Vous êtes sur la page 1sur 25

Dossiers pédagogiques - Collections du Musée

Bibliothèque Kandinsky

La diffusion de l’art à travers


les revues

Verve, « la plus belle revue du monde », Paris 1937-1960


Couverture composée par Pierre Bonnard, Verve n°3
Introduction
Un observatoire de l’art vivant
Les revues de la Bibliothèque Kandinsky

Revues et avant-gardes dans les années 1910


Contre l’art convenu

Poésie et arts plastiques dans les revues dada et surréalistes


Lorsque que le mot fait image et que l’image parle

Les revues d’Europe de l’Est de l’entre-deux-guerres


« Lecteur, déparasite ton cerveau »

Deux grandes revues françaises


Les Cahiers d’art et Verve

« Small press » et revues d’artistes depuis les années 60


Des revues d’un nouveau genre

Les Cahiers du MNAM


Une revue à part

Des revues en exposition


Le problème de l’esthétisation

Conclusion : une nouvelle génération de revues

Texte de référence
« L’art en train de se faire » : entretien avec Didier Schulmann, conservateur au Musée
national d’art moderne,
et Agnès de Bretagne, bibliothécaire, responsable des périodiques à la Bibliothèque
Kandinsky

Bibliographie sélective
introduction

Un observatoire de l’art vivant

Au-delà d’une curiosité bibliophilique ou d’une recherche spécialisée, que peut apporter
aujourd’hui la lecture de revues d’art du début du 20e siècle, des publications surréalistes
venues d’Amérique latine, ou de la « small press » des années 70 qui ne dépassaient pas le
cercle des artistes underground ?
Les revues éditées tout au long du 20e siècle jusqu’à aujourd’hui sont très diverses. Si
certaines sont luxueuses, par exemple la revue new-yorkaise Aspen (1965-71) qui
s’accompagne de disques, de films, ou d’objets inédits, ou SMS (Shit Must Stop, 1968), revue
pensée elle-même comme une œuvre d’art, d’autres, à l’opposé, sont des feuilles de choux qui
enchaînent articles, notes de lecture et comptes rendus d’exposition.

La plupart associent textes et images, mais certaines ne comportent que des textes (de Die
Aktion, dans les deux premières années de sa parution de 1911 à 1913, jusqu’à Trouble,
2002-2006), ou que des images (Image de Hans-Peter Feldman, 1979, Grams of Art, éd.
M19, 2007-). Elles rassemblent souvent une diversité de contributions, mais elles peuvent
aussi être la production d’un seul auteur, voire d’un seul artiste (par exemple OXO de Pascal
Le Coq, 1996-). Cependant, toutes se caractérisent par une périodicité, même si celle-ci est,
par accident ou volontairement, irrégulière (comme l’évoque la revue intitulée
Irrégulomadaire, 1990-2000).
Les numéros paraissent, les uns répondant aux autres, au sein d’une même revue, ou en
dialogue avec d’autres, faisant de ces publications un accès privilégié à la création, un
observatoire de l’art vivant. Les textes et les œuvres inédites qu’elles présentent, les entretiens
avec les artistes à un moment donné de leur création, les dialogues, les polémiques permettent
de comprendre comment les œuvres se forment, en écho à une théorie ou en opposition à un
parti pris. Les revues laissent entrevoir l’art en train de se faire. De plus, leur lecture permet
de découvrir des auteurs qui, faute d’avoir publié des livres ou enseigné dans de célèbres
écoles, sont aujourd’hui oubliés, alors que leurs analyses ont eu une influence sur la création
de leur époque.

C’est ce rôle dynamique des revues que ce dossier propose de montrer en dégageant, à partir
de quelques exemples allant du début du 20e siècle jusqu’à nos jours, la manière dont ces
publications utilisent les ressources techniques et intellectuelles de leur temps pour refléter
l’art qui leur est contemporain.

Les revues de la BibliothÈque Kandinsky au musée

Le fonds surréaliste : un des fonds d’excellence de la


Bibliothèque Kandinsky
Musée national d’art moderne, accrochage 2007 (8 photos)

La Bibliothèque Kandinsky compte aujourd’hui plus de 7 000


titres de périodiques. Sa collection, la plus riche au monde en
ce qui concerne les revues de la première moitié du 20e siècle,
couvre tous les domaines artistiques.
L’origine de ce fonds remonte à la création, en 1955, d’une première bibliothèque constituée
des ouvrages reçus par les conservateurs du Musée national d’art moderne. Mais son noyau
dur provient surtout de la documentation du Centre national d’art contemporain, avec lequel
cette bibliothèque fusionne en 1974.
Puis la collection s’enrichit avec les abonnements à un grand nombre de revues et des
acquisitions d’antiquariat auxquelles un budget conséquent est consacré durant les vingt
premières années du Centre Pompidou. Elle s’enrichit aussi grâce à l’entrée de fonds
particuliers, entre autres les fonds Magnelli (1980), Kandinsky (1981), Brauner (1986) ou
Brancusi (1988). En 1992, lorsque fusionnent le Musée national d’art moderne et le Centre de
Création Industrielle, elle complète ses titres dans les domaines de l’architecture et du design
(elle possède environ 500 titres de revues d’architecture et de design).

Revue Zenit, Zagreb, 1920-1926


Musée national d’art moderne, accrochage 2008

En 2006, grâce à l’acquisition de la collection de Paul


Destribats, un ensemble d’environ 1 000 titres de revues
parues entre 1850 et 1980, son fonds atteint l’excellence dans
certains domaines déjà bien représentés : le fonds surréaliste,
avec des revues latino-américaines comme Dyn (Mexico, 1942-44) ou Leitmotiv (Santiago du
Chili, 1942-43), celui d’Europe de l’Est, avec les revues MA (Budapest, 1916-1925) ou Zenit
(Zagreb, 1920-1926), tandis que le fonds français s’enrichissait également d’un ensemble de
petites revues de l’entre-deux-guerres, éphémères et difficiles à collecter.

Outre ces ensembles, la BK possède un fonds très complet de revues allemandes du début du
siècle avec des collections d’originaux et leur reprint en accès libre (Der Sturm, Die Aktion).
Pour la période plus récente, elle continue d’acquérir des titres parus après les années 50
(revues publiées à Berlin, Munich, Cologne ou Bonn).
Quant à son fonds de revues américaines, il comprend à la fois des publications universitaires,
comme October (1976-), des parutions à plus grand tirage telles que Art News (1904-), Art in
America (1913-), Arts Magazine (1926-), Art Forum (1962-), ainsi qu’un important
ensemble de Bulletins de Musée, dont certains sont très anciens comme le Bulletin du
Metropolitan Museum of Art (1905-) ou celui du Museum Of Modern Art de New York
(1933-1963).

Grâce à la richesse de cette collection, la Bibliothèque Kandinsky participe régulièrement aux


expositions du Centre Pompidou et prête des exemplaires aux institutions du monde entier.
Depuis deux ans, des espaces lui sont réservés dans les accrochages du Musée national d’art
moderne.

Toutes les revues présentées dans ce dossier sont consultables à la Bibliothèque, soit en accès
libre pour les reprints,
soit sur demande (voir les conditions de consultation de la bibliothèque)

Revues et avant-gardes dans les annÉes 1910


Contre l’art convenu

Les années 10 voient éclore un nombre considérable de revues liées aux avant-gardes
artistiques, dans le prolongement des articles que publient critiques et artistes dans la
presse généraliste.

Revue Die Aktion, Berlin, 1911-1932


Musée national d’art moderne, accrochage 2008

En France, les Soirées de Paris sont créées en 1912 (27


numéros jusqu’en 1914) à l’initiative de Guillaume Apollinaire
qui y publie ses poèmes, ses essais sur l’art et sa défense du
cubisme. A Saint-Pétersbourg, la revue Apollon (1909-1917)
diffuse l’actualité des avant-gardes russes et européennes. A
Florence, c’est Lacerba (1913-1915), organe lancé par les futuristes, qui publie l’actualité et
les polémiques soulevées par les artistes italiens.
Mais c’est surtout en Allemagne qu’un grand nombre de revues artistiques voient le jour,
avec, notamment, Die Aktion (« L’Action », Berlin, 1911-1932), Die Neue Kunst (« L’Art
nouveau », Munich, 1913-1914) ou Neue Blätter für Kunst und Dichtung (« Le Nouveau
journal de l’art et de la poésie », Dresde, 1918-21). De même que les cafés et les cabarets qui
ont fait la renommée des nuits berlinoises, les revues répondent à un désir de sociabilité des
artistes, en quête d’un public à même d’apprécier leurs démarches.

Un souffle purificateur, Der Sturm (Berlin, 1910-1932)

Revue Der Sturm, Berlin, 1910-1932


Musée national d’art moderne, accrochage 2008

Parmi ces revues, Der Sturm, Wochenschrift für Kultur und


die Künste (« La Tempête, hebdomadaire pour la culture et les
arts ») est la première et la plus ambitieuse. Fondée en 1910 par Herwarth Walden (1878-
1941), éditée à 30 000 exemplaires, sa longévité est exceptionnelle (jusqu’en 1932). Musicien
de formation, Walden (de son vrai nom Georg Lewin, Walden faisant référence au titre d’un
roman d’Henry Thoreau) a déjà, à cette époque, publié des articles dans la presse culturelle
allemande, dirigé deux publications (Der Neue Weg, Das Theater) et créé une association
pour l’art, la Verein für Kunst, qui lui a donné l’occasion de se lier avec de nombreux artistes
et écrivains. C’est ainsi qu’il a rencontré Karl Kraus avec la complicité duquel il lance Der
Sturm.

Pendant berlinois de Die Fackel (« Le Flambeau »), publié par Kraus à Vienne depuis 1899,
Der Sturm se veut être un souffle purificateur sur la culture allemande, jugée bourgeoise et
décadente, ainsi qu’une critique de la presse existante. Dans un esprit nietzschéen, Der Sturm
prend le parti de valoriser la culture et les arts aux dépens de la politique, laissant à la revue
rivale, Die Aktion, Zeitschrift für Freiheitliche Politik und Literatur (« L’Action, Revue pour
la politique libre et la littérature »), créée en 1911 par Franz Pfemfert (laquelle durera aussi
jusqu’en 1932), le rôle d’endosser la politisation des avant-gardes.

Durant ses premières années, marquées par la présence de Karl Kraus, Der Sturm privilégie la
musique et la littérature. Les arts plastiques n’y figurent que sous la forme d’illustrations,
essentiellement des gravures sur bois commandées à des artistes. Toutefois, le peintre
Kokoschka et l’architecte Adolf Loos, tous deux d’origine viennoise et amis de Karl Kraus,
écrivent régulièrement dans la revue dès ses débuts.
Mais c’est surtout à partir de 1912 et de la rencontre de Walden avec les futuristes que Der
Sturm se tourne vers les arts plastiques, publiant des textes et des planches d’artistes vivants
en Allemagne tels que Vassily Kandinsky, Gabriele Münter ou August Macke, ainsi que de
toute l’avant-garde européenne.
Puis Walden diffuse le cubisme en ouvrant sa revue à Robert Delaunay, Fernand Léger,
Guillaume Apollinaire, Blaise Cendrars, et s’intéresse, en particulier, à la vie culturelle en
Russie, en Tchécoslovaquie et en Scandinavie.
Chaque numéro − à partir de 1912, la revue ne paraît plus que deux fois par mois − comprend
des bois gravés d’artistes, un manifeste ou un article, et une partie débats.

En complément, Walden édite des séries de cartes postales en couleurs de grande qualité. Le
peintre futuriste Severini a même pu repeindre, d’après l’une d’entre elles, son œuvre qui
avait été détruite, La Danse du Pan-Pan au Monico (1909-11, 1960, coll. Mnam, peinture
monumentale de 2,8 x 4 m). Et, surtout, il ouvre en 1912, à côté des locaux de la rédaction,
une galerie qui va devenir la Galerie Der Sturm afin de diffuser le plus efficacement possible
les œuvres des artistes qu’il défend. Les premières expositions sont consacrées au Blaue
Reiter, à Kokoschka et au Futurisme italien. Cette entreprise culmine en 1913 avec
l’organisation du Erster Deutscher Herbstsalon (Premier Salon d’automne allemand) qui
rassemble 366 œuvres de 75 artistes de 12 pays différents. Jusqu’en 1932, date de son départ
pour l’Union soviétique où il poursuivra son travail d’éditeur, Walden organise plus de 200
expositions à Berlin.

Les revues Der Sturm et Die Aktion sont consultables en reprint à la Bibliothèque
Kandinsky.

PoÉsie et arts plastiques dans les revues dada et surrÉalistes

Lorsque le mot fait image et que l’image parle

A la fin des années 10, l’iconographie occupe une part croissante dans les revues tandis
que leur mise en page fait l’objet de recherches originales. C’est particulièrement le cas
avec la revue Dada. Les revues surréalistes oscilleront ensuite entre la forme
traditionnelle, essentiellement écrite, de la revue littéraire et les publications d’avant-
garde ouvertes aux artistes.

Le mot et l’image chez les dadaïstes

Revue Dada, Zurich, 1917-1921


Bois de Marcel Janco
Fonds Destribats

En 1917, paraît à Zurich une revue révolutionnaire, aussi bien du


point de vue de l’esprit que de la mise en page, la revue Dada,
recueil littéraire et artistique, créée par Tristan Tzara (Zurich, 8
numéros de 1917 à 1921). Elle reflète la démarche d’artistes qui rapprochent la poésie des arts
plastiques en utilisant les mots comme images sonores et les images comme des symboles.
« Ce qui nous caractérise, c’est l’image, nous saisissons par l’image », écrit Hugo Ball dans
son journal intime (13 juin 1916)(1), quelques mois avant de participer à la création de la
revue.
Celle-ci rassemble des poèmes, des textes polémiques, des innovations inclassables telles que
« la chanson du cacadon », présentée dans le numéro 1 comme une chanson africaine traduite
par Tzara… Les textes sont imprimés tantôt sur des fonds blancs, tantôt sur des pages de
couleur, en alternance avec des illustrations en pleine page composées de bois d’artistes ou de
reproductions d’œuvres. Jean Arp, Francis Picabia, Marcel Janco y collaborent
régulièrement dès les premiers numéros, tandis que la revue s’ouvre peu à peu à de nouveaux
contributeurs. Par exemple, le n°4-5 comporte des textes d’André Breton, Philippe
Soupault, Louis Aragon, et reproduit un tableau de Kandinsky, La Tache rouge, 1914. Dans
les années 20, des artistes dadaïstes, tel John Heartfield en Allemagne, pousseront à
l’extrême les innovations quant à l’articulation du texte et de l’image, notamment en
pratiquant l’art du photomontage.

• (1) Reproduit dans Hugo Ball, Dada à Zurich. Le mot et l'image (1916-1917), Dijon, Les
presses du réel, 2006
• La revue Dada est consultable en reprint à la Bibliothèque Kandinsky.

Le mot et l’image chez les surréalistes

Revue Littérature, Paris, 1919-1921


Musée national d’art moderne, accrochage 2007

La Révolution surréaliste, Paris, 1924-1929


Musée national d’art moderne, accrochage 2007

Après la disparition en 1921 de la revue Dada à laquelle il


contribuait, Breton lance avec Soupault et Aragon sa propre
publication, Littérature (20 numéros de 1919 à 21, une
deuxième série de 13 numéros entre 1922 et 1924), dans
l’esprit de la revue littéraire de Pierre Reverdy, Nord-Sud (16
numéros entre 1917 et 1918). La mise en page créative de Dada et la contribution active
d’artistes plasticiens disparaissent au profit d’une revue où les images n’existent que sous
forme de métaphores littéraires. La revue est en effet uniquement composée de poésies, même
l’actualité artistique y est traitée en vers.

Puis Littérature est remplacée par La Révolution surréaliste (12 numéros de 1924 à1929).
Plus ouverte à la collaboration d’artistes, elle publie des photos de Man Ray, des
reproductions d’œuvres de Giorgio de Chirico, d’André Masson, des dessins de Max Ernst.
Le Surréalisme au service de la révolution prend le relais avec 6 numéros publiés entre 1930
et 1933 qui comportent de nouveau très peu d’illustrations, seules quelques pleines pages en
lien avec les sujets traités, par exemple des photos tirées d’un film de Luis Buñuel ou des
reproductions de tableaux de Salvador Dali.

A cette époque, bien d’autres revues surréalistes voient le jour qui font une large place aux
artistes. Minotaure, créée par Albert Skira en 1933 (13 numéros de 1933 à 1939), invite
régulièrement des peintres à créer des œuvres originales, y compris des artistes qui ne font pas
à proprement parler parti du surréalisme, comme Picasso ou Matisse. De même, en Belgique,
Distance est lancée par Camille Goemans avec la collaboration de René Magritte (Bruxelles,
3 numéros en 1928).

Les revues Littérature et La Révolution surréaliste sont consultables en reprint à la


Bibliothèque Kandinsky.

L’anti-esthétisme de la revue Documents

Revue Documents, Paris, 1929-1934

La revue la plus novatrice issue du surréalisme est, sans


conteste, la publication lancée par Georges Bataille en 1929,
Documents (Paris, 1929-1934), qui rassemble des auteurs
fâchés avec Breton. Jacques Prévert, Michel Leiris, Robert
Desnos, Raymond Queneau y participent, mais aussi le
critique d’art allemand Carl Einstein, le photographe Jacques-
André Boiffard, l’ethnologue Marcel Mauss.
Ouverte à l’ethnologie, à la psychanalyse autant qu’à la
photographie et à la littérature (son sous-titre pour les trois
premiers numéros est Doctrines − Archéologie − Beaux-Arts
− Ethnographie, puis « Doctrines » disparaît), la revue
pratique des rapprochements inattendus. Elle traite
abondamment des arts extra occidentaux − l’art sibérien, l’art chinois,… − qu’elle met en
regard avec des œuvres d’art moderne, des dessins de Klee ou des peintures de Picasso, grâce
à un grand nombre d’illustrations en pleine page.

Dans un esprit très représentatif de la revue, Bataille publie dans le numéro 6 un essai
consacré au thème du pied, accompagné d’une série de photographies de Jacques-André
Boiffard montrant différents orteils en gros plan. « Le sens de cet article, écrit Bataille en
conclusion, repose dans une insistance à mettre en cause directement et explicitement ce qui
séduit, sans tenir compte de la cuisine poétique, qui n’est en définitive qu’un détournement
[…] ».
L’art populaire y est aussi très présent, par le biais du roman de gare, de la bande dessinée
naissante et du cinéma. Au fil des numéros, Documents affirme son intérêt pour ce que
Desnos appelle, dans l’un de ses articles, l’« Imagerie moderne » (n°7, décembre 1929).
Héritière du Dadaïsme par son esprit provocateur, l'inventivité de ses thématiques et son
recours inédit à l'image photographique, Documents est la première revue d’avant-garde qui
parvient à se dégager de tout message doctrinaire.

La revue Documents est consultable en reprint à la Bibliothèque Kandinsky.

La poursuite du surréalisme
Dans un esprit de résistance qui fait de l’art une arme contre l’oppression, les artistes
surréalistes continuent de publier des revues pendant la guerre, que ce soit clandestinement en
France, comme L'Eternelle revue créée à Paris en 1944 par Paul Eluard (6 numéros entre
1944 et 1945) ou plus ouvertement à l’étranger, par exemple au Caire où est publiée La Part
du sable, revue dirigée par Georges Henein et Ramsès Younane (2 numéros en 1947 et
1950). Les artistes en exil aux Etats-Unis, tels que Breton ou Ernst, diffusent leurs idées en
collaborant à des revues américaines, notamment la revue VVV de New York.

Après la guerre, d’autres revues surréalistes voient le jour, comme NEON : N'être rien, Etre
tout, Ouvrir l'être / Néant, créée à Paris en 1948-49 par Sarane Alexandrian, ou Le
Surréalisme révolutionnaire, dirigée par un comité constitué notamment de l’écrivain Noël
Arnaud, le poète et théoricien Christian Dotremont et le peintre Asger Jorn (Paris, 1
numéro en 1948), qui donnera naissance au mouvement Cobra et sa revue éponyme (parue
entre 1949 et 1951).

Les revues d’Europe de l’est de l’entre-deux-guerres

« Lecteur, dÉparasite ton cerveau » (1)

Au début des années 20, de nombreuses revues d’une grande richesse sont créées dans
les pays d’Europe de l’Est, témoignant de l’enthousiasme des écrivains et artistes qui
font circuler les œuvres et les idées. Ces revues bousculent leur lectorat en leur
proposant des synthèses de la création avant-gardiste internationale, renouvelant la
culture artistique de leurs pays. Elles participent pleinement à la vie artistique
européenne jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. L’isolement de ces pays, après la
partition du monde en 1945, a longtemps écarté ces publications de l’histoire de l’art et
des revues.

En Roumanie

Revue Punct, Bucarest et Paris, 1924-1925


Musée national d’art moderne, accrochage 2008

Les premières revues sont fondées par des poètes et artistes


roumains essentiellement influencés par le constructivisme :
Contimporanul par le poète Ion Vinea (102 numéros de 1922
à 1932), Punct par le journaliste essayiste et poète Scarlat
Callimachi et dont le rédacteur en chef est Victor Brauner (16
numéros de 1924 à 1925), Integral, qui paraît à Bucarest et à Paris, par, entre autres, le poète
Benjamin Fondane (15 numéros, 1925-26). Un peu plus tard, Unu (51 numéros, 1928-1932),
revue du groupe éponyme, fondée par l’écrivain et poète Saşa Pană, entouré d’anciens
dadaïstes tels que Victor Brauner, s’ouvre au surréalisme. Tzara y publie, ainsi que Breton,
Eluard ou Desnos, avec des textes qui paraissent en roumain et en français.

En Tchécoslovaquie
L’avant-garde tchécoslovaque est surtout marquée par le mouvement Devĕtsil créé par Karel
Teige (1900-1951) à Prague en 1920. Inspiré à la fois du cubisme, de Dada et du
constructivisme, ce mouvement se développe en poésie, dans les arts plastiques, au théâtre et
en musique. En 1927, Karel Teige lance la revue du mouvement, intitulée Red, qui paraîtra
jusqu’en 1931. Elle traite de l’actualité de la création en Tchécoslovaquie et en Europe, avec
des reproductions d’œuvres de tous les artistes des avant-gardes européennes, Man Ray,
Ernst, Tanguy, Dali, Picasso, Klee, Giacometti…

Comme l’annonce Teige dans un texte en tête du premier numéro de la revue, « Red se veut
revue synthétique de la production culturelle internationale moderne. Elle aura pour
sommaire, tout simplement, la vie de la création moderne, l’éclosion des formes nouvelles, le
triomphe de l’invention et l’effort expérimental. Elle veut être le prospectus des idées qui se
réalisent et de celles qui n’ont pu trouver jusqu’à présent leur réalisation […] elle veut être un
journal officiel dans tous les domaines dits artistiques et scientifiques, bref, un panorama
général et complet du monde et un atlas de la poésie. […] Red tracera une ligne de
démarcation précise entre la production moderne et les vieilles formes usées. Il conduira le
lecteur au cœur de l’activité culturelle, il en dessinera les perspectives, il pèsera le pour et le
contre de toutes solutions, projets, théories et hypothèses. Il sera le manomètre de la tension et
de l’énergie créatrice de l’époque, et le manifeste de la modernité. Red est le signal rouge
annonçant l’arrivée d’une ère nouvelle de la culture ».

En Hongrie

Revue MA (Aujourd’hui),
Budapest, 1916-1919, Vienne
1919-1925
Musée national d’art moderne,
accrochage 2008

L’avant-garde artistique
hongroise est dominée par la
personnalité du poète Lajos
Kassák (1887-1967). A
l’origine de l’activisme, un
mouvement qui synthétise
l’expressionnisme et le
futurisme, il crée
successivement : A Tett
(« L’Action », 17 numéros, 1915-1916), une revue engagée contre la guerre qui est
rapidement interdite, 2x2 (un seul numéro en 1922), Dokumentum (5 numéros, 1926-27) et
surtout la revue MA (« Aujourd’hui », 1916-1925) qu’il publie jusqu’en 1919 à Budapest,
puis à Vienne où il s’installe jusqu’en 1926. En effet, la situation politique, très troublée
pendant l’entre-deux-guerres, contraint les artistes hongrois à émigrer temporairement ou
définitivement à l’étranger. La diffusion des idées et des œuvres s’en trouve accélérée.

Influencée par Die Aktion et Der Sturm dans sa forme et dans son contenu, MA diffuse
l’actualité de la création hongroise. Le peintre János Mattis Teutsch, représenté par la galerie
Der Sturm, y publie un grand nombre de reproductions de ses œuvres, le musicien Béla
Bártok des extraits de partition. Des œuvres d’artistes étrangers sont aussi reproduites : ainsi
le numéro 5 publie, en couverture, la reproduction d’un tableau de Franz Marc, le numéro 11
la reproduction d’un Picasso.
A partir de la deuxième série de livraisons publiée en exil à Vienne, MA intègre des
reproductions d’œuvres d’artistes dadaïstes tels que Schwitters ou George Grosz, d’artistes
constructivistes, notamment El Lissitzky, Alexander Archipenko, Laszlo Moholy-Nagy. Sous
l’influence de cet artiste hongrois qui enseignera au Bauhaus, MA s’ouvre à l’architecture et à
la technologie (articles et illustrations) – Kassàk rencontrera d’ailleurs Le Corbusier à Paris en
1926 –, puis au surréalisme en publiant des œuvres d’Eluard, Soupault, Picabia, Arp,
Apollinaire, Cocteau… Après MA, Kassák publiera à Budapest une nouvelle revue,
Dokumentum, proche du constructivisme de Tatline et Gabo.

• (1) Ilarie Voronca (1903-1946). Poète roumain, Voronca a collaboré à Contimporanul,


Punct et Integral. Il s’installe à Paris et devient citoyen français en 1938.
• La revue MA est consultable en reprint à la Bibliothèque Kandinsky.

Deux grandes revues françaises

Les Cahiers d’art et Verve

En 1926, les Cahiers d’art, l’une des plus grandes revues d’art du 20e siècle, qui aura une
grande influence sur l’activité artistique française et européenne, est fondée par
Christian Zervos. Quelques années plus tard, en 1937, Verve, revue tout aussi ambitieuse
mais prenant le contre-pied des partis pris des Cahiers tant du point de vue de la forme
que des choix éditoriaux, est créée par Tériade. Ces deux revues paraîtront jusqu’aux
années 60, mais ne s’adapteront pas de la même manière à la nouvelle situation
artistique internationale d’après-guerre.

Les Cahiers d’art (1926-1960)

Les Cahiers d’art, Paris, 1926-1960


Musée national d’art moderne, accrochage 2007

Pendant une trentaine d’année – avec une interruption pendant


la guerre –, les Cahiers d’art publient des articles, des analyses
et des comptes rendus, se concentrant sur la peinture et la
sculpture, tout en s’intéressant au cinéma, au théâtre et à
l’architecture (à l’exclusion toutefois des arts décoratifs que
Zervos n’apprécie guère). Si la maquette et la typographie restent classiques, les
reproductions, en noir et blanc, sont nombreuses et de grande qualité.

Christian Zervos (1889-1970) crée cette revue après avoir assuré le secrétariat de rédaction à
L’Art d’aujourd’hui (1924-29) et dirigé Arts de la maison (1923-26), deux publications
éditées par Albert Morancé. A la suite de ces expériences, il se détourne des auteurs convenus
pour s’entourer de contributeurs à la pointe de leurs domaines. Pour l’architecture il fait appel
au théoricien Siegfried Giedion, pour l’art contemporain à Paris il charge son compatriote
grec Tériade de visiter les expositions et les ateliers. Quant à l’actualité en Allemagne, il se
tourne vers Will Grohmann, auteur de monographies sur Klee et Kandinsky éditées par les
Cahiers d’art respectivement en 1929 et 1930. Puis, Zervos se rapproche de Tristan Tzara
en privilégiant une approche poétique et subjective de l’art.

Du point de vue des artistes, contrairement à ce qu’indiquait le sous-titre adopté au début,


« une revue d’avant-garde artistique publiée par Christian Zervos » (du 4e numéro au 10e), les
Cahiers d’art s’intéressent surtout à des artistes confirmés comme Picasso, dont Zervos
entreprend de rédiger le catalogue raisonné dès 1933. De grandes enquêtes sont publiées, une
« Enquête sur l’art abstrait » en 1931, une « Enquête sur l’art d’aujourd’hui » en 1935.
Paraissent de temps à autre des numéros spéciaux : en 1930, un numéro entier est consacré à
l’ethnographie africaine pour rivaliser avec les fréquents articles publiés sur ce sujet par
Documents. En 1935, paraît un numéro sur le surréalisme avec la collaboration de Breton,
Dali… et, en 1936, c’est l’objet dans toutes ses dimensions − l’objet mathématique, naturel,
trouvé, sauvage… − qui est au centre d’un numéro thématique.

En complément à ces publications, Zervos ouvre en 1934 avec son épouse Yvonne la galerie
des Cahiers d’art au rez-de-chaussée de ses locaux, rue du Dragon, où il expose les artistes
qu’il soutient dans sa revue. Comme dans le cas de Der Sturm, la revue est un mode de
diffusion initial, relayé dans un second temps par une galerie.

La guerre bouleverse les choix éditoriaux de la revue dont l’ouverture internationale se


manifestait surtout par son intérêt pour l’art allemand. Après la guerre, Zervos ne s’intéresse
à l’actualité artistique internationale qu’à travers les œuvres d’artistes étrangers installés à
Paris. Et surtout, il ne parvient pas à saisir les occasions qui lui sont offertes de s’intéresser à
l’art américain ou de diffuser sa revue aux Etats-Unis : ainsi ne donne-t-il aucune suite aux
appels répétés de James Sweeney, alors chargé de la préfiguration du Musée Guggenheim à
New York (1). Le dernier numéro des Cahiers d’art paraît à l’été 1960, à l’ombre de
nouvelles revues plus offensives comme Verve de Tériade ou encore Derrière le miroir
d’Aimé Maeght, dont le premier numéro sort en 1946.

(1) Voir Christian Derouet « Christian Zervos, éditeur », Cahiers d'art. Musée Zervos
à Vézelay, Paris, Hazan, 2006

« La plus belle revue du monde », Verve (1937-1960)

Verve, « la plus belle revue du monde », Paris 1937-1960


Couverture composée par Pierre Bonnard, Verve n°3

Après avoir collaboré aux Cahiers d’art, Tériade (1897-1983)


crée en 1933, avec l’éditeur Albert Skira, la revue surréaliste
Minotaure qui met l’accent sur les œuvres et les contributions
d’artistes. Avec Verve qu’il lance en 1937, il réalise une revue
luxueuse qui prend le parti inédit de proposer un grand nombre
d’illustrations en pleine page, utilisant toutes les techniques
d’impression en couleurs : quadrichromies, héliogravures et
même lithographies pour la publication d’œuvres originales
d’artistes renommés comme Masson, Kandinsky ou Miró.
Cette présence de la couleur vaut à Verve d’être couramment
qualifiée de « plus belle revue du monde ».
Dès ses premiers numéros, la photographie y occupe une place de choix qui la hisse au
même niveau que les œuvres picturales présentées dans la revue : le numéro 1 publie des
photos de Brassaï, le numéro 2 des images d’Henri Cartier-Bresson ou de Bill Brandt… Les
couvertures sont confiées à des artistes : la première est d’Henri Matisse, la seconde de
Georges Braque, la troisième de Pierre Bonnard… Des numéros spéciaux sont consacrés aux
artistes qui lui sont chers : plusieurs numéros sur Matisse, Marc Chagall, Picasso ou encore
Bonnard, un peintre écarté des Cahiers d’art qui connaîtra grâce à Verve un grand succès aux
Etats-Unis. Car la revue, publiée en français et en anglais, vise d’emblée un public
international et s’allie dès sa fondation avec un groupe d’éditeurs américains qui souhaite
diffuser l’art français aux Etats-Unis. Les contributeurs sont issus d’une élite internationale,
que ce soit Ernest Hemingway, James Joyce, Will Grohmann, ou le poète et philosophe indien
Rabîndranâth Tagore. Des intellectuels français tels que Georges Bataille, André Malraux ou
Jean Cassou y collaborent aussi régulièrement.

La revue accomplit le programme que Tériade annonçait dès le premier numéro : « Verve se
propose de présenter l’art intimement mêlé à la vie de chaque époque et de fournir le
témoignage de la participation des artistes aux événements essentiels de leur temps. Verve
s’intéresse dans tous les domaines et sous toutes ses formes à la création artistique ».

« Small press » et revues d’artistes depuis les annÉes 60

Des revues d’un nouveau genre

A partir des années 60, la pratique artistique se diversifie considérablement, multipliant


les supports d’intervention. Les artistes écrivent, parallèlement à leur travail ou en
inscrivant cette activité au cœur de leur œuvre. Ce nouveau pan de la création
bouleverse le monde éditorial de l’art. Peu à peu se créent des revues dans lesquelles
l’artiste lui-même introduit à son œuvre. Puis la création de revues devient une activité à
part entière.

Quand les artistes publient

Pionnier dans cette démarche, Donald Judd, après des études en philosophie à l’université
Columbia de New York, gagne sa vie comme critique d’art et publie, en tant qu’artiste, des
écrits théoriques. Puis Sol LeWitt et Dan Graham écrivent de nombreux textes qui font
pleinement partie de leur démarche artistique. En 1967, Graham publie dans Arts Magazine le
célèbre article « Homes for America », qui est à la fois une création originale et la
revendication de produire un travail sans plus de valeur qu’un simple article : thématisant les
maisons américaines fabriquées en série, il établit un parallèle avec l’œuvre de l’artiste
reproductible à l’infini. Ni œuvre, ni essai, ou peut-être un peu des deux, cet article inaugure
un nouveau genre de publication.
À partir de 1966, Robert Morris publie, dans Artforum, une série d’essais. En avril 70, il y
propose « The Art of Existence. Three Extra-Visual Artists : Works in Process », texte
célèbre où s’entremêlent théorie et fiction : la critique de trois artistes inventés par lui.
Cette prolifération d’écrits, d’articles et de projets d’artiste conçus pour être publiés, entraîne
la création de nouveaux supports et bouleverse le monde de l’édition d’art. Il ne s’agit plus,
dès lors, de consacrer un numéro entier d’une revue à un artiste mais de lui en confier la
réalisation comme le fera notamment Artforum. Une multitude de revues expérimentales, plus
légères et plus facilement adaptables aux innovations éditoriales, sont créées, que ce soit à
l’initiative de petits éditeurs, de critiques ou d’artistes eux-mêmes. Puis, parallèlement à la
création de nombreux livres d’artistes, conciliant art et documents, des revues d’artistes
voient le jour.

Au plus près de la création : l’exemple de la revue Avalanche

Avalanche, New York, 1970-1976


Couverture : Bruce Nauman

Parmi les revues expérimentales nées dans les années 60 et 70,


Aspen (New York, 1965-1971), Art Now (New York, 1969-
1972), VH 101 (Paris-Zürich, 1970-1972) et surtout
Avalanche (New York, 1970-1976) sont très représentatives
de la diffusion de l’art dans les milieux d’avant-garde. Dans
l’ensemble de ses 13 numéros, Avalanche ne publie aucun
texte critique, ni analyse d’auteur extérieur au milieu
artistique, mais privilégie entretiens, publication de projets,
notes d’artistes et photos de performance.

Comme le souligne Sylvie Mokhtari, universitaire et spécialiste dans le domaine des revues
des années 70, il n’y a, dans Avalanche, ni rédacteurs, ni éditos, ni articles : « Plus qu’une
appréciation critique sur l’art dont elle se fait le porte-parole, Avalanche est de facto pensée
comme une revue ‘faite d’art’. Elle entreprend un travail d’information sur les artistes et
avec eux » (voir bibliographie). La revue donne la parole aux artistes et affirme ce parti pris
comme un signe distinctif : le premier numéro se place sous le signe de Beuys, artiste de la
parole, dont un portrait figure en couverture, tandis qu’un entretien de plusieurs pages est
publié à l’intérieur. Les couvertures présenteront d’ailleurs toujours un portrait d’artiste plutôt
qu’une œuvre : après Beuys, ce seront Bruce Nauman, Barry Le Va, Lawrence Wiener,
Yvonne Rainer, Vito Acconci… Robert Smithson. La revue prône un accès aux œuvres par
la seule entremise de leurs auteurs.

Les revues d’artistes : « On n’est pas obligé de rester son propre tyran »

Tout au long du 20e siècle, les artistes ont collaboré à la confection de revues. Les futuristes y
défendaient leurs points de vue, les dadaïstes y publiaient leurs poèmes et leurs collages…
Parfois, certains créaient une œuvre originale pour la couverture d’un numéro − Picasso pour
Minotaure, Matisse pour Verve… − ou se chargeaient du graphisme de la publication. Mais
c’est surtout à partir des années 60 que la création de revues devient une activité
artistique à part entière : la revue n’est plus secondaire par rapport à l’œuvre, elle la
constitue en devenant un élément de l’univers d’un groupe ou d’un seul artiste.

Les revues d’artistes peuvent se présenter sous la forme d’un journal comme cc V TRE,
bulletin d’information à l’usage des artistes Fluxus, d’une affiche, par exemple Futura
(publiée en Allemagne par l’éditeur d’avant-garde Hansjörg Mayer entre 1965 et 1968)
imprimée d’un seul côté pour faciliter son accrochage dans les expositions, d’une boîte
comme la revue new-yorkaise Aspen (voir ci-dessous le chapitre « des revues en
exposition »).
Il peut même arriver que, renversant les rôles, une production artistique n’existe
qu’accessoirement par rapport à la revue elle-même, comme c’est le cas pour OXO, créée
par Pascal Le Coq : « Depuis plus de dix ans, dit-il, je tente d’opérer un renversement
copernicien entre la page imprimée, simple surface recouverte d’encre, et l’objet d’art qui se
déploie dans l’espace tridimensionnel. Pour cela, j’ai créé la revue encyclopédique OXO, une
œuvre d’art à plein temps qui, loin d’être un produit dérivé au service de tableaux ou de
sculptures, comme peuvent l’être les catalogues d’exposition, les livres rétrospectifs et autres
catalogues raisonnés, est au contraire servi par tout un tas d’objet que j’ai nommés Reliefs et
Transmutations. Ces objets n’ont qu’un seul but : assurer la survie de la revue » (cf.
http://revueoxo.blogspot.com).

Eric Watier, Papiers, numéro 7

Les revues d’artiste testent les formes limites de la revue et


confrontent l’art à ses contraintes : multiplicité,
périodicité, régularité et diffusion. Elles élaborent ces
contraintes en problématique artistique. Très récemment, Eric
Watier porte cette réflexion à son comble avec sa « revue »
Papiers, « une publication incohérente et apériodique à
imprimer chez-soi », diffusée en PDF par e-mail : la revue se compose d’une page, avec une
phrase inscrite en noir dans une typographie particulière.
En inventant cette forme, Eric Watier se libère du poids économique que représentent
l’impression et la diffusion et fait évoluer les caractéristiques de la revue vers un format
qu’un artiste peut prendre en charge seul. Comme il le confie dans un entretien récent, avec
une revue d’artiste « on n’est pas toujours obligé de rester son propre tyran » (1). « Le mode
de diffusion, explique encore Eric Watier, reste pour moi la chose la plus importante. Le
contenu est secondaire » (2). Avec les revues d’artistes, la diffusion fait partie du processus
artistique.

• (1) et (2) Eric Watier, entretien avec Marie Boivent, 2008 (voir bibliographie).

• Toutes les revues Aspen > http://www.ubu.com/aspen


• Les Editions provisoires > http://editionsprovisoires.free.fr
• Revue OXO > http://revueoxo.blogspot.com
• Eric Watier > http://www.ericwatier.info/ew

Les Cahiers du MusÉe national d’art moderne, une revue À part

Au sein du panorama actuel des revues d’art, Les Cahiers du Musée national d’art
moderne occupent une place singulière. Bien qu’édités en étroite relation avec le Musée,
les Cahiers sont bien plus qu’un bulletin de musée. Ils comportent de nombreuses
illustrations et présentent des portfolios d’artistes, sans pour autant être un magazine.
De haut niveau scientifique, ils ne sont pas non plus une revue universitaire. Leur
longévité – 105 numéros parus aujourd’hui pour une livraison trimestrielle –, leur
situation au sein d’un établissement public – le Centre Pompidou, qui en est l’éditeur –
et leur capacité à évoluer en même temps que l’histoire de l’art et la pratique artistique
en font une revue très à part.

Les Cahiers du Musée national d’art moderne ont été créés en 1979 par Jean Clair, alors
conservateur au Musée, pour pallier un manque de publication en histoire de l’art et théorie
de l’art en français. Dans l’éditorial du premier numéro, Jean Clair affirme : « Alors que
nous approchons de la fin du siècle, jamais l’urgence n’a paru plus grande de se retourner vers
l’histoire de ce siècle, ses origines et son développement et, symptomatiquement, sur
l’histoire des formes artistiques qu’il aura engendrées. Des perspectives à reconsidérer, des
ordonnances à refaire, des pans entiers à découvrir : l’histoire la plus immédiate nous est aussi
la plus obscure.
En France, particulièrement, où les textes fondamentaux des grands historiens et théoriciens
de l’art de notre temps ne nous ont été accessibles bien souvent que cinquante, voire soixante-
quinze ans après leur parution dans leur langue d’origine et où, hors Paris, les moments qui
ont fait l’art de ce siècle ont souvent été négligés, pareil effort de réflexion s’avérait
indispensable ».

Jean-Pierre Criqui, rédacteur en chef de la revue depuis 1994, après Jean Clair, Yves
Michaud et Daniel Soutif, insiste encore aujourd’hui sur la volonté des Cahiers de diffuser
en France l’actualité internationale concernant l’histoire et la théorie de l’art : « Ce qui a
perduré c’est la volonté de faire une revue francophone qui témoigne de la recherche
internationale, avec la plus grande exigence scientifique, c’est-à-dire pas seulement de la
recherche qui s’écrit en français, mais qui en témoigne en français » (1).
Les Cahiers ont connu des inflexions selon la personnalité des rédacteurs en chef, historiens
de l’art pour Jean Clair et Jean-Pierre Criqui, philosophes et esthéticiens pour Yves Michaud
et Daniel Soutif, mais cette exigence d’une revue de niveau scientifique en français a toujours
présidé à ses choix éditoriaux.

La revue se compose d’articles souvent liés aux événements du Musée ou aux expositions,
que ce soit en amont ou en aval des manifestations. Par exemple, un numéro sur Dada en
juillet 2004 (n°88) a servi de laboratoire à la préparation de la grande exposition ouverte à
l’automne 2005, tandis que des articles ont manifesté les retombées d’autres expositions bien
après leur fermeture. Ce fut notamment le cas pour Los Angeles 1955-1985, naissance d’une
capitale artistique organisée au Centre au printemps 2006 : elle fut suivie d’un essai sur Ed
Ruscha en avril 2007 (n°99). Mais l’actualité du Centre est surtout l’occasion de publier des
articles ou des portfolios d’artistes pressentis depuis longtemps
par la rédaction.

Les Cahiers du Musée national d’art moderne, n°100

Reconnus internationalement comme étant du plus haut niveau


scientifique, les articles, généralement longs (plus de 20
feuillets) sont au nombre d’une demi-douzaine par livraison,
suivis de notes de lecture. Les illustrations en noir et blanc des
premiers numéros ont fait place à un grand nombre d’images
en couleurs, avec des portfolios spécialement réalisés pour la revue. Le n°100, notamment, se
compose uniquement de projets d’artistes, sans textes. Par ailleurs, les Cahiers publient
régulièrement des numéros centrés sur un domaine ou une thématique particulière, comme le
n°82, consacré à l’architecture, le n°89 au design graphique, le n°94 au cinéma. Quelques
numéros « Hors-série » ont aussi été publiés qui donnent à lire des correspondances inédites
d’artistes majeurs tels que Kandinsky ou Léger.

Depuis quelques années, nombreuses sont les interventions d’artistes, que ce soit Gabriel
Orozco, Jean-Marc Bustamante, Pierre Bismuth, Xavier Veilhan, Tatiana Trouvé, Mircea
Cantor… Les Cahiers, résume Jean-Pierre Criqui, « restent une revue d’histoire de l’art qui
couvre le même champ que le Mnam, depuis le fauvisme jusqu’à ce qui se passe aujourd’hui
et se passera demain, qui essaie de mêler régulièrement aux études sur ce champ-là
l’intervention d’artistes vivants qui donne un éclairage soit documentaire, soit proprement
artistique ».

• (1) Propos recueillis en décembre 2008.


• Consulter la liste complète des Cahiers du Musée national d’art moderne

Des revues en exposition

Le problÈme de l’esthÉtisation

Traditionnellement, le lien entre les revues et les expositions est unilatéral : les revues
parlent des expositions, les annoncent ou en proposent des comptes rendus. Ici aussi les
frontières se trouvent remises en question. Le statut des revues, lorsqu’elles deviennent
des objets rares et précieux, tend à se métamorphoser. D’objets de diffusion elles sont
présentées comme des œuvres.

Les expositions dans les revues

1/ Revue Futura, Allemagne,


1965-1968
2/ Revue Aspen, New York,
1965-1971

Depuis les années 60, des relations


originales se nouent entre
expositions et revues. Il arrive
qu’une revue remplace une
exposition, comme ce fut le cas du
n°5-6 de la revue new-yorkaise
Aspen, paru à l’automne 1967.
Cette revue, qui se compose
toujours d’une boîte renfermant des objets, des films (de Morris, de Rauschenberg), des
enregistrements sonores (de Cage), rassemble dans ce numéro double 28 objets d’artistes. Ce
qui a conduit certains critiques à la considérer comme une « exposition conceptuelle
portative et autonome présentée dans une boîte qui rend la galerie superflue » (Mary
Ruth Walsh, citée par Marie Boivent, p. 45, voir bibliographie).
Il arrive aussi que des revues soient conçues pour l’exposition. Ainsi de la revue allemande
Futura, déjà évoquée (26 numéros entre 1965 et 1968), une feuille de 48 x 64 cm imprimée
sur une seule face qui se replie comme une carte routière. L’éditeur, Hansjörg Mayer,
explique : « Je voulais produire une publication bon marché (cela coûtait à l’époque un DM)
qui, une fois dépliée au format 48 x 48, afin de ne faire apparaître que la partie « image »,
puisse être utilisée pour des expositions ou toutes autres circonstances ( ?) (les pages de titre
pouvaient être repliées au dos). Les auteurs/artistes se sont souvent intéressés à ces deux
aspects » (propos cités par Marie Boivent, p. 52, voir bibliographie).

Les revues dans les expositions

Revue Broom
Musée national d’art moderne, accrochage 2007

Revue Futurismo
Musée national d’art moderne, accrochage 2007

Depuis quelques années, ce sont les revues elles-mêmes qui se


trouvent massivement présentées dans les expositions comme
des objets rares, précieux et fragiles, et surtout lorsque leur
ensemble est complet. Ce qui est actuellement le cas avec la
collection entière de la revue Documents prêtée par la
Bibliothèque Kandinsky pour une exposition itinérante (Barcelone et Lisbonne) intitulée
Universal Archive. The Condition of the Document and the Modern Photographic Utopia. De
même au Musée, des vitrines sont consacrées à MA, Broom, Futurismo, View, Zenit, Merz…
(1).

Vitrine évoquant Jean-Paul Sartre et sa revue Les Temps


modernes
Photographies de Gisèle Freund : portrait de Jean-Paul Sartre,
1965, Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, 1963,
collections Mnam
Musée national d’art moderne, accrochage 2008

Mais cette nouvelle pratique, si intéressante qu’elle soit, n’est


pas sans poser problème. Ne réduit-elle pas les revues à des objets esthétiques, alors que
leur vocation est d’être manipulées ? Et y a-t-il des revues plus esthétiques que d’autres qui
se prêtent mieux à l’exposition ?
Pour Agnès de Bretagne, responsable des périodiques à la Bibliothèque Kandinsky, ainsi que
de l’accrochage des revues dans les collections du Mnam, « Toutes les revues sont
exposables, même les moins belles, même celles qui ressemblent à des journaux. Car les
revues incarnent une page de l’histoire ». « La collection des revues Der Sturm, dit-elle, fait
immédiatement penser à un contexte, à un milieu… on voit l’expressionnisme allemand, les
désastres de la guerre, la crise qui se profile. […] Rares sont les revues conçues comme un bel
objet. Leur qualité esthétique tient au fait que leurs couvertures ont été créées pour attirer
l’œil. Exposer des revues a pour but de ramener à une époque. L’intérêt est documentaire,
intellectuel.»

Reste la question de leur mode de présentation. De nombreuses possibilités permettent de


pallier le problème de leur immobilisation. Si elles sont souvent exposées de face, elles
peuvent aussi être posées sur la tranche ou encore présentées ouvertes. Selon le nombre
d’exemplaires d’une collection, on peut donner à voir simultanément la couverture et
plusieurs pages intérieures.
Exposer une revue donne envie de la lire. Grâce aux reprints, c’est désormais possible sans
risque pour les originaux.

(1) Régulièrement le Musée renouvelle ses accrochages. Il en va de même pour les revues.
D’autres revues seront présentées avec le nouvel accrochage, à partir de mai 2009.
(2) Propos recueillis en novembre 2008

Conclusion : une nouvelle gÉnÉration de revues

Work in progress depuis un siècle, les revues artistiques continuent d’innover dans leurs
modes de diffusion et leurs lignes éditoriales. Couvrant de nouvelles zones
géographiques, doublées par des sites internet, elles dépassent les scènes convenues de
l’actualité artistique.

Zéro Deux : une revue d’émergence

Créée en 1997 par le critique d’art Patrice Joly, la revue trimestrielle Zéro Deux a d’abord
été conçue dans un esprit d’indépendance et de décloisonnement par rapport à l’actualité
artistique parisienne. Basée à Nantes, de même que la galerie qui lui est rattachée, la Zoo
Galerie (la revue et la galerie dépendent d’une même structure associative), elle couvre dans
un premier temps la zone de l’ouest de la France – le sous-titre de la revue pendant les
premières années est « Revue trimestrielle d’informations sur l’art contemporain. Bretagne,
Centre, Normandie, Pays de Loire ». Mais elle devient rapidement nationale, voire récemment
internationale.

La feuille de chou en noir et blanc des premiers numéros est devenue aujourd’hui une revue
en couleurs d’une soixantaine de pages qui propose des dossiers, des portraits d’artistes et des
comptes rendus d’expositions qui ont lieu partout dans le monde. Car aujourd’hui Zéro Deux
a des correspondants en France et à l’étranger, la revue est traduite en anglais et se double
d’un site Internet qui lui permet une grande réactivité. Revue d’émergence qui, très souvent,
publie les premiers articles sur de jeunes artistes prometteurs, son site Internet lui offre une
quasi-immédiateté en matière de diffusion, sans pour autant renoncer à sa cohérence
éditoriale.

Le site de Zéro Deux > http://www.zerodeux.fr


Le site de la Zoo Galerie > http://www.zoogalerie.fr
M19 : une structure éditoriale originale

Animée par Pierre Denan qui l’a fondée en 2000 en collaboration avec Frédéric de
Lachèze, la structure M19 assure « la conception et l’édition de revues, livres, supports
imprimés destinés à la diffusion d’œuvres inédites et de textes critiques » (cf. son site
internet). M19 publie tout d’abord MAP (10 numéros entre 2000 et 2004), une revue au
format d’une carte routière qui, sur une face, présente un artiste et, sur l’autre, publie une
œuvre conçue spécialement pour l’occasion. Cette bipolarité entre explication et intervention
d’artiste se retrouve dans les deux revues que publie actuellement la structure, l’une composée
uniquement d’essais et l’autre de projets d’artistes.

20/27 n°3, revue annuelle, éditée depuis janvier 2007

Revue annuelle composée d’essais de critiques d’art, 20/27


compte aujourd’hui trois numéros depuis janvier 2007. Chacun
comporte une quinzaine d’essais qui font de la création
internationale le point de départ de réflexions sur les
questionnements les plus actuels. Post-modernité, art de
masse, esthétique futuriste sont abordés par le biais des œuvres
de John Armleder (« B comme Armleder », Michel Gauthier, n°2), d’Allan McCollum
(« L’Art à une échelle de masse », Jill Gasparina, n°2) ou encore de Vincent Lamouroux
(« Gravity greater than Velocity », Arnaud Pierre, n°2)… Les essais sont abondamment
illustrés, pour former un ensemble d’environ 300 pages.
Cette publication a pour pendant Grams of Art (2 numéros édités depuis 2007), une revue
sans texte, entièrement composée de projets inédits d’artistes, tels que Laurent Grasso,
Jonathan Monk, Laurent Montaron…

Initiative originale, M19 apporte au panorama des revues francophones à la fois une réflexion
théorique de pointe et un accès direct aux œuvres. Outre ces revues, la structure édite de
nombreux livres d’artistes.

Le site de M19 > http://www.m19.fr

IDEA artă+societate : le renouveau des revues d’art à l’Est

Idea artă+societate, revue roumaine, éditée depuis 2003

Les pays d’Europe de l’Est retrouvent aujourd’hui une place


de premier plan dans l’actualité artistique internationale. Parmi
ces pays, la Roumanie se distingue par de nombreuses
initiatives, parmi lesquelles l’ouverture à Bucarest d’un musée
d’art contemporain (2004), d’un centre d’art (2009) et la
création de magazines, de sites Internet et de revues telles
qu’Idea artă+societate, éditée depuis 2003 par la fondation
Idea de Cluj Napoca.
Partant d’une réflexion sur l’implication politique et sociale de
la création artistique en Roumanie, Idea rend compte de
l’actualité artistique en Roumanie et à l’étranger. Elle publie des portfolios d’artistes ainsi que
des textes théoriques fondamentaux d’auteurs étrangers traduits en roumain.

Le site d’Idea > http://www.idea.ro/editura


Le site du musée d’art contemporain de Bucarest > http://www.mnac.ro
Le site du Pavilion Unicredit, centre d’art contemporain de Bucarest >
http://www.pavilionunicredit.ro

Texte de rÉfÉrence

« L’art en train de se faire »

Entretien avec Didier Schulmann, conservateur au Musée national d’art moderne, et


Agnès de Bretagne, bibliothécaire, responsable des périodiques à la Bibliothèque
Kandinsky.

Vanessa Morisset : Didier Schulmann, vous avez dirigé un séminaire sur les revues il y a
quelques années à l’École du Louvre, quelles étaient les problématiques développées ?

Didier Schulmann : L’idée était de sensibiliser les étudiants au fait qu’il n’y a pas que les
grandes revues canoniques, traditionnelles, sur lesquelles tout le monde s’appuie toujours
pour relater l’histoire des idées. Il y a une multitude d’autres revues qui manifestent le
foisonnement incroyable de la pensée et de l’art pendant tout le siècle.

VM : Etudier les revues, c’est une manière de critiquer l’histoire de l’art telle qu’elle a été
écrite ?

DS : Oh non, surtout que l’histoire de l’art du 20e siècle n’a pas encore été écrite, justement.
L’histoire de l’art du 20e siècle en est à son début car les sources ne commencent que
seulement maintenant à être prises en compte. Ce n’est même pas une question d’accessibilité,
mais de prendre la mesure de la variété des sources qui peuvent être convoquées pour écrire
cette histoire de l’art.

Agnès de Bretagne : Etudier les revues, c’est étudier l’histoire de l’art vivante, l’histoire de
l’art en marche. Par exemple, pour l’actionnisme viennois avec les revues Die Schastrommel
et Die Drossel (1) : Günter Brus y décrit des actions mot à mot et c’est quasiment la seule
trace qu’il en reste. C’est de l’histoire au présent puisque cela venait d’avoir lieu au moment
où il le raconte.

DS : Avec Die Schastrommel et Die Drossel qui sont les deux revues publiées par Günter
Brus en exil, nous nous sommes rendu compte que dans tous les travaux sur l’actionnisme
viennois – un mouvement déjà historicisé, terminé même si quelques survivants s’agitent
encore, ayant donné lieu à de nombreux livres, études et expositions – que ces revues
n’avaient jamais été appelées, sollicitées, référencées dans des travaux scientifiques ou
érudits. Plus généralement, avec Agnès, nous nous rendons compte que les revues que nous
aimons sont rarement citées dans des textes, dans des articles contemporains. Elles ont pu être
citées au moment de leur parution, puis plus rien. Cela tient au fait qu’elles étaient devenues
inaccessibles, et le travail d’Agnès, ici, de constituer une collection très largement ouverte,
aide considérablement. Puis cela tient aussi au fait que jusqu’à présent l’histoire de l’art
n’allait pas grattouiller très profondément dans les sources…

VM : Avec Die Schastrommel et Die Drossel, n’est-on pas dans le cas particulier des revues
d’artistes ?

A de B: Ce sont des revues faites par des artistes. Rentrent-elles pour autant dans le cadre des
revues d’artistes ? En ce qui me concerne, je ne dirais pas que ce sont des revues d’artistes,
car leur propos n’est pas de devenir un objet artistique.

DS : Que ce soient des revues d’artistes, des revues de critiques, des revues de littérateurs, la
première chose importante est que ces revues s’adressent à un petit groupe de gens, un cercle
qui est généralement parfaitement identifié. L’autre chose importante dans l’histoire des
revues est qu’une revue, le plus souvent, ne se crée qu’en référence, en réaction, en réponse,
en dialogue, en lutte avec une autre revue.

A de B : C’est aussi, souvent, une histoire d’amitié. Une bande de copains font une revue
ensemble pour promouvoir tel type de poésie, de littérature... Il suffit de deux ou trois
personnes pour tenir une revue. Cette dimension-là est présente au moins dans la première
moitié du siècle.

VM : Ce n’est plus le cas aujourd’hui ?

DS : Aujourd’hui, beaucoup d’artistes travaillent avec des danseurs, des chorégraphes, des
musiciens, mais le croisement entre les arts se fait de façon différente. Au 20e siècle, la revue
était réellement un espace de rencontre, de confrontations, de discussions, et de construction :
un espace où se préparaient des initiatives collectives, que ce soit pour des lancements de
manifestes, des expositions, des diffusions d’une œuvre, de ce qu’on appellerait aujourd’hui
une performance qui pouvait être une soirée à l’initiative de Dada ou autre… Aujourd’hui la
revue ne remplit plus ce rôle, ce sont d’autres espaces de sociabilité qui le font.

VM : Y a-t-il de grandes tendances, de grandes époques, des évolutions marquantes dans


l’histoire des revues au 20e siècle et jusqu’à aujourd’hui ?

A de B : Il y a une évolution considérable après la Seconde Guerre mondiale. A partir des


années 50, les tirages se font d’une manière massive. Et puis il y a le rôle de l’argent. Au
début du 20e siècle, il y avait moins, me semble-t-il, le désir de faire de l’argent avec les
revues que l’on constate aujourd’hui. De nos jours, très peu se lancent dans cette aventure, en
mettant ce qu’ils ont au fond de leur poche. Pour le financement, on peut demander des aides,
des subventions. Au début du 20e siècle cela ne se passait pas du tout comme cela.

DS : C’est-à-dire que la revue jusqu’à la Seconde Guerre mondiale est à la fois un espace
relationnel qui n’a pas d’équivalent et une plateforme de diffusion d’un certain nombre
d’informations, d’œuvres, de données, qui sont aujourd’hui remplacés par d’autres vecteurs,
d’autres medias. Donc la revue a perdu de sa spécificité. D’une certaine manière, elle a perdu
de sa fraîcheur.

VM : Qu’est-ce qui lui reste alors ?

DS : Eh bien, on parlait des revues d’artistes. Il peut y avoir, en effet, aujourd’hui des
initiatives éditoriales intéressantes prises par des artistes, individuellement ou collectivement.
J’ai tendance à penser que ce qui remplace la revue, c’est le blog, sauf que le blog est une
entreprise strictement individuelle. Je ne connais pas de blog collectif. Il y a des blogs qui
passent pour des plateformes collectives mais qui ne sont que la sédimentation et la
juxtaposition d’individualités. Tandis que dans une revue, il y a un moment où on commence
le numéro, il y a un moment où on arrête le numéro, où on l’envoie à l’impression, et entre
ces deux moments-là, on a construit quelque chose qui a une cohérence. Le blog c’est tout le
contraire, c’est le principe du temps réel, donc de la sédimentation en continu, de données
sans début ni fin.

A de B : Je pense aussi au rôle de l’illustration. Pendant longtemps, la revue a été


pourvoyeuse d’images que l’on ne pouvait voir que là. Et cela a été une de ses dimensions.
Paradoxalement, aujourd’hui, plus il y a d’illustrations, moins elles ont de sens, puisque toutes
ces reproductions peuvent être vues ailleurs. C’est le paradoxe des revues actuelles. Mais il y
aurait aussi une discussion à avoir sur la différence entre revue et magazine car, actuellement,
la frontière est souvent difficile à trancher.

DS : L’exemple type pour illustrer ce que vient de dire Agnès est l’histoire de la connaissance
que les artistes, appelés par la suite les futuristes russes, ont eu du cubisme français. A partir
de mauvaises reproductions en noir et blanc d’œuvres, commentées dans des articles qu’ils
lisaient mal, ils ont produit des œuvres extrêmement colorées ! Aujourd’hui, la disponibilité
de l’image, de la reproduction de l’œuvre d’art, est telle que ce rôle joué par la revue a en
effet complètement disparu. La revue était le moyen de diffuser des œuvres auprès d’artistes
vivant à l’autre bout de la planète et pour qui c’était vraiment crucial. Il est d’ailleurs
intéressant d’étudier les revues en regard de correspondances d’artistes : on voit le mal qu’ils
se donnent pour faire passer telle photo dans telle revue, ils discutent de la reproduction de
telle œuvre publiée dans tel endroit… A une époque où les œuvres voyageaient infiniment
moins, la revue était le support.

(1) Die Schastrommel : 12 numéros, 1969-1974. Die Drossel : 1975- ?

Bibliographie sÉlective

Essais

● Le livre et l'artiste, actes du colloque organisé par la Bibliothèque départementale des


Bouches-du-Rhône et les Editions Le mot et le reste à Marseille, les 11 et 12 mai 2007,
Marseille, Le mot et le reste, 2007
● Christian Derouet, « Christian Zervos, éditeur », Cahiers d'art. Musée Zervos à Vézelay,
Paris, Hazan, 2006
● Sylvie Mokhtari, « Une revue "sans rédacteurs" : Avalanche, New York, 1970-76 », La
Revue des revues, n°29, 2000, pp. 3-10
● Georges Didi-Huberman, La ressemblance informe ou le gai savoir visuel selon Georges
Bataille, Macula, Paris, 1995
● Maurice Godé, Der Sturm de Herwarth Walden : l'utopie d'un art autonome, Presses
universitaires de Nancy, 1990

Catalogues d’exposition

● Universal Archive. The Condition of the Document and the Modern Photographic Utopia,
MACBA, Barcelone, 2008
● Marie Boivent, Revues d’artistes. Une sélection, Rennes-Fougères, co-éditions Arcade,
Editions provisoires, Lendroit galerie, décembre 2008
● Anne Moeglin-Delcroix, Esthétique du livre d'artiste, 1960-1980, Paris, Jean-Michel Place
et Bibliothèque nationale, 1997
● Artistes en revues, Musée d'art moderne, Bibliothèque Jean Laude, Saint-Etienne, 1995
● Minotaure, Musée Rath, Genève, 1987
● Tériade éditeur : Verve, Galerie Klipstein & Kornfeld, Berne, 1960

Reprint

● Der Sturm, Die Aktion, Littérature, La Révolution surréaliste, Le Surréalisme au service de


la révolution, MA, Dada, Documents.

Lien internet

Catalogue en ligne de la Bibliothèque Kandinsky


Centre de documentation et de recherche du Musée national d’art moderne – Centre de
création industrielle

Pour consulter les autres dossiers sur les expositions, les collections du Musée national d'art
moderne
En français
En anglais

Contacts
Afin de répondre au mieux à vos attentes, nous souhaiterions connaître vos réactions et
suggestions sur ce document.
Vous pouvez nous contacter via notre site Internet, rubrique Contact, thème éducation

Crédits
© Centre Pompidou, Direction de l'action éducative et des publics, avril 2009
Texte : Vanessa Morisset
Maquette : Michel Fernandez
Dossier en ligne sur www.centrepompidou.fr/education rubrique ’Dossiers pédagogiques’

Coordination : Marie-José Rodriguez (responsable éditoriale des dossiers pédagogiques)

Vous aimerez peut-être aussi