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Tonino Benacquista

LE CONTRAT
Un western psychanalytique en deux actes et un
épilogue
ACTE PREMIER
Le rideau se lève sur un cabinet de psychanalyste : un bureau, un divan
face à la scène, un fauteuil placé derrière la tête du divan, un autre en vis-
à-vis.
Un homme est assis, seul, dans le fauteuil. C’est l’analyste.
La cinquantaine, habillé en tenue de ville classique, veste en velours
côtelé, chemise blanche, pantalon marron. Il compulse un bloc-notes, se
lève avec calme, s’approche du divan et échange la pièce de tissu carrée
sur l’appui-tête du divan avec une neuve qu’il sort d’un tiroir du bureau. Il
regarde sa montre, reste un instant immobile et va ouvrir la porte du
cabinet.
Un homme entre. C’est l’analysant. La cinquantaine, habillé en costume
noir, avec une cravate sobre. Ils se serrent la main. L’analysant découvre le
décor, l’inspecte du regard, visiblement mal à l’aise. L’analyste s’assoit
dans son fauteuil. L‘analysant reste un instant interloqué, il regarde le
divan, puis le fauteuil, sans savoir où s’installer. Il reste un instant debout,
hésitant. Avec un sourire gêné, il regarde l’analyste en montrant
alternativement le divan et le fauteuil en vis-à-vis.
L’ANALYSANT. — ...Où est-ce que je… Là ou… là… ?
Avec un sourire bienveillant, l’analyste désigne le fauteuil.
L’analysant s’assoit.
Les deux hommes se regardent, se jaugent. L’analysant croise les bras
avec des gestes empruntés, puis les décroise en se cherchant une attitude.
L’analyste garde un calme olympien en fixant l’analysant droit dans les
yeux. L’analysant essaie de mieux s’installer, il s’adosse, pose les mains sur
les bras du fauteuil sans trop savoir ce qu’il doit faire de ses jambes et reste
dans une position étriquée. C’est comme s’il essayait de fuir le regard,
toujours droit, de l’analyste. Silence de plomb. Une sorte de face à face
s’engage, comme si l’analysant voulait soutenir le regard de l’analyste.
L’analyste est toujours aussi imperturbable.
L’analysant s’exprime dans un phrasé chaotique, douloureux, entrecoupé
de silences.
L’ANALYSANT. — ...On m’a dit que vous étiez le meilleur…
Silence.
Remarquez je n’ai pas attendu qu’on me le dise, j’ai compris tout seul
quand je vous ai vu, l’autre nuit, à la télé, je n’arrivais pas à dormir… Ça se
passait dans un hôpital… Ça doit vous dire quelque chose, non ?
Il attend une réponse, l’analyste sourit poliment.
...Je dois vous appeler docteur ou… autrement ?
L’analyste ne répond pas, ce qui n’empêche pas l’analysant de dire,
déboussolé :
...Vous êtes sûr ? Enfin, je veux dire… c’est comme je veux
apparemment, non ? (Il s’emmêle de plus en plus.)
Ça a été facile de vous retrouver, après cette émission de télé, il y avait
votre nom au générique, dans les remerciements, et j’ai eu votre numéro de
téléphone dans l’annuaire… (Il essaie de rendre intéressant ce qu’il dit.)
Enfin… le numéro de votre cabinet, pas votre numéro personnel, et c’est là
que vous m’avez donné rendez-vous. C’était gentil de trouver un moment,
je suppose que vous devez avoir beaucoup de clients, puisque vous êtes un
des meilleurs, paraît-il. On ne dit peut-être pas « client » non ? « Patient »
peut-être… ?
Pas de réponse.
...Je peux fumer… ?
L’analyste hoche la tête, l’analysant sort une cigarette, l’allume.
En fait, d’habitude je me retrouve dans des situations… plutôt comme la
vôtre… J’écoute. Je n’ai pas tellement besoin de parler… J’essaie de savoir,
de comprendre… L’économie de parole est une arme redoutable pour qui
sait l’utiliser. Il vaut toujours mieux être celui qui écoute, hein ? Si on parle,
ça ne peut être que pour de mauvaises raisons. Soit on a quelque chose à
demander, soit on a quelque chose à vendre, soit on se plaint… (Il réfléchit
à ce qu’il vient de dire.) C’est mon cas, d’ailleurs… Et je n’aime pas me
plaindre. C’est pour ça que ça me fait bizarre, d’être là.
Un temps.
Il faut qu’on parle d’argent, non ? On m’a dit que c’était important.
L’analyste ne réagit pas.
De toute façon, ce n’est pas un problème. C’est même un gage de qualité.
Je veux toujours ce qu’il y a de meilleur. Les gens avec qui je travaille, si je
ne les ai pas formés moi-même, c’est eux qui viennent à moi. Tout le monde
veut ce qu’il y a de mieux.
Pause légèrement plus longue.
Peut-être que je dis des choses pas… pas importantes, docteur… Je ne
sais pas vraiment par quoi commencer… C’est pas évident d’avouer des
trucs qui… (Il ne finit pas.)
L’ANALYSTE. — Avouer ?
L’ANALYSANT, surpris. — ...Ce n’est pas ce que je veux dire…
Silence.
Avant de venir ici, j’ai essayé d’autres solutions. J’en ai vu, des toubibs et
des toubibs, depuis que… (il se frappe le cœur avec le poing :) que ça tape
là-dedans. Ils m’ont tous dit que c’était là que ça se passait. (Il montre son
crâne.) Au début, on a du mal à l’admettre, on se dit qu’on est quand même
pas fou et puis… et puis on a peur de le devenir. On veut lutter seul mais on
comprend vite qu’on n’est pas le plus fort contre le mal. D’ailleurs plus ça
fait mal et moins on a honte d’appeler au secours… C’est ça ou se taper la
tête contre les murs pour que la douleur cesse… On se dit que si on ne
trouve pas quelqu’un pour vous tirer de là, personne ne sait comment ça
peut finir… Moi, j’ai l’habitude qu’on m’obéisse, à commencer par mon
corps…
L’ANALYSTE. — Parlez-moi des symptômes.
L’ANALYSANT. — Ça se passe en trois temps et dans des situations
banales, presque quotidiennes. Tout à coup, le cœur s’emballe sans raison
apparente, et j’ai l’impression que ça ne s’arrêtera plus, que ça va finir par
exploser, badam badam badam, ça me résonne jusque dans les tympans.
Tout de suite après j’ai mal au ventre, comme si une vrille me perçait
l’estomac, ou non, c’est comme du plomb que je prendrais dans les tripes,
oui ce serait plutôt ça, du plomb encore chaud, du 9 mm, bing, en plein dans
l’intestin, là où ça prend des heures avant de crever. (L’analysant semble
éprouver une difficulté à parler.) Et je me traîne, les bras croisés, comme
ça. (Il croise les bras sur son ventre.) La troisième phase, c’est la
suffocation, c’est comme vous en parliez à la télé, exactement pareil, sueurs
froides, respiration en apnée… C’est exactement comme si on me
maintenait la tête sous l’eau et qu’on me laissait remonter au dernier
moment…
Silence. L’analysant se calme lentement.
L’ANALYSTE. — Ça vous est arrivé quand, la première fois ?
L’ANALYSANT. — Il y a trois mois. Dans un parking.
L’ANALYSTE. — Un parking ?
L’ANALYSANT. — Oui, vous savez ces trucs qui descendent comme ça.
(Du doigt, il fait le geste « en colimaçon ».) J’étais avec mon équipe, dans
la voiture, on s’est mis à tournoyer là-dedans et à chaque palier je sentais…
(une main sur son cou) comme un tour de garrot, là. Je ne voulais pas qu’on
me voie comme ça, j’ai dû prétexter un besoin urgent, je sais c’est bête,
mais je n’ai rien trouvé d’autre, dès que nous sommes sortis du parking, je
me suis précipité dans le premier bistrot, pour m’enfermer, le temps que la
crise passe. J’ai bien cru y rester…
L’ANALYSTE. — Ça vous arrive souvent ?
L’ANALYSANT, haché. — Deux, trois fois par semaine, peut-être plus…
Au début, je me suis demandé si ce n’était pas à cause de la voiture, tout
bêtement… Je passe ma vie dans les voitures… Les rendez-vous, les
voyages d’affaires. Je navigue un peu partout en Europe… C’est mon
territoire, l’Europe. Bientôt, j’irai travailler avec les Américains, le marché
commence à s’ouvrir, et ce n’est pas facile.
Un temps.
Il doit y avoir aussi de ce fameux stress du businessman, dans ce que
j’ai… Pas facile à gérer, tout ça… Entre une Bourse qu’il faut tout le temps
surveiller, les menace d’O.P.A. des concurrents, et toute une hiérarchie qui
compte sur vous… Il y a de quoi en attraper des ulcères et des nervous
breakdown, comme ils disent… Moi, en général, je tiens bien le coup, je
crois même que cette compétition permanente me sert de batterie… Parfois,
dans les longs trajets, c’est vrai que j’ai l’impression d’être oppressé, mais
ce n’est rien du tout en comparaison de ce que je vous ai décrit… Depuis
qu’on a ouvert cette nouvelle autoroute, j’en ai fait, des kilomètres…
Un temps. Son ton devient plus sûr.
Remarquez, je ne vais pas me plaindre. J’ai mis deux ans à monter cette
affaire-là, mais je ne regrette pas. Vous imaginez mille deux cents bornes en
ligne droite, plus de deux cents péages ! Et dire qu’une poignée d’élus
voulaient que ce soit gratuit! Pensez… Qu’est-ce qui est gratuit, de nos
jours ? La gratuité, ce n’est pas dans nos mœurs, à nous, les Latins.
Comment voulez-vous qu’un pays gagne de l’argent s’il n’a pas intégré tous
les mécanismes de la rentabilité, et Dieu sait s’ils sont sophistiqués. Il a
fallu se battre. Ah ! il fallait les voir, tous ces braves gens qui nous auraient
fait passer à côté de plusieurs milliards par an. Tout a fini par s’arranger, j’ai
employé les grands moyens et, pour l’instant, ils n’ont pas encore refait
surface.
L’ANALYSTE. — Vous leur maintenez la tête sous l’eau ?
L’analysant se redresse, surpris. Duel du regard, un instant. L’analysant
se réinstalle dans son fauteuil.
L’ANALYSANT. — Je ne voudrais pas que vous vous trompiez sur mon
compte, docteur. Tout ce que je vous ai décrit, mes malaises et tout le reste,
je ne sais pas ce que c’est, mais je sais que ce n’est pas de la peur. La peur,
je connais. Je sais même exactement, ce que c’est.
L’ANALYSTE. — Tiens tiens…
L’ANALYSANT. — La peur, c’est ce qui fait tourner notre petit monde.
Celui qui offre et celui qui demande ont peur. Ça fait marcher le commerce.
L’ANALYSTE. — Vous pouvez préciser ?
L’ANALYSANT. — Vous avez déjà écouté la radio, au réveil ? Moi je ne
le fais plus depuis des années, je n’ai pas le cœur assez bien accroché. On
vous annonce en vrac qu’il y a eu une émeute en bas de chez vous, qu’un
métro a explosé, qu’un ouragan a dévasté un pays entier, que l’effet de serre
va tous nous faire rôtir, qu’un krach boursier va vous plonger dans la
misère, qu’un nouveau virus vous guette, que la viande est contaminée, et
vous, par miracle, jour après jour, vous êtes toujours là, mais avec la peur
au ventre, et celle-là va vous faire dépenser de précieux deniers, et certains
tomberont dans ma poche! (Plus haché, comme si une idée en appelait une
autre :) C’est comme une sorte de matière première… Imaginez des geysers
de peur à tous les coins de rue, avec un débit constant, jour et nuit. Il y aura
toujours des petits malins comme moi pour venir récupérer tout ça et s’en
servir comme carburant… Ça fait marcher toutes les machines, la peur, ça
peut déplacer les montagnes et faire décoller les fusées !... La peur
systématisée est sûrement ce qui rapporte le plus d’argent, les narcodollars à
côté, c’est une aumône… Tenez, vous, par exemple, c’est aussi votre
matière première, la peur. Ça vous permet de gagner votre vie, et plutôt
bien, ça peut nourrir votre famille… Moi aussi, en quelque sorte, je suis
dans le même créneau, mais avec toute une organisation derrière moi… Et
eux, là-haut, ceux qui nous gouvernent, vous croyez qu’ils seraient en
mesure d’exercer un pouvoir s’ils ne s’appuyaient pas sur la peur
collective ?... Dans la rue, c’est pareil, vous croisez un regard mauvais, un
duel va s’engager jusqu’à ce que celui qui a le plus peur baisse les yeux. À
cette seconde précise, c’est une petite part de sa dignité qu’il perd. Et quand
ça s’effrite, il ne vous reste plus grand-chose. Savoir faire peur, c’est
dominer, vous n’êtes pas d’accord ?
L’analyste ne répond pas.
Ce que j’ai est tellement différent… Cette douleur au ventre n’a aucune
explication… Si j’avais peur de quelque chose j’essaierais par tous les
moyens de combattre ce quelque chose, de le tuer. Suffit d’identifier
l’ennemi, de bien se renseigner sur lui, et déjà il est moins hostile, plus
vulnérable… C’est un peu ça, le principe de la psychanalyse, docteur, non ?
L’ANALYSTE, après réflexion. — Parlez-moi de cet ennemi.
L’ANALYSANT. — Quand tout semble aller bien, il me tombe dessus
sans prévenir. Le plus souvent, au milieu de mes gars, et ça, ça m’est
interdit. C’est moi qui les ai formés, je leur ai appris à avoir de la volonté, à
tout supporter. Mais vous savez ce que c’est, l’autorité ça se fissure vite.
Alors je dois garder la face, c’est comme ça. Imaginez que vous
commenciez à suffoquer, là, devant moi, tout de suite, vous croyez que ça
m’inspirerait confiance ? Comment voulez-vous qu’on n’en profite pas ?
L’ANALYSTE. — Et de quelle manière en profiteriez-vous ?
Cette fois, c’est l’analysant qui préfère esquiver la question. Il laisse
passer un temps, et reprend sur un ton plus calme.
L’ANALYSANT. — Quand je vous ai vu à la télé, en train de parler avec
une telle précision de ce que je ressentais, je me suis dit : nom de Dieu, ce
type parle de moi ! Et ensuite je me suis dit que pour savoir aussi bien de
quoi on parle on y était forcément passé. Je me trompe ?
L’analyste n’esquisse pas le moindre geste. Silence total.
(D’une voix ferme :) Dans mon métier, j’ai parfois besoin qu’on réponde à
mes questions, c’est comme ça. Je dis « j’ai besoin » mais je devrais plutôt
dire « j’ai l’habitude ». Ce n’est quand même pas un gros effort de dire oui
ou non de temps en temps, non ?
Pas de réponse.
Tout le monde dit que vous êtes un fortiche ! Un cador ! On ne dirait pas,
à vous entendre, docteur !
L’agression ne porte pas. N’ayant pas de réponse, l’analysant se résigne.
(Plus calme :) C’est ça, la règle du jeu, alors ? Je crois que je commence à
comprendre… Vous avez raison, c’est important, le silence… Les gens
parlent toujours trop… Moi, mon état naturel, c’est le silence. Des fois, j’ai
l’impression que c’est un matériau qu’on sculpte, patiemment, comme un
menuisier. Je sais bien repérer une qualité de silence, vous savez. Et le
vôtre, il est en or, comme dit le proverbe. Le mien aussi, d’une certaine
manière. Mais votre silence et le mien n’ont rien à voir.
L’ANALYSTE, pour en savoir plus. — ...Oui ?
L’ANALYSANT. — Chez vous c’est un principe, chez moi c’est une
règle.
L’ANALYSTE. — Une règle ?
L’ANALYSANT. — La pire de toutes.
L’ANALYSTE. — C’est-à-dire ?
L’analysant se bloque, ne veut pas répondre, on sent un interdit. Il
embraye, presque souriant, et faussement détendu.
L’ANALYSANT. — Quand je pense que j’en paie un des fortunes pour
qu’il parle à ma place ! Et lui, il fait ça très bien. Je comprends pourquoi les
avocats, on appelle ça des bavards. Ce serait un peu le contraire de vous,
hein ? (Pas de réponse.) Un qu’on paie pour parler, l’autre pour écouter, la
vie est belle. Si vous pouviez vous arranger entre vous, ça me coûterait très
cher mais ça me ferait gagner un temps fou !
Il rit de son bon mot. L’analyste se fend d’un sourire bienveillant.
Seulement le problème, c’est qu’on ne peut pas déléguer tout le temps.
Parfois, il faut y mettre les mains.
L’ANALYSTE. — Tiens tiens…
L’ANALYSANT. — Bah oui, quoi… Il y a un jour où l’on ne peut
compter que sur soi. Faut pas croire que je suis arrivé là comme ça. (Il
claque des doigts.) j’ai dû apprendre, faire mes premières armes sur le
terrain, à la force du poignet. Dans mon métier, on en trouve, des héritiers,
des dauphins, mais ceux-là ne durent jamais longtemps…
L’ANALYSTE. — Qu’est-ce que vous évoque l’idée de main ?
L’ANALYSANT. — ...De main ? Je ne sais pas…
L’ANALYSTE. — Continuez.
L’ANALYSANT. — ...Je ne sais plus ce que je disais…
L’ANALYSTE. — Vous avez fait vos premières armes sur le terrain, à la
force du poignet.
L’ANALYSANT. — Ça, c’est rien de le dire. Et c’était une époque bien
plus dure qu’aujourd’hui. Les galons n’étaient pas faciles à gagner, c’est
moi qui vous le dis. La concurrence était rude, fallait se méfier de tout le
monde, même de ses meilleurs copains.
L’ANALYSTE, après un temps. — Et aujourd’hui vous pensez qu’il
serait peut-être bon de « baisser les armes » ?
L’ANALYSANT, sûr de lui. — Ça c’est pas mon genre. Je sais que je suis
censé faire ça en venant ici, mais j’en suis incapable. (Du doigt il montre
son crâne :) Y a toujours une petite veilleuse, là. Même quand je dors. Je ne
plaisante pas. Quand je m’endors, j’ai l’impression d’un troisième œil, au-
dessus de moi, il fait gaffe à ma place. Quand je reprends le contrôle, il a
disparu.
Un temps, l’analysant s’inquiète.
C’est grave, un truc comme ça ?
Toujours pas de réponse, mais cette fois, ça exaspère l’analysant qui tape
du poing contre le bras du fauteuil. Puis d’une voix ferme :
Bon, écoutez, je n’ai pas de temps à perdre, je suis venu ici parce que j’ai
des crises dont je dois absolument me débarrasser, sinon je suis foutu, c’est
clair ?
L’ANALYSTE. — Foutu… ?
L’ANALYSANT. — Out, K.-O., fini. Dans mes activités, c’est comme ça.
Plus on monte dans la hiérarchie et plus on est vulnérable, les Romains
avaient compris ça bien avant nous. Vous croyez que je serais venu vous
trouver s’il n’y avait pas urgence ? Vous êtes un technicien, et un des
meilleurs, alors prouvez-le-moi et vous ne vous en plaindrez pas. Vous
acceptez ce boulot ou pas ?
L’ANALYSTE. — Et vous ?
L’ANALYSANT. — Quoi, moi ?
L’ANALYSTE. — Vous acceptez ce travail, ou pas ?
L’analysant ne réagit pas.
Vous êtes prêt à vous lancer dans un travail qui peut prendre très
longtemps ? À vous forcer à voir clair en vous-même ? Certains ne le
peuvent pas.
L’ANALYSANT. — Qu’est-ce que vous entendez par « très
longtemps » ?
L’ANALYSTE. — Ça dépend de vous.
L’ANALYSANT. — Ça c’est bon pour les autres, ceux qui ont leur petite
existence bien réglée. Vous faites partie de leur planning qui ne change plus
depuis des années. On passe vous voir comme on se rend chez un oncle, an
début on se force et dès que c’est fini on en sort soulagé. Mais si vous
saviez ce que je vis, moi… j’ai toute une organisation derrière moi, je dois
prendre des décisions dont je ne pourrais même pas vous parler, vous ne
comprendriez pas ! Je contrôle le secteur le plus important de ce siècle, ce
qu’on appelle « la communication ». Les autoroutes, les lignes de
téléphone, les circuits informatiques. J’ai un pouvoir que certains chefs
d’État n’ont pas. Quand on y regarde de près, je régis la vie quotidienne de
millions de gens, et ils ne demandent que ça d’ailleurs ! Tous ces gens qui
bougent, qui parlent, qui « communiquent », ils ont fait de moi quelqu’un
d’indispensable. Quand vous vous faites livrer quelque chose à domicile, je
suis compris dans le service! Quand vous rendez visite à votre mère malade
en province, vous passez forcément par moi.
Un temps, regard plus inquiétant.
...Quand votre gosse vous appelle en P.C.V. de l’autre bout du monde, j’y
suis aussi pour quelque chose.
L’ANALYSTE, comme étonné. — Vous avez une mère en province ? Un
fils qui voyage beaucoup ?
L’ANALYSANT, du tac au tac. — Non. Et vous ?
L’ANALYSTE, un peu déconcerté. — Je ne pense pas que cela concerne
ce que nous faisons ici… Arrêtons-nous plutôt sur cette « communication »
qui semble vous donner toute satisfaction.
L’ANALYSANT. — Des années de mise au point, d’initiatives
personnelles, j’avais senti le vent venir, j’étais partout, les gens avec qui je
travaille m’ont fait confiance, j’avais mon équipe, il a fallu qu’à moi seul je
protège tout le secteur.
L’ANALYSTE. — Protéger ?
L’ANALYSANT. — Oui, protéger, toute chose a besoin d’être protégée,
non ? Vous croyez que la sécurité, ça existe à l’état de nature ? C’est parce
que la peur régit le monde qu’il a fallu inventer la protection. C’est pas à
vous que je vais l’apprendre. L’homme protège son territoire et sa famille,
la femme protège son enfant, et nous sommes tous censés être protégés par
notre beau pays, qui a tellement besoin de protéger son économie que tous
ceux qui ne peuvent pas se payer de protection font appel à d’autres
protecteurs.
L’ANALYSTE. — Vous sentez que vous avez besoin de protection ?
L’ANALYSANT. — Contre qui ?
L’ANALYSTE. — À vous de me le dire.
L’ANALYSANT. — Je vous l’ai déjà dit : je n’ai peur de personne.
L’ANALYSTE. — Un troisième œil ?
L’ANALYSANT. — ...Quoi ?
L’ANALYSTE. — Ce troisième œil qui vous regarde du matin au soir
toujours là, toujours en veille, même quand vous dormez. Il ne semble pas
vous protéger, mais plutôt vous épier.
L’ANALYSANT, légèrement irrité. — C’est ça, votre métier ? Guetter les
faux pas dans ce que l’autre raconte… Vous attendez qu’il sorte de la
tranchée, à découvert… qu’il avance en terrain inconnu, et tac, là vous lui
tombez dessus…
L’ANALYSTE. — Je cherche juste à savoir si je peux vous aider.
Un temps.
L’ANALYSANT, calmant le jeu. — ...Excusez-moi. C’est à cause de mes
angoisses, je vois des agressions partout. Je sais bien que vous êtes le
contraire, vous êtes là quand tous les autres ne peuvent plus rien, malgré
toute leur technologie. On m’a même conseillé de prendre des pilules, pour
éviter les crises, et j’ai essayé, pour voir. J’avais l’impression de regarder le
monde comme un petit pantin… pas plus d’énergie qu’une poupée en
chiffon… Je n’avais plus mal au ventre, mais j’avais cette sale impression
de tout garder là, sur le cœur, sans jamais le faire sortir. De traîner tout ça
avec moi. Excusez-moi encore…
L’ANALYSTE, après un temps. — Vous me parliez de ce secteur que
vous avez eu à protéger.
L’ANALYSANT. — Je suppose que vous n’avez jamais vu une meute de
députés se disputer le trajet d’une autoroute… Eux aussi, il faut les
protéger, mais contre eux-mêmes. De toute façon je ne vois pas pourquoi je
vous raconte ça, vous êtes sûrement à des milliers de kilomètres de tout ça.
L’ANALYSTE. — Avec ces nouveaux moyens de communication, ce
n’est plus si loin.
Les deux hommes sourient.
L’ANALYSANT. — Je ne suis pas sûr que vous me croyiez quand je vous
dis que j’ai un sixième sens pour les distances. Tenez, prenez deux points en
Europe, n’importe où, et je vous dis en combien de temps on peut les relier
l’un à l’autre, en voiture, en avion, en train, en ce que vous voulez, et
combien va vous coûter une communication téléphonique entre les deux.
L’ANALYSTE. — Alors comment se fait-il que vous en ayez, vous, des
difficultés de communication ?
L’ANALYSANT. — ...Pardon ?
L’ANALYSTE. — C’est bien pour ça que vous êtes venu me voir.
L’analysant soupire de dépit, comme pour se reprendre.
L’ANALYSANT. — J’avais un ami qui est mort maintenant, et qui me
disait toujours que souffrir, on n’était pas fait pour ça. Ça paraît drôle quand
je le dis, mais c’est vrai. Les hommes sont plus ou moins bien armés contre
ça. Pour moi, la douleur, ce serait comme un luxe, vous ne pouvez pas
comprendre… Je n’ai même pas eu à souffrir de la mort de mes parents,
j’avais quatre ans, c’est pour vous dire.
L’ANALYSTE. — Comment sont-ils morts ?
L’ANALYSANT. — Leucémie pour mon père, ma mère n’était pas bien
solide, elle l’a suivi de six mois. Sans parler des rapaces qui sont arrivés
tout de suite après la mort de mon père… La pauvre n’était pas de taille à
résister.
L’ANALYSTE. — Des « rapaces » ?
L’ANALYSANT. — Il y en a dans toutes les familles, ce sont ceux qui
arrivent les premiers à l’enterrement, comme pour avoir les meilleures
places. Certains venaient de très loin. Ma mère n’a pas su se défendre.
L’ANALYSTE. — Elle aurait eu besoin d’être « protégée » ?
L’ANALYSANT. — Sans doute, mais j’étais trop petit. De toute façon, je
l’ai à peine connue, cette pauvre femme, je n’ai même pas un seul souvenir
d’elle… Aujourd’hui j’espère juste qu’elle est morte de chagrin pour son
homme. Je ne le saurai jamais. Ma vraie famille, c’est celle qui m’a adopté,
je ne vais pas rentrer dans le détail. Enfin, pas tout de suite.
L’ANALYSTE. — Dites-m’en quand même quelques mots.
L’ANALYSANT. — On m’a confié à un cousin par alliance de ma mère,
il était dans la même branche que mon père. Lui et sa femme m’ont élevé
comme leur propre fils, d’ailleurs ils n’en avaient pas d’autre… Lui, c’était
un type exceptionnel. Je l’ai toujours appelé « le vieux », c’était affectueux.
On était à la campagne. (Souvenir presque ému.) Pour un gosse orphelin,
comme moi, c’était une chance de tomber sur lui. Quand il s’est retrouvé à
la retraite, il s’est consacré à la radiesthésie, c’était une passion qu’il avait
héritée de son père. Un jour, il a même trouvé un point d’eau dans le
village, avec sa baguette de sourcier. Parfois, il faisait confiance à son
pendule pour trouver l’endroit adéquat. Si je prenais une pièce de monnaie
et que je la cachais sous un des cinq bols que je retournais sur la table, il lui
suffisait de passer son pendule pour repérer le bon, et ça marchait toujours.
J’aurais donné n’importe quoi pour essayer, mais il refusait de me prêter
son pendule, il disait que c’était une question de fluide. De toute façon, ça
n’aurait pas marché, il fallait sûrement un don pour ça, et lui, il l’avait.
Un temps.
Je l’aimais beaucoup. Si je suis là où je suis aujourd’hui, c’est grâce à lui.
L’ANALYSTE. — Vous voulez dire que si vous êtes dans ce cabinet
aujourd’hui, c’est grâce à lui ?
L’ANALYSANT. — Faut pas relâcher la pression, avec vous, hein ?
L’ANALYSTE. — Si, justement. N’essayez pas d’organiser ce que vous
dites, parlez librement, comme cela vous vient.
L’ANALYSANT. — Parlez sans haine et sans crainte… j’ai déjà entendu
ça.
L’ANALYSTE. — C’est votre père adoptif qui vous disait que personne
n’était né pour souffrir ?
L’ANALYSANT. — Oui, c’est lui. Il me disait : « Pour ne jamais souffrir,
ne sois jamais en demande de rien. » De rien ! Et il avait raison, nom de
Dieu. Dès qu’on demande quoi que ce soit, on est foutu. Même ça (il fait
claquer deux de ses ongles) on vous le fera payer très cher si vous le
demandez. Alors, soit on prend, soit on attend qu’on vous l’offre. Lui, il
obtenait tout sans rien demander.
L’ANALYSTE. — Comment est-il mort ?
L’ANALYSANT, après une hésitation. — Je suis obligé de répondre ?
L’ANALYSTE. — C’est vous qui décidez.
L’ANALYSANT. — Ça, ça veut dire : « c’est dans votre intérêt ». Moi je
dois répondre à toutes les questions, vous à aucune, c’est ça ?
L’analyste ne réagit pas.
Dans la presse on a appelé ça un « règlement de compte », un peu comme
on dit longue maladie pour ne pas dire cancer.
L’ANALYSTE. — Vous pouvez m’en dire plus ?
L’ANALYSANT. — Vous êtes déjà allé au cinéma, non ? Eh bien, c’est
pareil sauf que ça n’a rien à voir. Le vieux y est passé à cause des
politiques, si je devais vous expliquer vous ne me croiriez pas. Le résultat
c’est un coup de fusil à pompe dans la tempe, au bord du Rhône. Et vous
voulez que je vous dise le plus drôle, dans cette histoire ? Le plus drôle ou
le plus triste… C’est que quand ils ont cherché son corps, les gendarmes ont
fait appel à un radiesthésiste parce qu’ils étaient incapables de remettre la
main dessus.
Pour la première fois, l’analyste perd de sa contenance. Son regard se
charge de gravité.
Ne soyez pas surpris, ça arrive dans la vie aussi, vous savez. Dans la vraie
vie de tous les jours.
L’analyste se concentre mais semble moins détendu.
L’ANALYSTE. — Il avait cessé d’être « le meilleur » ?
L’ANALYSANT. — Qui saura jamais… ? De toute façon, je ne suis pas
là pour le savoir. Je veux pouvoir respirer, je veux que tout recommence
comme avant, quand je ne me posais pas toutes ces questions. Il faut
chasser ces angoisses, docteur, j’ai besoin de fonctionner normalement vous
m’entendez ?
L’ANALYSTE. — Parlez-moi de cette violence qui vous entoure.
L’ANALYSANT. — La violence ?
L’ANALYSTE. — La mort de votre père adoptif, votre souci d’autorité
avec votre équipe, la « persuasion » dont vous faites preuve avec les
autorités locales.
L’ANALYSANT. — Ce qu’il y a de bien, chez vous, c’est qu’on va
rapidement à l’essentiel. La peur, la souffrance, la douleur, on n’est pas là
pour rigoler ! Je viens vous parler de mon mal de ventre et vous me faites
dire des choses que je n’ai même jamais pensées… Je ne sais déjà pas
parler de mes angoisses, qu’est-ce que vous voulez que je dise d’intéressant
sur des choses aussi compliquées ?
L’ANALYSTE. — Vous semblez assez renseigné, pourtant.
L’ANALYSANT. — ...Mon petit parcours personnel. On en a tous un.
L’ANALYSTE, pour acquiescer. — Hmm hmm.
L’ANALYSANT. — Qu’est-ce que je pourrais bien vous dire sur la
violence ? Ce n’est pas tellement le mot, qui me gêne, c’est votre « la ». la
violence. Il n’y en a pas qu’une, docteur. Ce serait trop simple. Et trop
triste.
L’ANALYSTE. — Vous voyez bien que vous trouvez des choses
intéressantes. Continuez.
L’ANALYSANT. — Vous connaissez la différence entre un artiste et un
artisan, docteur ?
L’ANALYSTE. — Non.
L’ANALYSANT. — L’artisan maîtrise tout. Il sait ce qu’il fait, pourquoi
il le fait et comment il doit le faire. L’artiste, lui, fait ce qui lui semble bien,
sans savoir pourquoi il le fait, ni où il va.
Un temps.
Eh bien, en résumé, je me classe du côté des artisans.
L’ANALYSTE. — Je ne suis pas sûr de vous suivre…
L’ANALYSANT. — Il y a deux types de violence, celle qui s’exerce sans
même savoir où elle veut en venir, de manière fulgurante et brutale. Et il y a
celle qui est presque étudiée, calibrée, scientifique. Vous voyez ce que je
veux dire ?
L’ANALYSTE. — Poursuivez…
L’ANALYSTE. — Pourtant, vous, votre rayon, c’est la violence, non ?
Celle des gens contre eux-mêmes, contre les autres, les parents, l’entourage,
les enfants, tout ça. Sans parler de celle des tarés, des dingues, les types qui
ont des accès de folie, les toxicos prêts à tuer, les petits crétins qui font des
conneries pour se donner l’air d’un rebelle, et tous ceux qui pètent les
plombs (il les imite :) « Société, je te hais! ». C’est eux, les spontanés! C’est
eux, les artistes! (Il s’emporte :) Vous avez dû étudier ça à l’école, non ?
Vous êtes censé en connaître un sacré bout sur la question !
L’ANALYSTE. — Mon parcours empirique n’a sans doute pas connu
autant d’étapes.
L’ANALYSANT. — Probable.
L’ANALYSTE. — Quand vous dites que vous vous classez parmi les
« artisans », vous voulez, d’une certaine manière, légitimer une autre
violence, plus professionnelle, le fruit d’une expérience. Un métier, plutôt
qu’une nécessité, ou un mode d’expression.
Un temps. L’analysant préfère esquiver.
L’ANALYSANT. — Je suis toujours épaté quand je vois la manière dont
on parle de violence, pas vous ?
Pas de réponse, cherchant son argumentaire :
Certains disent qu’elle vient de la rue, d’autres disent qu’elle vient du
pouvoir, d’autres de la télévision, d’autres du capitalisme, etc., et au milieu
de tout ça, personne n’est responsable de rien… Mais vous qui avez
l’habitude d’écouter, vous savez à quel point l’homme est un animal cruel.
Vous savez ce qu’il y a de plus réjouissant au monde pour l’homme de la
rue ? Écouter dans quelle panade est tombé le voisin ! Ça, il n’y a rien de
plus délicieux pour quatre-vingt-dix pour cent de la population. Moi, je
repère ça tout de suite, quand j’annonce à X que Y est dans une merde
noire, je vois dans son œil la petite étincelle de joie qui va le trahir, il va
même se fendre d’un « Mince alors, le pauvre mec… » avec un maximum
de conviction, alors qu’il a une terrible envie de se marrer. Le malheur des
uns est le bonheur des autres. C’est même souvent le seul ! Combien de fois
avez-vous haï quelqu’un au point de le voir crever ? Je ne connais personne
qui peut jurer le contraire. Même vous, docteur. Et si ce n’est pas le cas, ça
viendra un jour, vous verrez.
Silence tendu.
Des saints, il y en a peut-être un ou deux qui courent les rues, mais pas
plus. Pour tous les autres, le malheur ambiant est le seul rempart contre le
suicide. Si ça ne souffrait pas partout dans le monde, ils ne verraient aucune
raison de survivre. La douleur des autres leur donne espoir. C’est ça, pour
moi, la violence.
Un temps.
Vous ne vous êtes jamais demandé comment cette putain d’humanité,
toute pleine de bons sentiments, celle qui a domestiqué la nature et inventé
les religions, n’avait pas encore réussi, après tous ces siècles, à se
débarrasser du cynisme ? Je ne fais peut-être pas partie des saints mais je
hais les cyniques, docteur. Tous ceux qui disent « le monde est laid,
rendons-le encore plus laid en attendant l’Apocalypse ». Les cyniques ne se
mouillent jamais, eux, ils sont aux premières loges du spectacle de la
décadence et ils distribuent des bons et des mauvais points. Moi, je préfère
être violent que cynique. Je préfère être celui qui frappe plutôt que celui qui
se ravit de me voir frapper. Les cyniques ont des cols blancs et des mains
propres, ils pensent qu’à quelque chose malheur est bon, ça fait les grandes
œuvres. Tout ça me dégoûte. Pas vous ?
L’ANALYSTE. — Je ne parlais pas de cette violence-là.
L’ANALYSANT. — Non, bien sûr, vous parliez de la vraie, celle
répertoriée dans le Code pénal, celle des pros, ceux dont c’est « le métier »,
comme vous dites. Ils ont une grosse étiquette de vilain collée sur le front,
ils finissent en taule ou sous la seringue, et d’ailleurs pourquoi pas, ce sont
des métiers à risques, après tout, mais en attendant, ça rassure, et ça suffit
pour se ranger du bon côté.
L’ANALYSTE. — Il y en a donc un bon et un mauvais.
L’ANALYSANT, après un temps. — Docteur, vous savez comme moi
qu’il y a deux mondes, et je fais partie du second. Ça vous va comme
réponse ?
L’ANALYSTE. — Précisez.
L’ANALYSANT. — Je ne vais pas le refaire, ce monde, docteur. Ni le
vôtre ni le mien. D’ailleurs, nous ne nous serions jamais rencontrés, vous et
moi, si je n’avais pas ces angoisses de merde! Parce que dans mon monde
on n’a pas le droit d’être faible ou malade. Ce n’est pas moi qui ai fait les
règles! Quand on est jeune, on se dit qu’on va chambouler tout ça, et assez
vite on comprend qu’il faudra bien leur obéir.
L’ANALYSTE. — Tout dépend des règles en question.
L’ANALYSANT. — Les miennes sont moins cruelles que les vôtres,
docteur. Vous, vous regardez les autres souffrir, vous les laissez se débattre
sous vos yeux, et c’est comme ça que vous vivez. Tant que ça souffre, le
bifteck est assuré. (S’emportant :) Essayez de me dire que c’est faux,
regardez-moi bien et dites-moi que c’est faux! Regardez-moi, une seule
fois, bien dans les yeux, sans ce demi-sourire qui vous donne l’air d’un
costaud.
L’analyste est saisi par le ton qui monte.
L’ANALYSTE. — Je ne sais pas si nous allons pouvoir travailler
ensemble. Je peux vous donner plusieurs adresses.
L’ANALYSANT. — C’est vous que je veux, docteur.
L’ANALYSTE. — Vous n’êtes pas le seul à choisir, il faut qu’il y ait un
accord mutuel. Il nous sera impossible de passer un contrat, je préfère ne
pas m’engager.
L’analysant, contre toute attente, émet un ricanement.
Qu’est-ce qui vous fait rire ?
L’ANALYSANT. — Qu’est-ce que vous entendez par « contrat » ?
L’ANALYSTE. — C’est l’ensemble des modalités que définissent le
praticien et le patient, la fréquence des séances, leur prix, le type de
thérapie, etc.
L’ANALYSANT. — Moi aussi j’utilise de temps en temps le mot contrat.
L’ANALYSTE. — Je ne veux surtout pas savoir à quelles fins.
L’ANALYSANT. — Après tout, votre monde et le mien ne sont peut-être
pas si éloignés… On pourrait même trouver plus de rapprochements que
l’on pense, qui sait ?
L’ANALYSTE, se levant. — En tout cas nous allons devoir arrêter là,
nous ne passerons pas ce contrat vous et moi. En y regardant à deux fois,
vous comprendrez aussi que je ne vous donne pas l’adresse d’un confrère
qui sans doute aura les mêmes réticences que moi.
Se dirigeant vers la porte :
Je vous raccompagne…
L’ANALYSANT, se levant aussi. — Je pense que vous n’avez pas bien
compris quand je parle de règles…
L’analysant pose sa main sur l’épaule de l’analyste avec une incroyable
fermeté, il la presse comme un étau. L’analyste retient comme un petit cri
de douleur.
Retournez vous asseoir, docteur.
Une injonction à laquelle il est impossible de résister. Tétanisé, l’analyste
retourne s’asseoir.
Tout à l’heure, je vous ai dit qu’en venant vous voir, j’avais transgressé la
pire des règles. C’est même plus qu’une règle, c’est une loi. C’est une folie
que j’ai fait là.
L’ANALYSTE, presque déglutissant. — Une loi… ?
L’ANALYSANT. — La loi du silence, celle qui garantit le secret de mon
monde à moi.
Lentement, pour être « clair » :
Je suis venu seul. Ça m’a coûté beaucoup. Je ne ferai pas ça pour un autre.
C’est vous que j’ai choisi.
L’analyste respire profondément, pour retrouver son flegme, en attendant
de « négocier » ce moment. L’analysant s’approche de la fenêtre, regarde
dehors, et dit de dos :
Je comprends ce que vous ressentez, docteur. Moi aussi, quand je pense
tout maîtriser, on se charge de me rappeler que je ne maîtrise pas tout et
qu’il y toujours quelqu’un au-dessus de moi.
L’ANALYSTE, comme un risque. — Le fameux troisième œil…
L’analysant se retourne. On peut craindre un accès de violence. Au lieu
de ça, il sourit franchement.
L’ANALYSANT. — Ça ne s’apprend pas dans les écoles, ce genre de
trucs, si ? On a l’impression que ça vous vient naturellement, comme un
comique qui improvise du tac au tac. J’admire ça. Je savais que vous étiez
le meilleur. J’en étais sûr!
L’ANALYSTE, exagérément posé. — Je ne pense pas qu’il y ait de
meilleur. Il y a des rencontres qui se font, d’autres qui ne se font pas. Je ne
pense pas que vous ayez besoin de moi.
L’ANALYSANT. — Ça, c’est parce que nous n’avons pas encore parlé
argent.
L’ANALYSTE. — Ça ne rentre pas du tout en ligne de compte.
L’analysant déambule dans la pièce en soupesant les quelques objets sur
le bureau ou en jetant un œil sur les rares œuvres d’art.
L’ANALYSANT. — Bien sûr que si, docteur. Ne faites pas l’innocent, on
fait des ronds de jambe, des salamalecs, et au bout du compte on attend que
l’autre ouvre son porte-monnaie. Il paraît que vous êtes très cher... eh bien
moi, je double !
L’ANALYSTE. — Là n’est pas la question.
L’ANALYSANT. — Tout le monde a son prix. Et vous plus que les
autres. Ça doit être pénible comme boulot, écouter tous ces gens se
lamenter à longueur de journée. Moi je me ferais payer très cher pour
supporter ces jérémiades à n’en plus finir.
L’ANALYSTE. — Je ne sais pas comment vous dire ça, mais…
Il s’agite, désemparé.
L’ANALYSANT. — Je triple le prix des séances. J’ai de l’argent, je paie,
c’est normal, faut bien que ça marche aussi dans ce sens-là de temps en
temps.
L’ANALYSTE. — Je crois que vous ne voulez pas comprendre.
L’ANALYSANT. — Non… C’est vous qui ne voulez pas comprendre.
Laissez-moi vous raconter une histoire, puisque je suis là pour ça.
L’analyste se tait, dépassé.
Une histoire à quatre personnages. Quatre copains toujours fourrés
ensemble. Ils font leurs débuts, ils en veulent, ils sont fougueux, ils pensent
que leur vie va être une aventure exceptionnelle, et c’est bien parti pour. Ils
se font des serments, ils prononcent de grandes phrases solennelles sur
l’amitié, à la vie à la mort. Ils sont du même milieu et partagent les mêmes
ambitions. Le temps passe et chacun constitue sa propre équipe et se
spécialise dans des secteurs différents, mais tous les quatre sont tenus par
un pacte de non-ingérence. Et la vie continue comme ça quelques années,
jusqu’à ce que l’un d’entre eux, allez savoir si c’était le plus doué ou le plus
motivé, commence à avoir une cote terrible au sein de la hiérarchie. Il veut
même en faire profiter les trois autres sans s’apercevoir qu’ils sont en train
de fomenter une tentative de putsch minable pour récupérer son territoire.
« Mon Dieu, protégez-moi de mes amis, mes ennemis, je m’en charge… »,
vous connaissez la phrase. Leur truc était tellement mal organisé que le
quatrième a non seulement vu le coup venir, mais il s’est mis en tête de
retourner la situation en sa faveur. Et là, à la façon dont il les a piégés, il y
avait de quoi crier au chef-d’œuvre. Il les a mis à genoux, il s’est amusé
avec eux comme un chat qui a coincé trois petites souris prétentieuses et
tellement stupides… C’est à partir de ce jour-là qu’il a commencé à
vraiment aimer le pouvoir et trouver des délices dans la vengeance. (Il rit.)
Ah ça, il fallait les voir, les trois pieds nickelés ! Plus question de
triumvirat, plus question de jouer les alliances, tous aux abris! C’est la
débandade, ils paniquent, et petit à petit ça sert le pauvre malheureux qui a
perdu ses amis, mais qui a récupéré leurs business. C’était sûrement la
preuve qu’il les méritait, non ?
Un temps, pas de réponse.
Vous savez ce qu’ont fait les pieds nickelés, pour essayer de s’en sortir ?
Le premier est parti se faire oublier en Thaïlande. Il a voulu jouer la
distance. La fuite exotique… Dix-huit mille kilomètres, tout ça pour se
terrer dans un trou dont même les indigènes n’avaient jamais entendu
parler. Je ne sais pas combien de temps il aurait pu tenir, là-bas, allez
savoir…
Un temps.
Le deuxième, lui, a bravement demandé la protection de la police. En
échange de tuyaux de première importance, bien sûr. Un dur de dur qui
devient une balance, c’est pas une vraie misère ?! Et le troisième l’a joué
plus « civique », il a préféré aller en taule, persuadé d’y être plus en sécurité
qu’ailleurs.
L’ANALYSTE. — ...Pourquoi me racontez-vous tout ça ?
L’ANALYSANT. — Je savais bien que ça vous intéresserait. (Sourire
vainqueur.) Quelques jours plus tard on a retrouvé le premier, le ventre
ouvert sur une plage de Kosa Mui. Le deuxième, malgré sa résidence
surveillée, a reçu une balle dans le cœur, et une dans la tête, tirées depuis un
immeuble situé à un bon kilomètre de là. Et le troisième a été retrouvé, la
gorge tranchée, dans sa cellule.
Pause un peu plus marquée que les autres.
L’ANALYSTE. — Je vous ai demandé pourquoi vous me racontiez ça ?
L’ANALYSANT. — C’est exaspérant quand on ne répond pas aux
questions, hein docteur ? Quand on a la trouille, et qu’on a envie d’être
rassuré.
L’ANALYSTE, la peur au ventre. — C’était une démonstration
intéressante, mais je ne sais pas où elle nous mène.
L’ANALYSANT. — C’est pourtant clair, il n’y a qu’une seule chose à
comprendre : personne ne m’échappe.
Silence glacé.
Il va falloir que vous alliez chercher loin là-dedans (montrant son crâne)
pour savoir d’où vient le mal. Il doit y en avoir, des trucs emberlificotés, des
nœuds jamais dénoués, une vraie pelote de laine. C’est beaucoup de travail
en perspective pour débrouiller tout ça, mais je sais qu’on va y arriver.
L’ANALYSTE. — Je ne crois pas que nous soyons obligés d’aller
chercher si loin.
Le ton de l’analyste a changé. Plus grave. Son regard est fixe.
L’ANALYSANT. — Qu’est-ce que vous voulez dire ?
L’ANALYSTE. — Le mal n’est peut-être pas en vous mais tout autour.
Vous vivez pour et par la violence, c’est votre choix, mais je ne peux vous
être d’aucun secours. Sans doute, dans votre métier, il est courant de… (il
cherche ses mots et assez de courage :) d’exercer des pressions, mais
sachez que dans ce cabinet, toute idée de contrainte va à l’encontre de la
thérapie. (Presque souriant, comme s’il parlait à un enfant :) On ne peut
pas soigner quelqu’un sous la menace, encore moins le guérir.
L’ANALYSANT, d’une voix plus douce. — J’ai confiance en vous,
docteur. Ça m’arrive tellement rarement. Surtout avec un inconnu. Je ne
vous menace pas. Je me montre tel que je suis. Tout le monde a le droit
d’être soigné.
L’ANALYSTE. — Sans doute, mais je ne suis pas celui qu’il vous faut.
L’ANALYSANT. — Je ne suis pas quelqu’un d’aussi violent que vous
l’imaginez… Je suis un homme d’affaires qui vit selon d’autres lois. Ces.
trois types qui ont monté ce complot contre moi, c’était il y a vingt ans.
J’étais jeune. C’était mon baptême du feu, c’est comme ça que je me suis
fait ma place parmi les grands. Vingt ans… II y a prescription, vous ne
trouvez pas ?
L’ANALYSTE. — Là encore ce n’est pas à moi d’en juger.
L’ANALYSANT, plus sec. — Vous ne jugez pas, mais vous me renvoyez
cette « violence » au visage. Vous pensez que c’est facile ? Vous ne croyez
pas que la plupart du temps j’aimerais que les choses se passent autrement ?
Tenez, pas plus tard que dans un mois, je sais qu’un type est de passage à
Paris et…
L’ANALYSTE, le coupant. — Je ne tiens pas à en savoir plus !
L’ANALYSANT, sans freiner son débit. — ...et j’ai reçu l’ordre de mes
supérieurs de le neutraliser, eh bien je…
L’analyste veut l’interrompre mais n’y parvient pas, et se lève pour crier.
L’ANALYSTE. — Taisez-vous !
L’analysant s’interrompt, sans doute surpris par une réaction aussi
courageuse.
Comme vous l’avez dit à plusieurs reprises, nous vivons dans deux
mondes différents, et dans le mien, la protection de la police est
parfaitement légitime. Je suis un médecin, je n’en viendrais là qu’en
dernière extrémité, je préfère que vous quittiez ce cabinet pour ne plus
jamais revenir. Pour le reste, je suis astreint au secret professionnel, ne
craignez rien.
L’analyste va ouvrir sa porte, mais l’analysant ne bouge pas.
L’ANALYSANT. — Refermez cette porte.
L’ANALYSTE. — Sortez!
L’ANALYSTE, calme. — Refermez immédiatement cette porte. Liliane
va se faire un sang d’encre et Éric va devoir revenir de son poste à Sydney
plus tôt que prévu. Si on lui en laisse le temps.
L’analyste reste figé, sans réaction.
Vous n’avez toujours pas compris, docteur. Le simple fait d’entrer chez
vous, et il était déjà trop tard. Revenez vous asseoir.
L’analyste, abasourdi, referme sa porte.
Vous croyez que je serais venu vous voir, si j’avais eu une autre solution ?
Dans mon milieu, on trouve toujours des toubibs marrons, même des gens
très bien qui n’hésitent pas à vous soigner. On peut réveiller des grands
chirurgiens à trois heures du matin. Mais pour ce que j’ai, c’est très
différent, on ne peut pas demander à un gars complaisant de s’occuper de
votre cas, ça ne marcherait jamais, vous n’allez pas me dire le contraire. Il
faut un inconnu, et un inconnu qui n’a rien à voir avec mon milieu, pour
éviter toutes les connexions possibles. J’ai eu beau retourner la situation
dans tous les sens, j’ai fait la seule chose qui me restait à faire. Vous êtes ma
dernière chance, sinon je n’aurais jamais pris un tel risque. Que vous le
vouliez ou non, il est trop tard. Personne n’en a jamais su autant sur moi.
Impossible de revenir en arrière. Vous n’avez aucun recours. La police ne
vous protégera pas, et même si elle le faisait, vous et les vôtres seriez
condamnés à plus ou moins long terme.
L’ANALYSTE, abasourdi. — ...Qu’est-ce que vous avez dit sur ma femme
et mon fils… ?
L’ANALYSANT. — Vous pensez vraiment que je serais venu raconter ma
vie à un type sans prendre de précautions ? J’en sais presque autant sur vous
que vous allez en apprendre sur moi.
L’analyste reste figé, sans réaction.
Pas bon, l’angoisse, hein ? Faut bien que le cuisinier goûte de temps en
temps ses plats.
L’ANALYSTE. — ...Si vous touchez à un seul cheveu… (Il ne sait pas
comment poursuivre.)
Mais l’analysant le coupe d’un simple ricanement.
L’ANALYSANT. — Épargnez-vous ça, vous allez vous rendre ridicule et
jusqu’à maintenant vous vous en êtes bien sorti, ce serait dommage. Ne
menacez pas un individu dont c’est le métier. C’est un peu comme si
j’essayais de vous rendre votre joie de vivre.
L’analyste réfléchit intensément, les yeux dans le vague.
Je sais exactement ce qui se passe en ce moment dans votre tête, c’est
terrible, ça m’est arrivé, parfois. C’est un truc que connaissent bien les
joueurs d’échecs. L’adversaire vient de jouer une pièce, et là, quelque chose
se fissure… Le cœur accélère doucement, inquiétude qui s’accentue, calcul
de tous les paramètres… tour et fou en prise… le cavalier… ? plus qu’une
case, et encore… La reine est bien trop loin, trop embourbée pour qu’on
l’appelle à la rescousse… Où est-elle, ma belle armée ? Et lentement, tout
bascule, les perspectives de fuite se bouchent, votre roi est seul, tout seul,
totalement démuni… Et il y a cette ligne de feu qu’il prend en pleine tête…
À quoi bon résister ? On n’a même pas envie de voir l’adversaire mettre en
pratique ses menaces, il en a plein d’autres en réserve, ce n’est pas le genre
à faire une erreur en bout de course et personne ne vous accordera le match
nul, alors… On touche son roi. On n’y croit toujours pas, mais on se voit
quand même faire le geste.
L’analyste sort lentement de son hébétude.
L’ANALYSTE, sonné. — ...Il y a sans doute chez vous un désir de parole
bien plus fort que chez d’autres sujets… (Il cherche ses mots.) …Ce qui
semble logique puisque cette loi du silence vous a interdit toute confidence
depuis plus de trente ans… Pourtant, il y a une chose, qu’il vous est
impossible de formuler…
L’ANALYSANT. — Je ne vous cacherai rien, docteur. C’est le jeu, j’irai
jusqu’au bout.
L’ANALYSTE. — C’est justement ce que j’ai le plus à craindre. Si une
seule certitude m’apparaît dans la logique de votre discours, c’est que la fin
de votre analyse signifiera, au même instant, la mienne.
Silence.
Est-ce que je me trompe ?
Argument qui semble faire mouche, puisque l’analysant se laisse le temps
de la réflexion avant de répondre.
L’ANALYSANT. — ...Si vous partez comme ça, on ne fera jamais du bon
travail.
L’ANALYSTE. — J’aimerais une réponse.
L’ANALYSANT. — Je ne peux pas vous la donner, je peux juste vous
raconter une anecdote, vous en ferez ce que vous voulez. Je n’y connais rien
aux histoires de gangsters, mais comme tout le monde, j’ai feuilleté
quelques livres et vu des documentaires là-dessus. Les légendes comme Al
Capone, le Syndicat du Crime, etc. Et parmi tous ces personnages, il y en a
un à qui je tire mon chapeau, c’est le fameux Lucky Luciano. C’est un nom
qui vous dit quelque chose ?
L’ANALYSTE. — Sans plus.
L’ANALYSANT. — Vous savez pourquoi on l’a surnommé « le
Chanceux » ? Parce qu’un soir, il s’est fait truffer de plomb par une bande
rivale. On l’a laissé à terre avec trente-deux balles dans le corps. Je ne sais
pas si vous imaginez ce que représentent trente-deux balles dans un corps
humain. Le plus incroyable, c’est que Luciano en a réchappé. Quelques
mois plus tard, il est sorti intact de l’hôpital. Voilà ce qui lui a valu son
surnom. L’envie de survivre, il n’y a que ça.
Silence. Face à face.
Puis l’analysant reprend, plus exalté :
Je ne connais pas grand-chose à votre métier mais… à la longue… entre
un type assis là (fauteuil de l’analyste) et un type allongé là (divan)… il
doit se passer des choses qu’on ne voit pas ailleurs… Il y aura un peu de
mon drame en vous… Un peu de noirceur… J’ai besoin de la partager, je la
traîne depuis si longtemps, tout seul. Et peut-être avez-vous quelque chose à
y gagner.
L’ANALYSTE. — ...Qu’est-ce que vous voulez dire ?
L’ANALYSANT. — Réfléchissez… Je vais vous ouvrir mon âme. Vous
allez voir ce que personne n’a jamais vu avant vous. Vous serez en prise
directe avec l’instinct de mort, l’angoisse pure, tout ce que vous approchez
depuis toujours sans jamais vous y colleter vraiment. On pourrait écrire des
livres sur moi. Vous allez apprendre, vous allez vous enrichir, vous allez me
voler plein de choses que vous garderez toute votre vie, comme un trésor
qu’aucun autre toubib ne peut s’approprier. Je suis une caverne d’Ali Baba,
pour un grand spécialiste comme vous. On va faire un voyage palpitant,
docteur.
Face à face. L’analyste regarde sa montre.
L’ANALYSTE. — La séance est terminée.
Il se lève, l’analysant le suit, lentement. Il réajuste sa veste, sa cravate,
passe son manteau.
L’ANALYSANT. — Guérissez-moi, docteur.
L’ANALYSTE, ouvrant la porte. — Je vous attends à la même heure, la
semaine prochaine.
L’ANALYSANT, rassuré. — Je savais que j’avais frappé à la bonne
porte. Je commence déjà à me sentir mieux. À la semaine prochaine.
Ils se serrent la main, l’analysant prolonge cet instant pour regarder
l’analyste droit dans les yeux. Puis il sort.
L’analyste referme la porte et reste un instant immobile, secoué.

FIN DU PREMIER ACTE


ACTE SECOND
Le rideau se lève sur le cabinet d’analyse. Rien n’a changé dans le décor.
L’analyste est assis dans son fauteuil, le regard fermé, les mains posées
contre les bras du fauteuil. Il reste quelques secondes dans cette attitude
immobile jusqu’à ce qu’on sonne à la porte. Il regarde sa montre et se lève
sans précipitation.
Il ouvre. L’analysant entre, habillé dans les mêmes tons que la dernière
fois. Ils se serrent la main. L’analysant sourit discrètement, en pure
amabilité, l’analyste a repris son masque imperturbable.
L’analyste retourne vers son fauteuil et pointe du doigt le divan, dans un
geste à peine autoritaire.
L’ANALYSTE. — Allongez-vous.
L’analysant est saisi. Il hésite une seconde. Et regarde l’analyste droit
dans les yeux. Puis, le plus lentement du monde, il s’allonge sur le divan,
comme s’il prenait d’énormes précautions.
L’ANALYSANT. — Ça fait une impression bizarre de parler à quelqu’un
sans le regarder… Surtout quand on a l’habitude de lire dans les yeux. Je ne
suis peut-être pas plus futé qu’un autre mais je sais faire ça… Quoique,
avec vous, c’est pas facile… (Un temps.) Tiens, j’ai rêvé de vous l’autre
nuit… Je marchais dans un paysage de campagne, avec de l’herbe haute
jusqu’à la taille, et j’avais l’impression qu’il faisait nuit, mais en réalité le
ciel était rempli d’oiseaux qui faisaient comme un écran… et au loin je vous
voyais, vous… debout, les bras croisés, en train de me regarder, un tout
petit instant… et puis ça passait à autre chose, je ne me souviens plus
bien…
L’ANALYSTE. — Quel genre d’oiseaux ?
L’ANALYSANT. — Des gros, avec beaucoup d’envergure.
L’ANALYSTE. — Des rapaces ?
L’ANALYSANT. — ...Heu… Oui sans doute. Des aigles, peut-être.
L’ANALYSTE. — Vous sentiez qu’ils voulaient vous nuire, comme ils
ont nui à votre mère ?
Surpris, l’analysant se redresse et tente de se retourner vers l’analyste.
L’ANALYSANT. — D’où est-ce que vous tenez ça ?
L’ANALYSTE. — La dernière fois vous m’avez parlé de « rapaces »
contre lesquels votre mère n’avait pas su se défendre, à la mort de votre
père.
L’analysant réfléchit un instant et se rallonge.
L’ANALYSANT. — J’ai dit « rapaces » comme j’aurais pu dire
« requins » ou même vermine, ce serait encore plus juste. (Après un
silence :) C’est normal que j’aie rêvé de vous ?
Il attend une réponse qui ne vient pas. Ce qui semble l’irriter vaguement
puisqu’il pousse un léger soupir d’exaspération.
Vous avez réfléchi à mes problèmes, docteur ?
Pas de réponse.
J’ai eu une autre crise, hier ou avant-hier… je faisais la chose la plus
banale du monde, j’allais chercher du vin à la cave… Tout à coup, j’ai dû
m’appuyer contre un mur… (montrant sa poitrine :) j’avais comme une
oppression là… Il fallait que je remonte tout de suite… C’est peut-être une
vieille trouille de gosse, allez savoir…
Pas de réaction de l’analyste.
Vous savez, je me suis renseigné sur ce qu’on fait là, depuis la semaine
dernière. Tout seul, comme un grand, j’ai même ouvert des livres.
L’ANALYSTE, de but en blanc. — Vous souvenez-vous de la première
fois que vous avez tué quelqu’un ?
L’analysant est saisi par le côté abrupt de la question. Il se redresse un
peu, comme légèrement vexé.
L’ANALYSANT. — ...Ça ne vous intéressait pas, ce que je disais ? Ça ne
vous fait ni chaud ni froid de savoir que je « travaille », que je me
documente, que j’essaie d’en savoir plus ?
L’ANALYSTE. — Parlez-moi de votre vrai travail.
L’ANALYSANT, sec. — Je vous ai dit que ce n’était plus mon travail
depuis longtemps. Si vous voulez tout savoir, la première fois j’avais une
vingtaine d’années, c’était à Carcassonne, le gars sortait d’une boîte de nuit.
Vous êtes content ?
L’ANALYSTE. — Quelle arme avez-vous utilisée ?
L’ANALYSANT. — Un automatique. Qu’est-ce que ça peut bien faire ?
Vous ne voyez pas que je suis en train de me noyer ?
L’ANALYSTE. — Vous avait-on spécialement désigné pour cette
mission ?
L’ANALYSANT. — Il se trouve que j’étais dans le coin, pour autre
chose. Et puis il fallait que je fasse mes preuves. Sur le coup, je m’en faisais
une montagne mais quand je regarde ça aujourd’hui, c’était un petit job sans
complications. Il avait ses habitudes dans une boîte de nuit, il rentrait chez
lui vers les cinq heures, seul en général, et complètement bourré. Je l’ai
suivi un peu et, dès que j’ai trouvé un endroit propice, je lui ai mis trois
balles dans la nuque. Dites, vous n’allez pas m’obliger à me souvenir de
toutes ces histoires une par une! C’est fini, ce temps-là, je suis un homme
d’affaires, nom de Dieu. Pourquoi vous ne me traitez pas comme… comme
un banquier… un banquier angoissé au bord de la faillite. Ni plus ni moins.
Un type dans ce genre-là.
L’ANALYSTE. — Vous sentez que vous êtes au bord de la faillite ?
L’ANALYSANT. — En quelque sorte oui. Ils commencent à se douter de
quelque chose, la semaine dernière j’ai eu une crise pendant une réunion.
Pour l’instant, j’ai mis ça sur le compte d’un virus mais ça ne va pas durer
longtemps. S’ils savent que je panique, ils s’arrangeront pour me mettre sur
la touche, et je disparaîtrai à plus ou moins long terme.
L’ANALYSTE. — Vous n’êtes ni un banquier, ni un homme d’affaires
comme les autres.
L’ANALYSANT. — J’ai eu une enfance comme les autres. Même peut-
être un peu plus préservée que les autres. J’ai lu que tout était lié à
l’enfance. Ce que nous sommes aujourd’hui, la manière d’agir, tout. Il
faudrait peut-être chercher de ce côté-là ?
L’ANALYSTE. — Cet homme, à Carcassonne, vous lui avez parlé ?
L’ANALYSANT. — Non.
L’ANALYSTE. — Qu’avez-vous éprouvé, juste après ?
L’ANALYSANT. — C’est la première question idiote que vous posez…
(Un temps.)… Je mentirais si je disais que ça ne m’a fait ni chaud ni froid.
Au contraire, ça m’a fait aussi chaud que froid. D’un côté j’étais fier
d’avoir… réussi, j’avais l’impression que je venais de gagner mes galons,
de faire partie des vrais. Et de l’autre, je… j’ai eu une sale impression de ne
plus jamais avoir le droit de revenir en arrière. Que mon chemin était tracé,
jusqu’au bout, jusqu’au jour de ma mort.
L’ANALYSTE. — Donner la mort vous a fait entrevoir la vôtre.
L’ANALYSANT. — Depuis, tout s’est arrangé, je vous rassure. Il y en a
eu quelques autres, et je n’ai plus jamais éprouvé ça à nouveau. Et puis je
vous le répète, ça n’est pas aussi fréquent que vous voulez bien l’imaginer.
Je n’ai jamais été un tueur, si c’est à tout prix le rôle que vous voulez me
faire jouer. Vous avez en tête des images de cinéma, de mafia américaine ou
je ne sais quoi ! Avec des fusils-mitrailleurs et des gangsters. Vous vous
gourez, comment vous le dire ? C’est exactement comme si je vous
imaginais avec des lunettes rondes et une barbichette, aussi fou qu’un
coucou!
Climat un peu tendu. L’analyste laisse passer un temps.
L’ANALYSTE. — Poursuivez.
L’ANALYSANT. — ...Je ne sais plus où j’en étais… Il m’est arrivé de
repenser à mon enfance chez mes parents adoptifs… J’aimerais bien vous
parler deux… J’étais heureux, je crois… Même si je savais bien que j’avais
perdu mes vrais parents… Il faut que je vous raconte cette vie-là…
L’ANALYSTE. — Cette vie-là n’était-elle pas une autre vie, justement ?
L’ANALYSANT. — Qu’est-ce que vous voulez dire ?
L’ANALYSTE. — Vous en parlez comme d’un paradis perdu que vous
semblez mettre en opposition avec l’enfer que vous vivez aujourd’hui. Mais
ce paradis ne fait-il pas un peu écran à ce qui vous terrorise vraiment.
L’ANALYSANT. — Peut-être… Je suis un peu perdu… Je vous parlais
de mon enfance parce que j’avais l’impression que c’était important, c’est
tout.
L’ANALYSTE. — Je suis prêt à écouter tout ce que vous me direz sur
cette vie-là.
L’ANALYSANT. — Pourquoi dites-vous ça comme ça ?
L’ANALYSTE. — Comment l’ai-je dit ?
L’ANALYSANT, la colère monte. — « Je suis prêt à écouter tout ce que
vous me direz sur cette vie-là. L’air de dire, « Allez-y, perdez votre temps,
de toute façon je suis payé ». Eh bien, justement, je vous paie pour
m’écouter nom de Dieu… Je vous paie, comme une pute ! Je peux dire tout
ce que je veux et vous devrez l’écouter, c’est votre rôle, du moment que Je
vous paie !
L’ANALYSTE. — Vous m’avez dit que l’argent n’était pas un problème.
Que c’était même un gage de qualité.
L’ANALYSANT. — Parfaitement ! Vous n’êtes pas le petit tapin du bout
de la rue, vous êtes une call-girl de luxe. Cinq cents balles le quart d’heure !
L’analyste ne réagit pas.
À propos, comment ils font pour vous taxer ? Vous n’êtes payé qu’en
liquide, non ? C’est une estimation ? Comme les putes, c’est bien ce que je
disais ? .
L’ANALYSTE. — Vous vous adressez souvent à des professionnelles ?
L’ANALYSANT. — Qu’est-ce que ça peut vous faire! Vous êtes là pour
soigner mes nerfs, pas mon sens de la morale ! (Comme inquiet, il se
retourne vers l’analyste :) ...Quelque chose a changé, docteur… vous n’êtes
pas comme la semaine dernière…
L’ANALYSTE. — Je suis là pour soigner la terreur, et la terreur est
toujours plus ou moins la peur de la mort. Et il semblerait que vous vous
prépariez à cette mort depuis le premier jour où vous avez tué. En gros,
votre premier jour d’enfer.
L’ANALYSANT. — ...Je m’y perds… Je ne sais pas…
L’ANALYSTE. — L’étouffement, c’est la peur de la mort. La panique,
c’est la peur de la mort. Vous avez peur de mourir, puisque perdre pied
devant vos pairs et devant vos subalternes, c’est s’exposer à la mort.
L’ANALYSANT. — Et pourquoi j’aurais peur de la mort, comme ça,
brutalement… à cinquante ans… ? Je peux encore espérer vivre un peu…
Je suis en bonne santé… J’en ai vu d’autres, et j’en verrai encore beaucoup
d’autres.
Il attend comme une confirmation de l’analyste, lequel se fend d’un très
poli « hmm hmm » qui ne rassure pas vraiment l’analysant.
...J’en ai pris pour combien, docteur… ? Cinq ans… ? Dix ans… ? Plus ?
L’ANALYSTE. — Vous voulez parler de guérison ? Faire une estimation
serait vous mentir. Mais n’ayez pas d’idée préconçue, ça peut être bien plus
rapide que vous ne l’imaginez.
L’ANALYSANT. — ...Dix ans ...Je ne pourrai pas… Je serai mort
avant… Je n’arrive plus à donner le change… Ils se doutent de quelque
chose… Je le sais… Je le sens…
L’ANALYSTE. — Où croient-ils que vous êtes, en ce moment ?
L’ANALYSANT. — Qui ?
L’ANALYSTE. — Votre équipe.
L’ANALYSANT. — Pourquoi voulez-vous savoir ça ?
L’ANALYSTE. — Je suppose que vous êtes entouré en permanence. Vous
devez avoir des téléphones, des bipers, des choses comme ça, vous êtes un
spécialiste de la communication, non ?
L’ANALYSANT. — Exact.
L’ANALYSTE. — Ils peuvent donc vous localiser facilement.
L’ANALYSANT. — J’ai laissé entendre que j’avais une… aventure avec
une dame du beau monde. Ça a fait sourire mon chauffeur. Il m’attend à
quelques rues d’ici. Un gars dévoué, mais il faut que je fasse gaffe.
L’ANALYSTE. — C’est lui qui conduisait, dans cette sortie de garage ?
L’ANALYSANT. — Quelle sortie de garage ?
L’ANALYSTE. — En colimaçon. Celle où vous avez eu peur d’étouffer
pour la première fois ?
L’ANALYSANT. — Vous retenez vraiment tout ?
L’ANALYSTE. — Je suis payé pour ça.
L’ANALYSANT. — Nous étions quatre dans la voiture. On faisait une
sorte de repérage. (S’énervant :) À quoi bon parler de ça ? J’étais venu,
plein de bonne volonté, avec plein de choses à vous dire, et vous ne
m’écoutez pas! Je n’ai pas toute la vie, je vous l’ai dit. J’attends beaucoup
de vous. Je suis un client spécial. On ne traite pas avec moi comme avec
n’importe qui. Vous m’avez compris ?
Silence, pour calmer le jeu des deux côtés.
On peut continuer ?
L’ANALYSTE. — Je vous écoute.
L’ANALYSANT, plus dégagé. — L’autre jour, j’ai retrouvé une vieille
bible dans un tiroir, elle appartenait à ma mère adoptive. Elle s’est ouverte
d’elle-même sur une page cornée, les caractères étaient devenus presque
illisibles tellement la vieille avait lu cette page en la parcourant avec son
doigt. Et tout de suite m’est revenu en mémoire un passage, elle me le lisait
souvent, ça m’a fait comme un flash. (Un temps.) Ça ne vous intéresse pas
de savoir ce que c’était ?
L’ANALYSTE. — Si.
L’ANALYSANT. — C’est tiré de l’Ancien Testament, c’est le prophète
Jérémie. Je peux pratiquement le citer de mémoire…
Il se concentre.
Si un homme a donné le jour à un fils violent et sanguinaire, qui commette
contre son frère l’un de ces forfaits alors que lui-même n’en a commis
aucun, qui mange sur les montagnes…
Celui-là, c’est le premier qui me vient à l’esprit parce que je ne l’ai jamais
compris… Qui mange sur les montagnes et souille la femme de son
prochain… Sans commentaire… qui opprime le malheureux et l’indigent…
L’ANALYSTE. — Ça, c’est bien ce qu’on appelle le racket ?
L’ANALYSANT. — Si vous voulez… Attendez, vous me déconcentrez ...
Ah oui : qui exerce la rapine, qui ne restitue point le gage… Là je ne me
sens pas concerné, exercer la rapine, peut-être, mais j’ai toujours rendu ce
qu’on m’avait prêté, c’est une question d’honneur!
L’ANALYSTE. — Poursuivez.
L’ANALYSANT. — ...qui lève les yeux vers les idoles et commette des
abominations, qui prête à usure et perçoive intérêt, ce fils-là ne saurait
rester en vie après les abominations qu’il a commises, il doit périr et son
sang retombera sur lui. Voilà ce que ça dit, en gros. Il m’est revenu intact
en mémoire dès que j’ai rouvert cette bible. Ça m’en a presque fait peur.
Découvrir que des mots pareils ne m’avaient pas quitté pendant de si
longues années…
L’ANALYSTE. — Comment interprétez-vous ce texte ?
L’ANALYSANT. — C’est clair. Ça dit qu’on paie toujours pour ce qu’on
fait.
L’ANALYSTE. — Et c’est ce que vous redoutez ?
L’ANALYSANT. — ...J’aurais de quoi, non ?
L’ANALYSTE, après réflexion. — La plupart des textes de la Bible
traitent de la responsabilité individuelle. Vous connaissez peut-être cette
allégorie sur les raisins verts ?
L’ANALYSANT. — ...Non.
L’ANALYSTE. — Les pères ont mangé des raisins verts, et ce sont les
dents des enfants qui en seront agacées.
L’ANALYSANT. — Qu’est-ce que ça veut dire ?
L’ANALYSTE. — Pris dans son sens large, cela veut sans doute dire que
les enfants héritent d’un monde que les parents ont fabriqué, qu’il soit beau
ou laid. D’une certaine manière, si le fils a commis des forfaits, c’est que la
faute venait déjà du père. Le passage que vous avez choisi dit exactement le
contraire. C’est celui qui commet la faute qui paie.
L’ANALYSANT. — Ce n’est pas moi qui l’ai choisi ! Je l’ai retrouvé,
intact! Et j’y crois dur comme fer!
L’ANALYSTE. — Donc, vous pensez que l’impunité n’existe pas.
L’ANALYSANT. — Nous nous posons tous la question, les innocents
comme les coupables.
L’ANALYSTE. — Vous vous rangez où ?
L’analysant se retourne franchement vers l’analyste, et affiche une pose
et une moue qui disent sans équivoque : « Vous vous foutez de moi ? »
L’analyste reste imperturbable .
À votre avis, pourquoi êtes-vous retombé sur ce texte, par hasard, trente
ans plus tard, et juste au moment où vous décidez de faire une analyse ?
L’ANALYSANT. — ...Je ne sais pas… Le hasard, comme vous dites.
L’ANALYSTE. — Peut-être vous êtes-vous trouvé une grille de lecture
qui semble vous satisfaire, et vous venez ici pour avoir mon assentiment.
L’ANALYSANT. — ...Qu’est-ce que ça veut dire ?
L’ANALYSTE. — Vous essayez de vous faire peur avec un vieux fond de
catholicisme, le Paradis, l’Enfer, et vous vous donnez le rôle du damné,
celui qui va expier, presque un martyr. Et un martyr, c’est souvent un saint.
Mais vous n’êtes pas un saint, pas plus que vous ne croyez en Dieu.
L’ANALYSANT. — ...Qu’est-ce que vous en savez ?
L’ANALYSTE. — Le regard de Dieu qui vient vous juger quand ça va
mal ? Vous n’êtes pas dupe, vous êtes plus futé que ça. Vous auriez aimé
que je vous dise que ce qui vous fait souffrir, c’est ce sentiment de
culpabilité que vous traînez depuis tant d’années, que votre conscience se
réveille enfin. Faire de vos angoisses une affaire grandiose, vous, Dieu, et
une bonne rasade de métaphysique entre les deux, le bien, le mal et tout ce
qui va avec. J’aurais fini par vous dire que tout ça n’est pas une réelle
menace, que Dieu n’existe pas, et que vous pouvez commencer à respirer.
Mais ce n’est pas si simple. Ce n’est pas à moi de dire si Dieu existe ou pas,
adressez-vous à un homme d’Église. Votre angoisse est bien réelle, elle peut
resurgir n’importe quand, au moment où vous vous y attendez le moins.
Elle ne prévient pas, c’est ça qui la rend si redoutable, c’est bien pire que le
regard de Dieu. Je sais de quoi je parle, je suis passé par là moi aussi.
Tout à coup, l’analysant se sent comme oppressé. C’est sans doute le
résultat que voulait obtenir l’analyste. L’analysant se lève, tente de
reprendre son souffle, va et vient dans la pièce, s’approche de la fenêtre.
L’ANALYSANT. — ...Excusez-moi un instant. Ça va passer…
L’ANALYSTE. — Retournez sur le divan.
L’ANALYSANT. — ...Comment ?
L’ANALYSTE. — Allez vous allonger.
L’ANALYSANT. — ...M’allonger ? C’est tout ce que vous trouvez à
dire ? M’allonger sur votre divan de merde! Vous savez ce que ça veut dire
dans mon monde « s’allonger » ? On ne peut pas demander pire à un type
comme moi. Je ne me suis jamais allongé devant personne ! Certains ont
essayé de m’y obliger, et des plus coriaces que vous.
L’ANALYSTE. — Nous tenions quelque chose d’intéressant. Vous qui
êtes si préoccupé par le temps, vous devriez saisir cette occasion d’aller
plus loin. Mais c’est à vous de décider.
L’analysant réfléchit un instant, respire profondément, et retourne sur le
divan.
L’ANALYSANT. — Vous avez raison. Je ne suis pas croyant, et je n’ai
pas peur du jugement de Dieu. Dieu s’en fout bien, sinon pourquoi il
laisserait crever tant d’innocents pour rien. Non, ce n’est pas de lui que j’ai
peur. C’est de moi. De ce petit Dieu qui est en moi et qui enregistre tout ce
que je fais depuis longtemps. Il fait des calculs, en silence, et un jour il vous
sort l’addition.
L’ANALYSTE. — Il prévient parfois avant.
L’ANALYSANT. — Qu’est-ce que vous voulez dire ?
L’ANALYSTE. — C’est bien lui qui tambourine, qui vous empêche de
respirer. C’est comme s’il voulait vous prévenir.
L’ANALYSANT. — ...Continuez ...
L’ANALYSTE. — Il a autant envie que vous de vous voir vous en sortir.
Il sait, lui, depuis longtemps, que l’impunité existe. Il n’a pas besoin de
venir ici pour en avoir confirmation.
L’ANALYSANT. — Qu’est-ce qui vous permet d’en être si sûr ? Tout le
monde se pose la question depuis qu’on a jeté la première pierre, et vous,
aujourd’hui, au fond de votre petit bureau, vous auriez la réponse ?
L’ANALYSTE. — Si c’est au praticien que vous parlez, vous avez raison,
je n’ai pas de réponse. Mais je ne suis pas que ça, j’existe aussi hors de ce
bureau, j’ai une vie, des idées, une morale, et quelques règles de conduite.
L’ANALYSANT. — Et le praticien et vous, vous êtes toujours du même
avis ?
L’ANALYSTE. — Pas toujours. D’ailleurs, sur une question aussi grave
que celle-ci, je ne peux que répondre en mon nom : l’impunité existe, cette
idée me fait horreur mais je suis obligé de vivre avec.
L’ANALYSANT. — Qu’est-ce qui vous permet d’être aussi catégorique,
nom de Dieu ! Je vois bien la manière dont vous réagissez, vous jaugez,
vous reniflez, vous attrapez les choses au vol, vous ne répondez jamais aux
questions, vous cherchez juste à me mettre le nez dans mes contradictions,
mais vous ne jugez jamais ! Ça vous est interdit. Et moi j’ai bien le droit de
savoir si je vais payer la facture un jour ou l’autre.
L’ANALYSTE. — La justice des hommes est une passoire, vous le savez
mieux que moi, sinon vous seriez en prison depuis trente ans. Quant à la
justice divine, vous me permettrez de ne pas la craindre. Il nous en reste une
troisième, de loin la plus tangible : le sentiment de culpabilité. Mais ça, on a
trouvé des moyens de s’en défaire. L’impunité existe, ça devrait arranger
vos affaires, non ?
L’ANALYSANT. — Qui êtes-vous pour vous permettre d’avancer une
chose pareille ? Vous vous prenez pour un être supérieur… ? Vous pensez
savoir lire couramment dans les âmes ? Vous vous prenez pour qui, planqué
dans votre petit cabinet des beaux quartiers ? Vous êtes déjà descendu dans
la rue ? Vous avez déjà reniflé un caniveau ? Eh bien ça pue, docteur. C’est
pas vos bouquins qui vont vous l’apprendre. Oh ça, j’en ai ouvert quelques-
uns, de vos livres, j’ai pas compris grand-chose, sauf que tout ça, c’est
qu’une question de mots, tout simplement. Des mots qui vous permettent de
faire tenir la vie des gens dans des petites boîtes. Pour vous, le drame c’est
de la littérature, la souffrance des pathologies, et les gens, qu’est-ce que ça
pourrait être « les gens »… un corpus social ? Vous vous êtes déjà entendu
écouter quelqu’un ? Ah ça vaut son pesant, croyez-moi! On toque à la porte
avec un fardeau, ça pèse lourd, et vous, votre trousseau de clés à la main,
vous les essayez une par une pour voir s’il n’y en a pas une qui par hasard
marcherait. Car vous êtes bien sûr de toutes les avoir, ces clés. Vous avez lu
ça dans les livres. Vous êtes un grand professeur. (Changeant de ton :) Un
petit généraliste de quartier en sait plus que vous sur l’âme humaine !
Silence.
L’ANALYSTE. — Peut-être que tout cela n’est effectivement qu’une
question de terme. Les gens, l’âme humaine, les hommes, nous ne mettons
pas forcément les mêmes choses derrière les mêmes mots, je vous
l’accorde.
L’ANALYSANT. — Qu’est-ce que c’est, pour vous, un homme ? Un
client en sursis ?
L’ANALYSTE. — Vous dites que je ne réponds jamais aux questions,
mais celle-là me paraît suffisamment passionnante pour que j’essaie. Pour
moi, un homme, c’est la fusion de deux êtres qui, la plupart du temps, se
sont aimés. Qui se sont aimés assez fort pour prendre cette décision
extraordinaire de mettre un enfant au monde. Et puis, il y a le ventre d’une
mère, mécanique extrêmement complexe qui arrive à fabriquer ce corps,
cellule par cellule, mois après mois. Et un jour, cet enfant va se trouver une
place sur terre. Ce en quoi il va être comme un héritier de toute l’espèce
humaine depuis sa création. Tout ce que ses ancêtres ont su, il peut le
savoir, et peut-être un peu plus. En tout cas, il aura accès à la connaissance
s’il le désire. La suite, c’est de la patience et de l’amour parental. Personne
ne saura jamais combien de minutes passées à guetter ses moindres besoins.
Essayez d’imaginer combien de milliards de globules blancs vont livrer
bataille pour le protéger de milliers de virus, combien de seaux de larmes,
combien de chutes dont il va se relever, quelles quantités incroyables de lait
et de tartines beurrées il faut pour construire un homme en bonne santé. Et
puis il va vivre une interminable succession de petites victoires, dès le
berceau. Tous les jours, il conquiert quelque chose, ça fait plaisir à voir. Il
arrive à dompter une main pour en faire l’outil le plus performant du
monde. Il va poser un cube sur une chaise pour accéder au pot de confiture,
et ça, pas un seul animal au monde n’en est capable. Il va aimer rire, il va
découvrir qu’on peut se faire rire tout seul, et qu’on n’a besoin de personne.
Et puis il va tomber amoureux, et ce premier amour va être dix fois plus
intense que celui qu’a décrit Shakespeare. Au premier chagrin, il portera
toute la misère du monde sur ses épaules, mais cette douleur va le rendre
plus fort. Et le voilà fin prêt à construire, à se tromper, à jouir, à vivre le
meilleur de sa vie. Jusqu’à ce qu’il reçoive une balle dans la tête qui arrête
tout ça d’un coup, pendant qu’il sortait d’une boîte de nuit à Carcassonne
vers les cinq heures du matin. C’est au nom de tout ce que je pense de
l’homme que je peux vous dire que l’impunité existe.
Silence.
L’ANALYSANT. — Vous me détestez, n’est-ce pas ?
Mutisme de l’analyste qui pourrait passer pour un acquiescement. Puis :
L’ANALYSTE. — J’ai une certaine estime pour vous. Vous avez eu le
courage de venir jusqu’ici, et ça a dû vous coûter énormément.
L’ANALYSANT. — Dites-le quand même, allez… Laissez-vous aller. Ça
sera plus honnête.
L’ANALYSTE. — Vous avez besoin d’aide, peut-être plus qu’un autre, je
n’ai pas à entrer dans d’autres considérations. C’est vous qui êtes venu ici,
après tout, et je n’ai pas à savoir si vous êtes un premier prix de morale ou
une petite ordure.
L’analyste esquisse un petit geste qui montre que ses derniers mots lui ont
échappé.
L’ANALYSANT, très calme. — C’est ça que vous appelez un acte
manqué ?
Pas de réponse.
Après tout, dites ce que vous voulez, ça a l’air de vous faire du bien.
L’ANALYSTE. — Vous voulez qu’on inverse les rôles ? Je suis passé par
là bien avant vous, c’est un jeu auquel je n’ai pas eu peur de jouer, et
jusqu’au bout. J’ai lutté avec ma conscience. J’ai fauté, j’ai avoué, et je me
suis pardonné. On trouve toujours de petits arrangements.
L’ANALYSANT. — Je paierais cher pour savoir quel genre de saloperie
vous avez pu commettre, docteur. Vous avez laissé accuser un voisin de
palier du bruit que vous avez fait ? Vous avez joué à cache-cache avec le
percepteur ?
Un temps, l’analyste ne réagit pas.
En tout cas, vous n’avez tué personne.
L’ANALYSTE. — La voilà, la faute, n’est-ce pas ? La vraie. La faute
suprême. Celle qui ne passe pas. Celle pour quoi vous êtes ici. Tuer.
Silence glacé.
L’ANALYSANT. — Tuer… Dans votre bouche ça sonne comme un mot.
Un tout petit mot. Tuer tuer tuer, c’est presque joli, on dirait le chant d’un
oiseau. (Imitant :) Tuer tuer tuer… Vous ne me parlez que de ça depuis le
début.
L’ANALYSTE. — Sinon vous n’auriez jamais mis les pieds ici. Vous
vous demandez si vous pouvez vivre avec. Et puisque vous aimez les
métaphores bibliques, on peut dire que ce troisième œil qui vous poursuit,
c’est celui qui regardait Caïn. Il ne s’agit pas de crime en général, mais de
meurtre en particulier.
L’ANALYSANT. — Crime, meurtre ? C’est un gargarisme ?
L’ANALYSTE. — Flinguer ? Buter ? Effacer ? Refroidir ? Rectifier ?
L’analysant se retourne vers l’analyste comme s’il voyait débarquer un
extraterrestre.
L’ANALYSANT. — ...Un truand a forcément un langage de truand, hein
docteur ? Vous n’avez peut-être pas tort, mais sachez que, si j’ai déjà utilisé
le mot « buter », ça n’a jamais été pour évoquer quelque chose de grave.
Même mon père adoptif ne parlait plus comme ça.
L’ANALYSTE. — Qu’est-ce qu’il disait, lui ?
L’ANALYSANT. — Ah ça, docteur, j’aimerais vraiment savoir comment
vous nous imaginez!
L’ANALYSTE. — Je ne vous imagine pas.
L’ANALYSANT, presque amusé. — Mais si ! Bien sûr que si, vous nous
imaginez, je peux même vous faire le tableau. Vous voulez que je vous
décrive un repas de famille, vu avec vos yeux ? On est autour de la table,
mes parents et moi, et ma mère sert la soupe en disant : « Dis donc, le p’tit,
faudra me voler quelques bûches chez le voisin, on en manque », et moi je
réponds « La dernière fois il a prévenu les flics », et mon père dit
« Combien de fois je dois te répéter qu’il faut torturer un peu si tu veux
qu’on t’écoute, c’est quand même pas compliqué! ». Moi j’en profite pour
répondre : « Tu crois que j’ai le temps, avec le boulot que j’ai ? Le racket,
les putes, c’est pas toi qui relèves les compteurs! » Ma mère me vient en
aide : « C’est vrai, Georges, déjà que la semaine dernière il est allé me buter
ce banquier qui nous a refusé le prêt, il peut pas être partout, ce p’tit. »
C’est comme ça que vous voyez la scène.
L’ANALYSTE. — La caricature n’est qu’un écran de plus. Soyez le plus
spontané possible. Si vous jouez en permanence la carte de la dérision nous
n’arriverons à rien.
L’ANALYSANT, l’argument fait mouche. — Je voulais juste vous
taquiner, docteur. Vous me prenez pour un salaud, ce que je suis peut-être,
et j’ai créé des ennuis à des types pour moins que ça. Parfois vous allez trop
loin mais si vous ne le faisiez pas, je vous mépriserais. Vous me détestez,
mais vous savez comment me le dire, et c’est pour ça que je vous respecte.
Personne n’ose me traiter comme vous me traitez, docteur, vous m’obligez
à dire des trucs qui m’arrachent la langue, et pourtant… je me sens bien, ici.
Il y a tellement longtemps que je n’ai pas eu cette confiance-là en
quelqu’un.
L’ANALYSTE. — Qui, par exemple ?
L’ANALYSANT. — Pas besoin de réfléchir longtemps : mon père
adoptif. « Le vieux ». Je n’ai plus jamais retrouvé quelqu’un comme lui. Je
lui racontais mes malheurs mais ce n’était pas le genre de bonhomme à
vouloir donner des leçons à un gosse. Jamais il ne m’a dit : « Tu vois, la vie
c’est comme ci ou comme ça. » Il n’a jamais essayé de me dire que la vie
était une plaie et qu’il fallait se méfier de tout le monde. Il attendait que je
m’en aperçoive tout seul.
L’ANALYSTE. — II vous avait pourtant mis en garde contre la peur.
L’ANALYSANT. — Oui, c’est peut-être la seule fois où il m’a donné un
vrai conseil. II voulait me dire à sa manière que la pire chose au monde était
la peur de la peur. C’était comme son testament. La seule chose qu’il
pouvait me léguer. Le reste du temps, Il attendait que je trouve moi-même
la solution au problème que je posais. C’était habile. On n’apprend
vraiment que comme ça. Mais ça ne marchait pas à tous les coups, son
système. La plupart du temps ça m’aidait à avancer, mais des fois…
(comme avec un regret :) c’était un coup d’épée dans l’eau. Mais il avait
raison d’essayer.
L’ANALYSTE. — Vous pouvez me donner un exemple ?
L’ANALYSANT. — ...Il y a un truc auquel je repense de temps en
temps… Un jour, j’avais volé une montre à gousset à un vieux du village.
C’était pas glorieux, le pauvre était déjà presque aveugle. Tout le monde
l’aimait bien et moi aussi. Mon père adoptif s’est senti blessé quand il a
appris que c’était moi qui avais fait une chose pareille. Il m’a dit : « Je ne te
punirai pas si tu me dis pourquoi tu as fait ça. » J’avais peur de la sanction,
et j’ai dit les premières choses qui me traversaient l’esprit, la montre était
belle, j’aurais pu en tirer de quoi me payer ce que je voulais, etc. Et là, il
m’a enfermé dans ma chambre en me disant que ce n’était pas la vraie
raison, et que tant que je ne la lui dirais pas, je n’en sortirais pas. Ça a duré
des jours et des jours, et je ne savais plus quoi dire puisque j’étais persuadé
d’être sincère. Et puis, chaque soir, je lui donnais une nouvelle version de
ce vol et de mes raisons, et chaque soir il me renvoyait dans ma chambre. Si
bien que je me suis mis à réfléchir. Et j’ai commencé à comprendre que
cette montre n’était pas belle, que jamais je n’en aurais tiré un rond. Il y
avait cent montres à voler avant celle-là, j’aurais même pu voler toutes
celles du bijoutier, mais j’étais allé voler celle-là. Ensuite, je me suis dit que
c’était juste par bravade, et c’était faux, ce n’était ni par bravade ni par
lâcheté, j’avais fait des choses beaucoup plus courageuses, comme casser la
figure de gens bien plus forts que moi, alors pourquoi faire ça à ce petit
vieux ? Les jours passaient dans cette putain de chambre, et j’ai cherché,
cherché, et…
L’ANALYSTE. — Et… ?
L’ANALYSANT, piteux. — Et tout s’est arrêté là. Je suis resté sur cette
énigme qui n’a jamais trouvé de solution. Il a ouvert la porte de ma
chambre, sans un mot, sans un reproche, et on n’en a plus jamais reparlé. Je
crois que c’était la pire des sentences. Cet échec, devant lui. Son silence. Un
truc qu’on enterrait, lui et moi. Je n’avais pas été à la hauteur. J’y pense
encore aujourd’hui. Je ne dis pas que c’est une grande douleur mais… Ça
reste enfermé dans la boîte, à six pieds sous terre. C’est comme un rendez-
vous raté entre lui et moi. Bien longtemps après sa mort, j’ai encore
l’impression de rater le même rendez-vous.
L’ANALYSTE. — Vous pouvez me parler des circonstances de sa mort ?
L’ANALYSANT. — C’est déjà fait.
L’ANALYSTE. — Essayez de vous souvenir de plus de détails.
L’ANALYSANT. — Aucune envie d’en parler, il va falloir me tirer les
vers du nez un par un. Je préférerais parler de moi, pour tout vous dire.
L’ANALYSTE. — Allez-y.
Mais rien ne vient. L’analysant est encore dans son refus. Les secondes
s’étirent.
L’ANALYSANT. — Ce dont je suis sûr, c’est qu’après sa mort, j’ai
décidé de ne jamais avoir d’enfant. Quand il est parti, je n’étais pas encore
fini. Je ne peux pas faire courir le même risque à un gosse. Si je
disparaissais pendant qu’il a encore besoin de moi, vous imaginez ?
Une question presque anodine pour l’analysant, mais qui fait se dresser
l’analyste, comme un chat, en silence.
L’ANALYSTE. — Oui. J’imagine très bien.
L’ANALYSANT. — Je suis passé par là, vous savez. C’est atroce.
L’ANALYSTE. — C’est atroce.
L’ANALYSANT. — Quand j’étais môme, c’était un héros. Si vous saviez
les moments de complicité qu’on a eus, lui et moi. Ce n’est pas lui qui m’a
appris à marcher, mais il m’a appris à être fier, à me défendre, j’avais
besoin de son regard. C’est tellement fort, ce lien entre un père et un fils.
L’analysant est perdu dans ses souvenirs et ne s’aperçoit pas que
l’analyste s’est levé. Silence. L’analyste affiche un sourire tout à fait
imprévisible.
L’ANALYSTE. — Cette femme du monde, vous la connaissez depuis
longtemps ?
L’ANALYSANT. — Quelle femme du monde ?
L’ANALYSTE, sourire de connivence. — Celle avec qui vous êtes en ce
moment même.
L’analysant fronce les sourcils jusqu’à ce qu’il réalise de quoi l’analyste
parle. Puis il sourit franchement, lui aussi. Comme s’il s’agissait d’une
complicité « entre hommes ». L’analyste est toujours debout.
L’ANALYSANT. — Excusez-moi… je n’ai rien trouvé de mieux… Pour
faire vrai, j’ai même rajouté quelques petits détails un peu… Vous voyez ce
que je veux dire, docteur…
L’ANALYSTE. — Non.
L’ANALYSANT. — Mais si, allez… Il fallait bien qu’ils y croient. Je n’ai
pas eu peur d’en rajouter.
L’ANALYSTE. — Par exemple ?
L’ANALYSANT. — J’ai dit qu’elle ne pouvait me voir que le vendredi
entre seize et dix-sept heures parce que son mari fait une émission en direct
à la télévision, et que ça nous permet de le surveiller du coin de l’œil
pendant nos petits bricolages. C’est pas beau, ça ?
L’ANALYSTE. — C’est assez drôle, en effet.
L’analysant est détendu, presque enthousiaste comme s’il se confiait à un
bon copain. L ‘analyste retourne vers la tête du divan, presque à l’aplomb
de son patient. Il le fixe des yeux, légèrement en retrait, et l’analysant ne
s’aperçoit de rien.
L’ANALYSANT. — En tout cas, ça marche du tonnerre. Ils me déposent
au 11, rue du Maréchal-Destanque, je traverse une cour et un petit jardin et
je ressors au 103, rue Civiale, ni vu ni connu. Je suis ici en deux minutes.
Même dans votre escalier, je fais en sorte qu’on ne me voie pas. Ça, on peut
dire que je garantis l’étanchéité de l’opération ! (Il montre son crâne :) Tout
est là, votre nom n’est noté nulle part, et quand je vous ai appelé la première
fois, j’ai même poussé le vice jusqu’à passer le coup de fil d’une cabine. Là,
vous allez me dire que c’est de la paranoïa, et je vous répondrai que seuls
les paranoïaques réussissent les crimes parfaits parce qu’ils ont toujours pris
une précaution à laquelle personne n’a pensé. À l’heure où je vous parle,
absolument personne au monde, hormis vous et moi, ne sait que je suis là.
L’ANALYSTE. — Vraiment personne ?
L’ANALYSANT. — Personne, je vous dis. Et ça restera comme ça le
temps qu’il faudra.
Dès qu’il entend cette confirmation, l’analyste se saisit très lentement
d’une statuette en ivoire, comme d’une matraque.
L’analysant a repris son souffle, il se détend et ferme un instant les yeux.
Puis reprend, résigné, les yeux clos :
Et il en faudra, du temps, hein docteur ?
L’analyste laisse pendre la statuette au bout de son bras.
Allez… Dites-moi. J’en ai pris pour combien, avant de pouvoir revivre ?
Avant que j’arrache moi-même mes tripes pour chasser cette peur de mon
ventre. Vous croyez que je vais garder ça au plus profond de mes entrailles,
toute la vie ? Peut-être que je vais en crever… Peut-être que je suis allé trop
loin. Depuis que vous avez parlé de métaphore biblique, j’ai l’impression
d’avoir pris les dix commandements un par un et de les avoir saccagés,
comme si c’était mon job sur terre. Je suis peut-être allé trop loin, dans une
contrée perdue où je suis tout seul et dont on ne revient pas. C’est peut-être
ça, la mort, je suis peut-être déjà mort, qui sait ?
Silence. C’est comme si l’analysant attendait le coup de grâce.
Je vous avais bien dit, docteur, qu’un jour où l’autre vous souhaiteriez
vous aussi la mort de quelqu’un.
L’analyste se fige de surprise. Silence. Il repose sa statuette.
L’ANALYSTE. — « Tu honoreras ton père et ta mère. » Celui-là, vous ne
l’avez pas « saccagé ».
L’ANALYSANT. — J’ai fait bien pire que ça.
L’ANALYSTE. — C’est-à-dire ?
Pas de réponse.
Nous parlons de vos parents adoptifs, naturellement.
L’ANALYSANT. — Naturellement.
L’ANALYSTE. — Vous voulez bien me parler de lui, en particulier ?
L’ANALYSANT. — Ça vous démange, hein ?
L’ANALYSTE. — La dernière fois, vous avez dit qu’il était mort à cause
des « politiques ». Je vous écoute.
L’ANALYSANT. — Je n’y couperai pas, hein docteur ? Il faudra que j’y
passe à un moment ou un autre, alors autant y aller tout de suite, c’est ça ?
Un léger instant, avant de s’élancer.
Quand j’ai parlé des « politiques », c’était un raccourci. Je ne suis pas
blanc comme neige dans cette histoire. Le vieux s’est vite retiré de ses
affaires, il avait à peine cinquante ans, il voulait retourner dans sa campagne
le plus tôt possible. Moi, j’en avais à peine dix-sept et je voulais reprendre
le flambeau, mais lui, il voulait me laisser une chance… (Léger trouble.)
L’ANALYSTE. — Une chance ?
L’ANALYSANT. — Une chance de faire autre chose. D’imaginer une
autre vie. Ce n’était pas un cours de morale, c’était juste me laisser le choix.
Moi j’étais trop impatient, je fricotais déjà avec la bande de monsieur
Louis, qui est mort depuis longtemps maintenant, on n’a jamais vraiment su
qui c’était et tout le monde l’appelait comme ça, « m’sieur Louis ». Il me
faisait faire des petits boulots, j’étais son coursier, je lui faisais ses
repérages, pour me former, et je trouvais ça formidable, jusqu’au jour où
monsieur Louis a fait une grosse grosse boulette en voulant mouiller un
type du gouvernement dans une affaire de réseau de prostitution. Et moi, du
haut de mes dix-sept ans, je plongeais avec lui, il n’aurait pas hésité à me
balancer, j’étais le seul au courant, c’est même moi qui arrangeais les
rendez-vous. J’ai eu une trouille noire et je suis allé en parler au vieux. Je
lui ai tout raconté, en détail. Il m’a évité de paniquer pour de bon et de faire
moi aussi une bêtise, il m’a fait comprendre que j’avais encore le choix, que
je pouvais faire machine arrière, et laisser tomber tout ça une bonne fois
pour toutes avant qu’il ne soit trop tard. Entre-temps, monsieur Louis avait
réussi à écraser le coup et il s’est tenu à carreau pendant deux ou trois ans
après cette histoire-là. Mais le fait que j’en avais parlé au vieux a fini par se
savoir et…
Il ne termine pas.
L’ANALYSTE. — Et monsieur Louis a préféré supprimer votre père
adoptif pour être sûr qu’un jour où l’autre ça ne jouerait pas contre lui. Je
suis dans la bonne logique ?
L’ANALYSANT. — Vous apprenez vite, docteur.
Un temps.
Pendant six mois j’ai été effondré, et puis…
Il ne finit pas.
L’ANALYSTE. — Et puis à partir de ce moment-là, vous n’aviez plus le
choix. Vous deviez suivre ses traces, alors qu’il voulait vous en éloigner.
L’ANALYSANT. — Vous croyez que c’est pour lui ressembler que je l’ai
trahi ?
L’ANALYSTE. — Hmm hmm…
L’ANALYSANT, exaspéré. — Ça veut dire quoi, votre hmm hmm ? ! Ça
veut dire « oui oui, vous avez raison » ? Ça veut dire « non non vous faites
fausse route » ? Ça veut dire « je m’en contrefous » ? Ça veut dire quoi ?
L’analyste se tait.
Alors si je vous pose la question : « Vous croyez que c’est pour lui
ressembler que je l’ai trahi ? », vous me répondez quoi ? oui ou non ?
Silence de l’analyste, la tension monte.
Vous pensez que c’est à cause de moi, qu’il est mort ?
Il se lève. L’analyste ne répond toujours pas.
Dites-le ...
Il s’approche de l’analyste.
Allez-y, dites-le ! ! !
Hurlant à l’oreille de l’analyste :
Maintenant vous allez répondre à ma question : est-ce que vous pensez
que c’est à cause de moi qu’il est mort ?
Silence. L’analysant perd ses moyens.
Vous, si je ne me retenais pas!!!
L’ANALYSTE, se levant. — Si vous ne vous reteniez pas ?
Pris de court, l’analysant ne sait quoi répondre. Bref face à face, tendu.
Après tout, vous l’avez dit vous-même, personne ne sait que vous êtes ici,
et vous avez sans doute pris rendez-vous sous un faux nom, je me trompe ?
Acquiescement silencieux de l’analysant.
Avec un automatique muni d’un silencieux, une seule balle suffirait pour
me faire exploser le cervelet. Il vous resterait peut-être à essuyer quelques
empreintes avant de partir, et encore, je ne suis même pas sûr que vous ayez
touché à quoi que ce soit.
L’ANALYSANT. — Arrêtez ça tout de suite, je vais finir par penser que
c’est une bonne idée.
Sans se quitter des yeux, l’analyste se rassoit, tandis que l’analysant
retourne lentement sur le divan.
Là encore vous tombez dans des poncifs débiles, docteur. C’est assez
incroyable pour un type intelligent comme vous. Vous croyez vraiment que
je suis venu ici avec un flingue ? Que je me balade tout le temps avec ça ?
Les flics, vous les imaginez avec des loupes ? Non ? Eh ben, alors ? C’est
exactement pareil. On n’est pas chez les Ricains, ici, docteur. Heureusement
d’ailleurs. Ici, Dieu merci les mômes de huit ans n’ont pas ça dans leur
cartable. Vous croyez que ça se trouve comme ça, un flingue, à tous les
coins de rue ? Vous croyez que je vis dans un western ? Je suis un homme
d’affaires nom de nom, n’allez pas chercher plus loin.
Il se lève un instant, et ouvre les pans de sa veste.
Tenez, regardez, si ça peut vous rassurer… j’ai même pas une lime à
ongle.
L’ANALYSTE. — Vous pensez vraiment que je vous aurais provoqué si
j’avais cru que vous aviez une arme ?
L’ANALYSANT, beau joueur. — Bravo, docteur, on peut dire que vous
avez des tripes.
L’ANALYSTE. — Vous vous rappelez de la dernière fois où vous vous en
êtes servi ?
L’ANALYSANT. — Ça remonte au moins à huit ou neuf ans, et encore,
c’était juste pour faire peur. Et depuis il y a eu cette soirée lamentable, avec
une ex…
L’ANALYSTE. — ...Oui ?
L’ANALYSANT, détendu. — Cette fois-là, j’y étais pour rien ! j’avais
réussi à lui faire croire que j’étais le patron d’une boîte d’import export, et
un jour, comme prise d’un doute, en fouillant dans mes tiroirs, elle était
tombée sur un vieux calibre, presque un truc de collection, même pas
chargé. Qu’est-ce que j’avais pas fait là! Je ne suis pas prêt de l’oublier!
Intarissable, la p’tite! j’en ai pris plein la tête ! Tout un sketch sur la
symbolique du flingue comme une sorte de bite de remplacement, un truc
d’impuissant, quoi… J’avais l’impression d’être à la recherche de ma queue
dès que je faisais un geste ! Elle avait fait des études… Et lu des magazines
spécialisés.
L’ANALYSTE. — Vous vous sentiez agressé ?
Un temps.
L’ANALYSANT. — Ce que je sentais, surtout, c’était de l’appris par
cœur. Du catéchisme. Parce que si on y va par là, docteur, le monde n’est
qu’une affaire de protubérances et de cavités, vous ne croyez pas ?
Silence de l’analyste.
Je n’aime pas les armes, je vous dis, mais à une époque, j’ai été obligé de
faire avec.
L’ANALYSTE. — Vous aimez préciser que vous ne vous servez plus de
ce genre d’objets depuis bien longtemps. Que tout ça, c’est de l’histoire
ancienne.
L’ANALYSANT. — C’est vrai.
L’ANALYSTE. — Pourtant, on a l’impression que, depuis quelques
semaines, vous vous préparez à l’idée de devoir vous en servir à nouveau,
peut-être dans un endroit clos, ou un souterrain, et cette idée vous obsède.
L’ANALYSANT, il se redresse. — Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
L’ANALYSTE. — Pourriez-vous m’expliquer ce qu’est un « repérage » ?
L’ANALYSANT. — Pourquoi parlez-vous de ça ?
L’ANALYSTE. — Vous avez utilisé le terme plusieurs fois.
L’ANALYSANT. — ...De quoi vous parlez, nom de nom ?
L’ANALYSTE. — Vous faisiez des « repérages » pour monsieur Louis. Et
vous m’avez dit aussi que, dans ce parking, vous faisiez un « repérage » il y
a quelques semaines, c’est comme ça que vos premières angoisses se sont
manifestées.
L’ANALYSANT. — Les deux choses n’ont absolument rien à voir.
L’ANALYSTE. — Dans ce parking, vous étiez en position de subalterne,
comme dans votre période d’apprentissage avec monsieur Louis.
L’analysant réfléchit. Et se laisse peu à peu gagner par le doute.
L’analysant se rallonge.
L’ANALYSANT. — Il faudrait des mois entiers pour vous expliquer tout
ça.
L’ANALYSTE. — Est-ce que ce sont vos patrons qui vous ont envoyé en
« repérage » dans ce parking ?
L’ANALYSANT. — Quels patrons ?
L’ANALYSTE. — Ceux à qui vous cachez vos crises. Vous avez bien des
patrons, non ?
L’ANALYSANT, irrité. — Bien sûr! Tout le monde en a! Surtout dans un
milieu aussi hiérarchisé que le mien.
L’ANALYSTE. — Il y aurait peut-être cette idée de retour en arrière que
vous vivez mal.
L’ANALYSANT. — Un retour en arrière ?
L’ANALYSTE. — On vous remet dans une situation que vous avez
connue quand vous avez commencé vos activités.
L’ANALYSANT. — C’est joliment dit…
L’ANALYSTE. — Vous me parlez de ces repérages, en quelques mots ?
L’ANALYSANT, à contrecœur. — J’ai réussi à négocier un accord qui va
nous ouvrir les portes du marché anglo-saxon, et mes chefs m’ont félicité
pour ça, je vais même être un peu plus autonome. Avant d’en arriver là, il
reste un point à éclaircir à propos d’un trust financier qui risque de nous
poser des problèmes si je n’arrive pas à convaincre un certain individu qui
fait partie du comité de direction. Afin de savoir si ce type va nous aider ou
nous faire des ennuis, nous avons réussi à localiser un endroit, ce fameux
parking, où je devrai lui parler, en personne, et sans témoins pour nous
écouter. C’était ça, le repérage.
L’ANALYSTE. — Et s’il décide de vous « faire des ennuis " ?
L’ANALYSANT. — Il ne me le dira pas ouvertement, mais je le sentirai
tout de suite.
L’ANALYSTE. — Alors ? Dans ce cas ?
L’ANALYSANT. — C’est un trop gros marché. On ne peut pas se
permettre d’échouer maintenant.
L’ANALYSTE. — L’intimidation ne suffira pas ?
L’ANALYSANT. — Avec ce genre de ponte, ce sera déjà trop tard.
L’ANALYSTE. — Il n’y a qu’une seule solution.
L’ANALYSANT. — Oui.
L’ANALYSTE. — Et qui s’en chargera ?
L’ANALYSANT. — Quelqu’un de mon équipe.
Un temps.
Ou alors ...
L’ANALYSTE. — Ou alors ?
L’ANALYSANT. — Il y a une loi qu’il faut que je vous explique, docteur,
sinon vous ne comprendrez jamais… Chez nous… (Il cherche ses mots.)
Comment dire ça… Il y a toujours un risque de voir un type devenir fou
rien que parce qu’il a pris du grade. C’est comme ça dans toutes les
sociétés, mais chez nous c’est presque systématique. Pour éviter ça, nous
obéissons à une règle simple : chaque fois qu’un des nôtres franchit un
échelon dans la hiérarchie on lui demande d’exécuter un contrat, comme un
débutant.
L’ANALYSTE. — Un contrat.
L’ANALYSANT. — Jouer l’homme de main, si vous voulez que je sois
clair. Revenir à la base, faire ce qu’on vous dit, pour s’assurer que le
pouvoir ne vous est pas monté à la tête. C’est une preuve d’allégeance à
toute notre organisation.
L’ANALYSTE. — En d’autres termes, vos chefs veulent que ce soit vous
qui exécutiez ce contrat.
L’ANALYSANT. — Je n’y suis pas forcé…
Ça a du mal à sortir.
Mais ça leur ferait sans doute plaisir.
L’ANALYSTE. — Vous le savez depuis toujours. Et c’est ça qui
provoque ces crises.
L’ANALYSANT, haussant les épaules. — Ce petit job minable ? Vous
êtes cinglé, docteur ?
Un temps.
Vous n’allez pas me dire que c’est à cause de ça que je vis avec la peur au
ventre ?!
Silence qui acquiesce.
C’est insignifiant, pour un type comme moi ! Je n’y ai même pas réfléchi
une seconde! Vous vous égarez complètement! Heureusement que vous
n’avez pas tous les jours des cas comme le mien.
L’ANALYSTE. — Là, vous vous trompez, je pourrais même dire que,
sorti de son milieu, votre cas est presque banal.
L’ANALYSANT. — Quoi ?
L’ANALYSTE, presque ironique. — Excusez-moi d’être aussi franc, mais
des névroses d’angoisse comme la vôtre, j’en ai plusieurs par jour. En ce
moment, j’ai le cas d’un pilote de ligne à la retraite depuis six mois qui, non
seulement ne peut plus prendre l’avion, mais qui a désormais des malaises
dans le métro. Un homme qui passait son temps entre Bornéo, New York et
Hong Kong. Un homme qui avait la responsabilité de milliers de vies entre
ses mains.
L’ANALYSANT. — ...Et qu’est-ce qu’il a ?
L’ANALYSTE. — Ça ne regarde que lui. Dites-vous seulement que vous
faites partie du gros de la troupe.
L’ANALYSANT, après réflexion. — ...Non, non et non, c’est absurde,
votre truc… ! C’est pas un petit commercial à la noix qui va m’empêcher de
dormir!
L’ANALYSTE. — Pas lui, non. Seulement cette mise à l’épreuve à
laquelle vous ne pouvez échapper.
L’ANALYSANT. — ...Des conneries !
L’ANALYSTE. — On pourrait presque dire que l’idée qui vous rebute
par-dessus tout, c’est de re-buter.
L’ANALYSANT, surpris. — ...Re-buter ? Re-buter, comme rebuter ?
L’ANALYSTE. — Oui.
L’ANALYSANT. — On vous paie des sommes astronomiques, c’est
presque du racket, tout ça pour jouer aux mots croisés ? Vous trouvez ça
drôle, vous, rebuter et re-buter ? Il y a des limites à ne pas dépasser, docteur.
Même vous.
L’ANALYSTE, sans fléchir. — L’idée de redevenir le jeune homme que
vous étiez à l’époque vous panique. On va encore vous demander de faire
vos preuves, comme cette fameuse nuit, à Carcassonne, quand vous avez
compris que vous ne feriez plus machine arrière. Depuis que vous savez
qu’on va vous mettre à l’épreuve, vous vous sentez fragilisé, comme un
enfant qui se met à pleurer devant tout le monde et qui a besoin de se
cacher.
L’ANALYSANT. — N’importe quoi !
L’ANALYSTE. — Vous êtes terrorisé à l’idée de retrouver cette époque
où l’on vous a contraint à faire votre choix.
L’ANALYSANT. — Quel choix ?!
L’ANALYSTE. — Le choix de vivre dans ce second monde, qui vous
fascine autant qu’il vous effraie. Vous ne voulez pas revivre un tel moment,
vous avez peur de ce qui peut se passer « après ».
L’ANALYSANT. — Et qu’est-ce qui se passera « après » ?
L’ANALYSTE. — Rien. Absolument rien.
L’analysant tombe des nues. Silence.
L’ANALYSANT. — ...Rien ?
L’ANALYSTE. — Il est fixé pour quand, ce fameux rendez-vous ?
L’ANALYSANT. — Le second dimanche du mois prochain, entre vingt et
une heures et minuit.
L’ANALYSTE. — Vos crises disparaîtront le soir même, quand vous
aurez exécuté ce contrat. Dès que ce sera fait, vous redeviendrez l’adulte
que vous êtes et tout reprendra sa place. Ce sera un mauvais quart d’heure à
passer et vous serez reparti pour un bon bout de temps avant qu’on ne vous
remette à l’épreuve, ce qui pourrait ne jamais arriver.
L’ANALYSANT. — Et mes crises, mes maux de ventre, cette terreur que
j’ai dans les tripes, tout ça s’en ira comme par enchantement ? Aussi simple
que ça… ! Comment voulez-vous que je vous croie ?
L’ANALYSTE. — La solution est… entre vos mains.
L’ANALYSTE, grave. — Seriez-vous en train de me donner la
permission de tuer ce type ?
Après un silence suspect :
L’ANALYSTE. — Si vous ressortez d’ici plus serein qu’à votre arrivée,
c’est la preuve que je ne me suis pas trompé de métier. Vous l’avez dit vous-
même, tout le monde a le droit d’être soigné, je fais mon travail de
praticien. Vous revenez souvent sur les règles de votre milieu, sachez que
nous avons aussi les nôtres, elles peuvent paraître parfois obscures aux yeux
du profane, ou même cruelles, comme vous l’avez dit.
L’ANALYSANT. — Je vais devoir les subir une par une ?
L’ANALYSTE. — Inutile. J’ai rempli mon contrat.
L’analysant se redresse, et regarde l’analyste.
L’ANALYSANT. — Vous voulez me faire croire que je suis… (n’osant
prononcer le mot)… guéri ?
L’ANALYSTE. — Personne ne guérit. Pas plus vous que les autres, mais
vous allez à nouveau respirer normalement.
Un temps. L’analysant a du mal à réaliser. L’analyste est d’un calme
olympien, ce qui donne un fort accent de vérité à ce qu’il dit.
L’ANALYSANT. — Vous voulez vous débarrasser de moi.
L’ANALYSTE. — Je ne peux plus vous échapper, n’est-ce pas ? Sortez
d’ici en toute tranquillité et reprenez rendez-vous si vos crises reviennent.
Mais vous n’en aurez pas besoin.
L’ANALYSANT. — ...J’ai encore tellement de choses à vous dire…
L’ANALYSTE, calme et clair. — Vous voulez revenir ? Soit! Mais je
dois vous mettre en garde. Imaginez que je sois un de ces généralistes de
quartier pour qui vous avez tant d’estime. Vous êtes venu me voir pour un
rhume, ça met mal à l’aise pendant quelque temps, plus rien n’est comme
d’habitude, on peut même s’en inquiéter. On soigne le rhume en question et
la vie continue. Maintenant, si vous pensez que c’est bien plus qu’un
rhume, qu’il faut faire tous les examens du monde, eh bien, je vais faire ces
examens en profondeur. Et forcément, je vais en dépister, des choses, plein
de choses.
L’ANALYSANT. — ...Un cancer ?
L’ANALYSTE. — Pourquoi pas ? Quand on cherche bien, on trouve
toujours, faites-moi confiance.
Silence, surtout de l’analysant, frappé par l’argument.
Si votre rhume disparaît, à quoi bon prendre le risque de vous faire peur à
nouveau ?
Silence de l’analysant, qui réfléchit vitesse grand V.
Je vous encourage à reprendre votre vie, comme si jamais vous n’étiez
passé par ce cabinet.
L’ANALYSANT. — Vous m’en demandez trop. On n’oublie pas ça.
L’ANALYSTE. — En tout cas, vous le garderez comme la part secrète de
vous-même, celle qui ne concerne personne, ni vos chefs, ni votre
entourage, pas même moi.
Un temps.
La séance est terminée.
L’analysant se lève, comme pris de court.
Vous me devez mille cinq cents francs.
L’analysant fouille dans son portefeuille, en sort quelques billets.
L’analyste se lève, et prend l’argent.
Il raccompagne l’analysant vers la sortie.
Ils se serrent la main.
L’analysant sort.
L’analyste referme doucement la porte. Et s’y appuie, un instant, les yeux
fermés, pour un soupir.
ÉPILOGUE
Il fait nuit. Le cabinet est dans la pénombre. Juste une petite lampe
éclaire le bureau où l’analyste semble attendre, les bras croisés. Tout à
coup, on entend des pas sur le palier, puis la sonnerie. L’analyste se lève,
sans manifester de surprise, allume la lumière qui vient éclairer la scène,
puis va ouvrir.
L’analysant entre, habillé comme il l’est d’habitude. Il ferme la porte
derrière lui d’un geste vif, comme s’il était suivi, tout en sortant un revolver.
L’analyste n’est pas plus surpris.
Léger face à face.

L’ANALYSTE. — Apparemment, ça s’est bien passé…


Déconcerté par le calme de l’analyste, l’analysant ne répond rien. Il
garde son revolver braqué sur l’analyste.
Il ne se doutait de rien, il le connaissait par cœur, ce garage. Il s’apprêtait
même à passer cette fin de week-end en famille devant la télévision. Il ne
connaissait pas votre visage et pourtant, il s’est vite douté de qui vous étiez.
Il marche vers la fenêtre.
Loin à l’intérieur de vous-même, vous pensiez très fort : « Serre les dents,
c’est rien, tu as déjà fait ça cent fois, ensuite tu seras débarrassé pour
longtemps. C’est juste un sale quart d’heure. » Toute la journée, vous avez
hésité plus de cent fois, dès que vous avez ouvert les yeux. Cent fois votre
rage de vous en sortir a repris le dessus. Il y a des patients à qui on n’ose
pas proposer d’affronter de face ce qui leur fait peur, mais vous n’êtes pas
de cette trempe-là. Vous êtes le genre à mordre votre ceinture, n’est-ce pas ?
C’est ce que vous avez fait. Les secondes passaient, et plus il perdait de sa
superbe, plus vous vous rapprochiez de la délivrance. Très vite, ses yeux se
sont mis à vous supplier, et de lui-même il est entré dans son rôle sacrificiel.
Il vous a épargné une partie du travail, vous pouvez le remercier.
L’analyste se dirige vers son bureau et s’y assoit. L’analysant le suit à
bonne distance, le revolver braqué.
Vous savez… J’ai réfléchi à votre histoire de montre volée. J’ai fini par
comprendre pourquoi vous aviez fait ça.
L’analysant, saisi, baisse à peine sa garde.
Elles ont dû être longues, ces journées, et ces nuits entières dans votre
chambre, à chercher en vous-même pourquoi vous aviez fait un geste aussi
inexplicable. Un vrai casse-tête… En cherchant bien, vous deviez même
trouver une petite pointe de plaisir dans ce désert de solitude. Il y a toujours
quelque chose de captivant à chercher une énigme. Ça vous intéresse
d’avoir la clé ?
Pas de réponse de l’analysant.
Bien sûr que ça vous intéresse, vous donneriez beaucoup pour être délivré
de ça. Ce serait une manière d’honorer, avec trente ans de retard, ce rendez-
vous avec votre père adoptif. On ne peut pas rater une occasion pareille, il
n’y en aura peut-être pas d’autre, n’est-ce pas ?
Un temps.
Vous aviez raison sur un point, la valeur de l’objet n’avait rien à y voir,
pas plus que le vol en lui-même. La réponse était sous vos yeux, trop
évidente. Cette montre, vieille et cassée, avait pourtant quelque chose
d’unique…
D’un geste discret, il ouvre un tiroir de son bureau. Inquiet, l’analysant
agite son arme pour le faire cesser. Très lentement, l’analyste en sort une
montre à gousset.
…C’était une montre à gousset. Reliée à une petite chaînette.
Il la tient suspendue par le bout de la chaînette.
A priori, rien ne la différencie d’une autre montre mais il suffit de très peu
(il crée un balancier avec la montre) pour en faire l’objet le plus magique
du monde.
Un temps.
Ce n’est pas une montre que vous aviez volée, c’était un pendule. Le
pendule de votre père adoptif, celui auquel vous n’aviez pas le droit de
toucher. Vous auriez fait n’importe quoi pour jouer les radiesthésistes,
comme lui, et faire des miracles. Je ne connais aucun enfant qui résisterait à
ça.
L’analysant, désemparé, baisse lentement son arme.
Au plus profond de vous-même, vous avez voulu le copier. Vous avez
cherché à lui ressembler par n’importe quel moyen.
L’analyste lance sa montre vers l’analysant qui la saisit au vol.
Mais le plus étonnant, dans cette anecdote, n’est pas l’anecdote en elle-
même. C’est la longue période qui s’en est suivie. La recherche,
l’investigation à laquelle il vous a astreint. Un véritable travail d’analyse.
Vous n’aviez même pas dix ans. Pourquoi croyez-vous que quarante ans
plus tard, vous êtes venu ici, dans ce cabinet, à un tournant de votre
existence où vous cherchez quelle faute vous avez bien pu commettre ?
Vous vous rendez compte combien de barrages il a fallu surmonter avant
qu’un type comme vous fasse appel à un type comme moi ? Si étrange que
ça puisse paraître, en franchissant cette porte, votre travail d’analyse n’était
pas un moyen, mais une fin. Il m’a fallu du temps avant de comprendre. Ce
travail, si terrible et si précieux à la fois, celui qui vous a fait devenir ce que
vous êtes, vous deviez y revenir. Le seul moyen de retrouver ce lien
authentique qui vous retenait à votre père de substitution. C’est pour avoir
une dernière chance de le retrouver que vous êtes venu me voir.
L’analysant écoute, recueilli.
Vous ne vous êtes jamais vraiment débarrassé de la culpabilité d’avoir
trahi cet homme. D’avoir trahi la confession que vous-même lui aviez faite.
Et vous ne saurez sans doute jamais si c’est ce qui l’a perdu.
Un temps.
Ce soir, je vous attendais, à peine remis de votre mauvais rhume. Il est
déjà loin, oublié. Vous tenez une forme de jeune homme, la sensation de la
liberté retrouvée, n’est-ce pas ? Vous êtes même prêt à refaire les
habituelles imprudences. À brandir un revolver qui vous faisait horreur il y
a quelques jours encore. Et peut-être, à nouveau, trouverez-vous la force de
trahir celui qui vous a écouté. Mais êtes-vous sûr qu’en m’effaçant, vous
effacerez tout le reste ? Que se passera-t-il si vous retombez dans les mêmes
ornières ? Personne n’est à l’abri d’un autre rhume, a fortiori d’un cancer.
Vous vous imaginez dans un mois, dans un an, partir à la recherche de celui
qui va vous délivrer de cette seconde trahison ? Et plus tard encore, celui
qui va vous délivrer de la troisième ? Réfléchissez bien…
Un temps.
Essayez un instant d’étudier le choix qui s’offre à vous aujourd’hui. Je
suis là, dans ce cabinet, et je n’en bougerai plus. Si vous faites en sorte que
ma vie et celle des miens soient un des plus précieux atouts qui vous reste,
vous avez une chance de ne plus jamais avoir besoin de personne. De ne
plus avoir peur. Je suis votre garantie. Souvenez-vous, c’est l’héritage de
votre père adoptif. Il n’y a pas à avoir peur de la peur. Donnez-lui, bien des
années plus tard, la chance d’exister dans votre mémoire. Acceptez ce qu’il
a voulu vous léguer.
L’analysant, pensif, démuni, range son revolver.
L’analyste se dirige vers la porte et l’ouvre.
Passez cette porte et ne craignez rien : le secret n’est-il pas notre mode de
vie ? Nous n’en changerons pas du jour au lendemain, ni vous ni moi.
Un dernier regard.
L’analysant quitte les lieux.
L’analyste referme la porte, et éteint la lumière.

FIN

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