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LE CONTRAT
Un western psychanalytique en deux actes et un
épilogue
ACTE PREMIER
Le rideau se lève sur un cabinet de psychanalyste : un bureau, un divan
face à la scène, un fauteuil placé derrière la tête du divan, un autre en vis-
à-vis.
Un homme est assis, seul, dans le fauteuil. C’est l’analyste.
La cinquantaine, habillé en tenue de ville classique, veste en velours
côtelé, chemise blanche, pantalon marron. Il compulse un bloc-notes, se
lève avec calme, s’approche du divan et échange la pièce de tissu carrée
sur l’appui-tête du divan avec une neuve qu’il sort d’un tiroir du bureau. Il
regarde sa montre, reste un instant immobile et va ouvrir la porte du
cabinet.
Un homme entre. C’est l’analysant. La cinquantaine, habillé en costume
noir, avec une cravate sobre. Ils se serrent la main. L’analysant découvre le
décor, l’inspecte du regard, visiblement mal à l’aise. L’analyste s’assoit
dans son fauteuil. L‘analysant reste un instant interloqué, il regarde le
divan, puis le fauteuil, sans savoir où s’installer. Il reste un instant debout,
hésitant. Avec un sourire gêné, il regarde l’analyste en montrant
alternativement le divan et le fauteuil en vis-à-vis.
L’ANALYSANT. — ...Où est-ce que je… Là ou… là… ?
Avec un sourire bienveillant, l’analyste désigne le fauteuil.
L’analysant s’assoit.
Les deux hommes se regardent, se jaugent. L’analysant croise les bras
avec des gestes empruntés, puis les décroise en se cherchant une attitude.
L’analyste garde un calme olympien en fixant l’analysant droit dans les
yeux. L’analysant essaie de mieux s’installer, il s’adosse, pose les mains sur
les bras du fauteuil sans trop savoir ce qu’il doit faire de ses jambes et reste
dans une position étriquée. C’est comme s’il essayait de fuir le regard,
toujours droit, de l’analyste. Silence de plomb. Une sorte de face à face
s’engage, comme si l’analysant voulait soutenir le regard de l’analyste.
L’analyste est toujours aussi imperturbable.
L’analysant s’exprime dans un phrasé chaotique, douloureux, entrecoupé
de silences.
L’ANALYSANT. — ...On m’a dit que vous étiez le meilleur…
Silence.
Remarquez je n’ai pas attendu qu’on me le dise, j’ai compris tout seul
quand je vous ai vu, l’autre nuit, à la télé, je n’arrivais pas à dormir… Ça se
passait dans un hôpital… Ça doit vous dire quelque chose, non ?
Il attend une réponse, l’analyste sourit poliment.
...Je dois vous appeler docteur ou… autrement ?
L’analyste ne répond pas, ce qui n’empêche pas l’analysant de dire,
déboussolé :
...Vous êtes sûr ? Enfin, je veux dire… c’est comme je veux
apparemment, non ? (Il s’emmêle de plus en plus.)
Ça a été facile de vous retrouver, après cette émission de télé, il y avait
votre nom au générique, dans les remerciements, et j’ai eu votre numéro de
téléphone dans l’annuaire… (Il essaie de rendre intéressant ce qu’il dit.)
Enfin… le numéro de votre cabinet, pas votre numéro personnel, et c’est là
que vous m’avez donné rendez-vous. C’était gentil de trouver un moment,
je suppose que vous devez avoir beaucoup de clients, puisque vous êtes un
des meilleurs, paraît-il. On ne dit peut-être pas « client » non ? « Patient »
peut-être… ?
Pas de réponse.
...Je peux fumer… ?
L’analyste hoche la tête, l’analysant sort une cigarette, l’allume.
En fait, d’habitude je me retrouve dans des situations… plutôt comme la
vôtre… J’écoute. Je n’ai pas tellement besoin de parler… J’essaie de savoir,
de comprendre… L’économie de parole est une arme redoutable pour qui
sait l’utiliser. Il vaut toujours mieux être celui qui écoute, hein ? Si on parle,
ça ne peut être que pour de mauvaises raisons. Soit on a quelque chose à
demander, soit on a quelque chose à vendre, soit on se plaint… (Il réfléchit
à ce qu’il vient de dire.) C’est mon cas, d’ailleurs… Et je n’aime pas me
plaindre. C’est pour ça que ça me fait bizarre, d’être là.
Un temps.
Il faut qu’on parle d’argent, non ? On m’a dit que c’était important.
L’analyste ne réagit pas.
De toute façon, ce n’est pas un problème. C’est même un gage de qualité.
Je veux toujours ce qu’il y a de meilleur. Les gens avec qui je travaille, si je
ne les ai pas formés moi-même, c’est eux qui viennent à moi. Tout le monde
veut ce qu’il y a de mieux.
Pause légèrement plus longue.
Peut-être que je dis des choses pas… pas importantes, docteur… Je ne
sais pas vraiment par quoi commencer… C’est pas évident d’avouer des
trucs qui… (Il ne finit pas.)
L’ANALYSTE. — Avouer ?
L’ANALYSANT, surpris. — ...Ce n’est pas ce que je veux dire…
Silence.
Avant de venir ici, j’ai essayé d’autres solutions. J’en ai vu, des toubibs et
des toubibs, depuis que… (il se frappe le cœur avec le poing :) que ça tape
là-dedans. Ils m’ont tous dit que c’était là que ça se passait. (Il montre son
crâne.) Au début, on a du mal à l’admettre, on se dit qu’on est quand même
pas fou et puis… et puis on a peur de le devenir. On veut lutter seul mais on
comprend vite qu’on n’est pas le plus fort contre le mal. D’ailleurs plus ça
fait mal et moins on a honte d’appeler au secours… C’est ça ou se taper la
tête contre les murs pour que la douleur cesse… On se dit que si on ne
trouve pas quelqu’un pour vous tirer de là, personne ne sait comment ça
peut finir… Moi, j’ai l’habitude qu’on m’obéisse, à commencer par mon
corps…
L’ANALYSTE. — Parlez-moi des symptômes.
L’ANALYSANT. — Ça se passe en trois temps et dans des situations
banales, presque quotidiennes. Tout à coup, le cœur s’emballe sans raison
apparente, et j’ai l’impression que ça ne s’arrêtera plus, que ça va finir par
exploser, badam badam badam, ça me résonne jusque dans les tympans.
Tout de suite après j’ai mal au ventre, comme si une vrille me perçait
l’estomac, ou non, c’est comme du plomb que je prendrais dans les tripes,
oui ce serait plutôt ça, du plomb encore chaud, du 9 mm, bing, en plein dans
l’intestin, là où ça prend des heures avant de crever. (L’analysant semble
éprouver une difficulté à parler.) Et je me traîne, les bras croisés, comme
ça. (Il croise les bras sur son ventre.) La troisième phase, c’est la
suffocation, c’est comme vous en parliez à la télé, exactement pareil, sueurs
froides, respiration en apnée… C’est exactement comme si on me
maintenait la tête sous l’eau et qu’on me laissait remonter au dernier
moment…
Silence. L’analysant se calme lentement.
L’ANALYSTE. — Ça vous est arrivé quand, la première fois ?
L’ANALYSANT. — Il y a trois mois. Dans un parking.
L’ANALYSTE. — Un parking ?
L’ANALYSANT. — Oui, vous savez ces trucs qui descendent comme ça.
(Du doigt, il fait le geste « en colimaçon ».) J’étais avec mon équipe, dans
la voiture, on s’est mis à tournoyer là-dedans et à chaque palier je sentais…
(une main sur son cou) comme un tour de garrot, là. Je ne voulais pas qu’on
me voie comme ça, j’ai dû prétexter un besoin urgent, je sais c’est bête,
mais je n’ai rien trouvé d’autre, dès que nous sommes sortis du parking, je
me suis précipité dans le premier bistrot, pour m’enfermer, le temps que la
crise passe. J’ai bien cru y rester…
L’ANALYSTE. — Ça vous arrive souvent ?
L’ANALYSANT, haché. — Deux, trois fois par semaine, peut-être plus…
Au début, je me suis demandé si ce n’était pas à cause de la voiture, tout
bêtement… Je passe ma vie dans les voitures… Les rendez-vous, les
voyages d’affaires. Je navigue un peu partout en Europe… C’est mon
territoire, l’Europe. Bientôt, j’irai travailler avec les Américains, le marché
commence à s’ouvrir, et ce n’est pas facile.
Un temps.
Il doit y avoir aussi de ce fameux stress du businessman, dans ce que
j’ai… Pas facile à gérer, tout ça… Entre une Bourse qu’il faut tout le temps
surveiller, les menace d’O.P.A. des concurrents, et toute une hiérarchie qui
compte sur vous… Il y a de quoi en attraper des ulcères et des nervous
breakdown, comme ils disent… Moi, en général, je tiens bien le coup, je
crois même que cette compétition permanente me sert de batterie… Parfois,
dans les longs trajets, c’est vrai que j’ai l’impression d’être oppressé, mais
ce n’est rien du tout en comparaison de ce que je vous ai décrit… Depuis
qu’on a ouvert cette nouvelle autoroute, j’en ai fait, des kilomètres…
Un temps. Son ton devient plus sûr.
Remarquez, je ne vais pas me plaindre. J’ai mis deux ans à monter cette
affaire-là, mais je ne regrette pas. Vous imaginez mille deux cents bornes en
ligne droite, plus de deux cents péages ! Et dire qu’une poignée d’élus
voulaient que ce soit gratuit! Pensez… Qu’est-ce qui est gratuit, de nos
jours ? La gratuité, ce n’est pas dans nos mœurs, à nous, les Latins.
Comment voulez-vous qu’un pays gagne de l’argent s’il n’a pas intégré tous
les mécanismes de la rentabilité, et Dieu sait s’ils sont sophistiqués. Il a
fallu se battre. Ah ! il fallait les voir, tous ces braves gens qui nous auraient
fait passer à côté de plusieurs milliards par an. Tout a fini par s’arranger, j’ai
employé les grands moyens et, pour l’instant, ils n’ont pas encore refait
surface.
L’ANALYSTE. — Vous leur maintenez la tête sous l’eau ?
L’analysant se redresse, surpris. Duel du regard, un instant. L’analysant
se réinstalle dans son fauteuil.
L’ANALYSANT. — Je ne voudrais pas que vous vous trompiez sur mon
compte, docteur. Tout ce que je vous ai décrit, mes malaises et tout le reste,
je ne sais pas ce que c’est, mais je sais que ce n’est pas de la peur. La peur,
je connais. Je sais même exactement, ce que c’est.
L’ANALYSTE. — Tiens tiens…
L’ANALYSANT. — La peur, c’est ce qui fait tourner notre petit monde.
Celui qui offre et celui qui demande ont peur. Ça fait marcher le commerce.
L’ANALYSTE. — Vous pouvez préciser ?
L’ANALYSANT. — Vous avez déjà écouté la radio, au réveil ? Moi je ne
le fais plus depuis des années, je n’ai pas le cœur assez bien accroché. On
vous annonce en vrac qu’il y a eu une émeute en bas de chez vous, qu’un
métro a explosé, qu’un ouragan a dévasté un pays entier, que l’effet de serre
va tous nous faire rôtir, qu’un krach boursier va vous plonger dans la
misère, qu’un nouveau virus vous guette, que la viande est contaminée, et
vous, par miracle, jour après jour, vous êtes toujours là, mais avec la peur
au ventre, et celle-là va vous faire dépenser de précieux deniers, et certains
tomberont dans ma poche! (Plus haché, comme si une idée en appelait une
autre :) C’est comme une sorte de matière première… Imaginez des geysers
de peur à tous les coins de rue, avec un débit constant, jour et nuit. Il y aura
toujours des petits malins comme moi pour venir récupérer tout ça et s’en
servir comme carburant… Ça fait marcher toutes les machines, la peur, ça
peut déplacer les montagnes et faire décoller les fusées !... La peur
systématisée est sûrement ce qui rapporte le plus d’argent, les narcodollars à
côté, c’est une aumône… Tenez, vous, par exemple, c’est aussi votre
matière première, la peur. Ça vous permet de gagner votre vie, et plutôt
bien, ça peut nourrir votre famille… Moi aussi, en quelque sorte, je suis
dans le même créneau, mais avec toute une organisation derrière moi… Et
eux, là-haut, ceux qui nous gouvernent, vous croyez qu’ils seraient en
mesure d’exercer un pouvoir s’ils ne s’appuyaient pas sur la peur
collective ?... Dans la rue, c’est pareil, vous croisez un regard mauvais, un
duel va s’engager jusqu’à ce que celui qui a le plus peur baisse les yeux. À
cette seconde précise, c’est une petite part de sa dignité qu’il perd. Et quand
ça s’effrite, il ne vous reste plus grand-chose. Savoir faire peur, c’est
dominer, vous n’êtes pas d’accord ?
L’analyste ne répond pas.
Ce que j’ai est tellement différent… Cette douleur au ventre n’a aucune
explication… Si j’avais peur de quelque chose j’essaierais par tous les
moyens de combattre ce quelque chose, de le tuer. Suffit d’identifier
l’ennemi, de bien se renseigner sur lui, et déjà il est moins hostile, plus
vulnérable… C’est un peu ça, le principe de la psychanalyse, docteur, non ?
L’ANALYSTE, après réflexion. — Parlez-moi de cet ennemi.
L’ANALYSANT. — Quand tout semble aller bien, il me tombe dessus
sans prévenir. Le plus souvent, au milieu de mes gars, et ça, ça m’est
interdit. C’est moi qui les ai formés, je leur ai appris à avoir de la volonté, à
tout supporter. Mais vous savez ce que c’est, l’autorité ça se fissure vite.
Alors je dois garder la face, c’est comme ça. Imaginez que vous
commenciez à suffoquer, là, devant moi, tout de suite, vous croyez que ça
m’inspirerait confiance ? Comment voulez-vous qu’on n’en profite pas ?
L’ANALYSTE. — Et de quelle manière en profiteriez-vous ?
Cette fois, c’est l’analysant qui préfère esquiver la question. Il laisse
passer un temps, et reprend sur un ton plus calme.
L’ANALYSANT. — Quand je vous ai vu à la télé, en train de parler avec
une telle précision de ce que je ressentais, je me suis dit : nom de Dieu, ce
type parle de moi ! Et ensuite je me suis dit que pour savoir aussi bien de
quoi on parle on y était forcément passé. Je me trompe ?
L’analyste n’esquisse pas le moindre geste. Silence total.
(D’une voix ferme :) Dans mon métier, j’ai parfois besoin qu’on réponde à
mes questions, c’est comme ça. Je dis « j’ai besoin » mais je devrais plutôt
dire « j’ai l’habitude ». Ce n’est quand même pas un gros effort de dire oui
ou non de temps en temps, non ?
Pas de réponse.
Tout le monde dit que vous êtes un fortiche ! Un cador ! On ne dirait pas,
à vous entendre, docteur !
L’agression ne porte pas. N’ayant pas de réponse, l’analysant se résigne.
(Plus calme :) C’est ça, la règle du jeu, alors ? Je crois que je commence à
comprendre… Vous avez raison, c’est important, le silence… Les gens
parlent toujours trop… Moi, mon état naturel, c’est le silence. Des fois, j’ai
l’impression que c’est un matériau qu’on sculpte, patiemment, comme un
menuisier. Je sais bien repérer une qualité de silence, vous savez. Et le
vôtre, il est en or, comme dit le proverbe. Le mien aussi, d’une certaine
manière. Mais votre silence et le mien n’ont rien à voir.
L’ANALYSTE, pour en savoir plus. — ...Oui ?
L’ANALYSANT. — Chez vous c’est un principe, chez moi c’est une
règle.
L’ANALYSTE. — Une règle ?
L’ANALYSANT. — La pire de toutes.
L’ANALYSTE. — C’est-à-dire ?
L’analysant se bloque, ne veut pas répondre, on sent un interdit. Il
embraye, presque souriant, et faussement détendu.
L’ANALYSANT. — Quand je pense que j’en paie un des fortunes pour
qu’il parle à ma place ! Et lui, il fait ça très bien. Je comprends pourquoi les
avocats, on appelle ça des bavards. Ce serait un peu le contraire de vous,
hein ? (Pas de réponse.) Un qu’on paie pour parler, l’autre pour écouter, la
vie est belle. Si vous pouviez vous arranger entre vous, ça me coûterait très
cher mais ça me ferait gagner un temps fou !
Il rit de son bon mot. L’analyste se fend d’un sourire bienveillant.
Seulement le problème, c’est qu’on ne peut pas déléguer tout le temps.
Parfois, il faut y mettre les mains.
L’ANALYSTE. — Tiens tiens…
L’ANALYSANT. — Bah oui, quoi… Il y a un jour où l’on ne peut
compter que sur soi. Faut pas croire que je suis arrivé là comme ça. (Il
claque des doigts.) j’ai dû apprendre, faire mes premières armes sur le
terrain, à la force du poignet. Dans mon métier, on en trouve, des héritiers,
des dauphins, mais ceux-là ne durent jamais longtemps…
L’ANALYSTE. — Qu’est-ce que vous évoque l’idée de main ?
L’ANALYSANT. — ...De main ? Je ne sais pas…
L’ANALYSTE. — Continuez.
L’ANALYSANT. — ...Je ne sais plus ce que je disais…
L’ANALYSTE. — Vous avez fait vos premières armes sur le terrain, à la
force du poignet.
L’ANALYSANT. — Ça, c’est rien de le dire. Et c’était une époque bien
plus dure qu’aujourd’hui. Les galons n’étaient pas faciles à gagner, c’est
moi qui vous le dis. La concurrence était rude, fallait se méfier de tout le
monde, même de ses meilleurs copains.
L’ANALYSTE, après un temps. — Et aujourd’hui vous pensez qu’il
serait peut-être bon de « baisser les armes » ?
L’ANALYSANT, sûr de lui. — Ça c’est pas mon genre. Je sais que je suis
censé faire ça en venant ici, mais j’en suis incapable. (Du doigt il montre
son crâne :) Y a toujours une petite veilleuse, là. Même quand je dors. Je ne
plaisante pas. Quand je m’endors, j’ai l’impression d’un troisième œil, au-
dessus de moi, il fait gaffe à ma place. Quand je reprends le contrôle, il a
disparu.
Un temps, l’analysant s’inquiète.
C’est grave, un truc comme ça ?
Toujours pas de réponse, mais cette fois, ça exaspère l’analysant qui tape
du poing contre le bras du fauteuil. Puis d’une voix ferme :
Bon, écoutez, je n’ai pas de temps à perdre, je suis venu ici parce que j’ai
des crises dont je dois absolument me débarrasser, sinon je suis foutu, c’est
clair ?
L’ANALYSTE. — Foutu… ?
L’ANALYSANT. — Out, K.-O., fini. Dans mes activités, c’est comme ça.
Plus on monte dans la hiérarchie et plus on est vulnérable, les Romains
avaient compris ça bien avant nous. Vous croyez que je serais venu vous
trouver s’il n’y avait pas urgence ? Vous êtes un technicien, et un des
meilleurs, alors prouvez-le-moi et vous ne vous en plaindrez pas. Vous
acceptez ce boulot ou pas ?
L’ANALYSTE. — Et vous ?
L’ANALYSANT. — Quoi, moi ?
L’ANALYSTE. — Vous acceptez ce travail, ou pas ?
L’analysant ne réagit pas.
Vous êtes prêt à vous lancer dans un travail qui peut prendre très
longtemps ? À vous forcer à voir clair en vous-même ? Certains ne le
peuvent pas.
L’ANALYSANT. — Qu’est-ce que vous entendez par « très
longtemps » ?
L’ANALYSTE. — Ça dépend de vous.
L’ANALYSANT. — Ça c’est bon pour les autres, ceux qui ont leur petite
existence bien réglée. Vous faites partie de leur planning qui ne change plus
depuis des années. On passe vous voir comme on se rend chez un oncle, an
début on se force et dès que c’est fini on en sort soulagé. Mais si vous
saviez ce que je vis, moi… j’ai toute une organisation derrière moi, je dois
prendre des décisions dont je ne pourrais même pas vous parler, vous ne
comprendriez pas ! Je contrôle le secteur le plus important de ce siècle, ce
qu’on appelle « la communication ». Les autoroutes, les lignes de
téléphone, les circuits informatiques. J’ai un pouvoir que certains chefs
d’État n’ont pas. Quand on y regarde de près, je régis la vie quotidienne de
millions de gens, et ils ne demandent que ça d’ailleurs ! Tous ces gens qui
bougent, qui parlent, qui « communiquent », ils ont fait de moi quelqu’un
d’indispensable. Quand vous vous faites livrer quelque chose à domicile, je
suis compris dans le service! Quand vous rendez visite à votre mère malade
en province, vous passez forcément par moi.
Un temps, regard plus inquiétant.
...Quand votre gosse vous appelle en P.C.V. de l’autre bout du monde, j’y
suis aussi pour quelque chose.
L’ANALYSTE, comme étonné. — Vous avez une mère en province ? Un
fils qui voyage beaucoup ?
L’ANALYSANT, du tac au tac. — Non. Et vous ?
L’ANALYSTE, un peu déconcerté. — Je ne pense pas que cela concerne
ce que nous faisons ici… Arrêtons-nous plutôt sur cette « communication »
qui semble vous donner toute satisfaction.
L’ANALYSANT. — Des années de mise au point, d’initiatives
personnelles, j’avais senti le vent venir, j’étais partout, les gens avec qui je
travaille m’ont fait confiance, j’avais mon équipe, il a fallu qu’à moi seul je
protège tout le secteur.
L’ANALYSTE. — Protéger ?
L’ANALYSANT. — Oui, protéger, toute chose a besoin d’être protégée,
non ? Vous croyez que la sécurité, ça existe à l’état de nature ? C’est parce
que la peur régit le monde qu’il a fallu inventer la protection. C’est pas à
vous que je vais l’apprendre. L’homme protège son territoire et sa famille,
la femme protège son enfant, et nous sommes tous censés être protégés par
notre beau pays, qui a tellement besoin de protéger son économie que tous
ceux qui ne peuvent pas se payer de protection font appel à d’autres
protecteurs.
L’ANALYSTE. — Vous sentez que vous avez besoin de protection ?
L’ANALYSANT. — Contre qui ?
L’ANALYSTE. — À vous de me le dire.
L’ANALYSANT. — Je vous l’ai déjà dit : je n’ai peur de personne.
L’ANALYSTE. — Un troisième œil ?
L’ANALYSANT. — ...Quoi ?
L’ANALYSTE. — Ce troisième œil qui vous regarde du matin au soir
toujours là, toujours en veille, même quand vous dormez. Il ne semble pas
vous protéger, mais plutôt vous épier.
L’ANALYSANT, légèrement irrité. — C’est ça, votre métier ? Guetter les
faux pas dans ce que l’autre raconte… Vous attendez qu’il sorte de la
tranchée, à découvert… qu’il avance en terrain inconnu, et tac, là vous lui
tombez dessus…
L’ANALYSTE. — Je cherche juste à savoir si je peux vous aider.
Un temps.
L’ANALYSANT, calmant le jeu. — ...Excusez-moi. C’est à cause de mes
angoisses, je vois des agressions partout. Je sais bien que vous êtes le
contraire, vous êtes là quand tous les autres ne peuvent plus rien, malgré
toute leur technologie. On m’a même conseillé de prendre des pilules, pour
éviter les crises, et j’ai essayé, pour voir. J’avais l’impression de regarder le
monde comme un petit pantin… pas plus d’énergie qu’une poupée en
chiffon… Je n’avais plus mal au ventre, mais j’avais cette sale impression
de tout garder là, sur le cœur, sans jamais le faire sortir. De traîner tout ça
avec moi. Excusez-moi encore…
L’ANALYSTE, après un temps. — Vous me parliez de ce secteur que
vous avez eu à protéger.
L’ANALYSANT. — Je suppose que vous n’avez jamais vu une meute de
députés se disputer le trajet d’une autoroute… Eux aussi, il faut les
protéger, mais contre eux-mêmes. De toute façon je ne vois pas pourquoi je
vous raconte ça, vous êtes sûrement à des milliers de kilomètres de tout ça.
L’ANALYSTE. — Avec ces nouveaux moyens de communication, ce
n’est plus si loin.
Les deux hommes sourient.
L’ANALYSANT. — Je ne suis pas sûr que vous me croyiez quand je vous
dis que j’ai un sixième sens pour les distances. Tenez, prenez deux points en
Europe, n’importe où, et je vous dis en combien de temps on peut les relier
l’un à l’autre, en voiture, en avion, en train, en ce que vous voulez, et
combien va vous coûter une communication téléphonique entre les deux.
L’ANALYSTE. — Alors comment se fait-il que vous en ayez, vous, des
difficultés de communication ?
L’ANALYSANT. — ...Pardon ?
L’ANALYSTE. — C’est bien pour ça que vous êtes venu me voir.
L’analysant soupire de dépit, comme pour se reprendre.
L’ANALYSANT. — J’avais un ami qui est mort maintenant, et qui me
disait toujours que souffrir, on n’était pas fait pour ça. Ça paraît drôle quand
je le dis, mais c’est vrai. Les hommes sont plus ou moins bien armés contre
ça. Pour moi, la douleur, ce serait comme un luxe, vous ne pouvez pas
comprendre… Je n’ai même pas eu à souffrir de la mort de mes parents,
j’avais quatre ans, c’est pour vous dire.
L’ANALYSTE. — Comment sont-ils morts ?
L’ANALYSANT. — Leucémie pour mon père, ma mère n’était pas bien
solide, elle l’a suivi de six mois. Sans parler des rapaces qui sont arrivés
tout de suite après la mort de mon père… La pauvre n’était pas de taille à
résister.
L’ANALYSTE. — Des « rapaces » ?
L’ANALYSANT. — Il y en a dans toutes les familles, ce sont ceux qui
arrivent les premiers à l’enterrement, comme pour avoir les meilleures
places. Certains venaient de très loin. Ma mère n’a pas su se défendre.
L’ANALYSTE. — Elle aurait eu besoin d’être « protégée » ?
L’ANALYSANT. — Sans doute, mais j’étais trop petit. De toute façon, je
l’ai à peine connue, cette pauvre femme, je n’ai même pas un seul souvenir
d’elle… Aujourd’hui j’espère juste qu’elle est morte de chagrin pour son
homme. Je ne le saurai jamais. Ma vraie famille, c’est celle qui m’a adopté,
je ne vais pas rentrer dans le détail. Enfin, pas tout de suite.
L’ANALYSTE. — Dites-m’en quand même quelques mots.
L’ANALYSANT. — On m’a confié à un cousin par alliance de ma mère,
il était dans la même branche que mon père. Lui et sa femme m’ont élevé
comme leur propre fils, d’ailleurs ils n’en avaient pas d’autre… Lui, c’était
un type exceptionnel. Je l’ai toujours appelé « le vieux », c’était affectueux.
On était à la campagne. (Souvenir presque ému.) Pour un gosse orphelin,
comme moi, c’était une chance de tomber sur lui. Quand il s’est retrouvé à
la retraite, il s’est consacré à la radiesthésie, c’était une passion qu’il avait
héritée de son père. Un jour, il a même trouvé un point d’eau dans le
village, avec sa baguette de sourcier. Parfois, il faisait confiance à son
pendule pour trouver l’endroit adéquat. Si je prenais une pièce de monnaie
et que je la cachais sous un des cinq bols que je retournais sur la table, il lui
suffisait de passer son pendule pour repérer le bon, et ça marchait toujours.
J’aurais donné n’importe quoi pour essayer, mais il refusait de me prêter
son pendule, il disait que c’était une question de fluide. De toute façon, ça
n’aurait pas marché, il fallait sûrement un don pour ça, et lui, il l’avait.
Un temps.
Je l’aimais beaucoup. Si je suis là où je suis aujourd’hui, c’est grâce à lui.
L’ANALYSTE. — Vous voulez dire que si vous êtes dans ce cabinet
aujourd’hui, c’est grâce à lui ?
L’ANALYSANT. — Faut pas relâcher la pression, avec vous, hein ?
L’ANALYSTE. — Si, justement. N’essayez pas d’organiser ce que vous
dites, parlez librement, comme cela vous vient.
L’ANALYSANT. — Parlez sans haine et sans crainte… j’ai déjà entendu
ça.
L’ANALYSTE. — C’est votre père adoptif qui vous disait que personne
n’était né pour souffrir ?
L’ANALYSANT. — Oui, c’est lui. Il me disait : « Pour ne jamais souffrir,
ne sois jamais en demande de rien. » De rien ! Et il avait raison, nom de
Dieu. Dès qu’on demande quoi que ce soit, on est foutu. Même ça (il fait
claquer deux de ses ongles) on vous le fera payer très cher si vous le
demandez. Alors, soit on prend, soit on attend qu’on vous l’offre. Lui, il
obtenait tout sans rien demander.
L’ANALYSTE. — Comment est-il mort ?
L’ANALYSANT, après une hésitation. — Je suis obligé de répondre ?
L’ANALYSTE. — C’est vous qui décidez.
L’ANALYSANT. — Ça, ça veut dire : « c’est dans votre intérêt ». Moi je
dois répondre à toutes les questions, vous à aucune, c’est ça ?
L’analyste ne réagit pas.
Dans la presse on a appelé ça un « règlement de compte », un peu comme
on dit longue maladie pour ne pas dire cancer.
L’ANALYSTE. — Vous pouvez m’en dire plus ?
L’ANALYSANT. — Vous êtes déjà allé au cinéma, non ? Eh bien, c’est
pareil sauf que ça n’a rien à voir. Le vieux y est passé à cause des
politiques, si je devais vous expliquer vous ne me croiriez pas. Le résultat
c’est un coup de fusil à pompe dans la tempe, au bord du Rhône. Et vous
voulez que je vous dise le plus drôle, dans cette histoire ? Le plus drôle ou
le plus triste… C’est que quand ils ont cherché son corps, les gendarmes ont
fait appel à un radiesthésiste parce qu’ils étaient incapables de remettre la
main dessus.
Pour la première fois, l’analyste perd de sa contenance. Son regard se
charge de gravité.
Ne soyez pas surpris, ça arrive dans la vie aussi, vous savez. Dans la vraie
vie de tous les jours.
L’analyste se concentre mais semble moins détendu.
L’ANALYSTE. — Il avait cessé d’être « le meilleur » ?
L’ANALYSANT. — Qui saura jamais… ? De toute façon, je ne suis pas
là pour le savoir. Je veux pouvoir respirer, je veux que tout recommence
comme avant, quand je ne me posais pas toutes ces questions. Il faut
chasser ces angoisses, docteur, j’ai besoin de fonctionner normalement vous
m’entendez ?
L’ANALYSTE. — Parlez-moi de cette violence qui vous entoure.
L’ANALYSANT. — La violence ?
L’ANALYSTE. — La mort de votre père adoptif, votre souci d’autorité
avec votre équipe, la « persuasion » dont vous faites preuve avec les
autorités locales.
L’ANALYSANT. — Ce qu’il y a de bien, chez vous, c’est qu’on va
rapidement à l’essentiel. La peur, la souffrance, la douleur, on n’est pas là
pour rigoler ! Je viens vous parler de mon mal de ventre et vous me faites
dire des choses que je n’ai même jamais pensées… Je ne sais déjà pas
parler de mes angoisses, qu’est-ce que vous voulez que je dise d’intéressant
sur des choses aussi compliquées ?
L’ANALYSTE. — Vous semblez assez renseigné, pourtant.
L’ANALYSANT. — ...Mon petit parcours personnel. On en a tous un.
L’ANALYSTE, pour acquiescer. — Hmm hmm.
L’ANALYSANT. — Qu’est-ce que je pourrais bien vous dire sur la
violence ? Ce n’est pas tellement le mot, qui me gêne, c’est votre « la ». la
violence. Il n’y en a pas qu’une, docteur. Ce serait trop simple. Et trop
triste.
L’ANALYSTE. — Vous voyez bien que vous trouvez des choses
intéressantes. Continuez.
L’ANALYSANT. — Vous connaissez la différence entre un artiste et un
artisan, docteur ?
L’ANALYSTE. — Non.
L’ANALYSANT. — L’artisan maîtrise tout. Il sait ce qu’il fait, pourquoi
il le fait et comment il doit le faire. L’artiste, lui, fait ce qui lui semble bien,
sans savoir pourquoi il le fait, ni où il va.
Un temps.
Eh bien, en résumé, je me classe du côté des artisans.
L’ANALYSTE. — Je ne suis pas sûr de vous suivre…
L’ANALYSANT. — Il y a deux types de violence, celle qui s’exerce sans
même savoir où elle veut en venir, de manière fulgurante et brutale. Et il y a
celle qui est presque étudiée, calibrée, scientifique. Vous voyez ce que je
veux dire ?
L’ANALYSTE. — Poursuivez…
L’ANALYSTE. — Pourtant, vous, votre rayon, c’est la violence, non ?
Celle des gens contre eux-mêmes, contre les autres, les parents, l’entourage,
les enfants, tout ça. Sans parler de celle des tarés, des dingues, les types qui
ont des accès de folie, les toxicos prêts à tuer, les petits crétins qui font des
conneries pour se donner l’air d’un rebelle, et tous ceux qui pètent les
plombs (il les imite :) « Société, je te hais! ». C’est eux, les spontanés! C’est
eux, les artistes! (Il s’emporte :) Vous avez dû étudier ça à l’école, non ?
Vous êtes censé en connaître un sacré bout sur la question !
L’ANALYSTE. — Mon parcours empirique n’a sans doute pas connu
autant d’étapes.
L’ANALYSANT. — Probable.
L’ANALYSTE. — Quand vous dites que vous vous classez parmi les
« artisans », vous voulez, d’une certaine manière, légitimer une autre
violence, plus professionnelle, le fruit d’une expérience. Un métier, plutôt
qu’une nécessité, ou un mode d’expression.
Un temps. L’analysant préfère esquiver.
L’ANALYSANT. — Je suis toujours épaté quand je vois la manière dont
on parle de violence, pas vous ?
Pas de réponse, cherchant son argumentaire :
Certains disent qu’elle vient de la rue, d’autres disent qu’elle vient du
pouvoir, d’autres de la télévision, d’autres du capitalisme, etc., et au milieu
de tout ça, personne n’est responsable de rien… Mais vous qui avez
l’habitude d’écouter, vous savez à quel point l’homme est un animal cruel.
Vous savez ce qu’il y a de plus réjouissant au monde pour l’homme de la
rue ? Écouter dans quelle panade est tombé le voisin ! Ça, il n’y a rien de
plus délicieux pour quatre-vingt-dix pour cent de la population. Moi, je
repère ça tout de suite, quand j’annonce à X que Y est dans une merde
noire, je vois dans son œil la petite étincelle de joie qui va le trahir, il va
même se fendre d’un « Mince alors, le pauvre mec… » avec un maximum
de conviction, alors qu’il a une terrible envie de se marrer. Le malheur des
uns est le bonheur des autres. C’est même souvent le seul ! Combien de fois
avez-vous haï quelqu’un au point de le voir crever ? Je ne connais personne
qui peut jurer le contraire. Même vous, docteur. Et si ce n’est pas le cas, ça
viendra un jour, vous verrez.
Silence tendu.
Des saints, il y en a peut-être un ou deux qui courent les rues, mais pas
plus. Pour tous les autres, le malheur ambiant est le seul rempart contre le
suicide. Si ça ne souffrait pas partout dans le monde, ils ne verraient aucune
raison de survivre. La douleur des autres leur donne espoir. C’est ça, pour
moi, la violence.
Un temps.
Vous ne vous êtes jamais demandé comment cette putain d’humanité,
toute pleine de bons sentiments, celle qui a domestiqué la nature et inventé
les religions, n’avait pas encore réussi, après tous ces siècles, à se
débarrasser du cynisme ? Je ne fais peut-être pas partie des saints mais je
hais les cyniques, docteur. Tous ceux qui disent « le monde est laid,
rendons-le encore plus laid en attendant l’Apocalypse ». Les cyniques ne se
mouillent jamais, eux, ils sont aux premières loges du spectacle de la
décadence et ils distribuent des bons et des mauvais points. Moi, je préfère
être violent que cynique. Je préfère être celui qui frappe plutôt que celui qui
se ravit de me voir frapper. Les cyniques ont des cols blancs et des mains
propres, ils pensent qu’à quelque chose malheur est bon, ça fait les grandes
œuvres. Tout ça me dégoûte. Pas vous ?
L’ANALYSTE. — Je ne parlais pas de cette violence-là.
L’ANALYSANT. — Non, bien sûr, vous parliez de la vraie, celle
répertoriée dans le Code pénal, celle des pros, ceux dont c’est « le métier »,
comme vous dites. Ils ont une grosse étiquette de vilain collée sur le front,
ils finissent en taule ou sous la seringue, et d’ailleurs pourquoi pas, ce sont
des métiers à risques, après tout, mais en attendant, ça rassure, et ça suffit
pour se ranger du bon côté.
L’ANALYSTE. — Il y en a donc un bon et un mauvais.
L’ANALYSANT, après un temps. — Docteur, vous savez comme moi
qu’il y a deux mondes, et je fais partie du second. Ça vous va comme
réponse ?
L’ANALYSTE. — Précisez.
L’ANALYSANT. — Je ne vais pas le refaire, ce monde, docteur. Ni le
vôtre ni le mien. D’ailleurs, nous ne nous serions jamais rencontrés, vous et
moi, si je n’avais pas ces angoisses de merde! Parce que dans mon monde
on n’a pas le droit d’être faible ou malade. Ce n’est pas moi qui ai fait les
règles! Quand on est jeune, on se dit qu’on va chambouler tout ça, et assez
vite on comprend qu’il faudra bien leur obéir.
L’ANALYSTE. — Tout dépend des règles en question.
L’ANALYSANT. — Les miennes sont moins cruelles que les vôtres,
docteur. Vous, vous regardez les autres souffrir, vous les laissez se débattre
sous vos yeux, et c’est comme ça que vous vivez. Tant que ça souffre, le
bifteck est assuré. (S’emportant :) Essayez de me dire que c’est faux,
regardez-moi bien et dites-moi que c’est faux! Regardez-moi, une seule
fois, bien dans les yeux, sans ce demi-sourire qui vous donne l’air d’un
costaud.
L’analyste est saisi par le ton qui monte.
L’ANALYSTE. — Je ne sais pas si nous allons pouvoir travailler
ensemble. Je peux vous donner plusieurs adresses.
L’ANALYSANT. — C’est vous que je veux, docteur.
L’ANALYSTE. — Vous n’êtes pas le seul à choisir, il faut qu’il y ait un
accord mutuel. Il nous sera impossible de passer un contrat, je préfère ne
pas m’engager.
L’analysant, contre toute attente, émet un ricanement.
Qu’est-ce qui vous fait rire ?
L’ANALYSANT. — Qu’est-ce que vous entendez par « contrat » ?
L’ANALYSTE. — C’est l’ensemble des modalités que définissent le
praticien et le patient, la fréquence des séances, leur prix, le type de
thérapie, etc.
L’ANALYSANT. — Moi aussi j’utilise de temps en temps le mot contrat.
L’ANALYSTE. — Je ne veux surtout pas savoir à quelles fins.
L’ANALYSANT. — Après tout, votre monde et le mien ne sont peut-être
pas si éloignés… On pourrait même trouver plus de rapprochements que
l’on pense, qui sait ?
L’ANALYSTE, se levant. — En tout cas nous allons devoir arrêter là,
nous ne passerons pas ce contrat vous et moi. En y regardant à deux fois,
vous comprendrez aussi que je ne vous donne pas l’adresse d’un confrère
qui sans doute aura les mêmes réticences que moi.
Se dirigeant vers la porte :
Je vous raccompagne…
L’ANALYSANT, se levant aussi. — Je pense que vous n’avez pas bien
compris quand je parle de règles…
L’analysant pose sa main sur l’épaule de l’analyste avec une incroyable
fermeté, il la presse comme un étau. L’analyste retient comme un petit cri
de douleur.
Retournez vous asseoir, docteur.
Une injonction à laquelle il est impossible de résister. Tétanisé, l’analyste
retourne s’asseoir.
Tout à l’heure, je vous ai dit qu’en venant vous voir, j’avais transgressé la
pire des règles. C’est même plus qu’une règle, c’est une loi. C’est une folie
que j’ai fait là.
L’ANALYSTE, presque déglutissant. — Une loi… ?
L’ANALYSANT. — La loi du silence, celle qui garantit le secret de mon
monde à moi.
Lentement, pour être « clair » :
Je suis venu seul. Ça m’a coûté beaucoup. Je ne ferai pas ça pour un autre.
C’est vous que j’ai choisi.
L’analyste respire profondément, pour retrouver son flegme, en attendant
de « négocier » ce moment. L’analysant s’approche de la fenêtre, regarde
dehors, et dit de dos :
Je comprends ce que vous ressentez, docteur. Moi aussi, quand je pense
tout maîtriser, on se charge de me rappeler que je ne maîtrise pas tout et
qu’il y toujours quelqu’un au-dessus de moi.
L’ANALYSTE, comme un risque. — Le fameux troisième œil…
L’analysant se retourne. On peut craindre un accès de violence. Au lieu
de ça, il sourit franchement.
L’ANALYSANT. — Ça ne s’apprend pas dans les écoles, ce genre de
trucs, si ? On a l’impression que ça vous vient naturellement, comme un
comique qui improvise du tac au tac. J’admire ça. Je savais que vous étiez
le meilleur. J’en étais sûr!
L’ANALYSTE, exagérément posé. — Je ne pense pas qu’il y ait de
meilleur. Il y a des rencontres qui se font, d’autres qui ne se font pas. Je ne
pense pas que vous ayez besoin de moi.
L’ANALYSANT. — Ça, c’est parce que nous n’avons pas encore parlé
argent.
L’ANALYSTE. — Ça ne rentre pas du tout en ligne de compte.
L’analysant déambule dans la pièce en soupesant les quelques objets sur
le bureau ou en jetant un œil sur les rares œuvres d’art.
L’ANALYSANT. — Bien sûr que si, docteur. Ne faites pas l’innocent, on
fait des ronds de jambe, des salamalecs, et au bout du compte on attend que
l’autre ouvre son porte-monnaie. Il paraît que vous êtes très cher... eh bien
moi, je double !
L’ANALYSTE. — Là n’est pas la question.
L’ANALYSANT. — Tout le monde a son prix. Et vous plus que les
autres. Ça doit être pénible comme boulot, écouter tous ces gens se
lamenter à longueur de journée. Moi je me ferais payer très cher pour
supporter ces jérémiades à n’en plus finir.
L’ANALYSTE. — Je ne sais pas comment vous dire ça, mais…
Il s’agite, désemparé.
L’ANALYSANT. — Je triple le prix des séances. J’ai de l’argent, je paie,
c’est normal, faut bien que ça marche aussi dans ce sens-là de temps en
temps.
L’ANALYSTE. — Je crois que vous ne voulez pas comprendre.
L’ANALYSANT. — Non… C’est vous qui ne voulez pas comprendre.
Laissez-moi vous raconter une histoire, puisque je suis là pour ça.
L’analyste se tait, dépassé.
Une histoire à quatre personnages. Quatre copains toujours fourrés
ensemble. Ils font leurs débuts, ils en veulent, ils sont fougueux, ils pensent
que leur vie va être une aventure exceptionnelle, et c’est bien parti pour. Ils
se font des serments, ils prononcent de grandes phrases solennelles sur
l’amitié, à la vie à la mort. Ils sont du même milieu et partagent les mêmes
ambitions. Le temps passe et chacun constitue sa propre équipe et se
spécialise dans des secteurs différents, mais tous les quatre sont tenus par
un pacte de non-ingérence. Et la vie continue comme ça quelques années,
jusqu’à ce que l’un d’entre eux, allez savoir si c’était le plus doué ou le plus
motivé, commence à avoir une cote terrible au sein de la hiérarchie. Il veut
même en faire profiter les trois autres sans s’apercevoir qu’ils sont en train
de fomenter une tentative de putsch minable pour récupérer son territoire.
« Mon Dieu, protégez-moi de mes amis, mes ennemis, je m’en charge… »,
vous connaissez la phrase. Leur truc était tellement mal organisé que le
quatrième a non seulement vu le coup venir, mais il s’est mis en tête de
retourner la situation en sa faveur. Et là, à la façon dont il les a piégés, il y
avait de quoi crier au chef-d’œuvre. Il les a mis à genoux, il s’est amusé
avec eux comme un chat qui a coincé trois petites souris prétentieuses et
tellement stupides… C’est à partir de ce jour-là qu’il a commencé à
vraiment aimer le pouvoir et trouver des délices dans la vengeance. (Il rit.)
Ah ça, il fallait les voir, les trois pieds nickelés ! Plus question de
triumvirat, plus question de jouer les alliances, tous aux abris! C’est la
débandade, ils paniquent, et petit à petit ça sert le pauvre malheureux qui a
perdu ses amis, mais qui a récupéré leurs business. C’était sûrement la
preuve qu’il les méritait, non ?
Un temps, pas de réponse.
Vous savez ce qu’ont fait les pieds nickelés, pour essayer de s’en sortir ?
Le premier est parti se faire oublier en Thaïlande. Il a voulu jouer la
distance. La fuite exotique… Dix-huit mille kilomètres, tout ça pour se
terrer dans un trou dont même les indigènes n’avaient jamais entendu
parler. Je ne sais pas combien de temps il aurait pu tenir, là-bas, allez
savoir…
Un temps.
Le deuxième, lui, a bravement demandé la protection de la police. En
échange de tuyaux de première importance, bien sûr. Un dur de dur qui
devient une balance, c’est pas une vraie misère ?! Et le troisième l’a joué
plus « civique », il a préféré aller en taule, persuadé d’y être plus en sécurité
qu’ailleurs.
L’ANALYSTE. — ...Pourquoi me racontez-vous tout ça ?
L’ANALYSANT. — Je savais bien que ça vous intéresserait. (Sourire
vainqueur.) Quelques jours plus tard on a retrouvé le premier, le ventre
ouvert sur une plage de Kosa Mui. Le deuxième, malgré sa résidence
surveillée, a reçu une balle dans le cœur, et une dans la tête, tirées depuis un
immeuble situé à un bon kilomètre de là. Et le troisième a été retrouvé, la
gorge tranchée, dans sa cellule.
Pause un peu plus marquée que les autres.
L’ANALYSTE. — Je vous ai demandé pourquoi vous me racontiez ça ?
L’ANALYSANT. — C’est exaspérant quand on ne répond pas aux
questions, hein docteur ? Quand on a la trouille, et qu’on a envie d’être
rassuré.
L’ANALYSTE, la peur au ventre. — C’était une démonstration
intéressante, mais je ne sais pas où elle nous mène.
L’ANALYSANT. — C’est pourtant clair, il n’y a qu’une seule chose à
comprendre : personne ne m’échappe.
Silence glacé.
Il va falloir que vous alliez chercher loin là-dedans (montrant son crâne)
pour savoir d’où vient le mal. Il doit y en avoir, des trucs emberlificotés, des
nœuds jamais dénoués, une vraie pelote de laine. C’est beaucoup de travail
en perspective pour débrouiller tout ça, mais je sais qu’on va y arriver.
L’ANALYSTE. — Je ne crois pas que nous soyons obligés d’aller
chercher si loin.
Le ton de l’analyste a changé. Plus grave. Son regard est fixe.
L’ANALYSANT. — Qu’est-ce que vous voulez dire ?
L’ANALYSTE. — Le mal n’est peut-être pas en vous mais tout autour.
Vous vivez pour et par la violence, c’est votre choix, mais je ne peux vous
être d’aucun secours. Sans doute, dans votre métier, il est courant de… (il
cherche ses mots et assez de courage :) d’exercer des pressions, mais
sachez que dans ce cabinet, toute idée de contrainte va à l’encontre de la
thérapie. (Presque souriant, comme s’il parlait à un enfant :) On ne peut
pas soigner quelqu’un sous la menace, encore moins le guérir.
L’ANALYSANT, d’une voix plus douce. — J’ai confiance en vous,
docteur. Ça m’arrive tellement rarement. Surtout avec un inconnu. Je ne
vous menace pas. Je me montre tel que je suis. Tout le monde a le droit
d’être soigné.
L’ANALYSTE. — Sans doute, mais je ne suis pas celui qu’il vous faut.
L’ANALYSANT. — Je ne suis pas quelqu’un d’aussi violent que vous
l’imaginez… Je suis un homme d’affaires qui vit selon d’autres lois. Ces.
trois types qui ont monté ce complot contre moi, c’était il y a vingt ans.
J’étais jeune. C’était mon baptême du feu, c’est comme ça que je me suis
fait ma place parmi les grands. Vingt ans… II y a prescription, vous ne
trouvez pas ?
L’ANALYSTE. — Là encore ce n’est pas à moi d’en juger.
L’ANALYSANT, plus sec. — Vous ne jugez pas, mais vous me renvoyez
cette « violence » au visage. Vous pensez que c’est facile ? Vous ne croyez
pas que la plupart du temps j’aimerais que les choses se passent autrement ?
Tenez, pas plus tard que dans un mois, je sais qu’un type est de passage à
Paris et…
L’ANALYSTE, le coupant. — Je ne tiens pas à en savoir plus !
L’ANALYSANT, sans freiner son débit. — ...et j’ai reçu l’ordre de mes
supérieurs de le neutraliser, eh bien je…
L’analyste veut l’interrompre mais n’y parvient pas, et se lève pour crier.
L’ANALYSTE. — Taisez-vous !
L’analysant s’interrompt, sans doute surpris par une réaction aussi
courageuse.
Comme vous l’avez dit à plusieurs reprises, nous vivons dans deux
mondes différents, et dans le mien, la protection de la police est
parfaitement légitime. Je suis un médecin, je n’en viendrais là qu’en
dernière extrémité, je préfère que vous quittiez ce cabinet pour ne plus
jamais revenir. Pour le reste, je suis astreint au secret professionnel, ne
craignez rien.
L’analyste va ouvrir sa porte, mais l’analysant ne bouge pas.
L’ANALYSANT. — Refermez cette porte.
L’ANALYSTE. — Sortez!
L’ANALYSTE, calme. — Refermez immédiatement cette porte. Liliane
va se faire un sang d’encre et Éric va devoir revenir de son poste à Sydney
plus tôt que prévu. Si on lui en laisse le temps.
L’analyste reste figé, sans réaction.
Vous n’avez toujours pas compris, docteur. Le simple fait d’entrer chez
vous, et il était déjà trop tard. Revenez vous asseoir.
L’analyste, abasourdi, referme sa porte.
Vous croyez que je serais venu vous voir, si j’avais eu une autre solution ?
Dans mon milieu, on trouve toujours des toubibs marrons, même des gens
très bien qui n’hésitent pas à vous soigner. On peut réveiller des grands
chirurgiens à trois heures du matin. Mais pour ce que j’ai, c’est très
différent, on ne peut pas demander à un gars complaisant de s’occuper de
votre cas, ça ne marcherait jamais, vous n’allez pas me dire le contraire. Il
faut un inconnu, et un inconnu qui n’a rien à voir avec mon milieu, pour
éviter toutes les connexions possibles. J’ai eu beau retourner la situation
dans tous les sens, j’ai fait la seule chose qui me restait à faire. Vous êtes ma
dernière chance, sinon je n’aurais jamais pris un tel risque. Que vous le
vouliez ou non, il est trop tard. Personne n’en a jamais su autant sur moi.
Impossible de revenir en arrière. Vous n’avez aucun recours. La police ne
vous protégera pas, et même si elle le faisait, vous et les vôtres seriez
condamnés à plus ou moins long terme.
L’ANALYSTE, abasourdi. — ...Qu’est-ce que vous avez dit sur ma femme
et mon fils… ?
L’ANALYSANT. — Vous pensez vraiment que je serais venu raconter ma
vie à un type sans prendre de précautions ? J’en sais presque autant sur vous
que vous allez en apprendre sur moi.
L’analyste reste figé, sans réaction.
Pas bon, l’angoisse, hein ? Faut bien que le cuisinier goûte de temps en
temps ses plats.
L’ANALYSTE. — ...Si vous touchez à un seul cheveu… (Il ne sait pas
comment poursuivre.)
Mais l’analysant le coupe d’un simple ricanement.
L’ANALYSANT. — Épargnez-vous ça, vous allez vous rendre ridicule et
jusqu’à maintenant vous vous en êtes bien sorti, ce serait dommage. Ne
menacez pas un individu dont c’est le métier. C’est un peu comme si
j’essayais de vous rendre votre joie de vivre.
L’analyste réfléchit intensément, les yeux dans le vague.
Je sais exactement ce qui se passe en ce moment dans votre tête, c’est
terrible, ça m’est arrivé, parfois. C’est un truc que connaissent bien les
joueurs d’échecs. L’adversaire vient de jouer une pièce, et là, quelque chose
se fissure… Le cœur accélère doucement, inquiétude qui s’accentue, calcul
de tous les paramètres… tour et fou en prise… le cavalier… ? plus qu’une
case, et encore… La reine est bien trop loin, trop embourbée pour qu’on
l’appelle à la rescousse… Où est-elle, ma belle armée ? Et lentement, tout
bascule, les perspectives de fuite se bouchent, votre roi est seul, tout seul,
totalement démuni… Et il y a cette ligne de feu qu’il prend en pleine tête…
À quoi bon résister ? On n’a même pas envie de voir l’adversaire mettre en
pratique ses menaces, il en a plein d’autres en réserve, ce n’est pas le genre
à faire une erreur en bout de course et personne ne vous accordera le match
nul, alors… On touche son roi. On n’y croit toujours pas, mais on se voit
quand même faire le geste.
L’analyste sort lentement de son hébétude.
L’ANALYSTE, sonné. — ...Il y a sans doute chez vous un désir de parole
bien plus fort que chez d’autres sujets… (Il cherche ses mots.) …Ce qui
semble logique puisque cette loi du silence vous a interdit toute confidence
depuis plus de trente ans… Pourtant, il y a une chose, qu’il vous est
impossible de formuler…
L’ANALYSANT. — Je ne vous cacherai rien, docteur. C’est le jeu, j’irai
jusqu’au bout.
L’ANALYSTE. — C’est justement ce que j’ai le plus à craindre. Si une
seule certitude m’apparaît dans la logique de votre discours, c’est que la fin
de votre analyse signifiera, au même instant, la mienne.
Silence.
Est-ce que je me trompe ?
Argument qui semble faire mouche, puisque l’analysant se laisse le temps
de la réflexion avant de répondre.
L’ANALYSANT. — ...Si vous partez comme ça, on ne fera jamais du bon
travail.
L’ANALYSTE. — J’aimerais une réponse.
L’ANALYSANT. — Je ne peux pas vous la donner, je peux juste vous
raconter une anecdote, vous en ferez ce que vous voulez. Je n’y connais rien
aux histoires de gangsters, mais comme tout le monde, j’ai feuilleté
quelques livres et vu des documentaires là-dessus. Les légendes comme Al
Capone, le Syndicat du Crime, etc. Et parmi tous ces personnages, il y en a
un à qui je tire mon chapeau, c’est le fameux Lucky Luciano. C’est un nom
qui vous dit quelque chose ?
L’ANALYSTE. — Sans plus.
L’ANALYSANT. — Vous savez pourquoi on l’a surnommé « le
Chanceux » ? Parce qu’un soir, il s’est fait truffer de plomb par une bande
rivale. On l’a laissé à terre avec trente-deux balles dans le corps. Je ne sais
pas si vous imaginez ce que représentent trente-deux balles dans un corps
humain. Le plus incroyable, c’est que Luciano en a réchappé. Quelques
mois plus tard, il est sorti intact de l’hôpital. Voilà ce qui lui a valu son
surnom. L’envie de survivre, il n’y a que ça.
Silence. Face à face.
Puis l’analysant reprend, plus exalté :
Je ne connais pas grand-chose à votre métier mais… à la longue… entre
un type assis là (fauteuil de l’analyste) et un type allongé là (divan)… il
doit se passer des choses qu’on ne voit pas ailleurs… Il y aura un peu de
mon drame en vous… Un peu de noirceur… J’ai besoin de la partager, je la
traîne depuis si longtemps, tout seul. Et peut-être avez-vous quelque chose à
y gagner.
L’ANALYSTE. — ...Qu’est-ce que vous voulez dire ?
L’ANALYSANT. — Réfléchissez… Je vais vous ouvrir mon âme. Vous
allez voir ce que personne n’a jamais vu avant vous. Vous serez en prise
directe avec l’instinct de mort, l’angoisse pure, tout ce que vous approchez
depuis toujours sans jamais vous y colleter vraiment. On pourrait écrire des
livres sur moi. Vous allez apprendre, vous allez vous enrichir, vous allez me
voler plein de choses que vous garderez toute votre vie, comme un trésor
qu’aucun autre toubib ne peut s’approprier. Je suis une caverne d’Ali Baba,
pour un grand spécialiste comme vous. On va faire un voyage palpitant,
docteur.
Face à face. L’analyste regarde sa montre.
L’ANALYSTE. — La séance est terminée.
Il se lève, l’analysant le suit, lentement. Il réajuste sa veste, sa cravate,
passe son manteau.
L’ANALYSANT. — Guérissez-moi, docteur.
L’ANALYSTE, ouvrant la porte. — Je vous attends à la même heure, la
semaine prochaine.
L’ANALYSANT, rassuré. — Je savais que j’avais frappé à la bonne
porte. Je commence déjà à me sentir mieux. À la semaine prochaine.
Ils se serrent la main, l’analysant prolonge cet instant pour regarder
l’analyste droit dans les yeux. Puis il sort.
L’analyste referme la porte et reste un instant immobile, secoué.
FIN