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Bibliothèque Kandinsky
Texte de référence
« L’art en train de se faire » : entretien avec Didier Schulmann, conservateur au Musée
national d’art moderne,
et Agnès de Bretagne, bibliothécaire, responsable des périodiques à la Bibliothèque
Kandinsky
Bibliographie sélective
introduction
Au-delà d’une curiosité bibliophilique ou d’une recherche spécialisée, que peut apporter
aujourd’hui la lecture de revues d’art du début du 20e siècle, des publications surréalistes
venues d’Amérique latine, ou de la « small press » des années 70 qui ne dépassaient pas le
cercle des artistes underground ?
Les revues éditées tout au long du 20e siècle jusqu’à aujourd’hui sont très diverses. Si
certaines sont luxueuses, par exemple la revue new-yorkaise Aspen (1965-71) qui
s’accompagne de disques, de films, ou d’objets inédits, ou SMS (Shit Must Stop, 1968), revue
pensée elle-même comme une œuvre d’art, d’autres, à l’opposé, sont des feuilles de choux qui
enchaînent articles, notes de lecture et comptes rendus d’exposition.
La plupart associent textes et images, mais certaines ne comportent que des textes (de Die
Aktion, dans les deux premières années de sa parution de 1911 à 1913, jusqu’à Trouble,
2002-2006), ou que des images (Image de Hans-Peter Feldman, 1979, Grams of Art, éd.
M19, 2007-). Elles rassemblent souvent une diversité de contributions, mais elles peuvent
aussi être la production d’un seul auteur, voire d’un seul artiste (par exemple OXO de Pascal
Le Coq, 1996-). Cependant, toutes se caractérisent par une périodicité, même si celle-ci est,
par accident ou volontairement, irrégulière (comme l’évoque la revue intitulée
Irrégulomadaire, 1990-2000).
Les numéros paraissent, les uns répondant aux autres, au sein d’une même revue, ou en
dialogue avec d’autres, faisant de ces publications un accès privilégié à la création, un
observatoire de l’art vivant. Les textes et les œuvres inédites qu’elles présentent, les entretiens
avec les artistes à un moment donné de leur création, les dialogues, les polémiques permettent
de comprendre comment les œuvres se forment, en écho à une théorie ou en opposition à un
parti pris. Les revues laissent entrevoir l’art en train de se faire. De plus, leur lecture permet
de découvrir des auteurs qui, faute d’avoir publié des livres ou enseigné dans de célèbres
écoles, sont aujourd’hui oubliés, alors que leurs analyses ont eu une influence sur la création
de leur époque.
C’est ce rôle dynamique des revues que ce dossier propose de montrer en dégageant, à partir
de quelques exemples allant du début du 20e siècle jusqu’à nos jours, la manière dont ces
publications utilisent les ressources techniques et intellectuelles de leur temps pour refléter
l’art qui leur est contemporain.
Outre ces ensembles, la BK possède un fonds très complet de revues allemandes du début du
siècle avec des collections d’originaux et leur reprint en accès libre (Der Sturm, Die Aktion).
Pour la période plus récente, elle continue d’acquérir des titres parus après les années 50
(revues publiées à Berlin, Munich, Cologne ou Bonn).
Quant à son fonds de revues américaines, il comprend à la fois des publications universitaires,
comme October (1976-), des parutions à plus grand tirage telles que Art News (1904-), Art in
America (1913-), Arts Magazine (1926-), Art Forum (1962-), ainsi qu’un important
ensemble de Bulletins de Musée, dont certains sont très anciens comme le Bulletin du
Metropolitan Museum of Art (1905-) ou celui du Museum Of Modern Art de New York
(1933-1963).
Toutes les revues présentées dans ce dossier sont consultables à la Bibliothèque, soit en accès
libre pour les reprints,
soit sur demande (voir les conditions de consultation de la bibliothèque)
Les années 10 voient éclore un nombre considérable de revues liées aux avant-gardes
artistiques, dans le prolongement des articles que publient critiques et artistes dans la
presse généraliste.
Pendant berlinois de Die Fackel (« Le Flambeau »), publié par Kraus à Vienne depuis 1899,
Der Sturm se veut être un souffle purificateur sur la culture allemande, jugée bourgeoise et
décadente, ainsi qu’une critique de la presse existante. Dans un esprit nietzschéen, Der Sturm
prend le parti de valoriser la culture et les arts aux dépens de la politique, laissant à la revue
rivale, Die Aktion, Zeitschrift für Freiheitliche Politik und Literatur (« L’Action, Revue pour
la politique libre et la littérature »), créée en 1911 par Franz Pfemfert (laquelle durera aussi
jusqu’en 1932), le rôle d’endosser la politisation des avant-gardes.
Durant ses premières années, marquées par la présence de Karl Kraus, Der Sturm privilégie la
musique et la littérature. Les arts plastiques n’y figurent que sous la forme d’illustrations,
essentiellement des gravures sur bois commandées à des artistes. Toutefois, le peintre
Kokoschka et l’architecte Adolf Loos, tous deux d’origine viennoise et amis de Karl Kraus,
écrivent régulièrement dans la revue dès ses débuts.
Mais c’est surtout à partir de 1912 et de la rencontre de Walden avec les futuristes que Der
Sturm se tourne vers les arts plastiques, publiant des textes et des planches d’artistes vivants
en Allemagne tels que Vassily Kandinsky, Gabriele Münter ou August Macke, ainsi que de
toute l’avant-garde européenne.
Puis Walden diffuse le cubisme en ouvrant sa revue à Robert Delaunay, Fernand Léger,
Guillaume Apollinaire, Blaise Cendrars, et s’intéresse, en particulier, à la vie culturelle en
Russie, en Tchécoslovaquie et en Scandinavie.
Chaque numéro − à partir de 1912, la revue ne paraît plus que deux fois par mois − comprend
des bois gravés d’artistes, un manifeste ou un article, et une partie débats.
En complément, Walden édite des séries de cartes postales en couleurs de grande qualité. Le
peintre futuriste Severini a même pu repeindre, d’après l’une d’entre elles, son œuvre qui
avait été détruite, La Danse du Pan-Pan au Monico (1909-11, 1960, coll. Mnam, peinture
monumentale de 2,8 x 4 m). Et, surtout, il ouvre en 1912, à côté des locaux de la rédaction,
une galerie qui va devenir la Galerie Der Sturm afin de diffuser le plus efficacement possible
les œuvres des artistes qu’il défend. Les premières expositions sont consacrées au Blaue
Reiter, à Kokoschka et au Futurisme italien. Cette entreprise culmine en 1913 avec
l’organisation du Erster Deutscher Herbstsalon (Premier Salon d’automne allemand) qui
rassemble 366 œuvres de 75 artistes de 12 pays différents. Jusqu’en 1932, date de son départ
pour l’Union soviétique où il poursuivra son travail d’éditeur, Walden organise plus de 200
expositions à Berlin.
Les revues Der Sturm et Die Aktion sont consultables en reprint à la Bibliothèque
Kandinsky.
A la fin des années 10, l’iconographie occupe une part croissante dans les revues tandis
que leur mise en page fait l’objet de recherches originales. C’est particulièrement le cas
avec la revue Dada. Les revues surréalistes oscilleront ensuite entre la forme
traditionnelle, essentiellement écrite, de la revue littéraire et les publications d’avant-
garde ouvertes aux artistes.
• (1) Reproduit dans Hugo Ball, Dada à Zurich. Le mot et l'image (1916-1917), Dijon, Les
presses du réel, 2006
• La revue Dada est consultable en reprint à la Bibliothèque Kandinsky.
Puis Littérature est remplacée par La Révolution surréaliste (12 numéros de 1924 à1929).
Plus ouverte à la collaboration d’artistes, elle publie des photos de Man Ray, des
reproductions d’œuvres de Giorgio de Chirico, d’André Masson, des dessins de Max Ernst.
Le Surréalisme au service de la révolution prend le relais avec 6 numéros publiés entre 1930
et 1933 qui comportent de nouveau très peu d’illustrations, seules quelques pleines pages en
lien avec les sujets traités, par exemple des photos tirées d’un film de Luis Buñuel ou des
reproductions de tableaux de Salvador Dali.
A cette époque, bien d’autres revues surréalistes voient le jour qui font une large place aux
artistes. Minotaure, créée par Albert Skira en 1933 (13 numéros de 1933 à 1939), invite
régulièrement des peintres à créer des œuvres originales, y compris des artistes qui ne font pas
à proprement parler parti du surréalisme, comme Picasso ou Matisse. De même, en Belgique,
Distance est lancée par Camille Goemans avec la collaboration de René Magritte (Bruxelles,
3 numéros en 1928).
Dans un esprit très représentatif de la revue, Bataille publie dans le numéro 6 un essai
consacré au thème du pied, accompagné d’une série de photographies de Jacques-André
Boiffard montrant différents orteils en gros plan. « Le sens de cet article, écrit Bataille en
conclusion, repose dans une insistance à mettre en cause directement et explicitement ce qui
séduit, sans tenir compte de la cuisine poétique, qui n’est en définitive qu’un détournement
[…] ».
L’art populaire y est aussi très présent, par le biais du roman de gare, de la bande dessinée
naissante et du cinéma. Au fil des numéros, Documents affirme son intérêt pour ce que
Desnos appelle, dans l’un de ses articles, l’« Imagerie moderne » (n°7, décembre 1929).
Héritière du Dadaïsme par son esprit provocateur, l'inventivité de ses thématiques et son
recours inédit à l'image photographique, Documents est la première revue d’avant-garde qui
parvient à se dégager de tout message doctrinaire.
La poursuite du surréalisme
Dans un esprit de résistance qui fait de l’art une arme contre l’oppression, les artistes
surréalistes continuent de publier des revues pendant la guerre, que ce soit clandestinement en
France, comme L'Eternelle revue créée à Paris en 1944 par Paul Eluard (6 numéros entre
1944 et 1945) ou plus ouvertement à l’étranger, par exemple au Caire où est publiée La Part
du sable, revue dirigée par Georges Henein et Ramsès Younane (2 numéros en 1947 et
1950). Les artistes en exil aux Etats-Unis, tels que Breton ou Ernst, diffusent leurs idées en
collaborant à des revues américaines, notamment la revue VVV de New York.
Après la guerre, d’autres revues surréalistes voient le jour, comme NEON : N'être rien, Etre
tout, Ouvrir l'être / Néant, créée à Paris en 1948-49 par Sarane Alexandrian, ou Le
Surréalisme révolutionnaire, dirigée par un comité constitué notamment de l’écrivain Noël
Arnaud, le poète et théoricien Christian Dotremont et le peintre Asger Jorn (Paris, 1
numéro en 1948), qui donnera naissance au mouvement Cobra et sa revue éponyme (parue
entre 1949 et 1951).
Au début des années 20, de nombreuses revues d’une grande richesse sont créées dans
les pays d’Europe de l’Est, témoignant de l’enthousiasme des écrivains et artistes qui
font circuler les œuvres et les idées. Ces revues bousculent leur lectorat en leur
proposant des synthèses de la création avant-gardiste internationale, renouvelant la
culture artistique de leurs pays. Elles participent pleinement à la vie artistique
européenne jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. L’isolement de ces pays, après la
partition du monde en 1945, a longtemps écarté ces publications de l’histoire de l’art et
des revues.
En Roumanie
En Tchécoslovaquie
L’avant-garde tchécoslovaque est surtout marquée par le mouvement Devĕtsil créé par Karel
Teige (1900-1951) à Prague en 1920. Inspiré à la fois du cubisme, de Dada et du
constructivisme, ce mouvement se développe en poésie, dans les arts plastiques, au théâtre et
en musique. En 1927, Karel Teige lance la revue du mouvement, intitulée Red, qui paraîtra
jusqu’en 1931. Elle traite de l’actualité de la création en Tchécoslovaquie et en Europe, avec
des reproductions d’œuvres de tous les artistes des avant-gardes européennes, Man Ray,
Ernst, Tanguy, Dali, Picasso, Klee, Giacometti…
Comme l’annonce Teige dans un texte en tête du premier numéro de la revue, « Red se veut
revue synthétique de la production culturelle internationale moderne. Elle aura pour
sommaire, tout simplement, la vie de la création moderne, l’éclosion des formes nouvelles, le
triomphe de l’invention et l’effort expérimental. Elle veut être le prospectus des idées qui se
réalisent et de celles qui n’ont pu trouver jusqu’à présent leur réalisation […] elle veut être un
journal officiel dans tous les domaines dits artistiques et scientifiques, bref, un panorama
général et complet du monde et un atlas de la poésie. […] Red tracera une ligne de
démarcation précise entre la production moderne et les vieilles formes usées. Il conduira le
lecteur au cœur de l’activité culturelle, il en dessinera les perspectives, il pèsera le pour et le
contre de toutes solutions, projets, théories et hypothèses. Il sera le manomètre de la tension et
de l’énergie créatrice de l’époque, et le manifeste de la modernité. Red est le signal rouge
annonçant l’arrivée d’une ère nouvelle de la culture ».
En Hongrie
Revue MA (Aujourd’hui),
Budapest, 1916-1919, Vienne
1919-1925
Musée national d’art moderne,
accrochage 2008
L’avant-garde artistique
hongroise est dominée par la
personnalité du poète Lajos
Kassák (1887-1967). A
l’origine de l’activisme, un
mouvement qui synthétise
l’expressionnisme et le
futurisme, il crée
successivement : A Tett
(« L’Action », 17 numéros, 1915-1916), une revue engagée contre la guerre qui est
rapidement interdite, 2x2 (un seul numéro en 1922), Dokumentum (5 numéros, 1926-27) et
surtout la revue MA (« Aujourd’hui », 1916-1925) qu’il publie jusqu’en 1919 à Budapest,
puis à Vienne où il s’installe jusqu’en 1926. En effet, la situation politique, très troublée
pendant l’entre-deux-guerres, contraint les artistes hongrois à émigrer temporairement ou
définitivement à l’étranger. La diffusion des idées et des œuvres s’en trouve accélérée.
Influencée par Die Aktion et Der Sturm dans sa forme et dans son contenu, MA diffuse
l’actualité de la création hongroise. Le peintre János Mattis Teutsch, représenté par la galerie
Der Sturm, y publie un grand nombre de reproductions de ses œuvres, le musicien Béla
Bártok des extraits de partition. Des œuvres d’artistes étrangers sont aussi reproduites : ainsi
le numéro 5 publie, en couverture, la reproduction d’un tableau de Franz Marc, le numéro 11
la reproduction d’un Picasso.
A partir de la deuxième série de livraisons publiée en exil à Vienne, MA intègre des
reproductions d’œuvres d’artistes dadaïstes tels que Schwitters ou George Grosz, d’artistes
constructivistes, notamment El Lissitzky, Alexander Archipenko, Laszlo Moholy-Nagy. Sous
l’influence de cet artiste hongrois qui enseignera au Bauhaus, MA s’ouvre à l’architecture et à
la technologie (articles et illustrations) – Kassàk rencontrera d’ailleurs Le Corbusier à Paris en
1926 –, puis au surréalisme en publiant des œuvres d’Eluard, Soupault, Picabia, Arp,
Apollinaire, Cocteau… Après MA, Kassák publiera à Budapest une nouvelle revue,
Dokumentum, proche du constructivisme de Tatline et Gabo.
En 1926, les Cahiers d’art, l’une des plus grandes revues d’art du 20e siècle, qui aura une
grande influence sur l’activité artistique française et européenne, est fondée par
Christian Zervos. Quelques années plus tard, en 1937, Verve, revue tout aussi ambitieuse
mais prenant le contre-pied des partis pris des Cahiers tant du point de vue de la forme
que des choix éditoriaux, est créée par Tériade. Ces deux revues paraîtront jusqu’aux
années 60, mais ne s’adapteront pas de la même manière à la nouvelle situation
artistique internationale d’après-guerre.
Christian Zervos (1889-1970) crée cette revue après avoir assuré le secrétariat de rédaction à
L’Art d’aujourd’hui (1924-29) et dirigé Arts de la maison (1923-26), deux publications
éditées par Albert Morancé. A la suite de ces expériences, il se détourne des auteurs convenus
pour s’entourer de contributeurs à la pointe de leurs domaines. Pour l’architecture il fait appel
au théoricien Siegfried Giedion, pour l’art contemporain à Paris il charge son compatriote
grec Tériade de visiter les expositions et les ateliers. Quant à l’actualité en Allemagne, il se
tourne vers Will Grohmann, auteur de monographies sur Klee et Kandinsky éditées par les
Cahiers d’art respectivement en 1929 et 1930. Puis, Zervos se rapproche de Tristan Tzara
en privilégiant une approche poétique et subjective de l’art.
En complément à ces publications, Zervos ouvre en 1934 avec son épouse Yvonne la galerie
des Cahiers d’art au rez-de-chaussée de ses locaux, rue du Dragon, où il expose les artistes
qu’il soutient dans sa revue. Comme dans le cas de Der Sturm, la revue est un mode de
diffusion initial, relayé dans un second temps par une galerie.
(1) Voir Christian Derouet « Christian Zervos, éditeur », Cahiers d'art. Musée Zervos
à Vézelay, Paris, Hazan, 2006
La revue accomplit le programme que Tériade annonçait dès le premier numéro : « Verve se
propose de présenter l’art intimement mêlé à la vie de chaque époque et de fournir le
témoignage de la participation des artistes aux événements essentiels de leur temps. Verve
s’intéresse dans tous les domaines et sous toutes ses formes à la création artistique ».
Pionnier dans cette démarche, Donald Judd, après des études en philosophie à l’université
Columbia de New York, gagne sa vie comme critique d’art et publie, en tant qu’artiste, des
écrits théoriques. Puis Sol LeWitt et Dan Graham écrivent de nombreux textes qui font
pleinement partie de leur démarche artistique. En 1967, Graham publie dans Arts Magazine le
célèbre article « Homes for America », qui est à la fois une création originale et la
revendication de produire un travail sans plus de valeur qu’un simple article : thématisant les
maisons américaines fabriquées en série, il établit un parallèle avec l’œuvre de l’artiste
reproductible à l’infini. Ni œuvre, ni essai, ou peut-être un peu des deux, cet article inaugure
un nouveau genre de publication.
À partir de 1966, Robert Morris publie, dans Artforum, une série d’essais. En avril 70, il y
propose « The Art of Existence. Three Extra-Visual Artists : Works in Process », texte
célèbre où s’entremêlent théorie et fiction : la critique de trois artistes inventés par lui.
Cette prolifération d’écrits, d’articles et de projets d’artiste conçus pour être publiés, entraîne
la création de nouveaux supports et bouleverse le monde de l’édition d’art. Il ne s’agit plus,
dès lors, de consacrer un numéro entier d’une revue à un artiste mais de lui en confier la
réalisation comme le fera notamment Artforum. Une multitude de revues expérimentales, plus
légères et plus facilement adaptables aux innovations éditoriales, sont créées, que ce soit à
l’initiative de petits éditeurs, de critiques ou d’artistes eux-mêmes. Puis, parallèlement à la
création de nombreux livres d’artistes, conciliant art et documents, des revues d’artistes
voient le jour.
Comme le souligne Sylvie Mokhtari, universitaire et spécialiste dans le domaine des revues
des années 70, il n’y a, dans Avalanche, ni rédacteurs, ni éditos, ni articles : « Plus qu’une
appréciation critique sur l’art dont elle se fait le porte-parole, Avalanche est de facto pensée
comme une revue ‘faite d’art’. Elle entreprend un travail d’information sur les artistes et
avec eux » (voir bibliographie). La revue donne la parole aux artistes et affirme ce parti pris
comme un signe distinctif : le premier numéro se place sous le signe de Beuys, artiste de la
parole, dont un portrait figure en couverture, tandis qu’un entretien de plusieurs pages est
publié à l’intérieur. Les couvertures présenteront d’ailleurs toujours un portrait d’artiste plutôt
qu’une œuvre : après Beuys, ce seront Bruce Nauman, Barry Le Va, Lawrence Wiener,
Yvonne Rainer, Vito Acconci… Robert Smithson. La revue prône un accès aux œuvres par
la seule entremise de leurs auteurs.
Les revues d’artistes : « On n’est pas obligé de rester son propre tyran »
Tout au long du 20e siècle, les artistes ont collaboré à la confection de revues. Les futuristes y
défendaient leurs points de vue, les dadaïstes y publiaient leurs poèmes et leurs collages…
Parfois, certains créaient une œuvre originale pour la couverture d’un numéro − Picasso pour
Minotaure, Matisse pour Verve… − ou se chargeaient du graphisme de la publication. Mais
c’est surtout à partir des années 60 que la création de revues devient une activité
artistique à part entière : la revue n’est plus secondaire par rapport à l’œuvre, elle la
constitue en devenant un élément de l’univers d’un groupe ou d’un seul artiste.
Les revues d’artistes peuvent se présenter sous la forme d’un journal comme cc V TRE,
bulletin d’information à l’usage des artistes Fluxus, d’une affiche, par exemple Futura
(publiée en Allemagne par l’éditeur d’avant-garde Hansjörg Mayer entre 1965 et 1968)
imprimée d’un seul côté pour faciliter son accrochage dans les expositions, d’une boîte
comme la revue new-yorkaise Aspen (voir ci-dessous le chapitre « des revues en
exposition »).
Il peut même arriver que, renversant les rôles, une production artistique n’existe
qu’accessoirement par rapport à la revue elle-même, comme c’est le cas pour OXO, créée
par Pascal Le Coq : « Depuis plus de dix ans, dit-il, je tente d’opérer un renversement
copernicien entre la page imprimée, simple surface recouverte d’encre, et l’objet d’art qui se
déploie dans l’espace tridimensionnel. Pour cela, j’ai créé la revue encyclopédique OXO, une
œuvre d’art à plein temps qui, loin d’être un produit dérivé au service de tableaux ou de
sculptures, comme peuvent l’être les catalogues d’exposition, les livres rétrospectifs et autres
catalogues raisonnés, est au contraire servi par tout un tas d’objet que j’ai nommés Reliefs et
Transmutations. Ces objets n’ont qu’un seul but : assurer la survie de la revue » (cf.
http://revueoxo.blogspot.com).
• (1) et (2) Eric Watier, entretien avec Marie Boivent, 2008 (voir bibliographie).
Au sein du panorama actuel des revues d’art, Les Cahiers du Musée national d’art
moderne occupent une place singulière. Bien qu’édités en étroite relation avec le Musée,
les Cahiers sont bien plus qu’un bulletin de musée. Ils comportent de nombreuses
illustrations et présentent des portfolios d’artistes, sans pour autant être un magazine.
De haut niveau scientifique, ils ne sont pas non plus une revue universitaire. Leur
longévité – 105 numéros parus aujourd’hui pour une livraison trimestrielle –, leur
situation au sein d’un établissement public – le Centre Pompidou, qui en est l’éditeur –
et leur capacité à évoluer en même temps que l’histoire de l’art et la pratique artistique
en font une revue très à part.
Les Cahiers du Musée national d’art moderne ont été créés en 1979 par Jean Clair, alors
conservateur au Musée, pour pallier un manque de publication en histoire de l’art et théorie
de l’art en français. Dans l’éditorial du premier numéro, Jean Clair affirme : « Alors que
nous approchons de la fin du siècle, jamais l’urgence n’a paru plus grande de se retourner vers
l’histoire de ce siècle, ses origines et son développement et, symptomatiquement, sur
l’histoire des formes artistiques qu’il aura engendrées. Des perspectives à reconsidérer, des
ordonnances à refaire, des pans entiers à découvrir : l’histoire la plus immédiate nous est aussi
la plus obscure.
En France, particulièrement, où les textes fondamentaux des grands historiens et théoriciens
de l’art de notre temps ne nous ont été accessibles bien souvent que cinquante, voire soixante-
quinze ans après leur parution dans leur langue d’origine et où, hors Paris, les moments qui
ont fait l’art de ce siècle ont souvent été négligés, pareil effort de réflexion s’avérait
indispensable ».
Jean-Pierre Criqui, rédacteur en chef de la revue depuis 1994, après Jean Clair, Yves
Michaud et Daniel Soutif, insiste encore aujourd’hui sur la volonté des Cahiers de diffuser
en France l’actualité internationale concernant l’histoire et la théorie de l’art : « Ce qui a
perduré c’est la volonté de faire une revue francophone qui témoigne de la recherche
internationale, avec la plus grande exigence scientifique, c’est-à-dire pas seulement de la
recherche qui s’écrit en français, mais qui en témoigne en français » (1).
Les Cahiers ont connu des inflexions selon la personnalité des rédacteurs en chef, historiens
de l’art pour Jean Clair et Jean-Pierre Criqui, philosophes et esthéticiens pour Yves Michaud
et Daniel Soutif, mais cette exigence d’une revue de niveau scientifique en français a toujours
présidé à ses choix éditoriaux.
La revue se compose d’articles souvent liés aux événements du Musée ou aux expositions,
que ce soit en amont ou en aval des manifestations. Par exemple, un numéro sur Dada en
juillet 2004 (n°88) a servi de laboratoire à la préparation de la grande exposition ouverte à
l’automne 2005, tandis que des articles ont manifesté les retombées d’autres expositions bien
après leur fermeture. Ce fut notamment le cas pour Los Angeles 1955-1985, naissance d’une
capitale artistique organisée au Centre au printemps 2006 : elle fut suivie d’un essai sur Ed
Ruscha en avril 2007 (n°99). Mais l’actualité du Centre est surtout l’occasion de publier des
articles ou des portfolios d’artistes pressentis depuis longtemps
par la rédaction.
Depuis quelques années, nombreuses sont les interventions d’artistes, que ce soit Gabriel
Orozco, Jean-Marc Bustamante, Pierre Bismuth, Xavier Veilhan, Tatiana Trouvé, Mircea
Cantor… Les Cahiers, résume Jean-Pierre Criqui, « restent une revue d’histoire de l’art qui
couvre le même champ que le Mnam, depuis le fauvisme jusqu’à ce qui se passe aujourd’hui
et se passera demain, qui essaie de mêler régulièrement aux études sur ce champ-là
l’intervention d’artistes vivants qui donne un éclairage soit documentaire, soit proprement
artistique ».
Le problÈme de l’esthÉtisation
Traditionnellement, le lien entre les revues et les expositions est unilatéral : les revues
parlent des expositions, les annoncent ou en proposent des comptes rendus. Ici aussi les
frontières se trouvent remises en question. Le statut des revues, lorsqu’elles deviennent
des objets rares et précieux, tend à se métamorphoser. D’objets de diffusion elles sont
présentées comme des œuvres.
Revue Broom
Musée national d’art moderne, accrochage 2007
Revue Futurismo
Musée national d’art moderne, accrochage 2007
(1) Régulièrement le Musée renouvelle ses accrochages. Il en va de même pour les revues.
D’autres revues seront présentées avec le nouvel accrochage, à partir de mai 2009.
(2) Propos recueillis en novembre 2008
Work in progress depuis un siècle, les revues artistiques continuent d’innover dans leurs
modes de diffusion et leurs lignes éditoriales. Couvrant de nouvelles zones
géographiques, doublées par des sites internet, elles dépassent les scènes convenues de
l’actualité artistique.
Créée en 1997 par le critique d’art Patrice Joly, la revue trimestrielle Zéro Deux a d’abord
été conçue dans un esprit d’indépendance et de décloisonnement par rapport à l’actualité
artistique parisienne. Basée à Nantes, de même que la galerie qui lui est rattachée, la Zoo
Galerie (la revue et la galerie dépendent d’une même structure associative), elle couvre dans
un premier temps la zone de l’ouest de la France – le sous-titre de la revue pendant les
premières années est « Revue trimestrielle d’informations sur l’art contemporain. Bretagne,
Centre, Normandie, Pays de Loire ». Mais elle devient rapidement nationale, voire récemment
internationale.
La feuille de chou en noir et blanc des premiers numéros est devenue aujourd’hui une revue
en couleurs d’une soixantaine de pages qui propose des dossiers, des portraits d’artistes et des
comptes rendus d’expositions qui ont lieu partout dans le monde. Car aujourd’hui Zéro Deux
a des correspondants en France et à l’étranger, la revue est traduite en anglais et se double
d’un site Internet qui lui permet une grande réactivité. Revue d’émergence qui, très souvent,
publie les premiers articles sur de jeunes artistes prometteurs, son site Internet lui offre une
quasi-immédiateté en matière de diffusion, sans pour autant renoncer à sa cohérence
éditoriale.
Animée par Pierre Denan qui l’a fondée en 2000 en collaboration avec Frédéric de
Lachèze, la structure M19 assure « la conception et l’édition de revues, livres, supports
imprimés destinés à la diffusion d’œuvres inédites et de textes critiques » (cf. son site
internet). M19 publie tout d’abord MAP (10 numéros entre 2000 et 2004), une revue au
format d’une carte routière qui, sur une face, présente un artiste et, sur l’autre, publie une
œuvre conçue spécialement pour l’occasion. Cette bipolarité entre explication et intervention
d’artiste se retrouve dans les deux revues que publie actuellement la structure, l’une composée
uniquement d’essais et l’autre de projets d’artistes.
Initiative originale, M19 apporte au panorama des revues francophones à la fois une réflexion
théorique de pointe et un accès direct aux œuvres. Outre ces revues, la structure édite de
nombreux livres d’artistes.
Texte de rÉfÉrence
Vanessa Morisset : Didier Schulmann, vous avez dirigé un séminaire sur les revues il y a
quelques années à l’École du Louvre, quelles étaient les problématiques développées ?
Didier Schulmann : L’idée était de sensibiliser les étudiants au fait qu’il n’y a pas que les
grandes revues canoniques, traditionnelles, sur lesquelles tout le monde s’appuie toujours
pour relater l’histoire des idées. Il y a une multitude d’autres revues qui manifestent le
foisonnement incroyable de la pensée et de l’art pendant tout le siècle.
VM : Etudier les revues, c’est une manière de critiquer l’histoire de l’art telle qu’elle a été
écrite ?
DS : Oh non, surtout que l’histoire de l’art du 20e siècle n’a pas encore été écrite, justement.
L’histoire de l’art du 20e siècle en est à son début car les sources ne commencent que
seulement maintenant à être prises en compte. Ce n’est même pas une question d’accessibilité,
mais de prendre la mesure de la variété des sources qui peuvent être convoquées pour écrire
cette histoire de l’art.
Agnès de Bretagne : Etudier les revues, c’est étudier l’histoire de l’art vivante, l’histoire de
l’art en marche. Par exemple, pour l’actionnisme viennois avec les revues Die Schastrommel
et Die Drossel (1) : Günter Brus y décrit des actions mot à mot et c’est quasiment la seule
trace qu’il en reste. C’est de l’histoire au présent puisque cela venait d’avoir lieu au moment
où il le raconte.
DS : Avec Die Schastrommel et Die Drossel qui sont les deux revues publiées par Günter
Brus en exil, nous nous sommes rendu compte que dans tous les travaux sur l’actionnisme
viennois – un mouvement déjà historicisé, terminé même si quelques survivants s’agitent
encore, ayant donné lieu à de nombreux livres, études et expositions – que ces revues
n’avaient jamais été appelées, sollicitées, référencées dans des travaux scientifiques ou
érudits. Plus généralement, avec Agnès, nous nous rendons compte que les revues que nous
aimons sont rarement citées dans des textes, dans des articles contemporains. Elles ont pu être
citées au moment de leur parution, puis plus rien. Cela tient au fait qu’elles étaient devenues
inaccessibles, et le travail d’Agnès, ici, de constituer une collection très largement ouverte,
aide considérablement. Puis cela tient aussi au fait que jusqu’à présent l’histoire de l’art
n’allait pas grattouiller très profondément dans les sources…
VM : Avec Die Schastrommel et Die Drossel, n’est-on pas dans le cas particulier des revues
d’artistes ?
A de B: Ce sont des revues faites par des artistes. Rentrent-elles pour autant dans le cadre des
revues d’artistes ? En ce qui me concerne, je ne dirais pas que ce sont des revues d’artistes,
car leur propos n’est pas de devenir un objet artistique.
DS : Que ce soient des revues d’artistes, des revues de critiques, des revues de littérateurs, la
première chose importante est que ces revues s’adressent à un petit groupe de gens, un cercle
qui est généralement parfaitement identifié. L’autre chose importante dans l’histoire des
revues est qu’une revue, le plus souvent, ne se crée qu’en référence, en réaction, en réponse,
en dialogue, en lutte avec une autre revue.
A de B : C’est aussi, souvent, une histoire d’amitié. Une bande de copains font une revue
ensemble pour promouvoir tel type de poésie, de littérature... Il suffit de deux ou trois
personnes pour tenir une revue. Cette dimension-là est présente au moins dans la première
moitié du siècle.
DS : Aujourd’hui, beaucoup d’artistes travaillent avec des danseurs, des chorégraphes, des
musiciens, mais le croisement entre les arts se fait de façon différente. Au 20e siècle, la revue
était réellement un espace de rencontre, de confrontations, de discussions, et de construction :
un espace où se préparaient des initiatives collectives, que ce soit pour des lancements de
manifestes, des expositions, des diffusions d’une œuvre, de ce qu’on appellerait aujourd’hui
une performance qui pouvait être une soirée à l’initiative de Dada ou autre… Aujourd’hui la
revue ne remplit plus ce rôle, ce sont d’autres espaces de sociabilité qui le font.
DS : C’est-à-dire que la revue jusqu’à la Seconde Guerre mondiale est à la fois un espace
relationnel qui n’a pas d’équivalent et une plateforme de diffusion d’un certain nombre
d’informations, d’œuvres, de données, qui sont aujourd’hui remplacés par d’autres vecteurs,
d’autres medias. Donc la revue a perdu de sa spécificité. D’une certaine manière, elle a perdu
de sa fraîcheur.
DS : Eh bien, on parlait des revues d’artistes. Il peut y avoir, en effet, aujourd’hui des
initiatives éditoriales intéressantes prises par des artistes, individuellement ou collectivement.
J’ai tendance à penser que ce qui remplace la revue, c’est le blog, sauf que le blog est une
entreprise strictement individuelle. Je ne connais pas de blog collectif. Il y a des blogs qui
passent pour des plateformes collectives mais qui ne sont que la sédimentation et la
juxtaposition d’individualités. Tandis que dans une revue, il y a un moment où on commence
le numéro, il y a un moment où on arrête le numéro, où on l’envoie à l’impression, et entre
ces deux moments-là, on a construit quelque chose qui a une cohérence. Le blog c’est tout le
contraire, c’est le principe du temps réel, donc de la sédimentation en continu, de données
sans début ni fin.
DS : L’exemple type pour illustrer ce que vient de dire Agnès est l’histoire de la connaissance
que les artistes, appelés par la suite les futuristes russes, ont eu du cubisme français. A partir
de mauvaises reproductions en noir et blanc d’œuvres, commentées dans des articles qu’ils
lisaient mal, ils ont produit des œuvres extrêmement colorées ! Aujourd’hui, la disponibilité
de l’image, de la reproduction de l’œuvre d’art, est telle que ce rôle joué par la revue a en
effet complètement disparu. La revue était le moyen de diffuser des œuvres auprès d’artistes
vivant à l’autre bout de la planète et pour qui c’était vraiment crucial. Il est d’ailleurs
intéressant d’étudier les revues en regard de correspondances d’artistes : on voit le mal qu’ils
se donnent pour faire passer telle photo dans telle revue, ils discutent de la reproduction de
telle œuvre publiée dans tel endroit… A une époque où les œuvres voyageaient infiniment
moins, la revue était le support.
Bibliographie sÉlective
Essais
Catalogues d’exposition
● Universal Archive. The Condition of the Document and the Modern Photographic Utopia,
MACBA, Barcelone, 2008
● Marie Boivent, Revues d’artistes. Une sélection, Rennes-Fougères, co-éditions Arcade,
Editions provisoires, Lendroit galerie, décembre 2008
● Anne Moeglin-Delcroix, Esthétique du livre d'artiste, 1960-1980, Paris, Jean-Michel Place
et Bibliothèque nationale, 1997
● Artistes en revues, Musée d'art moderne, Bibliothèque Jean Laude, Saint-Etienne, 1995
● Minotaure, Musée Rath, Genève, 1987
● Tériade éditeur : Verve, Galerie Klipstein & Kornfeld, Berne, 1960
Reprint
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Crédits
© Centre Pompidou, Direction de l'action éducative et des publics, avril 2009
Texte : Vanessa Morisset
Maquette : Michel Fernandez
Dossier en ligne sur www.centrepompidou.fr/education rubrique ’Dossiers pédagogiques’