Vous êtes sur la page 1sur 106

REGULER ET OUVRIR

La prison dans l’horizon néolibéral

Victor Fontaine

Mémoire présenté pour le Master en

Discipline : Sciences politiques

Mention : Théorie politique

Directeur du mémoire : Frédéric Gros

2012-2013

Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 1


Remerciements

A Claire, à Papa, surfaces de subjectivation hétérotopiques d’un flux tendu de stimuli.

A Roger, artisan véritable de la conjuration mystique du biopouvoir spectaculaire.

A Julie, source et horizon de confiance.

Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 2


Table des matières

Introduction ............................................................................................................................... 4
I - Le souci carcéral ..........................................................................................................................5
A - Un regard nouveau ............................................................................................................................... 5
B - Un pouvoir gênant................................................................................................................................ 8
C - Un pouvoir nouveau ........................................................................................................................... 10
II - Prolégomènes : généalogie philosophique d’un néolibéralisme pénal .................................. 16
A - Platon : pénalité psychothérapeutique et souci de soi.......................................................................... 16
B - Freud : gouverner le désir ................................................................................................................... 17
C - Hobbes : L’État, l'Homme, le pénal .................................................................................................... 19
I. Le glissement du pouvoir..................................................................................................... 22
I - L’archétype disciplinaire .......................................................................................................... 23
A - La discipline : naissance de la prison.................................................................................................. 23
B - Gouvernementalité : naissance et crise du libéralisme ........................................................................ 29
C - Utilitarisme pénal ............................................................................................................................... 32
II - L’inflexion de la gouvernementalité néolibérale.................................................................... 35
A - Crise du libéralisme ........................................................................................................................... 35
B - La justice actuarielle .......................................................................................................................... 37
C - Savoir et pouvoir sur le criminel......................................................................................................... 40
II. Réguler la peine .................................................................................................................. 44
I - La peine de gouverner............................................................................................................... 45
A - Le moindre État ................................................................................................................................. 46
B - L’agonie de la politique...................................................................................................................... 50
C - Conjurer la violence ........................................................................................................................... 55
II - La mécanique du pouvoir........................................................................................................ 59
A - Droit et procédure .............................................................................................................................. 59
B - Performance et concurrence ............................................................................................................... 63
C - Géométrie de la prison ....................................................................................................................... 66
III. Le thème-programme carcéral du néolibéralisme........................................................... 70
I - Inclusion : la fabrique du néo-sujet ......................................................................................... 71
A - Le sujet psychologique ...................................................................................................................... 71
B - Autodiscipline .................................................................................................................................... 76
C - Le modèle entrepreneurial .................................................................................................................. 81
II - Exclusion : stratégies d’une ouverture carcérale................................................................... 88
A - L’articulation sécuritaire du souci de la prison ................................................................................... 88
B - Du continuum carcéral à la sortie des fonctions de la prison ............................................................... 92
C - Illégalisme néolibéral ......................................................................................................................... 96
Conclusion ............................................................................................................................. 103
Bibliographie ................................................................................................................................ 104

Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 3


Introduction

Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 4


I - Le souci carcéral

A - Un regard nouveau
Il faudrait en finir avec la prison. Après des années à la supporter, à constater son
échec, à la corriger de toute part, il conviendrait de terminer cette expérience bien trop longue
et bien trop encombrante. La prison, avec ses barreaux et ses cellules, avec sa manière
violente de traiter l'individu, avec son poids économique insupportable, serait devenue un
archaïsme. Nous réveillant d'un coma de deux siècles, il faudrait maintenant libérer, réguler,
ouvrir la prison.

Voilà donc que nos sociétés occidentales viennent à s'intéresser à cette zone obscure
de la démocratie, du libéralisme, de la liberté qu'elles pensaient incarner. Voilà que surgit, non
pas seulement la honte devant la prison (celle-ci avait sans doute toujours existé), mais encore
la volonté de manifester toujours davantage cette honte : il faut avoir honte de la prison.
Mouvement étonnant d'une culture qui vient recentrer son attention dans le creux où elle avait
placé tout ce qu'elle ne voulait plus voir, se soucier de ce qu'elle voulait oublier, se charger de
ce dont elle n'avait cure. Il faut se soucier du prisonnier, il faut s'inquiéter de ce qui se passe
à l'intérieur de la pénitentiaire. Il faut « limiter l’usage de la prison, (…) limiter la pénibilité
de la prison 1», guetter son « hermétisme inquiétant 2». Il faut ouvrir la prison, la
décloisonner, l’intégrer3. Un regard nouveau se pose sur le carcéral.

Regard scientifique : la prison est devenue un lieu d’étude fondamental et privilégié,


bien qu’il s’agisse à chaque instant de dénoncer son opacité. « Ce qui se passe en prison
constitue le domaine le plus souvent analysé [parmi les études sociologiques portant sur la
prison en général]. (…) L’organisation carcérale (…) permet des investigations aisées : les
détenus sont sujets d’analyse captifs, et, qui plus est, une part importante de leur activité est
régulée, contrôlée et consignée par écrit 4». La prison est depuis longtemps l’observatoire ou
le laboratoire d’un savoir sur l’homme et sur la société en général : un savoir administratif et
universitaire. Mais ce savoir semble désormais se surprendre lui-même dans ses effets,
basculer d’une bonne conscience positiviste à un amer sentiment d’enfermement. Sa mission
1
COMBESSIE, Philippe, Sociologie de la prison, Paris : La Découverte, p. 112.
2
LAENTZ, Michel. Prisons : mode d’emploi. Marseille: International Stars, 2012, p.8
3
BLANC, Alain, « Décloisonnement et réinsertion : poursuivre l’ouverture », Les Cahiers de la sécurité
intérieure, p. 31
4
COMBESSIE, Op. cit. p. 42.
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 5
se dédouble. Il s’agit pour lui de « rendre la prison visible. La prison est un dispositif
contraignant, pénible, il ne faut pas se le cacher 5».

Regard médiatique avec cette flambée de sentiments autour des suicides en prison.
Regard littéraire incarné par Soljenitsyne 6 où la prison devient l’écho du Goulag et de tous les
camps de concentration.

Regard politique de chacun s’offusquant qu’on ne parle pas assez de la prison et


qu’elle reste dans l’ombre. « En démocratie, la justice se doit d’être visible 7». Il faudrait
« dévoiler au grand public une vérité flagrante que chacun souhaite ignorer, et soulever le
couvercle des poubelles déplaît particulièrement quant il s’agit de "déchets" de la
République 8». Et le sentiment d’obscurité, illusion d’optique, s’accroît à chaque fois qu’on
observe davantage la pénitentiaire : plus on montre la prison plus elle se dissipe. Chacun se
représente comme une minorité alerte, à la pointe d’une critique originale et pertinente, mais
étouffée par l’inertie d’un pouvoir depuis trop longtemps en exercice. Paradoxe lorsque c'est
le pouvoir qui se figure lui-même son impuissance, «les élus favorables à l’ouverture n’osant
pas exprimer leur point de vue qu’ils croient marginal alors qu’il est assez largement
partagé 9». Il ne s’agit pas ici de critiquer l’attentisme, de tourner en ridicule la velléité
parlementaire à opposer à une politique volontaire. Ce serait une fausse piste, puisque dans
une certaine mesure, la prison change sous nos yeux. Il s’agit d’observer comment se dispose
un discours nouveau autour de la prison, comment il procède avant tout d’une rupture, et
comment il prépare une transformation.

Problème de société, problème de culture, problème consensuel : la prison est devenue


un véritable terrain d'investissement politique, et non plus seulement un champ de
dénonciations subversives. Ministres et groupes radicaux, droite et gauche, universitaires et
administratifs10 : ce sont tous les discours qui font corps dans la volonté de changer la prison,
d'en finir avec cette prison, de réguler et d'ouvrir ce qu'il est convenu d'appeler avec révolte et

5
Ibid. p. 112.
6
SOLJENITSYNE, Alexandre. L’archipel du Goulag. Paris : Seuil, 1973.
7
COMBESSIE, Philippe. Op. cit. p. 111.
8
LAENTZ, op. cit. p. 5.
9
COMBESSIE, Philippe. Op. cit. p. 95.
10
FROMENT, Jean-Charles, KALUSZYNSKI, Martine, dir. L’administration pénitentiaire face aux principes
de la nouvelle gestion publique. Grenoble : Presses universitaires de Grenoble, mai 2011.
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 6
tristesse « l'horreur carcérale »11. Comment comprendre ce regard qui perce maintenant les
murs ? Comment diagnostiquer l'évidence de la dénonciation de la prison ?

Il ne s’agit pas non plus de dénoncer la dénonciation avec pour objectif le maintien
réactionnaire de l'institution prison. Nous ne voudrions pas même faire croire que l'horizon
dans lequel la prison est projetée est pire que la prison institutionnelle telle qu'elle a existé
depuis sa naissance. Il ne s'agit ici ni de condamner ni de louer, il s'agit justement de ne pas
s'embarrasser de ce qui devrait ou ne devrait pas être. En fait, il s'agit précisément d'étudier
ces discours qui louent et qui blâment, qui félicitent et qui désapprouvent, qui se donnent la
fonction d'un législateur abstrait et théorique comme si, en politique, les intentions
précédaient les décisions, les arguments les avis, et les questions les réponses. Il s'agit ici
d'analyser le pouvoir tel qu'il fonctionne, c'est-à-dire avec et non pas à cause de théories du
juste, du bien, du profitable. Incapables de savoir ce qu'est le juste ou le vrai, nous sommes
réduits à observer avec naïveté ses conditions d'apparition et son enracinement dans des
stratégies de pouvoir.

Problème : on a toujours critiqué la prison. Alors que, sans doute, toutes les
institutions ne cessent de produire des discours sur leur légitimité, sur leur Histoire éternelle,
sur leur solidité à toute épreuve, la prison, elle, ne cesse de disparaître, pour demain. La
prison, c'est donc cet objet particulier qui ne semble vivre que pour être critiqué et transformé.
« La " réforme" de la prison est à peu près contemporaine de la prison elle-même. Elle en est
comme le programme 12». Depuis plus de 150 ans qu'elle existe, la prison a toujours été un
anachronisme dénoncé ; et en même temps, « depuis un siècle et demi, la prison a toujours
été donnée comme son propre remède 13». Cette évidence aurait pu briser dans l’œuf toute
recherche sur les transformations "non-effectives" de la prison, sur ces objets trop lâches que
sont les discours, les intentions ou les soucis. Pourquoi s'intéresser à la volonté de changer la
prison, puisqu'apparemment c'est, dès l'origine, une voie sans issue ? Pourquoi étudier ces
discours deux fois vains, en tant que mots sans portée, et en tant que portant sur l’inaltérable ?

À ces deux écueils correspondent deux indices de l’importance contemporaine de ces


discours et donc de la pertinence de leur étude. Tout d'abord, dans leur mécanisme intérieur,
ils ont basculé d'une critique générale, multiple et négative à une forme précise, singulière et

11
CAILLE, Alain, FIXOT, Anne-Marie. « Présentation », Revue du MAUSS 2/2012 (n°40), p. 12.
12
FOUCAULT, Michel. Surveiller et punir : naissance de la prison. Paris : Gallimard, 1975. p. 271.
13
Ibid. p. 313
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 7
positive. Dans sa formulation, le souci porté sur la prison a changé de régime. Deuxièmement,
c'est la prison elle-même qui a changé. Non pas tant qu'elle se soit pliée aux critiques dont elle
avait été l'objet depuis sa naissance : la prison n'a pas craqué, n'a pas capitulé, n'a pas renoncé
devant les assauts d'une pensée critique. La prison a été remaniée à l'intérieur d'un
bouleversement plus général de la pénalité. C'est la fonction prison qui se serait transformée.

Changement de l'articulation du discours critique portant sur la prison, changement de


l'articulation de la prison à l'intérieur d'un discours pénal : c'est dans l'espace entre affirmation
et remise en cause du pouvoir carcéral que se glisse le souci de la prison, et que la prison,
elle-même, glisse vers quelque chose de nouveau. Percevoir ce glissement de la prison sur le
pouvoir, s'étonner à la fois de la pente, de l'origine, et de la destination probable mais
incertaine : tel est l'objet de ce travail.

Quelle origine ? La prison est attachée théoriquement à un certain exercice de pouvoir.


Exception pour le juriste, domination pour le marxiste, institution totale pour le sociologue :
la prison est ce lieu où le pouvoir semble s'exercer sans détour, comme si son être était enfin
manifeste et transparent. C'est-à-dire que la prison, dès l’intuition d’une réflexion théorique,
interroge l’extrémité ou l’intensité du politique. Peu importe de savoir si la prison est
l’essence ou l’exception de notre société : la prison c'est le fait brut de la négation de la
liberté, elle est toujours comme l’ombre de la Cité. Quelle ombre ?

B - Un pouvoir gênant
Réguler, ouvrir, se soucier de la prison : le regard qui s’abat sur la prison trouve son
origine autour d'une question de pouvoir. Pouvoir trop fort, trop violent, pouvoir qui serait
devenu gênant dans une société comme la nôtre. Pourquoi ?

Car à l'origine, ce pouvoir qui s'exerçait dans la prison, à quoi correspondait-il ? Dans
quel ordre légitime, à partir de quelle condition de possibilité trouvait-il son agencement ?
Qu'est-ce qui a rendu possible cet enfer que nous ne saurions supporter aujourd'hui ? Pour
répondre à la question "pourquoi la prison ne fonctionne-t-elle plus ?" ou du moins "pourquoi
la prison est-elle aujourd’hui mise en cause dans son fonctionnement ?", encore faut-il savoir
comment elle avait fonctionné avant.

Le fonctionnement de la prison, le fonctionnement du pouvoir carcéral, a été le fruit de


nombreux travaux sociologiques, historiques, politiques, ou anthropologiques. Parmi eux, un
auteur ressort toutefois, un auteur dont le nom est encore aujourd'hui irrémédiablement et
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 8
automatiquement accolé à toute recherche sur la prison : Michel Foucault. Dans Surveiller et
punir, naissance de la prison, l'universitaire français tentait de reconstituer la naissance de
l'institution carcérale. Elle consistait finalement, bien plus qu'en une manière d'adoucir la
pénalité, en l'avènement d'un pouvoir particulier : le pouvoir disciplinaire. Pouvoir qui
s'applique à redresser le corps et qui se donne pour tâche d'amender les âmes, pouvoir sur
l'individu qui travaille sa docilité, pouvoir économique de mise à disposition du travailleur, de
son temps et du détail de ses mouvements14.

La prison est, ou était, donc le lieu où le pouvoir disciplinaire trouvait à s’exercer et à


être légitime. Car la discipline ne se cantonnait pas à la prison : elle parcourait toute notre
société depuis le XIXème siècle jusqu'à nos jours, à l'intérieur et dans les continuités de ces
institutions récentes que sont l'hôpital, l'usine, l'école ou encore l'université. La prison, c’est
ainsi l'institution archétypique d'une certaine manière pour le pouvoir de s'exercer. La prison,
ce fut le temple, révélation et mystère, d'un temps et d'un pouvoir qui, peut-être, sont promis à
une mort prochaine.

Puisque la prison change aujourd'hui, puisque la prison se transforme et trouve son


existence remise en cause telle que nous la connaissons, puisqu'encore cette remise en
question se fait justement contre un certain pouvoir qui nous est devenu insupportable, il
faudrait poser l’hypothèse de la sortie de la prison hors de ce pouvoir disciplinaire, plus
généralement, hors d'une certaine manière pour toute autorité de gouverner ses sujets. La
dissolution de la prison qui peut-être se prépare sous nos yeux serait comme le symptôme
annonciateur de la fin d'une ère disciplinaire. Changer la prison, ce n’est pas seulement
changer une institution, c’est toucher à une forme du pouvoir qui lui était intrinsèque. Crise de
la prison disciplinaire. « La discipline, qui était si efficace pour maintenir le pouvoir, a perdu
une partie de son efficacité. Dans les pays industrialisés, les disciplines entrent en crise. 15».

Nous aurions pu penser la sortie de la discipline comme un sujet en soi et comme un


véritable acte historique de notre culture, en somme un progrès ou une prise de conscience.
Comme ces regards qui se posent sur la prison aujourd’hui, considérer le pouvoir comme
quelque chose qui se cache, qui se trouve, et qui se dissipe au moment où il est découvert.
Pouvoir idéologique à dénoncer, dont la modalité serait l'illusion et le point faible la

14
Cf. infra I. I. A.
15
FOUCAULT, Michel. « La société disciplinaire en crise », Asahi Jaanaru, 12 mai 1978, n°19.
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 9
conscience. Or, ce qui nous occupe au contraire, c'est d'étudier ce discours de transition, ce
discours de sortie de la discipline, et non pas d'en prolonger les formes et la légitimité.

Méthodologiquement, le fait qu'un pouvoir soit critiqué n'est pas le signe de sa mort,
au contraire, c'est plutôt le signe qu'il s'exerce toujours. La discipline est donc évidemment
encore dominante dans le monde carcéral. Mais ces critiques, ce regard ou ces discours, ne
sont pas exempts de stratégies de pouvoir pour autant. Il faut donc partir de l'hypothèse que la
sortie de la discipline, la sortie d'une modalité de pouvoir en général, est toujours déjà investie
dans la mise en œuvre d'une autre forme de pouvoir. C'est là où un soupçon "au carré" se
pose : non pas sur la prison mais sur le regard sur la prison, non pas sur ce qui résiste mais sur
ce que l'on souhaite abattre. Vouloir réguler et ouvrir la prison, trouver ses alternatives, la
soumettre à un regard transformateur, c'est déjà penser un certain exercice du pouvoir. Dit
autrement, vouloir changer la prison, c'est déjà pouvoir vouloir changer la prison. Quel
pouvoir ?

C - Un pouvoir nouveau
En 1979, Foucault délivre son cours au Collège de France intitulé Naissance de la
biopolitique16. Il y analyse émergence d'un nouveau type de gouvernementalité, c'est-à-dire
une manière de gouverner. Un nouveau type d’exercice du pouvoir pour le gouvernement,
mais dont les modalités se dispersent à l'échelle de la société entière : la gouvernementalité
néolibérale. Le néolibéralisme ne serait donc ni un parti ni une opinion politique, il est la
manière de gouverner qui distribue les opinions politiques à un moment donné, il est une
manière générale de conduire les conduites, de poser la question du pouvoir. L’approche
foucaldienne n’est évidemment pas la seule, et la recherche en science politique foisonne
autour de cette question du néolibéralisme et de son acuité dans l’analyse de notre conjoncture
politique17. Quelles sont les caractéristiques de cette nouvelle gouvernementalité18 ?

Tout d'abord, le néolibéralisme se fonde sur une exigence de résultat. Toute action,
qu'elle soit à l'échelle étatique ou individuelle, ne trouve de valeur que dans son résultat
chiffré, quantifiable : le néolibéralisme est un utilitarisme. Il se fonde sur le modèle de
l'entreprise pour rendre efficaces les institutions et les missions publiques. Le néolibéralisme

16
FOUCAULT, Michel. Naissance de la biopolitique. Paris : Gallimard Seuil, octobre 2004.
17
AUDIER, Serge. Néo-libéralisme(s) : une archéologie intellectuelle. Paris : Grasset, 2012.
18
Nous nous contentons ici d’une définition succincte, la suite du mémoire procédant à un approfondissement de
cette définition à l’aune du souci carcéral.
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 10
est en même temps une pensée qui se nie comme idéologie : l'efficacité qui est mise en avant
fait fonction d’objectivité au sein d’une ontologie pluraliste. C'est-à-dire qu’il met en œuvre
une objectivation politique, amenuisant la force ou le risque du conflit : les actes
gouvernementaux sont en quelque sorte neutralisés par la valeur de l'efficacité. Cette manière
de gouverner a trouvé sa base théorique dans les penseurs ordo-libéraux et ceux de l’Ecole de
Chicago. Lui font échos différents principes appliqués à l’analyse sociologique ou
politologique, comme le concept de gouvernance19 : cette manière de concevoir le
gouvernement comme éclaté, polycentrique et non plus souverain et volontaire. La
neutralisation est encore institutionnelle : on promeut son alignement sur l'entreprise privé. Le
new public management20 (ou nouvelle gestion publique) est souvent reconnu comme
phénomène majoritaire du devenir institutionnel contemporain. De par cet utilitarisme, le
néolibéralisme constitue différentes contraintes qui sont comme sans auteur ou sans sujet. La
gouvernementalité néolibérale institue un pouvoir régulateur difficilement lisible.

La concurrence est le fondement de la théorie néolibérale. Son existence et sa qualité


sont les buts finaux de toute action gouvernementale. C'est en rendant l'institution publique et
le sujet individuel concurrentiel que l'ordre économique néolibéral peut advenir : la fonction
de l’État se réduit à celle d'un État stratège qui, par la concurrence qu’il maintient, maximise
l'utilité économique de sa population.

Dans la réalité sociale, on associe souvent le néolibéralisme à de nouvelles formes de


contrôle « par enregistrement des résultats, par traçabilité des différents moments de la
production, par une surveillance plus diffuse des comportements, des manières d'être, des
modes de relation avec les autres... 21». Le pouvoir régulateur s'exercerait plus
insidieusement, mais aussi plus intimement sur l'individu. Le managerialisme consiste à
capter les énergies personnelles, à améliorer l'employabilité, à faire fructifier le capital
humain, à adapter le sujet à la compétition, etc. On parle alors d’homo œconomicus ou de néo-
sujet pour désigner l’idéaltype du sujet néolibéral. Le néolibéralisme développe ainsi un ethos
ou un dispositif de subjectivation nouveau : l'entreprise de soi.

19
MOREAU DEFARGES, Philippe. La Gouvernance. Paris : PUF, 2003.
20
HOOD, Christopher. « A Public Management for All Seasons ». Public Administration, mars 1991, vol. 69,
p.3-19.
21
DARDOT, Pierre, LAVAL, Christian, La nouvelle raison du monde : essai sur la société néolibérale. Paris :
La Découverte, 2009. p. 311.
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 11
Le pouvoir régulateur a donc cette particularité de rompre avec la relative visibilité de
la discipline. Sautant l'étape de l'institution, refusant tout amendement de l’homme, le
néolibéralisme se fonde sur l'autonomie du sujet. Autoévaluation, autodiscipline,
autocontrôle22, self-help constituent un nouveau vocabulaire d’intériorisation de normes.
Individualiste, le néolibéralisme se fonde sur la responsabilité du néo-sujet, dont la réussite
traduit les stratégies de vie. La déchéance traduit alors la faiblesse personnelle,
l’environnement défavorable ou le mauvais calcul. Transcendant une distinction droite/gauche
classique, le néolibéralisme palie son refus de la solidarité politique en posant l’État comme
un investisseur social : il est celui qui aide l'individu à s'adapter. C’est dans cette mesure que
la surveillance peut devenir nécessaire, ou bien pour prévenir le danger des inadaptés, ou bien
pour s'assurer que nul ne soit incité à recevoir de l'aide.

Tel pourrait être décrit l’esprit néolibéral général. Toutefois, il ne serait pas raisonnable
de penser que nous sommes complètement passés dans un monde de régulation. « Le projet
disciplinaire est loin d’être périmé ou dépassé, mais certaines évolutions actuelles ne peuvent
plus directement être pensées dans sa stricte filiation 23». Le cadre théorique, l’eidos du
néolibéralisme, constituerait ainsi un horizon de notre temps, un processus en élaboration, un
devenir politique, mais pas un être entériné. Les sciences humaines se sont ainsi beaucoup
intéressées à ce mouvement de « néolibéralisation » des institutions : managerialisme dans
l’entreprise24, privatisation de l’hôpital, autonomisation de l’université, nouvelle gestion
publique de l’administration25, etc. A l’ère disciplinaire, pour opérer des transformations sur
les individus, « l’appareil carcéral a eu recours à trois grands schémas : le schéma politico-
moral de l’isolement individuel et de la hiérarchie ; le modèle économique de la force
appliquée à un travail obligatoire ; le modèle technico-médical de la guérison et de la
normalisation. La cellule, l’atelier, l’hôpital 26». Ces trois schémas se réorganisent
aujourd’hui. La cellule éclate en autant d’atomes qui font que hiérarchie et isolement sont
réorganisés au cœur du rapport de l’individu à lui-même, et non plus de l’institution à lui.
L’atelier se loge maintenant dans l’initiative même du sujet entreprenant. L’hôpital, enfin,

22
ELIAS, Norbert. La dynamique de l’Occident. Paris : Agora, 2003 (1939).
23
CHANTRAINE, Gilles. « La prison post-disciplinaire ». Déviance et Société. Mars 2006, Vol. 30. p. 275.
24
JORDA, Henri. « Du paternalisme au managerialisme : les entreprises en quête de responsabilité sociale »,
Innovations. Janvier 2009, n° 29. p. 149-168.
25
FROMENT, Jean-Charles, KALUSZYNSKI, Martine. Op. cit.
26
FOUCAULT, Michel. Surveiller et punir : naissance de la prison. p. 288
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 12
s’attache de plus en plus directement au désir et à la personne singulière, à ces spécificités qui
ne sont plus recueillies autour d'une norme égalitaire. Déclin des institutions dans leur
fonction sociale27. L’institution fond ou se disperse, et avec elle ces techniques de mise à
disposition de l'individu : la discipline. Le processus néolibéral s’inscrit tout particulièrement
dans les lieux institutionnels de discipline. Il est leur critique fondamentale, leur crise. « Les
sociétés disciplinaires, c’était déjà ce que nous n’étions plus, ce que nous cessions d’être.
Nous sommes dans une crise généralisée de tous les milieux d’enfermement, prison, hôpital,
usine, école, famille 28». Dès lors, que faire de la prison ? Comment un État à
gouvernementalité néolibérale peut-il faire fonctionner ses propres prisons ? Quelles
stratégies, quelles résistances, quelles techniques peut-on observer dans cette nouvelle
manière de les réguler ? Dans quelle mesure la prison se « néolibéralise »-t-elle, et selon
quelles modalités ?

C'est là où, finalement, nous aurions aussi pu commencer : du côté du sujet


transformateur plutôt que de l'objet transformé. La prison, c'était la discipline. Comment un
pouvoir non-autoritaire, non-violent, essentiellement anti-disciplinaire, prêchant
l'autocontrôle, l'ouverture aux flux et la régulation par les intérêts peut-il parvenir à s'exercer à
sa manière dans un univers aussi « carcéral » que la prison ? Comment exercer un pouvoir
légitime dans l'archétype du pouvoir que l'on a rendu illégitime ? Comment ne plus avoir à
surveiller et à punir ? Comment réguler et ouvrir la prison ?

Avec Foucault, on peut faire une distinction historique de trois types de pouvoir : le
pouvoir souverain (qui correspondrait à la gouvernementalité de la raison d’Etat), le pouvoir
disciplinaire (gouvernementalité libérale) et le pouvoir régulateur (gouvernementalité
néolibérale)29. Cette discontinuité historique du pouvoir n'est pourtant pas rigide, des types de
pouvoirs s'imbriquant parfois les uns dans les autres : dans la prison contemporaine, la
souveraineté et la discipline n'ont pas disparu, et il serait naïf de penser que la prison est
devenue soudainement un lieu de gestion de flux, de réalisation de soi, et d'initiatives. Il ne
faudrait ni croire que la prison est restée celle du XIXème siècle, ni croire qu'elle est totalement
maîtrisée comme lieu de régulation. À partir de l'hypothèse d'une gouvernementalité

27
DUBET, François. Le Déclin de l’institution. Paris : Seuil, 2002.
28
DELEUZE, Gilles. « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle ». L’autre journal. Mai 1990, n°1.
29
Gilles Deleuze, op. cit..
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 13
néolibérale, il s'agit de poser la question de l’émergence d'une nouvelle pénologie30. La
prison, dans l’hypothèse dans laquelle nous nous plaçons, se comprend comme un lieu de
frottement ou de glissement entre un exercice disciplinaire du pouvoir sur le déclin et
l'avènement d’un exercice du pouvoir régulateur par la gouvernementalité néolibérale. Il ne
s'agit pas d'un passage dialectique entre deux essences fixes, deux stases, mais plutôt d'un
environnement stratégique où des techniques sont reprises pour des tactiques différentes. Ce
qui nous intéresse, justement, ce sont les stratégies de « récupération » ou de redistribution du
fait et des techniques disciplinaires pénitentiaires par une gouvernementalité néolibérale. Il y a
à la fois résistance et collaboration entre les formes du pouvoir.

En fait, il s'agirait peut-être même d'une caractéristique de cette nouvelle forme de


pouvoir : la gouvernementalité néolibérale fonctionnerait comme une neutralisation et un
réagencement du pouvoir tel qu'il a déjà fonctionné. Dans le lieu carcéral où il s'exerce le plus
visiblement, le plus massivement, et souvent, le plus violemment, nous espérons percevoir la
finesse de la gouvernementalité néolibérale à l’œuvre, et trop souvent confondue (et critiquée)
comme un simple retour au laisser-faire ou une libération. La prison comme un terrain parmi
d'autres de la néolibéralisation de notre société, mais peut-être aussi déjà, la
gouvernementalité néolibérale comme un agencement parmi d'autres des fonctions carcérales.
« Ironie de ce dispositif : il nous fait croire qu'il y va de notre 'libération' 31».

Nous commencerons notre investigation avec un passage nécessaire mais succinct par
les écrits fondateurs de trois philosophes, dans lesquels nous espérons percevoir une
généalogie conceptuelle du néolibéralisme pénal. Non pas, évidement, que ces auteurs soient
à qualifier de néolibéraux (ce qui serait un curieux anachronisme), mais ils constituent
comme autant de fils sémiotiques, anthropologiques, politiques cohérents autour du souci
pénal, qui se nouent dans le discours régulateur contemporain. En guise de prolégomènes,
saisir le discours néolibéral pénal dans la profondeur de son histoire.

Dans une première partie, il s’agirait de situer la sortie disciplinaire ou l’avènement de


la régulation dans une histoire du pouvoir. Histoire qui ne serait pas celle de l’institution mais

30
FEELEY M., SIMON J., 1992, « The New Penology : Notes on the Emerging Strategy of Corrections and Its
Implications », Criminology, 30, 4, p. 449-474.
31
FOUCAULT, Michel. Histoire de la sexualité I : La volonté de savoir. Paris : Gallimard, 1976. p. 211
(épilogue)
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 14
de la logique immanente, des structures, des tactiques et des techniques de pouvoir. Faire en
somme l’archéologie, au sens strict, des fonctions carcérales dans l’inflexion qui nous occupe,
décrire la crise technique, discursive et stratégique d’une certaine manière de faire
fonctionner la punition et la redistribution qui s’y amorce. La prison dans l’horizon d’attente
d’un néolibéralisme pénal en devenir : comment s’est fait le passage historique d’un pouvoir à
un autre dans le domaine pénal ?

Dans une seconde partie, nous voudrions reprendre ce passage dans sa dimension la
plus politique : repérer dans la machinerie institutionnelle, dans l’art gouvernemental lui-
même, la sortie d’une certaine manière de gouverner, et l’entrée, déjà, dans une autre.
Repérer, donc, les dessaisissements et ressaisissements du pouvoir politique dans son rapport
à la peine, dégager la machinerie d’un pouvoir qui se refuse à punir et doit tout de même
gouverner le pénitentiaire. La prison dans l’horizon, c'est-à-dire dans la cinétique, dans la
dynamique, dans la disposition de l’art néolibéral de gouverner : comment se manifeste, dans
l’art gouvernemental et ses pratiques de pouvoir, le fonctionnement ou l’avènement d’une
mécanique déterminée.

Dans une troisième partie, il s’agirait de dégager le sens de ce réaménagement


contemporain de la prison. D’une part, poser la question de ce que fabrique la prison
néolibérale, ou du moins, puisqu’elle n’existe pas, de percevoir les effets positifs des vœux
néolibéraux appliqués à la pénalité. D’autre part, trouver en creux le rejet ou les effets
dérivés d’une pénalité se néolibéralisant, effets autant sur l’illégalisme que sur le rôle général
de la prison. La prison dans l’horizon d’attente, le thème-programme du néolibéralisme
comme projet et processus de notre culture : que produit la prison projetée dans ce plan
néolibéral ?

Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 15


II - Prolégomènes : généalogie philosophique d’un
néolibéralisme pénal

A - Platon : pénalité psychothérapeutique et souci de soi


1) La qualité de la justice

Tout d'abord, c'est à partir de la critique platonicienne que le pénal pose problème.
L'exécution de la justice ne saurait s'aborder au niveau philosophique qu'à partir d'une gêne,
d'un malaise. «Légiférer sur tous ces points qu'il nous faut maintenant aborder, cela ne se
peut pas faire sans une certaine honte 32». On est loin de la punition arbitraire, souveraine et
décomplexée. Origine platonicienne, donc, de l'aporie morale de la peine, du souci
caractéristique porté par le justicier sur le justiciable, d'un regard compatissant et embarrassé
sur celui qui subit la justice. Chez Platon, il s'agit avant tout de conserver quelque chose qui
s’apparenterait à la pureté de la justice, de la protéger de sa propre contradiction et de son
aporie : « Et donc ceux des humains que l'on maltraite, mon ami, il est nécessaire qu'ils
deviennent plus injustes. 33». La justice ne saurait s'établir sur le malheur du condamné, non
pas tant à cause de la douleur ou de la dignité, mais à cause de la justice elle-même : c'est son
efficacité, dirions-nous aujourd'hui, qui est remise en cause dans l'échec de la maltraitance du
condamné. Souci, donc, du condamné dans la mesure, et dans la mesure seulement, où son
traitement supporte la qualité de la justice.

2) Le souci de l’âme du criminel

Fonder la justice sur la gestion du criminel et de son bien-être. C'est à partir d'un tel
souci que la justice peut trouver une essence. « L’application de la justice rend certainement
plus raisonnable et plus juste : en fait elle est une médecine de l'âme 34». La justice ne saurait
être autre chose qu'un soin du condamné, qu'une cure pour son esprit égaré. Si la justice est
juste, donc bonne, donc raisonnable, le condamné ne saurait être autre chose qu'irrationnel. Il
faut donc soigner l'âme : la pénalité est immédiatement investie en tant que psychothérapie.
Quelle âme ? Quelle thérapie ?

32
PLATON. Les Lois, in Œuvres complètes, XII-2, 853b, trad. A. Diès, Paris : Belles Lettres, 1956, p. 98
33
PLATON. La République, trad. P. Pachet, Paris : Gallimard, 1993, 335C, p.57
34
PLATON, Gorgias, 478D, trad. M. Canto, Paris : Flammarion, p. 203
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 16
3) Un pur rapport à soi

Platon propose différentes origines possibles de cette mauvaise disposition du juste


dans l'âme du criminel35 : la violence des passions, la défaillance du désir, et l'ignorance. Ce
qui apparaît donc dans cette figure du criminel, ce n'est pas une nature infâme ou un ennemi
de la Cité. C'est un agencement corrompu ou imparfait de l'âme, et de l'âme en tant que
rapport à soi. Le criminel, dans la violence de la passion, ou dans la déviance du désir, a avant
tout renoncé à lui-même, à l'activité de sa pensée. Le criminel est une figure négative : il est
passif et ne se gouverne pas lui-même. La justice, au contraire, est le gouvernement de
l'existence par la pensée. Ainsi, la peine commence nécessairement dans cette rééducation
d'un pur rapport à soi. L'epimeleia heautou, le souci de soi, naît dans le creux laissé par le
pénal. Puisque nul n'est méchant volontairement, il faut que la justice agisse dans l'âme du
condamné, mais plus précisément dans sa représentation de la justice : son discernement, sa
rationalité, sa capacité à évaluer pour lui-même la justesse d'une décision.

B - Freud : gouverner le désir


1) Économie du plaisir et auto-surveillance
Chez Freud, le sujet est avant tout régi par le principe de plaisir, tout comme chez les
utilitaristes. « La satisfaction illimitée de tous les besoins se propose à nous avec insistance
comme le mode de vie le plus séduisant, mais l'adopter serait faire passer le plaisir avant la
prudence, et la punition suivrait de près cette tentative 36». La punition, le pénal, la fonction
pénitentiaire, sont donc les garants de la non-hégémonie du principe de plaisir. Punir, c'est
réguler le plaisir par la menace de la punition, par la prudence qu'elle implique dans l'attitude
humaine. Punir, c’est organiser une surveillance fantastique car portée par le sujet lui-même.
Surveillance permanente qui fonctionne à l'angoisse de la punition, à la fois extérieure (la
pénalité sociale) et intérieure (la culpabilité). C'est en même temps qu'économies politique et
psychique sont posées dans la répression pénale. Économie au sens le plus strict, c'est-à-dire
maximisation de l'utilité. La nature humaine comme usine ou machine à plaisir, entreprise de
son propre plaisir, source de stratégies de contournement devant les contraintes sociales.

La répression que la culture dispose contre l’agressivité utilitaire de l’homme consiste


avant tout en un changement dans l'économie psychique elle-même. Le respect de la loi est

35
A. GARAPON, F. GROS, T. PECH, Et ce sera justice, p. 101-102
36
FREUD, Sigmund. Malaise dans la civilisation. trad C. et J. Odier. Paris : PUF, 1971 (1929). p.17
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 17
avant tout garanti "en interne", avant que d'être imposé par la force. Ce qui se fabrique à
travers la civilisation, c'est un sujet positivement respectueux des lois, ou plutôt, un sujet qui,
dans le processus de civilisation, se voit greffé comme un organe de légalisme.

« Que se passe-t-il en lui qui rende inoffensif son désir d'agression? (...) L'agression est
"introjectée", intériorisée, mais aussi, à vrai dire, renvoyée au point même d'où elle était partie: en
d'autres termes, retournée contre le propre Moi. Là, elle sera reprise par une partie de ce Moi, laquelle,
en tant que "Surmoi", se mettra en opposition avec l'autre partie. Alors, en qualité de "conscience
morale", elle manifestera à l'égard du Moi la même agressivité rigoureuse que le Moi eût aimé satisfaire
contre des individus étrangers. (…) La civilisation domine donc la dangereuse ardeur agressive de
l'individu en affaiblissant celui-ci, en le désarmant, et en le faisant surveiller par l'entremise d'une
instance en lui-même, telle une garnison placée dans une ville conquise 37».

Naissance du Surmoi, détournement à l'intérieur du sujet de ses pulsions agressives


individuelles, pour en faire un organe de surveillance par le collectif.

2) Le Désir et l'Interdit

L'interdit n'implique pas seulement la possibilité d'y contrevenir, il implique aussi son
vouloir. Il y a donc un désir de la contravention. Ce désir fonctionne comme un mauvais
penchant : c’est une identité, un instinct. Ces mauvais désirs sont premiers par rapport à
l'interdit qui prévient leur réalisation. Le crime est interdit non seulement parce qu'il est
nuisible, mais aussi, quelque part, parce qu'il est désiré. Se dessine donc dans l'analyse de
Freud, une possible psychanalyse du criminel et des raisons profondes qui amènent à la
transgression d'un interdit, d'une Loi, qui est entièrement et paradoxalement destinée à celui
qui l'enfreint.

Seconde option dans l'explication du criminel et de l'interdit : ce ne serait pas l'interdit


qui s'applique au désir du crime, mais le désir du crime qui s'adresse à l'interdit. Tout se passe
comme si l'interdit se donnait, dans l'épaisseur de son mystère et des pouvoirs dont il est
revêtu, comme un plaisir à qui oserait le briser 38. C'est donc dans la mesure même où quelque
chose est interdit qu'il y a plaisir, et donc rationalité à vouloir l'entreprendre. Paradoxalement,
le criminel est rationnel dans sa folie criminelle. Se trouve fondé un jeu d'élasticité et de
systématicité entre la formulation et la contravention de la loi, jeu qui s'exerce sur le terrain

37
Ibid. p.56
38
Ibid p.19
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 18
du désir de l'individu, jeu dans lequel se découvre la mécanique subtile d'une société : agir par
la loi, c'est agir sur les désirs.

3) Responsabilité du néo-sujet

Il y a comme une parenté entre fonction punitive et psychologie que le discours


néolibéral semble faire fonctionner. Comme si ce que la théorie psychanalytique avait mis en
discours pour comprendre le sujet était réinvesti dans la volonté de le changer : passage du
diagnostic au pronostic. Selon Freud, on agit ainsi de manière criminelle parce qu'on se sent
coupable. Il semble que le rêve néolibéral adopte un même mouvement qui consiste à
resserrer la responsabilité au plus près d'un individu personnifié. Le consentement secret du
sujet à sa punition par l'intermédiaire du Surmoi, structure psychanalytique par excellence,
prophétise la structure que déploie la machine néolibérale par l'autodiscipline, par la
participation du détenu à sa peine. Freud, source inépuisable de la psychologie, institue un
rapport d’identité-responsabilité déterminé entre le criminel et son crime. « La psychologie
entend faire autre chose que de transformer des comportements. Elle voudrait révéler des
identités 39». Dans la régulation du principe de plaisir, l’identité du criminel sera
déterminante.

C - Hobbes : L’État, l'Homme, le pénal


1) L’État vide

On aurait pu penser que Hobbes n'ait rien eu à voir avec le néolibéralisme pénal.
L'auteur de la fondation de l’État, de sa violence invincible, de sa souveraineté à toute
épreuve, de l'écrasement de l'individu derrière ce démon biblique semble point par point bien
éloigné de la régulation, du moindre État ou de l'individualisme fondamental. Pourtant, il
existe sans doute une parenté généalogique paradoxale à décrypter, qui résiderait dans une
certaine manière d'articuler l'Homme à la construction politique, un acte théorique fondateur
qui, certes reformulé, est repris par la théorie néolibérale pénale.

Dans le Léviathan, la fondation de l’État ne se fait pas par violence ou par un


mouvement brusque de peur. L’État, c'est avant tout un phénomène rationnel. L’État, ce n'est
que la résultante nécessaire de la somme des intérêts. Représentation de la force d'autrui,
guerre symbolique de tous contre tous, peur de mourir d'une manière violente : les intérêts
39
GARAPON, Antoine, GROS, Frédéric, PECH, Thierry. Et ce sera justice : punir en démocratie. Paris: Odile
Jacob, 2001. P. 31
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 19
s'agrègent "naturellement" dans cette la forme institutionnelle de l’État. Chez Hobbes, pas de
contrat passé entre les individus et un tiers souverain. L’État hobbesien consiste en un contrat
des hommes entre eux. Double causalité, double raison d’être de l’État, dans la sécurité qu'il
garantit, mais également dans ce sentiment positif de la construction du bonheur ou du bien-
être. C'est donc un État qui naît sans volonté, sans mission, sans fin. C'est un État politique
vide de sens et qui ne trouve de légitimité que dans le maintien de ces deux thèmes : sécurité
et bien-être.

2) Des passions rationnelles

En toile de fond de cet événement de l’État, c'est toute une anthropologie qui se
dessine sous la plume du philosophe. Anthropologie qui dispose dans ses grands traits une
architecture que le néolibéralisme semble redécouvrir. L’origine de la politique se tient donc
dans cette prédisposition des Hommes à la concurrence et la guerre. La politique étatique est
avant tout pacificatrice : elle est disparition de la guerre intérieure, ou plutôt récupération,
canalisation de cette conflictualité. Chez Hobbes, l'Homme se comprend à la mesure de ses
passions et la vie en tant que système binaire désir-aversion. Il faut voir l'homme tel qu'il est
et non pas tel qu'il devrait être : pas de distinction entre volonté et désir. Raisonner, c'est
calculer le profitable. Etre raisonnable, c'est trouver les moyens de se satisfaire. « Avec
Thomas Hobbes, le monde change de sens, l'intérêt, l'utilité prennent le pas sur l'idéal
héroïque de l'âme humaine 40». Traiter de l'homme, c'est donc traiter de ce système de
satisfaction des désirs, et cette rationalité qui lui donne sens. C'est à l'intérieur de ce système
de passions rationnelles que l'homme devient gouvernable.

3) La prévention du crime

« Car, comparant ce qui est agréable dans le crime avec ce qui est pénible dans le
châtiment, on choisit nécessairement ce qu'on pense être le meilleur pour soi 41». Le criminel
se comprend en tant qu’agent rationnel. Fondation hobbesienne d'une compréhension de la
justice détachée de la morale. Si l'homme raisonne pour son profit, il faut le raisonner dans ce
principe de recherche du bonheur ou du plaisir, dans sa recherche de l'utilité. Punir, légiférer,
c'est intervenir dans ce système passionnel-rationnel de l'individu ; ce n'est pas rechercher le
Juste ou le Bon. « Pour Hobbes, la qualification des crimes et des peines est un moyen, un

40
GILARDEAU, Eric. A l’aube du droit pénal utilitaire. Paris: L’Harmattan, 2011, p. 29
41
HOBBES, Thomas. Léviathan. Trad. F. Tricaud. Paris : Vrin, 2004. XXVII p. 219
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 20
instrument, et non pas une fin 42». La loi est un moyen d'intervenir sur le comportement du
criminel avant qu'il ne se réalise. La pénalité se comprend comme un dispositif d'émission-
réception de signaux. Discours de la loi qui intervient sur le comportement de l'homme,
raisonnement utilitaire de l'homme à prendre en compte dans la rédaction et l'exécution de la
loi.

« Si le mal infligé est moindre que le bien qui découle naturellement de l'accomplissement du
crime, ce mal n'entre pas dans la catégorie du châtiment, car plutôt qu'un châtiment, il est le prix, le
rachat du crime. En effet, la nature du châtiment implique sa fin, qui est la correction des citoyens : or
le châtiment qui comporte moins de désagrément que le crime ne comporte d'agrément produit l'effet
contraire 43».

Hobbes, proto-utilitariste pénal, fondateur d’un lien essentiel entre une certaine
eschatologie de l’État, une certaine anthropologie et les prémices de ce droit pénal utilitaire
qui semblent directement en découler.

42
GILARDEAU, Eric. Op.cit. p. 62
43
T. Hobbes, op.cit. XXVIII p. 230
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 21
I. Le glissement du pouvoir

Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 22


I - L’archétype disciplinaire

A - La discipline : naissance de la prison


Que fut la prison ? Si l’on se pose la question de son devenir contemporain, il est bien
nécessaire de connaître son origine. Qu’est-ce que le pouvoir disciplinaire dont nous
pourrions percevoir la sortie ? Plutôt que d’une stase carcérale, ou d’une institution qui serait
solidement enracinée dans nos sociétés, il faudrait se représenter la prison comme quelque
chose en devenir. La prison est une invention récente, et certes, l’objet de ce mémoire est de
se loger dans une sorte de rupture contemporaine avec elle. Mais cette rupture pourrait
s'inscrire elle-même dans la continuité avec l’invention-prison, avec l’ouverture qu’elle a
incarnée, et qu’elle incarne encore pour les modalités de pénalité de notre culture.
Paradoxalement, rompre avec la discipline consisterait peut-être néanmoins à prolonger ses
formes, à suivre le tracé de son cheminement. Il faut rester inquiet face à la question de
Foucault : « Le prétendu échec ne fait-il pas partie du fonctionnement de la prison ? 44 ».
Avant d’en imaginer la sortie, tâchons de reprendre la naissance de la prison.

L’invention de la prison correspond à l’invention d’une nouvelle façon de pouvoir


punir, à un passage dans le pouvoir de punir. Passage, en particulier, du supplice à une
pénalité que l’on dira, peut-être plus difficilement aujourd’hui, de l'incorporel, passage d’une
"ère" pénale à une autre. Ère nouvelle du pouvoir qui s’enracine dans de nouvelles techniques
d’investissement du sujet à punir : les disciplines. Les disciplines « sont devenues au cours du
XVIIe et du XVIIIe siècles des formules générales de domination 45», elles succèdent à ce type
de pouvoir souverain qui caractérisait la raison d’État naissante. La prison, institution-
invention de ce passage, est ainsi la « figure concentrée et austère de toutes les disciplines 46»,
son archétype au sens étymologique : l’idéaltype d’un pouvoir. La discipline est ce qui fait
que l’école, l’hôpital, l’usine, en faisant fonctionner ces techniques de pouvoir, ressemblent à
la prison. Derrière la volonté de respecter l'humanité du criminel, de mettre fin aux supplices,
ce n’est donc pas vraiment le progrès qu’il faudrait remarquer ; derrière le discours humaniste
fonctionne une économie disciplinaire du pouvoir dont il faut percer la mécanique.

44
FOUCAULT, Michel. Surveiller et punir : naissance de la prison. p. 316
45
Ibid. p. 161
46
Ibid. p. 297
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 23
1) Corriger et enfermer

La discipline est un programme. « Le châtiment disciplinaire a pour fonction de réduire


les écarts. Il doit donc être essentiellement correctif. 47» Dans le plan disciplinaire se dessine
non pas la loi du souverain, mais la norme : le projet d’un individu uniforme.

« Ce qu’on essaie de reconstituer dans cette technique de correction, ce n’est pas tellement le
sujet de droit qui se trouve pris dans les intérêts fondamentaux du pacte social ; c’est le sujet obéissant,
l’individu, assujetti à des habitudes, des règles, des ordres, une autorité qui s’exerce continument autour
de lui et sur lui, et qu’il doit laisser fonctionner automatiquement en lui 48».

La discipline consiste donc en une technique de dressage au sens large, un rapport


déterminé et produit entre le sujet et le pouvoir, une relation qui s’établit d’abord dans un
renouveau du contact avec le corps de l’individu. « La discipline fabrique ainsi des corps
soumis et exercés, des corps "dociles" 49». Technique du corps et de ses gestes, et non plus du
sujet et du spectacle de sa douleur : l'individu doit être « entièrement enveloppé dans le
pouvoir qui s'exerce sur lui 50» pour une mise à disposition totale de son corps à dresser.

Dans le pouvoir disciplinaire, ce n’est pas un contrat qui se noue entre l’instance
autoritaire et l’individu, pas de partenariat ni de dialogue. « Il s’agit non de comprendre
l’injonction, mais de percevoir le signal, d’y réagir aussitôt.51 ». La discipline fonctionne
dans ce déséquilibre général entre un pouvoir diffus et le corps nu de l’individu. Asymétrie
disciplinaire : « L’agent de punition doit exercer un pouvoir total, qu’aucun tiers ne peut
venir perturber 52». À l’excès du pouvoir du prince, la discipline oppose certes sa minutie, son
détail, sa patience ; elle conserve néanmoins, en les déplaçant, l’arbitraire et l’autorité. « Tout
cet arbitraire que les codes modernes ont retiré au pouvoir judiciaire, on le voit se
reconstituer, progressivement, du côté du pouvoir qui gère et contrôle la punition 53».

Mais la discipline n’est pas tant une volonté de pouvoir qu’un exercice concret de celui-
ci. Le dispositif disciplinaire consiste en une géométrie déterminée du pouvoir : une forme
distincte. « La discipline exige parfois la clôture, la spécification d’un lieu hétérogène à tous
47
Ibid. p. 211
48
Ibid. p. 152
49
Ibid. p. 162
50
Ibid. p. 153
51
Ibid. p. 195
52
Ibid. p. 153
53
Ibid. p. 286
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 24
les autres et fermé sur lui-même. Lieu protégé de la monotonie disciplinaire54 ». Rapport au
lieu (l’enfermement), rapport au temps (monotonie), la discipline est une architecture. La
discipline est en forme de prison au sens propre : la configuration du lieu, la disposition des
regards, l’aménagement de la lumière, les passages, les clôtures, etc. C’est l’espace qui
distribue d’abord l’exercice du pouvoir : espace sériel, grand tableau à entrée multiple, etc.
Discipliner, c’est d’abord ranger dans une relation stricte à un espace déterminé. « Un des
premiers objets de la discipline, c’est de fixer ; elle est un procédé d’anti-nomadisme 55».
L’affinité de la discipline avec la prison devient plus évidente : la discipline enferme, elle
localise strictement les individus, les savoirs, les masses. « Selon le principe de la localisation
élémentaire ou du quadrillage. À chaque individu, sa place ; et en chaque emplacement, un
individu 56». Fixation et quadrillage : la discipline enferme pour identifier, enferme par
identification. Enfermer : formule typique de la discipline, formule sur laquelle se pose le
regard soucieux et critique du néolibéralisme : rejet de la norme, rejet de l’arbitraire, rejet de
l’enfermement.

2) La transparence et l’invisible

Innovation technologique du pouvoir, la discipline a fait donc passer notre monde à une
autre pénalité. Passage, tout d’abord, d’une action souveraine à une technique distincte
d’emprise sur le contrevenant au droit. « Il faut que la justice criminelle, au lieu de se venger,
enfin punisse57». Ce n’est donc plus un corps à corps entre le souverain et son ennemi, entre le
détenteur de la terre et celui qui a brisé sa loi. La justice devient une technologie politique qui
intègre dans ses dispositifs toute la société. « L’infraction oppose (…) un individu au corps
social tout entier 58 ». Le telos de la discipline semble consister à « insérer le pouvoir de punir
plus profondément dans le corps social59 ». Pour atteindre à l’ubiquité du pouvoir, il faut
sacrifier sa figure souveraine. Punir : le condamné ne saurait être davantage un adversaire, il
faut qu’il devienne un ennemi plus profond, un mal intérieur à traiter et non plus à affronter.

54
Ibid. p. 166
55
Ibid. p. 254
56
Ibid. p. 168
57
Ibid. p. 88
58
Ibid. p. 107
59
Ibid. p. 98
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 25
Le pouvoir se dérobe ou se disperse pour une plus grande intimité à son objet jusqu’à se
dissimuler dans la finesse de ses mécanismes.

A l’action sanguinaire, terrible, mais isolée du Prince viennent se substituer les formes
muettes mais constantes de la discipline. Le pouvoir disciplinaire « fonctionne en permanence
et pour une bonne part en silence60 ». Se met en place un système d’équivalence entre le
crime et sa punition comme pour économiser l’éclat de la vengeance. « Dans la punition
analogique, le pouvoir qui punit se cache 61». La ressemblance entre le crime et sa peine se
perd (couper la main du voleur) et se recycle dans un automatisme de la sentence. Personne ne
punit. Ou plutôt, c’est le crime qui se punit. Silence de la peine qui ne doit plus rejouer le
crime mais juste faire porter sur lui la balance d’une observation. La discipline fonctionne par
tout un jeu de regards ; la surveillance agit comme un pouvoir discret et silencieux : « la
prison devient une sorte d’observatoire permanent 62». Avec la surveillance, le pouvoir est
désormais supporté directement par le détenu : principe fantastique du panoptique de
Bentham. « L’essentiel c’est qu’il se sache surveillé 63
». Le jeu du pouvoir s’appuie sur des
représentations, et des représentations de représentations, et non plus sur la force brute. C’est
finalement le discipliné concret qui réalise une discipline abstraite. « L’efficace du pouvoir, sa
force contraignante sont, en quelque sorte, passées de l’autre côté – du côté de sa surface
d’application 64». La spécificité de la fonction de punisseur peut se perdre ; il faut que la
discipline puisse s’appliquer par l’intermédiaire de n’importe quel individu, il faut qu’elle soit
machine qui ne requiert aucune formation. « La machine à voir était une sorte de chambre
noire où épier les individus ; elle devient un édifice transparent où l’exercice du pouvoir est
contrôlable par la société entière 65». Punir, comme conjuration de la violence souveraine,
punir comme investissement dans un jeu de surveillance : la discipline instaure un
mouvement culturel dont la gouvernementalité néolibérale procède sans doute davantage
qu’elle n’ose l’imaginer.

60
Ibid. p. 208
61
Ibid. p. 124
62
Ibid. p. 149
63
Ibid. p. 235
64
Ibid. p. 236
65
Ibid. p. 242
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 26
3) L’économie de l’individu

Pouvoir diffus, pouvoir transparent : « le pouvoir disciplinaire, lui, s’exerce en se


rendant invisible ; en revanche il impose à ceux qu’il soumet un principe de visibilité
obligatoire 66». Le système carcéral naît sur les ruines des supplices, ou plutôt sur son déficit.
La prison, la discipline, c’est avant toute chose une économie politique dans les deux sens du
terme : à la fois une manière générale d’organiser le social (une organisation et une structure),
et à la fois une manière économe de régler la justice (une avarice d’énergie, une frugalité du
pouvoir). C’est parce que le supplice est devenu trop coûteux qu’il a disparu. Il s’agit alors
désormais de « calculer une peine en fonction non du crime, mais de sa répétition possible
67
». Double économie, puisqu’elle consiste non seulement à prévenir négativement les
perturbations et les dépenses inutiles, mais encore à encourager positivement la production.

« L’inversion fonctionnelle des disciplines. On leur demandait à l’origine de neutraliser les


dangers, de fixer des populations inutiles ou agitées(…) ; on leur demande désormais, car elles en
deviennent capables, de jouer un rôle positif, faisant croître l’utilité possible des individus 68».

Une nouvelle fonction positive advient : usine disciplinaire à produire du sujet


productif, économie de l’homme pour la production de la richesse. « La longueur de la peine
ne doit pas mesurer la "valeur d’échange" de l’infraction ; elle doit s’ajuster à la
transformation "utile" du détenu au cours de sa condamnation 69». La prison, la discipline en
général, trouvent leur finalité et leur légitimité dans cette transformation du sujet : par la
discipline, on peut amender l’individu.

A partir de cette fin disciplinaire, c’est tout un dispositif de savoir qui devient
nécessaire, car pour former il faut connaître. « Puisque le châtiment doit empêcher la récidive,
il faut bien qu’il tienne compte de ce qu’est en sa nature profonde le criminel 70». Ce qui
devient alors nécessaire dans ce calcul pénal, c’est de moduler la peine en fonction de
l'individu lui-même. La nouvelle économie pénale s’engage dans une connaissance plus fine,
plus intime de l’individu. Pour que l’amendement du condamné fasse disparaître le crime, il
faut nécessairement resserrer au plus près le crime du criminel : naissance d’une identité. « La

66
Ibid. p. 220
67
Ibid. p.110
68
Ibid. p. 245
69
Ibid. p. 283
70
Ibid. p. 117
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 27
technique pénitentiaire porte non pas sur la relation d’auteur mais sur l’affinité du criminel à
son crime 71». La connaissance clinique, la nécessaire biographie, psychanalyse, psychologie,
psychiatrie, etc. trouvent leur sens dans cette économie disciplinaire de l’individu. « Toutes
les sciences, analyses ou pratiques à radical "psycho-", ont leur place dans ce retournement
historique des procédures d’individualisation 72». Constituer l’individu en objet d’une science
criminologique pour le punir et le changer, connaître pour discipliner, savoir pour pouvoir :
origine carcérale des sciences humaines. « La discipline, en sanctionnant les actes avec
exactitude, jauge les individus "en vérité 73" ».

Ce qui est jugé, ce ne sont plus les actes, mais quelque chose dans l’individu qui est
capable néanmoins de changer. On juge désormais des pulsions de désir. « Les juges, peu à
peu, mais par un processus qui remonte fort loin, se sont mis à juger autre chose que les
crimes : l’ "âme" des criminels 74». Il s'agit alors de neutraliser l'état dangereux de l'individu,
de modifier ses dispositions instinctives. Pour travailler l'âme du criminel, on la produit en
rupture avec le sujet de droit. « Si la peine doit être individualisée, ce n’est pas à partir de
l’individu-infracteur (…) mais à partir de l’individu puni (…) l’individu en détention inséré
dans l’appareil carcéral, modifié par lui ou réagissant à lui 75». Le système juridique pénal se
renverse ; il se tourne vers l’avenir. La justice n’est plus sanction, elle est usine, machine à
individualiser, machine qui trouve dans l’individu son produit et son mode d’emploi. «La
discipline "fabrique" des individus ; elle est la technique spécifique d’un pouvoir qui se donne
les individus à la fois pour objets et pour instruments de son exercice76». L’individu est un
objet de savoir et un objet de pouvoir qui naît dans l’exercice de la discipline. Il n’est pas le
fait a priori du raisonnement pénal mais un produit social récent. Produit discursif et
technique : « l’individu, c’est sans doute l’atome fictif d’une représentation "idéologique" de
la société ; mais il est aussi une réalité fabriquée par cette technologie spécifique de pouvoir
qu’on appelle la "discipline" 77». Devant l’invention disciplinaire, devant le projet terrifiant

71
Ibid. p. 293
72
Ibid. p. 226
73
Ibid. p. 213
74
Ibid. p. 26
75
Ibid. p. 284
76
Ibid. p. 200
77
Ibid. p. 227
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 28
de changer l’individu, devant la connaissance rigide d’un individu générique et totalisé, le
discours néolibéral nous fait part de son frisson.

B - Gouvernementalité : naissance et crise du libéralisme


C'est à partir de la conscience d'un Ancien Régime que l'on a commencé à parler de
modernité. Comme si, dès lors que l'on était capable de prendre une chose pour objet,
l’éloignement vis-à-vis de lui devenait possible. La discipline repose ainsi dans un passé qui
semble de plus en plus autre. Question donc de ce qui devient. La discipline était donc un
type d'exercice de pouvoir, une forme pratique et technique de pouvoir : son exercice concret.
À cette technologie pratique de l’investissement des sujets correspond une manière plus
générale de faire fonctionner le pouvoir, une manière plus politique de penser la conduite du
pouvoir : la question du gouvernement. Il y a des façons différentes de gouverner, non pas au
sens d’une différence de partis ou de sensibilité politique, mais des types de rationalités : les
gouvernementalités. Chez Foucault, à un certain type de pouvoir correspond une certaine
manière de faire fonctionner le gouvernement des hommes, un art de gouverner. La discipline,
c'était ainsi la technique d'un gouvernement de type libéral. Il serait parfaitement équivalent
de dire que le gouvernement libéral est l'image ou la production dans l'art gouvernemental des
techniques disciplinaires. Libéralisme et discipline son imbriqués dans une stratégie
commune, dans un art général et historique de disposition du pouvoir.

Il nous faut donc explorer le passage à ces deux niveaux : niveau des technologies de
l’individu et niveau des rationalités du gouvernement. Pour comprendre ce que la
gouvernementalité néolibérale signifie dans l’inflexion contemporaine de la pénalité, il faut
encore connaître son histoire, ce de quoi elle se détache et procède à la fois : naissance et
déclin du libéralisme.

1) Sortie de la raison d'État

Quieta non movere. À ce qui reste tranquille, il ne faut pas toucher. C'est par cette
citation que Foucault introduit sa série de conférence intitulée « Naissance de la
biopolitique », dans laquelle la question de la gouvernementalité néolibérale, et en particulier
son exercice pénal, est posée. Dans la série précédente (« Sécurité, territoire et population »),
Foucault avait analysé l'apparition de la raison d'État aux XVème et XVIème siècles en tant que
type distinct de gouvernementalité. La raison d’État, c'était un discours de l'État par lui-même
et pour lui-même, des États donnés toujours au pluriel (plusieurs États s'affrontant
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 29
nécessairement dans l'impossibilité de se muer en un empire unique), fondé sur l'économie
mercantiliste. Si elle exerce un pouvoir illimité à l'intérieur (la police devient une pratique de
l'État, l'armée et la diplomatie deviennent permanentes), la raison d'État se trouve limitée à
l'extérieur par le droit.

À partir du milieu du XVIIIème siècle, cette raison gouvernementale connaît une


inflexion importante avec l'apparition d'un principe de limitation à la fois intrinsèque (une
limitation relative à la pratique gouvernementale elle-même et à ses objectifs) et factuelle (le
gouvernement qui méconnaît ces limitations sera jugé maladroit, mais non plus immoral ou
injuste). Désormais, la rationalité de la pratique gouvernementale se reconnaît à la mesure de
son excès possible. Le principe de limitation de l'État ne sera donc plus le droit, externe à
l’action étatique, mais l'économie politique, interne à sa pratique. La gouvernementalité
libérale advient à la fois comme rupture et comme raffinement de la raison d’État. Deux
questions fondamentales surgissent : la question de pouvoir relative à l'autolimitation de
l'État, et la question de savoir relative à la vérité fondamentale de l'économie politique.

2) Juridiction et véridiction

A la première question du pouvoir répond le libéralisme. Il s'agit alors pour lui de


définir les objets auxquels on ne doit pas toucher. Le libéralisme interroge la légitimité de
toute action de l’État en la comparant, non pas à une autre action, mais à l’absence d’action.
C’est donc l’État lui-même qui est interrogé dans sa raison d’être, dans son utilité pour une
société dont il est toujours exorbitant. Ce que recherche toujours le libéralisme, c'est l'excès
de l'État, sa nocivité, et en particulier dans l'économie : telos libéral de la modération de
l’État. La régulation juridique de l'État est sans doute la technique que le libéralisme a trouvé
la plus utile, mais il n'en procède nullement. De la même façon que l'économie a été le champ
d'expérience de l'excès de l'État, les procédures juridiques de l'État (parlementarisme, loi
naturelle, Rechtstaat, etc.) sont des outils de la régulation de l'État. C’est donc dans cette
volonté d’amoindrir, de modérer, de contenir l’État que siège l’essence véritable du
libéralisme : il est une réflexion critique générale sur la pratique du gouvernement.

A la seconde question répond l'économie politique, qui ne traite pas de questions de


légitimité, mais de réactions nécessaires : « le gouvernement se doit de connaître dans leur
nature intime et complexe ces mécanismes économiques 78». Elle découvre une naturalité à la

78
FOUCAULT, Michel. Naissance de la biopolitique. p. 63
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 30
pratique propre du gouvernement. Dès lors, le plus grand mal d'un gouvernement n'est pas sa
méchanceté, mais bien son ignorance. Si le marché a été un lieu de justice (réglementation
stricte, justesse du prix, sanction de la fraude), il devient au milieu du XVIIIème siècle un lieu
qui doit obéir à des lois naturelles et spontanées. L'économie politique n’a pas dicté à la
gouvernementalité son objet, elle a indiqué l'endroit où le gouvernement pouvait trouver son
principe de vérité : le marché. Tout comme lui, le bon gouvernement ne fonctionne plus à la
justice, mais à la vérité. De juridiction, il devient un lieu de véridiction.

3) L’intérêt de l’intérêt

Mais s'il y a une économie politique, que devient le droit public ? Comment trouver un
droit qui articule la puissance publique et la nécessité de la non-intervention de l'État ?
Comment la loi peut-elle formuler le respect de la vérité par le gouvernement ?
Historiquement, deux technologies sont proposées : l'une juridico-déductive (partir du droit
naturel pour en déduire les frontières du gouvernement, en passant par la constitution du
souverain) ; l'autre utilitariste ou empirique (définir l'utilité de chaque acte gouvernemental).
La loi est ou bien conçue comme volonté, ou bien conçue comme transaction, la liberté est ou
bien juridique (exercice de droits naturels) ou bien indépendance (vis-à-vis des gouvernants).
Historiquement, le système utilitariste a peu à peu dépassé le système juridique. L'intérêt
correspond à l'utilité dans la raison gouvernementale : le gouvernement sera ce qui manipule
des intérêts, le gouvernement ne s'intéresse qu'aux intérêts.

Dans le système pénal, quand le souverain punissait, il intervenait lui, physiquement,


sur le corps de l'individu : le supplice public. À partir du XVIIIème siècle, ce qui explique la
nouvelle douceur des peines, c'est que, entre le criminel et le souverain, s'interposent les
intérêts, derniers objets que le gouvernement peut manier. La punition doit s'enraciner dans
l'intérêt social, étatique, individuel, etc. « Entre le crime d’une part et l’autorité souveraine
qui a le droit de le punir, (…) s’est interposé (…) la mince pellicule phénoménale des intérêts
qui sont désormais la seule chose sur quoi la raison gouvernementale puisse avoir prise 79».
Le libéralisme, c'est ce qui pose la question : quel est l'intérêt de l'acte du gouvernement ?

79
Ibid. p. 47
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 31
C - Utilitarisme pénal
L'utilitarisme pénal apparaît dans la pensée libérale du XIX ème siècle. Il s'agit de
réconcilier l'action publique la plus dure avec la critique d'excès que tout libéral fait peser sur
l’État. Comment le pénal peut-il ne pas être en excès ? Comment la pénalité peut-elle
s'inscrire dans une rationalité de l'intérêt ? Il s'agit donc avant tout de comprendre l'action
publique pénale à l'aune des paradigmes scientifiques, tout en considérant dès lors l'homme
comme un être de raison pratique. Pour l'homme tout comme pour le gouvernement, la raison
est calcul. Hobbes, Hume, Helvetius sont les fondateurs d'une certaine anthropologie utilisée
dans l'utilitarisme pénal80. Celle-ci ne trouve toutefois une application systématique, juridique
et pénale qu'à partir de Beccaria et Bentham : « le plaisir et la douleur sont les mobiles de
l'être sensible 81». Au fond, le crime a toujours le même mobile : l'intérêt du criminel. C'est
sur cet intérêt que peut alors venir se brancher toute la logique philosophico-gouvernementale
de l'utilitarisme, une proto-régulation.

1) Le calcul des plaisirs

Chaque individu doit être compris comme étant à la recherche du bonheur. Plutôt qu'un
état de bien-être, il faut déjà voir ici les prémices d'un sujet interminablement à la poursuite
du plaisir. Le bonheur n'est pas une finalité politique, il est un principe d'action de l'individu,
pas un idéaltype de l'homme, mais une dynamique de comportement. Et plutôt que d'un plaisir
subjectif et incommensurable, on parlera d'utilité, concept plus propice aux calculs et à la
systématicité. Pas de morale (c'est précisément la morale qui est sciemment rejetée ; il s'agit
de ne surtout pas punir par principe), dans cette somme d'individus agissant pour leur propre
bien-être, seul l'utile permet de comprendre et de gouverner les hommes.

Bentham dégage ainsi quatre variables permettant de calculer les plaisirs et les peines :
l'intensité, la durée, la certitude et la proximité temporelle. Puisque ce sont sur ces variables
que s'établit le comportement humain (je réalise cette action puisque je calcule que la
combinaison de l'intensité, de la durée, de la certitude et la proximité temporelle de l'utilité
que j'en retirerai dépasse la combinaison de ces mêmes variables du déplaisir qui en
adviendra), c'est en agissant sur ces variables que l'on pourra influencer le raisonnement du
criminel potentiel. Il ne faut pas punir le crime, il faut empêcher qu'il soit rationnellement

80
GILARDEAU, Eric. Op.cit. p. 75-89
81
BECCARIA, Cesare. Des délits et des peines, Paris : Flammarion, 1991. p. 75
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 32
désirable. Il faut que le criminel soit prévenu de lui-même au moment du calcul utilitaire qui
précède l'action criminelle.

2) La peine frugale

L'utilitarisme n'est pas pour autant l'avatar théorique de la répression pénale


outrancière. Au contraire, il procède directement du principe de frugalité de la peine. Le droit
pénal doit être économique autant dans sa logique interne que dans ses externalités
économiques. « Toute punition est un mal : toute punition est en soi un mal. Selon le principe
d'utilité, il ne faut l'admettre que dans la mesure où elle promet d'exclure un mal plus
grand 82». Chez Beccaria, la pénalité se fondait ainsi sur une théorique modulation de la
liberté. À tel degré de l'infraction correspond tel degré de la privation de liberté, de façon à
prévenir le désir de commettre l'infraction. Ce principe aurait été traduit en pratique par le
temps de privation de liberté, par la prison donc. Cette peine reste cependant binaire et brute :
liberté ou absence de liberté. Au contraire, la technologie contemporaine semble capable de le
faire exister : elle sait moduler l'intensité de la liberté d'un sujet (bracelet électronique,
contrôles et tests du sujet, permissions, sorties, etc.). Nos sociétés ont inventé les moyens de
quantifier la liberté, donnant au rêve de Beccaria une réalisation possible.

3) Méthode scientifique
L'action gouvernementale rationnelle doit être une pénologie. L'application de la
méthode scientifique à la pénalité consiste donc à considérer que l'action criminelle est le fruit
d'un calcul, rendant possible une pénologie mathématique qui trouve dans la probabilité sa
rigueur épistémique. Le but du gouvernement est de conditionner le calcul humain de manière
à prévenir le crime. L'utilitarisme pénal est concentré dans l'amont du crime.

« Le but des peines n'est ni de tourmenter et affliger un être sensible, ni de faire qu'un crime
déjà commis ne l'ait pas été. (…) Le but des châtiments ne peut être dès lors que d'empêcher le
coupable de causer de nouveaux dommages à ses concitoyens et de dissuader les autres d'en commettre
de semblables 83».

Le droit pénal est un calcul des forces en présence : force d'attraction du crime, force
de répulsion qu'il doit mettre en œuvre dans son strict minimum d'efficacité. La probabilité
pour le criminel de se voir appliquer une peine et l’intensité de cette peine seront les moyens

82
BENTHAM, Jeremy. Principes de législation, in GILARDEAU, Eric. op. cit. p. 115
83
BECCARIA, Cesare. op. cit. p. 86
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 33
pour le législateur d'intervenir sur le calcul de l'individu avant qu'il ne commette le crime. Le
législateur doit ainsi mettre en œuvre un calcul de probabilité déterminant les actions du
délinquant. C'est dans cette conduite des conduites que les techniques juridiques du concours
d'infraction et du non-cumul des peines trouvent leur logique et leur source théorique.
L'utilitarisme pénal inaugure ainsi la transcription juridique du principe d'utilité marginale
économique, l'application au droit pénal des lois économiques, la naissance d’une philosophie
de la régulation de la peine.

Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 34


II - L’inflexion de la gouvernementalité néolibérale

A - Crise du libéralisme
1) Production/destruction de liberté

On a parlé de gouvernementalité libérale. Pourquoi libéralisme et non pas utilitarisme


ou République des intérêts ? C'est que cette manière de gouverner entretient un rapport
spécifique à une certaine liberté. Rapport pas nécessairement esthétique ou éthique, mais
rapport de condition de possibilité.

« Cette pratique gouvernementale (…) est consommatrice de liberté (...) elle ne peut fonctionner
que dans la mesure où il y a effectivement un certain nombre de libertés : liberté du marché, liberté du
vendeur et de l’acheteur, libre exercice du droit de propriété, liberté de discussion, éventuellement
liberté d’expression ».

Depuis ce soupçon de l’État et cette volonté pour le gouvernement d'agir en vérité, il


devient nécessaire de laisser comme une nature des choses se dérouler elle-même, de laisser
du jeu libre à cette société marchande – modèle de connaissance. La liberté devient nécessaire
à ce dispositif de savoir-pouvoir libéral. Elle devient également pour lui un but politique. « Le
nouvel art gouvernemental consomme de la liberté, c'est-à-dire qu’il est bien obligé d’en
produire. (…) Le libéralisme formule ceci, simplement : je vais te produire de quoi être libre.
Je vais faire en sorte que tu sois libre d’être libre 84». Invention d'un rapport entre gouvernés
et gouvernant autour de cette production-consommation de liberté. L'art de gouverner libéral
est une économie de la liberté. « Le libéralisme, au sens où je l’entends, ce libéralisme que
l’on peut caractériser comme nouvel art de gouverner formé au XVIIIe siècle, implique en
son cœur un rapport de production-destruction avec la liberté 85».

Comment donc produire et entretenir cette liberté nécessaire à l'art libéral de gouverner,
à cette gouvernementalité à la fois inquiète de son excès et de sa vérité ? « Quel va être alors
le principe de calcul de ce coût de la fabrication de la liberté ? (…) C’est bien entendu ce
qu’on appelle la sécurité 86». La sécurité, c'est le coût de la liberté produite et consommée. Il
faut nécessairement produire de la sécurité en même temps que la liberté. Sécurité du marché,
de la propriété, de la production, de l'échange, etc. Avec la production de liberté advient la

84
FOUCAULT, Michel. Naissance de la biopolitique. p. 65
85
Ibid. p. 65
86
Ibid. p. 66
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 35
nécessité de surveiller ; la gouvernementalité libérale se lie alors à la discipline. « Liberté
économique, libéralisme (…) et technique disciplinaire, là encore les deux choses sont
parfaitement liées 87». Or, tous ces mécanismes qui assurent la sécurité de la production-
destruction de liberté, ces mécanismes disciplinaires et sécuritaires, ce sont eux qui semblent
entrer en crise et y faire plonger avec eux le libéralisme traditionnel. Crise de
gouvernementalité à cause de ce coût de la liberté. Retournement du libéralisme sur lui-même
lorsqu'il perçoit ce qu’il considère comme ses déchets, ou qu'il remarque « l’équivoque de
tous ces dispositifs qu’on pourrait dire "libérogènes", de tous ces dispositifs qui sont destinés
à produire la liberté et qui, éventuellement, risquent de produire exactement l’inverse 88».

2) De la critique de l’État au fondement d'une gouvernementalité

A partir de l’ordolibéralisme allemand des années 50, et à travers l'école de Chicago


dans les années 60, le libéralisme trouve une forme des plus critiques et radicales contre
l'irrationalité du gouvernement excessif : ce qu’on a appelé par la suite le néolibéralisme.
L'unité des mouvements de pensée allemand et américain se constitue par des ennemis
communs, Keynes en particulier. Il s'agit donc d'un mouvement qui s’affirme en s'opposant à
toutes ces pratiques à regrouper autour de l'économie dirigée, de la planification, de
l'interventionnisme. Il s'agit donc, non pas tellement d'une différence de finalité politique,
mais bien d'une opposition avec une certaine manière de pratiquer la politique, avec une
certaine manière, pour le gouvernement, de comprendre sa fonction. L’ennemi politique de
l'économie dirigée se mue en ennemi général étatique. Il faut repérer dans le néolibéralisme
cette invariable critique de la croissance indéfinie du pouvoir étatique, critique d'un éternel
saint-simonisme, phobie d’État dont l'action et l'expansion est immédiatement liée aux
expériences soviétiques et nazies. L’État comme racine du totalitarisme.

Le néolibéralisme trouve ainsi en Allemagne un terrain privilégié d'implantation et de


mise en place de sa théorie. En effet, l'État allemand, à la sortie de la Seconde Guerre
mondiale, n'a plus aucune légitimité, ni historique, ni juridique, ni politique. Il s'agit en fait,
pour le fonder, de viser le minimum possible, de se contenter de « créer un espace de
liberté89 ». Un moindre État car un État impossible. Cet espace de liberté ne pourra ainsi être
fondé que sur autre chose que le politique ou le droit : l'économie. « L’institution de la liberté
87
Ibid. p. 68
88
Ibid. p. 70
89
Ibid. p. 84
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 36
économique va devoir, va pouvoir en tout cas fonctionner, en quelque sorte, comme un
siphon, comme une amorce pour la formation d’une souveraineté politique 90». Dans la
refondation de l’État allemand, seule l'économie est susceptible de rendre légitime une
autorité politique, seule « l’économie est créatrice de droit public 91». « [La liberté
économique] produit un consensus permanent 92». Le marché se donne comme principe de
l’État : « un État sous surveillance de marché plutôt qu’un marché sous surveillance de
l’État 93». Il ne s'agit pas simplement d'une garantie de bonne conduite pour l'État, ou d'un
garde-fou économétrique, c'est bien la pratique entière du gouvernement qui doit consister en
un exercice économique. « Le problème du néolibéralisme, c’est (…) de savoir comment on
peut régler l’exercice global du pouvoir politique sur les principes d’une économie de
marché 94».

B - La justice actuarielle
Ces principes de l’économie de marché sont donc réinsérés dans l'analyse des rapports
non marchands. Le néolibéralisme parvient à faire parler tout le champ social comme un
système de rapports économiques. Analyse économique du non-économique et critique
économique de l’État : « ce sont ces deux traits-là qui se retrouvent dans l’analyse que
certains néolibéraux ont faite de la criminalité, du fonctionnement de la justice pénale 95». Le
néolibéralisme s’engage dans une critique générale de l’efficacité du système punitif « filtrant
ainsi toute la pratique pénale à travers un calcul d’utilité 96».

1) La conduite gouvernementalisable
Cette analyse passe par un retour aux réformateurs comme Beccaria ou Bentham. On
parle de coût de la délinquance, de coût de la pratique judiciaire. Le néolibéralisme dépasse
ou étend cependant cette compréhension utilitariste du pénal. Le crime, ce n'est plus ce qui
contrevient au droit ou ce qui est puni, mais c'est l'action qui fait courir le risque à l’individu
d’être condamné. Le point de vue se déplace donc depuis le législateur vers celui qui commet
90
Ibid. p. 84
91
Ibid. p. 86
92
Ibid. p. 86
93
Ibid. p. 120
94
Ibid. p. 137
95
Ibid. p. 253
96
Ibid. p. 254
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 37
le crime. Ce mouvement est directement comparable à la perception néolibérale du travail,
compris non comme une force mais comme capital humain. Il s’agit donc d’une analyse
subjective du droit pénal, subjective en tant qu'elle se saisit de l’individu par « l’espèce de
réseau d’intelligibilité de son comportement. (…) On ne prend le sujet qu’en tant qu’homo
œconomicus 97». En tant qu’homo œconomicus, l’individu devient alors
gouvernementalisable ; son comportement devient influençable par une loi de type
économique. « Ce dont le système pénal aura à s’occuper, ce n’est plus cette réalité
dédoublée du crime et du criminel. C’est une conduite, c’est une série de conduites qui
produisent des actions 98». Le néolibéralisme, dans sa formulation pénale ou plus
généralement juridico-économique, consiste non plus en une conduite des individus, mais en
une conduite des conduites. Et c'est en ce sens que la gouvernementalité, que le pouvoir peut
s'exercer sur l'individu, ce nouvel individu qui n'a plus rien de docile. Cette rationnelle-liberté
sur laquelle s'applique le calcul de la gouvernementalité néolibérale, est la garantie d'une
efficacité du pouvoir, et de l'obéissance du sujet. « L’homo œconomicus, c’est celui qui est
éminemment gouvernable 99».

2) Régulation du marché du crime

Le pénal se mue ainsi en une logique de réaction systémique entre gouvernant et


gouverné. « Le système pénal (…) aura à réagir à une offre de crime 100». Il n'y a plus de
criminel à freiner dans son geste, mais un marché dynamique et abstrait de la délinquance.
« Le caractère horrible, cruel ou pathologique du crime n’a absolument pas d’importance. Il
n’y a pas de raison de croire que ceux qui aiment ou haïssent d’autres gens sont moins
" responsive", sont moins accessibles, répondent mois facilement aux changements dans les
gains et les pertes associés à leur activité que les personnes indifférentes au bien-être des
autres 101». Le néolibéralisme n'est pas pour autant un pur formalisme discursif. Derrière la
systématique qui le fonde se tient la nécessité d'un appareil pratique de justice. Les auteurs
néolibéraux distinguent ainsi la formulation de l’interdiction et son enforcement. Application
pratique, mise en force, exécution concrète de la loi... le terme anglais est difficile à traduire.

97
Ibid. p. 257
98
Ibid. p. 258
99
Ibid. p. 274
100
Ibid. p. 258
101
EHRLICH Isaac. « The detterrent effect of capital punishment: a question of life and death », American
Economic Review, vol. 65 (3), juin 1975. p. 399
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 38
Il désigne tout cet appareil visant à donner au discours législatif sa force concrète opératoire :
détecter les crimes, convaincre les criminels, traiter rapidement les dossiers, sévérité,
efficacité de la punition, etc. « L’enforcement de la loi, c’est l’ensemble des instruments
d’action sur le marché du crime qui oppose à l’offre du crime une demande négative 102». Si
la loi devient comparable à une règle du jeu, l’enforcement devient le véritable outil pénal.
C'est que, dans ce marché du crime et de sa répression, l’élasticité n’est pas homogène. Il y a
comme une proportion du crime qui ne peut pas disparaître, ou alors à un coût bien trop
important. Car l’enforcement de la loi a un coût et des externalités négatives qui comptent
dans ce calcul de l'intervention pénale. L’objectif n’est plus la disparition totale du crime,
mais une simple régulation par l’intervention sur le marché du crime. Changement éthique
majeur de la justice : « La société n’a pas un besoin indéfini de conformité. La société n’a
aucunement besoin d’obéir à un système disciplinaire exhaustif 103».

3) L’environnement systémique

Contrairement à la logique intrinsèque du libéralisme et de sa technique disciplinaire


d'amendement du condamné, le néolibéralisme pose dans la logique gouvernementale la
question de la contravention prévue ou prévisible, convenue en quelque sorte dès la
fabrication de la loi. Au moment de l'introduction de l'HADOPI104, l'impossibilité
d'application de la loi n'était pas un motif pour la repousser : il y a une tolérance anticipée de
la délinquance. Question inédite de cette pénologie : que tolérer comme crime ? La pénologie
néolibérale est actuarielle, c’est-à-dire qu'elle fonctionne à la probabilité prévisible
d'apparition d'un crime, à la régulation de cette offre de crime par une demande de sanction
adéquate (au niveau de la formulation de la loi), et surtout par une action sur l'environnement
criminogène, sur la situation du marché qui rend possible et économiquement rationnel le
crime. L'économie est devenue tactique de gouvernement en tant que science de la
systématicité des réponses aux variables du milieu. « L’action pénale doit être une action sur
le jeu des gains et des pertes possibles, c'est-à-dire une action environnementale 105».

102
FOUCAULT, Michel. Naissance de la biopolitique. p. 260
103
Ibid. p. 261
104
Haute Autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur internet, créée en 2009 et dont
l’objectif affiché est notamment la lutte contre le piratage informatique.
105
FOUCAULT, Michel. Naissance de la biopolitique. p. 264
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 39
C - Savoir et pouvoir sur le criminel
Ce qui surgit alors à partir de cette pénalité actuarielle, ce sont des problématiques
propres à la technologie environnementale. Puisqu'elle s'applique sur la rationalité du
criminel-situationnel-virtuel, elle peut fonctionner à partir d’une « psychologie
environnementale 106». Car ce milieu, ce marché, cette situation sur laquelle il faudra
désormais intervenir, elle ne vaut que dans la mesure où l'on est capable de prévoir
précisément son effet sur la rationalité individuelle. Le souci de l'intériorité de l'individu, de
son "âme" ne disparaît pas : il se déplace d'une psychologie des profondeurs à une
psychologie des réactions systématiques. Recul massif de la technologie humaine par rapport
au système normatif-disciplinaire107, certes, mais subtilité de sa suite dans une
gouvernementalité néolibérale à étudier de plus près. La prison disciplinaire s'est donnée pour
fonction de neutraliser les corps et de sauver les âmes. Au contraire, pourrait-on voir dans
l'avènement de la gouvernementalité néolibérale la volonté de sauver les corps (le souci du
bien-être, l'impossibilité de toucher le corps, la sensibilité à la souffrance, la promotion d'une
liberté du corps) et de neutraliser les âmes (par l'autodiscipline, par la psychologie qui
travaillera au cœur cette âme dans son rapport à elle-même) ?

1) Naissance du crime pathologique

Lors d’un procès en 1975, le mutisme du futur condamné suscite l’incompréhension des
parties prenantes au procès108. Alors que l’accusé reconnaît tous les faits qui lui sont
reprochés, ainsi que la sentence qui y correspond, la machine judiciaire semble tourmentée
par son silence : pourquoi ? C’est que la question “Qui êtes-vous?” est devenue indispensable
au fonctionnement de la justice. Le sens de la pénalité courait « vers une modulation de plus
en plus individualisante de l’application de la loi, et par conséquent, réciproquement, une
problématisation psychologique, sociologique, anthropologique de celui auquel on applique
la loi. C'est-à-dire que l’homo penalis est en train de dériver, tout au long du XIXème siècle,
vers ce qu’on pourrait appeler l’homo criminalis 109». La question “peut-on condamner
quelqu’un qu’on ne connaît pas?” hante la pratique judiciaire.

106
Ibid. p. 265
107
Ibid. En note p. 265
108
FOUCAULT, Michel. « L’évolution de la notion d’”individu dangereux” dans la psychiatrie légale du
XIXème siècle » in Dits et écrits II. 1976-1988. Paris : Gallimard, 2001. P. 443-464.
109
FOUCAULT, Michel. Naissance de la biopolitique. p. 255
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 40
Au début du XIXème siècle, la psychiatrie fait son apparition dans le domaine pénal à
propos d'affaires très spécifiques. Si jusque-là la médecine mentale avait été requise lorsque la
folie de l’accusé était évidente, elle est cette fois-ci amenée à se prononcer sur des cas de
“degré zéro de la folie”, sans précédents, ni délire, ni fureur. Ces cas correspondent à des
crimes graves (meurtres et cruautés), rares et domestiques (dans la famille, la maison, le
voisinage), considérés comme des crimes contre la nature. Il s’agit de juger de la pathologie
du monstrueux. Ce sont enfin des crimes sans raison, sans mobile immédiat, sans
intelligibilité évidente de l’acte. A partir d’eux apparaît la folie criminelle, invention par la
psychiatrie du XIXème siècle d'un crime qui serait tout entier folie, la monomanie homicide.
Les psychiatres ont revendiqué leur place dans les tribunaux, non pas en scrutant les signes de
la folie dans les délits, mais en fixant l’existence d’une folie spécifiquement criminelle.
Pourquoi les psychiatres ont-ils revendiqué cette fonction d’expertise dans la Justice, et cette
pathologisation du crime? Pourquoi renouer le lien entre contrevenant au droit et maladie
mentale?

C’est que, plutôt que d’une conquête ou d’une extension de son savoir, le psychiatre se
devait de légitimer une nouvelle modalité de son pouvoir : la psychiatrie a fonctionné au
XIXème siècle comme une hygiène publique. Le souci du “corps social” et de la “population”
amène le médecin à se poser comme un technicien en face des différents dangers sociaux : la
psychiatrie comme médecine du corps collectif. Ainsi, la monomanie homicide, montrant bien
qu’en son intensité dernière, la folie est crime, que ce crime est contre la nature et la société,
et que la folie est invisible jusqu’à ce que sa menace se réalise, permet à l’expérience du
psychiatre de prendre une fonction de veille, un rôle de vigile sur les signes prémonitoires de
tels actes. C'est déjà également l'établissement d'un lien entre traitement judiciaire d'un crime
et évaluation du risque représenté par un homme.

2) Le motif et le risque

De l'autre côté, pourquoi les magistrats ont-ils laissé entrer la psychiatrie dans leur
office ? Ce n’est pas vraiment que, dans l’intention du législateur, s’est glissé le souci de la
responsabilité pathologique. C’est plutôt que, dans la pratique de la punition et dans le sens
que le pouvoir politique raisonné a voulu lui donner, il s’agissait désormais de transformer le
criminel et non plus de punir le crime. Or, dans les cas qui nous occupent, la raison du
criminel est invisible, rendant impossible et insensée sa punition. En tant que spécialiste du
motif, le psychiatre est invité à se prononcer.
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 41
Paradoxalement, la détermination psychologique devient donc la marque de la
responsabilité de l’accusé. Plus l'accusé porte en lui, dans son histoire, dans son
comportement, dans ses relations sociales, la trace de phénomènes criminogènes et anormaux,
plus il sera responsable et puni en conséquence. À la jonction entre les mondes juridique et
médical, c’est la figure de l’homme dangereux qui naît. Vers la fin du XIX ème siècle, si la
monomanie a été abandonnée, la psychiatrie n’a pas pour autant quitté le tribunal. À travers
les notions de folie des instincts, ou bien de dégénérescence, la psychiatrie sa commencé à
soupçonner la pathologie dans toutes les infractions. La théorie juridique de la responsabilité
se perd entre la liberté et l’intelligibilité du criminel. La demande de réaction au crime se
confronte à la contradiction entre responsabilité légale et criminalité médicale.

Ainsi, l’école “d’anthropologie criminelle”, contre le droit pénal, demande une


dépénalisation du crime. Il s’agit de défendre la société contre le criminel, contre le danger
virtuel qu’il incarne, de faire taire ce droit du sujet et de l'arbitraire de la loi. Si cette
anthropologie semble avoir disparu au XXème siècle, certaines de ses formes et de ses thèses
ont sans doute percé dans la pratique pénale, en particulier à travers le droit civil. Avec
l’apparition de la notion d’accident, il s’agissait pour ce droit de formuler une responsabilité
sans faute, mais fondée sur la probabilité causale : la sanction ne punit pas mais protège
contre les risques. Reprise dans le droit pénal, cette logique consistera, non pas à punir la
faute du criminel, mais à réduire le risque qu’il représente de par son existence même. C’est la
notion de risque qui a finalement permis l’entrée de la criminologie dans le droit pénal.

3) Le juste et le vrai

Ce qu’on observe, c’est donc que le débat n’a pas été celui de la liberté, mais celui de
l’individu dangereux : son repérage, sa gestion dans l’échange entre droit pénal et médecine
psychiatrique. Si la pénalité contemporaine se fonde sur ce que font les individus, ne s’exerce-
t-elle pas de plus en plus sur ce qu’ils sont, sur leur nature ? Si la recherche de cette nature a
été fondée sur la volonté de changer, d'amender le condamné, elle semble revêtir par la suite
une tout autre fonction. Connaître le condamné, connaître psychologiquement le condamné,
est lié à un système de risque et de justice actuarielle. La criminologie se renforce à l'horizon
d'une pénalité néolibérale.

Il semble que la place du psychiatre ou du discours "psy-" en général soit désormais


acquise, et incontestée dans le tribunal. L’affaire Breivik est saisissante à cet égard. Il semble
que la justice ait tourné à vide devant cet accusé, image contraire de ce devant quoi la
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 42
psychiatrie était originairement invitée à se prononcer. À l’âge classique, elle venait valider
l’évidence de la folie. Plus tard, elle dépliait les motifs d’une folie criminelle pure, pour
finalement percevoir l’origine maladive de tous les crimes. Aujourd’hui, la psychiatrie a le
monopole du procès lorsqu’aucun signe de folie n’est perceptible, si ce n’est l’extrême gravité
des actes. Devant le discours de Breivik construit, argumenté, raisonnable (tout en étant
raciste et violent), chacun n’a de cesse de chercher la folie, de guetter dans les propos de
l’accusé la moindre incohérence, de fouiller jusqu’à ce que la passion se rende visible à elle-
même. Le tribunal semble s’être totalement transformé en examen psychiatrique, tâchant de
démêler l’alternative tragi-comique : l’emprisonnement perpétuel ou l’asile à vie. Au moment
où l'expertise psychiatrique et psychologique cesse le procès s'arrête aussi. Il ne s'agissait pas
de savoir si Breivik était responsable ou non, il s'agissait de savoir s'il était plus sûr de le
placer en prison ou à l'hôpital.

Prison et folie : le pénal oscille dans notre culture entre gestion scientifique et médicale
de la population et application d’une loi arbitraire, entre un acte de connaissance de l’accusé
et un acte de volonté de punir. L'avènement de la gouvernementalité néolibérale pourrait faire
poindre à l'horizon la domination assez radicale du discours criminologues, et non plus d’un
jeu stratégique de pouvoir entre discours de la responsabilité et discours médical.

Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 43


II. Réguler la peine

Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 44


I - La peine de gouverner
Le néolibéralisme invente donc une nouvelle manière de gouverner, de régler le
problème de la peine. Mais il pourrait s'agir de purs discours théoriques, n'ayant aucune
portée pratique sur notre époque. Au contraire, nous aimerions tenter dans cette partie de
décrypter la tendance induite par cette manière de penser le pénal, de percevoir les symptômes
de son avènement dans notre culture, dans notre droit, dans notre société. Il s'agit donc de
distinguer dans les pratiques politiques entre ce qui fut disciplinaire et ce qui advient comme
régulateur ou néolibéral. Il est nécessaire alors pour tester cette hypothèse d'accentuer cette
rupture que nous poursuivons dans la pénalité contemporaine : « la pénalité libérale rompt de
110
manière catégorique avec l'âge disciplinaire qu'avait décrit Michel Foucault ». La
gouvernementalité néolibérale induit une sortie de la discipline qu’il faut rendre visible.

Sortie des modalités disciplinaires à l'intérieur de la prison : les sanctions disciplinaires,


derniers vestiges du modèle éponyme, ont été conjointement 'procéduralisées', 'juridicisées',
codifiées par le décret du 2 avril 1996. En 1995, pour la première fois, un détenu obtenait gain
de cause dans un contentieux l'opposant à l'administration pénitentiaire. Même le prétoire
disciplinaire est transformé en 1996 en petit tribunal interne. La prison se dissipe comme lieu
où la discipline était assumée et légitime. Sortie encore du rôle que se représente la pénalité
pour elle-même : les sanctions disciplinaires ne sont plus prises aujourd'hui qu'au nom du
souci sécuritaire, du "maintien de l'ordre intérieur". C'est toute la dimension éducatrice,
correctrice qui disparaît des centres de détention. Les catégories néolibérales parviennent à se
déployer dans un univers profondément il-libéral : l'institution carcérale. Il faut donc voir dans
ces discours qui s'enracinent peu à peu dans le réel de la pénalité l'annonce d'une « véritable
révolution de la prison 111». Puisqu'il existe désormais d'autres types de peines, des
alternatives à la prison, cette dernière pose problème dans son existence même et dans sa
fonction : « ce programme d'évacuation conduit à se poser la question : à quoi et pour qui la
prison est-elle bonne ? 112». L'avènement de la peine régulatrice se fait sur le fond d'une crise
de la prison.

110
GARAPON, Antoine, GROS, Frédéric, PECH, Thierry. Et ce sera justice : punir en démocratie. Paris: Odile
Jacob, 2001, p. 242
111
Ibid. p. 243
112
Ibid. p. 167
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 45
Cette rupture ne semble pourtant pas s'apparenter à une révolution ou à un passage
brusque et immédiat d'un état à un autre. La pénalité néolibérale n'est pas encore instituée, elle
ne semble pouvoir, pour l'instant, que composer avec l'inertie qui la précède. « Cette utopie
dessine (…) une sortie hors du modèle disciplinaire 113». Sortir de la discipline, contre, mais
aussi avec les mécanismes disciplinaires. La pénalité, la prison ne se laissent pas
néolibéraliser si facilement ; le lourd héritage de la discipline oppose sa résistance et contraint
à des réaménagements, des agencements de pouvoir différents. « On a vu quelle était la part
des conceptions souverainistes du contrat social dans notre héritage pénal. Il faut préciser à
présent celle de l'État administratif dans notre héritage pénitentiaire 114». Il s’agit ici
d’étudier ce qui est difficilement laissé derrière soi, premier symptôme de l’exercice d’une
gouvernementalité nouvelle.

A - Le moindre État
« Tous ceux qui participent à la
grande phobie d’État, qu’ils
sachent bien qu’ils vont dans le
sens du vent 115».

Le néolibéralisme, c'est avant tout une méfiance envers l’État et son action. Il y a
toujours trop d’État.

« Ce qui est mis en question actuellement, et à partir d’horizons extrêmement nombreux, c’est
presque toujours l’État ; l’État et sa croissance indéfinie, l’État et son omniprésence, l’État et son
développement bureaucratique, l’État avec les germes de fascisme qu’il comporte, l’État et sa
violence 116».

Phobie d'État, qui devient doublement problématique en matière pénale. D'une part,
parce que la prison rappelle à outrance ce totalitarisme ou ce fascisme étatique, d'autre part,
parce que la pénalité est historiquement et juridiquement liée aux fonctions essentielles de
l'État (la justice comme fonction régalienne). Il y a ainsi une incompatibilité première à
surmonter entre cette raison du moindre État néolibérale et le système pénal tel qu'il a

113
Ibid. p. 144
114
Ibid. p. 196
115
FOUCAULT, Michel. Naissance de la biopolitique. p. 197
116
Ibid. p. 192
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 46
fonctionné. Problème que l'on pourrait formuler ainsi : comment amoindrir l’État à l'intérieur
de la pénalité ? Ou bien comment faire fonctionner un système pénal sans renforcer l’État ?

1) Un acteur à surveiller

Moindre État tout d'abord par le droit. Un double regard juridique se pose sur un État
objet et potentiellement fautif. Regard intérieur du droit public qui n'hésitera plus à
condamner le souverain. Dans son arrêt Marie du 17 février 1995, rendu par l’assemblée du
contentieux, le Conseil d’État a admis la recevabilité d’une requête d’un détenu contre une
sanction disciplinaire prise contre lui et a annulé cette sanction 117. Un peu partout en Europe,
le même mouvement s'engage. La prison n'est plus une limite extérieure au droit national.
Regard extérieur du droit étranger, et de l'Europe (CEDH118) en particulier, qui au nom des
droits de l'Homme a pu s'interposer entre le prisonnier et l’État qui l'enferme. L'administration
pénitentiaire de l’État connaît un contrôle a posteriori sur ses actions disciplinaires sur les
détenus : l’État peut être jugé pour son traitement du prisonnier.

Moindre État par le désengagement que l’État lui-même opère dans son rôle pénal.
Dans la théorie néolibérale, il s'agit pour l’État de garantir un jeu économique. « L’État se
limite au seul rôle de prestataire de règles pour un jeu économique dont les partenaires sont
les entrepreneurs 119». Ainsi, il faut bien voir que ces solutions alternatives aux peines
classiques, c'est-à-dire à la prison, consistent avant tout à entamer ce lien pénal unilatéral
entre l’État et le condamné. Que ce soit dans les alternatives à la poursuite judiciaire
(orientation du délinquant vers une structure sanitaire sociale ou professionnelle, réparation,
médiation pénale, composition pénale) ou bien dans l'alternative à la peine de prison (sursis,
TIG, Jour-amendes, aménagements de peine), il semble que c'est bien cette confrontation
individu-État qui est évitée ou contournée. Fonder une pénalité qui se passe de l'action
étatique. À ce face-à-face succède la volonté de multiplier les intervenants dans la procédure
pénale. L’État ne doit plus avoir le monopole de la pénalité.

117
Conseil d’Etat, http://www.conseil-etat.fr/fr/discours-et-interventions/le-controle-de-ladministration-
penitentiaire-par-le-juge-administratif.html
118
Cour Européenne des Droits de l’Homme
119
GARAPON, Antoine. La Raison du moindre Etat : le néolibéralisme et la justice. Paris : Odile Jacob, 2010.
p. 29
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 47
2) Un dessaisissement volontaire

Pourtant, « la désacralisation ne s'accompagne pas d'une déflation de l’État


pénal 120», et nous devrions même parler quantitativement d'inflation. C'est que, cet
avènement du moindre État ne doit jamais être pris comme un retrait contraint de l’État
(devant une concurrence multiforme, intérieure et extérieure), mais plutôt comme un acte
positif de mise en place de mécanismes concurrentiels par l’État. Le pouvoir étatique ne se
retire pas : il se pose en régulateur des autres pouvoirs. Ainsi, la justice « se contente de
121
stimuler les capacités de négociation et de conciliation de la société civile ». État stratège,
État de régulation pénale, mais surtout pas, surtout plus État engagé lui-même dans la peine.
L’État, « synthèse inattendue entre action sécuritaire et relance activiste du marché 122
». La
dispersion de l’État se manifeste par le phénomène longuement étudié d’effritement de
l’institution en général. « On cherche une forme de pénalité qui ne passerait pas par la mise
en institution des individus 123».

L'adoucissement de la vie des condamnés, et l'adoucissement des peines au sens le plus


pratique, doit être compris comme un fondamental contournement de l'autorité. L’État s'est
auto-contraint à obéir aux standards internationaux du respect d'une certaine humanité. Ainsi,
il faut noter que les différentes modernisations que l'univers carcéral et la pénalité ont subies
ces dernières années, tendant à former cette "peine neutre", ont été réalisées principalement
par voie réglementaire, c’est-à-dire par le pouvoir exécutif. Ce n'est pas l’État dans sa
puissance qui aurait été dessaisi de son monopole par un extérieur doux et humaniste : c'est
l’État lui-même qui réaménage son pouvoir de l'intérieur. En cela, l’État change sa propre
définition. « L’État n’a pas d’essence, l’État ce n’est pas un universel, l’État ce n’est pas en
lui-même une source autonome du pouvoir. (…) L’État, ce n’est rien d’autre que l’effet
mobile d’un régime de gouvernementalité multiple 124». Le rêve néolibéral de la peine neutre
est celui « d'un gouvernement sans l’État 125», c’est-à-dire d'une intervention sur le marché de

120
GARAPON, Antoine, GROS, Frédéric, PECH, Thierry. Et ce sera justice : punir en démocratie. p. 147
121
Ibid. p. 150
122
FOESSEL, Michaël. Etat de vigilance : critique de la banalité sécuritaire. Paris : Le Bord de l’eau, 2010. p.
61
123
BRODEUR, Jean-Paul. «Alternatives à la prison: diffusion ou décroissance du contrôle social ? Une entrevue
avec Michel Foucault». Criminologie. 1993, vol. 26, n°1. p. 13-34. Disponible sur :
http://dx.doi.org/doi:10.1522/24860700 p. 11
124
FOUCAULT, Michel. Naissance de la biopolitique. p. 79
125
GARAPON, Antoine, GROS, Frédéric, PECH, Thierry. Et ce sera justice : punir en démocratie. p. 215
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 48
l’illégalisme qui se passe de cette confrontation épuisante avec le contrevenant au droit.
L’État néolibéral, c'est celui qui se reconnaît parfaitement dans l'analyse de la politique en
tant que gouvernance. Action politique multilatérale, sortie de ce modèle qui demandait à
l’État de s'engager dans la peine, dispersion du monopole de la violence légitime dans une
gouvernance, un gouvernement qui régule des flux de délinquance, des flux de crime,
gommage de toute ressemblance avec le totalitarisme.

« Le néolibéralisme n’est pas un nouveau visage du totalitarisme ; il en serait plutôt son exact
opposé. Le totalitarisme se caractérise par l’arbitraire ? Tout le libéralisme est centré sur l’anticipation,
sur la nécessité de rendre toute action prévisible. Le totalitarisme se distingue par sa violence sur les
corps ? Le libéralisme a, au contraire, le souci du bien-être. Le totalitarisme méprise le droit et asservit
les juges ? Le néolibéralisme fait du droit privé sa véritable constitution et du judiciaire une forme de
gouvernement. Le totalitarisme écrase l’individu ? Le néolibéralisme magnifie la liberté et
responsabilise l’individu, à l’excès parfois. Le totalitarisme reposait sur une bureaucratie d’État
irresponsable et improductive ? Le néolibéralisme n’a de cesse que de la réduire à son minimum. Le
totalitarisme est une nostalgie de l’unité ? Le néolibéralisme pousse la division à son paroxysme en
atomisant le monde en autant d’individualités 126».

3) L’État aveugle

Dans la théorie politico-économique du néolibéralisme, le bien commun n'est pas un


objectif en soi. Il n'est pas nécessaire de le dégager, ni de le construire. Le néolibéralisme n'est
pas un telos politique déterminé. Plus encore, aucun agent économique ne doit chercher le
bien collectif. « L’économie est une discipline athée 127». Car pour le néolibéral se cache
toujours une économie totalitaire derrière la finalité politique : un tout qui aliène l'individu
différencié. Mais si l’État ne saurait agir en vue d'un effet, ce n'est pas seulement une question
morale, c'est surtout une question pratique. L’État ne doit pas gouverner vers un bien commun
parce qu'il ne le peut pas, et s'il ne le peut pas c'est parce qu'il est impossible de tout voir et de
tout prévoir. À l'utopie benthamienne du panoptique succède l'abstraction économique de
l’an-optique : principe d’invisibilité du monde, horizon d'une société économique opaque et
in-totalisable.

C'est que dès l'origine, en fondant l’État sur l'économie, en ne donnant à l’État qu'un
fondement, des moyens et une portée économiques, le néolibéralisme enracine le souverain
dans un nihilisme du projet commun. « L’économie est une discipline qui commence à

126
GARAPON, Antoine. La Raison du moindre Etat : le néolibéralisme et la justice. p. 223
127
FOUCAULT, Michel. Naissance de la biopolitique. p. 285
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 49
manifester non seulement l’inutilité, mais l’impossibilité d’un point de vue souverain, d’un
point de vue du souverain sur la totalité de l’État qu’il a à gouverner 128». État aveugle,
tâtonnant, État volontairement incapable et sans illusion sur la portée de son regard, État
conscient de sa ligne d'horizon.

B - L’agonie de la politique
« La raison néolibérale (…) est dans ce
sens-là une philosophie politique de la
sortie de la politique 129».

Déchéance de l’État, déchéance du souverain en tant que volonté pure et arbitraire. Le


moindre État est à la fois cause et symptôme d'un changement plus général porté par l'horizon
néolibéral : l'agonie de la politique. La gouvernementalité néolibérale s'accompagne en
premier lieu d'une volonté de neutraliser la peine, c’est-à-dire de la vider de son contenu
politique, agonistique, conflictuel. Il faut que la peine soit économique, c’est-à-dire pacifiée.
Neutralisation de la peine qui signifie ainsi la disparition de la politique pénale, de la décision
volontaire ou engagée. La pénalité comme choix politique est conjurée, remplacée,
neutralisée. Disparition néolibérale d'une volonté politique qui, dans sa logique propre, est la
source de tous les dangers de l'État. La logique de la peine neutre « se représente la société
qui punit comme un corps sans tête, un dispositif de régulations froides et abstraites 130».
L'invocation de Kafka apparaît tout à fait pertinente. « Regardez-moi cette machine (…).
Jusqu'à présent, il fallait la servir, maintenant, elle fonctionne toute seule 131».

1) Le conflit et le multiple
Tout d'abord, au niveau politique et étatique, la pénalité et la prison ne sont plus
définies clairement dans la réalisation d'une mission politique. Toutes les fonctions de la
prison et du pénal seront mentionnées sans ordre ni préférence.

« L'accumulation des fonctions y prend le pas sur la hiérarchie des aspirations comme si, dans un
climat d'équivalence morale des convictions et d'apaisement progressif des clivages politiques, toute

128
Ibid. p. 286
129
GARAPON, Antoine. La Raison du moindre Etat : le néolibéralisme et la justice. p. 61
130
GARAPON, Antoine, GROS, Frédéric, PECH, Thierry. Et ce sera justice : punir en démocratie. p. 215
131
KAFKA, Franz. « La colonie pénitentiaire » in Œuvres complètes, tom 2, trad. A. Vialatte. Bibliothèque de
la Pléiade, p. 304-334. Paris : Gallimard.
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 50
option claire (sécurité, rétributive, corrective, éducative...) était devenue tout simplement
injustifiable 132».

Tout se passe comme si, puisque la décision arbitraire, c'est-à-dire politique, est
illégitime, les missions doivent être mises en concurrence les unes avec les autres. « De sorte
que la mise en concurrence de principes également respectables induit un discours général
133
sur la peine qui se vide de toute substance spécifique ». Poser la question du "punir pour
quoi ?" n'est plus politique, n'est plus légitime. Puisque la peine est déterminée en vérité et
non plus en droit, puisque la peine s'inscrit dans un jeu économique d'incitation et de
régulation rationnelle et mathématique, comment pourrait-il rester une question politique du
pénal ? Signe de cet effacement du politique, la disparition du conflit : « toute la conflictualité
politique (…) épongée par la délibération juridictionnelle 134». S'il se fonde sur une
concurrence accrue entre les acteurs économiques, s'il est impossible pour lui d'entrevoir une
totalité de la société, le néolibéralisme pénal est associé cependant à un phénomène
d'affadissement du conflit. Tout le conflit politique, tout l'agon propre au politique sont
comme récupérés, redisposés dans une concurrence entendue, une délibération procédurale,
qui correspond finalement à un consensus général à dégager. « Le néolibéralisme a horreur
du conflit 135».

Faire cesser la politique commence paradoxalement par un phénomène d'accroissement


de la pluralité. Multiplier les points de vue, distribuer les décideurs, diversifier les sources de
légitimité du discours. Les institutions pénales semblent devenir des lieux ouverts aux
influences multiples comme pour briser la possibilité d'un discours politique unique.
Indépendance de la médecine dans la prison en 1994, entrée des avocats, privatisations des
missions qui ne sont pas exclusivement sécuritaires... À l'intérieur de la prison, le prétoire
disciplinaire est remplacé par un tribunal interne ou la pluralité des avis sera gage de la
justesse de la sanction. La voix unique, la voix politique d'une volonté qui se fait souveraine
fait peur : il faut qu'elle disparaisse. Les alternatives à la prison brisent le monopole carcéral :
les moyens de punir sont désormais multiples, diversifiés, équivalents et en concurrence. Ils
ne sont plus le reflet d'une certaine vision de la société, d'un idéal politique déterminé, fondé
dans la naissance d'une volonté politique (au cours d'une élection ou de n'importe quelle autre

132
GARAPON, Antoine, GROS, Frédéric, PECH, Thierry. Et ce sera justice : punir en démocratie. p. 163
133
Ibid. p. 165
134
Ibid. p. 206
135
GARAPON, Antoine. La Raison du moindre Etat : le néolibéralisme et la justice. p. 24
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 51
technique de formation d'une souveraineté). « Le néolibéralisme congédie tout horizon
externe, toute raison de surplomb, toute vision d’ensemble (considérés comme
idéologiques)136». Agonie de la politique par diversification et contre-agglomération des
volontés.

2) L’auteur et la responsabilité

De façon générale, c'est la procédure juridique qui semble s'être glissée entre la
volonté et la pénalité. La tendance générale du droit pénal consiste ainsi à transférer les
compétences du politique vers le judiciaire. Les libérations conditionnelles des détenus
condamnés à des peines supérieures à cinq ans, auparavant du ressort du ministre de la
Justice, reviennent désormais au juge ou à la juridiction régionale de l'application des peines.
Les alternatives à la prison comme la médiation ou la composition pénale se fondent
précisément sur la disparition de l’État dans la procédure pénale : il faut que la justice
s’autorégule, il faut que les conflits s’autorégulent et que la puissance publique n’ait qu’à
observer et changer parfois une règle du jeu. Transfert de prérogatives de la souveraineté
politique vers la procédure judiciaire, disparition de l’État auteur et responsable de la loi.

Il s’agit donc d’une mécanique, d’une autorégulation des institutions par le droit.
L'institution carcérale est incitée régulièrement et de plus en plus à se doter de mécanismes de
contrôle sur elle-même : contrôle par le juge, contrôle des lieux de privation de liberté,
contrôle par l’Europe, contrôle par le regard médiatique. Ce discours de transformation de la
137
pénalité repose sur le « rêve procédural d'un navire autogouverné ». Ce que la nouvelle
institution pénale rechercherait, c'est une régularité spontanée. « Elle est dominée par la
recherche de régulation impersonnelles 138». Cet idéal cybernétique se fonde sur une
économie du droit : « La main invisible du droit 139». Le procéduralisme « se demande plutôt
comment a été prise la décision de faire ou de ne pas faire mal, et si ce mode de décision était
organisé de telle sorte qu'aucune position particulière ne puisse arbitrairement l'emporter sur
les autres 140». Dans la prison, lieu de l'arbitraire par excellence, la méfiance vis-à-vis de
l'imposition de la volonté commence à se faire sentir, laissant derrière elle le cadavre d'une

136
Ibid. p. 24
137
GARAPON, Antoine, GROS, Frédéric, PECH, Thierry. Et ce sera justice : punir en démocratie. p. 207
138
Ibid. p.144
139
Ibid. p.144
140
Ibid. p. 194
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 52
certaine manière de réaliser une politique publique et de faire le droit. « Comme une règle du
jeu, ce droit n’a pas d’auteur 141». Le procéduralisme dessine la fin de la politique, en ce sens
que le processus décisionnel n'est plus fondé sur la volonté souveraine, que ce soit au niveau
de l’État ou au niveau du quotidien de l'institution carcérale.

Et par conséquent, c'est aussi la fin d'une certaine éthique. Il faut noter un mouvement
de déresponsabilisation, ou plutôt de multiplication d'une infime responsabilité individuelle.
« Les décisions ne sont plus imputables à quiconque en particulier, mais à une chaîne de
142
fonctions organisées par les formes et les fictions du droit ». Chacun n'étant responsable
que de sa participation à la chaîne décisionnelle, la responsabilité finale n'incombe finalement
qu’à la machine, le processus ou le procès qui lui donne mouvement. « La justice comme
redistribution, comme finalité est rejetée hors champ ; elle n’est pas disqualifiée en tant que
telle mais elle est relocalisée dans l’individu, dans ses préférences, diminuée dans une
volonté nécessairement particulière 143». Agonie d'une possible finalité éthique de la politique
pénale, puisqu'elle n'est finalement que la résultante d'un système des infimes responsabilités
individuelles.

3) Le risque et la régulation

Pourquoi cette pacification-neutralisation politique ? Nous l'avons vu, la


gouvernementalité néolibérale correspond à une économie du politique. Économie dans les
deux sens, c’est-à-dire application d'une systématique économique à des domaines qui lui sont
extérieurs, et retenue, surveillance de la dépense de cette énergie politique néfaste. « La grille
économique va pouvoir, doit pouvoir permettre de tester l’action gouvernementale, jauger sa
validité, permettre d’objecter à l’activité de la puissance publique ses abus, ses excès, ses
inutilités, ses dépenses pléthoriques 144». Disparition de la politique par la substitution du
rapport économique et probabiliste, subordination du politique et de sa logique propre à un
premier souci et un premier langage de l'économie. Dans le gouvernement néolibéral, il ne
s’agit pas d’affirmer ou de donner sens à une politique pénale, il s’agit toujours de réguler un
ensemble de flux et de risques criminels. « Un grand nombre des questions soulevées par la

141
GARAPON, Antoine. La Raison du moindre Etat : le néolibéralisme et la justice. p. 29
142
GARAPON, Antoine, GROS, Frédéric, PECH, Thierry. Et ce sera justice : punir en démocratie. p. 212
143
GARAPON, Antoine. La Raison du moindre Etat : le néolibéralisme et la justice. p. 25
144
FOUCAULT, Michel. Naissance de la biopolitique. p. 252
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 53
prison relèvent de la gestion des risques 145». Cette question du sens de la peine, la question
profondément aporétique que pose le criminel à la société politique, agonise.

« Le projet néolibéral, c’est de faire fonctionner une société toute seule, sans
l’intervention d’une quelconque direction politique, comme une voiture dont le mécanicien
serait aussi le pilote 146». Il ne faudrait pourtant pas considérer la gouvernementalité
néolibérale comme un accord de fait, ou comme un consensus permanent autour d’un
fonctionnement parfait. En son sein, la pénalité néolibérale génère ses propres débats, ses
propres alternatives. Il s’agit pour elle de neutraliser le conflit politique, mais à l’intérieur
d’une problématique néolibérale, d’un questionnement régulateur : «n'y a-t-il pas
inadéquation, sinon malentendu, entre une logique quantitative, soucieuse de gérer des flux et
147
de désengorger les prisons, et une logique judiciaire indifférente à la statistique ? » En
d'autres termes, la logique micro et le système macro du néolibéralisme entrent-ils en
contradiction ? Ce qu’il faut voir, c’est que ce n’est qu’à partir d’une logique des flux que
pourra se poser une critique acceptable aux politiques pénitentiaires. Tout se passe comme si
ce n’était qu’à partir d’une autre régulation que l’on pouvait mettre en cause une première.
Réguler le processus pénal (le flux du procès) ou réguler le système carcéral (le flux de
prisonniers), toujours réguler.

« Quelles que soient les politiques pénitentiaires envisagées, toutes courent le risque de se
heurter à un obstacle majeur : l’augmentation du nombre d’incarcérations. Aucune administration
pénitentiaire n’a la maîtrise des flux de détenus, ni à l’entrée ni à la sortie. Toute politique pénitentiaire,
qu’elle soit idéaliste ou réaliste, peut être rendue inapplicable par une trop forte augmentation du
nombre de détenus148».

C’est dans ce souci du numerus clausus, du nombre de prisonniers, que s’est enracinée
la grande alternative pénale : sévérité de la régulation du crime ou rigueur de la régulation des
prisons. Et dans tous les cas, la réponse fonctionne en termes de régulation du comportement
de la justice : peine-plancher ou sensibilisation aux peines alternatives à l'emprisonnement.
Agonie politique dans son surcodage régulateur, politique-économique, débat de
démographes.

145
COMBESSIE, Philippe. Op. cit. p. 108
146
GARAPON, Antoine. La Raison du moindre Etat : le néolibéralisme et la justice. p. 237
147
GARAPON, Antoine, GROS, Frédéric, PECH, Thierry. Et ce sera justice : punir en démocratie. p. 209
148
Ibid. p. 213
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 54
C - Conjurer la violence
Phobie d’État, phobie du politique : en amont de ces craintes se tient comme une
angoisse fondamentale de la gouvernementalité néolibérale, quelque chose qui doit alors
renier l’appareil disciplinaire et la souveraineté politique, quelque chose qui prend la forme
d’une phobie de la violence. C’est à partir de ce souci de la violence qu’a pu émerger et se
construire une pratique régulatrice sur le carcéral.

1) Esquive du corps à corps

Souci de la violence du criminel contre la victime (le souci sécuritaire), souci parallèle
de la violence du système pénal contre le condamné (le souci humanitaire). Ce qu'il y a peut-
être d'essentiel dans la gouvernementalité néolibérale, et qui apparaît dans toute son évidence
dans son rapport à la pénalité, à la prison, à la sécurité, c'est la volonté de conjurer la violence
où qu'elle se trouve et à tout prix, « d'éviter le corps à corps 149». Puisqu'il reste évident qu'il
faut punir, on punira sans mal, on punira sans violence : « on cherche à punir l’individu
autrement que par cette espèce de prise de corps 150». Souci néolibéral du contact avec la
peau, du contact avec un corps qui renfermerait trop de périls, un corps qui porterait en lui le
signe inadmissible de la vulnérabilité. Crainte de la corporalité, crainte de la douleur charnelle
qui renverrait au pouvoir son insupportable reflet. Il faut se passer du corps, il faut le
contourner.

À l'intérieur de la prison, diverses inventions récentes mettent au jour ce nouveau


« souci de ne pas toucher 151
». De manière générale, l’alternative à la prison, ce souci de ne
plus enfermer nécessairement, de trouver ailleurs d’autres moyens de punir plutôt que de
localiser ce corps, d’être forcé à en gérer la présence, prend racine dans cette esquive du corps
condamné. Les badges électroniques permettent aux surveillants de ne plus avoir à fermer une
porte, ne plus avoir à enfermer quelqu’un. L'intérieur de la prison se transforme. Le projet de
la peine neutre consiste à « raréfier les occasions de face à face entre surveillants et
détenus 152» à travers, par exemple, la gestion informatisée des détenus : innovation technique
pour une pacification, une neutralisation des rapports entre l’administration et le prisonnier.

149
Ibid. p. 215
150
BRODEUR, Jean-Paul. Op. cit. p. 12
151
GARAPON, Antoine, GROS, Frédéric, PECH, Thierry. Et ce sera justice : punir en démocratie. p. 221
152
Ibid. p. 221
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 55
De même, les contrôles informatisés (des passages de portes, des permissions, des visites...)
neutralisent ce corps à corps trop violent entre le carcéral et son hôte. La gouvernementalité
néolibérale, rompant avec l’esprit disciplinaire, permet l’émergence d'une « culture qui
invalide l'exercice de toute contrainte sur autrui 153».

2) Conjurer la guerre, conjurer l’autorité

La gouvernementalité néolibérale a la phobie de la violence, et en particulier de la


violence étatique. C’est dans ce dilemme qu’elle est plongée lorsqu’elle observe la prison.
Évitement/conjuration d’une violence directe et visible. L’ouverture nécessaire de la prison au
regard d’une gouvernementalité de la transparence a rendu la fonction guerrière de la prison
trop visible : l’insupportable guerre entre l’institution et le condamné, l’Autre du projet
néolibéral. « Quand l’État intervient directement pour éliminer ses ennemis de l’extérieur (la
guerre) ou de l’intérieur (la prison), il n’y a plus de tiers et donc plus de droit 154». C’est
donc dans le tiers et dans le droit que l’exorcisme de la violence s’accomplira. La prison
devient le lieu de débats contradictoires, où les droits de la défense sont respectés.

Cette conjuration de la violence se fait toujours "au nom de l'Homme". La défense du


sujet de droit interdirait au pouvoir « de lui faire violence, de le soumettre de force à des
valeurs qui ne seraient pas les siennes 155». C'est la violence en général qui est toujours
contournée dans cette anthropologie particulière, qu'elle soit violence du corps ou de la
décision : la violence comme imposition arbitraire au sujet autonome. Conjurer la violence du
discours autoritaire, telle est la mission d’un État fondé sur une anthropologie économique
réfractaire à la planification. Mais il faudrait peut-être ici inverser ce rapport des droits du
sujet et de la conjuration de la violence : le pouvoir ne vient pas butter contre quelque chose
d'extérieur à lui que seraient les droits du sujet. Il faudrait plutôt voir que ce sont les droits du
sujet qui fonctionnent comme tactique dans une conjuration générale de la violence, dans ce
nouveau type de pouvoir régulateur.

Pour éviter la violence, le néolibéralisme réoriente les pulsions humaines. Il pacifie les
rapports humains en déplaçant la guerre vers un état de conflit permanent mais sans
importance : la concurrence économique. On parle aujourd’hui souvent d’une augmentation

153
Ibid. p. 221
154
COMBESSIE, Philippe. Op. cit. p. 92
155
GARAPON, Antoine, GROS, Frédéric, PECH, Thierry. Et ce sera justice : punir en démocratie. p. 219
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 56
de la violence, mais n'est-elle pas seulement devenue plus intolérable? La violence, c’est
d’abord un risque, c'est-à-dire un élément quantifiable et prédestiné. La violence renvoie à un
symptôme nosologique, une causalité naturelle qui dédouane finalement chacun de toute
responsabilité politique, tant l’État que l’individu. Il ne reste que la machine économique à
faire tourner sans heurt. La violence n'est plus qu'un désir indésirable, une anomalie dans la
grande rationalité néolibérale. Traitée ainsi, la révolte de l'homme violent est impossible : il a
été entièrement compris et jamais affronté.

3) Anesthésie et déculpabilisation

La finalité de cette peine neutre consiste à « faire en sorte que celui contre qui s'exerce
la violence légitime de la peine ne soit la victime de personne 156». Souci éthique d’un
pouvoir qui se refuse à faire des victimes, qui se refuse à intervenir directement sur le corps
social, sur le corps économique, sur le corps du prisonnier. Terrorisé par tout contact charnel,
autiste presque, la gouvernementalité néolibérale culpabilise à la moindre souffrance. «La
déculpabilisation de la violence qui était jadis assurée par des rituels collectifs l'est
aujourd'hui par la procédure 157». La peine de mort elle-même, malgré son apparence de
maintien d'un pouvoir souverain, fonctionne en réalité comme une fine entreprise hygiénique,
kafkaïenne et comme vidée de sa violence. (Il faut voir, par exemple aux États-Unis, toutes
ces précautions qui sont prises pour que tout le drame se joue dans la plus grande sérénité).
Les nouveaux mécanismes pénaux forment une machine à produire « la fiction d'une mort
sans auteur 158
». Cette analyse dépasse celle de la peine de mort : c’est l’ensemble de la
pénalité qui est plongée dans une nécessaire anesthésie.

La justice cherchera de plus en plus une peine coproduite entre elle et le condamné -
politique d'incitation judiciaire. Ainsi, en 1998, le Code de procédure pénale se voit ajouter la
disposition suivante : « les personnes condamnées à un suivi socio-judiciaire comprenant une
injonction de soins, et qui refusent de suivre un traitement pendant leur incarcération, ne sont
pas considérées comme manifestant des efforts sérieux de réadaptation sociale159 ». Le suivi
socio-judiciaire n’est donc pas une obligation, il n’est pas l’imposition faite au prisonnier de
s’amender : il ne fonctionne que comme recommandation. Seulement il n’est pas non plus

156
Ibid. p. 211
157
Ibid. p. 212
Ibid. p. 213
159
Article 721-1 du Code de procédure pénale, modifié par la loi n° 98-468 du 17 juin 1998, article 6
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 57
dépourvu d’effet de pouvoir, car ces "efforts sérieux de réadaptation sociale" sont nécessaires
à l’obtention d’un aménagement de peine, ou plus simplement à la sortie de prison après avoir
purgé sa peine (à ne pas subir une détention préventive). Technique discursive du code qui
prend le relais des techniques disciplinaires d’amendement du condamné. À travers ce type de
régulation pénale par incitation, c'est l'imposition de la volonté qui est esquivée : la
participation du condamné à sa peine sera garante de sa non-agression. « Ce sont des peines
qui n’entraînent pas de souffrance physique, et qui doivent entraver le moins possible la
mobilité de l’individu, ne pas gêner ses mouvements, en bref qui doivent le contenir sans
l’exclure 160». On n’a plus besoin de le punir puisqu'il se punit tout seul. On ne pourra plus le
plaindre puisque c'est lui qui a choisi sa peine.

160
GARAPON, Antoine. La Raison du moindre Etat : le néolibéralisme et la justice. p. 140
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 58
II - La mécanique du pouvoir

A - Droit et procédure
La gouvernementalité néolibérale entre dans la prison à partir du problème du droit,
problème directement impliqué par sa conception économique de la société. La société
d’entreprise, société dans laquelle tout acteur est l’entreprise de lui-même, implique une
disposition juridique.

« Plus vous multipliez l’entreprise, plus vous multipliez les entreprises, plus vous multipliez les
centres de formation de quelque chose comme une entreprise, plus vous forcez l’action gouvernementale
à laisser jouer ces entreprises, plus bien entendu vous multipliez les surfaces de friction entre chacune de
ces entreprises, plus vous multipliez les occasions de contentieux, plus vous multipliez aussi la nécessité
d’un arbitrage juridique. Société d’entreprise et société judiciaire, (…) ce sont les deux faces d’un même
phénomène 161».

Seulement le droit pénal ne saurait fonctionner de la même manière qu’il a fonctionné


dans une gouvernementalité souveraine (la raison d’État) ou disciplinaire (l’indication de la
loi sur la norme). À partir du moindre rôle que l’économie politique néolibérale prête à toute
institution, le droit lui-même se transforme et transforme la société. Il s’agit de percer cette
« redéfinition de l’institution juridique et des règles de droit qui sont nécessaires dans une
société régulée à partir et en fonction de l’économie concurrentielle de marché : le problème,
en gros, du droit 162». La pénalité reste un droit qui s’exerce, mais qui subit une inflexion dans
la logique de la gouvernementalité néolibérale : un droit pénal qui s’exerce différemment.

1) Le complexe économico-juridique

Inflexion, tout d’abord, de la fonction du droit vis-à-vis de l’économie, ou de leur


relation réciproque. Désormais, « le juridique informe l’économique 163». Ce n’est plus
exactement dans l’économie que le juridique se fonde et trouve son régime de véridiction, ou
plutôt, ayant déjà intégré en son sein les principes économiques, le droit s’enroule autour
d’elle : il faut parler d’un ordre économico-juridique. Le grand souci juridique de l’après-
guerre, souci porté par les auteurs néolibéraux, mais pas seulement, c’est l’État de droit. État
de droit qui s’oppose à l’État de police, État de droit comme principe et garantie contre le

161
FOUCAULT, Michel. Naissance de la biopolitique. p. 155
162
Ibid. p. 166
163
Ibid. p. 168
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 59
totalitarisme. L’État de droit, c’est la possibilité de recours contre la puissance publique, c’est
la possibilité technique d’un arbitrage entre l’individu et l’État. Là où le néolibéralisme va
plus loin, c’est qu’il se propose d’« introduire les principes généraux de l’État de droit dans
la législation économique 164». L’État de droit est le modèle sur lequel se fonde la rationalité
gouvernementale néolibérale dans les domaines d’intervention de l’État. « Il ne pourra y
avoir d’interventions légales de l’État dans l’ordre économique que si ces interventions
légales prennent la forme, et prennent seulement la forme, de l’introduction de principes
formels 165». Principe de non-intervention directe, planiste de l’État dans l’économie, souci de
l’économie qui place autour du droit une limite de principe, une limitation formelle.

Aligner le droit étatique sur l’économie, et finalement limiter l’économie étatique du


droit en général. Ainsi naît dans le droit une série de principes de législation garantissant la
lisibilité du droit dans une économie de l’information. Principe par excellence de ce modèle :
la sécurité juridique, c’est-à-dire ce souci d’adapter le droit au système d’anticipation-réaction
de ses usagers-entreprises. L’État s’autocensure, se refuse à corriger le droit en fonction de
ses effets. Le droit se limite à fixer un cadre à l’intérieur duquel l’agent économique fait ses
choix.

« Tout ceci redessine la règle de droit comme une règle du jeu. Le sujet entrepreneur attend en
effet que l’intervention juridique de l’État se borne à lui fournir une règle du jeu qui lui permette de se
conduire comme un être rationnel, c’est-à-dire de maximiser son utilité. L’action pour cette raison
néolibérale prend le sens d’un jeu 166».

La règle d’un jeu et non le rendu de la justice. « Un jeu d’entreprises réglé à l’intérieur
d’un cadre juridico-institutionnel garanti par l’État 167». L’État n’intervient donc dans
l’économie que par la loi, il pratique un interventionnisme, mais exclusivement juridique. On
comprend alors que le renouveau économique néolibéral entraîne immédiatement une
croissance de la demande judiciaire, et sa redéfinition.

2) La fonction du droit

Dans le modèle néolibéral, l’État est donc supposé surveiller le jeu économique qui se
déroule sous ses yeux. Dans la critique classique du néolibéralisme et de l’action juridique de

164
Ibid. p. 176
165
Ibid. p. 177
166
GARAPON, Antoine. La Raison du moindre Etat : le néolibéralisme et la justice. p. 28
167
FOUCAULT, Michel. Naissance de la biopolitique. p. 178
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 60
l’État, on entendra souvent le reproche d’emballement législatif. Plutôt que de dire que le
parlement et le droit s'emballent ou se précipitent, il faudrait dire qu’ils changent de rapport
au temps. Ce n'est pas une accélération de la production de lois, c'est un flux tendu de lois à
obsolescence possible et prévisible en fonction d'une demande variable. « La massification
des affaires, d’une part, et le reproche lancinant de lenteur, de l’autre, ont obligé la justice à
se penser en terme de flux 168».

Mais ce n’est pas qu’au niveau étatique ou gouvernemental que cette redistribution
juridique a lieu. Elle trouve ses techniques concrètes d’existence dans les pratiques juridiques,
dans les lieux d’exercice réel du droit, impliquant un renouveau des lieux, des institutions de
justice dans leur rôle et dans leur fonctionnement concret. Le droit se redistribue autour d’un
principe et d’un telos économiques : il s’agit de « faire des tribunaux beaucoup plus que par
le passé les organes de l’économie 169». Le droit prend une certaine autonomie vis-à-vis de ce
politique relâché. Puisque le droit fonctionne de plus en plus tout seul sans être désormais la
voix d'une volonté souveraine et a priori, il acquiert en même temps une forme de
performativité. C'est-à-dire que le juge n'est plus seulement le répétiteur de la loi, il est
l'arbitre créateur de l'équilibre concurrentiel. « Juger ne serait plus de l'ordre du constat, mais
de l'ordre de l'action 170 ». Le juge entre dans le jeu de l’enforcement.

3) Un dispositif pratique : le procéduralisme

L’inflexion néolibéralisante du droit pénal ne se fait pas de manière souveraine par une
politique générale, mais justement par une forme d'autonomie conférée au droit, une
mécanique infime et pratique : le procéduralisme. La procédure c'est la tactique néolibérale de
la prise de décision. La justice n'est pas finale, ni substantielle, elle est procédurale et
technicienne. Le procéduralisme permet l'entrée du néolibéralisme dans la prison. On pourrait
faire l’analogie entre, d'une part, le rêve des Lumières et la discipline carcérale, et d'autre part
le rêve de la peine neutre et ce procéduralisme extrême.

Procédure ou procès au sens strict, la justice et sa peine ne sont plus sanction mais
étalement dans le temps ou dans un univers dynamique, ni volontaire ni arbitraire. « De la
même manière que le marché organise une compétition réglée sous la forme de la

168
GARAPON, Antoine. La Raison du moindre Etat : le néolibéralisme et la justice. p. 54
169
FOUCAULT, Michel. Naissance de la biopolitique. p. 181
170
GARAPON, Antoine, GROS, Frédéric, PECH, Thierry. Et ce sera justice : punir en démocratie. p. 225
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 61
concurrence, le procès est la forme a priori de la politique en ce qu’il ne met en œuvre aucune
volonté mais arbitre les volontés qui s’affrontent avec des arguments 171». Le procéduralisme
n'en a pas moins d'effets réels : codification du droit de la prison, expansion du droit des
peines, multiplication des voies de recours, juridictionnalisation des décisions... Les mesures
qui échappaient aux garanties ordinaires du droit commun tendent à disparaître. La peine en
tant que processus tend à recouvrir le modèle de la sanction. Les peines alternatives à la
prison ne sont pas des sanctions qui réaliseraient un tout autre moyen de punir, mais plutôt un
étalement dans le temps de la prison : le sursis comme retardement de la prison,
l’aménagement de peine comme étalement de la surveillance en dehors des murs. Avec
l’alternative à la prison, c’est la peine en général qui devient procédure, procès, processus de
peine : «une manière de diluer le temps de prison sur toute une phase d’existence 172». Il faut
parler de procès de la peine : plus de rupture carcérale mais un grand espace linéaire du crime
à la réinsertion. La procédure consiste à fonder une pénalité « qui permette aux détenus de
faire le lien entre l’avant, le pendant et l’après de leur emprisonnement 173 ».

Reconnaissons l’extraordinaire attraction que le droit exerce sur une institution


carcérale en proie à une remise en question de sa légitimité. La procédure tient le rôle, pour
une société pluraliste, de morale de provision. Exigence d'équité, de publicité, d'efficacité,
d'indépendance, d'impartialité, de légalité, de droit de la défense : le procéduralisme est une
machine à produire du légitime. C'est au nom du droit que la prison s'ouvre et "se libère",
mais d'un droit particulier. La loi qui tenait le juge (bouche de la loi) lui laisse maintenant la
liberté de l'interpréter, de l'adapter. Exercer le droit devient l'art propre à une casuistique
judiciaire174. Il ne s'agit plus du droit en tant que production d'une volonté générale souveraine
et politique, mais d'un droit-procédure, un droit universel de type économique et régulateur.
Un droit sans appartenance et sans origine. Un droit nomade, fruit et garant de la concurrence
entre chacun.

171
GARAPON, Antoine. La Raison du moindre Etat : le néolibéralisme et la justice. p. 27
172
BRODEUR, Jean-Paul. Op. cit. p. 13
173
A. Caillé, A.-M. Fixot, Sortir de (la) prison, La Découverte. MAUSS, p. 7
174
GARAPON, Antoine, GROS, Frédéric, PECH, Thierry. Et ce sera justice : punir en démocratie. p. 205
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 62
B - Performance et concurrence
« Le monopole, phénomène archaïque et
phénomène d’intervention 175».

1) Performance

C'est au nom d'un nouvel idéal de performance que la prison est transformée. Elle est
d'abord transformée à partir de la critique de son efficacité chiffrée et mesurable.
« L’administration centrale ne veut voir que des chiffres, le reste ne l’intéresse pas 176».
Certes, depuis son invention, la prison n'a cessé d'être critiquée à cause de son inefficacité,
autant contre la récidive que contre les évasions. Mais l’efficacité n’était pas un problème
politique. Ou plutôt, l’efficacité de l’institution est devenue le problème politique. Ainsi, c'est
au nom de la comparaison de chiffres, de la mise en concurrence des méthodes, qu'un
discours néolibéral investit la mutation de la prison. La récidive est le moteur de ce souci de
performance : les retours en prison sont évalués à « 23 % en cas de libération conditionnelle
contre 40 % pour les libérations en fin de peine 177». Ce sont les chiffres, les études, le savoir
brut et indiscutable qui composent le fondement apolitique et technique du projet néolibéral
pénal. « La raison managériale aura répété à l’envi que le juge d’instruction ne pèse que 5%
du marché 178» avant de le supprimer.

L'efficacité, la performance sont encore au cœur de la fonction que le discours de


réforme de la prison propose à la justice. La question du juge, la critique du fonctionnement
de la justice se fait de manière typiquement néolibérale : « comment faire pour que le juge
tienne compte de la statistique pénitentiaire au moment de condamner, sans blesser
179
l'indépendance et l'individualisation de son jugement ? ». Il ne s'agit pas d'attaquer
l’honnêteté, ni la participation au bien commun, ni le fonctionnement de la justice, mais
beaucoup plus platement sa capacité à être évaluée, à répondre à un souci de régulation, son
accountability.

175
FOUCAULT, Michel. Naissance de la biopolitique. p. 140
176
GARAPON, Antoine. La Raison du moindre Etat : le néolibéralisme et la justice. p. 57
177
A. Kensey, P. Tournier, Libération sans retour ? Devenir judiciaire d'une cohorte de sortants de prison
condamnés à une peine à temps de trois ans et plus, Travaux et documents, n° 47, 1994.
178
DANET, Jean. La justice pénale entre rituel et management. Rennes : Presses Universitaires de Rennes,
2010. p. 18
179
GARAPON, Antoine, GROS, Frédéric, PECH, Thierry. Et ce sera justice : punir en démocratie. p. 210
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 63
Performance du détenu : le prisonnier n’est plus en prison pour méditer son geste, il est
là pour la mettre en œuvre et démontrer sa capacité à en sortir. Comme dans l’entreprise, c’est
la performance du sujet détenu qui pourra lui valoir un aménagement de peine, ou au contraire
une rétention de sûreté. Dans les années 70, le groupe d’anti-criminologie de Versel, Vanest,
Ringelheim en Belgique proposait des établissements fondés sur la participation directe du
public180. Les jugements et consultations permanents du progrès et de la performance du
condamné lui valent en retour un travail, une semi-liberté, une liberté définitive. Dans la
logique néolibérale de la libération du condamné, il faut que le détenu s’inscrive dans un
esprit managérial du dépassement de soi.

2) Concurrence dans le projet pénitentiaire

« La concurrence, c’est donc un objectif historique de l’art gouvernemental 181». La


mise en concurrence est le principe presque essentiel de la gouvernementalité néolibérale. La
pénalité contemporaine semble procéder d'une même mécanique, ou du moins entrer dans un
processus similaire : « intervenir sur cette société pour que les mécanismes concurrentiels, à
chaque instant et en chaque point de l’épaisseur sociale, puissent jouer le rôle de
régulateur 182». A l'envers de la discipline, la gouvernementalité néolibérale s'efforce de ne
jamais contraindre. Ce qu'elle recherche, c'est la création d'une situation de concurrence
autorégulée. La relation de pouvoir ne sera plus celle de l'individu devant l'institution, elle
sera celle de la personne face à elle-même, mais dans un jeu de concurrence si serré avec les
autres moi-entreprises que la décision libre pourra être contrôlée.

Concurrence d’abord, au niveau de la mise en place des décisions publiques pénales.


Pour la prison, tout comme pour les autres missions publiques, la décision unilatérale
publique disparaît au profit d'une multiplication des intervenants et d’une concurrence entre
les institutions183. C'est en tenant compte de la diversité de ces acteurs et de leurs conflits
d'intérêts que la décision pourra être prise : « continuelle balance des intérêts 184». Dans les
propositions de réforme de la justice pénale, la consultation des victimes avant la libération de
détenus apparaît de plus en plus comme une nécessité. La politique et son action s'apparentent

180
BRODEUR, Jean-Paul. Op. cit. p. 8
181
FOUCAULT, Michel. Naissance de la biopolitique. p. 124
182
Ibid. p. 151
183
DANET, Jean. Op. cit. p. 97 et suite
184
GARAPON, Antoine, GROS, Frédéric, PECH, Thierry. Et ce sera justice : punir en démocratie. p. 165
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 64
alors à un jeu stratégique fondé sur la concurrence. La théorie de l’État comme arène politique
en serait le discours de véridiction le plus clair. La concurrence interétatique devient le
fondement de tout discours politique néolibéral.

Il s'agit donc, non seulement de faire participer chacun à la justice, c'est-à-dire de casser
le monopole étatique, l'arbitraire du juste, mais aussi de mettre en concurrence plusieurs
associations, plusieurs intérêts : la victime, le condamné, les associations de victimes, les
associations de critique du carcéral, l’État, la pénitentiaire... La politique pénale est
nécessairement multilatérale, fruit de diversité, résultat d’une concurrence. En témoigne le
passage théorique du gouvernement à la gouvernance, c'est-à-dire à cette manière coordonnée
de prendre des décisions sans jamais qu'elle puisse se référer à une instance volontaire
distincte. La gouvernance fonctionne par mise en concurrence des opinions, des intérêts dans
la réalisation d'une politique publique. Il s'agit de réguler la peine, en tant que politique
publique, par une sorte de sondage d'opinion perpétuel.

3) Concurrence dans l’exécution pénale

La concurrence s’insère dans la formalisation de la pénalité elle-même, c'est-à-dire dans


sa mise en forme juridique. Les principes du droit appliqués à la pénalité sont mis en
concurrence : souci de la personne humaine et souci sécuritaire, amendement et réinsertion,
rétribution et utilitarisme... Dans le réseau juridique complexe où se noue la pénalité, le juge,
notamment européen, aura pour tâche d'être l'arbitre, le juge des intérêts en friction, le
régulateur d'une concurrence entretenue. Concurrence dédoublée à l’intérieur du droit et entre
les droits : la justice nationale n'a pas son propre monopole et évolue dans le réseau de la
concurrence des droits (européen, international, intra-national...).

Concurrence à l'intérieur de la pénalité, entre les différentes peines possibles. «La mise
en concurrence des procédures, leur transformation en process, en produits, destinés à
"traiter les délits" dont les parquets deviennent les entreprises utilisatrices 185 ». L'invention
récente de ces peines alternatives à la prison vient elle-même déjà casser le monopole
carcéral. Pour chacun, il s’agit de «sortir du régime actuel de la prison en tant qu’institution
et de son monopole du châtiment légitime, si contre-productif et délétère186». Concurrence à
l'intérieur même de la prison : avec l’entrée de la médecine et des autres intervenants se fend

185
DANET, Jean. Op. cit. p. 14.
186
A. Caillé, A.-M. Fixot, op. cit. p. 5
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 65
le monopole que la prison avait de la vie de ses détenus. L’institution totale telle que l'avait
théorisée Goffman187 n'est plus. Le procéduralisme incarne cette volonté de casser le
monopole de l'administration : il y aura mise en concurrence des opinions dans la gestion de
la pénalité et en son sein de la discipline : nul ne punira seul dorénavant, et par conséquent,
nul n'aura à se sentir coupable d'avoir puni seul.

C - Géométrie de la prison
1) Ouverture du territoire

La modalité majeure de la transformation de la prison consiste en son ouverture, en


l’« ouverture de certains pans de mur dans la prison188 ». Au grand enfermement dont elle
était l’archétype, il faut opposer aujourd'hui ce geste d'ouverture aux flux extérieurs.

« L’espace de référence du néolibéralisme n’est plus le territoire de l’État, limité et totalisable


dans un projet politique, mais le niveau global qui doit être distingué du monde car il s’agit d’un espace
virtuel, d’un monde de flux, de transaction, voire d’un nouveau rapport à l’espace 189».

Pour la prison, non pas, évidemment, pure ouverture vers l’extérieur : elle reste lieu de
détention. Mais détention relâchée, enfermement comme une partie de l’alternative pénale.
Dès les années 70, les nouvelles expériences carcérales veulent augmenter ce contact entre le
dehors et le dedans de la pison, « on multiplie les permissions de sortie, et non plus
simplement comme récompense pour bonne conduite, mais comme moyen de réinsertion 190».
Les alternatives à la prison, toujours fonctions du primat carcéral, sont autant de trous, de
lignes de fuite entre les murs auparavant impénétrables. Il faut continuer à enfermer mais plus
au prix d’une étanchéité totale. Puisqu’il faut voir la prison, puisque la prison se loge dans une
manière transparente de faire fonctionner le pouvoir, il faut que le regard perce les murs de la
prison. Le monde, lui, entre et sort de la prison. Dans les expériences carcérales suédoises des
années 70, il s’agit d’« établir le maximum de contact entre les individus et le monde
191
extérieur ».

187
GOFFMAN, Ervin. Asiles : études sur la condition sociale des malades mentaux et autres reclus. Paris : Les
éditions de Minuit, 1979.
188
BRODEUR, Jean-Paul, op. cit. p. 11
189
GARAPON, Antoine. La Raison du moindre Etat : le néolibéralisme et la justice. p. 40
190
BRODEUR, Jean-Paul. op. cit. p. 7
191
BRODEUR, Jean-Paul. op. cit. p. 13-34
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 66
« La justice ne s'arrête pas aux portes de la prison 192 ». À partir de la loi du 12 avril
2000, les avocats sont admis à entrer dans le prétoire de la prison. Ils succèdent aux médecins,
aux associations, aux professeurs, aux entreprises privées... Mouvement historique profond
qui troue la prison d’autant de brèches, qui profane de passage et de flux le sanctuaire de la
fixation. L’enfermement cesse d’être un isolement ; la vieille parenté entre la prison et le
cloître se délite. La prison dilapide (privatise) ses missions : l’éducation, la nourriture, la
médecine, le droit… La prison disperse, brise le monopole des fonctions d'institution totale
qu'elle exerçait auparavant. « Exceptées les missions de garde et de sécurité, la prison fait de
moins en moins elle-même 193
». C’est dans la mesure où le carcéral se déprend de sa totalité
qu’il se recentre sur la sécurité. Le carcéral, le pénal ne subissent pas un tournant sécuritaire ;
la sécurité est le reste des fonctions carcérales, de ces fonctions qui sont sorties de la prison.

2) Réguler les flux

Dé-monopolisée, détotalisée, la prison change d’architecture ou de fonctionnement


spatial. D’un monde refermé sur lui-même la prison tend vers une institution de transits et de
flux : « le global ne se pense plus à partir d’une souveraineté et d’un territoire, mais à partir
de la circulation. Circulation des signes, des biens et des corps 194». Au pur territoire qu’elle
produisait, qu’elle surcodait, la prison poursuit un nouvel agencement : cette gestion
néolibérale des flux, ce mouvement de déterritorialisation195. « Je pensais que les détenus
passaient le plus clair de leur temps en cellule, or il y en a dans tous les coins, ça monte, ça
196
descend, ça entre, ça sort ». Le programme carcéral contemporain consiste à décloitrer la
prison, et en même temps à la différencier. La prison ne peut plus être un quadrillage
normalisé : « IL FAUT des espaces différenciés, il faut des endroits distincts où manger, où
197
dormir, où se laver. IL FAUT des espaces aussi peu monotones que possible ». En tant
qu’organe d’État, la pénitentiaire néolibérale ne sera plus l’acteur monopolistique du
pénitentiel, elle sera l’arbitre, l’organisateur, le regard vigilant posé sur un jeu autorégulé.

192
Cour européenne des droits de 'homme, arrêt Campbelle et Fell c. Royaume-Uni
193
GARAPON, Antoine, GROS, Frédéric, PECH, Thierry. Et ce sera justice : punir en démocratie. p. 227
194
GARAPON, Antoine. La Raison du moindre Etat : le néolibéralisme et la justice. p. 165
195
DELEUZE, Gilles, GUATTARI, Félix. Mille plateaux. Paris : Les Editions de Minuit, 1980.
196
MAUREL, Olivier. Le taulier : confessions d’un patron de prison. Paris : Fayard, 2010. p. 39. A lier à
l’incipit de DELEUZE, Gilles, GUATTARI, Félix. Capitalisme et schizophrénie 1 : L’anti-œdipe. Paris : les
éditions de minuit, 1972.
197
CUGNO, Alain. « Prison : ce n’est pas la peine d’en rajouter ». La Revue du MAUSS. 2/2012, (n°40). p. 27
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 67
« La prison, institution modeste plutôt qu'institution totale, organise, fait lien, orchestre,
structure, mais n'agit pas ou peu 198 ».

La prison, nœud d'un réseau de flux, instance régulatrice des condamnés, institution
néolibérale. « L'institution pénitentiaire n'est plus conçue comme un monolithe administratif
qui agrège toutes les fonctions, mais de plus en plus comme "un nœud de réseaux" 199».
Neutralisation pénale de l’espace et de sa violence : « la peine neutre se construit en
réseau 200». Aux antipodes de la pression disciplinaire du panoptique, de la cellule, de l’éveil
de la conscience par la solitude architecturale surveillée, la prison régulatrice draine du flux
en réseau. « Exercer en maison d’arrêt revient à gérer des flots humains jet continu, comme
dans un hall de gare aux heures de pointe 201». Flux vide et décodé d’entrée, de sortie de
prisonniers, flux interne dans les couloirs autorégulés informatiquement, flux de
médicaments, flux juridique dans le regard des avocats et du contrôle des prisons.

« Une ville où chacun pouvait quitter son appartement, sa rue, son quartier, grâce à sa carte
électronique (dividuelle) qui faisait lever telle ou telle barrière ; mais aussi bien la carte pouvait être
recrachée tel jour, ou entre telles heures ; ce qui compte n’est pas la barrière, mais l’ordinateur qui
repère la position de chacun, licite ou illicite, et opère une modulation universelle 202».

3) Le pouvoir polycentrique

La géométrie de la prison se dynamise : cause ou conséquence d’un renouveau de la


question sociale que l’on pose à la prison. « Il faut voir dans cette mise en relation entre (…)
individus, une nouvelle définition de l’institution, et dans cette concurrence/négociation et
transaction, une nouvelle mise en forme, mise en sens et mise en scène de la coexistence
humaine. L’institution se conçoit désormais comme un champ de force 203 ». Champs de force,
c'est-à-dire machine à orienter des flux. La grande question que l’on pose à la prison n’est
plus si elle amende bien le condamné, mais si elle est capable de bien gérer le flux qu’on lui
fournit. Toute la critique de la prison (critique politique, morale, économique, sociale…) a été
fondée dans les trente dernières années sur ce thème désormais fondamental : la surpopulation

198
GARAPON, Antoine, GROS, Frédéric, PECH, Thierry. Et ce sera justice : punir en démocratie. p. 227
199
GARAPON, Antoine, GROS, Frédéric, PECH, Thierry. Et ce sera justice : punir en démocratie. p. 187
200
GARAPON, Antoine, GROS, Frédéric, PECH, Thierry. Et ce sera justice : punir en démocratie. p. 216
201
MAUREL, Olivier, op. cit. p. 39
202
Gilles Deleuze, « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle ».
203
GARAPON, Antoine. La Raison du moindre Etat : le néolibéralisme et la justice. p. 75
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 68
carcérale. Flux de condamné, de sortie, flux d’aménagement de peine, pourcentage de
récidive, flux d’évasion : la prison se comprend aujourd’hui comme une entité économique,
non plus tant une usine à transformer du mauvais en bon, qu’une entreprise qui doit veiller à
sa productivité.

« [Nous sommes face à] quatre modèles successifs qui voient se multiplier les sources du pouvoir.
Dans le premier, qu’ils dénomment la « prison des Lumières », on a affaire à un pouvoir unique ; le
directeur est tout puissant et l’objectif consiste à amender les détenus. Dans le deuxième modèle, la
« prison entrepôt », il ne s’agit plus que de neutraliser les personnes enfermées, et le pouvoir devient
bicéphale, partagé entre la direction et la société des détenus, à qui sont délégués certains aspects de
l’organisation interne. Dans le modèle suivant, la « prison traitement », un troisième groupe d’acteurs
s’immisce et dispute le pouvoir aux directeurs et aux détenus : les agents spécialistes du traitement
(médecins, psychologues, éducateurs, etc.). Dans le quatrième et dernier modèle, dénommé « interactif »,
le pouvoir devient polycentrique du fait de l’ouverture de la prison à la société extérieure (avocats,
magistrats, intervenants, syndicats divers, organisation des droits de l’homme, etc.) 204».

204
COMBESSIE, Op. cit. p. 83 à propos de C. Stasny et G. Tyrnauer, 1982
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 69
III. Le thème-programme carcéral du
néolibéralisme

Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 70


I - Inclusion : la fabrique du néo-sujet

A - Le sujet psychologique
« L’homme dont on nous parle et qu’on invite à libérer est déjà en lui-
même l’effet d’un assujettissement bien plus profond que lui. Une
« âme » l’habite et le porte à l’existence, qui est elle-même une pièce
dans la maîtrise que le pouvoir exerce sur le corps. L’âme, effet et
instrument d’une anatomie politique ; l’âme, prison du corps 205»

1) Le moi souffrant

Les prisons sont apparues autour d’un problème bien spécifique dans l’espace
médiatique. Elles sont devenues souci public lorsque le suicide en prison est devenu régulier
et a épousé la forme de l’information206. C’est que le suicide correspond à l’échec total du
modèle proposé par la gouvernementalité néolibérale. Le suicide, c’est d’abord un échec
économique puisque c’est autant de réserve de main d’œuvre de perdue. C’est une
information négative pour le marché et pour la consommation. C’est encore l’échec de la
capacité du système à réhabiliter. Peut-être s’agit-il surtout, expliquant la brusquerie des
projecteurs sur les prisons, d’un échec d’une valeur fondamentale dans l’horizon de la
gouvernementalité néolibérale : l’échec du souci de soi, de ce rapport à soi si primordial à la
régulation. Le suicidé, c’est celui qui perd la confiance en lui, c’est celui s’échappe de
l’injonction à réussir sa vie, et c’est peut-être cela qui est insupportable. Le suicidé a renoncé
à être entrepreneur de lui-même, il a fui. En prison, ou dans n’importe quelle institution
contemporaine, le suicide fait écho au péril de la biopolitique toute entière ; c’est le raté
mécanique d’une gouvernementalité qui se donnait comme objet la vie de ses sujets.

Souci de la vie, souci du bien-être : le concept et la réalité de la victime peut alors


réapparaitre dans la pénalité alors qu'elle avait toujours été conjurée. C'est en particulier sa
souffrance qui fait alors sens dans la peine. On punit pour reconnaître, pour apaiser cette
souffrance de la victime. « Le cœur de la raison néolibérale est de parler à ce qui est de plus
certain en l’homme c’est-à-dire son aspiration au plaisir et à sa répulsion de la souffrance.
D’où l’importance accordée à la souffrance dans la sensibilité néolibérale comme en
205
FOUCAULT, Michel. Surveiller et punir : naissance de la prison. p. 38
206
AUBUSSON DE CAVARLAY, Bruno. «Note sur la sursuicidité carcérale en Europe: du choix des
indicateurs», Champ pénal, 2009, vol. 6.
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 71
témoignent la montée de la figure de la victime mais aussi la substitution insidieuse du bien-
être au bien commun 207». La peine est réarticulée autour du plus petit atome individuel et
souffrant, l’intouchable dans la structure néolibérale, criminel ou victime. Cette forme de
retour de la vengeance se connecte avec la concurrence que met en place et régule la
gouvernementalité libérale : décentralisation du conflit, régulation d'une compétition des
individus, se trouvant seuls l'un en face de l'autre au moment du procès.

Nombreux sont les analystes qui ont repéré le mouvement de pénalisation des violences
morales208. Naissance, dans le creux de cette reconnaissance, de la victime psychologique.
Naissance aussi d’une pénalité qui serait entièrement de l’incorporel, d’une pénalité de la
souffrance ressentie. « Après que les grandes machines théoriques se sont brisées, le dernier
mot d'ordre consiste à faire le moins de mal possible 209». Si ce mouvement prend racine dans
le vécu de la victime, celui du condamné peut lui faire écho : vécu violent du criminel,
histoire personnelle habitée de signes annonciateurs du passage à l’acte, environnement
criminogène ou traumatisant, etc. Le sujet psychologique advient comme nouveau sujet du
droit pénal dans les figures symétriques du condamné et de la victime, il succède à l’individu
générique à rendre docile. C’est alors que peut naître le souci de son bien-être. Au
mouvement de désacralisation des institutions du pénal correspond celui de sacralisation de la
personne, c'est-à-dire de l’individu irréductible aux autres, de l’individu personnifié, doté de
cette âme là, de cette histoire-ci. Le projet néolibéral de la peine se fonde sur le souci
prioritaire de l'individualisation personnifié du traitement pénitentiaire.

2) Personnaliser la peine

Avec la possibilité d’une pénalité alternative à la prison, c’est la peine elle-même qui
peut à nouveau s’accrocher à la figure du criminel et à sa spécificité. Fin de la norme, de
l’égalité totale et uniformisante dans la pénalité carcérale. L’individu, lorsqu’il est puni d’une
certaine manière, ne l’est qu’à la marge d’une autre peine possible. Il est saisi dans l’intimité
de son geste criminel : ce sera sa peine. Il ne s’agit pas non plus d’un retour au supplice, ou la
peine signalait, rejouait l’infamie de l’acte par la vengeance symbolique du souverain. La
peine néolibérale peut s’enraciner dans cette personnalité du criminel, dans cette spécificité
psychologique du crime, dans « la plus petite unité du système et en même temps la plus
207
GARAPON, Antoine. La Raison du moindre Etat : le néolibéralisme et la justice. p. 117
208
Loi n°2010-769 du 9 juillet 2010
209
GARAPON, Antoine, GROS, Frédéric, PECH, Thierry. Et ce sera justice : punir en démocratie. p. 198
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 72
sacrée, la plus intouchable : la personne 210». La peine veut redresser l’histoire du criminel.
En épousant sa forme, en lui étant parfaitement et intimement adéquate, elle la poursuit. Tous
les condamnés ayant plus de dix ans de reliquat de peine sont placé aujourd’hui dans le
CNO211, où ils sont évalués, orientés, différenciés afin de déterminer leur lieu de détention et
de fixer le projet de peine « en fonction de leur profil et de leur histoire212 » : diagnostic
psychologique déterminant un pronostic pénal. Il ne s’agit pas une relation juridique d’auteur,
plus du tout de cet homo penalis qui devrait assumer les conséquences et la responsabilité de
son acte, mais d’un rapport de soi à soi. « La vérité de l’homme est dans sa trajectoire, dans
son histoire infantile 213». La peine n'est plus ni correction ni amendement : elle est l'écriture
d'une histoire personnelle, individuelle dans le sens de l’eccéité d'un individu particulier.
« L’exécution de la peine (…) s'inscrit (…) dans un temps vivant qui prolonge l'histoire
entamée par le procès en la concentrant sur le personnage du condamné. L'individualisation
de la peine signifie ici la prolongation, dans le temps de la peine, du tr avail évaluatif engagé
au moment du procès ». La peine, puisqu’elle ne peut plus être imposée, adhère au condamné
comme un travail de soi sur soi. « Il s’agit en cela de peines incorporées. Le sujet ne peut se
décoller de sa peine214». Cette individualisation organise donc un remaniement de celle de la
discipline. « L'être auquel elle s'adressait était principalement appréhendé sous l'angle social
215
et psychologique, comme un patient plutôt que comme un acteur ». Il s'agira maintenant de
prendre en compte la personne psychologique, le sujet bergsonien, l’acteur de la propre vie,
l’entreprise de lui-même. Un sujet acteur de sa peine peut naître, un sujet doté d’une âme,
certes, mais surtout d’un rapport objectif à cette âme à travailler. « Il y a lieu surtout de le
confronter à son acte pour mieux accompagner son évolution dans son autocritique 216».
Individualisation de la peine dans le sens où elle s’intéresse non pas au corps, non pas au
maintien, non pas au détail des gestes, non pas à l’ordre monotone de la vie, mais à des
comportements rationnels, ou plus précisément à des attitudes : ce rapport du sujet au monde
qui prend la forme d’un rapport du sujet à lui-même.

210
Ibid. p. 220
211
Centre National d’Observation, situé dans la prison de Fresnes, créé en 1950.
212
SÜRIG, Bernadette. Une psy à la prison de Fresnes. Paris : Démos, 2008. p. 9.
213
Idem
214
GARAPON, Antoine. La Raison du moindre Etat : le néolibéralisme et la justice. p. 140
215
GARAPON, Antoine, GROS, Frédéric, PECH, Thierry. Et ce sera justice : punir en démocratie. p. 220
216
SÜRIG, Bernadette, Op. cit. p. 9
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 73
C’est sur l’eccéité d’une psyché unique que peut fonctionner ce mouvement de
personnalisation de la peine. Paradoxalement, cette eccéité ne semble pouvoir être dégagée
que par tout un système de profilage comportemental pour dégager une histoire singulière.
«« Aucune histoire humaine ne ressemble jamais complètement à une autre, même s’il est
nécessaire d’établir des profils psychologiques 217». Pour faire parler l’expérience singulière
et autonome du détenu, il faut qu’il appartienne à une famille d’âme, à un genre
psychologique déterminé, à une typologie218. La personnalisation de la peine s’agence autour
d’une différenciation de profils psychologiques219, une distinction qui trouve sa structure
primaire dans une typologie des comportements rationnel-économiques : «dissuader les
délinquants fortuits du premier groupe en les intimidant, réadapter les délinquants un peu
marginaux du deuxième groupe, neutraliser les délinquants chevronnés du troisième
groupe 220». La remise en cause de la prison stricte, celle de l’enfermement, correspond à ce
souci de profilage plus intime du sujet contrevenant : la prison change de registre et ne
correspond plus qu’aux irrécupérables. Dans l’horizon de la peine néolibérale, « la seule
fonction ajustée à la prison est la neutralisation. Il ne s’agit pas de choisir entre différentes
conceptions de la peine de prison mais de la réserver à ceux à qui elle peut être adaptée 221».
La prison, dans le discours crimino-psychologique qui la parcourt, est prise dans l’alternative
de sa modulation ou de sa délimitation, mais elle ne saurait rester la même pour tous, il faut
qu’elle s’individualise encore davantage.

3) La criminologie possible

Avec le sujet psychologique, c’est une forme déterminée de criminologie qui peut alors
advenir et prendre place dans les mécanismes pénaux. « Le crime résulte de la rencontre
fortuite d’une personnalité, d’un contexte criminogène et d’un facteur déclenchant 222». C’est
que la justice s’adresse désormais davantage aux intérêts du sujet qu’à son sens moral. En
même temps qu'on le prend en compte, on investit ce nouvel objet de bien-être d'un certain
savoir pour un certain pouvoir. Le sujet psychologique, désirant, souffrant, c'est l'objet d'un

217
Ibid. p. 15.
218
SÜRIG, Bernadette, op. cit. p. 45
219
HARCOURT, Bernard. « Surveiller et punir : naissance de la prison à l'âge actuariel ». Déviance et Société,
2011/1 Vol. 35, p. 5-33.
220
COMBESSIE, Philippe. Op. cit. p. 103
221
COMBESSIE, Philippe. Op. cit. p. 104
222
SÜRIG, Bernadette. Op. cit. p. 15
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 74
pouvoir régulateur qui voudrait s'appliquer directement sur le désir. C’est le désir du
condamné qu'il s'agira ensuite, non plus de discipliner, non plus de redresser, mais de
contrôler.

La peine n'est plus ce souci détaillé du dressage du corps et de l'âme : elle est le
réagencement, le remaniement ou la réorientation d'une dynamique psychologique.
« Gouverner désormais n’est plus contrôler des corps mais domestiquer des forces 223».
Déplacement du contrôle : dans l’horizon néolibéral, il s’agit « relayer ces contrôles par
d’autres, qui sont des contrôles plus subtils, qui sont des contrôles plus fins ; et c’est le
contrôle par le savoir, c’est le contrôle par la psychologie, la psychopathologie, la
psychologie sociale, la psychiatrie, la psychiatrie sociale, la criminologie, etc. 224». Ce qu’il
s’agit de reconstruire, c’est la rationalité, c’est le rapport au risque, puisque c’est en ce lieu
précis que le sujet est gouvernable et qu’il aurait failli.

« La peine ne s’inscrit plus sur le corps supplicié comme dans le modèle de la souveraineté, elle
n’investit plus la psyché comme dans le modèle disciplinaire, mais elle a pour cible désormais la
conscience ; non pas conscience morale mais perception du risque qu’elle cherche à réveiller en
obligeant le délinquant à réfléchir sur soi-même et son rapport au monde dans un cadre déterminé 225».

Puisque la gouvernementalité néolibérale ne pense la peine qu’en termes de risque et de


coût marginal, puisque la loi est avant tout prévention du crime par influence sur
l’environnement criminel, alors le crime ne peut être que la résultante d’un problème de
rationalité du sujet criminel : personnalité. Il faudra donc intervenir directement sur cette
rationalité, cette relation à l’environnement, ce calcul du risque, et enfin sur le rapport que le
condamné entretient à l’égard de sa vie et de son propre comportement : le souci de lui-même.
Pointant les insuffisances du système de réinsertion, un psychiatre exerçant au sein d'un
service médico-psychologique régional (SMPR) avance : « avant de penser un projet, il faut
pouvoir se penser, dire " je" et s'engager dans un rapport de fidélité à soi-même. Ainsi la
réinsertion sociale serait nécessairement précédée d'une réinsertion à soi 226». Pour combler
les lacunes de la mise en projet des condamnés, il s'agirait donc d'opérer tout un travail
préalable, non pas sur le sujet lui-même, mais sur le rapport du sujet à lui-même. Il s'agira

223
GARAPON, Antoine. La Raison du moindre Etat : le néolibéralisme et la justice.p. 214
224
BRODEUR, Jean-Paul. op. cit. p. 26-27
225
GARAPON, Antoine. La Raison du moindre Etat : le néolibéralisme et la justice. p. 126
226
GARAPON, Antoine, GROS, Frédéric, PECH, Thierry. Et ce sera justice : punir en démocratie. p. 238
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 75
donc de travailler le condamné là où il résiste : le projet de vie, une forme d'epimeleia
heautou227 réagencée dans le langage managérial du néolibéralisme.

On a souvent insisté sur l’obsession quantitative du néolibéralisme : le néolibéralisme


congédie le langage et favorise les chiffres. Les chiffres, eux, ne mentent pas. Si le
néolibéralisme se fixe sur les chiffres et sur l'aspect statistique "quantifié" du criminel, la
complexité de sa personnalité ne le désintéresse pas pour autant, on l’a vu. Elle ne disparaît
pas mais se subordonne à un langage à la fois chiffré et individualisant, l'un soutenant
désormais l'autre. C’est dans le croisement entre ce positivisme et une psychologie de la
personne qu’a pu s’établir une discipline (une science) qui porte en elle l’horizon néolibéral
pénal : la criminologie. Alliance de la technique statistique et de la connaissance du sujet
criminel. La psychologie (qui semblait appartenir davantage à l’archétype disciplinaire dans
son projet d’amendement du condamné) peut être récupérée dans un environnement
stratégique néolibéral par un retournement spécifique. « En 30 ans, la psychiatrie s’est
progressivement éloignée de son image carcérale 228» : traduisons, en 30 ans les discours psy-
se sont détachés de leur fonction disciplinaire. De technique de compréhension du crime, la
psychologie passe à une technique de prévention-réinsertion du criminel.

B - Autodiscipline
« La liberté, c’est quelque chose qui se
fabrique à chaque instant. 229»

1) Le détenu anti-disciplinaire

Faire disparaître la discipline et sa fonction de la prison. « L’Institution ne vise plus


l’assujettissement de ses pensionnaires. Elle ne cherche plus à soumettre leur volonté par les
astreintes du temps carcéral, le travail forcé ou l'isolement prolongé 230 ». L’horizon
néolibéral du carcéral prend l’allure d’un laxisme, ou du moins d’un relâchement de
l’intensité de l'étreinte sur le sujet. De l'encadrement serré de son corps et de la direction de
son âme, il s’agirait aujourd’hui de respecter l’indépendance et l’autonomie du sujet

227
FOUCAULT, Michel. Histoire de la sexualité III : Le souci de soi. Paris : Gallimard, 1984.
228
THOMAS, Pierre, ADINS-AVINEE, Catherine, Psychiatrie en milieu carcéral, « Postface ». Issy-les-
Moulineaux : Elsevier-Masson, 2012.
229
FOUCAULT, Michel. Naissance de la biopolitique. p. 66
230
GARAPON, Antoine, GROS, Frédéric, PECH, Thierry. Et ce sera justice : punir en démocratie. p. 142
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 76
emprisonné : sa dignité. Souci formidable de la liberté du condamné à l’intérieur même de la
prison.

« Le contrôle très tatillon de tout ce qui se passe en prison rend la vie insupportable aux détenus
(et de plus ne les prépare pas à prendre ensuite des initiatives ou des responsabilités dans la société
extérieure). Le mode de gestion opposé consisterait au contraire à leur donner une grande liberté
d’initiative en prison 231».

Le détenu discipliné ne correspond plus à rien : objet de répulsion quand à la souffrance


que dispose la discipline (souffrance psychologique, souffrance liée au bien-être), sujet
inadapté à l’environnement qu’on lui propose désormais à sa sortie. Il faut que le détenu
devienne anti-disciplinaire, il faut que la prison subisse une révolution pour palier cette
discipline.

La prison, c’était, dans les théories sociologiques de la construction du sujet, le lieu


d’un processus de prisonization232. C'est-à-dire qu’en prison, le prisonnier assimile des
valeurs et un comportement : « ne plus ouvrir de porte, faire ses besoins devant témoins, ne
prendre aucune initiative, etc. 233». À sa libération, le prisonnier discipliné devait être docile,
et correspondait d’une certaine façon à l’individu dont on avait besoin dans l’usine, l’hôpital,
l’école, la famille. « La privation de liberté des individus dans un pays démocratique ne peut
se justifier que si on les rend meilleurs pour la société 234».

Avec l’avènement de la gouvernementalité néolibérale, ce sujet ne correspond plus aux


besoins de l’entreprise. Le sujet docile est la figure opposée de l’homme managérial, de son
initiative, de ses projets, de ses tactiques et de son souci de lui-même. C’est le grand paradoxe
des prisons contemporaines, que de produire un sujet inadéquat à l’environnement de sa
sortie. « Deux ironies : les détenus qui se sont le mieux intégrés à la vie de la prison (…) sont
aussi ceux qui ont le plus de difficulté à trouver du travail et à s’adapter à l’extérieur ; ceux
qui s’en sortent le mieux sont ceux qui, en prison, étaient les fauteurs de trouble 235». La
réussite de la prison comme un échec social, le scandale d’une institution qui détériore
l’individu qu’elle prend en charge. C’est dans ce refus de la discipline que l’horizon
néolibéral se déploie. C’est dans la critique négative de ce que produit la prison que l’on peut
231
COMBESSIE, Philippe. Op. cit. p. 84
232
CLEMMER, D. The prison Community. New-York : Rinehart, 1958 (1940).
233
COMBESSIE, Philippe. Op. cit. p. 73
234
COMBESSIE, Philippe. Op. cit. p. 18
235
COMBESSIE, Philippe. Op. cit. p. 102
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 77
trouver en creux le nouveau programme du sujet, une nouvelle étreinte du sujet pour un
nouveau modèle de subjectivité.

2) Le condamné actif et autonome

Cette nouvelle forme d'étreinte, ou d'investissement du sujet, sera rendue visible


précisément dans le jeu que permet le relâchement disciplinaire. D’un côté, le législateur
élargit les critères généraux de la libération conditionnelle, d’un autre côté la loi réclame des
efforts sérieux de réadaptation sociale. Souplesse pénale, souplesse carcérale qui dé-discipline
et en même temps intériorise la discipline. Il faut que le détenu se discipline tout seul. « Il
s'agit de faire changer le sujet sans le toucher, sans le forcer. Ou, plus exactement, de faire
que le sujet se change 236». Autodiscipline : à la rigide sévérité des techniques disciplinaires
succède la subtile constriction néolibérale qui, tout en se dédouanant de tout effet de pouvoir,
institue ou produit le sujet entrepreneur et responsable, le sujet qui s'autodiscipline. « La
gouvernementalité néolibérale est un gouvernement par l’autonomie : le pouvoir est invisible
car il se niche au cœur de la capacité des acteurs à se doter eux-mêmes de règles 237».
L'autodiscipline consiste donc négativement à esquiver tout recours à la force brute, aux
techniques disciplinaires d'un âge qui semble révolu, et, positivement à fabriquer un individu
auto-discipliné, c'est-à-dire dont les caractéristiques répondent au modèle entrepreneurial et à
l'ethos de performance. « Il est possible que les détenus rebelles (…) s’adaptent plus
facilement à la vie extérieure parce qu’ils ont gardé leur autonomie et leur libre arbitre
malgré l’enfermement 238
». Comment réaliser ce programme de formation d’un individu qui
épouse la réalité des besoins d’une société néolibérale, c'est-à-dire autonome, auto-discipliné,
entrepreneur de lui-même ?

Au projet du néo-sujet auto-discipliné correspondent des techniques de sa mise en


forme. Ces techniques sont d’abord celles, classiques, du néolibéralisme économique :
l’action sur l’environnement. « Le but n’est donc pas la normalisation des comportements
dans le sens d’une orthopédie, mais leur adaptation à un environnement. 239» Il y a dans la
manière néolibérale de faire fonctionner la justice et la peine la recherche d’une « interaction

236
GARAPON, Antoine, GROS, Frédéric, PECH, Thierry. Et ce sera justice : punir en démocratie. p. 233
237
GARAPON, Antoine. La Raison du moindre Etat : le néolibéralisme et la justice. p. 60
238
GOODSTEIN, L. « Inmate Adjustment to Prison and the Transition to Community Life », Journal of
Research in Crime and Delinquency, p. 16
239
GARAPON, Antoine. La Raison du moindre Etat : le néolibéralisme et la justice. p. 33
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 78
entre les joueurs et la règle du jeu240». Il s'agit de rendre systématique la réponse des acteurs,
comprise dans une fonction-entreprise : faire en sorte que le sujet se prenne au jeu de
l’initiative et de l’auto-entreprenariat, le plonger donc dans un jeu ou il est acteur, et non plus
objet. Il faut former un sujet acteur de son droit plutôt qu’un "sujet de droit", c'est-à-dire un
individu assujetti au droit. Le procéduralisme juridique, dans le jeu qu’il institue entre le
condamné, sa peine et son procès, mise « sur un sujet acteur de sa peine 241». Acteur dans le
sens où il se bat dans son élaboration. Le sujet autodiscipliné développe de lui-même des
stratégies en amont de la peine pendant le procès (faire valoir des circonstances pour une
remise de peine, entrer dans un jeu juridique spectaculaire et technique, jouer avec les règles
du droit, etc.), puis en aval de la peine dans sa réalisation (faire valoir les efforts de
réinsertion, montrer une disposition au respect du droit, démontrer son habileté à constituer un
dossier qui entraîne un aménagement de peine etc.). Les « procédures disciplinaires en milieu
carcéral (…) ne sont plus interprétées à partir d'une idéologie du traitement, mais à partir
d'une logique juridique qui place le sujet de droit au cœur de ses préoccupations 242». C'est en
plongeant le condamné dans le droit, et dans un droit actif, que l'on fabrique « des stratégies
d'implication du sujet 243». La peine neutre peut alors reposer sur « l'idéal du condamné
acteur de sa peine 244».

3) La peine participative

C'est à l'aune de cette autodiscipline instituée que l'on peut comprendre les récentes
modifications de l'aménagement des peines. Dans les expériences carcérales suédoises245,
suisses246, écossaises ou finlandaises247 des années 70, les nouvelles prisons pouvaient être
autogérées, ou cogérées entre l’administration et les détenus. Gestion financière, mais aussi
gestion du programme pénitentiaire lui-même : il faut que le prisonnier participe à sa
pénitence, apprenne, ou réapprenne à être le maître de son temps. Il faut en fait que le
240
Ibid. p. 33
241
GARAPON, Antoine, GROS, Frédéric, PECH, Thierry. Et ce sera justice : punir en démocratie. p. 219
242
Ibid. p. 200
243
Ibid. p. 220
244
Ibid. p. 223
245
BRODEUR, Jean-Paul. op. cit. p. 7
246
VALLOTTON, André. « De l’alternative à la prison à une prison alternative ». Panoramiques. mars 2000,
n°45. p.45
247
BERARD, Jean, CHANTRAINE, Gilles, 80 000 détenus en 2017 ? Réforme et dérive de l’institution
pénitentiaire, Paris : éditions Amsterdam, 2008.
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 79
prisonnier conserve cet esprit d’initiative, car c’est précisément ce type de rationalité que
réclame une économie néolibérale. Le Projet d'exécution des peines (PEP) de 1996 poursuit
cette logique et ancre ce thème dans le droit français. Une équipe pluridisciplinaire
accompagne désormais le condamné dans l'exécution de sa peine. Il devra se fixer des
objectifs. Il faut que la prison soit un espace de liberté, par exemple « un lieu de parole
vraie248 », un terrain d’apprentissage de la liberté. Le temps de la peine, traditionnellement
temps d'attente et de méditation sur soi, doit désormais être investi d'un rapport au futur et non
plus au passé : projet d’autonomie du détenu durant leur incarcération. "Fais ce que tu
voudras", nouvelle forme de pouvoir qui impose une volonté libre.

La participation du criminel à son amendement, ce plan de réinsertion dont le prisonnier


est désormais l’auteur ou l’auto-entrepreneur, reprend d’une certaine façon la vieille structure
de l’aveu. L’aveu, c’était la possibilité de la rémission du péché dans le monde catholique,
c’était encore la condamnation du coupable par lui-même. Rousseau y voyait sa souscription,
même, à sa punition. De même, quand le condamné s’amende lui-même, prend en charge sa
responsabilité à se réinsérer, c’est toute la technologie pénale et la justice qui jubile. « La
productivité de la réponse pénale (…) passe par le fait de bien savoir vendre une procédure et
une sanction au justiciable lui-même, au délinquant. De lui faire accepter une peine qui sera
toute d’intériorisation 249». Par son autodiscipline, son zèle à se réinsérer, le condamné avoue
le mal, non plus seulement de ses actes, mais de tout son être. Et on sait bien que c’était cela,
sa nature, qui est jugée depuis plus de deux siècles. Souscrit-il à sa punition ? Plus encore, il y
participe : c’est le condamné qui se punit à chaque étape de son plan de réinsertion, c’est lui
qui fait fonctionner la justice, et elle n’a plus qu’à l’observer, l’évaluer, l’inciter.

« Et si on lui donne une part de décision dans cette définition de la peine, dans cette
administration de la peine qu’il doit subir, si on lui donne une certaine part de décision, c’est bien
précisément pour qu’il l’accepte, c’est bien précisément pour qu’il la fasse fonctionner lui-même ; il faut
qu’il devienne le gestionnaire de sa propre punition 250».

Il restait quelque chose de magique et de violent dans l’aveu, qui demeurait encore le
double du supplice et de la vengeance souveraine : l’aveu était unique, il était spectacle, il
était toujours fragile a posteriori puisqu’on pouvait revenir dessus. Le plan de réinsertion du
condamné, c’est un aveu de chaque instant.
248
SÜRIG, Bernadette. Une psy à la prison de Fresnes. Paris : Démos, 2008. p. 14
249
DANET, Jean. Op. cit. p. 14
250
BRODEUR, Jean-Paul. op. cit. p. 10
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 80
C - Le modèle entrepreneurial
« Constituer une trame sociale dans
laquelle les unités de base auraient
précisément la forme de l’entreprise 251»

1) Le bouleversement néolibéral de la conception du travailleur

La gouvernementalité néolibérale renouvelle le sens du travail. Elle est un dépassement


du marxisme et du libéralisme, un dépassement de cette critique de l’aliénation par le travail
reproductif. Rupture avec l’homme-machine, et son reflet l’homme-consommateur.

« C'est-à-dire que ce que l’on cherche à obtenir, ce n’est pas une société soumise à l’effet-
marchandise, c’est une société soumise à la dynamique concurrentielle. Non pas une société de
supermarché – une société d’entreprise. L’homo œconomicus qu’on veut reconstituer, ce n’est pas
l’homme de l’échange, c’est n’est pas l’homme consommateur, c’est l’homme de l’entreprise et de la
production 252».

Le néolibéralisme ne marchandise pas l’homme, il le plonge dans l’univers


entrepreneurial. Le travail ne sera plus neutralisant, aliénant, uniformisant. Le travailleur ne
sera plus l’OS infiniment interchangeable. « Il s’agit (...) d’obtenir une société indexée non
pas sur la marchandise et sur l’uniformité de la marchandise, mais sur la multiplicité et la
différenciation des entreprises 253». Dans le modèle entrepreneurial néolibéral, le travail est
identique à son auteur ; il est spécialisé et irremplaçable. L’entreprise, ce n’est pas qu’un lieu
ou un poste, ce n’est pas seulement une activité ou une organisation économique
macroscopique, l’entreprise, c’est « une certaine manière de se comporter 254
». Comment
réintroduire le travail dans l’économie sans aliéner l’homme, sans le projeter dans une finalité
politique totalisante ? Comment fonder un travail entrepreneurial, un sujet-entreprise ?

D’une part, cette abstraction du travail tant dénoncée, elle ne serait le fait que des
théories économiques (marxistes ou classiques), et non pas de l’économie réelle. Pour changer
le travail, il faut d’abord changer de paradigme économique : « l’économie, c’est la science du

251
FOUCAULT, Michel. Naissance de la biopolitique. p. 154
252
Ibid. p. 152
253
Ibid. p. 155
254
Ibid. p. 180
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 81
comportement humain 255». La science économique consistera donc en l’étude de la rationalité
interne du comportement humain. « Ce n’est donc plus l’analyse de la logique historique de
processus, c’est l’analyse de la rationalité interne, de la programmation stratégique de
l’activité des individus 256». En ce sens, le travail doit être compris comme une conduite
économique active, stratégique, délibérée, et non plus comme un flux ou un stock, une
détermination macro-économique, fonction d’une dynamique nécessaire des forces. Il s’agit
de « faire, pour la première fois, que le travailleur soit dans l’analyse économique non pas un
objet, (…) mais un sujet économique actif 257».

Ce sujet actif d’une science économique réelle et non plus abstraite, il se fonde donc
non plus sur sa force de travail, non plus sur une énergie à exploiter et interchangeable, mais
sur un savoir-faire. Passage du travail quantitatif au travail qualitatif. Le travailleur est avant
tout un qualifié. « Le travail comporte un capital, c'est-à-dire une aptitude, une
compétence 258». Ce qui devient impossible à différencier, c’est donc le travailleur et son
travail. Fin de l’aliénation, par conséquent, du travailleur par son travail (il ne lui est plus
étranger). Le travailleur s’exploite lui-même, il exploite son propre capital, un capital humain
259
et personnalisé, « un capital qui est pratiquement indissociable de celui qui le détient ».
Exploiteur de son propre capital, entrepreneur de ses capacités, investisseur en lui-même,
« c’est le travailleur lui-même qui apparaît comme étant pour lui-même une sorte
d’entreprise 260». Naissance dans la théorie néolibérale de l’homo œconomicus, « l’homo
œconomicus, c’est un entrepreneur et un entrepreneur de lui-même261».

Le capital humain articule alors deux incidences, deux "inputs" sur la valeur du sujet-
entreprise : l’inné et l’acquis. C'est-à-dire qu’à partir du capital humain se pose à la fois la
question de l’amélioration économique de lui-même par le sujet lui-même (par la formation,
par la vie familiale, par le cercle social, etc.), et à la fois le problème de l’héréditaire.
Héréditaire au sens large, c'est-à-dire tout l’environnement qui a permis de constituer cet

255
ROBBINS, Lionel. Essay on the Nature and Significance of Economic Science, 1962. In FOUCAULT,
Michel. Naissance de la biopolitique. Paris : Gallimard Seuil, octobre 2004. p. 229
256
FOUCAULT, Michel. Naissance de la biopolitique. p. 229
257
Ibid. p. 229
258
Ibid. p. 230
259
Ibid. p. 230
260
Ibid. p.231
261
Ibid. p. 232
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 82
individu-là. Souci, donc, de l’investissement éducatif pour l’enfant qu’il était, souci du temps
consacré à l’enfant par les parents, souci du niveau culturel de la famille. Dans le creux de cet
inné positif de l’homo œconomicus performant se dessine aussi son revers : le capital humain
permet aussi que se profile un individu à risque.

2) Mythologie entrepreneuriale

Dans le système pénal, le sujet, entreprise de lui-même, est en premier lieu promu par
une certaine mythologie théorique pénale. Initiative personnelle, self-control, projet,
motivation sont autant de notions qui apparaissent dans la littérature pénitentiaire. « L'individu
est considéré comme un calculateur perpétuel sur lequel les politiques publiques doivent
régler leurs bonifications et leurs amendes si elles veulent elles-mêmes tirer les plus grands
bénéfices de leurs dispositifs 262». Performativité espérée du discours managérial : l’'individu
doit être considéré comme tel pour qu'il devienne ainsi. Dans les prisons, le changement du
langage doit être pris comme le symptôme d’un changement du pouvoir. Différence majeure
qui apparaît, peut-être, entre le libéralisme et la gouvernementalité néolibérale : c'est que
celui-ci est une anthropologie, quand celle-là est un projet positif de société. Le projet
néolibéral est de transformer le sujet et le rapport entre les sujets, « généraliser, en les
diffusant et en les multipliant autant que possible, les formes "entreprise" 263 ».

Faire preuve d’initiative, se construire un projet, se motiver : le vocabulaire de


l'entreprise envahit l’univers du condamné à réinsérer. Il apparaît dans le lieu de la prison à
travers le but de sa sortie. « La mission proclamée de réinsertion pourra venir s'ajouter à la
privation de liberté mais sur un mode contractuel et non pénible : à l'initiative des condamnés
eux-mêmes, (…) de ceux qui ont l'énergie et les capacités d'un projet 264». Plus d'imposition
donc, mais précisément la volonté de faire vouloir. Non pas projet pour le condamné, mais
projet de son propre projet. La rééducation du condamné ne consiste pas au dressage de son
corps et de son âme, mais à l'apprentissage d'une certaine liberté. Liberté économique de
l'entreprise, c’est-à-dire cette capacité à prendre des initiatives, à monter un projet, à se
défendre, à attaquer, à développer des stratégies d'amélioration de son existence, à rechercher
l’utilité marginale.

262
GARAPON, Antoine, GROS, Frédéric, PECH, Thierry. Et ce sera justice : punir en démocratie. p. 233
263
FOUCAULT, Michel. Naissance de la biopolitique. p. 154
264
GARAPON, Antoine, GROS, Frédéric, PECH, Thierry. Et ce sera justice : punir en démocratie. p. 177
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 83
C’est en quelque sorte sur les attitudes que le pouvoir régulateur vient s'exercer, et non
plus sur les comportements, sur ce lieu qui unissait le corps et l'âme du condamné. Question
de « son attitude face l’inculpation265 ». L'attitude est le lieu où se croisent désirs rationnels et
image de soi, rapport à l'autre et projets. La peine s’inscrit dans une mission ou un paradigme
éducatif particulier : « ici, éduquer, ce sera proposer, offrir, étayer, inciter, stimuler, et non
forcer, dresser ou discipliner ». Il s'agit de former une volonté. « Il n'y a plus une institution
qui éduque et des hommes qui sont éduqués, mais des hommes qui veulent ou non apprendre
et une institution qui leur en offre la possibilité 266 ».

C’est le rôle du travail qui a changé même à l’intérieur de la prison. Dans les
expériences suédoises de prisons cogérées, le détenu travaille. Mais c’est un travail différent,
un « travail qui n’était pas du tout du type de travail pénal, (…) bête, stupide, inintéressant,
abrutissant, humiliant, non payé, etc. Non c’était du vrai travail, (…) réel, utile, payé selon
les normes du travail extérieur, travail si vous voulez vous insérer dans la réalité économique
du pays 267». À défaut de disparaître de la prison, ce "travail bête" et traditionnel semble
travaillé de l’intérieur par le travail entrepreneurial, dans la mesure où il est associé plus
intimement à la figure du travailleur : je travaille pour les victimes, pour obtenir une
formation, pour avoir à ma sortir un capital financier qui me permette une existence
convenable et non criminogène. Travail carcéral toujours monotone, mais travaillé par le telos
d’un travail pour soi-même.

Finalement, tout en l’adaptant au logos néolibéral, on reste sur cette vieille idée que
c’est par le travail que l’on obtiendra la transformation du délinquant : « tout le
fonctionnement de la prison depuis le début du XIXème siècle a toujours été centré autour de
ce problème du travail, autour de cette idée, en tout cas, que le travail, c’est la réplique
essentielle et majeure à l’infraction 268 ». Le TIG269, la punition comme travail mais en milieu
ouvert, reprend cette logique d’un travail qui doit être comme libre, même s’il est contraint,
comme volontaire même si c’est une peine. Il faut que travail rime avec initiative personnelle.
Ce n’est pas le même travailleur qu’il s’agit de produire, ce n’est pas le même souci qui est
porté par la valeur du travail : on est passé d’un modèle de la production docile à un modèle
265
SÜRIG, Bernadette. Op. cit. p. 19
266
GARAPON, Antoine, GROS, Frédéric, PECH, Thierry. Et ce sera justice : punir en démocratie. p. 228
267
BRODEUR, Jean-Paul. op. cit. p. 7
268
Ibid. p. 9
269
Travail d’Intérêt Général
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 84
de la productivité managériale individuelle. Non plus réalisation de la richesse, mais
réalisation de soi en tant que richesse.

3) Une entreprise à réinsérer

La néolibéralisation pénale fait advenir le sujet calculateur dès le procès. Dans


l’exercice du droit tel qu’il advient aujourd’hui dans le tribunal, l’accusé est incité à
développer une stratégie juridique. Le sujet fabriqué lors du procès, c'est celui de l'initiative,
celui de l'entreprise de soi. « Les critères de justice mis en place par le procéduralisme
sollicitent prioritairement un sujet de droit autonome et responsable 270». Le bon criminel
n'est plus tant celui qui répond à l'amendement de la justice que celui qui sait utiliser les
subtilités d'un droit-outil, un droit qui s'utilise plutôt qu'il ne s'applique. Il s'agit bien de
stimuler les facultés de décision du justiciable, ses « capacités d'initiatives et d'entreprise 271».
Parcourt initiatique du procès : il faut que le justiciable devienne entreprise juridique.

« Le condamné n'est plus considéré comme le patient d'un traitement à connotation


thérapeutique, mais comme un agent, un sujet de droit capable à comparaître, de formuler des requêtes,
de s'engager, de se défendre et de contester. Il ne s'agit plus d'agir "pour son bien" fût-ce à son corps
défendant, mais de lui donner la parole 272».

Sujet-entreprise invoqué dans la tension du condamné vers son avenir : la libération, la


réinsertion. À partir de 2000 dans les centres de détentions, puis étendu aux maisons d’arrêt,
le Parcours d’Exécution des Peines (PEP) vise à « donner plus de sens à la peine privative de
liberté en impliquant davantage la personne détenue dans la gestion de son temps en
détention en vue de sa préparation à la sortie. Le PEP permet également d'apporter des
éléments objectifs d'appréciation de son comportement au juge pour la réponse à une
demande d'aménagement de peine 273». Implication dans la peine, activité dans la peine : il
faut que le condamné ne perde pas son temps en prison. « Le PEP comme le néolibéralisme
économique est habité par une apologie du "temps utile" 274», un temps à rentabiliser. Il faut
que le prisonnier investisse en lui-même pour sortir de la prison. Le condamné doit entretenir
un rapport d’utilité marginale avec sa peine, développe un « ethos de la performance [qui]

270
GARAPON, Antoine, GROS, Frédéric, PECH, Thierry. Et ce sera justice : punir en démocratie. p. 209
271
Ibid. p. 220
272
Ibid. p. 208-209
273
Ministère de la Justice, http://www.justice.gouv.fr/prison-et-reinsertion-10036/les-personnes-prises-en-
charge-10038/le-suivi-individuel-12009.html, consulté le 16 avril 2013.
274
GARAPON, Antoine, GROS, Frédéric, PECH, Thierry. Et ce sera justice : punir en démocratie. p. 236
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 85
fonctionne comme une injonction au self-government pensé depuis la rationalité du
marché 275».

Ainsi, la mesure de suivi socio-judiciaire instituée par la loi du 17 juin 1998, qui vise
les délinquants sexuels, manifeste bien cette volonté de faire participer le condamné à sa peine
de manière à ce qu’il entre dans un environnement de choix. On ajoute donc un supplément
de peine avec cette injonction aux soins, sans pourtant l'imposer au condamné (s'il refuse les
soins, il est passible d'une nouvelle peine de prison), de telle sorte que le condamné est plongé
dans une alternative économique souci de soi / enfermement. Les propositions de la justice
deviennent, lorsqu’elles sont acceptées (et elles le sont évidemment) le choix stratégique d’un
sujet vers sa réinsertion socio-économique, un investissement. Il s'agit de mettre le condamné
en situation de faire des choix. Cette mise en situation fait appel à un sujet qui est à l'initiative
de sa peine, qui ne sort pas, à l'intérieur du mécanisme pénal, de l'univers néolibéral du choix
rationnel utilitaire.

Au moment du projet d’exécution des peines, ou bien lors des propositions de soins,
au moment de la préparation à la réinsertion, « l'institution fait un marché avec le
délinquant 276». La logique contractuelle s'exerce sur la peine. Le contractualisme « est
inspiré par une mythologie entrepreneuriale transposée – non sans mal – au monde
carcéral 277». La prison et l'ensemble de la pénalité semble ainsi glisser « de la contrainte
disciplinaire vers une forme de contractualisation inavouée 278». Sans jamais oser le dire
distinctement, la prison semble de plus en plus fonctionner par contrat avec le prisonnier,
« l'usager, à qui la prison proposerait donc un service... 279». Ainsi, le rapport du juge Woolf
sur les désordres de 1990 survenus dans les prisons anglaises conseille « la rédaction pour
chaque détenu(e) d'une convention ou d'un contrat définissant ses attentes et ses obligations
dans l'établissement où il est incarcéré 280». Le prisonnier apprend en prison à être un
contractant.

275
Ibid. p. 236-237
276
Ibid. p. 224
277
Ibid. p. 232
278
Ibid. p. 229
279
Ibid. p. 230
280
Ibid. p. 230
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 86
Question de manipulation ? S’agit-il de « faire passer ces mesures d'individualisation
de la peine pour la traduction de l'évolution positive du détenu 281» ? On se servirait de la
coopération du détenu pour faire croire à son évolution positive (car après tout il pourrait
réagir à ces incitations uniquement pour sortir plus vite et récidiver plus vite). Mais au-delà du
camouflage que cela constitue pour une politique avide de chiffres objectifs, il s'agit bien de
voir le parallèle qui est tracé entre l'amélioration du détenu (sa capacité de réinsertion) et son
esprit d'initiative, son habilité à passer des contrats, l'apparence de sa bonne volonté. « Le
marché manque peut-être de "vérité“ : il ne garantit pas que le détenu est moralement
meilleur, mais simplement qu'il sait ou ne sait pas se situer dans un système d'échange 282 ».
Car l'apparence est suffisante : c'est la capacité à s'adapter à une situation qui est valorisée, et
non la présence ou non de bons sentiments, d’honnêteté. De l'aveu même du personnel du
SPIP283, il s'agit bien de « passer d'une attitude passive et négative à une attitude active et
positive 284». Ce passage sera suffisant : comment légitimer une autre entreprise morale dans
le pluralisme néolibéral ? Il ne faut pas voir seulement dans les stratégies d'évaluation ce qui
est caché, l'absence de véritable amendement du condamné, mais une véritable action positive
sur le détenu : la fabrication d'un individu-entreprise.

281
Ibid. p. 231
282
Ibid. p. 231
283
Service Pénitentiaire d’Insertion et de Probation
284
GARAPON, Antoine, GROS, Frédéric, PECH, Thierry. Et ce sera justice : punir en démocratie. p. 223
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 87
II - Exclusion : stratégies d’une ouverture carcérale

A - L’articulation sécuritaire du souci de la prison


1) Le pathétique de l’homme

Le mouvement contemporain de la prison naît à partir d’un souci humaniste et moral, le


péril de l’homme prisonnier. C'est avant tout au nom de l’Homme que la prison se transforme,
que le détenu voit son bien être protégé, que lui sont ouvertes différentes possibilités qui lui
étaient refusées auparavant. Les droits de l'homme, c’est le dispositif discursif qui est parvenu
à articuler sentiments moraux et forme juridique, « c'est l'humanité réalisée dans la
personnalité juridique qu'il faut alors défendre 285». Depuis la fin de la seconde guerre
mondiale, on peut repérer deux grandes réformes de la pénitentiaire : celle de 1974
(correspondant à un mai 68 de la prison), et celle des années 80 avec, notamment, Badinter. A
travers ces deux moments, l'institution carcérale est profondément transformée. Les QHS 286
sont fermés, les dortoirs collectifs supprimés, ainsi que les costumes pénitentiaires,
l'interdiction de fumer, le travail forcé... La télévision fait son apparition dans les cellules.
C'est sur le fond de cette "humanisation" des conditions de détentions que se formule la
légitimité néolibérale. C'est à partir de ces gestes pour le bien être du détenu, ou du moins
contre son mal-être que la mécanique régulatrice peut s’articuler au système pénal préexistant.

Mouvement paradoxal de réhabilitation de la pitié comme concept politique dans les


lieux de privation de liberté de la République. Cette empathie, évidement, a été favorisée par
l'ouverture de la prison. Ouverture de la prison à la justice, à la presse, à l’image (télévision),
émanant de cette pitié politique nouvelle en face du prisonnier. Sentiment qui change le
pouvoir de la prison, et changement du pouvoir qui génère son sentiment politique. Au cours
des 30 dernières années s’est constitué une opinion publique internationale au sujet de la
prison, de ce qu’elle ne peut plus être, de comment elle doit être changée 287. Car les droits de
l'homme ont l'immense avantage d'être universels, permettant cette mondialisation de la
sensibilité au bien être du condamné. L'empathie comme concept politique renferme en elle
la possible mise au pas de tous les autres : quelle valeur politique saurait primer sur la

285
GARAPON, Antoine, GROS, Frédéric, PECH, Thierry. Et ce sera justice : punir en démocratie. p. 173
286
Quartiers de Haute Sécurité, souvent dénoncés à cause de l’inhumanité de leur condition de vie.
287
FROMENT, Jean-Charles, KALUSZYNSKI, Martine, dir. Op. cit. « La réforme internationale des systèmes
pénitentiaires : "bonne gouvernance et circulation des modèles" ». p. 243 et suite.
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 88
souffrance dure et crue d'un homme à la fois universel et concret ? Le pouvoir dispose
stratégiquement dans un même geste les thèmes du néolibéralisme et de l'humanitarisme.
L'humanitarisme sert à neutraliser le fond politique qui pouvait exister derrière la pénalité.
L'humanitarisme est un moyen de conjurer la violence politique au profit de tout un système
de régulation déterminé.

Un double mouvement apparemment paradoxal anime cette tendance à la


néolibéralisation de la pénalité, à la neutralisation de la peine : calmer la souffrance et
renforcer la sécurité. Il faut que s’articule ces deux impératifs de la transformation
contemporaine de la prison. Plus on ouvre la prison, plus il faut garantir la sécurité de ces
passages que l’on perce dans ses murs. Plus on prend soin du condamné, plus il faut que ces
soins ne soient pas pour lui l’occasion de s’enfuir. Au mouvement d’augmentation des
longues peines correspond l’évitement du recours à la peine en général et son adoucissement
lorsqu’il faut qu’elle se réalise. Autrefois le condamné n’avait pas le confort d’une douche
dans sa cellule, mais il pouvait donc en sortir pour aller dans les douches collectives. « Cette
nouvelle sensibilité à la peine ne s'oppose pas, mais se superpose à l'inquiétude
sécuritaire288 ». Sécurité qui prolonge le bien être, sécurité et bien être mêlés du condamné et
de la victime, « une prison plus humaine contribue à la sécurité289 ». Humanitaire et
sécuritaire sont deux soucis qui se retrouvent dans une stratégie commune de conjuration de la
souffrance.

2) Dualisation et sécurité

Le souci sécuritaire de la prison prend racine dans l’humanisme. Il explose encore dans
le creux de la mission de réinsertion. Dans la mesure où la peine s’est attachée à l’eccéité du
détenu, elle a permis à la prison de devenir un espace différencié. Dans l’ombre du détenu
réinséré se tient l’incorrigible, celui que la prison ne parvient pas à faire entrer dans le jeu
entrepreneurial néolibéral. Faiblesse d’un programme qui vient de se lancer ou essence d’un
système qui fonctionne au principe de différenciation ? « Les doctrines les plus récentes, qui
impliquent les détenus (…) ne peuvent concerner qu’une faible proportion des personnes
incarcérées 290». Il y a les détenus qui s’inscrivent dans les rouages variés de la réinsertion

288
GARAPON, Antoine. La Raison du moindre Etat : le néolibéralisme et la justice. p. 31
289
J.-M. Delarue in KOCH, François, « Jean-Marie Delarue : "Une prison plus humaine contribue à la
sécurité" », L’Express, 21 avril 2013.
290
COMBESSIE, Philippe. Op. cit. p. 63
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 89
néolibérale, et il y a les autres, les réfractaire à l’homo oeconomicus. La prison s’engagerait
alors dans un mouvement de « dualisation progressive des parcours pénitentiaires entre les
"hyperactifs" et les "végétatifs" 291». La différence s’engage dès le choix de la détention
préventive et se poursuit dans l’octroie de tout aménagement de peine ; la logique n’est pas la
même selon le type de sujet concerné. « On peut comprendre aussi les raisons qui plaident
pour le sursis du jeune cadre : il ne s’agit pas de casser une carrière professionnelle pour
quelques coups échangés, et par son travail et son logement il offre de bonnes " garanties de
représentation" 292». Puisque la prison est régulatrice, puisqu’il ne s’agit plus de faire
correspondre à un acte une peine mais de maintenir ou de produire une certaine initiative du
sujet, il y aura des différences de traitement. Différenciation de la peine qui appelle la prison
vers une fonction bien lointaine de l’amendement-dressage égalitaire du condamné qu’elle
incarnait jusque là. La prison tend vers un modèle de pure exclusion à mesure qu’elle perd le
monopole de la peine. « La prison constituerait ainsi le maillon ultime d’un circuit
d’exclusion sur-plombé par une justice actuarielle de gestion des risques, dirigé vers ceux
que l’on n’essaie plus de réintégrer dans des circuits d’inclusion 293». Au revers de la
performance de la pénalité, dans le creux des réussites de réinsertion qu’elle pourrait
accomplir se tient le spectre de l’inégalité. « Alors que l’institution devait gommer les
inégalités de fortune, voici qu’elle reconduit – voire qu’elle accuse- les inégalités sociales et
naturelles 294». La prison, machine encore double mais appelée à se dédoubler entre machine
à réinsérer et machine à neutraliser.

Dans le creux dessiné par le sujet néolibéral inséré, un tout autre mécanisme naît,
permettant de comprendre mieux l’articulation entre ce souci sécuritaire et l’amélioration des
performances de la prison. La sécurité, le souci sécuritaire, ne disparaît pas avec ces
techniques de réinsertion du sujet dans un univers de l’autonomie et de l’entreprise, ne
disparaît pas à mesure que s’efface la nécessité de l’enfermement. Au contraire, il s'accroit
dans ses limites, dans ses zones d'ombre. La sécurité, est le principe par lequel on pourra
légitimement traiter tout ce qui résiste à l'impératif de liberté économique néolibéral. A
l’égard du contre-modèle de sujet néolibéral, « le seul objectif à court terme est la

291
GARAPON, Antoine, GROS, Frédéric, PECH, Thierry. Et ce sera justice : punir en démocratie. p. 239
292
COMBESSIE, Philippe. Op. cit. p. 39
293
CHANTRAINE, Gilles. «La prison post-discilpinaire». Déviance et Société. mars 2006, vol. 30. p.274.
294
GARAPON, Antoine. La Raison du moindre Etat : le néolibéralisme et la justice. p. 78
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 90
295
neutralisation ». Question de la résistance : l'individu qui ne peut pas, ou qui ne veut pas
devenir ce sujet-entreprise néolibéral, comment pourra-t-on le gérer puisqu’il est interdit
d'imposer, puisque le principe fondamental est la volonté libre ? Comment concilier le projet
de libération avec la résistance d'un être dénué de toute initiative ou de rationalité
économique ? Réponse sécuritaire : le droit à la sécurité pour les autres, le droit à sa propre
sécurité permet de légitimer la gestion du "reste" dans un pur enfermement. Le projet
néolibéral consiste à « optimiser à la fois la liberté et la sécurité 296», et à insérer l’appareil
pénal dans le jeu des deux concepts. La sécurité surgit comme le lieu dernier du pouvoir
souverain de l’État, dans la mesure où c'est par elle qu'il garantit le mieux le jeu économique.
« La sécurité prend néanmoins un sens nouveau : elle n’est plus protection contre l’arbitraire
du souverain mais devient condition de possibilité d’un jeu 297».

3) La critique de la prison

Critiquer la prison n'est pas un phénomène nouveau. Contemporaine de son invention,


les thèmes de la remise en question carcérale n'ont pas vraiment évolué pendant ses deux
siècles et demi d'existence, et on les retrouve finalement sous la même forme de nos jours.
C’est néanmoins à partir de ce socle critique que la fonction carcérale se transforme
aujourd’hui. Tout se passe comme si, pour la première fois, la critique était parvenue à
pénétrer les murs de la prison. Toute une nouvelle dialectique s'articule alors entre la prison et
sa critique, entre la pénalité et ces discours qui s'élevaient contre le pouvoir punissant.

La critique de la prison, de radicale qu'elle était, semble avoir pris une place positive
dans l'ordre social : elle contribue désormais par l'intermédiaire de ses différentes
associations, à l'aménagement des peines. La prison reste l'ennemi, non à abattre mais à
neutraliser, contrôler, assécher. Les critiques de la prison ne sont plus contre le droit, mais se
font avec le droit. Dans la critique de la prison, ce n'est plus le projet institutionnel qui est en
cause 298. On ne reproche plus à la prison son telos politique, on ne lui reprochera que ses
effets indésirables. La critique de la prison est entrée dans la mécanique du contrôle du
pouvoir de punir, et en même temps dans sa légitimation. Puisque ces associations prennent
les décisions avec le pouvoir, puisque pouvoir et contre-pouvoir carcéral font désormais corps

295
Ibid. p. 135
296
Ibid. p. 140
297
Ibid. p. 31
298
GARAPON, Antoine, GROS, Frédéric, PECH, Thierry. Et ce sera justice : punir en démocratie. p. 176
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 91
dans un même mouvement ou cheminement de réforme carcérale, alors la critique pure
disparaît, il ne s’agit plus que de proposer. Neutralisation donc, de la critique de la peine,
embarquée qu'elle est dans un pouvoir qui ne l'exclut plus mais l'inclut en chacun de ses
gestes.

On constate ainsi que le militantisme anti-carcéral, depuis les années 70-80, s'est
engagé dans trois voies, trois principes de réforme de la prison : individualiser, diversifier et
diagnostiquer plus finement la peine convenable. Soucis communs, donc, du législateur et du
militant. La critique de la prison non seulement a perdu son potentiel radical et de critique des
fondements (neutralisation), encore a-t-elle été récupérée dans le projet positif de l’ouverture
de la prison d’une part, et de la promotion du sujet néolibéral d’autre part. Ce qui fondait la
critique de la violence disciplinaire, ce qui avait été utilisé comme arme contre la grande
machine institutionnelle carcérale, le voilà récupéré, remanié, ré-agencé dans une saisie plus
fine du sujet condamné : individualiser, diversifier, diagnostiquer plus finement. A partir de la
critique de l’obscurité de la prison, on peut enfin les inclure dans le projet régulateur. « Les
prisons devront alors être remises au milieu de la ville de la manière la plus visible, éclairées
de nuit 299». Passage donc d'un geste d'exclusion à un geste d'inclusion : ouvrir la prison.
« L’administration pénitentiaire est souvent accusée d’être une "grande muette", (…) notre
meilleure défense, dans une majorité de cas, passe par la communication et la
transparence 300». Ce serait paradoxalement dans sa critique que la prison aurait trouvé son
renouveau. Une critique tout empreinte de la référence foucaldienne, comme si, exactement
au moment et par le geste de détruire un édifice, un second, peut-être plus insidieux, en
profitait pour le saisir et prendre sa place.

B - Du continuum carcéral à la sortie des fonctions de la prison

« Faire régresser la prison, ce n’est donc ni


révolutionnaire ni peut-être même progressiste ; ça peut
être, si on n’y prend pas garde, une certaine manière de
faire fonctionner en quelque sorte à l’état libre les
fonctions carcérales301 »

299
A. Lazarus (GMP) in GARAPON, Antoine, GROS, Frédéric, PECH, Thierry. Et ce sera justice : punir en
démocratie. Paris: Odile Jacob, 2001, p. 177
300
MAUREL, Olivier. Op. cit. p. 15.
301
BRODEUR, Jean-Paul. op. cit. p. 28
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 92
1) Le dossier jamais clos

L’invention du casier judiciaire n’est pas de notre temps. Purement disciplinaire, elle
permettait de garder un œil sur le contrevenant au droit, sur le futur récidiviste. Qu’il
constitue pour celui qui sort de prison une punition éternelle, qu’il constitue le refus d’un
pardon total et le respect de l’accomplissement de la peine n’est plus tellement une question
contemporaine. Le casier judiciaire fut le début d’un mouvement qui s’accélère devant nous,
et qui donne un sens social à l’ensemble du pénal, sens que la discipline avait perdu pour elle-
même : un mouvement de procès infini.

« Le point idéal de la pénalité aujourd’hui serait la discipline indéfinie : un interrogatoire qui


n’aurait pas de terme, une enquête qui se prolongerait sans limite dans une observation minutieuse et
toujours plus analytique, un jugement qui serait en même temps la constitution d’un dossier jamais
clos 302».

Discipline indéfinie, jamais close, renouveau disciplinaire au-delà des murs et au-delà
de l’institution publique. S’établit pour la pénalité un nouveau rapport au temps de la peine :
temps lui aussi dilué et indéfini : « un nouveau rapport au temps, celui du temps sans fin, que
l’on retrouve dans la peine de "suivi sociojudiciaire", c'est-à-dire d’une peine dont on ne voit
pas le bout 303». Puisqu’il faut à la fois prévenir et prévoir le crime, puisque la pénalité ne vise
dans l’horizon néolibéral, qu’à réguler les flux futurs dans le marché du crime, il faut ouvrir
le champ pénal.

« La nouvelle gouvernementalité néolibérale est plus normative que punitive ou ségrégative : elle
ne vise plus par exemple la mise à l’écart des alcooliques dangereux ou leur enfermement à tout prix,
mais cherche plutôt à les "chroniciser", de façon à rendre leur comportement le plus prévisible possible.
L’image du malade (voire du délinquant) « chronicisé » conjugue l’idée du contrôle (le symptôme est
maîtrisé), d’un enfermement doux, chez soi possible, et celle du recours à un médicament qui ne vise plus
la guérison304 ».

Le pénal néolibéral ne s’apparente plus à un redressement qui s’accomplit sur une durée
et par des techniques déterminées. Se refusant à amender, il ne fait que palier et contrôler.
Prolongement de la prison dans le temps et dans l’espace, prolongement disciplinaire
paradoxal dont on ne perçoit plus la trace à mesure qu’il se disperse.

302
FOUCAULT, Michel. Surveiller et punir : naissance de la prison. p. 264
303
GARAPON, Antoine. La Raison du moindre Etat : le néolibéralisme et la justice. p. 137
304
Ibid. p. 27
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 93
2) Sortir de prison : le contrôle social

Les aménagements de peines, alternatives à la prison et porteuses de l’amendement de


la prison, se fondent avant tout sur le contrôle du détenu. Contrôle plus précis, plus
méthodique, plus intime et personnel que celui qui totalisait l’espace et le corps du condamné
en un lieu clos. « Les propositions alternatives visent à favoriser et renforcer les modes de
contrôle sociaux informels ou plus doux (voisinage, travailleurs sociaux, etc.), les modes de
gestion des problèmes des problèmes par la médiation, l’organisation de rencontres entre
auteurs d’infractions et victimes305». Chaque aménagements de peine, chaque alternative à la
prison déploie ces techniques qui permettent de continuer le contrôle au-delà des murs,
d’organiser une surveillance de la vie quotidienne et des rapports du justiciable avec sa
famille, avec son métier, avec sa communauté par des instances différentes et polycentriques.
Il faut que le contrôle converge vers l’Etat, mais n’en procède pas.

La probation consiste en un contrôle direct qui porte sur le salaire, l’habitat, le mode de
vie. La semi-liberté autorise et appelle les mêmes contrôles, mais y ajoute la nécessité d’un
projet déterminé : le condamné n’y aura droit qu’en vue de «s’investir dans tout autre projet
d’insertion ou de réinsertion de nature à prévenir les risques de récidive 306». Le placement
sous surveillance électronique est d’abord une assignation à domicile : contrôle de l’espace. Il
n’est également autorisé qu’en fonction d’un projet de réinsertion : projet professionnel,
projet familial, ou bien d’une nécessité médicale. La libération conditionnelle comporte un
délai d’épreuve contenant un certain nombre d’obligations. « La personne condamnée doit
manifester des efforts sérieux de réadaptation sociale 307». Elle est prononcée seulement si
elle est justifiée, et toujours pour ces mêmes raisons qui forment comme l’idéaltype du
réinséré. Le placement extérieur « doit obligatoirement respecter toutes les conditions fixées
par le juge de l’application des peines en fonction de la situation : horaires et suivi d’activité,
indemnisation des victimes, interdiction de fréquenter des personnes etc. 308».

L’alternative à la prison rend donc possible la diffusion hors de la prison d’une


obligation d’un certain type de vie : vie familiale, vie professionnelle, vie sociale etc. qui
correspond à ce modèle néolibéral du sujet entrepreneur de lui-même. L’ouverture de la

305
COMBESSIE, Philippe. Op. cit. p. 70
306
CUGNO, Alain. « Prison : ce n’est pas la peine d’en rajouter ». La Revue du MAUSS. 2/2012, (n°40). p. 33
307
CUGNO, Alain. Op. cit. p. 34
308
CUGNO, Alain. Op. cit. p. 32
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 94
prison, la fin du monopole carcéral, correspond concrètement à un phénomène de
« démultiplication des vieilles fonctions carcérales, que la prison avait essayé d’assurer
d’une manière brutale et frustre et qu’on essaie maintenant de faire fonctionner d’une
manière beaucoup plus souple, beaucoup plus libre, mais aussi de manière beaucoup plus
étendue309 ». Prise en charge, surveillance, prescription de schémas de comportement : la
réinsertion est une technique d’accroissement du contrôle social. Permission d’entrer,
permission de sortir, permission d’approcher : l’alternative à la prison se construit autour
d’une série de signalisation-contrôle du déplacement. Instances de contrôle, de jugement,
d’appréciation, « il est nécessaire d’apprécier comment le condamné se comporte en
permission avant de prononcer une mesure d’aménagement 310» : on reproduit sur toute
l’étendue de la vie du sujet, et dans l’ensemble du champ social un système de contrôle et
d’évaluation qui sera le gage de sa réinsertion-libération.

3) Sortie de la prison : ouverture des fonctions carcérales

Contrôle social qui naît donc à travers ces fuites carcérales, à travers ces discours
d’amendement-remplacement de la fonction punitive de la prison.

« Or, à mesure que la médecine, la psychologie, l’éducation, l’assistance, le "travail social"


prennent une part plus grande des pouvoirs de contrôle et de sanction, en retour l’appareil pénal pourra
se médicaliser, se psychologiser, se pédagogiser ; et du coup devient moins utile cette charnière que
constituait la prison, quand, par le décalage entre son discours pénitentiaire et son effet de consolidation
de la délinquance, elle réarticulait le pouvoir pénal et le pouvoir disciplinaire. Au milieu de tous ces
dispositifs de normalisation qui se resserrent, la spécificité de la prison et son rôle de joint perdent de
leur raison d’être311 ».

Si la prison peut se disperser aujourd’hui, si, alors qu’elle a été critiquée toute son
existence, elle est enfin entamée de nos jours, ce ne serait pas le signe de son échec, mais de
sa grande réussite. La prison a tant réussi qu’elle est devenue inutile pour satisfaire une
mission désormais relayée partout dans l’espace social.

Derrière le mouvement des aménagements de peine, derrière l’horizon nouveau et


promu de l’alternative à la prison se découvre un autre geste culturel et d’une ampleur toute
différente. Avec le condamné, c’est la technique carcérale qui sort des murs et s’inclut, elle

309
BRODEUR, Jean-Paul. op. cit. p. 14
310
CUGNO, Alain. Op. cit. p. 32.
311
FOUCAULT, Michel. Surveiller et punir : naissance de la prison. p. 358.
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 95
aussi, dans le corps social. L’alternative au carcéral, l’alternatif du punir, semble consister à
« diffuser hors de la prison des fonctions de surveillance, qui vont maintenant s’exercer non
plus simplement sur l’individu enfermé dans sa cellule ou enfermé dans sa prison, mais qui
vont se répandre sur l’individu dans sa vie apparemment libre 312». De l’institution totale313
qui permettait le contrôle sur l’ensemble de la vie d’un détenu, de par le truchement de
l’isolation et de la surveillance (panoptisme benthamien), on serait passé à une société
panoptique314, société de contrôle315, société de la visibilité de la vie. La caméra de
surveillance, mise à jour et extension du regard du maton.

Au moment ou est libéré le condamné, et où la société se libère du poids de sa prison,


c’est la prison, elle aussi qui se libère.

« On libère jusqu’à un certain point le délinquant, mais je dirais qu’on libère autre chose en
même temps que lui ; on libère peut-être quelque chose de plus que lui, on libère des fonctions
carcérales. Les fonctions carcérales de resocialisation par le travail, par la famille et par l’auto-
culpabilisation, cette resocialisation, elle est au fond maintenant non plus localisée seulement dans le
lieu fermé de la prison, mais, par ces établissements relativement ouverts, on essaie de répandre, de
316
diffuser ces vieilles fonctions dans le corps social tout entier ».

Dans l’alternative à la prison, le carcéral ne se résorbe pas mais se dissout, se disperse


dans le corps social. Les aménagements de peine qui portent le projet contemporain d’une
pénalité enfin libérée des murs et libérée de l’échec de la prison, sont en réalité itératives par
rapport à la prison, c’est-à-dire prolongation des fonctions carcérales.

C - Illégalisme néolibéral
« La délinquance, solidifiée par un système pénal
centré sur la prison, représente un détournement
d’illégalisme pour les circuits de profit et de pouvoir
illicites de la classe dominante317».

312
BRODEUR, Jean-Paul. op. cit. p. 13.
313
GOFFMAN, Ervin. Asiles : études sur la condition sociale des malades mentaux et autres reclus. Paris : Les
éditions de Minuit, 1979.
314
LAVAL, Christian. « Surveiller et prévenir. La nouvelle société panoptique », Revue du MAUS. 2/2012
(n°40), p. 47-72.
315
DELEUZE, Gilles. « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle ».
316
BRODEUR, Jean-Paul. op. cit. p. 11
317
FOUCAULT, Michel. Surveiller et punir : naissance de la prison. p. 327
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 96
1) L’affrontement de l’illégalisme : le perturbateur du marché

Devant la prison du XIXème siècle, Marx posait l’hypothèse que la pénalité constituait
avant tout un instrument politique de conservation des rapports de force sociaux. La prison est
une institution qui permet la défense exclusive et systématique des intérêts de la classe
bourgeoise. Le droit, superstructure par excellence, fonctionne en tant que discours
idéologique qui permet d’enfermer une classe dangereuse. L’analyse de la prison permet alors
la révélation de la lutte intérieure d’une culture à un moment de son histoire par sa définition
de l’illégalisme. Quel serait le rapport de force traduit par la prison pour une société
néolibérale fondée sur la concurrence, le sujet entrepreneurial, la régulation et l’ouverture des
flux ? Qu'est ce qui est affronté dans et par la prison ? Incapable de fonder un illégalisme
universalisable, il faut se résoudre à n’y percevoir qu’une contingence culturelle.

La présence d’un illégalisme dans le système carcéral est donc l’indice, non pas de sa
pratique de fait, mais du combat qui est mené contre lui par le pouvoir de punir :
représentation programmatique de la variété du l’illégalisme en prison, représentation d’un
autre à traiter. L’observation chiffrée de la population carcérale318 sera donc ici l’indice du
type d’illégalisme que notre système pénitentiaire traite, c’est-à-dire indice, non pas d’un fait
social brut, mais de l’horizon de la gouvernementalité néolibérale en accomplissement. La
représentation d’un illégalisme n’est pas signe de son importance dans la société, mais de la
volonté de le traiter. Soupçon porté sur un changement de cible du système pénitentiaire
autant au niveau gouvernemental le plus simple et évident (« les parlementaires de la plupart
des pays démocratiques ont modifié les codes pénaux en sanctionnant plus sévèrement
certains types d’infractions, notamment en matière de terrorisme, trafic de stupéfiants et
violences sexuelles »), que dans le sens plus large d’un nouveau sujet à punir.
Analogiquement au danger de la classe laborieuse du XIXème siècle, quel péril est-il conjuré
dans la prison contemporaine ?

Majoritairement, on trouve dans les prisons de la petite délinquance. L’infraction la


plus représentée est le vol et les infractions connexes (25,3%). Priorité historique de la lutte
contre l’atteinte à la propriété privée, politique pénale visant à garantir la sécurité de
l’entreprise et du marché. La pénitentiaire reste un geste économique : la prison est une
protection de la frange possédante, active et productive de la population, une dissuasion et un
traitement de la population qui n’a pas atteint ce seuil d’insertion sociale.
318
A partir des chiffres de COMBESSIE, Philippe. Op. cit. p.45
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 97
La grande percée dans la prison a consisté ces dernières années à enfermer pour
violences (22,9%). Conjurer la violence, on l’a vu319, est un fondement principiel de la
néolibéralisation pénale. On retrouve ici cette phobie de la violence, non plus dans l’action du
pouvoir, mais dans sa réaction. La violence, c’est à la fois quelque chose que la
gouvernementalité néolibérale se refuse à pratiquer, et quelque chose qu’elle se refuse à
supporter. La violence est imposition de la volonté, contrainte sur le corps, refus du
compromis ou de la négociation. La violence est l’opposé du modèle néolibéral d’autonomie
individuelle, de neutralisation conflictuelle, de régulation économique.

Il faut également repérer l'arrivée récente des VIP, ces détenus qui sont à la fois aisés
financièrement et connus. Peut-être la prison prend-elle alors la forme d'une sanction d’un
autre type d'échec économique : le VIP en prison, c'est celui qui a été pris, et donc qui a rendu
visible la fraude. Fraude avec laquelle le capitalisme mondialisé contemporain entretient un
rapport de détermination très étroit. « Ce sont les grands capitalistes eux-mêmes qui se
chargent de gérer ces grands illégalismes 320». La prison devient une régulation, non de la
fraude, mais de sa visibilité. Punir un VIP, c'est en quelque sorte alors aussi légitimer par
contraste tous ceux qui ne sont pas derrière les barreaux.

La prison, pendant longtemps, a été critiquée en tant que fabrique de délinquance, la


prison "école du crime". Illégalismes dans le fonctionnement intérieur carcéral, illégalisme
général de la prison avec l’exception juridique de l’ordre intérieur : « la prison, c’est
l’illégalisme institutionnalisé321 ». La bourgeoisie capitaliste du XIXème et XXème siècle, la
bourgeoisie qui a porté le projet de la prison, semble avoir eu besoin de mettre un terme à la
vieille tolérance de l’Ancien régime à l’égard des illégalismes populaires. Pour les coder, on
les a organisé en une forme privilégiée : l’illégalisme professionnel. On les a rassemblés en
une frange de la population fixe : la délinquance. La surveillance d’une population
agglomérée est plus facile, et rend acceptable la présence de la police. Le rôle de la prison,
c’était d’épingler l’individu à cette fonction délinquante. Or, il y a moins besoin d’empêcher
les petits illégalismes : le vol est devenu, grâce aux techniques de surveillance, d’assurance,
de calcul, un risque acceptable pour notre société. La prison contemporaine se contente donc

319
Cf. supra, II. I. C.
320
BRODEUR, Jean-Paul. op. cit. p. 26
321
BRODEUR, Jean-Paul. op. cit. p. 19
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 98
de réguler, ou de maintenir un certain équilibre de ces illégalismes économiques322. « Les
petits illégalismes font partie maintenant des risques sociaux acceptables 323 ». La pénalité
néolibérale affronte mais tolère aussi en les réorientant ces illégalismes économiques.

2) La production de l’illégalisme : l’excès du désir

De l’orientation à la tolérance de l’illégalisme : un soupçon traverse alors la pratique


pénale et la fonction carcérale : plutôt que d'y réagir, de s'y opposer, de l'anéantir, la pénalité
n'a-t-elle pas pour fonction et comme effet de produire les illégalismes, « d’aménager la
324
transgression des lois dans une tactique générale des assujettissements » ? Quel
illégalisme produit pour quel assujettissement ? Dans la critique hégélienne325, la loi qui est
appliquée au criminel, la loi qu’il a enfreinte lui est étrangère326. C'est pourquoi il ne peut y
avoir de réconciliation en celle-ci. Sa dignité ne se retrouvera que dans la révolte et
l'insoumission. Dans les nouveaux mécanismes pénaux, le projet personnel, la construction
d'un souci de soi, l'investissement dans un parcours pénal correspondent à cette réconciliation
du sujet, non avec la loi, mais avec lui-même avec un rapport déterminé de lui-même.
Poursuivant l’analogie hégélienne, quelle forme peut alors prendre l'échec de cette
réconciliation ? Si aux technologies disciplinaires de son siècle correspondait l'insoumission,
quelle résistance pourrait être alors celle du détenu régulé ? Que produit la prison néolibérale
comme déchet de son projet ?

Si c’est encore une forme de violence qui est poursuivie dans le viol et les autres
agressions sexuelles (16,1% dont les deux tiers sur mineur), intervient pourtant une dimension
toute autre dans cet illégalisme presque neuf. Au traitement de la violence s’adjoint alors celui
du désir. Curieux effort pour une gouvernementalité qui prône l’autonomie que de s’appliquer
si intensément et à l’encontre d’une volonté individuelle. Comment l’argument moral
pourrait-il tenir dans le champ d’indétermination des fins morales ou politiques de l’Etat
néolibéral ? C’est donc sans morale et sans principes que l’on condamnera le criminel sexuel.
Condamner le pédophile, ce n’est pas directement condamner le désir pour les enfants, c’est

322
BRODEUR, Jean-Paul. op. cit. p. 16
323
BRODEUR, Jean-Paul op. cit. p. 25
324
FOUCAULT, Michel. Surveiller et punir : naissance de la prison. p. 318
325
HEGEL, Georg Wilhelm Friedrich. L’Esprit du christianisme et son destin. Trad. J. Martin. Paris : Vrin,
1988, p. 46.
326
GARAPON, Antoine, GROS, Frédéric, PECH, Thierry. Et ce sera justice : punir en démocratie. p. 45-48
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 99
condamner la violence d’un désir à l’endroit de son objet, « l’inceste despotique avec
domination, possessivité, autoritarisme sur les victimes 327», c’est condamner la souffrance
causée par l’acte. Empathie néolibérale qui permet la ré-articulation de la morale dans la
pénalité : le désir pour l’enfant n’est pas immoral ou rejeté en tant que tel, il doit être contrôlé
et neutralisé dans la mesure où il est un risque de violence et de souffrance.

Mais l'augmentation du nombre de délinquants sexuels doit également être prise pour
un signe ou un symptôme positif. La régulation de ce qui est catégorisé comme des
"pathologies du désir" n’est pas purement réactive : elle est la canalisation d’un effet
collatéral de la production néolibérale. Le rêve, l’utopie de la gouvernementalité et de la
prison néolibérale, c'est celle de l’individu désirant, le sujet réalisateur de ses désirs, le sujet
entrepreneur de lui-même, c'est-à-dire dans un rapport stratégique à son désir. Le travail
d’assujettissement ou de subjectivation réalisé par l’institution néolibérale, c’est de faire
naître le désir de réussite par l'ethos de la performance, de réorienter le désir dans un mode
économique, de produire du désir productif. Le délinquant sexuel, s'il est de plus en plus
enfermé dans la prison, c'est qu'il porte peut-être en lui le péril du désir anormal et "libéré", du
désir excessif, de la surproduction de la machine à faire désirer par soi-même et à tracer le
projet de son propre désir. Le délinquant sexuel hante la pénalité néolibérale car il fait écho à
son modèle de sujet réinséré, tout en désirant l'indésirable. En attachant le criminel à son
crime, en identifiant intimement l’illégalisme dans la figure personnelle du criminel, la
pénalité contemporaine construit l’identité du criminel par son désir. « La castration
chimique revient à emprisonner le désir à l’intérieur du sujet, et uniquement le désir 328 ».
Puisque l’amendement du condamné est impossible et illégitime, puisque le désir est le
principe par lequel la réinsertion à soi-même sera possible, puisque le désir et le désirant sont
identiques et répondent à un profile déterminé, alors, lorsque le désir est atteint, le pénal
panique devant sa propre création.

3) Le traitement de l’illégalisme : l’abandonné de lui-même

L’horizon néolibéral des fonctions carcérales correspond bien à des techniques de


subjectivation, de production du néo-sujet. Seulement, le détenu ne sort évidemment pas de
prison automatiquement en homme d'affaire managérial, en pur homo economicus. Il faut

327
SÜRIG, Bernadette, op. cit. p. 21
328
GARAPON, Antoine. La Raison du moindre Etat : le néolibéralisme et la justice. p. 139
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 100
souligner « le décalage entre les ambitions affichées et la réalité carcérale 329», entre la
faiblesse du niveau d'éducation330 et la surreprésentation de pathologies mentales. Comment
caractériser cette marge, ce reste, ce réfractaire, cette résistance du sujet à son
devenir entreprise? Question du contre-modèle, à la fois conjuré dans le projet de la prison et
omniprésent dans ce qu’il a à transformer. « Dans la région la plus sombre du champs
politique, le condamné dessine la figure inversée du roi 331». Question essentielle de l’Autre
de l’ethos de la performance, du sujet entrepreneur de lui-même, du sujet de régulation.

Dealer, trafiquant, consommateur : les acteurs du marché de la drogue ont envahi les
prisons. L’infraction sur les stupéfiants concerne aujourd’hui 13,9% de la population
carcérale. D’une part, le drogué, c'est celui qui désire sans participer à un agencement du désir
collectif et productif. Désir monopolistique en quelque sorte, désir obsessionnel qui brise la
capacité des mécanismes régulateurs à le gouverner par la rationalité de ce désir. Puisqu’on ne
peut pas réguler l’addiction, puisque le principe de l’addiction est cette fuite de l’économie
rationnelle du désir (le délire du drogué), alors il faudra l’enfermer, le neutraliser. Le drogué
épouse alors la figure du pédophile dans la nécessité de le soigner, de soigner ce désir en lui.
« Etant censé neutraliser le siège de la pulsion, le médicament assume l’idée d’une altérité de
la pulsion 332». Usage fondamental des psychotropes comme techniques de régulation de
l'angoisse dans les prisons333. « Le médicament ne vise pas le soin mais l’inhibition
temporaire du symptôme 334». La drogue est l’ennemie des techniques de régulation dans la
mesure où elle empêche cette saisie du sujet par l’élasticité de son désir.

Mais plus profondément, peut-être la figure du drogué dessine-t-elle aussi


l’insupportable abandon du sujet par lui-même. La drogue ou la folie335 comme processus de
fuite, contre cette veille constante du sujet à lui-même promue dans le projet néolibéral.
« Plus on accable de responsabilités un sujet affaibli, plus il risque de solliciter les
instruments d'une sérénité artificielle, de rechercher tous les moyens de se déposséder de soi-

329
GARAPON, Antoine, GROS, Frédéric, PECH, Thierry. Et ce sera justice : punir en démocratie. p. 237
330
Ibid. p. 237
331
FOUCAULT, Michel. Surveiller et punir : naissance de la prison. p. 37
332
GARAPON, Antoine. La Raison du moindre Etat : le néolibéralisme et la justice. p. 139
333
VASSEUR, Véronique. Médecin-chef à la prison de la Santé, Paris : Le Cherche midi, 2000.
334
GARAPON, Antoine. La Raison du moindre Etat : le néolibéralisme et la justice. p. 139
335
THOMAS, Pierre, ADINS-AVINEE, Catherine, op. cit. « Santé en Prison », p. 7-13.
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 101
même 336». Le drogué, le fou, c'est l'antipode du sujet néolibéral. Sans projet, sans avenir,
inverse de l’ethos de la performance, déchéance au lieu de la réussite. « A l’individu pensé
comme absolument libre, comme absolument rationnel puisqu’il se résume à des choix,
correspond son double : l’individu absolument irrationnel, sous la figure du pédophile ou du
fanatique 337». Il faut trouver dans le détenu contemporain cette contre-production du modèle
managérial : le sujet sans initiative, fatigué de devoir tant être lui-même338. « Ils sont souvent
dépressifs, anxieux, inquiets et incapables 339». Revers du sujet réinséré, à la fois contre-pied
mais aussi reflet, avec cette addiction déplacée du travail productif et réalisateur de soi à
l’objet inutile et destructeur de soi-même : « isolement, désœuvrement, oisiveté, alcool 340». Si
le cocaïnomane est proportionnellement moins réprimé que les autres drogués (le drogué
dresse alors le portrait ou la caricature du néo-sujet, de cet homme entreprise de lui-même,
capitalisant et produisant à outrance, en constant dépassement de lui-même), c’est que ce n’est
pas la drogue en tant que telle (avec ses effets de résistance à la régulation par la peine) qui est
principalement conjurée : c’est cette attitude de désœuvrement et de fuite de soi-même. Dans
l’horizon néolibéral, la figure inversée de l’homo œconomicus se profile dans un sujet sans
subjectivation, dans un individu réfractaire à l’assujettissement de soi-même, dans l’ombre
pâle, vide, et inquiète de l’abandonné de lui-même.

336
GARAPON, Antoine, GROS, Frédéric, PECH, Thierry. Et ce sera justice : punir en démocratie. p. 238
337
GARAPON, Antoine. La Raison du moindre Etat : le néolibéralisme et la justice. p. 134
338
ERENBERG, Alain. La fatigue d’être soi : dépression et société. Paris : Odile Jacob, 1998.
339
SÜRIG, Bernadette, op. cit. p. 23
340
Idem
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 102
Conclusion
Réguler et ouvrir la prison : symptôme de l’inflexion du pouvoir, de disciplinaire à
régulateur, et de la passation de gouvernementalité, de libérale à néolibérale. Réguler et ouvrir
la prison : la peine devient fonction d’un nouvel agenda politique et d’une nouvelle manière
de faire fonctionner la machine carcérale. Réguler et ouvrir la prison : dispositif discursif qui
s’inscrit dans un programme social bien plus général. La prison n’est pas qu’une institution
qui se néolibéralise, elle est l’expérience fondamentale du néolibéralisme, repoussoir et terrain
d’entraînement. Dans sa modalité critique, le néolibéralisme est hanté par la prison,
enfermement à conjurer. Dans sa modalité pratique ou positive, le néolibéralisme puise dans
l’univers carcéral des méthodes de subjectivation. En même temps que la prison, ce sont les
techniques carcérales qui s’ouvrent au monde et s’y diffusent. La régulation libère la
discipline de prison. Toutes ces expériences qui ont été menées à l’intérieur des murs,
laboratoire social, "sortent" aujourd’hui. Expériences fondamentales, les techniques
d’assujettissement du condamné se diffusent maintenant en autant d’instances de
subjectivation, partout dans le corps social. Ce sont ces mécanismes de subjectivation qu’il
faut maintenant poursuivre, dans la diversité de leurs effets, dans les discours qui les
disposent, dans l’environnement stratégique où ils s’inscrivent. Dans la prison comme
ailleurs, continuer à entendre « le grondement de la bataille 341».

341
FOUCAULT, Michel. Surveiller et punir : naissance de la prison. p. 360. (épilogue)
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 103
Bibliographie
Ouvrages généraux

AUDIER, Serge. Néo-libéralisme(s) : une archéologie intellectuelle. Paris : Grasset, 2012.


BECCARIA, César. Des délits et des peines, Paris : Flammarion, 1991. p. 75
BERARD, Jean, CHANTRAINE, Gilles, 80 000 détenus en 2017 ? Réforme et dérive de l’institution
pénitentiaire, Paris : éditions Amsterdam, 2008.
CAILLE, Alain. FIXOT, Anne-Marie. «Présentation», Revue du MAUSS 2/2012 (n°40), p. 5-22.
CLEMMER, D. The prison Community. New-York : Rinehart, 1958 (1940).
COMBESSIE, Philippe. Sociologie de la prison. Paris : La Découverte, 2001.
DANET, Jean. La justice pénale entre rituel et management. Rennes : Presses Universitaires de
Rennes, 2010.
DARDOT, Pierre, LAVAL, Christian, La nouvelle raison du monde : essai sur la société néolibérale.
Paris : La Découverte, 2009.
DELEUZE, Gilles, GUATTARI, Félix. Capitalisme et schizophrénie 2 : mille plateaux. Paris : Les
Editions de Minuit, 1980.
DELEUZE, Gilles, GUATTARI, Félix. Capitalisme et schizophrénie 1 : L’anti-œdipe. Paris : Les
Editions de minuit, 1972.
DUBET, François. Le Déclin de l’institution. Paris : Seuil, 2002.
ELIAS, Norbert. La dynamique de l’Occident. Paris : Agora, 2003 (1939).
ERENBERG, Alain. La fatigue d’être soi : dépression et société. Paris : Odile Jacob, 1998.
FOESSEL, Michaël. Etat de vigilance : critique de la banalité sécuritaire. Paris : Le Bord de l’eau,
2010.
FOUCAULT, Michel. Surveiller et punir : naissance de la prison. Paris : Gallimard, 1975.
FOUCAULT, Michel. Dits et écrits II. 1976-1988. « L’évolution de la notion de l’”individu
dangereux” dans la psychiatrie légale du XIXème siècle ». Paris : Gallimard, 2001. P. 443-464.
FOUCAULT, Michel. Naissance de la biopolitique. Paris : Gallimard Seuil, octobre 2004.
FOUCAULT, Michel. Histoire de la sexualité III : Le souci de soi. Paris : Gallimard, 1984.
FREUD, Sigmund. Malaise dans la civilisation. trad C. et J. Odier. Paris : PUF, 1971 (1929).
FROMENT, Jean-Charles, KALUSZYNSKI, Martine, dir. L’administration pénitentiaire face aux
principes de la nouvelle gestion publique. Grenoble : Presses universitaires de Grenoble, mai 2011.
GARAPON, Antoine, GROS, Frédéric, PECH, Thierry. Et ce sera justice : punir en démocratie. Paris:
Odile Jacob, 2001.
GARAPON, Antoine. La Raison du moindre Etat : le néolibéralisme et la justice. Paris : Odile Jacob,
2010.
GILARDEAU, Eric. A l'aube du droit pénal utilitaire. Paris : L'Harmattan, 2011.

Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 104


GOFFMAN, Ervin. Asiles : études sur la condition sociale des malades mentaux et autres reclus.
Paris : Les éditions de Minuit, 1979.
HEGEL, Georg Wilhelm Friedrich. L’Esprit du christianisme et son destin. Trad. J. Martin. Paris :
Vrin, 1988
HOBBES, Thomas. Léviathan. Trad. F. Tricaud. Paris : Vrin, 2004.
KAFKA, Franz. « La colonie pénitentiaire » in Œuvres complètes, tom 2, trad. A. Vialatte.
Bibliothèque de la Pléiade, p. 304-334. Paris : Gallimard.
LAENTZ, Michel. Prisons : mode d'emploi. Marseille: International Stars, 2012.
MAUREL, Olivier. Le taulier : confessions d’un patron de prison. Paris : Fayard, 2010.
MOREAU DEFARGES, Philippe. La Gouvernance. Paris : PUF, 2003.
PLATON. Les Lois, in Œuvres complètes, XII-2, 853b, trad. A. Diès, Paris, Belles Lettres, 1956.
PLATON. La République, trad. P. Pachet, Paris, Gallimard, 1993, 335C.
PLATON, Gorgias, 478D, trad. M. Canto, Paris, Flammarion.
SOLJENITSYNE, Alexandre. L’archipel du Goulag. Paris : Seuil, 1973.
SÜRIG, Bernadette. Une psy à la prison de Fresnes. Paris : Démos, 2008.
THOMAS, Pierre, ADINS-AVINEE, Catherine, Psychiatrie en milieu carcéral. Issy-les-Moulineaux :
Elsevier-Masson, 2012.
VASSEUR, Véronique. Médecin-chef à la prison de la Santé, Paris : Le Cherche midi, 2000.

Articles

AUBUSSON DE CAVARLAY, Bruno. «Note sur la sursuicidité carcérale en Europe: du choix des
indicateurs», Champ pénal, 2009, vol. 6.
BLANC, Alain. «Décloisonnement et réinsertion: poursuivre l'ouverture». Cahiers de la sécurité,
premier trimestre 1998.
BRODEUR, Jean-Paul. «Alternatives à la prison: diffusion ou décroissance du contrôle social ? Une
entrevue avec Michel Foucault». Criminologie. 1993, vol. 26, n°1. p. 13-34. Disponible sur :
http://dx.doi.org/doi:10.1522/24860700
CHANTRAINE, Gilles. « La prison post-disciplinaire ». Déviance et Société. Mars 2006, Vol. 30. p.
275.
CUGNO, Alain. « Prison : ce n’est pas la peine d’en rajouter ». La Revue du MAUSS. 2/2012, (n°40).
p. 32.
DELEUZE, Gilles. « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle ». L’autre journal. Mai 1990, n°1.
EHRLICH Isaac. « The detterrent effect of capital punishment: a question of life and death »,
American Economic Review, vol. 65 (3), juin 1975
FEELEY M., SIMON J., 1992, « The New Penology : Notes on the Emerging Strategy of Corrections
and Its Implications », Criminology, 30, 4, p. 449-474.
FOUCAULT, Michel. « La société disciplinaire en crise », Asahi Jaanaru, 12 mai 1978, n°19.
Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 105
GOODSTEIN, L. « Inmate Adjustment to Prison and the Transition to Community Life », Journal of
Research in Crime and Delinquency, p. 16
HARCOURT, Bernard. « Surveiller et punir : naissance de la prison à l'âge actuariel ». Déviance et
Société, 2011/1 Vol. 35, p. 5-33.
HOOD, Christopher. « A Public Management for All Seasons ». Public Administration, mars 1991,
vol. 69, p.3-19.
JORDA, Henri. « Du paternalisme au managerialisme : les entreprises en quête de responsabilité
sociale », Innovations. Janvier 2009, n° 29. p. 149-168.
KOCH, François, « Jean-Marie Delarue : "Une prison plus humaine contribue à la sécurité" »,
L’Express, 21 avril 2013.
LAVAL, Christian. « Surveiller et prévenir. La nouvelle société panoptique », Revue du MAUS.
2/2012 (n°40), p. 47-72.
VALLOTON, André. « De l’alternative à la prison à une prison alternative ». Panoramiques. mars
2000, n°45

Victor Fontaine – «Réguler et ouvrir » -Mémoire IEP de Paris – 2013 106

Vous aimerez peut-être aussi