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LE JOURNALISME

NUMÉRIQUE
LE JOURNALISME
NUMÉRIQUE
2e édition entièrement mise à jour

Alice Antheaume
Catalogage Électre-Bibliographie (avec le concours de la Bibliothèque de
Sciences Po)
Le journalisme numérique / Alice Antheaume. – 2e édition entièrement
mise à jour. – Paris : Presses de Sciences Po, 2016. – (Nouveaux débats,
no 43).

ISBN papier 978-2-7246-1935-5


ISBN pdf web 978-2-7246-1936-2
ISBN epub 978-2-7246-1937-9
ISBN xml 978-2-7246-1938-6

RAMEAU :
– Journalisme électronique

DEWEY :
– 070.4 : Journalisme

La loi de 1957 sur la propriété intellectuelle interdit expressément la


photocopie à usage collectif sans autorisation des ayants droit (seule la
photocopie à usage privé du copiste est autorisée).
Nous rappelons donc que toute reproduction, partielle ou totale, du pré-
sent ouvrage est interdite sans autorisation de l’éditeur ou du Centre
français d’exploitation du droit de copie (CFC, 3, rue Hautefeuille,
75006 Paris).

© PRESSES DE LA FONDATION NATIONALE DES SCIENCES POLITIQUES, 2016


Sommaire
Remerciements 9

Avant-propos 11

Chapitre 1
OBJECTIF WEB 13
Le numérique, un point c’est tout 13
L’impact du numérique sur la fonction
journalistique 15
Le virage des rédactions 21

Chapitre 2
ATTENTION TRAVAUX 29
Jouer collectif 29
Organiser la veille journalistique 33
Enquêter sur un nouveau terrain 35
Jongler avec les données 40
Explorer tous les formats éditoriaux 45
« Boucler » en permanence 52
Connaître l’audience 54
Reconnaître ses erreurs 56
Apprendre le code 59
Monter des projets 63

Chapitre 3
LA REINE AUDIENCE 67
L’hyper choix en ligne 68
L’audience au stéthoscope 77
La foire aux contributions 89
Leçons d’interaction 96
6 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

Chapitre 4
MOBILE TOUTE 103
La bascule de l’ordinateur au téléphone 104
Quand les rédactions tentent le tout
pour le mobile 108
La partition des jeunes 112
La bataille du push 115
L’accélération sur mobile 120

Chapitre 5
AVIS DE PRESSION TEMPORELLE 123
Petite histoire du temps réel 124
Rédactions en quête de synchronisation 133
Les autres temps de l’information 138

Chapitre 6
FENÊTRE SUR RÉSEAUX SOCIAUX 147
Des maîtres de la distribution des contenus 148
Des royaumes du partage 152
Des viviers de témoignages amateurs 156
Des sources d’alertes 165
Le pouls de l’audience 168
La délicate équation du journalisme
et des réseaux sociaux 170
SOMMAIRE 7

Chapitre 7
LES ROBOTS DE L'INFORMATION 175
Dans la peau d’un algorithme 175
Les robots de la hiérarchisation 180
Les robots de la diffusion 183
Les robots de la production 186
Fantasmes et frictions 190

Conclusion 195

Les indispensables du journalisme


numérique 197

Lexique* 199

* Les termes du lexique sont désignés par une astérisque dans le


texte (première occurrence).
Remerciements

Merci à toute l’équipe de l’École de journalisme de


Sciences Po, Aurore Le Grix de la Salle, Marie-Avril Haïm,
Marie-Pascale Tchuisseu, Antoine Guélaud, Jean-
François Fogel et Bruno Patino, sans qui il n’aurait pas
été possible d’écrire ce livre.
Merci à Thibaud Vuitton, Boris Razon et Catherine
Antheaume pour leurs relectures avisées de cet ouvrage.
Merci aux journalistes qui expérimentent tous les jours
en rédaction des nouvelles pratiques et ont la gentillesse
de partager les leçons qu’ils en tirent.
Merci aux étudiants de Sciences Po, déjà diplômés ou
en passe de l’être, qui ont suivi les cours de journalisme
numérique et se sont lancés dans l’aventure en ligne.
Avant-propos

Écrire un livre sur le journalisme numérique sans


pouvoir le réactualiser en temps réel*, ni suivre en
direct la réception que pourraient en avoir les lecteurs,
sans espérer non plus qu’il puisse être partagé sur les
réseaux sociaux est une gageure, qui plus est lorsqu’il
s’agit d’exposer les principaux enjeux et savoir-faire
nécessaires à l’exercice d’une profession aujourd’hui
polarisée par la mesure de l’audience*, par la produc-
tion de contenus en temps réel et par l’exploration des
formats mobiles*.
Inspiré par un enseignement phare de l’École de
journalisme de Sciences Po intitulé « les fondamentaux
du journalisme numérique », ce livre n’est pas destiné
aux geeks*. Il s’adresse à ceux qui produisent des infor-
mations – professionnels et amateurs, journalistes et
étudiants – comme à ceux qui consomment ces infor-
mations, en ligne, sur leur smartphone*, sur leur
tablette et sur leur ordinateur, au bureau, à la maison,
dans les transports au commun.
Alors que les usages des lecteurs changent beaucoup
plus vite que ceux des rédactions, cet ouvrage tente de
décrire les pratiques du journalisme numérique. Des pra-
tiques qui, dans un contexte économique fragile, bous-
culent les formations initiales et continues dispensées
jusque-là et rendent nécessaire l’écriture d’une nouvelle
12 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

édition du Journalisme numérique 1. Cet ouvrage n’est pas


une simple réactualisation de l’ouvrage paru en 2013,
c’est un nouveau livre dont la structure et l’écriture ont
été revues pour correspondre aux dernières évolutions du
journalisme observées en France et dans le monde.

1. Alice Antheaume, Le Journalisme numérique, Paris, Presses


de Sciences Po, 2013.
Chapitre 1
Objectif Web

« Pourquoi se dire “journaliste numérique” ? De nos


jours, tous les journalistes sont censés l’être, non 1 ? ».
C’est par cette simple phrase que Wolf Blitzer, journaliste
et présentateur sur la chaîne américaine CNN, a envoyé
valser les vieilles frontières entre les corps de métiers jour-
nalistiques : le journalisme télévisuel, le journalisme
radio, le journalisme de presse écrite, le journalisme Web.
Il a raison. Qui pourrait encore se targuer d’être journa-
liste « papier », « radio » ou « télé », sans considération
pour le numérique ? Personne, sauf à vouloir commettre
un suicide professionnel.

Le numérique, un point c’est tout


Aujourd’hui, lorsqu’un employeur recrute pour sa
rédaction, il cherche toujours d’excellents reporters, mais
qui soient aussi dotés d’une agilité numérique avancée. Il
espère trouver des « moutons à cinq pattes », capables
d’alimenter un flux continu d’informations calibrées pour
les écrans des téléphones, d’envoyer des alertes en cas de
breaking news*, de réaliser des reportages aux angles iné-
dits, de prendre l’antenne pour expliciter en direct un

1. Entretien avec l’auteure, Academy of Achievement,


Washington (D. C.), octobre 2012.
14 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

point de leur enquête, de trouver des informations au


milieu de données indigestes recensées dans des tableurs,
de jongler entre de multiples temporalités, formats et sup-
ports, de répondre aux interpellations des lecteurs sur les
réseaux sociaux, tout en étant à l’affût des nouvelles
façons de vivre et de s’informer de leur audience. Une
combinaison de compétences rares et difficiles à cumuler,
qui promet le Graal journalistique : un poste passionnant
au cœur du réacteur, dans une rédaction.
Pour les rédacteurs en chef, il n’est pas question
d’engager des journalistes réticents au numérique. Il n’est
pas question non plus d’ériger des barricades, au sein
d’une même publication, entre la fabrication d’un journal
d’un côté, et la production d’informations destinées à des
plates-formes numériques de l’autre. « Il ne peut pas y
avoir un journaliste pour le Web, et un autre pour
l’imprimé. À Politico, une seule personne accomplit les
deux. Toute la rédaction se consacre à produire du bon
journalisme, sans guerre de tranchées entre les journa-
listes à l’ancienne et les jeunes geeks 2 », estime Bill
Nichols, ex-directeur de la publication de Politico, un
média créé en 2007 qui couvre toute l’actualité politique
américaine à Washington.
Cette migration vers les contrées numériques est un
aller sans retour. Elle dépasse même la catégorisation du
métier par silos, qui demeure la règle. L’Observatoire des

2. Alice Antheaume, « Les sept principes en journalisme de Bill


Nichols », Slate.fr/Work In Progress, 1er septembre 2011, http://
blog.slate.fr/labo-journalisme-sciences-po/2011/09/01/bill-nichols-
difficile-de-reussir-avec-un-site-dinfos-generalistes/
OBJECTIF WEB 15

métiers de la presse 3 répartit les 36 317 cartes de presse


attribuées en France en 2014 4 – 35 928 en 2015 5 – en
cinq ensembles : presse écrite, télévision, radio, agences
de presse et autres. La proportion exacte de professionnels
spécialisés dans le numérique n’y est pas précisée. Car un
journaliste du Monde.fr est comptabilisé dans le secteur
presse écrite, celui de RTL.fr dans la radio, celui de
France TV Info, une application mobile* qui fait du direct
en permanence, dans la catégorie télévision. Bref, la spé-
cificité numérique des journalistes est gommée au profit
de leur média d’origine. C’est méconnaître les caractéris-
tiques de ce métier : l’irruption d’Internet, il y a plus de
vingt ans, a modifié en profondeur la mission de tous les
journalistes, indépendamment de l’organisation pour
laquelle ils travaillent.

L’impact du numérique sur la fonction


journalistique
Qu’a changé le numérique au journalisme ? La réponse
courte est : tout. Dans le détail, c’est une plus longue his-
toire. Lorsque naît il y a une quinzaine d’années ce qui a
d’abord été un sous-genre, qualifié à la va-vite de « jour-
nalisme Web », la garde journalistique établie craint que
ses plates-bandes soient envahies par des sauvages qui ne
respectent rien. Et c’est sur la légitimité que la bataille
entre pairs commence. Taxés de « Pakistanais du Web » et

3. « Profession journaliste : le portrait statistique », Observatoire


des métiers de la presse, 2014.
4. Statistiques de la Commission de la carte d’identité des jour-
nalistes professionnels (CCIJP), 30 janvier 2015.
5. Statistiques de la CCIJP, 29 janvier 2016.
16 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

de « journalistes low cost » par Le Monde dans un portrait


au vitriol 6 publié en 2009 7, ces premiers journalistes en
ligne souffrent de la perception que leurs confrères ont
d’eux. Incapables de mener une enquête sérieuse, ils
seraient tout juste bons à « bâtonner de la dépêche* »,
c’est-à-dire réécrire, à la marge, les articles envoyés aux
rédactions par les agences de presse*. Dans les
années 2000, les quelques journalistes print qui s’adres-
sent aux journalistes Web le font pour des questions de
maintenance informatique : « l’imprimante ne fonctionne
plus, tu peux venir ? », ou « la pièce jointe de mon email
est trop lourde, comment faire ? ». Au mieux, il peut être
question d’un article publié dans le journal qui n’a pas
été mis en ligne sur le site. Au fond, dans l’esprit de leurs
aînés, les journalistes Web seraient bien avisés de servir
de secrétaires de rédaction aux seuls journalistes qui vail-
lent alors, ceux qui méprisent le numérique.
Ce récit n’est pas une exception française. De l’autre
côté de l’Atlantique, les attaques de la vieille garde s’éta-
lent dans le prestigieux New York Times. « Les jeunes jour-
nalistes qui rêvaient de parcourir le globe à la recherche
d’un sujet de reportage sont maintenant scotchés à leurs
ordinateurs. Ils s’efforcent de maintenir un œil alerte ou
d’être les premiers à publier jusqu’à la plus marginale des
informations, n’importe laquelle du moment qu’elle puisse
impressionner les algorithmes* de Google et attirer le clic

6. Alice Antheaume, « Des forçats ? Où cela ? », Slate.fr/Work


In Progress, 20 septembre 2010, http://blog.slate.fr/labo-journa
lisme-sciences-po/2010/09/20/des-forcats-ou-cela/
7. Xavier Ternisien, « Les forçats de l’info », Le Monde, 26 mai
2009, www.lemonde.fr/actualite-medias/article/2009/05/25/les-
forcats-de-l-info_1197692_3236.html
OBJECTIF WEB 17

des internautes 8 », est-il écrit dans le quotidien américain,


en 2010. Méconnu et dénigré, le journalisme en ligne ne se
résume pas à cette caricature. Le conflit qui l’oppose aux
chevaliers des traditions journalistiques est même mis en
scène dans la série américaine « The Newsroom » : Will
McAvoy, le personnage principal, une star du petit écran,
a du mal à mémoriser les noms et les fonctions des per-
sonnes de son équipe. Il prend l’un d’entre eux pour
l’informaticien de service alors qu’il s’agit d’un journaliste
Web. « Je tiens votre blog », précise ce dernier. Et Will de
répondre : « J’ai un blog, moi ? ». Une scène qui épingle
l’ignorance de grandes figures du journalisme audiovisuel
en matière de numérique.
Avec les années, le rapport de forces entre les ser-
vices numériques et les autres s’inverse. Au Guardian,
« notre état d’esprit est digital first [le Web d’abord] »,
confie son directeur d’alors, Alan Rusbridger, dès 2012.
« Nous sommes devenus un site Web géant avec, à côté,
une petite équipe print 9. » Mieux, des rédactions pré-
tendent désormais être mobile first [le mobile d’abord],
comme à USA Today où la directrice des activités
mobiles, Patty Michalski, assure que la priorité est
donnée aux contenus diffusés sur les téléphones et
tablettes 10, lesquels influencent ensuite la production

8. Jeremy W. Peters, « In a World of Online News, Burnout Starts


Younger », The New York Times, 18 juillet 2010, www.nytimes.com/
2010/07/19/business/media/19press.html
9. Propos tenus lors de la leçon inaugurale donnée par Alan
Rusbridger à l’École de journalisme de Sciences Po, 7 septembre
2012.
10. Propos tenus lors de la conférence ONA (Online News Asso-
ciation) à Londres, mars 2015.
18 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

éditoriale distribuée sur le site Web et dans le journal


quotidien. Faut-il donc croire que, désormais, le numé-
rique supplante le reste ? « 20 Minutes existe aussi en
version papier », clame le journal gratuit dans une
publicité, en décembre 2015, en référence aux 62 % de
personnes qui le lisent sur un support numérique 11.
Autant de signes d’une révolution dans ces organisa-
tions où, jusque-là, l’imprimé était roi.
Le Monde, Le Figaro, Libération, L’Express, L’Obs :
toutes ces rédactions tendent vers des modèles dits
« fusionnés », c’est-à-dire dans lesquels les journalistes
travaillent à la fois pour le papier et le numérique, et
pourquoi pas, demain, pour le service vidéo. Mais la réa-
lité est plus compliquée, car il y a bel et bien dans les
rédactions plusieurs entités qui cohabitent : le desk*, qui
couvre l’actualité en temps réel, le pôle vidéo, les réseaux
sociaux, la cellule innovation, la partie print, le mobile,
l’antenne radio, la télévision, etc. Entre ces services, les
querelles de cour de récréation s’atténuent et chacun
s’apprivoise petit à petit, sommé par un public exigeant
de surfer sur la vague numérique.
Il en demeure des séquelles. Une culture – pour ne pas
dire une conscience – de classe sépare les journalistes en
ligne de leurs pairs quelque peu old school, que révèle
l’emploi d’un jargon par les premiers, comme une sorte
de rempart qu’ils utilisent contre les non-initiés au numé-
rique que sont les seconds. Ils se plaisent ainsi à entretenir
une novlangue faite d’anglicismes, de néologismes et
de termes techniques incompréhensibles pour les

11. 17 millions de personnes s’informent chaque mois sur


20 Minutes (en ligne et sur mobile) en France.
OBJECTIF WEB 19

néophytes 12. Ils aiment aussi manier une forme d’humour


potache, qui oscille entre des piques lancées sur les
réseaux sociaux et des échanges ponctués de désopilants
GIFS animés*, ces boucles d’images sans fin très prisées
depuis la fin des années 1990 13. Il s’agit là de témoignages
d’une culture collective en ligne, basée sur la machine à
produire des idoles éphémères, des vidéos cultes et des
icônes qu’est le Web. L’essence de cette culture du Net est
récupérée, analysée et réutilisée par le journalisme numé-
rique : les hashtags*, mots-clés introduits par des dièses,
deviennent des ponctuations, tandis que les GIFS animés
sont recyclés comme outils de storytelling (l’art de
raconter des histoires) dans des articles.
Le Web est à la base de tout. C’est une matière brute, mais
transformable et transformée à la fois. Les journalistes
d’aujourd’hui vivent sur le Web, pensent avec les codes* du
Web, rient sur le Web, s’émeuvent sur le Web et travaillent
avec le Web. Et si le Web compte tant pour cette profession,
c’est d’abord pour une raison très simple. Sans accès au
réseau, un journaliste numérique se retrouve au chômage
technique. Il peut se passer d’un stylo et d’un carnet, mais il
dépend d’une connexion à Internet pour exercer son métier.
Il dépend aussi de la capacité des serveurs à tenir la charge en
cas d’affluence. Le soir des attentats du 13 novembre 2015 à

12. Alice Antheaume, « La novlangue des journalistes en ligne »,


Slate.fr/Work In Progress, 24 janvier 2011, http://blog.slate.fr/
labo-journalisme-sciences-po/2011/01/24/la-novlangue-des-
journalistes-en-ligne/
13. Ann Friedman, « What Journalists Need to Know about Ani-
mated GIFs – Really », Poynter, 8 août 2012, www.poynter.org/
2012/what-journalists-need-to-know-about-animated-gifs-
really/183802/
20 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

Paris, les sites du Monde.fr et de BFM TV sont devenus


inaccessibles plusieurs minutes à la foule de ceux qui, éber-
lués, cherchaient à comprendre pourquoi des sirènes hur-
laient sous leurs fenêtres, des camions de pompiers roulaient
à toute vitesse sur les boulevards de la capitale.
La dépendance à la technologie est l’une des spécifi-
cités de cette profession. La technologie est, du reste, si
cruciale dans la production d’informations en ligne
qu’elle est volontiers personnifiée et considérée, par cette
génération de journalistes, comme l’une des leurs. Cela
donne des rédactions bicéphales au sein desquelles coha-
bitent humains et non-humains : des journalistes en chair
et en os et la technologie dématérialisée, à savoir les
moteurs de recherche, les systèmes de publication ou
CMS* (content management system), les réseaux sociaux
et les algorithmes, ces programmes intelligents qui trient
des milliards d’informations pour les classer en fonction
de la demande des utilisateurs (voir le chapitre 7).
De l’extérieur, le tableau des journalistes en ligne peut
paraître sinistre. Comme ils semblent esseulés, avec leurs
écrans comme seuls compagnons ! Asociaux, presque.
Mais le silence qui règne dans les rédactions où ils piano-
tent à toute allure sur leur clavier est trompeur. Message-
ries instantanées, chaînes d’emails, émoticônes et autres
sont les marqueurs d’une vie intense où « toute la journée,
des ordres se donnent, des comptes se règlent, des drames
se nouent et se dénouent sans faire parler d’eux 14 ».

14. Elsa Fayner, « Email, tchat : communiquer en silence pour


mieux travailler ? », Rue89, 3 octobre 2012, http://rue89.
nouvelobs.com/rue89-eco/2012/10/03/e-mail-tchat-communiquer-
en-silence-pour-mieux-travailler-235866
OBJECTIF WEB 21

Là encore, cela participe d’une culture spécifique au


numérique. En ligne, journalistes, lecteurs et experts
échangent de façon continuelle liens et informations.
Ils communiquent les uns avec les autres. « Même si je ne
discute pas de vive voix avec mes confrères, je vois ce
qu’ils font car ils changent leur statut [sur leur messagerie
instantanée, sur leurs comptes sur les réseaux sociaux] en
fonction du sujet qui les préoccupe 15 », raconte Samuel
Laurent, journaliste au Monde.fr 16. Entre le journaliste
d’un site et son confrère travaillant pour le journal
imprimé du même groupe, la distance professionnelle,
psychologique et humaine est peut-être plus grande
qu’entre deux journalistes numériques travaillant pour
des sites concurrents.

Le virage des rédactions


En 1990, il n’y a pas d’Internet pour tous. En 1995,
Google n’existe pas. En 2000, ni Facebook ni Twitter n’ont
fait irruption dans nos vies. Aujourd’hui, face au caractère
inéluctable de la révolution numérique, la « vieille presse »
broie du noir. « En 1914, la France [peut] se targuer d’avoir
244 quotidiens vendus pour 1 000 habitants 17 », écrit la
fondation Ifrap, citée par Le Monde. En 2008, on n’en
dénombre plus que 149 pour 1 000 habitants 18. En 2014,

15. Alice Antheaume, « La rédaction secrète du Web français »,


Slate.fr/Work In Progress, 30 août 2010, http://blog.slate.fr/
labo-journalisme-sciences-po/2010/08/30/la-redaction-secrete-
du-web-francais/
16. Entretien avec l’auteure, août 2010.
17. Marlène Duretz, « À l’article de la mort ? », Le Monde, 7 jan-
vier 2013.
18. Ibid.
22 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

les ventes cumulées des quotidiens régionaux, nationaux


et de la presse magazine ne s’élèvent qu’à 663 millions
d’exemplaires en un an 19. C’est peu pour une population
de 66,6 millions d’habitants.
Aux États-Unis, cela ne va guère mieux. Dès 2011, les
revenus totaux de Google ont dépassé ceux de l’ensemble
de l’industrie de la presse, même en incluant les revenus
publicitaires en ligne. Les rédactions des quotidiens amé-
ricains se sont vidées de 275 000 emplois – 60 % des
effectifs – au cours des vingt-cinq dernières années 20.
Dans cet environnement mutant, les professionnels de
l’information, mi-fascinés, mi-effrayés, tardent à se
remettre en question. À leurs réticences s’ajoute, comme
ailleurs, un fort conservatisme. Pour s’adapter aux usages
de leur public, ils doivent pourtant modifier leur façon
de fabriquer l’information. Il leur faut tout réapprendre
et ce, en pleine crise. Alan Rusbridger, l’ancien directeur
du Guardian, insiste : « Aujourd’hui, c’est comme si nous
étions deux jours après l’invention de Gutenberg. Tout
est expérimental 21. »

19. « La France perd 4 à 5 % de ses points de vente presse par


an », JDD, 4 septembre 2015, www.lejdd.fr/Medias/Presse-
ecrite/Presse-Interview-de-Vincent-Rey-le-directeur-general-
de-Presstalis-sur-les-marchands-de-journaux-et-magazines-
749445
20. Chloé Woitier, « Le nombre de journalistes américains en
chute libre », Le Figaro, 8 juin 2016, www.lefigaro.fr/medias/
2016/06/07/20004-20160607ARTFIG00354-le-nombre-de-
journalistes-americains-en-chute-libre.php
21. Propos tenus lors de la leçon inaugurale donnée par Alan
Rusbridger à l’École de journalisme de Sciences Po, 7 septembre
2012.
OBJECTIF WEB 23

Autrement dit, la transformation de la pratique jour-


nalistique, dans une optique numérique, est loin d’être
achevée. Il faut aussi compter sur l’appétit des masto-
dontes du Web, les GAFA* (Google, Apple, Facebook,
Amazon), dont beaucoup de journalistes estiment qu’ils
engloutissent leurs contenus sans contrepartie. Ces der-
niers temps, ils tendent pourtant des perches aux journa-
listes – un fonds d’aides à la presse de 60 millions d’euros
financé par Google en 2013, un autre fonds pour l’inno-
vation dans le journalisme à l’échelle européenne créé en
2015 avec 150 millions d’euros, toujours financé par
Google, les instant articles de Facebook, le dispositif
Apple News, Snapchat Discover, la section dévolue aux
informations de Snapchat –, mais cela ne suffit pas à
apaiser les tensions, qui se cristallisent autour de la moné-
tisation insuffisante des articles journalistiques sur ces
plates-formes, accentuée par l’essor des bloqueurs de
publicité (30 % des internautes français y ont recours 22).
Après avoir passé des années à regarder, souvent de
loin, parfois de haut, l’univers du Web, les acteurs média-
tiques veulent maintenant en être, sans toujours savoir
comment s’y prendre. Ils comptent sur les compétences
de leurs troupes pour opérer cette transition et demandent
à leurs journalistes, quel que soit leur parcours initial, de
produire des informations pour tous les supports du
groupe. Mais les pousser à alimenter la machine avec des
contenus ne suffit pas. Il faudrait aussi les inciter à conce-
voir de nouveaux formats éditoriaux, à imaginer l’ergo-
nomie et l’interface à partir desquelles leurs lecteurs

22. « Reuters Institute Digital News Report 2016 ».


24 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

consulteront ces informations. Il faudrait enfin qu’ils


soient capables de comprendre l’environnement dans
lequel ils exercent leur métier et l’audience à laquelle ils
s’adressent.
La méthode pour y parvenir s’avère à la fois simple et
déroutante. Elle est régie par deux principes : il s’agit,
pour les journalistes, de s’adapter aux pratiques des inter-
nautes et d’accepter d’expérimenter. À l’usage, les expé-
riences qui fonctionnent sont conservées, les autres
disparaissent – une méthode éprouvée par les sociétés de
la Silicon Valley qui aiment rappeler que leurs services
sont toujours en version « beta »*, c’est-à-dire en version
d’essai. Cette habitude, bien utile au moment de lancer
une nouveauté, a un avantage : si des bugs et autres bizar-
reries apparaissent, les utilisateurs n’en font pas toute une
histoire puisqu’ils savent que le service, encore en test,
est destiné à être amélioré.
« Le vrai secret est de ne pas avoir peur d’échouer »,
confie le journaliste américain Burt Herman, devenu entre-
preneur. « Il faut faire de nombreuses erreurs avant de par-
venir à créer quelque chose de formidable. Il faut avoir la
liberté de réaliser des expériences avant de trouver une
innovation qui ait du succès 23. » Dans la culture numérique,
les échecs ne sont pas un drame. « Si nous ne faisons pas
assez d’erreurs, c’est que nous ne prenons pas assez de ris-
ques 24 », glisse Larry Page, cofondateur de Google, en guise
de conseil à sa collaboratrice d’alors, Sheryl Sandberg,
aujourd’hui directrice des opérations de Facebook.

23. Entretien avec l’auteure, janvier 2011.


24. Jeff Jarvis, What Would Google Do ?, New York (N. Y.),
Collins Business, 2009, p. 110.
OBJECTIF WEB 25

L’innovation ne se décrète pas en assemblée. Elle se


construit jour après jour. Dans l’antre des colosses du Web
américains comme les GAFA, la culture d’entreprise est
organisée autour de cette logique. « Les décisions se pren-
nent dans les couloirs, dans les toilettes », raconte Karel
M. Baloun, ingénieur chez Facebook en 2005 et en 2006,
dans son livre, Inside Facebook. « Pas besoin d’attendre
que soit programmée une réunion pour que les choses se
fassent 25. » L’inverse de ce qui prévaut dans les médias,
où l’on convoque de temps à autre une réunion extraor-
dinaire ici, là un groupe de travail, pour réfléchir à une
nouvelle formule, à un nouveau format et un nouveau
graphisme – quand il y a un ordre du jour. Ces moments
sont si rares qu’ils prennent aussitôt une tournure solen-
nelle qui annihile les ardeurs. « Dans l’ancien monde, on
consacrait 30 % de son temps à créer un formidable ser-
vice et 70 % à fanfaronner [sur ce même service]. Dans
le nouveau monde, c’est l’inverse », argue Jeff Bezos, le
fondateur d’Amazon 26. Or, encore trop souvent, dans les
rédactions, l’important est de servir le plat à l’heure et
non de tenter une nouvelle recette. D’autant qu’une nou-
velle recette, c’est risqué, cela peut brûler, être moyenne-
ment bon et, en définitive, être moins satisfaisant que la
bonne vieille cuisine des familles.
La résistance au changement fait des dégâts dans
tous les domaines. En matière de journalisme, elle est le
principal frein à l’évolution des pratiques et la promesse

25. Karel M. Baloun, Inside Facebook : Life, Work and Visions


of Greatness, Bloomington (Ill.), Trafford, 2007, p. 14.
26. Eric Schmidt et Jonathan Rosenberg, How Google Works,
Londres, John Murray, 2014, p. 15.
26 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

d’une rupture imminente avec les lecteurs. Elle n’est pas


seulement le fait des journalistes expérimentés, elle
peut, paradoxalement, être très présente dans l’esprit de
ceux qui débutent.
Quand on est journaliste, il faut lutter de toutes ses
forces contre l’allergie au changement. Sinon, on reste au
bord de la route tandis que les lecteurs roulent à pleine
vitesse sur l’autoroute. « Regardez comment les télé-
phones portables ont remplacé les téléphones fixes,
comment la voiture a fait disparaître la carriole à che-
vaux. C’est comme ça », assène Reed Hastings, le fonda-
teur de Netflix, lors de la conférence DLD en janvier 2016.
Une posture que l’on retrouve jusque dans les séries dif-
fusées sur sa plate-forme*. Dans la série « The Ameri-
cans », qui raconte les aventures d’un couple d’espions du
KGB implantés aux États-Unis au début des années 1980,
on assiste à l’apparition de l’ancêtre d’Internet, Arpanet.
Le personnage principal demande alors ce que c’est.
« C’est un système avancé de programmation [...]. Cela a
à voir avec les ordinateurs », s’entend-il répondre, tandis
qu’un autre agent du KGB résume Arpanet à cette phrase
sans appel : « C’est le futur 27. »
Un bon journaliste ne peut éluder le futur en général
et la transformation de la société en particulier. Puisque
son rôle est d’observer et d’informer sur ce qui l’entoure,
il lui incombe de s’intéresser à cette mutation numérique,
de la considérer comme un terrain journalistique à part
entière et de la couvrir comme n’importe quel autre sujet.

27. Amy Davidson, « The Americans Meet the Internet », The New
Yorker, 10 avril 2014, www.newyorker.com/news/amy-davidson/
the-americans-meets-the-internet
OBJECTIF WEB 27

« Un journaliste doit guetter les mutations de la société,


mais quand il s’agit de guetter les mutations de sa pro-
fession, il n’y a plus personne 28 ! », ironise Andrew Gruen,
alors chercheur de l’Université de Cambridge.
La locomotive du changement est l’audience, dont les
usages évoluent plus vite que les pratiques journalisti-
ques. Lecteurs, téléspectateurs, auditeurs, tous tracent leur
chemin en ligne. Quand le site du New York Times fête
ses vingt ans en 2016, il compte désormais 1 million
d’abonnés uniquement en ligne 29, c’est-à-dire des lecteurs
qui ne reçoivent pas le quotidien papier, lesquels s’ajou-
tent au 1,1 million d’abonnés aux offres numériques et
imprimées. La Croix voit le nombre de ses abonnés au
print baisser tandis que celui de ses abonnés numériques
augmente 30. Le journal gratuit Métro abandonne son
format papier pour se concentrer sur une offre en ligne.
Le journal britannique The Independent lui emboîte le
pas. Quant au Monde, il recense environ 80 000 abonnés
numériques pour 100 000 abonnés au papier, un ratio qui
devrait s’inverser sous peu, sachant que le quotidien a
déjà « plus de lecteurs de sa version PDF que d’acheteurs
en kiosques 31 ».
Poussés par l’appétit de leur public pour les contenus
en ligne, les médias s’efforcent, tant bien que mal, de

28. Entretien avec l’auteure, 26 octobre 2015.


29. Dean Baquet, « The New York Times Reaches a Milestone,
Thanks to Our Readers », The New York Times, 5 octobre 2015,
www.nytimes.com/2015/10/05/business/the-new-york-times-
reaches-a-milestone-thanks-to-our-readers.html
30. Sophie Galzy, « La Croix, une nouvelle bannière et une nou-
velle formule », Le Monde, 20 janvier 2016.
31. Chloé Woitier, « Actualité et numérique ont porté la presse
en 2015 », Le Figaro, 3 février 2016.
28 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

prendre le virage numérique, dans un contexte écono-


mique difficile. Ils ont besoin, pour ce faire, de profils
journalistiques aux compétences inédites, loin de l’arsenal
des journalistes traditionnels.

« Quasiment tout le monde peut écrire. Le fait que vous puissiez


écrire ne vous aidera sans doute pas à faire la différence 32. »
Ezra Klein, fondateur de Vox Media.

32. Ezra Klein, « This Is my Best Advice to Young Journalists »,


Vox, 9 février 2015, www.vox.com/2015/2/9/8008365/advice-
to-young-journalists
Chapitre 2
Attention travaux

En quoi consistent les savoir-faire des journalistes numé-


riques ? La palette est large, des techniques d’écriture à la
gestion de multiples temporalités et supports, en passant
par l’apprentissage des langages informatiques, une habilité
à fouiller les réseaux, la capacité à gérer des projets et une
excellente connaissance de l’audience. « Vingt fois sur le
métier remettez votre ouvrage », conseille Nicolas Boileau
aux apprentis écrivains dans L’Art poétique (chant 1). Cet
alexandrin, qui date de 1674, est une formule tout à fait
adéquate pour décrire l’ampleur des travaux à entreprendre
pour devenir journaliste numérique.

Jouer collectif
C’est le mot d’ordre du « réseau » de ces journalistes. Habitués
à changer d’équipes, voire de médias, à se croiser sur le terrain,
ils ont déjà travaillé ensemble et/ou savent qu’ils seront amenés
un jour ou l’autre à se côtoyer au sein de la même rédaction.
« Cela nous place dans une situation de “confrères-concurrents”
qui n’est finalement pas très différente de situations de repor-
tages ou d’événements où des dizaines de journalistes couvrent
la même chose 1... », relate Samuel Laurent, du Monde.fr.

1. Alice Antheaume, « La rédaction secrète du Web français »,


art. cité.
30 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

Cette philosophie du partage* peut aller jusqu’à l’éla-


boration d’enquêtes à plusieurs mains par des journalistes
qui ne travaillent pourtant pas pour le même titre. C’est
arrivé pour la première fois en novembre 2009, vingt ans
après la chute du mur de Berlin, lors de la polémique
autour de la date exacte à laquelle a été prise la photo de
Nicolas Sarkozy donnant des coups de pioche dans le mur
en compagnie d’Alain Juppé. En 1989, certes, mais
était-ce bien dès le 9 novembre, comme l’assure l’ancien
chef de l’État, alors en fonction, sur sa page Facebook ?
Pendant toute la journée du 9 novembre 2009 – la photo
a été publiée la veille sur le compte Facebook de Nicolas
Sarkozy –, les rédactions françaises s’emparent de l’his-
toire. Les équipes du Monde.fr retrouvent une dépêche de
l’AFP datant du 17 novembre 1989 qui évoque un voyage
à Berlin le 16 novembre 1989 2. 20minutes.fr apprend, par
un conseiller de l’Élysée, que deux voyages à Berlin ont
eu lieu lors de ce mois de novembre 1989. À son tour,
Lefigaro.fr ressuscite des archives de l’époque 3, attestant
qu’Alain Juppé s’est bien rendu deux fois à Berlin, ce
qui est moins certain pour Nicolas Sarkozy. Enfin
Libération.fr assure que la version des faits racontée
par Nicolas Sarkozy sur Facebook ne correspond pas à la
réalité historique : « Le matin du 9 novembre, personne

2. Nabil Wakim, « Chute du mur de Berlin : Sarkozy s’est trompé


d’une semaine », Lemonde.fr/Les Décodeurs, 9 novembre 2009,
http://decodeurs.blog.lemonde.fr/2009/11/09/sarkozy-etait-il-
a-berlin-le-9-novembre-1989/
3. Benjamin Ferran et Bastien Hugues, « 9/11/1989 : confusion
sur l’emploi du temps de Sarkozy », Lefigaro.fr, 9 novembre
2009, www.lefigaro.fr/politique/2009/11/09/01002-20091109
ARTFIG00510-mur-de-berlin-sarkozy-se-tromperait-d-une-
semaine-.php
ATTENTION TRAVAUX 31

à Paris – ni même à Berlin – ne pouvait soupçonner que


le mur allait tomber 4. »
En quelques heures, plusieurs personnes, issues de
rédactions différentes, construisent une enquête commune.
Cette collaboration non préméditée permet à l’enquête
d’avancer, chaque site publiant ses informations au fur et à
mesure en se citant réciproquement, sans attendre d’avoir le
fin mot de l’affaire. Plus qu’une rédaction, c’est une méta-
rédaction qui est ainsi à l’œuvre.
Des années plus tard, les méthodes d’enquête à plu-
sieurs mains sont éprouvées et vont même bien au-delà
d’une coopération franco-française. C’est ainsi qu’est
publiée, au début du mois d’avril 2016, une grande
enquête intitulée « Panama papers » 5 (en référence aux
« Pentagone papers », document de la Défense américaine
sur la guerre du Vietnam, rendu public en 1971 par le
New York Times), qui révèle les noms de 140 personna-
lités internationales, parmi lesquelles de nombreux poli-
tiques, dont le Premier ministre islandais, Sigmundur
Davił Gunnlaugsson – qui a ensuite démissionné –, le
président de l’Ukraine, Petro Porochenko, le roi d’Arabie
Saoudite, Salman Al-Saoud, le Premier ministre britan-
nique, David Cameron, des proches du président russe,
Vladimir Poutine, pratiquant l’évasion fiscale. Cette

4. Alain Aufray, « Mur de Berlin : Sarko refait l’histoire »,


Libération.fr/Droite, année zéro, 8 novembre 2009, http://droite.
blogs.liberation.fr/2009/11/08/mur-de-berlin-sarko-refait-
lhistoire-sur-facebook/
5. « Panama papers : 140 personnalités internationales ont utilisé
des sociétés offshore », Lemonde.fr/Les Décodeurs, 4 avril 2016,
www.lemonde.fr/panama-papers/article/2016/04/04/panama-
papers-ces-12-dirigeants-mondiaux-qui-ont-utilise-des-societes-
offshore_4894962_4890278.html
32 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

enquête a été réalisée par 107 médias, dont, en France,


Le Monde et la société Premières lignes – qui produit
l’émission « Cash Investigation » –, The Guardian et la
BBC en Angleterre, Le Soir en Belgique, en partenariat
avec le Consortium international des journalistes d’inves-
tigation, basé à Washington D. C., aux États-Unis. « Les
médias d’information, entravés par la course à l’attention
et le manque de ressources, peuvent rater ce qui peut inté-
resser le public. Les chaînes de télévision et les journaux
ont pour la plupart fermé leurs bureaux à l’étranger, réduit
le budget pour les reportages, et licencié des équipes
entières. Nous sommes en train de perdre nos yeux et nos
oreilles dans le monde précisément au moment où nous
en avons le plus besoin », met en garde le Consortium
international des journalistes d’investigation sur son site.
« Notre objectif est de réunir des journalistes de différents
pays, de les faire travailler en équipe, sans rivalité et dans
un état d’esprit collaboratif. Ensemble, nous pouvons être
la meilleure équipe d’investigation transfrontalière 6. »
La coordination de cette enquête, qui s’étale sur neuf
mois, a supposé des précautions de la part des journalistes
participants. Le temps de cette « grossesse » journalistique,
plus de 1 500 conversations sont ouvertes sur un forum
sécurisé, dont le mot de passe change toutes les trente
secondes pour préserver le secret des échanges et éviter
les fuites. Difficile, dans ces conditions, d’avoir un « suivi
exhaustif du travail des confrères », racontent Jérémie
Baruch et Maxime Vaudano, du Monde, qui ont participé
à l’enquête commune. « En outre, la nécessité de mener

6. www.icij.org
ATTENTION TRAVAUX 33

un long travail de vérification avant d’être certain d’être


tombé sur une piste intéressante nous a souvent fait
renoncer à signaler certains noms à nos partenaires – et
vice versa. C’est la limite d’une “méta-rédaction” si nom-
breuse : nous sommes très certainement passés à côté de
nombreuses histoires par souci de ne pas “noyer” nos
canaux de communication avec du “bruit” inutile 7. »
Si les méthodes sont encore perfectibles, le résultat est
éloquent. Interrogé dans l’émission « Médias le Mag » sur
France 5, le 10 avril 2016, Jérôme Fenoglio, le directeur
du Monde, salue une nouvelle façon d’enquêter, qui
redonne du poids, sinon du pouvoir, au journalisme.
À condition d’accepter de travailler de concert et de par-
tager matière, méthodes et ressources. « On est en train
de changer d’époque et c’est une très bonne nouvelle pour
le journalisme. En travaillant ensemble, on décuple notre
moyen d’agir [...]. Il y a un vrai changement d’échelle. »

Organiser la veille journalistique


Dans l’univers numérique, toute narration s’appuie sur
des liens qui permettent de rebondir d’une page à l’autre
grâce à un système d’URL* (uniform ressource locator), la
chaîne de caractères qui indique l’adresse d’une ressource
en ligne. C’est un cycle perpétuel de décollages et d’atter-
rissages : on clique sur un lien, on atterrit sur une vidéo,
on clique sur un autre lien, on redécolle pour arriver sur

7. Jérémie Baruch et Maxime Vaudano, « “Panama papers” : un


défi technique pour le journalisme de données », Lemonde.fr/J’ai
du bon data, 8 avril 2016, http://data.blog.lemonde.fr/2016/
04/08/panama-papers-un-defi-technique-pour-le-journalisme-
de-donnees/
34 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

un réseau social, un article, une photo, et ainsi de suite.


Sur la piste, le choix de destinations est gigantesque.

La réponse est dans le lien


Trouver un lien pertinent est devenu une réponse journa-
listique. Lorsqu’un lecteur veut savoir quel score ont obtenu
les Républicains, le Parti socialiste, et le Front national, au
deuxième tour des élections régionales de décembre 2015,
il interpelle sur les réseaux sociaux le compte d’un média et
pose sa question. Celui-ci publie, en guise de réponse, un lien
vers les résultats homologués du ministère de l’Intérieur,
en pointant vers la région demandée.
Cet échange d’informations, à travers le partage de
liens, constitue l’ADN du journalisme numérique. Un
journaliste ne peut sous aucun prétexte passer à côté
d’une information capitale, surtout quand elle se trouve
à portée de clic. Renoncer à cliquer sur l’un ou l’autre des
liens qui défilent sur le réseau est presque une faute jour-
nalistique. Refuser de la donner à son audience tout
autant. Telles sont les règles de la curation* journalistique,
ce gigantesque tri des contenus en ligne.

Ne voyez-vous rien venir ?


Pour couvrir l’ensemble du spectre, le journaliste exerce
une veille*. Un exercice de haute voltige car il a affaire à
une multitude de sources qui parlent toutes en même
temps, et qui ne sont évidemment pas au même endroit.
Les journalistes déploient une énergie inouïe à organiser la
surveillance de toutes leurs sources. Ils ont des dizaines et
des dizaines de fenêtres ouvertes en même temps sur leur
ordinateur, suivent parfois plus de 1 000 comptes Twitter,
trient les quelque 500 à 1 500 emails qui leur parviennent
ATTENTION TRAVAUX 35

chaque jour, récoltent des notifications en cascade sur leur


téléphone, zappent de la matinale de France Inter à celle
de RTL en passant par celle d’Europe 1 pour suivre les
déclarations des responsables politiques, surveillent d’un
œil les discussions sur Reddit, regardent de l’autre les
photos annotées sur Snapchat. Ils doivent en outre savoir
retracer les tribulations de leurs sources en ligne. Qui est
ce « Success Motivation » qui publie des photos d’un Paris
désert au lendemain du 13 novembre 2015, alors que la
préfecture de police somme les habitants de rester chez
eux ? De quand datent réellement ces photos ? Le feuillage
vert des arbres n’est-il pas anachronique par rapport à la
saison ? As de la recherche en ligne, décodeurs hors pair,
ils sont en mesure de contextualiser documents et images
exhumés des méandres du Web (voir le chapitre 6).
À vrai dire, le journaliste fait le guet sur une mer agitée, et
sans quart. Un site cocasse, dédié à la vie des journalistes
numériques, compare six jours de desk d’un rédacteur Web à
la torture que subit l’acteur principal dans le film « Orange
mécanique », de Stanley Kubrick (1971), vissé sur un siège, les
yeux maintenus ouverts par des pinces, contraint de regarder
ce qui est diffusé sur un écran 8. La comparaison, exagérée,
prête à sourire, mais il est vrai que ce travail demande des
yeux d’aigle, doublés d’une endurance remarquable.

Enquêter sur un nouveau terrain


« On traite Internet comme un terrain d’enquête
sérieux 9 », martèle Cécile Dehesdin, rédactrice en chef de

8. http://jaiunphysiquederadiofr.tumblr.com/
9. Propos tenus lors d’une master class à l’École de journalisme
de Sciences Po, 7 octobre 2015.
36 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

Buzzfeed France qui, dans sa rédaction, emploie des jour-


nalistes dédiés à cette fonction. Internet fourmille de
sujets journalistiques qui, pour la plupart, sont négligés
par les médias traditionnels. Il s’y trouve une réserve iné-
puisable de faits et d’histoires. C’est là où s’épanchent des
professionnels soumis au droit de réserve, comme les poli-
ciers, là où se joue une partie des campagnes politiques,
et là où surgissent en premier des témoignages sur des
faits d’actualité immédiate, comme les tueries. Ce sont
autant de situations qui, d’une part, reflètent la société et
les discussions qui l’animent, et qui méritent souvent une
couverture éditoriale, d’autre part.
D’où est partie la contestation contre le projet de loi
sur le travail de Myriam El Khomri ? Pourquoi Apple et
le FBI s’affrontent-ils au sujet du chiffrement des télé-
phones des supposés terroristes ? Qui a publié le premier
des photos du Bataclan empli de corps ensanglantés au
soir du 13 novembre 2015 ? Les vidéos tournées par
Mohamed Merah, auteur des tueries de mars 2012 à
Montauban et à Toulouse, sont-elles sur le Net ? Pour-
quoi les emails d’Hillary Clinton, pendant son mandat
au département d’État de 2009 à 2013, posent-ils pro-
blème et font-ils l’objet d’une enquête du ministère
de la Justice américain ? Toutes ces questions montrent
à quel point le numérique colonise peu à peu tous
les aspects de nos vies, sans forcément verser dans la
technophilie aiguë.
Depuis les révélations, en 2013, d’Edward Snowden,
un ancien de la NSA (National Security Agency), sur les
programmes de surveillance de masse américains et bri-
tanniques, émergent aussi des thématiques directement
liées aux usages numériques : surveillance, protection
ATTENTION TRAVAUX 37

des données personnelles, vie privée en ligne, cyber-


terrorisme, régulation, etc. Autant de sujets, d’une
importance majeure dans nos existences connectées, qui
requièrent un suivi journalistique approfondi assuré par
de vrais connaisseurs des réseaux.

Des interlocuteurs à portée de clic


Le Web en général, et les réseaux sociaux en particulier,
constituent un carnet d’adresses d’une extrême richesse.
Puisque les utilisateurs des réseaux sociaux renseignent
leur ville d’origine, parfois leur lieu de vie, en se géoloca-
lisant, il devient aisé de zoomer sur des habitants d’une
zone définie et de leur adresser un message pour préparer
un reportage, effectuer des interviews préalables ou
obtenir des témoignages oculaires. En discutant avec ces
témoins, par messagerie instantanée, on peut glaner des
indications précieuses sur la situation que l’on s’apprête à
couvrir. Lorsque des manifestants se préparent à une
journée de grève, au printemps 2016, pour protester contre
le projet de loi sur le travail porté par la ministre Myriam
El Khomri, il est facile de savoir, grâce aux traces qu’ils ont
laissées en ligne, qui sont les participants. Ils battent
depuis des semaines le pavé des réseaux sociaux pour
appeler à la mobilisation, ils relaient sans fin la pétition
contre le projet de loi sur la plate-forme Change.org. Et
bien sûr, ils filment eux-mêmes, en temps réel, les rassem-
blements, sur Periscope, une application qui permet de
diffuser des vidéos en direct depuis un téléphone.
Toujours au printemps 2016, lorsqu’une explosion de
gaz éventre un immeuble dans le sixième arrondissement
de Paris, il faut commencer à « dérouler » l’histoire en
ligne ou, du moins, ce que l’on en sait sans attendre qu’un
38 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

journaliste arrive sur les lieux. On commence par déli-


miter l’endroit où a eu lieu l’explosion, en l’occurrence la
rue de Bérite. Une fois le nom de la rue connu, les jour-
nalistes restés à la rédaction se mettent à la recherche, en
ligne, des coordonnées des commerçants se trouvant dans
cette même rue, puis appellent chacun d’eux pour obtenir
leurs témoignages et les retranscrire au fur et à mesure
dans le live* mis en place pour l’occasion (voir le cha-
pitre 5). Ils repèrent également sur les réseaux sociaux les
riverains qui publient des photographies de la fumée qui
s’échappe de l’immeuble, afin de les contacter pour
obtenir plus de renseignements. Cela ne saurait remplacer
le travail de reportage, réalisé sur place, mais c’est un
instrument décisif pour amorcer la recherche de contacts,
dont la fiabilité est ensuite mesurée au cours des entre-
tiens (voir le chapitre 6).
Ce terrain en ligne constitue un champ d’investiga-
tion aussi légitime que la rue. Il est d’autant plus vaste
que chacun, anonyme ou non, possède une empreinte
numérique*, ensemble des traces laissées sur le Web et
attachées à son nom ou son pseudonyme. À l’heure où
Facebook compte parmi ses inscrits un internaute fran-
çais sur deux, Snapchat, 150 millions d’utilisateurs actifs
chaque jour 10, et où Google est en mesure de scanner à
chaque requête des milliards de pages, l’empreinte
numérique de chaque individu prend plus d’importance
à mesure qu’elle va parfois à l’encontre de l’image qu’il
arbore dans la vie réelle.

10. Chiffre cité par l’agence Bloomberg, juin 2016.


ATTENTION TRAVAUX 39

L’empreinte numérique
En ligne, rien, jamais, ne se perd. Même averti, même
précautionneux, nul ne peut naviguer sur le Web sans y
laisser de traces. Pour les journalistes d’aujourd’hui, c’est
une mine d’or, même si ce n’est pas nouveau. Preuve en est
le « portrait Google » réalisé en 2008 par la revue Le Tigre 11.
Le sujet du portrait est un dénommé Marc L., une personne
choisie au hasard par la revue, dont la vie est exposée dans
un article exclusivement écrit à partir de liens le concer-
nant sur Internet et sans qu’il ait jamais rencontré l’auteur
du papier. Celui-ci est rédigé comme s’il s’agissait d’une
lettre à Marc L., où le tutoiement est de rigueur : « Tu es
célibataire et hétérosexuel (Facebook). Au printemps 2008,
tu as eu une histoire avec Claudia R. qui travaille au Centre
culturel franco-autrichien de Bordeaux (je ne l’ai pas
retrouvée tout de suite, à cause du caractère “ü” qu’il faut
écrire “ue” pour Google). [...] En tout cas, je confirme, elle
est charmante, petits seins, cheveux courts, jolies jambes.
Tu nous donnes l’adresse de ses parents, boulevard V., à
Bordeaux. Vous avez joué aux boules à Arcachon, et il y
avait aussi Lukas T., le collègue de Claudia au Centre
culturel. » Cet exemple est révélateur de l’usage journalis-
tique possible de l’empreinte numérique.
Il n’y a pas, d’un côté, l’existence en ligne et de l’autre,
la vie hors ligne. Les deux se télescopent sans cesse. Les
photos de victimes de Daesh postées en décembre 2015
par Marine Le Pen sur son propre compte Twitter, suivi
alors par plus de 855 000 abonnés, constituent un

11. Raphaël Meltz, « Marc L*** », Le Tigre, 28, novembre-


décembre 2008, www.le-tigre.net/Marc-L.html
40 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

dérapage qui ne saurait être une stratégie de parti : elle


veut, dit-elle à l’antenne de RMC, répondre à la compa-
raison faite entre le Front national et l’État islamique,
mais elle risque cinq ans de prison et 75 000 euros
d’amende pour la diffusion d’images violentes, sans parler
de l’atteinte au respect de la dignité humaine. Non seu-
lement l’empreinte numérique colle à la peau, mais à
aucun moment le monde des écrans ne peut échapper aux
poursuites dans la vie réelle.

Jongler avec les données


Autrefois, un journaliste pouvait passer des semaines,
voire des mois, à chercher un seul chiffre pour les besoins
d’une enquête. Aujourd’hui, c’est l’inverse : il est abreuvé
de chiffres, sur tout, tout le temps. Des chiffres compilés
dans des tableurs sibyllins dont il faut extraire des infor-
mations. C’est une autre compétence qui est essentielle
aux journalistes en ligne : savoir conduire une data inves-
tigation, une enquête à partir de données. Cela peut
paraître facile à première vue. Mais avant de lire un
tableur, il faut savoir ce qu’est une statistique et comment
l’interpréter. Il faut aussi connaître les fonctionnalités des
tableurs, pour pouvoir ranger ces données en catégories
pertinentes, repérer une information solide au milieu de
colonnes de chiffres, et organiser une visualisation claire
pour les lecteurs, par exemple à l’aide de graphiques.
C’est ce à quoi se sont exercés quelques élèves de
l’École de journalisme de Sciences Po, en enquêtant sur
le parcours de jeunes « nés en France et morts en Syrie »,
dont le résultat est publié en une de Libération du 22 mars
2016. « Ils sont au moins 168 à être morts dans les rangs
de l’État islamique ou d’Al-Qaida », commence leur
ATTENTION TRAVAUX 41

article, avant de plonger le lecteur sur les traces de 68


d’entre eux, « autant d’histoires brossant le panorama
d’un “jihadisme à la française” ». Au cours de cette
enquête, les étapes et les difficultés afférentes sont innom-
brables. Les étudiants ont d’abord constitué une base de
données avec « le profil sociologique de ces individus,
comme leurs parcours scolaires et environnements fami-
liaux, ainsi que leur fonction au sein de l’État islamique
et les circonstances de leur mort 12 ». Ils ont ensuite vérifié
chaque élément, grâce notamment aux interviews des
familles des défunts, un travail d’autant plus complexe
que la plupart des certificats de décès rédigés par l’État
islamique ne sont pas considérés comme valables par
l’État français. Enfin, ils ont tiré chaque fil de cette pelote
de laine très emmêlée pour raconter l’itinéraire de ces
jeunes djihadistes.
Le journalisme de données* peut aborder tous les
sujets : « la prochaine crise financière qui se prépare.
Les taux de marge des produits que nous utilisons. La
mauvaise utilisation de fonds publics ou les bévues poli-
tiques, présentées sous forme de visualisation de données
qui laissent peu de marge à la contestation », explique le
journaliste allemand Mirko Lorentz, cité dans le Guide du
datajournalisme 13. Cela peut être aussi des réponses à des
questions simples comme « les suffrages des Latinos peu-
vent-ils décider de l’élection du prochain président des

12. Léo Mouren, Morgane Heuclin-Reffait, Agathe Charnet,


Laura Wojcik, Ghalia Kadiri et Romain Cluzel, « Depuis la
France, 68 chemins pour le djihad », Libération, 21 mars 2016.
13. Jonathan Gray et al. (dir.), Guide du datajournalisme : col-
lecter, analyser et visualiser les données, Paris, Eyrolles, 2013,
p. 10-11.
42 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

États-Unis 14 ? », une enquête signée The Guardian et à


laquelle la réponse est oui, ou « pour quel sport êtes-vous
fait ? », une application basée sur des données et réalisée
par BBC News.
Les révélations sur les matchs truqués au tennis par
des paris, publiés conjointement par Buzzfeed et la BBC,
sont un autre exemple de journalisme de données. Pour
y parvenir, John Templon, qui précise qu’il « ne joue pas
au tennis, mais qu’il est un homme de chiffres », a passé
quinze mois à analyser les statistiques de 26 000 matchs
de tennis professionnels entre 2009 et 2015. Il s’est sur-
tout attaché à repérer s’il y avait une différence soudaine
entre la cote initiale et la cote finale dans les paris faits
sur ces matchs. C’est un travail titanesque. « Les instances
du tennis ont été alertées à plusieurs reprises sur un
groupe de 15 joueurs, tous dans le classement des 50 meil-
leurs mondiaux, mais aucune sanction n’a été prise contre
eux 15 », prévient l’enquête.
La plupart des chiffres existent déjà, mais ils sont inex-
ploités et incompréhensibles par le plus grand nombre.
« Les journalistes doivent saisir l’opportunité que ces don-
nées représentent. Ils peuvent par exemple expliquer
comment une menace abstraite (comme le chômage)
affecte les gens en fonction de leur âge, de leur sexe ou
de leur niveau d’éducation. En utilisant des données, il

14. Mona Chalabi, « Could Latino Voters Decide the Next Ame-
rican President ? », The Guardian/Datablog, 25 janvier 2016,
www.theguardian.com/us-news/datablog/2016/jan/25/us-his
panic-latino-voters-us-election-2016
15. Heidi Blake et John Templon, « The Tennis Racket »,
Buzzfeed, 17 janvier 2016, www.buzzfeed.com/heidiblake/the-tennis-
racket?utm_term=.snQB7ew6Rn#.jrVv7ZalQJ
ATTENTION TRAVAUX 43

est possible de transformer une abstraction en quelque


chose qui parle à tout le monde », est-il encore écrit dans
le Guide du datajournalisme 16. « Il faut que cela parle à
la fois à Bart et à Lisa Simpson », résume le journaliste
Yann Guégan. « Il faut que Bart se dise “wahou, ça bouge,
c’est cool”, et il faut que Lisa y trouve son compte
aussi 17. » Ce type d’enquête qui présente des chiffres
nécessite, là encore, un travail collectif. Le rôle du jour-
naliste est de trouver des données pertinentes qu’il pourra
exploiter, puis de s’adjoindre les compétences d’un déve-
loppeur*, d’un statisticien et d’un graphiste pour bâtir le
format du compte rendu, et enfin d’en appeler aux contri-
butions des internautes. Étant donné le nombre d’acteurs
impliqués, le journalisme de données est d’une production
plus coûteuse que la simple rédaction d’un article, mais
il présente toutefois l’avantage de se périmer moins vite :
on peut le republier à l’envi, lorsque l’actualité s’y prête.
En avril 2016, lors de la publication de l’enquête sur
les « Panama papers », il a fallu étudier 11,5 millions de
fichiers « provenant du cabinet panaméen Mossack Fon-
seca, spécialiste de la domiciliation de sociétés offshore »,
précise la méthodologie de l’enquête 18. À l’origine se
trouve un lanceur d’alertes, qui a contacté le quotidien
allemand Süddeutsche Zeitung pour lui proposer « une
très grande masse d’informations inédites » et secrètes,
datant de 1977 à 2015, de quoi « remplir 700 000 bibles ».

16. Jonathan Gray et al. (dir.), Guide du datajournalisme, op.


cit., p. 11.
17. Propos tenus lors de la Social Media Week à Paris, 19 février
2013.
18. « Panama papers : 140 personnalités internationales ont
utilisé des sociétés offshore », art. cité.
44 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

Des PDF, des textes, des chiffres, des photos qui, prétend
Le Monde, constituent « le plus gros “leak” [fuite*] de l’his-
toire [puisque] plus de 2 600 gigaoctets de données
secrètes 19 » ont été analysés avant d’être rendus lisibles,
via des articles, une vidéo publiée par The Guardian
(« comment cacher un milliard de dollars en cinq étapes
faciles 20 ») ou des graphiques animés présentant les
visages des personnages concernés et l’ampleur de leur
implication sur Lemonde.fr.
D’après le journaliste et développeur américain Adrian
Holovaty, fondateur du site d’information locale Every-
Block, « un graphique vaut mille mots. [...] Les journaux
doivent cesser de ne raconter l’actualité qu’en recourant
à des récits en texte 21 ».
Promesse d’une actualité moins périssable, d’une
investigation poussée et adaptée à l’ère numérique,
comptant sur la participation de l’audience, le journa-
lisme de données a de beaux jours devant lui. D’autant
que la quantité de données disponibles et encore inex-
ploitées promet du travail aux journalistes pour des
décennies. « Il faudra de moins en moins de gens pour
rassembler l’information, mais il en faudra de plus en plus
pour analyser ces milliards de tétraoctets et découvrir la
valeur qu’ils recèlent. [...] Certains des postes les plus

19. Nathalie Versieux, « La Süddeutsche Zeitung en première


ligne de fuites », Libération, 5 avril 2016.
20. Luke Harding, « Revealed : the $2bn Offshore Trail that
Leads to Vladimir Putin », The Guardian, 3 avril 2016,
www.theguardian.com/news/2016/apr/03/panama-papers-money-
hidden-offshore
21. Adrian Holovaty, « A Fundamental Way Newspaper Site
Need to Change », 6 septembre 2006, www.holovaty.com/writing/
fundamental-change/
ATTENTION TRAVAUX 45

recherchés et les mieux payés des dix prochaines années


vont revenir à des statisticiens Internet et autres data
miners* 22 », ou prospecteurs de données.
Ces profils ne sont pas légion dans les entreprises de
presse. Selon Dominique Seux 23, directeur délégué à la
rédaction des Échos, de plus en plus de recrutements
s’effectuent sur les bancs des écoles d’ingénieurs et des
écoles de commerce. Car les élèves issus de ces écoles
savent mieux que les journalistes traditionnels manier les
outils de visualisation de données, les graphiques inter-
actifs, et n’ont, surtout, pas de plate-bande à protéger, ni
de chronique à préserver. Une disposition d’esprit bien
utile quand, en ligne et sur mobile, la palette des modes
de narration est immense. C’est une chance mais cela peut
aussi donner le vertige.

Explorer tous les formats éditoriaux


Le journalisme numérique jouit d’une liberté que les
journalismes radiophoniques, télévisés ou imprimés n’ont
pas. Il peut multiplier les formats et ne connaît aucune
limite spatiale : Internet, en tant qu’espace infini, permet
de construire des sujets longs, moyens ou courts sans que
ces derniers soient figés d’avance comme dans le chemin
de fer d’un journal ou le conducteur d’une émission.
En ligne, tout est permis : texte, vidéo, diaporama de
photos, sons, graphiques, jeu vidéo, série, newsgame, etc.,
et même des formats non déterminés, sans calibrage
défini, sans dénomination propre. Mais on ne choisit pas

22. Parag Khanna et Aaron Smith, « Jobs of the Future »,


Foreign Policy, septembre-octobre 2012.
23. Entretien avec l’auteure, mars 2016.
46 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

de rédiger un article parce qu’on aime écrire, on ne fait


pas une vidéo parce qu’on a envie de tourner avec une
caméra. Un journaliste numérique fait fi de ses goûts per-
sonnels et choisit le format éditorial, en fonction de
l’actualité qu’il couvre, tout en tenant compte du temps
dont il dispose. L’objectif de cet arbitrage est de donner
le maximum de chances à un contenu d’être vu et lu. Or
ses chances ne sont pas les mêmes selon la nature du
sujet, le format retenu, l’heure de publication et le lieu de
distribution. Sur les moteurs de recherche, le texte reste
prépondérant, alors que, sur les réseaux sociaux, les
contenus visuels ont plus la cote car ils ont l’avantage
d’être mieux partagés (voir le chapitre 6). Ces contenus
font la part belle aux animations, aux vidéos, aux gra-
phiques qui « claquent », comme on le dit dans le jargon
journalistique.

Vidéos à gogo
Et si les vidéos supplantaient le texte ? À voir les chif-
fres astronomiques de consultation de vidéos en ligne, on
pourrait le croire. Selon Médiamétrie, en avril 2016 en
France, 35 millions d’internautes 24 ont regardé au moins
une vidéo en ligne depuis un ordinateur, soit trois inter-
nautes sur quatre. Ils passent en moyenne six heures et
treize minutes à visionner ces vidéos en ligne. Un engoue-
ment qui n’intègre pas la lecture de vidéos sur mobile,
laquelle explose pourtant. Près de 60 % de la population
française consultent des vidéos plusieurs fois par jour,

24. « L’audience vidéo ordinateur en France en avril 2016 »,


Médiamétrie, 1er juin 2016.
ATTENTION TRAVAUX 47

de préférence d’une durée inférieure à cinq minutes, le


plus souvent à la maison et le soir 25.
D’ailleurs, les rédactions se sont toutes, ou presque,
équipées d’un studio pour accélérer le développement de
la vidéo 26. Au Monde, à BFM TV, à l’AFP, chacun veut
produire toujours plus de vidéos en ligne. De même dans
les médias dont l’image n’est pas le premier métier. En
témoigne Fabien Namias, le directeur général d’Europe 1 :
« la radio filmée n’est pas l’avenir de la radio, mais la
vidéo, si 27 ». Quant aux pure players*, ils y plongent la
tête la première aussi. Sur Buzzfeed, 1 milliard de vidéos
sont vues par mois. Le site produit même des séries, dis-
ponibles sur l’iTunes Store.
La vidéo est un format plein de promesses : facilement
monétisable – quoique parfois bloqué par des logiciels blo-
queurs de publicités (les adblocks*) –, il peut aussi être très
aisément partagé sur les réseaux sociaux. Toutefois, il reste
de nombreuses incertitudes : quels formats vidéo faut-il
définir et adopter ? Quels sont ceux qui fonctionnent à la
fois sur un ordinateur et sur un téléphone mobile ? Comment
les monétiser ? Pour raconter l’actualité « chaude » ou pour
des sujets de fond, les médias ont le choix entre d’innombra-
bles possibilités, liées aux usages que l’on destine à ce
format : par exemple, certains sont partisans de la vidéo sans

25. Sondage IAB France sur la consommation vidéo sur mobile,


30 septembre 2015.
26. Alice Antheaume, « 7 prédictions pour le journalisme en
2016 », Slate.fr/Work In Progress, 5 janvier 2016, http://blog.slate.fr/
labo-journalisme-sciences-po/2016/01/05/7-predictions-pour-
le-journalisme-numerique-en-2016/
27. Propos tenus lors d’une master class à l’École de journalisme
de Sciences Po, le 14 octobre 2015.
48 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

le son, qui peut se regarder sans écouteur au bureau, d’autres


prônent le format vertical, d’autres encore veulent proposer
des dessins animés sur l’actualité.
Bien qu’en avril 2016, L’Obs ait publié une vidéo inti-
tulée « Les 8 gestes à connaître pour participer aux débats »
de Nuit Debout – un mouvement né sur la place de la Répu-
blique, à Paris – qui, en cinq jours, a récolté 400 000 vues et
4 000 partages, il n’existe pas de norme en matière de vidéo
pour le Web. On sait seulement que, pour bien fonctionner
en ligne, une vidéo a tout à gagner à montrer, dès la pre-
mière seconde, une actualité percutante et, si possible,
visuelle. Dans la vidéo de L’Obs sont exposés les « gestes »
qui permettent aux manifestants de Nuit Debout d’énoncer,
sans un son, s’ils sont d’accord ou pas, de demander la
parole, de modérer le débat (« on se calme ») ou encore
de signaler une redite (« on l’a déjà dit »). Contrairement à
ce qui se pratique sur le petit écran, nul besoin de plans
de coupe ni de voix off, nul besoin non plus de commentaire
sur images dont le style et la rythmique, à la télévision, sont
scandés de façon un peu caricaturale. Il faut que la vidéo se
suffise à elle-même, autrement dit qu’elle ait du sens sans
nécessiter de lancement ni de texte d’introduction et qu’elle
puisse donc s’exporter telle quelle sur toutes les plates-
formes. Dans ce cas, la capture d’écran qui sert d’aperçu de
la vidéo en ligne a une importance considérable.
On l’aura compris : les vidéos produites en ligne se dis-
tinguent en tout point de celles produites pour la télévision.
« Il faut tout désapprendre. Les règles de la télévision ne
fonctionnent pas sur le Web 28 », explique Vivian Schiller,

28. Interview pour Beet TV, 3 décembre 2007.


ATTENTION TRAVAUX 49

passée par NBC News, NPR, Twitter, The Guardian, etc.


La leçon n’est pas si simple à enseigner aux producteurs
de contenus, y compris aux nouveaux entrants. « Cela
m’exaspère que tant de jeunes journalistes fabriquent des
vidéos à l’ancienne avec les codes de la vieille télévision.
Vous, les jeunes, qui ne regardez pas les journaux télévisés,
pourquoi les copier ? », tempête sur Facebook Duy Linh Tu,
professeur à l’École de journalisme de Columbia 29.

« Le public cherche de plus en plus à s’informer en vidéo sur


le digital mais ne trouve pas encore ce qui lui convient dans
la jungle du Net 30. »
Jean-Bernard Schmidt, cofondateur de Spicee.

Longs formats journalistiques


Qui a dit que le Net était le royaume du court et du
bref ? Jill Abramson, ex-directrice de la rédaction du New
York Times, le conteste : « Il est faux de dire que les longs
formats ne marchent pas sur Internet 31. » Et de citer l’une
des références du New York Times, « Snow Fall », le récit
d’un groupe de skieurs surpris par une avalanche, qui a
donné lieu, en quelques jours, à 3,5 millions de vues 32 et
attiré jusqu’à 22 000 lecteurs. Ces derniers sont restés

29. Propos tenus sur Facebook, 23 février 2013.


30. Entretien avec l’auteure, août 2015.
31. Propos tenus lors du festival South by Southwest, mars
2012.
32. « More than 3.5 Millions Page Views for New York Times’
“Snow Fall” Feature », Jimromenesko.com, 27 décembre 2012,
http://jimromenesko.com/2012/12/27/more-than-3-5-million-
page-views-for-nyts-snow-fall/
50 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

en moyenne douze minutes sur le projet, qualifié de « pot


de miel numérique 33 ».
« La croyance selon laquelle écrire pour le Web néces-
site de faire court et rapide est tout simplement
inexacte 34 », écrit dans un rapport Tom Rosenstiel, le
directeur exécutif de l’American Press Institute et l’auteur
de l’un des ouvrages les plus connus sur le journalisme
dans le monde, The Elements of Journalism 35. Au
contraire, les sujets qui se déploient sur la longueur pro-
posent une expérience plus immersive aux lecteurs. En
conséquence, ils font augmenter le nombre de pages vues,
le taux de partage sur les réseaux sociaux, et bien sûr, le
temps passé par les lecteurs pour les lire et ce, même sur
mobile, selon les conclusions de ce rapport.
Pour Isabelle Roberts, cofondatrice du pure player Les
Jours, « tant mieux si nous avons des lecteurs qui font
volontiers du binge reading 36 », cette boulimie de lecture.
Cela explique sans doute la tendance des longs formats
journalistiques à se multiplier. Des sites comme Buzzfeed
ou The Verge développent eux aussi des sections dévolues
à ce que les Anglo-Saxons appellent long form (longs for-
mats) ou long reads (lectures en longueur).

33. Marie-Catherine Beuth, « Avec “Snow Fall”, le New York


Times cristallise les défis de la presse en ligne », Lefigaro.fr/
Étreintes digitales, 9 janvier 2013, http://blog.lefigaro.fr/
medias/2013/01/avec-snow-fall-le-new-york-tim.html
34. Tom Rosenstiel, « Solving Journalism’s Hidden Problem :
Terrible Analytics », Center for Effective Public Management,
Brookings, février 2016.
35. Tom Rosenstiel et Kim Kovach, The Elements of Journalism,
New York (N. Y.), Three Rivers Press, 2007.
36. Propos tenus lors d’une master class à l’École de journalisme
de Sciences Po, 6 avril 2016.
ATTENTION TRAVAUX 51

En revanche, l’entre-deux, c’est-à-dire un format ni long


ni court, n’est pas recommandé. C’est la théorie dite « de
la courbe » élaborée par le pure player américain sur l’éco-
nomie, Quartz. D’après ses observations, matérialisées par
une courbe d’intérêt des lecteurs en fonction du nombre
de mots d’un contenu, les articles de longueur intermé-
diaire, entre 500 et 800 mots, n’accrochent pas les inter-
nautes. « C’est pile le format dont on ne veut pas, car ce
n’est pas rapide à consulter, et ce n’est pas non plus assez
long pour que les lecteurs s’y plongent 37 », juge Kevin
Delaney, le rédacteur en chef de Quartz. Une preuve sup-
plémentaire que le journalisme numérique n’est pas qu’une
production à la chaîne d’informations instantanées à durée
de vie limitée. Il y a de la place pour d’autres façons
d’informer, et notamment les longs formats, que la presse
en ligne gagnerait sans doute à utiliser davantage.

« Le soleil brille pour toutes les formes de journalisme, longs


formats inclus 38. »
Lewis Dvorkin, responsable de production de Forbes.

37. Neil Perkin, « The Quartz Curve », Only Dead Fish, 10 octobre
2014, www.onlydeadfish.co.uk/only_dead_fish/2014/10/the-quartz-
curve.html
38. Lewis Dvorkin, The Forbes Model for Journalism in the
Digital Age, San Francisco (Calif.), Hyperink, 2012.
52 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

« Boucler » en permanence
En ligne, point d’heure de bouclage, comme dans les
journaux et magazines, ni de programmation horaire
comme à la radio ou à la télévision. L’impératif est de
traiter l’actualité en temps réel. C’est la rançon de la
promesse éditoriale suivante : les internautes doivent
trouver, chaque fois qu’ils se rendent sur un site ou sur
une application mobile, l’actualité la plus récente. Par
conséquent, le journaliste se trouve dans une situation
de bouclage permanent, un « contre-la-montre » impi-
toyable. Chaque minute engendre de nouvelles informa-
tions, lesquelles doivent être triées, vérifiées et
contextualisées avant d’être diffusées. Lorsqu’un article,
déjà en ligne, donc déjà visible par le lecteur, nécessite
une mise à jour, une poignée de secondes suffit au jour-
naliste pour se connecter à Internet, accéder au système
de publication et compléter l’information.
« Pourquoi doit-on se dépêcher de publier en pre-
mier ? », demande un étudiant lors d’un cours dispensé à
l’École de journalisme de Sciences Po. Cette cadence, évi-
dente pour les journalistes en activité, paraît saugrenue
vue de l’extérieur. Pourtant, être le « premier sur l’info »
– même si la primeur en question se joue parfois à une
courte tête – fait partie de la conquête de la légitimité en
ligne : il suffit que la publication précède de quelques
secondes celle d’un concurrent pour pouvoir en réclamer
la paternité. En ligne plus qu’ailleurs, le média qui a su
« dégainer » le premier construit sa crédibilité. Il gagne la
faveur d’être cité dans les pages de ses concurrents,
contraints de le mentionner s’ils souhaitent reprendre
ladite information.
ATTENTION TRAVAUX 53

Ce rapport au temps réel est si prégnant qu’il régit


l’organisation de nombre de rédactions : le centre d’une
rédaction est souvent le pôle où sont traitées les actua-
lités « chaudes », là où chaque seconde compte – chez
Reuters, même les centièmes de seconde sont comptabi-
lisés ; le cercle suivant concerne les sujets « tièdes »,
c’est-à-dire les sujets d’actualité développés – dans la
mesure du possible – sous un angle inédit, publiés en
quelques heures mais pas dans la minute ; et enfin, le
troisième cercle, composé de journalistes plus spécialisés,
élabore reportages, enquêtes et sujets plus « froids », pour
lesquels la publication n’est pas à un jour près. En cas
de grosse actualité – élections, phénomènes météorolo-
giques extraordinaires, accident d’avion, attentat, libé-
ration d’otages – toutes les forces convergent vers le
« chaud » et se relaient, de jour comme de nuit, pour
raconter ce qu’il se passe.
Une autre dimension complexifie encore le rapport au
temps de ces journalistes : ceux-ci doivent aussi jongler
avec la multiplicité des supports – sites, applications
mobiles, réseaux sociaux, alertes sur les mobiles, plates-
formes de vidéos, Snapchat, WhatsApp – qui, tous, ont
des pics d’audience à des heures très différentes. Ce sont
autant de publications à prendre en compte à tout
moment. Un journaliste ne peut plus se contenter de ne
publier que pour l’un ou l’autre de ces supports, sans
songer à envoyer, quand cela s’y prête, une alerte sur les
téléphones, même si c’est de bon matin, ni à interagir
avec ses lecteurs sur les réseaux sociaux, y compris le
week-end, quand l’actualité le requiert.
Ainsi, la gestion des temporalités multiples, de l’infor-
mation extrêmement urgente au sujet moins brûlant,
54 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

prévu ou non, fait partie du portefeuille du journaliste


numérique. Accélérer, décélérer, courir un marathon tout
en faisant un sprint, alterner tour de chauffe et vraie
compétition, voilà ce sur quoi repose le rythme quotidien
de cette profession.

« La publication d’un article n’est plus considérée comme une


fin en soi, mais comme un événement parmi d’autres dans un
continuum de temps où les commentaires des abonnés avant,
pendant et après sont au centre de notre stratégie éditoriale 39. »
Maaike Goslinga, éditrice, De Correspondent.

Connaître l’audience
Autrefois, connaître son public – son âge, ses goûts, ses
habitudes, ses idées, ses lectures et ses comportements –
était du ressort du service marketing. Aujourd’hui, c’est un
principe fondamental du journalisme en ligne (voir le
chapitre 3).
Emily Bell, de l’École de journalisme de Columbia, à
New York, met les pieds dans le plat : « En classe, je pose
la question à mes étudiants : “Pour qui écrivez-vous ?”.
C’est une question nouvelle 40. » Elle précise : « Aupara-
vant, on ne leur demandait rien de tel, car prévalait encore
le syndrome, très ancré dans la culture journalistique

39. Damien Van Achter, « Journaliste, dis-moi ton modèle éco-


nomique, je te dirai qui tu es », Meta-media, 11 avril 2016,
http://meta-media.fr/2016/04/11/journaliste-dis-moi-ton-modele-
economique-je-te-dirai-qui-tu-es.html
40. Propos tenus lors de la conférence sur les nouvelles prati-
ques du journalisme, organisée par l’École de journalisme de
Sciences Po, 2 décembre 2011.
ATTENTION TRAVAUX 55

traditionnelle, selon lequel il ne fallait pas faire trop atten-


tion à ce que disait le public. Cela risquait de contaminer
la pensée des journalistes et de leur faire croire que le
public préférait lire des sujets sur Britney Spears plutôt
que sur la crise de la Grèce 41. »
Connaître l’audience et dialoguer avec elle oblige à
une forme de « service après-vente » : un journaliste n’a
pas terminé son travail sitôt son article mis en ligne.
C’est même l’inverse. Sa publication n’est qu’un prélude
à ce qui suit : organiser la discussion autour du sujet,
regarder comment les internautes s’en emparent ou non,
intervenir si nécessaire en répondant à l’audience, voire
écrire d’autres articles en fonction des questions que
pose celle-ci.
Là encore, l’avènement du numérique a tout changé.
Longtemps, les journalistes ont produit des contenus qui
parfois n’intéressaient qu’eux, sans savoir si les lecteurs
seraient au rendez-vous. Comment auraient-ils pu le
savoir ? Les mesures d’audience de la télévision, commu-
niquées tous les matins à 9 heures, concernent les diffu-
sions de la veille, et celles de la radio sont publiées tous
les trois mois seulement. Les journalistes en ligne, eux,
voient à chaque instant les réactions – ou leur absence –
suscitées par le sujet qu’ils viennent de publier, grâce à
des statistiques consultables sur leur écran, lesquelles leur
indiquent qui clique sur quoi et ce, en temps réel. Ils sont

41. Alice Antheaume, « Connaître l’audience doit aider à faire du bon


journalisme », Slate.fr/Work In Progress, 4 décembre 2011, http://
blog.slate.fr/labo-journalisme-sciences-po/2011/12/04/nouvelles-
pratiques-du-journalisme-2011/
56 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

ainsi confrontés à la perception immédiate et permanente


de ce qu’ils produisent.
Ce suivi instantané de ce que lisent les internautes a
des répercussions sur les décisions éditoriales. Aux États-
Unis, lorsque la députée démocrate Gabrielle Giffords est
blessée d’une balle à la tête lors d’un meeting à Tucson,
le 8 janvier 2011, Fox News voit, grâce à l’analyse des
termes de recherche liés à cette fusillade, que le public
cherche à en savoir plus sur le mari de la victime, l’astro-
naute Mark Kelly. La chaîne ajuste alors sa production
journalistique pour évoquer ce dernier, ce qu’elle n’avait
pas prévu au départ.
Il n’y a aucune raison d’en rougir ou de s’en cacher : le
journalisme numérique détient tous les outils pour mieux
cerner ses lecteurs et leurs attentes. Il doit les analyser, sans
préjuger des goûts du public ni prétendre les connaître à
l’avance, pour savoir où placer le curseur entre l’offre jour-
nalistique et la demande de l’audience (voir le chapitre 3).

« Nous devons considérer notre public comme une commu-


nauté et non pas comme une masse 42. »
Jeff Jarvis, auteur et journaliste.

Reconnaître ses erreurs


Le journalisme numérique ouvre volontiers ses cou-
lisses, allant jusqu’à filmer ses conférences de rédaction,
faire des making of de ses enquêtes et reportages,

42. Propos tenus lors du festival de journalisme de Pérouse,


avril 2015.
ATTENTION TRAVAUX 57

annoncer les sujets qui seront publiés dans la journée.


Cette volonté de transparence s’accompagne d’un sur-
croît de précautions. Le journaliste en réseau multiplie
les mises en garde dans chacun de ses articles. Il pré-
vient, par exemple, si un fragment de texte a été ajouté
en cours de route, ou si une faute d’orthographe a été
corrigée grâce à la vigilance d’un internaute, ou encore
s’il demeure des imprécisions dans l’article qu’il a rédigé.
Le principe consiste à écrire ce que l’on sait, au fur et
à mesure, sans prétendre signer un texte définitif sur la
question. Un même article se voit donc complété de cita-
tions, puis de phrases, qui vont devenir des paragraphes,
ajoutés au fil de l’eau, autant de fois que les évolutions
d’une actualité le requièrent, à la manière d’un work in
progress permanent. Bref, entre le journaliste en ligne et
son public, la tendance est à « on se dit tout ! », y compris
ce que l’on ne sait pas encore.
« Sur un live par exemple, on peut dire des choses sans
avoir toutes les données, en précisant qu’il y a des élé-
ments que l’on ne connaît pas, ou dont on n’est pas encore
sûr », précise Meg Pickard, journaliste du Guardian inter-
rogée dans le cadre de la recherche « Tweet First, Verify
Later 43 ». « Si quelqu’un prétend en ligne qu’une bombe a
explosé à Londres, on pourra l’utiliser dans le format du
live, dont l’essence est l’instantanéité. On pourra même
tweeter : “Quelqu’un a-t-il entendu parler de cette
bombe ?” pour obtenir plus d’informations. Mais ça ne

43. Nicola Bruno, « Tweet First, Verify Later », Reuters


Institute Fellowship Paper, University of Oxford, http://reuters
institute.politics.ox.ac.uk/publication/tweet-first-verify-later
58 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

fera pas, tel quel, le titre d’un article. Et cela ne sera peut-
être jamais imprimé dans le journal 44. »
Dans la panoplie du parfait journaliste en ligne figure une
autre aptitude, qui n’est enseignée nulle part : la capacité à
reconnaître ses erreurs. Et cela arrive, même aux meilleurs.
La rédaction de Politico, par exemple, admet avoir écrit des
centaines de fois « nous sommes désolés » après que des
informations, incomplètes ou fausses, ont été publiées. Celle
de Upworthy s’est fendue d’une charte éditoriale dans
laquelle Eli Pariser, son fondateur, stipule que les rédacteurs
doivent « mettre le même soin à rendre virales nos excuses
que nos autres articles », ce qu’il faut comprendre comme
une injonction à les diffuser largement, réseaux sociaux
compris (voir le chapitre 6).
Mike DeBonis, reporter au Washington Post, conseille,
en cas d’erreur sur Twitter, de faire une capture d’écran
du tweet erroné et d’en écrire un nouveau pointant vers
la capture d’écran assortie d’un commentaire comme « j’ai
écrit cela mais en fait... ». Et quand il lui arrive de sup-
primer un message sur les réseaux sociaux, il ne le fait
pas en douce. Il s’en explique aussitôt 45.
Faire amende honorable et ne pas se cacher derrière
son petit doigt : c’est ainsi que le journaliste annihile les
éventuelles tensions avec son public. Ce n’est malheureu-
sement pas toujours appliqué. Lors des attentats du
13 novembre 2015, à Paris, le site du Point mentionne le
passeport égyptien de Waleed Abdel Razzak, retrouvé près
du Stade de France. Il n’en faut pas plus pour qu’il soit

44. Ibid.
45. Propos tenus lors du festival South by Southwest, mars
2016.
ATTENTION TRAVAUX 59

soupçonné d’être l’un des terroristes kamikazes. Sauf que


ce jeune homme est une victime, hospitalisée en urgence
après avoir reçu des éclats dans le ventre. Alerté par
l’ambassadeur d’Égypte en France, Le Point supprime son
article, sans plus de cérémonie, mais surtout sans indiquer
son erreur.

« On n’a pas le droit à l’erreur, mais dire qu’il n’y a pas d’erreur
est une imposture 46. »
Laurent Guimier, directeur de France Info.

Apprendre le code
Il est impossible d’informer les lecteurs sans maîtriser
la technologie. Les journalistes numériques le savent
bien : ils ont besoin d’apprendre les grands principes de
quelques langages informatiques, comme le PHP, le
HTML*, le Javascript, le XML, et autres. Il ne s’agit pas
d’être développeurs, ces ingénieurs qui agissent en cou-
lisses, « sous le capot » des sujets éditoriaux, en œuvrant
à l’accessibilité des contenus pour le public et à la flui-
dité des interfaces. Mais plutôt de parler la même langue
qu’eux pour pouvoir fabriquer de nouveaux projets,
construire une application mobile, développer un lecteur
de vidéos aux couleurs d’un média, monter un news-
game, ou redessiner les pages d’un site d’information.

46. Benoît Daragon, « Laurent Guimier (France Info) : “Le


réflexe info est totalement revenu” », Pure Medias, 20 janvier
2016, www.ozap.com/actu/laurent-guimier-france-info-le-reflexe-
info-est-totalement-revenu/488171
60 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

Pour travailler avec eux, les journalistes sont amenés


à apprendre les rudiments de code, ou du moins, à en
discerner la logique. Les rédactions commencent à peine
à opérer cette volte-face. Jusqu’à présent, ceux qui écri-
vaient, trop occupés à manier le verbe, ne se souciaient
guère de ce que faisaient les « techniciens ». C’était avant.
Les « puissants » d’aujourd’hui ne maîtrisent plus seule-
ment les mots, ils maîtrisent la technologie. Les geeks,
chantres de la liberté de circulation sur le réseau, paran-
gons d’un nouvel ordre politique et culturel 47, incarnent
une nouvelle élite 48. Mark Zuckerberg, le fondateur de
Facebook, en fait partie. Devenu le plus jeune milliardaire
de l’histoire 49, il a hissé le code informatique au rang de
langue vivante à afficher sur son CV, au même titre que
l’anglais, l’espagnol ou l’arabe.
Entre les journalistes et les développeurs, les passerelles
existent et sont nécessaires. Or ce sont deux corps de métiers
qui, dans les rédactions traditionnelles, sont le plus souvent
éloignés l’un de l’autre. Ni au même étage, ni parfois dans
le même bâtiment, journalistes et développeurs ont souvent
du mal à collaborer. Dans quelques trop rares rédactions,
ils travaillent sur le même plateau, parfois côte à côte, ce
qui offre aux journalistes la possibilité de domestiquer la
technique et de s’ouvrir à davantage d’expérimentations.
Si les développeurs officient dans une rédaction, c’est
par choix : avec leur expertise, ils pourraient gagner de

47. Gabriella Coleman, « Geeks Are the New Guardians of Our


Civil Liberties », The Guardian, 4 février 2013.
48. Dominic Basulto, « Meet the New Political Elite : Computer
Programmers », The Washington Post, 10 janvier 2012.
49. Classement Forbes.
ATTENTION TRAVAUX 61

confortables salaires en travaillant dans une société infor-


matique ou un établissement bancaire. La plupart de ceux
qui officient dans les médias ont donc choisi d’œuvrer pour
le monde de l’information, promesse d’un univers profes-
sionnel bouillonnant, où l’actualité dirige, et où aucun jour
ne ressemble à un autre. Cela tombe bien, ils aiment ce qui
leur donne du fil à retordre. « Ils veulent des gros problèmes
à résoudre », explique Burt Herman, qui a travaillé comme
reporter pendant douze ans à l’agence Associated Press. En
cela, la culture des ingénieurs est très différente de celle
des journalistes qui « aiment rendre les choses simples,
alors que les développeurs préfèrent qu’on leur dise à quel
point le sujet est complexe 50 ».
L’innovation éditoriale passe par la technologie et a
fortiori par ces fameux développeurs, ces quasi rock stars
qui, pour les meilleurs d’entre eux, ont même des agents,
comme des acteurs de cinéma, renseigne The New Yorker
dans une enquête intitulée « Le prix des développeurs 51 ».
Au Guardian, les équipes éditoriales comptent plus de
développeurs que de journalistes. « Qui faut-il embaucher à
la place des journalistes ? Des développeurs d’abord »,
lance le journaliste Yann Guégan 52. C’est une manière pes-
simiste de voir la situation. En réalité, les journalistes en
ligne d’aujourd’hui se familiarisent déjà avec ces centaines
de milliers de signes (lettres, chiffres, ponctuation),

50. Entretien avec l’auteure, janvier 2011.


51. Lizzie Widdicombe, « The Programmer’s Price », The New
Yorker, 24 novembre 2014.
52. Yann Guégan, « L’urgence pour les rédactions ? Arrêter
d’embaucher des journalistes ! », Dans mon labo, 10 avril 2016,
http://dansmonlabo.com/2016/04/10/lurgence-pour-les-redactions-
arreter-dembaucher-des-journalistes-1118/
62 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

incompréhensibles pour le néophyte, qui cimentent chaque


site d’information, chaque application mobile, chaque petit
module visible en ligne. Le code est une autre écriture, et
une autre logique, mais cela reste un langage. Un langage
qui s’apprend.
Quiconque aspire à devenir journaliste à l’ère numérique
n’a pas besoin de parler le code « couramment ». Mais il est
essentiel d’en comprendre le mécanisme, afin de pouvoir
séjourner au pays de la technologie sans traducteur. Sinon,
comment diriger le lancement d’une application mobile
ou d’un jeu vidéo mettant en scène des informations ?
Comment savoir combien de temps prend le développement
de l’habitacle, pour ainsi dire, des sujets qui peuvent ensuite
y être lus ? Comment innover si l’on ne sait pas ce qui peut
être mis en place techniquement parlant ? Comment être
crédible, surtout, dans une équipe, si l’on utilise un mot à
la place d’un autre auprès des développeurs ?

« Chers journalistes, les développeurs et les graphistes ne sont


pas des extraterrestres [...]. Ils peuvent ne pas comprendre [votre
jargon] mais ils peuvent avoir une idée intelligente pour rendre
digestes toutes les données que vous examinez. Chers dévelop-
peurs, les journalistes ne sont pas des extraterrestres [...]. Ils
peuvent avoir des idées qui pourraient déboucher sur la créa-
tion d’applications dans lesquelles vous pourriez tester [de nou-
velles lignes de code] 53. »
Alisha Ramos, graphiste à Vox Media.

53. Alisha Ramos, « Reporters, Designers and Developers


Become BFFS », Nieman Lab, décembre 2014, www.niemanlab.
org/2014/12/reporters-designers-and-developers-become-bffs/
ATTENTION TRAVAUX 63

Monter des projets


Chefs de projets, habitués à participer à la création et
au développement de nouveaux supports éditoriaux de
A à Z, les journalistes se muent parfois en entrepreneurs.
Ils peuvent ainsi monter une offre annexe à la maison
mère, comme Girls.fr, « le site qui parle à toutes les filles
connectées », au sein de RTL, ou Les Échos Start, « dédié
aux jeunes qui entrent dans la vie active », dans
Lesechos.fr. Ils peuvent lancer un vertical* (le terme
anglais qui désigne une rubrique) qui ne fait pas partie
du portefeuille initial de leur rédaction, comme
« Pixels », consacré aux nouvelles technologies, sur
Lemonde.fr. Ils peuvent créer une chaîne YouTube. Ils
peuvent construire un newsgame qui s’étale sur plusieurs
mois. Ils montent une nouvelle application mobile,
comme Prisma l’a fait avec Infonity. Ils paramètrent un
robot conversationnel sur Twitter pour les élections ou
pour la Coupe du monde de football (voir le chapitre 7).
Ils trouvent des partenaires éditoriaux pour agréger des
contenus extérieurs.
Jeff Jarvis, auteur du blog Buzz Machine, qui dirige
un enseignement de journalisme entrepreneurial à
l’École de journalisme de Cuny, à New York, explique :
« Les journalistes doivent être capables de repérer des
opportunités, de concevoir et de planifier leur business,
de voir si cela correspond à une demande, et de présenter
l’idée à des investisseurs. [...] Il leur faut aussi
comprendre ce que cela implique de tenir les rênes d’un
business et d’un média, par exemple savoir comment la
publicité se monnaie et être capables de travailler avec
64 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

différents corps de métiers (commerciaux, techniciens,


partenaires) et de manager l’ensemble 54. »
Or jusqu’à présent, journalisme et entrepreneuriat ne
faisaient pas bon ménage. « Certains puristes considè-
rent qu’il ne faut pas mélanger les genres entre l’Église
(le journalisme) et l’État (la partie business) », analyse le
consultant américain Dorian Benkoil, qui s’en étonne :
« Il est plutôt sain que les reporters et les éditeurs soient
maintenant convaincus de l’intérêt de savoir ce qui
insuffle de l’argent dans les feuilles de paie 55. »
En effet, savoir ce que représente le marché de l’infor-
mation et comment il fonctionne est un atout. Il devient
urgent que les journalistes numériques, pressés par la
nécessité de chercher des modèles économiques suscep-
tibles de remplacer ceux qui ne fonctionnent plus,
conçoivent des projets de bout en bout qui puissent, si
possible, redonner de la valeur économique à cette pro-
fession. Et ce, sans crainte d’être jugés par leurs pairs.
Ce n’est pas encore gagné. Le profil de ces journa-
listes, mi-chefs de projet mi-entrepreneurs, provoque
encore la perplexité de leurs aînés. Sont-ils de vrais jour-
nalistes, des développeurs, des créateurs ou des patrons
d’entreprise ? La réponse est ambiguë puisqu’il s’agit à
la fois de rien et de tout cela. Leur quotidien ressemble

54. Mallary Jean Tenore, « New CUNY Program to Equip


Students to Start Journalism-Based Businesses », Poynter,
22 septembre 2010, www.poynter.org/2010/new-cuny-program-
to-equip-students-to-start-journalism-based-businesses/105823/
55. Dorian Bekoil, « Business, Entrepreneurial Skills Come to
Journalism School », Mediashift, 3 septembre 2010, http://
mediashift.org/2010/09/business-entrepreneurial-skills-come-
to-journalism-school246/
ATTENTION TRAVAUX 65

à un Rubik’s cube : des chiffres indigestes dont on extrait


des histoires, des lignes de codes que l’on apprend à
comprendre pour bâtir des interfaces, des étapes d’un
projet éditorial à coordonner, de la veille à organiser
pour repérer la bonne information au bon moment, un
immense terrain journalistique à explorer en ligne, une
production en temps réel, des audiences fragmentées à
séduire. Telles sont, dans le désordre, quelques-unes des
activités des journalistes numériques. Détenir ces
compétences n’est pas une question d’âge – le journa-
lisme numérique n’est pas réservé aux jeunes de 20 ans –
ni un pis-aller. C’est une question de survie dans le
contexte actuel qui pousse les lecteurs de demain à
déserter les médias classiques.

« Un monde dans lequel la productivité l’emporte sur les


diplômes devrait être bien accueilli par ceux qui sont prêts [...]
à être jugés sur la valeur qu’ils produisent aujourd’hui plutôt
que par les noms listés sur leur CV ou le nombre d’années
d’expérience 56. »
Will Oremus, journaliste à Slate.com.

56. Will Oremus, « Career Advice for Young Journalists : Don’t


Take Older Journalists’ Career Advice », Slate.com, 10 février
2015, www.slate.com/blogs/future_tense/2015/02/10/career_advice
_for_young_journalists_don_t_take_felix_salmon_s_career_advice.
html
Chapitre 3
La reine audience

L’ère du modèle vertical est révolue. Autrefois, les jour-


nalistes, se sentant investis d’une mission supérieure
– informer le peuple –, distribuaient aux lecteurs les
informations qu’eux seuls jugeaient bon de divulguer. Les
lecteurs n’avaient alors d’autre moyen, pour suivre
l’actualité, que de recourir au filtre des médias, quand
aujourd’hui ils ont accès aux comptes de leurs élus poli-
tiques, sans intermédiaire, et peuvent prendre la parole
en ligne à tout moment. Le numérique et ses corollaires
– la démocratisation des outils de publication et la diffu-
sion facilitée de contenus en ligne – abolissent le vieux
modèle au profit d’échanges plus horizontaux entre le
corps journalistique et l’audience.
Cette dernière occupe désormais une place de choix
dont elle a appris à jouir. Elle interpelle le journaliste de
toutes les façons possibles : elle mentionne son nom sur les
réseaux sociaux, commente son travail en pointant parfois
les lacunes, poste des billets en réponse à ses articles, pro-
duit des vidéos parodiques inspirées de la lecture de ses
contenus, laisse supposer qu’elle peut être un témoin ou
une source. Elle possède parfois une expertise plus grande
que le journaliste et ne manque pas de le lui faire savoir.
Il est loin, le temps où, pour réagir aux publications,
les lecteurs envoyaient par la poste des lettres, dont ils
68 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

n’étaient jamais certains qu’elles seraient lues par leurs


destinataires. Ils peuvent désormais intervenir, à tout
moment et aux yeux de tous. Cela change tout : non seu-
lement le magistère journalistique n’existe plus, mais
voici les journalistes pistant leurs lecteurs et leurs réac-
tions partout, soucieux de savoir comment ils s’infor-
ment, ce qu’ils souhaitent lire, ce qui les fait fuir, dans
un paysage foisonnant de producteurs de contenus.

L’hyper choix en ligne


Comment s’informe-t-on ? La réponse est complexe,
tant l’audience est multiple. Pourtant, comprendre la
façon dont les lecteurs s’informent est l’une des clés pour
saisir les enjeux du journalisme en ligne.

Le déluge
Plus de 400 heures de vidéos sont mises en ligne
chaque minute sur YouTube 1 ; 350 millions de photos et
4,5 milliards de likes sont publiés chaque jour sur Face-
book ; plus de 1,21 million d’applications sont disponi-
bles dans l’App Store, et 1,43 milliard sur Google Play,
l’équivalent de l’App Store pour les terminaux Android ;
sans parler des 118 milliards d’emails quotidiens envoyés
dans le monde 2. Ces chiffres disent le gigantisme de ce
flux de données devenu ingérable, les big data*. « À
l’aube de l’an 2020, il y aura 10,4 zettaoctets, soit

1. Chiffres donnés lors de la conférence DLD à Munich,


janvier 2016.
2. Sarah Belouezzane et Cécile Ducourtieux, « Vertigineux “big
data” », Le Monde, 26 décembre 2012.
LA REINE AUDIENCE 69

10 400 milliards de gigaoctets déversés tous les mois sur


Internet », prédit Le Monde 3.
Pour les internautes comme pour les journalistes, la
masse d’informations disponibles s’apparente à un puits
sans fond. En s’affichant sur les mobiles, les contenus
existent dans tous les gabarits et se faufilent partout,
jusque dans le lit et la salle de bains des lecteurs, là où,
jusque-là, seuls les médias traditionnels étaient invités.

Votre attention, s’il vous plaît


Les lecteurs, à moins d’être pourvus de cerveaux sur-
puissants, ne peuvent digérer la profusion d’informations
produites à la fois par des professionnels et par des ama-
teurs. Il y en a trop, et partout. Sur une seule page d’un
article du Huffington Post s’amoncellent plus de cent
liens – ce n’est que l’estimation basse dans un environ-
nement proche de l’overlinkification*, un néologisme qui
désigne le trop-plein de liens. Et pour cause, ces liens
sont autant de tentations du clic, autant de possibilités
d’aller voir d’autres pages, encore et encore. Dans son
livre, I Live in the Future and Here’s How it Works, le
journaliste Nick Bilton estime que n’importe quelle page
des cent sites d’information les plus consultés contient
à elle seule 370 liens en moyenne. « Cela peut devenir
exténuant pour nos cerveaux de naviguer sur le Web [...].
Le Web est en quête de votre attention en permanence 4. »

3. Ibid.
4. Nick Bilton, I Live in the Future and Here’s How it Works,
New York (N. Y.), Crown Business, 2010, p. 145.
70 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

Dans un tel contexte, la « concentration des internautes


est devenue, comme l’eau, un bien rare », écrit Libération 5
en prélude d’une interview du professeur Yves Citton.
Imaginons les internautes pris dans un Tétris géant, le jeu
vidéo né en 1984. Ils assistent à un défilé de tétrominos
de formes variées, créés par différentes fabriques, qui arri-
vent plus ou moins vite sur leurs écrans. Autant d’élé-
ments d’information, longs, courts, vidéos, textes, sons,
alertes, produits par des médias historiques ou des nou-
veaux venus.
C’est le règne de l’« infobésité* », contraction entre
information et obésité. Cause ou conséquence, cette info-
bésité s’accompagne d’une multiplication des producteurs
d’information, des médias historiques dont l’existence
précède le Web, des initiatives journalistiques nouvelles
et des plates-formes technologiques comme Instagram,
Snapchat, ou Apple, qui n’ont a priori rien à voir avec le
journalisme, mais qui emploient des journalistes et pro-
duisent des contenus à leur tour.

Foison d’acteurs numériques


D’une rare complexité, le paysage en ligne est saturé
de producteurs de contenus. Pour s’informer, chacun peut,
en France, consulter les contenus numériques développés
par la quasi-totalité des médias traditionnels (télévisions,
journaux, radios). Certains, comme Le Monde et Les
Échos, ont été des pionniers, en créant respectivement
leur site en 1995 et 1996. D’autres, comme France Télé-
visions et Le Figaro, tiennent le peloton de tête des sites

5. Marie Lechner et Anastasia Vecrin, « Le capitalisme entraîne


une crise de l’attention », Libération, 26 septembre 2014.
LA REINE AUDIENCE 71

les plus consultés. Mais, depuis 2007, les internautes ont


de nouvelles sources d’information, les pure players, ces
organisations journalistiques sans support physique, dis-
ponibles uniquement en ligne.

L’exception française des pure players


En France, le nombre de pure players par habitant est le
plus élevé d’Europe. Parmi ceux-ci, citons Slate.fr, Média-
part, Atlantico, Le Huffington Post, Buzzfeed France,
Contexte, Cheek Magazine. Certains sont apparus en
2015 : Brief.me, une newsletter quotidienne qui sélec-
tionne le meilleur de l’actualité, et Spicee, qui réalise des
reportages vidéos et des documentaires en ligne. D’autres
sont nés en 2016 : Les Jours, un média en ligne imaginé
par des anciens de Libération, Business Insider, Mashable
et bientôt Forbes en France. Le plus souvent, ces lance-
ments s’effectuent à l’approche d’échéances électorales
importantes : l’année 2007, date d’élections présiden-
tielles, a ainsi vu naître Rue89 et Médiapart, suivis, au
début de 2012, année présidentielle également, du
Huffington Post français. « C’est vrai qu’on doit beaucoup
à Nicolas Sarkozy », élu président de la République en
2007, sourit Pierre Haski, lors d’une soirée anniversaire de
Rue89. « Il nous a donné notre premier scoop », publié le
15 mai 2007, au second tour de la présidentielle, intitulé
« Cécilia (Attias) n’a pas voté... scoop censuré du JDD ».
Nicola Bruno, journaliste et auteur d’un travail de
recherche sur les pure players en France, en Allemagne
et en Italie, précise que « ce dynamisme français se voit
sur trois niveaux. [...] Premièrement, le nombre de pure
players en activité en France ; deuxièmement, leur matu-
rité (la France est le pays où sont nés les premiers pure
72 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

players européens avec Agoravox dès 2005, puis Rue89,


Médiapart et Slate.fr) ; et, troisièmement, leur diversité,
que ce soit dans les choix éditoriaux (journalisme de don-
nées, journalisme d’investigation, site communautaire,
etc.) ou dans les modèles économiques (abonnements
payants, gratuits, mixtes) 6. »
L’effervescence des pure players en France est telle que
le chercheur Nicola Bruno la compare à la Nouvelle Vague
française. De même que les cinéastes Claude Chabrol et
François Truffaut se sont attachés, à la fin des
années 1950, à inventer une nouvelle manière de filmer,
les pure players traduiraient une envie de raconter l’actua-
lité autrement, à travers la création de nouveaux formats
éditoriaux et des modèles économiques différents de ceux
de la « vieille presse ».
Néanmoins, ces nouveaux entrants sont très exposés.
Vivant de la publicité, des formations professionnelles, de
la vente de contenus et des abonnements, sans doute trop
nombreux à se partager un marché francophone trop petit,
certains d’entre eux ferment leurs portes : Newsring, créé
en 2011, a disparu aujourd’hui ; quant à Owni, chantre du
journalisme de données, il s’est éteint en décembre 2012
après quatre années d’existence. D’autres sont engloutis
par de plus gros poissons : aux États-Unis, The Daily Beast
est intégré à Newsweek, en novembre 2010, tandis que The
Huffington Post est racheté par AOL, en février 2011. En
France, c’est aussi le parcours de Rue89, racheté par L’Obs
en décembre 2011, pour un montant de 7,5 millions

6. Nicola Bruno et Rasmus Kleis Nielsen, « Survival Is Success :


Journalistic Online Start-ups in Western Europe », Challenges,
Reuters Institute for the Study of Journalism, 2012.
LA REINE AUDIENCE 73

d’euros, et qui n’est plus qu’une rubrique du site Nouvel-


obs.com. De même, Quoi.info, un média pédagogique
lancé en 2011, est recyclé comme l’une des antennes du
magazine Ça m’intéresse.
« Aucun pure player en Europe ne semble en mesure
actuellement d’atteindre un seuil de profitabilité, comme
c’est le cas aux États-Unis avec The Huffington Post et
Politico, sans doute pour la raison simple que ni la France
ni aucun autre pays européen n’a une audience aussi
grande que celle des États-Unis, pas plus qu’un marché
publicitaire mature capable de soutenir des projets uni-
quement sur le Web », analyse Nicola Bruno 7. C’était
avant la vague américaine, à savoir l’implantation en
France de marques existant aux États-Unis, comme
Slate.fr, Huffington Post, Buzzfeed, Mashable, Business
Insider et d’autres encore. Conscients du désavantage
d’avoir des noms imprononçables par la majorité des
Français, elles ont fait le choix de s’associer avec des
médias déjà implantés dans l’hexagone : Le Huffington
Post avec Le Monde, Business Insider sous la houlette du
groupe Prisma et Mashable rattaché au pavillon de la
chaîne internationale France 24.

« Vous devez être un gros poisson ou bien rentrer chez vous 8. »


Martin Clarke, directeur de publication du Daily Mail.

7. Ibid.
8. Propos tenus à la conférence DLD à Munich, janvier 2015.
74 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

Quand les géants du Web entrent dans la ronde


Dans le paysage médiatique en ligne et sur mobile, les
internautes peuvent aussi compter sur d’autres acteurs qui,
eux, ne sont ni des rédactions ni des petits poissons. Ils
s’appellent Instagram, Apple, Snapchat, Twitter, Facebook,
Yahoo!, et Google. Eux aussi s’intéressent à la production
de contenus. Pour ce faire, ils recrutent des journalistes,
dont le rôle est de trouver des nouveaux formats adaptés
à leurs interfaces (Snapchat), d’éditer des contenus perti-
nents pour leur audience (Apple News), voire de former à
leurs outils des journalistes de rédactions traditionnelles
(Google). Yahoo! a embauché en 2013 David Pogue, l’édi-
torialiste spécialiste des nouvelles technologies du New
York Times, puis Katie Couric, la présentatrice star de la
chaîne ABC et en 2015, Martha Nelson, ex-rédactrice en
chef de Time. Facebook a un service nommé news pour
lequel il va chercher ses futurs salariés auprès de l’École
de journalisme de Columbia, à New York. Snapchat a
embauché Peter Hamby, reporter politique à CNN, comme
head of news (directeur des informations). Twitter a offert
le même titre à Vivian Schiller, un poids lourd des médias
américains. Et pour cause, elle a été présidente de la radio
NPR, et secrétaire générale du New York Times. Amazon
revendique également son statut de « média ». Et lorsque
la chanteuse Lady Gaga donne une interview exclusive en
mars 2011, c’est chez Google que cela se passe, au micro
de... Marissa Mayer, alors ingénieure et vice-présidente de
Google, devenue plus tard la PDG de Yahoo! 9. La vidéo a

9. « Google goes Gaga », YouTube, 22 mars 2011, www.youtube.


com/watch?v=hNa_-1d_0tA
LA REINE AUDIENCE 75

été vue des millions de fois en ligne. Producteur et dif-


fuseur de contenus, YouTube, propriété de Google, se met
à diffuser des événements en direct, comme le font les
télévisions du monde entier. Le 9 janvier 2016, jour des
obsèques de Lemmy Kimilster, fondateur du groupe de
métal Motörhead, la cérémonie funéraire, qui se tient à
Los Angeles, est retransmise en temps réel sur YouTube,
et récolte le petit score de 250 000 vues lors du direct,
selon BBC News 10.
Ces entreprises de technologie ne se contentent pas de
créer des tuyaux, des applications, des logiciels. Elles
veulent produire ou agréger des informations qui passent
par ces tuyaux.
Pour compliquer encore la donne, certaines marques
deviennent elles aussi productrices de contenus. RedBull,
fabricant de boissons énergisantes 11, s’illustre ainsi en
finançant et en diffusant, en direct sur YouTube, le saut
supersonique de Felix Baumgartner, le 14 octobre 2012.
Lorsque cet Autrichien réalise une chute libre d’une hau-
teur historique, il est bardé de caméras et de capteurs don-
nant à voir son exploit en temps réel. Près de huit millions
de personnes se connectent au live de YouTube à l’instant
du saut, un record pour le site de vidéos.
Allier la technologie aux contenus : c’est une stratégie
semblable que poursuivent, en France et à une autre
échelle, Xavier Niel, le fondateur de Free, actionnaire de

10. Regan Morris, « Lemmy of Motorhead : Singer’s Funeral


Held in Los Angeles », BBC News, 10 janvier 2016, www.bbc.
com/news/entertainment-arts-35261412
11. Frédéric Thérin, « Les secrets de la machine de guerre Red-
Bull », Les Échos, 9 novembre 2012.
76 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

L’Obs et du groupe Le Monde (Le Monde, M le magazine,


Télérama, Courrier International, Le Monde des religions,
La Vie, etc.), ou Patrick Drahi, troisième fortune de
France, propriétaire de Numéricable-SFR, du magazine
L’Express et du journal Libération, et désormais allié de
NextRadio TV (BFM TV, BFM Business, RMC, RMC
Découverte). Cette logique de concentration a abouti,
le 1er octobre 2015, à l’alliance entre Le Figaro et CCM
Benchmark, le groupe qui détient les sites L’Internaute,
Comment ça marche et Le Journal du Net. Désormais,
ces deux-là nagent dans le grand bain. Avec 25 millions
de visiteurs uniques* par mois, et la moitié sur le mobile,
ils espèrent devenir le premier média numérique en
France en touchant un internaute sur deux. En ligne de
mire se trouvent Facebook et Google, dont les revenus
totaux dépassent, depuis plus de cinq ans, l’ensemble de
l’industrie de la presse, même en incluant les revenus
publicitaires en ligne. « Facebook, c’est le conversa-
tionnel ; Google, la recherche ; et nous, notre valeur
ajoutée sera le contenu éditorial », annonce Benoît
Sillard 12, le président de CCM Benchmark. Au-delà de
l’aspect éditorial, le vrai objectif de ce rapprochement est
avant tout publicitaire. Il s’agit de constituer un groupe
au volume de pages et à l’audience suffisamment qua-
lifiés et signifiants pour proposer des offres combinées
aux annonceurs, afin de générer davantage de revenus
et de toucher du bout des doigts la puissance des plates-
formes numériques américaines.

12. Clara Poitier, « Le Figaro fait le pari de l’audience et de la


publicité en rachetant CCM Benchmark », Libération, 2 octobre
2015.
LA REINE AUDIENCE 77

« YouTube atteint plus de jeunes que la télévision [...]. Facebook


s’adresse à plus de 18-24 ans que n’importe quelle chaîne de
télévision gratuite aux États-Unis 13. »
Henry Blodget, rédacteur en chef de Business Insider.

L’audience au stéthoscope
En France, sur 66,6 millions d’habitants, dont 84 % ont
accès à Internet 14, les consommateurs d’information en
ligne butinent à toutes les fleurs : les sites de presse, les
pure players, des applications nées au sein de groupes
audiovisuels (France TV Info, BFM TV), les sites régio-
naux, d’information locale, les sites de la presse spécia-
lisée, et bien sûr, les agrégateurs d’informations (Yahoo!,
MSN, Orange, Google Actualités).
Dans cet environnement numérique sophistiqué, qui
parvient à faire le tri entre des informations venues des
sites de presse, celles des chaînes de télévision, des pure
players, des entreprises de téléphonie et de technologie,
sans parler des contenus produits par des marques de
boisson ? Pour tout dire, c’est le grand flou en ligne. Selon
le « Digital News Report » annuel du Reuters Institute for
the Study of Journalism, qui porte sur 26 pays, dont la
France, « les nouvelles marques du numérique sont surtout
utilisées comme deuxième source d’information et pour
des sujets d’actualité moins brûlants. Le recours aux infor-
mations en ligne se fait avant tout via des acteurs dont le

13. Propos tenus à la conférence DLD à Munich, janvier 2015.


14. Chiffres de l’ARCEP (Autorité de régulation des communi-
cations électroniques et des postes), 2015.
78 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

poids dans l’information s’inscrit dans le passé et qui ont


réussi à construire leur réputation dans le temps 15. »
Mais il ne faut pas compter sur les internautes pour
taper l’adresse du site directement dans la barre d’adresse
de leur navigateur. À l’ère numérique, ce sont les infor-
mations qui trouvent les lecteurs, plutôt que l’inverse.
Cette assertion, capitale, bouleverse les codes d’antan.
D’après une étude menée par Borchuluun Yadamsuren,
chercheuse à l’Université de Missouri, nombreux sont
ceux qui s’informent sans même le vouloir 16, simplement
parce qu’un lien se trouve sur leur chemin en ligne, parce
qu’un titre retient leur attention pendant qu’ils effectuent,
par exemple, une requête sur Google, lisent leurs emails
ou flânent sur les réseaux sociaux, ces « lieux de décou-
verte qui mènent à d’autres endroits où consommer de
l’information 17 » (voir le chapitre 6), poursuit Julien
Codorniou, de Facebook.
Il y aurait, pour reprendre en l’adaptant la terminologie
de Borchuluun Yadamsuren, quatre types de consomma-
teurs d’information :
– les affamés, qui se connectent sciemment aux sites
et applications d’actualité plusieurs fois par jour ;
– les spartiates, qui évitent de se rendre sur des sites et
applications d’information parce qu’ils n’ont pas confiance ;
– les passagers, qui n’ont « pas d’habitude ancrée et ne
cherchent pas à s’informer ni à éviter de s’informer, [qui]

15. « Reuters Institute Digital News Report 2016 ».


16. Andrew Phelps, « Surprise! The News Shows up in the Least
Expected Places », Nieman Lab, 17 janvier 2012, www.nieman
lab.org/2012/01/surprise-the-news-shows-up-in-the-least-expected-
places/
17. Entretien avec l’auteure, janvier 2012.
LA REINE AUDIENCE 79

savent que si une information importante survient, ils


l’apprendront 18 » ;
– les suiveurs, qui font confiance à leurs amis pour
repérer une information qui vaudrait le coup d’œil plutôt
qu’à la hiérarchie opérée par les journalistes.
Observer ces consommateurs d’information, les ques-
tionner, anticiper leurs desiderata, etc. Le journalisme
numérique se trouve en prise directe avec l’audience, et
l’ausculte en permanence. C’est un long et constant tra-
vail d’écoute. Que veulent savoir les lecteurs ? Qu’est-ce
qui les intéresse ? Comment tel article est-il reçu par les
internautes ? Est-il lu ? Est-il partagé ? Suscite-t-il des
réactions et, si oui, lesquelles ? Les réponses fournissent
autant d’indices pour déterminer, de façon encore impré-
cise, l’utilité de la publication d’un contenu.

Engagez-vous, rengagez-vous !
Tous ces indices sont regroupés dans un mot fourre-
tout, l’« engagement* ». Ce terme qui, à l’origine, désigne
les fiançailles en anglais qualifie la nouvelle relation entre
lecteurs et journalistes, les types d’interaction entre le
public et les informations, ainsi que leur mesure (taux de
partage d’un article, nombre de vidéos vues, etc.).
« L’engagement est une notion centrale pour comprendre
l’audience 19 », explique Samantha Barry, directrice des

18. Andrew Phelps, « Surprise! The News Shows up in the Least


Expected Places », art. cité.
19. Alice Antheaume, « Mise à jour : engagez-vous, qu’ils di-
saient », Slate.fr/Work In Progress, 9 juillet 2013, http://blog.
slate.fr/labo-journalisme-sciences-po/2013/07/09/definition-
engagement-interaction-audience-media-journalisme/
80 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

réseaux sociaux pour CNN. « C’est la clé de tout et cela


m’occupe à chaque moment de la journée. »
Au Monde.fr, l’un des rédacteurs en chef, Michaël
Szadkowski, qualifie d’engagement « tout ce qui dépasse
la simple lecture d’un contenu du Monde [...]. Un lecteur
qui aime un article sur Facebook, tweete l’un de nos arti-
cles, s’engage, dans la mesure où il diffuse notre travail
d’information ». Il y a également une forme d’engage-
ment plus poussé lorsqu’un lecteur « réagit au fait
d’actualité en lui-même (je trouve ça scandaleux, je
trouve ça génial, je fais une blague, etc.) et peut aussi
poser des questions sur un traitement éditorial ou sur un
point qu’il n’a pas compris » 20. À charge pour les jour-
nalistes de valoriser ces échanges et d’apprendre à mieux
anticiper les attentes de leurs lecteurs.
Pour ce faire, les statistiques, ou « stats », traquent
l’activité des internautes, page par page, minute par
minute. Elles pistent les lecteurs et donnent à voir le
nombre de clics obtenus par un contenu. D’où les visi-
teurs viennent-ils ? Combien de temps passent-ils à lire
un article ? Quelle publication obtient-elle le plus gros
score du site ? Le trafic* global est-il meilleur ou moins
bon que la semaine précédente, à la même heure ? Les
réponses à ces questions se trouvent sur des outils
appelés Xiti, Chartbeat ou Google Analytics. Outre ces
moyens de mesurer l’audience, il existe d’autres façons
de jauger l’appréciation des internautes, comme le
nombre de commentaires suscités par le contenu en
question, le nombre de tweets récoltés ou de likes sur

20. Ibid.
LA REINE AUDIENCE 81

Facebook, autrement dit, le taux de partage des contenus.


Autant de baromètres qui dessinent un gigantesque
tableau de bord digne de l’appareillage d’une tour de
contrôle aéroportuaire. Tous ces chiffres qui clignotent,
toutes ces courbes qui s’agitent, toutes ces données sur
la façon dont on s’informe : ce sont de vraies drogues
dures qui suscitent une dépendance dont ne se cachent
guère les journalistes 21.

L’addiction aux statistiques


Ces statistiques et les informations qu’elles divulguent
ont un impact réel sur les rédactions. « C’est la première
fois que l’on peut voir, en instantané, quelles sont les
réactions de ceux qui nous lisent sur ce que nous produi-
sons 22 », se réjouit Kevin Boie, directeur des opérations
digitales à Disney ABC Television. La possibilité de suivre
en temps réel le comportement de l’audience n’existe pas
pour la télévision, ni pour la radio, ni pour la presse écrite.
Il s’agit bien là d’une singularité du numérique.
L’introduction des statistiques dans les rédactions a
d’abord créé des tensions importantes, les détracteurs
dénonçant une course au clic malsaine, une approche mar-
keting de l’information et une soumission au diktat de
l’audience. De fortes réserves ont été émises contre des outils
comme ChartBeat, qui permettent, soi-disant, de mieux
connaître l’audience, mais en réalité, estiment leurs oppo-
sants, pousseraient les rédacteurs à modifier leurs propres

21. Alice Antheaume, « Accro aux statistiques », Slate.fr/Work


In Progress, 1er mars 2011, http://blog.slate.fr/labo-journalisme-
sciences-po/2011/03/01/accro-aux-stats/
22. Entretien avec l’auteure, février 2011.
82 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

contenus. Qui n’a pas changé le titre de son article en ligne


en constatant que celui-ci n’obtenait pas le succès escompté
dans les statistiques ? Pour de nombreux journalistes, habi-
tués jusqu’alors à choisir leurs angles et leurs sujets sans
savoir si l’audience y adhérait, l’utilisation des statistiques
dénature le métier. Et quel mauvais goût que d’afficher, sur
des tableaux géants installés au cœur des rédactions, ces
courbes et ces chiffres actualisés en temps réel !
Sur ces tableaux, la liste des articles cliquables* et non
cliquables est exhibée sans pudeur : une brève sur le divorce
de Beyoncé est « cliquable » par excellence ; à l’inverse, un
sujet d’économie riche et complexe, composé de plusieurs
interviews, appartient plutôt à la seconde catégorie. La
comparaison est injuste. Le premier sujet ne demande
qu’une trentaine de minutes d’écriture et quasiment aucun
travail journalistique, tandis que le second nécessite des
heures, voire des jours d’enquête. Pourtant, c’est le premier
qui obtient le meilleur score et intéresse le plus grand
nombre de visiteurs. Il s’agit d’un constat douloureux à
accepter pour les journalistes. Un article qui caracole en
tête des statistiques n’est pas nécessairement ce que l’on
appelle un « bon papier ». Dans les rédactions, les habitués
ne s’en laissent plus compter. Emma Defaud, rédactrice en
chef à L’Express.fr, le sait : « On peut obtenir d’énormes
stats sur une dépêche d’agence, à peine enrichie d’un ou
deux liens et, dans la rédaction, personne n’ira féliciter
l’auteur 23. » Alors que parvenir à un bon score avec un
article sur la crise de la zone euro, sujet auquel l’audience
peut être hermétique, mérite un coup de chapeau.

23. Entretien avec l’auteure, mars 2011.


LA REINE AUDIENCE 83

Il importe donc de donner sa chance au contenu ayant


une plus-value journalistique, quitte à en modifier l’édi-
tion et l’iconographie, et à le republier à différents
moments de la journée. « Si je sais que l’article est bon et
que je ne le vois pas monter dans les statistiques, je
regarde si son titre est suffisamment incitatif. C’est ma
responsabilité d’assurer le service après-vente », reprend
Emma Defaud, qui tempère aussitôt : « On ne sait jamais
si un papier qui cartonne est un bon article. Il peut juste
avoir un bon titre et avoir été publié au bon moment 24. »
Il faut donc doser avec précision les divers ingrédients
qui facilitent sa bonne appréciation auprès du public. Peu
à peu, les statistiques sont devenues une arme éditoriale
que les journalistes ont appris à maîtriser.

« Surveiller les intérêts de l’audience, ce n’est pas une course


vers le bas de gamme, ni un fichier Excel à lire, c’est un envi-
ronnement dans lequel les journalistes doivent vivre 25. »
Dawn Williamson, ex-directrice du développement
de Chartbeat.

Le fossé entre l’offre journalistique


et la demande de l’audience
L’utilisation de ces statistiques a mis un coup de pro-
jecteur sur le décalage entre l’offre (les choix éditoriaux)
et la demande (les préférences des lecteurs). Que l’on soit

24. Ibid.
25. Propos tenus lors de la conférence sur les nouvelles prati-
ques du journalisme, organisée par l’École de journalisme de
Sciences Po, 2 décembre 2011.
84 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

sur le site généraliste d’un organe de presse argentin


(Clarín), britannique (The Guardian), américain (CNN),
espagnol (El País), allemand (Die Welt) ou brésilien (Folha
de São Paulo), le constat est identique : « Dans tous les
cas, les journalistes ont tendance à écrire davantage sur
la politique, l’international et l’économie, quand leurs lec-
teurs s’intéressent plutôt au sport, à la météo, au diver-
tissement et aux meurtres 26 », résume Pablo Boczkowski,
chercheur à l’Université de Northwestern, à Chicago, après
avoir comparé les articles hiérarchisés avec soin sur les
pages d’accueil de sites d’information généraliste avec les
articles les plus lus par les internautes.
Un tel décalage entre ce que produisent les journalistes
et ce que veulent les lecteurs s’explique. Certains journa-
listes ont une (trop) haute opinion de leur mission. Ils ont
parfois le désir irrépressible d’élever le niveau de leurs
lecteurs en leur livrant des sujets dits « nobles », de poli-
tique internationale par exemple, plutôt que de s’abaisser
à parler des faits divers, encore perçus comme un sous-
genre. La déconvenue risque d’être rude. Car l’intérêt des
lecteurs peut se porter sur des sujets qu’il n’est pas permis
de traiter de façon désinvolte, quand bien même ils n’inté-
resseraient pas a priori les journalistes.
Le changement de paradigme est radical : « Quand les
journalistes débutent, ils écrivent un article pour... écrire
un article. Maintenant qu’ils consultent les statistiques,

26. Alice Antheaume, « Et si les journalistes n’écrivaient que ce


que les lecteurs lisent ? », Slate.fr/Work In Progress, 4 juillet
2010, http://blog.slate.fr/labo-journalisme-sciences-po/2010/07/
04/et-si-les-journalistes-necrivaient-que-ce-que-les-lecteurs-
lisent/
LA REINE AUDIENCE 85

ils écrivent un article pour... être lus », observe Emma


Defaud qui reconnaît être elle-même passée par là : « Au
début, je considérais la consultation des statistiques
comme une pratique choquante. Mais l’addiction est
venue au fur et à mesure. Maintenant, c’est une obsession.
Cela me sert toute la journée pour “sentir” les sujets qui
montent, pour savoir si un contenu est “googlé” [remonté
dans Google Actualités], si on est dans le bon timing de
publication ou non 27. »
Au New York Times, ce genre de considérations relève
du gros mot, car ce n’est pas du journalisme pur, révèle le
rapport interne intitulé « Innovation » qui a été divulgué en
ligne en mai 2014 28. Connaître son audience, savoir où et
comment la trouver, cela ne fait donc pas partie des prio-
rités. En interne, il y a un vrai mur de séparation entre
l’Église et l’État, entre la rédaction et le service analytics,
pourtant richement doté, qui décortique les statistiques.
Les seconds s’impatientent de ne pas connaître les choix
des journalistes tandis que les premiers nourrissent une
peur viscérale de se faire « manipuler » par des intérêts
marketing, quand ils ne sont pas débordés par le quotidien.
Résultat, pointe le rapport, « le New York Times fait du bon
journalisme mais ne maîtrise pas l’art de faire venir les
lecteurs à son journalisme 29 ». Un constat sans concession
pour l’une des rédactions les plus prestigieuses au monde,
et une posture impossible à maintenir à l’ère numérique.

27. Entretien avec l’auteure, mars 2011.


28. Alice Antheaume, « Ce que révèle le mémo interne du New
York Times », Slate.fr/Work In Progress, 31 mai 2014, http://
blog.slate.fr/labo-journalisme-sciences-po/2014/05/31/ce-que-
revele-le-memo-interne-du-new-york-times/
29. Ibid.
86 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

Le recours aux statistiques n’est pourtant pas un escla-


vage. Elles ne dictent pas les décisions éditoriales, elles ser-
vent à améliorer la rencontre entre journalistes et audience,
en offrant la possibilité aux équipes rédactionnelles de
repérer, à force d’étudier les courbes sur une longue période,
quelles thématiques (santé, sport, gouvernement, etc.), quels
formats (live, zapping, interview) suscitent l’intérêt des
internautes et quelles sont les tranches horaires les plus
prisées, afin de mieux calibrer la production.
« Je regarde beaucoup Google Trends », qui indexe en
temps réel les requêtes des internautes d’une zone géogra-
phique donnée, confie Cindy Boren, journaliste au Wash-
ington Post. Elle entend calquer sa production « sur ce qui
est recherché par les gens » mais nuance : « Je me demande
toujours si je pourrais apporter quelque chose de journalis-
tique à cette tendance et, si oui, comment me distinguer
des autres médias qui auront peut-être eu la même
démarche. Bref, j’essaie d’être aux aguets, de coller aux ten-
dances, même si celles-ci sont temporaires 30. » Maureen
Tkacik, journaliste économique après avoir été éditrice
du site d’information américain Jezebel, sait l’importance
de répondre aux attentes des internautes : « 80 % du trafic
est généré par 20 % des informations publiées 31. »
Ces nouvelles méthodes n’ont pas l’heur de plaire à
tous. Lors d’une semaine de cours intensifs à l’École de
journalisme de Sciences Po, les étudiants apprennent à
cerner ce qui intéresse les internautes et à calquer leur
sélection éditoriale sur des sujets les plus vus de Yahoo!

30. Entretien avec l’auteure, février 2011.


31. « Future of Journalism : What Do We Do with Celebrity
News ? », The Guardian, 18 juin 2008.
LA REINE AUDIENCE 87

Actualités, des mots-clés les plus recherchés du moment


sur Google, des hashtags les plus discutés sur Twitter et
des vidéos les plus vues de la journée sur Dailymotion.
Après trois jours de ce régime, les étudiants perdent
patience : « On ne va quand même pas faire des sujets sur
la neige tous les jours parce que les internautes ne cli-
quent que sur ça cette semaine ? » Quand les conditions
climatiques sont dans l’actualité et le restent, les rédac-
tions peuvent le couvrir encore et encore, à condition de
trouver un angle malin pour traiter de ce thème rebattu.
L’équilibre entre ce que cherche l’audience (des informa-
tions sur la neige, dans ce cas-là) et ce qu’un journaliste
estime devoir traiter est délicat à trouver. Si la neige ou
d’autres sujets à la portée intellectuelle jugée limitée tien-
nent le haut du pavé, il est toujours possible de compenser
avec la production simultanée d’articles sur l’interna-
tional, la politique, l’économie, etc.
Il faut souvent ruser pour que les aspirations de
l’audience concordent avec celles des journalistes. En
mai 2008, quand un cyclone terrasse la Birmanie, le sujet
n’intéresse pas les internautes. Le nombre de disparus
monte toutefois en flèche. En ligne, les articles sur ce
désastre se succèdent, sans décoller dans les statistiques.
De guerre lasse, la rédaction de 20minutes.fr joue la carte
de la provocation et publie un article intitulé « Pourquoi
vous vous fichez de la Birmanie ? » qui, cette fois, fait
mouche. « Plus de 15 000 morts, une catastrophe huma-
nitaire de grande ampleur, un régime dictatorial accusé
de ne pas l’avoir prévue, et pourtant, vous êtes très peu
à lire les articles sur la Birmanie », peut-on y lire. « C’est
un des sujets d’actu qui vous a le moins intéressés selon
nos statistiques. Nous vous avons demandé pourquoi et,
88 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

là, vous avez répondu en masse 32. » De fait, après modé-


ration*, on trouve 270 commentaires qui tentent de
répondre à l’interrogation 33.
Selon les chercheurs du Nieman Lab, un laboratoire de
l’Université d’Harvard, la prochaine mission des statisti-
ques sera de mesurer l’effet d’un contenu sur la démo-
cratie, autrement dit de savoir s’il a vraiment rendu
service aux lecteurs 34. « Nous ne construisons pas Buzz-
feed pour obtenir le plus de clics, de partages, ou de temps
passé possible. Nous construisons Buzzfeed pour avoir un
impact positif sur la façon dont les gens vivent 35 », écrit
son président Jonah Peretti à la fin de l’année 2015. Les
Anglo-Saxons appellent cela le « journalisme d’impact »,
un mélange sophistiqué entre l’influence, la notion
d’engagement des lecteurs, et la capacité, via l’écriture de
contenus journalistiques, à susciter le changement dans
la société. Pour l’instant, personne n’a encore trouvé
comment le mesurer de façon juste.

32. « Birmanie : “C’est vrai que j’ai du mal à me sentir


concerné” », 20minutes.fr, 7 mai 2008, www.20minutes.fr/
debats/229554-birmanie-c-vrai-mal-a-sentir-concerne
33. Ibid.
34. Jonathan Stray, « Metrics, Metrics Everywhere : How Do We
Measure the Impact of Journalism ? », Nieman Lab, 17 août
2012, www.niemanlab.org/2012/08/metrics-metrics-everywhere-
how-do-we-measure-the-impact-of-journalism/
35. Jonah Peretti, « A Cross-Platform, Global Network », Buzzfeed,
23 octobre 2015, www.buzzfeed.com/jonah/2015memo?utm_term
=.jtBDeV6kWz#.qfly70gGAa
LA REINE AUDIENCE 89

« Notre plate-forme internationale nous permet de jouer un rôle


plus intime dans la vie des gens que ce que les médias du passé
ont connu. Nous ne nous contentons pas de publier ou diffuser
des contenus, nous apprenons de plusieurs centaines de mil-
lions de personnes et travaillons dur pour les servir. Nous ne
voulons pas que nos contenus soient accrochés au mur, comme
une belle photo, nous voulons que nos contenus soient utiles
et aient un impact 36. »
Jonah Peretti, fondateur de Buzzfeed.

La foire aux contributions


Les commentaires se diluent et s’éparpillent, postés
ici et là, partout. Leur volume est considérable. Combien
y en a-t-il exactement ? « Difficile de donner un chiffre,
cela change tout le temps », répond Jérémie Mani 37, pré-
sident de Netino, la plus grosse société de modération
en France des sites d’information. On compte en effet
plusieurs millions de commentaires par mois, en cumulé,
entre les sites Web et les pages Facebook de ces mêmes
sites. Au Monde.fr, plus de 4 millions de commentaires
ont été postés tout au long de l’année 2015, soit près
de 11 000 par jour 38, sachant que seuls les abonnés peu-
vent commenter. Au Guardian, alors que les réactions
sont ouvertes à tous, il y en a eu 70 millions entre le

36. Ibid.
37. Entretien avec l’auteure, février 2016.
38. Franck Nouchi, « Le commentateur et le modérateur »,
Lemonde.fr, 19 mars 2016, www.lemonde.fr/idees/article/2016/
03/19/le-commentateur-et-le-moderateur_4886233_3232.html
90 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

4 janvier 1999 et le 2 mars 2016, dont la quasi-totalité


après 2006 39.
Les éditeurs* ont tout intérêt à ce que ces réactions, qui
fédèrent des fidèles, se maintiennent grâce à eux. Leur
mission : organiser cette discussion, tant bien que mal.
Cette tâche, certes ingrate, est cardinale, car le média où
se joue une polémique autour de l’actualité acquiert ainsi
du poids en tant que découvreur de tendances, en tant
que prescripteur et surtout qu’espace social.

La désillusion des commentaires


Lorsque la presse en ligne commence à solliciter les
commentaires et avis de ses lecteurs sur les articles, c’est
dans l’idée de nourrir la matière journalistique de leur
pertinence. « À la fin des années 1990, on pensait que l’on
pourrait récupérer l’intelligence de l’audience. Ce n’est pas
ce qu’il s’est passé 40 », déplore Nick Denton, le président
du site d’information américain Gawker.
Il y a de quoi soupirer. Les commentaires les plus fré-
quents, sur un site d’information généraliste à fort trafic,
sont souvent de piètre qualité : « Adieu l’artiste » (si une
personnalité vient de mourir), « Pauvre France » (pour les
sujets de la rubrique société, également en politique),
« OSEF », l’acronyme de « on s’en fout » (pour tout type
d’article), sans compter les multiples « les journalistes
devraient un peu plus chercher la petite bête avant de
véhiculer au mieux des informations imprécises, au pire
des manipulations » et autres « pourquoi traiter de ce sujet

39. Chiffre fourni par The Guardian, avril 2016.


40. Propos tenus lors du festival South by Southwest, mars
2012.
LA REINE AUDIENCE 91

stupide alors que des gens meurent en Syrie ? ». Au Guar-


dian, l’analyse des commentaires ayant été bloqués sur le
site montre que les « conversations sur le cricket, les mots
croisés, les courses de chevaux ou le jazz sont respec-
tueuses » tandis que celles sur le conflit israélo-palesti-
nien ne le sont pas. De même, « les articles sur le
féminisme ont eu un taux de commentaires bloqués très
élevé. Ceux sur le viol aussi 41 ».
Pire, le ratio entre les commentaires utiles et les
commentaires inutiles n’est pas satisfaisant. « Pour deux
commentaires pertinents, il y en a huit hors sujet ou nui-
sibles 42 », poursuit Nick Denton. Les professionnels de
l’information ont du mal à y faire face. Mary O’Hara, jour-
naliste au Guardian, fustige les préjugés de certains de ses
internautes. « Mon nom de famille rappelle celui de
vieilles familles catholiques irlandaises. Sans même avoir
lu mes articles, des lecteurs prétendent que mon travail
est biaisé, uniquement parce qu’ils ont une idée reçue sur
mon patronyme 43. » Mary O’Hara n’est pas la seule dans
ce cas. Les femmes et les minorités sont plus particuliè-
rement visées. Au Guardian, « alors que la majorité de nos
éditorialistes sont des hommes blancs, nous avons décou-
vert que ceux qui ont le plus subi du harcèlement ou des
commentaires méprisants ne l’étaient pas », remarque
l’équipe. Entre 1999 et 2016, « les dix journalistes qui ont
subi le plus de harcèlement dans les commentaires ont été

41. Mahana Mansfield et al., « The Dark Side of Guardian


Comments », The Guardian, 12 avril 2016, www.theguardian.
com/technology/2016/apr/12/the-dark-side-of-guardian-comments
42. Ibid.
43. Propos tenus lors du festival South by Southwest, mars
2012.
92 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

huit femmes (quatre blanches, quatre “non blanches”) et


deux hommes noirs. Deux des femmes et un des hommes
étaient homosexuels. Sur les huit femmes, une était
musulmane et une était juive 44. »
Une autre source d’exaspération est un phénomène
bien connu sur le Web : la loi dite de Godwin – du nom
de son inventeur, Mike Godwin. Plus une discussion dure
longtemps, plus s’accroît la probabilité d’y trouver une
référence aux nazis ou à Adolf Hitler. Les internautes
signifient alors à l’auteur de ces dérives langagières qu’il
a atteint le « point Godwin* », autrement dit qu’il vient de
se discréditer.
En France, les éditeurs sont responsables des contenus
publiés sur leur support et, de fait, des commentaires
postés par leurs lecteurs, comme le veut la loi de confiance
dans l’économie numérique (LCEN*). Cette loi distingue
les éditeurs des hébergeurs* comme Google, Facebook,
YouTube ou Dailymotion. Ces derniers ont une responsa-
bilité limitée quant aux contenus, vidéos ou commen-
taires qui sont diffusés sur leur plate-forme. Pour qu’un
contenu soit supprimé du site d’un hébergeur, il est néces-
saire qu’un internaute en fasse le signalement. À récep-
tion de celui-ci, après la publication donc, l’hébergeur
décide d’enlever ou de laisser en ligne la vidéo ou le
commentaire incriminé. Les éditeurs de presse français
doivent, eux, en assurer la modération a priori. Cela
signifie veiller à la bonne tenue de ces discussions, en
encourageant les débats d’idées et en rejetant l’expression
de jugements de valeurs ou d’offenses. Parmi les messages

44. Extraits de l’article déjà cité de Mahana Mansfield et al.,


« The Dark Side of Guardian Comments ».
LA REINE AUDIENCE 93

systématiquement supprimés par les éditeurs, figurent les


messages publicitaires, à contenu pédophile, incitant à la
haine raciale, niant les crimes contre l’humanité, appelant
au meurtre, à caractère proxénète, les insultes, les propos
grossiers, agressifs, irrévérencieux, les messages diffa-
mants (imputation d’un fait portant atteinte à l’honneur
ou à la considération de la personne physique ou morale,
ou du corps auquel le fait est imputé) ou incitant à la
consommation de drogues, d’alcool, de tabac ou au pira-
tage. Une longue liste d’interdits qui doit être respectée à
la fois sur le site du média et sur toutes ses déclinaisons,
application mobile, page Facebook et autres.
Sur les sites d’information généraliste, la modération
est souvent assurée par des sociétés extérieures, comme
Netino, qui appliquent des règles de modération spécifiques
à chaque média : laisser passer ou non les commentaires
hors sujet, corriger ou non les fautes d’orthographe. Or
recourir à un tel service coûte cher. Et même si un presta-
taire est là pour veiller au grain, il incombe aux journalistes
de lire les réactions des internautes et de les suivre au jour
au jour. Dans le cas contraire, il leur serait impossible de
connaître les lecteurs et leurs préoccupations.
Tout cela conduit les rédactions à s’interroger sur l’atti-
tude à adopter : faut-il laisser prospérer les trolls*, ces
individus qui bloquent de façon intentionnelle les débats,
en considérant que leurs réactions sont le reflet de ce que
pensent les lecteurs ? Ou faut-il supprimer les commen-
taires dont on juge qu’ils n’apportent rien au débat ?
The Verge, The Week, Reuters, Popular Science, The
Daily Dot... Nombreux sont les médias qui ont pris le parti
d’éradiquer les sections commentaires de leurs sites, autre-
fois balisées sous les articles des journalistes. Et pour
94 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

cause, les interactions avec l’audience ont désormais lieu


sur les réseaux sociaux. « Nous pensons que les réseaux
sociaux sont la nouvelle arène du commentaire, rempla-
çant la vieille approche d’héberger des commentaires sur
son propre site qui date d’il y a plusieurs années 45 »,
tranche Kara Swisher pour expliquer la fin des espaces
communautaires sur son site Recode.
Section de commentaires ou non, personne ne peut
empêcher un lecteur de parler. Un journaliste doit donc
rester fidèle à deux principes 46 : 1) ne pas attendre d’un
lecteur qu’il rédige une dissertation de haute volée sur un
sujet d’actualité ; 2) ne pas l’abandonner s’il a pris l’habi-
tude de contribuer à la production journalistique, quand
bien même sa contribution serait de mauvaise tenue.
En fin de compte, peu importe que la discussion dégé-
nère, entraîne une polarisation des idées 47 et se termine
par une distribution de points Godwin. Peu importe éga-
lement que les journalistes se fassent chahuter à propos
d’un article, car mieux vaut des réactions négatives
qu’aucune réaction. Lorsque l’on aspire à devenir journa-
liste en ligne, il faut apprendre à se « blinder ». Dans le

45. Justin Ellis, « What Happened after 7 News Sites Got Rid
of Reader Comments », Nieman Lab, 16 septembre 2015,
www.niemanlab.org/2015/09/what-happened-after-7-news-
sites-got-rid-of-reader-comments/
46. Alice Antheaume, « La chasse aux trolls s’organise »,
Slate.fr/Work In Progress, 4 novembre 2010, http://blog.slate.fr/
labo-journalisme-sciences-po/2010/11/04/la-chasse-aux-trolls-
sorganise/
47. Stéphane Foucart, « Comment les “trolls” radicalisent
l’esprit des lecteurs sur Internet », Lemonde.fr, 14 février 2013,
www.lemonde.fr/sciences/article/2013/02/14/comment-les-
trolls-radicalisent-l-esprit-des-lecteurs-sur-internet_1832973_
1650684.html
LA REINE AUDIENCE 95

film « Truth : le prix de la vérité », l’héroïne jouée par Cate


Blanchett, Mary Mapes, est une journaliste américaine qui
travaille pour l’émission « 60 Minutes » avec le présenta-
teur vedette Dan Rather. Confrontée à une campagne
d’insultes en ligne après la diffusion d’un reportage qui
suggère que George W. Bush aurait bénéficié d’appuis
pour éviter de se retrouver au Vietnam, entre 1968
et 1974, un reportage dont les éléments n’ont pas été jugés
probants, elle tombe sur un forum où les internautes la
menacent. Sa réaction ? Refermer l’écran de son ordina-
teur portable.

L’invasion des trolls


Entre journalistes et trolls, un jeu s’est instauré. Les
premiers se lassent assez vite, tandis que les seconds
n’abandonnent jamais la partie : « L’intérêt de cohabiter
avec les trolls, c’est qu’il y a un côté difficulté intellectuelle,
façon L’Art de la guerre, le premier traité militaire, pour
trouver comment les contrer 48 », indique le journaliste
Yann Guégan. L’une des cibles préférée des trolls demeure
en effet le journalisme et ses symboles. Lorsqu’il travaillait
au Monde.fr, Thibaud Vuitton, qui est aujourd’hui à la
rédaction de France TV Info, a compris que « les critiques
sur les papiers sont plus acerbes à partir du moment où un
article est signé nommément par un journaliste. Les
commentaires sont plus neutres quand l’article est signé
Lemonde.fr 49 ».

48. Entretien avec l’auteure, novembre 2010.


49. Alice Antheaume, « La chasse aux trolls s’organise », art.
cité.
96 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

Le phénomène est tel que les trolls servent d’indicateur


de visibilité. Il serait en définitive inquiétant qu’un média
d’envergure ne soit pas « trollé ». Cela signifierait que ses
contenus, s’ils ne suscitent pas – ou pas assez – de réac-
tions, ne sont guère lus.
La gestion des interactions de l’audience est une tâche
épineuse pour les rédactions. Perçue comme une corvée,
la besogne n’est heureusement pas vaine. Chaque fois que
quelqu’un donne son avis sur un contenu journalistique,
la page de ce contenu gagne une exposition supplémen-
taire, ce qui augmente de façon mécanique le trafic et
favorise son référencement dans les moteurs de recherche,
de même que cela favorise le taux d’engagement des lec-
teurs. Si la rédaction répond elle-même aux remarques
des internautes, l’effet constaté est positif : l’audience se
sent écoutée et adhère davantage à la ligne éditoriale du
média. La fidélité du lectorat, récompense suprême, mérite
bien quelques désagréments.

« Les trolls font partie du jeu. Quand les journalistes s’exposent


en ligne, les trolls les prennent comme objets de discussion.
C’est un grand classique 50. »
Michel Lévy-Provençal, fondateur de TedX Paris.

Leçons d’interaction
Le « journalisme citoyen » est un vœu pieu qui n’existe
pas. Un amateur, même aguerri, ne peut livrer clé en main
un article avec titre, chapeau, etc. Il ne sait pas, à coup

50. Ibid.
LA REINE AUDIENCE 97

sûr, identifier une information – un fait que l’on ignorait


à l’instant précédent et qui est susceptible d’intéresser le
plus grand nombre –, ni la retranscrire avec le contexte
adéquat. Mais il peut réagir, participer à la vérification de
certains éléments, témoigner et, surtout, transmettre des
images essentielles d’événements qu’il a filmés lui-même.
En ligne, cela donne un mélange prolixe de produc-
tions amateurs, de publications professionnelles, de pro-
ductions professionnelles récupérant des contenus
amateurs, et de productions amateurs récupérant des
contenus professionnels. Cette cacophonie est une jungle
où les interactions entre les lecteurs, producteurs de
contenus à leurs heures, et les journalistes, ne répondent
à aucune règle, sinon celle du plus fort. Il est temps de
passer à une nouvelle ère, le journalisme de conversation.

La moissonneuse médiatique
« Facebook it or it never happened » (publie-le sur
Facebook ou on ne croira pas que c’est arrivé). Cette
petite phrase reflète ce qui est devenu un réflexe uni-
versel : photographier sa vie et la documenter en ligne.
Quand c’est l’anniversaire du petit neveu, cela n’a guère
d’importance. Mais lorsque c’est une manifestation, un
concert ou, plus grave, une fusillade, cela intéresse sou-
dain beaucoup de médias.
L’enjeu pour eux est d’utiliser le plus vite possible ces
images anonymes, repérées en ligne. Certaines chaînes de
télévision ont même recruté des salariés à plein-temps
pour les récupérer. C’est une véritable lutte pour obtenir
l’aval de leurs auteurs, sachant que le premier journaliste
arrivé est souvent le premier servi. Mais, pour ces produc-
teurs d’images amateurs qui ont l’impression de voir
98 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

arriver un rouleau compresseur, le procédé est violent.


Depuis les attentats survenus en France, en 2015, puis en
Belgique, en 2016, apparaissent des réactions de témoins
en colère contre les journalistes qui se montrent plus
qu’insistants. David Crunelle, qui a filmé les événements à
l’aéroport de Bruxelles, le 22 mars 2016, et les a diffusés
sur les réseaux sociaux, est sorti défait de la moissonneuse
médiatique : « De l’Australie à la Chine, du Brésil au
Danemark, par centaines, je reçois des emails, messages
privés Twitter, et même Facebook et WhatsApp. [...] Une
situation absolument ingérable. Plus de 10 000 notifica-
tions sur mon téléphone en une heure 51. » Parmi celles-ci,
se trouvent des demandes extravagantes, des propositions
financières ou des coups de pression déplacés.
Comment ne pas tenir compte de la nature de l’évé-
nement qui se déroule ? Il est bien sûr délicat d’inter-
viewer un témoin qui vient de vivre un attentat faisant
des dizaines de morts, comme le rappellent Grégoire
Lemarchand et Rémi Banet, de l’AFP, à propos des évé-
nements survenus à Bruxelles. Pas question de le har-
celer, même si, continuent-ils, « on peut légitimement
supposer qu’un témoin qui met une image à disposition
de tous sur un réseau social comme Twitter est indemne,
qu’il est conscient de ce qu’il fait, qu’il désire que cette
image soit vue par le plus grand nombre possible 52 ».

51. David Crunelle, « Attentats de Bruxelles : j’ai découvert les


coulisses de la collecte médiatique », Rue89, 2 avril 2016, http://
rue89.nouvelobs.com/2016/04/02/attentats-bruxelles-coulisses-
collecte-mediatique-263645
52. Rémi Banet et Grégoire Lemarchand, « Reporters involon-
taires », AFP/Making of, 23 mars 2016, https://making-of.
afp.com/reporters-involontaires
LA REINE AUDIENCE 99

Encore faut-il le joindre, pour lui demander de témoi-


gner. À l’AFP, une seule personne est désignée pour
cette tâche. Et cette dernière est encouragée à faire
« preuve de tact dans (les) contacts avec des victimes et
leurs proches » et à ne pas les mettre en danger en leur
« demandant par exemple de recueillir du contenu sup-
plémentaire », stipule la charte des bonnes pratiques édi-
toriales et déontologiques de l’agence.
Il est primordial que les interactions entre amateurs
et journalistes se fondent sur des bases plus saines. Pour
l’instant, elles s’inscrivent le plus souvent dans un
climat de défiance accrue. Les premiers sont souvent
agacés par les seconds, à qui ils reprochent un traite-
ment biaisé de l’actualité, des collusions avec le pouvoir
et autres. En réaction, les amateurs veulent sans doute
« ubériser » les médias en entrant, à leur tour, dans la
danse. « On relate les événements comme n’importe qui,
parce qu’on est n’importe qui », témoigne un participant
du mouvement Nuit Debout, en avril 2016, son télé-
phone monté sur une perche à selfie, en train de filmer
la situation sur la place de la République, à Paris, en
direct. Il n’est pas le seul. Ses congénères montent avec
les moyens du bord une radio, Radio Debout, et une
télévision, TV Debout.

Le journalisme de conversation
Les journalistes sont démoralisés de lire des commen-
taires trop souvent au « ras-des-pâquerettes », tandis que
les producteurs de contenus amateurs nourrissent une
défiance croissante à l’encontre des journalistes. Et si la
solution venait du « journalisme de conversation » ?
100 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

Quartz et son application mobile de discussion avec


les lecteurs, Forbes et son robot conversationnel sur Tele-
gram sont deux innovations, lancées au cours du même
mois de février 2016, qui misent sur des interactions entre
journalistes et lecteurs basées sur de simples échanges de
messages. Cela ressemble à un système de chat par SMS,
le même que celui que l’on utilise quand on converse sur
iPhone avec ses contacts 53, à savoir une navigation qui
s’appuie sur un usage déjà établi : « Il est clair que beau-
coup des interactions que nous avons sur nos téléphones
tournent autour des messages. C’est un format très fami-
lier pour les lecteurs », énonce Kevin Delaney. Mais dans
les rédactions, « c’est aussi un format relativement
inexploité 54 ».
« La messagerie est-elle le futur de l’information ?
Quartz semble penser que oui », résume le site Fortune 55.
« C’est une conversation continue sur les informations,
comme si l’on chattait ensemble », reprend l’équipe de
Quartz. « On vous envoie des messages, des GIFS, des
liens, et vous nous répondez 56. »

53. Alice Antheaume, « Le chat mobile de Quartz », Slate.fr/


Work In Progress, 14 février 2016, http://blog.slate.fr/labo-
journalisme-sciences-po/2016/02/14/le-chat-mobile-de-quartz/
54. Oscar Williams, « What’s up ? Quartz’s Kevin J. Delaney on
why New App Mimics Messaging Service », The Guardian,
11 janvier 2016, www.theguardian.com/media-network/2016/
feb/11/quartz-kevin-j-delaney-editor-in-chief-iphone-app
55. Mathew Ingram, « Is Messaging the Future of News ? Quartz
Thinks it Might Be », Fortune, 11 février 2016, http://
fortune.com/2016/02/11/quartz-app/
56. Zachary M. Seward, « It’s here : Quartz’s First News App for
Iphone », Quartz, 11 février 2016, http://qz.com/613700/its-here-
quartzs-first-news-app-for-iphone/
LA REINE AUDIENCE 101

« On a l’habitude de dire que le médium est le mes-


sage », en référence aux idées de Marshall McLuhan,
« mais dans le nouvel écosystème de l’information, tout
change : le message est le nouveau médium », énonce
Bruce Upbin, de Forbes. Selon lui, « les audiences qui
consultent des contenus en ligne sont épuisées par les
applications et sont débordées par le torrent d’informa-
tions qui inonde les réseaux sociaux ». Par conséquent,
toutes « les rédactions du monde sont en train de décou-
vrir que l’endroit où atteindre des lecteurs ces jours-ci
s’appelle les applications de messagerie 57 ». À terme,
elles pourraient supplanter les réseaux sociaux, selon
Business Insider, qui s’invite depuis peu dans les mes-
sageries de ses lecteurs sur Facebook et leur « pousse »
des alertes sur l’actualité, en temps réel, via un algo-
rithme (voir le chapitre 7). « Cette nouvelle fonctionna-
lité est idéale pour joindre directement et immédiatement
nos lecteurs, en les trouvant là où ils sont », précise John
Ore, vice-président de Business Insider. « Et ce n’est
que le début : nous sommes très enthousiastes à l’idée
d’explorer la messagerie comme un outil puissant pour
engager notre lectorat 58. »
Entre les journalistes et les lecteurs, c’est l’information
qui dirige les échanges. Et entre les messages, sur l’appli-
cation de Quartz, il y a trois petits points qui s’agitent,
comme sur les messageries instantanées. Cela constitue

57. Bruce Upbin, « Introducing the Forbes Newsbot on Tele-


gram », Forbes, 23 février 2016, www.forbes.com/sites/
bruceupbin/2016/02/23/introducing-the-forbes-newsbot-on-
telegram/#155757373117
58. Julie Hansen, « Business Insider Is Launching a Facebook
Messenger Bot », Business Insider, 12 avril 2016.
102 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

une excellente façon de faire patienter le lecteur entre


deux salves de contenus pour les uns, une pause inutile
car trop longue pour les autres. Quoiqu’il en soit, l’exploi-
tation de la relation entre les journalistes et les lecteurs
est le commencement d’une nouvelle ère, celle du « jour-
nalisme conversationnel ». L’information produite par la
rédaction est ici au même niveau que les réactions de
l’audience, dans un dispositif horizontal et familier qui
repose sur les codes de la messagerie mobile.

« Je considère les lecteurs comme mes véritables employeurs,


même si ce ne sont pas eux qui signent mon bulletin de salaire 59. »
Margaret Sullivan, ex-modératrice au New York Times.

59. Margaret Sullivan, « My Turn in Between The Readers and


The Writers », The New York Times, 8 septembre 2012,
www.nytimes.com/2012/09/09/public-editor/09pubed.html
Chapitre 4
Mobile toute

Sésame de la consommation de contenus, phénomène


essentiel de nos sociétés modernes, le téléphone sert de
moins en moins à téléphoner et de plus en plus à
s’informer, à acheter, à jouer. En France, 95 % des habi-
tants sont équipés d’un téléphone mobile (qui n’est pas
forcément connecté à Internet), « quasiment tous les
18-39 ans » en possèdent un (98 %), tandis que plus d’une
personne sur deux a un smartphone (connecté à Internet,
donc), selon le baromètre numérique du Crédoc 1.
Entre un individu et son téléphone, les liens sont
intimes. Les Français ont pris l’habitude de le consulter
en marchant dans la rue 2 : cela concerne 17 % d’entre
eux, tous âges confondus, et 25 % des 25-34 ans 3. Télé-
commande de la vie sociale et personnelle, le téléphone
est aussi devenu un « doudou » avec lequel on s’endort
et que l’on saisit dès le réveil avant même de mettre le
pied par terre. 35 % des Français pensent d’abord à leur
smartphone au réveil, contre 17 % à leur café, 13 % à
leur brosse à dents et... 10 % à leur conjoint, selon des

1. Crédoc, Baromètre du numérique, édition 2015.


2. Selon le sondage Deloitte 2015 sur les usages sur mobile,
17 % des Français utilisent leur téléphone en marchant dans la
rue, et 23 % des 18-25 ans « l’invitent » à table.
3. Deloitte, « Usages mobiles », 2015.
104 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

données collectées par la société Braun Research en


2015. La moitié des 18-24 ans s’en empare dans les
5 minutes qui suivent leur réveil, 55 % des 25-34 ans
dans les 15 minutes, et toutes les catégories d’âge dans
l’heure qui suit 4.
Que font-ils sur leur mobile ? Ils envoient des SMS (short
message service) – tout particulièrement les Français 5. Ils
consultent leurs emails, naviguent sur Internet pour 52 %
d’entre eux 6, prennent des photos pour 56 % 7, téléchar-
gent des applications, géolocalisent un restaurant, une
station d’essence, effectuent des achats, se divertissent et
s’informent. Qui dit mobile dit consultation accrue de
contenus : selon Médiamétrie, un « mobinaute » français
ouvre en moyenne 5 applications et visite plus de 44 sites
distincts 8 chaque mois.

La bascule de l’ordinateur au téléphone


Le phénomène mobile profite aux producteurs d’infor-
mation. En France, 44 % des sondés du « Digital News
Report 2016 » déclarent recourir à leur téléphone pour
obtenir des informations sur l’actualité chaque semaine 9.
L’année précédente, en 2015, 25 % d’entre eux assuraient
que le téléphone était « leur principal moyen d’accéder

4. Deloitte, Global Mobile Consumer Survey, 2014.


5. 52,5 milliards de messages SMS et MMS ont été envoyés au
cours du quatrième semestre 2015, selon l’ARCEP, ce qui fait
8 SMS en moyenne par personne et par jour.
6. Chiffres ARCEP, 2015.
7. Deloitte, « Usages mobiles », 2015.
8. « L’audience Internet mobile en France », Médiamétrie,
février 2016.
9. « Reuters Institute Digital News Report 2016 ».
MOBILE TOUTE 105

aux informations en ligne », destituant les autres sup-


ports, y compris le bon vieil ordinateur. Le contexte
l’explique en partie. Depuis les attentats survenus à Paris
en 2015, s’informer sur son mobile est devenu un réflexe.
Lors de la fusillade à Charlie Hebdo, « la lecture sur mobile
a commencé à grimper, pour répondre à une demande :
s’informer en permanence et n’importe où. Ce phénomène
ne s’est pas démenti depuis » 10.
Au Monde, 47 % de l’audience obtient ses informa-
tions via le mobile en 2015 11. À Libération, cela repré-
sente entre 40 % (plutôt les jours de semaine) et 50 %
(les week-ends). Aux Échos, la consultation sur mobile
représente environ 30 % du trafic global. À Buzzfeed,
60 %. À CNN, 50 % les jours de semaine, et jusqu’à 80 %
le week-end 12. « La consommation sur mobile génère
maintenant la majorité de l’audience numérique de
CNN », commente Alex Wellen, le chef produit de la
chaîne 13. Parmi les applications d’information les plus
prisées en France, figurent sur le podium celles de Télé
Loisirs, de la chaîne Météo, puis de L’Équipe, suivies par
celles du Monde, de 20 Minutes et de France 24 14.

10. « Reuters Institute Digital News Report 2015 ».


11. Pour l’année 2015, Le Monde a récolté 1,5 milliard de
visites, dont 700 millions depuis un mobile. Parmi ces 700 mil-
lions de visites, 270 millions ont eu lieu sur le web mobile, le
reste sur les applications.
12. Catalina Albeanu, « How CNN Strives to Adapt to Fast-
changing Audience Behaviours », Journalism.co.uk, 24 novembre
2015, www.journalism.co.uk/news/how-cnn-strives-to-adapt-to-
fast-changing-audience-behaviours/s2/a586206/
13. Communiqué de presse « CNN and Samsung Electronics
America Announce Strategic Partnership », 3 septembre 2015.
14. Classement OJD numérique sur la diffusion et la fréquenta-
tion de la presse et des médias en 2015.
106 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

Sur l’Internet fixe, c’est-à-dire consulté depuis un


ordinateur à la maison ou au bureau, « le marché de
l’information est arrivé à maturité, alors que sur mobile,
les usages explosent 15 », constate Antoine Clément, ex-
directeur général adjoint des activités numériques de
NextRadio TV. Le mobile est la caverne d’Ali Baba : c’est
là que les relais de croissance se trouvent. Et pour cause,
80 % des utilisateurs de Twitter se connectent à ce réseau
via leur mobile, comme 47 % de ceux d’Instagram et
jusqu’à 80 % des utilisateurs de Pinterest, un réseau
social où l’on épingle (pin en anglais) ses trouvailles,
tandis que 50 % du trafic de YouTube provient égale-
ment d’un usage mobile. Ces chiffres montrent que la
bascule de l’Internet fixe vers le téléphone a déjà eu lieu,
reléguant l’ordinateur au passé.
« C’est officiel : le temps du PC [personal computer] est
révolu », écrit le site All Things Digital dès 2012. Et de
poursuivre : « maintenant, c’est vraiment possible, pour
ne pas dire fréquent, de vivre de façon moderne sans ordi-
nateur 16 », c’est-à-dire sans ordinateur familial figé sur la
table du salon, mais avec un smartphone ou une tablette
à disposition. D’ailleurs, si la technologie avait été au
point lorsqu’il est né, « Facebook aurait été une

15. Alice Antheaume, « 8 prédictions pour le journalisme en


2015 », Slate.fr/Work In Progress, 25 décembre 2014, http://
blog.slate.fr/labo-journalisme-sciences-po/2014/12/25/8-predic
tions-pour-le-journalisme-en-2015/
16. Arik Hesseldahl, « It’s Official : The Era of the Personal
Computer Is Over », All Things Digital, 15 septembre 2012,
http://allthingsd.com/20120915/its-official-the-era-of-the-
personal-computer-is-over/
MOBILE TOUTE 107

application mobile 17 » et non un site pensé pour l’ordina-


teur, comme cela a été le cas au début, assure Bret Taylor,
ex-directeur de la technologie chez Facebook.
Sur les 7,3 milliards d’habitants que compte la planète,
on dénombre 3,8 milliards d’utilisateurs de téléphones 18.
En conséquence, ce n’est plus la peine de s’échiner à pro-
duire de l’information destinée à être délivrée sur un ordi-
nateur, il est préférable de concentrer ses efforts sur la
stratégie concernant le mobile. Développer une applica-
tion mobile n’est pas gratuit, ni en ressources ni en temps,
mais c’est un investissement indispensable. Il faut
compter environ 20 000 euros et trois à cinq mois de
développement. C’est peu, certes, comparé au coût de pro-
duction d’une émission de télévision (« Capital » sur M6
est facturée environ 200 000 euros par émission 19), mais
c’est loin d’être une bagatelle pour des éditeurs de médias
en souffrance.
Si le smartphone est tant prisé, c’est parce qu’il permet
à un individu d’être relié à tout moment au Web et a
fortiori au monde. Il est difficile de renoncer, une fois
qu’on y a goûté, à cette connexion permanente perçue
comme une commodité, au même titre que l’accès à l’eau
dans les pays développés. Cet engouement pour le mobile
correspond aussi à l’idée qu’à l’avenir, « la technologie va
disparaître », selon Eric Schmidt, le président exécutif du
conseil d’administration de Google. Autrement dit, la

17. Propos tenus à l’occasion du Mobile World Congress à


Barcelone, janvier 2012.
18. We are social Singapore, présentation « Digital 2016 »,
26 janvier 2016.
19. Gilles Tanguy, « Le vrai rapport qualité/prix des animateurs
télé », Capital, 26 octobre 2011.
108 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

technologie va se fondre dans des outils de plus en plus


petits, de plus en plus intégrés à la vie des usagers. Toutes
les innovations mobiles, sans fil, tactiles, vont dans ce
sens. « Fini le temps où l’on devait chercher quel câble
allait avec quel appareil électronique, le temps où l’on
devait trouver pourquoi son ordinateur se mettait à
buguer », poursuit Eric Schmidt. « Désormais, la techno-
logie doit juste être là. Le Web sera à la fois tout et rien.
Comme l’électricité. Toujours là 20. » À portée de doigt, où
que l’on soit, même sur un trajet entre deux lieux.

Quand les rédactions tentent le tout


pour le mobile
Pour s’adapter à ce nouvel environnement, certains
médias revoient leurs copies. France TV Info, lancé en
France en 2011, a construit sa stratégie éditoriale autour
d’une application sur iPhone avant d’élaborer l’architec-
ture de son site Web. Quartz, un média américain né en
2012, a d’abord conçu son application iPad puis a déve-
loppé sa marque sur les smartphones pour, en dernier lieu,
assurer sa présence sur ordinateur. « Quand on a imaginé
Quartz, on s’est concentré sur les écrans tactiles et les
mobiles, qui dominent nos vies de façon exponentielle »,
précise l’équipe. Depuis, c’est la règle. Ainsi, alors que le
média Les Jours apparaît en 2016 en France, il est
d’emblée pensé pour trois supports, le mobile, la tablette
et, enfin, l’ordinateur. « Lorsque l’on commence par le
mobile pour aller vers l’ordinateur, on enrichit, alors que,
dans le cas inverse, quand on va de l’ordinateur vers

20. Mobile World Congress, Barcelone, janvier 2012.


MOBILE TOUTE 109

le mobile, on appauvrit », complètent Isabelle Roberts et


Raphaël Garrigos, les cofondateurs de Les Jours 21.
Quant aux médias dont l’existence précède l’émergence
du mobile, ils ne veulent surtout pas manquer le train.
Lors des élections régionales de décembre 2015, Libéra-
tion a mis en place un groupe sur WhatsApp, l’une des
applications de messagerie instantanée les plus populaires
au monde avec 1 milliard d’utilisateurs actifs chaque
mois, pour informer par ce biais, lors des dimanches des
deux tours du scrutin, qui le souhaitait. C’était un pari
pour séduire des lecteurs directement sur leurs téléphones
« sans passer par notre application mobile ou par les
réseaux sociaux traditionnels », justifie l’équipe après
coup 22. Malgré des contraintes techniques importantes
– chaque groupe sur WhatsApp est limité à 256 contacts,
il faut donc créer plusieurs groupes de diffusion, et
envoyer à chacun les mêmes messages, le tout en direct –,
l’opération laisse entrevoir la possibilité de toucher
d’autres cibles que les adeptes historiques du journal.
« Lorsque l’on tient un live sur WhatsApp, le public à qui
l’on s’adresse peut être extrêmement varié », reprend Libé-
ration. « D’un côté, les expatriés, qui souhaitent avoir un
résumé clair et concis de la soirée électorale ; de l’autre,
les “mordus de l’actu”, qui espèrent avoir d’autres infos
que celles qu’ils trouvent sur Twitter ou à la télévision »,
sans oublier « les accros du téléphone, bloqués en repas

21. Propos tenus lors d’une master class à l’École de journalisme


de Sciences Po, 6 avril 2016.
22. « Cinq choses que nous avons apprises en utilisant Whats-
App pour les élections », Libération.fr, 17 décembre 2015, www.
liberation.fr/france/2015/12/17/cinq-choses-que-nous-avons-
apprises-en-utilisant-whatsapp-pour-les-elections_1420931
110 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

de famille » qui cherchent une source de distraction autre


que le gigot du dimanche 23.
The Guardian s’est aussi frotté à l’utilisation de Whats-
App 24 en couvrant sur l’application le débat télévisuel des
candidats républicains aux États-Unis, en mars 2016, avec
notamment l’inénarrable Donald Trump. Le New York
Times s’y est essayé également à l’occasion du voyage du
pape François en Amérique latine, en juillet 2015, avant
de lancer, sur une autre application de messagerie,
WeChat, une sélection de contenus en anglais et en chi-
nois, à destination de la Chine, un marché que le journal
souhaite depuis longtemps investir.
Cordon ombilical entre les lecteurs et l’information, le
mobile est incontournable, d’autant que son émergence a
permis d’allonger le nombre d’heures quotidiennes de
consommation à 18 heures par jour, contre 9 heures
lorsqu’il n’y avait que l’ordinateur. Selon Linda Boland
Abraham, cofondatrice de l’institut de mesure Comscore,
« plus il y a d’écrans, plus on passe de temps sur chaque
support 25 ».
« Si vous allez dans un aéroport et que vous comparez
le nombre de personnes qui lisent un journal à celles qui
lisent sur leur téléphone, vous allez vite comprendre qu’il
n’y a pas photo », sourit Norman Pearlstine, du magazine
américain Time, qui ajoute : « Moi, je vois surtout le

23. Ibid.
24. Joseph Lichterman, « What The Guardian Learned from Its
First Live WhatsApp Live Chat », Nieman Lab, 18 décembre
2015, www.niemanlab.org/2015/12/what-the-guardian-learned-
from-its-first-whatsapp-live-chat/
25. Propos tenus lors de la conférence DLD à Munich, janvier
2015.
MOBILE TOUTE 111

travail qu’il nous reste à faire pour transformer une orga-


nisation comme Time, qui a si longtemps été focalisée sur
le papier 26. »
Ce serait trop simple si l’on pouvait se contenter de
distribuer les mêmes contenus sur le plus d’écrans pos-
sible. Dans la pratique, les formats éditoriaux adaptés au
mobile ne sont pas les mêmes que ceux prévus pour un
site d’information consulté depuis un ordinateur. Pour
compliquer encore la donne, il n’y a pas un format cor-
respondant au petit écran du téléphone, mais des cen-
taines de formats, voire des milliers. Sur mobile, « nous
utilisons différents modules : des liens vers des articles,
des chronologies, des listes, des textes sur lesquels il n’y
a pas besoin de cliquer, des citations, des vidéos embar-
quées dans l’application, des tweets, des galeries de
photos 27 », énumère l’équipe en charge du mobile chez
Buzzfeed. Sans oublier les émoticônes, ces pictogrammes
très usités sur les écrans des téléphones pour décrire son
humeur du moment. Un langage à vocation universelle
qui se passe de mots. Plutôt que de faire une longue ana-
lyse du discours de Barack Obama sur l’État de l’union,
en janvier 2015, The Guardian s’est livré à une traduction
en émoticônes de son intervention.

26. Propos tenus lors de la conférence DLD à Munich, janvier


2016.
27. Brianne Obrien et Stacy-Marie Ishmael, « The #teamnew-
sapp Approach To What You Need To Know », DisqusFeed,
15 décembre 2015, http://disqusfeed.com/brianneobrien/who-
will-tell-your-story.html
112 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

La partition des jeunes


L’objectif est clair : en étant présent sur le mobile, le
New York Times, le Guardian ou Libération s’emploient à
séduire les jeunes connectés, les fameux millennials* qui
délaissent les sources d’information traditionnelles 28.
Pour attirer cette génération, mieux vaut sauter la case
ordinateur et passer directement au mobile, car c’est de
leur smartphone que les 16-24 ans ne peuvent pas se
passer pour s’informer, rappelle Henry Blodget 29, le rédac-
teur en chef de Business Insider.
Les jeunes sont loin de constituer une micro-niche.
La génération des millennials constitue la plus importante
part de la population américaine (plus de 28 %) 30, devant
les baby boomers. Cette génération, au pouvoir d’achat en
devenir, est aussi la plus éduquée (34 % d’entre eux ont
au moins un BAC +3). Il n’en faut pas plus pour en faire
la favorite des annonceurs, et donc une audience indis-
pensable pour les médias.
Comment toucher des jeunes qui désertent les canaux
traditionnels d’information ? En France, 55 % des 15-24 ans
lisent au moins une marque de presse sur leur mobile, veut
rassurer l’Alliance pour les chiffres de la presse et des

28. Alice Antheaume, « Petits, petits... Venez vous informer par


ici », Slate.fr/Work In Progress, 31 août 2015, http://blog.
slate.fr/labo-journalisme-sciences-po/2015/08/31/petits-petits-
venez-vous-informer-par-ici/
29. Propos tenus lors de la conférence DLD à Munich, janvier
2015.
30. Samantha Raphelson, « Amid the Stereotypes, Some Facts
About Millennials », NPR, 18 novembre 2014, www.npr.org/
2014/11/18/354196302/amid-the-stereotypes-some-facts-
about-millennials
MOBILE TOUTE 113

médias 31. Dans cette course pour séduire les jeunes, les édi-
teurs sont persuadés que la réponse s’appelle Snapchat,
l’application aux 150 millions d’utilisateurs actifs quoti-
diens, devenue incontournable dans le paysage médiatique
sur mobile 32. Lancée en janvier 2015, sa page réservée aux
informations, « Discover », accueille les contenus de
dizaines d’éditeurs triés sur le volet, dont CNN, Fusion, Mas-
hable, The Daily Mail, Cosmopolitan, Buzzfeed, People, MTV
et National Geographic 33. Y sont publiés chaque jour des
centaines de reportages éphémères, d’une durée de vie de
24 heures, faits sur mesure pour Snapchat. Ces contenus
sont vus par plus de 60 millions de personnes chaque mois.
« Notre audience passe de plus en plus de temps sur mobile et
sur les plates-formes communautaires. Snapchat est devenu
un élément clé pour nous puisque nous savons qu’il est
utilisé par une audience jeune, diversifiée, qui y consacre
une grande partie de son temps 34 », explique Daniel
Eilemberg, vice-président de Fusion.
Ce temps de consultation est d’autant plus regardé par
les éditeurs que, sur Snapchat, il atteint des sommets. Sur
Snapchat même, les utilisateurs restent accrochés environ
25 à 30 minutes 35. Sur « Discover », les meilleures chaînes

31. Alliance pour les chiffres de la presse et des médias (ACPM),


« Étude One Global », avril 2016.
32. Alice Antheaume, « Tout le monde se lève pour... Snap-
chat », Slate.fr/Work In Progress, 3 novembre 2015, http://blog.
slate.fr/labo-journalisme-sciences-po/2015/11/03/tout-le-monde-
se-leve-pour-snapchat/
33. Liste correspondant aux chaînes présentes sur Snapchat
Discover en février 2016.
34. Entretien avec l’auteure, 3 novembre 2015.
35. Biz Carson, « Snapchat Users Now Spend 25 to 30 Minutes
Every Day On the App, and It’s Trying to Attract the TV Money
114 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

d’information parviennent à retenir leurs lecteurs de 6 à


7 minutes par jour, en moyenne. « Un jeune de 19 ans ne
va sans doute pas s’intéresser au protocole d’accord
nucléaire entre les États-Unis et l’Iran, mais si l’informa-
tion est sous ses yeux sur Snapchat, qu’il consulte toute
la journée, cela devient un bien social 36 », se félicite Peter
Hamby, directeur de l’information chez Snapchat. Un
jeune qui, selon Evan Spiegel, le président de Snapchat,
ne rêve ni de Facebook ni de télévision pour s’informer.
Il s’informe à la vitesse d’un swipe, ou glissement latéral
sur l’écran de son téléphone, et veut des contenus visuels
animés qui captent son regard.
Pour toucher une audience jeune et découvrir des règles
que personne n’a encore écrites, les médias doivent pro-
céder à un examen méticuleux et chronophage des usages
sur mobile. Émergent alors de sérieuses interrogations :
faut-il s’inviter sur Snapchat ? Si oui, qu’adviendra-t-il
après Snapchat, quand une autre plate-forme apparaîtra ?
Faut-il avoir une équipe dédiée à la diffusion de contenus
sur chaque plate-forme ? Jusqu’où aller ?
Le Monde table sur huit personnes pour la fabrication
de sa chaîne sur Snapchat ; Refinery29, un site de mode,
s’appuie sur dix personnes ; à CNN, quatre personnes tra-
vaillent uniquement sur Snapchat. Cela représente des res-
sources humaines pharaoniques à l’échelle d’une rédaction.

Because of It », Business Insider, 25 mars 2016, http://uk.


businessinsider.com/how-much-time-people-spend-on-snapchat-
2016-3?r=US&IR=T
36. Joseph Lichterman, « Snapchat Wants to Slip a Little News
into Teen’s Social Smartphone Time », Nieman Lab, 29 sep-
tembre 2015, www.niemanlab.org/2015/09/snapchat-wants-to-
slip-a-little-news-into-teens-social-smartphone-time/
MOBILE TOUTE 115

« Certains utilisateurs n’avaient clairement aucune idée de ce


qu’était CNN avant de découvrir nos publications sur
Snapchat 37. »
Ashley Codianni, responsable des réseaux sociaux de CNN.

La bataille du push
Dans l’univers mobile, il faut compter avec les notifi-
cations, aussi appelées pushs*, ou alertes envoyées sur les
téléphones qui s’affichent à l’écran comme un SMS. Dans
la seule matinée du 10 février 2016, entre 6 et 13 heures,
un smartphone a pu recevoir 66 pushs de divers médias
français, annonçant ici la victoire de Bernie Sanders et
Donald Trump aux primaires républicaines dans le New
Hampshire, aux États-Unis, là un accident de car scolaire
dans le Doubs, en France, ou encore la démission de
Laurent Fabius du quai d’Orsay. Cette matinée reflète la
bataille du push qui se joue, depuis plusieurs années déjà,
entre les médias, pour occuper les écrans mobiles.
L’objectif est simple : attirer le lecteur avec une informa-
tion importante, lui faire vivre un événement en direct,
lui proposer un résumé de la journée ou du week-end
écoulé, ou « rappeler [à son] bon souvenir la pertinence
de son média dans un marché extrêmement compétitif »,
relève le « Digital News Report 2015 38 ».
Dans le monde, la moitié des propriétaires de télé-
phones autorisent l’envoi de push. Aux États-Unis, 33 %
les acceptent « toujours » ou « souvent », 36 % « parfois »,

37. Entretien avec l’auteure, novembre 2015.


38. « Reuters Institute Digital News Report 2015 ».
116 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

et seulement 31 % « rarement » ou « jamais » 39. Fait


notable, la France est le pays qui témoigne de la plus forte
utilisation de pushs pour accéder aux informations
publiées en ligne 40. Or il n’y a pas meilleur drainage
d’audience que celui fait par les notifications mobiles pour
un média. Dès qu’une notification arrive, l’écran s’allume,
le regard du propriétaire est automatiquement sollicité, et
il y a une chance sur deux que son doigt déverrouille
l’écran, déclenchant ainsi l’ouverture de l’application du
média destinataire. En effet, d’après les estimations, un
seul push peut générer 30 000 visites sur une application
française d’information généraliste.
« Quand on est le premier à l’envoyer, surtout pour
annoncer une disparition, c’est vraiment payant 41 », soutient
Julien Bellver, rédacteur en chef du site consacré aux médias,
Pure Medias, lors de la mort de René Angélil, mari de Céline
Dion, le 14 janvier 2016. Ce soir-là, les alertes tombent en
cascade, annonçant toutes le décès avec les mêmes termes
– ou presque – à quelques secondes d’intervalle.
« Pusher », comme on le dit dans le jargon pour dési-
gner l’action d’envoyer une alerte sur mobile, est une
décision éditoriale majeure. Ceux qui l’ont fait pour la
mort – démentie ensuite – de l’industriel Martin
Bouygues, le 28 février 2015, s’en mordent toujours les
doigts. Ce jour-là, dans des rédactions où seuls quelques
journalistes sont en poste, ceux-ci se fient volontiers aux
informations fournies par l’AFP, sans songer que l’AFP

39. Comscore, Mobile App Rapport 2015.


40. Alice Antheaume, « Tout ce que vous ne savez pas sur le
consommateur d’informations français », art. cité.
41. Entretien avec l’auteure, janvier 2016.
MOBILE TOUTE 117

fonctionne elle-même avec une équipe réduite durant le


week-end et qu’elle peut commettre « une erreur
énorme 42 », regrette Michèle Leridon, directrice de l’infor-
mation de l’agence. La faute à une source défaillante, à
un manque de vérifications et à une insuffisance collec-
tive dans la validation. Impossible de rattraper un push,
à moins d’en envoyer un second pour démentir le premier.
Pour éviter d’envoyer des notifications à tort et à tra-
vers, les rédactions doivent comprendre les besoins de
leurs lecteurs, afin de leur adresser des pushs personna-
lisés, ciblés et adéquats, pouvant même intégrer des
images, au bon moment de leur journée. Une stratégie qui
nécessite de savoir répondre aux questions suivantes, de
préférence avant l’envoi d’une alerte :
Qui doit recevoir ce push ?
Il y a, a minima, trois catégories d’usagers dont les
besoins ne sont pas les mêmes : les nouveaux arrivants,
les utilisateurs assidus et ceux qui ont téléchargé l’appli-
cation mais s’en servent rarement. S’y ajoutent des utili-
sateurs géolocalisés selon leur lieu de vie – à qui l’on peut
envoyer des informations concernant leur ville, leur
région ou leur pays.
Quel message doit comporter ce push ? Comment
peut-il être personnalisé ? Répondre à cette question
dépend bien sûr de la ligne éditoriale du titre, et de la
nature de l’information délivrée.

42. Alexis Delcambre, « L’AFP et la mort démentie de Martin


Bouygues : le film des événements », Lemonde.fr, 28 février
2015, www.lemonde.fr/actualite-medias/article/2015/02/28/l-
afp-et-la-mort-dementie-de-martin-bouygues-le-film-des-
evenements_4585294_3236.html
118 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

À quelle heure chaque utilisateur doit-il recevoir ce


push ? Cette question est loin d’être anecdotique. Il est en
effet préférable d’éviter de bombarder les expatriés
d’alertes en plein milieu de la nuit.
Que se passera-t-il une fois que le push sera envoyé ?
Il faut déterminer l’action requise par l’utilisateur une
fois que l’alerte lui est parvenue : doit-il lancer l’appli-
cation pour lire une information urgente ? Envoyer un
SMS ? Conserver le message de l’alerte pour un usage
ultérieur ?
Gagner la bataille du push 43, c’est faire monter le taux
d’engagement des lecteurs, rallonger le temps qu’ils pas-
sent sur l’application et tisser un lien de confiance avec
eux, sans les noyer d’informations pour autant. Les
abonnés aux alertes sont un public captif mais très sol-
licité : ils passent trois fois plus de temps sur les applica-
tions émettrices de ces alertes que des lecteurs qui ont
refusé les notifications 44.
Or à l’ère numérique, les rédactions, l’AFP comme tant
d’autres, sont tiraillées entre la vitesse – être la première
à donner l’information – et la fiabilité – prendre le temps
de multiplier les vérifications, dans une compétition ren-
forcée par l’instantanéité des messages véhiculés sur les
réseaux sociaux. Beaucoup de journalistes traditionnels
se méfient des sources numériques. Nombreux sont les
échaudés à tarder à embrayer pour le décès de David
Bowie par exemple. Lorsque, le 11 janvier 2016 à 7 h 30
du matin, heure française, les comptes Twitter et Facebook

43. Alice Antheaume, « 8 prédictions pour le journalisme en


2015 », art. cité.
44. Étude Localytics, 2014.
MOBILE TOUTE 119

du chanteur annoncent qu’il est « mort en paix, entouré


par sa famille, après un combat contre le cancer de dix-
huit mois », les rédactions sont pétrifiées. « Et si c’était un
canular ? » demandent les uns. « Pourquoi n’est-ce pas
aussi écrit sur le site de Bowie ? » s’interrogent les autres,
pour qui les réseaux sociaux ne sauraient être une source
fiable. Aux journaux de 8 heures, aucune radio généra-
liste ne le donne en titre. Il faut attendre 24 minutes 45, le
temps qu’arrive la confirmation via un tweet du fils de
David Bowie, et la répercussion de l’annonce sur le site
du chanteur pour que les rédactions se décident, enfin, à
envoyer leurs alertes.
Lorsqu’Antonin Scalia, l’un des juges de la Cour
suprême américaine, meurt à 79 ans, le 13 février 2016,
le New York Times tarde également à réagir. C’est le San
Antonio Express-News, un journal installé au Texas, qui
donne l’alerte en premier, raconte Margaret Sullivan,
alors modératrice du New York Times, puis le Guardian,
avec un tweet, puis CNN. Le New York Times est parmi
les derniers à l’annoncer. Une lenteur qui déplaît à leurs
lecteurs. Ces derniers s’émeuvent d’avoir dû se tourner
vers d’autres sources alors qu’ils voulaient « avoir un
article immédiat, qui fasse autorité, écrit par le New York
Times, et ce, dans un délai très court 46 ».
Il n’y a pas que la promptitude des journalistes à
décider de l’envoi du push qui entre en compte, jouent

45. Adrien Sénécat, « Les 24 minutes où le Web n’a pas voulu


croire à la mort de David Bowie », Buzzfeed, 11 janvier 2016,
www.buzzfeed.com/adriensenecat/david-bowie-mort-forcement-
un-hoax
46. Margaret Sullivan, « Reporting Scalia’s Death, With All
Deliberate Speed », The New York Times, 20 février 2016.
120 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

aussi d’autres facteurs exogènes : la qualité du réseau de


l’opérateur téléphonique qui dessert l’abonné aux alertes
et l’ordre de distribution – celui qui s’est abonné aux
alertes du Monde en 2013 les recevrait a priori quelques
secondes avant celui qui s’y est abonné en 2016, sans que
cette assertion ne puisse être confirmée pour chaque cas.
Le push est un art difficile à maîtriser pour des médias
qui, nouveaux venus ou vieux routards, s’évertuent à
exister, ou simplement à vivoter, dans l’univers mobile.
Le plus souvent, ils s’observent et s’imitent. Le lecteur en
retire un effet de répétition, pour ne pas dire de « copier-
coller ». Cette répétition devient presque comique lorsque
les mêmes alertes arrivent en cascade sur les téléphones.
À quelques secondes d’intervalle, BFM TV, Lepoint.fr,
Lefigaro.fr, France TV Info et d’autres donnent parfois la
même information, avec les mêmes mots, souvent ceux
de l’AFP, qui irrigue les rédactions en temps réel.

L’accélération sur mobile


Le mobile exacerbe un phénomène déjà prégnant en
ligne : la vitesse de distribution des informations. Les der-
nières inventions de Google et Facebook pour lire des arti-
cles sur mobile visent à accélérer encore le temps
de chargement des pages consultées 47. « En tirant parti
de notre technologie qui permet d’afficher très vite photos
et vidéos dans l’application Facebook, les articles se char-
gent instantanément, dix fois plus vite que sur le Web
mobile », vante Facebook à propos de ses instant articles,
des contenus produits par quelque 350 médias dans le

47. Alice Antheaume, « 7 prédictions pour le journalisme en


2016 », art. cité.
MOBILE TOUTE 121

monde, dont Le Parisien et Les Échos en France, identifiés


par un petit éclair en haut à droite du titre, et intégrés
directement sur le réseau social lorsqu’il est consulté
depuis une application mobile.
Presque en même temps, Google annonce son dispo-
sitif intitulé AMP (accelerated mobile pages), un projet qui
veut éradiquer le temps d’attente avant qu’une informa-
tion ne s’affiche sur un écran de téléphone. « À chaque
fois qu’une page prend trop de temps à charger, on perd
un lecteur », sifflent les équipes de Google, qui estiment
à trois secondes le temps maximum supporté pour le char-
gement d’une page. Au-delà de ces trois secondes, le lec-
teur perd patience et fuit. C’est peu. Cela signifie que la
vitesse à laquelle on accède à une information est fonda-
mentale (voir le chapitre 5). Offrir la garantie d’un accès
facile, rapide, à n’importe quel contenu, est devenu une
condition sine qua non pour que les lecteurs s’informent.
Chapitre 5
Avis de pression temporelle

Entre la manifestation d’un événement et son écho


dans le réseau, le temps s’est réduit au minimum. La
notion de « temps réel de l’information » repose sur l’idée
d’un contrat tacite de lecture entre le média et son
audience et sur la promesse faite à cette dernière de
publier, dès qu’une information survient, un contenu qui
en rende compte.
Le temps réel n’est pas une création ex-nihilo des jour-
nalistes. Il n’a d’égal que l’appétit des internautes du
e
XXI siècle, qui les pousse à tout instant à consulter leur
messagerie ou leurs applications pour voir si s’affichent
de nouveaux emails ou si de nouveaux tweets sont
apparus sur leur écran. Munis de leurs smartphones, ils
veulent qu’on leur « dise maintenant, tout de suite, ce
qu’ils doivent savoir », indique Bill Nichols, ex-directeur
de la rédaction de Politico. « Le temps réel, c’est la nou-
velle réalité des journalistes, qui doit les pousser à changer
leurs pratiques 1 », ajoute-t-il.
Dans les rédactions, cela implique des montées d’adré-
naline insensées et une production tout entière organisée
pour être diffusée le plus vite possible... jusqu’à l’illusion.

1. Propos tenus lors d’une leçon inaugurale de l’École de jour-


nalisme de Sciences Po, 1er septembre 2011.
124 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

Pour donner l’impression au lecteur qu’il y a du nouveau,


même quand il n’y en a pas, on offre « plusieurs vies » à
un même contenu, en ligne et sur mobile, en le republiant
plusieurs fois dans la même journée avec une nouvelle
photo et en changeant son titre.

Petite histoire du temps réel


Depuis que les premiers sites français ont été créés au
milieu des années 1990, l’exigence d’information en
continu s’est imposée en ligne, au gré des grands événe-
ments d’actualité, notamment des attentats les plus tra-
giques des dernières décennies.

Une histoire calquée sur les attentats


« Les attaques meurtrières menées en moins d’un lustre
contre New York, Madrid et Londres ont à chaque fois
exposé le champ d’action d’Internet, la forme et l’influence
des informations qui y circulent 2 », écrivent Jean-François
Fogel et Bruno Patino dans leur livre, Une presse sans
Gutenberg. Le 11 septembre 2001, les quatre attentats sui-
cides dont sont victimes les États-Unis marquent le « bap-
tême du Web », se souvient Bruno Patino, alors directeur
général du Monde.fr. Les serveurs ne parvenant pas à endi-
guer l’afflux de personnes cherchant à s’informer en ligne,
le site tombe en panne et, pendant trois heures, n’affiche
qu’une page statique, sans photo ni lien. « C’est la prise de
conscience d’une audience massive, alors qu’à l’époque
tout le monde n’est pas connecté, qu’il n’y a quasiment pas
de blogs ou de réseaux sociaux... Pour la première fois,

2. Jean-François Fogel et Bruno Patino, Une presse sans


Gutenberg, Paris, Grasset, 2005, p. 17.
AVIS DE PRESSION TEMPORELLE 125

tout le monde se tourne vers Internet pour suivre un


événement mondial et prend conscience du rôle qu’il va
jouer à l’avenir, poursuit Bruno Patino. Avant [le 11 sep-
tembre 2001], certains se demandaient encore s’il fallait
faire de l’actu en permanence sur Internet. Après, plus
personne n’avait de doute. Cet événement impose l’idée
de l’actu en continu, chose dont les gens du Web
étaient déjà convaincus. Il annonce également des
contenus spécifiques 3. »
Ces contenus spécifiques font leur apparition lors des
attentats perpétrés dans les trains de Madrid, le 11 mars
2004. Cette fois, les serveurs résistent, tandis que l’au-
dience découvre, grâce à des graphiques et à des cartes
animées mis en ligne sur les sites espagnols, l’itinéraire
des bombes dans les trains. C’est l’une des premières fois
que de tels formats éditoriaux, qui n’ont pas vocation à
être imprimés, exploitent les possibilités techniques et
narratives permises par le numérique.
Puis surviennent les attentats de Londres, le 7 juillet
2005, eux aussi dans les transports en commun, aux
heures de pointe matinales. L’accès au métro étant bloqué,
les journalistes prennent conscience des limites imposées
à leur capacité d’illustrer les explosions souterraines. C’est
pourquoi la BBC prend rapidement la décision de mettre
en ligne sur son site un appel aux contributions amateurs,
avec les mentions « soyez nos yeux » (« we want you to be
our eyes ») ou, plus directement, « nous voulons vos

3. Jérôme Hourdeaux, « Bruno Patino : “Le 11 Septembre, c’est


le baptême du Web” », L’Obs, 9 septembre 2011, http://temps
reel.nouvelobs.com/monde/le-11-septembre/20110909.OBS0049/
bruno-patino-le-11-septembre-c-est-le-bapteme-du-web.html
126 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

images » (« we want your pictures »), raconte André


Gunthert, maître de conférences à l’École des hautes
études en sciences sociales (EHESS). Une avalanche
d’emails répond à l’appel, « quelque 23 000 messages
électroniques, dont un millier accompagné de photogra-
phies ou d’enregistrements en vidéo 4 ».

Le coup d’accélérateur de Twitter


Trois ans plus tard, alors que surviennent les attentats
de Mumbai, en Inde, du 26 au 29 novembre 2008, Twitter,
créé en 2006, fascine par sa réactivité. Forbes qualifie
l’événement de « moment Twitter ». « Les victimes ont uti-
lisé un réseau social spécialisé dans les messages courts
pour donner des nouvelles à leurs proches et informer le
monde entier d’une façon très personnelle [...]. Les télé-
phones sont devenus des outils de survie pour ceux qui
ont été pris au piège dans les deux hôtels assiégés 5. »
Du côté des rédactions, Twitter s’apparente vite à une
drogue dure, « du crack pour les drogués des médias », selon
les mots du journaliste Nick Bilton 6. « Rien, à ma connais-
sance, ne va sur cette terre plus vite que Twitter », relève
Laurent Suply, journaliste au Figaro.fr, au moment des atten-
tats en Inde. « Ni moi, ni les télés, ni les agences. Moi, je digère,

4. André Gunthert, « Tous journalistes ? Les attentats de Lon-


dres ou l’intrusion des amateurs », Internet Actu, 25 mars 2009,
www.internetactu.net/2009/03/25/tous-journalistes-les-attentats-
de-londres-ou-lintrusion-des-amateurs/
5. Brian Caulfield et Naazneen Karmali, « Mumbai : Twitter’s
Moment », Forbes, 28 novembre 2008, www.forbes.com/2008/
11/28/mumbai-twitter-sms-tech-internet-cx_bc_kn_1128mumbai.
html
6. Nick Bilton, I Live in the Future and Here’s How it Works,
op. cit., p. 91.
AVIS DE PRESSION TEMPORELLE 127

je synthétise, je vérifie, je source, je “linke”, ça prend un peu de


temps 7. » Au minimum, entre quinze et vingt minutes.
Dans une vidéo publicitaire vantant les services de
Twitter, un jeune homme est en train de lire le flux des
tweets sur son téléphone, une tasse de café posée devant
lui. Brusquement, il saisit sa tasse, non pour boire son
café, mais pour retenir la tasse, le temps que se produise
une secousse sismique dont il vient d’être averti par
Twitter. Et le slogan de tomber : « Twitter, plus rapide que
les tremblements de terre ! »
Dès lors, le temps réel en ligne colle au temps réel de
la vie. Il s’écoule à la même cadence que celle de la trot-
teuse d’une montre. L’accélération du tempo est phéno-
ménale. Auparavant, le temps médiatique ne faisait que
suivre, en décalé, le déroulé de la vie et de ses actualités.
Désormais, les deux se rejoignent : dès qu’un événement
survient, il est aussitôt rapporté en ligne.
Adviennent ensuite les révolutions arabes. Dès
décembre 2010 en Tunisie, au début 2011 en Égypte, puis
en Libye et en Syrie, les informations circulent sur les
réseaux sociaux. Elles sont produites par les manifestants
eux-mêmes, qui s’organisent sur ces canaux et se font les
émissaires de leurs actions auprès des rédactions du
monde entier en envoyant photos et vidéos sur les plates-
formes communautaires. Surtout, ils n’oublient pas de
présenter, en début de séquence, un écriteau indiquant
le lieu et la date de la vidéo produite, afin de faciliter

7. Laurent Suply, « Ma soirée Bombay, ou pourquoi Twitter est


désormais indispensable », Lefigaro.fr/Suivez le geek, 27 novembre
2008, http://blog.lefigaro.fr/hightech/2008/11/mumbai-bombay-
twitter.html
128 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

le travail des journalistes chargés d’attester la provenance


de ces éléments. En plus de vérifier la fiabilité des sources,
il faut aussi se méfier de la narration proposée, qui semble
parfois relever d’un discours et d’une mise en scène
convenus à destination des pays occidentaux. « Oui, des
événements historiques se déroulent sous nos yeux, mais
il peut vite arriver de se laisser entraîner par des récits
versant dans le romantisme, ou de trop compter sur des
sources qui parlent anglais et sont bien éduquées », pré-
vient Andy Carvin, alors journaliste à la radio américaine
NPR. « Je pense que nous avons tendance à simplifier
des situations ô combien complexes. Il est difficile de
comprendre toute une révolution uniquement à partir de
petites phrases récupérées sur les réseaux sociaux 8. »
Avec l’explosion des bombes sur la ligne d’arrivée du
marathon de Boston, le 15 avril 2013, c’est une nouvelle étape
dans l’histoire de l’information en ligne qui commence 9 : les
lecteurs se mettent à enquêter pour trouver les auteurs de cet
attentat, et se trouvent baignés, comme les journalistes, dans
la grande marmite des informations contradictoires, peinant à
discerner le vrai du faux, les rumeurs des informations.
Tout commence le jour même des explosions, lorsque le
FBI et la police de Boston demandent à quiconque a photogra-
phié ou filmé le marathon de lui envoyer ses fichiers, qu’ils
soient stockés sur un téléphone, postés sur Instagram,

8. Andy Carvin, « I am Andy Carvin, and I use social media to cover


Arab revolutions for NPR. Ask me anything ! », Reddit, janvier 2013.
9. Alice Antheaume, « Les attentats de Boston, une nouvelle
étape dans l’histoire de l’info en ligne », Slate.fr/Work In Pro-
gress, 23 avril 2013, http://blog.slate.fr/labo-journalisme-sciences-
po/2013/04/23/les-attentats-de-boston-une-nouvelle-etape-dans-
histoire-de-information-en-ligne/
AVIS DE PRESSION TEMPORELLE 129

Facebook, Vine ou YouTube. Il y aurait eu, selon NPR, plus


d’un million d’images ainsi récoltées, et plus de mille heures
de rushs en vidéo. Qu’est-ce qui motive les internautes à
s’investir de la sorte ? Simple volonté d’aider ? Envie d’aller
plus vite que la police ? Désir de vengeance ? Psychothérapie
collective en ligne ? Un peu de tout cela sans doute.
Tandis que, jour et nuit, des centaines d’enquêteurs pro-
fessionnels travaillent pour faire parler les images recueil-
lies, à l’aide de logiciels de reconnaissance, les internautes
s’improvisent détectives et passent au crible, eux aussi,
chaque image du marathon de Boston pour tenter de
trouver les auteurs des explosions et des informations sur
les explosifs utilisés. Pour ce faire, ils listent toutes les pistes
et hypothèses possibles, en public, sur les réseaux sociaux,
sur les forums 4chan et Reddit notamment, et sur un docu-
ment partagé sur Google et accessible à tous. Le travail ici
réalisé est stupéfiant. Le tableur comporte plusieurs feuil-
lets, classés par sujets : information sur les bombes, photos
des scènes, revue des suspects, suspect à casquette blanche,
suspect à casquette noire. Chaque feuillet fait l’objet d’une
liste d’une trentaine d’items, autant de théories et déduc-
tions alimentées par des documents trouvés en ligne et
sourcés. Cela « semble être la plus grande enquête participa-
tive en ligne jamais réalisée 10 », écrit Lemonde.fr.
Le problème est que ces détectives amateurs accusent à
tort, en ligne, des individus. « Il y a des limites au

10. Michaël Szadkowski, « Les “justiciers” d’Internet en quête


d’un coupable pour Boston », Lemonde.fr, 18 avril 2013, www.
lemonde.fr/ameriques/article/2013/04/18/les-justiciers-d-internet-
en-quete-d-un-coupable-de-l-attentat-de-boston_3162122_3222.
html
130 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

crowdsourcing* [la recherche participative de sources] »,


juge Wired 11, qui rappelle que si les données utilisées pour
l’enquête proviennent de la foule, ce n’est pas le cas des
résultats de l’investigation. Or les amateurs ne sont pas
soumis aux règles qui incombent aux journalistes profes-
sionnels pour respecter les droits des innocents. Cela dit,
même avec des règles ad hoc et l’expérience, les journa-
listes professionnels se trompent aussi. CNN annonce, deux
jours après l’attentat de Boston, qu’un suspect est arrêté.
C’est faux. De même, le New York Post met en couverture
la photo de deux adolescents, en les faisant passer pour les
responsables de ce crime. Là encore, c’est faux. En défini-
tive, c’est une humiliation internationale, décuplée par la
vitesse de diffusion sur les réseaux sociaux, « devenus les
chiens de garde du quatrième pouvoir 12 », la presse.
Cette petite histoire du temps réel se poursuit avec les
attentats du 13 novembre 2015, à Paris. Dans les jours
qui suivent, alors qu’un climat de psychose irrationnelle
s’installe, les faux témoignages se multiplient 13, annon-
çant des fusillades et des tirs imaginaires à Paris. Des mes-
sages sont écrits à la va-vite sur les réseaux sociaux et
repris parfois tels quels dans les médias. Ce sont des
témoins sincères qui croient avoir vraiment entendu des

11. Spencer Ackerman, « Data for the Boston Marathon Inves-


tigation Will Be Crowdsourced », Wired, 16 avril 2013, www.
wired.com/2013/04/boston-crowdsourced/
12. Karen Fratti, « Breaking News and Social Media : Stop Figh-
ting It », Adweek, 18 avril 2013, www.adweek.com/fishbowlny/
socialmedia-and-breaking-news/259672
13. Alice Antheaume, « Faux témoignages sincères : l’effet
réseau », Slate.fr/Work In Progress, 20 novembre 2015, http://
blog.slate.fr/labo-journalisme-sciences-po/2015/11/20/faux-temoi
gnages-sinceres-leffet-reseau/
AVIS DE PRESSION TEMPORELLE 131

tirs, place de la République, avoir réellement vu des fusil-


lades. Ils y croient tant qu’un mouvement de panique se
répand comme une traînée de poudre dans les artères de
la capitale. Brice Dugénie, reporter à RTL, présent sur
place, confie à l’antenne sa perplexité : « Je ne comprends
pas exactement ce qu’il se passe [...]. Je n’ai entendu
aucun coup de feu, j’ai eu deux témoignages de personnes
qui m’ont dit en avoir entendu 14 ».
Brice Dugénie, comme d’autres journalistes, court
après l’actualité que les membres des réseaux sociaux
vivent déjà en ligne. Derrière le tweet de ces citoyens,
leur statut Facebook, leur SMS et leurs témoignages
épars, nulle volonté de désinformer, mais le réflexe de
protéger amis en particulier et followers en général
d’éventuelles répliques au carnage qui a déjà provoqué
la mort de 130 personnes.
Il est difficile de raison garder dans la sidération, mêlée
de fatigue et de chagrin, après ces événements. Difficile
aussi de questionner la véracité des paroles de toutes ces
personnes, ébranlées comme jamais, traumatisées par
l’ampleur des attentats. Les réseaux sociaux ne sont que
le miroir d’une mécanique bien connue en cas de drame
collectif. La fébrilité entraîne des erreurs de perception
qui provoquent des témoignages erronés ; ces témoi-
gnages encouragent la rumeur, laquelle conduit à encore
plus de fébrilité. C’est ce que le sociologue Gérald Bronner
appelle « l’effet Ésope » dans La Démocratie des crédules 15.
On alimente ses angoisses par des recherches sur le Web

14. RTL, journal de 19 heures du 15 novembre 2015.


15. Gérald Bronner, La Démocratie des crédules, Paris, PUF,
2013.
132 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

qui confirment « l’obsédante intuition du pire ». Par


conséquent, le « marché cognitif est biaisé », parce que
l’on veut savoir si l’on a raison d’avoir peur en allant
chercher des informations qui font peur, et parce qu’il y
a une surreprésentation de messages anxiogènes, au détri-
ment des témoignages rassurants.

Le passage à l’âge adulte


Lorsque le 22 mars 2016, des bombes explosent à
l’aéroport et dans le métro de Bruxelles, le rythme devient
encore plus insensé : tandis que les passants filment les
scènes en direct, une journaliste géorgienne, Ketevan
Kardava, elle-même à l’aéroport de Bruxelles en attente
d’un vol, dégaine son téléphone et prend la photo de deux
femmes, dont l’une passe un coup de fil d’une main ensan-
glantée, et l’autre, hagarde, cramponnée à un siège, veste
jaune éventrée, a un regard indéfinissable. La photo,
postée sur le compte Facebook de cette journaliste, quel-
ques minutes après les explosions, fait la une de dizaines
de journaux dans le monde – USA Today, The New York
Times, The Guardian, Le Parisien-Aujourd’hui en France,
Corriere della Sera. Ces deux femmes, victimes et
emblèmes involontaires de cette tragédie, n’ont pas donné
leur autorisation. Les internautes s’en émeuvent. Ketevan
Kardava, d’abord prise dans le feu de l’action, dans
l’urgence à « informer », regrette ensuite son geste et pré-
sente ses excuses. Comme si, alors que l’information en
ligne existe depuis près de vingt ans, les usages et prati-
ques entraient dans l’âge adulte.
AVIS DE PRESSION TEMPORELLE 133

Rédactions en quête de synchronisation


À l’âge du numérique, la pression du temps, qui se fait
sentir sept jours sur sept, 365 jours par an, confronte les
rédactions à des casse-tête logistiques et humains.
Comment tenir une réunion en présence de toute l’équipe
éditoriale quand il faut en même temps surveiller l’actua-
lité ? Comment organiser le travail pour qu’il y ait tou-
jours quelqu’un en poste, qui soit apte à envoyer une
alerte sur les téléphones en cas d’urgence ?

L’appât du live
Pour relater en temps réel des événements aussi diffé-
rents que des matchs de football, des débats politiques,
les primaires, des attentats, il y a, outre les pushs, un
format éditorial spécifique, le live, qui permet de mêler
textes, photos, vidéos, contenus issus des réseaux sociaux
et interactions avec l’audience.
Ce format, très exigeant en termes de ressources
humaines, est un « piège » à lecteurs. Selon les estimations,
il récolte au minimum 30 % du trafic d’un site d’informa-
tion généraliste. D’après Nico Pitney, éditeur exécutif du
Huffington Post, le live intéresse deux personnes sur trois.
« Imaginons trois types de lecteurs », détaille-t-il, « les pre-
miers veulent les éléments clés d’une information, une vue
d’ensemble solide qui corresponde à la lecture d’un article
traditionnel. Cette catégorie n’est pas intéressée par le déve-
loppement minute par minute ni par la couverture en live.
La deuxième catégorie connaît déjà l’essentiel de l’infor-
mation mais veut aussi les éléments clés et la couverture
en live. Le troisième type de lecteurs – et nous considérons
que c’est la majorité de nos utilisateurs – veut d’abord un
134 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

aperçu de l’actualité, mais une fois qu’ils ont vu le live,


cela les plonge en profondeur dans l’histoire 16. » Les lec-
teurs sont ainsi pris dans les filets du temps réel, séduits
par l’idée de vivre, grâce au live, l’événement à mesure
qu’il se déroule. Si ce format fascine autant, c’est aussi
parce qu’il permet aux utilisateurs de poser des questions
en direct aux journalistes et... d’obtenir des réponses
presque instantanées.
Lors d’attentats, il est ardu de répondre en temps réel
aux très nombreuses questions des internautes, sur l’état
d’urgence, sur les transports, sur la nature des revendica-
tions, etc. Parfois, « nous ne pouvons pas apporter de
réponse tout de suite », reconnaît Aline Leclerc, journa-
liste au Monde. Il faut alors « garder notre sang-froid et
résister à la tempête », en faisant « patienter les lecteurs
qui ne cessaient de demander si “nous confirmions les
informations de certains médias belges évoquant un
attentat kamikaze”, alors que nos sources ne nous le
confirmaient pas. S’ajoutent à cela des remarques déso-
bligeantes d’internautes nous reprochant : “votre live
retarde vraiment”. » Il est hors de question de succomber
à la pression de l’audience dans ces moments-là. « Ce n’est
pas parce que l’on ne publie rien que l’on ne travaille
pas 17 », insiste Cécile Prieur, directrice adjointe des

16. Simon Owens, « Is The Huffington Post Reinventing the Art


of Liveblogging ? », Nieman Lab, 31 octobre 2011, www.nieman
ab.org/2011/10/is-the-huffington-post-reinventing-the-art-of-
liveblogging/
17. Lucie Soullier et Michael Szadkowski, « Comment Le Monde
vit avec les attentats », Lemonde.fr/Backoffice, les coulisses du
Monde.fr, 1er avril 2016, http://makingof.blog.lemonde.fr/2016/
04/01/comment-le-monde-vit-avec-les-attentats
AVIS DE PRESSION TEMPORELLE 135

rédactions au Monde. Le temps de la réponse est beaucoup


plus lent que celui de la question, même pendant un live.
Pour qu’un live soit réussi, il faut une actualité qui s’y
prête et soit, si possible, imprévue. Par-delà la nature
d’une actualité, il existe des facteurs de réussite :
– si la rédaction bénéficie de « matières premières » qui
la distinguent de ses concurrents, comme la présence de
sources de première main sur le lieu de l’événement ;
– si l’actualité traitée dans le live est « feuilletonnée »,
et présente, si possible, des rebondissements ;
– si le format comporte plusieurs URL : une URL prin-
cipale pour aboutir au live dans son ensemble, et des URL
spécifiques pour chaque entrée de celui-ci, multipliant les
possibilités de partage pour chacune de ces informations.
Raconter en direct ce qu’il se passe, en contextualisant
les informations, en les mettant en perspective, en répon-
dant aux questions de l’audience, exige rigueur et endu-
rance, surtout lorsque le live dure des jours, voire des
semaines – celui de Reuters sur Fukushima 18, entre le 11 et
le 26 mars 2011, a duré quinze jours et occupé 298 pages
en ligne, soit une somme d’informations inouïe. Sur ce
type de live, la montée en compétences du journaliste est
très rapide. Au Monde.fr, ceux qui ont lancé le live sur
Fukushima « donnaient l’impression d’avoir une thèse en
physique nucléaire après deux jours à ce rythme, tant ils
avaient engrangé des informations très spécialisées, voire
techniques, sur le sujet 19 », se souvient Nabil Wakim,
directeur de l’innovation éditoriale au Monde. Dans ce cas,
le passage de relais entre les « liveurs » successifs – des

18. « Japan Eartquake », Reuters, mars 2011.


19. Entretien avec l’auteure, février 2011.
136 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

journalistes devenus spécialistes du live en ligne – est


complexe. Il ne doit y avoir ni rupture de ton, ni change-
ment de rythme, ni baisse de niveau.
Il existe un autre genre de live : le live dit « perma-
nent », tel celui installé sur la plate-forme d’information
en continu de France TV Info depuis novembre 2011.
Multithématique, il relate sans discontinuer l’ensemble
des actualités du jour (politique, sport, international,
culture, société, économie, etc.), à l’aide de vidéos, de
photos et de textes. Il est réalisé par des « liveurs » qui
répondent en temps réel aux questions et aux réactions
de l’audience 20. Le format live se veut, au fond, une
conversation avec le lecteur, une façon de lui dire qu’il
y a quelqu’un derrière l’écran qui peut répondre à ses
questions, souligne Thibaud Vuitton, le rédacteur en chef
de France TV Info. Cela ne va pas sans provoquer quel-
ques cas de conscience, dont font preuve ceux qui ne
savent pas à quel moment s’arrêter : « Le dimanche,
lorsqu’il y a encore des milliers d’internautes connectés
à un live mis en place quelques heures auparavant, j’ai
des scrupules à fermer boutique », confie Nabil Wakim.
« Je continue en général à alimenter le flux, parfois tard
dans la soirée, en attendant que le public aille se cou-
cher 21 », donnant la possibilité au journaliste en charge
du live de faire de même.

20. Alice Antheaume, « Tous scotchés au live », Slate.fr/


Work In Progress, 11 septembre 2011, http://blog.slate.fr/labo-
journalisme-sciences-po/2011/11/09/tous-scotches-au-live/
21. Entretien avec l’auteure, septembre 2011.
AVIS DE PRESSION TEMPORELLE 137

« Old », le tacle des journalistes numériques


Le temps réel a aussi des effets collatéraux sur l’atmo-
sphère qui règne dans les organisations numériques. Voici
un exemple pris dans une rédaction numérique française :
de bon matin, un journaliste envoie à des confrères, par
messagerie instantanée, le lien vers une information qu’il
juge intéressante. Ses collègues ripostent « old ! ». Une
façon de disqualifier cette information qui « tourne depuis
au moins deux heures sur les réseaux sociaux », justifient
les intéressés. Elle serait donc (déjà) trop vieille pour être
publiée sur un média en ligne.
Sous ses airs de jeu potache, l’emploi du veto « old »
traduit, là encore, la pression temporelle à laquelle est
soumise l’information. Le bon tempo exige de publier la
bonne information au bon moment. Pour qui baigne dans
l’instantanéité, il devient insupportable de découvrir une
nouvelle datant de quarante-huit heures, voire moins, et
présentée comme s’il s’agissait d’une nouveauté. « Il y a
une question d’adéquation entre le moment où l’on donne
l’information et la qualité de l’information », souligne
Emma Defaud, rédactrice en chef à L’Express.fr. « À l’ins-
tant t, on peut rapporter une information qui vient de
sortir, en s’en tenant aux faits bruts. Vingt-quatre ou qua-
rante-huit heures plus tard, il faut un angle sur cette
même information : on ne peut pas se contenter de donner
juste le fait, il faut le décrypter 22. »
Tout retard à l’allumage fait courir le risque de paraître
obsolète. Dans ce contexte, un bon journaliste est le pre-
mier à signaler une information juste – une pratique que

22. Entretien avec l’auteure, février 2012.


138 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

le prix Pulitzer distingue : les critères de la catégorie brea-


king news reporting permettent de récompenser ceux qui
rendent compte « aussi vite que possible, des événements
qui se passent en temps réel et au fur et à mesure 23 ».
Ces « old » qui ponctuent la vie des rédactions aident
à vérifier la justesse du sujet. Y recourir revient à faire
rempart, de manière collective, à la tentation de viralité*
et de suivisme médiatique.

« L’idée est de proposer des programmes qui s’adaptent à la


façon de vivre, aux temps de disponibilité et aux moments de
consommation de l’information 24. »
Jean-Bernard Schmidt, cofondateur de Spicee.

Les autres temps de l’information


Certaines informations se lisent tout de suite, d’autres
sont sauvegardées pour être consultées plus tard. Certains
contenus se partagent sur les réseaux sociaux sans avoir
été vraiment lus, d’autres se consultent en solitaire,
d’autres encore sont recyclés ad vitam aeternam. Les uti-
lisateurs passent leur temps à trier les contenus et à les
ranger dans des cases correspondant à leurs centres
d’intérêt et à leur rythme de vie. Il incombe donc aux
journalistes de savoir jongler entre différentes tempora-
lités, entre le temps réel, le temps de la mobilité, le temps
de la lecture en différé et le temps de la déconnexion.

23. « Le prix Pulitzer pourrait être décerné pour un tweet »,


Slate.fr, 2 décembre 2011, www.slate.fr/lien/46987/live-tweet-
tweeting-pulitzer-journalisme-breaking-news
24. Entretien avec l’auteure, août 2015.
AVIS DE PRESSION TEMPORELLE 139

Le temps de la mobilité
En France, on recense plus de 72 millions de cartes SIM
en circulation, ce qui laisse penser que certains individus
possèdent plusieurs lignes. 92 % des habitants déclarent
disposer d’un téléphone mobile. C’est plus que ceux (89 %)
qui possèdent un téléphone fixe 25. En plein essor, ces télé-
phones donnent accès à des contenus d’actualité sous une
forme et une temporalité différentes de celles prévalant
sur les sites consultés depuis un ordinateur. Ils accompa-
gnent le consommateur d’informations du soir au matin
(voir le chapitre 4) et en toutes circonstances, à la diffé-
rence de l’ordinateur, plus encombrant, privilégié pendant
les heures de travail.
Le temps passé sur les mobiles est exponentiel. Aux
États-Unis, un utilisateur de téléphone passe en
moyenne 26 heures par mois à consulter, depuis son
mobile, les réseaux sociaux « pour se tenir au courant,
de l’actualité, la culture, la vie de sa famille et de ses
amis », et près de 20 heures sur les applications de diver-
tissements (musique, cinéma, clips, etc.) lors des
moments libres, selon le rapport 2015 de Comscore. Ces
chiffres ne cessent d’augmenter.
Après les attentats de janvier 2015 à Charlie Hebdo,
l’application mobile de BFM TV, dont le slogan est « prio-
rité au direct », est téléchargée en masse, note Julien
Mielcarek, rédacteur en chef numérique du groupe Next-
Radio TV. Selon lui, l’appétit pour le live, où que l’on soit,
est indépassable. « En fonction de l’ampleur de l’actualité,
nous nous ruons sur notre smartphone », indique-t-il lors

25. Données ARCEP 2015.


140 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

d’une master class donnée à l’École de journalisme de


Sciences Po, en septembre 2015.
Pour l’instant, l’utilisation des terminaux mobiles reste
le plus souvent une « tâche secondaire 26 », c’est-à-dire
généralement accomplie pendant que l’on fait autre chose,
que l’on soit dans les transports, dans une file d’attente
ou chez soi en train de regarder la télévision. Distraits et
mobilisés en permanence, les propriétaires de smart-
phones peuvent à tout moment fermer leur session : parce
qu’ils reçoivent un appel téléphonique, un SMS, parce que
l’ascenseur arrive, parce qu’il est temps de descendre du
bus ou de passer à table.
Selon Jérôme Stioui, président de la société Accen-
gage, agence spécialisée dans le marketing pour smart-
phones, il convient d’abord de se demander quels sont les
motifs qui poussent les utilisateurs à « éprouver le besoin
de lire une information sur leur téléphone plutôt que
d’attendre d’être sur leur ordinateur 27 ». Les lecteurs en
mobilité veulent optimiser leur temps et ont tendance à
utiliser des « bouchées » d’information qui vont leur être
utiles à un instant précis. Ainsi, du point de vue des jour-
nalistes, il faut imaginer que le contenu puisse être vu ou
lu dans une situation de mobilité, dans le métro, dans un
café ou entre deux rendez-vous.
En la matière, la dernière invention du Guardian
s’appelle « Campaign minute », un format très court sur
les élections présidentielles américaines de 2016. En « une

26. Ryan Matzner, « How to Optimize Marketing Copy for


Mobile », Mashable, 14 juin 2011, http://mashable.com/2011/
06/14/optimize-mobile-marketing/#BopUwH9u8Zqx
27. Entretien avec l’auteure, juillet 2011.
AVIS DE PRESSION TEMPORELLE 141

minute, pas plus », promet l’équipe, ce format donne à


voir les grandes lignes du « cirque politique », « en images
surtout, sans trop de mots, avec des citations, peut-être
une vidéo ou deux et des trucs bizarres signés Donald
Trump, c’est tout 28 ». Le tout est délivré chaque jour sur
l’application mobile du journal et/ou via une newsletter
envoyée aux alentours de 16 heures, quelques heures
avant la sortie des bureaux. La newsletter de Time to sign
off est fondée elle aussi sur l’horaire de consultation. Elle
est envoyée vers 18 h 45, une heure qui correspond à la
fin de la journée de travail et au début de la vie, familiale,
sociale, etc. Autant de publications qui intègrent, dès leur
conception, la question du timing de diffusion, en fonc-
tion de l’agenda de leurs usagers.
En effet, les pics de connexion sur l’Internet mobile ont
lieu tôt le matin, entre 6 heures et 9 heures, et en fin de
journée, à partir de 18 heures, jusqu’au coucher. Car le télé-
phone suit son propriétaire au lit. Les règles qui accompa-
gnent le temps passé sur cet écran évoluent : la très grande
majorité des Américains ne trouvent rien à redire à cette
habitude de consulter leurs téléphones en marchant dans la
rue, selon une étude du Pew Research, quand le sortir lors
d’un repas ou une réunion les choque 29. D’après une étude
réalisée par le Consumer Lab d’Ericsson, en 2015, 72 % des
parents confisquent le téléphone de leurs enfants en guise
de punition quand, avant, ils les privaient de dessert. Cela

28. The Guardian, présentation de « Campaign Minute », 1er fé-


vrier 2016, www.theguardian.com/us-news/ng-interactive/2016/
feb/01/campaign-minute-signup
29. Lee Rainie et Kathryn Zickuhr, « Americans Views on Mobile
Etiquette », Pew Research Center, 26 août 2015, www.pew
internet.org/2015/08/26/americans-views-on-mobile-etiquette/
142 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

montre à quel point le temps passé sur cet écran empiète


sur tout le reste.

Le temps de la lecture en différé


Quand les lecteurs ont-ils le temps de s’informer ? C’est
très variable selon les individus. Et, quand ils courent
après le temps, ils peuvent mettre de côté les publications
qui les intéressent via tout un système, propre à chacun,
de favoris, d’envoi de liens par email, ou de sauvegarde
sur des outils qui permettent de stocker des contenus
grappillés ici et là dans l’idée de les lire plus tard. Toutes
les secondes, 20 contenus sont mis de côté sur Pocket, un
service créé en 2007 pour sauvegarder des contenus à lire
en différé, et utilisé désormais par 22 millions de per-
sonnes dans le monde 30.
D’autres services comme Readability ou Instapaper
donnent la possibilité aux lecteurs de constituer une sorte
de garde-manger d’informations qu’ils dégusteront
ensuite à leur guise. Pour beaucoup, la lecture en différé
est devenue une réponse à l’instantanéité, une tentative
d’organisation du flux d’information auquel ils sont
confrontés quotidiennement. Elle participe d’un mou-
vement plus général, né aux États-Unis et surnommé
« Slow Web », dont l’ambition est d’être l’antithèse du
temps réel en ligne 31. « En fin de compte, la philosophie
qui sous-tend ce mouvement, c’est que chaque personne

30. Chiffres Pocket, https://getpocket.com


31. Alice Antheaume, « Slow Web : on se calme et on boit frais »,
Slate.fr/Work In Progress, 17 janvier 2013, http://blog.slate.fr/
labo-journalisme-sciences-po/2013/01/17/slow-web-on-se-calme-
et-on-boit-frais/
AVIS DE PRESSION TEMPORELLE 143

devrait avoir une vie et ne pas être esclave du temps réel »,


résume le manifeste publié sur le site theslowweb.com.
Pour les rédactions, trouver le moyen d’adapter les
informations au temps que l’utilisateur a – ou n’a pas –
relève du défi 32. Elles tentent néanmoins de s’organiser
pour que le temps de la réactivité cohabite avec d’autres
temps, plus lents. Il ne s’agit pas de renoncer au temps réel,
mais de produire des types de contenus adaptés à des habi-
tudes variées selon que le lecteur est très connecté, moyen-
nement connecté ou pas du tout connecté. Le pure player
Les Jours imagine par exemple un live « lent », qui offre des
« informations essentielles, parfois relevées chez les
confrères, mais en essayant de se distancer dans le ton 33 »,
résume l’équipe du site, interrogée par Le Monde. « Ce live
est la seule partie gratuite du site 34 », précisent Isabelle
Roberts et Raphaël Garrigos, les cofondateurs de Les Jours.
« Ce n’est pas un live frénétique mais c’est l’espace où nous
expliquons nos choix, où nous rédigeons des mini-chroni-
ques, où nous donnons aussi des nouvelles de la rédac-
tion 35. » Une façon de tordre, sinon d’ajourner, le principe
même du live, parangon de l’instantanéité.

32. Cité dans Marie-Catherine Beuth, « Peter Laufer Calls for


“Slow News Revolution” », Slownewsmovement.com, 16 janvier
2013, www.slownewsmovement.com/2013/01/16/peter-laufer-
calls-for-slow-news-revolution/
33. Alexis Delcambre, « L’aube se lève sur Les Jours », Le Monde,
1er février 2016, www.lemonde.fr/actualite-medias/article/2016/
02/01/l-aube-va-se-lever-tres-vite-sur-les-jours_4856981_3236.
html
34. Propos tenus lors d’une master class à l’École de journalisme
de Sciences Po, 6 avril 2016.
35. Ibid.
144 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

Le temps de la déconnexion
Saturés d’informations, toujours joignables, souvent
incapables de poser des limites aux nouvelles technolo-
gies, les utilisateurs ressentent parfois l’envie de « fermer
le robinet ». Or il devient rare, voire exceptionnel, de dis-
poser de moments hors réseau. Les hôtels de luxe propo-
sent des séjours hors ligne à ceux qui, éreintés par ce fil
à la patte perpétuel, veulent s’offrir une retraite. La fon-
datrice du Huffington Post, Arianna Huffington, en fait
un cheval de bataille et qualifie « les effets engendrés par
notre connexion à la technologie 24 h/24 [de l’]un des
plus grands problèmes de l’ère moderne 36 ».
Certains prennent la tangente, comme cette femme de
43 ans, Isabelle Ducau, résidant dans la région lyonnaise,
qui raconte dans une tribune que, pour elle, « éviter les
actualités est devenu un réflexe [...]. Si je tombe sur
France Inter, je zappe. France Info, n’en parlons pas.
Radio Isa, une radio locale, me convient, mais si le flash
arrive, je bascule sur une musicale. À quoi bon savoir
qu’il y a eu un braquage au tabac du coin ou qu’un
grand-père au volant a reculé sur son petit-fils ? Un sujet
m’intéresse ? Je me renseigne, mais je décide du moment.
Cela change tout 37 ».

36. Arianna Huffington, « Disconnect : le film qui tire la son-


nette d’alarme sur nos vies hyperconnectées », The Huffington
Post, 28 mars 2015, www.huffingtonpost.fr/arianna-huffington/
film-disconnect-deconnexion-internet_b_2965118.html
37. Émeline Cazi, « Le jour où j’ai cessé de m’informer »,
Le Monde, 8 avril 2016, www.lemonde.fr/m-perso/article/2016/
04/08/le-jour-ou-j-ai-cesse-de-m-informer_489844_4497916.
html
AVIS DE PRESSION TEMPORELLE 145

Si le droit à être déconnecté, à se déconnecter, devient


une revendication massive, en réaction au temps réel, le
journalisme numérique devra s’adapter. Le Huffington Post
fournit, chaque dimanche soir, une newsletter intitulée « on
refait l’actu du week-end », pour ceux qui auraient décroché
en fin de semaine et auraient besoin d’un rattrapage. C’est la
même idée au Figaro, qui envoie un push le dimanche soir
sur les mobiles pour faire « le récap’ de ce dimanche ». Sur
Lemonde.fr, le dimanche soir, un article fait la liste des
« informations à retenir ce week-end ». Cela suppose que le
média en ligne soit en mesure d’adapter le niveau d’infor-
mation à celui des connaissances du lecteur au moment où
celui-ci se connecte et, si nécessaire, de le prendre par la
main pour l’emmener vers ce qu’il pourrait avoir besoin de
savoir, même s’il ne le sait pas encore.

« Ceux qui pensent que ce n’est pas le meilleur moment pour


travailler dans la production de contenus numériques ont abso-
lument tort. C’est juste différent. Et si vous voulez réussir, il
vous faut ouvrir les yeux et comprendre à quel point c’est dif-
férent, puis tirer parti de cette différence 38. »
Ken Lerer, président de Buzzfeed.

38. Mathew Ingram, « Digital Media Is Like Driving in the Dark


at 100 MLH With No Headlights », Fortune, 15 avril 2016, http://
fortune.com/2016/04/15/buzzfeed-headlights/
Chapitre 6
Fenêtre sur réseaux sociaux

Il y a eu Copains d’avant, Friendster, MySpace,


Google +. Il y a maintenant Pinterest, Facebook, Linkedin,
Twitter, Instagram, Snapchat. Depuis le début des années
2000, l’engouement pour les sites dits sociaux ne se
dément pas. Pensés au départ pour « connecter » les indi-
vidus les uns aux autres, ils redéfinissent aujourd’hui les
contours du journalisme, son réseau de distribution, ainsi
que son modèle économique.
« Si les attaques contre Charlie Hebdo en janvier 2015
avaient pu nous prendre de court, nous savons depuis
celles du 13 novembre à Paris qu’il est essentiel, dans
ces moments, d’être présents dans ces espaces afin d’y
contrer rumeurs et emballements », reconnaît Samuel
Laurent, du Monde 1.
Devenus incontournables, les réseaux sociaux régen-
tent la distribution des contenus journalistiques et leur
recommandation. Nouveaux baromètres du suivi de
l’audience, ils regorgent de témoignages amateurs et sont
des sources d’alertes inépuisables.

1. Lucie Soullier et Michael Szadkowski, « Comment Le Monde


vit avec les attentats », art. cité.
148 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

Des maîtres de la distribution


des contenus
Le principe est simple : si un média attend que ses lec-
teurs viennent à lui, il est mort. C’est à lui d’aller à ses
lecteurs, c’est à lui de s’incruster là où ceux-ci se trouvent
déjà, en l’occurrence sur les réseaux sociaux, où il y a
foule : en France, on estime à 31 millions le nombre de
personnes sur Facebook, près de 7 millions sur Twitter,
presque autant sur Instagram et Snapchat.
« Le contenu est roi, la diffusion est reine », claironne dès la
fin 2011 Vadim Lavrusik, un journaliste qui a rejoint l’équipe
de Facebook 2. Une phrase qui flatte les producteurs de
contenus, et les journalistes en premier lieu, mais qui n’oublie
pas de pointer l’évidence : sans distributeur, un contenu est
mort-né. Et le distributeur dont il est question ici, c’est claire-
ment Facebook. En effet, la plupart des médias traditionnels
comptent environ 20 à 30 % de leur trafic en provenance des
réseaux sociaux, et notamment de Facebook, qui se taille la
part du lion, menant à cette impression que le réseau social de
Mark Zuckerberg a « mangé le monde ». « Les réseaux sociaux
n’ont pas seulement avalé le journalisme, ils ont tout avalé.
Les campagnes politiques, les systèmes bancaires, l’industrie
du divertissement », écrit Emily Bell dans la Columbia Journa-
lism Review 3. Ils ont surtout pris le contrôle de la distribution.

2. Vadim Lavrusik, « Curation and Amplification Will Become


Much More Sophisticated in 2012 », Nieman Lab, 21 décembre
2011, www.niemanlab.org/2011/12/vadim-lavrusik-curation-and-
amplification-will-become-much-more-sophisticated-in-2012/
3. Emily Bell, « Facebook is Eating the World », Columbia Jour-
nalism Review, 7 mars 2016, www.cjr.org/analysis/facebook_
and_media.php
FENÊTRE SUR RÉSEAUX SOCIAUX 149

Même les médias les plus avancés sur le plan technologique


ne peuvent rivaliser : ils produisent toujours des contenus
mais ne décident plus de leur hiérarchisation, confiée à des
algorithmes (voir le chapitre 7), ni la diffusion de leurs sujets.
« Publier des contenus journalistiques sur Facebook ou
d’autres plates-formes va devenir la règle plutôt que l’excep-
tion, continue Emily Bell. Conserver un site Web pourrait
même être une option abandonnée au profit d’une logique
d’hyperdistribution. La distinction entre plates-formes et édi-
teurs va disparaître complètement 4. »
« Il y a quelques années, nous nous voyions comme un
simple site d’information. Maintenant, nous réalisons des
programmes pour Snapchat, pour Facebook », confirme Jim
Bankoff, le président du groupe de médias américains Vox
Media lors de la conférence South by Southwest à Austin,
en mars 2016. « Nous ne parvenons pas à monétiser directe-
ment nos contenus publiés sur les réseaux sociaux mais
lorsque nous donnons aux annonceurs les chiffres sur les
millions de lecteurs qui sont en contact avec Vox sur les
réseaux sociaux, cela leur parle ! » Cela parle certes aux
annonceurs, mais pas à tous les éditeurs. « Il y a encore des
réticences des médias à aller sur les réseaux sociaux, de peur
de perdre le contrôle, mais ce sont des opportunités : ils sont
la nouvelle autoroute de la distribution des contenus 5 »,
assure Norman Pearlstine, du magazine Time.
« Sans mon réseau social pour naviguer en ligne, je serais
en enfer », défend le journaliste Nick Bilton 6. Il n’est pas le

4. Ibid.
5. Propos tenus lors de la conférence DLD à Munich, janvier 2016.
6. Nick Bilton, I Live in the Future and Here’s How it Works,
op. cit., p. 96.
150 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

seul. En France, 42 % des sondés du « Digital News Report »


utilisent Facebook chaque semaine pour s’informer, et
jusqu’à 51 % chez les moins de 35 ans 7. Parmi les produc-
teurs de contenus, les nouveaux entrants l’ont bien compris.
Ainsi, le trafic de Buzzfeed provient à plus de 70 %
des réseaux sociaux. Autant dire que les accès directs
– lorsqu’un internaute tape l’adresse d’un site d’information
sur son navigateur – ou le search* – l’accès aux contenus
par les moteurs de recherche – se réduisent à une portion
de plus en plus congrue. En vérité, Buzzfeed et d’autres sont
devenus très dépendants de ces autoroutes sans lesquelles
leurs productions ne seraient pas vues, ou moins. Or le jour-
nalisme a la dépendance en horreur. Question de posture,
de principe, et de vieilles querelles. Car il serait faux de
croire que les réseaux sociaux ont inventé la désintermé-
diation* de l’information. Celle-ci prévaut depuis que sont
apparus les forums de discussion et les blogs, espaces nés
en marge des rédactions puis récupérés par celles-ci. Comme
à chaque fois que l’espace médiatique souffre de coups de
boutoir intempestifs, les médias traditionnels, désireux de
préserver leur territoire, ont tendance à se recroqueviller sur
leurs positions. Les points de friction sont la monétisation
bringuebalante de ce trafic et les refus des éditeurs influents
d’antan à conférer encore plus de pouvoir à ces déjà très
puissantes plates-formes. « Ils ont besoin de nos contenus,
on a besoin de leur force de diffusion. Et maintenant
quoi ? » feint d’interroger l’une des élèves de l’École de jour-
nalisme de Sciences Po.

7. Chiffres issus du « Reuters Institute Digital News Report


2016 ».
FENÊTRE SUR RÉSEAUX SOCIAUX 151

Y aura-t-il une ré-intermédiation de l’information ?


Rien n’est moins sûr. La logique est celle de la « plateformi-
sation » des médias. On parle désormais de « médias distri-
bués ». Le temps où l’on publiait ses contenus uniquement
sur son site ou son application mobile est terminé. Désor-
mais, il faut « irradier » et s’incruster sur les plates-formes
extérieures, détenues le plus souvent par les GAFA.
Cette logique dessine un paysage médiatique en ligne
à deux vitesses : d’un côté, les vieux médias qui pensent
encore contre les réseaux sociaux, de l’autre, de nouveaux
entrants qui se sont construits avec eux et n’hésitent pas
à montrer leurs muscles. Buzzfeed diffuse sur pas moins
30 plates-formes extérieures à la sienne. « Notre futur
dépend de notre capacité à apprendre de façon conti-
nuelle d’une audience internationale, engagée sur des
multiples supports, et d’utiliser ce savoir pour mieux
informer et mieux divertir », insiste Jonah Peretti, le fon-
dateur de Buzzfeed dans un mémo publié en ligne. Selon
lui, les réseaux sociaux sont une rampe de lancement pour
expatrier son entreprise à l’étranger. « Nous sommes une
compagnie globale, nous apprenons de plus en plus de
ces nouveaux marchés, ce qui nous donne un avantage
sur nos compétiteurs dévolus à un seul pays 8. »
Pour faire passer son message, Buzzfeed dévoile
l’étendue de sa puissance dans la vidéo de ses vœux de fin
d’année 2015, en montrant tour à tour ses équipes dissé-
minées dans le monde, de New York à Paris, en passant
par Sidney, Nairobi, Londres, Tokyo, Mexico, Madrid ou

8. Jonah Peretti, « A Cross-Platform, Global Network », Buzzfeed,


23 octobre 2015, www.buzzfeed.com/jonah/2015memo?utm_term
=.ptVvj652AX#.odjWB7oy4N
152 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

Istanbul. Une démonstration de force qui explique en partie


des chiffres d’audience faramineux : 200 millions de visi-
teurs uniques et 1,5 milliard de vidéos vues chaque mois.
CNN se met aussi à la « plateformisation », en produisant
des contenus exclusifs adaptés à des applications extérieures
à la sienne, comme the List App, ou Snapchat. Sauf que
chaque plate-forme a ses propres types de contenus, ses pro-
pres rythmes de publication, sa propre écriture. Il n’est pas
simple de regrouper des équipes compétentes pour chacun de
ces espaces. « Il faut avoir non seulement une stratégie diffé-
rente sur chacune de ces plates-formes, mais aussi un ton
homogène et cohérent », appuie Jim Bankoff, de Vox Media.
« Quelle que soit la plate-forme, il faut que les lecteurs
sachent ce qu’est l’identité d’un contenu signé Vox 9. »

« Les réseaux sociaux sont essentiels pour Vox. Nous passons


beaucoup, beaucoup, beaucoup de temps à produire des
contenus pour des audiences qui vivent sur les réseaux
sociaux 10. »
Jim Bankoff, président de Vox Media.

Des royaumes du partage


« Après le capitalisme, nous sommes entrés dans l’éco-
nomie du partage », prédit l’économiste Jeremy Rifkin,
lors de la conférence DLD, à Munich, en janvier 2016.
Avec cette économie émergent de nouveaux réflexes dans
les rédactions. Ce qui compte désormais, c’est de savoir

9. Propos tenus lors du festival South by Southwest, mars 2016.


10. Ibid.
FENÊTRE SUR RÉSEAUX SOCIAUX 153

qui recommande quel contenu et sur quelle plate-forme,


et de collecter les données sur les modalités de ces par-
tages. La recommandation sociale (on lit ce que ses amis
lisent), au cœur même de la mécanique des réseaux
sociaux, fonctionne au-delà des espérances, et mieux que
les avis journalistiques. Pour choisir un film, les utilisa-
teurs font davantage confiance à l’avis d’un de leurs amis
Facebook qu’à la critique d’un journaliste spécialisé 11.
Il en va de même pour la politique. Selon une étude parue
dans la revue Nature 12, un internaute qui poste sur Face-
book un message rappelant que c’est jour d’élection
accompagné d’une photo le montrant dans le bureau de
vote suscite un surcroît de mobilisation chez ses proches.
« Ce que l’on a découvert, c’est que le monde numérique
et le monde réel s’affectent l’un l’autre 13 », conclut James
H. Fowler, professeur de sciences politiques à l’Université
de San Diego, qui a participé à l’étude.
« Tous les douze ou dix-huit mois, la quantité d’infor-
mations partagées par les utilisateurs double », analyse
Yuri Milner, un milliardaire entrepreneur russe qui a
investi dès 2009 dans Facebook. « Cela veut dire que vous

11. Brandon Evans, « Social Blockbusters : How Facebook and


Twitter Are Changing the Movie Business », Social Media Today,
17 septembre 2012, www.socialmediatoday.com/content/social-
blockbusters-how-facebook-and-twitter-are-changing-movie-
business-infographic
12. Robert M. Bond et al., « A 61-Million-Person Experiment in
Social Influence and Political Mobilization », Nature, 13 sep-
tembre 2012.
13. John Markoff, « Social Media Can Affect Voter Turnout,
Study Says », The New York Times, 2 septembre 2012, www.
nytimes.com/2012/09/13/us/politics/social-networks-affect-voter-
turnout-study-finds.html
154 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

avez une croissance sans précédent de l’information accu-


mulée » 14 sur le réseau social, qui compte plus d’1,6 mil-
liard de membres dans le monde.
« C’est facile de faire cliquer les gens sur des contenus »,
confirme Cécile Dehesdin, rédactrice en chef de Buzzfeed
France, « mais c’est beaucoup plus difficile de leur faire
partager des contenus sur les réseaux sociaux car cela sup-
pose qu’ils adhèrent à ce que vous avez écrit 15 », qu’ils s’y
identifient suffisamment pour avoir envie d’afficher ce
contenu sur leur compte, au vu de leurs amis. Pour y par-
venir, tous les dispositifs sont permis. Dans les bureaux
de CNN à New York, une multitude d’écrans trônent dans
la rédaction. S’y affichent les sites de CNN, CNN Money, le
direct de l’antenne ainsi que les tendances sur Facebook,
Spike, un tableau de bord qui indique dans le monde entier
les sujets qui montent, ville par ville, Chartbeat et Google
Analytics, deux instruments de mesure des statistiques en
temps réel (voir le chapitre 4). Se trouvent également des
outils de suivi du partage sur les réseaux sociaux, comme
Echo Box ou Social Flow, qui aident à optimiser le rayonne-
ment d’un contenu, en suggérant par exemple la meilleure
heure de publication, et promettent une audience élargie.
Toutefois, il est très difficile de suivre l’itinéraire d’un
contenu 16 : qui le partage sur Facebook, qui le tweete, qui
envoie le lien via les messageries instantanées, par SMS, ou

14. Propos tenus lors du Monaco Media Forum, novembre 2010.


15. Propos tenus lors d’une master class à l’École de journalisme
de Sciences Po, 7 octobre 2015.
16. Alice Antheaume, « Le “pound”, le nouveau pèse-contenu
de Buzzfeed », Slate.fr/Work In Progress, 11 mai 2015, http://
blog.slate.fr/labo-journalisme-sciences-po/2015/05/11/le-pound-
le-nouveau-pese-contenu-de-buzzfeed/
FENÊTRE SUR RÉSEAUX SOCIAUX 155

par email, etc. C’est d’autant plus complexe que ces propa-
gations ne sont pas linéaires. Elles suivent des chemins
sinueux, qui ressemblent à « des forêts sur le Web », compo-
sées d’arbres de toutes tailles et de toutes formes, observe
Dao Nguyen 17, directrice de publication de Buzzfeed.
Les médias qui se montrent capables de suivre et de
comprendre ces nouveaux chemins de partage seront les
grands gagnants de demain. En effet, en analysant la
radiation des contenus en ligne, ils sauront comment tou-
cher des cercles au-delà des premiers lecteurs évidents, et
donc déployer une toile d’influence encore plus étendue.
En outre, les données ainsi récoltées vont servir aux
annonceurs, très preneurs de statistiques sur les perfor-
mances de diffusion de leurs campagnes publicitaires. Or
« un média sans données pour les publicités ciblées n’a
aucune chance de survie 18 », prévient Jeff Sonderman, le
directeur adjoint de l’American Press Institute.

« Notre but ? Tirer de ces réseaux, de ces signaux, une


intelligence 19. »
Clément Huyghebaert, directeur du développement
de Buzzfeed.

17. Dao Nguyen, Andrew et Adam Kelleher, « Introducing


Pound : Process for Optimizing and Understanding Network Dif-
fusion », Buzzfeed, 27 avril 2015, www.buzzfeed.com/daozers/
introducing-pound-process-for-optimizing-and-understanding-
n?utm_term=.wg2yJjK48b
18. Damaris Colhoun, « Is the News Behaving More Like Adver-
tising ? », Columbia Journalism Review, 1er mai 2015, www.
cjr.org/analysis/news_behaving_more_like_advertising.php
19. Entretien avec l’auteure, octobre 2015.
156 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

Des viviers de témoignages amateurs


« Autrefois, quand des attentats survenaient, les survi-
vants ne pensaient qu’à fuir. Aujourd’hui, certains sortent
leurs smartphones [...]. Ce qu’on appelle UGC* (user gene-
rated content), le contenu généré par les utilisateurs des
réseaux sociaux, témoins occasionnels d’un événement,
joue un rôle de plus en plus crucial pour donner la mesure
de l’importance d’une information, et donner au public la
vision la plus exacte possible de ce qui vient de se pro-
duire », expliquent Grégoire Lemarchand et Rémi Banet,
de l’AFP, au lendemain des attentats de mars 2016 en
Belgique 20.
Il faut néanmoins s’assurer de l’authenticité d’un
témoignage publié en ligne. Comment être certain de la
véracité de photos postées sur les réseaux sociaux ?
Comment s’assurer qu’une image n’est pas un photomon-
tage ou un cliché ancien ressorti du tréfonds d’Internet ? Il
incombe donc aux journalistes, dans cette jungle luxu-
riante, de repérer les fakes*, c’est-à-dire les contenus trom-
peurs, usurpés, manipulés qui cohabitent avec de vraies
informations. « Il ne suffit pas de publier vite, il faut
publier vrai 21 », martèle Margaret Sullivan, ex-journaliste
au New York Times, après que sa rédaction s’est trompée
sur le nom de l’auteur de la tuerie dans l’école primaire de
Newtown, dans le Connecticut, le 15 décembre 2012. Le
New York Times a d’abord attribué la fusillade à un

20. Rémi Banet et Grégoire Lemarchand, « Reporters involon-


taires », art. cité.
21. Margaret Sullivan, « Getting It First or Getting It Right ? »,
The New York Times, 22 décembre 2012, www.nytimes.com/
2012/12/23/public-editor/getting-it-first-or-getting-it-right.html
FENÊTRE SUR RÉSEAUX SOCIAUX 157

dénommé Ryan Lanza – qui avait alors répondu sur les


réseaux sociaux : « Ce n’est pas moi » – avant de diffuser
le véritable nom du tueur, Adam Lanza.
Ce type de faute de carre, aussitôt relayée, et moquée,
sur le réseau, coûte cher. À la fois au média et au jour-
naliste qui l’a commise, dont l’empreinte numérique (voir
le chapitre 2) en reste entachée. Pour l’éviter, il faut véri-
fier chaque élément. Cela prend du temps et impose une
méthode rigoureuse. Il s’agit d’un vrai travail d’enquête
journalistique adapté aux spécificités du numérique dont
voici les différentes étapes : identifier l’auteur du contenu,
fournir le contexte, s’assurer de l’originalité de l’image,
confirmer l’information et surveiller le réseau.

Identifier l’auteur du contenu


Cette tâche est prioritaire. Il faut d’abord repérer le
compte (sur Twitter, YouTube, Facebook, ou autre) de
celui ou de celle qui a, en premier, signalé un événement,
puis déceler si le nom affiché sur ce compte est son vrai
patronyme ou un pseudonyme. Il faut ensuite entrer en
contact avec cette personne et vérifier auprès d’elle quel-
ques points élémentaires, ce qu’il vaut mieux faire par
téléphone :
– Peut-elle décliner son identité ?
– Se trouve-t-elle, ou s’est-elle trouvée, sur les lieux de
l’événement dont elle parle en ligne ? (Si, par exemple, sur
Facebook, elle prétend qu’il y a le feu dans un immeuble
parisien et qu’elle est joignable sur un numéro dans l’Est
de la France, méfiance.)
– Est-elle en mesure de donner des détails sur ce qu’il
s’est passé (date, heure, circonstances, nombre de per-
sonnes présentes) ?
158 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

– Peut-elle indiquer avec quel matériel elle a publié


son contenu en ligne ?
« C’est toute la question du crédit que l’on apporte à
celui qui aurait posté une vidéo sur YouTube 22 », résume
Julien Pain, un journaliste spécialisé dans l’utilisation de
contenus amateurs. Pour s’assurer que le contact est bien
celui qui a filmé la scène, « je lui demande de m’envoyer
son fichier original, avant encodage sur YouTube. Si c’est
bien lui qui a produit le contenu, il doit avoir ce fichier. Si
le type me dit qu’il ne sait pas où il est, il n’est pas une
source fiable », tranche le journaliste. « Le meilleur moyen
pour authentifier une personne est de lui parler », confirme
James Morgan, un journaliste de la BBC. « Si cette source
n’est pas légitime, elle hésitera très vite pour répondre à
des questions factuelles [comme] “que voyez-vous autour
de vous ?” 23. »

Fournir le contexte
Combien d’erreurs regrettables ont-elles été commises
lorsque les images provenaient des réseaux sociaux ?
La publication d’une photo d’un tremblement de terre en
Chine de 2008 dans les pages de Libération pour illustrer
le séisme d’Haïti en 2010 en est un exemple. Cette image
est publiée au préalable sur le compte Twitter d’un indi-
vidu qui se prétend d’Haïti et que quelques médias et
agences photos reprennent à la hâte. L’urgence est mau-
vaise conseillère. Le 22 mars 2016, lors des attentats à
Bruxelles, iTélé diffuse à tort des images prises lors d’un

22. Entretien avec l’auteure, août 2011.


23. Cité dans la recherche de Nicola Bruno, « Tweet First, Verify
Later », art. cité.
FENÊTRE SUR RÉSEAUX SOCIAUX 159

attentat mais survenu à Moscou et en 2011 : une double


faute, de lieu et de date.
Quelle que soit l’information provenant des réseaux
sociaux, le journaliste doit pouvoir comprendre ce qui est
montré dans l’élément glané sur le Web et ce qu’il s’est passé
avant et après. Il doit contextualiser l’ensemble en donnant,
a minima, la date, le lieu, les acteurs de l’événement, ainsi
que, bien sûr, quelques repères nécessaires à la compréhen-
sion des faits. Si l’on entend « des gens parler, quel accent
ont-ils ? S’il y a des armes, lesquelles ? La météo est-elle
conforme au temps qu’il devrait faire ? », demande Andy
Carvin 24, un spécialiste de la vérification sur les réseaux
sociaux. Autres détails à observer : la plaque d’immatricu-
lation d’un véhicule, les vêtements portés par les habitants...
« Si j’ai une vidéo apparemment tournée dans un coin
reculé du Mali, j’essaie de contacter quelqu’un qui habite
tout près de ce lieu », reprend Julien Pain. « Je lui envoie
la vidéo, il me dira si les images correspondent à son
environnement, si les codes vestimentaires des gens que
l’on voit sur la vidéo sont ceux de la région, si les murs
des maisons sont bien peints comme cela dans cette
zone, etc. 25. »
Du côté technique, le moteur de recherche Wolfram et
sa section « Weather » aident à « vérifier la météo à une
date précise et donc (à) comparer le temps avec ce que
l’on voit sur l’image ». De même, « l’application SunCalc
montre le mouvement du soleil et permet donc de vérifier
si les ombres qui apparaissent sur l’image correspondent
à l’heure et au lieu où l’image est censée avoir été prise »,

24. Entretien avec l’auteure, mars 2011.


25. Entretien avec l’auteure, août 2011.
160 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

conseille la journaliste Pauline Moullot, dans un article


intitulé « Comment mieux repérer de fausses photos et
vidéos 26 ». Si les éléments ne correspondent pas au lieu
ni à la date supposés de l’événement, c’est signe qu’il y a
un risque de méprise.

S’assurer de l’originalité de l’image


En ligne, une image n’est pas une preuve. Les jour-
nalistes exerçant dans des pays où le pouvoir n’utilise
pas de photos truquées à des fins de propagande ont trop
souvent perdu le réflexe de s’interroger sur leur fiabilité.
Il leur faut pourtant le retrouver, car l’ère du numérique
voit se multiplier les montages visuels. La fausse photo
du cadavre de Ben Laden est restée dans les annales.
Dès que l’image d’un homme barbu au visage tuméfié
commence à circuler, en mai 2011, des interrogations
sur son origine apparaissent sur les réseaux sociaux,
avant que le trucage soit révélé en ligne. « Quand nous
avons appris que Ben Laden était mort, au bureau photo
de Singapour, nous n’avions plus qu’une idée en tête :
voir la photo de son cadavre. Le monde avait besoin
d’une preuve tangible en image que l’homme le plus
recherché et le plus insaisissable avait été pris 27 », se sou-
vient Russell Boyce, responsable des photos pour la zone
Asie à l’agence Reuters. « Quelques heures plus tard, a

26. Pauline Moullot, « Comment mieux repérer les fausses photos


et vidéos ? », Libération.fr, 22 mars 2016, www.liberation.fr/
desintox/2016/03/22/comment-mieux-reperer-de-fausses-photos-
et-videos_1441248
27. Russell Boyce, « Osama Bin Laden Is Dead – Prove it »,
Reuters, 2 mai 2011, http://blogs.reuters.com/russell-boyce/2011/
05/02/bin-laden-is-dead-prove-it/
FENÊTRE SUR RÉSEAUX SOCIAUX 161

circulé sur Internet le visage ensanglanté d’Oussama Ben


Laden extrait d’une vidéo transmise par une chaîne
de télévision au Pakistan [...]. Mais était-ce vraiment
Oussama ? La photo provenait soi-disant de l’armée
américaine, mais l’image nous a semblé immédiatement
suspecte car nous avons décelé des incohérences : une
pixellisation et un flou étranges sur le visage de Ben
Laden, qui était plus sombre à certains endroits. Et ce
visage nous paraissait familier. En consultant nos
archives, nous avons vite compris que la moitié infé-
rieure du visage était identique à celle d’une photo prise
lors d’une conférence en 1998. Nous avons fait pivoter
cette image de 180 degrés et l’avons superposée sur la
photo présumée de Ben Laden mort. La correspondance
était parfaite. Il s’agissait donc d’un faux 28. » Entre-
temps, plusieurs médias ont déjà diffusé le cliché falsifié.
Après avoir été alertés par un très grand nombre d’inter-
nautes, ils ont rectifié. Cette affaire a fait jurisprudence.
Lorsque, six mois plus tard, le 20 octobre 2011, paraît
la photo du dictateur libyen Mouammar Kadhafi, donné
pour mort, personne ne croit à sa véracité, d’autant que
l’AFP, qui l’a récupérée, note en légende que c’est une
« photo présumée ». Il s’agit en effet de la photo d’un écran
de téléphone portable sur lequel s’affiche la photo de
Kadhafi. Autant de bizarreries qui suscitent la méfiance
des rédactions. La photo est pourtant authentique. Son
auteur, Philippe Desmazes, photographe de longue date à
l’AFP, envoyé spécial en Libye, a pris un cliché de l’écran
du téléphone portable d’un combattant – le véritable

28. Ibid.
162 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

auteur de la photo du dirigeant libyen – et possède de fait


une exclusivité mondiale.
Pour vérifier une image ou une vidéo, il faut d’abord
analyser son contenu : la photo de ce requin qui évolue
dans les rues de Manhattan après le passage de la tempête
Sandy, en 2012, est-elle crédible ? Il faut commencer par
se demander si cette espèce de requins peut nager dans
des eaux proches de New York ; ensuite vérifier que la
photo n’a pas été prise avant, ailleurs, dans d’autres cir-
constances. Pour ce faire, on doit procéder à une inspec-
tion générale, technique comprise : avec quel appareil
cette photo a-t-elle été prise ? Avec ou sans flash ?
A-t-elle été modifiée ? Y a-t-il démarcation, signe d’un
collage éventuel, entre le premier et l’arrière-plan ? Ces
spécificités, bien utiles pour comprendre l’histoire d’une
image, sont parfois accessibles grâce à un clic droit sur
le fichier original, qui permet de « lire les informations ».
Avec un peu de chance, on peut voir si le cliché a été pris
à l’aide d’une application sur smartphone, si l’image a
transité par email, à quelle date et à quelle heure remonte
la dernière ouverture du fichier. Cette simple recherche
peut se révéler vaine, les données n’étant pas toujours
disponibles. Dans ce cas, l’itinéraire d’une image (dispo-
nible en ligne ou téléchargée sur un bureau d’ordinateur)
peut être retracé sur Tineye, un moteur de recherche dont
se servent notamment l’agence Associated Press et la BBC.
À partir de la photo scannée, Tineye retrouve, sur Internet,
les images qui lui ressemblent, « photoshopées » ou non.
Cette opération aide à savoir si la photo sur laquelle on
enquête est originale ou si elle est le fruit de diverses
manipulations. Il existe aussi la recherche inversée sur
Google Images. Il suffit de cliquer sur l’appareil photo et
FENÊTRE SUR RÉSEAUX SOCIAUX 163

d’aller chercher la photo sur son bureau. Google trouve


alors toutes les photos similaires déjà en ligne.
L’AFP s’est, quant à elle, dotée d’un logiciel appelé
Tungstène, qui analyse les métadonnées* – les données sur
les données – des images pour « voir si un objet ou une
personne ont été retirés d’une photo, si par exemple un
missile a été dupliqué sur une photo de guerre, si une foule
a été densifiée ou encore si une image a été “surdéve-
loppée” pour la dramatiser – comme cela a été le cas avec
une photo du volcan islandais Eyjafjöll 29 », en 2010. Ce
logiciel, très coûteux, ne résout pas tout, d’autant que les
données peuvent être modifiées à dessein. Mais c’est un
outil de vérification supplémentaire pour détecter les fakes.

Se méfier des « on-dit »


Il existe bel et bien des histoires fabriquées de toutes
pièces en ligne. « Nous devons toujours recouper les infor-
mations factuelles trouvées sur des réseaux sociaux »,
indique l’AFP dans ses consignes aux agenciers. Selon
l’agence de presse, une déclaration trouvée sur un réseau
social « ne doit pas être utilisée comme source pour
annoncer un événement ni pour décrire un événement en
cours, sauf si – comme pour un autre canal d’information –
nous sommes certains de l’authenticité du compte sur
lequel elle est publiée ». Et les consignes de rappeler une
erreur commise : « Nous nous sommes ainsi laissés prendre
dans le passé par un faux compte Twitter sur lequel le
ministre britannique des Affaires étrangères était censé
avoir envoyé un message de condoléances après la mort

29. Juliette Collen, « Tungstène, un détecteur de mensonges dans


la jungle des photos retouchées », AFP, 27 mai 2010.
164 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

de Michael Jackson, se concluant par les mots : “RIP,


Michael” [RIP pour Rest in peace, repose en paix] 30. » Un
message que le ministre n’a jamais envoyé. La règle sacro-
sainte du recoupement des sources, qui suppose d’obtenir
de plusieurs personnes la même information avant de la
publier, ne met pourtant pas à l’abri des bévues. Par
exemple, au Moyen-Orient, en Libye, il n’est pas rare que
trois personnes, présentes sur place, témoignent d’une
même histoire. Un journaliste débutant peut s’en laisser
conter, un journaliste aguerri peut supposer que ces trois
sources se font l’écho d’un événement dont elles ont
entendu parler entre deux portes sans en avoir été vraiment
témoins, et qui font pourtant de cette histoire la leur.

Surveiller le réseau
Surveiller ce qui se dit sur le réseau, sur Twitter, sur Face-
book, sur la plate-forme de blogs Medium permet de relever
ce qui provoque doutes et questions sur l’actualité. Les inter-
rogations soulevées en ligne, souvent légitimes, suscitent
parfois chez les journalistes un sursaut de scepticisme qui
s’avère salutaire pour éviter les dérapages évoqués plus haut.
La communauté en ligne a ainsi été la première à contester
la véracité de la photo montrant Ben Laden mort, en
mai 2011, et de certaines photos relatives au passage de
l’ouragan Sandy sur la côte Est des États-Unis, fin
octobre 2012. Tandis que des clichés se déversent en masse
sur les réseaux sociaux – sur Instagram, jusqu’à dix photos

30. Alice Antheaume, « Information venue du Web, check ! »,


Slate.fr/Work In Progress, 25 août 2015, http://blog.slate.fr/
labo-journalisme-sciences-po/2011/08/25/cinq-etapes-pour-
verifier-une-potentielle-information-venue-du-web/
FENÊTRE SUR RÉSEAUX SOCIAUX 165

par seconde contenant le mot-clé « Sandy » –, s’entremêlent


vrais clichés et photomontages, parfois grotesques. Ceux
qui, de bonne foi, relayent ces fausses images, reçoivent
aussitôt des commentaires d’anonymes dénonçant la falsi-
fication des clichés. Une régulation presque automatique.
« Tout le monde ment, les enfants lorsqu’ils disent qu’ils se
sont lavé les dents, les hommes politiques pendant une cam-
pagne électorale [...]. Des photos fabriquées se sont répan-
dues sur Twitter pendant l’ouragan [...]. Est-ce inquiétant ?
Je ne le pense pas. Twitter a son propre système d’autocor-
rection », écrit Nick Bilton dans le New York Times 31.

Des sources d’alertes


Offrant une mosaïque aussi touffue que confuse de
témoignages, Twitter est, depuis plus de dix ans, une
source inégalée de breaking news. Les premières alertes
via Twitter apparaissent aux États-Unis dès 2007, lors de
la fusillade à l’Université Virginia Tech, en Floride, sous
la forme de messages de détresse des victimes. En jan-
vier 2009, lors de l’amerrissage miracle d’un avion sur
l’Hudson, à New York, la première personne à photogra-
phier de près la carlingue est un citoyen américain, Janis
Krums. Présent à bord d’un ferry juste à côté de l’endroit
où l’avion s’est échoué, il publie aussitôt sa photo sur
Twitter avec ce message : « Il y a un avion dans l’Hudson.
Je suis à bord du ferry qui va aller chercher les gens.
Incroyable. » Son cliché est immédiatement repris dans

31. Nick Bilton, « Disruptions : Twitter’s Faster Gantlet of


Truth », The New York Times/Bits, 4 novembre 2012, http://bits.
blogs.nytimes.com/2012/11/04/disruptions-twitters-faster-gantlet-
of-truth/
166 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

les médias du monde entier et Janis Krums reçoit des


appels de toutes les rédactions.
Autre exemple : l’alerte lancée par Sohaib Athar, un
consultant en informatique pakistanais qui a été le pre-
mier à entendre, le 2 mai 2011, un hélicoptère tourner
au-dessus de ce qui s’est avéré être le repère de Ben Laden,
et qui a tweeté l’information. Apprenant ensuite la mort
de Ben Laden après l’assaut des forces américaines, il iro-
nise : « Je suis le gars qui a live-tweeté* le raid contre Ben
Laden sans le savoir. »
En France, il faut attendre 2011 pour que Twitter joue
un véritable rôle dans l’information. C’est sur ce réseau
qu’apparaît la première mention de ce qui va devenir
l’affaire Dominique Strauss-Kahn 32. Le samedi 14 mai
2011 à 22 h 59, heure de New York, un étudiant français,
Jonathan Pinet 33, écrit le tweet suivant : « Un pote aux
États-Unis vient de me rapporter que #DSK aurait été
arrêté par la police dans un hôtel à NYC il y a une heure. »
Il devance ainsi toutes les agences de presse. Mais, tem-
père-t-il après coup sur son blog, « ce n’est pas mon tweet
qui a déclenché l’emballement de Twitter autour de cette
information 34 », mais l’article sur le site du New York Post
à 0 h 33, heure new-yorkaise.

32. Alice Antheaume, « Les médias à l’école DSK », Slate.fr/


Work In Progress, 15 juin 2011, http://blog.slate.fr/labo-jour
nalisme-sciences-po/2011/06/15/les-medias-a-lecole-dsk/
33. « Affaire DSK : Jonathan Pinet, l’étudiant qui a mis le feu
au Web », Le Parisien, 17 mai 2011, www.leparisien.fr/une/
affaire-dsk-jonathan-pinet-l-etudiant-qui-a-mis-le-feu-au-web-
17-05-2011-1453566.php
34. Jonathan Pinet, « En finir avec une rumeur grotesque »,
16 mai 2011, http://jonathanpinet.over-blog.com/article-en-finir-
avec-une-rumeur-grotesque-73981252.html
FENÊTRE SUR RÉSEAUX SOCIAUX 167

Le 16 mai 2011, le patron du Fonds monétaire interna-


tional (FMI), qui démissionne de ses fonctions deux jours
plus tard, se présente devant la juge américaine Melissa
Jackson. Cette dernière lui refuse la liberté conditionnelle
– qui lui sera accordée à l’audience du 20 mai, après quatre
nuits de prison. Lors des audiences préliminaires, les rédac-
tions françaises – télévision, radio, Web – utilisent Twitter
pour couvrir l’événement en direct, en se servant des tweets
envoyés par les rares journalistes français et étrangers admis
dans la salle d’audience. C’est à ce moment-là que Twitter
s’invite pour la première fois à grande échelle dans les rédac-
tions françaises et sert de source pour couvrir l’affaire DSK
(voir le chapitre 4). Autrement, comment relayer, en temps
réel, le huis clos partiel du tribunal pénal de Manhattan ?
Depuis la France, les journalistes qui animent des émissions
en direct, pour la radio ou la télévision, ou des lives sur les
sites d’information, suivent donc chaque message, y
compris ceux qui proviennent d’une rédaction concurrente,
abolissant ainsi des frontières longtemps en vigueur.
En politique, on ne compte plus les exemples d’annonces
dont la primeur est confiée à un réseau social. Barack
Obama, réélu à la présidence des États-Unis en
novembre 2012, annonce lui-même sa victoire sur Twitter,
prenant de court toutes les rédactions. En France, le
11 février 2016, jour de remaniement gouvernemental,
point de secrétaire général qui avance sur le perron de
l’Élysée pour communiquer les noms des nouveaux mem-
bres du gouvernement. C’est un tweet, publié sur le compte
officiel de l’Élysée, qui les détaille : « Sur proposition du
Premier ministre Manuel Valls, le président François
Hollande a nommé les ministres suivants. » Autant d’événe-
ments inédits dans la vie politique française, dont les codes
168 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

d’antan sont métamorphosés et imposent aux journalistes,


traditionnels ou non, d’être en alerte sur le réseau aussi.
Tandis que les politiques et les institutions républicaines
s’affranchissent des intermédiaires pour faire passer leurs
messages, il est, pour les journalistes, impossible de suivre la
vie politique et parlementaire sans les réseaux sociaux.

Le pouls de l’audience
Plonger dans les réseaux sociaux aide à sentir le pouls de
l’audience, à savoir ce que pensent les lecteurs de telle ou
telle information. Ce n’est pas une science exacte ni même
une science tout court. Cela ressemble plutôt à un baromètre
perpétuel. Les journalistes doivent analyser les réactions qui
leur sont envoyées, via des tweets, des messages sur Face-
book, Snapchat, mais aussi tirer les leçons de l’absence de
réaction. « En janvier 2015, alors que la rédaction de Charlie
Hebdo était décimée, nous avons vu arriver sur divers
canaux des centaines de dessins d’hommage, à la fois
d’auteurs et d’anonymes », relate Pauline Croquet, respon-
sable des réseaux sociaux au Monde. « En novembre 2015,
quelques heures à peine après les attentats de Paris et de
Saint-Denis, une fois l’hébétude passée, des lecteurs saturent
nos messageries privées de dessins pour exprimer colère,
chagrin et solidarité [...]. Pour les attentats de Bruxelles,
nous avons reçu beaucoup moins de messages spontanés
[...]. Si le sentiment de deuil était assez unanime en
novembre, cette fois-ci de nombreuses dissonances se font
entendre dans les commentaires : “Pourquoi parlez-vous
plus de cet attentat plutôt que d’un autre ?” 35. »

35. Lucie Soullier et Michael Szadkowski, « Comment Le Monde


vit avec les attentats », art. cité.
FENÊTRE SUR RÉSEAUX SOCIAUX 169

« Chaque photo postée sur Instagram est un télé-


gramme instantané pour dire comment on se sent 36 »,
affirme Marne Levine, l’une des dirigeantes d’Instagram.
« Si 10 000 personnes prennent des photos du même
endroit et du même sujet au même moment, c’est un
signal, on sait alors qu’il se passe quelque chose 37 », pré-
cise Kevin Systrom, président et cofondateur d’Instagram.
En témoigne le déferlement, le 5 octobre 2011, de photos
de pommes et de cols roulés noirs, hommages au créateur
d’Apple, Steve Jobs, décédé ce jour-là.
Car l’audience vibre au rythme de l’actualité. Le 28 fé-
vrier 2016, l’Internet mondial s’émeut. Enfin, Léonardo
DiCaprio remporte l’Oscar du meilleur acteur, après avoir
été nommé à quatre reprises sans jamais l’obtenir. Au
moment de l’annonce, sur Twitter, 440 000 tweets sont
publiés 38, le record de tweets par minute pour cette céré-
monie des Oscars. Puis, l’engouement s’émousse et c’est
aussi un signal auquel il faut prêter attention. Marc Pédeau,
qui travaille à Slate.fr, suit les réactions de l’audience de
très près. Il est souvent « le premier dans la rédaction à dire
“je crois que les lecteurs en ont suffisamment entendu
parler, je commence à lire pas mal de réactions négatives à
ce sujet, les gens ont envie de passer à autre chose” 39 ».

36. Propos tenus lors de la conférence DLD à Munich, janvier


2016.
37. Propos tenus lors du festival South by Southwest 2012.
38. Source : Twitter.
39. Mégane Guillaume, « Le social media editor, un journa-
liste pas comme les autres », Journalismesinfo.fr, 16 mars 2016,
www.journalismesinfo.fr/Le-social-media-editor-un-journaliste-
pas-comme-les-autres_a5761.html
170 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

Il faut néanmoins prendre garde au piège de l’« effet


loupe ». Les réseaux sociaux ne reflètent pas l’opinion de
la population française. À cet égard, les articles sur « ce
que pense Twitter de... » sont ridicules. Mais considérer
les réactions de l’audience participe du processus éditorial
des rédactions numériques. Et même les silences de cette
dernière sont éloquents.

La délicate équation du journalisme


et des réseaux sociaux
Un journaliste exerce son métier vingt-quatre heures
sur vingt-quatre, quel que soit le canal sur lequel il
s’exprime. Même en dehors des horaires de « bureau »,
ce qu’il écrit sur les réseaux sociaux doit être conforme
à la ligne du média auquel il collabore. De nombreux
journalistes pensent avoir trouvé la parade en écrivant
« mes tweets n’engagent que moi » sur leur profil
Twitter. C’est faux, leurs tweets engagent leurs rédac-
tions. Même s’ils sont écrits en leur nom propre. Et
même s’ils sont écrits depuis un compte personnel. De
même que retweeter, c’est cautionner. Sur les réseaux
sociaux, un journaliste a la même identité et la même
responsabilité que lorsqu’il apparaît à l’antenne ou
lorsqu’il signe un article.
Il y a donc des précautions à prendre, ne serait-ce
que pour la veille journalistique (voir le chapitre 2).
L’AFP exige de ses journalistes qu’ils restent impartiaux,
même en suivant leurs sources en ligne. « Si vous êtes
obligé d’“aimer” une page Facebook afin de pouvoir
suivre un parti politique ou un candidat, il faudra aussi
“aimer” la page de son opposant, de façon à faire
FENÊTRE SUR RÉSEAUX SOCIAUX 171

preuve d’équilibre », précise leur charte des pratiques


éditoriales 40.
Car l’AFP a effectivement édicté une charte de bonne
conduite, dont la dernière version date d’avril 2016. C’est
déjà ce que font presque toutes rédactions anglo-
saxonnes. Mais en France, la situation est souvent plus
floue. À quelques exceptions près, les rédacteurs en chef
ne tiennent pas à faire la police et ni à s’ériger en « pères
la morale ». Ils craignent sans doute d’entraver la liberté
de ton de leurs équipes ou de brider l’enthousiasme de
ceux qui contribuent à la visibilité de leur titre de presse
sur les réseaux sociaux.
Ce laisser-faire a conduit à quelques mauvaises sur-
prises, surtout dans les premiers temps, lorsque le compor-
tement à adopter et la façon d’écrire sur les réseaux
sociaux 41 représentaient encore un casse-tête pour les
journalistes. Habitués à ce que leur copie passe par plu-
sieurs relectures avant publication, ils se transforment,
sans garde-fou, en chevaux sauvages qui ruent tout
autant qu’ils courent dans ce nouveau Far West. Non seu-
lement ils oublient soudain les devoirs de leur profession,
mais même le bon sens semble leur faire défaut. Un jour-
naliste qui vient d’être embauché à L’Obs croit bon de
signaler sur Twitter que les bureaux de son entreprise sont
vides à son arrivée de bon matin. Il poste même une photo
en ligne, en public, attestant ce désert matinal. Un tweet
qui met dans l’embarras l’état-major de sa rédaction et

40. Charte AFP des bonnes pratiques éditoriales et déontologi-


ques, 12 avril 2016.
41. « Comment couvrir des sujets sur Internet et se servir des
réseaux sociaux », manuel de Reuters.
172 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

impose un rappel à l’ordre : « Aucun journaliste ne tweete


sur son canard ou sa direction en les critiquant, c’est
enfoncer des portes ouvertes, mais il faut que cela soit
précisé 42 », met au point Aurélien Viers, responsable édi-
torial des développements numériques, dans un email
adressé à ses équipes.
Aux premières lueurs des réseaux sociaux, à la fin des
années 2000, les rédacteurs en chef s’arrachent les che-
veux, quand ils ne sont pas atterrés par ce qu’ils lisent de
leurs journalistes sur Facebook et Twitter. Alan Murray,
aujourd’hui éditeur de Fortune Magazine, travaille alors
au Wall Street Journal et doit avertir ses rédacteurs : « Le
message est simple : ne soyez pas stupides. » Et de pré-
ciser : « Si vous couvrez la politique, vous n’allez pas
tweeter que vous venez de voter pour l’un ou l’autre des
candidats à la présidentielle américaine. Si vous êtes Bob
Woodward et que vous allez rencontrer Gorge Profonde
dans un garage, vous n’allez pas le fanfaronner sur
Twitter. Le problème, dans les grosses organisations
comme le Wall Street Journal, c’est qu’il y a inévitable-
ment des gens qui font des choses stupides, et d’autres
personnes qui estiment que, s’il y a des gens qui font des
choses stupides, il faut tenter de codifier la stupidité 43. »
Plus personne ne doute aujourd’hui de la portée que
peut avoir une publication malheureuse sur un réseau
social. « Souvenez-vous que les réseaux sociaux ont la

42. Aurélien Viers, « Il était une fois les journalistes sur Twitter »,
Slate.fr/Work In Progress, 19 juillet 2011, http://blog.slate.fr/
labo-journalisme-sciences-po/2011/07/19/il-etait-une-fois-les-
journalistes-sur-twitter/
43. Jeff Bercovici, « WSJ to Staff Twits : Don’t Be Stupid », Dai-
lyfinance, 3 juin 2009.
FENÊTRE SUR RÉSEAUX SOCIAUX 173

même audience que les autres médias, et parfois une plus


grande audience », rappelle tout de même l’AFP 44. Cela va
mieux en le disant : les réseaux sociaux ne sont ni une
récréation journalistique, ni les poubelles de l’information
en ligne.

« Les utilisateurs de Twitter ne sont pas des gens normaux. On


y trouve des responsables politiques, des conseillers politiques,
des lobbyistes et des journalistes 45. »
Mike DeBonis, reporter politique au Washington Post.

44. Charte AFP des données pratiques éditoriales et déontolo-


giques, ibid.
45. Propos tenus lors du festival South by Southwest, mars
2016.
Chapitre 7
Les robots de l’information

Ils n’ont ni siège ni bureau dans les entreprises de


presse. Ils ne prennent pas la parole dans les conférences
de rédaction. Les algorithmes, ces programmes automa-
tiques conçus pour obtenir et délivrer un résultat, sont les
collègues invisibles des journalistes. Les lecteurs ne les
repèrent pas toujours, les journalistes ont appris à coha-
biter avec eux sans plus de cérémonie. Ces petits robots
interviennent pourtant à tous les niveaux de la produc-
tion journalistique : sélection des informations, hiérarchi-
sation, écriture, et même conversation avec les lecteurs.
Leur irruption dans l’univers de l’information est sans
doute la plus considérable révolution du journalisme à
l’ère numérique. Et elle ne fait que commencer.

Dans la peau d’un algorithme


De quoi se nourrissent ces « petites bêtes » et « que
faut-il leur donner à manger 1 ? », demande, faussement
perplexe, le journaliste américain David Carr. Ce à quoi
Eli Pariser, le fondateur du média Upworthy, répond qu’un

1. Alice Antheaume, « SXSW : dans la peau d’un algorithme »,


Slate.fr/Work In Progress, 12 mars 2013, http://blog.slate.fr/
labo-journalisme-sciences-po/2014/03/12/sxsw-dans-la-peau-
dun-algorithme/
176 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

algorithme est « une ligne éditoriale, intégrée à une équa-


tion mathématique, un bout de code qui nous dit ce que
l’audience veut voir, et tente de trouver les éléments qui
vont maintenir les lecteurs sur un site, en les encoura-
geant à cliquer sur des contenus et des publicités 2 ».
Pour le sociologue Dominique Cardon, auteur du livre
À quoi rêvent les algorithmes 3, il y a quatre familles de calculs :
– les algorithmes de popularité, à partir des clics des
internautes ;
– les algorithmes qui hiérarchisent l’autorité des sites,
à partir des liens qui y renvoient ;
– les algorithmes de réputation d’une personne, d’un
produit, à partir des « likes » ;
– les algorithmes pour personnaliser les informations
présentées aux lecteurs, à partir des traces que ces der-
niers ont laissées en ligne (leurs centres d’intérêt, les mots-
clés qu’ils recherchent, etc.).
Tous sont, pour Eli Pariser, « bien plus puissants que
les plus puissants des directeurs de rédaction 4 ». Et pour
cause : l’écosystème de l’information en ligne est gou-
verné par quelques-uns d’entre eux, celui de Google, et
celui de Facebook notamment, ainsi que par une multi-
tude d’autres, moins prééminents, mais tout aussi pré-
sents. Tous se nourrissent, pour répondre à la question de
David Carr, de données et de contenus, qu’ils scannent,
mâchent et recrachent selon un ordre qui est le leur.

2. Propos tenus lors du festival South by Southwest, mars 2014.


3. Dominique Cardon, À quoi rêvent les algorithmes : nos vies
à l’heure des big data, Paris, Seuil, « La République des idées »,
2015, p. 17-18.
4. Ibid.
LES ROBOTS DE L'INFORMATION 177

L’ordonnance de Google
Prédominant sur la planète numérique, Google fonc-
tionne avec plusieurs algorithmes, certains pour le mobile,
d’autres pour l’ordinateur, dont l’un, le plus célèbre, a son
petit nom. Il s’appelle « Page Rank », et il décide quelles
sont les pages qui remontent à la suite d’une requête sur
un mot-clé. Dans quel ordre ? Impossible de le dire, car
la formule de cet algorithme est le secret le mieux gardé
du Web. Ses règles sont changées près de 600 fois par an.
De quoi rendre folles les rédactions, car de ces règles
dépend la visibilité des articles. En France, Google est
utilisé par 95 % de la population internaute, et 90 % des
clics sur Google s’effectuent sur la première page des
résultats, c’est dire si le moteur de recherche a du poids.
« Le monde vu par Google est un univers méritocratique
qui confère une visibilité disproportionnée aux sites Web
les plus reconnus », regrette Dominique Cardon. « Il fait
de la planète numérique le terrain d’une gigantesque
compétition pour l’excellence et réserve aux élus un
minuscule nombre de places 5. »
On lui prête même de « l’influence sur les résultats élec-
toraux 6 », car il agirait sur les électeurs indécis. Lorsque
ceux-ci cherchent à savoir pour qui voter, ils s’informent
sur le Web. En fonction des résultats affichés par Google,
ils ont tendance à pencher pour un camp ou un autre. Pour
Politico, cela pourrait même « truquer l’élection

5. Ibid., p. 94.
6. Charles Cuvelliez, « De l’influence de Google sur les résultats
électoraux », Le Monde, 27 janvier 2016, www.lemonde.fr/idees/
article/2016/01/27/de-l-influence-de-google-sur-les-resultats-
electoraux_4854577_3232.html
178 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

présidentielle américaine de 2016 7 ». Loin d’être une acti-


vité de seconde zone, le tri des informations a une impor-
tance considérable à l’ère numérique : il régit l’autorité des
contenus journalistiques et leur influence sur les lecteurs.

Les règles de Facebook


Outre les algorithmes de Google, ceux de Facebook
sont aussi très puissants : ils indexent les contenus sur le
newsfeed*, le fil d’actualités qui s’affiche sur la page
d’accueil de Facebook et qui est propre à chacun. Ils pas-
sent en revue tout ce que qui a été publié en ligne depuis
une semaine, par chaque ami, par chaque groupe auquel
on appartient, par chaque page que l’on a « aimée ». « Pour
l’utilisateur moyen, cela fait environ 1 500 contenus et
sources à scanner », calcule le journaliste de Slate.com,
Will Oremus. « Si vous avez plusieurs centaines d’amis sur
Facebook, cela peut monter à plus de 10 000 8. » Contrai-
rement à Google, Facebook n’occulte pas les critères de
son classement : « Pour déterminer quel contenu est le
plus intéressant, il y a plusieurs facteurs qui entrent en
ligne de compte, comme le nombre de commentaires
recueillis, la source (il y a un classement dans le classe-
ment des personnalités “populaires” et des personnes avec
qui vous interagissez le plus), et le format du contenu
(photo, vidéo, texte, mise à jour, etc.) », écrit le spécialiste

7. Robert Epstein, « How Google Could Rig the 2016 Election »,


Politico, 19 août 2015, www.politico.com/magazine/story/2015/
08/how-google-could-rig-the-2016-election-121548
8. Will Oremus, « Who Controls Your Facebook Feed »,
Slate.com, 3 janvier 2016, www.slate.com/articles/technology/
cover_story/2016/01/how_facebook_s_news_feed_algorithm_
works.single.html
LES ROBOTS DE L'INFORMATION 179

George Dvorsky dans un article sur les dix algorithmes


qui dominent le monde 9. Compte aussi – et c’est essentiel
dans l’univers des médias – la « fraîcheur » du contenu.
S’il a plus d’une semaine, il ne remontera pas en tête de
gondole dans le newsfeed.
De même que les algorithmes de Google, ceux de Face-
book ont un impact colossal sur les votes aux élections,
et avant cela, sur la qualité de l’information donnée aux
potentiels électeurs. Les employés de Facebook le savent
bien : ils ont demandé à leur patron, Mark Zuckerberg,
« quelle responsabilité a Facebook dans le fait de contri-
buer à empêcher Trump d’accéder à la présidence des
États-Unis en 2017 10 », lors d’un sondage interne début
mars 2016. Minorer l’exposition du candidat républicain
nécessiterait, dans la conception même de l’algorithme,
de pondérer les contenus relatifs à Donald Trump. Comme
les journalistes, les algorithmes ont donc une responsa-
bilité éditoriale tangible.
Et ce n’est pas tout : il y a aussi l’algorithme de Twitter
qui remonte les tweets « pendant votre absence », celui
d’Instagram qui permet d’« explorer les publications » des
autres inscrits et bien d’autres encore qui agissent sur le
Web. Tous ont un pouvoir immense sur l’industrie des
médias, reprend Will Oremus, « en propulsant sur le
devant de la scène des start-ups comme Buzzfeed ou Vox

9. George Dvorsky, « The 10 Algorithms That Dominate Our


World », Gizmodo, 22 mai 2014.
10. Michael Nunez, « Facebook Employees Asked Mark Zucker-
berg If They Should Try to Stop a Donald Trump Presidency »,
Gizmodo, 15 avril 2016, http://gizmodo.com/facebook-employees-
asked-mark-zuckerberg-if-they-should-1771012990
180 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

tandis que les publications des journaux centenaires se


fanent et meurent 11 ».

« Pour l’instant, Mark Zuckerberg met du bon contenu dans le


newsfeed de Facebook, tant mieux pour nous. Mais si, en se
levant demain, il décide du contraire, mieux vaut ne pas en
dépendre 12. »
Lockhart Steele, directeur éditorial de Vox Media.

Les robots de la hiérarchisation


La hiérarchie des informations n’est plus régie par les
journalistes, pas plus que par les médias. Ce sont des algo-
rithmes qui en décident, reléguant l’une des fonctions de
cette profession, la hiérarchisation de l’actualité, aux
oubliettes. Pourtant, les mastodontes du Web ne sont pas
les seuls à créer des robots qui trient les informations. La
cohabitation automatique-manuel est déjà une réalité
puisque les éditeurs sous-traitent une partie de la page
d’accueil de leurs sites : ils en confient la gestion à des
robots qui régentent des listes répertoriant les articles les
plus envoyés, les plus commentés, les plus populaires.
Slate ou CNN, en partenariat avec la société Outbrain,
font remonter de façon automatique une sélection d’arti-
cles dont le thème correspond à l’actualité qu’est venu
chercher l’internaute (Barack Obama, François Hollande,
la santé, le sport, etc.). Chaque mois, Outbrain se vante de
proposer 200 milliards de recommandations. Quant à

11. Will Oremus, « Who Controls Your Facebook Feed », art. cité.
12. Propos tenus à la conférence DLD à Munich, janvier 2015.
LES ROBOTS DE L'INFORMATION 181

Business Insider, il utilise un robot appelé « Business Insi-


der Update », élaboré par la société allemande Spectrm,
qui créé alertes et pushs (voir le chapitre 3) en temps réel
sur la messagerie de Facebook à propos des dernières
informations disponibles. À l’occasion de l’Euro 2016,
20minutes.fr a aussi mis en place un dénommé « 20bot »
qui, chaque jour à 13 heures, délivre par la messagerie
instantanée de Facebook les cinq infos marquantes de la
mi-journée précise l’équipe. Ce ne sont là que quelques
exemples d’algorithmes calibrés pour trier des informa-
tions et déjà utilisés dans des rédactions, mais il y en a
bien sûr beaucoup d’autres.
L’univers médiatique se compose ainsi d’un océan de
contenus d’un côté, et d’un ordonnancement décidé en
partie par des robots de l’autre. Dans ces conditions,
comment un journaliste peut-il donner plus de visibilité
et donc plus de portée à ses articles en ligne ?
Il peut d’abord, par l’écriture, par la titraille (titre, sous-
titre, intertitres), par le nommage des images et des vidéos,
par quelques techniques d’édition, par la formule des URL,
la disposition des liens, pousser le référencement de son
article sur Google. Ce phénomène s’appelle le SEO* (search
engine optimization) ou optimisation du référencement
pour les moteurs de recherche. Un nouveau métier s’est
donc développé dans les rédactions : le spécialiste du réfé-
rencement. Il n’est pas toujours journaliste, mais il « sait
parler aux moteurs » et peut faire en sorte que le média
pour lequel il travaille soit bien – ou mieux – repéré par
les moteurs de recherche, autrement dit que les articles
de ce site remontent plus facilement parmi les milliards
de pages Web scannées chaque jour, en ligne et sur
mobile, et si possible dans les premiers résultats. Cela ne
182 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

concerne pas seulement le moteur de recherche Google


mais aussi Google Actualités, une section créée en 2002,
qui recense 70 000 sources d’information, dont 5 000 en
France. Une vitrine remarquable qui séduit un million
de visiteurs uniques par semaine et renvoie 10 millions
de clics par mois sur les sites d’information.
Difficile de se priver de cette exposition quand elle
engendre, pour certains médias, jusqu’à 50 ou 60 % de
leur trafic. Or, travailler sur le référencement signifie
recourir à un procédé « impur », jugent les réticents. Car
le SEO change bel et bien la façon d’écrire en ligne. Si,
autrefois, l’art de trouver un bon titre relevait du jeu de
mots entre esprits aiguisés, il faut désormais trouver des
titres en fonction de l’indexation robotique de contenus
à travers des mots-clés. Il n’est pas judicieux, par exemple,
de mentionner le mot « hexagone » dans le titre d’un
article car Google ne peut pas savoir s’il désigne la France
ou la figure géométrique. « Google part du principe que
chaque titre détermine ce qu’il y aura dans la page. Donc
il faut que celui-ci soit signifiant, sinon les rédacteurs se
tirent une balle dans le pied 13 », explique Olivier
Lecompte, alors responsable de l’architecture et du réfé-
rencement de Sud-Ouest.
Non seulement le titre d’un contenu s’avère primordial
pour le référencement, mais le thème de l’article doit aussi
être répété plusieurs fois dans la page. Par exemple, si
l’article porte sur l’éducation, le terme « éducation » et tout
son champ lexical (« école », « élèves », « professeurs »,
etc.) doivent être saupoudrés dans le texte. A contrario,

13. Entretien avec l’auteure, octobre 2010.


LES ROBOTS DE L'INFORMATION 183

la chute de l’article, très soignée dans la presse imprimée,


compte peu.
Travailler au référencement de ses productions n’est
pas contraire aux valeurs du journalisme. La meilleure
enquête du monde ne sert à rien si personne ne la trouve
et a fortiori si personne ne la lit. Inversement, peu importe
que le référencement soit bon si le contenu ne l’est pas 14.
Le SEO flirte bel et bien avec les techniques du marketing,
et celui-ci ne devrait plus être un gros mot pour le corps
journalistique. Cette technique n’est qu’un outil visant à
faciliter la diffusion d’un contenu éditorial en ligne, et
non un asservissement.

Les robots de la diffusion


Sur Facebook, la primeur est accordée aux formats
images (photo et vidéo) au détriment du texte (les arti-
cles). Ce qui ne pourrait être qu’un détail a des consé-
quences très lourdes pour toute l’industrie du journalisme.
Et s’il fallait arrêter d’écrire l’information pour la raconter
en images ? À cette idée, les responsables audiovisuels se
frottent les mains. Julien Mielcarek, de BFM TV, reconnaît
que la « saison 1 » de l’information en ligne « a été incon-
testablement gagnée par la presse écrite 15 ». Il compte
donc sur les médias audiovisuels pour se défendre dans
les « saisons » à venir, lorsque les téléspectateurs s’infor-
meront plus volontiers grâce à l’image que grâce au texte.

14. Nikki Usher, « Why SEO and Audience Tracking Won’t Kill
Journalism as We Know It ? », Nieman Lab, 14 septembre 2010,
www.niemanlab.org/2010/09/why-seo-and-audience-tracking-
won%E2%80%99t-kill-journalism-as-we-know-it-2/
15. Propos tenus lors d’une master class à l’École de journalisme
de Sciences Po, 23 septembre 2015.
184 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

Cette mutation n’est pas une vue de l’esprit. À la ques-


tion « Quels contenus partagez-vous le plus souvent sur
les réseaux sociaux ? », 45 % des internautes français
répondent des photos ou des images, 28 % des vidéos, et
27 % des articles écrits par des journalistes, selon une
enquête réalisée par l’institut Odoxa en février 2016. Cela
tient peut-être à l’effet captivant des contenus visuels, qui
attirent la rétine plus facilement que le texte, mais cela
peut être aussi dû à l’importance accordée aux images
dans la conception même de l’algorithme de Facebook.
Outre cette question du format, d’autres biais ont un
impact sur la diffusion de l’information sur Facebook.
Il s’agit de la teneur même de l’actualité et des contenus
qui en découlent. Toujours selon le sondage de l’institut
Odoxa, les internautes français partagent des contenus
sur les réseaux sociaux en fonction de critères qui ne
collent pas forcément avec la fabrique traditionnelle de
l’information. Pour eux, ce qui prime, c’est d’abord
« l’intérêt du contenu », ce qui est très subjectif, puis
« le caractère drôle ou humoristique de ce contenu », et
enfin, « la capacité de ce contenu à émouvoir ». Quant
au titre, il apparaît au dernier rang des critères incitant
à partager des informations sur les réseaux sociaux.
Suivre ces critères suppose qu’il faille privilégier des
informations optimistes, ce qui va à l’encontre d’une
vieille règle du journalisme selon laquelle il faut d’abord
couvrir « les trains qui arrivent en retard, pas ceux qui
arrivent à l’heure ».
De plus, un contenu est d’autant plus visible sur
Facebook qu’il accorde de l’importance à l’émotion.
Jonah Peretti, fondateur de Buzzfeed, tente de formuler
la recette à destination des journalistes : « N’écrivez pas
LES ROBOTS DE L'INFORMATION 185

de contenus que vous n’aimeriez pas partager », « faites


de l’humour car l’humour se partage », « ayez un cœur,
parlez avec vos tripes ». Autre injonction : « versez dans
la nostalgie », voire le passéisme, conseille encore Jonah
Peretti 16. Les contenus expliquant, par exemple, pour-
quoi la musique était meilleure autrefois qu’aujourd’hui,
sur le thème « c’était mieux avant », sont appréciés.
Toutes les informations ne s’y prêtent évidemment pas.
Mais la logique est implacable : puisque Facebook
encourage ses utilisateurs lecteurs à « aimer », à mettre
un smiley triste, ou un signe de colère, il paraît logique
que les contenus privilégiés soient ceux qui puissent
provoquer de telles réactions.
De la même manière que le SEO existe pour les moteurs
de recherche, les techniques de SMO* (social media opti-
mization) sont très usitées dans les rédactions pour amé-
liorer, là encore, les « performances » des contenus sur les
réseaux sociaux. Ces techniques ne font cependant pas
tout. Et c’est heureux, rappelle Yann Guégan : « Vous
pouvez user de tous les trucs et ficelles possibles pour
améliorer votre visibilité sur Google et sur Facebook, ce
sera toujours plus efficace de publier une enquête fracas-
sante ou un reportage émouvant, qui s’imposeront d’eux-
mêmes grâce aux liens entrants et aux partages générés
par les lecteurs eux-mêmes 17. »

16. Jonah Peretti, « Essay : 13 Ways to Make Something Go


Viral », Facebook Stories, 1er octobre 2012, www.facebookstories.
com/stories/1942/essay-13-ways-to-make-something-go-viral
17. Yann Guégan, « L’urgence pour les rédactions ? Arrêter
d’embaucher des journalistes ! », art. cité.
186 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

Les robots de la production


Non contents de hiérarchiser et de diffuser les infor-
mations, les algorithmes peuvent aussi écrire des articles
de A à Z, en toute autonomie. Un logiciel, inventé par
Narrative Science, une start-up basée à Chicago, est déjà
capable de rédiger des articles en faisant des phrases tout
à fait compréhensibles. Son algorithme compile des don-
nées pour les transformer en articles sur l’actualité spor-
tive (en scannant les scores, les actions minute par
minute, etc.) et sur la finance (en scannant les comptes
d’entreprises). En France, sur la politique, à l’aide des
résultats de sondages et d’élections, c’est possible aussi.
« S’il n’y a pas de données, nous ne pouvons rien faire 18 »,
glisse Claude de Loupy, le fondateur de Syllabs, l’une des
rares sociétés françaises travaillant sur des robots rédac-
teurs. Pour le site du Monde, il livre trois paquets de
36 000 articles, le premier pour l’avant-scrutin des dépar-
tementales de 2015, le deuxième au premier tour, le troi-
sième au second tour. Son algorithme de rédaction, ou
son « moteur de rédaction », comme il l’appelle, fait dans
les grandes largeurs. Il travaille pour pas moins de
900 articles, livrables en une seconde. « À l’entrée du dis-
positif, il faut des données, soit que le média possède déjà,
soit que l’on crée. Et à la sortie, vous avez des textes,
écrits sans faute 19 », reprend Claude de Loupy.
Entre les deux, il y a du travail. « Nous avons dû
d’abord modéliser les résultats afin de réfléchir au mieux
à leur transmission et à leur publication », explique Luc

18. Entretien avec l’auteure, octobre 2015.


19. Ibid.
LES ROBOTS DE L'INFORMATION 187

Bronner, le directeur de la rédaction du Monde. « Par


exemple, il a fallu déterminer à quel moment nous pou-
vions affirmer qu’un binôme de candidats était élu (50 %
des voix, 25 % des inscrits), en ballottage, éliminé... ou
en position de se maintenir dans le cadre d’une triangu-
laire (12,5 % des inscrits) 20. » Sachant qu’il y a
30 000 communes et 2 000 cantons en France, le dispo-
sitif nécessite une préparation soignée.
Autre chantier : le style d’écriture. Celui du Monde est
sobre et « sans débordement ». Toutes les fioritures dans
l’écriture des robots sont donc éliminées. Pas question de
transiger avec cela, ni de mettre des points d’exclamation
dans les titres. « Luc Bronner a lui-même relu les textes,
explique Claude de Loupy. Nous avons par exemple dis-
cuté au préalable afin de déterminer si l’on axait sur la
participation ou sur l’abstention, si l’on insérait, quand
l’article parlait d’une commune, une incise avec l’histo-
rique des résultats des élections de cette commune 21. » Il
s’agit donc de vraies discussions éditoriales.
Tremblez, journalistes, « un programme informatique
gagnera le prix Pulitzer 22 », prophétise Kris Hammond,
chercheur en intelligence artificielle. C’est vrai que,
de part et d’autre de l’Atlantique, les rédactions recourent
de plus en plus à des contenus automatisés. En France,

20. Luc Bronner, « Des robots au Monde pendant les élections


départementales ? Oui... et non », Lemonde.fr/Back Office, 23 mars
2015, http://makingof.blog.lemonde.fr/2015/03/23/des-robots-au-
monde-pendant-les-elections-departementales-oui-et-non/
21. Ibid.
22. Alice Antheaume, « Le boom des robots de l’information »,
Slate.fr/Work In Progress, 7 mai 2015, http://blog.slate.fr/
labo-journalisme-sciences-po/2014/05/07/le-boom-des-robots-
de-linformation/
188 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

France TV Info a, lors des dernières élections municipales,


mis en place un robot sur Twitter à qui les utilisateurs
pouvaient demander de les alerter des résultats obtenus
dans leur ville dès que ceux-ci étaient disponibles. Il suf-
fisait d’interpeller le compte Twitter de France TV Info en
écrivant le hashtag magique, #monrésultat, suivi du code
postal de sa commune, pour que le robot enregistre la
demande et y réponde dès qu’il avait reçu les scores.
Outre-Atlantique, en Californie, le Los Angeles Times
aussi possède son robot rédacteur, appelé « Quakebot », le
robot des séismes. Branché sur les alertes du centre amé-
ricain qui surveille les secousses sismiques, il est pro-
grammé pour rédiger des papiers et des tweets en fonction
du niveau d’alerte reçu. Ensuite, l’article est mis dans le
système de publication du Los Angeles Times, en attente
d’une validation humaine. C’est ce qu’il s’est passé, pour
la première fois, le 17 mars 2014. À 6 h 25 du matin, un
tremblement de terre secoue la Californie. Trois minutes
plus tard, à 6 h 28, figure déjà sur le site du Los Angeles
Times un papier de 700 signes sur le séisme, rédigé par
« Quakebot », et relu par Ken Schwencke, journaliste et
programmateur au Los Angeles Times à cette époque, lui-
même tiré de son lit par les secousses. « Nous avons
l’information, nous la publions en premier, nous infor-
mons notre audience. Si nous pouvons l’automatiser,
pourquoi s’en empêcher 23 ? » défend-il. D’autant que ces
articles automatisés intègrent dès le départ toutes les

23. Aviva Rutkin, « Rise of Robot Reporters : When Software Write


the News », New Scientist, 21 mars 2014, www.newscientist.com/
article/dn25273-rise-of-robot-reporters-when-software-writes-the-
news/
LES ROBOTS DE L'INFORMATION 189

techniques de référencement optimisé. « Admettons éga-


lement que ces textes sont plus facilement repérables par
les moteurs de recherche : ils permettent de donner plus
de chance à des lecteurs éloignés du Monde de nous
retrouver 24 », ajoute Luc Bronner, après l’expérience
menée avec Syllabs.
« Pour certaines informations très brèves, très simples,
une rédaction robotisée peut fonctionner », estime
Frédéric Filloux, auteur de la Monday Note, une new-
sletter sur l’écosystème des médias numériques. « Mais
pour le reste ? C’est la théorie du saut en hauteur. Sauter
1,80 m, tout le monde peut y arriver, à condition de
s’entraîner. Mais 2,30 m, qui le peut ? Voilà toute la dif-
férence entre du très bon et de l’excellent 25. »
Certes, un algorithme n’est pas encore capable d’écrire
un contenu en y mettant une âme, ni en jouant sur les
mots. Il ne peut pas non plus mener des interviews, ni
suivre une manifestation en temps réel dans la rue. Il n’en
reste pas moins que certaines fonctions de l’écriture
s’automatisent. Le journalisme numérique n’échappe pas
à cette évolution, et ce n’est pas forcément une mauvaise
nouvelle. Car le système peut être vertueux : les robots
libèrent les journalistes d’une partie ingrate de leur travail
– par exemple, la rédaction de dépêches factuelles – pour
leur permettre de se concentrer sur des enquêtes à haute
valeur ajoutée ou à des reportages qui nécessitent un peu
de finesse dans l’approche.

24. Luc Bronner, « Des robots au Monde pendant les élections


départementales ? Oui... et non », art. cité.
25. Entretien avec l’auteure, octobre 2011.
190 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

« Les journalistes du Monde n’avaient de toute façon pas la


capacité de produire 30 000 articles sur 30 000 communes en
une nuit. Ces textes ne prétendent d’ailleurs pas être des ana-
lyses [...] ni des reportages 26. »
Luc Bronner, directeur de la rédaction du Monde.

Fantasmes et frictions
Toutefois, du côté des rédactions, les journalistes
s’inquiètent de se voir imposer des choix éditoriaux qui ne
sont pas les leurs, qui n’ont pas leur « patte ». Qui plus est,
lorsque ces choix sont régentés par des géants américains,
pas même humains. En outre, un robot travaille vite, ne dort
pas, ne prend pas de congés et... ne manifeste pas de mau-
vaise humeur. Face à l’automatisation grandissante de
l’information, la perplexité des journalistes s’inscrit dans un
contexte plus large : plus des deux tiers des Américains
vont voir leur profession se robotiser dans les cinquante
prochaines années. « Au XXe siècle, de nombreuses tâches
physiques et répétitives ont été automatisées. Au XXIe siècle,
ce sont les tâches intellectuelles qui vont l’être 27 », prédit
Robbie Allen, le président de la société Automated Insights,
qui fournit clés en main des articles rédigés par des algo-
rithmes à l’agence Associated Press ainsi qu’à Yahoo! News.
Ce discours créé des fantasmes dans l’esprit des jour-
nalistes qui voient leurs rédactions, dont les revenus se

26. Ibid.
27. Alice Antheaume, « SXSW 2016 : allô Austin, on a un pro-
blème », Slate.fr/Work In Progress, 16 mars 2016, http://blog.
slate.fr/labo-journalisme-sciences-po/2016/03/16/fatigue-a-south-
by-south-west-2016/
LES ROBOTS DE L'INFORMATION 191

réduisent à une peau de chagrin, tailler dans le personnel.


Même une publication numérique comme Mashable, aux
États-Unis, a procédé à des licenciements, lors d’un chan-
gement de stratégie survenu en avril 2016 28. Dans ces
conditions, comment rivaliser avec un robot ? Comment
regagner la confiance des lecteurs quand ceux-ci sont
persuadés qu’un algorithme est forcément objectif ? Il
serait neutre, non partisan, non corruptible. Bref, l’idéal
pour le journalisme. Or c’est faux. Car derrière un algo-
rithme, il y a toujours des humains, qui le paramètrent,
qui font des choix, qui le modifient. « Les intuitions des
ingénieurs qui conçoivent un programme ne sont jamais
neutres », confirment Gilad Lotan, expert des données, et
Kelly McBride, de l’institut Poynter, lors d’une discussion
au festival South by Southwest 2014.
Le journaliste américain Will Oremus a eu la chance
de se rendre à Menlo Park, en Californie, pour rencontrer
l’équipe qui s’occupe du paramétrage du newsfeed de
Facebook. « J’ai appris une chose : l’algorithme de Face-
book n’est pas parfait parce qu’il aurait une anomalie dans
son système. Il n’est pas parfait parce que [...] l’intelli-
gence qui l’a conçue est fondamentalement humaine.
Ce sont des hommes qui décident des données qu’il va
scanner, ce qu’il doit faire avec ces données, et où il doit
arriver à la fin. Quand l’algorithme se trompe, c’est tou-
jours de la faute des humains 29. »

28. Dylan Byers, « Mashable Lays Off Staf In “Strategic Shift”


toward Video », CNN Money, 7 avril 2016, http://money.cnn.
com/2016/04/07/media/mashable-layoffs/
29. Will Oremus, « Who Controls Your Facebook Feed », art. cité.
192 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

Il serait sans doute utile, comme le préconise Dominique


Cardon, « d’allonger les algorithmes sur le divan et
d’entendre la variété de leurs désirs 30 », mais, en réalité,
ce sont leurs concepteurs qui y projettent leurs désirs.
Un robot a toujours, en quelque sorte, une ligne édito-
riale définie par les hommes qui l’ont paramétré. Le pro-
blème, à l’heure où humains et robots cohabitent dans
des rédactions d’un nouveau genre, est qu’il n’y a pas
de transparence sur ce point. Aucune charte rédaction-
nelle n’indique encore comment sont conçus les algo-
rithmes qui régissent le tri, la diffusion, et parfois la
production des informations. En guise de signatures
des dépêches automatiques d’Associated Press figure
cette formule : « This story is generated by Automated
Insights » (cet article est produit par Automated
Insights). À part cela, difficile de repérer le stratagème.
Car il n’y a aucune obligation, en ligne, à préciser aux
lecteurs si un article est écrit par un algorithme ou non.
« C’est une drôle d’idée de croire que les données peu-
vent tout résoudre. Je n’ai jamais vu des données fournir
des contenus du niveau de ce qu’est capable de produire un
bon éditeur 31 », réagit Evan Spiegel, le président de Snap-
chat. « Les robots sont là pour la productivité pure 32 »,
rassure Kevin Kelly, le fondateur du magazine Wired, qui
en est sûr : « Leur multiplication va créer des nouveaux

30. Dominique Cardon, À quoi rêvent nos algorithmes, op. cit.


31. Brad Stone et Sarah Frier, « Evan Spiegel Reveals Plan to Turn
Snapchat into a Real Business », Bloomberg, 26 mai 2015,
http://www.bloomberg.com/news/features/2015-05-26/evan-spiegel-
reveals-plan-to-turn-snapchat-into-a-real-business
32. Propos tenus lors du festival South by Southwest, mars
2016.
LES ROBOTS DE L'INFORMATION 193

jobs pour les humains. » Et si le journaliste du futur s’occu-


pait de développer et faire fonctionner des robots de
l’information ? Et s’il enquêtait sur les paramètres des
algorithmes déjà à l’œuvre ? Voilà un nouveau job.

« Même lorsqu’il y a des algorithmes, la décision finale est tou-


jours éditoriale. Les algorithmes ne sont que des outils, pas des
substituts des journalistes 33. »
Clément Huyghebaert, directeur du développement
de Buzzfeed.

33. Entretien avec l’auteure, octobre 2015.


Conclusion

Cet ouvrage, écrit une première fois en 2013, une


deuxième fois en 2016, brosse un portrait, forcément par-
tiel et subjectif, des journalistes à l’ère numérique. Déni-
grés pendant plus d’une décennie par leurs pairs, ils sont
maintenant bien installés dans le paysage et savent mieux
que quiconque qui sont leurs lecteurs, ce qu’ils attendent
et ce qu’ils cherchent. Leurs compétences, leur savoir-
faire, et même leur drôle de culture, suscitent désormais
la convoitise de ceux qui souhaitent prendre, à leur tour,
la vague numérique. Mais qui d’autre qu’eux saurait
plonger dans les 11,5 millions de fichiers des « Panama
papers », en travaillant en consortium, avec des journa-
listes de tous pays et de tous médias, sans rivalité mal-
saine, pour en sortir des révélations sur l’évasion fiscale
qui bousculent la planète ?
Que les étudiants qui rêvent d’exercer ce métier se ras-
surent : il y a de la place pour ce nouveau journalisme-là.
Et même si personne ne peut prédire exactement quel sera
son futur, le champ exponentiel des narrations possibles,
l’explosion des téléphones, le besoin, à toute heure et en
tout lieu, de s’informer, dessinent d’immenses défis à
relever pour les journalistes de demain. Parmi ceux-ci,
l’un des plus grands défis qui soit : enquêter sur les algo-
rithmes qui régentent la façon dont on prend connais-
sance des informations, regarder sous le capot de ces
programmes qui font la pluie et le beau temps en ligne.
196 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

Cela fait partie, plus que jamais, de la mission des jour-


nalistes d’aujourd’hui.
« L’information ne se trouve plus dans les journaux
imprimés », devenus accessoires de mode et outils marke-
ting, mais en ligne, là où s’écrivent « les premiers brouil-
lons de l’histoire » 1, affirme Lionel Barber, directeur
éditorial du Financial Times.
« C’est tout bon, revenez plus tard », est-il écrit sur
l’application mobile de Quartz, à la fin d’une session
d’information. Dans ce cadre, « plus tard » signifie « dans
une ou deux heures ». Car, en ligne, rien n’est définitif, les
informations en remplacent d’autres, dans un ballet inces-
sant de nouveaux contenus et de mises à jour. Tout
l’inverse d’un livre. Alors comment conclure autrement
que par une invitation à poursuivre la discussion en ligne ?
sur Twitter : @alicanth
sur Slate.fr/Work In Progress : blog.slate.fr/labo-jour
nalisme-sciences-po

1. Roy Greenslade, « Financial Times Editor Lionel Barber :


“News Now Is not the Newspaper” », The Guardian, 10 février
2013, www.theguardian.com/media/2013/feb/10/financial-times-
editor-lionel-barber
Les indispensables
du journalisme numérique

Des livres
Jean-François Fogel et Bruno Patino, Une presse sans
Gutenberg, Paris, Grasset, 2005.
Jean-François Fogel et Bruno Patino, La Condition
numérique, Paris, Grasset, 2013.
Nick Bilton, I Live in the Future and Here’s How it
Works, New York (N. Y.), Crown Business, 2010.
Nikki Usher, Making News at « The New York Times »,
Ann Arbor (Mich.), The University of Michigan Press,
2014.
Bill Kovach et Tom Rosenstiel, The Elements of Jour-
nalism : What Newspeople Should Know and the Public
Should Expect, New York (N. Y.), Three Rivers Press,
2001.
Gérald Bronner, La Démocratie des crédules, Paris, PUF,
2013.
Dominique Cardon, À quoi rêvent nos algorithmes : nos
vies à l’heure des big data, Paris, Seuil, 2015.
Eric Schmidt et Jonathan Rosenberg, How Google
Works, Londres, John Murray, 2014.
198 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

Pablo J. Boczkowksi, News at Work : Imitation in an


Age of Information Abundance, Chicago, The Univer-
sity of Chicago Press, 2010.

Des sites
Columbia Journalism Review (Université de Columbia) :
cjr.org
Nieman Lab (Université d’Harvard) : niemanlab.org
Reuters Institute for the Study of Journalism (Univer-
sité d’Oxford) : reutersinstitute.politics.ox.ac.uk
Journalism.co.uk
La section Bits du New York Times : nytimes.com/
column/bits
La section data de The Guardian : theguardian.com/data
Poynter : poynter.org
Google Newslab : newslab.withgoogle.com

Des comptes Twitter


Emily Bell (École de journalisme de Columbia) :
@emilybell
Mathew Ingram (Fortune Magazine) : @mathewi
Jeff Jarvis (Université de Cuny) : @jeffjarvis
Rasmus Kleis Nielsen (Reuters Institute for the Study
of Journalism) : @ramus_kleis
Dao Nguyen (Buzzfeed) : @daozers
Will Oremus (Slate.com) : @willoremus
Jonah Peretti (Buzzfeed) : @peretti
Jay Rosen (Université de New York) : @jayrosen_nyu
David Rowan (Wired) : @irowan
Felix Salmon (Fusion) : @felixsalmon
Lexique

Adblock
Logiciel servant à bloquer l’affichage de publicités, qui
crée un manque à gagner pour les éditeurs (voir ce mot)
comptant sur les ressources des annonceurs.
Agence de presse
Il y a quatre agences de presse d’informations généralistes
dans le monde : l’Agence France presse (ou AFP) qui, comme
son nom l’indique, est française, la britannique Reuters,
l’américaine Associated Press (ou AP) et Bloomberg, égale-
ment américaine et plutôt axée sur les marchés financiers.
Elles ont ceci de particulier qu’elles vendent leurs contenus
(les dépêches, des vidéos, des photos, des vidéos, des info-
graphies) à des médias, à des entreprises et à des traders, qui
sont donc leurs clients.
Algorithme
Suite d’opérations qui mène à un résultat. Pour trier des
informations (Google, Facebook), recommander des
contenus (Netflix, Amazon), les algorithmes, conçus par
des développeurs (voir « développeur ») et le plus souvent
invisibles, sont omniprésents.
Application mobile
Logiciel développé pour les besoins d’une marque ou d’un
média, téléchargeable depuis l’App Store (le « magasin »
d’Apple où l’on trouve des applications disponibles, gra-
tuites ou payantes) ou Google Play Store (l’équivalent de
l’App Store pour les téléphones autres que ceux fabriqués
200 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

par Apple, fonctionnant sur un système Android). L’appli-


cation installée sur un smartphone permet à l’utilisateur
de consulter les contenus de cette marque ou de ce média
sans passer par un navigateur.
Audience
Public touché par un média, qu’il s’agisse de la télévision,
de la radio, d’un journal imprimé, d’un média en ligne,
ou d’un réseau social.
« Bâtonner de la dépêche »
Activité consistant à transformer une dépêche d’agence
(AFP, Reuters, Associated Press ou Bloomberg) avant de
la mettre en ligne en réécrivant au besoin certaines
phrases pour gommer les tournures propres à l’écriture
d’agence.
Big data
Signifie littéralement « grosse quantité de données », par
exemple des photos, des vidéos, des messages postés sur
les réseaux sociaux, des liens, des dates de naissance, des
données économiques, des données internationales, etc.
Un flux colossal d’informations est produit chaque année
et son volume ne cesse d’augmenter. Il est impossible, à
quelque niveau que l’on se place, de lire et de digérer
toutes ces informations car elles arrivent en temps réel et
de façon désordonnée.
Breaking news
Expression anglo-saxonne qui signifie « information
urgente ». Elle nécessite une couverture journalistique
immédiate et parfois, en fonction de son degré d’impor-
tance, l’envoi d’une alerte sur téléphone (voir « push »).
Clickbait
Expression anglo-saxonne qui désigne le piège à clics
(voir « cliquable ») de certains contenus destinés à générer
LEXIQUE 201

du trafic et à faire grimper les statistiques en vue d’obtenir


davantage de revenus publicitaires.
Cliquable
Néologisme désignant le potentiel de clics d’un contenu
auprès des internautes (voir « clickbait »).
CMS (content management system)
Système de gestion de contenus utilisé par les sites et
applications. Les journalistes professionnels accèdent
ainsi aux « coulisses » du média pour lequel ils travaillent
et peuvent y rédiger des brouillons d’articles, y intégrer des
photos, des cartes, des vidéos, avant de les publier en ligne.
Code
Terme générique désignant les langages informatiques sur
lesquels s’appuient les sites Web, les applications mobiles,
les services disponibles en ligne.
Crowsourcing
Utilisation des ressources des amateurs.
Curation
Terme anglo-saxon qui désigne, dans l’univers numé-
rique, le travail de tri et de sélection, dans une profusion
de nouvelles, des informations les plus intéressantes.
Data miner
Explorateur de données, statisticien capable de trouver
les informations dans des bases de données vertigineuses.
Desk
Travail au sein d’une rédaction qui consiste à rédiger, dans
un temps court, les dernières informations disponibles
dans le but de les publier.
Desktop
Terme anglo-saxon qui désigne la production de contenus
pour l’ordinateur, par opposition aux contenus produits
pour le mobile (voir « mobile »).
202 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

Désintermédiation
Suppression des intermédiaires. Dans le domaine de
l’information, ce terme se réfère à la capacité des individus
à prendre la parole sur le réseau au travers des blogs, des
forums de discussion, des réseaux sociaux, sans attendre
d’y être invité par un intermédiaire, journaliste ou autre.
Développeur
Expert des langages informatiques (voir « code »), dont le
métier consiste à construire des interfaces, des services, des
sites Web, des algorithmes, des applications, bref, tout ce qui
fait « l’enveloppe » des contenus journalistiques en ligne.
Éditeur
Désigne, dans l’univers numérique, celui qui créé des
contenus et les édite. Un média est un éditeur, il est respon-
sable ce qu’il publie, par opposition aux hébergeurs et aux
plates-formes (voir ce mot) qui hébergent des contenus
mais n’en sont pas responsables a priori, selon la loi pour
la confiance dans l’économie numérique (voir « LCEN »).
Empreinte numérique
Ensemble des traces laissées sur le Web par des individus,
volontairement ou non, et renseignant leur identité, leurs
activités et leurs centres d’intérêts, leur parcours profes-
sionnel, les liens avec leurs proches.
Engagement
Terme utilisé très fréquemment pour qualifier la façon
dont l’audience interagit avec des contenus (temps passé,
nombre de vidéos vues, taux de partage, affinité avec la
rédaction). Plus l’engagement des lecteurs est fort, mieux
c’est pour le média.
Fact-checking
Vérifier les faits, le plus souvent en temps réel, par
exemple lorsqu’un homme politique fait des promesses
LEXIQUE 203

lors d’une interview diffusée à la télévision. Celles-ci font


alors l’objet d’un fact-checking de la part de journalistes
chargés de tester leur teneur et leur crédibilité.
Fake
Mot anglo-saxon (« faux » en français) désignant un tru-
cage (photomontage, fausse information, etc.).
GAFA
Acronyme utilisé pour nommer les quatre géants du Web :
Google, Apple, Facebook et Amazon.
Geek
Mot anglo-saxon qui définit un individu passionné par la
programmation informatique, les calculatrices, les jeux
vidéo, et qui, d’une façon générale, passe beaucoup de
temps sur Internet.
Géolocalisation
Possibilité de repérer l’emplacement géographique d’une
personne sur une carte.
GIF animé
Acronyme de graphic interchange format. Ce format, créé
à la fin des années 1980, est très répandu sur le Web et
permet d’animer une suite d’images. La séquence ainsi
réalisée a souvent une connotation humoristique.
Hashtag
Mot-clé sur Twitter précédé du signe dièse (#), lequel se
dit « hash » en anglais. Pour trouver les tweets émis à
propos d’une émission télévisée, comme « Cash Investi-
gation » par exemple, il suffit de taper #cashinvestigation
sur Twitter afin de retrouver la liste des messages conte-
nant ce mot-clé.
Hébergeur
Désigne celui qui ne créé pas de contenus mais les héberge
sur sa plate-forme.
204 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

HTML
Acronyme de hypertext markup language, nom d’un stan-
dard informatique qui permet de faire transiter des don-
nées sur Internet.
Infobésité
Contraction des mots « information » et « obésité », le
terme désigne la surabondance d’informations à laquelle
est exposé tout individu sur Internet.
Journalisme de données ou data journalism
Pratique journalistique qui consiste à collecter des don-
nées sur un sujet, à les classer, à repérer des informations
intéressantes dans le tableur, et à les mettre en forme en
vue de rendre compte de ces informations.
LCEN
Acronyme de Loi pour la confiance dans l’économie
numérique. Approuvée par le Parlement français le
21 juin 2004, elle instaure notamment la responsabilité
limitée et a posteriori des hébergeurs.
Leak
Fuite, par exemple d’un document secret qui est porté à
la connaisance d’un journaliste.
Live
Abréviation de live-blogging. Format éditorial qui permet
de suivre, minute par minute, les dernières informations
disponibles soit sur un sujet soit sur l’actualité en général
(les informations du jour), au fur et à mesure qu’elles se
déroulent, en mélangeant mots, images, et interactions
avec l’audience. Cela ressemble à un chat sur une messa-
gerie instantanée entre une rédaction et ses lecteurs.
Live-tweeter
Raconter en direct un événement sur Twitter via une suc-
cession de tweets.
LEXIQUE 205

Métadonnées
Données sur les données, par exemple la taille en pixels
d’une image ou la date de modification d’un fichier.
Millennials
Génération née entre 1982 et 2004 dont la spécifité est
une utilisation accrue de la technologie et des services en
ligne.
Mobile
Terme anglo-saxon, très utilisé en France, qui désigne à
la fois le téléphone, la tablette, le smartphone, bref tout
ce qui permet de se connecter en situation de mobilité.
Modération
Action de veiller à la bonne tenue des échanges sur un
site d’informations ou au réseau social, et de supprimer,
si besoin, les commentaires hors-la-loi (racisme, xéno-
phobie, diffamation, insulte, etc.).
Newsfeed
« Fil d’actualités » en français. C’est le nom de la page
d’accueil de Facebook, où sont visibles les publications
de ses amis, et des médias que l’on suit, dont l’ordonnan-
cement est régi par un algorithme (voir « algorithme »).
Overlinkification
Néologisme anglo-saxon qui désigne la saturation de
l’espace en ligne par des liens.
Page vue
Indice de mesure de l’audience. Comptabilise le volume
de pages entièrement chargées par un internaute.
Partage
Indice de mesure, ou plutôt de popularité, d’un contenu.
Quand un internaute diffuse un contenu journalistique
sur un réseau social, on dit qu’il le partage. Cette action
expose aussitôt ce contenu à d’autres cercles de lecteurs.
206 LE JOURNALISME NUMÉRIQUE

Plate-forme
Désigne de façon générale les hébergeurs de contenus
comme YouTube, Facebook, Snapchat, etc., par opposi-
tion aux éditeurs (voir « éditeur »).
Point Godwin
Terme issu de la loi Godwin, énoncée par l’avocat amé-
ricain Mike Godwin. Point de non-retour dans les
commentaires, moment où la discussion déraille, par
exemple lorsqu’un internaute trouve le moyen de faire
référence au nazisme ou à Adolf Hitler.
Pure player
Publication qui n’existe qu’en ligne, sans support phy-
sique imprimé.
Push
Alerte envoyée à l’occasion d’une information urgente, le
plus souvent sur les téléphones, ou par email.
Reach
Part de la population internaute touchée par un média
pendant une période définie.
Search
Désigne la recherche sur Internet, et par conséquent,
l’accès à un contenu référencé sur un moteur de recherche.
SEO
Acronyme de search engine optimization, l’optimisation
pour les moteurs de recherche. Ensemble de techniques
utilisées pour améliorer le référencement des contenus sur
les moteurs de recherche.
Smartphone
Téléphone disposant d’une connexion Internet et doté de
fonctions telles que le calendrier, l’accès aux messageries,
la navigation sur le Web, la géolocalisation (voir ce mot).
LEXIQUE 207

SMO
Acronyme de social media optimization, l’optimisation
pour les réseaux sociaux. Ensemble de techniques utili-
sées pour améliorer la visibilité des contenus sur les
réseaux sociaux (voir « newsfeed »).
Taguer
Identifier une photo, une vidéo, un texte, avec des mots
(les nom et prénom de la personne représentée sur la
photo, le lieu, etc.).
Temps réel
Acheminement de l’information de la façon la plus rapide
possible, quasiment en même temps que les faits relatifs
à cette information se déroulent.
Trafic
Nombre de personnes qui se connectent sur un site
d’information ou un réseau social. On parle de « journée
à fort trafic » lorsque l’audience est massivement présente.
Troll
Utilisateur nuisible qui commente à tout va et n’importe
comment dans le but d’étouffer le débat.
UGC
Aronyme de user generated content, c’est-à-dire les
contenus générés par les utilisateurs.
URL
Acronyme d’uniform resource locator. Système de notation
de caractères qui permet d’identifier la localisation de la
page Web recherchée. Une URL s’écrit souvent selon le
modèle suivant : http://www.nomdusite.fr/nomdelapage.
Veille
Tâche journalistique, sorte de vigie qui sert à repérer une
information nouvelle, un événement à suivre, via ses
sources, les réseaux sociaux, les blogs, les forums, les
concurrents, les agences de presse (voir ce mot).
Version « beta »
Période de test pour un service en ligne, pendant laquelle
sont identifiés les bugs qui doivent être corrigés au fur et
à mesure.
Vertical
Terme utilisé pour désigner une rubrique en ligne
(rubrique divorce, section élection présidentielle, dossier
corruption, etc.).
Viralité
Un contenu viral est un contenu qui a vocation à beau-
coup « tourner » sur le réseau, à être diffusé largement, à
bénéficier d’un fort taux de partage (voir ce mot), et donc
à être lu par une large audience.
VU ou visiteur unique
Unité de mesure de l’audience, Graal des sites Web pour
le marché publicitaire, l’expression désigne un individu
qui a cliqué sur le contenu d’un site au moins une fois
pendant la période mesurée – généralement un mois. Un
visiteur unique n’est donc pas vraiment unique, car il est
compté une seule fois même s’il surfe sur le site deux fois
dans la journée, la semaine ou le mois.

Achevé d’imprimer par Corlet, Imprimeur, S.A.


14110 Condé-sur-Noireau
No d’Imprimeur : 182991 - Dépôt légal : juillet 2016
Imprimé en France

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