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RÊVES
Voilà quelques jours que nous sommes installés chez Pinchu, le frère de Mirunik.
Située un peu en amont sur l’autre rive du Kapawi, sa grande maison est très proche de
notre ancien gîte et l’on y perçoit les vociférations de Wajari lors de ses baignades
matinales, de même que nous pouvions chez lui entendre la flûte de Pinchu traversant
mélancoliquement les brumes de l’aube. Ce n’est pourtant pas l’attrait d’une âme
musicienne ni les commodités d’une maison plus spacieuse qui nous ont fait déménager
chez Pinchu, mais l’obligation de diversifier nos mentors et de ne pas froisser les
quelques hommes qui nous ont offert l’hospitalité avec une insistance répétée. Wajari a
accueilli notre décision avec bonhomie, d’autant qu’il s’entend plutôt bien avec son beau-
frère. Il regrette certainement notre départ, en partie à cause de mes petits cadeaux, en
partie aussi parce que nous étions devenus ses mascottes et que notre présence continue
chez lui était à la fois une occasion exceptionnelle de distraction et une marque de
distinction dont il tirait discrètement parti vis-à-vis des autres hommes. Il est possible
enfin que l’amitié naissante que j’éprouve pour lui soit partagée et que les paroles
affectueuses qu’il m’a prodiguées avant le départ n’aient pas été dictées seulement par le
protocole de l’hospitalité.
Par contraste avec Wajari, Pinchu est frêle de complexion et exubérant dans ses
mouvements. Des membrés délicats aux attaches très fines et une allure dégingandée lui
donnent un petit air de dandy que soulignent un sourire charmeur et de larges yeux
noisette constamment cernés. Ses deux épouses s’opposent aussi point par point. Tandis
que Yatris promène avec une grâce languide un admirable visage de Joconde qu’illumine
un demi-sourire mystérieux, Santamik est pleine de la vivacité garçonnière des jeunes
filles robustes. Les bandelettes qu’elle porte très serrées au-dessus des chevilles font
saillir avec beaucoup de grâce le galbe de ses mollets, attirant le regard furtif des visiteurs
masculins. La maison est à l’image de ces hôtes aimables : semblable aux autres par son
architecture et son mobilier, tout y paraît néanmoins plus élégant et mieux achevé, en
raison sans doute d’un équilibre subtil des proportions. Dans une société où le respect de
la tradition rend inconcevable d’ériger une maison qui ne se conformerait pas au modèle
canonique, l’originalité et l’amour du beau peuvent trouver à se satisfaire par des
rapports de dimensions harmonieux entre des éléments de la charpente pourtant
disposés à la manière commune.
Pinchu se lève un peu moins tôt que Wajari, c’est-à-dire rarement avant quatre heures
du matin, mais il porte aux libations de wayus une attention tout aussi cérémonieuse.
C’est Santamik qui ce matin a préparé l’infusion, franchement amusée de voir son
« frère » barbu se plier à cette coutume. J’ai acquis cette germanité fictive grâce aux
propriétés classificatoires du système de parenté jivaro qui permet de déduire ma
relation à n’importe quel interlocuteur par dérivation logique à partir d’une autre relation
déjà connue. Or, comme Wajari m’appelait « frère », j’ai hérité de sa parentèle infiniment
extensible et je suis donc devenu ipso facto le « beau-frère » de Pinchu et, par réversion,
le « frère » de ses épouses. Ce petit exercice de permutation témoigne de ce que nous
avons fini par acquérir une position repérable dans le jeu des relations entre nos hôtes et,
par là, l’amorce d’une existence socialement agréée.
Pour l’heure, notre hôte est pensif et silencieux, buvant à petites gorgées l’infusion
douceâtre. Il écoute d’un air préoccupé des sifflements mystérieux qui traversent la nuit
au-dessus de la maison. Ce ne sont pas des cris de rapace ou des hululements de
chouette ; on dirait plutôt le vrombissement très aigu d’un rhombe projeté dans l’espace
à vive allure.
— Attends, beau-frère, écoute ; n’entends-tu pas là-haut juij, juij, juij ?
— Oui, beau-frère, j’entends.
— Ce sont certainement des tsentsak qui passent ; elles viennent de loin, ces
fléchettes, du Kupatentza ou du Kunampentza ; là-bas il y a beaucoup de mauvais
chamanes qui veulent nous manger ; ici nous n’avons pas de chamanes ; alors ils nous
liquident avec leurs tsentsak ; tsak ! elles rentrent dans les bras, tsak ! elles rentrent dans
les jambes, tsak ! elles rentrent dans le ventre, et nous mourons bien vite.
— Est-ce vrai, beau-frère, qu’il n’y a pas de chamane ici ?
— Or donc, beau-frère ; Mukuimp, le gendre de ton frère Wajari, il sait un peu ; mais il
n’est pas très fort, il n’a pas beaucoup appris ; il ne peut pas lutter à armes égales avec
Chalua ou Yuu ; il n’a pas les tsentsak des Quichuas, lui ; il ne sait sucer que les fléchettes
qui se décrochent facilement du corps.
— Vraiment, beau-frère, et les fléchettes des chamanes, sont-elles comme les
fléchettes des sarbacanes ?
— Oui, elles sont de la même sorte ; mais seuls les chamanes peuvent les voir
lorsqu’ils ont bu le natem ; ils les voient là où elles sont fichées dans le corps, comme le
reflet du poisson sous la surface de l’eau ; nous, les gens ordinaires, nous ne les voyons
pas, mais nous les entendons voler.
J’ai pris l’habitude, moi aussi, de débuter mes phrases par le terme de parenté
adéquat et d’orner mes réponses de cette litanie d’interjections obligées sans lesquelles
un dialogue perdrait sa raison d’être. J’y prends, je l’avoue, un plaisir un peu satirique :
ces ajouts rhétoriques qui attestent du ton personnel de la conversation et lui donnent sa
marque de vérité sont si proches du discours stéréotypé des Peaux-Rouges de bandes
dessinées que j’ai parfois l’impression de déférer aux conventions de la fiction plutôt
qu’aux règles d’une sociabilité réelle.
Le passage des fléchettes chamaniques a manifestement beaucoup troublé Pinchu qui
retombe dans un silence morose. Yatris et Santamik chuchotent dans un coin et
commentent probablement l’événement, mais je n’arrive pas à distinguer ce qu’elles
disent. Je tente de ranimer la conversation.
— Que vas-tu faire aujourd’hui ?
— Je vais en forêt ; j’irai promener les chiens ; j’ai fait un rêve kuntuknar ; j’étais sur
un chemin en forêt et j’ai entendu des hommes qui s’approchaient ; je me suis caché et
j’ai aperçu une troupe de Shuar avec leurs fusils ; ils étaient peints pour la guerre mais ils
avançaient à la file sans précautions, en faisant les matamores ; ils répétaient : « Je vais
tuer ! je vais tuer ! je vais tuer ! » Ils venaient pour nous attaquer ; ça, beau-frère, c’est un
bon rêve kuntuknar pour aller en forêt ! Moi aussi je vais me mesurer aujourd’hui !
Contrairement à ce que pourrait laisser prévoir son message explicite, ce rêve
n’annonce pas une escarmouche avec des guerriers, mais la rencontre d’une harde de
pécaris à lèvres blanches. Les kuntuknar constituent des augures favorables à la chasse et
leur signification latente s’interprète par une inversion terme à terme de leur contenu
manifeste. Un songe est généralement défini comme kuntuknar s’il met en scène des
êtres humains agressifs ou particulièrement inoffensifs, énigmatiques ou très nombreux,
désespérés ou séduisants. Ainsi, rêver d’une femme bien en chair qui invite au coït en
exhibant son sexe ou rêver d’une foule de gens qui se baignent bruyamment dans une
rivière annonce une rencontre avec des pécaris à lèvres blanches, tandis qu’un songe où
un homme en colère apparaît en proférant des menaces doit être considéré comme un
signe favorable pour la chasse aux pécaris à collier. L’interprétation repose sur des
homologies discrètes de comportement ou d’apparence : la vulve béante symbolise la
carcasse éventrée du pécari, une attitude belliqueuse évoque le tempérament batailleur
de ces animaux, tandis que les ébats dans l’eau d’une multitude rappellent le tumulte
causé par une harde lorsqu’elle traverse un cours d’eau.
Cet ensauvagement du monde humain a valeur de présage pour de nombreuses
espèces de gibier. Des visages de femmes en pleurs suspendus dans les arbres comme
fruits en saison augurent, par exemple, une bonne chasse aux singes laineux, ce spectacle
pathétique rappelant le désespoir que manifestent les femelles d’une troupe lorsqu’un
des mâles est tué. Rêver d’un petit bébé gras et potelé devient, par une métaphore
presque cannibale, le signe d’un agouti dodu ; un visage blafard aperçu en songe se
convertit en la frimousse pâle du sapajou ; le regard d’un guerrier impassible peint au
roucou évoque un jaguar ramassé sur lui-même avant son bond, tandis qu’un homme à
barbe rousse présage un singe hurleur. Ce dernier rêve est devenu moins improbable
depuis que ma présence lui a donné un support concret et je me plais à penser qu’en
visitant les nuits de mes compagnons je contribue au moins à leur laisser espérer des
réveils giboyeux.
L’interprétation du kuntuknar par un processus de naturalisation métaphorique de
l’humanité n’est qu’une des formes possibles d’inversion qui définissent son contenu
augural. Ainsi, rêver que l’on tire sur des oiseaux branchés est un signe favorable pour la
pêche, de même qu’un songe de capture de poisson annonce un succès dans la chasse au
gibier à plumes. Le croisement des termes est ici systématique : l’animal aérien,
immobile et visible, qu’un dard tue à distance se convertit en animal aquatique, mobile et
invisible dont on s’assure la prise directement par une ligne ou un harpon. Une autre
forme de renversement joue sur la faculté qu’ont les femmes d’avoir des rêves kuntuknar
pour leur mari : un songe représentant une activité typiquement féminine deviendra un
présage favorable pour cette action éminemment masculine qu’est la mise à mort d’un
animal. L’interprétation est aussi fondée sur des similitudes gestuelles ou visuelles très
ténues : lorsqu’une épouse rêve qu’elle enfile des perles, cela signifie qu’elle aura
prochainement à vider les intestins d’un gibier abattu, rêver de filer du coton indique
qu’elle plumera bientôt le ventre blanc d’un hocco, tandis que rêver de porter un panier-
hotte rempli à ras bord de manioc annonce qu’il lui faudra ramener sur son dos un pécari
tué par son époux. Les images d’affrontement, de séduction ou de détresse qui dominent
les songes masculins cèdent ici le pas à des visions domestiques plus paisibles, en accord
avec une organisation quotidienne des tâches où les femmes règnent sur l’univers de la
maisonnée et ne s’aventurent en forêt que comme auxiliaires des chasseurs.
En transposant le contenu des tableaux oniriques pour les convertir en augures
favorables à la chasse, les Achuar utilisent avec beaucoup d’imagination les propriétés de
l’inconscient telles qu’elles se manifestent dans le rêve. Comme d’autres sociétés
amazoniennes, du reste, ils jouent d’une règle de conversion qui suppose une
correspondance entre des domaines de la pratique ou des ensembles de concepts
apparemment inconciliables : les humains et les animaux, le haut et le bas, l’aquatique et
l’aérien, les poissons et les oiseaux, les activités des hommes et celles des femmes. Les
Indiens exploitent ainsi à des fins pragmatiques ce trait original des rêves de prendre
pour matière les divers rapports d’un sujet à son environnement physique et social plutôt
que les objets singuliers qui sont mis en scène dans ces rapports, chaque songe devenant
alors l’expression d’une des relations que le rêveur peut expérimenter dans l’état
conscient. Les Achuar ne s’y sont pas trompés, qui attachent moins d’importance aux
termes mis en rapport dans le rêve qu’à la relation qu’il exprime, relation de caractère
purement logique et qui se prête donc aisément à ces permutations par homologie,
inversion ou symétrie dans lesquelles le message augural prend sa source. Ainsi,
lorsqu’une femme rêve qu’elle enfile des perles de verre, ce ne sont pas ces parures
hautement estimées qu’elle va doter d’une signification symbolique, mais bien l’opération
très prosaïque par laquelle elle superpose des petits objets durs et creux sur un support
souple et linéaire, opération identique, quoique symétriquement inversée, à celle qu’elle
accomplit quand elle vide des boyaux en faisant glisser des objets mous et pleins hors
d’un support creux lui aussi souple et linéaire. Les gestes de la main sont parfaitement
semblables, mais s’opposent dans la direction de leur mouvement, de même que
s’opposent l’origine naturelle ou artificielle des objets et la relation entre contenant et
contenu qu’ils entretiennent.
Un tel système d’interprétation se révèle tout à la fois très normatif et complètement
ouvert ; il sélectionne dans le matériel infiniment diversifié des rêves les systèmes
relationnels que des règles de conversion simples permettront de doter d’une fonction
augurale. Aussi les exemples de kuntuknar que je recueille consciencieusement chaque
matin ne doivent-ils pas être pris comme des éléments d’un vaste tableau de
correspondances entre symboles oniriques stéréotypés et catégories de présages, mais
comme des témoignages de l’inventivité dont témoignent mes hôtes dans l’exercice de
facultés analytiques sollicitées en permanence par le désir de s’assurer une prise sur le
futur. Nul besoin de recourir à des équivalences exhaustivement répertoriées par la
tradition en une clé des songes, puisque toutes les interprétations de rêves de chasse
deviennent valides si elles se conforment à ces lois de dérivation que les Achuar ne
formulent pas explicitement, mais qu’ils savent exploiter à leur profit.
Bien que le jour se soit levé depuis quelque temps déjà, Pinchu ne fait pas mine de
partir à la chasse. Il est vrai qu’une pluie fine s’est mise à tomber avec persistance, de
celles qui s’établissent pour la journée et trempent jusqu’à la moelle. Le rythme des
tournées de bière de manioc ne paraît pas faiblir et Pinchu s’abreuve d’abondance,
contrevenant sans vergogne à cette abstinence que tout chasseur s’impose avant de partir
en forêt. Il a mis sa petite calebasse de curare à réchauffer près du feu et a sorti du
carquois une dizaine de fléchettes dont il affine la pointe avec le canif que je lui ai offert.
Procédant avec le soin tranquille d’un homme peu pressé, il trempe ensuite les fléchettes
dans le curare ramolli par la chaleur et enduit les pointes d’une mince couche de cette
pâte noire et brillante ; puis il fiche les fléchettes dans la terre meuble tout autour du
foyer pour les faire sécher.
Sous son apparence amorphe, le curare est une substance vivante qui se nourrit du
sang des animaux ; il faut donc le traiter avec considération si l’on souhaite qu’il
remplisse son office. La puissance d’un curare se mesure à son amertume (yapau), testée
par la sensation qu’il produit quand on s’en frotte légèrement la langue. On doit lui éviter
le contact avec les animaux qui puent mal afin de ne pas le rendre malade, et lui chanter
des anent s’il se sent faible. En effet, l’amertume du curare disparaît, et avec elle la force
du poison, lorsqu’elle est accidentellement combinée avec d’autres saveurs d’origine
naturelle, comme le nauséabond, mejeaku, ou culturelle, comme le salé, yapaku, le sucré,
yumin, et le pimenté, tara. L’essence volatile du poison de chasse impose aux hommes
des précautions complexes dans sa préparation et son maniement : la chasteté d’abord,
assimilée à une rétention d’énergie vitale à son bénéfice, et l’interdiction de consommer
les aliments ou condiments caractérisés par l’une des saveurs qui lui sont antithétiques.
La susceptibilité fantasque du curare condamne ainsi les chasseurs à un régime de
fadeur, seule manière pour eux de ne pas le contrarier par des substances dont le goût
trop affirmé pourrait débiliter son pouvoir.
Après m’avoir servi, Yatris dépose aux pieds de Pinchu quelques morceaux de manioc
grillé qu’il accepte sans protester ; elle a manifestement interprété la procrastination de
son époux comme un signe qu’il renonçait pour la journée à ses projets de chasse.
— Est-ce que tu vas aller en forêt aujourd’hui ?
— Non ! Peut-être ne vois-tu pas qu’il pleut ; est-ce que, par hasard, je serais comme
Amasank, la mère du gibier, qui vit au milieu de ses familiers ? Comment pourrais-je
trouver les animaux si le bruit de la pluie m’empêche d’entendre ce qu’ils disent ?
Restons ici pour converser.
Le rêve kuntuknar est donc une condition nécessaire de la chasse, mais non une
condition suffisante. Nécessaire, car aucun homme n’ira battre la jungle si lui ou son
épouse n’a reçu au cours de la nuit l’augure discret qui annonce le gibier, et dont
l’interprétation au réveil commande le déroulement de la journée. Les chiens et les
animaux prédateurs eux-mêmes ne sauraient capturer leurs proies sans en avoir été
avertis par un songe, ce déclic de l’imaginaire qui assujettit à son caprice les hôtes de la
forêt. Cette exigence préalable définit moins un résultat qu’elle ne rend possible une
action ; le kuntuknar n’assure pas un succès automatique, mais demeure indispensable
pour qu’il advienne. En ce sens, une partie de chasse débute bien avant la plongée dans la
pénombre vaporeuse du sous-bois, puisque c’est la divagation dans les labyrinthes du
sommeil qui la déclenche. On peut toutefois décider de ne pas faire droit aux incitations
du rêve si les circonstances sont défavorables : indisposition passagère, engagements
préalables, pluies diluviennes… La chasse ne peut donc se réduire à l’accomplissement
ordonné du présage qui la rend possible ; comme toutes les activités où s’engagent les
Achuar, elle exige un savoir complexe, des qualités physiques et le secours de moyens
magiques, sans compter cette part de bonne fortune que les ingrédients précédents ne
sauraient totalement compenser.
Jorge Luis Borges avait coutume de déplorer que la langue espagnole ne distinguât
point le rêve du sommeil : les deux se disent sueño. En chroniqueur méticuleux des
univers oniriques, il désespérait d’une telle confusion entre la réalité fantastique des
songes et cette petite mort quotidienne qu’ils viennent animer. Une telle imprécision
terminologique ne recouvre pourtant pas nécessairement un privilège accordé au néant.
Les Achuar, qui s’en rendent également coupables, signalent au contraire par là que le
sommeil n’est qu’un long rêve (kara est le terme indistinctement employé pour l’un et
pour l’autre). Dès que la conscience éveillée s’abolit, l’âme quitte le corps inerte pour
vagabonder dans un monde parallèle dont elle rapporte au réveil les échos encore
vibrants.
La mémoire onirique très vivace dont témoignent les Indiens est sans doute en partie
le résultat d’un sommeil discontinu, fragmenté en courts épisodes qu’interrompent les
pleurs d’un enfant, un bruit suspect, l’aboiement d’un chien ou une insistante sensation
d’inconfort lorsqu’un feu mourant ne parvient plus à dissiper la fraîcheur de la nuit. Au
sortir de chacune de ces petites excursions de l’âme, le contenu des rêves est brièvement
remémoré, voire commenté à voix basse dans le lit clos, de sorte que le réveil définitif
offre une riche matière d’images propices à l’exégèse. Celle-ci occupe les petites heures
d’avant l’aube et revêt d’autant plus d’importance que presque tous les songes
apparaissent à mes compagnons comme des présages d’événements futurs. Commun à
beaucoup de civilisations prémodernes, cet asservissement de l’avenir à une
herméneutique des rêves fut très tôt remarqué chez les Jivaros ; un conquistador du
XVI siècle n’écrivait-il pas déjà que leur religion se limite à « une tromperie des songes et
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