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Victor Fontaine
2012-2013
Introduction ............................................................................................................................... 4
I - Le souci carcéral ..........................................................................................................................5
A - Un regard nouveau ............................................................................................................................... 5
B - Un pouvoir gênant................................................................................................................................ 8
C - Un pouvoir nouveau ........................................................................................................................... 10
II - Prolégomènes : généalogie philosophique d’un néolibéralisme pénal .................................. 16
A - Platon : pénalité psychothérapeutique et souci de soi.......................................................................... 16
B - Freud : gouverner le désir ................................................................................................................... 17
C - Hobbes : L’État, l'Homme, le pénal .................................................................................................... 19
I. Le glissement du pouvoir..................................................................................................... 22
I - L’archétype disciplinaire .......................................................................................................... 23
A - La discipline : naissance de la prison.................................................................................................. 23
B - Gouvernementalité : naissance et crise du libéralisme ........................................................................ 29
C - Utilitarisme pénal ............................................................................................................................... 32
II - L’inflexion de la gouvernementalité néolibérale.................................................................... 35
A - Crise du libéralisme ........................................................................................................................... 35
B - La justice actuarielle .......................................................................................................................... 37
C - Savoir et pouvoir sur le criminel......................................................................................................... 40
II. Réguler la peine .................................................................................................................. 44
I - La peine de gouverner............................................................................................................... 45
A - Le moindre État ................................................................................................................................. 46
B - L’agonie de la politique...................................................................................................................... 50
C - Conjurer la violence ........................................................................................................................... 55
II - La mécanique du pouvoir........................................................................................................ 59
A - Droit et procédure .............................................................................................................................. 59
B - Performance et concurrence ............................................................................................................... 63
C - Géométrie de la prison ....................................................................................................................... 66
III. Le thème-programme carcéral du néolibéralisme........................................................... 70
I - Inclusion : la fabrique du néo-sujet ......................................................................................... 71
A - Le sujet psychologique ...................................................................................................................... 71
B - Autodiscipline .................................................................................................................................... 76
C - Le modèle entrepreneurial .................................................................................................................. 81
II - Exclusion : stratégies d’une ouverture carcérale................................................................... 88
A - L’articulation sécuritaire du souci de la prison ................................................................................... 88
B - Du continuum carcéral à la sortie des fonctions de la prison ............................................................... 92
C - Illégalisme néolibéral ......................................................................................................................... 96
Conclusion ............................................................................................................................. 103
Bibliographie ................................................................................................................................ 104
A - Un regard nouveau
Il faudrait en finir avec la prison. Après des années à la supporter, à constater son
échec, à la corriger de toute part, il conviendrait de terminer cette expérience bien trop longue
et bien trop encombrante. La prison, avec ses barreaux et ses cellules, avec sa manière
violente de traiter l'individu, avec son poids économique insupportable, serait devenue un
archaïsme. Nous réveillant d'un coma de deux siècles, il faudrait maintenant libérer, réguler,
ouvrir la prison.
Voilà donc que nos sociétés occidentales viennent à s'intéresser à cette zone obscure
de la démocratie, du libéralisme, de la liberté qu'elles pensaient incarner. Voilà que surgit, non
pas seulement la honte devant la prison (celle-ci avait sans doute toujours existé), mais encore
la volonté de manifester toujours davantage cette honte : il faut avoir honte de la prison.
Mouvement étonnant d'une culture qui vient recentrer son attention dans le creux où elle avait
placé tout ce qu'elle ne voulait plus voir, se soucier de ce qu'elle voulait oublier, se charger de
ce dont elle n'avait cure. Il faut se soucier du prisonnier, il faut s'inquiéter de ce qui se passe
à l'intérieur de la pénitentiaire. Il faut « limiter l’usage de la prison, (…) limiter la pénibilité
de la prison 1», guetter son « hermétisme inquiétant 2». Il faut ouvrir la prison, la
décloisonner, l’intégrer3. Un regard nouveau se pose sur le carcéral.
Regard médiatique avec cette flambée de sentiments autour des suicides en prison.
Regard littéraire incarné par Soljenitsyne 6 où la prison devient l’écho du Goulag et de tous les
camps de concentration.
5
Ibid. p. 112.
6
SOLJENITSYNE, Alexandre. L’archipel du Goulag. Paris : Seuil, 1973.
7
COMBESSIE, Philippe. Op. cit. p. 111.
8
LAENTZ, op. cit. p. 5.
9
COMBESSIE, Philippe. Op. cit. p. 95.
10
FROMENT, Jean-Charles, KALUSZYNSKI, Martine, dir. L’administration pénitentiaire face aux principes
de la nouvelle gestion publique. Grenoble : Presses universitaires de Grenoble, mai 2011.
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 6
tristesse « l'horreur carcérale »11. Comment comprendre ce regard qui perce maintenant les
murs ? Comment diagnostiquer l'évidence de la dénonciation de la prison ?
Il ne s’agit pas non plus de dénoncer la dénonciation avec pour objectif le maintien
réactionnaire de l'institution prison. Nous ne voudrions pas même faire croire que l'horizon
dans lequel la prison est projetée est pire que la prison institutionnelle telle qu'elle a existé
depuis sa naissance. Il ne s'agit ici ni de condamner ni de louer, il s'agit justement de ne pas
s'embarrasser de ce qui devrait ou ne devrait pas être. En fait, il s'agit précisément d'étudier
ces discours qui louent et qui blâment, qui félicitent et qui désapprouvent, qui se donnent la
fonction d'un législateur abstrait et théorique comme si, en politique, les intentions
précédaient les décisions, les arguments les avis, et les questions les réponses. Il s'agit ici
d'analyser le pouvoir tel qu'il fonctionne, c'est-à-dire avec et non pas à cause de théories du
juste, du bien, du profitable. Incapables de savoir ce qu'est le juste ou le vrai, nous sommes
réduits à observer avec naïveté ses conditions d'apparition et son enracinement dans des
stratégies de pouvoir.
Problème : on a toujours critiqué la prison. Alors que, sans doute, toutes les
institutions ne cessent de produire des discours sur leur légitimité, sur leur Histoire éternelle,
sur leur solidité à toute épreuve, la prison, elle, ne cesse de disparaître, pour demain. La
prison, c'est donc cet objet particulier qui ne semble vivre que pour être critiqué et transformé.
« La " réforme" de la prison est à peu près contemporaine de la prison elle-même. Elle en est
comme le programme 12». Depuis plus de 150 ans qu'elle existe, la prison a toujours été un
anachronisme dénoncé ; et en même temps, « depuis un siècle et demi, la prison a toujours
été donnée comme son propre remède 13». Cette évidence aurait pu briser dans l’œuf toute
recherche sur les transformations "non-effectives" de la prison, sur ces objets trop lâches que
sont les discours, les intentions ou les soucis. Pourquoi s'intéresser à la volonté de changer la
prison, puisqu'apparemment c'est, dès l'origine, une voie sans issue ? Pourquoi étudier ces
discours deux fois vains, en tant que mots sans portée, et en tant que portant sur l’inaltérable ?
11
CAILLE, Alain, FIXOT, Anne-Marie. « Présentation », Revue du MAUSS 2/2012 (n°40), p. 12.
12
FOUCAULT, Michel. Surveiller et punir : naissance de la prison. Paris : Gallimard, 1975. p. 271.
13
Ibid. p. 313
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 7
positive. Dans sa formulation, le souci porté sur la prison a changé de régime. Deuxièmement,
c'est la prison elle-même qui a changé. Non pas tant qu'elle se soit pliée aux critiques dont elle
avait été l'objet depuis sa naissance : la prison n'a pas craqué, n'a pas capitulé, n'a pas renoncé
devant les assauts d'une pensée critique. La prison a été remaniée à l'intérieur d'un
bouleversement plus général de la pénalité. C'est la fonction prison qui se serait transformée.
B - Un pouvoir gênant
Réguler, ouvrir, se soucier de la prison : le regard qui s’abat sur la prison trouve son
origine autour d'une question de pouvoir. Pouvoir trop fort, trop violent, pouvoir qui serait
devenu gênant dans une société comme la nôtre. Pourquoi ?
Car à l'origine, ce pouvoir qui s'exerçait dans la prison, à quoi correspondait-il ? Dans
quel ordre légitime, à partir de quelle condition de possibilité trouvait-il son agencement ?
Qu'est-ce qui a rendu possible cet enfer que nous ne saurions supporter aujourd'hui ? Pour
répondre à la question "pourquoi la prison ne fonctionne-t-elle plus ?" ou du moins "pourquoi
la prison est-elle aujourd’hui mise en cause dans son fonctionnement ?", encore faut-il savoir
comment elle avait fonctionné avant.
14
Cf. infra I. I. A.
15
FOUCAULT, Michel. « La société disciplinaire en crise », Asahi Jaanaru, 12 mai 1978, n°19.
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 9
conscience. Or, ce qui nous occupe au contraire, c'est d'étudier ce discours de transition, ce
discours de sortie de la discipline, et non pas d'en prolonger les formes et la légitimité.
Méthodologiquement, le fait qu'un pouvoir soit critiqué n'est pas le signe de sa mort,
au contraire, c'est plutôt le signe qu'il s'exerce toujours. La discipline est donc évidemment
encore dominante dans le monde carcéral. Mais ces critiques, ce regard ou ces discours, ne
sont pas exempts de stratégies de pouvoir pour autant. Il faut donc partir de l'hypothèse que la
sortie de la discipline, la sortie d'une modalité de pouvoir en général, est toujours déjà investie
dans la mise en œuvre d'une autre forme de pouvoir. C'est là où un soupçon "au carré" se
pose : non pas sur la prison mais sur le regard sur la prison, non pas sur ce qui résiste mais sur
ce que l'on souhaite abattre. Vouloir réguler et ouvrir la prison, trouver ses alternatives, la
soumettre à un regard transformateur, c'est déjà penser un certain exercice du pouvoir. Dit
autrement, vouloir changer la prison, c'est déjà pouvoir vouloir changer la prison. Quel
pouvoir ?
C - Un pouvoir nouveau
En 1979, Foucault délivre son cours au Collège de France intitulé Naissance de la
biopolitique16. Il y analyse émergence d'un nouveau type de gouvernementalité, c'est-à-dire
une manière de gouverner. Un nouveau type d’exercice du pouvoir pour le gouvernement,
mais dont les modalités se dispersent à l'échelle de la société entière : la gouvernementalité
néolibérale. Le néolibéralisme ne serait donc ni un parti ni une opinion politique, il est la
manière de gouverner qui distribue les opinions politiques à un moment donné, il est une
manière générale de conduire les conduites, de poser la question du pouvoir. L’approche
foucaldienne n’est évidemment pas la seule, et la recherche en science politique foisonne
autour de cette question du néolibéralisme et de son acuité dans l’analyse de notre conjoncture
politique17. Quelles sont les caractéristiques de cette nouvelle gouvernementalité18 ?
Tout d'abord, le néolibéralisme se fonde sur une exigence de résultat. Toute action,
qu'elle soit à l'échelle étatique ou individuelle, ne trouve de valeur que dans son résultat
chiffré, quantifiable : le néolibéralisme est un utilitarisme. Il se fonde sur le modèle de
l'entreprise pour rendre efficaces les institutions et les missions publiques. Le néolibéralisme
16
FOUCAULT, Michel. Naissance de la biopolitique. Paris : Gallimard Seuil, octobre 2004.
17
AUDIER, Serge. Néo-libéralisme(s) : une archéologie intellectuelle. Paris : Grasset, 2012.
18
Nous nous contentons ici d’une définition succincte, la suite du mémoire procédant à un approfondissement de
cette définition à l’aune du souci carcéral.
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 10
est en même temps une pensée qui se nie comme idéologie : l'efficacité qui est mise en avant
fait fonction d’objectivité au sein d’une ontologie pluraliste. C'est-à-dire qu’il met en œuvre
une objectivation politique, amenuisant la force ou le risque du conflit : les actes
gouvernementaux sont en quelque sorte neutralisés par la valeur de l'efficacité. Cette manière
de gouverner a trouvé sa base théorique dans les penseurs ordo-libéraux et ceux de l’Ecole de
Chicago. Lui font échos différents principes appliqués à l’analyse sociologique ou
politologique, comme le concept de gouvernance19 : cette manière de concevoir le
gouvernement comme éclaté, polycentrique et non plus souverain et volontaire. La
neutralisation est encore institutionnelle : on promeut son alignement sur l'entreprise privé. Le
new public management20 (ou nouvelle gestion publique) est souvent reconnu comme
phénomène majoritaire du devenir institutionnel contemporain. De par cet utilitarisme, le
néolibéralisme constitue différentes contraintes qui sont comme sans auteur ou sans sujet. La
gouvernementalité néolibérale institue un pouvoir régulateur difficilement lisible.
19
MOREAU DEFARGES, Philippe. La Gouvernance. Paris : PUF, 2003.
20
HOOD, Christopher. « A Public Management for All Seasons ». Public Administration, mars 1991, vol. 69,
p.3-19.
21
DARDOT, Pierre, LAVAL, Christian, La nouvelle raison du monde : essai sur la société néolibérale. Paris :
La Découverte, 2009. p. 311.
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 11
Le pouvoir régulateur a donc cette particularité de rompre avec la relative visibilité de
la discipline. Sautant l'étape de l'institution, refusant tout amendement de l’homme, le
néolibéralisme se fonde sur l'autonomie du sujet. Autoévaluation, autodiscipline,
autocontrôle22, self-help constituent un nouveau vocabulaire d’intériorisation de normes.
Individualiste, le néolibéralisme se fonde sur la responsabilité du néo-sujet, dont la réussite
traduit les stratégies de vie. La déchéance traduit alors la faiblesse personnelle,
l’environnement défavorable ou le mauvais calcul. Transcendant une distinction droite/gauche
classique, le néolibéralisme palie son refus de la solidarité politique en posant l’État comme
un investisseur social : il est celui qui aide l'individu à s'adapter. C’est dans cette mesure que
la surveillance peut devenir nécessaire, ou bien pour prévenir le danger des inadaptés, ou bien
pour s'assurer que nul ne soit incité à recevoir de l'aide.
Tel pourrait être décrit l’esprit néolibéral général. Toutefois, il ne serait pas raisonnable
de penser que nous sommes complètement passés dans un monde de régulation. « Le projet
disciplinaire est loin d’être périmé ou dépassé, mais certaines évolutions actuelles ne peuvent
plus directement être pensées dans sa stricte filiation 23». Le cadre théorique, l’eidos du
néolibéralisme, constituerait ainsi un horizon de notre temps, un processus en élaboration, un
devenir politique, mais pas un être entériné. Les sciences humaines se sont ainsi beaucoup
intéressées à ce mouvement de « néolibéralisation » des institutions : managerialisme dans
l’entreprise24, privatisation de l’hôpital, autonomisation de l’université, nouvelle gestion
publique de l’administration25, etc. A l’ère disciplinaire, pour opérer des transformations sur
les individus, « l’appareil carcéral a eu recours à trois grands schémas : le schéma politico-
moral de l’isolement individuel et de la hiérarchie ; le modèle économique de la force
appliquée à un travail obligatoire ; le modèle technico-médical de la guérison et de la
normalisation. La cellule, l’atelier, l’hôpital 26». Ces trois schémas se réorganisent
aujourd’hui. La cellule éclate en autant d’atomes qui font que hiérarchie et isolement sont
réorganisés au cœur du rapport de l’individu à lui-même, et non plus de l’institution à lui.
L’atelier se loge maintenant dans l’initiative même du sujet entreprenant. L’hôpital, enfin,
22
ELIAS, Norbert. La dynamique de l’Occident. Paris : Agora, 2003 (1939).
23
CHANTRAINE, Gilles. « La prison post-disciplinaire ». Déviance et Société. Mars 2006, Vol. 30. p. 275.
24
JORDA, Henri. « Du paternalisme au managerialisme : les entreprises en quête de responsabilité sociale »,
Innovations. Janvier 2009, n° 29. p. 149-168.
25
FROMENT, Jean-Charles, KALUSZYNSKI, Martine. Op. cit.
26
FOUCAULT, Michel. Surveiller et punir : naissance de la prison. p. 288
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 12
s’attache de plus en plus directement au désir et à la personne singulière, à ces spécificités qui
ne sont plus recueillies autour d'une norme égalitaire. Déclin des institutions dans leur
fonction sociale27. L’institution fond ou se disperse, et avec elle ces techniques de mise à
disposition de l'individu : la discipline. Le processus néolibéral s’inscrit tout particulièrement
dans les lieux institutionnels de discipline. Il est leur critique fondamentale, leur crise. « Les
sociétés disciplinaires, c’était déjà ce que nous n’étions plus, ce que nous cessions d’être.
Nous sommes dans une crise généralisée de tous les milieux d’enfermement, prison, hôpital,
usine, école, famille 28». Dès lors, que faire de la prison ? Comment un État à
gouvernementalité néolibérale peut-il faire fonctionner ses propres prisons ? Quelles
stratégies, quelles résistances, quelles techniques peut-on observer dans cette nouvelle
manière de les réguler ? Dans quelle mesure la prison se « néolibéralise »-t-elle, et selon
quelles modalités ?
Avec Foucault, on peut faire une distinction historique de trois types de pouvoir : le
pouvoir souverain (qui correspondrait à la gouvernementalité de la raison d’Etat), le pouvoir
disciplinaire (gouvernementalité libérale) et le pouvoir régulateur (gouvernementalité
néolibérale)29. Cette discontinuité historique du pouvoir n'est pourtant pas rigide, des types de
pouvoirs s'imbriquant parfois les uns dans les autres : dans la prison contemporaine, la
souveraineté et la discipline n'ont pas disparu, et il serait naïf de penser que la prison est
devenue soudainement un lieu de gestion de flux, de réalisation de soi, et d'initiatives. Il ne
faudrait ni croire que la prison est restée celle du XIXème siècle, ni croire qu'elle est totalement
maîtrisée comme lieu de régulation. À partir de l'hypothèse d'une gouvernementalité
27
DUBET, François. Le Déclin de l’institution. Paris : Seuil, 2002.
28
DELEUZE, Gilles. « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle ». L’autre journal. Mai 1990, n°1.
29
Gilles Deleuze, op. cit..
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 13
néolibérale, il s'agit de poser la question de l’émergence d'une nouvelle pénologie30. La
prison, dans l’hypothèse dans laquelle nous nous plaçons, se comprend comme un lieu de
frottement ou de glissement entre un exercice disciplinaire du pouvoir sur le déclin et
l'avènement d’un exercice du pouvoir régulateur par la gouvernementalité néolibérale. Il ne
s'agit pas d'un passage dialectique entre deux essences fixes, deux stases, mais plutôt d'un
environnement stratégique où des techniques sont reprises pour des tactiques différentes. Ce
qui nous intéresse, justement, ce sont les stratégies de « récupération » ou de redistribution du
fait et des techniques disciplinaires pénitentiaires par une gouvernementalité néolibérale. Il y a
à la fois résistance et collaboration entre les formes du pouvoir.
Nous commencerons notre investigation avec un passage nécessaire mais succinct par
les écrits fondateurs de trois philosophes, dans lesquels nous espérons percevoir une
généalogie conceptuelle du néolibéralisme pénal. Non pas, évidement, que ces auteurs soient
à qualifier de néolibéraux (ce qui serait un curieux anachronisme), mais ils constituent
comme autant de fils sémiotiques, anthropologiques, politiques cohérents autour du souci
pénal, qui se nouent dans le discours régulateur contemporain. En guise de prolégomènes,
saisir le discours néolibéral pénal dans la profondeur de son histoire.
30
FEELEY M., SIMON J., 1992, « The New Penology : Notes on the Emerging Strategy of Corrections and Its
Implications », Criminology, 30, 4, p. 449-474.
31
FOUCAULT, Michel. Histoire de la sexualité I : La volonté de savoir. Paris : Gallimard, 1976. p. 211
(épilogue)
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 14
de la logique immanente, des structures, des tactiques et des techniques de pouvoir. Faire en
somme l’archéologie, au sens strict, des fonctions carcérales dans l’inflexion qui nous occupe,
décrire la crise technique, discursive et stratégique d’une certaine manière de faire
fonctionner la punition et la redistribution qui s’y amorce. La prison dans l’horizon d’attente
d’un néolibéralisme pénal en devenir : comment s’est fait le passage historique d’un pouvoir à
un autre dans le domaine pénal ?
Dans une seconde partie, nous voudrions reprendre ce passage dans sa dimension la
plus politique : repérer dans la machinerie institutionnelle, dans l’art gouvernemental lui-
même, la sortie d’une certaine manière de gouverner, et l’entrée, déjà, dans une autre.
Repérer, donc, les dessaisissements et ressaisissements du pouvoir politique dans son rapport
à la peine, dégager la machinerie d’un pouvoir qui se refuse à punir et doit tout de même
gouverner le pénitentiaire. La prison dans l’horizon, c'est-à-dire dans la cinétique, dans la
dynamique, dans la disposition de l’art néolibéral de gouverner : comment se manifeste, dans
l’art gouvernemental et ses pratiques de pouvoir, le fonctionnement ou l’avènement d’une
mécanique déterminée.
Tout d'abord, c'est à partir de la critique platonicienne que le pénal pose problème.
L'exécution de la justice ne saurait s'aborder au niveau philosophique qu'à partir d'une gêne,
d'un malaise. «Légiférer sur tous ces points qu'il nous faut maintenant aborder, cela ne se
peut pas faire sans une certaine honte 32». On est loin de la punition arbitraire, souveraine et
décomplexée. Origine platonicienne, donc, de l'aporie morale de la peine, du souci
caractéristique porté par le justicier sur le justiciable, d'un regard compatissant et embarrassé
sur celui qui subit la justice. Chez Platon, il s'agit avant tout de conserver quelque chose qui
s’apparenterait à la pureté de la justice, de la protéger de sa propre contradiction et de son
aporie : « Et donc ceux des humains que l'on maltraite, mon ami, il est nécessaire qu'ils
deviennent plus injustes. 33». La justice ne saurait s'établir sur le malheur du condamné, non
pas tant à cause de la douleur ou de la dignité, mais à cause de la justice elle-même : c'est son
efficacité, dirions-nous aujourd'hui, qui est remise en cause dans l'échec de la maltraitance du
condamné. Souci, donc, du condamné dans la mesure, et dans la mesure seulement, où son
traitement supporte la qualité de la justice.
Fonder la justice sur la gestion du criminel et de son bien-être. C'est à partir d'un tel
souci que la justice peut trouver une essence. « L’application de la justice rend certainement
plus raisonnable et plus juste : en fait elle est une médecine de l'âme 34». La justice ne saurait
être autre chose qu'un soin du condamné, qu'une cure pour son esprit égaré. Si la justice est
juste, donc bonne, donc raisonnable, le condamné ne saurait être autre chose qu'irrationnel. Il
faut donc soigner l'âme : la pénalité est immédiatement investie en tant que psychothérapie.
Quelle âme ? Quelle thérapie ?
32
PLATON. Les Lois, in Œuvres complètes, XII-2, 853b, trad. A. Diès, Paris : Belles Lettres, 1956, p. 98
33
PLATON. La République, trad. P. Pachet, Paris : Gallimard, 1993, 335C, p.57
34
PLATON, Gorgias, 478D, trad. M. Canto, Paris : Flammarion, p. 203
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 16
3) Un pur rapport à soi
35
A. GARAPON, F. GROS, T. PECH, Et ce sera justice, p. 101-102
36
FREUD, Sigmund. Malaise dans la civilisation. trad C. et J. Odier. Paris : PUF, 1971 (1929). p.17
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 17
avant tout garanti "en interne", avant que d'être imposé par la force. Ce qui se fabrique à
travers la civilisation, c'est un sujet positivement respectueux des lois, ou plutôt, un sujet qui,
dans le processus de civilisation, se voit greffé comme un organe de légalisme.
« Que se passe-t-il en lui qui rende inoffensif son désir d'agression? (...) L'agression est
"introjectée", intériorisée, mais aussi, à vrai dire, renvoyée au point même d'où elle était partie: en
d'autres termes, retournée contre le propre Moi. Là, elle sera reprise par une partie de ce Moi, laquelle,
en tant que "Surmoi", se mettra en opposition avec l'autre partie. Alors, en qualité de "conscience
morale", elle manifestera à l'égard du Moi la même agressivité rigoureuse que le Moi eût aimé satisfaire
contre des individus étrangers. (…) La civilisation domine donc la dangereuse ardeur agressive de
l'individu en affaiblissant celui-ci, en le désarmant, et en le faisant surveiller par l'entremise d'une
instance en lui-même, telle une garnison placée dans une ville conquise 37».
2) Le Désir et l'Interdit
L'interdit n'implique pas seulement la possibilité d'y contrevenir, il implique aussi son
vouloir. Il y a donc un désir de la contravention. Ce désir fonctionne comme un mauvais
penchant : c’est une identité, un instinct. Ces mauvais désirs sont premiers par rapport à
l'interdit qui prévient leur réalisation. Le crime est interdit non seulement parce qu'il est
nuisible, mais aussi, quelque part, parce qu'il est désiré. Se dessine donc dans l'analyse de
Freud, une possible psychanalyse du criminel et des raisons profondes qui amènent à la
transgression d'un interdit, d'une Loi, qui est entièrement et paradoxalement destinée à celui
qui l'enfreint.
37
Ibid. p.56
38
Ibid p.19
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 18
du désir de l'individu, jeu dans lequel se découvre la mécanique subtile d'une société : agir par
la loi, c'est agir sur les désirs.
3) Responsabilité du néo-sujet
On aurait pu penser que Hobbes n'ait rien eu à voir avec le néolibéralisme pénal.
L'auteur de la fondation de l’État, de sa violence invincible, de sa souveraineté à toute
épreuve, de l'écrasement de l'individu derrière ce démon biblique semble point par point bien
éloigné de la régulation, du moindre État ou de l'individualisme fondamental. Pourtant, il
existe sans doute une parenté généalogique paradoxale à décrypter, qui résiderait dans une
certaine manière d'articuler l'Homme à la construction politique, un acte théorique fondateur
qui, certes reformulé, est repris par la théorie néolibérale pénale.
En toile de fond de cet événement de l’État, c'est toute une anthropologie qui se
dessine sous la plume du philosophe. Anthropologie qui dispose dans ses grands traits une
architecture que le néolibéralisme semble redécouvrir. L’origine de la politique se tient donc
dans cette prédisposition des Hommes à la concurrence et la guerre. La politique étatique est
avant tout pacificatrice : elle est disparition de la guerre intérieure, ou plutôt récupération,
canalisation de cette conflictualité. Chez Hobbes, l'Homme se comprend à la mesure de ses
passions et la vie en tant que système binaire désir-aversion. Il faut voir l'homme tel qu'il est
et non pas tel qu'il devrait être : pas de distinction entre volonté et désir. Raisonner, c'est
calculer le profitable. Etre raisonnable, c'est trouver les moyens de se satisfaire. « Avec
Thomas Hobbes, le monde change de sens, l'intérêt, l'utilité prennent le pas sur l'idéal
héroïque de l'âme humaine 40». Traiter de l'homme, c'est donc traiter de ce système de
satisfaction des désirs, et cette rationalité qui lui donne sens. C'est à l'intérieur de ce système
de passions rationnelles que l'homme devient gouvernable.
3) La prévention du crime
« Car, comparant ce qui est agréable dans le crime avec ce qui est pénible dans le
châtiment, on choisit nécessairement ce qu'on pense être le meilleur pour soi 41». Le criminel
se comprend en tant qu’agent rationnel. Fondation hobbesienne d'une compréhension de la
justice détachée de la morale. Si l'homme raisonne pour son profit, il faut le raisonner dans ce
principe de recherche du bonheur ou du plaisir, dans sa recherche de l'utilité. Punir, légiférer,
c'est intervenir dans ce système passionnel-rationnel de l'individu ; ce n'est pas rechercher le
Juste ou le Bon. « Pour Hobbes, la qualification des crimes et des peines est un moyen, un
40
GILARDEAU, Eric. A l’aube du droit pénal utilitaire. Paris: L’Harmattan, 2011, p. 29
41
HOBBES, Thomas. Léviathan. Trad. F. Tricaud. Paris : Vrin, 2004. XXVII p. 219
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 20
instrument, et non pas une fin 42». La loi est un moyen d'intervenir sur le comportement du
criminel avant qu'il ne se réalise. La pénalité se comprend comme un dispositif d'émission-
réception de signaux. Discours de la loi qui intervient sur le comportement de l'homme,
raisonnement utilitaire de l'homme à prendre en compte dans la rédaction et l'exécution de la
loi.
« Si le mal infligé est moindre que le bien qui découle naturellement de l'accomplissement du
crime, ce mal n'entre pas dans la catégorie du châtiment, car plutôt qu'un châtiment, il est le prix, le
rachat du crime. En effet, la nature du châtiment implique sa fin, qui est la correction des citoyens : or
le châtiment qui comporte moins de désagrément que le crime ne comporte d'agrément produit l'effet
contraire 43».
Hobbes, proto-utilitariste pénal, fondateur d’un lien essentiel entre une certaine
eschatologie de l’État, une certaine anthropologie et les prémices de ce droit pénal utilitaire
qui semblent directement en découler.
42
GILARDEAU, Eric. Op.cit. p. 62
43
T. Hobbes, op.cit. XXVIII p. 230
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 21
I. Le glissement du pouvoir
44
FOUCAULT, Michel. Surveiller et punir : naissance de la prison. p. 316
45
Ibid. p. 161
46
Ibid. p. 297
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 23
1) Corriger et enfermer
« Ce qu’on essaie de reconstituer dans cette technique de correction, ce n’est pas tellement le
sujet de droit qui se trouve pris dans les intérêts fondamentaux du pacte social ; c’est le sujet obéissant,
l’individu, assujetti à des habitudes, des règles, des ordres, une autorité qui s’exerce continument autour
de lui et sur lui, et qu’il doit laisser fonctionner automatiquement en lui 48».
Dans le pouvoir disciplinaire, ce n’est pas un contrat qui se noue entre l’instance
autoritaire et l’individu, pas de partenariat ni de dialogue. « Il s’agit non de comprendre
l’injonction, mais de percevoir le signal, d’y réagir aussitôt.51 ». La discipline fonctionne
dans ce déséquilibre général entre un pouvoir diffus et le corps nu de l’individu. Asymétrie
disciplinaire : « L’agent de punition doit exercer un pouvoir total, qu’aucun tiers ne peut
venir perturber 52». À l’excès du pouvoir du prince, la discipline oppose certes sa minutie, son
détail, sa patience ; elle conserve néanmoins, en les déplaçant, l’arbitraire et l’autorité. « Tout
cet arbitraire que les codes modernes ont retiré au pouvoir judiciaire, on le voit se
reconstituer, progressivement, du côté du pouvoir qui gère et contrôle la punition 53».
Mais la discipline n’est pas tant une volonté de pouvoir qu’un exercice concret de celui-
ci. Le dispositif disciplinaire consiste en une géométrie déterminée du pouvoir : une forme
distincte. « La discipline exige parfois la clôture, la spécification d’un lieu hétérogène à tous
47
Ibid. p. 211
48
Ibid. p. 152
49
Ibid. p. 162
50
Ibid. p. 153
51
Ibid. p. 195
52
Ibid. p. 153
53
Ibid. p. 286
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 24
les autres et fermé sur lui-même. Lieu protégé de la monotonie disciplinaire54 ». Rapport au
lieu (l’enfermement), rapport au temps (monotonie), la discipline est une architecture. La
discipline est en forme de prison au sens propre : la configuration du lieu, la disposition des
regards, l’aménagement de la lumière, les passages, les clôtures, etc. C’est l’espace qui
distribue d’abord l’exercice du pouvoir : espace sériel, grand tableau à entrée multiple, etc.
Discipliner, c’est d’abord ranger dans une relation stricte à un espace déterminé. « Un des
premiers objets de la discipline, c’est de fixer ; elle est un procédé d’anti-nomadisme 55».
L’affinité de la discipline avec la prison devient plus évidente : la discipline enferme, elle
localise strictement les individus, les savoirs, les masses. « Selon le principe de la localisation
élémentaire ou du quadrillage. À chaque individu, sa place ; et en chaque emplacement, un
individu 56». Fixation et quadrillage : la discipline enferme pour identifier, enferme par
identification. Enfermer : formule typique de la discipline, formule sur laquelle se pose le
regard soucieux et critique du néolibéralisme : rejet de la norme, rejet de l’arbitraire, rejet de
l’enfermement.
2) La transparence et l’invisible
Innovation technologique du pouvoir, la discipline a fait donc passer notre monde à une
autre pénalité. Passage, tout d’abord, d’une action souveraine à une technique distincte
d’emprise sur le contrevenant au droit. « Il faut que la justice criminelle, au lieu de se venger,
enfin punisse57». Ce n’est donc plus un corps à corps entre le souverain et son ennemi, entre le
détenteur de la terre et celui qui a brisé sa loi. La justice devient une technologie politique qui
intègre dans ses dispositifs toute la société. « L’infraction oppose (…) un individu au corps
social tout entier 58 ». Le telos de la discipline semble consister à « insérer le pouvoir de punir
plus profondément dans le corps social59 ». Pour atteindre à l’ubiquité du pouvoir, il faut
sacrifier sa figure souveraine. Punir : le condamné ne saurait être davantage un adversaire, il
faut qu’il devienne un ennemi plus profond, un mal intérieur à traiter et non plus à affronter.
54
Ibid. p. 166
55
Ibid. p. 254
56
Ibid. p. 168
57
Ibid. p. 88
58
Ibid. p. 107
59
Ibid. p. 98
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 25
Le pouvoir se dérobe ou se disperse pour une plus grande intimité à son objet jusqu’à se
dissimuler dans la finesse de ses mécanismes.
A l’action sanguinaire, terrible, mais isolée du Prince viennent se substituer les formes
muettes mais constantes de la discipline. Le pouvoir disciplinaire « fonctionne en permanence
et pour une bonne part en silence60 ». Se met en place un système d’équivalence entre le
crime et sa punition comme pour économiser l’éclat de la vengeance. « Dans la punition
analogique, le pouvoir qui punit se cache 61». La ressemblance entre le crime et sa peine se
perd (couper la main du voleur) et se recycle dans un automatisme de la sentence. Personne ne
punit. Ou plutôt, c’est le crime qui se punit. Silence de la peine qui ne doit plus rejouer le
crime mais juste faire porter sur lui la balance d’une observation. La discipline fonctionne par
tout un jeu de regards ; la surveillance agit comme un pouvoir discret et silencieux : « la
prison devient une sorte d’observatoire permanent 62». Avec la surveillance, le pouvoir est
désormais supporté directement par le détenu : principe fantastique du panoptique de
Bentham. « L’essentiel c’est qu’il se sache surveillé 63
». Le jeu du pouvoir s’appuie sur des
représentations, et des représentations de représentations, et non plus sur la force brute. C’est
finalement le discipliné concret qui réalise une discipline abstraite. « L’efficace du pouvoir, sa
force contraignante sont, en quelque sorte, passées de l’autre côté – du côté de sa surface
d’application 64». La spécificité de la fonction de punisseur peut se perdre ; il faut que la
discipline puisse s’appliquer par l’intermédiaire de n’importe quel individu, il faut qu’elle soit
machine qui ne requiert aucune formation. « La machine à voir était une sorte de chambre
noire où épier les individus ; elle devient un édifice transparent où l’exercice du pouvoir est
contrôlable par la société entière 65». Punir, comme conjuration de la violence souveraine,
punir comme investissement dans un jeu de surveillance : la discipline instaure un
mouvement culturel dont la gouvernementalité néolibérale procède sans doute davantage
qu’elle n’ose l’imaginer.
60
Ibid. p. 208
61
Ibid. p. 124
62
Ibid. p. 149
63
Ibid. p. 235
64
Ibid. p. 236
65
Ibid. p. 242
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 26
3) L’économie de l’individu
A partir de cette fin disciplinaire, c’est tout un dispositif de savoir qui devient
nécessaire, car pour former il faut connaître. « Puisque le châtiment doit empêcher la récidive,
il faut bien qu’il tienne compte de ce qu’est en sa nature profonde le criminel 70». Ce qui
devient alors nécessaire dans ce calcul pénal, c’est de moduler la peine en fonction de
l'individu lui-même. La nouvelle économie pénale s’engage dans une connaissance plus fine,
plus intime de l’individu. Pour que l’amendement du condamné fasse disparaître le crime, il
faut nécessairement resserrer au plus près le crime du criminel : naissance d’une identité. « La
66
Ibid. p. 220
67
Ibid. p.110
68
Ibid. p. 245
69
Ibid. p. 283
70
Ibid. p. 117
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 27
technique pénitentiaire porte non pas sur la relation d’auteur mais sur l’affinité du criminel à
son crime 71». La connaissance clinique, la nécessaire biographie, psychanalyse, psychologie,
psychiatrie, etc. trouvent leur sens dans cette économie disciplinaire de l’individu. « Toutes
les sciences, analyses ou pratiques à radical "psycho-", ont leur place dans ce retournement
historique des procédures d’individualisation 72». Constituer l’individu en objet d’une science
criminologique pour le punir et le changer, connaître pour discipliner, savoir pour pouvoir :
origine carcérale des sciences humaines. « La discipline, en sanctionnant les actes avec
exactitude, jauge les individus "en vérité 73" ».
Ce qui est jugé, ce ne sont plus les actes, mais quelque chose dans l’individu qui est
capable néanmoins de changer. On juge désormais des pulsions de désir. « Les juges, peu à
peu, mais par un processus qui remonte fort loin, se sont mis à juger autre chose que les
crimes : l’ "âme" des criminels 74». Il s'agit alors de neutraliser l'état dangereux de l'individu,
de modifier ses dispositions instinctives. Pour travailler l'âme du criminel, on la produit en
rupture avec le sujet de droit. « Si la peine doit être individualisée, ce n’est pas à partir de
l’individu-infracteur (…) mais à partir de l’individu puni (…) l’individu en détention inséré
dans l’appareil carcéral, modifié par lui ou réagissant à lui 75». Le système juridique pénal se
renverse ; il se tourne vers l’avenir. La justice n’est plus sanction, elle est usine, machine à
individualiser, machine qui trouve dans l’individu son produit et son mode d’emploi. «La
discipline "fabrique" des individus ; elle est la technique spécifique d’un pouvoir qui se donne
les individus à la fois pour objets et pour instruments de son exercice76». L’individu est un
objet de savoir et un objet de pouvoir qui naît dans l’exercice de la discipline. Il n’est pas le
fait a priori du raisonnement pénal mais un produit social récent. Produit discursif et
technique : « l’individu, c’est sans doute l’atome fictif d’une représentation "idéologique" de
la société ; mais il est aussi une réalité fabriquée par cette technologie spécifique de pouvoir
qu’on appelle la "discipline" 77». Devant l’invention disciplinaire, devant le projet terrifiant
71
Ibid. p. 293
72
Ibid. p. 226
73
Ibid. p. 213
74
Ibid. p. 26
75
Ibid. p. 284
76
Ibid. p. 200
77
Ibid. p. 227
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 28
de changer l’individu, devant la connaissance rigide d’un individu générique et totalisé, le
discours néolibéral nous fait part de son frisson.
Il nous faut donc explorer le passage à ces deux niveaux : niveau des technologies de
l’individu et niveau des rationalités du gouvernement. Pour comprendre ce que la
gouvernementalité néolibérale signifie dans l’inflexion contemporaine de la pénalité, il faut
encore connaître son histoire, ce de quoi elle se détache et procède à la fois : naissance et
déclin du libéralisme.
Quieta non movere. À ce qui reste tranquille, il ne faut pas toucher. C'est par cette
citation que Foucault introduit sa série de conférence intitulée « Naissance de la
biopolitique », dans laquelle la question de la gouvernementalité néolibérale, et en particulier
son exercice pénal, est posée. Dans la série précédente (« Sécurité, territoire et population »),
Foucault avait analysé l'apparition de la raison d'État aux XVème et XVIème siècles en tant que
type distinct de gouvernementalité. La raison d’État, c'était un discours de l'État par lui-même
et pour lui-même, des États donnés toujours au pluriel (plusieurs États s'affrontant
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 29
nécessairement dans l'impossibilité de se muer en un empire unique), fondé sur l'économie
mercantiliste. Si elle exerce un pouvoir illimité à l'intérieur (la police devient une pratique de
l'État, l'armée et la diplomatie deviennent permanentes), la raison d'État se trouve limitée à
l'extérieur par le droit.
2) Juridiction et véridiction
78
FOUCAULT, Michel. Naissance de la biopolitique. p. 63
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 30
pratique propre du gouvernement. Dès lors, le plus grand mal d'un gouvernement n'est pas sa
méchanceté, mais bien son ignorance. Si le marché a été un lieu de justice (réglementation
stricte, justesse du prix, sanction de la fraude), il devient au milieu du XVIIIème siècle un lieu
qui doit obéir à des lois naturelles et spontanées. L'économie politique n’a pas dicté à la
gouvernementalité son objet, elle a indiqué l'endroit où le gouvernement pouvait trouver son
principe de vérité : le marché. Tout comme lui, le bon gouvernement ne fonctionne plus à la
justice, mais à la vérité. De juridiction, il devient un lieu de véridiction.
3) L’intérêt de l’intérêt
Mais s'il y a une économie politique, que devient le droit public ? Comment trouver un
droit qui articule la puissance publique et la nécessité de la non-intervention de l'État ?
Comment la loi peut-elle formuler le respect de la vérité par le gouvernement ?
Historiquement, deux technologies sont proposées : l'une juridico-déductive (partir du droit
naturel pour en déduire les frontières du gouvernement, en passant par la constitution du
souverain) ; l'autre utilitariste ou empirique (définir l'utilité de chaque acte gouvernemental).
La loi est ou bien conçue comme volonté, ou bien conçue comme transaction, la liberté est ou
bien juridique (exercice de droits naturels) ou bien indépendance (vis-à-vis des gouvernants).
Historiquement, le système utilitariste a peu à peu dépassé le système juridique. L'intérêt
correspond à l'utilité dans la raison gouvernementale : le gouvernement sera ce qui manipule
des intérêts, le gouvernement ne s'intéresse qu'aux intérêts.
79
Ibid. p. 47
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 31
C - Utilitarisme pénal
L'utilitarisme pénal apparaît dans la pensée libérale du XIX ème siècle. Il s'agit de
réconcilier l'action publique la plus dure avec la critique d'excès que tout libéral fait peser sur
l’État. Comment le pénal peut-il ne pas être en excès ? Comment la pénalité peut-elle
s'inscrire dans une rationalité de l'intérêt ? Il s'agit donc avant tout de comprendre l'action
publique pénale à l'aune des paradigmes scientifiques, tout en considérant dès lors l'homme
comme un être de raison pratique. Pour l'homme tout comme pour le gouvernement, la raison
est calcul. Hobbes, Hume, Helvetius sont les fondateurs d'une certaine anthropologie utilisée
dans l'utilitarisme pénal80. Celle-ci ne trouve toutefois une application systématique, juridique
et pénale qu'à partir de Beccaria et Bentham : « le plaisir et la douleur sont les mobiles de
l'être sensible 81». Au fond, le crime a toujours le même mobile : l'intérêt du criminel. C'est
sur cet intérêt que peut alors venir se brancher toute la logique philosophico-gouvernementale
de l'utilitarisme, une proto-régulation.
Chaque individu doit être compris comme étant à la recherche du bonheur. Plutôt qu'un
état de bien-être, il faut déjà voir ici les prémices d'un sujet interminablement à la poursuite
du plaisir. Le bonheur n'est pas une finalité politique, il est un principe d'action de l'individu,
pas un idéaltype de l'homme, mais une dynamique de comportement. Et plutôt que d'un plaisir
subjectif et incommensurable, on parlera d'utilité, concept plus propice aux calculs et à la
systématicité. Pas de morale (c'est précisément la morale qui est sciemment rejetée ; il s'agit
de ne surtout pas punir par principe), dans cette somme d'individus agissant pour leur propre
bien-être, seul l'utile permet de comprendre et de gouverner les hommes.
Bentham dégage ainsi quatre variables permettant de calculer les plaisirs et les peines :
l'intensité, la durée, la certitude et la proximité temporelle. Puisque ce sont sur ces variables
que s'établit le comportement humain (je réalise cette action puisque je calcule que la
combinaison de l'intensité, de la durée, de la certitude et la proximité temporelle de l'utilité
que j'en retirerai dépasse la combinaison de ces mêmes variables du déplaisir qui en
adviendra), c'est en agissant sur ces variables que l'on pourra influencer le raisonnement du
criminel potentiel. Il ne faut pas punir le crime, il faut empêcher qu'il soit rationnellement
80
GILARDEAU, Eric. Op.cit. p. 75-89
81
BECCARIA, Cesare. Des délits et des peines, Paris : Flammarion, 1991. p. 75
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 32
désirable. Il faut que le criminel soit prévenu de lui-même au moment du calcul utilitaire qui
précède l'action criminelle.
2) La peine frugale
3) Méthode scientifique
L'action gouvernementale rationnelle doit être une pénologie. L'application de la
méthode scientifique à la pénalité consiste donc à considérer que l'action criminelle est le fruit
d'un calcul, rendant possible une pénologie mathématique qui trouve dans la probabilité sa
rigueur épistémique. Le but du gouvernement est de conditionner le calcul humain de manière
à prévenir le crime. L'utilitarisme pénal est concentré dans l'amont du crime.
« Le but des peines n'est ni de tourmenter et affliger un être sensible, ni de faire qu'un crime
déjà commis ne l'ait pas été. (…) Le but des châtiments ne peut être dès lors que d'empêcher le
coupable de causer de nouveaux dommages à ses concitoyens et de dissuader les autres d'en commettre
de semblables 83».
Le droit pénal est un calcul des forces en présence : force d'attraction du crime, force
de répulsion qu'il doit mettre en œuvre dans son strict minimum d'efficacité. La probabilité
pour le criminel de se voir appliquer une peine et l’intensité de cette peine seront les moyens
82
BENTHAM, Jeremy. Principes de législation, in GILARDEAU, Eric. op. cit. p. 115
83
BECCARIA, Cesare. op. cit. p. 86
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 33
pour le législateur d'intervenir sur le calcul de l'individu avant qu'il ne commette le crime. Le
législateur doit ainsi mettre en œuvre un calcul de probabilité déterminant les actions du
délinquant. C'est dans cette conduite des conduites que les techniques juridiques du concours
d'infraction et du non-cumul des peines trouvent leur logique et leur source théorique.
L'utilitarisme pénal inaugure ainsi la transcription juridique du principe d'utilité marginale
économique, l'application au droit pénal des lois économiques, la naissance d’une philosophie
de la régulation de la peine.
A - Crise du libéralisme
1) Production/destruction de liberté
« Cette pratique gouvernementale (…) est consommatrice de liberté (...) elle ne peut fonctionner
que dans la mesure où il y a effectivement un certain nombre de libertés : liberté du marché, liberté du
vendeur et de l’acheteur, libre exercice du droit de propriété, liberté de discussion, éventuellement
liberté d’expression ».
Comment donc produire et entretenir cette liberté nécessaire à l'art libéral de gouverner,
à cette gouvernementalité à la fois inquiète de son excès et de sa vérité ? « Quel va être alors
le principe de calcul de ce coût de la fabrication de la liberté ? (…) C’est bien entendu ce
qu’on appelle la sécurité 86». La sécurité, c'est le coût de la liberté produite et consommée. Il
faut nécessairement produire de la sécurité en même temps que la liberté. Sécurité du marché,
de la propriété, de la production, de l'échange, etc. Avec la production de liberté advient la
84
FOUCAULT, Michel. Naissance de la biopolitique. p. 65
85
Ibid. p. 65
86
Ibid. p. 66
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 35
nécessité de surveiller ; la gouvernementalité libérale se lie alors à la discipline. « Liberté
économique, libéralisme (…) et technique disciplinaire, là encore les deux choses sont
parfaitement liées 87». Or, tous ces mécanismes qui assurent la sécurité de la production-
destruction de liberté, ces mécanismes disciplinaires et sécuritaires, ce sont eux qui semblent
entrer en crise et y faire plonger avec eux le libéralisme traditionnel. Crise de
gouvernementalité à cause de ce coût de la liberté. Retournement du libéralisme sur lui-même
lorsqu'il perçoit ce qu’il considère comme ses déchets, ou qu'il remarque « l’équivoque de
tous ces dispositifs qu’on pourrait dire "libérogènes", de tous ces dispositifs qui sont destinés
à produire la liberté et qui, éventuellement, risquent de produire exactement l’inverse 88».
B - La justice actuarielle
Ces principes de l’économie de marché sont donc réinsérés dans l'analyse des rapports
non marchands. Le néolibéralisme parvient à faire parler tout le champ social comme un
système de rapports économiques. Analyse économique du non-économique et critique
économique de l’État : « ce sont ces deux traits-là qui se retrouvent dans l’analyse que
certains néolibéraux ont faite de la criminalité, du fonctionnement de la justice pénale 95». Le
néolibéralisme s’engage dans une critique générale de l’efficacité du système punitif « filtrant
ainsi toute la pratique pénale à travers un calcul d’utilité 96».
1) La conduite gouvernementalisable
Cette analyse passe par un retour aux réformateurs comme Beccaria ou Bentham. On
parle de coût de la délinquance, de coût de la pratique judiciaire. Le néolibéralisme dépasse
ou étend cependant cette compréhension utilitariste du pénal. Le crime, ce n'est plus ce qui
contrevient au droit ou ce qui est puni, mais c'est l'action qui fait courir le risque à l’individu
d’être condamné. Le point de vue se déplace donc depuis le législateur vers celui qui commet
90
Ibid. p. 84
91
Ibid. p. 86
92
Ibid. p. 86
93
Ibid. p. 120
94
Ibid. p. 137
95
Ibid. p. 253
96
Ibid. p. 254
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 37
le crime. Ce mouvement est directement comparable à la perception néolibérale du travail,
compris non comme une force mais comme capital humain. Il s’agit donc d’une analyse
subjective du droit pénal, subjective en tant qu'elle se saisit de l’individu par « l’espèce de
réseau d’intelligibilité de son comportement. (…) On ne prend le sujet qu’en tant qu’homo
œconomicus 97». En tant qu’homo œconomicus, l’individu devient alors
gouvernementalisable ; son comportement devient influençable par une loi de type
économique. « Ce dont le système pénal aura à s’occuper, ce n’est plus cette réalité
dédoublée du crime et du criminel. C’est une conduite, c’est une série de conduites qui
produisent des actions 98». Le néolibéralisme, dans sa formulation pénale ou plus
généralement juridico-économique, consiste non plus en une conduite des individus, mais en
une conduite des conduites. Et c'est en ce sens que la gouvernementalité, que le pouvoir peut
s'exercer sur l'individu, ce nouvel individu qui n'a plus rien de docile. Cette rationnelle-liberté
sur laquelle s'applique le calcul de la gouvernementalité néolibérale, est la garantie d'une
efficacité du pouvoir, et de l'obéissance du sujet. « L’homo œconomicus, c’est celui qui est
éminemment gouvernable 99».
97
Ibid. p. 257
98
Ibid. p. 258
99
Ibid. p. 274
100
Ibid. p. 258
101
EHRLICH Isaac. « The detterrent effect of capital punishment: a question of life and death », American
Economic Review, vol. 65 (3), juin 1975. p. 399
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 38
Il désigne tout cet appareil visant à donner au discours législatif sa force concrète opératoire :
détecter les crimes, convaincre les criminels, traiter rapidement les dossiers, sévérité,
efficacité de la punition, etc. « L’enforcement de la loi, c’est l’ensemble des instruments
d’action sur le marché du crime qui oppose à l’offre du crime une demande négative 102». Si
la loi devient comparable à une règle du jeu, l’enforcement devient le véritable outil pénal.
C'est que, dans ce marché du crime et de sa répression, l’élasticité n’est pas homogène. Il y a
comme une proportion du crime qui ne peut pas disparaître, ou alors à un coût bien trop
important. Car l’enforcement de la loi a un coût et des externalités négatives qui comptent
dans ce calcul de l'intervention pénale. L’objectif n’est plus la disparition totale du crime,
mais une simple régulation par l’intervention sur le marché du crime. Changement éthique
majeur de la justice : « La société n’a pas un besoin indéfini de conformité. La société n’a
aucunement besoin d’obéir à un système disciplinaire exhaustif 103».
3) L’environnement systémique
102
FOUCAULT, Michel. Naissance de la biopolitique. p. 260
103
Ibid. p. 261
104
Haute Autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur internet, créée en 2009 et dont
l’objectif affiché est notamment la lutte contre le piratage informatique.
105
FOUCAULT, Michel. Naissance de la biopolitique. p. 264
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 39
C - Savoir et pouvoir sur le criminel
Ce qui surgit alors à partir de cette pénalité actuarielle, ce sont des problématiques
propres à la technologie environnementale. Puisqu'elle s'applique sur la rationalité du
criminel-situationnel-virtuel, elle peut fonctionner à partir d’une « psychologie
environnementale 106». Car ce milieu, ce marché, cette situation sur laquelle il faudra
désormais intervenir, elle ne vaut que dans la mesure où l'on est capable de prévoir
précisément son effet sur la rationalité individuelle. Le souci de l'intériorité de l'individu, de
son "âme" ne disparaît pas : il se déplace d'une psychologie des profondeurs à une
psychologie des réactions systématiques. Recul massif de la technologie humaine par rapport
au système normatif-disciplinaire107, certes, mais subtilité de sa suite dans une
gouvernementalité néolibérale à étudier de plus près. La prison disciplinaire s'est donnée pour
fonction de neutraliser les corps et de sauver les âmes. Au contraire, pourrait-on voir dans
l'avènement de la gouvernementalité néolibérale la volonté de sauver les corps (le souci du
bien-être, l'impossibilité de toucher le corps, la sensibilité à la souffrance, la promotion d'une
liberté du corps) et de neutraliser les âmes (par l'autodiscipline, par la psychologie qui
travaillera au cœur cette âme dans son rapport à elle-même) ?
Lors d’un procès en 1975, le mutisme du futur condamné suscite l’incompréhension des
parties prenantes au procès108. Alors que l’accusé reconnaît tous les faits qui lui sont
reprochés, ainsi que la sentence qui y correspond, la machine judiciaire semble tourmentée
par son silence : pourquoi ? C’est que la question “Qui êtes-vous?” est devenue indispensable
au fonctionnement de la justice. Le sens de la pénalité courait « vers une modulation de plus
en plus individualisante de l’application de la loi, et par conséquent, réciproquement, une
problématisation psychologique, sociologique, anthropologique de celui auquel on applique
la loi. C'est-à-dire que l’homo penalis est en train de dériver, tout au long du XIXème siècle,
vers ce qu’on pourrait appeler l’homo criminalis 109». La question “peut-on condamner
quelqu’un qu’on ne connaît pas?” hante la pratique judiciaire.
106
Ibid. p. 265
107
Ibid. En note p. 265
108
FOUCAULT, Michel. « L’évolution de la notion d’”individu dangereux” dans la psychiatrie légale du
XIXème siècle » in Dits et écrits II. 1976-1988. Paris : Gallimard, 2001. P. 443-464.
109
FOUCAULT, Michel. Naissance de la biopolitique. p. 255
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 40
Au début du XIXème siècle, la psychiatrie fait son apparition dans le domaine pénal à
propos d'affaires très spécifiques. Si jusque-là la médecine mentale avait été requise lorsque la
folie de l’accusé était évidente, elle est cette fois-ci amenée à se prononcer sur des cas de
“degré zéro de la folie”, sans précédents, ni délire, ni fureur. Ces cas correspondent à des
crimes graves (meurtres et cruautés), rares et domestiques (dans la famille, la maison, le
voisinage), considérés comme des crimes contre la nature. Il s’agit de juger de la pathologie
du monstrueux. Ce sont enfin des crimes sans raison, sans mobile immédiat, sans
intelligibilité évidente de l’acte. A partir d’eux apparaît la folie criminelle, invention par la
psychiatrie du XIXème siècle d'un crime qui serait tout entier folie, la monomanie homicide.
Les psychiatres ont revendiqué leur place dans les tribunaux, non pas en scrutant les signes de
la folie dans les délits, mais en fixant l’existence d’une folie spécifiquement criminelle.
Pourquoi les psychiatres ont-ils revendiqué cette fonction d’expertise dans la Justice, et cette
pathologisation du crime? Pourquoi renouer le lien entre contrevenant au droit et maladie
mentale?
C’est que, plutôt que d’une conquête ou d’une extension de son savoir, le psychiatre se
devait de légitimer une nouvelle modalité de son pouvoir : la psychiatrie a fonctionné au
XIXème siècle comme une hygiène publique. Le souci du “corps social” et de la “population”
amène le médecin à se poser comme un technicien en face des différents dangers sociaux : la
psychiatrie comme médecine du corps collectif. Ainsi, la monomanie homicide, montrant bien
qu’en son intensité dernière, la folie est crime, que ce crime est contre la nature et la société,
et que la folie est invisible jusqu’à ce que sa menace se réalise, permet à l’expérience du
psychiatre de prendre une fonction de veille, un rôle de vigile sur les signes prémonitoires de
tels actes. C'est déjà également l'établissement d'un lien entre traitement judiciaire d'un crime
et évaluation du risque représenté par un homme.
2) Le motif et le risque
De l'autre côté, pourquoi les magistrats ont-ils laissé entrer la psychiatrie dans leur
office ? Ce n’est pas vraiment que, dans l’intention du législateur, s’est glissé le souci de la
responsabilité pathologique. C’est plutôt que, dans la pratique de la punition et dans le sens
que le pouvoir politique raisonné a voulu lui donner, il s’agissait désormais de transformer le
criminel et non plus de punir le crime. Or, dans les cas qui nous occupent, la raison du
criminel est invisible, rendant impossible et insensée sa punition. En tant que spécialiste du
motif, le psychiatre est invité à se prononcer.
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 41
Paradoxalement, la détermination psychologique devient donc la marque de la
responsabilité de l’accusé. Plus l'accusé porte en lui, dans son histoire, dans son
comportement, dans ses relations sociales, la trace de phénomènes criminogènes et anormaux,
plus il sera responsable et puni en conséquence. À la jonction entre les mondes juridique et
médical, c’est la figure de l’homme dangereux qui naît. Vers la fin du XIX ème siècle, si la
monomanie a été abandonnée, la psychiatrie n’a pas pour autant quitté le tribunal. À travers
les notions de folie des instincts, ou bien de dégénérescence, la psychiatrie sa commencé à
soupçonner la pathologie dans toutes les infractions. La théorie juridique de la responsabilité
se perd entre la liberté et l’intelligibilité du criminel. La demande de réaction au crime se
confronte à la contradiction entre responsabilité légale et criminalité médicale.
3) Le juste et le vrai
Ce qu’on observe, c’est donc que le débat n’a pas été celui de la liberté, mais celui de
l’individu dangereux : son repérage, sa gestion dans l’échange entre droit pénal et médecine
psychiatrique. Si la pénalité contemporaine se fonde sur ce que font les individus, ne s’exerce-
t-elle pas de plus en plus sur ce qu’ils sont, sur leur nature ? Si la recherche de cette nature a
été fondée sur la volonté de changer, d'amender le condamné, elle semble revêtir par la suite
une tout autre fonction. Connaître le condamné, connaître psychologiquement le condamné,
est lié à un système de risque et de justice actuarielle. La criminologie se renforce à l'horizon
d'une pénalité néolibérale.
Prison et folie : le pénal oscille dans notre culture entre gestion scientifique et médicale
de la population et application d’une loi arbitraire, entre un acte de connaissance de l’accusé
et un acte de volonté de punir. L'avènement de la gouvernementalité néolibérale pourrait faire
poindre à l'horizon la domination assez radicale du discours criminologues, et non plus d’un
jeu stratégique de pouvoir entre discours de la responsabilité et discours médical.
110
GARAPON, Antoine, GROS, Frédéric, PECH, Thierry. Et ce sera justice : punir en démocratie. Paris: Odile
Jacob, 2001, p. 242
111
Ibid. p. 243
112
Ibid. p. 167
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 45
Cette rupture ne semble pourtant pas s'apparenter à une révolution ou à un passage
brusque et immédiat d'un état à un autre. La pénalité néolibérale n'est pas encore instituée, elle
ne semble pouvoir, pour l'instant, que composer avec l'inertie qui la précède. « Cette utopie
dessine (…) une sortie hors du modèle disciplinaire 113». Sortir de la discipline, contre, mais
aussi avec les mécanismes disciplinaires. La pénalité, la prison ne se laissent pas
néolibéraliser si facilement ; le lourd héritage de la discipline oppose sa résistance et contraint
à des réaménagements, des agencements de pouvoir différents. « On a vu quelle était la part
des conceptions souverainistes du contrat social dans notre héritage pénal. Il faut préciser à
présent celle de l'État administratif dans notre héritage pénitentiaire 114». Il s’agit ici
d’étudier ce qui est difficilement laissé derrière soi, premier symptôme de l’exercice d’une
gouvernementalité nouvelle.
A - Le moindre État
« Tous ceux qui participent à la
grande phobie d’État, qu’ils
sachent bien qu’ils vont dans le
sens du vent 115».
Le néolibéralisme, c'est avant tout une méfiance envers l’État et son action. Il y a
toujours trop d’État.
« Ce qui est mis en question actuellement, et à partir d’horizons extrêmement nombreux, c’est
presque toujours l’État ; l’État et sa croissance indéfinie, l’État et son omniprésence, l’État et son
développement bureaucratique, l’État avec les germes de fascisme qu’il comporte, l’État et sa
violence 116».
Phobie d'État, qui devient doublement problématique en matière pénale. D'une part,
parce que la prison rappelle à outrance ce totalitarisme ou ce fascisme étatique, d'autre part,
parce que la pénalité est historiquement et juridiquement liée aux fonctions essentielles de
l'État (la justice comme fonction régalienne). Il y a ainsi une incompatibilité première à
surmonter entre cette raison du moindre État néolibérale et le système pénal tel qu'il a
113
Ibid. p. 144
114
Ibid. p. 196
115
FOUCAULT, Michel. Naissance de la biopolitique. p. 197
116
Ibid. p. 192
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 46
fonctionné. Problème que l'on pourrait formuler ainsi : comment amoindrir l’État à l'intérieur
de la pénalité ? Ou bien comment faire fonctionner un système pénal sans renforcer l’État ?
1) Un acteur à surveiller
Moindre État tout d'abord par le droit. Un double regard juridique se pose sur un État
objet et potentiellement fautif. Regard intérieur du droit public qui n'hésitera plus à
condamner le souverain. Dans son arrêt Marie du 17 février 1995, rendu par l’assemblée du
contentieux, le Conseil d’État a admis la recevabilité d’une requête d’un détenu contre une
sanction disciplinaire prise contre lui et a annulé cette sanction 117. Un peu partout en Europe,
le même mouvement s'engage. La prison n'est plus une limite extérieure au droit national.
Regard extérieur du droit étranger, et de l'Europe (CEDH118) en particulier, qui au nom des
droits de l'Homme a pu s'interposer entre le prisonnier et l’État qui l'enferme. L'administration
pénitentiaire de l’État connaît un contrôle a posteriori sur ses actions disciplinaires sur les
détenus : l’État peut être jugé pour son traitement du prisonnier.
Moindre État par le désengagement que l’État lui-même opère dans son rôle pénal.
Dans la théorie néolibérale, il s'agit pour l’État de garantir un jeu économique. « L’État se
limite au seul rôle de prestataire de règles pour un jeu économique dont les partenaires sont
les entrepreneurs 119». Ainsi, il faut bien voir que ces solutions alternatives aux peines
classiques, c'est-à-dire à la prison, consistent avant tout à entamer ce lien pénal unilatéral
entre l’État et le condamné. Que ce soit dans les alternatives à la poursuite judiciaire
(orientation du délinquant vers une structure sanitaire sociale ou professionnelle, réparation,
médiation pénale, composition pénale) ou bien dans l'alternative à la peine de prison (sursis,
TIG, Jour-amendes, aménagements de peine), il semble que c'est bien cette confrontation
individu-État qui est évitée ou contournée. Fonder une pénalité qui se passe de l'action
étatique. À ce face-à-face succède la volonté de multiplier les intervenants dans la procédure
pénale. L’État ne doit plus avoir le monopole de la pénalité.
117
Conseil d’Etat, http://www.conseil-etat.fr/fr/discours-et-interventions/le-controle-de-ladministration-
penitentiaire-par-le-juge-administratif.html
118
Cour Européenne des Droits de l’Homme
119
GARAPON, Antoine. La Raison du moindre Etat : le néolibéralisme et la justice. Paris : Odile Jacob, 2010.
p. 29
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 47
2) Un dessaisissement volontaire
120
GARAPON, Antoine, GROS, Frédéric, PECH, Thierry. Et ce sera justice : punir en démocratie. p. 147
121
Ibid. p. 150
122
FOESSEL, Michaël. Etat de vigilance : critique de la banalité sécuritaire. Paris : Le Bord de l’eau, 2010. p.
61
123
BRODEUR, Jean-Paul. «Alternatives à la prison: diffusion ou décroissance du contrôle social ? Une entrevue
avec Michel Foucault». Criminologie. 1993, vol. 26, n°1. p. 13-34. Disponible sur :
http://dx.doi.org/doi:10.1522/24860700 p. 11
124
FOUCAULT, Michel. Naissance de la biopolitique. p. 79
125
GARAPON, Antoine, GROS, Frédéric, PECH, Thierry. Et ce sera justice : punir en démocratie. p. 215
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 48
l’illégalisme qui se passe de cette confrontation épuisante avec le contrevenant au droit.
L’État néolibéral, c'est celui qui se reconnaît parfaitement dans l'analyse de la politique en
tant que gouvernance. Action politique multilatérale, sortie de ce modèle qui demandait à
l’État de s'engager dans la peine, dispersion du monopole de la violence légitime dans une
gouvernance, un gouvernement qui régule des flux de délinquance, des flux de crime,
gommage de toute ressemblance avec le totalitarisme.
« Le néolibéralisme n’est pas un nouveau visage du totalitarisme ; il en serait plutôt son exact
opposé. Le totalitarisme se caractérise par l’arbitraire ? Tout le libéralisme est centré sur l’anticipation,
sur la nécessité de rendre toute action prévisible. Le totalitarisme se distingue par sa violence sur les
corps ? Le libéralisme a, au contraire, le souci du bien-être. Le totalitarisme méprise le droit et asservit
les juges ? Le néolibéralisme fait du droit privé sa véritable constitution et du judiciaire une forme de
gouvernement. Le totalitarisme écrase l’individu ? Le néolibéralisme magnifie la liberté et
responsabilise l’individu, à l’excès parfois. Le totalitarisme reposait sur une bureaucratie d’État
irresponsable et improductive ? Le néolibéralisme n’a de cesse que de la réduire à son minimum. Le
totalitarisme est une nostalgie de l’unité ? Le néolibéralisme pousse la division à son paroxysme en
atomisant le monde en autant d’individualités 126».
3) L’État aveugle
C'est que dès l'origine, en fondant l’État sur l'économie, en ne donnant à l’État qu'un
fondement, des moyens et une portée économiques, le néolibéralisme enracine le souverain
dans un nihilisme du projet commun. « L’économie est une discipline qui commence à
126
GARAPON, Antoine. La Raison du moindre Etat : le néolibéralisme et la justice. p. 223
127
FOUCAULT, Michel. Naissance de la biopolitique. p. 285
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 49
manifester non seulement l’inutilité, mais l’impossibilité d’un point de vue souverain, d’un
point de vue du souverain sur la totalité de l’État qu’il a à gouverner 128». État aveugle,
tâtonnant, État volontairement incapable et sans illusion sur la portée de son regard, État
conscient de sa ligne d'horizon.
B - L’agonie de la politique
« La raison néolibérale (…) est dans ce
sens-là une philosophie politique de la
sortie de la politique 129».
1) Le conflit et le multiple
Tout d'abord, au niveau politique et étatique, la pénalité et la prison ne sont plus
définies clairement dans la réalisation d'une mission politique. Toutes les fonctions de la
prison et du pénal seront mentionnées sans ordre ni préférence.
« L'accumulation des fonctions y prend le pas sur la hiérarchie des aspirations comme si, dans un
climat d'équivalence morale des convictions et d'apaisement progressif des clivages politiques, toute
128
Ibid. p. 286
129
GARAPON, Antoine. La Raison du moindre Etat : le néolibéralisme et la justice. p. 61
130
GARAPON, Antoine, GROS, Frédéric, PECH, Thierry. Et ce sera justice : punir en démocratie. p. 215
131
KAFKA, Franz. « La colonie pénitentiaire » in Œuvres complètes, tom 2, trad. A. Vialatte. Bibliothèque de
la Pléiade, p. 304-334. Paris : Gallimard.
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 50
option claire (sécurité, rétributive, corrective, éducative...) était devenue tout simplement
injustifiable 132».
Tout se passe comme si, puisque la décision arbitraire, c'est-à-dire politique, est
illégitime, les missions doivent être mises en concurrence les unes avec les autres. « De sorte
que la mise en concurrence de principes également respectables induit un discours général
133
sur la peine qui se vide de toute substance spécifique ». Poser la question du "punir pour
quoi ?" n'est plus politique, n'est plus légitime. Puisque la peine est déterminée en vérité et
non plus en droit, puisque la peine s'inscrit dans un jeu économique d'incitation et de
régulation rationnelle et mathématique, comment pourrait-il rester une question politique du
pénal ? Signe de cet effacement du politique, la disparition du conflit : « toute la conflictualité
politique (…) épongée par la délibération juridictionnelle 134». S'il se fonde sur une
concurrence accrue entre les acteurs économiques, s'il est impossible pour lui d'entrevoir une
totalité de la société, le néolibéralisme pénal est associé cependant à un phénomène
d'affadissement du conflit. Tout le conflit politique, tout l'agon propre au politique sont
comme récupérés, redisposés dans une concurrence entendue, une délibération procédurale,
qui correspond finalement à un consensus général à dégager. « Le néolibéralisme a horreur
du conflit 135».
132
GARAPON, Antoine, GROS, Frédéric, PECH, Thierry. Et ce sera justice : punir en démocratie. p. 163
133
Ibid. p. 165
134
Ibid. p. 206
135
GARAPON, Antoine. La Raison du moindre Etat : le néolibéralisme et la justice. p. 24
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 51
technique de formation d'une souveraineté). « Le néolibéralisme congédie tout horizon
externe, toute raison de surplomb, toute vision d’ensemble (considérés comme
idéologiques)136». Agonie de la politique par diversification et contre-agglomération des
volontés.
2) L’auteur et la responsabilité
De façon générale, c'est la procédure juridique qui semble s'être glissée entre la
volonté et la pénalité. La tendance générale du droit pénal consiste ainsi à transférer les
compétences du politique vers le judiciaire. Les libérations conditionnelles des détenus
condamnés à des peines supérieures à cinq ans, auparavant du ressort du ministre de la
Justice, reviennent désormais au juge ou à la juridiction régionale de l'application des peines.
Les alternatives à la prison comme la médiation ou la composition pénale se fondent
précisément sur la disparition de l’État dans la procédure pénale : il faut que la justice
s’autorégule, il faut que les conflits s’autorégulent et que la puissance publique n’ait qu’à
observer et changer parfois une règle du jeu. Transfert de prérogatives de la souveraineté
politique vers la procédure judiciaire, disparition de l’État auteur et responsable de la loi.
Il s’agit donc d’une mécanique, d’une autorégulation des institutions par le droit.
L'institution carcérale est incitée régulièrement et de plus en plus à se doter de mécanismes de
contrôle sur elle-même : contrôle par le juge, contrôle des lieux de privation de liberté,
contrôle par l’Europe, contrôle par le regard médiatique. Ce discours de transformation de la
137
pénalité repose sur le « rêve procédural d'un navire autogouverné ». Ce que la nouvelle
institution pénale rechercherait, c'est une régularité spontanée. « Elle est dominée par la
recherche de régulation impersonnelles 138». Cet idéal cybernétique se fonde sur une
économie du droit : « La main invisible du droit 139». Le procéduralisme « se demande plutôt
comment a été prise la décision de faire ou de ne pas faire mal, et si ce mode de décision était
organisé de telle sorte qu'aucune position particulière ne puisse arbitrairement l'emporter sur
les autres 140». Dans la prison, lieu de l'arbitraire par excellence, la méfiance vis-à-vis de
l'imposition de la volonté commence à se faire sentir, laissant derrière elle le cadavre d'une
136
Ibid. p. 24
137
GARAPON, Antoine, GROS, Frédéric, PECH, Thierry. Et ce sera justice : punir en démocratie. p. 207
138
Ibid. p.144
139
Ibid. p.144
140
Ibid. p. 194
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 52
certaine manière de réaliser une politique publique et de faire le droit. « Comme une règle du
jeu, ce droit n’a pas d’auteur 141». Le procéduralisme dessine la fin de la politique, en ce sens
que le processus décisionnel n'est plus fondé sur la volonté souveraine, que ce soit au niveau
de l’État ou au niveau du quotidien de l'institution carcérale.
Et par conséquent, c'est aussi la fin d'une certaine éthique. Il faut noter un mouvement
de déresponsabilisation, ou plutôt de multiplication d'une infime responsabilité individuelle.
« Les décisions ne sont plus imputables à quiconque en particulier, mais à une chaîne de
142
fonctions organisées par les formes et les fictions du droit ». Chacun n'étant responsable
que de sa participation à la chaîne décisionnelle, la responsabilité finale n'incombe finalement
qu’à la machine, le processus ou le procès qui lui donne mouvement. « La justice comme
redistribution, comme finalité est rejetée hors champ ; elle n’est pas disqualifiée en tant que
telle mais elle est relocalisée dans l’individu, dans ses préférences, diminuée dans une
volonté nécessairement particulière 143». Agonie d'une possible finalité éthique de la politique
pénale, puisqu'elle n'est finalement que la résultante d'un système des infimes responsabilités
individuelles.
3) Le risque et la régulation
141
GARAPON, Antoine. La Raison du moindre Etat : le néolibéralisme et la justice. p. 29
142
GARAPON, Antoine, GROS, Frédéric, PECH, Thierry. Et ce sera justice : punir en démocratie. p. 212
143
GARAPON, Antoine. La Raison du moindre Etat : le néolibéralisme et la justice. p. 25
144
FOUCAULT, Michel. Naissance de la biopolitique. p. 252
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 53
prison relèvent de la gestion des risques 145». Cette question du sens de la peine, la question
profondément aporétique que pose le criminel à la société politique, agonise.
« Le projet néolibéral, c’est de faire fonctionner une société toute seule, sans
l’intervention d’une quelconque direction politique, comme une voiture dont le mécanicien
serait aussi le pilote 146». Il ne faudrait pourtant pas considérer la gouvernementalité
néolibérale comme un accord de fait, ou comme un consensus permanent autour d’un
fonctionnement parfait. En son sein, la pénalité néolibérale génère ses propres débats, ses
propres alternatives. Il s’agit pour elle de neutraliser le conflit politique, mais à l’intérieur
d’une problématique néolibérale, d’un questionnement régulateur : «n'y a-t-il pas
inadéquation, sinon malentendu, entre une logique quantitative, soucieuse de gérer des flux et
147
de désengorger les prisons, et une logique judiciaire indifférente à la statistique ? » En
d'autres termes, la logique micro et le système macro du néolibéralisme entrent-ils en
contradiction ? Ce qu’il faut voir, c’est que ce n’est qu’à partir d’une logique des flux que
pourra se poser une critique acceptable aux politiques pénitentiaires. Tout se passe comme si
ce n’était qu’à partir d’une autre régulation que l’on pouvait mettre en cause une première.
Réguler le processus pénal (le flux du procès) ou réguler le système carcéral (le flux de
prisonniers), toujours réguler.
« Quelles que soient les politiques pénitentiaires envisagées, toutes courent le risque de se
heurter à un obstacle majeur : l’augmentation du nombre d’incarcérations. Aucune administration
pénitentiaire n’a la maîtrise des flux de détenus, ni à l’entrée ni à la sortie. Toute politique pénitentiaire,
qu’elle soit idéaliste ou réaliste, peut être rendue inapplicable par une trop forte augmentation du
nombre de détenus148».
C’est dans ce souci du numerus clausus, du nombre de prisonniers, que s’est enracinée
la grande alternative pénale : sévérité de la régulation du crime ou rigueur de la régulation des
prisons. Et dans tous les cas, la réponse fonctionne en termes de régulation du comportement
de la justice : peine-plancher ou sensibilisation aux peines alternatives à l'emprisonnement.
Agonie politique dans son surcodage régulateur, politique-économique, débat de
démographes.
145
COMBESSIE, Philippe. Op. cit. p. 108
146
GARAPON, Antoine. La Raison du moindre Etat : le néolibéralisme et la justice. p. 237
147
GARAPON, Antoine, GROS, Frédéric, PECH, Thierry. Et ce sera justice : punir en démocratie. p. 209
148
Ibid. p. 213
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 54
C - Conjurer la violence
Phobie d’État, phobie du politique : en amont de ces craintes se tient comme une
angoisse fondamentale de la gouvernementalité néolibérale, quelque chose qui doit alors
renier l’appareil disciplinaire et la souveraineté politique, quelque chose qui prend la forme
d’une phobie de la violence. C’est à partir de ce souci de la violence qu’a pu émerger et se
construire une pratique régulatrice sur le carcéral.
Souci de la violence du criminel contre la victime (le souci sécuritaire), souci parallèle
de la violence du système pénal contre le condamné (le souci humanitaire). Ce qu'il y a peut-
être d'essentiel dans la gouvernementalité néolibérale, et qui apparaît dans toute son évidence
dans son rapport à la pénalité, à la prison, à la sécurité, c'est la volonté de conjurer la violence
où qu'elle se trouve et à tout prix, « d'éviter le corps à corps 149». Puisqu'il reste évident qu'il
faut punir, on punira sans mal, on punira sans violence : « on cherche à punir l’individu
autrement que par cette espèce de prise de corps 150». Souci néolibéral du contact avec la
peau, du contact avec un corps qui renfermerait trop de périls, un corps qui porterait en lui le
signe inadmissible de la vulnérabilité. Crainte de la corporalité, crainte de la douleur charnelle
qui renverrait au pouvoir son insupportable reflet. Il faut se passer du corps, il faut le
contourner.
149
Ibid. p. 215
150
BRODEUR, Jean-Paul. Op. cit. p. 12
151
GARAPON, Antoine, GROS, Frédéric, PECH, Thierry. Et ce sera justice : punir en démocratie. p. 221
152
Ibid. p. 221
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 55
De même, les contrôles informatisés (des passages de portes, des permissions, des visites...)
neutralisent ce corps à corps trop violent entre le carcéral et son hôte. La gouvernementalité
néolibérale, rompant avec l’esprit disciplinaire, permet l’émergence d'une « culture qui
invalide l'exercice de toute contrainte sur autrui 153».
Pour éviter la violence, le néolibéralisme réoriente les pulsions humaines. Il pacifie les
rapports humains en déplaçant la guerre vers un état de conflit permanent mais sans
importance : la concurrence économique. On parle aujourd’hui souvent d’une augmentation
153
Ibid. p. 221
154
COMBESSIE, Philippe. Op. cit. p. 92
155
GARAPON, Antoine, GROS, Frédéric, PECH, Thierry. Et ce sera justice : punir en démocratie. p. 219
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 56
de la violence, mais n'est-elle pas seulement devenue plus intolérable? La violence, c’est
d’abord un risque, c'est-à-dire un élément quantifiable et prédestiné. La violence renvoie à un
symptôme nosologique, une causalité naturelle qui dédouane finalement chacun de toute
responsabilité politique, tant l’État que l’individu. Il ne reste que la machine économique à
faire tourner sans heurt. La violence n'est plus qu'un désir indésirable, une anomalie dans la
grande rationalité néolibérale. Traitée ainsi, la révolte de l'homme violent est impossible : il a
été entièrement compris et jamais affronté.
3) Anesthésie et déculpabilisation
La finalité de cette peine neutre consiste à « faire en sorte que celui contre qui s'exerce
la violence légitime de la peine ne soit la victime de personne 156». Souci éthique d’un
pouvoir qui se refuse à faire des victimes, qui se refuse à intervenir directement sur le corps
social, sur le corps économique, sur le corps du prisonnier. Terrorisé par tout contact charnel,
autiste presque, la gouvernementalité néolibérale culpabilise à la moindre souffrance. «La
déculpabilisation de la violence qui était jadis assurée par des rituels collectifs l'est
aujourd'hui par la procédure 157». La peine de mort elle-même, malgré son apparence de
maintien d'un pouvoir souverain, fonctionne en réalité comme une fine entreprise hygiénique,
kafkaïenne et comme vidée de sa violence. (Il faut voir, par exemple aux États-Unis, toutes
ces précautions qui sont prises pour que tout le drame se joue dans la plus grande sérénité).
Les nouveaux mécanismes pénaux forment une machine à produire « la fiction d'une mort
sans auteur 158
». Cette analyse dépasse celle de la peine de mort : c’est l’ensemble de la
pénalité qui est plongée dans une nécessaire anesthésie.
La justice cherchera de plus en plus une peine coproduite entre elle et le condamné -
politique d'incitation judiciaire. Ainsi, en 1998, le Code de procédure pénale se voit ajouter la
disposition suivante : « les personnes condamnées à un suivi socio-judiciaire comprenant une
injonction de soins, et qui refusent de suivre un traitement pendant leur incarcération, ne sont
pas considérées comme manifestant des efforts sérieux de réadaptation sociale159 ». Le suivi
socio-judiciaire n’est donc pas une obligation, il n’est pas l’imposition faite au prisonnier de
s’amender : il ne fonctionne que comme recommandation. Seulement il n’est pas non plus
156
Ibid. p. 211
157
Ibid. p. 212
Ibid. p. 213
159
Article 721-1 du Code de procédure pénale, modifié par la loi n° 98-468 du 17 juin 1998, article 6
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 57
dépourvu d’effet de pouvoir, car ces "efforts sérieux de réadaptation sociale" sont nécessaires
à l’obtention d’un aménagement de peine, ou plus simplement à la sortie de prison après avoir
purgé sa peine (à ne pas subir une détention préventive). Technique discursive du code qui
prend le relais des techniques disciplinaires d’amendement du condamné. À travers ce type de
régulation pénale par incitation, c'est l'imposition de la volonté qui est esquivée : la
participation du condamné à sa peine sera garante de sa non-agression. « Ce sont des peines
qui n’entraînent pas de souffrance physique, et qui doivent entraver le moins possible la
mobilité de l’individu, ne pas gêner ses mouvements, en bref qui doivent le contenir sans
l’exclure 160». On n’a plus besoin de le punir puisqu'il se punit tout seul. On ne pourra plus le
plaindre puisque c'est lui qui a choisi sa peine.
160
GARAPON, Antoine. La Raison du moindre Etat : le néolibéralisme et la justice. p. 140
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 58
II - La mécanique du pouvoir
A - Droit et procédure
La gouvernementalité néolibérale entre dans la prison à partir du problème du droit,
problème directement impliqué par sa conception économique de la société. La société
d’entreprise, société dans laquelle tout acteur est l’entreprise de lui-même, implique une
disposition juridique.
« Plus vous multipliez l’entreprise, plus vous multipliez les entreprises, plus vous multipliez les
centres de formation de quelque chose comme une entreprise, plus vous forcez l’action gouvernementale
à laisser jouer ces entreprises, plus bien entendu vous multipliez les surfaces de friction entre chacune de
ces entreprises, plus vous multipliez les occasions de contentieux, plus vous multipliez aussi la nécessité
d’un arbitrage juridique. Société d’entreprise et société judiciaire, (…) ce sont les deux faces d’un même
phénomène 161».
1) Le complexe économico-juridique
161
FOUCAULT, Michel. Naissance de la biopolitique. p. 155
162
Ibid. p. 166
163
Ibid. p. 168
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 59
totalitarisme. L’État de droit, c’est la possibilité de recours contre la puissance publique, c’est
la possibilité technique d’un arbitrage entre l’individu et l’État. Là où le néolibéralisme va
plus loin, c’est qu’il se propose d’« introduire les principes généraux de l’État de droit dans
la législation économique 164». L’État de droit est le modèle sur lequel se fonde la rationalité
gouvernementale néolibérale dans les domaines d’intervention de l’État. « Il ne pourra y
avoir d’interventions légales de l’État dans l’ordre économique que si ces interventions
légales prennent la forme, et prennent seulement la forme, de l’introduction de principes
formels 165». Principe de non-intervention directe, planiste de l’État dans l’économie, souci de
l’économie qui place autour du droit une limite de principe, une limitation formelle.
« Tout ceci redessine la règle de droit comme une règle du jeu. Le sujet entrepreneur attend en
effet que l’intervention juridique de l’État se borne à lui fournir une règle du jeu qui lui permette de se
conduire comme un être rationnel, c’est-à-dire de maximiser son utilité. L’action pour cette raison
néolibérale prend le sens d’un jeu 166».
La règle d’un jeu et non le rendu de la justice. « Un jeu d’entreprises réglé à l’intérieur
d’un cadre juridico-institutionnel garanti par l’État 167». L’État n’intervient donc dans
l’économie que par la loi, il pratique un interventionnisme, mais exclusivement juridique. On
comprend alors que le renouveau économique néolibéral entraîne immédiatement une
croissance de la demande judiciaire, et sa redéfinition.
2) La fonction du droit
Dans le modèle néolibéral, l’État est donc supposé surveiller le jeu économique qui se
déroule sous ses yeux. Dans la critique classique du néolibéralisme et de l’action juridique de
164
Ibid. p. 176
165
Ibid. p. 177
166
GARAPON, Antoine. La Raison du moindre Etat : le néolibéralisme et la justice. p. 28
167
FOUCAULT, Michel. Naissance de la biopolitique. p. 178
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 60
l’État, on entendra souvent le reproche d’emballement législatif. Plutôt que de dire que le
parlement et le droit s'emballent ou se précipitent, il faudrait dire qu’ils changent de rapport
au temps. Ce n'est pas une accélération de la production de lois, c'est un flux tendu de lois à
obsolescence possible et prévisible en fonction d'une demande variable. « La massification
des affaires, d’une part, et le reproche lancinant de lenteur, de l’autre, ont obligé la justice à
se penser en terme de flux 168».
Mais ce n’est pas qu’au niveau étatique ou gouvernemental que cette redistribution
juridique a lieu. Elle trouve ses techniques concrètes d’existence dans les pratiques juridiques,
dans les lieux d’exercice réel du droit, impliquant un renouveau des lieux, des institutions de
justice dans leur rôle et dans leur fonctionnement concret. Le droit se redistribue autour d’un
principe et d’un telos économiques : il s’agit de « faire des tribunaux beaucoup plus que par
le passé les organes de l’économie 169». Le droit prend une certaine autonomie vis-à-vis de ce
politique relâché. Puisque le droit fonctionne de plus en plus tout seul sans être désormais la
voix d'une volonté souveraine et a priori, il acquiert en même temps une forme de
performativité. C'est-à-dire que le juge n'est plus seulement le répétiteur de la loi, il est
l'arbitre créateur de l'équilibre concurrentiel. « Juger ne serait plus de l'ordre du constat, mais
de l'ordre de l'action 170 ». Le juge entre dans le jeu de l’enforcement.
L’inflexion néolibéralisante du droit pénal ne se fait pas de manière souveraine par une
politique générale, mais justement par une forme d'autonomie conférée au droit, une
mécanique infime et pratique : le procéduralisme. La procédure c'est la tactique néolibérale de
la prise de décision. La justice n'est pas finale, ni substantielle, elle est procédurale et
technicienne. Le procéduralisme permet l'entrée du néolibéralisme dans la prison. On pourrait
faire l’analogie entre, d'une part, le rêve des Lumières et la discipline carcérale, et d'autre part
le rêve de la peine neutre et ce procéduralisme extrême.
Procédure ou procès au sens strict, la justice et sa peine ne sont plus sanction mais
étalement dans le temps ou dans un univers dynamique, ni volontaire ni arbitraire. « De la
même manière que le marché organise une compétition réglée sous la forme de la
168
GARAPON, Antoine. La Raison du moindre Etat : le néolibéralisme et la justice. p. 54
169
FOUCAULT, Michel. Naissance de la biopolitique. p. 181
170
GARAPON, Antoine, GROS, Frédéric, PECH, Thierry. Et ce sera justice : punir en démocratie. p. 225
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 61
concurrence, le procès est la forme a priori de la politique en ce qu’il ne met en œuvre aucune
volonté mais arbitre les volontés qui s’affrontent avec des arguments 171». Le procéduralisme
n'en a pas moins d'effets réels : codification du droit de la prison, expansion du droit des
peines, multiplication des voies de recours, juridictionnalisation des décisions... Les mesures
qui échappaient aux garanties ordinaires du droit commun tendent à disparaître. La peine en
tant que processus tend à recouvrir le modèle de la sanction. Les peines alternatives à la
prison ne sont pas des sanctions qui réaliseraient un tout autre moyen de punir, mais plutôt un
étalement dans le temps de la prison : le sursis comme retardement de la prison,
l’aménagement de peine comme étalement de la surveillance en dehors des murs. Avec
l’alternative à la prison, c’est la peine en général qui devient procédure, procès, processus de
peine : «une manière de diluer le temps de prison sur toute une phase d’existence 172». Il faut
parler de procès de la peine : plus de rupture carcérale mais un grand espace linéaire du crime
à la réinsertion. La procédure consiste à fonder une pénalité « qui permette aux détenus de
faire le lien entre l’avant, le pendant et l’après de leur emprisonnement 173 ».
171
GARAPON, Antoine. La Raison du moindre Etat : le néolibéralisme et la justice. p. 27
172
BRODEUR, Jean-Paul. Op. cit. p. 13
173
A. Caillé, A.-M. Fixot, Sortir de (la) prison, La Découverte. MAUSS, p. 7
174
GARAPON, Antoine, GROS, Frédéric, PECH, Thierry. Et ce sera justice : punir en démocratie. p. 205
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 62
B - Performance et concurrence
« Le monopole, phénomène archaïque et
phénomène d’intervention 175».
1) Performance
C'est au nom d'un nouvel idéal de performance que la prison est transformée. Elle est
d'abord transformée à partir de la critique de son efficacité chiffrée et mesurable.
« L’administration centrale ne veut voir que des chiffres, le reste ne l’intéresse pas 176».
Certes, depuis son invention, la prison n'a cessé d'être critiquée à cause de son inefficacité,
autant contre la récidive que contre les évasions. Mais l’efficacité n’était pas un problème
politique. Ou plutôt, l’efficacité de l’institution est devenue le problème politique. Ainsi, c'est
au nom de la comparaison de chiffres, de la mise en concurrence des méthodes, qu'un
discours néolibéral investit la mutation de la prison. La récidive est le moteur de ce souci de
performance : les retours en prison sont évalués à « 23 % en cas de libération conditionnelle
contre 40 % pour les libérations en fin de peine 177». Ce sont les chiffres, les études, le savoir
brut et indiscutable qui composent le fondement apolitique et technique du projet néolibéral
pénal. « La raison managériale aura répété à l’envi que le juge d’instruction ne pèse que 5%
du marché 178» avant de le supprimer.
175
FOUCAULT, Michel. Naissance de la biopolitique. p. 140
176
GARAPON, Antoine. La Raison du moindre Etat : le néolibéralisme et la justice. p. 57
177
A. Kensey, P. Tournier, Libération sans retour ? Devenir judiciaire d'une cohorte de sortants de prison
condamnés à une peine à temps de trois ans et plus, Travaux et documents, n° 47, 1994.
178
DANET, Jean. La justice pénale entre rituel et management. Rennes : Presses Universitaires de Rennes,
2010. p. 18
179
GARAPON, Antoine, GROS, Frédéric, PECH, Thierry. Et ce sera justice : punir en démocratie. p. 210
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 63
Performance du détenu : le prisonnier n’est plus en prison pour méditer son geste, il est
là pour la mettre en œuvre et démontrer sa capacité à en sortir. Comme dans l’entreprise, c’est
la performance du sujet détenu qui pourra lui valoir un aménagement de peine, ou au contraire
une rétention de sûreté. Dans les années 70, le groupe d’anti-criminologie de Versel, Vanest,
Ringelheim en Belgique proposait des établissements fondés sur la participation directe du
public180. Les jugements et consultations permanents du progrès et de la performance du
condamné lui valent en retour un travail, une semi-liberté, une liberté définitive. Dans la
logique néolibérale de la libération du condamné, il faut que le détenu s’inscrive dans un
esprit managérial du dépassement de soi.
180
BRODEUR, Jean-Paul. Op. cit. p. 8
181
FOUCAULT, Michel. Naissance de la biopolitique. p. 124
182
Ibid. p. 151
183
DANET, Jean. Op. cit. p. 97 et suite
184
GARAPON, Antoine, GROS, Frédéric, PECH, Thierry. Et ce sera justice : punir en démocratie. p. 165
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 64
alors à un jeu stratégique fondé sur la concurrence. La théorie de l’État comme arène politique
en serait le discours de véridiction le plus clair. La concurrence interétatique devient le
fondement de tout discours politique néolibéral.
Il s'agit donc, non seulement de faire participer chacun à la justice, c'est-à-dire de casser
le monopole étatique, l'arbitraire du juste, mais aussi de mettre en concurrence plusieurs
associations, plusieurs intérêts : la victime, le condamné, les associations de victimes, les
associations de critique du carcéral, l’État, la pénitentiaire... La politique pénale est
nécessairement multilatérale, fruit de diversité, résultat d’une concurrence. En témoigne le
passage théorique du gouvernement à la gouvernance, c'est-à-dire à cette manière coordonnée
de prendre des décisions sans jamais qu'elle puisse se référer à une instance volontaire
distincte. La gouvernance fonctionne par mise en concurrence des opinions, des intérêts dans
la réalisation d'une politique publique. Il s'agit de réguler la peine, en tant que politique
publique, par une sorte de sondage d'opinion perpétuel.
Concurrence à l'intérieur de la pénalité, entre les différentes peines possibles. «La mise
en concurrence des procédures, leur transformation en process, en produits, destinés à
"traiter les délits" dont les parquets deviennent les entreprises utilisatrices 185 ». L'invention
récente de ces peines alternatives à la prison vient elle-même déjà casser le monopole
carcéral. Pour chacun, il s’agit de «sortir du régime actuel de la prison en tant qu’institution
et de son monopole du châtiment légitime, si contre-productif et délétère186». Concurrence à
l'intérieur même de la prison : avec l’entrée de la médecine et des autres intervenants se fend
185
DANET, Jean. Op. cit. p. 14.
186
A. Caillé, A.-M. Fixot, op. cit. p. 5
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 65
le monopole que la prison avait de la vie de ses détenus. L’institution totale telle que l'avait
théorisée Goffman187 n'est plus. Le procéduralisme incarne cette volonté de casser le
monopole de l'administration : il y aura mise en concurrence des opinions dans la gestion de
la pénalité et en son sein de la discipline : nul ne punira seul dorénavant, et par conséquent,
nul n'aura à se sentir coupable d'avoir puni seul.
C - Géométrie de la prison
1) Ouverture du territoire
Pour la prison, non pas, évidemment, pure ouverture vers l’extérieur : elle reste lieu de
détention. Mais détention relâchée, enfermement comme une partie de l’alternative pénale.
Dès les années 70, les nouvelles expériences carcérales veulent augmenter ce contact entre le
dehors et le dedans de la pison, « on multiplie les permissions de sortie, et non plus
simplement comme récompense pour bonne conduite, mais comme moyen de réinsertion 190».
Les alternatives à la prison, toujours fonctions du primat carcéral, sont autant de trous, de
lignes de fuite entre les murs auparavant impénétrables. Il faut continuer à enfermer mais plus
au prix d’une étanchéité totale. Puisqu’il faut voir la prison, puisque la prison se loge dans une
manière transparente de faire fonctionner le pouvoir, il faut que le regard perce les murs de la
prison. Le monde, lui, entre et sort de la prison. Dans les expériences carcérales suédoises des
années 70, il s’agit d’« établir le maximum de contact entre les individus et le monde
191
extérieur ».
187
GOFFMAN, Ervin. Asiles : études sur la condition sociale des malades mentaux et autres reclus. Paris : Les
éditions de Minuit, 1979.
188
BRODEUR, Jean-Paul, op. cit. p. 11
189
GARAPON, Antoine. La Raison du moindre Etat : le néolibéralisme et la justice. p. 40
190
BRODEUR, Jean-Paul. op. cit. p. 7
191
BRODEUR, Jean-Paul. op. cit. p. 13-34
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 66
« La justice ne s'arrête pas aux portes de la prison 192 ». À partir de la loi du 12 avril
2000, les avocats sont admis à entrer dans le prétoire de la prison. Ils succèdent aux médecins,
aux associations, aux professeurs, aux entreprises privées... Mouvement historique profond
qui troue la prison d’autant de brèches, qui profane de passage et de flux le sanctuaire de la
fixation. L’enfermement cesse d’être un isolement ; la vieille parenté entre la prison et le
cloître se délite. La prison dilapide (privatise) ses missions : l’éducation, la nourriture, la
médecine, le droit… La prison disperse, brise le monopole des fonctions d'institution totale
qu'elle exerçait auparavant. « Exceptées les missions de garde et de sécurité, la prison fait de
moins en moins elle-même 193
». C’est dans la mesure où le carcéral se déprend de sa totalité
qu’il se recentre sur la sécurité. Le carcéral, le pénal ne subissent pas un tournant sécuritaire ;
la sécurité est le reste des fonctions carcérales, de ces fonctions qui sont sorties de la prison.
192
Cour européenne des droits de 'homme, arrêt Campbelle et Fell c. Royaume-Uni
193
GARAPON, Antoine, GROS, Frédéric, PECH, Thierry. Et ce sera justice : punir en démocratie. p. 227
194
GARAPON, Antoine. La Raison du moindre Etat : le néolibéralisme et la justice. p. 165
195
DELEUZE, Gilles, GUATTARI, Félix. Mille plateaux. Paris : Les Editions de Minuit, 1980.
196
MAUREL, Olivier. Le taulier : confessions d’un patron de prison. Paris : Fayard, 2010. p. 39. A lier à
l’incipit de DELEUZE, Gilles, GUATTARI, Félix. Capitalisme et schizophrénie 1 : L’anti-œdipe. Paris : les
éditions de minuit, 1972.
197
CUGNO, Alain. « Prison : ce n’est pas la peine d’en rajouter ». La Revue du MAUSS. 2/2012, (n°40). p. 27
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 67
« La prison, institution modeste plutôt qu'institution totale, organise, fait lien, orchestre,
structure, mais n'agit pas ou peu 198 ».
La prison, nœud d'un réseau de flux, instance régulatrice des condamnés, institution
néolibérale. « L'institution pénitentiaire n'est plus conçue comme un monolithe administratif
qui agrège toutes les fonctions, mais de plus en plus comme "un nœud de réseaux" 199».
Neutralisation pénale de l’espace et de sa violence : « la peine neutre se construit en
réseau 200». Aux antipodes de la pression disciplinaire du panoptique, de la cellule, de l’éveil
de la conscience par la solitude architecturale surveillée, la prison régulatrice draine du flux
en réseau. « Exercer en maison d’arrêt revient à gérer des flots humains jet continu, comme
dans un hall de gare aux heures de pointe 201». Flux vide et décodé d’entrée, de sortie de
prisonniers, flux interne dans les couloirs autorégulés informatiquement, flux de
médicaments, flux juridique dans le regard des avocats et du contrôle des prisons.
« Une ville où chacun pouvait quitter son appartement, sa rue, son quartier, grâce à sa carte
électronique (dividuelle) qui faisait lever telle ou telle barrière ; mais aussi bien la carte pouvait être
recrachée tel jour, ou entre telles heures ; ce qui compte n’est pas la barrière, mais l’ordinateur qui
repère la position de chacun, licite ou illicite, et opère une modulation universelle 202».
3) Le pouvoir polycentrique
198
GARAPON, Antoine, GROS, Frédéric, PECH, Thierry. Et ce sera justice : punir en démocratie. p. 227
199
GARAPON, Antoine, GROS, Frédéric, PECH, Thierry. Et ce sera justice : punir en démocratie. p. 187
200
GARAPON, Antoine, GROS, Frédéric, PECH, Thierry. Et ce sera justice : punir en démocratie. p. 216
201
MAUREL, Olivier, op. cit. p. 39
202
Gilles Deleuze, « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle ».
203
GARAPON, Antoine. La Raison du moindre Etat : le néolibéralisme et la justice. p. 75
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 68
carcérale. Flux de condamné, de sortie, flux d’aménagement de peine, pourcentage de
récidive, flux d’évasion : la prison se comprend aujourd’hui comme une entité économique,
non plus tant une usine à transformer du mauvais en bon, qu’une entreprise qui doit veiller à
sa productivité.
« [Nous sommes face à] quatre modèles successifs qui voient se multiplier les sources du pouvoir.
Dans le premier, qu’ils dénomment la « prison des Lumières », on a affaire à un pouvoir unique ; le
directeur est tout puissant et l’objectif consiste à amender les détenus. Dans le deuxième modèle, la
« prison entrepôt », il ne s’agit plus que de neutraliser les personnes enfermées, et le pouvoir devient
bicéphale, partagé entre la direction et la société des détenus, à qui sont délégués certains aspects de
l’organisation interne. Dans le modèle suivant, la « prison traitement », un troisième groupe d’acteurs
s’immisce et dispute le pouvoir aux directeurs et aux détenus : les agents spécialistes du traitement
(médecins, psychologues, éducateurs, etc.). Dans le quatrième et dernier modèle, dénommé « interactif »,
le pouvoir devient polycentrique du fait de l’ouverture de la prison à la société extérieure (avocats,
magistrats, intervenants, syndicats divers, organisation des droits de l’homme, etc.) 204».
204
COMBESSIE, Op. cit. p. 83 à propos de C. Stasny et G. Tyrnauer, 1982
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 69
III. Le thème-programme carcéral du
néolibéralisme
A - Le sujet psychologique
« L’homme dont on nous parle et qu’on invite à libérer est déjà en lui-
même l’effet d’un assujettissement bien plus profond que lui. Une
« âme » l’habite et le porte à l’existence, qui est elle-même une pièce
dans la maîtrise que le pouvoir exerce sur le corps. L’âme, effet et
instrument d’une anatomie politique ; l’âme, prison du corps 205»
1) Le moi souffrant
Les prisons sont apparues autour d’un problème bien spécifique dans l’espace
médiatique. Elles sont devenues souci public lorsque le suicide en prison est devenu régulier
et a épousé la forme de l’information206. C’est que le suicide correspond à l’échec total du
modèle proposé par la gouvernementalité néolibérale. Le suicide, c’est d’abord un échec
économique puisque c’est autant de réserve de main d’œuvre de perdue. C’est une
information négative pour le marché et pour la consommation. C’est encore l’échec de la
capacité du système à réhabiliter. Peut-être s’agit-il surtout, expliquant la brusquerie des
projecteurs sur les prisons, d’un échec d’une valeur fondamentale dans l’horizon de la
gouvernementalité néolibérale : l’échec du souci de soi, de ce rapport à soi si primordial à la
régulation. Le suicidé, c’est celui qui perd la confiance en lui, c’est celui s’échappe de
l’injonction à réussir sa vie, et c’est peut-être cela qui est insupportable. Le suicidé a renoncé
à être entrepreneur de lui-même, il a fui. En prison, ou dans n’importe quelle institution
contemporaine, le suicide fait écho au péril de la biopolitique toute entière ; c’est le raté
mécanique d’une gouvernementalité qui se donnait comme objet la vie de ses sujets.
Nombreux sont les analystes qui ont repéré le mouvement de pénalisation des violences
morales208. Naissance, dans le creux de cette reconnaissance, de la victime psychologique.
Naissance aussi d’une pénalité qui serait entièrement de l’incorporel, d’une pénalité de la
souffrance ressentie. « Après que les grandes machines théoriques se sont brisées, le dernier
mot d'ordre consiste à faire le moins de mal possible 209». Si ce mouvement prend racine dans
le vécu de la victime, celui du condamné peut lui faire écho : vécu violent du criminel,
histoire personnelle habitée de signes annonciateurs du passage à l’acte, environnement
criminogène ou traumatisant, etc. Le sujet psychologique advient comme nouveau sujet du
droit pénal dans les figures symétriques du condamné et de la victime, il succède à l’individu
générique à rendre docile. C’est alors que peut naître le souci de son bien-être. Au
mouvement de désacralisation des institutions du pénal correspond celui de sacralisation de la
personne, c'est-à-dire de l’individu irréductible aux autres, de l’individu personnifié, doté de
cette âme là, de cette histoire-ci. Le projet néolibéral de la peine se fonde sur le souci
prioritaire de l'individualisation personnifié du traitement pénitentiaire.
2) Personnaliser la peine
Avec la possibilité d’une pénalité alternative à la prison, c’est la peine elle-même qui
peut à nouveau s’accrocher à la figure du criminel et à sa spécificité. Fin de la norme, de
l’égalité totale et uniformisante dans la pénalité carcérale. L’individu, lorsqu’il est puni d’une
certaine manière, ne l’est qu’à la marge d’une autre peine possible. Il est saisi dans l’intimité
de son geste criminel : ce sera sa peine. Il ne s’agit pas non plus d’un retour au supplice, ou la
peine signalait, rejouait l’infamie de l’acte par la vengeance symbolique du souverain. La
peine néolibérale peut s’enraciner dans cette personnalité du criminel, dans cette spécificité
psychologique du crime, dans « la plus petite unité du système et en même temps la plus
207
GARAPON, Antoine. La Raison du moindre Etat : le néolibéralisme et la justice. p. 117
208
Loi n°2010-769 du 9 juillet 2010
209
GARAPON, Antoine, GROS, Frédéric, PECH, Thierry. Et ce sera justice : punir en démocratie. p. 198
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 72
sacrée, la plus intouchable : la personne 210». La peine veut redresser l’histoire du criminel.
En épousant sa forme, en lui étant parfaitement et intimement adéquate, elle la poursuit. Tous
les condamnés ayant plus de dix ans de reliquat de peine sont placé aujourd’hui dans le
CNO211, où ils sont évalués, orientés, différenciés afin de déterminer leur lieu de détention et
de fixer le projet de peine « en fonction de leur profil et de leur histoire212 » : diagnostic
psychologique déterminant un pronostic pénal. Il ne s’agit pas une relation juridique d’auteur,
plus du tout de cet homo penalis qui devrait assumer les conséquences et la responsabilité de
son acte, mais d’un rapport de soi à soi. « La vérité de l’homme est dans sa trajectoire, dans
son histoire infantile 213». La peine n'est plus ni correction ni amendement : elle est l'écriture
d'une histoire personnelle, individuelle dans le sens de l’eccéité d'un individu particulier.
« L’exécution de la peine (…) s'inscrit (…) dans un temps vivant qui prolonge l'histoire
entamée par le procès en la concentrant sur le personnage du condamné. L'individualisation
de la peine signifie ici la prolongation, dans le temps de la peine, du tr avail évaluatif engagé
au moment du procès ». La peine, puisqu’elle ne peut plus être imposée, adhère au condamné
comme un travail de soi sur soi. « Il s’agit en cela de peines incorporées. Le sujet ne peut se
décoller de sa peine214». Cette individualisation organise donc un remaniement de celle de la
discipline. « L'être auquel elle s'adressait était principalement appréhendé sous l'angle social
215
et psychologique, comme un patient plutôt que comme un acteur ». Il s'agira maintenant de
prendre en compte la personne psychologique, le sujet bergsonien, l’acteur de la propre vie,
l’entreprise de lui-même. Un sujet acteur de sa peine peut naître, un sujet doté d’une âme,
certes, mais surtout d’un rapport objectif à cette âme à travailler. « Il y a lieu surtout de le
confronter à son acte pour mieux accompagner son évolution dans son autocritique 216».
Individualisation de la peine dans le sens où elle s’intéresse non pas au corps, non pas au
maintien, non pas au détail des gestes, non pas à l’ordre monotone de la vie, mais à des
comportements rationnels, ou plus précisément à des attitudes : ce rapport du sujet au monde
qui prend la forme d’un rapport du sujet à lui-même.
210
Ibid. p. 220
211
Centre National d’Observation, situé dans la prison de Fresnes, créé en 1950.
212
SÜRIG, Bernadette. Une psy à la prison de Fresnes. Paris : Démos, 2008. p. 9.
213
Idem
214
GARAPON, Antoine. La Raison du moindre Etat : le néolibéralisme et la justice. p. 140
215
GARAPON, Antoine, GROS, Frédéric, PECH, Thierry. Et ce sera justice : punir en démocratie. p. 220
216
SÜRIG, Bernadette, Op. cit. p. 9
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 73
C’est sur l’eccéité d’une psyché unique que peut fonctionner ce mouvement de
personnalisation de la peine. Paradoxalement, cette eccéité ne semble pouvoir être dégagée
que par tout un système de profilage comportemental pour dégager une histoire singulière.
«« Aucune histoire humaine ne ressemble jamais complètement à une autre, même s’il est
nécessaire d’établir des profils psychologiques 217». Pour faire parler l’expérience singulière
et autonome du détenu, il faut qu’il appartienne à une famille d’âme, à un genre
psychologique déterminé, à une typologie218. La personnalisation de la peine s’agence autour
d’une différenciation de profils psychologiques219, une distinction qui trouve sa structure
primaire dans une typologie des comportements rationnel-économiques : «dissuader les
délinquants fortuits du premier groupe en les intimidant, réadapter les délinquants un peu
marginaux du deuxième groupe, neutraliser les délinquants chevronnés du troisième
groupe 220». La remise en cause de la prison stricte, celle de l’enfermement, correspond à ce
souci de profilage plus intime du sujet contrevenant : la prison change de registre et ne
correspond plus qu’aux irrécupérables. Dans l’horizon de la peine néolibérale, « la seule
fonction ajustée à la prison est la neutralisation. Il ne s’agit pas de choisir entre différentes
conceptions de la peine de prison mais de la réserver à ceux à qui elle peut être adaptée 221».
La prison, dans le discours crimino-psychologique qui la parcourt, est prise dans l’alternative
de sa modulation ou de sa délimitation, mais elle ne saurait rester la même pour tous, il faut
qu’elle s’individualise encore davantage.
3) La criminologie possible
Avec le sujet psychologique, c’est une forme déterminée de criminologie qui peut alors
advenir et prendre place dans les mécanismes pénaux. « Le crime résulte de la rencontre
fortuite d’une personnalité, d’un contexte criminogène et d’un facteur déclenchant 222». C’est
que la justice s’adresse désormais davantage aux intérêts du sujet qu’à son sens moral. En
même temps qu'on le prend en compte, on investit ce nouvel objet de bien-être d'un certain
savoir pour un certain pouvoir. Le sujet psychologique, désirant, souffrant, c'est l'objet d'un
217
Ibid. p. 15.
218
SÜRIG, Bernadette, op. cit. p. 45
219
HARCOURT, Bernard. « Surveiller et punir : naissance de la prison à l'âge actuariel ». Déviance et Société,
2011/1 Vol. 35, p. 5-33.
220
COMBESSIE, Philippe. Op. cit. p. 103
221
COMBESSIE, Philippe. Op. cit. p. 104
222
SÜRIG, Bernadette. Op. cit. p. 15
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 74
pouvoir régulateur qui voudrait s'appliquer directement sur le désir. C’est le désir du
condamné qu'il s'agira ensuite, non plus de discipliner, non plus de redresser, mais de
contrôler.
La peine n'est plus ce souci détaillé du dressage du corps et de l'âme : elle est le
réagencement, le remaniement ou la réorientation d'une dynamique psychologique.
« Gouverner désormais n’est plus contrôler des corps mais domestiquer des forces 223».
Déplacement du contrôle : dans l’horizon néolibéral, il s’agit « relayer ces contrôles par
d’autres, qui sont des contrôles plus subtils, qui sont des contrôles plus fins ; et c’est le
contrôle par le savoir, c’est le contrôle par la psychologie, la psychopathologie, la
psychologie sociale, la psychiatrie, la psychiatrie sociale, la criminologie, etc. 224». Ce qu’il
s’agit de reconstruire, c’est la rationalité, c’est le rapport au risque, puisque c’est en ce lieu
précis que le sujet est gouvernable et qu’il aurait failli.
« La peine ne s’inscrit plus sur le corps supplicié comme dans le modèle de la souveraineté, elle
n’investit plus la psyché comme dans le modèle disciplinaire, mais elle a pour cible désormais la
conscience ; non pas conscience morale mais perception du risque qu’elle cherche à réveiller en
obligeant le délinquant à réfléchir sur soi-même et son rapport au monde dans un cadre déterminé 225».
223
GARAPON, Antoine. La Raison du moindre Etat : le néolibéralisme et la justice.p. 214
224
BRODEUR, Jean-Paul. op. cit. p. 26-27
225
GARAPON, Antoine. La Raison du moindre Etat : le néolibéralisme et la justice. p. 126
226
GARAPON, Antoine, GROS, Frédéric, PECH, Thierry. Et ce sera justice : punir en démocratie. p. 238
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 75
donc de travailler le condamné là où il résiste : le projet de vie, une forme d'epimeleia
heautou227 réagencée dans le langage managérial du néolibéralisme.
B - Autodiscipline
« La liberté, c’est quelque chose qui se
fabrique à chaque instant. 229»
1) Le détenu anti-disciplinaire
227
FOUCAULT, Michel. Histoire de la sexualité III : Le souci de soi. Paris : Gallimard, 1984.
228
THOMAS, Pierre, ADINS-AVINEE, Catherine, Psychiatrie en milieu carcéral, « Postface ». Issy-les-
Moulineaux : Elsevier-Masson, 2012.
229
FOUCAULT, Michel. Naissance de la biopolitique. p. 66
230
GARAPON, Antoine, GROS, Frédéric, PECH, Thierry. Et ce sera justice : punir en démocratie. p. 142
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 76
emprisonné : sa dignité. Souci formidable de la liberté du condamné à l’intérieur même de la
prison.
« Le contrôle très tatillon de tout ce qui se passe en prison rend la vie insupportable aux détenus
(et de plus ne les prépare pas à prendre ensuite des initiatives ou des responsabilités dans la société
extérieure). Le mode de gestion opposé consisterait au contraire à leur donner une grande liberté
d’initiative en prison 231».
236
GARAPON, Antoine, GROS, Frédéric, PECH, Thierry. Et ce sera justice : punir en démocratie. p. 233
237
GARAPON, Antoine. La Raison du moindre Etat : le néolibéralisme et la justice. p. 60
238
GOODSTEIN, L. « Inmate Adjustment to Prison and the Transition to Community Life », Journal of
Research in Crime and Delinquency, p. 16
239
GARAPON, Antoine. La Raison du moindre Etat : le néolibéralisme et la justice. p. 33
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 78
entre les joueurs et la règle du jeu240». Il s'agit de rendre systématique la réponse des acteurs,
comprise dans une fonction-entreprise : faire en sorte que le sujet se prenne au jeu de
l’initiative et de l’auto-entreprenariat, le plonger donc dans un jeu ou il est acteur, et non plus
objet. Il faut former un sujet acteur de son droit plutôt qu’un "sujet de droit", c'est-à-dire un
individu assujetti au droit. Le procéduralisme juridique, dans le jeu qu’il institue entre le
condamné, sa peine et son procès, mise « sur un sujet acteur de sa peine 241». Acteur dans le
sens où il se bat dans son élaboration. Le sujet autodiscipliné développe de lui-même des
stratégies en amont de la peine pendant le procès (faire valoir des circonstances pour une
remise de peine, entrer dans un jeu juridique spectaculaire et technique, jouer avec les règles
du droit, etc.), puis en aval de la peine dans sa réalisation (faire valoir les efforts de
réinsertion, montrer une disposition au respect du droit, démontrer son habileté à constituer un
dossier qui entraîne un aménagement de peine etc.). Les « procédures disciplinaires en milieu
carcéral (…) ne sont plus interprétées à partir d'une idéologie du traitement, mais à partir
d'une logique juridique qui place le sujet de droit au cœur de ses préoccupations 242». C'est en
plongeant le condamné dans le droit, et dans un droit actif, que l'on fabrique « des stratégies
d'implication du sujet 243». La peine neutre peut alors reposer sur « l'idéal du condamné
acteur de sa peine 244».
3) La peine participative
C'est à l'aune de cette autodiscipline instituée que l'on peut comprendre les récentes
modifications de l'aménagement des peines. Dans les expériences carcérales suédoises245,
suisses246, écossaises ou finlandaises247 des années 70, les nouvelles prisons pouvaient être
autogérées, ou cogérées entre l’administration et les détenus. Gestion financière, mais aussi
gestion du programme pénitentiaire lui-même : il faut que le prisonnier participe à sa
pénitence, apprenne, ou réapprenne à être le maître de son temps. Il faut en fait que le
240
Ibid. p. 33
241
GARAPON, Antoine, GROS, Frédéric, PECH, Thierry. Et ce sera justice : punir en démocratie. p. 219
242
Ibid. p. 200
243
Ibid. p. 220
244
Ibid. p. 223
245
BRODEUR, Jean-Paul. op. cit. p. 7
246
VALLOTTON, André. « De l’alternative à la prison à une prison alternative ». Panoramiques. mars 2000,
n°45. p.45
247
BERARD, Jean, CHANTRAINE, Gilles, 80 000 détenus en 2017 ? Réforme et dérive de l’institution
pénitentiaire, Paris : éditions Amsterdam, 2008.
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 79
prisonnier conserve cet esprit d’initiative, car c’est précisément ce type de rationalité que
réclame une économie néolibérale. Le Projet d'exécution des peines (PEP) de 1996 poursuit
cette logique et ancre ce thème dans le droit français. Une équipe pluridisciplinaire
accompagne désormais le condamné dans l'exécution de sa peine. Il devra se fixer des
objectifs. Il faut que la prison soit un espace de liberté, par exemple « un lieu de parole
vraie248 », un terrain d’apprentissage de la liberté. Le temps de la peine, traditionnellement
temps d'attente et de méditation sur soi, doit désormais être investi d'un rapport au futur et non
plus au passé : projet d’autonomie du détenu durant leur incarcération. "Fais ce que tu
voudras", nouvelle forme de pouvoir qui impose une volonté libre.
« Et si on lui donne une part de décision dans cette définition de la peine, dans cette
administration de la peine qu’il doit subir, si on lui donne une certaine part de décision, c’est bien
précisément pour qu’il l’accepte, c’est bien précisément pour qu’il la fasse fonctionner lui-même ; il faut
qu’il devienne le gestionnaire de sa propre punition 250».
Il restait quelque chose de magique et de violent dans l’aveu, qui demeurait encore le
double du supplice et de la vengeance souveraine : l’aveu était unique, il était spectacle, il
était toujours fragile a posteriori puisqu’on pouvait revenir dessus. Le plan de réinsertion du
condamné, c’est un aveu de chaque instant.
248
SÜRIG, Bernadette. Une psy à la prison de Fresnes. Paris : Démos, 2008. p. 14
249
DANET, Jean. Op. cit. p. 14
250
BRODEUR, Jean-Paul. op. cit. p. 10
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 80
C - Le modèle entrepreneurial
« Constituer une trame sociale dans
laquelle les unités de base auraient
précisément la forme de l’entreprise 251»
« C'est-à-dire que ce que l’on cherche à obtenir, ce n’est pas une société soumise à l’effet-
marchandise, c’est une société soumise à la dynamique concurrentielle. Non pas une société de
supermarché – une société d’entreprise. L’homo œconomicus qu’on veut reconstituer, ce n’est pas
l’homme de l’échange, c’est n’est pas l’homme consommateur, c’est l’homme de l’entreprise et de la
production 252».
D’une part, cette abstraction du travail tant dénoncée, elle ne serait le fait que des
théories économiques (marxistes ou classiques), et non pas de l’économie réelle. Pour changer
le travail, il faut d’abord changer de paradigme économique : « l’économie, c’est la science du
251
FOUCAULT, Michel. Naissance de la biopolitique. p. 154
252
Ibid. p. 152
253
Ibid. p. 155
254
Ibid. p. 180
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 81
comportement humain 255». La science économique consistera donc en l’étude de la rationalité
interne du comportement humain. « Ce n’est donc plus l’analyse de la logique historique de
processus, c’est l’analyse de la rationalité interne, de la programmation stratégique de
l’activité des individus 256». En ce sens, le travail doit être compris comme une conduite
économique active, stratégique, délibérée, et non plus comme un flux ou un stock, une
détermination macro-économique, fonction d’une dynamique nécessaire des forces. Il s’agit
de « faire, pour la première fois, que le travailleur soit dans l’analyse économique non pas un
objet, (…) mais un sujet économique actif 257».
Ce sujet actif d’une science économique réelle et non plus abstraite, il se fonde donc
non plus sur sa force de travail, non plus sur une énergie à exploiter et interchangeable, mais
sur un savoir-faire. Passage du travail quantitatif au travail qualitatif. Le travailleur est avant
tout un qualifié. « Le travail comporte un capital, c'est-à-dire une aptitude, une
compétence 258». Ce qui devient impossible à différencier, c’est donc le travailleur et son
travail. Fin de l’aliénation, par conséquent, du travailleur par son travail (il ne lui est plus
étranger). Le travailleur s’exploite lui-même, il exploite son propre capital, un capital humain
259
et personnalisé, « un capital qui est pratiquement indissociable de celui qui le détient ».
Exploiteur de son propre capital, entrepreneur de ses capacités, investisseur en lui-même,
« c’est le travailleur lui-même qui apparaît comme étant pour lui-même une sorte
d’entreprise 260». Naissance dans la théorie néolibérale de l’homo œconomicus, « l’homo
œconomicus, c’est un entrepreneur et un entrepreneur de lui-même261».
Le capital humain articule alors deux incidences, deux "inputs" sur la valeur du sujet-
entreprise : l’inné et l’acquis. C'est-à-dire qu’à partir du capital humain se pose à la fois la
question de l’amélioration économique de lui-même par le sujet lui-même (par la formation,
par la vie familiale, par le cercle social, etc.), et à la fois le problème de l’héréditaire.
Héréditaire au sens large, c'est-à-dire tout l’environnement qui a permis de constituer cet
255
ROBBINS, Lionel. Essay on the Nature and Significance of Economic Science, 1962. In FOUCAULT,
Michel. Naissance de la biopolitique. Paris : Gallimard Seuil, octobre 2004. p. 229
256
FOUCAULT, Michel. Naissance de la biopolitique. p. 229
257
Ibid. p. 229
258
Ibid. p. 230
259
Ibid. p. 230
260
Ibid. p.231
261
Ibid. p. 232
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 82
individu-là. Souci, donc, de l’investissement éducatif pour l’enfant qu’il était, souci du temps
consacré à l’enfant par les parents, souci du niveau culturel de la famille. Dans le creux de cet
inné positif de l’homo œconomicus performant se dessine aussi son revers : le capital humain
permet aussi que se profile un individu à risque.
2) Mythologie entrepreneuriale
Dans le système pénal, le sujet, entreprise de lui-même, est en premier lieu promu par
une certaine mythologie théorique pénale. Initiative personnelle, self-control, projet,
motivation sont autant de notions qui apparaissent dans la littérature pénitentiaire. « L'individu
est considéré comme un calculateur perpétuel sur lequel les politiques publiques doivent
régler leurs bonifications et leurs amendes si elles veulent elles-mêmes tirer les plus grands
bénéfices de leurs dispositifs 262». Performativité espérée du discours managérial : l’'individu
doit être considéré comme tel pour qu'il devienne ainsi. Dans les prisons, le changement du
langage doit être pris comme le symptôme d’un changement du pouvoir. Différence majeure
qui apparaît, peut-être, entre le libéralisme et la gouvernementalité néolibérale : c'est que
celui-ci est une anthropologie, quand celle-là est un projet positif de société. Le projet
néolibéral est de transformer le sujet et le rapport entre les sujets, « généraliser, en les
diffusant et en les multipliant autant que possible, les formes "entreprise" 263 ».
262
GARAPON, Antoine, GROS, Frédéric, PECH, Thierry. Et ce sera justice : punir en démocratie. p. 233
263
FOUCAULT, Michel. Naissance de la biopolitique. p. 154
264
GARAPON, Antoine, GROS, Frédéric, PECH, Thierry. Et ce sera justice : punir en démocratie. p. 177
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 83
C’est en quelque sorte sur les attitudes que le pouvoir régulateur vient s'exercer, et non
plus sur les comportements, sur ce lieu qui unissait le corps et l'âme du condamné. Question
de « son attitude face l’inculpation265 ». L'attitude est le lieu où se croisent désirs rationnels et
image de soi, rapport à l'autre et projets. La peine s’inscrit dans une mission ou un paradigme
éducatif particulier : « ici, éduquer, ce sera proposer, offrir, étayer, inciter, stimuler, et non
forcer, dresser ou discipliner ». Il s'agit de former une volonté. « Il n'y a plus une institution
qui éduque et des hommes qui sont éduqués, mais des hommes qui veulent ou non apprendre
et une institution qui leur en offre la possibilité 266 ».
C’est le rôle du travail qui a changé même à l’intérieur de la prison. Dans les
expériences suédoises de prisons cogérées, le détenu travaille. Mais c’est un travail différent,
un « travail qui n’était pas du tout du type de travail pénal, (…) bête, stupide, inintéressant,
abrutissant, humiliant, non payé, etc. Non c’était du vrai travail, (…) réel, utile, payé selon
les normes du travail extérieur, travail si vous voulez vous insérer dans la réalité économique
du pays 267». À défaut de disparaître de la prison, ce "travail bête" et traditionnel semble
travaillé de l’intérieur par le travail entrepreneurial, dans la mesure où il est associé plus
intimement à la figure du travailleur : je travaille pour les victimes, pour obtenir une
formation, pour avoir à ma sortir un capital financier qui me permette une existence
convenable et non criminogène. Travail carcéral toujours monotone, mais travaillé par le telos
d’un travail pour soi-même.
Finalement, tout en l’adaptant au logos néolibéral, on reste sur cette vieille idée que
c’est par le travail que l’on obtiendra la transformation du délinquant : « tout le
fonctionnement de la prison depuis le début du XIXème siècle a toujours été centré autour de
ce problème du travail, autour de cette idée, en tout cas, que le travail, c’est la réplique
essentielle et majeure à l’infraction 268 ». Le TIG269, la punition comme travail mais en milieu
ouvert, reprend cette logique d’un travail qui doit être comme libre, même s’il est contraint,
comme volontaire même si c’est une peine. Il faut que travail rime avec initiative personnelle.
Ce n’est pas le même travailleur qu’il s’agit de produire, ce n’est pas le même souci qui est
porté par la valeur du travail : on est passé d’un modèle de la production docile à un modèle
265
SÜRIG, Bernadette. Op. cit. p. 19
266
GARAPON, Antoine, GROS, Frédéric, PECH, Thierry. Et ce sera justice : punir en démocratie. p. 228
267
BRODEUR, Jean-Paul. op. cit. p. 7
268
Ibid. p. 9
269
Travail d’Intérêt Général
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 84
de la productivité managériale individuelle. Non plus réalisation de la richesse, mais
réalisation de soi en tant que richesse.
270
GARAPON, Antoine, GROS, Frédéric, PECH, Thierry. Et ce sera justice : punir en démocratie. p. 209
271
Ibid. p. 220
272
Ibid. p. 208-209
273
Ministère de la Justice, http://www.justice.gouv.fr/prison-et-reinsertion-10036/les-personnes-prises-en-
charge-10038/le-suivi-individuel-12009.html, consulté le 16 avril 2013.
274
GARAPON, Antoine, GROS, Frédéric, PECH, Thierry. Et ce sera justice : punir en démocratie. p. 236
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 85
fonctionne comme une injonction au self-government pensé depuis la rationalité du
marché 275».
Ainsi, la mesure de suivi socio-judiciaire instituée par la loi du 17 juin 1998, qui vise
les délinquants sexuels, manifeste bien cette volonté de faire participer le condamné à sa peine
de manière à ce qu’il entre dans un environnement de choix. On ajoute donc un supplément
de peine avec cette injonction aux soins, sans pourtant l'imposer au condamné (s'il refuse les
soins, il est passible d'une nouvelle peine de prison), de telle sorte que le condamné est plongé
dans une alternative économique souci de soi / enfermement. Les propositions de la justice
deviennent, lorsqu’elles sont acceptées (et elles le sont évidemment) le choix stratégique d’un
sujet vers sa réinsertion socio-économique, un investissement. Il s'agit de mettre le condamné
en situation de faire des choix. Cette mise en situation fait appel à un sujet qui est à l'initiative
de sa peine, qui ne sort pas, à l'intérieur du mécanisme pénal, de l'univers néolibéral du choix
rationnel utilitaire.
Au moment du projet d’exécution des peines, ou bien lors des propositions de soins,
au moment de la préparation à la réinsertion, « l'institution fait un marché avec le
délinquant 276». La logique contractuelle s'exerce sur la peine. Le contractualisme « est
inspiré par une mythologie entrepreneuriale transposée – non sans mal – au monde
carcéral 277». La prison et l'ensemble de la pénalité semble ainsi glisser « de la contrainte
disciplinaire vers une forme de contractualisation inavouée 278». Sans jamais oser le dire
distinctement, la prison semble de plus en plus fonctionner par contrat avec le prisonnier,
« l'usager, à qui la prison proposerait donc un service... 279». Ainsi, le rapport du juge Woolf
sur les désordres de 1990 survenus dans les prisons anglaises conseille « la rédaction pour
chaque détenu(e) d'une convention ou d'un contrat définissant ses attentes et ses obligations
dans l'établissement où il est incarcéré 280». Le prisonnier apprend en prison à être un
contractant.
275
Ibid. p. 236-237
276
Ibid. p. 224
277
Ibid. p. 232
278
Ibid. p. 229
279
Ibid. p. 230
280
Ibid. p. 230
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 86
Question de manipulation ? S’agit-il de « faire passer ces mesures d'individualisation
de la peine pour la traduction de l'évolution positive du détenu 281» ? On se servirait de la
coopération du détenu pour faire croire à son évolution positive (car après tout il pourrait
réagir à ces incitations uniquement pour sortir plus vite et récidiver plus vite). Mais au-delà du
camouflage que cela constitue pour une politique avide de chiffres objectifs, il s'agit bien de
voir le parallèle qui est tracé entre l'amélioration du détenu (sa capacité de réinsertion) et son
esprit d'initiative, son habilité à passer des contrats, l'apparence de sa bonne volonté. « Le
marché manque peut-être de "vérité“ : il ne garantit pas que le détenu est moralement
meilleur, mais simplement qu'il sait ou ne sait pas se situer dans un système d'échange 282 ».
Car l'apparence est suffisante : c'est la capacité à s'adapter à une situation qui est valorisée, et
non la présence ou non de bons sentiments, d’honnêteté. De l'aveu même du personnel du
SPIP283, il s'agit bien de « passer d'une attitude passive et négative à une attitude active et
positive 284». Ce passage sera suffisant : comment légitimer une autre entreprise morale dans
le pluralisme néolibéral ? Il ne faut pas voir seulement dans les stratégies d'évaluation ce qui
est caché, l'absence de véritable amendement du condamné, mais une véritable action positive
sur le détenu : la fabrication d'un individu-entreprise.
281
Ibid. p. 231
282
Ibid. p. 231
283
Service Pénitentiaire d’Insertion et de Probation
284
GARAPON, Antoine, GROS, Frédéric, PECH, Thierry. Et ce sera justice : punir en démocratie. p. 223
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 87
II - Exclusion : stratégies d’une ouverture carcérale
285
GARAPON, Antoine, GROS, Frédéric, PECH, Thierry. Et ce sera justice : punir en démocratie. p. 173
286
Quartiers de Haute Sécurité, souvent dénoncés à cause de l’inhumanité de leur condition de vie.
287
FROMENT, Jean-Charles, KALUSZYNSKI, Martine, dir. Op. cit. « La réforme internationale des systèmes
pénitentiaires : "bonne gouvernance et circulation des modèles" ». p. 243 et suite.
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 88
souffrance dure et crue d'un homme à la fois universel et concret ? Le pouvoir dispose
stratégiquement dans un même geste les thèmes du néolibéralisme et de l'humanitarisme.
L'humanitarisme sert à neutraliser le fond politique qui pouvait exister derrière la pénalité.
L'humanitarisme est un moyen de conjurer la violence politique au profit de tout un système
de régulation déterminé.
2) Dualisation et sécurité
Le souci sécuritaire de la prison prend racine dans l’humanisme. Il explose encore dans
le creux de la mission de réinsertion. Dans la mesure où la peine s’est attachée à l’eccéité du
détenu, elle a permis à la prison de devenir un espace différencié. Dans l’ombre du détenu
réinséré se tient l’incorrigible, celui que la prison ne parvient pas à faire entrer dans le jeu
entrepreneurial néolibéral. Faiblesse d’un programme qui vient de se lancer ou essence d’un
système qui fonctionne au principe de différenciation ? « Les doctrines les plus récentes, qui
impliquent les détenus (…) ne peuvent concerner qu’une faible proportion des personnes
incarcérées 290». Il y a les détenus qui s’inscrivent dans les rouages variés de la réinsertion
288
GARAPON, Antoine. La Raison du moindre Etat : le néolibéralisme et la justice. p. 31
289
J.-M. Delarue in KOCH, François, « Jean-Marie Delarue : "Une prison plus humaine contribue à la
sécurité" », L’Express, 21 avril 2013.
290
COMBESSIE, Philippe. Op. cit. p. 63
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 89
néolibérale, et il y a les autres, les réfractaire à l’homo oeconomicus. La prison s’engagerait
alors dans un mouvement de « dualisation progressive des parcours pénitentiaires entre les
"hyperactifs" et les "végétatifs" 291». La différence s’engage dès le choix de la détention
préventive et se poursuit dans l’octroie de tout aménagement de peine ; la logique n’est pas la
même selon le type de sujet concerné. « On peut comprendre aussi les raisons qui plaident
pour le sursis du jeune cadre : il ne s’agit pas de casser une carrière professionnelle pour
quelques coups échangés, et par son travail et son logement il offre de bonnes " garanties de
représentation" 292». Puisque la prison est régulatrice, puisqu’il ne s’agit plus de faire
correspondre à un acte une peine mais de maintenir ou de produire une certaine initiative du
sujet, il y aura des différences de traitement. Différenciation de la peine qui appelle la prison
vers une fonction bien lointaine de l’amendement-dressage égalitaire du condamné qu’elle
incarnait jusque là. La prison tend vers un modèle de pure exclusion à mesure qu’elle perd le
monopole de la peine. « La prison constituerait ainsi le maillon ultime d’un circuit
d’exclusion sur-plombé par une justice actuarielle de gestion des risques, dirigé vers ceux
que l’on n’essaie plus de réintégrer dans des circuits d’inclusion 293». Au revers de la
performance de la pénalité, dans le creux des réussites de réinsertion qu’elle pourrait
accomplir se tient le spectre de l’inégalité. « Alors que l’institution devait gommer les
inégalités de fortune, voici qu’elle reconduit – voire qu’elle accuse- les inégalités sociales et
naturelles 294». La prison, machine encore double mais appelée à se dédoubler entre machine
à réinsérer et machine à neutraliser.
Dans le creux dessiné par le sujet néolibéral inséré, un tout autre mécanisme naît,
permettant de comprendre mieux l’articulation entre ce souci sécuritaire et l’amélioration des
performances de la prison. La sécurité, le souci sécuritaire, ne disparaît pas avec ces
techniques de réinsertion du sujet dans un univers de l’autonomie et de l’entreprise, ne
disparaît pas à mesure que s’efface la nécessité de l’enfermement. Au contraire, il s'accroit
dans ses limites, dans ses zones d'ombre. La sécurité, est le principe par lequel on pourra
légitimement traiter tout ce qui résiste à l'impératif de liberté économique néolibéral. A
l’égard du contre-modèle de sujet néolibéral, « le seul objectif à court terme est la
291
GARAPON, Antoine, GROS, Frédéric, PECH, Thierry. Et ce sera justice : punir en démocratie. p. 239
292
COMBESSIE, Philippe. Op. cit. p. 39
293
CHANTRAINE, Gilles. «La prison post-discilpinaire». Déviance et Société. mars 2006, vol. 30. p.274.
294
GARAPON, Antoine. La Raison du moindre Etat : le néolibéralisme et la justice. p. 78
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 90
295
neutralisation ». Question de la résistance : l'individu qui ne peut pas, ou qui ne veut pas
devenir ce sujet-entreprise néolibéral, comment pourra-t-on le gérer puisqu’il est interdit
d'imposer, puisque le principe fondamental est la volonté libre ? Comment concilier le projet
de libération avec la résistance d'un être dénué de toute initiative ou de rationalité
économique ? Réponse sécuritaire : le droit à la sécurité pour les autres, le droit à sa propre
sécurité permet de légitimer la gestion du "reste" dans un pur enfermement. Le projet
néolibéral consiste à « optimiser à la fois la liberté et la sécurité 296», et à insérer l’appareil
pénal dans le jeu des deux concepts. La sécurité surgit comme le lieu dernier du pouvoir
souverain de l’État, dans la mesure où c'est par elle qu'il garantit le mieux le jeu économique.
« La sécurité prend néanmoins un sens nouveau : elle n’est plus protection contre l’arbitraire
du souverain mais devient condition de possibilité d’un jeu 297».
3) La critique de la prison
La critique de la prison, de radicale qu'elle était, semble avoir pris une place positive
dans l'ordre social : elle contribue désormais par l'intermédiaire de ses différentes
associations, à l'aménagement des peines. La prison reste l'ennemi, non à abattre mais à
neutraliser, contrôler, assécher. Les critiques de la prison ne sont plus contre le droit, mais se
font avec le droit. Dans la critique de la prison, ce n'est plus le projet institutionnel qui est en
cause 298. On ne reproche plus à la prison son telos politique, on ne lui reprochera que ses
effets indésirables. La critique de la prison est entrée dans la mécanique du contrôle du
pouvoir de punir, et en même temps dans sa légitimation. Puisque ces associations prennent
les décisions avec le pouvoir, puisque pouvoir et contre-pouvoir carcéral font désormais corps
295
Ibid. p. 135
296
Ibid. p. 140
297
Ibid. p. 31
298
GARAPON, Antoine, GROS, Frédéric, PECH, Thierry. Et ce sera justice : punir en démocratie. p. 176
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 91
dans un même mouvement ou cheminement de réforme carcérale, alors la critique pure
disparaît, il ne s’agit plus que de proposer. Neutralisation donc, de la critique de la peine,
embarquée qu'elle est dans un pouvoir qui ne l'exclut plus mais l'inclut en chacun de ses
gestes.
On constate ainsi que le militantisme anti-carcéral, depuis les années 70-80, s'est
engagé dans trois voies, trois principes de réforme de la prison : individualiser, diversifier et
diagnostiquer plus finement la peine convenable. Soucis communs, donc, du législateur et du
militant. La critique de la prison non seulement a perdu son potentiel radical et de critique des
fondements (neutralisation), encore a-t-elle été récupérée dans le projet positif de l’ouverture
de la prison d’une part, et de la promotion du sujet néolibéral d’autre part. Ce qui fondait la
critique de la violence disciplinaire, ce qui avait été utilisé comme arme contre la grande
machine institutionnelle carcérale, le voilà récupéré, remanié, ré-agencé dans une saisie plus
fine du sujet condamné : individualiser, diversifier, diagnostiquer plus finement. A partir de la
critique de l’obscurité de la prison, on peut enfin les inclure dans le projet régulateur. « Les
prisons devront alors être remises au milieu de la ville de la manière la plus visible, éclairées
de nuit 299». Passage donc d'un geste d'exclusion à un geste d'inclusion : ouvrir la prison.
« L’administration pénitentiaire est souvent accusée d’être une "grande muette", (…) notre
meilleure défense, dans une majorité de cas, passe par la communication et la
transparence 300». Ce serait paradoxalement dans sa critique que la prison aurait trouvé son
renouveau. Une critique tout empreinte de la référence foucaldienne, comme si, exactement
au moment et par le geste de détruire un édifice, un second, peut-être plus insidieux, en
profitait pour le saisir et prendre sa place.
299
A. Lazarus (GMP) in GARAPON, Antoine, GROS, Frédéric, PECH, Thierry. Et ce sera justice : punir en
démocratie. Paris: Odile Jacob, 2001, p. 177
300
MAUREL, Olivier. Op. cit. p. 15.
301
BRODEUR, Jean-Paul. op. cit. p. 28
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 92
1) Le dossier jamais clos
L’invention du casier judiciaire n’est pas de notre temps. Purement disciplinaire, elle
permettait de garder un œil sur le contrevenant au droit, sur le futur récidiviste. Qu’il
constitue pour celui qui sort de prison une punition éternelle, qu’il constitue le refus d’un
pardon total et le respect de l’accomplissement de la peine n’est plus tellement une question
contemporaine. Le casier judiciaire fut le début d’un mouvement qui s’accélère devant nous,
et qui donne un sens social à l’ensemble du pénal, sens que la discipline avait perdu pour elle-
même : un mouvement de procès infini.
Discipline indéfinie, jamais close, renouveau disciplinaire au-delà des murs et au-delà
de l’institution publique. S’établit pour la pénalité un nouveau rapport au temps de la peine :
temps lui aussi dilué et indéfini : « un nouveau rapport au temps, celui du temps sans fin, que
l’on retrouve dans la peine de "suivi sociojudiciaire", c'est-à-dire d’une peine dont on ne voit
pas le bout 303». Puisqu’il faut à la fois prévenir et prévoir le crime, puisque la pénalité ne vise
dans l’horizon néolibéral, qu’à réguler les flux futurs dans le marché du crime, il faut ouvrir
le champ pénal.
« La nouvelle gouvernementalité néolibérale est plus normative que punitive ou ségrégative : elle
ne vise plus par exemple la mise à l’écart des alcooliques dangereux ou leur enfermement à tout prix,
mais cherche plutôt à les "chroniciser", de façon à rendre leur comportement le plus prévisible possible.
L’image du malade (voire du délinquant) « chronicisé » conjugue l’idée du contrôle (le symptôme est
maîtrisé), d’un enfermement doux, chez soi possible, et celle du recours à un médicament qui ne vise plus
la guérison304 ».
Le pénal néolibéral ne s’apparente plus à un redressement qui s’accomplit sur une durée
et par des techniques déterminées. Se refusant à amender, il ne fait que palier et contrôler.
Prolongement de la prison dans le temps et dans l’espace, prolongement disciplinaire
paradoxal dont on ne perçoit plus la trace à mesure qu’il se disperse.
302
FOUCAULT, Michel. Surveiller et punir : naissance de la prison. p. 264
303
GARAPON, Antoine. La Raison du moindre Etat : le néolibéralisme et la justice. p. 137
304
Ibid. p. 27
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 93
2) Sortir de prison : le contrôle social
La probation consiste en un contrôle direct qui porte sur le salaire, l’habitat, le mode de
vie. La semi-liberté autorise et appelle les mêmes contrôles, mais y ajoute la nécessité d’un
projet déterminé : le condamné n’y aura droit qu’en vue de «s’investir dans tout autre projet
d’insertion ou de réinsertion de nature à prévenir les risques de récidive 306». Le placement
sous surveillance électronique est d’abord une assignation à domicile : contrôle de l’espace. Il
n’est également autorisé qu’en fonction d’un projet de réinsertion : projet professionnel,
projet familial, ou bien d’une nécessité médicale. La libération conditionnelle comporte un
délai d’épreuve contenant un certain nombre d’obligations. « La personne condamnée doit
manifester des efforts sérieux de réadaptation sociale 307». Elle est prononcée seulement si
elle est justifiée, et toujours pour ces mêmes raisons qui forment comme l’idéaltype du
réinséré. Le placement extérieur « doit obligatoirement respecter toutes les conditions fixées
par le juge de l’application des peines en fonction de la situation : horaires et suivi d’activité,
indemnisation des victimes, interdiction de fréquenter des personnes etc. 308».
305
COMBESSIE, Philippe. Op. cit. p. 70
306
CUGNO, Alain. « Prison : ce n’est pas la peine d’en rajouter ». La Revue du MAUSS. 2/2012, (n°40). p. 33
307
CUGNO, Alain. Op. cit. p. 34
308
CUGNO, Alain. Op. cit. p. 32
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 94
prison, la fin du monopole carcéral, correspond concrètement à un phénomène de
« démultiplication des vieilles fonctions carcérales, que la prison avait essayé d’assurer
d’une manière brutale et frustre et qu’on essaie maintenant de faire fonctionner d’une
manière beaucoup plus souple, beaucoup plus libre, mais aussi de manière beaucoup plus
étendue309 ». Prise en charge, surveillance, prescription de schémas de comportement : la
réinsertion est une technique d’accroissement du contrôle social. Permission d’entrer,
permission de sortir, permission d’approcher : l’alternative à la prison se construit autour
d’une série de signalisation-contrôle du déplacement. Instances de contrôle, de jugement,
d’appréciation, « il est nécessaire d’apprécier comment le condamné se comporte en
permission avant de prononcer une mesure d’aménagement 310» : on reproduit sur toute
l’étendue de la vie du sujet, et dans l’ensemble du champ social un système de contrôle et
d’évaluation qui sera le gage de sa réinsertion-libération.
Contrôle social qui naît donc à travers ces fuites carcérales, à travers ces discours
d’amendement-remplacement de la fonction punitive de la prison.
Si la prison peut se disperser aujourd’hui, si, alors qu’elle a été critiquée toute son
existence, elle est enfin entamée de nos jours, ce ne serait pas le signe de son échec, mais de
sa grande réussite. La prison a tant réussi qu’elle est devenue inutile pour satisfaire une
mission désormais relayée partout dans l’espace social.
309
BRODEUR, Jean-Paul. op. cit. p. 14
310
CUGNO, Alain. Op. cit. p. 32.
311
FOUCAULT, Michel. Surveiller et punir : naissance de la prison. p. 358.
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 95
aussi, dans le corps social. L’alternative au carcéral, l’alternatif du punir, semble consister à
« diffuser hors de la prison des fonctions de surveillance, qui vont maintenant s’exercer non
plus simplement sur l’individu enfermé dans sa cellule ou enfermé dans sa prison, mais qui
vont se répandre sur l’individu dans sa vie apparemment libre 312». De l’institution totale313
qui permettait le contrôle sur l’ensemble de la vie d’un détenu, de par le truchement de
l’isolation et de la surveillance (panoptisme benthamien), on serait passé à une société
panoptique314, société de contrôle315, société de la visibilité de la vie. La caméra de
surveillance, mise à jour et extension du regard du maton.
« On libère jusqu’à un certain point le délinquant, mais je dirais qu’on libère autre chose en
même temps que lui ; on libère peut-être quelque chose de plus que lui, on libère des fonctions
carcérales. Les fonctions carcérales de resocialisation par le travail, par la famille et par l’auto-
culpabilisation, cette resocialisation, elle est au fond maintenant non plus localisée seulement dans le
lieu fermé de la prison, mais, par ces établissements relativement ouverts, on essaie de répandre, de
316
diffuser ces vieilles fonctions dans le corps social tout entier ».
C - Illégalisme néolibéral
« La délinquance, solidifiée par un système pénal
centré sur la prison, représente un détournement
d’illégalisme pour les circuits de profit et de pouvoir
illicites de la classe dominante317».
312
BRODEUR, Jean-Paul. op. cit. p. 13.
313
GOFFMAN, Ervin. Asiles : études sur la condition sociale des malades mentaux et autres reclus. Paris : Les
éditions de Minuit, 1979.
314
LAVAL, Christian. « Surveiller et prévenir. La nouvelle société panoptique », Revue du MAUS. 2/2012
(n°40), p. 47-72.
315
DELEUZE, Gilles. « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle ».
316
BRODEUR, Jean-Paul. op. cit. p. 11
317
FOUCAULT, Michel. Surveiller et punir : naissance de la prison. p. 327
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 96
1) L’affrontement de l’illégalisme : le perturbateur du marché
Devant la prison du XIXème siècle, Marx posait l’hypothèse que la pénalité constituait
avant tout un instrument politique de conservation des rapports de force sociaux. La prison est
une institution qui permet la défense exclusive et systématique des intérêts de la classe
bourgeoise. Le droit, superstructure par excellence, fonctionne en tant que discours
idéologique qui permet d’enfermer une classe dangereuse. L’analyse de la prison permet alors
la révélation de la lutte intérieure d’une culture à un moment de son histoire par sa définition
de l’illégalisme. Quel serait le rapport de force traduit par la prison pour une société
néolibérale fondée sur la concurrence, le sujet entrepreneurial, la régulation et l’ouverture des
flux ? Qu'est ce qui est affronté dans et par la prison ? Incapable de fonder un illégalisme
universalisable, il faut se résoudre à n’y percevoir qu’une contingence culturelle.
La présence d’un illégalisme dans le système carcéral est donc l’indice, non pas de sa
pratique de fait, mais du combat qui est mené contre lui par le pouvoir de punir :
représentation programmatique de la variété du l’illégalisme en prison, représentation d’un
autre à traiter. L’observation chiffrée de la population carcérale318 sera donc ici l’indice du
type d’illégalisme que notre système pénitentiaire traite, c’est-à-dire indice, non pas d’un fait
social brut, mais de l’horizon de la gouvernementalité néolibérale en accomplissement. La
représentation d’un illégalisme n’est pas signe de son importance dans la société, mais de la
volonté de le traiter. Soupçon porté sur un changement de cible du système pénitentiaire
autant au niveau gouvernemental le plus simple et évident (« les parlementaires de la plupart
des pays démocratiques ont modifié les codes pénaux en sanctionnant plus sévèrement
certains types d’infractions, notamment en matière de terrorisme, trafic de stupéfiants et
violences sexuelles »), que dans le sens plus large d’un nouveau sujet à punir.
Analogiquement au danger de la classe laborieuse du XIXème siècle, quel péril est-il conjuré
dans la prison contemporaine ?
Il faut également repérer l'arrivée récente des VIP, ces détenus qui sont à la fois aisés
financièrement et connus. Peut-être la prison prend-elle alors la forme d'une sanction d’un
autre type d'échec économique : le VIP en prison, c'est celui qui a été pris, et donc qui a rendu
visible la fraude. Fraude avec laquelle le capitalisme mondialisé contemporain entretient un
rapport de détermination très étroit. « Ce sont les grands capitalistes eux-mêmes qui se
chargent de gérer ces grands illégalismes 320». La prison devient une régulation, non de la
fraude, mais de sa visibilité. Punir un VIP, c'est en quelque sorte alors aussi légitimer par
contraste tous ceux qui ne sont pas derrière les barreaux.
319
Cf. supra, II. I. C.
320
BRODEUR, Jean-Paul. op. cit. p. 26
321
BRODEUR, Jean-Paul. op. cit. p. 19
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 98
de réguler, ou de maintenir un certain équilibre de ces illégalismes économiques322. « Les
petits illégalismes font partie maintenant des risques sociaux acceptables 323 ». La pénalité
néolibérale affronte mais tolère aussi en les réorientant ces illégalismes économiques.
Si c’est encore une forme de violence qui est poursuivie dans le viol et les autres
agressions sexuelles (16,1% dont les deux tiers sur mineur), intervient pourtant une dimension
toute autre dans cet illégalisme presque neuf. Au traitement de la violence s’adjoint alors celui
du désir. Curieux effort pour une gouvernementalité qui prône l’autonomie que de s’appliquer
si intensément et à l’encontre d’une volonté individuelle. Comment l’argument moral
pourrait-il tenir dans le champ d’indétermination des fins morales ou politiques de l’Etat
néolibéral ? C’est donc sans morale et sans principes que l’on condamnera le criminel sexuel.
Condamner le pédophile, ce n’est pas directement condamner le désir pour les enfants, c’est
322
BRODEUR, Jean-Paul. op. cit. p. 16
323
BRODEUR, Jean-Paul op. cit. p. 25
324
FOUCAULT, Michel. Surveiller et punir : naissance de la prison. p. 318
325
HEGEL, Georg Wilhelm Friedrich. L’Esprit du christianisme et son destin. Trad. J. Martin. Paris : Vrin,
1988, p. 46.
326
GARAPON, Antoine, GROS, Frédéric, PECH, Thierry. Et ce sera justice : punir en démocratie. p. 45-48
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 99
condamner la violence d’un désir à l’endroit de son objet, « l’inceste despotique avec
domination, possessivité, autoritarisme sur les victimes 327», c’est condamner la souffrance
causée par l’acte. Empathie néolibérale qui permet la ré-articulation de la morale dans la
pénalité : le désir pour l’enfant n’est pas immoral ou rejeté en tant que tel, il doit être contrôlé
et neutralisé dans la mesure où il est un risque de violence et de souffrance.
Mais l'augmentation du nombre de délinquants sexuels doit également être prise pour
un signe ou un symptôme positif. La régulation de ce qui est catégorisé comme des
"pathologies du désir" n’est pas purement réactive : elle est la canalisation d’un effet
collatéral de la production néolibérale. Le rêve, l’utopie de la gouvernementalité et de la
prison néolibérale, c'est celle de l’individu désirant, le sujet réalisateur de ses désirs, le sujet
entrepreneur de lui-même, c'est-à-dire dans un rapport stratégique à son désir. Le travail
d’assujettissement ou de subjectivation réalisé par l’institution néolibérale, c’est de faire
naître le désir de réussite par l'ethos de la performance, de réorienter le désir dans un mode
économique, de produire du désir productif. Le délinquant sexuel, s'il est de plus en plus
enfermé dans la prison, c'est qu'il porte peut-être en lui le péril du désir anormal et "libéré", du
désir excessif, de la surproduction de la machine à faire désirer par soi-même et à tracer le
projet de son propre désir. Le délinquant sexuel hante la pénalité néolibérale car il fait écho à
son modèle de sujet réinséré, tout en désirant l'indésirable. En attachant le criminel à son
crime, en identifiant intimement l’illégalisme dans la figure personnelle du criminel, la
pénalité contemporaine construit l’identité du criminel par son désir. « La castration
chimique revient à emprisonner le désir à l’intérieur du sujet, et uniquement le désir 328 ».
Puisque l’amendement du condamné est impossible et illégitime, puisque le désir est le
principe par lequel la réinsertion à soi-même sera possible, puisque le désir et le désirant sont
identiques et répondent à un profile déterminé, alors, lorsque le désir est atteint, le pénal
panique devant sa propre création.
327
SÜRIG, Bernadette, op. cit. p. 21
328
GARAPON, Antoine. La Raison du moindre Etat : le néolibéralisme et la justice. p. 139
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 100
souligner « le décalage entre les ambitions affichées et la réalité carcérale 329», entre la
faiblesse du niveau d'éducation330 et la surreprésentation de pathologies mentales. Comment
caractériser cette marge, ce reste, ce réfractaire, cette résistance du sujet à son
devenir entreprise? Question du contre-modèle, à la fois conjuré dans le projet de la prison et
omniprésent dans ce qu’il a à transformer. « Dans la région la plus sombre du champs
politique, le condamné dessine la figure inversée du roi 331». Question essentielle de l’Autre
de l’ethos de la performance, du sujet entrepreneur de lui-même, du sujet de régulation.
Dealer, trafiquant, consommateur : les acteurs du marché de la drogue ont envahi les
prisons. L’infraction sur les stupéfiants concerne aujourd’hui 13,9% de la population
carcérale. D’une part, le drogué, c'est celui qui désire sans participer à un agencement du désir
collectif et productif. Désir monopolistique en quelque sorte, désir obsessionnel qui brise la
capacité des mécanismes régulateurs à le gouverner par la rationalité de ce désir. Puisqu’on ne
peut pas réguler l’addiction, puisque le principe de l’addiction est cette fuite de l’économie
rationnelle du désir (le délire du drogué), alors il faudra l’enfermer, le neutraliser. Le drogué
épouse alors la figure du pédophile dans la nécessité de le soigner, de soigner ce désir en lui.
« Etant censé neutraliser le siège de la pulsion, le médicament assume l’idée d’une altérité de
la pulsion 332». Usage fondamental des psychotropes comme techniques de régulation de
l'angoisse dans les prisons333. « Le médicament ne vise pas le soin mais l’inhibition
temporaire du symptôme 334». La drogue est l’ennemie des techniques de régulation dans la
mesure où elle empêche cette saisie du sujet par l’élasticité de son désir.
329
GARAPON, Antoine, GROS, Frédéric, PECH, Thierry. Et ce sera justice : punir en démocratie. p. 237
330
Ibid. p. 237
331
FOUCAULT, Michel. Surveiller et punir : naissance de la prison. p. 37
332
GARAPON, Antoine. La Raison du moindre Etat : le néolibéralisme et la justice. p. 139
333
VASSEUR, Véronique. Médecin-chef à la prison de la Santé, Paris : Le Cherche midi, 2000.
334
GARAPON, Antoine. La Raison du moindre Etat : le néolibéralisme et la justice. p. 139
335
THOMAS, Pierre, ADINS-AVINEE, Catherine, op. cit. « Santé en Prison », p. 7-13.
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 101
même 336». Le drogué, le fou, c'est l'antipode du sujet néolibéral. Sans projet, sans avenir,
inverse de l’ethos de la performance, déchéance au lieu de la réussite. « A l’individu pensé
comme absolument libre, comme absolument rationnel puisqu’il se résume à des choix,
correspond son double : l’individu absolument irrationnel, sous la figure du pédophile ou du
fanatique 337». Il faut trouver dans le détenu contemporain cette contre-production du modèle
managérial : le sujet sans initiative, fatigué de devoir tant être lui-même338. « Ils sont souvent
dépressifs, anxieux, inquiets et incapables 339». Revers du sujet réinséré, à la fois contre-pied
mais aussi reflet, avec cette addiction déplacée du travail productif et réalisateur de soi à
l’objet inutile et destructeur de soi-même : « isolement, désœuvrement, oisiveté, alcool 340». Si
le cocaïnomane est proportionnellement moins réprimé que les autres drogués (le drogué
dresse alors le portrait ou la caricature du néo-sujet, de cet homme entreprise de lui-même,
capitalisant et produisant à outrance, en constant dépassement de lui-même), c’est que ce n’est
pas la drogue en tant que telle (avec ses effets de résistance à la régulation par la peine) qui est
principalement conjurée : c’est cette attitude de désœuvrement et de fuite de soi-même. Dans
l’horizon néolibéral, la figure inversée de l’homo œconomicus se profile dans un sujet sans
subjectivation, dans un individu réfractaire à l’assujettissement de soi-même, dans l’ombre
pâle, vide, et inquiète de l’abandonné de lui-même.
336
GARAPON, Antoine, GROS, Frédéric, PECH, Thierry. Et ce sera justice : punir en démocratie. p. 238
337
GARAPON, Antoine. La Raison du moindre Etat : le néolibéralisme et la justice. p. 134
338
ERENBERG, Alain. La fatigue d’être soi : dépression et société. Paris : Odile Jacob, 1998.
339
SÜRIG, Bernadette, op. cit. p. 23
340
Idem
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 102
Conclusion
Réguler et ouvrir la prison : symptôme de l’inflexion du pouvoir, de disciplinaire à
régulateur, et de la passation de gouvernementalité, de libérale à néolibérale. Réguler et ouvrir
la prison : la peine devient fonction d’un nouvel agenda politique et d’une nouvelle manière
de faire fonctionner la machine carcérale. Réguler et ouvrir la prison : dispositif discursif qui
s’inscrit dans un programme social bien plus général. La prison n’est pas qu’une institution
qui se néolibéralise, elle est l’expérience fondamentale du néolibéralisme, repoussoir et terrain
d’entraînement. Dans sa modalité critique, le néolibéralisme est hanté par la prison,
enfermement à conjurer. Dans sa modalité pratique ou positive, le néolibéralisme puise dans
l’univers carcéral des méthodes de subjectivation. En même temps que la prison, ce sont les
techniques carcérales qui s’ouvrent au monde et s’y diffusent. La régulation libère la
discipline de prison. Toutes ces expériences qui ont été menées à l’intérieur des murs,
laboratoire social, "sortent" aujourd’hui. Expériences fondamentales, les techniques
d’assujettissement du condamné se diffusent maintenant en autant d’instances de
subjectivation, partout dans le corps social. Ce sont ces mécanismes de subjectivation qu’il
faut maintenant poursuivre, dans la diversité de leurs effets, dans les discours qui les
disposent, dans l’environnement stratégique où ils s’inscrivent. Dans la prison comme
ailleurs, continuer à entendre « le grondement de la bataille 341».
341
FOUCAULT, Michel. Surveiller et punir : naissance de la prison. p. 360. (épilogue)
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 103
Bibliographie
Ouvrages généraux
Articles
AUBUSSON DE CAVARLAY, Bruno. «Note sur la sursuicidité carcérale en Europe: du choix des
indicateurs», Champ pénal, 2009, vol. 6.
BLANC, Alain. «Décloisonnement et réinsertion: poursuivre l'ouverture». Cahiers de la sécurité,
premier trimestre 1998.
BRODEUR, Jean-Paul. «Alternatives à la prison: diffusion ou décroissance du contrôle social ? Une
entrevue avec Michel Foucault». Criminologie. 1993, vol. 26, n°1. p. 13-34. Disponible sur :
http://dx.doi.org/doi:10.1522/24860700
CHANTRAINE, Gilles. « La prison post-disciplinaire ». Déviance et Société. Mars 2006, Vol. 30. p.
275.
CUGNO, Alain. « Prison : ce n’est pas la peine d’en rajouter ». La Revue du MAUSS. 2/2012, (n°40).
p. 32.
DELEUZE, Gilles. « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle ». L’autre journal. Mai 1990, n°1.
EHRLICH Isaac. « The detterrent effect of capital punishment: a question of life and death »,
American Economic Review, vol. 65 (3), juin 1975
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