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PHILOSOPHES MÉDIÉVAUX

TOME LXXII

OPÉRATIVITÉ DU LANGAGE
CHEZ MAÎTRE ECKHART
Obstetricandi scientia

par
Yves MEESSEN

LOUVAIN-LA-NEUVE
PEETERS
2021
OPÉRATIVITÉ DU LANGAGE
CHEZ MAÎTRE ECKHART
PHILOSOPHES MÉDIÉVAUX
TOME LXXII

OPÉRATIVITÉ DU LANGAGE
CHEZ MAÎTRE ECKHART
Obstetricandi scientia

par
Yves MEESSEN

ÉDITIONS DE L’INSTITUT
SUPÉRIEUR DE PHILOSOPHIE
LOUVAIN-LA-NEUVE

PEETERS
LEUVEN - PARIS - BRISTOL, CT
2021
A catalogue record for this book is available from the Library of Congress.

No part of this book may be used or reproduced in any form, by print, photoprint,
microfilm or any other means without written permission from the publisher.

ISBN 978-90-429-4461-9
eISBN 978-90-429-4462-6
D/2021/0602/51

© 2021, Peeters, Bondgenotenlaan 153, B-3000 Leuven


TABLE DES MATIÈRES

Préambule . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1
Introduction générale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9

PREMIÈRE PARTIE :
THÉOLOGIE AXIOMATIQUE :
PARLER AUTREMENT DE DIEU

Introduction I . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17
D’un nouvel usage du Trivium (Opus tripartitum). . . . . . . . . . . . . 20
Annonce d’une performance opérative (Opus tripartitum) . . . . . . 33
Parler et penser autrement (Prologi) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 44
Dédoublement : in abstacto/in concreto (Prologi). . . . . . . . . . . . . 54
Esse est Deus (Prologi) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 65
Questions disputées (Quaestiones Parisienses) . . . . . . . . . . . . . . . 76
Esse et puritas essendi (Quaestiones Parisienses) . . . . . . . . . . . . . 86
La species et l’intellect (Quaestiones Parisienses). . . . . . . . . . . . . 95
Conclusion I. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 107

DEUXIÈME PARTIE :
COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES

Introduction II . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 115
Signifier l’opération dans la prédication latine (Sermones) . . . . . . 122
Corrélation entre lectio et praedicatio (Sermones et Lectiones super
Ecclesiastici). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 138
In signum virtutis (Sermones et Lectiones super Ecclesiastici) . . . 147
Une Genèse sans cesse actuelle (Expositio libri Genesis) . . . . . . . 163
Tendre vers la Sagesse (Expositio libri Sapientiae) . . . . . . . . . . . . 173
Maïeutique et Nom ineffable (Expositio libri Exodi) . . . . . . . . . . . 181
Signe messager et conception par la chose (Expositio libri Exodi) 192
Opérer sous l’écorce du signe (Liber parabolarum Genesis) . . . . 204
Seul le juste connaît la justice (Expositio sancti Evangelii secun-
dum Iohannem). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 216
VI TABLE DES MATIÈRES

Cognitio et amor. Une interprétation parabolique (Expositio sancti


Evangelii secundum Iohannem) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 230
Conclusion II . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 239

TROISIÈME PARTIE :
TRAITÉS ET SERMONS ALLEMANDS

Introduction III. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 245


Œuvre intérieure et œuvre extérieure (Die rede der under-
scheidunge). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 254
Naissance de Dieu dans l’âme (Predigten, cycle d’Erfurt) . . . . . . 265
Dieu est une parole inexprimée (Predigten, cycle de Strasbourg) . 277
Conditions pour opérer librement (Predigten, cycle de Stras-
bourg) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 287
Praedica verbum et percée de l’ego (Predigten, cycle de Stras-
bourg) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 296
Si tu veux avoir le fruit, tu dois briser la coque (Predigten, cycle
de Cologne) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 305
Consolation dans l’opération intérieure (Daz buoch der götlichen
troestunge) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 316
Entre la semence de Dieu et l’ivraie (Von dem edeln menschen) . 326
Conclusion III . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 334

Conclusion générale : pour une autre scientificité de la théologie 339


Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 351
Index onomastique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 367
« Le langage est ontologiquement des plus faibles, au
sens où il ne peut que disparaître dans la chose qu’il
nomme, sans quoi, au lieu de la désigner et de la révé-
ler, il ferait obstacle à sa compréhension. Et cependant,
c’est justement en cela que se trouve sa puissance spé-
cifique – en ce qu’il se soustrait à la perception et qu’il
reste non dit dans ce qu’il nomme et dit. Puisque,
comme l’écrit maître Eckhart, si la forme à travers
laquelle nous connaissons une chose était elle-même
quelque chose, elle nous conduirait à la connaissance
d’elle-même et nous détournerait de la connaissance de
la chose. »
Giorgio Agamben, Experimentum vocis, § 8, p. 25
ABRÉVIATIONS

AH : Maître Eckhart, Sermons, intro. et trad. par J. Ancelet-Hustache,


Paris, Seuil, Tome I, Sermons 1-30, 1974 (AH I) ; Tome II, Ser-
mons 31-59, 1978 (AH II) ; Tome III, Sermons 60-86, 1979
(AH III) ; Les Traités, Paris, Seuil, 1971 (AH).
AH-EM : Maître Eckhart, Sermons, traités, poème. Les écrits allemands, pré-
sentation des sermons selon le classement liturgique par E. Mangin,
avec trad. par J. Ancelet-Hustache et E. Mangin, Paris, Seuil, 2015.
BA : Collection « Bibliothèque Augustinienne », sous la direction des
Etudes augustiniennes.
DW : Die deutschen Werke Meister Eckharts, Stuttgart, Kohlhammer,
Band I, Predigten 1-24, 1958 (DW I) ; Band II, Predigten 25-59,
1971 (DW II); Band III, Predigten 60-86, 1976 (DW III) ; Band
IV, 1, Predigten 87/105, 2003 (DW IV/1) ; Band IV/2, Predigten
106-110, 2003 (DW IV/2) ; Band V, Traktate, 1963 (DW V).
LW : Die lateinische Werke Meister Eckharts, Stuttgart, Kohlhammer,
Band I,1, Prologui in Opus tripartitum, Expositio Libri Genesis
(Cod. Amplon. Fol. 181 et Codd. Cusani 21 et Trevensis 72/1056),
Liber parabolarum Genesis, 1964 (LW I/1) ; Band I,2, Prologi in
Opus tripartitum, Expositio Libri Genesis (Cod. Oxoniensis Bod-
leiani Laud misc 222), Liber parabolarum Genesis, Stuttgart, 1987-
1992 (LW I/2) ; Band II, Expositio Libri Exodi, Sermones et Lec-
tiones super Ecclesiastici cap. 24, Expositio Libri Sapientiae,
Expositio Cantici Canticorum I,6, 1954-1992 (LW II) ; Band. III,
Expositio sancti Evangelii secundum Iohannem, 1994 (LW III) ;
Sermones, 1956 (LW IV) ; Collatio in Libros Sententiarum, Quaes-
tiones Parisienses, Sermo die b. Augustini Parisius habitus, Trac-
tatus super Oratione Dominica, Sermo Paschalis a. 1294 Parisius
habitus, Acta et regesta vitam magistri Echardi illustrantia, Mag.
Echardi Responsio ad articulos sibi impositos de scriptis et dictis
suis, 1936- (DW V).
OLME 1 : Œuvre latine de Maître Eckhart. t. 1 : Commentaire de la Genèse
précédé des Prologues, texte latin, introduction, traduction et notes
par F. Brunner, A. de Libera, É. Wéber, É. Zum Brunn, Paris, Cerf,
1984, rééd. 2007.
OLME 6 : Commentaire de l’Évangile selon Jean : Le Prologue, texte latin,
avant-propos, traduction et notes par A. de Libera, É. Wéber et
É. Zum Brunn, Paris, Cerf, 1989, rééd. 2007, 2011.
PG : Patrologiae cursus completus, Series graeca, éd. J.-P. Migne
PL : Patrologiae cursus completus, Series latina, éd. J.-P. Migne
Ce livre est le résultat d’une étude qui a été présentée pour l’obtention
d’une Habilitation à Diriger des Recherches, en juin 2019 à l’Ecole
Pratique des Hautes Etudes. Elle a été menée sous le patronage
d’Olivier Boulnois. Je le remercie vivement pour sa relecture et ses
conseils avisés. Mes remerciements vont également à Natalie Depraz,
Christophe Grellard, Ruedi Imbach, Eric Mangin et Jean-René Valette.
La pertinence de leurs questions, ainsi que leurs remarques judicieuses,
lors de ma soutenance, m’ont été bien utiles pour revoir ce travail.
PRÉAMBULE

Une chose est de voir, une autre de donner à voir. Maître Eckhart
a une façon bien à lui de mettre en œuvre ce qui fait le cœur de la vie
des Frères Prêcheurs : contemplata aliis tradere1. Pour lui, il ne s’agit
pas de transmettre aux autres le fruit de sa contemplation mais de leur
transmettre les conditions de possibilité de son expérience de voyant.
Il ne transmet pas un « quoi » mais un « comment ». C’est dire qu’il y
a chez Eckhart une transcendantalité de l’expérience. Cette transcendan-
talité concerne autant son œuvre latine que son œuvre vernaculaire. Elle
se lit à travers le projet de l’Opus tripartitum comme dans la prédication.
Ici et là, la modalité de langage est différente, mais l’objectif est le
même : laisser naître en soi un rejeton, une espèce intelligible, dont l’in-
tellect n’est que le réceptacle passif. Cet objectif est motivé par une
conviction de foi en accord avec le néoplatonisme : Dieu est non seule-
ment l’auteur de la vie, mais il est aussi l’opérateur premier des actes de
tous les vivants. À cette opération, ni les actes de connaissance ni les
actes de langage ne font exception.
Que le cycle des sermons de la naissance de Dieu dans l’âme soit
contemporain de l’élaboration de l’Opus tripartitum n’est pas fortuit2. De
part et d’autre, Eckhart y fait montre de la même décision concernant le
rôle que joue l’intelligence dans la connaissance de Dieu. Toute produc-
tion d’une représentation par l’intellect est écartée au profit d’une pré-
sence vivante et agissante. Comme l’a montré Bernard McGinn, The
Presence of God, c’est-à-dire la conscience de la présence immédiate de
Dieu, est la notion la plus pertinente pour qualifier la mystique chrétienne
en général, et, parmi elle, la mystique eckhartienne3. La gegenwerticheit
gotes est un trait fondamental de la pensée de Maître Eckhart. Tout son
langage est un appel incessant à se « laisser pénétrer par la présence

1
THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, IIIa Pars, q. 40, a. 1, ad 2.
2
Voir L. STURLESE, « Meister Eckhart in der Bibiotheca Amploniana », 1995, p. 434-
446 ; G. STEER, « Predigt 101 », 1998, p. 247-288; « Meister Eckharts Predigtzyklus von
der êwigen geburt », 2000, p. 253-281.
3
B. MCGINN, The Mystical Thought of Meister Eckhart: The man from whom God
hid nothing, 2001, p. 132-133, trad. fr., Maître Eckhart: L’homme à qui Dieu ne cachait
rien, 2017, p. 280-281.
2 PRÉAMBULE

divine » (mit götlîcher gegenwerticheit durchgangen sîn)4. Dans cette


perspective, le locuteur et celui à qui il s’adresse sont logés à la même
enseigne : ils sont tous deux transis par une opération qui émane d’un
fond inaccessible. Par conséquent, parler de Dieu n’est pas émettre un
signe qui soit apte à produire en l’autre un concept correspondant à ce
dont il tient lieu. Le rôle du théologien ou du prédicateur consiste
à conduire autrui là où Dieu s’engendre lui-même en proférant son Verbe
dans l’intime de l’âme. À l’instar de la démarche socratique, Maître
Eckhart déploie une activité maïeutique. Cependant, chez lui, ce ne sont
pas les âmes qu’il faut accoucher (Théétète, 150b), mais Dieu lui-même :
« l’âme enfante à partir d’elle-même Dieu à partir de Dieu en Dieu » (diu
sêle gebirt ûzer ir got ûz got in got)5. Par ce déplacement, il est possible
d’identifier la théologie à une obstetricandi scientia. Cette expression
originale apparaît chez Eckhart au début du Commentaire du livre de
l’Exode :
[C]omme dans une œuvre sainte, il y a deux choses, l’affection intérieure
et l’acte extérieur (affectus interior et actus exterior), ainsi dans la récom-
pense, il y a deux choses, comme le dit avec justesse l’Ecclésiastique
(33,15) : « deux contre deux ». Toutefois Grégoire expose la proposition et
Thomas la justifie en Somme théologique (II. II, 9 101 a. 4 ad. 4). Mais on
aurait pu dire brièvement dès le début que les accoucheuses n’ont pas
menti ; et la question ne se poserait plus du tout. En effet, il est possible
qu’il soit vrai que beaucoup de femmes hébraïques eussent la « science »
de l’accouchement (obstetricandi scientiam)6.

Alors qu’il s’apprête à traiter de la possibilité de l’attribution de noms


à Dieu, Maître Eckhart place d’abord son lecteur devant un questionne-
ment éthique. Les femmes hébraïques peuvent-elles être récompensées
d’avoir menti à Pharaon ? La réponse est oui, car il y a une autonomie
de la vérité par rapport au signe qui l’énonce. L’acte de parole prononcé
à l’extérieur (actus exterior) dépend avant tout de l’affection intérieure
du locuteur (affectus interior). À travers cette casuistique, Eckhart émet
un avertissement sur le statut vériconditionnel de son langage. Il engage
son lecteur à une attention envers la manière dont il est affecté directe-
ment par la chose-même dont il entend traiter. Parler d’une obstetricandi
scientia est un clin d’œil à Socrate. L’enseignement est parabolique et il
n’est pas dépourvu d’ironie. C’est d’ailleurs par un déplacement du sens

4
M. ECKHART, Die rede der underscheidung, DW V, p. 234, cité par McGinn, op. cit.,
p. 132, trad. fr., p. 282.
5
M. ECKHART, Predigt 43/29, DW II, p. 328, AH-EM, p. 237.
6
M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 4, LW II, p. 11, trad. P. Gire.
PRÉAMBULE 3

obvie de l’expression biblique, qui concerne concrètement l’habilité des


accoucheuses, que le Thuringien avertit son lecteur. Il révèle à qui peut
l’entendre que le mensonge ne consiste pas à contredire la vérité sur un
plan propositionnel mais à ne pas s’accorder avec elle dans le vécu. Tout
au long du commentaire, il faudra donc appliquer la méthode socratique
à la lecture de l’écriture pour en découvrir le sens. Voilà pourquoi le
travail relèvera d’une obstétrique hébraïque tout en confirmant le « dict
socratique : je sais que je ne sais pas, ce qui revient à dire : de Dieu, je
sais seulement que je ne le sais pas » (illud Socraticum: hoc scio quod
nescio, quasi dicat: hoc solum de deo scio quod ipsum nescio)7. Quelle
sera alors la connaissance qui découlera de ce non-savoir ? Précisément
celle de n’accepter aucune proposition qui ne soit vérifiée par une expé-
rience de vie. À l’instar de Socrate, Eckhart invite donc ses lecteurs à un
exercice spirituel. Tout langage est limité à une fonction indicielle. Si la
chose reste indéfinissable par le signe, elle est néanmoins participable :
Seul le juste connaît la justice. Et seule cette participation du juste à la
justice est susceptible d’engendrer un concept dans l’âme, pour autant
que celui qui agit soit attentif à la passivité qui le transit. Autrement dit,
se détournant de ce qui est conçu par l’intellect, Eckhart opte pour ce qui
est conçu dans l’intellect. D’où le fait qu’il n’est pas possible d’enseigner
à autrui par la production d’un savoir théorique. Comme Socrate, Eckhart
« ne possède aucun savoir transmissible, il ne peut faire passer des idées
de son esprit dans l’esprit d’autrui »8. Cela signifie-t-il que le Thuringien
définit la théologie par la science pratique et non par la science
spéculative ?
Non, telle ne sera pas son option. Comme il le déclare dans le Sermon
parisien pour la fête de saint Augustin, Eckhart choisit de présenter la
théologie comme le cadre spéculatif de la pratique9. Cette articulation est
possible grâce à un dédoublement de l’éthique. Dans ce sermon, qui fait
office de discours programmatique, Eckhart dévoile son architectonique
des sciences philosophiques. Elle est calquée sur le modèle de Boèce, via
le commentaire de Clarembeau d’Arras10. Bien que la classification boé-
cienne fasse partie du paysage de la scolastique parisienne, comme on

7
M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 184, DW II, p. 158, trad. P. Gire légèr. modif.
8
P. HADOT, « La figure de Socrate », 1998, p. 30-31.
9
M. ECKHART, Sermo die B. Augustini, Parisius habitus, Vas auri solidum, LW V,
p. 85-99, trad. M. Mauriège dans : Les mystiques rhénans, 2010, p. 37-41.
10
CLAREMBALDIS ATREBATENSIS, Tractatus super librum Boetii De Trinitate, 1926,
p. 26-105.
4 PRÉAMBULE

peut le voir chez Thomas d’Aquin11, Eckhart y apporte une retouche


originale. La théologie (theologia) y apparaît comme la sous-partie
éthique, et non pas métaphysique, de la science théorique ou spéculative.
À ce titre, elle se range effectivement dans l’exercice spéculatif qui cor-
respond à l’acte de cogitatio. Or, la théologie n’a pas le monopole de
l’éthique puisque celle-ci est d’abord une des trois grandes parties de la
triade : theorica, logica, ethica. Là, elle est abordée sur le plan pratique
qui correspond à l’exercice d’operatio. Par conséquent, l’éthique se
dédouble pour être abordée tantôt spéculativement (ethica sive theologia)
et tantôt pratiquement (ethica sive practica). La théologie a donc pour
mission de relire spéculativement (cogitatio) ce qui se joue sur un plan
pratique (operatio). Cette originalité nécessite précisément un rapport
intime entre la cogitatio et l’operatio. La question se pose alors de savoir
comment ce rapport est régi dans la logica, c’est-à-dire dans les actes de
langage (locutio).
Cette architectonique sera-t-elle abandonnée par la suite ? Dans le
Commentaire de l’Évangile selon saint Jean, ainsi que dans le Livre des
paraboles de la Genèse, Eckhart présente une autre répartition : de divi-
nis, moralibus et naturalibus12. Ici, la théologie ne se situe pas du côté
éthique mais comme substitution de la logique. Cette tripartite est plus
proche du schéma fondamental : éthique, physique, époptique (ou théo-
logie), qui sera adopté par les études philosophiques de la fin du Ier siècle
après J.-C. jusqu’à la fin de l’Antiquité13. De leur côté, les néoplatoni-
ciens la transformeront en ascentio mentis ad Deum, l’éthique correspon-
dant à la voie purgative, la physique à la voie illuminative et l’époptique
à la voie unitive. Mais Eckhart ne suit pas cet ordre ascensionnel. En tête
de son schéma triadique, la théologie n’est pas la visée ultime de la phi-
losophie, mais son point de départ. Le Verbe divin se situe en amont du
discours, comme sa condition de possibilité. Par ailleurs, l’usage de cette
tripartition plus antique que médiévale présente un avantage qui la rend
proche de l’architectonique programmatique du Sermon pour la saint
Augustin. En effet, comme cela apparait déjà dans ce sermon, le monde
antique proposait une « sagesse » (sapientia) que la « science » (scien-
tia) médiévale était tentée d’oublier. Voilà pourquoi, dans l’Antiquité,
« la ligne qui, pourrait-on dire, sépare le théorique du pratique ne se situe

11
Cf. THOMAS D’AQUIN, Super Boethium De Trinitate, III, q. 5, a. 4, arg. 5.
12
M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 186, LW III, p. 156; Liber
parabolarum Genesis, § 4, LW I/1, p. 454.
13
Cf. P. HADOT, « Les divisions des parties de la philosophie dans l’Antiquité »,
2014, p. 25-53.
PRÉAMBULE 5

pas entre l’éthique et les autres parties de la philosophie »14. Selon le


commentaire de Jean Greisch, on assite à un « lien organique » entre les
disciplines de la philosophie15. Ce décloisonnement est perçu par Eckhart
comme une opportunité pour la théologie. Discourir sur Dieu consiste
à offrir un cadre théorique pour une théologie pratiquée.
Parler de Dieu à la troisième personne, en tant que sujet d’un prédi-
cat (ex : Dieu est juste), n’a de sens que si le théologien ou le prédicateur
donne en même temps à son allocutaire la possibilité de se placer là où
il pourra expérimenter la vérité de cette proposition. Autrement dit, il n’y
a aucun énoncé quidditatif qui soit directement adéquat à la théologie
ou à la prédication car l’essence même de Dieu est indissociable de son
anité. En bref, pour Maître Eckhart, je ne peux dire qui est Dieu sans
éprouver le fait qu’il est. J’aurai beau accumuler tous les savoirs théo-
riques sur Dieu, si je ne l’expérimente pas, mon savoir est inutile. Cette
radicalité théologique est une option qui est loin d’être partagée par tous
ses contemporains. En effet, au début du XIVe siècle, souffle un vent de
sémantisation du langage théologique. Tandis que précédemment, le
théologien était d’abord attentif à l’ordre descendant qui allait de la chose
au signe via les affections de l’âme, il est maintenant beaucoup plus
enclin à élaborer l’ordre ascendant par lequel le signe, qu’il soit oral ou
écrit, se réfère à la chose, qu’elle soit mentale ou extra-mentale. L’inten-
tio, par laquelle l’intellect était maintenu en lien actuel avec la chose
visée, est réduite à la suppositio, liant le signe à la chose à laquelle il
réfère. La chaine entre réceptivité et spontanéité de l’intellect est brisée
au profit de la mise en place de la chaine sémantique où prime le rapport
du signe au signifié. La règle signum signi [est] signum signati remplace
la règle du Liber de causis : causa causa est causa causati16. Le signe
devient lui-même causatif. Désormais, le locuteur signifie, à savoir qu’il
suscite une intellection chez son allocutaire. Il en résulte une autonomie
du langage théologique vis-à-vis de ce dont il doit traiter. Cette autono-
mie se traduit par une rupture entre quiddité et anité. En effet, l’anité est
cela même qui ne peut être signifié. En tant que cause première, l’anité
est cause du langage qui est son effet. Elle est donc d’ores et déjà irré-
cupérable par le biais du langage. Parler de Dieu comme absent consiste
à rendre son absence possible hors du discours de vérité. Là où la pré-
sence de Dieu n’assure plus la véracité du langage théologique, ce

14
P. HADOT, « La philosophie antique : une éthique ou une pratique ? », 2014, p. 164.
15
J. GREISCH, Vivre en philosophant, 2015, p. 217.
16
Cf. G. SONDAG, Introduction à Duns Scot, Signification et vérité, 2009, p. 28.
6 PRÉAMBULE

langage a déjà perdu son lieu de vérifiabilité. Telle est la perte ou l’obli-
tération que tente d’enrayer Eckhart, au moment même où le tournant
sémantique est en train de s’opérer. Sa tentative ne consiste pas à réitérer
la controverse entre Bernard de Clairvaux et Pierre Abélard. La théologie
universitaire n’est pas intrinsèquement une « stupidologie » (stultilogia)17.
Eckhart ne la quitte donc pas pour se réfugier dans la prédication, comme
si cette dernière était l’unique voie pour parler de Dieu. Au contraire, en
mettant en lumière l’irréductibilité de l’anité au signe au sein même de
la théologie, il est possible de manifester l’inanité de son opposition à la
prédication. Toutes deux ont pour objectif de faire connaître Dieu et cette
connaissance est fondée dans la même nécessité d’abandonner tout signe
lorsqu’il a joué son rôle d’indicateur du lieu de l’engendrement. La
connaissance est une inconnaissance.
Maître Eckhart s’engage donc dans une voie théologique d’un style
nouveau qui déjoue par avance la distinction entre « théologie scolas-
tique » et « théologie monastique »18. Si ce style est appelé « mys-
tique », en référence directe avec Denys l’Aréopagite, l’inconnaissance
à laquelle convie le Thuringien n’est pourtant pas assimilable à celle de
son prédécesseur. L’hyper-essentialité dionysienne est placée par Eckhart
au cœur de l’interior intimo meo d’Augustin. D’où un remaniement déci-
sif du rapport entre immanence et transcendance qui requalifie considé-
rablement l’ineffabilité. La causalité divine est partout présente en amont
du signe, en tant qu’indétermination irrécupérable par la détermination
qu’elle produit. Cette présence se traduit par une alliance spécifique de
la causalité et du signe, qui est particulière à Eckhart. Telle est l’origi-
nalité qu’il s’agit de mettre en lumière.
Lorsque nous abordons la philosophie médiévale, il faut nous attendre
à des surprises. Comme nous avertit Alain de Libera, « le Moyen Âge
n’existe pas »19. À savoir, il n’y a pas un référentiel médiéval unique,
mais des pluralités interprétatives qui s’entrelacent. D’où « deux contem-
porains n’habitent pas nécessairement le même temps »20. Deux théolo-
giens peuvent bien entrer en disputatio, sur base d’un lexique apparem-
ment commun, sans pour autant avoir accès au génie de leur interlocuteur.
Bien qu’ancré dans la tradition, le « style » eckhartien est apparu comme
tellement innovateur qu’il a prêté à de nombreux malentendus. Le

17
BERNARD DE CLAIRVAUX, Epistula 190, éd. Leclercg et Rochais, Sancti Bernardi
Opera, t. VIII, 1977, p. 17-40.
18
M.-D. CHENU, La théologie au douzième siècle, 1957, p. 343.
19
A. DE LIBERA, La philosophie médiévale, 1993, p. XIII.
20
Ibid., p. XIV.
PRÉAMBULE 7

problème, ce n’est pas que le Thuringien dise autre chose que les autres
maîtres parisiens, mais bien qu’il se permette de « traiter autrement le
langage »21. Découvrir que la théologie peut être inséparablement une
science spéculative et une science pratique, par la naissance de Dieu en
moi, nécessite une analyse spécifique. La méthode à suivre consiste
à considérer son œuvre, tant latine qu’allemande, par le biais des actes
de langage. Il s’agit de tenter de dévoiler la stratégie rhétorique mise en
place par Eckhart, en constatant sa manière originale d’articuler la gram-
maire et la logique. Alors seulement, nous verrons peut-être apparaître
à quel point Maître Eckhart est « indissolublement et partout Lesemeister
et Lebemeister »22.

21
M. DE CERTEAU, « Un préalable : le “volo” (De Maître Eckhart à Madame
Guyon) », dans : La fable mystique, I, 1982, p. 225-242, ici, p. 26.
22
A. DE LIBERA, « Mystique et philosophie : Maître Eckhart », 1994, p. 318-340, ici,
p. 320.
INTRODUCTION GÉNÉRALE

Apprendre à lire l’œuvre de Maître Eckhart est-il possible sans, aussitôt,


apprendre à vivre ? Depuis les travaux précurseurs de Fernand Brunner,
il est dorénavant admis que le Thuringien n’est pas tantôt scolastique,
tantôt mystique. Dire que son mysticisme est spéculatif revient à affirmer
que nous avons affaire à « une spéculation qui change la vie »23. Cela
signifie, précise Brunner, que ce mysticisme « ne se présente nulle part
comme une démonstration qui nous dispenserait de la décision et de
l’engagement »24. Survient alors la question : comment la démonstration
et la décision s’articulent-elles, tant sur le versant latin que sur le versant
allemand de son œuvre ? Si la spéculation ne peut boucler sur elle-même
sans recourir à l’implication existentielle, comment Eckhart procède-t-il
pour que ce moment « mystique » (mustikos) puisse être entendu de son
auditeur ou de son lecteur ? Ce questionnement touche d’abord les actes
de langage, le rapport du vouloir-dire et du dire.
Mais, à partir de là, survient une série de problèmes qui nécessite un
élargissement de la problématique. D’une part, se pose la question du
rapport entre le rationnel et l’irrationnel. Le procédé implicatif est-il une
sortie vers l’irrationalité ou fait-il intrinsèquement partie de la rationalité
elle-même ? À la suite de Brunner, Jean Ladrière affirme que le cas de
Maître Eckhart est un analogon pour montrer que tout système philoso-
phique vit d’un présupposé que l’on peut qualifier de « mystique »25. En
se situant sur le plan de l’effectuation du discours (in actu exercito), et
non plus uniquement sur le plan de la signification (in actu signato),
il serait possible de mettre en lumière la prise de position du locuteur
à l’égard de son objet. Cela est possible car « le discours, entendu comme
enchaînement de propositions, peut être considéré en tant que mise en
œuvre d’un ensemble complexe d’opérations, qui organise selon un cer-
tain ordre les propositions qui le composent »26. D’autre part, si tel est le
23
F. BRUNNER, « Mysticisme et rationalité chez Maître Eckhart », 2012, p. 204-231,
ici, p. 65.
24
Ibid.
25
J. LADRIÈRE, « Métaphysique et mystique », 1993, p. 99-119. Cf. mon article « Le
langage de Maître Eckhart. Un analogon pour la scientificité de la théologie selon Jean
Ladrière », dans : J. Leclercq et Th. Scaillet (dir.), Lire Jean Ladrière. Une introduction
à son oeuvre, 2019, p. 135-151.
26
Ibid., p. 102, note 13.
10 INTRODUCTION GÉNÉRALE

cas, l’analyse des actes de langage chez Eckhart doit également permettre
de préciser ce qui unifie, et aussi ce qui distingue, ses traités scolastiques
et sa prédication vernaculaire. Enfin, cette précision soulève le problème
fondamental de la scientificité du discours eckhartien, et, à travers lui, le
problème de la scientificité de tout discours théologique. Même si Eckhart
ne l’a pas posée de manière aussi explicite que ses contemporains médié-
vaux, nous n’éviterons donc pas la question fondamentale : la théologie
est-elle une science spéculative ou une science pratique ?
La problématique de cette étude présente plusieurs objectifs emboîtés.
Primo, il s’agit de montrer la spécificité des actes de langage dans l’en-
semble de l’œuvre eckhartienne. Secundo, réaliser cet objectif nécessitant
un passage en revue des textes eckhartiens, cette étude a également pour
but de promouvoir une nouvelle présentation de la pensée de Maître
Eckhart sur base d’un fil conducteur unificateur. Tertio, ce travail veut
mettre à jour une rationalité élargie qui, parce qu’elle soumet le propo-
sitionnel à l’opératoire, permet de mieux rendre compte que Maître
Eckhart ne pose pas de frontière discursive entre le philosophique et le
théologique. Quarto, l’objectif ultime de cette étude consiste à se deman-
der si la scientificité spécifique de la théologie eckhartienne peut avoir
un impact pour réviser la théologie actuelle. Il y va ni plus ni moins de
la question de la validité, c’est-à-dire de la vériconditionnalité, du dis-
cours théologique en tant que tel.
Précisons encore : l’objectif de cette étude consiste à mettre à jour un
type de rationalité où l’expérience est requise pour la justification de ses
propositions. L’hypothèse à vérifier est la suivante : le discours spéculatif
de Maître Eckhart énonce les structures constitutives et universelles
d’une expérience singulière et incommunicable qui s’atteste dans un
« pâtir » au cœur même de l’action concrète. Ce « moment mystique »,
comme donation originaire, joue un rôle « fondateur » de la rationalité27.
Il est le présupposé non thématisable sur lequel l’ensemble du langage
est construit. Les propositions énoncées peuvent se lire, soit à titre anti-
cipatif, soit à titre ratificatif. La transition entre ces deux types de lec-
tures, l’une formelle et vide, et l’autre remplie par une intuition, se passe
précisément dans l’ethos, qui est l’autre du discours en tant que tel. Les
énoncés sont les conditions de possibilité d’une participation effective
sans laquelle ils restent des attributions non validées. La voie que

27
F. BRUNNER, « Mysticisme et rationalité chez Maître Eckhart », art. cit., p. 113,
226.
INTRODUCTION GÉNÉRALE 11

j’emprunte ici est déjà toute tracée par Brunner : « Cette doctrine spécu-
lative est inséparable de son corrélat éthique, car pour se saisir effective-
ment, et non seulement en imagination, comme étant par l’être de Dieu,
comme bon par la bonté de Dieu, etc., il faut se défaire de non-être et du
mal »28.
Apprendre à lire et à vivre : appliquée à l’œuvre du mystique rhénan,
la méthode de Pierre Hadot doit être transférée de la philosophie antique
vers la philosophie médiévale. On sait que ce dernier a d’abord considéré
le Moyen Âge comme une éclipse de la philosophie pratique par la théo-
logie spéculative, même s’il a nuancé cet avis29. Sans méconnaitre ces
réticences, un certain nombre de médiévistes (Jean-Luc Solère, Olivier
Boulnois, Christian Trottmann,…) ont opéré une percée décisive en
considérant les textes médiévaux comme exercices spirituels30. Dans
cette voie, Olivier Boulnois a montré combien il était réducteur de s’arrê-
ter à une « histoire monolithique et finalisée » des « métaphysiques
médiévales »31. Ainsi voyons-nous apparaître des métaphysiques rebelles
au modèle aristotélicien d’une science strictement attributive parce
qu’elles poursuivent le même but que la pensée néoplatonicienne :
atteindre la béatitude. Il faut désormais acter ce point d’une importance
capitale : « Toute la dimension éthique de la scolastique insiste sur le
fait qu’on n’atteint pas ce but par la seule contemplation, mais encore
à condition de remplir des conditions éthiques particulières »32. Or, pré-
cise encore Olivier Boulnois : « le souci de soi est évidemment au cœur
de l’œuvre d’un auteur comme Maître Eckhart, à la fois docteur et pas-
teur, maître de l’École (Lesemeister) et maître de vie (Lebemeister) »33.
C’est dire que la méthode choisie doit pouvoir déceler quels sont les
actes de langage qui permettent à l’ethos de trouver place à la fois sur le
versant scolaire et sur le versant vernaculaire de la pensée eckhartienne.
Cette méthode, qui sera d’abord herméneutique puisque nous avons
affaire à des textes, sera inséparablement sémiotique et phénoménolo-
gique. Sémiotique, la méthode doit dévoiler la triple dimension syn-
taxique, sémantique et pragmatique du langage eckhartien. Cela passe,

28
F. BRUNNER, « Maître Eckhart et le mysticisme spéculatif », 1970, p. 8.
29
Cf. P. HADOT, Exercices spirituels et philosophie antique, 1987, p. 56-57, 222-225 ;
Qu’est-ce que la philosophie antique ?, 1995, p. 381.
30
Cf. J.-L. SOLÈRE ET Z. KALUZA (dir.), La servante et la consolatrice, 2002. Voir
aussi : C. STEEL, « Medieval Philosophy : an Impossible Project ? », 1998, p. 152-174.
31
O. BOULNOIS, Métaphysiques rebelles. Genèse et structure d’une science au Moyen
Âge, 2013, p. 61.
32
Ibid., p. 62.
33
Ibid.
12 INTRODUCTION GÉNÉRALE

chez un philosophe médiéval, par l’analyse de la mise en œuvre du tri-


vium : grammaire, logique, rhétorique34. Pour Eckhart, le rapport des
signes (grammaire) aux concepts (logique) est régi par une performance
communicative dont le but est de faire accéder aux choses-mêmes (rhé-
torique), le situant ainsi de manière originale parmi ses contemporains
dans le tournant linguistique du XIVe siècle35. La méthode phénoméno-
logique n’est donc pas appliquée de manière descriptive, comme venant
après ou à côté de la sémiotique, mais de manière structurelle. Ayant
pour but « de distinguer dans le phénomène, ce qui est construit et ce qui
est donné »36, elle rend en même temps lisible l’articulation du langage
formel (construit) avec l’intuition matériale (donné). De la sorte, elle se
confond avec les actes de langage en tant que ceux-ci n’ont pas pour
objectif de valoriser des propositions au détriment d’autres, pour harmo-
niser le discours théologique, mais de provoquer une sortie hors langage,
qui demeure pourtant cadrée par le langage lui-même. C’est précisément
pour cette raison que nous avons affaire à une « mystique spéculative »37.
Cette « performance communicative » (kommunicative Leistung) a déjà été
étudiée sur le versant de l’œuvre allemande, par Burkhard Hasebrink38.
Elle s’explicite par l’articulation d’une « cohérence thématique » et
d’une « cohérence pragmatique ». En prédicateur, Eckhart use de formes
incitatives, analysables de manière grammaticale et logique, dont le but
est précisément d’inviter les auditeurs à pratiquer les opérations par les-
quelles ils pourront connaître la chose-même. Cela ne signifie pourtant
pas que le « déplacement des frontières » (Grenzverschiebung) entre le
latin et le moyen haut-allemand soit l’occasion d’un passage à un langage
« non-scientifique et pragmatique » comme le suggère Hasebrink39. Mon
étude s’attache à montrer, au contraire, que la dimension pragmatique fait
intimement partie du langage scientifique tout en recourant à d’autres
stratégies rhétoriques. En maître scolastique, Eckhart ne peut user des
mêmes formes verbales directes. La méthode consiste alors à déceler les
formes d’un langage indirect, qui s’exprime par l’intermédiaire de règles
et de tropes. En résumé, où que nous soyons dans l’œuvre eckhartienne,

34
I. ROSIER-CATACH, La parole comme acte, 1994 ; F. RASTIER, « La triade sémio-
tique, le trivium et la sémantique linguistique », 2008, n° 111.
35
Cf. CL. PANACCIO, Les mots, les Concepts et les Choses, 1991.
36
O. BOULNOIS, Être et représentation, 1999, p. 16.
37
J. QUINT, « Die Sprache Meister Eckhart als Ausdruck seine mystischen Geistes-
welt », 1928, p. 686.
38
B. HASEBRINK, Formen inzitativer Rede bei Meister Eckhart, 1992, voir p. 47 et 56.
39
B. HASEBRINK, « Grenzverschiebung: Zu Kongruenz und Differenz von Latein und
Deutsch bei Meister Eckhart », 1992, p. 369-398.
INTRODUCTION GÉNÉRALE 13

la méthode consiste à analyser « l’ensemble des dispositions selon les-


quelles est intrinsèquement constitué le champ de l’expérience, ce par
quoi peut advenir la dimension du sens »40.
Cette étude se présente en trois grandes parties : I. « Théologie axio-
matique : parler autrement de Dieu » ; II. « Commentaires et prédica-
tions latines » ; III. « Traités et sermons allemands ». Ce choix est
motivé par un triple impératif. Primo, l’ensemble de l’œuvre eckhartienne
est abordée en respectant la consigne de lecture faite par Eckhart dans le
Prologue général. À savoir, l’herméneutique des expositions nécessite
d’abord la dispute des questions, elles-mêmes portant sur la mise en
œuvre des propositions. Secundo, cette présentation cherche à mettre en
relief l’unité entre les textes latins et les textes en moyen haut-allemand
(Mittelhochdeutsch), tout en respectant deux corpus distincts. Tertio, tout
en tenant compte de ces deux premiers impératifs, on tâchera aussi de
faire droit à la chronologie des œuvres en suivant les recherches actuelles.
La coordination de ces trois facteurs (consigne, latin/moyen haut-
allemand, chronologie) converge vers une tripartite dans laquelle la pre-
mière partie, latine (propositions et questions), fait office de guide de
lecture pour les deux autres parties : exposition latine et exposition alle-
mande. Voilà pourquoi la première partie se présente comme une axio-
matique qui va conditionner le rapprochement entre les actes de langage
tant des textes scolastiques que des textes vernaculaires. Rappelons que
cette dernière subdivision ne correspond pas à la distinction entre traités
et sermons, car ces deux genres littéraires (et oraux) existent dans les
deux langues pratiquées par Eckhart. Notons enfin que, pour faciliter la
lecture, chaque grande partie de cette étude sera dotée d’une introduction
et d’une conclusion. Ce dispositif n’est pas seulement à l’usage des lec-
teurs pressés mais contient une véritable pédagogie de l’ensemble du
travail.
Comme tout choix est déjà un engagement, j’assume le cercle hermé-
neutique qui consiste à dire que l’opus tripartitum ne concerne pas que
le corpus latin mais qu’il convient aussi, de manière adaptée, au corpus
en Mittelhochdeutsch. Si tel n’était pas le cas, nul ne pourrait parler
d’unité entre la scolastique et la mystique chez Eckhart.

40
J. LADRIÈRE, « Métaphysique et mystique », p. 102, note 13.
PREMIÈRE PARTIE

THÉOLOGIE AXIOMATIQUE :
PARLER AUTREMENT DE DIEU
Introduction I

Entrer dans l’œuvre eckhartienne nécessite un peu de recul et un élar-


gissement du regard afin de mieux la parcourir. Il s’agira de la traverser
par la lecture mais aussi de passer à travers vers la vie (durchbrechen).
Voilà pourquoi une mise au point sur le choix de l’opus tripartitum pré-
cède ici le commentaire suivi des textes eckhartiens. Nous verrons se
dessiner une axiomatique qui n’est pas établie pour dire autre chose sur
Dieu mais pour parler autrement de Dieu que d’autres contemporains
scolastiques. C’est justement ce « parler autrement » qui est fondamental
chez Eckhart. On apercevra rapidement que, dans le sillage d’Alain de
Lille, le Thuringien fait œuvre d’une véritable innovation axiomatico-
pratique. Cette nouveauté lui permet de se dégager de la nécessité de
choisir entre des propositions au détriment d’autres. En effet, la disputa-
tio se faisant avant la lectio, elle porte sur la façon d’appliquer les règles
à la lecture, et donc sur la manière dont le lecteur ou l’auditeur s’engage
vitalement dans sa lecture. Le Lesemeister propose un guide pratique de
la lecture pour une lecture pratiquée. Ceci va, de fait, entraîner un nouvel
usage du trivium. En effet, les choix grammaticaux orientent une dialec-
tique permettant ou non une ouverture vers l’existence (de secundo adia-
cente/de tertio adiacente), en fonction d’une rhétorique délibérée.
À savoir, la rhétorique, comme moyen de communication de quelque
chose à autrui, détermine les modalités du discours. C’est le rhéteur qui
opte pour telle structure de phrase plutôt que telle autre afin de se faire
entendre par celui à qui il s’adresse. Ce vouloir-dire est déterminant.
Il permet l’utilisation de moyens langagiers, explicites ou implicites, en
vue d’une performance opérative. Il y va d’une performance par laquelle
le mot renvoie d’abord et avant tout à une opération, une réalisation ou
un faire (to perform)41. Seule l’action permettra d’accéder à la « chose »
dont le discours entend traiter. Or, comme l’opération peut être théma-
tisée sous la forme verbale ou substantive (operare, operatio), elle sera
donc présente à titre propositionnel dans le discours. Mais, elle y sera

41
Cf. J.-L. AUSTIN, How to do Things with Words, 1962, trad. G. Lanne, Quand dire,
c’est faire, 1970, rééd. 1991. Cf. aussi F. RÉCANATI, Les énoncés performatifs, 1981,
p. 29-37 ; J. LADRIÈRE, L’articulation du sens, T. II. Les langages de la foi, 1984, p. 10 ;
B. CASSIN, « La performance avant le performatif ou la troisième dimension du lan-
gage », 2011, p. 113-147.
18 THÉOLOGIE AXIOMATIQUE : PARLER AUTREMENT DE DIEU

comme une annonce de ce qui est à vivre afin d’en percevoir la vérité.
Autrement dit, le lien entre le signe et la chose se joue dans la manière
d’appréhender le concept. Cela sera possible par la mise en place de
règles pour parler autrement. Les règles grammaticales vont permettre
à la dialectique de se centrer non seulement sur ce qui est dit mais aussi
sur l’accord entre les partenaires en vue de percevoir la même chose.
Sémiotiquement, le plan pragmatique va déterminer le plan sémantique
et non l’inverse. Par conséquent, le signe ne va pas fonctionner d’abord
comme le référent direct à une chose, sur le mode du substitut ou de la
substitution. Le signe est là pour interpeller le locuteur de façon à ce que
ce dernier soit prêt à recevoir la chose telle qu’elle se donne elle-même.
Cette interpellation du locuteur se fait de diverses manières. Dans un
premier temps, des règles sont établies via le plan grammatical et logique,
créant ainsi un contrat herméneutique entre les lecteurs. Thématisées sur
le mode du transcendantal, par un dédoublement in abstracto/in concreto,
ces règles légifèrent non seulement les conditions de possibilité du dis-
cours, mais aussi, à travers elles, les conditions de possibilité de l’enga-
gement dans le discours. Autrement dit, la logique, devenant ce que Pierre
Hadot nomme une « logique pratiquée », s’ouvre aussitôt à l’éthique42.
Il ne peut y avoir de dévoilement de l’abstrait sans passer par la pratique
concrète. Aussi, relisant Proclus en stoïcien, Eckhart affirme que seule la
participation de l’inférieur à l’action du supérieur lui permet d’accéder,
en acte, à la connaissance de celui-ci. La révolution est considérable. Le
néoplatonisme n’est pas considéré par Eckhart comme une montée noé-
tique vers le Dieu ineffable, dans une tension intellectuelle qui se déga-
gerait aussitôt des contingences matérielles. Entre Denys et Eckhart, la
modalité de conversion s’est déplacée vers la vie ordinaire. Il ne fait pas
de distinction entre initiés et non-initiés intellectuels, mais entre vigilants
et non-vigilants à ses propres actes, à la manière socratique. La voie
noétique est impensable sans l’engagement pratique car, encore une fois,
l’abstraction se fait au cœur de l’acte concret et non détaché de ce der-
nier. Cela veut dire que, chez Eckhart, Dieu est rencontré dans la facti-
cité. Pour cela, la condition est celle d’un étant attentif. En étant attentif
uniquement au fait d’être, à l’exclusion de toute attention vers un étant-
ceci ou un étant-cela, l’ens (concret) expérimente sa participation à l’esse
(abstrait). Ainsi, les conditions sont réunies (transcendantalité) pour
dépasser l’impossibilité de dire quoi que ce soit de l’esse. Accessible par
le fait qu’il est (anitas), l’esse peut être désigné sur le plan propositionnel

42
P. HADOT, « La philosophie antique : une éthique ou une pratique ? », p. 165.
INTRODUCTION I 19

sans pour autant que l’on puisse définir son essence (quiditas). Le trans-
cendantal fonctionnant sur le double mode concret/abstrait se présente
donc comme une structure spéculative encadrant la pratique. La chose
à désigner ne vient à l’évidence que dans l’expérience, assurant ainsi la
vériconditionnalité du discours. Voilà pourquoi la première proposition
de l’opus tripartitum n’est pas : Deus est esse, mais esse est Deus. Cette
formule, spéculative s’il en est, inverse le rapport entre le sujet et le
prédicat. C’est Deus qui assure le rôle de déterminant de l’esse, et non
l’inverse. Il y a donc, chez Eckhart, une rhétorique de l’être qui rend
possible toute théologie. Cette rhétorique est non seulement antéprédica-
tive, mais plus encore, elle demeure, comme telle, a-prédicative. Pour
Dieu, dire c’est faire : dei dicere est suum facere43. Cette unité du dire et
du faire est à jamais irrécupérable sur le plan langagier. L’homme n’y
accède qu’en étant attentif à l’esse qui le traverse. L’être est à lui-même
sa vérité. Chez Eckhart, le vrai n’a pas besoin d’ajouter à l’étant, comme
chez Thomas d’Aquin. En s’intéressant à l’identité de l’esse et de l’intel-
lectus, les Questions parisiennes disputent donc ce qui fait le cœur des
propositions eckhartiennes. Comme l’être n’est pas l’autre de l’intellect,
il ne peut s’opposer à lui de manière déterminative ou quidditative. L’in-
tellect humain ne peut rejoindre Dieu que là où l’être se dit lui-même.
Il faut alors mettre en lumière que ce dire, ne pouvant s’étaler dans le
discours, se dévoile sous la forme d’une affection immédiate interne, qui
est une auto-attestation incommunicable. Parce que l’être et l’intelliger
viennent d’une unique source, l’intellect humain est réellement en rela-
tion avec l’être. Cette co-appartenance de l’être et du penser, comme
Heidegger ne cessera de le répéter à partir du dict parménidien (to
gar auto noein estin te kai einai), interdit à l’intellect toute détermination
de l’être44. Eckhart traduit cela en affirmant que l’image qui se forme
dans l’intellect est entièrement dépendante de ce dont elle est l’image.
Toute tentative de saisie de l’image en dehors de l’acte qui la génère
devient un obstacle à la connaissance de Dieu. L’intellect humain est
ainsi constitué qu’il peut s’ouvrir à une intelligence intuitive de Dieu
antérieurement à toute détermination. L’involution mutuelle de l’être, du
vivre et de l’intelliger traverse la créature d’une manière distendue. C’est
par la vie même que le rapport de l’esse et de l’intelliger se découvre
à l’homme rationnel. Ceci explique que Maître Eckhart soit aussi réfrac-
taire à l’usage des species comme des représentations de Dieu dans
l’intellect.

43
M. ECKHART, Expositio libri Genesis, § 8, LW I/1, p. 191.
44
PARMÉNIDE, Poème, Fragm. III ; M. HEIDEGGER, Einführung in die Metaphysik, 1935.
D’un nouvel usage du Trivium
(Opus tripartitum)

Grâce à l’interprétation par Boèce du Peri Hermeneias, selon laquelle


les signes ne se rapportent aux choses que via les concepts, l’ordre du
langage est clairement distingué de l’ordre des concepts. Il s’agit là d’une
véritable « révolution » épistémologique45. La distinction entre gram-
maire et dialectique nécessite de convenir de règles qui régissent la véra-
cité du discours, sous peine de sombrer dans une véritable amphibologie.
À considérer les efforts des scolastiques pour surmonter cet écueil, ils ont
parfaitement compris que s’y jouait un moment décisif concernant la
transmission de la Révélation elle-même. Le rapport entre inspiration et
interprétation des Écritures est désormais problématisé. Comme l’a rap-
pelé Gilbert Dahan, une nouvelle tension apparait entre l’auteur divin et
l’auteur humain46. La notion de « dictée », telle qu’on la trouve chez
Augustin ou Grégoire le Grand47, est abandonnée au profit d’une colla-
boration entre un « auteur principal et premier de la science (théolo-
gique) » et des « auteurs véritables, bien que secondaires »48. Le rapport
entre les deux auteurs est régi par la causalité. Encore faut-il en détermi-
ner la nature. Maître Eckhart, pour sa part, a perçu avec acuité l’enjeu de
la dualité causale des auteurs dans la question de la signification et de la
véracité du discours. Un verset du Psaume 61 en constitue une véritable
clef herméneutique : « Dieu a parlé une fois, deux j’ai entendu » (Ps 61,
12)49. Pour Hugues de Saint-Victor, dont Eckhart est un lecteur, ce verset
manifeste que la multiplicité des interprétations de la parole de Dieu sont
toutes proférées par Dieu lui-même50. Cela signifie que, dans l’exégèse
médiévale, les conflits herméneutiques dus à « l’auctoritas relative » des

45
O. BOULNOIS, Être et représentation, p. 52-53.
46
G. DAHAN, Lire la Bible au Moyen Âge, 2009, p. 12-19.
47
AUGUSTIN, De consensu evangelistarum, I, 35, 54, CSEL 43, p. 60 ; GRÉGOIRE LE
GRAND, Préface aux Morales sur Job, n°2.
48
HENRI DE GAND, Summa quaestionum ordinarium, t. I, trad. G. Dahan, ibid.,
p. 14-16.
49
« Semel locutus est deus, duo haec audivi », cf. LW I/1, 191,3 ; 486,12 ; LW II,
101,1 ; 101,2 ; LW III, 61,2 ; 135,2 ; 418,11 ; 555,10 ; LW V, 300,1 ; 313,11 ; DW II,
98,1,4 ; 536,5-6 ; 541,93 ; DW IV, 688,54.
50
Cf. HUGUES DE SAINT-VICTOR, Opuscule De verbo Dei, cité par G. Dahan, Lire la
Bible au Moyen Âge, p. 406-407.
D’UN NOUVEL USAGE DU TRIVIUM 21

commentateurs sont toujours déjà dépassés dans « l’auctoritas absolue »


de la Parole de Dieu51. Pour Eckhart, cette diversité herméneutique est
à placer dans un cadre ontologique qui encadre toutes opérations : « Dieu
parle en engendrant le Fils, car le Fils est Verbe, et il parle en créant les
créatures »52. Si l’homme entend deux paroles : l’engendrement et la
création, Dieu lui-même ne prononce qu’une unique Parole. Autrement
dit, la causalité humaine, étant seconde par rapport à la causalité divine,
ne fait pas réellement nombre avec elle. Cette dualité est plutôt une dupli-
cité (duplex esse) qui apparaît à partir au moment où l’homme s’imagine
être quelque chose sans Dieu. L’unité réelle ne se rétablit que là où la
créature se découvre telle, c’est-à-dire n’ayant ni être, ni vivre, ni penser
qui ne soient d’ores et déjà situés dans l’opérativité de Dieu. La diversité
des interprétations théologiques est régie par la même loi. Les hommes
auront beau multiplier les explications nouvelles sur la Parole de Dieu,
il n’en reste pas moins qu’elle demeure absolument une en chacune
d’entre elles.
À partir du moment où l’auteur humain se forge des règles de langage,
grand est le danger de réduire Dieu à l’objet d’une proposition logique,
et donc, d’inverser la priorité des deux auteurs de la science théologique.
Sans doute cette raison n’est-elle pas étrangère à l’ironie de Bernard qui
traite la science d’Abélard de « stupidologie ». Ce célèbre différend
manifeste combien l’expérience et le langage sont en passe de trouver un
nouvel équilibre. Chez les médiévaux qui ont opté pour la méthode sco-
lastique, l’exégèse scientifique – laquelle n’est pas encore dissociée de
la théologie – ne peut pas ne pas être simultanément une « exégèse
confessante »53. Cette exégèse n’est pas scientifique en dépit du fait
qu’elle est confessante. Bien au contraire, l’exégèse est créatrice de sens
dans la mesure où l’auteur humain commente l’Écriture en cherchant
à vivre selon l’esprit qui préside à sa lettre. Aussi, par fidélité à sa voca-
tion de prêcheur, Eckhart va-t-il mettre en place une structure herméneu-
tique garantissant l’impossibilité d’un renversement d’autorité entre Dieu
et l’homme, et ce faisant, va-t-il se donner les moyens d’une très grande
liberté de parole.
Cette structure herméneutique se manifeste par le choix architecto-
nique de l’Opus tripartitum. Il y va d’une conception décloisonnée de la
science et de la prédication. S’il tient compte des trois activités de l’École

51
G. DAHAN, Lire la Bible au Moyen Âge, p. 407.
52
M. ECKHART, Expositio libri Genesis, § 7, LW I/1, p. 191, OLME 1, p. 250-251.
53
G. DAHAN, Lire la Bible au Moyen Âge, p. 17.
22 THÉOLOGIE AXIOMATIQUE : PARLER AUTREMENT DE DIEU

au XIIIe siècle : lecture, dispute, prédication (actibus scholasticis : lec-


tio, disputatio, praedicatio), Eckhart les organise dans un cadre « sans
équivalent au Moyen Âge »54. Selon Pierre le Chantre, l’étude de la Bible
et les questions disputées sont couronnées par la prédication : « c’est
après la lectio de l’Écriture sainte et après l’examen des points douteux
grâce à la disputatio, et non auparavant qu’il faut prêcher »55. Or, Eckhart
n’hésite pas à modifier cet ordre en regroupant ensemble lectio et prae-
dicatio dans une même « œuvre d’exposition » (Opus expositionum), en
la faisant précéder de l’« œuvre des questions » (Opus quaestionum),
elle-même précédée par une « œuvre des propositions » (Opus proposi-
tionum). C’est là une nouveauté pour laquelle Eckhart fait appel à une
autre tradition de savoir, qui est celle d’un langage « axiomatique ».
Cette théologie axiomatique, inaugurée un siècle plus tôt par Alain de
Lille56, a été mise en œuvre par Ulrich de Strasbourg dans son De summo
bono, et après Eckhart, elle sera aussi développée chez Berthold de
Moosburg dans son Commentaire des Eléments de théologie de Proclus57.
Au sein du milieu dominicain de Cologne, Eckhart baigne dans une
atmosphère de renouvellement de la théologie où la raison naturelle, en
tant que directement dépendante de l’agir premier de Dieu, trouve une
place déterminante. Sans pouvoir savoir ce qu’il est, la raison permet de
connaître en soi-même qu’il est. Cette connaissance consiste à participer
au Bien suprême. Il en va donc d’une connaissance par la voie de la
causalité essentielle et non par la voie de la signification. En cela, l’in-
fluence de l’auteur des Règles théologiques est décisive. Chez Eckhart
comme chez Alain de Lille, le cadre axiomatique a pour fonction de
distinguer, tout en les articulant, le modus significandi et le modus
essendi. À savoir, la négation concernant le dire n’écarte pas la vérité de
l’essence. L’apophase dionysienne en ressort complètement modifiée.
Dieu n’est au-delà de l’étant prédicable que parce qu’il est l’être véritable
sans lequel rien ne peut être, ni ne peut être dit. Selon l’analyse des
Règles par Pedro Calixto, il s’en suit que Dieu « ne fait pas l’objet d’une
définition quidditative » mais que c’est « la relation cause-effet qui

J. A. AERTSEN, « La doctrine des transcendantaux de Maître Eckhart », 2012, p. 23.


54

PIERRE LE CHANTRE, Verbum abbreuiatum, c. 1, PL, p. 205.


55
56
Cf. M.-D. CHENU, « Une théologie axiomatique au XIIe siècle : Alain de Lille »,
1958, p. 137-142 ; J. L. SOLÈRE, « L’ordre axiomatique comme modèle d’écriture philo-
sophique dans l’Antiquité et au Moyen Âge », 2003, p. 323-345.
57
ULRICH DE STRASBOURG, De summo bono, I, 1, éd. B. Mojsisch, Hamburg, Felix
Meiner, 1989, p. 5 ; BERTHOLD DE MOOSBURG, Expositio super Elementationem theologi-
cam Prodi, éd. M. R. Pagnoni-Sturlese et L. Sturlese, Hamburg, Felix Meiner, 1984,
p. 45-47.
D’UN NOUVEL USAGE DU TRIVIUM 23

donne sa solidité à l’acte de référer dans le discours théologique »58.


Dans ce cas, la théologie est une science dont le discours sert à remonter
à la source du discours. La « Monade », dont toutes choses sont issues,
n’est donc désignée qu’en raison de son agir qui précède toute proposi-
tion prédicative à son sujet. Dérivée d’un engendrement premier (« la
monade engendre la monade »), la relation de causalité instaure « non
seulement la possibilité de discourir sur le divin, mais aussi la modalité
du discours »59. Or, si Alain de Lille entend élaborer une suite de
maximes qui « ne parlent qu’aux savants »60, précisément parce qu’il
faut pouvoir suivre la chaine des déductions sur le mode conceptuel,
Maître Eckhart va réaliser un déplacement pratique de ce cadre axioma-
tique. Il n’y a véritablement de théologie que là où la parole humaine sur
Dieu est remplie par la parole divine à l’homme (theo-logos). Mais ce
« parler à » est le « dire » qui fait être la créature. Ainsi, Dieu est-il
directement entendu là où la créature surgit de Dieu, en son fond essen-
tiel. Il ne suffit donc pas seulement de connaître les règles théologiques,
il faut les pratiquer. Si le lien entre Dieu et la créature n’est pas énoncia-
tif, mais qu’il est régi par le lien cause-effet, à quoi cela sert-il de le
savoir si ce n’est pour en vivre expérimentalement ? Ce serait comme
tenir en main une carte précisant l’endroit d’un trésor sans prendre la
peine de se mettre en route pour aller le chercher. « À quoi bon la doc-
trine et la lumière sinon pour que les hommes en fassent usage » (Waz
sol den liuten diu lêre oder daz lieht, dan daz sie es nützen?), s’exclame
Eckhart dans les Entretiens spirituels61. Agir dans la logique de Dieu
consiste précisément à mettre en œuvre, dans la vie quotidienne, les attri-
buts que l’on peut rapporter à Dieu : vérité, bonté, sagesse, justice,… car
seul le juste connaît la justice. Cette parole est socratique au sens où,
pour l’accoucheur d’âmes, la justice n’est pas définissable. Personne ne
« sait » ce qu’est la justice. Il faut la « vivre » pour la connaître. D’où
le fait que « Socrate ne possède aucun savoir transmissible, il ne peut
faire passer des idées de son esprit dans l’esprit d’autrui »62. Or, Maître
Eckhart importe cette modalité socratique dans l’approche théologique.
Cela le conduit à récuser d’avance toute alternative entre une « théologie

58
P. CALIXTO, « La sémantique propositionnelle in divinis chez Alain de Lille »,
2007, p. 35.
59
Ibid., p. 36.
60
ALAIN DE LILLE, Regulae theologiae, Prologue.
61
M. ECKHART, Die rede der underscheidunge, § 11, DW V, p. 230, trad. AH, Traités,
p. 59.
62
P. HADOT, « La figure de Socrate », p. 30-31.
24 THÉOLOGIE AXIOMATIQUE : PARLER AUTREMENT DE DIEU

forte », de type strictement scientifique, et une « théologie faible »,


réservée aux pieux illettrés63. Il en fera les frais puisque, finalement, son
procès sera la conséquence logique de ce décloisonnement. Il a été
condamné « pour avoir comme théologien tenté de transmettre le meil-
leur de sa théologie scientifique à un public qui n’était pas censé la rece-
voir »64. Les censeurs d’Avignon ont en effet estimé que le Maître faisait
passer aux illiterati ce qui était réservé aux literati : « il a exposé sa
doctrine principalement dans ses prédications devant de vulgaires cré-
dules »65. On peut retrouver un cercle herméneutique vicié dans cette
condamnation. Le présupposé d’une théologie strictement sémantique
a entrainé la condamnation de propositions qui ne pouvaient être inter-
prétées qu’en considération de la pragmatique mise en œuvre. Autrement
dit, le rejet explicite des propositions hérétiques et malsonnantes était la
condamnation implicite de la manière dont elles étaient énoncées. Le
procès est promulgué par « le gardien et l’ouvrier » (sumus custodes et
operarii) du « champ du Seigneur » (ager dominicus)66. Ce gardien, qui
est le Magistère en tant que communauté des magistri, entend bien dres-
ser une clôture du champ (ager) dont il est le garde (custos) de telle sorte
qu’il se réserve une œuvre à laquelle les illettrés ne peuvent avoir accès.
Magister lui-même, Eckhart enfreint la loi de cette ligne de démarcation,
conduisant ainsi à une révision du sens du travail magistériel. Pour ce
faire, Eckhart s’appuie sur l’universalité de l’œuvre divine. Dieu étant
partout et toujours à l’œuvre, aucune décision humaine ne peut établir un
pré carré de la théologie. On comprend dès lors que la prédication, parce
qu’adressée à tous les fidèles, lettrés ou non, devienne le lieu d’un ensei-
gnement décloisonné de sa théologie.
Par cette innovation axiomatico-pratique, Eckhart établit ce qu’on
pourrait appeler un cadre opératif. Ici, opus est à entendre au sens fort.
L’œuvre n’est pas d’abord un produit mais une opération. Pour le dire en
termes aristotéliciens, la praxis est déterminante de la poiesis. À peine
a-t-il commenté les Sentences (Paris, 1293-94) que le nouveau bachelier
se met à écrire les Entretiens spirituels (Erfurt, 1294-98). Il y explique
que l’homme ne peut trouver satisfaction ni dans le retrait intérieur ni
dans la production extérieure. Par de là l’opposition entre action et

A. DE LIBERA, « L’Un ou la Trinité ? », 1996, p. 32-33.


63
64
Ibid., p. 34.
65
M. ECKHART, Bulle de Jean XXII : In agro dominico, du 27 mars 1329, dans :
Traité et sermons, trad. A. de Libera, 1993, p. 408.
66
Ibid., p. 407.
D’UN NOUVEL USAGE DU TRIVIUM 25

contemplation, il préconise une « coopération » (mitewürken) avec Dieu


comme véritable voie de divinisation :
Non pas qu’il faille s’échapper de son intérieur, ou s’en détacher, ou y renon-
cer, mais en lui, avec lui et par lui, on doit apprendre à opérer en sorte que
l’intériorité (innicheit) perce dans l’opérativité (würklicheit) et que l’opé-
rativité (würklicheit) revienne dans l’intériorité (innicheit), et que l’on
s’habitue ainsi à opérer librement67.

Pour Eckhart, si « l’œuvre intérieure » (innerlich werk) conditionne


« l’œuvre extérieure » (ûzerlich werk), sa perfection consiste pourtant
à se manifester effectivement. Aussi, contrairement à la tradition exé-
gétique, privilégie-t-il Marthe et non Marie dans l’épisode lucanien
(Lc 10,38-42)68. Alors que Marie reste absorbée par le désir de Dieu et
la joie qu’elle éprouve à son écoute, Marthe connaît Dieu en mettant en
œuvre la bonté même dont il est la source. L’exemple de Marthe et Marie
est paradigmatique. La contemplation se réalise dans l’action69. L’opéra-
tion est déterminante de la théologie. Elle en est le nœud thématique et
pragmatique. L’option enseignée aux jeunes frères prêcheurs, futurs théo-
logiens et prédicateurs, ne peut qu’orienter notre interprétation de l’œuvre
eckhartienne. Il serait incohérent d’envisager les deux magistères pari-
siens (1302-1303 et 1311-1313) autrement que sous l’angle de l’opération
unie de Dieu et de l’homme. Pour la faire valoir, le Thuringien a décou-
vert dans la scolastique une potentialité insoupçonnée. Puisque les auc-
toritates peuvent désormais être confrontées les unes aux autres dans la
disputatio, l’auteur humain est désormais dépositaire de sa solution pour
autant qu’il assure son choix par une solide argumentation. Or, précisé-
ment, cette nouvelle situation, par laquelle aucune proposition ne vaut
anticipativement comme autorité, dégage un champ inespéré pour le Thu-
ringien : le jeu d’une opérativité libre. L’option méthodologique de
Maître Eckhart consiste à mettre à nu les conditions de possibilité de la
parole scolastique. Il ne s’agit plus d’opposer un argument d’autorité
à d’autres autorités, mais de situer toutes les propositions comme rela-
tives par rapport au dire même de Dieu, lequel, précisément, n’est pas
d’ordre propositionnel. L’Opus propositionum n’est pas à lire comme un

67
M. ECKHART, Die rede der underscheidunge, Traktat II, § 23, DW V, p. 291, trad.
personnelle.
68
M. ECKHART, Predigt 86/84, DW III, p. 472-503, trad. AH-EM, p. 506-516.
69
Cf. D. MIETH, Die Einheit von vita activa und vita contemplativa in der deutschen
Predigten und Traktaten Meister Eckharts und bei Johannes Tauler, 1969; A. M. HAAS,
« Die Beurteilung der vita contemplativa und activa in der Dominikanermystik des
14 Jahrhunderts», 1985, p. 109-131.
26 THÉOLOGIE AXIOMATIQUE : PARLER AUTREMENT DE DIEU

cadre normatif imposé mais comme un cadre axiomatique proposé. Les


propositions fonctionnent comme des axiomes dont la véracité ne sera
attestée que lorsque celui à qui elles s’adressent les aura mises en œuvre.
Il ne s’agit nullement d’affecter des attributs à Dieu mais de se laisser
affecter par Dieu à travers les attributs qui qualifient les créatures. Pour
le dire autrement, il n’y a aucune possibilité, pour Eckhart, de se situer
en position de surplomb ou de tiers, dans le rapport de causalité du Créa-
teur envers la créature. Voilà pourquoi, en raison de l’entrelacs du sen-
sible et de l’intelligible, le moment expérimental sera structuré par le
langage spéculatif. Se distançant de Thomas d’Aquin dans le sillage
duquel il se trouve, Eckhart opte pour une intériorisation de la causalité
divine, à la manière d’Augustin, sur un mode qui interdit une fois pour
toutes son objectivation. L’homme se situe, de par sa nature, à la fois
dans l’extériorité et l’intériorité, Dieu uniquement dans l’intériorité.
Cependant – et c’est là une décision métaphysique subtile qui est souvent
oblitérée –, la distinction entre l’intérieur et l’extérieur est lue comme la
différence de l’indistinct et du distinct. De ce fait, Dieu est distinct de
la distinction par son indistinction même. Cela conduit Eckhart à une
litote augustinienne : « Ainsi l’on parle d’autant plus de l’ineffable, que
l’on parle moins de l’ineffable en tant qu’ineffable » (Sic enim quanto
de ineffabili plus quis fatur, minus fatur de ineffabili in quantum
ineffabile)70. Voilà pourquoi Eckhart va opter pour une métaphysique
étonnante qui, si elle considère « la donation de l’être à l’étant » sur base
d’une « doctrine de la participation »71 comme le fait l’Aquinate, mécon-
naît pourtant la différenciation entre l’esse commune et l’esse divinum.
Pour nommer Dieu, le Thuringien ne choisit pas entre « être » (Augustin)
et « au-delà de l’être » ou « suressentiel » (Denys l’Aréopagite). Tous
les noms sont disqualifiés au profit d’une participation immédiate de
l’ens à l’esse, sachant que ce tandem ens-esse constitue un transcendantal
insécable. S’il est permis de classer la métaphysique eckhartienne parmi
la « katholou-protologie »72, car l’étant est à la fois traité en lien avec
l’universalité (katholou) et la primauté (prôto), il s’agira de montrer que
la cause ne pourra pas être connue indépendamment de l’effet. Discourir
sur l’être nécessite d’y être présent. Comme Rémi Brague l’indique, la
« structure katholou-prôtologique » déborde l’ontologie vers l’éthique73.

M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 117, trad. P. Gire.


70

O. BOULNOIS, « Heidegger, l’ontothéologie et les structures médiévales de la méta-


71

physique », 1999, p. 44.


72
R. BRAGUE, Aristote et la question du monde, 1988, p. 110, 194, 271, 391, 513-515.
73
Ibid., p. 194.
D’UN NOUVEL USAGE DU TRIVIUM 27

En effet, dans le Protreptique d’Aristote, la doctrine du bonheur est envi-


sagée comme ce qui permet à l’homme « de se porter au point où il est
le plus lui-même »74. Un parallélisme peut être établi entre « être » et
« vivre » dont le nexus est la « présence »75. Eckhart accentue précisé-
ment cette voie aristotélicienne en la relisant avec Augustin. Cela lui
permet d’articuler philosophie et mystique en passant de la présence
ontologique à « la présence de Dieu ». Il n’y a pas de bonheur sans pré-
sence au plus intime de soi, laquelle ouvre à la présence à Dieu : noverim
te, noverim me76.
La métaphysique de Maître Eckhart peut être qualifiée de régulatrice,
non « parce qu’elle est au plus haut point intellectuelle »77, mais parce
qu’elle présente un cadre structurel qui régule une pratique. Nous retrou-
vons ici, sinon une influence directe, du moins une accointance, avec la
démarche théologique d’Alain de Lille. Selon la regula 18, toute affirma-
tion sur Dieu est in-compacta, c’est-à-dire non-composée78. Alors que
tout étant peut être signifié par une composition entre sujet et prédicat, il
ne peut en aller ainsi de Dieu. Parce qu’il est indistinct, Dieu comme être
fonde tout étant en restant au-delà de l’étantité. Il en est de la Raison
(Logos) comme de l’Être (Esse) : en tant qu’il est Raison, Dieu rend
possible tout usage de la raison, sans pour autant s’épuiser dans aucune
rationalité humaine. Il y va d’un retournement complet de la manière
habituelle par laquelle nous opérons les distinctions, tant sur le plan
logique que phénoménologique. D’une façon naïve, nous imaginons la
distinction entre l’ontique et l’ontologique sur le mode ontique. À savoir,
nous usons d’une limite de l’étantité, comme le bord entre deux matières,
pour imaginer la différence ontologique. Sans le savoir, nous réglons
notre manière de connaître sur notre compréhension ontique. En faisant
précéder logiquement l’être par l’intellect, Eckhart coupe court à cette
tendance. Il faut envisager l’être (esse) sur le mode de l’intelligence en
acte (intelligere) plutôt que l’inverse. L’intelligere est incorporel et
capable de pénétrer toutes choses sans les séparer par un bord. Eckhart
voit dans la Sagesse cette capacité à pénétrer en toutes choses sans être
elle-même mélangée et contaminée par elles :

74
Ibid., p. 110.
75
Ibid.
76
AUGUSTIN, Soliloquia, II,1,1; Confessiones, X,1,1. Voir M. Eckhart, Predigt 45/69,
DW II, p. 365, AH-EM, p. 436.
77
THOMAS D’AQUIN, In Duodecim libros Metaphysicorum Aristotelis Expositio,
Marietti, Torino – Roma, 1964 ; Prologue, 1.
78
ALAIN DE LILLE, Regulae theologiae, reg. XX, 631 B, PL 210.
28 THÉOLOGIE AXIOMATIQUE : PARLER AUTREMENT DE DIEU

Si quelque chose d’autre se retrouve dans la Sagesse qui est en Dieu, elle
ne serait pas la Sagesse totalement propre/pure ni ne pénétrerait partout. Et
c’est cela qui a été avancé précédemment et qui est dit ici : Elle s’étend
partout à cause de sa propreté/pureté (Sg 7, 24)79.

L’intelligere et l’esse s’identifient dans la propreté/pureté (munditia) :


telle est l’actualité présente à toutes choses sans être affectée par elles.
Ce n’est que face à la nature sensible que l’intelligence se voit obligée
de s’accorder avec la matière en passant à un mode de limitation qui
circonscrit son objet. Eckhart en est pleinement conscient. Et pour lui,
une révolution noétique est indispensable pour aborder toutes questions
relatives à Dieu. Cette précision anticipative va nous permettre d’envisa-
ger moins obscurément – du moins pouvons-nous l’espérer – les déve-
loppements eckhartiens. La force de la pensée du Thuringien tient dans
sa constance à maintenir la radicale dissemblance divine comme proxi-
mité immédiate à l’homme. Il en va d’un appariement des notions d’im-
manence et de transcendance pour le moins désarçonnant. Dieu n’a pas
besoin de se retirer pour laisser être la créature. C’est dans la mesure où
il se donne totalement et sans reste qu’il ‘siste’ en lui-même et qu’il
préserve aussi la créature de tout envahissement. Aussi, en raison de cette
radicalité de la donation, déconstruit-il par avance la différence ontolo-
gique fondée sur une manifestation qui nécessite le retrait de son instance
donnante. La pleine effectivité ou opérativité de l’être (Wirklichkeit) est
le don total et sans bord. Ce don, dont l’autre nom est l’amour, place
Dieu en dehors de toute ressemblance. Dieu est hors catégorie, non seu-
lement hors espèce, mais aussi hors genre. Voilà pourquoi, Eckhart va
opter pour la voie de la « dissemblance » (ou la « dissonance ») plutôt
que pour la voie de la « ressemblance » (ou la « consonance »).
Donc on ne doit faire à Dieu aucune ressemblance : car il est d’autant plus
affirmé, qu’il est moins affirmé et rendu plus dissemblable. Augustin par
conséquent dans le traité Du libre arbitre I, II (c. 11) dit ceci : « on ne peut
donner en convenance aucune ressemblance visible d’une chose
invisible »80.

Encore la litote. La pensée de l’analogie, si tant est que l’on puisse


encore l’appeler ainsi, en est complètement transformée. De son côté,
l’Aquinate maintient un rapport sémantique sur base d’une convenance
entre deux proportions (convenientia proportionalitatis), sachant que la

79
M. ECKHART, Expositio libri Sapientiae, LW II, p. 475, § 137, trad. J.-Cl. Lagarrigue
et J. Devriendt, p. 162.
80
M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 118, trad. P. Gire.
D’UN NOUVEL USAGE DU TRIVIUM 29

convenance de ces proportions (convenientia proportionis) se présente


sous forme d’un chiasme : la première proportion, selon la prédication
ad unum alterum (le sain relativement à l’animal et au remède), concerne
d’abord l’ordre de la connaissance et puis seulement l’ordre de la chose
(à travers l’effet de la cause) ; la seconde proportion, selon la prédication
ad unum ipsorum (la substance à l’accident), concerne d’abord l’ordre de
la chose81. Or, ces deux proportions s’entrecroisent sans boucler l’une sur
l’autre. Cela veut dire qu’il n’y aucun « rapport déterminé » entre la
créature et Dieu, et donc « rien de commun » qui permettrait une attri-
bution déterminée du divin82. La logique part d’en bas, de la finitude
humaine, et l’ontologie part d’en haut. Ce chassé-croisé de trajets est
coordonné par le biais d’une structure conceptuelle (convenientia propor-
tionalitatis) qui n’est remplie par aucune évidence intuitive. L’articula-
tion entre physique et métaphysique reste pensée et non vécue. Or, en
affirmant que la virtus sanandi peut être connue par ses effets « après
coup » comme dit Alain de Libera, l’Aquinate entrevoit une modalité de
connaissance expérimentale que le Thuringien va exploiter. Il s’agit en
effet d’éprouver une virtus, une force à l’œuvre, et d’en découvrir le sens.
Prenant acte de ce que la raison ne peut rendre compte d’un rapport
incommensurable entre Dieu et la créature, Eckhart fait de la participa-
tion de l’effet à la cause le cœur même de l’analogie. Il ne regarde pas
le chiasme de l’extérieur. Il se place en son centre. Qu’est-ce à dire ?
Il fait se coïncider les deux proportions : l’homme ne peut connaître Dieu
que là même où il est affecté par la cause en tant que son effet. Par
conséquent, l’équivocité et l’univocité sont unifiées, mais sur un autre
plan que le sémantique comparatif. L’ordre ascendant qui va du signe
vers la chose s’entrelace à l’ordre descendant de la chose vers le signe.
Cet entrelacs a lieu dans l’intelligence selon une conceptualité élargie
à l’affectivité. L’urine est dite « saine », affirme Eckhart, parce qu’elle
signifie cette santé alors qu’il n’y a absolument rien en elle de la « santé
en tant que santé »83. Ainsi en va-t-il aussi pour l’enseigne qui renvoie
au vin, alors qu’il n’y a rien du vin en elle (sicut circulus vinum, quid
nihil vini in se habet)84. Cela veut dire que, sur le plan formel, le signe
est totalement extérieur à la chose à laquelle il renvoie : l‘analogie

81
Cf. A. DE LIBERA, La philosophie médiévale, 2014, « L’analogie de l’être », p. 408-
411.
82
THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de veritate, q.2, a. 11.
83
M. ECKHART, Sermones et lectiones super Ecclesiastici, § 52, LW II, p. 280, trad. fr.
F. Brunner, p. 51.
84
Ibid., § 52, LW II, p. 281, trad. fr., p. 51.
30 THÉOLOGIE AXIOMATIQUE : PARLER AUTREMENT DE DIEU

renvoie à quelque chose d’autre (ad unum alterum). Voilà pour l’équivo-
cité. Pourtant, parce qu’il renvoie au vin, le signe est ce qui signale au
passant qu’en entrant dans la taverne, il pourra en boire. Là, l’univocité
a lieu, mais sur un mode hylétique ou matériel. L’analogie ad unum
ipsorum est transformée comme une participation effective et affective
à l’unum ipsorum. L’être n’est pas chez Eckhart à regarder en le pensant,
mais à vivre en le mangeant. Parce que « tout étant créé par Dieu et en
Dieu, et non dans son être créé, l’enracinement positif de l’être, du vivre
et du savoir […], il mange toujours en sa qualité de produit et de créé,
mais il a toujours faim, parce qu’il est toujours non par soi, mais par un
autre »85. L’étant a faim et soif de l’être lui-même (appetitu et siti qua-
dam ipsius esse)86.
Là où il n’y a plus de moyen terme permettant une comparaison entre
deux autres, on passe à la métaphore et, à travers elle, à la parabole
puisque cette dernière fait usage du langage métaphorique dans un récit.
En effet, chez Eckhart, le rapport du visible à l’invisible étant régi par la
distinction et l’indistinction, une rupture sémantique s’impose entre le
premier terme (visible, corporel, temporel) et le second (invisible, incor-
porel, éternel). D’aucuns ont pu penser qu’il fallait envisager une sorte
de tournant parabolique entre l’Opus tripartitum et ses œuvres ultérieures.
Je pense qu’il faut nuancer fortement, voire invalider, cette notion de
tournant87. Comme je vais tâcher d’en faire la démonstration, il ne s’agit
pas du passage à une nouvelle méthodologie mais d’un prolongement
de la méthode métaphorique vers une explicitation de la méthode
parabolique.
Le Prologue général de l’œuvre tripartite fait état d’une règle rhéto-
rique qui précise la manière de gérer le rapport, toujours ambivalent,
entre la grammaire et la dialectique. Eckhart y déploie un usage tout
à fait original du Trivium. L’attention vigilante du Thuringien se concentre
sur la coopération de l’auteur humain avec l’auteur divin. Les deux
auteurs, Dieu et l’homme, ne peuvent être distingués sur bases de propo-
sitions qui seraient elles-mêmes toutes deux circonscrites dans le langage
humain. Pour respecter la priorité de la causalité divine, il faut donc que
sa position soit maintenue autrement que par une proposition. Cela

85
M. ECKHART, Sermones et lectiones super Ecclesiastici, § 53, LW II, p. 282, trad. fr.
F. Brunner, p. 52.
86
M. ECKHART, Expositio libri Genesis, § 164, 1984 (OLME 1), p. 452-453.
87
Cf. L. STURLESE, « Meister Eckhart in der Bibliotheca Amploniana », 1995, p. 434-
446; N. LARGIER, « Figura locutio : Philosophie Hermeneutik bei Eckhart von Hochheim
und Heinrich Seuse », 1997, p. 328-332.
D’UN NOUVEL USAGE DU TRIVIUM 31

signifie que ni la grammaire ni la dialectique ne peuvent prétendre


à garantir cette instance. La seule manière est une sortie du langage
humain proprement dit vers la condition de possibilité de tout langage.
Qui dit condition de possibilité, dit aussi transcendantal. Il y a chez
Eckhart un usage spécifique des transcendantaux qui diffère considéra-
blement de celui de Duns Scot. Contrairement à ce que va élaborer ce
dernier à la même époque, le Thuringien n’opte pas comme lui pour une
« sémiotique transcendantale »88. Tournant le dos à toute fonction repré-
sentative du signe, il opère un déplacement de la question sémiotique
vers l’ontologie, elle-même comprise comme acte de parole. Son option
est biblique : In principio erat verbum (Jn 1, 1).
À l’instar du dabar biblique, Eckhart pense le Verbe comme étant
simultanément acte et parole. Pour Dieu, dire, c’est faire : dei dicere est
suum facere89. Déjà présente dans son Commentaire du livre de la
Genèse, et redite sur tous les tons dans le Commentaire de l’Évangile
selon saint Jean, cette affirmation consiste à identifier à un dire l’opéra-
tion par laquelle toutes les œuvres sont faites (dei dicere est causa ope-
ris). Si l’on ajoute à cela que ce dire n’a pas été prononcé dans des temps
immémoriaux et à travers des médiations, mais qu’il est à la fois actuel
et immédiat, nous avons les ingrédients principaux d’une pensée où
l’opérativité par laquelle les étants sont créés est un langage qui peut être
entendu par eux. Que la vie soit la lumière des hommes (Jn 1, 3), pour
Eckhart, signifie que l’actualité de l’être est une manifestation du dire
divin. Plus encore, c’est la seule manifestation qui porte en elle son
propre critère d’évidence. Ceci, comme nous le verrons en fin de par-
cours, est fondamental pour repenser aujourd’hui la scientificité de la
théologie. Il s’agit précisément de pouvoir montrer où la véracité du
discours théologique peut être testée. L’evidentia est liée à la participa-
tion ontologique. À l’inverse de ce langage primordial, qui correspond
à l’être, le langage humain est second. Ne portant pas en lui-même sa
propre évidence, il ne peut que renvoyer à celui qui le fonde. D’où
l’usage du signe, non pas d’abord comme référentiel ou comme substitut
de la chose, mais comme mode communicationnel entre des étants rai-
sonnables capables de retourner en eux-mêmes à ce langage primordial
et silencieux. Pour cette raison, chez Eckhart, toute représentation sera

88
O. BOULNOIS, Être et représentation, p. 28.
89
M. ECKHART, Expositio libri Genesis, § 8, DW I/2, p. 66. Cf. aussi « Psalmus
[Ps 32, 9; 148, 5] : « ‘dixit et facta sunt’, quia dicere est facere, et ipsum facere, ipsum
producere est dicere, non aliud » (M. ECKHART, Liber parabolarum Genesis, § 47,
LW I/1, p. 514).
32 THÉOLOGIE AXIOMATIQUE : PARLER AUTREMENT DE DIEU

toujours dévaluée au profit de la présence. La difficulté consiste donc


à user du signe de telle manière qu’il ne renvoie pas à une représentation.
Il faut pour cela établir des règles qui régissent l’usage du langage. Voilà
pourquoi l’Opus tripartitum est axiomatique. Le lecteur est placé devant
les conditions par lesquelles il pourra passer du plan de la cohérence
grammaticale à la cohérence existentielle du langage. Il s’agit d’une déci-
sion à prendre. Les mots n’ont pas en eux-mêmes le pouvoir de renvoyer
à ce qu’ils disent. Les mots n’ont de pouvoir, de performativité, qu’en
raison de la convention ou du pacte de leurs usagers90. Irène Rosier-
Catach a très bien mis cela en évidence en ce qui concerne la sacramen-
talité médiévale91. Le sacrement est dit précisément « signe efficace »
(signum efficax)92 parce qu’il « effectue ce qu’il représente » (efficit
quod figurat)93. Cette notion d’efficacité a donné lieu à des débats entre
partisans d’une causalité physique et partisans d’une causalité-pacte. Ces
débats ont permis une véritable avancée dans les analyses logico-linguis-
tiques. Les médiévaux étaient conscients que certains signes étaient pro-
férés en vain s’ils n’étaient accompagnés d’un « engagement » (obliga-
tio), d’une implication, du locuteur dans son dire. Grâce à Augustin94,
une « double vérité du signe » s’est faite jour chez de nombreux médié-
vaux, dont Duns Scot : « le rapport du signe au signifié, le rapport de
l’utilisateur du signe à celui-ci »95. Il n’est donc pas possible de séparer
la relation à la chose de la relation à autrui. Le signe est toujours posé
dans une « relation interpersonnelle entre celui qui le produit et celui qui
le reçoit »96. Si l’on place cela dans le cadre médiéval d’un « symbo-
lisme universel », où « toutes les choses font signe vers le créateur », les
médiévaux ont effectivement ouverts des possibilités infinies vers une
nouvelle « sémantisation » du monde97.

90
Cf. N. BÉRIOU, J.-P. BOUDET, I. ROSIER-CATACH (éd.), Le pouvoir des mots au
Moyen Âge, 2014.
91
I. ROSIER-CATACH, La parole comme acte, 1994 ; La parole efficace, 2004.
92
GUILLAUME DE MÉLITON, Quaestiones de sacramentis, tr. IV, pars 3, p. 70.
93
PIERRE LOMBARD, In IV Sententiae, d. 22, 2.
94
Cf. I. ROSIER-CATACH, « Signification et efficacité », 2007, p. 51-74.
95
I. ROSIER-CATACH, La parole efficace, p. 301.
96
Ibid., p. 483.
97
Ibid., p. 484.
Annonce d’une performance opérative
(Opus tripartitum)

Comment Eckhart se situe-t-il dans le cadre du renouvellement séman-


tique ? À la suite d’Augustin98, il pense lui aussi que « toutes les créa-
tures (…) sont ‘signe de tête’ vers Dieu » (omnis creatura… nutus dei
sunt)99. Ici, le ‘signe’ n’est pas un signum mais un nutus, c’est-à-dire un
hochement de tête, un presque rien à peine perceptible100. Il désigne le
trope, ou le mouvement de gravitation, de la créature vers Dieu. Pour
Eckhart, les exemples scolastiques de la théorie de l’analogie sont à lire
ainsi. À savoir, le cercle (circulus) est un trope pour se rendre vers le vin
qui se trouve dans la taverne. Le trope, qui consiste normalement en
« une diction que l’on transporte du lieu où elle est propre, dans un lieu
où elle n’est pas propre »101, est donc poussé à l’excès. Le trope induit
une nouvelle tournure de l’âme. Le cadre sémantique éclate car le signe
ne renvoie pas à un signe qui serait d’un autre registre. Pourtant, ce serait
encore trop peu dire que les mots ne sont pas la bonne monnaie d’échange
et qu’il faudrait s’en tenir aux images, comme le suggère Donald
Davidson102. Ici, il en va autant d’une sortie de l’image que d’une sortie
du signe. Le vin auquel renvoie l’enseigne n’est pas une image. Il faut le
boire pour le goûter. Le premier terme de l’analogie ne consiste pas
à désigner nominativement le second terme mais à le désigner du doigt.
L’indication est une voie à suivre : « Toutes les créatures sont un mes-
sager ou un clin d’œil vers Dieu » (alle creaturen sint ein bote oder ein
winken ze gote)103.

98
AUGUSTIN, Confessions, X, 6, 8, BA 14, p. 152-155.
99
« De même que le cercle sert donc au vin en l’indiquant, et l’urine à la santé de
l’animal n’ayant absolument rien en soi de la santé, ainsi toute créature sert Dieu de cette
manière. De là, comme le dit Augustin, elles sont ‘signes de tête’ de Dieu et indiquent
que l’on doit aimer Dieu qui les as faites » (M. ECKHART, Sermo XLIV, 2, LW IV, p. 372,
trad. E. Mangin légèr. modif., p. 364).
100
Cf. CICÉRON, Lettre à Atticus (Epistula CCXCIX), Œuvres complètes, tome 4,
Paris, éd. Panckoucke, 1840, p. 131-132.
101
QUINTILIEN, De institutione oratoria, livre IX, chap. I, trad. de M. Nisard, Paris,
1875, p. 316.
102
D. DAVIDSON, « Ce que les métaphores signifient », 1993, p. 373-376.
103
M. ECKHART, Predigt 17, DW IV,1, p. 86.
34 THÉOLOGIE AXIOMATIQUE : PARLER AUTREMENT DE DIEU

Le domaine sémantique proprement dit est réservé chez Eckhart au


signe conventionnel, qui fait l’objet principal du De doctrina christiana
d’Augustin104. Le signe est toujours intentionnel : il consiste à commu-
niquer à quelqu’un un mouvement de l’esprit (motus animi). Une fois
qu’il a joué son rôle d’avertissement (admonitio), le signe n’est plus
opérationnel. Il s’arrête strictement au modus significandi et ne va pas
plus loin. Tout le reste se passe entre le modus intelligendi et le modus
essendi. La pensée eckhartienne est réfractaire à la tendance envahissante
du signe. Comme je vais tenter de le démontrer, l’identification entre
l’intelligere et l’esse endigue l’envahissement sémantique en provoquant
une cassure nette entre l’image et le signe. Là où, dans certaines théolo-
gies, la sémantique s’immisce dans le modus intelligendi, elle y réussit
via une alliance entre l’image, comme représentation de la chose, et le
signe, comme représentant ou substitut de cette représentation. Or,
Eckhart privilégie le rapport immédiat de l’image et de ce dont elle est
l’image. Cette unité indissoluble empêche précisément le virement de
l’image présence à l’image représentation. Chez le mystique rhénan, le
signe ne peut se substituer à l’image. L’unité à la fois essentielle et noé-
tique entre l’image et ce dont elle est l’image est dépendante de la pré-
sence agissante de Dieu. L’engendrement du Verbe étant le préambule de
la création, il n’y a pas plus de possibilité de séparer l’image dans l’intel-
lect et ce dont elle est l’image qu’il n’y a de possibilité de séparer le Père
et le Fils en Dieu. L’opérativité est une ou elle n’est pas. Dire et faire
y sont inséparables.
Se basant sur l’In Principio, Eckhart élargit l’efficacité sacramentelle
au domaine de tout le créé. La véritable performativité ne se fait pas
à l’aide de signes (voix-mots), lesquels restent toujours extrinsèques à ce
qu’ils indiquent, mais au cœur même de l’opérativité des créatures par
Dieu (silence). D’où la possibilité de lire selon deux manières : « opéra-
tivité du langage chez Maître Eckhart ». Le génitif est soit subjectif soit
objectif. L’opérativité par le (du) langage (génitif subjectif) est l’effica-
cité par laquelle le locuteur conduit le destinataire vers le lieu où il pourra
découvrir l’évidence de la vérité par lui-même. Ce lieu est précisément
celui de l’opérativité divine en deçà de tout langage. Or, par ce biais,
nous retrouvons l’opérativité dans le (du) langage (génitif objectif).
À savoir, le mot « opération » (operatio, würken) et tous ses dérivés se
retrouvent constamment dans le texte, entremêlés au registre de l’intellect

104
Voir la distinction entre « signes naturels » (signa naturalia) et « signes donnés »
(signa data) : AUGUSTIN, De doctrina christiana, II, 1, 2 ; 2, 3.
ANNONCE D’UNE PERFORMANCE OPÉRATIVE 35

et de l’être, à titre de thème de l’exposition scripturaire. Le réseau lexical


manifeste le jeu de renvoi d’une opérativité à l’autre. Toute la difficulté
consiste pourtant à interpréter ce jeu, parce qu’il n’est pas plus percep-
tible qu’un « hochement de tête » ou qu’un « clin d’œil ». Comme l’ex-
prime Wittgenstein dans le Tractatus : « Ce qui peut être montré ne peut
être dit » (Was gezeigt werden kann, kann nicht gesagt werden)105.
Autrement dit, le trope par lequel le lecteur doit se reconnaître comme
étant actuellement créé par l’opération divine ne peut qu’être indiqué, il
ne peut se dire. Ce qui doit se passer dans le lecteur ou l’auditeur, au
moment où il lit un commentaire ou écoute un sermon, ne lui est acces-
sible qu’à la condition de devenir celui « qui a des oreilles pour entendre »
(Mt 13,9)106. Cela suppose aussi que celui qui cherche à mettre en évi-
dence le rapport entre le signe et cette expérience ne puisse le faire du
dehors. D’où le fait que la présente étude est une répétition/réactualisa-
tion de la difficulté rencontrée par Eckhart. Tenter de manifester ce rap-
port silencieux en le transposant sur le mode de la représentation, c’est
déjà l’avoir manqué. La pensée eckhartienne a donc ceci de spécifique
qu’elle demeure insolite au lecteur qui lui applique une herméneutique
objective. Il y va d’un avertissement au lecteur. Je ne pourrai ici exposer
que l’incomplétitude du langage eckhartien sans l’expérience qui l’ac-
complit. Cela veut dire que seul celui qui s’engagera dans l’expérience
pourra effectivement passer d’une lecture anticipative à une lecture rati-
ficative. Il y aura toujours la différence entre celui qui aura appris de
manière notionnelle le protocole et celui qui l’aura mis en pratique. Des
deux, ce ne sera pas le premier, mais le second, qui sera le scientifique.
Or, c’est là que Maître Eckhart rompt avec le type de scientia théologique
qui prévaut à son époque et qu’il inaugure une autre scientificité. Si
Eckhart s’accorde avec Thomas d’Aquin pour qui la science consiste à
« envelopper le multiple dans l’unité » (convolvere multa ad unum)107,
il n’entend pas que cet enveloppement se limite à un mode explicatif de
type démonstratif. L’explication démonstrative est remplacée par une
exposition du multiple dont l’unité est finalement assurée par la partici-
pation à la chose même qui est énoncée. C’est dire combien la spécula-
tion ne peut boucler sur elle-même sans recours à l’expérience. Gageons

105
L. WITTGENSTEIN, Tractatus 4.12.12.
106
M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 3, LW III, p. 4, OLME 6,
p. 28-29.
107
THOMAS D’AQUIN, Super Boethium de Trinitate, q. 5, a. 4, resp., p. 162, lin. 342-
343. Pour la scientificité chez Thomas d’Aquin, cf. H. DONNEAUD, « La qualité analo-
gique de la science et son application à la doctrine sacrée », 2010, p. 445-475.
36 THÉOLOGIE AXIOMATIQUE : PARLER AUTREMENT DE DIEU

que cette manière d’envisager la scientificité de la théologie puisse être


davantage reçue par nos contemporains en quête de vérifiabilité de tout
énoncé quel qu’il soit.
L’entrelacement d’une « cohérence pragmatique » et d’une « cohé-
rence thématique », décelée par Burkhard Hasebrink dans l’œuvre alle-
mande108, se trouve déjà dans l’œuvre latine. Le thème y devient le signe
d’une opérativité qu’il faut pratiquer. Cependant, à la différence des ser-
mons, cette double cohérence n’est pas accompagnée d’une « fonction
conative (ou incitative) ». Là où les sermons vernaculaires font montre
d’une force illocutoire explicite, l’œuvre latine est traversée par un dis-
positif rhétorique qui, quoiqu’apparemment plus discret, n’en règle pas
moins l’efficacité du langage. Dans les deux cas, commentaires ou ser-
mons, le destinataire (auditeur ou lecteur) est placé devant un choix, une
décision (volo)109, dont dépend le résultat heureux ou malheureux induit
par l’acte langagier. Or, si nous avons affaire à une performativité, Maître
Eckhart ne fait pourtant pas usage d’énoncés à valeur « factive », par
opposition à des énoncés à valeur « significative »110. Les énoncés ne
réalisent pas la chose qu’ils signifient. Ils ne sont pas efficaces à la
manière du sacrement. Nous n’avons pas affaire à des énoncés performa-
tifs au sens explicite mais au sens large. Ce sont des propositions affir-
matives ou conditionnelles qui ne sont validées qu’en fonction de l’impli-
cation participative, et non pas seulement énonciative, de l’auditeur ou
du lecteur à ce dont il est parlé. Si cette implication vient à manquer, les
propositions restent des hypothèses sans fondement. Elles sont déclarées
anticipatives au sens où elles préparent ou anticipent une validation par
l’action. Les mots n’ont pas de pouvoir par eux-mêmes. Ils n’agissent pas
« par la puissance de leur signification », à la manière des incantations
magiques, mais ils agissent « par la puissance de la chose qu’ils
désignent »111. Dieu est désigné comme la source puissante de toutes
choses. Il est celui qui opère non seulement dans les créatures, mais qui
opère les créatures elles-mêmes. Sans son opération, il n’y a pas de créa-
ture. Or, chez Eckhart, ceci n’est pas à entendre à la troisième mais à la
première personne. Sans son opération actuelle, je ne suis pas. Si je ne

B. HASEBRINK, Formen inzitativer Rede bei Meister Eckhart, 1992.


108

Cf. M. DE CERTEAU, « Un préalable : le “volo” (De Maître Eckhart à Madame


109

Guyon) », dans : La fable mystique, I, p. 225-242.


110
Cf. A. DE LIBERA, I. ROSIER-CATACH, « Les enjeux logico-linguistiques de l’ana-
lyse de la formule de la célébration eucharistique »,1997, p. 33-77.
111
Pour cette distinction, cf. GUILLAUME D’AUVERGNE, De Legibus, 27, dans Opera
omnia, 1674, Orléans-Paris, repr. Frankfurt a M., 1963, I : 90bF. Cf. B. DELAURENTI,
« Agir par les mots au Moyen Âge », 2012.
ANNONCE D’UNE PERFORMANCE OPÉRATIVE 37

suis pas, je ne vis pas, je ne pense pas. L’intelligence par laquelle je vise
Dieu est l’intelligence qui est immédiatement opérée par lui. Si donc je
cherche à intelliger Dieu comme un être distinct de mon acte d’intelliger,
je ne peux l’atteindre.
Chez Eckhart, on ne peut pas dire que « l’énoncé est l’acte »112. Plutôt
que de parler de performativité, qui est un mot trop connoté, il faudrait
parler de performance : « La performance est clairement indifférente au
type d’acte performé »113. Comme l’affirme Barbara Cassin, ce vocabu-
laire est « propice à greffer sur la rhétorique quelque chose de l’ordre de
la Wirklichkeit »114. Or, précisément, dans la traduction anglaise des
œuvres eckhartiennes, le verbe würken est souvent traduit par to perform.
Par exemple : « Everything God performs is one »115. L’avantage à user
du terme de performance est l’entrelacs de l’opérativité (Wirklichkeit) et
de la performance langagière. Burkhard Hasebrink parle précisément de
« performance communicative » (kommunicative Leistung) à propos
de la prédication allemande116. Les actes de langage y prennent une
« forme incitative » qui correspond au « troisième type » répertorié par
Irène Rosier-Catach dans Le pouvoir des mots au Moyen Âge117. Les
indicateurs du texte eckhartien montrent que sa parole s’apparente davan-
tage au conseil qu’à l’ordre. Voilà pourquoi la « structure exhortative »
(Appell-Struktur), qui a été très justement soulignée chez Eckhart118, n’a
pas grand-chose à voir avec un « traitement brusque » (Bruskierung),
mais est bien plutôt une mise en œuvre caractérisée par une forte dimen-
sion « conditionnelle » faisant appel à la libre réponse de l’auditeur :
« Si…, alors… » (Wenn…, dann…). Plutôt qu’autoritative, cette struc-
ture appellative est communicative119. Aussi le texte eckhartien est-il
à lire comme un événement communicatif constituant la relation entre
signes linguistiques et récepteur. Dans l’œuvre universitaire, cette

112
E. BENVENISTE, « La philosophie analytique et le langage », 1963, repris dans Pro-
blèmes de linguistique générale, 1966, p. 274.
113
B. CASSIN, « La performance avant le performatif ou la troisième dimension du
langage », p. 117.
114
Ibid.
115
MEISTER ECKHART, The Essentials Sermons, Commentaries, Treatises and Defense,
1981, p. 187.
116
Cf. B. HASEBRINK, Formen inzitativer Rede bei Meister Eckhart, p. 47, 56.
117
Cf. I. ROSIER-CATACH, « Regards croisés sur le pouvoir des mots au Moyen Âge »,
dans : N. Bériou, J.-P. Boudet, I. Rosier-Catach (eds.), Le pouvoir des mots au Moyen
Âge, 2014, p. 511-585, ici, p. 518.
118
Cf. D. MIETH, Christus, das Soziale im Menschen. Texterschließung zu Meister
Eckhart, 1972 ; A. M. HAAS, Geistliches Mittelalter, 1984, p. 72 et 163.
119
B. HASEBRINK, Formen inzitativer Rede bei Meister Eckhart, p. 37.
38 THÉOLOGIE AXIOMATIQUE : PARLER AUTREMENT DE DIEU

rhétorique persuasive n’apparait pas comme telle. En effet, la persuasion


se situe en amont du langage par signes. Il s’agit d’une « rhétorique de
l’être »120. La première proposition : esse est Deus, entraine « une modi-
fication radicale de toute réflexion sur le sens des mots »121. Dans cette
rhétorique, le triangle signe-concept-chose ne fonctionne pas dans le sens
de la chaine sémantique, mais dans le sens de la causalité essentielle car
la chose parle : « la forme substantielle et essentielle de la chose enseigne
toujours continuellement, avertit, incite, incline, suggère, montre ce qu’il
faut faire et ce qu’il faut laisser quand elle en persuade »122. Une telle
rhétorique nécessite la mise en place d’une convention langagière qui
conduise à cette expérience directe. S’éloignant de l’univocité des mots,
elle implique « une topique, une stylistique, une théorie des tropes et des
figures »123. La topique est centrée sur la causalité ou l’opérativité de
l’être. Le style consiste à conduire le signe vers cette opérativité. Les
tropes et les figures sont là pour couper court à l’usage univoque du signe
en permettant un usage indiciel.
Contrairement à Otto Karrer ou Irène Schneider, John Margetts met en
relief les spécificités stylistiques et syntaxiques du texte eckhartien pour
montrer que sa rhétorique n’est pas ornementative mais qu’elle est au
service de la naissance de Dieu dans l’âme124. Le trope ne consistera pas
à orner le style mais, selon la seconde définition de Quintilien à opérer
le transfert d’une signification à une autre125. La figure, quant à elle, par
sa forme éloignée de l’expression habituelle, suscite une modification de
l’interprétation à donner au texte. Les deux sont utilisés par Eckhart pour
détourner de l’usage univoque du signe vers un usage indiciel. À l’instar
du sêmeion chez Aristote, le signe eckhartien renvoie à un état mental,
autrement dit à une intentionnalité, et non pas à quelque chose d’exté-
rieur : « tout nom ou mot est marque et signe de l’intellection anté-
rieure »126. Or, cet état mental est lui-même passif d’une réalité qui

120
Cf. A. MICHEL, « La rhétorique de Maître Eckhart : une rhétorique de l’être »,
Voici Maître Eckhart, p. 163-173.
121
Ibid., p. 165.
122
M. ECKHART, Liber parabolarum Genesis, § 88, LW I/1, p. 550, trad. J. Casteigt,
Connaissance et vérité chez Maître Eckhart, 2006, p. 61.
123
A. MICHEL, « La rhétorique de Maître Eckhart : une rhétorique de l’être », p. 166.
124
O. KARRER, Meister Eckhart. Das system seiner religiosen Lehre und Lebens-
weisheit, 1926 ; I. SCHNEIDER, Der Stil der deutschen Predigt bei Berthold von Regens-
burg und Meister Eckhart, 1942 ; J. MARGETTS, Die Satzstruktur bei Meister Eckhart,
1969.
125
QUINTILIEN, De Institutione oratoria, Livre IX, 1, 4-5, trad. J. Cousin, Paris, Les
Belles Lettres, 1978, tome V, p. 157.
126
M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 169, LW II, p. 147.
ANNONCE D’UNE PERFORMANCE OPÉRATIVE 39

l’engendre. D’où la reprise de cette autre formulation aristotélicienne :


« ce qui est dans le langage est la marque (nota) des passions de
l’âme »127. L’usage du « nom », qu’il soit signe oral ou écrit, sert donc
chez Eckhart à annoncer aux autres le concept dans l’intellect :
Aucun nom n’est [attribué] parce qu’il désigne [quelque chose], mais nomen
est dit [étymologiquement] de notitia parce qu’il est la marque (nota) de
quelque concept dans l’intellect, désignant aux autres le concept lui-même.
C’est pourquoi il est lui-même le messager par lequel le concept lui-même
est annoncé aux autres128.

Le nom ne se réfère pas immédiatement à ce qu’il désigne. Etymolo-


giquement, nomen vient de notitia qui désigne la nota, c’est-à-dire la
marque dans l’âme. La nota est affective. Elle est le fait d’être affecté
par la présence de la chose. Le nom est choisi pour désigner cette nota
et non l’inverse. Eckhart conçoit le signe comme annonce selon l’ordre
descendant, celui de la genèse de la chose par elle-même, et non selon
l’ordre ascendant qui conduirait à la chose signifiée, via le concept réduit
à un signe. Cette résistance à l’évincement de la psychologie noétique
fait intrinsèquement partie de son option théologique. Cet usage indiciel
du signe comme annonce à l’autre du lieu de l’engendrement du concept
nécessite une rhétorique explicite. Chez Eckhart, cette rhétorique se réa-
lise à travers une dimension illocutoire élargie selon deux dimensions :
1) la mise en place d’une règle qui régit le rapport de la grammaire et de
la logique ;
2) le recours au trope à travers le paradoxe, la métaphore et l’ironie.
Tandis que la règle fait partie des actes illocutoires directs, en tant que
prescriptifs, le trope fait partie des actes illocutoires indirects, dans la
catégorie des sous-entendus129. La règle est mise à l’en-tête de l’œuvre
eckhartienne, dans le registre de l’utilité. Sans passer par l’opus propo-
sitionum qui fait office de sas prescriptif, la lecture de l’opus tripartitum
est « de peu d’utilité » (parvae utilitatis). Or, justement, au beau milieu
du commentaire, le lecteur peut oublier la règle. L’acte prescriptif par
lequel « il faut » entendre logiquement la grammaire n’est pas rappelé

127
ARISTOTE, De interpretatione I, 16a2-3. « les sons émis par la voix sont des sym-
boles (sumbola) des états de l’âme (ta pathêmata tês psuchês) ». Cf. M. ECKHART, Expo-
sitio libri Exodi, § 55, LW II, p. 60.
128
M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 167, LW II, p. 146-147, trad. P. Gire modi-
fiée.
129
H. P. GRICE, « Logic and Conversation », Syntax and Semantics, 3, p. 41-58 ;
F. RÉCANATI, Les énoncés performatifs. Contribution à la pragmatique, p. 214-218.
40 THÉOLOGIE AXIOMATIQUE : PARLER AUTREMENT DE DIEU

à chaque page. Par conséquent, la rhétorique prescriptive est beaucoup


plus discrète que la rhétorique persuasive, laquelle est omniprésente dans
les sermons vernaculaires. Aussi, dans les commentaires latins, la pré-
sence déterminante du paradoxe et de la métaphore, pimentée çà et là
d’une dose d’ironie, est là pour rappeler au lecteur que le langage eckhar-
tien ne se réduit pas à la seule logique sémantique, mais qu’il nécessite
un trope implicatif participatif. Le paradoxe, en tant qu’il viole le prin-
cipe de non-contradiction, et la métaphore, en tant qu’elle disqualifie le
rapport univoque du signe et de l’image, provoquent un acte perlocutoire :
la percée (durchbruch)130. Celle-ci correspond à la sortie du raisonnement
discursif mobilisé par la signification pour transiter vers l’unité originaire
de la sensation et de la signification. Selon leur mode propre, paradoxe
et métaphore pointent vers l’originaire où la brisure entre le discours
physique et le discours mental n’a pas encore eu lieu. L’ironie participe
de la même logique mais en manifestant la discordance entre le signe et
son usager. À l’instar du taon socratique, elle agit donc comme un aiguil-
lon qui vient piquer le lecteur récalcitrant au trope. En voici un exemple :
Ajoutons qu’auprès de grammairiens (apud grammaticos), les parties décli-
nables du discours dirigent les indéclinables ; ainsi donc, on doit être for-
cément juste si l’on veut juger avec justice. Juste est, en effet, déclinable,
avec justice indéclinable131.

Eckhart se sert ici d’une règle grammaticale pour déduire (sic ergo…
necesse) une règle pratique. Selon Priscien132, seules les parties décli-
nables du discours sont significatives par elles-mêmes, tandis que les
parties indéclinables sont co-significatives. Les syncatégorèmes fonction-
nant avec les catégorèmes, il n’est donc pas possible que l’adverbe puisse
signifier indépendamment du nom dont il dépend. Iuste se rapporte
à iustus. Or, Eckhart transpose la grammaire sur le plan opératif. Par le
verbe « juger » qui vient régler le rapport entre le nom et l’adverbe, on
est subitement passé du plan grammatical au plan éthique. On peut y voir
un trope d’ironie, au sens où il y a discordance entre deux registres
(grammatical et éthique) qui ne peuvent s’articuler logiquement. L’allo-
cutaire est alors obligé de changer de niveau et d’entendre la voix de

130
Le verbe durchbrechen évoque une traversée qui est en même temps un dépasse-
ment. Selon AloÏs Haas, le terme Durchbruch est analogue au saut par-delà le murus
paradisus chez Nicolas de Cues. Cf. A. HAAS, « Durchbruch zur Ewigen Weisheit »,
2008, p. 171-187.
131
M. ECKHART, Expositio libri Sapientiae, § 236, LW II, p. 570.
132
PRISCIEN, Institutions grammaticales, II 15 (GL II : 54, 15-16) ; XVII 10, (GL III :
114, 15-20).
ANNONCE D’UNE PERFORMANCE OPÉRATIVE 41

l’énonciateur dans l’énoncé (« on doit forcément »)133. L’infraction à la


cohérence du discours conduit à un déplacement. Ici, il consiste à rece-
voir la règle de syntaxe (partes declinabiles regunt partes indeclinabiles)
sur le mode d’une action vertueuse. La grammaire prend elle-même une
tournure pratique. À savoir, il faut être soi-même déclinable pour décli-
ner un texte. Énoncer des déclinaisons correctes n’est pas suffisant. L’ap-
parence n’est rien sans l’être. D’où le recours à un dict de Jean Chrysos-
tome : « Sache hypocrite, qu’il est mauvais que l’apparence soit pire que
l’être, et bon que l’apparence soit meilleure que l’être » (hypocrita, quod
malum est apparere peius est esse, quod bonum est apparere melius est
esse)134. Gardons en mémoire cette remontrance socratique sur l’accord
entre les paroles et les actes, dont nous trouverons des formules apparen-
tées vers la fin du Commentaire du livre de la Genèse (§ 278-285). Nous
avons ici ce que j’oserais nommer une phénoménologie grammaticale :
de même qu’il est possible de faire un acte juste sans le faire avec justice,
il est aussi possible d’en parler en s’arrêtant à elle comme un objet
d’étude sans pourtant la pratiquer. Voilà pourquoi Eckhart précise :
Il ne suffit pas en effet de faire des (actes) justes (facere iusta), s’ils ne sont
faits avec justice (iuste). Les noms n’apportent aucun mérite, contrairement
aux adverbes. C’est pourquoi, le Philosophe dit : « Ce n’est pas celui qui
fait un cours de grammaire qui est grammairien, mais celui qui écrit de
manière grammaticale (non qui facit grammaticalia, grammaticus est, sed
qui grammatice). »135

Écrire « grammaticalement » (grammatice) est tout autre chose que de


faire un cours sur la grammaire. Il s’agit de se plier aux règles de gram-
maire dans l’acte même d’écrire ou de parler. Eckhart vise le lien entre
l’énoncé et l’acte de parole. L’enseignement noue un double registre :
l’expression extérieure correcte d’un faire (vertu) et d’un dire (signe et
syntaxe) et la modalité vécue de ce faire et de ce dire. Aussi, le Thurin-
gien n’estime « grammairien » (grammaticus) que celui qui s’engage
dans un acte intérieur correspondant à ce qu’il énonce. Sans cet engage-
ment dans son énonciation, celui qui écrit est inapte à ce qu’il fait car
« une main qui tient des ordures n’est pas en état de nettoyer des

133
Cf. E. EGGS, « Rhétorique et argumentation : de l’ironie », 2009, p. 4.
134
JEAN CHRYSOSTOME, Homélies sur l’évangile de Matthieu, hom. 45, PG 56, 885,
cité dans Expositio libri Sapientiae, § 236.
135
M. ECKHART, Expositio libri Sapientiae, § 237, LW II, p. 570, trad. J.-C. Lagarrigue
et J. Devriendt légèr. modif., p. 223. Cf. M. MAURIÈGE, « En quel sens Dieu est-il ‘sujet’
chez Maître Eckhart », 2014, p. 135-138.
42 THÉOLOGIE AXIOMATIQUE : PARLER AUTREMENT DE DIEU

ordures136 ». L’avertissement est sévère autant qu’ironique. Bien qu’ex-


plicite, il est également un « sous-entendu » car Eckhart s’attaque à une
manière de pratiquer les exercices de l’École en ânonnant des proposi-
tions apparemment savantes sans connaître, c’est-à-dire sans expérimen-
ter, ce qui est énoncé. Il y a en effet une certaine facétie d’Eckhart
à introduire cet extrait de règle pastorale sachant que, précisément, ceux
qui se prétendent grammairiens sans pratiquer ce qu’ils disent, ne perce-
vront même pas qu’ils sont pointés du doigt. L’avertissement vaut pour
le lecteur que nous sommes. Vouloir tirer de la syntaxe eckhartienne une
vérité sémantique apparente sans entrer dans l’intention induite par la
pragmatique serait nous faire illusion137.
Le lien entre opérativité et performance instaure un « style » qui nous
indique que nous avons affaire à la « mystique »138. Selon la recomman-
dation de Michel de Certeau, il s’agit « d’entrer aujourd’hui dans ces
textes anciens et de repérer le mouvement qu’opèrent leurs écritures »139.
Ce mouvement fait signe vers la chose même accessible par « une pas-
sion de ce qui s’autorise soi-même »140. Cette auto-autorisation, oserais-
je dire (en proposant une alternative à la notion d’auto-référentialité), est
bien ce qui taraude Eckhart au plus haut point. C’est aussi ce qui justifie
sa répugnance pour l’envahissement sémantique. La réduction de l’inten-
tionnalité à la fonction de signe va provoquer l’exil du discours hors de
sa vérification dernière141. Après Ockham, la référentialité prenant le pas
sur l’intentionnalité, la théologie n’aura plus en elle sa structure véri-
conditionnelle. Comme nous allons le voir, il en va aussi d’un exil du
signe hors de l’orbe du corps à partir duquel il est prononcé et sans lequel
il n’a pas de sens. D’où, contre la tendance à l’univocité du langage, la
préférence eckhartienne pour la métaphore, en tant que capacité à trans-
férer vers un originaire où l’être se manifeste lui-même dans son resplen-
dissement silencieux.
Cette auto-autorisation, que nous retrouverons dans l’exégèse maïmo-
nidienne du nom de l’exode : « Je suis celui qui suis » (ou « Je suis qui

GRÉGOIRE LE GRAND, Règle pastorale, livre II, chapitre II, PL 27, 77A.
136

Sur cette triade, cf. C. MORRIS, Foundations of the Theory of Signs (1938), p. 6-13,
137

trad. partielle : « Fondements de la théorie des signes », Langages, 1974, p. 15-21.


138
M. DE CERTEAU, La fable mystique, I, p. 26.
139
Ibid., p. 27.
140
Ibid.
141
« Symptôme d’une évolution plus vaste, l’ockhamisme a exilé du discours sa véri-
fication dernière. » (M. DE CERTEAU, La fable mystique, I, p. 47).
ANNONCE D’UNE PERFORMANCE OPÉRATIVE 43

je suis »)142, Maître Eckhart la met en place dès l’Opus propositionum.


Elle se lit dans sa façon de coupler la transcendantalité avec la perfor-
mance du langage. Il y a bien, chez Eckhart, une « métaphysique des
transcendantaux », comme le proposait déjà Joseph Koch en 1973143. Sa
spécificité, a affirmé récemment Jan Aertsen, est d’être marquée par un
« entrelacement de la transcendance divine et de la transcendantalité »144.
Qui dit transcendance chez Eckhart, ne dit pas renvoi analogique d’un
effet à sa cause, comme si on les considérait de l’extérieur, mais d’une
participation à la cause intérieure. Dans ce cas, le plan de la transcen-
dance, et les mots qui la désignent, a une fonction particulière. Il mani-
feste l’opérativité même de la création. Aussi, les « termes généraux »
(termini generales) assument chez Eckhart le rôle de « transcendantaux »
(transcendentia)145 lorsque la créature coïncide avec eux, selon le couple
inséparable concret/abstrait. Voilà pourquoi, chez Eckhart, on peut parler
d’une « éthique des transcendantaux » : « la créature comme telle doit
devenir un ens, unum, verum, bonum comme tel »146. Or, ce devoir de
devenir ce que le signe manifeste ne peut être mis en œuvre par le signe
lui-même. L’efficacité, ici, déborde la sémantique. Le signe renvoie à la
liberté du lecteur de s’impliquer, en tant qu’ens, dans ce qui est dit, afin
de le connaître de l’intérieur. Pour qu’il s’implique, il doit y être invité
ou incité, de la part de l’auteur. C’est donc sur le plan rhétorique, qui
articule la grammaire et la dialectique, que la transcendantalité eckhar-
tienne se situe.

142
J’ai gardé ses deux variantes de la formule ego sum qui sum en fonction des tra-
ductions françaises auxquelles je me réfère.
143
J. KOCH, « Sinn und Struktur der Schriftauslegungen Meister Eckhart », 1973,
p. 413.
144
J. A. AERTSEN, « La doctrine des transcendantaux de Maître Eckhart », dans :
Maître Eckhart, 2012 p. 21-39, ici, p. 37.
145
M. ECKHART, Expositio libri Genesis, § 128, OLME 1, p. 404-405.
146
Ibid.
Parler et penser autrement
(Prologi)

Pour que la pensée de Maître Eckhart vienne à la clarté, mais aussi


pour que ce qui est dit soit évident pour le lecteur (ad evidentiam), « il
faut » l’interpréter selon la double règle qu’il instaure. La première règle
est basée sur un usage spécifique de la grammaire, tandis que la seconde
relève de la causalité, directement pensée sur le mode d’une opérativité
intérieure :
Donc, pour l’évidence (ad evidentiam), on a principalement deux choses
à remarquer :
L’une est qu’il faut parler et penser autrement (aliter loquendum et sentien-
dum) des termes généraux, c’est-à-dire de l’être, de l’unité, de la vérité, de
la bonté et de ce qu’il peut y avoir de termes de ce genre qui se conver-
tissent avec l’étant, et des autres (termes) qui sont en deçà d’eux et limités
(contracta) à un genre, à une espèce ou à une nature de l’étant.
La seconde est que les inférieurs ne confèrent absolument rien aux supé-
rieurs et ne les affectent pas non plus, mais que, inversement, les supérieurs
donnent leur empreinte à leurs inférieurs et les affectent147.

En rapprochant ces deux règles comme portail de son œuvre, Eckhart


joue sur un double clavier : l’attribution significative et la causalité. Le
premier registre conjugue la manière de parler (loquentum) et la manière
de percevoir par l’intelligence en étant affecté par les sens (sentiendum)
sur base d’une distinction disjonctive entre les « termes généraux » (ter-
mini generales) : être, unité, vérité et bonté, et les « autres » : étants-
ceci, un-ceci, vrai-ceci et bon-ceci. Quant au second registre, il se
concentre sur la manière dont le supérieur agit sur l’inférieur. Un nou-
veau dispositif s’établit. Sans évacuer le cadre institutionnel, ce dispositif
construit les conditions de sa propre autorité, laquelle n’est pas celle d’un
auteur parmi d’autres, mais celle de l’auteur absolu. Voilà pourquoi
Eckhart précise les rôles du supérieur et de l’inférieur respectivement
« comme la cause le causé et l’agent le patient » (utpote causatum et
agens passum)148. Cette seconde règle concerne non le signe, mais la

147
M. ECKHART, Table des prologues à l’œuvre tripartite, LW I/1, p. 129, § 1, OLME
1, p. 32-33.
148
M. ECKHART, Prologus generalis, § 10, OLME 1, p. 50-53. Notons qu’ici Eckhart
rassemble les deux dénominations de Dieu : « cause » et « agent », que Maïmonide
PARLER ET PENSER AUTREMENT 45

causalité. Bien que nous soyons apparemment en dehors de la sacramen-


talité proprement dite, nous retrouvons ici, dans un cadre déplacé, le duo
relevé par Irène Rosier-Catach concernant l’efficacité du langage sacra-
mentaire : la fonction significative et la fonction opérative149. La subtilité
de l’acte de langage eckhartien se situe dans l’entrelacs du signe et de la
causalité. C’est en effet la causalité qui permet de passer d’un signe (qui
correspond à l’inférieur) à l’autre (qui correspond au supérieur). La cau-
salité est déterminante pour parler et penser « autrement » (aliter). Les
termes généraux, convertibles les uns aux autres, sont considérés comme
des supérieurs qui confèrent leur être aux inférieurs, à la manière dont
l’être est antérieur à tous les étants en tant que leur actualité même (ipsa
actualitas omnium). L’insistance lexicale de la Table des Prologues sur
l’« acte de création » (actus creationis) comme un « il opère » (opera-
tur) intérieur « en train de se produire » (in processu) « dans le présent »
(in praesenti)150, qui est largement déployée dans le Prologus generalis,
peut être sujette à mésinterprétation. Or, il s’agit d’une mésinterprétation
d’un genre un peu particulier. Il se pourrait que le lecteur ait tout perçu
de la grammaire mais se soit complètement fourvoyé en ce qui concerne
la logique qui la sous-tend. Voilà pourquoi Eckhart adresse un avertisse-
ment ironique au lecteur :
(…) il a créé toutes (choses) de la manière suivante : non pas en dehors de
lui, comme les imprudents l’imaginent faussement ; mais tout ce que Dieu
crée ou opère, il l’opère universellement en lui, le crée en lui, le voit ou le
connaît en lui, l’aime en lui ; en dehors de lui, il n’opère rien, ne connaît
ou n’aime rien. Et cela est propre à Dieu lui-même151.

Quels sont les « imprudents qui s’imaginent faussement » (ut impru-


dentes falso imaginantur) que Dieu fait les choses « en dehors de lui »
(extra se) ? Dans un cadre strictement sémantique, le lecteur se trouve
à distance des propositions, selon une position externe, et il analyse le
rapport des sujets avec les prédicats. Ainsi, dans ce cas-ci, il serait
conduit à entendre que la proposition : Dieu a créé toutes choses en
dehors de lui (à la manière dont un artisan fait un coffre, est-il précisé

attribue de manière séparée au « philosophes » et au « théologien du kalâm »


(MAÏMONIDE, Guide des égarés, I, 69). Toutefois, dans les Quaestiones Parisienses
(I, § 2, LW V, p. 39), à la suite de Thomas d’Aquin (Summa contra Gentiles, II, c. 28),
il tranche en faveur de l’agent opératif : « car on ne peut attribuer de cause au Premier »
(non est autem dare primo causam).
149
I. ROSIER-CATACH, La parole efficace, p. 35.
150
M. ECKHART, Table des prologues, § 2, OLME 1, p. 34-35.
151
M. ECKHART, Table des prologues, LW I/1, p. 130, § 2, OLME 1, p. 34-35.
46 THÉOLOGIE AXIOMATIQUE : PARLER AUTREMENT DE DIEU

plus loin), est fausse. Il aurait raison, mais il aurait tort d’avoir raison.
L’avertissement de prudence est ironique. Il fait partie d’un « sous-
entendu ». Comme l’utilité (utilitas), la prudence (prudentia) ne relève
pas strictement du registre théorétique mais du registre pratique. Ici, la
véritable imprudence, c’est, tout en sachant que Dieu ne fait pas les
choses en dehors de lui, de continuer à tenir une position de juge exté-
rieur à la parole. Affirmer et penser qu’il n’y a pas de statut des étants
extra deum et continuer à agir dans le sens contraire est insensé pour
Eckhart. D’où son insistance sur l’événementialité surgissante de la
Parole :
(…) dans les choses divines, le Fils toujours est né, toujours naît, selon ce
verset de Zacharie 6 : « Voici un homme, Surgissant est son nom ». « Sur-
gissant », dis-je, au participe; Luc 1 (78) : « Le Surgissant nous a visité en
venant des hauteurs »152.

Pour Eckhart, ce que Dieu fait n’est jamais à considérer dans le passé,
mais dans l’instant présent où cela se produit. Autrement dit, pour le
lecteur en train de lire ceci, la visite de Dieu est imminente. Ici et main-
tenant, Dieu surgit en venant des hauteurs (visitavit nos oriens ex alto).
L’irruption de la parole, comme un acte présent, est précisément ce qui
va garantir la véracité du dire. C’est cela qui manifeste que nous avons
affaire, sur le terrain scolastique, à un langage mystique. L’usage de la
métaphore de l’astre d’orient est là pour proposer la percée de Dieu vers
l’homme, comme un événement actuel, non pour expliquer quelque chose
qui a eu lieu. Il s’agit d’un trope. Si l’attention du lecteur se porte vers
du déjà fait, du non-surgissant, il ne peut espérer que les mots soient
remplis par autre chose qu’une représentation qu’il se sera fabriquée, une
idole. Mais, qu’on ne s’y trompe pas. À proprement parler, il n’y a aucun
remplissement du mot par un concept qui lui soit adéquat. La visite se
fait dans le surgissement même. Se situer en dehors de ce dernier, c’est
se situer en dehors de l’opération de Dieu, c’est-à-dire en dehors de
l’être, en vertu de la première proposition de l’Opus tripartitum : esse
est Deus153. Or, se situer en dehors de l’être, contraint le lecteur à user
du verbe être en tant que copule pour attribuer un prédicat à un sujet :
Par exemple, lorsque je dis : « Ceci est un homme ou une pierre », je ne
prédique pas l’être, mais je prédique l’homme ou la pierre ou quelque chose
de ce genre. C’est pourquoi cette (proposition) est vraie : « Martin est un
homme » même si aucun homme existe. Car, je ne dis pas que l’homme est

152
M. ECKHART, Table des prologues, LW I/1, p. 130, § 2, OLME 1, p. 34-35.
153
M. ECKHART, Table des prologues, § 3, OLME 1, p. 36-37.
PARLER ET PENSER AUTREMENT 47

et je ne prédique pas non plus l’être ni ne prédique l’existence des termes,


mais leur cohérence154.

Lorsque je dis : « Martin est un homme », le « est » de la proposition


se contente d’assurer la « cohérence » (cohaerentia) entre le sujet
(Martin) et le prédicat (homme), sans tenir compte de son « existence »
(existentia). Par contre, si j’affirme que Martin est « étant » (ens) sans le
déterminer, alors, la proposition renvoie l’étant à l’être qui lui est conféré.
Ce faisant, Eckhart se sépare d’un côté de Thomas d’Aquin, pour qui il
n’est pas possible de prédiquer quelque chose d’un sujet sans le penser
existant, et de l’autre côté, de la plupart des logiciens médiévaux. Ces
derniers ne traitent pas différemment les propositions aliquid est ens et
aliquid est ens hoc. Pour eux, ce sont des propositions de tertio adia-
cente, indifférentes à l’existence. Or, en raison du « redoublement »
(reduplicatio) du verbe être (est ens), Eckhart constate un prédicat parti-
culier puisque l’étant s’y affirme « en tant que » (in quantum) étant, en
laissant de côté toute qualité accidentelle155. L’ens vient s’accoler au
verbe copule en formant une entité dupliquée : est-ens. D’où cette règle
générale : « Il faut parler et juger autrement de l’étant et de l’étant-
ceci… »156. À partir de cette distinction fondamentale, nous serions
conduits à penser que Maître Eckhart opte pour un double mode de pré-
dication : d’un côté une logique uniquement syntaxique, sans référence
à toute chose existante, et de l’autre, une logique de l’existence. Or, telle
n’est pas la voie qu’il choisit. Et, c’est là que se situe l’étrangeté de son
application des « modes de signification » (modi significandi) issus des
modistes. Lorsque l’on fait usage des termes concrets en les appliquant
à un sujet (suppôt), alors l’intention vise les concepts indépendamment
de l’existence de ce sujet (troisième adjacent). Par contre, lorsque les
termes concrets sont pris absolument, ils font fi des accidents propres au
sujet (ceci et cela) pour désigner immédiatement son actualité d’être dont
il pâtit. Or, s’il est adapté à la quiddité, le langage s’arrête au seuil de
l’anité. Il la désigne mais il ne la définit pas. Précisons que Maître
Eckhart fait la distinction entre l’esse d’une chose et son extra-stantia157.

154
M. ECKHART, Table des prologues, LW I/1, p. 131, § 3, OLME 1, p. 36-37.
155
Cf. J. CASTEIGT, « Reduplicatio excludit omne alienum a termino », 2012, p. 79-102.
156
M. ECKHART, Table des prologues, § 3, OLME 1, p. 36-37. Voir aussi : Expositio
libri Exodi, § 54, LW II, p. 58 : « autre chose est de parler et percevoir quant aux étants
et aux choses et à leur être même, autre chose quant aux prédicaments des choses et à leur
prédication ».
157
Cf. VL. LOSSKY, Théologie négative et connaissance de Dieu chez Maître Eckhart,
1998, p. 157-158.
48 THÉOLOGIE AXIOMATIQUE : PARLER AUTREMENT DE DIEU

Il ne fait pas dépendre l’existence d’une chose de sa position extérieure


dans le monde, mais de sa racine ontologique. Aussi Eckhart déploie-t-il
une épistémologie originale irréductible à celle de Thomas pour qui « le
vrai ajoute à l’étant »158.
Comme l’affirme Alain de Libera, l’originalité eckhartienne ne réside
pas dans « la thèse selon laquelle est troisième adjacent n’a pas de valeur
existentielle », puisque « c’est l’opinion dominante à la fin du XIIIe et
au début du XIVe siècle », mais dans l’interprétation de « cette distinc-
tion quasi scolaire à la lumière de la différence boécienne entre prédica-
tion substantielle et prédication accidentelle »159. La différence apportée
par Boèce est relue dans une dialectique de l’être et du néant, qui diffé-
rencie Eckhart de Thomas. S’il est d’accord avec son prédécesseur pour
considérer que les deux manières de parler (second et troisième adjacent)
s’identifient en Dieu, Eckhart en tire la conclusion la plus radicale : « si
tout ce qu’on dit de Dieu revient à dire qu’il est, tout ce que l’on a dit de
la créature revient à dire qu’elle n’est pas »160. Récusant la consistance
ontologique aristotélicienne, qui reste le premier niveau de l’ontologie de
Thomas, Eckhart choisit la voie plus augustinienne de l’inconsistance
de la créature tant qu’elle ne demeure pas en Dieu. Cependant, alors
qu’Augustin considère cette stabilité comme le terme de la vie humaine,
Eckhart en propose une expérience anticipée, accessible dès aujourd’hui.
Cette possibilité lui est ouverte par sa logique prédicative qui est aussitôt
transférée sur le plan d’une « logique métaphysique »161. Comme la véri-
table inhérence de l’étant créé se trouve uniquement en Dieu, la distinc-
tion comme « ceci » ou « cela » est la marque d’une finitude qui le
sépare de l’être. D’où la nécessité de fuir toute distinction, pour rejoindre
Dieu dans son indistinction, condition de la béatitude de tout étant. Or,
puisque l’intentionnalité peut tantôt viser l’étant in concreto et tantôt in
abstracto, pourquoi ne pas détourner le regard de « ceci et cela » pour
ne garder de la créature que sa relation à l’être. Par là, la noétique inten-
tionnelle devient le canal d’une véritable expérience de Dieu, laquelle est
possible à tout instant, pour autant que la créature se mette dans les
conditions de son opérativité.

158
THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de veritate, q. 1, a. 1, éd. Leonina,
t. XXII/1, 6, reprise par M. Eckhart, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 562, 677.
159
A. DE LIBERA, « À propos de quelques théories logiques de maître Eckhart »,
1981, p. 1-24, ici, p. 17.
160
Ibid., p. 18.
161
Ibid., p. 19.
PARLER ET PENSER AUTREMENT 49

Le ton est donné. Maître Eckhart situe son œuvre dans un registre
rhétorique que nous pourrions aussi, sans verser dans l’anachronisme,
qualifier de pragmatique. Dans son Prologus generalis, Eckhart affirme
le caractère circonstancié de son œuvre. Elle est d’abord une réponse
à une demande instante de ses frères. Même si nous retrouvons là un
« lieu commun littéraire », « il n’y a pas de raison de penser qu’il n’ex-
prime pas des faits »162. Voilà qui place d’emblée l’Opus tripartitum dans
un contexte intersubjectif dans lequel les lecteurs visés, des « frères stu-
dieux », ont déjà coutume d’entendre Eckhart dans l’exercice des diffé-
rentes activités de l’École :
L’intention de l’auteur, dans cette œuvre tripartite, est de satisfaire dans la
mesure du possible, aux désirs de certains frères studieux qui, depuis long-
temps, par leurs prières instantes, l’invitent et l’incitent sans cesse à confier
à l’écriture ce qu’ils ont l’habitude d’entendre de sa bouche dans les leçons
et les autres activités de l’école (actibus scholasticis), dans les sermons
(in praedicationibus) et dans les entretiens quotidiens (in cottidianis
collationibus)163.

Notons tout d’abord que Maître Eckhart fait usage de l’expression


« intention de l’auteur » (auctoris intentio). Cet emploi est déjà en lui-
même indicatif pour le lecteur médiéval. Son discours est adressé
à quelqu’un. L’usage des mots est au service de cette intention. L’auctoris
intentio est de répondre à une sollicitation intense. Le verbe compellere
signifie : pousser à, inciter, contraindre. Renforcé par l’adverbe crebro,
qui signifie fréquemment ou sans cesse, l’incitation se mue presque en
une obligation à laquelle il devient difficile d’échapper. Poussé par cette
nécessité, Eckhart affirme qu’il va mettre ici par écrit son message oral.
Il va confier à l’écrit (scripto) les choses que ses auditeurs ont l’habitude
d’entendre de lui (ab ipso audire consueverunt). On pourrait passer rapi-
dement sur cet incipit. Il est pourtant primordial. Tout ce qui est écrit
dans l’Opus tripartitum est une sorte de reportatio par Eckhart lui-même
de ses propres actes oraux. Comment, dès lors, faire autrement que
d’écouter l’auteur dans un registre pragmatique ? Les « leçons » (lec-
tiones) et les autres activités d’école sont situées dans un ensemble
d’actes langagiers parmi lesquels figurent non seulement les « sermons »
(praedicationes), mais aussi les « entretiens quotidiens » (cottidianis col-
lationes). Cette précision est importante puisque, chronologiquement, les
Entretiens spirituels sont antérieurs à la rédaction des Prologues. Ils ont

162
Commentaire dans OLME 1, p. 101.
163
M. ECKHART, Prologus generalis, LW I/1, p. 148, § 2, OLME 1, p. 40-41.
50 THÉOLOGIE AXIOMATIQUE : PARLER AUTREMENT DE DIEU

été rédigés peu après le retour de son premier séjour à Paris (1293-94),
suite aux questions de jeunes frères lors des entretiens du soir : « Ce sont
les paroles que le vicaire de Thuringe, prieur d’Erfurt, frère Eckhart, de
l’ordre des prêcheurs, adressa à ses enfants qui lui posaient de nom-
breuses questions lorsqu’ils étaient assis ensemble pour la collation du
soir »164. Même scénario que l’Opus tripartitum : des actes oraux sont
transposés dans l’écrit. Il s’agit donc de considérer l’œuvre eckhartienne
dans le cadre des actes de langage. Le fait même de faire précéder les
commentaires de l’Écriture et les sermons par un ensemble de proposi-
tions est une nouveauté pragmatique. En effet, ces propositions ne sont
pas à proprement parler des sentences. Elles ne sont pas des affirmations
à vérifier par une argumentation, mais des conditions à la fois heuris-
tiques et langagières. Ce sont elles qui vont permettre de résoudre les
questions et non l’inverse. Leur statut n’est ni celui d’articles de foi, ni
celui de propositions évidentes par soi. Mais alors, si elles ne sont ados-
sées ni à l’autorité ecclésiale ni à la raison naturelle, à quel type de vérité
renvoient-elles ? C’est bien là le problème.
La rhétorique qui, dans les sermons, est force de persuasion est ici
régulation langagière et herméneutique. L’« axiomatisation de la théolo-
gie »165 autorise une logique qui déjoue la dialectique propositionnelle
par une tension paradoxale entre des opposés166. Dans la science théolo-
gique eckhartienne, la juxtaposition d’énoncés littéralement contradic-
toires n’est pas accidentelle. Elle en fait partie intégrante. Eckhart ne va
pas chercher à dissiper la contradiction, en tentant de hiérarchiser les
sentences, mais à l’exacerber. Comme Fernand Brunner aimait le souli-
gner, Eckhart cultive le goût des positions extrêmes167. Cette exacerba-
tion est telle qu’elle donne à sa pensée une tonalité singulière. Elle fait
l’étonnement de ses nouveaux lecteurs et ne cesse d’interroger les habi-
tués, pour autant qu’ils n’en deviennent pas tellement habitués qu’ils
finissent par s’en accommoder. Mais, justement, comment s’accommoder
logiquement de ce qui ne peut l’être, sinon en essayant d’esquiver la
contradiction permanente de l’être et du néant ? On comprend dès lors
les tentatives de périodisation de l’œuvre eckhartienne : une période

M. ECKHART, Die rede der underscheidunge, AH, p. 41, M, p. 724.


164

A. DE LIBERA, Maître Eckhart et la mystique rhénane, p. 55-73.


165
166
Cf. M. DE GANDILLAC, « La ‘dialectique’ de Maître Eckhart », 1963, p. 59-94 ; cf.
mon article « Dialectique » dans : Encyclopédie sur les mystiques rhénans, 2011, p. 371-
372.
167
F. BRUNNER, « Eckhart ou le goût des positions extrêmes », dans : Voici Maître
Eckhart, p. 227.
PARLER ET PENSER AUTREMENT 51

ontologique (Deus est Esse), une période méontologique (Deus est Intel-
lectus), une période hénologique (Deus est Unus). Mais, finalement, ni
le recours au contexte ni l’analyse interne ne vont dans ce sens. Comme
l’ont démontré Werner Beierwaltes ou Emilie Zum Brunn, il n’y a pas
lieu de choisir entre des noms de Dieu privilégiés, mais de les garder
tous, parce que, précisément, aucun ne convient plus que les autres168.
Eckhart ne disait-il pas lui-même que Dieu est à la fois « innommable »
et « omninommable »169 ? Tendu entre un apophatisme extrême et un
cataphatisme non moins extrême, le langage eckhartien déjoue les caté-
gories théologiques. La clef d’un tel paradoxe se trouve pourtant dès les
premiers mots du Prologus generalis :
Et parce que les « opposés ressortent plus clairement quand ils sont juxta-
posés » et que « des opposés la science est la même », chacun des traités
susdits est bipartite : en premier lieu en effet sont avancées les propositions
relatives au terme lui-même, en second lieu, les propositions relatives
à l’opposé de ce terme170.

Si, outre le traité Du ciel (II, 6, 289a 7) et les Réfutations sophistiques


(I, 15, 174b 5) qui renvoient à la première citation, l’on se réfère à Aristote
dans la Rhétorique, on constatera qu’un passage similaire est utilisé pour
faire valoir l’éclatement de la disconvenance dans la métaphore :
« Comme les périphrases, les métaphores doivent être en harmonie avec
leur objet. Cette harmonie résultera d’une analogie ; sinon, la disconve-
nance éclatera, l’opposition des contraires étant surtout manifeste quand
ils sont rapprochés (si vero non, indecens videri propter subalterna
contraria maxime videri) »171. Ce rapprochement est d’autant plus perti-
nent que, comme le montre Gilbert Dahan, la métaphore joue chez
Thomas d’Aquin le rôle d’une « démarche herméneutique dynamique et
créatrice (une translatio en action) »172. À savoir, elle fonctionne selon
un transfert d’attributs relatifs aux créatures vers des attributs absolus en
Dieu. Si, chez l’Aquinate, l’on peut parler de la bonitas pour les créa-
tures, c’est toujours de manière impropre ou métaphorique (improprie vel
metaphorice), tandis qu’appliquée à Dieu, la bonitas se dit au sens propre
168
Cf. W. BEIERWALTES, « Deus est esse, Esse est Deus », 2000, p. 11-87 ; E. ZUM
BRUNN, « Dieu n’est pas être », dans : Maître Eckhart à Paris, 1984, p. 84-108.
169
M. ECKHART, Expositio libri Genesis, § 299, LW I/1, p. 434-435; Expositio libri
Exodi, § 35, LW II, p. 42. Cf. VL. LOSSKY, Théologie négative, Chapitre I : Nomen inno-
mabile, p. 13-40 ; Chapitre II : Nomen omninominabile, p. 41-96.
170
M. ECKHART, Prologus generalis, § 3, LW I/1, p. 149, OLME 1, p. 42-43.
171
ARISTOTE, Rhétorique III, 2, 1405a, 10-12.
172
G. DAHAN, « Saint Thomas et la métaphore. Rhétorique et herméneutique », dans :
Lire la Bible au Moyen Âge, p. 282.
52 THÉOLOGIE AXIOMATIQUE : PARLER AUTREMENT DE DIEU

(proprie)173. Ainsi, Dieu est toujours visé à partir d’une similitude et non
par sa présence essentielle (essentialiter/similitudinarie). Avec Thomas,
nous restons donc dans une métaphore de convenance dans laquelle le
semblable l’emporte sur le dissemblable. Or, avec Eckhart, le ton change.
Seule la dissemblance est compatible avec Dieu. D’où une autre approche
de la translation dynamique via la juxtaposition des opposés. Si, chez
Eckhart, je ne peux en rester à la proposition « Dieu est l’être » sans ajou-
ter aussitôt que « Dieu est néant », ou que « Dieu est bon » sans ajouter
que « Dieu n’est pas bon », alors il faut convenir – il s’agit bien d’une
convention ou d’une règle (d’où le choix d’une structure axiomatique) –
que les termes dont nous usons pour parler de Dieu ne s’appliquent
à lui que via un processus qui n’est pas strictement sémantique. La
chaine sémantique ne fonctionne pas, justement parce que deux signes
opposés ne peuvent renvoyer au même signifié. La violence faite au prin-
cipe de non-contradiction oblige le lecteur à chercher une autre issue
logique que celle à laquelle il est habitué (para-doxe). Le paradoxe fonc-
tionne comme un trope. Comme le relevait Fernand Brunner, le rapport
entre le signe et la chose est régi par un chassé-croisé : « D’une part, en
effet, le signe se distingue radicalement de la chose signifiée, de sorte
que la créature et le créateur sont foncièrement dissemblables : le créa-
teur n’est-il pas l’être, et le créé, le néant par lui-même ? Mais, d’autre
part, la signification doit être présente en quelque façon dans le signe,
sans quoi il ne pourrait y renvoyer »174. Cela veut dire que, chez Eckhart,
la présence de Dieu dans le signe n’est pas de l’ordre de la similitude ou
de la représentation. Si image il y a, elle est opérative (corrélative à ce
dont elle est l’image) et non pas représentative. Or, dans ce cas, la méta-
phore ne transporte pas d’un terme à un autre, qui serait déterminable,
mais elle a pour fonction de « mettre quelque chose devant les yeux »,
selon la définition d’Aristote dans le livre III de la Rhétorique175. Parce
que la chose lui est désignée, comme le vin à l’intérieur de la taverne par
le biais du cercle-enseigne, le lecteur peut entrer en relation réelle avec
cette chose.
Nous touchons ici un point fondamental de l’usage du signe chez
Eckhart. Comme les autres médiévaux, il avait bien conscience de la
nécessite d’un couplage entre Aristote et Augustin dans l’élaboration du
signe. Mais, la notion aristotélicienne d’inférence n’est pas rapportée

G. DAHAN, Lire la Bible au Moyen Âge, p. 256-258.


173

F. BRUNNER, « Eckhart ou le goût des positions extrêmes », dans : Voici Maître


174

Eckhart, p. 227.
175
ARISTOTE, Rhétorique, III, chap. X, 7.
PARLER ET PENSER AUTREMENT 53

chez lui à une induction argumentative. Elle est insérée au cœur même
de la notion augustinienne de relation. Le rapport puissance-acte est
déplacé vers l’intériorité. De ce fait, le signe ne peut servir de pièce
à conviction dans une argumentation analogique renvoyant de l’étant
fini à l’étant infini. Sa fonction consiste à présenter à la créature la néces-
sité d’une entrée en relation opérative où elle doit passer elle-même de la
puissance à l’acte. Or, ce passage se révèle précisément impossible pour
la créature. Sa seule issue consiste donc à se laisser opérer par Dieu.
Cette modalité opérationnelle ne peut pas être proposée comme un
modèle à suivre de l’extérieur. Autrement dit, cette opérativité, Eckhart
ne peut la présenter qu’en la mettant en œuvre. Pour cela, l’ontologie et
la noétique vont être déplacées ensemble sur un plan où la dualité oppo-
sitionnelle : être-étant, intellect-objet, actif-passif, ne pourra plus fonc-
tionner sur un simple mode contradictoire. La logique aristotélicienne en
sera transformée. Celui qui pense et qui parle est toujours déjà situé au
milieu de ce dont il pense et il parle, il lui faut donc « parler et penser
autrement » (aliter loquendum et sentiendum)176.

176
M. ECKHART, Table des Prologues, § 1, OLME 1, p. 32-33.
Dédoublement : in abstacto/in concreto
(Prologi)

L’architecture de l’Opus propositionum est le cadre transcendantal de


ce « parler et penser autrement ». Pour s’en rendre compte, le lecteur n’a
à sa disposition que l’énumération des quatorze premières propositions
(Prologus generalis), ainsi qu’un ensemble de remarques préliminaires
(Prologus in opus propositionum). Bien qu’elles ne soient pas véritable-
ment déductibles les unes des autres, selon un enchainement logique,
comme dans les Règles théologiques d’Alain de Lille, les propositions
eckhartiennes forment un réseau thématique à travers lequel se révèle sa
cohérence pragmatique. Les onze premières propositions sont structurées
selon une logique des opposés (scientia oppositorum), les trois suivantes
ayant une forme différente. Les quatre premières propositions concernent
ce que l’on nomme les transcendantaux (être-étant/néant, unité-un/mul-
tiple, vérité-vrai/faux, bonté-bon/mal), la cinquième et la sixième
concernent l’éthique (amour et charité/péché, honnête/honteux, vertu/vice
et droit/oblique), tandis que les propositions suivantes font retour aux
notions métaphysiques : tout/partie (septième), commun et indistinct/
propre et distinct (huitième), supérieur/inférieur (neuvième), premier/
dernier (dixième), idée et raison/informe et privation (onzième). Cette
énumération est déjà parlante. Eckhart considère que la vie pratique se
situe dans le prolongement et même au cœur de la métaphysique. En
vertu de la convertibilité des transcendantaux, la distinction entre bonum
et malum se situe au même plan que la question de l’être. Elle se pro-
longe par l’usage de l’amour et des vertus, lesquelles se situent en conni-
vence avec l’universalité, et par le rapport fondamental de l’indistinct et
du distinct, vu comme rapport du commun au propre. Remarquons, suite
à cette énumération, que « la vertu n’est pas seulement un objet de la
spéculation, mais encore une de ses conditions, car, dans la perspective
unifiante qui est celle d’Eckhart, les vertus sont nécessaires à quiconque
veut faire œuvre d’intelligence à propos de Dieu »177. Cette observa-
tion est primordiale. Elle est la clef nécessaire pour pénétrer l’univers
spéculatif du Thuringien. Puisque la vertu s’aligne comme condition

177
Commentaire au Prologus generalis, OLME 1, p. 105-106. Je souligne.
DÉDOUBLEMENT : IN ABSTACTO/IN CONCRETO 55

heuristique et langagière du côté des attributs désignant Dieu face à leurs


opposés, elle devient une condition sine qua non pour percevoir la vérité.
Découvrir l’être indistinct et commun ne sera possible qu’en s’opposant
à tout ce qui est distinct et propre. Or, cette opposition se fait d’abord au
cœur même de chaque étant. Tant que l’étant se considère lui-même
comme une partie du tout, il se prive de tout ce qu’il n’est pas en propre.
C’est seulement lorsqu’il se détache de ce qui fait de lui une partie :
étant-ceci ou étant-cela (ens hoc aut hoc), qu’il rejoint l’être lui-même
par lequel il est. Ce détachement n’est pas uniquement intellectuel. Il est
conditionné par une conversion éthique. Il se traduit sur le versant ger-
manique, comme nous le verrons, par l’abegescheidenheit et culmine en
gelâzenheit. C’est par une même conversion que l’étant quitte son néant
pour l’être, le multiple pour l’unité, le faux pour la vérité et le mal pour
la bonté. Encore faut-il découvrir pourquoi, sur le plan syntaxique, l’op-
position des transcendantaux se présente de manière dissymétrique : la
face positive se dédouble entre un terme abstrait (être, unité, vérité,
bonté,…) et un terme concret (étant, un, vrai, bien), tandis que la face
négative est unique (néant, multiple, faux, bon,…). Dans le cadre de la
méthode scolastique qui est ici le sien, Eckhart peut mettre en place
l’entrelacs de la théorie et de la pratique par une reprise originale de la
doctrine des transcendantaux. Le discernement sur le « parler et penser
autrement » se lit à travers une double option : « le dédoublement
des termes généraux en abstracta et concreta », et « l’identification des
transcendantaux avec Dieu »178.
L’ensemble des remarques du Prologue de l’Opus propositionum en
explique a priori la lecture. La première de ces remarques est que le
terme concret (ens, unum, verum, bonum) ne signifie rien d’autre que
le terme abstrait (esse, unitas, veritas, bonitas)179. Le terme concret ne
signifie donc pas le sujet (suppôt) qui est, est un, est vrai et est bon. Cette
première remarque quant à la signification se conjugue avec une seconde
remarque par laquelle il faut « percevoir autrement » (aliter sentiendum)
la fonction des prédicats en tant que « second adjacent » (secundum
adiacens) ou en tant que « troisième adjacent » (tertium adiacens)180. La
combinaison de ces deux remarques d’ordre grammatical et logique est
le préambule pour un second groupe de remarques d’ordre ontologique
articulées comme suit :

178
J. A. AERTSEN, « La doctrine des transcendantaux de Maître Eckhart », p. 34-39.
179
M. ECKHART, Prologus in opus propositionum, § 2, LWI/2, p. 41.
180
Ibid., § 3, LWI/2, p. 42.
56 THÉOLOGIE AXIOMATIQUE : PARLER AUTREMENT DE DIEU

Il faut donc remarquer, à titre d’introduction, premièrement, que Dieu seul


est au sens propre étant, un, vrai et bon. Deuxièmement, que par lui (ab
ipso) toutes choses sont, sont unes, sont vraies et sont bonnes. Troisième-
ment, que c’est de lui immédiatement (ab ipso immediate) que toutes choses
tiennent le fait qu’elles sont, sont unes, sont vraies, sont bonnes. Quatriè-
mement, lorsque je dis « cet étant-ci », ou « un-ceci » ou « un-cela », vrai-
ceci-et-cela », le « ceci » et le « cela » n’ajoute ou n’adjoignent rien en fait
d’entité, d’unité, de vérité ou de bonté à l’étant, à l’un, au vrai et au bon181.

La première de ces quatre remarques ne se place pas sur plan logique


mais ontologique. Eckhart ne dit pas que les quatre termes (ens, unum,
verum et bonum) ne sont attribuables qu’à Dieu seul. Il affirme que Dieu
est, de manière propre, cela même que sont ces quatre termes (deus pro-
prie est ens, unum, verum et bonum). Les deux remarques suivantes
confirment cette interprétation ontologique en manifestant que les choses
sont, sont unes, vraies et bonnes (second adjacent), parce que Dieu leur
confère cette quadruple effectivité par lui-même (ab ipso). La quatrième
remarque précise, via l’usage du troisième adjacent, qu’aucun « ceci »
ou « cela » ne confère quoi que ce soit en termes d’étantité, d’unité, de
vérité ou de bonté. Avec ce préambule, le lecteur sait désormais à quoi
s’en tenir concernant l’usage de la signification. Puisque 1) les termes
concrets ne signifient ni les suppôts individuels (étant ceci ou cela), ni
Dieu lui-même, mais qu’ils signifient uniquement les termes abstraits,
2) Dieu est cela même que sont l’ensemble des prédicats concrets et il
est seul à pouvoir conférer ce qu’il est, 3) il y a donc un usage indisso-
ciable du logique et de l’ontologique. En effet, si les signes transcendan-
taux utilisés ne désignent directement ni le Créateur ni la créature, le
rapport analogique entre les deux est impossible sur un plan strictement
sémantique. Le rapport ne peut s’établir que via l’axe ontologique par
lequel Dieu confère ce qu’il est. C’est le fait d’être, d’être un, d’être vrai
et d’être bon, qui assure le rapport et non pas ce qui est défini par les
termes qu’ils soient concrets ou abstraits.
Bien qu’elles correspondent aux affirmations scripturaires (Ex 3,14,
Dt 6,4, Jn 14,6, Lc 18,19), les propositions ne sont pas évidentes par
elles-mêmes. Elles ont pour objectif de rendre évident ce qui est visé
par le langage théologique pour ceux qui en respecteront les règles. Ce
n’est qu’après les avoir pratiquées que l’usager pourra en entériner la
validité. La logique que sous-tend ce processus rhétorique est donnée
à travers la citation de plusieurs extraits tirés du De Trinitate d’Augustin :

181
Ibid., § 4, LWI/2, p. 43, OLME 1, p. 72-73.
DÉDOUBLEMENT : IN ABSTACTO/IN CONCRETO 57

« Quand tu entends : ‘Il est la vérité’, ne cherche pas ce qu’elle est »


(Cum audis : veritas est, noli quaerere quid sit)182. Le signe veritas ne
conduit pas à une recherche de quiddité. Il nécessite une autre attitude
d’écoute : « Dans le premier instant donc, où tu es comme traversé par
l’éclair à l’ouïe du mot ‘vérité’, demeure, si tu peux (mane si potes)183. »
Eckhart suit le principe augustinien d’une recherche modo interiore
(VIII, I, 1). Il s’agit de tenter de « demeurer » (manere) là où se trouve
la réalité du mot veritas, et non de chercher à la définir comme une chose
objective. Selon Augustin, cette tentative est d’emblée vouée à l’échec
(sed non potes) car une foule d’images corporelles et une foule de phan-
tasmes viennent aussitôt l’obscurcir. Eckhart se contente ici de la citation
sans l’insérer dans son contexte d’influence plotinienne. Il entrevoit plu-
tôt l’ouverture d’une possibilité effective à condition de suivre un proto-
cole. C’est pourquoi, le Thuringien reprend un autre extrait d’Augustin :
« Vois le bon lui-même, si tu le peux (si potes) ; ainsi tu verras Dieu »,
« le bon de tout bon »184. Voir Dieu consiste à tenter, si possible, de voir
le bon lui-même. Mais, voir le bon lui-même n’est possible que dans
l’exercice de la bonté. C’est ici que Maître Eckhart innove en introdui-
sant la causalité aristotélicienne dans la tentative de vision augustinienne.
L’étant peut reconnaître avec évidence qu’il est, qu’il est un, qu’il est vrai
et bon, dans la mesure où il éprouve ces réalités en acte. Pour ce faire, il
faut que l’étant isole l’étantité de tout ce qui n’est pas elle, à savoir,
qu’elle enlève le ceci et le cela. Or, cette condition est également augus-
tinienne : « Ceci est bon, cela est bon. Supprime le ceci et le cela, et
vois, si tu peux, le bon lui-même (tolle hoc et illud, et vide ipsum bonum,
si potes) : alors tu verras Dieu, qui ne tient pas sa bonté d’un autre bien,
mais est la bonté de tout bien »185. Cette citation plus complète permet
de voir à quel point Eckhart transforme la mystique augustinienne sur
base d’une interprétation innovante de la différenciation logique entre
deuxième et troisième adjacent. Ôter le ceci et le cela ne revient pas
à isoler une essence qui, comme telle, pourrait être vue par un regard
simple. Ôter le ceci et le cela, pour Eckhart, revient à isoler la bonté en
acte. L’essence est indissociable de l’esse. Mais l’esse, signifié comme

182
AUGUSTIN, De Trinitate, VIII, II, 3, cité dans : M. Eckhart, Prologus in opus pro-
positionum, § 7, LWI/2, p. 43, OLME 1, p. 76-77.
183
M. ECKHART, Prologus in opus propositionum, § 7, LWI/2, p. 43, OLME 1,
p. 76-77.
184
AUGUSTIN, De Trinitate, VIII, III, 4, cité dans : M. ECKHART, Prologus in opus
propositionum, § 8, LWI/2, p. 45, OLME 1, p. 76-77.
185
AUGUSTIN, De Trinitate, VIII, III, 4, BA 14, p. 32-33.
58 THÉOLOGIE AXIOMATIQUE : PARLER AUTREMENT DE DIEU

le sujet que Dieu détermine (esse est Deus), n’est pas lui-même prédi-
cable, ni pensable à titre de représentation. Il peut seulement se vivre.
Ce vivre s’atteste au sein de la cause seconde en tant qu’actualisée par la
cause première. Parce que « l’inférieure (agit) sous l’empire de la supé-
rieure » (inferior in virtute superioris), la cause seconde est immédiate-
ment unie à la cause première qui l’affecte, « par une action unique »
(unica actione)186. Cette unité d’action est vécue immédiatement comme
évidente et irrécusable. C’est l’opération qui s’atteste elle-même. Dieu
est alors connu comme « le bon de tout bon » (bonum omnis boni).
À l’inverse de la voie de contemplation plotinienne, qui reste une tenta-
tive fugitive, cette voie causale est praticable. Elle est effectivement pos-
sible. Il s’agit d’une véritable transformation du modo interiore d’Augus-
tin. La mystique eckhartienne se fait jour. Dans cette mystique, l’action
occupe une place décisive. L’homme ne peut voir Dieu qu’en agissant.
Son action est la vision elle-même. Voilà pourquoi Marie ne peut espérer
arriver à voir Dieu sans agir comme Marthe. Ces remarques préliminaires
sont donc déterminantes pour relire la liste des quatorze propositions.
Le premier traité concerne l’être et l’étant, et leur opposé qui est le néant.
Le deuxième, l’unité et l’un, et leur opposé qui est le multiple.
Le troisième, la vérité et le vrai, et leur opposé qui est le faux.
Le quatrième, la bonté et le bon, et le mal, leur opposé187.

Les transcendantaux, en raison de leur dédoublement concret/abs-


trait188, sont là pour signifier une opération. Par cette présentation redou-
blée, chaque terme général signifie soit une forme ou une perfection in
asbtracto, c’est-à-dire sans suppôt-sujet : esse, unitas, veritas, bonitas,
soit l’individu in concreto, c’est-à-dire concrétisée dans un suppôt-sujet :
ens, uno, vero, bono. La source principale de cette distinction est le traité
De hebdomadibus de Boèce. La distinction entre « être » (esse) et « ce
qui est » (id quod est identifié à l’ens) y est déterminante189. Elle est
reprise par Eckhart dans le traité XII de l’opus propositionum sous la
forme également boécienne de la distinction entre quo est et quod est.
Les termes abstraits ne reçoivent pas l’être de leur sujet mais les pré-
cèdent (antériorité) en leur conférant leur forme. Seul le terme concret

186
M. ECKHART, Prologus in opus propositionum, § 24, LWI/2, p. 54, OLME 1,
p. 92-93.
187
M. ECKHART, Prologus generalis, § 4, LW I/1, p. 150, OLME 1, p. 42-45.
188
Sur cette distinction concretum/abstractum, cf. M. ECKHART, Expositio sancti
Evangelii s. Iohannem, § 14, 26, LW III, p. 22.
189
BOÈCE, De hebdomadibus, dans Opuscula theologica, éd. Moreschini, Munich –
Leibzig, 2000, p. 190.
DÉDOUBLEMENT : IN ABSTACTO/IN CONCRETO 59

est doué d’un sujet tandis que le terme abstrait ne l’est pas. Or, ici est la
véritable originalité eckhartienne : la seule manière pour qu’un sujet
puisse connaître avec évidence un terme abstrait est de coïncider avec le
lieu même de l’effectivité qui lui est conférée. Seul le juste connaît la
justice sera le thème principal du Commentaire de l’Évangile selon saint
Jean : « de fait, en règle universelle, personne ne connaît la perfection
divine hormis celui qui reçoit, c’est-à-dire que la justice n’est connue que
d’elle seule et du juste assumé par la justice elle-même (iusto assumpto
ab ipsia iustitia) »190. Notons aussi, l’identité de la connaissance et
de l’être dans la participation du concret à l’abstrait : « Le juste est
à l’avance dans la justice, comme le concret dans l’abstrait et le partici-
pant dans le participé » (iustus praeest in ipsa iustitia, utpote concretum
in abtracto et participans in participato)191.
Ce point n’est nullement anecdotique. Nous aurons à y revenir plus
amplement. Il y va de l’interprétation de l’ensemble de tout ce que Maître
Eckhart a pu écrire tant dans l’œuvre latine que dans l’œuvre vernacu-
laire : « Qui comprend la distinction entre la justice et le juste, comprend
tout ce que je dis » (Swer underscheit verstât von gerehticheit und von
gerehtem, der verstât allez, daz ich sage)192.
La connaissance eckhartienne est celle de l’homme assumé, homo
assumptus. Ceci implique une contrepartie de la part de celui qui veut
connaître la vérité, laquelle est toujours convertible avec l’être, l’unité et
la bonté. Il faut que le sujet, qui est à chaque fois étant-ceci ou étant-cela,
se débarrasse du « ceci » et du « cela » pour se considérer comme étant
« en tant qu’étant ». C’est précisément en raison de la distinction de l’ens
et de l’ens hoc aut hoc, identifiée par Eckhart à la distinction entre Dieu
et la créature, que le détachement est nécessaire. De là à passer aux ser-
mons vernaculaires, il n’y a qu’un pas. Ce pas, la nomenclature des qua-
torze premiers traités le rend encore plus évident. Après les quatre pre-
miers, on sera étonné de trouver subitement le traité V qui oppose l’amour
et la charité au péché, et le traité VI qui oppose l’honnête, la vertu et le
droit aux honteux, au vice et à l’oblique.
Le cinquième, l’amour et la charité, et le péché, leur opposé.
Le sixième, l’honnête, la vertu et le droit, et leurs opposés, à savoir le hon-
teux, le vice et l’oblique193.

190
M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 14, OLME 6, p. 46-47.
191
Ibid., § 15, OLME 6, p. 46-47.
192
M. ECKHART, Predigt 6, DW I, p. 105.
193
M. ECKHART, Prologus generalis, § 4, LW I/1, p. 150, OLME 1, p. 44-45.
60 THÉOLOGIE AXIOMATIQUE : PARLER AUTREMENT DE DIEU

Cette incongruité n’est qu’apparente. Ce « passage du théorique au


pratique », commente Fernand Brunner194, est déjà articulé avec le der-
nier transcendantal : la bonté et le bon. Toutes les vertus sont nécessai-
rement connexes (conexae sunt virtutes necessario)195. En sorte qu’en
perdre une, affirme Eckhart, consiste aussitôt à perdre toutes les autres.
Si, à l’instar du leitmotiv : « seul le juste connait la justice », seul le bon
connaît la bonté, il est tout aussi évident que seul celui qui aime, ou qui
pratique la vertu, connaît l’amour et toutes les vertus qu’il implique.
Toute sortie de l’unité est perçue comme une « chute »196. Or, tant que
le juste n’agit pas par passion de la justice, il n’est pas un avec elle. En
effet, comme l’affirme Eckhart, « l’œuvre juste est celle en laquelle c’est
de la justice elle-même, et rien d’autre, qu’on a faim et soif »197. Aussi,
découvrir la vérité ne peut consister à la produire, mais seulement à pâtir
en devenant vrai. Voici donc cette éthique des transcendantaux. Elle est
socratique. Nous sommes ici dans un ethos, une manière de vivre les
transcendantaux afin non pas de les concevoir par une activité produc-
trice, mais de les percevoir par une activité réceptrice (sentiendum). Pour
Eckhart, le conceptus est un affectus. Les notions antithétiques n’ont de
sens qu’en fonction de l’écart dans lequel l’étant, s’identifiant à son
« ceci » ou « cela », se trouve par rapport à l’actualité de l’être conféré
dans l’instant. Or, puisque l’être se communique sans se fractionner, il
convient de considérer les quatre traités qui suivent.
Le septième, le tout et son opposé, la partie.
Le huitième, le commun et l’indistinct, et leurs opposés, le propre et le
distinct.
Le neuvième, la nature du supérieur et celle de l’inférieur, et son opposé.
Le dixième, le premier et le dernier198.

Ces quatre traités fonctionnent ensemble. Lorsque l’étant lâche le ceci


et le cela, il ne se laisse plus affecter que par l’être, lequel ne se donne
pas en partie, mais tout entier. Le fait même que Dieu soit qualifié de
« riche par lui-même » signifie que la bonté se diffuse sans réserve et
sans limitation. Cette exclusion de la frontière entre la partie et le tout,
fait donc quitter à l’étant sa position propre pour une position commune.
Dieu, comme l’amour, affirme Eckhart, est ce qu’il y a de plus commun.

194
F. BRUNNER, « La structure de l’Opus propositionum », 1985, p. 241-249, repris
dans : Etudes sur Maître Eckhart, p. 139-153.
195
M. ECKHART, Expositio libri Genesis, § 88, LW I/1, p. 247.
196
Ibid., § 88, LW I/1, p. 246.
197
Ibid., § 176, LW I/1, p. 321, OLME 1, p. 468-469.
198
M. ECKHART, Prologus generalis, § 4, LW I/1, p. 150, OLME 1, p. 44-45.
DÉDOUBLEMENT : IN ABSTACTO/IN CONCRETO 61

Dans l’Opus Sermonum VI, nous trouvons l’expression presque pléonas-


tique d’« amour commun » (caritas communis)199 qui remplace la dis-
tinction entre esse divinum et esse commune. La distinction opérée par
Thomas d’Aquin n’est plus nécessaire car ici, c’est le fait même que
l’être se donne totalement qui assure à la fois sa transcendance (il est le
seul à être vraiment la bonté au sens de la diffusion totale de lui-même)
et son immanence (cette diffusion absolue rend raison de la création d’un
autre que lui-même à partir du néant). D’où, rappelons-le, le fait que
l’indistinction fonde à la fois la proximité et la séparation de Dieu et de
la créature : « En outre, Dieu, être en sa totalité, est absolument un ou
une seule chose. Il suit nécessairement qu’il est présent en sa totalité et
de manière immédiate à chaque tout, et non pas une partie après l’autre,
ni une partie au moyen de l’autre »200. Si cet enseignement est augusti-
nien, comme Eckhart en réfère explicitement (Confessions, I, III, 3), il
est aussi conforme aux Règles théologiques d’Alain de Lille. Si Dieu est
présent intérieurement à toutes choses de manière totale en raison de son
indistinction (et, faut-il rajouter, que cette indistinction fonde aussi sa
distinction, ce que peu comprennent), il est logique qu’il ne puisse com-
poser dans une proposition (Regula 18)201, puisque cela suppose la dis-
tinction. Indistinction et compacité vont de pair : le fait même que Dieu
soit indistinct le rend à la fois indisponible à toute tentative de définition
composée et disponible à toute action incomposée. Mais là où Alain de
Lille en reste à une approche théorique du problème – ce qui le maintient
du côté d’une théologie pour les savants –, Maître Eckhart s’engage dans
la voie pratique faisant des règles de grammaire et de logique un présup-
posé pour l’expérience de Dieu. D’où l’ouverture de la théologie tant aux
lettrés qu’aux illettrés. Ainsi, la spéculation se fait pratique et la pratique
spéculative. C’est sur base de ce déplacement qu’est à lire le passage au
traité suivant qui oppose le supérieur à l’inférieur. Seul l’indistinct, en
raison de sa bonté diffusante, peut affecter le distinct. Ce qui est commun
pénètre tout ce qui est propre. La créature est immédiatement investie et
informée par cette pénétration essentielle, toute par elle toute (essentiali
penetratione immediate totam se tota investit et informat)202. Ce tota se
tota interdit à la créature de situer l’intervention divine de manière objec-
tive. Il en va d’une présence actuelle indissociable de l’étant lui-même et

199
M. ECKHART, Opus Sermonum VI, § 53, 2.
200
M. ECKHART, Prologus generalis, § 14, LW I/1, p. 159, OLME 1, p. 82-83.
201
« Omnes affirmationes de Deo dictae incompactae » (Theologicae regulae, reg.
XX, 631 B, PL 210).
202
M. ECKHART, Prologus in opus propositionem, § 14, LW I/1, p. 174-175.
62 THÉOLOGIE AXIOMATIQUE : PARLER AUTREMENT DE DIEU

de toutes ses opérations. D’où la cohérence avec le traité suivant. Là où


Dieu est présent tout entier et non une partie après l’autre, la temporalité
elle-même est compactée : le premier est le dernier. En s’appuyant sur le
Liber de causis (Prop. I), Eckhart affirme que « le premier, en effet, ne
souffre pas d’intermédiaire » (primum enim medium non patitur) car
« l’influence de la cause première arrive en premier et sans va en der-
nier » (influentia primae causae primo adest et ultimo abest)203. Cela
signifie que, pas plus qu’il n’y a de partie de la cause seconde qui échappe
à la cause première, il n’y a de moment où son influence ne soit opérative
sur elle. Il s’en suit une impossibilité de discourir sur l’opérativité comme
si elle était absente, ou bien comme si quelque chose lui était absent.
D’où la nouvelle inflexion apportée par les deux traités suivants :
Le onzième, l’idée et la raison, et leurs opposés, à savoir l’informe et la
privation.
Le douzième, pour sa part, le « ce par quoi est » (quo est) et « ce qui est »
(quod est), son corrélatif204.

Eckhart considère ici à la fois la noétique : l’idée et la raison en oppo-


sition à l’informe et la privation, et la dépendance ontologique : le cor-
rélatif entre le « ce par quoi est » (quo est) et le « ce qui est » (quod est).
L’hylémorphisme d’Aristote est repensé dans l’horizon de la pensée
augustinienne, revu ensuite par Boèce. Les termes idea et rationnes ne
sont pas lus à la manière platonicienne. En Dieu, toutes les créatures ont
leur raison d’être. Il ne s’agit pas d’essences ayant une existence indé-
pendante et préalable aux créatures concrètes. Cependant, eu égard à ce
qui vient d’être dit sur l’unité du premier et du dernier, le point de vue
divin est simultanément celui de l’origine et de l’accomplissement de la
créature. En lui se trouve l’unité de l’essence et de l’existence, qui néces-
site l’exclusion de la privation et de l’informe. La créature n’est accom-
plie que là où elle a renoncé à ce qui la prive de son accomplissement
dans le commun : à savoir, ce qu’elle a en propre. De la sorte, s’éclaire
le recours à la distinction boécienne. Pris en lui-même, « ce qui est »
(quod est) est privé de forme. Il est informe. Aussi, la forme n’est donc
pas d’abord la caractéristique de l’essence mais celle de l’actualité. La
forme donne le « ce par quoi est » (quo est). Cette distinction quod est/
quo est est fondamentale, comme nous l’avons vu, pour relire la manière
dont Eckhart use de la distinction grammaticale entre second et troisième

203
M. ECKHART, Prologus in opus propositionem, § 13, LW I/1, p. 173, OLME 1,
p. 80-83.
204
M. ECKHART, Prologus generalis, § 4, LW I/1, p. 150, OLME 1, p. 44-45.
DÉDOUBLEMENT : IN ABSTACTO/IN CONCRETO 63

adjacent. Parce qu’il n’est ni ceci ni cela, mais qu’il est l’être même de
toutes choses, on ne peut rien nier de lui si ce n’est par la negatio nega-
tionis205. D’où les traités 13 et 14 qui concernent « Dieu lui-même » et
la distinction entre substance et accident.
Le treizième concerne Dieu lui-même, l’être suprême, qui « n’a pas de
contraire si ce n’est le non-être », comme le dit Augustin dans l’Immortalité
de l’âme et dans les Coutumes des Manichéens.
La quatorzième, la substance et l’accident206.

C’est la première fois que le mot « Dieu » est prononcé dans l’en-
semble propositionnel des traités. En affirmant que Dieu lui-même, qu’il
identifie à l’être suprême (summum esse), « n’a pas de contraire si ce
n’est le non-être », Eckhart place ainsi Dieu au-dessus de la dualité étant-
néant des créatures. Dieu est celui à qui l’actualité de l’être ne manque
pas. Sa quiddité, dira-t-il dans le Commentaire de l’Exode, est son
anité207. Il n’est donc pas un sujet qui serait distinct de ce qu’il reçoit. Il
est « la substance nue et pure du Créateur » (substantiam creatoris
nudam et puram) à laquelle participent immédiatement toutes les créa-
tures208. Contrairement à la reprise que fait l’Aquinate d’Aristote, Eckhart
déplace la substantialité en direction de Dieu. Alors que chez Thomas
d’Aquin, il s’agit d’une métaphysique où « aucune créature n’est son
propre être, mais est ayant l’être » (nulla creatura est suum esse, sed est
habens esse)209, Eckhart propose une métaphysique paradoxale où chaque
étant vit d’un être qu’il n’a pas en propre, de sorte « qu’ayant, il n’a pas,
et que n’ayant pas, il a » (habens enim non habet et non habens habet)210.
Autrement dit, tandis que l’Aquinate enseigne une consistance propre de
la créature, sans qu’elle ne doive cette consistance à elle-même, le Thu-
ringien enseigne une dépendance ontologique radicale qui fait vivre
chaque étant sur le mode d’un non-avoir tout aussi radical.
L’ensemble des quatorze traités de l’Opus propositionum s’éclaire :
« les douze premiers traités n’ont fait qu’énoncer le rapport des termes
qui font l’objet des deux derniers traités, à savoir le rapport de Dieu et
du monde »211. La juxtaposition des opposés n’a pas pour but, chez

205
M. ECKHART, Prologus in opus propositionem, § 15, LW I/1, p. 175.
206
M. ECKHART, Prologus generalis, § 4, LW I/1, p. 150, OLME 1, p. 44-45.
207
M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 15, LW II, p. 21.
208
Ibid., § 19, LW II, p. 25.
209
THOMAS D’AQUIN, Quaestiones quodlibetales, quodlibetum secundum, qu. 2, art. 1.
210
M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 397, LW III, p. 338.
211
F. BRUNNER, « La structure de l’Opus propositionum », dans : Etudes sur Maître
Eckhart, p. 146.
64 THÉOLOGIE AXIOMATIQUE : PARLER AUTREMENT DE DIEU

Eckhart, de faire ressortir la suprématie d’un des opposés afin de l’ériger


en proposition préférentielle ou autoritaire. Elle éclaire la condition de la
créature en route vers son accomplissement en Dieu. L’unité des opposés
se situe en Dieu, là où il se dit lui-même dans son engendrement éternel.
Comme Nicolas de Cues le comprendra en relisant Maître Eckhart, Dieu
est le lieu même de la « coïncidence des opposés »212. Mais ce lieu
a-topique étant inaccessible à la pensée et au langage de l’homme lui est
uniquement présent dans l’actualité toujours nouvelle de l’esse.

212
Cf. NICOLAS DE CUES, Trois traités sur la docte ignorance et la coïncidence des
opposés, 2007.
Esse est Deus
(Prologi)

L’articulation d’un usage propositionnel du signe avec l’opérativité qui


le valide n’est pas facultative chez Maître Eckhart. Elle est la condition
sine qua non pour que son discours devienne intelligible. Le fondement
en est établi par la première proposition de l’Opus propositionum : esse
est Deus. L’originalité de cette proposition tient dans l’inversion du sujet
et du prédicat. Eckhart ne dit pas d’abord : « Dieu est être », mais « être
est Dieu ». Dans le cas présent, le renversement est lourd de consé-
quences. En effet, suivant l’enseignement de Boèce, Eckhart considère
que le sujet de la proposition est imparfait. Se comportant comme la
matière à l’égard de la forme, le sujet est mendiant d’autre chose. Le
prédicat assure dès lors le rôle de déterminant du sujet. Donc, la nomi-
nation Deus n’est pas une essence mendiante d’une détermination qui lui
adviendrait par le prédicat esse. Au contraire, c’est l’esse lui-même qui
est mendiant d’une détermination. Nous touchons ici au point névral-
gique de tout le langage eckhartien. Le discours théologique n’est soumis
à l’usage du verbe « être » – qui permet de construire des propositions
affirmatives ou négatives : A est B ou, inversement, A n’est pas B –
qu’en tant que Dieu lui-même détermine ce langage. L’usage de la gram-
maire et de la logique de non-contradiction est lui-même soumis à Dieu.
C’est seulement en ce sens que l’affirmation : Deus est esse, pourra être
entendue213. Un tel tour de force interdit d’avance toute réduction de Dieu
à l’objet d’une proposition affirmative ou négative, sans qu’il n’en soit,
préalablement, le sujet. Le Commentaire du livre de l’Exode, lié princi-
palement à la question de la possibilité de la nomination de Dieu, en sera
l’exposition la plus parlante : « l’être pur et nu… est le sujet lui-même
(ipsum esse subiectum/ipsum subiectum) »214. Maître Eckhart ne fait pas
jouer la théologie apophatique contre la théologie cataphatique, comme
on l’a souvent pensé. Il les disqualifie toutes les deux. Pourquoi ? Parce

213
Pour l’affirmation Deus est esse, cf. M. ECKHART, Expositio libri Genesis, § 174,
LW I/1, p. 319 ; Liber parabolarum Genesis, § 151, LW I/1, p. 621 ; Expositio libri
Exodi, § 102, LW II, p. 104 ; Sermones et Lectiones super Ecclesiastici, § 49, DW II,
p. 277 ; Expositio libri Sapientiae, § 140, 256, DW II, p. 478, 588 ; Sermo XXIII, § 220,
DW IV, p. 206.
214
M. ECKHART, Expositio libri Exodi, §15, 21, LW II, p. 21, 26.
66 THÉOLOGIE AXIOMATIQUE : PARLER AUTREMENT DE DIEU

que, strictement, Dieu n’est pas l’objet du discours théologique, mais son
opérateur. Un tel statut est érigé en situant Deus comme prédicat de la
première proposition. Dieu n’est pas le déterminé mais le déterminant.
La proposition esse est Deus instaure un redoublement de l’être, à la fois
sujet et copule. Par cette reduplicatio, ce qui est déterminé (esse) fait
signe vers l’opérativité de sa propre détermination (est). Eckhart instaure
une véritable « véhémence ontologique » du discours215. La clôture du
langage sur lui-même est fracturée en direction de son énonciation
actuelle. Cet acte inaugure une modalité de la vérité irréductible à la
sémantique. Celui qui use du langage de l’être est déjà emmené dans
l’être qu’il nomme par son langage.
Pour aborder la manière dont Maître Eckhart explique la première pro-
position et développe ensuite la première question, il est utile d’entendre
cette remarque : « Observons que la tâche que se donne Eckhart, qui est
de prouver que l’être est Dieu, ne se confond pas avec celle de démontrer
l’existence de Dieu : les présupposés de la présente argumentation sont
que Dieu existe [je préfère dire ‘siste’, réservant ‘existe’ pour l’extériorité
des étants créés] et qu’il est la cause incausée de l’être des choses »216.
S’il entre donc dans un cercle herméneutique, Eckhart n’en reste pourtant
pas à un cercle vicieux. Il s’agit pour lui de dégager la cohérence de sa
pensée en y montrant les connexions internes : « La ‘preuve’ consiste
à présenter autrement ce qui est déjà connu »217. Pour ce faire, Eckhart
commence d’abord par une double démonstration par l’absurde :
Si l’être est un autre que Dieu lui-même, Dieu n’est pas et il n’est pas Dieu.
En effet, comment est ou est quelque chose ce par rapport à quoi l’être est
autre, étranger et distinct ? Ou si Dieu est, il est nécessairement par un
autre, puisque l’être est autre que lui. Donc Dieu et l’être sont identiques
ou bien Dieu tient l’être d’un autre. Et dans ce cas, ce n’est pas Dieu lui-
même qui est (…) mais c’est un autre que lui, antérieur à lui, et cet autre
est pour lui la cause en vertu de laquelle il est218.

Selon une méthode des stoïciens couramment employée en scolastique


(modus tollens), Eckhart entreprend de démontrer sa thèse (esse est deus)
par la réfutation de l’hypothèse contraire (si esse est aliud ab ipso deo).
La conséquence de cette hypothèse est que « Dieu n’est pas – il n’est pas
Dieu » (deus nec est nec deus est). La démonstration est tout aussi com-
pliquée que subtile car Eckhart y réfute simultanément que Dieu ne soit

215
P. RICOEUR, « De l’interprétation », dans : Du texte à l’action, 1986, p. 34.
216
Commentaire du Prologus generalis dans : OLME 1, p. 125.
217
Ibid., p. 130.
218
M. ECKHART, Prologus generalis, § 12, LW I/1, p. 156-157, OLME 1, p. 54-55.
ESSE EST DEUS 67

pas sujet de l’être (deus nec est) et ne soit pas prédicat de l’être (nec deus
est). L’absence de « et » entre les deux conséquences renforce encore
leur inséparabilité. Eckhart formule d’une seule traite les deux négations
(deus nec est nec deus est) sans qu’il ne soit possible de les isoler.
Il souligne ainsi l’impossibilité théologique de parler de Dieu comme
sujet de la copule « est » sans qu’il ne soit prédicat de cette même
copule. Les deux négations, celle du prédicat et celle du sujet, se
retrouvent donc dans une affirmation : Dieu « est » à la fois le sujet du
prédicat et le prédicat du sujet, c’est-à-dire que, identiquement déterminé
et déterminant, il s’autodétermine lui-même. Cela signifie que le registre
grammatical renvoie à l’acte opératif qui le rend possible, et vice versa,
que l’opération se dit sémantiquement. Pour souligner l’évidence qui
sous-tend cette démonstration, Eckhart la fait immédiatement suivre
d’une question qui fait ressortir l’absurdité du contraire : « En effet,
comment est ou est quelque chose ce par rapport à quoi l’être est autre,
étranger ou distinct ? » (Quomodo enim est aut aliquid est, a quo esse
aliud, alienum et distinctum ?). La copule « est », qui permet d’attribuer
un prédicat (aliquid), ne peut être utilisé en dehors de l’esse. Il faut que
quelque chose soit pour en parler. Autrement dit, chez Eckhart, le registre
de la quiddité est soumis à celui de l’anité. Nous reviendrons sur ce point
primordial. Ceci étant dit, Eckhart peut alors poser une autre conséquence
de l’hypothèse de la disjonction entre l’être et Dieu : « si Dieu est, il est
nécessairement par un autre, puisque l’être est un autre que lui ». Ayant
affirmé la sujétion de l’usage de la copule « est » à l’esse, Eckhart doit
donc en déduire que Dieu est « par un autre » (ab alio). D’où la nécessité
alors de poser, antérieurement à Dieu, « un autre que lui » (aliud ab
ipso), qui soit « la cause en vertu de laquelle il est » (causa, ut sit). De
cette nouvelle déduction, il s’en suivra alors que toute chose tiendra l’être
par un autre que Dieu : « Ensuite, tout ce qui est, a par l’être et de l’être
le fait qu’il peut être ou qu’il est. Donc, si l’être est un autre que Dieu,
la chose a l’être par un autre que Dieu »219. Il s’ensuivra aussi que le
créateur, puisque c’est lui qui confère l’être et que rien n’est sans lui, sera
un autre que Dieu. On en arrive alors à la conclusion que Dieu, n’étant
pas la cause première (prima causa) de toutes choses, serait lui aussi
privé d’être et assimilé au néant. Pour être, Dieu devrait donc être par un
autre que lui. Or, cet autre « serait alors Dieu pour Dieu lui-même et
serait le dieu de toutes choses » (esset ipsi deo deus et omnium deus)220.

219
Ibid., § 12, LW I/1, p. 157, OLME 1, p. 54-55.
220
Ibid., § 12, LW I/1, p. 158, OLME 1, p. 56-57.
68 THÉOLOGIE AXIOMATIQUE : PARLER AUTREMENT DE DIEU

L’ensemble de cette démonstration repose sur une reprise de la pensée


proclusienne à travers le Liber de causis. L’originalité eckhartienne est
de transposer cette pensée néoplatonicienne sur le plan d’une épreuve
immédiate de la cause première au causé qui y participe. À savoir, une
fois démontré que l’être ne peut être autre que Dieu – et non pas l’in-
verse –, il faut maintenant que cela soit vérifié sur un plan existentiel et
expérimental. Ce qui permet de dire « qu’il (Dieu) est » (quod sit) passe
par « la nature, les sens et la raison » (natura, sensus et ratio)221. En
effet, c’est le fait de se découvrir au sein même de l’être, par la nature,
les sens et la raison, qui va permettre d’en inférer que « Dieu est ». La
réfutation de l’hypothèse (si esse est aliud ab ipso deo) se rejoue en
invoquant « l’existence du monde extérieur [natura], l’expérience de la
sensation [sensus] et l’exercice de la raison [ratio] : il ne se peut pas que
rien ne soit, puisque nous sommes là pour nous interroger sur l’être »222.
L’argument est récursif. Ici, l’existence même de celui qui argumente
déjoue le scepticisme. Bien avant le cogito cartésien, Eckhart établit la
présence irréfutable du moi (étant) et de Dieu (être) dans une même
expérience sensible. C’est par l’évidence de l’existence : le fait d’être
(anité), que s’établit l’essence (quiddité). L’épreuve fait la preuve (pro-
batio). D’où l’usage d’une règle topique générale : l’auto-prédication
ou la prédication analytique garantit la vérité. L’usage de cette auto-
prédication demeure étrange et incompréhensible si on ne le lit pas sur
le plan de l’actualité éprouvée de l’être :
Aucune proposition n’est plus vraie que celle dans laquelle le même se
prédique de lui-même, par exemple : L’homme est homme. Or l’être est
Dieu. Donc il est vrai que Dieu est223.

Sur un plan strictement logique, la proposition auto-prédicative homo


est homo n’apporte rien. Par contre, sur le plan vital, une évidence se fait
jour : seul celui qui s’éprouve lui-même comme un homme peut vraiment
dire qu’il en est un. Autrement dit, l’épreuve assure la vérité de la pro-
position. Phénoménologiquement parlant, l’intuition remplit la significa-
tion. Il s’agit alors d’interpréter autrement que sémantiquement la phrase
introductive tirée du De interpretatione de Boèce (VI, c. 14) : idem de
se ipso praedicatur. Que nulle proposition ne soit plus vraie que celle où
le même se prédique de lui-même, est ici à entendre sur le plan de l’acte
de langage. Comme l’homme éprouve ce qu’est un homme par le fait

221
Ibid., § 13, LW I/1, p. 158, OLME 1, p. 56-57.
222
Commentaire du Prologus generalis, dans OLME 1, p. 129.
223
M. ECKHART, Prologus generalis, § 13, LW I/1, p. 158, OLME 1, p. 56-59.
ESSE EST DEUS 69

qu’il en est un, il est le mieux situé pour affirmer en vérité que « l’homme
est homme ». La vérité est ici dans le rapport entre ce qui est expérimenté
et ce qui est prédiqué, et non entre les deux termes de part et d’autre de
la copule « est ». Le redoublement est un trope. L’étonnement qu’il pro-
voque nécessite que le lecteur cherche une autre logique que syntaxique.
Cette logique conduit l’allocutaire à entendre le locuteur d’une autre
oreille. C’est seulement en s’engageant à son tour dans ce qui est dit, par
participation, qu’il recevra le syllogisme là où il doit être entendu.
Comme précédemment, Eckhart a affirmé l’identité de l’être avec Dieu,
en se basant sur son auto-détermination, il peut désormais déduire que
Dieu est. Il ne s’agit pas, encore une fois, d’une déduction démonstrative,
mais d’une induction à partir de l’expérience. Parce qu’il est un étant,
l’homme est directement affecté par l’être auquel il participe. Autrement
dit, lorsqu’il éprouve avec évidence que l’homme est homme, et non un
homme-ceci ou homme-cela, il se retrouve immédiatement au cœur de la
prédication tautologique de Dieu par lui-même, sans que cette dernière
ne soit audible sur le plan de l’énonciation Deus est Deus. C’est donc
parce qu’il s’éprouve dans l’être qui est Dieu que l’homme peut affir-
mer : « donc, il est vrai que Dieu est » (igitur verum est deum esse).
Contrairement à ce que fera Duns Scot, Eckhart n’applique pas la phrase
de Boèce indépendamment de l’existence de la chose prédiquée224. Par
contre, il applique la même règle que Scot en accolant copule et prédicat.
En effet, c’est précisément dans l’existence du concret que la proposition
abstraite à un sens. Le « est » de la copule qui sert pour la majeure (homo
est homo) et la mineure (esse est Deus) est vécu et éprouvé immédiate-
ment. La proposition esse est Deus modifie le sens de la copule est de la
proposition tautologique. Elle transfère du plan sémantique vers le plan
opératif, en jouant une fonction tropique. Le fait même de se trouver
comme vivant dans l’être est l’auto-attestation véritable que Dieu est. La
proposition esse est deus est placée comme prémisse mineure est non
majeure parce que, précisément, elle agit comme un fait actuel et non pas
comme une règle générale à appliquer à un terme.
L’explicitation de la proposition esse est Deus dans le prologue de
l’opus propositionum permet de distinguer deux usages du terme ens
utilisé en second ou en troisième adjacent. Si, comme le « blanc signifie

224
« Ainsi, dans ‘César est César’, ce qui est prédiqué, c’est l’être de César ; or, l’être
de César est identique à César, soit que César existe, soit qu’il n’existe pas, donc, cette
affirmative [‘César est César’] est vraie. » (DUNS SCOT, Questions sur le Peri hermeneias
d’Aristote, Premier livre, qu. 8, § 33, trad. G. Sondag, Signification et vérité, op. cit.,
p. 138-139).
70 THÉOLOGIE AXIOMATIQUE : PARLER AUTREMENT DE DIEU

la seule qualité » (album solam qualitatem significat)225, l’ens signifie


seulement esse, cela veut dire que, lorsqu’il n’est pas fait mention de
« ceci » ou « cela », il n’est pas possible d’employer le terme « étant »
indépendamment « du fait qu’il est ». Le quo est et le quod est sont
insécables au plan sémantique car la détermination advient à l’étant dans
le même acte qui lui confère l’être : « car tout ce qui est, en une chose
quelconque, n’est pas touché, pénétré et informé immédiatement par
l’être lui-même, n’est rien » (Quidquid enim rei cuiuslibet ab ipso esse
immediate non attingur nec penetratur et formatur, nihil est)226. Selon la
leçon proclusienne, à travers le Liber de causis, la cause première actua-
lise immédiatement l’ens, sans intermédiaire (sine medio)227. Cependant,
cette immédiateté est aussi une séparation car la cause essentielle, qui
précède les quatres causes secondes : efficiente, finale, formelle et maté-
rielle, est présente sans mélange dans ce qu’elle actualise228. Lorsque le
supérieur affecte l’inférieur, il l’affecte à la manière de l’Un. L’Un est
présent à toutes choses auxquelles il confère l’être, mais il y est présent
à la manière de la negatio negationis229. Cela veut dire que les choses
créées n’ont pas d’être indépendamment les unes des autres. L’esse n’est
jamais conféré en partie mais, en totalité, comme un tout indivisible. Et
Eckhart de citer le livre VII de la Métaphysique : « le tout est dit devenir
et être, et non les parties » (1033 b 16-19)230. Voilà pourquoi le « ceci »
ou le « cela », en tant que « ceci ou cela » produit par les causes
secondes, ne confère rien en terme d’entité, unité, vérité ou bonté. Bien
que la matière puisse être appelée substance en tant que partie du com-
posé hylémorphique, « elle n’apporte aucun être au composé » (nullum
esse affert compositio)231. Pour Eckhart, les créatures, dans leur multipli-
cité, n’ajoutent rien à l’être même qui est Un. Au contraire, en tant que
matérielles et dans le devenir, elles se situent dans la privation par rap-
port à l’Un.
Il faudra donc constament se souvenir, en parcourant les expositions
eckhartiennes, de cette interdépendance de toutes les choses dans l’Un
qui est esse. Cette ontologie hénologique influence grandement la séman-

ARISTOTE, Catégories, c. 5 , 3 b 18.


225

M. ECKHART, Prologus in opus propositionum, § 13, LW I/1, p. 173, OLME 1,


226

p. 80-81.
227
Ibid., § 14, LW I/1, p. 174, OLME 1, p. 82-83.
228
Cf. Ibid., § 24, LW I/1, p. 180, OLME 1, p. 92-93, en reference à Aristote, Méta-
physique, V, c. 2 1013 a 24 - b 4.
229
Ibid., § 15, LW I/1, p. 174, OLME 1, p. 84-85.
230
Ibid., § 14, LW I/1, p. 174, OLME 1, p. 83-84.
231
Ibid., § 17, LW I/1, p. 176, OLME 1, p. 86-87.
ESSE EST DEUS 71

tique théologique. Toute affirmation va toujours de pair avec la négation.


Affirmativement, Dieu peut être appelé « étant » parce que l’« étant-
ceci-ou-cela » y participe comme « étant-en-tant-qu’étant ». Négative-
ment, Dieu ne peut jamais être isolé quidditativement comme « étant »
séparé des étants qu’il crée en leur conférant ensemble l’être. Autrement
dit, dans cette dialectique paradoxalement affirmative-négative, il n’y
a jamais moyen de comparer l’étant-Dieu avec l’étant-créature. Chez
Eckhart, le terme « étant » n’est pas un signe commun pour englober
Dieu et la créature sous un même regard objectivant. Il n’est commun
qu’en tant qu’il est premier, c’est-à-dire en tant que principe premier au-
dessus de toute cause. Le terme « étant », à l’instar des autres transcen-
dantaux, n’est utilisable que là où la signification est inséparable de la
participation à l’opération. Dieu est accessible en tant qu’il est le « Pre-
mier riche par soi »232. Parce qu’il est « pure bonté » (bonitas puritas)
diffusive de soi233, le Premier flue en toutes choses en donnant à profu-
sion (affluenter). Celles-ci sont fixées et enracinées dans le Premier, qui
se pose lui-même dans sa circularité. Aussi, pour l’étant, découvrir ce
qu’il est ne peut se faire sans se rendre là où il demeure. La sémantique
va être intégrée au schème néoplatonicien du flux et du reflux. Il n’est
pas davantage possible de déterminer ce qu’est l’étant que de déterminer
qui est Dieu, si ce n’est en refluant vers l’être lui-même. Il va donc y
avoir une réunification de la physique et de la métaphysique via un exer-
cice spirituel. Comme « le ceci ou le cela ne fait pas refluer circulaire-
ment vers l’être lui-même dont il reçoit l’être causalement »234, il va
falloir se détacher du « ceci » et du « cela ». Or, se détacher de ceci et
cela, sur le plan sémantique, ne peut se faire sans passer par une pratique,
simultanément spéculative et éthique.
Pour Eckhart, esse est Deus est la manifestation d’une auto-position :
ego sum qui sum. Cependant, une telle affirmation peut être facilement
mésinterprétée si on entend par là que Dieu est causa sui à la manière
dont « l’essence engendre l’essence ». Se démarquant d’une telle concep-
tion à la suite d’Augustin et de Thomas d’Aquin, Eckhart a bien précisé
que « rien ne s’engendre soi-même », mais qu’il faut toujours que l’engen-
dré (Fils) soit autre (alius) sans être autre chose (aliud) que l’engendrant

232
Liber de causis, prop. 20.
233
Liber de causis, prop. 8.
234
AUGUSTIN, De trinitate VII, 2 ; THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 39,
a. 5. Sur cette question, cf. mon livre L’être et le bien, § 18. 2. Dieu et la « causa sui »,
p. 126-129.
72 THÉOLOGIE AXIOMATIQUE : PARLER AUTREMENT DE DIEU

(Père)235. Autrement dit, chez Eckhart, l’esse est toujours perçu sur le
mode par lequel Dieu profère le Verbe, à la fois alius et non-aliud. Il y
a une circularité à la fois intellective, logique et ontologique. Dieu est et
se connait en se proférant lui-même comme Verbe. Le Verbe est aussi
raison. Or, il s’agit de ratio au sens fort. Comme la raison est aussi le
fondement, ce qui sera rendu en moyen haut-allemand par le terme grunt,
elle est simultanément logique et ontologique. Le fond donne raison.
Mais le fond est justement inaccessible à la raison discursive. Par consé-
quent, il faudra concevoir une dialectique originale entre les termes ratio
et intellectus distingués en scolastique classique par l’application d’un
schème boécien236. Chez Thomas d’Aquin, tandis que la ratio argumente
laborieusement en procédant par voie de déduction, l’intellectus permet
une réception intuitive de la vérité, dans un contact direct et sans média-
tion237. Or, si le terme ratio est usité pour parler du Verbe en Dieu,
comme nous le verrons particulièrement dans l’expositio du prologue
johannique, cela veut justement dire que l’on parle d’une « rationalité
élargie » qui n’est accessible qu’à une intellectualité intuitive238.
L’homme n’est un animal rationale que pour autant que son « pouvoir
rationnel » est enraciné dans l’actualité du Verbe239. L’usage de la raison,
qui se déploie dans l’art du raisonnement, est fondé dans la vie de l’intel-
lect. De plus, influencé par le néoplatonisme, Eckhart pense l’unité être-
vie-pensée : Esse et vivere in intelligentia, intelligentia et simplex intel-
ligere est240. L’intellect n’est pas une relation qui se rapporte à un être
préalable, qui serait opaque à lui-même, avant qu’on le connaisse. La vie
de l’être est son intellectualité même, indissociable du fait qu’il est. Cette
conception, que Maître Eckhart partage avec l’école dominicaine de
Cologne, va orienter toute la manière de voir la relation entre Dieu et
l’homme. Se mettre d’accord sur le rapport entre intellectus et esse, est
fondamental car de là vont dépendre toutes les expositions. Voilà

235
M. ECKHART, Expositio sancti evangelii secundum Iohannem, § 16, 6, LW 3,
OLME 6, p. 51.
236
La série sensus-imaginatio-ratio-intellectus trouve sa source chez BOÈCE, Consola-
tion, l. V, Prose IV, 27-36. On la retrouve majorée d’une cinquième faculté (intelligentia)
chez plusieurs médiévaux. Cf. C. TROTTMANN, Théologie et noétique au XIIIe siècle :
à la recherche d’un statut, 1999, p. 63s.
237
Cf. THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 59, a. 1 , ad 1.
238
Cf. J. LADRIÈRE, Les enjeux de la rationalité : le défi de la science et de la techno-
logie aux cultures, 1977. Cf. aussi, J. M. AGUIRRE ORAA, « Vers une rationalité élargie »,
dans : La responsabilité de la raison, 2002, p. 129-148.
239
M. ECKHART, Expositio sancti evangelii s. Ioannem, § 10, p. 180.
240
Ibid., § 61, p. 51. Cf. Liber de causis, prop. XII, n. 104.
ESSE EST DEUS 73

pourquoi les Quaestiones Parisienses interviennent entre l’opus proposi-


tionum et l’opus expositionum.
Avant d’aborder cette disputatio, rappelons que Maître Eckhart instaure
un rapport séquentiel entre les propositions, les questions et les exposi-
tions. Ainsi, la première proposition : esse est deus, est suivie de la pre-
mière question : utrum deus sit, suivie elle-même de l’exposition : In
principio creavit deus caelum et terram (Gn 1,1). À proprement parler, la
première question n’est pas abordée dans les questions parisiennes de
manière explicite. Or, selon l’axiomatique, la démonstration de cette
question est nécessaire à titre de fondement au moins implicite de toutes
les autres questions. Nous venons de voir que cette démonstration, si elle
est exprimée sur base d’un syllogisme, repose néanmoins sur une sortie
de la rationalité discursive. L’attention de l’étant à son propre fait d’être
devient l’épreuve décisive et irréfutable permettant de répondre à la ques-
tion « si Dieu est ». Il faudra donc constamment se rappeler du fait que
le procédé démonstratif et discursif est fondé, en dernière instance, sur
l’implication du locuteur et donc aussi, du destinataire, dans ce qui est dit.
Lorsque Maître Eckhart présentera la première exposition : In princi-
pio creavit deus caelum et terram (Gn 1,1), il le fera dans la logique de
la première proposition. À savoir, il ne cessera d’insister sur l’opérativité
actuelle de l’In principio : « tout le passé qu’il a créé, il le crée comme
un présent in principio ; ce qu’il crée ou opère maintenant comme in
principio, il l’a créé simultanément dans le passé parfait » (Igitur omne
quod creavit praeteritum, creat ut praesens in principio, et quod creat
sive agit nunc ut in principio, simul creavit in praeterito perfecto)241.
Eckhart fait donc dépendre tout ce qui est, et toute action, y compris celle
d’écrire et de lire actuellement ce qui est dit, à la naissance toujours
actuelle par laquelle Dieu achève le commencement :
Encore une fois, parce que là la fin est le commencement, l’achevé com-
mence toujours et ce qui est né naît. Dieu a donc créé toutes choses de telle
sorte qu’il n’a pas cessé de créer, mais crée toujours et commence toujours
à créer, Jn 5 : « Mon Père opère jusqu’à maintenant et moi aussi j’œuvre » ;
et Augustin : « Il ne les a pas faites pour s’en aller », etc. En effet, les
créatures sont toujours dans le devenir et dans le commencement de leur
création. Et c’est ce qu’il dit : in principio creavit deus caelum et terram.
Car par où il achève et finit, il commence, parce que la fin est le commen-
cement ; et par où il commence, il finit ou achève, parce que le début est
la fin, Apocalypse, premier et dernier (Ap 1,8 ; 22,13)242.

241
M. ECKHART, Prologus generalis, § 20, LW I/1, p. 164, OLME 1, p. 66-69.
242
Ibid., § 21, LW I/1, p. 165, OLME 1, p. 68-69.
74 THÉOLOGIE AXIOMATIQUE : PARLER AUTREMENT DE DIEU

Cette naissance, ou cette opération continuelle, est le fondement qui


permettra l’élaboration des sermons sur la naissance de Dieu dans l’âme.
Remonter à cette origine, c’est en même temps tendre vers l’accomplis-
sement. Pour Eckhart, Genèse et Apocalypse ne se succèdent pas, mais
se recouvrent. Voilà pourquoi, il n’est pas possible d’envisager la nature,
selon un registre strictement philosophique, en laissant la révélation à la
théologie. Comme l’affirme Kurt Flasch, « la frontière entre nature et
surnature se dessine autrement »243. La théologie vise la même réalité que
celle de la philosophie, à travers sa mise en lumière par l’Écriture. Cette
dernière permet de lire que la nature est le dévoilement (apo-calypse)
d’un processus interne qui ne cesse de s’accomplir dans une naissance
perpétuelle. Aussi, le véritable travail consiste à reconduire la philosophie
au lieu où Dieu se dit lui-même (theo-logos).
Force est donc de constater que le langage eckhartien est suspendu
à l’opérativité de l’In principio. Il fonctionne uniquement si celui qui
prédique, le prédicateur, mais aussi celui à qui il s’adresse, s’impliquent
participativement dans ce qui est prédiqué. Parce qu’ils participent
à l’être, les interlocuteurs sont partie prenante de ce dont ils parlent :
« Le saint participe à la sainteté et d’elle il tire son nom » (sanctus par-
ticipat sanctitatem et ab ipsa sortitur nomen)244. Il n’est pas possible
d’énoncer ou de connaître une vérité en se tenant à distance de ce qu’elle
énonce. Les deux doivent faire un en acte pour que la vérité éclate.
Telle est la véhémence ontologique. Or, le registre langagier de l’univer-
sité ne rend pas facile cette participation implicative. Pour tout dire, le
langage universitaire est relativement réfractaire à cette pragmatique.
C’est la grande différence entre les sermons vernaculaires et les commen-
taires latins. Eckhart ne peut inciter ses lecteurs universitaires à se laisser
engendrer dans l’opérativité divine de la même manière qu’il n’hésite
aucunement à le faire avec les fidèles à qui il adresse ses sermons. Il doit
donc user d’inventivité pour rester dans le cadre langagier qui lui est
donné sans pour autant se résoudre à la clôture du langage sur lui-même.
Si, dans le langage mystique, « l’Autre qui organise le texte n’est pas un
hors-texte »245, il faut alors que l’ensemble sémantique fasse lui-même
signe vers l’acte rhétorique qui le sous-tend. C’est donc dans l’organisa-
tion du réseau thématique que la pragmatique se dévoile. Eckhart fait
subir une distorsion interne à l’usage du signe pour le rendre impropre

243
K. FLASCH, Maître Eckhart, op. cit., p. 136.
244
M. ECKHART, Liber parabolarum Genesis, § 69, LW I/1, p. 535.
245
M. DE CERTEAU, La fable mystique, I, p. 27.
ESSE EST DEUS 75

à la logique sémantique habituelle. Dans cette perspective, l’emploi des


énoncés tautologiques a directement pour effet de redoubler le plan de la
quiddité vers l’anité. Cette dernière ne peut jamais être attribuée à Dieu
par l’homme de manière purement sémantique. L’homme n’est en posi-
tion de pouvoir affirmer : Dieu est ou Dieu n’est pas, que dans la mesure
où il fait l’expérience d’être lui-même affecté par l’être que Dieu lui
confère. Cette expérience ne peut se dire pas à la troisième personne,
mais toujours à la première personne. Même là où l’énoncé emploie le
« il », il passe nécessairement par l’épreuve d’un « je ». D’où l’impor-
tance décisive de l’auto-désignation divine, qui sera explicitée par le nom
de l’Exode : « Je suis celui qui suis » (ego sum qui sum)246.
Ce choix radical doit encore être éprouvé par la disputatio. Eckhart va
devoir montrer à quel point il n’est pas possible de parler de Dieu autre-
ment que dans l’être qui est déjà dit par lui. L’opération intellective
divine précède donc l’être tout en lui étant identique dans sa pureté même
(puritas essendi), laquelle est précisément inaccessible au langage. De ce
fait, il ne sera jamais possible d’identifier Dieu à aucune signification
conceptuelle. Il faudra donc préciser l’usage de l’espèce intelligible
comme transparence à l’opérativité divine. Le signe et l’opérativité
devront continuellement s’entrelacer. L’ensemble de notre parcours va
consister à étayer solidement cette affirmation qui, à ce stade, est déjà
plus qu’une simple hypothèse de travail. Nous allons voir que, non seu-
lement, ni l’œuvre latine ni l’œuvre vernaculaire ne prennent jamais cette
affirmation en défaut, mais plus encore qu’elles s’éclairent toutes deux
d’une lumière mutuelle lorsque l’on sonde le texte eckhartien dans cette
perspective. L’affirmation d’existence n’est pas propositionnelle mais
auto-attestative. En l’absence de cette opérativité, on ne peut qu’en
conclure à l’« absurdité » de la position eckhartienne. Ce que Guillaume
d’Ockham n’a pas hésité à affirmer : Sequitur post praedicta videre
quales absurditates sequuntur ex constitutione praedicta247.

246
M. ECKHART, Prologus generalis, § 12, OLME 1, p. 56-57.
247
GUILLAUME D’OCKHAM, Tractatus contra Benedictum IV, c. 4 ; Opera politica III,
Manchester, éd. H. S. Offler, 1956, p. 251 ; cité dans : Acta Echardiana, Processus
contra mag. Eckhardum, § 60, Wilhelm von Ockham zum Prozeß Eckharts, LW V,
p. 590-591.
Questions disputées
(Quaestiones Parisienses)

Une fois la double structure du signe et de l’opérativité mise en place


dans l’Opus propositionum, il convient, selon Eckhart, d’en vérifier la
pertinence via l’Opus quaestionum avant de passer à l’Opus expositionum.
La disputatio ne suit pas la lectio mais la précède. Ce qui est à vérifier
dans la quaestio n’est pas telle ou telle option propositionnelle à l’en-
contre d’une autre. Puisque Dieu n’est réductible à aucune d’entre elles,
il s’agit de s’assurer argumentativement de son identification à l’origine
de toute pensée et de tout langage. La démonstration qui va être déployée
aura ceci d’original qu’elle doit démontrer la nécessité de sortir de l’en-
chainement propositionnel pour assurer sa validité en dernière instance.
Autrement dit, il faudra que le raisonnement déductif soit adossé à une
perception qui ne porte plus seulement sur le lien logique et structurel
entre des propositions, mais sur une aperception intuitive. Or, c’est pré-
cisément le statut même de l’intellectus qui va être interrogé par Eckhart
dans les Quaestiones Parisienses. Les deux premières d’entre elles
portent sur l’option fondamentale qui conditionne toute l’épistémologie
de Maître Eckhart : l’identité de l’être et de l’intelliger. Nous constate-
rons que le Thuringien n’a « jamais rompu » avec cette thèse qui déter-
mine l’intégralité de son œuvre248.
L’« horizon doctrinal » de la dispute a été résumé en quelques lignes
par Edouard Wéber249. À travers la disputatio entre Maître Eckhart et
Gonzalve d’Espagne, deux camps théologiques s’affrontent : d’un côté,
les tenants d’une essence perçue comme forme intelligible à la manière
de la génération intellective du Verbe, et de l’autre, les tenants d’une
primauté de l’essence divine sur l’acte intellectif de Dieu. Ces deux posi-
tions antithétiques opposent les Dominicains, derrière Thomas d’Aquin,
aux Franciscains, derrière Henri de Gand. Bachelier de Gonzalve au
moment de la dispute, Duns Scot se fera le chantre majeur de cette
seconde ligne. En promouvant l’engendrement intellectif de Dieu, Maître
Eckhart se situe donc dans la ligne thomiste. Cependant, tout comme

248
A. DE LIBERA, La mystique rhénane, p. 266.
249
E. WEBER, « Les discussion à Paris sur l’être et le connaître intellectif », dans :
Maître Eckhart à Paris, p. 53-54.
QUESTIONS DISPUTÉES 77

Duns Scot réinterprétera la pensée d’Henri, Eckhart ne se contente pas


de répéter la pensée de Thomas, il la radicalise. Là où l’Aquinate avait
affirmé l’identité de l’être et de l’intelliger en Dieu tout en les distinguant
du point de vue de la connaissance humaine, Eckhart, influencé par son
confrère Dietrich de Freiberg, opte pour leur identification épistémolo-
gique250. Cela explique pourquoi la question « l’être et l’intelliger sont-ils
identiques en Dieu ? » (utrum in deo sit idem esse et intelligere) s’ac-
compagne de cette autre question : « l’intelliger de l’ange, en tant qu’il
désigne une activité, est-il son être ? » (utrum intelligere angeli, ut dicit
actionem, sit suum esse). Dans le contexte scolastique, le recours à l’ange
a une fonction heuristique : « Par méthode, le théologien s’oblige à mettre
entre parenthèses les conditions empiriques de l’intellection chez
l’homme pour se concentrer sur celles qui sont strictement supra-
empiriques et a priori »251. Traiter de l’intellect de l’ange, en raison de
son statut intermédiaire entre le divin et l’humain, permet de traiter
de l’intellect de l’homme comme si ce dernier pouvait se concentrer sur
son objet d’intellection sans aucun parasitage du à sa condition spatio-
temporelle. C’est ainsi que la question peut se placer d’emblée sur le plan
d’une alternative : le sujet intellectif est-il ou non identique à son objet
d’intellection ? Autrement dit, l’intellect humain est-il à lui-même sa
propre essence ? Cette question donne un nouveau rebondissement à la
condamnation de la théorie aristotélicienne et averroïste par Etienne
Tempier en 1277. Suite à cet épisode auquel il participa en tant qu’expert,
Henri de Gand a tenté « d’insérer l’illumination divine selon Augustin
dans une théorie de l’intellect selon Aristote »252. Tirant Aristote vers le
dualisme platonicien de l’âme et du corps253, le Gantois a proposé une
voie de dégagement de l’universel, du confus au distinct, à partir de la
connaissance sensible. Dans ce processus, la volonté devient détermi-
nante puisqu’elle pousse l’intellect à dépasser la connaissance confuse.
D’où la thèse de la priorité de la volonté sur l’intellect que Gonzalve
tente de défendre face à Eckhart. Si nous nous en référons à Duns Scot,
d’une autre « carrure intellectuelle » que le maître dont il est le bache-
lier254, nous verrons émerger dans cette ligne la distinction entre une
250
Cf. R. IMBACH, « Prétendue primauté de l’être sur le connaître : perspectives cava-
lières sur Thomas d’Aquin et l’école dominicaine allemande », 1991, p. 121-132.
251
E. WEBER, « Les discussions à Paris sur l’être et le connaître intellectif », p. 36.
252
A. DE LIBERA, La querelle des Universaux, p. 397.
253
Cf. HENRI DE GAND, Summa quaestionum ordinarium, art. LVIII, q. 2, ad. 3, trad.
dans ibid., p. 400-401.
254
Cf. E. WEBER, « Les discussions à Paris sur l’être et le connaître intellectif »,
p. 50.
78 THÉOLOGIE AXIOMATIQUE : PARLER AUTREMENT DE DIEU

connaissance abstractive, indifférente à l’existence, et une connaissance


intuitive, centrée sur l’existant présent. Tout autre est la voie de conci-
liation d’Aristote et d’Augustin chez le Thuringien, puisque l’intellection
y est prioritaire. Comme Alain de Libera l’a bien montré, Eckhart pro-
pose une unification d’une « noétique de l’émanation » (Avicenne) et
d’une « noétique de la conversion » (Augustin)255. En cela, il se situe
dans la ligne d’Albert le Grand et de ses successeurs. Rappelons que le
Colonais reprend à Avicenne sa théorie de l’actualité de l’âme. Cepen-
dant, il prend soin de réintégrer l’intellect agent à la partie supérieure de
l’âme, alors que le philosophe arabe le tient pour séparé. L’âme en vient
alors à être tendue entre possibilité et actualité. Si l’on joint à cela, le rôle
fondamental joué par la distinction boécienne (id quod est/esse), on
obtient une théorie selon laquelle « chaque âme, en tant que possible, est
quelque chose – quod est – de distinct, quelque chose que Dieu actualise
en lui donnant un être – quo est »256. Cette reprise boécienne présente
l’originalité de ne pas s’intégrer à la distinction entre essence et existence
élaborée par Avicenne. Il en va d’un clivage avec Thomas d’Aquin,
puisque ce rejet se fait au profit d’une doctrine du flux. Pour Albert le
Grand, « l’intellect agent est une partie de l’âme qui flue de ‘ce par quoi
c’est’ (quo est) ou de l’acte, et l’intellect possible est une partie de l’âme
fluant de ‘ce qui est’ (quod est) ou de la puissance »257. D’une certaine
manière, l’identité de l’essence et de l’esse en Dieu se dédouble dans la
créature qui doit actualiser ce qu’elle est déjà potentiellement.
Même très succinctement brossé, un tel arrière-fond donne un relief
plus saisissant aux Questions Parisiennes. Cet enjeu les rend aussi plus
passionnantes à aborder. Bien que l’ordre de ces quaestiones soit sujet
à discussion258, la quaestio qui concerne Dieu sera commentée avant de
traiter de celle de l’activité de connaissance qui, à travers l’ange, concerne
la créature intellectuelle. Sans pouvoir véritablement trancher la question
de la chronologie, deux points sont en faveur de cet ordre : 1) l’ouverture
finale de la question sur Dieu vers la noétique aristotélicienne conduit

255
A. DE LIBERA, La mystique rhénane, p. 41-53.
256
Ibid., p. 47.
257
ALBERT LE GRAND, Summa de creaturis, IIa Pars, tract. I, q. 55, a. 4, part. 1, sol.,
éd. Borgnet, Opera omnia, t. 35, p. 470a, trad. A. de Libera, La mystique rhénane, p. 48.
258
Le corpus eckhartien de Kolhammer place la question utrum in deo sit idem esse
et intelligere (LW V, p. 37-48) avant la question utrum intelligere angeli, ut dicit actionem,
sit suum esse (LW V, p. 49-54). Pour sa part, Kurt Flasch adopte cet ordre (K. FLASCH,
Maître Eckhart, p. 111-125). Par contre, les traducteurs français des Quaestiones Pari-
sienses (E. Zum Brunn, Z. Kaluza, A. de Libera, P. Vignaux, E. Wéber) ont opté pour
l’ordre inverse (Maître Eckhart à Paris, p. 8).
QUESTIONS DISPUTÉES 79

naturellement à poursuivre avec la question sur les anges ; 2) la signature


eckhartienne au bas de cette dernière semble clore un ensemble constitué
par les deux questions. Chemin faisant, nous verrons à travers notre com-
mentaire que l’argumentation de la seconde question suppose en effet
d’avoir débattu de la première.
Première question : « L’être et l’intelliger sont-ils identiques en Dieu ? »
§1. On doit dire qu’ils sont identiques en réalité et peut être en réalité et en
raison formelle.
En premier lieu, je donne les preuves que j’ai rencontrées : il y en a cinq
dans le Contra Gentiles et une sixième dans la Prima Pars, et elles sont
toutes fondées sur le fait que Dieu est ce qui est premier et simple. En effet,
ce qui n’est pas simple ne peut pas être premier.
1. Première preuve : l’intelliger est un acte immanent, et tout ce qui est dans
le Premier, c’est le Premier. Donc Dieu est son intelliger et il est aussi son
être. C’est pourquoi, etc.
2. Il n’y a pas d’accident en Dieu, et par conséquent être et essence sont
identiques en lui. Donc, puisque l’intelliger de Dieu est cela même qu’est
Dieu, et son essence, c’est pourquoi, etc.
3. Rien n’est plus noble que le Premier. Mais l’acte second est pour l’âme
ce que la veille est au sommeil, et il est quelque chose de plus noble que
l’acte premier. Il s’ensuit donc que l’intelliger est l’être même de Dieu259.
§2. 4. Il n’est en Dieu aucune puissance passive. Mais ce serait le cas si
l’intelliger et l’être n’étaient pas identiques en lui.
5. Toute chose existe en vue de son opération. Si donc l’intelliger était autre
chose que l’être de Dieu, il faudrait attribuer à Dieu lui-même une fin autre
que lui-même et que son essence. Ce qui est impossible parce que la fin est
une cause : or on ne peut attribuer de cause au Premier. De plus, le Premier
est infini et l’infini n’a pas de fin.
6. Il y a la même relation entre l’intelliger et l’espèce-intelligible qu’entre
l’être et l’essence. Or l’essence divine tient la place de l’espèce-intelligible.
Donc, comme en Dieu l’être est identique à l’essence, de même toutes ces
réalités sont absolument identiques en lui260.

La première voie énoncée par Eckhart pour soutenir sa thèse est un


faisceau de six arguments tirés de Thomas d’Aquin. Ces arguments s’or-
ganisent autour d’un même fondement : Dieu est premier parce qu’il est
simple. Selon la Somme contre les Gentils, il ne peut y avoir en Dieu
aucune distinction réelle entre (1) connaître et acte immanent, (2) être et

259
M. ECKHART, Quaestiones Parisienses, § 1, LW V, p. 37-38, trad. fr. légèr. modif.,
Maître Eckhart à Paris, p. 176-177. À la suite de Ruedi Imbach, je traduis intelligere
par le néologisme intelliger, de manière à rendre, d’une part, la proximité lexicale avec
intellect, et d’autre part, de réserver le verbe connaître pour traduire cognoscere. Cf.
R. IMBACH, « Questions parisiennes », dans : Encyclopédie des mystiques rhénans,
p. 1012.
260
M. ECKHART, Quaestiones Parisienses, § 2, LW V, p. 38-39, trad. fr., p. 177-178.
80 THÉOLOGIE AXIOMATIQUE : PARLER AUTREMENT DE DIEU

essence, (3) acte premier et acte second, (4) puissance et acte, (5) essence
et fin de l’opération261. Ces cinq arguments culminent dans un sixième,
tiré de la Somme théologique : « Comme en Dieu rien n’est potentiel,
mais qu’il est l’acte pur », il y a d’une part « nécessité qu’en lui l’intel-
lect et l’objet de l’intellect soient identiques », et d’autre part, que « la
forme intelligible ne soit pas distincte de la substance même de l’intellect
divin »262. En conclusion, la relation entre l’intelliger et l’espèce-intelli-
gible est assimilable au rapport entre être et essence en Dieu. Jusque-là,
Eckhart est resté fidèle à l’Aquinate qui pose l’identité entre l’intelliger
et l’être en Dieu. Il a exposé ce qu’il en était de Dieu comme s’il s’agis-
sait d’une réalité par laquelle il n’était pas immédiatement concerné.
Il va maintenant faire valoir un changement de méthode, en organisant
un trope argumentatif. Celui qui parle de Dieu est désigné comme un
homme raisonnable. S’il est raisonnable parce qu’il est homme, et non
l’inverse, c’est pourtant grâce à la même source – Dieu pour qui l’intel-
liger et l’esse sont identiques –, qu’il est à la fois homme et raison-
nable263. L’homme ne perçoit Dieu qu’en tant qu’il est l’acte perfection-
nant (actus perficiens) son vivre, son intelliger et son agir. Eckhart ne
parlera plus désormais hors de l’orbite de l’être et de l’agir divin, mais
comme étant celui qui est directement opéré par Dieu :
§3. En second lieu, je démontre cela d’une manière que j’ai indiquée ail-
leurs : « homme » et « raisonnable » sont certes convertibles. On n’est
pourtant pas homme parce qu’on est raisonnable, mais c’est plutôt parce
qu’on est homme qu’on est raisonnable. Or il est certain que si l’être est
une réalité parfaite, c’est par lui qu’on possède toutes (choses) : le vivre,
l’intelliger et l’agir, quel qu’il soit, et il n’est pas besoin de lui ajouter
quelqu’autre chose pour avoir n’importe quelle action. Car si le feu pouvait
faire toutes (choses) par sa forme, s’il pouvait être et chauffer, il n’y aurait
rien d’ajouté, et rien n’entrerait en composition avec la forme du feu, par
laquelle il aurait pouvoir de faire toutes ces (choses). Or puisque l’être en
Dieu est ce qu’il y a de meilleur et de plus parfait, le premier Acte et la
perfection de toutes (choses), conduisant tous les actes à leur perfection –
Dieu donc, sans qui toutes (choses) ne sont rien, Dieu donc qui opère toutes
(choses) par son être – intrinsèquement dans la déité et extrinséquement

THOMAS D’AQUIN, Summa contra Gentiles, I, chap. 45.


261

THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 14, a. 2.


262
263
« [T]out ce qui est vrai dans l’ordre de l’être comme dans celui de la connaissance,
dans l’Écriture comme dans la nature, procède d’une même et unique source, d’une même
et unique racine. » (M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 185, LW III,
p. 154-155, trad. fr., OLME 6, p. 334-335).
QUESTIONS DISPUTÉES 81

dans les créatures, toutefois selon leur propre mode ; et ainsi en Dieu l’être
est l’intellect, parce qu’il opère et qu’il intellige par l’être264.

Cette seconde voie est la plaque tournante par laquelle la méthode


interprétative est intériorisée. À partir du moment où les acteurs de la
disputatio considèrent comment ils sont actuellement des hommes rai-
sonnables, le rapport avec ce dont ils sont en train de parler peut changer.
L’implication du locuteur, et par voie de conséquence celle de son inter-
locuteur, est modifiée dès que le Thuringien déplace le regard en affir-
mant que « c’est par lui (per ipsum) qu’on possède toutes (choses) : le
vivre, l’intelliger et l’agir ». L’opération divine n’est plus perçue de
l’extérieur. Un trope discret est proposé. L’expression per ipsum haben-
tur omnia invite le lecteur à percevoir que tous les actes qu’il met en
œuvre, y compris l’intelliger dont il use lorsqu’il entend ce que dit son
adversaire, sont conférés par l’être sans aucun intermédiaire. « Il n’est
pas besoin d’ajouter quelqu’autre chose » (nec oportet addere aliquid
aliud) à l’être pour qu’il opère. Le contre-exemple du feu précise que
cette action se fait de manière non-mélangée car rien n’entre en compo-
sition avec Dieu. Sans s’ajouter aux étants qui sont issus de lui, et sans
lequel ils ne sont rien, l’être est à la fois l’acte premier et l’acte qui
conduit toutes les créatures à leur perfection. C’est ainsi que l’acte d’in-
telliger ne s’ajoute pas à l’être de l’extérieur, comme s’il était en face de
lui, mais advient à l’intérieur de l’être lui-même. Voilà pourquoi Eckhart
se doit de préciser deux modalités par laquelle l’opération de Dieu est
perçue : « intrinsèquement dans la déité et extrinsèquement dans les créa-
tures » (intrinsecus in deitate et extrinsecus in creaturis). In deitate, toute
l’opération est envisagée comme unifiée et simple ; in creaturis, l’opé-
ration apparait aux créatures comme étant cependant selon leur propre
mode (suo tamen modo). On retrouve ici l’application implicite de la clef
herméneutique du Ps 61,12 (« Dieu a parlé une fois, deux fois j’ai
entendu). Nous sommes au cœur de l’amphibologie qui, sous l’influence
de Maïmonide, caractérise la pensée eckhartienne265. La créature peut
considérer l’action de Dieu comme si elle n’était pas simple, c’est-à-dire
comme s’il y avait moyen de la percevoir à partir d’un regard extrin-
sèque. Or, cette position est une fiction car rien ne se trouve en dehors
de l’opération de Dieu qui donne simultanément l’être et l’intelliger à sa

264
M. ECKHART, Quaestiones Parisienses, § 3, LW V, p. 39-40, trad .léger. modif.,
p. 178-179.
265
Cf., par exemple, MAÏMONIDE, Guide des égarés, II, 35, Paris, Maisonneuve et
Larose, traduction S. Munk, 1981, p. 278.
82 THÉOLOGIE AXIOMATIQUE : PARLER AUTREMENT DE DIEU

créature. Cette fiction perturbe la manière de considérer Dieu. La créature


transpose en Dieu la modalité par laquelle elle se vit, à savoir comme un
étant qui intellige, autrement dit, comme un être composé qui subsiste
sous ses facultés. D’où l’affirmation : « en Dieu, l’être est l’intelliger,
parce qu’il opère et qu’il intellige par l’être ». La maïeutique eckhar-
tienne consiste à dénoncer cette fiction qui induit le préjugé cognitif
d’une priorité de l’être sur l’intelliger. Pour cela, il doit faire revenir son
auditeur à la manière dont la vérité se manifeste dans la présence agis-
sante. Eckhart le fait en provoquant l’étonnement :
§4. En troisième lieu, je montre ceci : il ne me semble plus maintenant que
c’est parce que Dieu est qu’il intellige, mais que c’est parce qu’il intellige
qu’il est. Ainsi Dieu est intellect et intelliger et c’est cet intelliger qui est le
fondement de son être. Car il est dit en Jean 1 (1) : « Au commencement
était le Verbe, et le Verbe était auprès de Dieu, et Dieu était le Verbe. » Car
l’Évangéliste n’a pas dit : « Au commencement était l’étant et Dieu était
l’étant. » Mais le Verbe est par lui-même tout entier relatif à l’Intellect. Là
il y a Celui qui dit le Verbe ou le Verbe proféré et non pas un être ou un
étant mélangé266.

L’affirmation : « il ne me semble plus maintenant que… » (non ita


videtur mihi modo) – qui apparait trop souvent comme un changement
de conception chez Eckhart – est en fait une méthode maïeutique pour
conduire l’adversaire-partenaire à un changement de regard. La phrase
antithétique (ut quia sit, ideo intelligat, sed quia intelligit, ideo est) est
un procédé rhétorique pour provoquer la surprise. Cela fait partie de
l’exercice spirituel. En précisant que c’est l’intelliger qui est le fonde-
ment de l’être de Dieu (ipsum intelligere fundamentum ipsius esse),
Eckhart déconcerte son auditeur en le plaçant à l’opposé de son préjugé.
Ce changement de perspective est adossé à l’autorité du premier verset
du prologue johannique. Et ici le rhéteur se permet une contrefaçon
johannique. Il ironise en caricaturant la position adverse jusqu’à l’ab-
surde : Non autem dixit evangelista : In principio erat ens et deus erat
ens. En revenir au Verbe, c’est permettre de considérer intellectuellement
Dieu selon sa modalité opérative. Présenter Dieu comme le « celui qui
profère ou celui qui est proféré » (dicens vel dictum), selon les deux
acceptions du verbum, remplit deux fonctions. La première, déconstruc-
tive, consiste à rompre avec la conception de l’être comme un « étant
mélangé » (ens commixtum). La seconde, constructive, place l’intellect
immédiatement sous l’action de cette profération. En proférant toutes

266
M. ECKHART, Quaestiones Parisienses, § 4, LW V, p. 40, trad. fr. modif., p. 179.
QUESTIONS DISPUTÉES 83

créatures, le Verbe ne se dit pas en s’ajoutant à elles, mais s’affirme comme


leur vérité dans une « relation incluante » (includens relationem) :
De même le Sauveur dit en Jean 14 (6) : « Je suis la Vérité. » Mais la
Vérité convient à l’Intellect qui désigne ou implique une relation [trad.
modif.]. Or la relation tient tout son être de l’âme et, en tant que telle, elle
est un prédicament réel, de la même façon que le temps, quoiqu’il tienne
son être de l’âme, n’en est pas moins une espèce de la quantité, qui est un
prédicat réel. « Moi », donc, « je suis la Vérité ». Augustin commente cette
parole au livre VIII du De Trinitate, chapitre 2 (3). D’où il ressort que la
Vérité relève de l’Intellect, tout comme le Verbe267.

Pour Eckhart, la vérité ne peut être placée hors de l’orbite de l’inten-


tionnalité. Relevant de l’intellect (ad intellectum), elle implique d’emblée
une relation. En effet, tout acte de pensée suppose une relation entre une
intention et un objet pensé. Le Thuringien va alors pousser à l’extrême
la thèse de l’Aquinate selon laquelle la relation que l’intellect entretient
entre son verbe et son principe est bien une relation réelle, et pas seule-
ment une relation de raison268. Eckhart affirme : Relatio autem totum
suum esse habet ab anima et ut sic est praedicamentum reale. Cette
proposition, Kurt Flasch la considère comme « frappante »269. Elle est le
point où le Thuringien dévoile une épistémologie proche de Dietrich de
Freiberg. Pour le confrère d’Eckhart, l’intentionnalité n’est pas seulement
noétique mais productrice. L’intellectus agens, procédant de Dieu comme
sa parfaite image, a un véritable pouvoir constitutif. Dans un averroïsme
extrême, l’identité de l’esse et de l’intelligere passerait de Dieu à sa
créature de telle sorte que l’âme soit à elle-même sa propre substance.
Or, une autre affirmation eckhartienne semble nuancer la thèse selon
laquelle Eckhart suit Dietrich sur cette voie résolument « anti-
thomiste »270. À la suite d’Albert et de Thomas, Eckhart reprend une
sentence héritée d’Averroès selon laquelle : « notre science diffère de la
science de Dieu, car cette dernière est cause des choses, et la nôtre est
causée par les choses »271. Il ne s’agit pas là d’un revirement mais d’une
précision nécessaire. Parce qu’il opte davantage pour la noétique de Die-
trich, Eckhart se doit de préciser que la fonction constituante de l’intellect
ne produit pas elle-même les choses. Cela étant, Eckhart ne situe pas
267
Ibid., § 4, LW V, p. 40-41, trad. fr. modif. par Chr. Grellard, p. 180.
268
Cf. THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 28, a. 1.
269
K. FLASCH, Maître Eckhart, p. 113.
270
Cf., en contraste, K. FLASCH, D’Averroès à Maître Eckhart, p. 92 ; A. DE LIBERA,
La mystique rhénane, p. 165.
271
M. ECKHART, Quaestiones Parisienses, § 8, LW V, p. 44, trad. fr., p. 183 ; voir
aussi Liber parabolarum Genesis, § 61, LW I/1, p. 528.
84 THÉOLOGIE AXIOMATIQUE : PARLER AUTREMENT DE DIEU

l’intellect humain après les choses, comme Thomas, mais entre Dieu est
les choses, comme Dietrich. Pour paradoxale que soit cette position, elle
modifie sensiblement la réception de la pensée de l’Aquinate chez le
Thuringien. La métaphysique de flux, dédoublant l’esse et l’essentia au
plan de la créature, est reçue dans un intellect dédoublé qui doit passer
de la potentialité à l’actualité. Ce n’est pas en amont de la créature et de
son intelligence que se joue l’actualisation de son essence, mais en elle-
même. Cela signifie que l’âme n’est pas une substance achevée suscep-
tible d’user de ses facultés (mémoire, intelligence, volonté) pour entrer
en relation avec Dieu. Nous ne sommes pas dans une ontologie de la
substance, sur laquelle viendrait se greffer l’usage des facultés, mais dans
une ontologie de l’opération où se lit une influence mutuelle de l’esse et
de l’intelligere. La créature est en voie de substantialisation et, sur cette
voie, l’intellect est requis. D’où la possibilité de lire l’affirmation eckhar-
tienne selon laquelle les créatures sont d’abord « faites » pour ensuite
« être » :
C’est pourquoi la suite du texte de Jean 1 (1) cité plus haut : « Toutes
choses ont été faites par lui » (Jn 1,3) doit être lue ainsi : « toutes choses
faites par lui – sont », de sorte que, les choses étant faites, l’être leur
advient ensuite. C’est pourquoi l’auteur du De causis dit que « la première
des choses créées est l’être ». Aussi, dès que nous accédons à l’être, nous
accédons à la créature. L’être a donc en premier lieu la raison du créable,
et c’est pourquoi certains disent que dans la créature l’être ne se rapporte
à Dieu que sous la raison de la cause efficiente, tandis que l’essence se
rapporte à lui sous la raison de la cause exemplaire. Or la Sagesse, qui
se rapporte à l’Intellect, n’a pas la raison du créable. Et, si l’on objecte le
contraire, puisqu’en Eccl. 24 (14) il est dit d’elle : « dès le commencement
et avant les siècles j’ai été créée », on peut répondre en expliquant
« créée » dans le sens d’« engendrée ». Mais moi, je le dis autrement :
« Dès le commencement et avant les siècles créés – je suis. » Et c’est
pourquoi Dieu, qui est créateur et non créable, est intellect et intelliger, et
non pas étant ni être272.

La distinction entre factualité (facta) et ontologie (sunt) évince l’idée


d’une création artisanale nécessitant une cause exemplaire et une cause
efficiente. Créant directement par son Verbe, Dieu a en vue la créature
achevée dans l’être : « je suis ». Cependant, cet acte, toujours perçu sans
potentialité en Dieu, est aussi inachevé du côté de la créature. Eckhart
l’expliquera par la duplicité de l’esse virtuale et de l’esse formale273.
Selon la synthèse déjà réalisée par Albert le Grand entre Augustin et

272
Ibid., § 4, LW V, p. 41, trad. fr., p. 180-181.
273
M. ECKHART, Expositio libri Genesis, § 77, LW I/1, p. 62, OLME 1, p. 334-335.
QUESTIONS DISPUTÉES 85

Avicenne, l’âme est un processus vivant entre possibilité et activité : elle


est toujours en passe de devenir ce qu’elle est déjà moyennant l’usage
de son intention et de son regard. C’est là qu’intervient la noétique de
conversion augustinienne : en se détournant et/ou se tournant de tel
ou tel objet (aversio/conversio), la mens se rend semblable à lui. Cette
noétique-ontologique permet de relire l’axiome aristotélicien : « seul le
semblable peut connaître le semblable »274 dans une perspective biblique :
« nous serons semblables à lui parce que nous le verrons tel qu’il est »
(1 Jn 1,3). Dans ce processus, il n’est jamais possible d’attribuer à Dieu
des espèces universelles qui soient débarrassées du singulier, d’une
manière abstractive. L’essence est toujours liée au fait d’être quelque
chose qui n’est pas encore abouti. Le seul lien entre l’universel et le
singulier est d’ordre opératif. Revue à travers le néoplatonisme proclu-
sien, il s’agit d’une perspective beaucoup plus aristotélicienne que plato-
nicienne. Nous avons affaire avec ce que nous pourrions appeler une
ontologisation de l’intentionnalité. Eckhart maintient la thèse selon
laquelle « l’âme actualise son être intellectuel en connaissant son objet
en elle-même, par la ‘conscience’ de son Principe »275. Dans cette thèse,
comme nous le verrons en distinguant deux anthropologies (« image de
Dieu »/« à l’image de Dieu »), Eckhart sera plus nuancé que son confrère
rhénan. La subtilité consiste à trouver l’équilibre le plus juste entre acti-
vité et réceptivité.

274
ARISTOTE, Physique I, c. 1, 184 a, 10-21 ; PLOTIN, Ennéades VI, 9, 11, 31-32.
275
A. DE LIBERA, La mystique rhénane, p. 261.
Esse et puritas essendi
(Quaestiones Parisienses)

Lieu d’un véritable exercice spirituel, la disputatio nécessite une inté-


riorisation de l’argumentation pour considérer comment la rationalité
discursive est dépendante d’un intelligere en lien direct et réel avec la
chose qu’il vise. Tout comme la démarche néoplatonicienne, la triade
être-vie-intellect, déjà transformée par le modus interiore augustinien,
devient un itinéraire vers Dieu. La démonstration de la non-étantité de
Dieu, pour revenir à son opérativité, conduira l’adversaire-partenaire
à une nouvelle interprétation du verset : ego sum qui sum (Ex 3,14).
§5. Et pour démontrer cela, je pose d’abord (primo) que l’intelliger est plus
élevé que l’être et d’un autre rang. Nous disons tous en effet que l’œuvre
de la nature est l’œuvre d’une intelligence. Et c’est pourquoi tout principe
moteur est intelligent ou se ramène à un être intelligent par lequel il est
dirigé dans son mouvement. C’est la raison pour laquelle ceux qui ont un
intellect sont plus parfaits que ceux qui n’en ont pas. En effet, dans le deve-
nir, les imparfaits occupent le premier degré, de telle sorte que la remontée
au principe s’achève dans l’intellect et dans l’intelligent comme en ce qui
est suprême et le plus parfait. Et c’est pourquoi l’intelliger est plus élevé
que l’être276.
§6. Cependant certains disent que l’être, le vivre et l’intelliger peuvent être
considérés de deux façons : d’une part, en tant que tels, et alors l’être est
premier, le vivre second, l’intelliger troisième ; d’autre part, en les rappor-
tant à ce qui participe d’eux : alors l’intelliger est premier, le vivre deu-
xième, l’être troisième.
Mais moi je crois tout le contraire. « Au commencement », en effet, « était
le Verbe », qui se rapporte entièrement à l’Intellection, de telle sorte que
l’intelliger occupe le premier degré parmi les perfections, ensuite l’être ou
l’étant277.

Premièrement (primo), Maître Eckhart affirme que l’œuvre de la nature


est l’œuvre d’une intelligence. Par là, il ne fait guère preuve d’origina-
lité car il se situe dans le sillage des scolastiques médiévaux (dicimus
enim omnes)278. Cependant, plus albertinien que thomasien dans son
276
M. ECKHART, Quaestiones Parisienses, § 5, LW V, p. 42, trad. fr. légèr. modif.,
p. 181.
277
Ibid., § 6, LW V, p. 42-43, trad. fr. légèr. modif., p. 181-182.
278
Cf. THOMAS D’AQUIN, Summa contra gentiles, lib. III, chap. 24, éd. Leonine trad.
M.-J. Gerlaud, Lethielleux, 1950, p. 112-113 ; ALBERT LE GRAND, Metaphysica, lib. IV,
ESSE ET PURITAS ESSENDI 87

articulation de l’aristotélisme et du néoplatonisme, Eckhart affirme que


ce n’est pas l’être qui fait la perfection du principe moteur aristotélicien
mais son intelligence. D’où le fait que la remontée au principe s’achève
dans l’intellect et dans l’intelligent (l’agent de l’intellection) comme ce
qui est le plus parfait. La « noétique de la conversion » de l’héritage
albertinien de la mystique rhénane apparaît ici279. Fort de la théorie
augustinienne de la mens, Eckhart s’oppose avec conviction aux maîtres
qui distinguent deux manières de considérer la triade néo-platonicienne
être-vie-pensée280. Selon ceux-ci, considérée en elle-même (in modo
secum se), la triade privilégie l’être sur la vie et l’intelligence, tandis que,
considérée par rapport à ceux qui y participent (in comparatione ad par-
ticipatem), elle privilégie le sens inverse : l’intelligence venant avant la
vie et l’être. À l’appui de l’autorité scripturaire : « Au commencement
était le Verbe », renverse cette façon de voir en affirmant le contraire
(credo totum contrarium). En elle-même, la triade est un processus vital
qui se pose lui-même sur un mode intellectuel. Tandis que, pour ceux qui
y participent, il faut qu’un certain être soit déjà donné pour pouvoir vivre
et intelliger. Cependant, Eckhart ne s’arrête pas là, car il affirme un per-
fectionnement de l’étant par l’usage de l’intellect. La créature est consti-
tuée de telle sorte qu’elle participe à son devenir ontologique via l’intel-
lect. Or, un tel perfectionnement nécessite précisément que ce que
l’intellect vise ne soit aucunement un étant, c’est-à-dire une réalité déter-
minée281, mais bien l’être lui-même (identique à l’intelliger) en tant qu’il
est le bien désiré par toutes les créatures :
§7. Je pose ensuite (secundo) que l’intelliger et les choses qui concernent
l’intellect sont d’un autre rang que l’être. Il est dit en effet au livre III de la
Métaphysique [B, c. 2, 996 a 29] que dans les mathématiques il n’y a ni fin
ni bien, et donc par conséquent non plus d’étant, puisque l’étant et le bien
sont identiques. Il est dit encore au livre VI de la Métaphysique [L, c. 1027
a 7] que le bien et le mal sont dans les choses, et que le vrai et le faux sont
dans l’âme. C’est pourquoi il est dit que le vrai qui est dans l’âme n’est pas
un étant, pas plus que ne l’est l’étant par accident, qui n’est pas un étant,
puisqu’il n’a pas de cause, comme cela y est également dit.

tract. 3, chap. I, Operum ominium, t. XVI, Pars I, éd. Par B. Geyer, Münster, Aschendorf,
1960, p. 186-187.
279
A. DE LIBERA, La mystique rhénane, p. 37-56.
280
Cf. DENYS L’ARÉOPAGITE, Noms divins, V, § 3, 816 B, Dionysiaca, I, p. 326s.
281
« Il paraît clair que la position originale de Maître Eckhart implique ici une
conception spécifique de l’étant qui est identifié à l’étant fini et déterminé selon les caté-
gories. » (R. IMBACH, « Questions parisiennes », dans : Encyclopédie des mystiques rhé-
nans, p. 1012).
88 THÉOLOGIE AXIOMATIQUE : PARLER AUTREMENT DE DIEU

Donc l’étant dans l’âme, en tant qu’il est dans l’âme, ne possède pas la
raison de l’étant, et en tant que tel il va à l’opposé de l’étant. De la même
manière aussi l’image en tant que telle est un non-étant, parce que plus nous
considérons son étance plus cela nous écarte de la connaissance de la chose
dont elle est l’image. De la même façon, et comme je l’ai dit ailleurs, si
l’espèce intelligible qui est dans l’âme avait la raison de l’étant, on ne
connaîtrait pas à travers elle la chose dont elle est l’espèce intelligible ;
parce que si elle avait la raison de l’étant, en tant que telle c’est à la connais-
sance d’elle-même qu’elle conduirait, et elle écarterait de la connaissance
de la chose dont elle est l’espèce intelligible.
Donc les choses qui relèvent de l’intellect, en tant que telles, sont des non-
étants. Nous intelligeons en effet ce que Dieu ne pourrait faire, par exemple
en intelligeant le feu sans intelliger sa chaleur ; pourtant Dieu ne pourrait
faire que soit un feu et qu’il ne chauffe pas282.

Deuxièmement (secundo), argumentant sur base des livres III et VI de


la Métaphysique, Eckhart démontre que ce qui concerne l’intelliger est
d’une autre condition que l’être même. À l’instar des mathématiques qui
n’ont rien à voir avec le bien, et donc avec l’étant qui lui est convertible,
les objets intellectuels ont trait au vrai et au faux. Ils se trouvent « dans
l’âme » (in anima) et non « dans les choses » (in rebus). Cet argument
doit s’interpréter sur base de l’argument eckhartien décisif selon lequel
l’âme tire entièrement d’elle-même une relation réelle. La proposition :
« le vrai qui est dans l’âme n’est pas un étant » (verum, quod est in
anima, non est ens) manifeste que le vrai surgit dans l’âme parce qu’elle
est branchée intentionnellement sur la chose, que celle-ci soit un étant
(toujours limité) ou l’être lui-même. « En tant qu’il est dans l’âme » (ut
in anima), l’étant ne possède pas la « raison de l’étant » (ratio entis),
sinon cela va « à l’opposition de son être même » (ad oppositum ipsius
esse). En cherchant à conférer le statut d’étant à ce qui se trouve dans
l’âme, un dédoublement surgit aussitôt : il y a un ceci dans l’âme diffé-
rent du ceci posé dans l’extériorité. Or, précisément, il n’y a pas de ceci
dans l’âme, car là, la chose n’y est pas comme étant faite. D’où la néces-
sité d’affirmer : « l’image en tant que telle est un non-étant » (imago in
huius modi est non ens). Plus on considère l’étance de l’image, plus elle
est un obstacle à la connaissance de la chose dont elle est l’image.
L’image et ce dont elle est l’image, chez Eckhart, sont des corrélatifs.
À l’instar du Père et du Fils, il est impossible de les séparer l’un de
l’autre. Ils n’ont d’être que dans leurs relations mutuelles. Il est vain
de vouloir isoler l’image. Elle n’est précisément rien d’étant afin d’être

282
M. ECKHART, Quaestiones Parisienses, § 7, LW V, p. 43-44, trad. fr. légèr. modif.,
p. 182-183.
ESSE ET PURITAS ESSENDI 89

pleinement transparente à ce dont elle est l’image283. Ainsi en va-t-il de


l’espèce intelligible, qui, si elle était prise dans la raison d’étant, ne
conduirait pas à la chose. La connaissance de la chose se fait en passant
à travers l’espèce intelligible (per ipsam) et non en s’arrêtant à elle.
Il s’agit là d’une prise de décision radicale sur le statut de l’espèce
intelligible, décision qui va complètement à l’encontre du choix que fera
Duns Scot. Cette décision, où Eckhart radicalise l’option de Thomas
d’Aquin sur l’intentionnalité284, est si importante qu’elle fera à elle seule
l’objet de la ‘seconde’ Question parisienne. En effet, Eckhart coupe court
à tout statut représentatif de l’espèce intelligible en l’absence de la chose
même qu’elle est censée représenter. Selon lui, cette conception conduit
à s’écarter de la chose, plus qu’à y conduire (ducit/abducit). Le rôle de
l’espèce intelligible ne consiste pas à conduire à elle-même comme à un
terme, mais immédiatement à la chose même dont elle provient. Cette
provenance, rappelons-le, ne se situe pas en aval du regard mais en
amont. Aussi, l’espèce intelligible n’a aucun statut indépendamment de
la chose dont elle est le rejeton. Cela n’empêche pas l’esprit humain
d’imaginer des chimères, comme par exemple du feu sans chaleur. Dans
ce cas, l’espèce produite est un simili-étant car aucune chose n’est connue
à travers elle. Or, précise Eckhart, cette possibilité n’est pas en Dieu. Le
fait que cette capacité imaginative soit en nous et non en Dieu, est une
marque d’imperfection de notre part (hic imaginatio deficit) :
§8. Enfin (tertio) j’affirme qu’ici l’imagination fait défaut. En effet notre
science diffère de la science de Dieu, car cette dernière est cause des choses,
et la nôtre est causée par les choses. Et c’est pourquoi, comme notre science
est soumise à l’étant qui la cause, l’étant, pour la même raison, est soumis
à la science de Dieu ; et c’est pourquoi tout ce qui est en Dieu est supérieur
à l’être et est tout entier intelliger.
À partir de ces thèses, je montre qu’en Dieu il n’y a rien qui soit étant ni
être, parce que rien n’est formellement dans la cause et dans l’effet causé,
si la cause est véritablement cause. Or Dieu est la cause de tout l’être. Donc
l’être n’est pas formellement en Dieu. Et si tu veux appeler être l’intelliger,
cela me convient. Je dis néanmoins que, s’il y a en Dieu quelque chose
qu’on veuille appeler être, cela lui appartient en vertu de son intelliger285.

283
Cf. O. BOULNOIS, « VII. La mystique ou l’image transparente », dans : Au-delà de
l’image, 2008, p. 289-329.
284
Cf. J.-L. SOLÈRE, « La notion d’intentionnalité chez Thomas d’Aquin », 1989,
p. 13-36.
285
M. ECKHART, Quaestiones Parisienses, § 8, LW V, p. 44-45, trad. fr., p. 183-184.
90 THÉOLOGIE AXIOMATIQUE : PARLER AUTREMENT DE DIEU

Troisièmement (tertio), évoquant une sentence de Boèce286, Eckhart


affirme que l’imagination, parce qu’elle peut conduire à penser une
pseudo-espèce sans chose, est défaillante. Cette possibilité de l’intellect
humain existe parce que « notre science » (nostra scientia) est causée
par les choses, tandis que la « science de Dieu » (scientia dei) est cause
des choses. Autrement dit, contrairement à Dieu, nous scindons habituel-
lement ce qui est uni en Lui : l’intelliger et l’être. Là où, en Dieu, intel-
liger c’est simultanément opérer l’être de la chose, en nous, intelliger et
être sont dissociés. Il se peut donc que nous ne visions pas des choses
qui sont, et qu’inversement, nous visions des choses qui ne sont pas.
Autrement dit, toute conception représentative de ce qui est absent est
toujours entachée de possibilité d’erreur. Il n’est qu’un seul lieu où il soit
possible d’éviter cela. Étant nous-mêmes causés par Dieu, nous ne
sommes capables de vérité que là où l’étant et l’intelliger sont unifiés en
acte. Comme nous le verrons, cette thèse unum in actu est précisément
choisie par Eckhart. Notre science est soumise à la science de Dieu, non
pas directement mais via la causalité de l’étant que nous sommes.
Contrairement au choix que fera Duns Scot, de séparer la « théologie en
soi » (theologia in se) de la « théologie pour nous » (theologia in
nobis)287, Maître Eckhart opte pour leur réunification. Cela ne signifie
pas que l’homme soit capable de s’égaler à la science de Dieu qui est
identique à son pouvoir de créer (et voilà pourquoi Eckhart a distingué
nostra scientia et scientia dei), mais bien que Dieu soit capable d’opérer
dans l’intellect humain l’unité de l’être et du connaître qui est en lui. La
seule condition à cette unité opérative est la réceptivité de l’intellect
humain. Le rôle du théologien consiste alors à exposer, avec les argu-
ments rationnels de philosophes (exponere per rationales philosopho-
rum)288, la cohérence de l’Écriture en tant qu’elle contient en elle-même
sa propre modalité performative. Les conditions de son opérativité font
intrinsèquement partie de son approche thématique. Comme il n’y a rien
en Dieu qui soit « formellement » étant ou être, il est hors de question
qu’un intellect puisse abstraire une forme et l’isoler à titre représentatif.
Contre Henri de Gand et ceux qui le suivront, que ce soit Gonzalve ou
Scot, Eckhart affirme que « l’être n’est pas formellement en Dieu » (esse
formaliter non est in deo). La dissemblance étant plus grande que la
ressemblance, il n’y aucune possibilité d’univocité entre le créateur et le

BOÈCE, De Trinitate, c. 2, PL 64, col. 1250 B.


286

DUNS SCOT, Prologue de l’Ordinatio, III, q. 3, trad. G. Sondag, PUF, coll. « Epi-
287

méthée », 1999, p. 196-199.


288
M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 2, OLME 6, p. 26-27.
ESSE ET PURITAS ESSENDI 91

créé sur base d’une notion d’étant, fût-elle transcendantale. La transcen-


dantalité eckhartienne est tout autre que la transcendantalité scotiste. Elle
consiste à établir les conditions de possibilité d’une opérativité qui, parce
qu’elle est d’ordre intellectif, dépasse le plan de l’étantité.
§9. De plus, le principe n’est jamais le principié (ce dont il est le principe),
comme le point n’est jamais la ligne. Et puisque Dieu est principe ou de
l’être ou de l’étant, Dieu n’est pas étant ou être de la créature ; rien de ce
qui est dans la créature n’est en Dieu sinon comme dans sa cause, et ne s’y
trouve formellement. Et c’est pourquoi, puisque l’être s’applique en propre
aux créatures, il n’est pas en Dieu si ce n’est comme dans sa cause ; et c’est
pourquoi l’être ne se trouve pas en Dieu, mais la pureté de l’être. De même,
lorsqu’on demande de nuit à quelqu’un qui veut se cacher et ne pas dire son
nom : « qui es-tu ? », il répond : « je suis qui je suis » ; de la même façon,
le Seigneur, voulant monter qu’en lui est la pureté de l’être, dit : « Je suis
qui je suis ». Il ne dit pas simplement : « Je suis », mais il ajouta : « Qui
je suis ». Donc l’être ne s’applique pas en propre à Dieu, à moins que l’on
n’appelle être une telle pureté289.

Pour Eckhart, puisque Dieu est principe de l’être et des étants, il doit
s’en distinguer. Cette distinction, avons-nous vu, est la distinction par
l’indistinction. Aussi, par concession, peut-on admettre que « l’être ne se
trouve pas en Dieu, mais la pureté de l’être » (in deo non est esse, sed
puritas essendi). La puritas essendi n’est pas de l’ordre de l’étantité. Elle
précède l’être comme la latence précède la patence. Elle est la nuit avant
la manifestation, le Silence avant le Verbe. Elle correspond au nom que
Dieu se donne : « Je suis qui je suis » (ego sum qui sum). Si Dieu avait
dit : « je suis » (sum), il aurait été possible de l’identifier à l’être, mais
en affirmant le redoublement sum qui sum et en le précédant d’ego, il s’y
soustrait tout en le posant. Comme Eckhart le développera dans le com-
mentaire de l’Exode, ce redoublement correspond à une double négation
(negatio negationis) : parce qu’il rend possible l’opérativité de tout étant,
et que tout étant est une négation de cette totalité, Dieu ne peut se réduire
à aucune étantité. Remarquons aussi que, dans cet argument, Dieu est
comparé à « quelqu’un qui veut se cacher et ne pas dire son nom » (ali-
quo qui vult latere et non nominare se). La puritas essendi et l’impossi-
bilité de nommer Dieu vont donc de pair.
§10. De plus, la pierre en puissance n’est pas la pierre ; et la pierre, dans
sa cause, n’est pas non plus la pierre ; c’est pourquoi l’étant, dans sa cause,
n’est pas étant. Donc, puisque Dieu est la cause universelle de l’étant, rien

289
M. ECKHART, Quaestiones Parisienses, § 9, LW V, p. 45, trad. fr. légèr. modif.,
p. 184.
92 THÉOLOGIE AXIOMATIQUE : PARLER AUTREMENT DE DIEU

de ce qui est en Dieu n’a la raison de l’étant, mais ce qui est en Dieu a la
raison de l’intellect et de l’intelliger, et à cette raison il n’appartient pas
d’avoir une cause, comme il appartient à la raison de l’étant qu’il soit
causé ; et dans l’intelliger toutes choses sont contenues virtuellement
comme dans la cause suprême de toutes choses290.

Dans sa cause, aucune chose créée n’est un étant. Il n’y a donc rien en
Dieu qui ait la raison de l’étant, pas même lui-même en tant que cause
universelle. Parce qu’il est, toutes choses sont contenues en lui virtuelle-
ment et non pas formellement. Cette précision donnera lieu à la théorie
de duplex esse des créatures : esse virtuale et esse formale291. Eckhart
déjoue l’approche habituelle de la causalité. Selon la temporalité, la créa-
ture n’est formellement en Dieu (cause formelle) qu’au terme d’un pro-
cessus de sortie (cause efficiente) et de retour (cause finale). Selon l’éter-
nité, la cause formelle s’identifie avec la cause essentielle qui est la
demeure ou la manence de la créature en Dieu. Autrement dit, là il y
a un commencement et une fin, ici, elles s’identifient. Le processus pro-
clusien en ressort complètement transformé car la manence de l’Un n’est
pas une auto-constitution à travers l’étant292. Chez Eckhart, la causalité
reste analogique tandis qu’elle est substantielle chez Proclus.
§11. De plus, dans les choses que l’on dit selon l’analogie, ce qui est en
l’un des analogués n’est pas formellement en l’autre. Ainsi la santé n’est
formellement que dans l’animal, tandis que dans la diète et dans l’urine il
n’y a pas plus de santé que dans la pierre. Donc, puisque toutes les choses
causées sont des étants formellement, il s’ensuit que Dieu n’est pas formel-
lement un étant. C’est pourquoi, comme je l’ai dit ailleurs, puisque les
accidents sont appelés ainsi par rapport à la substance qui est un étant à titre
formel, et à laquelle l’être appartient à titre formel, les accidents ne sont pas
des étants ni ne donnent l’être substantiel, mais l’accident est bien quantité
ou qualité, et donne l’être quantitatif ou qualitatif : étendu, long ou court,
blanc ou noir, mais il ne donne pas l’être et n’est pas un étant.
Est également sans valeur l’objection suivante : l’accident est engendré par
une génération relative, par conséquent aussi, il est un étant relatif. Je dis
qu’il n’est pas engendré, même pas par une génération relative. Car j’ai
appris que, lorsqu’à partir d’une substance moins formelle est engendrée
une substance plus formelle, c’est alors qu’il s’agit de génération au sens
absolu ; mais lorsque c’est l’inverse, il s’agit d’une génération au sens rela-
tif. Mais quand dans un sujet un accident se substitue à un autre accident,
on ne m’a jamais appris qu’on appelle cela une génération au sens relatif,
mais une altération. C’est pourquoi je ne dénie pas aux accidents ce qui leur

290
M. ECKHART, Quaestiones Parisienses, § 10, LW V, p. 46, trad. fr., p. 185.
291
M. ECKHART, Expositio libri Genesis, § 77, LW I/1, p. 62, OLME 1, p. 334-335.
292
Cf. Y. MEESSEN, « Proclus », dans : Encyclopédie des mystiques rhénans, p. 1005.
ESSE ET PURITAS ESSENDI 93

appartient, mais je ne veux pas non plus leur accorder ce qui ne leur appar-
tient pas293.

La théorie eckhartienne de l’analogie est une transformation radicale


de l’enseignement de Thomas d’Aquin. Eckhart ne choisit pas entre
l’analogie de proportionnalité (ad unum alterum), qui s’applique à l’ani-
mal par le biais du « sain » (sanum), et l’analogie d’attribution extrin-
sèque (ad unum ipsorum), laquelle se subdivise en deux (Contra gentiles
I, 34) : l’analogie ad unum ipsorum s’applique à l’« étant » (ens), rela-
tivement à la substance et l’accident, et au « juste » (iustus), relativement
à Dieu et aux créatures294. Il transforme l’analogie du sain et de l’urine
de telle sorte qu’il couple deux modes : la cause et le signe. Par ce cou-
plage, l’analogie ne véhicule pas la forme, laquelle est différente d’un
analogué à l’autre, mais elle est la présence immédiate de la cause essen-
tielle à tout analogué (cause opérative), lequel lui reste pourtant extrin-
sèque tel un signe. Si la santé est formellement dans l’animal, elle ne l’est
pas dans l’urine et dans la diète. Ces analogués sont donc rapportés
à Dieu ad unum, mais de telle sorte qu’ils font tous signe vers leur actua-
lité. Cette conception de l’analogie, sur laquelle nous aurons encore
à revenir dans l’Opus expositionum, corrobore la thèse d’un couplage de
l’opérativité et du signe. Elle correspond avec la manière dont Eckhart
reformule le rapport de la substance et de l’accident. Dans le cas où la
substance est un étant à titre formel, et qui possède l’être à titre formel,
les accidents ne sont pas des étants, et ne donnent pas l’être substantiel,
mais seulement les autres catégories : quantité, qualité,… Parce qu’il ne
possède aucunement la forme en lui, l’accident n’a rien à voir ni avec
une génération absolue ni avec une génération relative. Il n’est donc
jamais possible que l’accident transite de l’altération à la génération
(alteratio/generatio). Or, cela laisse entendre qu’il en va autrement si
l’on n’attribue pas à Dieu l’être à titre formel, mais à titre de principe
essentiel. Dans ce cas, l’analogué pourrait précisément passer de l’alte-
ratio à la generatio, comme Eckhart l’expliquera dans son Commentaire
de l’Évangile selon saint Jean295.
§12. De même, je dis aussi que l’être ne s’applique pas en propre à Dieu et
qu’il n’est pas un étant, mais qu’il est quelque chose de plus élevé que
l’étant. Aristote dit en effet que la vue doit être privée de couleur pour voir

293
M. ECKHART, Quaestiones Parisienses, § 11, DW V, p. 46-47, trad. fr., p. 185-186.
294
Cf. M. ECKHART, Sermones et lectiones super Ecclesiastici, § 52, LW II, p. 280.
295
Cf. M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 143-151, OLME 6, p. 206-
277.
94 THÉOLOGIE AXIOMATIQUE : PARLER AUTREMENT DE DIEU

toutes les couleurs, et que l’intellect ne doit pas être une des formes de la
nature pour pouvoir les comprendre toutes. C’est de la même façon que je
dénie à Dieu l’être et les choses semblables, de sorte qu’il soit la cause de
tout l’être et qu’à l’avance il possède en lui toutes choses ; de sorte que,
sans dénier à Dieu ce qui lui appartient, on doive dénier ce qui ne lui appar-
tient pas. Et ces négations, selon Damascène au premier livre [De la foi
orthodoxe, c. 4], signifient en Dieu la surabondance de l’affirmation. Donc
je ne dénie rien à Dieu de ce qui lui convient en vertu de sa nature. Je dis
en effet que Dieu possède à l’avance toutes choses avec pureté, plénitude,
perfection, en toute largeur et en profondeur, étant racine et cause de toutes
choses. Et c’est ce qu’il a voulu dire lorsqu’il dit : « Je suis qui je suis »296.

Le dernier argument de cette ‘première’ Question parisienne s’appuie


sur l’abscolor du De anima d’Aristote297. De la même manière que la vue
doit être privée de toutes les couleurs pour les voir toutes, l’intellect doit
lui aussi être privé de toutes les formes pour pouvoir les comprendre
toutes. La modalité par laquelle Dieu possède en lui toutes choses
à l’avance n’est pas formelle, et par conséquent n’est pas sous le mode
de l’étantité. Cette précontenance est virtuelle, c’est dire qu’elle est la
possibilité même des formes. Eckhart fait ainsi droit à une conception de
la création toujours nouvelle et inventive. Les formes ne sont pas conte-
nues dans le Créateur à l’état de réserve fixe qu’il ne lui resterait plus
qu’à produire à l’extérieur. Dans ce cas, l’existence viendrait en quelque
sorte s’ajouter à une essence préétablie, parce que la matière viendrait
seulement réaliser la forme. L’affirmation que « Dieu possède à l’avance
toutes choses avec pureté » (Deus omnia praehabet in puritate) préserve
l’actualité toujours nouvelle de l’être, son inépuisable richesse inventive.
Dans son Verbe, Dieu peut encore dire ce qu’il n’a jamais dit. Dieu n’est
pas fixé par l’être. Il le pose sans cesse : Ego sum qui sum. Finalement,
il faut en conclure avec Ruedi Imbach que la noétique de Dietrich de
Freiberg est bien une clé pour relire les Questions parisiennes et, comme
ces dernières constituent le pont entre l’œuvre des propositions et des
expositions, une clé interprétative pour l’ensemble de son œuvre298.

296
M. ECKHART, Quaestiones Parisienses, § 12, DW V, p. 47-48, trad. fr., p. 186-187.
297
ARISTOTE, De anima, III, c. 4, 429 a 17 et b 17. Voir infra.
298
R. IMBACH, « Prétendue primauté de l’être sur le connaître : perspectives cava-
lières sur Thomas d’Aquin et l’école dominicaine allemande », p. 129.
La species et l’intellect
(Quaestiones Parisienses)

Chez Eckhart, l’espèce intelligible est entièrement transparente par


rapport à l’opérativité divine. La comparaison de la privation de couleur
et de la privation de forme, qui arrive en finale de la question précédente,
ouvre la voie d’un développement épistémologique magistral. Comme
l’âme n’a d’être qu’en relation avec Dieu, elle ne peut opérer que dans
cette même relation. La question : « L’intelliger de l’ange, en tant qu’il
désigne une activité, est-il son être ? » (utrum intelligere angeli, ut dicit
actionem, sit suum esse), à laquelle Eckhart répond par la négative, est
le point de départ d’une démonstration où l’ontologie et la noétique vont
être articulées :
§1. Pour le prouver, quelqu’un a proposé la démonstration suivante, qui est
correcte. Toute activité est soit transitive, soit immanente. Mais être n’est
pas une activité transitive, puisqu’une telle activité est orientée vers l’exté-
rieur et qu’être demeure intrinsèque. Être n’est pas non plus une activité
immanente, comme l’est l’intelliger ou le sentir, car une telle activité est
infinie, soit absolument, dans le cas de l’intelliger, soit de façon relative,
dans le cas du sentir. Or être, c’est quelque chose de fini, de déterminé,
selon genre et espèce. Je vais montrer la même conclusion par d’autres
voies299.

L’amorce de la démonstration consiste à répéter ce que Thomas


d’Aquin (« quelqu’un ») a dit dans la Somme théologique300. Ce dernier
se base sur la distinction aristotélicienne entre deux opérations : transi-
tive et immanente301. La première passe ou transite de son agent vers le
résultat produit, la seconde demeure interne à l’agent (ad extra/ad intra).
Pour l’Aquinate, l’opération immanente ne convient pas à l’être car, tan-
dis que cette dernière est infinie (intelliger) ou relative (sentir), l’être
quant à lui est fini et déterminé. Il y a donc une incompatibilité entre
l’être et l’opération intellective, puisque celui-là est fini et celle-ci infinie.
C’est donc l’application de la distinction entre détermination et indéter-
mination qui tranche la question. Une fois Eckhart s’étant situé dans la

299
M. ECKHART, Quaestiones Parisienses, § 1, LW V, p. 49, trad. fr. légèr. modif.,
p. 167-168.
300
THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia Pars, q. 54, a. 2.
301
ARISTOTE, Métaphysique, IX, c. 8, 1050, a 23s.
96 THÉOLOGIE AXIOMATIQUE : PARLER AUTREMENT DE DIEU

ligne de son illustre prédécesseur, il va plus loin en proposant plusieurs


autres voies innovatrices :
§2. La première est que la pensée intellective, en tant que pensée intellec-
tive, n’est rien des choses qu’elle connaît. Il lui faut être « non-mélangé »,
« n’ayant rien de commun avec tout autre chose » afin de les intelliger
toutes, comme il est dit dans le De anima au livre III, tout comme la vue
doit n’avoir aucune couleur pour les voir toutes. Si donc la pensée intellec-
tive, en tant que telle, n’est rien, par conséquent l’exercice de l’intelliger lui
non plus n’est pas un certain être302.

Cette nouvelle voie considère la pensée intellective, « en tant que »


pensée intellective. Cet in quantum (forme abrégée : ut ou utpote) a une
véritable fonction à la fois heuristique et herméneutique chez Eckhart.
Il permet d’opérer une distinction là où la réalité se présente comme
unifiée303. C’est le cas ici. Dans un acte d’intellection, on va habituelle-
ment directement à l’objet sans se rendre attentif à l’intentionnalité qui
le vise. En considérant l’opération intellective en tant que telle (in quan-
tum), on constate qu’elle ne peut pas être mélangée à son objet, et cela
afin de pouvoir être entièrement réceptive. L’exercice du connaître « n’est
rien » (nihil est)304. Eckhart adosse son argument à l’autorité d’Aristote,
via son commentaire par Thomas : « L’intellect n’a rien de commun avec
quoi que ce soit » (De anima, livre III)305. Le choix est particulièrement
avisé et audacieux car le Thuringien sait combien ce livre III fait l’objet
d’un enjeu crucial. À travers le partage du rôle de l’intellect agent et de
l’intellect possible (De anima, III, 5), c’est en fait la question du rapport
entre le langage et la chose, via la species et le conceptus, qui se joue.
Pour Eckhart, comme nous l’avons vu plus haut, la question fondamen-
tale est : l’espèce intelligible est-elle ce qui me conduit à la chose ou
est-elle ce qui m’en écarte (ducit/abducit)306 ? Cette alternative dépend
de l’importance du rôle attribué à l’intellect agent ou à l’intellect pos-
sible. Chez Thomas d’Aquin, à partir de la perception de la chose sen-
sible, l’intellect agent abstrait une « espèce intelligible » (species intel-
ligibilis) et la dépose dans l’intellect possible. C’est la même vraie
essence qui se trouve dans la chose connue et dans l’intellect, sauf que

302
M. ECKHART, Quaestiones Parisienses, § 2, LW V, p. 50, trad. fr. lég. modif.,
p. 169.
303
Sur l’usage de l’in quantum chez Eckhart, cf. F. TOBIN, Meister Eckhart : Thought
and Language, 1986, p. 49-50.
304
D’où l’expression de « nihilisme intellectuel » chez VL. LOSSKY, Théologie néga-
tive, p. 219s.
305
THOMAS D’AQUIN, In III De anima, 1, 429a18, p. 203, 131-150.
306
LW V, § 7, p. 43-44.
LA SPECIES ET L’INTELLECT 97

dans l’intellect, l’essence est abstraite des conditions qui l’individua-


lisent. L’Aquinate précise que l’espèce (species) n’est pas « ce que »
(quod) la pensée connaît de la chose mais « ce par quoi » (quo) elle la
connaît307. Dans l’acte de connaissance, il n’y a donc pas d’intermédiaire
entre la pensée et la chose visée. Sous l’action de la species, l’intellect
possible va produire une « représentation » (similititudo) de la chose : le
« concept » (conceptus). Le concept n’est plus la présence de la chose,
mais un substitut objectif, qui doit sa subsistance même à l’acte de pensée
qui l’a produit. Tandis que l’espèce émane directement de la chose, le
concept en est détaché. Tant que nous considérons cette chaîne noétique
à partir de l’acte de pensée, dans son intentionnalité, l’unité entre la
chose, l’espèce et le concept est préservée. Par contre, dès que le concept
est considéré comme objet tenant lieu de la chose, indépendamment de
l’acte qui le fait naître, une séparation s’installe entre la chose et son
concept. Or, précisément, Eckhart ne veut pas de cette séparation qui sera
consommée avec le principe d’économie de Guillaume d’Ockham. Le
refus des species, qu’elles soient sensibles ou intelligibles, sonnera le glas
de rupture la chaîne noétique308. Pour cela, il argumente en faveur d’une
nouvelle interprétation de la species, en situant cette argumentation dans
le cadre opératif :
§3. De plus : l’opération et la puissance en tant que puissance tiennent leur
être de l’objet, car l’objet (d’opération) est comme le sujet (support des
attributs et des accidents). Or le sujet donne l’être à ce dont il est sujet.
Donc l’objet donnera l’être à ce dont il est objet, c’est-à-dire à la puissance
d’opération. Mais l’objet est à l’extérieur et l’être quelque chose d’intérieur.
Donc le connaître qui est de par l’objet et de même la puissance comme
telle ni ne sont aucunement être ni n’ont aucun être309.

Force est de le constater, Eckhart insiste sur la puissance opérative et


ontologique de l’« objet » (obiectum), à savoir ici, non pas l’étant
comme substrat d’accident, mais la chose en tant qu’elle est visée. En
affirmant que « l’objet donne l’être », il s’appuie probablement sur
Averroès pour qui les choses sont cause de notre pensée310. Dans ce
réalisme, l’objet donne l’être à l’acte opératif, tout en restant externe
à ce qu’il produit : sed obiectum est extra et esse est aliquid intraneum.
L’intranéité ontologique de l’opération est dépendante d’une exclusion

307
THOMAS D’AQUIN, Sententia libri De Anima, III, lect. 8, éd. Pirotta, n°718.
308
Cf. GUILLAUME D’OCKHAM, Super quatuor libros sententiarum, I, d. 35, qu. I,
p. 425-426.
309
M. ECKHART, Quaestiones Parisienses, § 3, LW V, p. 50, trad. fr., p. 170.
310
Cf. Maître Eckhart à Paris, p. 170, note 9.
98 THÉOLOGIE AXIOMATIQUE : PARLER AUTREMENT DE DIEU

absolue. Il y a séparation du principe à ce qui pourtant participe directe-


ment de lui. Cette exclusion incluante induit l’impossibilité d’identifier
l’acte intelligible à une quelconque sphère ontologique. La séparation
participante est la condition même de la transcendantalité, et l’impossi-
bilité de retomber dans une dichotomie de type platonicienne. La corré-
lation de l’opération et de l’être nécessite leur distinction.
§4. De plus : l’espèce intelligible est principe de l’opération sensitive ou
intellective, mais d’aucune façon elle n’est un étant. Donc le connaître sen-
sitif n’est nullement un étant. L’opération en effet n’a pas plus d’étance que
l’espèce-intelligible ou forme qui est principe de l’opération.
Que l’espèce-intelligible qui est principe de l’intelliger ne soit d’aucune
façon un étant, je le prouve comme suit : l’étant qui est dans l’âme s’oppose
aussi bien à l’étant qu’on distribue en dix prédicaments qu’à la substance
et à l’accident, ainsi qu’il ressort clairement du livre VI de la Métaphysique.
Mais ce qui s’oppose à la substance et à l’accident n’est pas étant. Donc
l’étant qui est dans l’âme n’est pas un étant. Or l’espèce-intelligible est un
étant qui est dans l’âme. Donc…, etc311.

Sur base de son argumentation, Eckhart introduit ainsi la notion de


species par laquelle Aristote distingue l’étant (la pierre) de ce qu’elle est
dans l’âme (sa forme)312. La species n’est pas le terme de l’opération
mais son principe (principium). Antérieure au concept, elle n’est pas pro-
duite mais productive. Du côté de l’indistinction qui affecte l’intellect,
elle n’a rien de l’étantité (entitatis). Pour le prouver, Eckhart s’adonne
à une argumentation par l’absurde, basée sur le livre VI de la Métaphy-
sique313. Partant de l’hypothèse que l’espèce serait « un étant dans
l’âme » (ens in anima), il affirme qu’un tel étant s’oppose aussi bien
à l’étant distribué dans les dix catégories, sur le plan de l’attribution, qu’à
la substance et à l’accident, sur le plan ontologique. Or, ce qui s’oppose
à la substance et ses accidents n’est pas de l’ordre de l’étantité. Eckhart
en déduit que « l’étant qui est dans l’âme n’est pas un étant » (ens in
anima non est ens). Ce qui prouve l’absurdité de l’hypothèse de départ.
§5. Encore : supposé que l’espèce-intelligible soit un étant, elle est alors
accident, car elle n’est pas substance. Mais elle n’est pas non plus accident,
puisque l’accident a un sujet dont il tient l’être et que l’espèce intelligible
a un objet et non pas un sujet, puisqu’il y a différence entre lieu et sujet.
L’espèce-intelligible se trouve dans l’âme non comme dans un sujet, mais
comme dans un lieu. « L’âme en effet est le lieu des espèces-intelligibles,
non pas l’âme toute entière, mais l’intellect ». Or il est clairement établi que

311
M. ECKHART, Quaestiones Parisienses, § 4, LW V, p. 50-51, trad. fr., p. 170-171.
312
ARISTOTE, De anima, c. 8, 431 b 29.
313
ARISTOTE, Métaphysique, VI, c. 2, 1026 a 34s. ; c. 4 ; 1027 b 17s.
LA SPECIES ET L’INTELLECT 99

si l’espèce intelligible avait un sujet, c’est l’âme qui serait son sujet. C’est
pourquoi l’espèce-intelligible n’est pas un étant314.

L’hypothèse que l’espèce-intelligible soit un accident, parce qu’elle ne


peut être une substance, ne tient pas non plus. L’argument consiste
à montrer que la species tient tout son être d’un « objet » (obiectum),
comme il l’a montré plus haut, et non d’un « sujet » (subiectum). Eckhart
s’oppose ici à ceux qui attribuent l’étance à la species en raison de l’âme
qui la pense. En effet, si la species avait un sujet ce ne pourrait être que
l’âme. Mais Eckhart réfute l’argument en se fondant sur la distinction
entre « lieu » (locus) et « sujet » (subiectum). C’est encore une fois au
De anima, III (c. 4, 429 a 27) que le Thuringien a recours : la species est
dans l’âme comme dans un lieu et non pas comme dans un sujet. Cette
dictinction est fondamentale. Le lieu est passif d’une action, tandis que
le sujet en est le producteur. Or, pour Eckhart, cette production a un effet
contre-productif car elle monopolise l’attention de l’intellect vers un
terme qui le détourne de la manifestation de la chose à l’intellect. Pour
cette raison, l’âme ne peut être considérée comme sujet. Et par consé-
quent, la species ne peut pas être un étant, fut-il un accident.
§6. De plus : si l’espèce-intelligible ou l’intellection était un étant, elle
serait connaissable par une créature, ce qui est faux.
Encore : supposé que l’espèce-intelligible d’un homme soit un étant. Ou
elle est cet étant qu’est l’homme, ou un étant que n’est pas cet homme. Elle
n’est pas cet étant qu’est l’homme, c’est évident. Elle n’est pas non plus un
étant que n’est pas cet homme, car alors elle ne serait pas principe pour
connaître cet homme. Donc elle n’est pas un étant. Une réalité que l’on
dispose en vue d’une fin est faite selon qu’exige la fin : une scie est faite
pour couper et n’est pas façonnée dans un matériau différent selon qu’on la
destine à un roi ou à un charpentier. Comme l’espèce-intelligible a pour fin
de rendre présente la chose auprès de la pensée intellective, elle doit être
constituée de manière à rendre présente la chose de la meilleure façon. Elle
la rend présente de la meilleure manière si elle est non-étant plutôt que si
elle était étant. C’est pourquoi elle n’est pas étant. À moins de dire quelle
est étant-dans-l’âme.
Le savoir est une qualité, c’est un véritable étant, mais d’ordre virtuel, car
l’habitus est étant. Le savoir se tient donc plutôt du côté du sujet (connais-
sant) : c’est dire qu’il est quelque chose d’intrinsèque. Tandis que la pensée
intellective et l’espèce intelligible se tiennent du côté de l’objet : c’est dire
qu’elles sont quelque chose d’extrinsèque. Donc, comme être est quelque
chose d’intrinsèque, pensée intellective et espèce intelligible n’ont aucun
être315.

314
M. ECKHART, Quaestiones Parisienses, § 5, LW V, p. 51, trad. fr., p. 171.
315
M. ECKHART, Quaestiones Parisienses, § 6, LW V, p. 52, p. 172-173.
100 THÉOLOGIE AXIOMATIQUE : PARLER AUTREMENT DE DIEU

Eckhart prend ici une autre voie. Comme tous les étants sont connais-
sables par la créature, l’espèce-intelligible et l’intellection devraient donc
être connaissables. Or, cela est faux puisqu’aucune créature ne peut s’im-
miscer dans la pensée d’une autre. De plus, à supposer que la species
d’un homme soit un étant, on tombe dans une alternative : ou bien
homme et species sont identiques ou bien ils sont différents. Il faut en
réfuter les deux membres. D’une part, l’homme ne peut être dans la pen-
sée, comme la pierre n’est pas ce qui dans l’âme. D’autre part, si la
species est un autre étant que l’homme, il n’est pas possible qu’elle soit
le moyen par lequel le connaître : non esset principium cognoscendi
hominem. C’est peut-être ici l’argument capital pour Eckhart. S’y trouve
condensée son option épistémologique. La meilleure manière dont la spe-
cies peut « représenter » la chose, c’est de la « rendre présente »
(repraesentare). Représenter par un étant, c’est déchoir de la présence
directe de la chose en détournant l’attention (abducere) vers une repré-
sentation qui dédouble la chose. Contrairement à Henri de Gand ou
à Duns Scot, Eckhart ne peut se satisfaire de cette « doublure »316. Pour
Duns Scot, en effet, la species intelligibilis a une existence intentionnelle,
qu’il précise, à partir d’un terme emprunté à Averroès317, comme un
« étant diminué » (ens diminutum). C’est l’existence qu’une chose
a quand elle n’existe pas par elle-même mais seulement comme objet
dans autre chose, l’intellect. De la sorte, chez Duns Scot, on assiste à une
sorte de dédoublement entre la chose présente par son espèce sensible et
la chose représentée par son espèce intelligible comme étant diminué.
Il en est ainsi parce que le processus qui préside à la formation de l’es-
pèce intelligible n’est pas une abstraction, mais un transfert dans un nou-
vel ordre. « Puisque l’universel n’est rien dans l’existence », il doit être
donné comme structure a priori de l’intellect : « l’intellect agent produit
quelque chose qui représente l’universel à partir de ce que représentait le
singulier »318. En raison même de ce pouvoir d’universalisation absent
de la matérialité sensitive, la solution scotiste va consister à donner le
primat au rôle de l’intellect dans le processus d’intellection par rapport
au rôle du sensible. Ce qui compte chez lui n’est plus le principe moteur
de l’acte de connaître mais le terme visé, donc, finalement, le concept :
« j’appelle concept ce qui termine l’acte d’intelliger » (Theoremata,
VIII, 1). Ainsi, Duns Scot dégage deux aspects dans l’espèce : ce qui
316
E. WEBER, note 15 dans : Question parisienne, n°1, § 6, Maître Eckhart à Paris,
p. 172.
317
AVERROÈS, In Metaphysica, VI, comm. 2.
318
O. BOULNOIS, Être et representation, p. 86.
LA SPECIES ET L’INTELLECT 101

provient causalement de la chose elle-même (passivité réceptive), et ce


qui provient de l’activité de penser (activité noétique). Or, à partir du
moment où ce second aspect l’emporte sur le premier, une voie s’ouvre
pour une nouvelle interprétation de la connaissance : « il n’est plus
nécessaire que ce soit l’objet même qui cause sa représentation »319. Ici,
la conception intellectuelle va rompre avec l’expérience car ce que va
viser l’intention ne sera plus la chose elle-même.
Pour éviter cette coupure, toute l’originalité de la décision eckhar-
tienne va consister à donner un maximum à la passivité de l’intellect, et
simultanément, à concevoir cette passivité comme sa plus haute activité.
L’ens in anima, contrairement à l’ens diminutum, n’est pas une produc-
tion de l’intellect actif à partir de la réception de la chose même. Il n’y
a pas, chez Eckhart, deux moments qui se succèdent : l’un réceptif, et
puis l’autre productif. La passivité et l’activité s’unifient en une seule
intention. Comme chez Dietrich, l’intellect s’affecte lui-meme dans son
activité connaissante. Il y a auto-affection originaire. La connaissance
vraie, qui caractérise la noétique fribourgeoise à la suite d’Aristote et
d’Augustin, coïncide avec l‘engendrement de l’être connu dans le
connaissant. Cet engendrement ne se réalise qu’au prix de l’abandon de
l’opération habituelle de l’intellect. L’ens in anima est la présence actuelle
de la chose dans l’âme, en tant que cette dernière se rend entièrement
disponible à l’opération de Dieu en elle. Ceci a un corollaire dont il faut
tenir compte : une fois que l’âme cesse d’être disponible à l’opération
divine, il ne lui reste rien. De la connaissance dans l’engendrement, elle
ne récolte aucun savoir qu’elle pourrait conserver sous forme d’une
représentation. L’intellect ne peut accaparer en lui aucun « étant » dont
il pourrait disposer à sa guise en leur attribuant un signe vocal ou écrit.
Autrement dit, la species ne peut être désignée aux autres qu’en étant la
« marque » (nota) laissée dans l’âme320. La species n’appartient pas au
domaine sémiotique.
Échappant au registre de la signification, elle ne relève en soi que du
registre opératif. Par conséquent, Eckhart peut user du signe envers autrui

319
Ibid., p. 86.
320
« Aucun nom n’est [attribué] parce qu’il désigne [quelque chose], mais nomen est
dit [étymologiquement] de notitia parce qu’il est la marque (nota) de quelque concept
dans l’intellect, désignant aux autres le concept lui-même. C’est pourquoi il est lui-même
le messager par lequel le concept lui-même est annoncé aux autres. (Sed nec nomen est,
quia non notificat ; nomen autem a notitia dictum est, eo quod sit nota conceptus alicuius
in intellectu, notificans etiam ipsum conceptum aliis. Propter quod ipsum est nuntius, quo
nuntiatur ipse conceptus aliis.) » (M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 167, LW 2,
p. 146-147, trad. P. Gire modifiée).
102 THÉOLOGIE AXIOMATIQUE : PARLER AUTREMENT DE DIEU

de deux manières. Soit pour désigner une notion (notitia) dans l’âme, en
ce qui concerne les étants « ceci » et « cela ». Soit pour conduire autrui
là où l’engendrement en acte a lieu, en l’absence de toute notion appro-
priée. Dans ce cas, à la manière socratique, le locuteur s’efface pour que
l’âme de son interlocuteur puisse naître à la vérité. Il en va ainsi car
« l’image et ce dont elle est l’image » ne sont pas dissociables ; « coé-
ternels en tant que tels », tous deux peuvent être vécus uniquement « en
tant qu’ils sont en acte », c’est-à-dire à même l’opération qui les uni-
fie321. Toute tentative de reprise ultérieure de cette unité actuelle est,
selon Eckhart, vouée à l’échec. Tant que l’image mentale est ramenée
à un étant, qui tient lieu de la chose à laquelle elle est censée conduire
(ducere), elle ne peut qu’écarter (abducere) le sujet connaissant de cette
chose même. La véritable identité de l’espèce intelligible est l’intention-
nalité. Irréductible à toute conceptualisation, la species est purement rela-
tionnelle. Aussi est-il pertinent de la qualifier de « transparence inten-
tionnelle »322 ou d’« image transparente »323.
§7. De plus : la pensée intellective, en tant que telle, n’est ni ici, ni main-
tenant, ni ceci. D’autre part tout étant ou être est déterminé d’après genre
et espèce. Donc la pensée intellective en tant que telle n’est ni un certain
étant ni ne possède un certain être. Partant, il ne faut pas considérer l’acti-
vité d’intellection elle-même comme un certain étant, puisque l’opération
ne possède pas plus l’être que son principe, mais plutôt moins.
On objectera : si la pensée intellective n’est ni ici, ni maintenant, ni ceci,
elle n’est donc absolument rien. Je réponds que la pensée intellective est un
pouvoir naturel de l’âme. De la sorte elle est quelque chose, car l’âme est
un véritable étant et, à ce titre, elle assure la fonction de source-et-principe
pour ses pouvoirs naturels324.

Simple « transparence intentionnelle », la species n’a aucun statut


localisable. C’est un non-sens de la situer dans le temps et dans l’espace
comme une chose. Il s’agit d’une « extraterritorialité » poussée à l’ex-
trême car, c’est véritablement une sortie du territoire de l’étant325. Sur
base de l’expression « la pensée intellective… n’est donc absolument
rien », Vladimir Lossky a forgé l’expression « nihilisme intellectuel »
qu’il contre-distinguait du « nihilisme divin »326. Si on maintient cette

321
M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 57, OLME 6, p. 122-123.
322
E. ZUM BRUNN, « Dieu n’est pas être », dans : Maître Eckhart à Paris, p. 96.
323
O. BOULNOIS, « VII. La mystique ou l’image transparente », dans : Au-delà de
l’image, p. 289-329.
324
M. ECKHART, Quaestiones Parisienses, § 7, LW V, p. 52-53, trad. fr., p. 173-174.
325
K. FLASCH, Maître Eckhart, p. 120.
326
VL. LOSSKY, Théologie négative, p. 219.
LA SPECIES ET L’INTELLECT 103

perspective, ce sera alors sans oublier que Maître Eckhart contrebalance


cet « elle n’est donc absolument rien » par « elle est quelque chose ».
Que l’intellection ne soit rien de l’ordre de l’étantité, ne signifie pas
qu’elle ne soit rien. La réalité est donc plus vaste que l’étantité. En effet,
parce que l’âme est vraiment, alors, l’intellection est aussi quelque
chose : Sic est aliquid, quia anima est verum ens. L’intellection, qui est
réelle dans son opérativité, englobe l’étantité.
§8. Encore : l’étant et le bien sont convertibles. Dans la pensée intellective
ne se trouvent ni la raison de bien ni celle d’efficient ni celle de fin, comme
il appert au livre III de la Métaphysique (III, c. 2, 996 a 29). Il y est dit en
effet qu’aucune de ces raisons ne se trouve dans les mathématiques qui sont
abstraites puisque celles-ci, prises comme telles, sont seulement dans la
pensée. C’est pourquoi dans la pensée intellective ne se trouve pas la raison
d’étant. Donc l’intellection, en tant qu’elle désigne l’activité (de penser),
n’est pas un être327.

Comme l’indique la convertibilité de l’être et du bien, l’efficience et


la finalité sont liées à l’étantité. Elles sont absentes de l’opération intel-
lective. Eckhart rappelle ce qu’il a déjà dit plus haut à propos des entités
mathématiques. Mais le détour par les mathématiques lui fait ouvrir une
fenêtre plus large sur tout un mode d’entités qui font partie des abstrac-
tions (abstracta), c’est-à-dire qui sont seulement dans la pensée (solum
sunt in intellectu). Ce type d’entités (que Maître Eckhart ne nomme pas)
est différent de celles qu’il a considérées jusque-là puisque, précisément,
elles ne sont pas causées par des choses. Elles ne rendent donc rien pré-
sent. Elles sont pourtant produites par l’intellection. Sont-ce donc des
objets d’un type particulier ? Eckhart se prive de le dire. Parmi ces abs-
tracta, Eckhart va se pencher sur les universaux. C’est donc ici, alors
qu’il arrive au terme de sa dispute, que l’on peut espérer trouver une
argumentation solide sur son « parler et penser autrement » à propos des
termes généraux que l’on trouve dédoublés en abstractum/concretum
dans l’Opus propositionum :
§9. De plus : l’universel n’est pas étant. Or l’universel est constitué par
l’activité d’intellection. Donc celle-ci non plus ne sera pas étant, qui est
constitutive de l’universel.
De plus : l’étant est quelque chose de déterminé. C’est pourquoi le genre
n’est pas étant ; car il est quelque chose d’indéterminé. Mais la pensée
intellective et l’activité d’intellection sont quelque chose d’indéterminé.
Donc ce n’est pas de l’étant328.

327
M. ECKHART, Quaestiones Parisienses, § 8, LW V, p. 53, trad. fr., 174.
328
Ibid., § 9, LW V, p. 53, trad. fr., p. 174.
104 THÉOLOGIE AXIOMATIQUE : PARLER AUTREMENT DE DIEU

Une chose est affirmée d’emblée : universale non est ens. L’universel,
parce qu’uniquement constitué par une activité d’intellection et non
directement par des choses, implique donc que cette activité soit elle
aussi hors de l’étantité. Tandis que l’étant se caractérise par sa détermi-
nation (tantôt ceci, tantôt cela), l’activité d’intellection et ce qu’elle pro-
duit est de l’ordre de l’indétermination. Ce n’est donc pas du concret,
mais quelque chose d’abstrait qui peut s’appliquer à de nombreux
concrets. Cette application possible d’un universel abstrait à des particu-
liers concrets implique que l’universel ne soit identifié à aucune repré-
sentation. Son indétermination interdit précisément toute représentation.
Quel est alors le statut de l’universel ? Puisqu’il se trouve du côté de
l’intellection, et que celle-ci est antérieure à l’être, alors, il faut admettre
que l’universel est du côté de l’opérativité. Comme l’indique la réparti-
tion des traités de l’Opus propositionum, l’indéterminé-indistinct se situe
du côté du supérieur qui confère l’être aux inférieurs qui, eux, sont déter-
minés-distincts. Si Eckhart se prive de nommer l’universel « objet »,
c’est dans un but précis. Le regard ne peut se tourner vers l’universel
comme vers un terme. L’universel se situe en amont et non aval de l’in-
tention. Moins on le détermine, plus il est opérationnel. C’est l’universel
qui aide à rassembler les concrets dans l’unité. Mais, ce rassemblement
se fait dans l’acte. Objectiver l’universel revient à le placer sur le même
plan que les objets causés par les étants, et donc à pouvoir le comparer
à eux. Or, dans ce cas, la comparaison se réduit à une similitude, et c’est
l’intellect humain qui régit lui-même cette modalité. Par contre, là où
l’universel est laissé du côté de l’opérativité, en amont de la saisie intel-
lectuelle, il est directement motivant par réceptivité dans l’âme du sujet
intellectif. Dans ce cas, et dans ce cas seulement, la cause seconde peut
être directement mue par la cause première dans l’unité. Or, c’est préci-
sément cette opérativité que vise Eckhart à travers toute son œuvre.
§10. De plus : l’étant-dans-sa-cause n’est pas étant. Aucune réalité (que l’on
désigne d’un terme) univoque ne possède la raison de cause véritable. La
raison d’étant dérive de (ce qui possède celle de) cause. Donc c’est dans
la réalité dérivée que se trouve la raison d’étant. Donc en Dieu, de qui la
totalité de l’étant émane, on ne trouve pas la raison d’étant. Comme notre
activité d’intellection est causée par l’étant, elle émane elle-même de l’étant.
Par suite, elle tend au non-étant et ne possède pas l’être.
Ainsi il est clair que l’intelliger de l’ange, en tant qu’il signifie activité,
n’est pas son être à lui.
Eckhart, Prêcheur329.

329
Ibid., § 10, LW V, p. 54, trad. fr., p. 175.
LA SPECIES ET L’INTELLECT 105

Pour Eckhart, contrairement à Duns Scot, le terme « étant » désigne


toujours une réalité effective, concrète et déterminée. Il ne peut donc
servir de base à une univocité objective entre ce qui est dans la cause et
ce qui est en issu. Le fait qu’« un étant-dans-sa-cause ne soit pas un
étant » interdit l’emploi du concept univoque d’étant. Pourtant, nul doute
que s’il a été présent à ce débat, Duns Scot n’ait perçu une faille dans
l’argumentation eckhartienne. Quel est le statut de cet ens in anima ?
Comment rendre compte du fait que l’on peut parler des universaux et
qu’ils sont donc de facto des objets de pensée ? Scot a résolu ce pro-
blème grâce à un concept univoque d’étant qui ne correspond plus
à l’effectivité, comme celui du Thuringien, mais à l’objectité. Par consé-
quent, il a chez lui équivocité de la notion de présence : l’une concerne
la présence de l’objet connaissable, l’autre concerne la présence de
l’agent au patient. Par là, il a ouvert une conception transcendantale
de l’étant qui permet de le considérer en tant qu’il est signifié (modus
significandi) indépendamment et de sa pensée (modus intelligendi) et de
son existence (modus essendi). Ce que vise la représentation est indépen-
dant de l’acte de pensée. Ainsi, l’intelliger de la chose peut ou non exis-
ter, il n’est pas indispensable à la capacité du signe de renvoyer à cette
chose qu’il représente. L’efficacité de ce renvoi, pour Scot, dépend d’un
pacte conventionnel entre les utilisateurs du signe. Or, c’est là où les
options eckhartienne et scotiste divergent. Là où « signifier, c’est repré-
senter quelque chose à l’intellect »330, la chose peut être représentée en
l’absence de sa présence opérative. Le signe devient un substitut de la
chose. À cette substitution sémiotique qui commence à poindre dans les
débats universitaires, Eckhart est viscéralement réfractaire. Il refuse que
l’on puisse faire arrêt sur le signe comme à un étant qui permet, secon-
dairement, de renvoyer, ou d’inférer, vers une chose. Cette modalité
d’inférence est, pour lui, colporteuse d’un véritable danger. Tout le pro-
blème réside dans l’ambigüité du signe. Même là où Scot affirme que la
vérité réside dans la conformité du représentant avec l’original qui le
cause, via la species, il n’y a aucune nécessité interne à opérer ce renvoi
dans la sémiotique transcendantale. Seule la volonté d’y adhérer lui rend
son efficacité. Que l’on effectue ou non le renvoi du signe à la chose, le
discours continue à fonctionner de la même façon. Sa cohérence logique
n’en est nullement atteinte. Rien de tel chez Eckhart. En l’absence de
l’expérience de la chose même, la logique devient déficiente. Sans

330
DUNS SCOT, Questiones in libros Elenchorum, q. 15, § [6], Opera omnia, rééd.
Vivès, Paris, 1991s, vol. V, p. 22.
106 THÉOLOGIE AXIOMATIQUE : PARLER AUTREMENT DE DIEU

l’opération même de l’esse absconditus, le langage devient abscons.


Cette abscondité interdit à l’utilisateur du signe d’atteindre une quel-
conque représentation comme terme logique. La pensée ne peut se repo-
ser dans le registre sémantique proposé. Contrairement à Duns Scot, la
connaissance est pour Eckhart une relation et non pas un absolu. Entiè-
rement relationnelle et inséparable de la « divinisation », elle ne peut
donc être « une réalité en nous, subsistante et essentielle, distincte de
l’objet auquel elle se rapporte »331. C’est pourquoi, nous allons le voir,
la théologie n’est pas pour lui un savoir, mais un non-savoir.

331
O. BOULNOIS, Être et représentation, p. 149.
Conclusion I

Au terme de la disputatio, un point est désormais acquis. Il est impos-


sible de parler de Dieu à partir d’une étantité commune qui pourrait
englober la cause et le causé, le supérieur et l’inférieur, l’illimité et le
limité. La transcendantalité est opérative et non notionnelle. Le discours
est géré par le transcendantal et non l’inverse. C’est pourquoi le trans-
cendantal n’est pas un thème comme il pourra l’être chez Duns Scot.
Moins on en parle, plus il est opérationnel. La problématique qui sous-
tend les Questions parisiennes pourrait se résumer ainsi : Comment faire
pour user du lexique de l’être sans qu’il ne soit aussitôt réduit concep-
tuellement par l’auditeur à une étantité englobante des étants ? Le ren-
versement épistémologique de la priorité de l’être sur l’intellect joue un
rôle maïeutique. Par l’étonnement, l’auditeur est décontenancé. Provoqué
à sortir de son orbe épistémologique habituelle, il pourra entrevoir la
position eckhartienne. Concéder que l’on puisse attribuer l’être à Dieu
revient à admettre, tacitement, que l’intellect humain puisse se situer en
position d’aplomb ou de surplomb par rapport à lui. Or, précisément,
voilà le préjugé tacite que Maître Eckhart vient déconstruire. Esse est
Deus : la première proposition de l’opus tripartitum consiste à affirmer
que Dieu lui-même gère le langage de l’être à propos de lui et de toutes
choses. En précisant que l’esse et l’intelliger sont identiques en Dieu,
Eckhart cherche à déconstruire le préjugé selon lequel l’homme assimile
Dieu à la modalité par laquelle il se vit lui-même : un étant qui pense,
qui opère. Il faut renverser cette fiction en découvrant que Dieu siste
à même son opération intellective. Aussi, l’être est plutôt le résultat de
l’acte intellectif que l’inverse. Si une telle affirmation doit être aussitôt
corrigée, puisqu’il n’y a pas de temporalité en Dieu, elle apporte toutefois
un éclairage pour la créature. Dieu l’a faite pour qu’elle soit. Cela veut
dire que, faite, elle est encore dans une tension entre rien et l’être. Dans
cette tension, l’intellect a un rôle prépondérant à jouer. Que la créature
continue à supposer, intellectuellement, qu’elle est une substance qui sup-
porte des opérations, a une double conséquence. D’une part, la créature
s’oppose à son propre devenir puisqu’elle imagine être quelque chose
alors qu’elle n’est rien. D’autre part, elle ne peut avancer dans la science
théologique puisqu’elle imagine Dieu comme un étant producteur de cet
étant qu’elle est, sur base d’une causalité exemplaire et efficiente.
108 THÉOLOGIE AXIOMATIQUE : PARLER AUTREMENT DE DIEU

Considérer l’étantité sur base de l’extériorité revient à manquer l’identité


fondamentale de l’intelligere et de l’esse. Cette identité permet d’aborder
la question de l’analogie selon un regard renouvelé. Il n’est pas question
de pouvoir comparer deux entités comme s’il y avait une notion com-
mune qui puisse les mettre sous un même regard. L’identité de l’esse et
de l’intelligere est une source ou une racine irrécupérable tant dans la
pensée productrice que dans le discours. Il est impossible de situer l’être,
et a fortiori l’étant, en face de l’intelliger. L’être est l’intelliger et vice-
versa. Ainsi la science théologique ne peut-elle déployer l’analogie qu’en
tant qu’elle est une anagogie. C’est seulement par participation à sa
source que l’intellect humain peut s’ouvrir davantage à ce qu’est Dieu.
La bipolarité abstraite-concrète de la transcendantalité permet à l’intellect
de ne pas vouloir viser l’universel indépendamment de sa présence agis-
sante dans le particulier. Pas plus le concret que l’abstrait ne peuvent être
représentés sous la forme d’une espèce revêtant les traits de l’étantité,
fut-ce de l’étantité mentale ou objectale. L’espèce qui nait dans l’intellect
lorsque le concret pâtit l’abstrait n’est traduisible ni en représentation ni
en signe. Cette espèce est la présence de l’opérativité. Elle dépend de
l’attention à l’action immédiate de la cause première en soi.
Suite à cette disputatio, une voie est ouverte pour l’expositio. Eckhart
va exposer les Écritures de telle manière que ses lecteurs ou auditeurs
découvrent la spécificité de la rationnalité qui s’y dégage. Il s’agit préci-
sément d’une rationnalité élargie au-delà des bornes du savoir et de la
discursivité. Le cadre structurel spéculatif est établi de telle sorte que
la raison se découvre dans l’actualité de l’être avec laquelle elle ne fait
qu’un. Sa fonction productrice de représentations, transposables en signes
déterminés, sera désemparée, au propre comme au figuré, au point de
devoir trouver une autre raison, au risque de perdre la raison.
Le questionnement sur l’identité de l’être et de l’intelliger en Dieu
oblige à une refonte radicale de la métaphysique. Eckhart fusionne l’épsi-
témologie et l’ontologie dans une épistém-onto-logie. Là où l’être est
lumineux dans son opérativité même, il n’est pas possible de se rapporter
à lui avec une épistémologie objectivante. L’être n’est pas ce qui est visé
par le regard, mais ce qui le permet. En effet, intelliger consiste à se
trouver au sein de la luminosité de l’être dans la manière dont il affecte
les étants. Aussi, est-il impossible de tourner son regard vers l’origine de
la fluence sans, immédiatement, se situer dans le dédoublement. Le théo-
ricien se voit alors contraint de trouver une nouvelle voie spéculative qui
intègre la pratique. Cette nouvelle spéculation s’arrime à la primauté de
l’opérativité sur la pensée, par conséquent, sur l’usage du signe qui en
CONCLUSION I 109

découle. Par sa capacité à recevoir la chose là où elle est encore indéter-


minée, l’intellect cherche les mots pour parvenir à dire cette ouverture
conceptuelle antérieure à l’intellectualité discursive. Chez Eckhart, la
conception mentale est une plaque tournante. L’intellect se situe au nœud
même du distinct et de l’indistinct. S’il s’active en produisant lui-même
un concept à partir du signe, ce dernier restera distinct. Par contre, s’il se
fait réceptif de l’indistinct, l’intellect sera capable de le penser intuitive-
ment et de trouver les mots pour manifester cette opération dont il est
affecté. Lorsqu’il s’agit de théologie, le signe ne peut aller directement
à la chose sans passer par le concept, ou plus exactement, sans la nota
qui affecte directement l’intellect avant qu’il n’ait conceptualisé cet affect
en le déterminant. Il en est ainsi car la détermination qu’exige la quiddité
ne peut convenir à Dieu. L’anité, parce qu’elle est intrinsèquement indé-
terminée, se dérobe à toute saisie déterminative. L’indéterminé ne se
trouve pas en aval du langage mais en amont. Il en est la condition de
possibilité. Aussi, le couple transcendantal concret/abstrait joue le rôle
de transition entre la détermination et l’indétermination. Cette transition
n’est nullement comparative, car l’indistinct enveloppe le distinct dans
une identité qui est à la fois « inclusive » et « exclusive »332. Autrement
dit, séparation et participation vont de pair. La rupture provoquée par la
séparation empêche toute comparaison sur base d’un dénominateur com-
mun : l’équivocité est totale sur le plan langagier. Cependant, cette cou-
pure fonde la participation parce que l’indistinct est ce qui permet l’émer-
gence de tout étant distinct en l’enracinant en lui : l’univocité est totale
sur le plan de l’esse. D’où un paradoxe qu’aucune synthèse ne peut sur-
monter : toute créature étant nihil par elle-même, il n’y a pas d’autre esse
que Dieu ; cependant, Dieu n’est rien au regard de l’étant. D’où l’expres-
sion de puritas essendi pour tenter de traduire l’exclusion incluante. Cette
tension paradoxale épistém-onto-logique entre l’être et le néant règne sur
tout le discours eckhartien. Elle proscrit toute possibilité d’un discours
homogénéisé. La tension entre le langage cataphatique et apophatique
n’est pas surmontée dans l’éminence d’une superessentialité, comme
si la théologie mystique de Denys l’Aréopagite était le dernier mot
eckhartien.
Dans ce paradoxe de séparation et de participation au premier principe,
les Questions parisiennes font état d’une option métaphysique originale.
Indéniablement, Maître Eckhart entre dans le registre des métaphysiques

332
VL. LOSSKY, Théologie négative, p. 68 ; cf. aussi, p. 217.
110 THÉOLOGIE AXIOMATIQUE : PARLER AUTREMENT DE DIEU

rebelles333. On peut cependant se demander si sa refonte de l’analogie


n’est pas rebelle au point de ne pouvoir être présentée comme une
variante de sa version thomasienne. La métaphysique eckhartienne ne
s’établit pas sur la « représentation de l’étant en tant qu’étant »334, mais
sur la réfutation de la possibilité d’une telle représentation. Sa métaphy-
sique ne peut être « dimorphe » car, l’étant ne pouvant être représenté,
il ne peut servir de concept ni univoque, ni équivoque, à la fois pour
l’étant le plus commun (ontologie) et l’étant à son sommet (théologie)335.
Le couple transcendantal concret/abstrait (ens/esse) fonctionne comme
une corrélation insécable. Le supérieur, ou le plus haut, n’est pas visé
théoriquement, mais vécu pratiquement par l’inférieur. Seul l’ens concret
reste déterniminable. L’esse abstrait, restant indéterminable, est à la fois
séparé et participé. À strictement parler, chez Eckhart, Dieu n’est pas la
cause des transcendantaux, mais il est perçu à travers eux. Il y a une
articulation disjonctive entre l’emploi du signe et de la causalité. Que
l’être ne soit pas « formellement » (formaliter) en Dieu signifie qu’on ne
peut identifier une forme qui soit à la fois « dans la cause » (in causa)
et dans « l’effet causé » (in causato)336. La forme ne se trouve qu’au plan
des « choses causées » (causata), c’est-à-dire des étants concrets337. Le
signe ne renvoie pas à deux représentations comparables formellement,
mais à une incomparabilité qui n’est franchie que par la participation du
causé (concret) à la cause (abstrait). Par conséquent, si la métaphysique
de Thomas et celle d’Eckhart s’inspirent d’un héritage proclusien, elles
diffèrent radicalement sur un point : la première tente de maintenir une
tension entre la causalité et la visée intellectuelle par un chiasme dans
l’orbe du langage, tandis que la seconde réunifie la causalité et la visée
intellectuelle à l’aide du langage mais comme ce qui lui échappe. À ce
titre, la métaphysique de Maître Eckhart s’inscrit davantage dans la
lignée d’un Alain de Lille (distinction-indistinction) que dans celle de son
prédécesseur dominicain. Voilà pourquoi, si on accepte que la métaphy-
sique eckhartienne soit rangée dans le « second modèle » (« analogie,
ambiguïté et ouverture ») des métaphysiques rebelles, on ne le fera qu’en

333
O. BOULNOIS, Métaphysiques rebelles, « Chapitre 3 : Structure et diversité des
métaphysiques : trois modèles », p. 113-161. Sur Eckhart, spécialement, p. 142, 179-180.
334
M. HEIDEGGER, Was ist Metaphysik ?, 1949, trad. fr., « Qu’est-ce que la métaphy-
sique? », 1968, p. 40. Voir citation dans O. BOULNOIS, Métaphysiques rebelles, p. 119-
120.
335
Ibid.
336
M. ECKHART, Quaestiones Parisienses, § 8, LW V, p. 45.
337
Ibid., § 11, DW V, p. 46, trad. fr., p. 185.
CONCLUSION I 111

reconnaissant l’originalité par laquelle il harmonise Avicenne et le Liber


de causis.
Dans cette métaphysique rebelle, Dieu peut être appelé tantôt « être »
(Augustin), tantôt « au-delà de l’être » (Denys l’Aréopagite), sans tom-
ber dans l’incohérence. L’unité des noms divins se trouve dans la possi-
bilité de les employer tous : Dieu est omninommable car il est innom-
mable. Or, la voie barrée sur le plan de la détermination langagière n’est
nullement l’abandon de l’intellect mais son ouverture à une autre moda-
lité. L’impasse quidditative n’est que le versant négatif d’une voie
empruntable : la participation effective et active à l’anité. L’intellect,
parce qu’il n’est pas originairement autre que l’être, est capable d’une
conversion illuminative. Cette conversion, nous le verrons, n’a rien d’une
abstraction hors d’un singulier concret. Elle se fait via l’attention à une
présence simultanée entre pensée, parole et agir (cogitatio, locutio et
operatio). Penser et parler sont d’ores et déjà des opérations qui s’enra-
cinent dans une indétermination primordiale et irrécupérable. Toute pen-
sée et toute parole prennent naissance dans un fond silencieux duquel
proviennent également tous les actes quels qu’ils soient. Pour entendre
cette naissance, la pensée ne peut se situer en face de l’actualité opérante.
En faisant comme si elle était un objet à étudier de l’extérieur, la pensée
se rend immédiatement inapte à la connaître. Toute tentative de remontée
vers le supérieur à partir de l’inférieur est vouée à l’échec. Aller à contre-
courant du flux revient à manquer l’unité du connaître et de l’être. La
manière de retrouver cette unité consiste à en ressentir l’agir, l’opération,
de manière pratique. Plus que chez Thomas, on retrouve chez Eckhart
une véritable « portée éthique » qui le rapproche de « l’albertinisme »338.
Selon l’affirmation d’Alain de Libera, on constate une « conception
(eckhartienne) de la théologie comme science de l’Écriture dotée d’une
finalité pratique, qui s’accomplit dans une forme de vie »339.

338
Cf. A. DE LIBERA, Albert le Grand et la philosophie, p. 28.
339
A. DE LIBERA, Maître Eckhart et la mystique rhénane, p. 72-73.
DEUXIÈME PARTIE

COMMENTAIRES
ET PRÉDICATIONS LATINES
Introduction II

Expositio vient d’exponere. Dans tous ses écrits, l’intention de Maître


Eckhart est d’exposer par les raisons naturelles des philosophes, les affir-
mations de la sainte foi chrétienne et de l’Écriture dans les deux Testa-
ments (intentio est auctoris, sicut et in omnibus suis editionibus, ea quae
sacra asserit fides christiania et utriusque testamenti scriptura, exponere
per rationes naturales philosophorum)340. Exponere : « exposer », « pla-
cer en vue », « mettre à la merci de », et non pas expliquer, comme le
verbe est trop hâtivement traduit. La différence est fondamentale. Expo-
ser l’Écriture à l’aide des philosophes revient à montrer l’unicité du
Verbe de la Révélation et de l’Intellect des philosophes. Il ne s’agit pas
tant d’affirmer que les propositions de philosophes soient des fragments
épars de la Vérité révélée que d’en montrer le lien opératif. C’est de la
même source que coulent les affirmations scripturaires et celles des phi-
losophes. Expliquer l’Écriture par les philosophes, au contraire, revien-
drait à admettre tacitement que la Révélation doit être soumise à l’aune
de la ratio humaine pour venir à la lumière. Or, pour Eckhart, le Verbe
est la ratio elle-même341. Sans lui, l’homme n’a pas de ratio. De ce fait,
toute auctoritas, qu’elle soit scripturaire ou philosophique, est une véri-
table révélation sur l’usage de la ratio. D’où, comme l’affirme Alain de
Libera, « il n’y a pas [chez Eckhart] un territoire du philosophe et un
autre du théologien »342. Eckhart veut donner une méthode rationnelle
pour que tout un chacun puisse se rendre disponible au message de la
Révélation. Seule condition : l’engagement à respecter les conditions de
possibilité d’accès à la vérité de cette proclamation. Le philosophe peut
s’avancer vers la vérité s’il s’engage honnêtement envers elle, autrement
dit, si, à la manière de Socrate, il accepte d’être mis en lumière par la
vérité. Et, avec la vérité, la foi pourra alors apparaître comme un acte qui
est conforme à la raison, et à la nature même des choses. C’est dire com-
bien Eckhart fait confiance à la raison qui est en tout homme. Convaincu
qu’elle est un don de Dieu, comme tout ce qui est, il s’ingénie à manifester

340
M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 2, LW III, p. 4, OLME 6,
p. 26-27.
341
Cf. M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 10-13, OLME 6, p. 40-47.
342
A. DE LIBERA, « L’Un ou la Trinité ? », p. 32.
116 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES

à quel point son exercice, au sein même de la dialectique, ne peut que


conduire à reconnaitre qu’il en ainsi.
Eckhart a rédigé deux versions du prologue à l’opus expositionum. La
première, extrêmement brève, fait précisément état du fait que les expo-
sitions seront traitées « succinctement » (succincte)343. La seconde, légè-
rement plus développée, comprend cinq remarques. Les deux premières
remarques concernent la lecture canonique des autorités (auctoritates
canonis). Eckhart emprunte à Maïmonide la méthode exégétique selon
laquelle les auctoritates s’expliquent les unes par les autres. L’Écriture
propose sa propre herméneutique si on la lit de manière intégrale ou
intégrative. Le commentateur a tout intérêt à aller chercher une autorité
à un autre endroit pour interpréter le passage qu’il est en train d’exposer.
La troisième remarque avertit le lecteur que « les autorités sont fréquem-
ment citées en dehors de leur sens littéral immédiat » (auctoritates
frequenter addunctur praeter intentionem primam litterae)344. Prenant
l’exemple du livre XII des Confessions où Augustin commente le premier
verset de la Genèse, Eckhart va exploiter les propriétés de la lettre (pro-
prietates litterae) pour en déployer toutes les potentialités. « Le ciel et la
terre » (cealum et terra) est une métaphore double pour exprimer le
concept « forme-matière »345. On la retrouvera largement dans les com-
mentaires et les sermons eckhartiens. La quatrième remarque mentionne
l’intention de « brièveté » (brevitas) qui anime l’auteur, et, donc, la pos-
sibilité laissée « à la prudence du lecteur » (prudentiae lectoris) de pro-
longer lui-même sa recherche. La cinquième remarque précise cette pos-
sibilité en rappelant que « celui qui lit peut prendre tantôt telle explication,
tantôt telle autre, une ou bien plusieurs, comme il juge expédient de le
faire » (qui legit, nunc istam rationem, nunc aliam, unam vel plures acci-
piat, prout iudicaverit expedire)346. Cette liberté laissée au lecteur par
l’auteur est parlante. Le commentaire eckhartien est là pour stimuler son
lecteur à poursuivre lui-même le travail exégétique en s’impliquant dans
la recherche. Puisque sa méthode ne consiste pas à arbitrer entre des
auctoritates afin de résoudre des oppositions logiques sur le plan séman-
tique, le lecteur est donc libre de faire son propre choix. Cette liberté par
343
M. ECKHART, Prologus in opus expositionum I, LW I/1, p. 183.
344
M. ECKHART, Prologus in opus expositionum II, LW I/1, § 3, p. 184, OLME 1,
p. 206-207.
345
En ce qui concerne l’emploi de « caelum et terra » chez Augustin, cf. mon article
« De l’usage du double concept matière-forme dans la pensée augustinienne de la Créa-
tion », dans : La Création chez les Pères, 2011, p. 133-145.
346
M. ECKHART, Prologus in opus expositionum II, LW I/1, § 5, p. 184, OLME 1,
p. 208-209.
INTRODUCTION II 117

rapport aux propositions nécessite une « prudence », liant ainsi l’éthique


à la logique. L’exégèse engage une expédition (expeditio, expedire).
À savoir, elle prépare le terrain pour l’action.
Les deux premiers sermons parisiens, le sermon pascal (1294) et le
sermon pour la saint Augustin (1302-03), posent des jalons concernant
la pensée eckhartienne. Dans le sermo paschalis, Eckhart prend position
concernant le débat universitaire sur la béatitude. Selon lui, elle est acces-
sible dès cette vie pour autant que l’homme se mette dans les conditions
de la recevoir. Par conséquent, si elle est possible de droit, elle est de fait
toujours postposée en fonction de la capacité réceptive de l’homme. Dans
le sermo vas auri, Eckhart avance son programme théologique : la theo-
logia est le cadre spéculatif de l’ethica. La théologie n’est une science
qu’en tant qu’elle est une sagesse. Scientia et sapientia vont de pair.
L’exemple d’Augustin est là pour attester de cette virtus theologica.
Mettre en œuvre cet ethos nécessite une conversion. Il n’est pas pensable
d’espérer la béatitude sans agir de manière juste. La prédication est donc
axée sur l’operatio actuelle et immédiate de Dieu. L’usage du signe
(nutus) consiste à annoncer cette opération pour en faire l’expérience, en
renonçant à toute représentation. Dans les Sermons et leçons sur l’Ecclé-
siastique, Eckhart précise les modalités par lesquelles il est possible de
parler de Dieu. Que l’on soit prédicateur ou universitaire, seul celui qui
participe à ce dont il parle exerce authentiquement son ministère. Il doit
en effet viser la chose même, ouvrir son intellect à l’operatio, pour pou-
voir articuler les signes qui l’annoncent. Le « je » du prédicateur et du
maître laisse place au « Je » du Verbe : « Mon enseignement n’est pas
mien, mais il appartient à celui qui m’a envoyé » (Jn 7,16). Il en va d’une
fondation de la théologie dans le Verbe. Le discours sur Dieu est fondé
dans le discours de Dieu (theo-logos). En visant Dieu, l’intellect ne
s’ouvre pas à n’importe quel objet de pensée, mais à la cause première
de toutes choses et de toutes pensées. L’intellect est en effet constitué de
telle sorte qu’il est capable de se laisser engendrer « d’un autre, par rap-
port à un autre et pour un autre » (alterius, ad alterum et alteri). C’est
précisément là que le locuteur ne parle plus à partir de son propre fond
– suivant la fiction d’être à lui-même la propre origine de son être, de
son vivre et de son penser – mais directement à partir du Principe. On
dira alors que sa parole est inspirée par l’Esprit Saint. Cependant, que
l’on n’entende pas par là que le prophète a abrogé ses propres qualités
analytiques. Au contraire, il les trouve pleinement disponibles en lui,
dans une plus grande liberté qu’il ne les aurait eues autrement. Parce que
Dieu est le plus pleinement ratio, l’inspiration n’empêche pas l’exercice
118 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES

rationnel mais le décuple. Voilà pourquoi il n’y aura pas lieu, chez
Eckhart, d’opposer la science des grammairiens et l’opération de l’Esprit
Saint. Cette dernière rend possible la première. Elle ne l’abroge nulle-
ment. Par contre, elle offre la liberté d’user du langage pour le relier à
son pôle transcendantal, ce qui n’est guère possible si l’on en reste à une
sémiotique régie par le plan sémantique. Le transcendantal n’est abor-
dable que là où il opère lui-même. Il appartient alors à la lectio de pré-
ciser cette modalité mise en exercice dans le sermo. Eckhart y présente
les conditions de « cognoscibilité » (cognoscibilitas) de l’operatio de
Dieu. Pour en parler, il use du langage métaphorique de la fleur et du
fruit. La métaphore ne sert pas ici à s’écarter de la science théologique,
mais à la fonder. Un jeu de mot s’organise autour de la virtualité et de
la virtuosité. La vertu déployée par le locuteur de la parole de Dieu
s’ancre dans une possibilité dont il tire la force. L’agir et le pâtir s’uni-
fient en acte de telle sorte que la fleur soit fruit et que le fruit se découvre
dans la fleur. La logique est donc conditionnée par une éthique où la
physique est reconnue comme un don. L’ontologie est présentée par
Eckhart dans une relation. L’être est ce dont l’étant vit déjà tout en n’étant
pas encore rassasié de sa présence. L’ayant trouvé en lui-même, il le
cherche encore afin de s’unifier à lui dans sa plénitude. D’où une onto-
logie métaphorique de la faim de l’être, faisant basculer l’analogie vers
l’anagogie. L’étant, un, vrai et bon a faim et soif de l’être, de l’unité, de
la vérité et de la bonté auxquels il participe. Les transcendantaux sont des
signes curseurs entre l’inférieur et le supérieur, nullement des compara-
tifs. Reprenant le rapport du signe et de la causalité à partir de l’exemple
aristotélicien du blanc, Eckhart explique : « la blancheur en soi n’est pas
blanche et ne rend pas blanc non plus, mais elle est ce par quoi une chose
est rendue blanche »347. Le pôle supérieur du transcendantal est « ce par
quoi » le pôle inférieur « est » rendu blanc (id quo est). Le signe désigne
une opération allant de l’un à l’autre. L’anité est reconnue dans la quid-
dité de l’inférieur. Ce point est exposé dans le Commentaire du livre de
la Genèse. Grâce au déploiement de l’exégèse de la métaphore caelum
et terra, Eckhart montre que la nature n’est pas close sur elle-même mais
ouverte à l’opération actuelle de Dieu. Platon et Aristote sont harmonisés
dans une conception maïmonidienne. Exploitant la « métaphore de la
femme adultère », Eckhart explique que la matière a soif de la forme.
L’étant rationnel se doit alors de participer de manière spécifique à sa

347
M. ECKHART, Sermones et Lectiones super Ecclesiastici, § 70, LW II, p. 300, trad.
Brunner, p. 64.
INTRODUCTION II 119

rationalité dans le devenir. Le thème patristique de l’image et de la res-


semblance sert alors de canevas à une reprise épistém-onto-logique. Pâtir
l’opération de Dieu est la condition sine qua non pour qu’une connais-
sance se déploie dans l’étant rationnel à l’occasion même de son agir.
Comme Eckhart l’a indiqué à titre programmatique dans la lectio sur
l’Ecclésiastique, passion et action s’unifient. L’homme, en se laissant
affecter au cœur même de son action, connaît Dieu en tant qu’il participe
à son opération. Connaître c’est agir, agir c’est connaître. La spéculation
théologique expose qu’il est impossible de vouloir scinder la theoria de
la practica. Encore une fois, pas de scientia sans sapientia. C’est préci-
sément ce que Maître Eckhart va déployer dans le Commentaire du livre
de la Sagesse. La reditio completa n’a lieu que là où l’opération porte en
elle-même sa propre lumière. Vouloir observer le simple de l’extérieur
est une aberration. La théologie ne se dit que pour se vivre. Sa vie, sa
vertu, est son propre dire. C’est le dire même de Dieu. Le juste se perçoit
comme mu par un autre dans l’agir juste. Le juste est engendré par la
justice. Il expérimente ainsi ce qu’est l’engendrement. L’engendrement
est une réalité indicible et irreprésentable car elle se vit à même l’union
de l’image et de ce dont elle est l’image. Cependant, la « justice inen-
gendrée » (iustitia ingenita) se découvre à travers la « justice engen-
drée » (iustitia genita). Voilà pourquoi la théologie est le cadre spéculatif
de l’éthique. Elle exprime sur le mode théorique, à travers des articula-
tions thématiques entre « engendrement » et « justice », ce que la pra-
tique permet de découvrir. Il en résulte un avantage à double sens : la
spéculation est légitimée par la pratique, et, la pratique est éclairée par
la spéculation. Il est primordial que l’auto-attestation interne vécue par le
vertueux, en deçà de tout langage sur le mode opératif, soit encadrée sur
un mode propositionnel universel. Pour percevoir l’unité entre le cadre
langagier et opératif, un déplacement de l’attention est nécessaire. Voilà
pourquoi, en liminaire de son Commentaire du livre de l’Exode, Eckhart
donne à ses lecteurs un conseil de lecture. Ce conseil, exprimé de manière
à la fois métaphorique et ironique, indique qu’il ne faudra pas suivre le
commentaire comme s’il s’agissait d’un « acte extérieur » (actus exte-
rior), mais en étant attentif au « sentiment intérieur » (affectus interior).
Cet exergue nous avertit que nous avons affaire à un exercice de lecture
qui est un prélude à un exercice spirituel. Ce serait encore se méprendre
que s’imaginer un exercice spirituel ayant lieu pendant la lecture, à part
de ce qui se passe dans la vie quotidienne. La science déployée par
Eckhart est une science maïeutique : une obstetricandi scientia. D’une
manière tout à fait socratique – et cette fois en reprenant explicitement
120 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES

l’adage de Socrate : « je sais que je ne sais pas » –, Eckhart invite ceux


qui le lisent à se débarrasser d’un savoir livresque afin d’expérimenter
l’opération que les signes désignent. Accéder à cette vérité nécessite de
reconnaître qu’aucun nom, qu’il soit positif ou négatif, ou même suré-
minent, ne convient à Dieu. Il en va d’une nouvelle conception de l’ana-
logie où l’équivocité et l’univocité sont du registre du signe, mais non de
l’être. Comme chez Alain de Lille, on assiste chez Eckhart à une coupure
entre la vox et la res. Une distinction est à faire entre le modus signifi-
candi et la capacité de l’intellect à être affecté par la chose. Ce qui est
« in-composé » en Dieu ne peut pas se dire de manière « exacte » dans
le discours (incompacta). L’intentionnalité excède la signification. Or,
l’ouverture intentionnelle à l’incompact n’est possible que par participa-
tion. Là où l’analogie classique échoue à désigner la chose, la métaphore
trouve le terrain propice à son déploiement. Puisque le signe ne pénètre
pas jusque là où réside l’opération, une herméneutique est donc néces-
saire. Il faudra chercher le sens caché « sous l’écorce de la lettre ». Le
Livre des paraboles de la Genèse est le travail d’expositio où Eckhart est
le plus explicite au sujet du langage métaphorique et parabolique. Plutôt
que le considérer comme une sorte de tournant dans sa méthode, il paraît
beaucoup plus cohérent avec son œuvre de le voir comme une explicita-
tion méthodologique. S’appuyant explicitement sur Maïmonide, Eckhart
présente les deux genres de paraboles, celui ou chaque mot signifie
quelque chose de singulier, et celui où l’ensemble articulé des mots ren-
voie à la chose. Ce second genre remporte son adhésion car il ouvre à de
plus larges possibilités herméneutiques. Le premier genre reste davantage
rivé à une ontologie de la substance, tandis que le second permet de
déployer une ontologie de la relation où les termes ne font précisément
sens qu’en désignant les liens qui les unissent. L’originalité de la méta-
phore est de comporter d’emblée un enseignement éthique car elle n’a
pas de signification en dehors de l’implication du lecteur vis-à-vis de ce
qui est dit. La métaphore, surtout lorsqu’elle est déployée dans la para-
bole qui en est la mise en récit, vise le rapport de l’actif et du passif. Elle
permet de considérer, à travers la description d’une action, par quoi le
protagoniste est conduit. Il y va alors d’un rapprochement éthique à partir
du cadre spéculatif de la règle du supérieur et de l’inférieur. Plus encore
qu’une série d’exemples disponibles pour la prédication, on y trouvera
une tournure langagière qui lui sert de creuset. Or, avant de passer aux
sermons vernaculaires, un pas doit encore être franchi. Le Commentaire
de l’Évangile selon saint Jean se situe à la charnière, tant chronologique-
ment que méthodologiquement, de l’œuvre latine et de l’œuvre allemande.
INTRODUCTION II 121

L’objectif de cette œuvre consiste à montrer comment trouver le lieu de


légitimité de la science théologique. L’engendrement du Fils par le Père
n’est pas connu par représentation, comme s’il était possible de s’en faire
une image, mais de l’intérieur même de toute opération. Le rapport du
juste et de la justice sert de paradigme pour cette connaissance. Il y va
d’une inférence de l’éthique vers le théologique. Seul celui qui agit de
manière juste connaît la justice. Or, cette connaissance se vit comme la
reconnaissance d’être engendré par un autre dont le « je » se découvre
distinct. Cette altérité dans l’unité est l’auto-attestation de l’engendre-
ment fondamental par lequel s’effectuent tous les autres : le Père
engendre son Fils comme un autre (alius) sans qu’il ne soit autre chose
que lui (aliud). L’exercice de la vertu est donc le lieu d’une vérité évi-
dente où Dieu se révèle par un acte d’unité-altérité. L’âme expérimente
la justice comme quelque chose venant de l’extérieur qu’elle-même et
qui, pourtant, la pénètre au point qu’elle ne fait plus qu’un avec elle.
Seule une telle expérience permet de valider la vérité des propositions
sur la vie trinitaire. Tenter de découvrir la révélation divine en recourant
uniquement à l’intelligence sans la volonté serait une erreur. Tel est l’en-
seignement que l’on peut retenir de la belle parabole du récit johannique
où les disciples Pierre et Jean accourent au tombeau au matin de Pâques.
Bien sûr, en frère prêcheur, Eckhart a défendu la priorité de l’intellect sur
la volonté. Cependant, il est allé plus loin en affirmant que les deux
facultés émergent d’un fond secret, dans lequel il n’y a plus d’opération.
Chez le Thuringien, la connaissance atteint son accomplissement dans la
passivité complète de l’intellect. Il serait donc contradictoire d’imaginer
l’opération intellectuelle comme une activité animée par une volonté de
saisie. Pour faire valoir cette passivité de l’intellect, il est nécessaire
de mettre en relief la coopération des deux facultés. Pierre et Jean sont
les métaphores animées de la connaissance et de l’amour. À la manière
dont Jean arrive le premier au tombeau en attendant que Pierre y pénètre,
l’amour va plus vite que la connaissance mais lui cède le pas pour qu’elle
entre dans le mystère. Cependant, ne pouvant rien voir de distinct, la
connaissance (comme Pierre) devra encore s’ouvrir en l’accueillant
la plénitude de l’indistinct par amour (comme Jean).
Signifier l’opération dans la prédication latine
(Sermones)

Lectio et praedicatio sont chez Eckhart les deux facettes d’un même
ensemble qui consiste à exposer l’Écriture par la raison naturelle, tout en
usant d’un langage métaphorique. Le commentaire universitaire se prête
volontiers à manifester la cohérence entre l’Écriture et le cadre axioma-
tique par une mise en lumière des premiers principes et ce qui en découle
(In Principio creavit deus caelum et terram ; In Principio erat Verbum).
Les sermons, quant à eux, ont pour rôle de situer l’homme par rapport au
Principe de telle manière qu’il y participe plus étroitement. L’enjeu de
cette participation n’est autre que la béatitude. Or, à l’époque où Eckhart
devient bachelier en théologie (1294), la béatitude est un objet de débat
entre philosophes artiens et théologiens. Les premiers professent un bon-
heur accessible via les vertus dès la vie terrestre. Les seconds enseignent
une béatitude promise aux parfaits dans la vie céleste. Déjouant cette
alternative, Eckhart propose une autre voie. Selon lui, le message chrétien
accomplit « l’idéal philosophique de félicité intellectuelle »348. Une vie
heureuse est possible dès à présent pour autant que l’homme se place
dans les conditions de réceptivité requises. Ce sera continuellement la
démarche eckhartienne, à travers tous ses sermons, d’affirmer la possibi-
lité d’une béatitude dont l’accès est conditionné. Ceci confirme la
méthode de la lectio dans laquelle l’homme n’accède à la connaissance
de ce qui est proposé que dans la mesure où il y participe. De part et
d’autre, dans la lectio comme dans la praedicatio, la participation est la
condition requise (« seul le juste connaît la justice »). C’est là la trans-
cendantalité de la méthode eckhartienne. La connaissance théologique
n’y est plus un savoir réservé à des initiés, mais l’union béatifiante sous
certaines conditions. D’où le fait que la philosophie soit « déprofession-
nalisée »349. Une telle option ne va pas de soi. Elle heurte de plein fouet
la voie dans laquelle l’université de Paris s’est engagée sous l’influence
d’Henri de Gand dont le long enseignement s’étale de 1276 à 1292350.

348
A. DE LIBERA, « De la félicité intellectuelle à la vie bienheureuse », dans : Raison
et foi, 2003, p. 328-351.
349
Ibid., p. 333.
350
Cf. C. KÖNIG-PRALONG, Le bon usage des savoirs, 2011, p. 69-104.
SIGNIFIER L’OPÉRATION DANS LA PRÉDICATION LATINE 123

Henri a délimité un espace d’intelligibilité des réalités divines strictement


réservé aux théologiens universitaires351. Il situe la science du théologien
à mi-chemin entre la connaissance naturelle des philosophes et la pro-
messe de la vision béatifique. Selon le maître gantois, Dieu lui confère
une lumière spéciale qui lui fait accéder aux choses surnaturelles (intel-
ligentia supernaturalis)352. La magnanimité aristotélicienne de la Méta-
physique est ici déplacée au théologien. Pour le franciscain, le docteur
scolastique a donc un statut d’exception. Faisant partie d’une aristocatrie
intellectuelle, il est capable de réaliser la perfection naturelle de l’homme
sur terre, prévue par la sagesse philosophique. Seul celui qui est initié
à la scientia des maîtres pourra prétendre à une sapientia, qui arrive
comme un fruit savoureux suite à l’effort conceptuel353. Une hiérarchie
s’installe qui va des docteurs parisiens aux simples fidèles (parvuli), en
passant par les docteurs de province (rurales doctores) puis les prêtres
prédicateurs (praedicatores)354.
Pour des raisons assez similaires au nominalisme, surtout dans sa ver-
sion médiévale tardive, la scientificité de la théologie eckhartienne est
aux antipodes d’un aristocratisme intellectuel. Cependant, cette scientifi-
cité s’exprime dans une modalité différente. Tandis que Maître Eckhart
reste fidèle à la définition augustinienne du signe, Ockham rompt avec
elle en abandonnant la nécessité du renvoi du signe au sensible, permet-
tant ainsi que le concept devienne un signe355. Chez le Thuringien, dans
la perspective socratique où demeure Augustin, le signe reste externe au
domaine mental en jouant le rôle d’admonitio. Il consiste à avertir exté-
rieurement les auditeurs pour que ceux-ci se rendent là où le Maître
unique les enseignera dans l’intimité de la Mens. L’expérience de la révé-
lation est transversale par rapport à toutes les catégories de la société.
Aussi Eckhart dénonce-t-il à la fois la confiscation de la félicité par une
élite professionnelle et la manière de considérer la transmission de la
doctrine du salut. Renvoyant dos-à-dos artiens et théologiens, il ne
cherche nullement à supprimer le travail scientifique des facultés, mais
à en proposer une autre modalité. La connaissance de Dieu peut s’expé-
rimenter par tous, tandis que seuls les savants sont chargés d’en éclairer
intellectuellement la structure universelle. Bien qu’il soit prêché en latin

351
Ibid., p. 82.
352
Cf. HENRI DE GAND, Summa, art. 13, q. 4, éd. I. Badius, f.93r, cité dans ibid., p. 86.
353
« sapientiam gustu spirituali sapidam » (HENRI DE GAND, Summa, art. 13, q. 5).
354
HENRI DE GAND, Quodlibet I, q. 35, éd. R. Macken, p. 198-199, cite dans ibid.,
p. 75-76.
355
Cf. J. BIARD, « Introduction » à la Somme de logique, p. XIII.
124 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES

et donc devant un public instruit, le Sermo paschalis manifeste déjà cette


déprofessionnalisation de l’accès à la vie bienheureuse356. La magnani-
mitas et l’humilitas n’y sont pas opposées comme relevant soit des
savants soit des non-savants. Par un déplacement, Eckhart attribue l’hu-
milité à tous les hommes tandis qu’il réserve la grandeur à Dieu. D’où le
déploiement du sermon à l’aune de la Rhétorique : pertinent, incroyable,
nouveau et grand (pertinentia, incredibilia, nova et magna)357. Pertinent,
car il concerne tout homme. Incroyable, car Dieu, « sphère intelligible
dont le centre est partout et la circonférence nulle part »358, se donne sous
la forme du pain. Nouveau, parce que la Pâque renouvelle la Création.
Grand, parce que Dieu est puissant au point de revenir à la vie à travers
la mort.
C’est seulement en vertu d’une grandeur disproportionnée et indis-
tincte que Dieu peut se présenter dans le distinct d’une manière incroyable
et, par là même, renouveler toutes choses. Eckhart met l’accent sur la
puissance opérative de la Pâque. Il y va d’un « renouvellement de
l’âme » (animae refectio), lequel devient possible si le fidèle s’y prépare
en s’abaissant pour devenir « capable de recevoir Dieu » (dei capacior)359.
À Dieu est la puissance, à l’homme la capacité. Le travail de l’homme
consiste à accepter les conditions de possibilité d’une réceptivité : « C’est
pourquoi si l’âme du fidèle veut être capable de le recevoir, il faut qu’elle
s’y prépare en faisant preuve d’humilité »360. L’humilité n’est pas d’abord
ici une disposition morale. Elle est l’attitude ontologique par laquelle
l’homme constate et ratifie sa situation d’étant donné. Il y va, pour
Eckhart, d’une réévaluation de la science philosophique. La connaissance
est ici à la fois ignorance et reconnaissance. Connaître, prêche Eckhart
à la suite d’Augustin, consiste d’abord à se reconnaître soi-même (agnitio
sui ipsius) en tant que ne sachant que très peu de choses (omnes parum
scimus). Qui veut atteindre la science (scientia) ne peut négliger sa
conscience (con-scientia)361. La véritable science est maïeutique. Aussi,

356
Prêché en 1294, alors que le Thuringien vient de commenter les Sentences, le
sermo paschalis est construit d’après les règles de la prédication médiévale. Le thème en
est : « Notre Pâque, le Christ, a été immolé. Ainsi donc, festoyons » (1 Co 5,7-8), et le
prothème : « Mais il fallait festoyer et se réjouir, parce que ton frère était mort et il est
revenu à la vie » (Lc 15, 32).
357
Cf. CICÉRON, De inventione, I, c. 16 n. 23 (Rhetorica vetus, éd. Venetiis 1481, 2r.
92), réf. dans M. Eckhart, Sermo paschalis, § 1, LW V, p. 136.
358
ALAIN DE LILLE, Regulae theologiae, VII ; Liber XXIV philosophorum, Prop. II.
359
M. ECKHART, Sermo paschalis, § 8, LW V, p. 142.
360
Ibid., § 8, LW V, p. 142.
361
M. ECKHART, Sermo paschalis, § 12, LW V, p. 145.
SIGNIFIER L’OPÉRATION DANS LA PRÉDICATION LATINE 125

quiconque est vraiment orgueilleux ne peut être reconnaissant. La recon-


naissance intérieure conduit à l’humilité.
Eckhart développe le thème à partir d’un récit évangélique des dis-
ciples, Pierre et Jean, envoyés préparer la Pâque (Lc 22,8-12). Ce récit
anticipe l’interprétation parabolique du commentaire johannique. Tandis
que Pierre est interprété comme « le (re)connaissant » (agnoscens), Jean
est interprété comme « celui en qui est la grâce » (in quo est gratia). Le
gnothi seauton se transforme ici en agnothi seauton. Que Jean (la grâce)
passe devant Pierre (la reconnaissance) signifie que seul Dieu peut élever
l’homme là où sa nature ne fait que tendre :
Pierre et Jean allaient donc ensemble. C’est pourquoi < il est dit > en Jean
(20,4) : « Ils couraient tous les deux ensemble », … Pierre partit donc le
premier, mais Jean passa devant, parce que la grâce < nous > élève là où la
nature ne peut que tendre. Pierre et Jean préparent donc < la Pâque >. C’est
pourquoi Augustin a dit dans son livre Sur la grâce et le libre arbitre362 :
« Dieu en coopérant en nous, parfait ce qu’il a commencé en opérant.
Il commence par œuvrer en nous pour que nous voulions, < et > il coopère
avec nous qui voulons pour < nous > parfaire. Il opère pour que l’homme
veuille, < et > il coopère pour qu’il ne veuille pas en vain »363.

Le sermo paschalis propose une interprétation métaphorique de Pierre


et Jean qui, comme nous le verrons, sera plus largement déployée vingt
ans plus tard (1294 - vers 1314)364. Le rapprochement des deux extraits
modifie considérablement l’intelligibilité d’un soi-disant ‘tournant para-
bolique’ dans l’œuvre eckhartienne. Ici, déjà, la métaphore vire en para-
bole. Eckhart ne fait pas seulement de la transposition mot à mot, mais
déploie un récit en introduisant ses auditeurs dans une herméneutique qui
ne peut nullement en rester à un usage sémantique du langage. Parce qu’il
ne s’adresse pas à l’intelligence discursive, mais à la vie incarnée et
sensible, la réception du langage parabolique nécessite l’implication
vitale de celui qui l’entend. Le thème même du sermon, la Pâque, est
celui d’un festin où « Dieu, qui est une sphère intelligible et incompré-
hensible (…) est présenté pour être consommé sous la forme du pain »365.
La perception du sacré-(ment) (perceptione sacra<menti>) dépasse
l’usage discursif habituel de l’intelligence puisqu’il passe par la chair.
Par le « ainsi, donc festoyons » (1 Co 5,7-8), Eckhart désire que les

362
AUGUSTIN, De gratia et libero arbitrio, c. 17, n. 33, PL 44, p. 901.
363
M. ECKHART, Sermo paschalis, § 14, LW V, p. 146, trad. M. Mauriège légèr.
modif., p. 35.
364
Cf. infra « Cognitio et amor. Une interprétation parabolique ».
365
M. ECKHART, Sermo paschalis, § 1, LW V, p. 137.
126 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES

auditeurs l’entendent adverbialement (adverbialiter)366. L’adverbialité,


chez Eckhart, est une manière d’être en conformité avec le Verbe. La
Pâque n’est pas une description d’un événement passé. Elle est un acte
qui doit produire un effet dans celui qui la reçoit. Ainsi en est-il du sermo
paschalis où Eckhart s’exprime avant tout sur le mode de l’incitation et
de la recommandation (commendatio). Comme le médecin le fait avec
le malade, le prédicateur recommande une disposition (dispositio) à la
réception (receptio) du sacrement, lequel n’est pas seulement l’eucharis-
tie proprement dite, mais tout le mystère pascal comme mode de com-
munication de Dieu aux hommes. Ce qui est également en jeu, à travers
ce langage, est la conception d’une obstetricandi scientia. L’impossibilité
d’une réduction au langage conceptuel met en avant l’unité du sensible
et de l’intelligible. Aussi, l’accès à cet originaire ne peut aucunement
prendre la voie de la représentation. Le signe va donc s’arrêter au seuil
de l’opérativité. Par conséquent, la décision de l’homme, pour avoir accès
à Dieu, revient à le laisser parfaire son œuvre en se préparant à cette
coopération. Toute l’œuvre vernaculaire est alors annoncée. Le rôle du
prédicateur consiste à préparer la réceptivité de ses auditeurs à l’opérati-
vité divine.
Le Sermon pour la saint Augustin, datant du premier magistère pari-
sien (1302-03), est programmatique. « Sous la métaphore du vase » (sub
vasis metaphora), Eckhart honore toutes les qualités d’Augustin, et
à travers lui, les qualités de tout philosophe s’adonnant à la théologie.
Le thème : « Un vase d’or massif orné de toute pierre précieuse » (Eccl.
50,10) est déployé en trois divisions : la sagesse et la science (la grande
valeur de la matière : or), les dispositions des vertus (orné de toutes
sortes de pierres précieuses), la véhémence dans l’amour (la quantité du
poids : massif). Comme je l’ai présenté dans mon introduction, Eckhart
met d’abord en relief la tripatite philosophique : théorique (elle-même
subdivisée en trois : mathématique, physique, théologie ou éthique),
logique et éthique ou pratique367. La théologie est identifiée à l’éthique :
ethica sive theologia. Remarquons que, contrairement à Boèce qui dans
cette tripartite ne considère que la théologikè philosophia368, Eckhart
envisage la theologia, comme étant à la fois « théologie de la

366
Ibid., § 4, LW V, p. 139.
367
M. ECKHART, Sermo Vas auri solidum, § 2, LW V, p. 89-90, trad. M. Mauriège,
p. 37.
368
BOÈCE, De Trinitate, c. 2.
SIGNIFIER L’OPÉRATION DANS LA PRÉDICATION LATINE 127

révélation » et « théologie des philosophes »369. Il y va, selon Andrea


Speer, d’un modèle intégratif (Integrationsmodell) de l’Évangile et de la
Métaphysique selon l’axiomatique de l’Opus tripartitum370. Il s’agit d’ex-
poser que les dires des philosophes sur la nature des choses s’accordent
avec l’Écriture car les deux (Nature et Écriture) sont issues d’une unique
source dans l’ordre de l’être et de la connaissance371. D’où la conver-
gence entre la métaphysique et la théologie de la révélation : evangelium
contemplatur ens inquantum ens372. Or, ce qui est typique dans le modèle
intégratif de Maître Eckhart est précisément l’impossibilité de séparer la
spéculation de la pratique. Le choix de substituer le terme ethica à celui
de metaphysica dans la tripartite spéculative classique introduit une véri-
table nouveauté par rapport à la manière d’intégrer Aristote dans la théo-
logie, tant sur le plan métaphysique que sur le plan éthique. Chez Eckhart,
la troisième partie de la Métaphysique telle qu’elle parvient aux médié-
vaux, à savoir le Liber de causis, prend une importance considérable.
L’axiomatique pose d’abord une métaphysique descendante, au sens où
seul le supérieur affecte l’inférieur, l’inverse étant impossible. Or, cette
affectation se faisant dans l’unité de l’être et de la connaissance, elle ne
peut être décomposée intellectuellement et discursivement par la créature.
Conceptuellement, une métaphysique ascendante est impossible. Dans sa
métaphysique rebelle, Eckhart harmonise la lecture du Liber de Causis
avec Avicenne373. Il suit ce dernier dans une voie d’expérience où il n’est
pas possible de considérer la cause seule indépendamment de l’effet :
« la métaphysique ne considère pas seulement les causes d’un point de
vue absolu, mais aussi les effets. Elle porte sur les couples des propriétés
qui lui reviennent dans sa totalité, car elles sont les propriétés de l’étant
en tant qu’étant : universel et particulier, cause et causé, substance et
accident, etc. »374. Autrement dit, en visant les transcendantaux par
couples, la métaphysique établit axiomatiquement un cadre conceptuel
transcendantal qui ne sera validé que par la pratique. Cela signifie que,
chez Eckhart, l’éthique assure la vérité des propositions axiomatiques.
Elle l’assure dans une unité practico-spéculative qui n’a aucun équivalent

369
Cf. A. SPEER, « ‘Ethica sive theologia’. Wissenschaftseinteilung und Philosophie-
verständnis bei Meister Eckhart », dans: Was ist Philosophie im Mittelalter?, p. 684.
370
Ibid., p. 685.
371
Cf. M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Ioannem, § 185, LW III, p. 154-155, cité
dans ibid.
372
Ibid., § 444, LW III, p. 380, cité dans ibid.
373
Cf. O. BOULNOIS, Métaphysiques rebelles, p. 142.
374
O. BOULNOIS, « Le besoin de métaphysique », p. 68, citant AVICENNE, Liber de
philosophia prima, sive scientia divina, I, 1, p. 6.12-15.
128 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES

dans la scolastique. Ceci explique la double place de l’éthique, à la fois


comme théorique (ethica sive practica) et comme pratique (ethica sive
theologia). Par ce dédoublement de l’ethica, la theologia se retrouve
donc comme la theoria d’une praxis. C’est bien là que la séparation
aristotélicienne entre métaphysique et éthique est bouleversée. Il ne peut
plus y avoir de suprématie de la métaphysique sur l’éthique. Ceci explique
l’articulation de trois domaines dont Eckhart affirme qu’on ne peut
jamais se reposer sur l’un sans aussitôt faire appel aux autres : la pensée,
la parole et l’agir (cognitio, locutio et operatio). Chez le Thuringien, cette
tripartite redistribue le trépied des signes, des concepts et des choses. Si
la locutio consiste à produire une cognitio chez celui à qui l’on s’adresse,
cette cognitio est directement le résultat d’une operatio dont tous deux,
le locuteur et l’auditeur, ne peuvent qu’être passifs. Se référant à Platon,
Eckhart affirme qu’ « il est autant impossible de dire quelque chose de
Dieu qu’il est difficile de le trouver » (ita impossibile est aliquid de deo
profari sicut difficile est ipsum repperit)375. En raison de l’ineffabilité
divine, il faut donc recourir « à des choses comparables et à des
exemples » (ad rerum similitudines et exempla) comme Platon le fait en
donnant à Dieu le nom de « soleil »376. Eckhart propose alors une double
voie de connaissance pour le « théologien » : « l’une est ‘par un miroir
et en énigme’ (1 Co 13,12) et l’autre est par un miroir et dans la
lumière »377. La première connaissance se fait par le détachement, l’émi-
nence et la cause (ablatione, eminentia et causa). Ce processus déplace
la méthode dionysienne : affirmatio, negatio, eminentia. En effet, l’affir-
mation est directement élidée au profit de la négation. 1) Ablatione :
L’intellect doit se détacher de toute forme connue pour choisir Dieu en
se séparant de tout ce qui est. Il en est ainsi car l’incorporéité divine
nécessite de faire fi des sens. Cette ablatio n’est donc pas une abstraction
d’une forme à partir de la matière. La chose n’étant pas formellement
dans la cause, comme nous l’avons vu à travers la disputatio parisienne,
il n’est guère possible de l’isoler. Le rapport de la cause à l’effet est celui
du déterminé (forme-matière) à l’indéterminé. Voilà pourquoi Eckhart
reprend la notion d’incompactibilité (incompacta) que l’on trouve chez
Alain de Lille. 2) Eminentia : L’éminence consiste à attribuer à Dieu le
nom qui correspond à ce qu’il y a de « plus noble » (nobilius) en soi.
Cette décision est primordiale. La connaissance de Dieu se fait « à partir

375
M. ECKHART, Sermo Vas auri solidum, § 3, LW V, p. 91, trad. M. Mauriège, p. 38.
376
PLATON, République, VI, 508.
377
M. ECKHART, Sermo Vas auri solidum, § 4, LW V, p. 92, trad. M. Mauriège, p. 38.
SIGNIFIER L’OPÉRATION DANS LA PRÉDICATION LATINE 129

des créatures » (ex creaturis), cependant non pas à partir de « ce qui


a été fait » (quod factum), en remontant d’un effet extérieur à sa cause.
Il s’agit au contraire de partir d’un faire actuel, ressenti par la beauté, la
force et le bien (pulchra, pulchrior ; fortia, fortior ; bona, melior)378.
3) Causa : Dieu est connu dans l’Un qui est la cause de tout. C’est pré-
cisément parce qu’il est simple que l’Un cause ce qui est composé en lui
restant séparé.
Cette première voie de connaissance se heurte à une difficulté majeure.
Une fois séparé de toute forme spécifique et tourné vers Dieu, l’intellect
ne peut surmonter la dualité pensant-pensée, qui est la condition même
de l’Intellect en deçà de l’Un. Il faut donc effectuer une « percée », une
« pénétration », une « pointe » (acies), pour dépasser la faiblesse de
l’esprit. Dans ce cas, l’intellect humain doit être agi plus qu’il n’agit :
Deuxièmement, Dieu est connu en cette vie par un miroir et dans la lumière,
c’est-à-dire quand la lumière divine, par son effet particulier, rayonne sur
les puissances cognitives et sur le medium dans la connaissance, élevant
l’intellect lui-même vers ce qu’il ne peut naturellement atteindre. « Car
l’esprit de l’homme n’est pas assez pénétrant pour se fixer sur une lumière
aussi sublime, excepté s’il n’est d’abord rendu plus pur par la justice de la
foi », comme le dit Augustin dans son livre Sur la Trinité (I, c. II, 4, PL 42,
p. 822)379.

Ce serait se méprendre sur le propos eckhartien que d’imaginer cette


élévation comme une extase spirituelle sans lien avec la pratique. Cette
science, si elle est savoureuse (sapida scientia), ou qu’elle fait parfois
entrer l’homme dans une émotion forte (in affectum multum), n’en
demeure pas moins reliée à la pratique380. À savoir, pour aiguiser son
regard dans cette lumière, il faut que l’homme soit rendu plus pur par la
« justice de la foi ». Or, la iustitia fidei consiste précisément à adhérer
à Dieu qui donne la justice dans son exercice même. L’utilité de la science
est triple : « primo, dévoiler ce qui est caché et à venir, secundo, faire
agir de façon méritoire et, tertio, donner un avant-goût de la douceur
divine » (primo ad occulta vel futura pronuntiandum, secundo ad meri-
torie operandum, tertio ad divinam dulcedinem praegustandum)381. Le
dévoilement se fait donc au cœur d’une action éthique qui affecte direc-
tement celui qui la commet. La connaissance dont il est ici question fait

378
M. ECKHART, Sermo Vas auri solidum, § 4, LW V, p. 93.
379
Ibid., § 5, LW V, p. 93-94.
380
Ibid., § 6, LW V, p. 95.
381
Ibid., § 6, LW V, p. 94.
130 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES

effectivement appel à « l’intellect pratique » (intellectus practicus)382.


À omettre cette précision, on tombe aussitôt dans la mystique extatique.
Ce serait en effet oublier qu’Augustin est célébré pour ses vertus. C’est
en œuvrant dans la justice et les autres vertus que la connaissance de
Dieu s’acquiert et non à côté ou parallèlement à cette connaissance pra-
tique. Ici encore, la science ne peut se dissocier de la sagesse de vie :
« Cette connaissance est science ou sagesse » (Haec cognitio scientia vel
sapientia)383. Prenant Augustin comme exemple, Eckhart montre que
cette sagesse se déploie chez lui à travers trois types de « vertus : monas-
tique, politique et théologique »384. Arrêtons-nous seulement à la troi-
sième vertu :
La vertu théologique perfectionne l’homme dans sa relation à Dieu, parce
qu’elle est la conservation intacte de l’esprit par suite de la soumission de
la chair. C’est cela l’acte de la vertu théologique, c’est-à-dire de la foi, de
la charité. Son fruit est l’effet spirituel de la grâce en vue de la perfection
de justice385.

Qui lirait l’œuvre des expositions en méconnaissant ce qu’est la « vertu


théologique » (theologica virtus) pour Eckhart avancerait en tâtonnant
sans connaître la destination de tout son travail. L’agir théologique pro-
duit « l’effet spirituel de la grâce » (spiritualis effectus gratiae) dont le
but ultime est « la perfection de la justice » (ad perfectionem iustitiae).
Force est de constater qu’il y a un véritable ethos théologique chez le
Thuringien. Il ne faudrait pas en déduire que la theoria est au service de
la praxis, purement et simplement. Le fait même de perfectionner la jus-
tice est la contemplation par excellence. La science savoureuse se dégage
dans l’acte juste lui-même parce que le juste y est engendré par la justice.
Nous verrons combien Eckhart insiste sur ce point fondamental. Vouloir
isoler la theoria de la praxis n’est pas conforme à la démarche eckhar-
tienne. Aussi comprenons-nous mieux en quoi la theologia est une spe-
culatio. La théologie offre un cadre spéculatif qui n’aboutit pas par lui-
même à la contemplation. La theoria nécessite une praxis et c’est
précisément au cœur de l’operatio, sans aucune visée réprésentation-
nelle, que se fait la contemplation. L’évidence théologique est donc une
modalité affective forte (in affectum multum) dans l’effectivité de
l’opération.

382
Ibid., § 6, LW V, p. 94-95.
383
Ibid., § 6, LW V, p. 95.
384
Ibid., § 8, LW V, p. 96.
385
Ibid., § 10, LW V, p. 97.
SIGNIFIER L’OPÉRATION DANS LA PRÉDICATION LATINE 131

L’ensemble des sermons, qu’ils soient latins ou allemands, est forte-


ment marqué par le lexique de l’operatio. À ce titre, par sa brièveté, le
sermon latin I peut faire figure d’annonce programmatique. Deux élé-
ments y sont annoncés : la présence immédiate de l’Esprit Saint à l’âme
ainsi que la réceptivité de l’âme conditionnée par sa pureté, selon une
double voie : « Si tu trouves ta joie dans le monde, tu es déjà mon-
dain » ; « Si tu es devenu pur, tu ne resteras pas dans le monde »386. Les
deux éléments (puissance de Dieu, réceptivité de l’âme) sont alors arti-
culés en une seule sentence : « l’opération de la chaleur se répand d’au-
tant mieux que le mérite celui dans la puissance duquel il agit » (tantum
attingit operatio caloris, quantum meretur illud, in cuius virtute agit)387.
Tout est dit, ou presque. En effet, ce sermon latin annonce déjà la pau-
vreté en esprit comme condition sine qua non de qui veut être rendu saint
selon le commandement du Lévitique (Lv 11,44) : « Celui qui veut être
édifié par l’Esprit Saint doit être pauvre de son esprit propre » (qui vult
aedificari spiritu sancto, debet esse pauper spiritu proprio)388. Le sermon
beati pauperes spiritu, qui est un des sommets de la prédication alle-
mande eckhartienne, est ici amorcé389. L’homme ne peut être divinisé
qu’à condition que Dieu soit seul à opérer en lui, ce qui nécessite une
pauvreté de la part de la créature. Dans le sermo IV, dont le thème est :
Ex ipso per ipsum et in ipso (Rm 11,36), Eckhart explique bien que
« l’homme divinisé n’agit pas à cause d’un pourquoi ou d’un autre
motif » (homo divinus, non agit propter cur aut quare)390. Ce n’est pas
une représentation de la justice qui permet à quiconque de devenir juste
mais l’opération même de la justice envers le juste. Pour Eckhart, « il
n’y a pas de ‘à cause de’ » (non autem propter) qui puisse se situer
comme terme de l’action, car la causalité est précisément à l’origine de
celle-ci :
Parce que celui-là opère véritablement à cause de Dieu, qui opère de Dieu,
par Dieu et en Dieu, de même que le juste opère des actions justes ou opère
justement à cause de la justice dans la mesure où l’on distingue le ‘à cause
de’ d’avec le de, par, en391.

Ceci est la mise en application de la règle qui articule les termes abs-
traits et concrets. Cette application n’a de sens que si les signes sont

386
M. ECKHART, Sermo I, LW IV, p. 3-4, trad. E. Mangin, p. 51.
387
Ibid., LW IV, p. 4, trad. E. Mangin, p. 51.
388
Ibid., LW IV, p. 4, trad. E. Mangin, p. 52.
389
Voir M. ECKHART, Predigt 52/108, DW II, p. 486-506, trad. AH-EM, p. 644-652.
390
M. ECKHART, Sermo IV, 1, § 21, LW IV, p. 22, trad. E. Mangin, p. 66-67.
391
Ibid., § 21, LW IV, p. 23, trad. E. Mangin, p. 67.
132 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES

articulés l’un à l’autre via l’opérativité, laquelle étant justement sans


représentation, ne se situe au sein du registre sémantique que pour mieux
s’en dégager. Autrement dit, le terme operatio, que l’on retrouvera sous
la forme würken et ses dérivés nominaux ou adjectivaux dans le registre
moyen haut-allemand, occupe une place fondamentale dans le réseau
sémantique du Thuringien. Ce signe désigne une action dont la signifi-
cation n’est dévoilée que pour qui la vit. Le terme operatio fonctionne
comme un trope. Son omniprésence dans le discours eckhartien consiste
à reconduire constamment le texte à ce qui le fait surgir. L’operatio est
l’actualité surgissante de l’être, vers laquelle tant Eckhart que son allo-
cutaire peuvent à tout moment se tourner ou bien de laquelle ils peuvent
se détourner (aversio/conversio) :
Ainsi, Dieu qui opère toujours et qui est toujours, est donc toujours nou-
veau. Pour cette raison, tout étant est nouveau aussi longtemps qu’il est en
Dieu, et ne possède d’aucun autre sa nouveauté. En allant donc vers Dieu,
en s’approchant de lui, en revenant à lui, en se retournant vers Dieu, toutes
choses sont renouvelées, toutes choses sont bonnes, purifiées (…) ; à l’in-
verse, en se détournant de lui, toutes choses vieillissent, périssent et pèchent
(…) Par conséquent et d’après les manières précédemment indiquées, nous
marchons dans une nouveauté (in novitate ambulemus), et non pas dans une
nouveauté quelconque, mais dans une nouveauté de vie, et non pas d’une
vie qui peut être comparée à une vapeur ou à une ombre (Jc 4,14 ; 1 Ch
29,15), non en raison de la brièveté et du caractère nul de sa durée – en
effet, notre être est quasi intentionnel (est enim esse nostrum quasi inten-
tionale), Sg 5,13 : A peine nés, nous avons immédiatement cessé d’être ;
et Jb 14,2 : Jamais il ne demeure dans un même état– mais dans une nou-
veauté de vie et de vertu donnée par grâce392.

En dehors de l’opération de Dieu, il n’y a rien. Mais, la créature ne se


limite par à « une vapeur qui parait un instant et puis disparait » (Jc 4,14)
car, précisément, son être est « quasi intentionnel ». Que signifie l’usage
de cette expression bien connue des scolastiques ? Pour Thomas d’Aquin,
l’esse intentionale désigne le mode d’être par lequel la chose réelle (esse
naturale ou reale) visée est présente dans l’intellect. Ce n’est pas une
représentation mais une actuation directe de la chose. Il y a conjonction
mutuelle de l’acte intellectif et de la chose connue. Duns Scot, quant
à lui, a usé de cette expression pour désigner la manière dont Dieu
connaissait les hommes avant d’avoir créé le monde. Il a opté pour l’esse
intentionale afin d’éviter la distinction faite par Henri de Gand entre une
connaissance divine dans l’être d’essence (esse essentie) précédant une
392
M. ECKHART, Sermo XV, 2, § 157-158, LW IV, p. 149-150, trad. E. Mangin légèr.
modif., p. 170-171.
SIGNIFIER L’OPÉRATION DANS LA PRÉDICATION LATINE 133

connaissance dans l’être d’existence (esse existentie). Il applique aussi ce


mode de connaissance intentionnelle à l’homme lorsqu’il vise les choses
indépendamment de leur existence. Donc, tandis que chez Thomas l’esse
intentionale suppose la présence active de la chose et son existence effec-
tive, il désigne chez Scot le terme de l’acte intellectif vers une chose qui
peut être absente ou présente. L’esse intentionale est donc pour lui un
mode représentatif de la chose. Chez Eckhart, il n’en va pas ainsi. Nous
avons vu qu’en Dieu, intelligere et esse sont une seule et même chose.
Et étant donné que la créature n’a d’autre être que l’opération intellec-
tuelle de Dieu, il faut en conclure qu’elle-même vit sur un mode inten-
tionnel. À savoir, il n’y a pas d’une part un être consistant qui lui serait
donné, et d’autre part, sa relation à Dieu. Les deux sont un : l’être est
donné actuellement à la créature sur un mode relationnel.
Or, comme toute relation appelle une réciprocité. La modalité ontolo-
gique de la créature ne dépend pas uniquement de l’intentionnalité de
Dieu envers elle, mais aussi de son intentionnalité envers lui. Cela signi-
fie que la créature participe librement à son avenir ontologique. Ou plu-
tôt, devrions-nous dire que le hiatus entre le don de Dieu et la réceptivité
de la créature est précisément l’ouverture du devenir caractérisée par la
corporéité et la temporalité. C’est pourquoi, selon Eckhart, la naissance
dans la vie corporelle est aussitôt marquée d’une défection ontologique :
« À peine nés, nous avons immédiatement cessés d’être » (nos nati conti-
nuo desinimus esse). Par cette affirmation, Eckhart ne rejoint nullement
la position platonicienne pour qui l’âme immortelle, dès qu’elle prend
corps, sombre dans le tombeau (sôma sèma). En fait, il présente la nais-
sance continuelle, la nouveauté, en réunissant la création et la recréation
en un seul processus vital sous-tendu par l’engendrement divin. Au
moment où la créature nait à la vie, elle déchoit de sa nouveauté car elle
n’y reste pas insérée. La corporéité et la temporalité sont la manifestation
effective de l’altération relationnelle. Elles laissent apparaître et cachent
en même temps la naissance dans la vie : duplicité de l’apparaître393.
Si telle est la conception eckhartienne de l’homme, nul doute que l’on ne
puisse isoler la nature de la grâce. Le Thuringien considère tout ce qui
est comme un don gracieux. Il n’y a pas à strictement parler un passage
de l’ordre de la nature à la grâce, mais un passage d’une grâce méconnue
à une grâce reconnue. Pour l’exprimer, nous pouvons avoir recours au
Sermon latin XXV : gratia dei sum id quod sum.

393
Sur ce sujet, cf. Y. MEESSEN, Percée de l’Ego. Maître Eckhart en phénoménologie,
2016, § 16, p. 210-224.
134 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES

La grâce est ainsi appelée du fait qu’elle est donnée gratuitement, gratuite-
ment compris de façon adverbiale ou bien gratuitement compris de façon
nominale. D’après le premier usage, la grâce est dite « donnée gratuite-
ment » (gratis data), c’est-à-dire sans mérite ; d’après le second, la grâce
est dite « faisant grâce » (gratum faciens). La première [grâce] est com-
mune aux bons et aux méchants, et en fait à toutes les créatures ; la seconde
est le propre seulement des êtres doués d’intelligence et de bonté. La pre-
mière procède de Dieu sous l’aspect et la propriété de l’étant ou plutôt du
bien, Augustin : « C’est parce qu’il est bon que nous sommes ». En effet,
l’essence n’engendre et ne crée, si ce n’est à l’intérieur d’une hypostase
[divine]. La seconde grâce procède de Dieu sous l’aspect et la propriété de
la notion [qui appartient] aux Personnes. Par conséquent, seul un étant doué
d’intelligence, dans lequel brille au sens propre l’image de la Trinité, est
capable de [recevoir] celle-ci. À nouveau, Dieu, sous l’aspect du bien,
est le principe de l’ébullition vers l’extérieur, mais sous l’aspect de la notion
[appartenant aux Personnes], il est bouillonnement en lui-même, qui se rap-
porte par accident et de façon exemplaire à l’ébullition [vers l’extérieur].
L’émanation des Personnes en Dieu est donc première, cause et exemplaire
de la création394.

Contrairement à la doctrine de Thomas d’Aquin, Maître Eckhart pense


la grâce en deux salves, dont la première est créatrice et la seconde
recréatrice. La gratia gratis data concerne tous les étants. La gratia gra-
tum faciens concerne uniquement les étants dotés d’intelligence, en tant
qu’ils sont capables de recevoir Dieu (capax dei). Elle consiste précisé-
ment à ratifier la situation d’étant donné et donc, à accepter que l’intel-
ligence fonctionne aussi sur le mode du don. À savoir, toutes choses sont
créées sous l’aspect du bien, mais seuls les étants intellectuels peuvent
découvrir la bullitio à l’œuvre dans cette ebullitio. De la sorte, eux seuls
sont capables de recevoir la reditio completa et ainsi de refluer par la
grâce vers le lieu dont elle flue : « La première grâce consiste encore en
un certain flux, une sortie à partir de Dieu. La seconde consiste en un
certain reflux, un retour en Dieu lui-même » (Adhuc prima gratia consis-
tit in quodam effluxu, egressu a deo. Secunda consistit in quodam refluxu
sive regressu in ipsum deum)395. Observons la subtilité du déplacement
du mouvement proclusien du fluxus-refluxus. Il concerne ici la grâce mais
non les créatures elles-mêmes. La vie dans la grâce est marquée par la
plénitude du don. La spécificité du don est l’élimination de tout ce qui
est de l’ordre de l’appropriation. En Dieu, tout est commun parce que
tout ce qui est à l’un est l’autre. Le mode d’être de Dieu est l’indistinction

394
M. ECKHART, Sermo XXV, § 258, LW IV, p. 235-236, trad. E. Mangin, La mesure
de l’amour, p. 243-244.
395
M. ECKHART, Sermo XXV, § 259, LW IV, p. 237.
SIGNIFIER L’OPÉRATION DANS LA PRÉDICATION LATINE 135

ad intra et ad extra. Aussi la créature est-elle présentée par duplex esse :


l’indistinction en tant qu’elle tient tout son être de Dieu dans l’unité, et
la distinction, en tant qu’elle se trouve dans le multiple. La distinction est
elle-même source de division, puisque le tout suppose des parties, ce qui
est « une voie dans le non-être » (via in non esse) : « La division est de
par sa nature une privation » (divisio ex sui natura privatio est)396.
Note que la créature est distincte des autres selon son mode d’indistinction.
Elle est en effet indivise en elle-même, et divisée par rapport aux autres. Par
suite, plus elle aura été indivise en elle-même ou moins [elle aura été en
elle-même] divisée, plus elle est divisée par rapport aux autres ; et inverse-
ment, plus elle est distincte des autres, moins elle se distingue en elle-même.
Le premier point (s’interprète) par la cause, le second par le signe397.

Eckhart fait ici appel à la dualité cause-signe : Primum per causam,


secundum per signum. Le premier point renvoie au couple distinction-
indistinction et le second au couple division-indivision. Autrement dit,
le registre de la causalité gère le rapport intérieur entre l’indistinct et le
distinct tandis que le registre du signe gère le rapport extérieur entre
le divisé et l’indivise. Le premier est vertical et invisible puisqu’il
concerne le rapport du supérieur à l’inférieur, le second horizontal et
visible puisqu’il manifeste qu’une chose est une en propre tout en étant
divisée d’avec le tout. Or, les deux rapports se conjuguent dans la mesure
où l’Un est participé par la multitude, et que la multitude correspond aux
parties du tout. Le signe peut donc, par un renvoi horizontal d’une chose
(enseigne ou urine) à une autre qui doit être dévoilée (vin ou santé),
renvoyer vers l’opérativité causale verticale qui agit dans le second
terme. Pour goûter le vin, il faut entrer dans la taverne, et pour expéri-
menter la santé, il faut être celui à qui appartient l’urine. Ainsi, pour
découvrir Dieu, il faut être tourné vers son opérativité qui se confond
avec l’être.
Il est à noter à nouveau que toutes choses sont préparées à servir Dieu,
parce que, là où la cause et l’effet se trouvent dans un rapport d’analogie,
la réalité est une, différente seulement par le mode. C’est ce qu’indique le
terme d’analogie, à savoir la même chose dans les deux termes mais cepen-
dant de manière originaire [dans le premier] et de manière dérivée [dans le
second]. De même que la couronne sert donc au vin en l’indiquant, et
l’urine à la santé de l’animal n’ayant absolument rien en soi à la santé, ainsi
toute créature sert Dieu de la même manière. De là, comme le dit Augustin,

396
Ibid., § 317, LW IV, p. 279.
397
Ibid., § 317, LW IV, p. 278.
136 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES

[les créatures] sont signes de Dieu et indiquent que l’on doit aimer Dieu qui
les a faites398.

Pour Eckhart, la cause et l’effet sont unis dans une même réalité (res
una). De la sorte, chaque créature prise isolément, en tant que « signe »
(nutus), ne renvoie pas vers Dieu comme à une autre réalité qu’elle-
même mais à ce qu’elle est de manière originaire. Si les créatures se
présentent les unes aux autres comme des « signes de Dieu » (nutus dei),
c’est précisément en tant qu’elles diffèrent les unes des autres. Ce hoche-
ment de tête mutuel vers Dieu n’a de sens que parce qu’elles sont toutes
ensemble un seul signe distributif (omnia signum est distributivum)399.
Puisque le nutus annonce l’axe vertical de leur être tout en maintenant
leur axe horizontal d’étant ceci et cela (ens hoc aut hoc)400, les créatures
n’ont pas d’autre possibilité que de laisser ou abandonner ce qui est un
obstacle à leur unité ontologique :
Nous avons laissé. Nous sommes abandonnés par les créatures, laissons-les
donc. Deuxièmement, nous laissons, c’est-à-dire [nous laissons] encore,
c’est-à-dire nous abandonnons parfaitement. Toutes choses. Note : toutes
choses est un signe distributif. Donc, étant donné que toutes les créatures
sont un (seul) signe, elles doivent être abandonnées parce qu’elles sont
distribuées, divisées en elles, séparant de Dieu. Origène [en fait : Augustin,
Sermo 311, 4,4] : « Ce que tu aimes sur la terre est un empêchement ; c’est
une glu pour les ailes spirituelles […] avec lesquelles nous nous envolons
jusqu’à Dieu »401.

Remarquons que, tandis que le Thuringien emploie nutus au pluriel


pour désigner chaque créature, il emploie signum au singulier pour les
désigner toutes ensemble. Eckhart s’appuie ici sur les logiciens médié-
vaux, comme Pierre d’Espagne, chez qui le quantificateur omnis se défi-
nit comme « signe distributif de la substance » et « signe distributif de
plusieurs parties subjectives »402. Comme le signe est séparé de ce à quoi
il renvoie (enseigne-vin), la créature est également séparée et séparant

398
Ibid., § 446, LW IV, p. 372, trad., p. 364.
399
Il s’agit d’une application particulière du syncatégorème de « distribution » de
Pierre d’Espagne (Somme logique, VII, Venitiis, 1577, 236-237).
400
M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 52, LW III, p. 43.
401
M. ECKHART, Sermo LIII, § 524, LW IV, p. 441-442, trad. E. Mangin modif.,
p. 423.
402
PIERRE D’ESPAGNE, Tractatus, XII, § 1-2, § 7, éd. De Rijk, Petrus Hispanus Portu-
galensis, Tractatus Called afterwards Summule logicales, Assen, Van Gorcu, 1972,
p. 209-210, p. 216 ; ALBERT LE GRAND, In Evangelicum secundum Joannem, Opera
omnia, éd. Borgnet, 24, p. 33. Cf. M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 52,
LW III, p. 43, OLME 6, p. 110-113 et note 2, p. 112.
SIGNIFIER L’OPÉRATION DANS LA PRÉDICATION LATINE 137

de Dieu qui opère son être. De ce fait, le signe doit être abandonné en
tant que l’on s’arrête à lui comme chose distincte (nutus) de l’opération
indistincte qui agit dans toutes les créatures (signum). Le passage du
nutus individuel au signum collectif oriente alors la manière dont on peut
dire que, chez Eckhart, les exemples de l’urine et de l’enseigne de la
taverne servent « à articuler une réponse sémiotique au problème du sta-
tut ontologique de la créature »403. Il n’y a précisément d’esse que là où
le signum n’est pas distribué. D’où une sorte d’usage syncatégorématique
de tout le discours, c’est-à-dire une reconduction du signe non pas vers
la détermination, ou la signification, mais vers la cause, l’opération. La
stratégie eckhartienne est donc ici d’organiser une sorte de pare-feu ou
de contre-feu à l’envahissement de la sémantique. En fin de compte, par
cette stratégie, les deux pôles de l’analogie fonctionnent comme un tan-
dem opératif. Cela rend impossible toute réduction du second pôle à un
signifié. L’usage des verbes relinquere et linquere est essentiel dans ce
rapport du signe et de l’opérativité. Ces verbes, qui signifient l’action de
« laisser », « abandonner », « lâcher », « quitter », « rompre (avec) »,
« séparer (de) », seront repris par la terminologie allemande de l’Abge-
schiedenheit de la Gelassenheit. Paradoxalement, ils signifient la néces-
sité de quitter le domaine propre au signe parce qu’il constitue un empê-
chement à atteindre la vérité.

403
E. ZUM BRUNN, A. DE LIBERA, Maître Eckhart : métaphysique et théologie néga-
tive, 1984, p. 79-81.
Corrélation entre lectio et praedicatio
(Sermones et Lectiones super Ecclesiastici)

Le signe est l’annonce d’une opération. Comme il reste extérieur


à celle-ci, peut-on affirmer qu’il y a remplissement de la signification par
la sensation ? Le mot « operatio » vise une action qui reste indéterminée
même si elle n’est pas vécue de manière expérimentale. Cette expérience
est précisément le lien entre l’indéterminé et le déterminé. C’est pour-
quoi, comme nous avons pu le constater, la prédication eckhartienne
baigne dans le registre métaphorique. La métaphore est en effet ce trope
qui a pour caractéristique d’annoncer de l’indéterminé par du déterminé.
Ce trope va être mis en oeuvre de manière talentueuse en choisissant
d’exposer d’abord l’Ecclésiastique404. Cet ensemble de deux sermons et
de deux leçons, rédigé entre les années 1298 et 1305 pour ses frères
dominicains de la Province de Saxe, est emblématique de la position de
Maître Eckhart. Non seulement, il montre d’emblée la corrélation entre
lectio et praedicatio dans son œuvre, mais plus encore, que cette corré-
lation est inséparable d’une implication participative du lecteur afin que
la lettre biblique puisse lui révéler son sens. Pour Kurt Flasch, ces Ser-
mones et Lectiones super Ecclesiastici font partie des « discours pro-
grammatiques » de Maître Eckhart405. Avec les Prologues et les Ques-
tions Parisiennes, ils peuvent être considérés comme un « triptyque de
la pensée eckhartienne »406. Si tel est le cas, alors il est possible d’acter
que le langage métaphorique fait intimement partie de l’opus tripartitum.
Le fait que Dieu soit présenté comme l’esse dont la créature se nourrit
tout en ayant faim de lui a une fonction fondamentale dans la théologie
eckhartienne407. Cette transposition métaphorique de la première pro-
position (esse est deus) permet « une élucidation de la première ques-
tion parisienne », tout en érigeant la thèse parisienne « en critère

404
M. ECKHART, Sermones et Lectiones super Ecclesiastici, traduction et commentaire
par F. Brunner, 2002.
405
K. FLASCH, Maître Eckhart, p. 127-139.
406
Ibid., p. 134-136.
407
« Nous sommes par l’être : donc en tant que nous sommes à titre d’étants, nous
nous nourrissons et nous nous repaissons de l’être. Et ainsi tout étant mange Dieu, comme
l’être » (M. ECKHART, Sermones et Lectiones super Ecclesiastici, § 47, LW II, p. 257,
trad. Brunner légèr. modif., p. 48).
CORRÉLATION ENTRE LECTIO ET PRAEDICATIO 139

d’explications génétique »408. À savoir, au lieu de dire « Dieu », on peut,


en suivant le texte biblique, dire « être » (esse), « justice » (iustitia) ou
« sagesse » (sapientia). Cette appellation abstraite est possible en raison
de l’implication concrète du locuteur et de son destinataire. Sans prendre
en considération les causes efficiente et finale (praeter efficiens et finem),
il est possible d’aborder le rapport de la cause à son causé selon une
émanation formelle (emanatio formalis) : « (La sagesse) est l’émanation
pure de Dieu » (Sg 7,25). Il en ressort la présentation renouvelée de
l’analogie qui ne cesse de traverser les textes eckhartiens. Cette présen-
tation transite par l’usage métaphorique qui organise un véritable trope
de la réception sémantique à l’implication opérative. L’ensemble de
l’exégèse eckhartienne, tout en se conformant aux règles strictes codi-
fiées dans les Artes praedicandi409, n’en demeure pas moins transformée.
Respectant la structure thème, prothème, division et développement410,
Eckhart les expose dans un style métaphorique qui instaure l’ensemble
du texte comme un trope. Il ne s’agit pas là d’une ornementation pour
enjoliver les tournures littéraires, mais d’une application strictement
conforme à l’opus tripatitum. Pour le dire de manière un peu prosaïque,
Eckhart ne prend pas une récréation après s’être soumis à la rigueur de
la disputatio. Dans un registre universitaire, il applique point par point le
programme de son obstetricandi scientia.
Programmatique, cet ensemble l’est d’autant plus qu’il s’adresse à de
futurs prédicateurs. Il s’agit d’un vade mecum dans lequel les actes
d’énonciation sont explicités. Il contient donc les éléments par lesquels
un prédicateur peut établir une convention langagière avec ses auditeurs.
Tâchons d’en percevoir les points forts.
« Moi, comme la vigne, j’ai eu pour fruit la suavité de l’odeur » (Eccl.
24,23).
§1. Ces paroles sont à traiter en premier sous la forme de la prédication (in
forma praedicationis), au sujet spécialement de la Vierge Marie ; il faut les
exposer secondement à la manière d’une leçon. Premier point : (la Sagesse)
dit : Moi, comme la vigne, j’ai eu pour fruit la suavité de l’odeur. [Thème]

408
K. FLASCH, Maître Eckhart, p. 128-129.
409
Th.-M. CHARLAND, Artes praedicandi: Contribution à l’histoire de la rhétorique
au Moyen Âge, 1936, rééd. Vrin. Cf. aussi P. GLORIEUX, « L’enseignement au Moyen
Âge. Techniques et méthodes en usage à la Faculté de théologie de Paris au XIIIe siècle »,
1983.
410
« Le thème en est la racine, le prothème le tronc, les parties de la division princi-
pale les grosses branches, le développement le feuillage » (TH.-M. CHARLAND, Artes
praedicandi, p. 113).
140 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES

« (Dieu) manifeste par nous en tout lieu l’odeur de sa connaissance, parce


que « nous sommes la bonne odeur du Christ » [prothème] (Cor. 2).
§2. Les paroles avancées en second lieu [Prothème] correspondent avec
beaucoup d’exactitude, tant verbalement que réellement aux paroles propo-
sées en premier lieu [Thème]. L’Apôtre, en effet, « le prédicateur de la
vérité » (praedicator veritatis), faisant connaître l’action de la prédication
et la tâche du prédicateur (notans praedicationis actum, praedicantis offi-
cium), en déduit ce qui est nécessaire au prédicateur (quid sit praedicatori
necessarium) en disant : « Nous sommes la bonne odeur du Christ. »
[Prothème] »411.

Suivant l’ars praedicandi, Eckhart choisit de prolonger le verset de


l’Ecclésiastique, qu’il nomme d’ailleurs explicitement « thème » :
« Moi, comme la vigne, j’ai eu pour fruit la suavité de l’odeur (Ego quasi
vitis fructificavi suavitatem odoris) (Eccl. 24,23), par le prothème sui-
vant : « (Dieu) manifeste par nous en tout lieu l’odeur de sa connais-
sance, parce que « nous sommes la bonne odeur du Christ » (Cor.
2,14.15). Comme le précise Eckhart, ce prothème correspond exactement
« tant verbalement que réellement » (tam vocaliter quam realiter) aux
paroles du thème. Le lexique thématique de l’ « odeur » y est directe-
ment orienté comme manifestation de « l’action de la prédication et la
tâche du prédicateur » (praedicationis actum, praedicantionis officium).
Autrement dit, le sens verbal va être directement interprété sur le mode
de l’action. La sémantique est investie par la pragmatique. Or, ici, l’usage
du langage métaphorique entrelace le registre ontologique de l’opérativité
liée à la causalité avec le registre des sens. Ce qui est à entendre et à voir
est directement associé à l’odeur et au goût. La vie incarnée affleurant
dans les mots eux-mêmes, il ne peut être question d’en rester à une écoute
ou à une lecture qui creuserait a contrario l’écart entre la signification et
la sensation. Sans saveur, la réceptivité reste morte. Que la vérité se
trouve dans l’opération même, en deçà des mots, c’est ce que ne peut
se permettre d’oublier un praedicator veritatis.
Le thème : « Moi, comme la vigne, j’ai eu pour fruit la suavité du
Christ » est divisé en trois parties : « Moi », « comme la vigne », « j’ai
eu pour fruit la suavité du Christ », lesquels sont respectivement éclairés
par trois points qui correspondent davantage au prothème qui concerne
non ce que dit le prédicateur mais ce qu’il manifeste à partir de ce qu’il
est : « la pureté de la vie » (vitae puritas), « la sincérité de l’intention »

411
M. ECKHART, Sermones et Lectiones super Ecclesiastici, § 1-2, LW II, p. 231-232,
trad. Brunner, p. 15-16.
CORRÉLATION ENTRE LECTIO ET PRAEDICATIO 141

(intentionis sinceritas), « la suavité de la réputation » (odoriferae


suavitas).
La sincérité de l’intention : de sorte qu’il ne tend qu’au Christ, à rien en
dehors de lui, selon ces mots de Cor. 1 (23) : « Nous prêchons le Christ
crucifié. » La suavité de la réputation : « La bonne odeur. » Bernard (écrit)
dans une épître : l’éclat de l’œuvre est le parfum de sa réputation (splendor
est operis odor opinionis)412. La pureté de la vie : « Nous sommes. » « Car
vivre, pour les vivants, c’est être413. » Mais plus l’être – « nous sommes »
- est commun et plus il est abstrait, plus purement il signifie la vie, c’est-à-
dire le vivre414.

Il est significatif de noter que la première autorité mentionnée est pau-


linienne : 1 Co 1,23. La prédication est identifiée à la proclamation du
« Christ crucifié ». Ensuite, le premier auteur mentionné n’est ni un
maître païen (Aristote, Proclus,…), ni un maître scolastique (Albert,
Thomas,…), mais Bernard de Clairvaux, chantre de l’humilité et de
l’amour dans une théologie spirituelle415. Le ton est donné. L’articulation
entre praedicatio et lectio va se baser sur l’expérience spirituelle propre-
ment dite et non à côté d’elle. Cette expérience du « vivre » se dira
pourtant dans l’horizon aristotélicien de l’« être ». Il ne pourra être ques-
tion de quitter la philosophie pour l’expérience mais, au contraire, de
l’exprimer rationnellement. Cela étant, vient alors la division proprement
dite du thème, laquelle prépare le développement ultérieur : « C’est ce
qui est dit dans le thème lui-même (ipso themate dicitur) » : « Moi » (1),
« comme la vigne » (2), « j’ai eu pour fruit la suavité de l’odeur » (3) :
1. Moi : la pureté de la vie – le mot moi (ego), en effet, signifie la substance
sans mélange, c’est-à-dire pure – de sorte que (le prédicateur) peut dire :
« Pour moi, vivre, c’est le Christ », Phil 1 (21). Car le Christ, du moins en
tant qu’homme aussi, a été formé « du sang très pur de la Vierge », comme
le dit le Damascène416.

Le premier point est primordial. Il est le rappel du principe opérateur :


le « moi » (Ego) signifie la « substance sans mélange, c’est-à-dire pure »

412
BERNARD DE CLAIRVAUX, Epistula XCV, Opera Omnia, vol. I, Parisiis, 1889,
col. 269.
413
ARISTOTE, De anima, II, t. 37 31 (B c. 4 415 b 13).
414
M. ECKHART, Sermones et Lectiones super Ecclesiastici, § 2, LW II, p. 232, trad.
Brunner, p. 16.
415
Cf. B. MCGINN, « St. Bernard und Meister Eckhart », 1980, p. 373-386 ;
A. NOBLESSE-ROCHER, « Bernard, Abbé de Clairvaux », dans : Encyclopédie des mys-
tiques rhénans, p. 191-195.
416
M. ECKHART, Sermones et Lectiones super Ecclesiastici, § 3, LW II, p. 232, trad.
Brunner, p. 16.
142 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES

(pura substantia). Ego, pour Eckhart, n’est attribuable en propre qu’à


Dieu, qui est la puritas essendi. La « pureté de vie » du prédicateur ne
s’explique pas ici moralement mais ontologiquement. Pour Brunner, il
s’agit en effet d’un « concept puissamment opératoire » car il permet de
passer de la créature à Dieu417. Pour les futurs prédicateurs, Eckhart ins-
titue l’usage d’un « je » qui dépasse l’individu qui prend la parole. Cet
ego manifeste que l’acte d’énonciation est suspendu au dire même de
Dieu, dans l’instant. Il s’agit de vivre selon une modalité où l’ego propre,
lequel est attaché à l’individualité du « ceci » et du « cela », est délaissé
pour l’ego de Dieu, lequel est personnel sans être individuel. C’est par la
médiation de l’ego du Christ que s’opère ce passage de l’un à l’autre
selon la parole de l’Apôtre : « Pour moi, vivre c’est le Christ » (Ph 1,21).
2. Comme la vigne. Le « comme » (quasi) signifie une relation de simili-
tude. Or, pour la relation (relationi), l’être sien est l’être non sien ; pour
elle, l’être est non pour elle, mais il est d’un autre, par rapport à un autre et
pour un autre (alterius, ad alterum et alteri esse). Ainsi, le prédicateur du
Verbe de Dieu, lequel est « la force de Dieu et la sagesse de Dieu », ne doit
pas à lui-même d’être ou de vivre, mais au Christ qu’il prêche, selon ces
paroles de Gal. 2 (20) : « Je vis, moi, non plus moi, mais le Christ qui vit
en moi » (vivo ego, iam non ego, vivit vero in me Christus). « Moi, non
plus moi », c’est-à-dire : moi comme (un autre) ou comme la vigne, c’est-
à-dire le Christ, comme le Christ, Jean 15 : « Moi, je suis la vraie vigne. »
Le Christ est la vigne, le prédicateur est comme la vigne. Et parce que
l’opération appartient à qui possède l’être, l’enseignement du prédicateur
du Christ ne doit rien concerner en dehors du Christ, de sorte que le prédi-
cateur puisse dire ces paroles de Jean 7 : « Mon enseignement n’est pas
mien, mais il appartient à celui qui m’a envoyé. » Telle est la deuxième
chose qui est requise du prédicateur, la sincérité de l’intention : comme la
vigne418.

Le second point précise le premier point, en explicitant que la pureté


de l’ego est accessible à travers une « relation de similitude » (relatio
similitudinis). Similitude n’est pas ici à entendre comme un acte de com-
paraison entre deux termes à saisir intellectuellement. Ce n’est pas une
relation de raison, mais une relation réelle. Elle implique une transgres-
sion du principe de contradiction. Il s’agit d’un trope. En effet, l’affirma-
tion « l’être sien est l’être non sien » (suum esse est non suum esse) est
inacceptable sur un plan strictement logique. Il faut, pour y adhérer, que
l’étant qui la profère ou qui la reçoit, vive lui-même cette relation par

417
F. BRUNNER, « Commentaire du Sermon I », p. 75.
418
M. ECKHART, Sermones et Lectiones super Ecclesiastici, § 4, LW II, p. 233, trad.
Brunner, p. 16.
CORRÉLATION ENTRE LECTIO ET PRAEDICATIO 143

laquelle il se découvre intérieurement mu « d’un autre, par rapport à un


autre et pour un autre » (alterius, ad alterum et alteri). La sincérité de
l’intention, que nous retrouverons dans la prédication allemande, n’est
donc pas morale mais ontologique. La cause seconde est directement agie
par la cause première. Sur le mode du « quasi » ou de l’adverbe, le pré-
dicateur ne dit plus « moi » en son nom propre, mais au nom de celui
qui le fait vivre : « Moi, non plus moi » (Ego, iam non ego). Le prédi-
cateur est désormais comme la vigne : son opération ne lui appartient
plus en propre. Il en résulte que ce qu’il dit, ou énonce, n’est pas non
plus à lui en propre. Le dire laisse passer l’opération divine, à la manière
dont le Fils, en tant que Verbe, révèle le Père : « Mon enseignement
n’est pas mien, mais il appartient à celui qui m’a envoyé » (Jn 7,16). Ceci
est à retenir concernant l’usage récurrent du terme ego ou ich dans les
sermons allemands. Partout où ce ich apparaît, un trope se fait jour.
À savoir, le « moi » fait signe vers l’opérateur premier du discours, qui
n’est pas le prédicateur, mais Dieu lui-même. En précisant à ses audi-
teurs : « moi, non plus moi », Eckhart institue avec eux une convention.
Par là, il avertit les futurs prédicateurs de la nécessité d’établir ce pacte
avec leurs auditeurs. Le rapport « je-tu » habituel n’est plus le
« moi – non-moi », il est le « moi » qui unifie tous les « moi » présents,
à condition que chacun s’engage dans ce même « moi – non-moi ». D’où
la performance de l’acte de langage, car l’énoncé correspond à l’effecti-
vité de l’acte (Wirklichkeit) :
3. Viens ensuite le troisième point, à savoir la suavité de la réputation odo-
riférante : J’ai eu pour fruit la suavité de l’odeur, de sorte que l’on peut dire
de cette dernière ces paroles de Gen. 27 : « Voici, l’odeur de mon fils est
comme l’odeur d’un champ fertile que Dieu a béni. »419

Celui qui se laisse opérer par Dieu manifeste à l’extérieur l’opérativité


par laquelle il agit intérieurement. Le fait même que, par sa droiture
d’intention, le prédicateur soit attentif à opérer dans la relation, fait partie
des conditions de performance de son discours. Il en résulte une « répu-
tation odoriférante ». L’opérativité interne transpire dans ce qui est dit.
Ce rapport direct de l’opérativité et de l’odeur manifeste combien est
volatile ce qui distingue un prédicateur qui parle par « ouï-dire »420, sans
expérimenter ce qu’il dit, et un prédicateur qui témoigne de ce qui s’at-
teste en lui par son expérience. Au niveau sémantique, rien – ou presque –
ne les distingue. Sur le plan pragmatique, rien n’est plus différent.

419
Ibid., § 5, LW II, p. 233, trad. Brunner, p. 17.
420
Ibid., § 69.191, OLME 6, p. 142-143.344-347.
144 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES

Eckhart doit pourtant rassurer ses frères prédicateurs (« très chers »)


qu’aucun ministre n’est capable de cette opération :
Mais « de cela », très chers, « qui est capable au même degré ? » Certai-
nement personne, si ce n’est pas lui « qui nous a rendus capables d’êtres
ministres de la Nouvelle Alliance, non par la lettre, mais par l’esprit »,
2 Cor. 3 (6) « Non par la lettre, dit-il, mais par l’esprit. » Invoquons donc
l’Esprit lui-même pour obtenir cela et disons : « Viens, Esprit-Saint »,
etc.421

Ce qui fait la différence entre celui qui connaît et enseigne « par ouï-
dire et par simple étude » (per studium ab extra) et celui qui atteste de
la vérité comme un habitus auquel il participe ne vient pas d’une capacité
humaine422. « De cela, qui est capable ? » (quis tam idoneus ?) : « Per-
sonne, si ce n’est celui qui nous a rendu capables… » (nullus, nisi per
illum ‘qui idoneos nos fecit…’), c’est-à-dire celui qui opère en tous par
son action. Cette capacité opérative permet précisément le passage de la
lettre à l’esprit : non littera, sed spiritu. C’est bien, comme l’indique
Gilbert Dahan, ce « transfert de sens » que permet l’usage du discours
métaphorique423. Or, précisément, l’option eckhartienne, nous le consta-
tons, n’est pas de remplacer l’exégèse métaphorique par une exégèse
analytique et univoque. Le langage métaphorique fait intrinsèquement
partie de la démarche scientifique en tant qu’il pointe vers l’unité de
l’acte d’énonciation avec ce qui est dit. En effet, la métaphore ne tente
pas de faire référence à des choses avec des mots, mais de surmonter
l’unité brisée des choses et des mots. Par contrecoup, les règles des
artiens sont intégrées à cette métaphorisation de la science théologique.
Il serait donc hasardeux de faire jouer l’opération de l’Esprit Saint face
à la science des grammairiens. Eckhart ne cherche nullement à abroger
la technicité analytique du langage mais tente de la situer à sa juste place.
La juridiction du discours ne peut s’étendre à la cause première. Voilà
pourquoi Eckhart déclare : « l’Écriture sainte, en tant qu’inspirée par
l’Esprit Saint, n’est pas soumise aux lois et aux règles grammaticales »
(sacra scriptura, utpote spiritu sancto inspirata, legibus et regulis gram-
maticae non est ligata)424. Il en est ainsi parce que celui qui confère aux
hommes le langage échappe lui-même au langage. Et, par conséquent,
lorsque le langage veut cerner ce rapport entre ce qui est de l’ordre du
langage, où règne la syntaxe, et ce qui est la cause même du langage, il
421
Ibid., § 5, LW II, p. 234, trad. Brunner, p. 17.
422
Ibid., § 191, OLME 6, p. 346-347.
423
G. DAHAN, Lire la Bible au Moyen Âge, p. 20s.
424
M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 745, LW III, p. 649.
CORRÉLATION ENTRE LECTIO ET PRAEDICATIO 145

outrepasse sa juridiction. L’usage de la métaphore s’impose scientifique-


ment comme translatio de ce qui ne peut qu’être signifié vers l’opérateur
source à la fois du signe et de la chose signifiée, à travers la médiation
du co-opérateur qui est lui-même à la fois signe et chose signifiée. Il en
va d’un renouvellement de l’analogie dans laquelle l’analogué s’implique
lui-même dans la formulation analogique. Ainsi que l’affirme Dietmar
Mieth, « l’analogie n’exprime pas, comme chez Thomas, un rapport de
connexion, mais un rapport de dépendance », il s’en suit qu’elle n’ex-
plique pas « ce qu’est une chose » mais indique « d’où elle vient »425.
De la sorte, la participation fait partie intégrante de la référentialité. Seul
le participant peut parler en vérité de ce dont il participe426.
Dans un style poétique, Eckhart métaphorise le langage ontologique
pour qualifier la manière dont l’intellect est capable de participer à sa
cause qui n’est autre que la puritas essendi, et dont l’autre nom est : ego.
C’est au sein de l’ego, dont on ne peut dire avec distinction qu’il appar-
tient au Père ou au Fils, ou bien à Dieu ou à l’homme, que s’éprouve
l’opérativité pure et sans distinction. Que cette pureté soit évidente, est
alors décliné en cinq raisons427 : 1) le retour complet sur soi-même (redi-
tio completa) ; 2) l’identité de l’ego à la substance sans aucun accident,
dont le corollaire est que dans l’ego tout accident passe dans la substance,
excepté la relation qui « ne possède son être ni dans le sujet, ni par le
sujet, mais plutôt par l’objet et par l’opposé du sujet » (non habet esse
in subiecto nec a subiecto, sed potius ab obiecto et a suo oppositio) ;
3) l’ego ne signifie ni cette substance-ci ni celle-là, mais la pure subs-
tance absolument ; 4) l’ego inclut la perfection de tous les genres mais
ne se réduit à aucun ; 5) le monde n’est pas capable de contenir la subs-
tance comme telle que le mot ego signifie, mais l’intellect, en tant que
quelque chose plus haut que la nature, est comme le « lieu » où advient
passivement cette capacité428. Comme nous pouvons le constater, l’ego,
comme tel, est inaccessible à l’intellect humain. À savoir, en raison de
sa pureté indistinctive, il exclut toute appréhension tout en incluant toute
participation. L’ego est précisément la simplicité où la substance et la
relation ne font qu’un, mais l’intelliger y distingue deux choses. Pour
que cette dualité se résolve dans l’unité, le connaître doit s’identifier

425
D. MIETH, Die Einheit von Vita Activa und Vita Passiva in den deutschen Predig-
ten und Traktaten Meister Eckharts und bei Johannes Tauler, p. 136.
426
Cf. note complémentaire n°6, « participation », OLME 6, p. 404-411.
427
M. ECKHART, Sermones et Lectiones super Ecclesiastici, § 10, LW II, p. 239, trad.
Brunner, p. 20-21.
428
Cf. ARISTOTE, De anima, III, 6, c. 4, 429 a 27 : « l’âme est le lieu des espèces ».
146 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES

à l’engendrement même du participé. Autrement dit, c’est en entrant en


relation avec la cause intérieure, et non en voulant la saisir comme une
essence indépendante de la relation, que la connaissance s’opère. Il en
est ainsi car, selon l’application d’un adage scolastique tiré d’Augustin,
« l’essence n’engendre pas » (essentia non generat)429. Pour expliciter
comment la créature peut connaître la pureté de l’essence en y partici-
pant, Eckhart recourt à une exégèse du premier verset johannique : In
principio erat verbum (Jn 1,1). Il fait appel à la relation du Père et du
Fils comme diffusivité et fécondité (diffusionem sive feconditatem) à la
fois ad intra et ad extra. C’est en vertu de la relation d’abord, et non de
l’essence, que « Dieu opère tout en tous » (operatur omnia in omnibus)
(1 Cor 12,6). Cette précision est extrêmement importante car elle dessine
une ontologie de la relation et non une ontologie de la substance. En se
communiquant sur le mode relationnel, Dieu fait de la créature une rela-
tion en quête de sa consistance. Son don est donc constitutif d’une force
attirante. Aussi, la créature veut-elle quitter sa condition accidentelle pour
la condition essentielle à laquelle elle se sent convoquée dans sa consti-
tution même. Tel l’œil qui doit être « sans couleur » (nisi color) pour
recevoir toutes les couleurs430, elle ne peut que se reconnaître inféconde
par elle-même et donc nue, pour recevoir toutes les vertus (justice,
sagesse, bonté,…) qui se diffusent avec la générosité de l’être. Toute
fécondité advient sous l’action de la puissance divine.

429
« ‘Rien ne s’engendre soi-même’ dit s. Augustin. Or, si l’essence engendre l’es-
sence, elle s’engendre elle-même, puisqu’il n’y a rien en Dieu qui se distingue de l’es-
sence divine. Donc l’essence n’engendre pas l’essence. » (THOMAS D’AQUIN, Summa
theologiae, Ia Pars, q. 39, a. 5, cité par M. ECKHART, Sermones et Lectiones super Eccle-
siastici, § 11, LW II, p. 241 ; Expositio libri Sapientiae, § 65, LW II, p. 393).
430
ARISTOTE, De anima, II, c. 7, 418 a 26.
In signum virtutis
(Sermones et Lectiones super Ecclesiastici)

La lectio reprend explicativement l’exhortation implicative de la prae-


dicatio. L’accent se déplace ici sur l’operatio et la connaissance induite
par cette dernière, tout en faisant valoir les conditions de « cognoscibi-
lité » (cognoscibilitas) qu’elle requiert. La Lectio I développe métapho-
riquement la « force opérative » contenue en germe dans le Sermo I :
« Ce qui est suave attire par sa propre force (suave est quod sua vi tra-
hit) ». Cette force n’est autre que celle du fruit lui-même. Or, entre les
choses divines et les choses non divines, une distinction s’impose : seules
« les choses divines possèdent le fruit dans la fleur »431. Au contraire, les
choses non divines sont tendues entre la fleur et le fruit. Le fait que la
fleur leur soit donnée est le gage anticipé du fruit à recevoir. Ce délai
vaut seulement pour les créatures, mais non pour Dieu. Il en est ainsi
parce qu’en Dieu « le commencement est la fin » (Ap 1,22) : « il est
donc la fleur en tant que commencement, et le fruit en tant que fin »432.
Aussi, selon l’exégèse de 1Co 12,6 (qui operatur omnia in omnibus),
lorsqu’il opère dans toutes les créatures, Dieu opère tout, c’est-à-dire
qu’il leur est présent causativement à la fois comme la fleur et le fruit.
Toujours nouveau en lui-même, Dieu opère un renouvellement incessant
de toutes choses.
De là vient, quatrièmement, que toute œuvre de Dieu est toujours nouvelle,
Sag. 7 (27) : « Demeurant en soi, il renouvelle toutes choses » ; Apoc. 21
(5) : « Voici, je fais toutes choses nouvelles », comme je l’ai commenté
abondamment à propos de Sag. 7.
De plus, cinquièmement, ce verset de Gen. 1 : « Dans le principe, Dieu créa
le ciel et la terre. » « il créa » : la fin et le fruit au passé ; « dans le prin-
cipe » : la fleur et le nouveau. D’où vient, sixièmement, que là où Dieu
œuvre en lui-même, s’il faut user du terme d’œuvre, toujours il a engendré
le Fils et il l’engendre, et toujours celui-ci est né et toujours il naît : la fleur
est le fruit, la fleur est dans le fruit, le fruit dans la fleur433.

La métaphore de la fleur et du fruit sert de transfert pour l’opération


divine ad intra et ad extra. Elle peut aussi bien désigner l’engendrement
431
M. ECKHART, Sermones et Lectiones super Ecclesiastici, § 18, LW II, p. 246.
432
Ibid.
433
Ibid., § 21, LW II, p. 248, trad. Brunner, p. 27.
148 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES

du Fils par le Père que l’opération qui en émane. L’immanence mutuelle


de la fleur et du fruit, que Dieu infuse à la créature, est pourtant vécue
par elle sur la modalité d’une dualité. La créature aspire au fruit, par la
suavité de son odeur. Cependant, si au lieu de tendre au fruit en cherchant
un résultat extérieur à elle, la créature œuvre vertueusement (virtuose),
la dualité se résorbe dans l’unité, dès la vie temporelle.
Il faut remarquer que pour le vertueux le fruit est le fait lui-même d’œuvrer
vertueusement, et non d’avoir œuvré (virtuoso fructus est ipsum operari
virtuose, non operatum esse). Car la vertu et le bien consistent dans l’acte.
C’est pourquoi avoir œuvré (operatum) ne serait nullement le fruit de la
vertu, si avoir œuvré n’était pas œuvrer, si le fruit n’était pas la fleur434.

Eckhart fait ici une application originale de l’Ethique à Nicomaque435.


Contrairement à la poiesis, où le résultat est extérieur à l’acte, la praxis
trouve son bien en elle-même. Dans ce cas, la fleur et le fruit s’unifient :
« la vertu dans l’agir ou le pâtir est le fruit dans la fleur » (est fructus in
flore virtus in operari aut pati)436. Cette ouverture éthique conditionne,
chez Eckhart, toute l’épistémologie. L’être se dit toujours au présent,
dans son actualité naissante. Et, comme être et connaître son identiques,
il faut dire que Dieu brille par son être même. Si donc la créature est
distendue entre passé et futur en cherchant le bien final de son acte en
dehors de son opérativité-même, elle manque à la fois l’être et la connais-
sance : « La raison en est que le passé et le futur ne tombent pas sous
l’être et n’y luisent pas » (Cuius ratio etiam est, quia praeteritum et
futurum non cadunt nec lucent in esse)437. La condition sine qua non de
la connaissance humaine des choses divines – la science théologique – est
l’actualité opérative où Dieu est identiquement son être et son connaître.
Autrement dit, l’homme ne connaît Dieu que là où l’homme est connu
de Dieu.
C’est pourquoi il est dit en Matthieu 25 : « Je ne vous connais pas. »
Augustin dit à ce sujet que Dieu connaît cela seul qu’il trouve et qui luit
dans les règles éternelles de la vérité immuable. En effet, il en est ainsi chez
nous également : par l’espèce de l’homme, nous ne connaissons rien d’autre
que ce qui brille dans cette espèce et y siste. C’est pourquoi, dans l’espèce
de Martin, nous ne voyons pas l’homme (qu’est) Pierre, mais le seul Martin.
Donc, le passé et le futur, parce qu’ils ne brillent pas (dans l’être) et ne
tombent pas sous l’être, ne sont pas connus dans l’être et par l’être (non

434
Ibid., § 22, LW II, p. 249, trad. Brunner, p. 27.
435
ARISTOTE, Ethique à Nicomaque, II, c. 6, B c. 5 1106 a15.
436
M. ECKHART, Sermones et Lectiones super Ecclesiastici, § 24, LW II, p. 251.
437
Ibid., LW II, p. 250.
IN SIGNUM VIRTUTIS 149

sciuntur in esse aut per esse), puisqu’ils n’y sont pas (cum ibi non sint) ; et
c’est la propriété des non-étants d’être connus par non-connaissance
(nesciendo)438.

Eckhart passe de la modalité opérative de la connaissance à la notion


de species, rejoignant ainsi les Quaestiones Parisienses. Il rappelle la
fonction de transparence de la species : nihil scimus specie hominis, nisi
quod lucet et est in ipsa specie. Nous connaissons « par l’espèce » (spe-
cie) à la fois « ce qui luit et siste » (quod lucet et est) en elle439. À savoir,
à travers l’espèce, nous tournons le regard vers le lieu de surgissement
de ce qui la génère. Or, ce dont elle provient n’appartenant pas à l’ordre
des étants, la species ne peut pas non plus être un étant. Par conséquent,
la connaissance par espèce n’est pas celle d’étants mais de « non-étants ».
Aussi, cette connaissance ne détermine-t-elle pas un savoir proprement
dit mais une « nescience » :
En effet, cela seul est vraiment su (scitur) d’eux : qu’ils ne sont pas sus
(non sciuntur). Car les choses passées et les choses futures sont de telle
manière qu’elles ne sont pas. Être passé, en effet, c’est ne pas être. Donc,
parce que le passé et le futur et les êtres privatifs de ce genre tombent
en dehors de l’étant et en dehors de l’être, ils tombent par conséquent en
dehors de la lumière de la vérité et de la cognoscibilité (cognoscibilitatis),
et de même en dehors de l’un et du bon. De même donc qu’ils sont par cela
seul qu’ils ne sont pas, de même ils sont sus (sciuntur) par cela seul qu’ils
ne sont pas sus (nesciuntur). Et c’est ce que nous voulons dire, à savoir que
Dieu le Père n’aurait nullement engendré le Fils si avoir engendré n’était
pas engendrer. Un exemple de cela : l’ (homme) vertueux et divin, en tant
que déiforme et conforme à Dieu, est bienheureux et se plaît à pâtir, non
à avoir pâti. En effet, avoir pâti, ce n’est pas être, mais une chose passée440.

Lorsque nous connaissons Martin ou Pierre dans leur principe, nous


connaissons d’eux ce qu’ils ne sont pas, dans l’existence extérieure. En
effet, la « cognoscibilité » (cognoscibilitas : les conditions de possibilité
de leur connaissance) de leur être nécessite de ne pas tenir compte de tout
ce qui est passé ou futur, mais seulement de leur actualité. L’intention de
Maître Eckhart et de dire que cette cognoscibilité nécessite de se rendre
conforme à Dieu à travers un pâtir. La force opérative passe par l’opéra-
tion vertueuse. La vertu n’est pas morale, d’abord. Elle est ontologique.
Elle est un habitus, un ethos, qui consiste à pâtir l’action divine. Reve-
nant alors à la métaphore de la fleur et du fruit, Eckhart la relit à travers

438
Ibid., § 23, LW II, p. 250-251, trad. Brunner, p. 28.
439
Ibid., § 23, LW II, p. 250, trad. Brunner, p. 28.
440
Ibid., § 23, LW II, p. 251, trad. Brunner légèr. modif., p. 28.
150 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES

l’enseignement augustinien selon lequel : « la parole conçue est la parole


née » (conceptum verbum et natum)441. Pour qu’il y ait conception, ou
naissance, il faut que l’amour adhère à la chose et inhère à la chose que
nous entendons ou voyons ou que nous pensons ou connaissons de
quelque manière (quia fit amore adhaerente et inhaerente rei, quam audi-
mus vel videmus aut quomodolibet cogitamus aut cognoscimus)442. Le
rejeton n’est dans la conception qu’en raison même de cette adhésion qui
aussi une inhérence. Cette implication du connaissant est la condition
sine qua non de la connaissance. Si l’esprit n’aime pas et d’adhère pas
à ce qu’il voit et entend, il n’est pas fécondé par lui. Aucune conception
ou naissance n’est opérée. Ici se trouvent les linéaments de l’identifica-
tion de la connaissance à une naissance : celui qui connaît est héritier ou
fils de ce qu’il connaît. Eckhart revient alors sur la distinction entre l’acte
extérieur (actus exterior) et l’intention qui y préside (intentione concep-
tionis actus) qui montre la parenté et la proximité des Sermones et
Lectiones super Ecclesiastici avec Die rede der underscheidunge443.
L’homme qui est vraiment juste n’est pas celui qui a commis une action
juste, mais celui qui œuvre justement (iuste operatur), c’est-à-dire qui
agit dans et par la justice. En effet, celui-là seul a laissé Dieu opérer en
lui. Lui seul connaît la justice et est connu de la justice, et lui seul fait
briller la justice à l’extérieur. Cette inséparabilité de l’action vertueuse et
de sa connaissance implique une transformation de la « science » (scien-
tia) par la « sagesse » (sapientia) :
De la vient, quatorzièmement, que toute science qui, dans le savoir lui-
même, ne s’installe pas, ne se repose pas, n’a pas de fruit, ne cherche ni ne
trouve, n’est ni libérale ni en vue de soi, mais est mécanique ou adultère,
cherchant son fruit en dehors et à côté du savoir. Un tel (savant) n’a pas la
science et la sagesse (scientiam et sapientiam) comme épouse, mais comme
concubine, non comme libre, mais comme servante. Il n’est pas l’ami (ama-
tor) de sa forme qu’est savoir et être sage, mais il est adultère à l’égard de
la sagesse elle-même en dehors et à côté d’elle et dehors de l’être sage
(extra sapere). C’est pourquoi un tel homme, bien qu’on puisse l’appeler
sage, ne peut recevoir ni mériter le nom de philosophe (philosophus), c’est-
à-dire d’ami de la sagesse (amator sapientiae), mais (il mérite) plutôt celui
d’ami des richesses, des honneurs, des commodités, et ainsi de suite, pour
lesquels il cherche la sagesse. L’ouvrier d’une telle œuvre (operarius) est

441
AUGUSTIN, De Trinitate, IX, 9, 14, PL 42, 968.
442
M. ECKHART, Sermones et Lectiones super Ecclesiastici, § 24, LW II, p. 252.
443
Commentaire de la leçon I (Brunner, p. 93-94) : « La douzième conséquence fait
retour à l’ordre moral et fait allusion à la célèbre thèse eckartienne relative à l’acte exté-
rieur, qu’on rencontre dans les Entretiens spirituels comme dans les grands commentaires
latins (cf. In Ioh., § 583, LW III, p. 510, 7) ».
IN SIGNUM VIRTUTIS 151

mercenaire, il est esclave, non pas fils, et son œuvre est morte, non propre-
ment méritoire ni divine, comme je l’ai noté à propos de ce verset : « Si le
Fils vous a libérés, vous êtes vraiment libres » (Jn 8,36)444.

Puisque la véritable connaissance se fait dans l’inhérence, la science


ne peut se reposer dans un savoir extérieur, informatif. Il n’y a en effet
aucun fruit à attendre en dehors de l’acte vertueux, celui qui s’exerce
dans la force opérative. Celui qui cherche « son fruit en dehors et à côté
du savoir (par opérativité)… n’a pas la science et la sagesse (scientiam
et sapientiam) ». Un tel homme, parce qu’il n’est pas « l’ami de la
sagesse » (amator sapientiae), ne peut être nommé à bon droit « philo-
sophe » (philosophus). Pour Eckhart, c’est donc la modalité de la
connaissance, en tant que pâtir de l’opérativité divine, qui fait le philo-
sophe. Il n’oppose pas la philosophie et la théologie mais deux modalités
de la connaissance : le savoir mercenaire ou mécanique, qui cherche
à produire un résultat extérieur, et la connaissance aimante, qui adhère
ou inhère à ce qu’elle connaît. Nul doute que Maître Eckhart se rattache
ici à une conception de la philosophie proche de l’antiquité, que Pierre
Hadot nommait « exercices spirituels ». Comme l’a bien montré Olivier
Boulnois, si l’on ne réduit pas l’histoire médiévale à une conception
monolithique, on peut alors constater que ces exercices n’ont pas été
délaissés445. On trouve des métaphysiques rebelles où celui qui connaît
se laisse transformer par sa connaissance. Connaître, c’est naître à un
nouvel ethos, un nouvel habitus. Pour sa part, Eckhart ne fait pas jouer
l’édification contre la science. Sachant que « la science enfle mais la
charité édifie » (1 Co 8,1)446, il orchestre magistralement leur unification.
La theoria et la praxis sont ici inséparables. Voilà pourquoi, il arrive au
Thuringien de fustiger les beaux parleurs, avec les mots de Bernard de
Clairvaux : « C’est chose monstrueuse que (d’associer) l’éloquence de
la langue avec l’oisiveté des mains, l’abondance des paroles et le néant
des fruits »447, ou avec ceux de Chrysostome : « Celui qui enseigne doit
être lui-même un exemple, de sorte qu’il enseigne davantage par les
œuvres que par la parole »448.

444
M. ECKHART, Sermones et Lectiones super Ecclesiastici, LW II, p. 255-256, trad.
Brunner, p. 32.
445
O. BOULNOIS, Métaphysiques rebelles, p. 61-62.
446
Cf. LW I/1, p. 348,4; LW II, p. 577,3.
447
BERNARD DE CLAIRVAUX, De consideratione, II, VI, 14, Rome III, p. 422, cité dans :
M. ECKHART, Commentaire de la Genèse, § 279, OLME 1, p. 608-609.
448
JEAN CHRYSOSTOME, Opus imperfectum in Matthaeum, hom. 10, PG 56, 684, cité
dans : M. ECKHART, Expositio Libri Genesis, § 279, OLME 1, p. 608-609.
152 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES

Force est de le constater, la tâche d’enseignant universitaire et de pré-


dicateur ne sont pas considérées séparément chez Eckhart. L’unité formée
par ce premier sermon et cette première leçon sur l’Ecclésiastique mani-
feste combien il les envisage tous deux selon un même mode philoso-
phique. Est philosophe, non pas celui qui émet des propos philosophiques,
mais celui qui se laisse modifier intérieurement par la chose même des
mots qu’il prononce. Il ne peut parler qu’en parlant « dans la vérité »,
c’est-à-dire en étant assumé par la vérité. La structure de cette participa-
tion est clarifiée par le choix original d’Eckhart concernant la doctrine de
l’analogie. Cette doctrine est le cœur de la Lectio II sur l’Ecclésiastique.
Elle intervient comme explication exégétique du verset : « Ceux qui me
mangent auront encore faim » (Eccl. 24,29). Aussi, est-ce sous le registre
du langage métaphorique que l’analogie est développée. Comme plu-
sieurs métaphores entrent en réseau, nous sommes à la limite où le lan-
gage métaphorique va virer en langage parabolique. Ce dernier, comme
nous le verrons, est la mise en récit du réseau métaphorique, de telle sorte
qu’au-delà de la référence terme à terme, une nouvelle possibilité de sens
fait son apparition. D’où la thèse que, en passant à la parabole, Maître
Eckhart ne fait que prolonger la métaphore vers un développement plus
dynamique. L’influence de Maïmonide, qui conçoit la matière « sous la
métaphore (metaphora) de la femme adultère qui a un mari et en désire
toujours un autre », oriente l’interprétation eckhartienne449. À savoir,
l’étant reçoit l’être en ayant soif de lui, puisqu’il en est privé comme la
matière l’est de la forme. Contrairement à ceux qui ont l’appétit de tel ou
tel étant (ceci ou cela), celui qui a faim et soif de l’être mangera tout en
ayant encore faim :
Mais, puisque Dieu est la vérité et la bonté infinies et l’être infini, toutes
les choses qui sont, qui sont vraies, qui sont bonnes, le mange et ont faim
de lui ; elles (le) mangent, parce qu’elles sont, qu’elles sont vraies, qu’elles
sont bonnes ; elles ont faim (de lui), parce qu’il est infini : « Tous le voient,
chacun le regarde de loin », Job 36 ; Psaume : « Du plus haut du ciel, il
sort », « et personne ne peut se dérober à sa chaleur ». Le Damascène aussi
dit au début de son livre : « Dieu ne nous a pas laissé dans une ignorance
totale à son sujet ; car la connaissance de son essence est implantée en tous
naturellement »450. Ainsi donc, dans les paroles ci-dessus, la sagesse de
Dieu nous a fait connaître l’infinité de son entité, de sa vérité et de sa bonté

449
MAÏMONIDE, Guide des égarés, III, chap. 9, cité par M. ECKHART, Sermones et
Lectiones super Ecclesiastici, § 42, LW II, p. 270.
450
JEAN DAMASCÈNE, De fide orthodoxa I, c 1, PG 94, 789.
IN SIGNUM VIRTUTIS 153

en disant : Ceux qui me mangent auront encore faim (Qui edunt me, adhuc
esuriunt)451.

Ce passage opère la transition, via la métaphore, entre l’Opus propo-


sitionum et l’explication de l’analogie. À l’exception de l’un et de l’unité
qui est ici implicite, nous retrouvons les termes qui régissent la structure
in concreto/in abstracto : étant/être, vrai/vérité, bon/bonté. Le rapport de
la créature à Dieu est double : il est simultanément une manducation et
un appétit. Cette leçon est socratique. Tel Eros, fils de Poros et de Penia,
la créature vit d’un rapport amphibologique à l’être452. Il lui est donné et
il lui manque. La manducation explique le fait que la créature est par lui
en vivant de la profusion donnée. Comme Dieu est seul à être, les étants
créés et finis (distincts) ne peuvent trouver ailleurs qu’en lui la nourriture
qui les constitue étants, vrais, bons. Cependant, comme il est l’être, la
vérité et la bonté infinies (indistinctes), les étants, en raison même de leur
finitude, restent mendiants par rapport à lui. D’où la faim et la soif.
La dualité de la manducation et de la faim tient à la proximité radicale
et à l’éloignement tout aussi radical de Dieu par rapport à sa créature. La
Leçon II fait état du rapport intus totus/extra totus de Dieu à la créature :
« toutes choses ont faim de lui parce qu’il est le plus intérieur, et toutes
ont faim de lui parce qu’il est le plus extérieur » (Ipsum igitur edunt
omnia, quia intimus, esuriunt, quia extimus)453. Cette intériorité causale
de Dieu ne peut laisser les créatures complètement ignorantes à son sujet.
Mais son extériorité radicale à l’égard de l’étantité ne peut pas le recon-
duire à un savoir objectif. Ainsi, en raison de cet antagonisme, il n’est
guère possible de renoncer ni à l’équivocité, ni à l’univocité. Il faut donc
trouver une modalité analogique qui concilie l’intus totus et l’extra totus.
La voici exprimée :
Il faut remarquer encore, neuvièmement, la distinction de ces trois (termes) :
« univoque, équivoque et analogue. En effet, les équivoques se divisent
selon les diverses choses signifiées, mais les univoques selon les différences
de la chose, tandis que les analogues » ne se distinguent pas selon les
choses, ni n’ont plus selon les différences des choses, mais « selon
les modes » d’une seule et même chose prise absolument. Par exemple : la
seule et même santé qui est dans l’animal, c’est elle et non une autre qui est
dans le régime et dans l’urine, de telle sorte qu’il n’y a absolument rien de

451
M. ECKHART, Sermones et Lectiones super Ecclesiastici, § 43, LW II, p. 270, trad.
Brunner modifiée, p. 45.
452
Cf. PLATON, Le Banquet, 203a-e.
453
M. ECKHART, Sermones et Lectiones super Ecclesiastici, § 54, LW II, p. 283, trad.
Brunner, p. 53.
154 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES

la santé en tant que santé dans le régime et dans l’urine, pas plus que dans
la pierre ; mais on dit que l’urine est saine pour la seule raison qu’elle
signifie la santé qui est dans l’animal, la même en nombre, comme le cercle,
qui n’a rien du vin en lui signifie le vin. Or, l’étant ou l’être et toute per-
fection générale, comme l’être, l’un, le vrai, le bon, la lumière, la justice et
les autres généraux, se disent de Dieu et de la créature analogiquement.
D’où il suit que la bonté, la justice et les autres perfections semblables
tiennent leur bonté totalement de quelque chose d’extérieur à quoi elles sont
analoguées, à savoir Dieu454.

Comme d’autres médiévaux contemporains, Eckhart reprend ce lieu


commun qu’est le double exemple de l’urine-santé et du cercle-vin455
pour proposer une théorie originale de l’analogie. Thomas d’Aquin avait
déjà débattu du rapport de l’univocité et de l’équivocité en prenant
l’exemple de la santé et de l’urine456. Il montre qu’un terme peut être
référé à un autre comme « signe » ou comme « cause », mais que, dans
le cas de Dieu et de la créature, le signe doit être couplé à la causalité
pour fonctionner comme analogue. Par ailleurs, l’Aquinate avait égale-
ment fait valoir que l’analogue est divisé selon différents modes (per
modos)457. Fort de ce double enseignement, Eckhart va coupler autrement
le raisonnement par la causalité, le signe et les modes. S’il fallait expri-
mer sa solution à travers la position des modistes, nous pourrions dire
ceci : il est possible d’attribuer le même nom (la santé) par modus signi-
ficandi, sans se soucier de l’unité réelle ou causale entre les choses dési-
gnées : la santé convient au régime, à l’urine et à l’animal. Cependant,
si l’on considère le modus essendi, seul l’animal est dit sain au sens où
la santé est réellement à l’œuvre en lui. Or, le lien entre ces deux modes
ne peut pas apparaître dans le langage lui-même. À savoir, le signe n’a
de pertinence que dans son ordre propre, ce en quoi Eckhart s’écarte des
modistes. Contrairement à leur doctrine, un signe ne renvoie jamais
directement à la chose sans passer par le concept. Lorsque nous employons

454
Ibid., § 52, LW II, p. 280-281, trad. Brunner, p. 51.
455
ROGER BACON, De signis, éd. Pinborg, Traditio, XXIV, New-York, 1978, § 7,
p. 83 ; GAUTHIER BURLEIGH, In Perihermeneias, cap. de nomine, ad. 16 a 28 (texte dans
J. Pinborg, De Logik der Modistae, Studia Mediewistyczne 16, 1975, p. 60, note 83) ;
GUILLAUME D’OCKHAM, Summa logicae, éd. Boehner, G. Gal et S. Brown, St. Bonaven-
ture, New-York, 1974, c. 1, p. 8-9 ; DUNS SCOT, Questiones subtilissimae super libros
Metaphysicorum Aristotelis, lib. VI, q. 3, n°344 ; PSEUDO-ROBERT KILWARDBY, Commen-
taire au Priscianus Maior, éd. J. Pinborg et alii, Cahiers de l’Institut du Moyen Âge grec
et latin, Copenhague, 1975, p. 56. Ces références sont citées dans : A. DE LIBERA,
« L’analogie selon Maître Eckhart », dans : École pratique des hautes études, 1978-1979,
p. 381-383.
456
Cf. THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia Pars, q. 13, a. 5.
457
THOMAS D’AQUIN, Scriptum super Sententiis, I, dist. 22, qu. 1, a. 3, ad. 2.
IN SIGNUM VIRTUTIS 155

des termes comme esse, unum, verum, bonum, et d’autres termes géné-
raux, nous parlons analogiquement (analogice). Ces signes renvoient
à une diversité d’appréhensions conceptuelles d’une seule chose : Dieu
qui, parce qu’il est l’être même, se modalise diversement en opérant
ce qu’il est458. Le lien entre la signification et la causalité ne se résout
pas sur le plan langagier, mais sur le plan intellectif. Ici, l’exemple du
cercle et du vin est correcteur. Il y a la même différence entre le terme
esse et Dieu qu’entre l’enseigne sur la taverne et le vin que l’on peut
boire à l’intérieur de celle-ci. Lorsque le passant, après avoir vu l’en-
seigne, a effectivement pénétré dans la taverne, il peut alors consommer
le vin. Là, il y goûte effectivement, alors que précédemment, il n’en avait
que l’indice. C’est précisément ainsi que Maître Eckhart interprète l’ana-
logie. Une chose est d’entendre le verbe esse de l’extérieur, autre chose
de le goûter à l’intérieur là où il est donné dans l’immédiateté de la vie.
L’analogie fonctionne uniquement sur l’entrelacs des deux registres, dont
un seul, celui du signe, est langagier. L’opérativité appartenant à la vie,
elle est irréductible au signe. L’œuvre de l’analogue dans les analogués
s’auto-atteste à partir de la condition carnée : l’analogué mange l’ana-
logue et il en a faim. Le recours à la métaphore n’est pas facultatif, mais
nécessaire. Lui seul peut opérer, au niveau du signe, le transfert du
domaine du distinct et dicible vers le domaine indistinct et ineffable. Le
fait même que les exemples explicatifs de l’analogie soient eux aussi
métaphoriques ne peut être ici passé sous silence. Il y est question de
régime et de santé. C’est toute l’animalité humaine qui est convoquée,
à travers la vie digestive, depuis l’assimilation (vin) jusqu’à son évacua-
tion (urine). Quoi de plus trivial que ces deux exemples tirés de la vie la
plus quotidienne. Le langage use des mêmes mots pour désigner des
réalités qui sont extérieures l’une à l’autre : l’enseigne de la taverne et le
vin, le régime et la santé, ou qui sont intérieures : la santé dans l’animal.
Mais la santé qui est dans l’animal, ne peut justement pas être objectivée
en dehors de l’animal. Personne n’a jamais vu la santé, et pourtant nul
ne la met en doute. Tout simplement parce que, comme opération qui se
passe dans la vie, celui qui est en bonne santé l’éprouve, et sa santé
rayonne à l’extérieur. Au contraire, le malade éprouve sa mauvaise santé,
et la manifeste aussi au dehors. Il en va ainsi pour l’être, la vérité, la
bonté, la justice, la sagesse et autres généralités que l’on ne peut montrer
autrement qu’en les signifiants par leurs effets : ce qui est, ce qui vrai,
ce qui est bon, ce qui est juste, ce qui est sage, … Il appartient à chaque

458
Par exemple, cf. M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 21, LW II, p. 27-28.
156 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES

humain de reconnaître que tout cela fait corps avec lui, sans pourtant
qu’il puisse les causer de lui-même. Totus intra et totus extra.
Résumons l’argumentation en lui donnant la forme abrégée suivante : dans
les analogués, il n’y a aucun enracinement positif de la forme à laquelle ils
sont analogués. Or, tout étant créé est analogué à Dieu dans l’être, la vérité
et la bonté. Donc, tout étant créé a par Dieu et en Dieu, et non dans son être
créé, l’enracinement positif de l’être, du vivre et du savoir. Et, de la sorte,
il mange toujours en sa qualité de produit et de créé, mais il a toujours faim,
parce qu’il est toujours non par soi, mais par un autre.
Il faut remarquer aussi qu’il y a de nos jours encore des gens qui sont dans
l’erreur, parce qu’ils comprennent mal cette nature de l’analogie et la
rejettent. Quant à nous, qui comprenons l’analogie selon la vérité, comme
il ressort du premier Livre des propositions, nous dirons que c’est pour
signifier cette vérité de l’analogie de toutes choses à Dieu, qu’il a été dit
excellemment : Ceux qui me mangent ont encore faim. Ils mangent parce
qu’ils sont ; ils ont faim, parce qu’ils sont par un autre459.

Maître Eckhart est conscient que sa théorie de l’analogie porte à mésin-


terprétation. Il en est ainsi parce que le dernier mot de l’analogie revient
chez lui au langage métaphorique, et que ce dernier est irréductible au
concept. Puisque l’enracinement positif de l’être, du vivre et du savoir ne
font qu’un, il n’est guère possible de reconduire le langage de l’être à un
savoir qui lui serait opposé, c’est-à-dire à un langage objectivant. La clef
d’interprétation de l’Opus propositionum se trouve donc dans la méta-
phore qui est le langage optimal de l’analogie : « Ceux qui me mangent
auront encore faim ». Le paradoxe totus intus, totus extra n’est levé par
aucune synthèse conciliatrice. Pour être correctement interprétée, l’ana-
logie eckhartienne nécessite le recours à la vie incarnée. C’est pourquoi,
Eckhart revient aussitôt vers la condition humaine qui fait l’expérience
tantôt du « goût » tant du « dégoût ». L’homme passe ainsi alternative-
ment du « désagrément de la faim et de la soif » au « plaisir (éprouvé)
à manger et à boire »460. L’un contrastant avec l’autre, et même, l’un
pouvant pimenter encore davantage le plaisir du à l’autre, selon une
reprise stoïcienne d’Augustin dans les Confessions, livre VIII. Cette des-
cription de la vie quotidienne, avec ses plaisirs et ses désagréments, est
la base indispensable pour parler de Dieu. En effet, c’est uniquement en
passant par les « choses corporelles » que l’on peut transiter vers les
« choses spirituelles et divines ». Dieu étant la cause première de toutes
choses, il se rend présent à travers toutes les actions et les passions
459
M. ECKHART, Sermones et Lectiones super Ecclesiastici, § 53, LW II, p. 282, trad.
Brunner, p. 52.
460
Ibid., § 55, LW II, p. 283, trad. Brunner, p. 53.
IN SIGNUM VIRTUTIS 157

humaines. Que chaque humain soit travaillé par la faim et la soif, qu’il
puisse être dans la joie ou dans la peine, en pleine forme ou fatigué,
n’arrive pas sans que Dieu n’en soit directement concerné. L’appétit se
dirige vers ce qui apporte la satisfaction et le repos. Or, dans chaque
mouvement qu’il opère, et dont par contrecoup il pâtit, l’homme est
d’abord mu par Dieu. Lui seul peut rassasier l’âme. Cependant, il le fait
de manière paradoxale. Comme le montre le recours à Bernard (en réa-
lité, ici, Richard de Saint-Victor), l’amour donné en plénitude n’éteint
pas le désir, il l’attise461. Le coup de force eckhartien est l’intégration de
l’eros socratique au cœur même de l’ontologie. La dimension irration-
nelle du désir, qui pourrait rester extérieure à la science, devient le vec-
teur principal encadré par la spéculation. On pourrait parler de socrati-
sation de l’ontologie. Par conséquent, l’appel à la béatitude n’est plus un
thème annexe de la théologie. Cette dernière est le cadre d’un exercice
spirituel. Délaissant les représentations inopérantes de l’être, le théo-
logien est un philo-sophe : « amoureux de la sagesse, c’est-à-dire dési-
reux d’atteindre un niveau d’être qui serait celui de la perfection
divine »462. Pour Eckhart, la relation intime de chaque étant créé avec
Dieu dans toute opération introduit une récompense ou un châtiment
incohatifs. Il l’explicite à partir d’une exégèse du verset : « Ceux qui
opèrent en moi ne pêcheront pas » (Eccl 24,30). En tant que maîtres de
leurs actes, les humains sont libres de laisser opérer ou non leur cause
intérieure. La récompense consiste à éprouver joie et allégresse dans le
fait même d’œuvrer en Dieu. La passion est le contrecoup de l’action.
A contrario, le châtiment revient à éprouver peine et affliction par le fait
de ne point agir en lui. Mais, le péché étant ce qu’il est, il est possible de
choir hors de cette convertibilité de l’être et du bien, opposée à celle du
néant et du mal. Il peut arriver à l’étant créé de ressentir la douleur là il
devrait laisser place à la joie de l’esprit ou une allégresse factice là où
il n’y a en réalité qu’affliction463.
Sur base de cette description phénoménologique des affects, ce même
verset donne lieu à une seconde interprétation, laquelle est d’ordre épis-
témologique. La positivité de l’enracinement opérationnel (« Ceux qui
461
PSEUDO-BERNARD, Traité sur la charité, c. II, n. 10 PL 184, 589 ; RICHARD DE
SAINT-VICTOR, Les degrés de la charité, c. 2, PL 196, 1200, cité par M. ECKHART, Ser-
mones et Lectiones super Ecclesiastici, § 59, LW II, p. 287, trad. Brunner, p. 56.
462
P. HADOT, Eloge de Socrate, p. 51.
463
« Il y a lutte entre mes joies dignes de larmes et les tristesses dignes de joie ; de
quel côté se tient la victoire, je ne sais. Il y a lutte entre mes tristesses mauvaises et les
bonnes joies ; et de quel côté se tient la victoire, je ne sais. » (AUGUSTIN, Confessions, X,
28, 39, BA 14, p. 208-211).
158 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES

opèrent en moi ») est contrebalancée par la formulation négative (« ils


ne pécheront pas »). Cette formule, selon Eckhart, signifie l’incompré-
hensibilité de la récompense : « elle dit moins et signifie plus » (minus
dicit et plus significat)464. Voilà une belle litote, ou pour mieux dire, la
définition même de la litote. Cette figure de rhétorique consiste à susciter
chez le récepteur un sens en excès par rapport à ce qui lui est communi-
qué. La litote agit donc comme un trope. Parce que la récompense se vit
sur un mode affectif et effectif, qui touche l’étant créé directement par le
biais du lien intime entre action et passion, il n’est pas possible de la dire
dans un langage conceptuel, mais seulement de la signifier. Comme cette
force opérative relie le supérieur à l’inférieur, l’indistinct au distinct,
« l’œil ne [la] voit pas » (oculus non vidit). Il faut donc en déduire
que : « nous disons moins sur le divin que nous y tendons (par notre
intention) » (Minus enim dicimus de divinis quam intendimus)465. L’inef-
fabilité de la récompense conduit Eckhart à exprimer l’inadéquation des
affirmations concernant le divin :
Comme on l’a dit plus haut, parce que les mots ils ne pécheront pas disent
moins et signifient plus, et ainsi la récompense résidera dans l’affirmé
qu’elle cherche à signifier, non pas dans le nié. Comme par exemple, dans
le mot, « l’un transcendant » est négation, certes, mais, dans le signifié,
pure affirmation, puisqu’il est négation de la négation, selon ce verset : « Je
suis qui je suis » (Ex 3,14). Il faut remarquer encore que ce mode de dis-
cours est tout à fait adapté au cas du divin, où l’on dit moins et signifie
davantage, comme dans le verset en question : « Ils n’auront pas faim »,
ou bien par des négations de négation, comme lorsqu’on dit : « Dieu est
un »466.

Si la récompense réside « dans l’affirmé qu’elle cherche à signifier »


(in affirmato quod significare intendit), alors, s’opère un renversement
de l’ineffabilité. Il n’y a de négation qu’au regard de l’étant créé qui, se
trouvant dans la distinction, doit avouer ne pas pouvoir parler distincte-
ment de Dieu, tout en ne pouvant nier sa présence opérative en lui. L’opé-
rativité est invisible mais elle ne passe pas pour autant inaperçue. Cette
opérativité s’affirme en lui. Dans le signifié, il y a alors « pure affirma-
tion, puisqu’il y a négation de la négation ». L’expression negatio nega-
tionis est rapprochée du nom de l’Exode formulé ici sous sa forme éli-
dée : sum qui sum. Le redoublement de la négation, côté étant créé,

464
M. ECKHART, Sermones et Lectiones super Ecclesiastici, § 63, LW II, p. 291, trad.
Brunner, p. 58.
465
Ibid., § 63, LW II, p. 291, trad. Brunner, p. 58.
466
Ibid., § 63, LW II, p. 291, trad. Brunner, p. 59.
IN SIGNUM VIRTUTIS 159

correspond au redoublement de l’affirmation, côté divin. La leçon est


déployée dans le Commentaire de l’Exode. Ce modus loquendi, qui entre-
lace signification et opérativité, est ce qu’il y a de plus adapté au divin.
Dire moins, c’est signifier plus. Ce qui permet à la signification de ne
pas manquer ce qu’elle signifie se trouve caché dans la vie même de celui
qui parle. Le juste peut effectivement parler de la justice avec vérité en
tant qu’il agit justement, et que la justice brille en lui. Comme le dit le
Prologue johannique, la vie est lumineuse par elle-même : « La vie était
la lumière des hommes » (Jn 1,4). Aussi, le sens du verbe elucidare est
le suivant : « donner à la lumière, à l’extérieur, la lumière qui brille et
qui est à l’intérieur comme vie » (lucem, quae intus vita lucet et est, extra
luci dare)467. Parler et enseigner consiste alors à porter à l’extérieur ce
qui est déjà vie à l’intérieur. Porter à la patence ce qui est latent, tel est
le travail tant de l’enseignant universitaire que du prédicateur :
Ainsi également tout verbe est formé à l’intérieur dans l’âme, avant d’être
produit et manifesté par la parole à l’extérieur. C’est pourquoi l’Apôtre écrit
à Timothée : « Prêche le Verbe ! » « Prêche » (praedica), comme « dis
avant » (praedic), c’est-à-dire à l’intérieur d’abord ; ou « prêche », c’est-
à-dire « dis devant » (prodic) ou « produis » (produc) à l’extérieur, afin
qu’elle luise devant les hommes468.

L’œuvre de l’enseignant est la prédication. Avant de la « dire devant »


(pro-dicere) d’autres et donc de la « produire » (pro-ducere), elle doit
auparavant être dite à l’intérieur même de l’âme. Cependant, celui qui
considèrerait ce « dire antérieur » (prae-dicere) comme un prédicat assi-
milable à un mot pensé dans sa quiddité, auquel il ne manquerait que la
voix ou le mot pour être révélé, se trouverait complètement dans l’erreur
par rapport à la position eckhartienne. En effet, rien n’est plus étranger
à l’ensemble de ce qui vient d’être dit par Eckhart. Ce qui est latent
devient patent (lateat/pateat) : « donner à la lumière à l’extérieur, comme
si (la Sagesse) ne luisait pas à l’intérieur, mais était cachée jusqu’à ce
qu’elle s’extériorise et se manifeste » (extra luci dare, quasi intus non
luceat, sed lateat, quousque extra fiat et pateat)469. L’expression quasi
intus non luceat, reprise par le verbe latere, insiste sur une lumière d’une
autre qualité que la lumière extérieure. Il s’agit précisément d’une lumière
qui ne fait qu’un avec la vie dans l’être. L’extériorisation est alors radi-
cale. Le rapport entre l’intérieur et l’extérieur ne se réduit pas au rapport

467
Ibid., § 68, LW II, p. 297.
468
Ibid., § 69, LW II, p. 298, trad. Brunner, p. 63.
469
Ibid., § 70, LW II, p. 299, trad. Brunner, p. 63.
160 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES

spatial du contenu et du contenant. L’extériorisation est une sortie hors


de l’indistinction, où la signification et la sensation sont une, vers ce qui
est de l’ordre du distinct, où le signe et la vie qu’il désigne sont extério-
risés l’un par rapport à l’autre. Voilà pourquoi la métaphore fait intime-
ment partie du langage eckhartien dès le début. Non pas une métaphore
qui déplacerait les frontières sémantiques, mais une métaphore radicale,
constitutive du discours d’un bout à l’autre.
En reprenant le couple latet-patet, Maître Eckhart prend ici position
par rapport à Henri de Gand. En opposition à Thomas d’Aquin, ce dernier
a développé une acception du Verbum conceptum comme « manifestati-
vité » : ratio manifestationis et declarativi470. Le Thuringien n’a pas
abandonné la phénoménologie au Gantois. Il la déplacée en la fondant
dans la conception de l’intellectualité essentielle héritée de l’Aquinate.
Ainsi, la doctrine de la génération intellective du Verbe ad intra est-elle
le préalable d’une manifestation ad extra. Eckhart reprendra cette articu-
lation à travers le lexique bullitio-ebullitio. Ce point est primordial
puisque, chez la majorité des médiévaux, la manière de concevoir le
Principe est constitutive non seulement de leur ontologie, mais aussi de
leur noétique. C’est précisément ici que s’enracine la conception eckhar-
tienne d’une species transparente à ce qui la génère. Avec, pour corol-
laire, l’impossibilité de réduire le générateur à un objet ou une représen-
tation. L’indissociable essence du Père et du Fils en est le Principe
fondamental. Or, sur ce point, Duns Scot, en successeur d’Henri, prend
une autre voie. Nous pouvons constater chez lui une cohérence entre sa
pensée trinitaire et sa noétique qui diffère nettement de celle du Thurin-
gien. Comme le montre Edouard Wéber, la pensée scotiste est liée
à « une réduction phénoménologique de l’intellectif à une sorte de pro-
motion à l’évidence de ce qui était déjà possédé en fait mais de manière
implicite »471. Revisitant la manière dont Henri reçoit la triade augusti-
nienne memoria-intellectus-voluntas, Scot professe une primauté radicale
de l’essence sur l’intellectivité, en s’appuyant sur une interprétation
mémorielle de la personne du Père. Edouard Wéber en donne pour preuve
le texte suivant : « En tant qu’elle est réminiscence (memoria), c’est-à-
dire dans la mesure où elle possède l’essence (divine) présente à son
attention et sous la raison de l’objet, la Personne du Père, (au titre d’)
intellect paternel, exprime une connaissance parachevée, laquelle est le
470
HENRI DE GAND, Quodilibet, VI, q. 1, Resp., f°216-217, cf. E. WEBER, « Les dis-
cussions à Paris sur l’être et le connaître intelllectif », Maître Eckhart à Paris, p. 45-46.
471
E. WÉBER, « Les discussions à Paris sur l’être et le connaître intelllectif », Maître
Eckhart à Paris, p. 53.
IN SIGNUM VIRTUTIS 161

Verbe. Cette expression est, formellement, un dire (manifestateur) et non


pas un intelliger »472.
Sans nous arrêter ici sur les débats trinitaires, tels que Hans Urs von
Balthasar les a soulignés473, concentrons-nous sur la conséquence noé-
tique de cette conception scotiste. La distinction entre mémoire et intel-
lection est la matrice d’une conception de la pensée intellective qui
s’opère en deux moments : la réceptivité et l’activité. À l’instar du pro-
cessus divin ad intra, la mémoire humaine est le lieu des espèces déjà
connues, mais de manière confuse, avant qu’elles ne s’expriment dans un
verbe clair. Un parachèvement doit avoir lieu. Aussi entre le moment
initial de réception et le moment de conception déterminée, un hiatus
s’installe. L’intellect passe successivement de la passivité à l’activité. En
l’absence de l’objet réel, c’est-à-dire de l’espèce générée dans la pré-
sence, la pensée peut se tourner vers un objet de substitution474. La prio-
rité mémorielle modifie considérablement la noétique. Là où Eckhart se
place toujours dans l’« instant » de l’actualité, sans laquelle il n’y a pas
de species, Scot pense la « continuité » d’une species, devenue concep-
tus, qui demeure en l’absence même de l’intuition directe qui la cause.
Les deux options sont irréductibles. Il en va d’un tout autre rapport au
langage, d’une tout autre rhétorique. Parce qu’elle tient lieu de la chose
en son absence, la représentation peut être communiquée à un autre sans
que ce denier ne fasse l’expérience de la chose représentée. Sa seule
réceptivité est tournée vers l’objet de substitution. Ainsi, s’il en com-
prend la logique, il peut transmettre à son tour le substitut de manière
parfaitement correcte, sans pourtant avoir jamais eu affaire à la chose
même. Duns Scot aura beau penser son projet avec l’objectif que la repré-
sentation peut toujours stimuler celui qui la reçoit à passer volontaire-
ment du simple modus significandi à l’intuition de la chose, il n’en
demeure pas moins qu’il promeut une science théologique capable de
s’en passer. Cette science fonctionne, au niveau de la signification, indé-
pendamment de l’expérience à laquelle pourtant elle est adossée. Voilà
ce que Maître Eckhart veut éviter. Bien qu’il y ait également chez lui,
l’enjeu d’une implication volontaire de la part de l’auditeur ou du lecteur,
sa science ne peut fonctionner sur le plan informatif. Sans l’implication
opérative, l’usage du signe est absurde. Comme nous le verrons à travers

472
DUNS SCOT, Lectura, I, d. 6, n°15, dans Opera omnia, Civitas Vaticana, vol. XVI,
p. 463, cité dans ibid., p. 53.
473
Cf. H. U. VON BALTHASAR, Theologik, II. Wahrheit Gottes (1985), trad. fr., 1995,
p. 135-162.
474
Ibid., p. 76.
162 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES

le Commentaire du livre de l’Exode, la théologie eckhartienne est une


obstetricandi scientia ou elle n’est pas. Mais, auparavant, écoutons-le
achever sa Leçon :
Encore une fois, la lumière et la vie où le vivre sont, dans l’être, l’être lui-
même et un seul être, comme il ressort du Livre des causes. Ainsi donc luire
et vivre sont cachés dans l’être et sous l’être, comme dissimulés loin de la
nature et de la propriété de luire, jusqu’à ce qu’ils soient produits, s’exté-
riorisent et, de cette façon, luisent, selon cette parole de Job 28 (11) : « Les
profondeurs des fleuves », « il les produit à la lumière ». Ainsi, en effet, la
blancheur en soi n’est pas blanche et ne rend pas blanc non plus, mais elle
est ce par quoi une chose est rendue blanche. La blancheur est dans l’être,
certes, mais rendre blanc est caché dans l’être ; en revanche, extériorisée,
elle rend blanc. C’est pourquoi ce qui a été fait, en lui était blancheur et
était vie, si la blancheur et les choses blanches avaient la vie, selon cette
parole déjà citée plus haut : « Ce qui a été fait, en lui était vie » ; et encore :
« La lumière luit dans les ténèbres », c’est-à-dire à l’extérieur475.

475
M. ECKHART, Sermones et Lectiones super Ecclesiastici, § 70, LW II, p. 299-300,
trad. Brunner, p. 64.
Une Genèse sans cesse actuelle
(Expositio libri Genesis)

Le Commentaire du livre de la Genèse fait partie du groupe des com-


mentaires rédigés dans la foulée du premier magistère parisien476. Selon
l’Opus tripartitum, nous savons que l’exposition du premier verset de la
Genèse (In principio creavit deus caelum et terram) se laisse déduire de
la première proposition (Esse est deus) disputée elle-même par la pre-
mière question (Utrum deus sit ?). Poser l’hypothèse que Dieu ne serait
pas, reviendrait à admettre que rien n’est : si deus non est, nihil est477.
Or, affirme Eckhart, « la nature, les sens et la raison prouvent la fausseté
du conséquent » (Consequentis falsitatem probat natura, sensus et
ratio)478. Autrement dit, le fait même que l’étant se meuve, sente et rai-
sonne est la preuve indéniable que Dieu est. L’anité, avons-nous vu, n’est
pas réductible à la quiddité, elle se vit. L’opération divine, parce qu’elle
se situe en amont de tout acte humain, n’est nullement déductible quid-
ditativement. Elle s’auto-atteste dans le fait même d’y participer. Cette
entrée en matière est indicative de la manière dont l’Expositio libri Gene-
sis va se déployer. Il importe à Eckhart de manifester combien l’ensemble
de la création, caelum et terra, est avant tout le cadre dynamique de
l’accomplissement humain vers sa béatitude. Que la naissance de Dieu
dans l’âme soit possible nécessite précisément que l’homme occupe une
place particulière dans le processus créatif de Dieu. La nature n’est pas
une structure fermée sur elle-même. Elle flue continuellement de la vie
divine, en étant originairement ancrée dans le procès trinitaire. Rejetant
toute idée de fabrication, Maître Eckhart annonce la simultanéité instan-
tanée de l’émanation des personnes divines et de la création :
(Troisièmement) : le commencement dans lequel Dieu créa le ciel et la terre
est l’instant simple et originaire de l’éternité, celui-là même, dis-je, qui est

476
Rédigé dans la suite des prologues, et sans doute déjà en chantier vers 1305, l’Ex-
positio libri Genesis est difficilement datable étant donné ces nombreux remaniements
(K. FLASCH, Maître Eckhart, p. 141-142). Les renvois au Expositio libri Sapientiae (§ 19,
LW I/2, p. 76) ou au Liber parabolarum Genesis (§ 66, LW I/2, p. 112) manifestent qu’il
a été situé par rapport aux autres œuvres latines, sans que ces renvois ne constituent des
preuves de datation de l’ensemble du texte.
477
M. ECKHART, Prologus generalis, § 13, LW I/1, p. 158.
478
Ibid., OLME 1, p. 56-57.
164 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES

identiquement et absolument l’instant où Dieu reste de toute éternité et où


se produit, s’est produite et se produira éternellement l’émanation des Per-
sonnes divines479.

Cette simultanéité instantanée a pour corollaire la présence toujours


actuelle de l’opération divine à chaque instant du temps. D’où l’opérati-
vité est mise à l’aune du verset qui résonne comme une sorte d’axiome
chez Eckhart : « Dieu a parlé une seule fois, et j’ai entendu deux »
(Ps 61,12) : « ‘Deux’, à savoir le ciel et la terre, ou plutôt ‘ces deux’
c’est-à-dire l’émanation des Personnes et la création du monde, qu’ ‘il
prononce une seule fois’, et qu’ ‘il a prononcées une seule fois’ »480.
Nous le constatons : la création est bien une locution que l’étant créé est
capable d’entendre. Cependant, cette locution unique n’est jamais enten-
due que sur un mode double : le ciel et la terre (caelum et terra). Nous
sommes donc dans un registre de langage ontologique par lequel les
choses sont créées. Et tout usage du signe sera seulement second par
rapport à ce langage originaire et silencieux. La rhétorique de l’être
fonde la rhétorique du signe. Conforme à sa méthode, Eckhart pense le
rapport du causé à sa cause de l’intérieur même de l’axe qui va de l’infé-
rieur au supérieur. Avec Augustin, il affirme : « on ne peut trouver
aucune veine par laquelle Dieu se répand en nous, sinon, Seigneur, l’acte
par lequel tu nous fais » (nulla vena trahitur aliunde, qua esse currat in
nos, praeterquam quod tu facis nos, domine)481. Le rapport du Créateur
à la créature n’est pas situable, comme une veine dans un corps, mais est
un acte intégral réparti dans tout l’être, et donc disséminé dans toute la
vie du corps. C’est donc de l’intérieur même de l’étant que son influence
se fait sentir comme « la plus naturelle, la plus suave et la plus adé-
quate » (naturalissima, suavissima et convenientissima). Cette triade, qui
associe des registres différents, ne doit plus nous surprendre puisque,
chez Eckhart, la convenance passe à travers l’affect naturel. D’où l’on ne
sera pas non plus étonné si, alors qu’il commente : Creavit in principio,
Eckhart l’explicite par l’opération continuelle de Dieu à l’égard de l’étant
créé (« Pater meus usque modo operatur », Jn 5,17), opération que seul
le juste peut ressentir en tant qu’il est dans la justice :
(Quatrièmement) au commencement, c’est-à-dire dans le Fils, Jn 8 (25) :
« Je suis le commencement ». Il faut noter ici que, de même que rien ne

479
M. ECKHART, Expositio libri Genesis, § 7, LW I/1, p. 190, OLME 1, p. 248-249.
480
Ibid., § 7, LW I/1, p. 190-191, OLME 1, p. 250-253.
481
AUGUSTIN, Confessions, I, VI, 10, BA 13, p. 288-289, cite par M. ECKHART, Expo-
sitio libri Genesis, § 14, LW I/1, p. 197, OLME 1, p. 264-265.
UNE GENÈSE SANS CESSE ACTUELLE 165

devient juste sinon par la justice engendrante qui, en tant que telle, est
inengendrée, et de par ou dans la justice engendrée ; de même rien n’est
créé sinon par l’être inengendré, qui est le Père, et dans l’être engendré, qui
est le Fils482.

Ici, comme il le fait dans le commentaire sapientiel et comme il le fera


à nouveau dans le commentaire johannique, Eckhart se sert du paradigme
du juste dans la justice pour interpréter le rapport du créé avec l’incréé483.
Ce rapport se fait selon un double niveau qui maintient la différence
ontologique. Tout comme l’étant est rendu juste par la justice engen-
drante mais dans la justice engendrée, tout étant est créé par l’inengendré
(le Père) dans l’engendré (le Fils). Autrement dit, toute création se fait
dans le Verbe qui est lui-même directement engendré par le Père. Cette
distinction du « par » (per) et du « dans » (in) est vécue au cœur même
du juste. Bien qu’il opère la justice comme étant une avec lui-même,
il éprouve aussi qu’il ne dispose pas de cette vertu comme si elle lui
appartenait. Il est donc affecté, dans son action même, par le hiatus par/
dans (per/in). C’est sur cette base que va s’établir la relecture métapho-
rique de « ciel et terre » (caelum et terra) comme « forme et matière »
(forma et materia), « ce qui agit et ce qui pâtit » (activa et passiva).
Cette dualité doit toujours être entendue comme provenant d’un unique
acte de parole. Par conséquent, il n’est pas possible que la terre soit sans
le ciel et vice-versa :
De plus, forme et matière en tant que ciel et terre, ne sont pas seulement
simultanées ; mais, de même que la matière n’a pas d’être sans la forme et
qu’il lui revient par essence d’être soumise à la forme et informée par elle,
sans puissance intermédiaire, de même – par le même processus mais réci-
proquement – la forme, de par son essence, reçoit l’être sans intermédiaire
dans la matière et dans l’acte même d’information, car, pour elle, informer,
c’est être. C’est donc ainsi qu’au commencement, c’est-à-dire dans l’être,
sont simultanément produits forme et matière, actif et passif, ciel et terre484.

Selon cette relecture – on ne peut plus aristotélicienne – de l’hylémor-


phisme, la forme et la matière sont les corollaires inséparables d’une
même opérativité essentielle. Ce sont les deux faces d’un même être.
Aussi, est-ce dans cette perspective qu’il convient de relire la présenta-
tion de la terre et du ciel comme duplex esse : « l’être intellectuel
dans l’âme » (esse intellectuale in anima) et « l’être matériel extérieur

482
M. ECKHART, Expositio libri Genesis, § 20, LW I/1, p. 201, OLME 1, p. 270-271.
483
Cf. B. MOJSISCH, Meister Eckhart, Analogie, Univozität und Einheit, Hamburg,
1983, p. 65 ; J. CASTEIGT, Connaissance et vérité chez Maître Eckhart, p. 237.
484
M. ECKHART, Expositio libri Genesis, § 24, LW I/1, p. 204, OLME 1, p. 276-277.
166 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES

à l’âme » (esse materiale extra animam)485. Le recours d’Eckhart à Platon


ne vient pas invalider l’interprétation aristotélicienne, mais vient la com-
pléter. En affirmant que « Platon faisait des idées le principe (à la fois)
de la connaissance et de la génération » (Plato ideas ponebat esse prin-
cipium cognitionis et generationis), le Thuringien propose en effet de
dédoubler le rapport de la forme et de la matière486. Par assimilation
de la forme (forma) et de l’idée (idea), il est possible de considérer la
relation d’activité et de passivité selon une double optique à la fois cogni-
tive et générative. Plus on monte vers le supérieur, plus la cognition et la
génération s’identifient dans l’unité (unitate), plus on descend vers l’infé-
rieur, plus les deux s’éloignent l’une de l’autre dans la dualité
(dualitate)487. Or, privée à la fois d’être et de connaissance, la terre est
vide. En raison de cette vacuité, elle est inactive, imparfaite et mendiante.
Pour expliquer cette situation de la matière, Eckhart exploite à nouveau
la « métaphore de la femme adultère » (metaphora mulieris adulterae)488.
Cette fois, elle est présentée selon les paroles de Maïmonide comme
« une femme inquiète, impatiente du repos » (mulier vaga quietis
impatiens)489. À la profusion généreuse du ciel, que ce soit en être ou en
connaissance, répond la pauvreté mendiante de la terre. Eckhart joue
beaucoup sur la « privation » (privatio), le troisième principe aristotéli-
cien (stérèsis) sans lequel le rapport de la forme (morphè) à la matière
(hylè) ne pourrait expliquer le devenir. Or, c’est précisément ce sur quoi
porte principalement ce commentaire. Le fait « qu’on ne peut substanti-
fier la matière qu’à titre potentiel » (quia materia substantificatur per
posse)490, est précisément le cadre qui explique la condition créaturale.
À savoir, la créature ne s’accomplit que dans la mesure où elle se rend
capable de recevoir ce qu’elle n’est pas par elle-même. La création in
principio consiste à conférer l’être « par mode de dimension non-termi-
née » (modo dimensio interminata) dans lequel l’étant doit répondre « de
son propre devenir » (ipsi suo fueri)491. Cette dimension non-terminée
de la création explique que l’homme soit dans une condition inconstante.
Et, cette absence de « constance » (constantia) fait obstacle à sa félicité.
Tendus vers des biens qu’il n’a pas, l’homme est en bute à des maux qu’il
485
Ibid., § 25, LW I/1, p. 204, OLME 1, p. 276-277.
486
Ibid.
487
M. ECKHART, Expositio libri Genesis, § 26, LW I/1, p. 205.
488
Ibid., § 33, LW I/1, p. 210, OLME 1, p. 290-291. Cf. M. ECKHART, Sermones et
Lectiones super Ecclesiastici, § 42, LW II, p. 270.
489
MAÏMONIDE, Guide des égarés, III, chap. 9, Munk III, p. 45.
490
M. ECKHART, Expositio libri Genesis, § 36, LW I/1, p. 213.
491
Ibid., § 38-39, LW I/1, p. 214-215.
UNE GENÈSE SANS CESSE ACTUELLE 167

redoute : « En effet, s’il n’a jamais tout ce qu’il veut, il a toujours


quelque chose de tout ce qu’il ne veut pas » (Non enim habet omne quod
vult nec caret omni quod non vult)492. D’où vient le fait que l’homme est
plus malheureux qu’heureux. Dans cette situation incertaine, l’homme
n’est pourtant pas livré à lui-même. À partir du duplex esse, tout étant
créé raisonnable peut tenter de rendre effectif (esse formale) ce qu’il est
déjà potentiellement en Dieu (esse virtuale)493. C’est dire combien les
hommes ont à actualiser ce qui leur est continuellement conféré sur le
mode conditionnel. L’actualisation ne se fait pas automatiquement, de
manière nécessaire. Le juste ne devient pas automatiquement juste. Le
passage de la virtualité à la formalisation est un travail de la liberté. D’où,
aussi, la possibilité de la chute et du mal, et leur interprétation comme
déchéance dans la dualité494. À partir de là, Eckhart peut réinterpréter le
célèbre verset de Genèse tant commenté par les Pères de l’Eglise : « Fai-
sons l’homme à notre image et à notre ressemblance » (Gn 1,26).
À présent il faut savoir que la créature rationnelle ou intellectuelle diffère
de toute autre créature qui lui est inférieure en ce que l’inférieur est produit
à la ressemblance de ce qui est en Dieu et n’a de correspondant en Dieu que
cette idée d’après laquelle il dit créé. Une idée (de ce type) est spécifique-
ment déterminée et est relative à la réalité créée (infra-intellectuelle) comme
à une essence spécifiquement distincte. Tandis que chaque nature intellec-
tuelle a, comme telle, plutôt pour modèle Dieu lui-même et non pas simple-
ment une idée divine. La raison en est que l’intellect, comme tel, est « ce
grâce à quoi (le sujet connaissant) devient toutes choses » et n’est pas (sim-
plement) tel ou tel être spécifiquement déterminé. En effet, l’intellect,
d’après Aristote, « est d’une certainement façon toutes choses », et l’être
en sa totalité495.

En tant que créature rationnelle, l’homme ne s’insère pas dans la créa-


tion de la même manière que les autres étants créés. Tandis que ces
derniers sont déterminés « selon leur espèce » à être tels ou tels, il n’en
va pas ainsi pour l’homme. Il n’est pas assigné à une détermination, mais
a reçu l’intellect par lequel il est partie prenante de son propre devenir.
Par l’intellect, il peut en effet, devenir toutes choses, comme le dit
Aristote. Autrement dit, l’intellect intervient dans la ressemblance de
l’image. Va donc se jouer, sur le plan de l’intellect, l’unification de la
passivité et d’activité qui structure toute la condition ontologique. S’ap-
puyant sur l’exégèse d’Augustin, pour lequel l’âme est « image de Dieu »
492
Ibid., § 74, LW I/1, p. 236.
493
Ibid., § 83, LW I/1, p. 242.
494
Ibid., § 89-92, LW I/1, p. 248-250.
495
Ibid., § 115, LW I p. 270, OLME 1, p. 382-385.
168 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES

(imago dei) parce qu’elle est « capable de Dieu » (capax dei), Eckhart
développe une interprétation de l’âme « à l’image de Dieu » (ad imagi-
nem dei)496. L’image a la capacité de manifester pleinement « ce dont elle
est l’image » (cuius imago est), mais elle n’en a pas l’effectivité essen-
tielle. Toute la question est donc de passer de la puissance à l’acte. Or,
Dieu n’agit pas en l’homme sans recourir à sa capacité de délibérer :
Une réalité dotée d’avance d’un pouvoir opératif limité à une seule chose
ne possède pas d’agir libre ou autonome, son orientation vers sa fin lui vient
d’un autre (…) L’homme, lui, se dirige de lui-même vers sa fin grâce à une
forme intériorisée et au libre arbitre qui permet délibération et choix. Il est
donc écrit avec pertinence : « Dieu a constitué l’homme et l’a laissé dans
la main de son libre conseil ». C’est pourquoi Jean Damascène497, lui aussi,
écrit : « L’homme est dit créé à l’image (de Dieu) du fait qu’ ‘image’ signi-
fie faculté d’intellection, libre arbitre, libre disposition de soi, principe
d’opération propre et pouvoir d’agir498.

Le grand œuvre, pour l’homme, sera d’orienter son pouvoir d’agir en


fonction de ses choix, sachant que ces derniers ont, en retour, un pouvoir
transformatif de son être même. À chaque opération, se joue donc son
devenir. Ce devenir est interdépendant de l’universalité de l’être. En
effet, Dieu se repose de toute son œuvre (ab universo opere) et non de
telle ou telle œuvre particulière. Plus encore, « Dieu repose en œuvrant
et donne repos à son œuvre » (deus operando quiescit et dat quiescere
operato)499. Or, c’est précisément le drame de l’étant créé de ne pas être
réceptif à ce don, car il a toujours tendance à vouloir se reposer « de cette
œuvre-ci ou de cette œuvre-là » (ab hoc aut illo opere)500. Peu à peu,
d’inquiétude en inquiétude, un apprentissage est possible pour le conduire
à ne plus vouloir ceci ou cela, mais seulement l’opération même de Dieu
à laquelle il participe. Aussi, en se laissant mouvoir par celui qui meut
toutes choses vers lui, peut-il rassasier sa faim et étancher sa soif en
reposant dans l’être même de Dieu.
Parlant de Dieu, Boèce a fort bien dit : « Toi qui, demeurant stable, donnes
à toutes choses le mouvement »501. L’être en effet, de lui-même, par

496
AUGUSTIN, De trinitate, XIV, VIII, 11, BA 16, p. 374, cité dans : M. ECKHART,
Expositio libri Genesis, § 115-116, LW I/1, p. 271-272, OLME 1, p. 386-389.
497
JEAN DAMASCÈNE, De fide orthodoxa, trad. lat. Burgondio, Buytaert, c. 26, 23s. et
c. 39, 35s.
498
M. ECKHART, Expositio libri Genesis, § 120, LW I/1, p. 275-276, OLME 1, p. 392-
395.
499
Ibid., § 148, LW I/1, p. 300.
500
Ibid., § 152, LW I/1, p. 303.
501
BOÈCE, Livre de la consolation III, poésie 9, 3 (p. 51).
UNE GENÈSE SANS CESSE ACTUELLE 169

lui-même et en lui-même, repose, stable, il donne et communique « à toutes


choses d’être mues » vers lui par un désir, une certaine faim et soif de l’être,
mais ce qu’il donne et communique en lui-même, c’est le repos et non plus
ce mouvement qui tendait vers lui502.

Nous voici de retour à l’interprétation métaphorique de l’être comme


nourriture à la fois donnée et désirée. Mais, ici, un équilibre s’installe de
telle sorte que l’être ne se communique plus dans l’alternance de l’un
(don) et de l’autre (désir), mais comme lieu de son repos. Eckhart renvoie
le lecteur à l’exégèse métaphorique du Siracide 24 (23) : « Mes fleurs,
ce sont mes fruits »503. La fin est en même temps le principe. C’est pour-
quoi, « en Dieu, œuvrer, c’est avoir œuvré » (in deo, operari est opera-
tum esse). Or, cette unité manque à la créature. Elle n’arrive pas à faire
son principe de sa fin. D’où elle cherche à s’approprier elle-même sa fin
plutôt que de la recevoir comme un don originaire. Ceci n’est possible
que lorsque l’étant rationnel cesse de se tourner vers tel ou tel bien, et
agit seulement pour l’amour du bien.
Le bien que nous n’opérons pas pour lui-même, uniquement parce qu’il est
bien, ce n’est pas l’œuvre divine et ce n’est pas Dieu qui l’accomplit en
nous. Mais c’est cette autre chose, extérieure, pour laquelle nous opérons,
qui opère en nous. Aussi est-il expressément dit en Mt 5 (10) : « Heureux
ceux qui ont faim et soif de la justice ». En effet l’œuvre juste est celle en
laquelle c’est de la justice elle-même, et rien d’autre, qu’on a faim et soif,
c’est elle qu’on désire et qu’on cherche. La suite dit : « Heureux les persé-
cutés pour la justice qui pâtissent à cause de la justice ». « Pâtissent », est-il
écrit, ni « ont pâti » ni « pâtiront », pour désigner que c’est dans l’opéra-
tion même, c’est-à-dire dans la passion subie à cause de la justice que la
perfection de la justice consiste. En effet, pour le juste en tant que juste,
agir avec justice, c’est vivre et c’est être504.

S’accomplir dans le bien, convertible à l’être, consiste à « pâtir »


l’opération de Dieu. La passivité est requise du côté de la créature pour
que Dieu opère ce qu’il est lui-même. Ce thème sera largement déployé
dans les sermons. C’est à nouveau le paradigme du juste et de la justice
qui permet d’approcher le rapport de la passivité et de l’activité. Ce duo
sert « à désigner que c’est dans l’opération même, c’est-à-dire dans la
passion subie à cause de la justice que la perfection de la justice consiste »
(ad designandum quod in ipsa operatione seu passione propter iustitiam

502
M. ECKHART, Expositio libri Genesis, § 164, LW I/1, p. 311, OLME 1, p. 452-453.
503
Cf. M. ECKHART, Sermones et Lectiones super Ecclesiastici, DW II, § 18 ; Exposi-
tio libri Sapientiae, § 175.
504
M. ECKHART, Expositio libri Genesis, § 176, LW I/1, p. 320-321, OLME 1, trad.
légèr. modif., p. 468-469.
170 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES

consistit perfectio iustitiae)505. Autrement dit, le lexique de l’activité et


de la passivité désigne le fait d’agir avec justice. Les verbes operare
et patior font signe dans le langage lui-même vers le processus d’attes-
tation qui se fait en deçà du langage. L’opération s’accompagne d’une
passivité qui constitue l’évidence de l’engendrement par un autre dans le
même. C’est l’affect, la marque dans l’âme, qui fait que le signe renvoie
effectivement à ce dont il est le signe.
Pour Maître Eckhart, la véritable connaissance se fait dans l’opération
même. La distinction aristotélicienne entre praxis et poiesis (« Il y a,
à ce qui me semble, une différence dans les fins : les unes consistent en
activités ; les autres en certaines œuvres distinctes des activités elles-
mêmes »506) ne sert pas chez lui à distinguer entre science spéculative et
science pratique, mais à les identifier. En effet, dans la théologie,
l’homme ne cherche pas une fin autre que l’opération en laquelle Dieu
se repose lui-même. Eckhart ne fait pas ici appel au premier livre de
Métaphysique, comme Duns Scot dans le Prologue de la Lectura507. Son
recours à Aristote s’explique par la différence entre « opération inté-
rieure » (opere interiori) et « œuvre extérieure » (opus exterius) :
Dieu se complaît, se satisfait et se repose en notre opération intérieure,
même si manque l’agir extérieur et sa possibilité, selon le Psaume (44,14) :
« Toute la splendeur de la fille du roi vient de l’intérieur »508.

Cette distinction, qui était déjà thématisée dans les Entretiens spiri-
tuels, est une clef de lecture de l’œuvre eckhartienne509. Elle ne signifie
pas l’absence d’attention aux vertus mais leur ancrage dans ce qui les
permet, et sans lesquelles elles n’ont pas la moindre valeur. Un rééquili-
brage est ici manifeste. Comme chez Duns Scot, l’acte exécuté n’est
moral que parce qu’il procède de l’intérieur510. Mais, précisément, chez
Eckhart, l’opération intérieure n’est pas autre que l’opération par laquelle
Dieu se repose en lui-même. En dehors de l’opération divine interne
à tout ce qui est, il n’y a rien. D’où le fait que la science pratique est
aussitôt la science spéculative. Il n’y va pas d’une correspondance à deux

505
M. ECKHART, Expositio libri Genesis, § 176, LW I/1, p. 321, OLME 1, p. 468-469.
506
ARISTOTE, Ethique à Nicomaque, I, c. 1, 1094 a 4s, cité par M. Eckhart, Expositio
libri Genesis, § 176, LW I/1, p. 321, OLME 1, p. 470-471.
507
Cf. DUNS SCOT, Prologue de la Lectura, § 125, trad. G. Sondag, La théologie
comme science pratique, 1996, p. 194.
508
M. ECKHART, Expositio libri Genesis, § 177, LW I/1, p. 321-322, OLME 1, p. 470-
471.
509
M. ECKHART, Die rede der unterscheidunge, Traktat II, § 23, DW V, p. 290-309.
510
DUNS SCOT, Prologue de la Lectura, § 137, trad. G. Sondag, p. 197.
UNE GENÈSE SANS CESSE ACTUELLE 171

habitus, comme le propose Godefroid de Fontaine, puisque cette science


unique ne vise pas des fins différentes511 . Plus précisément, la science
eckhartienne n’utilise pas de moyens en vue de fins, parce qu’il n’y a pas
de fin visée. Rappelons-nous que, chez Eckhart, « il n’y a pas de ‘à cause
de’ » (non autem propter)512. Toute opération reconduit à l’être même :
« la perfection des vertus et des œuvres divines consiste en ce que l’acti-
vité revêt la raison d’être et de vie, selon ce que dit Jn 17 (3) : ‘La vie
éternelle, c’est qu’ils te connaissent’ »513. Dans la mesure où il opère
à partir de l’opération intérieure, tout homme vit déjà de la vie éternelle,
et donc de la connaissance par laquelle Dieu se connaît lui-même. En
raison du fait que la connaissance à la même fin que l’activité pratique,
on ne peut donc faire jouer la science spéculative contre la science pra-
tique, comme le fait Henri de Gand514.
La cohérence morale entre le dire et le faire est la manifestation de la
connaissance spéculative. Si le signe proféré est exact et que l’opération
vient à manquer, il n’y a pas de sagesse : « Le plus important critère de
la sagesse est l’accord des actes avec les paroles »515. Pour confirmer
cette option, dans laquelle la rhétorique persuasive (signe) doit être en
accord avec la « rhétorique de l’être »516 (opérative), Eckhart fait appel
à une série d’autorités à la fois chrétiennes et païennes : Ambroise (en
fait, Gerbert), Bernard, Chrysostome, Aulu-Gelle, Sénèque, le poète
Stace, Horace et Aristote517. Sous le couvert de l’auctoritas, Eckhart
n’hésite pas à faire usage du trope de l’ironie, et même d’une ironie pour
le moins corrosive. Porter le « manteau de philosophes » (pallium) ou
siéger sur la « cathèdre » (cathedra) n’est pas le gage d’une science
authentique. Celui qui enseigne doit commencer par bien vivre : quia
prius est bene vivere, secundum autem bene docere518. Il est monstrueux
d’associer « le langage d’une colombe et l’esprit d’un chien » ; « l’élo-
quence de la langue avec l’oisiveté des mains, l’abondance des paroles

511
Cf. GODEFROID DE FONTAINE, Quodlibet XIII, q. 1, cité par G. Sondag à propos de
Prologue de la Lectura, § 161, La théologie comme science pratique, p. 204-205.
512
M. ECKHART, Sermo IV, 1, § 21, LW IV, p. 23, trad. E. Mangin, p. 67.
513
M. ECKHART, Expositio libri Genesis, § 178, LW I/1, p. 322, OLME 1, p. 470-471.
514
Cf. HENRI DE GAND, Summa, art. 8, q. 3, ad. 3, cité par G. Sondag à propos de
Prologue de la Lectura, § 153, La théologie comme science pratique, p. 202-203.
515
SÉNÈQUE, Lettres à Lucilius, L. 20, 2, Belles-Lettres, I, p. 81s, cité dans : M. ECKHART,
Expositio libri Genesis, § 280, LW I/1, p. 416, trad. OLME 1, p. 610-611.
516
Cf. A. MICHEL, « La rhétorique de Maître Eckhart : une rhétorique de l’être »,
Voici Maître Eckhart, op. cit., p. 165.
517
M. ECKHART, Expositio libri Genesis, § 278-285, LW I/1, p. 415-420, trad. OLME
1, p. 608-617.
518
JEAN CHRYSOSTOME, Opus imperfectum in Matthaeum, hom. 10, PG 56, 684s.
172 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES

et le néant des fruits »519. Quoi de plus détestable que « les hommes
paresseux à l’action et plein de sagesse dans leurs avis »520. C’est pour-
quoi, tel le taureau qui se jette le premier à l’eau pour emmener le trou-
peau à sa suite sur l’autre rive521, le prédicateur encourage ses auditeurs
en s’avançant lui-même dans la conduite qu’il enseigne. Il n’a pas seu-
lement l’apparence mais aussi la nature de la sainteté. Aussi, Eckhart
cite-t-il également Aristote : « La langue sert d’abord au goût en vue de
l’être, et ensuite la parole en vue du bien-être »522. Il faut donc goûter
(sapere) avant de parler. Voilà la vraie sagesse (sapientia).

519
BERNARD DE CLAIRVAUX, De consideratione, II, VI, 14, Rome III, p. 422.
520
AULU-GELLE, Nuits attiques, XIII, c. 8, trad. Nisard, p. 635.
521
Cf. STACE, La Thébaïde, VII, 438-440, trad. Nisard, p. 203.
522
ARISTOTE, De anima, II, c. 8, 420b18s.
Tendre vers la Sagesse
(Expositio libri Sapientiae)

La science, avons-nous vu dans les Sermons et Leçons sur l’Ecclésias-


tique, n’est pas séparable de la sagesse. Le sage se qualifie par une atti-
tude globale devant la vie, plus que par une technicité ou un savoir spé-
cifiques. Bien que redevable d’une redécouverte d’Aristote via les grands
commentateurs juifs et arabes, Maître Eckhart n’en conçoit pas moins la
philosophie à la manière antique, comme un exercice spirituel. Dans le
Commentaire du livre de la Sagesse, qui aurait été commencé au moment
du premier magistère parisien523, Eckhart s’attache principalement
à dépeindre ce comportement, cet ethos. En tout premier lieu, s’ériger en
juge de la vérité ne se fait pas sans condition : « le juge doit être droit et
doit se juger d’abord lui-même »524. Dans un esprit socratique, la vérité
a un effet à double tranchant sur celui qui la manipule. La sagesse oriente
la science au sens où elle ne peut se réduire à un ensemble de conceptions
objectives sans implication du sujet qui les étudie. La sagesse est assimi-
lée à la justice. Le sage a un comportement ajusté. À savoir, il doit agir
« justement » (iuste). Ici, comme ailleurs chez Eckhart, theoria et praxis
sont inséparables. Mais, plus que d’autres commentaires, celui de la
sagesse dégage une certaine tonalité incitative que nous retrouverons
dans les sermons vernaculaires.
Cherchez le Seigneur dans la simplicité du cœur (Sg 1,1) : Ce verset
qualifie à la fois, chez Eckhart, une attitude éthique et une attitude intel-
lectuelle. Elle est la vigilance de celui qui ne se laisse pas attirer ici et
là par les objets matériels qui l’entourent pour se tourner vers l’unité :
« la racine première et le mode de fonctionnement de l’intellectualité,
c’est la simplicité » (Radix enim prima et ratio intellectualitatis est
simplicitas)525. Toute la question est de percevoir ce qu’implique de
terme de simplicité. Depuis Augustin, la simplicitas désigne le fait que
Dieu « est ce qu’il a » (hoc est quod habet)526. Pour Thomas d’Aquin

523
Cf. L. STURLESE, « Meister Eckhart in der Bibiotheca Amploniana. Neues zur
Datierung des Opus Tripartitum », dans : Die Bibiothetica Amploniana, p. 443-445.
524
M. ECKHART, Expositio libri Sapientiae, § 1, LW II, p. 323, trad. J.-Cl. Lagarrigue
et Devriendt, p. 69.
525
Ibid., § 5, LW II, p. 326, trad. fr., p. 71.
526
AUGUSTIN, De civitate dei, XI, 10, 1, BA 35, p. 62-65.
174 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES

cette notion détermine l’identité de l’essence et de l’existence en Dieu527.


Or, Eckhart importe cette identité en déplaçant le point d’observation.
Cette unité est perçue à partir de l’inférieur causé vers sa cause supé-
rieure. Ceci modifie sensiblement l’adage épistémologique transmis par
Aristote : « nous connaissons le semblable par le semblable »528. Le
« simple », en effet, est assimilé chez Eckhart à la manière dont la cause
première se connaît elle-même par un « retour complet » (reditio
completa)529. Cela signifie que le semblable ne peut être perçu à partir
d’une représentation dont la similitude permettrait de référer à lui, comme
à un objet qui lui est extérieur. À la manière dont seule la terre connaît
la terre (terra terram), seul le simple connaît le simple. Il faut donc que
l’étant causé se connaisse dans sa cause, là où il ne fait qu’un avec ce
qui lui confère l’être. Le fait d’être, ou l’anité, ne se réduit à aucune
quiddité. Puisque le dissemblable éloigne l’homme de ce qu’il veut
connaître, personne ne peut parvenir à la connaissance de Dieu autrement
qu’en ne tendant vers rien d’autre que lui. Toute pensée tournée vers ceci
ou cela, le passé ou le futur, introduit une négation dans la connaissance.
Par contre, en se tournant vers la cause première, l’intellect monte vers
son opérativité. Il en va pour les vertus comme pour l’être. De même que
l’étant créé reçoit continuellement son être de Dieu, il ne se parfait qu’en
venant demeurer à la source de son opérativité : « En effet, les vertus, la
justice et les autres perfections de ce genre sont plutôt certaines configu-
rations en acte que quelque chose de figuré demeurant fixe et enraciné
dans le vertueux ; elles sont continuellement en train de se faire, comme
l’est le resplendissement dans le milieu [aérien] où l’image dans le reflet
du miroir »530. Pas plus que l’être, les vertus, qu’elles soient la justice ou
autres, ne se trouvent en Dieu comme des idées platoniciennes fixes.
Elles sont présentes en Dieu à l’état de virtualité et ne sont rendues effec-
tives que dans la mesure où l’étant créé s’y configure. L’effectivité est
opérative. Il en est ainsi comme du Fils, « dans les réalités divines, le
Fils naît toujours » (in divinis filius semper nascitur)531. Cette notion de
naissance perpétuelle, dont il fera le thème majeur de sa prédication,
Eckhart la trouve chez Origène532 : « Nous naissons totalement du diable,

527
THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia Pars, q. 3, a. 4.
528
ARISTOTE, Métaphysique, III, c.4, 1000 b 6 ; De anima, I, 2, 404 b 13.
529
Liber de causis, prop. XV, § 14, 177.
530
M. ECKHART, Expositio libri Sapientiae, § 45, LW II, p. 368, trad. fr., p. 94.
531
Ibid., § 45, LW II, p. 369, trad. fr., p. 95.
532
Cf. E. BONCOUR, Maître Eckhart lecteur d’Origène, Sources, exégèse, anthropolo-
gie, théogénésie, 2019.
TENDRE VERS LA SAGESSE 175

chaque fois que nous péchons. Malheureux celui qui toujours naît du
diable. Mais heureux est celui qui toujours naît de Dieu ; je ne dis pas
qu’il est né juste une fois pour toutes de Dieu, mais par chaque acte de
vertu il naît toujours de Dieu. »533 Eckhart découvre dans la conception
origénienne de la naissance toujours actuelle du Fils, une possibilité de
conjoindre l’engendrement et la création dans l’Un, dans laquelle
l’homme est librement impliqué. Il dépend de lui de se dédoubler (dia-
bolein) ou de s’unir à la naissance éternelle du Verbe. Aussi, le Thurin-
gien peut résolument tourner le dos à toutes les « représentations réi-
fiantes » de Dieu et de la création534. Dieu n’a pas commencé à créer un
moment donné dans le temps, et il n’a pas créé à la manière dont l’artisan
fait un coffre, en dehors de lui. Le temps et l’espace surgissent avec l’acte
créateur. La condition spatio-temporelle émerge de l’unité comme une
multiplicité. Et, corrélativement, cette multiplicité est appelée à revenir
à l’Un. Ainsi, le procès néoplatonicien sert de cadre métaphysique à une
conversion vers Dieu. Nous retrouvons des précisions sur ce cadre dans
le commentaire du livre de la Genèse. Ici, Eckhart est davantage concen-
tré sur l’agir humain. Cela apparaît dans la manière dont il traite du
verset : « Les âmes des justes sont dans la main de Dieu » (Sg 3,1).
Remarquons que Maître Eckhart ne donne pas qu’une seule explication
de cette autorité (auctorias) mais qu’il se plait à en multiplier les inter-
prétations. Comme il l’explique dans le second prologue de l’Opus expo-
sitionum, cela fait partie de sa méthode de ne pas imposer une solution
définitive, mais de laisser le soin au lecteur de décider de son choix535.
Suivant cette recommandation, libre à nous de piocher la formulation qui
est pour nous la plus parlante : « La main est en effet l’organe de l’agir »
(Manum enim organum operationis est)536. Être dans la main de Dieu,
c’est donc avoir une main qui est déjà dans une main. L’opération de tous
les étants trouve sa racine dans une opérativité sans cesse émergente. Pas
un acte de l’homme ne se fait sans l’opérativité divine : « C’est toi qui
accomplis tout ce que nous faisons (Is 26,12). Il dit bien que nos actions

533
ORIGÈNE, Homélie sur Jérémie, VI, PL 25, 637, cité par M. Eckhart, Expositio libri
Sapientiae, § 55, LW II, p. 383.
534
K. FLASCH, Maître Eckhart, p. 160.
535
« (Cinquièmement), il faut remarquer que les autorités principales sont, en général,
commentées de bien des manières, de façon que le lecteur puisse choisir de retenir tantôt
une explication tantôt une autre, une seule ou bien plusieurs, suivant ce qu’il aura jugé
préférable de faire » (M. ECKHART, Prologue n°II de l’œuvre des expositions, LW II,
p. 321-322, trad. J.-Cl. Lagarrigue et J. Devriend, Expositio libri Sapientiae, p. 54).
536
M. ECKHART, Expositio libri Sapientiae, § 46, LW II, p. 372.
176 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES

sont à la fois nôtres et celles de Dieu »537. Si tel est le cas, alors la
manière dont l’homme agit oriente ou désoriente son accomplissement
en Dieu : Les âmes des justes sont dans la main de Dieu : « s’il dit sont,
c’est parce que l’être des justes est en Dieu, du fait que non seulement
Dieu est l’être par le moyen duquel toutes les créatures sont en lui en tant
qu’Il les crée, mais du fait qu’elles sont en Lui en tant qu’Il les récom-
pense. Cela fait en effet partie de la justice »538. La notion de récom-
pense, avons-nous déjà vu, n’est pas extrinsèque, mais incohative chez
Eckhart. Celui qui vit grâce à Dieu, c’est-à-dire sans rien considérer
comme lui étant propre, devient vraiment ce qu’il est et ce devenir est
à lui-même sa récompense :
Ils vont même jusqu’à considérer qu’eux-mêmes n’ont pas d’être, de vivre
ou d’agir qui ne soit en Dieu, et que c’est donc suivant Dieu qu’ils sont,
vivent et agissent (secundum deum sunt, vivunt et operantur), suivant ce qui
est écrit en 1 Cor 15 (10) : C’est par la grâce de Dieu que je suis ce que je
suis539.

Cette non-propriété de l’être, du vivre et de l’agir, a une extension


totale. Le domaine de la connaissance ne peut lui faire exception. D’ici
au célèbre Sermon Beati pauperes spiritu sur le non-vouloir, non-savoir,
non-avoir, il n’y a qu’un pas. Le bonheur de l’homme consiste à naître
de la vie même de Dieu : « Il est vraiment heureux celui qui est constam-
ment né de Dieu ; je ne dirai pas en effet que le juste qui est né de Dieu
naît une fois pour toutes de Dieu, mais qu’il naît constamment à chaque
œuvre vertueuse » (§ 55, p. 107). Cette naissance-ci, l’action vertueuse,
est l’attestation immédiate de cette naissance-là, la naissance divine. Les
deux ne font qu’un. Cette unité en acte est une évidence. Si Eckhart,
contrairement à d’autres médiévaux, a osé proposer une béatitude immé-
diate pour l’homme, il ne faudrait pas imaginer qu’il soit un doux rêveur.
Pour lui, la béatitude est dans l’agir et non dans le sentiment. Elle consiste
à goûter Dieu à même l’agir. Dans l’action, Dieu et l’homme ne font plus
qu’un : « Mais en outre, c’est quelque chose d’unique et d’identique que
l’être de la justice et l’être du juste : ils sont au même endroit et se
réjouissent de la même chose » (Adhuc autem unicum est et idem est esse
iustitiae et iusti, eodem sunt, eodem gaudent)540. Quiconque penserait
que je m’égare ici assez loin du Maître Eckhart ‘officiel’ dans des

537
Ibid., § 46, LW II, p. 371, trad. fr., p. 98.
538
Ibid., § 46, LW II, p. 371, trad. fr., p. 98.
539
Ibid., § 46, LW II, p. 372, trad. fr., p. 98.
540
Ibid., § 63, LW II, p. trad. fr., p. 112.
TENDRE VERS LA SAGESSE 177

considérations secondaires n’a pas encore perçu à quel point l’opérativité


est la question la plus centrale de la pensée eckhartienne. Sans cette
opérativité, le signe « juste » (concret) n’atteint aucunement le signe
« justice » (abstrait). C’est l’opérativité même qui remplit la signification
de sa vérité légitimante. En effet, se sentir intimement mu par un autre
dans son propre agir est une expérience intraduisible. Le fait même que
l’étant créé agisse « justement » est l’épreuve intérieure que la « jus-
tice » est véritablement. Le juste, pour autant qu’il soit juste, manifeste
qu’il est engendré par la justice, et par là, atteste de son effectivité :
De plus, il faut remarquer que le juste, pour autant qu’il est bien de ce
genre, tient et reçoit tout son être de la seule justice : il est la descendance
et le fils proprement engendré par la justice, et la justice elle-même, et elle
seule enfante, ou bien est le père qui engendre le juste541.

Puisque le juste se perçoit comme mu par un autre dans l’agir juste, il


éprouve un effet d’engendrement. Le juste se découvre sur le mode de
l’enfantement par un autre, car il sait aussi pertinemment que, par lui-
même, il est capable d’agir impie. Ceci fait dire à Eckhart : « Et il faut
remarquer expressément que dans la justification de l’impie, ou plutôt
dans tout acte ou opération de justice, il y a une image ou expression de
la Trinité » (Et est hic signanter notandum quod in iustificatione impii,
quin immo in quolibet actu iustitiae sive operatione est imago et expres-
sio trinitatis)542. Nous voici à un des nœuds, ou plutôt au nexus fonda-
mental, de la pensée eckhartienne. La vie trinitaire est expérimentée par
l’étant créé sur un mode opératif :
Il y a en effet nécessairement la justice inengendrée, par laquelle et selon
laquelle le juste est mis en forme et engendré ; il y a aussi nécessairement
la justice engendrée, sans laquelle le juste n’aurait pas été engendré ; il y
a aussi, troisièmement et nécessairement, l’amour du géniteur pour l’engen-
dré, et de l’engendré pour le géniteur, amour procédant et émanant des deux
comme s’il venait d’un seul543.

Ce passage recèle une clef majeure de la pensée de Maître Eckhart.


Que la formulation démonstrative ne nous trompe pas, il s’agit d’abord
et avant tout, non pas de métaphysique, mais de phénoménologie.
À savoir, la « justice inengendrée » (iustitia ingenita) s’atteste dans la
mesure où, sans elle, il ne pourrait pas y avoir de « justice engendrée »
(iustitia genita). Le fait même que le juste se reconnaisse en train d’agir

541
Ibid., § 64, LW II, p. 392, trad., p. 113.
542
Ibid., § 64, LW II, p. 392-393, trad., p. 113.
543
Ibid., § 64, LW II, p. 393, trad., p. 113.
178 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES

justement est la condition sine qua non de la démonstration. De cette


reconnaissance interne au cœur de l’agir procède un amour mutuel « du
géniteur pour l’engendré, et de l’engendré pour le géniteur ». Cela veut
dire que, dans l’agir vertueux, l’étant créé éprouve le mystère de la vie
trinitaire. La vie intradivine se réduplique ad extra. L’étant créé n’est pas
assimilé au Fils en tant qu’il serait l’image même du Père, mais « dans
tout acte ou opération de justice, il y a une image ou expression de la
Trinité ». Cette image est la présence même de l’opérativité divine au
cœur du créé, et non sa représentation. Cette « présence essentielle »
(essentiali praesentia) est éprouvée544. Elle s’auto-atteste par un écart au
sein même de l’opérativité déployée par la créature : le sujet et la cause
ne coïncident pas. La créature se découvre juste ou sage d’une justice ou
d’une sagesse dont elle ne peut s’attribuer la paternité :
Il faut remarquer brièvement que, parce que les perfections spirituelles,
comme par exemple la sagesse, la justice et toutes les choses du même
genre, ne reçoivent pas l’être dans leur sujet, mais ont au-dehors une cause
qui agit efficacement et donnent formellement l’être à leurs sujets eux-
mêmes, à proprement parler elles ne s’ajoutent, ni ne surviennent par consé-
quent aux sujets ; bien au contraire, ce sont les sujets qui sont formés et
informés en accédant aux perfections de ce genre, suivant ce passage du
Psaume (34 (33), 6) : Accédez à lui, et soyez illuminés, et de même Jacques
4, (8) : Approchez-vous de Dieu, et il s’approchera de vous, et d’autres
passages semblables545.

Le sujet créé éprouve que l’efficacité qui agit en lui vient du dehors,
sans pour autant s’ajouter à lui. Il n’y a pas identité entre la puissance
opérative et le sujet-suppôt qui opère, mais (con)formation du sujet qui
accède à ce qu’il n’est pas. Le sujet agit en juste sans avoir en soi la
capacité d’être juste : « la justice envahit le juste au-dessus de la capacité
du juste » (§ 77, LW II, p. 409). L’agir vertueux n’est donc pas seulement
le passage d’une puissance à l’acte, comme chez Aristote, mais l’accès
à une capacité donnée en même tant que le passage à l’acte. Il y va d’une
véritable altération de la subjectivité, qui se fait selon un double niveau :
la créature ne découvre pas seulement qu’elle est mue pour agir, mais
aussi qu’elle détient la forme par laquelle elle agit (uno modo, in quantum
ab ipso habet formam per quam agit, alio modo, in quantum ab ipso
movetur ad agendum, § 80, LW II, p. 412).
Alors qu’elle avait l’illusion d’être à elle-même et pour elle-même, la
créature tend désormais à une nouvelle identité : celle d’être entièrement

544
Ibid., § 291, LW II, p. 626.
545
Ibid., § 74, LW II, p. 404, trad., p. 119.
TENDRE VERS LA SAGESSE 179

soi en étant dans l’autre. Cette forme est la vie même de Dieu. Aucune
des Personnes divines n’a de résidence fixe en elle-même. Considérée en
elle-même, la Personne est « en transit » (in transitu), c’est-à-dire « dans
l’altération et dans l’autre » (in alteratione et in altero) : « le Père en
tant que Père n’est pas dans ce qui est altéré (in alterato) mais dans le
Fils engendré ; et à l’inverse, le Fils en tant que Fils n’est nulle part si
ce n’est dans le Père »546. La forme divine est le surgissement toujours
nouveau d’un Moi et d’un Toi qui n’ont d’être que dans leur rapport
mutuel : « tout ce qui est à Moi est à Toi, et tout ce qui est à Toi est
à Moi » (Jn 17,10) (§ 102, LW II, p. 440). Dieu ne demeure donc en lui-
même que pour autant que le Père s’altère sans cesse vers le Fils et le
Fils vers le Père. Cette altération mutuelle est elle-même communion
dans l’Esprit Saint. Cette vie d’échange n’a besoin de rien d’autre pour
subsister. Cependant, cette suffisance n’en est pas moins abondante
richesse. Selon le Liber de causis (prop. 20), Primum est dives per se547.
Par essence, Dieu veut se donner, et se donner totalement et surabondam-
ment. Sa richesse intérieure se diffuse donc dans une extériorisation créa-
tive. Or, à l’extérieur de lui-même, Dieu est aussi tel qu’il est en lui-
même. Cela signifie qu’on ne le trouve que là où l’altération ne s’arrête
pas en chemin, mais va jusqu’à la génération de l’autre548. Contrairement
à l’être même de Dieu, ce qui est dans le devenir reste dans l’altéré au
lieu d’accomplir jusqu’au bout l’altération et s’unir à la génération. La
création est au milieu d’un gué : elle commence à passer mais ne va pas
jusqu’au bout. Elle peut néanmoins percevoir que la vie divine se révèle
ad extra là où « l’être et l’étant, la cause et l’effet, l’enfantant et l’enfanté
vont ensemble, se trouvent, se voient et s’embrassent mutuellement »
(§ 107, p. 443). Voilà pourquoi, avant de quitter l’Expositio libri Sapien-
tiae, il convient de revenir à la parole silencieuse qui se dit en deçà de
tout langage :
C’est principalement pour que Dieu le Fils naisse en nous, en venant dans
l’esprit, qu’il est besoin qu’un silence paisible enveloppe toutes choses. Car
le Fils est l’Image du Père, et l’âme est à l’image de Dieu. Mais l’image,
par sa logique interne et son caractère propre, est une certaine production
formelle s’effectuant dans le silence de la cause efficiente et de la cause
finale, lesquelles, à proprement parler, envisagent du dehors la créature et

546
Ibid., § 101, LW II, p. 437.
547
Cf. W. BEIERWALTES, « ‘Primum est dives per se’. Maître Eckhart et le Liber de
causis », dans : Voici Maître Eckhart, 1998, p. 285-300.
548
Cf. « Altération et génération : La physique de la grâce », note complémentaire
n°1, OLME 6, p. 365-371.
180 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES

signifient le bouillonnement qui déborde. Néanmoins l’image, en tant


qu’émanation formelle, goûte, à proprement parler, au bouillonnement [tout
court]. Et c’est bien ce qui est dit ici : Tandis qu’un silence paisible enve-
loppait toutes choses, et plus bas : Ta parole est venue, Seigneur, c’est-
à-dire le Verbe, le Fils549.

Parce qu’elle est « à l’image de Dieu » (ad imaginem dei), l’âme peut
goûter à la vie du Fils, « image du Père » (imago Patris). Ce qui est de
l’ordre de l’ebullitio participe à la vie de la bullitio, « en tant qu’émana-
tion formelle » (utpote formalis emanatio). Cette logique interne n’est
perceptible au goût (sapit) que dans le silence de la cause efficiente et
finale : in silentio causae efficientis et finalis550. L’usage des signes envi-
sage seulement du dehors ce qui ne peut se passer que dans l’intériorité
d’un silence. C’est là que le Fils, par sa libre initiative, peut naître en
nous.

549
M. ECKHART, Expositio libri Sapientiae, § 283-284, LW 2, p. 615-616, trad.
J. Lagarrigue et J. Devriendt, p. 259-260.
550
Sur la prise de distance de Maître Eckhart par rapport à Thomas d’Aquin que
révèle cette expression, cf. K. FLASCH, Maître Eckhart, p. 277-278.
Maïeutique et Nom ineffable
(Expositio libri Exodi)

N’est-il pas étrange que le grand Commentaire du livre de l’Exode


commence par une exégèse d’un verset pour le moins sibyllin : « Parce
que les accoucheuses avaient craint Dieu, il construisit pour elles des
demeures » (Ex 1,21)551 ? Pourquoi ce verset en préambule d’un vaste
enseignement sur la portée du langage théologique ? Se rendre attentif
à la lettre eckhartienne est sans doute la seule manière de percer cette
énigme. Eckhart se propose de considérer deux choses « dans les faits de
ces accoucheuses » (in facto istarum obstetricum) : leur piété et leur
mensonge par crainte de pharaon. Par le premier fait, elles ont obtenu la
vie éternelle en mettant des enfants d’Israël au monde. Par le second fait,
elles devraient n’avoir rien mérité, ni dans le temps, ni dans l’éternité.
Pourtant, si l’Écriture dit que des demeures ont été édifiées pour elles,
cela signifie qu’elles ont reçu à la fois les biens temporels et les éternels,
bien que ces derniers ne soient pas explicitement mentionnés. Eckhart en
conclut :
N. 4 D’où, il suit que d’après ce qui est dit, c’est par l’application de la
piété et en général du bon agir, que l’on mérite simultanément les biens
célestes et terrestres. D’où, il suit que comme dans une œuvre sainte, il y
a deux choses, le sentiment intérieur et l’acte extérieur (affectus interior et
actus exterior), ainsi dans la récompense, il y a deux choses, comme le dit
avec justesse l’Ecclésiastique (33,15) : « deux contre deux ». Toutefois
Grégoire expose la proposition et Thomas la justifie en Somme théologique
(IIa IIae, q. 101, a. 4 ad. 4).
Mais on aurait pu dire brièvement dès le début que les accoucheuses n’ont
pas menti ; et la question ne se poserait plus du tout. En effet, il est possible
qu’il soit vrai que beaucoup de femmes hébraïques eussent la « science de
l’accouchement » (obstetricandi scientiam)552.

Sous une apparence énigmatique, Eckhart donne ici un conseil de lec-


ture. Or, ce conseil n’est pas formulé dans un langage univoque mais par
l’intermédiaire d’un récit. Autrement dit, de manière ironique, Eckhart
emploie le langage parabolique pour signifier à son lecteur de quelle
manière il va parler : paraboliquement. Il y a donc ici un faisceau

551
M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 1, LW II, p. 9, trad. P. Gire.
552
Ibid., § 4, LW II, p. 11, trad. P. Gire. Je souligne.
182 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES

tropique. Cet usage conjoint de l’ironie et de la parabole départage d’em-


blée deux types de lecteurs : ceux qui auront des oreilles pour entendre
ce type de langage et les autres. Le langage parabolique déconcerte la
conceptualité discursive. La parabole a pour effet de rassembler dans une
unité indissociable ce qui est de l’ordre sensible et de l’ordre intelligible.
Elle reconduit au vécu. Autrement dit, elle fait sortir du texte. Elle resitue
le lecteur dans le quotidien de la vie. Elle le situe là où il est comme ce
vivant en train de lire. De la sorte, la parabole convoque le lecteur dans
son intégralité, comme étant vivant et pensant. Qui entend : « c’est par
l’application de la piété et en général du bon agir, que l’on mérite simul-
tanément les biens célestes et terrestres », comme une proposition
conceptuelle sans se mettre ici et maintenant à agir bonnement, se rend
incapable d’interpréter ce qui est dit. Il y va d’une invitation à lire, non
seulement dans un « acte extérieur » (actus exterior), mais surtout dans
un « sentiment intérieur » (affectus interior). C’est seulement à cette
condition que la « science de l’accouchement (littéralement : accou-
chante) » (obstetricandi scientia) portera son fruit. Affecter la maïeutique
à l’exégèse hébraïque ne peut se faire, pour Eckhart, sans relire en même
temps la maïeutique grecque. Ce serait oublier que l’interprète de l’Écri-
ture est un philosophe. Maïmonide ne va pas sans Socrate.
N. 184 « C’est pourquoi les sages ont convenu », comme dit Maïmonide,
« que les sciences n’ont pas appréhendé le Créateur et qu’on ne saisit pas
ce qu’il est si ce n’est lui-même et que notre intellection eu égard à lui-
même est défectueuse dans le mouvement de son appréhension ». D’où
Platon, comme l’écrit Macrobe (Comm. in Somnium Scipionis I c.2 11; 15),
affirme « qu’il est courageux de parler de Dieu, qu’il est audacieux de dire
ce qu’il est, lorsqu’on sait seulement de lui-même qu’il n’est guère possible
de le connaître à partir des hommes ». Et de ce point de vue on vérifie la
parole socratique : je sais que je ne sais pas, ce qui revient à dire : de
Dieu, je sais seulement que je ne le sais pas. Algazel à la fin de sa Méta-
physique (c. III B) s’accorde avec ces choses précédentes et beaucoup de
philosophes anciens en conviennent553.

Le bel aréopage convié : Maïmonide, Platon, Macrobe et Al-Ghazālī,


vient confirmer que la plupart des philosophes, qu’ils soient juifs, grecs,
latins ou arabes, soutiennent la parole socratique : « je sais que je ne sais
pas » (hoc scio quod nescio)554. Qui plus est, Eckhart cite le dicton socra-
tique à partir de la bouche de saint Jérôme555. Comme cette autorité

553
M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 184, DW II, p. 158, trad. P. Gire légèr. modif.
554
PLATON, Apologie de Socrate, 21d5.
555
JÉRÔME, Epistula 53, c. 9, n. 1 ; 57, c. 12, n. 4, CSEL LIV, 462, 10; 525, 18.
MAÏEUTIQUE ET NOM INEFFABLE 183

l’applique à l’exégèse des Écritures, Eckhart l’interprète ainsi : « de


Dieu, je sais seulement que je ne le sais pas » (hoc solum de deo scio
quod ipsum nescio). D’où le dict philosophique est aussitôt théologique.
Connaître Dieu n’est pas du seul registre du savoir. La vraie science n’est
rien sans la sagesse. Est vraiment philosophe celui qui, à l’instar de
Socrate, professe avec sagesse son non-savoir. Comment, en entrant dans
la science de Dieu, pourrait-on oublier cette sagesse ? Rester philosophe,
de bout en bout, consiste non pas à accumuler un savoir mais à demeurer
dans l’attitude de celui qui sait qu’il ne sait rien. Et, si, chez Eckhart, « il
n’y a pas un territoire du philosophe et un autre du théologien »556, c’est
précisément pour cette raison. Contrairement à ceux qui opposent les
deux domaines, en les réduisant à deux savoirs inconciliables, Eckhart
les unit dans le non-savoir.
Qu’est-ce qu’être philosophe pour Socrate ? Avant tout, user de la
maïeutique pour faire advenir son interlocuteur à la vérité. Comme l’af-
firmait Pierre Hadot, il ne s’agit pas de conduire celui qui est interrogé
à un savoir, formulable en propositions objectives, mais bien à l’impos-
sibilité même d’un tel savoir. Ce procédé n’a d’autre but que d’amener
l’interlocuteur à se poser des questions sur sa propre conduite. D’où la
conclusion : « dans le dialogue ‘socratique’, la vraie question qui est en
jeu n’est pas ce dont on parle, mais celui qui parle »557. Or celui qui use
de l’art de maïeutique se retrouve dans la « même impuissance que les
accoucheuses »558. Il n’est pas en son pouvoir d’enfanter, d’engendrer
des concepts : « procréer est puissance dont il m’a écarté », affirme
Socrate. L’usage des mots, dans la maïeutique, est de placer l’interlocu-
teur face à une vérité qui lui vient de l’intérieur. Le rôle du philosophe
n’est donc pas de procurer des concepts mais de favoriser leur engendre-
ment par les dieux559. Si le titre de philosophe convient à Eckhart, c’est
pour la même raison que Socrate. Il exerce la maïeutique. Qui plus est,
il applique ce procédé à sa lecture des Écritures.
Socrate maïmonidien, Eckhart affirme l’impossibilité d’établir un
savoir sur Dieu. Comme Moïse, celui qui s’avance vers Dieu doit « se

556
A. DE LIBERA, « L’Un ou la Trinité ? », p. 32.
557
P. HADOT, Qu’est-ce que la philosophie antique ?, p. 53-54.
558
PLATON, Théétète, 148c-149b et 150b, traduction A. Diès, Éditions Budé, t. VIII,
2e Partie, p. 166-168.
559
Note de Diès (cf. ibid.) : « Socrate disait que les sages-femmes, en prenant ce
métier de faire engendrer les autres, quittent le métier d’engendrer elles-mêmes ; que lui,
par le titre de ‘sage-homme’ que les dieux lui ont déféré, s’était aussi défait, en son amour
viril et mental, de la faculté d’enfanter ; se contentant d’aider et de favoriser de son
secours les engendrants ».
184 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES

voiler la face » (Ex 3,6). Paradoxalement, le Dieu caché (absconditus


deus) se dévoile à celui qui se voile la face (abscondit faciem suam).
Il s’agit, en suivant Maïmonide560, de renoncer à tout savoir présomp-
tueux et extérieur aux choses dont on parle car « pour l’homme, il n’est
pas salutaire de risquer de parler de Dieu avant qu’il n’exerce son esprit
à des actions et n’affine ses mœurs » (« non expedit homni », praesu-
mere loqui de deo, « donec exerce at animam suam in factis et depu-
ret »)561. La science théologique est un exercice spirituel (exercitatio
animi) dans lequel le langage et l’action sont inséparables. Elle a trait
à une transformation : « la grâce, en effet, transforme et soulève la
nature, et en général le supérieur son inférieur » (gratia enim inspirat et
allevat naturam)562. Il va aussi ainsi à la fois pour l’être, la vie et la pen-
sée. L’usage du langage lui-même n’y échappe pas. Cela signifie que
Maître Eckhart parle à partir de l’axe même qui va du supérieur à l’infé-
rieur. Il n’y a pas chez Eckhart de position tierce par laquelle le théolo-
gien serait capable d’objectiver le rapport de la cause à l’effet. La situa-
tion du théologien est d’être l’effet de la cause dont il parle. Il en parle
de l’intérieur même de son opérativité563. Que celui qui pénètre dans
l’explication des Écritures à la suite de Maître Eckhart le sache : « ce
n’est pas que de nous-mêmes nous ayons qualité pour revendiquer quoi
que ce soit comme venant de nous. C’est Dieu qui nous a donné qualité »
(2 Co 3,15)564.
Ego sum qui sum (Ex 3,14) : Voici un nom de Dieu qui n’est pas
comme les autres. Eckhart l’interprète en trois parties : ego (pronom per-
sonnel), sum (verbe substantif), qui sum (prédicat). Premièrement, le nom
est prononcé par Dieu lui-même à la première personne : Ego. Eckhart
choisit en effet de le présenter comme « pronom discrétif » (discretivum
pronomen) à partir des Institutions grammaticales565. Selon Priscien, ce
pronom personnel est exemplifié par la proposition : « ego dico, ille
autem non [moi je parle, pas lui] »566. D’où la possibilité de l’entendre
dans le sens où l’ego est absolu dans son « dire ». À savoir, nul autre
que le « je » lui-même ne peut dire qui il est. Voilà pourquoi Eckhart
recourt au Prologue johannique : « Dieu était le Verbe » (Deus erat

560
MAÏMONIDE, Guide des égarés, I, c. 5, f. 6v, 2-11.
561
M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 10, LW II, p. 16.
562
M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 13, LW II, p. 19.
563
Cf. Y. MEESSEN, Percée de l’Ego, § 1, p. 174-178.
564
M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 13, LW II, p. 19, trad. P. Gire.
565
Ibid., § 14, LW II, p. 20.
566
PRISCIEN, Institutions grammaticales, XVII, c. 9, n. 56.
MAÏEUTIQUE ET NOM INEFFABLE 185

verbum) pour présenter le premier « sum » comme un « verbe substan-


tif » (verbum substantivum)567. Ce « sum » est « second adjacent »
(secundum adiacens), donc il désigne l’inhérence. Cependant, le fait que
la copule soit substantivée ne permet pas de dissocier le verbe du sujet
lui-même qui se dit. La présentation du second (sum), qui occupe la place
de prédicat, le confirme :
Troisièmement, le (second) sum signifie l’être pur et l’être simple dans le
sujet et du sujet, et l’être sujet lui-même, c’est-à-dire, l’essence du sujet,
c’est la même chose que l’être et l’essence, ce qui ne convient qu’à Dieu
seul dont la quiddité est son anité, comme le dit Avicenne et qui n’a pas de
quiddité en dehors de la seule anité que l’être signifie568.

Déterminé par le sum, le sujet ego est entièrement identifié à l’être


lui-même. L’ego n’est pas un sujet qui a l’être, mais il est l’être. Comme
la suite du commentaire le montre, la leçon n’est pas d’abord thomiste,
elle est maïmonidienne : « tout le mystère est dans la répétition, sous
forme d’attribut, de ce mot même qui désigne l’existence […] en expri-
mant le premier nom, qui est le sujet, par EHYE, et le second nom, qui
lui sert d’attribut, par ce même nom EHYE, on a, pour ainsi dire, déclaré
que le sujet est identiquement la même chose que l’attribut »569. À quoi
s’articule l’affirmation d’Avicenne selon laquelle il n’y a pas d’autre
quiditas en Dieu que son anitas570. Suit alors le célèbre passage qui est
devenu un locus classicus de la pensée eckhartienne :
N. 16 En troisième lieu, ce qu’il faut noter c’est que la répétition qu’il
y a dans : « je suis celui qui suis » (sum qui sum) indique la pureté de
l’affirmation, toute négation étant exclue de Dieu lui-même, ensuite quant
à l’être-même cela signifie une certaine conversion réflexive de l’être en
lui-même, et sa manence et sa fixation en lui-même ; ensuite la répétition :
« je suis celui qui suis » (sum qui sum) désigne un certain bouillonnement
ou parturition de soi, s’échauffant en soi et se liquéfiant et bouillonnant par
soi-même et en soi-même, lumière dans la lumière et vers la lumière se
pénétrant totalement tout entière, réfléchie tout entière sur elle-même tota-
lement et renvoyée de partout, selon ceci du sage : « la monade engendre
la monade ou a engendré la monade – et réfléchit sur elle-même son amour
ou son ardeur ». C’est pourquoi il est dit dans l’Évangile de saint Jean
(1,4) : « en lui était la vie », car la vie signifie un certain jaillissement par
lequel une chose, s’enflant intérieurement par soi-même, se répand en

567
M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 15, LW II, p. 20.
568
Ibid., § 15, LW II, p. 21, trad. P. Gire.
569
MAÏMONIDE, Guide des égarés (Dux neutrorum), I, 63, trad. fr. S. Munk, p. 282-
283.
570
AVICENNE, Metaphysique, VIII, c. 4, 99ra.
186 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES

elle-même totalement, toutes ses parties en toutes ses parties, avant de se


déverser et de déborder à l’extérieur571.

Sur cet extrait, tout ou presque a été dit. Qu’ajouter comme quasi ?
Le quasi, justement. À savoir, le fait que celui qui écrit ce texte se situe
au regard de ce qu’il dit comme un ad-verbe, un coopérateur. Le sum qui
sum apparaît ici sans l’ego. Pourquoi ? Une fois que le « Je » a été pré-
senté comme l’absolu qui se dit lui-même, en tant qu’identique à sa subs-
tance, il doit précisément disparaître grammaticalement lorsque l’on
s’interroge sur son anité. Sinon, on risquerait à nouveau de considérer
Dieu comme le sujet (sub-jectum) auquel on attribue une substance, ce
que le Thuringien veut à tout prix éviter. Mais, l’exégèse eckhartienne va
encore plus loin. Il s’agit d’entendre son interprétation selon que « la
vie » se situe « en lui ». C’est à partir de la vie, dans la situation déver-
sée à l’extérieur (ebullitio), que l’étant créé parle du bouillonnement inté-
rieur (bullitio). Il en parle toujours comme la vie qui s’affirme de manière
pure dans l’ego. Bien sûr, Pierre Gire l’a bien montré, il n’est pas pos-
sible de ne pas reconnaître ici l’influence proclusienne572. Le processus
mansio, bullitio, conversio décrit par Eckhart est structuré sur le modèle
de la conversion réflexive auto-constituante573. Cependant, il est primor-
dial de se demander à quoi sert ici ce processus. Est-ce à décrire ce que
Dieu est en lui-même ou à décrire la seule manière dont il est possible
de le connaître en tant qu’inférieur produit par son supérieur ? Ces deux
manières ne doivent pas être confondues. Il est absurde de penser que
Maître Eckhart veuille ici réduire les relations trinitaires au procès pro-
clusien. Le processus de conversion ne fait pas état de ces relations. S’il
en avait été ainsi, Eckhart aurait mentionné le nom des Personnes. Ce
qu’il n’a pas fait. Il faut donc chercher ailleurs la raison de ce recours
à l’ontogénèse néoplatonicienne. Dans le passage des Eléments de théo-
logie auquel se réfère indéniablement Eckhart, il est avant tout question
de la capacité d’un être à pouvoir se connaître lui-même. L’identité du
connaissant et du connu y est la condition sine qua non pour que le sujet
ne fasse plus qu’un avec soi en tant que substance. Or, précisément,
puisqu’il vient d’affirmer, sur base de l’exégèse maïmonidienne du nom
de l’Exode, que Dieu est un sujet qui est identiquement lui-même,

571
M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 16, LW II, p. 21-22, trad. P. Gire.
572
P. GIRE, Maître Eckhart et la métaphysique de l’Exode, 2006, « L’ontogénie de
l’Absolu », p. 108-116.
573
Cf. PROCLUS, Eléments de théologie, prop. 83, trad. J. Trouillard, Paris, Aubier
Montaigne, 1965, p. 111.
MAÏEUTIQUE ET NOM INEFFABLE 187

Eckhart cherche maintenant l’ ‘ascenseur’ ou le ‘curseur’ (à la fois inté-


rieur et vertical) qui va de l’inférieur-extérieur, qu’il est, vers le supérieur-
intérieur, que Dieu est. Cet ‘ascenseur/curseur’ vers l’intériorité
réciproque du sujet et de l’être n’est autre que le procès proclusien. Ce
n’est qu’une fois posé ce processus d’accès que Maître Eckhart en vient
à parler des Personnes divines :
D’où il suit que l’émanation des personnes dans la divinité est la raison et
le préambule de la création, car il est écrit dans l’Évangile de saint Jean
(1,1-3) : « au commencement était le verbe ». Et ensuite seulement : « par
lui toutes choses ont été faites »574.

L’emanatio personarum in divinis ne se calque pas sur le procès de


conversion proclusien, mais elle se rapporte à ce qui vient juste d’être
dit. À savoir, l’interprétation du verset johannique selon laquelle « la vie
signifie un certain jaillissement par lequel une chose, s’enflant intérieu-
rement par soi-même, se répand en elle-même totalement, toutes ses par-
ties en toutes ses parties, avant de se déverser et de déborder à l’exté-
rieur ». La conséquence porte sur le rapport de la bullitio à l’ebullitio,
décrite comme une extériorisation en diverses parties et de qui est primi-
tivement Un. Eckhart situe donc bien le procès proclusien entre Dieu et
les créatures et non pas en lui-même. C’est pourquoi il se tourne vers le
Bien souverain vers lequel l’étant créé tend comme vers sa fin (et aussi,
nous l’avons vu, celui dont l’étant a faim), pour autant qu’il délaisse « ce
bien-ci ou ce bien-là » (hoc aut illud bonum) :
le « bien en soi » signifie le « bien » sans mélange et le « bien » souverain
fixé en lui-même, sans aucune dépendance, revenant sur soi-même d’un
retour complet. Ainsi l’affirmation « je suis celui qui suis » signifie l’indis-
tinction de l’être et sa plénitude, comme on l’a dit plus haut575.

En identifiant le Bien avec la reditio completa, Eckhart manifeste la


convertibilité du bonum bonum avec le sum qui sum. De ce Bien sans
distinction, l’étant créé peut attendre toute plénitude. Ce résultat acquis,
le Thuringien peut alors faire fond sur le lien entre grammaire et ontolo-
gie. S’appuyant sur Aristote (Métaphysique IV, C. 7, 1012a 23), il
explique que la question « quid concerne la quiddité ou l’essence de la
chose que le nom signifie et que la raison ou la définition indique. »
(‘quid’ quaerit de quiditate sive essentia rei, quam significat nomen et
ratio sive diffinitio indicat)576. Or, dans le cas des étants créés, la question
574
M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 16, LW II, p. 22, trad. P. Gire.
575
Ibid., § 17, LW II, p. 23, trad. P. Gire.
576
M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 18, LW II, p. 23, trad. P. Gire.
188 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES

sur l’anité (an est) et la question sur la quiddité (quid est) sont diffé-
rentes. D’où, à quelqu’un posant la question sur la quiddité de tel étant
créé, il est stupide de répondre qu’il est « parce qu’il est » (quia est). Au
contraire, dans le cas de Dieu, il est convenable de répondre que : « Dieu
est » (deus est) à la question portant sur sa quiddité. Il en est ainsi car,
en Dieu, « l’anité est la quiddité elle-même » (anitas est ipsa quiditas)577.
Cette identité modifie considérablement la modalité de la connaissance.
Il ne s’agit plus de chercher à savoir « ce que Dieu est » mais de se
mettre en relation avec celui qui se dit lui-même comme être : Ego, dit-il,
sum qui sum. D’où ces deux citations d’Augustin : « lorsque tu entends
dire : c’est la vérité, ne cherche pas ce qu’est la vérité ». Et plus loin :
« du premier coup, tu es ébloui comme par un éclair quand on dit :
vérité ; demeure-là si tu le peux »578. Mane si potest. Tout est là. Il s’agit
pour Eckhart, comme pour Augustin, de progresser modo interiore579.
Les signes sont émis, non pas pour tenter de définir ce qu’est Dieu, mais
pour entrer en contact avec lui dans son opération. Il faut donc clarifier
l’usage du signe.
N. 19. Ensuite en cinquième lieu, ce qu’il faut noter c’est que Maïmonide
dans le Guide des égarés I (c. 62), traitant de cette proposition : « je suis
celui qui suis » (sum qui sum), semble vouloir affirmer que c’est le nom
tétragramme ou très proche de celui-ci, nom qui est saint et sacré, qui est
écrit mais n’est pas lu, et qui signifie à lui seul la substance pure et simple
du Créateur. De cela j’ai traité plus loin à propos de ceci : « tu ne pronon-
ceras pas le nom de ton Dieu à faux », Exode (20). Maïmonide veut donc
dire que le « sum » énoncé en premier, signifie l’essence de la chose et
constitue le sujet ou le dénommé. Tandis que le « sum » énoncé en second
ou répété signifie l’être et constitue le prédicat ou le dénommant et la déno-
mination. Or, c’est un fait qu’en général le dénommé, ou le sujet de la
proposition est imparfait. Car le sujet conformément à son nom imparfait
se comporte comme la matière. C’est pourquoi Boèce dit que : « la forme
simple ne peut pas être sujet ». Or, le dénommant ou la dénomination se
comporte toujours comme la forme et la perfection du sujet, par exemple,
lorsque quelqu’un est dit : « être juste, sage… », là, l’essence ne se suffit
pas à elle-même, mais elle est besogneuse et mendiante, manquant de
quelque chose d’autre qui la rende parfaite580.

À la suite de Maïmonide, Eckhart rappelle que la formule (Ego) sum


qui sum, en vertu de sa proximité avec le tétragramme, requiert la même

577
Ibid., § 18, LW II, p. 23.
578
AUGUSTIN, De Trinitate, VIII, II, 3, PL 42, 949, cité dans : M. ECKHART, Expositio
libri Exodi, § 18, LW II, p. 24.
579
AUGUSTIN, De Trinitate, VIII, I, 1, BA 16, p. 26-27.
580
M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 18, LW II, p. 23.
MAÏEUTIQUE ET NOM INEFFABLE 189

approche du sacré. L’interdiction de prononcer le nom de Dieu (Ex 20,7),


« qui est écrit mais non pas lu » (quod scribitur et non legitur), manifeste
que Dieu est l’unique énonciateur de lui-même. L’écriture renvoie à la
réceptivité de cette énonciation, non à son opérativité. Lire à haute voix,
serait prononcer et donc émettre la parole, ce qui ne convient qu’à Dieu
seul. D’où l’explication que le second sum est « le dénommant et la
dénomination » (agnominans et agnominatio) tandis que le premier sum
est le « dénommé » (agnominatum). Nous retrouvons ici l’inversion de
la première proposition : Esse est Deus. Dieu lui-même, en tant qu’être,
affirme qu’il est. Personne ne peut émettre son nom à sa place. Car celui
qui affirmerait : Je suis qui je suis, alors qu’il n’est pas par lui-même, ne
dirait pas la vérité. En effet, contrairement à Dieu à qui rien ne manque,
les étants créés sont mendiants de l’être qu’ils ont par un autre : « lorsque
quelqu’un est dit : ‘être juste, sage… ‘, là, l’essence ne se suffit pas
à elle-même, mais elle est besogneuse et mendiante, manquant de quelque
chose d’autre qui la rende parfaite ». Par ce recours à la notion de suffi-
sance, que Maître Eckhart va développer dans la suite du commentaire,
nous avons la confirmation que l’affirmation de l’Ego sum qui sum ne
s’entend pas ailleurs que de l’intérieur même de l’être (modo interiore).
Le fait même d’être, pour l’étant créé, est l’audition de cette anité qu’il
détient, non par lui-même, mais par un Dieu lui-même. Ceci explique
que, malgré l’univocité du mot « être » pour l’homme et pour Dieu, le
signe ne renvoie pas de lui-même à Dieu. Ce renvoi nécessite l’implica-
tion de l’étant dans l’être lui-même par lequel il est opéré, et donc l’équi-
vocité du causant et du causé.
N. 20 Or, ceci, par exemple manquer d’autre chose et ne pas se suffire
à soi-même, est tout à fait étranger à l’essence de Dieu – « car le premier
est riche par soi ». Donc, lorsqu’il dit : « je suis celui qui suis », il enseigne
que le sujet lui-même « je suis » est le prédicat lui-même, « suis » énoncé
en second, et que le dénommant lui-même est le dénommé lui-même, que
l’essence est l’être, que la quiddité est l’anité, que l’essence se suffit à soi-
même, que l’essence est sa propre suffisance ; c’est dire que l’essence ne
manque ni d’aucun étant ni de rien d’autre en dehors de soi pour sa solidité
ou sa perfection, mais que l’essence elle-même se suffit à soi-même pour
tout et en tout. Et une telle suffisance est propre à Dieu seul. Car, en toute
réalité, en deçà de Dieu, l’essence elle-même ne se suffit pas à soi-même
pour tout et en tout. Par exemple, la nature de l’artisan ne suffit pas à celui-
ci pour agir, à moins que ne s’y ajoutent la volonté d’agir, la puissance, la
science et ainsi de suite, ces choses qui ne sont pas la nature elle-même de
l’artisan. C’est pourquoi en tout, en dehors de Dieu, diffèrent la substance,
la puissance, l’être et l’agir. Il est donc question d’une telle puissance de
Dieu, lorsqu’il est dit de Dieu en personne : « ‘je suis celui qui suis’, moi,
190 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES

dis-je, séparément ». Cela concorde avec ce que dit Maimonide dans le


Guide des égarés I (c. 62), à savoir que le nom de deux lettres, tiré du
tétragramme, exprime la solidité de l’essence, et « Shaddaï » est tiré de
« daï », ce qui signifie la suffisance581.

L’énonciation de l’être lui-même par lui-même signifie qu’il ne lui


manque rien pour agir : « l’essence est sa propre suffisance » (essentia
est ipsa sufficientia). Ainsi, en Dieu, la volonté d’agir, la puissance, la
science (voluntas operandi, potentia, scientia)…, sont intimement com-
prises dans son être lui-même. Selon la proposition du Liber de causis :
Primum enim est dives per se582, Dieu se diffuse dans tous les étants en
leur procurant l’être et l’agir, qu’il est lui-même. Cette diffusion explique
la différence entre la suffisance divine et la mendicité des étants créés.
Cette différence entre suffisance et manque n’est pas énoncée de l’exté-
rieur. Elle s’énonce ainsi parce qu’elle est éprouvée comme telle. Ceux
qui mangent l’être suffisant par lui-même en ont encore faim parce qu’ils
leur manque d’être à eux-mêmes leur propre richesse. Ressentant son
indigence (indigentia) et son infirmité, sa maladie (infirmitas), l’inférieur
est tendu vers le supérieur qui est perçu, dans cette tension même, comme
celui auquel « il ne manque rien » (nullo eget)583. Tel est le sens de la
négation de la négation. Tout ce qui est hors de l’être même ressent le
néant « comme le malade manque de santé » (sicut infirmus eget
sanitas)584. Cette correspondance de l’être et de la santé, en opposition
avec le néant et la maladie, renvoie à l’analogie d’attribution. La santé
est avant tout une réalité qui se ressent, qui se vit. Nous pourrions passer
en revue l’ensemble du commentaire avec la même clef interprétative.
À savoir, que Dieu n’est nommé qu’en fonction de l’œuvre qu’il accom-
plit dans l’étant créé. Cependant, même le mode d’attribution à partir de
l’agir, qui semble plus convenable que les autres modes prédicatifs reste
encore impropre : « tout ce que l’on dit positivement de Dieu, est dit
improprement, puisque cela ne pose rien en Dieu » (Vult enim quod
omnia, quae dicuntur positive de deo, improprie dicuntur, cum nihil
ponant in deo)585. Toute attribution est déjà, en quelque sorte, une subs-
tantialisation d’une opération qui se modalise en nous sous une forme ou
une autre : « par exemple la miséricorde, la piété ne posent rien en Dieu

581
Ibid., § 20, LW II, p. 26-27.
582
Liber de causis, prop. XXI, § 162, cf. P. MAGNARD (dir.), La demeure de l’être,
Etude et traduction du Liber de causis, 1990, p. 71.
583
M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 21, LW II, p. 27.
584
Ibid.
585
Ibid., § 44, LW II, p. 48, trad. P. Gire.
MAÏEUTIQUE ET NOM INEFFABLE 191

et ne sont pas (en lui), mais on dit que Dieu par lui seul est miséricor-
dieux, parce qu’il opère à l’extérieur des choses semblables à celles
qu’effectue en nous la miséricorde » (puta misericordia, pietas nihil
ponunt in deo nec sunt, sed ipse deus pro tanto solo misericors dicitur,
quia operatur foris opera similia his, quae in nobis efficit misericordia)586.
L’on dit de Dieu « ceci » ou « cela » en fonction de ce qu’il opère
à l’extérieur de lui. La pureté et l’indistinction de la nature divine
répugnent à toutes ses attributions. Puisque la voie positive est écartée,
faut-il alors se satisfaire uniquement de la voie négative ?

586
Ibid., § 44, LW II, p. 48-49, trad. P. Gire.
Signe messager et conception par la chose
(Expositio libri Exodi)

Pour reconnaître si la voie négative est comme telle praticable en théo-


logie, Eckhart recourt à nouveau à l’analogie. À la différence de la
Leçon I sur l’Ecclésiastique, cette présentation est ici introduite à partir
des catégories aristotéliciennes. Reprenant Métaphysique VII587, Eckhart
affirme que les neuf prédicaments sont rapportés « de manière analo-
gique à l’un absolument étant qui est la substance » (analogice ad unum
ens absolute, quod est substantia)588. Cette distinction est primordiale
quant à l’usage que l’on fait du langage et de la pensée : « autre chose
est de devoir parler et percevoir (aliter loquendum est et sentiendum)
quant aux êtres et aux choses et à leur être même, autre chose est de
devoir parler et percevoir quant aux prédicaments des choses et à leur
prédication »589. Pour Eckhart, beaucoup d’erreurs seraient évitées si l’on
tenait véritablement compte de cette distinction, qui est la première règle
de l’Opus tripartitum. Les signes ne tiennent pas lieu des choses dont on
parle. Ils sont des moyens, dans l’usage pragmatique, pour que les inter-
locuteurs se tournent par leur pensée vers les choses dont on parle.
Ainsi l’on dit que l’urine est saine, non pas en tant que la santé lui est for-
mellement inhérente, mais par la seule analogie et relativement à la santé
elle-même, lui étant extérieure, qui est en propre formellement dans l’ani-
mal lui-même, de la manière dont le vin représenté dans le tonneau (de
l’enseigne) signifie qu’il y a du vin dans l’auberge et dans le verre. D’où il
suit que tous les neuf prédicaments de ce genre ne sont pas des êtres « selon
la rectitude », mais par exemple des manières d’être « selon l’oblique »590.

Revenant aux exemples de l’urine et de la santé, et de l’enseigne et du


vin, Eckhart les combine à nouveau. La santé peut être attribuée à l’urine
alors qu’elle n’est formellement que dans l’animal, tout comme le vin est
représenté sur le tonneau de l’enseigne alors qu’il ne se trouve que dans
le verre servi dans l’auberge. Eckhart ajoute ici la distinction in rectitudo/
in oblico. Le signe est comparable à la modalité accidentelle de l’être.

587
ARISTOTE, Métaphysique, VII, c. 1, 1028 a 15-20.
588
M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 54, LW II, p. 58.
589
Ibid., § 54, LW II, p. 58.
590
Ibid., § 54, LW II, p. 58.
SIGNE MESSAGER ET CONCEPTION PAR LA CHOSE 193

Contrairement à la forme substantielle qui confère l’être, l’accident ne


confère rien. Ainsi en est-il du signe. Il ne fait que renvoyer à ce dont il
est le signe, sans l’atteindre dans son être même. Autrement dit, le signe
atteint la chose de manière oblique, de l’extérieur, tandis que l’étant
opéré et modalisé par Dieu l’atteint de manière droite. La rectitude se
fait au cœur de l’opération, non en dehors d’elle. Elle correspond à l’axe
vertical de la causalité. Le signe n’atteint cet axe vertical qu’obliquement.
L’analogie se situe donc en dehors de la vox, qu’elle soit equivoce ou
univoce :
L’on doit donc savoir quelle est cette différence entre l’équivocité, l’univo-
cité et l’analogie, à savoir que l’équivocité se distingue par des choses dif-
férentes, l’univocité par des différences rapportées à la même chose, or
l’analogie n’est ni ceci ni cela, mais elle est seulement à travers les modes
d’une même chose en nombre, déjà constituée dans la nature des choses et
dans l’être par la forme qui est la substance591.

Répétons-le : l’équivocité et l’univocité sont du registre des signes de


la voix (voces signa) et non de l’être. Au contraire, l’analogie se dit selon
la modalité constitutive de la nature. Elle concerne l’être lui-même et les
étants qui sont opérés par modes. Cette opération modale se passe dans
le silence de la nature des choses, en deçà de tout langage. Mais ce
silence peut être perçu par la pensée, sans pouvoir toutefois être transposé
dans le langage. Il faut donc noter que le modus significandi n’est pas
directement appliqué au modus essendi, mais d’abord au modus intelli-
gendi. Parce que, selon Aristote, « les paroles sont les signes de ces affec-
tions qui sont dans l’âme », « c’est selon le mode d’intelligence (modum
intelligendi) qu’est reçu et formé le mode de signification (modi signifi-
candi) et par conséquent le mode de prédication (modi praedicandi) »592.
Le modus essendi, quant à lui est vécu de manière intrinsèque car le
supérieur affecte immédiatement l’inférieur (le mot « univoque » ne
convient pas puisqu’il n’y a pas de vox) : l’effet vit immédiatement la
cause, et ne la connait par mode conceptuel que secondairement. Le
modus intelligendi est la plaque tournante entre les deux autres modes,
dont l’un est extrinsèque (signe-sémantique) et l’autre intrinsèque (cause-
ontologique). En effet, le locuteur perçoit dans son esprit (en deçà du
signe et en réflexion sur ce qui l’affecte) la nécessité de s’exprimer en
signes pour désigner à des allocutaires une opérativité que le signe ne
peut que désigner de l’extérieur :

591
Ibid., § 54, LW II, p. 60, trad. P. Gire.
592
Ibid., § 84, LW II, p. 87, trad. P. Gire.
194 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES

La seconde remarque qu’il faut noter, c’est que les discours ou les propo-
sitions ne correspondent pas en premier lieu et par eux-mêmes aux choses,
mais aux conceptions des choses. Car les paroles sont des signes et « des
notes de ces affections qui sont dans l’âme », c’est pourquoi elles indiquent,
notent et signifient la conception elle-même. Et donc l’on juge vrais ou
faux, compactes ou incompactes, les discours ou les propositions, non pas
sur les choses ou sur les êtres absolument, mais sur les conceptions des
choses et des êtres qu’ils signifient en premier lieu et en eux-mêmes593.

L’intellect peut concevoir parce qu’il est affecté. La logique se situe


dans l’entrelacs de la sémantique et de l’ontologie. Eckhart prend ici le
contrepied de la position modiste selon laquelle les mots renvoient
d’abord aux choses et seulement secondairement aux jugements594. Pour
lui, la voix (vox) n’est pas le signe des trois modes. Le modus intelligendi
ne se réduit pas au rôle d’une simple transition entre la constitution onto-
logique du monde et les signes. Entre ce qui est conçu intérieurement et
le signe, il y a convention et non causalité. Ainsi, Eckhart semble se
rapprocher de la position nominaliste, ce qui n’est pas non plus le cas.
L’interprétation de la formule aristotélicienne : « les sons émis par la
voix sont des symboles (sumbola) des états de l’âme (ta pathêmata tês
psuchês) » (De interpretatione, I, 16a2-3) est le lieu d’une incompatibi-
lité pathé-tique entre Eckhart et Ockham. Le différend apparaît dès le
premier chapitre de la Somme de logique. Après avoir énoncé les trois
types de termes : écrits, oraux et conçus, le Venerabilis Inceptor définit
ce dernier comme « une intention ou une impression psychique » (inten-
tio seu passio animae)595. Ce faisant, il commet une inflexion par rapport
au Peri hermenias. Là où Aristote affirme le lien entre les « signes » et
les « passions de l’âme » au pluriel, Ockham emploie le singulier. Par
ce passage des pathêmata à la pathêma/passio, il opère un parallèlisme
terme à terme entre le signe écrit et le signe mental. Dans ce parallèlisme
suppositionnel, les verbes et les adverbes, ainsi que les conjonctions et
prépositions, sont renvoyés au domaine des syncatégorèmes puisqu’ils ne
peuvent supposer pour rien596. Il y va d’une volonté de mettre en place
un langage direct, de type référentiel, entre les signes et les choses. L’ap-
proche de Maître Eckhart est tout autre. Fidèle à la lettre aristotélicienne,
il maintient l’accord pluriel entre les signes et les choses, en considérant

593
M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 55, LW II, p. 60, trad. P. Gire légèr. modif.
594
Sur la position modiste, cf. I. ROSIER-CATACH, « La théorie médiévale des Modes
de signifier », p. 117-127 ; La grammaire spéculative des modistes, 1983.
595
GUILLAUME D’OCKHAM, Somme de logique, Première partie, Chapitre I, p. 4-5.
596
Ibid., Chapitre II, p. 8.
SIGNE MESSAGER ET CONCEPTION PAR LA CHOSE 195

toute la proposition dans son ensemble. Il n’y a pas pour lui de possibilité
de renvoyer à la chose sans faire invervenir les verbes et les adverbes.
Son attention aux actions ainsi qu’à la modalité par laquelle elles sont
opérées lui permet de faire place à la métaphore. Pour lui, comme chez
Maïmonide, c’est le langage indirect qui est le langage le plus apte au
discours théologique. Jamais chez lui, la pensée ne pourrait se réduire à
une composition de propositions elles-mêmes constituées de termes597.
Il en est ainsi parce, comme chez Alain de Lille, la chose est plus
déployée que l’intelligence et, à son tour, celle-ci est plus vaste que le
discours598. Voilà pourquoi Eckhart reprend à l’auteur des Règles théo-
logiques la distinction entre compactae et incompactae599. Par cette dis-
tinction, il peut faire place à deux types d’intellections dont un seul est
« exact » au niveau du modus significandi. Il y a donc place pour des
affections de l’âme qui excèdent la capacité du discours, parce que l’in-
tellect vise une réalité simple, incompacte. L’influence d’Alain de Lille
se manifeste davantage encore au § 78 du commentaire du livre de
l’Exode. Comme ce dernier, Eckhart cite Denys l’Aréopagite : nega-
tiones de deo sunt verae, affirmationes vero incompactae600 :
Or ne s’y oppose pas ce que dit Denys dans le traité de la Hiérarchie céleste
(2 c), à savoir que les « négations, quant à Dieu, sont vraies et les affirma-
tions incompactes ». Car cela est vrai quant au mode de signification en de
telles propositions – Car notre intellect connaît les perfections qui concernent
l’être à partir des créatures, là où de cette façon les perfections sont impar-
faites et dispersées, et il les exprime selon ce mode. Dans ces propositions,
il faut considérer deux choses, les perfections signifiées elles-mêmes, par
exemple la bonté, la vérité, la vie, l’intelligence et les choses de ce genre ;
et ainsi elles sont compactes et véritables. Il faut considérer aussi en de
telles propositions le mode de signification ; et ainsi elles sont incompactes,
c’est ce que dit Denys601.

À l’instar du Lillois, Eckhart fait une distinction entre la visée des


choses dans leur perfection même et la manière dont elles sont signifiées.
L’être, la vérité, la bonté (les transcendantaux abstraits) sont « com-
pactes » selon la signification lorsqu’on les vise dans les créatures.

597
Voir ibid., p. 468.
598
Cf. ALAIN DE LILLE, Summa Quoniam homines, éd. P. Glorieux, 1953, p. 139s.
599
Pour l’usage du terme incompacta dans le Commentaire du livre de l’Exode, voir
LW II, § 44, 46, 47, 55, 78, 147. Pierre Gire le traduit par une série de qualificatifs diffé-
rents : « indictinct » (§ 48), « inconvenant » (§ 46), « incohérent » (§ 55), « inexact »
(§ 78).
600
ALAIN DE LILLE, Regulae theologiae, reg. XX, 631 A.
601
M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 78, LW II, p. 81, trad. P. Gire légèr. modif.
196 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES

À savoir, on peut dire de tel ou tel qu’il est, qu’il est vrai ou qu’il est
bon. En effet, « vrai » s’ajoute à tel état comme un prédicat, parce qu’il
participe à la vérité. Au contraire, selon Alain du Lille, désigner Dieu par
le terme « juste » est une affirmation « incompacte », précisément parce
que, Dieu étant la justice même, il n’est pas exact de lui attribuer le pré-
dicat « juste » comme s’il était un sujet différent de la justice602. Cela
veut dire que, là où Duns Scot différenciera une connaissance intuitive
et distincte de Dieu par lui-même et une connaissance distincte par repré-
sentation pour l’homme603, le Thuringien fait place, selon l’axiomatique
d’Alain, à une connaissance intuitive mais indistincte. Là, me semble-t-il,
réside une différence épistémologique fondamentale. Pour respecter la
priorité de cette intellection intuitive directe, il est nécessaire d’évacuer
toute méthode abstractive et toute représentation. La représentation,
avons-nous vu dans les Questions parisiennes, se présente comme un
terme qui détourne l’intentionnalté de la chose même en la dédoublant.
L’incompact ou l’indistinct est une réalité qui affecte immédiatement
l’intellect pour autant que l’étant rationnel participe à la chose. La parti-
cipation est un mode de connaissance directe d’une réalité qui, parce
qu’elle est incompacte, ne peut s’exprimer sur un mode exact. La parti-
cipation est donc l’exercice où se vérifie le bien-fondé du discours théo-
logique sans qu’il ne soit possible de la traduire ce manière adéquate
sinon par le cadre régulatif approprié. D’où l’articulation de la spécula-
tion et de l’éthique. Bien davantage qu’une activité intellective essentiel-
lement quidditative, l’intellect est d’abord capable, dans sa nudité pas-
sive, de percevoir l’anité. Or, précisément, l’anité est irréductible à la
quiddité. Le fait d’être (quo est) se dit dans son opérativité. Jamais, il ne
pourra être récupéré par le signe. Autrement dit, chez Eckhart, c’est le
quo qui régit le quid et non l’inverse. Pour suivre la pensée de Maître
Eckhart, il faut donc constamment se rappeler que, parce que Dieu lui-
même est l’être, « tout être est immédiatement par lui » (ab ipso imme-
diate est omne esse)604. D’où chaque étant en est toujours proche : « aussi
n’est-il pas loin de chacun de nous : Car c’est en lui que nous avons la
vie, le mouvement et l’être » (Ac 17,27)605. Or, cette proximité peut
malgré tout être vécue sur le mode de l’éloignement. Comme l’affirme

602
Cf. ALAIN DE LILLE, Summa Quoniam homines, éd. P. Glorieux, p. 139s.
603
Cf. DUNS SCOT, Reportatio Parisiensis, t. I A, Prologue, q. 2, éd. A. B. Wolter,
O. Bychkov, Saint-Bonaventure-New York, 2004, p. 53-69, repris dans : Philosophie et
théologie au Moyen Âge, Anthologie tome II, op. cit., p. 360-362.
604
M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 104, LW II, p. 105.
605
Cité in ibid.
SIGNE MESSAGER ET CONCEPTION PAR LA CHOSE 197

Augustin : « tu étais avec moi et je n’étais pas avec toi »606. En raison
même de son indistinction, Dieu ne se donne pas à vivre selon une proxi-
mité objective. Il ne tombe, de ce fait, jamais dans les filets de nos défi-
nitions, quelles qu’elles soient :
Car Dieu est avec nous en tant qu’indistinct ; nous ne sommes pas avec lui,
en tant que distincts, parce que créés et finis. Voilà pourquoi à Dieu, en tant
qu’illimité, il ne convient pas de définition, comme dit Avicenne (Metaphy-
sique VIII, c. 4). Car la définition se fait à partir des limites (détermina-
tions). Ainsi donc Dieu, s’il est autre, n’est pas. C’est ce qui est dit en
Genèse (35,2) : « rejetez les autres dieux » et en Josué (24,23) : « chassez
les autres dieux ». Car comme tout semblable se joint à son semblable, ainsi
mais au contraire l’autre, en tant que dissemblable, se distingue, et nous
devenons semblables en rejetant cela, 1 Jean (3,2) : « nous lui serons
semblables »607.

La voie de la définition quidditative de Dieu étant interdite aux


hommes en raison même de leur constitution distincte, il ne leur reste
qu’à chasser toutes les idoles conceptuelles pour devenir semblables
à Dieu. Voilà pourquoi la theoria et la praxis sont inséparables. Connaître
Dieu, c’est lui devenir semblable. Aussi, par le modus significandi, Dieu
restera toujours dissemblable à ce qui est dit de lui. Conformément au
premier versant du Décalogue que commente Eckhart, n’importe quel
concept intellectuel sera un faux dieu, en tant que l’esprit s’arrêterait sur
lui. Mais, par un autre côté, il n’y a rien de plus semblable à Dieu que la
créature puisque cette dernière se reçoit totalement de l’être même qu’est
Dieu.
De plus : qu’y a-t-il d’aussi semblable à quelque chose comme c’est le cas
lorsqu’on assimile ce quelque chose à un autre par l’intérieur et suivant ce
qui lui est le plus intime ? Il s’agit alors de l’être, du vrai, du bien et ainsi
des choses semblables608.

C’est donc par l’assimilation, et non pas la désignation, que la créature


est semblable à Dieu. Ainsi : esse, verum et bonum sont-ils attribués en
vérité à Dieu sans que ce ne soit des idoles, dans leur opérativité même.
Ces termes transcendantaux ne sont pas des affirmations proprement
dites, mais des conditions de possibilité d’une assimilation. Ils ne
désignent pas Dieu par ressemblance, mais par possibilité d’union via
l’opérativité. Ce sont des propositions d’effectuation :

606
AUGUSTIN, Confessions, X, c. 27, n. 38, CSEL XXXIII, 255, cité dans : M. ECKHART,
Expositio libri Exodi, § 107, LW II, p. 107.
607
M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 107, LW II, p. 107.
608
Ibid., § 115, LW II, p. 111, trad. P. Gire.
198 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES

Donc on ne doit faire à Dieu aucune ressemblance : car il est d’autant plus
affirmé, qu’il est moins affirmé et rendu plus dissemblable. Augustin par
conséquent dans le traité Du libre arbitre I, II (c. 11) dit ceci : « on ne peut
donner en convenance aucune ressemblance visible d’une chose
invisible »609.

Cette affirmation est conforme aux Questions Parisiennes selon les-


quelles il est inconvenant de concevoir une species qui serait représenta-
tive par ressemblance. Eckhart est partout cohérent sur ce point : « Ce
qui est en effet sans être [c’est-à-dire ce qui ne participe à l’être] ni n’est
ni n’est un nom, mais est un nom faux, vain et fictif » (Quod enim sine
esse est, nec est nec nomen est, sed falsum, vanum et fidum nomen est)610.
Quand bien même un locuteur userait du signe « être » dans une propo-
sition, si cette dernière sonne aux oreilles d’un auditeur qui n’est pas
lui-même affecté par le fait d’être, esse n’est même pas un nom, car, dans
ce cas, il ne désigne pas (nec nomen est, quia non notificat). Aussi, ajoute
Eckhart : « un nom se dit à partir d’une notion, parce qu’il est le signe
de quelque concept dans l’intellect, désignant aux autres le concept lui-
même. C’est pourquoi il est lui-même le messager par lequel le concept
lui-même est annoncé aux autres »611. Le signe a chez Eckhart le rôle de
messager (nuntius). Il permet à celui qui l’entend de se rendre présent par
modus intelligendi au concept annoncé. Le mot conceptus désigne ici,
non pas la représentation, mais ce qui est engendré par le verbe mental.
D’où le recours au verset : « nul verbe ne sera impossible auprès de
Dieu », Luc (1,37). La pensée par représentation est toujours susceptible
d’erreur. Comme elle est soumise à l’élaboration bornée par l’appréhen-
sion intellectuelle (breviatur in apprehensione), elle peut attribuer le nom
d’étant à ce qui n’est pas (sed est privatio tantum, cui attribuitur nome
entis)612. Ainsi, celui qui entend le mot « éléphant » peut se représenter
cet être vivant comme « une chose qui a un pied et trois ailes et qui
habite dans les profondeurs de la mer »613. S’il n’a jamais expérimenté
ce qu’est un éléphant, sa représentation est fallacieuse. Or, dans le cas
où la représentation concerne Dieu, l’erreur est plus grave. La similitude
ne sera jamais détrompée par aucune objectité. La véritable erreur n’est
pas de se tromper d’objet de connaissance, mais de penser de manière
représentative. Cette méthode intellectuelle conduit tout simplement

609
Ibid., § 118, LW II, p. 118-119, trad. P. Gire.
610
Ibid., § 167, DW II, p. 146, trad. P. Gire.
611
Ibid., § 167, DW II, p. 146-147, trad. P. Gire.
612
Ibid., § 173, LW II, p. 150.
613
Ibid., § 173, LW II, p. 149.
SIGNE MESSAGER ET CONCEPTION PAR LA CHOSE 199

à imaginer des chimères, à l’instar de cet éléphant-poisson. C’est pour-


quoi, avec Maïmonide614, Eckhart en conclut que « toute notre appréhen-
sion positive de Dieu est un défaut d’approche de son appréhension »
(omnis ‘apprehensio nostra’ affirmativa de deo ‘est defectus approprin-
quandi apprehensione eius’)615. L’autre voie, l’approche négative, n’est
pas plus convaincante : « Il faut attirer ici l’attention sur le fait que « les
dénominations négatives » ne sont pas attribuées au Créateur, si ce n’est
suivant le mode par lequel on écarte quelque chose d’autre chose,… »616.
La nomination négative de Dieu se fait par mode d’écartement d’autre
chose. Il s’agit toujours de faire valoir non pas ce que Dieu est en lui-
même, mais sa différence avec la créature issue de lui. En droit, il n’y
a donc pas de démonstration directe de la négation mais indirecte (nega-
tio in iure non probatur directe, probatur tamen indirecte). Si l’on ne
peut parler de Dieu directement par l’affirmation ou la négation, il reste
la possibilité d’en parler indirectement. D’où la nécessité de reconnaître,
avec les mots de Maïmonide : « que les sciences n’ont pas appréhendé
le Créateur et qu’on ne saisit pas ce qu’il est si ce n’est lui-même et que
notre intellection eu égard à lui-même est défectueuse dans le mouve-
ment de son appréhension » (‘quod scientiae non apprehenderunt crea-
torem, et non apprehendit quid est nisi ipse, et apprehensio nostra res-
pectu ipsius est defectus appropinquandi apprehensione ipsius’)617. Ce
à quoi Eckhart ajoute, qu’on vérifie la parole socratique : « je sais que
je ne sais pas » (illud Socraticum : hoc scio quod non scio)618. Or, la
théologie comme science ne se clôt pas sur cette défaite. À partir de ce
constat de l’impossibilité conceptuelle et langagière, la science n’est pas
sans ressource. Puisque la contemplation est inaccessible à la représen-
tation, il lui reste à y parvenir via la voie pratique. Voilà pourquoi, pour-
suivant le commentaire du Décalogue, Eckhart passe aussitôt sur le ver-
sant éthique : « Honore ton père et ta mère » ; « Tu ne convoiteras pas
la maison de ton prochain ».
Honorer le Père, pour Eckhart, consiste à le considérer comme le supé-
rieur sans lequel l’inférieur n’est capable de rien. Si la créature cherche
à engendrer par elle-même, elle usurpe la place du Créateur au lieu de
l’honorer. Soumettre toute son âme à l’influence de Dieu est l’attitude

614
MAÏMONIDE, Guide des égarés, n. 58, 23r.
615
M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 174, LW II, p. 150-151.
616
Ibid., § 182, LW II, p. 156).
617
MAÏMONIDE, Guide des égarés, l.c. 23r8-10, cité dans : M. ECKHART, Expositio
libri Exodi, § 184, LW II, p. 158.
618
M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 184, LW II, p. 158.
200 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES

préalable à toute action. Il en va ici du discernement entre orgueil et


humilité, qui sera toujours chez Eckhart la condition sine qua non de la
connaissance de Dieu. « Malheur à celui qui n’honore pas le Père »
(Dt 27,16). Abuser des dons au mépris du donateur est la marque spéci-
fique du péché. Telle est l’ingratitude. Puisque « l’homme reçoit de plus
nobles puissances de l’âme, par exemple, la raison et l’intellect, que les
autres animaux », il doit donc en user en tant que l’inférieur qui reçoit
tout du supérieur619. C’est seulement en suivant cette voie de noblesse,
qui le distingue parmi tout le créé, que l’homme sera rendu capable « de
comprendre les intelligibles et ‘les distinguer des autres réalités par son
intellect’ » (ut intelligat intelligibilia et ‘separetur ab illiis intellectu’)620.
La vie intellectuelle nécessite une ascèse de réceptivité qui contrecarre la
tendance de l’homme à la convoitise et l’accaparement. Cet exercice
spirituel consiste à diminuer tous les mouvements d’attention vers les
réalités matérielles pour que l’âme soit disposée à être directement engen-
drée par Dieu :
En quatorzième lieu, il dit : « tu ne convoiteras pas ». Car il faut savoir
premièrement que, selon Augustin dans le traité De la Trinité I, IX (c. 9) en
général une chose qui est conçue dans le désir, « naît en se concevant », se
comporte de manière différente dans les choses sensibles et dans les choses
spirituelles. Car dans les choses corporelles, autre chose est d’être conçu
(ou la conception) et autre chose est de naître (ou l’enfantement). Et cela
paraît évident chez les femelles d’animaux. Ainsi se comporte-t-on dans les
conceptions des choses corporelles. Car désirer et concevoir de l’or, des
honneurs mondains, n’est pas les avoir ni les posséder en fait. Or dans les
choses spirituelles, par exemple dans la justice et les choses semblables,
désirer partout ces choses elles-mêmes, c’est les concevoir et les posséder :
la conception elle-même est la possession elle-même. Car celui qui désire
et aime véritablement la justice, est juste comme le dit Augustin ici-même.
Grégoire dit que « celui qui aime Dieu a déjà par avance celui qu’il
aime »621.

Le commandement « tu ne convoiteras pas » a une incidence décisive


sur la vie intellectuelle. Si le regard se tourne vers les choses sensibles,
autre est la chose même et la conception qu’elle produit dans l’intellect.
Ici, la res et la conceptio diffèrent. Si, par contre, le regard se détourne
des choses sensibles pour viser les choses spirituelles, l’intellect est placé
dans les conditions requises pour que ce qui naît en lui ne soit pas diffé-
rent de la chose même qu’il vise. Il en va ainsi pour celui qui vise et aime

619
Ibid., § 198, LW II, p. 167, trad. P. Gire.
620
Ibid., § 199, LW II, p. 167, trad. p. Gire.
621
Ibid., § 205, LW II, p. 172-173, trad. p. Gire.
SIGNE MESSAGER ET CONCEPTION PAR LA CHOSE 201

la justice. Il la conçoit en lui-même. Cela ne veut pas dire qu’il en a un


concept représentatif, mais qu’il possède la justice elle-même en tant
qu’elle le rend juste. Le fait de « naître en concevant » (adipiscendo
nascitur) consiste pour l’inférieur à être directement opéré par le supé-
rieur. La conception n’est autre que le fait de naître à un nouvel agir.
Conception et action ne font qu’un. Le juste ne voit pas la justice comme
une image mentale mais, en l’actualisant, il la connaît. D’où l’identifica-
tion de la connaissance à une « parturition ou enfantement » (parturitio
sive partus) où la « conception » (conceptio) est rapprochée des ver-
sets sur la naissance du Verbe fait chair : « ce qui est né en elle, est de
l’Esprit-Saint » (Mt 1, 20) ; « voici que tu concevras et enfanteras un
fils » (Lc 1,31)622. Ceci fait écho au préambule du commentaire de
l’Exode. La théologie est bien une obstetricandi scientia qui doit conduire
le lecteur à une connaissance où le Verbe engendre lui-même sa concep-
tion, par l’Esprit Saint. Pour ce faire, la science théologique nécessite un
« perfectionnement de l’intellect »623. Ce dernier consiste à abandonner
toute volonté d’accaparer Dieu sous la forme d’un concept qui ne fait pas
un en acte avec lui. Pour cela, au lieu de faire un traité, Eckhart emmène
ses lecteurs, à la suite de Maïmonide, dans une série de récits édifiants
sous la forme du langage parabolique. « Parler en parabole » (loquens
parabolice) est le style le plus adapté à l’effet recherché624. La parabola
du roi puissant dans Ecclésiastique (9,14-15) ou de la femme adultère
dans Proverbes (5,2-8) oblige l’allocutaire à une interprétation autre que
celle de la conceptualité discursive625. Son regard se tourne vers les
actions racontées dans les récits de telle sorte qu’il soit poussé à aban-
donner un comportement pour un autre. Les choses à percevoir « sont
montrées de manière significative en figure » (significanter figuraliter
ostensa sunt) à travers une relecture synthétique de l’épopée de Sarah et
Agar (Gn 17-18), récapitulation de l’alternative entre « le sensitif et le
rationnel » (sensitivo et rationali)626. Le fait même d’avoir recours à des
événements oblige une conversion de l’attention vers le vécu. Tel est le
véritable trope. Renvoyé à la vérité de son comportement et à ses choix
existentiaux, le lecteur est placé devant l’intention première de Dieu :
« ce que Dieu veut c’est votre sanctification » (1 Thess 4,3)627. À l’instar

622
Ibid., § 207, LW II, p. 174, trad. p. Gire.
623
Ibid., § 215, LW II, p. 181.
624
Ibid., § 218, LW II, p. 182.
625
Cf. Ibid., § 216.218, LW II, p. 181.183.
626
Ibid., § 221, LW II, p. 184.
627
Ibid., § 228, LW II, p. 190.
202 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES

de la pensée d’Augustin et de Maïmonide, la science théologique de


Maître Eckhart se présente donc comme indissociable d’une « conversion
à Dieu » (conversio ad deum)628. Cette conversion s’exprime comme une
approche de Dieu à travers la nuée : « Moïse s’approcha de la nuée obs-
cure où était Dieu ». Celui qui s’avance ne voit rien mais il lui suffit de
savoir qu’il est mu par Celui qu’il cherche. S’il veut connaître en vérité,
l’intellect est invité à monter jusqu’au principe où toutes choses sont
enracinées. « Monte jusqu’à moi » (ascende ad me) : l’injonction de
Dieu à Moïse est interprétée métaphoriquement, mais déjà sous forme
de récit parabolique, comme une invitation pour l’intellect à remonter
vers sa cause supérieure.
L’inférieur en tant qu’inférieur, est besogneux, dépourvu et mendiant, et
continuellement, tout ce qu’il est et tout ce qu’il possède, il ne le tient que
de son supérieur. Il dit donc : « monte », tant parce que Dieu demeure dans
les lieux les plus hauts – c’est là qu’il est, entend, enseigne et opère (ibi est,
ibi audit, ibi docet, ibi operatur) – tant parce que Dieu ne peut pas des-
cendre, il le faut pour que nous montions jusqu’à lui. Car s’il descendait de
quelque manière, alors il ne serait pas Dieu, il descendrait de la déité629.

Cette remontée vers le principe n’est pas uniquement intellectuelle,


mais tout à la fois noétique et ontologique. L’enseignement que l’infé-
rieur entend est l’opération même de la Déité : ibi est, ibi audit, ibi docet,
ibi operatur. S’il en est ainsi, l’enseignant n’aura d’autre moyen, pour
transmettre sa connaissance, que de conduire son auditeur vers cette opé-
ration où il pourra l’écouter en lui-même. Voilà bien pourquoi, la théo-
logie est une obstetricandi scientia. L’enseignant ne peut transmettre
aucune représentation de Dieu à quiconque. Selon Maïmonide, « lorsque
notre intellect s’élève dans l’appréhension du Créateur, il se trouve séparé
de lui par un grand mur »630. Ce mur n’est jamais franchi d’aucune
manière par la conceptualité. Non seulement les représentations sont inu-
tiles, mais qui plus est, elles sont sources d’idolâtrie. D’où la proximité
avec la mystique dionysienne. Dieu se trouve dans la nuée qui se situe
au-dessus de toute saisie conceptuelle, dans « la superexcellence de la
lumière divine »631. Eckhart recourt au leitmotiv scripturaire : « Il habite
une lumière inaccessible » (1 Tim 6,16). L’obscurité lumineuse, dont
Denys l’Aréopagite s’est fait le chantre dans La théologie mystique, est

628
Ibid., § 230, LW II, p. 191.
629
Ibid., § 262, LW II, p. 212.
630
MAÏMONIDE, Guide des égarés, III, c. 10, cité dans : M. ECKHART, Expositio libri
Exodi, § 237, LW II, p. 195, trad. P. Gire.
631
Cf. DENYS L’ARÉOPAGITE, Théologie mystique, c. 1, § 1, PG 3, 1000.
SIGNE MESSAGER ET CONCEPTION PAR LA CHOSE 203

pénétrée seulement par celui qui renonce à toute conceptualisation, c’est-


à-dire à toute intentionnalité intellectuelle active. Dans cette dépossession
de l’intelligence active, Dieu se révèle tout en restant caché : « lorsque,
par la dépossession, on s’est élevé à la connaissance de Dieu, ce qu’est
Dieu n’en reste pas moins clos et caché » (cum per ablationem ad dei
cognitionem ascenditur, tandem quit sit deus clausum et occultur
relinquitur)632. Ce dévoilement est à double face : l’obscurité du mode
conceptuel est corrélative de la luminosité du mode opératif. Il reste
encore à voir que l’élévation de l’intellect est désignée par la figure para-
bolique de l’aigle (ln huius figura dicitur de intellectu sub parabola aqui-
lae), selon Ezéchiel 17,3 : « le grand aigle, aux larges ailes, à l’envergure
immense » et plus loin : « il vint au Liban et ôta la cime du cèdre, il
arracha le faîte de ses frondaisons »633. L’aigle d’Ezéchiel est ici, comme
dans la préface du Commentaire de l’Évangile selon saint Jean, ainsi que
dans la finale du Sermon De l’homme noble, la « figure » (figura) de
l’intellect. Selon Quintilien, la figure apparait comme un écart délibéré
par rapport à la norme du discours634. Elle peut instaurer une relation
non-linguistique. Plus encore qu’une métaphore, cette figure est une para-
bole puisqu’elle ne renvoie pas seulement d’un terme à un autre, mais
à une opération : la modalité par laquelle « l’intellect saisit non pas les
choses elles-mêmes, mais les raisons des choses elles-mêmes »635. L’in-
tellect ne cherche pas à saisir des concepts déjà proférés mais à coïncider
avec leur profération même. Ce qui est visé par l’intellect, n’est autre que
le logos lui-même, dans l’acte de dire. Il s’agit de naître constamment
dans cette parole.

632
JEAN SARRACÈNE, Prologue de la théologie mystique, dans : Dionyssi cartusiani,
Operum XVI, éd. Tornaci, 1902, p. 471, cité dans : M. ECKHART, Expositio libri Exodi,
§ 237, LW II, p.196.
633
M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 265, LW II, p. 214.
634
Cf. QUINTILIEN, De institutione oratoria, Livre IX, 1, trad. J. Cousin, tome V,
p. 157).
635
M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 265, LW II, p. 214.
Opérer sous l’écorce du signe
(Liber parabolarum Genesis)

Chez Eckhart, la ligne de partage de la connaissance ne se fait pas


entre « les autorités des saints et des philosophes » (sanctorum auctori-
tatibus et philosophorum)636, mais entre ceux dont les paroles et les actes
sont conformes à la vérité et ceux chez qui cette conformité vient à man-
quer. À l’instar du procédé socratique, la vérité met elle-même en lumière
celui qui se sert du langage. La proposition énonciative ne porte pas le
gage de la vérité en elle-même. Le signe est donc caduc. Il n’est que
l’écorce d’un fruit qu’il faut pouvoir savourer. La saveur se goûte dans
l’opération même que le signe ne fait qu’indiquer. Ce sens caché « sous
l’écorce de la lettre » (sub corticae littera)637 n’est donc pas une signifi-
cation ésotérique pour les seuls initiés. La vie « mystique » ne corres-
pond pas à des états d’extases extraordinaires mais à une instase toute
ordinaire. D’où la préférence de Marthe par rapport à Marie. Marthe
connait Dieu parce que, contrairement à Marie, elle ne se contente pas
de l’écouter mais elle fait ce qu’il dit. Or, le langage parabolique présente
la particularité de déjouer toute tentative d’en rester à un savoir théorique
qui deviendrait satisfaisant pour lui-même. Le Livre des paraboles de la
Genèse arrive dès lors chez Maître Eckhart comme un fruit mûr. Il est
destiné à des auditeurs universitaires pour les inciter à user de ce mode
de langage :
[Troisièmement] je me suis contenté ici à faire des remarques laconiques
et brèves en sautant d’une parabole à l’autre, pour inciter les [lecteurs]
zélés à faire de semblables études et à les considérer plus à fond. Quant
aux preuves et justifications des analyses que j’applique à ces paraboles,
on en cherchera le détail dans l’Œuvre des questions et l’Œuvre des
propositions638.

Il est frappant que, selon son prologue, l’objectif de l’ouvrage est avant
tout l’incitation à mettre son application (excitarem studiosos) à scruter

636
M. ECKHART, Expositio libri Genesis, § 285, LW I/1, p. 420.
637
BONAVENTURE, Breviloquium, Prologue, n°4, v. 206 a (sub cortice apertae occulta-
tur mystica et profunda intelligentia) cité par M. ECKHART, Liber parabolarum Genesis,
Prologue, § 1, LW I/1, p. 447.
638
M. ECKHART, Liber parabolarum Genesis, Prologue, § 6, LW I/1, p. 455, trad.
J.-Cl. Lagarrigue, Paris, Les Belles Lettres, 2016, p. 66).
OPÉRER SOUS L’ÉCORCE DU SIGNE 205

à fond les paraboles, non pas en discontinuité, mais conformément à l’or-


ganisation de l’opus tripartitum. Ceci vient infirmer la thèse selon
laquelle Eckhart aurait pu « abandonner son ancien programme réduc-
tionniste du Prologus generalis »639. Le mode parabolique est en fait une
application de la nécessité de « parler autrement » pour manifester l’arti-
culation du signe et de l’opérativité, comme cela est stipulé par Eckhart
dans les règles qui régissent l’usage de la grammaire et de la logique dans
toute son œuvre. Le Liber parabolarum Genesis ne fait pas exception
à cette modalité. Elle la rend au contraire plus explicite encore. Ce com-
mentaire rend manifeste que le langage sémantique, même s’il est déjà
agréable, n’est en fait qu’une écorce qui cache un domaine bien plus
savoureux encore. Eckhart s’en explique en recourant au procédé hermé-
neutique que Maïmonide met en œuvre à partir d’un verset des Pro-
verbes : « des pommes d’or dans des écorces d’argent » (Pr 25,11)640.
Comme l’explique l’auteur du Guide des égarés, toute parabole à deux
faces, l’une extérieure et l’autre intérieure641. Lorsque l’on regarde la
parabole de loin, on pense qu’elle se résume à l’argent. Monopolisé par
le signe, on n’oriente pas son intention vers l’or, qui lui, ne peut se dire,
mais seulement se vivre. En effet, le propre de la parabole est de faire
transiter des mots vers la réalité qu’ils visent. Cette transition s’opère
un peu différemment, selon les deux genres de paraboles distingués par
Maïmonide (parabolarum duplex est genus) :
Le premier genre ou mode de parabole est quand « n’importe quel mot »
de la parabole, ou presque, « désigne quelque chose concernant quelque
chose de singulier. Le second mode est » quand l’ensemble de la parabole
est « une image » et une expression de l’ensemble de la réalité dont elle est
la parabole. Il se trouve en effet « bien des mots » qui s’interposent et ne
livrent pas directement un savoir sur quelque chose de la réalité dont elle
est la parabole ; car ils sont là pour servir « à l’embellissement de la com-
paraison » et de la parabole ou « pour occulter encore plus profondément
la réalité dont elle est la parabole », de façon que cela s’adapte plus parfai-
tement à cette comparaison et parabole642.

639
Y. SCHWARTZ, « Maître Eckhart et Moïse Maïmonide. Du rationalisme judéo-arabe
à la théologie vernaculaire chrétienne », dans : Maître Eckhart, p. 229-255, ici, p. 236.
640
« mala aurea in lectis argenteis » (MAÏMONIDE, Dux neutrorum, Proemium,
f. 3v-35-41), cité par M. ECKHART, Liber parabolarum Genesis, Prologue, LW I/1, p. 448.
Cf. J. CASTEIGT, « ‘Sous l’écorce de la lettre’. De la parabola, comme procédé rhétorique
et herméneutique hérité de Maïmonide », dans : Maître Eckhart, p. 257-297.
641
M. ECKHART, Liber parabolarum Genesis, Prologue, LW I/1, p. 448.
642
Ibid., § 5, LW I/1, p. 454-455, trad. J.-Cl. Lagarrigue légèr. modif., p. 65-66.
206 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES

Le premier genre de parabole, par la capacité d’un mot à signifier


quelque chose de singulier, maintient la parabole au niveau de la méta-
phore. Pour Quintilien, la métaphore est le transfert d’un terme à un
autre, selon un usage impropre643. Parce qu’elle excède le modus signifi-
candi, la métaphore nécessite une interprétation modo intelligendi. De
son côté, Eckhart rassemble parfois les deux termes. Par exemple :
« sous la métaphore et paraboliquement (sub metaphora et parabolice),
on indique par le nom de ciel et de terre la nature, la propriété naturelle
et le nombre des premiers principes de l’ensemble de l’univers créé »644.
Ou, comme nous allons le voir dans un instant à propos de la femme
adultère chez Maïmonide, Eckhart emploie parfois indifféremment les
termes metaphora et parabola. Toujours est-il que le second genre de
parabole, en dérogeant à la comparaison terme à terme, introduit une
largeur herméneutique bien plus vaste. La réalité est alors visée par l’en-
semble du texte, étant entendu que « bien des mots » sont là uniquement
dans le but d’embellir la comparaison. L’intérêt de ce deuxième genre de
parabole consiste à introduire non seulement des substantifs mais aussi
des verbes, et donc des actions, dans la comparaison. Dans ce cas, la
réalité visée n’est plus un objet spécifique mais un événement, qui se dit
dans un récit. Aussi, l’auditeur ou le lecteur se trouve-t-il dans la néces-
sité d’interpréter une action. Or, que signifie connaître une action sinon
la connaître de l’intérieur, en éprouvant son opérativité ? Eckhart ne se
contente pas de citer ces deux modes de Maïmonide. Il en donne deux
exemples respectifs qu’il a déjà développés dans ses précédents ouvrages,
manifestant par-là la continuité et non la rupture de sa méthode.
Pour la parabole de la femme adultère, voir : « Ajoutons que la matière
elle-même est décrite par Salomon sous la parabole (sub parabola) de
la femme adultère, Proverbes (5,2-6) »645 ; « La matière désire sans trêve
une forme nouvelle, quelle que soit la forme sous laquelle elle se trouve.
C’est pourquoi dans les Proverbes 5, Salomon la compare à une femme
adultère ou plutôt décrit la matière sous la métaphore (sub metaphora),
tout comme Maïmonide le fait pour cette parole : ‘Une femme inquiète,

643
« La métaphore (translatio) aussi [comme la figure appelée abusio, en grec kata-
chrêsis], qui est de beaucoup le plus bel ornement du discours, transfère à des choses
données par des termes qui ne leur sont pas propres. La propriété n’est donc pas relative
au terme en lui-même, mais à sa valeur sémantique, et ce n’est pas à l’oreille, mais
à l’intelligence d’en apprécier pleinement la valeur. » (QUINTILIEN, De institutione orato-
ria, Livre VIII, 2, 6, trad. J. Cousin, Paris, Les Belles Lettres, 1978, p. 55).
644
M. ECKHART, Liber parabolarum Genesis, § 26, LW I/1, p. 496, trad. J.-Cl. Lagarrigue
légèr. modif., p. 93.
645
M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 89, LW II, p. 93.
OPÉRER SOUS L’ÉCORCE DU SIGNE 207

impatiente de repos’ (Guide des égarés, III, 9) »646. Nous constatons ici
que les expressions sub parabola et sub metaphora ont désigné le même
procédé de comparaison. Pour la parabole de l’échelle de Jacob : « Il faut
remarquer que, selon Maïmonide, livre II, chap. II, cette échelle signifie
paraboliquement (significat parabolice) tout l’univers »647. Pour la des-
cription de l’échelle par Maïmonide, Eckhart renvoie explicitement à son
traité De parabolis rerum naturalium648, qui correspond en fait à des
développements que l’on retrouve dans le Liber parabolarum Genesis,
§ 204-212. Cela signifierait que, pendant la rédaction du premier com-
mentaire sur le livre de la Genèse, le Thuringien avait déjà un certain
nombre de travaux sur les paraboles qu’il a ensuite rassemblé dans son
Liber parabolarum Genesis. Cela n’est pas du tout étonnant. Au regard
des Sermones et Lectiones super Ecclesiastici et de l’Expositio libri
Exodi, pour ne citer que ces deux grands travaux universitaires, cela ne
fait aucun doute que Maître Eckhart avait déjà développé la méthode de
lecture parabolique bien avant de l’exposer dans un ouvrage spécifique
sur les paraboles. Ce livre est plutôt là pour nous apporter la confirmation
que l’emploi métaphorique et parabolique fait intimement partie de la
démarche scientifique de Maître Eckhart. Ce mode tropique fait basculer
du registre sémantique vers l’opérativité. Il suffit de suivre Eckhart dans
ses descriptions paraboliques pour s’en rendre compte.
Eckhart commence par distinguer la production en Dieu de la produc-
tion de la nature, par l’extériorité de cette dernière. Dans l’emanatio, « le
produit n’est pas en dehors du producteur ni autre (que lui), mais il est
un avec le producteur » (productum non est extra producentem nec aliud,
sed unum cum producente), tandis que, dans la creatio, le produit est
appelé créé « parce qu’il est produit en dehors du producteur » (quia
producitur extra producentem)649. Cette distinction a pour corrolaire que
la création va « d’un non-étant-quelque-chose à un étant-quelque-chose »
(ex non ente aliquo et ad ens aliquod), tandis que Dieu est « l’être plein
et total en sa simplicité » (esse simpliciter, totum et plenum). Dieu étant
le commencement absolu, ces deux productions (émanation et création)
ne sont qu’une seule et même opération. « Dieu parle une seule fois et
ne répète pas la même chose une seconde fois » (Job 33,14)650. La création

646
M. ECKHART, Expositio libri Genesis, § 33, LW I/1, p. 210, OLME 1, p. 288-291.
647
Ibid., § 288, LW I/1, p. 423, OLME 1, p. 618-619.
648
Ibid.
649
M. ECKHART, Liber parabolarum Genesis, § 9, LW I/1, p. 480, trad. Brunner,
p. 120.
650
Ibid., § 16, LW I/1, p. 486.
208 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES

est donc comprise par Eckhart comme une participation multiple de la


production du Verbe en Dieu. Suivant Proclus, « toute multitude parti-
cipe d’une certaine manière de l’Un »651. Le rapport unité-multitude de
cette participation va s’expliquer via l’interprétation métaphorique du ciel
et de la terre comme « les deux principes de tout ce qui est, l’actif et le
passif ». Le ciel, actif, est la première cause d’« altération inaltérable »
(alterans inalterabile)652. La terre, passive, se présente comme matérielle.
Le ciel présente la caractéristique de ne pas pâtir de son action. Puisqu’il
n’est pas affecté par ce qu’il opère, il n’est jamais fatigué et ne vieillit
pas. La terre, elle, est entièrement passive de ce qu’elle reçoit. On peut
la comparer au milieu illuminé par la lumière. Lorsque la lumière dispa-
rait, le milieu se trouve plongé dans la nuit.
De là vient (quatrièmement) que le principe passif a toujours soif de son
principe actif et qu’en le buvant il ne cesse d’en avoir soif : « Ceux qui me
boivent ont toujours soif » (Eccl. 24,29). (…) Le passif en effet, comme il
ressort de ce qui a été dit, en tout et par tout ce qu’il a de parfait et de bon,
proclame et atteste son indigence et sa misère, tandis qu’il annonce la
richesse et la miséricorde du principe qui lui est supérieur. Il enseigne en
effet par sa nature que ce qu’il a, il ne l’a pas de soi comme inhérent à soi,
mais qu’il l’a mendié, qu’il l’a reçu comme un prêt, et qu’il reçoit de l’actif
qui est supérieur d’une manière continue, en un passage pour ainsi parler
(quasi in transitu), comme une passion, non comme une qualité passible et
qu’ainsi il ne s’appartient pas, mais est par un autre et en un autre, auquel
est « tout honneur et toute gloire », parce qu’il lui appartient653.

La condition des étants créés est celle du quasi-transit (quasi in tran-


situ). Ils sont à la fois traversés et portés par un être qu’ils ne sont pas.
Aussi leur présence atteste-t-elle qu’ils sont actuellement opérés par un
autre qu’eux-mêmes. Leur caducité manifeste qu’ils surgissent d’un
autre dont ils vivent et vers lequel ils vont parce qu’ils en ont soif.
À proprement parler, leur vie ne leur appartient pas, elle leur est prêtée.
Leur attestation d’indigence se fait sur fond de la proclamation de la
générosité qui leur permet d’être. Aussi se fait-elle au cœur même de
la passivité de l’opération. La proclamation de cette attestation ne peut
donc être autre chose qu’un signe qui renvoie à l’opération elle-même.
Seul celui qui entre dans l’acte peut aussi en reconnaître la passivité qui

651
PROCLUS, Eléments de théologie, prop. 1., cité dans : M. ECKHART, Liber parabo-
larum Genesis, § 15, LW I/1, p. 485.
652
ARISTOTE, Du ciel, 270 a 35, cité dans : M. Eckhart, Liber parabolarum Genesis,
§ 21, LW I/1, p. 492.
653
M. ECKHART, Liber parabolarum Genesis, § 25, LW I/1, p. 495-496, trad. Brunner,
p. 129.
OPÉRER SOUS L’ÉCORCE DU SIGNE 209

lui est corrélative. Or, l’attestation d’opérativité dépend de l’attention


dont l’étant créé rationnel est capable. Si l’étant est entièrement absorbé
par ceci et cela, l’anité ne lui est pas perceptible, malgré qu’elle soit ce
qui lui permette d’être présent à toutes les choses. Il y va de la manière
dont l’étant humain séjourne dans son opération première.
Ainsi donc, la nature, les propriétés naturelles et le nombre des premiers
principes de tout l’univers sont désignés par métaphore et paraboliquement
(sub metaphora et parabolice) sous le nom de « ciel et de terre ». Il faut
savoir en outre que la métaphore comporte un enseignement moral : elle
enseigne en effet qui est et quel est l’homme divin, parfait et céleste, qui
est et quel est l’homme vicieux, diabolique et terrestre : « Ils mettent leur
gloire dans leur honte, ceux qui s’attachent aux choses de la terre. Mais
notre séjour est dans les cieux » (Phil. 3,9)654.

Que les noms de « ciel » et « terre » désignent les premiers principes


« paraboliquement » (parabolice), et non pas seulement « par méta-
phore » (sub metaphora), indique que le rapport activité-passivité est
impliqué dans un grand récit. À savoir, la création n’est pas un acte qui
a eu lieu. Elle est un acte en train de s’écrire de manière continuelle.
À proprement parler, il n’y a pas de coupure entre création et histoire.
Il faut plutôt dire que l’histoire est le déroulement de l’acte de création.
Or, précisément, parce que cette création fait fond sur le double principe
d’activité et de passivité, dont tout étant créé est traversé, il faut alors
dire que les hommes n’en sont pas seulement les récepteurs passifs. Ils
ont un rôle à jouer pour que la création s’achève. C’est un des apports
principaux d’Eckhart de manifester que l’ontologie n’est pas substan-
tielle, mais relationnelle655. Le langage parabolique prolonge la méta-
phore du ciel et de la terre, vers un récit dynamique qui fait place au
drame de la liberté. Faire choix du divin ou du diabolique (ce qui tend
à séparer l’un dans une dualité irrémédiable) n’est pas facultatif pour
l’accomplissement de la création. Nous sommes bien en pleine « méta-
physique de la conversion »656.
654
M. ECKHART, Liber parabolarum Genesis, § 26, LW I/1, p. 496-497, trad. Brunner
légèr. modif., p. 129.
655
Cf. J. CASTEIGT, « Sous l’écorce de la lettre’ », p. 257-297, principalement : « Du
point de vue métaphysique : l’imago ou la métaphysique de la corrélationalité essen-
tielle », p. 286-294.
656
Pour Augustin, cf. E. GILSON, Introduction à l’étude de saint Augustin, 1943,
p. 316 ; E. ZUM BRUNN, « L’exégèse augustinienne de ‘Ego sum qui sum’ et la ‘métaphy-
sique de l’Exode’ », dans : Dieu et l’Être. 1978, p. 141-164, ici, p. 146. Pour Eckhart, cf.
E. ZUM BRUNN, A. DE LIBERA, Maître Eckhart. Métaphysique du Verbe et théologie néga-
tive, 1984, p. 36, 93 ; A. HAAS, « Percée (Durchbruch) », dans : Encyclopédie des mys-
tiques rhénans, p. 937.
210 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES

Chez Eckhart, la dualité est interprétée comme une chute : « l’Un


tombe premièrement dans le deux » (unum primo cadit in duo)657. Nous
frôlons ici l’interprétation gnostique qui identifie chute et création.
Il s’agit, pour situer l’option eckhartienne, de bien saisir sa logique de
convertibilité des transcendantaux. Ce qui sort de l’Être même est aussi
une sortie hors du Bien658. Mais, précisément, cette sortie ne s’identifie
pas à l’acte créateur car les étants créés n’émanent pas de Dieu mais sont
faits dans un dire à partir de rien vers lui. Les choses créées sont pleine-
ment ce qu’elles sont dans l’intériorité de l’être plein, tandis qu’à l’exté-
rieur, elles sont mélangées659. Cela signifie que Maître Eckhart considère
l’état actuel d’extériorité de la créature comme une caducité (de cadere).
Ne pas se méprendre sur cette caducité nécessite une révolution mentale
quant à notre manière de percevoir la création. Pour Eckhart, Dieu opère
continuellement les créatures dans une relation. Cela signifie qu’il n’y
a pas deux temps : l’être conféré et puis la relation, mais un seul instant :
l’être conféré à même la relation. Par conséquent, la manière dont la
créature se réceptionne dans son être même est constituante de sa struc-
ture créationnelle. Le drame de la liberté ne se joue pas après la création.
Il se joue à même la création. C’est pourquoi, « tout ce qui est écrit
d’Adam et Eve (…) exprime figurativement (figurative) et de manière
très belle et exacte les propriétés de la matière et de la forme »660. Le fait
même que le couple Adam et Eve renvoie de manière figurative à la
matière et à la forme redouble, sur le plan personnel et libre, le renvoi
métaphorique du ciel et de la terre au même duo aristotélicien. La méta-
phore, en tant que renvoi terme à terme, se transforme en récit et donc
devient véritablement parabole. L’entrelacs de l’ontologie et de l’éthique
est l’enjeu du prolongement de la métaphore en parabole. Il y a vérita-
blement une plasticité relationnelle de la création. Le principe d’où
découle cette conception relationnelle est l’altérité originaire du Père et
du Fils : « Celui qui procède est un autre (alius) que celui dont il pro-
cède, mais n’est pas autre chose (aliud) que lui »661. De même qu’il y
a deux types d’altérité (alius/aliud), il y a aussi deux types de distinc-
tions : la distinction des espèces créées en Dieu « dans laquelle ne se
trouve aucune aliété » (in qua nulla alietas) et la distinction dans l’‘aliété’
extérieure (laquelle est aussi une altération de l’alteritas) par laquelle un

657
M. ECKHART, Liber parabolarum Genesis, § 18, LW I/1, p. 488.
658
Cf. Ibid., § 90, OLME 1, p. 352-353).
659
Cf. Ibid., § 53, LW I/1, p. 521.
660
Ibid., § 30, LW I/1, p. 499.
661
Ibid., § 14, LW I/1, p. 484, trad. Brunner, p. 121.
OPÉRER SOUS L’ÉCORCE DU SIGNE 211

étant-ceci n’est pas un étant-cela662. La première distinction est positive


et bonne, la seconde distinction est une chute, et donc une altération, de
la première. Expliquer l’Écriture, consiste alors à mettre en lumière cette
structure dynamique de la physique.
Que l’ontologie soit immédiatement éthique est basé sur le mode de
création par un « dire » : « ‘Il dit et cela fut fait’ (Ps 32,9 ; 148,5), parce
que dire est faire et faire lui-même, produire lui-même, c’est dire et rien
d’autre » (‘dixit et facta sunt’, quia dicere est facere, et ipsum facere,
ipsum producere est dicere, non aliud)663. Or, puisque la création est un
acte de parole, celui qui est créé peut l’entendre au-dedans de lui-même.
Aussi, pour Eckhart, l’interdit divin de manger de l’arbre de la vie et de
la connaissance du bon et du mauvais, qui accompagne le commande-
ment de manger de tout arbre du jardin (Gn 2,16-17), n’est pas une parole
orale :
Il convient de remarquer que cela est la manière la plus propre et la plus
parfaite de commander et d’interdire, quand il n’est pas ordonné ou com-
mandé à quelqu’un par oral ou par un écrit extérieur et transitoire, mais
quand la forme substantielle et essentielle de la chose qui persévère en
elle-même enseigne toujours continuellement, avertit, incite, incline, sug-
gère, montre ce qu’il faut faire et ce qu’il faut laisser quand elle en
persuade664.

Force est de constater que le langage de l’être ne se limite nullement


chez Eckhart à un registre ontologique sur lequel viendrait se greffer les
registres logique et éthique. Au contraire, la forme substantielle et essen-
tielle « enseigne » (docet) continuellement par elle-même : « elle avertit
et incite, incline, suggère » (monet et movet, inclinat, suggerit). Nous
sommes devant une « rhétorique de l’être »665. La persuasion fait inti-
mement partie de l’ontologie. Ceci explique pourquoi le maître universi-
taire ou le prédicateur n’a même pas, à proprement parler, le rôle de
coopérateur de la parole, puisque l’intervention du signe n’est que tran-
sitoire et prend fin là où commence l’opérativité divine666. Sa fonction
n’est pas de persuader son lecteur (par écrit) ou son auditeur (par oral),

662
Ibid., § 59, LW I/1, p. 527.
663
M. ECKHART, Liber parabolarum Genesis, § 47, LW I/1, p. 514.
664
Ibid., § 88, LW I/1, p. 550, trad. J. Casteigt, Connaissance et vérité chez Maître
Eckhart, p. 61.
665
A. MICHEL, « La rhétorique de Maître Eckhart : une rhétorique de l’être », dans :
Voici Maître Eckhart, p. 163-173.
666
Cf. M. ECKHART, Predigt 81/118, DW III, p. 398-399, trad. AH-EM, p. 704.
212 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES

mais de le conduire à sa forme substantielle qui est seule à pouvoir véri-


tablement le persuader :
(La seconde proposition est que) commander en supérieur n’est autre que
d’inciter, d’ordonner, d’avertir et d’inciter l’inférieur à la conformation,
à l’obéissance, à la sujétion au supérieur, selon aussi que tout agent incite
le passif à s’assimiler à lui. Et plus il agit parfaitement et fortement, plus le
passif le soumet pleinement à lui et plus ce même passif obéit à celui qui
ordonne. Par exemple, le feu qui agit en engendrant sa forme dans ce bois-
même, dans la mesure où il donne la forme du feu, enseigne, impose et
ordonne à celui à qui il donne la forme de chauffer, d’aller vers le haut, etc.,
et lui interdit de refroidir et d’aller vers le bas et autres choses
semblables667.

La règle de la causalité selon laquelle l’inférieur reçoit tout du supé-


rieur implique la nécessité que l’inférieur se rende entièrement passif du
supérieur s’il veut être pleinement conformé à l’être. La performance
langagière réside ici dans l’usage de la règle stipulée pour la lecture de
l’opus tripartitum. Le langage parabolique n’échappe donc pas à cette
rhétorique. Son usage permet une relecture du commandement par lequel
Dieu interdit de manger de l’arbre de la connaissance du bien et du mal
(Gn 2,16-17). L’interdit divin n’est pas un ordre arbitraire issu d’une
parole venant d’ailleurs que de l’être lui-même. Comme Eckhart l’af-
firme dans le prologue du Liber parabolarum Genesis, l’intérêt est de
manifester l’unité qui régit « les réalités divines, naturelles et morales »
(rerum divinarum, naturalium et moralium)668. Nous verrons que l’oralité
qui s’impose dans le cadre de la praedicatio vient donner une tonalité
nouvelle à cette rhétorique. En effet, là où la lectio met en place la per-
suasion de la forme essentielle, l’oralité accompagne le surgissement de
la parole en acte au point de se faire elle-même explicitement incitative.
D’où deux modalités différentes de la même performance : un langage
implicitement incitatif et un langage explicitement incitatif. Cependant,
le fait même que Maître Eckhart use ici du langage de l’incitation pour
qualifier l’attitude de l’être met en lumière l’articulation de la lectio et
de la praedicatio. Puisque la création est à la fois un dire et un faire, cela
signifie qu’un dialogue intérieur s’engage au sein même de l’opérativité
entre le supérieur et l’inférieur. Pour le désigner, Eckhart propose une

667
M. ECKHART, Liber parabolarum Genesis, § 85, LW I/1, p. 546, trad. J. Casteigt,
Connaissance et vérité chez Maître Eckhart, op. cit., p. 61.
668
Ibid., Prologue, § 2, LW I/1, p. 451.
OPÉRER SOUS L’ÉCORCE DU SIGNE 213

lecture parabolique du premier verset du Cantique des cantiques : « Il


m’a baisé du baiser de sa bouche » (Ct 1,1)669 :
Or, dans ce toucher et cette rencontre, le supérieur et l’inférieur se baisent
mutuellement et s’embrassent d’un amour naturel et essentiel. Bien mieux,
le toucher mutuel lui-même est la voix et le Verbe, le langage et la diction
ainsi le nom, par quoi le supérieur se fait connaître à l’inférieur et se répand
en lui, s’ouvre et se manifeste (…)670

Le baiser entre le supérieur et l’inférieur est qualifié de « langage et


diction » (locutio et dictio). Le langage parabolique permet d’abolir la
distinction entre le toucher et la voix. S’il y a un « discours intérieur »,
il n’est pas certes pas ici celui auquel pense Claude Panaccio lorsqu’il
emploie cette expression671. C’est un euphémisme d’affirmer que cette
manifestation d’une locutio par le toucher ne corresponde pas à « un
langage mental grammaticalement structuré »672. Avec Eckhart, nous
sommes aux antipodes de l’oratio mentalis de Guillaume d’Ockham. La
manifestation du Verbe n’est pas d’abord langage articulé, elle est rela-
tion. L’usage du verset de Cantique manifeste la proximité du Thuringien
avec Bernard de Clairvaux et avec les béguines673. Comme eux, Eckhart
privilégie ici l’expérience unitive de l’amant et de l’aimé sur la connais-
sance notionnelle. Cela ne signifie pas que le Thuringien ait abandonné
la « mystique de l’essence » (Wesensmystik) pour une « mystique de
l’amour » (Minnemystik) mais bien qu’il les ait conjugués dans son obs-
tetricandi scientia. Employer le lexique ontologique ne conduit pas
Eckhart à définir Dieu. Seul à pouvoir dire qui il est (ego sum qui sum),
Dieu se communique à celui qui s’unit à lui dans la simplicité de
l’amour674. Voilà pourquoi, selon un autre développement du Cantique,
Eckhart affirme explicitement que les « paroles (verba) extérieures sont
déficientes » et qu’il convient de chercher à « expérimenter » (experiri)
« à partir du Verbe lui-même » (ab ipsomet verbo)675. Comme le rappelle

669
Sur l’exégèse du Cantique des Cantiques chez Eckhart, et pour une interprétation
de ce passage, cf. J. CASTEIGT, « Un baiser entre ciel et terre », 2009, p. 218-238.
670
M. ECKHART, Liber parabolarum Genesis, Prologue, § 146, LW I/1, p. 615, trad.
J.-Cl. Lagarrigue, p. 166-167.
671
CL. PANACCIO, Le discours intérieur. De Platon à Guillaume d’Ockham, 1999.
672
Ibid., p. 126.
673
Cf. B. MCGINN (éd.), Meister Eckhart and the Beguine Mystics Hadewijch of Bra-
bant, Mechthild of Magdeburg, and Marguerite Porete, 1994; A. NOBLESSE-ROCHER,
« Bernard, Abbé de Clairvaux », dans : Encyclopédie des mystiques rhénans, p. 191-195.
674
Cf. M. ECKHART, Sermo VI, § 52, LW IV, p. 50.
675
M. ECKHART, Expositio Cantici Canticorum cap. 1, 6, LW II, p. 637-638, trad.
J. Casteigt, « Un baiser entre ciel et terre », art. cit., p. 220-222.
214 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES

Julie Casteigt, Eckhart s’appuie ici sur l’autorité d’Augustin pour qui
l’intériorité est le « domicile de la cogitation » (domicilio cogitationis)
dans lequel ne s’entend le bruit d’aucune langue676. Peut-être, chez
Augustin, est-il encore permis d’interpréter cette cogitation interne dans
le sens de paroles mentales naturelles se fixant ensuite dans des langages
spécifiques par convention. L’usage du verbum in corde, antérieur
à l’émission extérieur d’un son, laisse en effet envisager la proximité de
la pensée augustinienne avec la distinction stoïcienne entre logos
endiathetos et logos prophorikos677. Cependant, chez Eckhart, on observe
un déplacement non négligeable. Le langage dont il est question n’est pas
la pensée, ce qui laisserait supposer que le véritable siège du langage est
d’abord mental, il est un parler en acte. Non seulement le colloque
est silencieux parce qu’il n’est pas proféré, mais en plus il n’a plus rien
à voir avec la forme du langage :
Le propos et le discours extérieur sont seulement une forme de vestige, une
imperfection et une manière d’assimilation seulement analogique de cette
véritable expression de communication de la parole, par laquelle le supé-
rieur et l’inférieur se parlent immédiatement entre eux, au même titre que
l’amant et l’aimé, l’intellect et l’intelligé, ou encore le sens et le sensible en
acte, pour lesquels il n’y a qu’un seul acte, bien plus que ce n’est le cas
pour la forme et la matière, comme l’affirme le Commentateur (Averroès,
De l’âme, III, 5)678.

Une véritable rupture s’installe entre le domaine du signe et de l’opé-


rativité. Le « discours extérieur » (sermo exterior) est une « imperfec-
tion » par rapport à « la véritable locution et allocution » (verae locutio-
nis et allocutionis). Cette communication se fait immédiatement entre le
supérieur et l’inférieur dans une parole en acte qui n’a plus rien de com-
mun avec le signe. Ce « langage et cet entretien » (locutio et collocutio)
consistent en ce que le supérieur, qui confère l’action, et l’inférieur, qui
la reçoit passivement, s’unissent en un seul acte (unus est actus). Cette
unité d’acte est précisément connue par l’inférieur à travers son intelli-
gence et sa sensibilité de manière immédiate, sans que celles-ci ne soient
distinguées. C’est pourquoi, dans ce passage, Eckhart précise encore
l’exemple du juste et de la justice comme l’entretien « face-à-face » du

676
AUGUSTIN, Confessions, XI, 3, 5, BA 14, p. 278-281).
677
Cf. AUGUSTIN, De doctrina christiana, I, 12, BA 11, DDB, 1949, cité par
Cl. PANACCIO, op. cit., p. 112.
678
M. ECKHART, Liber parabolarum Genesis, Prologue, § 148, LW I/1, p. 617-618,
trad. J.-Cl. Lagarrigue, p. 168. Je souligne.
OPÉRER SOUS L’ÉCORCE DU SIGNE 215

supérieur et de l’inférieur (colloquuntur superius et inferius ‘facie ad


faciem’) :
La justice justifie en parlant, le juste est justifié en écoutant la justice ; il
est engendré juste, et il devient fils de la justice en ayant laissé et liquéfié
tout ce qui n’est pas juste en lui-même, il est transformé et conformé dans
la justice, d’après le Cantique 5 : Mon âme est liquéfiée, parce que mon
aimé a parlé679.

Le colloque silencieux du juste et de la justice est paradigmatique de


la manière dont Dieu parle à la créature. Le juste connaît la justice par le
fait même qu’il la met en œuvre dans sa chair même. Il serait bien inca-
pable de connaître cet acte de manière discursive, à la manière d’un
savoir représenté. Puisque, pour Dieu, « produire est en effet son dire »
(producere est suum dicere), il s’exprime uniquement par son opération,
laquelle ne peut être perçue autrement qu’à travers elle680. La connais-
sance s’effectue dans le lieu originaire où cela n’a pas de sens de distin-
guer intelligence et sensibilité, d’où l’importance fondamentale du lan-
gage métaphorique comme entrelacs de l’un et de l’autre. Si donc pour
Dieu, dire c’est faire, alors, pour la créature, écouter c’est faire égale-
ment. Eckhart le résume en disant :
Pour résumer brièvement ce qui vient d’être dit longuement, je dirais que
le fait que Dieu nous parle n’est rien d’autre que le fait qu’il se fasse
connaître à nous par ses dons, qu’il nous éveille par ses dons et ses inspi-
rations, que ce soit par nature ou par grâce, et irradie nos esprits de sa
lumière. Et tels sont la parole, le discours ou le verbe les plus propres et les
plus doux, tandis que la parole, le discours ou le verbe extérieurs n’en sont
pas dignes. Pour nous, en revanche, le fait de parler à Dieu n’est pas diffé-
rent de l’écouter, Lui et ses inspirations, et de leur obéir, de se détourner de
celles qui sont différentes et de se tourner vers Lui et vers l’assimilation
à Lui681.

679
M. ECKHART, Liber parabolarum Genesis, § 147, LW I/1, p. 616, trad. J.-Cl. Lagarrigue,
p. 167.
680
Cf. Ibid., § 110, LW I/1, p. 576.
681
Ibid., § 150, LW I/1, p. 619, trad. J.-Cl. Lagarrigue, p. 169.
Seul le juste connaît la justice
(Expositio sancti Evangelii secundum Iohannem)

Il n’est pas anodin que le Commentaire de l’Évangile selon saint Jean


commence avec la parabole de l’aigle d’Ezéchiel (parabola aquilae). Ici,
comme dans le Commentaire du livre de l’Exode, il s’agit pour l’intellect,
dont les ailes se déploient comme celle d’un aigle, de monter vers les
hauteurs pour saisir « non pas les choses elles-mêmes, mais les raisons
des choses elles-mêmes »682. C’est dire combien, d’emblée, Eckhart va
lire le premier verset johannique : In principio erat Verbum, selon l’axe
vertical d’intériorité par lequel l’inférieur monte vers le supérieur. Pour
qui sait la lire, cette méthode est affirmée à travers l’intentio operis :
En outre l’intention de cette œuvre est de montrer comment les vérités des
principes, des conclusions et des propriétés des choses de la nature sont
clairement indiquées – « [entende] qui a des oreilles pour entendre ! »
(Mt 13,9) – dans ces mêmes paroles de l’Écriture sainte que l’on interprète
au moyen de ces réalités naturelles683.

L’objectif et la méthode préconisés par Eckhart ne sont pas habituels.


Il ne cherche pas d’abord à effectuer une herméneutique du livre du
Monde à partir du livre de l’Écriture, comme l’a fait Bonaventure684. Sa
perspective est autre. Il se concentre sur le mode de vérifiabilité du dire
scripturaire. L’intentio operis consiste à montrer comment (quomodo) les
paroles de l’Écriture désignent (innuuntur) les vérités des principes sur
les choses de la nature. Eckhart veut manifester la modalité par laquelle
les verba scripturaires renvoient à la veritas des principes des naturalia.
Or, – et c’est là que Maître Eckhart est véritablement original pour un
scolastique – cette manifestation se fait au moyen de ces réalités natu-
relles-là (per illa naturalia). Autrement dit, comprenne celui qui a des
oreilles pour entendre, l’interprète de l’Écriture est d’ores et déjà situé
comme faisant partie de ce que celle-ci exprime. L’auteur de l’œuvre ne
décrit pas des réalités naturelles qui sont extérieures à lui pas plus qu’il
682
Cf. M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 265, LW II, p. 214.
683
M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 3, LW III, p. 4, OLME 6,
p. 28-29.
684
BONAVENTURE, Hexaëmeron, XIII, 12, trad. fr. M. Ozilou, Les Six jours de la Créa-
tion, Paris, Desclée-Cerf, 1991, p. 318. Cf. E. FALQUE, Saint Bonaventure et l’entrée de
Dieu en théologie, 2000, p. 178-179.
SEUL LE JUSTE CONNAÎT LA JUSTICE 217

ne commente des paroles qui se situent face à lui. L’auteur parle du Prin-
cipe en tant qu’il en est lui-même un produit immédiatement dépendant.
Cela signifie que celui qui parle, le locuteur, déclare à celui qui écoute,
l’auditeur, faire partie du « dire » de la parole. Cette situation de l’acte
de parole qualifie toute l’énonciation mais aussi toute sa réception. Si
donc, l’auditeur se situe ailleurs que dans la même modalité que le locu-
teur, il est d’ores et déjà en incapacité d’interprétation : qui habet aures
audiendi ! À véritablement parler, le terme « œuvre » dans l’expression
intentio operis ne concerne pas que l’œuvre extérieure, qui est le livre
écrit, mais l’œuvre intérieure, qui est l’opérativité interne sans laquelle
non seulement rien ne se fait, mais rien n’a de sens. Comme nous l’avons
vu précédemment, cette conformité de la production extérieure à l’atti-
tude dans laquelle elle est produite est primordiale pour Eckhart. En fai-
sant part de son intention à son auditeur, Eckhart qualifie le registre
sémantique sur base du pragmatique. Il invite celui à qui il s’adresse
à une implication particulière dans sa lecture. Tout ce qui sera dit sur le
rapport entre le producteur et ce qui est produit par lui ne pourra pas être
observé du dehors, comme s’il existait un quelconque point de vue
externe, mais de l’intérieur même de cette production. Or, cette perspec-
tive modifie considérablement la réception de l’énoncé. Ce qui est dit
peut être entièrement reçu suivant la cohérence de la syntaxe comme des
propositions exactes. Cependant, la modalité de vérité, la manière d’y
accéder, consiste à se laisser enseigner directement par le Verbe en tant
qu’il est le Principe actuel de toutes choses et donc de celui qui com-
mente et de celui qui lit. La manifestation de ce qui est dit demande
précisément d’y participer comme le terme concret (justus) participe au
terme abstrait (justitia) qui l’opère : « De fait, en règle universelle per-
sonne ne connaît la perfection divine ‘hormis celui qui reçoit’ (Ap 2,17),
c’est-à-dire que la justice n’est connue que d’elle seule et du juste assumé
par la justice elle-même »685. La cohérence thématique dont il est ici
question se redouble d’une cohérence pragmatique. L’auditeur entend
l’intention de l’auteur lorsqu’il comprend que la vérifiabilité de l’énoncé
se situe dans l’opérativité même par laquelle le juste est assumé par la
justice. C’est dans cette perspective, déjà bien manifestée dans le Liber
parabolarum Genesis, que nous aurons à entendre l’ensemble de ce com-
mentaire. Une des clefs herméneutiques est l’identité et l’altérité du pro-
ducteur et de ce qu’il produit :

685
M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 15, LW III, p. 13, OLME 6,
p. 46-47.
218 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES

Mais, il faut savoir (cinquièmement) que, par le fait même qu’une chose
procède d’une autre, elle s’en distingue (…) C’est pourquoi (sixièmement)
ce qui procède est fils de ce qui est produit. Car un fils devient autre (alius)
selon la personne et non autre chose (aliud) selon la nature686.

Une distinction supplémentaire s’impose dans le cas des réalités ana-


logiques (in analogicis), puisque ce qui est produit est toujours inférieur,
et donc inégal à son producteur supérieur, tandis qu’en Dieu lui-même,
cette distinction va de pair avec une parfaite égalité. Nous avons donc
deux niveaux d’opérativité (producteur-produit) dont l’un est le produc-
teur de l’autre. Dans le premier niveau règne une égalité de nature malgré
la distinction, dans le second, cette égalité de nature n’est pas maintenue
car le produit devient « autre chose selon la nature, et ainsi n’est donc
pas le principe lui-même » (aliud in natura, et sic non ipsum princi-
pium)687. La différence ontologique entre Créateur et créature est bien
respectée. Cependant, la distinction est nuancée :
Toutefois, dans la mesure où il n’est pas autre chose selon la nature, ni
même autre chose selon le suppôt, car un coffre dans l’esprit de l’artisan
n’est pas un coffre, c’est la vie même de l’artisan, sa propre conception en
acte. En disant cela, je voudrais que les paroles écrites ici sur la procession
des Personnes divines enseignent que c’est la même chose qui est et que
l’on découvre dans la procession et la production de tout être de la nature
et de l’art688.

Pour Eckhart, l’étant produit dans la création a beau être d’une autre
nature que son producteur, il est néanmoins dans la conception en acte
du producteur. Il est ainsi en vertu de l’impossible mixtion entre l’ordre
intelligible et l’ordre ontologique, bien qu’ils soient corrélatifs en Dieu.
Parce que l’intelliger n’est rien de ce qui est, il peut aussi bien être pré-
sent au supérieur qu’à l’inférieur sans déroger à la différence ontolo-
gique. Eckhart va constamment jouer sur cette possibilité intellective
axiologiquement prioritaire à l’être. Toutes choses créées sont ancrées
dans l’opérativité divine qui est à la fois l’origine et le terme de tout
mouvement, sans pourtant se retrouver sur la ligne temporelle. On aura
alors deux plans : generatio et alteratio, dont le second est inscrit dans
le premier689. La présence de la generatio dans l’alteratio se fait sur le
mode d’un renouvellement incessant qui trouve son assise dans la

686
Ibid., § 5, LW III, p. 7, OLME 6, p. 32-33.
687
Ibid., § 6, LW III, p. 7, OLME 6, p. 32-33.
688
Ibid., § 6, LW III, p. 7-8, OLME 6, p. 32-35.
689
Voir « Altération et génération : la physique de la grâce », Note complémentaire
n°1, OLME 6, p. 356-371.
SEUL LE JUSTE CONNAÎT LA JUSTICE 219

conception trinitaire d’Origène. Dans le Principe, le Verbe « nait tou-


jours, est toujours né » (semper nascitur, semper natus est)690. Cette nais-
sance perpétuelle n’est pas une substance fixe, mais le surgissement tou-
jours neuf de la déité, avec pour dérivé, la possibilité de créer sans cesse
du nouveau. Là, dans cette vie bouillonnante, toutes choses sont déjà
présentes en Dieu sur le mode du « concept vital » (conceptus vitalis),
à la manière dont le coffre est déjà dans l’esprit et l’art même de l’arti-
san691. Cela étant, l’exemple de l’artisan est corrigé pour ne pas laisser
supposer une production des étants créés complètement externe à l’acte
créateur. Sans matière extérieure à lui-même, comme l’est le démiurge
de Platon dans le Timée, Dieu fait toutes choses à partir de rien pour les
faire advenir en lui. Présent dans les choses sur le mode du logos ou de
la raison, « le Verbe se trouve en elles de façon telle qu’en étant par lui-
même tout entier dans les choses singulières, il est néanmoins extérieur
à chacune d’elles, tout entier dedans, tout entier dehors »692. Avec l’ana-
logie, nous avons déjà rencontré ce tota intus, tota deforis. Il se confirme
ici. Eckhart le déploie grâce à l’exemple du juste en tant que juste (in
quantum iustus), qu’il considère comme paradigmatique de toute son
œuvre (Exemplum autem omnium praemissorum et aliorum plurium
frequenter dicendorum est) :
Il est certain que le juste en tant que tel est dans la justice même. Comment
serait-il juste, en effet, s’il était extérieur à la justice, et séparé d’elle, se
tenant au dehors ? De plus, le juste est à l’avance dans la justice même,
comme le concret dans l’abstrait et le participant dans le participé693.

L’exemple du juste n’est pas facultatif. Il est le critère de discernement,


au sens d’un véritable jugement, de la juste lecture de l’œuvre du Thu-
ringien. Il manifeste qu’en dehors de la justice, et séparé d’elle, le juste
ne peut pas juger ce qu’est la justice. On pourrait dire qu’il peut en parler
que dans la mesure où il est jugé digne par elle d’en parler. Ceci est une
application rigoureuse de la « règle universelle » rappelée au début du
livre de la Sagesse : « les supérieurs jugent les inférieurs et non l’in-
verse » (Universaliter enim in natura superiora iudicant inferiora, non
e converso)694. On ne peut juger du fait que la justice soit autrement
qu’en y participant. C’est seulement quand le concret est dans l’abstrait

690
ORIGÈNE, Homélies sur Jérémie, IX, 4, SC 232, p. 392-395.
691
M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 10, LW III, p. 10, OLME 6,
p. 40-41.
692
Ibid., § 12, LW III, p. 11, OLME 6, p. 42-43.
693
Ibid., § 14, LW III, p. 13, OLME 6, p. 46-47.
694
M. ECKHART, Expositio libri Sapientiae, § 1, LW II, p. 323.
220 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES

(concretum in abstractum) que les deux premières règles de l’Opus


tripartitum reçoivent pleinement leur sens. La dualité des termes géné-
raux (concret/abstrait) sont nécessaires pour que le concret inférieur
vive concrètement le supérieur. Lorsque le juste participe à la justice,
il connaît, selon une modalité pratique qui n’a rien d’un savoir
théorique, que la justice est. Cette connaissance est l’expérience d’un
engendrement :
Le juste qui procède de la justice et est engendré par elle se distingue d’elle
par là même, car rien ne peut s’engendrer soi-même. Et pourtant le juste
n’est pas autre chose que la justice, parce que d’une part le juste signifie
seulement la justice, comme blanc signifie seulement la qualité de blan-
cheur ; d’autre part, parce que la justice ne signifierait (ne ferait) aucun
juste s’ils étaient l’un et l’autre de nature différente, tout comme la blan-
cheur ne rend pas noir, ni la grammaire musicien695.

En étant dans la justice, c’est-à-dire en la pratiquant, le juste constate


en lui-même ce paradoxe d’altérité et d’identité : il reconnait à la fois
qu’il s’en distingue par le fait même qu’il est incapable de la produire,
et qu’il n’est pas autre qu’elle-même puisqu’il l’opère. Tout est là. C’est
là que Maître Eckhart déploie sa théorie du signe liée à l’opérativité :
« Le juste signifie seulement la justice » (iustus solam iustitiam signifi-
cat) est paradigmatique de toute signification, comme le montre l’exemple
topique de la blancheur. La raison est donnée : « parce que la justice ne
ferait aucun juste s’ils étaient l’un et l’autre de nature différente » (quia
iustitia non faceret quempiam iustum, si esset natura alia hinc inde)696.
Il est à remarquer que les traducteurs francophones ont traduit le verbe
facere par signifier. Cela manifeste le hiatus. C’est le fait même que le
terme grammatical concret « juste » et l’abstrait « justice » soient de la
même « nature » qui remplit le rôle de signification. Le modus signifi-
candi ne fait que montrer extérieurement une possibilité, qui n’est rem-
plie que par un modus essendi, lequel est ressenti à travers le modus
intelligendi. Sachant pertinemment qu’une telle conception du signe
serait mésinterprétée, Eckhart se permet une ironie sur ceux qui utilisent
la grammaire de l’extérieur, sans la pratiquer vraiment. Cette grammaire-
là peut aussi bien rendre musicien que la blancheur non pratiquée rend
noir. N’agit grammaticalement que celui qui peut juger (sentir et parler :
ne parler que parce qu’on a senti) avec justice. Le langage est soumis

695
M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 16, LW III, p. 14, OLME 6,
p. 48-49.
696
Ibid.
SEUL LE JUSTE CONNAÎT LA JUSTICE 221

à une juridiction opérative. Les mots n’atteignent leur signification que


lorsque leur sens s’auto-atteste dans celui qui les emploie :
Le juste lui-même est témoin, et lui seul, et nul autre, il est le témoin véri-
dique de l’existence de la justice ; c’est lui qui la révèle, c’est-à-dire qui
la montre au dehors aux autres et qui rend témoignage de l’existence de la
justice elle-même, de sa nature et de sa qualité. Lui-même, dis-je, qui se
tient et qui demeure dans le sein de la justice, c’est-à-dire à l’intime d’elle-
même, il la voit, elle, en elle-même (…) Comment, en effet, le non-juste
verrait-il ou connaitrait-il la justice ? Ce serait comme de connaître l’habi-
tus dans la privation, l’affirmation dans la négation, la couleur dans la
saveur, le lion dans le cerf et autres incohérences du même genre697.

La notion principale est ici le « témoignage » (testimonium)698. Celui


qui pratique la justice en est « témoin » (testis) « lui-même » (ipse).
Il n’a pas besoin du témoignage d’un autre humain pour reconnaître son
existence. En dehors de l’auto-attestation interne du juste dans la justice,
laquelle se fonde dans l’engendrement du Fils par le Père699, le mot « jus-
tice » n’est qu’un simple mot qui rate sa cible. À l’instar de l’aveugle qui
parle des couleurs ou de la pie qui babille avec exactitude, il pourrait très
bien se faire que celui qui prononce « justice » n’ait aucune expérience
de ce dont il parle700. Il n’y a aucun rapport qui s’effectue entre le mot
et ce qu’il signifie. On peut dire « couleur » et penser « saveur » ou
« lion » et penser « cerf ». En logique, la méprise fausse tout le raison-
nement car elle peut consister à comprendre « négation » là où le mot
est « affirmation ». Bref, il est toujours possible de jouer avec les mots
et des aligner extérieurement selon un ordre exact, mais se trouver à cent
lieues de ce qu’ils signifient. Les mots résonnent à l’extérieur, mais s’ils
ne sont portés par aucune présence, ils n’atteignent aucune vérité. On ne
voit pas ce qu’ils veulent dire. Ce sont des signes à partir desquels, la
pensée, refusant le vide, développe des représentations erronées. Com-
ment, dans ces conditions, enseigner correctement ce qu’il en est à un
autre ? Pour Eckhart, seul celui qui expérimente la justice est capable
d’en rendre témoignage à l’extérieur. Lui seul peut user du signe pour

697
Ibid., § 169, LW III, p. 139, OLME 6, p. 302-305.
698
Cf. J. CASTEIGT, « ‘La science de l’âme est plus certaine que toute autre science’.
Une interprétation eckhartienne du témoignage (Jn 8, 17) », 2011-2012, spécialement,
p. 306s.
699
Cf. M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 438, LW III, p. 375, cité
dans ibid., p. 308-309.
700
L’exemple de l’aveugle se trouve chez Henri de Gand (Summa quaestionum ordi-
narium, art. 73, I, 9) et l’exemple de la pie chez Roger Bacon (Summa dialectices, I, 2,
1.1, § 23).
222 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES

conduire son locuteur vers le lieu où il fera à son tour l’expérience de


cette auto-attestation. Dans cette communication, avons-nous vu, toute
médiation sur base d’une représentation substitutive, ne ferait qu’écarter
le destinataire de la présence même de la chose. Il ne reste donc qu’une
voie scientifiquement fiable : l’obstetricandi scientia. Elle consiste
à avertir le lecteur que, étant donné que seul le juste peut connaître la
justice, il n’a d’autre possibilité que d’opérer justement. C’est seulement
lorsque l’on se retrouve dans la peau du juste, que l’on connait le fait
même d’être juste.
Le juste en tant que tel, c’est-à-dire ce que le juste est par tout lui-même et
par tout ce qu’il est, est par la justice elle-même et en elle, qui est son
principe. C’est ce qui est dit : Dans le Principe était le Verbe. Mais de plus
le juste, en tant que juste, ne connaît rien et pas même lui-même, si ce n’est
dans la justice elle-même. Comment en effet connaîtrait-il le juste même
à l’extérieur de la justice même, elle qui, précisément, est le principe du
juste ? Car c’est le propre de l’homme et de la raison que de connaître les
choses dans leurs principes701.

La connaissance du juste dans la justice n’est pas notionnelle mais


opérative. L’expression id quod est se toto et se omni quod est manifeste
que cette connaissance se fait à travers « le fait d’être » (quod est) juste
par tout soi-même. Une telle connaissance s’accompagne d’une incon-
naissance par la voie de l’extériorité. Toute tentative de représentation de
l’anité (quod est) est vouée à l’imaginaire par la production de phantas-
mata702. La seule voie de connaissance empruntable consiste à se décou-
vrir engendré dans la justice. Eckhart expose cet engendrement à deux
niveaux : la justice engendrée (genita iustitia) et la justice engendrante
(parente iustitia).
En outre (onzièmement), il est certain que la justice opère toute son œuvre
par l’intermédiaire d’une justice engendrée. En effet, de même que le juste
ne peut être engendré sans la justice, il ne peut être un juste engendré sans
une justice engendrée. Or la justice engendrée est le Verbe de la justice dans
son principe, la justice engendrante. Telle est donc la vérité énoncée ici :
Toutes choses ont été faites par lui et sans lui rien n’a été fait703.

L’immédiateté, par laquelle Eckhart qualifie souvent le rapport de


l’étant créé et de Dieu, n’en est pas moins médiatisée : « la justice opère
toute son œuvre par l’intermédiaire (omne opus suum operator mediante)

701
M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 18, LW III, p. 15-16, OLME 6,
p. 52-53.
702
Ibid., § 20, LW III, p. 18.
703
Ibid., § 19, LW III, p. 16, OLME 6, p. 52-55.
SEUL LE JUSTE CONNAÎT LA JUSTICE 223

d’une justice engendrée ». La justice engendrée à laquelle le juste parti-


cipe est déjà elle-même le Verbe de la justice dans son principe. Cela
veut dire que l’étant créé n’est pas engendré à la façon dans le Fils lui-
même est engendré. Cette distinction est primordiale en tant qu’elle
sépare l’état de créature de celui du Créateur. Seul Dieu, en tant que
Principe, vit en et par lui-même. La créature reçoit tout du principe :
« En effet, au sens propre, ce qui vit est sans principe, car tout ce qui
tient d’un autre en tant qu’autre le principe de son opération à proprement
parler ne vit pas » (Hoc enim proprie vivit quod est sine principio. Nam
omne habens principium operationis suae ab alio, ut aliud, non proprie
vivit)704. La vie de l’étant créé est « principe sans principe » (principium
sine principio). L’étant créé est constamment redevable d’une opération
vitale qu’il ne possède pas en lui-même. Cette expérience vitale d’altérité
et d’identité est précisément la base fondamentale à partir de laquelle
Eckhart se propose d’expliquer les passages scripturaires sur la vie trini-
taire : « On peut expliquer beaucoup de passages de l’Écriture à partir
de ce qu’on vient de dire, en particulier ceux qui sont écrits sur le Fils
unique engendré par Dieu, notamment qu’il est l’ ‘ image de Dieu’. » (Ex
praemissis possunt exponi quam plurima in scriptura, specialiter illa
quae de filio dei unigenito scribuntur, puta quod est ‘imago dei’)705.
La méthode eckhartienne n’est pas déductive mais inductive. C’est
à partir de ce que l’étant créé vit qu’il peut tenter d’interpréter l’Écriture.
Nous allons effectivement constater que l’exégèse de la vie intradivine
est calquée sur l’expérience du juste dans la justice. De même que le juste
s’auto-éprouve comme autre que la justice sans être autre chose qu’elle,
ainsi le Fils est-il perçu comme celui qui est autre que le Père sans être
autre chose que lui. L’expérience du juste dans la justice induit la concep-
tion de l’image comme réception ontologique de ce dont elle est l’image :
« En effet l’image, en tant qu’elle est image, ne reçoit rien, quant à ce
qui lui appartient, du sujet dans lequel elle se trouve ; au contraire, elle
reçoit tout son être de l’objet dont elle est l’image » (Imago enim,
inquantum imago est, nihil sui accipit a subiecto in quo est, sed totum
suum esse accipit ab obiecto, cuius est imago)706. La caractéristique pre-
mière de l’image n’est pas la représentation mais la réceptivité. C’est
pourquoi, prenant parti dans le débat entre Jean Picard et Dietrich de
Freiberg, Eckhart affirme que l’homme est créé « à l’image » de Dieu

704
Ibid., § 19, LW III, p. 16, OLME 6, p. 54-55.
705
Ibid., § 23, LW III, p. 19, OLME 6, p. 58-59.
706
Ibid., § 23, LW III, p. 19, OLME 6, p. 58-59.
224 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES

(ad imaginem) sans pour autant abandonner la possibilité de considérer


l’image « en tant qu’image » (inquantum imago)707. Par elle-même,
l’image (imago) n’est rien. Elle doit tout son être de ce dont elle est
l’image (exemplar). De cette réceptivité totale, résulte l’immanence
mutuelle de l’imago et son exemplar :
D’après ce qu’on dit, il apparaît aussi que l’image est dans son modèle
(imago est in suo exemplari), car c’est là qu’elle reçoit tout son être. Et
inversement, le modèle, en tant qu’il est modèle, est dans son image, du fait
que l’image possède en soi tout l’être du modèle, selon Jn 14 : « Je suis
dans le Père et le Père est en moi. »
Il s’ensuit encore que l’image et ce dont elle est l’image sont, en tant que
tels, un, Jn 10 : « Le Père et moi, nous sommes un ». Il est dit « nous
sommes », du fait que le modèle exprime ou engendre, tandis que l’image
est exprimée ou engendrée. Il est dit « un », du fait que tout l’être de l’un
est dans l’autre et qu’il n’y a là rien d’étranger708.

Il ne suffit pas que tout l’être de l’image soit dans son exemplar, l’in-
verse est vrai aussi. Par le fait que l’exemplar confère tout ce qu’il est
lui-même à l’image, il s’y trouve totalement. Il en résulte une immanence
mutuelle et une inséparabilité dans l’unité. Un détour par le De anima
d’Averroès709 permet à Eckhart d’expliquer que cette « émanation for-
melle » (formalis emanatio) se suffit à elle-même. En effet, si, dans le
visible, une lumière extrinsèque est nécessaire pour que la vue et son
objet soient unis, c’est uniquement en raison du milieu transmetteur.
Aussi « l’enfantement de l’espèce visible dans la vision » (parturitio
speciei visibilis in visu) permet-t-il d’éclairer en retour la parturition
d’une espèce invisible. La corrélation de l’imago et de l’exemplar se
suffit à elle pour leur connaissance réciproque. Non seulement il est
impossible de connaître l’un sans l’autre, mais « de plus » :
[N]ul ne connaît l’image excepté le modèle, et nul ne connaît le modèle
excepté l’image (imaginem non novit nisi exemplar, nec exemplar quis novit
nisi imago), Mt 11 : « Personne ne connaît le Fils, si ce n’est le Père, per-
sonne non plus ne connaît le Père, si ce n’est le Fils. » La raison en est que
leur être est un et qu’il n’y a rien qui soit étranger à l’autre. Or les principes
de l’être et ceux de la connaissance sont identiques, et rien n’est connu par
quelque chose d’étranger710.

707
Cf. O. BOULNOIS, « La mystique ou l’image transparente » dans : Au-delà de
l’image, p. 296-307.
708
M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 24, LW III, p. 19-20, OLME 6,
p. 60-63.
709
AVERROÈS, De anima, II, comm. 67, Crawford, p. 233, 90-94.
710
M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 26, LW III, p. 21, OLME 6,
p. 62-65.
SEUL LE JUSTE CONNAÎT LA JUSTICE 225

La connaissance dont il est ici question est impossible en dehors de


l’effectivité même par laquelle l’image est engendrée par son exemplar.
Cette immanence de la connaissance à même l’opérativité provient pré-
cisément de l’identité de l’être et de la connaissance. Cette identité dans
l’être même exclut toute pénétration cognitive étrangère. Pour insister sur
le caractère opératif de cette connaissance, Eckhart revient expressément
paradigme du juste et de la justice régissant tout rapport entre le concret
et l’abstrait :
Ce qu’on vient de dire, et bien des remarques semblables, apparaissent de
manière manifeste par comparaison du juste à la justice, de l’étant à son
être, du bon à la bonté, et en règle universelle, du concret à l’abstrait qui
lui correspond (Praemissa autem et plura similia manifeste apparent com-
parando iustum iustitiae, ens suo esse, bonum bonitati, et universaliter
concretum suo abstracto)711.

La connaissance du Père et du Fils n’est pas possible de l’extérieur de


l’implication du concret dans l’abstrait. Seule la participation effective
du concret à l’abstrait est source de connaissance. L’abstrait est donc
connu par une intuition immédiate. Autrement dit, contrairement à Duns
Scot et à Guillaume d’Ockham, et nonobstant les différences entre ces
deux scolastiques, Eckhart n’opte pas pour une distinction entre connais-
sance intuitive et connaissance abstractive712. L’âme ne peut voir la jus-
tice que comme quelque chose de présent (praesens), et non pas comme
quelque chose d’absent (aliquod absens) à la manière dont on imagine
Carthage ou Alexandrie lorsque l’on se trouve à Erfurt ou à Paris :
Dans le Principe était le Verbe, et le Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe
était Dieu. Il était dans le Principe auprès de Dieu. Il faut remarquer avec
Augustin, La Trinité, livre VIII, chapitre VI, qu’on ne voit pas la justice ou
l’âme juste dans l’âme comme quelque chose d’imaginaire à l’extérieur de
l’âme elle-même, ou comme quelque chose d’absent, à la façon dont on voit
Carthage ou Alexandrie. Maintenant, s’il est vrai qu’on voit la justice dans
l’âme comme quelque chose de présent dans l’âme, cette justice n’en reste
pas moins comme en dehors de la justice elle-même, auprès d’elle, sem-
blable à elle, il est vrai, en quelque façon, mais n’y atteignant pas encore.
Il s’ensuit donc que si l’âme juste atteint la justice en quelque façon, elle la
saisit, pénètre en elle et devient en elle une seule chose, comme la justice
devient aussi en l’âme une seule chose. C’est ce qui advient quand l’âme
adhère à « la forme même » de la justice, « pour être formée par elle et

711
Ibid., § 26, LW III, p. 26, trad. personnelle.
712
Cf. GUILLAUME D’OCKHAM, Ordinatio, Prologue, Question I, dans : Intuition et
abstraction, textes introduits, traduits et annotés par D. Piché, 2005, p. 58-121.
226 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES

être » elle-même « une âme juste ». « Et comment pourrait-elle adhérer à


cette forme » qu’est la justice, « autrement qu’en aimant la justice » ?713

La distinction entre la présence et l’absence est ici déterminante. Pour


Eckhart, la participation du juste à la justice est simultanément intuition.
Si la participation est incomplète, ce qui est quasiment toujours le cas,
un écart se creuse entre le juste et la justice, mais cet écart se donne aussi
dans une intuition. Comme si la formulation n’était pas encore suffisante
pour qu’elle induise une nécessité pratique pour la connaissance, Eckhart
se fait alors tout à fait explicite en distinguant deux attitudes contraires :
l’une concernant celui qui a appris que seul le juste connait la justice
mais qui reste pourtant au dehors, et l’autre qui se laisse affecter de
l’intérieur par la justice à laquelle il participe effectivement.
Par exemple, tout en ayant appris que la justice est une certaine droiture
« en vertu de laquelle on rend à chacun ce qui lui revient », bien des gens
qui restent au-dehors et « au loin » « dans la région de la dissemblance »
« voient sans voir et entendent sans entendre », Mt 13 (13). Ce sont eux les
idoles dont il est dit dans le Psaume : « Elles ont des oreilles et n’entendent
pas. » C’est pourquoi il est dit dans le passage de Matthieu cité ci-dessus :
« Entende, qui a des oreilles pour entendre. »
Quelqu’un d’autre, au contraire, méditant en son esprit ce qu’il a entendu,
se laisse affecter par la justice (afficitur ad iustitiam) et elle devient douce
à son cœur. Il sait déjà comment est le Verbe (novit quale sit) et que le
Verbe est bon et doux, selon le Cantique : « Tel est mon bien-aimé, et il
est mon ami. »714.

Si, après la lecture de ce passage, quelqu’un doute encore que Maître


Eckhart ne place pas la pratique effective de la justice comme mode de
connaissance de la justice, il est déjà jugé par son propre jugement : il
regarde sans voir et entend sans entendre. Seul celui qui pratique effecti-
vement la justice est affecté par elle et en connaît la douceur. Autrement
dit, la créature est capable de reconnaître l’action de Dieu dans la coopé-
ration qui s’exerce entre la cause première et la cause seconde.
En commentant le verset johannique : « Il est venu chez les siens »
(Jn 1,11), Eckhart explique que, outre l’opérativité de l’être qui est conti-
nuelle et sans laquelle l’étant ne serait pas, l’étant rationnel est capable
de percevoir chaque opération qu’il met en œuvre comme un effet nou-
veau de Dieu : « Il faut remarquer que même s’il est en tous lieux et en
toutes choses en tant qu’il est être, on dit pourtant que Dieu vient quand

713
M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 46, LW III, p. 38, OLME 6,
p. 100-101.
714
Ibid., § 48, LW III, p. 39-40, OLME 6, p. 102-105.
SEUL LE JUSTE CONNAÎT LA JUSTICE 227

sa présence se fait connaître par quelque effet nouveau. »715 Les effets
qui affectent l’étant intelligent, en tant qu’ils demandent une coopération
vertueuse de sa part, émergent sur fond de quatre réalités qui sont les
conditions de possibilité de toutes les autres. Ces quatre réalités sont
présentes en l’homme avant toute initiative de sa part. Ce sont les
transcendantaux :
Ces réalités qui constituent son domaine, en lesquelles Dieu vient, ce sont
l’être ou l’étant, l’un, le vrai et le bien. Car Dieu possède toutes quatre en
propre, en tant qu’il est « le Premier » (primum), celui qui « est riche par
soi » (est dives per se). Il les possède parce qu’il est « riche » (dives) ; il
les possède en propre, parce qu’il est « de par soi » (per se). Or ces quatre
qu’on vient de mentionner sont présentes en toutes choses en deçà du Pre-
mier, en tant qu’« hôtes » (hospites) et « étrangers » (advenae), apparte-
nant à la maison de Dieu. Il nous est donc enseigné en premier lieu que
Dieu est et est à l’œuvre en tous (operatur in omnibus), et qu’il vient à tous
et à toutes choses, (pour) autant que toutes choses sont, sont un, sont vraies
et son bonnes (in quantum sunt, in quantum unum sunt, in quantum vera,
in quantum bona) ; et en second lieu que par sa venue immédiate, Dieu,
sans que nul n’y coopère, œuvre en toutes choses (nullo cooperante opera-
tur in omnibus) l’étantité, l’unité, la vérité et la bonté, selon des modes il
est vrai analogiques (analogice)716.

Que Dieu puisse venir dans son propre (in propria venit) signifie que
l’étant, l’un, le vrai et le bien constituent son domaine. Or, en Dieu,
propre va de pair avec dives per se : le fait de se diffuser généreusement
sans rien retenir. Affirmer que « rien n’appartient aussi proprement
à l’être que l’étant et au Créateur que la créature »717 signifie que Dieu
se diffuse totalement lui-même : esse, unitas, veritas et bonitas, en tout
étant créé. L’initiative de cette quadruple opération revenant uniquement
à Dieu, à la fois être et créateur (Deus autem esse est, ipse et creator)718,
tout étant créé en est seulement l’ « hôte ». Complètement « étranger »
à l’opération reçue, la réceptivité est ici totale. Au point que le Thurin-
gien ajoute plus bas : « Le pouvoir même de recevoir est reçu de lui »719.
Donc, lorsqu’il se découvre étant, un, vrai ou bon, le créé éprouve
concrètement qu’il est opéré immédiatement par Dieu, à qui il peut aus-
sitôt attribuer l’être, l’unité, la vérité et la bonté. Cette attribution est
analogique, pour autant que l’on comprenne par-là que le lien entre les

715
Ibid., § 96, LW III, p. 83, OLME 6, p. 190-191.
716
Ibid., § 97, LW III, p. 83-84, OLME 6, p. 192-195.
717
Ibid., § 96, OLME 6, p. 192-193.
718
Ibid.
719
Ibid., § 99, OLME 6, p. 196-197.
228 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES

signes concrets et les signes abstraits n’est pas d’ordre sémantique mais
opératif. Dans cette métaphysique opérative, l’identification des transcen-
dantaux est le résultat de la contradiction vécue par l’étant créé. Se
découvrant étant, un, vrai et bon, il est dans l’impossibilité de pouvoir
s’attribuer la paternité de cette quadruple effectivité. Il ne peut que l’attri-
buer à Dieu comme condition de possibilité de son effectuation étrangère.
Les quatre transcendantaux sont donc toujours à prendre en couple
concret-abstrait. La transcendantalité est là pour attester la dépendance
ontologique radicale de la créature à Dieu. La métaphysique eckhartienne
renvoie directement à l’Écriture comme le lieu par excellence où Dieu
enseigne qu’il opère en toutes choses. Verbum, utpote ratio720. C’est la
même raison (logos) qui est à l’œuvre dans la Création et dans l’Écri-
ture : dans les deux cas, l’usager de la raison est déjà le récepteur, dans
son activité rationnelle, d’une opérativité qui transite à travers lui. La
logique perce en théologique dès que le logicien reconnaît que son acte
ne peut se faire sans l’agir premier de Dieu. À cet agir, la créature ne
peut que répondre par un « pâtir Dieu ». Cette expression se trouve
d’abord chez le Pseudo-Denys : pathôn ta theia721, Eckhart rappelle cette
influence en donnant au « pâtir » une qualification singulière, celle d’un
apprentissage des mystères divins à travers l’habitus de la vertu :
En outre, il faut savoir que le juste sait et connaît la justice parce qu’il est
lui-même juste, tout comme celui qui a acquis l’habitus de la vertu sait ce
qui relève de la vertu et ce qu’il faut faire selon cette vertu, du fait même
qu’il est vertueux. C’est pourquoi c’est tout un pour lui que d’être vertueux
et de connaître la vertu. De là vient qu’Hiérothée apprit les mystères divins
par un pâtir (divina patiendo), non par un apprentissage de l’extérieur,
comme le dit Denys. Et c’est ce qui est dit en Si 15 : ‘Celui qui tient à la
justice la comprendra’. Car tenir et avoir la justice, c’est l’appréhender,
c’est-à-dire la connaître722.

Dans cet extrait du Commentaire de l’Évangile selon saint Jean,


Maître Eckhart opte pour une autre scientificité de la théologie que Tho-
mas d’Aquin. Tandis que ce dernier maintient la distinction entre une
scientia par laquelle on veut évoquer un acte vertueux sans agir avec

720
Ibid., § 11, OLME 6, p. 40-41.
721
DENYS L’ARÉOPAGITE, Les noms divins, chap. II, § 1, 648 b, trad. Y. de Andia, Cerf,
coll. « Sources chrétiennes », n°578, 2016, p. 396-397. Denys explique l’expression
« pâtissant les choses divines » comme une « sympathie », un « souffrir-avec » (sum-
pathein). Le « souffrir » (pathein) s’opposer à « enseigner » (mathein) (voir Peri philo-
sophias d’Aristote, fragment 15).
722
M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 191, LW III, p. 159-160,
OLME 6, p. 144-145.
SEUL LE JUSTE CONNAÎT LA JUSTICE 229

vertu et la modalité du « pâtir Dieu »723, Eckhart n’entrevoit plus qu’une


seule connaissance : l’action vertueuse permet une connaissance
à laquelle le savoir extérieur ne peut conduire. Nous avons là deux
manières différentes de se situer par rapport à Denys l’Aréopagite qui
reprend lui-même une opposition aristotélicienne revue à travers Pro-
clus : le pathein offre une connaissance inaccessible au mathein. Il y va
de l’importance décisive de l’opération, ou de l’action, dans le processus
de signification. Ceci anticipe une des intuitions les plus profondes de
Ladrière. D’une part, « l’action ne peut s’éclairer qu’en se mettant en
mouvement », d’autre part, « elle n’est qu’en se faisant »724. Il y a une
signification propre à l’action. Celui qui reste seulement à penser, sans
se mettre en route, ne pourra jamais la connaître. Voilà pourquoi, Eckhart
fait une discrimination entre ceux qui vivent la connaissance « par l’habi-
tus de la vertu » et ceux qui savent « par ouï-dire ou par simple étude »725.
C’est précisément là que l’on peut chercher la connivence entre science
et mystique chez Eckhart. Par la passivité d’une action interne, le « moi »
est auto-affecté. Le « moi » opère en découvrant simultanément et immé-
diatement que cette opération ne vient pas fondamentalement de lui, mais
d’un « fond » duquel il survient. Il y a survenance d’une donation et cette
dernière n’est pas seulement pensée, elle est expérimentée. Le terme
« expérience », lorsque l’on lui ajoute le qualificatif « spirituel » ou
« mystique », n’est pas sans ambigüité. S’il s’agit en effet d’un état inté-
rieur qui affecte le sujet, il faut distinguer entre, d’une part, un ébranle-
ment dû à des émotions et, d’autre part, la « transformation » interne
vécue à travers l’action. L’enjeu me semble décisif par rapport au pré-
supposé non thématisable de la rationalité dont parle Ladrière. On peut
parler de raison élargie, ou de rationalité élargie, car le discours rationnel
n’est pas complet sans l’enracinement dans ce dont il émerge.

723
THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia Pars, q. 1, a. 6.
724
J. LADRIÈRE, L’articulation du sens, T. II, p. 224.
725
Ibid., p. 344-347.
Cognitio et amor. Une interprétation parabolique
(Expositio sancti Evangelii secundum Iohannem)

Considérer la pensée eckhartienne par le seul biais de l’intelligence


serait une erreur. Il ne peut y avoir chez lui, comme chez Augustin, de
connaissance sans l’amour de l’objet vers laquelle elle se porte. C’est
précisément l’amour qui permet à l’intelliger de se rendre réceptif à son
objet de telle sorte qu’il puisse prendre l’initiative qui lui revient. Dieu
ne se donne à connaître qu’en l’aimant. La connaissance théologique
n’est pas d’abord un savoir discursif, mais la voie qui mène le connais-
sant vers celui à qui il veut ressembler726.
Pour Eckhart, rapprocher la connaissance et l’amour est une autre
façon d’aborder le rapport entre l’intelligence et la volonté. En rester
strictement à la terminologie de l’intelligence et de la volonté, c’est
d’emblée devoir se situer dans la grande controverse entre Dominicains
et Franciscains. Comme il le rapporte dans le Sermon Quasi stella matu-
dina727, Eckhart a, en effet, défendu la thèse dominicaine face au maître
franciscain Gonzalve d’Espagne728. Et, si une partie importante de son
œuvre répète cette position, il n’en demeure pas moins aussi vrai que le
Thuringien a surmonté cette opposition frontale. La vraie connaissance
de Dieu exige le dépassement de l’usage uniquement naturel des deux
facultés. Il en est ainsi car Dieu ne se donne pas comme objet à connaître
par un autre que lui-même. Il se donne avec son propre mode de connais-
sance, qui est son être lui-même : « Dieu communique ce qui est de lui
parce qu’il est par lui-même ce qu’il est »729. Autrement dit, la donation
divine est une auto-communication. Voilà pourquoi Eckhart renverse la
perspective être-intellect. L’intellect, par lequel on accède à Dieu, n’est
autre que l’acte par lequel il se connaît lui-même. À l’instar d’Aristote,

726
Le texte qui suit a été publié en allemand : Y. MEESSEN, « Cognitio et amor. Inter-
pretation im Gleichnis : Eckharts Auslegung von Johannes 20, 3-8 », dans : H. SCHAETZER,
M.-A. VANNIER (hrsg.), Zum Intellektverständnis von Meister Eckhart und Nikolaus von
Kues, Munster, Aschendorff Verlag, 2012, p. 81-92.
727
Cf. M. ECKHART, Predigt 9, DW I, p. 152,9 – 153,6, AH I, p. 103.
728
Cf. R. KLIBANSKY, « Commentariolum de Eckhardi Magisterio », dans : Magistri
Eckhardi opera latina. III. Quaestiones Parisienses, p. XIII ; B. MARTEL, La psychologie
de Gonsalve d’Espagne, 1968.
729
M. ECKHART, Predigt 9, DW I, 146,6, AH I, p. 101
COGNITIO ET AMOR. UNE INTERPRÉTATION PARABOLIQUE 231

selon l’exemple de l’œil et de la couleur (De anima, III, c. 4, 429 a 17 et


b 17), la connaissance eckhartienne repose uniquement sur l’activité du
connu et sur la passivité totale du connaissant. Cependant, lorsque la
connaissance est appliquée à Dieu, le rapport de passivité et d’activité se
redouble : l’intellect agent devient lui-même passif de l’action divine.
Dieu se substitue lui-même à « l’intellect agent » et opère la connais-
sance au point qu’il s’engendre lui-même dans « l’intellect passif »730.
Dans ce cas, l’intellectus agens aristotélicien perd son agere. Devenu
pure réceptivité, l’intellect humain ne conduit plus rien mais se laisse
conduire. C’est alors que s’opère la naissance de Dieu dans l’âme. Cette
« naissance » nécessite de l’homme qu’il soit « auprès du Verbe »,
comme un « adverbe »731. Cela signifie que l’intellect doit être détaché
de toutes les choses extérieures et corporelles pour ne plus regarder que
vers l’intérieur, « là où, intérieurement reste le Verbe »732. Or, dans le
passage de l’activité à la passivité, qui correspond au « détachement »
(Abgeschiedenheit), la faculté d’intellect n’agit pas seule. Elle est accom-
pagnée de la faculté de volonté. La coopération, ou l’interactivité, des
deux facultés n’est pas facile à définir. Sans remettre en question la pri-
mauté de l’intellect sur la volonté, Eckhart montre cependant que les
deux facultés doivent elles-mêmes être dépassées. Les activités respec-
tives de l’intellect et la volonté semblent si difficiles à déterminer que,
par moment, Eckhart se réfugie dans une voie toute apophatique. Heu-
reusement, chez Eckhart, la voie apophatique n’est jamais scellée comme
une pierre tombale. Il reste à nous accrocher à ce mince rai de lumière :
« nous en savons bien quelque chose, mais c’est peu ».
C’est vers ce « peu » que nous sommes conviés grâce à un très beau
passage de l’Expositio sancti Evangelii secundum Iohannem (§ 694-698,
LW III, 611, 1 – 613, 6)733. Eckhart y propose une interprétation parabo-
lique de l’intelligence et la volonté à partir d’un récit de Résurrection. Ce
récit se situe à la fin de l’évangile et, donc, dans la dernière partie du
commentaire johannique. Par conséquent, il a sans doute été rédigé vers
la fin de la période strasbourgeoise (1313-1323/24), à une époque où la
prédication allemande du maître thuringien était déjà bien développée734.
730
Pour la relation entre « l’intellect agent » (wirkende vernunft) et « l’intellect pas-
sif » (lîdende vernunft), cf. E. ZUM BRUNN ET A. DE LIBERA, Maître Eckhart. Métaphy-
sique du Verbe et théologie négative, p. 172-173.
731
M. ECKHART, Predigt 9, DW I, p. 155,3, AH I, 104.
732
Ibid., DW I, p. 156,5, trad. A. de Libera, Traités et sermons, éd. 1995, p. 280.
733
Cf. commentaire dans : W. WACKERNAGEL, Ymagine denudari, 1991, p. 134-139.
734
Cf. M.-A. VANNIER, « Maître Eckhart à Strasbourg (1313-1323/1324) », dans :
Voici Maître Eckhart, p. 341-353.
232 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES

Eckhart y développe une exégèse parabolique selon le second mode pro-


posé par Maïmonide. La parabole ne fonctionne pas terme à terme mais
en réseau de telle sorte que le lecteur soit affecté par le comportement
des acteurs du récit. Tout ce qui est de l’ordre naturel, accessible à la
philosophie, est appelé à être transformé via le mode implicatif de chaque
lecteur735. Aussi, n’est-il pas surprenant de voir Eckhart commencer son
commentaire du passage évangélique par une référence au De Anima
d’Avicenne, le quatrième des Six Livres de philosophie naturelle.
Premièrement, selon Avicenne dans la quatrième partie (De anima) des Six
Livres de philosophie naturelle, il y a cinq sens intérieurs dans l’homme. Si
on leur ajoute les cinq sens extérieurs, cela fait dix facultés de l’âme sensi-
tive. Si on leur joint l’intellect et la volonté, on obtient douze facultés de
connaissance dans l’homme, correspondant au nombre des douze apôtres.
Mais de ces douze facultés, il n’y en a que deux, l’intellect et la volonté, la
connaissance et l’amour, qui cherchent le Christ enterré et caché dans le
tombeau. Les dix autres facultés des sens ne parviennent pas, en effet,
jusqu’à l’essence cachée des choses, mais elles saisissent seulement les
accidents se trouvant à l’extérieur. Ainsi l’objet de l’intellect et de la volonté
est l’être et le bien absolument. Et c’est le sens de cette parole : ‘ils cou-
raient tous les deux ensemble’ (Jn 20,4), à savoir que dans ce cas, entre les
douze, ils courent ensemble parce que « la volonté est dans la raison »,
selon qu’il est dit dans le De anima III, et elle est de nature intellectuelle.
Jusque-là ils courent ‘ensemble’, parce qu’ils ont Dieu pour seul objet, bien
que selon l’une et l’autre raison. Et c’est la seconde des cinq remarques736.

Additionnant les « cinq sens intérieurs » (le sens commun, la fantaisie,


l’imagination, l’opinion et la mémoire) et les « cinq sens extérieurs » (la
vue, l’ouïe, l’odorat, le goût et le tact) décrits par Avicenne737, Eckhart
y ajoute l’intelligence et la volonté pour arriver au chiffre total de douze,
qui correspond au nombre des « douze apôtres »738. Par cette équiva-
lence, l’énumération avicennienne est transposée dans le registre symbo-
lique. À chaque faculté correspondrait un apôtre. Cependant, seules les
deux dernières puissances énumérées retiennent son attention. Cette tran-
sition va permettre à Eckhart d’interpréter l’interaction de ces deux puis-
sances, non pas sur un mode purement philosophique, mais d’après la
Révélation. Le disciple bien-aimé, que la tradition identifie à Jean, repré-
sente l’amour ou la volonté, tandis que Pierre, sans doute en sa qualité

735
Ce passage en italique a été modifié par rapport à la publication allemande de ce
texte.
736
M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 694-695, LW III, p. 611.
737
AVICENNE, Liber de anima, éd. S. van Riet, Louvain-Leiden, 1968, II, 1, 4 – 11,
50 ; cf. aussi THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia Pars, q. 78, a. 3 et 4.
738
M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 694, LW III, p. 611, 1-4.
COGNITIO ET AMOR. UNE INTERPRÉTATION PARABOLIQUE 233

de chef des apôtres, représente l’intellect. Selon Eckhart, seuls l’intellect


et la volonté (intellectus et voluntas), ou la connaissance et l’amour
(cognitio et amor) – nous reviendrons sur cette double identité juxtaposée
– vont jusqu’à l’identité cachée du Christ, à chercher à l’intérieur du
tombeau (Christum in monumento sepultum et occultatum). Au contraire,
« les dix autres facultés des sens ne parviennent pas, (en effet), jusqu’à
l’essence cachée des choses, mais saisissent seulement les accidents se
trouvant à l’extérieur »739. D’emblée, l’intellect et la volonté sont placés
« tous deux ensemble » (duo simul) sur un piédestal. Ils ne sont pas
distingués l’un de l’autre dans leur supériorité par rapport aux autres
puissances car ils ont le même objet : « l’être et le bien absolument »
(ens et bonum absolute)740. Ici, à l’inverse du Sermon 9, la volonté est
associée à l’intellect. Cette association est affirmée sous l’autorité de
l’Écriture : « ils couraient tous les deux ensemble » (Jn 20,4a). Cepen-
dant, cette belle égalité est déjà rendue dissymétrique par l’interprétation
d’une parole du De Anima d’Aristote : « la volonté est dans la raison »741.
La supériorité de la volonté par rapport aux autres facultés est donc
conditionnée par la supériorité de l’intellect et non l’inverse. La volonté
est une faculté supérieure car elle est « de nature intellectuelle » (naturae
intellectualis)742.
Troisièmement, il est à remarquer que la volonté et l’amour courent avec
l’intellect, parce que Dieu, dans cette vie, peut être aimé par soi-même, mais
ne peut être connu par soi-même. Et c’est le sens de ce qui est dit : ‘Mais
l’autre disciple court plus vite que Pierre et arrive le premier au tombeau’.
Quatrièmement, il est à remarquer que bien que la volonté, par son amour
de Dieu, arrive au tombeau, elle n’y entre cependant pas. Pierre entre, parce
que l’intellect saisit la chose connue intérieurement dans son principe, le
Fils qui est ‘dans le sein du Père’ (Jn 1,18) ; en effet, rien de ce qui est aimé
n’est inconnu, la connaissance introduit l’amour, le Fils spire le Saint-
Esprit, la splendeur de l’ardeur. Et c’est le sens de ce qui est dit : ‘Pierre
arriva et il entra dans le tombeau’, et plus bas il est dit : ‘c’est alors qu’entra
aussi l’autre disciple, celui qui était arrivé le premier au tombeau’743.

L’articulation de la raison et de Révélation ne laisse pas de surprendre.


Par l’argument philosophique, l’intellect reprend la préséance. Cepen-
dant, cet avantage est mis en porte-à-faux par la suite du commentaire.
En effet, Eckhart distingue maintenant les deux facultés selon la raison

739
Ibid., § 694, LW III, p. 611, 6-8.
740
Ibid., § 694, LW III, p. 611, 8-9.
741
ARISTOTE, De Anima, III, t. 42.
742
M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 694, LW III, p. 611, 11.
743
Ibid., § 696-697, LW III, p. 611-612.
234 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES

(sub alia et alia ratione) pour laquelle elles visent le même objet (unum
obiectum). La volonté cherche son objet selon l’amour, tandis que l’intel-
ligence le cherche selon la connaissance. Or, selon Eckhart, « Dieu, dans
cette vie, peut être aimé par lui-même, mais ne peut être connu par lui-
même »744. Cette priorité, ou antériorité, est révélée par la suite du ver-
set : « Mais l’autre disciple courut plus vite que Pierre et arriva le pre-
mier au tombeau » (Jn 20,4b). En mettant en avant les raisons différentes
de l’intelligence et de la volonté, Eckhart dévoile en même temps l’asso-
ciation des deux duos : « intelligence et volonté », « connaissance et
amour ». Si les deux premières appellations désignent les facultés selon
leur acte propre, les deux suivantes les désignent davantage selon leur
finalité. Il ne s’agit pas seulement de la course mais de son terme :
l’amour arrive le premier au tombeau et la connaissance arrive à son tour.
Mais, le revirement de priorité entre la volonté et l’intellect est de courte
durée. Voici que le commentaire inverse à nouveau le rapport. Jean, qui
figure la volonté, est plus rapide à parvenir au tombeau mais il n’en
franchit pas le seuil : « il est à remarquer que malgré que la volonté, qui
aime Dieu, arrive au tombeau, elle n’entre cependant pas »745. Au
contraire, « Pierre entre, parce que l’intellect saisit intérieurement la
chose connue dans son principe, (comme) le Fils, qui est ‘dans le sein du
Père’ (Jn 1,18) »746. La priorité de la pénétration de l’intellect dans le
tombeau n’est pas expliquée par Eckhart d’après une raison philoso-
phique, mais d’après la Révélation. Comme il revient au Fils de pénétrer
« dans le sein du Père » (Jn 1,18), ainsi l’intellect pénètre dans son Prin-
cipe (in suis Principiis). Cette explication resitue l’option de Maître
Eckhart dans le débat théologique sur la procession du Verbe747.
Dans la polémique universitaire, deux options s’affrontent. Selon l’op-
tion traditionnelle, héritée des Pères grecs, la génération s’opère « par
mode de nature » (per modum naturae)748. Selon la seconde option, dont
la source est l’Évangile de Jean et le De Trinitate d’Augustin, la généra-
tion s’opère « par mode de pensée intellective ». D’un côté la nature ou
l’être, de l’autre, l’intellect. Après avoir professé la première option,
notamment dans son Commentaire sur les sentences, Thomas d’Aquin
devient le principal propagateur de la seconde conception, une

744
Ibid., § 696, LW III, 611, 14-15.
745
Ibid., § 697, LW III, p. 612, 1-2.
746
Ibid., § 697, LW III, p. 612, 2-3.
747
Cf. E. WEBER, « Les discussion à Paris sur l’être et le connaître intellectif », dans :
Maître Eckhart à Paris, p. 41-54.
748
PIERRE LOMBARD, Sententiae in IV libris distinctae, I, d. 5, c. 1.
COGNITIO ET AMOR. UNE INTERPRÉTATION PARABOLIQUE 235

conception par le Verbe, dans ses œuvres de maturité749. Eckhart est


redevable de son prédécesseur dominicain. Chez lui, l’intellect humain
devient une puissance réceptrice qui se laisse entièrement mouvoir par
l’action divine. Selon la taxis des processions divines, l’engendrement du
Fils précède la procession du Saint Esprit. Le mystère trinitaire sert de
canevas à l’interaction entre les facultés : « rien ne sera en effet aimé,
qui n’est pas connu, la connaissance introduit l’amour, (comme) le Fils
spire le Saint-Esprit, la splendeur de l’ardeur »750. La priorité taxino-
mique de la connaissance sur l’amour est confirmée par le texte johan-
nique : « Pierre arriva et il entra dans le tombeau », mais aussi, le rôle
introductif de la connaissance pour l’amour : « c’est alors qu’entra
l’autre disciple, celui qui était arrivé le premier au tombeau » (Jn 20,8)751.
Dans cette interaction des facultés, la sentence de Thomas d’Aquin :
« rien n’est aimé à moins d’être connu » (nihil amatur nisi cognitum)752
joue un rôle essentiel. Cette sentence est l’objet du Sermon latin L dans
lequel Eckhart commente le verset paulinien : « Nous ne cessons pas de
prier et de demander pour vous, afin que vous soyez remplis de la
connaissance de la volonté de Dieu » (Col 1,9)753. Comme le commen-
taire johannique, outre la sentence thomasienne, ce Sermon latin recoure
également à la métaphore des deux apôtres pour illustrer les deux facul-
tés : « deux d’entre les Douze, après qu’ils ne l’aient pas trouvé dehors,
rentrèrent »754. Cependant, à la manière d’Augustin, Eckhart fait précéder
l’intellect et la volonté par la mémoire. Ayant trouvé Dieu « au-dedans »,
et non « au-dehors » dans les choses corporelles, il est possible de le
connaître et de l’aimer755. L’ordre des facultés s’enchaîne. La connais-
sance et l’amour sont précédés par le souvenir ou la découverte de Dieu.
L’amour, quant à lui, est précédé par la connaissance. Mais, finalement,
c’est l’amour qui est le terme de cet enchaînement des facultés. Eckhart
l’affirme explicitement : « Parce que Dieu désire de nous et pour nous
d’être apprécié et aimé (diligi et amari), la science et la connaissance
(scientia et notitia) sont nécessaires à notre âme »756. Cette affirmation

749
Cf. la distinction entre Scriptum super Sententiis, dist. 6, q. 1 et Quodlibet de
Potentia, q. 9, a. 5.
750
M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 697, LW III, p. 612, 3-4.
751
Ibid., § 697, LW III, p. 612, 5-6.
752
THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 60, a. 1.
753
Cf. Sermo L, § 513-516, LW IV, p. 429-431, trad. J. Devriendt, L’œuvre des Ser-
mons, 2010, p. 398-400.
754
Sermo L, § 514, LW IV, p. 430, 8-9, trad. J. Devriendt, p. 399.
755
« Tu étais au-dedans et moi au-dehors » (AUGUSTIN, Confessions, VI, 3, 4, cité
dans Sermo L, § 514, LW IV, p. 430, 7, trad. J. Devriendt, p. 399.
756
Sermo L, § 513, LW IV, p. 429, 6-7, trad. J. Devriendt, p. 398.
236 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES

ne vient-elle pas modifier l’interprétation qu’il faut donner à la priorité


entre les facultés ? Deux constatations s’imposent. Primo, à suivre le
raisonnement du Thuringien, dans ce sermon, la priorité taxinomique
revient, non à l’intellect, mais à la mémoire. Secundo, la priorité taxino-
mique est relative. La connaissance est nécessaire à l’amour, mais c’est
l’amour qui est voulu comme objectif final. Constatons que, dans son
commentaire, Eckhart omet le point fort du récit, à savoir, la réaction de
Jean le Bien-aimé lorsqu’il pénètre dans le tombeau : « il vit et il crut »
(Jn 20,8b). Pourquoi cette omission ? Si Eckhart s’était attardé à ce ver-
set n’aurait-il pas été obligé de nuancer fortement la priorité de l’intel-
lect ? Il semble que le Thuringien a voulu éviter d’entrer dans cette polé-
mique. Plutôt que de se focaliser sur un apôtre à l’exclusion de l’autre,
c’est-à-dire sur une faculté à l’exclusion de l’autre, Eckhart a privilégié
leur interaction. C’est ce que montre la suite du texte.
Cinquièmement, il est à remarquer que ces deux facultés : l’intellect, figuré
par Pierre, que l’on peut traduire par ‘celui qui (re)connaît’, et la volonté et
l’amour, figuré par Jean ‘celui qui aime’, ont comme objet Dieu en soi sous
la raison de l’être et du bien absolument. (Ils l’ont) par leur séparation de
la matière, de ceci et de maintenant, bien plus, de ce vrai-ci et de ce vrai-là,
de ce bien-ci et de ce bien-là. Et c’est pourquoi, dans la mesure où ils
trouvent une telle possibilité, ils saisissent et puisent tout leur être à partir
de la source de la Déité elle-même. Et c’est pourquoi tel est le Père, engen-
drant un objet, tel est aussi le Fils, connaissant. Si l’objet du Père est vie,
(le Fils) aussi sera vie, dans la mesure où il le (cet objet) connaît comme
étant lui-même, selon ce qui est dit au chapitre cinq : ‘comme le Père a la
vie en lui-même, ainsi a-t-il donné au Fils d’avoir la vie en lui-même’
(Jn 5,26). À ce sujet j’ai fait des remarques plus étendues à propos de cette
parole : ‘or la vie éternelle, c’est qu’ils te connaissent, toi le seul’ (Jn 17,3),
plus haut dans le 17e chapitre757.

Pour terminer son commentaire parabolique, Eckhart revient sur l’ob-


jet unique des deux facultés : « Dieu en soi sous la raison de l’être et du
bien absolument » (obiectum (habent) ipsum deum sub ratione entis et
boni absolute)758. Par rapport aux paragraphes précédents, ce dernier
paragraphe présente le rapport de raison avec l’être et le bien, en les
associant respectivement avec la connaissance et l’amour. Eckhart intro-
duit par là un lien direct entre les facultés et les transcendantaux, la
connaissance se rapportant à l’être et l’amour se rapportant au bien. Cette
distinction classique, indiquée comme en passant, ne retient pas plus
longtemps l’attention du Thuringien. Au contraire, tournant le dos à des
757
M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 698, LW III, p. 612-613.
758
Ibid., § 698, LW III, p. 612, 9-10.
COGNITIO ET AMOR. UNE INTERPRÉTATION PARABOLIQUE 237

objets précis : « ce vrai-ci », « ce vrai-là », « ce bien-ci » et « ce bien-


là », Eckhart se concentre uniquement sur l’être : « c’est pourquoi ils
saisissent et puisent tout leur être dans la mesure où ils trouvent une telle
possibilité à partir de la source de la Déité elle-même »759. Le regard,
l’intentionnalité, dirait-on en phénoménologie, se tourne soit vers l’exté-
riorité, et il observe ceci ou cela en distinguant les facultés, soit vers
l’intériorité, et là, toutes les facultés sont rassemblées en une unique
source d’où elles jaillissent : l’engendrement du Fils par le Père ou la
racine de la Déité. Ici, précisément, grâce à la révélation, Eckhart pénètre
dans le sanctuaire intérieur, là où les facultés, dans leur pur usage ration-
nel, restent dehors.
Force est de constater que la Révélation trinitaire se trouve au fonde-
ment de l’enseignement des facultés et des transcendantaux, et non l’in-
verse. Dans l’engendrement, la distinction entre les transcendantaux :
l’être, le vrai et le bien, se volatilise au profit du seul langage de la
« vie », lequel n’est pas un transcendantal, à proprement parler. Le lan-
gage de la vie est biblique : « comme le Père a la vie en lui-même, ainsi
a-t-il donné au Fils d’avoir la vie en lui-même » (Jn 5,26). Il est vrai que,
dans l’Écriture, la vie est rapportée à la connaissance : « or la vie éter-
nelle, c’est qu’ils te connaissent, toi le seul » (Jn 17,3). Cependant, à y
regarder de près, on constate que cette « connaissance » est chargée
d’une connotation toute différente qu’une connaissance purement intel-
lectuelle. Il s’agit d’une véritable « co-naissance ». Autrement dit, dans
cette connaissance, le connaissant et le connu sont simultanément engen-
drés, dans un acte unique. Et leur union est absolue dans l’amour. Dieu
est à la fois trouvé, connu et aimé, sans que ces différentes actions ne
soient identifiables séparément. Le Sermon 6 allemand vient corroborer
cette affirmation. Un renversement noétique s’opère. La connaissance
humaine est précédée et assumée par la connaissance divine. Là où Dieu
seul opère, les facultés ne se distinguent plus. Leur action est une. Vie et
opération sont identiques. Connaître, c’est à la fois engendrer et être
engendré. La Révélation trinitaire est fondamentale. Dans l’unité d’es-
sence divine, les processions sont identiques et inséparables. Ainsi en
va-t-il pour les facultés. Connaître Dieu « le seul », c’est le connaître
à la racine de la Déité, dans sa pureté essentielle. La vie de Dieu est à la
fois engendrement, connaissance et amour.
Que retenir de cette analyse de l’interprétation parabolique de Jean 20,
3-8 par Eckhart ? Le grand mystique rhénan ne dissocie le rôle des

759
Ibid., § 698, LW III, p. 612, 10 – 613, 1.
238 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES

facultés que pour mieux les rassembler. Son but, ici, n’est pas d’assurer
la priorité de l’une ou de l’autre faculté. Sur ce point conflictuel, dans le
débat universitaire, comme dans les sermons allemands, Eckhart s’en est
tenu à la position dominicaine. Le commentaire johannique ne déroge pas
à cette règle. Seul le Sermon allemand 21 nuance la priorité. Eckhart
affirme que « la volonté est plus noble que l’intellect »760 sur un point
précis. L’intellect a besoin de « ce que les sens apportent de l’extérieur »,
tandis que « la volonté n’emprunte nulle part ailleurs que dans la pure
connaissance où il n’y a ni ‘ici’ ni ‘maintenant’ »761. Cette exception
n’est pas sans intérêt pour interpréter correctement la priorité de l’intel-
lect sur la volonté. Le langage parabolique nous apprend que la volonté
coure plus vite que l’intellect mais que ce dernier est requis pour que
l’amour pénètre l’intériorité divine. Le Sermon latin L va jusqu’à inter-
préter la priorité de l’intellect sur la volonté comme une nécessité pour
arriver à un objectif : Dieu veut être aimé. En conclusion, l’enseignement
parabolique d’Eckhart peut être résumé en trois points : 1) il y a bien une
priorité de l’intellect sur la volonté, 2) mais, quand il s’agit de la connais-
sance de Dieu, cette priorité n’est plus que taxinomique, c’est-à-dire que
l’ordre des facultés correspond à l’ordre (taxis) des processions trini-
taires, 3) enfin, cette priorité est subordonnée à un objectif final :
naître à la vie de Dieu, là où être, connaître et aimer sont un acte unique.
À travers ces trois points, nous pouvons affirmer que le déplacement
sémantique des termes « intellect » et « volonté » aux termes « connais-
sance » et « amour » correspond à un passage de l’usage purement natu-
rel des facultés vers leur usage surnaturel. Même si ce passage n’est pas
toujours clairement défini, autant, dans l’ordre rationnel, les facultés se
distinguent soigneusement, autant, dans l’ordre de la Révélation, elles sont
inséparables. Nul ne sera donc étonné de trouver dans le Sermon 9, qui
prône très explicitement la priorité de l’intellect sur la volonté, cette affir-
mation : « Saint Bernard dit : Aimer Dieu est un mode sans mode »762.
Or, pour Eckhart, le « mode sans mode » (wîse âne wîse) est le mode le
plus éminent de l’accès à Dieu. Il correspond à la connaissance de Celui
qui est « être sans être » (wesen âne wesen)763, ou Celui dont l’« être »
(wesen) est identique à l’« amour » (minne)764. Finalement, puisque Dieu
est amour, peut-on le connaître autrement qu’en l’aimant ?

760
Predigt 21, DW I, p.365, 4-5, AH I, p. 186.
761
Ibid., DW I, p. 365, 1-4, AH I, p. 186.
762
Predigt 9, DW I, p. 144, AH I, p. 101.
763
Predigt 71, DW III, p. 231, 1-3, AH III, p. 80.
764
Predigt 41, DW II, p. 287, 2-3, AH II, p. 70.
Conclusion II

À parcourir l’opus expositionum, le lecteur se familiarise peu à peu


avec les traits caractéristiques du style eckhartien. Quel que soit le thème
abordé, jamais le maître dominicain ne se départit des règles édictées
dans l’opus propositionum. Les propositions énoncées ne visent « Dieu »
que pour autant que le locuteur l’accueille passivement dans son intellect,
à la manière dont l’inférieur est affecté par le supérieur. Autrement dit,
c’est toujours l’opération actuelle et immédiate qui, en dernière instance,
est visée par l’emploi du signe. Innommable, car échappant à toute déter-
mination, Dieu est pourtant expérimentable dans sa simplicité, son incom-
pacticité. La science théologique ne substitue pas la représentation
à l’expérience, mais au contraire, lui donne toute sa place. Le modus
significandi présente la règle qui unit les termes abstraits et les termes
concrets, mais il ne produit aucun concept qui puisse représenter leur
unité. Celle-ci s’accomplit en acte car, précisément, l’image et ce dont
elle est l’image sont inséparables. Eckhart reste donc fidèle, de bout en
bout, à son programme théologique annoncé à Paris dans le sermon pour
la saint Augustin. La théologie est le cadre spéculatif de l’éthique. Rien
ne peut remplacer la nécessité de vivre ce dont il est parlé. La théorie
reste inachevée sans la pratique. Et, inversement, la pratique n’accède
à sa propre intelligence qu’en se reflétant sur le plan spéculatif. Cette
mystique spéculative est donc bien un speculum, c’est-à-dire un
« miroir ». C’est en effet le miroir qui fait le lien entre les deux voies
théologiques annoncées : « l’une est ‘par un miroir et en énigme’ (1 Co
13,12) et l’autre est par un miroir et dans la lumière »765. Le passage de
l’énigme à la lumière s’effectue lorsque le lecteur qui tâchait de décrypter
l’Écriture de l’extérieur se met à la vivre de l’intérieur. C’est seulement
alors qu’il peut se mirer à travers ses actes lumineux par eux-mêmes.
Affirmer « seul le juste connaît la justice », sans vivre de manière juste,
est un savoir par ouï-dire dénué de toute véritable connaissance. Or, la
scientia n’est rien sans la sapientia. La science se goûte. La lumière ne
luit que dans une auto-attestation interne car l’image n’est jamais projetée
à l’extérieur. La connaissance théologique advient dans l’engendrement
du concret par l’abstrait, dans l’incompacticité en deçà du langage.

765
M. ECKHART, Sermo Vas auri solidum, § 4, LW V, p. 92, trad. M. Mauriège, p. 38.
240 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES

À relire ce dispositif avec Jean Ladrière, nous constatons que Maître


Eckhart adopte une « procédure de justification » de la science théolo-
gique qui est « circulaire »766. C’est par une réflexivité que les présup-
positions initiales sont validées : « la réflexion totale c’est identiquement
la mise au jour de toutes les présuppositions, la reprise intégrale dans le
discours du processus à partir duquel se constitue l’expérience »767.
Cependant, par « réflexion totale », il ne convient pas de considérer un
cercle herméneutique qui tourne à vide, mais un véritable « miroir » des
actes commis. Autrement dit, les actes sont la donation originaire qui fait
que l’intentionnalité est remplie par une chose. Cette chose, intraduisible
comme telle par des mots, est une opérativité où l’actif et le passif ne
font qu’un tout en demeurant distincts. Les signes doivent donc viser
l’expérience opérative d’une manière oblique, à titre de condition d’ef-
fectuation : « Or s’il est vrai que, d’une manière ou de l’autre, l’entre-
prise philosophique présuppose un moment expérientiel, ce qui est visé
à proprement parler dans le concept de présupposition, ce n’est pas ce
moment comme tel, mais ce qui appartient au processus de systématisa-
tion comme condition immanente de son effectuation »768. Cette affirma-
tion doit être bien entendue. Le moment rationnel ne se rapporte pas au
moment expérimental comme quelque chose qui le précède de manière
extérieure à lui, mais intérieure à son propre déploiement. Voilà pourquoi
Ladrière précise : « Or ce qui est véritablement propre à ce processus (de
systématisation), ce n’est pas son rapport à ce qui le précède, c’est la
perspective dans laquelle il inscrit ce qui lui est préalable »769. Le sys-
tème spéculatif présente donc le préalable expérimental comme un
moment où l’intellect et l’être sont indissociables. C’est l’unité avant la
dualité. Le « champ transcendantal » et le « champ de donation » ne
s’excluent pas purement et simplement. La métaphysique ne gère pas la
séparation de deux régions hermétiquement closes : l’une pouvant être
désignée par l’« au-delà de l’être » et l’autre par l’« être ». Chez Eckhart,
la mé-ontologie et l’ontologie sont articulées dans une hénologie à double
entrée : « 1) l’identité exclusive, affirmant la pureté de l’Esse par élimi-
nation de tout ce qui n’est pas l’Être absolu ; 2) l’identité exclusive qui
affirme la plénitude de l’Esse en absorbant en Dieu tout être, dans la
mesure où il est »770. Cette croisée de la pureté et de la plénitude de l’être

766
J. LADRIÈRE, « Métaphysique et mystique », p. 106.
767
Ibid.
768
Ibid., p. 107-108.
769
Ibid., p. 108.
770
VL. LOSSKY, Théologie negative, p. 68.
CONCLUSION II 241

(puritas et plenitudo essendi) implique une métaphysique où le Premier


Principe est à la fois immanent et transcendant en raison de sa negatio
negationis. Or, cette négation de la négation ne peut être perçue ni
conceptuellement ni discursivement car elle touche précisément à l’arti-
culation où l’intellect et l’être se dédoublent à partir d’une donation pri-
mordiale unitaire. C’est ce que nous avons nommé : épistém-onto-logie.
Pour être fidèle au préalable expérimental dont elle émerge, la méta-
physique se voit alors contrainte de présenter rationnellement le Principe
premier comme corrélatif de l’étant qu’il fonde. Est-ce là revenir au
caractère dimorphe de l’onto-théo-logie ?771 Non, car l’étantité n’est pas
présentée d’une double manière : « comme tel au sens des traits les plus
généraux (hon katholou, koinon) mais, en même temps, la totalité de
l’étant comme tel au sens de l’étant le plus haut et, partant, divin (hon
katholou, akrotaton, theion) »772. Maître Eckhart propose une métaphy-
sique du décèlement de l’étant à partir de l’être, dans une corrélation,
une co-appartenance, où il n’y a pas de disparité entre deux concepts
formels de l’étantité. À savoir l’étant-en-tant-qu’étant (ens inquantum
ens), dans sa singularité concrète et existentielle, et non pas formellement
abstrait, permet de parler de « ce à partir de quoi » il émerge, qui est
désigné comme « être » (lequel est identique à Dieu). La métaphysique
est envisagée comme le cadre transcendantal d’un décèlement qui s’expé-
rimente sans qu’il ne soit possible d’isoler la transcendance en face de
l’immanence. Si nous retournons à l’article de Brunner dont Ladrière
s’inspire pour qualifier le moment mystique de la métaphysique, nous
lirons ceci : « Le créateur peut donc se trouver à l’intérieur de la créature
sans se mélanger avec elle. Il est en elle au-delà d’elle, si bien que ce
dedans est aussi bien un dehors, cette immanence, une transcendance –
l’extra-transcendance et l’intra-transcendance étant une seule et même
transcendance. »773 À la fois, l’étant ne fait qu’un avec l’être dont il
provient et, à la fois, il s’en distingue. Cette unité dans la distinction, qui
est expérimentée par l’étant comme ne se conférant pas lui-même l’être
mais le recevant d’un autre en lui, est précisément relue comme la révé-
lation du mystère trinitaire exprimée dans l’Écriture. D’où l’affirmation :
evangelium contemplatur ens inquantum ens774. Il ne peut y avoir de

771
Cf. O. BOULNOIS, « Heidegger, l’ontothéologie et les structures médiévales de la
métaphysique », p. 27-55.
772
M. HEIDEGGER, « Was ist Metaphysik ? » (1929), trad. fr., p. 40.
773
F. BRUNNER, « Mysticisme et rationalité chez Eckhart », p. 212.
774
M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Ioannem, § 444, LW III, p. 380, cité dans
ibid.
242 COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES

« dimorphisme » (Zwiespältigkeit) chez Eckhart parce que l’étant-en-


tant-qu’étant n’y est pas abordé sur le mode de la « représentation »
(Vorstellung) mais d’une présence vivante qui se révèle sur le mode
même de la donation. Ceci modifie considérablement la systématisation
de la théologie. Elle ne peut expliciter complètement elle-même son
propre processus sur le mode spéculatif. À savoir, comme le montre
Ladrière, elle doit intégrer dans sa spéculation même le moment mystique
qui la conditionne. Cela veut dire qu’elle va tabler sur le moment expé-
rimental et vital, où le concret s’éprouve affecté, pour établir les condi-
tions de sa validité. Aussi percevons-nous pourquoi la métaphysique du
Liber de causis (seul le supérieur affecte l’inférieur) et celle d’Avicenne
(couples de propriétés) s’accordent chez Eckhart dans une theologia qui
s’identifie au cadre spéculatif d’une éthique775. La raison envisage le
domaine thématique comme l’expression universelle et permanente des
conditions de possibilité d’une pratique qui est toujours singulière et
éphémère. Par là, elle offre à tous le cadre d’une réitération, ou d’une
réeffectuation, toujours possible de l’expérience de Dieu. En ce sens, la
science théologique est bien une sagesse. Plus encore, elle légitimise, sur
le plan scientifique, la nécessité d’une pratique par laquelle elle sera
validée. La prédication va précisément assurer cette fonction. Paradoxa-
lement, la « déprofessionnalisation de la philosophie »776 ne nuit pas à la
scientificité de la théologie mais, au contraire, y participe pleinement.
Puisqu’il y va de son dynamisme interne même de se diffuser à titre
protocolaire, la théologie réalise sa raison d’être en se propageant en
dehors de l’Université. Ce faisant, cette science bouleverse un régime
magistériel basé sur le cloisonnement entre « ceux qui savent » et « ceux
qui ne savent pas ». Elle convoque les clercs et les laïcs vers un nouveau
lien social dans lequel les premiers sont reconnus d’autant plus compé-
tents qu’ils sont au service (ministère) d’un mieux vivre (ensemble) des
uns et des autres.

775
Cf. mon article « Le ‘mystique’, un moment expérimental structuré par le langage
spéculatif », 2018, p. 119-135.
776
Cf. A. DE LIBERA, Penser au Moyen Âge, 1991, p. 137, 204. Cf. aussi
R. IMBACH, Dante, la philosophie et les laïcs, 1996.
TROISIÈME PARTIE

TRAITÉS ET SERMONS ALLEMANDS


Introduction III

Changement de cadre et changement de modalité langagière, tel est le


double passage du commentaire universitaire à la prédication. Le rapport
entre sémantique et pragmatique va en être bousculé. À partir du
XIIe siècle, la prédication est devenue un véritable « métier » qui sup-
pose un apprentissage préalable dans des centres d’études spécialisés777.
Avec l’avènement de l’université, on assiste à une hiérarchisation de
l’économie du salut : les docteurs forment les prédicateurs qui seront
chargés d’édifier le peuple des fidèles. Or, comme cela apparait dans les
Sermons et leçons sur l’Ecclésiastique, Eckhart forme les jeunes prê-
cheurs en mettant d’abord en relief la qualité du prédicateur avant celle
du docteur. Il leur expose les Écritures primo sous la forme de prédica-
tion (in forma praedicationis) et secundo à la manière d’une leçon (per
modum lectionis). On peut lire dans cette œuvre programmatique une
volonté de ne pas concevoir la leçon comme un ensemble propositionnel
qui serve de prémisses à la prédication. Le rôle du prédicateur, comme
celui du docteur, est caractérisé par son rapport vivant avec la Parole
qu’il est chargé d’annoncer. Celui qui enseigne les autres doit commencer
par bien vivre : quia prius est bene vivere, secundum autem bene
docere778. Eckhart s’appuie sur les philosophes antiques. Pour eux,
l’exercice pratique des vertus est l’ascèse nécessaire qui purifie le regard
de la contemplation. En ce sens, la praxis est le préambule de la theoria.
Mais Eckhart va encore plus loin. Il articule le vivere et le docere de telle
sorte que ces deux actions soient incomplètes l’une sans l’autre. L’ensei-
gnant a pour tâche d’exposer les Écritures à l’aide des philosophes.
Il expose que la vie, parce qu’elle est immédiatement émise par le Verbe
de Dieu (Jn 1,3), porte en elle-même sa propre lumière : « La vie était
la lumière des hommes » (Jn 1,4). La vie est le lieu où l’être et la pensée
sont indissociablement unis dans l’évidence. Mais, la perception de cette
unité en acte est précisément conditionnée par une déconstruction de

777
Cf. N. BÉRIOU, L’Avènement des maîtres de la Parole. La Prédication à Paris au
XIIIe siècle, 1998 ; « La prédication aux derniers siècles du Moyen Âge », 2002,
p. 113-127.
778
JEAN CHRYSOSTOME, Opus imperfectum in Matthei evangelium, hom. 10, PG 56,
684s, cité par M. ECKHART, Expositio libri Genesis, § 278-285, LW I/1, p. 415-420, trad.
OLME 1, p. 608-617.
246 TRAITÉS ET SERMONS ALLEMANDS

toute représentation de l’être, comme l’a montré la disputatio. Suivant le


doublet transcendantal, l’étant ne perçoit l’être que parce qu’il se rend
présent. Une conversion de l’attention est nécessaire pour passer de la
quiddité à l’anité. Le cadre métaphysique fait alors signe vers une opé-
ration qui assure, par l’attention au vécu, la validité de la proposition
sémantique. Par conséquent, la prédication prend le relais de cette méta-
physique en prolongeant la transcendantalité régulatrice et tropique sous
la forme d’un protocole d’opérations. D’où la forme conditionnelle qui
domine tout le champ des sermons eckhartiens suivant un schéma « si…,
alors… » : « si tu veux x, il faut y », « si tu veux x, tu dois y ». Par
exemple : « Si Dieu trouve l’homme en cette pauvreté, alors Dieu est en
opérant sa propre opération et l’homme est en souffrant Dieu en Dieu »779,
ou : « Si tu veux avoir le fruit, il faut que tu brises la coque »780. C’est
précisément à l’étude de ces structures d’appel, ainsi qu’à leurs nom-
breuses variantes, que se livre Burkhard Hasebrink dans Formen inzita-
tiver Rede bei Meister Eckhart. À partir de l’analyse de trois sermons
(sermons 12, 30 et 49), il montre que Maître Eckhart ne manque pas
d’inventivité en mettant en œuvre différents types de « relations condi-
tionnelles » (konditionalen Relationen) qui ont pour but de susciter une
implication de l’auditeur. Parmi ces structures, il est possible de distin-
guer trois grands groupes : « conditionnel actuel » (actual conditional),
« conditionnel hypothétique » (hypotetical conditional) et « conditionnel
contrefactuel » (counterfactual conditional)781. Au premier groupe,
appartiennent les propositions dont les conséquences découlent d’un fait
actuel déjà attesté (aktual). Au deuxième groupe, appartiennent les pro-
positions qui nécessitent que quelque chose arrive pour que la consé-
quence soit possible (hypothetisch). Au troisième groupe, appartiennent
les propositions, qui quoique justes dans leur rapport, ne sont pas vraies
dans les faits (kontrafaktisch). Ainsi, à côté des structures wenn-dann-
Relation782, qui caractérisent les conditions hypothétiques, on trouve chez
Eckhart une grande variété de formes incitatives qui place l’auditeur
devant des possibilités de choix. Par exemple : « Lorsque l’âme est

779
M. ECKHART, Predigt 52, trad. A. de Libera, p. 353.
780
M. ECKHART, Predigt 51, trad. A. de Libera, p. 345.
781
Hasebrink se base sur l’étude de T. A. VAN DIJK, Texte and Context. Explorations
in the Semantics and Pragmatics of Discours, 1977, cité dans : B. HASEBRINK, Formen
inzitativer Rede bei Meister Eckhart, p. 108-109.
782
Pour les structures de ce type, Hasebrink se fonde notamment sur les travaux de
Klaus Brinker (Linguistische Textanalyse. Eine Einfürung in Grundbegriffe und Methode,
1988) et d’Ursula Wéber (Instruktionsverhalten und Sprechhandlungsfähigkeit. Eine
empirische Untersuchung zur Sprachentwicklung, 1982).
INTRODUCTION III 247

libérée du temps et de l’espace, le Père envoie son Fils dans l’âme » (Sô
diu sêle der zît und der stat ledic ist, sô sendet der vater sînen sun in die
sêle)783, ou : « Tant que ces trois choses sont en moi [temporalité, cor-
poralité, multiplicité], Dieu n’est pas en moi et n’opère pas véritablement
en moi » (Als lange disiu driu in mir sint, sô enist got in mir niht noch
enwürket in mir niht eigenlîche)784. Dans ce tissu incitatif, même les
verbes à l’impératif sont porteurs d’une fonction d’appel785.
Ce dispositif d’appel diversifié se base sur les mêmes règles gramma-
ticales et logiques que l’opus tripartitum. À savoir, il y va toujours du
même entrelacs entre le signe et l’opérativité, régi par la règle ‘concret-
abstrait’ et la règle ‘inférieur-supérieur’. Les termes concrets et abstraits,
fonctionnant en corrélation, ne sont attribuables qu’en raison de l’opéra-
tion par laquelle le supérieur affecte l’inférieur. Dans ce procédé, les
doubles transcendentia se présentent comme de véritables conditions de
possibilité d’une effectuation. Or, selon leur type, les relations condition-
nelles déployées dans les sermons posent que : 1) Dieu opère actuelle-
ment en toutes choses et, par conséquent, toutes les actions humaines
dépendent immédiatement de lui (actualité) ; 2) si l’homme veut connaître
Dieu et entrer dans sa béatitude, il doit laisser Dieu opérer en lui (hypo-
thèse) ; 3) si l’homme, au contraire, se tourne vers les choses extérieures,
il se rend indisponible à l’action divine (contre-factualité). Autrement dit,
le tissu locutionnaire, en tant même qu’il est conditionnel, convoque les
auditeurs à s’impliquer dans l’opération en acceptant de ne pas en être
les opérateurs, mais les bénéficiaires. Sans cette auto-implication, la
parole persuasive reste sans effet. Participer à la chose-même de ce dont
on parle est la seule manière d’en percevoir l’évidence.
L’application de la structure appellative est conditionnée par une « exi-
gence de justification » (Begründungsanspruch)786. Elle nécessite que les
interlocuteurs en présence puissent s’appuyer sur un fondement d’évi-
dence qui assure la validité des propositions échangées. Ce point est
primordial car c’est là, en fin de compte, que réside la légitimité de la
science théologique. Comme l’affirment Brunner et Ladrière, le fonde-
ment de l’argumentation ne se situe pas dans le champ sémantique mais
dans le champ expérimental. La véracité du discours se vit dans une
expérience silencieuse. Cependant, pour employer le langage phénomé-
nologique, la sphère matérielle ou hylétique ne remplit la signification
783
M. ECKHART, Predigt 4, DW I, p. 74, AH -EM, p. 296. Je souligne.
784
M. ECKHART, Predigt 11, DW I, p. 178, AH-EM, p. 468. Je souligne.
785
B. HASEBRINK, Formen inzitativer Rede bei Meister Eckhart, p. 177-179.
786
Ibid., p. 36.
248 TRAITÉS ET SERMONS ALLEMANDS

que parce qu’elle est précédée par une structure formelle en attente de
remplissement. Remarquons que Maître Eckhart ne décrit pas l’expé-
rience mystique elle-même. L’opérativité, inaccessible comme telle au
signe, doit pourtant être indiquée par le langage. L’événement singulier
de l’opérativité doit être situé sur un mode universel. La structure de la
prédication dépasse telle circonstance particulière et contextuelle. Indé-
pendante du charisme propre de Eckhart de Hochheim, elle se présente
« comme réalisation et modification des systèmes d’actions normatifs »
(als Realisation und Modifikation normativer Handlungssysteme)787.
Il s’agit d’une véritable « performance communicative » (communikative
Leistung), au sens où la prédication instaure ses propres conditions de
réception et de crédibilité788. La prédication fonctionne comme un proto-
cole scientifique valable pour n’importe quels prédicateurs et auditeurs.
À savoir, elle désigne un exercice qui est réitérable si l’on se plie aux
conditions de sa reprise. Et, comme dans toute science digne de ce nom,
c’est la pratique de l’expérience elle-même qui permet de vérifier le bien-
fondé du protocole. Selon Hasebrink, la prédication eckhartienne est
habitée par un « structure de reprise » (Wiederaufnahmestruktur)
construite sur deux procédés qui fonctionnent conjointement : la substi-
tution et le parallélisme789. Il s’agit en fait de deux tropes. La substitution
consiste à lire l’ensemble de la cohérence syntaxique des éléments en
présence en la transposant sur un autre plan. En raison des glissements
opérés par la substitution d’un mot par un autre, les termes utilisés
deviennent paradigmatiques d’une identification possible du destinataire
du sermon. Ce dernier peut découvrir que Dieu n’est pas seulement cause
de toutes choses, en général, mais qu’il opère en lui, à l’instant même où
le sermon lui est adressé. Cette prise de conscience se fait, par exemple,
à l’occasion de la substitution des termes philosophiques « cause » et
« causé » par les termes « père » et « fils », à la fois plus bibliques
et plus familiers, et donc plus accessibles à n’importe quel auditeur, qu’il
soit lettré ou non. Cela permet au prédicateur de substituer à l’opération
divine « dans toutes choses » (in allen dingen) l’opération « en toi » (in
dir)790. Par là, le contenu thématique du sermon n’est pas strictement
modifié, mais il provoque un changement d’attitude du récepteur par
rapport à ce qu’il entend. Le pronom personnel est un déictique qui agit

787
Ibid., p. 47.
788
Ibid.
789
Ibid., p. 16-22.
790
Cf. Predigt 73 commenté par B. HASEBRINK, Formen inzitativer Rede bei Meister
Eckhart, p. 189-190.
INTRODUCTION III 249

comme un déclencheur. Le récepteur se positionne dorénavant, non seu-


lement comme le destinataire du prédicateur, mais comme un « je »
immédiatement causé par la parole qui s’adresse à lui. Par conséquent, le
plan horizontal des relations langagières « je-tu-il-nous-vous-ils » est
dorénavant habité par un plan vertical unissant tous les « je » dans un
« Je » qui ne peut plus se distinguer des autres que par son indistinction.
Ce procédé est renforcé par le parallélisme. Cette forme stylistique
consiste en la répétition d’un syntagme sur base d’une juxtaposition. Par
exemple : « c’est identique à ce qui est entendu » (daz ist daz selbe, daz
dâ gehoeret wirt), « c’est identique à ce qui est vu » (daz ist daz selbe,
daz dâ gesehen wirt)791. Par sa forte consonance phonétique, la répétition
a une « fonction conative » car elle focalise l’attention du récepteur sur
une action qui va être ensuite l’objet d’une relation conditionnelle792.
Cette relation se jouera à travers un déplacement des pronoms personnels
tout en maintenant la récurrence phonétique. Cela réveille une « poten-
tialité éthique »793. Les trois plans sémiotiques s’enchaînent : on passe
du « plan syntaxique » au « plan pragmatique » via le « plan séman-
tique »794. Le parallélisme élargit l’interprétation du texte en exigeant une
implication de son destinataire. C’est là que la métaphysique n’est rien
sans l’éthique.
La « vertu » est la qualité sine qua non pour que les signes véhiculés
par le discours spéculatif ne restent pas vides de sens. Pour atteindre le
plus universel et le premier, selon la « structure katholou-prôtologique »,
l’homme doit vivre de telle sorte qu’il soit attentif et éveillé à « l’expé-
rience de la vie comme telle »795. Se rendre « vigilant » (wacheric),
consiste à détourner son attention de l’« œuvre extérieure » (ûzwendic
werk) pour ne plus considérer que l’« œuvre intérieure » (inwendic
werk). Les Entretiens spirituels constituent un portail de l’analyse des
sermons car il définit l’ethos fondamental de tout chercheur de Dieu. Une
disposition foncière, la reine Meinung, réunit tous les hommes dans une
nouvelle noblesse ou plutôt une noblesse retrouvée. Ceci nécessite de
replacer succinctement la prédication eckhartienne dans son cadre histo-
rique. Ce qui pourrait paraître comme une digression par rapport à l’axe
de cette étude n’en est pas une. Si la philosophie a pour fin le bonheur
de l’homme, elle ne peut être réservée à une élite. Elle ne dépend pas

791
M. ECKHART, Predigt 12/90, cité par B. Hasebrink, op. cit., p. 89.
792
R. JAKOBSON, Linguistics and Poetics, 1960, cité par B. HASEBRINK, op. cit., p. 21.
793
B. HASEBRINK, op. cit., p. 72.
794
Ibid., p. 150.
795
R. BRAGUE, Aristote et la question du monde, p. 516.
250 TRAITÉS ET SERMONS ALLEMANDS

d’une profession ou d’une condition particulière mais est une modalité


universelle par laquelle chacun se rapporte à son travail, quel qu’il soit.
Comme la philosophie n’est pas affaire de savoir, tous peuvent entendre
les conditions par lesquelles ils pourront en faire l’expérience. La struc-
ture conditionnelle des sermons est donc intimement liée à la « déprofes-
sionnalisation de la philosophie ». Cela suppose que les maîtres qui
enseignent l’art du sermon aux futurs prédicateurs, ou qui prêchent eux-
mêmes, soient bien au clair sur la modalité de la transmission de leur
connaissance. Les sermons eckhartiens ont été rassemblés dans un Para-
disus anime intelligentis précisément en tant que recueil paradigmatique
d’une modalité prédicative spécifique796. Celui qui aborderait ce recueil
avec l’intention d’y puiser un maximum de thèmes qu’il pourrait ensei-
gner à sa guise doit déchanter. Il s’aperçoit très vite que les sermons
eckhartiens déjouent son effort de compréhension. Les signes ne per-
mettent pas de produire des concepts représentatifs. Si on lui a enseigné
la théologie selon ce mode, le voici donc bouleversé dans la compréhen-
sion même de sa discipline. Il ne peut plus faire comme s’il était le trans-
metteur de concepts confectionnés sur le mode du « prêt-à-porter », qu’il
suffit d’étiqueter du signe correspondant. S’il persévère dans son analyse
des sermons, en essayant de se mettre à la place du prédicateur, il décou-
vrira que son rôle se résume à celui d’un « coopérateur » (mitewürker)
dont l’office est d’autant mieux accompli qu’il réussit à faire oublier ses
propres mots « comme si Dieu lui-même parlait ou opérait » (als ob ez
got selbe spraeche oder wörhte)797. Le prédicateur doit apprendre à coo-
pérer avec Dieu de telle manière que « l’intériorité perce dans l’opérati-
vité et que l’opérativité revienne dans l’intériorité »798. Puisque la voie
ascendante qui va du signe à la chose via l’intellection est sans issue, il
reste à s’engager du côté de la voie descendante : seule la chose même
peut engendrer dans l’intellect sa propre connaissance. Indicible, en fonc-
tion de la corrélation insécable de l’image et de ce dont elle est l’image,
la connaissance ne peut se transmettre que sur le mode protocolaire d’un
exercice à vivre. La naissance de Dieu dans l’âme (geburt gotes an der
sêle) est le thème de ce protocole. En s’adossant à la naissance éternelle
du Verbe, Eckhart fait déplacer l’attention des destinataires de ses

796
Paradisus anime intelligentis : Studien zu einer dominikanischen Predigtsam-
mlung aus dem Umkreis Meister Eckharts, 2009. Pour une présentation générale du Para-
disus anime intelligentis, cf. K. RUH, Initiation à Maître Eckhart, théologien, prédicateur,
mystique, Chap. V, p. 83-102.
797
M. ECKHART, Predigt 81/118, DW III, p. 398-399, trad. AH-EM, p. 704.
798
M. ECKHART, Die rede der underscheidunge, § 23, DW V, p. 291.
INTRODUCTION III 251

sermons de la naissance historique vers la naissance du Verbe dans l’âme.


Il fait ce choix car cette naissance est la seule qui puisse luire de sa
propre évidence. Cette illumination a lieu dans l’agir lui-même. D’où le
fait que le prédicateur soit conscient que sa parole n’atteigne pas direc-
tement, mais obliquement, l’opération du Verbe. Que l’on soit à l’univer-
sité ou à la liturgie, deux choses sont nécessaires : d’une part, empêcher
le destinataire du signe de s’en faire une image, et d’autre part, recon-
duire le destinataire lui-même vers le Principe dont il émane, afin d’être
enseigné directement par le Verbe silencieux. Cette reconduction à la
« parole inexprimée » sera la trame des sermons strasbourgeois. D’où le
programme de la prédication tel qu’explicité dans le sermon 53 : d’abord
le détachement et ensuite le retour au Bien simple799. Le prédicateur
s’efforce d’amener ses auditeurs à ce qu’ils déconstruisent toutes repré-
sentations (entbildung) afin de laisser leur esprit vacant. Seul un intellect
vide, c’est-à-dire qui n’est plus occupé à produire des représentations, est
capable de se laisser former immédiatement de Dieu (einbilddung), pour
les conduire à une transformation d’eux-mêmes (überbildung). Et cette
transformation les ouvre à la béatitude. La prédication consiste alors
à donner les conditions de praticabilité pour entrer dans la liberté. Face
aux adeptes de la secte du libre esprit, Maître Eckhart déploie une stra-
tégie de prédication ingénieuse. Au lieu de vouloir les réfuter de front, il
attise leur désir de béatitude immédiate tout en leur présentant les condi-
tions sans lesquelles elle reste inaccessible. L’argumentation de ses ser-
mons a pour objectif d’acheminer les fervents d’une expérience immé-
diate de Dieu vers la nécessité d’une vie éthique. Voilà pourquoi, sachant
qu’il ne peut y avoir de contemplation ailleurs que dans l’action elle-
même, il choisit de présenter Marthe comme la Marie accomplie. Eckhart
ne prêche pas l’oisiveté mais le travail. Cependant, il n’a pas en vue la
production extérieure (poïesis) mais l’œuvre intérieure (praxis). Il s’agit
d’œuvrer en étant attentif à l’action de Dieu. « Percevoir ce que Dieu
opère en toi » (vernemen, waz got in dir würket) : c’est là que peut se
vivre la percée de l’ego. La gelâzenheit permet un échange des volontés
(mien, tien) entre Dieu et l’homme au point que l’ego humain opère en
union avec l’ego divin, dans un acte un. L’homme opère en union avec
Dieu. Il pâtit Dieu au cœur de son agir. Dans cette perspective, Eckhart
va multiplier les formules paradoxales les plus osées. Lues sur un plan
strictement sémantique, ces formules sont inacceptables. Elles ne sont

799
Cf. M. ECKHART, Predigt 53/74. Misit Dominus manum suam, DW II, p. 528-529,
AH-EM, p. 459.
252 TRAITÉS ET SERMONS ALLEMANDS

audibles que pour autant qu’on les accueille dans la structure pragma-
tique. D’où l’emprunt à Maïmonide de sa clé herméneutique : « Si tu
veux avoir le fruit tu dois briser la coque ». À savoir, ne cherche pas à
produire des représentations conceptuelles à partir des signes que tu
entends, mais passe à travers eux vers l’opération qui les sous-tend. La
métaphysique devient rebelle car l’exacerbation du paradoxe nécessite la
sortie vers l’éthique. Qui plus est, l’éthique devient le lieu de légitimité
de la vérité du langage. Cela veut dire que la vérité de la Parole de Dieu
n’est plus gardée secrète dans les libri des magistri mais qu’elle fait
irruption dans la vie quotidienne. C’est là que cette prédication devient
dérangeante. Eckhart n’ouvre pas seulement les frontières entre « let-
trés » et « illettrés », plus encore, il inaugure une nouvelle manière de
percevoir la scientificité de la théologie. Obstetricandi scientia signifie
que le cadre spéculatif de la théologie est au service de l’expérience
spirituelle dans laquelle il s’éprouve comme vrai. Cela change la donne
quant à la fonction magistérielle. D’une part, les magistri ne peuvent plus
être les détenteurs d’une vérité à distiller à leur gré, et d’autre part, ils ne
peuvent plus enseigner une parole sans d’abord la pratiquer. Perte d’un
double privilège. Certains confrères mal intentionnés de Maître Eckhart
tenteront de faire taire celui qu’ils verront désormais comme un empê-
cheur de tourner en rond. Cela vaudra au Thuringien les affres d’une fin
de vie malmenée. À l’instar de Boèce, Eckhart écrira alors son livre de
la consolation divine. Se situant dans la ligne des exercices spirituels de
l’Antiquité, ce traité n’en fait pas moins retour sur le cadre spéculatif
de la théologie. Sachant que ses adversaires s’acharnent sur sa manière
de concevoir la théologie, Eckhart y rappelle que les transcendantaux
(concret/abstrait) n’ont d’autre but que la présentation spéculative d’une
métaphysique incompréhensible sans la participation du causé à sa
cause : « Dans l’homme bon, la bonté s’engendre elle-même avec tout
ce qu’elle est » ; « L’homme bon et la bonté ne sont rien qu’une seule
bonté » : ils sont unis dans « une seule vie », et cette vie s’éprouve
concrètement. Là se trouve la manifestation de Dieu. D’où le fait qu’il
n’y a à chercher aucune autre consolation que de demeurer dans la
constance éthique, que l’homme bon et juste ressente ou non la consola-
tion. Socrate et les martyrs d’Israël sont alors pris en exemple par Eckhart
comme manière semblable de vivre la philosophie. Cette persévérance
dans le comportement du juste (qui seul connaît la justice) est celui de
l’homme noble. Il s’en dégage un nouvel humanisme dégagé de toutes
les appartenances qu’elles soient sociales ou religieuses. Déposée dans la
nature humaine, la semence divine peut y croître pour celui qui demeure
INTRODUCTION III 253

attentif à son action. Les philosophes stoïciens, comme Cicéron et


Sénèque, sont alors convoqués comme garants d’une nature humaine
potentiellement riche d’une croissance vers la vie divine. Les censeurs
de Cologne n’ont pas manqué de le reprocher à Maître Eckhart. Ils ont
laissé dans l’ombre le fait que cette potentialité est toujours accompagnée
des conditions de son actualisation. Ce qui suppose la gelazenheit, et
donc l’abandon au don gracieux de Dieu. Dans sa défense face aux accu-
sateurs de son procès, Eckhart montre à quel point il est vraiment
« maître » en théologie. Aux autorités magistérielles, il se fait passeur de
son obstetricandi scientia. Le paradigme scolastique aristotélo-augusti-
nien du blanc et de la blancheur sert de contrexemple à la noblesse
de l’homme noble. Tandis que le blanc du mur doit toujours être vu de
l’extérieur, le noble ne peut connaitre sa noblesse que de l’intérieur.
Œuvre intérieure et œuvre extérieure
(Die rede der underscheidunge)

« Ensemble pour la collation du soir » (in collationibus mit einander),


le prieur d’Erfurt et ses novices s’entretenaient de nombreuses ques-
tions800. Devenu bachelier en théologie, Eckhart reçoit la charge de for-
mer ses jeunes frères prêcheurs (période entre 1294 et 1298). Il en sortira
un recueil de conseils appelé Die rede der underscheidunge. Littérale-
ment, il s’agit de paroles de discernement. Ce recueil, qui ne semble pas
avoir d’équivalent au Moyen Âge, aura une diffusion « plus étendue que
celle de tous les autres écrits d’Eckhart »801. Cette diffusion contribuera
notamment au développement de la devotio moderna. À proprement par-
ler, selon Kurt Ruh, il ne s’agit pas véritablement d’un guide strictement
réservé à l’usage des novices, mais plutôt d’un guide de vie chrétienne
pour tous les hommes de bonne volonté802. Ainsi, bien qu’émanant du
cadre monastique, les thèmes abordés débordent largement les frontières
des activités spécifiques à la vie d’un couvent. Maître Eckhart enseigne
que « Dieu n’a attaché le salut des hommes à aucune manière d’être
particulière » (Wan got enhât des menschen heil niht gebunden ze dehei-
ner sunderlîchen wîse)803. Que tout homme, quel que soit son état, ne
vive plus à sa propre guise (wîse)804, mais qu’il se mette au diapason de
Dieu : voilà la mystique eckhartienne. Or, cette guise est précisément
de ne pas en avoir (wîse âne wîse). Aussi, Eckhart commence-t-il à des-
siner la figure d’un nouvel humanisme dont il ne cessera de parfaire les
traits jusqu’à en faire l’objet privilégié d’un Sermon : l’homme noble805.
L’obéissance, affirme-t-il d’emblée, est ce qui permet de rendre toute
œuvre « plus noble » (edeler) et meilleure806. Il ne s’agit pas de faire le
portrait hagiographique d’un homme capable d’œuvres extraordinaires,

800
M. ECKHART, Die rede der underscheidunge, DW V, p. 185.
801
K. RUH, Initiation à Maître Eckhart, théologien, prédicateur, mystique, p. 36.
802
Ibid., p. 38.
803
M. ECKHART, Die rede der underscheidunge, DW V, p. 251.
804
La traduction de « wîse » et de « weise » par « guise » est attestée étymologique-
ment. Cf. M. MÉNAGE (dir.), Dictionnaire étymologique de la langue françoise, 1850,
p. 725.
805
Voir M. ECKHART, Von dem edeln menschen, DW V, p. 106-119.
806
M. ECKHART, Die rede der underscheidunge, § 1, DW V, p. 185.
ŒUVRE INTÉRIEURE ET ŒUVRE EXTÉRIEURE 255

mais, au contraire de faire valoir que la vertu est d’autant « plus noble »
(edeler) qu’elle est réalisée dans la faiblesse807. L’abandon et la noblesse
s’appellent l’un l’autre comme des vases communiquants : « ce que
l’homme abandonne (laezet) volontairement par amour lui est rendu avec
bien plus de noblesse (im vil edeler) »808. La noblesse est donnée
à l’homme comme une semence à laquelle se mêle presque inévitable-
ment l’ivraie : « il ne faut pas pour autant rejeter le noble grain (das edel
korn) »809. Le nouvel homme dont parle Eckhart n’est ni un saint ni un
héros, mais un homme qui cherche à se maintenir dans une « noble inten-
tion » (edeliu meinunge)810. Avant même les deux magistères parisiens et
les prédications qui suivront, Eckhart est déjà disposé à faire valoir l’uni-
versalité de la vie chrétienne, par-delà les clivages entre vie monastique
et vie dans le siècle, dans une société médiévale en pleine mutation.
Que les Entretiens spirituels soient la mise par écrit d’actes oraux est
fondamental. Comme l’affirme Kurt Ruh, il ne reste néanmoins que
« quelques traces » de l’aspect dialogal de ces entretiens : « Ich wart
gevrâget (‘on m’a posé cette question’), nû vrage (‘tu poses une ques-
tion !’), ein vrâge (‘une question’) ». Et aussi cette « réplique sponta-
née » : « Eyâ, herre, ich hân vil gesündiget, ich enmac niht gebüezen
(‘Oh ! Seigneur, j’ai beaucoup péché, je ne peux faire pénitence !’) »811.
Ces traces sont suffisantes pour manifester qu’un locuteur s’adresse à son
allocutaire avec une intention déterminée. Tout ce qui est dit est donc
porté par un « vouloir-dire ». Pour autant, le texte ne s’apparente pas
à des reportationes. L’organisation thématique montre que nous avons
affaire à un travail d’écriture en vue d’une large diffusion. L’éthique qui
s’en dégage est valable pour toutes les catégories de personnes. Cepen-
dant, ce qui est écrit dans ce livre ne sera entendu qu’à la condition d’une
implication décisive dans l’écoute :
Dans la véritable obéissance, on ne doit pas trouver : Je veux telle ou telle
chose, ceci ou cela, mais un total renoncement à ce qui t’est propre. Et c’est
pourquoi la meilleure prière que puisse faire l’homme ne doit pas être :
Donne-moi cette vertu ou cette manière d’être, ou encore : Seigneur, donne-
toi à moi, ou donne-moi la vie éternelle, mais bien : Seigneur, donne-moi
seulement ce que tu veux et fais, Seigneur, ce que tu veux et de la manière
que tu veux812.

807
Ibid., § 9, DW V, p. 214.
808
Ibid., § 10, DW V, p. 222, trad. AH, p. 56.
809
Ibid., § 11, DW V, p. 231.
810
M. ECKHART, Die rede der underscheidunge, § 21, DW V, p. 277.
811
K. RUH, Initiation à Maître Eckhart, p. 36.
812
M. ECKHART, Die rede der underscheidunge, DW V, p. 188.
256 TRAITÉS ET SERMONS ALLEMANDS

L’obéissance et le portail d’entrée des entretiens. Apparemment, quoi


de plus traditionnel que de traiter en premier lieu de ce conseil évangé-
lique. D’autant que dans la tradition dominicaine, la formule de profes-
sion ne comporte que le vœu d’obéissance (« Promitto obedientiam Deo,
et Beatae Mariae, et Beato Dominico « et tibi »), et non la triade béné-
dictine des trois vœux : « pauvreté, chasteté et obéissance ». Dans un
seul mouvement, est due l’obéissance à Dieu, à la Bienheureuse Marie,
au fondateur de l’Ordre, ainsi qu’à son successeur entre les mains duquel
le novice fait profession. Or Eckhart universalise d’emblée le conseil
évangélique en le définissant comme « une vertu qui passe avant toutes
vertus » (ein tugent vor allen tugenden)813. La véritable obéissance est
une « manière d’être », un « mode », une « guise » (wîse), par laquelle
l’homme ne veut plus rien pour lui-même. Cette guise est la condition de
possibilité pour vivre en union avec Dieu. L’évocation par Eckhart de sa
propre profession sert de paradigme pour tout « je » qui désire s’impli-
quer dans cette union : « lorsque je me suis dépouillé de ma volonté pour
me remettre dans la main de mon supérieur » (Swenne ich mînes willen
bin ûzgegangen in die hant mînes prêlâten) est directement explicité
comme un « je ne veux plus rien pour moi-même » (mir selber niht
enwil)814. Cela entraîne immédiatement, ajoute Eckhart, le fait que « Dieu
veut pour moi ». Ce « pour moi » ne se limite pas à la personne du prieur
de Thuringe. Valable pour les novices, il est aussi ouvert à tout homme
qui désire entrer dans cette véritable obéissance. Elle ne consiste pas
d’abord à obéir à la volonté d’un autre humain mais à abandonner tout
« je veux ‘ceci ou cela’ » pour un « Seigneur, ce que tu veux ». En fait,
quelques années avant son premier magistère parisien, Eckhart expose
déjà la structure transcendantale qu’il traduira par les règles de l’opus
tripartitum. Là où l’on s’est détaché de « ceci ou cela » (‘diz oder daz’),
il ne reste plus qu’à s’abandonner à l’opération de Dieu, de telle sorte
que le supérieur agisse dans l’inférieur sans y rencontrer d’obstacle.
L’obéissance décrite par Eckhart ouvre une véritable performativité. Elle
instaure non pas d’abord un « ce qui est » (was) à entendre, mais « com-
ment » (wie). L’obéissance est la vertu qui ouvre d’une part, les condi-
tions de l’expérience d’union à Dieu, et d’autre part, les conditions du
discours mystique. Obéir, écouter, est à la fois la disponibilité à un nou-
vel agir et à un nouveau parler. Les deux ne peuvent aller l’un sans
l’autre.

813
Ibid., DW V, p. 185.
814
Ibid., DW V, p. 187.
ŒUVRE INTÉRIEURE ET ŒUVRE EXTÉRIEURE 257

L’analyse des expressions stylistiques utilisées dans les Entretiens spi-


rituels peut servir de préambule à l’étude des sermons. Le texte y est
charpenté par des structures conditionnelles qui manifestent que nous
avons affaire à un écrit qui n’a pas sa finalité en lui-même. À l’instar des
Institutions cénobitiques de Jean Cassien auxquelles elles s’appa-
rentent815, les rede (collationes) eckhartiennes se situent dans la droite
ligne des exercices spirituels de l’Antiquité. Ce sont des protocoles d’ac-
tions. Ils sont énoncés de manière constative, s’ils s’appuyent sur des
événements ayant déjà lieu (actuels), ou de manière performatives, s’ils
peuvent avoir lieu (hypothétiques). Les énoncés évoquent parfois des
situations qui entravent l’opération de Dieu (contre-factuels). Aussi
retrouvons-nous les trois types de structures conditionnelles évoquées par
Hasebrink816. En voici quelques exemples :
1) Structures conditionnelles actuelles :
Quand (Swâ) l’homme sort de lui-même dans l’obéissance et ce renonce,
Dieu est contraint de pénétrer en lui, car si (wan sô) cet homme ne veut rien
pour lui-même, alors (dem) Dieu doit vouloir pour cet homme de la même
manière que pour lui-même817.
Lorsque (Swenne) je me suis dépouillé de ma volonté pour me remettre dans
la main de mon supérieur et je ne veux rien pour moi-même, il faut que (dar
umbe, littéralement : voilà pourquoi) Dieu veuille pour moi, et s’il me
néglige en cela, ainsi (sô) il se néglige lui-même818.

2) Structures conditionnelles hypothétiques :


En vérité, si (alsô) toutes choses étaient égales pour toi, ainsi (sô) personne
ne ferait obstacle à ce que Dieu te soit présent819.
Car s’il en était ainsi (wann… sô), il se sentirait bien à son aise en tous
lieux et parmi tous, car (wann) il posséderait Dieu et personne ne pourrait
le lui enlever et nul ne pourrait l’empêcher d’accomplir son œuvre820.
Bien sûr, (si) tu pouvais en peu de temps te détourner ainsi (alsô) résolu-
ment de tous les péchés en les détestant vraiment et te tourner ainsi (alsô)
résolument vers Dieu, même si (alsô) tu avais à ton compte tous les péchés
qui furent accomplis depuis Adam et qui seront commis à l’avenir, ils te

815
Comme chez Jean Cassien (De Institutis cœnobiorum, V, 41), le « discernement »
(discretio) constitue une « boussole pour le moine ». Cf. M.-A. VANNIER, « Les Entre-
tiens spirituels, creuset de l’œuvre d’Eckhart », dans : Meister Eckhart in Erfurt, 2005,
p. 137-145, ici, p. 139.
816
B. HASEBRINK, Formen inzitativer Rede bei Meister Eckhart, p. 108-109.
817
M. Eckhart, Die rede der underscheidunge, § 1, DW V, p. 187, trad. AH légèr.
modif., p. 41-42.
818
Ibid., § 1, DW V, p. 187, trad. AH, p. 42.
819
Ibid., § 6, DW V, p. 203, trad. AH légèr. modif., p. 48.
820
Ibid., § 6, DW V, p. 204, trad. AH, p. 48.
258 TRAITÉS ET SERMONS ALLEMANDS

seraient complètement remis en même temps que le châtiment, en sorte que


si tu mourais maintenant, tu parviendrais devant la face de Dieu821.

3) Structures conditionnelles contre-factuelles :


Mais (aber) celui en qui Dieu n’habite pas véritablement, qui doit chercher
Dieu à l’extérieur en ceci et cela, qui cherche Dieu dans la diversité, dans
les œuvres ou les gens ou les lieux ne possède pas Dieu822.
En vérité, sans ce renoncement de la vérité en toutes choses, ainsi (sô) nous
n’accomplissons vraiment rien devant Dieu823.

Ces diverses structures ne peuvent être abordées séparément les unes


des autres. En effet, le discours tout entier est un tissage qui entrelace
ces différentes structures au point qu’elles ne sont plus toujours
reconnaissables :
(Si donc) nous visons seulement et uniquement Dieu, en vérité, ainsi (sô) il
faut qu’il opère notre œuvre et nul ne peut l’empêcher d’opérer ses œuvres,
ni la foule, ni le lieu824.
En vérité, (si) un homme abandonnait un royaume et le monde entier et
qu’il se garde lui-même, ainsi (sô) il n’aurait rien abandonné. Oui, et (si)
un homme s’abandonnait lui-même, quoi qu’il garde, richesse, ou honneur,
ou quoi que soit, ainsi (sô) il aurait abandonné toutes choses825.

L’actuel, l’hypothétique et le contre-factuel s’entremêlent pour mani-


fester que la possibilité de laisser Dieu opérer est toujours latente. Cepen-
dant, dans son inconstance, l’homme y adhère ou non. Il n’en va pas ainsi
pour Dieu. En raison même de son essence, Dieu est continuellement
disposé à opérer son œuvre en l’homme. D’où le fait que l’ensemble des
structures conditionnelles est fondé sur l’essence même de Dieu : « Et si
Dieu n’agissait pas ainsi, de par la vérité que Dieu est, Dieu ne serait pas
juste et il ne serait pas Dieu, ce qui est sa nature et son essence » (Und
entaete got des niht, in der wârheit, diu got ist, sô enwaere got niht
gereht noch enwaere got, daz sîn natiurlich wesen ist)826. Toujours prêt
à donner, car son essence même est le bien qui se diffuse, Dieu attend
que l’homme soit prêt à recevoir : « Si l’on n’est pas préparé, on aliène
le don et Dieu avec le don » (Und ist man unbereit, man verderbet die
gâbe und got mit der gâbe)827.

821
Ibid., § 16, DW V, p. 245-246, trad. AH légèr. modif., p. 65.
822
Ibid., § 6, DW V, p. 203-204, trad. AH légèr. modif., p. 48.
823
Ibid., § 11, DW V, p. 226, trad. AH légèr. modif., p. 57.
824
Ibid., § 6, DW V, p. 202, trad. AH légèr. modif., p. 47.
825
Ibid., § 3, DW V, p. 194, trad. AH légèr. modif., p. 44.
826
Ibid., § 1, DW V, p. 187-188, trad. AH, p. 42.
827
Ibid., § 21, DW V, p. 280, trad. AH, p. 79.
ŒUVRE INTÉRIEURE ET ŒUVRE EXTÉRIEURE 259

La collatio rassemble dans un même lieu et à un même moment des


frères qui sont plus ou moins prêts à recevoir le don. La circulation des
pronoms personnels n’est pas sans importance. Tantôt, la relation entre
Eckhart et ceux dont il a la charge se traduit principalement dans un
« je » face à un « tu », qui se déploie çà et là dans un « nous ». Tantôt
cette interpellation personnelle est neutralisée en direction d’un tiers :
« il », « l’homme », « celui ». Ce tiers indéterminé permet à la fois une
distanciation et une universalisation en vue d’une implication singulière
et libre de chacun. Comme le relève Michel de Certeau dans La fable
mystique en citant Austin, il y a donc bien chez Eckhart une rhétorique
qui ne fonctionne pas selon le constatif mais selon le performatif828. Cela
suppose que « le discours mystique doit produire lui-même la condition
de son fonctionnement »829. Prenant appui sur un passage des Entretiens
spirituels (« § 10 : Comment la volonté peut tout et comment toutes les
vertus résident dans la volonté pourvu qu’elle soit droite »), Certeau
insiste sur le fait que performativité nécessite un engagement entier et
immédiat : « Non pas, par conséquent : ‘Je voudrais bien…’, – ce serait
encore pour l’avenir – mais : ‘Je veux qu’il en soit ainsi maintenant’ »830.
Une possibilité d’opérativité est donc disponible à l’instant, dans la
mesure où « je » détermine par un volo. Or, ce volo est « un cas limite
du performatif » car il trangresse la « gestion sociale des actes illocu-
toires et des conditions de leur opérativité contractuelle »831. Le volo
instaure une autonomie de l’intériorité par rapport à toutes circonstances
contractuelles. Pour Certeau, il y va d’une « performance du sujet ». Par
là, il entend que le sujet parlant est transformé, métamorphosé dans un
vouloir, car « il accomplit (perfoms) ce qu’il dit »832. Si cette affirmation
signifie que le discours eckhartien en langue vernaculaire fait partie de
la performativité restreinte d’Austin (identité entre la parole et l’acte), il
me semble qu’un déplacement s’impose par rapport à l’interprétation de
Certeau833. À chaque fois, les énonciations de Maître Eckhart supposent
un ensemble d’opérations qui s’étendent du moment où elles sont énon-
cées (ici et maintenant) vers leur exercice pratique (partout et toujours).
Le locuteur insiste sur l’affirmation que la parole agit « en tous lieux »
828
M. DE CERTEAU, La fable mystique, I, p. 225-242.
829
Ibid., p. 226.
830
M. ECKHART, Die rede der underscheidunge, § 10, p. 53, cité dans ibid., p. 228.
831
M. DE CERTEAU, La fable mystique, I, p. 238.
832
Ibid., La fable mystique, p. 237.
833
En distinguant trois actes de langage : locutoire, illocutoire, perlocutoire, Austin
élargit la notion de performativité d’un sens strictement énonciatif à un sens opératif
(AUSTIN, How to Do Things with Words, Lecture IX, p. 108-119).
260 TRAITÉS ET SERMONS ALLEMANDS

pour autant que l’homme soit dans une intention droite : qu’il soit « dans
la rue » (in der strâze) ou « à l’église » (in der kirchen), « dans la soli-
tude » (in der einoede) ou « dans la cellule » (in der zellen), « celui qui
est droit, en vérité, se trouve bien en tous lieux et avec tout le monde »
(Wem reht ist, in der wârheit, dem ist in allen steten und bî allen liuten
reht)834. La performance énonciative a principalement pour but de rendre
l’allocutaire attentif à la manière dont il agit. Elle tente d’établir celui
à qui elle s’adresse dans un ethos, un habitus, basé sur une intention
tournée vers l’opérativité intérieure. L’attention à la « présence divine »
(götlicher gegenwerticheit) est une « habileté » qui doit devenir une
seconde nature à force de s’y exercer : « Au début, il y faut de la
réflexion et une pénétration attentive, comme l’écolier vis-à-vis de son
art » (Dâ muoz ze dem êrsten ein anegedenken und ein merklich înerbil-
den zuo gehoeren, als dem schuoler ze der kunst)835.
Peu importe finalement, ce que l’on réalise pourvu que cela soit ce que
l’on doit faire à ce moment-là. La bonté ou la justice d’un acte ne dépend
pas de l’extériorité, mais de la modalité intérieure par laquelle on le fait.
Il s’agit d’œuvrer avec bonté ou avec justice. D’où l’affirmation eckhar-
tienne : « ce ne sont pas les œuvres qui sanctifient, c’est nous qui devons
sanctifier les œuvres » (diu werk enheiligent uns niht, sunder wir suln
diu werk heiligen)836. Maître Eckhart propose ainsi une voie de sanctifi-
cation pour tous, sans accès privilégié. Quelle que soit l’action qui se
présente, la seule voie valable est d’être « vigilant » (wacheric)837 :
Sans doute une œuvre n’est-elle pas semblable à l’autre, mais pour celui qui
accomplirait ses œuvres dans un même esprit, en vérité, toutes ses œuvres
seraient semblables, et pour celui qui agirait droitement, en vérité, Dieu
rayonnerait dans le profane aussi clairement que dans le sacré, s’il était
réellement à Dieu838.

La distinction entre le profane (in dem werltlichen, littéralement : dans


les choses mondaines) et le sacré (in dem aller götlîchesten, littérale-
ment : dans les choses plus divines) s’estompe pour faire place à la sanc-
tification par la vigilance dans l’intention droite. L’homme doit apprendre
à rester en présence de Dieu dans toute œuvre qu’il lui incombe de faire.
L’essentiel n’est pas ce qu’il fait mais la manière dont il le fait. Dans

834
M. ECKHART, Die rede der underscheidunge, § 6, DW V, p. 201.
835
Ibid., § 6, DW V, p. 209, trad. AH, p. 50.
836
Ibid., § 4, DW V, p. 198.
837
Sur la vigilance comme qualité d’attention, cf. N. DEPRAZ, « Pratiquer la réduc-
tion : la prière du coeur », 2003, p. 503-519.
838
M. ECKHART, Die rede der underscheidunge, § 7, DW V, p. 210.
ŒUVRE INTÉRIEURE ET ŒUVRE EXTÉRIEURE 261

cette opération, l’homme est transformé en Dieu « de sorte qu’on le res-


sente et le perçoive dans toutes les forces du corps et de l’âme » (daz
man sîn enpfinde und gewar werde in allen kreften lîbes und sêle)839.
L’unité de volonté dans l’opération divine se manifeste dans celui qui agit
en elle. L’opérant éprouve les forces de son corps et de son âme d’une
manière nouvelle. Il s’agit de l’auto-attestation interne d’un écart entre
ce que « je » me sens capable de faire et le « je peux » actuel par lequel
l’œuvre est accomplie à l’instant. La force qui me traverse à l’instant est
une vertu permise par la vertu d’obéissance. Le « je peux » est vécu
comme réhaussé dans ses possibilités. Mais, il arrive aussi fréquemment
que, tout en étant abandonné à la volonté de Dieu, le « je » n’éprouve
aucun sentiment. Il se sent simplement vide de tout. Dans cet état de
pauvreté, il lui arrive de se plaindre : « Comment aurais-je l’amour
puisque je ne le ressens pas, n’en constate pas la présence ? » (wie möhte
ich dise minne gehaben, die wîle ich ir niht enpfinde noch gewar
enwirde ?)840. Si l’opération de l’amour peut se manifester sous forme
de ferveur, de piété, de jubilation, il n’en est pas toujours ainsi. En effet,
explique Eckhart, il se peut qu’il soit préférable que ce sentiment de
plénitude disparaisse car celui qui opère en lui peut s’y attacher. Dans ce
cas, le sentiment devient un obstacle à l’opération divine. L’absence
d’émotion ressentie est en fait une provocation à plus d’amour. Comme
Dieu veut se donner totalement lui-même avec tout ce qu’il est, il exige
une place nette et vide de tout, y compris de soi-même. Le « devenir »
(werden) en Dieu passe par le « dé-devenir » (ent-werden) : « Plus nous
dé-devenons de la nôtre (notre volonté), plus nous devenons véritable-
ment dans celle-ci (la volonté de Dieu) » (Und ie wir mêr des unsern
entwerden, ie mêr wir in disem gewaerlîcher werden)841. Personne ne
peut échapper à cet échange de pauvreté et de richesse. Pourtant, ce
« dédevenir » peut provoquer une sorte de dépression et le déclin du zèle
à opérer en Dieu. L’état de désolation apparent nécessite alors un discer-
nement. Pour reconnaître s’il est dans la paresse ou dans « le détache-
ment véritable ou l’abandon » (von wârer abegescheidenheit oder von
gelâzenheit), l’homme a un critère de discernement très simple : « il faut
se demander si, dans un tel état de délaissement intérieur, l’on reste tout
aussi fidèle à Dieu que si l’on se trouvait dans le plus grand senti-
ment »842. Vice versa, celui qui est dans la consolation, doit œuvrer
839
Ibid., § 20, DW V, p. 266, trad. AH, p. 73.
840
Ibid., § 10, DW V, p. 218-219, trad. AH, p. 54.
841
Ibid., § 21, DW V, p. 281.
842
Ibid., § 21, DW V, p. 283.
262 TRAITÉS ET SERMONS ALLEMANDS

comme s’il n’y était pas. L’amour s’exerce avec d’autant plus de pureté
que le « moi » est plus complètement détaché et abandonné dans l’opé-
ration divine. Ceci ne veut pourtant pas dire qu’il faille renoncer à la vie
intérieure :
Non pas qu’il faille s’échapper de son intérieur, ou s’en détacher, ou
y renoncer, mais en lui, avec lui et par lui, on doit apprendre à opérer en
sorte que l’intériorité perce dans l’opérativité et que l’opérativité revienne
dans l’intériorité, et que l’on s’habitue ainsi à opérer librement. Car on doit
tourner son regard vers cette opération intérieure et opérer à partir de là, que
ce soit lire, prier, ou s’il convient, accomplir une œuvre extérieure. Si
l’œuvre extérieure trouble l’opération intérieure, que l’on suive la voie inté-
rieure. Mais si les deux pouvaient être unies, ce serait la meilleure manière
de coopérer avec Dieu843.

La mystique eckhartienne n’a rien d’une fuite de la vie intérieure pour


le travail, ni la fuite du travail pour la vie intérieure. Eckhart promeut une
coopération avec Dieu telle que « l’opération intérieure » (inwendic
werk) et « l’opération extérieure » (ûzwendic werk) sont appelées à s’uni-
fier. Cette unité est aussi une possibilité d’examiner la disposition d’es-
prit de cet homme qui est amené à « lire » (lesen), « prier » (beten) et
produire une « œuvre extérieure » (ûzwendigiu werk) : une œuvre litté-
raire. Lesemeister, Eckhart est avant tout attentif à la modalité intérieure
avec laquelle il produit son œuvre extérieure. Pour lui, cette dernière
n’ajoute rien à l’acte ou l’intention qui la fait surgir844. Tout en ne renon-
çant nullement au travail, Eckhart n’accorde qu’une valeur transitive à sa
production littéraire. En tant qu’elle est encore un « ceci » ou un « cela »,
elle serait un obstacle à la liberté intérieure de celui qui est inséparable-
ment lesemeister et lebemeister. Il en va de même pour son lecteur.
Il n’est pas invité à s’arrêter à son œuvre extérieure en tant que telle mais
à la traverser, la percer (durchbrechen) pour passer du signe à l’opéra-
tion. À ce titre, les Entretiens spirituels préparent déjà les règles de
l’opus tripartitum.
En insistant sur la priorité de l’œuvre intérieure par rapport à l’œuvre
intérieure, Maître Eckhart s’insère de manière originale dans la « triple

843
Ibid., § 23, DW V, p. 291.
844
Voir commentaire de la leçon I (Brunner, p. 93-94) : « La structure de la pensée
est la même ici et là : en métaphysique comme en morale, Eckhart nous met en présence
de deux données hétérogènes et incompatibles, l’existence et l’essence d’un côté, l’inten-
tion et l’action de l’autre. Dans les deux cas, le premier terme se suffit entièrement
à lui-même, parce qu’il représente le divin, tandis que le second est un lieu de la mani-
festation du premier qui ne saurait ajouter quoi que ce soit à la source de cette
manifestation. »
ŒUVRE INTÉRIEURE ET ŒUVRE EXTÉRIEURE 263

évolution » de la société qui s’est opérée à partir de la seconde moitié du


XIIe siècle, telle qu’elle est décrite par Jacques Le Goff : 1) subjectiva-
tion de la vie spirituelle saisissable notamment dans l’évolution de la
confession, 2) l’éclosion d’une spiritualité d’une théologie du travail,
3) la transformation du schéma tripartite de la société en des schémas
plus complexes adaptés à la différence croissante des structures écono-
miques et sociales, sous l’effet de la division croissante du travail845.
Premièrement, si Maître Eckhart fait place à l’œuvre intérieure comme
étant décisive par rapport à l’œuvre extérieure, cela signifie que, suivant
l’évolution des manuels de confesseurs pour la prise de conscience des
laïcs (ad usum laicorum), il accorde davantage de poids à l’intention qui
sous-tend un acte qu’à l’acte extérieur lui-même. Par-là, il s’inscrit dans
le mouvement de subjectivation et d’intériorisation de la vie spirituelle.
Pour autant, l’intention droite, parce qu’elle nécessite de ne pas faire
retour sur le « moi » propre mais à l’ouvrir au « moi » divin, offre chez
lui un rempart à l’introspection réflexive qui ouvrira l’Occident à la psy-
chologie moderne. Deuxièmement, comme le confirmera le Sermon 86,
nous avons affaire chez lui à une « Marthe réhabilitée »846. Soucieux
d’ouvrir la spiritualité aux nouvelles catégories professionnelles qui se
développent avec l’urbanisation, Eckhart manifeste la possibilité d’une
voie de salut « non pas malgré leur profession, mais par leur profes-
sion »847. Cependant, Eckhart ne développe pas à proprement parler une
théologie du travail, qui serait issue du prolongement de l’œuvre produc-
trice du Créateur. La production extérieure, en tant que telle, ne l’inté-
resse pas. Ce choix est précisément issu d’une théologie de la création
comme opération. Dieu ne fabrique pas, il opère848. Le seul progrès
auquel Eckhart prête attention est celui de l’œuvre intérieure dont l’œuvre
extérieure est le baromètre puisque l’homme œuvre d’autant mieux qu’il
est plus libre intérieurement. Eckhart entend supprimer la dichotomie
entre le temps de l’agir professionnel et le temps de la vie religieuse.
Fidèle à la mission de l’ordre des prêcheurs, il propose de réunir « le
temps du salut et le temps des affaires »849. Mais, il le fait selon une
modalité originale en accordant la primauté à l’instant de l’opération

845
J. LE GOFF, Pour un autre Moyen Âge, 1977, p. 169.
846
Ibid., p. 171.
847
Ibid., p. 172. Cf. aussi cette citation et la reprise de ce thème par A. VAUCHEZ, La
spiritualité du Moyen Âge occidental. VIIIe – XIIIe siècle, 1994, p. 114s.
848
Cf. mon article : « ‘L’œuvre de tes mains’ (opera manuum tuarum) : création et
fabrication chez Maître Eckhart », dans : Lire les objets médiévaux, 2017, p. 51-62.
849
J. LE GOFF, Pour un autre Moyen Âge, p. 61.
264 TRAITÉS ET SERMONS ALLEMANDS

intérieure. Troisièmement, Eckhart propose une figure qui ne privilégie


aucune des trois classes de la société médiévale (oratores, bellatores,
laboratores). Il ne choisit ni la figure du saint parmi les oratores, ni la
figure du héros parmi les bellatores, ni même la figure du créateur parmi
les laboratores, mais une figure non distinctive d’un état particulier :
l’homme noble. Bien sûr, une telle proposition n’est pas neutre puisqu’elle
élargit la « noblesse » du sang à toute créature « à l’image de Dieu ».
Elle n’est pas neutre non plus à l’égard du privilège clérical puisqu’elle
ouvre la voie de la connaissance de Dieu aux laïcs. Enfin, puisqu’elle
promeut d’abord une « pauvreté en esprit », et non pas d’abord la pau-
vreté matérielle, cette noblesse laisse paradoxalement le champ libre au
développement économique tout en le modérant par une modalité de
« non-avoir ». La noblesse eckhartienne permet l’essor d’une nouvelle
société à travers ses diverses professions tout en lui retirant le moteur de
l’âpreté au gain facteur d’inégalités entre riches et pauvres. Maître
Eckhart ne vise pas directement une transformation de la société. Il envi-
sage une conversion de l’humanité à travers une réforme qui est d’abord
toute intérieure, et qui, par-là, peut s’étendre à une construction exté-
rieure renouvelée. Sans doute, la forme de vie des béghards et des
béguines constitue-t-elle une interpellation décisive pour cette réforme850.
Vivant du travail de leurs mains tout en s’adonnant à la vie intérieure, les
hommes et femmes faisant partie du mouvement béguinal promeuvent un
tissu social commençant dans les relations de proximité sans passer par
les structures établies. Leur mode de vie échappe en quelque sorte
à l’alternative entre hiérarchie du pape et de l’empereur, ce qui conduira
aux difficultés de reconnaissance de leur statut au concile de Vienne851.
Etant en charge de la cura monialium à Strasbourg au moment la publi-
cation de ce décret (25 octobre 1317), Eckhart aura un rôle à jouer auprès
des béguines qui, dans les grandes villes, « s’installaient de préférence
des quartiers voisins d’un couvent de dominicains et de franciscains »852.
Mais, deux magistères parisiens séparent la rédaction des Entretiens et la
prédication à Strasbourg. Et, insérés au cœur de ces deux magistères, le
retour à Erfurt va permettre à l’enfant de Thuringe de laisser surgir
le joyau de sa mystique : la naissance de Dieu dans l’âme.

850
Cf. M. WEHRLI-JOHNS, « Béguinages », dans : Encyclopédie des mystiques rhénans,
p. 183.
851
Ibid., p. 185-186.
852
Ibid., p. 184.
Naissance de Dieu dans l’âme
(Predigten, cycle d’Erfurt)

Comme l’affirme Hasebrink, la performance communicative d’Eckhart


est adossée au « paradigme de la naissance de Dieu » (Paradigma der
Gottesgeburt)853. Le cycle des sermons sur la naissance de Dieu dans
l’âme aurait été prêché entre 1303 et 1305, soit juste après le premier
magistère parisien854. Ayant reçu la charge de provincial de la province
dominicaine de Saxonia, qui compte quarante-sept couvents de frères,
Maître Eckhart vient de quitter Paris pour établir son siège au couvent
d’Erfurt. Ayant en toile de fond les Prologues, les premières Questions
Parisiennes et les Leçons et sermons sur l’Ecclésiastique, et commençant
déjà à rédiger ses grands commentaires latins, le dominicain de Thuringe
se lance dans une prédication centrée sur l’opération de Dieu dans l’âme.
Dans la langue vernaculaire, c’est le terme geburt qui s’offre à lui comme
le mieux adapté à ce qu’il veut communiquer à ses auditeurs. Ce terme
de « naissance », que Maître Eckhart développe pour la première fois
dans les Sermons 101 à 104, et qu’il poursuivra dans les sermons 87
à 98855, présente l’avantage de faire comprendre la nécessité de passer de
la naissance temporelle du Christ à sa naissance intérieure dans l’âme
à chaque moment de la vie. Pour ce faire, Eckhart peut se baser sur le
schéma classique des trois naissances. Patiemment élaboré à travers la
patristique, notamment chez Origène et Augustin, on le trouve explicite-
ment dans la tradition cistercienne, chez Bernard de Clairvaux et Guerric
d’Igny, et ensuite chez Isaac de l’Etoile856. Chez ce dernier, la triade de
la naissance temporelle-spirituelle-eschatologique857 est remplacée par la
triade naissance éternelle-temporelle-sacramentelle858. Par la suite, en

853
B. HASEBRINK, Formen inzitative Rede bei Meister Eckhart, p. 57.
854
Cf. G. STEER, « Meister Eckharts Predigtzyklus von der êwigen geburt : Mutmas-
sungen über die Zeit seiner Entstehung » ; « De l’authenticité et de la datation des ser-
mons 101 à 106 d’Eckhart ». Cf. aussi A. SPEER, L. WEGENER (éds.), Meister Eckhart in
Erfurt, 2005.
855
Cf. E. MANGIN, « Introduction » à Maître Eckhart, Le Silence et le Verbe. Sermons
87-105, 2012, p. 9-26.
856
Cf. M.-A. VANNIER, « Naissance de Dieu dans l’âme (Eckhart, Tauler) », Encyclo-
pédie des mystiques rhénans, p. 839-845.
857
GUERRIC D’IGNY, Deuxième Sermon pour l’avent, SC 166, p. 110-112.
858
ISAAC DE L’ETOILE, Sermon pour l’Ascension, PL 194, col. 1831c – 1832ab.
266 TRAITÉS ET SERMONS ALLEMANDS

constituant sa pensée comme cycle exitus-reditus, Thomas d’Aquin pro-


pose lui aussi sa version de la « triple naissance » : « éternelle au sein
du Père, temporelle du sein de la mère, spirituelle en nos cœurs »859. Se
basant sur son prédécesseur dominicain, Eckhart laisse non seulement de
côté la médiation sacramentelle et la perspective eschatologique, mais
aussi la médiation historique. Toute sa prédication se concentre sur l’uni-
cité de la naissance éternelle et de la naissance dans l’âme. Il y va pour
Eckhart de l’efficacité même de l’action salvifique de Dieu. D’où cette
question qu’il pose à ses auditeurs : « Que cette naissance se produise
toujours mais qu’elle ne se produise pas en moi, en quoi cela peut-il
m’aider ? En revanche, qu’elle se produise en moi, cela a beaucoup d’im-
portance » (daz disiu geburt iemer geschehe und aber in mir niht enge-
schihet, waz hilfet mich daz. Aber daz si in mir geschehe, dâ liget ez allez
ane)860. Comme le manifeste l’emploi du verbe geschehen, la prédication
eckhartienne n’est pas centrée sur le constat d’une réalité qu’il suffirait
de décrire pour la présenter, mais sur un événement qui doit encore arri-
ver. Eckhart ne propose pas un discours sur les événements qui sont
arrivés au Christ lorsqu’il vivait avec ses disciples. Il ne décrit pas non
plus une grande fresque apocalyptique de la fin de l’histoire du salut.
Il se concentre sur l’action de Dieu dans l’instant présent. La prédication
est performative. Et cette performativité est conditionnelle. À savoir,
selon l’analyse des Entretiens spirituels, elle nécessite l’implication de
l’auditeur non pas seulement à l’instant où le sermon est prononcé, mais
toujours et partout. Il en va ainsi car la Parole ne cesse d’être à l’œuvre.
Ce qui est toujours déjà à l’œuvre, doit faire son œuvre « en moi » (in
mir). Mais, pour que cela se produise, « je » dois satisfaire à des condi-
tions de réceptivité. Les actes de langage du Thuringien se concentrent
sur la manière dont l’homme doit se comporter pour que l’événement de
la naissance ait effectivement lieu. D’où la question :
Comment l’homme doit-il se comporter par rapport à cette opération, cette
parole intérieure ou [cette] naissance ? N’est-il pas plus utile que l’homme
ait une coopération avec celle-ci, qu’il s’efforce et mérite afin que cette
naissance se produise en lui et puisse naître, [ou encore] qu’il crée en lui
une image dans son intellect et sa pensée, et s’y exerce en pensant de la
sorte : Dieu est bon, sage, tout-puissant, éternel… Et ce qu’il peut penser
au sujet de Dieu ne sert-il pas mieux et ne conduit-il pas davantage à cette

859
THOMAS D’AQUIN, Sermon II pour Noël, Paris, Vivès, t. XXIX, p. 287.
860
M. ECKHART, Predigt 101/9, trad. AH-EM, p. 95. Bien qu’il se base ici explicite-
ment sur Augustin (Sermo 189, VI, 3, PL 38, p. 1006), Eckhart fait aussi appel à Origène
(Homélies sur Jérémie, IX, 4, SC 232, p. 392-395).
NAISSANCE DE DIEU DANS L’ÂME 267

naissance paternelle ? Ou bien alors [n’est-il pas plus utile] qu’il se retire
et se rende libre de toutes pensées, de toutes paroles et actions, de toutes
images et représentations, et se tienne entièrement dans un pur pâtir Dieu,
et avec oisiveté qu’il laisse Dieu agir en lui ? Dans lequel [des deux cas]
l’homme sert-il au mieux cette naissance ? 861.

Cette alternative entre la coopération (mitwürken) et le pâtir ou le lais-


ser agir (lîden, lâzen) est à lire tant sur fond de l’opus propositionum que
de la disputatio parisienne. Dès lors que l’âme produit des représentations
concernant Dieu dans son intellect, elle fixe ses concepts dans des prédi-
cats : « Dieu est bon, sage, tout-puissant, éternel,… » Or, la première
proposition de l’opus propositionum : esse est Deus, interdit que Dieu
soit prédicable. Dieu n’est pas ce qui doit être déterminé par le discours
humain, mais il en est le déterminant principal. Si tel est le cas, à chaque
fois que l’intellect humain prend l’initiative d’une activité, même à partir
d’une réceptivité préalable (voir la transformation de l’espèce sensible en
espèce intelligible chez Duns Scot), l’opération de Dieu en l’homme est
contrecarrée. Puisque toute coopération sur le mode d’une production de
l’intellect est néfaste, elle doit être écartée au profit d’un pur pâtir Dieu.
Les différentes puissances (mémoire, intelligence et volonté) doivent
faire silence, car, « ces opérations extérieures s’attachent toujours
à quelque chose d’intermédiaire » (allez ir uzwürken haftet iemer an
etwaz mittels)862. Dès lors, cet « intermédiaire » vient occuper la place
qui doit être laissée libre pour que Dieu agisse. Tant que la mens/sêle
s’occupe de cette image fabriquée par l’intellect, elle se rend elle-même
indisponible en tant qu’image proférée par Dieu. Dieu opère « sans inter-
médiaire » (âne mittel) parce que l’âme est elle-même l’image qu’il
actualise constamment. La noblesse de l’âme consiste à fluer du fond
même de l’être, là où les activités sont unifiées avant de se disperser. Une
réceptivité est donc nécessaire « afin que Dieu le Père prononce sa
Parole » (daz got der vater aldâ sprichet sîn wort)863. Cette nécessité se
traduit à travers une diversité de structures conditionnelles :
Pour connaître [Dieu], il faut que (sô müezen) nous soyons enfants. « [Si]
nous sommes enfants, ainsi (sô) sommes nous aussi héritiers » (Rm 8,17)864.
Dans la mesure où (als) la nature du froment est exactement comme celle
de la pierre, il ne lui reste rien d’autre que la capacité à recevoir. Ainsi,
il faut que (alsô muoz) l’âme meure afin qu’ (sol si) elle puisse devenir

861
M. ECKHART, Predigt 101/9, DW IV,1, p. 340-341, trad. AH-EM, p. 96.
862
Ibid., DW IV,1, p. 344, trad. AH-EM, p. 97.
863
Ibid., DW IV,1, p. 345, trad. AH-EM, p. 97.
864
M. ECKHART, Predigt 94/58, DW IV,1, p. 147, trad. AH-EM légèr. modif., p. 375.
268 TRAITÉS ET SERMONS ALLEMANDS

réceptive à un autre être. (…) Mais Dieu ne se donnera jamais totalement


à vous, [si] vous ne vous êtes pas donnés entièrement à lui865.
(un homme) aurait-il goûté Dieu, il dépasserait rapidement toutes choses ;
et pas un simple dépassement, bien plutôt, il percerait à travers toutes les
créatures. (…) Celui qui doit (sol) contempler Dieu, il faut qu’ (muoz) il ait
un désir très haut. (…) Et si (swâ) je ne peux pas forcer Dieu afin qu’il fasse
tout ce que je veux, c’est parce que j’échoue soit dans l’humilité soit dans
le désir866.
Celui en qui cette naissance doit (sol) advenir, « il est nécessaire (nôt) par-
dessus tout qu’il soit aux choses qui sont au Père » (Lc 2,49)867.

Dans ces quelques extraits de sermons, nous retrouvons l’entrelacs des


structures conditionnelles de type actuel (dans la mesure où), hypothé-
tique (si, il faut que, il est nécéssaire que), contre-factuel (mais… jamais).
La particularité de telles conditions est double : d’une part, elles sont
fondées sur des affirmations scripturaires qui assurent que Dieu agit si
l’homme y est disposé ; d’autre part, l’exigence qu’elles stipulent est
telle qu’elle est impraticable. Cependant, cela fait partie de la perfor-
mance du sermon que d’annoncer des conditions impraticables. Pour-
quoi ? Précisément parce que celui à qui elles s’adressent doit reconnaître
qu’il ne peut en être l’acteur. L’objectif du sermon, sa fonction perlocu-
toire, est d’acculer les destinataires à s’identifier à des récepteurs onto-
logiques. La « capacité de recevoir » (enpfenclîcheit) est précisément la
reconnaissance de la nature même de l’âme. Il en est ainsi car l’âme
surgit d’un même « fond » que Dieu. Lorsqu’elle découvre qu’elle n’a
rien en propre, mais que tout lui est donné par Dieu, alors « l’âme rejoint
sa nature, son être et sa vie, et elle naît dans la déité » (Diu sele engât ir
natûre und irm wesene und irm lebene und wirt geborn in der gotheit)868.
Or, précisément, rejoindre profondément sa nature comme étant donnée
est une grâce, car la nature ne peut se donner à elle-même. Eckhart le
résume magnifiquement : « Quand la nature est à son apogée, Dieu
donne la grâce » (Wenne diu natûre ûf ir hoehstez kumet, sô gibet got
gnâde)869. Cela signifie qu’à un moment donné, lorsqu’elle est prête,
l’âme perd l’initiative de tout son pouvoir. Telle est la gelâzenheit. Mais
c’est justement ce que la nature ne peut faire par elle-même. L’âme peut
865
M. ECKHART, Predigt 98/99, DW IV,1, p. 234-235, trad. AH-EM légèr. modif.,
p. 605.
866
M. ECKHART, Predigt 100/113, DW IV,1, p. 272-273, trad. AH-EM légèr. modif.,
p. 684-685.
867
M. ECKHART, Predigt 104a/16a, DW IV,1, p. 566, trad. AH-EM légèr. modif.,
p. 147.
868
M. ECKHART, Predigt 98/99, DW IV,1, p. 244, trad. AH-EM, p. 607.
869
M. ECKHART, Predigt 103/15, DW IV,1, p. 486, trad. AH-EM, p. 142.
NAISSANCE DE DIEU DANS L’ÂME 269

donc dire : « Comment est-ce possible ? Je ne l’éprouve pas encore »


(Wie mac daz gesîn? Ich enbevinde sîn doch niht) : « Remarque main-
tenant ! L’expérience n’est pas en ton pouvoir, bien au contraire : elle est
dans le sien, quand cela lui plaît. » (Nû merke! Daz bevinden enist niht
in dînem gewalt, mêr: ez ist indem sînen, sô ez im vüeget)870.
Une expérience à éprouver (bevinde, enbevinde), mais qui n’est pas au
pouvoir de l’homme. Tel est le résultat attendu de chaque sermon.
L’homme peut seulement se préparer à ce que Dieu naisse lui-même dans
l’âme. Cette naissance s’explicite à travers le Sermon 101/9. Il a pour
thème un extrait du livre de la Sagesse : « Lorsque toutes choses se
tenaient au milieu du silence, alors est descendue d’en haut, du trône
royal, et est venue en moi une parole secrète » (Sg 18,14-15). Cette
Parole est une auctoritas incomparable à toute autre. Elle n’a besoin
d’aucune garantie étrangère autre qu’elle-même. Elle s’autorise elle-
même en tant qu’auteur de toutes choses. Dieu seul, en tant qu’il profère
la mens, est autorisé à lui parler directement de lui. Dieu engendre sa
propre conception dans la mens, non pas comme un ajout à celle-ci, mais
justement à même celle-ci. Pour le résumer, il faudrait dire : Dieu me
parle. Ce « me » étant à la fois à l’accusatif et au datif. Dieu parle
« à moi » parce qu’il parle « moi ». Dans la naissance, il n’y a plus un
« je » qui écoute Dieu lui parler dans un dédoublement entre ce qui est
dit et celui à qui cela est dit. C’est précisément « je » qui devient la
parole même de Dieu. À l’instant où cela se produit, un échange de
« moi » intervient entre le concepteur et sa conception871. Cet échange
n’est parfaitement réalisable que là où le « je » humain se serait non
seulement détaché de toutes images (abegescheidenheit), mais aussi se
serait complètement laissé lui-même (gelâzenheit). Or, précisément, toute
la prédication montre que si en droit cette naissance est accessible, elle
de fait toujours un but vers lequel tendre.
Qui lit Eckhart selon sa perspective performative ne s’offusque pas de
ses formulations excessives. Les formules comme « le Père m’engendre
moi son Fils et le même que son Fils » (In agro dominico, prop. XXII)
ne sont condamnables que pour une lecture constative des énoncés
eckhartiens. Le Thuringien sait que seul le Verbe incarné réalise de fait
cette perfection. Lui seul peut affirmer : « Je suis dans le Père et le Père

870
Ibid.
871
En raison de l’indentification entre le « fond de l’âme » et le « fond de Dieu », on
peut parler chez Eckhart d’un véritable « transfert des fonds » (E. FALQUE, « Réduction
et conversion (Maître Eckhart) », dans : Dieu, la chair et l’autre. 2008, p. 137-199, spé-
cialement, p. 170-171).
270 TRAITÉS ET SERMONS ALLEMANDS

est en moi » (Jn 14,11) ou : « Le Père et moi nous sommes un »


(Jn 10,30). « Il est dit ‘un’, commente Eckhart, du fait que tout l’être de
l’un est dans l’autre et qu’il n’y a là rien d’étanger » (‘unum’ in quantum
totum esse unius in altero est, et nihil alienum ibi est)872. Cependant,
parce qu’elle est à la fois l’origine et la fin de toutes choses, cette unité
dans l’altérité bat au cœur de chaque humain en tant qu’elle en constitue
le fond. Elle est ce qui dynamise toute vie et toute recherche, intellec-
tuelle y compris. La spécificité de ce fond est d’être « sans fond »
(abgrunt). À savoir, comme l’identité-altérité (idem in se altero) est
la vie ontologique elle-même, toute tentative d’arrêt sur un des pôles
de la relation est vouée à l’échec. Il n’y a donc jamais de possibilité, pour
la connaissance, d’atteindre un sol fixe sur lequel s’établir. Pour le dire
autrement, pas plus que d’objectivité absolue n’existe de subjectivité
absolue. Dans la dualité où l’homme se meut, cela se manifeste en
demeurant caché (Ez schein und was verborgen)873. Cette « inconnais-
sante connaissance » (unbekant bekantnisse) a pour effet de maintenir
l’âme dans une tension qui lui fait « pourchasser » (nâchjagen) sans
relâche l’opération sans mode par laquelle Dieu naît lui-même dans
l’âme874. C’est pourquoi Eckhart rappelle à ses fidèles l’exemple de
l’Apôtre qui, bien qu’ayant été ravi par Dieu (2 Co 12,2.3), n’imaginait
pas l’avoir déjà saisi mais était tendu en avant vers sa manifestation
(Ph 3,14-16). De même, comme Bernard de Clairvaux, Eckhart prend
aussi la figure de la bien-aimée du Cantique qui, partant à la recherche
de celui que son cœur aime, affirme : « Mon âme s’est dissoute et
a fondu dès que mon bien-aimé a dit sa parole » (Ct 5,6)875. Le prédica-
teur ajoute aussitôt cette concaténation de versets : « Quiconque aura
tout laissé à cause de moi recevra le centuple. Et si quelqu’un veut aussi
m’avoir, qu’il s’abandonne lui-même et abandonne toutes choses. Et si
quelqu’un veut me servir qu’il me suive » (Mt 19,29 ; 16,24 et Mc 10,29-
30)876. Aucune concession sur la route à suivre pour obtenir la béatitude
désirée. Cependant, pour que les auditeurs ne se découragent pas devant
une telle exigence, Eckhart leur redit à quel point Dieu veut leur donner

872
M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 24, OLME 6, p. 62-63. Cf.
aussi : « Celui qui engendre, avec l’engendré ou la progéniture, est un et le même dans
l’autre lui-même, et se trouve autre lui-même dans l’autre lui-même » (pariens cum parto
sive prole est unum idem in se altero et se alterum invenits in se altero) (M. ECKHART,
Sermo XLIX, 2, 2, § 510, LW IV, p. 425, trad. E. Mangin, La mesure de l’amour, p. 409).
873
M. ECKHART, Predigt 101/9, DW IV,1, p. 362, trad. AH-EM, p. 103.
874
Ibid., DW IV,1, p. 361, trad. AH-EM, p. 103.
875
Ibid., DW IV,1, p. 364, trad. AH-EM, p. 104.
876
Ibid.
NAISSANCE DE DIEU DANS L’ÂME 271

le pouvoir d’y accéder : « Le Fils du Père céleste n’est pas le seul


à naître dans ces ténèbres, chez lui. Toi aussi, tu prends naissance, enfant
du même Père céleste et pas d’un autre, et il t’en donne le pouvoir »877.
Il importe que le prédicateur comme le fidèle sachent à quel point la
naissance divine dans l’âme est d’abord une opération dont Dieu à l’ini-
tiative. Il s’agit ni plus ni moins pour Dieu d’être dans l’âme tel qu’il est
dans l’éternité :
Où est celui qui est né ? (Mt 2,2) Je dis à nouveau ce que j’ai dit, à savoir
que cette naissance se produit dans l’âme comme elle se produit dans l’éter-
nité, ni plus ni moins : c’est une unique naissance. Et elle se produit dans
l’être et dans le fond de l’âme878.

Pour Eckhart, les deux naissances (l’une, éternelle, et l’autre, dans


l’âme) se distinguent uniquement du point de vue de l’homme. Du point
de vue de Dieu, il n’y a qu’une seule naissance (ez ist éiniu geburt).
Il en est ainsi parce que Dieu est présent tel qu’il est au cœur de chaque
créature en leur confèrant l’être qu’elles n’ont pas par elles-mêmes. Cette
intériorité opérative est relationnelle. Dans les Quaestiones Parisienses,
Eckhart a défendu la position que l’âme était une relation réelle avec
Dieu. L’être parvient donc à la créature par la modalité relationnelle ou
intentionnelle de l’âme. Si l’âme est donc exprimée par Dieu, dans le
mouvement même par lequel le Verbe est exprimé par le Père, alors Dieu
se connait à travers la profération de l’âme. Pour connaître Dieu, l’âme
n’a pas d’autre possibilité que de se laisser entrainer librement dans ce
processus dans lequel elle est déjà naturellement intégrée :
Etant donné que Dieu est [présent] de façon intellectuelle en toutes choses
et qu’il est plus intérieur aux choses que les choses ne le sont elles-mêmes,
et de façon plus naturelle – et là où il est, Dieu doit opérer, se connaître
lui-même et exprimer sa parole –, quel attachement propre l’âme possède-
t-elle avec cette opération divine plus que n’importe quelles autres créatures
intellectuelles, dans lesquelles Dieu est aussi [présent]879.

Prédisposée à la naissance éternelle en tant qu’image, l’âme peut deve-


nir « participante de l’influx divin et de tous ses dons » (teilhaftic des
götlîchen învluzzes und aller sîner gâben)880. Le pécheur et l’homme bon,
ajoute Eckhart, sont tous deux constitués par le flux. Cependant, seul
l’homme bon (ou le juste), par le fait même qu’il se rend participant de

877
Ibid., DW IV,1, p. 366, trad. AH-EM, p. 105.
878
M. ECKHART, Predigt 102/13, DW IV,1, p. 407, trad. AH-EM, p. 118.
879
Ibid., DW IV,1, p. 408-409, trad. AH-EM, p. 118.
880
M. ECKHART, Predigt 102/13, DW IV,1, p. 411.
272 TRAITÉS ET SERMONS ALLEMANDS

la bonté (ou la justice), permet à l’âme d’opérer la reditio completa dans


laquelle elle est unie à Dieu tel qu’il est. Pour ce faire, l’âme ne peut plus
être dispersée à l’extérieur avec les puissances, sinon elle est distraite par
l’opération de chacune : « la puissance de voir dans l’œil, la puissance
d’entendre dans les oreilles, la puissance de parler dans la langue » (die
kraft des sehennes in daz ouge, die kraft des hoerennes in die ôren, die
kraft des sprechennes in die zungen)881. Toutes ces opérations sont défi-
cientes pour opérer à l’intérieur (inwendic ze wirkenne). De la sorte, la
structure dialogique du langage, qu’elle soit orale ou écrite, tombe sous
le couperet de cette déficience. Les mots, exprimés par la langue du
locuteur entendus par ses auditeurs, sont inopérants. La naissance de
Dieu dans l’âme nécessite de les quitter. Cependant, dans le cadre de la
prédication, nul doute que Maître Eckhart ne soit en train d’émettre des
sons entendus par les fidèles. Les signes émis n’ont donc d’autre objectif
que de conduire ceux à qui ils sont adressés vers un silence où la nais-
sance pourra se produire. « Calme » (stilheit) et « silence » (swîgenne)
signifient chez Eckhart une absence d’images et de formes882. Cette
vacuité est la condition sine qua non d’un « savoir transfiguré » (über-
formet wizzen) : « Nous devons devenir savants avec le savoir divin et
notre ignorance sera alors ennoblie et ornée avec le savoir surnaturel »
(Danne suln wir werden wizzende mit dem götlîchen wizzenne und danne
wirt geadelt und gezieret unser unwizzen mit dem übernatiurlîchen
wizzenne)883.
Le savoir surnaturel n’est pas chez Eckhart un savoir qui s’ajouterait
au savoir naturel. Il est une transformation complète du savoir humain
dans la mesure où l’homme accepte un « non-savoir » (unwizzen). Il
s’agit d’abandonner le savoir comme « puissance de vision » (kraft des
sehennes) pour le changer en « puissance d’audition » (kraft des hoeren-
nes)884. D’habitude, l’écoute par laquelle nous recevons un signe oral
s’arrête dès que ce dernier est reçu par l’esprit. À partir de là, la passivité
se mue aussitôt en activité. L’intelligence, se mettant en quête d’une
représentation de ce signe, troque aussitôt sa puissance d’écoute pour sa
puissance de vision. Or, pour Eckhart, c’est précisément la mise en œuvre
de cette activité qui constitue l’obstacle majeur à la naissance de Dieu
dans l’âme. En tant qu’elle est déjà elle-même à l’image de Dieu, l’âme
doit apprendre à « pâtir » l’action divine qui la fait image : « Oui,
881
Ibid., DW IV,1, p. 415-416, trad. AH-EM, p. 121.
882
Ibid., DW IV,1, p. 419.
883
Ibid., DW IV,1, p. 419, trad. AH-EM, p. 124.
884
Ibid., DW IV,1, p. 421, trad. AH-EM, p. 124.
NAISSANCE DE DIEU DANS L’ÂME 273

d’après un amour sans mesure, Dieu fait reposer notre béatitude dans un
pâtir, car nous pâtissons plus que nous n’agissons, et nous recevons
incomparablement plus que nous donnons » (Jâ, von unmaeziger minne
hât got unser saelicheit geleget in ein lîden, wan wir mê lîden dan wür-
ken und unglîche mê nemen dan geben)885. À Dieu la donation, à la
créature la réceptivité. Il appartient à Dieu d’opérer et à l’âme de pâtir,
l’un et l’autre « sans mesure » : « De même que Dieu est sans mesure
dans le fait de donner, l’âme est également sans mesure dans le fait
d’accueillir et de recevoir » (Wan als got unmaezic ist an dem gebenne,
alsô ist ouch diu sêle unmaezic an dem nemenne oder enpfâhenne)886.
Dans la prédication de la naissance de Dieu dans l’âme, Maître Eckhart
transpose l’option défendue face à Gonzalve d’Espagne. La connaissance
nécessite une absence de toute activité de l’intellect. Aussi, le signe, en
raison de son extériorité, ne reconduit directement à aucun concept.
Ayant averti celui à qui il est adressé de se tourner vers une chose qu’il
ne peut regarder mais qu’il doit écouter, le signe est endigué et voué au
silence. L’intellect devenant entièrement passif est alors préparé à rece-
voir la conception donnée par la chose même. D’où la possibilité pour
Eckhart de reprendre le verset johannique où le peuple, averti d’abord
par la samaritaine, s’adresse ensuite à elle en disant : « Maintenant nous
ne croyons plus d’après tes paroles, mais bien du fait que nous l’avons
vu lui-même » (Jn 4,42). Les mots par lequel le prédicateur ou l’ensei-
gnant s’adresse à ses allocutaires ne produisent aucun concept dans leurs
esprits. Ils ne véhiculent aucun savoir indépendamment de l’expérience
de la relation à Dieu lui-même. La théologie est parole de Dieu à la
créature et non parole de l’homme sur Dieu. D’où cette sentence eckhar-
tienne sans appel :
En vérité : toute la science des créatures, ni ta propre sagesse ni ton savoir
ne peuvent t’amener à un savoir divin de Dieu. Si tu veux avoir un savoir
divin de Dieu, alors ton savoir doit parvenir dans une pure ignorance et dans
un oubli de toi-même et de toutes les créatures887.

Cette sentence radicale n’est pourtant pas une disqualification de la


science théologique, mais une véritable fondation de cette dernière. Le
« savoir divin de Dieu » (got götlîche wizzen) est l’unique fondement de
la théologie. L’homme est appelé à se trouver là où Dieu se connaît
lui-même. Ceci nécessite un double mouvement : de l’extérieur vers

885
Ibid., DW IV,1, p. 422-423, trad. AH-EM, p. 124.
886
Ibid., DW IV,1, p. 423-424, trad. AH-EM, p. 125.
887
M. ECKHART, Predigt 103/15, DW IV,1, p. 477, trad. AH-EM, p. 139.
274 TRAITÉS ET SERMONS ALLEMANDS

l’intérieur, et de l’intérieur vers le haut. Le premier passage, qui est réa-


lisé par le détournement des étants ceci et cela, nécessite ensuite que
l’intellect ne cherche plus à viser ceci ou cela à l’intérieur de sa
conscience. Le détournement du regard sur les choses visibles reçues par
les sens pour un regard sur les choses produites par l’intellect n’est pas
suffisant. Le remplacement de la visée des choses sensibles par la visée
de leur représentation ne conduit qu’à augmenter en l’âme son illusion
d’être à la source de toute opération. La spontanéité imaginative se dis-
pense de la réceptivité liée aux sens extérieurs, augmentant ainsi son
pouvoir d’initiative. Aussi Eckhart prône-t-il l’abandon de la visée, ou
l’abandon de l’initiative de la visée. L’activité intentionnelle doit devenir
entièrement passive. En dehors de cette passivité, le dédoublement entre
Dieu et sa créature subsiste :
La souffrance est nue, l’opération possède quelque chose. Je ne peux rien
opérer que ce que je possède [déjà] et qui est en moi. Mais pâtir ne possède
rien, c’est nu. Un maître dit : Là où l’un doit devenir à partir de deux, l’un
doit nécessairement sortir de lui-même et mourir à lui-même, il doit se
changer en l’autre et devenir un avec lui. Quel que soit le sens qui doit
reconnaître quelque chose, il doit être nu de toute connaissance : l’œil dans
son fond doit être nu de toute couleur pour reconnaître la couleur, et [de
même pour] l’oreille par rapport à la voix afin qu’elle puisse entendre
quelque chose, et ainsi de suite avec n’importe quel autre sens. Et à mesure
que le sens en question sort de lui-même, il peut recevoir plus, et s’unit avec
ce qu’il reçoit. Ainsi l’âme peut et doit sortir d’elle-même pour pouvoir
recevoir Dieu, et elle s’unit à lui et accomplit avec lui toutes ses opérations
divines. C’est cette récompense que le Christ sollicitait après toutes ses
opérations et souffrances quand il disait : Père, je te prie pour qu’ils soient
un comme nous sommes un (Jn 17,20-21)888.

Dans sa prédication, Eckhart reprend ici des points forts de la dispu-


tatio parisienne qu’il est par ailleurs en train de mettre en œuvre dans
l’opus expositionum. La même logique traverse tous les types de dis-
cours. L’acte de langage qui y préside consiste à rendre le lecteur ou
l’auditeur attentif à se débarrasser de toute production intellectuelle pour
que son intellect soit réceptif à une opération dont il n’a pas l’initiative.
L’abscolor du De anima III889 joue le rôle de tabula nuda890. La passivité
totale est requise pour que l’opération intellectuelle de la créature ne

888
M. ECKHART, Predigt 94/58, DW IV,1, p. 102, trad. E. Mangin, Seuil, 2015,
p. 374-375.
889
M. ECKHART, Quaestiones Parisienses, § 12, DW V, p. 47-48, trad. fr., p. 186-
187 ; Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 100 et 396, LW III, p. 86 et 337.
890
Cf. J. CASTEIGT, Connaissance et vérité chez Maître Eckhart, p. 166-183.
NAISSANCE DE DIEU DANS L’ÂME 275

vienne pas dédoubler l’opération divine. Ce dédoublement, ou cette


duplicité, dans laquelle la créature est déjà engagée parce qu’elle opère
selon son propre, ne peut revenir à l’un qu’à la condition d’une mort
opérative préalable. Le « pâtir Dieu » nécessite autant le silence de la
voix que la nudité de l’œil. Autrement dit, le signe, qu’il soit mot écrit
ou prononcé, est exclu du processus unifiant. Son rôle se limite à le
désigner de l’extérieur une opérativité dont elle n’est que l’index.
De même que la parole que je veux dire n’est pas la chose dont je veux
parler, mais une manifestation de la chose dont je veux parler ; ainsi je lie
mes paroles à l’air avec la voix, et l’air les porte à vos oreilles, et elles
parviennent ainsi dans l’âme. De même que certaines personnes spirituelles
manifestent avec le doigt ce qu’elles pensent, ainsi l’ange apparait dans la
ressemblance, qui est d’ordre spirituel, et manifeste la volonté à l’âme891.

La parole ne consiste pas à prononcer des mots qui définiraient direc-


tement la chose. Tout acte de parole est motivé par un vouloir dire (daz
ich sprechen wil, dâ von ich sprechen wil) qui manifeste à l’interlocuteur
qu’il y a une chose à viser avec l’intelligence. Littéralement, le mot est
« seulement une preuve de la chose » (sunder ein bewîsen der dinge). Le
son fait vibrer l’air pour transmettre à l’âme son annonce. Ce rôle du
signe verbal est similaire à celui d’un doigt désignant quelque chose de
pensable à quelqu’un. Le signe est assimilable à un ange, qui est l’annon-
ciateur d’une révélation. Aussi, l’ensemble de la prédication, grâce
à l’agencement des mots employés, aura-t-il pour seul but de conduire
l’auditeur vers l’intériorité où il pourra laisser Dieu naître en lui. Les
sermons sont donc, pour la grande majorité, des itinéraires de l’âme vers
Dieu. Le prêcheur dominicain n’y expose pas un ensemble de proposi-
tions qu’il conviendrait d’engranger dans l’intelligence mais une méthode
d’unification à Dieu.
Pour Eckhart, la « naissance du Dieu dans l’âme » (geburt gotes an
der sêle) est la fin ultime de l’incarnation du Verbe. C’est dans l’âme que
la Révélation s’accomplit en plénitude. L’homme trouve sa béatitude là
où il laisse Dieu complètement opérer en lui. Cette face positive de l’opé-
ration divine nécessite une face négative. L’homme n’étant rien par lui-
même, il doit abandonner toute prétention à opérer à partir de son propre
fond. Il s’agit de se détromper de l’illusion, que donne le libre pouvoir
d’agir, d’être à soi-même source suffisante d’agir. Tout entier relatif
à celui dont il reçoit actuellement l’être, l’agir et le penser, l’homme n’a
pas le pouvoir de s’accomplir par lui-même ni pour lui-même. Pas plus

891
M. ECKHART, Predigt 96/75, trad. AH-EM, p. 463-464.
276 TRAITÉS ET SERMONS ALLEMANDS

que son origine, sa fin n’est à sa libre disposition. Une mort à soi-même
est alors indispensable pour recevoir la béatitude :
D’une part, il doit (sol) mourir à la nature, comme s’il n’était rien en lui-
même, et ainsi il ne recherche rien pour lui mais seulement pour la gloire
de Dieu.
D’autre part, on doit (sol) être propre à Dieu de telle sorte que (sô) Dieu
puisse opérer avec joie dans l’âme son opération propre892.

892
M. ECKHART, Predigt 92/38, DW IV,1, p. 102, trad. AH-EM, p. 275.
Dieu est une parole inexprimée
(Predigten, cycle de Strasbourg)

Avec notre incursion dans les sermons allemands, via le cycle des
sermons sur la naissance de Dieu dans l’âme, est apparue la nécessité
d’une articulation entre la puissance opérative de Dieu, d’un côté, et la
réceptivité passive de cette opération par la créature, de l’autre. À l’opé-
rativité répond un « pâtir Dieu ». Par là, Eckhart se situe dans la conti-
nuité de ses travaux universitaires. À travers l’exégèse de l’expression
caelum et terra, les deux commentaires sur le livre de la Genèse, ont mis
en évidence le cadre cosmologique de cette nécessaire corrélation entre
agir et pâtir. Le Commentaire de l’Évangile selon saint Jean s’est fait
encore plus précis. En pointant du doigt que la connaissance de Dieu
résulte d’une auto-attestation par l’opérativité, il met le lecteur du texte
eckhartien en demeure de ne pas en rester à un savoir théorique sur Dieu.
« Seul le juste connaît la justice ». Si la théologie ne consiste pas à parler
de Dieu par « ouï-dire »893, mais conduit à le « recevoir » afin de devenir
fils de Dieu894, alors faut-il encore mettre en évidence les conditions de
cette réception. Cette tâche, annoncée dans les Entretiens spirituels,
Maître Eckhart va s’y consacrer pleinement en arrivant à Strasbourg à la
suite de son second magistère parisien895. En charge de la cura monia-
lium896, Eckhart assure désormais l’assistance spirituelle auprès d’un
grand nombre de moniales dominicaines et aussi de béguines et de

893
M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 69.191, OLME 6, p. 142-
143.344-347.
894
Ibid., § 153-166, OLME 6, p. 278-301.
895
Sur la prédication de Maître Eckhart à Strasbourg, cf. E. STRICKER, « Meister
Eckhart in Strassburg », Jahrbuch der Elsass-Lothringischen Wissenschaftlichen Gesell-
schaft zur Strassburg, 1938, p. 46-64 ; « Zur Authentizität der deustschen Predigten
Meister Eckharts », dans : Ekhardus Theutonicus, 1992, p. 127-168 ; F. LÖSER, « Was
sind Meister Eckharts deutsche Strassburger Predigten ? », dans: Meister-Eckhart-Jahr-
buch, 2, p. 37-63.
896
Cf., en constraste, L. STURLESE, « Meister Eckhart und die cura monialium. Kri-
tische Anmerkungen zu einem forschungsgeschichtlichen Mythos », dans : Meister-
Eckhart-Jahrbuch, 2, p. 1-16; F. LÖSER, « Des témoignages de la prédication de Maître
Eckhart à Strasbourg ? Gertrud von Ortenberg, les Sermons 25-27, et les Sermons 63 et
64 », dans : Meister Eckhart in Paris and Strasbourg, 2017, p. 401-432.
278 TRAITÉS ET SERMONS ALLEMANDS

béghards d’Alsace et de Suisse897. Devenu à la fois prédicateur et pasteur


d’âmes, le maître dominicain doit faire face à l’influence grandissante du
Libre esprit898. La question est de brûlante actualité puisque le Concile
de Vienne (1311-1312), réuni par Clément V, statuait sur le cas des
béguines et des béghards. Tout en autorisant un mode de vie « pieuse »
et « en esprit d’humilité », les décrets de Vienne (Cum de quibusdam
mulieribus, Ad nostrum), tels que publiés dans les Clémentines, condam-
naient des erreurs assimilées à « l’hérésie du Libre esprit », étrangement
apparentée aux thèses condamnées de Marguerite Porete († 1310)899. Etait
dénoncée la proposition selon laquelle il était possible d’« obtenir dès
cette vie la béatitude ». Cette problématique de la vie bienheureuse est
centrale dans la prédication strasbourgeoise. Nous avons vu que Maître
Eckhart n’hésite pas à proposer la voie d’une « vie (bien)heureuse » déjà
actuelle900, tout en insistant sur ses conditions d’accès à cette vie. Pour
un pasteur d’âme, la question est évidemment stratégique. Si l’attirance
pour le Libre esprit résulte d’un désir de forte expérience spirituelle,
autant ne pas briser cet élan par une réaction autoritaire mais le canaliser
en l’accompagnant de manière à ce qu’il produise un fruit conforme à la
révélation chrétienne. De même, si la pauvreté volontaire à laquelle
s’adonnent les béguines pose également problème aux autorités ecclé-
siales, il s’agit de faire en sorte qu’elles reçoivent une nouvelle dimen-
sion spirituelle accessible également à tous les fidèles. D’extérieure, cette
dimension doit devenir intérieure. C’est le détachement. Aussi, la nais-
sance de Dieu dans l’âme sera toujours l’objectif poursuivi par la prédi-
cation strasbourgeoise, mais elle sera placée dans ses conditions d’acces-
sibilité. Si le Verbe est seul à pouvoir se faire connaître à l’âme, il faut
que cette dernière soit prête à le recevoir en prenant conscience de sa
noblesse à travers le détachement et la vacuité :
Quand je prêche, j’ai coutume de parler du détachement et de dire que
l’homme doit être dégagé de lui-même et de toutes choses. En second lieu,

897
G. JARSZYK, P. J. LABARRIÈRE, Maître Eckhart ou l’empreinte du désert, 1995,
p. 73-84 ; M.-A. VANNIER, « Maître Eckhart à Strasbourg (1313-1323/1324) », dans :
Voici Maître Eckhart, 1998, p. 341-353.
898
Cf. R. E. LERNER, The Heresy of the Free Spirit in the Later Middle Ages, 1972 ;
J.-C. SCHMITT, Mort d’une hérésie. L’Église et les clercs face aux béguines et aux
béghards du Rhin supérieur du XIVe au XVe siècle, 1978.
899
Cf. M. LAUWERS, « Vienne (Concile), 1311-1312 », dans : Dictionnaire critique
de théologie, p. 1500-1502. Cf. aussi M. WEHRLI-JOHNS, « Béguinages », dans : Encyclo-
pédie sur les mystiques rhénans, p. 182-188.
900
A. DE LIBERA, « De la félicité intellectuelle à la vie bienheureuse » / « Maître
Eckhart et la vie (bien)heureuse », dans : Raison et foi, p. 328-351.
DIEU EST UNE PAROLE INEXPRIMÉE 279

que l’on doit être réintroduit dans le Bien simple qui est Dieu. En troisième
lieu, que l’on se souvienne de la grande noblesse que Dieu a mise dans
l’âme afin que l’homme parvienne ainsi merveilleusement jusqu’à Dieu. En
quatrième lieu, je parle de la pureté de la nature divine - de quelle clarté est
la nature divine, c’est inexprimable. Dieu est une Parole, une parole
inexprimée901.

Les circonstances sont favorables à la mise en œuvre de ce programme


de prédication. Le changement du cadre universitaire pour une charge
pastorale, ainsi que le passage de la langue latine au mittelhochdeutsch
donne à Eckhart l’occasion de transposer son obstetricandi scientia.
Il s’agit bien non pas d’une traduction sémantique d’une langue à l’autre,
comme on peut le retrouver dans les textes de la Scolastique allemande
du début du XIVe siècle902, mais d’une transposition de ses actes de
langage. Ce qui demande une recherche stylistique beaucoup plus raffi-
née. Autrement dit, comme le montre Burkhard Hasebrink à travers toute
son étude, la « cohérence thématique » prend sens au regard de la
« cohérence pragmatique ». Kurt Ruh avait déjà fait valoir la nécessité
d’examiner chaque texte eckhartien dans leur situation concrète903.
Hasebrink ajoute que la structure thématique des sermons ne peut être
approchée qu’en fonction de l’exigence de « fonction communicative
spécifique » (spezifische kommunikative Funktion) qui lui est corréla-
tive904. L’approche des textes eckhartiens nécessite donc un « change-
ment de paradigme » (Paradigmawechsel) du plan propositionnel (plan
de la phrase) vers un plan de l’unité de langage du texte, en raison du
caractère actif du langage dans son ensemble (des Handlungscharakters
der Sprache in Ganz)905. Selon Hasebrink, la prédication eckhartienne
doit être interprétée d’après trois plans : « le plan du contenu » (die
‘inhaltliche’ Ebene), « le plan de la méthode » (die ‘methodische’ Ebene)
et « le plan communicatif » (die ‘kommunikative’ Ebene)906. Si on se
limite au plan du contenu, on court le risque de comprendre la prédication
eckhartienne comme un « enseignement sémantique ». Dans ce cas, on

901
M. ECKHART, Predigt 53/74. Misit Dominus manum suam, DW II, p. 528-529,
AH-EM, p. 459.
902
Sur la distinction stylistique des textes de la Scolastique allemande et ceux de la
mystique rhénane, cf. V. EGGERS, Deutsche Sprachgechichte, Stuttgart, 1976, vol. II,
p. 189s ; D. B. BREMER BUONO, « Le langage de la mystique dans l’œuvre allemande de
Maître Eckhart », dans : Voici Maître Eckhart, p. 254-256.
903
K. RUH (éd.), Abendländische Mystik im Mittelalter, 1986, p. 110.
904
B. HASEBRINK, Formen inzitativer Rede bei Meister Eckhart, p. 9.
905
Ibid.
906
Ibid., p. 6.
280 TRAITÉS ET SERMONS ALLEMANDS

supprime le plan méthodique, lequel est incompréhensible sans le lien


avec l’œuvre latine, alors que, justement, ce lien ne peut être décrit de
manière conceptuelle et systématique, mais seulement pragmatique. Sur
le plan communicatif, Eckhart fonctionne dans le cadre de la politique
ecclésiale en proposant une réunification de la sphère culturelle des lite-
rati et des illiterati 907. Celle-ci est favorisée par sa charge de la cura
monialium. Il ne faudrait pas se baser sur la schématisation d’une oppo-
sition entre science et vie pratique, entre latin et allemand, mais aussi
entre clercs et laïcs, pour en conclure que Maître Eckhart s’engage dans
une théologie pour les laïcs. La possibilité de sa théologie s’inscrit dans
le cadre de la formation scientifique du contexte clérical de son temps.
Faut-il le redire, il est Lebemeister en étant Lesemeister. L’enseignement
scientifique sur l’unité de Dieu et du fond de l’âme va servir de fonde-
ment à une formation du moi et à sa prise de conscience (Ichbildung und
Selbstbewußtsein)908. Ceci est permis grâce à la question de la béatitude.
Eckhart prend donc délibérément la voie d’une réunification des savants
et des non-savants. La présence des religieuses et des béguines parmi les
fidèles dont il a la charge est un des facteurs décisifs pour changer le
profil pragmatique de sa prédication909. Chez Eckhart, le registre séman-
tique s’arrête là où le Verbe inexprimable se dit lui-même. Dans ce cas,
il importe non pas de transmettre un quelconque savoir sur Dieu, puisque
l’usage même du concept l’interdit, mais de communiquer le moyen de
se laisser opérer par lui dans l’intériorité. C’est donc d’abord un style
rhétorique qu’il faut mettre en place, et non un système de traduction mot
à mot, même si ce mode s’avère pratique pour mettre de nouveaux mots
en réseau.
Le style eckhartien se révèle à travers son « caractère d’instruction »
(Anweisungscharakter) 910, c’est-à-dire son caractère protocolaire.
Il emploie des formes incitatives pour inviter ses auditeurs à s’abandon-
ner (sich lâzen) à l’opérativité de Dieu. L’ensemble de sa prédication est
structurée par l’entrecroisement d’un « cadre narratif » (narrativer Rah-
men) et d’un « cadre argumentatif » (argumentativer Rahmen)911. Dans
un premier temps, un récit manifeste une action à la troisième personne.
La véritable « stratégie de prédication » du Thuringien consiste à opérer
un déplacement d’un récit scripturaire, thème du sermon, vers le récit de

907
Ibid., p. 7.
908
Ibid., p. 7.
909
Ibid., p. 7-8.
910
Ibid., p. 63.
911
Ibid., p. 132.
DIEU EST UNE PAROLE INEXPRIMÉE 281

la vie quotidienne afin de construire son argumentation912. Ce transfert


est possible grâce à l’usage de la métaphore déjà contenue dans le texte
biblique lui-même. L’herméneutique eckhartienne consiste précisément
à utiliser la puissance poétique des Écritures et sa capacité à provoquer
l’implication du lecteur. Le « lui/il » du protagoniste biblique se voit
remplacé par le « moi/je » du lecteur. C’est là que se situe la performa-
tivité de sa prédication. Tablant sur la puissance latente et continuelle de
la Parole, Eckhart déplace l’attention de ses auditeurs de la vie du Verbe
incarné vers leur vie assumée par le Verbe. Remarquons-le sur base
du Sermon 5b : « non seulement Dieu s’est fait homme, bien plus : il
a assumé la nature humaine » ; « C’est pourquoi ce petit texte que je
vous ai présenté ici : ‘Dieu a envoyé son Fils unique dans le monde’
(1 Jn 4,9) ; vous ne devez pas l’entendre du monde extérieur, alors qu’il
mangeait et buvait avec nous, vous devez l’entendre du monde inté-
rieur »913. Grâce à ce transfert, l’opération efficace du Verbe ne se situe
plus dans le lointain du récit biblique mais dans la proximité de la vie
quotidienne. La Parole, par laquelle toutes choses sont créées, est aussi
efficace ici et maintenant qu’au temps du Verbe fait chair. Il est donc
possible ou non d’y coopérer. Le prédicateur rend alors ses auditeurs
attentifs au lien entre action et conséquences. D’où la maxime d’action
(Handlungsmaxime) : « qui fait X, il lui arrive Y ». Une actualité est
suivie d’un effet et, inversement, celui qui n’accomplit pas telle action
subit l’effet contraire. Or, le génie eckhartien consiste précisément
à montrer que la coopération avec Dieu est identique à sa manifestation.
Cette manifestation est elle-même identifiée à la béatitude. Elle est donc
désirable. Celui qui ne se soumet pas aux conditions énoncées, décide
lui-même de son malheur et de son ignorance, en s’éloignant du bonheur
et de la connaissance. Entre cette actualité et cette contre-factualité,
chaque destinataire du sermon sait à quoi s’en tenir sur ce qui peut arri-
ver. Il est alors prêt à ce que le prédicateur se tourne vers lui en l’inter-
pellant à la seconde personne : « si (toi aussi) tu veux Y, alors il faut que
tu fasses X ». Et, par conséquent, l’impératif : « fais X ». Tous les ser-
mons ne fonctionnent pas nécessairement sur un canevas aussi structuré.
Hasebrink montre l’ingéniosité eckhartienne pour toutes sortes de formes
incitatives. Mais quelles que puissent être les variations énonciatives,

912
« Le texte devenu allégorie parle de l’âme et il développe une force performative
et subversive. Le sermon ne parle plus du texte, mais il produit une situation exception-
nelle où il met en scène le drame de la vie de l’âme. » (N. LARGIER, « Penser la fini-
tude », 1997, p. 458-473, ici, p. 469).
913
M. ECKHART, Predigt 5b/50, DW I, p. 86, 87, AH-EM, p. 335, 336.
282 TRAITÉS ET SERMONS ALLEMANDS

elles se situent toutes dans un cadre performatif qui déconstruit la voie


constative (entbildung/einbildung). Le sermon n’énonce pas une vérité
extérieure, sur base d’une représentation, mais engage le destinataire sur
une voie de bonheur possible. Les formes incitatives, avec leur cortège
de structures conditionnelles, sont là pour que le lecteur accepte une
métamorphose fondamentale : ne plus opérer à partir de son propre fond,
mais « coopérer » (mittwurken), c’est-à-dire opérer à partir de Dieu :
Si donc nous vivons avec lui, nous devons aussi coopérer en lui de l’inté-
rieur et non pas opérer mus de l’extérieur ; nous devons bien plutôt être mus
par ce qui nous fait vivre, c’est-à-dire par lui. Or nous pouvons et devons
agir en opérant de l’intérieur à partir de ce qui nous est propre. Si donc nous
devons vivre en lui ou par lui, il faut qu’il soit notre bien propre et que nous
opérions par ce bien propre ; de même donc que Dieu accomplit toutes
choses par son être propre et par lui-même, nous devons opérer par le bien
propre qu’il est en nous914.

Pour Eckhart, cette coopération (mittwurken) est en même temps une


manifestation. Plus encore, elle est la seule manifestation que l’on peut
attendre de Dieu. Parce qu’il se manifeste uniquement de l’intérieur,
l’homme ne peut s’en prendre qu’à lui-même si cette manifestation lui
reste cachée : « ‘Voici comment l’amour de Dieu pour nous s’est mani-
festé’ (1 Jn 4,9) ? Si nous étions ainsi [c’est-à-dire acceptant tous les
modes extérieurs de sa visite quels qu’ils soient], ce bien serait manifesté
en nous. S’il nous est caché, nous en sommes seuls la cause »915. La
phénoménalité de Dieu (geoffenbart/verborgen) est entièrement dépen-
dante du fait de ne pas entraver son action. Or, toute initiative humaine
qui se produit en réaction à l’extériorité empêche la coopération à partir
de l’intériorité. Et par là, l’homme fait obstacle à l’attestation effective
de la présence divine. Dieu se phénoménalise par le fait même qu’il agit.
Et seul celui qui est vigilant à cette action reconnaît sa présence. D’où la
nécessité que la phénoménologie soit relayée par la pragmatique sur base
des trois structures : hypothétique (« pour accueillir Dieu comme on le
doit, il faut ») ; contre-factuelle (« tu n’es vraiment pas tel que tu dois
être »), actuelle (« ceux qui sont complètement sortis d’eux-mêmes (…)
ils honorent Dieu véritablement et lui donnent ce qui est à lui ») :
Pour accueillir Dieu comme on le doit, il faut l’accueillir également en
toutes choses, dans les peines comme dans la satisfaction, dans les larmes
comme dans la joie. En toutes choses, il doit être le même pour toi916.

914
M. ECKHART, Predigt 5a/49, DW I, p. 80-81, AH-EM, p. 331-332.
915
Ibid., DW I, p. 82, AH-EM, p. 333.
916
Ibid., DW I, p. 82, AH-EM, p. 332.
DIEU EST UNE PAROLE INEXPRIMÉE 283

Je le dis en vérité : tout le temps que tu accomplis tes œuvres pour le


royaume céleste, ou pour Dieu, ou pour ton éternelle béatitude, c’est-à-dire
à partir de l’extérieur, tu n’es pas vraiment tel que tu dois être917.
Ceux qui sont complètement sortis d’eux-mêmes, qui ne cherchent absolu-
ment rien qui leur soit propre en aucune chose, quelle qu’elle soit, grande
ou petite, qui ne considèrent rien au-dessous d’eux ni au-dessus d’eux, ni
à côté d’eux, ni en eux, qui ne visent ni bien, ni honneur, ni agrément,
ni plaisir, ni utilité, ni intériorité, ni sainteté, ni récompense, ni royaume
céleste, et qui sont sortis de tout cela, de tout ce qui leur est propre : ces
gens rendent honneur à Dieu, ils honorent Dieu véritablement et lui donnent
ce qui est à lui918.

Sans la dimension éthique, il n’est pas de dévoilement possible de


Dieu. Seuls ceux qui ne gardent rien en propre et donnent à Dieu ce qui
lui revient honorent Dieu. Ceux-là seuls, affirme Eckhart dans le sermon
6/103, sont les justes. Et nous savons que pour Eckhart, le juste est le
paradigme de la connaissance de Dieu, car c’est en lui que se révèle
l’unité-altérité du Père et du Fils. Aussi ne peut-il y avoir de scientificité
sans éthique puisque la théologie ne trouve sa validité que dans la mani-
festation au cœur de l’opération. La mise en parallèle entre la théologie
du Verbe et le contenu de communication se comprend moins comme
une dérivation factuelle que comme une expérience méthodique pour
suivre la trace du « secret » (Geheimnis) des sermons d’Eckhart. Le
Verbe apparait à la fois thématiquement dans le texte, comme un signe
défini, mais sa force opérative comme telle, sa Wirklichkeit, est elle-
même inexprimée car inexprimable. D’où l’expression paradoxale :
« Dieu est exprimé et il est inexprimé » (Got ist gesprochen und ist
ungesprochen)919. Selon Hasebrink, « dans le Sermon Misit dominus
manum suam, Eckhart tente une médiation entre l’enseignement de la
théologie négative et l’interprétation de l’activité divine comme ‘parler’
du Fils, en se référant à Augustin qui renvoie à Dieu en tant qu’il est
le seul à pouvoir exprimer sa parole divine comme acte d’auto-
médiation »920. Pour ma part, je dirais les choses un peu différemment.
Je ne pense pas que le Thuringien cherche à réunir la théologie négative
de Denys l’Aréopagite et la théologie du Verbe d’Augustin sur base d’une

917
M. ECKHART, Predigt 5b/50, DW I, p. 90-91, AH-EM, p. 336-337.
918
M. ECKHART, Predigt 6/103, DW I, p. 100, AH-EM, p. 336-337.
919
B. HASEBRINK, op. cit., p. 58.
920
« Eine Vermittlung zwischen der Lehre der negativen Theologie und der Deutung
göttlichen Wirkens als Sprechen des Sohnes versucht Eckhart in der Predigt Misit domi-
nus manum suam unter Berufung auf Augustinus, indem er darauf verweist, daß nur Gott
das göttliche Wort als Akte der Selbstvermittlung sprechen kann. » (B. HASEBRINK, op.
cit., p. 58)
284 TRAITÉS ET SERMONS ALLEMANDS

distinction entre le Père (als Sprecher) inexprimé et le Fils (als Wort)


exprimé. La théologie du Verbe mise en place par Eckhart diffère de celle
d’Augustin en ce qu’elle est fondamentalement opérative. À savoir,
comme nous l’avons vu précédemment dans l’analyse du verset du Can-
tique, l’amant et l’aimé s’entretiennent face à face dans une opérativité
tout à fait silencieuse. Tandis que dans les Confessions, l’entretien d’Au-
gustin avec Dieu se traduit dans le texte par un « je-tu », ce même col-
loque nécessite chez Eckhart qu’il ne soit pas rendu par un dialogue. La
performativité est ici rendue par le silence. C’est pourquoi le Thuringien
insiste plutôt pour affirmer que le Verbe reste inexprimé alors même qu’il
est exprimé :
Dieu est une parole qui s’exprime elle-même ; où Dieu est, il prononce cette
Parole ; où Dieu n’est pas, il ne parle pas. Dieu est exprimé et il est inex-
primé. Le Père est une opération qui s’exprime et le Fils est une parole qui
opère. Ce qui est en moi sort de moi ; si je le pense seulement, ma parole
le révèle et reste cependant à l’intérieur. De même le Père exprime le Fils
inexprimé qui demeure cependant en lui921.

Si nous replaçons l’expression paradoxale dans l’acte de langage, nous


constatons que nous ne pouvons l’interpréter sans faire appel à l’opéra-
tion. Le Père et le Fils s’unissent en se distinguant, ou se distinguent en
s’unissant, par un chiasme qui entrelace la parole et l’opérativité922 : Der
vater ist ein sprechende werk, und der sun ist ein spruch würkende. La
distinction entre le Père et le Fils n’est pas que l’un soit exprimable et
l’autre non, sinon cela reviendrait à dire qu’elle est régie par la cohérence
sémantique. Le fait que le Père soit une « opération qui s’exprime » et
que le Fils soit une « parole qui opère » fonde l’unité de la cohérence
pragmatique et thématique. Le dire est un faire. Tout dire qui n’est pas
aussitôt un faire déchoit en signe. La performance de la prédication
eckhartienne consiste à inaugurer constamment une rupture avec cette
déchéance du langage pour le reconduire dans le giron de la vérité. Par
conséquent, il me semble que l’incise de Hasebrink sur la réunification
de deux types de théologie est plutôt en désaccord avec le reste de sa
présentation des actes de langage dans la prédication de Maître Eckhart.
Il n’est par ailleurs pas sans importance de remarquer que l’extrait que
nous venons de commenter fait suite au programme de prédication annoncé
par Maître Eckhart. Entre ce programme et l’extrait, le Thuringien cite

921
M. ECKHART, Predigt 53/74, DW II, p. 529-530, AH-EM, p. 459.
922
Sur l’emploi du « chiasme » (chiasmus) comme « configuration rhétorique » chez
Eckhart, cf. F. TOBIN, Meister Eckhart: Thought and Language, p. 167-171.
DIEU EST UNE PAROLE INEXPRIMÉE 285

Augustin : « Toute l’Écriture est vaine. Si l’on dit que Dieu est une
parole, il est exprimé ; si l’on dit que Dieu est inexprimé, il est inexpri-
mable »923. Or, Eckhart sort de cette alternative entre voie affirmative et
voie négative par le fait que Dieu parle lui-même : « Et cependant il est
quelque chose ; qui peut exprimer cette Parole ? Personne ne le fait,
sinon celui qui est cette Parole. »924 Comment Dieu parle-t-il le plus
adéquatement ? Selon la puissance avec laquelle il profère les choses :
Le Père exprime le Fils selon toute sa puissance, et toutes choses en lui.
Toutes les créatures sont une parole de Dieu. Ma bouche exprime et révèle
Dieu, mais l’être de la pierre le fait aussi, et on comprend plus par les effets
de l’œuvre que par les paroles. L’œuvre opérée par la nature supérieure
selon sa plus grande puissance, la nature inférieure ne peut la comprendre.
Si elle opérait la même chose, elle ne lui serait pas inférieure, elle lui serait
identique925.

Eckhart commente ici une certitude biblique et augustinienne (« toutes


les créatures sont une parole de Dieu ») à partir d’une précision donnée
par Thomas d’Aquin dans la Somme théologique926. Selon l’Aquinate,
certains mots ne sont employés qu’en vertu de leur opération. Ainsi, Dieu
ne nous est pas connu dans sa nature propre mais nous est révélé par ses
œuvres. S’inscrivant à sa manière dans le triangle signes-concepts-choses,
Eckhart déplace le lien entre l’emploi du signe et la chose qui le pro-
voque, à savoir l’opération du Verbe, en direction de sa réception dans
l’intellect : « on comprend plus par les effets de l’œuvre que par les
paroles » (verstât man mê an dem werke dan an den worten). L’effecti-
vité de la cause dans l’effet, qui est la conception engendrée dans l’âme
par l’opération directe de la « chose » (Eckhart emploie parfois dinc pour
désigner Dieu927) est plus parlante que les paroles. La vérité s’y auto-
atteste sans distance. De la sorte, « si » la nature était capable de recevoir
cette puissance opérative, (« alors ») elle lui serait identique. La relation
entre « le supérieur » et « l’inférieur » se muerait en une relation amou-
reuse d’égal à égal. Selon le l’interprétation parabolique de Jr 1,9928 :
« C’est le baiser de l’âme ; alors la bouche a touché la bouche, alors le

923
AUGUSTIN, Sermo 117, c. 5, n. 7, PL 38, 665 ; De doctrina christiana, I, c. 6, n. 6,
BA 11, p. 186.
924
M. ECKHART, Predigt 53/74, DW II, p. 529-530, AH-EM, p. 459.
925
Ibid., DW II, p. 535-536, AH-EM, p. 461.
926
THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 13, a. 8.
927
Cf. M. HEIDEGGER, « Das Ding », dans : Vorträge und Aufsätze (1936–1953), GA
7, p. 178.
928
Cf. M. ECKHART, Liber parabolarum Genesis, § 146, LW 1, p. 614 ; Expositio libri
Sapientiae, § 107, LW 2, p. 443.
286 TRAITÉS ET SERMONS ALLEMANDS

Père engendre son Fils dans l’âme et alors la parole lui est
adressée »929.
Dans ce Sermon 53, les éléments constitutifs de la prédication sont
presque tous convoqués. Le rapport du signe à l’opération du Verbe est
conditionné par la manière dont l’âme se fait réceptive. Il s’agit bien de
l’application de l’obstetricandi scientia. Parce que Dieu excède le lan-
gage humain, tous les noms qu’on lui attribue, que ce soit dans l’Écriture
ou ailleurs, désignent son opération. Chercher un autre type de savoir
revient à le manquer immanquablement : « Je dis : avoir la connaissance
de quelque chose en Dieu et lui en appliquer le nom, c’est manquer
Dieu » (Ich spriche: swer iht bekennet in gote und im deheinen namen
anekleibet, daz enist got niht)930. Cette affirmation confirme l’option des
Quaestiones Parisienses. Dieu ne peut être représenté par aucun concept
produit par l’intelligence. Et, par conséquent, aucun signe ne peut venir
traduire ce concept. Cette déconceptualisation, ou désimagination, va se
jouer dans d’autres sermons autour du lexique proliférant de la bild. Il va
aussi se manifester par la nécessité du détachement et de l’abandon
comme condition d’accès à Dieu.

929
M. ECKHART, Predigt 53/74, DW II, p. 537, AH-EM, p. 461.
930
Ibid., DW II, p. 533, AH-EM, p. 460.
Conditions pour opérer librement
(Predigten, cycle de Strasbourg)

Devant un auditoire en attente d’expérience spirituelle, Maître Eckhart


se retrouve désormais dans une autre position que face à son public uni-
versitaire. La performance langagière en est modifiée. Si la présence de
la « voix » du prédicateur apporte un élément nouveau par rapport au
commentaire, je ne pense pourtant pas que les belles études de Paul Zum-
thor soient déterminantes pour l’étude de la prédication eckhartienne931.
La voix eckhartienne est au service d’un Verbe tout intérieur. Elle ne
résonne que pour se faire aussitôt oublier. Pourtant, en passant de la
lectio à la praedicatio, l’obstetricandi scientia se dit sous un nouveau
mode. Là où les conditions d’interprétation du discours étaient avant tout
grammaticales et structurales, elles appartiennent maintenant à une autre
rhétorique : la parole persuasive. L’acte langagier consiste à orienter
l’intention des auditeurs vers un bien désirable : la vie bienheureuse, de
telle sorte qu’ils soient prêts à en accepter les conditions préalables. Tout
en n’étant pas centrée en priorité sur les obligations morales, la prédica-
tion eckhartienne n’en aborde pas moins les impératifs : « tu dois », « il
faut ». Toute la nuance est que ces impératifs ne sont imposés par une
parole autoritaire mais qu’ils sont proposés à titre conditionnel. Il s’en
dégage une tonalité de grande liberté dans la prédication eckhartienne.
Cette liberté, qui est d’abord pragmatique, trouve un écho en cohérence
avec la thématique des sermons :
Or les maîtres disent que la volonté est tellement libre que personne ne peut
la contraindre, sinon Dieu seul, mais Dieu ne contraint pas la volonté, il
l’établit dans la liberté, en sorte qu’elle ne veut rien d’autre que ce qu’est
Dieu lui-même et ce qu’est la liberté même. Et l’esprit ne peut rien vouloir
d’autre que ce que Dieu veut, et ce n’est pas sa non-liberté, c’est sa liberté
propre932.

L’évocation d’un esprit qui veut selon sa liberté propre n’est évidem-
ment pas anodine. En charge de la cura monialium, le prédicateur domi-
nicain doit faire face à la déviation du libre esprit. La stratégie du

931
Cf. P. ZUMTHOR, La poésie et la voix dans la civilisation médiévale, 1984 ; La
lettre et la voix. De la « littérature » médiévale, 1987.
932
M. ECKHART, Predigt 29/46, DW II, p. 78, trad. AH-EM légèr. modif., p. 314.
288 TRAITÉS ET SERMONS ALLEMANDS

Thuringien consiste à montrer que Dieu ne contraint personne, mais que


l’esprit est d’autant plus libre qu’il ne veut plus que ce que Dieu veut.
Aussi, « liberté » (vrîheit) et « non-liberté » (unvrîheit) s’inversent-elles.
Or, la prédication eckhartienne est l’élaboration effective de cette straté-
gie. À savoir, Eckhart n’use ni du ton autoritaire ni de la menace. Il ne
brandit pas le commandement divin en l’assortissant de sanctions. Sa
parole incitative est tout autre. L’incitation se contente de faire jouer
ensemble conditions et conséquences. D’où le fait que chaque auditeur
soit rendu à son acte libre. Par-là, Eckhart fait confiance à ce qu’il y a de
plus « noble » (edel) en chaque homme : le fait qu’il soit créé « à l’image
de Dieu ». La liberté n’est pas ratifiée en se rendant libre des œuvres,
selon ce que préconise le Libre esprit, mais en se rendant assez libre de
toutes choses, pour pouvoir œuvrer et vivre librement. D’où le choix
de Marthe et non de Marie, dans le Sermon 86/84933 :
Or, certaines gens veulent parvenir à être libérés des œuvres. Je dis : cela
ne peut pas être. Après que les disciples eurent reçu le Saint-Esprit, ils
commencèrent seulement à exercer les vertus. « Marie était assise aux pieds
de Notre-Seigneur et écoutait ses paroles. » Et elle apprenait car elle fut
d’abord à l’école et apprenait à vivre. Mais plus tard, lorsqu’elle eut appris
et que le Christ fut monté au ciel et qu’elle reçut le Saint-Esprit, elle com-
mença seulement à servir, elle traversa la mer, elle prêcha, enseigna, fut une
servante et lava le linge des disciples. Quand les saints deviennent saints,
seulement alors ils commencent à exercer les vertus, car alors ils recueillent
un trésor de béatitude éternelle934.

L’apprentissage de l’École doit se poursuivre dans la vie : tel est l’en-


seignement majeur que Maître Eckhart retire du récit lucanien. Non seu-
lement l’exercice des vertus continue dans la vie spirituelle, mais plus
encore, il n’y a de vrai commencement de la vie active que par le don de
l’Esprit Saint. Que ce soit prêcher, enseigner ou laver le linge, toutes ses
actions sont les manifestations extérieures d’une opération toute inté-
rieure dans laquelle l’homme spirituel trouve son bonheur. Là, il n’est
plus question de désirer « la satisfaction selon la sensibilité » (« conso-
lation, joie, contentement »)935. Voilà pourquoi Marie ne trouvera ce
qu’elle cherche que lorsqu’elle aura appris à laisser Dieu œuvrer en elle,
comme Marthe. Pour Eckhart, Marthe est la figure du dépassement de

933
Cf. G. DE GANDILLAC, « Deux figures eckhartiennes de Marthe », dans : Métaphy-
sique. Histoire de la philosophie. 1981, p. 119-134 ; E. MANGIN, « La figure de Marthe
dans le sermon 86 d’Eckhart », 2000, p. 304-328.
934
M. ECKHART, Predigt 86/84, DW III, p. 492, trad. AH-EM, p. 516.
935
Ibid., DW III, p. 482, AH-EM, p. 508.
CONDITIONS POUR OPÉRER LIBREMENT 289

l’opposition classique entre action et contemplation. Il n’y a d’opposition


entre les deux termes que si l’action consiste à s’évertuer à appliquer ce
que l’on a préalablement contemplé « selon la distinction modèle-copie »
(niht nâch bildelîcher underscheidenheit)936. Or, Marthe ne s’active ni
pour réaliser une vertu qu’elle se serait représentée, ni pour obtenir le
résultat extérieur de son action, et y trouver satisfaction. Son repos est
ailleurs. Elle est assez libre des œuvres extérieures pour trouver son repos
dans son opération même. La vie pratique de Marthe est sa contemplation
même. C’est selon cette figure que le terme « mystique » qualifie le plus
justement la pensée eckhartienne.
Parmi les sermons identifiés comme strasbourgeois937, le cycle des
sermons 25 à 27 déploie cette contemplation par l’opérativité où le signe
et la représentation sont exclus. Etant donné l’ordre liturgique, il est
nécessaire de les replacer selon la séquence Q. 26-25-27938. Le sermon
26/25 a pour thème : « les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et
en vérité » (Jn 4,23). Le Père ne peut être adoré autrement que selon le
mode par lequel il se donne tout entier : « Il te le donne, et il te le donne
selon le mode d’une naissance » (er gibet dirz und gibet dirz in geburt
wîse)939. Dieu est tel en lui-même que son être consiste à se donner. Cette
donation s’accomplit sur la modalité de la naissance. Or, la naissance
a beau être énoncée sémantiquement, ce que le mot signifie est une opé-
rativité interne que le signe ne fait que montrer extérieurement. L’intel-
lect, la vernünftikeit, ne se satisfait nullement d’un énoncé notionnel :
« Elle [vernünftikeit] veut quelque chose de meilleur, de plus noble que
Dieu selon qu’il a un nom » (si wil etwaz edelers, etwaz bezzers dan got,
als er namen hât)940. Cette modalité plus noble consiste à vouloir Dieu,
non pas en aval du regard et du discours, mais en amont, « selon qu’il
est une moëlle d’où jaillit la bonté… selon qu’il est une racine, une
veine », autrement dit, selon qu’il est Père941. Or, vouloir Dieu là où il
est Père consiste à devenir Fils : « En vérité, si nous devons connaître le
Père, il faut que nous soyons Fils » (In der wârheit, suln wir bekennen

936
Ibid., DW III, p. 485, AH-EM, p. 510.
937
Cf. F. LÖSER, « Des témoignages de la prédication de Maître Eckhart à Stras-
bourg ? », dans : Meister Eckhart in Paris and Strasbourg, p. 401-432.
938
Cf. M. MAURIÈGE, « Aspects caractéristiques de la prédication alsacienne de
Maître Eckhart : Présentation synoptique du cycle des sermons allemands Q 25 à 27 »,
dans : Meister Eckhart in Paris and Strasbourg, p. 377-399.
939
M. ECKHART, Predigt 26/25, DW II, p. 29, trad. AH-EM, p. 216
940
Ibid., DW II, p. 31, trad. AH-EM, p. 216.
941
Ibid., DW II, p. 32, trad. AH-EM, p. 217.
290 TRAITÉS ET SERMONS ALLEMANDS

den vater, sô müezen wir sun sîn)942. C’est seulement dans la mesure où
l’homme est branché sur Dieu comme une « racine » (wurzel) ou une
« veine » (âder) d’où coulent ses actes de vérité, de bonté et de justice,
qu’il le connaît. En résumé, le Fils se reconnait à ceci : « est Fils dans
la vérité celui qui accomplit toutes ses œuvres par amour » (der mensche
ist in der wârheit sun, der dâ alliu sîniu werk würket von minnen)943.
Opérer par amour ne peut pas venir de l’homme laissé à sa volonté
propre. Dieu en a l’initiative. Mais comme son être même consiste à se
donner, l’en empêcher reviendrait à vouloir le priver de sa propre vie.
Dieu est donc constamment tout disposé à agir ainsi. D’où une affirma-
tion eckhartienne qui peut paraître surprenante :
Je dis que je ne veux pas prier Dieu pour qu’il me donne, je ne veux pas
non plus le louer pour ce qu’il m’a donné, mais je veux le prier pour qu’il
me rendre digne de recevoir, et je veux le louer parce que sa nature et son
essence l’obligent à donner. Celui qui voudrait en priver Dieu le priverait
de son être propre et de sa propre vie944.

Eckhart est tellement convaincu intellectuellement et affectivement


que le mode d’être de Dieu est le don, et même le don total, que lui
demander de donner est inutile. Pour cela, l’homme peut louer Dieu mais
non le prier. Cela ne rend pourtant pas vaine toute prière. En effet, il est
tout à fait utile de demander à Dieu d’être disposé à le recevoir. Ce thème
de la contrainte ou de l’obligation divine à l’égard de l’humanité revient
régulièrement chez Eckhart. Il le rappelle dans le sermon 63/51, en lien
explicite avec le sermon 26/25 (« un mot que j’ai prononcé vendredi
dernier »)945 :
« Dieu est amour », car il est contraint d’aimer de son amour toutes les
créatures, qu’elles le sachent ou ne le sachent pas. C’est pourquoi je veux
dire un mot que j’ai prononcé vendredi dernier : Je ne veux jamais deman-
der à Dieu son don, ni jamais le remercier pour son don, car si j’étais digne
de recevoir son don, il lui faudrait me le donner, qu’il en ait joie ou peine.
C’est pourquoi je ne veux pas lui demander son don puisqu’il est contraint
de donner, mais je veux certes lui demander de me rendre digne de recevoir
son don et je veux le remercier d’être tel qu’il soit contraint de donner946.

La contrainte d’amour résulte de l’être même de Dieu. Dieu ne peut


qu’aimer en se donnant tout entier. D’où la formulation d’une prière qui

942
Ibid.
943
Ibid., DW II, p. 33, trad. AH-EM, p. 217.
944
Ibid., DW II, p. 35, trad. AH-EM légèr. modif., p. 218.
945
Cf. F. LÖSER, art. cit., p. 414-432.
946
M. ECKHART, Predigt 63/51, DW III, p. 81, trad. AH-EM, p. 342.
CONDITIONS POUR OPÉRER LIBREMENT 291

consiste, pour l’homme, à se faire capacité pour que Dieu se répande sans
obstacle. Ce sermon a pour thème la parole johannique : « Dieu est
amour » (1 Jn 4,16). Or, comme le montre Freimut Löser, en opposant
le verset évangélique (got ist mynn) à la proposition « Dieu est l’amour »
(got ist die mynne), Eckhart met en évidence qu’il n’y a qu’un seul
amour, et que cet amour est identique à Dieu947. De la sorte, par le fait
même d’être, toute créature s’origine dans l’amour et tous ses actes en
sont dynamisés : « Parce que Dieu est amour, toutes les créatures désirent
l’amour » (wann ‘got mynne ist’, so begerent alle creature der mynne)948.
Eckhart développe sa prédication dans le sens de la « chasse amou-
reuse » (minnejagd) bien connue de la littérature courtoise. Dieu pour-
chasse les créatures de son amour. Or, comme parmi toutes les créatures,
l’homme est doué d’intellect (vernünftig), il a conscience de cet amour,
et il pourchasse Dieu à son tour. La créature intellectuelle a pour capacité
d’aimer « dans l’autre quelque chose qui lui est semblable » (etwas an
der ander, daz ir glich ist)949. Or, il ne s’agit pas d’aimer ce semblable
comme on aime une représentation sur un mur, mais d’aimer l’image
dans l’unité même de ce dont elle est l’image. En effet, aimer Dieu ne
consiste pas à viser quelque chose de déterminé vers lequel l’intellect
pourrait se porter, un ceci ou un cela, mais à aimer toutes les créatures,
y compris soi-même, de l’amour même dont Dieu les aime. Eckhart com-
plète cet enseignement dans le sermon 64/52 qui fait suite au précédent
(« Je prends maintenant un mot que j’ai prononcé dans le précédent ser-
mon : Dieu est amour »). L’âme est établie dans l’unité avec Dieu
lorsqu’elle ne cherche pas à le voir dans le face à face (Ex 33,11). Pour
montrer qu’il faut passer de la dualité à l’unité, Eckhart suit les commen-
taires des maîtres (Augustin cité par Thomas d’Aquin950) : « Où deux
faces apparaissent on ne voit pas Dieu parce que Dieu est un et non pas
deux, car celui qui voit Dieu ne voit qu’un » (wo zway antlüte erschinent,
da sicht man gotes nit; wann got ist ain vnd nit zway; wann wer got
sicht, der sich(t) nit won ain)951. Voir Un, selon Plotin, c’est quitter le
registre de la dualité du voyant et du vu. Autrement dit, quitter non seu-
lement le registre de la vision selon les sens, mais aussi le registre de la
vision intellectuelle encore rivée à celui-ci. Là où il n’y a plus de distance

947
F. LÖSER, art. cit., p. 418-419.
948
M. ECKHART, Predigt 63/51, DW III, p. 75-76, trad. AH-EM, p. 340.
949
Ibid., DW III, p. 77.
950
AUGUSTIN, La Genèse au sens littéral, XII, 27, BA 49, p. 425 ; THOMAS D’AQUIN,
Summa theologiae, I, II, q. 98, a. 3, p. 622-623.
951
M. ECKHART, Predigt 64/52, DW III, p. 87, trad. AH-EM, p. 344-345.
292 TRAITÉS ET SERMONS ALLEMANDS

entre le voyant et le vu, il n’y a plus aucune représentation qui tienne.


Par conséquent, il n’y a plus non plus de modalité signifiante, puisque la
dualité signifiant-signifié est rendue obsolète. L’amour unifie en acte
l’actif et le passif. « Voir Un » consiste, chez Eckhart, à agir de l’agir
même de Dieu, sans obstruer cette action. Cette opération est une « vue »
dans le sens où l’homme perçoit Dieu par participation.
Si l’on observe la continuité liturgique, le sermon 99/26 s’insère entre
le sermon 26/25 et le sermon 25/27. Bien qu’il n’a pas été (ou pas encore
été) répertorié comme spécifiquement strasbourgeois, sa proximité thé-
matique et pragmatique avec le cycle est éclairante. Il y est question de
la parabole de la semence et du champ (Mt 13,24-25). Eckhart y explique
que, « dans la mesure où l’âme est réceptive, la naissance a lieu dans
l’âme » (Als vil mê als diu sêle enpfenclich ist, alsô geschihet diu geburt
in der sêle)952. Or, il ne faudrait pas croire que cette naissance soit
quelque chose d’exceptionnel qui se passe rarement lorsque l’homme se
trouve dans des conditions tout à fait particulières. Au contraire, Eckhart
affirme la quasi-banalité de la naissance : « parce que cela se passe sou-
vent au cours de la journée, oui, une centaine de fois et bien plus encore »
(wan ez dicke geschihet in dem tage, jâ, ze hundert mâle und vil mê)953.
Cela signifie que la naissance est une sorte de basse continue qui sous-
tend l’ensemble du comportement et des actes du fidèle. Telle Marthe qui
s’adonne à toute une série de petites tâches sans cesse répétées : laver,
ranger, cuisiner… Les milliers de fois où se produisent ses actes n’em-
pêchent pas que « cela se passe dans l’éternité » (ez in der êwicheit
geschihet)954. L’éternité est présente dans le temps là où celui qui agit
ancre son agir dans le Père et reçoit de lui la source de tous ses actes en
continuité – ou conformément – avec la réception de son être. C’est le
fait d’être Fils dans l’unité d’action avec le Père qui perce la dualité
temps-éternité vers l’Un. Cette unité est réalisée dans le don total. C’est
pourquoi, parmi toutes les créatures, seul le Fils la réalise pleinement :
Quand Dieu se donne, il se donne entièrement. Il donne ou non en fonction
de ce que l’âme peut recevoir, car Dieu doit nécessairement se répandre
entièrement. Il serait brisé s’il ne pouvait se répandre entièrement. Or il
n’existe aucune créature dans laquelle il puisse entièrement s’épancher,
c’est pourquoi il engendre le Fils dans lequel il peut entièrement s’épancher.
C’est pourquoi le Fils est dans l’éternité955.

952
M. ECKHART, Predigt 99/26, DW IV/1, p. 259, trad. AH-EM, p. 220-221.
953
Ibid., DW IV/1, p. 259, trad. AH-EM, p. 220.
954
Ibid., DW IV/1, p. 260, trad. AH-EM, p. 221.
955
Ibid., DW IV/1, p. 260, trad. AH-EM, p. 221.
CONDITIONS POUR OPÉRER LIBREMENT 293

Autrement dit, l’union reste donc conditionnée par une réceptivité du


don total. C’est précisément ce que vient expliciter le sermon 25/27.
L’opérativité devient une lorsque l’homme donne totalement sa volonté
à Dieu. Ce don est l’entrée dans le volo. Il conduit à la réciprocité
entre volonté divine et volonté humaine : « Celui qui donne totalement
sa volonté à Dieu, à celui-là Dieu donne en retour sa volonté si totale-
ment, si véritablement, que la volonté de Dieu devient le propre de la
volonté de l’homme… » (Swer gote sinen willen genzliehe gibet, dem
gibet got sinen willen wider als genzliehe und als eigenliehe, daz gotes
wille des menschen eigen wirt)956. La proposition est construite sur la
structure « celui qui – à celui-là » (swer-dem) qui est une variante de
la structure swer-der répertoriée par Hasebrink comme « coïncidence
relative », c’est-à-dire comme « réalisation des liens conditionnels signi-
fiants à travers une construction relative »957. Cette transcendantalité
repose sur une effectivité. Potentiellement, l’homme est toujours déjà
capable de donner entièrement sa volonté, car sa volonté lui est effecti-
vement donnée. Autrement dit, la source de la volonté est le don. Dieu
donne à l’homme d’être volontaire. Aussi, lorsque l’homme donne sa
volonté à Dieu, il ratifie l’acte par lequel Dieu l’a fait volontaire et,
simultanément, il n’y a plus deux volontés mais une seule en acte :
Quand la volonté devient ainsi unie, en sorte que ce soit un unique Un,
alors le Père du royaume céleste engendre en soi son Fils unique en moi.
Pourquoi en soi en moi ? Parce que je suis un avec lui, il ne peut pas
m’exclure et dans cette opération, l’Esprit Saint reçoit son être et son deve-
nir de moi comme de Dieu958.

« Quand, alors » (swen – sô) : lorsque la condition est remplie, alors


la dualité entre Dieu et l’homme se résorbe dans l’unité. À ce moment,
le Père engendre son Fils « en soi en moi » (in sich in mich). Cette
expression signifie l’unité d’opération dans laquelle se réalise le don de
l’Esprit. Pour Eckhart, le don de l’Esprit est la confirmation que l’homme
se rend capable de recevoir tout de Dieu. De même que l’Esprit procède
du Père et du Fils, parce qu’il se reçoit et de donne tout entier, de même,
l’Esprit procède à la fois de Dieu et de l’homme qui se reçoit et se donne
tout entier à l’instar du Fils. L’Esprit est le sceau de la participation au
don total et mutuel du Père et du Fils. Là, l’homme s’inscrit dans la
dynamique de la vie du Fils qui ne fait rien et ne dit rien qu’il ne voit

956
M. ECKHART, Predigt 25/27, DW II, p. 8.
957
B. HASEBRINK, Formen inzitativer Rede bei Meister Eckhart, p. 109-111s.
958
M. ECKHART, Predigt 25/27, DW II, p. 11, trad. AH-EM, p. 225.
294 TRAITÉS ET SERMONS ALLEMANDS

faire et n’entend dire par le Père (Jn 7,16). Aussi, l’homme bon éprouve
ceci en lui-même à travers ses propres actes : « Mon œuvre n’est pas
mon œuvre, ma vie n’est pas ma vie » (mîn werk enist niht mîn werk,
mîn leben enist niht mîn leben)959. Il en résulte l’entrée dans la béatitude
et dans la joie éternelle. À nouveau, il est à remarquer que Maître Eckhart
fait dépendre cette béatitude de la condition d’un don total, aussi grand
que celui du Fils. Or, comme il le précise dans la suite du sermon, cette
union dans le don nécessite un dessaisissement de tout « ceci » et
« cela » de telle sorte qu’il ne reste plus que l’« humanité » (menscheit)
que l’homme a en commun avec le Christ :
L’humanité en soi est si noble que l’humanité, dans ce qu’elle a de plus
élevé, est à égalité avec les anges et a une parenté avec la Déité. La plus
grande union que le Christ a détenue avec le Père, il m’est possible de la
gagner à condition que je puisse me déprendre de ce qui relève de ceci ou
de cela et me saisir en tant qu’humanité960.

Ce qu’il y a de plus « noble » (edel) dans l’humanité est révélée par


le mode de vie du Christ : il se donne lui-même. Dieu se détenant (besez-
zen) lui-même sur le mode du don, il n’est possible à l’homme de gagner
(gewinnene) ce qu’il est par essence que sur le mode de la désappropria-
tion (abgelegen). Pourquoi ? Parce que, contrairement à Dieu, l’homme
vit en possesseur. De ce fait, il s’identifie à ce qui relève du ceci ou du
cela, c’est-à-dire de ce qui le particularise et le sépare des autres, plutôt
que ce qu’il détient en commun avec eux : son humanité. La déprise est
donc une condition de possibilité de l’union (mügelich-ob).
Nous voyons combien Eckhart prêche une béatitude accessible de
droit, mais qui de fait, reste toujours conditionnée par un détachement et
un abandon auxquels l’homme est sans cesse convié. Il ne suffit pas que
les mots soient prononcés pour que l’expérience soit immédiatement
dévoilée. Le signe ne renvoie à la chose dite qu’indirectement. Impuis-
sant à faire ce qu’il dit par lui-même – et en ce sens, la parole eckhar-
tienne est seulement illocutoire mais non performative –, le signe ne peut
que convier l’auditeur à un usage de son intellect tel qu’il sera capable
d’éprouver lui-même ce dont il est parlé. Autrement dit, à la manière
socratique, le signe ne produit pas le concept. Il incite l’auditeur à se
trouver dans la condition où le concept sera directement engendré dans
son intériorité. Comme le prédicateur en fait part dans le sermon 29/46,
il a reçu des plaintes de la part d’auditeurs qui lui ont dit : « Vous nous

959
Ibid., DW II, p. 13, trad. AH-EM, p. 226.
960
Ibid., DW II, p. 13-14.
CONDITIONS POUR OPÉRER LIBREMENT 295

faites de beaux discours, mais nous n’en percevons rien ! » (ir saget uns
schoone rede, und wir enwerden des niht gewar)961. Eckhart leur répond :
« Je m’en plains, moi aussi » (Daz selbe klage ouch ich) et d’ajouter
aussitôt : « Cette façon d’être est si noble, et pourtant si accessible, que
tu n’as besoin ni d’un heller ni d’un demi-pfennig pour l’acheter. Aie
seulement une intention droite et une volonté libre - tu l’as »962.

961
Ibid.
962
« Diz wesen ist alsô edel und alsô gemeine, daz dû ez niht endarft koufen umbe
einen haller noch umbe einen helbelinc. Habe aleine eine rehte meinunge und einen vrîen
willen, sô hâst dû ez. » (M. ECKHART, Predigt 29/46, DW II, p. 80-81, trad. AH-EM,
p. 315).
Praedica verbum et percée de l’ego
(Predigten, cycle de Strasbourg)

Que l’auditeur d’un sermon puisse expérimenter ce qui est dit, c’est-
à-dire accéder à sa vérifiabilité, nécessite une unité entre la cohérence
thématique et la cohérence pragmatique de la praedicatio. Autrement dit,
la forme par laquelle la parole est prêchée correspond à son mode d’être.
La Parole doit être prononcée telle qu’elle est sinon elle ne peut être
véritablement entendue. La prédication est le lieu même où s’opère la
Manifestation du Verbe : en sortant en paroles, le Verbe s’exprime tel
qu’il est en lui-même. L’expression révèle l’intimité divine.
La fête de la saint Dominique, fondateur de l’ordo fratrum praedicato-
rum, sera pour Eckhart l’occasion d’un sermon dans lequel il fait le point
sur la prédication. L’impératif Praedica verbum (thème du Predigt 30) est
développé comme un appel à l’unité963. La structure dialogique du sermon
devient l’événement par lequel l’unité est actualisée. Cet « événement
dialogique » (dialogischen Geschehen) se réalise à travers l’usage théma-
tique du « flux » (ûzfluz) et de la « percée » (durchbruch)964. Le sermon
s’ouvre en effet par le verset 2 Tm 4, 2 : « Prêche la Parole, prêche-la au
dehors, propose-la, porte-la au dehors et enfante la Parole ! (sprichet ze
tiutsche also: ‘sprich daz wort, sprich ez her ûz, sprich ez her vür, brinc
ez her vür und gebir daz wort!’)965. Dans une perspective strictement
sémantique, l’impératif « enfante la parole » (gebir daz wort) pourrait être
interprété comme : produit un signe dans l’esprit de ton auditeur. Or, le
développement du sermon va précisément couper court à une telle inter-
prétation. L’ensemble va se focaliser sur l’étonnement suscité par ce para-
doxe : « fluer au dehors et pourtant rester à l’intérieur » :
C’est une chose étonnante qu’une chose flue au dehors et pourtant demeure
à l’intérieur. Que la Parole flue au dehors et pourtant demeure à l’intérieur,
cela est tout à fait étonnant ; que toutes créatures fluent au dehors et cepen-
dant demeurent à l’intérieur, cela est tout à fait étonnant ; ce que Dieu
a donné et ce que Dieu a promis de donner, cela est tout à fait étonnant
et est incompréhensible et incroyable. Et c’est dans l’ordre ; car si c’était

963
Cf. B. HASEBRINK, Formen inzitativer Rede bei Meister Eckhart, p. 137s.
964
A. M. HAAS, Geistliches Mittelalter, p. 138.
965
M. ECKHART, Predigt 30/80, DW II, p. 93, trad. G. Jarczyk et P.-J. Labarrière, Les
sermons, éd. 2009, p. 287.
PRAEDICA VERBUM ET PERCÉE DE L’EGO 297

compréhensible et si c’était croyable, ce ne serait pas dans l’ordre. Dieu est


en toutes choses. Plus il est dans les choses, plus il est en dehors des
choses : plus à l’intérieur, plus à l’extérieur, et plus à l’extérieur, plus
à l’intérieur966.

Le propre du paradoxe – nous l’avons vu – est de ne pouvoir trouver


de solution sur un plan sémantique puisqu’il contredit la loi de non-
contradiction. C’est un trope. Cela « étonne » et désoriente la pensée car
cela est « incompréhensible » (unbegrîfelich). Or, cette incompréhensi-
bilité même n’est pas illogique car elle appartient à l’ordre des choses
(dem ist reht). Si c’était compréhensible, alors l’ordre des choses serait
bouleversé. Il en est ainsi car « Dieu est en toutes choses » (Got ist in
allen dingen). Ce serait mésinterpréter cette parole que de l’entendre
comme une affirmation de panthéisme car Eckhart maintient l’unité de
l’immanence et de la transcendance. C’est ce que précise le chiasme :
« Plus il est dans les choses, plus il est en dehors des choses : plus
à l’intérieur, plus à l’extérieur, et plus à l’extérieur, plus à l’intérieur »
(ie mê inne, ie mê ûze, und ie mê ûze, ie mê inne)967. Eckhart use de cette
forme rhétorique qui entrelace l’intériorité et l’extériorité pour manifester
à quel point l’immanence et la transcendance ne s’opposent pas mais se
promeuvent mutuellement. Le chiasme agit comme un trope. Parce que
les choses sont constamment dites dans le Logos, selon l’adage déjà ren-
contré : « pour Dieu, dire c’est faire », elles ne peuvent en parler comme
quelque chose qui se trouve en face d’elles. Le seul moyen de le connaître
consiste à remonter en deçà de la dichotomie entre la parole extérieure-
énoncée, le signe, et la parole intérieure-énonçant, l’opération. Pour
trouver Dieu, la créature est donc appelée à se rendre dans le lieu « le
plus intime » (daz innigeste) de son âme, lequel est aussi le lieu « le plus
élevé » (daz hoehste)968. En fait, en tendant vers l’immanence, elle tend
en même temps vers la transcendance : « Dans le plus intime et dans le
plus élevé de l’âme, là je les vise tous deux en un » (In dem innigesten
und in dem hoehsten der sêle, dâ meine ich sie beide in einem). Comme
le montre la suite du sermon, cette parole est une application particulière
du procédé herméneutique selon lequel « Dieu parle une seule fois, et
j’entends deux » (Ps 61,12) :
Le prophète dit : « Dieu dit une chose, et j’en entendis deux. » C’est vrai :
Dieu ne dit jamais qu’une chose. Son dire n’est rien qu’une chose. En un

966
Ibid., DW II, p. 94, trad. G. Jarczyk et P.-J. Labarrière, p. 287.
967
Cf. B. HASEBRINK, op. cit., p. 143.
968
Cf. E. MANGIN, « Maître Eckhart et l’expérience du détachement », p. 65-76.
298 TRAITÉS ET SERMONS ALLEMANDS

dire un il dit son Fils et en même temps le Saint Esprit et toutes créatures,
et il n’est rien qu’un [seul] dire en Dieu. Mais le prophète dit : « J’en
entendis deux », c’est-à-dire : J’ai perçu Dieu et [les] créatures. Là où Dieu
dit cela, là c’est Dieu ; mais ici c’est créature. Les gens s’imaginent que
c’est là-bas seulement que Dieu est devenu homme. Il n’en est pas ainsi,
car Dieu est devenu homme ici aussi bien que là-bas, et la raison pour
laquelle il est devenu homme, c’est pour qu’il t’enfante [comme] son Fils
unique et non pas moins969.

Passer de « deux » à « un » nécessite de quitter le registre du signe,


qui ne fait que référer à quelque chose de distant et reste donc dans la
dualité pour revenir à l’opérativité où s’effectue l’unité. D’où cette affir-
mation : « Ce que l’on vous dit du dehors, c’est une chose grossière ;
cela [= la Parole] est dit à l’intérieur » (Daz von ûzen în wirt gesprochen,
daz ist ein grop dinc; ez ist inne gesprochen), suivie d’une exégèse
contradictoire et d’une injonction : « ‘Prêche-la au dehors !’, c’est-à-
dire : Trouve que cela est en toi. » (‘Sprich ez her uzt’, daz ist: bevint,
daz diz in dir ist)970. Cette parole conative résume toute la prédication
eckhartienne. Tout acte de langage n’a d’autre intention que d’aboutir
à l’expérience interne, tant chez le prédicateur que chez celui qui l’écoute.
L’engendrement du Fils dans l’intime de l’âme et le discours se condi-
tionnent mutuellement dans une actualité. D’où l’usage des formes condi-
tionnelles dont tout le sermon est tissé : « Dois-je (sol ich) être Fils, alors
il me faut (sô muoz ich) être fils dans le même être dans lequel il est
Fils » ; « Dois-je (sol ich)…, alors je ne peux (sô enmac ich)…, il me
faut (ich muoz)… » ; « Mais dois-je (sol ich aber),… alors il me faut (sô
muoz ich)… » ; « Si tu (wan dû)…, alors (sô) … ». Le « ich » que pro-
nonce le prédicateur est un « je » de transfert. La translatio s’opère
lorsque l’auditeur s’implique par un volo comme le prédicateur dans ce
qui est dit. D’où une exégèse originale de la parole du Paternoster :
« Que ta volonté soit faite » (dîn wille der werde!) devient « Que volonté
soit tienne » (werde wille dîn). L’optatif, parce qu’il fait part d’un sou-
hait, modifie l’aspect trop volontariste du volo. Celui qui souhaite n’est
pas sûr de vouloir suffisamment pour que son acte soit suivi d’une consé-
quence immédiate. Que Dieu opère lui-même le volo, relève de l’aban-
don. Mais, pour en arriver à s’abandonner, il est nécessaire de ne plus
rien savoir des choses. D’où l’expression de la Gelassenheit par la

969
M. ECKHART, Predigt 30/80, DW II, p. 97-98, trad. G. Jarczyk et P.-J. Labarrière
très lég. modif., p. 289.
970
Ibid., DW II, p. 97, trad. G. Jarczyk et P.-J. Labarrière, p. 289.
PRAEDICA VERBUM ET PERCÉE DE L’EGO 299

métaphore du sommeil971. Être en sommeil dans les choses, permet une


vigilance quant à l’opération de Dieu dans l’intimité, ce qu’exprime la
suite du sermon :
[S]ois en sommeil de toutes choses ! c’est-à-dire que tu ne saches rien ni
de temps ni de créatures ni d’images (…) et alors tu peux percevoir ce que
Dieu opère en toi. C’est pourquoi l’âme dit sans le Livre de l’amour : « Je
dors et mon cœur veille. » (Ct 5,2) C’est pourquoi : si toutes créatures
dorment en toi, alors tu peux percevoir ce que Dieu opère en toi972.

« Percevoir ce que Dieu opère en toi » (vernemen, waz got in dir


würket) : voilà le point fondamental. Les auditeurs d’Eckhart se plai-
gnaient de ne pas percevoir ce dont il s’agissait dans son discours. Passer
du signe à la perception nécessite le détachement de toutes créatures et
l’abandon à l’opération de Dieu. Autrement dit, sans implication effective
du récepteur, point de perception. Les mots ne remplissent pas leur fonc-
tion : ils ne permettent pas à la chose d’engendrer elle-même son concept
dans l’esprit de celui qui écoute. D’où une efficacité du langage du ser-
mon qui tienne compte de la « dimension intersubjective »973. Le ser-
mon, comme quasi-sacrement974, ne fait ce qu’il dit qu’en fonction de la
réceptivité de celui à qui il est adressé. La performance du prédicateur
est liée à l’opérativité du Verbe : il ne s’impose pas à l’homme mais se
propose à lui. Mais, au fond de l’homme, l’opérativité est toujours dis-
ponible à celui qui s’y abandonne sans réserve. Eckhart conjugue donc
le signe augustinien avec l’opérativité aristotélicienne. Mais cette
conjonction redessine la position d’Aristote et celle d’Augustin vers une
nouveauté où aucune des deux positions n’est plus reconnaissable comme
telle. La performativité passe par un entrelacs de la relation de la causa-
lité. Lorsque l’homme accepte la relation, proposée par l’intermédiaire
du signe, il accepte du même coup l’opérativité en lui. La spécificité
eckhartienne est que, lorsqu’il s’agit de Dieu, ce dont on parle n’est
jamais un concept auquel un signe peut immédiatement référer. On ne
peut donc appliquer directement la formule augustinienne « signifier
quelque chose pour quelqu’un »975. L’aliquid aliud n’existe tout
971
Cf. B. HASEBRINK, op. cit., p. 158-160.
972
M. ECKHART, Predigt 30/80, DW II, p. 100, trad. G. Jarczyk et P.-J. Labarrière,
p. 289.
973
I. ROSIER-CATACH, La parole efficace, p. 35.
974
On peut parler chez Eckhart d’une « pratique quasi sacramentelle de la prédica-
tion » (A. DE LIBERA, Introduction à Eckhart, Traité et sermons (1993), éd. 1995, p. 20 ;
cf. aussi G. Jarczyk et P.-J. Labarrière, Présentation de Maître Eckhart, Les sermons, éd.
2009, p. 23).
975
Cf. I. ROSIER-CATACH, « Signification et efficacité », p. 51-74.
300 TRAITÉS ET SERMONS ALLEMANDS

simplement pas. Le signe est bien, comme chez Bacon, « dans la caté-
gorie de relation »976, mais seulement en tant qu’il offre les conditions
de possibilité d’une opération, et rien d’autre. Le signe a pour objectif de
faire passer de l’extérieur vers l’intérieur, et donc de se supprimer lui-
même. Sa fin (finalité) est sa fin (suppression). Ainsi se réalise une
Aufhebung : hebe ûf dîn houbet !. Si nous ne sommes plus tout à fait
chez Augustin, nous ne sommes pas non plus chez Aristote, puisqu’une
relation interne, libre et non déterminée, libère la possibilité en vue de
l’effectivité. La Wirklichkeit est conditionnée par un renoncement à trou-
ver en propre de quoi accomplir toute œuvre en déposant tout ce qui est
sien pour s’approprier à Dieu :
« Travaille en toutes choses ! », c’est-à-dire : là où tu te trouves engagé
en de multiples choses et ailleurs qu’en un être nu, limpide, simple, fais en
sorte que ce soit pour toi un travail, c’est-à-dire : « Travaille en toutes
choses », « Accomplis ton service ! » Cela signifie : Relève la tête ! En un
premier sens : dépose tout ce qui est tien et approprie-toi à Dieu, ainsi Dieu
devient-il ton propre comme il est le propre de soi-même, et il est Dieu pour
toi comme il est Dieu pour lui-même, et pas moins. Ce qui est mien, je ne
le tiens de personne. Que si je le tiens d’un autre, alors il n’est pas mien,
alors il est à celui dont je le possède. En un second sens : relève la tête !
c’est-à-dire : dirige toute ton œuvre en Dieu ! Il est beaucoup de gens qui
ne comprennent pas cela, et cela ne me paraît pas étonnant ; car l’homme
qui doit comprendre cela, il lui faut être très détaché et élevé au-dessus de
toutes choses. Pour que nous venions à cet accomplissement, qu’à cela Dieu
nous aide. Amen977.

Cette fin de sermon se lit dans le contexte de la prédication strasbour-


geoise face au Libre Esprit. L’injonction « travaille en toutes choses »
(Arbeite in allen dingen) ou « accomplis ton service » (vüllende dînen
dienest!) est en effet une incitation au travail. Cependant, à l’instar du
Predigt 86 où Marthe est présentée comme l’accomplissement de Marie,
l’œuvre est déterminée par son orientation en Dieu : rihte alliu dîniu
werk in got! Le « détachement » (abegescheidenheit) en est le gage.
Celui qui ne se détache pas, ne comprend pas. Il en est ainsi car le sens
réside dans l’opération même et non ailleurs. Opère d’autant mieux
celui qui s’en est remis à Dieu en propre. Aussi, avec l’aide de Dieu,
peut-il souhaiter parvenir à cet « accomplissement » (volkomenheit).
Dans l’unité divine, le « mien » et le « tien » n’ont plus cours. Seul
est désormais présent un « Je » dont il n’est plus possible de dire à qui
976
Ibid., p. 61.
977
M. ECKHART, Predigt 30/80, DW II, p. 107-109, trad. G. Jarczyk et P.-J. Labarrière
très lég. modif., p. 292-293.
PRAEDICA VERBUM ET PERCÉE DE L’EGO 301

il appartient. Contrairement à un malentendu possible, cela ne signifie


pas que la vie personnelle se soit diluée en Dieu, mais au contraire que,
l’individualité étant laissée, la vraie vie personnelle et interpersonnelle
commence seulement978. Ce transfert vers un unique « je » s’opère par
la performance du sermon. Les auditeurs auxquels s’adresse Eckhart sont
tous, comme lui, des « je » en devenir, des « je » en attente de s’éprou-
ver véritablement en propre. Et ce propre, ils ne peuvent l’atteindre que
s’ils se quittent et se perdent en tant qu’individus isolés les uns des autres.
La relation entre le prédicateur et ses allocutaires doit donc être elle-
même transformée à l’instant de la prédication. La modalité dialogique
du « je-vous », ou « je-tu », est transitoire vers un seul « Je ». Le véri-
table ego de l’homme est d’être uni aux autres hommes en Dieu :
Ego elegi vos de mundo : Or Platon, le grand clerc, aborde de grandes
choses et veut en parler. Il parle d’une pureté qui n’est pas dans le monde ;
elle n’est pas dans le monde ni hors du monde ; elle n’est ni dans le temps
ni dans l’éternité ; elle n’a ni extérieur ni intérieur. C’est à partir d’elle que
Dieu, le Père éternel, diffuse la plénitude et l’abîme de toute sa Déité.
Il l’engendre ici dans son Fils unique et pour que nous soyons le même Fils.
Et engendrer est pour lui demeurer en lui-même, et demeurer en lui-même
est engendrer hors de lui-même. Tout demeure l’Un qui jaillit en lui-même.
« Ego », le mot « Je », n’appartient en propre à personne, sinon à Dieu seul
dans son unité. « Vos », ce mot veut dire « vous », c’est-à-dire : que vous
soyez un dans l’unité ; « ego » et « vos », « moi » et « vous », cela
indique l’unité.
Que Dieu nous aide pour que nous soyons cette même unité et que cette
unité demeure. Amen979.

Que l’ego n’appartienne en propre à personne, sinon à Dieu seul, signi-


fie précisément que le « Je » ne peut se prononcer véritablement qu’au
cœur de l’unité divine. La « pureté » (lûterkeit) est l’unité essentielle
débarrassée de toute division, à laquelle tous les hommes sont appelés :
« que nous soyons cette même unité ». Aussi, l’ensemble de la prédica-
tion eckhartienne va-t-elle se déployer comme une performance pour
transiter du multiple vers l’Un. Comme le dit Michel de Certeau, dans le
langage mystique, les signes linguistiques de l’énonciation n’ont pas une
fonction dénominative, ils sont l’instance même du discours980. La

978
Cf. M.-A. VANNIER, « Déconstruction de l’individualité ou assomption de la per-
sonne chez Eckhart ? », 1995, p. 399-418 ; Y. MEESSEN, Percée de l’Ego, § 22, Passez
tous à moi, p. 284-293.
979
M. ECKHART, Predigt 28/73. Ego elegi vos de mundo, DW II, p. 67-69, trad.
AH-EM, p. 457.
980
M. DE CERTEAU, La fable mystique, I, p. 224.
302 TRAITÉS ET SERMONS ALLEMANDS

thématique est là pour que les auditeurs s’impliquent dans ce qui est
énoncé. Elle n’a de sens qu’en raison de sa cohérence pragmatique. Cela
n’est possible qu’à condition que l’énonciateur lui-même s’engage avec
force dans son discours. Cette implication illocutoire se lit à travers l’em-
ploi insistant des verbes de modalité : « devoir », « vouloir », « pou-
voir ». Un transfert est alors possible pour que l’auditeur s’approprie lui
aussi le « je veux », de telle sorte qu’il « puisse » opérer ce dont il s’agit
dans le discours. Du vouloir procède un pouvoir : « Si tu veux, tu
peux »981. L’intention (intentio) est alors la porte d’entrée de la connais-
sance et de la béatitude. Telle est bien la démarche eckhartienne pour
autant justement que l’on perçoive à quel point ce vouloir est un non-
vouloir qui conduit à la pauvreté en esprit : « est un homme pauvre celui
qui ne veut rien, et qui ne sait rien, et qui n’a rien. »982. Le Predigt
52/108, dont le thème est Beati pauperes spiritu, est un des sommets de
la prédication eckhartienne. La Gelassenheit y prend ici la forme radicale
de l’anéantissement. S’y dévoile en filigrane l’influence de la pensée de
Marguerite Porete et son célèbre Miroir des simples âmes anéanties :
« Cette âme a tout et n’a rien, sait tout et ne sait rien, veut tout et ne veut
rien »983. Si, pour la béguine de Valenciennes, être « rien » est en effet
la voie pour être uni à « tout », pour Eckhart être « rien » est la voie qui
fait passer à « l’être éternel ». Tant que l’homme veut encore « quelque
chose », quoi que ce soit, et même « Dieu » (« C’est pourquoi je prie
Dieu qu’il me libère de ‘Dieu’ »)984, alors il n’est pas prêt à l’union. La
« suprême pauvreté » permet la « percée » (durchbruch). Tel est le para-
doxe, puisque c’est Poros, et non Penia, qui signifie étymologiquement
« passage », « accès », « issue »985. À savoir, elle permet de se retrouver
au cœur même de Dieu, là où le « je » s’est délesté de sa créaturabilité
et n’est plus un « j’étais » ou un « je serai », mais un simple présent
éternel :
Un grand maître dit que sa percée est plus noble que sa diffusion, et c’est
vrai. Lorsque je fluai de Dieu, toutes choses dirent Dieu est, et cela ne peut
pas me rendre heureux car par là je me reconnais créature. Mais dans la
percée où je suis libéré de ma propre volonté et de la volonté de Dieu et de

981
Ibid., p. 233.
982
M. ECKHART, Predigt 52/108, DW II, p. p. 145.
983
MARGUERITE PORETE, Le miroir des simples âmes anéanties et qui seulement
demeurent en vouloir et désir d’amour, trad. de l’ancien français par Cl. Louis-Combet,
texte présenté et annoté par E. Zum Brunn, Grenoble, Jérôme Millon, éd. 2001, XIII,
p. 64.
984
M. ECKHART, Predigt 52/108, DW II, p. 502, trad. AH-EM, p. 651.
985
P. HADOT, Eloge de Socrate, op. cit., p. 52.
PRAEDICA VERBUM ET PERCÉE DE L’EGO 303

toutes ses œuvres et de Dieu lui-même, je suis au-dessus de toutes les créa-
tures et ne suis ni « Dieu » ni créature, mais je suis plutôt ce que j’étais et
ce que je dois rester maintenant et à jamais. Là je reçois une impulsion qui
doit m’emporter au-dessus de tous les anges. Dans cette impulsion, je reçois
une richesse telle que Dieu ne peut pas me suffire selon tout ce qu’il est
« Dieu » et selon toutes ses œuvres divines. En effet, le don que je reçois
dans cette percée, c’est que moi et Dieu, nous sommes un. Alors je suis ce
que j’étais et là je ne grandis ni ne diminue, car je suis là un moteur immo-
bile qui meut toutes choses. Alors Dieu ne trouve pas de lieu dans l’homme,
car par cette pauvreté, l’homme acquiert ce qu’il a été éternellement et ce
qu’il demeurera à jamais. Alors Dieu est un avec l’esprit, et c’est la suprême
pauvreté que l’on puisse trouver986.

Le détachement du « mien » et du « tien » provoque un échange des


propres tel qu’il n’est plus possible de distinguer Dieu, d’un côté, et la
créature, de l’autre : « le don que je reçois dans cette percée, c’est que
moi et Dieu, nous sommes un » (wan ich enpfâhe in disem durchbrechen,
daz ich und got einz sîn). Ils sont désormais tellement Un que l’âme
reçoit tout ce que Dieu est, y compris le fait d’être à soi-même sa propre
cause. D’où cette formulation excessive : « Dans ma naissance éternelle,
toutes choses naquirent et je fus cause de moi-même et de toutes choses,
et si je l’avais voulu je ne serais pas, et toutes choses ne seraient pas »987.
Ces propos à haute teneur paradoxale ne sont pas audibles sur un plan
strictement sémantique. Remarquons que l’identification à la causa sui
de Proclus, ainsi qu’au « premier moteur immobile » d’Aristote, se fait
à la première personne. Ces propositions manifestent une expérience par
laquelle le « je » découvre qu’il opère, non plus à partir de l’extérieur,
mais à partir de son fond le plus intime988. Ce fond est accessible à condi-
tion d’être tellement pauvre que l’homme ne se réserve plus rien pour lui
au point qu’il ne peut plus distinguer l’opération de Dieu comme autre
que la sienne : « L’homme doit être si pauvre, affirme Eckhart, qu’il ne
soit ni n’ait en lui aucun lieu où Dieu puisse opérer » (der mensche alsô
arm sül sîn, daz er niht ensî noch enhabe deheine stat, dâ got inne müge
würken). Un tel homme n’est autre qu’un saint. Et, c’est en effet cette
sainteté que le prédicateur propose à ses auditeurs à travers la figure de
l’homme pauvre. D’où le fait que celui qui ne fait pas cette expérience
ne peut la comprendre. Les mots lui sont inutiles tant qu’il ne vit pas au
cœur de cette opérativité. Voilà pourquoi Eckhart apaise les auditeurs de
son sermon par cette finale :

986
M. ECKHART, Predigt 52/108, DW II, p. 504-505, trad. AH-EM, p. 651-652.
987
Ibid., DW II, p. 504, trad. AH-EM, p. 651
988
Cf. M. ECKHART, Predigt 5b/50, DW I, p. 90, trad . AH-EM, p. 336.
304 TRAITÉS ET SERMONS ALLEMANDS

Que celui qui ne comprend pas ce discours ne s’en afflige pas dans son
cœur. Tout le temps que l’homme n’est pas semblable à cette vérité, il ne
peut comprendre ce discours, car c’est une vérité sans voile qui est venue
sans médiation du cœur de Dieu989.

Ce serait largement mésinterpréter ce passage de penser que l’auteur


de ces paroles s’en prend à la capacité intellectuelle de ses auditeurs. Le
discernement ne passe pas ici entre ceux qui seraient initiés à un savoir
et les autres. La vérité, chez Eckhart, est socratique. Les signes sont là
pour indiquer l’effectivité même. Celui qui ne lui devient pas semblable
à la vérité ne peut la comprendre. Son dévoilement ne se distingue pas
de la béatitude même. D’où le fait que, comme le relève Olivier Boulnois,
« le discours a une fonction pragmatique »990. Les énoncés spéculatifs
les plus ardus ne peuvent être reçus autrement que comme la provocation
à une percée sans laquelle ils restent lettre morte. Pour les entendre, « il
faut briser la coque ».

989
M. ECKHART, Predigt 52/108, DW II, p. 506, trad. AH-EM lég. modif., p. 652.
990
O. BOULNOIS, « Le moi et Dieu selon Maître Eckhart », 2008, p. 66.
Si tu veux avoir le fruit, tu dois briser la coque
(Predigten, cycle de Cologne)

Le cycle des sermons de Cologne, repéré grâce à la référence au


monastère des Cisterciennes de Mariengarten991, fait montre des for-
mules les plus hardies de Maître Eckhart. À lui seul, le sermon Qui audit
me (12/90) compte seize propositions incriminées par les censeurs colo-
nais992. Bien qu’aucune de ces propositions ne figureront dans la bulle in
agro dominico, elles manifestent une radicalisation dans la prédication
eckhartienne. Cette radicalisation se caractérise par une insistance sur
l’unité entre Dieu et l’âme telle que cela en devient vertigineux. Les
auditeurs sont avertis. Ce langage n’est pas pour toutes les oreilles
(Lc 14,26) : « Nul n’entend ma parole ni mon enseignement à moins de
s’être laissé soi-même » (nieman enhoeret mîn wort noch mîne lêre, er
enhabe denne sich selben gelâzen)993. Ici, le point de départ est le point
d’arrivée des sermons précédents. La Gelassenheit, comme condition de
possibilité de l’écoute, est une chose entendue. Le décollage est vertical :
« Ce qui entend est identique à ce qui est entendu dans la Parole éter-
nelle »994. Normalement, la communication entre interlocuteurs passe par
une relation à trois termes : émetteur-message-récepteur. Or, lorsque les
interlocuteurs se laissent eux-mêmes, une transformation de ce rapport
est opérée par Dieu. En tant qu’opérateur simultané de la parole et de
l’homme, Dieu réunit le message (objet) et le récepteur (sujet) dans une
identité. Comme l’explique Burkhard Hasebrink : « Sujet (daz dâ hoeret)
et objet (daz dâ gehoertet wirt) coïncident, de telle sorte que cette variante
de déclaration d’unité se réalise aussi sur le plan syntaxique de la coïn-
cidence du sujet et de l’objet »995. Puisque, en Dieu, « dire c’est faire et
que faire ou produire, c’est dire et rien d’autre » (dicere est facere, et

991
Il s’agit des sermons 11 à 15, 22 et 51. Cf. K. H. WITTE, « Von Straßburg nach
Köln : Die Entwicklung der Gottesgeburtslehre Eckharts in der Kölner Predigten »,
p. 82-86.
992
Dans son édition des Traités et sermons, Alain de Libera les souligne en italique
(traduction, p. 295-300, notes, p. 462-465).
993
M. ECKHART, Predigt 12/90, DW I, p. 193, trad. AH-EM, p. 546.
994
Ibid.
995
B. HASEBRINK, op. cit., p. 69.
306 TRAITÉS ET SERMONS ALLEMANDS

ipsum facere, ipsum producter est dicere, non aliud)996, l’homme fait
l’expérience en lui-même (Selbsterfahrung) d’un dire qui est à la fois
« déclaration » et « témoignage » (Aussage). Une auto-révélation
(Selbst-Offenbarung) a lieu au cœur même de l’être : « Tout ce qu’en-
seigne le Père éternel, c’est son être et sa nature et toute sa Déité : il nous
le révèle (offenbâret) entièrement dans son Fils unique et nous enseigne
à être ce même Fils »997. Pour Eckhart, il y a théologie lorsque le langage
affirme ce qu’il réalise dans l’instant. L’autorévélation de Dieu n’est pas
constative mais performative. Cette performativité a lieu lorsque les
interlocuteurs en présence renoncent ensemble à être les principes opé-
rateurs de leur être et de leur langage en s’en remettant au Verbe intérieur
et opérateur (augustino-aristotélicien). À ce moment, un « nous » appa-
raît dans l’« unité » à laquelle tend l’ensemble du sermon : « Dieu opère
toutes ses œuvres afin que nous soyons le Fils unique » (Got würket alliu
siniu werk dar umbe, daz wir der eingeborne sun sîn). Eckhart n’affirme
pas que l’unité est réalisée, mais qu’elle est en train de s’opérer. Il y
a toujours d’un côté l’affirmation de ce que Dieu opère et de l’autre la
capacité à accueillir cette opération. Dans un savant va-et-vient, tantôt le
prédicateur insiste sur les conditions de réceptivité (Gelassenheit), tantôt
sur l’opérativité divine (Wirklichkeit). Pour peu qu’il se situe sur ce ver-
sant de sa prédication, il peut aller jusqu’à décrire l’opération de Dieu
trouvant une communion d’hommes s’étant abandonnés :
Quand Dieu voit que nous sommes le Fils unique, il se presse si impétueu-
sement vers nous, il se hâte et fait exactement comme si son être divin allait
se briser et s’anéantir en lui-même, afin de nous révéler tout l’abîme de sa
Déité et la plénitude de son être et de sa nature ; Dieu a hâte d’être notre
bien propre comme il est son bien propre. Ici, Dieu a joie et délices dans la
plénitude. L’homme est alors dans la connaissance de Dieu et dans l’amour
de Dieu et ne devient rien d’autre que ce que Dieu est lui-même998.

Encore une fois, la parole eckhartienne n’est nullement constative. La


phrase commence par un « Swenne got sihet », indiquant une modalité
conditionnelle. Eckhart met en récit la « hâte » de Dieu à vouloir se
révéler totalement à l’homme. Cette hâte est adossée au mystère de la
Croix, qui est en même temps le lieu de la Gloire éperdue de Dieu. Pour
qu’il puisse devenir le bien propre de l’homme, Dieu ne peut se garder
en propre. Il faut qu’il se brise et s’anéantisse lui-même. Pourquoi

996
M. ECKHART, Liber parabolarum Genesis, LW I/1, § 47, p. 514.
997
M. ECKHART, Predigt 12/90, DW I, p. 193, trad. AH-EM, p. 546.
998
M. ECKHART, Predigt 12/90, DW I, p. 194, trad. AH-EM, p. 547.
SI TU VEUX AVOIR LE FRUIT, TU DOIS BRISER LA COQUE 307

Eckhart dit-il alors « comme si » (als ob) ? Serait-ce que Dieu fait sem-
blant de se donner sans le faire vraiment ? En se donnant, l’être de Dieu
ne se brise pas et ne s’anéantit pas parce que, précisément, son être est
« amour ». Cela signifie que Dieu ne vit pas en se possédant mais en se
donnant. Comme en Dieu il n’y a rien sur le mode de l’avoir, mais seu-
lement de l’être se donnant, le fait même que le Verbe fait chair s’anéan-
tisse sur la Croix n’est autre que la Plénitude de la révélation du cœur de
Dieu. Sans cette percée de l’éternité dans la temporalité, il n’est pas
possible d’entendre le vocabulaire mystique de l’anéantissement. Comme
chez Marguerite Porete, l’anéantir soi-même (nihte werden an im selben)
et l’amour (minne) sont indissociables. Eckhart rejoint ici la béguine de
Valenciennes pour qui l’âme « ne se soucie ni d’elle-même ni de son
prochain ni même de Dieu »999. Le mystique rhénan reprend un par un
ces trois points en montrant que la perfection consiste non seulement
à renoncer à l’amour de soi-même, mais aussi à l’amour du prochain, et
même à l’amour de Dieu. Le but ultime de « laisser Dieu pour Dieu »
(got durch got lâzen)1000 consiste à se retrouver dans l’unité pure où Dieu
est tel qu’il est en lui-même, dans l’ « abîme de sa Déité » (abgrunt sîner
gotheit). Tant que j’ai encore « dieu » (got) devant moi comme un but
à atteindre, je ne suis pas encore au cœur de la « déité » (gotheit).
Il s’agit, comme Eckhart le dira dans d’autres sermons, de vivre « sans
pourquoi »1001. En reprenant cette expression commune à Hadewijch
d’Anvers, Béatrice de Nazareth et Marguerite Porete1002, Eckhart mani-
feste un tel état de disponibilité que l’intention n’est plus dynamisée par
rien d’autre que la volonté divine elle-même sans que cette dernière ne
soit représentée : « Si l’homme était tout entier ainsi, il serait totalement
incréé et incréable ; si tout ce qui est corporel et déficient était ainsi
compris dans l’Unité, ce ne serait rien d’autre que ce qu’est l’Unité
elle-même »1003.
Eckhart fait à nouveau usage de la forme conditionnelle (waere…
also…). Lorsque l’on constate avec quelle constance ces formules tissent
le langage eckhartien, il devient pratiquement indécent de juger ses pro-
pos en omettant systématiquement la pragmatique de son langage, comme

999
MARGUERITE PORETE, Le miroir des simples âmes, LXXXI, p. 68-69.
1000
M. ECKHART, Predigt 12/90, DW I, p. 196.
1001
M. ECKHART, Predigt 5b/50, AH-EM, p. 336 ; Predigt 6/103, AH-EM, p. 630 ;
Predigt 29/46, AH-EM, p. 314 ; Predigt 41/91, AH-EM, p. 554.
1002
« Sans nul pourquoi » (MARGUERITE PORETE, Le miroir des simples âmes anéan-
ties, p. 69).
1003
M. ECKHART, Predigt 12/90, DW I, p. 198, trad. AH-EM, p. 548. Je souligne.
308 TRAITÉS ET SERMONS ALLEMANDS

l’ont fait les inquisiteurs de Cologne. Non seulement Eckhart fait la dif-
férence entre le « quelque chose de l’âme » (aliquid animae) et le
« quelque chose dans l’âme » (aliquid anima/etwaz in der sêle)1004, mais
en plus il présente l’incréé comme un possible et non comme un effectif.
Eckhart le précise dans le Predigt 13/65a qui fait partie du même cycle :
Il est dans l’âme une puissance dont j’ai parlé souvent. Si l’âme était toute
entière ainsi, elle serait incréée et incréable. Or il n’en est pas ainsi. Avec
l’autre partie d’elle-même, elle a un regard et un attachement au temps, et
par là elle touche le créé et elle est créée. Cette puissance est l’intellect pour
lequel rien n’est lointain ni extérieur1005.

L’âme se situe entre le temps et l’éternité. Par sa puissance supérieure,


elle est capable de s’unifier à s’opérativité. Cette puissance est l’intellect
(vernünfticheit), capable de saisir Dieu dans la nudité de son être essen-
tiel. Cependant, qu’on ne s’imagine pas que l’intellect appréhende cette
unité sur le mode de l’entendement dans lequel le sujet et l’objet sont
à distance l’un de l’autre. Il s’agit ni plus ni moins d’une expérience de
l’intime. D’où la prière optative à la fin du Predigt 13/65a : « Que Dieu
nous aide à en faire l’expérience » (Daz uns daz widervar, des helfe uns
got). Widerfahren (wider-fahren, wid-erfahren) consiste à « accéder à »
l’unité en perçant la dualité. Or, cette percée n’est pas accessible
à l’homme à partir de sa nature. Elle nécessite la grâce, c’est-à-dire le
don de l’Esprit Saint. Chez Eckhart, l’Esprit n’agit pas par cause effi-
ciente, mais est présent de manière essentielle à l’intime de l’âme. Selon
l’exégèse eckhartienne du verset du Prologue johannique dans le Predigt
14/12 du cycle colonais, la réception de l’Esprit donne aux hommes le
pouvoir de devenir enfant de Dieu (Jn 1,12). Autrement dit, la naissance
de Dieu dans l’âme s’actualise par l’Esprit Saint. Sa présence opère
l’échange mutuel du Père et du Fils entre le « je » humain et le « je »
divin :
Saint Jean dit : A ceux qui l’ont reçu, Il a donné pouvoir de devenir fils de
Dieu. Ceux qui sont fils de Dieu ne sont pas nés de la chair ni du sang. Ils
sont nés de Dieu (Jn 1,12), non pas hors de lui, mais en lui. Notre-Dame
dit : « Comment cela se peut-il que je devienne mère de Dieu ? » L’ange
répondit : « L’Esprit Saint viendra sur toi d’en haut. » (Lc 1,34) David
dit : « Aujourd’hui je t’ai engendré. » (Ps 2,7) Que signifie aujourd’hui ?
L’éternité. Je me suis éternellement enfanté en tant que toi, et toi en tant que
moi1006.

1004
Cf. B. MOJSISCH, Meister Eckhart. Analogie, Univozitât und Einheit, p. 132.
1005
M. ECKHART, Predigt 13/65a, DW I, p. 220, trad. AH-EM, p. 410. Je souligne.
1006
M. ECKHART, Predigt 14/12, DW I, p. 238-239, trad. AH-EM, p. 115.
SI TU VEUX AVOIR LE FRUIT, TU DOIS BRISER LA COQUE 309

Cette dernière proposition (ich hayn mych dich inde dich mych ewe-
clichen geboren) fait partie de la seconde liste de propositions dénoncées
par les colonais devant l’inquisition (article 33). Face à cette accusation,
Eckhart soutiendra que, si Dieu donne aux hommes de pouvoir devenir
Fils de Dieu, non par nature mais par adoption, c’est-à-dire par le don de
l’Esprit, alors ils reçoivent en propre la vie de Dieu, et donc l’échange
mutuel des Personnes dans l’unité essentielle. La participation à l’engen-
drement divin est donc conditionnée par le don de l’Esprit Saint, non pas
comme un accident, mais comme une transformation essentielle de la
nature humaine. En tant qu’il est l’unité même du Père et du Fils dans
leur don mutuel, l’Esprit réalise cette même unité au point que tout ce
qui est à Dieu est transfusé à l’homme, y compris de se connaître et de
s’aimer lui-même. Cette unité se réalise par un don total de l’homme en
réponse au don de Dieu, sachant que, finalement, l’homme ne peut que
demander que ce don se réalise en lui par l’Esprit Saint, qui est le don
lui-même. Ainsi pouvons-nous mieux appréhender la célèbre formule
hautement spéculative qui sera retenue par Hegel1007 : « L’œil dans lequel
je vois Dieu est l’œil même dans lequel Dieu me voit : mon œil et l’œil
de Dieu ne sont qu’un œil » (Daz auge, dâ inne ich got sihe, daz ist daz
selbe auge, dâ inne mich got sihet)1008. Le Predigt 12/90 fait apparaître
un parallélisme entre l’audition et la vision : « c’est identique à ce qui
est entendu » (daz ist daz selbe, daz dâ gehoeret wirt), « c’est identique
à ce qui est vu » (daz ist daz selbe, daz dâ gesehen wirt)1009. De la sorte,
tout ce qui a été dit sur la performativité de la parole et de l’écoute doit
être transposé à la vision. La condition de l’unité entre le voyant et le vu
est en effet la nudité de l’œil du voyant. L’abscolor aristotélicien (De
anima, II, 7) joue le même rôle que la gelâzenheit puisqu’il promeut une
pure potentialité en vue d’une unité opérative. Le renoncement à agir
à partir de soi-même culmine dans une mors mystica1010 :
L’homme qui est ainsi (alsô) établi dans l’amour de Dieu doit (sol) être mort
à lui-même et à toutes choses créées, en sorte qu’il ne prête pas plus atten-
tion à lui-même qu’à celui qui est à plus de mille lieues. Cet homme

1007
G. W. F. HEGEL, Vorlesung über die Philosophie der Religion, éd. H. Glockner,
Sämtliche Werke, t. XV, Stuttgart - Bad Cannstatt, Frommann-Holzboog, 1927, p. 228,
trad. J.-L. Marion, Leçons sur la philosophie de la religion, Paris, PUF, 1996, p. 232.
1008
M. ECKHART, Predigt 12/90, DW I, p. 201, trad. AH-EM, p. 549-550.
1009
M. ECKHART, Predigt 12/90, cité par B. HASEBRINK, op. cit., p. 89.
1010
A. M. HAAS, « Mors mystica. Thanatologie der Mystik, insbesondere der Deutschen
Mystik », Freiburger Zeitschrift für Philosophie Und Theologie, 1976, p. 304-392.
310 TRAITÉS ET SERMONS ALLEMANDS

demeure dans l’égalité, il demeure dans l’unité et demeure totalement égal ;


il n’y a en lui aucune inégalité1011.

Cette mort à soi-même est chez Eckhart l’ultime mode pour demeurer
dans l’Unité divine. Même le lexique de l’« égalité » (glîcheit), comme
le montre un rapprochement entre les sermons 12/90 et 13/65a, devrait
être proscrit en tant qu’il laisse encore supposer une « ressemblance ».
Sur base de la philosophie première d’Avicenne1012, Eckhart corrige ses
propres paroles en affirmant que l’intellect est une puissance, littérale-
ment une « force » (kraft) qui est « une dans l’unité, non pas semblable
dans la ressemblance » (ein in der einicheit, niht glîch mit der glîcheit)1013.
La noétique et l’ontologie sont unifiées dans la force. Il s’agit de la force
vitale de la vie divine sans laquelle rien ne peut surgir. Selon la révélation
du Prologue johannique, cette vie est la lumière des hommes. C’est par
la même « veine », pour reprendre la métaphore eckhartienne, que la
force vitale et la force intellective se déversent en l’homme. La vernünf-
ticheit ne se situe pas face à l’être, ce qui l’obligerait à le désirer comme
un objet dont elle aurait à se rendre semblable. Dès l’origine, in principio,
elle ne fait qu’un avec lui. Cet enseignement, conforme aux Quaestiones
Parisienses : l’intellect et l’être sont identiques, met en relief la nudité
où se révèle l’unité essentielle (istîgen wesene). Inaccessible à toute intel-
lectualité qui reste dans la dualité sujet-objet, cette isticheit ne peut que
se donner telle qu’elle est. D’où cet adage emprunté à Maïmonide : « si
tu veux avoir le fruit, tu dois briser la coque » :
J’ai souvent dit déjà : la coque doit être brisée pour que sorte ce qu’elle
contient. Car si tu veux (wann, wiltu) avoir le fruit, ainsi tu dois (sô mustu)
briser la coque. Et donc, si tu veux (alsô mustu) trouver la nature dans sa
nudité, ainsi toutes les comparaisons doivent (sô mussent) être brisées et
plus on y pénètre, plus on est proche de l’être. Et quand elle (l’âme) trouve
l’Un où tout est un, elle demeure dans cet unique Un1014.

Le Predigt 51/23, qui ferait également partie de ce cycle colonais, est


une leçon d’herméneutique scripturaire, qui est aussi un véritable cours
de théologie sur l’analogie. À propos de l’Écriture, Eckhart affirme :
« on ne peut pas l’interpréter simplement telle qu’elle est »1015. Il faut la
déchiffrer car « tout ce que nous pouvons en entendre et tout ce que l’on

1011
M. ECKHART, Predigt 12/90, DW I, p. 201-202, trad. AH-EM, p. 550.
1012
AVICENNE, Liber de Philosophia prima sive scientia divina, IX, 1, éd. S. Van Riet,
p. 434-435, cité par M. ECKHART, Predigt 13/65a, trad. AH-EM, p. 408.
1013
M. ECKHART, Predigt 13/65a, DW I, p. 222, trad. AH-EM, p. 410.
1014
M. ECKHART, Predigt 51/23, DW II, p. 473, trad. AH-EM légèr. modif., p. 206.
1015
Ibid., DW II, p. 466, trad. AH-EM, p. 203.
SI TU VEUX AVOIR LE FRUIT, TU DOIS BRISER LA COQUE 311

peut nous dire recèle un autre sens caché »1016. Le « sens caché » (ver-
borgenen sînn) est dans une profondeur telle que les mots ne peuvent
l’atteindre. Tout ce qui reste au niveau de la compréhension (versteend)
reste dans le dissemblable (ungleich). La connaissance dont l’Écriture fait
part, à travers le signe de la lettre, vient directement de la vie intime de
Dieu. Si l’on part de la « nature », il est alors nécessaire de « donner une
idée de Dieu par des comparaisons, avec ceci et cela » (das man gott mitt
gleichnuß muß beweisenn, mit disem und mit dem). C’est en effet sur
base de comparaison entre des termes différents que se construit la pen-
sée analogique. Or, de Dieu en son fond le plus intérieur, il faut affirmer :
« il n’est ni ceci ni cela » (is er weder diß noch das)1017. Toutes les
choses de la nature sont Un en lui. Aussi, pour connaître Dieu, le mode
par comparaison ne fonctionne que par rupture. Cette rupture consiste
à quitter l’image comparative qui s’appuie sur la distinction de ceci et de
cela pour se situer là où les distinctions s’évanouissent : « Dieu contient
mystérieusement toutes choses en lui-même, non pas ceci ou cela dans
leur distinction, mais ‘un’ dans l’Unité » (Gott hat alle ding verborgen-
lich in im selber, aber nit diß noch das nach underscheide, sunder ein
nach der einikeit)1018. Ce « Un » ne s’atteint pas en utilisant les sens :
voir, entendre, sentir, toucher, goûter, selon leur usage habituel. L’Un est
l’origine unitaire du voir et du vu, de l’entendre et de l’entendu, du sentir
et du senti,… Il est le cœur de la vie en chaque étant. L’Écriture ne fait
que révéler cela. Elle dévoile ce qu’est la nature dans son origine essen-
tielle. Pour cela, elle montre le chemin à prendre pour revenir à l’unité
du dire et de ce qui est dit. D’où l’usage de l’injonction maïmonidienne
(« tu dois briser la coque »)1019 et sa reprise sous forme conditionnelle :
« si tu veux trouver la nature dans sa nudité, toutes les comparaisons
doivent être brisés (mussent die gleychnuß alle zerbrechenn) et plus on
y pénètre, plus on est proche de l’être ». La brisure (zerbrechenn) permet
la percée (durchbrechen). Le second terme de la comparaison terme
à terme disparait en faisant converger l’ensemble des mots vers un point
de fuite unitaire, nécessitant ainsi la percée hors du langage, ou plus
précisément, à la source unitaire du signe et de la chose.
En pleine prédication, Eckhart se permet donc une leçon sur la néces-
sité du langage métaphorique en théologie, comme étant simultanément
le moyen d’exprimer Dieu et de le rejoindre. Le Thuringien prend le parti
1016
Ibid., DW II, p. 467, trad. AH-EM, p. 204.
1017
Ibid., DW II, p. 470, trad. AH-EM, p. 205.
1018
Ibid. DW II, p. 471-472, trad. AH-EM, p. 205.
1019
Cf. M. ECKHART, Liber parabolarum Genesis, § 1, LW I/1, p. 448.
312 TRAITÉS ET SERMONS ALLEMANDS

de dévoiler les enjeux fondamentaux de la théologie. Si l’on en reste


à un rapport entre Dieu et l’homme basé sur la similitude et la causalité
efficiente, alors l’homme n’est pas en contact immédiat avec Dieu. Il doit
passer par des médiations qui lui permettent de déchiffrer le sens des
analogies. Le magistère des clercs en est valorisé puisque c’est lui qui
assure la médiation. Si, par contre, toutes les images doivent être brisées
pour rejoindre Dieu dans une expérience immédiate, chacun dispose alors
en lui-même d’une voie d’accès à la connaissance. Dieu se manifeste
lui-même directement à l’âme parce que, l’ayant créée, il peut lui insuf-
fler son Esprit de manière essentielle. Les dénonciateurs du Thuringien,
soucieux de conserver leurs prérogatives, s’en souviendront. Leur straté-
gie pour réduire Eckhart au silence sera facilitée par le fait que, pour
manifester cette immédiateté, Eckhart va jusqu’à parler d’un toucher
entre l’incréé et le créé, qui frôle l’hérésie. Selon le Predigt 22/5, seule
la « petite étincelle » (vünkelîn), si apparentée à Dieu que « c’est un
unique un sans différence » (ez ist ein einic ein ungescheiden), permet
d’entendre ce que dit l’Écriture1020. L’étincelle l’entend in principio car
elle se tient à même l’engendrement « de la ténèbre cachée de l’éternelle
impénétrabilité » (ûz dem verborgenen vinsternisse der êwigen verbor-
genheit)1021. À savoir que l’étincelle ne cherche pas Dieu comme un
« terme » que son intelligence doit se représenter mais le reçoit tel qu’il
est dans l’« origine » où il se dit. Cela signifie-t-il que l’homme a été
éternellement Fils de Dieu ? À cette question disputée par les grands
clercs de Cologne, Maître Eckhart répond :
Si vous me demandez, étant donné que je suis un Fils unique que le Père
céleste a engendré éternellement, si j’ai été éternellement Fils en Dieu, je
réponds oui et non : oui, un Fils selon que le Père m’a éternellement engen-
dré, non pas Fils du fait que je n’étais pas engendré1022.

Le « oui et non » (jâ und nein) dépasse la logique de non-contradic-


tion du plan sémantique. Il s’agit à nouveau d’un trope. Les auditeurs
sont appelés à dépasser la logique de la dualité sujet-objet vers l’unité
opérative. Eckhart affirme simultanément que « oui » Dieu opère toutes
choses dans son unité essentielle et que « non » l’homme ne se trouve
pas dès le départ dans cette unité par la création. Au niveau du supérieur
tout est un, au niveau de l’inférieur, l’unité est à recevoir. Eckhart ne nie
nullement la création. Il affirme que, proféré dans le Verbe, chaque

1020
M. ECKHART, Predigt 22/5, DW I, p. 380.381, trad. AH-EM, p. 72.
1021
Ibid., DW I, p. 382, trad. AH-EM, p. 72.
1022
Ibid., DW I, p. 381-382, trad. AH-EM, p. 72.
SI TU VEUX AVOIR LE FRUIT, TU DOIS BRISER LA COQUE 313

« je » humain se situe à la fois dans l’extériorité créée et dans intériorité


incréée. L’analogie du Verbe mental est transposée. Elle ne fonctionne
pas ici sur le mode de la comparaison, mais de l’opérativité. Tout ce qui
est créé est un « dit » qui se trouve en même temps de toute éternité dans
le « dire » du Père. Eckhart le fait percevoir à l’aide de l’acte de
prédication :
Lorsque le Père enfanta toutes les créatures, il m’enfanta, je sortis de lui
avec toutes les créatures et je demeurai pourtant intérieurement dans le Père.
Selon le même mode, la parole que je prononce maintenant jaillit en moi,
ensuite je m’arrête à l’image-forme (bild), en troisième lieu je l’exprime et
vous la recevez tous, cependant elle demeure véritablement en moi. De
même je suis demeuré dans le Père1023.

Le passage du latin à la langue vernaculaire permet à Eckhart une sorte


de ‘crase’ entre le verbe de la naissance et celui de l’engendrement. Parce
qu’il est utilisé pour la naissance du Verbe dans la chair (Is 9,5) : « un
enfant nous est né, un Fils nous a été donné » (Ein kint ist uns geborn,
ein sun ist uns geben)1024, l’emploi du verbe gebernen ouvre une possi-
bilité inédite. La naissance temporelle ouvre la voie à la naissance éter-
nelle, en union avec le Verbe. Sur un plan strictement sémantique, la
formulation induit une confusion possible entre le créé et l’incréé. Cepen-
dant, sur le plan pragmatique, qui est celui de l’unité opérative du dire et
du dit, la proposition thématique est alors parfaitement audible. L’appel
à la prédication ne joue pas seulement un rôle exemplatif. L’acte prédi-
catif se déploie « selon le même mode » (Ze glîcher wîs) que l’acte
d’engendrement. Autrement dit, l’opérativité du langage s’ancre dans
l’opérativité trinitaire. D’abord ad intra, elle se manifeste ensuite ad
extra. À savoir, la parole jaillit dans l’intériorité. Là, il s’agit d’une parole
sans signe. Elle est silencieuse et imprononcée, car imprononçable
comme telle. Cette parole, affirme Eckhart, « jaillit en moi » (entspringet
in mir) et non pas ‘de moi’. Cette parole non produite mais reçue informe
l’intellect : « je m’arrête à l’image-forme » (ruowe ich ûf dem bilde). Or,
comme Eckhart l’a montré dans le Commentaire de l’Évangile selon
saint Jean, cette « image » est une avec « ce dont elle est l’image »1025.
Dès que le prédicateur va devoir exprimer cette unité à des auditeurs,
il va la rompre en produisant une parole à l’extérieur, cependant, elle
restera une dans son intériorité : « je l’exprime et vous la recevez tous,
1023
Ibid., DW I, p. 376-377, trad. AH-EM lég. modif, p. 70.
1024
Ibid., DW I, p. 376-377,
1025
Cf. M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 24, LW III, p. 19-20,
OLME 6, p. 60-63.
314 TRAITÉS ET SERMONS ALLEMANDS

cependant elle demeure véritablement en moi » (spriche ich ez ûz, und


ir enpfâhet ez alle ; nochdenne blîbet ez eigenlîche in mir). La prédica-
tion se calque sur le mode opératif du Verbe. Elle fait revivre sa mani-
festation dans l’actualité. Par la dualité entre l’acte de dire et le dit, de
l’expression extérieure, la parole se distribue entre le « moi » et le
« vous », sans cesser d’être « une » dans le « moi » qui parle. En disant
à ses auditeurs : « De même je suis demeuré dans le Père » (Alsô bin ich
in dem vater blîben), Eckhart les invite à revenir à leur intériorité dans
laquelle ils entendront l’unité du dire et du dit. Pour cela, « la coque doit
être brisée ». Le rapport du signe à une image correspondante doit laisser
place à la réception d’une image une avec ce dont elle est l’image. L’in-
tellect doit cesser d’être productif.
La présence de cette argumentation scolastique dans la praedicatio est
particulièrement éclairante. Si pendant une dizaine d’années, Eckhart
était plongé dans la cura monialium loin des disputes universitaires, son
retour à Cologne change la donne. Le voici à la fois en contact avec les
moniales et avec les clercs. Et ici, plus que jamais auparavant, l’unité
entre le langage et l’expérience apparaît au grand jour. Il y a porosité
entre le langage universitaire et le langage allemand. Aux clercs, le
maître dominicain manifeste sans ambages la présence unitaire de l’opé-
rativité divine au sein de tout le créé, aux moniales il fait part des plus
hautes disputes scolaires. C’est précisément ce qui va précipiter la
condamnation de son enseignement. Si, à Paris, la technicité du langage
scolastique avait occulté l’originalité de la théologie du Thuringien, ce
dont d’ailleurs Eckhart se plaignait1026, il n’en va plus ainsi ici. Les Colo-
nais peuvent l’entendre sur les deux registres : latin et allemand, ce qui
n’était pas possible à Paris, où Eckhart devait prêcher en latin. Dès lors,
le projet eckhartien devient évident : le maître dominicain déplace le
centre de gravité de la théologie du langage vers l’expérience intime.
Cela est loin de plaire à certains grands clercs, dont des frères domini-
cains proches de l’entourage d’Eckhart. La disputatio ne consiste plus
à opposer des propositions à d’autres, en défendant les meilleures. Il y
va d’un éclatement des frontières dans laquelle se tient la disputatio.
C’est toute la manière d’envisager la profession universitaire qui est mise

1026
« Quand je prêchai à Paris, je dis, et avec raison, que tous ceux de Paris, avec tous
leurs arts, ne peuvent comprendre ce qu’est Dieu dans la créature la plus infime, non, pas
même dans une mouche (Zô ich ze Parîs bredie, sô spriche ich und ich getar ez wol
sprechen : alle die von Parîs mügent niht begrifen mit allen iren künsten, waz got sî in
der minnesten crêatiure, nochdenne in einer müggen). » (M. ECKHART, Sermo LI, éd.
Pfeiffer, p. 169, 30-33).
SI TU VEUX AVOIR LE FRUIT, TU DOIS BRISER LA COQUE 315

en cause. Puisque désormais les illettrés peuvent faire l’expérience du


lieu de légitimité du langage théologique, ils peuvent accéder eux aussi
à la Vérité. L’autorité du Magistère en est modifiée. Là où il suffisait de
détenir une théologie propositionnelle, constative, à laquelle seuls les
clercs sont initiés, il faudrait maintenant, si l’on admettait la théologie
eckhartienne, devenir un avec la vérité enseignée. La science des théolo-
giens devrait devenir la science des saints. L’exigence est radicale.
Lorsque la parole du prophète devient dérangeante, il faut le faire taire.
Ainsi en ont décidés les dominicains Hermann de Summo et Guillaume
de Nidecke, lesquels, par ailleurs, seront ultérieurement démasqués
comme criminels1027. Le moyen ? L’usage de la machine inquisitoriale.
La stratégie est simple : il faut faire passer Eckhart pour un hérétique afin
de le réduire au silence. La tâche des dénonciateurs sera facilitée par le
langage paradoxal et hautement spéculatif du Thuringien.

1027
Cf. Acta Echardiana, LW V, p. 552-556; K. FLASCH, Maître Eckhart, p. 272-273.
Consolation dans l’opération intérieure
(Daz buoch der götlîchen troestunge)

Réduire Eckhart au silence en passant sous silence l’opération silen-


cieuse dans lequel le dire et le dit sont un : telle est la stratégie des
dénonciateurs de Cologne. À force de l’entendre à la fois à l’Ecole et
dans la prédication, la théologie eckhartienne est devenue trop évidente.
C’est pour cette raison qu’elle a été refusée. Dévoilée, la vérité est appa-
rue dangereuse aux yeux de ceux qui voulaient rester dans l’ombre.
Comme le dit Augustin : « Ils aiment la vérité quand elle brille, ils la
haïssent quand elle accuse (amant eam lucentem, oderunt eam redarguen-
tem) ; car, ne voulant pas être trompés et voulant tromper, ils l’aiment
quand elle se signale, elle, et la haïssent quand elle les signale, eux. Voici
comment elle les rétribuera : ils ne veulent pas qu’elle les dévoile, elle
les dévoilera sans qu’ils le veuillent, et elle-même pour eux restera voi-
lée »1028. Le procès de Maître Eckhart est la confirmation que philosophie
et théologie se rejoignent chez lui sur un mode socratique. La vérité est
une mise en lumière de ce qui est, non pas sur le mode de la représenta-
tion – qui permet une mise à distance confortable de ce dont on parle –,
mais sur un mode de présence essentielle et vitale. La mise en accusation
de Maître Eckhart est alors une sorte de réplique médiévale du procès de
Socrate. Ici comme là, la vérité est dérangeante. L’unité entre la cohé-
rence thématique et la cohérence pragmatique, devenue trop visible, ne
peut être combattue en la reconnaissant, mais seulement en la passant
sous silence. Or, précisément, comme elle se situe entre parole et silence,
il suffit de couper le lien entre signe et opération en ne gardant que le
signe. Aussi la dénonciation va-t-elle consister à déplacer toutes les énon-
ciations eckhartiennes sur un registre uniquement sémantique, en faisant
fi de la rhétorique du Thuringien. Il va donc rester un ensemble de pro-
positions accablantes dès lors que la pragmatique est désactivée. Outre
le cycle des sermons colonais, c’est aussi le Livre de la consolation
divine, qui va fournir le matériau propositionnel le plus propice à l’exé-
cution de ce plan.

1028
AUGUSTIN, Confessions X, 23, 34, BA 14, p. 202-205, cité dans : M. ECKHART,
Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 653, LW III, p. 567.
CONSOLATION DANS L’OPÉRATION INTÉRIEURE 317

La période strasbourgeoise donne lieu à une prédication dans laquelle


Eckhart accentue jusqu’à l’extrême la proximité entre « le Fils unique et
le fils adoptif »1029. La figure de « l’homme noble » (edel mensch) est
emblématique de l’humanité désindividualisée telle que le Christ l’a assu-
mée, et qui constitue la nature propre de chaque homme1030. Nous avons
vu que cette « noblesse » ne se découvrait à l’homme que dans la mesure
où il se détachait et se laissait totalement pour Dieu. L’homme noble est
à la fois l’homme pauvre, humble et détaché. Omniprésent dans la pré-
dication, le lexique de la noblesse est le thème spécifique du sermon qui
en porte le nom : von dem edeln menschen. Daz buoch der götlîchen
troestunge y fait référence comme la deuxième partie d’un diptyque :
« Comment le plus intérieur et le plus élevé de l’âme puise et reçoit le
Fils de Dieu et son devenir de fils de Dieu dans le sein et le cœur du Père
céleste, qu’on le cherche d’après la conclusion de ce livre, là où j’ai écrit
sur l’homme noble »1031. En se basant sur le Procès de Cologne, on
a coutume de rassembler les deux textes sous un seul corpus appelé Bene-
dictus Deus. Il semble aujourd’hui plus vraisemblable de dater cet
ensemble de la période strasbourgeoise que de la période qui précède le
second magistère parisien1032. Cette datation est d’autant plus plausible
que nombre des propositions condamnées au Procès de Cologne s’y
retrouvent. L’option d’associer parfois l’Apologie (Rechtfertigungschrift)1033
à ce Benedictus Deus va en ce sens. La présence de cette Apologie
confirme aussi le caractère socratique de la pensée eckhartienne. Le Livre
de la consolation divine appartiendrait davantage au genre littéraire de
consolation, comme celui de Boèce, qu’à une lettre de circonstance pour
consoler la reine Agnès de Hongrie de l’assassinat de son père, le roi
Albert II de Habsbourg en 1308. Bien que cette hypothèse ne puisse être
totalement écartée, l’intention explicite de Maître Eckhart confirme plutôt
qu’il s’agit d’une œuvre à caractère général : « j’ai le désir de consigner
dans ce livre quelques enseignements qui peuvent consoler l’homme dans

1029
A. DE LIBERA, Introduction aux Traités et sermons, p. 59.
1030
Cf. M.-A. VANNIER, « L’homme noble, figure de l’œuvre d’Eckhart à Stras-
bourg », 1996, p. 73-89.
1031
M. ECKHART, Daz buoch der götlîchen troestunge, trad. AH-EM, p. 799.
1032
Cf. W. WACKERNAGEL, Ymagine denudari, p. 25-28 ; A. DE LIBERA, Introduction
aux Traités et sermons, p. 43s.
1033
Pour une présentation, cf. K. FLASCH, Introduction à la philosophie médiévale,
1992, XII, p. 190-207 ; L. STURLESE, « Les Eckhartiens de Cologne. Le Studium Gene-
rale des Dominicains allemands et la condamnation des thèses de Maître Eckhart »,
dans : Voici Maître Eckhart, p. 355-371.
318 TRAITÉS ET SERMONS ALLEMANDS

ses tribulations, afflictions et souffrances » (Herumbe hân ich willen ze


schrîbenne an disem buoche etliche lêre, in der sich der mensche troesten
mac in allem sînem ungemache, betrüepnisse und leide)1034. Cet objectif
de consolation dans la tribulation rapproche Eckhart à la fois de Sénèque
et de Boèce là où la philosophie est explicitement ouverte à une thérapie
de l’âme par les exercices spirituels1035. Or, la force originale de l’ou-
vrage est l’adossement de la pratique à la spéculation philosophique éla-
borée en université. Ceci montre à quel point, comme l’affirme Jean
Greish, « même dans l’espace nouveau de l’université, dominé par les
exercices scolaires de la lectio et de la disputatio, le sentiment que la
philosophie implique un mode de vie particulier reste vivant. La distinc-
tion eckhartienne entre Lesemeister (« maître-conférencier ») et Lebe-
meister (« maître de vie ») est là pour nous le rappeler »1036.
Ce livre, affirme Eckhart, est structuré en trois parties. La première,
plus théorique, comporte un ensemble de vérités dont nous verrons
qu’elles sont une reprise des règles de l’opus tripartitum sur l’usage du
concret/abstrait et de l’inférieur/supérieur. La seconde est une trentaine
d’enseignements où se manifeste l’intérêt d’appliquer ces règles dans la
vie courante. La troisième présente des exemples de personnes sages
ayant réalisé des œuvres conformes à ces règles en étant dans la souf-
france. Or, c’est plus précisément de la première partie que sont tirées les
propositions incriminées à Cologne1037. Leur analyse manifeste une
constante dans la pensée eckhartienne depuis l’Opus tripartitum jusqu’au
Livre de la consolation. Le doublet des transcendantaux y joue un rôle
décisif. Cependant, l’articulation des deux règles de l’œuvre tripartite,
celle sur la différence entre le deuxième et le troisième adjacent, qui sera
« réaffirmée terme pour terme » par Eckhart dans la Verteidigungsschrift
de Cologne1038, et celle sur le rapport entre le supérieur et l’inférieur,
s’est légèrement déplacée. Alors que le lecteur était tacitement invité
à trouver l’unité des deux règles par leur mise en pratique, Eckhart fait
maintenant surgir en pleine évidence l’unité pragmatique dans une unité

1034
M. ECKHART, Daz buoch der götlîchen troestunge, DW V, p. 8, trad. AH-EM,
p. 772.
1035
Cf. J. GREISCH, Vivre en philosophant, « IX. Les Consolations de la Philosophie
(Boèce) », p. 297-335.
1036
Ibid., p. 309.
1037
Cf. Acta Echardiana, Processius Coloniensis I, § 46, LW V, p. 198-215. Cf.
K. FLASCH, Maître Eckhart, p. 272.
1038
A. DE LIBERA, Le problème de l’être chez Maître Eckhart, p. 32-33.
CONSOLATION DANS L’OPÉRATION INTÉRIEURE 319

thématique. Or, cette unité devient problématique dès lors qu’elle est lue
isolément de l’opérativité qu’elle révèle1039 :
Il faut d’abord savoir que le sage et la sagesse, l’homme vrai et la vérité, le
juste et la justice, l’homme bon et la bonté se rapportent l’un à l’autre et se
comportent ainsi l’un à l’égard de l’autre : la bonté n’est ni créée, ni faite,
ni engendrée ; cependant elle est génératrice et engendre l’homme bon
[Prop. 1], et l’homme bon, dans la mesure où il est bon, n’est ni fait, ni créé,
et cependant il est un enfant, un fils engendré par la bonté [Prop. 2]. Dans
l’homme bon, la bonté s’engendre elle-même avec tout ce qu’elle est : être,
savoir, amour et opération, elle répand tout en même temps dans l’homme
bon, et l’homme bon reçoit tout son être, savoir, amour et opération, du
cœur et de l’intérieur de la bonté, et d’elle seule [Prop. 3]1040.

Le fait que ce passage contienne les trois premières propositions consi-


dérées comme fausses est plus que suggestif. Les dénonciateurs entendent
saper non pas quelques propositions éparses dans la pensée du Thurin-
gien, mais ils visent le cœur de sa théologie. Reprenant les doublets trans-
cendantaux concret/abstrait, et en les associant au paradigme du juste et
du sage, Eckhart insiste ici sur leur corrélation (sich einander anesehent ;
einander haltent). Cette corrélativité n’implique qu’une seule effectivité
ou opérativité qui rend inséparables le concret et l’abstrait. Des deux, seul
le bon est de l’ordre de l’étant fait ou réalisé. La bonté, quant à elle,
« n’est ni créée, ni faite, ni enfantée » (noch geschaffen noch gemachet
noch geborn). « Elle est génératrice » (si ist gebernde). Elle n’est pas
faite, mais elle est ce qui permet de faire. Cette puissance ne lui donne
pas d’être elle-même indépendamment du bon qu’elle enfante. Comme
transcendantal, elle est la condition de possibilité de se rendre effective
dans n’importe quel homme. Voilà ce dont permet de se rendre compte
la suite du texte correspondant à la quatrième proposition dénoncée :
L’homme bon et la bonté ne sont rien qu’une seule bonté, absolument une,
avec la différence que l’une engendre et que l’autre est engendré ; cepen-
dant, l’opération de la bonté qui engendre et le fait pour l’homme d’être
engendré ne constituent absolument qu’un être et qu’une vie. Tout ce qui
appartient à l’homme bon, il le reçoit de la bonté, dans la bonté. C’est là
qu’il est, qu’il vit et qu’il demeure. C’est là qu’il se connaît lui-même, ainsi
que tout ce qu’il connaît, là qu’il aime, et il opère avec la bonté et dans la
bonté, et la bonté opère toutes ses œuvres avec lui et en lui selon qu’il est
écrit. Le Fils dit : Le Père qui demeure en moi accomplit lui-même les

1039
Pour un commentaire des propositions dénoncées à partir du Livre de la consola-
tion divine, cf. K. FLASCH, Introduction à la philosophie médiévale, p. 190-207.
1040
M. ECKHART, Daz buoch der götlîchen troestunge, DW V, p. 9-10, trad. AH-EM
légèr. modif., p. 772-773.
320 TRAITÉS ET SERMONS ALLEMANDS

œuvres (Jn 14,10). Mon Père œuvre jusqu’à présent et j’œuvre aussi (Jn
5,17). Tout ce qui est au Père m’appartient, et tout ce qui m’appartient
appartient à mon Père, à lui qui donne et à moi qui reçois (Jn 17,10) [Prop.
4/1]1041.

En tant qu’il est bon, cet homme ne fait qu’une seule vie avec la
bonté : « l’opération de la bonté qui enfante (littéralement : l’enfante-
ment de la bonté) et le fait pour l’homme d’être enfanté ne constituent
absolument qu’un être et qu’une vie » (daz gebern der güete und geborn-
werden in dem guoten ist al ein wesen, ein leben). Cette unité d’être entre
l’enfantant et l’enfanté se fonde dans la vie intra-trinitaire où l’engen-
drant et l’engendré sont un. Comme le montrent les versets johanniques
cités par Eckhart, l’unité essentielle du Père et du Fils (« moi », « je »)
se manifeste par leur unité opérative : Le Père qui demeure en moi
accomplit lui-même les œuvres (Jan 14,10). Mon Père œuvre jusqu’à
présent et j’œuvre aussi (Jan 5,17). Leur coappartenance est fondée sur
l’unité de la donation et de la réception (Jan 17,10). Le fait précisément
que le « Fils » soit mentionné non pas à la troisième mais à la première
personne (Ich, mir, min) est fondamental. Le « Je » suis le centre d’ac-
tion où se découvre l’unité opérative entre la bonté et le bon. C’est seu-
lement dans la mesure où j’agis en tant que bon que je me découvre
enfanté par la bonté. L’effectivité opérative se révèle uniquement au cœur
de l’action du « je ». Comme Kurt Ruh a raison de le rappeler, Eckhart
s’est défendu sur ce point en affirmant : « Il est vrai qu’agir et recevoir
sont de la même manière deux principes premiers, mais un seul mouve-
ment ; car mouvoir et être mû apparaissent et disparaissent en même
temps »1042. L’unité thématique ne peut être affirmée que dans la mesure
où elle est expérimentée dans l’opération où celui qui meut et celui qui
est mû ne font qu’un. La condition de cette unité – nous y avons suffi-
samment insisté en commentant élection et prédication – est la pure
passivité de celui qui reçoit de manière à n’opposer aucune résistance
à l’action divine. Il donne et je reçois. La thématique n’est donc pas le
résultat d’une production intellective qui mettrait deux termes distincts,
le bon et la bonté, en corrélation. En fait, il n’y a aucune possibilité pour
que le bon ou la bonté apparaissent sur le mode d’une représentation. Le
concret et l’abstrait sont corrélatifs dans l’acte. Ils apparaissent ensemble
au moment où j’agis avec bonté et disparaissent ensemble au moment où
1041
Ibid., DW V, p. 10, trad. AH-EM légèr. modif., p. 773.
1042
M. ECKHART, Apologie (Rechtfertigungschrift), dans : G. THÉRY, « Edition cri-
tique des pièces relatives au procès d’Eckhart contenues dans le manuscrit 33 b de la
bibliothèque de Soest », 1926, p. 129-268, ici, p. 187.
CONSOLATION DANS L’OPÉRATION INTÉRIEURE 321

je cesse d’agir avec bonté. Le « je » suis affecté immédiatement par son


acte dans une connaissance immédiate. Tout ce qui est valable pour la
bonté et le bon, affirme Eckhart, l’est aussi pour les autres transcendan-
taux par convertibilité. De même que la bonté est uniquement perçue par
l’acte bon, ainsi en va-t-il aussi pour l’être, l’unité et la vérité. L’acte
d’être, d’être un et d’être vrai est le seul mode de connaissance.
Il faut en outre savoir ceci : lorsque nous disons « bon », le nom, le mot ne
signifie et ne renferme pas autre chose, rien de moins et rien de plus, que
la simple et pure bonté ; cependant, le bien se donne. Lorsque nous disons
« (le) bon », nous entendons par là que la bonté lui est donnée, est innée
en lui, infusée par la bonté incréée. C’est pourquoi l’Évangile dit : De même
que le Père a la vie en lui, il a donné au Fils d’avoir aussi la vie en lui-
même (Jn 5,26). Il dit « en lui-même », et non « par lui-même », car c’est
le Père qui la lui a donnée [Prop. 4/2]1043.

Le signe (der name oder daz wort) concret ne signifie pas autre chose
que l’abstrait. Appeler quelqu’un « bon » (guot), c’est faire entendre que
« la bonté lui est donnée » (güete ist im gegeben). Le signe désigne donc
l’acte silencieux du don à travers son résultat qui se manifeste lui aussi
dans un acte tout aussi silencieux, car seul le bon connaît la bonté.
Il s’agit d’une auto-attestation interne qui s’établit sur un écart : à l’instar
du Fils qui reçoit la vie du Père, l’opération qui se fait « en lui-même »
(in im selben) est perçue comme n’étant pas faite « par lui-même » (von
im selben). L’homme bon, vrai, juste ou sage, connaît en lui-même que
tous ses actes de bonté, de vérité, de justice ou de sagesse, lui sont don-
nés. La donation et l’opération se conjuguent dans une unité d’acte. Toute
opération est vécue comme donation par un autre. D’où la nécessité
d’affirmer que ce type d’opération n’est pas né de soi-même mais direc-
tement de Dieu, et que cela « n’a pas de père terrestre » (enhât vater ûf
ertrîche) :
Or, tout ce que j’ai dit de l’homme bon et de la bonté est également vrai
pour l’homme vrai et pour la vérité, pour le juste et pour la justice, pour le
sage et pour la sagesse, pour le Fils de Dieu et pour Dieu le Père, pour tout
ce qui est né de Dieu et qui n’a pas de père terrestre, en qui non plus rien
ne s’engendre de créé, ni de tout ce qui n’est pas Dieu, en qui il n’y a pas
d’autre image que le Dieu pur et simple. Car saint Jean dit dans son Évan-
gile qu’il a donné le pouvoir de devenir fils de Dieu à ceux qui ne sont pas
nés du sang ni de la volonté charnelle, ni de la volonté d’homme, mais qui
sont nés uniquement de Dieu (Jn 1,12-13) [Prop. 4/3]1044.

1043
M. ECKHART, Daz buoch der götlîchen troestunge, DW V, p. 10, trad. AH-EM,
p. 773.
1044
Ibid., DW V, p. 10, trad. AH-EM, p. 773-774.
322 TRAITÉS ET SERMONS ALLEMANDS

Ne pas avoir de père terrestre signifie que l’homme ne peut être vrai,
bon, juste ou sage à partir de sa volonté charnelle. L’évangile johannique
distingue bien ce qui naît de la chair et ce qui naît de Dieu. Cela signifie
que si l’homme se laisse dynamiser par une autre image que Dieu, il
produit des actes qui s’écartent de l’opération divine. Dès que son inten-
tion volontaire produit une intention intellectuelle quelconque, l’homme
ne permet pas à l’opération divine de s’effectuer unitairement en lui.
À la suite de saint Jean, Eckhart parle donc de la « volonté de l’homme »
(willen des mannes) dans un sens positif puisqu’il l’identifie aux « plus
hautes puissances de l’âme » (hoehsten krefte der sêle)1045. « Formé
à l’image de Dieu » (nâch gote gebildet), sans être Dieu lui-même, ces
puissances doivent être « détachées d’elles-mêmes et transformées en
Dieu seul » (ir selbes entbildet werden und in got aleine überbildet).
Comme dans nombre de ses sermons, Eckhart use ici du réseau lexical
de la bild. L’entbildung et l’überbildung sont nécessaires pour que les
puissances de l’homme naissent uniquement de Dieu et que, n’étant plus
engendrée par quoique que ce soit d’autre que le Père, elles deviennent
ainsi « le Fils unique de Dieu » (gotes eingeborn sun). « Car (affirme
Eckhart) je suis le fils de ce qui me forme et m’engendre, semblable
à lui-même et en lui-même » (Wan alles des bin sun, daz mich nâch im
und in sich glîche bildet und gebirt)1046.
Que viennent faire de telles considérations dans un écrit de consola-
tion ? La réponse tient dans le raisonnement suivant : 1) En Dieu, il n’y
a ni souffrance, ni tristesse, ni tribulation ; 2) Si tu veux éviter cela,
tourne-toi uniquement vers Dieu en te détournant de tout ce qui te fait
souffrir ; 3) Autrement dit, laisse Dieu et seulement Dieu opérer directe-
ment en toi. D’où la reprise du mode conditionnel : « Si tu étais exclu-
sivement formé et engendré par la justice, en vérité, rien ne pourrait te
causer de souffrance, pas plus que la justice ne fait souffrir Dieu lui-
même » (Stüendest du in gerehticheit gebildet aleine und geborn, waer-
lîche, dich enmöhte als wênic iht leidic gemachen als diu gerehticheit got
selben)1047. L’ensemble du Libre de la consolation divine est à l’aune de
cette modalité conditionnelle, qui correspond à l’application des deux
règles de l’opus tripartitum. Dès lors que l’homme incline vers les choses
extérieures, il cherche la consolation dans la désolation. Il veut être ras-
sasié par la possession, qui le rend lui-même suffisant, plus que par le

1045
Ibid., DW V, p. 11, trad. AH-EM, p. 774.
1046
Ibid., DW V, p. 11, trad. AH-EM, p. 774.
1047
Ibid., DW V, p. 11, trad. AH-EM, p. 775.
CONSOLATION DANS L’OPÉRATION INTÉRIEURE 323

fait de recevoir toute chose de Dieu et à tout moment. Celui qui veut
s’établir dans la béatitude, doit apprendre à s’être tellement désapproprié
de lui-même en Dieu qu’il ne veut rien savoir, ne rien vouloir et ne rien
avoir, sinon Dieu seul. Eckhart cite le verset Mt 5,3 : « bienheureux les
pauvres en esprit » (Saelic sint die armen des geistes), qui fait le thème
du sermon beati pauperes spiritu (Predigt 52/108)1048. Que tel ou tel bien
soit enlevé à l’homme, qu’il ne s’en afflige pas puisqu’il lui reste la bonté
elle-même. L’homme pauvre, qui est aussi l’homme noble, est celui qui
se rejouit dans le fait d’être bon par la bonté et juste par la justice. Celui-
là seul n’ajoute rien à la bonté qui se contente d’être bon. Pour qu’il en
soit ainsi, « il faut qu’il soit nu et vide » (daz vaz inuoz blôz und îtel
werden). D’où l’invitation d’Eckhart à suivre l’injonction d’Augustin :
« Fais le vide afin d’être comblé. Apprends à ne pas aimer afin d’ap-
prendre à aimer. Détourne-toi afin d’être tourné vers Dieu » (giuz ûz, daz
dû ervüllet werdest. Lerne niht minnen, daz dû lernest minnen. Kêre dich
abe, daz dû zuo gekêret werdest)1049. En fait, la proposition « fais le vide
afin d’être comblé » est un ajout au texte augustinien1050 dans la ligne de
la mystique rhéno-flamande des béguines. Eckhart relit le mouvement
aversio-conversio dans la perspective vide-plein. Seul ce qui est complè-
tement vide est capable de recevoir. D’où la nécessité pour l’âme, alors
même qu’elle est « dans la ressemblance » (in glîchnisse), de haïr « la
ressemblance comme en soi » (glîchnisse als in ir)1051. En effet, le bon
n’est rien sans la bonté qui l’anime. Dans cette naissance qui unifie en
acte le bon et la bonté, « la ressemblance fait silence » (geswîget
glîchnisse)1052. Or, ce silence va se retourner contre Eckhart. Dès lors que
le mode de la représentation est évacué, la thématique passe de la dualité
à l’unité. Aussi, le risque de malentendu augmente-t-il. D’autant plus si
l’on est disposé à mal-entendre. L’altérité de celui qui donne et de celui
qui reçoit s’estompe dans cette unité. C’est alors, comme le montrent les
accusations retenues dans le bulle in agro dominico, non seulement la
distinction entre Dieu et l’homme qui devient problématique, mais aussi
la distinction originaire entre le Père et le Fils. Or, qui suit le mode
d’emploi du langage de Maître Eckhart sait pertinemment que c’est parce

1048
Ibid., DW V, p. 22, trad. AH-EM, p. 782.
1049
Ibid., DW V, p. 28, trad. AH-EM, p. 786.
1050
AUGUSTIN, Enarratio in Psalmo. 30 Sermo 3 n. 11 (PL 36,254): Disce non dili-
gere, ut diseas diligere; avertere, ut convertaris; funde, ut implearis.
1051
M. ECKHART, Daz buoch der götlîchen troestunge, DW V, p. 34, trad. AH-EM, p.
790.
1052
Ibid., DW V, p. 35, trad. AH-EM, p. 791.
324 TRAITÉS ET SERMONS ALLEMANDS

qu’il respecte au plus haut point l’altérité des Personnes en Dieu qu’il
peut insister sur leur Unité et, par conséquent, sur l’unité opérative entre
l’incréé et le créé.
Chez Eckhart, la convertibilité de l’être et l’Un est telle que toute
dualité est toujours seconde par rapport à cette unité. En ce sens, le Thu-
ringien rappelle combien « l’opération extérieure » (ûzer werk) est entiè-
rement dépendante à l’égard de « l’opération intérieure » (inner werk) :
« C’est pourquoi l’opération extérieure ne peut jamais être petite si l’opé-
ration intérieure est grande, et l’opération extérieure ne peut jamais être
grande ni bonne si l’opération intérieure est petite ou sans valeur »1053.
En reprenant cette distinction déjà thématisée dans les Entretiens spiri-
tuels1054, Eckhart manifeste à quel point il est fidèle à une ligne de
conduite à travers toute son œuvre. Tout acte bon n’a de valeur qu’en
fonction de l’intention intérieure qui l’anime. Il en est ainsi parce qu’« il
appartient en propre à Dieu d’opérer toutes choses en vue de lui-même,
c’est-à-dire qu’il ne considère pas d’autre ‘pourquoi’ en dehors de lui-
même » (alliu dinc got würket durch sich selben, daz ist, daz er niht ûz
im anesihet warumbe dan durch sich selben)1055. La récompense ne se
situe pas en dehors mais dans l’amour de l’opération elle-même. Là et
seulement là, dans ce « cœur à cœur, un dans l’Un », se trouve la pleine
consolation. Or, que l’on ne s’y trompe pas, cette consolation ne signifie
pas l’absence complète des souffrances et des tribulations. Elle peut aller
de pair avec toutes sortes de souffrances. Cependant, le fait d’être aban-
donné à l’opération intérieure vient modifier la manière de les vivre. Pour
l’affirmer, Eckhart rapproche Socrate de la mère des sept fils torturés par
Antiochus Epiphane :
Un maître païen, Socrate (Ein heidenischer meister, Socrates), dit que les
vertus rendent possibles, voire faciles et agréables, les choses impossibles.
Je n’oublie pas non plus que la sainte femme dont parle le Livre de Mac-
cabées fut un jour témoin des supplices inhumains, affreux et horribles que
l’on fit souffrir à ses sept fils. Elle regardait, le cœur ferme, elle soutenait
leur courage, les exhortait l’un après l’autre à ne pas avoir peur et à sacrifier
de bon gré leur corps et leur âme pour la justice de Dieu1056.

1053
Ibid., DW V, p. 40, trad. AH-EM, p. 795.
1054
M. ECKHART, Die rede der underscheidunge, « § 23, Von den innerlîchen und
ûzerlîchen werken », DW V, p. 290-309.
1055
M. ECKHART, Daz buoch der götlîchen troestunge, DW V, p. 43, trad. AH-EM,
p. 773-774.
1056
Ibid., DW V, p. 59, trad. AH-EM, p. 810-811.
CONSOLATION DANS L’OPÉRATION INTÉRIEURE 325

Socrate et les martyrs d’Israël se trouvent assimilés par Eckhart dans


une même manière de vivre la philosophie. Il stigmatise ici le comporte-
ment du juste qui persévère jusqu’au bout dans la justice, la préférant
à tout autre bien. L’éloge de la sainte femme voyant mourir ses fils sous
la torture est le témoignage suprême du juste qui a « le cœur ferme »
dans l’unité opérative en acte. Ici, comme avec les accoucheuses des
hébreux dans le livre de l’Exode, se dévoile une ultime maïeutique. Mais,
tandis que les accoucheuses faisaient échapper les nouveau-nés hébreux
à la mort, la mère accouche ses sept fils dans la naissance éternelle en
les encourageant à mourir en hommes justes. De la naissance corporelle
à la naissance éternelle, la maïeutique va jusqu’au bout. La pratique sup-
plante tout savoir notionnel, au point de faire voler en éclats non seule-
ment la distinction entre clercs et laïcs, mais aussi, par-delà cette distinc-
tion interne au christianisme, entre Juifs, Chrétiens et Païens. Philosophie
et théologie se rejoignent en une seule obstetricandi scientia.
Entre la semence de Dieu et l’ivraie
(Von dem edeln menschen)

Ce qui est exprimé thématiquement n’a pas de « pourquoi ». Autre-


ment dit, le sens de ce qui est énoncé ne se dévoile pas dans une raison
argumentative, mais dans un fond d’où surgit la force ou la vertu opéra-
tive. L’auto-implication est donc nécessaire pour se rendre là où l’opéra-
tion parle d’elle-même. Il faut se mettre en route. Voilà pourquoi le ser-
mon Von dem edeln menschen fait suite au livre de la consolation avec
ce thème : « Un homme noble partit pour un pays lointain afin d’y obte-
nir un royaume, et revint ensuite » (Lc 19,12)1057. Cette prédication est
mise à l’enseigne de la distinction paulinienne entre « l’homme inté-
rieur » et « l’homme extérieur » (2 Co 4,16). Si elle s’appuie sur la
double nature à la fois sensible et intellective de l’homme (lîp und
geist)1058, cette distinction ne s’y superpose pas purement et simplement.
L’homme est extérieur lorsque son âme se laisse conseiller directement
par la chair. Par contre, il est intérieur lorsqu’il s’en détache pour pouvoir
mieux opérer par son corps. Partir et revenir, selon les deux verbes du
thème, suppose une liberté de mouvement. La noblesse de l’homme ne
réside donc pas dans le fait qu’il soit un pur esprit fuyant le corps, à la
manière platonicienne, mais dans le fait qu’il soit capable d’œuvrer
concrètement sans pour autant que ses actes soient dictés par sa corpo-
réité. Pour Maître Eckhart, une telle possibilité n’est envisageable que
parce qu’une semence divine a été déposée dans la nature humaine. À la
fois proche du bon sens populaire et de l’Écriture (Jr 17,8 ; Ps 1,3 ;
Mt 7,17), le Thuringien prend la métaphore de l’arbre : « le bon arbre
qui toujours et sans cesse porte de bons fruits » (der guote boum, der
alles âne underlâz bringet guote vruht)1059. Or si l’arbre est bon, c’est en
raison de la semence bonne qui préside à son devenir. Comme l’exprime
le recours au récit d’Adam et Eve, l’expérience humaine de la malignité
est une entrave à cette bonté première. Il faut que l’homme n’incline plus
vers le fruit en tant que ceci ou cela, mais bien vers la bonté elle-même
en tant qu’opératrice. La « semence divine » (semen divinum) est donc

1057
M. ECKHART, Von dem edeln menschen, DW V, p. 109, trad. AH-EM, p. 814.
1058
Ibid., DW V, p. 109.
1059
Ibid., DW V, p. 110.
ENTRE LA SEMENCE DE DIEU ET L’IVRAIE 327

une expression pour qualifier une activité capable de prospérer, une acti-
vité en puissance :
De la noblesse de l’homme intérieur et de l’indignité de l’homme extérieur,
de la chair, les maîtres païens Cicéron et Sénèque disent qu’aucune âme
raisonnable n’est sans Dieu ; la semence de Dieu est en nous. Si elle avait
un cultivateur bon et sage, laborieux, elle prospérerait d’autant mieux et
s’élèverait vers Dieu dont elle est la semence, et le fruit serait semblable
à la nature de Dieu. La semence du poirier grandit pour devenir un poirier,
la semence du noyer pour devenir un noyer, la semence de Dieu pour deve-
nir Dieu (Prop. 14)1060.

Les dénonciateurs colonais ont épinglé ce passage, dans lequel Eckhart


fait appel à la philosophie stoïcienne1061, en le répertoriant comme qua-
torzième proposition erronée1062. Focalisant l’attention sur la similitude
à la nature de Dieu (similis una natura dei), ils ont ignoré la logique
grammaticale du conditionnel (si, tunc) : « Si elle avait…, elle prospé-
rerait… s’élèverait, serait… ». La similitude est possible pour autant que
l’homme soit réceptif de la puissance enfermée dans la semence afin
qu’elle s’épanouisse et donne du fruit. Que l’âme humaine soit « le
champ dans lequel Dieu a semé son image et sa ressemblance » (der
acker, dar în got sîn bilde und sin glîchnisse hat ingesrejet)1063 ne signifie
nullement que le dominicain d’Erfurt aille jusqu’à faire valoir une nature
humaine identique à la nature divine. Il s’en faut de beaucoup, car
Eckhart, à l’instar des Pères, respecte la distinction de l’image et de la
ressemblance. Pour voir comment cette distinction est ici agencée, il est
nécessaire de considérer l’étendue du langage métaphorique que déploie
ce sermon. Semence, arbre, poirier, noyer, racine, fruit, champ, ivraie,
cultivateur… : voilà une multiplicité de mots qui s’articulent dans un
réseau métaphorique où s’entremêlent plusieurs récits bibliques de type
parabolique : l’homme partant pour un pays lointain en remettant à cha-
cun un bien à faire fructifier (Lc 19,11-28) ; Adam et Eve convoitant le
fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal (Gn 3) ; le semeur
qui sème dans tous les sols (Mt 13, 3-8) ; l’homme qui a semé le bon
grain et l’ivraie (Mt 13,24-30) ; l’homme qui trouve un trésor enfoui dans
un champ (Mt 13,44)… Redisons-le encore. Le langage métaphorique est
un trope. Il ne présente pas des termes en comparaison d’autres termes,
mais dirige le regard vers l’unité originaire du signe et de l’opération.

1060
Ibid., DW V, p. 111, trad. AH-EM, p. 816.
1061
CICÉRON, Tusculanes III, 1, 2 ; SÉNÈQUE, Lettres à Lucilius, VIII, 73, 16.
1062
Acta Echardiana, Processius Coloniensis I, n. 48, § 22, LW V, p. 309.
1063
M. ECKHART, Von dem edeln menschen, DW V, p. 110.
328 TRAITÉS ET SERMONS ALLEMANDS

Lorsque la métaphore se mue en parabole, les signes ne font plus que


décrire des actes vers lesquels transférer. Le lexique de la semence est
lié au devenir. L’accomplissement de chaque homme dépend de la
manière dont il prend soin de l’image déposée et enfouie en lui. Selon
la métaphore d’Origène : « l’image de Dieu, le Fils de Dieu est dans le
fond de l’âme comme une source vive » (daz gotes bilde, gotes sun, ist
in der sêle grunde als ein lebender brunne)1064. Si l’homme recouvre le
fond, même si cette image reste vivante en elle-même, rien ne peut vrai-
ment mûrir de bon. Par contre, si, se détachant des images extérieures,
l’homme la laisse jaillir en lui, il peut la boire :
Pour cet homme intérieur, cet homme noble, en qui la semence de Dieu est
imprimée et semée – comment cette semence, cette image de la nature
et de l’essence divines, le Fils de Dieu apparaît, comment on la perçoit et
comment aussi de temps en temps, elle demeure cachée – le grand maître
Origène présente une comparaison : l’image de Dieu, le Fils de Dieu est
dans le fond de l’âme comme une source vive. Mais si l’on jette sur elle de
la terre, c’est-à-dire le désir terrestre, elle est entravée et couverte, en sorte
que l’on n’en reconnaît et n’en voit plus rien ; cependant, elle reste vivante
en elle-même, et quand on enlève la terre, elle réapparaît et on la boit1065.

La semence divine n’est nullement une image qui s’imposerait comme


une représentation extérieure à imiter. Si le premier degré de l’homme
intérieur consiste encore à vivre selon des « modèles de personnes bonnes
et saintes » (nâch dem bilde guoter und heiliger liute)1066, cette modalité
est abandonnée dès le second degré. N’apparaissant à aucun regard objec-
tivant, la semence divine est seulement perceptible à la manière d’une
source qui sourd du fond de l’âme. Or, le désir terrestre, parce que pré-
cisément il tourne le regard vers ceci et cela, détourne facilement l’atten-
tion de cette modalité toute opérative. D’où le fait « que l’on n’en recon-
naît et n’en voit plus rien ». La seule modalité pour la laisser réapparaître
est de s’y abreuver, c’est-à-dire de se mettre au travail. L’homme noble
n’est pas assimilé à un homme oisif mais à « un travailleur bon, avisé et
diligent » (einen guoten, wîsen und vlîzigen werkman)1067. La noblesse
du labeur, avons-nous déjà vu avec les Entretiens spirituels, ne dépend
pas de la qualité de la production en tant que telle, mais de l’opération
intérieure à partir de laquelle elle est produite. La métaphore de la source
1064
ORIGÈNE, Homélie sur la Genèse, XIII, 4 (PG 12, 234) cité par M. ECKHART, Liber
parabolarum Genesis, § 193, LW I/1, p. 665-666 ; repris ici dans Von dem edeln men-
schen, DW V, p. 113.
1065
M. ECKHART, Von dem edeln menschen, DW V, p. 113, trad. AH, p. 147.
1066
Ibid., DW V, p. 111-112.
1067
Ibid., DW V, p. 111.
ENTRE LA SEMENCE DE DIEU ET L’IVRAIE 329

vivante unifie deux facettes : causalité et goût. La source du mouvement


opératoire est en même temps ce qui étanche le désir. C’est par le fait
même d’œuvrer en laissant jaillir en lui l’opération divine que le travail-
leur (werkman) est récompensé. Il n’a pas besoin de chercher ailleurs de
récompense. Le juste trouve son bonheur à œuvrer de manière juste, le
bon à œuvrer de manière bonne. Voilà la guise (wîse) de l’homme avisé
(wîsen). Sa vigilance et sa sagesse consistent à ce que ses actes ne soient
pas mus par autre chose que cette source intérieure. Ainsi, détaché de
toutes les images, ne fait qu’un avec l’image de ce dont il est l’image.
Une fois qu’on a enlevé la terre qui la recouvrait, l’image divine se mani-
feste. Eckhart n’hésite pas à rapprocher l’expression socratique de la
statue qui apparait lorsqu’on ôte les copeaux qui la détenait cachée dans
le bois et la parabole évangélique du trésor caché dans le champ : Diz ist
der schaz, der verborgen lac in dem acker (in agro), als unser herre
(dominico) sprichet dem êwangeliô. N’est-il pas « tragiquement iro-
nique », comme l’affirme Wolfgang Wackernagel1068, que la métaphore
du champ et de la semence se retourne contre Eckhart ? Le voilà accusé
de semer l’ivraie, en enseignant « des dogmes qui obnubilent la vraie foi
dans le cœur de nombreux fidèles »1069, alors qu’il tente de dévoiler le
trésor caché qui se cache au fond de chaque homme. C’est justement dans
le fait de réduire la prédication eckhartienne à des « dogmes », en faisant
comme s’il ne s’agit pas d’une maïeutique, que réside la stratégie de la
bulle in agro dominico. Ramener sa pragmatique sur le plan de la séman-
tique toute plate revient à remettre en place la terre au-dessus du trésor
de telle sorte qu’il reste bien enfoui. Il ne faut surtout pas que « le vul-
gaire crédule » puisse avoir accès à ce trésor de manière expérimentale.
Il vaut beaucoup mieux que « la doctrine » reste le pré carré du Magis-
tère (« gardien par disposition du Ciel ») à travers une clôture latine
sophistiquée impénétrable au vulgaire. Ce geste est conforme à la mys-
tagogie chère à Denys l’Aréopagite : « Honore le secret divin par des
connaissances intellectuelles et invisibles, conserve-le à l’abri de tout

1068
« Historiquement parlant, il y a quelque chose de tragiquement ironique dans
cette métaphore, quand on pense à l’incipit de la Bulle In agro dominico, et à l’usage que
cette dernière fait de cette image contre le Thuringien : comme si Eckhart avait suggéré
lui-même aux rédacteurs de la Bulle les termes propres à le disqualifier. Du bon jardiner
qu’il s’efforçait d’être, ces derniers ont fait un semeur d’épines, de ronces et de tribules,
‘au mépris de l’éblouissante vérité de la foi’ (trad. P. Petit, Sermons, Traités, Paris, Galli-
mard, 1961, p. 263). » (W. WACKERNAGEL, Ymagine denudari, p. 69, note 193).
1069
Bulle in agro dominico, dans Traités et sermons, trad. A. de Libera, p. 407-408.
330 TRAITÉS ET SERMONS ALLEMANDS

contact, de toute souillure profane »1070. Or, précisément, Maître Eckhart


est en rupture avec cette théologie du secret1071. Pas plus qu’il n’y a de
noblesse du sang, il n’y a de détenteur d’un quelconque savoir divin. La
condition de l’accès à Dieu est le « non-savoir ». Pour Eckhart, le seul
magistère envisageable consiste à permettre au plus grand nombre d’ac-
céder à la vie d’enfant de Dieu. Tel Socrate accusé de corrompre les
mœurs des jeunes gens alors qu’il cherche à les ouvrir à la vérité, le voici
dans une situation tout aussi tragique. « La vraie lumière luit dans les
ténèbres bien qu’on ne la voie pas » (Daz gewrere lieht liuhtet in der
vinsternisse, aleine man des niht gewar enwerde), affirme Eckhart1072.
Que faire alors lorsque les ténèbres sont appelées lumière et la lumière
ténèbres, sinon entrer dans le silence ?
Le discernement entre la lumière et les ténèbres ne peut se faire sur un
plan sémantique. Seul celui qui fait la vérité vient à la lumière. N’est-il
pas finalement absurde de faire comme si la vérité pouvait tenir dans une
doctrine ? Celui qui vit dans la vérité, et celui-là seul, est un avec elle.
Comme l’homme juste, en tant que juste, ne fait qu’un avec la justice
dont il est engendré, l’homme vrai, en tant que vrai, ne fait qu’un avec
la vérité. De la même façon, « l’homme noble puise tout son être, sa vie
et sa béatitude uniquement de Dieu, par Dieu et en Dieu » (der edel
mensche nimet und schepfet allez sîn wesen, leben und saelicheit von
gote, an gote und in gote blôz aleine)1073. Autre chose est de connaître
immédiatement dans l’opération, autre chose de savoir que l’on connaît.
C’est dans la connaissance immédiate et non dans le savoir par médiation
que réside la béatitude. Eckhart s’oppose donc aux maîtres qui affirment
que la béatitude réside « dans la connaissance par laquelle l’esprit connaît
qu’il connaît Dieu » (in bekantnisse, da der geist bekennet, daz er got
bekennet). Là ne réside pas « la fleur et le noyau de la béatitude » (daz
bluome und kerne der saelicheit), affirme Eckhart, car la contemplation
de Dieu « sans voile » (blôze, littéralement : nue) n’est pas réflexive
mais directe1074. Lorsque l’âme sait qu’elle connaît Dieu, elle prend
encore cette connaissance comme une représentation qu’elle produit
à partir de son intellect. Cette production l’empêche précisément d’être

1070
DENYS L’ARÉOPAGITE, Hiérarchie ecclésiastique, § 1, trad. M. de Gandillac, Œuvre
complètes, Paris, Aubier, 1943, p. 245.
1071
Cf. J. DERRIDA, « Comment ne pas parler. Dénégations » (Conférence How to avoid
speaking, Jérusalem juin 1986) dans : Psychè. Inventions de l’autre, 1987, p. 535-595.
1072
M. ECKHART, Von dem edeln menschen, DW V, p. 114, trad. AH, p. 148.
1073
Ibid., DW V, p. 117.
1074
Ibid., DW V, p. 116.
ENTRE LA SEMENCE DE DIEU ET L’IVRAIE 331

vide de manière à être entièrement réceptrice de la connaissance par


laquelle Dieu se connaît lui-même. Or, Dieu ne se connaît qu’en engen-
drant. Sa connaissance est corrélative de l’engendrant et de l’engendré.
Là seulement se trouve sa béatitude. Eckhart l’expose à partir du rapport
entre le blanc et la blancheur :
Le premier élément de la béatitude, c’est que l’âme contemple Dieu sans
voile. C’est de là qu’elle reçoit tout son être et sa vie et qu’elle puise tout
ce qu’elle est dans l’abîme de Dieu et ne sait rien du savoir ni de l’amour
ni de quoi que ce soit. Elle repose totalement et exclusivement dans l’être
de Dieu, elle ne sait là que l’Être et Dieu. Mais quand elle sait et connaît
qu’elle contemple, connaît et aime Dieu, c’est une sortie de cet état et un
retour à l’état premier selon l’ordre naturel. Car personne ne se connaît
(comme) blanc sinon celui qui est réellement blanc. C’est pourquoi celui
qui se connaît (comme) blanc édifie sur et ajoute à la blancheur (littérale-
ment : blanc-essence), et il ne tire pas immédiatement (littéralement : sans
médiation) sa connaissance de la couleur, (en étant) encore sans-savoir,
mais il tire sa connaissance et son savoir de ce qui est blanc (autour de lui),
et ne puise pas sa connaissance seulement de la couleur en soi ; bien plutôt,
il puise sa connaissance et son savoir de ce qui est coloré ou de ce qui est
blanc et il se connaît (comme) blanc. Blanc est bien moindre et bien plus
extérieur que la blancheur (blanc-essence). Très différents sont le mur et le
fondement sur lequel le mur est construit1075.

Avec le paradigme scolastique aristotélo-augustinien du blanc et de la


blancheur, la boucle est bouclée. En prologue à l’opus tripartitum, Maître
Eckhart citait Augustin : « En celui qui est sage par la sagesse, ce n’est
pas comme la blancheur dans le corps qui est blanc par elle. Car lorsque
le corps aura passé à une autre couleur, cette blancheur ne demeurera pas
et cessera absolument d’être »1076. Cette citation lui permettait de mani-
fester la position avicennienne selon laquelle l’être peut être immédiate-
ment perçu par l’étant s’il fait abstraction de l’ici et du maintenant1077.
La similitude de rapport sage-sagesse et blanc-blancheur s’arrête en deçà
du fait que la blancheur nécessite une surface autre qu’elle-même pour
se manifester. La blancheur est encore l’accident d’une autre essence
qu’elle-même, tandis que la sagesse est à elle-même l’essence qui rend
sage. Contrairement à la connaissance du sage, qui peut se faire immé-
diatement par participation à la sagesse, la connaissance d’être blanc
nécessite un ajout extérieur. Il est nécessaire de percevoir la blancheur

1075
Ibid., DW V, p. 116-117, trad. personnelle.
1076
AUGUSTIN, De Trinitate, VII, 1, 2 (BA 15, p. 512-513), cité dans : M. ECKHART,
Prologus generalis, § 9, OLME 1, p. 50-51.
1077
AVICENNE, Métaphysica, I, 6.
332 TRAITÉS ET SERMONS ALLEMANDS

d’un mur blanc pour savoir qu’il est blanc. Il y a dont bien une sortie et
un retour (ein ûzslac und ein widerslac). Or, précisément, l’homme noble
ne se connaît pas selon cette modalité. Tel l’œil qui est doit être nu et
sans couleur pour accueillir le coloré, il est directement passif de l’opé-
ration qui s’effectue à travers lui. D’où, à nouveau, une modalité qui
confirme les deux règles préconisées par Eckhart dès le début de l’opus
tripartitum. L’homme noble ne connaît pas sa noblesse par représentation
d’un homme noble comme ceci ou comme cela (troisième adjacent) mais
il existe de manière noble (deuxième adjacent). Pour cela, il faut que la
noblesse s’engendre immédiatement en l’affectant. D’un bout à l’autre
de l’œuvre eckhartienne, à la fois latine et allemande, cette logique gram-
maticale est respectée. Maître Eckhart n’a qu’une parole et il s’y tient.
Pourtant, un argument récursif manifeste que ce genre d’affirmation
contient une subtilité. Celui qui parle de la distinction entre les deux
modalités, immédiate et par médiation, doit avoir un regard sur les deux.
Il y a donc deux puissances qui sont ici à l’œuvre : « autre est la puis-
sance par laquelle l’homme voit et autre celle grâce à laquelle il sait et
connaît qu’il voit » (nû ist ein ander kraft (…), von der der mensche
sihet, und ein ander kraft ist, von der er weiz und bekennet, daz er
sihet)1078. L’obstetricandi scientia ne serait pas complète si le pratiquant
de cette science théologique ne pouvait, non seulement éprouver lui-
même, mais aussi présenter à ses lecteurs et auditeurs, la différence entre
ces deux puissances. Il est en effet indispensable que ceux à qui Eckhart
adresse ses paroles reconnaissent les deux modalités afin qu’ils puissent
choisir celle qui procure la vraie béatitude. D’où cette affirmation para-
doxale : « Je dis donc qu’il n’y a pas de béatitude sans que l’homme ait
conscience et sache bien qu’il contemple et connaît Dieu, mais Dieu
veuille que ce ne soit pas là ma béatitude. Si cela suffit à un autre, qu’il
s’y tienne, mais j’en ai pitié »1079. Entrer dans la béatitude ne peut se faire
sans, au préalable, savoir qu’elle réside dans la connaissance de Dieu.
Mais, précisément, en rester à ce parvis sans y entrer, c’est connaître la
route sans l’emprunter. Certains préfèrent s’en tenir à accumuler le plus
d’informations possibles sur cette connaissance, quitte même à ce que
cela en devienne compliqué. Aussi, est-on en mesure de légitimer des
spécialistes initiés aux arcanes de la dite science. Après être passé par les
rites de passage réservés à cette élite, Eckhart exprime sa pitié pour ceux
qui s’arrêtent là, prenant la carte pour le trésor. Que cela leur suffise, si

1078
M. ECKHART, Von dem edeln menschen, DW V, p. 118.
1079
Ibid., DW V, p. 118.
ENTRE LA SEMENCE DE DIEU ET L’IVRAIE 333

c’est leur suffisance. Pas plus que la philosophie n’est atteinte dans un
savoir théorique, la théologie ne peut s’arrêter à une représentation de la
vérité qui n’est pas l’expérience d’union avec la vérité. Contemplata
alliis tradere. Tel « l’aigle puissant » qui, déployant ses grandes ailes,
s’en va vers la noble montagne pour y décrocher la moëlle de l’arbre de
plus élevé pour l’emmener en bas, ainsi en est-il de celui qui veut parler
de Dieu. Il ne lui suffit pas de contempler Dieu, en cherchant l’Un en soi,
encore faut-il qu’il revienne vers les autres. Aussi, « partir » et « reve-
nir » sont en effet nécessaires. Or, les deux verbes du thème ont subi,
chemin faisant, un déplacement de sens. Alors que, dans le paradigme du
blanc et de la blancheur, il s’agissait de montrer l’insuffisance de la
connaissance par ajout et représentation, il s’agit ici de faire cet aller-
retour non pour soi mais pour les autres. En effet, celui qui est parti ne
revient pas simplement offrir aux autres un morceau de feuillage qu’il
aurait cueilli à la cime de l’arbre, il vient leur apprendre comment faire
pour qu’ils puissent s’envoler à leur tour. Obstetricandi scientia, conduire
l’autre vers la solitude où peut naître une parole silencieuse en deçà de
tout signe. Le mener vers cette solitude, sachant qu’il y sera d’autant plus
uni à lui, ainsi qu’à tout autre homme :
Qui est donc plus noble que celui qui est né, d’une part du plus haut et du
meilleur de la créature, et d’autre part du fond le plus intime de la nature
divine et de sa solitude ? « Je veux conduire l’âme noble dans la solitude
et je parlerai à son cœur », dit le Seigneur dans le prophète Osée (2,14). Un
avec l’Un, un de l’Un, un dans l’Un et, dans l’Un, un éternellement.
Amen1080.

1080
Ibid., DW V, p. 119, trad. AH, p. 153.
Conclusion III

Tout comme les commentaires latins, les traités et les sermons en


langue vernaculaire ne dérogent pas aux règles de langage établies dans
l’opus tripartitum. Mais, contrairement à ces derniers, ils sont construits
comme des protocoles d’expériences. Le cadre spéculatif est l’armature
d’une rhétorique destinée à inciter les destinataires à une participation
effective aux opérations thématisées. L’ars praedicandi ne déploie pas
les thèmes pour que les auditeurs puissent engranger des représentations,
mais afin de montrer que la puissance de la parole à l’œuvre dans les
Écritures est présente dans la vie quotidienne de ceux à qui elle est adres-
sée. Qui veut la connaître est tenu de suivre les conditions par lesquelles
elle se dévoile. En prédicateur ingénieux, Eckhart multiplie les formes
incitatives pour amener ses auditeurs là où le Verbe agit lui-même, sans
intermédiaire. Les signes sont impuissants à décrire l’opération qui unit
l’homme et Dieu. Il n’y a pas de rapport direct entre le signe et le concept
qui est formé dans l’âme. Ce concept ne peut être produit activement,
sinon cette activité fait obstacle à l’unité opérative. Au contraire, il faut
que l’homme se rende passif de l’opération divine. « Pâtir Dieu », au
cœur même d’un acte pratique, est la seule modalité pour faire l’expé-
rience de la vie divine. Dieu agit dans le monde tel qu’il est en lui-
même : il engendre son Verbe. Le concept est inséparablement en lien
avec la chose qui le fait surgir. C’est par une naissance intérieure que le
Verbe est conçu dans l’âme. Or, cette conception n’a rien d’une extase
à caractère extraordinaire où le monde naturel serait annihilé par un effet
surnaturel venu d’ailleurs. Il dépend de la manière dont l’humain est en
train d’agir. Le moment « mystique », non thématisable, n’est autre
qu’un moment éthique. L’éthique est non seulement l’autre du langage,
mais il est aussi l’autre du spectaculaire. Il est le lieu secret de l’opéra-
tion, lequel peut passer inaperçu dans la vie ordinaire. Occupée à ses
tâches les plus humbles, Marthe expérimente la vie divine car, détournée
de son attachement aux choses, elle est toute tournée vers le Verbe qui
réalise en elle le vouloir et le faire (Phil 2,13) : deus operatur in nobis
et velle et perficere1081. Cette réalisation est éprouvée par elle en raison

1081
M. ECKHART, Expositio libri Exodum, § 243, LW II, p. 199 : Expositio s. Evange-
lii sec. Iohannem, § 243, LWIII, p. 203.
CONCLUSION III 335

même d’une conversion de son attention. La vie a effectivement sa propre


lumière en elle-même et n’a besoin de rien d’autre pour se manifester.
L’exercice spirituel fondamental est donc l’intention droite. Ceux qui la
vivent font partie d’une nouvelle noblesse effaçant toute distinction de
classe. Est noble, l’homme qui opère à partir du fond divin. Voilà pour-
quoi Eckhart ne cesse d’inviter les fidèles à deux conditions principales :
le détachement (abegescheidenheit) et l’abandon (gelâzenheit). Le déta-
chement reconduit l’attention de l’extérieur vers l’intérieur. Et l’abandon
est le détachement poussé à l’extrême : il n’est plus le détournement de
ceci ou cela, mais le détournement du fait d’être tourné vers. Autrement
dit, la gelâzenheit qualifie une intention qui n’a plus l’humain comme
sujet principal. Elle se réalise dans la perte d’initiative de la créature tant
volitivement qu’intellectuellement : « Il (Dieu) prend l’intellect agent et
s’installe lui-même à sa place, et y opère lui-même tout ce qu’il devait
opérer » (Er nimet im abe die würkende vernunft und setzet sich selber
an ir stat wider und würket selber dâ allez daz, daz diu würkende vernunft
soIte würken)1082. Tel est le « pâtir Dieu » : percevoir sa vie même et
celle de Dieu comme une seule vie. Eckhart évoque cette unité avec des
formules audacieuses. Cherchant à montrer combien le don de Dieu est
total, il va jusqu’à inverser les rôles de celui qui donne et celui qui reçoit.
Cependant, à les considérer comme des représentations, ces formules
deviennent inacceptables. L’unité absolue prend le pas à la fois sur la
distinction personnelle du Père et du Fils, et sur la distinction du Créateur
et de la créature. Or, le but de Maître Eckhart n’est pas d’aplanir ces
distinctions, mais, par le rapport paradoxal entre distinction et indistinc-
tion (« Plus la distinction est grande, plus grande est l’Unité, car c’est
une distinction sans distinction »1083), il invite ses auditeurs à une percée
à travers ses modalités représentatives. La métaphore du fond fait explo-
ser le cadre représentatif : « métaphore explosive » (Sprengmetapher)1084.
L’expérience de l’absolu se fait précisément à la jointure du distinct et de
l’indistinct. Cette jointure est le lieu où le concept intellectuel et l’affect
matériel sont indissociablement unis. Il faut donc que les mots craquent
pour en goûter la saveur : « Si tu veux avoir le fruit, tu dois briser la
coque ». Les procédés syntaxiques de substitution et de parallélisme,
ainsi que le paradoxe, empêchent d’en rester à une logique sémantique.

1082
M. ECKHART, Predigt 104a/16a, DW IV,1, p. 587, trad. AH-EM, p. 152. Cf. Expo-
sitio libri Sapientiae, § 93-95, LW II, p. 426-429.
1083
M. ECKHART, Predigt 10/110, DW I, p. 173, trad. AH-EM, p. 666.
1084
Expression de Blumenberg reprise par B. MCGINN, The mystical thought of Meis-
ter Eckhart, trad. fr., L’homme à qui Dieu ne cachait rien, p. 90-91.
336 TRAITÉS ET SERMONS ALLEMANDS

Là où l’attribution prédicative ne fonctionne plus, il n’y a plus d’autre


sens que pragmatique. À savoir, l’auditeur est poussé à entretenir un
autre rapport avec ce qu’il entend. Ce rapport est pratique. Il faut faire
ce qui est dit. Le fruit est éthique. Seul l’homme bon connait la bonté, et
par là, découvre la béatitude. Celle-ci n’a rien d’une récompense après
l’effort. Le bien a le goût de la bonté et en elle l’homme savoure le don
de Dieu. Dieu se diffuse à même le bien. Il ne se retient pas en deçà.
Voilà pourquoi celui qui agit ainsi vit dans la consolation.
Force est de constater que la parole de Maître Eckhart n’a rien de celle
d’un propagateur du Libre esprit. On peut même dire que sa prédication
incite fortement à l’éthique. Cependant, elle le fait intelligemment en
faisant appel non à des arguments d’autorité, mais au libre choix de tous
ceux qui veulent atteindre la béatitude dès ici-bas. Il fait appel à l’esprit
libre et dégagé de toutes circonstances extérieures pour mieux s’engager
dans l’action. C’est précisément en cela que la prédication eckhartienne
permet, par contrecoup, de mieux percevoir la scientificité de sa théolo-
gie. En effet, une question se pose : les conditions réunies dans les
semons, comme autant de préalables à l’union à Dieu, sont-elles actuali-
sables ? De la réponse que l’on donnera à cette question, il en résultera
une incidence sur la manière de concevoir la scientificité de la théologie.
Il y va en effet d’un déplacement du lieu de validité de cette science. De
deux choses l’une : soit il est possible à l’homme d’observer les condi-
tions énoncées dans les sermons et, par conséquent, il expérimente l’unité
du fond divin, soit cela lui demeure impossible et, donc, l’union à Dieu
est toujours postposée. Face à cette alternative, ne sommes-nous pas en
devoir de choisir entre deux modalités de validation ? Dans le premier
cas, les propositions de l’opus tripartitum sont remplies par une évidence
intuitive qui leur assure une assise expérimentale. Dans le second cas, les
propositions restent en attente de trouver leur lieu d’évidence et c’est
pourquoi elles doivent être crues plutôt que vécues. Ecoutons la réponse
de Maître Eckhart :
On me demande fréquemment si l’homme peut parvenir à ce qu’il n’y ait
plus d’obstacle dans le temps, ni de multiplicité, ni de matière. Oui, en
vérité, quand (swenne) cette naissance se produit dans la vérité, alors (sô)
toutes les créatures ne peuvent plus te faire obstacle (…) Quand (swâ) cela
te manque – le fait que tu n’aies pas cherché Dieu ni été attentif à lui ou
amoureux de lui en toutes choses et en chacune –, (alors) cette naissance te
manque1085.

1085
M. ECKHART, Predigt 103/15, DW IV,1, p. 488-489, trad. AH-EM, p. 143-144.
CONCLUSION III 337

Face à la question, Maître Eckhart tranche en disant : « oui, en vérité »


(Jâ, in der wârheit). Mais, il ajoute aussitôt la structure hypothétique :
« quand… alors » (swenne… sô). Oui, la naissance est effectivement
possible mais il n’est guère possible de répondre à la place d’un autre.
Ce n’est pas parce que tel ou tel est prêt à ce que Dieu réalise en lui sa
naissance que je peux me permettre de valider les propositions théolo-
giques. Ce serait à nouveau déchoir d’une vérité performative à une
vérité constative. Autrement dit, Maître Eckhart ne veut pas d’une
« science des théologiens » subalternée à la « science de Dieu et des
bienheureux »1086. Plutôt que suivre la voie choisie par Thomas d’Aquin,
il préfère la tension qui maintient chaque théologien dans la possibilité
d’être un bienheureux. Eckhart considère la théologie comme un exercice
spirituel qui tend à la béatitude : « la virtus theologica perfectionne
l’homme dans sa relation à Dieu ». Peut-on alors parler d’un nouveau
critère de scientificité pour la théologie ?

1086
THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. I, a. 2.
CONCLUSION GÉNÉRALE :
POUR UNE AUTRE SCIENTIFICITÉ
DE LA THÉOLOGIE

Au commencement de cette étude, j’annonçais un quadruple objectif :


1) montrer la spécificité des actes de langage dans l’ensemble de l’œuvre
eckhartienne ; 2) promouvoir une nouvelle présentation de la pensée de
Maître Eckhart sur base d’un fil conducteur unificateur ; 3) mettre à jour
une rationalité élargie qui, parce qu’elle soumet le propositionnel
à l’opératoire, permet de mieux rendre compte que Maître Eckhart ne
pose pas de frontière discursive entre le philosophique et le théologique ;
4) se demander si la scientificité spécifique de la théologie echartienne
peut avoir un impact pour réviser la théologie actuelle.
1) La relecture analytique des écrits eckhartiens latins et germaniques
a permis de manifester une modalité langagière où la « chose même » ne
peut être abordée par un discours direct mais seulement par un discours
indirect. La simplicité divine interdit l’emploi de tout prédicat, et partant,
de toute représentation à son égard. Cependant, parce que la monade
simple est la cause de toutes choses, il devient possible d’utiliser les
signes pour désigner son opérativité. À l’instar de ce qui se passe chez
Alain de Lille, le dire et l’être sont tendus dans un chiasme. Le terme
« juste » peut être dit proprement de la créature et improprement de
Dieu, alors que, selon l’être, « juste » convient proprement à Dieu et
improprement à la créature1087. La rhétorique de l’être conditionne donc
la rhétorique du discours. Dans les écrits latins, cette rhétorique discur-
sive se déploie à l’aide de règles, énoncées dans les prologues, et de
tropes, disséminés dans l’ensemble de l’œuvre des expositions. Règles et
tropes ont pour fonction de reconduire constamment le destinataire du
discours vers l’intention première dirigée à même la chose afin que, se
détournant du pouvoir du signe et du cortège de productions représenta-
tives qu’il charrie, l’intellect s’ouvre passivement à une donation origi-
naire. Cette donation est précisément l’opérativité de l’être, laquelle, tout
en pouvant être thématisée comme operatio, demeure extérieure au

1087
« Tout être simple est proprement et est dit improprement » (Omne simplex pro-
prie est, et improprie dicitur esse). » (ALAIN DE LILLE, Theologicae Regulae, reg. XX,
630 D, PL 210).
340 CONCLUSION GÉNÉRALE

langage en tant que lieu d’affection. Les multiples approches thématiques


insistent constamment sur l’impossible séparation du principe engendrant
et de son engendré. Aussi, la cohérence thématique est-elle le prélude
d’une cohérence pragmatique. Cette dernière, qui constitue le moment
mystique alias éthique du texte, devient le lieu de vérification de la cohé-
rence thématique. Or, alors que l’exposition latine reste finalement très
discrète sur ce présupposé caché qui fonde son discours, la prédication
en moyen haut-allemand la met en lumière car elle en fait son thème
principal. Tout en y respectant les règles de l’opus tripartitum, Eckhart
élabore une stratégie inventive pour inciter ses auditeurs à percer du signe
vers l’opérativité. D’une part, cette incitation se fait à travers l’interpel-
lation directe que permet l’oralité (1), et d’autre part, elle est structurée
par des formes conditionnelles variées (2) qui sont absentes du discours
latin. Outre l’invention d’un nouveau lexique en langue vernaculaire, la
conjonction de ces deux éléments (1) (2), quasiment absents du corpus
latin, lui donne sa tonalité langagière spécifique. La performativité y est
plus lisible puisque le discours est traversé par des actes illocutoires
explicites. Cependant, cette triple différence (langage latin/moyen haut-
allemand, discours écrit/oral, structures propositionnelles/structures
conditionnelles) est régie par la même articulation de la triade signes-
concepts-choses. De part et d’autre, l’opérativité détermine l’emploi du
signe via la marque qui affecte l’âme. Autrement dit, la voie ascendante
ne consiste pas à user du signe pour forger un concept qui réfère à une
chose, mais le langage sert à désigner l’opérativité pour que cette der-
nière se manifeste à l’intellect. Cette manifestation se fait au cœur même
de la coopération de la créature avec le Créateur. D’où la nécessité d’une
implication du destinataire du discours sur Dieu car il fait lui-même par-
tie intégrante de la vérité à découvrir. La cause ne se connaît que dans le
causé, l’agent dans le patient.
2) La différence de style entre les deux grands versants du corpus
eckhartien est donc fondée sur une homogénéité pragmatique qui autorise
une relecture unifiée de son œuvre. La mise en lumière de cette unité est
une nouveauté. On ne compte plus les travaux universitaires dont les
œuvres de Maître Eckhart font l’objet1088. Cela a donné lieu à de très
belles études qui ont largement contribué à approfondir la pensée de cet
étonnant penseur médiéval du tournant du XIVe siècle. Pourtant, l’im-
mense majorité de ces études se sont concentrées sur ce que le maître
thuringien a dit et non pas sur la manière dont il l’a dit. De ce fait, le

1088
Cf. http://www.meister-eckhart-gesellschaft.de/bibliographie.htm.
CONCLUSION GÉNÉRALE 341

scientifique qui veut travailler sur son œuvre doit dorénavant s’aventurer
dans un dédale d’analyses historiques, syntaxiques, philologiques, philo-
sophiques, théologiques (…) Eclairantes, ces études ont aussi pour effet
de diffracter la pensée eckhartienne dans une multitude de facettes. Mal-
gré leurs incontestables qualités, les tentatives de présentation globale de
la pensée de Maître Eckhart, comme celles de Kurt Ruh, Kurt Flasch,
Alain de Libera ou Bernard McGinn – pour ne citer que ces derniers –,
ne parviennent pas à dissiper le sentiment de kaléidoscope que l’on
éprouve à l’approche de ses écrits. Il semble même admis que l’œuvre
eckhartienne recèle une sorte de caractère intrinsèquement complexe dont
l’unité ne peut être exposée au grand jour. Tout cela est vrai tant que l’on
en reste à analyser le dit pour lui-même indépendamment de son rapport
au dire. Passer à la méthode analytique des actes de langage change
pourtant singulièrement l’angle d’approche de la pensée du Thuringien.
Il ne s’agit plus alors de tenter de recomposer la cohérence thématique,
mais bien, comme Burkhard Hasebrink l’a fait avec les sermons alle-
mands, de faire valoir l’unité entre la cohérence thématique et la cohé-
rence pragmatique de son discours. Il s’en suit une modification fonda-
mentale dans la manière d’appréhender le travail de recherche. L’unité
entre la thématique et la pragmatique peut très bien s’acclimater avec une
complexité de propositions irréductibles à une homogénéité sémantique.
Mieux encore, non seulement elle ne s’y oppose pas, mais elle la permet.
Une fois que l’on a pris le parti de mettre à jour le rapport du dire au dit,
l’attention se déplace en direction de la rhétorique. La manière dont les
propositions sont agencées devient structurante pour ce qu’elles disent.
Il en résulte l’heuristique d’une architectonique qui se révèle beaucoup
plus simple que le texte ne l’avait laissé supposer de prime abord. Il est
désormais possible de passer d’un texte à l’autre en voyant se profiler un
fil conducteur irriguant tout son discours : l’action de Dieu est l’unique
voie par laquelle il se dit lui-même. Dieu se donne à connaître tel qu’il
est en lui-même en opérant. Chaque proposition théologique est là pour
permettre au lecteur de considérer que Dieu est à l’œuvre et que cette
œuvre ne peut être considérée ailleurs que de l’intérieur de l’acte où elle
s’opère. Tout énoncé constatif est la coque d’un noyau performatif où le
sujet n’est plus à distance de son prédicat mais le vit activement. Le
lecteur empruntera d’autant plus facilement la passerelle entre les deux
versants du corpus eckhartien qu’il y décèlera le même caractère socra-
tique. La métaphysique reste rebelle à l’établissement d’une super-
structure ontologique séparée du domaine physique. Suivant le prologue
de l’opus propositionum, la transcendantalité inséparable du concret et
342 CONCLUSION GÉNÉRALE

de l’abstrait déroge à la représentation de toute transcendance. Le trans-


cendantal reconduit à découvrir l’opérativité irreprésentable dans l’imma-
nence d’une action concrète. Il en résulte la nécessité d’un déplacement
de l’attention du « ceci et cela » (troisième adjacent) vers le fait même
d’être-là (second adjacent). Ce déplacement de la quiddité vers l’anité
sera assumé par l’abegescheidenheit dans les sermons allemands. L’ana-
lyse grammaticale est au service d’un transfert vers l’existence. Ce trope
est accompagné par la présence de la métaphore dès les premiers com-
mentaires latins. L’opus tripartitum est traversé par une métaphorisation
de l’ontologie. L’entrelacs des notions aristotéliciennes abstraites (être/
étant, activité/passivité, forme/matière, altération/génération,…) avec des
notions quotidiennes concrètes (faim/nourriture, fatigue/force, fleurs/
fruits,…) permet une herméneutique scripturaire poreuse à la vie des
lecteurs. Par endroits, cette porosité rend le texte eckhartien diaphane1089.
Il n’est plus qu’une mince pellicule qui disparait pour rendre le lecteur
présent à l’opérativité qui se manifeste par le texte. L’herméneutique
consiste à exposer comment l’Écriture met la nature en lumière en lui
ôtant son opacité. Le Verbe est lumière. Sa fonction consiste à manifester
ce qui est en croissance vers la plénitude : locutio universaliter manifes-
tatio est1090. Or, ce qui est manifesté n’est pas cette nature-ci, ou cette
nature-là, que le lecteur pourrait observer à distance, mais toujours la
nature éprouvée à même la vie. C’est précisément le rôle de la métaphore
de faire basculer le lecteur vers l’auto-affection de la vie1091. Dans les
derniers écrits latins de sa période magistérielle, Eckhart réfléchira sur
l’usage du procédé métaphorique et parabolique en le thématisant davan-
tage. On peut donc parler d’un « tournant herméneutique », au sens
d’une prise de conscience, mais certainement pas d’un « tournant para-
bolique » qui invaliderait la méthode de l’opus tripartitum1092.
3) En deçà du langage discursif, Eckhart prend en compte le pâtir de
la vie, aussitôt interprété comme un « pâtir Dieu ». Ce « pâtir » est la
condition sine qua non pour percevoir l’agir de Dieu à travers toute opé-
ration du « je ». Cela ne signifie pas une sortie vers l’irrationalité mais
un élargissement de la rationalité. Il s’agit bien, comme le déclare
1089
Pour l’emploi de diaphana et diaphanitas, cf. M. ECKHART, Expositio libri Gene-
sis, § 54, LW I/1, p. 224.
1090
M. ECKHART, Expositio libri Genesis, § 65, LW I/1, p. 230.
1091
Cf. M. HENRY, L’essence de la manifestation, Paris, PUF, coll. « Epiméthée »,
1963, 3e rééd. 2003, § 31, p. 292s. ; « La signification ontologique de la critique de la
connaissance chez Maître Eckhart », dans : Voici Maître Eckhart, p. 175-185.
1092
Cf. N. LARGIER, « Figura locutio : Philosophie Hermeneutik bei Eckhart von
Hochheim und Heinrich Seuse », p. 328-332.
CONCLUSION GÉNÉRALE 343

Ladrière, d’une raison élargie. Cette dernière va jusqu’à englober la


nécessité d’un recours à l’ethos, dont Wittgenstein disait qu’il était hors
langage. Il serait en effet erroné de penser que la frontière entre séman-
tique et pragmatique est hermétique. La structure vériconditionnelle du
discours nécessite une articulation, et non une juxtaposition, entre « ce
qui est dit » et « ce qui est implicite ». Le « vouloir dire » se montre
lui-même dans le « dire ». À savoir, les propositions (« ce qui est dit »)
apparaissent comme les conditions de vérité – ou, plus exactement,
comme les conditions de possibilité de vérification – des présupposés
(« implicite »). Par là même une ambiguïté peut subsister quant à leur
statut : énoncées sur le mode attributif (sujet-copule-prédicat), ces pro-
positions ne se vérifient pas sur le mode de la vérité d’adéquation. Leur
vérité vient du fait qu’elles sont opérées et non pas qu’elles sont signi-
fiées. C’est l’opération qui vérifie le signe et non le signe qui vérifie
l’opération. De la sorte, les propositions peuvent se lire à deux niveaux :
elles apparaissent d’abord comme des propositions hypothétiques à titre
d’axiomes dont découle l’ensemble du discours ; elles n’obtiennent le
statut de propositions effectives que lorsque le lecteur s’implique lui-
même en vivant les opérations énoncées. Alors, seulement, il en découvre
intérieurement la véracité. Il en est ainsi car Maître Eckhart respecte
constamment son programme théo-logique annoncé dès le premier magis-
tère parisien dans le sermon sur saint Augustin. Selon sa relecture de la
triade philosophique (speculativa-logica-ethica), la logique consiste
à déployer la spéculation conçue comme ethica sive theologia dans une
ethica sive practica. C’est là qu’il faut lire son rapport entre philosophie
et théologie. Il réunit la théologie philosophique et la théologie révélée
dans une démarche maïeutique. L’opposition entre deux corpus proposi-
tionnels est déjouée par le fait qu’aucune proposition ne peut prévaloir
absolument sur les autres pour établir un discours sur Dieu. Il s’agit
toujours de faire l’expérience d’un pâtir au sein de l’activité. La vérité
est opérative. Elle passe par l’ethos. Or, comme chez Socrate, l’éthique
est l’atopia du discours. Le langage débouche sur ce non-lieu silencieux
en raison mais son aporia. Les commentaires et les sermons eckhartiens
ne conduisent pas à des assertions doctrinales ou dogmatiques. On ne
peut dire de Dieu qu’il est bon, vrai, juste, sage,… ceci ou cela. Aucun
prédicat ne lui convient. L’œuvre eckhartienne brille par l’absence de
savoir sur Dieu. Ce non-savoir est tellement évident chez Eckhart qu’il
est tragi-comique d’entendre à son propos : « il a voulu en savoir plus
qu’il ne fallait ». Comme le souligne Fernand Brunner, cette formule de
la bulle in agro dominico n’est pas « trop dure », c’est tout simplement
344 CONCLUSION GÉNÉRALE

« un contresens »1093. Dans la ligne albertinienne d’une reprise diony-


sienne, Eckhart refuse une théologie du savoir en lui substituant une
théologie où Dieu se communique lui-même1094. Cependant, à la fois plus
spéculatif et plus pratique que le Colonais, le penseur médiéval s’y prend
de telle manière que cette autocommunication ne puisse être récupérée
dans un discours thématisant qui lui ôterait par là son opérativité.
Faut-il alors, comme le suggère Niklaus Largier, parler d’« a-théolo-
gie » pour qualifier cette théologie qui limite la raison à n’être « rien
d’autre qu’un geste performatif et affirmatif incarnant le Verbe en deçà
de tout langage »1095 ? Nous pourrions abonder en ce sens si Maître
Eckhart n’avait pas déployé une telle audace spéculative dans ses écrits
scolastiques. Martin Heidegger, malgré son attrait évident pour la pensée
du mystique médiéval, ne peut s’empêcher d’affirmer que « l’immédia-
teté de la vie religieuse » est mise « gravement en danger » par le for-
malisme scolastique de ses écrits1096. Ainsi, le discours eckhartien serait
trop théologique, ce qui veut dire qu’il serait régi par les lois de la méta-
physique que Heidegger entend déconstruire. A-théologique ou trop théo-
logique ? Ces deux évaluations contradictoires ont, semble-t-il, en com-
mun un même préjugé concernant la théologie. Sa rationalité ne peut être
que propositionnelle. Mais, tandis que Largier considère que cette ratio-
nalité vient à manquer tout en exhumant la performativité du langage
eckhartien, Heidegger en reste à considérer la structure du système et
y voit une destruction du vécu. Fallait-il rester devant l’alternative : le
systématique ou le performatif ? N’est-il pas envisageable qu’une ratio-
nalité systématique intègre une performativité ? C’est précisément le
mérite de Jean Ladrière d’avoir montré qu’une telle rationalité élargie
était non seulement possible mais souhaitable pour dévoiler la scientifi-
cité spécifique de la théologie. Grâce à l’influence de Fernand Brunner,
il a désigné la pensée de Maître Eckhart comme paradigmatique d’une
telle rationalité. Contrairement à ce que pense Heidegger, Eckhart déploie
une scientificité théologique où la « structure du système » appelle « sa

1093
F. BRUNNER, « Foi et raison chez Maître Eckhart », 1977, p. 196-207, rééd. dans :
Etudes sur Maître Eckhart, 2012, p. 69-86, ici, p. 78.
1094
« Dieu se communique lui-même pour notre déification. » (DENYS L’ARÉOPAGITE,
Noms Divins c. 9 § 5, 912 D, Dionysiaca p. 461) ; ALBERT LE GRAND, Commentaire des
Noms divins, c. 9 § 10 p. 383, 60 s).
1095
N. LARGIER, « Penser la finitude », p. 460.
1096
M. HEIDEGGER, « Philosphische Grundlagen der mittelalterlichen Mystik » (1924-
25), dans : Phänomenologie des religiösen Lebens, Francfort, Klostermann, 1995, p. 314,
trad. fr. J. Greisch, Phénoménologie de la vie religieuse, 2012, p. 357.
CONCLUSION GÉNÉRALE 345

sphère matériale de signification » au lieu de l’écraser1097. Il en est ainsi


car chez Eckhart, comme le rappelle Brunner, le moment mystique et le
moment rationnel « sont les deux aspects d’un même tout ». S’il est juste
de d’affirmer : « Le moment mystique est fondateur », il faut aussitôt
ajouter : « Mais le moment rationnel est premier également, puisqu’il est
présent dans le moment mystique qui se pose à la fois comme certitude
du sentiment et comme exigence de la raison »1098. Cette double fonda-
tion n’est pas un dimorphisme car la constitution même de la raison
nécessite que le système qu’elle énonce émerge d’une donation qu’elle
ne peut précisément pas enfermer de manière propositionnelle dans son
énonciation. Accueillir le fait même que la raison soit donnée à elle-
même est un acte rationnel. Cette donation effective est vécue comme une
évidence (« certitude du sentiment » doit s’entendre comme un sentir au
cœur de l’agir) dès lors que le regard intentionnel s’abstient d’être
d’abord accaparé par ce qu’il vise. Cela revient à admettre que l’anité
fonde la quiddité et que la quiddité ne peut réduire l’anité sur le plan
quidditatif. Consentir à la priorité de l’anité sur la quiddité est un acte
rationnel. On peut le qualifier de raison élargie, au sens où l’on n’en reste
pas un rationalisme étroit. Comme nous l’aurons constaté, non seulement
cet acte est opéré par Eckhart, mais il en fait la pierre d’angle de sa
science théologique. D’où la fondation réciproque ou « l’alliance du
mystique et du rationnel »1099 : d’une part, « l’objectivité de la démons-
tration » est alors adossée à « l’expérience intérieure et du vécu »,
d’autre part, cette expérience est rendue nécessaire par la démonstration
systématique.
4) La théologie ne peut faire valoir sa scientificité qu’à la condition
d’accomplir un travail de clarification sur son statut épistémologique. Le
critère de validité de la science mise en œuvre par Eckhart n’est pas un
« critère local » mais un « critère global »1100. À savoir, il ne prend pas
seulement en compte la succession des propositions mais le système lui-
même. Tel est le verdict que l’on peut poser à partir de Jean Ladrière.
À suivre l’épistémologue, le système discursif, pour qu’il soit efficace,
doit être régi par une auto-effectuation circulaire et réflexive qui soit

1097
Ibid., p. 313, trad. fr., p. 356. Cf. S. CAMILLERI, Phénoménologie de la religion et
herméneutique théologique dans la pensée du jeune Heidegger, 2008, p. 110s.
1098
F. BRUNNER, « Mysticisme et rationalité chez Maître Eckhart », p. 113, repris
dans : Etudes sur Maître Eckhart, p. 226-227, cité par J. LADRIÈRE, « Métaphysique et
mystique », p. 100.
1099
Ibid., p. 227.
1100
Ibid., p. 105.
346 CONCLUSION GÉNÉRALE

totalisante. Pour éviter le malentendu latent que recèle la terminologie de


la totalité, cette exigence ne signifie pas que la raison humaine soit
capable d’effectuer, en toute clarté, l’autocompréhension de son propre
système. S’il y a effectivement une « conversion réflexive de l’être en
lui-même » chez Eckhart, elle se passe au sein même de la vie divine
immanente, comme « la monade engendre la monade »1101. Or, la spéci-
ficité de la scientificité théologique est d’accueillir, dans la foi, le fait que
la Parole de Dieu soit la condition de possibilité même de son discours.
Comme l’affirme Eberhard Jüngel, pour être raisonnable, la raison ne
peut penser Dieu à partir de soi mais seulement à partir de Dieu se révé-
lant1102. Or, Dieu se révélant, c’est l’anité irréductible à la quiddité, la
présence irréductible à la représentation. Le travail du théologien consiste
alors à présenter la Révélation comme la structure transcendantale d’une
expérience réitérable, pour autant que l’on n’entende pas cette réitérabi-
lité comme une répétition de l’identique mais comme une « réplique
contextualisée d’un signe-type ». Le cadre opératoire attend d’être
confirmé par l’effectivité même de l’expérience.
La théologie n’est pas alors seulement une science herméneutique,
dont le travail principal consisterait à interpréter dans la foi des textes
fondateurs, mais aussi une science phénoménologique. La lecture est
l’occasion de percer vers la donation effective qui a fait surgir le texte
que l’on tente de décrypter. Il n’y a pas de décryptage possible qui ne
soit, simultanément, le dévoilement de la vie du lecteur dans sa relation
immédiate et affective avec la Parole primordiale et silencieuse qui fait
de lui-même « un livre » (ein buoch)1103. Il y a un risque à présenter la
théologie comme « herméneutique de la foi », « c’est-à-dire un discours
de la foi sur la foi »1104. Il est nécessaire de bien voir que le processus
d’autocompréhension ne boucle pas sur lui-même de manière isolée par
rapport à la vie concrète et sentie. Chez Maître Eckhart, la foi est adhé-
sion au fait que Dieu opère toutes choses, dans une création continuée,
1101
M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 15, LW II, p. 21.
1102
« L’idée d’un Dieu parlant à partir de soi exclut donc bien que la pensée qui pense
Dieu se fonde d’abord indépendamment du Dieu-à-penser. Penser Dieu ne peut pas signi-
fier que la raison humaine lui prescrive en quelque sorte comment il doit se montrer
à elle. […] La raison est raisonnable quand elle conçoit qu’elle ne peut pas construire
Dieu à partir de soi. La raison est raisonnable quand elle conçoit qu’un Dieu ne peut être
pensé comme Dieu que lorsqu’il est pensé comme Dieu se révélant. » (E. JÜNGEL, Gott
als Geheimnis der Welt, 1977, p. 211, trad. fr. Dieu, mystère du monde, t. I, 1983, p. 243-
244).
1103
M. ECKHART, Predigt 9, DW I, p. 156.
1104
Cf. P. RODRIGUES, C’est ta face que je cherche… La rationalité de la théologie
selon Jean Ladrière, 2017.
CONCLUSION GÉNÉRALE 347

et que cette opération peut être ressentie à même la vie. La raison ne peut
se situer à l’écart de cette opération car elle est elle-même opérée par
Dieu comme toute activité du vivant. De ce fait, le système philosophique
élaboré par Eckhart est l’exposition (exponere) de la possibilité de vivre
intuitivement cette opération. Les Écritures sont considérées comme des
transcriptions d’expériences vécues, sous formes littéraires variées, qu’il
s’agit de réactiver pour le lecteur. Pour le dire autrement, le Livre révélé
éclaire le Livre créé. La Révélation n’est alors pas autre chose que la
mise en lumière de la manifestation. La terminologie de l’autocompré-
hension, choisie par Ladrière, reste exacte dès qu’on entend bien que
par là que c’est l’effectivité, la Wirklichkeit, qui est mise en lumière par
elle-même :
De façon générale, l’horizon auquel se constitue, en s’y rapportant active-
ment, la pensée spéculative, peut être caractérisé comme un attracteur qui
rend possible la transgression de l’immédiat, tel qu’il est simplement donné
dans le champ de l’expérience. Cette transgression n’est pas abandon de
l’immédiat, mais ouverture, dans l’immédiat, d’une dimension de profon-
deur qui en fait voir le mode de survenance, en le rattachant à sa prove-
nance, à ce qui lui donne son effectivité et sa destination. Ainsi, le cadre de
la métaphysique aristotélicienne, qui a été très inspirante pour les formes
ultérieures de pensée spéculative, l’horizon constitutif a été pensé au moyen
de la notion de principe, expliquée elle-même par diverses métaphores, dont
celle de la source est sans doute la plus éclairante. Lire ce qui se montre
dans l’immédiateté, c’est-à-dire le phénomène, à la lumière des principes,
c’est le voir non seulement dans son autoprésentation, mais dans l’événe-
ment de sa production, de sa venue à la phénoménalité, et ainsi le com-
prendre par rattachement à ‘ce à partir de quoi’ il se produit. Or le principe
n’est pas phénomène, il n’est pas présenté dans le champ de la donation.
Et pourtant il doit être d’une certaine manière présent avant même le phé-
nomène, pour qu’une lecture compréhensive du phénomène soit possible.
Il doit même être présenté comme condition ultime de la constitution de la
réalité pour que cette lecture compréhensive puisse prendre une forme véri-
tablement radicale, selon le vœu qui sous-tend l’instauration du projet
spéculatif1105.

L’effectivité est elle-même ce qui rend possible la formulation spécu-


lative. Parce qu’elle s’est présentée comme une science des principes, la
métaphysique aristotélicienne est bien, chez Eckhart, le moyen de trans-
gresser l’immédiat de l’intuition – par laquelle le croyant éprouve qu’il
a raison de croire – vers la pensée spéculative. La spéculation instaure
les modalités rationnelles et universelles de la possibilité d’expérimenter

1105
J. LADRIÈRE, « Métaphysique et mystique », art. cit., p. 108-109.
348 CONCLUSION GÉNÉRALE

cette intuition. Voilà pourquoi, comme le remarque Ladrière, la rationa-


lité mise en jeu « est celle de la compréhension anticipante plutôt que
celle de l’explicitation rétrospective »1106. Or, qui dit anticipation dit
aussi confiance dans le fait que la description théorique et préalable de
l’exercice apportera le résultat désiré. Dès lors, le lecteur est sans cesse
invité à passer de la spéculation qui décrit l’effectivité à l’effectivité qui
sous-tend la spéculation. C’est uniquement par cette voie qu’il pourra
éprouver la véracité de ce qui est dit. Un cercle herméneutique s’inscrit
entre foi et raison : credo ut intelligam, intelligo ut credam. Si la théo-
logie est bien une herméneutique de la foi, elle parvient à l’expliciter
rationnellement. Le philosophe peut suivre l’ensemble du raisonnement
et, s’il n’en reste pas au seul versant théorique, percevoir que la philoso-
phie dont il est ici question nécessite l’implication dans l’exercice spiri-
tuel. Seule cette implication lui permettra d’accéder au sens théologique
de la philosophie mise en œuvre. Pour le dire avec les mots d’Alain de
Lille, la philosophie correspond à une ypotetica theologia qui ne devient
apothetica theologia que par l’implication du lecteur1107. C’est la mise en
pratique de l’éthique qui assure le remplissement intuitif de la spéculation
(dédoublement éthique spéculative/éthique pratique), et qui entraîne leur
ratification. Or, cette voie d’approbation est parsemée d’une multitude
d’attitudes que l’on pourrait résumer en trois postures : 1) Il y a ceux qui
découvrent la structure spéculative de l’extérieur mais qui, n’ayant jamais
été attentifs à l’opérativité vertueuse, n’ont aucune idée de l’intuition qui
peut venir remplir ce formalisme ; 2) Il y a ceux qui, essayant bon gré
mal gré d’exercer les vertus, se rendent compte de la plausibilité de cette
structure parce qu’ils sont attentifs à leur opérativité ; 3) Il y a ceux pour
qui la structure est remplie de l’intérieur par une opérativité où s’atteste
sa vérité. Les premiers sont dans le doute quant à la véracité de cette
théologie ; les seconds la tiennent pour vraisemblables ; les troisièmes
en éprouvent la vérité. Cette gradualité (doute, vraissemblance, vérité)
modifie considérablement la distinction tranchée entre la science des
bienheureux, d’un côté, et la science des théologiens, de l’autre. La pos-
ture intermédiaire est en fait celle de la foule des fidèles. Eckhart ne leur
dit pas de croire à ce que l’Écriture et la Tradition affirment parce que
d’autres, les saints et les bienheureux, en ont éprouvé la vérité. Il les
place dans les conditions d’y tendre pour en éprouver par eux-mêmes

1106
Ibid., p. 109.
1107
Cf. ma conférence « Repenser la scientificité de la théologie : les promesses du
langage », ThéoPhiLyon 2020, p. 97-116, spécialement, p. 113-115.
CONCLUSION GÉNÉRALE 349

l’évidence, en progressant jour après jour. La subalternation est rempla-


cée par une réeffectuation. Notons qu’il n’en va pas d’un abandon pur et
simple de la théorie scientifique de la subalternation, dont il faut rappeler
qu’elle est subordination des principes et non des objets1108, mais de son
intériorisation pratique. À savoir, l’action quotidienne devient le milieu
indispensable à la connaissance. Qui plus est – et c’est là que se trouve
la distinction fondamentale –, il ne s’agit pas d’en tirer un savoir qui
permettrait d’isoler l’objet révélé de son acte de révélation. L’illumina-
tion n’est pas théorique mais opérative. L’efficacité fait la science. En ce
qui concerne Eckhart, l’axiome qu’il pose préalablement en amont de
toute tentative démonstrative : esse est Deus, s’avère justifié en aval par
l’exercice vital et expérimental qui en authentifie la véracité par son opé-
rativité même. Autrement dit, c’est parce qu’il est efficace qu’il est vrai.
De la science théologique comme subalternation, Marie-Dominique
Chenu affirmait : « La ‘docilité’ du théologien qui ‘croit’ ses principes
sans en avoir l’évidence n’est donc qu’un cas particulier d’un régime
normal des sciences »1109. En effet, le physicien exploite les mathéma-
tiques en les appliquant à son objet sans accéder à l’intelligibilité des
principes qu’il utilise efficacement. Il en est de même du théologien
lorsqu’il suspend les principes qu’il applique à la vision de Dieu et des
bienheureux. Or, ce qui était vrai pour la science élaborée par Thomas
d’Aquin, l’est encore bien davantage pour Maître Eckhart. Avec lui,
l’affirmation : « Cela même par quoi la théologie est science est ce par
quoi elle est ‘mystique’ »1110 prend un sens nouveau. Le moment mys-
tique peut toujours venir remplir intuitivement la structure spéculative,
lui donnant son lieu d’évidence. Cette possibilité assure la fiabilité de la
science théologique. Par là, elle s’accorde avec la démarche scientifique
qui consiste à donner les moyens de vérification de ses affirmations.
C’est en effet par « un va-et-vient constant entre l’élaboration d’hypo-
thèses et le contrôle expérimental » que les sciences empiriques assurent
leur légitimité1111. Même si tous les scientifiques n’accèdent pas à l’évi-
dence de l’expérience, parce que les conditions requises sont difficile-
ment praticables, le fait même que certains y arrivent est suffisant pour
attester leur fiabilité. Ce qui est expérimenté par les uns est cru par les
autres. La science s’établit donc comme un « savoir opératoire et

1108
Cf. M.-D. CHENU, La théologie comme science au XIIIe siècle, 1969, p. 71-85.
1109
Ibid., p. 71.
1110
Ibid., p. 74.
1111
J. LADRIÈRE, L’articulation du sens, II, p. 261.
350 CONCLUSION GÉNÉRALE

abstrait » en tablant que l’opération est réitérable1112. Ce qui assure le


lien entre la structure formelle et l’expérience reste inobjectivable.
Il n’est pas transmissible comme tel. Seule la procédure fait partie de la
transmission. Par conséquent, concernant la modalité rationnelle, l’écart
entre la science théologique et les sciences empiriques est beaucoup
moins grand qu’on ne le conçoit habituellement. Si les mathématiques
sont des axiomes qui fonctionnent, pourquoi ne peut pas s’engager dans
la voie d’une théologie axiomatique ? Sur le plan épistémologique, ins-
crire la théologie dans une scientificité procédurale est une voie légitime
qui pourrait être porteuse d’un renouveau du dialogue. Il y va, sur base
d’une rationalité commune, de reconnaître les irréductibles différences
entre sciences. La reprise du dialogue passe en effet par l’acceptation que
le terrain expérimental de la théologie, comme d’ailleurs celui de la phi-
losophie, soit l’action humaine comme telle. Puisque le type d’expé-
riences auquel la théologie se prête diffère des sciences empiriques, il lui
revient de développer une axiomatique spécifique et cohérente avec son
but. Comme n’importe quelle autre science, l’établissement de ses pro-
cédures lui appartient de manière légitime. À ce titre, le « cas » Eckhart
se révèle en effet un « analogon » dont nous pourrions suivre l’exemple
pour renouveler la théologie actuelle.

1112
Ibid., p. 264.
BIBLIOGRAPHIE

I. Œuvres de Maître Eckhart

A. Œuvres originales
Die deutschen und lateinischen Werke Meister Eckharts, Stuttgart, Kohlhammer :

Die deutschen Werke


Band I : Predigten 1-24, éd. J. Quint, Stuttgart, 1958 (DW I).
Band II : Predigten 25-59, éd. J. Quint, Stuttgart 1971 (DW II).
Band III : Predigten 60-86, éd. J. Quint, Stuttgart 1976 (DW III).
Band IV,1 : Predigten 87-105, éd. G. Steer avec la collab. de W. Klimanek et de
Fr. Löser, Stuttgart 2003 (DW IV/1).
Band IV,2 : Predigten 106-110 (1.-2. Lieferung), éd. G. Steer avec la collab. de
W. Klimanek, Stuttgart 2003 (DW IV/2).
Band V : Traktate, éd. J. Quint, Stuttgart 1963 (DW V).

Die lateinischen Werke


Band I,1 : Prologi in Opus tripartitum, Expositio Libri Genesis (Cod. Amplon.
Fol. 181 et Codd. Cusani 21 et Trevensis 72/1056), Liber parabolarum
Genesis, éd. K. Weiss, Stuttgart, 1964 (LW I/1).
Band I,2 : Prologi in Opus tripartitum, Expositio Libri Genesis (Cod. Oxonien-
sis Bodleiani Laud misc 222), Liber parabolarum Genesis, éd. L. Sturlese,
Stuttgart, 1987-1992 (LW I/2).
Band II : Expositio Libri Exodi, Sermones et Lectiones super Ecclesiastici
cap. 24, Expositio Libri Sapientiae, Expositio Cantici 1,6, éd. J. Koch et
H. Fischer, Stuttgart, 1954-1992 (LW II).
Band III : Expositio sancti Evangelii secundum Iohannem, éd. K. Christ,
B. Decker, J. Koch, H. Fischer, L. Sturlese, A. Zimmerman, Stuttgart, 1994
(LW III).
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Aertsen, 22, 43, 55, 352 Bonaventure, 204, 216, 361


Agamben, VII, 363 Boncour, 174, 353
Aguirre Oraa, 72, 363 Boulnois, XI, 11, 12, 20, 26, 31, 89,
Alain de Lille, 17, 22, 23, 27, 54, 61, 102, 106, 110, 127, 151, 224, 241,
110, 120, 128, 195, 196, 339, 348, 304, 353, 360
360 Brague, 26, 249, 364
Albert le Grand, 78, 84, 86, 111, 136, Bremer Buono, 279, 353
141, 344, 355, 361 Brinker, 246, 364
Algazel, 182 Brunner, 9, 11, 50, 52, 60, 63, 142,
Aristote, 26, 39, 51, 52, 63, 77, 78, 93, 150, 241, 247, 262, 344, 345, 352,
94, 96, 98, 101, 118, 127, 141, 148, 353, 354
167, 170, 172, 173, 174, 178, 187,
193, 194, 230, 233, 299, 300, 303, Calixto, 22, 23, 360
363 Cassin, 17, 37, 364
Augustin, 3, 6, 20, 26, 27, 28, 32, 33, Casteigt, 47, 165, 205, 209, 213, 221,
48, 52, 56, 57, 58, 61, 63, 71, 73, 274, 352, 353
77, 78, 83, 84, 86, 101, 111, 116, Certeau (de), 7, 36, 42, 74, 259, 301,
117, 123, 124, 126, 130, 132, 135, 364
136, 146, 148, 150, 156, 164, 167, Charland, 139, 360
173, 188, 197, 198, 200, 202, 209, Chenu, 6, 22, 349, 360
214, 225, 230, 234, 235, 239, 265, Cicéron, 33, 124, 253, 327
283, 284, 285, 291, 299, 300, 316, Clarembeau d’Arras, 3
323, 331, 343, 359, 362
Aulu-Gelle, 172 Dahan, 20, 21, 51, 144, 360
Austin, 17, 259, 263 Davidson, 33, 364
Averroës, 83, 97, 100, 214, 224, 354 Delaurenti, 36, 360
Avicenne, 78, 85, 111, 127, 185, 197, Denys, 6, 18, 26, 87, 109, 111, 195,
232, 242, 310 202, 222, 228, 229, 283, 329, 330,
344
Bacon, 154, 221, 300 Depraz, XI, 260, 364
Balthasar, 161, 363 Derrida, 330, 364
Beierwaltes, 51, 179, 352 Devriendt, 352
Benveniste, 37, 364 Dietrich de Freiberg, 77, 83, 84, 94,
Bériou, 32, 245, 359 101, 223
Bernard de Clairvaux, 6, 141, 151, Donneaud, 35, 360
172, 213, 355, 356 Duns Scot, 8, 31, 32, 69, 76, 77, 89,
Berthold de Moosburg, 22 90, 100, 105, 106, 107, 132, 133,
Biard, 123, 359 154, 160, 161, 170, 196, 225, 267,
Boèce, 3, 20, 48, 58, 62, 65, 68, 69, 354, 360
72, 90, 126, 168, 188, 252, 317,
318, 363 Eggers, 279, 364
368 INDEX ONOMASTIQUE

Eggs, 41, 364 Jérôme, 182


Jüngel, 346, 365
Falque, 216, 269, 354, 361, 364
Flasch, 74, 78, 83, 102, 138, 139, 163, Karrer, 38, 355
175, 180, 315, 317, 319, 341, 354, Klibansky, 230, 355
361 König-Pralong, 122, 361

Gandillac (de), 50, 288, 354 Labarrière, 278, 299, 352, 354
Gauthier Burleigh, 154 Ladrière, 9, 13, 17, 72, 229, 240, 241,
Gilson, 209, 364 242, 247, 343, 344, 345, 346, 347,
Gire, 186, 195, 352, 354 348, 349, 363, 365
Godefroid de Fontaine, 171 Largier, 30, 281, 342, 344, 355
Gonzalve d’Espagne, 76, 77, 90, 230, Lauwers, 278, 355
273, 362 Lerner, 278, 355
Grégoire le Grand, 20 Libera (de), 6, 7, 24, 29, 36, 48, 50,
Greisch, 5, 318, 361, 364 76, 77, 78, 83, 85, 87, 111, 115,
Grellard, XI, 83 122, 137, 154, 183, 209, 231, 242,
Grice, 39, 364 278, 299, 305, 317, 318, 341, 352,
Guerric d’Igny, 265 355, 361
Guillaume d’Auvergne, 36 Löser, 277, 289, 290, 351, 355
Guillaume de Méliton, 32 Lossky, 47, 51, 96, 102, 109, 240, 356
Guillaume d’Ockham, 42, 75, 97, 123,
154, 194, 213, 225, 363 Macrobe, 182
Maïmonide, 44, 45, 81, 116, 120, 152,
Haas, 25, 37, 40, 209, 296, 309, 354, 166, 182, 184, 185, 188, 195, 199,
361 201, 202, 205, 206, 207, 232, 252,
Hadot, 3, 4, 5, 11, 18, 23, 151, 157, 310, 353
183, 302, 364 Mangin, XI, 265, 288, 297, 352, 356
Hasebrink, 12, 36, 37, 246, 247, 248, Margetts, 38, 356
249, 257, 265, 279, 283, 284, 293, Marguerite Porete, 213, 278, 302,
296, 297, 299, 305, 309, 341, 354 307, 356
Hegel, 309, 365 Martel, 230, 362
Heidegger, 19, 26, 110, 241, 285, 344, Mauriège, 41, 289, 356
345, 354, 360, 361, 365 McGinn, 1, 141, 213, 335, 341, 356,
Henri de Gand, 20, 76, 77, 90, 100, 362
122, 123, 132, 160, 171, 221 Ménage, 254, 362
Henry (Michel), 342, 354, 365 Michel, 38, 171, 211, 357
Hugues de Saint-Victor, 20 Mieth, 25, 37, 145, 356, 357
Imbach, XI, 77, 79, 87, 94, 242, 354, Mojsisch, 165, 308, 357
361 Morris, 365

Isaac de l’Etoile, 265 Nicolas de Cues, 64


Noblesse-Rocher, 141, 213, 362
Jakobson, 249, 365
Jean Cassien, 257 Origène, 136, 174, 175, 219, 265, 266,
Jean Chrysostome, 41, 151, 171, 245 328, 353
Jean Damascène, 94, 141, 152, 168
Jean Sarracène, 203 Panaccio, 12, 213, 362
INDEX ONOMASTIQUE 369

Parménide, 19 Sondag, 5, 171, 363


Pierre d’Espagne, 136 Speer, 127, 265, 357, 358
Pierre le Chantre, 22 Stace, 172
Pierre Lombard, 32, 234, Steer, 1, 265, 351, 358
Platon, 118, 128, 153, 166, 182, 183, Stricker, 277, 358
213, 219, 301, 361, 362 Sturlese, 1, 30, 173, 277, 317, 351,
Plotin, 85, 291 358
Priscien, 40, 184
Proclus, 186, 187, 208, 229, 303, 357 Théry, 320, 358
Pseudo-Bernard, 157 Thomas d’Aquin, 1, 4, 19, 26, 27, 29,
Pseudo-Robert Kilwardby, 154 35, 45, 47, 48, 51, 52, 61, 63, 71,
72, 76, 77, 78, 79, 80, 83, 84, 86,
Quint, 12, 351 89, 93, 94, 95, 96, 97, 110, 111,
Quintilien, 33, 38, 203, 206 132, 134, 141, 145, 146, 154, 160,
173, 174, 180, 181, 228, 229, 232,
Rastier, 12, 365 234, 235, 266, 285, 291, 337
Récanati, 17, 39, 365 Tobin, 96, 284, 358
Richard de Saint-Victor, 157 Trottmann, 11, 72, 363
Ricoeur, 66, 366
Rodrigues, 346, 366 Ulrich de Strasbourg, 22
Rosier-Catach, 12, 32, 36, 37, 45, 194,
299, 359, 362 Van Dijk, 246, 366
Ruh, 250, 254, 255, 279, 320, 341, Vannier, 230, 231, 257, 265, 301, 317,
357, 363 356, 357, 358
Vauchez, 263, 363
Schmitt, 278, 357
Schneider, 38, 357 Wackernagel, 231, 317, 329, 359
Schwartz, 205 Wegener, 265, 258
Sénèque, 171, 253, 318, 327 Wehrli-Johns, 264, 278, 359
Socrate, 3, 18, 23, 40, 41, 60, 102, Witte, 305, 359
115, 119, 120, 123, 153, 157, 173, Wittgenstein, 35, 343, 366
182, 183, 199, 204, 252, 294, 302,
304, 316, 317, 324, 325, 329, 330, Zum Brunn, 51, 102, 137, 209, 231,
341, 343, 364 302, 352, 359
Solère, 11, 22, 89, 363 Zumthor, 287, 366

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