Vous êtes sur la page 1sur 5

07/12/2020 FLAVIUS JOSEPHE : Avant propos.

texte numérisé et mis en page par François-Dominique FOURNIER

AVANT PROPOS

Si l'on mesure la valeur d'un historien au nombre et à l'importance des informations dont on lui est
redevable, il est peu d'historiens qui puissent être comparés à Flavius Josèphe. Son ouvrage le plus considérable
- les Antiquités judaïques - n'est, dans la première moitié, qu'un abrégé de la Bible à l'usage des lecteurs païens,
abrégé rendu fade à notre goût par l'abus d'une rhétorique banale, le manque de naïveté, sinon de foi, l'absence
de sentiment poétique ; mais on y remarque avec intérêt les tendances rationalistes d'une exégèse qui s'oppose
curieusement à l'exégèse allégorique, presque contemporaine, de Philon ; de plus, l'insertion discrète de traits
légendaires, étrangers à l'Écriture et empruntés à la tradition orale, nous montre comme le début d'un genre
littéraire qui devait prendre un si riche développement dans la partie haggadique du Talmud et dans le Midrasch.
Les dix derniers livres de cet ouvrage constituent, surtout à partir de l'époque des rois hasmonéen, un document
historique de premier ordre. A défaut de sources juives, qui manquaient pour cette période, Josèphe a
soigneusement dépouillé tous les historiens grecs et romains qui pouvaient lui fournir, même en passant, des
données sur les faits et gestes du peuple juif ; comme ces historiens sont perdus, son ouvrage comble ainsi une
lacune qui serait autrement irréparable. Dans l'histoire d'Hérode, où Josèphe suit de très près les mémoires de
Nicolas de Damas, secrétaire de ce roi, dans celle des soixante-dix années suivantes, sur lesquelles il a pu
recueillir des renseignements de la bouche des contemporains, les Antiquités acquièrent presque la valeur d'un
document original. Elles intéressent au plus degré non seulement l'histoire juive, mais l'histoire romaine et celle
du christianisme naissant, quoique Josèphe y fasse à peine une allusion fugitive ; sans lui, comme on l'a dit, le
milieu historique où le christianisme a pris naissance - ce qu'on appelle en Allemagne la Zeitgeschichte de Jésus
- serait impossible à reconstituer.

Son second grand ouvrage, le premier par ordre de date, est la Guerre judaïque, l'histoire de la formidable
insurrection de 66 à 70 après J.-C. où succomba définitivement l'indépendance de sa patrie. Il y raconte presque
jour par jour les événements auxquels il fut mêlé lui-même, tantôt comme acteur, tantôt comme spectateur. Si
l'on peut quelquefois suspecter son impartialité, s'il exagère volontiers les chiffres, si, par une prudence naturelle
mais excessive, il a systématiquement rabaissé les "patriotes" qui l'avaient compromis et exalté ses bienfaiteurs,
Vespasien et Titus, on ne peut mettre en doute ni la compétence du narrateur, ni la véracité générale de la
narration. Or, ce récit, qui se recommande aux spécialistes par l'abondance et la précision des détails relatifs aux
opérations militaires (01), est en même temps le tableau, émouvant par sa froideur même, d'une des plus
remacle.org/bloodwolf/historiens/Flajose/avantpropos.htm 2/6
07/12/2020 FLAVIUS JOSEPHE : Avant propos.

tragiques catastrophes nationales que l'histoire ait enregistrées. Ce journal de l'agonie d'un peuple, c'est quelque
chose comme le second livre de l'Énéide, sorti, non de l'imagination d'un poète, mais des souvenirs d'un témoin
bien informé. Plus d'un qui a relu ces pages pendant l'Année terrible, au milieu des angoisses du siège de Paris
et de la Commune de 1871, y a retrouvé comme une image anticipée des hommes et des choses d'alors, avec
cette atmosphère "fièvre obsidionale" qui engendra tant d'héroïques dévouements et d'aberrations criminelles.

L'Autobiographie forme comme un complément de la Guerre judaïque. Ce sont les mémoires piquants d'un
général d'insurrection malgré lui, auquel peut s'appliquer le mot éternellement vrai de la comédie : "Je suis leur
chef, il faut que je les suive." Seulement Josèphe ne les a pas suivis jusqu'an bout.

Le quatrième et dernier ouvrage de Josèphe, la Défense du judaïsme connue sous le titre impropre de
Contre Apion, n'est pas le moins précieux. L'auteur, arrivé à la pleine maturité de son talent, s'y révèle polémiste
ingénieux, apologiste souvent éloquent, Il nous initie aux procédés de discussion des judéophobes d'il y a dix-
huit siècles, si semblables à ceux des antisémites d'aujourd'hui. Enfin, dans son zèle de prouver l'antiquité du
peuple juif par le témoignage des auteurs païens eux-mêmes, il reproduit de longs extraits, infiniment curieux
des historiens grecs qui avaient encore en à leur disposition les annales sacerdotales de l'Égypte, de la Chaldée
et de Tyr. Josèphe a ainsi préservé de la destruction quelques pages de l'histoire de ces vieilles monarchies,
engloutie dans le naufrage de la littérature alexandrine ; c'est un service qui lui mérite la reconnaissance durable
des orientalistes, comme par ses autres ouvrages il s'est acquis celle des historiens de la Judée, de Rome et du
christianisme.

L'auteur de ces quatre livres ne fut, malgré ses prétentions, ni un grand écrivain ni un grand caractère ;
mais il reste un des spécimens les plus curieux de la civilisation judéo-grecque, dont le type accompli est Philon
; il offre aussi un merveilleux exemple de la souplesse du génie israélite et de ses puissantes facultés
d'assimilation. Son œuvre, qui ne paraît pas avoir atteint auprès des païens son but apologétique, méritait de
survivre. Négligée par les Juifs, qui ne s'intéressaient pas à l'histoire et voyaient dans l'auteur un demi-renégat,
c'est à l'Église chrétienne qu'elle doit d'être parvenue jusqu'à nous. Les Pères de l'Église citent fréquemment
Josèphe et l'interpolent quelquefois ; les clercs du moyen âge le lisaient, sinon dans le texte original, du moins
dans la traduction latine exécutée par ordre de Cassiodore et dans un abrégé grec des Antiquités qui paraît dater
du Xème siècle. L'annaliste du peuple élu, le "Tite-Live grec", comme l'appelait saint Jérôme. Mais si bien
l'historien par excellence que sa renommée finit par retentir jusque chez ses anciens coreligionnaires : au Xème

remacle.org/bloodwolf/historiens/Flajose/avantpropos.htm 3/6
07/12/2020 FLAVIUS JOSEPHE : Avant propos.

siècle une chronique légendaire de l'histoire israélite jusqu'à Titus se recommande de son nom : C'est le
Josippon, rédigé en hébreu par un Juif d'Italie. Avec la Renaissance on revint au texte intégral et de nombreuses
traductions le popularisèrent dans toutes les langues modernes.

Il fut un temps où toute famille un peu lettrée possédait sur les rayons de son armoire à livres, à côté d'une
Bible, un gros Josèphe in-folio, agrémenté de nombreuses vignettes où se déroulait toute l'histoire du peuple
saint depuis l'expulsion d'Adam et d'Ève jusqu'à l'incendie du Temple par les soldats de Titus. De nos jours, sauf
les savants, on lit beaucoup moins Josèphe ; la substance de ses écrits a passé dans des ouvrages modernes
facilement accessibles, la source est négligée et c'est un tort. Il serait trop long de rechercher toutes les causes de
ce discrédit, mais l'une des plus importantes en notre pays c'est assurément l'absence d'une traduction française
satisfaisante. Sans parler des informes tentatives du XVe et du XVIe siècles (02), il existe dans notre langue
deux versions complètes de Josèphe. L'une, celle d'Arnauld d'Andigny (1667-9), a dû au nom de son auteur et à
un certain charme janséniste de style la faveur de nombreuses réimpressions (03) ; ce n'est pourtant qu'une «
belle infidèle », beaucoup plus infidèle que belle. L'autre, celle du Père Louis-Joachim Gillet (1756-7), est un
peu plus exacte, mais beaucoup moins lisible. Il nous a semblé que le moment était venu d'offrir au public
français une traduction nouvelle, qui fût vraiment l'équivalent du texte original. L'entreprise vient il son heure,
au moment où ce texte, fort défiguré par les copistes, a été sensiblement amélioré par le grand travail critique de
Niese (Berlin, 1887 suiv.). C'est son édition qui, naturellement, a servi de base à notre traduction ; ce sont ses
paragraphes, à numérotage continu, si commode pour les citations, qui figurent dans nos manchettes. Toutefois
nous ne nous sommes pas astreint à une reproduction servile du texte de Niese ; lui-même, par l'abondant
apparat critique placé au bas de ses pages, nous a souvent fourni les éléments d'une leçon préférable à celle qu'il
a insérée dans le texte ; d'autres fois nous avons suivi l'édition plus récente de Naber (Leipzig, 1888 suiv.), qui
offre un choix judicieux de variantes ; dans des cas très rares nous avons eu recours à des conjectures
personnelles.

Une traduction complète de Josèphe est une œuvre difficile et de longue haleine. L'auteur, qui apprit le grec
tard et assez imparfaitement, écrit d'un style pénible ; sa phrase, longue et lourde, chargée d'incises, de redites,
d'ornements vulgaires, souvent peu claire et mal construite, n'est pas toujours aisée à com prendre et est toujours
malaisée à rendre. Que de fois un traducteur consciencieux doit sacrifier l'élégance à la fidélité ! Nous nous
sommes efforcé du moins de n'y jamais sacrifier la clarté. La tâche, décourageante pour un seul, a été partagée
entre plusieurs jeunes savants qui nous ont apporté le concours de leur talent et de leurs connaissances spéciales.

remacle.org/bloodwolf/historiens/Flajose/avantpropos.htm 4/6
07/12/2020 FLAVIUS JOSEPHE : Avant propos.

Chacun d'eux est responsable du volume qu'il a signé et des notes qu'il y a jointes ; toutefois celui qui écrit ces
lignes s'est réservé la direction et la revision générale du travail, et a marqué de ses initiales quelques notes dont
il accepte la responsabilité exclusive. Les notes, - celles des traducteurs aussi bien que du reviseur, ont été
rédigées avec sobriété ; elles ont pour but de lever ou de signaler certaines difficultés d'interprétation, de
l'approcher des passages parallèles, mais surtout d'indiquer, chemin faisant, dans la mesure du possible, les
sources premières de l'information de Josèphe. C'est la première fois que l'historien juif reçoit ces
éclaircissements indispensables ; car les commentaires de l'édition d'Havercamp sont en général plus prolixes
qu'instructifs ; on peut leur appliquer ce mot du philologue Boeckh, qui convient à tant de commentaires de ce
genre : sie ühergehen nicht viel, nur das schwierige, « ils n'omettent pas grand'chose, seulement ce qui est
difficile. »

Notre traduction est calculée pour une étendue de sept volumes, correspondant à peu près à celle de
l'édition de Niese. Les Antiquités en réclameront quatre, la Guerre judaïque (à laquelle nous rattachons, pour
des raisons de fond l'Autobioglaphie), deux ; le septième sera consacré au Contre Apion, aux débris des
historiens judéo-grecs antérieurs à Josèphe, à un index général et peut-être il une étude d'ensemble sur l'œuvre et
la vie de Josèphe. La tâche, attaquée de plusieurs côtés à la fois, est déjà très avancée. Si quelques tâtonnements
inévitables ont retardé l'apparition du premier volume, les autres se succéderont à des intervalles'rapprochés,
sans que nous croyions devoir nous astreindre à un ordre rigoureux. Puisse la faveur du public répondre à notre
effort et le récompenser ! Puisse Josèphe redevenir, sinon un livre de chevet, du moins un ouvrage de fond,
ayant sa place marquée dans toutes les bibliothèques sérieuses !

Saint-Germain, 10 septembre 1900.

THÉODORE REINACH.

(01) Un extrait de la Guerre, sous le titre de Siège de Jérusalem, figure dans la Bibliothèque de l'armée
française (Paris. Hachette, 1872).

(02) Traduclion complète, par Antoine de La Faye (Paris, 1507). Traductions des Antiquités par Guillaume
Michel (1539), François Bourgoing (Lyon, 1562), Jean Le Frère de Laval (1569), Gilbert Genebrard (1578,
souvent réimprimée) ; de la guerre par des anonymes (Paris, Vérard, 1492, el Leber, 1530), par Herberay des
Essars (1553).

remacle.org/bloodwolf/historiens/Flajose/avantpropos.htm 5/6
07/12/2020 FLAVIUS JOSEPHE : Avant propos.

(03) Au nombre desquelles il faut compter la réimpression de Buchon (Panthéon littéraire, 1836) et la belle
édition illustrée, avec notes variorum, par Quatremère et l'abbé Glaire (Paris, Maurice, 1846, in-folio;
l'exemplaire de la Bibliothèque Nationale ne comprend que les trois premiers livres des Antiquités ; a-t-il paru
davantage ?

remacle.org/bloodwolf/historiens/Flajose/avantpropos.htm 6/6

Vous aimerez peut-être aussi