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TOME LXXII
OPÉRATIVITÉ DU LANGAGE
CHEZ MAÎTRE ECKHART
Obstetricandi scientia
par
Yves MEESSEN
LOUVAIN-LA-NEUVE
PEETERS
2021
OPÉRATIVITÉ DU LANGAGE
CHEZ MAÎTRE ECKHART
PHILOSOPHES MÉDIÉVAUX
TOME LXXII
OPÉRATIVITÉ DU LANGAGE
CHEZ MAÎTRE ECKHART
Obstetricandi scientia
par
Yves MEESSEN
ÉDITIONS DE L’INSTITUT
SUPÉRIEUR DE PHILOSOPHIE
LOUVAIN-LA-NEUVE
PEETERS
LEUVEN - PARIS - BRISTOL, CT
2021
A catalogue record for this book is available from the Library of Congress.
No part of this book may be used or reproduced in any form, by print, photoprint,
microfilm or any other means without written permission from the publisher.
ISBN 978-90-429-4461-9
eISBN 978-90-429-4462-6
D/2021/0602/51
Préambule . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1
Introduction générale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9
PREMIÈRE PARTIE :
THÉOLOGIE AXIOMATIQUE :
PARLER AUTREMENT DE DIEU
Introduction I . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17
D’un nouvel usage du Trivium (Opus tripartitum). . . . . . . . . . . . . 20
Annonce d’une performance opérative (Opus tripartitum) . . . . . . 33
Parler et penser autrement (Prologi) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 44
Dédoublement : in abstacto/in concreto (Prologi). . . . . . . . . . . . . 54
Esse est Deus (Prologi) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 65
Questions disputées (Quaestiones Parisienses) . . . . . . . . . . . . . . . 76
Esse et puritas essendi (Quaestiones Parisienses) . . . . . . . . . . . . . 86
La species et l’intellect (Quaestiones Parisienses). . . . . . . . . . . . . 95
Conclusion I. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 107
DEUXIÈME PARTIE :
COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES
Introduction II . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 115
Signifier l’opération dans la prédication latine (Sermones) . . . . . . 122
Corrélation entre lectio et praedicatio (Sermones et Lectiones super
Ecclesiastici). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 138
In signum virtutis (Sermones et Lectiones super Ecclesiastici) . . . 147
Une Genèse sans cesse actuelle (Expositio libri Genesis) . . . . . . . 163
Tendre vers la Sagesse (Expositio libri Sapientiae) . . . . . . . . . . . . 173
Maïeutique et Nom ineffable (Expositio libri Exodi) . . . . . . . . . . . 181
Signe messager et conception par la chose (Expositio libri Exodi) 192
Opérer sous l’écorce du signe (Liber parabolarum Genesis) . . . . 204
Seul le juste connaît la justice (Expositio sancti Evangelii secun-
dum Iohannem). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 216
VI TABLE DES MATIÈRES
TROISIÈME PARTIE :
TRAITÉS ET SERMONS ALLEMANDS
Une chose est de voir, une autre de donner à voir. Maître Eckhart
a une façon bien à lui de mettre en œuvre ce qui fait le cœur de la vie
des Frères Prêcheurs : contemplata aliis tradere1. Pour lui, il ne s’agit
pas de transmettre aux autres le fruit de sa contemplation mais de leur
transmettre les conditions de possibilité de son expérience de voyant.
Il ne transmet pas un « quoi » mais un « comment ». C’est dire qu’il y
a chez Eckhart une transcendantalité de l’expérience. Cette transcendan-
talité concerne autant son œuvre latine que son œuvre vernaculaire. Elle
se lit à travers le projet de l’Opus tripartitum comme dans la prédication.
Ici et là, la modalité de langage est différente, mais l’objectif est le
même : laisser naître en soi un rejeton, une espèce intelligible, dont l’in-
tellect n’est que le réceptacle passif. Cet objectif est motivé par une
conviction de foi en accord avec le néoplatonisme : Dieu est non seule-
ment l’auteur de la vie, mais il est aussi l’opérateur premier des actes de
tous les vivants. À cette opération, ni les actes de connaissance ni les
actes de langage ne font exception.
Que le cycle des sermons de la naissance de Dieu dans l’âme soit
contemporain de l’élaboration de l’Opus tripartitum n’est pas fortuit2. De
part et d’autre, Eckhart y fait montre de la même décision concernant le
rôle que joue l’intelligence dans la connaissance de Dieu. Toute produc-
tion d’une représentation par l’intellect est écartée au profit d’une pré-
sence vivante et agissante. Comme l’a montré Bernard McGinn, The
Presence of God, c’est-à-dire la conscience de la présence immédiate de
Dieu, est la notion la plus pertinente pour qualifier la mystique chrétienne
en général, et, parmi elle, la mystique eckhartienne3. La gegenwerticheit
gotes est un trait fondamental de la pensée de Maître Eckhart. Tout son
langage est un appel incessant à se « laisser pénétrer par la présence
1
THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, IIIa Pars, q. 40, a. 1, ad 2.
2
Voir L. STURLESE, « Meister Eckhart in der Bibiotheca Amploniana », 1995, p. 434-
446 ; G. STEER, « Predigt 101 », 1998, p. 247-288; « Meister Eckharts Predigtzyklus von
der êwigen geburt », 2000, p. 253-281.
3
B. MCGINN, The Mystical Thought of Meister Eckhart: The man from whom God
hid nothing, 2001, p. 132-133, trad. fr., Maître Eckhart: L’homme à qui Dieu ne cachait
rien, 2017, p. 280-281.
2 PRÉAMBULE
4
M. ECKHART, Die rede der underscheidung, DW V, p. 234, cité par McGinn, op. cit.,
p. 132, trad. fr., p. 282.
5
M. ECKHART, Predigt 43/29, DW II, p. 328, AH-EM, p. 237.
6
M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 4, LW II, p. 11, trad. P. Gire.
PRÉAMBULE 3
7
M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 184, DW II, p. 158, trad. P. Gire légèr. modif.
8
P. HADOT, « La figure de Socrate », 1998, p. 30-31.
9
M. ECKHART, Sermo die B. Augustini, Parisius habitus, Vas auri solidum, LW V,
p. 85-99, trad. M. Mauriège dans : Les mystiques rhénans, 2010, p. 37-41.
10
CLAREMBALDIS ATREBATENSIS, Tractatus super librum Boetii De Trinitate, 1926,
p. 26-105.
4 PRÉAMBULE
11
Cf. THOMAS D’AQUIN, Super Boethium De Trinitate, III, q. 5, a. 4, arg. 5.
12
M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 186, LW III, p. 156; Liber
parabolarum Genesis, § 4, LW I/1, p. 454.
13
Cf. P. HADOT, « Les divisions des parties de la philosophie dans l’Antiquité »,
2014, p. 25-53.
PRÉAMBULE 5
14
P. HADOT, « La philosophie antique : une éthique ou une pratique ? », 2014, p. 164.
15
J. GREISCH, Vivre en philosophant, 2015, p. 217.
16
Cf. G. SONDAG, Introduction à Duns Scot, Signification et vérité, 2009, p. 28.
6 PRÉAMBULE
langage a déjà perdu son lieu de vérifiabilité. Telle est la perte ou l’obli-
tération que tente d’enrayer Eckhart, au moment même où le tournant
sémantique est en train de s’opérer. Sa tentative ne consiste pas à réitérer
la controverse entre Bernard de Clairvaux et Pierre Abélard. La théologie
universitaire n’est pas intrinsèquement une « stupidologie » (stultilogia)17.
Eckhart ne la quitte donc pas pour se réfugier dans la prédication, comme
si cette dernière était l’unique voie pour parler de Dieu. Au contraire, en
mettant en lumière l’irréductibilité de l’anité au signe au sein même de
la théologie, il est possible de manifester l’inanité de son opposition à la
prédication. Toutes deux ont pour objectif de faire connaître Dieu et cette
connaissance est fondée dans la même nécessité d’abandonner tout signe
lorsqu’il a joué son rôle d’indicateur du lieu de l’engendrement. La
connaissance est une inconnaissance.
Maître Eckhart s’engage donc dans une voie théologique d’un style
nouveau qui déjoue par avance la distinction entre « théologie scolas-
tique » et « théologie monastique »18. Si ce style est appelé « mys-
tique », en référence directe avec Denys l’Aréopagite, l’inconnaissance
à laquelle convie le Thuringien n’est pourtant pas assimilable à celle de
son prédécesseur. L’hyper-essentialité dionysienne est placée par Eckhart
au cœur de l’interior intimo meo d’Augustin. D’où un remaniement déci-
sif du rapport entre immanence et transcendance qui requalifie considé-
rablement l’ineffabilité. La causalité divine est partout présente en amont
du signe, en tant qu’indétermination irrécupérable par la détermination
qu’elle produit. Cette présence se traduit par une alliance spécifique de
la causalité et du signe, qui est particulière à Eckhart. Telle est l’origi-
nalité qu’il s’agit de mettre en lumière.
Lorsque nous abordons la philosophie médiévale, il faut nous attendre
à des surprises. Comme nous avertit Alain de Libera, « le Moyen Âge
n’existe pas »19. À savoir, il n’y a pas un référentiel médiéval unique,
mais des pluralités interprétatives qui s’entrelacent. D’où « deux contem-
porains n’habitent pas nécessairement le même temps »20. Deux théolo-
giens peuvent bien entrer en disputatio, sur base d’un lexique apparem-
ment commun, sans pour autant avoir accès au génie de leur interlocuteur.
Bien qu’ancré dans la tradition, le « style » eckhartien est apparu comme
tellement innovateur qu’il a prêté à de nombreux malentendus. Le
17
BERNARD DE CLAIRVAUX, Epistula 190, éd. Leclercg et Rochais, Sancti Bernardi
Opera, t. VIII, 1977, p. 17-40.
18
M.-D. CHENU, La théologie au douzième siècle, 1957, p. 343.
19
A. DE LIBERA, La philosophie médiévale, 1993, p. XIII.
20
Ibid., p. XIV.
PRÉAMBULE 7
problème, ce n’est pas que le Thuringien dise autre chose que les autres
maîtres parisiens, mais bien qu’il se permette de « traiter autrement le
langage »21. Découvrir que la théologie peut être inséparablement une
science spéculative et une science pratique, par la naissance de Dieu en
moi, nécessite une analyse spécifique. La méthode à suivre consiste
à considérer son œuvre, tant latine qu’allemande, par le biais des actes
de langage. Il s’agit de tenter de dévoiler la stratégie rhétorique mise en
place par Eckhart, en constatant sa manière originale d’articuler la gram-
maire et la logique. Alors seulement, nous verrons peut-être apparaître
à quel point Maître Eckhart est « indissolublement et partout Lesemeister
et Lebemeister »22.
21
M. DE CERTEAU, « Un préalable : le “volo” (De Maître Eckhart à Madame
Guyon) », dans : La fable mystique, I, 1982, p. 225-242, ici, p. 26.
22
A. DE LIBERA, « Mystique et philosophie : Maître Eckhart », 1994, p. 318-340, ici,
p. 320.
INTRODUCTION GÉNÉRALE
cas, l’analyse des actes de langage chez Eckhart doit également permettre
de préciser ce qui unifie, et aussi ce qui distingue, ses traités scolastiques
et sa prédication vernaculaire. Enfin, cette précision soulève le problème
fondamental de la scientificité du discours eckhartien, et, à travers lui, le
problème de la scientificité de tout discours théologique. Même si Eckhart
ne l’a pas posée de manière aussi explicite que ses contemporains médié-
vaux, nous n’éviterons donc pas la question fondamentale : la théologie
est-elle une science spéculative ou une science pratique ?
La problématique de cette étude présente plusieurs objectifs emboîtés.
Primo, il s’agit de montrer la spécificité des actes de langage dans l’en-
semble de l’œuvre eckhartienne. Secundo, réaliser cet objectif nécessitant
un passage en revue des textes eckhartiens, cette étude a également pour
but de promouvoir une nouvelle présentation de la pensée de Maître
Eckhart sur base d’un fil conducteur unificateur. Tertio, ce travail veut
mettre à jour une rationalité élargie qui, parce qu’elle soumet le propo-
sitionnel à l’opératoire, permet de mieux rendre compte que Maître
Eckhart ne pose pas de frontière discursive entre le philosophique et le
théologique. Quarto, l’objectif ultime de cette étude consiste à se deman-
der si la scientificité spécifique de la théologie eckhartienne peut avoir
un impact pour réviser la théologie actuelle. Il y va ni plus ni moins de
la question de la validité, c’est-à-dire de la vériconditionnalité, du dis-
cours théologique en tant que tel.
Précisons encore : l’objectif de cette étude consiste à mettre à jour un
type de rationalité où l’expérience est requise pour la justification de ses
propositions. L’hypothèse à vérifier est la suivante : le discours spéculatif
de Maître Eckhart énonce les structures constitutives et universelles
d’une expérience singulière et incommunicable qui s’atteste dans un
« pâtir » au cœur même de l’action concrète. Ce « moment mystique »,
comme donation originaire, joue un rôle « fondateur » de la rationalité27.
Il est le présupposé non thématisable sur lequel l’ensemble du langage
est construit. Les propositions énoncées peuvent se lire, soit à titre anti-
cipatif, soit à titre ratificatif. La transition entre ces deux types de lec-
tures, l’une formelle et vide, et l’autre remplie par une intuition, se passe
précisément dans l’ethos, qui est l’autre du discours en tant que tel. Les
énoncés sont les conditions de possibilité d’une participation effective
sans laquelle ils restent des attributions non validées. La voie que
27
F. BRUNNER, « Mysticisme et rationalité chez Maître Eckhart », art. cit., p. 113,
226.
INTRODUCTION GÉNÉRALE 11
j’emprunte ici est déjà toute tracée par Brunner : « Cette doctrine spécu-
lative est inséparable de son corrélat éthique, car pour se saisir effective-
ment, et non seulement en imagination, comme étant par l’être de Dieu,
comme bon par la bonté de Dieu, etc., il faut se défaire de non-être et du
mal »28.
Apprendre à lire et à vivre : appliquée à l’œuvre du mystique rhénan,
la méthode de Pierre Hadot doit être transférée de la philosophie antique
vers la philosophie médiévale. On sait que ce dernier a d’abord considéré
le Moyen Âge comme une éclipse de la philosophie pratique par la théo-
logie spéculative, même s’il a nuancé cet avis29. Sans méconnaitre ces
réticences, un certain nombre de médiévistes (Jean-Luc Solère, Olivier
Boulnois, Christian Trottmann,…) ont opéré une percée décisive en
considérant les textes médiévaux comme exercices spirituels30. Dans
cette voie, Olivier Boulnois a montré combien il était réducteur de s’arrê-
ter à une « histoire monolithique et finalisée » des « métaphysiques
médiévales »31. Ainsi voyons-nous apparaître des métaphysiques rebelles
au modèle aristotélicien d’une science strictement attributive parce
qu’elles poursuivent le même but que la pensée néoplatonicienne :
atteindre la béatitude. Il faut désormais acter ce point d’une importance
capitale : « Toute la dimension éthique de la scolastique insiste sur le
fait qu’on n’atteint pas ce but par la seule contemplation, mais encore
à condition de remplir des conditions éthiques particulières »32. Or, pré-
cise encore Olivier Boulnois : « le souci de soi est évidemment au cœur
de l’œuvre d’un auteur comme Maître Eckhart, à la fois docteur et pas-
teur, maître de l’École (Lesemeister) et maître de vie (Lebemeister) »33.
C’est dire que la méthode choisie doit pouvoir déceler quels sont les
actes de langage qui permettent à l’ethos de trouver place à la fois sur le
versant scolaire et sur le versant vernaculaire de la pensée eckhartienne.
Cette méthode, qui sera d’abord herméneutique puisque nous avons
affaire à des textes, sera inséparablement sémiotique et phénoménolo-
gique. Sémiotique, la méthode doit dévoiler la triple dimension syn-
taxique, sémantique et pragmatique du langage eckhartien. Cela passe,
28
F. BRUNNER, « Maître Eckhart et le mysticisme spéculatif », 1970, p. 8.
29
Cf. P. HADOT, Exercices spirituels et philosophie antique, 1987, p. 56-57, 222-225 ;
Qu’est-ce que la philosophie antique ?, 1995, p. 381.
30
Cf. J.-L. SOLÈRE ET Z. KALUZA (dir.), La servante et la consolatrice, 2002. Voir
aussi : C. STEEL, « Medieval Philosophy : an Impossible Project ? », 1998, p. 152-174.
31
O. BOULNOIS, Métaphysiques rebelles. Genèse et structure d’une science au Moyen
Âge, 2013, p. 61.
32
Ibid., p. 62.
33
Ibid.
12 INTRODUCTION GÉNÉRALE
34
I. ROSIER-CATACH, La parole comme acte, 1994 ; F. RASTIER, « La triade sémio-
tique, le trivium et la sémantique linguistique », 2008, n° 111.
35
Cf. CL. PANACCIO, Les mots, les Concepts et les Choses, 1991.
36
O. BOULNOIS, Être et représentation, 1999, p. 16.
37
J. QUINT, « Die Sprache Meister Eckhart als Ausdruck seine mystischen Geistes-
welt », 1928, p. 686.
38
B. HASEBRINK, Formen inzitativer Rede bei Meister Eckhart, 1992, voir p. 47 et 56.
39
B. HASEBRINK, « Grenzverschiebung: Zu Kongruenz und Differenz von Latein und
Deutsch bei Meister Eckhart », 1992, p. 369-398.
INTRODUCTION GÉNÉRALE 13
40
J. LADRIÈRE, « Métaphysique et mystique », p. 102, note 13.
PREMIÈRE PARTIE
THÉOLOGIE AXIOMATIQUE :
PARLER AUTREMENT DE DIEU
Introduction I
41
Cf. J.-L. AUSTIN, How to do Things with Words, 1962, trad. G. Lanne, Quand dire,
c’est faire, 1970, rééd. 1991. Cf. aussi F. RÉCANATI, Les énoncés performatifs, 1981,
p. 29-37 ; J. LADRIÈRE, L’articulation du sens, T. II. Les langages de la foi, 1984, p. 10 ;
B. CASSIN, « La performance avant le performatif ou la troisième dimension du lan-
gage », 2011, p. 113-147.
18 THÉOLOGIE AXIOMATIQUE : PARLER AUTREMENT DE DIEU
comme une annonce de ce qui est à vivre afin d’en percevoir la vérité.
Autrement dit, le lien entre le signe et la chose se joue dans la manière
d’appréhender le concept. Cela sera possible par la mise en place de
règles pour parler autrement. Les règles grammaticales vont permettre
à la dialectique de se centrer non seulement sur ce qui est dit mais aussi
sur l’accord entre les partenaires en vue de percevoir la même chose.
Sémiotiquement, le plan pragmatique va déterminer le plan sémantique
et non l’inverse. Par conséquent, le signe ne va pas fonctionner d’abord
comme le référent direct à une chose, sur le mode du substitut ou de la
substitution. Le signe est là pour interpeller le locuteur de façon à ce que
ce dernier soit prêt à recevoir la chose telle qu’elle se donne elle-même.
Cette interpellation du locuteur se fait de diverses manières. Dans un
premier temps, des règles sont établies via le plan grammatical et logique,
créant ainsi un contrat herméneutique entre les lecteurs. Thématisées sur
le mode du transcendantal, par un dédoublement in abstracto/in concreto,
ces règles légifèrent non seulement les conditions de possibilité du dis-
cours, mais aussi, à travers elles, les conditions de possibilité de l’enga-
gement dans le discours. Autrement dit, la logique, devenant ce que Pierre
Hadot nomme une « logique pratiquée », s’ouvre aussitôt à l’éthique42.
Il ne peut y avoir de dévoilement de l’abstrait sans passer par la pratique
concrète. Aussi, relisant Proclus en stoïcien, Eckhart affirme que seule la
participation de l’inférieur à l’action du supérieur lui permet d’accéder,
en acte, à la connaissance de celui-ci. La révolution est considérable. Le
néoplatonisme n’est pas considéré par Eckhart comme une montée noé-
tique vers le Dieu ineffable, dans une tension intellectuelle qui se déga-
gerait aussitôt des contingences matérielles. Entre Denys et Eckhart, la
modalité de conversion s’est déplacée vers la vie ordinaire. Il ne fait pas
de distinction entre initiés et non-initiés intellectuels, mais entre vigilants
et non-vigilants à ses propres actes, à la manière socratique. La voie
noétique est impensable sans l’engagement pratique car, encore une fois,
l’abstraction se fait au cœur de l’acte concret et non détaché de ce der-
nier. Cela veut dire que, chez Eckhart, Dieu est rencontré dans la facti-
cité. Pour cela, la condition est celle d’un étant attentif. En étant attentif
uniquement au fait d’être, à l’exclusion de toute attention vers un étant-
ceci ou un étant-cela, l’ens (concret) expérimente sa participation à l’esse
(abstrait). Ainsi, les conditions sont réunies (transcendantalité) pour
dépasser l’impossibilité de dire quoi que ce soit de l’esse. Accessible par
le fait qu’il est (anitas), l’esse peut être désigné sur le plan propositionnel
42
P. HADOT, « La philosophie antique : une éthique ou une pratique ? », p. 165.
INTRODUCTION I 19
sans pour autant que l’on puisse définir son essence (quiditas). Le trans-
cendantal fonctionnant sur le double mode concret/abstrait se présente
donc comme une structure spéculative encadrant la pratique. La chose
à désigner ne vient à l’évidence que dans l’expérience, assurant ainsi la
vériconditionnalité du discours. Voilà pourquoi la première proposition
de l’opus tripartitum n’est pas : Deus est esse, mais esse est Deus. Cette
formule, spéculative s’il en est, inverse le rapport entre le sujet et le
prédicat. C’est Deus qui assure le rôle de déterminant de l’esse, et non
l’inverse. Il y a donc, chez Eckhart, une rhétorique de l’être qui rend
possible toute théologie. Cette rhétorique est non seulement antéprédica-
tive, mais plus encore, elle demeure, comme telle, a-prédicative. Pour
Dieu, dire c’est faire : dei dicere est suum facere43. Cette unité du dire et
du faire est à jamais irrécupérable sur le plan langagier. L’homme n’y
accède qu’en étant attentif à l’esse qui le traverse. L’être est à lui-même
sa vérité. Chez Eckhart, le vrai n’a pas besoin d’ajouter à l’étant, comme
chez Thomas d’Aquin. En s’intéressant à l’identité de l’esse et de l’intel-
lectus, les Questions parisiennes disputent donc ce qui fait le cœur des
propositions eckhartiennes. Comme l’être n’est pas l’autre de l’intellect,
il ne peut s’opposer à lui de manière déterminative ou quidditative. L’in-
tellect humain ne peut rejoindre Dieu que là où l’être se dit lui-même.
Il faut alors mettre en lumière que ce dire, ne pouvant s’étaler dans le
discours, se dévoile sous la forme d’une affection immédiate interne, qui
est une auto-attestation incommunicable. Parce que l’être et l’intelliger
viennent d’une unique source, l’intellect humain est réellement en rela-
tion avec l’être. Cette co-appartenance de l’être et du penser, comme
Heidegger ne cessera de le répéter à partir du dict parménidien (to
gar auto noein estin te kai einai), interdit à l’intellect toute détermination
de l’être44. Eckhart traduit cela en affirmant que l’image qui se forme
dans l’intellect est entièrement dépendante de ce dont elle est l’image.
Toute tentative de saisie de l’image en dehors de l’acte qui la génère
devient un obstacle à la connaissance de Dieu. L’intellect humain est
ainsi constitué qu’il peut s’ouvrir à une intelligence intuitive de Dieu
antérieurement à toute détermination. L’involution mutuelle de l’être, du
vivre et de l’intelliger traverse la créature d’une manière distendue. C’est
par la vie même que le rapport de l’esse et de l’intelliger se découvre
à l’homme rationnel. Ceci explique que Maître Eckhart soit aussi réfrac-
taire à l’usage des species comme des représentations de Dieu dans
l’intellect.
43
M. ECKHART, Expositio libri Genesis, § 8, LW I/1, p. 191.
44
PARMÉNIDE, Poème, Fragm. III ; M. HEIDEGGER, Einführung in die Metaphysik, 1935.
D’un nouvel usage du Trivium
(Opus tripartitum)
45
O. BOULNOIS, Être et représentation, p. 52-53.
46
G. DAHAN, Lire la Bible au Moyen Âge, 2009, p. 12-19.
47
AUGUSTIN, De consensu evangelistarum, I, 35, 54, CSEL 43, p. 60 ; GRÉGOIRE LE
GRAND, Préface aux Morales sur Job, n°2.
48
HENRI DE GAND, Summa quaestionum ordinarium, t. I, trad. G. Dahan, ibid.,
p. 14-16.
49
« Semel locutus est deus, duo haec audivi », cf. LW I/1, 191,3 ; 486,12 ; LW II,
101,1 ; 101,2 ; LW III, 61,2 ; 135,2 ; 418,11 ; 555,10 ; LW V, 300,1 ; 313,11 ; DW II,
98,1,4 ; 536,5-6 ; 541,93 ; DW IV, 688,54.
50
Cf. HUGUES DE SAINT-VICTOR, Opuscule De verbo Dei, cité par G. Dahan, Lire la
Bible au Moyen Âge, p. 406-407.
D’UN NOUVEL USAGE DU TRIVIUM 21
51
G. DAHAN, Lire la Bible au Moyen Âge, p. 407.
52
M. ECKHART, Expositio libri Genesis, § 7, LW I/1, p. 191, OLME 1, p. 250-251.
53
G. DAHAN, Lire la Bible au Moyen Âge, p. 17.
22 THÉOLOGIE AXIOMATIQUE : PARLER AUTREMENT DE DIEU
58
P. CALIXTO, « La sémantique propositionnelle in divinis chez Alain de Lille »,
2007, p. 35.
59
Ibid., p. 36.
60
ALAIN DE LILLE, Regulae theologiae, Prologue.
61
M. ECKHART, Die rede der underscheidunge, § 11, DW V, p. 230, trad. AH, Traités,
p. 59.
62
P. HADOT, « La figure de Socrate », p. 30-31.
24 THÉOLOGIE AXIOMATIQUE : PARLER AUTREMENT DE DIEU
67
M. ECKHART, Die rede der underscheidunge, Traktat II, § 23, DW V, p. 291, trad.
personnelle.
68
M. ECKHART, Predigt 86/84, DW III, p. 472-503, trad. AH-EM, p. 506-516.
69
Cf. D. MIETH, Die Einheit von vita activa und vita contemplativa in der deutschen
Predigten und Traktaten Meister Eckharts und bei Johannes Tauler, 1969; A. M. HAAS,
« Die Beurteilung der vita contemplativa und activa in der Dominikanermystik des
14 Jahrhunderts», 1985, p. 109-131.
26 THÉOLOGIE AXIOMATIQUE : PARLER AUTREMENT DE DIEU
74
Ibid., p. 110.
75
Ibid.
76
AUGUSTIN, Soliloquia, II,1,1; Confessiones, X,1,1. Voir M. Eckhart, Predigt 45/69,
DW II, p. 365, AH-EM, p. 436.
77
THOMAS D’AQUIN, In Duodecim libros Metaphysicorum Aristotelis Expositio,
Marietti, Torino – Roma, 1964 ; Prologue, 1.
78
ALAIN DE LILLE, Regulae theologiae, reg. XX, 631 B, PL 210.
28 THÉOLOGIE AXIOMATIQUE : PARLER AUTREMENT DE DIEU
Si quelque chose d’autre se retrouve dans la Sagesse qui est en Dieu, elle
ne serait pas la Sagesse totalement propre/pure ni ne pénétrerait partout. Et
c’est cela qui a été avancé précédemment et qui est dit ici : Elle s’étend
partout à cause de sa propreté/pureté (Sg 7, 24)79.
79
M. ECKHART, Expositio libri Sapientiae, LW II, p. 475, § 137, trad. J.-Cl. Lagarrigue
et J. Devriendt, p. 162.
80
M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 118, trad. P. Gire.
D’UN NOUVEL USAGE DU TRIVIUM 29
81
Cf. A. DE LIBERA, La philosophie médiévale, 2014, « L’analogie de l’être », p. 408-
411.
82
THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de veritate, q.2, a. 11.
83
M. ECKHART, Sermones et lectiones super Ecclesiastici, § 52, LW II, p. 280, trad. fr.
F. Brunner, p. 51.
84
Ibid., § 52, LW II, p. 281, trad. fr., p. 51.
30 THÉOLOGIE AXIOMATIQUE : PARLER AUTREMENT DE DIEU
renvoie à quelque chose d’autre (ad unum alterum). Voilà pour l’équivo-
cité. Pourtant, parce qu’il renvoie au vin, le signe est ce qui signale au
passant qu’en entrant dans la taverne, il pourra en boire. Là, l’univocité
a lieu, mais sur un mode hylétique ou matériel. L’analogie ad unum
ipsorum est transformée comme une participation effective et affective
à l’unum ipsorum. L’être n’est pas chez Eckhart à regarder en le pensant,
mais à vivre en le mangeant. Parce que « tout étant créé par Dieu et en
Dieu, et non dans son être créé, l’enracinement positif de l’être, du vivre
et du savoir […], il mange toujours en sa qualité de produit et de créé,
mais il a toujours faim, parce qu’il est toujours non par soi, mais par un
autre »85. L’étant a faim et soif de l’être lui-même (appetitu et siti qua-
dam ipsius esse)86.
Là où il n’y a plus de moyen terme permettant une comparaison entre
deux autres, on passe à la métaphore et, à travers elle, à la parabole
puisque cette dernière fait usage du langage métaphorique dans un récit.
En effet, chez Eckhart, le rapport du visible à l’invisible étant régi par la
distinction et l’indistinction, une rupture sémantique s’impose entre le
premier terme (visible, corporel, temporel) et le second (invisible, incor-
porel, éternel). D’aucuns ont pu penser qu’il fallait envisager une sorte
de tournant parabolique entre l’Opus tripartitum et ses œuvres ultérieures.
Je pense qu’il faut nuancer fortement, voire invalider, cette notion de
tournant87. Comme je vais tâcher d’en faire la démonstration, il ne s’agit
pas du passage à une nouvelle méthodologie mais d’un prolongement
de la méthode métaphorique vers une explicitation de la méthode
parabolique.
Le Prologue général de l’œuvre tripartite fait état d’une règle rhéto-
rique qui précise la manière de gérer le rapport, toujours ambivalent,
entre la grammaire et la dialectique. Eckhart y déploie un usage tout
à fait original du Trivium. L’attention vigilante du Thuringien se concentre
sur la coopération de l’auteur humain avec l’auteur divin. Les deux
auteurs, Dieu et l’homme, ne peuvent être distingués sur bases de propo-
sitions qui seraient elles-mêmes toutes deux circonscrites dans le langage
humain. Pour respecter la priorité de la causalité divine, il faut donc que
sa position soit maintenue autrement que par une proposition. Cela
85
M. ECKHART, Sermones et lectiones super Ecclesiastici, § 53, LW II, p. 282, trad. fr.
F. Brunner, p. 52.
86
M. ECKHART, Expositio libri Genesis, § 164, 1984 (OLME 1), p. 452-453.
87
Cf. L. STURLESE, « Meister Eckhart in der Bibliotheca Amploniana », 1995, p. 434-
446; N. LARGIER, « Figura locutio : Philosophie Hermeneutik bei Eckhart von Hochheim
und Heinrich Seuse », 1997, p. 328-332.
D’UN NOUVEL USAGE DU TRIVIUM 31
88
O. BOULNOIS, Être et représentation, p. 28.
89
M. ECKHART, Expositio libri Genesis, § 8, DW I/2, p. 66. Cf. aussi « Psalmus
[Ps 32, 9; 148, 5] : « ‘dixit et facta sunt’, quia dicere est facere, et ipsum facere, ipsum
producere est dicere, non aliud » (M. ECKHART, Liber parabolarum Genesis, § 47,
LW I/1, p. 514).
32 THÉOLOGIE AXIOMATIQUE : PARLER AUTREMENT DE DIEU
90
Cf. N. BÉRIOU, J.-P. BOUDET, I. ROSIER-CATACH (éd.), Le pouvoir des mots au
Moyen Âge, 2014.
91
I. ROSIER-CATACH, La parole comme acte, 1994 ; La parole efficace, 2004.
92
GUILLAUME DE MÉLITON, Quaestiones de sacramentis, tr. IV, pars 3, p. 70.
93
PIERRE LOMBARD, In IV Sententiae, d. 22, 2.
94
Cf. I. ROSIER-CATACH, « Signification et efficacité », 2007, p. 51-74.
95
I. ROSIER-CATACH, La parole efficace, p. 301.
96
Ibid., p. 483.
97
Ibid., p. 484.
Annonce d’une performance opérative
(Opus tripartitum)
98
AUGUSTIN, Confessions, X, 6, 8, BA 14, p. 152-155.
99
« De même que le cercle sert donc au vin en l’indiquant, et l’urine à la santé de
l’animal n’ayant absolument rien en soi de la santé, ainsi toute créature sert Dieu de cette
manière. De là, comme le dit Augustin, elles sont ‘signes de tête’ de Dieu et indiquent
que l’on doit aimer Dieu qui les as faites » (M. ECKHART, Sermo XLIV, 2, LW IV, p. 372,
trad. E. Mangin légèr. modif., p. 364).
100
Cf. CICÉRON, Lettre à Atticus (Epistula CCXCIX), Œuvres complètes, tome 4,
Paris, éd. Panckoucke, 1840, p. 131-132.
101
QUINTILIEN, De institutione oratoria, livre IX, chap. I, trad. de M. Nisard, Paris,
1875, p. 316.
102
D. DAVIDSON, « Ce que les métaphores signifient », 1993, p. 373-376.
103
M. ECKHART, Predigt 17, DW IV,1, p. 86.
34 THÉOLOGIE AXIOMATIQUE : PARLER AUTREMENT DE DIEU
104
Voir la distinction entre « signes naturels » (signa naturalia) et « signes donnés »
(signa data) : AUGUSTIN, De doctrina christiana, II, 1, 2 ; 2, 3.
ANNONCE D’UNE PERFORMANCE OPÉRATIVE 35
105
L. WITTGENSTEIN, Tractatus 4.12.12.
106
M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 3, LW III, p. 4, OLME 6,
p. 28-29.
107
THOMAS D’AQUIN, Super Boethium de Trinitate, q. 5, a. 4, resp., p. 162, lin. 342-
343. Pour la scientificité chez Thomas d’Aquin, cf. H. DONNEAUD, « La qualité analo-
gique de la science et son application à la doctrine sacrée », 2010, p. 445-475.
36 THÉOLOGIE AXIOMATIQUE : PARLER AUTREMENT DE DIEU
suis pas, je ne vis pas, je ne pense pas. L’intelligence par laquelle je vise
Dieu est l’intelligence qui est immédiatement opérée par lui. Si donc je
cherche à intelliger Dieu comme un être distinct de mon acte d’intelliger,
je ne peux l’atteindre.
Chez Eckhart, on ne peut pas dire que « l’énoncé est l’acte »112. Plutôt
que de parler de performativité, qui est un mot trop connoté, il faudrait
parler de performance : « La performance est clairement indifférente au
type d’acte performé »113. Comme l’affirme Barbara Cassin, ce vocabu-
laire est « propice à greffer sur la rhétorique quelque chose de l’ordre de
la Wirklichkeit »114. Or, précisément, dans la traduction anglaise des
œuvres eckhartiennes, le verbe würken est souvent traduit par to perform.
Par exemple : « Everything God performs is one »115. L’avantage à user
du terme de performance est l’entrelacs de l’opérativité (Wirklichkeit) et
de la performance langagière. Burkhard Hasebrink parle précisément de
« performance communicative » (kommunicative Leistung) à propos
de la prédication allemande116. Les actes de langage y prennent une
« forme incitative » qui correspond au « troisième type » répertorié par
Irène Rosier-Catach dans Le pouvoir des mots au Moyen Âge117. Les
indicateurs du texte eckhartien montrent que sa parole s’apparente davan-
tage au conseil qu’à l’ordre. Voilà pourquoi la « structure exhortative »
(Appell-Struktur), qui a été très justement soulignée chez Eckhart118, n’a
pas grand-chose à voir avec un « traitement brusque » (Bruskierung),
mais est bien plutôt une mise en œuvre caractérisée par une forte dimen-
sion « conditionnelle » faisant appel à la libre réponse de l’auditeur :
« Si…, alors… » (Wenn…, dann…). Plutôt qu’autoritative, cette struc-
ture appellative est communicative119. Aussi le texte eckhartien est-il
à lire comme un événement communicatif constituant la relation entre
signes linguistiques et récepteur. Dans l’œuvre universitaire, cette
112
E. BENVENISTE, « La philosophie analytique et le langage », 1963, repris dans Pro-
blèmes de linguistique générale, 1966, p. 274.
113
B. CASSIN, « La performance avant le performatif ou la troisième dimension du
langage », p. 117.
114
Ibid.
115
MEISTER ECKHART, The Essentials Sermons, Commentaries, Treatises and Defense,
1981, p. 187.
116
Cf. B. HASEBRINK, Formen inzitativer Rede bei Meister Eckhart, p. 47, 56.
117
Cf. I. ROSIER-CATACH, « Regards croisés sur le pouvoir des mots au Moyen Âge »,
dans : N. Bériou, J.-P. Boudet, I. Rosier-Catach (eds.), Le pouvoir des mots au Moyen
Âge, 2014, p. 511-585, ici, p. 518.
118
Cf. D. MIETH, Christus, das Soziale im Menschen. Texterschließung zu Meister
Eckhart, 1972 ; A. M. HAAS, Geistliches Mittelalter, 1984, p. 72 et 163.
119
B. HASEBRINK, Formen inzitativer Rede bei Meister Eckhart, p. 37.
38 THÉOLOGIE AXIOMATIQUE : PARLER AUTREMENT DE DIEU
120
Cf. A. MICHEL, « La rhétorique de Maître Eckhart : une rhétorique de l’être »,
Voici Maître Eckhart, p. 163-173.
121
Ibid., p. 165.
122
M. ECKHART, Liber parabolarum Genesis, § 88, LW I/1, p. 550, trad. J. Casteigt,
Connaissance et vérité chez Maître Eckhart, 2006, p. 61.
123
A. MICHEL, « La rhétorique de Maître Eckhart : une rhétorique de l’être », p. 166.
124
O. KARRER, Meister Eckhart. Das system seiner religiosen Lehre und Lebens-
weisheit, 1926 ; I. SCHNEIDER, Der Stil der deutschen Predigt bei Berthold von Regens-
burg und Meister Eckhart, 1942 ; J. MARGETTS, Die Satzstruktur bei Meister Eckhart,
1969.
125
QUINTILIEN, De Institutione oratoria, Livre IX, 1, 4-5, trad. J. Cousin, Paris, Les
Belles Lettres, 1978, tome V, p. 157.
126
M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 169, LW II, p. 147.
ANNONCE D’UNE PERFORMANCE OPÉRATIVE 39
127
ARISTOTE, De interpretatione I, 16a2-3. « les sons émis par la voix sont des sym-
boles (sumbola) des états de l’âme (ta pathêmata tês psuchês) ». Cf. M. ECKHART, Expo-
sitio libri Exodi, § 55, LW II, p. 60.
128
M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 167, LW II, p. 146-147, trad. P. Gire modi-
fiée.
129
H. P. GRICE, « Logic and Conversation », Syntax and Semantics, 3, p. 41-58 ;
F. RÉCANATI, Les énoncés performatifs. Contribution à la pragmatique, p. 214-218.
40 THÉOLOGIE AXIOMATIQUE : PARLER AUTREMENT DE DIEU
Eckhart se sert ici d’une règle grammaticale pour déduire (sic ergo…
necesse) une règle pratique. Selon Priscien132, seules les parties décli-
nables du discours sont significatives par elles-mêmes, tandis que les
parties indéclinables sont co-significatives. Les syncatégorèmes fonction-
nant avec les catégorèmes, il n’est donc pas possible que l’adverbe puisse
signifier indépendamment du nom dont il dépend. Iuste se rapporte
à iustus. Or, Eckhart transpose la grammaire sur le plan opératif. Par le
verbe « juger » qui vient régler le rapport entre le nom et l’adverbe, on
est subitement passé du plan grammatical au plan éthique. On peut y voir
un trope d’ironie, au sens où il y a discordance entre deux registres
(grammatical et éthique) qui ne peuvent s’articuler logiquement. L’allo-
cutaire est alors obligé de changer de niveau et d’entendre la voix de
130
Le verbe durchbrechen évoque une traversée qui est en même temps un dépasse-
ment. Selon AloÏs Haas, le terme Durchbruch est analogue au saut par-delà le murus
paradisus chez Nicolas de Cues. Cf. A. HAAS, « Durchbruch zur Ewigen Weisheit »,
2008, p. 171-187.
131
M. ECKHART, Expositio libri Sapientiae, § 236, LW II, p. 570.
132
PRISCIEN, Institutions grammaticales, II 15 (GL II : 54, 15-16) ; XVII 10, (GL III :
114, 15-20).
ANNONCE D’UNE PERFORMANCE OPÉRATIVE 41
133
Cf. E. EGGS, « Rhétorique et argumentation : de l’ironie », 2009, p. 4.
134
JEAN CHRYSOSTOME, Homélies sur l’évangile de Matthieu, hom. 45, PG 56, 885,
cité dans Expositio libri Sapientiae, § 236.
135
M. ECKHART, Expositio libri Sapientiae, § 237, LW II, p. 570, trad. J.-C. Lagarrigue
et J. Devriendt légèr. modif., p. 223. Cf. M. MAURIÈGE, « En quel sens Dieu est-il ‘sujet’
chez Maître Eckhart », 2014, p. 135-138.
42 THÉOLOGIE AXIOMATIQUE : PARLER AUTREMENT DE DIEU
GRÉGOIRE LE GRAND, Règle pastorale, livre II, chapitre II, PL 27, 77A.
136
Sur cette triade, cf. C. MORRIS, Foundations of the Theory of Signs (1938), p. 6-13,
137
142
J’ai gardé ses deux variantes de la formule ego sum qui sum en fonction des tra-
ductions françaises auxquelles je me réfère.
143
J. KOCH, « Sinn und Struktur der Schriftauslegungen Meister Eckhart », 1973,
p. 413.
144
J. A. AERTSEN, « La doctrine des transcendantaux de Maître Eckhart », dans :
Maître Eckhart, 2012 p. 21-39, ici, p. 37.
145
M. ECKHART, Expositio libri Genesis, § 128, OLME 1, p. 404-405.
146
Ibid.
Parler et penser autrement
(Prologi)
147
M. ECKHART, Table des prologues à l’œuvre tripartite, LW I/1, p. 129, § 1, OLME
1, p. 32-33.
148
M. ECKHART, Prologus generalis, § 10, OLME 1, p. 50-53. Notons qu’ici Eckhart
rassemble les deux dénominations de Dieu : « cause » et « agent », que Maïmonide
PARLER ET PENSER AUTREMENT 45
plus loin), est fausse. Il aurait raison, mais il aurait tort d’avoir raison.
L’avertissement de prudence est ironique. Il fait partie d’un « sous-
entendu ». Comme l’utilité (utilitas), la prudence (prudentia) ne relève
pas strictement du registre théorétique mais du registre pratique. Ici, la
véritable imprudence, c’est, tout en sachant que Dieu ne fait pas les
choses en dehors de lui, de continuer à tenir une position de juge exté-
rieur à la parole. Affirmer et penser qu’il n’y a pas de statut des étants
extra deum et continuer à agir dans le sens contraire est insensé pour
Eckhart. D’où son insistance sur l’événementialité surgissante de la
Parole :
(…) dans les choses divines, le Fils toujours est né, toujours naît, selon ce
verset de Zacharie 6 : « Voici un homme, Surgissant est son nom ». « Sur-
gissant », dis-je, au participe; Luc 1 (78) : « Le Surgissant nous a visité en
venant des hauteurs »152.
Pour Eckhart, ce que Dieu fait n’est jamais à considérer dans le passé,
mais dans l’instant présent où cela se produit. Autrement dit, pour le
lecteur en train de lire ceci, la visite de Dieu est imminente. Ici et main-
tenant, Dieu surgit en venant des hauteurs (visitavit nos oriens ex alto).
L’irruption de la parole, comme un acte présent, est précisément ce qui
va garantir la véracité du dire. C’est cela qui manifeste que nous avons
affaire, sur le terrain scolastique, à un langage mystique. L’usage de la
métaphore de l’astre d’orient est là pour proposer la percée de Dieu vers
l’homme, comme un événement actuel, non pour expliquer quelque chose
qui a eu lieu. Il s’agit d’un trope. Si l’attention du lecteur se porte vers
du déjà fait, du non-surgissant, il ne peut espérer que les mots soient
remplis par autre chose qu’une représentation qu’il se sera fabriquée, une
idole. Mais, qu’on ne s’y trompe pas. À proprement parler, il n’y a aucun
remplissement du mot par un concept qui lui soit adéquat. La visite se
fait dans le surgissement même. Se situer en dehors de ce dernier, c’est
se situer en dehors de l’opération de Dieu, c’est-à-dire en dehors de
l’être, en vertu de la première proposition de l’Opus tripartitum : esse
est Deus153. Or, se situer en dehors de l’être, contraint le lecteur à user
du verbe être en tant que copule pour attribuer un prédicat à un sujet :
Par exemple, lorsque je dis : « Ceci est un homme ou une pierre », je ne
prédique pas l’être, mais je prédique l’homme ou la pierre ou quelque chose
de ce genre. C’est pourquoi cette (proposition) est vraie : « Martin est un
homme » même si aucun homme existe. Car, je ne dis pas que l’homme est
152
M. ECKHART, Table des prologues, LW I/1, p. 130, § 2, OLME 1, p. 34-35.
153
M. ECKHART, Table des prologues, § 3, OLME 1, p. 36-37.
PARLER ET PENSER AUTREMENT 47
154
M. ECKHART, Table des prologues, LW I/1, p. 131, § 3, OLME 1, p. 36-37.
155
Cf. J. CASTEIGT, « Reduplicatio excludit omne alienum a termino », 2012, p. 79-102.
156
M. ECKHART, Table des prologues, § 3, OLME 1, p. 36-37. Voir aussi : Expositio
libri Exodi, § 54, LW II, p. 58 : « autre chose est de parler et percevoir quant aux étants
et aux choses et à leur être même, autre chose quant aux prédicaments des choses et à leur
prédication ».
157
Cf. VL. LOSSKY, Théologie négative et connaissance de Dieu chez Maître Eckhart,
1998, p. 157-158.
48 THÉOLOGIE AXIOMATIQUE : PARLER AUTREMENT DE DIEU
158
THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de veritate, q. 1, a. 1, éd. Leonina,
t. XXII/1, 6, reprise par M. Eckhart, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 562, 677.
159
A. DE LIBERA, « À propos de quelques théories logiques de maître Eckhart »,
1981, p. 1-24, ici, p. 17.
160
Ibid., p. 18.
161
Ibid., p. 19.
PARLER ET PENSER AUTREMENT 49
Le ton est donné. Maître Eckhart situe son œuvre dans un registre
rhétorique que nous pourrions aussi, sans verser dans l’anachronisme,
qualifier de pragmatique. Dans son Prologus generalis, Eckhart affirme
le caractère circonstancié de son œuvre. Elle est d’abord une réponse
à une demande instante de ses frères. Même si nous retrouvons là un
« lieu commun littéraire », « il n’y a pas de raison de penser qu’il n’ex-
prime pas des faits »162. Voilà qui place d’emblée l’Opus tripartitum dans
un contexte intersubjectif dans lequel les lecteurs visés, des « frères stu-
dieux », ont déjà coutume d’entendre Eckhart dans l’exercice des diffé-
rentes activités de l’École :
L’intention de l’auteur, dans cette œuvre tripartite, est de satisfaire dans la
mesure du possible, aux désirs de certains frères studieux qui, depuis long-
temps, par leurs prières instantes, l’invitent et l’incitent sans cesse à confier
à l’écriture ce qu’ils ont l’habitude d’entendre de sa bouche dans les leçons
et les autres activités de l’école (actibus scholasticis), dans les sermons
(in praedicationibus) et dans les entretiens quotidiens (in cottidianis
collationibus)163.
162
Commentaire dans OLME 1, p. 101.
163
M. ECKHART, Prologus generalis, LW I/1, p. 148, § 2, OLME 1, p. 40-41.
50 THÉOLOGIE AXIOMATIQUE : PARLER AUTREMENT DE DIEU
été rédigés peu après le retour de son premier séjour à Paris (1293-94),
suite aux questions de jeunes frères lors des entretiens du soir : « Ce sont
les paroles que le vicaire de Thuringe, prieur d’Erfurt, frère Eckhart, de
l’ordre des prêcheurs, adressa à ses enfants qui lui posaient de nom-
breuses questions lorsqu’ils étaient assis ensemble pour la collation du
soir »164. Même scénario que l’Opus tripartitum : des actes oraux sont
transposés dans l’écrit. Il s’agit donc de considérer l’œuvre eckhartienne
dans le cadre des actes de langage. Le fait même de faire précéder les
commentaires de l’Écriture et les sermons par un ensemble de proposi-
tions est une nouveauté pragmatique. En effet, ces propositions ne sont
pas à proprement parler des sentences. Elles ne sont pas des affirmations
à vérifier par une argumentation, mais des conditions à la fois heuris-
tiques et langagières. Ce sont elles qui vont permettre de résoudre les
questions et non l’inverse. Leur statut n’est ni celui d’articles de foi, ni
celui de propositions évidentes par soi. Mais alors, si elles ne sont ados-
sées ni à l’autorité ecclésiale ni à la raison naturelle, à quel type de vérité
renvoient-elles ? C’est bien là le problème.
La rhétorique qui, dans les sermons, est force de persuasion est ici
régulation langagière et herméneutique. L’« axiomatisation de la théolo-
gie »165 autorise une logique qui déjoue la dialectique propositionnelle
par une tension paradoxale entre des opposés166. Dans la science théolo-
gique eckhartienne, la juxtaposition d’énoncés littéralement contradic-
toires n’est pas accidentelle. Elle en fait partie intégrante. Eckhart ne va
pas chercher à dissiper la contradiction, en tentant de hiérarchiser les
sentences, mais à l’exacerber. Comme Fernand Brunner aimait le souli-
gner, Eckhart cultive le goût des positions extrêmes167. Cette exacerba-
tion est telle qu’elle donne à sa pensée une tonalité singulière. Elle fait
l’étonnement de ses nouveaux lecteurs et ne cesse d’interroger les habi-
tués, pour autant qu’ils n’en deviennent pas tellement habitués qu’ils
finissent par s’en accommoder. Mais, justement, comment s’accommoder
logiquement de ce qui ne peut l’être, sinon en essayant d’esquiver la
contradiction permanente de l’être et du néant ? On comprend dès lors
les tentatives de périodisation de l’œuvre eckhartienne : une période
ontologique (Deus est Esse), une période méontologique (Deus est Intel-
lectus), une période hénologique (Deus est Unus). Mais, finalement, ni
le recours au contexte ni l’analyse interne ne vont dans ce sens. Comme
l’ont démontré Werner Beierwaltes ou Emilie Zum Brunn, il n’y a pas
lieu de choisir entre des noms de Dieu privilégiés, mais de les garder
tous, parce que, précisément, aucun ne convient plus que les autres168.
Eckhart ne disait-il pas lui-même que Dieu est à la fois « innommable »
et « omninommable »169 ? Tendu entre un apophatisme extrême et un
cataphatisme non moins extrême, le langage eckhartien déjoue les caté-
gories théologiques. La clef d’un tel paradoxe se trouve pourtant dès les
premiers mots du Prologus generalis :
Et parce que les « opposés ressortent plus clairement quand ils sont juxta-
posés » et que « des opposés la science est la même », chacun des traités
susdits est bipartite : en premier lieu en effet sont avancées les propositions
relatives au terme lui-même, en second lieu, les propositions relatives
à l’opposé de ce terme170.
(proprie)173. Ainsi, Dieu est toujours visé à partir d’une similitude et non
par sa présence essentielle (essentialiter/similitudinarie). Avec Thomas,
nous restons donc dans une métaphore de convenance dans laquelle le
semblable l’emporte sur le dissemblable. Or, avec Eckhart, le ton change.
Seule la dissemblance est compatible avec Dieu. D’où une autre approche
de la translation dynamique via la juxtaposition des opposés. Si, chez
Eckhart, je ne peux en rester à la proposition « Dieu est l’être » sans ajou-
ter aussitôt que « Dieu est néant », ou que « Dieu est bon » sans ajouter
que « Dieu n’est pas bon », alors il faut convenir – il s’agit bien d’une
convention ou d’une règle (d’où le choix d’une structure axiomatique) –
que les termes dont nous usons pour parler de Dieu ne s’appliquent
à lui que via un processus qui n’est pas strictement sémantique. La
chaine sémantique ne fonctionne pas, justement parce que deux signes
opposés ne peuvent renvoyer au même signifié. La violence faite au prin-
cipe de non-contradiction oblige le lecteur à chercher une autre issue
logique que celle à laquelle il est habitué (para-doxe). Le paradoxe fonc-
tionne comme un trope. Comme le relevait Fernand Brunner, le rapport
entre le signe et la chose est régi par un chassé-croisé : « D’une part, en
effet, le signe se distingue radicalement de la chose signifiée, de sorte
que la créature et le créateur sont foncièrement dissemblables : le créa-
teur n’est-il pas l’être, et le créé, le néant par lui-même ? Mais, d’autre
part, la signification doit être présente en quelque façon dans le signe,
sans quoi il ne pourrait y renvoyer »174. Cela veut dire que, chez Eckhart,
la présence de Dieu dans le signe n’est pas de l’ordre de la similitude ou
de la représentation. Si image il y a, elle est opérative (corrélative à ce
dont elle est l’image) et non pas représentative. Or, dans ce cas, la méta-
phore ne transporte pas d’un terme à un autre, qui serait déterminable,
mais elle a pour fonction de « mettre quelque chose devant les yeux »,
selon la définition d’Aristote dans le livre III de la Rhétorique175. Parce
que la chose lui est désignée, comme le vin à l’intérieur de la taverne par
le biais du cercle-enseigne, le lecteur peut entrer en relation réelle avec
cette chose.
Nous touchons ici un point fondamental de l’usage du signe chez
Eckhart. Comme les autres médiévaux, il avait bien conscience de la
nécessite d’un couplage entre Aristote et Augustin dans l’élaboration du
signe. Mais, la notion aristotélicienne d’inférence n’est pas rapportée
Eckhart, p. 227.
175
ARISTOTE, Rhétorique, III, chap. X, 7.
PARLER ET PENSER AUTREMENT 53
chez lui à une induction argumentative. Elle est insérée au cœur même
de la notion augustinienne de relation. Le rapport puissance-acte est
déplacé vers l’intériorité. De ce fait, le signe ne peut servir de pièce
à conviction dans une argumentation analogique renvoyant de l’étant
fini à l’étant infini. Sa fonction consiste à présenter à la créature la néces-
sité d’une entrée en relation opérative où elle doit passer elle-même de la
puissance à l’acte. Or, ce passage se révèle précisément impossible pour
la créature. Sa seule issue consiste donc à se laisser opérer par Dieu.
Cette modalité opérationnelle ne peut pas être proposée comme un
modèle à suivre de l’extérieur. Autrement dit, cette opérativité, Eckhart
ne peut la présenter qu’en la mettant en œuvre. Pour cela, l’ontologie et
la noétique vont être déplacées ensemble sur un plan où la dualité oppo-
sitionnelle : être-étant, intellect-objet, actif-passif, ne pourra plus fonc-
tionner sur un simple mode contradictoire. La logique aristotélicienne en
sera transformée. Celui qui pense et qui parle est toujours déjà situé au
milieu de ce dont il pense et il parle, il lui faut donc « parler et penser
autrement » (aliter loquendum et sentiendum)176.
176
M. ECKHART, Table des Prologues, § 1, OLME 1, p. 32-33.
Dédoublement : in abstacto/in concreto
(Prologi)
177
Commentaire au Prologus generalis, OLME 1, p. 105-106. Je souligne.
DÉDOUBLEMENT : IN ABSTACTO/IN CONCRETO 55
178
J. A. AERTSEN, « La doctrine des transcendantaux de Maître Eckhart », p. 34-39.
179
M. ECKHART, Prologus in opus propositionum, § 2, LWI/2, p. 41.
180
Ibid., § 3, LWI/2, p. 42.
56 THÉOLOGIE AXIOMATIQUE : PARLER AUTREMENT DE DIEU
181
Ibid., § 4, LWI/2, p. 43, OLME 1, p. 72-73.
DÉDOUBLEMENT : IN ABSTACTO/IN CONCRETO 57
182
AUGUSTIN, De Trinitate, VIII, II, 3, cité dans : M. Eckhart, Prologus in opus pro-
positionum, § 7, LWI/2, p. 43, OLME 1, p. 76-77.
183
M. ECKHART, Prologus in opus propositionum, § 7, LWI/2, p. 43, OLME 1,
p. 76-77.
184
AUGUSTIN, De Trinitate, VIII, III, 4, cité dans : M. ECKHART, Prologus in opus
propositionum, § 8, LWI/2, p. 45, OLME 1, p. 76-77.
185
AUGUSTIN, De Trinitate, VIII, III, 4, BA 14, p. 32-33.
58 THÉOLOGIE AXIOMATIQUE : PARLER AUTREMENT DE DIEU
le sujet que Dieu détermine (esse est Deus), n’est pas lui-même prédi-
cable, ni pensable à titre de représentation. Il peut seulement se vivre.
Ce vivre s’atteste au sein de la cause seconde en tant qu’actualisée par la
cause première. Parce que « l’inférieure (agit) sous l’empire de la supé-
rieure » (inferior in virtute superioris), la cause seconde est immédiate-
ment unie à la cause première qui l’affecte, « par une action unique »
(unica actione)186. Cette unité d’action est vécue immédiatement comme
évidente et irrécusable. C’est l’opération qui s’atteste elle-même. Dieu
est alors connu comme « le bon de tout bon » (bonum omnis boni).
À l’inverse de la voie de contemplation plotinienne, qui reste une tenta-
tive fugitive, cette voie causale est praticable. Elle est effectivement pos-
sible. Il s’agit d’une véritable transformation du modo interiore d’Augus-
tin. La mystique eckhartienne se fait jour. Dans cette mystique, l’action
occupe une place décisive. L’homme ne peut voir Dieu qu’en agissant.
Son action est la vision elle-même. Voilà pourquoi Marie ne peut espérer
arriver à voir Dieu sans agir comme Marthe. Ces remarques préliminaires
sont donc déterminantes pour relire la liste des quatorze propositions.
Le premier traité concerne l’être et l’étant, et leur opposé qui est le néant.
Le deuxième, l’unité et l’un, et leur opposé qui est le multiple.
Le troisième, la vérité et le vrai, et leur opposé qui est le faux.
Le quatrième, la bonté et le bon, et le mal, leur opposé187.
186
M. ECKHART, Prologus in opus propositionum, § 24, LWI/2, p. 54, OLME 1,
p. 92-93.
187
M. ECKHART, Prologus generalis, § 4, LW I/1, p. 150, OLME 1, p. 42-45.
188
Sur cette distinction concretum/abstractum, cf. M. ECKHART, Expositio sancti
Evangelii s. Iohannem, § 14, 26, LW III, p. 22.
189
BOÈCE, De hebdomadibus, dans Opuscula theologica, éd. Moreschini, Munich –
Leibzig, 2000, p. 190.
DÉDOUBLEMENT : IN ABSTACTO/IN CONCRETO 59
est doué d’un sujet tandis que le terme abstrait ne l’est pas. Or, ici est la
véritable originalité eckhartienne : la seule manière pour qu’un sujet
puisse connaître avec évidence un terme abstrait est de coïncider avec le
lieu même de l’effectivité qui lui est conférée. Seul le juste connaît la
justice sera le thème principal du Commentaire de l’Évangile selon saint
Jean : « de fait, en règle universelle, personne ne connaît la perfection
divine hormis celui qui reçoit, c’est-à-dire que la justice n’est connue que
d’elle seule et du juste assumé par la justice elle-même (iusto assumpto
ab ipsia iustitia) »190. Notons aussi, l’identité de la connaissance et
de l’être dans la participation du concret à l’abstrait : « Le juste est
à l’avance dans la justice, comme le concret dans l’abstrait et le partici-
pant dans le participé » (iustus praeest in ipsa iustitia, utpote concretum
in abtracto et participans in participato)191.
Ce point n’est nullement anecdotique. Nous aurons à y revenir plus
amplement. Il y va de l’interprétation de l’ensemble de tout ce que Maître
Eckhart a pu écrire tant dans l’œuvre latine que dans l’œuvre vernacu-
laire : « Qui comprend la distinction entre la justice et le juste, comprend
tout ce que je dis » (Swer underscheit verstât von gerehticheit und von
gerehtem, der verstât allez, daz ich sage)192.
La connaissance eckhartienne est celle de l’homme assumé, homo
assumptus. Ceci implique une contrepartie de la part de celui qui veut
connaître la vérité, laquelle est toujours convertible avec l’être, l’unité et
la bonté. Il faut que le sujet, qui est à chaque fois étant-ceci ou étant-cela,
se débarrasse du « ceci » et du « cela » pour se considérer comme étant
« en tant qu’étant ». C’est précisément en raison de la distinction de l’ens
et de l’ens hoc aut hoc, identifiée par Eckhart à la distinction entre Dieu
et la créature, que le détachement est nécessaire. De là à passer aux ser-
mons vernaculaires, il n’y a qu’un pas. Ce pas, la nomenclature des qua-
torze premiers traités le rend encore plus évident. Après les quatre pre-
miers, on sera étonné de trouver subitement le traité V qui oppose l’amour
et la charité au péché, et le traité VI qui oppose l’honnête, la vertu et le
droit aux honteux, au vice et à l’oblique.
Le cinquième, l’amour et la charité, et le péché, leur opposé.
Le sixième, l’honnête, la vertu et le droit, et leurs opposés, à savoir le hon-
teux, le vice et l’oblique193.
190
M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 14, OLME 6, p. 46-47.
191
Ibid., § 15, OLME 6, p. 46-47.
192
M. ECKHART, Predigt 6, DW I, p. 105.
193
M. ECKHART, Prologus generalis, § 4, LW I/1, p. 150, OLME 1, p. 44-45.
60 THÉOLOGIE AXIOMATIQUE : PARLER AUTREMENT DE DIEU
194
F. BRUNNER, « La structure de l’Opus propositionum », 1985, p. 241-249, repris
dans : Etudes sur Maître Eckhart, p. 139-153.
195
M. ECKHART, Expositio libri Genesis, § 88, LW I/1, p. 247.
196
Ibid., § 88, LW I/1, p. 246.
197
Ibid., § 176, LW I/1, p. 321, OLME 1, p. 468-469.
198
M. ECKHART, Prologus generalis, § 4, LW I/1, p. 150, OLME 1, p. 44-45.
DÉDOUBLEMENT : IN ABSTACTO/IN CONCRETO 61
199
M. ECKHART, Opus Sermonum VI, § 53, 2.
200
M. ECKHART, Prologus generalis, § 14, LW I/1, p. 159, OLME 1, p. 82-83.
201
« Omnes affirmationes de Deo dictae incompactae » (Theologicae regulae, reg.
XX, 631 B, PL 210).
202
M. ECKHART, Prologus in opus propositionem, § 14, LW I/1, p. 174-175.
62 THÉOLOGIE AXIOMATIQUE : PARLER AUTREMENT DE DIEU
203
M. ECKHART, Prologus in opus propositionem, § 13, LW I/1, p. 173, OLME 1,
p. 80-83.
204
M. ECKHART, Prologus generalis, § 4, LW I/1, p. 150, OLME 1, p. 44-45.
DÉDOUBLEMENT : IN ABSTACTO/IN CONCRETO 63
adjacent. Parce qu’il n’est ni ceci ni cela, mais qu’il est l’être même de
toutes choses, on ne peut rien nier de lui si ce n’est par la negatio nega-
tionis205. D’où les traités 13 et 14 qui concernent « Dieu lui-même » et
la distinction entre substance et accident.
Le treizième concerne Dieu lui-même, l’être suprême, qui « n’a pas de
contraire si ce n’est le non-être », comme le dit Augustin dans l’Immortalité
de l’âme et dans les Coutumes des Manichéens.
La quatorzième, la substance et l’accident206.
C’est la première fois que le mot « Dieu » est prononcé dans l’en-
semble propositionnel des traités. En affirmant que Dieu lui-même, qu’il
identifie à l’être suprême (summum esse), « n’a pas de contraire si ce
n’est le non-être », Eckhart place ainsi Dieu au-dessus de la dualité étant-
néant des créatures. Dieu est celui à qui l’actualité de l’être ne manque
pas. Sa quiddité, dira-t-il dans le Commentaire de l’Exode, est son
anité207. Il n’est donc pas un sujet qui serait distinct de ce qu’il reçoit. Il
est « la substance nue et pure du Créateur » (substantiam creatoris
nudam et puram) à laquelle participent immédiatement toutes les créa-
tures208. Contrairement à la reprise que fait l’Aquinate d’Aristote, Eckhart
déplace la substantialité en direction de Dieu. Alors que chez Thomas
d’Aquin, il s’agit d’une métaphysique où « aucune créature n’est son
propre être, mais est ayant l’être » (nulla creatura est suum esse, sed est
habens esse)209, Eckhart propose une métaphysique paradoxale où chaque
étant vit d’un être qu’il n’a pas en propre, de sorte « qu’ayant, il n’a pas,
et que n’ayant pas, il a » (habens enim non habet et non habens habet)210.
Autrement dit, tandis que l’Aquinate enseigne une consistance propre de
la créature, sans qu’elle ne doive cette consistance à elle-même, le Thu-
ringien enseigne une dépendance ontologique radicale qui fait vivre
chaque étant sur le mode d’un non-avoir tout aussi radical.
L’ensemble des quatorze traités de l’Opus propositionum s’éclaire :
« les douze premiers traités n’ont fait qu’énoncer le rapport des termes
qui font l’objet des deux derniers traités, à savoir le rapport de Dieu et
du monde »211. La juxtaposition des opposés n’a pas pour but, chez
205
M. ECKHART, Prologus in opus propositionem, § 15, LW I/1, p. 175.
206
M. ECKHART, Prologus generalis, § 4, LW I/1, p. 150, OLME 1, p. 44-45.
207
M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 15, LW II, p. 21.
208
Ibid., § 19, LW II, p. 25.
209
THOMAS D’AQUIN, Quaestiones quodlibetales, quodlibetum secundum, qu. 2, art. 1.
210
M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 397, LW III, p. 338.
211
F. BRUNNER, « La structure de l’Opus propositionum », dans : Etudes sur Maître
Eckhart, p. 146.
64 THÉOLOGIE AXIOMATIQUE : PARLER AUTREMENT DE DIEU
212
Cf. NICOLAS DE CUES, Trois traités sur la docte ignorance et la coïncidence des
opposés, 2007.
Esse est Deus
(Prologi)
213
Pour l’affirmation Deus est esse, cf. M. ECKHART, Expositio libri Genesis, § 174,
LW I/1, p. 319 ; Liber parabolarum Genesis, § 151, LW I/1, p. 621 ; Expositio libri
Exodi, § 102, LW II, p. 104 ; Sermones et Lectiones super Ecclesiastici, § 49, DW II,
p. 277 ; Expositio libri Sapientiae, § 140, 256, DW II, p. 478, 588 ; Sermo XXIII, § 220,
DW IV, p. 206.
214
M. ECKHART, Expositio libri Exodi, §15, 21, LW II, p. 21, 26.
66 THÉOLOGIE AXIOMATIQUE : PARLER AUTREMENT DE DIEU
que, strictement, Dieu n’est pas l’objet du discours théologique, mais son
opérateur. Un tel statut est érigé en situant Deus comme prédicat de la
première proposition. Dieu n’est pas le déterminé mais le déterminant.
La proposition esse est Deus instaure un redoublement de l’être, à la fois
sujet et copule. Par cette reduplicatio, ce qui est déterminé (esse) fait
signe vers l’opérativité de sa propre détermination (est). Eckhart instaure
une véritable « véhémence ontologique » du discours215. La clôture du
langage sur lui-même est fracturée en direction de son énonciation
actuelle. Cet acte inaugure une modalité de la vérité irréductible à la
sémantique. Celui qui use du langage de l’être est déjà emmené dans
l’être qu’il nomme par son langage.
Pour aborder la manière dont Maître Eckhart explique la première pro-
position et développe ensuite la première question, il est utile d’entendre
cette remarque : « Observons que la tâche que se donne Eckhart, qui est
de prouver que l’être est Dieu, ne se confond pas avec celle de démontrer
l’existence de Dieu : les présupposés de la présente argumentation sont
que Dieu existe [je préfère dire ‘siste’, réservant ‘existe’ pour l’extériorité
des étants créés] et qu’il est la cause incausée de l’être des choses »216.
S’il entre donc dans un cercle herméneutique, Eckhart n’en reste pourtant
pas à un cercle vicieux. Il s’agit pour lui de dégager la cohérence de sa
pensée en y montrant les connexions internes : « La ‘preuve’ consiste
à présenter autrement ce qui est déjà connu »217. Pour ce faire, Eckhart
commence d’abord par une double démonstration par l’absurde :
Si l’être est un autre que Dieu lui-même, Dieu n’est pas et il n’est pas Dieu.
En effet, comment est ou est quelque chose ce par rapport à quoi l’être est
autre, étranger et distinct ? Ou si Dieu est, il est nécessairement par un
autre, puisque l’être est autre que lui. Donc Dieu et l’être sont identiques
ou bien Dieu tient l’être d’un autre. Et dans ce cas, ce n’est pas Dieu lui-
même qui est (…) mais c’est un autre que lui, antérieur à lui, et cet autre
est pour lui la cause en vertu de laquelle il est218.
215
P. RICOEUR, « De l’interprétation », dans : Du texte à l’action, 1986, p. 34.
216
Commentaire du Prologus generalis dans : OLME 1, p. 125.
217
Ibid., p. 130.
218
M. ECKHART, Prologus generalis, § 12, LW I/1, p. 156-157, OLME 1, p. 54-55.
ESSE EST DEUS 67
pas sujet de l’être (deus nec est) et ne soit pas prédicat de l’être (nec deus
est). L’absence de « et » entre les deux conséquences renforce encore
leur inséparabilité. Eckhart formule d’une seule traite les deux négations
(deus nec est nec deus est) sans qu’il ne soit possible de les isoler.
Il souligne ainsi l’impossibilité théologique de parler de Dieu comme
sujet de la copule « est » sans qu’il ne soit prédicat de cette même
copule. Les deux négations, celle du prédicat et celle du sujet, se
retrouvent donc dans une affirmation : Dieu « est » à la fois le sujet du
prédicat et le prédicat du sujet, c’est-à-dire que, identiquement déterminé
et déterminant, il s’autodétermine lui-même. Cela signifie que le registre
grammatical renvoie à l’acte opératif qui le rend possible, et vice versa,
que l’opération se dit sémantiquement. Pour souligner l’évidence qui
sous-tend cette démonstration, Eckhart la fait immédiatement suivre
d’une question qui fait ressortir l’absurdité du contraire : « En effet,
comment est ou est quelque chose ce par rapport à quoi l’être est autre,
étranger ou distinct ? » (Quomodo enim est aut aliquid est, a quo esse
aliud, alienum et distinctum ?). La copule « est », qui permet d’attribuer
un prédicat (aliquid), ne peut être utilisé en dehors de l’esse. Il faut que
quelque chose soit pour en parler. Autrement dit, chez Eckhart, le registre
de la quiddité est soumis à celui de l’anité. Nous reviendrons sur ce point
primordial. Ceci étant dit, Eckhart peut alors poser une autre conséquence
de l’hypothèse de la disjonction entre l’être et Dieu : « si Dieu est, il est
nécessairement par un autre, puisque l’être est un autre que lui ». Ayant
affirmé la sujétion de l’usage de la copule « est » à l’esse, Eckhart doit
donc en déduire que Dieu est « par un autre » (ab alio). D’où la nécessité
alors de poser, antérieurement à Dieu, « un autre que lui » (aliud ab
ipso), qui soit « la cause en vertu de laquelle il est » (causa, ut sit). De
cette nouvelle déduction, il s’en suivra alors que toute chose tiendra l’être
par un autre que Dieu : « Ensuite, tout ce qui est, a par l’être et de l’être
le fait qu’il peut être ou qu’il est. Donc, si l’être est un autre que Dieu,
la chose a l’être par un autre que Dieu »219. Il s’ensuivra aussi que le
créateur, puisque c’est lui qui confère l’être et que rien n’est sans lui, sera
un autre que Dieu. On en arrive alors à la conclusion que Dieu, n’étant
pas la cause première (prima causa) de toutes choses, serait lui aussi
privé d’être et assimilé au néant. Pour être, Dieu devrait donc être par un
autre que lui. Or, cet autre « serait alors Dieu pour Dieu lui-même et
serait le dieu de toutes choses » (esset ipsi deo deus et omnium deus)220.
219
Ibid., § 12, LW I/1, p. 157, OLME 1, p. 54-55.
220
Ibid., § 12, LW I/1, p. 158, OLME 1, p. 56-57.
68 THÉOLOGIE AXIOMATIQUE : PARLER AUTREMENT DE DIEU
221
Ibid., § 13, LW I/1, p. 158, OLME 1, p. 56-57.
222
Commentaire du Prologus generalis, dans OLME 1, p. 129.
223
M. ECKHART, Prologus generalis, § 13, LW I/1, p. 158, OLME 1, p. 56-59.
ESSE EST DEUS 69
qu’il en est un, il est le mieux situé pour affirmer en vérité que « l’homme
est homme ». La vérité est ici dans le rapport entre ce qui est expérimenté
et ce qui est prédiqué, et non entre les deux termes de part et d’autre de
la copule « est ». Le redoublement est un trope. L’étonnement qu’il pro-
voque nécessite que le lecteur cherche une autre logique que syntaxique.
Cette logique conduit l’allocutaire à entendre le locuteur d’une autre
oreille. C’est seulement en s’engageant à son tour dans ce qui est dit, par
participation, qu’il recevra le syllogisme là où il doit être entendu.
Comme précédemment, Eckhart a affirmé l’identité de l’être avec Dieu,
en se basant sur son auto-détermination, il peut désormais déduire que
Dieu est. Il ne s’agit pas, encore une fois, d’une déduction démonstrative,
mais d’une induction à partir de l’expérience. Parce qu’il est un étant,
l’homme est directement affecté par l’être auquel il participe. Autrement
dit, lorsqu’il éprouve avec évidence que l’homme est homme, et non un
homme-ceci ou homme-cela, il se retrouve immédiatement au cœur de la
prédication tautologique de Dieu par lui-même, sans que cette dernière
ne soit audible sur le plan de l’énonciation Deus est Deus. C’est donc
parce qu’il s’éprouve dans l’être qui est Dieu que l’homme peut affir-
mer : « donc, il est vrai que Dieu est » (igitur verum est deum esse).
Contrairement à ce que fera Duns Scot, Eckhart n’applique pas la phrase
de Boèce indépendamment de l’existence de la chose prédiquée224. Par
contre, il applique la même règle que Scot en accolant copule et prédicat.
En effet, c’est précisément dans l’existence du concret que la proposition
abstraite à un sens. Le « est » de la copule qui sert pour la majeure (homo
est homo) et la mineure (esse est Deus) est vécu et éprouvé immédiate-
ment. La proposition esse est Deus modifie le sens de la copule est de la
proposition tautologique. Elle transfère du plan sémantique vers le plan
opératif, en jouant une fonction tropique. Le fait même de se trouver
comme vivant dans l’être est l’auto-attestation véritable que Dieu est. La
proposition esse est deus est placée comme prémisse mineure est non
majeure parce que, précisément, elle agit comme un fait actuel et non pas
comme une règle générale à appliquer à un terme.
L’explicitation de la proposition esse est Deus dans le prologue de
l’opus propositionum permet de distinguer deux usages du terme ens
utilisé en second ou en troisième adjacent. Si, comme le « blanc signifie
224
« Ainsi, dans ‘César est César’, ce qui est prédiqué, c’est l’être de César ; or, l’être
de César est identique à César, soit que César existe, soit qu’il n’existe pas, donc, cette
affirmative [‘César est César’] est vraie. » (DUNS SCOT, Questions sur le Peri hermeneias
d’Aristote, Premier livre, qu. 8, § 33, trad. G. Sondag, Signification et vérité, op. cit.,
p. 138-139).
70 THÉOLOGIE AXIOMATIQUE : PARLER AUTREMENT DE DIEU
p. 80-81.
227
Ibid., § 14, LW I/1, p. 174, OLME 1, p. 82-83.
228
Cf. Ibid., § 24, LW I/1, p. 180, OLME 1, p. 92-93, en reference à Aristote, Méta-
physique, V, c. 2 1013 a 24 - b 4.
229
Ibid., § 15, LW I/1, p. 174, OLME 1, p. 84-85.
230
Ibid., § 14, LW I/1, p. 174, OLME 1, p. 83-84.
231
Ibid., § 17, LW I/1, p. 176, OLME 1, p. 86-87.
ESSE EST DEUS 71
232
Liber de causis, prop. 20.
233
Liber de causis, prop. 8.
234
AUGUSTIN, De trinitate VII, 2 ; THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 39,
a. 5. Sur cette question, cf. mon livre L’être et le bien, § 18. 2. Dieu et la « causa sui »,
p. 126-129.
72 THÉOLOGIE AXIOMATIQUE : PARLER AUTREMENT DE DIEU
(Père)235. Autrement dit, chez Eckhart, l’esse est toujours perçu sur le
mode par lequel Dieu profère le Verbe, à la fois alius et non-aliud. Il y
a une circularité à la fois intellective, logique et ontologique. Dieu est et
se connait en se proférant lui-même comme Verbe. Le Verbe est aussi
raison. Or, il s’agit de ratio au sens fort. Comme la raison est aussi le
fondement, ce qui sera rendu en moyen haut-allemand par le terme grunt,
elle est simultanément logique et ontologique. Le fond donne raison.
Mais le fond est justement inaccessible à la raison discursive. Par consé-
quent, il faudra concevoir une dialectique originale entre les termes ratio
et intellectus distingués en scolastique classique par l’application d’un
schème boécien236. Chez Thomas d’Aquin, tandis que la ratio argumente
laborieusement en procédant par voie de déduction, l’intellectus permet
une réception intuitive de la vérité, dans un contact direct et sans média-
tion237. Or, si le terme ratio est usité pour parler du Verbe en Dieu,
comme nous le verrons particulièrement dans l’expositio du prologue
johannique, cela veut justement dire que l’on parle d’une « rationalité
élargie » qui n’est accessible qu’à une intellectualité intuitive238.
L’homme n’est un animal rationale que pour autant que son « pouvoir
rationnel » est enraciné dans l’actualité du Verbe239. L’usage de la raison,
qui se déploie dans l’art du raisonnement, est fondé dans la vie de l’intel-
lect. De plus, influencé par le néoplatonisme, Eckhart pense l’unité être-
vie-pensée : Esse et vivere in intelligentia, intelligentia et simplex intel-
ligere est240. L’intellect n’est pas une relation qui se rapporte à un être
préalable, qui serait opaque à lui-même, avant qu’on le connaisse. La vie
de l’être est son intellectualité même, indissociable du fait qu’il est. Cette
conception, que Maître Eckhart partage avec l’école dominicaine de
Cologne, va orienter toute la manière de voir la relation entre Dieu et
l’homme. Se mettre d’accord sur le rapport entre intellectus et esse, est
fondamental car de là vont dépendre toutes les expositions. Voilà
235
M. ECKHART, Expositio sancti evangelii secundum Iohannem, § 16, 6, LW 3,
OLME 6, p. 51.
236
La série sensus-imaginatio-ratio-intellectus trouve sa source chez BOÈCE, Consola-
tion, l. V, Prose IV, 27-36. On la retrouve majorée d’une cinquième faculté (intelligentia)
chez plusieurs médiévaux. Cf. C. TROTTMANN, Théologie et noétique au XIIIe siècle :
à la recherche d’un statut, 1999, p. 63s.
237
Cf. THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 59, a. 1 , ad 1.
238
Cf. J. LADRIÈRE, Les enjeux de la rationalité : le défi de la science et de la techno-
logie aux cultures, 1977. Cf. aussi, J. M. AGUIRRE ORAA, « Vers une rationalité élargie »,
dans : La responsabilité de la raison, 2002, p. 129-148.
239
M. ECKHART, Expositio sancti evangelii s. Ioannem, § 10, p. 180.
240
Ibid., § 61, p. 51. Cf. Liber de causis, prop. XII, n. 104.
ESSE EST DEUS 73
241
M. ECKHART, Prologus generalis, § 20, LW I/1, p. 164, OLME 1, p. 66-69.
242
Ibid., § 21, LW I/1, p. 165, OLME 1, p. 68-69.
74 THÉOLOGIE AXIOMATIQUE : PARLER AUTREMENT DE DIEU
243
K. FLASCH, Maître Eckhart, op. cit., p. 136.
244
M. ECKHART, Liber parabolarum Genesis, § 69, LW I/1, p. 535.
245
M. DE CERTEAU, La fable mystique, I, p. 27.
ESSE EST DEUS 75
246
M. ECKHART, Prologus generalis, § 12, OLME 1, p. 56-57.
247
GUILLAUME D’OCKHAM, Tractatus contra Benedictum IV, c. 4 ; Opera politica III,
Manchester, éd. H. S. Offler, 1956, p. 251 ; cité dans : Acta Echardiana, Processus
contra mag. Eckhardum, § 60, Wilhelm von Ockham zum Prozeß Eckharts, LW V,
p. 590-591.
Questions disputées
(Quaestiones Parisienses)
248
A. DE LIBERA, La mystique rhénane, p. 266.
249
E. WEBER, « Les discussion à Paris sur l’être et le connaître intellectif », dans :
Maître Eckhart à Paris, p. 53-54.
QUESTIONS DISPUTÉES 77
255
A. DE LIBERA, La mystique rhénane, p. 41-53.
256
Ibid., p. 47.
257
ALBERT LE GRAND, Summa de creaturis, IIa Pars, tract. I, q. 55, a. 4, part. 1, sol.,
éd. Borgnet, Opera omnia, t. 35, p. 470a, trad. A. de Libera, La mystique rhénane, p. 48.
258
Le corpus eckhartien de Kolhammer place la question utrum in deo sit idem esse
et intelligere (LW V, p. 37-48) avant la question utrum intelligere angeli, ut dicit actionem,
sit suum esse (LW V, p. 49-54). Pour sa part, Kurt Flasch adopte cet ordre (K. FLASCH,
Maître Eckhart, p. 111-125). Par contre, les traducteurs français des Quaestiones Pari-
sienses (E. Zum Brunn, Z. Kaluza, A. de Libera, P. Vignaux, E. Wéber) ont opté pour
l’ordre inverse (Maître Eckhart à Paris, p. 8).
QUESTIONS DISPUTÉES 79
259
M. ECKHART, Quaestiones Parisienses, § 1, LW V, p. 37-38, trad. fr. légèr. modif.,
Maître Eckhart à Paris, p. 176-177. À la suite de Ruedi Imbach, je traduis intelligere
par le néologisme intelliger, de manière à rendre, d’une part, la proximité lexicale avec
intellect, et d’autre part, de réserver le verbe connaître pour traduire cognoscere. Cf.
R. IMBACH, « Questions parisiennes », dans : Encyclopédie des mystiques rhénans,
p. 1012.
260
M. ECKHART, Quaestiones Parisienses, § 2, LW V, p. 38-39, trad. fr., p. 177-178.
80 THÉOLOGIE AXIOMATIQUE : PARLER AUTREMENT DE DIEU
essence, (3) acte premier et acte second, (4) puissance et acte, (5) essence
et fin de l’opération261. Ces cinq arguments culminent dans un sixième,
tiré de la Somme théologique : « Comme en Dieu rien n’est potentiel,
mais qu’il est l’acte pur », il y a d’une part « nécessité qu’en lui l’intel-
lect et l’objet de l’intellect soient identiques », et d’autre part, que « la
forme intelligible ne soit pas distincte de la substance même de l’intellect
divin »262. En conclusion, la relation entre l’intelliger et l’espèce-intelli-
gible est assimilable au rapport entre être et essence en Dieu. Jusque-là,
Eckhart est resté fidèle à l’Aquinate qui pose l’identité entre l’intelliger
et l’être en Dieu. Il a exposé ce qu’il en était de Dieu comme s’il s’agis-
sait d’une réalité par laquelle il n’était pas immédiatement concerné.
Il va maintenant faire valoir un changement de méthode, en organisant
un trope argumentatif. Celui qui parle de Dieu est désigné comme un
homme raisonnable. S’il est raisonnable parce qu’il est homme, et non
l’inverse, c’est pourtant grâce à la même source – Dieu pour qui l’intel-
liger et l’esse sont identiques –, qu’il est à la fois homme et raison-
nable263. L’homme ne perçoit Dieu qu’en tant qu’il est l’acte perfection-
nant (actus perficiens) son vivre, son intelliger et son agir. Eckhart ne
parlera plus désormais hors de l’orbite de l’être et de l’agir divin, mais
comme étant celui qui est directement opéré par Dieu :
§3. En second lieu, je démontre cela d’une manière que j’ai indiquée ail-
leurs : « homme » et « raisonnable » sont certes convertibles. On n’est
pourtant pas homme parce qu’on est raisonnable, mais c’est plutôt parce
qu’on est homme qu’on est raisonnable. Or il est certain que si l’être est
une réalité parfaite, c’est par lui qu’on possède toutes (choses) : le vivre,
l’intelliger et l’agir, quel qu’il soit, et il n’est pas besoin de lui ajouter
quelqu’autre chose pour avoir n’importe quelle action. Car si le feu pouvait
faire toutes (choses) par sa forme, s’il pouvait être et chauffer, il n’y aurait
rien d’ajouté, et rien n’entrerait en composition avec la forme du feu, par
laquelle il aurait pouvoir de faire toutes ces (choses). Or puisque l’être en
Dieu est ce qu’il y a de meilleur et de plus parfait, le premier Acte et la
perfection de toutes (choses), conduisant tous les actes à leur perfection –
Dieu donc, sans qui toutes (choses) ne sont rien, Dieu donc qui opère toutes
(choses) par son être – intrinsèquement dans la déité et extrinséquement
dans les créatures, toutefois selon leur propre mode ; et ainsi en Dieu l’être
est l’intellect, parce qu’il opère et qu’il intellige par l’être264.
264
M. ECKHART, Quaestiones Parisienses, § 3, LW V, p. 39-40, trad .léger. modif.,
p. 178-179.
265
Cf., par exemple, MAÏMONIDE, Guide des égarés, II, 35, Paris, Maisonneuve et
Larose, traduction S. Munk, 1981, p. 278.
82 THÉOLOGIE AXIOMATIQUE : PARLER AUTREMENT DE DIEU
266
M. ECKHART, Quaestiones Parisienses, § 4, LW V, p. 40, trad. fr. modif., p. 179.
QUESTIONS DISPUTÉES 83
l’intellect humain après les choses, comme Thomas, mais entre Dieu est
les choses, comme Dietrich. Pour paradoxale que soit cette position, elle
modifie sensiblement la réception de la pensée de l’Aquinate chez le
Thuringien. La métaphysique de flux, dédoublant l’esse et l’essentia au
plan de la créature, est reçue dans un intellect dédoublé qui doit passer
de la potentialité à l’actualité. Ce n’est pas en amont de la créature et de
son intelligence que se joue l’actualisation de son essence, mais en elle-
même. Cela signifie que l’âme n’est pas une substance achevée suscep-
tible d’user de ses facultés (mémoire, intelligence, volonté) pour entrer
en relation avec Dieu. Nous ne sommes pas dans une ontologie de la
substance, sur laquelle viendrait se greffer l’usage des facultés, mais dans
une ontologie de l’opération où se lit une influence mutuelle de l’esse et
de l’intelligere. La créature est en voie de substantialisation et, sur cette
voie, l’intellect est requis. D’où la possibilité de lire l’affirmation eckhar-
tienne selon laquelle les créatures sont d’abord « faites » pour ensuite
« être » :
C’est pourquoi la suite du texte de Jean 1 (1) cité plus haut : « Toutes
choses ont été faites par lui » (Jn 1,3) doit être lue ainsi : « toutes choses
faites par lui – sont », de sorte que, les choses étant faites, l’être leur
advient ensuite. C’est pourquoi l’auteur du De causis dit que « la première
des choses créées est l’être ». Aussi, dès que nous accédons à l’être, nous
accédons à la créature. L’être a donc en premier lieu la raison du créable,
et c’est pourquoi certains disent que dans la créature l’être ne se rapporte
à Dieu que sous la raison de la cause efficiente, tandis que l’essence se
rapporte à lui sous la raison de la cause exemplaire. Or la Sagesse, qui
se rapporte à l’Intellect, n’a pas la raison du créable. Et, si l’on objecte le
contraire, puisqu’en Eccl. 24 (14) il est dit d’elle : « dès le commencement
et avant les siècles j’ai été créée », on peut répondre en expliquant
« créée » dans le sens d’« engendrée ». Mais moi, je le dis autrement :
« Dès le commencement et avant les siècles créés – je suis. » Et c’est
pourquoi Dieu, qui est créateur et non créable, est intellect et intelliger, et
non pas étant ni être272.
272
Ibid., § 4, LW V, p. 41, trad. fr., p. 180-181.
273
M. ECKHART, Expositio libri Genesis, § 77, LW I/1, p. 62, OLME 1, p. 334-335.
QUESTIONS DISPUTÉES 85
274
ARISTOTE, Physique I, c. 1, 184 a, 10-21 ; PLOTIN, Ennéades VI, 9, 11, 31-32.
275
A. DE LIBERA, La mystique rhénane, p. 261.
Esse et puritas essendi
(Quaestiones Parisienses)
tract. 3, chap. I, Operum ominium, t. XVI, Pars I, éd. Par B. Geyer, Münster, Aschendorf,
1960, p. 186-187.
279
A. DE LIBERA, La mystique rhénane, p. 37-56.
280
Cf. DENYS L’ARÉOPAGITE, Noms divins, V, § 3, 816 B, Dionysiaca, I, p. 326s.
281
« Il paraît clair que la position originale de Maître Eckhart implique ici une
conception spécifique de l’étant qui est identifié à l’étant fini et déterminé selon les caté-
gories. » (R. IMBACH, « Questions parisiennes », dans : Encyclopédie des mystiques rhé-
nans, p. 1012).
88 THÉOLOGIE AXIOMATIQUE : PARLER AUTREMENT DE DIEU
Donc l’étant dans l’âme, en tant qu’il est dans l’âme, ne possède pas la
raison de l’étant, et en tant que tel il va à l’opposé de l’étant. De la même
manière aussi l’image en tant que telle est un non-étant, parce que plus nous
considérons son étance plus cela nous écarte de la connaissance de la chose
dont elle est l’image. De la même façon, et comme je l’ai dit ailleurs, si
l’espèce intelligible qui est dans l’âme avait la raison de l’étant, on ne
connaîtrait pas à travers elle la chose dont elle est l’espèce intelligible ;
parce que si elle avait la raison de l’étant, en tant que telle c’est à la connais-
sance d’elle-même qu’elle conduirait, et elle écarterait de la connaissance
de la chose dont elle est l’espèce intelligible.
Donc les choses qui relèvent de l’intellect, en tant que telles, sont des non-
étants. Nous intelligeons en effet ce que Dieu ne pourrait faire, par exemple
en intelligeant le feu sans intelliger sa chaleur ; pourtant Dieu ne pourrait
faire que soit un feu et qu’il ne chauffe pas282.
282
M. ECKHART, Quaestiones Parisienses, § 7, LW V, p. 43-44, trad. fr. légèr. modif.,
p. 182-183.
ESSE ET PURITAS ESSENDI 89
283
Cf. O. BOULNOIS, « VII. La mystique ou l’image transparente », dans : Au-delà de
l’image, 2008, p. 289-329.
284
Cf. J.-L. SOLÈRE, « La notion d’intentionnalité chez Thomas d’Aquin », 1989,
p. 13-36.
285
M. ECKHART, Quaestiones Parisienses, § 8, LW V, p. 44-45, trad. fr., p. 183-184.
90 THÉOLOGIE AXIOMATIQUE : PARLER AUTREMENT DE DIEU
DUNS SCOT, Prologue de l’Ordinatio, III, q. 3, trad. G. Sondag, PUF, coll. « Epi-
287
Pour Eckhart, puisque Dieu est principe de l’être et des étants, il doit
s’en distinguer. Cette distinction, avons-nous vu, est la distinction par
l’indistinction. Aussi, par concession, peut-on admettre que « l’être ne se
trouve pas en Dieu, mais la pureté de l’être » (in deo non est esse, sed
puritas essendi). La puritas essendi n’est pas de l’ordre de l’étantité. Elle
précède l’être comme la latence précède la patence. Elle est la nuit avant
la manifestation, le Silence avant le Verbe. Elle correspond au nom que
Dieu se donne : « Je suis qui je suis » (ego sum qui sum). Si Dieu avait
dit : « je suis » (sum), il aurait été possible de l’identifier à l’être, mais
en affirmant le redoublement sum qui sum et en le précédant d’ego, il s’y
soustrait tout en le posant. Comme Eckhart le développera dans le com-
mentaire de l’Exode, ce redoublement correspond à une double négation
(negatio negationis) : parce qu’il rend possible l’opérativité de tout étant,
et que tout étant est une négation de cette totalité, Dieu ne peut se réduire
à aucune étantité. Remarquons aussi que, dans cet argument, Dieu est
comparé à « quelqu’un qui veut se cacher et ne pas dire son nom » (ali-
quo qui vult latere et non nominare se). La puritas essendi et l’impossi-
bilité de nommer Dieu vont donc de pair.
§10. De plus, la pierre en puissance n’est pas la pierre ; et la pierre, dans
sa cause, n’est pas non plus la pierre ; c’est pourquoi l’étant, dans sa cause,
n’est pas étant. Donc, puisque Dieu est la cause universelle de l’étant, rien
289
M. ECKHART, Quaestiones Parisienses, § 9, LW V, p. 45, trad. fr. légèr. modif.,
p. 184.
92 THÉOLOGIE AXIOMATIQUE : PARLER AUTREMENT DE DIEU
de ce qui est en Dieu n’a la raison de l’étant, mais ce qui est en Dieu a la
raison de l’intellect et de l’intelliger, et à cette raison il n’appartient pas
d’avoir une cause, comme il appartient à la raison de l’étant qu’il soit
causé ; et dans l’intelliger toutes choses sont contenues virtuellement
comme dans la cause suprême de toutes choses290.
Dans sa cause, aucune chose créée n’est un étant. Il n’y a donc rien en
Dieu qui ait la raison de l’étant, pas même lui-même en tant que cause
universelle. Parce qu’il est, toutes choses sont contenues en lui virtuelle-
ment et non pas formellement. Cette précision donnera lieu à la théorie
de duplex esse des créatures : esse virtuale et esse formale291. Eckhart
déjoue l’approche habituelle de la causalité. Selon la temporalité, la créa-
ture n’est formellement en Dieu (cause formelle) qu’au terme d’un pro-
cessus de sortie (cause efficiente) et de retour (cause finale). Selon l’éter-
nité, la cause formelle s’identifie avec la cause essentielle qui est la
demeure ou la manence de la créature en Dieu. Autrement dit, là il y
a un commencement et une fin, ici, elles s’identifient. Le processus pro-
clusien en ressort complètement transformé car la manence de l’Un n’est
pas une auto-constitution à travers l’étant292. Chez Eckhart, la causalité
reste analogique tandis qu’elle est substantielle chez Proclus.
§11. De plus, dans les choses que l’on dit selon l’analogie, ce qui est en
l’un des analogués n’est pas formellement en l’autre. Ainsi la santé n’est
formellement que dans l’animal, tandis que dans la diète et dans l’urine il
n’y a pas plus de santé que dans la pierre. Donc, puisque toutes les choses
causées sont des étants formellement, il s’ensuit que Dieu n’est pas formel-
lement un étant. C’est pourquoi, comme je l’ai dit ailleurs, puisque les
accidents sont appelés ainsi par rapport à la substance qui est un étant à titre
formel, et à laquelle l’être appartient à titre formel, les accidents ne sont pas
des étants ni ne donnent l’être substantiel, mais l’accident est bien quantité
ou qualité, et donne l’être quantitatif ou qualitatif : étendu, long ou court,
blanc ou noir, mais il ne donne pas l’être et n’est pas un étant.
Est également sans valeur l’objection suivante : l’accident est engendré par
une génération relative, par conséquent aussi, il est un étant relatif. Je dis
qu’il n’est pas engendré, même pas par une génération relative. Car j’ai
appris que, lorsqu’à partir d’une substance moins formelle est engendrée
une substance plus formelle, c’est alors qu’il s’agit de génération au sens
absolu ; mais lorsque c’est l’inverse, il s’agit d’une génération au sens rela-
tif. Mais quand dans un sujet un accident se substitue à un autre accident,
on ne m’a jamais appris qu’on appelle cela une génération au sens relatif,
mais une altération. C’est pourquoi je ne dénie pas aux accidents ce qui leur
290
M. ECKHART, Quaestiones Parisienses, § 10, LW V, p. 46, trad. fr., p. 185.
291
M. ECKHART, Expositio libri Genesis, § 77, LW I/1, p. 62, OLME 1, p. 334-335.
292
Cf. Y. MEESSEN, « Proclus », dans : Encyclopédie des mystiques rhénans, p. 1005.
ESSE ET PURITAS ESSENDI 93
appartient, mais je ne veux pas non plus leur accorder ce qui ne leur appar-
tient pas293.
293
M. ECKHART, Quaestiones Parisienses, § 11, DW V, p. 46-47, trad. fr., p. 185-186.
294
Cf. M. ECKHART, Sermones et lectiones super Ecclesiastici, § 52, LW II, p. 280.
295
Cf. M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 143-151, OLME 6, p. 206-
277.
94 THÉOLOGIE AXIOMATIQUE : PARLER AUTREMENT DE DIEU
toutes les couleurs, et que l’intellect ne doit pas être une des formes de la
nature pour pouvoir les comprendre toutes. C’est de la même façon que je
dénie à Dieu l’être et les choses semblables, de sorte qu’il soit la cause de
tout l’être et qu’à l’avance il possède en lui toutes choses ; de sorte que,
sans dénier à Dieu ce qui lui appartient, on doive dénier ce qui ne lui appar-
tient pas. Et ces négations, selon Damascène au premier livre [De la foi
orthodoxe, c. 4], signifient en Dieu la surabondance de l’affirmation. Donc
je ne dénie rien à Dieu de ce qui lui convient en vertu de sa nature. Je dis
en effet que Dieu possède à l’avance toutes choses avec pureté, plénitude,
perfection, en toute largeur et en profondeur, étant racine et cause de toutes
choses. Et c’est ce qu’il a voulu dire lorsqu’il dit : « Je suis qui je suis »296.
296
M. ECKHART, Quaestiones Parisienses, § 12, DW V, p. 47-48, trad. fr., p. 186-187.
297
ARISTOTE, De anima, III, c. 4, 429 a 17 et b 17. Voir infra.
298
R. IMBACH, « Prétendue primauté de l’être sur le connaître : perspectives cava-
lières sur Thomas d’Aquin et l’école dominicaine allemande », p. 129.
La species et l’intellect
(Quaestiones Parisienses)
299
M. ECKHART, Quaestiones Parisienses, § 1, LW V, p. 49, trad. fr. légèr. modif.,
p. 167-168.
300
THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia Pars, q. 54, a. 2.
301
ARISTOTE, Métaphysique, IX, c. 8, 1050, a 23s.
96 THÉOLOGIE AXIOMATIQUE : PARLER AUTREMENT DE DIEU
302
M. ECKHART, Quaestiones Parisienses, § 2, LW V, p. 50, trad. fr. lég. modif.,
p. 169.
303
Sur l’usage de l’in quantum chez Eckhart, cf. F. TOBIN, Meister Eckhart : Thought
and Language, 1986, p. 49-50.
304
D’où l’expression de « nihilisme intellectuel » chez VL. LOSSKY, Théologie néga-
tive, p. 219s.
305
THOMAS D’AQUIN, In III De anima, 1, 429a18, p. 203, 131-150.
306
LW V, § 7, p. 43-44.
LA SPECIES ET L’INTELLECT 97
307
THOMAS D’AQUIN, Sententia libri De Anima, III, lect. 8, éd. Pirotta, n°718.
308
Cf. GUILLAUME D’OCKHAM, Super quatuor libros sententiarum, I, d. 35, qu. I,
p. 425-426.
309
M. ECKHART, Quaestiones Parisienses, § 3, LW V, p. 50, trad. fr., p. 170.
310
Cf. Maître Eckhart à Paris, p. 170, note 9.
98 THÉOLOGIE AXIOMATIQUE : PARLER AUTREMENT DE DIEU
311
M. ECKHART, Quaestiones Parisienses, § 4, LW V, p. 50-51, trad. fr., p. 170-171.
312
ARISTOTE, De anima, c. 8, 431 b 29.
313
ARISTOTE, Métaphysique, VI, c. 2, 1026 a 34s. ; c. 4 ; 1027 b 17s.
LA SPECIES ET L’INTELLECT 99
si l’espèce intelligible avait un sujet, c’est l’âme qui serait son sujet. C’est
pourquoi l’espèce-intelligible n’est pas un étant314.
314
M. ECKHART, Quaestiones Parisienses, § 5, LW V, p. 51, trad. fr., p. 171.
315
M. ECKHART, Quaestiones Parisienses, § 6, LW V, p. 52, p. 172-173.
100 THÉOLOGIE AXIOMATIQUE : PARLER AUTREMENT DE DIEU
Eckhart prend ici une autre voie. Comme tous les étants sont connais-
sables par la créature, l’espèce-intelligible et l’intellection devraient donc
être connaissables. Or, cela est faux puisqu’aucune créature ne peut s’im-
miscer dans la pensée d’une autre. De plus, à supposer que la species
d’un homme soit un étant, on tombe dans une alternative : ou bien
homme et species sont identiques ou bien ils sont différents. Il faut en
réfuter les deux membres. D’une part, l’homme ne peut être dans la pen-
sée, comme la pierre n’est pas ce qui dans l’âme. D’autre part, si la
species est un autre étant que l’homme, il n’est pas possible qu’elle soit
le moyen par lequel le connaître : non esset principium cognoscendi
hominem. C’est peut-être ici l’argument capital pour Eckhart. S’y trouve
condensée son option épistémologique. La meilleure manière dont la spe-
cies peut « représenter » la chose, c’est de la « rendre présente »
(repraesentare). Représenter par un étant, c’est déchoir de la présence
directe de la chose en détournant l’attention (abducere) vers une repré-
sentation qui dédouble la chose. Contrairement à Henri de Gand ou
à Duns Scot, Eckhart ne peut se satisfaire de cette « doublure »316. Pour
Duns Scot, en effet, la species intelligibilis a une existence intentionnelle,
qu’il précise, à partir d’un terme emprunté à Averroès317, comme un
« étant diminué » (ens diminutum). C’est l’existence qu’une chose
a quand elle n’existe pas par elle-même mais seulement comme objet
dans autre chose, l’intellect. De la sorte, chez Duns Scot, on assiste à une
sorte de dédoublement entre la chose présente par son espèce sensible et
la chose représentée par son espèce intelligible comme étant diminué.
Il en est ainsi parce que le processus qui préside à la formation de l’es-
pèce intelligible n’est pas une abstraction, mais un transfert dans un nou-
vel ordre. « Puisque l’universel n’est rien dans l’existence », il doit être
donné comme structure a priori de l’intellect : « l’intellect agent produit
quelque chose qui représente l’universel à partir de ce que représentait le
singulier »318. En raison même de ce pouvoir d’universalisation absent
de la matérialité sensitive, la solution scotiste va consister à donner le
primat au rôle de l’intellect dans le processus d’intellection par rapport
au rôle du sensible. Ce qui compte chez lui n’est plus le principe moteur
de l’acte de connaître mais le terme visé, donc, finalement, le concept :
« j’appelle concept ce qui termine l’acte d’intelliger » (Theoremata,
VIII, 1). Ainsi, Duns Scot dégage deux aspects dans l’espèce : ce qui
316
E. WEBER, note 15 dans : Question parisienne, n°1, § 6, Maître Eckhart à Paris,
p. 172.
317
AVERROÈS, In Metaphysica, VI, comm. 2.
318
O. BOULNOIS, Être et representation, p. 86.
LA SPECIES ET L’INTELLECT 101
319
Ibid., p. 86.
320
« Aucun nom n’est [attribué] parce qu’il désigne [quelque chose], mais nomen est
dit [étymologiquement] de notitia parce qu’il est la marque (nota) de quelque concept
dans l’intellect, désignant aux autres le concept lui-même. C’est pourquoi il est lui-même
le messager par lequel le concept lui-même est annoncé aux autres. (Sed nec nomen est,
quia non notificat ; nomen autem a notitia dictum est, eo quod sit nota conceptus alicuius
in intellectu, notificans etiam ipsum conceptum aliis. Propter quod ipsum est nuntius, quo
nuntiatur ipse conceptus aliis.) » (M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 167, LW 2,
p. 146-147, trad. P. Gire modifiée).
102 THÉOLOGIE AXIOMATIQUE : PARLER AUTREMENT DE DIEU
de deux manières. Soit pour désigner une notion (notitia) dans l’âme, en
ce qui concerne les étants « ceci » et « cela ». Soit pour conduire autrui
là où l’engendrement en acte a lieu, en l’absence de toute notion appro-
priée. Dans ce cas, à la manière socratique, le locuteur s’efface pour que
l’âme de son interlocuteur puisse naître à la vérité. Il en va ainsi car
« l’image et ce dont elle est l’image » ne sont pas dissociables ; « coé-
ternels en tant que tels », tous deux peuvent être vécus uniquement « en
tant qu’ils sont en acte », c’est-à-dire à même l’opération qui les uni-
fie321. Toute tentative de reprise ultérieure de cette unité actuelle est,
selon Eckhart, vouée à l’échec. Tant que l’image mentale est ramenée
à un étant, qui tient lieu de la chose à laquelle elle est censée conduire
(ducere), elle ne peut qu’écarter (abducere) le sujet connaissant de cette
chose même. La véritable identité de l’espèce intelligible est l’intention-
nalité. Irréductible à toute conceptualisation, la species est purement rela-
tionnelle. Aussi est-il pertinent de la qualifier de « transparence inten-
tionnelle »322 ou d’« image transparente »323.
§7. De plus : la pensée intellective, en tant que telle, n’est ni ici, ni main-
tenant, ni ceci. D’autre part tout étant ou être est déterminé d’après genre
et espèce. Donc la pensée intellective en tant que telle n’est ni un certain
étant ni ne possède un certain être. Partant, il ne faut pas considérer l’acti-
vité d’intellection elle-même comme un certain étant, puisque l’opération
ne possède pas plus l’être que son principe, mais plutôt moins.
On objectera : si la pensée intellective n’est ni ici, ni maintenant, ni ceci,
elle n’est donc absolument rien. Je réponds que la pensée intellective est un
pouvoir naturel de l’âme. De la sorte elle est quelque chose, car l’âme est
un véritable étant et, à ce titre, elle assure la fonction de source-et-principe
pour ses pouvoirs naturels324.
321
M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 57, OLME 6, p. 122-123.
322
E. ZUM BRUNN, « Dieu n’est pas être », dans : Maître Eckhart à Paris, p. 96.
323
O. BOULNOIS, « VII. La mystique ou l’image transparente », dans : Au-delà de
l’image, p. 289-329.
324
M. ECKHART, Quaestiones Parisienses, § 7, LW V, p. 52-53, trad. fr., p. 173-174.
325
K. FLASCH, Maître Eckhart, p. 120.
326
VL. LOSSKY, Théologie négative, p. 219.
LA SPECIES ET L’INTELLECT 103
327
M. ECKHART, Quaestiones Parisienses, § 8, LW V, p. 53, trad. fr., 174.
328
Ibid., § 9, LW V, p. 53, trad. fr., p. 174.
104 THÉOLOGIE AXIOMATIQUE : PARLER AUTREMENT DE DIEU
Une chose est affirmée d’emblée : universale non est ens. L’universel,
parce qu’uniquement constitué par une activité d’intellection et non
directement par des choses, implique donc que cette activité soit elle
aussi hors de l’étantité. Tandis que l’étant se caractérise par sa détermi-
nation (tantôt ceci, tantôt cela), l’activité d’intellection et ce qu’elle pro-
duit est de l’ordre de l’indétermination. Ce n’est donc pas du concret,
mais quelque chose d’abstrait qui peut s’appliquer à de nombreux
concrets. Cette application possible d’un universel abstrait à des particu-
liers concrets implique que l’universel ne soit identifié à aucune repré-
sentation. Son indétermination interdit précisément toute représentation.
Quel est alors le statut de l’universel ? Puisqu’il se trouve du côté de
l’intellection, et que celle-ci est antérieure à l’être, alors, il faut admettre
que l’universel est du côté de l’opérativité. Comme l’indique la réparti-
tion des traités de l’Opus propositionum, l’indéterminé-indistinct se situe
du côté du supérieur qui confère l’être aux inférieurs qui, eux, sont déter-
minés-distincts. Si Eckhart se prive de nommer l’universel « objet »,
c’est dans un but précis. Le regard ne peut se tourner vers l’universel
comme vers un terme. L’universel se situe en amont et non aval de l’in-
tention. Moins on le détermine, plus il est opérationnel. C’est l’universel
qui aide à rassembler les concrets dans l’unité. Mais, ce rassemblement
se fait dans l’acte. Objectiver l’universel revient à le placer sur le même
plan que les objets causés par les étants, et donc à pouvoir le comparer
à eux. Or, dans ce cas, la comparaison se réduit à une similitude, et c’est
l’intellect humain qui régit lui-même cette modalité. Par contre, là où
l’universel est laissé du côté de l’opérativité, en amont de la saisie intel-
lectuelle, il est directement motivant par réceptivité dans l’âme du sujet
intellectif. Dans ce cas, et dans ce cas seulement, la cause seconde peut
être directement mue par la cause première dans l’unité. Or, c’est préci-
sément cette opérativité que vise Eckhart à travers toute son œuvre.
§10. De plus : l’étant-dans-sa-cause n’est pas étant. Aucune réalité (que l’on
désigne d’un terme) univoque ne possède la raison de cause véritable. La
raison d’étant dérive de (ce qui possède celle de) cause. Donc c’est dans
la réalité dérivée que se trouve la raison d’étant. Donc en Dieu, de qui la
totalité de l’étant émane, on ne trouve pas la raison d’étant. Comme notre
activité d’intellection est causée par l’étant, elle émane elle-même de l’étant.
Par suite, elle tend au non-étant et ne possède pas l’être.
Ainsi il est clair que l’intelliger de l’ange, en tant qu’il signifie activité,
n’est pas son être à lui.
Eckhart, Prêcheur329.
329
Ibid., § 10, LW V, p. 54, trad. fr., p. 175.
LA SPECIES ET L’INTELLECT 105
330
DUNS SCOT, Questiones in libros Elenchorum, q. 15, § [6], Opera omnia, rééd.
Vivès, Paris, 1991s, vol. V, p. 22.
106 THÉOLOGIE AXIOMATIQUE : PARLER AUTREMENT DE DIEU
331
O. BOULNOIS, Être et représentation, p. 149.
Conclusion I
332
VL. LOSSKY, Théologie négative, p. 68 ; cf. aussi, p. 217.
110 THÉOLOGIE AXIOMATIQUE : PARLER AUTREMENT DE DIEU
333
O. BOULNOIS, Métaphysiques rebelles, « Chapitre 3 : Structure et diversité des
métaphysiques : trois modèles », p. 113-161. Sur Eckhart, spécialement, p. 142, 179-180.
334
M. HEIDEGGER, Was ist Metaphysik ?, 1949, trad. fr., « Qu’est-ce que la métaphy-
sique? », 1968, p. 40. Voir citation dans O. BOULNOIS, Métaphysiques rebelles, p. 119-
120.
335
Ibid.
336
M. ECKHART, Quaestiones Parisienses, § 8, LW V, p. 45.
337
Ibid., § 11, DW V, p. 46, trad. fr., p. 185.
CONCLUSION I 111
338
Cf. A. DE LIBERA, Albert le Grand et la philosophie, p. 28.
339
A. DE LIBERA, Maître Eckhart et la mystique rhénane, p. 72-73.
DEUXIÈME PARTIE
COMMENTAIRES
ET PRÉDICATIONS LATINES
Introduction II
340
M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 2, LW III, p. 4, OLME 6,
p. 26-27.
341
Cf. M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 10-13, OLME 6, p. 40-47.
342
A. DE LIBERA, « L’Un ou la Trinité ? », p. 32.
116 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES
rationnel mais le décuple. Voilà pourquoi il n’y aura pas lieu, chez
Eckhart, d’opposer la science des grammairiens et l’opération de l’Esprit
Saint. Cette dernière rend possible la première. Elle ne l’abroge nulle-
ment. Par contre, elle offre la liberté d’user du langage pour le relier à
son pôle transcendantal, ce qui n’est guère possible si l’on en reste à une
sémiotique régie par le plan sémantique. Le transcendantal n’est abor-
dable que là où il opère lui-même. Il appartient alors à la lectio de pré-
ciser cette modalité mise en exercice dans le sermo. Eckhart y présente
les conditions de « cognoscibilité » (cognoscibilitas) de l’operatio de
Dieu. Pour en parler, il use du langage métaphorique de la fleur et du
fruit. La métaphore ne sert pas ici à s’écarter de la science théologique,
mais à la fonder. Un jeu de mot s’organise autour de la virtualité et de
la virtuosité. La vertu déployée par le locuteur de la parole de Dieu
s’ancre dans une possibilité dont il tire la force. L’agir et le pâtir s’uni-
fient en acte de telle sorte que la fleur soit fruit et que le fruit se découvre
dans la fleur. La logique est donc conditionnée par une éthique où la
physique est reconnue comme un don. L’ontologie est présentée par
Eckhart dans une relation. L’être est ce dont l’étant vit déjà tout en n’étant
pas encore rassasié de sa présence. L’ayant trouvé en lui-même, il le
cherche encore afin de s’unifier à lui dans sa plénitude. D’où une onto-
logie métaphorique de la faim de l’être, faisant basculer l’analogie vers
l’anagogie. L’étant, un, vrai et bon a faim et soif de l’être, de l’unité, de
la vérité et de la bonté auxquels il participe. Les transcendantaux sont des
signes curseurs entre l’inférieur et le supérieur, nullement des compara-
tifs. Reprenant le rapport du signe et de la causalité à partir de l’exemple
aristotélicien du blanc, Eckhart explique : « la blancheur en soi n’est pas
blanche et ne rend pas blanc non plus, mais elle est ce par quoi une chose
est rendue blanche »347. Le pôle supérieur du transcendantal est « ce par
quoi » le pôle inférieur « est » rendu blanc (id quo est). Le signe désigne
une opération allant de l’un à l’autre. L’anité est reconnue dans la quid-
dité de l’inférieur. Ce point est exposé dans le Commentaire du livre de
la Genèse. Grâce au déploiement de l’exégèse de la métaphore caelum
et terra, Eckhart montre que la nature n’est pas close sur elle-même mais
ouverte à l’opération actuelle de Dieu. Platon et Aristote sont harmonisés
dans une conception maïmonidienne. Exploitant la « métaphore de la
femme adultère », Eckhart explique que la matière a soif de la forme.
L’étant rationnel se doit alors de participer de manière spécifique à sa
347
M. ECKHART, Sermones et Lectiones super Ecclesiastici, § 70, LW II, p. 300, trad.
Brunner, p. 64.
INTRODUCTION II 119
Lectio et praedicatio sont chez Eckhart les deux facettes d’un même
ensemble qui consiste à exposer l’Écriture par la raison naturelle, tout en
usant d’un langage métaphorique. Le commentaire universitaire se prête
volontiers à manifester la cohérence entre l’Écriture et le cadre axioma-
tique par une mise en lumière des premiers principes et ce qui en découle
(In Principio creavit deus caelum et terram ; In Principio erat Verbum).
Les sermons, quant à eux, ont pour rôle de situer l’homme par rapport au
Principe de telle manière qu’il y participe plus étroitement. L’enjeu de
cette participation n’est autre que la béatitude. Or, à l’époque où Eckhart
devient bachelier en théologie (1294), la béatitude est un objet de débat
entre philosophes artiens et théologiens. Les premiers professent un bon-
heur accessible via les vertus dès la vie terrestre. Les seconds enseignent
une béatitude promise aux parfaits dans la vie céleste. Déjouant cette
alternative, Eckhart propose une autre voie. Selon lui, le message chrétien
accomplit « l’idéal philosophique de félicité intellectuelle »348. Une vie
heureuse est possible dès à présent pour autant que l’homme se place
dans les conditions de réceptivité requises. Ce sera continuellement la
démarche eckhartienne, à travers tous ses sermons, d’affirmer la possibi-
lité d’une béatitude dont l’accès est conditionné. Ceci confirme la
méthode de la lectio dans laquelle l’homme n’accède à la connaissance
de ce qui est proposé que dans la mesure où il y participe. De part et
d’autre, dans la lectio comme dans la praedicatio, la participation est la
condition requise (« seul le juste connaît la justice »). C’est là la trans-
cendantalité de la méthode eckhartienne. La connaissance théologique
n’y est plus un savoir réservé à des initiés, mais l’union béatifiante sous
certaines conditions. D’où le fait que la philosophie soit « déprofession-
nalisée »349. Une telle option ne va pas de soi. Elle heurte de plein fouet
la voie dans laquelle l’université de Paris s’est engagée sous l’influence
d’Henri de Gand dont le long enseignement s’étale de 1276 à 1292350.
348
A. DE LIBERA, « De la félicité intellectuelle à la vie bienheureuse », dans : Raison
et foi, 2003, p. 328-351.
349
Ibid., p. 333.
350
Cf. C. KÖNIG-PRALONG, Le bon usage des savoirs, 2011, p. 69-104.
SIGNIFIER L’OPÉRATION DANS LA PRÉDICATION LATINE 123
351
Ibid., p. 82.
352
Cf. HENRI DE GAND, Summa, art. 13, q. 4, éd. I. Badius, f.93r, cité dans ibid., p. 86.
353
« sapientiam gustu spirituali sapidam » (HENRI DE GAND, Summa, art. 13, q. 5).
354
HENRI DE GAND, Quodlibet I, q. 35, éd. R. Macken, p. 198-199, cite dans ibid.,
p. 75-76.
355
Cf. J. BIARD, « Introduction » à la Somme de logique, p. XIII.
124 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES
356
Prêché en 1294, alors que le Thuringien vient de commenter les Sentences, le
sermo paschalis est construit d’après les règles de la prédication médiévale. Le thème en
est : « Notre Pâque, le Christ, a été immolé. Ainsi donc, festoyons » (1 Co 5,7-8), et le
prothème : « Mais il fallait festoyer et se réjouir, parce que ton frère était mort et il est
revenu à la vie » (Lc 15, 32).
357
Cf. CICÉRON, De inventione, I, c. 16 n. 23 (Rhetorica vetus, éd. Venetiis 1481, 2r.
92), réf. dans M. Eckhart, Sermo paschalis, § 1, LW V, p. 136.
358
ALAIN DE LILLE, Regulae theologiae, VII ; Liber XXIV philosophorum, Prop. II.
359
M. ECKHART, Sermo paschalis, § 8, LW V, p. 142.
360
Ibid., § 8, LW V, p. 142.
361
M. ECKHART, Sermo paschalis, § 12, LW V, p. 145.
SIGNIFIER L’OPÉRATION DANS LA PRÉDICATION LATINE 125
362
AUGUSTIN, De gratia et libero arbitrio, c. 17, n. 33, PL 44, p. 901.
363
M. ECKHART, Sermo paschalis, § 14, LW V, p. 146, trad. M. Mauriège légèr.
modif., p. 35.
364
Cf. infra « Cognitio et amor. Une interprétation parabolique ».
365
M. ECKHART, Sermo paschalis, § 1, LW V, p. 137.
126 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES
366
Ibid., § 4, LW V, p. 139.
367
M. ECKHART, Sermo Vas auri solidum, § 2, LW V, p. 89-90, trad. M. Mauriège,
p. 37.
368
BOÈCE, De Trinitate, c. 2.
SIGNIFIER L’OPÉRATION DANS LA PRÉDICATION LATINE 127
369
Cf. A. SPEER, « ‘Ethica sive theologia’. Wissenschaftseinteilung und Philosophie-
verständnis bei Meister Eckhart », dans: Was ist Philosophie im Mittelalter?, p. 684.
370
Ibid., p. 685.
371
Cf. M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Ioannem, § 185, LW III, p. 154-155, cité
dans ibid.
372
Ibid., § 444, LW III, p. 380, cité dans ibid.
373
Cf. O. BOULNOIS, Métaphysiques rebelles, p. 142.
374
O. BOULNOIS, « Le besoin de métaphysique », p. 68, citant AVICENNE, Liber de
philosophia prima, sive scientia divina, I, 1, p. 6.12-15.
128 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES
375
M. ECKHART, Sermo Vas auri solidum, § 3, LW V, p. 91, trad. M. Mauriège, p. 38.
376
PLATON, République, VI, 508.
377
M. ECKHART, Sermo Vas auri solidum, § 4, LW V, p. 92, trad. M. Mauriège, p. 38.
SIGNIFIER L’OPÉRATION DANS LA PRÉDICATION LATINE 129
378
M. ECKHART, Sermo Vas auri solidum, § 4, LW V, p. 93.
379
Ibid., § 5, LW V, p. 93-94.
380
Ibid., § 6, LW V, p. 95.
381
Ibid., § 6, LW V, p. 94.
130 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES
382
Ibid., § 6, LW V, p. 94-95.
383
Ibid., § 6, LW V, p. 95.
384
Ibid., § 8, LW V, p. 96.
385
Ibid., § 10, LW V, p. 97.
SIGNIFIER L’OPÉRATION DANS LA PRÉDICATION LATINE 131
Ceci est la mise en application de la règle qui articule les termes abs-
traits et concrets. Cette application n’a de sens que si les signes sont
386
M. ECKHART, Sermo I, LW IV, p. 3-4, trad. E. Mangin, p. 51.
387
Ibid., LW IV, p. 4, trad. E. Mangin, p. 51.
388
Ibid., LW IV, p. 4, trad. E. Mangin, p. 52.
389
Voir M. ECKHART, Predigt 52/108, DW II, p. 486-506, trad. AH-EM, p. 644-652.
390
M. ECKHART, Sermo IV, 1, § 21, LW IV, p. 22, trad. E. Mangin, p. 66-67.
391
Ibid., § 21, LW IV, p. 23, trad. E. Mangin, p. 67.
132 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES
393
Sur ce sujet, cf. Y. MEESSEN, Percée de l’Ego. Maître Eckhart en phénoménologie,
2016, § 16, p. 210-224.
134 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES
La grâce est ainsi appelée du fait qu’elle est donnée gratuitement, gratuite-
ment compris de façon adverbiale ou bien gratuitement compris de façon
nominale. D’après le premier usage, la grâce est dite « donnée gratuite-
ment » (gratis data), c’est-à-dire sans mérite ; d’après le second, la grâce
est dite « faisant grâce » (gratum faciens). La première [grâce] est com-
mune aux bons et aux méchants, et en fait à toutes les créatures ; la seconde
est le propre seulement des êtres doués d’intelligence et de bonté. La pre-
mière procède de Dieu sous l’aspect et la propriété de l’étant ou plutôt du
bien, Augustin : « C’est parce qu’il est bon que nous sommes ». En effet,
l’essence n’engendre et ne crée, si ce n’est à l’intérieur d’une hypostase
[divine]. La seconde grâce procède de Dieu sous l’aspect et la propriété de
la notion [qui appartient] aux Personnes. Par conséquent, seul un étant doué
d’intelligence, dans lequel brille au sens propre l’image de la Trinité, est
capable de [recevoir] celle-ci. À nouveau, Dieu, sous l’aspect du bien,
est le principe de l’ébullition vers l’extérieur, mais sous l’aspect de la notion
[appartenant aux Personnes], il est bouillonnement en lui-même, qui se rap-
porte par accident et de façon exemplaire à l’ébullition [vers l’extérieur].
L’émanation des Personnes en Dieu est donc première, cause et exemplaire
de la création394.
394
M. ECKHART, Sermo XXV, § 258, LW IV, p. 235-236, trad. E. Mangin, La mesure
de l’amour, p. 243-244.
395
M. ECKHART, Sermo XXV, § 259, LW IV, p. 237.
SIGNIFIER L’OPÉRATION DANS LA PRÉDICATION LATINE 135
396
Ibid., § 317, LW IV, p. 279.
397
Ibid., § 317, LW IV, p. 278.
136 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES
[les créatures] sont signes de Dieu et indiquent que l’on doit aimer Dieu qui
les a faites398.
Pour Eckhart, la cause et l’effet sont unis dans une même réalité (res
una). De la sorte, chaque créature prise isolément, en tant que « signe »
(nutus), ne renvoie pas vers Dieu comme à une autre réalité qu’elle-
même mais à ce qu’elle est de manière originaire. Si les créatures se
présentent les unes aux autres comme des « signes de Dieu » (nutus dei),
c’est précisément en tant qu’elles diffèrent les unes des autres. Ce hoche-
ment de tête mutuel vers Dieu n’a de sens que parce qu’elles sont toutes
ensemble un seul signe distributif (omnia signum est distributivum)399.
Puisque le nutus annonce l’axe vertical de leur être tout en maintenant
leur axe horizontal d’étant ceci et cela (ens hoc aut hoc)400, les créatures
n’ont pas d’autre possibilité que de laisser ou abandonner ce qui est un
obstacle à leur unité ontologique :
Nous avons laissé. Nous sommes abandonnés par les créatures, laissons-les
donc. Deuxièmement, nous laissons, c’est-à-dire [nous laissons] encore,
c’est-à-dire nous abandonnons parfaitement. Toutes choses. Note : toutes
choses est un signe distributif. Donc, étant donné que toutes les créatures
sont un (seul) signe, elles doivent être abandonnées parce qu’elles sont
distribuées, divisées en elles, séparant de Dieu. Origène [en fait : Augustin,
Sermo 311, 4,4] : « Ce que tu aimes sur la terre est un empêchement ; c’est
une glu pour les ailes spirituelles […] avec lesquelles nous nous envolons
jusqu’à Dieu »401.
398
Ibid., § 446, LW IV, p. 372, trad., p. 364.
399
Il s’agit d’une application particulière du syncatégorème de « distribution » de
Pierre d’Espagne (Somme logique, VII, Venitiis, 1577, 236-237).
400
M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 52, LW III, p. 43.
401
M. ECKHART, Sermo LIII, § 524, LW IV, p. 441-442, trad. E. Mangin modif.,
p. 423.
402
PIERRE D’ESPAGNE, Tractatus, XII, § 1-2, § 7, éd. De Rijk, Petrus Hispanus Portu-
galensis, Tractatus Called afterwards Summule logicales, Assen, Van Gorcu, 1972,
p. 209-210, p. 216 ; ALBERT LE GRAND, In Evangelicum secundum Joannem, Opera
omnia, éd. Borgnet, 24, p. 33. Cf. M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 52,
LW III, p. 43, OLME 6, p. 110-113 et note 2, p. 112.
SIGNIFIER L’OPÉRATION DANS LA PRÉDICATION LATINE 137
de Dieu qui opère son être. De ce fait, le signe doit être abandonné en
tant que l’on s’arrête à lui comme chose distincte (nutus) de l’opération
indistincte qui agit dans toutes les créatures (signum). Le passage du
nutus individuel au signum collectif oriente alors la manière dont on peut
dire que, chez Eckhart, les exemples de l’urine et de l’enseigne de la
taverne servent « à articuler une réponse sémiotique au problème du sta-
tut ontologique de la créature »403. Il n’y a précisément d’esse que là où
le signum n’est pas distribué. D’où une sorte d’usage syncatégorématique
de tout le discours, c’est-à-dire une reconduction du signe non pas vers
la détermination, ou la signification, mais vers la cause, l’opération. La
stratégie eckhartienne est donc ici d’organiser une sorte de pare-feu ou
de contre-feu à l’envahissement de la sémantique. En fin de compte, par
cette stratégie, les deux pôles de l’analogie fonctionnent comme un tan-
dem opératif. Cela rend impossible toute réduction du second pôle à un
signifié. L’usage des verbes relinquere et linquere est essentiel dans ce
rapport du signe et de l’opérativité. Ces verbes, qui signifient l’action de
« laisser », « abandonner », « lâcher », « quitter », « rompre (avec) »,
« séparer (de) », seront repris par la terminologie allemande de l’Abge-
schiedenheit de la Gelassenheit. Paradoxalement, ils signifient la néces-
sité de quitter le domaine propre au signe parce qu’il constitue un empê-
chement à atteindre la vérité.
403
E. ZUM BRUNN, A. DE LIBERA, Maître Eckhart : métaphysique et théologie néga-
tive, 1984, p. 79-81.
Corrélation entre lectio et praedicatio
(Sermones et Lectiones super Ecclesiastici)
404
M. ECKHART, Sermones et Lectiones super Ecclesiastici, traduction et commentaire
par F. Brunner, 2002.
405
K. FLASCH, Maître Eckhart, p. 127-139.
406
Ibid., p. 134-136.
407
« Nous sommes par l’être : donc en tant que nous sommes à titre d’étants, nous
nous nourrissons et nous nous repaissons de l’être. Et ainsi tout étant mange Dieu, comme
l’être » (M. ECKHART, Sermones et Lectiones super Ecclesiastici, § 47, LW II, p. 257,
trad. Brunner légèr. modif., p. 48).
CORRÉLATION ENTRE LECTIO ET PRAEDICATIO 139
408
K. FLASCH, Maître Eckhart, p. 128-129.
409
Th.-M. CHARLAND, Artes praedicandi: Contribution à l’histoire de la rhétorique
au Moyen Âge, 1936, rééd. Vrin. Cf. aussi P. GLORIEUX, « L’enseignement au Moyen
Âge. Techniques et méthodes en usage à la Faculté de théologie de Paris au XIIIe siècle »,
1983.
410
« Le thème en est la racine, le prothème le tronc, les parties de la division princi-
pale les grosses branches, le développement le feuillage » (TH.-M. CHARLAND, Artes
praedicandi, p. 113).
140 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES
411
M. ECKHART, Sermones et Lectiones super Ecclesiastici, § 1-2, LW II, p. 231-232,
trad. Brunner, p. 15-16.
CORRÉLATION ENTRE LECTIO ET PRAEDICATIO 141
412
BERNARD DE CLAIRVAUX, Epistula XCV, Opera Omnia, vol. I, Parisiis, 1889,
col. 269.
413
ARISTOTE, De anima, II, t. 37 31 (B c. 4 415 b 13).
414
M. ECKHART, Sermones et Lectiones super Ecclesiastici, § 2, LW II, p. 232, trad.
Brunner, p. 16.
415
Cf. B. MCGINN, « St. Bernard und Meister Eckhart », 1980, p. 373-386 ;
A. NOBLESSE-ROCHER, « Bernard, Abbé de Clairvaux », dans : Encyclopédie des mys-
tiques rhénans, p. 191-195.
416
M. ECKHART, Sermones et Lectiones super Ecclesiastici, § 3, LW II, p. 232, trad.
Brunner, p. 16.
142 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES
417
F. BRUNNER, « Commentaire du Sermon I », p. 75.
418
M. ECKHART, Sermones et Lectiones super Ecclesiastici, § 4, LW II, p. 233, trad.
Brunner, p. 16.
CORRÉLATION ENTRE LECTIO ET PRAEDICATIO 143
419
Ibid., § 5, LW II, p. 233, trad. Brunner, p. 17.
420
Ibid., § 69.191, OLME 6, p. 142-143.344-347.
144 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES
Ce qui fait la différence entre celui qui connaît et enseigne « par ouï-
dire et par simple étude » (per studium ab extra) et celui qui atteste de
la vérité comme un habitus auquel il participe ne vient pas d’une capacité
humaine422. « De cela, qui est capable ? » (quis tam idoneus ?) : « Per-
sonne, si ce n’est celui qui nous a rendu capables… » (nullus, nisi per
illum ‘qui idoneos nos fecit…’), c’est-à-dire celui qui opère en tous par
son action. Cette capacité opérative permet précisément le passage de la
lettre à l’esprit : non littera, sed spiritu. C’est bien, comme l’indique
Gilbert Dahan, ce « transfert de sens » que permet l’usage du discours
métaphorique423. Or, précisément, l’option eckhartienne, nous le consta-
tons, n’est pas de remplacer l’exégèse métaphorique par une exégèse
analytique et univoque. Le langage métaphorique fait intrinsèquement
partie de la démarche scientifique en tant qu’il pointe vers l’unité de
l’acte d’énonciation avec ce qui est dit. En effet, la métaphore ne tente
pas de faire référence à des choses avec des mots, mais de surmonter
l’unité brisée des choses et des mots. Par contrecoup, les règles des
artiens sont intégrées à cette métaphorisation de la science théologique.
Il serait donc hasardeux de faire jouer l’opération de l’Esprit Saint face
à la science des grammairiens. Eckhart ne cherche nullement à abroger
la technicité analytique du langage mais tente de la situer à sa juste place.
La juridiction du discours ne peut s’étendre à la cause première. Voilà
pourquoi Eckhart déclare : « l’Écriture sainte, en tant qu’inspirée par
l’Esprit Saint, n’est pas soumise aux lois et aux règles grammaticales »
(sacra scriptura, utpote spiritu sancto inspirata, legibus et regulis gram-
maticae non est ligata)424. Il en est ainsi parce que celui qui confère aux
hommes le langage échappe lui-même au langage. Et, par conséquent,
lorsque le langage veut cerner ce rapport entre ce qui est de l’ordre du
langage, où règne la syntaxe, et ce qui est la cause même du langage, il
421
Ibid., § 5, LW II, p. 234, trad. Brunner, p. 17.
422
Ibid., § 191, OLME 6, p. 346-347.
423
G. DAHAN, Lire la Bible au Moyen Âge, p. 20s.
424
M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 745, LW III, p. 649.
CORRÉLATION ENTRE LECTIO ET PRAEDICATIO 145
425
D. MIETH, Die Einheit von Vita Activa und Vita Passiva in den deutschen Predig-
ten und Traktaten Meister Eckharts und bei Johannes Tauler, p. 136.
426
Cf. note complémentaire n°6, « participation », OLME 6, p. 404-411.
427
M. ECKHART, Sermones et Lectiones super Ecclesiastici, § 10, LW II, p. 239, trad.
Brunner, p. 20-21.
428
Cf. ARISTOTE, De anima, III, 6, c. 4, 429 a 27 : « l’âme est le lieu des espèces ».
146 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES
429
« ‘Rien ne s’engendre soi-même’ dit s. Augustin. Or, si l’essence engendre l’es-
sence, elle s’engendre elle-même, puisqu’il n’y a rien en Dieu qui se distingue de l’es-
sence divine. Donc l’essence n’engendre pas l’essence. » (THOMAS D’AQUIN, Summa
theologiae, Ia Pars, q. 39, a. 5, cité par M. ECKHART, Sermones et Lectiones super Eccle-
siastici, § 11, LW II, p. 241 ; Expositio libri Sapientiae, § 65, LW II, p. 393).
430
ARISTOTE, De anima, II, c. 7, 418 a 26.
In signum virtutis
(Sermones et Lectiones super Ecclesiastici)
434
Ibid., § 22, LW II, p. 249, trad. Brunner, p. 27.
435
ARISTOTE, Ethique à Nicomaque, II, c. 6, B c. 5 1106 a15.
436
M. ECKHART, Sermones et Lectiones super Ecclesiastici, § 24, LW II, p. 251.
437
Ibid., LW II, p. 250.
IN SIGNUM VIRTUTIS 149
sciuntur in esse aut per esse), puisqu’ils n’y sont pas (cum ibi non sint) ; et
c’est la propriété des non-étants d’être connus par non-connaissance
(nesciendo)438.
438
Ibid., § 23, LW II, p. 250-251, trad. Brunner, p. 28.
439
Ibid., § 23, LW II, p. 250, trad. Brunner, p. 28.
440
Ibid., § 23, LW II, p. 251, trad. Brunner légèr. modif., p. 28.
150 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES
441
AUGUSTIN, De Trinitate, IX, 9, 14, PL 42, 968.
442
M. ECKHART, Sermones et Lectiones super Ecclesiastici, § 24, LW II, p. 252.
443
Commentaire de la leçon I (Brunner, p. 93-94) : « La douzième conséquence fait
retour à l’ordre moral et fait allusion à la célèbre thèse eckartienne relative à l’acte exté-
rieur, qu’on rencontre dans les Entretiens spirituels comme dans les grands commentaires
latins (cf. In Ioh., § 583, LW III, p. 510, 7) ».
IN SIGNUM VIRTUTIS 151
mercenaire, il est esclave, non pas fils, et son œuvre est morte, non propre-
ment méritoire ni divine, comme je l’ai noté à propos de ce verset : « Si le
Fils vous a libérés, vous êtes vraiment libres » (Jn 8,36)444.
444
M. ECKHART, Sermones et Lectiones super Ecclesiastici, LW II, p. 255-256, trad.
Brunner, p. 32.
445
O. BOULNOIS, Métaphysiques rebelles, p. 61-62.
446
Cf. LW I/1, p. 348,4; LW II, p. 577,3.
447
BERNARD DE CLAIRVAUX, De consideratione, II, VI, 14, Rome III, p. 422, cité dans :
M. ECKHART, Commentaire de la Genèse, § 279, OLME 1, p. 608-609.
448
JEAN CHRYSOSTOME, Opus imperfectum in Matthaeum, hom. 10, PG 56, 684, cité
dans : M. ECKHART, Expositio Libri Genesis, § 279, OLME 1, p. 608-609.
152 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES
449
MAÏMONIDE, Guide des égarés, III, chap. 9, cité par M. ECKHART, Sermones et
Lectiones super Ecclesiastici, § 42, LW II, p. 270.
450
JEAN DAMASCÈNE, De fide orthodoxa I, c 1, PG 94, 789.
IN SIGNUM VIRTUTIS 153
en disant : Ceux qui me mangent auront encore faim (Qui edunt me, adhuc
esuriunt)451.
451
M. ECKHART, Sermones et Lectiones super Ecclesiastici, § 43, LW II, p. 270, trad.
Brunner modifiée, p. 45.
452
Cf. PLATON, Le Banquet, 203a-e.
453
M. ECKHART, Sermones et Lectiones super Ecclesiastici, § 54, LW II, p. 283, trad.
Brunner, p. 53.
154 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES
la santé en tant que santé dans le régime et dans l’urine, pas plus que dans
la pierre ; mais on dit que l’urine est saine pour la seule raison qu’elle
signifie la santé qui est dans l’animal, la même en nombre, comme le cercle,
qui n’a rien du vin en lui signifie le vin. Or, l’étant ou l’être et toute per-
fection générale, comme l’être, l’un, le vrai, le bon, la lumière, la justice et
les autres généraux, se disent de Dieu et de la créature analogiquement.
D’où il suit que la bonté, la justice et les autres perfections semblables
tiennent leur bonté totalement de quelque chose d’extérieur à quoi elles sont
analoguées, à savoir Dieu454.
454
Ibid., § 52, LW II, p. 280-281, trad. Brunner, p. 51.
455
ROGER BACON, De signis, éd. Pinborg, Traditio, XXIV, New-York, 1978, § 7,
p. 83 ; GAUTHIER BURLEIGH, In Perihermeneias, cap. de nomine, ad. 16 a 28 (texte dans
J. Pinborg, De Logik der Modistae, Studia Mediewistyczne 16, 1975, p. 60, note 83) ;
GUILLAUME D’OCKHAM, Summa logicae, éd. Boehner, G. Gal et S. Brown, St. Bonaven-
ture, New-York, 1974, c. 1, p. 8-9 ; DUNS SCOT, Questiones subtilissimae super libros
Metaphysicorum Aristotelis, lib. VI, q. 3, n°344 ; PSEUDO-ROBERT KILWARDBY, Commen-
taire au Priscianus Maior, éd. J. Pinborg et alii, Cahiers de l’Institut du Moyen Âge grec
et latin, Copenhague, 1975, p. 56. Ces références sont citées dans : A. DE LIBERA,
« L’analogie selon Maître Eckhart », dans : École pratique des hautes études, 1978-1979,
p. 381-383.
456
Cf. THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia Pars, q. 13, a. 5.
457
THOMAS D’AQUIN, Scriptum super Sententiis, I, dist. 22, qu. 1, a. 3, ad. 2.
IN SIGNUM VIRTUTIS 155
des termes comme esse, unum, verum, bonum, et d’autres termes géné-
raux, nous parlons analogiquement (analogice). Ces signes renvoient
à une diversité d’appréhensions conceptuelles d’une seule chose : Dieu
qui, parce qu’il est l’être même, se modalise diversement en opérant
ce qu’il est458. Le lien entre la signification et la causalité ne se résout
pas sur le plan langagier, mais sur le plan intellectif. Ici, l’exemple du
cercle et du vin est correcteur. Il y a la même différence entre le terme
esse et Dieu qu’entre l’enseigne sur la taverne et le vin que l’on peut
boire à l’intérieur de celle-ci. Lorsque le passant, après avoir vu l’en-
seigne, a effectivement pénétré dans la taverne, il peut alors consommer
le vin. Là, il y goûte effectivement, alors que précédemment, il n’en avait
que l’indice. C’est précisément ainsi que Maître Eckhart interprète l’ana-
logie. Une chose est d’entendre le verbe esse de l’extérieur, autre chose
de le goûter à l’intérieur là où il est donné dans l’immédiateté de la vie.
L’analogie fonctionne uniquement sur l’entrelacs des deux registres, dont
un seul, celui du signe, est langagier. L’opérativité appartenant à la vie,
elle est irréductible au signe. L’œuvre de l’analogue dans les analogués
s’auto-atteste à partir de la condition carnée : l’analogué mange l’ana-
logue et il en a faim. Le recours à la métaphore n’est pas facultatif, mais
nécessaire. Lui seul peut opérer, au niveau du signe, le transfert du
domaine du distinct et dicible vers le domaine indistinct et ineffable. Le
fait même que les exemples explicatifs de l’analogie soient eux aussi
métaphoriques ne peut être ici passé sous silence. Il y est question de
régime et de santé. C’est toute l’animalité humaine qui est convoquée,
à travers la vie digestive, depuis l’assimilation (vin) jusqu’à son évacua-
tion (urine). Quoi de plus trivial que ces deux exemples tirés de la vie la
plus quotidienne. Le langage use des mêmes mots pour désigner des
réalités qui sont extérieures l’une à l’autre : l’enseigne de la taverne et le
vin, le régime et la santé, ou qui sont intérieures : la santé dans l’animal.
Mais la santé qui est dans l’animal, ne peut justement pas être objectivée
en dehors de l’animal. Personne n’a jamais vu la santé, et pourtant nul
ne la met en doute. Tout simplement parce que, comme opération qui se
passe dans la vie, celui qui est en bonne santé l’éprouve, et sa santé
rayonne à l’extérieur. Au contraire, le malade éprouve sa mauvaise santé,
et la manifeste aussi au dehors. Il en va ainsi pour l’être, la vérité, la
bonté, la justice, la sagesse et autres généralités que l’on ne peut montrer
autrement qu’en les signifiants par leurs effets : ce qui est, ce qui vrai,
ce qui est bon, ce qui est juste, ce qui est sage, … Il appartient à chaque
458
Par exemple, cf. M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 21, LW II, p. 27-28.
156 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES
humain de reconnaître que tout cela fait corps avec lui, sans pourtant
qu’il puisse les causer de lui-même. Totus intra et totus extra.
Résumons l’argumentation en lui donnant la forme abrégée suivante : dans
les analogués, il n’y a aucun enracinement positif de la forme à laquelle ils
sont analogués. Or, tout étant créé est analogué à Dieu dans l’être, la vérité
et la bonté. Donc, tout étant créé a par Dieu et en Dieu, et non dans son être
créé, l’enracinement positif de l’être, du vivre et du savoir. Et, de la sorte,
il mange toujours en sa qualité de produit et de créé, mais il a toujours faim,
parce qu’il est toujours non par soi, mais par un autre.
Il faut remarquer aussi qu’il y a de nos jours encore des gens qui sont dans
l’erreur, parce qu’ils comprennent mal cette nature de l’analogie et la
rejettent. Quant à nous, qui comprenons l’analogie selon la vérité, comme
il ressort du premier Livre des propositions, nous dirons que c’est pour
signifier cette vérité de l’analogie de toutes choses à Dieu, qu’il a été dit
excellemment : Ceux qui me mangent ont encore faim. Ils mangent parce
qu’ils sont ; ils ont faim, parce qu’ils sont par un autre459.
humaines. Que chaque humain soit travaillé par la faim et la soif, qu’il
puisse être dans la joie ou dans la peine, en pleine forme ou fatigué,
n’arrive pas sans que Dieu n’en soit directement concerné. L’appétit se
dirige vers ce qui apporte la satisfaction et le repos. Or, dans chaque
mouvement qu’il opère, et dont par contrecoup il pâtit, l’homme est
d’abord mu par Dieu. Lui seul peut rassasier l’âme. Cependant, il le fait
de manière paradoxale. Comme le montre le recours à Bernard (en réa-
lité, ici, Richard de Saint-Victor), l’amour donné en plénitude n’éteint
pas le désir, il l’attise461. Le coup de force eckhartien est l’intégration de
l’eros socratique au cœur même de l’ontologie. La dimension irration-
nelle du désir, qui pourrait rester extérieure à la science, devient le vec-
teur principal encadré par la spéculation. On pourrait parler de socrati-
sation de l’ontologie. Par conséquent, l’appel à la béatitude n’est plus un
thème annexe de la théologie. Cette dernière est le cadre d’un exercice
spirituel. Délaissant les représentations inopérantes de l’être, le théo-
logien est un philo-sophe : « amoureux de la sagesse, c’est-à-dire dési-
reux d’atteindre un niveau d’être qui serait celui de la perfection
divine »462. Pour Eckhart, la relation intime de chaque étant créé avec
Dieu dans toute opération introduit une récompense ou un châtiment
incohatifs. Il l’explicite à partir d’une exégèse du verset : « Ceux qui
opèrent en moi ne pêcheront pas » (Eccl 24,30). En tant que maîtres de
leurs actes, les humains sont libres de laisser opérer ou non leur cause
intérieure. La récompense consiste à éprouver joie et allégresse dans le
fait même d’œuvrer en Dieu. La passion est le contrecoup de l’action.
A contrario, le châtiment revient à éprouver peine et affliction par le fait
de ne point agir en lui. Mais, le péché étant ce qu’il est, il est possible de
choir hors de cette convertibilité de l’être et du bien, opposée à celle du
néant et du mal. Il peut arriver à l’étant créé de ressentir la douleur là il
devrait laisser place à la joie de l’esprit ou une allégresse factice là où
il n’y a en réalité qu’affliction463.
Sur base de cette description phénoménologique des affects, ce même
verset donne lieu à une seconde interprétation, laquelle est d’ordre épis-
témologique. La positivité de l’enracinement opérationnel (« Ceux qui
461
PSEUDO-BERNARD, Traité sur la charité, c. II, n. 10 PL 184, 589 ; RICHARD DE
SAINT-VICTOR, Les degrés de la charité, c. 2, PL 196, 1200, cité par M. ECKHART, Ser-
mones et Lectiones super Ecclesiastici, § 59, LW II, p. 287, trad. Brunner, p. 56.
462
P. HADOT, Eloge de Socrate, p. 51.
463
« Il y a lutte entre mes joies dignes de larmes et les tristesses dignes de joie ; de
quel côté se tient la victoire, je ne sais. Il y a lutte entre mes tristesses mauvaises et les
bonnes joies ; et de quel côté se tient la victoire, je ne sais. » (AUGUSTIN, Confessions, X,
28, 39, BA 14, p. 208-211).
158 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES
464
M. ECKHART, Sermones et Lectiones super Ecclesiastici, § 63, LW II, p. 291, trad.
Brunner, p. 58.
465
Ibid., § 63, LW II, p. 291, trad. Brunner, p. 58.
466
Ibid., § 63, LW II, p. 291, trad. Brunner, p. 59.
IN SIGNUM VIRTUTIS 159
467
Ibid., § 68, LW II, p. 297.
468
Ibid., § 69, LW II, p. 298, trad. Brunner, p. 63.
469
Ibid., § 70, LW II, p. 299, trad. Brunner, p. 63.
160 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES
472
DUNS SCOT, Lectura, I, d. 6, n°15, dans Opera omnia, Civitas Vaticana, vol. XVI,
p. 463, cité dans ibid., p. 53.
473
Cf. H. U. VON BALTHASAR, Theologik, II. Wahrheit Gottes (1985), trad. fr., 1995,
p. 135-162.
474
Ibid., p. 76.
162 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES
475
M. ECKHART, Sermones et Lectiones super Ecclesiastici, § 70, LW II, p. 299-300,
trad. Brunner, p. 64.
Une Genèse sans cesse actuelle
(Expositio libri Genesis)
476
Rédigé dans la suite des prologues, et sans doute déjà en chantier vers 1305, l’Ex-
positio libri Genesis est difficilement datable étant donné ces nombreux remaniements
(K. FLASCH, Maître Eckhart, p. 141-142). Les renvois au Expositio libri Sapientiae (§ 19,
LW I/2, p. 76) ou au Liber parabolarum Genesis (§ 66, LW I/2, p. 112) manifestent qu’il
a été situé par rapport aux autres œuvres latines, sans que ces renvois ne constituent des
preuves de datation de l’ensemble du texte.
477
M. ECKHART, Prologus generalis, § 13, LW I/1, p. 158.
478
Ibid., OLME 1, p. 56-57.
164 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES
479
M. ECKHART, Expositio libri Genesis, § 7, LW I/1, p. 190, OLME 1, p. 248-249.
480
Ibid., § 7, LW I/1, p. 190-191, OLME 1, p. 250-253.
481
AUGUSTIN, Confessions, I, VI, 10, BA 13, p. 288-289, cite par M. ECKHART, Expo-
sitio libri Genesis, § 14, LW I/1, p. 197, OLME 1, p. 264-265.
UNE GENÈSE SANS CESSE ACTUELLE 165
devient juste sinon par la justice engendrante qui, en tant que telle, est
inengendrée, et de par ou dans la justice engendrée ; de même rien n’est
créé sinon par l’être inengendré, qui est le Père, et dans l’être engendré, qui
est le Fils482.
482
M. ECKHART, Expositio libri Genesis, § 20, LW I/1, p. 201, OLME 1, p. 270-271.
483
Cf. B. MOJSISCH, Meister Eckhart, Analogie, Univozität und Einheit, Hamburg,
1983, p. 65 ; J. CASTEIGT, Connaissance et vérité chez Maître Eckhart, p. 237.
484
M. ECKHART, Expositio libri Genesis, § 24, LW I/1, p. 204, OLME 1, p. 276-277.
166 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES
(imago dei) parce qu’elle est « capable de Dieu » (capax dei), Eckhart
développe une interprétation de l’âme « à l’image de Dieu » (ad imagi-
nem dei)496. L’image a la capacité de manifester pleinement « ce dont elle
est l’image » (cuius imago est), mais elle n’en a pas l’effectivité essen-
tielle. Toute la question est donc de passer de la puissance à l’acte. Or,
Dieu n’agit pas en l’homme sans recourir à sa capacité de délibérer :
Une réalité dotée d’avance d’un pouvoir opératif limité à une seule chose
ne possède pas d’agir libre ou autonome, son orientation vers sa fin lui vient
d’un autre (…) L’homme, lui, se dirige de lui-même vers sa fin grâce à une
forme intériorisée et au libre arbitre qui permet délibération et choix. Il est
donc écrit avec pertinence : « Dieu a constitué l’homme et l’a laissé dans
la main de son libre conseil ». C’est pourquoi Jean Damascène497, lui aussi,
écrit : « L’homme est dit créé à l’image (de Dieu) du fait qu’ ‘image’ signi-
fie faculté d’intellection, libre arbitre, libre disposition de soi, principe
d’opération propre et pouvoir d’agir498.
496
AUGUSTIN, De trinitate, XIV, VIII, 11, BA 16, p. 374, cité dans : M. ECKHART,
Expositio libri Genesis, § 115-116, LW I/1, p. 271-272, OLME 1, p. 386-389.
497
JEAN DAMASCÈNE, De fide orthodoxa, trad. lat. Burgondio, Buytaert, c. 26, 23s. et
c. 39, 35s.
498
M. ECKHART, Expositio libri Genesis, § 120, LW I/1, p. 275-276, OLME 1, p. 392-
395.
499
Ibid., § 148, LW I/1, p. 300.
500
Ibid., § 152, LW I/1, p. 303.
501
BOÈCE, Livre de la consolation III, poésie 9, 3 (p. 51).
UNE GENÈSE SANS CESSE ACTUELLE 169
502
M. ECKHART, Expositio libri Genesis, § 164, LW I/1, p. 311, OLME 1, p. 452-453.
503
Cf. M. ECKHART, Sermones et Lectiones super Ecclesiastici, DW II, § 18 ; Exposi-
tio libri Sapientiae, § 175.
504
M. ECKHART, Expositio libri Genesis, § 176, LW I/1, p. 320-321, OLME 1, trad.
légèr. modif., p. 468-469.
170 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES
Cette distinction, qui était déjà thématisée dans les Entretiens spiri-
tuels, est une clef de lecture de l’œuvre eckhartienne509. Elle ne signifie
pas l’absence d’attention aux vertus mais leur ancrage dans ce qui les
permet, et sans lesquelles elles n’ont pas la moindre valeur. Un rééquili-
brage est ici manifeste. Comme chez Duns Scot, l’acte exécuté n’est
moral que parce qu’il procède de l’intérieur510. Mais, précisément, chez
Eckhart, l’opération intérieure n’est pas autre que l’opération par laquelle
Dieu se repose en lui-même. En dehors de l’opération divine interne
à tout ce qui est, il n’y a rien. D’où le fait que la science pratique est
aussitôt la science spéculative. Il n’y va pas d’une correspondance à deux
505
M. ECKHART, Expositio libri Genesis, § 176, LW I/1, p. 321, OLME 1, p. 468-469.
506
ARISTOTE, Ethique à Nicomaque, I, c. 1, 1094 a 4s, cité par M. Eckhart, Expositio
libri Genesis, § 176, LW I/1, p. 321, OLME 1, p. 470-471.
507
Cf. DUNS SCOT, Prologue de la Lectura, § 125, trad. G. Sondag, La théologie
comme science pratique, 1996, p. 194.
508
M. ECKHART, Expositio libri Genesis, § 177, LW I/1, p. 321-322, OLME 1, p. 470-
471.
509
M. ECKHART, Die rede der unterscheidunge, Traktat II, § 23, DW V, p. 290-309.
510
DUNS SCOT, Prologue de la Lectura, § 137, trad. G. Sondag, p. 197.
UNE GENÈSE SANS CESSE ACTUELLE 171
511
Cf. GODEFROID DE FONTAINE, Quodlibet XIII, q. 1, cité par G. Sondag à propos de
Prologue de la Lectura, § 161, La théologie comme science pratique, p. 204-205.
512
M. ECKHART, Sermo IV, 1, § 21, LW IV, p. 23, trad. E. Mangin, p. 67.
513
M. ECKHART, Expositio libri Genesis, § 178, LW I/1, p. 322, OLME 1, p. 470-471.
514
Cf. HENRI DE GAND, Summa, art. 8, q. 3, ad. 3, cité par G. Sondag à propos de
Prologue de la Lectura, § 153, La théologie comme science pratique, p. 202-203.
515
SÉNÈQUE, Lettres à Lucilius, L. 20, 2, Belles-Lettres, I, p. 81s, cité dans : M. ECKHART,
Expositio libri Genesis, § 280, LW I/1, p. 416, trad. OLME 1, p. 610-611.
516
Cf. A. MICHEL, « La rhétorique de Maître Eckhart : une rhétorique de l’être »,
Voici Maître Eckhart, op. cit., p. 165.
517
M. ECKHART, Expositio libri Genesis, § 278-285, LW I/1, p. 415-420, trad. OLME
1, p. 608-617.
518
JEAN CHRYSOSTOME, Opus imperfectum in Matthaeum, hom. 10, PG 56, 684s.
172 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES
et le néant des fruits »519. Quoi de plus détestable que « les hommes
paresseux à l’action et plein de sagesse dans leurs avis »520. C’est pour-
quoi, tel le taureau qui se jette le premier à l’eau pour emmener le trou-
peau à sa suite sur l’autre rive521, le prédicateur encourage ses auditeurs
en s’avançant lui-même dans la conduite qu’il enseigne. Il n’a pas seu-
lement l’apparence mais aussi la nature de la sainteté. Aussi, Eckhart
cite-t-il également Aristote : « La langue sert d’abord au goût en vue de
l’être, et ensuite la parole en vue du bien-être »522. Il faut donc goûter
(sapere) avant de parler. Voilà la vraie sagesse (sapientia).
519
BERNARD DE CLAIRVAUX, De consideratione, II, VI, 14, Rome III, p. 422.
520
AULU-GELLE, Nuits attiques, XIII, c. 8, trad. Nisard, p. 635.
521
Cf. STACE, La Thébaïde, VII, 438-440, trad. Nisard, p. 203.
522
ARISTOTE, De anima, II, c. 8, 420b18s.
Tendre vers la Sagesse
(Expositio libri Sapientiae)
523
Cf. L. STURLESE, « Meister Eckhart in der Bibiotheca Amploniana. Neues zur
Datierung des Opus Tripartitum », dans : Die Bibiothetica Amploniana, p. 443-445.
524
M. ECKHART, Expositio libri Sapientiae, § 1, LW II, p. 323, trad. J.-Cl. Lagarrigue
et Devriendt, p. 69.
525
Ibid., § 5, LW II, p. 326, trad. fr., p. 71.
526
AUGUSTIN, De civitate dei, XI, 10, 1, BA 35, p. 62-65.
174 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES
527
THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia Pars, q. 3, a. 4.
528
ARISTOTE, Métaphysique, III, c.4, 1000 b 6 ; De anima, I, 2, 404 b 13.
529
Liber de causis, prop. XV, § 14, 177.
530
M. ECKHART, Expositio libri Sapientiae, § 45, LW II, p. 368, trad. fr., p. 94.
531
Ibid., § 45, LW II, p. 369, trad. fr., p. 95.
532
Cf. E. BONCOUR, Maître Eckhart lecteur d’Origène, Sources, exégèse, anthropolo-
gie, théogénésie, 2019.
TENDRE VERS LA SAGESSE 175
chaque fois que nous péchons. Malheureux celui qui toujours naît du
diable. Mais heureux est celui qui toujours naît de Dieu ; je ne dis pas
qu’il est né juste une fois pour toutes de Dieu, mais par chaque acte de
vertu il naît toujours de Dieu. »533 Eckhart découvre dans la conception
origénienne de la naissance toujours actuelle du Fils, une possibilité de
conjoindre l’engendrement et la création dans l’Un, dans laquelle
l’homme est librement impliqué. Il dépend de lui de se dédoubler (dia-
bolein) ou de s’unir à la naissance éternelle du Verbe. Aussi, le Thurin-
gien peut résolument tourner le dos à toutes les « représentations réi-
fiantes » de Dieu et de la création534. Dieu n’a pas commencé à créer un
moment donné dans le temps, et il n’a pas créé à la manière dont l’artisan
fait un coffre, en dehors de lui. Le temps et l’espace surgissent avec l’acte
créateur. La condition spatio-temporelle émerge de l’unité comme une
multiplicité. Et, corrélativement, cette multiplicité est appelée à revenir
à l’Un. Ainsi, le procès néoplatonicien sert de cadre métaphysique à une
conversion vers Dieu. Nous retrouvons des précisions sur ce cadre dans
le commentaire du livre de la Genèse. Ici, Eckhart est davantage concen-
tré sur l’agir humain. Cela apparaît dans la manière dont il traite du
verset : « Les âmes des justes sont dans la main de Dieu » (Sg 3,1).
Remarquons que Maître Eckhart ne donne pas qu’une seule explication
de cette autorité (auctorias) mais qu’il se plait à en multiplier les inter-
prétations. Comme il l’explique dans le second prologue de l’Opus expo-
sitionum, cela fait partie de sa méthode de ne pas imposer une solution
définitive, mais de laisser le soin au lecteur de décider de son choix535.
Suivant cette recommandation, libre à nous de piocher la formulation qui
est pour nous la plus parlante : « La main est en effet l’organe de l’agir »
(Manum enim organum operationis est)536. Être dans la main de Dieu,
c’est donc avoir une main qui est déjà dans une main. L’opération de tous
les étants trouve sa racine dans une opérativité sans cesse émergente. Pas
un acte de l’homme ne se fait sans l’opérativité divine : « C’est toi qui
accomplis tout ce que nous faisons (Is 26,12). Il dit bien que nos actions
533
ORIGÈNE, Homélie sur Jérémie, VI, PL 25, 637, cité par M. Eckhart, Expositio libri
Sapientiae, § 55, LW II, p. 383.
534
K. FLASCH, Maître Eckhart, p. 160.
535
« (Cinquièmement), il faut remarquer que les autorités principales sont, en général,
commentées de bien des manières, de façon que le lecteur puisse choisir de retenir tantôt
une explication tantôt une autre, une seule ou bien plusieurs, suivant ce qu’il aura jugé
préférable de faire » (M. ECKHART, Prologue n°II de l’œuvre des expositions, LW II,
p. 321-322, trad. J.-Cl. Lagarrigue et J. Devriend, Expositio libri Sapientiae, p. 54).
536
M. ECKHART, Expositio libri Sapientiae, § 46, LW II, p. 372.
176 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES
sont à la fois nôtres et celles de Dieu »537. Si tel est le cas, alors la
manière dont l’homme agit oriente ou désoriente son accomplissement
en Dieu : Les âmes des justes sont dans la main de Dieu : « s’il dit sont,
c’est parce que l’être des justes est en Dieu, du fait que non seulement
Dieu est l’être par le moyen duquel toutes les créatures sont en lui en tant
qu’Il les crée, mais du fait qu’elles sont en Lui en tant qu’Il les récom-
pense. Cela fait en effet partie de la justice »538. La notion de récom-
pense, avons-nous déjà vu, n’est pas extrinsèque, mais incohative chez
Eckhart. Celui qui vit grâce à Dieu, c’est-à-dire sans rien considérer
comme lui étant propre, devient vraiment ce qu’il est et ce devenir est
à lui-même sa récompense :
Ils vont même jusqu’à considérer qu’eux-mêmes n’ont pas d’être, de vivre
ou d’agir qui ne soit en Dieu, et que c’est donc suivant Dieu qu’ils sont,
vivent et agissent (secundum deum sunt, vivunt et operantur), suivant ce qui
est écrit en 1 Cor 15 (10) : C’est par la grâce de Dieu que je suis ce que je
suis539.
537
Ibid., § 46, LW II, p. 371, trad. fr., p. 98.
538
Ibid., § 46, LW II, p. 371, trad. fr., p. 98.
539
Ibid., § 46, LW II, p. 372, trad. fr., p. 98.
540
Ibid., § 63, LW II, p. trad. fr., p. 112.
TENDRE VERS LA SAGESSE 177
541
Ibid., § 64, LW II, p. 392, trad., p. 113.
542
Ibid., § 64, LW II, p. 392-393, trad., p. 113.
543
Ibid., § 64, LW II, p. 393, trad., p. 113.
178 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES
Le sujet créé éprouve que l’efficacité qui agit en lui vient du dehors,
sans pour autant s’ajouter à lui. Il n’y a pas identité entre la puissance
opérative et le sujet-suppôt qui opère, mais (con)formation du sujet qui
accède à ce qu’il n’est pas. Le sujet agit en juste sans avoir en soi la
capacité d’être juste : « la justice envahit le juste au-dessus de la capacité
du juste » (§ 77, LW II, p. 409). L’agir vertueux n’est donc pas seulement
le passage d’une puissance à l’acte, comme chez Aristote, mais l’accès
à une capacité donnée en même tant que le passage à l’acte. Il y va d’une
véritable altération de la subjectivité, qui se fait selon un double niveau :
la créature ne découvre pas seulement qu’elle est mue pour agir, mais
aussi qu’elle détient la forme par laquelle elle agit (uno modo, in quantum
ab ipso habet formam per quam agit, alio modo, in quantum ab ipso
movetur ad agendum, § 80, LW II, p. 412).
Alors qu’elle avait l’illusion d’être à elle-même et pour elle-même, la
créature tend désormais à une nouvelle identité : celle d’être entièrement
544
Ibid., § 291, LW II, p. 626.
545
Ibid., § 74, LW II, p. 404, trad., p. 119.
TENDRE VERS LA SAGESSE 179
soi en étant dans l’autre. Cette forme est la vie même de Dieu. Aucune
des Personnes divines n’a de résidence fixe en elle-même. Considérée en
elle-même, la Personne est « en transit » (in transitu), c’est-à-dire « dans
l’altération et dans l’autre » (in alteratione et in altero) : « le Père en
tant que Père n’est pas dans ce qui est altéré (in alterato) mais dans le
Fils engendré ; et à l’inverse, le Fils en tant que Fils n’est nulle part si
ce n’est dans le Père »546. La forme divine est le surgissement toujours
nouveau d’un Moi et d’un Toi qui n’ont d’être que dans leur rapport
mutuel : « tout ce qui est à Moi est à Toi, et tout ce qui est à Toi est
à Moi » (Jn 17,10) (§ 102, LW II, p. 440). Dieu ne demeure donc en lui-
même que pour autant que le Père s’altère sans cesse vers le Fils et le
Fils vers le Père. Cette altération mutuelle est elle-même communion
dans l’Esprit Saint. Cette vie d’échange n’a besoin de rien d’autre pour
subsister. Cependant, cette suffisance n’en est pas moins abondante
richesse. Selon le Liber de causis (prop. 20), Primum est dives per se547.
Par essence, Dieu veut se donner, et se donner totalement et surabondam-
ment. Sa richesse intérieure se diffuse donc dans une extériorisation créa-
tive. Or, à l’extérieur de lui-même, Dieu est aussi tel qu’il est en lui-
même. Cela signifie qu’on ne le trouve que là où l’altération ne s’arrête
pas en chemin, mais va jusqu’à la génération de l’autre548. Contrairement
à l’être même de Dieu, ce qui est dans le devenir reste dans l’altéré au
lieu d’accomplir jusqu’au bout l’altération et s’unir à la génération. La
création est au milieu d’un gué : elle commence à passer mais ne va pas
jusqu’au bout. Elle peut néanmoins percevoir que la vie divine se révèle
ad extra là où « l’être et l’étant, la cause et l’effet, l’enfantant et l’enfanté
vont ensemble, se trouvent, se voient et s’embrassent mutuellement »
(§ 107, p. 443). Voilà pourquoi, avant de quitter l’Expositio libri Sapien-
tiae, il convient de revenir à la parole silencieuse qui se dit en deçà de
tout langage :
C’est principalement pour que Dieu le Fils naisse en nous, en venant dans
l’esprit, qu’il est besoin qu’un silence paisible enveloppe toutes choses. Car
le Fils est l’Image du Père, et l’âme est à l’image de Dieu. Mais l’image,
par sa logique interne et son caractère propre, est une certaine production
formelle s’effectuant dans le silence de la cause efficiente et de la cause
finale, lesquelles, à proprement parler, envisagent du dehors la créature et
546
Ibid., § 101, LW II, p. 437.
547
Cf. W. BEIERWALTES, « ‘Primum est dives per se’. Maître Eckhart et le Liber de
causis », dans : Voici Maître Eckhart, 1998, p. 285-300.
548
Cf. « Altération et génération : La physique de la grâce », note complémentaire
n°1, OLME 6, p. 365-371.
180 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES
Parce qu’elle est « à l’image de Dieu » (ad imaginem dei), l’âme peut
goûter à la vie du Fils, « image du Père » (imago Patris). Ce qui est de
l’ordre de l’ebullitio participe à la vie de la bullitio, « en tant qu’émana-
tion formelle » (utpote formalis emanatio). Cette logique interne n’est
perceptible au goût (sapit) que dans le silence de la cause efficiente et
finale : in silentio causae efficientis et finalis550. L’usage des signes envi-
sage seulement du dehors ce qui ne peut se passer que dans l’intériorité
d’un silence. C’est là que le Fils, par sa libre initiative, peut naître en
nous.
549
M. ECKHART, Expositio libri Sapientiae, § 283-284, LW 2, p. 615-616, trad.
J. Lagarrigue et J. Devriendt, p. 259-260.
550
Sur la prise de distance de Maître Eckhart par rapport à Thomas d’Aquin que
révèle cette expression, cf. K. FLASCH, Maître Eckhart, p. 277-278.
Maïeutique et Nom ineffable
(Expositio libri Exodi)
551
M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 1, LW II, p. 9, trad. P. Gire.
552
Ibid., § 4, LW II, p. 11, trad. P. Gire. Je souligne.
182 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES
553
M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 184, DW II, p. 158, trad. P. Gire légèr. modif.
554
PLATON, Apologie de Socrate, 21d5.
555
JÉRÔME, Epistula 53, c. 9, n. 1 ; 57, c. 12, n. 4, CSEL LIV, 462, 10; 525, 18.
MAÏEUTIQUE ET NOM INEFFABLE 183
556
A. DE LIBERA, « L’Un ou la Trinité ? », p. 32.
557
P. HADOT, Qu’est-ce que la philosophie antique ?, p. 53-54.
558
PLATON, Théétète, 148c-149b et 150b, traduction A. Diès, Éditions Budé, t. VIII,
2e Partie, p. 166-168.
559
Note de Diès (cf. ibid.) : « Socrate disait que les sages-femmes, en prenant ce
métier de faire engendrer les autres, quittent le métier d’engendrer elles-mêmes ; que lui,
par le titre de ‘sage-homme’ que les dieux lui ont déféré, s’était aussi défait, en son amour
viril et mental, de la faculté d’enfanter ; se contentant d’aider et de favoriser de son
secours les engendrants ».
184 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES
560
MAÏMONIDE, Guide des égarés, I, c. 5, f. 6v, 2-11.
561
M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 10, LW II, p. 16.
562
M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 13, LW II, p. 19.
563
Cf. Y. MEESSEN, Percée de l’Ego, § 1, p. 174-178.
564
M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 13, LW II, p. 19, trad. P. Gire.
565
Ibid., § 14, LW II, p. 20.
566
PRISCIEN, Institutions grammaticales, XVII, c. 9, n. 56.
MAÏEUTIQUE ET NOM INEFFABLE 185
567
M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 15, LW II, p. 20.
568
Ibid., § 15, LW II, p. 21, trad. P. Gire.
569
MAÏMONIDE, Guide des égarés (Dux neutrorum), I, 63, trad. fr. S. Munk, p. 282-
283.
570
AVICENNE, Metaphysique, VIII, c. 4, 99ra.
186 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES
Sur cet extrait, tout ou presque a été dit. Qu’ajouter comme quasi ?
Le quasi, justement. À savoir, le fait que celui qui écrit ce texte se situe
au regard de ce qu’il dit comme un ad-verbe, un coopérateur. Le sum qui
sum apparaît ici sans l’ego. Pourquoi ? Une fois que le « Je » a été pré-
senté comme l’absolu qui se dit lui-même, en tant qu’identique à sa subs-
tance, il doit précisément disparaître grammaticalement lorsque l’on
s’interroge sur son anité. Sinon, on risquerait à nouveau de considérer
Dieu comme le sujet (sub-jectum) auquel on attribue une substance, ce
que le Thuringien veut à tout prix éviter. Mais, l’exégèse eckhartienne va
encore plus loin. Il s’agit d’entendre son interprétation selon que « la
vie » se situe « en lui ». C’est à partir de la vie, dans la situation déver-
sée à l’extérieur (ebullitio), que l’étant créé parle du bouillonnement inté-
rieur (bullitio). Il en parle toujours comme la vie qui s’affirme de manière
pure dans l’ego. Bien sûr, Pierre Gire l’a bien montré, il n’est pas pos-
sible de ne pas reconnaître ici l’influence proclusienne572. Le processus
mansio, bullitio, conversio décrit par Eckhart est structuré sur le modèle
de la conversion réflexive auto-constituante573. Cependant, il est primor-
dial de se demander à quoi sert ici ce processus. Est-ce à décrire ce que
Dieu est en lui-même ou à décrire la seule manière dont il est possible
de le connaître en tant qu’inférieur produit par son supérieur ? Ces deux
manières ne doivent pas être confondues. Il est absurde de penser que
Maître Eckhart veuille ici réduire les relations trinitaires au procès pro-
clusien. Le processus de conversion ne fait pas état de ces relations. S’il
en avait été ainsi, Eckhart aurait mentionné le nom des Personnes. Ce
qu’il n’a pas fait. Il faut donc chercher ailleurs la raison de ce recours
à l’ontogénèse néoplatonicienne. Dans le passage des Eléments de théo-
logie auquel se réfère indéniablement Eckhart, il est avant tout question
de la capacité d’un être à pouvoir se connaître lui-même. L’identité du
connaissant et du connu y est la condition sine qua non pour que le sujet
ne fasse plus qu’un avec soi en tant que substance. Or, précisément,
puisqu’il vient d’affirmer, sur base de l’exégèse maïmonidienne du nom
de l’Exode, que Dieu est un sujet qui est identiquement lui-même,
571
M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 16, LW II, p. 21-22, trad. P. Gire.
572
P. GIRE, Maître Eckhart et la métaphysique de l’Exode, 2006, « L’ontogénie de
l’Absolu », p. 108-116.
573
Cf. PROCLUS, Eléments de théologie, prop. 83, trad. J. Trouillard, Paris, Aubier
Montaigne, 1965, p. 111.
MAÏEUTIQUE ET NOM INEFFABLE 187
sur l’anité (an est) et la question sur la quiddité (quid est) sont diffé-
rentes. D’où, à quelqu’un posant la question sur la quiddité de tel étant
créé, il est stupide de répondre qu’il est « parce qu’il est » (quia est). Au
contraire, dans le cas de Dieu, il est convenable de répondre que : « Dieu
est » (deus est) à la question portant sur sa quiddité. Il en est ainsi car,
en Dieu, « l’anité est la quiddité elle-même » (anitas est ipsa quiditas)577.
Cette identité modifie considérablement la modalité de la connaissance.
Il ne s’agit plus de chercher à savoir « ce que Dieu est » mais de se
mettre en relation avec celui qui se dit lui-même comme être : Ego, dit-il,
sum qui sum. D’où ces deux citations d’Augustin : « lorsque tu entends
dire : c’est la vérité, ne cherche pas ce qu’est la vérité ». Et plus loin :
« du premier coup, tu es ébloui comme par un éclair quand on dit :
vérité ; demeure-là si tu le peux »578. Mane si potest. Tout est là. Il s’agit
pour Eckhart, comme pour Augustin, de progresser modo interiore579.
Les signes sont émis, non pas pour tenter de définir ce qu’est Dieu, mais
pour entrer en contact avec lui dans son opération. Il faut donc clarifier
l’usage du signe.
N. 19. Ensuite en cinquième lieu, ce qu’il faut noter c’est que Maïmonide
dans le Guide des égarés I (c. 62), traitant de cette proposition : « je suis
celui qui suis » (sum qui sum), semble vouloir affirmer que c’est le nom
tétragramme ou très proche de celui-ci, nom qui est saint et sacré, qui est
écrit mais n’est pas lu, et qui signifie à lui seul la substance pure et simple
du Créateur. De cela j’ai traité plus loin à propos de ceci : « tu ne pronon-
ceras pas le nom de ton Dieu à faux », Exode (20). Maïmonide veut donc
dire que le « sum » énoncé en premier, signifie l’essence de la chose et
constitue le sujet ou le dénommé. Tandis que le « sum » énoncé en second
ou répété signifie l’être et constitue le prédicat ou le dénommant et la déno-
mination. Or, c’est un fait qu’en général le dénommé, ou le sujet de la
proposition est imparfait. Car le sujet conformément à son nom imparfait
se comporte comme la matière. C’est pourquoi Boèce dit que : « la forme
simple ne peut pas être sujet ». Or, le dénommant ou la dénomination se
comporte toujours comme la forme et la perfection du sujet, par exemple,
lorsque quelqu’un est dit : « être juste, sage… », là, l’essence ne se suffit
pas à elle-même, mais elle est besogneuse et mendiante, manquant de
quelque chose d’autre qui la rende parfaite580.
577
Ibid., § 18, LW II, p. 23.
578
AUGUSTIN, De Trinitate, VIII, II, 3, PL 42, 949, cité dans : M. ECKHART, Expositio
libri Exodi, § 18, LW II, p. 24.
579
AUGUSTIN, De Trinitate, VIII, I, 1, BA 16, p. 26-27.
580
M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 18, LW II, p. 23.
MAÏEUTIQUE ET NOM INEFFABLE 189
581
Ibid., § 20, LW II, p. 26-27.
582
Liber de causis, prop. XXI, § 162, cf. P. MAGNARD (dir.), La demeure de l’être,
Etude et traduction du Liber de causis, 1990, p. 71.
583
M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 21, LW II, p. 27.
584
Ibid.
585
Ibid., § 44, LW II, p. 48, trad. P. Gire.
MAÏEUTIQUE ET NOM INEFFABLE 191
et ne sont pas (en lui), mais on dit que Dieu par lui seul est miséricor-
dieux, parce qu’il opère à l’extérieur des choses semblables à celles
qu’effectue en nous la miséricorde » (puta misericordia, pietas nihil
ponunt in deo nec sunt, sed ipse deus pro tanto solo misericors dicitur,
quia operatur foris opera similia his, quae in nobis efficit misericordia)586.
L’on dit de Dieu « ceci » ou « cela » en fonction de ce qu’il opère
à l’extérieur de lui. La pureté et l’indistinction de la nature divine
répugnent à toutes ses attributions. Puisque la voie positive est écartée,
faut-il alors se satisfaire uniquement de la voie négative ?
586
Ibid., § 44, LW II, p. 48-49, trad. P. Gire.
Signe messager et conception par la chose
(Expositio libri Exodi)
587
ARISTOTE, Métaphysique, VII, c. 1, 1028 a 15-20.
588
M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 54, LW II, p. 58.
589
Ibid., § 54, LW II, p. 58.
590
Ibid., § 54, LW II, p. 58.
SIGNE MESSAGER ET CONCEPTION PAR LA CHOSE 193
591
Ibid., § 54, LW II, p. 60, trad. P. Gire.
592
Ibid., § 84, LW II, p. 87, trad. P. Gire.
194 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES
La seconde remarque qu’il faut noter, c’est que les discours ou les propo-
sitions ne correspondent pas en premier lieu et par eux-mêmes aux choses,
mais aux conceptions des choses. Car les paroles sont des signes et « des
notes de ces affections qui sont dans l’âme », c’est pourquoi elles indiquent,
notent et signifient la conception elle-même. Et donc l’on juge vrais ou
faux, compactes ou incompactes, les discours ou les propositions, non pas
sur les choses ou sur les êtres absolument, mais sur les conceptions des
choses et des êtres qu’ils signifient en premier lieu et en eux-mêmes593.
593
M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 55, LW II, p. 60, trad. P. Gire légèr. modif.
594
Sur la position modiste, cf. I. ROSIER-CATACH, « La théorie médiévale des Modes
de signifier », p. 117-127 ; La grammaire spéculative des modistes, 1983.
595
GUILLAUME D’OCKHAM, Somme de logique, Première partie, Chapitre I, p. 4-5.
596
Ibid., Chapitre II, p. 8.
SIGNE MESSAGER ET CONCEPTION PAR LA CHOSE 195
toute la proposition dans son ensemble. Il n’y a pas pour lui de possibilité
de renvoyer à la chose sans faire invervenir les verbes et les adverbes.
Son attention aux actions ainsi qu’à la modalité par laquelle elles sont
opérées lui permet de faire place à la métaphore. Pour lui, comme chez
Maïmonide, c’est le langage indirect qui est le langage le plus apte au
discours théologique. Jamais chez lui, la pensée ne pourrait se réduire à
une composition de propositions elles-mêmes constituées de termes597.
Il en est ainsi parce, comme chez Alain de Lille, la chose est plus
déployée que l’intelligence et, à son tour, celle-ci est plus vaste que le
discours598. Voilà pourquoi Eckhart reprend à l’auteur des Règles théo-
logiques la distinction entre compactae et incompactae599. Par cette dis-
tinction, il peut faire place à deux types d’intellections dont un seul est
« exact » au niveau du modus significandi. Il y a donc place pour des
affections de l’âme qui excèdent la capacité du discours, parce que l’in-
tellect vise une réalité simple, incompacte. L’influence d’Alain de Lille
se manifeste davantage encore au § 78 du commentaire du livre de
l’Exode. Comme ce dernier, Eckhart cite Denys l’Aréopagite : nega-
tiones de deo sunt verae, affirmationes vero incompactae600 :
Or ne s’y oppose pas ce que dit Denys dans le traité de la Hiérarchie céleste
(2 c), à savoir que les « négations, quant à Dieu, sont vraies et les affirma-
tions incompactes ». Car cela est vrai quant au mode de signification en de
telles propositions – Car notre intellect connaît les perfections qui concernent
l’être à partir des créatures, là où de cette façon les perfections sont impar-
faites et dispersées, et il les exprime selon ce mode. Dans ces propositions,
il faut considérer deux choses, les perfections signifiées elles-mêmes, par
exemple la bonté, la vérité, la vie, l’intelligence et les choses de ce genre ;
et ainsi elles sont compactes et véritables. Il faut considérer aussi en de
telles propositions le mode de signification ; et ainsi elles sont incompactes,
c’est ce que dit Denys601.
597
Voir ibid., p. 468.
598
Cf. ALAIN DE LILLE, Summa Quoniam homines, éd. P. Glorieux, 1953, p. 139s.
599
Pour l’usage du terme incompacta dans le Commentaire du livre de l’Exode, voir
LW II, § 44, 46, 47, 55, 78, 147. Pierre Gire le traduit par une série de qualificatifs diffé-
rents : « indictinct » (§ 48), « inconvenant » (§ 46), « incohérent » (§ 55), « inexact »
(§ 78).
600
ALAIN DE LILLE, Regulae theologiae, reg. XX, 631 A.
601
M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 78, LW II, p. 81, trad. P. Gire légèr. modif.
196 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES
À savoir, on peut dire de tel ou tel qu’il est, qu’il est vrai ou qu’il est
bon. En effet, « vrai » s’ajoute à tel état comme un prédicat, parce qu’il
participe à la vérité. Au contraire, selon Alain du Lille, désigner Dieu par
le terme « juste » est une affirmation « incompacte », précisément parce
que, Dieu étant la justice même, il n’est pas exact de lui attribuer le pré-
dicat « juste » comme s’il était un sujet différent de la justice602. Cela
veut dire que, là où Duns Scot différenciera une connaissance intuitive
et distincte de Dieu par lui-même et une connaissance distincte par repré-
sentation pour l’homme603, le Thuringien fait place, selon l’axiomatique
d’Alain, à une connaissance intuitive mais indistincte. Là, me semble-t-il,
réside une différence épistémologique fondamentale. Pour respecter la
priorité de cette intellection intuitive directe, il est nécessaire d’évacuer
toute méthode abstractive et toute représentation. La représentation,
avons-nous vu dans les Questions parisiennes, se présente comme un
terme qui détourne l’intentionnalté de la chose même en la dédoublant.
L’incompact ou l’indistinct est une réalité qui affecte immédiatement
l’intellect pour autant que l’étant rationnel participe à la chose. La parti-
cipation est un mode de connaissance directe d’une réalité qui, parce
qu’elle est incompacte, ne peut s’exprimer sur un mode exact. La parti-
cipation est donc l’exercice où se vérifie le bien-fondé du discours théo-
logique sans qu’il ne soit possible de la traduire ce manière adéquate
sinon par le cadre régulatif approprié. D’où l’articulation de la spécula-
tion et de l’éthique. Bien davantage qu’une activité intellective essentiel-
lement quidditative, l’intellect est d’abord capable, dans sa nudité pas-
sive, de percevoir l’anité. Or, précisément, l’anité est irréductible à la
quiddité. Le fait d’être (quo est) se dit dans son opérativité. Jamais, il ne
pourra être récupéré par le signe. Autrement dit, chez Eckhart, c’est le
quo qui régit le quid et non l’inverse. Pour suivre la pensée de Maître
Eckhart, il faut donc constamment se rappeler que, parce que Dieu lui-
même est l’être, « tout être est immédiatement par lui » (ab ipso imme-
diate est omne esse)604. D’où chaque étant en est toujours proche : « aussi
n’est-il pas loin de chacun de nous : Car c’est en lui que nous avons la
vie, le mouvement et l’être » (Ac 17,27)605. Or, cette proximité peut
malgré tout être vécue sur le mode de l’éloignement. Comme l’affirme
602
Cf. ALAIN DE LILLE, Summa Quoniam homines, éd. P. Glorieux, p. 139s.
603
Cf. DUNS SCOT, Reportatio Parisiensis, t. I A, Prologue, q. 2, éd. A. B. Wolter,
O. Bychkov, Saint-Bonaventure-New York, 2004, p. 53-69, repris dans : Philosophie et
théologie au Moyen Âge, Anthologie tome II, op. cit., p. 360-362.
604
M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 104, LW II, p. 105.
605
Cité in ibid.
SIGNE MESSAGER ET CONCEPTION PAR LA CHOSE 197
Augustin : « tu étais avec moi et je n’étais pas avec toi »606. En raison
même de son indistinction, Dieu ne se donne pas à vivre selon une proxi-
mité objective. Il ne tombe, de ce fait, jamais dans les filets de nos défi-
nitions, quelles qu’elles soient :
Car Dieu est avec nous en tant qu’indistinct ; nous ne sommes pas avec lui,
en tant que distincts, parce que créés et finis. Voilà pourquoi à Dieu, en tant
qu’illimité, il ne convient pas de définition, comme dit Avicenne (Metaphy-
sique VIII, c. 4). Car la définition se fait à partir des limites (détermina-
tions). Ainsi donc Dieu, s’il est autre, n’est pas. C’est ce qui est dit en
Genèse (35,2) : « rejetez les autres dieux » et en Josué (24,23) : « chassez
les autres dieux ». Car comme tout semblable se joint à son semblable, ainsi
mais au contraire l’autre, en tant que dissemblable, se distingue, et nous
devenons semblables en rejetant cela, 1 Jean (3,2) : « nous lui serons
semblables »607.
606
AUGUSTIN, Confessions, X, c. 27, n. 38, CSEL XXXIII, 255, cité dans : M. ECKHART,
Expositio libri Exodi, § 107, LW II, p. 107.
607
M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 107, LW II, p. 107.
608
Ibid., § 115, LW II, p. 111, trad. P. Gire.
198 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES
Donc on ne doit faire à Dieu aucune ressemblance : car il est d’autant plus
affirmé, qu’il est moins affirmé et rendu plus dissemblable. Augustin par
conséquent dans le traité Du libre arbitre I, II (c. 11) dit ceci : « on ne peut
donner en convenance aucune ressemblance visible d’une chose
invisible »609.
609
Ibid., § 118, LW II, p. 118-119, trad. P. Gire.
610
Ibid., § 167, DW II, p. 146, trad. P. Gire.
611
Ibid., § 167, DW II, p. 146-147, trad. P. Gire.
612
Ibid., § 173, LW II, p. 150.
613
Ibid., § 173, LW II, p. 149.
SIGNE MESSAGER ET CONCEPTION PAR LA CHOSE 199
614
MAÏMONIDE, Guide des égarés, n. 58, 23r.
615
M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 174, LW II, p. 150-151.
616
Ibid., § 182, LW II, p. 156).
617
MAÏMONIDE, Guide des égarés, l.c. 23r8-10, cité dans : M. ECKHART, Expositio
libri Exodi, § 184, LW II, p. 158.
618
M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 184, LW II, p. 158.
200 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES
619
Ibid., § 198, LW II, p. 167, trad. P. Gire.
620
Ibid., § 199, LW II, p. 167, trad. p. Gire.
621
Ibid., § 205, LW II, p. 172-173, trad. p. Gire.
SIGNE MESSAGER ET CONCEPTION PAR LA CHOSE 201
622
Ibid., § 207, LW II, p. 174, trad. p. Gire.
623
Ibid., § 215, LW II, p. 181.
624
Ibid., § 218, LW II, p. 182.
625
Cf. Ibid., § 216.218, LW II, p. 181.183.
626
Ibid., § 221, LW II, p. 184.
627
Ibid., § 228, LW II, p. 190.
202 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES
628
Ibid., § 230, LW II, p. 191.
629
Ibid., § 262, LW II, p. 212.
630
MAÏMONIDE, Guide des égarés, III, c. 10, cité dans : M. ECKHART, Expositio libri
Exodi, § 237, LW II, p. 195, trad. P. Gire.
631
Cf. DENYS L’ARÉOPAGITE, Théologie mystique, c. 1, § 1, PG 3, 1000.
SIGNE MESSAGER ET CONCEPTION PAR LA CHOSE 203
632
JEAN SARRACÈNE, Prologue de la théologie mystique, dans : Dionyssi cartusiani,
Operum XVI, éd. Tornaci, 1902, p. 471, cité dans : M. ECKHART, Expositio libri Exodi,
§ 237, LW II, p.196.
633
M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 265, LW II, p. 214.
634
Cf. QUINTILIEN, De institutione oratoria, Livre IX, 1, trad. J. Cousin, tome V,
p. 157).
635
M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 265, LW II, p. 214.
Opérer sous l’écorce du signe
(Liber parabolarum Genesis)
Il est frappant que, selon son prologue, l’objectif de l’ouvrage est avant
tout l’incitation à mettre son application (excitarem studiosos) à scruter
636
M. ECKHART, Expositio libri Genesis, § 285, LW I/1, p. 420.
637
BONAVENTURE, Breviloquium, Prologue, n°4, v. 206 a (sub cortice apertae occulta-
tur mystica et profunda intelligentia) cité par M. ECKHART, Liber parabolarum Genesis,
Prologue, § 1, LW I/1, p. 447.
638
M. ECKHART, Liber parabolarum Genesis, Prologue, § 6, LW I/1, p. 455, trad.
J.-Cl. Lagarrigue, Paris, Les Belles Lettres, 2016, p. 66).
OPÉRER SOUS L’ÉCORCE DU SIGNE 205
639
Y. SCHWARTZ, « Maître Eckhart et Moïse Maïmonide. Du rationalisme judéo-arabe
à la théologie vernaculaire chrétienne », dans : Maître Eckhart, p. 229-255, ici, p. 236.
640
« mala aurea in lectis argenteis » (MAÏMONIDE, Dux neutrorum, Proemium,
f. 3v-35-41), cité par M. ECKHART, Liber parabolarum Genesis, Prologue, LW I/1, p. 448.
Cf. J. CASTEIGT, « ‘Sous l’écorce de la lettre’. De la parabola, comme procédé rhétorique
et herméneutique hérité de Maïmonide », dans : Maître Eckhart, p. 257-297.
641
M. ECKHART, Liber parabolarum Genesis, Prologue, LW I/1, p. 448.
642
Ibid., § 5, LW I/1, p. 454-455, trad. J.-Cl. Lagarrigue légèr. modif., p. 65-66.
206 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES
643
« La métaphore (translatio) aussi [comme la figure appelée abusio, en grec kata-
chrêsis], qui est de beaucoup le plus bel ornement du discours, transfère à des choses
données par des termes qui ne leur sont pas propres. La propriété n’est donc pas relative
au terme en lui-même, mais à sa valeur sémantique, et ce n’est pas à l’oreille, mais
à l’intelligence d’en apprécier pleinement la valeur. » (QUINTILIEN, De institutione orato-
ria, Livre VIII, 2, 6, trad. J. Cousin, Paris, Les Belles Lettres, 1978, p. 55).
644
M. ECKHART, Liber parabolarum Genesis, § 26, LW I/1, p. 496, trad. J.-Cl. Lagarrigue
légèr. modif., p. 93.
645
M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 89, LW II, p. 93.
OPÉRER SOUS L’ÉCORCE DU SIGNE 207
impatiente de repos’ (Guide des égarés, III, 9) »646. Nous constatons ici
que les expressions sub parabola et sub metaphora ont désigné le même
procédé de comparaison. Pour la parabole de l’échelle de Jacob : « Il faut
remarquer que, selon Maïmonide, livre II, chap. II, cette échelle signifie
paraboliquement (significat parabolice) tout l’univers »647. Pour la des-
cription de l’échelle par Maïmonide, Eckhart renvoie explicitement à son
traité De parabolis rerum naturalium648, qui correspond en fait à des
développements que l’on retrouve dans le Liber parabolarum Genesis,
§ 204-212. Cela signifierait que, pendant la rédaction du premier com-
mentaire sur le livre de la Genèse, le Thuringien avait déjà un certain
nombre de travaux sur les paraboles qu’il a ensuite rassemblé dans son
Liber parabolarum Genesis. Cela n’est pas du tout étonnant. Au regard
des Sermones et Lectiones super Ecclesiastici et de l’Expositio libri
Exodi, pour ne citer que ces deux grands travaux universitaires, cela ne
fait aucun doute que Maître Eckhart avait déjà développé la méthode de
lecture parabolique bien avant de l’exposer dans un ouvrage spécifique
sur les paraboles. Ce livre est plutôt là pour nous apporter la confirmation
que l’emploi métaphorique et parabolique fait intimement partie de la
démarche scientifique de Maître Eckhart. Ce mode tropique fait basculer
du registre sémantique vers l’opérativité. Il suffit de suivre Eckhart dans
ses descriptions paraboliques pour s’en rendre compte.
Eckhart commence par distinguer la production en Dieu de la produc-
tion de la nature, par l’extériorité de cette dernière. Dans l’emanatio, « le
produit n’est pas en dehors du producteur ni autre (que lui), mais il est
un avec le producteur » (productum non est extra producentem nec aliud,
sed unum cum producente), tandis que, dans la creatio, le produit est
appelé créé « parce qu’il est produit en dehors du producteur » (quia
producitur extra producentem)649. Cette distinction a pour corrolaire que
la création va « d’un non-étant-quelque-chose à un étant-quelque-chose »
(ex non ente aliquo et ad ens aliquod), tandis que Dieu est « l’être plein
et total en sa simplicité » (esse simpliciter, totum et plenum). Dieu étant
le commencement absolu, ces deux productions (émanation et création)
ne sont qu’une seule et même opération. « Dieu parle une seule fois et
ne répète pas la même chose une seconde fois » (Job 33,14)650. La création
646
M. ECKHART, Expositio libri Genesis, § 33, LW I/1, p. 210, OLME 1, p. 288-291.
647
Ibid., § 288, LW I/1, p. 423, OLME 1, p. 618-619.
648
Ibid.
649
M. ECKHART, Liber parabolarum Genesis, § 9, LW I/1, p. 480, trad. Brunner,
p. 120.
650
Ibid., § 16, LW I/1, p. 486.
208 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES
651
PROCLUS, Eléments de théologie, prop. 1., cité dans : M. ECKHART, Liber parabo-
larum Genesis, § 15, LW I/1, p. 485.
652
ARISTOTE, Du ciel, 270 a 35, cité dans : M. Eckhart, Liber parabolarum Genesis,
§ 21, LW I/1, p. 492.
653
M. ECKHART, Liber parabolarum Genesis, § 25, LW I/1, p. 495-496, trad. Brunner,
p. 129.
OPÉRER SOUS L’ÉCORCE DU SIGNE 209
657
M. ECKHART, Liber parabolarum Genesis, § 18, LW I/1, p. 488.
658
Cf. Ibid., § 90, OLME 1, p. 352-353).
659
Cf. Ibid., § 53, LW I/1, p. 521.
660
Ibid., § 30, LW I/1, p. 499.
661
Ibid., § 14, LW I/1, p. 484, trad. Brunner, p. 121.
OPÉRER SOUS L’ÉCORCE DU SIGNE 211
662
Ibid., § 59, LW I/1, p. 527.
663
M. ECKHART, Liber parabolarum Genesis, § 47, LW I/1, p. 514.
664
Ibid., § 88, LW I/1, p. 550, trad. J. Casteigt, Connaissance et vérité chez Maître
Eckhart, p. 61.
665
A. MICHEL, « La rhétorique de Maître Eckhart : une rhétorique de l’être », dans :
Voici Maître Eckhart, p. 163-173.
666
Cf. M. ECKHART, Predigt 81/118, DW III, p. 398-399, trad. AH-EM, p. 704.
212 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES
667
M. ECKHART, Liber parabolarum Genesis, § 85, LW I/1, p. 546, trad. J. Casteigt,
Connaissance et vérité chez Maître Eckhart, op. cit., p. 61.
668
Ibid., Prologue, § 2, LW I/1, p. 451.
OPÉRER SOUS L’ÉCORCE DU SIGNE 213
669
Sur l’exégèse du Cantique des Cantiques chez Eckhart, et pour une interprétation
de ce passage, cf. J. CASTEIGT, « Un baiser entre ciel et terre », 2009, p. 218-238.
670
M. ECKHART, Liber parabolarum Genesis, Prologue, § 146, LW I/1, p. 615, trad.
J.-Cl. Lagarrigue, p. 166-167.
671
CL. PANACCIO, Le discours intérieur. De Platon à Guillaume d’Ockham, 1999.
672
Ibid., p. 126.
673
Cf. B. MCGINN (éd.), Meister Eckhart and the Beguine Mystics Hadewijch of Bra-
bant, Mechthild of Magdeburg, and Marguerite Porete, 1994; A. NOBLESSE-ROCHER,
« Bernard, Abbé de Clairvaux », dans : Encyclopédie des mystiques rhénans, p. 191-195.
674
Cf. M. ECKHART, Sermo VI, § 52, LW IV, p. 50.
675
M. ECKHART, Expositio Cantici Canticorum cap. 1, 6, LW II, p. 637-638, trad.
J. Casteigt, « Un baiser entre ciel et terre », art. cit., p. 220-222.
214 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES
Julie Casteigt, Eckhart s’appuie ici sur l’autorité d’Augustin pour qui
l’intériorité est le « domicile de la cogitation » (domicilio cogitationis)
dans lequel ne s’entend le bruit d’aucune langue676. Peut-être, chez
Augustin, est-il encore permis d’interpréter cette cogitation interne dans
le sens de paroles mentales naturelles se fixant ensuite dans des langages
spécifiques par convention. L’usage du verbum in corde, antérieur
à l’émission extérieur d’un son, laisse en effet envisager la proximité de
la pensée augustinienne avec la distinction stoïcienne entre logos
endiathetos et logos prophorikos677. Cependant, chez Eckhart, on observe
un déplacement non négligeable. Le langage dont il est question n’est pas
la pensée, ce qui laisserait supposer que le véritable siège du langage est
d’abord mental, il est un parler en acte. Non seulement le colloque
est silencieux parce qu’il n’est pas proféré, mais en plus il n’a plus rien
à voir avec la forme du langage :
Le propos et le discours extérieur sont seulement une forme de vestige, une
imperfection et une manière d’assimilation seulement analogique de cette
véritable expression de communication de la parole, par laquelle le supé-
rieur et l’inférieur se parlent immédiatement entre eux, au même titre que
l’amant et l’aimé, l’intellect et l’intelligé, ou encore le sens et le sensible en
acte, pour lesquels il n’y a qu’un seul acte, bien plus que ce n’est le cas
pour la forme et la matière, comme l’affirme le Commentateur (Averroès,
De l’âme, III, 5)678.
676
AUGUSTIN, Confessions, XI, 3, 5, BA 14, p. 278-281).
677
Cf. AUGUSTIN, De doctrina christiana, I, 12, BA 11, DDB, 1949, cité par
Cl. PANACCIO, op. cit., p. 112.
678
M. ECKHART, Liber parabolarum Genesis, Prologue, § 148, LW I/1, p. 617-618,
trad. J.-Cl. Lagarrigue, p. 168. Je souligne.
OPÉRER SOUS L’ÉCORCE DU SIGNE 215
679
M. ECKHART, Liber parabolarum Genesis, § 147, LW I/1, p. 616, trad. J.-Cl. Lagarrigue,
p. 167.
680
Cf. Ibid., § 110, LW I/1, p. 576.
681
Ibid., § 150, LW I/1, p. 619, trad. J.-Cl. Lagarrigue, p. 169.
Seul le juste connaît la justice
(Expositio sancti Evangelii secundum Iohannem)
ne commente des paroles qui se situent face à lui. L’auteur parle du Prin-
cipe en tant qu’il en est lui-même un produit immédiatement dépendant.
Cela signifie que celui qui parle, le locuteur, déclare à celui qui écoute,
l’auditeur, faire partie du « dire » de la parole. Cette situation de l’acte
de parole qualifie toute l’énonciation mais aussi toute sa réception. Si
donc, l’auditeur se situe ailleurs que dans la même modalité que le locu-
teur, il est d’ores et déjà en incapacité d’interprétation : qui habet aures
audiendi ! À véritablement parler, le terme « œuvre » dans l’expression
intentio operis ne concerne pas que l’œuvre extérieure, qui est le livre
écrit, mais l’œuvre intérieure, qui est l’opérativité interne sans laquelle
non seulement rien ne se fait, mais rien n’a de sens. Comme nous l’avons
vu précédemment, cette conformité de la production extérieure à l’atti-
tude dans laquelle elle est produite est primordiale pour Eckhart. En fai-
sant part de son intention à son auditeur, Eckhart qualifie le registre
sémantique sur base du pragmatique. Il invite celui à qui il s’adresse
à une implication particulière dans sa lecture. Tout ce qui sera dit sur le
rapport entre le producteur et ce qui est produit par lui ne pourra pas être
observé du dehors, comme s’il existait un quelconque point de vue
externe, mais de l’intérieur même de cette production. Or, cette perspec-
tive modifie considérablement la réception de l’énoncé. Ce qui est dit
peut être entièrement reçu suivant la cohérence de la syntaxe comme des
propositions exactes. Cependant, la modalité de vérité, la manière d’y
accéder, consiste à se laisser enseigner directement par le Verbe en tant
qu’il est le Principe actuel de toutes choses et donc de celui qui com-
mente et de celui qui lit. La manifestation de ce qui est dit demande
précisément d’y participer comme le terme concret (justus) participe au
terme abstrait (justitia) qui l’opère : « De fait, en règle universelle per-
sonne ne connaît la perfection divine ‘hormis celui qui reçoit’ (Ap 2,17),
c’est-à-dire que la justice n’est connue que d’elle seule et du juste assumé
par la justice elle-même »685. La cohérence thématique dont il est ici
question se redouble d’une cohérence pragmatique. L’auditeur entend
l’intention de l’auteur lorsqu’il comprend que la vérifiabilité de l’énoncé
se situe dans l’opérativité même par laquelle le juste est assumé par la
justice. C’est dans cette perspective, déjà bien manifestée dans le Liber
parabolarum Genesis, que nous aurons à entendre l’ensemble de ce com-
mentaire. Une des clefs herméneutiques est l’identité et l’altérité du pro-
ducteur et de ce qu’il produit :
685
M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 15, LW III, p. 13, OLME 6,
p. 46-47.
218 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES
Mais, il faut savoir (cinquièmement) que, par le fait même qu’une chose
procède d’une autre, elle s’en distingue (…) C’est pourquoi (sixièmement)
ce qui procède est fils de ce qui est produit. Car un fils devient autre (alius)
selon la personne et non autre chose (aliud) selon la nature686.
Pour Eckhart, l’étant produit dans la création a beau être d’une autre
nature que son producteur, il est néanmoins dans la conception en acte
du producteur. Il est ainsi en vertu de l’impossible mixtion entre l’ordre
intelligible et l’ordre ontologique, bien qu’ils soient corrélatifs en Dieu.
Parce que l’intelliger n’est rien de ce qui est, il peut aussi bien être pré-
sent au supérieur qu’à l’inférieur sans déroger à la différence ontolo-
gique. Eckhart va constamment jouer sur cette possibilité intellective
axiologiquement prioritaire à l’être. Toutes choses créées sont ancrées
dans l’opérativité divine qui est à la fois l’origine et le terme de tout
mouvement, sans pourtant se retrouver sur la ligne temporelle. On aura
alors deux plans : generatio et alteratio, dont le second est inscrit dans
le premier689. La présence de la generatio dans l’alteratio se fait sur le
mode d’un renouvellement incessant qui trouve son assise dans la
686
Ibid., § 5, LW III, p. 7, OLME 6, p. 32-33.
687
Ibid., § 6, LW III, p. 7, OLME 6, p. 32-33.
688
Ibid., § 6, LW III, p. 7-8, OLME 6, p. 32-35.
689
Voir « Altération et génération : la physique de la grâce », Note complémentaire
n°1, OLME 6, p. 356-371.
SEUL LE JUSTE CONNAÎT LA JUSTICE 219
690
ORIGÈNE, Homélies sur Jérémie, IX, 4, SC 232, p. 392-395.
691
M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 10, LW III, p. 10, OLME 6,
p. 40-41.
692
Ibid., § 12, LW III, p. 11, OLME 6, p. 42-43.
693
Ibid., § 14, LW III, p. 13, OLME 6, p. 46-47.
694
M. ECKHART, Expositio libri Sapientiae, § 1, LW II, p. 323.
220 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES
695
M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 16, LW III, p. 14, OLME 6,
p. 48-49.
696
Ibid.
SEUL LE JUSTE CONNAÎT LA JUSTICE 221
697
Ibid., § 169, LW III, p. 139, OLME 6, p. 302-305.
698
Cf. J. CASTEIGT, « ‘La science de l’âme est plus certaine que toute autre science’.
Une interprétation eckhartienne du témoignage (Jn 8, 17) », 2011-2012, spécialement,
p. 306s.
699
Cf. M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 438, LW III, p. 375, cité
dans ibid., p. 308-309.
700
L’exemple de l’aveugle se trouve chez Henri de Gand (Summa quaestionum ordi-
narium, art. 73, I, 9) et l’exemple de la pie chez Roger Bacon (Summa dialectices, I, 2,
1.1, § 23).
222 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES
701
M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 18, LW III, p. 15-16, OLME 6,
p. 52-53.
702
Ibid., § 20, LW III, p. 18.
703
Ibid., § 19, LW III, p. 16, OLME 6, p. 52-55.
SEUL LE JUSTE CONNAÎT LA JUSTICE 223
704
Ibid., § 19, LW III, p. 16, OLME 6, p. 54-55.
705
Ibid., § 23, LW III, p. 19, OLME 6, p. 58-59.
706
Ibid., § 23, LW III, p. 19, OLME 6, p. 58-59.
224 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES
Il ne suffit pas que tout l’être de l’image soit dans son exemplar, l’in-
verse est vrai aussi. Par le fait que l’exemplar confère tout ce qu’il est
lui-même à l’image, il s’y trouve totalement. Il en résulte une immanence
mutuelle et une inséparabilité dans l’unité. Un détour par le De anima
d’Averroès709 permet à Eckhart d’expliquer que cette « émanation for-
melle » (formalis emanatio) se suffit à elle-même. En effet, si, dans le
visible, une lumière extrinsèque est nécessaire pour que la vue et son
objet soient unis, c’est uniquement en raison du milieu transmetteur.
Aussi « l’enfantement de l’espèce visible dans la vision » (parturitio
speciei visibilis in visu) permet-t-il d’éclairer en retour la parturition
d’une espèce invisible. La corrélation de l’imago et de l’exemplar se
suffit à elle pour leur connaissance réciproque. Non seulement il est
impossible de connaître l’un sans l’autre, mais « de plus » :
[N]ul ne connaît l’image excepté le modèle, et nul ne connaît le modèle
excepté l’image (imaginem non novit nisi exemplar, nec exemplar quis novit
nisi imago), Mt 11 : « Personne ne connaît le Fils, si ce n’est le Père, per-
sonne non plus ne connaît le Père, si ce n’est le Fils. » La raison en est que
leur être est un et qu’il n’y a rien qui soit étranger à l’autre. Or les principes
de l’être et ceux de la connaissance sont identiques, et rien n’est connu par
quelque chose d’étranger710.
707
Cf. O. BOULNOIS, « La mystique ou l’image transparente » dans : Au-delà de
l’image, p. 296-307.
708
M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 24, LW III, p. 19-20, OLME 6,
p. 60-63.
709
AVERROÈS, De anima, II, comm. 67, Crawford, p. 233, 90-94.
710
M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 26, LW III, p. 21, OLME 6,
p. 62-65.
SEUL LE JUSTE CONNAÎT LA JUSTICE 225
711
Ibid., § 26, LW III, p. 26, trad. personnelle.
712
Cf. GUILLAUME D’OCKHAM, Ordinatio, Prologue, Question I, dans : Intuition et
abstraction, textes introduits, traduits et annotés par D. Piché, 2005, p. 58-121.
226 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES
713
M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 46, LW III, p. 38, OLME 6,
p. 100-101.
714
Ibid., § 48, LW III, p. 39-40, OLME 6, p. 102-105.
SEUL LE JUSTE CONNAÎT LA JUSTICE 227
sa présence se fait connaître par quelque effet nouveau. »715 Les effets
qui affectent l’étant intelligent, en tant qu’ils demandent une coopération
vertueuse de sa part, émergent sur fond de quatre réalités qui sont les
conditions de possibilité de toutes les autres. Ces quatre réalités sont
présentes en l’homme avant toute initiative de sa part. Ce sont les
transcendantaux :
Ces réalités qui constituent son domaine, en lesquelles Dieu vient, ce sont
l’être ou l’étant, l’un, le vrai et le bien. Car Dieu possède toutes quatre en
propre, en tant qu’il est « le Premier » (primum), celui qui « est riche par
soi » (est dives per se). Il les possède parce qu’il est « riche » (dives) ; il
les possède en propre, parce qu’il est « de par soi » (per se). Or ces quatre
qu’on vient de mentionner sont présentes en toutes choses en deçà du Pre-
mier, en tant qu’« hôtes » (hospites) et « étrangers » (advenae), apparte-
nant à la maison de Dieu. Il nous est donc enseigné en premier lieu que
Dieu est et est à l’œuvre en tous (operatur in omnibus), et qu’il vient à tous
et à toutes choses, (pour) autant que toutes choses sont, sont un, sont vraies
et son bonnes (in quantum sunt, in quantum unum sunt, in quantum vera,
in quantum bona) ; et en second lieu que par sa venue immédiate, Dieu,
sans que nul n’y coopère, œuvre en toutes choses (nullo cooperante opera-
tur in omnibus) l’étantité, l’unité, la vérité et la bonté, selon des modes il
est vrai analogiques (analogice)716.
Que Dieu puisse venir dans son propre (in propria venit) signifie que
l’étant, l’un, le vrai et le bien constituent son domaine. Or, en Dieu,
propre va de pair avec dives per se : le fait de se diffuser généreusement
sans rien retenir. Affirmer que « rien n’appartient aussi proprement
à l’être que l’étant et au Créateur que la créature »717 signifie que Dieu
se diffuse totalement lui-même : esse, unitas, veritas et bonitas, en tout
étant créé. L’initiative de cette quadruple opération revenant uniquement
à Dieu, à la fois être et créateur (Deus autem esse est, ipse et creator)718,
tout étant créé en est seulement l’ « hôte ». Complètement « étranger »
à l’opération reçue, la réceptivité est ici totale. Au point que le Thurin-
gien ajoute plus bas : « Le pouvoir même de recevoir est reçu de lui »719.
Donc, lorsqu’il se découvre étant, un, vrai ou bon, le créé éprouve
concrètement qu’il est opéré immédiatement par Dieu, à qui il peut aus-
sitôt attribuer l’être, l’unité, la vérité et la bonté. Cette attribution est
analogique, pour autant que l’on comprenne par-là que le lien entre les
715
Ibid., § 96, LW III, p. 83, OLME 6, p. 190-191.
716
Ibid., § 97, LW III, p. 83-84, OLME 6, p. 192-195.
717
Ibid., § 96, OLME 6, p. 192-193.
718
Ibid.
719
Ibid., § 99, OLME 6, p. 196-197.
228 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES
signes concrets et les signes abstraits n’est pas d’ordre sémantique mais
opératif. Dans cette métaphysique opérative, l’identification des transcen-
dantaux est le résultat de la contradiction vécue par l’étant créé. Se
découvrant étant, un, vrai et bon, il est dans l’impossibilité de pouvoir
s’attribuer la paternité de cette quadruple effectivité. Il ne peut que l’attri-
buer à Dieu comme condition de possibilité de son effectuation étrangère.
Les quatre transcendantaux sont donc toujours à prendre en couple
concret-abstrait. La transcendantalité est là pour attester la dépendance
ontologique radicale de la créature à Dieu. La métaphysique eckhartienne
renvoie directement à l’Écriture comme le lieu par excellence où Dieu
enseigne qu’il opère en toutes choses. Verbum, utpote ratio720. C’est la
même raison (logos) qui est à l’œuvre dans la Création et dans l’Écri-
ture : dans les deux cas, l’usager de la raison est déjà le récepteur, dans
son activité rationnelle, d’une opérativité qui transite à travers lui. La
logique perce en théologique dès que le logicien reconnaît que son acte
ne peut se faire sans l’agir premier de Dieu. À cet agir, la créature ne
peut que répondre par un « pâtir Dieu ». Cette expression se trouve
d’abord chez le Pseudo-Denys : pathôn ta theia721, Eckhart rappelle cette
influence en donnant au « pâtir » une qualification singulière, celle d’un
apprentissage des mystères divins à travers l’habitus de la vertu :
En outre, il faut savoir que le juste sait et connaît la justice parce qu’il est
lui-même juste, tout comme celui qui a acquis l’habitus de la vertu sait ce
qui relève de la vertu et ce qu’il faut faire selon cette vertu, du fait même
qu’il est vertueux. C’est pourquoi c’est tout un pour lui que d’être vertueux
et de connaître la vertu. De là vient qu’Hiérothée apprit les mystères divins
par un pâtir (divina patiendo), non par un apprentissage de l’extérieur,
comme le dit Denys. Et c’est ce qui est dit en Si 15 : ‘Celui qui tient à la
justice la comprendra’. Car tenir et avoir la justice, c’est l’appréhender,
c’est-à-dire la connaître722.
720
Ibid., § 11, OLME 6, p. 40-41.
721
DENYS L’ARÉOPAGITE, Les noms divins, chap. II, § 1, 648 b, trad. Y. de Andia, Cerf,
coll. « Sources chrétiennes », n°578, 2016, p. 396-397. Denys explique l’expression
« pâtissant les choses divines » comme une « sympathie », un « souffrir-avec » (sum-
pathein). Le « souffrir » (pathein) s’opposer à « enseigner » (mathein) (voir Peri philo-
sophias d’Aristote, fragment 15).
722
M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 191, LW III, p. 159-160,
OLME 6, p. 144-145.
SEUL LE JUSTE CONNAÎT LA JUSTICE 229
723
THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia Pars, q. 1, a. 6.
724
J. LADRIÈRE, L’articulation du sens, T. II, p. 224.
725
Ibid., p. 344-347.
Cognitio et amor. Une interprétation parabolique
(Expositio sancti Evangelii secundum Iohannem)
726
Le texte qui suit a été publié en allemand : Y. MEESSEN, « Cognitio et amor. Inter-
pretation im Gleichnis : Eckharts Auslegung von Johannes 20, 3-8 », dans : H. SCHAETZER,
M.-A. VANNIER (hrsg.), Zum Intellektverständnis von Meister Eckhart und Nikolaus von
Kues, Munster, Aschendorff Verlag, 2012, p. 81-92.
727
Cf. M. ECKHART, Predigt 9, DW I, p. 152,9 – 153,6, AH I, p. 103.
728
Cf. R. KLIBANSKY, « Commentariolum de Eckhardi Magisterio », dans : Magistri
Eckhardi opera latina. III. Quaestiones Parisienses, p. XIII ; B. MARTEL, La psychologie
de Gonsalve d’Espagne, 1968.
729
M. ECKHART, Predigt 9, DW I, 146,6, AH I, p. 101
COGNITIO ET AMOR. UNE INTERPRÉTATION PARABOLIQUE 231
735
Ce passage en italique a été modifié par rapport à la publication allemande de ce
texte.
736
M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 694-695, LW III, p. 611.
737
AVICENNE, Liber de anima, éd. S. van Riet, Louvain-Leiden, 1968, II, 1, 4 – 11,
50 ; cf. aussi THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia Pars, q. 78, a. 3 et 4.
738
M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 694, LW III, p. 611, 1-4.
COGNITIO ET AMOR. UNE INTERPRÉTATION PARABOLIQUE 233
739
Ibid., § 694, LW III, p. 611, 6-8.
740
Ibid., § 694, LW III, p. 611, 8-9.
741
ARISTOTE, De Anima, III, t. 42.
742
M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 694, LW III, p. 611, 11.
743
Ibid., § 696-697, LW III, p. 611-612.
234 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES
(sub alia et alia ratione) pour laquelle elles visent le même objet (unum
obiectum). La volonté cherche son objet selon l’amour, tandis que l’intel-
ligence le cherche selon la connaissance. Or, selon Eckhart, « Dieu, dans
cette vie, peut être aimé par lui-même, mais ne peut être connu par lui-
même »744. Cette priorité, ou antériorité, est révélée par la suite du ver-
set : « Mais l’autre disciple courut plus vite que Pierre et arriva le pre-
mier au tombeau » (Jn 20,4b). En mettant en avant les raisons différentes
de l’intelligence et de la volonté, Eckhart dévoile en même temps l’asso-
ciation des deux duos : « intelligence et volonté », « connaissance et
amour ». Si les deux premières appellations désignent les facultés selon
leur acte propre, les deux suivantes les désignent davantage selon leur
finalité. Il ne s’agit pas seulement de la course mais de son terme :
l’amour arrive le premier au tombeau et la connaissance arrive à son tour.
Mais, le revirement de priorité entre la volonté et l’intellect est de courte
durée. Voici que le commentaire inverse à nouveau le rapport. Jean, qui
figure la volonté, est plus rapide à parvenir au tombeau mais il n’en
franchit pas le seuil : « il est à remarquer que malgré que la volonté, qui
aime Dieu, arrive au tombeau, elle n’entre cependant pas »745. Au
contraire, « Pierre entre, parce que l’intellect saisit intérieurement la
chose connue dans son principe, (comme) le Fils, qui est ‘dans le sein du
Père’ (Jn 1,18) »746. La priorité de la pénétration de l’intellect dans le
tombeau n’est pas expliquée par Eckhart d’après une raison philoso-
phique, mais d’après la Révélation. Comme il revient au Fils de pénétrer
« dans le sein du Père » (Jn 1,18), ainsi l’intellect pénètre dans son Prin-
cipe (in suis Principiis). Cette explication resitue l’option de Maître
Eckhart dans le débat théologique sur la procession du Verbe747.
Dans la polémique universitaire, deux options s’affrontent. Selon l’op-
tion traditionnelle, héritée des Pères grecs, la génération s’opère « par
mode de nature » (per modum naturae)748. Selon la seconde option, dont
la source est l’Évangile de Jean et le De Trinitate d’Augustin, la généra-
tion s’opère « par mode de pensée intellective ». D’un côté la nature ou
l’être, de l’autre, l’intellect. Après avoir professé la première option,
notamment dans son Commentaire sur les sentences, Thomas d’Aquin
devient le principal propagateur de la seconde conception, une
744
Ibid., § 696, LW III, 611, 14-15.
745
Ibid., § 697, LW III, p. 612, 1-2.
746
Ibid., § 697, LW III, p. 612, 2-3.
747
Cf. E. WEBER, « Les discussion à Paris sur l’être et le connaître intellectif », dans :
Maître Eckhart à Paris, p. 41-54.
748
PIERRE LOMBARD, Sententiae in IV libris distinctae, I, d. 5, c. 1.
COGNITIO ET AMOR. UNE INTERPRÉTATION PARABOLIQUE 235
749
Cf. la distinction entre Scriptum super Sententiis, dist. 6, q. 1 et Quodlibet de
Potentia, q. 9, a. 5.
750
M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 697, LW III, p. 612, 3-4.
751
Ibid., § 697, LW III, p. 612, 5-6.
752
THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 60, a. 1.
753
Cf. Sermo L, § 513-516, LW IV, p. 429-431, trad. J. Devriendt, L’œuvre des Ser-
mons, 2010, p. 398-400.
754
Sermo L, § 514, LW IV, p. 430, 8-9, trad. J. Devriendt, p. 399.
755
« Tu étais au-dedans et moi au-dehors » (AUGUSTIN, Confessions, VI, 3, 4, cité
dans Sermo L, § 514, LW IV, p. 430, 7, trad. J. Devriendt, p. 399.
756
Sermo L, § 513, LW IV, p. 429, 6-7, trad. J. Devriendt, p. 398.
236 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES
759
Ibid., § 698, LW III, p. 612, 10 – 613, 1.
238 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES
facultés que pour mieux les rassembler. Son but, ici, n’est pas d’assurer
la priorité de l’une ou de l’autre faculté. Sur ce point conflictuel, dans le
débat universitaire, comme dans les sermons allemands, Eckhart s’en est
tenu à la position dominicaine. Le commentaire johannique ne déroge pas
à cette règle. Seul le Sermon allemand 21 nuance la priorité. Eckhart
affirme que « la volonté est plus noble que l’intellect »760 sur un point
précis. L’intellect a besoin de « ce que les sens apportent de l’extérieur »,
tandis que « la volonté n’emprunte nulle part ailleurs que dans la pure
connaissance où il n’y a ni ‘ici’ ni ‘maintenant’ »761. Cette exception
n’est pas sans intérêt pour interpréter correctement la priorité de l’intel-
lect sur la volonté. Le langage parabolique nous apprend que la volonté
coure plus vite que l’intellect mais que ce dernier est requis pour que
l’amour pénètre l’intériorité divine. Le Sermon latin L va jusqu’à inter-
préter la priorité de l’intellect sur la volonté comme une nécessité pour
arriver à un objectif : Dieu veut être aimé. En conclusion, l’enseignement
parabolique d’Eckhart peut être résumé en trois points : 1) il y a bien une
priorité de l’intellect sur la volonté, 2) mais, quand il s’agit de la connais-
sance de Dieu, cette priorité n’est plus que taxinomique, c’est-à-dire que
l’ordre des facultés correspond à l’ordre (taxis) des processions trini-
taires, 3) enfin, cette priorité est subordonnée à un objectif final :
naître à la vie de Dieu, là où être, connaître et aimer sont un acte unique.
À travers ces trois points, nous pouvons affirmer que le déplacement
sémantique des termes « intellect » et « volonté » aux termes « connais-
sance » et « amour » correspond à un passage de l’usage purement natu-
rel des facultés vers leur usage surnaturel. Même si ce passage n’est pas
toujours clairement défini, autant, dans l’ordre rationnel, les facultés se
distinguent soigneusement, autant, dans l’ordre de la Révélation, elles sont
inséparables. Nul ne sera donc étonné de trouver dans le Sermon 9, qui
prône très explicitement la priorité de l’intellect sur la volonté, cette affir-
mation : « Saint Bernard dit : Aimer Dieu est un mode sans mode »762.
Or, pour Eckhart, le « mode sans mode » (wîse âne wîse) est le mode le
plus éminent de l’accès à Dieu. Il correspond à la connaissance de Celui
qui est « être sans être » (wesen âne wesen)763, ou Celui dont l’« être »
(wesen) est identique à l’« amour » (minne)764. Finalement, puisque Dieu
est amour, peut-on le connaître autrement qu’en l’aimant ?
760
Predigt 21, DW I, p.365, 4-5, AH I, p. 186.
761
Ibid., DW I, p. 365, 1-4, AH I, p. 186.
762
Predigt 9, DW I, p. 144, AH I, p. 101.
763
Predigt 71, DW III, p. 231, 1-3, AH III, p. 80.
764
Predigt 41, DW II, p. 287, 2-3, AH II, p. 70.
Conclusion II
765
M. ECKHART, Sermo Vas auri solidum, § 4, LW V, p. 92, trad. M. Mauriège, p. 38.
240 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES
766
J. LADRIÈRE, « Métaphysique et mystique », p. 106.
767
Ibid.
768
Ibid., p. 107-108.
769
Ibid., p. 108.
770
VL. LOSSKY, Théologie negative, p. 68.
CONCLUSION II 241
771
Cf. O. BOULNOIS, « Heidegger, l’ontothéologie et les structures médiévales de la
métaphysique », p. 27-55.
772
M. HEIDEGGER, « Was ist Metaphysik ? » (1929), trad. fr., p. 40.
773
F. BRUNNER, « Mysticisme et rationalité chez Eckhart », p. 212.
774
M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Ioannem, § 444, LW III, p. 380, cité dans
ibid.
242 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES
775
Cf. mon article « Le ‘mystique’, un moment expérimental structuré par le langage
spéculatif », 2018, p. 119-135.
776
Cf. A. DE LIBERA, Penser au Moyen Âge, 1991, p. 137, 204. Cf. aussi
R. IMBACH, Dante, la philosophie et les laïcs, 1996.
TROISIÈME PARTIE
777
Cf. N. BÉRIOU, L’Avènement des maîtres de la Parole. La Prédication à Paris au
XIIIe siècle, 1998 ; « La prédication aux derniers siècles du Moyen Âge », 2002,
p. 113-127.
778
JEAN CHRYSOSTOME, Opus imperfectum in Matthei evangelium, hom. 10, PG 56,
684s, cité par M. ECKHART, Expositio libri Genesis, § 278-285, LW I/1, p. 415-420, trad.
OLME 1, p. 608-617.
246 TRAITÉS ET SERMONS ALLEMANDS
779
M. ECKHART, Predigt 52, trad. A. de Libera, p. 353.
780
M. ECKHART, Predigt 51, trad. A. de Libera, p. 345.
781
Hasebrink se base sur l’étude de T. A. VAN DIJK, Texte and Context. Explorations
in the Semantics and Pragmatics of Discours, 1977, cité dans : B. HASEBRINK, Formen
inzitativer Rede bei Meister Eckhart, p. 108-109.
782
Pour les structures de ce type, Hasebrink se fonde notamment sur les travaux de
Klaus Brinker (Linguistische Textanalyse. Eine Einfürung in Grundbegriffe und Methode,
1988) et d’Ursula Wéber (Instruktionsverhalten und Sprechhandlungsfähigkeit. Eine
empirische Untersuchung zur Sprachentwicklung, 1982).
INTRODUCTION III 247
libérée du temps et de l’espace, le Père envoie son Fils dans l’âme » (Sô
diu sêle der zît und der stat ledic ist, sô sendet der vater sînen sun in die
sêle)783, ou : « Tant que ces trois choses sont en moi [temporalité, cor-
poralité, multiplicité], Dieu n’est pas en moi et n’opère pas véritablement
en moi » (Als lange disiu driu in mir sint, sô enist got in mir niht noch
enwürket in mir niht eigenlîche)784. Dans ce tissu incitatif, même les
verbes à l’impératif sont porteurs d’une fonction d’appel785.
Ce dispositif d’appel diversifié se base sur les mêmes règles gramma-
ticales et logiques que l’opus tripartitum. À savoir, il y va toujours du
même entrelacs entre le signe et l’opérativité, régi par la règle ‘concret-
abstrait’ et la règle ‘inférieur-supérieur’. Les termes concrets et abstraits,
fonctionnant en corrélation, ne sont attribuables qu’en raison de l’opéra-
tion par laquelle le supérieur affecte l’inférieur. Dans ce procédé, les
doubles transcendentia se présentent comme de véritables conditions de
possibilité d’une effectuation. Or, selon leur type, les relations condition-
nelles déployées dans les sermons posent que : 1) Dieu opère actuelle-
ment en toutes choses et, par conséquent, toutes les actions humaines
dépendent immédiatement de lui (actualité) ; 2) si l’homme veut connaître
Dieu et entrer dans sa béatitude, il doit laisser Dieu opérer en lui (hypo-
thèse) ; 3) si l’homme, au contraire, se tourne vers les choses extérieures,
il se rend indisponible à l’action divine (contre-factualité). Autrement dit,
le tissu locutionnaire, en tant même qu’il est conditionnel, convoque les
auditeurs à s’impliquer dans l’opération en acceptant de ne pas en être
les opérateurs, mais les bénéficiaires. Sans cette auto-implication, la
parole persuasive reste sans effet. Participer à la chose-même de ce dont
on parle est la seule manière d’en percevoir l’évidence.
L’application de la structure appellative est conditionnée par une « exi-
gence de justification » (Begründungsanspruch)786. Elle nécessite que les
interlocuteurs en présence puissent s’appuyer sur un fondement d’évi-
dence qui assure la validité des propositions échangées. Ce point est
primordial car c’est là, en fin de compte, que réside la légitimité de la
science théologique. Comme l’affirment Brunner et Ladrière, le fonde-
ment de l’argumentation ne se situe pas dans le champ sémantique mais
dans le champ expérimental. La véracité du discours se vit dans une
expérience silencieuse. Cependant, pour employer le langage phénomé-
nologique, la sphère matérielle ou hylétique ne remplit la signification
783
M. ECKHART, Predigt 4, DW I, p. 74, AH -EM, p. 296. Je souligne.
784
M. ECKHART, Predigt 11, DW I, p. 178, AH-EM, p. 468. Je souligne.
785
B. HASEBRINK, Formen inzitativer Rede bei Meister Eckhart, p. 177-179.
786
Ibid., p. 36.
248 TRAITÉS ET SERMONS ALLEMANDS
que parce qu’elle est précédée par une structure formelle en attente de
remplissement. Remarquons que Maître Eckhart ne décrit pas l’expé-
rience mystique elle-même. L’opérativité, inaccessible comme telle au
signe, doit pourtant être indiquée par le langage. L’événement singulier
de l’opérativité doit être situé sur un mode universel. La structure de la
prédication dépasse telle circonstance particulière et contextuelle. Indé-
pendante du charisme propre de Eckhart de Hochheim, elle se présente
« comme réalisation et modification des systèmes d’actions normatifs »
(als Realisation und Modifikation normativer Handlungssysteme)787.
Il s’agit d’une véritable « performance communicative » (communikative
Leistung), au sens où la prédication instaure ses propres conditions de
réception et de crédibilité788. La prédication fonctionne comme un proto-
cole scientifique valable pour n’importe quels prédicateurs et auditeurs.
À savoir, elle désigne un exercice qui est réitérable si l’on se plie aux
conditions de sa reprise. Et, comme dans toute science digne de ce nom,
c’est la pratique de l’expérience elle-même qui permet de vérifier le bien-
fondé du protocole. Selon Hasebrink, la prédication eckhartienne est
habitée par un « structure de reprise » (Wiederaufnahmestruktur)
construite sur deux procédés qui fonctionnent conjointement : la substi-
tution et le parallélisme789. Il s’agit en fait de deux tropes. La substitution
consiste à lire l’ensemble de la cohérence syntaxique des éléments en
présence en la transposant sur un autre plan. En raison des glissements
opérés par la substitution d’un mot par un autre, les termes utilisés
deviennent paradigmatiques d’une identification possible du destinataire
du sermon. Ce dernier peut découvrir que Dieu n’est pas seulement cause
de toutes choses, en général, mais qu’il opère en lui, à l’instant même où
le sermon lui est adressé. Cette prise de conscience se fait, par exemple,
à l’occasion de la substitution des termes philosophiques « cause » et
« causé » par les termes « père » et « fils », à la fois plus bibliques
et plus familiers, et donc plus accessibles à n’importe quel auditeur, qu’il
soit lettré ou non. Cela permet au prédicateur de substituer à l’opération
divine « dans toutes choses » (in allen dingen) l’opération « en toi » (in
dir)790. Par là, le contenu thématique du sermon n’est pas strictement
modifié, mais il provoque un changement d’attitude du récepteur par
rapport à ce qu’il entend. Le pronom personnel est un déictique qui agit
787
Ibid., p. 47.
788
Ibid.
789
Ibid., p. 16-22.
790
Cf. Predigt 73 commenté par B. HASEBRINK, Formen inzitativer Rede bei Meister
Eckhart, p. 189-190.
INTRODUCTION III 249
791
M. ECKHART, Predigt 12/90, cité par B. Hasebrink, op. cit., p. 89.
792
R. JAKOBSON, Linguistics and Poetics, 1960, cité par B. HASEBRINK, op. cit., p. 21.
793
B. HASEBRINK, op. cit., p. 72.
794
Ibid., p. 150.
795
R. BRAGUE, Aristote et la question du monde, p. 516.
250 TRAITÉS ET SERMONS ALLEMANDS
796
Paradisus anime intelligentis : Studien zu einer dominikanischen Predigtsam-
mlung aus dem Umkreis Meister Eckharts, 2009. Pour une présentation générale du Para-
disus anime intelligentis, cf. K. RUH, Initiation à Maître Eckhart, théologien, prédicateur,
mystique, Chap. V, p. 83-102.
797
M. ECKHART, Predigt 81/118, DW III, p. 398-399, trad. AH-EM, p. 704.
798
M. ECKHART, Die rede der underscheidunge, § 23, DW V, p. 291.
INTRODUCTION III 251
799
Cf. M. ECKHART, Predigt 53/74. Misit Dominus manum suam, DW II, p. 528-529,
AH-EM, p. 459.
252 TRAITÉS ET SERMONS ALLEMANDS
audibles que pour autant qu’on les accueille dans la structure pragma-
tique. D’où l’emprunt à Maïmonide de sa clé herméneutique : « Si tu
veux avoir le fruit tu dois briser la coque ». À savoir, ne cherche pas à
produire des représentations conceptuelles à partir des signes que tu
entends, mais passe à travers eux vers l’opération qui les sous-tend. La
métaphysique devient rebelle car l’exacerbation du paradoxe nécessite la
sortie vers l’éthique. Qui plus est, l’éthique devient le lieu de légitimité
de la vérité du langage. Cela veut dire que la vérité de la Parole de Dieu
n’est plus gardée secrète dans les libri des magistri mais qu’elle fait
irruption dans la vie quotidienne. C’est là que cette prédication devient
dérangeante. Eckhart n’ouvre pas seulement les frontières entre « let-
trés » et « illettrés », plus encore, il inaugure une nouvelle manière de
percevoir la scientificité de la théologie. Obstetricandi scientia signifie
que le cadre spéculatif de la théologie est au service de l’expérience
spirituelle dans laquelle il s’éprouve comme vrai. Cela change la donne
quant à la fonction magistérielle. D’une part, les magistri ne peuvent plus
être les détenteurs d’une vérité à distiller à leur gré, et d’autre part, ils ne
peuvent plus enseigner une parole sans d’abord la pratiquer. Perte d’un
double privilège. Certains confrères mal intentionnés de Maître Eckhart
tenteront de faire taire celui qu’ils verront désormais comme un empê-
cheur de tourner en rond. Cela vaudra au Thuringien les affres d’une fin
de vie malmenée. À l’instar de Boèce, Eckhart écrira alors son livre de
la consolation divine. Se situant dans la ligne des exercices spirituels de
l’Antiquité, ce traité n’en fait pas moins retour sur le cadre spéculatif
de la théologie. Sachant que ses adversaires s’acharnent sur sa manière
de concevoir la théologie, Eckhart y rappelle que les transcendantaux
(concret/abstrait) n’ont d’autre but que la présentation spéculative d’une
métaphysique incompréhensible sans la participation du causé à sa
cause : « Dans l’homme bon, la bonté s’engendre elle-même avec tout
ce qu’elle est » ; « L’homme bon et la bonté ne sont rien qu’une seule
bonté » : ils sont unis dans « une seule vie », et cette vie s’éprouve
concrètement. Là se trouve la manifestation de Dieu. D’où le fait qu’il
n’y a à chercher aucune autre consolation que de demeurer dans la
constance éthique, que l’homme bon et juste ressente ou non la consola-
tion. Socrate et les martyrs d’Israël sont alors pris en exemple par Eckhart
comme manière semblable de vivre la philosophie. Cette persévérance
dans le comportement du juste (qui seul connaît la justice) est celui de
l’homme noble. Il s’en dégage un nouvel humanisme dégagé de toutes
les appartenances qu’elles soient sociales ou religieuses. Déposée dans la
nature humaine, la semence divine peut y croître pour celui qui demeure
INTRODUCTION III 253
800
M. ECKHART, Die rede der underscheidunge, DW V, p. 185.
801
K. RUH, Initiation à Maître Eckhart, théologien, prédicateur, mystique, p. 36.
802
Ibid., p. 38.
803
M. ECKHART, Die rede der underscheidunge, DW V, p. 251.
804
La traduction de « wîse » et de « weise » par « guise » est attestée étymologique-
ment. Cf. M. MÉNAGE (dir.), Dictionnaire étymologique de la langue françoise, 1850,
p. 725.
805
Voir M. ECKHART, Von dem edeln menschen, DW V, p. 106-119.
806
M. ECKHART, Die rede der underscheidunge, § 1, DW V, p. 185.
ŒUVRE INTÉRIEURE ET ŒUVRE EXTÉRIEURE 255
mais, au contraire de faire valoir que la vertu est d’autant « plus noble »
(edeler) qu’elle est réalisée dans la faiblesse807. L’abandon et la noblesse
s’appellent l’un l’autre comme des vases communiquants : « ce que
l’homme abandonne (laezet) volontairement par amour lui est rendu avec
bien plus de noblesse (im vil edeler) »808. La noblesse est donnée
à l’homme comme une semence à laquelle se mêle presque inévitable-
ment l’ivraie : « il ne faut pas pour autant rejeter le noble grain (das edel
korn) »809. Le nouvel homme dont parle Eckhart n’est ni un saint ni un
héros, mais un homme qui cherche à se maintenir dans une « noble inten-
tion » (edeliu meinunge)810. Avant même les deux magistères parisiens et
les prédications qui suivront, Eckhart est déjà disposé à faire valoir l’uni-
versalité de la vie chrétienne, par-delà les clivages entre vie monastique
et vie dans le siècle, dans une société médiévale en pleine mutation.
Que les Entretiens spirituels soient la mise par écrit d’actes oraux est
fondamental. Comme l’affirme Kurt Ruh, il ne reste néanmoins que
« quelques traces » de l’aspect dialogal de ces entretiens : « Ich wart
gevrâget (‘on m’a posé cette question’), nû vrage (‘tu poses une ques-
tion !’), ein vrâge (‘une question’) ». Et aussi cette « réplique sponta-
née » : « Eyâ, herre, ich hân vil gesündiget, ich enmac niht gebüezen
(‘Oh ! Seigneur, j’ai beaucoup péché, je ne peux faire pénitence !’) »811.
Ces traces sont suffisantes pour manifester qu’un locuteur s’adresse à son
allocutaire avec une intention déterminée. Tout ce qui est dit est donc
porté par un « vouloir-dire ». Pour autant, le texte ne s’apparente pas
à des reportationes. L’organisation thématique montre que nous avons
affaire à un travail d’écriture en vue d’une large diffusion. L’éthique qui
s’en dégage est valable pour toutes les catégories de personnes. Cepen-
dant, ce qui est écrit dans ce livre ne sera entendu qu’à la condition d’une
implication décisive dans l’écoute :
Dans la véritable obéissance, on ne doit pas trouver : Je veux telle ou telle
chose, ceci ou cela, mais un total renoncement à ce qui t’est propre. Et c’est
pourquoi la meilleure prière que puisse faire l’homme ne doit pas être :
Donne-moi cette vertu ou cette manière d’être, ou encore : Seigneur, donne-
toi à moi, ou donne-moi la vie éternelle, mais bien : Seigneur, donne-moi
seulement ce que tu veux et fais, Seigneur, ce que tu veux et de la manière
que tu veux812.
807
Ibid., § 9, DW V, p. 214.
808
Ibid., § 10, DW V, p. 222, trad. AH, p. 56.
809
Ibid., § 11, DW V, p. 231.
810
M. ECKHART, Die rede der underscheidunge, § 21, DW V, p. 277.
811
K. RUH, Initiation à Maître Eckhart, p. 36.
812
M. ECKHART, Die rede der underscheidunge, DW V, p. 188.
256 TRAITÉS ET SERMONS ALLEMANDS
813
Ibid., DW V, p. 185.
814
Ibid., DW V, p. 187.
ŒUVRE INTÉRIEURE ET ŒUVRE EXTÉRIEURE 257
815
Comme chez Jean Cassien (De Institutis cœnobiorum, V, 41), le « discernement »
(discretio) constitue une « boussole pour le moine ». Cf. M.-A. VANNIER, « Les Entre-
tiens spirituels, creuset de l’œuvre d’Eckhart », dans : Meister Eckhart in Erfurt, 2005,
p. 137-145, ici, p. 139.
816
B. HASEBRINK, Formen inzitativer Rede bei Meister Eckhart, p. 108-109.
817
M. Eckhart, Die rede der underscheidunge, § 1, DW V, p. 187, trad. AH légèr.
modif., p. 41-42.
818
Ibid., § 1, DW V, p. 187, trad. AH, p. 42.
819
Ibid., § 6, DW V, p. 203, trad. AH légèr. modif., p. 48.
820
Ibid., § 6, DW V, p. 204, trad. AH, p. 48.
258 TRAITÉS ET SERMONS ALLEMANDS
821
Ibid., § 16, DW V, p. 245-246, trad. AH légèr. modif., p. 65.
822
Ibid., § 6, DW V, p. 203-204, trad. AH légèr. modif., p. 48.
823
Ibid., § 11, DW V, p. 226, trad. AH légèr. modif., p. 57.
824
Ibid., § 6, DW V, p. 202, trad. AH légèr. modif., p. 47.
825
Ibid., § 3, DW V, p. 194, trad. AH légèr. modif., p. 44.
826
Ibid., § 1, DW V, p. 187-188, trad. AH, p. 42.
827
Ibid., § 21, DW V, p. 280, trad. AH, p. 79.
ŒUVRE INTÉRIEURE ET ŒUVRE EXTÉRIEURE 259
pour autant que l’homme soit dans une intention droite : qu’il soit « dans
la rue » (in der strâze) ou « à l’église » (in der kirchen), « dans la soli-
tude » (in der einoede) ou « dans la cellule » (in der zellen), « celui qui
est droit, en vérité, se trouve bien en tous lieux et avec tout le monde »
(Wem reht ist, in der wârheit, dem ist in allen steten und bî allen liuten
reht)834. La performance énonciative a principalement pour but de rendre
l’allocutaire attentif à la manière dont il agit. Elle tente d’établir celui
à qui elle s’adresse dans un ethos, un habitus, basé sur une intention
tournée vers l’opérativité intérieure. L’attention à la « présence divine »
(götlicher gegenwerticheit) est une « habileté » qui doit devenir une
seconde nature à force de s’y exercer : « Au début, il y faut de la
réflexion et une pénétration attentive, comme l’écolier vis-à-vis de son
art » (Dâ muoz ze dem êrsten ein anegedenken und ein merklich înerbil-
den zuo gehoeren, als dem schuoler ze der kunst)835.
Peu importe finalement, ce que l’on réalise pourvu que cela soit ce que
l’on doit faire à ce moment-là. La bonté ou la justice d’un acte ne dépend
pas de l’extériorité, mais de la modalité intérieure par laquelle on le fait.
Il s’agit d’œuvrer avec bonté ou avec justice. D’où l’affirmation eckhar-
tienne : « ce ne sont pas les œuvres qui sanctifient, c’est nous qui devons
sanctifier les œuvres » (diu werk enheiligent uns niht, sunder wir suln
diu werk heiligen)836. Maître Eckhart propose ainsi une voie de sanctifi-
cation pour tous, sans accès privilégié. Quelle que soit l’action qui se
présente, la seule voie valable est d’être « vigilant » (wacheric)837 :
Sans doute une œuvre n’est-elle pas semblable à l’autre, mais pour celui qui
accomplirait ses œuvres dans un même esprit, en vérité, toutes ses œuvres
seraient semblables, et pour celui qui agirait droitement, en vérité, Dieu
rayonnerait dans le profane aussi clairement que dans le sacré, s’il était
réellement à Dieu838.
834
M. ECKHART, Die rede der underscheidunge, § 6, DW V, p. 201.
835
Ibid., § 6, DW V, p. 209, trad. AH, p. 50.
836
Ibid., § 4, DW V, p. 198.
837
Sur la vigilance comme qualité d’attention, cf. N. DEPRAZ, « Pratiquer la réduc-
tion : la prière du coeur », 2003, p. 503-519.
838
M. ECKHART, Die rede der underscheidunge, § 7, DW V, p. 210.
ŒUVRE INTÉRIEURE ET ŒUVRE EXTÉRIEURE 261
comme s’il n’y était pas. L’amour s’exerce avec d’autant plus de pureté
que le « moi » est plus complètement détaché et abandonné dans l’opé-
ration divine. Ceci ne veut pourtant pas dire qu’il faille renoncer à la vie
intérieure :
Non pas qu’il faille s’échapper de son intérieur, ou s’en détacher, ou
y renoncer, mais en lui, avec lui et par lui, on doit apprendre à opérer en
sorte que l’intériorité perce dans l’opérativité et que l’opérativité revienne
dans l’intériorité, et que l’on s’habitue ainsi à opérer librement. Car on doit
tourner son regard vers cette opération intérieure et opérer à partir de là, que
ce soit lire, prier, ou s’il convient, accomplir une œuvre extérieure. Si
l’œuvre extérieure trouble l’opération intérieure, que l’on suive la voie inté-
rieure. Mais si les deux pouvaient être unies, ce serait la meilleure manière
de coopérer avec Dieu843.
843
Ibid., § 23, DW V, p. 291.
844
Voir commentaire de la leçon I (Brunner, p. 93-94) : « La structure de la pensée
est la même ici et là : en métaphysique comme en morale, Eckhart nous met en présence
de deux données hétérogènes et incompatibles, l’existence et l’essence d’un côté, l’inten-
tion et l’action de l’autre. Dans les deux cas, le premier terme se suffit entièrement
à lui-même, parce qu’il représente le divin, tandis que le second est un lieu de la mani-
festation du premier qui ne saurait ajouter quoi que ce soit à la source de cette
manifestation. »
ŒUVRE INTÉRIEURE ET ŒUVRE EXTÉRIEURE 263
845
J. LE GOFF, Pour un autre Moyen Âge, 1977, p. 169.
846
Ibid., p. 171.
847
Ibid., p. 172. Cf. aussi cette citation et la reprise de ce thème par A. VAUCHEZ, La
spiritualité du Moyen Âge occidental. VIIIe – XIIIe siècle, 1994, p. 114s.
848
Cf. mon article : « ‘L’œuvre de tes mains’ (opera manuum tuarum) : création et
fabrication chez Maître Eckhart », dans : Lire les objets médiévaux, 2017, p. 51-62.
849
J. LE GOFF, Pour un autre Moyen Âge, p. 61.
264 TRAITÉS ET SERMONS ALLEMANDS
850
Cf. M. WEHRLI-JOHNS, « Béguinages », dans : Encyclopédie des mystiques rhénans,
p. 183.
851
Ibid., p. 185-186.
852
Ibid., p. 184.
Naissance de Dieu dans l’âme
(Predigten, cycle d’Erfurt)
853
B. HASEBRINK, Formen inzitative Rede bei Meister Eckhart, p. 57.
854
Cf. G. STEER, « Meister Eckharts Predigtzyklus von der êwigen geburt : Mutmas-
sungen über die Zeit seiner Entstehung » ; « De l’authenticité et de la datation des ser-
mons 101 à 106 d’Eckhart ». Cf. aussi A. SPEER, L. WEGENER (éds.), Meister Eckhart in
Erfurt, 2005.
855
Cf. E. MANGIN, « Introduction » à Maître Eckhart, Le Silence et le Verbe. Sermons
87-105, 2012, p. 9-26.
856
Cf. M.-A. VANNIER, « Naissance de Dieu dans l’âme (Eckhart, Tauler) », Encyclo-
pédie des mystiques rhénans, p. 839-845.
857
GUERRIC D’IGNY, Deuxième Sermon pour l’avent, SC 166, p. 110-112.
858
ISAAC DE L’ETOILE, Sermon pour l’Ascension, PL 194, col. 1831c – 1832ab.
266 TRAITÉS ET SERMONS ALLEMANDS
859
THOMAS D’AQUIN, Sermon II pour Noël, Paris, Vivès, t. XXIX, p. 287.
860
M. ECKHART, Predigt 101/9, trad. AH-EM, p. 95. Bien qu’il se base ici explicite-
ment sur Augustin (Sermo 189, VI, 3, PL 38, p. 1006), Eckhart fait aussi appel à Origène
(Homélies sur Jérémie, IX, 4, SC 232, p. 392-395).
NAISSANCE DE DIEU DANS L’ÂME 267
naissance paternelle ? Ou bien alors [n’est-il pas plus utile] qu’il se retire
et se rende libre de toutes pensées, de toutes paroles et actions, de toutes
images et représentations, et se tienne entièrement dans un pur pâtir Dieu,
et avec oisiveté qu’il laisse Dieu agir en lui ? Dans lequel [des deux cas]
l’homme sert-il au mieux cette naissance ? 861.
861
M. ECKHART, Predigt 101/9, DW IV,1, p. 340-341, trad. AH-EM, p. 96.
862
Ibid., DW IV,1, p. 344, trad. AH-EM, p. 97.
863
Ibid., DW IV,1, p. 345, trad. AH-EM, p. 97.
864
M. ECKHART, Predigt 94/58, DW IV,1, p. 147, trad. AH-EM légèr. modif., p. 375.
268 TRAITÉS ET SERMONS ALLEMANDS
870
Ibid.
871
En raison de l’indentification entre le « fond de l’âme » et le « fond de Dieu », on
peut parler chez Eckhart d’un véritable « transfert des fonds » (E. FALQUE, « Réduction
et conversion (Maître Eckhart) », dans : Dieu, la chair et l’autre. 2008, p. 137-199, spé-
cialement, p. 170-171).
270 TRAITÉS ET SERMONS ALLEMANDS
872
M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 24, OLME 6, p. 62-63. Cf.
aussi : « Celui qui engendre, avec l’engendré ou la progéniture, est un et le même dans
l’autre lui-même, et se trouve autre lui-même dans l’autre lui-même » (pariens cum parto
sive prole est unum idem in se altero et se alterum invenits in se altero) (M. ECKHART,
Sermo XLIX, 2, 2, § 510, LW IV, p. 425, trad. E. Mangin, La mesure de l’amour, p. 409).
873
M. ECKHART, Predigt 101/9, DW IV,1, p. 362, trad. AH-EM, p. 103.
874
Ibid., DW IV,1, p. 361, trad. AH-EM, p. 103.
875
Ibid., DW IV,1, p. 364, trad. AH-EM, p. 104.
876
Ibid.
NAISSANCE DE DIEU DANS L’ÂME 271
877
Ibid., DW IV,1, p. 366, trad. AH-EM, p. 105.
878
M. ECKHART, Predigt 102/13, DW IV,1, p. 407, trad. AH-EM, p. 118.
879
Ibid., DW IV,1, p. 408-409, trad. AH-EM, p. 118.
880
M. ECKHART, Predigt 102/13, DW IV,1, p. 411.
272 TRAITÉS ET SERMONS ALLEMANDS
d’après un amour sans mesure, Dieu fait reposer notre béatitude dans un
pâtir, car nous pâtissons plus que nous n’agissons, et nous recevons
incomparablement plus que nous donnons » (Jâ, von unmaeziger minne
hât got unser saelicheit geleget in ein lîden, wan wir mê lîden dan wür-
ken und unglîche mê nemen dan geben)885. À Dieu la donation, à la
créature la réceptivité. Il appartient à Dieu d’opérer et à l’âme de pâtir,
l’un et l’autre « sans mesure » : « De même que Dieu est sans mesure
dans le fait de donner, l’âme est également sans mesure dans le fait
d’accueillir et de recevoir » (Wan als got unmaezic ist an dem gebenne,
alsô ist ouch diu sêle unmaezic an dem nemenne oder enpfâhenne)886.
Dans la prédication de la naissance de Dieu dans l’âme, Maître Eckhart
transpose l’option défendue face à Gonzalve d’Espagne. La connaissance
nécessite une absence de toute activité de l’intellect. Aussi, le signe, en
raison de son extériorité, ne reconduit directement à aucun concept.
Ayant averti celui à qui il est adressé de se tourner vers une chose qu’il
ne peut regarder mais qu’il doit écouter, le signe est endigué et voué au
silence. L’intellect devenant entièrement passif est alors préparé à rece-
voir la conception donnée par la chose même. D’où la possibilité pour
Eckhart de reprendre le verset johannique où le peuple, averti d’abord
par la samaritaine, s’adresse ensuite à elle en disant : « Maintenant nous
ne croyons plus d’après tes paroles, mais bien du fait que nous l’avons
vu lui-même » (Jn 4,42). Les mots par lequel le prédicateur ou l’ensei-
gnant s’adresse à ses allocutaires ne produisent aucun concept dans leurs
esprits. Ils ne véhiculent aucun savoir indépendamment de l’expérience
de la relation à Dieu lui-même. La théologie est parole de Dieu à la
créature et non parole de l’homme sur Dieu. D’où cette sentence eckhar-
tienne sans appel :
En vérité : toute la science des créatures, ni ta propre sagesse ni ton savoir
ne peuvent t’amener à un savoir divin de Dieu. Si tu veux avoir un savoir
divin de Dieu, alors ton savoir doit parvenir dans une pure ignorance et dans
un oubli de toi-même et de toutes les créatures887.
885
Ibid., DW IV,1, p. 422-423, trad. AH-EM, p. 124.
886
Ibid., DW IV,1, p. 423-424, trad. AH-EM, p. 125.
887
M. ECKHART, Predigt 103/15, DW IV,1, p. 477, trad. AH-EM, p. 139.
274 TRAITÉS ET SERMONS ALLEMANDS
888
M. ECKHART, Predigt 94/58, DW IV,1, p. 102, trad. E. Mangin, Seuil, 2015,
p. 374-375.
889
M. ECKHART, Quaestiones Parisienses, § 12, DW V, p. 47-48, trad. fr., p. 186-
187 ; Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 100 et 396, LW III, p. 86 et 337.
890
Cf. J. CASTEIGT, Connaissance et vérité chez Maître Eckhart, p. 166-183.
NAISSANCE DE DIEU DANS L’ÂME 275
891
M. ECKHART, Predigt 96/75, trad. AH-EM, p. 463-464.
276 TRAITÉS ET SERMONS ALLEMANDS
que son origine, sa fin n’est à sa libre disposition. Une mort à soi-même
est alors indispensable pour recevoir la béatitude :
D’une part, il doit (sol) mourir à la nature, comme s’il n’était rien en lui-
même, et ainsi il ne recherche rien pour lui mais seulement pour la gloire
de Dieu.
D’autre part, on doit (sol) être propre à Dieu de telle sorte que (sô) Dieu
puisse opérer avec joie dans l’âme son opération propre892.
892
M. ECKHART, Predigt 92/38, DW IV,1, p. 102, trad. AH-EM, p. 275.
Dieu est une parole inexprimée
(Predigten, cycle de Strasbourg)
Avec notre incursion dans les sermons allemands, via le cycle des
sermons sur la naissance de Dieu dans l’âme, est apparue la nécessité
d’une articulation entre la puissance opérative de Dieu, d’un côté, et la
réceptivité passive de cette opération par la créature, de l’autre. À l’opé-
rativité répond un « pâtir Dieu ». Par là, Eckhart se situe dans la conti-
nuité de ses travaux universitaires. À travers l’exégèse de l’expression
caelum et terra, les deux commentaires sur le livre de la Genèse, ont mis
en évidence le cadre cosmologique de cette nécessaire corrélation entre
agir et pâtir. Le Commentaire de l’Évangile selon saint Jean s’est fait
encore plus précis. En pointant du doigt que la connaissance de Dieu
résulte d’une auto-attestation par l’opérativité, il met le lecteur du texte
eckhartien en demeure de ne pas en rester à un savoir théorique sur Dieu.
« Seul le juste connaît la justice ». Si la théologie ne consiste pas à parler
de Dieu par « ouï-dire »893, mais conduit à le « recevoir » afin de devenir
fils de Dieu894, alors faut-il encore mettre en évidence les conditions de
cette réception. Cette tâche, annoncée dans les Entretiens spirituels,
Maître Eckhart va s’y consacrer pleinement en arrivant à Strasbourg à la
suite de son second magistère parisien895. En charge de la cura monia-
lium896, Eckhart assure désormais l’assistance spirituelle auprès d’un
grand nombre de moniales dominicaines et aussi de béguines et de
893
M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 69.191, OLME 6, p. 142-
143.344-347.
894
Ibid., § 153-166, OLME 6, p. 278-301.
895
Sur la prédication de Maître Eckhart à Strasbourg, cf. E. STRICKER, « Meister
Eckhart in Strassburg », Jahrbuch der Elsass-Lothringischen Wissenschaftlichen Gesell-
schaft zur Strassburg, 1938, p. 46-64 ; « Zur Authentizität der deustschen Predigten
Meister Eckharts », dans : Ekhardus Theutonicus, 1992, p. 127-168 ; F. LÖSER, « Was
sind Meister Eckharts deutsche Strassburger Predigten ? », dans: Meister-Eckhart-Jahr-
buch, 2, p. 37-63.
896
Cf., en constraste, L. STURLESE, « Meister Eckhart und die cura monialium. Kri-
tische Anmerkungen zu einem forschungsgeschichtlichen Mythos », dans : Meister-
Eckhart-Jahrbuch, 2, p. 1-16; F. LÖSER, « Des témoignages de la prédication de Maître
Eckhart à Strasbourg ? Gertrud von Ortenberg, les Sermons 25-27, et les Sermons 63 et
64 », dans : Meister Eckhart in Paris and Strasbourg, 2017, p. 401-432.
278 TRAITÉS ET SERMONS ALLEMANDS
897
G. JARSZYK, P. J. LABARRIÈRE, Maître Eckhart ou l’empreinte du désert, 1995,
p. 73-84 ; M.-A. VANNIER, « Maître Eckhart à Strasbourg (1313-1323/1324) », dans :
Voici Maître Eckhart, 1998, p. 341-353.
898
Cf. R. E. LERNER, The Heresy of the Free Spirit in the Later Middle Ages, 1972 ;
J.-C. SCHMITT, Mort d’une hérésie. L’Église et les clercs face aux béguines et aux
béghards du Rhin supérieur du XIVe au XVe siècle, 1978.
899
Cf. M. LAUWERS, « Vienne (Concile), 1311-1312 », dans : Dictionnaire critique
de théologie, p. 1500-1502. Cf. aussi M. WEHRLI-JOHNS, « Béguinages », dans : Encyclo-
pédie sur les mystiques rhénans, p. 182-188.
900
A. DE LIBERA, « De la félicité intellectuelle à la vie bienheureuse » / « Maître
Eckhart et la vie (bien)heureuse », dans : Raison et foi, p. 328-351.
DIEU EST UNE PAROLE INEXPRIMÉE 279
que l’on doit être réintroduit dans le Bien simple qui est Dieu. En troisième
lieu, que l’on se souvienne de la grande noblesse que Dieu a mise dans
l’âme afin que l’homme parvienne ainsi merveilleusement jusqu’à Dieu. En
quatrième lieu, je parle de la pureté de la nature divine - de quelle clarté est
la nature divine, c’est inexprimable. Dieu est une Parole, une parole
inexprimée901.
901
M. ECKHART, Predigt 53/74. Misit Dominus manum suam, DW II, p. 528-529,
AH-EM, p. 459.
902
Sur la distinction stylistique des textes de la Scolastique allemande et ceux de la
mystique rhénane, cf. V. EGGERS, Deutsche Sprachgechichte, Stuttgart, 1976, vol. II,
p. 189s ; D. B. BREMER BUONO, « Le langage de la mystique dans l’œuvre allemande de
Maître Eckhart », dans : Voici Maître Eckhart, p. 254-256.
903
K. RUH (éd.), Abendländische Mystik im Mittelalter, 1986, p. 110.
904
B. HASEBRINK, Formen inzitativer Rede bei Meister Eckhart, p. 9.
905
Ibid.
906
Ibid., p. 6.
280 TRAITÉS ET SERMONS ALLEMANDS
907
Ibid., p. 7.
908
Ibid., p. 7.
909
Ibid., p. 7-8.
910
Ibid., p. 63.
911
Ibid., p. 132.
DIEU EST UNE PAROLE INEXPRIMÉE 281
912
« Le texte devenu allégorie parle de l’âme et il développe une force performative
et subversive. Le sermon ne parle plus du texte, mais il produit une situation exception-
nelle où il met en scène le drame de la vie de l’âme. » (N. LARGIER, « Penser la fini-
tude », 1997, p. 458-473, ici, p. 469).
913
M. ECKHART, Predigt 5b/50, DW I, p. 86, 87, AH-EM, p. 335, 336.
282 TRAITÉS ET SERMONS ALLEMANDS
914
M. ECKHART, Predigt 5a/49, DW I, p. 80-81, AH-EM, p. 331-332.
915
Ibid., DW I, p. 82, AH-EM, p. 333.
916
Ibid., DW I, p. 82, AH-EM, p. 332.
DIEU EST UNE PAROLE INEXPRIMÉE 283
917
M. ECKHART, Predigt 5b/50, DW I, p. 90-91, AH-EM, p. 336-337.
918
M. ECKHART, Predigt 6/103, DW I, p. 100, AH-EM, p. 336-337.
919
B. HASEBRINK, op. cit., p. 58.
920
« Eine Vermittlung zwischen der Lehre der negativen Theologie und der Deutung
göttlichen Wirkens als Sprechen des Sohnes versucht Eckhart in der Predigt Misit domi-
nus manum suam unter Berufung auf Augustinus, indem er darauf verweist, daß nur Gott
das göttliche Wort als Akte der Selbstvermittlung sprechen kann. » (B. HASEBRINK, op.
cit., p. 58)
284 TRAITÉS ET SERMONS ALLEMANDS
921
M. ECKHART, Predigt 53/74, DW II, p. 529-530, AH-EM, p. 459.
922
Sur l’emploi du « chiasme » (chiasmus) comme « configuration rhétorique » chez
Eckhart, cf. F. TOBIN, Meister Eckhart: Thought and Language, p. 167-171.
DIEU EST UNE PAROLE INEXPRIMÉE 285
Augustin : « Toute l’Écriture est vaine. Si l’on dit que Dieu est une
parole, il est exprimé ; si l’on dit que Dieu est inexprimé, il est inexpri-
mable »923. Or, Eckhart sort de cette alternative entre voie affirmative et
voie négative par le fait que Dieu parle lui-même : « Et cependant il est
quelque chose ; qui peut exprimer cette Parole ? Personne ne le fait,
sinon celui qui est cette Parole. »924 Comment Dieu parle-t-il le plus
adéquatement ? Selon la puissance avec laquelle il profère les choses :
Le Père exprime le Fils selon toute sa puissance, et toutes choses en lui.
Toutes les créatures sont une parole de Dieu. Ma bouche exprime et révèle
Dieu, mais l’être de la pierre le fait aussi, et on comprend plus par les effets
de l’œuvre que par les paroles. L’œuvre opérée par la nature supérieure
selon sa plus grande puissance, la nature inférieure ne peut la comprendre.
Si elle opérait la même chose, elle ne lui serait pas inférieure, elle lui serait
identique925.
923
AUGUSTIN, Sermo 117, c. 5, n. 7, PL 38, 665 ; De doctrina christiana, I, c. 6, n. 6,
BA 11, p. 186.
924
M. ECKHART, Predigt 53/74, DW II, p. 529-530, AH-EM, p. 459.
925
Ibid., DW II, p. 535-536, AH-EM, p. 461.
926
THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 13, a. 8.
927
Cf. M. HEIDEGGER, « Das Ding », dans : Vorträge und Aufsätze (1936–1953), GA
7, p. 178.
928
Cf. M. ECKHART, Liber parabolarum Genesis, § 146, LW 1, p. 614 ; Expositio libri
Sapientiae, § 107, LW 2, p. 443.
286 TRAITÉS ET SERMONS ALLEMANDS
Père engendre son Fils dans l’âme et alors la parole lui est
adressée »929.
Dans ce Sermon 53, les éléments constitutifs de la prédication sont
presque tous convoqués. Le rapport du signe à l’opération du Verbe est
conditionné par la manière dont l’âme se fait réceptive. Il s’agit bien de
l’application de l’obstetricandi scientia. Parce que Dieu excède le lan-
gage humain, tous les noms qu’on lui attribue, que ce soit dans l’Écriture
ou ailleurs, désignent son opération. Chercher un autre type de savoir
revient à le manquer immanquablement : « Je dis : avoir la connaissance
de quelque chose en Dieu et lui en appliquer le nom, c’est manquer
Dieu » (Ich spriche: swer iht bekennet in gote und im deheinen namen
anekleibet, daz enist got niht)930. Cette affirmation confirme l’option des
Quaestiones Parisienses. Dieu ne peut être représenté par aucun concept
produit par l’intelligence. Et, par conséquent, aucun signe ne peut venir
traduire ce concept. Cette déconceptualisation, ou désimagination, va se
jouer dans d’autres sermons autour du lexique proliférant de la bild. Il va
aussi se manifester par la nécessité du détachement et de l’abandon
comme condition d’accès à Dieu.
929
M. ECKHART, Predigt 53/74, DW II, p. 537, AH-EM, p. 461.
930
Ibid., DW II, p. 533, AH-EM, p. 460.
Conditions pour opérer librement
(Predigten, cycle de Strasbourg)
L’évocation d’un esprit qui veut selon sa liberté propre n’est évidem-
ment pas anodine. En charge de la cura monialium, le prédicateur domi-
nicain doit faire face à la déviation du libre esprit. La stratégie du
931
Cf. P. ZUMTHOR, La poésie et la voix dans la civilisation médiévale, 1984 ; La
lettre et la voix. De la « littérature » médiévale, 1987.
932
M. ECKHART, Predigt 29/46, DW II, p. 78, trad. AH-EM légèr. modif., p. 314.
288 TRAITÉS ET SERMONS ALLEMANDS
933
Cf. G. DE GANDILLAC, « Deux figures eckhartiennes de Marthe », dans : Métaphy-
sique. Histoire de la philosophie. 1981, p. 119-134 ; E. MANGIN, « La figure de Marthe
dans le sermon 86 d’Eckhart », 2000, p. 304-328.
934
M. ECKHART, Predigt 86/84, DW III, p. 492, trad. AH-EM, p. 516.
935
Ibid., DW III, p. 482, AH-EM, p. 508.
CONDITIONS POUR OPÉRER LIBREMENT 289
936
Ibid., DW III, p. 485, AH-EM, p. 510.
937
Cf. F. LÖSER, « Des témoignages de la prédication de Maître Eckhart à Stras-
bourg ? », dans : Meister Eckhart in Paris and Strasbourg, p. 401-432.
938
Cf. M. MAURIÈGE, « Aspects caractéristiques de la prédication alsacienne de
Maître Eckhart : Présentation synoptique du cycle des sermons allemands Q 25 à 27 »,
dans : Meister Eckhart in Paris and Strasbourg, p. 377-399.
939
M. ECKHART, Predigt 26/25, DW II, p. 29, trad. AH-EM, p. 216
940
Ibid., DW II, p. 31, trad. AH-EM, p. 216.
941
Ibid., DW II, p. 32, trad. AH-EM, p. 217.
290 TRAITÉS ET SERMONS ALLEMANDS
den vater, sô müezen wir sun sîn)942. C’est seulement dans la mesure où
l’homme est branché sur Dieu comme une « racine » (wurzel) ou une
« veine » (âder) d’où coulent ses actes de vérité, de bonté et de justice,
qu’il le connaît. En résumé, le Fils se reconnait à ceci : « est Fils dans
la vérité celui qui accomplit toutes ses œuvres par amour » (der mensche
ist in der wârheit sun, der dâ alliu sîniu werk würket von minnen)943.
Opérer par amour ne peut pas venir de l’homme laissé à sa volonté
propre. Dieu en a l’initiative. Mais comme son être même consiste à se
donner, l’en empêcher reviendrait à vouloir le priver de sa propre vie.
Dieu est donc constamment tout disposé à agir ainsi. D’où une affirma-
tion eckhartienne qui peut paraître surprenante :
Je dis que je ne veux pas prier Dieu pour qu’il me donne, je ne veux pas
non plus le louer pour ce qu’il m’a donné, mais je veux le prier pour qu’il
me rendre digne de recevoir, et je veux le louer parce que sa nature et son
essence l’obligent à donner. Celui qui voudrait en priver Dieu le priverait
de son être propre et de sa propre vie944.
942
Ibid.
943
Ibid., DW II, p. 33, trad. AH-EM, p. 217.
944
Ibid., DW II, p. 35, trad. AH-EM légèr. modif., p. 218.
945
Cf. F. LÖSER, art. cit., p. 414-432.
946
M. ECKHART, Predigt 63/51, DW III, p. 81, trad. AH-EM, p. 342.
CONDITIONS POUR OPÉRER LIBREMENT 291
consiste, pour l’homme, à se faire capacité pour que Dieu se répande sans
obstacle. Ce sermon a pour thème la parole johannique : « Dieu est
amour » (1 Jn 4,16). Or, comme le montre Freimut Löser, en opposant
le verset évangélique (got ist mynn) à la proposition « Dieu est l’amour »
(got ist die mynne), Eckhart met en évidence qu’il n’y a qu’un seul
amour, et que cet amour est identique à Dieu947. De la sorte, par le fait
même d’être, toute créature s’origine dans l’amour et tous ses actes en
sont dynamisés : « Parce que Dieu est amour, toutes les créatures désirent
l’amour » (wann ‘got mynne ist’, so begerent alle creature der mynne)948.
Eckhart développe sa prédication dans le sens de la « chasse amou-
reuse » (minnejagd) bien connue de la littérature courtoise. Dieu pour-
chasse les créatures de son amour. Or, comme parmi toutes les créatures,
l’homme est doué d’intellect (vernünftig), il a conscience de cet amour,
et il pourchasse Dieu à son tour. La créature intellectuelle a pour capacité
d’aimer « dans l’autre quelque chose qui lui est semblable » (etwas an
der ander, daz ir glich ist)949. Or, il ne s’agit pas d’aimer ce semblable
comme on aime une représentation sur un mur, mais d’aimer l’image
dans l’unité même de ce dont elle est l’image. En effet, aimer Dieu ne
consiste pas à viser quelque chose de déterminé vers lequel l’intellect
pourrait se porter, un ceci ou un cela, mais à aimer toutes les créatures,
y compris soi-même, de l’amour même dont Dieu les aime. Eckhart com-
plète cet enseignement dans le sermon 64/52 qui fait suite au précédent
(« Je prends maintenant un mot que j’ai prononcé dans le précédent ser-
mon : Dieu est amour »). L’âme est établie dans l’unité avec Dieu
lorsqu’elle ne cherche pas à le voir dans le face à face (Ex 33,11). Pour
montrer qu’il faut passer de la dualité à l’unité, Eckhart suit les commen-
taires des maîtres (Augustin cité par Thomas d’Aquin950) : « Où deux
faces apparaissent on ne voit pas Dieu parce que Dieu est un et non pas
deux, car celui qui voit Dieu ne voit qu’un » (wo zway antlüte erschinent,
da sicht man gotes nit; wann got ist ain vnd nit zway; wann wer got
sicht, der sich(t) nit won ain)951. Voir Un, selon Plotin, c’est quitter le
registre de la dualité du voyant et du vu. Autrement dit, quitter non seu-
lement le registre de la vision selon les sens, mais aussi le registre de la
vision intellectuelle encore rivée à celui-ci. Là où il n’y a plus de distance
947
F. LÖSER, art. cit., p. 418-419.
948
M. ECKHART, Predigt 63/51, DW III, p. 75-76, trad. AH-EM, p. 340.
949
Ibid., DW III, p. 77.
950
AUGUSTIN, La Genèse au sens littéral, XII, 27, BA 49, p. 425 ; THOMAS D’AQUIN,
Summa theologiae, I, II, q. 98, a. 3, p. 622-623.
951
M. ECKHART, Predigt 64/52, DW III, p. 87, trad. AH-EM, p. 344-345.
292 TRAITÉS ET SERMONS ALLEMANDS
952
M. ECKHART, Predigt 99/26, DW IV/1, p. 259, trad. AH-EM, p. 220-221.
953
Ibid., DW IV/1, p. 259, trad. AH-EM, p. 220.
954
Ibid., DW IV/1, p. 260, trad. AH-EM, p. 221.
955
Ibid., DW IV/1, p. 260, trad. AH-EM, p. 221.
CONDITIONS POUR OPÉRER LIBREMENT 293
956
M. ECKHART, Predigt 25/27, DW II, p. 8.
957
B. HASEBRINK, Formen inzitativer Rede bei Meister Eckhart, p. 109-111s.
958
M. ECKHART, Predigt 25/27, DW II, p. 11, trad. AH-EM, p. 225.
294 TRAITÉS ET SERMONS ALLEMANDS
faire et n’entend dire par le Père (Jn 7,16). Aussi, l’homme bon éprouve
ceci en lui-même à travers ses propres actes : « Mon œuvre n’est pas
mon œuvre, ma vie n’est pas ma vie » (mîn werk enist niht mîn werk,
mîn leben enist niht mîn leben)959. Il en résulte l’entrée dans la béatitude
et dans la joie éternelle. À nouveau, il est à remarquer que Maître Eckhart
fait dépendre cette béatitude de la condition d’un don total, aussi grand
que celui du Fils. Or, comme il le précise dans la suite du sermon, cette
union dans le don nécessite un dessaisissement de tout « ceci » et
« cela » de telle sorte qu’il ne reste plus que l’« humanité » (menscheit)
que l’homme a en commun avec le Christ :
L’humanité en soi est si noble que l’humanité, dans ce qu’elle a de plus
élevé, est à égalité avec les anges et a une parenté avec la Déité. La plus
grande union que le Christ a détenue avec le Père, il m’est possible de la
gagner à condition que je puisse me déprendre de ce qui relève de ceci ou
de cela et me saisir en tant qu’humanité960.
959
Ibid., DW II, p. 13, trad. AH-EM, p. 226.
960
Ibid., DW II, p. 13-14.
CONDITIONS POUR OPÉRER LIBREMENT 295
faites de beaux discours, mais nous n’en percevons rien ! » (ir saget uns
schoone rede, und wir enwerden des niht gewar)961. Eckhart leur répond :
« Je m’en plains, moi aussi » (Daz selbe klage ouch ich) et d’ajouter
aussitôt : « Cette façon d’être est si noble, et pourtant si accessible, que
tu n’as besoin ni d’un heller ni d’un demi-pfennig pour l’acheter. Aie
seulement une intention droite et une volonté libre - tu l’as »962.
961
Ibid.
962
« Diz wesen ist alsô edel und alsô gemeine, daz dû ez niht endarft koufen umbe
einen haller noch umbe einen helbelinc. Habe aleine eine rehte meinunge und einen vrîen
willen, sô hâst dû ez. » (M. ECKHART, Predigt 29/46, DW II, p. 80-81, trad. AH-EM,
p. 315).
Praedica verbum et percée de l’ego
(Predigten, cycle de Strasbourg)
Que l’auditeur d’un sermon puisse expérimenter ce qui est dit, c’est-
à-dire accéder à sa vérifiabilité, nécessite une unité entre la cohérence
thématique et la cohérence pragmatique de la praedicatio. Autrement dit,
la forme par laquelle la parole est prêchée correspond à son mode d’être.
La Parole doit être prononcée telle qu’elle est sinon elle ne peut être
véritablement entendue. La prédication est le lieu même où s’opère la
Manifestation du Verbe : en sortant en paroles, le Verbe s’exprime tel
qu’il est en lui-même. L’expression révèle l’intimité divine.
La fête de la saint Dominique, fondateur de l’ordo fratrum praedicato-
rum, sera pour Eckhart l’occasion d’un sermon dans lequel il fait le point
sur la prédication. L’impératif Praedica verbum (thème du Predigt 30) est
développé comme un appel à l’unité963. La structure dialogique du sermon
devient l’événement par lequel l’unité est actualisée. Cet « événement
dialogique » (dialogischen Geschehen) se réalise à travers l’usage théma-
tique du « flux » (ûzfluz) et de la « percée » (durchbruch)964. Le sermon
s’ouvre en effet par le verset 2 Tm 4, 2 : « Prêche la Parole, prêche-la au
dehors, propose-la, porte-la au dehors et enfante la Parole ! (sprichet ze
tiutsche also: ‘sprich daz wort, sprich ez her ûz, sprich ez her vür, brinc
ez her vür und gebir daz wort!’)965. Dans une perspective strictement
sémantique, l’impératif « enfante la parole » (gebir daz wort) pourrait être
interprété comme : produit un signe dans l’esprit de ton auditeur. Or, le
développement du sermon va précisément couper court à une telle inter-
prétation. L’ensemble va se focaliser sur l’étonnement suscité par ce para-
doxe : « fluer au dehors et pourtant rester à l’intérieur » :
C’est une chose étonnante qu’une chose flue au dehors et pourtant demeure
à l’intérieur. Que la Parole flue au dehors et pourtant demeure à l’intérieur,
cela est tout à fait étonnant ; que toutes créatures fluent au dehors et cepen-
dant demeurent à l’intérieur, cela est tout à fait étonnant ; ce que Dieu
a donné et ce que Dieu a promis de donner, cela est tout à fait étonnant
et est incompréhensible et incroyable. Et c’est dans l’ordre ; car si c’était
963
Cf. B. HASEBRINK, Formen inzitativer Rede bei Meister Eckhart, p. 137s.
964
A. M. HAAS, Geistliches Mittelalter, p. 138.
965
M. ECKHART, Predigt 30/80, DW II, p. 93, trad. G. Jarczyk et P.-J. Labarrière, Les
sermons, éd. 2009, p. 287.
PRAEDICA VERBUM ET PERCÉE DE L’EGO 297
966
Ibid., DW II, p. 94, trad. G. Jarczyk et P.-J. Labarrière, p. 287.
967
Cf. B. HASEBRINK, op. cit., p. 143.
968
Cf. E. MANGIN, « Maître Eckhart et l’expérience du détachement », p. 65-76.
298 TRAITÉS ET SERMONS ALLEMANDS
dire un il dit son Fils et en même temps le Saint Esprit et toutes créatures,
et il n’est rien qu’un [seul] dire en Dieu. Mais le prophète dit : « J’en
entendis deux », c’est-à-dire : J’ai perçu Dieu et [les] créatures. Là où Dieu
dit cela, là c’est Dieu ; mais ici c’est créature. Les gens s’imaginent que
c’est là-bas seulement que Dieu est devenu homme. Il n’en est pas ainsi,
car Dieu est devenu homme ici aussi bien que là-bas, et la raison pour
laquelle il est devenu homme, c’est pour qu’il t’enfante [comme] son Fils
unique et non pas moins969.
969
M. ECKHART, Predigt 30/80, DW II, p. 97-98, trad. G. Jarczyk et P.-J. Labarrière
très lég. modif., p. 289.
970
Ibid., DW II, p. 97, trad. G. Jarczyk et P.-J. Labarrière, p. 289.
PRAEDICA VERBUM ET PERCÉE DE L’EGO 299
simplement pas. Le signe est bien, comme chez Bacon, « dans la caté-
gorie de relation »976, mais seulement en tant qu’il offre les conditions
de possibilité d’une opération, et rien d’autre. Le signe a pour objectif de
faire passer de l’extérieur vers l’intérieur, et donc de se supprimer lui-
même. Sa fin (finalité) est sa fin (suppression). Ainsi se réalise une
Aufhebung : hebe ûf dîn houbet !. Si nous ne sommes plus tout à fait
chez Augustin, nous ne sommes pas non plus chez Aristote, puisqu’une
relation interne, libre et non déterminée, libère la possibilité en vue de
l’effectivité. La Wirklichkeit est conditionnée par un renoncement à trou-
ver en propre de quoi accomplir toute œuvre en déposant tout ce qui est
sien pour s’approprier à Dieu :
« Travaille en toutes choses ! », c’est-à-dire : là où tu te trouves engagé
en de multiples choses et ailleurs qu’en un être nu, limpide, simple, fais en
sorte que ce soit pour toi un travail, c’est-à-dire : « Travaille en toutes
choses », « Accomplis ton service ! » Cela signifie : Relève la tête ! En un
premier sens : dépose tout ce qui est tien et approprie-toi à Dieu, ainsi Dieu
devient-il ton propre comme il est le propre de soi-même, et il est Dieu pour
toi comme il est Dieu pour lui-même, et pas moins. Ce qui est mien, je ne
le tiens de personne. Que si je le tiens d’un autre, alors il n’est pas mien,
alors il est à celui dont je le possède. En un second sens : relève la tête !
c’est-à-dire : dirige toute ton œuvre en Dieu ! Il est beaucoup de gens qui
ne comprennent pas cela, et cela ne me paraît pas étonnant ; car l’homme
qui doit comprendre cela, il lui faut être très détaché et élevé au-dessus de
toutes choses. Pour que nous venions à cet accomplissement, qu’à cela Dieu
nous aide. Amen977.
978
Cf. M.-A. VANNIER, « Déconstruction de l’individualité ou assomption de la per-
sonne chez Eckhart ? », 1995, p. 399-418 ; Y. MEESSEN, Percée de l’Ego, § 22, Passez
tous à moi, p. 284-293.
979
M. ECKHART, Predigt 28/73. Ego elegi vos de mundo, DW II, p. 67-69, trad.
AH-EM, p. 457.
980
M. DE CERTEAU, La fable mystique, I, p. 224.
302 TRAITÉS ET SERMONS ALLEMANDS
thématique est là pour que les auditeurs s’impliquent dans ce qui est
énoncé. Elle n’a de sens qu’en raison de sa cohérence pragmatique. Cela
n’est possible qu’à condition que l’énonciateur lui-même s’engage avec
force dans son discours. Cette implication illocutoire se lit à travers l’em-
ploi insistant des verbes de modalité : « devoir », « vouloir », « pou-
voir ». Un transfert est alors possible pour que l’auditeur s’approprie lui
aussi le « je veux », de telle sorte qu’il « puisse » opérer ce dont il s’agit
dans le discours. Du vouloir procède un pouvoir : « Si tu veux, tu
peux »981. L’intention (intentio) est alors la porte d’entrée de la connais-
sance et de la béatitude. Telle est bien la démarche eckhartienne pour
autant justement que l’on perçoive à quel point ce vouloir est un non-
vouloir qui conduit à la pauvreté en esprit : « est un homme pauvre celui
qui ne veut rien, et qui ne sait rien, et qui n’a rien. »982. Le Predigt
52/108, dont le thème est Beati pauperes spiritu, est un des sommets de
la prédication eckhartienne. La Gelassenheit y prend ici la forme radicale
de l’anéantissement. S’y dévoile en filigrane l’influence de la pensée de
Marguerite Porete et son célèbre Miroir des simples âmes anéanties :
« Cette âme a tout et n’a rien, sait tout et ne sait rien, veut tout et ne veut
rien »983. Si, pour la béguine de Valenciennes, être « rien » est en effet
la voie pour être uni à « tout », pour Eckhart être « rien » est la voie qui
fait passer à « l’être éternel ». Tant que l’homme veut encore « quelque
chose », quoi que ce soit, et même « Dieu » (« C’est pourquoi je prie
Dieu qu’il me libère de ‘Dieu’ »)984, alors il n’est pas prêt à l’union. La
« suprême pauvreté » permet la « percée » (durchbruch). Tel est le para-
doxe, puisque c’est Poros, et non Penia, qui signifie étymologiquement
« passage », « accès », « issue »985. À savoir, elle permet de se retrouver
au cœur même de Dieu, là où le « je » s’est délesté de sa créaturabilité
et n’est plus un « j’étais » ou un « je serai », mais un simple présent
éternel :
Un grand maître dit que sa percée est plus noble que sa diffusion, et c’est
vrai. Lorsque je fluai de Dieu, toutes choses dirent Dieu est, et cela ne peut
pas me rendre heureux car par là je me reconnais créature. Mais dans la
percée où je suis libéré de ma propre volonté et de la volonté de Dieu et de
981
Ibid., p. 233.
982
M. ECKHART, Predigt 52/108, DW II, p. p. 145.
983
MARGUERITE PORETE, Le miroir des simples âmes anéanties et qui seulement
demeurent en vouloir et désir d’amour, trad. de l’ancien français par Cl. Louis-Combet,
texte présenté et annoté par E. Zum Brunn, Grenoble, Jérôme Millon, éd. 2001, XIII,
p. 64.
984
M. ECKHART, Predigt 52/108, DW II, p. 502, trad. AH-EM, p. 651.
985
P. HADOT, Eloge de Socrate, op. cit., p. 52.
PRAEDICA VERBUM ET PERCÉE DE L’EGO 303
toutes ses œuvres et de Dieu lui-même, je suis au-dessus de toutes les créa-
tures et ne suis ni « Dieu » ni créature, mais je suis plutôt ce que j’étais et
ce que je dois rester maintenant et à jamais. Là je reçois une impulsion qui
doit m’emporter au-dessus de tous les anges. Dans cette impulsion, je reçois
une richesse telle que Dieu ne peut pas me suffire selon tout ce qu’il est
« Dieu » et selon toutes ses œuvres divines. En effet, le don que je reçois
dans cette percée, c’est que moi et Dieu, nous sommes un. Alors je suis ce
que j’étais et là je ne grandis ni ne diminue, car je suis là un moteur immo-
bile qui meut toutes choses. Alors Dieu ne trouve pas de lieu dans l’homme,
car par cette pauvreté, l’homme acquiert ce qu’il a été éternellement et ce
qu’il demeurera à jamais. Alors Dieu est un avec l’esprit, et c’est la suprême
pauvreté que l’on puisse trouver986.
986
M. ECKHART, Predigt 52/108, DW II, p. 504-505, trad. AH-EM, p. 651-652.
987
Ibid., DW II, p. 504, trad. AH-EM, p. 651
988
Cf. M. ECKHART, Predigt 5b/50, DW I, p. 90, trad . AH-EM, p. 336.
304 TRAITÉS ET SERMONS ALLEMANDS
Que celui qui ne comprend pas ce discours ne s’en afflige pas dans son
cœur. Tout le temps que l’homme n’est pas semblable à cette vérité, il ne
peut comprendre ce discours, car c’est une vérité sans voile qui est venue
sans médiation du cœur de Dieu989.
989
M. ECKHART, Predigt 52/108, DW II, p. 506, trad. AH-EM lég. modif., p. 652.
990
O. BOULNOIS, « Le moi et Dieu selon Maître Eckhart », 2008, p. 66.
Si tu veux avoir le fruit, tu dois briser la coque
(Predigten, cycle de Cologne)
991
Il s’agit des sermons 11 à 15, 22 et 51. Cf. K. H. WITTE, « Von Straßburg nach
Köln : Die Entwicklung der Gottesgeburtslehre Eckharts in der Kölner Predigten »,
p. 82-86.
992
Dans son édition des Traités et sermons, Alain de Libera les souligne en italique
(traduction, p. 295-300, notes, p. 462-465).
993
M. ECKHART, Predigt 12/90, DW I, p. 193, trad. AH-EM, p. 546.
994
Ibid.
995
B. HASEBRINK, op. cit., p. 69.
306 TRAITÉS ET SERMONS ALLEMANDS
ipsum facere, ipsum producter est dicere, non aliud)996, l’homme fait
l’expérience en lui-même (Selbsterfahrung) d’un dire qui est à la fois
« déclaration » et « témoignage » (Aussage). Une auto-révélation
(Selbst-Offenbarung) a lieu au cœur même de l’être : « Tout ce qu’en-
seigne le Père éternel, c’est son être et sa nature et toute sa Déité : il nous
le révèle (offenbâret) entièrement dans son Fils unique et nous enseigne
à être ce même Fils »997. Pour Eckhart, il y a théologie lorsque le langage
affirme ce qu’il réalise dans l’instant. L’autorévélation de Dieu n’est pas
constative mais performative. Cette performativité a lieu lorsque les
interlocuteurs en présence renoncent ensemble à être les principes opé-
rateurs de leur être et de leur langage en s’en remettant au Verbe intérieur
et opérateur (augustino-aristotélicien). À ce moment, un « nous » appa-
raît dans l’« unité » à laquelle tend l’ensemble du sermon : « Dieu opère
toutes ses œuvres afin que nous soyons le Fils unique » (Got würket alliu
siniu werk dar umbe, daz wir der eingeborne sun sîn). Eckhart n’affirme
pas que l’unité est réalisée, mais qu’elle est en train de s’opérer. Il y
a toujours d’un côté l’affirmation de ce que Dieu opère et de l’autre la
capacité à accueillir cette opération. Dans un savant va-et-vient, tantôt le
prédicateur insiste sur les conditions de réceptivité (Gelassenheit), tantôt
sur l’opérativité divine (Wirklichkeit). Pour peu qu’il se situe sur ce ver-
sant de sa prédication, il peut aller jusqu’à décrire l’opération de Dieu
trouvant une communion d’hommes s’étant abandonnés :
Quand Dieu voit que nous sommes le Fils unique, il se presse si impétueu-
sement vers nous, il se hâte et fait exactement comme si son être divin allait
se briser et s’anéantir en lui-même, afin de nous révéler tout l’abîme de sa
Déité et la plénitude de son être et de sa nature ; Dieu a hâte d’être notre
bien propre comme il est son bien propre. Ici, Dieu a joie et délices dans la
plénitude. L’homme est alors dans la connaissance de Dieu et dans l’amour
de Dieu et ne devient rien d’autre que ce que Dieu est lui-même998.
996
M. ECKHART, Liber parabolarum Genesis, LW I/1, § 47, p. 514.
997
M. ECKHART, Predigt 12/90, DW I, p. 193, trad. AH-EM, p. 546.
998
M. ECKHART, Predigt 12/90, DW I, p. 194, trad. AH-EM, p. 547.
SI TU VEUX AVOIR LE FRUIT, TU DOIS BRISER LA COQUE 307
Eckhart dit-il alors « comme si » (als ob) ? Serait-ce que Dieu fait sem-
blant de se donner sans le faire vraiment ? En se donnant, l’être de Dieu
ne se brise pas et ne s’anéantit pas parce que, précisément, son être est
« amour ». Cela signifie que Dieu ne vit pas en se possédant mais en se
donnant. Comme en Dieu il n’y a rien sur le mode de l’avoir, mais seu-
lement de l’être se donnant, le fait même que le Verbe fait chair s’anéan-
tisse sur la Croix n’est autre que la Plénitude de la révélation du cœur de
Dieu. Sans cette percée de l’éternité dans la temporalité, il n’est pas
possible d’entendre le vocabulaire mystique de l’anéantissement. Comme
chez Marguerite Porete, l’anéantir soi-même (nihte werden an im selben)
et l’amour (minne) sont indissociables. Eckhart rejoint ici la béguine de
Valenciennes pour qui l’âme « ne se soucie ni d’elle-même ni de son
prochain ni même de Dieu »999. Le mystique rhénan reprend un par un
ces trois points en montrant que la perfection consiste non seulement
à renoncer à l’amour de soi-même, mais aussi à l’amour du prochain, et
même à l’amour de Dieu. Le but ultime de « laisser Dieu pour Dieu »
(got durch got lâzen)1000 consiste à se retrouver dans l’unité pure où Dieu
est tel qu’il est en lui-même, dans l’ « abîme de sa Déité » (abgrunt sîner
gotheit). Tant que j’ai encore « dieu » (got) devant moi comme un but
à atteindre, je ne suis pas encore au cœur de la « déité » (gotheit).
Il s’agit, comme Eckhart le dira dans d’autres sermons, de vivre « sans
pourquoi »1001. En reprenant cette expression commune à Hadewijch
d’Anvers, Béatrice de Nazareth et Marguerite Porete1002, Eckhart mani-
feste un tel état de disponibilité que l’intention n’est plus dynamisée par
rien d’autre que la volonté divine elle-même sans que cette dernière ne
soit représentée : « Si l’homme était tout entier ainsi, il serait totalement
incréé et incréable ; si tout ce qui est corporel et déficient était ainsi
compris dans l’Unité, ce ne serait rien d’autre que ce qu’est l’Unité
elle-même »1003.
Eckhart fait à nouveau usage de la forme conditionnelle (waere…
also…). Lorsque l’on constate avec quelle constance ces formules tissent
le langage eckhartien, il devient pratiquement indécent de juger ses pro-
pos en omettant systématiquement la pragmatique de son langage, comme
999
MARGUERITE PORETE, Le miroir des simples âmes, LXXXI, p. 68-69.
1000
M. ECKHART, Predigt 12/90, DW I, p. 196.
1001
M. ECKHART, Predigt 5b/50, AH-EM, p. 336 ; Predigt 6/103, AH-EM, p. 630 ;
Predigt 29/46, AH-EM, p. 314 ; Predigt 41/91, AH-EM, p. 554.
1002
« Sans nul pourquoi » (MARGUERITE PORETE, Le miroir des simples âmes anéan-
ties, p. 69).
1003
M. ECKHART, Predigt 12/90, DW I, p. 198, trad. AH-EM, p. 548. Je souligne.
308 TRAITÉS ET SERMONS ALLEMANDS
l’ont fait les inquisiteurs de Cologne. Non seulement Eckhart fait la dif-
férence entre le « quelque chose de l’âme » (aliquid animae) et le
« quelque chose dans l’âme » (aliquid anima/etwaz in der sêle)1004, mais
en plus il présente l’incréé comme un possible et non comme un effectif.
Eckhart le précise dans le Predigt 13/65a qui fait partie du même cycle :
Il est dans l’âme une puissance dont j’ai parlé souvent. Si l’âme était toute
entière ainsi, elle serait incréée et incréable. Or il n’en est pas ainsi. Avec
l’autre partie d’elle-même, elle a un regard et un attachement au temps, et
par là elle touche le créé et elle est créée. Cette puissance est l’intellect pour
lequel rien n’est lointain ni extérieur1005.
1004
Cf. B. MOJSISCH, Meister Eckhart. Analogie, Univozitât und Einheit, p. 132.
1005
M. ECKHART, Predigt 13/65a, DW I, p. 220, trad. AH-EM, p. 410. Je souligne.
1006
M. ECKHART, Predigt 14/12, DW I, p. 238-239, trad. AH-EM, p. 115.
SI TU VEUX AVOIR LE FRUIT, TU DOIS BRISER LA COQUE 309
Cette dernière proposition (ich hayn mych dich inde dich mych ewe-
clichen geboren) fait partie de la seconde liste de propositions dénoncées
par les colonais devant l’inquisition (article 33). Face à cette accusation,
Eckhart soutiendra que, si Dieu donne aux hommes de pouvoir devenir
Fils de Dieu, non par nature mais par adoption, c’est-à-dire par le don de
l’Esprit, alors ils reçoivent en propre la vie de Dieu, et donc l’échange
mutuel des Personnes dans l’unité essentielle. La participation à l’engen-
drement divin est donc conditionnée par le don de l’Esprit Saint, non pas
comme un accident, mais comme une transformation essentielle de la
nature humaine. En tant qu’il est l’unité même du Père et du Fils dans
leur don mutuel, l’Esprit réalise cette même unité au point que tout ce
qui est à Dieu est transfusé à l’homme, y compris de se connaître et de
s’aimer lui-même. Cette unité se réalise par un don total de l’homme en
réponse au don de Dieu, sachant que, finalement, l’homme ne peut que
demander que ce don se réalise en lui par l’Esprit Saint, qui est le don
lui-même. Ainsi pouvons-nous mieux appréhender la célèbre formule
hautement spéculative qui sera retenue par Hegel1007 : « L’œil dans lequel
je vois Dieu est l’œil même dans lequel Dieu me voit : mon œil et l’œil
de Dieu ne sont qu’un œil » (Daz auge, dâ inne ich got sihe, daz ist daz
selbe auge, dâ inne mich got sihet)1008. Le Predigt 12/90 fait apparaître
un parallélisme entre l’audition et la vision : « c’est identique à ce qui
est entendu » (daz ist daz selbe, daz dâ gehoeret wirt), « c’est identique
à ce qui est vu » (daz ist daz selbe, daz dâ gesehen wirt)1009. De la sorte,
tout ce qui a été dit sur la performativité de la parole et de l’écoute doit
être transposé à la vision. La condition de l’unité entre le voyant et le vu
est en effet la nudité de l’œil du voyant. L’abscolor aristotélicien (De
anima, II, 7) joue le même rôle que la gelâzenheit puisqu’il promeut une
pure potentialité en vue d’une unité opérative. Le renoncement à agir
à partir de soi-même culmine dans une mors mystica1010 :
L’homme qui est ainsi (alsô) établi dans l’amour de Dieu doit (sol) être mort
à lui-même et à toutes choses créées, en sorte qu’il ne prête pas plus atten-
tion à lui-même qu’à celui qui est à plus de mille lieues. Cet homme
1007
G. W. F. HEGEL, Vorlesung über die Philosophie der Religion, éd. H. Glockner,
Sämtliche Werke, t. XV, Stuttgart - Bad Cannstatt, Frommann-Holzboog, 1927, p. 228,
trad. J.-L. Marion, Leçons sur la philosophie de la religion, Paris, PUF, 1996, p. 232.
1008
M. ECKHART, Predigt 12/90, DW I, p. 201, trad. AH-EM, p. 549-550.
1009
M. ECKHART, Predigt 12/90, cité par B. HASEBRINK, op. cit., p. 89.
1010
A. M. HAAS, « Mors mystica. Thanatologie der Mystik, insbesondere der Deutschen
Mystik », Freiburger Zeitschrift für Philosophie Und Theologie, 1976, p. 304-392.
310 TRAITÉS ET SERMONS ALLEMANDS
Cette mort à soi-même est chez Eckhart l’ultime mode pour demeurer
dans l’Unité divine. Même le lexique de l’« égalité » (glîcheit), comme
le montre un rapprochement entre les sermons 12/90 et 13/65a, devrait
être proscrit en tant qu’il laisse encore supposer une « ressemblance ».
Sur base de la philosophie première d’Avicenne1012, Eckhart corrige ses
propres paroles en affirmant que l’intellect est une puissance, littérale-
ment une « force » (kraft) qui est « une dans l’unité, non pas semblable
dans la ressemblance » (ein in der einicheit, niht glîch mit der glîcheit)1013.
La noétique et l’ontologie sont unifiées dans la force. Il s’agit de la force
vitale de la vie divine sans laquelle rien ne peut surgir. Selon la révélation
du Prologue johannique, cette vie est la lumière des hommes. C’est par
la même « veine », pour reprendre la métaphore eckhartienne, que la
force vitale et la force intellective se déversent en l’homme. La vernünf-
ticheit ne se situe pas face à l’être, ce qui l’obligerait à le désirer comme
un objet dont elle aurait à se rendre semblable. Dès l’origine, in principio,
elle ne fait qu’un avec lui. Cet enseignement, conforme aux Quaestiones
Parisienses : l’intellect et l’être sont identiques, met en relief la nudité
où se révèle l’unité essentielle (istîgen wesene). Inaccessible à toute intel-
lectualité qui reste dans la dualité sujet-objet, cette isticheit ne peut que
se donner telle qu’elle est. D’où cet adage emprunté à Maïmonide : « si
tu veux avoir le fruit, tu dois briser la coque » :
J’ai souvent dit déjà : la coque doit être brisée pour que sorte ce qu’elle
contient. Car si tu veux (wann, wiltu) avoir le fruit, ainsi tu dois (sô mustu)
briser la coque. Et donc, si tu veux (alsô mustu) trouver la nature dans sa
nudité, ainsi toutes les comparaisons doivent (sô mussent) être brisées et
plus on y pénètre, plus on est proche de l’être. Et quand elle (l’âme) trouve
l’Un où tout est un, elle demeure dans cet unique Un1014.
1011
M. ECKHART, Predigt 12/90, DW I, p. 201-202, trad. AH-EM, p. 550.
1012
AVICENNE, Liber de Philosophia prima sive scientia divina, IX, 1, éd. S. Van Riet,
p. 434-435, cité par M. ECKHART, Predigt 13/65a, trad. AH-EM, p. 408.
1013
M. ECKHART, Predigt 13/65a, DW I, p. 222, trad. AH-EM, p. 410.
1014
M. ECKHART, Predigt 51/23, DW II, p. 473, trad. AH-EM légèr. modif., p. 206.
1015
Ibid., DW II, p. 466, trad. AH-EM, p. 203.
SI TU VEUX AVOIR LE FRUIT, TU DOIS BRISER LA COQUE 311
peut nous dire recèle un autre sens caché »1016. Le « sens caché » (ver-
borgenen sînn) est dans une profondeur telle que les mots ne peuvent
l’atteindre. Tout ce qui reste au niveau de la compréhension (versteend)
reste dans le dissemblable (ungleich). La connaissance dont l’Écriture fait
part, à travers le signe de la lettre, vient directement de la vie intime de
Dieu. Si l’on part de la « nature », il est alors nécessaire de « donner une
idée de Dieu par des comparaisons, avec ceci et cela » (das man gott mitt
gleichnuß muß beweisenn, mit disem und mit dem). C’est en effet sur
base de comparaison entre des termes différents que se construit la pen-
sée analogique. Or, de Dieu en son fond le plus intérieur, il faut affirmer :
« il n’est ni ceci ni cela » (is er weder diß noch das)1017. Toutes les
choses de la nature sont Un en lui. Aussi, pour connaître Dieu, le mode
par comparaison ne fonctionne que par rupture. Cette rupture consiste
à quitter l’image comparative qui s’appuie sur la distinction de ceci et de
cela pour se situer là où les distinctions s’évanouissent : « Dieu contient
mystérieusement toutes choses en lui-même, non pas ceci ou cela dans
leur distinction, mais ‘un’ dans l’Unité » (Gott hat alle ding verborgen-
lich in im selber, aber nit diß noch das nach underscheide, sunder ein
nach der einikeit)1018. Ce « Un » ne s’atteint pas en utilisant les sens :
voir, entendre, sentir, toucher, goûter, selon leur usage habituel. L’Un est
l’origine unitaire du voir et du vu, de l’entendre et de l’entendu, du sentir
et du senti,… Il est le cœur de la vie en chaque étant. L’Écriture ne fait
que révéler cela. Elle dévoile ce qu’est la nature dans son origine essen-
tielle. Pour cela, elle montre le chemin à prendre pour revenir à l’unité
du dire et de ce qui est dit. D’où l’usage de l’injonction maïmonidienne
(« tu dois briser la coque »)1019 et sa reprise sous forme conditionnelle :
« si tu veux trouver la nature dans sa nudité, toutes les comparaisons
doivent être brisés (mussent die gleychnuß alle zerbrechenn) et plus on
y pénètre, plus on est proche de l’être ». La brisure (zerbrechenn) permet
la percée (durchbrechen). Le second terme de la comparaison terme
à terme disparait en faisant converger l’ensemble des mots vers un point
de fuite unitaire, nécessitant ainsi la percée hors du langage, ou plus
précisément, à la source unitaire du signe et de la chose.
En pleine prédication, Eckhart se permet donc une leçon sur la néces-
sité du langage métaphorique en théologie, comme étant simultanément
le moyen d’exprimer Dieu et de le rejoindre. Le Thuringien prend le parti
1016
Ibid., DW II, p. 467, trad. AH-EM, p. 204.
1017
Ibid., DW II, p. 470, trad. AH-EM, p. 205.
1018
Ibid. DW II, p. 471-472, trad. AH-EM, p. 205.
1019
Cf. M. ECKHART, Liber parabolarum Genesis, § 1, LW I/1, p. 448.
312 TRAITÉS ET SERMONS ALLEMANDS
1020
M. ECKHART, Predigt 22/5, DW I, p. 380.381, trad. AH-EM, p. 72.
1021
Ibid., DW I, p. 382, trad. AH-EM, p. 72.
1022
Ibid., DW I, p. 381-382, trad. AH-EM, p. 72.
SI TU VEUX AVOIR LE FRUIT, TU DOIS BRISER LA COQUE 313
1026
« Quand je prêchai à Paris, je dis, et avec raison, que tous ceux de Paris, avec tous
leurs arts, ne peuvent comprendre ce qu’est Dieu dans la créature la plus infime, non, pas
même dans une mouche (Zô ich ze Parîs bredie, sô spriche ich und ich getar ez wol
sprechen : alle die von Parîs mügent niht begrifen mit allen iren künsten, waz got sî in
der minnesten crêatiure, nochdenne in einer müggen). » (M. ECKHART, Sermo LI, éd.
Pfeiffer, p. 169, 30-33).
SI TU VEUX AVOIR LE FRUIT, TU DOIS BRISER LA COQUE 315
1027
Cf. Acta Echardiana, LW V, p. 552-556; K. FLASCH, Maître Eckhart, p. 272-273.
Consolation dans l’opération intérieure
(Daz buoch der götlîchen troestunge)
1028
AUGUSTIN, Confessions X, 23, 34, BA 14, p. 202-205, cité dans : M. ECKHART,
Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 653, LW III, p. 567.
CONSOLATION DANS L’OPÉRATION INTÉRIEURE 317
1029
A. DE LIBERA, Introduction aux Traités et sermons, p. 59.
1030
Cf. M.-A. VANNIER, « L’homme noble, figure de l’œuvre d’Eckhart à Stras-
bourg », 1996, p. 73-89.
1031
M. ECKHART, Daz buoch der götlîchen troestunge, trad. AH-EM, p. 799.
1032
Cf. W. WACKERNAGEL, Ymagine denudari, p. 25-28 ; A. DE LIBERA, Introduction
aux Traités et sermons, p. 43s.
1033
Pour une présentation, cf. K. FLASCH, Introduction à la philosophie médiévale,
1992, XII, p. 190-207 ; L. STURLESE, « Les Eckhartiens de Cologne. Le Studium Gene-
rale des Dominicains allemands et la condamnation des thèses de Maître Eckhart »,
dans : Voici Maître Eckhart, p. 355-371.
318 TRAITÉS ET SERMONS ALLEMANDS
1034
M. ECKHART, Daz buoch der götlîchen troestunge, DW V, p. 8, trad. AH-EM,
p. 772.
1035
Cf. J. GREISCH, Vivre en philosophant, « IX. Les Consolations de la Philosophie
(Boèce) », p. 297-335.
1036
Ibid., p. 309.
1037
Cf. Acta Echardiana, Processius Coloniensis I, § 46, LW V, p. 198-215. Cf.
K. FLASCH, Maître Eckhart, p. 272.
1038
A. DE LIBERA, Le problème de l’être chez Maître Eckhart, p. 32-33.
CONSOLATION DANS L’OPÉRATION INTÉRIEURE 319
thématique. Or, cette unité devient problématique dès lors qu’elle est lue
isolément de l’opérativité qu’elle révèle1039 :
Il faut d’abord savoir que le sage et la sagesse, l’homme vrai et la vérité, le
juste et la justice, l’homme bon et la bonté se rapportent l’un à l’autre et se
comportent ainsi l’un à l’égard de l’autre : la bonté n’est ni créée, ni faite,
ni engendrée ; cependant elle est génératrice et engendre l’homme bon
[Prop. 1], et l’homme bon, dans la mesure où il est bon, n’est ni fait, ni créé,
et cependant il est un enfant, un fils engendré par la bonté [Prop. 2]. Dans
l’homme bon, la bonté s’engendre elle-même avec tout ce qu’elle est : être,
savoir, amour et opération, elle répand tout en même temps dans l’homme
bon, et l’homme bon reçoit tout son être, savoir, amour et opération, du
cœur et de l’intérieur de la bonté, et d’elle seule [Prop. 3]1040.
1039
Pour un commentaire des propositions dénoncées à partir du Livre de la consola-
tion divine, cf. K. FLASCH, Introduction à la philosophie médiévale, p. 190-207.
1040
M. ECKHART, Daz buoch der götlîchen troestunge, DW V, p. 9-10, trad. AH-EM
légèr. modif., p. 772-773.
320 TRAITÉS ET SERMONS ALLEMANDS
œuvres (Jn 14,10). Mon Père œuvre jusqu’à présent et j’œuvre aussi (Jn
5,17). Tout ce qui est au Père m’appartient, et tout ce qui m’appartient
appartient à mon Père, à lui qui donne et à moi qui reçois (Jn 17,10) [Prop.
4/1]1041.
En tant qu’il est bon, cet homme ne fait qu’une seule vie avec la
bonté : « l’opération de la bonté qui enfante (littéralement : l’enfante-
ment de la bonté) et le fait pour l’homme d’être enfanté ne constituent
absolument qu’un être et qu’une vie » (daz gebern der güete und geborn-
werden in dem guoten ist al ein wesen, ein leben). Cette unité d’être entre
l’enfantant et l’enfanté se fonde dans la vie intra-trinitaire où l’engen-
drant et l’engendré sont un. Comme le montrent les versets johanniques
cités par Eckhart, l’unité essentielle du Père et du Fils (« moi », « je »)
se manifeste par leur unité opérative : Le Père qui demeure en moi
accomplit lui-même les œuvres (Jan 14,10). Mon Père œuvre jusqu’à
présent et j’œuvre aussi (Jan 5,17). Leur coappartenance est fondée sur
l’unité de la donation et de la réception (Jan 17,10). Le fait précisément
que le « Fils » soit mentionné non pas à la troisième mais à la première
personne (Ich, mir, min) est fondamental. Le « Je » suis le centre d’ac-
tion où se découvre l’unité opérative entre la bonté et le bon. C’est seu-
lement dans la mesure où j’agis en tant que bon que je me découvre
enfanté par la bonté. L’effectivité opérative se révèle uniquement au cœur
de l’action du « je ». Comme Kurt Ruh a raison de le rappeler, Eckhart
s’est défendu sur ce point en affirmant : « Il est vrai qu’agir et recevoir
sont de la même manière deux principes premiers, mais un seul mouve-
ment ; car mouvoir et être mû apparaissent et disparaissent en même
temps »1042. L’unité thématique ne peut être affirmée que dans la mesure
où elle est expérimentée dans l’opération où celui qui meut et celui qui
est mû ne font qu’un. La condition de cette unité – nous y avons suffi-
samment insisté en commentant élection et prédication – est la pure
passivité de celui qui reçoit de manière à n’opposer aucune résistance
à l’action divine. Il donne et je reçois. La thématique n’est donc pas le
résultat d’une production intellective qui mettrait deux termes distincts,
le bon et la bonté, en corrélation. En fait, il n’y a aucune possibilité pour
que le bon ou la bonté apparaissent sur le mode d’une représentation. Le
concret et l’abstrait sont corrélatifs dans l’acte. Ils apparaissent ensemble
au moment où j’agis avec bonté et disparaissent ensemble au moment où
1041
Ibid., DW V, p. 10, trad. AH-EM légèr. modif., p. 773.
1042
M. ECKHART, Apologie (Rechtfertigungschrift), dans : G. THÉRY, « Edition cri-
tique des pièces relatives au procès d’Eckhart contenues dans le manuscrit 33 b de la
bibliothèque de Soest », 1926, p. 129-268, ici, p. 187.
CONSOLATION DANS L’OPÉRATION INTÉRIEURE 321
Le signe (der name oder daz wort) concret ne signifie pas autre chose
que l’abstrait. Appeler quelqu’un « bon » (guot), c’est faire entendre que
« la bonté lui est donnée » (güete ist im gegeben). Le signe désigne donc
l’acte silencieux du don à travers son résultat qui se manifeste lui aussi
dans un acte tout aussi silencieux, car seul le bon connaît la bonté.
Il s’agit d’une auto-attestation interne qui s’établit sur un écart : à l’instar
du Fils qui reçoit la vie du Père, l’opération qui se fait « en lui-même »
(in im selben) est perçue comme n’étant pas faite « par lui-même » (von
im selben). L’homme bon, vrai, juste ou sage, connaît en lui-même que
tous ses actes de bonté, de vérité, de justice ou de sagesse, lui sont don-
nés. La donation et l’opération se conjuguent dans une unité d’acte. Toute
opération est vécue comme donation par un autre. D’où la nécessité
d’affirmer que ce type d’opération n’est pas né de soi-même mais direc-
tement de Dieu, et que cela « n’a pas de père terrestre » (enhât vater ûf
ertrîche) :
Or, tout ce que j’ai dit de l’homme bon et de la bonté est également vrai
pour l’homme vrai et pour la vérité, pour le juste et pour la justice, pour le
sage et pour la sagesse, pour le Fils de Dieu et pour Dieu le Père, pour tout
ce qui est né de Dieu et qui n’a pas de père terrestre, en qui non plus rien
ne s’engendre de créé, ni de tout ce qui n’est pas Dieu, en qui il n’y a pas
d’autre image que le Dieu pur et simple. Car saint Jean dit dans son Évan-
gile qu’il a donné le pouvoir de devenir fils de Dieu à ceux qui ne sont pas
nés du sang ni de la volonté charnelle, ni de la volonté d’homme, mais qui
sont nés uniquement de Dieu (Jn 1,12-13) [Prop. 4/3]1044.
1043
M. ECKHART, Daz buoch der götlîchen troestunge, DW V, p. 10, trad. AH-EM,
p. 773.
1044
Ibid., DW V, p. 10, trad. AH-EM, p. 773-774.
322 TRAITÉS ET SERMONS ALLEMANDS
Ne pas avoir de père terrestre signifie que l’homme ne peut être vrai,
bon, juste ou sage à partir de sa volonté charnelle. L’évangile johannique
distingue bien ce qui naît de la chair et ce qui naît de Dieu. Cela signifie
que si l’homme se laisse dynamiser par une autre image que Dieu, il
produit des actes qui s’écartent de l’opération divine. Dès que son inten-
tion volontaire produit une intention intellectuelle quelconque, l’homme
ne permet pas à l’opération divine de s’effectuer unitairement en lui.
À la suite de saint Jean, Eckhart parle donc de la « volonté de l’homme »
(willen des mannes) dans un sens positif puisqu’il l’identifie aux « plus
hautes puissances de l’âme » (hoehsten krefte der sêle)1045. « Formé
à l’image de Dieu » (nâch gote gebildet), sans être Dieu lui-même, ces
puissances doivent être « détachées d’elles-mêmes et transformées en
Dieu seul » (ir selbes entbildet werden und in got aleine überbildet).
Comme dans nombre de ses sermons, Eckhart use ici du réseau lexical
de la bild. L’entbildung et l’überbildung sont nécessaires pour que les
puissances de l’homme naissent uniquement de Dieu et que, n’étant plus
engendrée par quoique que ce soit d’autre que le Père, elles deviennent
ainsi « le Fils unique de Dieu » (gotes eingeborn sun). « Car (affirme
Eckhart) je suis le fils de ce qui me forme et m’engendre, semblable
à lui-même et en lui-même » (Wan alles des bin sun, daz mich nâch im
und in sich glîche bildet und gebirt)1046.
Que viennent faire de telles considérations dans un écrit de consola-
tion ? La réponse tient dans le raisonnement suivant : 1) En Dieu, il n’y
a ni souffrance, ni tristesse, ni tribulation ; 2) Si tu veux éviter cela,
tourne-toi uniquement vers Dieu en te détournant de tout ce qui te fait
souffrir ; 3) Autrement dit, laisse Dieu et seulement Dieu opérer directe-
ment en toi. D’où la reprise du mode conditionnel : « Si tu étais exclu-
sivement formé et engendré par la justice, en vérité, rien ne pourrait te
causer de souffrance, pas plus que la justice ne fait souffrir Dieu lui-
même » (Stüendest du in gerehticheit gebildet aleine und geborn, waer-
lîche, dich enmöhte als wênic iht leidic gemachen als diu gerehticheit got
selben)1047. L’ensemble du Libre de la consolation divine est à l’aune de
cette modalité conditionnelle, qui correspond à l’application des deux
règles de l’opus tripartitum. Dès lors que l’homme incline vers les choses
extérieures, il cherche la consolation dans la désolation. Il veut être ras-
sasié par la possession, qui le rend lui-même suffisant, plus que par le
1045
Ibid., DW V, p. 11, trad. AH-EM, p. 774.
1046
Ibid., DW V, p. 11, trad. AH-EM, p. 774.
1047
Ibid., DW V, p. 11, trad. AH-EM, p. 775.
CONSOLATION DANS L’OPÉRATION INTÉRIEURE 323
fait de recevoir toute chose de Dieu et à tout moment. Celui qui veut
s’établir dans la béatitude, doit apprendre à s’être tellement désapproprié
de lui-même en Dieu qu’il ne veut rien savoir, ne rien vouloir et ne rien
avoir, sinon Dieu seul. Eckhart cite le verset Mt 5,3 : « bienheureux les
pauvres en esprit » (Saelic sint die armen des geistes), qui fait le thème
du sermon beati pauperes spiritu (Predigt 52/108)1048. Que tel ou tel bien
soit enlevé à l’homme, qu’il ne s’en afflige pas puisqu’il lui reste la bonté
elle-même. L’homme pauvre, qui est aussi l’homme noble, est celui qui
se rejouit dans le fait d’être bon par la bonté et juste par la justice. Celui-
là seul n’ajoute rien à la bonté qui se contente d’être bon. Pour qu’il en
soit ainsi, « il faut qu’il soit nu et vide » (daz vaz inuoz blôz und îtel
werden). D’où l’invitation d’Eckhart à suivre l’injonction d’Augustin :
« Fais le vide afin d’être comblé. Apprends à ne pas aimer afin d’ap-
prendre à aimer. Détourne-toi afin d’être tourné vers Dieu » (giuz ûz, daz
dû ervüllet werdest. Lerne niht minnen, daz dû lernest minnen. Kêre dich
abe, daz dû zuo gekêret werdest)1049. En fait, la proposition « fais le vide
afin d’être comblé » est un ajout au texte augustinien1050 dans la ligne de
la mystique rhéno-flamande des béguines. Eckhart relit le mouvement
aversio-conversio dans la perspective vide-plein. Seul ce qui est complè-
tement vide est capable de recevoir. D’où la nécessité pour l’âme, alors
même qu’elle est « dans la ressemblance » (in glîchnisse), de haïr « la
ressemblance comme en soi » (glîchnisse als in ir)1051. En effet, le bon
n’est rien sans la bonté qui l’anime. Dans cette naissance qui unifie en
acte le bon et la bonté, « la ressemblance fait silence » (geswîget
glîchnisse)1052. Or, ce silence va se retourner contre Eckhart. Dès lors que
le mode de la représentation est évacué, la thématique passe de la dualité
à l’unité. Aussi, le risque de malentendu augmente-t-il. D’autant plus si
l’on est disposé à mal-entendre. L’altérité de celui qui donne et de celui
qui reçoit s’estompe dans cette unité. C’est alors, comme le montrent les
accusations retenues dans le bulle in agro dominico, non seulement la
distinction entre Dieu et l’homme qui devient problématique, mais aussi
la distinction originaire entre le Père et le Fils. Or, qui suit le mode
d’emploi du langage de Maître Eckhart sait pertinemment que c’est parce
1048
Ibid., DW V, p. 22, trad. AH-EM, p. 782.
1049
Ibid., DW V, p. 28, trad. AH-EM, p. 786.
1050
AUGUSTIN, Enarratio in Psalmo. 30 Sermo 3 n. 11 (PL 36,254): Disce non dili-
gere, ut diseas diligere; avertere, ut convertaris; funde, ut implearis.
1051
M. ECKHART, Daz buoch der götlîchen troestunge, DW V, p. 34, trad. AH-EM, p.
790.
1052
Ibid., DW V, p. 35, trad. AH-EM, p. 791.
324 TRAITÉS ET SERMONS ALLEMANDS
qu’il respecte au plus haut point l’altérité des Personnes en Dieu qu’il
peut insister sur leur Unité et, par conséquent, sur l’unité opérative entre
l’incréé et le créé.
Chez Eckhart, la convertibilité de l’être et l’Un est telle que toute
dualité est toujours seconde par rapport à cette unité. En ce sens, le Thu-
ringien rappelle combien « l’opération extérieure » (ûzer werk) est entiè-
rement dépendante à l’égard de « l’opération intérieure » (inner werk) :
« C’est pourquoi l’opération extérieure ne peut jamais être petite si l’opé-
ration intérieure est grande, et l’opération extérieure ne peut jamais être
grande ni bonne si l’opération intérieure est petite ou sans valeur »1053.
En reprenant cette distinction déjà thématisée dans les Entretiens spiri-
tuels1054, Eckhart manifeste à quel point il est fidèle à une ligne de
conduite à travers toute son œuvre. Tout acte bon n’a de valeur qu’en
fonction de l’intention intérieure qui l’anime. Il en est ainsi parce qu’« il
appartient en propre à Dieu d’opérer toutes choses en vue de lui-même,
c’est-à-dire qu’il ne considère pas d’autre ‘pourquoi’ en dehors de lui-
même » (alliu dinc got würket durch sich selben, daz ist, daz er niht ûz
im anesihet warumbe dan durch sich selben)1055. La récompense ne se
situe pas en dehors mais dans l’amour de l’opération elle-même. Là et
seulement là, dans ce « cœur à cœur, un dans l’Un », se trouve la pleine
consolation. Or, que l’on ne s’y trompe pas, cette consolation ne signifie
pas l’absence complète des souffrances et des tribulations. Elle peut aller
de pair avec toutes sortes de souffrances. Cependant, le fait d’être aban-
donné à l’opération intérieure vient modifier la manière de les vivre. Pour
l’affirmer, Eckhart rapproche Socrate de la mère des sept fils torturés par
Antiochus Epiphane :
Un maître païen, Socrate (Ein heidenischer meister, Socrates), dit que les
vertus rendent possibles, voire faciles et agréables, les choses impossibles.
Je n’oublie pas non plus que la sainte femme dont parle le Livre de Mac-
cabées fut un jour témoin des supplices inhumains, affreux et horribles que
l’on fit souffrir à ses sept fils. Elle regardait, le cœur ferme, elle soutenait
leur courage, les exhortait l’un après l’autre à ne pas avoir peur et à sacrifier
de bon gré leur corps et leur âme pour la justice de Dieu1056.
1053
Ibid., DW V, p. 40, trad. AH-EM, p. 795.
1054
M. ECKHART, Die rede der underscheidunge, « § 23, Von den innerlîchen und
ûzerlîchen werken », DW V, p. 290-309.
1055
M. ECKHART, Daz buoch der götlîchen troestunge, DW V, p. 43, trad. AH-EM,
p. 773-774.
1056
Ibid., DW V, p. 59, trad. AH-EM, p. 810-811.
CONSOLATION DANS L’OPÉRATION INTÉRIEURE 325
1057
M. ECKHART, Von dem edeln menschen, DW V, p. 109, trad. AH-EM, p. 814.
1058
Ibid., DW V, p. 109.
1059
Ibid., DW V, p. 110.
ENTRE LA SEMENCE DE DIEU ET L’IVRAIE 327
une expression pour qualifier une activité capable de prospérer, une acti-
vité en puissance :
De la noblesse de l’homme intérieur et de l’indignité de l’homme extérieur,
de la chair, les maîtres païens Cicéron et Sénèque disent qu’aucune âme
raisonnable n’est sans Dieu ; la semence de Dieu est en nous. Si elle avait
un cultivateur bon et sage, laborieux, elle prospérerait d’autant mieux et
s’élèverait vers Dieu dont elle est la semence, et le fruit serait semblable
à la nature de Dieu. La semence du poirier grandit pour devenir un poirier,
la semence du noyer pour devenir un noyer, la semence de Dieu pour deve-
nir Dieu (Prop. 14)1060.
1060
Ibid., DW V, p. 111, trad. AH-EM, p. 816.
1061
CICÉRON, Tusculanes III, 1, 2 ; SÉNÈQUE, Lettres à Lucilius, VIII, 73, 16.
1062
Acta Echardiana, Processius Coloniensis I, n. 48, § 22, LW V, p. 309.
1063
M. ECKHART, Von dem edeln menschen, DW V, p. 110.
328 TRAITÉS ET SERMONS ALLEMANDS
1068
« Historiquement parlant, il y a quelque chose de tragiquement ironique dans
cette métaphore, quand on pense à l’incipit de la Bulle In agro dominico, et à l’usage que
cette dernière fait de cette image contre le Thuringien : comme si Eckhart avait suggéré
lui-même aux rédacteurs de la Bulle les termes propres à le disqualifier. Du bon jardiner
qu’il s’efforçait d’être, ces derniers ont fait un semeur d’épines, de ronces et de tribules,
‘au mépris de l’éblouissante vérité de la foi’ (trad. P. Petit, Sermons, Traités, Paris, Galli-
mard, 1961, p. 263). » (W. WACKERNAGEL, Ymagine denudari, p. 69, note 193).
1069
Bulle in agro dominico, dans Traités et sermons, trad. A. de Libera, p. 407-408.
330 TRAITÉS ET SERMONS ALLEMANDS
1070
DENYS L’ARÉOPAGITE, Hiérarchie ecclésiastique, § 1, trad. M. de Gandillac, Œuvre
complètes, Paris, Aubier, 1943, p. 245.
1071
Cf. J. DERRIDA, « Comment ne pas parler. Dénégations » (Conférence How to avoid
speaking, Jérusalem juin 1986) dans : Psychè. Inventions de l’autre, 1987, p. 535-595.
1072
M. ECKHART, Von dem edeln menschen, DW V, p. 114, trad. AH, p. 148.
1073
Ibid., DW V, p. 117.
1074
Ibid., DW V, p. 116.
ENTRE LA SEMENCE DE DIEU ET L’IVRAIE 331
1075
Ibid., DW V, p. 116-117, trad. personnelle.
1076
AUGUSTIN, De Trinitate, VII, 1, 2 (BA 15, p. 512-513), cité dans : M. ECKHART,
Prologus generalis, § 9, OLME 1, p. 50-51.
1077
AVICENNE, Métaphysica, I, 6.
332 TRAITÉS ET SERMONS ALLEMANDS
d’un mur blanc pour savoir qu’il est blanc. Il y a dont bien une sortie et
un retour (ein ûzslac und ein widerslac). Or, précisément, l’homme noble
ne se connaît pas selon cette modalité. Tel l’œil qui est doit être nu et
sans couleur pour accueillir le coloré, il est directement passif de l’opé-
ration qui s’effectue à travers lui. D’où, à nouveau, une modalité qui
confirme les deux règles préconisées par Eckhart dès le début de l’opus
tripartitum. L’homme noble ne connaît pas sa noblesse par représentation
d’un homme noble comme ceci ou comme cela (troisième adjacent) mais
il existe de manière noble (deuxième adjacent). Pour cela, il faut que la
noblesse s’engendre immédiatement en l’affectant. D’un bout à l’autre
de l’œuvre eckhartienne, à la fois latine et allemande, cette logique gram-
maticale est respectée. Maître Eckhart n’a qu’une parole et il s’y tient.
Pourtant, un argument récursif manifeste que ce genre d’affirmation
contient une subtilité. Celui qui parle de la distinction entre les deux
modalités, immédiate et par médiation, doit avoir un regard sur les deux.
Il y a donc deux puissances qui sont ici à l’œuvre : « autre est la puis-
sance par laquelle l’homme voit et autre celle grâce à laquelle il sait et
connaît qu’il voit » (nû ist ein ander kraft (…), von der der mensche
sihet, und ein ander kraft ist, von der er weiz und bekennet, daz er
sihet)1078. L’obstetricandi scientia ne serait pas complète si le pratiquant
de cette science théologique ne pouvait, non seulement éprouver lui-
même, mais aussi présenter à ses lecteurs et auditeurs, la différence entre
ces deux puissances. Il est en effet indispensable que ceux à qui Eckhart
adresse ses paroles reconnaissent les deux modalités afin qu’ils puissent
choisir celle qui procure la vraie béatitude. D’où cette affirmation para-
doxale : « Je dis donc qu’il n’y a pas de béatitude sans que l’homme ait
conscience et sache bien qu’il contemple et connaît Dieu, mais Dieu
veuille que ce ne soit pas là ma béatitude. Si cela suffit à un autre, qu’il
s’y tienne, mais j’en ai pitié »1079. Entrer dans la béatitude ne peut se faire
sans, au préalable, savoir qu’elle réside dans la connaissance de Dieu.
Mais, précisément, en rester à ce parvis sans y entrer, c’est connaître la
route sans l’emprunter. Certains préfèrent s’en tenir à accumuler le plus
d’informations possibles sur cette connaissance, quitte même à ce que
cela en devienne compliqué. Aussi, est-on en mesure de légitimer des
spécialistes initiés aux arcanes de la dite science. Après être passé par les
rites de passage réservés à cette élite, Eckhart exprime sa pitié pour ceux
qui s’arrêtent là, prenant la carte pour le trésor. Que cela leur suffise, si
1078
M. ECKHART, Von dem edeln menschen, DW V, p. 118.
1079
Ibid., DW V, p. 118.
ENTRE LA SEMENCE DE DIEU ET L’IVRAIE 333
c’est leur suffisance. Pas plus que la philosophie n’est atteinte dans un
savoir théorique, la théologie ne peut s’arrêter à une représentation de la
vérité qui n’est pas l’expérience d’union avec la vérité. Contemplata
alliis tradere. Tel « l’aigle puissant » qui, déployant ses grandes ailes,
s’en va vers la noble montagne pour y décrocher la moëlle de l’arbre de
plus élevé pour l’emmener en bas, ainsi en est-il de celui qui veut parler
de Dieu. Il ne lui suffit pas de contempler Dieu, en cherchant l’Un en soi,
encore faut-il qu’il revienne vers les autres. Aussi, « partir » et « reve-
nir » sont en effet nécessaires. Or, les deux verbes du thème ont subi,
chemin faisant, un déplacement de sens. Alors que, dans le paradigme du
blanc et de la blancheur, il s’agissait de montrer l’insuffisance de la
connaissance par ajout et représentation, il s’agit ici de faire cet aller-
retour non pour soi mais pour les autres. En effet, celui qui est parti ne
revient pas simplement offrir aux autres un morceau de feuillage qu’il
aurait cueilli à la cime de l’arbre, il vient leur apprendre comment faire
pour qu’ils puissent s’envoler à leur tour. Obstetricandi scientia, conduire
l’autre vers la solitude où peut naître une parole silencieuse en deçà de
tout signe. Le mener vers cette solitude, sachant qu’il y sera d’autant plus
uni à lui, ainsi qu’à tout autre homme :
Qui est donc plus noble que celui qui est né, d’une part du plus haut et du
meilleur de la créature, et d’autre part du fond le plus intime de la nature
divine et de sa solitude ? « Je veux conduire l’âme noble dans la solitude
et je parlerai à son cœur », dit le Seigneur dans le prophète Osée (2,14). Un
avec l’Un, un de l’Un, un dans l’Un et, dans l’Un, un éternellement.
Amen1080.
1080
Ibid., DW V, p. 119, trad. AH, p. 153.
Conclusion III
1081
M. ECKHART, Expositio libri Exodum, § 243, LW II, p. 199 : Expositio s. Evange-
lii sec. Iohannem, § 243, LWIII, p. 203.
CONCLUSION III 335
1082
M. ECKHART, Predigt 104a/16a, DW IV,1, p. 587, trad. AH-EM, p. 152. Cf. Expo-
sitio libri Sapientiae, § 93-95, LW II, p. 426-429.
1083
M. ECKHART, Predigt 10/110, DW I, p. 173, trad. AH-EM, p. 666.
1084
Expression de Blumenberg reprise par B. MCGINN, The mystical thought of Meis-
ter Eckhart, trad. fr., L’homme à qui Dieu ne cachait rien, p. 90-91.
336 TRAITÉS ET SERMONS ALLEMANDS
1085
M. ECKHART, Predigt 103/15, DW IV,1, p. 488-489, trad. AH-EM, p. 143-144.
CONCLUSION III 337
1086
THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. I, a. 2.
CONCLUSION GÉNÉRALE :
POUR UNE AUTRE SCIENTIFICITÉ
DE LA THÉOLOGIE
1087
« Tout être simple est proprement et est dit improprement » (Omne simplex pro-
prie est, et improprie dicitur esse). » (ALAIN DE LILLE, Theologicae Regulae, reg. XX,
630 D, PL 210).
340 CONCLUSION GÉNÉRALE
1088
Cf. http://www.meister-eckhart-gesellschaft.de/bibliographie.htm.
CONCLUSION GÉNÉRALE 341
scientifique qui veut travailler sur son œuvre doit dorénavant s’aventurer
dans un dédale d’analyses historiques, syntaxiques, philologiques, philo-
sophiques, théologiques (…) Eclairantes, ces études ont aussi pour effet
de diffracter la pensée eckhartienne dans une multitude de facettes. Mal-
gré leurs incontestables qualités, les tentatives de présentation globale de
la pensée de Maître Eckhart, comme celles de Kurt Ruh, Kurt Flasch,
Alain de Libera ou Bernard McGinn – pour ne citer que ces derniers –,
ne parviennent pas à dissiper le sentiment de kaléidoscope que l’on
éprouve à l’approche de ses écrits. Il semble même admis que l’œuvre
eckhartienne recèle une sorte de caractère intrinsèquement complexe dont
l’unité ne peut être exposée au grand jour. Tout cela est vrai tant que l’on
en reste à analyser le dit pour lui-même indépendamment de son rapport
au dire. Passer à la méthode analytique des actes de langage change
pourtant singulièrement l’angle d’approche de la pensée du Thuringien.
Il ne s’agit plus alors de tenter de recomposer la cohérence thématique,
mais bien, comme Burkhard Hasebrink l’a fait avec les sermons alle-
mands, de faire valoir l’unité entre la cohérence thématique et la cohé-
rence pragmatique de son discours. Il s’en suit une modification fonda-
mentale dans la manière d’appréhender le travail de recherche. L’unité
entre la thématique et la pragmatique peut très bien s’acclimater avec une
complexité de propositions irréductibles à une homogénéité sémantique.
Mieux encore, non seulement elle ne s’y oppose pas, mais elle la permet.
Une fois que l’on a pris le parti de mettre à jour le rapport du dire au dit,
l’attention se déplace en direction de la rhétorique. La manière dont les
propositions sont agencées devient structurante pour ce qu’elles disent.
Il en résulte l’heuristique d’une architectonique qui se révèle beaucoup
plus simple que le texte ne l’avait laissé supposer de prime abord. Il est
désormais possible de passer d’un texte à l’autre en voyant se profiler un
fil conducteur irriguant tout son discours : l’action de Dieu est l’unique
voie par laquelle il se dit lui-même. Dieu se donne à connaître tel qu’il
est en lui-même en opérant. Chaque proposition théologique est là pour
permettre au lecteur de considérer que Dieu est à l’œuvre et que cette
œuvre ne peut être considérée ailleurs que de l’intérieur de l’acte où elle
s’opère. Tout énoncé constatif est la coque d’un noyau performatif où le
sujet n’est plus à distance de son prédicat mais le vit activement. Le
lecteur empruntera d’autant plus facilement la passerelle entre les deux
versants du corpus eckhartien qu’il y décèlera le même caractère socra-
tique. La métaphysique reste rebelle à l’établissement d’une super-
structure ontologique séparée du domaine physique. Suivant le prologue
de l’opus propositionum, la transcendantalité inséparable du concret et
342 CONCLUSION GÉNÉRALE
1093
F. BRUNNER, « Foi et raison chez Maître Eckhart », 1977, p. 196-207, rééd. dans :
Etudes sur Maître Eckhart, 2012, p. 69-86, ici, p. 78.
1094
« Dieu se communique lui-même pour notre déification. » (DENYS L’ARÉOPAGITE,
Noms Divins c. 9 § 5, 912 D, Dionysiaca p. 461) ; ALBERT LE GRAND, Commentaire des
Noms divins, c. 9 § 10 p. 383, 60 s).
1095
N. LARGIER, « Penser la finitude », p. 460.
1096
M. HEIDEGGER, « Philosphische Grundlagen der mittelalterlichen Mystik » (1924-
25), dans : Phänomenologie des religiösen Lebens, Francfort, Klostermann, 1995, p. 314,
trad. fr. J. Greisch, Phénoménologie de la vie religieuse, 2012, p. 357.
CONCLUSION GÉNÉRALE 345
1097
Ibid., p. 313, trad. fr., p. 356. Cf. S. CAMILLERI, Phénoménologie de la religion et
herméneutique théologique dans la pensée du jeune Heidegger, 2008, p. 110s.
1098
F. BRUNNER, « Mysticisme et rationalité chez Maître Eckhart », p. 113, repris
dans : Etudes sur Maître Eckhart, p. 226-227, cité par J. LADRIÈRE, « Métaphysique et
mystique », p. 100.
1099
Ibid., p. 227.
1100
Ibid., p. 105.
346 CONCLUSION GÉNÉRALE
et que cette opération peut être ressentie à même la vie. La raison ne peut
se situer à l’écart de cette opération car elle est elle-même opérée par
Dieu comme toute activité du vivant. De ce fait, le système philosophique
élaboré par Eckhart est l’exposition (exponere) de la possibilité de vivre
intuitivement cette opération. Les Écritures sont considérées comme des
transcriptions d’expériences vécues, sous formes littéraires variées, qu’il
s’agit de réactiver pour le lecteur. Pour le dire autrement, le Livre révélé
éclaire le Livre créé. La Révélation n’est alors pas autre chose que la
mise en lumière de la manifestation. La terminologie de l’autocompré-
hension, choisie par Ladrière, reste exacte dès qu’on entend bien que
par là que c’est l’effectivité, la Wirklichkeit, qui est mise en lumière par
elle-même :
De façon générale, l’horizon auquel se constitue, en s’y rapportant active-
ment, la pensée spéculative, peut être caractérisé comme un attracteur qui
rend possible la transgression de l’immédiat, tel qu’il est simplement donné
dans le champ de l’expérience. Cette transgression n’est pas abandon de
l’immédiat, mais ouverture, dans l’immédiat, d’une dimension de profon-
deur qui en fait voir le mode de survenance, en le rattachant à sa prove-
nance, à ce qui lui donne son effectivité et sa destination. Ainsi, le cadre de
la métaphysique aristotélicienne, qui a été très inspirante pour les formes
ultérieures de pensée spéculative, l’horizon constitutif a été pensé au moyen
de la notion de principe, expliquée elle-même par diverses métaphores, dont
celle de la source est sans doute la plus éclairante. Lire ce qui se montre
dans l’immédiateté, c’est-à-dire le phénomène, à la lumière des principes,
c’est le voir non seulement dans son autoprésentation, mais dans l’événe-
ment de sa production, de sa venue à la phénoménalité, et ainsi le com-
prendre par rattachement à ‘ce à partir de quoi’ il se produit. Or le principe
n’est pas phénomène, il n’est pas présenté dans le champ de la donation.
Et pourtant il doit être d’une certaine manière présent avant même le phé-
nomène, pour qu’une lecture compréhensive du phénomène soit possible.
Il doit même être présenté comme condition ultime de la constitution de la
réalité pour que cette lecture compréhensive puisse prendre une forme véri-
tablement radicale, selon le vœu qui sous-tend l’instauration du projet
spéculatif1105.
1105
J. LADRIÈRE, « Métaphysique et mystique », art. cit., p. 108-109.
348 CONCLUSION GÉNÉRALE
1106
Ibid., p. 109.
1107
Cf. ma conférence « Repenser la scientificité de la théologie : les promesses du
langage », ThéoPhiLyon 2020, p. 97-116, spécialement, p. 113-115.
CONCLUSION GÉNÉRALE 349
1108
Cf. M.-D. CHENU, La théologie comme science au XIIIe siècle, 1969, p. 71-85.
1109
Ibid., p. 71.
1110
Ibid., p. 74.
1111
J. LADRIÈRE, L’articulation du sens, II, p. 261.
350 CONCLUSION GÉNÉRALE
1112
Ibid., p. 264.
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Guillaume d’Ockham, 42, 75, 97, 123,
154, 194, 213, 225, 363 Macrobe, 182
Maïmonide, 44, 45, 81, 116, 120, 152,
Haas, 25, 37, 40, 209, 296, 309, 354, 166, 182, 184, 185, 188, 195, 199,
361 201, 202, 205, 206, 207, 232, 252,
Hadot, 3, 4, 5, 11, 18, 23, 151, 157, 310, 353
183, 302, 364 Mangin, XI, 265, 288, 297, 352, 356
Hasebrink, 12, 36, 37, 246, 247, 248, Margetts, 38, 356
249, 257, 265, 279, 283, 284, 293, Marguerite Porete, 213, 278, 302,
296, 297, 299, 305, 309, 341, 354 307, 356
Hegel, 309, 365 Martel, 230, 362
Heidegger, 19, 26, 110, 241, 285, 344, Mauriège, 41, 289, 356
345, 354, 360, 361, 365 McGinn, 1, 141, 213, 335, 341, 356,
Henri de Gand, 20, 76, 77, 90, 100, 362
122, 123, 132, 160, 171, 221 Ménage, 254, 362
Henry (Michel), 342, 354, 365 Michel, 38, 171, 211, 357
Hugues de Saint-Victor, 20 Mieth, 25, 37, 145, 356, 357
Imbach, XI, 77, 79, 87, 94, 242, 354, Mojsisch, 165, 308, 357
361 Morris, 365