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Texte 4

— Mon ami, si j’étais madame la duchesse telle ou telle, si j’avais deux cent mille livres de rente, que je
fusse votre maîtresse et que j’eusse un autre amant que vous, vous auriez le droit de me demander pourquoi
je vous trompe ; mais je suis mademoiselle Marguerite Gautier, j’ai quarante mille francs de dettes, pas un
sou de fortune, et je dépense cent mille francs par an, votre question devient oiseuse et ma réponse inutile.

— C’est juste, dis-je en laissant tomber ma tête sur les genoux de Marguerite, mais moi, je vous aime
comme un fou.

— Eh bien, mon ami, il fallait m’aimer un peu moins ou me comprendre un peu mieux. Votre lettre m’a fait
beaucoup de peine. Si j’avais été libre, d’abord je n’aurais pas reçu le comte avant-hier, ou, l’ayant reçu, je
serais venue vous demander le pardon que vous me demandiez tout à l’heure, et je n’aurais pas à l’avenir
d’autre amant que vous. J’ai cru un moment que je pourrais me donner ce bonheur-là pendant six mois ;
vous ne l’avez pas voulu ; vous teniez à connaître les moyens, eh ! Mon Dieu, les moyens étaient bien
faciles à deviner. C’était un sacrifice plus grand que vous ne croyez que je faisais en les employant. J’aurais
pu vous dire : j’ai besoin de vingt mille francs ; vous étiez amoureux de moi, vous les eussiez trouvés, au
risque de me les reprocher plus tard ; j’ai mieux aimé ne rien vous devoir ; vous n’avez pas compris cette
délicatesse, car c’en est une. Nous autres, quand nous avons encore un peu de cœur, nous donnons aux mots
et aux choses une extension et un développement inconnus aux autres femmes ; je vous répète donc que de
la part de Marguerite Gautier le moyen qu’elle trouvait de payer ses dettes sans vous demander l’argent
nécessaire pour cela, était une délicatesse dont vous devriez profiter sans rien dire. Si vous ne m’aviez
connue qu’aujourd’hui, vous seriez trop heureux de ce que je vous promettrais, et vous ne me demanderiez
pas ce que j’ai fait avant-hier. Nous sommes quelquefois forcées d’acheter une satisfaction pour notre âme
aux dépens de notre corps, et nous souffrons bien davantage quand, après, cette satisfaction nous échappe.

Dumas fils, La Dame aux Camélias, (1848).


Texte 5

- Je vous demande pardon, messieurs, dit Nana en écartant le rideau, mais j’ai été surprise...
Tous se tournèrent. Elle ne s’était pas couverte du tout, elle venait simplement de boutonner un petit corsage
de percale, qui lui cachait à demi la gorge. Lorsque ces messieurs l’avaient mise en fuite, elle se déshabillait
à peine, ôtant vivement son costume de Poissarde. Par-derrière, son pantalon laissait passer encore un bout
de sa chemise. Et les bras nus, les épaules nues, la pointe des seins à l’air, dans son adorable jeunesse de
blonde grasse, elle tenait toujours le rideau d’une main, comme pour le tirer de nouveau, au moindre
effarouchement.
- Oui, j’ai été surprise, jamais je n’oserai.... balbutiait-elle, en jouant la confusion, avec des tons roses sur le
cou et des sourires embarrassés.

- Allez donc, puisqu’on vous trouve très bien ! Cria Bordenave.

Elle risqua encore des mines hésitantes d’ingénue, se remuant comme chatouillée, répétant :
- Son Altesse me fait trop d’honneur... Je prie Son Altesse de m’excuser, si je la reçois ainsi...
- C’est moi qui suis importun, dit le prince ; mais je n’ai pu, madame, résister au désir de vous
complimenter...
Alors, tranquillement, pour aller à la toilette, elle passa en pantalon au milieu de ces messieurs, qui
s’écartèrent. Elle avait les hanches très fortes, le pantalon ballonnait, pendant que, la poitrine en avant, elle
saluait encore avec son fin sourire. Tout d’un coup, elle parut reconnaître le comte Muffat, et elle lui tendit
la main, en amie. Puis, elle le gronda de n’être pas venu à son souper. Son Altesse daignait plaisanter
Muffat, qui bégayait, frissonnant d’avoir tenu une seconde, dans sa main brûlante, cette petite main, fraîche
des eaux de toilette. Le comte avait fortement dîné chez le prince, grand mangeur et beau buveur. Tous deux
étaient même un peu gris.

Zola, Nana, (1880).


Texte 6

Un soir, comme ça, à propos de rien, elle m’a offert cinquante dollars. Je l’ai regardée d’abord. J’osais pas.
Je pensais à ce que ma mère aurait dit dans un cas semblable. Et puis je me suis réfléchi que ma mère, la
pauvre, ne m’en avait jamais offert autant. Pour’ faire plaisir à Molly, tout de suite, j’ai été acheté avec ses
dollars un beau complet beige pastel (four pièce suit) comme c’était la mode au printemps de cette année-là.
Jamais on ne m’avait vu arriver aussi pimpant au bobinard. La patronne fit marcher son gros phono, rien que
pour m’apprendre à danser.

Après ça nous allâmes au cinéma avec Molly pour étrenner mon complet neuf. Elle me
demandait en route si j’étais pas jaloux, parce que le complet me donnait l’air triste, et l’envie
aussi de ne plus retourner à l’usine. Un complet neuf, ça vous bouleverse les idées. Elle10
l’embrassait mon complet à petits baisers passionnés, quand les gens ne nous regardaient pas. J’essayais de
penser à autre chose.

Cette Molly, tout de même quelle femme ! Quelle généreuse ! Quelle carnation ! Quelle
plénitude de jeunesse ! Un festin de désirs. Et je redevenais inquiet. Maquereau ?...que je me
pensais.

- N’allez donc plus chez Ford ! Qu’elle me décourageait au surplus Molly. Cherchez-vous
plutôt un petit emploi dans un bureau... Comme traducteur par exemple, c’est votre genre... Les
livres ça vous plaît...

Elle me conseillait ainsi bien gentiment, elle voulait que je soye heureux. Pour la première
fois un être humains intéressait à moi, du dedans si l’ose le dire, à mon égoïsme, se mettait à ma20
place à moi et pas seulement me jugeait de la sienne, comme tous les autres.

Ah ! Si je l’avais rencontrée plus tôt, Molly, quand il était encore temps de prendre une route
au lieu d’une autre ! Avant de perdre mon enthousiasme sur cette garce de Musyne et sur cette
petite fiente de Lola ! Mais il était trop tard pour me refaire une jeunesse. J’y croyais plus ! On
devient rapidement vieux et de façon irrémédiable encore. On s’en aperçoit à la manière qu’on a
prise d’aimer son malheur malgré soi.

Céline, Voyage au bout de la nuit, (1932).

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