers nous et
nous parle de la part de Dieu. Nous n’avons aucune objection
que la femme fasse la première chose. La difficulté réside dans
la seconde. Mais pourquoi donc? Pourquoi une femme ne
représenterait-elle pas, elle aussi, Dieu de cette façon-là?
Certainement pas parce qu’elle serait nécessairement moins
sainte ou moins charitable ou plus stupide que l’homme. En ce

87
sens, elle peut être tout aussi «semblable à Dieu» que
l’homme; et dans certains cas même davantage. Peut-être
comprendra-t-on mieux dans quel sens elle ne peut pas repré
senter Dieu si l’on aborde la question par l’autre bout.
Supposons qu’un de nos réformateurs cesse de dire qu’une
femme peut être semblable à Dieu et qu'il se mette à dire que
Dieu est semblable à une femme de bien. Ou qu'il prétende
que l’on peut tout aussi bien prier «Notre Mère qui es aux
cieux» que «Notre Père». Ou encore qu'il suggère que lors de
l’incarnation, Dieu aurait tout aussi bien pu prendre la forme
d’une femme que celle d’un homme, que la deuxième per
sonne de la Trinité aurait tout aussi bien pu être appelée la
Fille que le Fils de Dieu et que les rôles pourraient fort bien
être renversés dans l’union mystique entre lui et l'Eglise, celle-
ci étant l’Epoux et le Christ l’Epouse. Prétendre que la femme
peut représenter Dieu au même titre qu’un prêtre implique, à
mon sens, tout ceci.
Il n’y a pas l’ombre d’un doute que si ces idées étaient
acceptées, nous nous embarquerions dans une nouvelle reli
gion. On a, bien sûr, déjà adoré des déesses, et nombre de
religions ont eu leurs prêtresses. Mais dans leur essence, ces
religions sont tout à fait différentes du christianisme. Le bon
sens, sans tenir compte du malaise - pour ne pas dire de
l’horreur - qu’éprouveront la plupart des chrétiens à l’idée de
mettre au féminin tous nos termes théologiques, dira: «Pour
quoi pas? Dieu n’étant pas un être biologique et n’ayant pas
de sexe, peu importe qu’on l’appelle il ou elle, Père ou Mère,
Fils ou Fille.»
Mais nous les chrétiens, nous croyons que c’est Dieu qui
nous a appris comment parler de lui. Dire que cela n’a pas
d’importance signifie ou bien que la terminologie masculine
de la Bible n’est pas inspirée mais est d’origine purement
humaine, ou bien que, tout en étant inspirée, elle est parfaite
ment arbitraire et tout à fait accessoire. Ceci est sûrement
inadmissible; ou, si on l’admettait, ce serait un argument, non
en faveur du ministère pastoral féminin, mais contre le chris
tianisme lui-même.
De plus, ceci est fondé sur une vue superficielle du langage

88
figuré. Sans entrer dans le domaine religieux, nous savons par
notre expérience de la poésie à quel point l’image et la réalité
sont indissociables - bien plus que notre bon sens est disposé à
l’admettre. De ce fait, un enfant auquel on apprendrait à prier
une «Mère dans les cieux» aurait une vie religieuse radicale
ment différente de celle d’un enfant chrétien. Et comme
l’image et la réalité forment une unité organique, le corps et
l’âme le font aussi pour le chrétien.
Mais par le changement qu’ils proposent, les innovateurs se
rangent en fait à l’opinion que le sexe est quelque chose de
purement extérieur qui n'a rien à voir avec la vie spirituelle.
Dire que l'homme et la femme sont également qualifiés pour
une certaine profession, c’est sous-entendre que leur sexe n’a
rien à voir avec l’exercice de celle-ci. Dans ce contexte, on les
considère comme des êtres asexués. Au fur et à mesure que
l’Etat grandit et ressemble de plus en plus à une ruche ou à
une fourmilière, il a besoin de plus en plus de fonctionnaires
qu’on peut traiter comme si, à l'exemple de certaines abeilles
ou fourmis, ils étaient neutres. Ceci est peut-être inévitable
dans la vie séculière. Mais dans la vie chrétienne, il nous faut
revenir à la réalité. Car là, nous ne sommes pas des éléments
homogènes et interchangeables, mais les organes différents et
complémentaires du corps mystique de Christ.
Lady Nunbumholme65 a prétendu que l’égalité de l’homme
et de la femme était un principe chrétien. Je ne me souviens
plus du texte des Ecritures ou des Pères de l’Eglise ou de
Hooker66 ou du Prayer Book qui dit cela. Mais je n’insisterai
pas là-dessus. Je mettrai plutôt l’accent sur le fait qu’à moins
qu’ega/ signifie interchangeable, l’égalité ne milite pas du tout
en faveur du ministère pastoral féminin. D’ailleurs, le genre
d’égalité où égal veut dire interchangeable (comme celle des
comptoirs ou des machines du même type) est, lorsqu’il s’agit
d’êtres humains, une fiction légale. Celle-ci peut s’avérer
utile, mais dans l’Eglise nous ne voulons pas de fiction. Une
des raisons pour lesquelles le sexe a été créé était de nous faire
comprendre les choses cachées de Dieu. Une des fonctions du
mariage est de symboliser l’union du Christ avec son Eglise.
Nous n’avons aucun droit de jongler avec les signes vivants et

89
séminaux que Dieu a peints sur la toile de notre vie comme s’il
s'agissait de simples figures géométriques.
Le bon sens objectera qu’il s’agit là d'une façon «mystique»
de voir les choses. C’est vrai. L’Eglise affirme avoir reçu une
révélation. Si cette assertion est fausse, plutôt que d'instaurer
des prêtresses, il s’agit de supprimer les prêtres! Si elle est
vraie, il faut s’attendre à trouver dans l’Eglise un élément que
les incroyants qualifieront d’irrationnel et les chrétiens de
suprarationnel. Quelque chose en elle doit, en fait, être
inaccessible à la raison, sans pour autant lui être contraire - un
peu comme le sexe et les sens sur le plan naturel. Et nous
touchons là au cœur du problème. L’Eglise anglicane ne
restera une Eglise qu’à condition de retenir cet élément qui
échappe à la raison. Si nous l’abandonnons et ne retenons que
ce qui peut se justifier au nom de la prudence ou de la
commodité devant le tribunal du bon sens, nous tournons le
dos à la révélation et revenons au vieux spectre de la religion
naturelle.
Il m’est pénible, en tant qu'homme, d’avoir à insister sur le
privilège - ou la charge - que la foi chrétienne confie aux gens
de mon sexe. Je me sens tout confus à la pensée de l’insuffi
sance de la plupart d’entre nous - actuellement et de tout
temps -, lorsqu’il s’agit de nous acquitter des fonctions de
cette charge. Mais comme le dit un vieux dicton militaire: «On
salue l’uniforme et non celui qui le porte.» Seul le porteur de
la tenue masculine peut (à titre provisoire, jusqu’à la parou-
sie67) représenter le Seigneur auprès de l’Eglise: car, indivi
duellement et collectivement, nous sommes tous, en un sens,
«féminins» par rapport à lui.
Nous les hommes, nous sommes souvent de mauvais prê
tres. Ceci provient du fait que nous ne sommes pas suffisam
ment «masculins». Mais le remède à ce mal n’est pas de faire
appel à d’autres qui ne le sont pas du tout. Un homme peut
être un très mauvais mari; mais les choses ne vont pas s’arran
ger en inversant les rôles. Il peut être un mauvais danseur. Le
remède est de lui donner régulièrement des leçons de danse et
non d’abolir, lors du bal, toute distinction de sexe en traitant
tous les danseurs comme «neutres». Cette dernière solution

90
serait bien sûr éminemment sensée, progressive, éclairée,
mais là encore «cela ressemblerait beaucoup moins à un bal».
Et ce parallèle entre l’Eglise et le bal n’est pas aussi fantai
siste que certains pourraient le croire. L’Eglise devrait ressem
bler plutôt à un bal qu’à une usine ou qu’à un parti politique.
A proprement parler, ces derniers sont sur la circonférence,
tandis que l’Eglise est au centre et le bal quelque part entre les
deux. L’usine et le parti politique sont des formations artifi
cielles - il suffit d’un coup de vent pour les renverser. Là, on
n'a pas affaire à des êtres humains dans leur totalité concrète,
mais seulement à de la «main-d’œuvre» ou à des «voix».
Bien sûr, je ne donne pas ici au mot «artificiel» un sens
péjoratif. De tels «artifices» sont nécessaires. Mais parce
qu’ils sont le produit de notre ingéniosité, nous avons toute
latitude de tergiverser, de mettre au rebut ou de tenter
n’importe quelle expérience. Mais le bal a pour but de styliser
quelque chose qui est naturel à l’homme et qui le touche dans
sa totalité, à savoir de courtiser une femme. Là nous ne
pouvons tergiverser ni trafiquer de la même manière. A plus
forte raison cela est-il vrai de l’Eglise. Car là nous avons
affaire à l'homme et à la femme, non seulement en tant
qu'entités naturelles, mais en tant qu'ombres vivantes et im
posantes de réalités qui nous dépassent, parce qu’elles sont
au-delà de nos possibilités et, en grande partie, de notre
appréhension directe. En fait, ce n’est pas nous qui en ferons
notre affaire, mais (comme nous l’apprendrons à nos dépens si
nous nous en mêlons) ce sont elles qui s’en prendront à nous.

91
Dieu au banc des accusés
(1948)

On m’a prié d’écrire un article sur les difficultés que l’on


rencontre de nos jours, lorsqu’on veut présenter la foi chré
tienne à un public de non-croyants. Le sujet est bien trop vaste
pour mes compétences, et il est impossible de le traiter à fond
dans les quelques pages de cet article. Car ces difficultés
varient selon l’auditoire auquel on s’adresse. Elles diffèrent
suivant que l’on parle à des Anglais ou à des Français, à des
enfants ou à des adultes, à des lettrés ou à des gens peu
cultivés.
Ma propre expérience se limite à un public anglais, composé
presque exclusivement d’adultes. Le plus souvent, je me suis
adressé à des hommes (et des femmes) servant dans la R. A.F.
(Royal Air Force), c’est-à-dire à des gens qui, sans être des
lettrés dans le sens académique du terme - pour la plupart du
moins -, possédaient cependant quelques notions scientifiques
et techniques élémentaires du fait de leur formation de méca
nicien, électricien ou opérateur de T.S.F., et faisaient ainsi
partie de ce qu’on pouvait appeler «l’intelligentsia du proléta
riat». J’ai aussi parlé aux étudiants de nos universités.
Le lecteur devra se souvenir des limites de mon expérience
dans ce domaine. J’ai pu constater moi-même la seule fois où
j’ai parlé à des soldats combien il est imprudent de générali
ser. Très rapidement, je me suis rendu compte que le niveau
intellectuel de l’armée était bien plus bas que celui de la
R. A.F. et qu’il fallait aborder différemment le sujet avec eux.
La première leçon que j’ai retirée de mes entretiens avec les
gens de la R.A.F. était que j’avais eu tort de penser que le

93
matérialisme était le seul adversaire considérable auquel nous
sommes confrontés. Au sein de «l’intelligentsia du prolétariat
anglais», le matérialisme n’était qu’une des nombreuses
croyances non chrétiennes représentées. Il y avait aussi des
adeptes de la théosophie, du spiritisme, du British Israeli-
tism*, etc. Il est vrai que l’Angleterre a toujours été une
pépinière d'excentriques; et je n’ai encore décelé aucun signe
de baisse dans leur nombre. Ce n’est que très rarement que
j’ai rencontré des marxistes conséquents. N’y en avait-il que
très peu, ou bien n’osaient-ils pas le montrer en présence de
leurs officiers, ou encore les vrais marxistes ne venaient-ils pas
aux réunions où je parlais - je n’ai jamais pu le savoir.
La foi chrétienne elle-même, professée par certains, était
souvent teintée de panthéisme. Lorsque quelqu'un faisait une
affirmation qui témoignait d’une connaissance exacte et pro
fonde du christianisme - chose plutôt rare - , il s’agissait soit
d’un catholique, soit d’un membre d’un groupement évangéli
que. Mes auditoires estudiantins manifestaient - à un degré
moindre, il est vrai - le même flou théologique que ceux de la
R.A.F. Mais les déclarations claires et précises provenaient
généralement d’anglicans ou de catholiques; rarement, pour
ne pas dire jamais, d’évangéliques. Les différentes tendances
non chrétiennes mentionnées plus haut n’étaient pratique
ment pas représentées.
La deuxième chose que la R.A.F. m’apprit était que le
prolétariat anglais manifestait à l’égard de l’Histoire un scepti
cisme difficilement imaginable pour un lettré. Ceci me semble
être le fossé le plus profond qui sépare l’homme cultivé de
celui qui ne l’est pas. En général, presque sans s’en rendre
compte, une personne instruite considère le présent comme
l’aboutissement de ce qui s’est passé au cours des siècles. Dans
l’esprit de mes auditeurs de la R.A.F., une telle perspec
tive était totalement absente. J’ai eu l’impression qu’ils
ne croyaient pas que nous avions le moindre renseignement
digne de foi sur l’homme historique. Mais, chose curieuse,
ceci s’alliait souvent à une conviction profonde que nous sa
vions énormément de choses sur l’homme préhistorique; sans
doute parce qu’on a étiqueté l’homme préhistorique comme

94
«science» (qui est fiable), tandis que Napoléon ou Jules César
sont catalogués sous «histoire» (qui ne l’est pas). Ainsi, l’i
mage pseudo-scientifique de «l’homme des cavernes» et celle
du «présent» constituaient la quasi-totalité de ce qui meublait
leur imagination; entre les deux, il y avait une zone d’ombre
de peu d’importance, où se mouvaient comme dans un brouil
lard les formes fantomatiques de soldats romains, de dili
gences, de pirates, de chevaliers armés jusqu’aux dents, de
voleurs de grands chemins, etc. J’avais supposé que mes
auditeurs ne croyaient pas aux Evangiles à cause des miracles
qui y étaient relatés. Mais à présent je pense plutôt qu’ils ne
s’y fiaient pas uniquement parce que ceux-ci traitaient d’évé
nements qui se sont passés il y a fort longtemps; que la bataille
d'Actium les laissait aussi incrédules que la résurrection de
Jésus - exactement pour la même raison. Parfois, ils invo
quaient à l’appui de leur scepticisme l’argument du manque de
fiabilité de tous les manuscrits: avant l’invention de l’imprime
rie, en les copiant et les recopiant, on les avait changés au
point de les rendre méconnaissables. Et là, j’eus une autre
surprise. Lorsque leur scepticisme historique prenait cette
forme rationnelle, ils le tempéraient parfois en affirmant qu’il
existait «une science appelée la critique textuelle» qui nous
fournissait d’excellentes raisons de croire que certains textes
anciens étaient dignes de foi. Cette adhésion tacite à l’autorité
des spécialistes est des plus significatives: non seulement par
son ingénuité, mais aussi parce qu’elle confirme un fait corro
boré par l’ensemble de mes expériences, à savoir que très
rarement l’opposition à laquelle nous nous heurtons est due à
de la malice ou de la suspicion. En général, elle provient d’un
doute sincère, découlant souvent de façon tout à fait logique
du «savoir» du sceptique.
Ma troisième découverte fut celle d’une difficulté qui me
semble être plus grande en Angleterre qu’ailleurs, à savoir le
problème de la langue. Dans toutes les sociétés humaines, la
langue parlée des milieux populaires diffère de celle employée
dans un milieu social plus élevé. La langue anglaise avec son
double vocabulaire (latin et vernaculaire), les usages des
Anglais (avec leur surprenante tolérance à l'égard de l'argot,

95
même dans la haute société) et la culture anglaise où il serait
impensable de trouver l’équivalent de l’Académie française,
élargissent considérablement ce fossé. On parle pratiquement
deux langues en Angleterre. Quiconque désire parler anglais
aux gens peu cultivés doit d'abord apprendre leur langue. Il ne
suffit pas qu’il s’abstienne d’utiliser certains mots qu’il consi
dère comme difficiles. Il faut qu’il découvre par des procédés
purement empiriques quels sont les mots qui font partie du
vocabulaire de son auditoire et quel est le sens qui leur est
donné.
Ainsi potentiel ne signifie pas «possible» mais «puissance»;
créature ne veut pas dire créature mais «animal»; primitif est
synonyme de «rude», de «maladroit», rude (souvent) de «sca
breux», d’«obscène»; l’Immaculée Conception (sauf dans la
bouche des catholiques) désigne la «conception virginale de
Jésus». Un être signifie «un être personnel»; un homme qui me
disait un jour: «Je crois au Saint-Esprit, mais je ne pense pas
qu’il soit un être», voulait dire: «Je crois qu’un tel être existe,
mais ce n’est pas un être personnel.» Par ailleurs, personnel a
parfois le sens de «corporel». Quand un Anglais peu cultivé
affirme qu’il croit «en Dieu, mais non en un Dieu personnel»,
il se peut qu’il veuille tout simplement dire qu’il n’est pas un
anthropomorphiste dans le sens étymologique du terme. Abs
trait semble avoir deux sens: (a) «immatériel», (b) «vague»,
«obscur», «impraticable». Dans le langage populaire, l’arith
métique n’est donc pas une science «abstraite». Pratique signi
fie souvent «économique», «utilitaire». Le terme «moralité»
est généralement synonyme de «chasteté»; lorsque quelqu’un
du peuple dit: «Je ne prétends pas que cette femme soit
immorale, mais je maintiens qu’elle est une voleuse», il ne dit
pas une absurdité, mais veut simplement dire: «Elle est
chaste, mais malhonnête». Chrétien est un terme élogieux
plutôt qu’un simple qualificatif; ainsi des «valeurs chré
tiennes» sont-elles «de hautes valeurs morales». Lorsqu’on dit
de quelqu’un: «Monsieur X n’est pas chrétien», c’est une
critique de son comportement et non une opinion émise sur sa
foi. Il faut également savoir que de deux mots, celui qui paraît
le plus compliqué au lettré peut très bien sembler le plus

96
simple à l’homme peu cultivé. On a ainsi suggéré récemment
de modifier le texte d'une prière récitée dans l’Eglise angli
cane. La requête que les magistrats «exercent vraiment et
indifféremment la justice» devait être changée en «exercent
vraiment et impartialement la justice». Un prêtre de campagne
m’a raconté que son sacristain comprenait et pouvait donner
le sens exact du terme «indifféremment», mais n’avait pas la
moindre idée de ce que signifiait «impartialement».
Celui qui veut prêcher aux Anglais doit donc apprendre
l'anglais populaire, comme un missionnaire doit apprendre le
bantou avant d’annoncer l’évangile aux Bantous. Ceci est
d'autant plus nécessaire qu’au cours d’une causerie ou d’une
discussion, des digressions sur le sens exact d'un mot lassent
très vite un auditoire populaire et risque même d’éveiller sa
méfiance. Aucun sujet ne les intéresse moins que la philo
logie.
Notre problème n’est donc souvent qu'un problème de
traduction. Aussi faudrait-il qu’à chaque ordination, on de
mande au candidat de traduire un passage d’un manuel de
théologie dans la langue vernaculaire. Ce genre d’effort peut
sembler laborieux, mais il est payant. En essayant de rendre la
doctrine dans la langue du peuple, nous découvrons à quel
point nous l’avons nous-mêmes comprise. Notre incapacité de
la traduire peut provenir de notre ignorance du langage popu
laire; mais bien plus souvent elle met au grand jour le fait que
nous ne savons pas exactement de quoi nous parlons.
A part ce problème linguistique, la plus grande barrière à
laquelle je me suis heurté était l’absence quasi totale de
conviction de péché chez mes auditeurs. Ceci m’a davantage
frappé lorsque je parlais aux gens de la R. A.F. que lorsque je
m’adressais à des étudiants; soit que (comme je le pense) le
prolétariat soit plus propre-juste que les autres classes so
ciales, soit que les gens cultivés arrivent à mieux cacher leur
orgueil, ce fait nous met dans une situation toute nouvelle.
Les prédicateurs de l’Eglise primitive pouvaient s’attendre à
trouver chez leurs auditeurs - qu’ils soient juifs, prosélytes ou
païens - un certain sentiment de culpabilité. Que cela était le
cas chez les païens ressort du fait que les épicuriens, ainsi que

97
les religions à mystères, prétendaient (bien que par des
moyens différents) apaiser les consciences. Aussi le message
chrétien était-il accueilli un peu partout comme l’évangile, la
bonne nouvelle. Il annonçait la guérison à ceux qui se savaient
malades. Nous, par contre, nous devons convaincre nos audi
teurs du diagnostic qu’ils refusent d’accepter avant de pouvoir
nous attendre à ce qu’ils réagissent à l’offre du remède.
Dans l’Antiquité, l’homme s’approchait de Dieu (ou même
des dieux) comme un accusé se présente devant son juge. A
notre époque, les rôles sont intervertis. C’est l’homme qui
juge et Dieu qui est au banc des accusés. L’homme est sans
doute un juge clément. Si Dieu a quelque chose à dire pour sa
défense, lorsqu’on lui fait grief d’être le dieu qui permet la
guerre, la pauvreté et la maladie, il est prêt à l’écouter. Le
procès peut même se terminer par l’acquittement de Dieu. La
chose significative est que l’homme occupe le siège du juge et
Dieu le banc des accusés.
En général cela ne sert à rien de combattre cette attitude en
insistant, comme le faisaient les prédicateurs d’autrefois, sur
des péchés tels que l’ivrognerie ou la luxure. Le prolétariat
d’aujourd’hui ne se soûle plus. Pour ce qui est de la luxure, la
contraception a entraîné un changement radical. Aussi long
temps que ce péché risquait de causer la ruine sociale de la
jeune fille, en faisant d’elle la mère d’un bâtard, la plupart des
hommes reconnaissaient le péché pour ses retombées sociales,
et leur conscience en était souvent troublée. A présent qu’on
n’a plus à se soucier des conséquences, on ne considère
généralement plus qu’il s’agit d’un péché.
D’après mon expérience, il me semble donc que si nous
voulons éveiller la conscience de nos auditeurs, il faut le faire
différemment. Il faudrait plutôt leur parler d’orgueil, de dépit,
de jalousie, de lâcheté, de bassesse, etc. Mais je suis loin de
prétendre avoir trouvé la solution miracle à ce problème.
Finalement, je dois avouer que mon travail a grandement
souffert de l’intellectualisme incurable de mon approche.
L’appel simple et cordial («Viens à Jésus») est souvent plus
efficace. Mais il est préférable que ceux qui, comme moi,
n’ont pas reçu le don de le faire, s’en abstiennent.

98
Nous n’avons aucun droit
au bonheur
(1963)

«Après tout, dit Claire, ils avaient droit au bonheur.»


Nous discutions ensemble d’une fâcheuse affaire qui avait
ému tout le voisinage. M. A avait quitté Mme A et obtenu le
divorce pour pouvoir épouser Mme B qui avait, elle aussi,
divorcé pour se marier avec M. A. Il n’y avait pas l’ombre
d’un doute que M. A et Mme B étaient très épris l’un de
l’autre. S’ils continuaient à s’aimer ainsi, et si rien ne venait
altérer l’état de leur santé ou de leurs finances, ils pouvaient
logiquement s’attendre à être très heureux.
Il était tout aussi évident qu’ils n’avaient pas été heureux
avec leur premier conjoint. Mme B adorait son mari au début.
Mais il était revenu de la guerre en piteux état. On pensait
qu’il avait perdu sa virilité et on savait qu’il avait perdu son
emploi. La vie conjugale n’était plus ce qu’elle avait espéré.
Et la pauvre Mme A! Elle n’avait plus son charme, ni sa
vitalité d’autrefois. Il était fort possible que, comme le chu
chotaient certains, elle ait usé toutes ses forces à lui mettre des
enfants au monde et à le soigner durant la longue maladie qui
avait assombri les premières années de leur mariage.
Il ne faudrait cependant pas - cela soit dit en passant -
imaginer que M. A était le genre d’homme à se débarrasser de
sa femme comme on jette l’écorce après avoir pressé le fruit.
Le suicide de celle-ci fut pour lui un terrible choc. Nous le
savions tous, car il nous l’a dit lui-même. «Mais que pouvais-
je y faire? a-t-il ajouté. Un homme a droit au bonheur. Il
fallait que je saisisse ma chance lorsqu’elle s’est présentée.»

99
En partant, j’ai réfléchi à ce concept du «droit au bonheur».
Tout d'abord, cela m’a semblé aussi étrange que si l’on avait
parlé d’un droit à la chance. Car je crois - quoi qu’en dise une
certaine école de moralistes - que notre bonheur ou notre
malheur dépend en grande partie de circonstances qui échap
pent à tout contrôle humain. Un droit au bonheur n’a, à mes
yeux, pas beaucoup plus de sens qu'un droit à une stature de
deux mètres, à un père milliardaire ou à un temps favorable
chaque fois que l’on projette d'aller pique-niquer.
J’entends par droit une liberté qui m’est garantie par les lois
de la société dans laquelle je vis. Ainsi, j’ai le droit d’emprun
ter toutes les routes du pays, parce que la société m’octroie
cette liberté; c’est bien pour cela que nous parlons de routes
«publiques».
Je comprends aussi par droit une créance qui m’est garantie
par la loi et qui est liée à une obligation de la part d'autrui. Si
j’ai le droit de recevoir cent livres sterling de vous, ceci revient
à dire que vous avez le devoir de me les payer. Si la loi
autorise M. A à quitter sa femme et à séduire la femme de son
voisin, alors, par définition, M. A a légalement le droit de le
faire, et il est inutile de chercher à justifier son comportement
en invoquant son «droit au bonheur».
Bien sûr, ce n’est pas ce que Claire voulait dire. A son avis,
M. A avait non seulement légalement, mais aussi moralement
le droit d’agir comme il l’a fait. En d’autres termes, Claire est
- ou serait, si elle allait jusqu’au bout de ses idées - un
moraliste du type classique comme Thomas d’Aquin, Grotius,
Hooker et Locke. Elle croit que derrière les lois du pays, il y a
la loi naturelle.
Je suis d'accord avec elle. A mon avis, cette notion est à la
base de toute civilisation. Sans elle, les lois d’un Etat ont une
valeur absolue comme chez Hegel. On ne peut les critiquer
parce qu’il n’existe aucune norme qui permette de porter sur
elles un jugement de valeur.
La maxime de Claire: «Ils ont droit au bonheur» a une
ascendance vénérable. Dans des termes qui sont chers à tous
les hommes civilisés, et particulièrement aux Américains, il a

100
été établi qu’un des droits de l’homme est celui de «la pour
suite du bonheur». Et ceci nous amène au nœud du débat.
Que voulaient dire les auteurs de cette auguste déclaration?
Sans aucun doute n’entendaient-ils pas là que l’homme avait
le droit de rechercher le bonheur par n’importe quel moyen -
y compris le meurtre, le viol, le vol. la trahison ou la fraude.
On ne pourrait bâtir aucune société sur un tel fondement.
Ils voulaient dire: «être à la poursuite du bonheur par
n’importe quel moyen légitime»; c’est-à-dire par tous les
moyens sanctionnés de tous temps par la loi naturelle et à
présent par les lois du pays.
Il est vrai que ceci semble à première vue réduire leur
principe à une tautologie: l’homme, dans sa poursuite du
bonheur, a le droit de faire tout ce qu’il a le droit de faire.
Mais une tautologie, considérée à la lumière de son contexte
historique, n’est pas toujours stérile. La déclaration en ques
tion est avant tout un désaveu des principes politiques qui, des
siècles durant, ont gouverné l’Europe: un défi lancé aux
empires austro-hongrois et russe, à l’Angleterre d’avant l’acte
de réforme et à la France des Bourbons. Elle exige un même
droit pour tous: ce qui est permis à l’un dans sa poursuite du
bonheur doit l’être à tous; chaque homme - et pas seulement
les hommes d’une certaine caste, classe, position ou religion -
devrait être libre d’en user. A une époque où ceci est remis en
question par un pays après l’autre, un parti après l’autre, ne
l’appelons pas une tautologie stérile.
Ceci dit, nous voilà toujours au même point en ce qui
concerne la légitimité des moyens employés: dans la poursuite
du bonheur, quelles méthodes sont moralement approuvées
par la loi naturelle ou légalement sanctionnées par la législa
tion de tel ou tel pays? Sur ce point, je ne suis pas d’accord
avec Claire. Je ne pense pas qu’il soit tellement évident que les
gens aient ce «droit au bonheur» illimité préconisé par elle.
Tout d’abord, il me semble que lorsque Claire parle de
«bonheur», elle pense uniquement au «bonheur sexuel». Cela
en partie parce que les femmes comme Claire ne se servent
jamais du mot «bonheur» dans un sens autre que celui-ci. Et
en partie parce que je n’ai pas souvenir d’avoir jamais entendu

101
Claire plaider pour un autre droit que celui-là. Politiquement,
elle est plutôt de gauche et aurait été scandalisée si quelqu’un
avait osé défendre les agissements d’un brasseur d'affaires
sans scrupules - un vrai mangeur d'hommes - en alléguant que
son bonheur consistait à faire de l’argent et qu’il avait le droit
de poursuivre son bonheur. Elle est aussi une fanatique de
l’abstinence: je ne l’ai jamais entendue excuser un alcoolique
parce que, une fois ivre, il semblait heureux.
Un bon nombre de ses amis - et sourtout de ses amies - ont
souvent pensé (je les ai entendus le dire) que cela accroîtrait
sensiblement leur bonheur que de gifler Claire. Je doute fort
que celle-ci aurait voulu que sa théorie du droit au bonheur
soit appliquée à leur cas.
En fait, Claire ne fait que ce que le monde occidental est en
train de faire depuis une quarantaine d’années. Quand j'étais
jeune, tous les partisans des idées progressistes s’exclamaient:
«Pourquoi tant de pruderie? Traitons l’instinct sexuel comme
tous nos autres instincts.» J’étais assez naïf pour croire qu'ils
pensaient ce qu’ils disaient. J’ai découvert depuis qu’ils pen
saient tout juste le contraire: il fallait accorder une place
privilégiée au sexe, une place qu’aucun autre de nos instincts
n’avait jamais eue dans aucun de nos pays dits civilisés. De
l’aveu de tous, ceux-ci sans exception doivent être maîtrisés.
Céder aveuglement à son instinct de conservation est ce que
nous appelons de la lâcheté, et à son instinct de thésaurisation
de l’avarice. Il faut même résister au sommeil si, à l’armée, il
s’agit de monter la garde. Mais quand il s’agit de «deux paires
de jambes nues dans un lit», il semblerait qu’on soit prêt à
fermer l’œil sur toutes les vilenies et toutes les infidélités.
C’est comme si l’on avait une morale qui réprouvait le vol
de tous les fruits sauf celui des nectarines.
Mais si vous protestez contre cette façon de voir, on vous
opposera les éternels arguments sur la légitimité, la beauté, le
caractère sacro-saint de l’instinct sexuel et on vous soupçonne
ra d’avoir à son égard quelque préjugé puritain qui fait que
vous le considérez comme quelque de chose de déshonorant
ou de honteux. Je nie l’accusation. O Vénus née de l’écume,
rayonnante Aphrodite, Notre Dame de Chypre - jamais je

102
n’ai dit un traître mot contre toi! Si je m’oppose à ce que les
garçons volent mes nectarines, faut-il en conclure que j’ai
quelque chose contre les nectarines? Ou contre les garçons?
Ne serait-ce pas plutôt contre le vol?
La vérité des faits est adroitement camouflée par l’assertion
que la question de savoir si M. A a le «droit» de quitter sa
femme relève de «la morale sexuelle». Piller un verger n’est
pas un délit contre une morale particulière que nous appelle
rions «morale arboricole». C’est une atteinte à l’honnêteté.
De même, le comportement de M. A est une atteinte à la
fidélité (aux engagements solennels qu’il avait pris), à la
gratitude (envers celle à laquelle il était redevable d'avoir tant
fait pour lui) et au genre humain en général.
On attribue donc à l’instinct sexuel une position privilégiée
qui est contraire au bon sens. On l’invoque pour justifier un
comportement qui, s’il avait une autre motivation, serait taxé
d’impitoyable, de déloyal et d’injuste.
Bien que je ne voie aucune raison légitime d’accorder au
sexe ce genre de prérogative, je crois savoir pourquoi on le fait
malgré tout.
Il est dans la nature de toute passion érotique - contraire
ment au tenaillement passager du désir - de vous promettre
monts et merveilles. Aucun autre sentiment ne vous fait tant
espérer. Quels que soient les avantages que vos autres désirs
font miroiter devant vos yeux, aucun ne vous impressionne de
la même façon. Etant amoureux, on croit indubitablement
qu’on le restera jusqu’à sa mort et que la possession de l’être
aimé nous procurera, non seulement de fréquents moments
d'extase, mais un bonheur stable, fécond, profond, durable. A
ce moment-là, tout semble être en jeu. Si nous laissons passer
une telle chance, nous aurons vécu en vain. A la seule pensée
d’un pareil destin, nous sombrons dans les profondeurs abys
sales de l’apitoiement sur soi.
Hélas, ces promesses s’avèrent souvent trompeuses. Cha
que adulte tant soit peu expérimenté sait que ceci est vrai de
toute passion érotique (à l’exception de celle qu’il ressent lui-
même en ce moment précis). Nous faisons assez facilement la
part de l’exagération lorsque nos amis parlent de leurs amours

103
éternels. Nous savons qu’ils peuvent durer - ou ne pas durer.
Mais une union durable n’est pas forcément due à des débuts
prometteurs. Lorsqu’un couple se construit un bonheur sta
ble, ce n’est pas uniquement parce que les deux partenaires
sont éperdument amoureux l'un de l’autre, mais parce qu’ils
sont aussi, disons-Ie franchement, des gens de bien - un
couple discipliné, loyal, impartial et souple.
Si nous réclamons un «droit au bonheur (sexuel)» qui
détrône toutes les règles de conduite communément admises,
ce n’est pas en vertu de ce que l’expérience nous a appris à
propos de notre passion, mais de ce que celle-ci nous souffle à
l’oreille alors qu’elle exerce encore son emprise sur nous. De
ce fait, tandis que le mauvais comportement est réel et engen
dre misère et avilissement, le bonheur qu’il visait s’avère
illusoire maintes et maintes fois. Tout le monde (sauf M. A et
Mme B) sait que, dans un ou deux ans, M. A risque d'avoir les
mêmes raisons pour quitter sa deuxième femme que celles
qu’il avait pour divorcer d'avec la première. Il aura alors de
nouveau l’impression que tout est en jeu. Se croyant éperdu
ment amoureux, sa pitié envers lui-même étouffera toute pitié
envers l’autre.
Deux remarques encore avant de terminer.
Voici la première. Une société qui tolère l’infidélité conju
gale s’avère hostile à la femme à plus ou moins longue
échéance. La femme, quoi qu'en disent certaines chansons ou
satires d’origine masculine, est par nature davantage portée à
la monogamie que l’homme. C’est pour elle une nécessité
biologique. Là où il y a promiscuité entre les deux sexes, elle
sera donc plus souvent victime que coupable. Elle a aussi
davantage besoin de la sécurité du foyer. En outre, son
principal atout pour tenir son homme - sa beauté - diminue
d’année en année une fois qu’elle a atteint l’âge mûr, ce qui
n’est pas le cas des traits de caractère - la femme se souciant
moins de notre aspect physique - par lesquels nous tenons
notre femme. Ainsi dans le rude combat entre les deux sexes,
la femme est doublement désavantagée. Pour elle l’enjeu est
plus élevé, et elle a plus de chances de perdre la partie. Je n’ai
aucune sympathie pour le genre de moralistes qui lui jettent la

104
pierre parce qu’elle prend des airs de plus en plus provocants.
Ces indices d'une compétition de plus en plus âpre éveillent en
moi plutôt de la pitié.
En second lieu, bien qu'on réclame «le droit au bonheur»
surtout au profit de l'instinct sexuel, il me semble peu proba
ble qu’on s’en tienne là. Une fois admis dans un domaine, ce
principe funeste s’infiltrera peu à peu dans notre vie tout
entière. Ceci conduira à un type de société où non seulement
chaque homme, mais chaque instinct dans chaque homme
voudra qu’on lui donne carte blanche. A ce moment-là, même
si nos connaissances techniques nous permettront de survivre
plus longtemps, l’âme de notre civilisation sera morte, et celle-
ci ne tardera pas à disparaître sans même que l’on ose ajouter:
malheureusement.

105
Notes

1 Apocalypse 6,14
2 Apocalypse 20,11
3 Apocalypse 19,20; 20,10.14-15; 21,8
4 Matthieu 1,19
5 Matthieu 14,26; Marc 6,49; Jean 6,19
6 Lewis se réfère à un épisode de la Première Guerre mondiale: on rapporte
que des anges seraient apparus et auraient protégé les troupes britanni
ques lors de leur retraite de Mons (Belgique) le 26 août 1914. Un récent
résumé de l’événement par Jill Kitson a paru sous le titre: «Des anges
sont-ils apparus ou non aux troupes britanniques?» dans History Makers,
n° 3 (1969), pp. 132-133.
7 II Rois 19,35
8 Hérodote, Livre II, paragraphe 141
9 Jean 5,19
10 Jean 2,1-11
11 Matthieu 14,15-21 ; Marc 6,34-44; Luc 9,12-17; Jean 6,1-11
12 Matthieu 4,3; Luc 4,3
13 Matthieu 21,19; Marc 11,13-20
14 Dans ses Studies in Médiéval and Renaissance Literature, Lewis traite le
même sujet de façon plus détaillée dans le chapitre intitulé «Genius and
Genius», pp. 169-174 (édité par Walter Hooper, Cambridge, 1966).
15 Lewis fait référence aux Métamorphoses d’Ovide (43 av. J.C. à 18 ap.
J.C.).
16 par ex. Romains 8,22: «Nous savons que, jusqu’à ce jour, la création tout
entière soupire et souffre les douleurs de l’enfantement.»
17 Matthieu 17,1-9; Marc 9,2-10
18 Matthieu 14,26; Marc 6,49; Jean 6,19
19 Personnage d’un nursery rhyme:
«Humpty Dumpty sat on a wall,
Humpty Dumpty had a great fall;
Ail the King’s horses and ail the King’s men
Couldn’t put Humpty together again.»

107
20 Luc 24.13-31.36-37; Jean 20.14-16
21 Marc 16,14; Luc 24,31.36; Jean 20,19.26
22 Luc 24.42-43; Jean 21,13
23 II s’agit sans doute d’une citation inexacte de Wordsworth: «Moving about
in worlds not realized» (Intimations of Immortality, IX. 149).
24 Matthieu 12,39; 16,4; 24,24.30; Marc 13,22; 16,17.20; Luc 21,11.25
25 Matthieu 26,26; Marc 14,22; Luc 22,19; I Corinthiens 11,24
26 Sixteen Révélations of Divine Love, ch. 5, p. 9 (édité par Robert Hudles-
ton, Londres 1927)
27 Sir Edmund Taylor Whittaker, The Beginning and End of the World,
Riddell Memorial Lectures, Fourteenth Sériés (Oxford 1942), p. 40
28 Sir Arthur Stanley Eddington (1882-1944), célèbre astronome anglais
29 Claude Ptolémée vécut à Alexandrie au deuxième siècle ap. J.C. Réfé
rence est faite à son Almageste (ou Composition mathématique). Livre I.
ch. 5.
30 Biaise Pascal, Pensées, n° 206
31 Job 41,1.4.9
32 Matthieu 18,12; Luc 15.4
33 Alfred North Whitehead (1861-1947), philosophe et mathématicien an
glais
34 «Tout est toujours pareil.»
35 Apocalypse 20,11
36 Orgueil et préjugés, ch. 11. par la romancière anglaise Jane Austen (1775—
1817)
37 Titus Lucretius Carus, poète latin (99-55 av. J.C.)
38 Empereur romain (361-363 ap. J.C.)
39 Averroès de Cordoue, philosophe arabe (1126-1198), croyait qu’il n’exis
tait qu’une seule intelligence pour toute l'humanité et que chaque individu
en possédait une part; ce qui excluait toute immortalité personnelle.
40 «dans cette vallée de séparation»
41 Alfred Loisy (1857-1940), théologien français à l’origine du libéralisme
théologique
42 David Hume (1711-1776), historien et philosophe écossais. Voir en
particulier son essai sur les miracles dans les Essais philosophiques sur
l’entendement humain (1748).
43 par Sir George Frazer (1854-1941), ethnologue écossais
44 Jean 12,24; I Corinthiens 15,36
45 Matthieu 26,26; Marc 14,22; Luc 22,19; I Corinthiens 11,24
46 Henri Bergson (1859-1941). Sa religion naturelle apparaît surtout dans
Matière et mémoire (1896) et L’évolution créatrice (1907).
47 Jean 11,35
48 Luc 22,44
49 Religio Medici, première partie, paragraphe 40
50 Romains 8,23; 11,16; 16,5; I Corinthiens 15,20; Jacques 1,18; Apocalypse
14,4
51 Matthieu 14,29

108
52 Luc 12,10
53 I Corinthiens 13,10
54 par ex. Jean 5,20-30; Matthieu 26,64
55 Matthieu 23,37
56 Luc 5,34
57 par ex. Jean 8
58 Jean 8,58
59 Orgueil et préjugés, ch. 11
60 Après que l’ange Gabriel lui ait annoncé qu’elle avait trouvé grâce aux
yeux de Dieu et qu’elle allait enfanter le Christ, la Vierge s’écria: «Je suis
la servante du Seigneur» (Luc 1,38). Le Magnificat suit dans les versets 46
à 55.
61 Jean 19,25
62 Matthieu 26,26; Marc 14,22; Luc 22,19
63 Actes 2,1-21
64 Actes 21,9
65 Lady Nunburnholme, «Une pétition à la Conférence de Lambeth», Time
and Tide, Vol. XXIX, n° 28 (10 juillet 1948), p. 720
66 Richard Hooker (1554-1600), théologien anglais et auteur d'un des
classiques de la théologie anglicane: The Laws of Ecclesiastical Polity
67 Le futur retour en gloire de Jésus-Christ
68 Mouvement répandu dans les pays anglo-saxons qui identifie les «tribus
perdues d'Israël» avec les Britanniques et prétend que la dynastie de
David se serait perpétuée d’abord en Irlande, puis en Ecosse, puis en
Angleterre.

109
Table des matières

C. S. Lewis 5
Préface 7
Miracles 13
Dogme et univers 29
Le mythe devenu fait 41
Religion et science 47
Les lois de la nature 51
Le grand miracle 57
Homme ou lapin? 67
Le problème avec «X» est que... 73
Que faire de Jésus-Christ? 79
Des prêtresses dans P Eglise? 85
Dieu au banc des accusés 93
Nous n’avons aucun droit au bonheur 99
Notes 107

111
Du même auteur:

C. S. Lewis

Tactique du diable

104 pages, Paperback ebv n° 602

Les 31 lettres adressés par Screwtape, sous-secrétaire de l'Etat


satanique, à Wormwood, son «neveu» inexpérimenté, sont
une série de portraits remarquablement fidèles de la nature
humaine. En les lisant, on ne peut s’empêcher de penser:
«Comment C. S. Lewis a-t-il pu si bien me décrire?» Et si par
moments l'humour du livre nous fait sourire ou même rire aux
éclats, sa profonde sagesse nous donne toujours à réfléchir.
Wormwood a mission d’entraîner un jeune gentleman an
glais sur la mauvaise pente. L’«oncle» Screwtape n'est pas
satisfait des rapports envoyés par son «neveu» et lui répond en
lui faisant un véritable cours par correspondance sur les
techniques de la séduction.
En même temps, il se penche sur la vie intérieure du
protégé de Wormwood et révèle que ses bonnes résolutions
sont souvent piquées des vers, que ses vertus ne sont parfois
que le paravent de son égoïsme mais aussi qu’un démon lucide
ne devrait pas tabler sur une défaillance que l’homme a
sincèrement reconnue.
Dans ce cas particulier, le diable a essuyé un échec. La
lecture du chef-d’œuvre de C. S. Lewis devrait nous aider,
nous aussi, à déjouer ses ruses, et cela en nous faisant décou
vrir - derrière la façade qui le cache - notre vrai Moi et -
derrière les caricatures qui le masquent - le vrai visage du
malin.

Brunnen Verlag Bâle


A chaque fois que nous prenons un livre de C.S. Lewis pour
en lire quelques pages, c’est un peu comme si nous ouvrions
une fenêtre dans une chambre qui sent le renfermé. Ceci est
particulièrement vrai des courts articles qu’il a écrits poïir
certains journaux ou des sermons qu’il a publiés après les
avoir prêchés.
Qu’il s’agisse du «mythe du dieu qui meurt», des rapports
entre les lois de la nature et la volonté de Dieu ou de la
tendance de l’homme moderne à rendre Dieu responsable
pour tous les maux de l’univers, on a l’impression que la
façon directe d’aborder chaque question qui caractérise tous
les écrits de C.S. Lewis y apparaît plus clairement que jamais.
Non seulement l’auteur a lui-même une vue d’ensemble
remarquable, mais il réussit par son argumentation claire et
logique à entraîner ses lecteurs vers cette vision cohérente
des choses. Un vaste panorama s’étend ainsi devant le regard
de celui qui est prêt à donner à Dieu la place qui lui r . .

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ISBN 2 7350 0039 7 (SatOlj


SATOR/eÔK ISBN 3 7655 5606 8 (Brunnen)

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