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Gérard Chauvin

Le Nom de Dieu
Mémoire et Invocation
dans le judaïsme et le christianisme
Le Nom de Dieu
Mémoire et Invocation
dans le judaïsme et le christianisme
Gérard Chauvin

Le Nom de Dieu
Mémoire et Invocation
dans le judaïsme et le christianisme

Suivi de
Autour de la notion de réminiscence
Du même auteur

La Crucifixion. Histoire, iconologie et théologie, L’Harmattan, Paris, 2011,


212 pages.
Petite histoire des Jésuites, Éditions de Paris, Versailles, 2008, 218 pages.

Collection B.A-BA, 128 pages, Pardès, Puiseaux / Grez-sur-Loing :

Réincarnation, 1999.
Islam, 2000.
Soufisme, 2001.
Mort I et II, 2002.
Anges, 2002,
Judaïsme, 2003.
Kabbale, 2003.
Ancien Testament, 2004.
Nouveau Testament, 2004.
Coran, 2005.
Chiisme, 2005.
Islão, trad. portugaise du titre Islam, Hugin Editores, Lisboa, 2002.

Les Jardins chinois et japonais, Pardès, 1999, 156 pages.


Les Jardins feng-shui (avec P. Glémas), Flammarion, 2001, 160 pages.
Études et comptes rendus de lecture dans la revue Connaissance des
Religions (1990 à 1998).

© L’Harmattan, 2013
5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris

http://www.librairieharmattan.com
diffusion.harmattan@wanadoo.fr
harmattan1@wanadoo.fr

ISBN : 978-2-343-01049-6
EAN : 9782343010496
En hommage à Léo Schaya (1916-1986)
« Qui a Dieu, rien ne lui manque. »
(Sainte Thérèse d’Avila)
AVANT-PROPOS

Alors quiconque invoquera le Nom de l’Éternel sera sauvé.


(Joël 2, 32)

Ainsi, en un temps terrible et ténébreux – « âge sombre » de la


consomption des consciences – le saint Nom de Dieu, négligé ou
moqué par une humanité réfractaire au sacré et qui entretient stupi-
dement sa fatale amnésie, ressurgira avec l’impétuosité régénérative
d’un torrent. Dans la plus invivable des confusions, lorsque s’étale-
ront impunément les mauvaises doctrines et les rites caricaturés,
lorsque règneront des légions de faux guides et de douteux pasteurs,
le ressouvenir du Nom apparaîtra comme une lumineuse évidence, et
son invocation s’imposera comme le salut des fidèles. Par bien des
signes, ce temps – depuis « toujours » prophétisé – n’est-il pas déjà
dans l’« aujourd’hui » de ce monde ? En vérité le Nom est inscrit de
façon indélébile dans l’intimité de notre âme, sa mémoire conservée
dans les profondeurs sacrales de notre origine, sa mesure rythmique
manifestée dans l’alternance de notre souffle et les battements de
notre cœur. Ode sans début ni fin, ode de la nature et des anges, ode
des peuples qui placent leur confiance en lui, le divin Nom roule et se
propage, malgré une adversité croissante, par vagues successives et
jusqu’aux confins de la création. Don de Dieu, ce chant de son Nom
lui revient glorifié par l’homme religieux, de concert avec les créatures
visibles et invisibles. Peut-on se lasser d’entendre ce dont les livres
saints, les liturgies sacrées et les hommes sages nous entretiennent
depuis toujours ? Comment ne pas mettre à profit ce que les guides
unanimes d’Orient et d’Occident nous enseignent, en nous exhortant
à nous sauver ainsi du feu de la Colère céleste, et pour rien d’autre

11
que notre bien : ad majorem Dei gloriam ! Il faut donc rappeler inces-
samment – car suivant les mots de l’Apôtre : Vous êtes devenus lents à
comprendre – dans la diversité des langues et des modes d’entende-
ment, la puissance réparatrice et salvatrice du Nom de Dieu ; tant il
est vrai, comme Dieu le révéla à Moïse au Buisson ardent, que ce
Nom est pour l’éternité... C’est dire qu’il est à la racine même de notre
humanité, et comme le secret de notre identité personnelle. Grâce
aidant, cette louange submergera l’âme attentionnée, laissant à son
retrait l’empreinte d’un chemin de vie dans le débordement de
l’Amour divin, qui apparaît, à notre humble mesure, comme un
océan insondable et sans rivage.
Convaincu de l’unité de Dieu et de son unicité, dans sa création
comme en nous-même, nous présentons notre sujet dans un esprit
d’universalité traditionnelle. Dieu est « Un », dans le Nom par lequel
Il se fait connaître et par lequel les hommes confiants l’appellent, par
simple goût ou par une habitude devenue en somme naturelle, par
pressentiment parfois, du fond criant de leur solitude, dans certaines
circonstances critiques. Dans la diversité des invocations, des litanies,
des prières et des chants, le Nom de Dieu tient une place centrale
dans toutes les religions. Quoique s’écoulant de montagnes diffé-
rentes et présentant des parcours et caractères variés – auxquels
l’histoire des peuples est de fait liée – les fleuves font tous retour à
l’océan ; ainsi les Noms de Dieu ne s’ajustent pas au même versant de
la Réalité universelle, mais ils proviennent d’une même source et
entraînent les âmes vers une même infinitude océanique. Le Nom
personnel du Dieu chrétien n’est pas celui, impersonnel, des
musulmans, comme l’inarticulable Tétragramme hébraïque possède
son secret propre, entendu des seuls maîtres de la Thora. Il n’en
demeure pas moins que chaque Nom par lequel Dieu se révèle aux
hommes est toujours pour eux le Nom, dans la compréhension de
celui qui possède un cœur bien inspiré et une âme de bonne volonté,
ce qui relève d’une gracieuse prédisposition. Doit-on soupçonner un
syncrétisme latent dans le fait de faire ressortir sur cette question une
parenté des « monothéismes abrahamiques », en leur supposant une
sorte de métalangage commun ? La possibilité d’une clé universelle,
susceptible d’ouvrir la serrure de la Religion, au-delà des nécessités
confessionnelles ? De fait, pour les trois spiritualités concernées, on

12
ne peut nier des liens de cet ordre, comme on ne peut ignorer la
proximité interne ou subtile des langues, en ce qu’elles sont égale-
ment aptes à transmettre et dire les messages du Ciel. Rapprocher les
structures théonymiques, pour autant que nous disposions d’outils
conceptuels adéquats, non seulement ne devrait pas conduire à une
confusion des perspectives, mais pourrait nous faire comprendre la
vocation propre de chaque révélation. En fait la « science des noms »
ou l’ « art de nommer » (onomastikê, de tekhnê), qui est au centre d’une
linguistique générale, repose elle-même sur ce que les sages en-
tendent par science des lettres et des nombres, ou « lettres-mesures ».
De ce point de vue, il est remarquable que les penseurs musulmans
considèrent cette science majeure, constitutive des noms de Dieu
(noms, nombres ou qualités qui déterminent d’ailleurs notre propre
configuration spirituelle…), comme héritée de Jésus (’Isâ) ; comme
chaque grande « science » est, pour eux, l’héritage d’un prophète
majeur de cette humanité (au nombre de sept ou de douze…), depuis
Adam, Noé et Moïse, jusqu’à Jésus et Muhammad. Dans sa Sagesse
des prophètes, le « plus grand des maîtres », Ibn’Arabî (m.1240), déve-
loppera cette question, en récapitulant les sciences principales des
cycles antérieurs au Prophète de l’islam. Si la science des lettres est
dévolue à « Jésus », cela n’en fait pas pourtant un « héritage chré-
tien », car il s’agit là d’une fonction prophétique, ou, plus proprement
dans ce cas, « prophéto-messianique » ; pour un musulman, Jésus, fils
de Marie, ne saurait être appelé « Christ » et « Fils de Dieu »… mais
Messie sauveur. Plutôt que de « science christique », on devrait donc
dire « jésuitique », comme la science prophétique de Moïse recèle une
secrète universalité, que sa stricte fonction législative et en quelque
sorte exclusivement judaïque ne manifeste pas. Reconnaître le fond
divin commun de chaque « verbe prophétique » n’implique pour
nous ni confusion fonctionnelle ni syncrétisme religieux… Cela doit
être bien entendu. Quant à la science qu’Il a lui-même de son propre
Nom, les savants diront que Dieu est plus savant ! Avertissement subtil
d’une limite intellectuelle que les hommes ne franchiront pas avant
l’Heure.
Par un effet compensatoire de la divine Miséricorde – et Dieu veut
non moins aujourd’hui qu’hier l’heureuse délivrance de ses créatures
– la problématique d’une science invocatoire tend toutefois à une

13
certaine vulgarisation. Aujourd’hui la plupart des croyants ont
entendu parler du mont Athos et de la prière de Jésus qui s’y
enseigne, de la danse cosmique des derviches turcs, ou de la psal-
modie des juifs pieux au mur des Lamentations... Ils savent bien que
chaque juif, chrétien ou musulman, vénère Dieu par le nom et les
formules appris de ses pères, et que c’est pour lui quelque chose
d’important. Mais on ne réalise pas forcément que le Nom de Dieu
est le cœur même du message révélé, ni à quel point il imprime
l’ambiance religieuse correspondante (par le déploiement des arts et
métiers notamment), en modelant l’intimité psychologique de ceux
qui le reconnaissent par un acte de foi et en usent intelligemment. Le
Nom de Dieu est don-avènement de Lui-même, et pour en bénéficier
il suffit de se disposer à le recevoir et à l’honorer. Au-delà des cadres
d’une dogmatique exclusive, le Nom n’étant qu’un en Dieu (« origine
sans origine » dira Bernardin de Saint Pierre), il est a priori dans le
cœur de chaque croyant... Que nous le sachions ou pas, en nous
rayonnent la lumière et la chaleur du Nom de Celui qui s’y nomme
lui-même, et qui nous attire ainsi à lui, par une sorte d’alchimie du
verbe et de la lettre ; celui qui croit à la Parole du « Christ » n’est-il
pas appelé « chrétien »… du nom même de son Seigneur ? Lorsque sa
proclamation est mue par le goût du sacré, accompagnée d’une
intention vertueuse, en vue d’un progrès de l’âme et non pour
quelque intérêt étranger à Dieu (sachant que l’Éternel ne laisse pas
impuni celui qui invoque son Nom par le mensonge ! Ex 20, 7), le Nom
ouvre la porte dorée de la miséricorde. En nous y vouant, ici-même et
présentement, il entraîne les puissances de notre être – la procession
des lettres de notre « nom personnel » pourrions-nous dire – dans un
mouvement ascensionnel et consécrateur, jusqu’aux parages du
Seigneur, avec pour fin les noces humano-divines d’une chair toute
spiritualisée.
Depuis la plus haute antiquité, déjà avec Énosh (fils de Seth et
petit-fils d’Adam), premier invocateur de l’humanité (Gn 4, 26), et la
lignée spirituelle qu’il typifie, les maîtres des religions ont dit les
infinis bénéfices d’une mention fréquente, mieux même incessante, du
Nom de Dieu. L’assimilation ne saurait d’ailleurs en être plus simple,
même pour un illettré ! Un Nom de deux syllabes, comme “Jésus”,
rend facile l’accord du souffle et de la pensée. Au début du Ve siècle,

14
saint Augustin parlait déjà d’oraison « jaculatoire » (jaculatoriæ preces),
le Nom jaillissant au rythme de l’expir de la poitrine et du fluement
du cœur ; et quoi de plus naturel que la respiration ? Toute langues
sacrée (grec, hébreu, arabe…) ou même simplement liturgique (latin,
slavon, arménien…), permettant la transmission de la Parole divine et
partant l’exécution adéquate du service sacré, est apte à servir de
conducteur à l’invocation (méthodique ou non) du Nom suprême, ou
à la récitation de ses déterminations théonymiques, comme dans les
litanies.
L’Écriture nous avertit : Étroite est la porte, resserré le chemin qui
mène à la vie, et il y en a peu qui les trouvent (Mat 7, 14). Qu’en est-il
aujourd’hui, dans l’ambiance d’un monde qui semble voué aux
tromperies idéologiques, à la fausse morale, à la laideur d’une culture
de l’absurde ? « À la fin des temps, observe l’évêque Briantchaninov,
la voie étroite sera abandonnée par presque tous ». Pensant là aux
« tièdes » que stigmatise le Seigneur. Il n’est pourtant pas d’autre
chemin qu’une foi entière et intégrale dans le credo de notre religion,
pour assurer à l’âme son salut ; et nous devons savoir que cette voie
exigeante, qui reconduit la créature exilée ici-bas vers le Royaume
altier de son Seigneur, est toujours libre, pour nous comme pour
notre prochain… même si les apparences sont trop souvent déses-
pérément contraires ! Pour l’homme chrétien, qui admet de cœur et
d’âme la vérité apostolique, le « Verbe Logos » – tranchant du glaive
divin par lequel la réalité-vérité est séparée de l’illusion – est le nom
même de cette voie, sur laquelle il est placé par la grâce baptismale :
Au Nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Il y engagera tout son
sentiment, car Dieu est “Amour”, toute sa raison, car Dieu est “Intel-
ligence”, toute sa volonté, car Dieu est “Sagesse”…

En ce jour-là, YHVH sera Un et son Nom unique.


(Zach 14, 9)

15
Première partie

JUDAÏSME
Chapitre I

AUX SOURCES

Seigneur, puisses-tu m’ouvrir les lèvres, pour que ma bouche proclame tes
louanges !
(Ps 51, 17)1

En 1970, la revue Eranos-Jahrbuch proposa à ses lecteurs une


importante contribution de Gershom Sholem sur le Nom de Dieu
dans le judaïsme : « Théorie du langage dans la kabbale »2. Infiniment
plus qu’un moyen de communication sociale, ou même d’expression
des sentiments, le langage humain présente en soi un « caractère
symbolique ». C’est dire qu’il procède d’un principe supérieur, d’une
cause interne dont il tient sa cohérence logique et qui lui donne tout
son sens, en le rendant apte à l’activité des âmes, jusqu’aux plus
hautes exigences intellectuelles. Cela vaut éminemment pour les
langues « sacrées », comme le sanscrit védique, l’hébreu de la Torah,
ou l’arabe du Coran, par lesquelles la Parole poétique (poiêma, au sens
créatif du mot) de la Divinité est donnée aux hommes ; de même le
grec, vecteur d’une « pensée philosophique », est tout à fait propre à
transcrire le témoignage du Christ. D’autres langues, sans être
rigoureusement de cet ordre, sont adaptées à l’usage liturgique : latin
ecclésiastique, slavon, arménien, copte, etc. Dans la diversité de leurs
champs culturels, les langues profanes – que symbolisent les

1
Cette supplique du Psalmiste introduit à la prière principale de la Amidah.
2
Trad. Hayoun et Vajda, dans Le Nom et les symboles de Dieu…, Cerf, 1983, p. 55-99.

19
soixante-dix « nations » qui participèrent à l’érection catastrophique
de la tour de Babel – possèdent forcément « quelque chose » de cette
provenance céleste, ce que montrent assez l’étymologie et la
sémantique ; mais soumises aux conditions cycliques de ce monde,
elles en subissent les effets corrupteurs, s’usent et s’épuisent, comme
les âmes s’obscurcissent. Dans leur usage même, les langues profanes
semblent toujours plus défectives et ne plus dire grand chose, mais
nous pouvons toujours les employer au mieux de ce qu’elles offrent,
en prenant la précaution de circonscrire les concepts dont nous
parlons ; c’est là tout l’effort d’une démarche qu’on qualifiera de
« traditionnelle ». Une langue est valide aussi longtemps qu’elle
permet l’expression compréhensible de Dieu. À l’inverse, ce qui est
devenu impropre à permettre la transmission et l’interprétation de la
Parole n’est plus qu’un moindre langage, étranger au symbole,
interdisant de fait toute intégration spirituelle… une « langue morte »
donc. La vocation somme toute « religieuse » du langage humain est
aujourd’hui méprisée du grand nombre de ceux qui ont charge
d’enseignement, et la confusion langagière est à la mesure d’une
abyssale ignorance du sacré. Toutefois le sens interne ou l’âme de la
langue peut être restitué, comme un trésor enfoui et oublié peut être
mis au jour, et dès lors employé pour une fin supérieure. Quoique
terriblement dégradée par l’usage profane, une langue comme
l’hébreu reste – en l’occurrence pour les juifs pieux – celle, unique, de
la révélation de la Loi, par laquelle Dieu parle à « son peuple »
d’élection. Si nous voulons bénéficier pleinement des ouvertures de
ce dépôt sacré, il nous faut en retrouver les clefs dans les principes
qui gouvernent notre propre foi. L’idée fondamentale de cette
« théorie mystique »3, dont les applications cultuelles et culturelles
sont innombrables, est que « l’origine métaphysique de tout lan-
gage »4 est dans le Nom du Dieu Un ; Dieu se donne totalement aux
hommes par le secret de son Nom, toujours pour une religion unique.
Et ce nom propre se réfracte en qualités d’essence, d’attributs et

3
Ne perdons pas de vue la nature opérative et contemplative du mot (racine theos) ;
de même pour « mystique », que nous entendons ici comme un renoncement au
bavardage du monde, comme à tout ce qui n’est pas originé en Dieu (rac. verb. mu →
latin mutus, muet).
4
G. Scholem, Le Nom et les symboles de Dieu…, p. 57.

20
d’activités, elles-mêmes déployées en gerbes de signes phonético-
graphiques, dont les faisceaux rassemblés constituent la « langue
divine », le chant d’une louange universelle. Le mystique perçoit
pleinement ces signes-symboles idéophoniques, lorsque dans sa
contemplation de la Présence (Shekinah), il s’affranchi plus ou moins
durablement des contraintes limitatives du bas-monde.
Dans le contexte particulier de la révélation moïsiaque ou hébra-
ïque, cette théorie du langage s’appuie spécialement sur un traité
anonyme, aussi court qu’abstrus : le Sefer Yetsirah. Elle fut exposée
par les kabbalistes espagnols de Gérone, à commencer par Abraham
Aboulafia, à l’époque (XIIIe siècle) où paraissait le monumental
Zohar : le « Livre de la Splendeur » ou de « l’Éclat ». Trois siècles plus
tard, Isaac Louria et l’école de Safed en produiront de magistraux
développements, sur lesquels les « étudiants » n’ont depuis cessé de
méditer, et qu’ils méditeront encore – seraient-ils réduits au plus petit
nombre – jusqu’à l’avènement messianique. La possibilité d’une
complète régénération de l’humanité repose sur cette inépuisable
remontée du sens caché des lettres et des mots, une herméneutique
grammaticale de la Torah menée par les plus pieux, conjointement au
service sacré et à l’effort assidu d’une assimilation du Nom par les
puissances de l’âme.

Les vingt-deux Lettres de la Création


Dans l’Origine Dieu créa les Cieux et la Terre.
(Genèse I, 1)5

Traditionnellement attribué au patriarche Abraham6, et rédigé par


Rabbi Aqiva7, le Sefer Yetsirah (Livre de la Création, ou plus
expressivement de la Formation) est mentionné de façon explicite au
VIIe siècle. Appelé à connaître une large diffusion chez les mystiques

5
Traduction de Jean Borella, Le poème de la Création, Ad Solem, Genève, 2002, p. 25.
6
Rappelons que lorsque “El Shaddaï” institue son alliance avec Abram (‫ אברם‬: valeur
numérique 243), Il modifie le nom de celui-ci par adjonction d’un hé (‫ ה‬+ 5 = 248)
(Gn 17, 5) ; ce qui signifie un changement de cycle ou régime traditionnel.
7
Ce grand sage, martyrisé, rendit la vie en prononçant l’ultime mot du Shema Israël :
Ehad, « Un ».

21
et kabbalistes, il fera l’objet d’une bonne centaine de commentaires
savants à partir du Xe siècle.

Par trente-deux voies mystérieuses de sagesse,


YAH, l’Éternel des Légions (Tsebaot)
Dieu d’Israël [...] dont le Nom est saint,
Créa l’univers [...] par l’écrit, le nombre et le verbe.
Dix nombres sans plus,
Vingt-deux lettres fondamentales,
Dont trois principales, sept doubles et douze simples [...].
Il les a tracées, taillées (ou gravées dans l’ « esprit » : rouah),
pesées, permutées et combinées.
Il en a formé l’âme de toute créature […]
(I, 1-2 ; II, 3).8

Dieu dispose hiérarchiquement les lettres de la Création en trois


ensembles, supérieur, intermédiaire et inférieur9. Mais Lui-même est
inaffecté, éternel et unique, et par la parfaite et secrète unité de son
Nom – affirmation de l’ « Un » – les vingt-deux lettres lui restent
attachées, aussi longtemps qu’Il maintiendra sa création.
Par les « sentiers merveilleux de la Sagesse », Dieu crée… Ces
« trente-deux voies » de la formation des êtres créés sont les vingt-
deux consonnes de l’alphabet hébraïque, associées aux dix « Nom-
bres » primordiaux (sefirot : pour les kabbalistes, les dix émanations
constitutives du Plérome divin), lesquels sont aussi considérés com-
me noms d’Anges ou « Vivants » (Hayyot).

Il a choisi trois lettres principales, et les a fixées par son grand Nom
YHV. YaHéVé : valeur guématrique 10+5+6 = 21 ; nombre fonda-
mental, dont la double clef est d’être la somme des six premiers
nombres et le produit de 3 par 7. De sorte que ces lettres constituent
ensemble la première articulation logique du Nom de Dieu, encore
« en » lui-même, et que les six permutations possibles fixent les

8
À quelques détails près, nous nous appuyons sur la traduction proposée, en vis-à-
vis de l’original hébreu, par Paul B. Fenton, (cf. bibliographie).
9
Les trois supérieures : alef, mem, shin. Les sept « doubles », parce qu’elles per-
mettaient, dans l’ancien hébreu, une double prononciation : beit, ghimel, dalet, kaf, pé,
resh, tav.

22
conditions de la création, jusque dans l’exil temporaire « hors » de
lui-même. Par elles Il a scellé les six côtés, faces ou extrémités, de la
création, en suivant cet ordre :

- le haut (zénith) avec yod, hé, vav (YHV) ;


- le bas (nadir) avec yod, vav, hé (YVH) ;
- l’orient, devant Lui, avec hé, vav, yod (HVY) ;
- l’occident, derrière Lui, avec hé, yod, vav (HYV) ;
- le midi, à sa droite, avec vav, yod, hé (VYH) ;
- le nord, à sa gauche, avec vav, hé, yod (VHY).
(I, 15).

Il a fait régner le “hé” sur la parole [...] le “vav” sur la pensée [...] le
“yod” sur l’action. (II, 14, 15, 19) ; de sorte que la création, ou
l’Homme-Adam premier et universel qui la récapitule, est toute Pen-
sée, toute Parole, tout Acte. La création est entièrement sous le régime
de ce triple ordre hiérarchique et des six déterminations de Dieu, qui
sont comme le reflet ou l’écho de Lui-même, partout et toujours
présent, Un et Unique.
Tout être venant à l’existence, ange ou créature de chair, est formé
par combinaison des deux cent trente et une « portes » : soit le
« nombre des permutations binaires possibles (avec les) vingt-deux
lettres. »10 La structure verbale constitutive de la langue hébraïque
(ou graphes-phonèmes de la création) serait ainsi bilitère, et
constituerait le grand Nom secret de Dieu. De fait, l’ineffable Tétra-
gramme sacré est composé de deux binômes consonantiques : “YH”,
pour la transcendance divine, l’essence, l’étance (= le « Je Suis » du
Buisson ardent : EHéYHé), et “HV” pour l’immanence divine, la
substance, l’existence. Ce second bilitère constituant la structure
intime du nom « Ève » : HèVHé ; chair de l’Adam protoplaste (plas-
tikos) et qui manifeste la conjugalité féminine de l’être.
Les lettres et leurs « portes » alphabético-numériques sont des
puissances élémentaires créatrices. Cette notion est admise de façon
explicite par le Talmud ; on lit ainsi, dans le traité Berakoth (55a) : Par
les lettres, la terre et le ciel furent créés ; et dans le Midrash Tahouma : Le
Saint béni soit-Il, dit : Voici, Je demande des ouvriers : la Torah répondit :

10
Séfer Yesîrâh, p. 11.

23
“Je mets à ta disposition vingt-deux ouvriers“. De même, dans l’immense
fonds de la littérature mystique, comme avec cet exemple pris dans
l’Alphabet de Rabbi Aqiba11 : Quand le Saint béni soit-Il voulut créer le
monde, aussitôt toutes (les vingt-deux lettres constitutives de la Torah)
descendirent [...] chacune disant devant Lui : “Crée le monde avec moi !”. Et
chaque espèce créée, chaque créature, est « scellée » par une
combinaison de binômes qui détermineront sa « forme » (suivant les
six directions de l’Espace infini de l’Ayn-Sof) et son « nom » ; celui du
prototype céleste ou angélique si l’on veut. La langue hébraïque
« restituée », rendue à sa fonction créatrice première, est ainsi à la fois
écriture et mesure de notre monde ; une « géo-graphie » et une « géo-
métrie », comme le dit M.-A. Ouaknin.
Les autorités du Talmud, les kabbalistes ou certains maîtres
hassidim, transmettront et élèveront cette matière aux plus hauts
sommets de la pensée. Dans cette summa que constitue les Deux Tables
de l’Alliance, R. Ishaya Horowitz (Shelah le Saint : 1570-1630) exposera
« le processus de la création du monde dans son rapport avec les
lettres [...] en particulier avec celles du Tétragramme. »12 La Matière
première (ou Hylée, le Tohou de la Genèse), issue de la « Création »
(passage in divinis du Néant à l’Étant), est d’abord un Point ; première
particularisation ou émergence de l’Être, par essence infinitésimal,
sans forme figurée et indivisible, proprement « atomique ». La Hylée
est alors mise en forme, in-formée. Ce Point primordial, agit par la
Volonté, et agissant par la Puissance du Créateur, s’auto-projette dans
l’Espace (le Vide matriciel résultant du « retrait » de Dieu en Lui-
même, pour permettre la création : ce qu’on nomme tsimtsoum),
symboliquement suivant un rayon axial vertical, de l’En haut à l’En
bas, de l’Empyrée à la Terre de promission. L’Espace primordial est,
en Dieu, le « champ d’action » du Projet d’une création qu’Il veut à
son image. C’est Dieu qui impulse librement les « métamorphoses »
du Point, et c’est Lui qui détermine les formes en s’autolimitant
nécessairement – il ne saurait en effet y avoir un « autre Dieu » que lui :
Dieu-Un d’Israël. Ces limites formelles sont conditionnées et
mesurées dans notre monde par la tridimensionnalité spatiale et la

11
Cité par Ch. Mopsik, Le Livre hébreu d’Hénoch…, Verdier, Lagrasse, 1989, p. 233 sq.
12
Marc-Alain Ouaknin, Tsimtsoum…, Albin Michel, 1992, p. 153.

24
symétrie temporelle (du passé au futur). Le point agi/agissant
« devient » alors ligne verticale, puis horizontale, oblique et courbe,
puis plan et volume, jusqu’à la perfection de la sphère, forme isotrope
de l’Adam Qadmon : l’Homme unique, parfaite image de Dieu. Les
trente-deux « lettres-nombres » en fixeront la mesure et le rythme.
C’est là le processus de la « Formation » (yetsirah) du monde, qui
traduit le passage de l’Étant essentiel à l’Existant substantiel. Les
lettres-nombres, articulées en noms divins ou angéliques, main-
tiennent – par une sorte de re-création permanente – l’ordre (cosmos),
préservant notre monde et donc l’humanité d’une régression
chaotique fatale (chaos : rac. i.-e. ghen, ghei : vide, manque, sans forme
juste ; le tohoû-wâ-bohoû de la Genèse). Le Sefer Yetsirah précise d’autre
part que les lettres-nombres « tournent en cercle », ce qui n’est pas
sans évoquer le « mouvement des sphères » ou vortex sphérique des
intelligibles (âmes intellects), cher aux philosophes.
Pour les maîtres, les trois réalités géométriques fondamentales de
la création-formation sont le point, la ligne (verticale), le plan. Ce sont
les trois graphies du yod, du vav et du dalèt (valeurs respectives : 10, 6,
4), à partir desquelles est dessinée la première des lettres de l’alpha-
bet : le alef (valeur 1).13 Chacune d’elles peut être reconduite à une
combinaison de points (yod), de lignes verticales (vav), et de plans
horizontaux (dalèt).14
Cette lecture graphique constitue proprement la gematra ou
guématrie, mot d’origine grecque, apparenté à la fois à géométrie et à
grammaire, avant qu’elle ne désigne la seule science des équivalences
numériques. Chaque lettre, mot ou assemblage de mots, est en effet à
la fois un système graphique (qui trouve sa place dans le processus
renouvelé de la création-formation), et le vecteur d’une puissance-
qualité divine ; M.-A. Ouaknin parle d’ « énergie sémantique ». Cette
« énergisation » ou mise en mouvement des consonnes et des
binômes est opérée par la voyellisation des trois « lettres-mères »
(matres lectionis) : alef, mem et shin. Au XIIIe siècle, Abraham Aboulafia
développera cette question proprement fondamentale dans la Lumière
de l’Intellect (’Or ha-Sékhél). Les noms-nombres des choses, qui sont

13
On ne confondra pas avec l’ensemble alef, mem, shin, qui s’applique au triangle
supérieur des sefirot : Kether-Hokmah-Binah (la « grande Face » divine).
14
La lettre dalèt, est la « porte » (délèt) de notre monde.

25
comme les signatures des Qualités divines, apparaissent ainsi, sui-
vant l’image que retiendra G. Scholem, comme le beurre produit par
barattage ; le « lait » étant ici l’alphabet hébraïque, dont les croyants
nourrissent leur âme.
Le sens des Noms divins et de la Torah, tissés des mêmes lettres,
ne peut être envisagé sans tenir compte de cette « métalogique » du
langage qui, de fait, caractérise toute écriture sacrée. La Révélation
faite à Moïse et communiquée aux Israélites fut informée dans la
lettre ; précisément dans la forme hébraïque de la lettre, et non dans
une autre.15 Plus encore, suivant les Hekhalot Zoutarti, texte relevant
de l’ancienne littérature mystique des « Palais », les vingt-deux lettres
ou puissances élémentaires de la création sont les vingt-deux noms
de chacune des lettres de la Torah. La création est figurée comme une
descente, ou plutôt, de façon beaucoup plus évocatrice, comme une
« prosternation » des Lettres-Noms gravés sur le Trône divin et por-
tées sur la Couronne de l’Ange de la Face, Métatron : Voici les vingt-
deux lettres par lesquelles la Torah a été donnée aux tribus d’Israël, elles
sont gravées (sur la) couronne du Saint, béni soit-Il.16 Nous reviendrons
sur ce point.
Il appert de l’équivalence alphabétique du signe (graphique et
phonétique) et du nombre (ou de la mesure), que les mots composés
des mêmes lettres, quoique disposées dans un ordre différent, ont
une égale « énergie sémantique ». Rattachés à une idée commune, ils
présentent une relation qualitative particulière, avec des effets spéci-
fiques bien identifiés et provocables. Cette science combinatoire, dont
les principes généraux sont posés dans le Sefer Yetsirah, est la hokhmat
ha-tserouf, dont on enseigne qu’elle correspond à la dixième Sphère
du système philosophique de Maïmonide, soit l’Intellect agent. Ce
procédé, connu sous le nom de « guématrie », associe forme et nom-
bre ; le vocable grec géometrikos arithmόs est ainsi le « nombre géo-
métrique », vraie mesure de la lettre. L’antique grammaire grecque
nommait cette science « isopsèphie », de psêphos : calcul ; ce qui n’est

15
Il s’ensuit (du point de vue juif) que toute traduction de la Torah, ou d’un livre
comme les Psaumes davidiens, même sérieuse, est aussi peu apte à une
herméneutique conséquente qu’à l’usage liturgique.
16
Alphabet de Rabbi Akiba, cité par Ch. Mopsik dans Le Livre hébreu d’Hénoch…, p. 292,
note 29.3.

26
pas sans rapport avec les degrés processionnels de la lumière (phôs) et
du verbe (voix = phônê), donc avec l’intelligence visionnaire (voir
prophêtês, de phanai : rendre visible par l’audition de la parole,
laquelle est articulation phonétique des lettres-nombres). Recon-
naissant aux équivalents numériques une affinité d’ordre intellectuel,
donc une fonction noétique susceptible, par analogie, de provoquer
une remémoration des idées correspondantes, les poètes de la sagesse
produiront ainsi des distiques isopsèphes, où la somme des valeurs des
lettres de chacun des deux vers est égale ; leur vocation est ana-
mnésique. Certains Pères de l’Église d’Orient auront parfois recours à
cette science dans leurs études sur les noms divins ; on rapprochera
ainsi le grec Theόs de Hagios (“Saint”) et Agathos (“Bon”), qui valent
également 284, en vue bien entendu de leur assimilation spirituelle.
Pour Aboulafia et ses continuateurs, il s’agit là d’une méthode de
méditation qui présente de grandes similitudes avec la cantilation ; la
procession des lettres-nombres ou phonèmes (de phônein, phôn :
« son ») est comme une gamme musicale. Émanant de Dieu, une
même structure alphabético-numérique tisse l’Univers, lie la nature et
l’homme ; seule change la « trame » de son motif langagier. Véritable
« voie royale » reconduisant progressivement à Dieu, les modalités
pratiques de cette science ont été discrètement transmises, de maîtres
à disciples, dans les milieux, parfois imbriqués, de la kabbale et du
hassidisme. Sachant que la rythmique cantilatoire (a- rithmos =
nombre) des lettres met en œuvre à la fois le souffle (spiritus) du
vivant, la parole-audition (son) et la vision (lumière) ; le rapport
lettre/lumière se retrouve dans le grec graphô (= écriture) : de phôs.
Toujours selon le Sefer Yetsirah, il existe un lien entre les lettres et les
organes ou membres du corps humain. « Les modalités (en) sont
complexes. Parfois directes, parfois associatives par homophonies ou
homomorphies, ou encore par adéquation à la structure du mot. »17
Ce qui fonde une science des postures méditatives, connexe d’une
médecine psychosomatique dont les « yogas » (mot sanscrit qui
connote l’idée de « jonction ») orientaux offrent une comparaison. Le
« corps » est comme un alphabet, dont les noms désignant les parties
fonctionnelles sont des puissances ou énergies résonnant entre elles,

17
Marc-Alain Ouaknin, Tsimtsoum..., p. 187.

27
jusqu’à la ronde perpétuelle des myriades d’atomes qui en consti-
tuent le soubassement. S’étonnera-t-on que le “yod” soit identifié au
cœur, le “hé”, gutturale simple, et le “hè”, gutturale emphatique (leur
graphie est quasiment la même), aux deux poumons, et qu’il y ait un
lien particulier entre ces trois lettres, comme entre ces organes ?
Dès le milieu du XIIIe siècle et peu avant la rédaction du Zohar, la
vivification des lettres par la concentration de l’esprit (donc du
souffle) dans la prière fut exposée par un des représentants notoires
de la kabbale aragonaise : Azriel de Gérone (Commentaire sur la
liturgie quotidienne). Alors que les lettres sont « mises en mouvement »
par les forces de l’âme, les sefirot de la miséricorde et de la rigueur
sont activées, et le Père et la Mère (Hokmah - Binah) s’unissent dans
l’Océan de l’Amour divin (l’Ayn-Sof). Connaître cette science des
lettres, c’est pouvoir, dans certaines conditions psychologiques et mo-
rales, atteindre leurs principes célestes et infléchir la volonté divine
en notre faveur. Au XVIe siècle, Moïse Cordovero exposera dans son
Verger des grenades (Pardes rimmonim), comment l’ « in-tension »
(kavanna) de l’orant se purifie par la fixation attentionnée de l’âme sur
les lettres des noms et des mots de la liturgie, jusqu’à les reconduire à
leurs racines séfirotiques et à leur Source : l’Ayn-Sof.
Il reste à envisager le rapport existant entre la procession des
lettres-nombres et les dix sphères sefirotiques par lesquelles, selon le
Bahir, le Zohar et les maîtres kabbalistes, Dieu manifeste la diversité
infinie de ses qualités créatives et ses propres noms. Et l’on notera
déjà l’équivalence numérique des mots shem (le « nom » : Sh-M = 340)
et safar (le verbe « nombrer » : S-F-R= 340) : preuve de l’unité secrète
de la forme et du nombre de chaque lettre, comme de l’espace et du
temps de leur déploiement. Le Sefer ha-Bahir, le Livre de la Clarté,
compilation anonyme apparue dans le dernier quart du XIIe siècle, est
l’une des premières sources écrites exposant le schéma processionnel
des émanations ou hypostases divines. Les “Dix Paroles” (grec Deka-
logos ; Dt 5,22), Verbes et Lumières, sont présentées comme un arbre
inversé. Enraciné dans le profond mystère du Dieu-Un et Absolu,
l’ampleur de sa ramure circonscrit l’Âme du Monde, et ses fruits,
parvenus à maturité, sont les âmes aimantes et pieuses des justes
d’Israël, fidèles au credo de l’Unité divine (le dernier mot du Shema
Israël), autrement dit – comme nous le comprenons ici – fidèles au

28
Nom du Dieu-Un d’un peuple prédestiné à l’élection. Dans ce
système, la deuxième Sefira, Hokmah, la Sagesse, est identifiée à la
« Torah primordiale » dont la totalité des signes (ou lettres-nombres)
est considérée par les kabbalistes comme le « grand Nom » de Dieu.
Pour Isaac l’Aveugle (m.1235), qui revendiquait une filiation de type
éliatique et auquel certains attribuent la rédaction du Bahir (il fut en
tous cas un des premiers commentateurs du Sefer ha-Yetsirah), en
« découlant de la sophia, les séfirot s’unissent en différentes confi-
gurations pour former les lettres de l’alphabet, comme les paroles [...]
sont des configurations (créatrices) des lettres. »18 Paroles, lettres et
nombres sont unis par une même racine, la racine de tous les noms
dont Adam reçut l’inspiration, et qui est le Nom secret de Dieu : au
principe de la création, en son tout, et dans sa fin.
Les lettres sont « les signatures (‘ot) secrètes du divin […] à tous
les niveaux et étapes du processus de la création » ; G. Scholem
soulignant que l’hébreu ’ot est à la fois la « lettre » et le « signe ». Le
mot sefirot (pluriel de sefira) conjugue ainsi nombre (safar) et graphe.
Les « lettres-signes » (’otiyot) de la création « pro-viennent » (’ata =
venir) du Principe, et elles y font retour avec les âmes justifiées.
Vecteurs de la révélation, donc de la prophétie19, aux divers degrés de
la création, elles suivent le même processus de fixation (qu’on
apparente à une condensation, cristallisation ou sédimentation), pour
nous parvenir finalement sous les figures familières que nous leur
connaissons.

Processus de nomination
Dès les premiers versets de la Genèse, Dieu assigne leur nom
propre aux choses qu’Il créé : Dieu appela la lumière “jour” et les
ténèbres “nuit”. Puis Il appela le “ciel”, la “terre”, les “mers”… (1, 5-10) ;
Il parachève l’Éden le “sixième Jour”, avec l’Homme – fait à son image
et ressemblance, – bénit et sanctifie le “septième Jour”, dans le repos de
sa création. Dieu modela encore les bêtes sauvages et les oiseaux du
ciel, et Il les amena à l’Homme pour voir comment celui-ci les appellerait :

18
G. Scholem, Le Nom et les symboles…, p. 73 sq.
19
Le prophète (grec prophêtês) porte « en avant » la Parole de Dieu ; il est
littéralement le « porte-parole ».

29
chacun devant porter le nom que l’Homme lui donnerait (2, 19) ; chaque
nom signifiant la situation cosmique, le degré ou fonction hiérar-
chique propre à chaque espèce, céleste ou surnaturelle (anges), et
terrestre ou naturelles (animal, végétal, minéral). Au point de vue
théologique qui importe surtout ici, l’« appel » nominal des créatures,
des âmes vivantes (hayah), suppose l’accord de la volonté divine ; il
s’inscrit dans l’ordre (kosmos) harmonique de Dieu ; l’ancien français
« appellement » présentait d’ailleurs ce sens. L’Homme agit ainsi et
donna leurs noms aux choses, mais pour se nommer à son tour il ne
trouva pas l’aide qui lui fût assortie (2, 20)… Dieu modela ou façonna
(plutôt que « créa ») alors la femme et l’amena à l’Homme, d’où Il l’a
tirée à partir de l’âme vivante, pour que celui-ci se connaisse distinc-
tivement par son nom à lui, en la connaissant, donc en la nommant,
elle.20 Soulignons que la « soustraction » d’Ève (valeur 19) de Adam
(valeur 45) est égale à 26… valeur du Tétragramme, c’est-à-dire du
Nom de Dieu ; ce qui marque ainsi la nature indissociable de l’union
conjugale.21 Si « le masculin est maître du monde, le féminin est
maître de la réalité humaine, dans la mesure même où il a pour
fonction de la représenter à elle-même. »22 L’homme adamique donne
à l’ « épouse » son nom, or le grec spendein présente l’idée de
« promesse ». La femme est promise par Dieu à l’homme, non le
contraire ; dans un monde traditionnel c’est une évidence ! : L’homme
appela sa femme Ève (HèVHé : la « Vivante »), parce qu’elle fut la mère de
tous les (êtres) vivants (Gn 3, 20). Pour l’humain il s’agit de l’âme
vivante (nephesh, 2,7), dont la « tunique de peau », qui vêt et cache l’âme
spirituelle et immortelle (neshamah), est le symbole sensible. C’est
désormais dans l’union conjugale – que nous entendons d’abord
comme hiérogamie des puissances psychosomatiques et spirituelles –
que l’homme et la femme (re)deviendront comme une seule chair (2,
24), réintégrant leur étance originelle commune : leurs noms par
alliance fondus en Dieu, mais non confondus.

20
La connotation sexuelle de l’expression « connaître une femme » (attestée en français
au XIIe siècle) relève du genre biblique (cf. le livre des Rois). Il y a un rapport
noétique entre (co)naissance et union.
21
Notons que la somme du couple « Adam-Ève » (45+19 = 64) est deux élevé à la
puissance… six (26).
22
Jean Borella, Un homme une femme au Paradis, Ad Solem, Genève, 2008, p. 220.

30
Dieu fit l’homme à son image et ressemblance ; comme Verbe Il le
dota de la parole qui donne « pouvoir » de nommer les choses – la
légitimité de cette opération supposant bien sûr l’adéquation à la
volonté divine. Cette intelligence humaine de la cause est quelque
chose d’unique et de central au regard de la création, même des
catégories d’anges, dont la vocation n’est parfaite que dans un ordre
préétabli par Dieu ; l’homme seul est – en principe – le maître de la
parole vraie : créatrice, productrice, constructrice. Le verbe « pou-
voir » connote l’idée de possibilité ; potis est : « ce qui est possible » de
saisir (de l’être) d’une chose, sa racine ou cause ontologique. On ne
dira jamais assez que le nom d’une chose (et chaque chose créée a son
être propre, donc son nom – dévoilé par Adam) n’est pas une
convention ; il est en soi efficace, au-delà des cadres formels de
chaque langue, rendant possible le libre exercice de nos facultés sur la
réalité noétique qu’il désigne ; en nommant la chose par son nom
d’être, suivant l’inflexion de notre intention, on en entretiendra ou
pas la vie en nous ; ce qui suppose un enseignement qualifié, comme
on le dispense encore dans quelques écoles religieuses. Sachant que le
Maître est toujours Dieu, qui juge, par notre ouvrage, si nous satis-
faisons au devoir de l’honorer, Lui et non un autre. Malheu-
reusement la mentalité séculaire a rompu les amarres avec le Ciel, et
l’ « homme moderne », du fond chaotique d’une conscience polluée,
n’a cure de l’ordre des choses ! Par défaut de légitimité spirituelle, les
pensées sont désordonnées, l’existence est incompréhensible, et les
activités souvent néfastes à un intérêt bien compris. Alors que par son
pouvoir de nommer toute réalité distincte, donc de connaître les
œuvres et créatures de Dieu, l’homme ordonne son monde et
enseigne la vision synthétique et récapitulative qu’il en a, autour de
sa propre origine. Par-là, Dieu rend l’homme coresponsable non pas,
bien sûr, des lois de la création, mais du maintien de sa cohérence
logique, comme de son propre épanouissement. Ainsi les hommes
nommeront-ils leurs semblables, à commencer par leurs enfants,
comme en témoignent les généalogies bibliques, où les racines
patronymiques expriment des types psycho-spirituels. Si la femme
est la mère des vivants, l’homme en est distinctivement le père par
son nom, qu’il reçoit, porte et transmet. Et du respect de l’homme
quant à l’intégrité spirituelle de son nom propre, devenu celui de son

31
épouse et de ses enfants (de l’« autre » soi-même en général), dépend
l’équilibre conjonctif de la terre et du ciel, avec cette paix ou joie de
l’âme à laquelle tous aspirent plus ou moins lucidement.

Quel est ton Nom ?


Suivant la Genèse (4, 26), c’est au temps de Seth, le troisième des
fils d’Adam, qu’on commença d’invoquer le Nom de l’Éternel.23 Mais quel
était-il ? Selon la tradition dite « yahviste » c’est le Tétra-grammate
“YHVH” ; alors que pour la tradition « élohiste » (Ex 3, 9-15) et
« sacerdotale » (Ex 6, 2-3), ce Nom ne fut révélé qu’au temps de
Moïse, à l’Horeb ou Sinaï : la Montagne de Dieu.24 À la question en
quelque sorte « existentielle » (il en va aussi bien de la responsabilité
et du destin historique du Peuple hébreu que de la foi de chaque juif)
posée par Moïse au lieu du Buisson ardent, Dieu répond : Je suis qui Je
suis ! (Ehéyhé Asher Ehéyhé)... Ehéyhé, m’a envoyé vers vous. Voilà mon
Nom à jamais, c’est ma mention (zékèr : souvenir, mémoire) d’âge en âge.
(Ex 3, 14-15). Cette révélation suréminente va orienter la pensée et la
praxis juives. Pour les talmudistes, mon Nom désigne allusivement le
Tétragramme, toujours écrit mais dont la vocalisation est perdue ; et
ma Mention, le Nom vocalisé : soit par le substitut Adonaï (« Notre
Maître » : forme de adôn, le « Palais » du Tétragramme)25, soit par le
substitut Elohîm (forme pluriel de El ou Elohé). À ce propos, rappelons
que Melkisédèq était prêtre d’El-Élyôn (le Très-Haut), ce qui, à
travers la fonction qu’exerce ce personnage énigmatique auprès
d’Abraham (apportant le pain et le vin, et bénissant le Patriarche),
rattacherait le substantif “el” à la tradition primordiale, donc au Nom

23
Traduction du Rabbinat français. Ou, suivant la Bible Chouraqui : Alors, le Nom de
YHVH commençait à être crié. Le latin critare pouvant avoir eu un sens proche de
« convoquer » (convocare) : appeler par la voix à se réunir.
24
On propose encore Sem (le « Nom »), l’aîné des trois fils de Noé, descendant de
Seth et d’Hénoch, la tradition voyant en lui l’ancêtre des « Sémites » (lit. le peuple du
Nom) et l’éponyme des Hébreux, par Héber (dont on notera la valence numérique
avec l’Horeb-Sinaï) et donc Abraham. Les descendants de Sem (le Nom) sont appelés
à « recevoir » (sens de la racine QBL : « kabbale ») la révélation du Nom-
Tétragramme.
25
La Bible grecque traduira pertinemment par Kirios : « Seigneur ».

32
oublié que les hommes invoquaient au temps de Seth. C’est aussi bien
ce que les musulmans voient dans le “al” de « Allâh »…
Le Je suis (quadrilittère Ehéyhé ; la Bible Chouraqui translitère
simplement Èhiè), que transpose le Tétragramme (YHVH : aussi bien
réduit en YHV, en YH ou YHH ; cf. infra), conjugue « être » (hayah)
non pas au présent accompli (mode qui significativement n’existe pas
en hébreu pour ce verbe), mais à l’inaccompli ; ce qui suppose une
durée indéfinie, tendant à l’éternité... Ce qui est, a toujours été, et
toujours sera ; définition d’un Temps qualitatif premier et invariant,
un temps d’« avant » la transgression concupiscente d’Adam et Ève,
comme d’un temps dernier, d’« après » la rédemption messianique ;
Le Je Suis est au « présent de l’Eternel », non à celui, évanescent,
d’une mesure humaine. La Bible du Rabbinat français traduit d’ailleurs
par Je suis l’Être invariable !… et ce qui ne varie pas est.26
Métaphysiquement, ce miracle d’une affirmation audible de Dieu
comme Sujet personnel – par le don au Peuple élu de son propre
Nom – marque le passage de l’Être, par sa substance pure, indif-
férenciée et permanente (l’“Ayn” des kabbalistes = absolu), à l’Être
dans son étance, substantiellement différenciée et impermanente
(l’“Ayn-Sof” = infini, ou « limite » avec le Plérôme) ; de l’en-soi au
hors-soi. Processus de créatio ex-nihilo qui a donc lieu « en Dieu ».
Après ce dévoilement – qui trouvera toute sa résonnance dans la
gnose juive (plus tard dans la chrétienne) – nul juif pieux (YéHouD)
ne peut ignorer que Dieu (Yah, YaHou) « est » (Je suis : EHéYHé = YH).
Suivant la similitude de Dieu et de son Nom (le Pirqé de Rabbi Éliezer
dit ainsi qu’avant la création, dans le Néant de son essence, Dieu et
son Nom seuls étaient...), le Nom, reconnu de Moïse et de la meilleure
part du peuple (« élu » pour affirmer la gloire de Dieu et assurer son
service…), est désormais la clef opérative qui commande l’exode
rédempteur des âmes exilées, esclaves des méandres d’un monde
ignorant et comme privé de vie. Pharaon et ses magiciens, dont les
sciences sont aussi celles des anges déchus (sur lesquelles reposent les
prodiges subversifs du « monde moderne ») nient le vrai Dieu et
donc son Nom ; la conséquence en quelque sorte « cosmique » qui

26
Le Tétragramme (YHVH) est composé des lettres des troix modes d’« être », passé,
présent, futur : « Il fut » (HaYHa : ‫ « ; )היה‬Il est » (HoVHé : ‫ « ; )הוה‬Il sera » (YHYHé :
‫)היהי‬.

33
résulte de cette ignorance, est l’impuissance des êtres qui tentent
pathétiquement d’exister par eux-mêmes, ne pouvant faire retour au
“Je Suis” du Sujet éternel. C’est bien là leur peine et leur enfer. La
préservation liturgique du Nom, serait-il en pratique substitué pen-
dant la durée de l’Exil, maintient heureusement ouverte la voie qui
permet au juif fidèle d’anticiper le « retour à Sion (tsiyyoun) », et de
s’unir à son Dieu.

Les noms de Dieu


Avec son pouvoir « coopératif » de nomination des âmes vivantes
et de construction du monde, l’homme bien inspiré possède la con-
naissance et l’usage du (des) Nom(s) (Shem) de Dieu. L’Ancien Testa-
ment en mentionne une centaine, simples ou composés, attributifs et
qualificatifs, adjectifs ou substantifs27 ; les principaux sont :
El, Élohah, Élohim (El au pluriel de majesté) ; Adonaï (« Mes
Seigneurs », pluriel intensif de Adôn) ; El-Shaddaï (« Dieu Tout-
puissant ») ; El-Elyôn (« Dieu Très-Haut ») ; El-Olam (« Dieu-
Éternel ») ; El-Bérit (« Dieu-Alliance » ; une seule occurrence en Jg 9,
46) ; Ha-Roï (« Le Voyant ») ; Ha-Qadosh (« Le Saint ») ; Ha-Maqom
(« Le Lieu ») ; Ha-Rahaman : « Le Miséricordieux ») ; Tsebaoth (« Sei-
gneur des Légions ») ; Kabod (« Gloire ») ; Memra (« Parole ») ; … la
Shekinah (la Présence) est aussi bien considérée comme nom divin.
Dieu est encore Vie, Esprit, Loi… Digne de pitié, Lent à la colère,
Fidèle, Jaloux… Sauveur, Roi des rois, Père, Époux… Rocher, Gardien
d’Israël… Le Tétragramme (seul ou associé à un nom « pronon-
çable ») est employé environ 6700 fois ; “El”, “Elohîm” : 2500 fois ;
“Adonaï” : 450 fois ; “Tsebaoth” : 279 fois…
El ou Elohîm (pluriel intensif) est employé sous un mode le plus
souvent personnel : Qui donc est Dieu (Elohîm) sinon YHVH ? (Ps 18,
32) ; ou impersonnel, incluant tout autre nom de divinité, même
oppositive, comme dans ce passage plutôt surprenant : Si YHVH est
Elohîm, suivez-le, si c’est Baal, suivez-le (1 R 18, 21) ; affirmer Dieu-Un
(Theos), comme Signifié unique, c’est dire tous les signifiants divins
(theiotês) auxquels les hommes sont attachés, mais c’est aussi une

27
Hilarion Alfeyev fournit une liste d’ouvrages consacrés à l’étude des Noms de
Dieu dans l’AT (Le Nom grand et glorieux, p. 15, note 31).

34
façon d’éprouver le discernement du fidèle, qui doit reconnaître la
« vraie Religion ».
Le Nom Yah ou Yahou (YH, YHH), « diminutif habituel du
Tétragramme »28, est glorifié dans les Psaumes davidiens : Chantez son
Nom [...] Yah est son Nom ! Exultez devant Lui ! (Ps 68, 5). Yahou-el étant
l’ange qui assiste les Israélites aux moments critiques de leur histoire,
comme lors du franchissement épique de la mer Rouge, ou pour l’Exil
babylonien. Il n’est pas non plus sans signification (suivant la
généalogie rapportée dans Ex 66, 20) que la mère de Moïse se nomme
Yokèbed (‫ = יוכבד‬42) ; ce qui se traduit par « Yah est gloire », ou
« Gloire de Yah ». Ni qu’il y ait un certain rapport avec le Précurseur
Élie (‫ אליהו‬: Élyhéou = 52) ; Pour les Hébreux de l’Exode, Yokèbed
précède son fils Moïse, comme pour chaque génération pieuse, Élie
manifeste sa fonction de prédécesseur-annonceur du Messie.
C’est encore la structure rythmique d’un des noms de l’archange
Métatron (MeTaTRoN) : le Prince de la Face, parèdre de la Shekinah,
la Présence ; sa valeur guématrique est 314, comme le nom divin El-
Shaddaï : le « Tout-Puissant ». On considère l’archange comme le
Pôle et le Médiateur suprême de l’Univers, dans lequel est la lumière
de justice et la puissance de “YHVH”. Dans un des traités de la
Merkaba (le « Char » divin), Métatron loue ainsi quotidiennement le
Saint, béni soit-Il : Béni soit YHa YHa, YHao, YaHo, et YHa et YHa YHao
YHa, et Ha et Hay. L’hébreu haya, apparenté au verbe « être », en
conjuguant les lettres “H” et “Y”, signifie « vivant » ; les Hayyot, les
Vivants, sont les Anges supérieurs qui entourent le Trône, et leur
Prince est Hayaliel. Par ailleurs, certains textes soutiennent que notre
monde a été créé avec la lettre hé, et que le monde à venir du Messie
le sera avec la lettre yod. Le Nom divin “YHa” (qu’on orthographie
communément “Yah”) présente ainsi une connotation eschato-
logique. Tout est compris dans ce Nom, tout ce qui est en haut et tout ce qui
est en bas... En lui sont compris les six cent treize commandements de la
Torah, lit-on dans le Zohar (Térumah 165b). Dans “YH” est « le Ciel et
la Terre », la totalité du monde constitué par l’ensemble des lettres ou
des commandements de la Torah. On relèvera à ce propos l’éton-
nante glose du kabbaliste Siméon Labi de Tripoli (il vécut au XVIe

28
Ch. Mopsik, Le Livre hébreu d’Hénoch, p. 363, note 43.D3.

35
siècle), selon laquelle le vrai Nom de Dieu est… Ayn-Sof : litt. le
« Sans-Limite », l’Infini, le Plein ; mot qu’on rapprochera de ayin :
« source », « œil »), celui que le grand-prêtre invoquait à l’autel du
sacrifice, était constitué des initiales du vocable le Ciel et la Terre du
premier verset de la Genèse : soit “H-VH”. Sacrifier au Nom de Dieu,
c’est renouveler ou régénérer complètement l’homme, et entraîner
toute la création, depuis les atomes jusqu’aux invisibles célestes.
Les talmudistes arrêtèrent une liste de sept noms bibliques, qui
peuvent être écrits mais « non effacés ». On sait que les rouleaux
sacrés, ou même tout texte qui contient un de ces noms, ne doivent
pas être conservés lorsqu’ils sont endommagés et devenus inuti-
lisables ; ils sont rituelliquement détruits, enterrés ou placés dans un
lieu prévu à cet usage : la genizah (rac. GNZ : « caché »).
1. El ou Eloha (singulier). Israël (YiSRa’eL), le nom donné
à Jacob à l’issue de sa lutte avec l’Ange (Dt 28, 10) porte ainsi
le Nom de Dieu.
2. Elohîm (pluriel) : Troisième par la fréquence, apparaît
au premier verset de la Genèse : Dans l’Origine (Bereshit), Élo-
hîm créa les Cieux et la Terre ; et il est associé au Tétragramme :
Au Jour où YHVH-Élohîm fit le Ciel et la Terre (Gn 2, 4-5).
3. Ehéyhé : Je suis… ; la « réponse » du Buisson ardent :
(Ex 3, 14).
4. Adonaï : « Notre Maître ou Seigneur » ; généralement
utilisé comme substitut oral du Tétragramme.
5. Tsevaoth : « (Dieu ou YHVH) des Armées ou Légions ».
6. Shaddaï : « (Dieu) Tout-Puissant ». El-Shaddaï était le
nom du Dieu d’Abraham.
7. YHVH : le Tétragramme sacré est écrit ; mais en tant
que « Parole perdue » sa parfaite verbalisation est le secret des
sages d’Israël.29

29
Les approximations chrétiennes quant à la doctrine judaïque des noms de Dieu,
ressortent dans la liste établie par saint Jérôme à la fin du IVe siècle. Dans une Lettre à
Marcella, le docteur donne les « dix noms par lesquels, chez les Hébreux, on désigne
Dieu » (avec leur équivalence en latin) : 1/ Saddai (robuste, capable d’accomplir) ; 2/
Fort ; 3/ Eloim, Eloe (Deus); 4/ Sabaot (« des vertus » ou « des armées » ; Exercituum) ;
5/ Elion (« élevé » ; Excelsum) ; 6/ Eser ieie (« celui qui est » ; Qui est, misit me) ; 7/
Adonai (« seigneur » ; Dominum) ; 8/ IA (= dernière syllabe d’alléluia) ; 9/
Tétragramme ineffable ; 10/Saddai. (Lettres XXV, t. 2, Les Belles-lettres, Paris, 1951).

36
Dès la troisième génération adamique, au temps d’Enosh (‫)אנוש‬,
fils de Seth, les hommes invoquent Dieu par son « Nom » (Shem ‫; )שמ‬
(Gn 4, 26).30 Après le meurtre fratricide d’Abel par Caïn, ferment
d’une division qui éloigne toujours plus l’homme du Ciel,
l’invocation de Dieu est rendue nécessaire pour maintenir ouverte la
porte d’une déification autrement interdite. Mais du fait de la
régression d’une humanité devenue aveugle et sourde à la vérité, ce
« Nom suprême », que les savants talmudistes assimileront au
Tétragramme, sera caché. À la demande expresse de son élu Jacob-
Israël de le lui révéler, Dieu répond (par la voix de l’Ange) par une
question qui restera encore un temps en suspens : Et pourquoi me
demandes-tu mon Nom ? (Gn 32, 30). Et il le bénit. Dans la perspective
judaïque, le Nom doit demeurer dans le secret du silence jusqu’à la
venue du Messie. Plus tard l’Ange de Dieu répondra dans les mêmes
termes à Manoah, tout en introduisant une épithète : Pourquoi me
demandes-tu mon Nom ? Il est “merveilleux” (Jg 13, 18). Esdras donnera
le titre de conseiller merveilleux au Messie. Chouraqui traduit par
merveille, Ostervald par admirable, Osty par mystérieux, et le Rabbinat
français dit : c’est un mystère… Il est en effet impossible aux créatures
de soutenir l’éclat des lettres du Nom, caché dans le secret de l’incréé,
au-delà de la grande Face de l’Émanation divine, et que porte la
Couronne de Metatron, jusqu’au Jour du dévoilement messianique.
L’âme assez téméraire (ce mot a le sens originel d’obscur, de téné-
breux) pour s’y risquer sans l’ordre exprès de Dieu, transgresserait la
Loi universelle, et par là endurerait la rigueur d’un feu sans fin.
La valeur numérique additionnée de Shaddaï (Sh-D-Y = 314) (aussi
de Métatron, qui tient une grande place dans la théodicée du Nom) et
du Tétragramme (= 26), équivaut à celle du mot « nom » (shem = 340).
Il est non moins remarquable que les consonnes constitutives de
EHéYHé et de YHVH (soit alef, he, vav, yod ; 1+5+6+10 = 22), servent de
matres lectionis (→ matrices de lecture) pour l’alphabet hébreu. On les
nomme les « lettres de l’occultation », car c’est en elles, dit-on, que
Dieu choisit de cacher son Nom propre, afin de protéger les hommes
de peu de sagesse contre les tentations blasphématoires d’un usage

30
Le nombre 17 qui ressort de la relation guématrique “Enosh” (= 357) “Shem” (=
340), est celui des « canaux » séfirotiques.

37
magique et d’un pouvoir mauvais. Pour les kabbalistes qui s’ap-
puieront sur le Sefer ha-Iyyoun, « opuscule métaphysique » qu’on date
du XIIIe siècle, elles seraient le Nom originel. On lit dans l’anonyme
Sefer ha-Temounah (le Livre de l’Image, ou de la Figure), apparu vers
1260, que le Nom composé dans l’ordre yod-he-vav-alef = YaHéVA)
était celui de Dieu, mais que Dieu substitua le hé au alef terminal à
seule fin de permettre la création. Aux temps messianiques le Nom
caché réapparaîtra aux élus comme étant celui de la pure et infinie
substance divine (l’Ayn-Sof) ; il remplacera le Tétragramme et tous
les autres Noms dont nous usons, alors que la Loi formelle des Six
cent treize Commandements d’obligation et d’interdiction sera abolie, et
que Dieu-Un sera reconnu de toutes les parties d’Israël (les
descendants des douze tribus, qui sont aussi douze « noms ») comme
de l’ensemble des vrais croyants des nations, spécialement ceux de
filiation abrahamique.
L’autorité sacerdotale interdit la prononciation du Tétragramme
bien avant la destruction du second Temple, sans doute vers le IIIe
siècle avant Jésus-Christ. Cette réadaptation, dont la portée théo-
logique et les implications rituelles sont profondes, résulta de l’affai-
blissement général de la foi, de la dégradation des intelligences et de
la corruption des âmes. Aussi, lorsque le Tétragramme se présente
dans la lecture de la Torah, lors de la Bénédiction d’Israël ou dans les
prières individuelles, on lui substitue oralement un autre nom, le plus
souvent Adonaï.

« On nous a prescrit la Bénédiction sacerdotale, dans laquelle le


Nom de l’Éternel (YHVH) se prononce tel qu’il est écrit, et c’est là le
“Nom explicite”. Tout le monde ne savait pas comment on devait le
prononcer et par quelle voyelle devait être mue chacune de ses lettres
[…] Les hommes instruits se transmettaient cela les uns aux autres, je
veux dire la manière de prononcer ce Nom, qu’ils n’enseignaient à
personne, excepté à leurs fils et aux disciples d’élite […] On possédait
aussi un Nom qui renfermait douze lettres et qui était inférieur en
sainteté au Nom de quatre lettres ; ce qu’il y a de plus probable selon
moi, c’est que ce n’était pas là un seul Nom, mais deux ou trois qui
réunis ensemble avaient douze lettres. C’est celui que l’on substituait
toutes les fois que le Nom de quatre lettres se présentait dans la
lecture (de la Torah)… »
Moïse Maïmonide ; m.1204 : Le Guide des Égarés, trad. Munk, Verdier.

38
On enseigna donc un temps l’usage d’un Nom de douze lettres,
synthétisant les « mystères de la Torah », à son tour réservé à l’élite
sacerdotale, et assimilé pendant la Bénédiction par les mélodies
liturgiques ; ou encore un autre, de huit lettres : “YAHDVNHY”,
composé des lettres alternées de “Y-H-V-H” et “ADoNaY”. Usité
depuis le premier siècle, Adonaï ne peut pour autant se substituer
pleinement au Tétragramme sacré, car il vise « le salut de l’âme au
sens restreint... point l’invocation destinée à conduire l’être jusqu’au
“Lieu” suprême »31. Le « Lieu » (ou Haut Lieu = Maqom ; symboli-
quement au-dessus du mont Horeb) est d’ailleurs une appellation de
Dieu, que l’on trouve dans la littérature talmudique comme dans
celle familière aux kabbalistes : Il est le Lieu du monde, mais le monde
n’est pas son lieu (Genèse Rabba, 68, 9). Il est dit, dans le Livre Hébreu
d’Hénoch : Le Rideau du Lieu est tiré devant le Saint, béni soit-Il. Sur ce
Rideau céleste (nommé Pargod) sont inscrites toutes les générations des
générations, tous les actes... passés ou présents ; images-prototypes de la
totalité des âmes créées, angéliques comme terrestres32. Tendu devant
le Trône de Gloire, il protège les yeux de la création, y compris ceux
des anges, de la Sur-Lumière (Ayn-Sof-Aor : ‫ )אור‬de l’Incréé, dans
laquelle le Plérôme, depuis sa Couronne (Kether) jusqu’au Royaume
d’Israël, est immergé… Il préserve en outre les desseins divins de la
curiosité et du bavardage d’anges inconséquents voire malinten-
tionnés ! Seul le Prince de la Face, l’Archange suprême Métatron,
ceint de la Couronne du « Nom merveilleux » (Shem ha-meforash), est
au-dessus du « chef » déchu des anges, au-delà même de tous les
mondes créés, et donc inaffecté par les effets de la dégradation
existentielle d’Adam.

31
Léo Schaya : L’Homme et l’Absolu…, p. 158.
32
Le Rideau céleste correspond au voile qui séparait le Saint, du Saint des Saints,
dans le Tabernacle, puis dans le Temple, et que le grand prêtre – détenteur du Nom
suprême – était seul autorisé à franchir.

39
Chapitre II

DU “JE SUIS…” AU TÉTRAGRAMME

« Ce Nom admirable YHVH, que les hommes n’ont ni trouvé, ni imaginé


– mais qu’ils ont reçu de Dieu lui-même – est celui qui convient le mieux au
Créateur suprême ! Il énonce [...] aussi intelligiblement que possible la
substance et l’essence divine. »
Jacques Gaffarel33

Comme un écho principiel à la « non-réponse » faite par l’Ange à


Jacob, Dieu révèle directement son Nom à Moïse, au Buisson ardent.
Moïse dit à Dieu : “Soit ! Je vais trouver les enfants d’Israël et je leur dirai :
Le Dieu de vos pères m’a envoyé vers vous ! Mais s’ils me demandent son
nom, que leur répondrai-je ?” Dieu dit alors : “Je suis Celui qui suis, et tu
t’adresseras ainsi aux Israélites : Je suis, le Dieu de vos pères, d’Abraham,
d’Isaac et de Jacob, m’a envoyé vers vous. C’est mon Nom pour toujours, par
lequel on m’invoquera de génération en génération. (Ex 3, 13-15).
Le vocable Je suis Celui qui suis… ou Celui qui Je suis (grec des
Septante : Egô eimi o ôn) traduction de l’hébreu Ehéyhé asher Ehéyhé
(‫)אשיר אשר אהיה‬, est reconductible au “Je” absolu et exclusif de l’Un sans
second. Par le “Je Suis”, l’Éternel, qui « fut » et « sera » partout et
toujours Lui-même, s’affirme dans sa condescendance comme Sujet
présent, comme Présence permanente, hic et nunc ; et, par le “Celui
qui”, comme Objet de notre adhésion pléromatique à Lui. Cette
révélation du Nom suppose la volonté de Dieu d’être connu de toutes

33
Profonds Mystères de la Cabale divine (1625), Archè, Milano, 1975, p. 73 sq.

41
les âmes « exodées », qui fuient l’esclavage du bas-monde, la volonté
d’être invoqué et glorifié par elles, comme il exigea la totale
soumission d’Abraham ou l’épreuve de Jacob. Mais au contraire de ce
dernier, dans sa lutte pourtant victorieuse avec l’Ange, Moïse ne
demande pas pour lui-même son Nom à Dieu ; il demande comment
les âmes d’Israël doivent l’appeler pour être conduites en sécurité
jusqu’à la Terre promise. En répondant au prophète du « peuple
élu », entré à ce titre dans le plan divin, Dieu dit les conditions de son
alliance ; Il doit être glorifié par son Nom. C’est là – de façon explicite
– le fondement théurgique ou opératif du Nom (on a parlé là d’une
« présence active »), dans le processus du salut des âmes hébraïques et
plus largement de celles de l’humanité.
Désormais l’homme ne peut ignorer son Dieu (ÉHéYHé), ni
comment l’invoquer pour éclairer ses pas et supporter l’âpre chemin
de l’exode. Mais cette marque d’élection est encore virtuelle, et les fils
d’Adam, déchus du paradis de la proximité divine, pourchassés par
les démons du monde d’en bas et ignorant le message d’Abraham,
n’ont plus la paix ; à chaque épreuve tout est à (re)commencer ! Face
aux transgressions répétées d’un peuple à la nuque raide, la Loi, dans
l’exigence de son interpellation, préparera les Hébreux à une
réception honorable de la Présence divine dans le Nom, présence
dissimulée aux cœurs de ceux qui, par leur aveuglement, se la voilent
à eux-mêmes. Quant à l’idée que le « face à face » “YHVH-Moïse”
ouvre la voie du salut des âmes par la révélation conjuguée de la Loi
et du Nom (nous pourrions presque dire… « au Nom de la Loi » !),
elle se vérifie par l’identité littérale de Moïse (MoShHe) et de Ha shem
« Le nom » (HaShM). Les deux trilittères, qui ont pour égale valeur
guématrique 345 (radical 23), sont en miroir, comme l’Homme est en
son intérieur le reflet/image de Dieu.
De retour auprès de son peuple, Moïse sera le signifiant
prophétique du Signe qu’il porte désormais inscrit en lui ; le Nom
étant la signature qui authentifiera sa mission, jusqu’à la porte de la
Terre promise. Et chaque juif, par l’adhésion à cette révélation et les
preuves de sa piété, s’identifiera à “Celui qui” réalise ainsi, à travers
lui, son propre plan.

42
Décalogue
Dieu ouvre ses Commandements (Ex 20, 1-17) par une procla-
mation de son Nom : Je suis YHVH, ton Dieu... Le deuxième (Ex 20, 3)
en découle : Tu n’auras d’autre dieu devant Moi… Le « peuple élu »
n’aura donc de Nom à invoquer que “YHVH”, pour assurer sa
délivrance finale par la réalisation d’un vaste dessein messianique ;
tout autre serait le produit d’une imagination trompeuse, celui d’une
idole perverse en ce que son culte retarde la délivrance attendue. Le
quatrième Commandement menace d’une même rigueur la
prononciation fausse du Nom de Dieu ; Dieu ne laisse pas impuni
l’hypocrite, le parjure, le faux-témoin, le faussaire, comme tout usage
du Nom détourné de son objet, qui n’est autre que Lui-même. Selon
le lévitique, le blasphémateur du Nom blasphème contre Dieu, et
pour cela YHVH ordonne sa mise à mort, son expulsion de l’ordre
communautaire : Fais sortir du camp celui qui a prononcé la malédiction.
Tous ceux qui l’auront entendu poseront leurs mains sur sa tête, et la
communauté le lapidera. Puis tu parleras ainsi aux Israélites : “Qui
blasphème le Nom de YHVH, étranger ou citoyen, devra mourir”… (Lv 24,
11-16). L’identité de Dieu et de son Nom est ici on ne peut plus
explicite ! Dans le Deutéronome (5, 6-22) le Nom tient une place
importante. Le témoignage de foi de la tradition hébraïque est ouvert
par la formule : Écoute, Israël, YHVH est notre Dieu, YHVH est Un (Dt 6,
4) ; premiers mots de la prière du “Shema Israël”, témoignage de foi
du pur monothéisme. Et Dieu redit sa mise en garde contre tout
usage inconséquent, frauduleux ou blasphématoire : Tu ne prononceras
pas le Nom de YHVH ton Dieu à faux […] Car YHVH ne laisse pas impuni
celui qui prononce son Nom à faux (Dt 5, 11). Le Nom glorieux, grand et
redoutable est tout témoignage et toute présence de Dieu ; il exige
donc toute l’âme.
Par les deux Tables de pierre où la Loi fut gravée, Dieu renouvelle
son Alliance. Alors que Moïse invoque YHVH, au sommet de la
Montagne, Dieu descend dans une nuée, et proclame : YHVH, YHVH,
Dieu de tendresse et de pitié, lent à la colère, riche en grâce et en
fidélité… qui ne laisse rien impuni (Ex 34, 6-7). On a dit que la procla-
mation par Dieu de son propre Nom est le « point culminant » de sa
révélation. C’est là, en effet, un dévoilement de la Lumière – cachée

43
aux yeux des sens dans la céleste Nuée – qui descendit sur le sommet
de la Montagne et y resta « six jours », le temps d’une « re-création »
ou régénération des âmes. Lumière, Gloire ou Présence (Shekinah)
qui résidait au-dessus du propitiatoire de l’Arche d’alliance, sur
laquelle “YHVH Tsebaoth” était invoqué.

Structure alphabétique et graphique


Le corps de mots Je Suis Celui qui Je Suis (Ex 3, 14) est constitué de
trois binômes avec seulement quatre lettres-consonnes – sachant qu’il
n’existe pas de voyelles en hébreu, mais des matres lectionis qui
permettent, à la lecture, la voyellisation. Les alef initiaux étant ici
élidés, ce sont : (HY = 15) (ShR = 500) (HY = 15) ; voyellisés éHéYHé
aSheR éHéYHé. La relation avec le Tétragramme (YHVH) est la
suivante : Le nom divin “Je Suis” (HY) correspond au premier binôme
(YH), soit le nom divin “YHé” ou “YHa” (qu’on orthographie plutôt
“Yah”), qui en est le miroir, suivant la « source yahviste » de la Torah,
complémentaire de la « source élohiste » (nom “El”, Eloha, Elohîm).
Alors que le deuxième binôme (VH), lui, ne provient pas du Je Suis…
du Buisson ardent. Il y a fréquemment une confusion sur ce point,
dont il serait instructif de dégager les conséquences d’ordre
exégétique (grec exêgeisthai : au double sens d’« interprétation » et de
« conduite »), et peut-être même pratique. Si l’apparition scripturaire
du Tétragramme n’est pas explicite, les talmudistes estiment
généralement qu’il fut révélé à Moïse après l’épisode du Buisson
ardent. Et si “YHVH” est comme un développement de “YHa” ou
“YH” (nous venons de rappeler la relation “HY↔YH”), le quadri-
littère et le bilittère s’affirment néanmoins de façon distincte.
Par Adam furent achevés les cieux et la terre, Et leur universelle
ordonnance (Gn 2, 1, trad. Jean Borella, op.cit.) ; avec l’Homme théo-
morphe et doué d’esprit, doté d’une raison orientée vers le Vrai et
d’une pensée foncièrement « théologique », Dieu scella la création
d’un anneau marqué des « quatre lettres » de son Nom34 : le Tétra-
gramme consonantique “YHVH”, dont les lettres sont alors unies. La
transgression de l’Ordre, par mauvaise curiosité et tentation pour les

34
Par exemple chez Joseph de Hamadan, kabbaliste des XIIIe–XIVe siècles, auteur du
Livre des raisons des Commandements (Sefer Ta’amé ha-Mitsvot).

44
fruits amers d’une mondaine « extériorité », se paye au prix du
revêtement de l’âme spirituelle par une tunique de peau, faite des sens
physiques et mentaux. Ce voilement de l’unité « intérieure », par
l’épaississement des sens, est le drame de l’égoïté déchéante de
l’homme, devenu vulnérable aux suggestions dispersantes des
puissances d’illusion. C’est la discordance du psychique et du
spirituel, l’opposition de la chair (substance mêlée et divisible) à
l’esprit (substance pure indivisible), la disharmonie du féminin et du
masculin de l’être (les Orientaux diront le déséquilibre du Yin et du
Yang)… Au regard du Tétragramme, cette chute mortifère corres-
pond au désaccouplement des binômes constitutifs, lesquels réfèrent
métaphysiquement à la transcendance (YH) et à l’immanence (VH) ;
autrement dit à la désarticulation et la désintégration du Nom de
Dieu. Ce que traduit la notion de « Parole perdue », d’une façon
qu’on peut dire terriblement actuelle ! Qu’est donc en effet la
prétendue « pensée moderne », sinon la dictature idéologique de la
confusion ? Incohérence de la parole, chaos de mots et de lettres,
ruine de l’art, empêchement de l’harmonie… Ignorance cultivée de ce
qui est « nommé » et refus de ce qui est « donné ». Cette malheureuse
perdition, dans laquelle se trouve entraînée malgré elle une part de la
nature créée, doit pourtant aller à son terme. Le scandale de l’oubli
doit arriver ! Car il justifie a contrario les efforts personnels accom-
plis, par les fidèles, en vue du rétablissement de l’ordre divin :
recomposition en quelque sorte « messianique » du sens d’être, du
nom significatif de chaque chose, et donc reconstitution du grand
Nom de “Celui qui est” ; la « Parole perdue » est alors restituée, les
déchirures du Ciel réparées, l’intégrité tétragrammatique rétablie…
pour la gloire de Dieu et le bien-être de tous les hommes.
Aujourd’hui peut-être plus encore que hier, cet effort qui s’articule
autour de la méditation des lettres de la Torah et du Nom est de la
responsabilité de chaque juif pieux.
● “Yod”. « À tout seigneur, tout honneur »… Le premier mystère
de la structure alphabétique du « Nom admirable » repose dans la
profondeur du yod initial (dixième par le rang, et dont la valeur
numérique est 10 : nombre de la totalité intégrative), symbole du
Principe en tant que première puissance émanée de l’Unité. Dans son
absoluité en ce qu’il est un point ou, graphiquement, un carré de

45
dimension infinitésimale. Dans son infinitude, en ce qu’il comporte
une excroissance courbe marquant l’amorce d’un mouvement35. Le
Tétragramme tout entier est de fait considéré comme un dévelop-
pement du yod initial. Ishaya Horowitz et d’autres kabbalistes36
établiront ainsi que le Tétragramme résulte du Point primordial :
l’Ayn (Rien ou Vide absolu) irradiant en Lui-même l’Ayn-Sof (l’Être
ou Plein infini), et celui-ci se retirant mystérieusement en un Espace
matriciel propice à la Création. Le yod initial symbolise ce double
mouvement d’expansion/rétraction de la Déité. Le yod est à la fois,
dit-on, « racine, tronc et fruit », ce qui vaut pour le Tétragramme
entier ; comme le yod (Y) contient les vingt-deux lettres, le Tétra-
gramme (Y-H-V-H) contient tous les noms d’essence, de qualité ou
d’activité de Dieu dans la création, tous les noms déterminatifs –
positifs ou négatifs – des créatures.
● “Hé”. Du point de vue de la structure graphique et suivant sa
position, le hé se construit sous deux formes complémentaires : dalèt-
vav pour le premier hé, dalèt-yod pour le second hé. La décomposition
tétragrammatique donne alors : (Y) yod – (H) dalèt-vav – (V) vav – (H)
dalèt-yod. Soit la valeur développée : 10+4+6+6+4+10 = 40 ; nombre qui
norme la durée du séjour de Moïse au Sinaï, l’exode de l’âme d’Israël
et des âmes défuntes ; temps nécessaire de libération de l’asser-
vissement aux puissances du monde. On observe par-là que « le
Tétragramme en mouvement (c’est nous qui soulignons) part du point
et retourne au point (du yod au yod). » (M.-A. Ouaknin). Autrement
dit la création – de l’homme et de l’ange jusqu’à la plus chétive des
créatures – trouve son origine et sa fin dans la Déité absolue (Ayn) et
l’Être infini (Ayn-Sof). « Le Nom Tétragramme ne renvoie à rien
d’autre qu’à lui-même. (Il) offre l’impensable. »37 L’ « impensable »
humain est ici la plus suprême Pensée du Dieu-Un, qui puise son
Nom de la profondeur insondable de sa quiddité, et qui le donne,

35
Comme une virgule (lat. virgula : rameau, petite branche). Anciennement le
Tétragramme était parfois représenté par quatre points : les quatre angles (ou côtés)
du point-carré du yod ?
36
Par exemple, Johannes Reuchlin : « Le Nom Tétragramme, commençant par yod, a
été choisi par Dieu afin que nous reconnaissions en lui le Point infini et élémentaire
de toute chose. »
37
M.-A Ouaknin, Tsimtsoum..., p. 165.

46
depuis la hauteur sinaïtique de son Être, à Moïse, aux Israélites, aux
âmes pieuses.
● “Dalèt”. Pour ce qui est du dalèt, occulté dans la double structure
graphique du hé, on peut dire ceci. Par retournement ou désin-
tégration de la perception sensible des lettres, par rupture de leur
ordonnancement logique, la contemplation du Tétragramme fait
passer les puissances exilées ou dissociées de l’âme par la « porte »
(délèt) de la Formation, et les reconduit au point focal de la Création,
symbolisé par le yod.
● “Vav”. Quant au vav, rappelons que sa fonction grammaticale
première est conjonctive. En reprenant le schéma linéaire du dévelop-
pement graphique, on observe en effet que le vav conjoint et
coordonne les binômes de la transcendance (YH) et de l’immanence
(VH) ; dissociés le temps de l’exil de l’âme d’Israël, le temps de notre
ignorance terrestre, mais à nouveau réunis au temps messianique, et
peut-être dès aujourd’hui si nous nous y efforçons …. Alors les lettres
de la création, divisées contre elles-mêmes et en quelque sorte
entraînées dans une révolte contre l’ordre alphabétique de leur
procession, rendues illisibles par la cécité d’un grand nombre de
générations « égoïsées », réintègreront, par la théurgie réunifiante
d’un seul fidèle, leur source commune.

Vocalisation
La philologie montre que le Tétragramme relève du verbe hayah,
« être » : racine sémitique bilitère HY (→ HYY : « Vie » ; en islam Al-
Hayy, “le Vivant”, est un des cent Noms de Dieu). « Être »… et non
pas « exister », comme on le lit parfois ; l’existence découle par degrés
de « cristallisation » de l’Étant, et les choses existent par leurs modes
de participation à l’Existant (modes régis, dans un monde donné, par
des conditions propres qui permettent une appréhension des choses).
Disons donc simplement que le Nom de Dieu « est » absolument
unique et exclusif, et que le déploiement de ses qualités dans
l’existence, de monde en monde, est « universel ». D’autre part
l’existence n’est connaissable que par une essence intelligible, ce qui
suppose l’intelligence adéquate de l’être connaissant ; et chaque
créature est fonctionnellement adéquate à son objet – sachant que

47
l’intelligence n’est virtuellement totale et intégrale qu’en l’homme,
fait à l’image de Dieu. L’essence est inexistante ; mais on peut
entendre qu’elle « est » essentiellement dans le fond secret du Nom
suprême, et substantiellement dans les qualifications divines,
dévoilées dans l’Écriture et recueillies (qabbala) dans le plérome
séfirotique. Si ces noms de Dieu peuvent être sollicités, en prenant
certaines précautions (comme pour l’usage des noms d’anges, aux-
quels ils sont d’ailleurs associés), on peut très bien comprendre les
enjeux théurgiques de leur énonciation, et admettre l’interdit qui pèse
sur l’usage du « grand Nom », dès lors que l’entretien de sa com-
mémoration est interrompu.
Ignorant la voyellisation du Tétragramme, aussi bien que les
conditions de régularité invocatoire, on peut déplorer les appro-
ximations vocales « Jéhovah » (YeHoWaH) ou « Yahvé » (YaHWeH),
coutumières dans les églises protestantes ou de sectes apparentées.
« Dans la lecture à haute voix, les juifs substituent le Nom Adonaï
(« mon Seigneur ») au Tétragramme, dont la prononciation est
interdite au peuple depuis l’exil babylonien, et que le Grand Prêtre
n’invoquait qu’une fois l’an dans le Saint des Saints, le jour des
Expiations (ou de la Purification : Yom Kippour). Vers le VIIIe siècle
après J.-C., les Massorètes (savants juifs) fixèrent la vocalisation du
texte consonantique de l’hébreu biblique en ajoutant, au-dessus, à
l’intérieur ou au-dessous des lettres-consonnes, des points-voyelles
(ce pourquoi les scribes qui ont fait ce travail sont appelés
punctatores). Au-dessus de YHWH, ils inscrivirent les trois points-
voyelles du Nom Adonaï, qu’il faut toujours lui substituer, soit : E (A
shewa = E), O et Â. »38
La vocalisation parfaite des quatre consonnes du Nom suprême
(Shem : ‫שם‬. Verbe ‘shema : 1/ écouter, observer ; 2/ obéir ; 3/ garder ; 4/
mettre en pratique) n’est donc plus possible, du moins de façon
publique, et depuis longtemps. L’exil babylonien et la perte de
l’Arche, donc l’ « éloignement » de la Présence divine (Shekinah) –
avec la régression intellectuelle qui l’accompagne – l’a rendit problé-
matique. Mais après la destruction du second Temple, l’an 70, le
Tétragramme est désormais considéré comme imprononçable…

38
Jean Borella, Un homme une femme..., p. 90, note 1.

48
jusqu’à la venue du Messie d’Israël et la reconstruction régulière du
Temple, comme Lieu du Nom.
Du côté chrétien, Clément d’Alexandrie translittéra “YHVH” sous
la forme grecque Ιαονέ, Ιαοναί, que saint Jérôme latinisera en
“Yaho”. À partir du XVIe siècle, la forme artificielle “Yehovah” se
répandit dans l’Occident chrétien ; au XIXe siècle les critiques bibli-
ques retinrent “Yahvé”, alors que protestants et communautés dites
« évangélistes » adopteront « Jéhovah » ; il est vrai qu’il n’y a plus là,
à proprement parler, de liturgie sacrée. Ceux qui en l’occurrence font
si peu cas de la science hébraïque, de la tradition talmudiste comme
de celle des Pères, pourraient relire le Deutéronome (5, 11), prévenant
de ce que Dieu compte comme blasphématoire.

Les dix Sefirot


Les kabbalistes ont développé un corps doctrinal fondé sur la
représentation universelle de l’“Arbre du Monde”. Ses dix terminai-
sons ou sefirot (racine SFR → safar : « nombrer »), sont les « mesures-
réceptacles » des possibilités divines, les qualifications premières de
la Déité infinie (Ayn-Sof) ; l’indicible Nom s’y dit et lit dans la
configuration de ces appellations. Si par essence les noms divins sont
comme fondus dans l’ineffable, dans leur substance ils se distinguent,
agissent et interagissent dans un tissu de relations que schématisent
les « dix-sept canaux », les « trente-deux voies » et les « deux cent
trente-et-une portes » du plérome séfirotique. Tout ceci ouvre l’âme
intelligente à une « lecture infinie » de la Torah, de la Loi, en permet-
tant d’innombrables spéculations, et entraîne la volonté de celui qui
étudie et médite le jeu des noms divins, de leurs lettres et de leurs
nombres.
Le Tétragramme est associé à Elohîm (Au Jour où YHVH-Élohîm fit le
Ciel et la Terre : Gn 2, 4-5), à Tsebaot (YHVH-des-Armées), avec la
septième sefira, ou à Shaddaï (Dieu-Puissant), avec la neuvième, au
Fondement du Monde. Le Tétragramme lui-même est généralement
identifié à la sixième sefira : Tiferet, le « Cœur » ou le moyeu solaire de
la « Roue » du Plérome, à l’aplomb de Kether et du Ayn-Sof principiel.
Le Zohar associe YHVH et Adonaï à la sixième et à la dixième sefira,
Tiferet et Malkut (le Royaume), masculin et féminin de l’Être, qui

49
déterminent toute polarisation existentielle. Leur unification, par la
prière et l’application aux Commandements, rétablit l’intégrité du
Saint Nom, avec l’équilibre pléromatique de la Face divine, donc
l’ordre général du monde.
Dans l’ordre de leur procession, les dix Sefirot – qui sont par elles-
mêmes des supports méditatifs – sont généralement mises en corres-
pondance avec les Noms que nous donnons ici.
● I - Kether (la Couronne) = “EHéYHé” (HY) : « Je Suis ». Premier
degré émané de l’Être / Substance pure.
● II - Hokmah = “YHa” (YH) : Degré de l’ « émanation première et
indistincte de l’Être » (Léo Schaya). C’est le « Père supérieur ».
● III - Binah = “Elohîm” ; les Dieux : Degré de la « pluralité distinc-
tive des Émanations pléromatiques ». C’est la « Mère supérieure ».
Ces trois premiers degrés / Noms, disposés en triangle pointe en
haut, sont désignés comme la « Grande Face » divine, au-dessus de la
création, voilés aux yeux des créatures par le « Rideau » (Pargod).
● IV - Hesed = “Elohaï” ; Mon Dieu. Inclut ce qui est à Dieu.
● V - Dîn = “Elohîm Gibor” ; Dieux Forts. Exclut ce qui n’est pas de
Dieu.
● VI - Tiferet = “YHVH” ; au centre du Plérôme : Unit transcen-
dance (YH) et immanence (VH).
● VII - Netsah = “YHVH Tsebaoth” ; YHVH des Légions (la
traduction de tsebaot par « légion » plutôt que par « armée » présente
l’avantage de connoter les idées de « recueil » ou de « choix » ; lat.
legere). Le « Fils » ; principe d’Activité.
● VIII - Hod = “Elohîm Tsebaoth” : Elohîm des Légions. La
« Fille » ; principe de Passivité.
● IX - Yesod = “El Hay”, ou “Shaddaï” : Dieu Vivant / Puissant.
● X - Malkut = “Adonaï” : Mon Seigneur. La « Vierge-Mère »,
Reine d’Israël. Elle reçoit l’ensemble des émanations séfirotiques,
actives et passives, et les diffuse dans l’ici-bas, sous le « voile »
(Vilon), suivant l’attraction que produit l’activité des juifs pratiquants.
Pour ce qui est plus spécialement du Tétra-idéogramme divin
(YHVH) :

50
- Le yod initial (Y) représente « l’Unité indistincte des dix
sephirot ».39 Il est le « Père » : l’Activité principielle
ontologique.
- Le premier hé (H) est la « Mère » : la Réceptivité cau-
sale ontologique.
- Le vav (V), conjonction du yod et du hé (y-V-h), est le
« Fils » : l’Activité spirituelle cosmologique.
- Le deuxième hé (H) est la « Fille » : la Réceptivité
cosmologique ; elle parachève le déploiement de la « cons-
truction cosmique ».
Quoique pour la tradition rabbinique le Tétragramme relève
éminemment de la « Miséricorde », nous avons déjà souligné que son
usage pour une autre fin que la Gloire divine expose à la
« Rigueur » – ce qui vaut plus largement pour toute écriture ou
lecture sacrée : Tu n’invoqueras pas en vain le Nom de YHVH, ton Dieu,
car YHVH ne laisse pas impuni celui qui prononce son Nom en vain (Ex 20,
7 ; Dt 5, 11) ; le Nom-Un du Dieu de Vérité ne saurait être invoqué
« pour le mensonge ». Tel est le Commandement du Décalogue,
troisième suivant l’ordre de l’exégèse juive. De fait, la loi lévitique
pénalise lourdement la profanation du Nom, puisque celui qui
blasphème le Nom de YHVH sera mis à mort… (Lv 24, 16). Situé au centre
cardiaque du Plérôme (Tiferet), le Tétragramme (YH-VH) réaccorde
transcendance et immanence (verticale-horizontale), comme il
concilie rigueur et miséricorde (gauche-droite) ; il neutralise de fait
les oppositions complémentaires qui constituent le régime polarisé de
l’Univers, et qui entreront en contradiction dans la création, par
l’insubordination de Satan et des anges déchus, et les incessantes
transgressions dont les hommes se rendent coupables.
L’invocation régulière du Nom, symbolisé par l’idéo-tétragramme
YHVH, est par excellence le « moyen central ou direct pour réaliser
l’union avec Dieu »40 ; nous allons revenir sur cette action théurgico-
liturgique, puissant antidote aux attaques et aux tromperies des
démons. « Sous l’influence de la kabbale, on ajouta (au mousaf des
grandes fêtes) six versets bibliques à réciter dont les lettres initiales

39
Léo Schaya, L’Homme et l’Absolu…, p. 161.
40
Ibid., p. 155.

51
forment l’acrostiche Kera Satan (Y-KR-ShTN : Arrache Satan !), avant
la sonnerie du chofar. »41 Et très significativement, le grand traité
talmudique Rosh ha-Shana (16b) préconise d’insérer le Tétragramme
dans cette formule de malédiction, soit les dix lettres : Y-K-R-(Y)-S-
(H)-T-(V)-N-(H).
Un autre aspect du Tétragramme est mis en lumière par la nota-
rique : science qui consiste à reconstruire un mot à partir d’éléments,
d’un rang prédéfini, appartenant à d’autres mots, et que les exégètes
appliquent scrupuleusement à la Torah. Ainsi la dernière lettre de
chacun des quatre mots qui constituent l’ossature sémantique de la
question posée à Dieu par Moïse sur son Nom, forme… le
Tétragramme ! S’ils (me) disent : (Quel est) (son Nom) ? (Que) leur dirai-
je ? (Ex 3, 13) ; LY-MH-ShMV-MH, (litt. : « à moi/quoi ?... son
nom/quoi ? » : ‫ ; )לי מה שמו מה‬soit Y-H-V-H. Ainsi donc, la réponse de
Dieu est dans la question du prophète (le « porte-parole » de Dieu,
celui qui met la Parole « en avant »), comme elle l’est potentiellement
en chaque croyant ; comment d’ailleurs pourrait-il en être autrement,
sachant que l’Homme est à l’image et ressemblance de son Créateur !
S’agissant ici de Moïse – sauvé du tourbillon fluvial de l’existence –
les difficultés d’élocution (la difficulté à « faire entendre » la Parole
vraie) que lui connaît la tradition, loin de trahir une déficience d’âme,
manifestent au contraire le débordement océanique de la Miséricorde
au regard de ce vase d’élection. Le contenu divin de la révélation (du
Nom comme de la Loi) est en somme trop grand pour les contenants
humains (d’où les innombrables souffrances du juste, dont Job est le
modèle) ; c’est là en quelque sorte, du point des nécessités de notre
entendement, une « raison » à la multiplicité des perspectives, des
sens et modes de lecture. Ce qui veut dire aussi qu’avant que soit
achevé ce cycle d’humanité (ou si l’on veut, lorsque nous appro-
cherons le fond de son « inhumanité » !), le Nom, la Torah, la Loi, la
Prophétie ne peuvent être « compris », en vérité, que de ceux qui en
ont reçu par grâce le mandat divin. Au temps du Messie, le Ciel
redeviendra clair pour tous.

41
Dictionnaire encyclopédique du judaïsme (DEJ), p. 926.

52
Job et livres prophétiques
Il lui naquit sept fils et trois filles ; il possédait sept mille brebis, trois mille
chameaux, cinq cents paires de bœufs, cinq cents ânesses, et de nombreux
serviteurs.
Job 1, 2-3

Face aux endurcissements d’un peuple devenu sourd à la Parole,


les oracles prophétiques rappelleront la gloire de Dieu et la sainteté
salutaire du Nom, notamment dans le Livre de Job. Avec un prologue
et un épilogue en prose, cet écrit est constitué de trois cycles de
dialogues versifiés, dont les discours de l’énigmatique Élihéoua ou
Élie (‫ אליהוא‬: 1+30+10+5+6+1 = 53, soit 2 fois 26, plus l’unité)42, qui met
en avant l’haleine de Shaddaï (l’Esprit saint) dont il est totalement
inspiré, et la fonction rédemptrice des souffrances du juste. Élie est ce
guide qui, après les « trois amis », conduira Job jusqu’à la porte de la
Sagesse-Intelligence (Hokmah / Binah). « Le nom d’Élie (‫ )אליהו‬n’est
autre que le Tétragramme (‫ )יהוה‬dont un des deux “hé”, symbole du
“germe”, est devenu El (‫ )אל‬qui signifie Dieu ».43 Quant à la première
séfira (Kether, la « Couronne »), il appartiendra à Job, seul à seul avec
YHVH, de la réaliser, Élie se retirant à son tour. On sait que YHVH,
en réponse à la contestation de Satan quant à la réelle piété de Job
(vantée par les anges fidèles, mais dont l’Adversaire se montre
jaloux), accepte de mettre à l’épreuve son serviteur, laissant pouvoir à
l’Ennemi d’agir sur lui ; malheurs et calamités s’abattront sur Job,
dont la « pauvreté » est devenue proverbiale. Ce qui sauvera Job et
l’enrichira en vérité, c’est une foi inconditionnelle, une soumission
parfaite à la volonté divine, une intention droite. « Le Livre de Job
était lu par le grand-prêtre avant Yom Kippour, au moment où il
présentait l’expiation collective du peuple d’Israël » (Dictionnaire
encyclopédique du Judaïsme) ; et les séfarades en font toujours lecture à
l’occasion du jeûne commémorant la destruction du Temple, revécue
comme un grand deuil ; ce qui rattache les malheurs de Job et son
propre endeuillement, consécutif à la mort de ses enfants, à la perte

42
La valeur du nom Élièzer (dont Abraham aurait songé à faire son héritier avant la
naissance d’Isaac) est 318 = 6 fois 53 ; et le Patriarche avait 318 serviteurs !
43
Annick de Souzenelle, Job sur le chemin de la lumière, p. 362.

53
du « Nom explicite ». Job a “dix” enfants, sept fils et trois filles ;
nombre de la lettre yod qui préside au divin Tétragramme, et initiale
de son propre nom. Ils rendent compte des qualités spirituelles de cet
être singulier qui a « Job » (= “Y”) pour nom ; le dix étant réductible à
l’unité, dont il est la première puissance pleinement développée. Le
sens du nom personnel restera secret aussi longtemps que son
porteur n’est pas (re)devenu ce qu’il est ; ce que le yod initial donne
déjà à entrevoir, en orientant la quête intérieure de “(Y)HVH”. À
certains égards, les trois « filles » figurent le trilitère patronymique, et
les sept fils les sept naissances ou états d’être que leur père devra
progressivement accomplir pour réintégrer l’unité cachée et essen-
tielle de son propre nom avec (celui de) Dieu… L’accomplissement de
l’Homme “Yob”, conformément à l’ordre divin, est ainsi dans la
promesse que représentent ses sept fils, ou les changements d’états
nécessaires à cette réalisation, ses mues de corps et d’âme, et dans
celle de ses trois filles qui, au-delà du Rideau de la création, offrent de
reconquérir l’unité divine perdue. La tri-unité de l’Être émané est ici
explicite, et c’est vers cela que tend toute créature qui meurt à ce
qu’Annick de Souzenelle appelle la « multiplicité-poussière »44, et se
régénère par participation à la pure Lumière (aor → rohé : « voir ») ;
cette Lumière du Sinaï ou du Thabor dont les âmes, chargées d’oubli
et assombries par les ombres de l’ignorance, ne peuvent supporter
l’éclat. À l’issue de cette longue épreuve, qui voit l’épuisement et la
défaite définitive du monde, Dieu redonnera trois filles à Job, dont les
noms Yamimha (‫)ימימה‬, Qetsia (‫ )קציע‬et Qeren-Hapoukh (‫( )הפוך קרן‬la
somme des initiales Y+Q+Q est 210, décuple du Je Suis sinaïtique) et
la réputation commune de « beauté » (par allusion à la sefira Tiferet =
YHVH), symbolisent les aspects secrets de la reconquête spirituelle
de “Job”, en termes de pouvoir, d’avoir et d’être ; comme les trois
Sefirot supérieures sont la Face du secret du Dieu Un (Ayn-Sof). La
valeur du mot qeren (corne = couronne → kether) est d’ailleurs de
1 000 : toute-puissance de l’unité dans l’ensemble des mondes. Si les
sept “fils” représentent les déterminations potentielles de corps et
d’âme (la chair de saint Paul), avec leurs degrés et relations, comme le
montre le schéma séfirotique (mondes de la Création, de la

44
Ibid., p. 50, et trois citations suivantes p. 52, 54, 65 sq.

54
Formation, de l’Action), les trois “filles” sont les virtualités divines,
les grandes vertus (virtus) de l’âme supérieure, l’âme de vie éternelle
et unitive (monde de l’Émanation). Le Rideau (Pargod) de Pudeur qui
les « sépare » est aussi celui qui les « unit », comme frère et sœur
peuvent l’être ; le rideau a deux faces, intérieure et extérieure, mais il
est un. Les filles, assimilées aux trois premières séfirot, correspondent
ainsi aux lettres du nom Job : Kether, la Couronne, au yod initial
(lettre de l’unité / totalité 1 → 10) ; Hokmah, la Sagesse, au vav
(voyellisé “o”) ; Binah, l’Intelligence, au beth. Les sept frères (Petite
Face) étant rattachés aux trois sœurs (Grande Face), en trois colonnes,
du centre (Kether), de gauche (Hokmah) et de droite (Binah), le nom
« Job » pourrait être compris, sinon comme étant lui-même « divin »,
du moins comme un substitut cryptographique du plérôme, et par là
reconductible au très-saint Nom. Lorsque, par l’effet conjugué du
souffle divin (Spiritus) et de la soumission ou humiliation des
puissances de la chair, la grâce de l’union hiérogamique des sept
frères et des trois sœurs opère son œuvre, les lettres du nom et le nom
“Job” lui-même se trouvent animés ; vav et beth s’unissent, comme
sagesse et intelligence, père et mère, jusqu’à réintégrer l’unité causale
du yod (10 → 1) qui les coordonne. Et ce yod, comme la marque
« personnelle » du héros (grec hêrôs, avec le sens de « chef »), est la
clef qui ouvre la serrure tétra-grammatique du « grand Nom », le
coffre de l’héritage divin, dont Job est bien ici le digne « héritier »
(latin heres).
La relation guématrique du trilittère “Job” (‫ = י וב‬YoB = 10+6+2 =
18 ; le vav fait ici fonction de voyelle “o”) à l’Unité se vérifie d’une
autre façon, dans l’écriture, avec l’initialisation du alef (→ ‫ ; )איוב‬soit la
valeur complétée 10+6+2 (+1) = 19 = 10 = 1. Dans la succession de ses
cinq épreuves (5 pouvant être considéré ici comme le nombre du
destin), qui vont crescendo, Job accomplit la plénitude des lettres de
son nom d’homme, telle que l’Écriture sainte nous les rapporte, et par
là il réalise le Nom « un » du Dieu d’Israël. Pour y parvenir, son corps
(l’aspect apparent des lettres de son nom) doit se décomposer, et son
âme (leur aspect caché…), doit s’humilier, afin que l’esprit (= Élihoua,
le souffle de Shaddaï) se dégage parfaitement, en réunissant ou
réordonnant les brisures éparses de l’âme, causées par la pression
existentielle des épreuves. Job doit s’appauvrir à l’extrême, s’oublier

55
jusqu’au mépris de son nom/apparence extérieur(e), pour « être »
enfin riche de la dignité élective dont Dieu le revêt finalement.
Brebis et chameaux, bœufs et ânesses, serviteurs… avec de nom-
breux enfants, c’est là la richesse que peut souhaiter tout éleveur
(nous prenons le verbe « élever » comme la capacité à porter un être à
maturité, à son plein développement) ; ici c’est Job, type héroïque
d’une tradition sémitique peut-être antérieure à Israël. Pieux
adorateur du Dieu d’Abraham, il reste malgré sa prospérité, au
demeurant louable, « intègre et droit ». C’est cette piété sans faille que
Satan jalouse, qu’il préjuge fausse et insolente, et dont il demande
compte à Dieu... sans doute à grand bruit ! La brebis est l’animal du
sacrifice et de la nourriture des corps. Les 7(000) brebis de Job nous
disent que l’homme de bien est potentiellement prêt à sacrifier les
satisfactions sensibles de son âme, et ce dans les « trois mondes » (que
signifie la 3ème puissance de 10 = yod) : humain, angélique et divin.
C’est aussi l’idée d’un sacrifice de la lettre de la Loi, pour réaliser
l’esprit du Décalogue, par l’épreuve de sept morts ou naissances
successives. Sacrifier les apparences de son âme et de sa « re-
nommée » individuelle, c’est le préalable d’une quête de l’unité
divine ; mais il est impossible aux puissances de l’être de réaliser l’Un
sans passer par leurs portes respectives, sans connaître les divers
états d’abandon de leurs déserts intérieurs. Là sont les épreuves de
Job. Les 3(000) chameaux portent en eux-mêmes la réserve d’eau
nécessaire pour franchir l’isthme entre créé et incréé – le monde de
l’Émanation, représenté par les trois Sefirot supérieures –, et passer
l’ultime porte (le chas de l’aiguille, suivant le terme christique) qui en
est la Couronne. Au-delà même de cette « grande Face » divine, de
l’autre côté du désert des mondes si l’on peut dire, lorsque toute
richesse et renommée apparentes se sont évanouies, n’est plus que
l’Ayn-Sof : l’Être sans second, d’où rayonnent toutes bénédictions,
profits intérieurs et réelles prospérités. 7 000 brebis et 3 000 chameaux
(7 000 + 3 000 = 10 000, soit le passage à la 4ème puissance de yod)
symbolisent ainsi l’ensemble du processus d’accomplissement
spirituel qui, depuis la multiplicité indéfinie des signes (la poussière)
de ce bas monde, reconduit à l’unité infinie du Dieu d’Israël. Ce
processus descriptif s’appuie sur la relation analogique entre la
structure du plérôme divin et l’âme humaine, suivant l’adage bien

56
connu : Ce qui est en bas est à l’image de ce qui est en haut. Ce que montre
la restitution finale des enfants de Job, « naissance à l’esprit » de
toutes les puissances de son âme.
Job possède aussi 5(00) paires de bœufs et 5(00) ânesses, par
allusion aux deux hé (valeur 5) du Tétragramme, inscrit au centre
(Tiferet = la Beauté, le Soleil, le Moyeu, etc.) de l’axe vertical de l’arbre
séfirotique (depuis Kether, le « Roi couronné », jusqu’à Malkut, la
« Reine d’Israël »). Centre ou Cœur ; et si l’on suit ce symbolisme
anatomique, les deux hé du Tétragramme, ou les 5(00) paires de
bœufs et les 5(00) ânesses, sont les poumons psychiques (2ème
puissance de 10) de Job, qui ont pour charge de régler la circulation
des influx divins, leurs échanges avec le royaume d’Israël et l’en-
semble du monde d’en bas. Les poumons régulent le feu dévorant de
l’œuvre du cœur, et donnent sa mesure à la relation d’amour qui unit
le croyant à son Dieu ; l’amour d’un cœur (“Y-V” du Tétragramme)
sans poumons (“Hé-Hé”), autrement dit sans souffle (spiritus), serait
incompréhensible ! « Comme le bœuf et l’âne de la crèche, autour de
l’Enfant-Dieu (Jésus « Yeshoua »), ces bœufs et ces ânesses sont là
prêts à souffler sur la croissance de Job » (A. de Souzenelle, p.52). En
l’ « éleveur » Job ils sont les potentialités de la transcendance (YH) et
de l’immanence (VH) divine. Quant aux serviteurs qui, par leur
innombrabilité, concourent à rendre manifeste la prospérité de Job, ils
représentent la multitude éparse des « inaccomplis de l’être »
(quoique tendant nécessairement à être…) ; un état d’infériorité au
regard de la seigneurie requise ; innombrables, ces entités (ens) sont
innommables et de fait anonymes. Pourtant Job devra les rassembler,
dans le processus d’unification de son être, de son nom d’être ; aucun
ne devra être oublié, comme la mère ne peut oublier aucun de ses
enfants. Il est impossible de passer la porte étroite de la Couronne
royale sans avoir œuvré à réunir tout ce qui, en nous, est épars ; et les
serviteurs de notre âme sont bien « à nous », dès lors que nous
pouvons exercer sur eux notre volonté, en bien ou en mal. Ils doivent
donc passer « avec nous ». Job reconstitue ainsi, dans son ciel person-
nel, l’image de l’Unité divine, une image trahie et faussée, brisée et
dénaturée par le péché originel, et par l’accumulation des illusions et
des erreurs quant à notre nature propre et à celle du monde. « Tout
est en ordre pour que le Serviteur de Dieu soit arraché par l’Esprit-

57
Saint à ce premier état ; il doit aller maintenant vers la conquête de
son royaume intérieur, jusqu’à celle de sa “terre promise”, jusqu’au
secret du JE SUIS ( ‫ ; אהיה‬EHéYHé = 1+5+10+5 = 21 = 7 “fils” x 3
“filles”) de son être, son Nom. L’Image reconstituée va prendre le
chemin de la Ressemblance. Et cela est possible, possible pour Job qui
est aussi chacun de nous. » (A. de Souzenelle, p.54).
La parole de Job : Nu je suis sorti du sein maternel, nu, j’y retournerai.
YHWH a donné, YHWH a repris : que le Nom de YHWH soit béni (Jb 1,
21), trouvera son écho dans celle de Jésus adressée à Nicodème :
Amen, Amen je te le dis, à moins de naître à nouveau, nul ne peut voir le
Royaume de Dieu (Jn 3, 3). Et face à la perplexité du maître en Israël, le
Christ de préciser qu’il n’entend pas par-là la naissance commune,
mais la renaissance du corps et de l’âme à l’Esprit, dans tous leurs
degrés et modes. Notons que ce passage précède l’annonce faite de la
nécessaire élévation du Fils de l’homme (et Job n’est-il pas un
« éleveur » d’âme ?), ce que les exégètes entendent par sa mise à mort
sur la Croix du Golgotha, afin que s’accomplisse le projet divin du
salut de l’humanité. Or toute vraie naissance étant don de Dieu, elle
ne peut être effective qu’en son Nom ; il est impossible à l’homme de
naître à l’Esprit sans la bénédiction par l’Amen de Dieu, ce que
montrent, aux extrémités de la vie du chrétien, les paroles sacra-
mentelles du baptême et de l’extrême-onction.
« Job fait ancrage dans le NOM qui l’informe des mystères
insondables de l’Homme : Nu je retournerai là peut être lu : “Nu je
retournerai au Nom”, car il n’y a de lieu pour l’hébreu que se réfé-
rant au Saint NOM, lieu de la “Terre promise”. Cette partie des
profondeurs de Job vient de livrer le secret ; il sait qu’il doit retourner
non pas dans le sein de sa mère biologique, mais au creux des en-
trailles maternelles de la ‘Adamah des profondeurs. » (A. de Souze-
nelle, p.65 sq.). À propos de ce mot ‘adamah, nous rappellerons que
Job est dit « Édomite », ce qui l’identifie explicitement à l’Adam
“protoplaste”, l’Homme temple de Dieu, prototype de cette huma-
nité. La Adamah est Terre céleste, Terre d’élection et de résurrection ;
le nom de Dieu y est imprimé, à la manière d’un sceau, dans notre
cœur. Les « entrailles » sont chrétiennement celles de la Vierge Marie,
équivalent sous un certain rapport à la Shekinah, et sous un autre à

58
Malkut (la « Vierge-Mère » d’Israël), dont le fruit est le Fils : Dieu fait
Homme.45

Le thème de l’endurcissement d’Israël est récurrent dans les livres


historiques et chez les prophètes, qui ont précisément pour vocation
de rappeler aux multitudes oublieuses leur devoir à l’égard de la
Parole. Dans plusieurs passages cette fermeture d’esprit est explici-
tement liée à un usage anormal, défectueux et profanatoire du Nom,
ce qui entraîne le retrait du Ciel et l’obscuration croissante des âmes.
Mais il passe toujours assez de Lumière pour que le Nom soit la
planche de salut des vrais croyants, de ceux qui s’efforcent à naître à
Dieu, spécialement pour la fin de ces temps.
Écoutez-moi, maison de Jacob, vous qu’on appelle du nom d’Israël… vous
qui jurez par le nom de YHVH, et qui invoquez le Dieu d’Israël sans loyauté
ni justice… À cause de mon Nom, Je vais différer ma colère… C’est à cause
de moi seul que Je vais agir, comment mon Nom serait-il profané ? (Is 48, 1,
9, 11).
Je les ai jugés selon leur conduite et leurs œuvres, dispersés dans les pays
étrangers, et parmi les nations où ils sont venus, ils ont profané mon saint
Nom... Mais J’ai eu égard à mon saint Nom que la maison d’Israël a
profané… Je sanctifierai mon grand Nom qui a été profané parmi les nations,
et les nations sauront que “Je suis YHVH” (Ez 36, 19-23).
En ces jours-là… le soleil se changera en ténèbres, la lune en sang, avant
que ne vienne le Jour de YHVH, grand et redoutable ! Tous ceux qui invo-
queront le Nom de YHVH seront sauvés (Jl 3, 4-5). Ces paroles seront
reprises par saint Paul (Ac 2, 21 ; Rm 10, 13), qui y voit l’annonce de
la venue du Seigneur “Jésus-Christ”, dont le nom « sauve » égale-
ment les convertis, ceux d’Israël comme des nations.

45
Ce qui va évidemment bien au-delà de la « maternité » humaine… La Déité
principielle n’est pas une femme ! Nous le soulignons, parce que ce genre de
dévoiement affecte l’exégèse moderne, imprégnée des préjugés progressistes.

59
Chapitre III

LE GRAND NOM

Avec Adam, la création est scellée par le Nom de Dieu… Nom


révélé de manière explicite à Moïse et aux Israélites, à travers le don
de la Torah, déposé dans l’Arche d’Alliance, puis fixé dans le
Tabernacle de la Sainteté de YHVH, résidence de la Présence divine
(Shekinah), au Saint des Saints du Temple construit par Salomon ou
Shlomo (ShLM), le « Pacifique » ; les mots « paix » (shalom) et « nom »
(shem) étant apparentés.46 Au degré de la première des dix
Sefirot (Kether) de la face de Dieu est ce Je Suis (“Ehéyhé”) que la
Torah nous révèle. Haut-lieu indivis de l’ « Adam Qadmon » (ADM-
QDM = 45 + 144 = 189 ; multiple de 3x7), où se pose le front couronné
de l’Archange Metatron. Le Temple est l’ombilic de la Terre d’Israël,
et là sera rétabli le Trône de YHVH (Jr 3, 17) aux temps messianiques,
car c’est de Jérusalem que provient à la fois la Paix et la Parole (Is 2, 3).
Dans cette attente, du fait de l’ingratitude du peuple juif et de la
nature rétive des descendants d’Adam, l’invocation du Tétragramme
sacro-saint doit rester sous l’autorité exclusive du grand prêtre, qui
en usera publiquement dans des occasions définies.47 Mais avec la
destruction du second Temple, l’an funeste 70, et la dispersion

46
Pour un kabbaliste comme Joseph Gikatilla (Les Portes de la Lumière), l’architecture
de la Tente d’Assignation et du Temple, réceptacles du grand Nom secret, est faite de
« lettres-nombres » qui sont eux-mêmes autant de noms divins.
47
« L’usage magico-religieux du Tétragramme (remonterait) au moins depuis
l’époque de la dynastie des Hasmonéens... ». Ch. Mopsik, Les Grands textes de la
Cabale, Verdier, Lagrasse, 1993, p. 332.

61
exilique, certains rites sacrificiels et invocatoires – formellement com-
plexes et minutieux – sont devenus impraticables. Pour autant ils ne
sont pas abolis – ils ne pourraient l’être que par un décret du Ciel
(c’est d’ailleurs ce que considèrent les chrétiens, la Loi étant
désormais pour eux accomplie…), car la Torah est intangible, tant
dans sa forme que dans son fond. Comme les degrés supérieurs
(Kether, Hokmah, Binah) du plérôme divin, elle reste inaffectée par
l’activité dissolvante des puissances mauvaises à l’œuvre dans le
monde d’en bas, et qui perturbent les influx séfirotiques circulant
dans la création. La connaissance rituellement invocatoire du Nom,
dont les binômes consonantiques (donc les lettres) apparaissent
comme désarticulés et privés d’unité, cette connaissance est d’office
empêchée. Aussi nous importe-t-il de redire que là où se sont
étendues les ombres de l’ignorance, seul l’ami, le saint, l’élu de Dieu –
attaché à la longue chaîne initiatique des maîtres de la Torah qui,
depuis Abraham et par la « Lumière du Sinaï », soutient et irrigue la
structure institutionnelle – possède des secrets de cet ordre. C’est le
privilège de la descendance spirituelle des « soixante-dix sages » qui,
selon la tradition, furent désignés par Moïse au temps de sa mort. Ce
qui n’est pas sans rapport avec les « trente-six « justes » du Talmud,
inconnus des simples croyants, par l’action desquels le monde est
maintenu, ainsi qu’avec l’annonciateur du Messie : Élie ( ‫ אליהו‬: 1+30
+10+5+6 = 52 = 2 fois 26). Prophète « qui apparaît lors de circonstances
critiques comme deus ex machina » (A. Cohen), « témoin » de
l’Apocalypse, avec Hénosh. L’initié au secret du grand Nom comble
les lacunes de sa juste prononciation, réunifie les lettres et
« reconstitue ainsi la divinité dans sa plénitude » (Isaac l’Aveugle).48
Il restaure dans son cœur, à l’unisson du Cœur des Mondes – Tiferet-
YHVH – le Temple ruiné, dont les pierres dispersées sont faites des
lettres et des nombres.49 Dans l’attente de la venue du Messie (entre-
temps qui peut être aussi celui d’une « rencontre éliatique »),
publicateur du Nom ineffable, chaque juif pratiquant la récitation
régulière du Shema Israël œuvre à sa propre rédemption, et contribue

48
Cité par Ch. Mopsik, Les Grands textes…, p. 90.
49
Pour les chrétiens, la Restauration (du Temple) sera bien sûr opérée par le Nom du
Dieu « Sauveur », lors de son avènement messianique en gloire.

62
par-là au salut de son peuple ; car il proclame l’unité de Dieu et de
son Nom que cette prière porte en elle.

Quarante-deux et soixante-douze lettres


Les maîtres juifs exercent leurs réflexions sur les combinaisons
alphabético-numériques, et les expérimentent comme des supports
contemplatifs. Ils réparent ainsi le Ciel déchiré des déterminations
séfirotiques, réordonnent les lettres par lesquelles est construit le
monde d’en bas, refont patiemment – génération après génération –
ce que, par un sourd entêtement, les puissances mauvaises désor-
donnent.50 C’est ainsi, avec l’activité liturgique, que l’humanité peut
malgré tout maintenir une cohésion suffisante, nécessaire à sa vie
spirituelle, donc à sa survie tout court ! Le Talmud (Qiddoushin 71a)
fait référence à ces Noms mystérieux composés de douze, quarante-
deux ou soixante-douze lettres, obtenus par permutations et dévelop-
pements des consonnes du Tétragramme. Cette connaissance des
lettres sacrées sera pour Maïmonide, comme pour les kabbalistes,
« une bonne partie de la Science de Dieu » (Moïse Schwab) ; on peut
même dire, comme nous y invite la méditation des sefirot, qu’elle est
la Science, dès lors qu’on admet l’unité de Dieu et de son Nom, avec
l’unicité des déterminations nominales. Dans son Guide des Égarés, le
fameux théologien-philosophe observe qu’il n’existe aucun mot d’un
tel nombre de lettres ; il en conclut que le très saint Nom est constitué
d’une couronne de Noms attributifs, dont l’énonciation articulée est
un déploiement substantiel de l’Être, ainsi rendu connaissable. Dans
son traité De la Vie future, Abraham Aboulafia indiquera le schéma
pour construire des Noms de 42 et de 72 lettres, et parlera d’un
« grand secret » en rapport avec le Tétragramme, à propos des six
premières lettres du premier.51
« Pour produire la chose dans le mot, et le mot dans la chose,
jusqu’à restituer toutes choses à la source de la Splendeur, et la

50
C’est l’histoire du diable qui défait pendant la nuit le pont qu’on construit
laborieusement pendant le jour… Par une « ruse sacrée » un saint personnage
parviendra à tromper le trompeur, le dernier mot restant ainsi à Dieu.
51
La somme numérique de ces six lettres est 532, à la fois multiple de 7 et de 19.

63
Splendeur dans le mot, comme une fontaine […] vers la Lumière
rendue inaccessible par l’augmentation des ténèbres cachées dans le
tout des 42 lettres […] Les sages les plus éminents, leur mémoire soit
bénie, appellent ce Nom si vénérable et adorable de 42 lettres, saint et
sanctifié. Ainsi grâce au mélange opéré par la révolution des lettres
(nous le soulignons, en ne perdant pas de vue que « lettre » est ici
mesure et rythme), ce qui est caché aux gens grossiers et indignes, a
été révélé aux saints, qui mènent la vie contemplative au moyen de la
combinatoire arithmétique […] Quand nous aurons développé par
toutes les combinaisons de lettres ce grand Nom qu’il faut élever de
toutes nos forces du dernier au premier, alors sa connaissance se
manifestera généreusement à nous. Il offrira à notre désir ses
richesses, et nous les livrera avec bonté, s’il nous en trouve dignes,
pourvus d’un amour ardent, d’une espérance ferme, d’une foi sincère
et d’un cœur pur. »52 Le sage auteur de ces lignes, Johann Reuchlin
(†1522 ; peut-être le plus fameux des « kabbalistes chrétiens » de la
Renaissance allemande), propose alors une méthode mettant en
lumière sept mots ou appellations de Dieu « que l’on trouve dans les
ouvrages des anciens » ; chacun constitué de deux trinômes : soit 7 x 3
x 2 = 42 lettres.
Dans la littérature talmudique comme mystique, Pessiqta de-Rav
Kahana (5, 1), un des sept midrashim anciens, Pessiqta Rabbati (15, 17),
qui est un autre midrash, Sefer Raziel (24b), Rashi sur Soukhot (45a), ou
dans le Zohar, on trouve diverses mentions d’un Nom de 72 lettres
« auquel est attaché une signification théurgique. »53 Plus encore, ces
soixante-douze lettres du grand Nom, inscrites dans les versets 19, 20
et 21 du chapitre 14 de l’Exode, permettent de faire ressortir, par
combinaisons de groupes de trois lettres, et suivant une certaine
disposition en colonnes, soixante-douze Noms divins54. Et suivant le
Ets-Hayim, chacun de ces déploiements offre douze possibilités de
compréhension, correspondant notamment – pensons-nous – à la

52
Johann Reuchlin, De Arte Cabalistica (1517), trad. François Secret, Milano, Archè,
1995, p. 289-291.
53
Charles Mopsik, Le Livre Hébreu d’Hénoch…, p. 350, note 48 B.2.
54
Le tableau de construction des Noms est présenté par Moïse Schwab dans Vocabu-
laire de l’Angélologie, d’après les manuscrits hébreux de la BN, reprints, Milano, Archè,
1990, p. 143-33 sq.

64
typologie spirituelle de chacune des Tribus d’Israël ; la tribu
sacerdotale de Lévi possédant de droit divin la garde de l’Arche et du
grand Nom… lequel offrirait donc 864 modes de lecture !

La Torah
Suivant enfin l’approche de la plupart des talmudistes et kabba-
listes, la Torah elle-même serait le grand et merveilleux Nom de Dieu,
le Shem ha-Meforash : « La Torah est tissée avec le Nom de YHVH, et
elle est véritablement Lui », dira l’espagnol Meïr ibn Gabbay
(m.v.1545), auteur du Sefer Avodat ha-Qodesh (Le Livre du Culte Saint).55
Cette idée n’est d’ailleurs pas propre au judaïsme. Ainsi du Véda des
hindous, « pareillement regardé comme exclusivement composé de
formules d’invocation ou mantra »56, ce qui renvoie à une théorie
générale du langage, ou plus proprement de l’émergence de la
« parole créatrice ». Pour les savants juifs comme hindous, cette
théorie repose sur la primordialité du son dans la création, et sur le
« phonème » que fixe visuellement la lettre. Le bilitère “YaHa”
(“YH” : yod-hé), ou la transcendance de l’« Être » (hayha), est ainsi
identifié au Son primordial par lequel est « causé » et « mu »
l’ensemble du processus de manifestation, avec ses répercussions
dans chaque monde élémentaire (dans l’ordre : émanation (feu) →
création (air) → formation (eau) → action (terre). Le Nom essentiel
(esse = être) étant devenu indicible du fait de la régression de
l’entendement, les Noms par lesquels Dieu se détermine qualita-
tivement constituent dès lors le textus qui permet à l’homme la
compréhension active de sa relation à Lui ; qu’il s’agisse de l’histoire
d’une humanité, comme l’est à un certain titre le « peuple élu », ou
d’une personne au destin singulier. Pour les kabbalistes, c’est la
« carte divine » du plérôme séfirotique, dont les dix Noms découlent
du Tétragramme, celui-ci du yod initial, et le yod d’un point-centre
principiel (que symbolise sa graphie). Pour Joseph Gikatila (m.1325) :
« Tous les noms de la Torah sont contenus dans le tétragrammate,
appelé le tronc de l’arbre ; les autres sont des racines (comme ceux
dérivés du Nom “El”…), ou des rameaux (par combinaisons et

55
Cité par Ch. Mopsik, Les Grands textes…, p. 370.
56
Jean Canteins, La Voie des Lettres, Albin Michel, 1981, p. 80, note 36.

65
permutations des consonnes, comme on le lit dans le Sefer Yetsirah) »
(Les Portes de la Lumière). Et le Tétragramme provient d’une graine
unique et cachée dans l’Ayn-Sof ou « in-fini », qui contient toutes les
potentialités créatrices de son développement (non pas d’une façon
déterministe, mais selon le bon vouloir de Dieu, ce qui est en somme
son « projet »), à commencer par les lettres-noms de la Torah.
Nahmanide (m.1270), un des principaux fondateurs de la kabbale
en Espagne, écrit dans ses fameux commentaires : « Nous possédons
une tradition authentique selon laquelle toute la Torah est composée
de noms divins [...] sans séparation ni division en mots. »57 « Les cinq
Livres sont le Nom du Saint, béni soit-Il », dira pareillement Ezra ben
Salomon58 dans son commentaire sur les aggadot du Talmud, avec
toute l’école de Gérone. Et encore, au début du XIVe siècle, le
kabbaliste italien Menahem Recanati : « Toute la Torah est les Noms
du Saint, béni soit-Il ».59 Cette notion, dont Scholem releva une
occurrence dans l’anonyme Sefer ha-Hayyim (sans doute rédigé en
France dans le premier tiers du XIIIe siècle), est d’ailleurs établie dans
le Zohar : La Torah dans son ensemble est un seul Nom (II, 87b, III, 36a,
176a, 80b…). Lecture incomparable, à l’exégèse infinie, déclamée à la
gloire du Nom du « Dieu-Un », pour réparer ce qui doit l’être, et
réunir les étincelles de vie en un seul « peuple élu », dans la pleine
lumière de la Présence.

Angélologie ; les soixante-dix noms de Métatron


Les Noms divins étant aussi bien noms d’anges, il existe une
étroite correspondance entre ceux-ci et les modalités alphabético-
numérologiques du Tétragramme, donc avec le Shem ha-Meforash ; les
littératures mystiques des Palais (Hekhalot) et du Char (Merkaba), puis
les études approfondies de la Kabbale, l’établissent formellement. À
commencer par les relations entre le Tétragramme, le théonyme
Shaddaï (« Tout-Puissant ») et la Couronne de l’Archange Métatron.
Les noms Shaddaï (ShaDaÏ : ‫ שדי‬: 300+4+10) et Métatron (‫ מטטרו נ‬:
MeTaTRoN : 40+9+9+200+6+50 présentant, nous l’avons dit, l’identité

57
Cité par G. Scholem, Le Nom et les symboles…, p. 70.
58
Ibid.
59
Cité par Ch. Mopsik, Les Grands textes…, p. 591.

66
numérique 314.60 Les fonctions théologiques et cosmologiques de
Métatron sont fondamentales dans l’économie générale du judaïsme.
Il est l’Ange de la grande Face divine, le Reflet de Dieu, le Prince de
l’Univers, le Pôle céleste de la théarchie angélique (avec primauté
même sur les archanges du Monde divin), et aussi l’inspirateur secret
de la hiérarchie initiatique ; ce qui l’associe à l’Esprit comme à Élie.
Donné pour un parèdre de la Shekinah (la Présence réelle de la
Divinité, dont le Tabernacle est la résidence = El-Arsh), dont l’éclat
(de l’Esprit = Rûh), est « sur sa Face », il est le « Scribe » divin, artisan
à ce titre de l’alphabet hébraïque61 : « Tout ce qui était, est et sera, se
trouve inscrit, sous la forme de “lettres célestes” ou Archétypes
spirituels, dans le Livre divin de Métatron. »62 Révélation première de
l’Intelligence et de la Sagesse, « Maître de tous les Docteurs » de la
tradition orale (mishna), il est « l’Homme immanent », la figure divine
de l’Adam Qadmon. Le Livre Hébreu d’Hénoch dit que les Anges
siégeant au Tribunal divin, sous la haute juridiction de Métatron, sont
appelés du nom de “YHVH”, et qu’ils sont soixante-douze. Nombre
obtenu, nous l’avons vu, par combinaison et permutation des
consonnes du Tétragramme sacré.63 La « mesure » de la Couronne ou
du Trône de Gloire étant celle des « six cent mille » âmes présentes
lors de la théophanie sinaïtique. Dans les Pirqé, ou Chapitres de rabbi
Éliezer (texte appartenant au midrash), on lit que YHVH, lorsqu’Il
descendit sur le Sinaï, était accompagné de 600 000 anges, lesquels
ceignirent les Israélites de la Couronne du Nom ineffable. De sorte
que chaque Israélite, accompagné d’un ange et doué d’un nom
personnel, est comme une part insécable de la Torah ; autrement dit,

60
314 se décompose en 313 + 1 ; la base du nombre premier en miroir 313, qui
présente de remarquables applications angélologiques, est 13.
61
On s’interroge sur l’étymologie de Métatron... Nous y verrions la racine i.-e. MTR,
d’où vient le sanscrit mâtrâ ; mot qui signifie « mesure », « détermination »
(équivalent de l’hébreu middah), mais aussi qui désigne les « caractères idéo-
graphiques » du monosyllabe trilitère AUM, par lequel Atmâ détermine la mesure
des trois mondes. Rappelons le grec metron : mesure, d’où le lat. metrum : mètre. Léo
Schaya (L’Homme et l’Absolu…, p. 130) souligna que le grec meta thronon signifie « au-
delà du trône ».
62
Léo Schaya, L’Homme et l’Absolu..., p. 130.
63
Remarquablement, la somme triangulaire des lettres du Tétragramme (Y + YH +
YHV + YHVH) est : 10 + 15 + 21 + 26 = 72.

67
il est coresponsable de l’enseignement que Dieu y donne de Lui-
même. On voit les conséquences pour notre monde de la dispersion du
Peuple élu qui, dès lors, ne perçoit plus l’intégralité unificatrice de
l’ « Enseignement », sens intérieur de la Torah ; à travers le drame des
Israélites, ce sont les anges et les noms, les lettres et les nombres, qui
sont dispersés… et c’est tout notre monde qui s’en trouve déstabilisé !
De nouveau dans le Livre d’Hénoch, il est dit que la Couronne
ceignant la tête de l’Archange est gravée du Nom merveilleux (Shem
ha-Meforash), qui est aussi bien le Tétragramme que (suivant les Pirqé
Hékhalot) le nom d’Israël (YiSRa’EL). Nom qui, à la fin des temps, se
substituera à celui de Métatron, comme “Israël” se substitua à
“Jacob” ; dans le Qehilat Ya’qov, un ouvrage assez tardif, on lit ainsi
que « dans l’avenir le nom de Métatron sera changé, il sera appelé
Israël… »64
Ce sont encore les soixante-dix « faces » de la Torah, les « lan-
gues » dans lesquelles l’ « Enseignement » parvint aux nations, car
alors : Tous les peuples de la terre verront que l’on t’appelle du Nom de
YHVH... (Dt 28, 10). Abraham Aboulafia attribuera à Éléazar de
Worms (m.v.1230), porte-parole des hassidim ashkénazes, un fameux
Commentaire sur les soixante-dix Noms de Métatron, dérivés du
Tétragramme et par lesquels les anges « officient dans les hauteurs »
jusqu’au Saint, béni soit-Il. Et pour Abraham Aboulafia, « Le premier
des noms de Métatron est Yahou’el... et son nom est aussi Élyahou
(Éli-yahou = Élie, permutation de Yahou’el) » (Sefer Sitrei Torah)65. À
un autre point de vue, ces soixante-dix noms sont aussi ceux des
« sages » désignés par Moïse pour transmettre la « Lumière du
Sinaï », autrement dit les « mystère de la Torah ». Nombre qu’on
retrouvera, notons-le, dans la constitution du « Collège apostolique »
de l’Église. Or ces mystères, pour ce qu’on en dit, comporteraient
précisément les règles de transmission initiatique de la « Parole
perdue », la compréhension des Noms divins, avec les arcanes
invocatoires de leurs combinaisons.
La totalité du monde angélique, donc la totalité des « noms »
d’anges, forme un « corps » anthroponymique, un « organisme

64
Cité par Charles Mopsik, Le Livre hébreu d’Hénoch..., p. 235.
65
Cité par Moshé Idel, dans Mystiques messianiques, de la kabbale au hassidisme,
Calmann-Lévy, 2005, p. 131.

68
angélo-alphabétique. »66 Pour le kabbaliste castillan Joseph de
Hamadan, ces noms d’anges, puissances ou lumières colorées de
l’Âme du Monde et de l’Homme, ces « formes saintes du Nom
ineffable », sont au nombre de deux-cents quarante-huit, nombre des
commandements « positifs » révélés à Moïse ; et ils constituent le
vêtement de la Shekinah. Ce sont les deux-cents quarante-huit
« organes » du Corps-Âme de l’Adam Qadmon et, sous un rapport
complémentaire, ceux du Corps mystique constitué par les six cent
mille âmes d’Israël.67 Unifier les lettres de ces noms d’anges,
puissances créatives, formatives et actives, en les reconduisant à leur
racine principielle, par Métatron, c’est restaurer l’Unité divine...
raison d’être nécessaire et suffisante des hommes et en particulier de
chaque fils d’Israël ; lequel réalisera ainsi que YHVH, son Dieu et
Seigneur, que YHVH est Un (Dt 6, 4).

“Sagesse” salomonienne
On attribue au roi Salomon les parties les plus anciennes du
« Livre des Proverbes » ; ouvrage composite, dont les chapitres 8 et 9
témoignent de la « Sagesse créatrice » : prémices de l’Œuvre de YHVH.68
YHVH m’a créée, prémices de son Œuvre, avant ses œuvres les plus
anciennes. Dès l’éternité je fus établie, dès le principe, avant l’origine de la
terre (Pr 8, 22-23). Cette notion sera redéployée dans le Nouveau
Testament, où saint Paul désigne le Verbe/Christ comme Premier-né de
toute créature, et proclame un Christ crucifié, puissance de Dieu et sagesse
de Dieu (1 Cor 1, 24). Quant à l’“Éloge” du « Livre de la Sagesse » (7,
22 à 8, 8 ; cet écrit tardif ne fait pas partie du canon hébreu, mais il est
reçu par les Églises catholique et orthodoxe), il y est établi une litanie
révélatrice des attributs ou personnifications de la Sagesse, dont nous
savons qu’en soi elle reste inconnaissable. Nous suivons ici les ver-
sions de la Bible de Jérusalem et de la Bible Chouraqui, celle-ci entre

66
Ch. Mopsik, Le Livre hébreu d’Hénoch, p. 83.
67
Le nombre 248 étant aussi la valeur numérique des noms ABRaHaM (H = hé :
valeur 5) et RaHaM (H = hèt : valeur 8), la Miséricorde, on peut le poser comme une
norme du monothéisme « hébraïco-israélite ».
68
La “Hokmah” du Plérôme séfirotique, qui surplombe la colonne de droite
(Miséricorde), en équilibre avec “Binah”, l’Intelligence, qui surplombe la colonne de
gauche (Rigueur).

69
parenthèses lorsqu’il y a une différence appréciable. Disons aussi que
la Sagesse divine étant toute Conscience et toute Vertu, la sagesse
humaine conjuguera la juste raison et le bon caractère… ce qui suppose
la grâce inspirante d’une foi intègre.
La “Sagesse” est… Ouvrière de toutes choses, Esprit intelligent
(Souffle sagace), saint (sacré), unique (homogène), (multiple), subtil
(lucide), mobile (vif), pénétrant (?), sans souillure (pur), clair,
impassible, ami du bien, (aigu ?, libre ?, rétributeur ?), prompt,
irrésistible, bienfaisant, ami de l’homme, ferme (stable), sûr (coura-
geux), sans souci (serein), qui peut tout, qui voit tout, qui pénètre les
esprits intelligents (les souffles sagaces), purs, subtils… Elle est
Effluve (Haleine) de la puissance de Dieu (d’Elohîm = pluriel
d’intensité), Émanation pure (effluve) de la Gloire du Tout-Puissant,
Reflet de la Lumière éternelle (de pérennité), Miroir sans tache de
l’Activité de Dieu (de l’énergie d’Elohîm), Image de la Bonté, Elle
peut tout (unique et toute-puissante), Elle renouvelle l’univers (Elle
reste en elle-même et renouvelle tout), (Elle se transmet aux êtres
fervents), Elle fait (d’eux) les amis de Dieu (d’Elohîm) et les prophètes
(des inspirés), Elle est plus belle (plus resplendissante) que le soleil,
Elle surpasse (Elle est au-dessus) les constellations, Elle l’emporte sur
la Lumière, Contre elle le mal ne prévaut pas, Elle s’étend avec force
dans le monde, Elle gouverne l’univers avec bonté (Elle entretient
bien le tout), Elle est aimée de Dieu (L’Adôn de tous la chérit), Elle est
initiée à la science de Dieu (Elle connaît les mystères du savoir
d’Elohîm), Elle décide ce qu’Il fait (Elle choisit ses œuvres), Quoi de
plus riche que la Sagesse qui opère tout ?, (Qui mieux qu’elle possède
ce qui est ?), Ses labeurs sont les vertus, Elle enseigne tempérance,
prudence (discernement), justice, force (vaillance), Rien n’est plus
utile pour les hommes, Elle connaît le passé et (conjecture), Elle
discerne les détours des paroles, l’interprétation des énigmes, Elle
prévoit les signes et les prodiges, la succession (l’aboutissement) des
époques et des temps…

70
Correspondances entre les dix déterminations du Plérome
(Sefirot), les Noms de Dieu et les catégories d’anges

Ayn : Rien, Vide, absolument inconnaissable.


(Essence surontologique)
Ayn-Sof : Sans limite, Plein infini de pure Lumière.
(Substance ontologique)
Métatron
Les soixante-dix Lettres de la Couronne du grand Nom de Dieu

A. Grande Face divine


I. Kether (Couronne) : AHéYHé (“Je Suis”) ; Parole du Sinaï. Sérafins.
II. Hokmah (Sagesse) : YâH. Chérubins.
III. Binah (Intelligence) : ELOHÎM (Dieux). Trônes.
…Rideau Pargod…

B. Petite Face divine


IV. Hesed (Grâce) : ELOHAÏ (Mon Dieu). Dominations.
V. Dîn (Jugement) : ELOHÎM GIBOR (Dieux Forts). Puissances.
VI. Tiferet (Harmonie) : YHVH = Tétragramme. Vertus.
VII. Netsah (Victoire) : YHVH TSEBAOTH (“Yâh” Légions). Principautés.
VIII. Hod (Gloire) : ELOHÎM TSEBAOTH (“El” Légions). Archanges.
IX. Yesod (Fondement) : EL-SHADDAÏ (Dieu Puissant). Anges.

…Voile Vilon…

X. Malkut (Royaume) : ADONAÏ (Mon Seigneur). Anges gardiens.

71
Chapitre IV

BÉNÉDICTION SACERDOTALE

Le nom du Temple
Dans le premier livre des Rois, le Temple, élevé par Salomon, est à
jamais la résidence de la Gloire et du Nom : Mon père David eut dans
l’esprit de bâtir une Maison pour le Nom de YHVH, Dieu d’Israël […]
YHVH, mon Dieu, écoute l’appel et la prière que ton serviteur fait
aujourd’hui devant Toi ! Que tes yeux soient ouverts, jour et nuit, sur cette
Maison dont tu as dit : “Mon Nom sera là” […] Même l’étranger qui n’est
pas d’Israël, ton peuple, s’il vient d’un pays lointain à cause de ton Nom
[…], s’il vient et prie en ce Temple, Toi, écoute-le au ciel, exauce les
demandes de l’étranger, afin que tous les peuples de la terre reconnaissent
ton Nom et te craignent, comme fait ton peuple… (1R 8, 17, 28-29, 41-43.).
La vénération invocatoire du Nom de Dieu (grand et redoutable… saint
et puissant : Ps 99, 3-4) est au centre de l’activité liturgique du Temple,
auquel il est identifié : … et qu’ils sachent que ce Temple que j’ai bâti
porte ton Nom. Avec l’Exil vers l’an 200 av. J.-C., un interdit pèse sur la
prononciation du Tétragramme, substitué à la lecture par “Shaddaï”
ou “Adonaï”, aux degrés séfirotiques du Fondement (Yesod) et du
Royaume (Malkut), au-dessus et au-dessous du voile Vilon ; lequel
cache le sacré aux yeux profanes, et protège le « peuple élu » des
idolâtres. Seul le grand prêtre, pour la bénédiction et la purification
annuelle d’Israël, invoquait le Nom en le murmurant avec « crainte et
tremblement » ; encore croit-on que le peuple devait à ce moment

73
faire du tapage, pour éviter qu’il ne soit perçu par des oreilles
impures, et détourné de sa finalité rédemptionnelle.

Prières liturgiques et personnelles


À l’époque hellénistique l’usage du Nom est restreint. On admet
généralement que seul le grand prêtre l’invoquait, par trois fois, lors
des bénédictions sacerdotales et pour le Grand Pardon : YHVH parla
ainsi à Moïse. Parle à Aaron et à ses fils : Voici comment vous bénirez les fils
d’Israël, en disant : “Que YHVH te bénisse et te garde !” ; “Que YHVH
fasse briller sa Face vers toi, et qu’Il te prenne en pitié !” ; “Que YHVH lève
sa Face vers toi, et t’accorde la paix !”. Ainsi mettront-ils mon Nom sur les
fils d’Israël, et Moi, je les bénirai. (Nb 6, 22-27, trad. Osty).
En outre, les trois formules de la bénédiction (Que YHVH…) sont
répétés par trois fois. Les Berakhot, important texte de la Mishna, qui
traite notamment de la lecture du Shema Israël, précise que « toute
bénédiction doit inclure la mention du Nom, sous peine autrement de
nullité ». On ne sait pas toutefois dans quelles conditions précises on
usa, pour le peuple, d’un Nom de substitution. Abraham Aboulafia,
dans la Lumière de l’Intellect (Or ha-Sékhél) dira ceci : « Aux fous
(kesilim) il fut interdit de le prononcer […] alors qu’aux sages
(sekhalim = ceux qui ont l’intelligence éveillée), cela fut permis... ». La
juste prononciation du Nom de Dieu, aussi vitale à l’âme que le
souffle pour notre corps, n’est donc perdue que du point de vue où se
place l’institution légale – au demeurant fort sourcilleuse ! – du juda-
ïsme. Par grâce divine, elle restera transmise de sage en sage jusqu’à
la consommation de l’exil, et s’il existe un « trésor caché d’Israël », il
est bien là… Satan le sait d’ailleurs, qui rêve tout haut d’une rupture
définitive entre l’homme et son Dieu, empêchant ainsi le déroulement
d’une expiation et rédemption libératrice.
« Ô Nom, veuille pardonner les péchés, transgressions et fautes
dont je me suis rendu coupable en étant infidèle contre Toi... » Le
traité Yoma de la Mishna rapporte l’office du grand prêtre pour Yom
Kippour : le « Jour » (Yoma) de l’Expiation, des pénitences et confes-
sions, le Jour du Grand Pardon. La séquence centrale de cette liturgie
est le rappel du seder avoda, le service du grand prêtre dans le Saint
des Saints. « Chaque fois qu’il mentionnait le Nom explicite du Saint

74
béni soit-Il, connu de lui seul, les orants se jetaient face contre
terre. »69 La Sagesse de Sirach (ou “Ecclésiastique” : texte tardif de la
Bible, sans doute du IIe siècle av. J.-C., non intégré au canon juif)
évoque la splendeur du rituel, lorsque le grand prêtre descendait du
saint autel. Alors : Il élevait les mains sur toute l’assemblée des fils d’Israël,
pour donner de ses lèvres la bénédiction du Seigneur, et le glorifier par son
Nom (Ecc, 50, 20-21).
La relation de l’invocation du Nom et de l’élévation des mains fit
l’objet de commentaires talmudistes et de subtiles gloses kabbalistes.
Ainsi Sabbataï Sheftel Horowitz, résidant à Prague aux XVIe-XVIIe
siècles, auteur – dans la ligne de pensée de Moïse Cordovero – de
l’Abondance de Rosée (Shéfa’tal) : « Les grâces et miséricordes de YHVH
s’établissent sur leurs doigts [...] L’amour est si puissant et intense
que le Nom [...] s’attache et s’unit aux mains des prêtres [...] C’est
comme si tout le bien de YHVH était dans leurs mains. »70 Le
prototype de cette théurgie du geste et du Nom se trouve dans
l’Exode, lorsque Moïse y recourt pour permettre aux Israélites de
vaincre les Amalécites – ou l’ange recteur de cette nation, identifié à
une redoutable puissance des ténèbres. Enfin, le traité Souca (5a) du
Talmud dit que le grand prêtre portait un diadème d’or pur sur son
front : la mention “Saint pour YHVH” y était gravée. La relation avec
la Couronne de l’Ange de la Face semble aller de soi… Le grand
prêtre (par la filiation spirituelle d’Aaron) apparaît, à l’aplomb du
Prince-archange du Monde, comme le chef de la hiérarchie terrestre ;
catalyseur par excellence des prières qu’Israël, au degré du Royaume
(Malkut), adresse par le Fondement (Yesod ; laquelle recueille, par
Tiferet/YHVH, l’ensemble des influx séfirotiques) à son Dieu,
sacrificateur et unificateur... L’activité théurgique, dont sont investis
les dépositaires de la foi d’Abraham, n’est possible qu’ « au Nom de
Dieu » ; en aval, c’est tout le « peuple » qui, par l’office liturgique
commun et le respect privé des commandements, en bénéficie.

Béni soit ton Nom par la bouche de tous les vivants, toujours, jusque
dans l’éternité (Prière après le repas). La structuration des prières

69
Maurice-Ruben Hayoun, La Liturgie juive, PUF, 1994, p. 82.
70
Cité par Ch. Mopsik, Les Grands textes…, p. 464.

75
liturgiques quotidiennes remonte entre l’époque d’Esdras et celle des
Maccabées (IVe–IIIe siècles av. J.-C.). L’ancienne prière liturgique
s’articulait autour de la berakha (la bénédiction), de la teffila (avec les
« dix-huit » bénédictions : shemoné ésré), et de la lecture des péricopes
de la Torah ; elle prit sa forme statutaire définitive autour du IIe siècle
après Jésus-Christ. Son noyau antique est le Shema Israël (“Écoute
Israël !”), constitué de trois passages bibliques (Dt 6, 4-9 et 11, 13-21 ;
Nb 15, 37-41), qui joue, nous allons le voir, un rôle central dans la
théurgie juive du Nom. « Pièce maîtresse des trois prières quoti-
diennes »71, les shemoné ésré contiennent : 1/ La bénédiction sacerdo-
tale (Nb 6, 24-26), associée aux anciens rites sacrificiels ; 2/ La qedousha
(sanctification) : Saint, Saint, Saint, le Dieu des Armées, la terre entière est
remplie de Sa Gloire (Is 6, 3). La troisième partie de la liturgie, après le
Shema Israël et les « dix-huit » bénédictions, est le tahanoum, ancienne
prière de supplique personnelle, progressivement intégrée dans le
culte synagogal. Le qaddish, dit à la suite, conclut l’office avec l’Alénou
le-shabeyah. Notons l’interdit qui pèse sur l’écriture des prières de
l’ancienne Synagogue.
• Alénou le-shabeyah : « Rendons grâces à Dieu ».
Prière fort ancienne, pense-t-on, généreusement attribuée par la
tradition à Josué (suite à la prise de Jéricho), en tous cas attestée à
l’époque de la Grande Assemblée et du Second Temple. Abba le
Grand, le Rav, fondateur de l’Académie de Soura (en 219) et juriste
renommé (tout juif connaît son aphorisme selon lequel est incorrect en
public ce qui est interdit en privé), l’adopta pour le rituel du Nouvel An.
« Vers le XIIe siècle, les Juifs d’Europe occidentale commencèrent à
dire l’Alénou au cours de l’office quotidien du matin. Par la suite on
l’intégra à la Amidah de Yom Kippour, puis aux deux autres offices
des prières quotidiennes [...] Alénou s’imposa vite comme credo,
presque au même titre que le Chéma, également chez les Juifs
séfarades et orientaux. »72
• Le Hallel : « Louanges ».
« Hymne d’action de grâces et de louange à Dieu du livre des
Psaumes, qui font partie de la liturgie des jours de fête [...] Il est de

71
M.-R. Hayoun, La Liturgie juive…, p. 35.
72
DEJ, p. 36.

76
tradition de le réciter entre la Amidah de l’office du matin et la lecture
de la Torah. »73 Le Hallel « complet » comprend l’intégralité des six
Psaumes 113 à 118. Les trois premiers versets du Psaume 113 sont
consacrés au seul Nom de Dieu : Alléluia ! Louez, serviteurs de YHVH,
louez le Nom de YHVH ! Béni soit le Nom de YHVH, dès maintenant et à
jamais ! Du soleil levant jusqu’à son couchant, loué soit le Nom de YHVH !
(trad.Osty). Selon le Talmud, le Hallel est récité dix-huit fois par an en
eretz Israël et vingt-et-une fois en diaspora. Quant au vocable hallelou-
yah (“Louez Dieu l’Éternel”), il apparaît à treize reprises en ouverture
ou en clôture des Psaumes. Les liturges chrétiens l’intègreront (=
Alléluia) pour marquer l’allègre consentement de la communauté
ecclésiale.
• Le qaddish : « sanctification » du Nom.
Mentionné au IIe siècle, mais déjà attesté au Temple dans son
noyau primitif, il « constitue l’exemple typique des prières du Bet ha-
Midrash [...] Cette prière devait avoir cours (sous quelle forme ?) bien
avant la destruction du Temple [...] La phrase clé est en araméen et
s’énonce comme suit : [...] Que son grand Nom soit éternellement béni [...]
Le Yehé sheméh rabba rappelle un verset de Daniel (Que le Nom de Dieu
soit béni d’éternité en éternité ! Car à Lui appartiennent la sagesse et la
puissance : Dn 2, 20, trad. du Rabbinat) lui-même rédigé en langue
araméenne ; on en trouve la formulation hébraïque en Psaume 113, 2
[...] La sanctification du Nom et l’attente du règne divin sur terre, la
bénédiction et l’exaltation du Nom... »74 constituent l’essentiel du
qaddish. Il est récité notamment, en totalité ou non, en conclusion de
certaines parties de l’office synagogal et de lectures de la Mishna, ou
encore pendant la période de deuil ; le quorum des dix hommes
(minyan) est exigé. Nous en donnons un extrait : « Que le Nom du
Très-Haut soit exalté et sanctifié dans le monde qu’Il a créé selon Sa
volonté [...] Que le Nom de l’Éternel soit béni à jamais et dans toute
l’éternité. Béni, loué, célébré, honoré, exalté, vénéré, admiré et
glorifié, soit le Nom du Dieu Très-Haut, au-dessus de toutes les
bénédictions, de tous cantiques et hymnes de louanges... Amen ! »75

73
Ibid, p. 424 sqq.
74
M.-R. Hayoun, La Liturgie juive, p. 63.
75
DEJ, p. 838 sq. Et citation suivante.

77
• La Qedousha (« Sanctification »).
Elle recouvre la triple louange de la vision d’Isaïe (6, 3) : Saint,
Saint, Saint est le Dieu des Armées, Sa Gloire remplit toute la terre (c’est le
Trisagion ou Sanctus de l’Église), à laquelle est jointe un verset
d’Ezéchiel (3, 12) et le verset 10 du Psaume 146. Dans le cadre du
shabbat, on y joint couramment le credo de l’Unité : Écoute Israël,
l’Éternel notre Dieu, l’Éternel est Un (Dt 6, 4). La Qedousha de-Amidah est
« récitée debout, comme partie intégrante de la troisième bénédiction,
durant la répétition de la Amidah par l’officiant [...] entre autres, aux
offices du matin et de l’après-midi ». On l’introduit par la formule :
« Nous (Israël) sanctifierons ton Nom sur terre » (Neqaddesh et shimkha
ba-olam).
• Qiddoush ha-Shem et Hilloul ha-Shem (« Sainteté » et « Profanation
du Nom »)
Ces deux vocables, qui nous signifient ce que le bien est au mal,
reposent sur l’exégèse d’un verset du Lévitique (22, 32) : Vous ne
profanerez pas mon Nom de sainteté..., que Maïmonide introduira dans
son Livre des Commandements. Elle est exprimée sous les modes du
martyre, de la conduite morale et de la prière sincère. Depuis
l’époque des tannaïm, « mourir pour la sainteté du Nom » est consi-
déré comme la perfection du martyre. Quant à la conduite, suivant sa
bienfaisance ou sa malfaisance, elle sanctifie ou profane le Nom ;
ainsi « effacer » arbitrairement le Nom est considéré comme un acte
nuisible et hilloul. C’est enfin la grande prière (tefilla) quotidienne,
spécialement avec la récitation du Shema Israël : Écoute, Israël, l’Éternel
notre Dieu, l’Éternel est Un... Béni soit à jamais le Nom de Son Règne
glorieux !... La Qiddoush ha-Shem constitue la troisième des six
Bénédictions de la Amida (Élément central des trois offices quotidiens,
qui se substitue aux offrandes faites anciennement au Temple). Après
les deux premières bénédictions sur les patriarches (avot) et les
« hauts-faits » (gevourot) de l’Éternel, c’est la « sainteté du Nom »
(qiddoush ha-Shem). On la récite debout, face à l’Arche sainte et à
Jérusalem, en semaine, au shabbat, aux fêtes de pèlerinage, à Rosh ha-
Shanah (Nouvel An) et à Yom Kippour.

78
Théurgie « unionante »
Suivant les kabbalistes et depuis l’école d’Isaac l’Aveugle (1165-
1235 ; il conjoindra certains aspects du néoplato-nisme à la pensée
juive), le Nom ineffable et merveilleux, le Shem ha-meforash, est le
symbole même de la plénitude du Monde d’En Haut. Mais il fallut la
création de l’Homme, voulu par Dieu à son image et ressemblance, pour
que ce Sceau soit apposé sur le Ciel et sur la Terre. Moitiés
hémisphériques de l’Univers, que le Nom maintient unies (au sens du
symbolon grec, avec l’idée d’une re-connaissance, chaque moitié
complétant et reflétant l’autre), par la hauteur de la transcendance (Il
est le « Très-Haut ») et par l’étendue de l’immanence (Il est le « Tout-
Puissant »). Le Nom de Dieu fut « par-fait » avec le conjointement des
deux binômes tétragrammatiques (“YH”-“VH”), de sorte que le Nom
connu ou connaissable par les hommes soit le reflet le plus direct du
Shem ha-meforash d’En-Haut. De même l’ancêtre de notre humanité,
l’Adam “protoplaste”, donne consistance ou matérialise en quelque
sorte le Corps un et insécable du Logos anthropomorphique désigné,
lui, comme “qadmôn” (rac. QDM : ce qui précède, ce qui prévaut par
le rang ; comme la transcendance au regard de l’immanence, ou “YH”
au regard de “VH”). C’est pour l’homme depuis trop longtemps
oublieux, rendu malade par les conséquences dégradantes de ses
fautes répétées, que Dieu s’offre librement dans son Nom. Il veut que
son « Peuple élu » se soumette enfin à la Loi, et qu’il guérisse défi-
nitivement de cette terrible blessure causée à la « Petite Face » de ce
monde ; blessure fatale provoquée par l’Ange déchu et actualisée par
le couple adamique… réparer la déchirure du voile Vilon, le voile
sensible du temple humain, et rouvrir les voies séfirotiques de la
connaissance de l’Âme universelle, pour ramener finalement
l’heureux élu à l’Un.
L’histoire du peuple d’Israël symbolise les vicissitudes de l’âme
humaine, rongée par ses infidélités habituelles à la Loi, et condamnée
à servir – ad æternam si elle n’y prend garde ! – les idoles avec lesquels
elle se complait. Un des épisodes dramatiques de cette histoire, qui
risque d’altérer le plérome divin et l’unicité de la création, par
régression du “Nom” à son « incomplétude pré humaine »76, est

76
Ch. Mopsik, Les Grands textes…, p. 83.

79
commenté par Isaac l’Aveugle. Il s’agit du passage de l’Exode où
Moïse, au sommet de la montagne, recourt au rite de la Bénédiction
par élévation des mains et invocation du Nom de l’Éternel ; ceci afin
de permettre aux Israélites, conduits par le bien nommé Josué
(Yehoshoua : Dieu qui est Yâh, est salut), de vaincre les Amalécites,
réputés pillards et propagateurs des influences nuisibles du désert. En
agissant contre le « peuple élu », Amaleq (un des petits-fils d’Ésaü) et
les siens entreprennent, par force, de briser le lien du serviteur et de
son Seigneur, visant implicitement à rompre l’unité indivise du Nom
du Dieu d’Israël. Les moitiés “YH” (le Nom Yâh) et “VH” du Symbole
seront alors dissociées, et la dernière lettre (le hé redoublé) se trouvera
soudainement exilée avec la Shekinah ; ou, dans la représentation
séfirotique, avec Malkut, surnommée parfois la « Gloire du Nom ».77
Amaleq, c’est évidemment – pour chaque âme que Dieu a élue pour
l’appeler, Lui – l’incarnation de l’ennemi héréditaire qui l’assaille et
qu’elle doit repousser sans cesse. Pour la cause de YHVH beaucoup
d’autres combats suivront, en effet : de génération en génération (Ex 17,
16)… David même n’exterminera qu’ un grand nombre (1 Sm 30,
17) d’adversaires ; le mal n’est donc pas vaincu… au cas où nous en
douterions ! Par-delà le droit imprescriptible d’Israël à vivre le temps
de l’exil parmi les nations, la bénédiction de Moïse – articulée autour
de l’invocation théonymique – vise à restaurer la plénitude du Shem
ha-meforash, à « rétablir... l’intégrité du deus revelatus »78 ; l’intégrité du
Nom révélé. Ainsi Israël pourra toujours, dans la suite des épreuves,
assumer son devoir irréfragable de glorification et de confession
(hodaah) du Nom, et les influx divins passeront et irrigueront les
portes et les canaux séfirotiques, sustentant la création entière... dans
l’attente enthousiaste (animé d’un transport divin) du Messie.
La tossefta Yoma (2, 2) rapporte la tradition selon laquelle, pour
Kippour, le grand prêtre invoquait le Nom sacré à dix reprises. Sur
cette base, le kabbaliste Ezra ben Salomon de Gérone, disciple d’Isaac
l’Aveugle, établit une relation avec la décade séfirotique : « Réunir le

77
Malkout, ou le Royaume (d’Israël), est dégradée au dixième rang des Émanations
divines, en dessous du voile “Vilon” (le Rideau extérieur du Temple), parmi les
« nations » de la discorde et de l’erreur. On établit par ailleurs des correspondances
entre les neuf autres sefirot et le trigramme YHV.
78
Ch. Mopsik, Les Grands textes…, p. 85.

80
Nom (suprême) dans ses lettres et y inclure les dix sefirot, telle la
flamme liée à la braise. Avec sa bouche on l’évoquera par ses sub-
stituts (qui permettent la vocalisation), et en son cœur on le réunira
dans sa forme (ou sa réalité scripturale). »79 Ou encore : « Quiconque
réunit les rameaux à la racine et élève les sefirot en un unique faisceau
[...] adhère ainsi au Grand Nom, béni soit-Il. »80

Le Shema Israël et les secrets du Messie


Le Nom tétragrammatique n’étant plus liturgiquement invoqué
dans le Temple, connu du « peuple extérieur » comme par ouï-dire,
c’est l’ouvrage des plus pieux (hassid) de réaliser l’unification des
Déterminations (Sefirot) de l’Un (Ayn-Sof). Par une grâce particulière,
eux connaissent la réalité cachée du Nom et la signification intérieure
de la Torah, comme ils sont dépositaires de la science des lettres-
nombres, qui donne aux choses leur mesure et leur place. Sous la
bienveillante protection des « trente-six » justes et des « soixante-dix »
sages d’Israël qui constituent la hiérarchie ésotérique, maintenue
pour la durée du cycle de la tradition hébraïque, il leur incombe de
compenser la faillite d’une humanité oublieuse de l’essentiel et
vaniteuse, indifférente à son origine élective, à ses devoirs, à son
salut... Cette œuvre rédemptrice, qu’inspire la Sagesse et qu’éclaire
l’Intelligence, est d’une nécessité très actuelle, alors que, drama-
tiquement, l’issue messianique paraît toujours repoussée. C’est là le
paradoxe des épreuves sacrificielles que Dieu impose à ceux qu’Il a
élus et dont Il projette le salut. L’inlassable effort de restauration
(tiqqoun) du monde, à laquelle discrètement les saints, les sages, les
fidèles, sont par leur fonction même attachés, remet en quelque sorte
« à plus tard » la venue du Messie. Et puis si le mal a chaque jour plus
d’audace, il faut de plus grands efforts de réparation ! Pour les
kabbalistes du foyer de Gérone, comme pour tous ceux qui – par de
subtiles parentés – bénéficieront au cours des siècles d’une même
influence mystique, l’unification (yioud → lettre yod) cardiaque du
« Grand Nom » est la voie de la Réparation du Ciel, donc de la

79
Ibid, p. 89. Les parenthèses sont de nous.
80
Anonyme, école d’Isaac l’Aveugle ; cité par Ch. Mopsik, dans Les Grands textes…,
p. 92.

81
Rédemption d’Israël et de l’humanité adamique, notre humanité. La
récitation du Shema Israël – attestant l’Unité/Unicité divine – est l’outil
par excellence de cette théurgie unionante du Nom, pratiquée par
une élite qui est la conscience sur-vivante du Peuple. Comme la
« Bénédiction » de Moïse (par conjonction de l’élévation des « dix
doigts » et de l’invocation du Shem ha-meforash) sauva les Israélites
des griffes de l’ange du mal et des puissances erratiques, les
serviteurs pieux sont en conscience remplis du Nom. Eux qui savent
la théurgie de l’unification (du Haut et du Bas, et des Extrémités du
Monde), préparent la voie du Messie, et par là préservent l’humanité
d’une fin prématurée. En réalisant le plan de Dieu par le maintien ici-
bas de son Nom, ils « provoquent » littéralement (pro-vocare)
l’épanchement de la Bénédiction dans le plérome, de Monde en
Monde, depuis la Couronne royale qui ceint l’Archange Métatron,
« au-dessus » du Voile intérieur, jusqu’à la dixième des dix sefirot,
« au-dessous » du Voile extérieur : Malkout, la Reine voilée d’Israël ;
puis, par diffusion, jusqu’au « monde extérieur » des soixante-dix
nations qui reçoivent leurs parts respectives de la Lumière d’En-haut,
sous autant de modes propres (chacune étant sous la juridiction et la
protection d’un ange particulier). « Tout homme d’Israël qui
proclame l’unité de son Nom deux fois par jour, c’est comme s’il
instaurait la paix dans le monde, parmi les êtres d’en haut et parmi
ceux d’en bas. »81 Et son contemporain Moïse de Leòn (1240-1305) :
« Nous devons veiller à unifier le Nom [...] une fois le jour et une fois
la nuit. »82 Aux deux pôles symboliques, zénith et nadir, du cycle
temporel de notre âme.
Cette proclamation quotidienne n’est autre que le credo du
judaïsme : le Shema Israël (YHVH Elohénou, YHVH Ehèd) (Dt 6, 4-9 ; 11,
13-21) dont l’énonciation mystique vise à conjoindre le Tétragramme
au mot « Un » (Ehèd), mot dont la valeur numérique (1+8+4 = 13) est
celle de « amour » (ahabha : 1+5+2+5) ; la conjonction “Un” et “Amour”
équivaut ainsi au Tétragramme83. L’effort méthodique de reconstruc-

81
Joseph de Hamadan ; cité par Ch. Mopsik, dans Les Grands textes…, p. 175.
82
Ibid, p. 151.
83
Il y a beaucoup à comprendre de la relation des initiales de “YHVH” et de “Ehed”,
soit les lettres yod (= 10) et alef (= 1). La Source de la Sagesse (Ma’yan ha-Hokmah),
opuscule abscons sur la mystique du langage, envisage ce sujet.

82
tion du Temple spirituel portera sur la visualisation des graphes
tétragrammatiques, sur le binôme “YH” qui est le Nom canonique
“YHâ”, et sur la vocalisation « expirante » de Ehèd. « À chaque fois
que l’on trouve le Tétragramme cela veut dire YHVH est Un »
(…mais aussi bien “YHVH est Amour” !), soutient Joseph Gikatila
dans son Jardin des Noyers : « Dieu est Un veut dire : le Nom en
mouvement. »84 L’opération de réunification (des binômes) du Nom,
en rassemblant les lettres dispersées du plérôme, à partir du hé de
l’exil, reconduit degré par degré et de façon spiralo-ascendante
(= vortex : mot qui conjoint les idées de mouvement et de sommet)
l’âme d’Israël jusqu’au Palais suprême de l’Ayn-Sof : « Haut-lieu » de
l’Être-Un (Ehèd). Les « six cent mille » âmes présentes au Sinaï étant
comme une descendance de l’âme primordiale d’Adam, dont les
familles depuis dispersées doivent être définitivement réunies.
Gershom Scholem rapporte ces propos précieux de Nathan de
Gaza (1643-1680), « prophète » du pseudo messie Sabbataï Tsevi, sur
le Shema Israël : « Quand vous prononcez le mot ehad (un) du Shema
(Écoute, ô Israël, YHVH notre Dieu, YHVH est Un), vous devez méditer
qu’Il est l’Un absolu, l’Être absolu et la Fin absolue, que de Lui
émanent tous les mots, et que vous vous offrez tout entier au martyre
pour Son saint Nom, afin d’unir “VH” et “YH”. Vous devez
également méditer sur les combinaisons des lettres des Noms YHVH,
’HYH (Ehéyhé) et ’DNY (Adonaï), afin que l’illumination de la Cause
de toutes causes puisse devenir manifeste en elles, de VH à YH, et de
YH à VH... Le saint Nom YHVH sera alors lu comme un double YH
(Yhé-Yhé), et l’Écriture sera réalisée. »
Dans le Sefer ha-Yashar, Abraham Aboulafia (1240-1291)85 ratta-
chera sa « kabbale des Noms » (M. Idel) aux secrets du Messie.
Connaître les théonymes et maîtriser la prononciation du Shem ha-
meforash, comme les grands prêtres du Temple et les générations de
saints, c’est aussi avoir connaissance du nom propre du Messie
d’Israël. Mieux encore, l’onction spéciale qui est conférée à celui-ci, le
rite de son investiture (de vestir), ne serait autre, en vérité, que la

84
Cité par M.-A. Ouaknin, Tsimtsoum..., p. 173 sq.
85
Originaire d’Espagne, il fit école en Sicile dans la dernière décennie de sa vie. Trois
siècles plus tard, sa pensée magistrale influencera Isaac Louria et les kabbalistes de
Safed.

83
Connaissance même du Grand Nom qu’il proclamera solennellement
en bénissant (en « vêtant » du manteau protecteur de l’unité divine)
les « soixante-dix » peuples réunifiés : Les nations sauront que Je Suis
YHVH (Éz 39, 7). Signification universelle de la « reconstruction du
Temple » (eut égard à la Tradition abrahamique, donc « primor-
diale ») ou, de façon plus évocatrice, de sa ré-élévation mystique. C’est
ainsi que la pratique invocatoire du Nom est un mode d’ « expérience
messianique » (M. Idel). Aboulafia ira jusqu’à parler d’une « nouvelle
Religion » du Nom et d’une « nouvelle Torah » spirituelle, en accom-
plissement ultime de la Loi révélée à Moïse ; secret conservé et
transmis de cœur à cœur. Alors, en ce jour-là YHVH sera un et son Nom
unique ; de façon fort éloquente cette prophétie de Zacharie (14, 9),
dont le nom (rac. ZKR) signifie précisément « mémoire de Yâh »,
clôture les trois prières quotidiennes de l’office synagogal. Le Nom
est bien la clef de la délivrance messianique des peuples. Alors, je
donnerai aux peuples des lèvres pures, afin qu’ils invoquent tous le Nom de
l’Éternel YHVH, et Le servent d’un commun accord (Soph 3, 9) : une
langue pure, « angélique », pour une humanité réunie par le chant
permanent à la gloire du Nom-Un de Dieu, et pour toujours en paix.
Enfin, Aboulafia établira, dans le Sefer Sitrei Torah, l’identité du
tétragrammate, d’une part avec le nom du Messie (Mashiha), d’autre
part avec le théonyme Shaddaï et l’archange Métatron, identifiés à
l’Intellect agent des philosophes (Shaddaï et Métatron ont même valeur
numérique). On sait d’autre part, avec l’ancienne littérature mystique
du Char et des Palais qu’ « Énosh c’est Métatron », mais encore qu’il
existe un étroit lien fonctionnel entre Énosh et Élie. Le processus
d’angélomorphose d’Énosh-Élie, depuis leur mission prophétique
jusqu’à leur apothéose, est étroitement lié au rassemblement des
lettres et donc à l’unification du Nom suprême. Rappelons que le
nom Élie (ELYa ; développé graphiquement ELiYaHou) est une
permutation du théonyme YaHou-EL, et que Métatron, l’Ange de la
Face ou de la Couronne, est parfois appelé le « Petit YHVH ». C’est
dire l’importance vitale de la venue récurrente d’Élie auprès des
serviteurs les plus fidèles de YHVH, et laisser entendre la science de
l’agrément du Nom qu’il leur dispense en vue de la réalisation
messianique du Plan divin. Le royaume d’Israël se prépare et le
Messie lui-même s’établit à chaque mention du Nom…

84
FLORILÈGE

1. Rends-moi digne

« Rends-moi digne de la Lumière, dans la Lumière de ton Nom. »


Salomon ibn Gabirol (v.1020-v.1057) : La Couronne royale. Dervy, p. 87. Natif
de Malaga, un des poètes judéo-espagnols les plus éminents. Sa Kether
malkhout a été intégrée dans la liturgie séfarade de Yom Kippour. La Source
de Vie, rédigée en arabe, est un traité d’inspiration platonicienne.

2. Tout est dans la racine

« De même que le rameau provient de la racine, toutes les formes


proviennent du Nom unique. Il s’ensuit que toute chose est dans la
Racine qui est le Nom unique. »
Issac l’Aveugle (1165-1235) : Commentaire sur le Sefer Yetsirah. Figure de
proue de la kabbale languedocienne (il vécut dans le Narbonnais), ses
spéculations d’inspiration néo-platonicienne rayonnèrent en Catalogne,
région appelée à devenir un grand foyer de l’ésotérisme hébraïque. Ezra de
Gérone sera un de ses principaux disciples.

3. Les lettres du Nom ineffable

« Celui qui veut que Dieu soit toujours avec lui dans ce monde ci et
dans l’autre, devra mettre devant les yeux de son intellect et de sa
pensée les lettres du Nom ineffable […] Et lorsqu’il les mettra contre
ses yeux, le regard de son intellect fixé sur elles et la pensée de son
cœur sur l’infini ne feront qu’un. »
Isaac d’Akko (XIIIe siècle). Dans Moshé Idel, L’Expérience mystique…, p. 48.

85
4. L’union (deveqout)

« L’union peut s’identifier au souvenir et à l’amour constant du Nom,


à une pensée toujours proche de Dieu, que l’on soit en chemin,
couché ou debout. »
Nahmanide (1194-1270) : Commentaires sur la Thora. Dans Y. Jacobson, La
Pensée hassidique, Cerf, p. 123, note 6. Natif de Gérone, autorité talmudiste de
pre-mier plan, animateur de l’ « école de Barcelone ». Il assuma d’impor-
tantes charges à la cour de Jacques Ier d’Aragon, et dans sa vieillesse émigra
en terre d’Israël, à Jérusalem, puis à Acre. Sa perspective vise à conjoindre
l’étude de la Loi, la philosophie maïmonidienne et la mystique.

5. La plus haute connaissance

« La troisième sorte (de compréhension) est la connaissance au


moyen du Nom infiniment caché qui est décrit comme “Visage”…
Elle est la plus élevée et réservée à ceux qui craignent Dieu. »
Isaac ibn Latif (1210-1280) : Les Secrets du Roi. Kabbaliste philosophe
tolédan.

6. Au degré de la vision

« Dans le Nom, mon intellect a trouvé une échelle pour s’élever au


degré de la vision. »
Abraham Aboulafia (1240-1291). Dans Moshé Idel, L’Expérience mystique…,
p. 31. Natif d’Espagne, il séjourna en Sicile pour y enseigner notamment la
gématrie. De caractère ascétique, sa pensée, dans la perspective philoso-
phique de Maïmonide, inspirera les kabbalistes de Safed. Il revendiquera en
public une vocation messianique. Parmi ses ouvrages, le Sefer ha-Yashar.

7. Lui et son Nom sont un

« Il te faut savoir qu’en ce qui Le concerne, béni soit-il, Lui et son


Nom sont une même chose. »
Moïse de León (1240-1305) : Sefer ha-Rimon. Dans Charles Mopsik, Les Grands
textes…, p. 571. Moïse est considéré comme le rédacteur principal du corpus
d’écrits inspirés que constitue le Livre de la Splendeur : le Zohar.

86
8. Son Nom est la Torah

« La Thora est en Lui, et c’est ce que disent les kabbalistes : Le Saint,


béni soit-il, est dans son Nom, et son Nom est en Lui, et son Nom est
la Torah… Les lettres de son Nom sont Lui-même. »
Joseph Gikatila (1248-1325) : Livre sur les raisons mystiques des Commande-
ments. Dans Gershom Scholem, Les Noms…, p. 111. Kabbaliste castillan de
l’ « école du Zohar », avec Moïse de León ; auteur des Portes de la Lumière.

9. Le secret

« Sache que le secret de toute la Torah est d’amener la Gloire du Nom


en ce monde. »
Shem Tov ben Shem Tov (XIVe-XVe siècles). Dans Ch. Mopsik, Les Grands
textes…, p. 259. Kabbaliste espagnol, auteur du Livre des Croyances (Sefer ha-
Emounot).

10. Réunir les lettres

« Quand l’homme prie avec une intention juste, les paroles, mots et
lettres, montent avec et unissent le grand Nom. »
Meïr ibn Gabbay (v.1480-v.1545) : Derekh Emounah. Dans Ch. Mopsik, Les
Grands textes…, p. 372. Kabbaliste espagnol exilé en Turquie. Son ouvrage
majeur est le Livre du Culte du Saint (Sefer Avodat ha-Qodesh).

11. Le secret de l’Amour

« Sache que lorsque le juste unit les lettres du grand Nom l’une à
l’autre, de tout cœur, d’une intention entière et par un amour adé-
quat, alors l’âme se lie et s’attache au secret de l’Amour. »
Yehoudah ben Hanin (XVIe siècle). Ch. Mopsik, Les Grands textes…, p. 444.
Kabbaliste marocain, auteur de L’Arbre de Vie (Ets ha-Hayim).

12. Isole-toi

« Au moment où tu veux méditer ce Nom redoutable, orne ton corps


et isole-toi dans un lieu d’où personne ne peut t’entendre. Purifie ton

87
cœur et ton âme de toutes préoccupations mondaines, et figure-toi
que ton âme s’apprête à quitter ton corps. »
Moïse Cordovero (1522-1570) : Pardes rimmonim, ch.XXI. Dans Paul Fenton,
Prière, mystique et judaïsme, Université de Strasbourg, p. 149. Kabbaliste
d’origine espagnole, il s’établit à Safed où il eut plusieurs disciples, dont
Éliyah de Vidas ; peut-être enseigna-t-il aussi, peu avant sa mort, à Isaac
Louria. Avec le Jardin des grenades (Pardes rimmonim), son principal ouvrage
est un commentaire sur le Zohar : La Lumière précieuse.

13. Servir le Nom

« Tout homme doit servir le Nom de toute sa force, car le Nom veut
qu’on le serve de toutes les façons, une fois de telle manière, une fois
de telle autre… Qu’il fasse toute chose avec zèle, car en toutes choses
il peut servir le Nom. »
Dov Baer de Mezeritch (1710-1772) : Sevet harybsh. Dans É. Robberechts, Les
Hassidim, Brepols, p. 118 sq. Surnommé le “grand Maggid”, le Prédicateur
succéda au Baal Shem Tov à la direction du mouvement hassidique, qu’il eut
le mérite d’organiser. Sa pensée féconde fut recueillie dans le Maggid devarav
le-Yakov. Plusieurs de ses disciples établiront des « cours » célèbres.

14. En toutes nos actions

« Le principal pour l’homme est de comprendre que le Nom se trouve


en tout lieu et dans toutes ses entreprises. Aussi peut-il pressentir
même dans les anecdotes les intentions du Créateur, comme lors de
l’étude et de la prière. »
Publié à Zolkiev (en 1794), le Keter Shem Tov est une des premières antho-
logies hassidiques ; constituée des propos du Baal Shem Tov (le Besht),
rapportés par son disciple Jacob Joseph de Polnoye, et d’homélies de Dov
Baer, le grand Maggid de Mezeritch.

15. Où est le Nom ?

« Sais-tu où le Nom se trouve ? Il est là où tu le laisses entrer. »


Menahem Mendel de Kotsk (1787-1859). Dans É. Robberechts, Les Hassidim,
p. 166. Né près de Lublin, Menahem fut une « figure éminente du hassi-

88
disme polonais » (DEJ). Plusieurs anthologies de ses enseignements –
qualifiables d’ « élitistes » – parurent après sa mort.

16. Revenir aujourd’hui vers le Nom

« Que le méchant abandonne sa voie et le criminel ses pensées, qu’il revienne


vers le Nom, notre Dieu riche en pardon (Isaïe 55,7). Si le Nom nous
ordonne de revenir à lui, chaque jour est le bon jour pour ce faire. »
Hananyah Yom Tov Teitelbaum de Sighet (1830-1904). Petit-fils de Moïse
Teitelbaum d’Ujhely, il introduisit le hassidisme en Hongrie et fonda la
dynastie Satmar. Auteur du Qedoushat-Yom Tov (1895).

89
Deuxième partie

CHRISTIANISME
Chapitre V

LA PRIÈRE DU CHRÉTIEN

« Qui ne croit pas en lui est déjà jugé, parce qu’il n’a pas cru au nom du Fils
unique de Dieu. »
(Jn 3, 18)

« “Il est grand le mystère de la foi”. L’Église le professe dans le


Symbole des apôtres, et elle le célèbre dans la liturgie sacramentelle,
afin que la vie des fidèles soit conformée au Christ dans l’Esprit Saint,
à la Gloire de Dieu le Père. Ce mystère exige donc que les fidèles y
croient, le célèbrent et en vivent, dans une relation personnelle avec le
Dieu vivant et vrai. Cette relation est la prière. »86 Que n’a-t-on dit de
la prière, et dans des expressions de la plus poétique beauté dont
l’homme sait se montrer capable ! Manifestation verbale d’une
motion du cœur, preuve de la sensibilité de l’âme à l’appel divin, elle
peut et doit entraîner l’ébranlement de l’être en même temps que
l’activation de nos facultés. Quant aux créatures qui nous entourent,
elles savent quand nous prions, en en ressentant solidairement les
effets, et les anges, que nos prières attirent, se réjouissent et en
témoignent dans les cieux, jusqu’au Trône divin. Une « prière » qui
ne permettrait pas la conversion des puissances de l’âme serait une

86
Catéchisme de l’Église Catholique (CEC) 2558. La structure consonantique p-r
présente le sens général de « en avant » (→ préfixe pro), qu’on trouve dans premier,
primaire, primordial, primauté, privé, etc. Au lever du jour, la prière doit être, en
effet, notre « priorité ».

93
discordance dans la création, et elle resterait vaine ; on jugera là
encore l’arbre à ses fruits, et ceux de la prière sont d’abord d’ordre
spirituel. « Relation » dit le Catéchisme… En effet, Dieu entend bien et
connaît les besoins les plus profonds de l’homme qui s’adresse à lui,
l’ayant lui-même doué de parole à cette fin, l’ayant doué d’une
capacité mentale et verbale apte à compenser les effets de la
déchéance du paradis de sa proximité. Nous savons, par la mémoire
spirituelle de notre cœur, que le Père miséricordieux appelle ses
enfants égarés et leur donne, par son parfait amour et son infini
pardon, les mots de la consolation et du salut. Ceux par lesquels nous
le prions de nous délivrer de la prison du monde, et qui soutiendront
la volonté patiente et persévérante d’un complet sacrifice. L’Évangile
nous révèle l’enseignement de la prière véritable, rattachée aux
secrets du cœur, dans ses manifestations personnelles et commu-
nautaires. Elle suppose une foi sans concession et l’humiliation de
l’âme devant la toute-puissance et l’infinie grandeur de son Seigneur ;
c’est de cette façon que notre prière est une coopération à l’œuvre
divine de rédemption des âmes et de notre propre humanité. Lorsque
nous prions dans cette disposition d’esprit, c’est Dieu qui inspire les
mots, car c’est Lui qui prie alors en nous, comme nous en Lui ; dans
cette infusion intime des natures divine et humaine, que seul le fidèle
peut parfaitement réaliser, le Royaume de Dieu est tout proche (Mc 1,
15).
L’Église définit quatre genres de prière :
1/ La prière de demande ; elle est le constat de notre impécuniosité
devant Lui.
2/ La prière d’intercession ; comme l’Esprit Saint intercède pour
nous, nous en appelons à Lui pour le salut de notre prochain et la
protection de l’Église.
3/ La prière d’action de grâces ; elle s’exprime dans le sacrifice
eucharistique ; là le Fils nous libère du pouvoir du péché et de la
mort, pour nous re-consacrer, à la seule Gloire du Père.
4/ La prière de louange ou d’adoration ; par laquelle le serviteur
incline simplement son âme vers le Seigneur. On ne demande ni
n’attend rien, on loue Dieu pour ce qu’“Il est”.
Dans la mesure où elle est convenante, toute adresse à Dieu lui est
agréable ; Dieu le Père aime qu’on lui demande ce que, par com-

94
passion à notre égard, Il peut nous donner… Mais la louange désin-
téressée du cœur est encore meilleure, et c’est à cette fin parfaite qu’Il
nous donne son Nom, celui de son Fils, Sauveur unique, comme
aliment de notre foi.
« À tous les grands moments de l’Évangile, le Christ place ses
actions sous la prière et la bénédiction de Dieu […] Jésus donne le
meilleur exemple du sens profond de la prière : l’abandon total de la
volonté dans les mains du Père […] Luc montre le Christ en prière en
de très nombreux passages de son récit, il est celui qui insiste le plus
sur la prière de Jésus (Et il advint, comme il priait, que l’aspect de son
visage changea…, Lc 9, 29) […] C’est alors qu’il priait que ses disciples
lui demandent : Seigneur, apprends-nous à prier… Il leur dit : Quand
vous priez dites : Père, que ton Nom soit sanctifié, que ton Règne arrive (Lc
11, 1-2). Le Christ dévoile le mystère de la prière. Dieu enseigne aux
hommes à prier et il leur donne le “Notre Père” […] le Christ
pédagogue (psychagogue) a enseigné tout au long de ses trois années
de vie publique comment prier. La prière est efficace, il faut
demander et il sera donné, frapper et il sera ouvert. Le Père du ciel
donne l’Esprit-Saint à ceux qui l’en supplient. La prière permet
d’obtenir le Consolateur, celui qui guide et qui éclaire, et sa présence
est Dieu même. »87 Délivrée de ses attachements ordinaires aux objets
du monde, l’âme peut se tourner vers son for intérieur, et la prière est
alors une activité foncièrement personnelle… comme un contrat ou
une affaire secrète avec Dieu. Dès lors que l’âme se retire dans la
chambre éclairée du cœur, dans le « temps éternel » et le « lieu infini »
de Dieu il n’y a aucune condition de circonstance. Et si ce qu’on met
dans le cœur est simple, n’honorant et n’aimant là que Dieu, Il
l’agréera par la réponse de son propre Verbe : si nous disons “Jésus”,
Il nous répondra “Jésus”, dans la silencieuse plénitude de son propre
mystère. Il est inutile de multiplier les mots, puisque son Nom
comprend tout, bien au-delà de ce que nous y mettons ordinairement,
et que Dieu donne toujours plus que ce que l’humaine mesure permet
d’espérer.

87
Marie-Madeleine Davy (sous la direction de), Encyclopédie des mystiques (1972),
Paris, Payot, 1996, t. I, p. 343 sqq.

95
Il nous paraît utile de rappeler les principes généraux d’une
pratique juste et efficace de la prière, qui est à la foi un devoir
d’humilité (la première des vertus), car on ne demande que si l’on a
conscience d’un manque, d’une déficience au regard de celui qui
possède, et, au-delà de ce sentiment premier, le moyen simple et
direct d’une (re)naissance de toute notre âme à Dieu. Le traité
anonyme que nous sollicitons ici, paru chez Jean Villette, en 176288,
est un parmi bien d’autres que connut l’époque classique. Il n’y a
dans ces extraits rien d’ « original », mais les bases d’une éducation
chrétienne digne de ce nom... En ce sens bien utile à rappeler aujour-
d’hui ! L’intérêt pour nous se porte plus particulièrement sur une
application continuelle de la prière du Seigneur, suivant de fait
l’injonction de l’Apôtre, accessible à tout fidèle ayant l’amour de Dieu
établi dans le cœur. Et l’amour salvateur de Dieu est bien son propre
Nom…

I. Qu’est-ce que prier ?


C’est demander ce qu’on désire […] Defiderium cordis, dit le Roi
Prophète. Voilà pourquoi saint Paul, en même temps qu’il nous
apprend que c’est l’Esprit-Saint qui forme les prières des justes, dit
qu’il prie en eux par des gémissements ineffables. Le gémissement est
une fonction du cœur ; et comme il ne s’exprime point par des paroles,
c’est une chose qui se reflète dans le cœur […] Ainsi réciter haut ou
bas des formules de prière, ce n’est pas prier, si le sentiment du cœur
ne l’accompagne pas. Mais désirer aimer Dieu davantage, gémir de ce
qu’on ne l’aime pas assez, soupirer après le Ciel où on l’aime parfai-
tement, c’est prier […]
II. Quel est l’objet de la prière ?
Les biens de la grâce : car la prière a pour cause nos besoins réels et
véritables, tel celui que nous avons de la grâce. Les besoins du corps et
d’ici-bas n’y entrent donc que s’ils sont liés à nos besoins spirituels,
autant que nécessaire. Il est permis de demander la satisfaction de
besoins corporels, pourvu […] qu’ils ne soient point l’objet principal
des désirs de notre cœur.
III. Les conditions de la prière
1/ Notre besoin. La prière doit donc être attentive. Prier n’est pas un
simple cérémonial, exécuté comme d’autres, sans qu’on y pense ; ce

88
Principes de la Justice chrétienne, ou Vie des justes, chez Jean Villette, Paris, 2ème
édition, 1762, p. 167 sqq.

96
n’est pas une œuvre surérogatoire, qui n’intéresse guère le salut. C’est
une affaire sérieuse, une affaire de conscience, puisqu’elle est relative
à nos besoins, grands et de toute conséquence pour notre éternité […]
2/ La nécessité de la grâce. La prière doit donc être humble. Car qui
attend une grâce attend une chose qui ne lui est point due, pour
laquelle il ne peut alléguer aucun titre ni mérite. L’Esprit nous inspire
ce sentiment d’humilité, en nous apprenant à terminer à son exemple
toutes nos prières par l’invocation du Nom de Jésus-Christ […]
3/L’indignité où l’on est d’obtenir ce qu’on demande. Ainsi la prière
doit être persévérante. Lorsqu’on pense que rien ne nous est dû, et
qu’on a même mérité par bien des façons d’être rejeté, on comprend
qu’il faut tâcher d’obtenir par opportunité ce qui pourrait être refusé
en justice […]
4/ La confiance dans le fait qu’on sera exaucé. Ainsi la prière doit
être pleine de foi. Si on hésitait, si l’on doutait de la puissance et de la
bonté de Dieu, si on n’attendait le succès que comme par hasard, on
ne plairait point à celui qui a attaché toutes ses grâces à une foi vive,
qui les a promises à quiconque croit que c’est en récompense de la foi
du suppliant.
IV. La prière vocale
Ne semble-t-il pas que la prière étant le désir du cœur, celle de la
bouche soit superflue ? Nullement, car les paroles dans la prière, dit
saint Augustin, nous sont nécessaires pour nous remettre dans l’esprit
et devant les yeux ce que nous devons demander : “Ce sont des
avertissements qui nous suggèrent les sentiments dans lesquels nous
devons entrer pour bien prier” ; qui nous font ressouvenir du détail
de nos besoins, des vertus qui nous manquent, des défauts à corriger
[…]
V. Trois genres de prière
• La prière d’office public. La prière faite en commun a la
préférence sur les particulières. En quelque lieu que deux ou trois se
trouvent assemblés en mon nom, je suis au milieu d’eux (Mt 18, 20). Cette
courte parole est décisive […] L’exemple des plus pieux anime ceux
qui le sont moins. Les besoins de ces derniers touchent le cœur des
premiers, les intéressent pour davantage solliciter le Père commun, et
raniment la charité pour leurs frères.
• La prière particulière réglée. Elle se fait à certains temps
marqués de la journée. Saint Augustin nous en dit ceci : “La raison
pour laquelle, quoique nous devions prier sans cesse par le désir
ininterrompu du cœur, nous revenons cependant de temps en temps
dans certaines heures à l’exercice de la prière, c’est pour en réveiller

97
en nous l’esprit et la ferveur, de peur que ce feu sacré, s’étant ralenti
par la dissipation inévitable des affaires, ne vint à s’éteindre
entièrement si nous n’avions soin de le rallumer fréquemment” […]
• La prière continuelle. C’est la prière de ces solitaires d’Égypte,
dont parle saint Augustin, “qui ne cessaient dans la journée de
s’élancer, pour ainsi dire, vers le Ciel, par de courtes aspirations,
qu’on appelle pour cela des oraisons jaculatoires, raptim jaculatas…”
S’il n’est pas donné à tous d’être ainsi dans une application
continuelle à Dieu, on doit au moins tâcher d’en approcher, même de
loin. C’est ce qui est possible à tout bon chrétien, qui a l’amour de
Dieu bien établi dans le cœur.

Publiques, domestiques ou personnelles, les prières relèvent d’un


même commandement du Seigneur : Ce que vous demandez au Père en
mon Nom, Il vous le donne (Jn 15, 16) ; elles correspondent aux états ou
degrés généraux de l’âme, du plus extérieur et sensible, fondu dans
l’apparence émotionnelle des formes légales, au plus intérieur et
spirituel, caché dans le Royaume secret d’un cœur solitaire.

Le “Notre-Père”
(Sanctificetur nomen tuum)

« L’Oraison dominicale est le modèle que Jésus-Christ nous a donné


pour former nos prières et y trouver leur vrai objet. Car si saint
Cyprien appelle le Pater, le modèle pour prier, forma orandi, saint
Augustin l’appelle la règle des saints désirs, regula sancti defiderii.
S’adresser à Dieu comme à son père, c’est une affaire du cœur, parce
que c’est l’amour filial qui parle à l’amour paternel. Les sept
demandes, qui composent ensemble l’oraison, sont l’expression des
divers désirs du cœur chrétien. Désir de la fin dernière ; désir des
moyens d’y arriver ; désir d’être délivré des obstacles qui nous en
empêcheraient. La première des demandes est le Sanctificetur nomen
tuum : Que votre Nom soit sanctifié ! Qu’il soit glorifié en moi et dans
mes semblables ; que nous puissions tous rendre gloire à Dieu par
notre bonne vie, que nous servions à sa gloire par des mœurs dignes

98
de lui, que nous l’honorions et le fassions honorer partout. C’est là la
fin pour laquelle l’homme a été créé.»89

Quant à « l’usage du très saint et divin Nom de Jésus dans la


prière (il) a été établi par notre Seigneur Jésus-Christ lui-même »90,
avec le « Notre Père » : Que ton Nom soit sanctifié (Sanctificetur nomen
tuum). La « prière chrétienne fondamentale » (Tertullien), prière du
Seigneur et de l’Église, fut confiée par Jésus à ses disciples (Mt 6, 9-
13). La sanctification du Nom est la première des « sept demandes »,
lesquelles, avec la formule doxologique (car c’est par Toi qu’appar-
tiennent le règne, la gloire et la puissance.), visent à établir le Règne
glorieux de Dieu sur la terre comme au ciel. C’est désormais « en son
Nom », celui du Fils d’homme : Jésus, qu’il faudra demander au
Père pour être exaucé. Les « sept demandes » sont ainsi « l’expression
de toutes nos nécessités… Elles renferment tout ce qui est conforme à
la volonté de Dieu et à notre avantage », lit-on dans La Montée au
Carmel.
« Dieu révèle son nom, mais Il le révèle en accomplissant son
œuvre. Or cette œuvre ne se réalise pour nous et en nous que si son
nom est sanctifié par nous et en nous […] Finalement, c’est en Jésus
que le nom du Dieu Saint nous est révélé et donné, dans la chair,
comme Sauveur : révélé par ce qu’ « Il est », par sa Parole et son
Sacrifice […] C’est parce qu’Il “sanctifie” lui-même son nom que
Jésus nous “manifeste” le nom du Père. Au terme de sa Pâque, le Père
lui donne alors le nom qui est au-dessus de tout nom : Jésus est
Seigneur à la Gloire de Dieu le Père. »91
L’adresse à « Notre Père » doit ainsi, « dans le nom de Jésus »
(CEC), dans le nom du Fils, réactualiser la sanctification virtuelle
conférée par l’eau baptismale : « Nous recourons à la prière pour que
cette sainteté demeure en nous », dira Cyprien de Carthage (Dominica
oratione, 12). Et Pierre Chrysologue, deux siècles plus tard : « Nous
prions donc pour mériter d’avoir en nos âmes autant de sainteté
qu’est saint le Nom de Dieu » (Sermones, 71). L’énonciation du Verbe,

89
Principes de la Justice…, op.cit., p. 170 sqq.
90
Ignace Briantchaninoff, Généralités ; dans Émile Simonod, La Prière de Jésus,
Sisteron, Présence, 1976, p. 29.
91
CEC : 2808 et 2812.

99
permise par la médiation gracieuse de l’Esprit – qui souffle où il veut
–, révèle la présence réelle et permanente de Dieu en l’homme. Elle
nous offre à réaliser la Vie en Lui… C’est ce Nom et aucun autre « qui
rend la vie aux morts ». En effet, en tant que Principe se nommant lui-
même dans la création et à l’attention de l’homme, le Nom de Dieu
est « Présence » réelle, comme les espèces eucharistiques dont il
partage substantiellement la vertu « unionante ». C’est ce que nous
dit l’adresse de Jésus au Père, dans la belle « prière sacerdotale » du
dix-septième chapitre de l’évangile johannique : J’ai manifesté ton Nom
aux hommes […] et ils ont gardé ta Parole […] Père Saint, garde-les dans
ton Nom que tu m’as donné, pour qu’ils soient un comme nous. On
soulignera à ce propos que l’invocation du Nom de Jésus est théo-
logiquement considérée comme un des « sacramentaires » (avec le
signe de croix, les métanies, la lecture de la sainte Écriture et d’autres
manifestations de foi), pour les distinguer des « sept sacrements »
canoniques dont la doctrine fut reçue par l’Église latine, comme par
les Églises orthodoxes et indépendantes. Les sacramentaires ont
notamment pour raison d’effacer les taches des péchés véniels, et de
repousser les attaques des démons.

En vérité, en vérité, je vous le dit : Ce que vous demanderez au Père, Il


vous le donnera en mon Nom (Jn 16, 23) ; les paroles cruciales de la
Sainte Cène « constituent le fondement dogmatique et ascétique de
l’invocation de son Nom. »92 Il n’est pas un acte quotidien que le
chrétien pieux ne sanctifie dans les termes mêmes par lesquels est
conféré le sacrement baptismal (cf. Mt 28, 19) : « Au Nom du Père, du
Fils et du Saint-Esprit ».
Et donnez-nous de glorifier et de célébrer, d’une seule bouche et d’un seul
cœur, votre Nom très vénérable et magnifique, Père, Fils et Saint-Esprit,
maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles. Amen. La
Doxologie finale de l’anaphore93, suivant la liturgie byzantine de saint
Jean Chrysostome, intègre, nous le remarquons, la profession de foi
trinitaire qui constitue, avec le kérygme apostolique de la Mort-

92
Archimandrite Sophrony, Sa vie est la mienne, Paris, Cerf, 1981, p. 120.
93
Doxologie : prière de glorification divine ; anaphore : prière de consécration
eucharistique.

100
Résurrection et la doctrine des « deux natures » du Sauveur, le socle
de la révélation chrétienne.
Suivant en cela le second commandement du Décalogue, il faut
encore insister sur le point que le chrétien n’usera du Nom du
Seigneur que pour le bénir, le louer et le glorifier (Ps 29, 2, etc.). À la
sainte vénération du Nom s’oppose catégoriquement le blasphème, le
faux serment et le parjure, qui sont des péchés graves, l’irrespect,
serait-il involontaire, un usage détourné à fin divinatoire, un souci
d’enrichissement matériel ou de pouvoir, ou même simplement toute
demande inconséquente ou futile.

La Prière du Seigneur
Saint Cyprien de Carthage (†v.258)
« Comme le Seigneur est plein de miséricorde ! Comme Il est
bienveillant, bon et généreux envers nous ! Il a voulu que nous
fassions notre prière en présence de Dieu, de telle sorte que nous
donnons au Seigneur le nom de Père, et que nous nous désignions
comme ses fils, de même que le Christ est Fils de Dieu […] Nous
devons donc nous rappeler et savoir, lorsque nous appelons Dieu
“notre Père”, que nous devons nous conduire en Fils de Dieu. De
même que nous nous complaisons à considérer Dieu comme notre
Père, Il doit pouvoir se complaire, lui, en nous. Vivons comme étant
les temples de Dieu, pour qu’il soit évident que Dieu habite en nous
[…] Ensuite nous disons : Que ton Nom soit sanctifié. Ce n’est pas parce
que nous souhaitons que Dieu soit sanctifié par nos prières, mais
parce que nous demandons au Seigneur que son Nom soit sanctifié en
nous. Par qui Dieu pourrait-il être sanctifié, puisque c’est lui qui
sanctifie ? Il a dit : Soyez saints, parce que Je suis Saint […] Et puisque
nous péchons chaque jour, nous devons nous purifier
quotidiennement par une sanctification spirituelle. (L’Apôtre) dit que
nous avons été sanctifiés par le nom du Seigneur Jésus-Christ et par
l’Esprit de notre Dieu. Nous prions pour que cette sanctification
demeure en nous […] nous prions le Seigneur par des oraisons
continuelles ; nous le supplions jour et nuit pour que notre
sanctification et la vie, que nous tenons de la grâce de Dieu, nous
soient conservées par sa protection. »94

94
La Prière du Seigneur, 11-12 ; édition M. Réveillaud, Paris, 1964, p. 94.

101
Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit
Le Dieu de la révélation chrétienne est un et trine. On doit à
Tertullien un des premiers développements latins d’une doctrine
trinitaire, et des expressions classiques, comme « trois personnes, une
même substance », ou : « chacune des trois personnes est un autre
(alius), bien qu’il ne soit pas autre » (certains l’attribuent à Albert le
Grand) ; peut-être même le nom de « Trinité ». L’usage du mot
« personne », appliqué à Dieu comme Père, Fils et Saint-Esprit, a fait
couler beaucoup d’encre et causé des polémiques que la critique
moderne, imprégnée d’un plat humanisme, réalimentera. Rappelons
donc que, sous l’Antiquité latine, persona désignait le masque porté
par les acteurs ; c’est là une fonction théâtrale – au sens originel du
mot ; on opposera ainsi l’hiératisme de la personne à l’individu,
l’homme « intérieur » (à l’image de Dieu), à l’homme « extérieur »,
plus ou moins gravement dénaturé, entraîné par les puissances
sensibles de son âme et la lourde attraction de l’ego. Si l’on suit
l’étymologie, la personne est le « son » (= la parole vraie provenant
d’en-haut) qui passe « par » (per-sonare) l’apparence d’une figure
fonctionnelle et symbolique ; le masque est percé, au niveau de la
bouche, pour que la personne exprime la vérité de la parole, sans
subir la médiatique déformation de l’individualité, comme
l’ « oracle » dit sans détour les décrets de Dieu. Les « Personnes » de
la théologie chrétienne ne sont certainement pas des « formes » de
Dieu, comme nous le lisons de façon navrante dans un dictionnaire !
Elles sont la structure hypostatique en laquelle s’unissent substan-
tiellement les natures divine et humaine de l’homme et, par celui-ci,
en laquelle se reconstitue l’unité de la création ; le mode relationnel
de cette union de l’Un au multiple, qui se duplicate à chaque degré
du processus ontocosmologique de la création, suppose une trian-
gulation ; un peu comme chaque humain est un enfant au regard
d’un père et d’une mère, les trois unis constituant la « brique »
élémentaire d’une même famille. Dieu est consubstantiellement et
sans confusion, Père, Fils et Saint-Esprit : « Trois en Un » ; comme Il
est à la fois Volonté, Amour, Intelligence. L’homme lui-même, par
image et ressemblance, est un esprit, une âme, un corps (spiritus – anima
– corpus). Pour le chrétien, la foi trinitaire est dans sa conscience de

102
participer aux Personnes divines, par les dons intrinsèques de la
grâce et ceux extrinsèques des œuvres. En les nommant il loue son
Dieu, il affirme sa vocation et réalise sa propre personne.
Les Pères identifient les saints noms des trois Personnes au Nom
même du Dieu Un. « C’est par la confession des saints Noms, je veux
dire le Père, le Fils et le Saint-Esprit, que le mystère de la foi est
sanctionné. »95 « Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Ils sont
un seul Dieu […] Où tu entends ces noms, il n’y a qu’un seul Dieu »
(Saint Augustin : Homélie sur l’Évangile de saint Jean). « Ce Nom est
commun au Père, au Fils et au Saint-Esprit. Tant parce que le Père et
le Fils sont un seul Dieu, que parce que le nom du Père est sous-
entendu dans celui du Fils. »96

Rappels dogmatiques
(Catéchisme de l’Église Catholique)
Nul ne connaît ce qui concerne Dieu, sinon l’Esprit de Dieu (1 Co 2, 11).
L’Esprit Saint, qui révèle Dieu, nous fait connaître le Christ, son
Verbe, mais il ne se dit pas lui-même… Il nous fait entendre la Parole
vivante du Père, mais lui, nous ne l’entendons ni ne le voyons.
« Nous ne le connaissons que dans le mouvement (interne de l’âme)
où il nous révèle (consciemment) le Verbe et nous (pré)dispose à
l’accueillir (par acte de foi) » (n°687). Ce « mouvement » agit sur
l’âme à la manière d’un souffle (spiritus) dissipant les sombres nuages
d’ignorance qui la voilent à elle-même.
« Celui que le Père a envoyé dans nos cœurs, l’Esprit de son Fils,
est réellement Dieu. Consubstantiel au Père et au Fils, il en est
inséparable […] Certes, c’est le Christ qui paraît, lui, l’image visible
du Dieu invisible, mais c’est l’Esprit Saint qui le révèle » (n°689).
« “Saint Esprit”, tel est le nom propre de Celui que nous adorons
et glorifions avec le Père et le Fils. L’Église l’a reçu du Seigneur et le
professe dans le baptême de ses nouveaux enfants […] “Esprit” et
“Saint” sont des attributs divins communs aux trois Personnes
divines » (n°691, 692). Ils peuvent ainsi être entendus, invoqués et
honorés, comme « noms divins » à part entière, ou associés au Père

95
Saint Thomas d’Aquin, Exposé de l’Évangile de Jean, XVII, III, 2.
96
Grégoire de Nysse, PG 45, 880b.

103
aussi bien qu’au Fils. Dans l’Écriture, on trouve en outre ces six
vocables : “Esprit de Dieu”, “Esprit du Seigneur”, “Esprit du Christ”,
“Esprit de gloire”, “Esprit d’adoption”, “Esprit de promesse”.

Très Sainte Trinité


Cantique
1er dimanche après la Pentecôte

« Enfants soumis, rendons hommage


À la divine Trinité :
Son nom saint est pour nous le gage
De l’heureuse immortalité. »
Manuel Paroissial, Abbé L.Mullet, Orléans, 1901.

104
Chapitre VI

LE SEUL NOM QUI SAUVE

Elle enfantera un fils, et tu l’appelleras du nom de Jésus, car c’est lui qui
sauvera son peuple de ses péchés.
(L’Annonciation : Mt 1, 21)

Pour les pères et théologiens chrétiens, la révélation vétéro-


testamentaire des noms divins est incomplète, comme la Loi
moïsiaque reste inaccomplie, jusqu’à ce que le Verbe s’incarne en
l’Humanité jésuitique du Fils. Alors seulement les hommes prennent
connaissance du Nom qui est au-dessus de tout nom (Ph 2, 9), le seul
qui, dès l’ici-bas et à l’heure de la mort, puisse, dans l’attente de la
résurrection de la chair, les reconduire au Père ; suivant l’Apôtre : Il
n’est pas sous le ciel d’autre nom donné chez les hommes par lequel nous
devions être sauvés (Ac 4, 12). « Voici qu’un nom nouveau nous est
révélé : Jésus, Sauveur ou Dieu-Sauveur. Une grande lumière est
entrée dans la vie du monde. Une ère nouvelle a commencé. »97 Avec
l’Incarnation du Logos, le processus de révélation du Nom de Dieu –
dont le « Je Suis » informel (…YHVH se manifestant comme « un jet de
flamme » ; trad. du Rabbinat) du Buisson ardent est une expression
restée inouïe – a atteint sa plénitude et son achèvement. Le Nom,
contenu dans le secret de l’Être dès avant la formation d’Adam, est
désormais porté au loin à la connaissance des nations, aux oreilles de

97
Archimandrite Sophrony, Sa vie est la mienne, p. 129.

105
tous... à défaut d’être entendu par tous ! Ce Nom des « noms de
Dieu » est aussi un simple nom d’homme : “Jésus”.
Invoqué jusqu’alors de façon indirecte et voilée, par le fait de la
gravité existentielle de la transgression adamique et par les péchés
persistants d’Israël, Dieu ne l’est plus désormais comme seul Créa-
teur, Guide et Juge rigoureux de son peuple, mais comme Sauveur
universel, par l’infinitude de son Amour qui embrasse jusqu’à la plus
débile créature. Je leur ai fait connaître ton Nom, et le leur ferai connaître,
pour que l’amour dont Tu m’as aimé soit en eux, et moi aussi en eux (Jn 17,
26)… “Jésus” est Salut et Amour.
La révélation du Je Suis (Ehéyhé) du Buisson ardent ne pouvait
être comprise, en vérité, que par l’Incarnation vivificatrice du « Verbe
mirifique » : Quand vous aurez élevé le Fils de l’homme, alors vous
connaîtrez que Moi “Je Suis” (Jn 8, 28) ; « élévation » rendue manifeste
par l’épreuve de la mort sur la Croix, et confirmée par l’Ascension. Et
si vous ne croyez pas que Moi Je Suis, vous mourrez dans vos péchés (Jn 8,
24). En ce Je Suis enfin réalisé avec la venue du « Fils éternel fait
homme » et qui a nom Jésus, Dieu délivre virtuellement l’humanité
de la servitude du péché, comme Il délivra les six cent mille du
servage égyptien. C’est une réalité très profonde de l’Évangile que
d’être tout entier dans le nom personnel de Dieu : “Jésus” ; comme c’est
la vérité de la Torah d’être contenue dans le Tétragramme imper-
sonnel (donc dans le point créateur de l’initiale Yod = “i”), par lequel
Dieu scella sa création dans l’homme (par expiration de la finale Hé).

Dans l’Écriture
Les premières attestations du nom « Jésus », Fils du Très-Haut.
1/ Annonciation. L’Ange Gabriel (La « force de Dieu ») apparut à
Marie, vierge fiancée de Joseph, lui-même de la maison de David, et
lui dit : Réjouis-toi, comblée de grâce, le Seigneur est avec toi […] Voici que
tu concevras dans ton sein et enfanteras un fils, et tu l’appelleras du nom de
Jésus. Il sera grand, et sera appelé Fils du Très-Haut. Le Seigneur Dieu lui
donnera le trône de David, son père ; il règnera sur la maison de Jacob
(Israël) pour les siècles et son règne n’aura pas de fin […] L’être saint qui
naîtra sera appelé Fils de Dieu (Lc 1, 26-38).

106
2/ Circoncision, nomination, consécration. Lorsque furent accomplis
les huit jours pour sa circoncision, il fut appelé du nom de Jésus, nom
indiqué par l’ange avant sa conception. Selon les prescriptions de la Loi,
il est ensuite mené par ses parents au Temple où, comme garçon
premier-né, il est consacré au Seigneur (Lc 2, 21-23).
Filiation. Jésus n’est pas nommé « fils de Joseph », comme le
voudrait l’usage commun, mais « fils de Marie, car ce qui a été engendré
en elle vient de l’Esprit-Saint (Mt 1, 20), et non d’un homme de chair ; sa
filiation est « adoptive » ou « élective ». Comme Messie, annoncé par
les prophètes, il est « fils de David », et comme personne divine, il est
« Fils de Dieu ». Il portera le nom de Jésus car c’est lui qui sauvera son
peuple de ses péchés (Mt 1, 21). Ce nom est la transcription latine du
grec Ιησοϋς (Iésous), dont les deux premières lettres “IH ” (iota-êta)
ont pour valeur 10 et 8. C’est l’adaptation de l’hébreu Yéhoshoua
(simplifié Yeshoua), qui signifie en effet « Dieu (= YHâ) sauve » ;
Jésus, Fils de Dieu et Messie, est très littéralement le « Sauveur »
universel des hommes. D’autre part, le radical trilittère YéShAï (‫ ישע‬:
valeur 380), qui connote cette idée de « salut », peut être rapproché de
YaDAï (‫ ידע‬: valeur 84), qui connote celle de « connaissance » : la
connaissance de Dieu est assurément salutaire ! À ceux qui confessent
(qui re-connaissent) Jésus-Christ comme Seigneur (au moins au
moment de leur mort), s’applique la prophétie de Joël, transposée par
saint Paul dans son épître aux Romains : Quiconque invoquera le nom de
YHVH sera sauvé (Jl 3, 5).
Employé seul, le nom « Jésus » est relativement peu présent,
hormis chez les évangélistes ; chez saint Paul il n’apparaît qu’une
vingtaine de fois, alors que le mot « nom » (racine i.-e. NM ; sanscrit
nâma ; lat. nomen ; grec ὂνομα), entendu dans une acception théo-
logique comme « forme représentative de la présence agissante du
Christ »98, est présent trente-quatre fois rien que dans les Actes. Le
Sauveur est le plus souvent désigné comme « Christ » ou « Jésus-
Christ », et surtout « Seigneur ». Le grec Kyrios (Κύριος ; valeur 800)
traduit l’hébreu « Rabbi », qui connote les idées de grandeur ou
hauteur, et de souveraineté. Ce titre est aussi traduit par « Maître »

98
Daniel Marguerat, Les Actes des Apôtres, Genève, Labor et Fides, 2007, p. 145.

107
(έπιστάτης : « celui qui est à la tête »), là où, suivant le contexte,
διδάσκαλος (« celui qui enseigne ») conviendrait mieux.
Un passage important de l’évangile de Jean (12, 27-28) établit la
relation identitaire de Dieu et de son Nom, lorsque Jésus, discourant
avec les Juifs et les Grecs, adresse cette prière : Père, glorifie ton Nom !
Avec la réponse du Ciel : Je l’ai glorifié, et Je le glorifierai encore. Même
adresse du Fils, lors de la dernière Cène : J’ai manifesté ton Nom aux
hommes […] Père saint, garde dans ton Nom ceux que tu m’as donnés, pour
qu’ils soient un comme nous […] Je leur ai fait connaître ton Nom et je leur
ferai connaître, pour que l’amour dont Tu m’as aimé soit en eux, et moi en
eux (Jn 17, 6, 11, 26).
Le Fils, par son nom personnel (que lui donna le Père), est lui-
même verbe de Dieu, lumière de Dieu, gloire de Dieu. De nombreux
enseignements en témoignent, qui lient la reconnaissance du Nom du
Sauveur au Salut lui-même. C’est bien à cause de mon Nom (Lc 21, 12,
17) que les fidèles de Dieu seront haïs et persécutés.

Le nom de « Christ » / l’Oint / le Messie


L’hébreu “Mâshiah” (l’ « Oint » du Seigneur = le Messie) a presque
toujours été rendu en grec par “Christos” (Χριστὸς). La transcription
littérale Μεσσίας ne se trouve que deux fois dans le Nouveau
Testament, chez l’Évangéliste, dans un propos de Simon à son frère
(Jn 1, 41), et un de la Samaritaine (Jn 4, 25). Dans les Évangiles et les
Actes, le titre “Christ” désigne le plus souvent Jésus comme Messie ;
ainsi dans le témoignage de foi de Marthe : Oui, Seigneur, je crois que
tu es le Christ, le Fils de Dieu, celui qui devait venir en ce monde (Jn 11,
27). Mais l’appellatif peut être aussi un nom personnel. Jean associe le
nom propre “Jésus” à “Christ”, comme dans la « prière sacerdotale » :
La vie éternelle, c’est qu’ils te connaissent, toi, le seul vrai Dieu, et ton
envoyé, Jésus-Christ (Jn 17, 3). Dans les Actes on ne relève que deux
occurrences de l’appellation personnelle “Jésus-Christ”, alors que la
prédication dite « au nom de Jésus » est fréquente. On trouve aussi la
forme “Christ-Jésus” (Rm 6, 3, 11, 23 ; 1 Co 4, 15). Le vocable “Notre-
Seigneur”, ou mieux “Notre-Seigneur Jésus-Christ” (sigle N.S.-J.C.),
support invocatoire sur lequel nous reviendrons, souligne la présence
de Dieu dans l’Église. D’une façon générale, les exégètes font
correspondre le nom familial “Jésus” (fils de Marie) à la mission

108
terrestre du Seigneur et à la nature humaine ; le titre appellatif
“Christ” à sa vocation résurrectionnelle et à la nature divine (Fils de
Dieu). Sémantiquement, le nom “Jésus-Christ” est – au plus près –
Dieu fait homme, et Salut de l’homme. Avant l’épilogue de son
évangile, saint Jean rappelle la nature messianique du Seigneur : Ces
signes ont été relatés, pour que vous croyiez que Jésus est le Christ, le Fils de
Dieu, et qu’en croyant vous ayez la vie en son nom (20, 30). La foi sauve,
mais par la grâce du Dieu vivant et uniquement en son nom.

Ce que vous demanderez en mon Nom, je le ferai (Jn 14, 13).

L’Écriture insiste sur l’efficacité du Nom de Jésus. Lorsque les


soixante-dix disciples reviennent de leurs missions prédicatives, et
témoignent devant Jésus qu’en son Nom même les démons sont
soumis… il leur répond : Je vous ai donné le pouvoir de fouler aux pieds
toute la puissance de l’Ennemi, et rien ne pourra vous nuire (Lc 10, 17-19).
L’invocation ne doit toutefois pas se trouver mêlée d’iniquité ou de
pensées contraires, de scories morales graves et d’illusions vani-
teuses, au risque autrement que le fidèle soit arrêté en chemin et
s’empêche lui-même le Royaume. C’est par une foi entière, une con-
fiance simple et sans concessions, une bouche purifiée des souillures
du monde, que nous nous ouvrons à la vie en son Nom (Jn 20, 31)… À
la Vie en Dieu.
Par l’infusion substantielle de Dieu en l’Homme, le nom du
« Salut » (Yeshoua) possède un infini pouvoir, surnaturel et naturel,
transmis effectivement aux apôtres et disciples, et virtuellement à tout
membre baptisé et confirmé de l’Église universelle. Ce pouvoir
évocatoire et anamnéstique, que Dieu confie volontiers au chrétien
bien disposée et dont l’intention est honnête, ne fut en rien altéré
après la mort du Seigneur, sa résurrection et son ascension glorieuse ;
il restera entier jusqu’à la consommation des temps. En relatant
plusieurs miracles, les Actes des apôtres, les épîtres apostoliques et
pauliniennes exaltent « la marche victorieuse du Nom de Dieu. »99
Ainsi, Pierre répond à l’impotent de la Belle-Porte du Temple qui,
comme chaque jour, sollicite une aumône : De l’argent et de l’or, je n’en

99
A.F. Losev, Imia : Le Nom, cité par Hilarion Alfeyev dans Le Nom grand et glorieux,
p. 37.

109
ai pas, mais ce que j’ai je te le donne : au nom de Jésus-Christ le Nazaréen,
marche ! Le miracle eut un retentissement considérable, et à la foule
bientôt assemblée l’apôtre dit : Par la foi en son nom, à cet homme que
vous voyez et connaissez, le nom même a rendu la force, et c’est la foi en lui
qui, devant vous tous, a rétabli sa pleine santé (Ac 3). Sommé de
s’expliquer (avec Jean et l’impotent) devant le Sanhédrin, qui veut
voir dans ces faits une condamnable magie, Pierre est explicite : C’est
par le nom de Jésus-Christ le Nazaréen, celui que vous, vous avez crucifié, et
que Dieu a ressuscité des morts, c’est par son nom et par nul autre que cet
homme se présente guéri devant vous… Car il n’y a pas sous le ciel d’autre
nom donné aux hommes, par lequel nous devions être sauvés (Ac 4, 10-12).
Dans leur jugement, le grand prêtre et les anciens se trompent. Il ne
s’agit pas là d’une magie en rapport avec les esprits inférieurs, mais
d’une activité théurgique, susceptible de mouvoir les puissances du
Ciel, en portant témoignage de l’incarnation du Dieu de miséricorde.
C’est la confiance dans le pouvoir salvateur du Dieu nommé, qui
distingue ici le miracle du prodige. Sans une entière foi, donc sans
accord divin, le nom même n’est plus qu’une coque vide et son
énonciation reste sans effets favorables : Quelques exorcistes juifs
ambulants s’essayèrent à prononcer, eux aussi, le nom du Seigneur Jésus sur
ceux qui avaient des esprits mauvais (Ac 19, 13)… En vain, bien sûr !
Pierre et Jean sont sommés de ne plus enseigner au nom de Jésus (Ac 4,
18)… les apôtres passent outre ; et non seulement ils provoquent de
nouveaux miracles, mais ils baptisent et par là remettent les péché au
nom du Seigneur (Ac 10, 43, 48). Avec la profession de foi, l’autre
condition est la consécration par le baptême au nom du Seigneur Jésus
(Ac 8, 16 ; 19, 5) ; les péchés sont remis, et l’Esprit Saint, par lequel
sont communiqués les dons d’En-Haut, vient habiter le fidèle (Ac 2,
38). Jésus-Christ « possède » celui qui lui est consacré. Son nom
propre habite désormais le « chrétien » (christianus est attesté en l’an
64), lequel peut chasser les démons de Satan et les fantasmagories
illusoires qui l’assaillent, et guérir son âme de toute peur. Les thèmes
généraux du « pouvoir » salutaire du nom « Jésus-Christ » sont le
renforcement de la foi, le repentir des péchés et le pardon des dettes
contractées devant Dieu, l’acceptation des épreuves, jusqu’au mar-
tyre, voie directe de la sainteté et porte du Royaume.

110
« Croire » en Dieu et « aimer » le prochain, au nom de Jésus, sont
comme deux aspects d’un même commandement (cf. 1 Jn 3, 23) ; saint
Paul rattachant par ailleurs le nom du Seigneur Jésus-Christ et l’Esprit de
notre Dieu (1 Co 6, 11), on peut, autour du nom “Jésus”, établir un
triangle théorique « foi – amour – intelligence ». Jésus nous donne en
effet de croire, d’aimer, de comprendre ; il donne tout Dieu.100
L’épître aux Philippiens (2, 9-11) affirme la divinisation de l’humaine
nature du Christ sur la Croix, en s’appuyant sur le nom : C’est
pourquoi Dieu l’a souverainement élevé (par la mort sur la Croix) et lui a
conféré le Nom qui est au-dessus de tout nom (de ce monde), afin qu’au
(divin) nom de Jésus tout genou fléchisse dans les cieux, sur la terre et sous
la terre, et que toute langue proclame que le Seigneur c’est Jésus-Christ, à la
gloire de Dieu le Père (la lumière de gloire étant ailleurs identifiée à
l’Esprit saint). La profession de foi chrétienne suppose la
proclamation du Nom du Seigneur. Le « Nom » est Jésus lui-même
(Dans les Actes, le Seigneur est désigné comme Nom ; 5, 41), Fils
unique de Dieu, engendré par l’Esprit, qui enseigna et mourut sur la
Croix pour notre salut : Père saint, garde-les dans ton Nom que Tu m’as
donné, pour qu’ils soient un comme nous (Jn 17, 11). Cette science du
nom de Dieu, multiple dans ses modes et degrés, est spirituellement
efficace si nous y adhérons par un acte inconditionnel de foi ; ce qui
suppose une conscience de l’état actuel de perdition de notre âme, et
de la nécessité pressante d’en rétablir l’intégrité. C’est en appelant le
Fils « médiateur » (ce titre est explicitement attribué à Jésus-Christ :
Dieu est unique, unique aussi le médiateur entre Dieu et les hommes, le
Christ Jésus, homme lui-même ; 1 Tm 2, 5) par son Nom, et en nous
efforçant à l’imiter, que le Père se montrera propice à notre égard, et
nous délivrera de nos iniquités ; car ce nom « Jésus » est aussi celui de
l’Amour, de la bienveillance et du pardon. L’idée de la souveraineté
salutaire du Nom qui est au-dessus de tout nom traversera toute la
patrologie et la littérature dévotionnelle, mystique et ascétique,
consacrée spécialement dans l’Église d’Orient à la « prière de Jésus ».

100
On peut envisager d’autres relations sur ce mode. Par exemple considérer le Nom
comme lien subtil des trois âges ou règnes successifs de la Loi moïsiaque paternelle,
de l’Amour évangélique filial et de l’Intelligence spirituelle (nommée aussi Grâce).

111
Théonymes
On recense dans le Nouveau Testament quelques quatre-vingts
noms ou vocables d’essence, de qualité ou d’attribut pour désigner
“Dieu”, dont certains déjà présents dans l’Ancien Testament. Pour
une raison qui relève tout simplement de l’économie même de la
révélation chrétienne, laquelle repose sur l’incarnation du Verbe, trois
ont une fonction invocatoire majeure et sont a priori des supports
méthodiques : “Jésus”, “Christ”, “Seigneur”… Toutefois, pour le
fidèle bien disposé, toute désignation de Dieu suggère d’utiles
associations d’idées et des pensées fécondes, propices à une
croissance spirituelle ; les théonymes sont depuis longtemps objet de
l’attention théologique, de lectures et de commentaires édifiants, et ils
forcent le respect de ceux qui y trouvent leur nourriture. La simple
conscience du Nom est déjà une participation à la « vie » et à la
« vérité » de Dieu, et toute appellation particulière nous invite à
emprunter et suivre la « voie » (Jn 14, 6) que le Fils ouvre en lui-
même, par son sacrifice unique – réactualisé par la grâce communielle
– vers le Père. Les Pères de l’Église ont retenu et commenté des listes
plus ou moins importantes, avec ou sans souci d’un arrangement
thématique ; quinze noms (et pratiquement les mêmes) pour saint
Cyrille de Jérusalem et saint Basile de Césarée, alors que dans son
Traité de la Perfection, leur contemporain saint Grégoire de Nysse
propose une liste assez différente. Pourquoi le Seigneur se fait-il
connaître de nous ainsi ? Parce qu’il s’adresse à une diversité de
tempéraments, d’affinités et de qualités d’âme, et que chacun (se)
reconnaîtra (en) Dieu plutôt par tel de ses noms que par tel autre ; de
même on peut être plus sensible au modèle d’exemplarité d’un saint
qu’à celui d’un autre ; ce qui nous parle le mieux nous soutiendra
mieux, au moins pour certaines étapes du chemin. Ainsi les noms de
Dieu sont des remèdes appropriés aux maladies dont souffrent les
âmes ; ce qui donne d’ailleurs aux litanies un grand pouvoir
régénératif, comme on le ressent spécialement dans les récitations
communautaires.
Dans son traité sur le Saint-Esprit, Basile de Césarée souligne que
l’Écriture ne désigne pas « Dieu » par un seul nom, ni même par ceux
de sa seule divinité (“Seigneur”, “Verbe”, “Sagesse”, ou même

112
“Fils”), car ces noms, du fait même de leur suréminence ontologique,
ne sauraient être directement appréhendés par l’homme, soumis aux
attractions naturelles dues à sa dégradation existentielle. C’est par sa
Sagesse et sa Bonté infinie à l’égard des créatures, que Dieu se
manifeste gracieusement, en nous donnant les noms des formes par
lesquelles il se revêt dans ce bas-monde. Le Nom qui est au-dessus de
tout nom, se fait ainsi “Pasteur”, “Roi”, “Médecin”, “Époux”, “Route”,
“Source”, “Pain”, “Cognée”, “Pierre”, etc. Ces qualifications
renvoient aux modalités de l’ouvrage divin, s’adaptant ainsi aux
possibilités et besoins variés de tous ceux qui appellent sur eux-
mêmes les grâces d’En-Haut. « Ceux qui se sont réfugiés sous sa
direction et ont fait valoir leur générosité dans la résignation, le
Christ les appelle des brebis et s’en reconnaît le pasteur, car elles
obéissent à sa voix sans prêter attention aux doctrines
étrangères… »101 Dans la suite, le saint commente de la sorte les
autres noms par lesquels Dieu s’auto-désigne. Et Cyrille de
Jérusalem, dans un registre proche : « Pour chacun selon son utilité,
Jésus-Christ se diversifie. Pour ceux qui ont besoin de joie, Il se fait
“Vigne” ; pour ceux qui ont besoin d’entrer, Il est la “Porte” ; pour
ceux qui ont besoin de présenter leurs prières, Il est “Grand-Prêtre” et
“Médiateur” ; pour les pécheurs, Il se fait “Brebis”… Il se fait tout à
tous, en restant lui-même ce qu’Il est. En gardant vraiment la gloire
immuable de la Filiation, Il l’ajuste néanmoins comme un très habile
“Médecin” et un “Maître” compatissant à nos faiblesses. »102

Seigneur et Esprit
“Kyrié” (Κύριε) est le nom invocatoire « Seigneur » ; “ Ὁ Kyrios”,
c’est « Le Seigneur », employé comme épithète et appliqué plus spé-
cialement dans un contexte de souveraineté salvatrice (= Jésus). Ce
titre christologique est partie intégrante de la liturgie ecclésiale ; des
hymnes anciennes, incorporées dans le Nouveau Testament, attestent
de son importance dans la communauté primitive : Si tes lèvres
confessent que Jésus est Seigneur, et si ton cœur croit que Dieu l’a ressuscité
des morts, tu seras sauvé (Rm 10, 9). Le nom seigneurial est appliqué au
Christ à plus de cent reprises dans les écrits pauliniens, dès lors que

101
Basile de Césarée, Sur le Saint-Esprit, VIII, 17.
102
Cyrille de Jérusalem, Catéchèses baptismales, X, 5.

113
le Sauveur a reçu, après la Résurrection, le nom qui est au-dessus de tout
nom (Phil 2, 9), jusque-là tenu secret. Kyrios pourrait d’ailleurs avoir
été employé comme substitut oral, sur le modèle de la liturgie
juive (Adonaï se substituant à l’ineffable Tétragramme, jusqu’à la
venue du Messie). Dieu est le Seigneur… Jésus est Seigneur (Κύριος
΄Ιησοΰς)… et quiconque invoquera le nom du Seigneur sera sauvé (Jl 3, 5)
(Rm 10, 9. 13). Nul ne peut dire Jésus est Seigneur, s’il n’est avec l’Esprit-
Saint (1 Co 12, 3) ; et qui est avec l’Esprit de Dieu, sinon l’âme fidèle à
Dieu ? L’association « Kyrios-Pneuma » est encore mieux affirmée
dans la deuxième épître à cette Église : Car le Seigneur, c’est l’Esprit (2
Co 3, 17) ; le Seigneur est Esprit vivant. On parle pour Kyrios
d’ « épithète royale » et de « dignité messianique »103 ; en ce sens ce
nom désigne plus spécialement le Messie, fils de David. Enfin, dans
la figure du Paraclet – que Dieu enverra en son nom pour témoigner
et intercéder – saint Jean conjoint le Seigneur Jésus-Christ (1 Jn 2, 1) et
l’Esprit saint (Jn 14, 16). « De tous les titres christologiques, le plus
riche, par les relations qu’il implique, est celui de Κύριος. Son histoire
est un compendium en même temps qu’un repetitorium de la
christologie néotestamentaire… Elle déroule le chemin qui mène de la
dignité doctrinale et royale de Jésus jusqu’à sa dignité divine. »104

Sauveur et Médecin
Dans une perspective messianique et eschatologique, on lit dans
l’Ancien Testament qu’Israël sera sauvé par YHVH, sauvé à jamais (Is 45,
17). Pour les chrétiens le Sauveur-Messie est Jésus-Christ, qui apporte
le salut spirituel aux âmes de toute l’humanité. Jésus est littéralement
le « Sauveur » (Σωτήρ ; sauver : σώζειν ; salut : σωτηρία). L’Ange
annonce aux bergers : Un Sauveur vous est né, qui est le Christ Seigneur
(Lc 2, 11). Bien après, Jean écrira aux communautés d’Asie Mineure :
Nous attestons que le Père a envoyé son Fils comme Sauveur du monde (I Jn
4, 14) ; et saint Paul : Il n’y a pas d’autre nom par lequel il nous faille être
sauvés (Ac 4, 12).

103
Léopold Sabourin, Les noms et les titres de Jésus, Paris, Desclée de Brouwer, 1962,
p. 251.
104
E. Stauffer, 1948 ; cité par C. Spicq, dans Dieu et l’homme selon le Nouveau
Testament, p. 88.

114
Dès l’Annonciation, le nom de Jésus est associé à la rémission des
péchés : ceux du peuple, comme de chacun d’entre nous ; il détourne
des croyances dissolvantes et des activités malignes (qu’incarne
l’entité collective désignée comme « païenne »), éloigne la colère de
Dieu et repousse une condamnation éternelle. Le fidèle attendra
toutefois le retour du Seigneur, la Résurrection de la chair et le
Jugement, pour être délivré à jamais des liens des mondes. Œuvrez
avec crainte et tremblement à accomplir votre salut (Phil 2, 12), car ici-bas
rien n’est jamais absolument acquis ! Les titres de « Seigneur » et de
« Sauveur » sont à plusieurs reprises associés : Comme Sauveur, le
Seigneur Jésus-Christ transfigurera notre corps de misère pour le conformer
à un Corps de gloire (Phil 3, 20). Comme Père ou comme Fils, le
Seigneur est toujours et partout notre Sauveur (Tt 3, 4). Après Origène
et Eusèbe de Césarée, Cyrille de Jérusalem souligne que le nom de
“Jésus” (hébreu « sauveur ») se traduit en grec par « médecin »,
comme en témoigne la place faite aux guérisons miraculeuses des
corps, mais plus encore des maladies de l’âme : l’hypocrisie, la
mauvaise foi, la tiédeur, etc. : (Le Seigneur) a pris nos infirmités et s’est
chargé de nos maladies (Mt 8, 17 ; oracle d’Isaïe). Le titre de « Sauveur »
bénéficia d’une heureuse fortune, dès qu’il fut attaché à l’acrostiche
΄ΙΧΘΎΣ (« poisson ») : “Jésus-Christ, Fils de Dieu, Sauveur”.

« Je Suis »
Au Sinaï, Dieu se nomme Lui-même à Moïse par le Je suis Celui qui
suis. Et dans Isaïe : Moi, c’est moi YHVH, et en dehors de moi il n’y a pas
de sauveur. C’est moi qui ai révélé, sauvé et fait entendre. Et moi, Je suis
Dieu, de toute éternité Je (le) suis (43, 11-13). Comme Fils unique de
Dieu, sauveur et messie, Jésus-Christ s’affirmera sur ce mode verbal :
Si vous ne croyez pas que “Je suis” (Egô eimi), vous mourrez dans vos
péchés (Jn 8, 24) ; ou encore : Quand vous aurez élevé le Fils de l’homme,
alors vous saurez “qui Je suis” (Jn 8, 28). C’est encore la réponse
péremptoire faite aux Juifs, qui opposent l’antériorité du père de
Jacob-Israël : Avant qu’Abraham fût, Je suis (Jn 8, 58).
Avec l’accomplissement de la mission de Jésus-Christ ici-bas, par
la mort et la résurrection, Dieu s’affirme lui-même, de façon exclusive
et dans un éternel présent, à toute l’humanité. À une dizaine de
reprises, le Egô eimi christique se présente comme le titre des qualités

115
ou attributs par lesquelles Dieu s’affirme tangiblement : (Je suis) le
pain de vie (6, 35)… la lumière du monde (8, 12)… la porte des brebis (10,
7)… le bon pasteur (10, 11)… la résurrection (11, 25)… la voie, la vérité, la
vie (14, 6)… la vraie vigne (15, 1)… Propre à l’évangile johannique, ce
nom n’a pas d’emploi invocatoire. Glosant sur le « έγώ έιμι » certains
auteurs suggèrent d’éluder pour partie le verbe « être », en le
remplaçant par le pronom personnel « Moi » (hébr. Ani), lorsque
Jésus-Christ affirme l’infinie étendue de son humanité ; ainsi : Moi le
Pain… la Porte… le Pasteur… la Vigne, etc. Le « Je Suis » du Buisson
ardent restant valable lorsque le Seigneur affirme catégoriquement sa
divinité ; ainsi : … alors vous saurez qui Je suis. Notons la pratique
orthodoxe de l’inscription du « Je Suis » (“L’Étant” : ὈὣΝ) sur les
icônes du Christ.

Dieu (Theos)
Dans le Nouveau Testament « O Theos » (Le Dieu) désigne plus
spécialement le Père (O Theos kai Patêr : le Dieu (et) Père). Mais outre
l’identité de Dieu qui est au Cieux avec le Verbe-Lumière des hommes,
établie dans le Prologue de Jean, Jésus-Christ est aussi appelé « Dieu »
(Θεός ; sans article) ou « Mon Dieu » à plusieurs reprises. Dans
l’épisode de l’ « incrédulité » de Thomas, l’apôtre dit au Christ : Mon
Seigneur et mon Dieu ! (Jn 20, 28). Dans la doxologie de l’épître qu’il
adresse aux Romains, saint Paul qualifie le Christ de Dieu béni
éternellement (Rm 9, 5). Dans la première épître de saint Jean : Nous
savons… que son fils Jésus-Christ est Dieu véritable (1 Jn 5, 20). Dans
l’épître à Tite : Attendons l’apparition de la gloire de notre grand Dieu et
Sauveur, le Christ Jésus… (Tt 2, 13). Quant au nom seul de “Jésus” il est
élevé à la dignité du Nom de Dieu : Dieu l’a souverainement élevé et lui
a conféré le nom qui est au-dessus de tout nom… (Phil 2, 9) ; ce que les
exégètes entendent comme le Nom ineffable de l’ancienne Alliance.
Pour saint Cyrille de Jérusalem (Catéchèses baptismales, X) les noms
“Dieu”, “Père”, “Fils” sont « inséparables », ce qui est une façon d’af-
firmer l’unité d’une perfection insurpassable. L’identité onomastique
souligne ici la consubstantialité du Père et du Fils, en fondant la voie
chrétienne du Nom de Dieu.

116
Fils de David, Roi des juifs (Christ-Roi)
Ces titres ont une vocation remémorative. Avant l’Exil, le roi de la
dynastie davidique était dépositaire de l’attente messianique ; le roi
d’Israël est l’ « Oint de Dieu ». Dans la perspective universelle du
message chrétien, Jésus, Fils de Dieu, est le nouveau roi d’Israël.
Rejeton de la souche de Jessé, « fils de David », c’est lui qui – confor-
mément aux annonces prophétiques – porte désormais l’espérance de
la restauration d’Israël et du règne de l’Esprit parmi les nations.
Jésus-Christ est le seigneur de tous (Ac 10, 36)… Il est « Christ Roi ».
L’Écriture insiste sur ce point : l’onction royale confère la grâce de
l’Esprit. Au baptême de Jésus, Dieu l’a oint de l’Esprit Saint et de
puissance… Car Dieu était avec lui (Ac 10, 38). Chaque baptisé recevra
cette même onction, et sera marqué par le sceau spirituel, en vue du
jour de la rédemption (Eph 4, 30) ; qui est aussi bien Jour du Seigneur. Le
titre de « fils de David », au demeurant peu employé par l’Église, se
trouve notamment dans l’appel de l’aveugle Bartimée au passage de
Jésus : Fils de David, aie pitié de moi ! (Mc 10, 47 et parallèles) ; on
reconnaîtra là le Seigneur, aie pitié de moi ! des litanies et invocations.
En effet, ce n’est pas comme fils charnel de la maison de David que
Jésus-Christ accomplit des miracles particuliers, mais comme Fils de
Dieu… Et c’est la foi en sa filiation divine qui permet le miracle
décisif et unique du salut. L’importance christique du titre « Roi des
juifs » apparaît dès l’interrogatoire chez Pilate ; objet de moquerie,
par les juifs hostiles comme par les soldats du gouverneur, il est
inscrit par dérision sur le titulus de la Croix. Lors de l’ « entrée à
Jérusalem », le peuple, lui, ne s’était pas trompé… accueillant et
bénissant Jésus comme roi, venu au nom de Dieu.

Alpha et Omega
Ce titre de Jésus – appliqué de façon impersonnelle à Dieu dans
l’Apocalypse – associe la première et la dernière lettre de l’alphabet
grec, comme les juifs conjoignent « aleph-tav » pour désigner la
Shekinah, la Présence divine. Les premiers chrétiens adoptèrent
d’ailleurs le « tau » d’Ezéchiel (9, 4), avant que ne s’impose le signe de
croix, affirmant ainsi la divinité glorieuse du Crucifié. Dans le
Deutéro-Isaïe (44, 6), Dieu dit : Je suis le Premier et le Dernier, et le

117
Seigneur de l’Apocalypse reprend : C’est moi l’Alpha et l’Omega… le
Maître de tout… le Principe et la Fin… le Premier et le Dernier.

Logos (Fidèle, Véridique)


Dans la vision apocalyptique du premier combat eschatologique,
le ciel s’ouvre et laisse paraître le « Fidèle », le « Véridique » : Inscrit
sur lui, un nom qu’il est seul à connaître… Le “Verbe de Dieu” (Logos
Λόγος)… Un nom est inscrit sur son manteau et sa cuisse : “Roi des rois”
et “Seigneur des seigneurs” (Ap 19, 11 sv.). Le Verbe-Parole de Dieu,
glaive de l’Esprit selon saint Paul (Eph 6, 17), couvre le secret du Nom
de Dieu, jusqu’à l’enchaînement de la Bête. Logos de Dieu (19, 3) n’est
pas un nom d’homme, mais Le verbe personnifié de l’Ineffable
mystère de l’identité des deux natures, et de l’Incarnation. Dans
l’attente de l’accomplissement des temps, pour tout croyant de lèvres
et de cœur, le nom de Dieu est « Jésus-Christ », Fils de Dieu et fils de
la maison de David, notre « Roi » et notre « Seigneur ».

Puissance et Sagesse-Principe
Le Sauveur est « Puissance de Dieu » et « Sagesse de Dieu » : Que
le Nom de Dieu soit béni de siècle en siècle, car à lui la sagesse et la
puissance (1 Co 1, 24). Dans les évangiles, la « puissance » du Seigneur
est traduite par exousia (έζουσία), avec les idées de pouvoir et
d’autorité. Dieu est le Tout-Puissant ; Jésus-Christ manifestera cette
qualité divine au long de sa mission prédicative, jusqu’à la
Résurrection : Tout pouvoir m’a été donné au ciel et sur la terre dira le
Ressuscité aux onze apôtres présents, qu’il charge alors de baptiser
les nations au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit (Mt 28, 18). Ainsi
fortifiée par la puissance divine et éclairée par la sagesse, l’Église
vaincra ses adversaires et s’établira solidement jusqu’au retour du
Messie. Saint Paul désigne Jésus-Christ comme Sagesse de Dieu (1 Co
1, 24). Dans le contexte chrétien, la Sagesse (Σοϕία) tend à person-
nifier l’Esprit-Saint, et à se personnifier elle-même dans les figures
conjointes de Jésus et Marie. Dans le quatrième évangile, l’œuvre de
la Sagesse est associée à la voie de l’intelligence du Verbe ; la sagesse
suppose en effet le discernement du vrai. La récurrence remarquable
du « Je suis », dans ce même évangile, est d’ailleurs une affirmation
de l’autorité de cette “Sagesse-Intelligence” dont Jésus-Christ est
royalement investi.

118
Dans sa lecture du premier verset du Prologue de Jean, Origène
fait du « Principe » (ἁρχή : arkê) le premier nom du Seigneur, en
l’identifiant à la « Sagesse », auto-qualifiée dans les Proverbes (8, 22)
de en-tête, première ou principe des œuvres de Dieu ; les « œuvres » de
Dieu pouvant être ici aussi bien ses « voies », ses « qualités », ses
« noms »... Jésus-Christ comme principe inaugure cette voie nouvelle et
vivante (He 10, 20) qui conduit du Fils au Père. Et dans une Homélie
sur Jérémie (Homélies, 8, 2) : « Tout ce qui est de Dieu (le Père) est en
Christ Jésus (le Fils), dans l’unité. Le Christ est la sagesse de Dieu, la
force de Dieu, la justice de Dieu, la sainteté, le pardon, l’intelligence de
Dieu. Il est un en sa personne, mais des notions (ἓννοια) multiples,
différant par leur contenu spirituel, s’appliquent à elle ».

Gloire
La Parole sinaïtique est indiscutable : la lumière de Gloire (hébr.
Kabôd) de YHVH se reflète sur la face de Moïse, qui doit se voiler car
nul ici-bas ne peut en supporter le resplendissement : Tu ne peux voir
ma Face, car l’homme ne peut me voir et demeurer en vie… Ma Face, on ne
peut la voir (Ex 33, 18-23) ; comme le grand Nom reste dans son secret.
Mais après l’Exil, Isaïe prophétise qu’à la venue du Messie la Gloire de
YHVH se révèlera, et toute chair, d’un coup, la verra (Is 40, 5). Pour les
chrétiens cette parole annonce l’Incarnation, descente de la Présence
glorieuse de YHVH dans le sein de Marie. Et le Verbe s’est fait chair, et
il a campé parmi nous, et nous avons contemplé sa Gloire, qu’il tient du Père
comme unique engendré, plein de grâce et de vérité (Jn 1, 14). Au baptême
du Sauveur l’oracle sera accompli, et Dieu rendu évident à tout
homme de foi. Saint Luc parle expressément de la gloire de Jésus (9,
32), et saint Paul dit que si les princes de ce monde avaient connu la
sagesse de Dieu, ils n’auraient pas crucifié le Seigneur de la Gloire (1 Co
2, 8). La Gloire de Dieu a toujours été ce qu’elle est ; le Fils demande
au Père : Glorifie-moi de la gloire que j’avais près de toi avant que fût le
monde (Jn 17, 5). Et Qui m’a vu a vu le Père (Jn 14, 9), car la Lumière qui
éclaire le Fils n’est pas d’une autre nature que la Gloire du Père : Un
seul Dieu, le Père… un seul Seigneur, Jésus-Christ (1 Co 8, 6). Qui croit à
la vérité de l’Incarnation et de la Résurrection du Fils, rend gloire, par
lui, au Père. La Gloire du Dieu véritable, visible pour les témoins de la
Transfiguration, sera aussi un signe de la parousie messianique.

119
Amen
Le latin ecclésiastique amen (grec amên : άμήν) est repris de l’hé-
breu biblique, avec le sens de « certain », « véridique », « sincère »,
mais aussi « fidèle » ; on le traduit habituellement par ainsi soit-il : ce
qui est fait en vérité, selon la volonté de Dieu. L’Amen désigne ainsi
Jésus-Christ, le Fils parfaitement soumis à la volonté du Père. Ainsi
parle l’Amen, le Témoin fidèle et vrai, le Principe des œuvres de Dieu (Apoc
3, 14). Le radical AMN (Alef-Mem-Noun = 39, soit 3 fois 13) présente
les sens de « porter », « soutenir », « affermir », « maintenir », « con-
server »… Pour les Hébreux, le fidèle est celui qui – par son respect
des Commandements – garantit l’Alliance, qui maintient le lien de
YHVH avec le Peuple élu. Dans une perspective messianique, cette
notion de fidélité et d’alliance éternelle est rappelée à plusieurs
reprises, spécialement chez Isaïe : Quiconque voudra recevoir la
bénédiction sur terre la recevra par Elohé-Amen (65, 16). La forme
causative du radical trilitère présente le sens de « croire » ; être le vrai
fidèle de Dieu, c’est croire à lui et à lui seul, à la façon entière dont
Abram crut en YHVH (Gn 15, 6). L’emploi liturgique de l’ « amen » est
attesté dans le premier livre des Chroniques (16, 36), et comme
conclusion doxologique de trois Psaumes de David (41, 72 et 89) ; en
outre, il se conjoint parfois à l’“Alléluia”. On le relève une vingtaine
de fois dans les paroles du Christ, et les anciennes communautés
l’employaient déjà comme répons liturgique (cf. 1 Co 14, 16) ;
l’ « amen » manifeste l’assentiment des fidèles à la vérité de la
promesse christique, et d’ailleurs l’usage veut que l’acclamation
« Amen ! » soit généralement précédé de la formule « Par Jésus-
Christ Notre Seigneur ». À plusieurs reprises Jésus use indif-
féremment des formules : « En vérité je vous le dis… », ou « Amen, je
vous le dis… » ; l’Amen, c’est l’assentiment à ce qu’il est lui-même :
glorification éternelle de Dieu. La louange des anges fidèles, des élus
et bienheureux, n’est-elle pas un incessant témoignage, un incessant
amen ? Du point de vue de la sainteté, dire “Amen” ou “Jésus” est
semblable : c’est acquiesser à la Vérité, dire « oui » à Dieu.
« Le mot Amen (‫ )אָםו‬n’est pas une “formule liturgique”, mais un
appel à la Vie, un “mot de puissance”, un mantra d’une étonnante
efficacité. Il y a un verbe amen, aman, etc., qui signifie : répondre de,
s’assurer, se fixer, être fidèle, solide, ferme, stable, durable… Ou

120
comme adverbe, au sens de : ainsi, oui. Il évoque par conséquent la
parfaite coïncidence avec le Vivant. Jésus le redouble volontiers pour
indiquer la circulation de l’Esprit : Amen, Amen, je vous le dis, avant
qu’Abraham fût, Je Suis (Jn 8, 58). Le premier Amen projette la vérité
vers l’auditeur, et le second attire celui-ci à la source du Vrai. Amen
désigne le Christ lui-même, en tant que le “Oui” éternellement
proféré par le Père […] Notre tâche est de nous identifier à l’Amen,
par une prononciation-méditation illuminée de ce mot […] L’Amen
nous regreffe sur l’Arbre de Vie, nous délivre de la mort. »105
« L’Amen jalonne les épîtres de Paul. Dans la deuxième épître aux
Corinthiens, l’Apôtre des Gentils paraît désigner le Christ au travers
de l’Amen : car pour ce qui concerne les promesses de Dieu, c’est en lui
(Jésus-Christ) qu’est le oui ; c’est pourquoi par lui l’Amen est prononcé pour
nous à la gloire de Dieu (2 Co 1, 20). La médiation christique entre Dieu
et l’homme paraît tenir dans l’Amen, dont la corporéité est le Fils de
l’Homme, doté des deux natures […] Peut-être n’est-ce pas fortui-
tement que la formule liturgique par Jésus-Christ notre Seigneur est
suivie du mot Amen […] Si l’Amen peut être une désignation
“fonctionnelle” du Christ, il est aussi, logiquement, le nom générique
des Espèces eucharistiques, d’où le fait que les fidèles répondent
“Amen !” lorsque le prêtre leur présente le Corps du Christ. Certaines
églises chrétiennes, comme celle d’Éthiopie, appellent communément
“Amen” les Espèces eucharistiques, et l’expression “ prendre
l’Amen” correspond ici à “communier” […] Dans l’Apocalypse johan-
nique, l’Amen est le nom que se donne le Seigneur : Voici ce que dit
l’Amen, le Témoin fidèle et vrai, le Principe de la création (Apo 3, 14) […]
Nous le rencontrons dans une autre circonstance apocalyptique,
lorsque les vingt-quatre Vieillards entourent le Trône où brûlent les
lampes ardentes des sept Esprits de Dieu. L’Amen est alors proféré

105
Yves-Albert Daugé, « L’Amen », revue Épignôsis n°16, 1986, p. 21 sqq. Nous
donnons la suite : « À comparer au “AUM” de l’hindouisme, qui présente le même
sens d’acquiescement au Vrai […] et qu’on peut rapprocher par ailleurs du
Tétragramme hébraïque YHVH. “A” correspond au Père (Y), source du Feu-
Lumière ; “U” figure le Fils (V), ou le Soleil ; la conjonction de “A” et de “U” donnant
le son “O”, illustre la perfection ; l’unité du couple Père-Fils, et représente pour nous
la vérité, l’immortalité ; le “M” correspond à l’Esprit du Père (Hé), le Souffle divin ; et
la demi-lettre (non figurée dans la translittération, elle s’ajoute au lettres entières
AUM) suggère le second (Hé), l’Esprit du Fils, feu intérieur omniprésent ».

121
pendant que la création acclame l’Agneau triomphant. Ils se
prosternent alors et adorent l’Éternel sur son Trône, en disant
“Amen-Alléluia” […] On pourrait considérer que si le Christ est “la
Parole”, ces deux noms sont “sa Parole” puisqu’ils demeurent alors
que le monde a pris fin, et que lui-même a dit la terre et le ciel
passeront, mes paroles ne passeront pas.»106

Sacré-Cœur
Quoique ne figurant pas dans l’Écriture, nous pensons pouvoir
intégrer le vocable “Sacré-Cœur de Jésus”, largement répandu dans la
chrétienté catholique depuis le XVIIe siècle et les révélations de sainte
Marguerite-Marie Alacoque, et dont les principes légitimes ont été
exposés dans l’encyclique Haurietis aquas (15 mai 1956) ; la Tradition
l’a établi sur l’a priori de révélations particulières. Son évocation est
d’une grande efficacité ; suivant les mots de Pie XII, il est comme une
image de la Personne divine du Verbe et de sa double nature… un résumé de
tout le mystère de notre Rédemption… Lorsque nous adorons le Cœur sacré
de Jésus-Christ, nous adorons l’amour incréé du Verbe de Dieu et son amour
humain, avec toutes ses autres vertus. Adorer le Sacré-Cœur, c’est
s’associer de corps, d’âme et d’esprit à l’Amour sacrificiel du Fils
unique, donc coopérer à la Miséricorde divine et à l’Œuvre salutaire
du Créateur. En ce sens on peut adopter ce vocable comme un « titre-
nom » divin, avec sa propre destinée invocatoire.
Rappelons qu’une « Fête du Sacré-Cœur de Jésus » a été instaurée
le vendredi qui suit l’Octave de la Fête-Dieu.

Cantique
« Cœur de Jésus, que le ciel et la terre
Par leurs concerts célèbrent tes bienfaits !
Cœur de Jésus, que le monde révère
Et tes grandeurs et tes divins attraits ! »
(Manuel Paroissial, Abbé L.Mullet, Orléans, 1901)

106
Jean Tourniac, Les tracés de lumière, ch.IV « Un Nom du Christ, ou les mystères du
mot “Amen” », Paris, Dervy, 1976, p. 105 sqq.

122
• Noms/titres de dignité divine, de qualité et d’attribut ; (les
astérisques indiquent les noms traités plus spécialement ici).
Jésus* ; Christ* ; Seigneur* ; Esprit* ; Dieu* ; Fils de Dieu ; Fils de
l’homme ; Fils de Marie* ; Fils de Joseph ; Fils de David* ; Fils
unique ; Pur ; Premier-né ; Nouvel Adam ; Forme ; Effigie ; Image de
Dieu ; Splendeur ; Amen* ; Gloire* ; Puissance * ; Sagesse * ; Logos* ;
Verbe ; Parole ; Lumière ; Vie ; Amour ; Paix ; Bénédiction ;
Sanctification ; Rédemption ; Expiation ; Sacrifice ; Je Suis* ; Celui qui
est (qui était et qui sera) ; Celui qui vient ; Alpha et Omega* ; Premier
et Dernier ; Enfant ; Bon ; Juste ; Justice ; Vrai ; Vérité ; Véridique ;
Fidèle ; Saint ; Prophète ; Maître ; Roi* (des Juifs, d’Israël) ;
Souverain ; Chef ; Tête du Corps ; Témoin ; Avocat ; Juge ;
Intercesseur ; Médiateur ; Grand-Prêtre ; Pasteur ; Gardien ; Apôtre ;
Messie ; Sauveur*, Salut ; Serviteur (de Dieu) ; Lion de Juda ; Agneau
de Dieu ; Époux ; Porte ; Chemin ; Autel ; Rocher ; Pain ; Vigne ;
Étoile radieuse du matin…
• Noms/titres de Dieu ne s’appliquant pas à “Jésus-Christ” :
L’Éternel ; L’Immortel ; L’Incorruptible ; L’Invisible ; Celui qui
connaît le cœur (kardiognôstès) ; Celui qui donne vie ; Le Roi des
siècles ; Le grand Roi ; Le Seigneur du ciel et de la terre ; Le Roi des
rois ; Le Seigneur des seigneurs ; Le Tout-Puissant ; Le Législateur ;
Le Vengeur ; Le Miséricordieux ; Le Libérateur ; Le Consolateur ; Le
Très-Haut ; Le Riche ; Le Parfait ; L’Infaillible ; Le Bienheureux ; Le
Béni dans les siècles ; Le Seul vrai Dieu ; L’Unique.
Le Père (Dieu le Père, mon Père, votre Père : saint, juste, des cieux…)
est mentionné 61 fois chez Matthieu, Marc et Luc, 109 fois chez Jean.

123
Chapitre VII

LES PÈRES APOSTOLIQUES ET l’ÉGLISE D’ORIENT


JUSQU’AU XIVe SIÈCLE

« Le moine (monos) est appelé ainsi parce qu’il converse avec Dieu nuit et
jour, parce qu’il n’imagine rien que les choses de Dieu, et qu’il ne possède
rien sur terre. »
(Saint Macaire)

Un des premiers témoignages patristiques sur le Nom est celui de


saint Clément Romain, évêque de Rome et quatrième pape (de 89 à
97 ?), contemporain des Apôtres. Dans sa Lettre aux Corinthiens (59, 2
à 60, 4 ; 61, 3), on lit : « C’est par Jésus-Christ qu’Il (le Créateur de
l’univers) nous a appelés des ténèbres à la lumière, de l’ignorance à la
connaissance du Nom glorieux. Par lui nous pouvons espérer en ton
Nom, principe de toute créature, toi qui as ouvert les yeux de notre
cœur pour que nous puissions te connaître ». Ce passage est intégré
dans le Livre des Jours, ou Office romain des lectures107, ce qui en prouve
assez l’importance. La connaissance de Dieu est explicitement
identifiée à la gloire de son Nom.
Saint Justin, philosophe converti de langue grecque (natif de
Palestine il meurt à Rome vers l’an 165), est connu pour son Dialogue
avec Triphon le Juif et deux Apologies : « première contribution signifi-
cative à la formation de la doctrine chrétienne du nom de Dieu… »108

107
Livre des Jours : Cerf/DDB/Mame, 1976, p. 643.
108
Hilarion Alfeyev, Le Nom grand et glorieux, p. 59.

125
Dans le Dialogue, il donne une interprétation du nom “Jésus” inspirée
de l’onomastique alexandrine, appliquée ici à la Bible. Il s’appuie
pour cela sur le livre des Nombres, dans lequel le nom Osée (héb.
Hoshua ou Hoshéa), fils de Nûn, est changé en Josué (héb.
Yehoshua), nom qui signifie « salut (ou) sauvé de YHVH », et qui
s’écrira couramment Yeshua (« Dieu sauve ») à partir de la captivité
de Babylone. C’est ce nom que recevra le Seigneur, et que nous
employons sous la forme “Iesus” / “Jésus” (Ιησοΰς). Saint Justin
poursuit, en soutenant que le Nom de Dieu révélé au Sinaï n’est pas
d’une autre nature que celui de Jésus. « Vous reconnaîtrez encore que
le Nom de Celui qui dit à Moïse : Mon Nom est sur lui, c’était Jésus »
(Josué : Yehoshua).109 Chez Justin et ses successeurs, comme Origène
(Homélies sur Josué), les parallèles allégoriques et onomastiques
« Josué-Jésus » sont nom-breux. Le fils de Nûn (lettre/nom qui
renvoie d’ailleurs à l’idée de salut → l’Arche de « Noé ») anticipe la
figure du Fils de Dieu, avec la vertu intrinsèquement salvatrice du
Nom “Jésus”. Dans la Seconde Apologie (ch.6), on lit : « Le Père de
l’univers, qui est inengendré, n’a pas de nom qui lui soit imposé […]
Quant à son Fils, le Verbe à la fois existant avec lui et engendré par
lui avant les créatures […] il est appelé Christ, parce qu’il a reçu
l’onction, et […] Jésus, parce qu’il est Homme et Sauveur. Car (Jésus-
Christ) est devenu homme selon la volonté de Dieu le Père, qui l’a
engendré. »110 Saint Irénée, évêque de Lyon (†début IIIe siècle), dit que
le nom du Fils appartient en propre au Père. « Quel est le Nom qui est
glorifié parmi les nations, sinon celui de notre Seigneur, par qui le
Père a été glorifié ? Parce que c’est le Nom de son propre Fils, et que
l’homme a été fait par lui, Il l’appelle sien. Si quelque roi avait peint
l’image de son fils, c’est à bon droit qu’il la dirait sienne, pour la
double raison que c’est l’image de son fils et que lui-même l’a peinte.
Et Il l’a donné pour le salut des hommes. »111
L’identification du Nom (de Dieu) à Dieu lui-même est explicite
dans les textes liturgiques orthodoxes. Dire et chanter le « nom de
Dieu », « du Seigneur » ou « du Père, du Fils et du Saint-Esprit »,

109
Justin, Dialogue avec Triphon, 75 ; dans Œuvres complètes, Paris, Garnier-Frères,
1862, p. 253.
110
Trad. André Wartelle, Paris, Cerf, 1987, p. 205.
111
Contre les hérésies 4, 17, 4-6 ; SC 100, p. 590-594.

126
rendre ainsi un honneur cultuel à la majesté du Nom, c’est également
glorifier Dieu, conformément à sa volonté. L’omniprésence du Nom,
dans les prières et chants, souligne de facto la filiation « hiéro-
nymique » de la nouvelle Alliance avec l’ancienne, spécialement à
travers les psaumes davidiens. On attire la présence gracieuse de
Dieu par la cause du saint Nom… on appelle son souvenir revi-
vificateur par l’invocation du saint Nom… On implore son secours
bienfaisant par l’espoir du saint Nom... Il est de tout autre le plus
digne de respect, très saint, béni, glorieux, adorable, honorable,
vénérable, grand, sublime, admirable, magnifique… Remplis notre
bouche de ta louange, afin que nous glorifiions ton saint Nom (office des
vêpres). Certains textes liturgiques incluent d’ailleurs des sortes de
litanies des qualités divines.112 « La place centrale occupée par le
Psautier dans l’office explique que les hymnes et les prières
chrétiennes soient imprégnées de la structure et de la phraséologie
des psaumes, explique également que le culte vétérotestamentaire du
nom de Dieu soit devenu partie intégrante de la pratique liturgique
orthodoxe […] L’Église a assumé le culte vétérotestamentaire du nom
de Dieu. Le nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit vient remplacer le
nom Yahvé. Certaines prières ne font mémoire que du nom du Père,
d’autres ne s’adressent qu’au nom du Fils. Bien souvent, une prière
adressée au Père s’achève par une doxologie à la Sainte Trinité. »113 La
liturgie de saint Jean Chrysostome s’achève ainsi par une triple
répétition de l’exclamation : Que le Nom du Seigneur soit béni dès
maintenant et à jamais !
Dans l’Église la plus ancienne les prières d’action de grâce,
officielles ou personnelles, étaient adressées au nom du Père « par »
le Fils, à l’exemple de saint Paul : Je remercie mon Dieu par Jésus-Christ
[…] Car Dieu m’est témoin, à qui je rends un culte spirituel en annonçant
l’Évangile de son Fils (Rm 1, 8-9). L’usage de prier directement “Jésus-
Christ” semble ne s’être généralisé qu’à partir du Ve siècle. De
l’époque apostolique au VIIe siècle, dans la littérature patristique et le
corpus liturgique ou paraliturgique, on relève les appellations :

112
H. Alfeyev donne comme exemple un extrait de la prière de l’anaphore de la
liturgie de saint Basile le Grand, évêque de Césarée (†379) : Le Nom grand et glorieux,
p. 137 sq.
113
H. Alfeyev, Le Nom grand et glorieux, p. 134 sqq.

127
“Seigneur”, “Jésus”, “Christ”, “Jésus-Christ”, “Christ Dieu”, “notre
Seigneur”, “notre Dieu”, “notre Seigneur Jésus”, “notre Maître et
Seigneur Jésus-Christ”, “notre Seigneur et vrai Dieu Jésus-Christ”…
C’est encore la structure basique de la prière monologique, appelée à
se répandre à partir des foyers monacaux d’Orient : “Seigneur Jésus-
Christ (Fils de Dieu…)”. Diadoque de Photicée dira que « la grâce de
Dieu enseigne l’esprit de l’ascète à prononcer les mots “Seigneur
Jésus-Christ” (Κύριε Ιησον Χρισύ), comme la mère apprend à son
enfant à dire “père”. »114 Il faut « donner du “Seigneur Jésus” à
l’intellect », car c’est là la seule occupation qui lui convienne ; et
« lorsqu’il persiste dans la ferveur du cœur, ce Nom glorieux
implante en nous l’habitude d’en aimer la bonté, sans que rien ne
puisse s’y opposer » (ibid.). Saint Diadoque fut au Ve siècle un des
grands chantres du Nom, dont l’invocation incessante attire les
grâces et dispose l’âme à recevoir la lumière de gloire. Les bienfaits
de cette « méditation secrète » (κρυπτή μελέτη) sont immenses : le
Nom protège des pièges démoniaques et du péché, il brûle les
impuretés qui polluent l’âme, clarifie les pensées, répand la joie dans
le cœur… En un mot il est le « salut » des hommes. Dans leurs
échanges épistolaires, les moines Barsanuphe et Jean115, qui vivaient à
Gaza aux Ve-VIe siècles, disent semblablement : « N’aie aucune
crainte des tentations qui t’assaillent, car le Seigneur ne trompe pas
[…] Invoque-le à grands cris en disant : “Jésus, viens à mon
secours !”. Il t’entendra, car Il est proche de celui qui l’invoque en vérité
(Ps 145, 18). Ou encore, avec cette formule plus développée :
“Seigneur Jésus, protège-moi, viens au secours de ma faiblesse !”.116
Quant à l’expression invocatoire “Seigneur Dieu”, elle résulte de
l’exclamation de l’apôtre Thomas (Mon Seigneur et mon Dieu ! Jn 20,
28), qui signe la reconnaissance, en quelque sorte désormais
« évidente », de la divinité de Jésus. C’est semble-t-il le seul cas où
dans l’Évangile “Seigneur” (Kurios) est associé directement à “Dieu”
(Theos), ce qui correspond d’ailleurs, a-t-on relevé, à l’ “Adonaï-
Elohaï” du Psalmiste (Ps 35, 23).

114
Œuvres, Paris, Cerf, SC 5 bis, p. 119.
115
Correspondance, Lettre 39, SC 426, p. 241.
116
Correspondance, Lettre 659, SC 268, p. 95.

128
Sous diverses formes, la « prière de Jésus » se répand dans l’Orient
chrétien des Ve-VIIe siècles, en Égypte, au Sinaï, en Palestine, en
Épire… Une lettre de Grégoire II (†731), pape éclairé qui s’opposa à
l’iconoclasme de Léon III l’Isaurien, atteste bien la connaissance de la
formule Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, viens à mon secours et sauve-
moi ! Ce n’est toutefois qu’à partir du XIIIe siècle que l’invocation du
Nom prendra toute sa place en Occident (Décret officiel du 2e concile
de Lyon, en 1274), avec des manifestations dévotionnelles qui se
prolongeront jusqu’à l’époque contemporaine. À peu près dans le
même temps la perspective hésychaste des Orientaux, ancrée sur les
foyers monastiques, se développera de façon plus « systématique »,
comme le montrent de nombreux traités sur la « prière de Jésus » ; La
Méthode pour la sainte prière et l’attention, ouvrage daté du XIIe ou XIIIe
siècle et répandu à Byzance, décrit ainsi les aspects psychosomatiques
de l’invocation.

De l’origine du Nom
Sur ses vieux jours, saint Eusèbe de Césarée (†v.340) connut la
« paix chrétienne » inaugurée par Constantin. Dans la filiation de
pensée d’Origène, ses références sont volontiers platoniciennes,
comme on le voit dans la Préparation évangélique à propos de l’origine
et du sens des noms. « Cratyle a raison de dire […] que tout le monde
n’est pas artisan des noms, mais celui-là seulement qui, les yeux fixés
sur le nom naturel de l’objet, est capable d’en imposer la forme aux
lettres et aux syllabes ». Le nom propre de chaque chose est « inspiré
et établi par une puissance supérieure, divine. »117 Quant à saint
Ephrem le Syrien (†373), auteur des Hymnes de la foi, dans la ligne des
Pères de Cappadoce il paraît distinguer trois catégories de noms
divins. 1/ Le “Je Suis” moïsiaque, par lequel Dieu se désigne comme
Être, nom essentiel, au sens de l’ousia (ούσία) grec. 2/ Les Hypostases
(ὑπόστασις) de la Sainte Trinité : “Père”, “Fils” et “Esprit saint” :
noms parfaits par lesquels l’homme peut atteindre Dieu, tout en
restant voilé au mystère suprême de l’Essence. 3/ Les noms d’emprunt,
dont l’adoption est liée à de complexes facteurs culturels, et aux
besoins plus particuliers des âmes.

117
Préparation évangélique, XI, 6, SC 292, Paris, Cerf, 1982, p. 75, 77, 83.

129
Au IVe siècle une controverse se fait jour entre les Cappadociens,
autour de saint Basile le Grand (†379) et du philosophe Eunome ; elle
porte notamment sur l’onomastique générale et la question centrale
du nom de Dieu. Suivant Eunome : « les noms existaient avant la
création, ils ont été révélés aux hommes par Dieu, et c’est par eux que
nous pouvons atteindre l’essence des choses […] Qui connaît le
véritable nom de Dieu parvient donc à la connaissance de la nature
divine ». Les Cappadociens, s’appuyant à l’occasion sur Aristote,
estiment au contraire que le nom de Dieu est inconnaissable, comme
l’essence divine est inaccessible aux efforts de l’intelligence. Saint
Basile soutient que la réalité de la chose précède ontologiquement
celle des lettres, des syllabes et des noms par lesquels les hommes la
désigneront, alors que le parti des « platoniciens » considère l’identité
pré-naturelle du nom et de la chose, de la forme nommée, dans la
Cause principielle. Connaître vraiment une chose suppose la recou-
vrance de la mémoire de son nom d’être ; le « nom » est ici la clef de
la connaissance.
Saint Grégoire de Naziance ou le Théologien (†v.390) considère
l’interdiction de prononciation du Tétragramme, depuis la Captivité
babylonienne, comme justifiant le point de vue de l’inconnaissabilité
du nom de la Divinité : « aucun esprit ne l’a conçue parfaitement,
aucun mot ne l’a embrassée entièrement » (Discours théologique). Il
estime toutefois que le “Je Suis” du Sinaï, en désignant la pure
Substance, est « le plus approprié pour nommer Dieu. »
Dans son Contre Eunome,118 saint Grégoire de Nysse (†v.395)
complète la critique théologique faite au philosophe : « Une chose est
la nature de l’objet, une autre est le nom qui le désigne. » (1001cd) Le
nom d’une chose ou d’une personne n’est qu’ « une marque, un
signe, d’une essence ou d’une pensée » (1108d) ; il ne nous est
nécessaire que par la faiblesse de notre âme et la complexion de notre
constitution naturelle. L’homme pourrait « se passer des paroles et
des noms, s’il lui était possible d’exprimer les mouvements simples
de l’intellect » (1041 c). Il serait alors comme l’ange, dont le propre est
l’identité permanente de l’acte (et la parole est un acte) à l’intel-
ligence. Pour l’évêque de Nysse, l’origine des noms ne provient pas

118
Contre Eunome, 12, PG 45.

130
de l’intellect (nous) mais de la faculté rationnelle ou réflexive (epinoia).
Dieu est par essence « ineffable et inexprimable, au-dessus de tout ce
qui peut être dit » (461b). Au pauvre que nous sommes, il est
impossible, souligne-t-il, d’ « exprimer l’inexprimable » : la gloire et
la majesté de la Divinité. Comme l’Incréé est au-dessus du créé, Son
Nom est au-dessus de tout nom (He 11, 6). Aussi « ceux qui L’invoquent
ne l’appellent pas par ce qu’Il est, car la nature de “Celui qui est” est
inexprimable, mais par des homonymes » (960c). Le Nom de Dieu
possède un intérieur et un extérieur, un contenu caché, ineffable,
inaccessible, et un contenant apparent (Parole-Écriture), par lequel
Dieu révèle ses qualités, dans la langue des hommes, pour permettre
leur salut. Dire le Nom particulier que Dieu nous a donné, c’est dire
tout Dieu : connaissable et inconnaissable. Comment pourrait-il
sauver toute la création, s’il ne se donnait pas tout entier dans et par
son Nom ? Cette simple idée sera un des fils conducteurs de la
patristique. Saint Grégoire estime – à juste titre – que les noms par
lesquels Dieu se fait connaître à nous sont dignes d’adoration, aussi
invite-t-il le fidèle à les confesser de tout cœur. Spécialement les
« saints noms de la Trinité », qui ont une valeur quasi sacramentelle,
partie intégrante de la tradition ecclésiale, dogmatique, rituelle et
mystique.

Le nom de « chrétien »
« (Saint Paul) nous a révélé ce que signifie le nom “Christ”,
lorsqu’il nous dit que le Christ est puissance de Dieu et sagesse de
Dieu ; il l’a appelé paix et lumière inaccessible où Dieu habite,
sanctification et rédemption, grand prêtre, agneau pascal, pardon
pour les âmes, lumière éclatante de la gloire, perfection de la
substance, créateur des mondes, nourriture et boisson spirituelle,
rocher et eau, fondement de la foi, pierre angulaire, image du Dieu
invisible, grand Dieu, tête du corps qui est l’Église, premier-né avant
toute créature, prémices de ceux qui sont endormis, premier-né
d’entre les morts, premier-né d’une multitude de frères, médiateur
entre Dieu et les hommes, Fils unique couronné de gloire et
d’honneur, Seigneur de gloire, commencement de ce qui existe, roi de
justice et roi de paix, roi de tous les hommes… Il y a encore beaucoup
de noms à ajouter […] Et puisque nous avons reçu communication du

131
plus grand, du plus divin et du premier de tous les noms, au point
que nous sommes appelés “chrétiens”, il est nécessaire que tous les
noms qui traduisent “Christ” se fassent voir aussi en nous, afin que
cette appellation reçoive le témoignage de notre vie. »119

Pour saint Jean Chrysostome (†407), patriarche de Constantinople


et docteur de l’Église, c’est par le nom de Dieu saint et redoutable (Ps
110, 9), « trésor renfermant tous les biens », que s’accomplissent mira-
cles et conversions, l’essence divine restant inaffectée et incom-
préhensible. Les apôtres invoquaient souvent le nom de Jésus sans
autre prière, et c’est pareillement “au nom de Jésus-Christ” que le
chrétien confessera et glorifiera Dieu, conjointement à ses vertueux
efforts. Comme ses prédécesseurs, « Bouche d’or » accordera une
attention particulière à la révélation du “Je Suis” vétérotestamentaire ;
mais « les fidèles chrétiens, eux, ont la sanctification par l’invocation
du nom du Christ. »120 Au temps de la Loi « son Nom n’était pas alors
un objet d’admiration pour toute la terre […] Il n’en est pas ainsi
aujourd’hui. Dès que le Fils unique de Dieu fut descendu sur la terre,
le Nom devint admirable dans la Personne du Christ (en réalisant la
prophétie) : Du levant au couchant, mon Nom est grand chez les nations
(Ml 1, 11). »121 Jésus-Christ est en somme le nom incarné du “Je Suis”,
Deus absconditus « que Moïse n’a pu voir que de dos, mais que les
chrétiens contemplent face à face. »122 Aussi, « invoquer le Fils, c’est
invoquer le Père et lui rendre grâce […] Par le nom du Seigneur
l’univers a été converti, le joug de la tyrannie brisé, le démon foulé
aux pieds, le ciel ouvert […] C’est par ce Nom que nous avons été
régénéré […] regardons le comme un magnifique présent. »123 Autre
point fondamental, le Nom “Jésus” est celui du Seigneur « dans
l’éternité », puisqu’Il était avant même d’avoir été conçu dans la chair
de ce monde ; il se rapporte à “Celui qui est”, avant de s’être fait
Homme. On attribue à saint Jean Chrysostome une Lettre à des moines,
très édifiante, comme dans ce passage : « Le Nom de notre Seigneur

119
Traité de la Perfection chrétienne ; dans Livre des Jours, p. 881 sq.
120
« Commentaire sur le psaume 98, 1 » ; PG 55, 780 sv.
121
« Commentaire sur le psaume 8, 1-2 ».
122
H. Alfeyev. Le Nom grand et glorieux, p. 83.
123
« Commentaire de l’épître aux Colossiens », IX, 2.

132
Jésus-Christ, en s’implantant au fond du cœur, soumet le dragon qui
possédait nos pensées, sauve et vivifie l’âme. Demeurez donc sans
cesse dans le cœur à crier le Nom du Seigneur Jésus, pour que le cœur
avale le Seigneur et le Seigneur le cœur, de façon que les deux
deviennent un. »124 Ce sont les bases de l’hésychasme : descente
progressive et fixation du Nom (monologia) dans le cœur, en vue d’en
chasser les puissances d’illusion et de nous unir, par le Verbe de
Dieu, à Dieu même (déificatio). Dans une perspective admise au moins
depuis l’époque de saint Ephrem et que la gnose dyonisienne
théorisa, saint Isaac le Syrien ou de Ninive (†v.700) distinguera le
Nom grand et ineffable et les noms de Dieu, sanctifiés à l’usage des
hommes ; en revêtant l’ « Être présent », ils possèdent – comme les
« noms d’anges » – leur propre efficacité salvatrice.
Quand le Verbe de Dieu reçut-il son nom ? S’opposant à Origène
qui suppose, comme les philosophes, une préexistence des âmes,
saint Jean Damascène (†v.750) soutient qu’il le reçut « dans le sein de
la sainte et toujours vierge Marie, où il s’est fait chair (recevant)
l’onction de la Divinité. »125 « Ainsi le nom “Jésus” est-il envisagé
comme le Nom de Dieu en tant que Verbe incarné […] Il désigne tant
la Divinité que l’humanité du Christ. »126

Le Nom et l’Image
En Orient, la question de la nature du nom et de sa relation au
nommé rebondira à travers la querelle virulente qui opposa
iconodules et iconoclastes, aux VIIIe-IXe siècles. Pour Théodore le
Studite (†826), représentant majeur du parti légitime des défenseurs
de l’Image vraie (avec Jean Damascène), « le nom est un symbole, au
sens original de ce mot grec, désignant la relation entre image et
prototype, signe et signifié, nom et porteur du nom. Si l’image et son
prototype ne sont pas identiques par leur essence, ils le sont
cependant par le nom. »127 La relation d’identité du Nom et de l’Image
(de Dieu) s’exprime dans la tradition iconographique byzantine. Sous

124
PG 60, 753.
125
Exposé de la foi orthodoxe, 4, 6.
126
H. Alfeyev, Le Nom grand et glorieux, p. 118 sq.
127
H. Alfeyev, Le Nom grand et glorieux, p. 112.

133
réserve de sa fidélité au canon de l’Art, l’icône est validée par
l’imposition du Nom de Dieu et la bénédiction ecclésias-tique. Le
Nom sanctifiant l’Image qu’il marque de son empreinte céleste,
l’assimilation contemplative de l’Image est indissociable de celle du
Nom. L’activité libre de « vénération » ou de « révérence »
(proskunesis ; προσκύνησις → kinêsis : « mouvement » d’âme vers
Dieu), se distingue de l’ « adoration » (latréia ; λατρεία), « service
cultuel » d’obligation légale, due seulement au Nom et à l’ « Image
première » du Dieu vrai : “Seigneur/Jésus/Christ”… ; l’âme y adhère
donc totalement ou pas du tout. Quant au nom de Jésus, « ayant le
sens de “Sauveur” (il) renvoie à la nature divine (car si) beaucoup le
portent (à commencer par Josué, fils de Nûn), un seul est le Sauveur
de tous » (Théodore le Studite).128 Le nom appellatif “Jésus” n’est le
symbole parfait de Dieu, par la Personne du « Père », que s’il désigne
celle du « Fils » ; d’où l’efficacité intrinsèque de l’affirmation
trinitaire.

Typologie byzantine des noms divins


1/ L’ineffable Divinité ou Déité suressentielle (Hyperthéos).
2/ Le Je Suis vétérotestamentaire, première désignation auto-
déterminée de l’Être (Théos).
3/ Les noms apophatiques : ce que Dieu n’est pas.
4/ Les noms cataphatiques : ce que Dieu est.
5/ Les noms des trois Personnes ou Hypostases divines : “Père”,
“Fils”, “Esprit-Saint”.
6/ Le nom unique de “Jésus” (Sauveur).

128
PG 99, 701.

134
Chapitre VIII

PRIÈRE MONOLOGIQUE

Saint Jean Climaque (†v.650), higoumène du couvent de Sainte-


Catherine, au Sinaï, est un des principaux jalons de la méthode
monologique. La base de sa perspective, admirablement exposée
dans L’Échelle sainte ou paradisiaque (grec klimax), est la lutte contre les
pensées étrangères, rendue triomphante par l’ « invocation de Jésus ».
L’Échelle fut connue en Occident dès le Moyen Âge, et la traduction
d’Arnauld d’Andilly (1652) en étendit l’audience. Au vingt-huitième
« Degré », on lit que si la prolixité dans la prière disperse facilement
l’esprit, la répétition du seul Nom de Dieu a pour effet contraire de le
recueillir. D’autre part, si on n’oppose aucun obstacle aux impuretés
du monde, quelle que soit notre sincérité elles pollueront forcément
l’âme ; aussi convient-il de connaître les modes de leur activité en
nous. D’abord il y a une mauvaise disposition de l’âme inférieure ;
une sorte d’affinité, plus ou moins manifeste ou masquée, avec telle
ou telle « passion » sensible. Dès sa naissance dans le monde d’en bas,
l’homme porte la marque insinueuse du péché originel, et ce
« quelque chose » le rend perméable à des tentations correspon-
dantes. Chaque chose tend en effet à se tourner vers ce à quoi elle
ressemble ; la part lumineuse tend aux vertus du vrai, du bien, du
beau… et la part ténébreuse, qui n’a pourtant d’autre « réalité » que
la déficience « occultatrice » d’un bien, va aux puissances adverses
dont elle affirme l’emprise. Si l’homme n’avait pas une certaine
prédisposition au scandale du péché, un « vice de forme » pourrait-
on dire, il serait toujours bon, quoi qu’il pense, dise et fasse, et la

135
question des moyens de sa rédemption – ce qu’offre la religion – ne se
poserait pas. Autrement dit, le plan de Dieu quant au destin de
l’homme – qu’Il a fait précisément libre… entre un bien et un mal –
ne se réaliserait pas ; ce qui est absurde ! Ensuite, l’âme subit l’attaque
de l’image fugitive d’un objet extérieur, qui représente, spécialement
pour elle, la satisfaction de cette passion. Alors l’âme faible consent à
accepter cette trompeuse suggestion, et tend à s’en délecter. Enfin,
elle devient captive par un attachement habituel à l’objet-image de sa
passion, devenu pour elle un besoin, comme l’adduction à une
drogue quelconque. L’homme n’a pas d’autre choix d’âme que de se
soumettre à cette dépendance des puissances suggestives du mal, ou
de s’y opposer par l’application de sa volonté, jusqu’à retrouver la
liberté d’esprit originelle. Il dispose pour cela de moyens de
conversion et de pénitence, dont sans doute le plus efficace et direct
est de faire entrer le « Nom » de Dieu dans l’âme, jusqu’à l’en
saturer ; ainsi bienheureusement occupée, les fausses images ne
pourront y pénétrer et la troubler. Importantes sont les grâces reçues
par celui qui se rappelle le Nom de Dieu en s’endormant, car son
invocation se prolongera subconsciemment, ou resurgira même, de
façon éveillée et apaisante. Saint Jean Climaque conseille de réciter la
« prière de Jésus » les bras élevés ou en croix. Bien avant le complet
déploiement de l’hésychasme byzantin, il sera parmi les premiers à
expliciter par écrit le lien entre la prière monologique (μουολόγιστος)
et les phases de la respiration : Que la mémoire de Jésus ne fasse qu’un
avec ton souffle…129 Saint Hésychius le Sinaïte, higoumène du
monastère de Batos, dans la ligne de Jean Climaque et de Maxime le
Confesseur, vécut au IXe siècle. On lui attribue – quoi qu’il s’agisse
peut-être d’une compilation – la paternité de deux Centuries spiri-
tuelles sur le thème conjoint de la sobriété et de l’attention (nepsis),
cher aux hésychastes des générations suivantes. La « sobriété-
attention », au-delà d’une valeur indicative et d’un simple progrès
psychologique, est déjà en soi une secrète « méthode », dès lors
qu’elle suppose à la fois un effort permanent de la volonté appliquée
à repousser (suivant les conseils des Pères) les passions du monde, et
l’abandon confiant à la Grâce. La sobriété attentionnée est ici la clef

129
L’Échelle sainte 27, 62 ; Abbaye de Bellefontaine, SO 24, p. 284.

136
de toutes les vertus, donc d’une régénération complète de l’âme, en
vue du silence du cœur ; ce qu’on appelle hesychia. Au cœur-intellect
revient la sur-veillance des pensées étrangères et des agitations
indésirables, conjointement à la garde de la lumière du Nom, sise à la
fine pointe de l’âme spirituelle : « Éclairés par la lampe du Nom
adoré de Jésus-Christ, nous purifierons et ornerons la maison de
notre cœur. »130 Et lorsque l’ « atmosphère du cœur » est ainsi toute
illuminée, aucun trouble ni désagrément du monde ne peut plus
l’affecter. Un combat ascétique de chaque instant est pourtant
nécessaire, qui, outre la confiance dans l’invocation monologique
incessante (cette incomparable arme du moine !), requiert les vertus
d’humilité, de vigilance, de discernement. Une fois trouvé le repos
(nepsis, hesychia) de l’âme, le Nom et les qualités divines qu’il
manifeste par son rayonnement deviennent la parole-lumière du
cœur. La nature humaine étant ce qu’elle est, avec la confession et la
communion, les pénitences sont non moins nécessaires ; jeûne,
continence, veille ou autres entraves au relâchement de l’attention,
seront définis par le maître. Après saint Jean Climaque, Hésychius le
Sinaïte associe la prière continue à la respiration : « Bienheureux celui
qui a la prière de Jésus collée à sa pensée, et qui l’appelle sans cesse
dans son cœur, à la manière dont l’air est uni à nos corps ». Ainsi le
cœur purifié respire la présence du Nom saint et vénérable du
Seigneur Jésus, et Dieu respire en lui par sa Sagesse. On peut parler
d’une co-ïncidence du divin et de l’humain, comme d’une vraie co-
naissance. C’est au nom « adorable et saint » de Jésus-Christ que les
pensées passionnelles et les imaginations vaines, perfides suggestions
de l’adversaire, seront chassées, comme la fumée par le vent. Plus
encore ! L’invocation permanente empêche même la pénétration des
pensées invisibles ; lesquelles ne peuvent alors se parer d’une sem-
blance de réalité et donc nous influencer. La garde vigilante de l’âme,
la veille permanente du cœur (Je dors, mais mon cœur veille ; Ct 5,2),
c’est là le grand combat que doit mener, sans relâchement de la
volonté, le fidèle. Si le Malin sait l’ « art » de la tentation, ou comment
détourner les âmes de leur surnaturelle aspiration au Bien, il est
impuissant à déloger du cœur le Dieu d’Amour qui l’occupe. Et le

130
Centuries, 152 ; dans Jean Gouillard, Petite prière de la Philocalie du cœur, p. 107.

137
mystère est, ici, que la conscience que nous avons du « Dieu fait
homme » coïncide avec le vide unificateur de toute l’âme et du cœur
pour accueillir son Nom : « Sauveur ».
Outre de faire garder les portes des sens par les puissances de
l’intellect, (les épées des chérubins, à l’entrée du paradis…), l’hésy-
chasme suppose de maintenir celui-ci dans le cœur, en engageant
toute notre âme dans la prière. On ne peut faire l’économie de ces
étapes « successives » de la voie : se garder du monde et se maintenir
en Dieu. À un certain point de vue, c’est la distinction bien connue
d’une mystique universelle, où les stations instables que connaît l’âme
du pérégrin « précèdent » en quelque sorte la maîtrise des états de
l’être.
La matière la plus précieuse du dépôt patristique orthodoxe tient
dans l’expérience normative de la proseukhè : la prière dite « du
cœur » ou « de Jésus ». Les hésychastes, dans le fil de la réforme
« athonique » du XIVe siècle, défendent l’idée d’une voie de la prière,
accessible aux plus humbles du peuple de l’Église, selon une méthode
éprouvée, simple à mettre en œuvre quoiqu’exigeante. Cette tradition
« mystique » (visant à la déification), qui s’origine au Sinaï et dans les
solitudes d’Égypte, reconnaît au cœur d’être le siège de la Sagesse
divine, autour duquel doivent s’ordonner les facultés et organes
correspondants. Par la prière incessante, conjointement à une longue
ascèse de l’âme et l’apprentissage douloureux des vertus, le cœur,
nourri de la Parole et du Nom de vérité, est le lieu focal de notre
âme ; c’est en lui qu’opère l’alchimie spirituelle, pourvu que nous
nous y préparions. Ce qui fait la force de cette voie du cœur ou du
nom, c’est qu’elle n’exige aucunement des études ou de savantes
méditations, ni même de savoir lire et écrire : « Pour les illettrés, le
Nom (du Seigneur) remplace d’une manière tout à fait satisfaisante la
lecture des pièces écrites et la psalmodie. »131 Mais la simplicité de
cette entreprise rend nécessaire l’encadrement d’un starets ; ayant lui-
même éprouvé l’aride chemin du désert intérieur et l’abaissement de
Job, il conseillera le nécessiteux, et le préservera d’inévitables chocs
en retour comme de bien des illusions !

131
Ignace Briantchaninoff, Approche de la Prière de Jésus, Abbaye de Bellefontaine,
1983, p. 134.

138
La prière de pensée et des lèvres est utile, mais la prière véritable
est celle du cœur : « Tant que le cœur ne prie pas, l’homme ne prie
pas », dit le père Boris Bobrinskoy.132 Et lorsque le cœur prie, ce n’est
plus moi, « pécheur », qui prie, mais le Moi vivant, ce “Jésus-Christ”
qui y est alors établi. C’est le « cœur pur » des Psaumes, un cœur qui
veille, repentant, humilié, sacrifié, après que la gangue des
revendications injustifiées de l’âme soit dissoute. Le cœur (cordis, cor)
priant est la plus haute expression de la charité (caritas, carus)133,
laquelle est amour (agapê) : « Nous croyons que ceux qui, prononçant
le Nom de Jésus, essaient de s’unir à leur Seigneur par un acte
d’obéissance inconditionnelle et de charité parfaite, participent en
quelque manière à l’union surnaturelle du Corps mystique du
Christ… »134. La « voie du Nom de Jésus » est voie de l’Union à la
personne du Sauveur, qui nous protège et nous sauve de nous-même.

La prière du cœur

« Il te faut acquérir […] la mort à toute chose, une conscience pure,


te gardant de toute condamnation de ta propre conscience, et la liberté
de toute passion qui te ferait pencher vers le siècle présent, ou vers
ton propre corps. Ensuite […] ferme la porte et élève ton esprit au-
dessus de tout objet vain et temporel (puis) appuyant ta barbe sur la
poitrine, et tournant l’œil temporel avec tout l’esprit sur le milieu du
ventre (nombril), comprime l’aspiration d’air qui passe par le nez de
façon à ne pas respirer à l’aise, et explore mentalement le dedans des
entrailles pour y trouver le lieu du cœur où aiment à fréquenter toutes
les puissances de l’âme. Dans les débuts, tu trouveras une ténèbre et
une épaisseur opiniâtre, mais en persévérant et en pratiquant cette
occupation de jour et de nuit, tu trouveras, ô merveille ! une félicité
sans borne. Sitôt en effet que l’esprit trouve le lieu du cœur […] il se
voit lui-même tout entier et plein de discernement […] Le reste, tu

132
« La Compassion du Père » ; Association Saint Silouane l’Athonite, bulletin n°13,
Pully, 2006, p. 18.
133
La racine i.e. KR induit l’idée de « création ». Dieu œuvre par amour dans son
propre Cœur, et la création, après son complet déploiement, fait retour à Lui par
« imitation » de cette effusion de Charité (cor, caritas) dont Il fait incessamment
preuve.
134
P. Lev Gillet ; dans Élisabeth Behr-Sigel, Un Moine de l’Église d’Orient…, Paris,
Cerf, 1983, p. 463.

139
l’apprendras avec l’aide de Dieu, en pratiquant la garde de l’esprit et
retenant Jésus dans le cœur. »
Texte hésychaste.135

Deux fondements scripturaires :


L’appel du publicain qui, se tenant à distance, n’osait pas lever les
yeux au ciel, mais se frappait la poitrine, répétant : Mon Dieu aie pitié du
pécheur que je suis (Lc 18, 13).
L’appel de l’aveugle de Jéricho : Alors, il s’écria : Fils de David, Jésus,
aie pitié de moi (Mc 10, 47).

Trois formules, courte, moyenne et longue :


Seigneur, Jésus Christ (Kyrie Iesou Christe), aie pitié de moi (Eleïson
me).
Seigneur, Jésus Christ, Fils de Dieu, aie pitié de moi (Ќύριε Іησοῦς
Χριστὸς ἱός θεός έλέησον με).
Seigneur, Jésus Christ, Fils de Dieu, aie pitié de moi, pécheur ; en
communauté, on dira …aie pitié de nous (himas), en omettant pécheur.

Les six éléments constituant la formule longue :


- Seigneur : l’Adonaï du judaïsme (substitut vocal, nous le
rappelons, du Tétragramme), que la traduction alexandrine des
Septante rendit par Kyrios : l’Être divin en soi, dans sa grandeur
majestueuse.
- Jésus : la divine Incarnation, dans l’étendue de son Humanité
salvatrice. Le Pain eucharistique.
- Christ : l’Oint ; celui qui a reçu mandat messianique du Père,
par l’onction du Saint-Esprit. Le Vin eucharistique.
- Fils de Dieu : la relation au Père. C’est bien à la deuxième
Personne de la sainte Trinité que le croyant s’adresse.
- Aie pitié de moi : confiance en la Miséricorde de Dieu, en
l’aspect inépuisable de ses grâces sanctifiantes. Notons que toutes

135
Texte traditionnellement attribué à Syméon le Nouveau Théologien (XIe siècle),
mais que le P. Hausherr estime nettement postérieur : dans La Méthode d’oraison
hésychaste, Rome, 1927, p. 68 sq.

140
les liturgies ont conservé l’usage grec pour kyrie et l’impératif
verbal eleïson.136
- Pécheur : repentir sincère, et humilité devant le Seigneur.
La première partie (Seigneur, Jésus-Christ, Fils de Dieu…) est une
profession de foi en l’affirmation tri-unitaire de la révélation ; sachant
que nul ne peut dire Jésus est Seigneur, si ce n’est sous l’action du Saint-
Esprit (1 Co 12,3). La deuxième partie (…aie pitié de moi, pécheur) est
une confession d’indigence de la part de la créature qui, pour son
salut, s’en remet entièrement au Seigneur ; et le Père répond – c’est là
sa promesse – aux demandes qu’on lui adresse… au Nom de Jésus (cf.
Jn 15, 16).

Il existe d’autres formules, comme : Jésus Christ, Fils de Dieu,


Sauveur, dont les initiales grecques des cinq mots (Iesous-Christos-
Theou-Uios-Sôter) forment IChThUS (ἰχθύς : 10+20+9+400+200 = 639) :
le « poisson », symbole idéogrammatique du Dieu vivant, spécia-
lement attaché aux sacrements baptismal et eucharistique, par
lesquels la Vie est donnée et assurée. Ou encore cette autre, révélée à
la capucine italienne Consolata Betrone (1903-1946) qui s’y voua :
« Anéantis-toi en moi et renferme-toi dans la seule phrase Jésus Marie
je vous aime, sauvez les âmes, tu en tireras des fruits abondants… Un
seul Jésus Marie je vous aime, sauvez les âmes, répare mille blas-
phèmes… Quelle prière plus belle voudrais-tu m’adresser ? Jésus
Marie je vous aime, sauvez les âmes ; amour et âmes ! Que peut-on
désirer de plus beau ? »137 La prière monologique peut enfin être
réduite à “Christe eleïson”, à “Jésus”, à “Jésus-Maria”…
Tout en exerçant notre bonne volonté, en nous efforçant à suivre les
commandements, il faut invoquer Dieu « avec la conscience du lien
ontologique qui unit le Nom avec le Nommé »138. Les pensées in-
congrues et distractives ne manqueront pas de surgir, mais elles ne
doivent pas nous décourager… au contraire ! Ces intrusions para-
sites, en mettant crûment au jour de mauvaises inclinations,

136
Eleïson a été rapproché d’élaïon : l’ « olive », symbole d’onction spirituelle, de
grâce et de paix. Le Christ est bien l’ « Oint » du Seigneur.
137
Lorenzo Sales : Jésus parle au monde, Fribourg/Mulhouse, Éd. St-Canisius/Salvator,
1957, p. 109 sq., p. 137.
138
A. Sophrony, Sa vie est la mienne…, p. 136, 155.

141
éprouvent notre indigence devant Dieu. Pour tous, conseille le père
Sophrony, il faut alors « prononcer le saint Nom avec plus d’intensité,
pour que le sentiment de repentir croisse dans l’âme. » L’énergie ou
puissance du Nom invoqué est dans son contenu, comme la myrrhe
dans le vase. Elle n’est donc pas dépendante de la qualité de notre
intention et de notre attention, du moins pas de façon absolue ; les
modes de son actualisation et ses effets pouvant être très divers d’un
pratiquant à l’autre, ou même d’un moment à un autre. Dieu en son
Royaume est toujours au-dedans de nous, et le chemin le plus direct
pour y reconduire est assurément de nous proposer à Lui, par
l’énonciation confiante de son Nom. Sachant que Dieu se présente à
qui Il veut, comme Il veut, quand il veut.

On distingue deux plans dans le processus de réalisation


spirituelle. D’une part, tout ce qui ressort du domaine individuel,
physique et psychologique (par « psychologie » on entendra d’abord
le domaine manifesté des énergies divines, sur lequel peut s’exercer
notre volonté), avec ses prolongements pneumatiques dans le cœur.
D’autre part ce qui, d’ordre supra-individuel, transcende les degrés
de l’âme et du cœur, et qui relève, au fond, du bon vouloir du Père.
On parlera ainsi de trois genres de prière : vocale, mentale, spirituelle,
ou de quatre, avec la prière de grâce ; laquelle réalisera en vérité la
parole rapportée par Jean : Moi et le Père, nous sommes un (Jn 10, 30).
Union sans confusion au Père, par le Fils, et sous la guidance de
l’Esprit. Dans quelle mesure pourrait-on rapporter ces quatre degrés
aux « nuits » du chemin de l’Unio divina tracé par Jean de la Croix ?
Nuit active des sens (oral) et nuit passive des sens (mental) ; nuit
active de l’esprit (éveil cardiaque) et nuit passive de l’esprit (effusion
gracieuse, irradiant depuis la « fine » ou « haute pointe » du cœur :
aciem principalem cordis). On peut établir des rapprochements entre la
tradition hésychaste orientale et certains courants de la spiritualité
occidentale des XVIe et XVIIe siècles, spécialement avec l’école
française de l’ « oraison cordiale » (Jean Aumont…), à l’époque où
l’oratorien Jean Eudes (†1680) fonde la communauté des “Saints
Cœurs de Jésus et de Marie” (1643). Quant aux jésuites, ils n’igno-
raient ni la prière perpétuelle, ni la discipline du souffle, comme en
témoigne avec émotion le père Jean-Baptiste de Saint-Jure (†1657) :

142
« Notre Seigneur Jésus-Christ est l’haleine de notre bouche et l’air que
notre âme doit respirer… Voilà donc qu’elle doit être notre
occupation continuelle et notre plus dur exercice : c’est une
respiration perpétuelle de Jésus-Christ, comme notre air spirituel,
puis une expiration et un renvoi de lui-même à Dieu son Père… »139

« Le cœur attire le souffle afin de refouler sa propre chaleur au-


dehors par l’expiration […] Le cœur en attirant d’une part le froid par
le souffle et en refoulant le chaud, conserve inviolablement la fonction
qui lui a été assignée (par le Créateur) […] Assieds-toi, recueille ton
esprit, introduis-le dans les narines ; c’est le chemin qu’emprunte le
souffle pour aller au cœur. Pousse-le, force-le de descendre dans ton
cœur en même temps que l’air inspiré […] tandis que ton esprit se
trouve là […] n’aie d’autre occupation ni méditation que le cri de :
“Seigneur Jésus Christ, Fils de Dieu, aie pitié de moi !” Aucune trêve, à
aucun prix. Cette pratique, en maintenant ton esprit à l’abri des
divagations, le rend imprenable et inaccessible aux suggestions de
l’ennemi et, chaque jour, elle l’élève dans l’amour et le désir de Dieu. »

Nicéphore le Solitaire : Le Traité de la sobriété et de la garde du cœur est le


plus ancien témoignage connu associant le contrôle du souffle à
l’invocation du Nom du Seigneur.140

Le processus de réunification-déification
1 – Réunifier les puissances, divisées depuis la Chute, du corps, de
l’âme et de l’esprit. Rassembler ce qui est épars, en livrant combat avec
l’arme du repentir, et par un effort de volonté qui exige persévérance,
attention, vigilance, crainte, sobriété, silence… « Repentir » disons-
nous ; de ce point de vue il est remarquable que le mot logismos
(λογισμός), outre son sens général qui associe pensée et parole, pos-
sède celui particulier de « confession » ; pour que le péché soit effacé,
le repentir doit être « un » (μόνος), comme l’invocation de Dieu doit
être « une » (mono-logique). Par la prière répétée et attentionnée,
soutenue par les métanies ou d’autres contraintes corporelles, on
réduit la virulence des influx psychosomatiques et réordonne les
mouvements discordants de l’âme. Incessante tension vers Dieu,

139
Dans Écrin spirituel, ou doctrine des maîtres de la vie intérieure, La Chapelle-
Montligeon, 1924, p. 97 sq.
140
Dans J. Gouillard, Petite Philocalie…, Paris, Seuil, p. 151 sq.

143
suivant la parole : Tu aimeras le Seigneur ton Dieu, de tout ton cœur, de
toute ton âme, de toutes tes pensées et de toute ta force, c’est le premier
commandement (Mc 12, 30). En rassemblant les lettres constitutives du
Nom de Dieu (J-É-S-U-S) l’orant assume sa nature humaine, et les
états d’apaisement et de joie, qu’il connaît alors, anticipent le « salut-
délivrance » promis.
Accompagnant la rythmique des mots de la prière, la respiration
soutiendra la fixation de l’attention et favorisera l’unification pro-
gressive des facultés. La première moitié de la formule est dite durant
l’aspiration, la deuxième moitié durant l’expiration. L’aspiration est
une montée, un enveloppement spiralant qui vise la réintégration des
puissances de l’âme dans leur principe. L’expiration est une descente,
un développement en sens inverse, qui manifeste à notre âme la
réalité des vertus/qualités principielles. Dans le « passage à la limite »
d’un procès à l’autre, on observe nécessairement une courte rétention
du souffle. Par un effort contrôlé et persévérant, les opérations men-
tales sont alors dirigées, via la poitrine, depuis la confession de la
gorge, de la langue et des lèvres, vers le centre cardiaque, jusqu’à ce
que « le souvenir de Jésus (= le Nom unifié) ne fasse qu’un avec le
souffle » (saint Jean Climaque).
2 – Le processus de déification transcende les états multiples de
notre être. Il opère depuis la pointe du cœur, « centre symbolique de
la totalité humaine » (Jean Biès), haut lieu « thaborique » de l’infusion
des natures divine et humaine… par la grâce de Dieu et la fluence de
l’Esprit Saint. C’est la paix tranquille, sereine, sobre (apatheïa) du
Christ, la « perfection chrétienne », Dieu demeurant dans le temple
de l’homme, et l’homme demeurant en Lui. Cette totale assimilation
cardiaque de la prière de Jésus – du Nom de Dieu – est l’ « hésy-
chasme authentique ». Briantchaninov dira que l’orant contemplatif
est alors « enveloppé dans la prière » ; le nom personnel est en
quelque sorte absorbé dans le Nommé.
C’est encore la véritable Terre promise aux élus de l’Apocalypse
johannique : Voici que l’Agneau apparut à mes yeux ; il se tenait sur le
mont Sion, avec cent quarante-quatre milliers de gens portant, inscrits sur le

144
front, son nom et le nom de son Père (Ap 14, 1).141 Les lettres réunifiées
du Nom du Fils sont restituées au Père. L’invocation dans le cœur,
spontanée et incessante : Seigneur Jésus Christ, Fils de Dieu, ayez pitié de
moi, opérée par l’Énergie irradiante de la formule (dès lors que l’âme
s’est vidée des tentations d’iniquité et des imaginations intem-
pestives, et que la volonté individuelle a renoncé aux prétentions
injustifiées), cette invocation est condensée dans le Nom du Fils qui
conduit droitement au Père. Ainsi rempli en conscience de la pré-
sence permanente de Dieu en son cœur142, avec l’effort vertueux, le
concours de la confession et de la communion, l’homme réalisera sa
nature plénière et assurera sa délivrance.

Les maîtres ont insisté sur le petit nombre de ceux qui atteignent
l’apatheïa ; à peine un sur dix mille… disait déjà Isaac de Ninive au
VIIe siècle ! Au-delà, bien moins encore réaliseront le « grand
mystère » de la Gloire du Nom dans le Saint des Saints : « Diffici-
lement un pour toute une génération… » !143 Voilà qui devrait nous
inciter à une radicale humilité ! D’ailleurs, dans son fond, dans le
fond du Nom, la « prière du cœur » reste un secret : non par une
quelconque nécessité contingente ou un esprit de dissimulation, mais
scellé par nature… L’union à l’Incréé reste cachée derrière les voiles de
la création, qui ne peut ni la penser, ni la dire, sinon par des méta-
phores poétiques. Dans l’Église orthodoxe on ordonne au novice, au
moment de la tonsure et lorsqu’on lui offre le chapelet, l’exercice de
la Prière de Jésus144 ; mais les techniques proprement contemplatives de
la prière pure ne sont enseignées qu’à quelques-uns, après des années

141
D’un point de vue arithmosophique, que représentent les 144 000 élus de
l’Alliance christique, au regard des 600 000 âmes qui, de fautes en repentirs, errèrent
quarante années entre mer Rouge et Jourdain ? Le rapport est de 1 à 4, avec un
reliquat “circulaire” de 24.
142
Dans la « cavité » du cœur germe le yod principiel du Tétragramme : l’“I-nitiale”
de Jésus.
143
Les « cent quarante-quatre mille » de l’Apocalypse… qu’il faudrait alors peut-être
lire « cent quarante-quatre » ?
144
« Dans la coutume russe, l’abbé dit les mots suivants… : “Prends, mon frère, le
glaive de l’Esprit, qui est la Parole de Dieu, afin de prier Jésus continuellement. Car
tu dois toujours avoir le Nom de Jésus dans l’intellect, dans le cœur et sur les lèvres,
disant sans cesse : Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, aie pitié de moi pécheur”. »
Élisabeth Behr-Siegel, Le Lieu du cœur…, p. 154.

145
d’épreuves et l’apprentissage « par cœur » de l’Évangile, voire même
paraît-il de toute la Bible ! À défaut de guide assez sûr, et le problème
se pose crûment pour notre époque religieusement défaillante, il
faudra s’en remettre à une inspiration plus « personnelle » de la
sainte Écriture, tant il est nécessaire d’en éprouver la profondeur,
s’attacher spécialement aux Psaumes davidiens, et s’imprégner au
mieux des dépôts patristiques, à partir de l’immense Philocalie,
comme le « Pèlerin russe » nous y convie ; ne pas non plus oublier la
pérégrination « éliatique » de celui qui, d’âge en âge et sous diverses
apparences, est le bon conseiller des âmes isolées. Le pire serait
d’« emprunter » à quelque technique exotique, étrangère au credo, à
la pensée et aux us chrétiens, de pratiquer un arbitraire syncrétisme,
comme on le voit hélàs partout autour de nous avec les petits
arrangements individuels d’une spiritualité « à la carte »145. À ces
compromissions malsaines, que l’Adversaire suggère et dont il tire
grand profit, il faut opposer la tradition apostolique, la connaissance
des Pères de l’Église et l’exemplarité de leur foi.
En tous cas, il nous faut garder en mémoire que tout ce que vous
demanderez en mon Nom, je le ferai (Jn 14, 13). C’est là divine promesse,
et donc pour nous humaine certitude. Et tout commande au chrétien
de demander Lui-même à Dieu, en son Nom qui est celui du Fils.
Aussi : « même dépourvue de tout le reste, la répétition sincère,
régulière, aimante du Nom divin ne pourra manquer de transformer
l’âme… Faire ce qu’on peut est beaucoup plus que ne rien faire… »146
Foi et grâce aidant, le reste, la couronne royale des efforts de l’âme,
nous sera donné par surcroît ; il n’y a donc pas à désespérer, quoi
qu’il soit normal de souffrir des lourdeurs de notre âme et des
lenteurs de sa « bonne volonté ». Redisons que la finalité de la prière
monologique est la transformation progressive de cette âme qui, par
sa nature composée, est corrompue, à divers degrés et de différentes
manières. Régénération/sanctification de notre être singulier, rendue
possible par une pratique assidue, dans les « larmes » du repentir,
sachant qu’« aucun de nos actes n’est exempt d’une parcelle de

145
Un vocable comme « yoga chrétien », bien installé dans le jargon spiritualiste à la
mode, est à cet égard symptomatique. Il est vrai que l’on voit aussi d’autoproclamés
« kabbalistes » ignorant l’hébreu, donc la Bible… Au point où l’on en est !
146
Jean Biès : Passeports pour les temps nouveaux, Paris, Dervy, 1982, p. 376.

146
mal. »147 Il faut donc avant tout, avec l’espoir d’une élévation au Ciel,
prendre conscience de notre petitesse existentielle et la confesser
radicalement : aie pitié de moi, pécheur ! C’est en restant maître de cette
descente dans les profondeurs abyssales de l’âme divisée contre elle-
même, qu’on assurera, grâce à Dieu, sa réunification et sa remontée,
au-delà même du Ciel.
Parvenu à un certain point de maturité, l’envahissement du cœur
par la Lumière « thaborique » de la Présence accompagnera l’écou-
lement sonore du Nom. La prière de Jésus est effectivement le
« vêtement de l’âme », gage de paix ici-bas et de vie éternelle.
L’archimandrite Sophrony, dans un bouleversant témoignage de
foi, dira comment l’invocation profonde du Nom de Jésus-Christ
« coïncide » avec Sa venue ; comment la Présence du Seigneur accom-
plit désormais en lui le sacrement eucharistique : « Par l’invocation
du Nom de Jésus-Christ me fut donnée l’expérience de la bien-
heureuse, mais en même temps redoutable, présence du Dieu
Vivant. »148 On touche là au mystère même du sacrifice doxologique
que constitue, suivant le Catéchisme de l’Église Catholique,
l’Eucharistie : « La prière de louange (lisons ici celle de Jésus, puisque
« dire » Jésus c’est forcément louer Dieu), toute désintéressée, se porte
vers Dieu ; elle Le chante pour Lui, elle Lui rend gloire, au-delà de ce
qu’Il fait, parce qu’“Il est”. » “Un” en trois Personnes.149

« L’invocation, ce n’est pas un aspect particulier de notre activité


spirituelle, c’est une concentration de tout notre être, qui s’achève par
une sortie mystique hors de nous-mêmes et par notre contact avec
Celui que nous invoquons. Tout le contenu du culte consiste à nous
faire sortir du domaine terrestre pour nous faire accéder au domaine
céleste. Le sacrement est cette ascension vers le ciel, donc le sacrifice
de notre être à Dieu… La prière est un sacrifice et la source de toute
sacrificialité. »
P. Paul Florensky.150

147
I. Briantchaninov ; dans É. Simonod, La Prière de Jésus…, p. 42.
148
A. Sophrony, Sa vie est la mienne..., p. 158.
149
CEC, 2649.
150
Paul Florensky, “Le Service de la Parole. La Prière”, trad. C. Andronikov, dans Le
sens de la Liturgie, Paris, Cerf, 1988, p. 136.

147
Chapitre IX

HÉSYCHASME
LA MÉTHODE INVOCATOIRE

« L’hésychaste est celui qui peut dire : Je dors, mais mon cœur veille (Ct 5, 2). »
(Saint Jean Climaque)

Jean Meyendorff, grand théologien orthodoxe du XXe siècle


(†1972), considérera l’ « hésychasme » (ἡσυχία) comme « la tradition
séculaire du monachisme contemplatif de l’Orient chrétien »151 ; cette
perspective est en effet caractéristique, avec l’art visuel de l’icône
(Imago vera), du génie orthodoxe. On traduit habituellement le mot
par « quiétude », avec l’idée sous-jacente de « solitude », ce qui
convient à l’état spirituel qu’on attend d’un moine, isolé du monde
pour s’unir au Dieu d’amour. Du point de vue plus formel de
l’histoire religieuse, l’hésychasme s’applique au mouvement monas-
tique qui se manifesta dans l’Église byzantine, depuis les Pères du
désert ; il prit un grand essor autour des XIIIe-XIVe siècles, avec pour
figure référente saint Grégoire Palamas (†1349). La doctrine palamite
d’une théophanie articulée aux aspects psychosomatiques de la prière
dut toutefois s’imposer face à de fortes résistances internes : « Le nom
du Verbe incarné est présent dans le “cœur”, il est lié au souffle. »
L’hésychasme se développa jusqu’au XVIIIe siècle de saint Nicodème

151
Jean Meyendorff, Saint Grégoire Palamas et la mystique orthodoxe, 1959, Paris, Seuil,
2002, p. 7, 31.

149
l’Hagiorite, puis s’affaiblit un temps, avant de connaître le grand
renouveau russe de la seconde moitié du XIXe.
Enracinés dans le monachisme « prophétique » des premiers
siècles, les jalons principaux de cette spiritualité de la « parole du
Désert » furent saint Macaire l’Égyptien ou de Scété (†v.390), Évagre
le Pontique (†399), saint Diadoque de Photicée (Ve siècle), saint Jean
Climaque (†v.650), ou encore saint Maxime le Confesseur (†662) qui
donnera une empreinte plus « philosophique », nécessaire pour
alimenter les débats théologiques des futurs conciles.152 Plus tard,
saint Syméon le Nouveau Théologien (†1022), moine studite, puis
abbé à Constantinople, exposera sa propre « expérience de l’union »,
non sans contrarier l’institution ecclésiastique alors en place ;
l’avènement mystique et christocentrique de la chair à l’esprit, doit
primer. Sans doute, les méthodes « psychagogiques » qui préparent et
soutiennent les efforts de l’âme volitive en vue d’une totale
coopération spirituelle, jusqu’à la déification, furent connues et
transmises oralement avant d’être fixées par écrit. Gardons-nous de
l’historicisme de chercheurs modernes, imperméables à l’idée d’un
donné révélé et à la véracité de la tradition, et pour lesquels il n’y a
d’autre preuve sûre que dans la factualité documentaire. Cela n’est
d’ailleurs pas étranger, dans le contexte dissolvant du “New-Age” et
le genre des gymnastiques orientalisantes, à la vogue d’un
hésychasme à bon marché. D’une façon générale et pour se prémunir
contre les illusions de cet ordre, on doit admettre catégoriquement :
1/ Que Dieu seul donne la grâce, en permettant la descente et la
garde de son propre Nom dans notre cœur ;
2/ Que c’est par le sacrifice libre et maîtrisé de notre âme et du
monde, que nous nous y prédisposons ;
3/ Qu’il faut, en tous cas et face aux difficultés, rester soumis à
l’autorictas de l’Église.
Que chacun veille donc sur soi, puisqu’en préalable au don de Lui-
même Dieu exige notre sacrifice !

152
À l’époque aussi des premiers contacts de la chrétienté avec une culture
islamique, elle-même issue des profondeurs minérales du « désert ».

150
À Byzance
La pratique hésychaste est décrite au XIIIe siècle par un moine du
Mont Athos, Nicéphore le Solitaire, dans un petit Traité de la sobriété et
de la garde du cœur. C’est du centre subtil du cœur que la vie est
irradiée et que la chaleur nécessaire à son maintien s’entretient ;
l’inspiration pulmonaire est permise par le cœur : le cœur attire le
souffle, et c’est par les narines que le souffle vital retourne au cœur.
Via la maîtrise du souffle, la « prière du cœur » est tributaire d’un
apaisement mental, qui a lui-même ses conditions psychosomatiques.
D’où des conseils posturaux, destinés à faciliter les échanges du
souffle entre l’extérieur et l’intérieur du corps, l’inspiration et
l’expiration devant tendre à l’équilibre. Alors le fidèle pourra
s’efforcer à « faire descendre le souffle divin » dans le cœur, par les
narines et les poumons. Celui qui y parvient en ressent forcément les
effets ; le premier devoir est alors de rendre grâce à Dieu, lui le
dispensateur de tout bienfait, et le deuxième est d’en rendre compte à
l’autorité spirituelle compétente, pour ses bénédictions et conseils.
Dès ce moment, nulle autre activité mentale que la formule Seigneur
Jésus-Christ, Fils de Dieu, aie pitié de moi ! Par la répétition fréquente de
cette pratique, l’âme s’imperméabilise progressivement aux
suggestions ennemies, elle maintient ouvert le passage au « lieu du
cœur », elle prend un peu plus chaque jour le goût des fruits
spirituels, de la vérité et de l’amour de Dieu. On notera que si la
guidance d’un maître est plus que souhaitable, comme pour toute
autre voie intégrale de réalisation, Nicéphore ne fait pas pour autant
de son absence un empêchement catégorique ; de fait on peut penser
à des conditions particulièrement défavorables, comme en connut la
Russie sinistrement soviétisée du XXe siècle, où l’afflux de grâces
individuelles, répandues aussi bien par la médiation des saints
défunts, compense en quelque sorte les empêchements accidentels
d’ordre sociétal. Ces temps anti-christiques sont d’ailleurs aussi bien
devant nous, alors qu’il est indéniable que les maîtres sont aujour-
d’hui plus rares que jamais.
Les plus grands théologiens orthodoxes envisageront la « prière de
Jésus » et la « garde du cœur » sous le rapport de l’efficacité métho-
dologique, et les « pratiques » se multiplient à partir du XIVe siècle.

151
En pensée ou par les lèvres, debout ou couché, saint Grégoire le
Sinaïte (†1346 ; il contribuera à la diffusion de l’hésychasme dans le
monde slave) conseille de réciter la sainte formule en deux temps : 1/
Seigneur Jésus-Christ… 2/ Aie pitié de moi ! Le rythme invocatoire doit
être mesuré et régulier, car sous l’effet de la moindre stimulation ou
image étrangère l’attention se relâche, l’âme se disperse et s’éloigne
du cœur divin. L’examen de conscience et la confession, que suppose
la demande de pardon (aie pitié de moi !), doivent donc être préparés
avec soin. Avant d’envisager le calme nécessaire à la descente (du
Nom) de Dieu dans le cœur, l’âme doit être intransigeante à son
propre égard, et nourrir fermement la volonté de se débarrasser des
péchés qui la polluent. On doit savoir que Dieu est prompt à aider
l’âme disposée à rompre avec le monde, et qu’il efface volontiers les
dettes de celui qui se repent en l’invoquant avec ardeur et assiduité.
Les ennemis, ce sont les pensées-images étrangères et vagabondes qui
assaillent et troublent l’âme, rendant problématique la diffusion de la
lumière spirituelle, et par là affectant le discernement. Il faut beau-
coup de bonne volonté, de patience et de persévérance, de simplicité
et de sobriété mentale, pour leur interdire d’entrer et d’agir en nous ;
et c’est finalement par le nom de Dieu qu’elles sont mises en fuite, car
« elles ne supportent pas la chaleur (et la lumière !) que la prière (le
Nom) dégage dans le cœur. »153 Au contraire d’une simple prière, dite
de pensée ou de bouche, la prière hésychaste implique de réunir
toutes nos puissances, extérieures et intérieures, au service exclusif de
Dieu ; elle est de corps, d’âme et d’esprit. Facultés et sens sont
mobilisés à cette seule fin, à commencer par la respiration et les
postures corporelles, mais aussi l’ouïe, la vue, etc. Les ouvrages des
Pères donnent à peu près les mêmes « conseils », en insistant sur le
bon comportement et le respect des usages communautaires (par
exemple sur le signe et baiser de croix), qui sont aussi des façons
d’aider, donc d’aimer, notre prochain.

La doctrine de saint Grégoire Palamas, moine, évêque de


Thessalonique (†1359), et des Pères, fut ratifiée par voie conciliaire,
alors que le patriarche Athanase Ier et Théolepte, métropolite de

153
Grégoire le Sinaïte, De la vie contemplative, 1-4 ; dans Petite Philocalie…, p. 191-193.

152
Philadelphie, accordaient leur caution ecclésiale à la « mystique
christocentrique de la prière de Jésus »154, mystique qui rayonnera dès
lors bien au-delà du cadre monastique. Suivant cette doctrine, Dieu
est à la fois inaccessible et ineffable (dans sa non-présence trans-
cendante), saisissable et nommable (par sa présence immanente). Car
si l’homme appelé ne peut voir Dieu sans mourir à lui-même, sans
mourir aux illusions que nourrit son âme, les élus, eux, le voient tel
qu’Il est (1 Jn 3, 2), en le contemplant dans son procès (πρόοδοι) et par
ses énergies (ένὲργείαι), la « Substance » pure restant inconnaissable.
Les noms divins ne disent pas la substance divine, mais la réalité de
la Présence et de l’Activité substantielle du Père, dont le Fils
(Seigneur… Jésus… Christ…) est parfait et vivant témoignage. Les
noms des procès/énergies sont ainsi, pour l’homme, le lien intelligible
avec le mystère de l’essence surintelligible ; et ils lui offrent de
participer, et même de coopérer pleinement, saintement, à l’Œuvre
divine (ἐργα). Les énergies sont coéternelles à la substance, donc sans
commencement, ontologiquement « antérieures » à la création ; mais
elles ne sont pas des émanations, au sens philosophique, c’est-à-dire
des parts élémentaires et créées de l’Être un. En tant qu’incréées et
inséparables de l’essence, elles sont pleines de la Présence de Dieu –
présence qu’en quelque sorte elles transportent, de façon entière et
permanente, dans l’activité incessante de la création. Elles restent
donc inaffectées par les impuretés substantielles que suppose toute
création au regard de la perfection incréée et créée de son Créateur ;
elles sont simplement ce qu’Il est. Ce que saint Grégoire Palamas dit
ainsi : « toute puissance ou énergie divines est Dieu lui-même ». Neuf
siècles après la théorie des noms divins exposée par saint Denys
l’Aréopagite ou son école, le concile de Constantinople de 1341
posera que le Nom de Dieu se rapporte à la fois à l’essence et aux
énergies. Ce qu’on a appelé la « pensée onomatodoxe » s’inspirera de
ce postulat doctrinal, dont la grande application spirituelle est
l’invocation monologique (de “Jésus”), laquelle en activant les
énergies ébranle l’être.
Compté au nombre des promoteurs byzantins de l’hésychasme, le
grand docteur de l’Église que fut Nicolas Cabasilas (†1354) reliera la

154
Jean Meyendorff, Saint Grégoire Palamas, p. 48.

153
prière perpétuelle du Nom de Jésus à la Communion continuelle ;
nommons aussi les moines athonites Calliste et Ignace Xanthopoulos,
qui vécurent dans la seconde moitié du même siècle. Après la chute
de Constantinople et son occupation définitive par les Ottomans, en
1453, les foyers de l’hésychasme se maintinrent spécialement autour
du Mont Athos, puis se développèrent et s’enracinèrent jusqu’à
aujourd’hui en Russie, par-delà toutes sortes de vicissitudes histo-
riques, jusqu’aux plus terribles.

En Russie
Du fait notamment des destructions causées par les invasions
mongoles, nous disposons de peu d’informations sur la vie religieuse
en Russie avant le XIVe siècle, époque où, par contre, de nombreux
témoignages attestent de l’importance de l’hésychasme monastique.
Par les disciples ou héritiers de la pensée de Grégoire Palamas,
d’innombrables traductions des Pères et docteurs arrivèrent de
l’Athos en Russie, via notamment l’influent royaume de Bulgarie ou
celui de Serbie. Malgré l’affichage de certaines prétentions « natio-
nalistes », qui visaient à prouver une supériorité de la spiritualité
russe, l’hésychasme en Russie resta dans son fond conforme à la
mystique byzantine ; depuis le désert d’Égypte, de Byzance à la
Russie, on peut parler d’une grande tradition de l’Orient chrétien.
C’est autour de saint Serge de Radonège (†1392) et du monastère de
la Trinité qu’il fonda, que s’organisa le monachisme russe. On
rapporte que les moines de Nijni-Novgorod disaient quotidien-
nement, avec le Psautier, six cents fois Seigneur Jésus-Christ, Fils de
Dieu, aie pitié de moi ! ; les moines illettrés remplaçant la lecture du
Livre de prières par sept mille fois cette même formule !155 L’hésy-
chasme et l’usage systématique de la prière de Jésus se développèrent
particulièrement aux XVe et XVIe siècles, aussi bien dans les monas-
tères cénobitiques que dans les ermitages, à partir de saint Cyprien
(†1406), métropolite de Kiev, qui œuvra en vue d’une profonde
rénovation spirituelle. Saint Nil Majkov (†1508), lié à l’Athos, fut
l’higoumène du monastère qu’il fonda dans les forêts du Nord, sur la

155
Ce qui sur la base d’un cycle complet de vingt-quatre heures, correspond à
quelques cinq formules chaque minute !

154
rivière Sora ; conditionnant la vie des moines au respect de la
pauvreté évangélique, il s’opposa de facto au centralisme moscovite,
alors que les biens et privilèges des grands monastères était
considérable. Saint Nil de la Sora s’inspira des Pères grecs, spécia-
lement de saint Jean Climaque et des maîtres de l’hésychasme.
Suivant la Règle (ch.II), « il convient de rechercher le silence de
l’esprit, d’éviter toutes les pensées (seraient-elles « bonnes »), de fixer
constamment les profondeurs du cœur et de répéter : Seigneur Jésus-
Christ, Fils de Dieu, aie pitié de moi… ou Seigneur Jésus-Christ, aie pitié de
moi… ou encore, ce qui est plus facile pour les débutants, Fils de Dieu,
aie pitié de moi… Après ces formules, les Pères joignent le mot
« pécheur », ce qui est agréable au Seigneur et convient tout à fait à
notre état. »156 C’est là la voie de la « sobriété ». Saint Nil donne des
indications quant à la coordination de l’attention nécessaire et de la
respiration, pour le maintien dans la prière : « Retiens autant que
possible ton souffle, et en guise d’armes (contre les esprits et pensées
impurs), implore assidûment le Seigneur Jésus. Toutes les pensées se
dissiperont, brûleront au nom divin du Seigneur Jésus comme à un
feu » (Ibid.). Pour les novices, la prière incessante est difficile ; dans
les cas d’abattement il conseille d’étendre les bras en croix, de lever
les yeux au ciel, et de réciter le Psaume : Aie pitié de moi, mon Seigneur,
car je suis sans force (Ps 6, 3). Saint Nil et ses disciples s’attireront des
ennemis au sein d’une Église déjà plus ou moins sécularisée et en
voie d’appauvrissement spirituel, et il faudra attendre la seconde
moitié du XVIIIe siècle pour qu’une élite monastique se reconstitue
autour de la pratique hésychaste ; la prière de Jésus devenant comme
le sang de l’orthodoxie russe, irriguant jusqu’à de larges cercles de
pratiquants laïcs.
Le Lieu intérieur du cœur et le Discours sur la Circoncision du Christ
ont pour thème commun central la prière véritable et le Nom de
Jésus. Leur auteur est saint Dimitri de Rostov (†1709), bien connu
pour son Ménologe (mênologion : « calendrier » pour l’appel des mar-
tyrs). L’homme étant chair et esprit, sa prière est elle-même extérieure
ou publique, et intérieure ou secrète. Elle est d’obligation légale, aux

156
Saint Nil Sorsky, la vie, les écrits, d’un starets de Trans-Volga, Abbaye de
Bellefontaine, SO 32, 1980, p. 50 sqq.

155
offices liturgiques, ou gratuite, offerte à Dieu seul, à n’importe quel
moment… fréquente et même incessante. Elle se dit alors dans un
« lieu clos », suivant la parole du Seigneur : Quand tu pries, retire-toi
dans ta chambre, ferme sur toi la porte, et prie ton Père qui est là, dans le
secret ; et ton Père, qui voit dans le secret, te le rendra (Mt 6, 6 ; cf. Is 26,
20). La « chambre » ou « cellule » est la cavité du cœur, qu’il faut
garder d’intrusions extérieures, et le « secret » la relation personnelle
de l’orant à Dieu. « La prière intérieure […] n’a pas besoin du con-
cours des lèvres […] Tout ce qu’il faut, c’est élever son cœur vers
Dieu et descendre profondément en soi-même. »157 Du point de vue
de l’histoire religieuse, la quasi antinomie « extérieur-intérieur »
reflète aussi la concurrence qui s’exerçait alors dans la Russie
monastique, entre une perspective obédientielle ou académique,
susceptible de faire de Moscou la « troisième Rome » (après Constan-
tinople), et une autre, à l’écart de toute considération « politique »,
établie sur la simplicité exigeante de l’Exercice spirituel, dont Kiev
était alors le centre de rayonnement. Dimitri de Rostov s’efforcera de
maintenir un équilibre, visant à amener le plus grand nombre
possible de fidèles à la « prière fréquente ». Commentant le priez sans
cesse de l’Apôtre, il dira qu’« une prière souvent répétée peut être
considérée comme incessante […] D’ailleurs il vaut mieux prier
brièvement mais avec attention, que de prononcer d’innombrables
mots en remplissant l’air de bruit […] Commençons dès maintenant,
petit à petit, l’effort à accomplir, commençons au nom du Seigneur
[…] faites tout, non seulement pour votre profit, même spirituel, mais
pour la gloire de Dieu ; ainsi en toutes vos pensées, paroles et actions,
le nom de notre Seigneur Jésus-Christ, notre Sauveur, sera glorifié. »
Le Sermon sur la Circoncision du Christ offre un commentaire sur le
nom de Jésus, à partir du rituel juif de l’ « imposition du Nom » ; il
avait lieu en même temps que la circoncision, au huitième jour après
la naissance. « Le Nouveau-Né divinisé reçut à la circoncision le nom
de Jésus, révélé par l’ange Gabriel […] avant même que la très sainte
Vierge ait accepté l’annonce angélique […] Ainsi le Christ Seigneur
reçut-il le nom très saint de Jésus, annoncé par l’ange dès avant la
conception, lors de la circoncision, première proclamation de notre

157
Dans Chariton, L’Art de la prière…, p. 44, 47 sq.

156
salut […] Le nom salvateur de Jésus avait été écrit avant tous les
siècles, au sein du Conseil de la Sainte Trinité. »158
Dans la Russie du XVIIe et d’une bonne partie du siècle suivant,
dominée par les grandes cours monastiques plus ou moins inféodées
au pouvoir d’État, l’hésychasme perdit de l’influence, et l’invocation
monologique aurait pu paraître oubliée. La réforme radicale de la vie
monastique, avec la réactualisation de la prière de Jésus, est due en
bonne partie aux saints athonites Païssy Velitchkovski (†1794) et
Nicodème l’Hagiorite (†1809). Ce dernier, en collaboration avec saint
Macaire, évêque de Corinthe, fit publier un grand recueil de textes
orientaux des IVe au XVe siècle sur la prière de Jésus : la Philocalie des
Pères neptiques (Venise, 1782), dont le thème central est la « sobriété »
spirituelle (nepsès : νήπσης), ou communément la « garde du cœur ».
Velitchkovski, d’origine ukrainienne, animateur de la renaissance
spirituelle en Russie en réalisa la traduction slavonne (la Dobrotoliabie,
Saint-Pétersbourg, 1793) ; l’ouvrage connut un succès immédiat et
confirmé dans les monastères de ce pays, malgré des éditions souvent
défectueuses et de piètre qualité. Quant à l’édition en langue russe
(Moscou, 1877), œuvre de Théophane le Reclus, évêque de Tambov,
elle diffère des versions grecque et slavonne par le choix des auteurs,
les retraits ou ajouts. Païssy Velitchkovski est aussi l’auteur d’un
traité intitulé De la prière spirituelle ou intérieure, lui-même étayé sur
des citations tirées de l’enseignement des saints Pères. « Je me suis
permis d’écrire quelques mots sur la divine prière intérieure […]
pour affermir le troupeau choisi, par Dieu […] Vous semble-t-il vain
d’invoquer le nom de Jésus ? Mais il est impossible d’être sauvé en-
dehors du nom de notre Seigneur […] Si l’invocation du nom de Jésus
est salutaire, et si l’esprit et le cœur de l’homme sont sortis des mains
de Dieu, quel mal y-a-t-il pour l’homme de faire monter, par l’esprit,
du fond du cœur, la “prière au très doux Jésus”, et de lui demander
sa pitié ? »159 L’Auteur fait sans doute allusion ici à l’« Acathiste à

158
Dans H. Alfeyev, Le Nom grand et glorieux, p. 180 sq. L’expression orientale de
« Conseil de la Sainte Trinité » désigne la prescience et la prédestination au salut, de la
création et de l’homme en particulier. C’est en somme une figure de la Providence,
en laquelle s’origine à la fois le Sauveur et son Nom.
159
Dans Serge Tchetverikov, Le Starets moldave Païssij Velitchkovskij. Sa vie, son
enseignement, trad. François de Damas, Abbaye de Bellefontaine, SO 68, p. 192, 195.

157
Jésus le Très-Doux », hymne dont la plus ancienne attestation date du
XIIIe siècle, construit sur le modèle de l’ « Acathiste à la Mère de
Dieu », et dont les invocations ont pour refrain : Jésus, Fils de Dieu, aie
pitié de moi. Les épithètes litaniques, soutenant la pratique invocatoire,
constituent une sorte de trame théologique du Nom, sur la base
quaternaire : “Jésus” (x 3 fois) ; “Jésus-Christ” (x 1 fois). Exemple : Je
te prie, mon Jésus, comme la pécheresse, mon Jésus, que tu as délivrée de ses
nombreux péchés, délivre-moi, mon Jésus-Christ, et purifie mon âme
souillée, mon Jésus.160 Par de multiples témoignages scripturaires et
commentaires patristiques, Velitchkovski montre que, dès le Paradis,
Dieu donna à l’homme la prière spirituelle, connue des anges et que
la Vierge Marie pratiquait. Cette « divine prière de Jésus », répétée
dans le cœur, est l’ « œuvre spirituelle » par excellence, source de
toutes les grâces, et elle consacre l’homme. Elle doit être conduite
sous la direction d’un maître, parce que l’obéissance amène la
sobriété des actes, l’attention de l’intellect, l’humiliation de l’âme. Qui
n’écoute pas les conseils s’égare et les démons le possèdent. Seigneur
Jésus-Christ, Fils de Dieu, aie pitié de moi ! Mais la Sainte Trinité – le
Père, le Fils, l’Esprit – fait bientôt sa demeure de qui pratique cette
prière constamment, l’unissant au souffle de ses narines. La prière
avalera le cœur, et le cœur la prière […] Répète-la sans cesse,
contrains-toi avec ardeur, car elle décime les ennemis invisibles.
Graves-la dans tes pensées, secrètement, en esprit. Une longue
habitude de la prière verbale engendre la prière mentale, qui
engendre à son tour la prière du cœur […] Lorsque la prière de Jésus
est acquise, unie au cœur, elle coule comme une source, en tout lieu et
temps, quoi que l’on fasse. Elle éveillera le dormeur comme le
veilleur […] La prière de Jésus est aux prières toutes faites ce que
l’homme adulte est à l’adolescent. Aux plus avancés, la prière du
cœur ; aux moins avancés la psalmodie, les hymnes chantés à l’église,
aux novices, les obédiences et le labeur. La prière de Jésus exige
sobriété, abstinence, éloignement des hommes, absence de sollicitude
et sérénité. Qui n’a pas franchi ces obstacles ne peut contenir la prière
perpétuelle. »161

160
Extraits dans H. Alfeyev, Le Nom grand et glorieux, p. 166.
161
Dans H. Alfeyev, Le Nom grand et glorieux, p. 193 sq.

158
Le monastère d’Optino, en Russie centrale, ancien ermitage quasi-
ment ruiné, fut établi à cette époque par l’archimandrite de Moscou,
et en 1821 des moines créèrent à proximité l’ermitage de la Décol-
lation de Saint Jean-Baptiste. Les novices y affluèrent rapidement,
mais aussi des foules de laïcs, riches et pauvres, intellectuels et
illettrés, attirés par l’autorité quasi prophétique des « anciens » ou
starets, en quête de secours de toutes natures et bien sûr de guérison
spirituelle. Dans les Frères Karamazov Dostoïevski décrira, non sans
une certaine coloration romanesque, le cadre et l’atmosphère mystico-
populaire d’Optino. La stricte profession de foi du dogme chrétien, le
respect de la règle d’obéissance due à l’Église, une indéfectible fidé-
lité à la « prière de Jésus », en garantirent la nécessaire cohésion.
Saint Séraphin de Sarov (†1833) fut l’exemple même d’une
« sainteté manifestée » (J. Meyendorff). Ordonné prêtre à trente-
quatre ans, il vécut seul dans les forêts pendant dix années, en
suivant scrupuleusement la Règle de saint Pacôme, puis, pendant
trois ans, resta en prière à genoux sur une pierre, ne la quittant que
pour quelque nécessité corporelle. De 1807 à 1825, il resta reclus dans
une cellule du monastère, sans lit ni chauffage, avec pour seul
« mobilier » une lampe et l’icône de la Vierge de la Tendresse ; c’est à
la suite de visions explicites qu’il accepta enfin le ministère de starets,
sans pour autant quitter sa cellule. Les témoignages sur sa sainteté,
sur la tenue de son enseignement et la qualité de ses conseils, furent
fort nombreux.
Saint Philarète (†1867), métropolite de Moscou, fameux lettré en
sciences religieuses, doctrinaire et patrologue, entreprit d’établir une
théologie biblique du Nom, considérant les noms des choses comme
leur « essence », leur « propriété », leur « puissance », leur « lumiè-
re », leur « vie »… ; dans ce qu’ils nous signifient, les noms sont
respectables et même honorables lorsqu’ils se rattachent à un attribut
du Ciel. Quant au nom propre de Dieu, son rang est tel qu’aucune
créature ne peut se soustraire à sa puissance : « Les Apôtres ont
remarqué que le nom de Jésus chassait les démons, même prononcé
par des gens qui n’étaient pas disciples du Christ… » Aussi c’est une
joie infinie que d’avoir notre nom de baptisé – au nom du Christ –
inscrit dans les cieux, sachant qu’il possède les qualités correspon-
dantes d’un saint protecteur et intercesseur. D’autre part, la relation

159
des noms des choses avec leur racine en Dieu doit rendre circonspect
et précieux l’usage de la parole ; parler pour ne rien dire, ou pour mal
dire, est la preuve certaine d’une discordance de l’âme, comme s’en
est une que de ne pas assumer en l’honorant notre nom de baptême.
« Ne te disperse pas en vains bavardages : les mots sont créature
verbale du Verbe créateur. Si Dieu a tout créé par le Verbe, si
l’homme est à l’image de Dieu, quelle œuvre sublime n’appartient-il
pas à la parole humaine d’accomplir ! […] Fondue au creuset d’un
pieux silence, enflammée par la prière intérieure secrète (du Nom de
Jésus), elle reçoit la pureté et la puissance qui lui sont inhérentes, elle
participe de la puissance (vivificatrice et inspiratrice) du Verbe de
Dieu et du Saint-Esprit. »162 Saint Philarète s’appuie sur les très nom-
breux épisodes bibliques qui montrent l’efficacité spirituelle et
psychosomatique de la Parole du Seigneur. Par ailleurs il rattache
directement l’action du Verbe divin, réfléchi dans la parole humaine,
au rite de bénédiction, sachant que « le dispensateur suprême et
universel des bénédictions » est Jésus-Christ ; c’est pourquoi pour
bénir « nous employons le Nom de “Jésus-Christ”, en particulier ou
dans la Sainte Trinité ». C’est aussi pourquoi on donne le nom d’un
saint au nouveau baptisé, en « greffant » sur celui-ci les vertus
spirituelles de celui-là. Ce que manifeste, dans la gestuelle de
l’imploration des grâces par le nom du saint, l’élévation des mains
vers le Ciel, et encore l’ordre de Dieu de fléchir le genou devant son
Nom, au ciel, sur terre et aux enfers (Ph 2, 9-10). Le Temple de Jérusalem
étant la demeure glorieuse du Nom de Dieu sur terre, pour le temps
de l’ancienne Alliance, cela vaut pour chaque église consacrée au
nom du Seigneur Jésus-Christ. « Ces lieux bénis sont emplis de la
puissance et de la gloire de ce nom sublime. Là s’unit mystérieu-
sement sa confession terrestre et sa confession céleste. Le Nom du
Seigneur repose sur ce temple. » Au cœur des sacrements, spécia-
lement la naissance baptismale, condition obligée de notre salut, le
Nom ne doit pas être dit à la légère ; nous devons « prêter attention à
Celui que nous nommons, l’embrasser de notre foi, le recevoir avec
amour dans notre cœur ». C’est ainsi que nous nous vêtirons du

162
Dans H. Alfeyev, Le Nom grand et glorieux, p. 197, et p. 200, 204, 207 pour les
citations suivantes.

160
Christ, de son sacrifice et de son obéissance, de sa sainteté et de sa
puissance, de ses qualités, vertus et mérites, et que nous pourrons
alors nous présenter dignement devant le Père éternel. « L’essence
divine ineffable agit à travers le nom de Dieu, qui devient, en vertu
de la présence de Dieu en lui, une arme puissante. Ce nom opère des
miracles, c’est par lui que s’accomplissent les sacrements de l’Église
[…] La présence de Dieu en son nom ne dépend pas de la foi ou des
dispositions humaines, mais sans la foi ou les dispositions néces-
saires, l’homme ne peut sentir l’action de Dieu à travers son nom. »
Disciple des starets d’Optino et dans la ligne de pensée de Païssy
Velitchkovski, saint Ignace Briantchaninov (†1867) contribua gran-
dement au ré-enracinement de la prière de Jésus. Sous forme de
dialogue de l’ancien avec un disciple, ses Expériences ascétiques traitent
méthodiquement le sujet. La puissance béatifiante de la prière tient à
la nature du nom même du Dieu-Homme, notre Seigneur et notre
Dieu : “Jésus-Christ”. La prière par le nom de Jésus-Christ est la
grande œuvre que nous a confiée Dieu. Ce nom très saint dépasse
notre entendement ; aussi faut-il le recevoir et s’exercer à son
invocation avec la simplicité et la confiance des nouveau-nés. À la
suite d’une longue tradition, inaugurée par saint Justin au milieu du
IIe siècle, Briantchaninov se livre à une exégèse vétérotestamentaire
du Nom de Dieu, spécialement autour des psaumes du roi-prophète
David, ancêtre de Jésus par la chair. Le nom du Dieu fait homme,
Créateur de l’univers et Sauveur universel, est désormais au centre
du service sacré. « Rapportez à YHVH la gloire de son Nom, adorez
YHVH dans son éclat de sainteté (Ps 28, 2). Exaltez la grandeur du nom
de Jésus, de façon à ce que, par sa puissance, vous entriez dans le
Temple de votre cœur, afin d’adorer en esprit et vérité. Priez avec
application, sans cesse, avec crainte et tremblement devant la
grandeur du nom de Jésus […] Lorsque les puissances ennemies sont
vaincues et repoussées, l’intellect pénètre dans ce temple intérieur,
qui lui était jusque-là fermé, pour y célébrer l’office véritable. »163 Du
point de vue méthodique, il insiste sur l’aspect progressif de
l’accoutumance à la prière perpétuelle. On commencera en la décom-
posant lentement, syllabe par syllabe, avec persévérance ; lorsqu’elle

163
Dans H. Alfeyev, Le Nom grand et glorieux, p. 210, p. 212 pour la citation suivante.

161
sera ainsi bien assimilée, oralement et mentalement, l’intellect fera
descendre le Nom dans le cœur, sans que le fidèle n’ait à se
préoccuper de la nature de ce « lieu » en lui : « Si telle est la volonté
de Dieu, Il t’en donnera connaissance au moment voulu. »
Autre fameux propagateur de la « prière de Jésus », saint
Théophane le Reclus (†1894), évêque érudit publiera une édition
complétée de la Philocalie, largement répandue, et dont les instruc-
tions spirituelles sont toujours très appréciées ; il s’appliquera à en
préciser la « technique » ou l’ « art » (au sens de tekhnê). En 1936,
l’higoumène Chariton de Valamo regroupera d’ailleurs ses enseigne-
ments sous le titre L’Art de la prière… Ici la prière est, avec l’Image,
l’Art chrétien par excellence. Ses recommandations reposent plus sur
sa propre expérience que sur les références patristiques, ce qui les
rend sans doute proches de chacun. Il se montre aussi très réservé à
l’égard d’un apprentissage fondé sur la répétition d’exercices
psychosomatiques, qui peuvent s’avérer illusoires, pour ne pas dire
dangereux, sans la conduite d’un guide sûr. La prière des lèvres ne
suffit pas, car « Dieu regarde l’intellect », et le moine qui s’en contente
est « comme du bois sec, bon pour le feu ». « Si la prière de Jésus est
plus puissante qu’aucune autre, c’est en vertu du nom de Jésus, notre
Seigneur et Sauveur. Mais il est nécessaire d’invoquer ce nom avec
une foi totale et sans hésitation, avec une certitude profonde de la
proximité de Dieu, sachant qu’Il voit et écoute avec une extrême
attention notre demande, et qu’Il se tient prêt à y répondre […] Ce
que nous recherchons, par nos efforts et nos luttes ascétiques, c’est la
purification du cœur et la restauration de l’esprit. Il y a deux chemins
pour y parvenir : la voie de l’activité, qui est la pratique des œuvres
ascétiques, et la voie contemplative, qui consiste à maintenir l’intel-
lect orienté vers Dieu […] Par la seconde voie, entièrement résumée
dans la prière de Jésus, Dieu brûle lui-même toute impureté et vient
demeurer dans l’âme ainsi purifiée » (Chariton de Valamo). Avec la
fréquentation régulière de l’office et les prosternations, destinées à
discipliner la chair, la mémoration attentionnée du saint Nom suffit.
En tous cas, il ne faut jamais oublier que l’union de l’intellect
(puissance noétique de l’Esprit) au cœur (« lieu » suprême des degrés
ou puissances de l’âme, désigné comme logistikon de l’âme-intellect =
la fine pointe du cœur : « sous le mamelon gauche, près de lui et un

162
peu au-dessus… ») est « un don de la grâce, dont le Seigneur nous
comble quand bon lui semble ». L’homme peut et doit proposer…
mais Dieu seul dispose. C’est là le fondement de notre confiance en
lui. Théophane met aussi en garde contre l’illusion selon laquelle la
prière de Jésus remplacerait les devoirs du culte et les comman-
dements. Or pour qu’elle soit vraiment bénéfique et sanctifiante, le
pratiquant doit d’abord prendre part aux sacrements de l’Église, à la
communion aux saints mystères du Christ : « Après la communion à
son Corps et à son Sang, le plus sûr moyen de s’unir au Seigneur est
la prière de Jésus : Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, aie pitié de moi ! ».
Les traductions (à commencer par la Philocalie) et les ouvrages du
saint homme contribuèrent largement à populariser la patristique et
l’idéal ascétique de la prière, dans la Russie de l’époque. « Théophane
rendit ainsi un service inappréciable à des générations de chrétiens
orthodoxes russes. »164
Référence des orthodoxes pieux, fort répandue dans toute la
Russie, la Philocalie (φιλοχαλία : amour ou goût du vrai, du bien, du
beau) est un recueil d’écrits patristiques, visant au « souvenir familier
et assidu de Jésus ». Cette grande anthologie couvre mille ans
d’histoire de la sainteté, depuis Antoine le Grand et Évagre le
Pontique qui vécurent l’expérience du désert « sinaïtique » au IVe
siècle, jusqu’à Syméon de Thessalonique (†1429), en passant par
Syméon Nouveau Théologien et les grands hésychastes réformateurs
de l’Athos, aux XIIIe et XIVe siècles.

Prière de Jésus
« Un grand don du Ciel à l’homme et à l’humanité. »
(Archimandrite Sophrony).165

La prière de Jésus (εὐχή τοΰ ’Іησοΰ) se popularisa singulièrement


en Russie à la fin du XIXe siècle, par l’intermédiaire d’un petit ou-
vrage anonyme, apparu à Kazan vers 1870 : les Récits d’un Pèlerin166 ;

164
H. Alfeyev, Le Nom grand et glorieux, p. 221.
165
A. Sophrony, Sa vie est la mienne…, p. 14.
166
Suivant la préface de l’édition de 1881, le texte proviendrait d’un moine russe de
l’Athos ; peut-être l’archimandrite Michel, supérieur de la Sainte Trinité de

163
publié en 1881, cet écrit se répandit rapidement dans l’Empire,
établissant les assises populaires de la méthode. Comment réaliser
l’injonction paulinienne de Prier sans cesse ! (1 Thess 5, 17) ? Comment
garder dans les activités banales et les tâches quotidiennes et ingrates,
le souvenir de Dieu ? C’est la réponse à cette question, vitale pour son
âme, que le Pèlerin entreprend de trouver, dans une quête « passion-
nante » (au sens propre : de pati, souffrir, éprouver) où s’enchaînent
difficultés, rencontres providentielles et expériences spirituelles. Un
starets167 lui apprendra bien la prière de Jésus : Seigneur Jésus Christ,
aie pitié de moi… ! Mais comment parvenir à ce qu’elle coule d’elle-
même, depuis les lèvres jusqu’à remplir le cœur et y demeurer ? Le
Pèlerin n’a d’autre trésor, hormis la foi entière et naïve des simples
jointe à une immense bonne volonté, que la sainte Écriture : « Par la
grâce de Dieu je suis homme et chrétien, par actions grand pécheur,
par état pèlerin sans abri… Pour avoir, j’ai sur le dos un sac avec du
pain sec, dans ma blouse la sainte Bible et c’est tout. »168 Dans un
langage bien vivant, clair et imagé, le « pèlerin » relate ses pérégri-
nations mouvementées pour trouver le starets qui lui apprendra le
comment prier sans cesse de l’Apôtre. « Seigneur Jésus-Christ, aie pitié de
moi ! Celui qui s’habitue à cette prière ressent une grande consolation
et le besoin de la dire toujours… Et c’est d’elle-même qu’elle coule en
lui, en tout lieu, en tout temps, même pendant le sommeil. »169 Le
guide rencontré lui permet d’invoquer quotidiennement trois mille
formules, puis six mille, puis douze mille… jusqu’à la prière conti-
nuelle. « Je passai tout l’été à réciter sans cesse la prière de Jésus, et je
fus tout à fait tranquille (…) Les pensées s’étaient apaisées et je ne
vivais qu’avec la prière. Mon esprit inclinait à l’écouter, et parfois
mon cœur ressentait de lui-même une grande joie. » Après la mort du
starets et la découverte providentielle d’une édition de la Philocalie, le
pèlerin s’engage dans un long voyage ; il lui faut désormais intégrer

Selenginsk, qui vécut en effet dix-sept années à l’Athos. Une autre indication fait état
du célèbre ermitage d’Optino, mais une double source est possible.
167
« Le starets ou l’ancien est un moine ou un solitaire menant une vie d’ascèse et de
prière (…) choisi par les jeunes moines ou par les laïcs comme maître spirituel. » Jean
Laloy, Récits d’un Pèlerin russe, Paris, Seuil, 1980, p. 24, note 10.
168
Récits…, p. 19.
169
Récits…, p. 29.

164
la doctrine des Pères à la prière continuelle, afin d’obtenir une
compréhension toujours plus profonde de la Parole. « Au bout de
quelque temps, je sentis que mon cœur se mettait en quelque sorte à
réciter de lui-même les paroles saintes […] Je cessai de remuer les
lèvres et j’écoutai attentivement ce que disait mon cœur ; j’essayais
aussi de regarder à l’intérieur… Puis je ressentis, par une légère
douleur au cœur et dans mon esprit, un tel amour pour Jésus-Christ
qu’il me semblait que, si je l’avais vu, je me serais jeté à ses pieds […]
Bientôt apparut dans mon cœur une bienfaisante chaleur qui gagna
toute ma poitrine […] Efforce-toi d’ajuster à chaque battement de ton
cœur, les paroles de la prière. Après le premier battement, dis ou
pense : Seigneur ; avec le second : Jésus ; avec le troisième : Christ, avec
le quatrième : ayez pitié ; avec le cinquième : de moi. Quand tu seras
habitué à cette activité, commence à introduire dans ton cœur la
prière de Jésus et à l’en faire sortir avec ta respiration ; en inspirant
l’air, dis ou pense : Seigneur Jésus-Christ ; en l’expirant : ayez pitié de
moi. Surtout garde toi de toute représentation, de toute image
naissant dans ton esprit, pendant que tu pries. »170
La spiritualité russe, c’est encore le Père Jean de Cronstadt (†1908),
simple prêtre de paroisse et thaumaturge, dont les « prophéties »
encouragèrent les chrétiens qui allaient bientôt avoir à supporter
l’horreur révolutionnaire : « Pour résister aux attaques continuelles
de l’esprit mauvais, il convient de garder constamment dans son
cœur la prière de Jésus : Jésus, Fils de Dieu, aie pitié de moi. Contre le
démon invisible et fort, le Dieu plus invisible et plus fort. » Saura-t-on
jamais combien d’âmes fidèles triomphèrent de l’abjection des temps,
par l’effet de cette simple pratique ? Le Père consignera son ensei-
gnement dans Ma Vie en Christ,171 journal intime mêlé de théologie et
de philosophie, où est spécialement envisagée la question du nom de
Dieu. La parole humaine porte la Parole divine ; celle-ci étant le
Verbe lui-même, chacun de nos mots recèle normalement la présence
de Dieu. C’est donc avec respect, humilité et prudence, qu’on usera
de la parole qu’Il nous a donnée. C’est bien ainsi que la
transsubstantiation des espèces eucharistiques en Corps et Sang du

170
Récits…, p. 38, 41 sq., 145 sq.
171
Jean de Cronstadt, Ma Vie en Christ, Abbaye de Bellefontaine, SO 27.

165
Christ est opérée par la puissance de Dieu, qui est dans les paroles et
le signe de croix du prêtre célébrant. Dieu agit ainsi en nous, qui
sommes ses enfants, par l’opération du Saint-Esprit et le don de son
propre Verbe. Combien plus efficace encore est le nom de Dieu !
« Invoque le nom du Seigneur et c’est Lui que tu appelleras, le
Sauveur des croyants, et tu seras sauvé […] Toi qui pries ! Que le
nom du Seigneur, celui de la Mère de Dieu, d’un ange ou d’un saint,
te tienne lieu du Seigneur Lui-même, de la Mère de Dieu, de l’ange
ou du saint que tu pries ; que la proximité de ta parole avec ton cœur
soit pour toi le gage et la preuve de la proximité de ton cœur avec le
Seigneur, la Vierge sainte, l’ange ou le saint que tu invoques. Le nom
du Seigneur est Lui-même. L’Esprit est partout présent et emplit tout
[…] Le Seigneur, dans son infinitude, est un Être si simple qu’Il
demeure tout entier dans le nom “Trinité”, le nom “Seigneur” ou le
nom “Jésus-Christ”. Ils sont grands ces noms : “Très sainte Trinité”,
“Père”, “Fils” ou “Verbe”, “Saint-Esprit”, invoqués avec une foi
vivante, ardente, avec révérence, ou jaillissant dans l’âme, ils sont
Dieu Lui-même, et font descendre dans notre âme Dieu en trois
Personnes. »172 Jean de Cronstadt établit ailleurs une identité de
présence entre la croix, l’icône et le nom de Dieu. Ces signes bénis et
d’autres encore, sont également puissants et dignes d’adoration ; par
la foi qu’on éprouve à travers eux, on « touche » réellement le
Seigneur et on attire ses grâces. Le centre de cette pensée normative
de l’hésychasme est la reconnaissance de la réalité objective et
subjective de la présence de Dieu dans son nom, et de l’identité de
Dieu et de son nom ; dès lors assimiler le nom de Dieu, par une
mémoire et une invocation incessante, avec foi et par un culte pro-
gressivement épuré des traces du monde, c’est le (re)connaître Lui.
Prière et grâce sacramentelle. « Le Christ que l’orant recherche
dans son propre cœur, le Nom qu’il invoque ne peuvent se trouver
au-dedans de lui que dans la mesure où, par le Baptême et l’Eu-
charistie, il demeure greffé au Corps de l’Église. La prière de Jésus,
telle que les Pères l’ont comprise, ne peut jamais remplacer la grâce
rédemptrice des sacrements : elle en vise la pleine réalisation. »173

172
Dans H. Alfeyev, Le Nom grand et glorieux, p. 231 sqq.
173
Jean Meyendorff, Saint Grégoire Palamas, p. 126.

166
Chapitre X

ÉGLISE D’OCCIDENT

Brève histoire d’une dévotion


On lit dans le Pasteur d’Hermas, rédigé au début du IIe siècle, que
le Nom du Fils de Dieu soutient le monde entier (3, 14) ; bien plus qu’une
pieuse métaphore d’apologue chrétien, le propos relève d’une science
de l’identité métaphysique du Verbe et du Nom, qu’on peut
considérer dans son fond comme universelle ; sachant qu’ici, dire la
personne du « Fils », c’est dire Dieu lui-même. Il est vrai, du point de
vue dogmatique, que c’est plutôt à la Croix sacrificielle et au Corpus
Christi qu’on reconnaît la maintenance de la cohésion du monde et de
l’intégrité de l’homme. En tous cas, la vocation dévotionnelle du Nom
(du Fils) de Dieu s’exprime dans la patristique dès l’époque apos-
tolique, en s’inscrivant dans l’ancienne liturgie. Le pape Clément Ier,
Ignace d’Antioche, Justin, Hippolyte de Rome, Origène, Cyprien de
Carthage laisseront d’admirables témoignages sur le Nom de Jésus, à
l’instar d’Irénée, le fameux évêque de Lyon, disant les innombrables
grâces ainsi obtenues « pour le monde entier ». Le IVe siècle,
d’Antoine le Grand à Grégoire de Nysse, avec Évagre le Pontique ou
Jean Chrysostome, connaît les premiers développements théolo-
giques. Au début du Ve siècle, l’évêque Paulin de Nole écrit un très
beau Poema de nomine Jesu : « C’est dans la bouche un nectar, sur la
langue un rayon de miel ; c’est une ambroisie vivifiante, un fruit
savoureux qu’il est impossible d’abandonner lorsqu’on y a goûté.
Douceur pour le lecteur, brillante lumière pour les yeux et musique

167
pour les oreilles, parole de vie… Le Nom de Jésus vient nous sauver.
Il détruit tout poison. »174
Dans ses Confessions, saint Augustin dira : « Ce Nom, suivant le
dessein de votre Miséricorde, Seigneur, ce Nom de mon Sauveur,
votre Fils, avait été bu tendrement par mon cœur d’enfant avec le lait
même de ma mère… » Avec Denys l’Aréopagite, Thomas d’Aquin et
Albert le Grand, l’évêque d’Hippone sera au nombre des doctrinaires
des noms divins. C’est encore Pierre Chrysologue (†v.450), l’évêque
de Ravenne, commentant ainsi l’Annonce faite à Marie : « C’est ce
Nom qui rend la vue aux aveugles, l’ouïe aux sourds, la marche aux
estropiés, la parole aux muets, la vie aux morts, et c’est la force de ce
Nom qui chasse des corps possédés la puissance des démons »
(Sermones, 144). « Ce passage très populaire au Moyen Âge […] fut
inséré dans les leçons de l’office primitif du Saint Nom de Jésus,
composé au XVe siècle… »175

Si on peut penser que la pratique d’une prière monologique était


connue du « monde romain » des premiers siècles, la dévotion au
Nom de Jésus ne va se répandre qu’assez tardivement, par les Fran-
ciscains et sous l’influence de Bonaventure, puis par Richard Rolle et
Henri Suso, enfin par la prédication populaire à partir de l’Italie du XIVe
siècle.
« C’est Ubertin de Casale qui propage le trigramme IHS, dont il
fait un étendard à la matérialité duquel il attribue expressément une
signification spirituelle. Cette pratique est reprise après lui par
Bernardin de Sienne, qui place ces trois lettres dans un soleil à douze
rayons […] Bernardin exalte le Nom de Jésus comme une lumière
évangélisatrice : il porte ce Nom comme une lampe sur le lampadaire
afin de dissiper les ténèbres de l’incroyance ; il le prononce comme un
exorcisme, comme une Parole d’elle-même efficace. Il l’enseigne
comme le résumé des merveilles divines, comme le mémorial
simplifié de l’Amour sauveur. À partir de quoi il inculque une
spiritualité apostolique : ce Nom ne peut être proclamé qu’avec des

174
PL 61, 741.
175
A. Cabassut , « La dévotion au Nom de Jésus… », Vie Spirituelle, n°369, p. 52 sq.

168
lèvres non souillées et un cœur pur ; il est un parfum de grand prix
qui ne peut être confié qu’à un vase de choix. »176

L’ « Homélie sur le Nom glorieux de Jésus-Christ » (49, 2) est


intégrée à l’Office Romain des Lectures, à la fête du saint, le 20 mai : « Le
Nom de Jésus est la gloire des prédicateurs, parce qu’il fait annoncer
et entendre sa parole dans une gloire lumineuse […] N’est-ce pas par
la clarté et la saveur de ce nom que Dieu nous a appelés à son admirable
lumière ? […] Par conséquent, il faut faire connaître ce nom pour qu’il
brille, et ne pas le passer sous silence. Cependant, il ne doit pas être
proclamé dans la prédication par un cœur impur ou une bouche
souillée, mais il doit être conservé puis proclamé par un vase choisi.
C’est pourquoi le Seigneur dit au sujet de saint Paul : Cet homme est le
vase que j’ai choisi afin qu’il porte mon Nom auprès des nations païennes,
auprès des rois et des fils d’Israël […] En effet, il mettait partout le nom
de Jésus : dans ses paroles, ses lettres, ses miracles, ses exemples. Il
louait le nom de Jésus continuellement, il le chantait dans son action
de grâce. L’Apôtre portait ce nom auprès des rois, des nations
païennes et des fils d’Israël, comme une lumière dont il illuminait le
monde, et partout s’écriait : La nuit est bientôt finie, le jour est tout
proche. […] Aussi l’Église, épouse du Christ, appuyée sur son témoi-
gnage, exulte-t-elle en disant avec le Prophète : Mon Dieu, tu m’as
instruit dès ma jeunesse et je redirai tes merveilles jusqu’à présent et pour
toujours… Chantez le Seigneur en bénissant son nom, de jour en jour
proclamez son salut : c’est-à-dire Jésus-Sauveur.
Dieu qui a mis au cœur de saint Bernardin de Sienne un amour
admirable pour le nom de Jésus, permets qu’à sa prière et par ses
mérites le feu de ta charité nous envahisse. »177

L’archevêque Anselme de Canterbury (†1109), savant philosophe


qui posera les fondements de la scolastique, composa une Prière au
Nom de Jésus ; sous des formes plus ou moins remaniées, elle entraî-
nera une dévotion privée jusqu’à la Renaissance : Ô Jésus, Ô Jésus, à
cause de votre Nom, faites pour moi ce que ce Nom signifie… Ô doux Nom,
Nom délectable qui réconforte le pécheur, Nom plein d’heureux espoir… À
cause de votre Nom soyez-moi Jésus, ô vous qui m’avez fait, afin que je ne
périsse pas… Admettez-moi donc, ô Jésus si désiré, au nombre de vos élus,

176
André Manaranche, Des noms pour Dieu, Paris, Fayard, 1980, p. 95 sq.
177
Livre des Jours, p. 1460 sq.

169
afin qu’avec eux je vous loue… (Orationes). Bernard de Clairvaux, dans
son quinzième Sermon sur le Cantique des Cantiques, magnifiera
quant à lui le verset Ton Nom est une huile répandue… « L’huile a trois
qualités : elle éclaire, elle nourrit, elle oint… Elle est lumière, aliment,
remède. Appliquons ces propriétés au Nom de l’Époux : il éclaire
lorsqu’on l’annonce, il nourrit quand on se le rappelle, il est l’onction
qui soulage quand on l’invoque. » Paraît alors un long poème
anonyme, d’inspiration proche : le Jesu dulcis memoria, que l’Église
intègrera plus tard pour ses trois hymnes à la fête du Saint Nom de
Jésus. Dans le Purgatoire de saint Patrick, ouvrage célèbre du moine
cistercien Henri de Saltrey, l’invocation du « Fils du Dieu vivant »,
dans une forme qui n’est autre que celle de la « prière de Jésus » des
Orientaux, est expressément requise pour surmonter les pénibles
épreuves qui attendent la plupart des baptisés, chargés de péchés
véniels. Enfin, suite aux efforts de saint François d’Assise et de saint
Bonaventure (De laude melliflui nominis Jesu), le 14e concile œcu-
ménique (pape Grégoire X), tenu à Lyon en 1274, devait souligner
l’usage du Nom dans le cadre liturgique : « Spécialement pendant la
messe, à chaque mention de ce Nom glorieux, chacun fléchira les
genoux de son cœur et l’attestera au moins en inclinant la tête » ;
référence à la parole de l’Apôtre : In nomine Jesu omne genu flectatur…
À la même époque, Gilbert de Tournai (†1284) consacre un traité au
Nom de Jésus.
Au nombre des chantres du Nom de Dieu, le franciscain Ubertin
de Casale (†1329) proposa vainement de faire du Nom “Jésus” l’éten-
dard qui unifierait l’orient et l’occident chrétien. Quant à l’ermite
Richard Rolle (†1349) il fit de cette dévotion « la base de la vie
spirituelle et le fondement de toute vertu »178 ; ce qu’il exprimera dans
son Modèle de la vie parfaite : « Si vous voulez jouir de l’amitié de Dieu
et obtenir la grâce afin de bien régler votre vie et de parvenir à la joie
de l’amour, fixez le Nom de Jésus si avant dans votre cœur qu’il ne
puisse jamais sortir de vos pensées… ». Son Éloge au Nom de Jésus fut
longtemps reproduit : « … Ce Nom purifie la conscience, rend le
cœur limpide et lumineux, bannit les frayeurs de la nuit… Il faut
l’aimer et le conserver à jamais. »

178
André Cabassut, La dévotion…, p. 58.

170
C’est encore le dominicain allemand Henri Suso (†1366). En signe
d’alliance avec la Sagesse éternelle incarnée, « il grava sur sa poitrine
avec un stylet le Nom de Jésus… engageant ses disciples à porter sur
eux, caché sous leurs vêtements, ce Nom en signe d’amour. Sa fille
spirituelle, Élisabeth Stagel… broda avec de la soie rouge, sur un petit
morceau d’étoffe blanche, le Nom de Jésus en sa forme abrégée :
“IHS”. Elle fit de cette broderie d’innombrables copies que le
bienheureux Suso bénit et envoya à tous ses enfants spirituels… avec
ce conseil : “Que nous soyons debout ou en mouvement, que nous
mangions ou buvions, toujours l’agrafe d’or “IHS” doit être dessinée
sur notre cœur” ».179 Jean Colombani (†1367) fut un autre fameux
propagandiste. Issu d’une ancienne famille de Sienne, élu premier
magistrat de la cité, il abandonna sa charge et donna sa fortune à
l’Église et aux pauvres, pour mieux se consacrer aux indigents, à la
pénitence et à la prédication : « Jour et nuit nous crions le Nom béni
de Jésus. Descendons, s’il le faut, jusqu’en enfer pour l’y clamer…
Allons-y donc, nous, en répétant ce cri : Vive et vive le très saint Nom
de Jésus ! ». Le peuple donna bientôt à Colombani et ses disciples, le
nom de « jésuates ». Jean Colombani et François de Mino formeront
une congrégation augustinienne de clercs réguliers, au nombre des
ordres mendiants (avec saint Jérôme comme patron), approuvée en
1367 par Urbain V, avec de grands privilèges. L’ordre sera supprimé
trois siècles plus tard, mais la branche ouverte aux religieuses,
maintenue dans la règle primitive, possèdera encore des maisons en
Italie au début du XXe siècle. Ce sont aussi Nicolas Cabasilas (†1371),
archevêque de Thessalonique, et Ludolphe de Saxe (†1378), qui écrit
ces lignes dans sa célèbre Vie de Jésus-Christ… : « Christ est un nom de
grâce, mais Jésus est un nom de gloire. C’est pourquoi, de même
qu’ici-bas, par la grâce du baptême, de Christ nous sommes appelés
chrétiens, dans la gloire céleste, du nom de Jésus nous serons appelés
jésuites, c’est-à-dire de “Sauveur”, sauvés. » À la même époque, les
chevaliers suédois de l’Ordre des Séraphins (fondé en 1334) portaient
un collier auquel pendait une médaille ovale, émaillée d’azur avec, au
centre, le Nom Jésus en lettres d’or…

179
André Cabassut, La dévotion..., p. 59.

171
Mais le grand animateur de la dévotion en Occident fut sans
conteste Bernardin de Sienne (†1444), orateur hors pair qui prêchait
d’originale façon en brandissant, à l’issu de chaque messe, une
tablette peinte du Nom de Jésus, et qui entraînait derrière lui des
milliers de fidèles à la pénitence. À l’âge de vingt-deux ans Bernardin
reçoit l’habit des frères mineurs ; ordonné prêtre, il a pour mission de
prêcher à Milan et en Lombardie. Avec les fameuses tablettes,
couvertes du trigramme “IHS” (Iesus Hominum Salvator) entouré d’un
cercle de rayons d’or, il exhorte inlassablement les fidèles à se
débarrasser de leurs artifices et à fuir les plaisirs mondains, provo-
quant partout miracles et conversions. On rapporte qu’à Vicence, en
1423, plus de vingt mille personnes se pressèrent pour l’entendre
prôner la dévotion au Nom de Jésus, à l’honneur au siècle de François
mais tombée en désuétude. Il se rend en Vénétie, puis à Florence qu’il
juge « très corrompue » et où il fait peindre le trigramme sur la façade
de l’église franciscaine Santa Croce. Les magistrats de sa ville natale
en feront autant pour le Palais Public, où l’“IHS” figure dans un
grand cercle azuré, entouré de rayons dorés. Les particuliers eux-
mêmes s’empressent de le représenter peint ou sculpté sur leurs
maisons… Même les cartes à jouer auraient été redessinées sur ce
modèle ! La garde d’une tablette déposée dans une église de Voltera –
placée sous le vocable du Nom de Jésus – est confiée à une confrérie
et portée certains jours en procession solennelle, comme pour la
Pentecôte de 1425.
Bernardin est pourtant convoqué à Rome ; des esprits malveillants
l’accusent d’un nouveau genre d’idolâtrie, et il est momentanément
interdit de monter en chaire. En 1427, le pape Martin V tranche enfin
en sa faveur, et l’invite à reprendre ses prêches, imposant toutefois
d’ajouter une croix au trigramme ; le succès est considérable et
l’usage se généralise. Le pape permit en outre que des prières solen-
nelles et une procession aient lieu dans Rome en l’honneur du Nom.
Bernardin rendit l’âme à L’Aquila, le 20 mai 1444, et Jean de
Capistran, ardent défenseur de la cause, sera l’artisan principal de sa
canonisation, obtenue seulement six années plus tard. Cette sévère
ville (curieusement marquée du nombre « quatre-vingt-dix-neuf »),
fondée deux siècles auparavant par Frédéric II de Hohenstaufen, a
conservé de nombreuses demeures anciennes, souvent timbrées de

172
l’“IHS”. La dévotion se propagea à toute l’Italie, mais aussi en France
avec un nommé Richard, prédicateur des frères mineurs, à l’époque
de la mission de Jeanne d’Arc. Elle-même proche des franciscains, la
sainte fit graver et peindre le Nom sur son anneau et son étendard ;
sur le bûcher, elle répéta si fermement le nom de Jésus que les
flammes, rapporta-t-on, en dessinèrent les lettres. Frère Richard, lui,
« retient à Troyes, Paris ou Orléans, des milliers d’auditeurs, pendant
cinq et six heures de suite, autour de sa chaire généralement élevée
sur la place publique… » Il y recommandait de petites médailles de
plomb portant le trigramme. Quant à sainte Colette, en pays Picard et
Bourguignon, elle prit le nom de “Jhesus” comme devise de la
réforme qu’elle suscitait dans l’ordre franciscain : « Ce mot, tantôt
seul, tantôt joint à celui de “Maria”, était inscrit en tête ou à la fin de
ses lettres ». En 1452 Mantegna peint le Trigramme sur la basilique
du Santo, à Padoue. L’“IHS” est entouré d’un cercle de douze
flammes rayonnantes, avec un bandeau portant la parole de l’Épître
aux Philippiens (Ph 11, 9-11 ; reprise d’Isaïe 45, 23) : In nomine Iesu
omne genu flectatur celestium terrestrium et infernorum. De part et
d’autre sont représentés les saints franciscains Bernardin de Sienne et
Antoine de Padoue, agenouillés et adorant.
Sur les pas de son maître Bernardin, le fidèle Jean de Capistran
(†1456) « expose les tablettes à la vénération de foules immenses
qu’en Italie, en France, en Allemagne, il attire par sa parole, et il invo-
que le Nom sacré quand il conduit les Croisés contre les Turcs »180. On
rapporte que pendant une messe, au cours du terrible siège de
Belgrade, il reçut l’assurance de la victoire par la vertu conjuguée de
la Croix et du Nom de Jésus. Le 14 juillet 1456, malgré leur écrasante
supériorité, les Turcs font subitement demi-tour et l’Occident est
sauvé. Le saint homme mourut trois mois plus tard. Dans l’oraison de
sa fête, l’Église rappellera ce miracle : Ô Dieu, vous vous êtes servi de
saint Jean pour faire triompher vos fidèles des ennemis de la Croix, par la
vertu du très saint Nom de Jésus. Un autre disciple, le bienheureux
Bernardin de Busti (†1500) compose une messe votive du « Très doux
Nom de Jésus », et un office du Saint Nom. À la fin du siècle, la

180
Paul Thureau-Dangin, Saint Bernardin de Sienne (1896), Paris, Bloud et Gay, 1926,
p. 145 sqq.

173
dévotion s’étend, notamment en Espagne et en Angleterre où Richard
Whytford compose un « Psautier de Jésus ». En 1530, Clément VII
permet aux frères mineurs de célébrer une fête consacrée au Saint
Nom, à la date du 14 janvier. Progressivement étendue à plusieurs
grands diocèses d’Italie, puis par Innocent XIII (en 1721) à toute la
chrétienté, elle sera finalement fixée au deuxième dimanche après
l’Épiphanie, avec un office remanié ; les chartreux conservant l’office
primitif de Bernardin de Busti. Les poèmes fleurissent, comme celui
du méconnu Victor Brodeau (†1540), secrétaire de Marguerite de
Navarre et de François Ier, intitulé Les louanges du saint Nom de Jésus.
À la suite des franciscains, d’autres ordres ou congrégations
suivirent la fête et l’office du Saint Nom. Personne n’ignore qu’Ignace
de Loyola adoptera pour armes de la « Société de Jésus », fondée en
1539, l’“IHS” auquel Bernardin de Sienne s’était voué. Il sera géné-
ralement placé au-dessus des trois clous de la Passion, disposés en
éventail, liant ainsi explicitement le Nom du Sauveur, à la fois au
Sacrifice « cruciforme » et à la Sainte Trinité ; sur le sceau du Préposé
général il figurera avec le soleil et les rayons. Par d’incessantes et
souvent périlleuses missions, le signe évangélisateur sera appelé à
briller jusqu’aux confins du monde. Conformément aux recomman-
dations papales, une croix est posée sur la barre horizontale du “H”
ou en rehausse la hampe gauche ; véritable signature pour la
multitude d’objets sortis, depuis quelques cinq cents ans, des ateliers
travaillant pour la gloire de Dieu et le bénéfice spirituel de la Société.
La Circoncision, jour où Jésus – conformément à la Loi – reçut son
nom, fut retenue comme fête patronale, ce qui est assez dire l’impor-
tance spirituelle qu’on accordait alors à ce thème. Sous la direction de
Vignole, les Jésuites élevèrent à Rome le très célèbre « Gesù »,
inauguré en 1568 ; la fresque du Baciccio, « Le Triomphe du Nom de
Jésus », date, elle, de la fin du siècle suivant : « Dans cette grande
fresque, l’abrégé du Nom divin, l’“IHS”, rayonne comme le soleil
dans les profondeurs du ciel ; sa lumière illumine la face des anges,
mais il en part aussi des traits de feu qui précipitent dans l’abîme
Satan et son cortège de vices… »181 Le Trigramme marque les centaines
d’églises et de bâtiments conventuels que les Jésuites, dans leur

181
Émile Male, L’Art religieux après le Concile de Trente, Paris, 1932, p. 432.

174
inlassable effort missionnaire, élevèrent dans toute l’Europe, aux
Amériques et jusqu’en Chine… offrant au savant théosophe Athanase
Kircher (†1680), lui-même membre de la Société, de dire que « de
l’aurore au couchant est célébré le Nom du Seigneur ». D’autant
qu’une Confrérie du Saint Nom de Jésus, créée dès le début du XVe
siècle par les frères prêcheurs, se répandra en Espagne et au
Portugal ; en 1571, Pie V la confiera finalement aux dominicains qui
l’implanteront dans le cadre de leurs propres missions. Quant à
l’édifiant récit des derniers instants de « l’Apôtre des Indes »,
François-Xavier (†1552), il montre que la prière invocatoire du Nom
de Jésus était bien pratiquée dans l’Église d’Occident : « Les yeux
fixés au ciel… il s’entretenait longuement à haute voix avec Notre
Seigneur. Je l’entendis répéter à maintes reprises : Jésus, Fils de David,
ayez pitié de moi, de mes péchés ayez pitié !… (dans Vies des saints du P.
Giry : regardez-moi d’un œil de miséricorde) ». C’est ainsi qu’il rendit
paisiblement son âme.
À cette même époque du triomphe baroque, le Gréco, dans « Le
Songe de Philippe II », représente le roi, agenouillé, adorant l’“IHS”
nimbé d’un cœur d’anges ; cette toile splendide « exprime une
ferveur et une sincérité dans l’hommage révérenciel qui restent
inégalées et en font le monument par excellence à la gloire du Saint
Nom de Jésus. »182 On sait que Thérèse d’Avila (†1582) nourrissait
une dévotion spéciale pour les Plaies du Sauveur ; des images pieuses
montrent les cinq lettres de “Jésus” ainsi disposées en croix : “J” et
“E” sur les plaies droite et gauche des mains ; “S” dans un cœur
couronné d’épines, au centre ; “U” et “S” sur les plaies droite et
gauche des pieds. Jean de la Croix (†1591) ne manquait pas de
commencer ses lettres par “Jésus soit en ton âme”, “Jésus”, “Jésus
Maria” ou quelque forme semblable ; la pratique s’en répandit. Dans
les rues, Saint François de Sales (†1622), évêque in partibus de Genève,
faisait appeler les enfants par un homme pieux, vêtu d’une sorte de
manteau bleu, sur lequel était le nom Jésus-Christ en lettres dorées.
Agitant une clochette, il répétait : Au catéchisme ! au catéchisme ! On
vous y enseignera le chemin du paradis !183

182
Jean Canteins, Symboles et mystères christiques, Paris, Le Rocher, 1996, p. 202.
183
P. de La Rivière, Vie de saint François de Sales, p. 362.

175
Il est au moins un point d’accord entre catholiques et protestants !
Sculpté sur de nombreuses maisons de la ville de Genève, l’“IHS” fut
peut-être le seul emblème « catholique » auquel les Réformés res-
tèrent attachés. Mieux, en 1542, le Conseil ordonna de le porter sur les
nouvelles portes de la ville : « vu qu’il a été gravé ainsi de toute
ancienneté sur les vieilles portes ». On attribue à Calvin en personne
d’avoir donné comme cimier aux armes de la cité un « soleil naissant
d’or, portant en cœur le trigramme IHS de sable ». Il est peu d’objets
mobiliers, produits jusqu’au XIXe siècle dans les cantons Réformés,
où ne figure l’“IHS” ou l’“IHC”, souvent associés à une formule
néotestamentaire. Le “S” ou le “C” étant parfois remplacés (suivant
un parti pris anti-romain, donc peu ou prou « antilatin ») par le sigma
majuscule (Σ) ; c’est le cas du Monument de la Réformation, élevé à
Genève dans les années 1920, où le trigramme “IHΣ” est de surcroît
surmonté d’un oméga (Ω). Les anciennes monnaies du canton étaient
frappées de ce sigle. En France, Aubenas, première ville du Vivarais
qui se déclara ouverte à la Réforme, fit figurer sur ses armes l’“IHS”
avec croix, surmontant une couronne, d’or sur fond d’azur ; pour une
ville française, cet usage du trigramme est à notre connaissance
unique. C’est de façon sans doute péjorative qu’on appelait parfois
les huguenots les « christadins », par le fait qu’à tous propos ils
répétaient le nom du Seigneur. En 1608 le dominicain Jean Bernard
(†1620) publie, à charge, Le Fouet divin des jureurs, parjureurs et
blasphémateurs du très saint Nom de Dieu.
Un Ordre de Jésus et de Marie fut fondé à Rome par Paul V, en
1616. Les jours de fêtes, on portait le manteau blanc avec un “Jésus”
brodé. À Augsbourg, en 1613, C. Stengel publie son Sacrosancti nomi-
nis Jesu cultus et miracula. La congrégation de l’ordre du Verbe-incarné
fut fondée à Lyon, en 1625, par la mère Jeanne-Marie Chezard de
Matel ; elle avait pour but d’honorer Jésus-Christ dans le sacrement
eucharistique, et de réparer les outrages qui lui sont faits quoti-
diennement. Avant la Révolution, les religieuses cloîtrées portaient la
robe blanche avec une ceinture de laine rouge, le manteau et les
souliers rouges ; le scapulaire, de même couleur, portait le nom
“Jésus”, brodé en soie bleue. En Suède, un nouvel Ordre, créé en 1654
par le roi Charles-Gustave le jour de son propre couronnement, avait
pour insigne un soleil d’or, avec le nom de “Jésus” sur fond d’émail

176
blanc ; il était suspendu par un ruban noir, moiré d’argent, porté en
écharpe. L’année précédente, à Paris, rue du faubourg Saint-Martin
(presqu’en face des Récollets), avait été fondé l’Hospice du Nom de
Jésus, dirigé par les Filles de la Charité et les Lazaristes184. La dévotion
ne faiblit donc pas au XVIIe siècle, ni même aux douteuses lumières
du suivant. Nombre de mystiques, favorablement influencés par
l’Introduction à la vie dévote, et apparentés à l’ « école française de
spiritualité » (Louis Lallement, Marie Guyart de l’Incarnation, Jean
Aumont, Louis Laneau...), s’attachèrent à cette corde salutaire,
jusqu’à l’ « Évêque de Meaux » ; Bossuet (†1704) prononça en effet
cinq sermons sur le “Nom de Jésus” en la fête de la Circoncision : Le
divin Jésus, pour être notre Jésus et remplir toute l’étendue d’un Nom si
saint et si glorieux, doit nous délivrer par sa grâce (Œuvres oratoires).
Quant à Jeanne-Marie Bouvier de la Mothe (Madame Guyon, †1714),
« disciple » du grand réformateur du Carmel et « instructrice » de
Fénelon, elle écrira des lignes fort touchantes : « Je n’avais pas encore
douze ans… Un jour que je lus (que Jeanne de Chantal) avait mis le
Nom de Jésus sur son cœur pour suivre le conseil de l’Époux : Mets-
Moi comme un cachet sur ton cœur (Cant. 8, 6), et qu’elle avait pris un
fer rouge où était gravé ce saint Nom, je restai fort affligée de ne
pouvoir faire de même. Je m’avisai d’écrire ce Nom sacré et adorable
en gros caractères sur un morceau de papier ; avec des rubans et une
grosse aiguille, je l’attachai à ma peau en quatre endroits et il resta
longtemps en cette manière. »185 On nommera encore leur contem-
porain Louis-Marie Grignion de Montfort, zélé propagateur du
« chemin de la Croix », expirant le 28 avril 1716 avec à la bouche ces
mots magnifiques et au sens profond : C’est en vain que tu m’attaques…
je suis entre Jésus et Marie… Assurément, “Dieu Sauve” !
Le franciscain Léonard de Port-Maurice (†1751) reprend les
prédications sur les pas de Bernardin de Sienne et de Jean de
Capistran, portant haut l’étendard du Nom en lettres dorées. Dans de
nombreuses cités transalpines, en Toscane et jusqu’à Rome, on a
continué à honorer la tavolétta de Bernardin, placée sous la garde de
confréries et occasionnellement portée en processions, qui avaient

184
À hauteur du 172 rue du faubourg Saint-Martin. Il fut fermé en 1790.
185
La Vie de Madame Guyon, écrite par elle-même (1720), IV, 8, Paris, Dervy, 1983, p. 40.

177
encore cours il y a peu. Rendu à Dieu la même année, c’est encore
Jean Pierre de Caussade, connu pour son fameux Traité de l’oraison du
cœur.
La dévotion perd un peu de sa vigueur au XIXe siècle, au profit du
Sacré-Cœur, des pèlerinages mariaux ou des chemins de la Croix. La
congrégation des Sœurs du Saint Nom de Jésus et de Marie est fondée à
Montferrand-le-Château, en 1843. Cinq ans avant sa mort, survenue
en 1848, sœur Marie de Saint Pierre reçut des lumières sur la sainteté
du Nom et l’injonction divine d’en répandre l’invocation : Qu’à jamais
soit loué, béni, adoré, glorifié, le très saint, très sacré, très adorable, inconnu,
inexprimable Nom de Dieu, au ciel, sur la terre et dans les enfers, par toutes
les créatures sorties des mains de Dieu, et par le Sacré Cœur de Jésus au très
saint Sacrement de l’autel.186 La puissance salutaire du Nom est tou-
jours attestée, ici ou là : ainsi la petite Bernadette Soubirous, avouant
modestement avoir chassé le démon qui l’assaillait en invoquant
Jésus... Mais pour un fait porté à la connaissance du public, combien
resteront dans le céleste secret des âmes pieuses ?
Par l’influence de la théologie et de la philosophie du monde
orthodoxe, prenant pied en Europe occidentale avec l’émigration
consécutive à la Révolution bolchevique (en 1924 est créé à Paris
l’Institut Saint Serge), et parallèlement aux travaux éclairés du Père
jésuite Irénée Hausherr (La Méthode d’oraison hésychaste, Rome, 1927),
à l’inspiration du Père Lev Gilet et de quelques autres, la pratique de
la prière du Nom de Jésus est discrètement redevenue d’actualité. À
la veille du second conflit mondial, Lev Gilet déclarait : « Se réfugier
dans le Nom de Jésus et s’exprimer tout entier dans ce Nom est le
moyen le plus simple de sentir constamment la présence et la
puissance de Notre Seigneur… »187 Que ne fut alors menée, par la
Croix et le Nom, – drapeau réunifiant l’Église et le seul pour lequel il
vaut qu’un chrétien verse son sang – une vaste « croisade » contre le
règne de l’illusion du monde et la dictature des mensonges
idéologiques !

186
Vie de M. Dupont, Tours, Mame et Fils, 1886, t. I, p. 136.
187
Élisabeth Behr-Siegel, Un Moine de l’Église d’Orient…

178
Chapitre XI

DES NOMS DIVINS (1)

« Au seuil de toute opération, particulièrement s’il s’agit de théologie, il faut


commencer par des prières, pour nous mettre entre les mains de la Trinité et
nous unir à elle. »
(Denys : Les Noms divins, III, 1)

Le Tractatus dionysien
Suivant Maurice de Gandillac, l’attestation la plus sûre des Œuvres
attribuées anciennement à saint Denys l’Aréopagite (premier évêque
d’Athènes, au temps de saint Paul), date de l’an 533, à l’occasion d’un
colloque théologique, à Constantinople. Ce qu’on préfère désigner
aujourd’hui comme Corpus dionysiacum (ou Pseudo-Denys) groupe
quatre traités, apparentés par leur tonalité générale au néoplatonisme
d’un Proclus (†487) : Hiérarchie céleste ; Hiérarchie ecclésiastique ; Théo-
logie mystique ; Noms divins (ND). Dès le concile de Latran de 649,
Denys est reconnu comme une « autorité de premier ordre » (de
Gandillac). En Occident, Jean Scot Érigène (IXe siècle), qui annonce la
scolastique, Fulbert, Grosseteste, Hugues de Saint-Victor, Albert le
Grand et Thomas d’Aquin puisent chez Denys, qu’ils combinent plus
ou moins avec saint Augustin. En Orient, c’est par saint Maxime le
Confesseur (Centuries), qui vécut dans la première moitié du VIIe
siècle, que le Corpus se diffusera dans la théologie byzantine, inspi-
rant Jean Damascène, Théodore de Stoudion, Syméon le Nouveau
Théologien, Grégoire Palamas, etc. Avec Maître Eckhart, ce sont aussi

179
les mystiques rhéno-flamands du XIVe siècle, puis Denys le
Chartreux, Nicolas de Cues, Marcile Ficin… Le pseudo-Denys est
même sollicité par la Sorbonne, dans ses décrets condamnant Luther
et Érasme. Pendant une dizaine de siècles les treize chapitres du
Traités auront en Occident une valeur quasi normative ; cette heu-
reuse influence déclinera à l’époque d’un Bossuet, pour le moins
critique, et d’une certaine dévitalisation de la pensée catholique, en
attendant le glissement existentialiste du XXe siècle. Revisitons-donc
Denys, source inépuisable d’inspiration.
L’intégralité de la voie du Christ est une « sagesse » des réalités
divines, surnaturelles et naturelles : une theosophia, de Dieu à
l’homme, comme une philosophia, de l’homme à Dieu. Dans cette
pensée, la Lumière d’En-Haut tient une place fondamentale. En se
réfractant dans la corporéité des choses qui, par leurs limites ou
imperfections naturelles, sont opaques et résistent à sa pénétration, la
Lumière révèle, degré par degré, les images – symboles d’une Théar-
chie universelle. Le fidèle chrétien doit se disposer à cette réception
des signes de Dieu, tant la vie spirituelle et intellectuelle est une
participation à cette Lumière, transmise par ceux qui nous sont
hiérarchiquement supérieurs : des anges fidèles au corps ecclésias-
tique.188 Ainsi l’exégèse scripturaire et l’herméneutique des « noms
divins », comme la compréhension philosophique des objets du
monde, doit tout à l’éclairage de cette Lumière de l’Être infini, que
l’on reçoit, à divers degrés, par la grâce de l’Esprit Saint. La science
de Dieu – recelée dans l’Écriture – est ainsi foncièrement de l’ordre de
la révélation (→ « voile », de velum, avec l’idée de vue, vision, donc
de lumière). Plutôt que doctrinale, elle est d’abord « mystique » : ce
qui peut être entendu comme la capacité à lire les signes littéraires,
allégoriques ou symboliques, de l’Invisible ; l’Auteur parle de théolo-
gie symbolique. Ces signes nous élèvent à la mesure de nos forces, dira
Denys. « Les Noms divins (…) apparaissent ainsi comme les degrés
successifs d’une exégèse » (M. de Gandillac) : exégèse affirmative, par
ressemblance de l’image à la Cause (ce que le nom est : cataphase) ;
exégèse négative, par dissemblance (ce qu’il n’est pas : apophase) ; enfin

188
Ainsi l’être humain, malgré la gravité de sa déchéance, reste, par le rang et la
“forme-nom”, supérieur aux anges, qui pourtant participent par ressemblance à la
vie, à la sagesse, à l’intelligence, etc.

180
la théologie mystique, au-delà de l’affirmation–négation des auto-
qualifications divines, parfait idéalement la lecture des signes (de
l’Écriture). Chacun s’approche à sa mesure et selon sa forme du
« Lieu » éclairé (symbolisé dans la Torah par la théophanie sinaïtique)
du Dieu invisible et ineffable ; mais nul ne parvient à l’union d’amour
sans s’extasier, sans déposséder son âme vivante du monde… Ce que
permet précisément l’imitation du sacrifice mystique du Sauveur, au
sommet du Golgotha : mort et résurrection ; et ce qui fait que le moine
(monos) seul avec Dieu et en Dieu, parfait la hiérarchie ecclésiastique,
pour être le modèle humain. Toute pensée ou parole touchant aux
qualités–noms de la Déité suressentielle (Hyper-Theos) doit être
subordonné à leur révélation depuis les signes-symboles divins des
saintes Écritures ; car c’est la Déité ou Divinité (Θεότης : Théotês) qui
a ainsi manifestée, par sa seule Lumière, ce qui convenait à son
propre Bien, et conséquemment à tous les biens particuliers, jusqu’au
nôtre. La Déité suressentielle ou le Bien en soi transcende toute
particularisation ou qualification particulière. L’Un, le Bien, le Vrai, le
Beau, l’Intelligent, le Sage…, on ne peut l’atteindre, car sa Tenebræ
éternelle et incréée (Ζόφος : Dzophos = « Non-Lumière » ou « Lumiè-
re sur lumières ») reste cachée aux yeux des êtres créés, aveuglés par
l’éclat ou la splendeur de leur Seigneur créateur. Son Nom même est
au-delà de tout nom, et Moïse dut se voiler le visage pour que la
Divinité se nomme audiblement par le Je suis Celui qui suis. « Ainsi
donc à cette Cause de tout, qui dépasse tout, conviennent à la fois
l’anonymat qui convient et tous les noms d’“être”, afin d’assurer sa
Royauté universelle, pour que toutes choses se fondent en elle comme
en leur cause et terme » (ND I, 7).

Dans l’Écriture Dieu se révèle intelligiblement à nous par de


nombreux noms, qui sont – dans la trouble obscurité de l’existence –
comme les guides étoilés de notre engagement spirituel, de notre
démarche vers Lui. Et d’un point de vue philosophique, qui dit
possibilité d’une conception intellectuelle dit affirmation d’un
concept, d’un contenu « catégorique ». Les noms divins peuvent-ils
donc être envisagés comme les catégories d’un même Nom unique, et
lui-même est-il connaissable ? Dieu est-il connaissable par ses noms,
est-il identique à eux ? “Lumière”, “Bien”, “Bon”, “Beau”, “Être”,

181
“Vie”, “Sagesse”, “Intelligence”, “Cause”, “Seigneur”…, se disent de
la théarchie universelle et célèbrent indéniablement la Déité ; mais
pas comme parties d’un tout, car chaque nom s’applique également à
l’Être un, et suffit, sous son mode propre, pour en dire l’infinitude ;
Dieu n’est pas « moins » ou « plus » ceci que cela, et rien de ce qui le
qualifie ne retire ou n’ajoute à ce qu’Il est. Dans son indistinction
impersonnelle, Il est sage, comme Il est être, cause ou vie. Il y a aussi
des noms pour désigner des réalités distinctes, comme attributs
personnels de l’Unité : ainsi “Père”, “Fils”, “Esprit” (= « Uni-trinité »
ou « Tri-unité », sans confusion…). « Dans la suressentielle Déité, le
Père seul est Source ; à chaque Personne théarchique convient l’invio-
lable privilège de ses louanges propres […] Est également distincte la
substance parfaite et intégrale de “Jésus” incarné, et distinct le
mystère essentiel de l’“Amour”, lié à cette incarnation » (ND II, 3, 5).
La Déité est toujours « une » en se substantifiant, et en s’auto-
nommant par le révélateur de sa fixation scripturaire. Pour la Trinité
chrétienne, première distinction interne de l’Unité suressentielle,
« seul le Verbe assuma pour nous notre propre substance de façon
entière et vraie ; par son Action comme par sa Passion c’est lui qui
assuma la totalité de l’opération, humano-divine » (ND II, 6). Au
sommet de la Théarchie est donc le Seigneur de la nouvelle Alliance :
“Jésus-Christ” : le Nom qui est au-dessus de tout nom… Le seul Nom
donné aux hommes, par lequel ils puissent être sauvés. Denys distingue les
noms des Personnes de la Sainte Trinité de ceux qui désignent
l’essence transcendante de la Déité, et de ceux par lesquels Dieu
opère (dans) la substance immanente du monde. Il distingue en outre
“Père”, “Fils”, “Saint-Esprit”, du nom “Jésus”, et bien sûr de tous les
autres qui, comme une litanie, désignent le Sauveur. De tous ces
noms, impersonnels ou personnels, procès (proodos : πρόοδος) de
l’œuvre divine, aucun pourtant ne dit absolument la Déité, cachée
dans le triple mystère kérygmatique de l’incarnation, de la mort et de
la résurrection de “Jésus”. On ne peut catégoriser la Déité, et Denys
est formel : « Il n’est ni nom qui la nomme, ni raison qui la concerne »
(ND XII, 3).

182
Lumière, Bien-Bon-Beau
Comme le soleil éclaire tout ce qui est en mesure, selon sa nature,
de recevoir et de participer ainsi à cette lumière, le Bien distribue les
rayons de son entière bonté à tous les êtres. « C’est à sa Bonté qu’ils
doivent leur permanence, leur stabilité, leur conservation, la garde
vigilante du sanctuaire de leur bien propre. Et c’est parce qu’ils
tendent vers le Bien en soi qu’ils existent et prospèrent ». C’est à sa
Bonté encore que les êtres doivent de transmettre, jusqu’aux rangs
inférieurs de la création, les dons qu’ils ont reçu d’En-Haut pour eux-
mêmes. Cette hiérarchie même ils la doivent au Bien, qui dispose
chaque chose à la place la meilleure pour elle, de manière à ce
qu’aucun être ne se confonde avec un autre et ne soit lésé. C’est
encore grâce au Bien que les âmes peuvent approcher la vie des
anges, et être guidées avec eux vers Lui, par sa Lumière. Lumière
intelligible, emplissant les êtres, et qui chasse des âmes les brumes de
l’ignorance, « à la mesure de leur effort personnel pour élever leur
regard vers le Haut ». Ce Bien et ce Bon sont aussi célébrés comme
Beau. En tout être il y a une certaine beauté, laquelle préexiste dans
une forme unique qui en est le modèle. Cette Beauté se manifeste en
chacun selon les modes et proportions qui lui sont propres, en même
temps qu’elle les meut par le désir amoureux qu’ils ont d’elle. Qu’ils
le sachent ou non, les êtres, en se mouvant, aspirent et tendent vers ce
Beau, Bien et Bon, cause unique de toutes les beautés, bénéfices et
bontés. « L’âme se meut d’un mouvement circulaire, lorsque rentrant
en soi-même, elle se détourne du monde, rassemble en les unifiant
ses puissances d’intellection, lorsqu’elle se détache de la multiplicité
des objets extérieurs. » Elle est conduite alors à cette Beauté trans-
cendante, qui donne la mesure, détermine toute proportion et
harmonie, dans le rapport du tout à la partie, de l’un au multiple, de
la qualité à la quantité, qui permet de distinguer ce qui est distinct, de
comparer ce qui est comparable, etc. (ND IV, 1 à 10).

Amour
En Dieu le désir amoureux (érôs) est « un », car l’Amour – qu’Il est
lui-même – est indivisible et inépuisable, au contraire de l’âme
humaine, habituellement divisée (di-videre) contre elle-même, et dont

183
les envies (au sens de « mauvaise vision » : in-videre) sont autant
d’impuretés. Ce Nom « Amour » est attribué à la divine « Sagesse »,
et l’âme fidèle, par lui délivrée de ses entraves, est conduite et élevée
jusqu’à l’ « Intelligence » ; processus qu’on trouve exposé dans de
nombreux récits symboliques. « Les saints théologiens attribuent une
même valeur aux mots “charité” et “désir”, qui désignent tous deux
une même puissance d’unification et de conservation […] Mais en
Dieu le désir amoureux est extatique (libre et non possessif). Grâce à
l’Amour, les amoureux ne s’appar-tiennent plus ; ils appartiennent à
(Celui) qu’ils aiment : Je ne vis plus, c’est le Christ qui vit en moi dit saint
Paul […] C’est le fait d’un homme que le désir a fait, comme il dit,
sortir de soi pour pénétrer en Dieu, et qui ne vit plus de sa vie propre,
mais de la vie de Celui qu’il aime. » Le Bien-Bon-Beau, naturellement
objet du désir amoureux des êtres, est lui-même – comme absolu et
total Amour – amoureux désir de ses créatures, lorsqu’elles le
célèbrent comme tel, Lui et par son Nom seul. (ND IV, 12, 13).

Être
Inconnaissable, l’Essence est indicible ; mais on peut dire le procès
par lequel la Théarchie principielle (Bien-Bon-Beau) donne rang
d’essence, à partir de l’Être, à tout être. Si les noms de “Bien”, de
“Bon” ou de “Beau” transcendent les catégories possibles de l’être, le
nom “Être”, lui, ne s’étend qu’à tout étant, comme le nom “Vie”
s’étend à tout vivant… Or comment se fait-il que les vivants l’em-
portent sur ceux qui n’ont que l’être, alors que la vie a moins
d’extension que l’être ? « C’est que les intelligences divines ont un
“être” qui dépasse l’être de tout ce qui existe, une “vie” qui dépasse
la vie de tout ce qui vit […] Plus qu’aucun être, (les intelligences)
tendent et participent au Bien. C’est donc elles qui approchent le plus
du Bien, qui reçoivent de lui la participation la plus abondante, les
plus grands dons et les plus nombreux […] Et ceux qui participent
mieux au Dieu unique (souverain Bien affirmé par le Je Suis) sont

184
plus divins que ceux dont la participation (ou similitude) est
inférieure. »189
Le Bien comme Être pur (Celui qui est ; Ex 3, 14), donnant rang
d’essence à tout ce qui est, chaque être aura ainsi son nom (au sens
essentiel), comme chaque être existant sa forme (au sens substantiel).
De l’Être procède tout ce qui est, tout ce qui existe et subsiste ; car
Dieu n’est pas être selon un mode, relativement et comparativement à
un « autre », mais de façon absolue et sans altérité, contenant de toute
éternité, comme Éternel, la plénitude de chaque être. Tout prééxiste
en Lui, aussi l’Être des êtres ne se limite pas aux existences qui
procèdent de lui ; et l’on peut même dire que si les existants sont peu
de choses au regard des êtres, les êtres eux-mêmes sont peu de chose
au regard des vivants intelligents – dont le modèle est l’Homme
universel, à la sagesse accomplie. Toutefois, « la première des parti-
cipations (à l’Être) est l’existence ; les êtres possèdent l’existence en
soi, avant la vie, la sagesse, l’intelligence […] Et tous ces modes
(établis en principes–noms), qui confèrent l’être à ceux qui y
participent, participent eux-mêmes à l’Être pur » (ND, V).

Cause, Principe et Fin


La Cause universelle unit et unifie les êtres. D’elle procède tout ce
qui est et subsiste, sous quelque mode que ce soit, depuis les essences
intelligibles, et ce qui existe, depuis les anges qui vivent en intel-
ligence avec Dieu, et même tout ce qui est en pensée. De cette Cause
procèdent aussi les puissances hiérarchiques qui sont au seuil de la
Trinité suressentielle et de la Divinité. À cette Cause universelle les
êtres doivent de subsister, et les âmes d’exister et de bien exister ; elle
veille sur eux et contient leur propre fin, qui est de faire retour à elle.
« Les choses existent en vertu de cette Cause unique (qui a) contenu
d’avance en elle les modèles des êtres, selon un mode d’union
synthétique et suressentiel ; ensuite, par un débordement de sa
propre essence, elle a produit toutes les essences. Ce que nous
appelons modèles (prototypes), ce sont toutes ces raisons, produc-

189
Dans son propre Verbe, il suffit que Dieu « dise » la chose qu’Il conçoit pour
qu’elle soit ; ajoutons que la racine i.-e. deik donne le grec dikhê = justice, de sorte que
« dire » Dieu est par excellence l’activité du juste.

185
trices d’essences, qui préexistent (archétypes) synthétiquement en
Dieu […] Par la connaissance analogique nous devons nous élever
autant que nous pouvons jusqu’à cette Cause universelle […] Celui
qui préexiste (l’Être divin) est donc Principe et Fin des êtres ; leur
principe puisqu’il est leur cause, leur fin puisque tout se fait pour
lui ». Le degré et le mode de notre « élévation » au regard de la
Cause, à la fois comme principe et comme fin, déterminent
précisément notre état spirituel. (ND, V).

Vie
Les vivants ne tiennent pas leur vie d’eux-mêmes, mais de la
Cause éternelle qui produit et conserve tout mouvement d’être vital,
et qu’on nomme Vie divine. Que par faiblesse de la participation de
l’être à la Vie, le souffle (‫ רוה‬: rouhé → esprit) s’en retire, tout mode
de vie disparaît : Tu leur reprends le Souffle de Vie, ils expirent et
redeviennent poussière… ; qu’à l’inverse l’être qui a perdu cette Vie se
retourne vers elle, aussitôt il redevient vivant :… Tu leur rends le
Souffle de Vie et les voilà recréés (Ps 104, 29-30). Ce que soulignent les
métaphores scripturaires associant la conversion (retournement de
l’âme vivante sur elle-même) à la ré-surrection (à la Vie éternelle). À
l’homme, être dont l’âme – dès lors qu’elle est plongée dans ce bas-
monde – n’est pas simple mais composée (mortelle/immortelle), « la
Vie divine a fait don d’une vie qui reçoit forme angélique (immor-
telle) ; s’il nous advient de l’abandonner, par le débordement de son
amour (de l’Amour) elle nous rappelle et nous convertit de nouveau
(tout entier, corps et âme réunis) […] Que tu parles de vie
intellectuelle, rationnelle ou sensible, c’est grâce à la Vie, qui les
transcende, qu’elle est vie elle-même et qu’elle vivifie. Car c’est trop
peu de dire que cette Vie est vivante ; elle est Principe, Cause et
Source unique de vie ». Et c’est à partir de notre vie qu’il convient,
par participation de toute notre nature, de célébrer les louanges de la
Vie divine, de glorifier le Dieu vivant : Je suis la Vie… a dit le
Seigneur. (ND, VI).

Sagesse, Intelligence, Raison


« Dans sa transcendance, la Sagesse est Cause de toute sagesse,
intelligence et raison […] D’elle viennent toute connaissance (directe,

186
intellectuelle) et saisie (indirecte, mentale et sensible), et elle recèle
tous ces trésors […] C’est d’elle que les puissances angéliques
reçoivent leurs simples et bienheureuses intellections […] L’Intel-
ligence saisit d’un seul regard les intellections divines de façon
indivisible et immatérielle, dans l’unité de sa conformité divine, car
elle a reçu de la Sagesse divine, autant qu’il était en son pouvoir,
l’empreinte de cette Intelligence et de cette Raison divines ». C’est de
la Sagesse aussi que l’âme fidèle reçoit, par le processus spirant de sa
raison, le pouvoir de ramener chaque être à la Raison de l’Un ; à
l’opposé, ce qui anime les démons est une fausse sagesse, envieuse,
révoltée et déchéante, avec toutes sortes de « mauvaises raisons ».
« L’Intelligence divine contient toutes choses dans une connais-
sance qui transcende (tout objet connu), car comme Cause universelle
elle contient d’avance, en elle, la notion de toutes choses, connaissant
les réalités du dedans, pour ainsi dire dans leur principe, et leur
conférant par-là même rang d’essences […] C’est donc en se
connaissant soi-même que la divine Sagesse connaît toutes choses,
(et) c’est dans un acte unique qu’elle connaît et produit tout […] Dieu
ne connaît point les êtres en les connaissant (de façon séparative),
mais en se (re)connaissant (en elles, de façon distinctive). Comment,
pour notre part, pouvons-nos connaître (ou saisir) Dieu, qui n’est ni
intelligible ni sensible ? Ce n’est pas à partir de sa nature propre, qui
dépasse toute intelligence ou raison ; mais c’est à partir de l’ordre
qu’Il a institué, et qui contient des images et similitudes des modèles
divins, que nous nous élevons graduellement, autant qu’il est en
notre pouvoir, jusqu’à Lui, qui transcende tout être, en niant, comme
leur cause universelle, tout attribut […] Ce n’est pas à tort qu’on parle
de Dieu et qu’on le célèbre à partir de tout être. Mais la manière de le
connaître la plus digne de lui, c’est de le connaître […] dans une
union (connu–connaissant) qui dépasse toute intelligence ; lorsque
l’intelligence, détachée des êtres, puis sortie d’elle-même (extasiée),
s’unit aux rayons de la lumière qui resplendit dans l’insondable
profondeur de la Sagesse » (ND, VII).
Le plus haut degré de la connaissance de Dieu est donc dans notre
« conscience de son inconnaissabilité ». Denys expose sa gnose dans
les termes d’une inspiration platonicienne, mais avec un souci de
conformité à l’Écriture, en visant à établir la signification des noms

187
divins qu’elle révèle. On a dit qu’il transposait l’émanationnisme
philosophique, en « procès » théarchique du Verbe-Lumière ; l’Être
ou Nommé « sortant » en quelque sorte du Sur-Être ineffable, sous la
figure théophanique de la Trinité et par le nom du Fils, pour s’écouler
en procession hiérarchique dans la création. Les noms divins sont
ainsi autant de symboles efficaces de Dieu, manifestés en l’homme
qui les reconnaît progressivement dans sa propre âme, par
assimilation du Sacrifice et identification au nom du Sauveur :
“Seigneur”… “Jésus”… “Christ”… Comme les rayons qui lient l’Être
aux étants, les noms divins offrent à l’homme fidèle, proprement
religieux, de se « relier » par eux, de façon intelligible et sûre, à la
source d’amour d’où s’épanche la Déité, et que le chrétien reconnaît
comme Trinité... Les théonymes ne disent pas l’indicible essence,
mais ils en témoignent et permettent, sous les modes combinatoires
qui leur sont propres, par leur reflet dans les cœurs disposés à les
recevoir, les changements d’état de l’âme et sa transformation. De
façon suréminente par genres d’essence ; de façon éminente, par
genres de qualité, d’attribut, d’activité…

Récapitulatif des « Noms divins » dionysiens


Lumière ; Bien ; Bon ; Beau ; Bien-et-Bon ; Beau-et-Bien ; Beau-et-
Bon ; Amour ; Aimable ; Désirable ; Beauté ; Un ; Unique ; Unité ;
Principe ; Cause ; Source ; Fin ; Vérité ; Substance ; Essence ; Être ;
Celui qui est ; Vie ; Sagesse ; Intelligence ; Raison ; Providence ;
Ancien des jours ; Parfait ; Grand ; Petit ou Subtil ; Paix ; Puissance ;
Tout-Puissant ; Justice ; Dieu (des dieux) ; Saint (des saints) ; Seigneur
(des seigneurs) ; Roi (des rois) ; Trinité ; Père ; Fils ; Esprit Saint ;
Jésus ; Affermissement ; Renouvellement ; Salut, Sauvegarde, Secours
ou Sécurité ; Rédemption ; Résurrection...

Théologie de saint Thomas d’Aquin


Après saint Albert le Grand, qui fut son maître, saint Thomas
d’Aquin (1228-1274) commenta les Noms divins du Pseudo-Denys, dès
la première partie de sa Summa. Quel est le rapport des noms par
lesquels nous désignons et invoquons le “Dieu” personnel, et l’Être
même, par essence inconnaissable sans une totale sanctification de la

188
chair (déification). Sachant que si « nous nommons chaque chose (ou
réalité particularisée : res) d’après la connaissance que nous en
avons », nous ne pouvons la qualifier, donc la connaître, que par les
modes de participation ou de relation de son être (composé) à la
réalité (une et unique) de l’Être. Nous ne pouvons la connaître par sa
substance pure, laquelle se dérobe pour nous – qui sommes incessam-
ment « re-créés » ou maintenus en Dieu – dans la Ténèbre de la Déité
incréée, absolue, infinie et éternelle. Les possibilités des créatures sont
limitées par le genre même de leur composition, par leur forme–nom
d’être ; l’homme lui-même pâtit – depuis la transgression originelle –
de la dissociation interne à l’âme entre essence (esse = être) et
substance (sub stare → grec hypostase), intelligible et sensible, nom de
la forme et forme du nommé, etc. Tout cela découle d’un même pro-
cessus d’ « existenciation », qu’on peut concevoir comme une sortie
apparente de l’Être (ex stare), sortie de l’en-Soi hors lui-même. On
appellera Dieu par l’un ou l’autre des noms par lesquels Il s’est révélé
à nous, mais aucun ne dit le mystère de l’essence, sinon dans le
silence pré-existentiel de l’Ineffable ; c’est là la limite de cette création,
au sommet de la Montagne sinaïtique, avec le constat tragique de la
déficience congénitale du « peuple » des appelés, errant dans les
déserts d’en bas.
L’Ordre des Prêcheurs, sous l’impulsion de saint Albert le Grand,
souhaita obtenir des chaires universitaires, en même temps qu’orga-
niser ses propres Studia Generalia – où se croiseraient théologie et
philosophie. C’est à Thomas d’Aquin que revint cette charge. La
première partie de sa Somme Théologique fut rédigée (entre 1265 et
1269) au couvent Sainte-Sabine de Rome, fondé par saint Dominique
un demi-siècle auparavant. L’ouvrage, destiné d’abord aux novices,
est conçu avec un grand souci d’ordre et de lisibilité. Dans la
“Question 13”, relative aux « noms divins », Thomas appliquera
spécialement la méthode analogique : saisie intellectuelle de la réalité
divine, par voie de ressemblance et d’identité. Les choses (les noms)
d’en bas ne sont pas Dieu, mais en vertu de l’analogie avec leur cause
(leur Nom) d’en haut, l’esprit peut concevoir leur réalité nominale et
s’élever progressivement à lui. Sans ce paradoxe d’une possible
réalisation de Dieu à partir de ce qu’Il n’est pas, nous ne pourrions

189
reconnaître son Nom, ni donc l’honorer comme Lui-même nous le
commande.

« Les noms divins »


• a1. Dieu peut-il être nommé par nous ? Les noms ont une forme
propre, abstraite ou concrète selon qu’ils s’appliquent à un sujet
simple, idéique et subtil, ou à un objet composé, plus ou moins
grossier. Un nom à forme concrète, comme « homme », désigne un
étant ; l’homme objectivé si l’on veut. Un nom à forme abstraite,
comme « humanité », désigne ce par quoi un étant est ce qu’il est ; ici
l’homme subjectivé. Être vraiment homme suppose pour moi une
parfaite humanité. Certains noms sont communs aux deux ordres ;
ainsi « trône » désigne aussi bien l’assise archangélique de la Divinité,
et là c’est une forme idéale ou imaginale (qu’on saisit non sensi-
blement, mais par une opération analogique), que l’objet concret d’un
commandement et d’une justice temporels ; il n’est qu’un seul Trône
divin, inébranlable et indestructible, sur lequel règne la Royauté, d’où
il ressort que Dieu peut être désigné par ce nom. Denys dit que les
noms abstraits ne conviennent pas parfaitement à Dieu, car tout nom
suppose l’achèvement d’un subsistant, donc un être particulier. Et
Dieu, dont l’Essence est une et l’Être unique, n’a pas d’être particulier
par lequel il puisse se diviser en parties vouées à se contrarier et nier.
On ne connaît donc pas son nom, sinon par métaphore. Pourtant il est
bien affirmé explicitement : Tout-Puissant est son nom, lit-on dans
l’Exode (15, 3). C’est que si nous ne pouvons pas voir Dieu dans son
essence simple, du fait de notre propre complexion (du moins aussi
longtemps que nous ne nous convertissons pas totalement…), nous le
reconnaissons à partir de la création et des créatures de ce monde,
dont Il est la cause unique, par mode d’affirmation ou d’efficience,
comme de négation ou de déficience. Nous pouvons l’appeler
simplement “Puissant”, “Éternel” ou “Bon”, parce que nous avons
une certaine connaissance des catégories composées de l’effort, du
temps ou du sentiment, serait-ce par défaut (Que m’appelles-tu- bon ?
Dieu seul est Bon !). Nous pouvons donc le nommer relativement à
notre état de créature, par connaturalité, mais sans dire pour autant
l’absolu de son essence. De même que par le mot « homme », ou le
nom de tel homme, nous disons quelque chose de lui, avec ses

190
substantielles déficiences, mais pas sa perfection essentielle, en
quelque sorte « surhumaine », laquelle reste dans le secret de Dieu.
« Dieu est dit n’avoir pas de nom, ou être au-dessus de tout nom, en
ce sens qu’il est au-dessus de ce que nous connaissons de lui et que
nous exprimons par nos paroles ». La solutio thomiste est la suivante :
« Dieu étant à la fois simple et subsistant, nous lui attribuons des
noms abstraits pour signifier sa simplicité, et des noms concrets pour
signifier sa subsistance. Cependant, à l’égard du mode d’être de Dieu,
ces deux catégories sont défectueuses, pour la même raison que notre
intellect ne le connaît pas, en cette vie, tel qu’il est. »
• a2. Certains noms attribués à Dieu désignent-ils sa substance ?
Suivant saint Jean Damascène ou Denys, il semble que les noms de
Dieu, dignes de louange, ne signifient pas ce qu’Il est selon sa
substance, mais selon ses perfections. Pour saint Augustin, au
contraire, tous les noms simples de Dieu signifient également sa
substance. Manifestement, les noms qui expriment un rapport de
Dieu à la créature composée ne peuvent signifier sa substance une,
pas plus que ceux qui, par genre de négation, disent qu’Il n’est pas
ceci ou cela ; mais pour les noms de genre affirmatif, qui sont le plus
grand nombre, comme “Bon”, “Beau”, “Sage”, “Vrai” ou “Vie”, les
opinions sont diverses. Certains théologiens disent qu’ils sont
exclusifs en montrant ce que la substance n’est pas : telle beauté, telle
sagesse, telle vérité, telle vie, etc. Si on dit que Dieu est “Vie”, c’est
pour signifier que les vivants ne sont pas substantiellement Dieu,
mais qu’ils y participent comme accidentellement. D’autres disent
que ces noms signifient le rapport de Dieu à la créature. Dire que
Dieu est “Sage”, signifie que Dieu est cause des modes possibles de
sagesse. Thomas d’Aquin parle autrement. Ces noms sont bien
attribués à Dieu substantiellement, mais ils n’en représentent jamais
l’absoluité et l’inépuisable infinité, car ils se conforment à la manière
dont nous le connaissons, à partir de notre état plus ou moins
déficient de créature, et de l’image que nous avons de la (de notre)
création. Ce n’est qu’à la mesure de sa participation à la perfection
qu’une créature (se) représente Dieu et qu’en cela elle lui ressemble.
Ainsi, un animal symbolisera formellement telle qualité, en étant
déficient au regard des autres ; cela vaut pour l’homme, en qui une
vertu cohabite souvent avec de nombreux défauts. Si pour nous les

191
noms de Dieu ne signifient pas parfaitement ce qu’Il est, c’est parce
que par aucun Il ne peut (nous) être absolument dit ; dans son
« incomplétude » chaque nom le signifie néanmoins, comme chaque
créature en porte témoignage à sa façon. Les noms divins ne signi-
fient pas pour autant les processions ou opérations divines dans la
création, mais bien la cause préexistante des choses : « Nous ne
pouvons en cette vie connaître l’essence divine en elle-même ; mais
nous la connaissons telle que représentée dans les perfections des
créatures, et c’est ce qu’expriment les noms que nous employons. »
C’est parce qu’il y a une certaine participation préexistante de la
nature à la Sagesse que nous pouvons reconnaître Dieu en elle, et par
là en assimiler « quelque chose ».
• a3. Certains noms sont-ils attribués à Dieu au sens propre, ou tous par
métaphore ? Lorsqu’ils sont attribués à Dieu, les noms identifiés com-
me objets créés doivent-ils être entendus dans un sens transposé ?
Dieu est-il vraiment “Rocher”, “Lion”, “Vigne”, etc. ? On objecte que
les noms exprimant des choses corporelles ne peuvent être attribués à
Dieu que par métaphore, « par transposition et voie de similitude »
dira saint Ambroise, puisque lui-même est incorporel. Alors que
d’autres noms « manifestent ce qui est propre à la Divinité, quelques-
uns exprimant la majesté divine » : Dieu est “Bon”, “Sage”, “Juste”,
“Véridique”, “Vie”, etc. Certains noms sont donc attribués par méta-
phore, d’autres au sens propre. Les noms propres sont les perfections
divines qui transparaissent naturellement dans telle « espèce »
particulière, et agissent comme procès chez les hommes ; appré-
hendables par notre intellect (puisque nous sommes à l’image de Dieu,
toute intelligence), elles peuvent être nommées. Deux choses sont ici
à considérer : les perfections mêmes signifiées par ces noms, et en
quoi ils conviennent proprement à Dieu et par similitude à l’homme ;
la manière de les signifier, le mode de signification qui convient ou
répond aux nécessités des créatures. La solution de Thomas d’Aquin
est que « ces noms expriment les perfections qui procèdent de Dieu
dans les créatures, de telle sorte que le mode imparfait selon lequel
les créatures participent de la perfection divine est inclus dans la
signification de ces noms. De tels noms ne peuvent être attribués à
Dieu que par métaphore. Mais certains autres signifient les
perfections mêmes, sans qu’aucun mode de participation (de la

192
créature) ne soit inclus dans leur signification ; ils sont de Dieu en
toute propriété. » Dieu se désigne comme “Rocher” au regard de la
participation de la création au principe de stabilité ou d’inusabilité
que représente cet objet, alors qu’Il se désigne comme “Vérité”, sans
participation directe de la création. Il est “Vérité” en lui-même, de
façon absolue et suffisante, et Il est “Rocher” par participation de
ceux qui, depuis leur insuffisance, le reconnaissent dans cette réalité ;
la conscience de la qualité/nom d’une chose devrait ainsi nous
reconduire vers Dieu, Cause unique.
• a4. Les noms de Dieu sont-ils synonymes ? Les noms que nous
attribuons à Dieu signifieraient la même chose, puisqu’ils se réfèrent
tous à son essence une. Or ce qui est Un selon l’être, ne doit pas être
multiple selon l’intelligence. Si les noms attribués à Dieu ne signifient
pas des réalités intelligibles diverses, ils sont synonymes ; l’appeler
“Puissant”, “Chemin” ou “Avocat” serait donc égal. Mais s’ils sont
synonymes, ils se neutralisent comme signifiants, perdent leur sens et
toute raison d’être ; Dieu n’aurait alors qu’un nom auquel on
adjoindrait des qualificatifs ; un peu comme si « père » et « mère »
étaient synonymes, il n’y aurait plus différence de genre et on les
désignerait par un même mot, comme « parent » ; ce qui est intel-
ligiblement insuffisant. Or si les noms de Dieu signifient bien la
même substance, ils réfèrent à des intelligibles distincts, comme ils
sollicitent divers modes d’appréhension : « avocat » n’évoque pas pour
nous la même chose que « chemin » ! « La raison que le nom signifie
est ce que l’intelligence conçoit de la réalité signifiée par le nom ». Or
cette réalité, dans son essentialité, est toujours une ; « d’où il suit que
les noms que nous attribuons à Dieu, bien que signifiant une seule
réalité, ne sont pas synonymes, parce qu’ils la signifient comme
atteinte selon des raisons intelligibles multiples et diverses. » De
même que chaque nom d’homme distingue celui-ci des autres, tout
en désignant à sa façon une essence unique, qui porte l’être de
l’humanité. « Que Dieu soit un selon l’être, et multiple selon l’intel-
ligibilité, vient de ce que notre intelligence l’appréhende dans une
multitude de concepts, comme les créatures le représentent par leurs
perfections. » Dieu est simple, et notre âme complexée… L’ « Enfant »
ou le « Pauvre » que le Christ nous exhorte à devenir, c’est cet état
d’innocence retrouvée où (le nom de) Dieu suffit.

193
• a8. Ce nom “Dieu” signifie-t-il la nature de Dieu, ou son opération ?
Autrement dit, si la nature divine nous est inconnue, comment peut-
on la nommer ? Saint Thomas répond que « ce dont un nom a été tiré
n’est pas toujours ce qu’on lui fait signifier ». Lorsque nous ne
connaissons la substance d’une chose que par ses propriétés ou
opérations, nous pouvons la nommer par telle ou telle de celles-ci. Ce
que le nom signifie par lui-même n’est alors pas la nature de ce qu’il
est destiné à signifier. Mais pour nommer une chose qui nous est
connue en elle-même, on ne recourt à rien d’autre qu’à elle-même ;
dans ce cas, ce que le nom signifie par lui-même est aussi ce qu’il est
destiné à signifier. Dieu ne nous est pas connu dans sa nature propre,
mais, en se révélant par ses œuvres, nous pouvons le nommer, lui, à
partir d’elles. « En conséquence, ce nom “Dieu” nomme une opéra-
tion », qui est le soin parfait de toutes choses. Mais on dit aussi
“Dieu” pour signifier la surnature divine, par mode d’éminence, de
causalité et de finalité, d’affirmation et de négation.
• a9. Ce nom “Dieu” est-il communicable ? À quiconque conscientise
la réalité signifiée par le nom, ce nom même est communiqué. Le nom
“Dieu” signifiant la nature divine, et celle-ci étant communicable
(suivant la Promesse de la participation de l’homme : 2 Pi, 1, 4), ce
nom est communicable, comme le sont ceux qui désignent l’opération
divine dans la création : “Bon”, “Sage”, “Juste”, etc. Les noms pro-
pres, eux, sont incommunicables (s’ils l’étaient, ils désigneraient une
même chose dans tous les rapports possibles), et “Dieu” n’est pas un
nom propre mais un appellatif. On en voit la preuve dans le fait qu’il
se dit au pluriel intensif, sans se dénaturer (comme dans l’AT avec
“El”→“Elohîm”). Un nom peut être communiqué de deux manières :
« En propre, quand il est communicable à plusieurs selon toute sa
signification ; par métaphore quand il est communicable à plusieurs
selon l’un des caractères inclus dans sa signification. » Ainsi le mot
« lion », commun aux animaux possédant, selon l’espèce, la nature
que ce mot signifie, est communiqué par métaphore aux êtres
présentant des caractères semblables ; on qualifiera de « léonin » un
homme courageux, fier et indomptable. Mais un nom est incom-
municable, quand il désigne un être singulier entier et donc
indivisible. « Par suite aucun nom signifiant (un être entier) n’est
communicable à plusieurs en propre, mais seulement par métaphore,

194
comme quelqu’un peut être appelé “Achille” du fait qu’il a certaines
des qualités achiliennes du héros homérique. » Quant aux entités (ens,
entis : de esse) ou étants simples, qui ne sont pas soutenues par une
substance distincte d’elles, et qualifiées pour cela de subsistantes,
elles ne peuvent être connues en elles-mêmes et sont incommu-
nicables, du moins aussi longtemps que nous sommes soumis aux
contraintes de notre condition composée. « Ainsi donc, puisque ce
nom “Dieu” a été choisi pour désigner la nature divine, et puisque
cette nature n’est pas communicable (car simple), ce nom est
incommunicable selon la réalité (essentielle) qu’il signifie […]
Toutefois le nom de “Dieu” est communicable, non selon toute sa
signification, mais particulièrement, en raison d’une certaine
similitude. C’est ainsi qu’on appelle “dieux” ceux qui participent du
divin par manière de ressemblance. » Ce peut être aussi par le fait
d’une opinion relative, comme on qualifie de « divinités » les idoles
creuses des païens. « Les noms “bon”, “sage”, “juste”, “fort”, etc., ont
été tirés de perfections communiquées par Dieu aux créatures. Ils ne
signifient pas la nature divine, mais ces perfections, et c’est pourquoi
ils sont communicables. Alors que le nom “Dieu” est employé à partir
d’une opération propre à Lui-même, que nous expérimentons cons-
tamment, pour signifier la nature divine. »

● Les noms de “Père” et de “Fils” (Q33, a2-a3). Ce qui distingue


l’être de l’homme c’est l’humanité, de même que ce qui distingue le
statut fonctionnel du père, c’est la paternité. Le nom propre de
“Père”, en tant que première Personne de la Trinité, signifie pareil-
lement la Paternité ; “Dieu le Père” est bien Père du Fils. Mais la
relation, d’être à être, d’un père avec son fils est d’ordre singulier (lat.
singuli : distinctivement, « un par un ») ; on la qualifie de paternelle,
pour la distinguer de la relation d’un « père » avec un « fils »
quelconque. La paternité divine est d’un tout autre ordre. « La
relation signifiée par le nom de “Père” est une personne subsistante.
En effet, en Dieu le mot “personne” signifie la relation en tant que
subsistant dans la nature divine […] Le Verbe divin est une réalité
subsistant dans la nature divine ; aussi est-ce proprement et non par
figure, qu’on lui donne le nom de “Fils”, et à son Principe le nom de
“Père” […] ; la génération et la paternité (comme toute qualité

195
intrinsèque) se vérifiant en Dieu plus parfaitement que dans les
créatures […] La raison formelle de paternité et de filiation se trouve
parfaite en “Dieu le Père” et en “Dieu le Fils”, puisque le Père et le
Fils (unique) ont une seule et même nature et gloire ». Il y a bien sûr
une « filiation » des êtres créés au regard de l’Être créateur, mais elle
est imparfaite, car si la nature du Créateur est absolument et infi-
niment « une », sans trace d’altérité, la nature de la créature n’est
pure que par essence, alors que sa substance est composée. On ne
parle donc de « filiation » que par une certaine similitude entre la
pure nature divine et la nature composée des créatures. Toutefois
« plus cette nature se parfairera, plus on approchera d’une véritable
filiation », et c’est le propre de l’homme d’avoir la liberté de s’y
efforcer. Depuis le fond de son éloignement existentiel et de l’oubli de
Dieu, sa raison d’être suffisante est bien de retrouver, par l’imitation
du modèle du Fils, son état de conformité filial au regard du Père, son
image et sa substance originelles (…voir la parabole du « fils
prodigue »).
● Les noms de “Verbe” et de “Fils” (Q34, a1-a2). Le “Verbe” est-il
un nom essentiel, comme “Dieu”, ou personnel, comme “Père” et
“Fils” ? De tous les noms qui ont trait à la Connaissance divine, hors
ceux de la Trinité suressentielle, “Verbe” est le seul attribué
personnellement à Dieu, parce qu’il est le seul à signifier quelque
chose qui procède directement de Lui ; il est Verbum Dei. Connaître la
réalité divine n’est pas la saisie d’un objet, à la façon d’une opération
cognitive, dépendante de la raison, mais suppose l’activité
immanente de l’intellect, par identification immédiate du sujet
connaissant à l’objet connaissable : ici Dieu lui-même. Si l’on peut
entendre le vocable “parole de Dieu” comme métaphore, on doit
d’abord reconnaître en Dieu un “Verbe” au sens propre, comme on
doit reconnaître la Personne du “Fils”.
« C’est en se connaissant lui-même, ainsi que le Fils et le Saint-
Esprit, et tous les autres objets compris dans sa science, que le Père
conçoit dans son Verbe : si bien que, dans le Verbe, c’est la Trinité
entière qui “est dite” (dici), et même toute créature. […] “Dire” se
rapporte d’abord au verbe conçu, puisque dire c’est émettre un verbe
[…] Ainsi donc, la seule Personne qui “dit” en Dieu est celle qui
profère le Verbe, bien que chacune des personnes connaisse et soit

196
connue, et par suite “dite” dans le Verbe.190 […] En Dieu, l’appellation
de “Verbe” est un nom propre de la personne du Fils […] C’est la
même propriété personnelle qui est signifiée dans les deux noms de
“Verbe” et de “Fils” […]. Pour faire valoir qu’il (Jésus-Christ) est
consubstantiel au Père, on l’appelle “le Fils” […], et parce qu’il est
engendré d’une manière immatérielle, on l’appelle “le Verbe”. »
● Le nom “Esprit Saint” (Q36, a1). Il y a en Dieu deux genres
nommables de processions, par voie d’émanation et par voie de
génération ; mais ce qui s’accomplit par mode d’amour n’a pas de
nom propre, et les relations qu’on y considère demeurent innom-
mées ; pour la même raison, la personne qui procède ainsi n’a pas de
nom propre. « L’usage scripturaire a pourtant fait prévaloir […], pour
désigner la Personne divine qui procède par mode d’amour, le nom
d’“Esprit Saint”. Saint Augustin dit : L’Esprit Saint, parce qu’il est
commun aux deux premières Personnes, reçoit lui-même pour nom propre
une appellation commune aux deux. Le Père en effet est Esprit et Saint, le
Fils aussi est Esprit et Saint […] Le mot spiritus évoque une impulsion,
une motion (souffle, exhalaison, respiration…). Or le propre de
l’amour est de mouvoir (ré-animer) la volonté (d’entraîner ainsi, par
un processus spirant, les puissances de l’âme vers le Haut) de
l’aimant (aspirant à la sainteté) vers l’aimé […] Donc, parce qu’il y a
une Personne divine qui procède par mode d’amour, de l’amour dont
Dieu est l’objet, c’est à bon droit qu’on l’appelle l’Esprit Saint […] Si
l’on prend le vocable Esprit Saint comme un seul mot, c’est alors le
nom réservé par l’usage de l’Église à désigner celle des trois
Personnes qui procède par mode d’amour […] Le nom de Fils dit
pure relation d’émané à principe (émanant) ; tandis que les noms de
Père et d’Esprit (comme principe moteur) disent relation de principe.
Or, il n’appartient pas à une créature d’être principe. Voilà pourquoi,
en parlant des Personnes divines, nous pouvons dire : “notre Père” et
“notre Esprit” (par mode d’émanation), mais non pas “notre Fils”
(par mode de génération) ».
● Le nom “Amour” (Q37, a1). Amour est-il un nom propre du
Saint-Esprit ? « Quand il s’agit de Dieu, le mot amour peut se prendre

190
« Ce qui est “dit” ou “proféré”, ce n’est pas seulement le verbe, mais la
connaissance que le verbe exprime, et donc tout ce qui est connu par cet acte de
connaissance » (note de l’Éditeur, S.Th., p. 401, note 2).

197
en deux sens, essentiel ou personnel. Au sens personnel, c’est un nom
propre du Saint-Esprit, dans le même sens où “Verbe” est le nom
propre du Fils. Rappelons qu’il y a en Dieu une procession par mode
d’intelligence, ou procession du Verbe, l’autre par mode de volonté,
ou procession de l’Amour (sachant qu’il y a similitude entre intel-
ligence et volonté, du côté de l’homme, comme entre Verbe et
Amour, du côté de Dieu) […] Si l’on considère le sens original
d’amour et de dilection, qui évoque le rapport de l’aimant à l’aimé,
on n’emploie amour et aimer que comme attributs essentiels. Mais, si
nous employons ces mots pour exprimer la relation qui rapporte à
son principe ce qui procède par mode d’amour, ou inversement, si
par amour nous entendons l’amour qui procède, et par aimer la
spiration de cet amour, alors “Amour” est un nom de Personne, et
“aimer” est un verbe notionnel. »

198
Chapitre XII

DES NOMS DIVINS (2)

Le “Je Suis…” chez Maître Eckhart


Dans son Commentaire du Livre de l’Exode, le théologien et mystique
allemand Johannes Eckhart (†v.1327) s’attache à l’herméneutique du
Je suis Celui qui (Je) suis (Ehéyhé Ashèr Ehéyhé) du Buisson ardent :
réponse essentielle donnée à la question somme toute provocatrice
(tout « prophète » n’est-il pas un « pro-vocateur » de Dieu ?) de
Moïse. Et Dieu dit : Voici ce que tu diras aux Israélites : Celui qui s’appelle
“Je suis” (Ehéyhé) m’a envoyé vers vous (Ex 3, 14-15). Rappelons que
plusieurs propositions doctrinales de « Maître Eckhart », jugées
suspectes pour leur manifeste affinité néoplatonicienne et diony-
sienne, ont été condamnées par Jean XXII, en 1329. Ce qui est mis en
cause par l’Église, dans la gnose ou la théologie mystique, c’est la
possibilité d’une connaissance directe et expérientielle de Dieu ; et
cette défiance, dès lors qu’elle se fixe dogmatiquement et devient
l’objet d’enjeux partisans, n’ayant parfois plus guère à voir avec
l’exigence de vérité, introduit quasi fatalement une divergence entre
intelligence et foi, aux dépens de la libre révélation de la Parole elle-
même. Mais la perspective gnoséologique d’Eckhart concerne apriori
un type humain peu commun, intellectuellement supérieur, en
quelque sorte préjugé et sauvé par la qualité intrinsèque de sa nature.
L’Église, qui s’adresse légitimement à tous, peut difficilement le
reconnaître, surtout à des époques où elle sent son autorité (ou son

199
pouvoir !) contestée. Au peuple de Dieu doivent suffire les œuvres
méritoires, pour se sauver de la damnation ou d’une pénible
purgation posthume, avec la promesse de goûter la récompense d’un
paradis consolateur des misères terrestres. Les condamnations de
l’Église sont-elles pour autant justifiées ? Nous n’en jugeons pas, mais
force est de constater que ce qui se disait ouvertement aux temps
d’Origène, de Grégoire de Nysse, d’Évagre, de Denys, et même
encore après le dernier des sept conciles œcuméniques, paraissait
facilement suspect à la fin du Moyen Âge, à l’aune d’une Inquisition
pour le moins sourcilleuse.191 De fait, après Eckhart et les mystiques
rhéno-flamands, la gnose chrétienne192 que véhicule par voie de grâce
l’élite spirituelle, se fera plus discrète, se couvrant (non sans réussite
d’ailleurs) du manteau de possibilités dévotionnelles renouvelées ; les
cultes « populaires » rendus au Nom de Jésus, à la Croix, au Sacré-
Cœur, à la Vierge Marie, à la Sainte-Trinité ou au Saint-Sacrement,
sont porteurs d’une vaste science, dont les bénéfices spirituels ne sont
toujours pas épuisés... Avant d’exposer la perspective d’Eckhart, au
demeurant sur plusieurs points difficile à suivre, nous pensons utile
de rappeler ce qu’avant lui saint Thomas d’Aquin (S.Th, Q13, a11),
dans la lignée augustinienne qui fut la sienne, nous dit de la vocation
suréminente du Celui qui est de l’Exode (3,14), et qu’il estime, pour
trois raisons, « le nom le plus propre à Dieu » :
1/ À cause de sa signification : car il ne désigne pas une forme parti-
culière d’existence, mais l’existant même. Aussi, puisque l’existence
de Dieu est identique à son essence, ce qui ne convient qu’à Lui seul,
entre tous les noms il est le plus propre à le nommer.

191
Rappelons la fin sur le bûcher de Marguerite Porete, béguine valenciennoise,
admirable mystique du début du XIVe siècle (Le Miroir des âmes simples anéanties).
Cette époque connut un durcissement temporel de l’Église, consécutif notamment à
l’échec des dernières Croisades. La quasi-fermeture des voies d’accès vers l’Orient,
avec la liquidation de l’Ordre du Temple, aura des conséquences subtiles fortement
négatives. Rappelons qu’Eckhart fut un contemporain de l’ « exilé » Dante.
192
Suivant Clément d’Alexandrie, quatre apôtres ont reçu du Christ et transmis
oralement la connaissance cachée (gnose) : Pierre, Jacques, Jean, Paul ; correspondant
aux quatre modes de la Foi : ecclésiale, morale, contemplative, doctrinale. La
« tradition origènienne » relève de saint Jean, la « tradition dionysienne » de saint
Paul. Sur ce sujet : Jean Borella, Ésotérisme guénonien et mystique chrétienne, Lausanne,
L’Âge d’Homme, 1997, p. 226 sqq.

200
2/ À cause de son universalité : car tous les autres noms sont moins
étendus, ou bien allient quelque chose qui le détermine d’une certaine
manière. Or toute détermination ou particularité est en défaut par
rapport à son essence, à ce qu’est Dieu en lui-même. Moins les noms
sont déterminés, plus ils sont généraux et étendus, et plus propre-
ment nous les disons de Dieu (qui est Un, Cause universelle et Fin
unique).
3/ À cause de ce qui est inclus dans sa signification : car ce nom
signifie au présent, et cela convient souverainement à Dieu. Dieu n’a
pas d’origine et de fin, de passé et d’avenir ; étant unique, il est “éter-
nel présent”.
Maître Eckhart considère, lui, les trois termes modaux (pro-
nominal, nominal, dénominal = verbal substantif ou déverbal) du
« Nom » que Dieu donne à Moïse, séparément, dans leurs relations et
comme totalité. De ce passage assez abscons, nous pouvons com-
prendre que le premier terme (Je suis) signifie le sujet pro-nominé ; le
deuxième (Celui qui), l’objet nommé ; le troisième (“Je” Suis) le
prédicat dé-nominant. Chaque terme de ce qui constitue ici le grand
nom convient à Dieu d’une manière propre, et l’ensemble satisfait
aux conditions d’une triangulation métalogique.
1/ “Je suis”. Le Je, pronom personnel discrétif (en introduisant une
radicale discontinuité du verbe dans le Silence), désigne ici la sub-
stance une, sans mélange de qualités ou de formes étrangères. Dieu
ou Je suis est absolument au-dessus de l’accident, de l’espèce, du
genre… ; comme si Dieu disait : « Seul Sujet, “Je suis” pure Essence ».
2/ “(Celui) qui” est le nom à la fois démonstratif et attributif,
entendu en un sens indéfini qui convient à Dieu, dans l’extension
universelle de sa solitude et de son éternité.
3/ “(Je) suis”. Le Je ici substantivé est le prédicat de la proposition ;
comme si Dieu disait : « En toute chose, “Je suis” l’Être unique, le
Sujet-Objet simple ».
Le « Je Suis » se répète, car toute affirmation de ce qui n’est pas
Celui qui (est), comme toute négation de ce qui est Celui qui (est),
s’exclue de son Être propre, et se voue à la ruine. Dieu prévenant se
désigne ainsi à ceux qu’Il veut affranchir du monde.
Si par absurde la structure dénominative du troisième terme
différait de celle du premier, on n’aurait plus là le Nom de Dieu

201
“Essence-Être”, mais celui d’une qualification particulière, ce qui
suppose autant de possibilités privatives. Or, à l’épisode régénérateur
du Buisson ardent les temps ne sont pas consommés, et le « peuple
élu » est a priori totalement sous la juridiction du Dieu-Un : Essence
et Être. En Dieu seul la Quiddité et l’Anité coïncident dans la réponse
au Qui es-Tu ?, alors que dans les choses le « quoi est (ceci/cela) ? »
(quid est) et le « où est (ceci/cela) ? » (an est) sont en déséquilibre ;
l’être et l’essence sont désunis, ce qui rend les choses incertaines et
troubles au regard de la Réalité. Dieu signifié, lui, n’a pas de quiddité
hors l’anité de l’Être signifiant ; Il est toujours et partout, hic et nunc,
toute Essence et tout Être. La répétition du Je suis signifie ensuite,
dans l’être, « une certaine conversion réflexive, sa manence et sa
fixation en lui-même, (ensuite) un certain bouillonnement ou
parturition de soi, s’échauffant, se liquéfiant et bouillonnant par soi-
même et en soi-même, lumière dans et vers la lumière, se pénétrant
totalement, réfléchie toute entière sur elle-même et renvoyée de
partout ». Cette même affirmation signifie, comme dit saint Augustin
(De la Trinité, VIII, c.3) que « Dieu n’est ni la bonne âme, ni le bon
ange, ni le bon ciel, mais le bien en soi […] “Le bien en soi” signifie le
“bien” sans mélange et souverain, fixé en lui-même, sans aucune
dépendance, revenant sur soi-même d’un retour complet. Ainsi
l’affirmation : Je suis celui qui suis signifie l’indistinction de l’être et sa
plénitude ».
Quis est adjectif interrogatif (quel) ou pronom interrogatif (qui, quoi,
que). Moïse interroge Dieu sous ce double rapport : S’ils (le peuple) me
demandent quel est son Nom (à Dieu)… que leur dirai-je ? (3, 13) ; ainsi il
pré-qualifie et pré-nomme Dieu. Quid (« Celui qui » → « qui Celui ? »)
est ici un nom interrogatif, qu’on pourrait traduire dans le contexte
par « (de) quoi Celui est-il ? ». Ce qui importe ici, relève Eckhart, c’est
que le double questionnement “quis” et “quid” « concerne la quiddité
ou l’essence de la chose, que le nom signifie et que la raison (à
l’aplomb de l’intellect) définit ». Le nom signifie l’essence (quiddité)
et l’intellect définit l’être (anité). En toute chose créée, divisible et
reproductible, l’être vient d’un « autre » être (esse), alors que l’essence
(essentia) ne vient pas d’un « autre » ; elle est ce qu’elle est, toujours
homogène, pure et inaltérable, et c’est seulement en tant que
substance ou soutient (sub-stare) de l’existence (ex-stare) qu’elle est

202
connaissable de façon définie, définissable comme le veulent les
« catégories » philosophiques. « En conséquence autre est la question
“an est”, portant sur l’anité ou l’être substantiel de la chose, autre est
la question “quid est” portant sur la quiddité ou l’essence de la
chose. » Il serait stupide, poursuit Eckhart, de dire d’une créature,
homme, ange ou autre, qu’elle est parce qu’elle est… « Mais dans le
cas de Dieu, où l’anité (être) est la quiddité (essence) elle-même, on
répond convenablement à qui demande : “Qui est Dieu ?”, ou
“Qu’est-ce que Dieu ?”… que “Dieu est”. Car l’être est la quiddité de
Dieu (en Lui-même sa substance est pure, sans accident, elle « est ») :
Moi, dit-Il, Je suis celui qui suis. »
Le dominicain reprend alors Maïmonide… Dans le Guide des
Égarés (I, c.62), le fameux philosophe et théologien juif du XIIe siècle
traite en effet de la proposition divine du Buisson ardent, restée
inouïe du Peuple. Maïmonide semblerait entendre que la réponse Je
suis celui qui suis équivaut au Tétragramme sacré, fixé dans la Torah
mais dont la juste prononciation est perdue. Il voudrait dire que le
sum énoncé comme premier terme, signifie l’essence propre du grand
Nom, et constitue le sujet pro-nommé, ou dénommé. Alors que le sum
répété comme dernier terme, signifie l’être du grand Nom et
constitue le prédicat dénominant, ou dénomination.
Notre suffisance vient de Dieu (2 Cor 3, 5). Maître Eckhart souligne le
fait qu’en général le dénommé est imparfait, car le sujet de la
proposition est en quelque sorte conformé à la déficience ou
incomplétude du nom ; l’essence du sujet nommé tend ainsi à se
substantifier en formes qui se complexifient et s’excluent (ce qui est le
processus même de la création). D’ailleurs, suivant Boèce, « une
forme simple ne peut être sujet », car une forme pure et simple ne
peut avoir d’associé, et ne peut se dissocier. « Or, le dénominant ou
dénomination se comporte toujours comme la forme et la perfection
du sujet dénommé ; par exemple lorsque quelqu’un est dit “être juste,
sage…”, l’essence ne se suffit pas à elle-même ; elle est besogneuse et
mendiante, manquant de quelque chose (d’un substantif) qui la rende
parfaite. Or manquer de quelque chose et ne pas se suffire à soi-
même, est étranger à l’essence divine. Le premier est riche par soi dit
Aristote (ici le premier “Je suis” est affirmation essentielle du Sujet
dénommé ; le second “Je Suis”, ou “autre” substantiel, n’est riche que

203
par le premier). Donc lorsqu’Il dit : Je suis celui qui suis, Il enseigne
que le prédicat suis, énoncé en second, est le sujet Je suis, énoncé en
premier ; que le dénominant est le dénommé ; que l’être est l’essence ;
que l’anité est la quiddité. Que l’essence se suffit à elle-même, pour
tout et en tout, qu’elle est sa propre suffisance ; qu’elle ne manque
d’aucun étant, de rien d’autre hors de soi, pour sa perfection. Une
telle suffisance est propre à Dieu seul, (car) en toute chose (ou nom)
en deçà de Dieu (ou du Nom de Dieu), l’essence ne se suffit pas à soi-
même (l’étance de la chose est déficiente, imparfaite au regard de
Dieu) […] Dieu est l’être même, comme (Il se) dit au Sinaï : Je suis
Celui qui suis… Donc Il est l’être nécessaire. Lui n’a aucun besoin, car
rien ne lui manque, mais tout a besoin de Lui. En dehors de Lui il n’y
a que néant, que manque d’être (il n’y a rien), comme le malade man-
que de santé […] Ne manquer de rien, c’est la perfection souveraine,
c’est l’être parfaitement plein. Et être plein (d’être… ou du nom
d’être), c’est le vivre et le savoir, ainsi de suite de toute autre
perfection. En effet, Il (Dieu, l’Être un) est pour soi-même comme
pour toute chose. Lui-même étant sa propre suffisance, Il est suf-
fisance de toute chose : Notre suffisance vient de Dieu (2 Cor 3, 5). Dieu
ne peut manquer d’être, puisqu’Il est lui-même l’Être ; Il ne manque
ni de sagesse, ni de puissance, ni de quoi que ce soit d’ajouté, de
différent ou d’étranger, mais au contraire (dans les choses) toute
perfection (particulière) manque de Lui… »193

Une philosophie du “Verbe-Nom” au XXe siècle


Dans le premier tiers du XXe siècle, un certain nombre de théo-
logiens et penseurs russes portèrent leurs réflexions sur la nature du
Nom de Dieu. La Philosophie du Verbe et du Nom (1922), conçus comme
opération de la Puissance divine, Énergie de la Divinité, couronnera à
sa façon l’œuvre particulièrement forte et riche, sans doute encore

193
Nous suivons autant que possible la récente (et courageuse !) traduction de
Marie-Annie Vannier (Les Mystiques rhénans, anthologie, Cerf, 2010, p. 97 sqq.), en
évitant les passages inutilement répétitifs ou obscurs, et en retouchant quelques
détails de grammaire ou de ponctuation ; les parenthèses sont de nous.

204
trop méconnue en France, de leur chef de file : l’archiprêtre Serge
Boulgakov (1871-1944).194
Boulgakov reprend la distinction palamite entre l’Essence, qu’on ne
saurait exprimer, et les Énergies divines, nommées et connaissables.
« Le nom de Dieu apparaît ainsi comme l’incarnation humaine de
l’énergie divine »195. Dieu se nommant Lui-même dans l’Acte perma-
nent de sa création, « l’incarnation de Dieu est aussi nécessairement
celle du nom : déification de l’humain et humanisation du divin. »196
Le maître considère avec justesse et d’une belle expression que les
noms divins sont « des moyens par lesquels Dieu se révèle, des
théophanies, des condescendances théophores. » Les noms divins
sont des attributs ; plus précisément, des modes attributifs imma-
nents au Sujet unique, essentiel, qui les transcende. Ils sont par le fait
des réceptacles de la Présence (= la Shekinah hébraïque résidant dans
le Tabernacle et le Temple) et, pour les baptisés « au Nom » du
Seigneur, comme autant de vases remplis de la Lumière résur-
rectionnelle manifestée au Thabor. Affirmation ou dévoilement
mystérique du « Moi » divin infini (le Je-Suis de l’Étance, ouï par
Moïse), qui se réfracte indéfiniment dans les degrés de l’existence,
jusqu’à s’incarner dans la finitude du Corps de Chair du Christ, et à
informer le corps de l’Église pendant la durée de l’âge de la « Loi de
la Grâce ».
À la révélation vétérotestamentaire du Nom d’« Être » faite à
Moïse, Nom dont la structure consonantique quadrilittère YHVH est
(dans l’économie propre du judaïsme) le plus complet dévelop-
pement, Boulgakov, dans la ligne de la patristique orientale, fait
correspondre le don néotestamentaire du Nom “Jésus”, révélation
faite à la très sainte Vierge, Mère du Dieu vivant. “Jésus” se
substituera désormais au Tétragramme, dont la prononciation
régulière est d’ailleurs perdue et qui, dès lors, se trouve privé de son

194
Les traductions des ouvrages du Père Boulgakov sont disponibles aux éditions
L’Âge d’Homme (Lausanne-Paris).
195
Monseigneur Hilarion, « L’Onomatodoxie après la controverse onomatodoxe »,
Buisson Ardent, n°10, 2004, p. 140. Excellente introduction à la pensée complexe de
Boulgakov.
196
Serge Boulgakov, La Philosophie du Verbe et du Nom, Lausanne, L’Âge d’Homme,
1991, p. 193, et p. 192, 200,198 pour les cinq citations suivantes.

205
efficacité théurgico-liturgique. Par l’incarnation du Verbe, qui n’est
autre que son propre Nom, Dieu se révèle nouvellement aux
hommes : « Le Seigneur s’est incarné réellement […] par la chair,
mais aussi par le Nom. » Osons avancer que l’Être « renouvelle » ou
« réactualise » son Nom, en même temps qu’Il (se) donne sur-
abondamment à chacun des baptisés… au Nom du Seigneur. Suivant
la nouvelle Alliance : « Tout cœur humain est le temple (du Nom de
Jésus) et chaque fidèle (en) a le sacerdoce, portant le sceau de son
nom. » Dans le judaïsme, au contraire, le Tétragramme est le Sceau ou
le Symbole irréductible de la création et de l’homme, donc aussi celui
du « peuple élu » qui en est comme l’incarnation ; il est d’ailleurs
« inscrit » dans le « bouclier de David » qui protège les juifs et eux
seuls de leurs ennemis, légions étrangères au service de Satan et qui
visent à empêcher l’unité des douze Tribus, donc de l’Homme, et la
venue du Messie. Le Nom, « caché » pendant l’entre-temps de l’exil et
de la dispersion, ne saurait pour autant être déclaré invalide, sauf
imposture sacrilège, avant que le vrai Messie d’Israël n’en manifeste
l’essentielle et universelle signification. De fait, pour la plupart des
juifs religieux, “Jésus-Christ” est une sorte d’imposteur, quant au
nom comme à la fonction… un imposteur ayant « réussi » !
Par la grâce du nom révélé du Dieu fait Homme, du Dieu-Homme
(Seigneur Jésus-Christ), le divin et l’humain se conjoignent à nouveau
(comme les « moitiés » symboliques, supérieure et inférieure, du
Magen David), et le chrétien, dont l’humanité divine n’est encore au
baptême qu’une virtualité, peut réaliser cela effectivement, hic et
nunc, par l’assimilation eucharistique de la chair et du sang de Dieu.
Ce qui constitue, pour les théologiens philosophes, la supériorité
intrinsèque du Nom “Jésus-Christ” sur le Tétragramme et n’importe
lequel des noms divins de l’ancienne Alliance, c’est qu’il est explici-
tement « à la fois » nom de Dieu et nom d’Homme. Jésus-Christ,
seconde Personne de la divine Tri-unité, est Fils « unique » de Dieu et
son « semblable » ; on pourrait dire son « un » (→ sem). Pour cela,
seul ce nom (Ye-shou : « Dieu Sauveur ») sauve des ténèbres de la
séparation existentielle ; chute et dégradation engagées avec la
transgression d’Adam douloureusement répétée, par l’humanité en
général, et de façon particulière par les fils d’Israël, lorsqu’ils adorent
le monde illusoire du veau d’or.

206
Pour autant, nulle confusion contenu–contenant. Boulgakov com-
pare le Nom de Dieu à la myrrhe, et son enveloppe phonétique,
morphématique, au vase dans laquelle elle est conservée, à l’abri de la
corruption mortelle du temps. Quelle que soit la forme particularisée
du réceptacle cardiaque, autrement dit le nom propre de chaque
baptisé « au Nom du Seigneur », l’essence divine (sous un autre
rapport, la « présence ») est une et permane en chacun ; au contraire
de l’ « énergie » (sous un autre rapport, la « grâce »), cette essence, ou
substance pure et indifférenciée, ne diminue, ni n’augmente.197
Autre point important. Comme tout patronyme porte son
patrimoine généalogique, qui est en somme l’unité irréductible de sa
signification (en sémantique, on dira son sémène), ainsi en est-il du
nom “Jésus” – très usuel parmi les anciens juifs – qui, en tant qu’il est
celui du Christ (l’Oint), et non celui de quelqu’un d’autre, est porteur
de sa propre « généalogie » (donnée par Matthieu et Luc avec une
variante). « Contenant » en quelque sorte tous les ancêtres du Christ,
« le nom de tous les noms », proprement universel, embrasse depuis
Adam l’humanité correspondante, autrement dit toute l’ « Église
mystique », par Abraham, Isaac, Jacob et la tribu royale de Juda. « Le
Nom de Jésus (le Fils de l’Homme) est l’Église, c’est-à-dire l’essence
intégrale et divine de l’homme. » Lorsque Boulgakov dit que « les
noms de l’humanité entière ne sont que le nom manifesté de l’Adam
céleste », il rejoint quelque peu l’opinion des talmudistes et
kabbalistes, pour qui les noms des âmes israélites sont attachés au
Nom secret gravé sur la couronne de l’Archange suprême Métatron,
précisément identifié à l’Adam Qadmon céleste. Les noms des
hommes sont comme l’humanisation audible (et lisible, car ils
s’écrivent) des énergies divines. Ils sont des puissances actives,
comme les noms divins sont puissants et agissants. Du point de vue
chrétien, le Nom du Seigneur Jésus, qui est « au-dessus de tout
nom », les contient tous ; non telle énergie ou puissance manifestée,
mais Dieu Lui-même fait Humanité, Dieu incarné.
Le Nom de Dieu est Dieu Lui-même… La formule incisive de Jean de
Cronstadt souleva de vives polémiques, en laissant concevoir une

197
L’Énergie divine n’est elle-même pas différenciée, mais elle agit comme principe
de différenciation de la substance ; sans Énergie pas de création, comme sans Grâce
pas de moyen de conscientiser et donc de réaliser notre humano-divinité.

207
relation d’identité entre Dieu et son Nom. Or le terme « est Dieu » est
ici, grammaticalement, prédicat du sujet « Nom de Dieu ». L’affir-
mation est en fait distincte du sujet dont on parle : « Dieu » et
« Nom » (de Dieu) ne sont pas deux objets de pensée identiques (lat.
scol. identicus et pronom d’identité class. idem : « même »). Par « est
Dieu Lui-même », on doit entendre la Présence même de Dieu, avec
la totalité intégrative des Attributs divins (verbalisés dans les
litanies). Le « Nom de Dieu » – dans le contexte, celui de la deuxième
Personne : « Jésus » – est Présence personnifiée, ou personnification
théonymique de Dieu.
S’il n’y a pas proprement identité, au sens philosophique du mot,
on peut bien en revanche parler de similitude (lat. class. similis,
probable dérivé de la racine indo-européenne sem : « un »). D’un
point de vue métalogique, Dieu (Lui) et son Nom sont « uns » dans ce
qu’on peut en dire et en entendre. « Le Nom de Dieu est Dieu »
marque ainsi la re-semblance du Dieu-Un (ou tri-unitaire, au regard
de la doctrine des Personnes divines) et du Nom-Un. Le Nom de
Dieu (“Seigneur”, “Jésus”, “Christ”…) est le nom de l’Innommable (la
Déité suressentielle, dans sa propre Absence, restant absolument
anonyme), l’audible de l’Inaudible ; comme l’icône, suivant l’Aréo-
pagite, est le visible de l’Invisible. Il en est encore le Symbole, au sens
élevé du grec symbolon : verbe sumballein (également rac. sem), qui
signifie ici con-joindre ou ré-unir le Verbe au Nom qui le manifeste. À
propos de l’icône, justement, Serge Boulgakov soutiendra l’idée d’une
corrélation entre celle-ci (« un nom développé ») et le nom divin
(« icône verbale de la Divinité »). Image et verbe, lumière et son. De
fait, « tout portrait exige d’être nommé. Un portrait sans nom […] est
dépourvu du point final qui l’affermit […] Seul (le nom) parfait,
atteste. »198 Et le « portrait icône » du Dieu vivant a pour unique nom
d’attestation “Jésus”, dont les cinq lettres sont comme la trace
incarnée du Feu sur-lumineux du « Je Suis » sinaïtique.
L’énonciation du Nom de Dieu « sacramentalise » la parole. Il est
« un très saint symbole verbal. »199 Un « autel verbal », dira le théo-
logien philosophe qui va jusqu’à évoquer la « transsubstantiation »

198
Serge Boulgakov, L’Icône et sa vénération, L’Âge d’Homme, Lausanne, 1996, p. 65.
199
Serge Boulgakov, La Philosophie…, p. 186.

208
du Nom. Lorsque nous disons le Nom de Dieu, nous ne possédons
pas Dieu (cette erreur fut dénoncée comme hérésie), mais nous
entrons dans sa Présence, revêtue de ses manifestations attributives.
Si Dieu « entend » nécessairement celui qui le loue (par son Nom), il
est trop évident que la qualité de l’invocation, donc la capacité de
l’invocateur, peut grandement différer d’un sujet à l’autre. Beaucoup
d’appelés mais peu d’élus… Bien peu « appellent » ou « entendent » du
fond du cœur… comme bien peu, sans doute, communient en vérité.
Si Dieu et son Nom étaient rigoureusement identiques, outre que cela
supposerait une sorte de bicéphalisme du « Dieu un » (“Être” et
“Essence” étant alors radicalement distinct), on peut penser que
n’importe qui disant, distraitement ou par accident, le Nom des
lèvres, sans réelle foi ni confiance en l’Opérateur divin, serait…
déifié ! « La prière […] acquiert sa valeur objective d’union de
l’homme avec Dieu justement grâce à la présence en elle-même de
Dieu, grâce à la demeure200 en elle du Nom de Dieu. Celui-ci est le
fondement ontologique, la substance, la vertu, la signification de la
prière. Aussi celle-ci est-elle essentiellement le Nom invoqué. »201
C’est en premier lieu dans la « divine liturgie » que l’actualisation
symbolique de Dieu et de son Nom opère ontologiquement, et non
seulement psychologiquement comme une certaine « nouvelle
théologie », trop souvent media de l’humanitarisme dominant, en
suggère l’idée. « Le Nom de Dieu est le cœur de la liturgie et, à son
tour, le cœur du cœur est le Nom de Jésus […] Si l’on écartait par
hypothèse la puissance du Nom de Jésus, la liturgie tomberait en
poussière… »202 Tout vicaire du Christ, et même chaque fidèle bien
préparé à la vivre par la communion, devrait en être convaincu !

200
Rappelons que pour le judaïsme, cette « demeure », transcendante et immanente,
n’est autre que le Tétragramme.
201
Serge Boulgakov, La Philosophie…, p. 202.
202
Serge Boulgakov, La Philosophie…, p. 204.

209
Chapitre XIII

DU TÉTRAGRAMME À JÉSUS

« Tout ce que les cabalistes peuvent avec le Nom ineffable, les vrais chrétiens
le peuvent d’une façon plus efficace avec le Nom prononçable de Jésus. »
(Johann Reuchlin)203

Combinatoire des lettres et des nombres


Certains savants chrétiens, hommes d’Église ou laïcs, approfon-
dirent le mystère de l’intégration du Nom Jésus (Yeshou) dans le
Tétragramme hébraïque “YHVH”. Imprononçable en l’état depuis la
destruction du second Temple, il redevient audible et dicible avec
l’avènement du Seigneur, sous la forme penta-grammatique “Y-H-Sh-
V-H”. “Jésus” révèle et accomplit donc très littéralement le secret du
Nom de Dieu. Lorsqu’on s’engage sur les terres de la « science
sacrée », il est très souhaitable de connaître la langue de la révélation
(ici l’hébreu), et de posséder certaines clefs comparatives au regard
des formes culturelles et mentales dans lesquelles la tradition l’a
fixée. Nous songeons à l’inscription du titulus, qui intègre le nom
“Jésus-Christ” en qualifiant par trois fois, en hébreu, grec et latin, sa
vocation de roi-messie universel. Cela fut bien compris au sortir du
Moyen Âge et justifiera, avec le développement des études d’un
humanisme bien compris, la création du fameux « Collège des Trois
langues » à Paris (1530), ancêtre du Collège de France… Cette
connaissance de la langue de la révélation, dans son rapport avec

203
J. Reuchlin, La Kabbale (De arte cabalistica), trad. F. Secret, Milano, Archè, 1995.

211
celle de l’Église, s’imposa tout naturellement pour l’exégèse chré-
tienne du nom hébraïque “Jésus” ; s’agissant de montrer comment,
par le nom de Dieu, par le nom du “Sauveur”, la nouvelle Alliance
complète et réalise pour toujours la Loi de l’ancienne. Cette démarche
satisfait les plus hautes exigences de la pensée et par là affermit les
consciences. L’enjeu est donc aussi d’ordre apologétique, ce qui n’est
pas à négliger. Malheureusement l’apologie et la dogmatique, plus
largement la doctrine même des Pères, n’est plus guère au goût des
jours « douteux » de notre époque !
Dans la perspective d’intertextualité testamentaire mise en œuvre
par les pères de l’Église (par exemple Ambroise de Milan, écrivant
que le Nom de Jésus « autrefois contenu dans Israël comme un
parfum dans un vase scellé, s’est répandu dans le monde entier »), les
plus savants exégètes s’emploieront à prouver la présence cachée du
Nom du Sauveur et de la sainte Trinité dans le Tétragramme
hébraïque. « Selon la propre langue des Juifs, le Nom de Jésus se
compose de deux lettres (Y et V) entourant une lettre centrale (Sh)…
et il désigne le Seigneur qui embrasse le Ciel et la Terre », disait déjà
Irénée dans l’Adversus Hæreses. Le nom « Jésus » est en effet composé
des lettres “Y-Sh-V” (phonétisées yeshou), dont la première et la
troisième (l’alpha et l’oméga si l’on veut) sont précisément les initiales
des deux binômes constitutifs du Tétragramme (YH-VH). Le yod est
la lettre du Ciel et le vav celle de la Terre, dissociés depuis la Chute,
mais que – par un grand mystère – la lettre shin, cachée jusqu’à la
venue du Sauveur auquel elle s’identifie, doit finalement réunifier
(Messie : Ma-Sh-Y-Ha). Cette lettre « salvatrice » est rapportée au
Serpent d’airain par lequel Moïse (Mo-Sh-Hé) détournait les attaques
de l’adversaire pendant l’Exode ; serpent qui, enroulé sur sa hampe
(axe vertical de la descente alphabétique du “yod” dans la création),
préfigure chrétiennement l’élévation sacrificielle du Fils de l’homme
sur la Croix… elle-même symbolisée par le tau médian du grec
SôTeR : sauveur. Le Nom du Dieu vivant étant désormais connu de
tous et jusqu’à la fin des siècles, la Loi vétéro-testamentaire – passée
de la puissance à l’acte – est virtuellement accomplie, et l’humanité
doit se soumettre au régime de l’Église, car seul le nom “Sauveur” –
qu’elle abrite comme Présence – sauve... L’exégèse chrétienne vise à
conduire les juifs, encore attachés à la Loi patriarcale, au vrai sacrifice

212
et à la religion universelle de l’Amour prêchés par le Seigneur. C’est
le temps des disputations, mais aussi l’aiguillon des premiers travaux
qui s’appuyèrent sur des considérations alphabétiques et numé-
riques, d’ailleurs souvent conduits par des juifs convertis connaissant
certainement le Sefer Yetsirah. Le Bahir, compilé en Languedoc vers
1180, et le monumental Zohar, qui circula sous forme de citations ou
d’anthologies jusqu’au XVIe siècle (traduction latine de Guillaume
Postel), firent pénétrer cette science chez les lettrés chrétiens épris de
kabbale.
Voici ce que disait le converti aragonais Moïse Sefardi (Petrus
Alfonsus) qui, d’après Joachim de Flore, aurait le premier dévoilé le
mystère chrétien du Tétragramme : « Tu t’apercevras que le nom
“YHWH”, qui est un nom de trois lettres, quoi qu’il soit écrit avec
quatre caractères […] est un et trois. Un, il désigne l’unité de la sub-
stance ; trois, la trinité des personnes […] Si tu joins la première
(lettre) et la seconde, tu obtiens un premier nom ; si tu joins la
seconde à la troisième, tu obtiens un second nom ; de même si tu joins
la troisième à la quatrième […] tu auras un troisième nom. Et si tu les
réunis de nouveau, il n’y aura plus qu’un seul nom. »204 Soit : Premier
nom = “YH” ; deuxième nom = “HV” ; troisième nom = “VH”.
Chacune des trois lettres possédant ses propres mesures ou
déterminations (hébr. middot) spirituelles, les trois binômes mis au
jour ont pu être rapportés aux Personnes de la sainte Trinité. « Ce
thème fut surtout répandu par le Poignard de la foi, que composa, vers
1278, le dominicain espagnol Raymond Martin (†1282). » Un disciple,
Arnauld de Villeneuve (†1311), rédigea ainsi une Allocution sur la
signification du nom Tétragramme… et sur la révélation du mystère de la
Trinité, à peu près à cette même époque où paraît le Zohar. Le Père
est identifié au Yod (valeur 10), le Fils au Shin (valeur 300), le Saint
Esprit au Vav (valeur 6) ; “Y-Sh-V”, soit le nom Yeshou = 316.205 On
trouvera peut-être là (de façon quelque peu inattendue !) une

204
F. Secret, Les kabbalistes chrétiens de la Renaissance, Milano, Archè, 1985, p. 8 sq.
205
La décomposition du nom “Jésus” suivant les valeurs guématriques propres cette
fois à la langue grecque (soit les six lettres IHΣOVΣ) donne le nombre 888. Le “8”
nombre la réintégration de l’heptade de la création des « trois mondes » dans l’unité
de leur commun Principe : Octava perfectio est ! (Ambroise de Milan).

213
validation de la position orthodoxe sur l’épineuse question du
filioque : le Saint-Esprit procèdant du Père… par le Fils.
Les gloses sur la relation méta-structurelle du Tétragramme avec
la sainte Trinité et le Nom du “Sauveur-Messie” prirent une grande
importance dans le milieu plutôt fermé des kabbalistes chrétiens de la
Renaissance ; Pic de la Mirandole (†1494 ; Conclusiones…), Jean
Reuchlin (†1522 ; De Verbo mirifico, De Arte cabalistica…), François-
Georges de Venise (†1540 ; De Harmonia Mundi, Problemata…), ou le
juif converti Paul Ricius (†1541 ; traducteur du Portæ lucis…)
acquirent toutefois une certaine notoriété. Dans leurs considérations
arithmosophiques, ils associèrent la tetraktys pythagoricienne à cette
autre décade que constituent les sefirot hébraïques, le point d’appui
étant dans la signifiance « guématrique » des lettres du Tétragramme.
On dira ainsi que le yod (valeur 10), au commencement et à la fin de
toutes choses, est la lettre de l’Unité totalement déployée. Le premier
he (valeur 5) signifie la conjonction de Dieu et de la Nature. Le vav
(valeur 6) renvoi au Sixième Jour, avec l’Adam androgyne, synthèse
de la création ; comme copule grammaticale, il conjoint le Sujet divin
à l’Attribut du Nom. Le he final (valeur 5) est l’Homme de la chute.
Dix, cinq et six, « nombres circulaires pour signifier que Dieu est
comme une sphère et procède par mouvement sphérique : rappelant
tout à Lui, comme tout est sorti de Lui. »206
Quant à l’étude de la lettre médiane du nom du Fils (YShV), le shin
(valeur 300 = Tau grec) – entre le yod (valeur 10) de la transcendance
(Yh) et le vav (valeur 6) de l’immanence (Vh) – elle bénéficia de
l’attention particulière des théosophes chrétiens. On rappellera que
l’école judéo kabbaliste d’Abraham Aboulafia (XIIIe siècle) identifiait
le « Fils de Dieu » à l’Archange suprême Métatron, autrement dit
également au Messie. Les passages traitant cette question, « traduits
en latin, ont exercé une certaine influence sur la kabbale
chrétienne ».207 Pour Pic de la Mirandole, cette lettre signifie « que le
monde repose parfaitement comme dans sa perfection (originelle),
quand le Yod est conjoint avec le Vav, ce qui fut fait dans le Christ,

206
Blase Viegas d’Evora, Commentaire sur l’Apocalypse (1614).
207
Moshe Idel, Mystiques messianiques…, trad. Cyril Aslanov, Paris, Calmann-Lévy,
2005, p. 136.

214
vrai Dieu et homme »208. Déjà dans la première moitié du siècle, le
savant cardinal Nicolas de Cuse (†1464) considérait que le shin de
“JéSus” renfermait le Nom tétragramme ineffable. Pour pouvoir être
prononcé, et révéler ipso facto le nom secret du Messie – celui même
de la Miséricorde divine – le Tétragramme doit intégrer, dans la
vacuité de son propre cœur (« entre » Yh et Vh, ou plutôt en leur
principe et fin communs), la consonne shin, donnant ainsi naissance
au pentagrammate “YHShVH”. C’est ce qu’on doit entendre dans la
prophétie de Michée : « Car voici que YHVH sort de son Lieu, Il descend
sur les hauteurs de la terre… » (Mi 1, 3). Le « Lieu » (Maqom : MQVM,
valeur numérique 186)209 est ici celui de l’Ayn-Sof ou de la lettre yod
(valeur 10), et les « hauteurs » ou « hauts lieux », les dix réceptacles
des Émanations séfirotiques.210 Pour les chrétiens, cette « sortie » ou
« descente » de l’Aynn-Sof est évidemment l’Incarnation du Verbe, le
Fils auquel fut donné le nom de Miséricorde : “Jésus”. Instrument
parfait, jusqu’à la mort en chair et la résurrection en Gloire, de la toute
Volonté du Père. Si le Tétragramme “YHVH” est le nom de Dieu sous
le rapport de la Loi de rigueur, le pentagrammate “YHShVH” l’est
sous celui de la Loi d’amour, donné aux hommes par Grâce misé-
ricordieuse : du Père au Fils et par l’Esprit Saint, de Cœur à Cœur.211
« Les deux principales lettres de ce nom (le Tétragramme YHVH) à
savoir le yod et le vav sont contenues dans le nom de Jésus. Et les deux
he, par un très grand mystère sont mués en la lettre shin. » C’est que,
poursuit le père François-Georges, la lettre shin « qui a le point sur la
corne dextre » est celle par laquelle Dieu produit les choses
spirituelles, alors que le hé est celle par laquelle Il produit les choses
corporelles. Or toutes choses ayant été faites par le Verbe incarné –
portant le nom “Jésus” – les “vertus et propriétés” désignées par les
deux hé sont en lui. »212 Plus encore, Luis de Leὸn (†1591) écrira dans

208
Pic de la Mirandole : Conclusion, 14 ; dans Les Kabbalistes chrétiens…, p. 36.
209
Il est remarquable que ce nombre soit celui de la somme des valeurs élevées au
carré de chacune des lettres du Tétragramme, soit : 100 + 25 + 36 + 25 = 186.
210
« Réceptacle » : sens littéral du mot kabbale (racine KBL).
211
Rare semble-t-il dans l’iconographie chrétienne, le pentagrammate fut retenu
comme marque corporative par Thomas Anshelm (Tübingen), l’imprimeur de
Johann Reuchlin.
212
Dans Les Kabbalistes chrétiens…, p. 135.

215
Les noms du Christ : « L’original de ce nom Jésus qui est Jehosuah,
possède toutes les lettres dont se compose le nom de Dieu (= le Tétra-
gramme) et il en a deux en plus (qui) lui donnent une prononciation
[…] afin que le nom soit un portrait de l’être. »213
Enfin, le passage du tétragrammate indicible au Nom salutaire,
connu des hommes, par intégration de la lettre médiane shin, peut
être envisagé comme une expression possible des trois tendances
humaines fondamentales (les guna de l’hindouisme).
- Le vav (‫)ר‬, qui provient graphiquement du yod principiel,
figure le mouvement créateur descendant. Il symbolise onto-
logiquement l’éloignement graduel du Principe (Ayn Sof), tout en
maintenant de façon conjonctive le Lieu du Créateur (Maqom) avec
la Manifestation et les créatures.
- Le hé (‫ )ת‬figure l’expansion horizontale de la Manifestation, à tel
ou tel degré ou état d’être.
- Le shin (‫ )ש‬enfin, dont la graphie est schématiquement celle
de trois vav réunis par une même base horizontale (le « socle » de
la création), figure le mouvement (re)créateur ascendant.
C’est donc le shin (= 300 : répétition dans les « trois mondes » du
développement cubique de l’unité) qui offre, par la trinité hypo-
statique de ses trois hampes – soit Père, Fils, Saint-Esprit – de recon-
duire les lettres de la création (car il ne saurait y avoir de créature
existante sans lettres pour la nommer) au yod principiel (valeur 10),
donc à l’Un (= 1).

Les trois cercles


« Ce cercle ainsi conçu, qui semblait en toi lumière réfléchie, longuement
contemplée par mes yeux, à l’intérieur de soi, de sa même couleur, me
sembla peint de notre image ; si bien que mon regard était tout en elle. »214

213
Ibid., p. 137 sq. Relevons la fréquente confusion entre Yehosuah (YeHoShou’Ha),
que traduit Josué, et Yeshou (YeShou) que traduit Jésus.
214
Dante, La Divine Comédie, Paradis XXXIII, 127-132, trad. Jacqueline Risset, Paris,
Garnier-Flammarion, 2004. Pour rendre l’intention de Dante, il vaut mieux traduire
l’italien viso par « visage » plutôt que par « regard ». Le regard ou la vue (vista) est
chez l’homme le moyen de percevoir le visage (viso) ; autrement dit d’appréhender
de façon im-médiate la personnalité qu’il reflète vers l’extérieur. Alors qu’il s’agit ici

216
Dans l’étude qu’il a consacré à la Divine Comédie et au parcours
spirituel, qualifié de « processus d’apothéose », de Dante Alighieri
(†1321), Jean Canteins215 envisage la question des « trois cercles » de
la vision finale du Florentin. Figure ancienne, qu’on trouve
notamment dans une planche du Liber Figurorum, attribué à l’abbé
cistercien Joachim de Flore (†1202)216, et reproduite en hors-texte. Il
s’agit de « trois cercles égaux qui s’interpénètrent en se recoupant
chacun en deux points de leur circonférence »217 ; le cercle de gauche
représente le “Père” (PATER), le cercle de droite, le “Saint-Esprit”
(SPS.SCS), et le cercle du milieu, le “Fils” (FILIUS, orthographié
FLIVS) ; l’ensemble signifiant ainsi la divine Trinité. D’autre part, en
leurs centres, sont inscrits trois groupes d’un total de quatre lettres,
onciales ouvragées de taille plus importante : “IE” pour le Père, “UE”
pour le Saint-Esprit et, par recoupement partiel de ces deux, “EU”
pour le cercle médian du Fils ; soit le quadrilittère “IEUE”. Il s’agit
d’examiner cette figure, et par voie de conséquence d’éclairer le
symbole dantesque, en la livrant à une interprétation christique et
trinitaire du “IEUE” joachimite, sans exclure la pertinence de sa rela-
tion avec le Tétragramme hébraïque. Rappelons que pour Dante, le
Nom primitif de Dieu était “I”, équivalent bien sûr du “yod”
hébraïque. “IEUE” (ou la Trinité) et “YHVH” sont équivalents
numériquement. Nous remarquerons en outre les valeurs dévelop-
pées. Pour le Père : I ou Y = 10, E ou Hé = 5, soit total 15 ; pour le Fils :
E ou Hé = 5 ; U ou V = 6, soit total 11 ; pour le Saint-Esprit : U ou V =
6 ; E ou Hé = 5, soit total 11. Le total “Père-Fils-Esprit” (15+11+11) est
37 ; nombre très particulier dont la somme des chiffres est 10 (valeur
du “I” ou “yod”), donc réductible à 1, et le produit 21 (soit 2+1= 3) : il
conjoint donc Unité et Trinité (ou Tri-Unité).

du « face à face » du pérégrin avec son image divine (= cercle du Fils), comme le
montre J. Canteins (note infra).
215
Jean Canteins, Dante, I - L’Apothéose, Milan, Archè, 2003.
216
Fondateur d’une congrégation érémitique, sa pensée imprègnera, aux XIIIe-XIVe
siècles, le parti spirituel des Franciscains (ou fraticelles), auquel s’opposeront
durement les conventuels et Rome ; rappelons que Dante lui-même fut condamné au
banissement perpétuel par les guelfes « noirs ».
217
Jean Canteins, Dante…, p. 136.

217
L’Auteur montre les correspondances hypostatiques de la figure
joachimite, entre “I” (Père), “U” (Fils), “E” (Saint-Esprit), et les lettres
grecques alpha (A α : valeur 1) et omega (Ω ω : valeur 800), qui
accostent Jésus-Christ, au titre de Premier et Dernier ou Principe et Fin
de sa divine mission (Ego to Alpha kai to Omega ; Ap 21, 6 ; 22, 13). En
outre les trois lettres correspondent aux prophètes Moïse (I), Élie (E)
et Jean-Baptiste (U), avec le cycle développé (I→E→U→E) : Moïse →
Élie → Jean-Baptiste → Élie. Soit le mystère de l’Élie qui est déjà venu,
et de l’Élie qui doit venir, celui-ci annonçant, avec l’achèvement de la
conversion d’Israël (au « Jour du Seigneur »), la parousie messia-
nique. L’identification par le Christ de Jean-Baptiste avec Élie étant
d’ailleurs explicite dans l’Écriture, et symbolisée ici par le bilittère
“EU”, inscrit dans le cercle médian du Fils. À la temporalité « passé
→ présent → avenir », correspondent les représentations prophé-
tiques de Moïse, Jean-Baptiste, Élie, avec les trois personnifications
hypostatiques de Dieu : Père–Fils–Saint-Esprit ; aussi bien les règnes
de la Loi, de l’Amour et de la Grâce.
La division quaternaire (IEUE) et quinaire (pour les aires), qui
résulte de l’entrelacement ternaire des cercles des Personnes divines
(IEU), amène une certaine complexion logique quant à l’inter-
prétation approfondie de la pérégrination visionnaire de Dante.
Apparents embarras que Jean Canteins surmonte en mettant notam-
ment en œuvre la notion fondamentale de « retournement », de fait
explicite dans plusieurs épisodes de la divine Comœdia. Soulignant au
passage que le choix de ce mot comme titre n’est pas anodin, puisque
le grec kômôdia est apparenté à kôma, qui désigne un « sommeil
profond », intérieurement réparateur.218

Tétramorphe
Dans le vocabulaire théologique et artistique chrétien, on désigne
par Tétramorphe les quatre « vivants » ou « formes vivantes » qui
entourent le Christ en gloire, associés aux évangélistes : figure
d’homme et figures animales : le lion, le taureau, l’aigle. Comme

218
La vision finale de Dante n’est pas, en effet, une simple projection mentale,
comme dans un état de sommeil ordinaire et de rêve ; elle prouve l’immersion
complète (ici maîtrisée) de l’âme dans le divin Soi.

218
quatre piliers de l’univers, elles établissent la présence divine dans les
puissances ordonnatrices (cosmos = « ordre ») et élémentaires de ce
monde, « issues du Souffle créateur du Verbe ».219 Transposant la
vision vétérotestamentaire du Char d’Ezéchiel (1, 5-14) et celle,
néotestamentaire, de l’Apocalypse johannique (4, 6-8), le Tétramorphe
concerne donc à la fois juifs et chrétiens.220 Les figures du Tétra-
morphe sont aussi les « emblèmes » (avec la valence symbolique du
mot) des quatre groupes de trois que formaient les Tribus (dont deux
« demi-tribus ») d’Israël, disposées en cercle autour de la tribu
sacerdotale de Lévi (responsable du Tabernacle), avant la construc-
tion salomonienne du Temple ; cette disposition duodécénaire est en
rapport avec le Zodiaque (du grec zôdion : figure d’animal). Pour les
chrétiens, le « lieu » de la gloire de Dieu est évidemment Jésus-Christ
lui-même, dont le corps, étendu jusqu’au-delà des extrémités du
monde, est l’Église, une et apostolique. Les douze Apôtres sont au-
tour de lui, avec un rang particulier pour les quatre évangélistes,
comme les tribus d’Israël sont disposées en quatre groupes autour de
la Présence (Shekinah). Ce qui ne nous éloigne pas de notre propos,
car la tradition juive fait correspondre les quatre puissances vivantes
aux lettres du Tétragramme : le “Y” à l’homme ; le premier “H” au
lion ; le “W” au taureau ; le deuxième “H” à l’aigle. Par ailleurs, les
Tribus étant « orientées », les lettres du Tétragramme le sont donc
également ; les six de l’arc ouest-sud-est correspondent alors au
“YH”, et les six de l’arc ouest-nord-est au “WH”. La réunion des deux
arcs, la réunion des douze Tribus d’Israël autour du Tabernacle,
permet que le grand Nom de Dieu soit manifesté et rayonne depuis
ce centre originel commun.
Dans l’iconographie évangélique, l’homme correspond à Matthieu,
le lion à Marc, le taureau à Luc, et l’aigle à Jean ; le Seigneur occupant
naturellement le centre de la figure. Saint Jérôme fait correspondre
l’homme à l’Incarnation (Dieu se fait homme), le taureau à la Mort
sacrificielle, le lion à la Résurrection et l’aigle à l’Ascension (l’homme
se fait Dieu). Soit encore les éléments (terre→ eau→ feu→ air), les
orientations cardinales (est, ouest, sud, nord), les saisons, les heures,

219
Jean Hani, Le Symbolisme du Temple chrétien, Paris, Trédaniel, 1983, p. 99.
220
Existe-t-il certaines correspondances avec la gnose islamique ? Par exemple avec
les « Quatre Vivants immortels » : Hénoch, Élie, Khezr, Jésus, qualifiés de « Piliers ».

219
les qualités spirituelles, les tempéraments psychologiques, les
organes physiologiques, etc. Pour les chrétiens, Jean l’Évangéliste,
« disciple bien-aimé » et, depuis le Sacrifice du Golgotha, « fils adoptif »
de Marie, correspond au “Y” du Tétragramme, ce que traduit
l’initiale redoublée de son nom en hébreu : Yâhya (yod-hé-yod). On
peut non moins gloser sur les équivalences que permet la guématrie,
appliquée aux trois autres évangélistes, dans leur rapport au Tétra-
gramme et donc au Nom de “Jésus” ; cette fois-ci à partir de Jean
(“Y”), situé symboliquement au pôle nord du monde, et en tournant
dans le sens solaire : Matthieu (“H”), Marc (“V”), Luc (“H”). Nous
envisagerons plus loin la disposition géo-grammatique des cinq
lettres du Nom qui est au-dessus de tout nom.

Supports monogrammatiques
Les monogrammes221 ont l’avantage d’une visualisation immé-
diate, et leur suggestivité sémiologique, s’agissant ici du Nom de
Dieu (sous les formes “Jésus”, “Christ”, “Jésus-Christ”, “Jésus-
Marie”…) sollicite pleinement la capacité d’imagination et de rémi-
niscence du croyant. Imagination active ou créative, qu’on ne saurait
confondre avec les habitudes ordinaires d’un vagabondage mental :
capacité à (se) représenter Dieu et le monde divin, à imbiber l’âme de
cette Image jusqu’à la rendre active dans le cœur-intellect. Le
monogramme agit comme symbole, en rendant compréhensible
l’Invisible, l’Indicible, l’Inaudible ; nous « entendons » en effet ce que
nous disons, lisons ou dé-chiffrons. Si le monogramme n’est pas lui-
même à proprement parler invocatoire, il soutient l’invocation
comme graphe représentatif du Nom et donc, par la ressemblance
prééternelle de Dieu et de son Nom, il agit comme vraie image de la
Divinité. D’où son efficacité, que renforce la simplicité didactique
propre aux « schémas » ; le grec et le latin classique entendent de fait
par ce mot une « manière d’être »… donc forcément une façon de
« voir » la chose ainsi présentée. Ici le schéma (grec skhêma) se fait

221
On entendra ici le mot dans un sens étendu, comme chiffre combinatoire des
initiales (ou des lettres clefs) d’un groupe de noms ou d’un vocable ; au sens strict, le
monogramme est « une seule lettre » (le “I” pour Jésus, le “X” pour Christ, le “M” pour
Marie, etc.), ou bien plusieurs, mais ligaturées.

220
nom (hébr. shem), et le nom se fait schéma. On peut voir dans la
liaison et l’entrelacement graphique des initiales l’expression d’une
science affinitaire et combinatoire des lettres, donc des indications sur
les principes et processus spirituels qu’elles représentent.

XP, IHS et leurs dérivés


Appréhender visuellement l’ “IHS”, par exemple, équivaut à en-
tendre intérieurement ce que ce monogramme nous signifie : “Jésus”,
qui est le nom du “Dieu Sauveur”. Il en est de même pour la Croix,
dont tout chrétien sait bien, ou au moins pressent, que par ce
« Signe » céleste le mal, consécutif à l’oubli égotique de Dieu, est
repoussé, le Serpent de la mort terrassé, et que la Vie auprès du Père
lui est assurée : In hoc signo vinces : “IHSV” (sous la forme grecque,
Toûto nika). Du fait de la forme propre à la révélation chrétienne, qui
repose sur la divino-humanité du Verbe incarné, avec le « double
nom » Jésus (et) Christ qui en témoigne, on peut considérer trois
groupes :
- Les dérivés de “Jésus”, nom d’origine hébreu (Yeshou), grécisé en
IHΣOVΣ (Ιησους) et latinisé en Jhesus, Iesus, Iesu, Jésu, Jésus…
- Les dérivés de “Christ”, nom d’origine grecque (XPIΣTOΣ :
Xristos), latinisé en Christus, Christ.
- La conjugaison de “Jésus” (et) “Christ”.222
De là les monogrammes « jésuitiques », sous les formes I, IS, IH
(rare)…, les monogrammes « christiques », sous les formes X, XC, XP,
XPC (le “C” traduisant le sigma), XPS, XRS (rare)…, et nombre de
composés, à commencer par le plus répandu en Occident, dès
l’époque médiévale, l’hybride gréco-latin IHS. La formule classique
par laquelle on interprète ce dernier : Iesus Hominum Salvator est donc
une adaptation, ce qui n’altère d’ailleurs en rien son efficacité… pour
dire le moins !223 On rencontre les formes IHC (relevée dès le IIe
siècle), XPS, IHS-XPS (Ihs-XPS sur l’évangéliaire de Charlemagne),

222
Rappelons que la langue grecque, adoptée pour la rédaction du Nouveau
Testament, fut pendant les deux ou trois premiers siècles celle de l’Église et de la
plupart des théologiens d’Occident ; elle déclina nettement au IVe siècle, pour se voir
préférer celle de Rome.
223
L’“IHS” est l’anagramme de la racine sanscrite ish, laquelle connote les idées de
gouvernance ou de puissance ; qualités éminemment seigneuriales.

221
IX, IC, ICX, IC-XC, la graphie Jhs-Christ ou celle défective Jhs-Crist.
La forme rare IHSXPS (sans coupure), qu’on décompose en « IHS-X-
PS », est lue comme « Jésus-Christos-Pater Sanctissimus » ; on la
trouve inscrite sur le livre que montre l’Enfant Jésus, sur les genoux
de la Sainte-Vierge assise (église romane de Saint-Aventin, Haute-
Garonne). Par elle-même, la croix à six branches suggère les lettres I
(iota) et X (khi) ; sur un tympan roman224, le P (grec rhô) et le S (latin)
sont respectivement sur les rayons supérieur et inférieur de l’axe
vertical (I), alors qu’un Α et un ω sont à hauteur des terminaisons
supérieures des diagonales (X) ; dans d’autres cas ces deux lettres
sont aux extrémités de la branche horizontale. Les six lettres se
présentent en trois ensembles : “IS”, pour “Jésus-Sauveur” ; “XP-S”,
pour “Christ-Sauveur” ; “Αω”, pour “Alpha-Omega”, sachant que
l’épigraphie et l’iconographie chrétiennes représentent le omega en
minuscule ω, non en majuscule Ω.225, soit la lecture possible : “Alpha-
Jésus-Christ-Sauveur-Omega”. On peut les visualiser distinctivement,
par paires ou globalement, comme un schéma significatif du message
chrétien ; ce que renforce l’inscription de la figure dans un cercle
(ciel), et de celui-ci dans un carré (terre) « animé » par le ciel, le tout
rayonnant autour du centre (figuré par quatre pétales) de la croix.
D’autres relations métalogiques peuvent être envisagées, comme “AI-
Sω”, et “IS-Aω” ; “IS” nous signifie l’En-Soi divin, et “Aω” la
plénitude de l’Être dans sa création ; c’est le « rapport hypostatique »
(J. Canteins) principe-manifestation, que l’“homme” résoud en re-
devenant parfaite image de Dieu. Nous avons signalé la forme
protestante qui substitue le sigma grec au “s” latin : “IHΣ”. L’“IHS”
est l’attribut iconographique de plusieurs saints ou bienheureux :
Bernardin de Sienne et Ignace de Loyola, bien sûr, mais encore
Bonaventure, Henri Suso, Jacques de la Marche, Jean de Capistran,
Thomas d’Aquin, Vincent Ferrier…
Certains chrismes ou monogrammes de Jésus et de Marie, tels que
l’“IHS” (suivant les indications précises fournies par Bernardin de
Sienne, avec l’emploi des couleurs) ou l’“AVM” (dont la parenté avec
le monosyllabe sacré “AUM” de l’hindouisme a été montrée), étaient

224
L’Initiation à l’art roman, La-Pierre-qui-vire, Zodiaque, 1993, p. 98, fig. 80.
225
Curiosité envisagée par Jean Canteins dans Mystères et symboles christiques, p. 215
note 1.

222
utilisés comme supports techniques d’invocation, remplissant en
somme une fonction semblable à celle des mandalas orientaux ; ce qui
ramène à la visualisation créatrice des lettres de l’alphabet hébraïque,
exercice connu aussi en islam de certaines confréries soufies. Chez
saint Ignace de Loyola et ses continuateurs, la « prière par rythme »
(qui suppose une maîtrise du souffle, spécialement appliquée à la
récitation du Pater Noster) a même pu être associée à la fameuse
« composition de lieu », représentation imaginale d’une séquence
biblique édifiante.
La forme “XP” est dite « constantinienne », en référence à la vision
triomphale de la Croix par l’empereur, au Pont Milvius, l’an 312. Ce
sont les deux premières lettres du grec XPIΣTOΣ , translittéré Kristos
(parfois écrit Xristos) et latinisé en Christus (parfois écrit au Moyen
Âge : Xhristus). Ce monogramme est généralement présenté sous la
forme d’un X (lettre khi) coupé dans son centre et ligaturé par la
hampe du P (lettre rho) ; c’est ainsi qu’il figure sur les armes d’Arles,
inscrit sur un labarum tenu par un lion assis. Le « chrisme » (ancien
français chrisimon), peint ou brodé sur le labarum, gravé sur les mon-
naies, devient très vite le signe d’ « excellence » (grec khrêsimos ; sur la
base khrês, avec l’idée de « bénéfice », « faveur ») de l’Empire ; on
l’attacha semble-t-il à la vertu théologale de la « charité », donc à
l’idée fondatrice du don de Dieu. Il peut se combiner avec d’autres
symboles graphiques, comme le « quatre de chiffre » des marques de
maîtrise corporative, gravé sur des bâtiments. On rencontre aussi une
forme où la hampe du P est simplement traversée par une barre
horizontale, ce qui conjugue avec bonheur – là encore – la symbolique
des lettres et de la Croix. Conformément aux directives romaines, les
“IHS” jésuites sont généralement associés à la Croix, laquelle
surmonte la barre horizontale du H (±), ou prolonge vers le haut, de
façon esthétique, la jambe gauche de cette lettre en minuscule (ħ).
Une commune structure monogrammatique peut unir les Noms
de Jésus et de Marie, comme dans le sceau de la Visitation de Paray le
Monial, où les lettres liées “MA” sont accostées de “I” et “S”. Sur une
plaque commémorative datée de l’an 1685 (visible à l’église Saint-
Aventin ou « des miracles » de Luchon) on trouve la formule “IHS
MA” (disposée sur deux lignes, avec croix latine au-dessus de la barre
du H). On doit enfin mentionner l’usage de l’alpha (Α) et de l’oméga

223
(Ω), qui sont le commencement et la fin de l’alphabet grec, et auxquelles
Jésus-Christ, Premier-Né advenu et Messie à venir, s’est lui-même
identifié ; elles sont souvent jointes au chrisme constantinien. Les
armes de Montpellier associent quant à elles l’AM à une « Vierge à
l’Enfant »… la lettre à l’image. De même, l’écriture du nom du sujet
représenté, avant la consécration finale par la bénédiction, signe
l’icône et la rend opérante ; et que dans l’auréole du Christ sont
inscrites les trois lettres de “L’Étant” : “ὈωΝ” ; valeur 920.

Le Tau (le Nom et la Croix, le nombre 318)


« Les textes anciens rapprochent le signe de la croix de la lettre tau
(T) […] Dans l’Apocalypse de saint Jean, les élus sont marqués au
front de cette lettre, sceau du Dieu vivant. Dans le grec ancien, le tau
peut être représenté par le X ou le signe +. Jean Daniélou (Les
Symboles chrétiens primitifs) fait observer que les serviteurs d’Abraham
sont au nombre de 318, et le tau représente le nombre 300, tandis que
le chiffre 18 est représenté par le IH(SOUS), soit IH(E)SOUS = Jésus.
Donc 318 donne le chiffre du Dieu vivant, plus celui du “Christ”, et
représenterait à la fois la Croix et le Nom de Jésus (soit encore le
ternaire “Jésus-Croix-Christ”) […] Jean Daniélou indique que, dans
saint Jérôme, parmi les mono-grammes du Christ, il en est un qui, se
trouvant dans une figure unissant le Christ et la Croix, représente le
serpent d’airain dressé sur un pieu dans le désert, figure d’ailleurs
proposée dans l’évangile de Jean : De même que Moïse a élevé le serpent
dans le désert, ainsi il faut que le Fils de l’homme soit élevé (Jn 3, 14). Et
cette représentation du serpent sur un pieu est aussi celle du tau. »226
Suivant la Lettre du Pseudo-Barnabé (9, 8), apocryphe du début du
II siècle, les nombres 18 et 300 sont ceux des hommes circoncis par
e

Abraham : « Et Abraham circoncit parmi les gens de sa maison dix-


huit et trois cents hommes ». Ce nombre ne figure pas tel quel dans la
Bible ; il est le produit d’une combinaison entre l’épisode qui rap-
porte la circoncision de la maison d’Abraham (Gn, 17, 23-27), sans
donnée chiffrée, et celui où le Patriarche reprend Loth à ses ennemis,
accompagné de 318 hommes. L’auteur de la Lettre observe qu’en grec

226
Georges Bertin, « Saint Ortaire… », Bulletin de la Société de Mythologie Française,
n° 174-175, 1994, p. 40.

224
« dix-huit » s’écrit “I” (iota = 10) et “Hê” (êta = 8), et que ces lettres
sont précisément les deux premières du nom « Jésus ». Quant à « trois
cents », cela s’écrit “T” (tau = 300), lettre-nombre considérée comme
celle de la croix. Comme dans la Lettre précitée, Clément d’Alexandrie
interprète le « dix-huit » (= IH) comme le « nom-sauveur ». Dans la
Sixième Stromate, le nombre 300 est type (τύπος) ou symbole
(σύμβολον). Ajoutons que la longueur de l’Arche de Noé – refuge
salutaire s’il en est ! – devait être de trois cents coudées (Gn 6, 15) ; et
l’on notera au passage le rapport symbolique de la nef à la croix.
Dans le livre des Oracles sybillins (VIII, 217-255), apocryphe en grec
des premiers siècles, on trouve un grand poème, sous forme d’acros-
tiche, de six mots qu’on associe par deux : « Jésus-Christ, Fils-Dieu,
Salut-Croix » : ΙΗΣΟ Σ-ΧΡΙΣΤΟΣ-ΘΕΟ - ΙΟΣ-ΣΩΤΗΡ-ΣΤΑ ΡΟΣ,
soit un ensemble de 33 lettres.

L’Ichtus (ΙΧΘ Σ)
Ichtus est le « poisson », désignation symbolique du Christ, qui est
la « Vie ». Fécondé par l’Esprit et sauvé par l’eau du baptême, le
chrétien est « vivant », la grâce baptismale se manifestant dans sa
plénitude lors de la résurrection de la chair. Sur de nombreux monu-
ments antiques, Jésus-Christ est figuré par ce symbole, et les premiers
chrétiens portaient au doigt un anneau, signe d’alliance, gravé d’un
poisson ; d’où le surnom de pisciculi, les « petits poissons », parce que
spirituellement nés de l’eau. Les cinq lettres du mot grec ichtus
(ỉχθύς) ont été associées au nom “Jésus” (Ιησοΰς), et mises en rapport
avec les cinq mots de la formule Jésus-Christ, Fils de Dieu, Sauveur, en
tant qu’elles en sont les initiales : “Ι” (Ιησοΰς) = Jesus ; “Χ” (Χριστὸς) =
Christus ; “Θ” (Θεός) = Dei ; “ ” (Yἱός) = Filius ; “Σ” (Σωτήρ) =
Salvator.

Jésus-Christ-Vainqueur (IC XC NIKA)


Liturgie orthodoxe pour les défunts. « Lors de la préparation
(Proscomédie ou Prothèse) de l’une et l’autre liturgies, le prêtre fait
mémoire de tous nos pères et frères orthodoxes qui se sont endormis dans
l’espérance de la résurrection à la vie éternelle et dans la communion (de
Dieu), et prélève à l’intention de ceux-ci, sur une prosphore (petit
pain rond fait de deux parties superposées symbolisant les deux

225
natures unies du Christ, sur lequel est imprimée une croix avec les
lettres IC XC NIKA. : “Jésus-Christ-Vainqueur”), au moyen de la
“sainte lance” (petit couteau en forme de lance symbolisant celle du
centurion qui a percé le flanc du Christ), une parcelle triangulaire (la
Sainte Trinité). Le prêtre fait de même à l’intention des défunts
nommément désignés […] Toutes les parcelles prélevées seront, après
la communion, plongées par l’officiant dans le calice, en demandant
que les péchés des fidèles, en mémoire desquels ces parcelles ont été
prélevées, soient lavés dans le sang du Christ et effacés par son saint
Sacrifice : Seigneur, par ton sang précieux et les prières de tes saints, lave
de leurs péchés ceux dont il a été fait mémoire ici. »227

Stigmates
Malade, à l’article de la mort, le bienheureux Henri Suso (†1366)
suppliait intensément Dieu en ces termes : « Ô Seigneur, je te prie de
t’imprimer au plus profond de mon cœur, de graver ton Nom sacré,
de telle sorte que Tu ne te sépares plus jamais de moi. » Il demeura
longtemps ainsi, blessé d’un brûlant amour, jusqu’à ce qu’enfin il
guérisse, et l’ “IHS” resta visible ; les lettres étaient à peu près larges
comme une tige aplatie, hautes comme une phalange du petit doigt.
Le mystique dominicain porta ainsi jusqu’à sa mort le Nom sur son
cœur, et à chaque battement le Nom vibrait avec.

Le “I” du Cœur divin


Il y aurait beaucoup à dire sur le rapport du “I” à la sainte Lance et
aux saints Clous. C’est ainsi que sainte Thérèse d’Avila, dont nous
rappelons qu’elle est invoquée pour obtenir la grâce de l’oraison
(donc l’intelligence du Nom de Dieu), aperçut un ange à son côté, ce
qu’elle rapporta en ces termes : « Je voyais dans les mains de cet ange
un long dard qui était d’or et dont la pointe en fer avait à l’extrémité
un peu de feu. De temps en temps, il le plongeait au travers de mon
cœur, et me laissait toute embrasée d’amour de Dieu » C’est là le rare
et gracieux privilège de la transverbération (lat. transverbero, appa-
renté à transversus, qui s’applique à quelque chose de soudain, et
transverto, au sens de conversion) par une lance, une épée, un clou ou

227
Jean-Claude Larchet, La Vie après la mort, Paris, Cerf, 2004, p. 218.

226
une aiguille, dont bénéficia pour notre époque un Padre Pio. Le 18
novembre 1572, au moment où Thérèse allait communier, Notre-
Seigneur lui adressa ces mots : « Regarde ce Clou, c’est la marque et
le gage que dès ce jour tu es mon épouse… » Ce Clou d’or – équi-
valent symbolique de la Lance axiale de Longin – est le “Cinquième”,
celui de la Plaie quintessentielle du Cœur divin, par laquelle
s’épanche la surabondance de l’Amour de Dieu dans sa création. Et
cet écoulement de Sang par le “I” du Cœur de la Plaie pleurale, est
pour l’âme qui en est elle-même gratifiée, la preuve in vivo de sa
mort au monde. Rappelons la fameuse devise de la réformatrice du
Carmel : « Ou souffrir, ou mourir ». La lettre initiale de Jésus, qui
traverse le cœur, ici sous la figure d’un Clou de feu, est gage
d’immortalité en Dieu.

227
Chapitre XIV

LE SAINT NOM DE JÉSUS

« Ses cieux sont assez clairs pour y lire son Nom. »


(Alphonse de Lamartine : Jocelyn)

Fête
« Lorsque l’âme fidèle commence à porter le joug du Seigneur […]
elle trouve, dans la fête de son très-saint Nom, un précis de toutes les
merveilles qu’il a daigné opérer pour les hommes. Il n’est point en
effet de titre d’honneur, de don de sa miséricorde, de grâce, de
bienfait, de trait de son amour, que ce Nom adorable ne nous rap-
pelle. Le Nom sacré de “Jésus” a été donné par Dieu le Père à son Fils
unique, comme la figure de sa souveraine puissance, de sa majesté, de
sa domination, de sa victoire sur le péché et l’enfer, comme le garant
des grâces, des bénédictions et des consolidations dont il est la source
inépuisable […] Ce nom fut révélé par l’ange Gabriel dans l’Annon-
ciation faite à Marie, et à saint Joseph dans une autre circonstance.
Cette origine céleste doit contribuer à notre confiance dans le nom
adorable de “Jésus”, et à nous inspirer pour lui la plus grande véné-
ration. Le Christ, rédempteur du monde, devait recevoir un nom qui
exprimât ses sublimes et excellentes fonctions […] Quel homme eût
pu trouver un nom digne d’être porté par le Verbe fait chair ? »228

Suivant la Loi, c’est au jour de sa circoncision que le nom de


“Jésus” fut imposé au divin Sauveur. La fête chrétienne de la

228
Alban Butler, Vies des Saints, Lille, L. Lefort, 1856, t. XI, p. 447 sqq.

229
Circoncision, anciennement admise en Orient mais instaurée à Rome
seulement au VIIIe siècle, donnera lieu à de nombreuses homélies de
Bède le Vénérable, saint Anselme, saint Bernard et d’autres, sur le
« Nom de Jésus ».
Bernard célèbrera les noms de l’Époux dans son 15ème Sermon sur
le Cantique, en particulier le verset de l’Huile répan-due (Oleum effusum,
Cant. 1, 3) : lumière qui éclaire, aliment qui nourrit et onction qui
guérit. De cette époque date le fameux Jubilus de nomine Jesu, dont
l’attribution est incertaine, et que l’ancienne liturgie romaine
exploitait partiellement dans l’hymne Jesu dulcis memoria.
L’office du saint Nom de Jésus ne fut toutefois célébré qu’à partir
du milieu du XVIIe siècle, d’abord chez les franciscains, puis chez les
chartreux, le jour de la fête étant fixé au deuxième dimanche après
l’Épiphanie ; en 1721 Benoît XIII l’étendit à l’Église universelle.

Fête du saint Nom de Jésus


À la Messe
2ème dimanche après l’Épiphanie, ou entre la Circoncision et l’Épiphanie

« Au Nom de Jésus que tout genou fléchisse dans le ciel, sur la


terre et aux enfers, et que toute langue confesse que le Seigneur Jésus-
Christ est dans la gloire de Dieu son Père. Ô notre souverain
Seigneur ! Que votre Nom est admirable dans toute la terre ! […]
Sauvez-nous, Seigneur notre Dieu, et rassemblez-nous de toutes
les nations, afin que nous célébrions votre saint Nom, et que nous
mettions notre gloire à vous louer. V. Seigneur, vous êtes notre Père
et notre Rédempteur : votre Nom est éternel. Alléluia ! Alléluia ! V.
Ma bouche annoncera les louanges du Seigneur : que tous les
hommes bénissent son saint Nom. Alléluia ! […]
Seigneur mon Dieu, je vous louerai de tout mon cœur, et je
glorifierai votre Nom dans l’éternité : car vous êtes bon et indulgent,
Seigneur, et plein de miséricorde envers ceux qui vous invoquent.
Alléluia ! »229

229
Missel des Paraboles, Turnhout, Brepols, 1937, p. 158 sqq.

230
Litanies et prières, cantiques et poèmes
Les litanies, en vogue dans les dévotions privées aux XVIe et XVIIe
siècles, étaient attribuées dans les livres d’Heures aux différents jours
de la semaine : le mercredi était ainsi pour le « Saint Nom de Jésus ».
Mais publiquement, seules étaient admises les litanies de la « Sainte-
Vierge » et de « Tous les Saints ». Malgré de constantes sollicitations,
les litanies du Nom de Jésus ne furent approuvées qu’en 1862, par Pie
IX, et insérées en 1886 dans le Bréviaire et le Rituel, avec Léon XIII. Ce
pape lettré, qui suivit ses études chez les jésuites à l’Académie des
Nobles, thomiste émérite et auteur de remarquables encycliques, se
déclara « désireux de voir s’accroître parmi le peuple chrétien la
dévotion envers ce glorieux Nom de Jésus, surtout en un temps où ce
Nom très auguste est audacieusement bafoué par les impies ». Men-
tionnons ici le cantique méconnu (15 strophes de six vers + refrain)
intitulé « Litanies du saint Enfant Jésus », qui fait une allusion
au Nom du « Dieu caché » : Être qu’on révère en tout lieu, et dont le nom
est ineffable…230

Jésus
Henri Suso (1295-1366)231

« Jésus, de l’âme intimité,


Délicate et pure beauté ;
Ton Nom est une tour bien forte
Que nulle tempête n’emporte […]
Une tendre harpe frissonne
Quand le Nom de Jésus résonne […]
Jésus, mon cœur Tu as blessé,
Mon Jésus, Ton Nom est gravé.
Jésus, mon bien-aimé Seigneur,
Ton Nom sera mon protecteur.
Bénis-moi, Jésus généreux,
Hui et quand clorai les yeux. »

230
Recueil de Prières et de Cantiques, Paris, Desclée de Brouwer, 1911, p. 198 sq.
231
Henri Suso, Œuvres complètes, Paris, le Seuil, p. 537.

231
Prière du soir
Jean Calvin (1509-1564)232

« Seigneur Dieu, puisqu’il T’a plu créer la nuit pour le repos de


l’homme… Veuille moi faire la grâce de tellement reposer cette nuit
selon le corps, que mon âme veille toujours à Toi et que mon cœur
soit élevé en Ton amour […] Que la souvenance de Ta bonté et grâce
demeure toujours imprimée en ma mémoire […] Que mon dormir
même soit à la gloire de Ton Nom […] Exauce-moi, mon Dieu, mon
Père, mon Sauveur, par notre Seigneur Jésus-Christ. Amen. »

Ô nom qui surpasse


Cantique233

« Jésus, ô Nom qui surpasse


Tout nom qu’on puisse exalter,
Que jamais je ne me lasse
Nom béni, de te chanter !
Seule clarté qui rayonne
Sur les gloires du Saint Lieu,
Seul Nom dont l’écho résonne
Dans le Cœur même de Dieu !
[…] Ô ! Penche-toi sur ma couche
Lorsque je devrai mourir,
Et Ton doux Nom sur la bouche,
Je verrai le ciel s’ouvrir. »

Venez cœurs souffrants


Cantique234

« Nom célébré par les élus,


Adoré par les anges,
Thème éternel de nos louanges :
Jésus ! Jésus ! Jésus ! »

232
Jean Calvin, Œuvres (Corpus Reformatorum) 6, 143 et 146.
233
Cantiques populaires, Paris, 1910.
234
Choix de Cantiques, Paris, s d.

232
Dans les cieux et sur la terre
Cantique235

« Dans les cieux et sur la terre,


Il n’est aucun nom plus doux,
Aucun que mon cœur préfère
Au Nom du Christ mort pour nous.
Quel beau Nom,
Quel beau Nom
Porte l’Oint de l’Éternel !
Quel beau Nom
Quel beau Nom que celui d’Emmanuel ! »

Sur ton Église universelle


Cantique236

« Seigneur, entends notre prière ;


Seigneur, au gré de tous nos vœux,
Fais à la terre tout entière
Annoncer Ton Nom glorieux.
Qu’à ce Nom tout genou se plie,
Tout front se courbe prosterné,
Et que tout cœur chante et publie
Le salut qui nous est donné. »

Seul nom que mon cœur aime


Chant237

« Jésus, c’est le Nom de celui


Qui descendit du Père,
Dont l’amour sur la Croix a lui,
En qui la terre espère.

Jésus, c’est le Nom du Sauveur


Favorable à toute âme,

235
Cantiques des Écoles du Dimanche, Paris, 1912.
236
Petit Recueil des Cantiques, Montbéliard – Paris, 1896.
237
Chants de la Croix-Bleue, Paris, 1808. Œuvre protestante de bienfaisance, destinée à
venir en aide aux alcooliques (d’où l’allusion au « buveur » pénitent…), et qui repose
sur une promesse solennelle du repentant, faite au nom de Dieu.

233
Et qu’aujourd’hui plus d’un buveur
De tout son cœur acclame.

Jésus, Jésus, ce Nom si saint


Et si cher me rappelle
Le Rédempteur qui, dans mon sein,
Mit la vie éternelle. »

Que ton nom soit béni


Cantique238

« Que ton Nom soit béni ! D’une bouche fidèle,


Je veux chanter, ô Dieu ! Ton amour infini.
Que de ce pur amour une vive étincelle,
Vienne embraser mon cœur d’une flamme immortelle.
Ô toi qui m’as aimé, que ton Nom soit béni !

Que ton Nom soit béni ! Que ton Nom admirable,


Ô Dieu fort et puissant, ô Prince de la Paix !
Vole de bouche en bouche ; et que le misérable,
Qui traînait du péché la chaîne déplorable,
Affranchi, le répète en chantant tes bienfaits.

[…] Ô toi, mon Dieu sauveur, ô Jésus que j’adore !


Que ton Nom soit béni ! Et mon cœur et ma voix,
Lorsque poindra l’éclat de l’éternelle aurore,
Au seuil de ton palais répèteront encore :
Que ton Nom soit béni, toi qui subis la Croix ! »

Plus que vainqueur


Cantique239

« Osons braver les injures du monde,


Pour confesser le beau Nom de Jésus.
Que sur lui seul tout notre espoir se fonde,
Et notre espoir ne sera pas confus. »

238
Recueil de Psaumes et Cantiques, Paris, 1881.
239
Choix de Cantiques, Paris, s d.

234
Saint Nom de Jésus
Cantique240

« Vive Jésus ! c’est le cri de mon âme ;


Vive Jésus ! c’est le Dieu des vertus !
Aimable nom, quand ma voix te proclame,
Mon cœur palpite, s’échauffe et s’enflamme.
Vive Jésus ! (bis)
[…] Vive Jésus ! c’est un cri d’espérance
Pour les pécheurs repentants et confus.
Sur eux du ciel attirant la clémence,
Ce nom sacré soutient leur pénitence.
Vive Jésus !
[…] Vive Jésus ! qu’en tous lieux la victoire
Mette à ses pieds les méchants confondus !
Ô nom sacré, nom cher à ma mémoire,
Puissé-je vivre et mourir pour ta gloire !
Vive Jésus !

Dieu protège la Pologne (extrait)


Chant national polonais
Paroles du marquis Eugène de Lonlay (1815-1886)

« À l’étranger, aux balles meurtrières,


Sur nous, Seigneur, quand tonne le canon,
Nous répondons par des chants, des prières,
Et nous mourons en invoquant ton Nom ! »

Les laboureurs
Alphonse de Lamartine241

« Quelquefois dès l’aurore, après le sacrifice,


Ma Bible sous mon bras, quand le ciel est propice,
Je quitte mon église et mes murs jusqu’au soir,
Et je vais par les champs m’égarer ou m’asseoir,
Sans guide, sans chemin, marchant à l’aventure,

240
Recueil de Prières et de Cantiques (Abbé Saurin), Lille-Paris, Desclée de Brouwer,
1911, p. 197 sq.
241
Alphonse de Lamartine, Jocelyn (1836), Paris, Flammarion, 1926, p. 221.

235
Comme un livre au hasard feuilletant la nature ;
Mais partout recueilli, car j’y trouve en tout lieu
Quelque fragment écrit du vaste nom de Dieu,
Oh ! qui peut lire ainsi les pages du grand livre
Ne doit ni se lasser ni se plaindre de vivre ! »

Miracles
Le cœur de saint Ignace d’Antioche
Au milieu des tourments qu’il endura à l’époque de Trajan, rap-
portés dans l’Histoire ecclésiastique, « saint Ignace (disciple de
l’Évangéliste) ne cessait d’invoquer le nom de Jésus-Christ. Comme
ses bourreaux lui demandaient pourquoi il le répétait si souvent, il
dit : Ce nom, je le porte écrit dans mon cœur ; c’est la raison pour laquelle je
ne puis cesser de l’invoquer. Or, après sa mort, ceux qui l’avaient
entendu parler ainsi voulurent s’assurer du fait ; ils ôtent donc son
cœur de son corps, le coupent en deux et trouvent ces mots gravés en
lettres d’or au milieu : “Jésus Christ” ».242
Saint François de Sales rapportera une histoire semblable243, sauf
qu’il s’agit d’un anonyme gentilhomme, connu pour sa grande piété,
mort subitement en Terre Sainte ; et ce sont les mots “Jésus mon
Amour” qui apparaissent lorsque le médecin ouvre le cœur. Formule
que l’homme vertueux répétait sans cesse de son vivant.

La tête parlante de sainte Solange


Martyre céphalophore, depuis 1878 patronne officielle du Berry, la
bergère Solange (†880, fête le 10 mai) enflamma les sentiments d’un
jeune noble mais, ayant fait vœu de virginité pour Dieu, elle repoussa
ses avances ; par dépit, le puissant la fit enlever et décapiter. C’est
alors que par trois fois on entendit, provenant de la tête coupée, le
nom “Jésus” (Nam et caput ipsius truncatum a corpore ter Jesum Christum
meruit nominare) ; puis Solange ramassa sa tête et la porta, là où elle

242
Jacques de Voragine, La Légende dorée, trad. J.-B. M. Roze, Paris, Garnier-
Flammarion, 1967, t. I, p. 187.
243
Traité de l’Amour de Dieu, Lyon-Paris, Librairie Catholique de Périsse, 1846, t. II,
p. 68.

236
devait être enterrée (actuelle commune de Sainte-Solange, près de
Bourges).

Le Purgatoire de saint Patrice


Henri de Saltery, moine cistercien irlandais qui vécut au milieu du
XIIe siècle, rédigea un ouvrage sur le Purgatoire de saint Patrice,
publié dans le Florilegium insulæ sanctorum avec de nombreux autres
textes abordant ce sujet (dans Patrologie latine de Migne, tome
CLXXX). Prêchant sans grand bénéfice à des âmes trop incrédules et
pécheresses, le saint homme implora Dieu de lui donner un moyen
de les amener au repentir, et Dieu lui révéla à cette fin l’entrée du
Purgatoire. Quiconque accepterait d’y descendre, sous certaines con-
ditions, n’aurait plus à souffrir d’autres peines posthumes, quels que
soient ses péchés passés, sachant que beaucoup ne reverraient pas
notre monde, mais que ceux qui reviendraient devraient être restés le
temps d’un jour à un autre. Deux semaines de mortification et de
jeûne devaient précéder l’expérience, qu’on commençait par la
descente dans un puits. S’en suit une suite d’épreuves effrayantes,
qu’il faut surmonter, à six reprises, par la formule : Jésus-Christ, Fils
du Dieu vivant, ayez pitié de moi qui suis pécheur ! Le pèlerin du
purgatoire doit traverser d’horribles feux et fumées où les démons
torturent de diverses façons d’innombrables âmes. Et à chaque fois il
doit se ressouvenir de la formule salutaire, invoquer le nom de Dieu,
au risque autrement de rester prisonnier de cet enfer et de ne jamais
revoir le jour. Après l’ultime épreuve, le franchissement d’un pont
très étroit et glissant, au-dessous duquel coule un fleuve de soufre et
de feu, et sur lequel on doit résolument s’engager en redisant avec
une totale confiance Jésus-Christ, Fils du Dieu vivant…, le pèlerin se
trouve projeté dans une prairie fleurie et embaumée, et conduit dans
un palais paradisiaque, couvert d’or et de pierreries. De là il repasse
par le purgatoire, nullement inquiété par les démons qui l’ignorent,
remonte par le puits où il était descendu, et se retrouve au jour, parmi
les siens, lavé des péchés des sens, consécutifs à sa tiédeur spirituelle
passée. Désormais, il ne vivra plus que dans l’attente d’une
délivrance définitive du monde, pour retrouver le Royaume de Dieu.

237
Chapitre XV

LES NOMS “MARIE” ET “JÉSUS-MARIE”

« Dieu véritable, c’est en invoquant votre Nom et celui de Sainte Marie


que je m’éveillerai désormais, puisque l’étoile du jour se lève
du côté de Jérusalem… »
(Folquet de Marseille)244

C’est au pied de la Croix que Marie fut proclamée « mère des


sauvés ». Dans la troisième des “sept Paroles” sur la Croix, Jésus
s’adresse en effet ainsi à elle : Femme, voici ton fils…, puis au disciple
bien-aimé : …Voici ta mère (Jn 19, 26-27). Dès lors tout baptisé au nom
de Jésus est virtuellement « fils » ou « fille » de Marie, et doit, comme
saint Jean, l’honorer et l’accueillir en son cœur. De fait, la piété qui
entoure depuis deux millénaires la Mère du Sauveur témoigne
vivement de la parole : Toutes les générations me diront bienheureuse (Lc
1, 48) ; la Sainte Vierge est Mère de Dieu et mère des hommes, et c’est
bien souvent par son intercession que ceux-ci se sauveront des pires
détresses ! Les exégètes ont établi un intéressant parallèle entre la
« Mère du Seigneur » et l’ « Arche d’alliance », qui est comme la
matrice (grec mêtra, d’une racine i.-e. mêti : « mesure », au sens de
norme) de la Présence divine (la Mère donne la mesure de l’Être, per-
sonnifié comme Homme ou Fils)… Le nom “YHVH” étant à l’Arche

244
Pierre Bec, Anthologie des troubadours, Paris, UGÉ 10-18, 1979, p. 205. Fils d’un
négociant génois, ce latiniste érudit laissa une vingtaine de pièces poétiques, dont
une célébration d’Alphonse II d’Aragon. Entré sur le tard au monastère du Thoronet,
il fut nommé évêque de Toulouse, où il mourut le jour de Noël 1231.

239
ce que le nom “Jésus” est à Marie. Ils ont aussi rapproché le premier
binôme du Tétragramme (YH) et le couple onomastique “Jésus-
Marie” (I-M).

“Jesu-Maria”
« Ce double nom sacré correspond exactement au nom “YH”
(prononcé yâh ou yéh) : c’est-à-dire que le “Yod” est la lettre de
Yeshoua ou Jésus, alors que le “Hé” est la signification spirituelle de
Marie… Jésus est la « Porte » de l’Absolu ainsi que la Lumière, toute
la Lumière qui en descend ; et Marie est toute la Réceptivité
spirituelle : elle reçoit toute la Lumière.245 Tout ce qui est Lumière en
nous, c’est le “Yod”, c’est Jésus ; tout ce qui est réceptif à la Lumière
en nous, toute notre réceptivité spirituelle, c’est le “Hé”, c’est Marie, la
Vierge dans notre cœur qui, en recevant la Lumière, donne naissance
à Dieu en nous. Toute Lumière dans la création entière, c’est le “Yod”,
c’est Jésus ; toute réceptivité à la Lumière, partout dans le créé, c’est le
“Hé”, c’est Marie. Dans ces deux lettres (Yod-Hé), dans ces deux
noms, tout est compris, tout ce qui vient d’En-Haut et tout ce qui
conduit vers En-Haut, tous les aspects de la manifestation divine et
universelle, ainsi que de la Voie spirituelle et de notre propre être. En
invoquant “Jesu-Maria”, on fait appel à la fois à celui qui est la Voie,
la Vérité et la Vie, et à celle qui est en nous la réception (Qabbalah) de
la Voie, de la Vérité et de la Vie, celle qui est la Miséricorde infinie en
nous-mêmes, qui prie et invoque en nous et qui est exaucée en
nous... »
Léo Schaya. Texte sous réserve inédit ; N.D.A.

“Ave Maria”, rosaire, litanies, prières


Le Catéchisme nous dit que « dans la prière, l’Esprit Saint nous
unit à la Personne du Fils unique, en son Humanité glorifiée […] Elle
se porte vers Jésus, notamment par l’invocation de son saint nom… »
Mais aussi que « c’est par elle et en elle que notre piété filiale com-
munie dans l’Église avec la Mère de Jésus. C’est à partir de cette

245
La Lumière, Aor, est la première distinction interne en l’Être : Ayn-Sof→ Ayn-Sof-
Aor ; mais pour que l’Infini de pure Lumière se fasse indéfini puis fini (dans la
création), il faut une mesure normative, une « mère » ; en Dieu, la « Mère », ou
Réceptivité principielle, est évidemment « Vierge » des défauts de toute création. Le
nom même de “Marie” atteste cette notion.

240
coopération singulière de Marie à l’action de l’Esprit Saint que les
Églises ont développé la prière à la sainte Mère de Dieu, en la cen-
trant sur la Personne du Christ […]
La piété médiévale de l’Occident a développé la prière du Rosaire,
en substitut populaire de la Prière des Heures. En Orient, la forme
litanique de l’Acathiste et de la Paraclisis est restée plus proche de
l’office choral dans les Églises byzantines, tandis que les traditions
arménienne, copte et syriaque, ont préféré les hymnes et les cantiques
populaires à la Mère de Dieu. Mais dans l’Ave Maria, les théotokia, les
hymnes de saint Ephrem ou de saint Grégoire de Narek, la tradition
de la prière est ici fondamentalement la même. »246
L’ « Ave Maria », Ave Maria, gratia plena ; Dominus tecum…, est
d’abord la Salutation par laquelle l’envoyé céleste, l’Ange Gabriel,
bénit la Vierge, puis, suivant les mots d’Élisabeth, alors qu’elle porte
Jésus en son giron : …Benedicta tu in mulieribus ; et benedictus fructus
ventris tui, Jesus. « Cette prière invocatoire était privilégiée par la
chevalerie occidentale, depuis Bernard de Clairvaux qui voua, on le
sait, un culte spécial à Notre-Dame. On parle aussi d’une “prière
secrète” connue de certains chevaliers, et à laquelle Perceval aurait
fait allu-sion dans le cycle littéraire du Graal… Ce qu’on peut sans
doute entendre comme la « prière du cœur ».247
Parmi les moyens de dévotions privées, extra liturgiques, hormis
donc le Kyrie eleïson (dit à la Messe) et les litanies, la récitation du
Rosaire tient une place fort importante dans l’Église d’Occident, en
associant le Pater Noster et l’Ave Maria ; le « Père », qui est aux Cieux,
et la « Mère » du Fils et des hommes248. Par sa fonction mémoriale
jointe à la facilité de sa mise en œuvre, la répétition cyclologique d’un
nombre donné de Pater et d’Ave, par son indéniable efficacité et
l’abondance de ses fruits spirituels, le Rosaire latin peut être rap-

246
CEC : 2673, 2675, 2678, 2680.
247
Jean Éracle, éminent connaisseur du bouddhisme et du nembutsu, nous rapporta
(lettre du 3 septembre 1990) l’usage des « pater noster » chez les templiers, à Cluny, à
Citeaux, dans la règle primitive des carmes, puis (avec adjonction de la « salutation
angélique à Marie ») chez les dominicains et franciscains (XIIIe–XIVe siècles).
248
Nous conseillons la lecture « métaphysique » de François Chenique sur le Culte
de la Vierge (cf. bibliographie).

241
proché de la Prière de Jésus des Orientaux249. À ceci près qu’il associe
indissolublement les divins noms de Marie et de Jésus. « Complé-
mentarisme (s’expliquant) par le fait qu’il s’agit, dans les deux cas,
d’une manifestation directe du Verbe. »250 Enfin, l’Ave Maria, comme
la Prière de Jésus, suppose une remise confiante de l’âme en la
Miséricorde par une intercession divine, ainsi que la confession de
notre faiblesse existentielle et des péchés dont nous avons cons-
cience : … Sancta Maria, Mater Dei, ora pro nobis peccatoribus…
Priez pour nous, pauvres pécheurs… maintenant et à l’heure de notre
mort. Amen. Par la récitation alternée et rythmée des Qualités divines
« paternelles » et « maternelles », suivant les temps et mesures préco-
nisés par l’Église (ou de façon personnelle par un directeur spirituel),
l’âme s’accorde progressivement à l’universelle Parole, à la
substantielle harmonie de l’Être. Elle se dégage de la gangue des
existants, fuit les tentations de dispute et de division ; se prédisposant
ainsi à recevoir l’afflux des grâces sanctifiantes, elle vise et réalise Deo
volens sa résurrection. Sous le rapport de leur vertu intrinsèque et
trans-formatrice, les Noms “Jésus” et “Marie”, pleins de la Présence
prometteuse de la Divinité, sont comparables aux espèces eucha-
ristiques : vrai vin et vrai pain… vrai Corps divin.
« Dans son ensemble, le Rosaire retrace les principales étapes de la
vie spirituelle : la purification, la perfection et l’union ; ceci par le
Pater qui purifie des fautes, par le Nom de Maria qui est la “créature
parfaite” et par le Nom de Jésus qui nous réintègre dans l’unité divine
[…] Le Nom de Maria réalise en nous les qualités virginales ; celui de
Jésus réalise les qualités christiques : chaque vertu est un “œil qui

249
On attribue à saint Dominique l’institution du Rosaire, mais son origine paraît
« orientale » ; peut-être fut-il ramené des Croisades. La « Solennité du saint Rosaire »
est fêtée le 1er dimanche d’octobre. Dans les Petites Méditations pour la méditation sur le
Saint Rosaire (1905), du T.R.P. J.-M.-L. Monsabré, on donne cette définition : « Le
Rosaire est une prière vocale, accompagnée de la méditation d’un des quinze mys-
tères que l’Église a distribués en trois séries : les joyeux, les douloureux, les glorieux
[…] L’art sacré du Rosaire consiste à réciter dévotement les prières liturgiques,
pendant que l’âme, saintement occupée des mystères, contemple, médite, goûte et
produit des affections conformes aux diverses circonstances dans lesquelles nous
apparaissent Jésus-Christ et sa très sainte Mère. »
250
Frithjof Schuon, « Mystères christiques » ; dans Études traditionnelles, Paris, juillet
1948.

242
contemple Dieu”, et chacune d’elles est assimilable à un Nom divin.
Finalement l’âme recevra un Nom qu’elle seule pourra lire (Apo. 2,
17), ce qui veut dire qu’elle s’identifiera au Nom divin auquel elle est
prédestinée de toute éternité. »251

La récitation du Rosaire

« Sur chaque dizaine, vous penserez à un des mystères du Rosaire,


selon le loisir que vous aurez, vous ressouvenant du mystère que vous
vous proposerez, principalement en prononçant les très saints noms
de Jésus et Maria, les passant par votre bouche avec une grande
révérence de cœur et de corps. S’il vous vient quelque autre
sentiment, comme la douleur de vos péchés passés, ou le propos de
vous amender, vous le pourrez méditer tout le long du chapelet, le
mieux que vous pourrez, et vous ressouviendrez de ce sentiment, ou
tout autre que Dieu vous inspirera, lors principalement que vous
prononcerez ces deux très saints noms de Jésus et Maria ».
François de Sales : Introduction à la Vie dévote, 1608.

Les litanies (lat. ecc. litania, grec litaneia : « prière », dans le sens de
supplication) sont plus un mode incantatoire qu’invocatoire de la
prière (ce qu’est d’abord le Rosaire). Elles « énumèrent » (même si ce
sens s’est imposé tardivement), suivant une économie logique
profonde, les Qualités d’un Nom divin – ici celui de Marie –, de sorte
que chacun des vocables est lui-même pris comme un nom possédant
sa propre efficacité spirituelle. Non moins que pour le Rosaire,
l’Église latine accorde une grande place à ces incantations publiques,
dont les deux principales sont certainement les litanies des saints
Noms de Jésus et de Marie252. Les secondes sont encore dites « de
Lorette », car – suivant la tradition – c’est depuis ce sanctuaire des
Marches, où se trouve la « Santa Casa », la Maison de la Vierge
miraculeusement transportée depuis la côte dalmate, qu’elles furent
répandues dans la Chrétienté par des multitudes de pèlerins. En 1601,

251
François Chenique, Le Culte de la Vierge…, p. 143.
252
Les litanies de « Tous les Saints » seraient les plus anciennes. Mentionnons celles
de la Très Sainte Trinité, du Saint-Esprit, de la Divine Providence, des Saints Anges,
du Saint Sacrement, de la Passion ; les trente-six demandes du Sacré-Cœur de Jésus,
les litanies du Très saint et immaculé Cœur de Marie, celles des Sacrés Cœurs de
Jésus et Marie réunis, etc.

243
Clément VIII défendit de réciter publiquement d’autres prières à la
Mère divine que les litanies de Loreto. Cinq années plus tard, Paul V
accorda soixante jours d’indulgence à tout fidèle présent le samedi à
leur chant solennel dans les églises des dominicains. Sixte V, souhai-
tant étendre la dévotion mariale et encourager les fidèles à recourir à
son intercession auprès de Dieu, accorda (bulle Reddituri du 11 juillet
1587) deux cents jours d’indulgence à ceux qui les diraient avec un
cœur contrit. Benoît XIII confirma cette faveur en approuvant un
décret de la congrégation des indulgences, du 12 janvier 1728. Pie VII,
enfin, l’étendit à trois cents jours (publication Urbi et Orbi du 30
septembre 1817), la rendit applicable aux défunts, et ajouta une
indulgence plénière que peuvent gagner, aux fêtes de la Conception,
de la Nativité, de l’Annonciation, de la Purification et de l’Assomp-
tion, ceux qui récitent ces litanies ; pourvu qu’ils se confessent avec
contrition et communient, qu’ils visitent une église ou une chapelle
publique, en y priant selon l’intention du souverain Pontife.

Sancta Maria ora pro nobis


« Le premier titre d’honneur que nous donnons à la très sainte
Vierge, en l’invoquant, c’est son nom même de Marie, nom qui, après
celui de Jésus, fait les délices des âmes pieuses […]
Sans doute le nom de Marie n’est fort et puissant en comparaison
de celui de Jésus, qu’à ce degré inférieur qui distingue nécessairement
la créature, même la plus parfaite, de son Créateur et de son Dieu : il
n’a de vertu, d’ailleurs, que par Jésus lui-même. Mais il a plu à ce
divin Fils de faire éclater sa gloire par son auguste Mère, et de
communiquer l’efficacité merveilleuse de son nom adorable à celui de
Marie. Comme celui de Jésus, le nom de cette divine Vierge fortifie et
console […]
Ô Marie ! Béni soit le Seigneur qui a glorifié votre nom, que votre
louange ne cesse jamais de sortir de la bouche des hommes ! Ah !
dites bien à notre esprit et à notre cœur quel est ce nom que vous
portez ; faites nous-en comprendre et sentir la dignité, la douceur et
la force ; pénétrez-nous intimement du respect, de la confiance et de
l’amour qu’il mérite. Il est beau pour la piété comme un olivier
verdoyant orné de beaux fruits (Jr. 11, 16) ; il lui est précieux comme un
vase d’où s’exhale un parfum suave (Cant. 1, 3) […]

244
Ô Marie ! Qu’en notre faveur ce nom sacré soit toujours terrible à
l’enfer ; qu’il soit, à tous les ennemis de notre salut redoutable comme
une armée en bataille (Cant. 6, 4). Que jamais nous ne le séparions, dans
notre cœur, du nom adorable de votre divin Fils, et qu’après celui de
Jésus il soit notre refuge et notre bouclier, notre force et notre
consolation. Sainte Marie, priez pour nous ! »
Abbé Édouard Barthe.253

L’œuvre du Saint-Esprit
« La Vierge, fécondée par l’Esprit, engendre le Christ-Jésus. L’âme
de l’homme, devenue “vierge” sous l’action de l’Esprit, profère le
Nom divin de Jésus : c’est la “prière de Jésus” pratiquée dans l’hésy-
chasme. En réalité, c’est le Père qui engendre le Fils Unique par
l’Esprit-Saint dans l’âme devenue “vierge” et qui la “transforme” en
la “spiration divine” (anima changée en Spiritus). La “prière pure” est
donc une “alchimie” de l’âme […]
Comment l’Esprit prie-t-il en nous ? En prononçant les Noms
divins de Jésus et de Marie. L’Esprit accomplit en nous le Mystère de
l’Incarnation et de la Transfiguration, de la Purification et de l’Illumi-
nation. En disant “Marie” l’âme s’identifie à la Substance primordiale
toujours vierge ; en disant “Jésus”, le Verbe-Intellect s’y incarne et la
transfigure. Et tout cela est l’œuvre du Saint-Esprit. »
Abbé Henri Stéphane.254

Prière indulgenciée au saint Nom de Marie


« Ô Mère du Perpétuel-Secours, accordez-moi la grâce de toujours
invoquer votre nom tout-puissant ; car votre nom est notre secours
pendant la vie, et notre salut au moment de la mort. Ô très pure

253
Abbé Édouard Barthe, Litanies de la Très Sainte Vierge, Paris, Librairie Catholique
P.J. Camus, 1853, p. 45 sqq. L’auteur fait référence à la juive Judith, dont la geste
héroïque anticipe, pour les exégètes chrétiens, la nouvelle Ève et Mère de Dieu :
Marie. Ozias dit : Bénie es-tu, fille, par le Dieu Très-Haut, plus que toutes les femmes qui
sont sur la terre, et béni le Seigneur Dieu, créateur du ciel et de la terre, qui t’a dirigée pour
frapper la tête du chef de nos ennemis… Que Dieu, pour ton exaltation perpétuelle, daigne te
visiter de ses biens… (Jud. 13, 18 sv).
254
Henri Stéphane (Abbé Gercourt), Introduction à l’ésotérisme chrétien, Paris, Dervy,
1979-1984, t. 1, pp. 276, 278. Nous pensons un grand bien de cet ouvrage sans réel
équivalent.

245
Marie, ô très douce Marie, faites que désormais votre nom soit la
respiration de ma vie […] Quelle force, quelle douceur, quelle
confiance, quelle tendresse ne réveillent pas dans mon âme la pensée
de votre nom ! Je remercie le Seigneur qui, pour mon bien, vous a
donné un nom si doux, si aimable et si puissant. Je veux prononcer
votre nom avec amour, je veux que l’amour me rappelle sans cesse
que je dois vous invoquer, ô Mère du Perpétuel-Secours ! »255

Marie ! Ô nom sacré !


« Marie ! Ô nom sacré ! Ô nom aimable ! On ne le prononce jamais
avec confiance qu’on ne le prononce avec avantage. Heureux celui
qui le rappelle souvent avec amour, qui le salue dévotement, qui le
révère sincèrement, qui l’invoque fréquemment […] À l’invocation de
ce nom, le pécheur se sent rempli d’espérance en la miséricorde ; le
juste obtient une plus grande charité ; celui qui est tenté, la victoire
sur ses passions ; celui qui est affligé, la patience et la consolation.
Ah ! il sera après le nom de Jésus, ma ressource dans mes afflictions,
mon conseil dans mes doutes, ma force dans mes combats, mon guide
dans mes démarches. »256

C’est le nom de Marie


Cantique, P. Lambillotte et P.A. Lefebvre257

Refrain : C’est le nom de Marie qu’on célèbre en ce jour ;


Ô famille chérie, chantez ce nom d’amour.
C’est le nom d’une mère,
Chantez heureux enfants,
Unissez, pour lui plaire,
Et vos cœurs et vos chants.
[…] Il n’est rien de plus tendre,
Il n’est rien de plus fort ;

255
P. Saint-Omer, Les plus belles prières de saint Alphonse de Liguori (1878), Tournai,
Casterman, 1907, p. 656 sq.
256
Imitation de la Très Sainte Vierge, par l’Abbé***, Tours, Mame, 1898, p. 235 sq.
257
Recueil de Prières et de Cantiques (Abbé Saurin), Lille-Paris, Desclée de Brouwer,
1911, p. 245.

246
Le Ciel aime à l’entendre,
Pour l’enfer c’est la mort.
Que le nom de ma Mère,
Au dernier de mes jours,
Soit toute ma prière,
Qu’il soit tout mon secours.

Veille du mois de Marie


Pour le « Quatrième jour »258

« Le saint nom de Marie est après le nom sacré de Jésus, le plus


beau des noms. Comme le nom de Dieu rappelle et exprime Celui qui
par lui-même est infini et possède toutes les perfections, de même le
nom de Marie rappelle et exprime le chef-d’œuvre des mains de
l’Éternel […]
Le nom de Marie, qui signifie Souveraine, Maîtresse, exprime donc
la dignité, la grâce, la place de la très-sainte Vierge au ciel et sur la
terre. Son nom, comme celui de Jésus, a été porté dans les premiers
âges pour la figurer à travers la loi ancienne ; il a été créé de Dieu en
vue du rôle élevé que Marie remplirait sur la terre et dans le ciel […]
Ce nom béni est encore l’expression des admirables relations de
Marie avec la sainte Trinité comme fille bien-aimée du Père, comme
mère du Fils et comme épouse du Saint-Esprit. Aucune créature
n’approchera jamais de Dieu d’aussi près que Marie. »

Prière
« Ô Marie, la plus douce joie d’un cœur filial est de fêter sa mère,
aussi je révère, avec toute l’Église, votre nom mystérieux, ce nom, que
Dieu a rempli de grâce et de douceur, et qui procure des biens
inestimables à ceux qui l’invoquent {…] Ô Marie, accordez-moi de
prononcer toujours avec respect, avec confiance votre nom sacré ; ne
dédaignez point de l’entendre sortir de mes lèvres […] Faites-moi
éprouver dans mes peines, et surtout à l’heure de la mort, la force et
la douceur de votre saint nom ; et qu’il soit alors sur mes lèvres
jusqu’à mon dernier soupir. »

258
Petite étude pratique sur la Vie de la Très-Sainte Vierge, pendant le mois de mai, Paris,
Charles Douniol, 1870, p. 45 sqq.

247
Une conversion à l’oraison perpétuelle
« Depuis ma jeunesse j’avais une grande foi en Notre-Dame, et je
la priai avec larmes de m’accorder la grâce de l’oraison. Un jour… Je
m’approchai de son icône et commençai de la baiser avec vénération
lorsque, soudain, je ressenti une chaleur m’envahir, me remplissant
de délices comme une rosée… Dès lors mon cœur demeura en prière
et mon intellect se délecta du souvenir de mon Jésus et de la Mère de
Dieu. La prière ne s’est plus jamais interrompue dans mon cœur. »
Maxime le Capsocalyvite (XIVe siècle).

L’Étendard du Ciel259
« Jeanne d’Arc avait trois enseignes : l’Étendard, le Pennon, la
Bannière […] D’après les instructions qu’elle donna, on lui fit un éten-
dard en linon, brodé de soie, au champ d’argent (blanc) semé de lis ;
on y voyait, sur la face, avec l’inscription “JESUS MARIA”, l’image de
Dieu assis sur les nuées du ciel, portant le monde dans sa main, et de
chaque côté un ange lui présentant une fleur de lis qu’il bénissait […]
Elle aima son épée ; mais, comme elle le dit à son procès, elle aimait
quatre fois plus son étendard. Car ce drapeau, bien plus que son
épée, était pour elle le signe et l’instrument de la victoire. Jamais elle
ne tua personne. Pour ne point s’y exposer dans la bataille, elle
abordait l’ennemi l’étendard à la main. Lors de son procès, on lui
demanda de s’expliquer sur son étendard, ses armoiries et ses
“richesses”. Elle répondit que les deux anges de l’Étendard repré-
sentaient sainte Catherine et sainte Marguerite, lesquelles lui dirent
de “prendre et porter hardiment cet étendard, et d’y mettre une
peinture du Roi du ciel”. »

Prière aux noms de Jésus et Marie


Alphonse de Liguori260

« Ô Vierge sans tache, obtenez-moi la grâce d’invoquer toujours


dans mes besoins le nom de votre divin Fils Jésus, et le vôtre, celui de
ma Mère Marie. Faites que je les invoque toujours avec confiance et
avec amour. Ô mon bien-aimé Jésus, ô ma bien-aimée Reine Marie,

259
Henri Wallon, Jeanne d’Arc, Paris, Firmin-Didot, 1876, p. 62 sq. et 272.
260
P. Saint-Omer, Les plus belles prières…, p. 509 sq.

248
accordez-moi la grâce de souffrir et de mourir pour votre amour […]
Avec votre secours, j’espère rendre l’âme en vous répétant : Jésus et
Marie, aidez-moi ! Jésus et Marie, je me recommande à vous ! Jésus et
Marie, je vous aime ; je vous confie, je vous donne toute mon âme. »

Légende dorée261
« Un soldat riche et noble renonçant au siècle, entra chez les
Cisterciens ; et parce qu’il ne savait pas les lettres, les moines, n’osant
pas le renvoyer, lui donnèrent un maître, pour savoir s’il pourrait
apprendre quelque chose, et ainsi le garder chez eux. Mais après
avoir reçu pendant bien du temps des leçons, il ne put jamais ap-
prendre rien d’autre que les deux mots : Ave Maria… Mais il les retint
avec un tel amour que partout où il allait, en tout ce qu’il faisait, à
chaque instant, il les ruminait […] Or voici que sur sa tombe pousse
un lys magnifique, où sur chaque feuille sont écrits en lettres d’or les
mots Ave Maria. Tous accoururent pour voir un tel miracle. On retira
la terre de la fosse, et on trouva que la racine du lys partait de la
bouche du défunt. »
On rapporta le même fait de la sainte dominicaine Catherine de
Racconigi. Songeons au mythe grec du jeune Hyacinthos, tué acciden-
tellement par Apollon qui en était épris… Du sang qui s’écoula,
Apollon fit naître une nouvelle fleur (la jacinthe), sur les pétales de
laquelle on peut voir les lettres “IA”, les deux premières du nom du
héros lacédémonien.
Une variante bretonne. Le nom de Folgoët (bois du fol), près de
Lesneven, évoque la fondation d’une église dédiée à Notre-Dame
(pardon le 8 septembre). Un pauvre innocent, prénommé Salaün
(Saül ?), vivant près d’une source dans un bois, ne connaît que quel-
ques mots qu’il murmure sans cesse : “O Itroun Guerhez Mari !” (“Ô
Dame Vierge Marie !”). Après sa mort, un lys pousse sur sa tombe ; le
pistil dessine en lettres d’or : “Ave Maria”. En creusant, on s’aperçoit
que le lys sort de la bouche de Salaün.

261
La Légende dorée, t. I, p. 254.

249
La « virginité » de la bouche
« Il y a un rapport important entre l’invocation du Nom divin et la
naissance du Christ : dans le premier cas, le Verbe sort de la bouche
de l’homme ; dans le second cas, il sort de la Vierge ; ce rappro-
chement fait apparaître l’analogie symbolique entre la parole et
l’enfantement. Il résulte de cette analogie que la bouche de celui qui
invoque Dieu est identique à la Vierge génératrice ; la “virginité” est
donc la qualité indispensable de la bouche du spirituel […] Le corps
du Christ – ou sa substance individuelle – vient de la Vierge ; son
Esprit est Dieu ; et de même que le corps du Christ vient de la Vierge
génératrice, et que l’Esprit du Christ est Dieu, de même le Nom divin
vient de la bouche de celui qui invoque, tandis que le souffle, qui
vient du ciel puisqu’il est de l’air, et qui remplit et vivifie la bouche,
correspond à “l’Esprit qui souffle où il veut”. »
Frithjof Schuon.262

262
Frithjof Schuon, De l’Unité transcendante des religions (1948), Paris, Gallimard, 1968,
p. 174 sq.

250
Chapitre XVI

EXERCICES ET INSTRUCTIONS

Instruction sur le nom de Jésus263


Méditation

« Jésus, c’est-à-dire Sauveur […]


le Nom que le Père a prononcé dans le Ciel,
le Nom que Gabriel a révélé au monde,
le Nom que la Vierge bénie a répété pour notre bonheur,
le Nom de pardon et de miséricorde
le Nom d’espérance et de consolation,
le Nom qui fait fléchir le genou aux cieux, sur la terre et aux enfers,
le Nom qui, comme l’huile, éclaire, nourrit et soulage.
Je vous invoque […] C’est votre Nom que j’ai balbutié dans mon
enfance et que j’invoquerai avant mon dernier souffle. Ô Jésus, soyez-
moi toujours Jésus ! »

Respect au saint nom de Dieu264


Pour le 20 août, fête de saint Bernard

« Jésus : Ne jurez pas du tout… Ces paroles s’adressent aux hommes


accoutumés à prendre en vain ou à faux le saint nom de Dieu. C’est
manquer de respect à Dieu que de l’appeler ainsi en témoignage, au
milieu des inutilités, des exagérations, ou des équivoques du langage.

263
R.P. Hamard, Le Trésor du chrétien, s.n.e., 1902, p. 288 sq.
264
R.P. Dunoyer, Notre-Dame du Perpétuel Secours, Manuel de piété, édition de 1927,
p. 626.

251
L’âme : Pardon de l’abus que j’ai fait de ce nom béni, ô Jésus ! Ô
Marie, faites-le-moi désormais prononcer avec respect. »

Prononcer avec respect le saint nom de Jésus265


« Seigneur qui, sur le mont Sinaï, au milieu des éclairs et du
tonnerre, avez défendu de prendre en vain votre nom redoutable,
faites-moi la grâce de ne le jamais prononcer sans nécessité et sans le
respect qui lui est dû, car je sais que vous punissez ceux qui le
profanent. Que tout genou fléchisse à votre nom, Seigneur Jésus, au
ciel, sur la terre et dans les enfers. Votre nom est saint et terrible ; il
est béni dans les siècles des siècles. […] Votre voix charme les oreilles,
votre nom répand la joie, votre amour remplit tous les désirs. »

Honorer le saint nom de Jésus266


« Au nom de Jésus, tout genou fléchit au ciel, sur la terre et dans les
enfers. Que ce nom est doux pour ceux qui le prononcent avec une foi
vive ! C’est un baume divin, propre à guérir toutes les plaies de nos
âmes. Gravons-le dans nos cœurs, invoquons-le fréquemment avec
respect et amour ; nous obtiendrons de chanter éternellement au ciel :
Vive Jésus ! »

Incliner la tête267
« C’est une coutume très ancienne dans l’Église, de témoigner la
vénération due au saint nom de Jésus en inclinant respectueusement
la tête lorsque nous le prononçons ou que nous l’entendons. Ce
précepte ecclésiastique fut confirmé par un décret du concile général
de Lyon inséré dans le corps du droit canon […] Les conciles pro-
vinciaux d’Avignon et de Béziers, dans le XIVe siècle, accordèrent une
indulgence de dix jours à tous ceux qui sincèrement contrits de leurs
péchés, inclineraient pieusement la tête en prononçant le saint Nom

265
P. Alexandre de Hohenlohe , Le Fidèle au pied de la Croix, ou méditations en forme de
prière, Paris, Potey, 1828, p. 195. Le prince, chevalier de l’ordre de Saint-Jean, fut
conseiller ecclésiastique au vicariat général de l’archevêché de Bamberg.
266
P. Le Baillif, Manuel de piété à l’usage des élèves du Sacré-Cœur, Paris, Jacques
Lecoffre, 1863, p. 311.
267
Alban Butler, Vies des saints, p. 460 sq.

252
de Jésus. Le pape Sixte V accorda pour toute l’Église une indulgence
de vingt jours aux mêmes conditions. »

Deux méditations ignaciennes


Pour la fête du saint Nom de Jésus268
Deuxième dimanche après l’Épiphanie

« … Point I. Le saint nom de Jésus est digne de tous nos


hommages. Les souveraines perfections du Dieu Sauveur sont
renfermées dans son adorable nom, mais particulièrement sa
miséricorde et son amour. Ce nom divin comprend toutes les grâces,
les vertus, les dons qui servent à nous sanctifier, et il renferme toute
l’économie de notre bonheur. Il signifie les titres de Père, de Pasteur,
d’Avocat, qui conviennent si parfaitement à ce Dieu Sauveur […] À
ce nom sacré, le Ciel reconnaît son Roi ; la terre, son Libérateur ; et
l’enfer, son Vainqueur. Au Ciel, les saints lui font hommage de leur
bonheur ; sur la terre, les chrétiens l’adorent et le prient ; et dans les
enfers, les démons tremblent en lui rendant gloire […] Révérons donc
ce nom admirable ; invoquons-le avec une confiance sans bornes,
surtout dans nos peines.
Point II. […] Ô saint nom de Jésus, huile sacrée et pénétrante, dont
l’onction s’est répandue dès le commencement, et ne demande qu’à
se répandre encore, répandez-vous avec profusion dans mon cœur ;
pénétrez-le de votre douceur infinie et des charmes de votre amour.
Livrons en ce moment nos cœurs à Jésus, afin qu’il y grave son
aimable nom en caractères de feu et d’amour.
Colloque […] Ô saint nom de Jésus, nom plein de charmes, soyez
sans cesse dans mon cœur et sur mes lèvres pour dissiper mes
craintes, réjouir mon âme, éloigner les tentations et vaincre mes
ennemis ! Vous êtes à ma bouche plus doux que le miel ; à mes
oreilles, plus harmonieux que la plus douce des mélodies ; à mon
cœur, un sujet de joie continuelle […]
Résolutions. Prononcer le saint nom de Jésus avec un profond res-
pect, l’invoquer avec une vive confiance… »

268
Abbé De Brandt, Méditations pour tous les jours et fêtes de l’année, Lyon, Librairie
catholique de Périsse, 1864, t. I, p. 320 sqq.

253
Pour la fête du saint Nom de Marie269
8 septembre, ou 2ème samedi de septembre, ou 5ème samedi d’octobre

« … Point I. Le saint nom de Marie mérite mes respects, mes


hommages et ma confiance. Il signifie reine ou maîtresse. C’est un nom
de puissance et de grandeur qui fait trembler l’enfer, met les démons
en fuite, commande sur la terre le respect des fidèles, et dans le ciel la
vénération des anges. C’est aussi un nom de clémence et d’amour, car
il veut dire encore pleine de grâce, et nous donne à comprendre […]
que Marie, pleine de vertus et de mérites, est toute-puissante sur le
Cœur de Dieu ; qu’en recevant la plénitude de la grâce, elle en a été
établie la dispensatrice, et qu’elle la répand avec abondance sur ceux
qui recourent à elle.
Point II. Le saint nom de Marie doit être mon refuge dans toutes
sortes de besoins. Il veut dire étoile de la mer, et cette signification me
présente encore les plus pressants motifs de confiance. Tant que je
serai sur la terre, des orages et des tempêtes menaceront mon âme
[…] Ô Marie, saint nom sous lequel personne ne doit désespérer,
soyez toujours sur mes lèvres et dans mon cœur avec celui de votre
divin Fils. Soyez-y pendant cette vie d’afflictions et de traverses ;
mais soyez-y surtout à ce moment suprême qui décidera de mon sort
dans l’éternité […]
Colloque. Inspirez-moi, ô ma divine Mère, une tendre confiance en
votre saint nom, je veux l’invoquer dans tous mes besoins ; faites qu’il
soit ma consolation dans mes peines, ma force dans mes faiblesses,
mon conseil dans mes doutes, mon espérance à l’heure de la mort.
Résolutions. Prononcer fréquemment et avec piété le saint nom de
Marie... »

Pensée et pratique de la mort


Les Pères ont depuis toujours enseigné la nécessité pour le fidèle
de s’accoutumer à penser à sa mort, comme de l’utilité d’une pensée
spirituelle de la mort, moyen efficace de se détacher des artifices du
monde et de s’engager sur la voie de l’amour de Dieu. Penser (à) la
mort c’est peu ou prou saisir la corruptibilité et la vanité des choses,

269
Abbé De Brandt, Méditations…, t. IV, p. 316 sqq.

254
pour leur préférer Ce qui est et ne passe pas. « Soumettre son désir à la
condition de la mort », cet axiome de saint Isaac le Syrien est de
portée universelle, tant on ne peut vivre avec ou en Dieu, donc
l’aimer, sans mourir au monde. Cette pensée devrait être affermie par
la conscience que nous avons d’un jugement posthume, jugement
parfait qui prendra en compte toutes nos œuvres, sans que nous
soyons lésés ou avantagés du poids d’un « grain de moutarde ». Une
juste pensée de notre mort suppose une conscience suffisante de
notre jugement particulier, comme la pensée de la mort de toute chair
suppose le Jugement dernier. Se soumettre à la condition de la mort,
c’est soumettre au jugement (qu’elle annonce) nos actes, nos paroles,
nos pensées... nos désirs. Et c’est en cela que la prière incessante à
laquelle l’Apôtre nous exhorte est si importante, et pourrions-nous
dire si vitale ! Puisqu’en effet elle nous conduit à soumettre nos actes à
Dieu, dans l’espérance de son accord et de sa bénédiction, avec pour
fin le pardon à la mort et le salut éternel au Ciel. En outre, le fidèle ne
peut qu’aspirer à se conjoindre à la grande communauté des saints,
ceux qui avec les anges ont pour occupation incessante de glorifier
Dieu par son propre Nom. De sorte qu’ici-bas une pensée fréquente
de la mort et du jugement s’associera naturellement pour eux à une
mémoration incessante du Dieu-Sauveur. Ce n’est pas pour rien si les
Pères estiment que Satan a horreur de la pensée de la mort, et qu’il
met toutes ses sciences en œuvre pour en rendre l’homme oublieux.
Ne pas penser à notre mort, c’est ne pas accepter l’idée de nos péchés
et l’issue du jugement ; c’est ne pas reconnaître et la Justice, et le Juge.
Là est tout l’enjeu. L’homme doit donc être distrait, de toutes les
manières imaginables, de ce qui lui est vraiment nécessaire ; et le
Malin connaît les méandres de l’âme sensible et concupiscente !
Opposons-lui la pensée re-présentative de notre propre mort, de
notre jugement particulier et de la Résurrection générale, grâce à une
invocation qui saturera progressivement notre âme et nous permettra
d’en chasser les préoccupations parasites. C’est ainsi que le chrétien
peut concevoir d’unir sa mort au sacrifice du Dieu fait homme. Il est
évident qu’invoquer le Nom de Jésus, c’est voir le Seigneur fixé et
expirant sur la Croix, comme c’est voir la lumière de sa résurrection
au Tombeau.

255
« Que la pensée de la mort et la prière de Jésus s’endorment et se
réveillent avec toi. Tu ne trouveras pas de meilleurs auxiliaires pour te
garder durant le sommeil »
Saint Jean Climaque (†v.650)270

Établi sur le mont Sinaï dès l’âge de seize ans, Jean reçut la tonsure
monastique quatre années plus tard. Après une vingtaine d’années
passées en compagnie d’un abbé solitaire, il se retira dans une grotte,
puis fit un séjour cénobitique près d’Alexandrie. Choisi comme
higoumène d’un monastère au Sinaï, il y rédigea sans doute l’Échelle,
œuvre qui connut le succès au-delà même du monde byzantin.
L’invocation de Dieu, jointe à la considération de nos fins dernières,
permet d’unifier nos pensées et de trouver le vrai repos, en
empêchant les suggestions extérieures qui sont autant de puissances
divisant l’âme. Il faut s’efforcer à s’endormir chaque soir dans cette
disposition, comme il faudra rendre l’âme au jour que Dieu voudra.

La mort exemplaire de l’Apôtre271


« Au moment où sa tête fut détachée du corps, il prononça distinc-
tement en hébreu : “Jésus-Christ” ; nom qui avait été d’une grande
douceur pour lui dans sa vie et qu’il avait répété si souvent. On dit en
effet que dans ses Épîtres il répéta “Christ”, ou “Jésus”, ou l’un et
l’autre ensemble, cinq cents fois […] Ensuite une lumière immense
brilla et une odeur suave se répandit depuis son corps. »

Le nom de Marie est doux à la mort272


« Le saint nom de Marie est doux à ses serviteurs pendant la vie,
par les grâces abondantes dont il est pour eux la source ; mais il leur
est bien plus doux à la mort […] qu’il leur rend sainte et paisible.
Tous ceux qui assistent les mourants doivent leur répéter souvent le
nom de Marie, parce que ce nom de vie et d’espérance suffit alors
pour les soutenir dans leurs angoisses, et pour mettre en fuite les
esprits infernaux […] Puissent nos lèvres se remuer la dernière fois

270
L’Échelle sainte, 15, 52, Abbaye de Bellefontaine, SO 24, p. 167.
271
La Légende dorée, op.cit., t. I, p. 431.
272
Abbé De Brandt, Méditations…, t. V, p. 410 sq.

256
pour prononcer ce doux nom ! “Pour la gloire de votre nom, ô
Marie !”, vous dirai-je, empruntant les sentiments de saint Bona-
venture, lorsque mon âme sortira de son corps, venez à sa rencontre
et recevez-la ; soyez son échelle et sa voie pour aller au Ciel ; obtenez-
lui son pardon et son repos éternel ! »

Au temps de la mort, qui reste pour nous un mystère, il nous sera


demandé compte de l’usage de nos heures. Les meilleures étant celles
consacrées à invoquer le Seigneur. Nourrissons-nous donc du Corps
de Dieu, puisqu’il se donne à nous, respirons par l’Esprit Saint, et
imprégnons notre âme des noms de Jésus et Marie, dès aujourd’hui et
aussi souvent que possible. Car avec la mort nous serons privés de ce
qui exprime, ici-bas, notre plus grande liberté.

257
FLORILÈGE

1. Le principe

« Tu nous donnes d’espérer en ton Nom, principe de toute création.


Ouvre les yeux de notre cœur, afin que nous te Connaissions. »
Pape Clément Ier : Première épître de Clément aux Corinthiens. Les Pères
apostoliques, p. 84. Ordonné par saint Pierre, dont il sera le troisième succes-
seur (de 88 à 97), sa biographie reste pourtant lacunaire. On lui attribua
longtemps les apocryphes, dits Pseudo-clémentines.

2. Soutien du monde

« Le Nom du Fils de Dieu est grand, puissant, et il soutient le monde


entier […] Il soutient ceux qui, du fond du cœur, portent son Nom. »
Hermas (Ier-IIe siècles) : Le Pasteur, III, IX, 14, Cerf, 1958, p. 325. Ce texte
anonyme (le nom « Hermès » sert de référant gnostique) révèle à l’ « ange
pasteur » d’importants éléments ecclésiologiques. L’Église préexiste en Dieu.
Créée avant toute chose, elle fonde l’histoire humaine, comme une tour
élevée sur le roc de Jésus-Christ, entourée de l’Eau baptismale.

3. Le Nom de la Sagesse

« Quel est le nom de la Sagesse ? Jésus. Que signifie : “Ton Nom soit
invoqué sur nous” ? Je suis la Sagesse, je veux être appelé de ton
Nom, pour que moi, la Sagesse, je sois nommée Jésus. »
Origène (185-254). In Is, II.1, III.2. Né sans doute à Alexandrie, Origène
composa une œuvre immense, dans la lignée sapientielle de Philon : Traité
des principes, Homélies et Commentaires bibliques… La prière est un état, elle
doit donc être continu-elle. Le but est l’union permanente de l’âme à Dieu.

259
4. D’esprit, du cœur et des lèvres

« N’abandonne pas à l’oubli le Nom de Notre Seigneur Jésus-Christ,


mais fixe-le sans cesse dans ton esprit, garde le dans ton cœur et
glorifie-le de tes lèvres. »
Antoine, dit le grand (v.250-v.355). Dans Briantchaninov, Approches…, p. 55.
« Le père des moines » naquit près de Memphis. Il adoptera pendant vingt
ans une vie érémitique dans le désert d’Égypte, avant d’enseigner et de
combattre l’hérésie arianiste à Alexandrie. La Vie d’Antoine, composée par
saint Athanase, est un classique du monachisme.

5. De la mort à la vie

« Jésus, Nom digne de louange, pont invisible qui fait passer de la


mort à la vie. »
Ephrem le Syrien (v.305-v.375) : De Fide, VI, 17. Dans DS p. 1111. Les
rythmes et vers de ses hymnes, insérés dans la liturgie syriaque et traduits
dans la plupart des langues anciennes, ont inspiré l’hymnographie
byzantine. Lorsque Nisibe est prise par les Sassanides, Ephrem se replie à
Édesse où il fonde une école fameuse. Ordonné diacre, il refuse la charge
épiscopale, pour se consacrer à ses chants et sermons.

6. Dieu fondé en soi

« Le signe que Dieu demeure dans l’âme ? Avoir Dieu fondé en soi
par le souvenir, quand la continuité de la mémoire n’est pas inter-
rompue par les soucis et les passions. »
Basile de Césarée, ou le Grand (v.330-379). Dans Philocalie… I, p. 163. Frère
aîné de Grégoire de Nysse, il opte pour le monachisme, visite les
établissements d’Égypte, devient prêtre, puis évêque de Césarée. Son traité
Sur le Saint-Esprit influera sur les orientations du concile de Constantinople
(381). La pensée mystique de Basile est exposée dans ses Homélies et Lettres. Il
propose une Règle ascétique, et quitte le monde pour le désert. Le fameux
Hexaéméron est un traité sur les jours de la création.

260
7. L’exquise méditation

« Il n’y a point d’autre méditation exquise, sinon le Nom salutaire de


notre Seigneur Jésus-Christ, habitant sans cesse en toi. »
Macaire l’Égyptien, ou le Grand (v.300-v.390). Dans Petite Philocalie…, p. 54.
Sans doute disciple de saint Antoine et lui-même ascète, il organise la vie
monastique au désert de Scété. Maître d’Évagre, on lui attribua longtemps
cinquante Homélies spirituelles, en fait plus tardives (= Pseudo-Macaire).

8. Plus souvent qu’on ne respire

« Se souvenir de Dieu, plus souvent qu’on ne respire. »


Grégoire de Naziance, ou le Théologien (v.330-v.390). DS t.8, p. 1132.
Attaché à l’école de Cappadoce, il étudie à Alexandrie et à Athènes, où il se
lie d’amitié avec Basile de Césarée, intégrant la culture platonicienne. Dans
ses Discours, Grégoire célèbrera spécialement les mystères de la Trinité et de
la Vierge, développant la doctrine de la déification christique. Comment se
souvenir de Dieu « plus souvent qu’on ne respire » ? Cela suppose
assurément un entier sacrifice de l’âme !

9. Le Seigneur apparaît

« Le Seigneur a coutume d’apparaître quand l’oraison est devenue un


état. »
Évagre le Pontique (v.345-v.395) : De la Prière, 52. Originaire de Cappadoce,
Évagre est ordonné prêtre par Grégoire de Naziance. Il passera les quinze
dernières années de sa vie dans les solitudes d’Égypte. Homme lettré, auteur
d’ouvrages présentés sous forme de six cents Centuries (courts chapitres), où
il traite de sujets gnostiques et mystiques comme de questions pratiques.
L’homme est prédisposé à la Science de Dieu, qu’il acquiert au prix du
dénuement de son âme ; on parlera là d’une « philosophie du désert ».

10. Que les deux deviennent un

« Demeure continuellement dans le Nom du Seigneur Jésus, pour que


le cœur boive le Seigneur et que les deux deviennent un. »
Jean Chrysostome (v.347-407). DS t. 8, p. 1134. « Bouche d’or » est consacré
prêtre à Antioche en 386 et dix ans plus tard, patriarche de Constantinople.

261
Le Traité sur le Sacerdoce est un classique sur le service divin et la vie
monacale, idéal du chrétien. Ses Homélies sur les fêtes sont réputées.

11. Contre les démons

« Contre les démons… Le souvenir de notre Sauveur, la fervente


invocation de l’honorable Nom, nuit et jour. »
Nil d’Ancyre, dit l’Ancien ou l’Ascète (v.360-v.425). Dans Hausherr, Noms du
Christ, p. 196. Grec de Galatie, disciple de Jean Chrysostome, il est nommé
gouverneur de Constantinople avant de se retirer, avec son fils, dans un
monastère du Sinaï. Ses principaux ouvrages sont les Conseils spirituels et le
Manuel d’Épictète (suivant les principes de l’Écriture), avec un ensemble de
Lettres.

12. Le lait de mon cœur

« Ce Nom de Jésus-Christ, suivant le dessein de votre Miséricorde,


Seigneur, ce Nom de mon Sauveur, Votre Fils, avait été bu tendre-
ment par mon cœur d’enfant avec le lait même de ma mère. Il y était
demeuré au fond. »
Augustin d’Hippone (354-430) : Confessions, III, IV, 8. Peut-être le plus
célèbres des Pères latins, avec ses Confessions, la Cité de Dieu, les Traités sur la
grâce et le libre-arbitre – notions sur lesquelles Luther échafaudera sa propre
doctrine. On connaît aussi un grand nombre de Lettres, Sermons et Com-
mentaires bibliques. La formule credo ut intelligam (croire pour comprendre)
est universellement connue, mais c’est aussi le nihil omnino : le « rien
d’autre » que connaître Dieu.

13. À l’âme qui désespère

« L’âme est-elle poussée au désespoir par la masse de ses péchés ? Le


Nom de Jésus vient nous sauver. Ce Nom détruit tous les poisons. »
Paulin de Nole (354-431) : Poème du Nom de Jésus. PL 61, 741. Riche pro-
priétaire et consul substitué à Bordeaux, il se convertit lors d’un voyage en
Italie. À la quarantaine il vend tous ses biens au profit des pauvres, et
embrasse, com-me son épouse et ses enfants, la vie monastique. Sacré
évêque de Nole (397), cité d’Italie où il terminera ses jours. On possède une
centaine d’Épîtres et de Poèmes en latin.

262
14. Une prière unique

« Que toute notre vie, tout le mouvement de notre cœur, deviennent


une prière unique, ininterrompue. »
Jean Cassien (v.360-v.435) : Conférences, X, 7. SC 54, p. 81. Natif selon certains
de la Dobroudja (Roumanie), selon d’autres… de la Gaule. Moine en
Palestine, il se voue à l’errance spirituelle. Pendant une quinzaine d’années il
visite les ermitages et monastères d’Égypte, puis se rend à Constantinople
où Jean Chrysostome l’ordonne diacre. On le retrouve à Rome, près de Léon-
le-Grand, puis à Marseille et en Provence. Ses Institutions cénobitiques et ses
Conférences des Pères sont toujours très estimées dans les monastères.

15. Ta respiration

« Si tu désires véritablement confondre les pensées qui t’assaillent,


reste silencieux dans la paix de l’âme, veille librement sur ton cœur,
que la prière de Jésus s’unisse à ta respiration. »
Hésychius de Jérusalem (†v .450) : Propos, 182. Dans Simonod, La Prière de
Jésus, p. 76. Il exerça à Jérusalem la charge de didascale (docteur de l’Église
grecque ; didaskalos = « celui qui enseigne »), jouissant d’une réputation de
sainteté. On lui connaît des Commentaires et gloses sur l’Écriture, les pro-
phètes et les cantiques, des Homélies, Sermons et Sentences, une Histoire ecclé-
siastique. Saint Bonaventure et Thomas d’Aquin reconnaîtront son autorité.

16. Le Nom qui rend la parole aux muets

« C’est le Nom qui rend la vue aux aveugles, l’ouïe aux sourds, la
marche aux estropiés, la parole aux muets, la vie aux morts ; la force
de ce Nom chasse des corps possédés la puissance des démons. »
Pierre Chrysologue (v.380-v.450) : Sermon, 144. PL 52, 586. La « parole d’or »
fut évêque de Ravenne, à l’époque de la régence de Galla Placidia. Ses
œuvres sont constituées d’un important ensemble de Sermons, source
précieuse pour l’étude de la formation de la liturgie. L’Annonciation, la
Nativité, la vocation virginale et divine de Marie, l’Eucharistie, tiennent une
place importante dans cette prédication. Dieu s’est fait homme, afin de
permettre la restauration de la nature première de celui-ci, et de garantir son
salut. « Il le vivifie en esprit, et l’élève ainsi tout entier à Lui, afin que
l’homme ne laisse rien de ce qui venait du péché ».

263
17. Consumer la souillure de l’âme

« Maintenu avec un soin étroit par la pensée (ce saint et glorieux


Nom) consume toute la souillure qui couvre la surface de l’âme […]
Lorsqu’il persiste par la mémoire de l’intellect dans la ferveur du
cœur, (il) implante en nous l’habitude d’en aimer la bonté. »
Diadoque de Photicé (v.400-v.470) : Cent Chapitres gnostiques, 59. Dans
Œuvres spirituelles, SC, p. 119. Évêque de Photicée, en Épire, à l’époque du
concile de Calchédoine (451) qui condamne le monophysisme. Il est un des
premiers à témoigner ouvertement de la prière monologique du « Seigneur
Jésus ». Avec Évagre, qui le précède, diadoque est au nombre des autorités
de la spiritualité ascétique orientale des premiers siècles.

18. L’âme morte

« L’âme est morte lorsqu’elle a perdu le souvenir de Dieu. »


Philoxène de Mabboug (†v.520) : Homélie, I, 6. Évêque d’Hiéropolis, près
d’Antioche. Fréquentant l’école d’Édesse et d’Ephrem le Syrien, il propage la
théologie de saint Cyrille, ce qui lui vaut l’inimitié du patriarche d’Antioche.
Poursuivi jusqu’à l’excommunication pour ses positions jugées favorables au
monophysisme, il s’exile en Thrace jusqu’à la fin de ses jours. On lui doit
une œuvre exégétique et théologique, un important traité ascétique sous
forme d’homélies. Se souvenir sans cesse de Dieu, c’est le glorifier et renou-
veler sans cesse notre pacte avec Lui.

19. Refuge

« Exerçons-nous à la prière du Nom de notre Seigneur Jésus-Christ, à


l’invocation ininterrompue du Nom de Dieu […] Nous les imparfaits,
n’avons qu’une ressource : nous réfugier dans le Nom de Jésus. »
Barsanuphe et Jean de Gaza († v.540) : Lettres, 301. Dans Simonod, La Prière
de Jésus, p. 28, 100. Le texte grec de la Correspondance des deux moines (quel-
ques huit-cents cinquante lettres de direction) a été publié en 1816. La
compassion est nécessaire ; la raison de toute connaissance véritable est
l’Amour.

264
20. Garde ton cœur appliqué

« Que tu manges ou boives, que tu parles à quelqu’un, hors de ta


cellule ou en chemin, n’oublie pas de réciter la prière (de Jésus) avec
sobriété et attention […] Garde secrètement ton cœur appliqué à cette
prière, la méditant, la répétant. »
Abbé Philémon (v.470-v.550). Dans Chariton, L’Art de la prière, p. 101. Il
passa la majeure partie de sa vie au désert de Scété, en Égypte, dans une
grotte puis dans un ermitage. Ses Discours présentent la plus ancienne
mention connue de la formule (sauf aie pitié de moi) de la prière de Jésus.

21. Attacher le cœur

« Il n’y a pas de vertu comparable à la continuité de la prière et de la


supplication au Nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ… Dieu veut que
le cœur soit attaché à son saint Nom, en tout temps. »
Le Jardin des Moines (VIe-VIIe siècles). Recueil anonyme d’apophtegmes (litt.
« parole claire ») en arabe.

22. Entrer dans ton trésor

« Ô Nom de Jésus, clé de tous les biens, ouvre-moi la porte, et j’entre-


rai dans ton trésor […] Quand on porte en soi la prière continuelle, on
est parvenu à l’extrémité des vertus ; on est désormais une demeure
du Saint-Esprit. »
Isaac le Syrien : Œuvres spirituelles, II, 11, 11. Dans Philocalie I, p. 106. Ascète
et mystique nestorien, l’évêque de Ninive (vers 670) fut redécouvert au XIVe
siècle, avec une place de choix dans la Philocalie ; il jouira d’une grande
influence chez les théologiens russes. Dans le fil de la pensée d’Évagre, la
purification du cœur-intellect soutient l’expérience contemplative et prépare
l’union perpétuelle.

23. Le soleil de l’intellect

« Quand le soleil passe au-dessus de la terre, il fait jour. Le saint et


vénérable Nom du Seigneur Jésus brillant dans l’intellect engendre
d’innombrables pensées aussi umineuses que le soleil. »

265
Hésychius le Sinaïte (VIIIe-IXe siècles) : Sur la sobriété et la vertu, IIe Centurie,
94. Dans Philocalie I, p. 134. Higoumène du monastère de Batos, au Sinaï,
héritier spirituel de Jean Climaque et de Maxime le Confesseur. Dans ses
deux volumes de Centuries spirituelles, il développe la notion d’hesychia et
d’éveil (nepsis) de l’âme ; la « prière de Jésus » y tient une place centrale.

24. Qu’est-ce que ce Nom, sinon Sauveur ?

« Ô Jésus, ô Jésus, à cause de votre Nom, faites pour moi ce que ce


Nom signifie […] Qu’est-ce en effet que ce mot “Jésus” sinon Sau-
veur ? Donc, Jésus, à cause de votre Nom soyez-moi Jésus. »
Anselme de Canterbury (1033-1109) : Oraisons, II. PL 158, 724-725. Né à
Aoste, évêque en Normandie, puis archevêque de Canterbury. Savant
d’inspiration platoni-cienne, il conçoit la spéculation comme support
essentiel de la foi : il est nécessaire de « croire pour comprendre »
(Proslogium). Le Cœur du Dieu Homme est un exposé sur la Rédemption.

25. Devant Dieu, face à face

« Pendant la prière tu dois te tenir devant Dieu, face à face, et


contempler la Lumière de son Visage. Alors, tu invoqueras le Nom
du Seigneur, et de ce Nom tu frapperas la pierre de ton cœur, jusqu’à
ce qu’il en jaillisse du feu. »
Guillaume de Saint-Thierry (†1148). PL 180, 486c. Bénédictin, puis cistercien,
dans le fil d’une « mystique érémitique », ami intime de saint Bernard dont il
fut le biographe. Traducteur de Grégoire de Nysse... Dans une Lettre aux
frères du Mont-Dieu, il conseillera aux chartreux « d’implanter dans les
ténèbres de l’Occident… la lumière de l’Orient ».

26. Lumière de la foi

« D’où serait venue sur la terre entière la lumière si grande et si


soudaine de la foi, sinon par la prédication du Nom de Jésus ? C’est à
la lueur de ce Nom que Dieu nous a appelés à contempler sa propre
Lumière. »
Bernard de Clairvaux (1091-1153) : Sermons sur le Cantique, XV, 6. Dans
Œuvres mystiques, p. 200. Docteur de l’Église, fondateur et premier abbé de
Clairvaux, maison-fille de Cîteaux. Il eut une grande influence à la cour

266
pontificale, et fut « l’âpôtre de la seconde croisade ». D’un tempérament
mystique, il combattra les penseurs rationalisants de l’école d’Abélard, aussi
bien que les hérétiques rhénans. On connaît trois cents quarante Sermons.

27. Ceux qui sont marqués

« Ceux qui sont marqués du Nom de Jésus… savent que Jésus ne fait
rien qui ne soit conforme à son Nom, rien qui ne soit miséricordieux
et salutaire. »
Jean de Ford (†1220). DS t. 8, 1116.

28. Les vrais adorateurs

« Veillez donc en tout temps, priant pour être trouvés dignes de fuir
les maux qui vont venir… Et quand vous serez debout, dites : “Notre
Père qui est aux Cieux” […] Il faut toujours prier et ne pas se lasser,
car ce sont de tels adorateurs que cherche le Père. »
François d’Assise (1182-1226) : Première Règle. Dans Écrits, p. 167. Fonda-
teur de l’ordre des Frères Mineurs (1224). Après un jeûne de quarante jours,
il recevra les stigmates de la Passion. Qui ne reconnaît la « poétique beauté »
de son Cantique des créatures ? Sa célèbre legenda, recueillie dans les Fioretti,
est encore aujourd’hui largement diffusée.

29. Le fondement de notre foi

« C’est un Nom plein de grâce, parce qu’en lui nous trouvons le


fondement de notre foi, le soutien de notre espérance, l’accroissement
de notre charité, le complément de notre justice. »
Bonaventure (1221-1274) : Les cinq fêtes de Jésus Enfant. Dans Vie Spirituelle,
n°369, p.56. Natif de Toscane, un des grands théologiens mystiques du
Moyen Âge, poète aussi. Franciscain et ami de Thomas d’Aquin, il fut
surnommé le « docteur séraphique » pour l’élévation et la limpidité de ses
thèses. Il contribua à propager le culte de la Vierge.

30. L’entrée du cœur

« Après avoir banni de la raison toute pensée, donne-lui le “Seigneur


Jésus-Christ, ayez pitié de moi”, et contrains la de crier intérieure-

267
ment ces paroles. Quand tu te seras rendu maître de cette pratique,
elle t’ouvrira l’entrée du cœur.»
Nicéphore le Solitaire, ou l’Hagiorite († v.1280). D’origine italienne, il em-
brassa la vie monacale au mont Athos. On lui doit un Discours sur la sobriété,
la vigilance et la garde du cœur. Sa « Méthode » de méditation, autour de la
prière de Jésus, contribua au renouveau hésychaste des XIIIe-XIVe siècles.
Nicéphore fut le maître de Grégoire de Thessalonique.

31. Devenir le temple de Dieu

« Lorsque vous chantez Dieu sans distraction, vous devenez le temple


de Dieu. »
Théolepte de Philadelphie (v.1250-v.1320). PG 143, 381. Né à Nicée, le futur
archevêque mènera une vie d’anachorèse au mont Athos. Ardent défenseur
de la pro-fession monastique, il inspira le renouveau hésychaste en Grèce,
spiritualité à laquelle il avait été initié par Nicéphore.

32. Le Père te donne son Nom

« Le Père ne voit, n’entend, ne dit, et ne veut rien d’autre que son


propre Nom […] Le Père te donne son Nom éternel, et c’est sa propre
vie, son être et sa divinité qu’Il te donne en un instant par son Nom. »
Jean Eckhart (v.1260-1327) : Commentaire de l’Évangile de saint Jean. Natif de
Thuringe, Johannus entre chez les dominicains d’Erfurt, en se distinguant
par sa piété et son intelligence ; il poursuit ses études au Studium generale de
Cologne, puis à Paris, où il est nommé « Maître en sacrée théologie » ; il
accède alors aux plus hautes charges provinciales de l’ordre. Maître Eckhart
projeta une œuvre immense en latin, suivant le plan de la Somme de Thomas
d’Aquin. Les Traités et Sermons, en allemand, reflètent ses préoccupations
mystiques, alors que certaines thèses de sa « théologie négative » seront
condamnées.

33. Ce Nom purifie la conscience

« Vous qui vous préparez à aimer Dieu […], souvenez-vous de garder


toujours dans votre mémoire le Nom de Jésus. Ce Nom purifie la
conscience, rend le cœur limpide et lumineux, bannit les frayeurs de
la mort… Il faut l’aimer et le conserver à jamais. »

268
Richard Rolle (†1349) : Éloge du Nom de Jésus. Dans Vie Spirituelle, n°369,
p. 59. Ermite, originaire du diocèse d’York, sa biographie reste lacunaire ;
fut-il dans les ordres majeurs ? Un certain « culte » s’organisera après sa
mort au couvent des Cisterciennes de Hampole. Figure notable de la
spiritualité anglaise, ses œuvres ont été rapidement diffusées sur le
continent : De Amore Dei (ou contre l’amour du monde), Incendium Amoris
(qui montre le primat de l’amour sur les connaissances), Melos Amoris
(autour du thème de la prière contemplative)…

34. Le Nom que Dieu a voulu

« (Ceux qui prient en esprit) demandent que le Nom du Fils soit


sanctifié, honoré, connu, aimé, qu’il soit tel, en un mot, que Dieu a
voulu de toute éternité et prédestiné qu’il fut. »
Jean Tauler (v.1300-1361). Œuvres complètes II, p. 347. Dominicain, né et mort
à Strasbourg, on le surnomma élogieusement le « Docteur illuminé ». Ses
Sermons révèlent une puissante doctrine mystique, où la grâce divine tient
une place centrale. Chaque pensée, parole et acte, doit tendre à l’imitation de
la vie de Jésus-Christ ; c’est ainsi qu’on fait vraiment la volonté de Dieu.

35. Le cierge des cœurs

« Notre-Dame, tenant un cierge d’une lumière si brillante qu’il éclai-


rait le monde entier, dit : “Regarde, ce cierge allumé représente le
Nom de Jésus, car il illumine vraiment tous les cœurs qui accueillent
ce Nom avec piété, l’honorent et le portent sur eux avec ferveur”. »
Henri Suso (1295-1366). Dans Œuvres complètes, p. 271. Le bienheureux Henri
de Berg, dit Suso, théologien mystique dominicain, est né à Constance. Son
Horloge de la Sagesse sera longtemps en vogue.

36. Seul remède

« À toute heure, invoquons-Le […] afin que notre esprit soit toujours
absorbé en Lui, et que notre attention se concentre chaque jour sur
Lui… Invoquons le Nom de Dieu, afin d’appliquer à tout ce par quoi
nous avons péché, le seul remède salutaire. »
Nicolas Cabasilas († v.1371) : La vie en Jésus-Christ. Dans Grégoire Palamas,
p. 141. Théologien grec, archevêque de Thessalonique, titulaire de hautes

269
charges à la cour de Constantinople. Il était le neveu du fameux polémiste
antilatin Nil Cabasilas. Principaux ouvrages : un traité sur le Divin Office, ou
Explication de la Messe, et De la vie dans le Christ (en 7 livres). On lui connaît
encore quelques discours édifiants et homélies, et une Prière à Jésus-Christ.

37. Ce qui fait vivre les morts

« Ô glorieux Nom de Notre-Seigneur… qui fait vivre les morts, lors-


qu’il les touche de sa puissance, pour le salut éternel ! Huile répan-
due de l’Amour, qui ravit tout esprit hors de sens par sa grande
suavité ! »
Ruysbroeck l’Admirable (1293-1381) : Le Miroir du salut éternel, ou Livre du
saint Sacrement (Prologue), Vromant, 1921, p. 46. Théologien et mystique
brabançon, chanoine régulier de saint Augustin, prieur de l’abbaye de
Groenendaal ; un des fondateurs de la devotio moderna, qui met l’accent sur la
méditation personnelle. Au nombre de ses œuvres : Les Sept degrés de l’échelle
de l’amour spirituel, Les Sept clôtures, Les Quatre tentations… Le Miroir est un
exposé sur la « ressemblance » divine de l’homme.

38. La vraie Vie

« Par l’invocation confiante du Nom de notre Seigneur Jésus-Christ,


nous espérons fermement obtenir sa Miséricorde et la vraie Vie
cachée en Lui. »
Calliste et Ignace de Xanthopoulos (XIVe-XVe siècles) : Centurie. Dans Philo-
calie I, p. 36. Moines de l’Athos. Leur « manuel hésychaste » s’applique à
établir une généalogie de la prière continuelle de Jésus, depuis les apôtres
Pierre, Paul et Jean. Calliste sera patriarche de Constantinople en 1397,
l’année même de sa mort

39. Une fontaine de miséricorde

« Seigneur Jésus-Christ… C’est une prière, un vœu, une profession de


foi qui nous confère l’Esprit saint et les dons divins… C’est une
fontaine de divine miséricorde qui répand sur les humbles la
révélation et l’initiation aux mystères. »
Syméon de Thessalonique († 1429). Archevêque. Dans Chariton, L’Art de la
prière, p. 118.

270
40. Salut du monde

« Tout ce que Dieu a créé pour le salut du monde est caché dans le
Nom de Jésus : toute la Bible, de la Genèse jusqu’au dernier Livre. La
raison en est que le Nom est origine sans origine. »
Bernardin de Sienne (1380-1444). Éléments biographiques supra chap. X.

41. La source de tous les biens

« Il y a beaucoup d’œuvres vertueuses, mais elles sont toutes parti-


elles ; par contre, la prière du cœur est la source de tous les biens ; elle
irrigue l’âme comme un jardin. »
Nil de Sora, ou Sorsky (1433-1508) : Règle monastique. Dans Briantchaninov,
Approches…, p. 170. Entré au célèbre monastère du lac Blanc, un long
pèlerinage l’entraînera à Constantinople et au mont Athos, à l’époque où
l’hésychasme s’impose. Nil se rattache à un courant de pensée qui assimile la
spiritualité grecque et certains aspects de la culture d’Occident. Protestant
contre l’enrichissement de nombreux monastères, il retourne à la solitude.

42. Rien de plus grand

« Après la foi nous ne pouvons rien accomplir de plus grand, si ce


n’est célébrer, prêcher, chanter, exalter de toutes manières et magni-
fier la gloire, l’honneur et le Nom de Dieu. »
Martin Luther (1483-1546). Œuvres I, p. 228. Étudiant à Erfurt, où il entre
chez les Augustins, docteur en théologie et professeur d’exégèse biblique.
Suite à « l’affaire des indulgences » et à la publication des thèses de
Wittenberg, l’Église le déclare hérétique. À partir de 1520 sont publiés les
grands écrits « réformateurs », avec une traduction nouvelle de la Bible.

43. Du bon emploi de la langue

« Il est bon que même la langue, spécialement créée de Dieu pour


annoncer et magnifier son Nom, soit employée à ce faire, en parlant
ou en chantant. »
Jean Calvin (1509-1564) : Institution de la Religion chrétienne, IX, III. Sous
l’influence protectrice de Marguerite de Navarre, Calvin adopte les idées de
la Réforme. Réfugié à Strasbourg, puis à Bâle où il rédige les fameuses

271
Institutions (1535). À partir de 1541, il impose la Réformation à la cité de
Genève, où son activité pastorale et professorale est intense.

44. L’Église

« Je crois que l’Église ne fait qu’un avec les sacrements de Dieu,


l’invocation et la célébration de son saint Nom. »
Francis Bacon (1561-1626). Ami du comte d’Essex, il connut une remar-
quable ascension, jusqu’au titre suprême de grand chancelier d’Angleterre.
Après ses démêlés avec le Parlement et sa traduction en justice, pour
vénalité, sir Francis se retira de la vie publique, et consacra les dernières an-
nées de sa vie à l’ « avancement des sciences », à la philosophie, à la morale
politique. Le Novum organum est un ouvrage important.

45. Le testament de mon souverain Sacrificateur

« Mon souverain Sacrificateur […] me fit une donation (de son Sacré-
Cœur) à l’heure même, me la faisant écrire de mon sang selon qu’Il la
dictait. Et puis je la signai sur mon cœur avec un canif, duquel j’y
écrivis son sacré Nom de “Jésus”. » Le 31 décembre 1678.
Marguerite-Marie Alacoque (1647-1690). Visitandine à Paray-le-Monial, elle
reçoit sa première grande révélation sur les « merveilles d’amour du Cœur
du Christ » à l’âge de 27 ans. Devenue maîtresse des novices en 1785, les
premiers hommages au Sacré-Cœur de Jésus sont rendus la même année.

46. Être enflammé

« La prière de Jésus est le fait de porter constamment dans le cœur le


très doux Jésus et d’être enflammé par le rappel incessant de son
Nom bien-aimé, d’un ineffable amour pour lui. »
Païssi Velitchkovski (1722-1794). Encyclopédie mystique, p.240. Ukrainien
d’origine, il se rend au mont Athos où il séjourne pendant dix-sept années ;
il y reçoit la tonsure et l’initiation à la prière hésychaste. Plusieurs dizaines
de moines se groupent autour de lui, avec lesquels il fondera un premier
monastère en Moldavie. Un des propagateurs de l’hésychasme en Russie.

272
47. S’approcher et s’unir

« Ceux qui ont réellement décidé de servir Dieu doivent s’exercer à sa


mémoire et à la prière incessante au Seigneur Jésus-Christ […] Cette
pratique permet de s’approcher de Dieu et de s’unir à Lui. »
Serafin de Sarov (1759-1833) : Instructions, 11. Dans Briantchaninov, Appro-
ches…, p. 154. Ermite reclus au monastère de Sarov, il exerça la fonction de
starets les dix dernières années de sa vie ; des foules de toutes conditions
sociales venaient le consulter de la Russie entière.

48. Est-ce un vain son ?

« Lorsque le grand Nom de Dieu retentit à vos oreilles, n’est-ce là


qu’un vain son qui se dissipe ? Ne sentez-vous s’éveiller aucune
pensée, aucun sentiment dans vos âmes ? »
Denis Frayssinous (1765-1841) fut ordonné prêtre l’année de la Révolution.
D’une éloquence remarquée, on lui confia les oraisons funèbres du prince de
Condé et de Louis XVIII. Il est rattaché à la direction de l’Instruction
publique en 1815, puis nommé premier aumônier du roi en 1821 ; évêque
d’Hermopolis in partibus et grand-maître de l’Université. Ses fameux cours,
destinés aux « jeunes gens éclairés de la société », font partie d’un long cycle
prononcé à l’église Saint-Sulpice, à partir de 1803.

49. Ce n’est pas nous qui prions

« Quand nous prions au Nom de Jésus, ce n’est pas nous qui prions,
mais c’est Jésus-Christ lui-même qui prie son Père en nous. »
Jean-Baptiste-Marie Vianney (1786-1859) : Pensées, p. 86. Le « Curé d’Ars »
(diocèse de Belley), sera béatifié en 1904. Son renom pastoral et ses
catéchèses, ses œuvres caritatives et ses « prophéties », entraînèrent un vaste
élan de foi et de conversions, dont les effets se sont faits sentir jusqu’à une
époque récente.

50. La plus parfaite connaissance

« La manifestation du Nom de Celui qui est au-dessus de tout nom,


constitue la connaissance la plus parfaite de Celui qui est au-dessus
de toute connaissance. »

273
Ignace Briantchaninov (1807-1867). Introduction à la tradition ascétique de
l’Église d’Orient, p. 75. Sous la conduite du starets Léonide, il rejoint Optino.
Nommé par l’empereur prieur du prestigieux monastère Saint-Serge
(Moscou), il y séjourne pendant vingt-deux ans avant d’être consacré évêque
de la cathédrale de Kazan. Ses Expériences et Sermons ascétiques, et sa
Contribution au monachisme contemporain, sont toujours réputés en Russie.

51. Le résumé de l’Évangile

« Le Nom divin de Jésus-Christ enferme en lui toutes les vérités


évangéliques. Les Pères disent que la prière de Jésus est le résumé de
tout l’Évangile. »
Récits d’un Pèlerin russe (cf. supra). Trad. Jean Laloy, p. 53.

52. Une bonne étoile

« La prière de Jésus est une lampe sur nos pas, une étoile qui nous
guide sur la route qui mène au Ciel. »
Théophane le Reclus (1815-1894). Dans Chariton, L’Art de la prière…, p. 121.
Moine et professeur, évêque de Tambov, il se retira dans un ermitage en
1866. Il entretiendra dès lors une importante correspondance, et traduira en
russe les textes de la Philocalie (5 tomes publiés de 1877 à 1889).

53. Chanter ton Créateur

« Dans ton cœur, aie la mémoire du Nom de l’Époux céleste, ne cesse


jamais de le servir… Aime à séjourner dans la Cour du Seigneur et à
chanter de tout ton cœur ton Créateur, ton Dieu. »
Nectaire d’Égine (1846-1920). Dans A. Fontrier, Saint Nectaire d’Égine ; extrait
d’un poème, L’Âge d’Homme. Moine, saint et thaumaturge, originaire de la
région de Constantinople. Après un cursus d’études religieuses à Athènes, il
est ordonné hiéromoine, élevé à la dignité d’archimandrie, puis sacré évêque
de Pentapole, en Égypte (1889). Directeur de l’École de Théologie, puis
fondateur du monastère de la Sainte-Trinité à Égine, dont il assurera la
direction spirituelle jusqu’à sa mort.

274
54. Le divin parfum

« Ô Jésus ! Ton Nom est comme une huile répandue. C’est dans ce
parfum divin que je veux me baigner tout entière. »
Thérèse de l’Enfant-Jésus (1873-1897). Carmélite à Lisieux, l’Histoire d’une
âme, publiée à sa mort, survenue à la fleur de l’âge, témoigne d’une haute
spiritualité, toute fondée sur l’abandon confiant et humble à la volonté et à
la miséricorde divine. C’est la « petite voie » des pauvres en esprit, par com-
paraison d’image avec la voie royale, mystico-doctrinale, de la « grande
Thérèse » d’Avila.

55. L’union

« Le plus sûr moyen d’atteindre l’union avec le Seigneur, après la


communion à son Corps et à son Sang, c’est la prière intérieure de
Jésus. »
Justin Polyansky (XIXe-XXe siècles). Dans Chariton, L’Art de la prière, p. 43
Évêque de Tobolsk, puis de Riazan en Russie.

56. Déification

« Le Nom de Jésus, contenu dans le cœur de l’homme, lui commu-


nique la puissance de la déification, dont le Rédempteur nous fait
don. »
Serge Boulgakov (1871-1944). L’Orthodoxie, Lausanne, L’Âge d’Homme,
p. 164.

57. Le commencement et la fin

« Le commencement et la fin sont ramassés ici en une seule parole…


Le Nom remplit l’homme comme son temple, le transmue en lieu de
la présence divine, le christifie. »
Paul Edvokimov (1901-1970). La Connaissance de Dieu dans la tradition
orientale, p. 68.

275
CHAMPS THÉMATIQUES
ORIENTATIONS

1. CONNAISSANCE

- Le Nom révèle et signifie Dieu, Jésus-Christ, le Saint Esprit.


- C’est la vie, l’être, la présence de Jésus, de l’Esprit.
- C’est la Parole unique de Dieu.
- Dieu et Son Nom sont identiques.
- Il est au-dessus de tout nom.
- Le Nom est origine, principe de la création.
- Il retrace le processus cosmogonique.
- Il soutient le monde.
- Il est tout et contient toutes choses, vérités, théologies.
- Il est gnose de Dieu.
- Il résume l’Écriture ; il est la religion, le fondement de la foi.
- C’est le Nom de la Sagesse, de l’Amour.
- Il vient des profondeurs du cœur.
- Dieu a manifesté Son Nom, Son Souvenir aux hommes.
- Le Nom, l’invocation, sont des dons de Dieu, de Jésus-Christ, de
l’Esprit saint.
- C’est par Dieu, par l’Esprit saint que l’on invoque.
- L’invocation est lumière de l’intellect.
- Elle est activité de l’intelligence.
- L’homme est l’être de l’invocation.
- L’invocation est la finalité de l’existence.
- Elle est le Commandement de Dieu.
- Le Nom est une huile répandue, une lampe, une étoile, une lumière.
- Il est nourriture, boisson, miel, fruit, nectar, ambroisie, baume,
parfum, perle précieuse.
- Il est mélodie, chant de joie.

277
- Il est partout béni, sanctifié, glorifié, louangé, adoré.
- Il est saint.
- Il est glorieux, élevé, grand, fort, puissant, vénérable, magnifique.
- Il est bon, doux, agréable, aimable, désirable.
- Il est terrible.
- Les noms de Jésus et de Marie, le pater et l’ave, la Croix.

2. GLORIFICATION

- Se souvenir et prier sans cesse, oralement et mentalement, pendant


le sommeil, au moment de la mort.
- Invoquer en tous lieux, jusqu’en enfer.
- Unir la prière à la respiration.
- Glorifier, sanctifier, honorer, chanter, aimer, connaître Dieu par Son
Nom.
- Le Nom est honoré par les anges et toute la création. Que fléchisse
tout genou…
- Invoquer sans distraction, sincèrement, d’un cœur pur, en silence,
sans imperfections.
- Avec révérence, ferveur, amour et crainte.
- De tout son être, de tout son corps, de toute son âme, de tout cœur,
s’unir à la prière, devenir prière.
- Unir les œuvres à la prière, accorder les mœurs.
- L’invocation exclut les pensées, les choses impures ; elle exige
l’éloignement et l’oubli du monde.
- Le Nom et le Souvenir sont gravés en nous, dans notre cœur.
- La langue est créée pour invoquer.
- L’invocation est la première des œuvres, la plus belle ; c’est la
couronne des œuvres, des exercices spirituels ; des actes, des vertus ;
le meilleur chemin, la meilleure méditation.
- La science suprême.
- Oublier le Nom et l’Invocation c’est se fourvoyer, chuter, mourir ;
c’est une cause d’amertume et d’ignorance.
- Les épreuves doivent renforcer le souvenir.
- Inscrire le Nom sur les murs et les portes, sur les étoffes, drapeaux,
médailles, lettres.
- Dans la Messe, les fêtes, les litanies ; fraternité du Nom de Jésus.

278
3. SALUT

- le Nom sauve, il accompagne les élus, c’est le chemin du Paradis.


- Il vainc la mort et donne la vie.
- Il rend la vue, l’ouïe, la virginité.
- Il a un effet miraculeux ; il offre dons, grâces, récompenses.
- Il provoque la rémission des péchés.
- Il guérit l’âme et le corps, les plaies, infirmités, maladie, peines ; il
calme, console, apaise, redonne l’espoir, protège et procure la paix.
- Il chasse les démons, ennemis, adversaires, le mal, les embûches,
poisons, mensonges, ruses, tromperies, erreurs, ombres, ténèbres,
impuretés, désirs, vices, passions, images et pensées impies du
monde.
- Il affermit.
- Il produit et accroît l’amour, la charité, l’humilité, la sérénité, les
vertus, il renforce le désir de Dieu, la foi.
- Il produit une chaleur dans le cœur.
- Il purifie et restaure le cœur, l’âme.
- Il rassemble l’esprit.
- Il réjouit l’âme.
- Il illumine le cœur, l’intellect.
- Il dévoile les mystères de l’univers, et rend égal aux anges.
- L’Invocation conduit à Dieu, le rend présent à nous, nous unit à
Lui ; elle sanctifie, christifie, déifie.
- Elle ouvre le Cœur, le Royaume, le Ciel, le Bien ; confère l’Esprit
saint.
- Elle permet de contempler Dieu.
- Elle permet la connaissance de soi-même.
- Elle fait des cœurs des temples de Dieu, du Saint-Esprit.
- Se souvenir de Dieu pour qu’Il se souvienne de nous.

279
AUTOUR DE LA NOTION
DE RÉMINISCENCE

« Le premier être oublieux fut le premier homme. »


(Proverbe arabe)

1. La Révélation, en tant que désir et volonté de Dieu de témoigner


présentement de Lui-même auprès de l’homme – qu’Il a fait à son
image et ressemblance – suppose la Mémoire de ce qu’ « Il est » de toute
éternité. La Mnémosyné des anciens Grecs, épouse de Zeus, ou fille
d’Ouranos (le Ciel) et de Gê (la Terre), est la mère des Muses,
lesquelles inspirent aux hommes la connaissance poétique ; autre-
ment dit les harmonies phonématiques de la « création », sens que
présente le mot poiêsis, considéré par Platon comme pure qualité.
Verbalisation et mémoration de l’Être sont ainsi liées. Ce que le
dévoilement divin (revelatio) nous donne ainsi à dire et entendre, c’est
l’essence nominale de Lui-même. Il y a la mémoire divine, et la
mémoire humaine. La mémoire de Dieu est parfaitement efficiente à
l’égard de sa création, à laquelle elle est en quelque sorte identifiée ;
elle est inaffectée, quel que soit l’état de désorganisation du monde
d’En-Bas. Alors que la mémoire d’une humanité dévoyée, corrompue
par son appétence d’images du monde, devient toujours plus
incertaine, superficielle et déficiente… Car si la création reste entière
en la Mémoire de Dieu, comme en sa Pensée, imaginale et créatrice, il
s’en faut de beaucoup qu’elle ait conservé concrètement son homo-
généité première ! Avec la perte de la mémoire, l’homme déchu
entretient le reniement de son statut divin, et il se trouve de fait sans
défense au regard de toutes sortes de maux, n’éprouvant même plus
la simple nostalgie d’un Ciel par lui méprisé. Évoquer la mémoire
créatrice de Dieu, c’est parler du phénomène humain puisque, seul

281
parmi les créatures de ce monde, Adam fut conformé à son « image et
ressemblance » ; l’homme parachève la création en acceptant d’assu-
mer sa liberté et ses responsabilités, dont la première est de glorifier
son Seigneur. Au centre du jardin de la Création est l’ « Homme », le
logotype anthropomorphe (Dieu créant incessamment par la toute-
puissance de son Verbe-Nom…), avec la Présence mémoriale de
Dieu ; ce que chaque révélation particulière enseignera, comme
autant de « rappels » à l’Ordre. Cette mémoire de Lui-même, Il l’a
déposée dans l’intime de chaque cœur, « avant » même notre venue
dans ce bas-monde : in illo tempore. L’homme est l’être d’une pensée
idéique, d’une mémoire et d’une imagination totale et intégrale, l’être
de l’ « Idée », ou bien il n’est plus grand-chose. L’amnésique est
“aïdéique”, privé de foi confiante et de fidélité en l’idée (idea) ; sans
espoir d’éternité (aidios), il titube à chaque pas comme un insensé, se
condamnant lui-même à l’enfermement d’un fatal exode.

2. Qu’est donc la mémoire ? La question est d’importance, car sui-


vant que nous ayons ou non la grâce de la foi, avec ses degrés
d’intériorité, notre « activité mémoriale » infléchira différemment la
conscience que nous avons de nous-même, comme de l’ « autre »
dans notre rapport à lui ; plus globalement la conscience de la nature
créée de ce monde. L’homme sécularisé, fils oublieux de la vie qu’il
doit à son père, se méprend forcément sur son statut particulier. C’est
bien par ignorance qu’il renie sa raison d’être, et bien par ignorance
qu’il se persuade de maîtriser un destin qui n’est que la rêverie
évanescente d’un temps déjà passé. Car se rendre maître de soi-même
suppose d’être assez libre d’attaches au regard de ce qui n’est pas, et
attaché d’autant à ce qui est. Il faut donc une mémoire suffisante de
l’Être nécessaire et la conscience de notre petitesse devant la grandeur
divine, une foi adéquate à cette exigence et le cadre objectif d’un culte
où l’écouler. En niant, par orgueil aveugle, ses devoirs vicariaux,
l’incroyant ou l’homme tiède de l’Écriture s’oblige à perdre son droit
seigneurial… Les « droits de l’homme » étant la formule idéologisée
de ce reniement de soi. Pensées, paroles et activités perdent leur sens
supérieur, et le bonheur claironné d’un monde d’idoles infécondes
n’est pas au rendez-vous : « Là où ils disent qu’ils apportent la paix…
le désert s’accroît » (Tacite : Vie d’Agricola). Avant d’être réduites à de

282
simples facultés mentales, la mémoire et l’imagination sont à Dieu.
Par le libre jeu de son infinie miséricorde et de sa rigueur, Dieu
pense, imagine, mémorise et mentionne ses créatures, et Il les
éprouve ; donnant la mort avec la vie, en décréant et recréant
incessamment son ouvrage. C’est en accordant notre intelligence au
Projet, à l’Ordre de Dieu, que nous nous connaissons comme faits à
son image, et qu’avec son gracieux concours nous pouvons librement
l’imiter. Son Nom, qu’Il nous donne d’un amour indéfectible, est
notre guide sûr dans cette pérégrination d’une existence qui s’écoule
plus ou moins bien entre vérités, doutes et fausses certitudes.

3. Platon, dans le Ménon (81b-d) notamment, exposa les fonde-


ments d’une doctrine universelle de la mémoire, et Aristote abordera
ce même thème dans un recueil de petits traités intitulé Parva
Naturalia. Réminiscence ou anamnèse, car « se souvenir de » (ana-
mimnèiskesthai) c’est retrouver ce que l’on a perdu, reconnaître ce que
l’on a connu. Et le verbe latin reminisci est attaché à scire : science. Le
souvenir est en effet inséparable du savoir, d’un « bien voir »
pourrions-nous dire, comme l’oubli est ignorance « aveugle ». On ne
se souvient donc jamais que de ce que l’on a connu et su, avant
qu’une ombre plus ou moins épaisse ne masque en notre âme la
réalité de son origine (in principio). La réminiscence est ainsi une sorte
de renaissance (re-nascere) à soi-même, à notre être propre, donc une
vie participative à l’Être principiel, premier et causal. Lorsque l’âme
s’incarne par l’opération mystérieuse de l’Esprit saint (qui fait de
l’embryon inanimé un être fœtal), elle est encore mémoire subtile ou
conscience de son état originel et de ses métamorphoses… Pour
autant, nul « réincarnationisme » chez l’Athénien, ni parmi l’aréopage
des docteurs qui recueilleront plus tard son immense héritage !
La connaissance ne tient pas d’un quelconque empirisme expéri-
mental, commandé par une raison affranchie de la foi – donc sans
l’intelligence des principes – et supposément libérée. Tout au con-
traire, l’accumulation exponentielle d’expériences pratiques, psycho-
logiques, sociales, entraîne inévitablement une perte de contrôle de
l’objet même du savoir, qui est la conscience unitive du rapport de
l’humain au divin, et la structure ontocosmologique de la création ; le
devoir humain, librement appréhendé, découlant de cette conscience

283
ou connaissance. L’objet artificiellement expérimenté, et nous parlons
là d’abord de l’ « objet l’humain », se fragmente, il perd sa cohésion
interne/externe et partant son sens comme sa légitimité. Ce qui rend
vains les immenses efforts de la « pensée moderne » pour recomposer
l’image d’un monde sans Dieu, donc sans Principe d’être. Une vraie
recherche incitera au contraire à s’affranchir des erratismes et
tâtonnements de l’âme mentale, comme des douteux efforts de la
volonté, appliquée à des objets de plus en plus dénués de sens. On
sait que l’égo laissé à lui-même se montre capricieux, sensible aux
attractions suggestives des puissances d’illusion ! C’est ainsi que la
mémoire de Dieu s’efface, avec l’oubli de nos plus élémentaires
devoirs et les conséquences détestables qui en découlent. L’appren-
tissage de ce qui constitue notre fond d’âme, et de fait notre réelle
« raison d’être », est un processus anamnésique (anamnêsis) de re-
conquête ; un retour progressif de l’âme à Celui dont elle tient son
être propre, avec pour bénéfice concret la libération des qualités
enfouies depuis la chute existentielle… situation aggravée par nos
transgressions. La mise au jour de ce que nous sommes en vérité est
une naissance au savoir, et la mesure de notre connaissance (co-
nescere) de l’Être… Remémoration de ce qui, en notre cœur, est im-
passible, incorruptible, inépuisable. Rappelons que recordatio (souve-
nir, rappel…) est construit sur cor, cordis : « cœur ». L’ignorant (in
gnarus → rac. i.-e ; gnê, gno), lui, se montre incapable de seulement
pressentir – en lui-même comme chez l’autre – cette lumière d’un
Soleil vivant éternellement. Coupé de la source du savoir, l’homme,
tombé complaisamment dans l’oubli (amnêsia) de ce qu’il doit être,
dépourvu même de ce qui faisait le simple « bon sens » ancestral,
devient inconsistant comme une umbra errans, indigne d’humanité.

4. La racine indo-européenne men, pour « mémoire » (grec mnêsis)


et « mental » (lat. mens) connote l’idée de « mention » (mentio), préci-
sément définie comme « appel à la mémoire ». Il y a ainsi une relation
sémantico-ontologique entre parole et mémoire, qui trouve sa plus
haute expression dans l’invocation du Nom unique de Dieu et dans
l’oraison jaculatoire (jaculatoriæ preces) : « L’activité qui sied à la
dignité de l’intelligence, l’emploi le meilleur et adéquat de celle-ci »,
dira Origène (De Oratione, 84). Cette prière, établie dans le silence de

284
l’âme ou verbalisée de façon audible, est ainsi le premier de nos
devoirs, et le meilleur usage que nous puissions faire de notre liberté.
Elle rend grâce au Créateur pour le don de cette intelligence et de
cette sagesse que l’homme fut prédestiné à recevoir, et dont il doit
dans son monde sans cesse témoigner. Par ressemblance divine, les
facultés de l’homme sont conformes à sa raison d’être : réintégrer et
maintenir dans l’ordre universel chaque chose placée sous sa res-
ponsabilité, et qui relèvent de sa situation ou juridiction existentielle
éminente. Or l’Écriture nous prévient que nul serviteur ne saurait servir
deux maîtres à la fois (Lc 16, 13). La bonne et juste mémoire suppose
ainsi la dissolution des images distractives d’un monde qui fatale-
ment s’enfonce toujours plus loin dans l’oubli de l’essentiel. Dont la
consistance n’est guère plus qu’un nuage de poussières d’ignorance,
poussé un temps par l’effort vaniteux de mille volontés dévoyées et
condamnées à l’indifférence. La mémoire spirituelle suppose au con-
traire le savoir d’une conversion du cœur. Il est significatif que par
retournement de la racine men (MN), qui donne aussi bien le grec
monos (« seul ») que le sanscrit manna (« silence »), on obtienne nama /
nomen : le « nom », la chose nommée (NM). Mentionner les choses, les
nommer, comme Adam en reçut le pouvoir, c’est les « appeler à la
mémoire » et par là-même établir leur sacralité ; notons que dans la
Grèce la plus antique, on appelait nome un chant liturgique en
l’honneur d’une divinité – exécuté par un seul chanteur qui s’accom-
pagnait à la cithare. Alors, la mention-nomination de Dieu revivifie
l’âme ; elle nous élève dans les degrés spiralés du Ciel, jusqu’à nous
reconduire à Lui, l’Unique Dieu ; ce qui est le seul véritable et
définitif « progrès humain ». Comme l’enseigne l’Ecclésiaste… tout (le
reste…) est vanité. Ainsi le processus d’anamnèse, le fait d’ « avoir
souvenir de » (mnèmonéuein), suppose la « mention » de la chose
souvenue, et garantit en quelque sorte notre « sur-venir » à Dieu,
notre « sur-vie » en Dieu. Faire mention de ce que l’âme connaît dans
son intimité cardiaque, c’est faire remonter du fond (undgrund) de
cette « nuit obscure », le Sujet même de la Connaissance – qui (se)
connaît lui-même par lui-même. In fine, la réminiscence est Dieu se
donnant à connaître par un « autre », qui se dévoile progressivement
à lui-même dans l’irradiation processionnelle des qualités du Nom.

285
5. Dieu inconditionné et abscons (= qui se tient hors de la vue) est
absolument « Un » ; il se connait lui-même, dans une permanence éter-
nelle. Mais il est un absolu d’Amour : infiniment « Un ». Sa Liberté est
infinie et sans entraves, et les Possibilité rayonnantes de son Amour
sont inépuisables. Absolument libre, il a la pleine volonté d’être re-
connu par un « autre », qui possède par participation et de façon en
quelque sorte conditionnelle cette liberté : faire mille mauvais choix,
pour finalement s’égarer dans les méandres labyrinthiques de l’exis-
tence, ou bien relever et sauver son âme par une seule bonne
décision ; libre conversion du cœur et longue pénitence de la chair, en
vue du seul bien qui vaille d’être désiré. Cet « autre » par ressem-
blance est prédisposé à la Paix du Royaume ; il peut connaître ce qui
est vrai, aimer ce qui est beau, vouloir ce qui est bien. Et ce qui est vrai,
beau et bien n’est autre que la cause suffisante de Dieu. C’est ainsi
que Dieu se voit, dans la manifestation immanente de son unité, par
la mémoire permanente de Lui-même, à travers le jeu de miroir de
ses créatures ; éminement dans l’homme, bien sûr, chaque fois que
celui-ci tend à se conformer librement à sa nature théomorphique, à
s’affirmer comme « porte-parole » et « prête-nom » de Dieu.

6. Par sa nature intérieure ou spirituelle, tout homme est prédis-


posé à bénéficier heureusement de la grâce divine ; mais ses facultés
mentales et sa sensibilité psychosomatique sont le plus ordinairement
distraites de leur fin supérieure par les voiles mouvants de l’illusion
cosmique et le chatoiement du bas-monde. Pourtant, c’est para-
doxalement dans le tragique de cette trompeuse et éprouvante
condition que se trouve la clé du salut de l’âme, pour chaque
individu en particulier comme pour l’humanité… la solution du réta-
blissement de l’ordre de la création, rompu dans les parages du Trône
divin depuis la provocation transgressive de Lucifer et la fatale
faiblesse d’Adam. L’existence (ex stare) même signifie un éloignement
progressif (certes non une « sortie » !) de l’Être, immuablement et
éternellement présent. Cette distance, entre la cause créatrice et la
chose créée qui s’en éloigne, est la mesure de l’enténèbrement du
monde et de la dégradation des facultés de l’âme ; spécialement
quant à la mémoire que nous devrions avoir de ce que nous sommes
en vérité, donc sur l’origine divine de notre nature intérieure. Et

286
l’oubli, ou l’ignorance complaisante et donc coupable de cela,
s’entretient et s’aggrave jusqu’à l’incompréhensivité du néant. L’âme
semble alors perdue et justifiablement condamnée. Mais Dieu – dans
sa Miséricorde infinie – ne veut pas la perte de sa création, ni même
d’un seul de ses sujets… Il veut, par la balance rétributive de sa
Justice, sonder chaque conscience par l’usage de la liberté dont il l’a
douée ; il veut éprouver la foi et l’amour que la créature a pour lui. Et
s‘il se révèle aux hommes, à travers le media protecteur de la religion,
c’est pour leur permettre de reconnaître cette nature originelle dont
ils entretiennent bien trop facilement l’oubli. Dieu se connaît dans
l’Éternité inconditionnée de la pré-existence, et rien de sa création ne
peut donc l’affecter directement ; Il peut certes l’abandonner un
temps, laissant se manifester les conséquences d’un drame existentiel
dont l’homme est à la fois la cause et la première des victimes, mais il
ne peut la renier sans se renier Lui-même... comme Lucifer, devenu
Satan ou le Diable (le « Diviseur »), s’évertue à le suggèrer. Ce qu’Il
veut, c’est se mirer dans un « autre », qu’à cette fin il a conditionné à
son image, en lui prêtant le vêtement de l’existence ; le modèle achevé
de cet « autre » que Dieu veut « être », est l’Homme premier, celui
dont l’âme est totalement unifiée, le saint, le sage. C’est là la liberté
du jeu de Dieu, dont les voies électives nous restent secrètes. À
l’homme appartient la responsabilité d’assumer les conséquences
objectives que la mémoire de ce qu’il est, sujet unique du Dieu-Un
(c’est là vrai savoir comme vraie foi), lui commande d’assumer. Qu’il
l’entende ou non, quel que soit le degré de sa déchéance, l’homme
doit s’efforcer à accomplir son destin libérateur ; Dieu le voulant, tôt
ou tard l’ « homme nouveau » se libèrera et libérera la création des
maux qui l’accablent, engendrés par l’ « homme ancien » oublieux de
son devoir et donc ignorant l’essentiel.

7. L’affirmation totale de l’Unité divine est rendue évidente dans le


Nom même de Dieu tel qu’il nous l’a donné, par son bon vouloir et sa
générosité, avec les voies modales de son intégration. Ces doctrines et
méthodes permettent en principe la recouvrance de notre mémoire
originelle, par le perfectionnement des puissances sensible et volitive,
vivante et spirituelle, de notre âme. Dieu et son Nom sont “un”, et
l’Homme ressemble (similis) à Dieu qui l’a pensé ou imaginé

287
(imagineus) à sa propre image : libre. Dans leur fond commun, les
religions enseignent que Dieu a doué l’homme d’intelligence et d’une
mémoire adéquate à lui-même, afin que son vase d’élection puisse
connaître sa propre âme ; ceci par la remémoration glorificatrice du
Nom et le chant litanique des qualifications divines. Pour l’âme
incarnée dans la forme parfaite de l’Homme (théo-morphe), placée un
temps sur la terre opaque de l’exil et de l’oubli, (se) remémorer
signifie trouver et garder le Nom de Dieu. Si l’homme invoque son
Créateur, c’est par son Nom et en son Nom ; d’où les avertissements
et précautions entourant un usage invocatoire non permis et
forcément désordonné. Mais bien sûr, Dieu ne dévoilera le mystère
de cette identité avec sa créature que dans l’étreinte d’une union,
dont il a à chaque instant l’iniative. Par cette conjugalité ontologique
meurent et (re)vivent les amoureux mystiques, eux qui possèdent,
avec une raison parfaite, le secret entendement du verbe des choses.
Pour autant, chaque chemineau de la foi ne reçoit que la part à lui
destinée ; sachant que par le flux et le reflux incessant de ses grâces,
Dieu donne souvent plus, ou d’une autre façon, que ce qu’on espère
de lui… alors même que nos demandes sont sans doute trop souvent
peu conséquentes. Que nous puissions appeler le Seigneur par son
Nom – autrement dit l’appeler par Lui-même – suppose donc une
mise à couvert à l’égard des puissances inaccomplies de notre âme.
La pratique nous l’apprend !

8. La réalité intime du Nom de Dieu reste cachée à la multitude


des créatures qui subissent à divers degrés, par ordres, rangs, espèces
ou individus, les effets exiliques d’une sédimentation quasi générale
des consciences. Processus miséricordieusement compensé par le
barattage d’une recréation incessante ; en tous lieux comme en tous
temps. Sans cette opération d’En-Haut, la création épuiserait en un
instant ses possibilités de développement, elle resterait comme un
germe stérile, et ne pourrait donc être manifeste puisque nous ne
« serions pas ». Autrement dit nous ne pourrions (nous) connaître ; de
façon intégrale et totale, pour l’homme, ou de façon particularisée
pour toutes les autres créatures des mondes, terrestre, supérieur et
inférieur. La réalité ou le mystère du Nom est ignorée de l’homme
transgresseur, aveuglé par les jeux d’illusion auquel il se prête avec

288
complaisance pour servir vaniteusement son égo. Voué aux puis-
sances du bas-monde, il s’oppose ainsi, par le reniement de « ce qu’il
est », à la volonté re-créative de Dieu d’être l’objet exclusif de ses
honneurs, en chaque circonstance, par l’hommage rendu à son propre
Nom. Embourbé dans les marécages de cette révolte coupable,
l’homme ne peut plus que tendre à refouler la réalité supérieure, que
lui rappelle parfois sa conscience, dans les replis obscurs de l’âme ; ce
qui ne manque pas de produire toutes sortes de « mal-être ». Et
pourtant le Royaume est au-dedans de vous ! Bon gré ou malgré nous...
quoi que nous pensions et fassions, le Nom de Dieu est inscrit d’une
encre indélébile dans la « fine pointe » cardiaque de notre âme ;
quelle que soit le mode de notre impécuniosité spirituelle et le degré
de notre dégradation psychologique, il « est » toujours lumineu-
sement vivant. La plupart des hommes ne le savent pas, car le
rayonnement du cœur est trop faible, empéché par la gangue de l’ego
et le manque de bonne volonté. L’âme vivante s’est d’abord troublée,
comme Ève face aux suggestions du Serpent des formes cosmiques…
Elle est devenue tiède et s’est refroidie, se rendant insensible à la
mystique harmonie du Nom même de la Vie. Dieu est pourtant là,
inaffecté par l’oubli de ses créatures, et toujours disponible pour elles,
comme son esprit est immortel. Cette intuition ou certitude de « ce
qui est », sur laquelle repose notre espérance personnelle d’un
progrès (pro-gradi), d’un « mieux-être » de l’âme, nous laisse confiant
quant à l’avenir de la part d’humanité qui répond à l’appel divin…
serait-elle infime, puisqu’il y aura beaucoup d’appelés… mais peu d’élus.
Le maître hindou Swâmi Ramdas dira : « Le Nom de Dieu que vous
répétez est votre nom propre ; le nom de votre réalité immortelle ». Et
par principe cette réalité-là ne peut changer ! Ce qui est aujourd’hui
une évidence pour quelques-uns, grâce à Dieu, sera plus largement
partagé lorsque s’effondreront, à l’Heure voulue, les douteuses
certitudes d’un monde devenu démoniaque lorsqu’il décréta la
« mort de Dieu », la mort du Dieu Vivant… la mort même de la Vie.

9. Aspect métaphysique... Tiré de la vacuité muette du « Sans-


Nom », le « Nom » est, dans la substance du monde et de notre âme,
l’empreinte verbale de l’Expir divin : désir intelligent et aimant de
l’Être de s’épancher et de s’expanser dans un être créé, doué

289
d’entendement, afin d’être connu, aimé et glorifié par cet « autre »
Lui-même. L’expir principiel procède symboliquement de haut en bas
(katabase) de la création, du centre vers la périphérie. Mais le Nom est
aussi, du point de vue de la création cette fois, le vecteur de l’Inspir
divin : désir de l’Être, porté par chaque être soumis à lui (sous une
indéfinité de modes et degrés), de faire retourner de bas en
haut (anabase) toute la création à Lui ; de la réintégrer, une fois
purifiée des troubles effets de l’existence conditionnée, dans son
Royaume de Paix éternelle. Selon la terminologie taoïste, les principes
complémentaires Yang (céleste, masculin, lumineux…) et Yin
(terrestre, féminin, obscur…), sont « sortie », ou aller de ce qui est
(plénitude infinie de l’Être), et « entrée » ou retour en ce qui n’est pas
(vacuité absolue du Non-Être). Dans le processus actif de création→
dé-création→ re-création, ce mouvement centrifuge/centripète d’al-
lers et retours est concourant. On pourrait dire que Dieu expire la
création par le Vide de son Non-Être, et qu’Il l’inspire « en même
temps » par le Plein de son Être. À cette incessante Respiration
divine, qui garantit la cohésion et l’équilibre (yin-yang) global de la
création, répondent à l’unisson les souffles des créatures, visibles et
invisibles, selon le mode d’expression propre à chacune ; comme
autant de cycles alternés de vies et de morts. Sachant que la part de
désordre, d’erreur, de laideur, comme mal nécessaire et en quelque
sorte comme prix de la création, reste infime au regard du Vrai et du
Bien souverains. L’expir des créatures, éminemment pour l’homme
théomorphe, est le vecteur de la manifestation du Verbe théonyme,
jusqu’aux limites de la création ; et l’inspir permet sa réintégration
principielle, par le retour au Silence anonyme de la préexistence, qui
est éternité. Dieu insuffle sa création, et celle-ci lui revient par les
souffles d’un universel et unanime témoignage de son Unité. Dieu est
Un (principe d’unité), sa création est donc « une » (principe
d’unicité)… Sauf que l’existence étant conditionnée, la création est
placée sous le régime général d’une scission de l’être-essence et de
l’essence-substance ; faille où s’est logé en l’homme le germe de
l’illusion dualiste, avec la perte de l’état unitif d’immortalité pour
première et gravissime conséquence, cause incidente de tous les
maux à venir, comme en témoignera tragiquement le premier
fratricide ! Dieu insuffle son Nom dans la création et en chaque

290
créature, douée elle-même d’une forme-nom, d’un souffle ou rythme
propre, qui lui revient, à la façon d’un écho résonnant dans la vallée
de l’existence, comme chant de louange. « Leur respiration est un
Souffle de la Présence divine », dira le maître soufi Ahmad al-
Alawî… Aussi proférer ou professer le Nom de Dieu, par lequel Il
nous a créé, c’est (au moins virtuellement) sacrifier ou dé-créer le
nom conditionnel auquel s’attache vaniteusement notre âme, jusqu’à
s’idolâtrer elle-même (le péché par excellence !), oublieuse de son
immortalité surnaturelle et de sa vocation divine. L’homme seul a
l’entière « liberté » du sacrifice rédempteur de son âme, en vue d’un
Bien infiniment plus grand, avec la responsabilité qui partant est la
sienne au regard de toute la création ; laquelle est dans l’attente, par
lui, d’un salut général. Par l’alchimie mystérique du chant du Nom
de Dieu, la part de la création tombée dans le puits d’obscurité de
l’existence se transubstantifie à la lumière de la Gloire, ce que réalise
chrétiennement l’opération eucharistique (eu : bien ; kharis : grâce). En
répondant au présent à l’appel du divin Nom, à l’appel du Dieu
sauveur, l’âme échappe à son habituel enfermement (infer → enfer)
dans le bourbier des impressions fugitives, qui n’ont d’autre réalité
que celle que, par abdication de l’intelligence, narcissisme des sens et
dévoiement de la volonté, nous acceptons de leur prêter.

10. Le cœur, au centre de l’anthropos théomorphe, est la demeure


ou le paradis permanent de la Présence et du Nom de Dieu, comme il
est l’organe symbolique auquel se rattache la pensée créatrice, avec
les facultés mémoriale et imaginale… Mémoire et imagination de
notre état originel, en Dieu et sur cette terre adamique, qui déterminent
notre vision du monde, ce monde qui est d’abord notre nous-même.
Le cœur est donc pour nous le haut-lieu de l’anamnèse de Dieu, du
colloque avec Dieu, et de la louange pour Dieu. Même le blas-
phémateur ne peut faire l’économie d’une certaine pensée de Dieu ;
n’est-il pas né lui aussi avec un cœur, et peut-il vivre vraiment sans
user des facultés qui s‘y rattachent ? « Plus il blasphème, plus il loue
Dieu », a-t-on dit… On ne peut en effet qualifier « quelque chose »,
serait-ce négativement, sans le nommer, donc sans lui manifester une
sorte de reconnaissance. Les animaux ou les plantes ont eux-mêmes
une certaine conscience de qu’ils sont, et ils en témoignent à leur

291
façon – par leur beauté, ou toutes sortes de qualités participatives ;
c’est que la création est une, et donc toujours en Dieu-Un, et que
l’existence (ex stare), quoiqu’elle tende à se dissoudre dans ses modes
de manifestation en semblant s’éloigner de l’Être, ne peut devenir
« néant » avant l’apocatastase ; et cette Heure, comme celle du
Jugement dernier, appartient à Dieu seul. En vérité, aucun être n’a le
pouvoir de nier totalement l’Être… même pas les anges déchus, qui
subissent et nous font subir les terribles effets de l’erreur entêtée de
leur damné prince. Comme aucun peuple ne peut être à strictement
parler « déicide ». En voulant tuer Dieu (le fameux « Dieu est mort ! »,
signal d’un monde qui s’éteint dans les tourments), l’homme ne fait
qu’attenter à sa propre intégrité, car même sa capacité de nuisance à
l’égard de l’ « autre » (qui devrait être son prochain) est passagère et
donc relative. Au regard du bien, les maux resteront toujours peu de
chose. Le Dieu de miséricorde entend et voit tout, Il juge tout à la
bonne mesure, récompense celui qui le loue, punit celui qui blas-
phème, pardonne celui qui se repent. À l’homme appartient simple-
ment de savoir ce qui est bon ou mauvais pour son âme, et de
conformer sa volonté en vue du vrai Bien.
Pour que l’usage du Nom soit bénéfique, notre conscience doit être
claire et notre intention adéquate à ce que Dieu veut : que nous le
glorifions, et pour aucune autre raison que la queste de Lui--même. À
leur façon, toutes les espèces naturelles, jusqu’aux astres lointains,
louent Dieu ; mais leur conscience de ce service universel est indi-
recte, et leur chant un simple écho du Nom unique que l’homme
pieux, lui, articule complètement, étant doué d’une mémoire, d’une
pensée et d’une parole adéquates à leur objet commun. Seul l’homme
peut faire en vérité la volonté de Dieu, réaliser en conscience son
projet dans la création, puisqu’il est intelligent et libre ; seul il peut se
voir dans l’état où il est (ce qu’on nomme examen de conscience),
s’appliquer à retrouver la forme simple et paradisiaque d’Adam
avant la transgression, et qui est toujours celle des saints. Il le peut, ce
qui veut dire – dans la perspective du Ciel – qu’il le doit ! Il peut
devenir ce qu’il doit être. L’adresse invocatoire coïncide alors avec
certains dévoilements des qualités/attributs de Dieu, avec une
compréhension des expressions de la Sagesse. Car la fraîcheur du
souffle du Nom désembue le miroir-réceptacle du cœur, et c’est ainsi

292
que les lumières des figures d’En-Haut apparaissent en notre âme. La
fonctionnalité de l’âme humaine permet de faire la volonté de Dieu,
comme la forme intérieure du cœur est disposée pour recevoir ses
dons et garder les secrets de son Nom. Suivant ce point de vue,
l’invocateur, comme fondu dans le Nom, est le terme médian de
l’Invoqué à l’Invoqué, de Dieu à Lui-même. Et Dieu et son Nom étant
identiques, l’invocateur « devient » semblable à l’Invoqué ; l’homme
se réalise, se déifie au gré des progrès de son âme, suivant les degrés
de son aspiration à « être » et l’intensité de son désir de Dieu. D’un
autre côté, tant qu’il persiste une trace d’altérité, c’est l’invocation qui
apparaît comme terme médian entre l’invocateur et l’Invoqué. Le
Nom n’est encore qu’une trace, une apparence de sa propre réalité ; et
par le fait il s’en faut de beaucoup que l’invocation mentale et orale
suffise pour s’affranchir de toute illusion sur soi ! Mais persévérance
aidant, l’âme pieuse ayant prise pour chef un conseiller légitime et
pour compagnes de voyage les vertus du cœur, le Nom se montrera
salutaire… Le “Salut” lui-même nous le dit.

11. Se souvenir de Dieu pour qu’Il se souvienne de nous. L’in-


voquer et l’adorer ici-bas, au fil des jours qu’Il nous accorde, pour que
soit mentionné au-delà notre nom propre sur le grand Livre de sa
Mémoire. Mais s’il y a ainsi une sorte de réciprocité « homony-
mique » entre lui et nous (comme entre « je » et « tu »), qui sommes
faits à sa ressemblance, Dieu est bien la cause première de notre
souvenir de lui. Par l’Intelligence agente Il nous a évoqués avant
même que nous soyons en quelque sorte « nommés » à l’existence. Et
du fait de notre faculté de dire le Verbe, de verbaliser le Sujet divin, le
vrai questionnement nous appartient : « qu’es-Tu ? », ou « qui es-
Tu ? ». À cette suprême interrogation, les gens du Livre savent que
Dieu a répondu par le Je suis Celui qui (Je) suis. La conscience que nous
avons du Nom de Dieu, celle même que nous avons de Lui par son
Nom, nous est permise par la grâce de l’Esprit saint, à laquelle il nous
est commandé de nous disposer et de ne pas faire obstacle ; c’est par
le Souffle puissant de sa Miséricorde que nous le glorifions ainsi en
vérité. Selon la parole de l’Apôtre : Nul ne peut dire Jésus est Seigneur si
ce n’est sous l’action du saint Esprit. Si on ne peut à la fois honorer une
chose et la nier, c’est bien qu’en toute logique on ne peut soutenir que

293
ce qui est « n’est pas ». Plus que l’ « homme sans Dieu » que le
mécréant revendique d’être, celui-ci est d’abord un tricheur vis-à-vis
de lui-même et un hypocrite vis-à-vis des autres. De fait l’ « athé-
isme » n’est pas un état, mais l’accident fatal d’une ignorance à
chaque moment entretenue, qui n’aurait guère de conséquences si
elle n’était pas communicative.
La mention initiale de son Nom vient de Lui, parce que le Nom est
de la nature essentielle de l’Être, comme la Forme réceptacle est de sa
nature substantielle ; les noms de ses Qualités / Attributs témoignant
intelligiblement, par notre voix, de ce qu’Il est. C’est par Toi seul que
nous invoquons ton Nom (Is 23, 13). Le Nom du Verbe, comme le
Souffle ou la Lumière, est à Dieu ; il provient de Lui et, par nous,
retourne à Lui, par le mode de notre réponse à l’Affirmation
témoignante de son Je Suis… Hommes de foi, nous traversons les
terres de l’existence à la croisée du rayon lumineux de sa grâce et de
notre responsabilité personnelle comme vase d’élection.

12. La mention initiale du Nom, perçue par le cœur, sonne le réveil


de nos mémoires assoupies… Comme le soleil en se levant chasse
l’obscurité, elle soulève les voiles de notre ignorance des choses di-
vines… : Ma Parole qui sort de ma bouche ne Me reviendra pas sans effet
(Is 55, 11). Ou bien la Parole reste sans écho, comme un prêche qui se
perd dans l’indifférence sablonneuse du désert : Vous avez des oreilles,
mais vous n’entendez-pas ! Pour l’homme qui se complaît dans le
monde du reniement des âmes, Dieu semble bien mort, et son Nom
même, objet de dérision et refoulé de la conscience, est devenu
incongru. Pour un aveugle de naissance la peinture ne dit rien, pas
plus que pour un sourd la musique… Il en va ainsi pour l’athée,
enfermé dans les oubliettes de l’égo, aveugle et sourd à l’évidence
d’un Dieu toujours vivant. Ce qui est le premier critère de
l’inintelligence, avec tous les malheurs consécutifs à cet état.
L’existence, en laquelle s’écoulent surabondamment le sang (essentiel
et actif) et l’eau (substantielle et passive) de la vie, se trouve dès lors
incompréhensible, même au point de vue de la raison, dès lors que
cette faculté est coupée de son principe-intellect. C’est qu’une
existence sans « être » est en toute rigueur impossible, car la Vie
n’aurait alors pas de substantiel « lieu » où s’écouler … Sans « être »,

294
autrement dit sans que Dieu soit pré-naturellement présent et vivant
en nous, nous n’existerions pas. L’existence ne serait qu’un fantasme,
une chimère à vrai dire infernale (in fernere), car l’enfer, avant d’être le
« lieu d’expiation » perpétuelle du péché contre l’esprit, est d’abord
l’état morbide des consciences dans le monde que Satan suggère, par
les mille canaux d’une même tentation d’extériorité. Dire “Dieu” avec
son accord, comme respire notre cœur, suffit à dissiper cette grande
illusion cinématique du monde que colporte l’ « existentialisme »
moderne, suicide de l’être pensant.
L’homme « est » l’être du souvenir et de la glorification de Dieu,
par son Nom qu’Il nous a donné… Où bien il « n’est pas » ; son
humanité est alors comme « par défaut », car il manque cette faculté
essentielle de la mémoire du cœur. Elle manque terriblement parce
que c’est la conscience de l’origine (alpha) qui détermine la conscience
de la fin (omega), ce qui donne précisément le sens nécessaire et
suffisant de l’existence. Chez l’homme de l’oubli le soleil de la
conscience reste figé sous l’horizon terrestre, obscur et froid ; il ne se
lève plus, et l’âme ne peut plus s’élancer vers le zénith des cieux ;
c’est ainsi que l’homme se condamne lui-même aux épaisses
profondeurs de la terre. En latin, « se souvenir » se dit re-cordor :
opération d’un mouvement de retour au cœur ; on comprend que la
recouvrance de notre intégrité existentielle, nécessaire à
l’épanouissement de la vie en nous, jusqu’à l’union divine, suppose la
pleine adhésion du cœur (cor) ; ce qui est possible si nous nous
saisissons résolument de la corde (corda) du Nom salvateur. Ceux qui
s’engagent sur cette « voie droite » doivent accepter l’idée d’un long
et périlleux cheminement ; une disposition au sacrifice qui est bien
aux antipodes de la mentalité des railleurs et des tièdes. Quoi qu’il en
coûte aux puissances de notre âme, l’effort conscient et libre de cette
« conversion » de la mémoire entraîne et façonne notre vie spirituelle,
et va déterminer notre destin au-delà. Heureux est assurément celui
qui rend l’âme sans aucune pensée, mauvaise ou bonne, en expirant
profondément le seul Nom de son salut !

295
BIBLIOGRAPHIE

JUDAÏSME

Ouvrages généraux
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CHRISTIANISME

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Dictionnaire de la Bible (DB), Jacques Dupont, art. “Nom de Jésus”.
Dictionnaire de Théologie Chrétienne (DTC), A. Michel, art. “Noms
divins”.
Dictionnaire de Spiritualité (DS), P. Pourrat, art. “Attributs divins” ; I.
Noye, art. “Jésus (Nom de)” ; P. Adnès, art. “Jésus (Prière à)”.
Dictionnaire du Nouveau Testament (DNT), Xavier Léon-Dufour.
Grand Eucologe Sacerdotal (GES), trad. P. Denis Guillaume, 1992.
Orientalia Christiana (OC, OCA, OCP).
Patrologie grecque de Migne (PG).
Patrologie latine de Migne (PL).

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Bellefontaine.
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Petite Philocalie de la prière du cœur, trad. Jean Gouillard (1953), Paris,
Seuil, 1969.
Philocalie des Pères neptiques : En 11 volumes, Abbaye de Bellefontaine,
1979-1991 ; en 2 volumes (Olivier Clément), Paris, Desclée de
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VLACHOS Hiérothée, Entretiens avec un ermite de la sainte Montagne
sur la prière du cœur, Paris, Seuil, 1979.

302
TABLE DES MATIÈRES

AVANT-PROPOS 11

Première partie
JUDAÏSME 17

Chapitre I : AUX SOURCES 19


- Les vingt-deux Lettres de la création 21
- Processus de nomination 29
- Quel est ton Nom ? 32
- Les noms de Dieu 34

Chapitre II : DU “JE SUIS…” AU TÉTRAGRAMME 41


- Décalogue 43
- Structure alphabétique et graphique 44
- Vocalisation 47
- Les dix Sefirot 49
- Job et livres prophétiques 53

Chapitre III : LE GRAND NOM 61


- Quarante-deux et soixante-douze lettres 63
- La Torah 65
- Angélologie ; les soixante-dix noms de Métatron 66
- “Sagesse” salomonienne 69

Chapitre IV : BÉNÉDICTION SACERDOTALE 73


- Le nom du Temple 73
- Prières liturgiques et personnelles 74
- Théurgie « unionante » 79
- Le Shema Israël et les secrets du Messie 81

FLORILÈGE 85
Deuxième partie
CHRISTIANISME 91

Chapitre V : LA PRIÈRE DU CHRÉTIEN 93


- Le “Notre-Père” 98
- Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit 102

Chapitre VI : LE SEUL NOM QUI SAUVE 105


- Dans l’Écriture 106
- Théonymes 112

Chapitre VII : LES PÈRES APOSTOLIQUES ET L’ÉGLISE


D’ORIENT, JUSQU’AU XIVE SIECLE 125
- De l’origine du Nom 129

Chapitre VIII : PRIÈRE MONOLOGIQUE 135

Chapitre IX : HÉSYCHASME. LA MÉTHODE INVOCATOIRE 149


- À Byzance 151
- En Russie 154
- Prière de Jésus 163

Chapitre X : ÉGLISE D’OCCIDENT 167


- Brève histoire d’une dévotion 167

Chapitre XI : DES NOMS DIVINS (1) 179


- Le Tractatus dionysien 179
- Théologie de saint Thomas d’Aquin 188

Chapitre XII : DES NOMS DIVINS (2) 199


- Le “Je Suis…” chez Maître Eckhart 199
- Une philosophie du “Verbe-Nom” au XXe siècle 204

Chapitre XIII : DU TÉTRAGRAMME À JÉSUS 211


- Combinatoire des lettres et des nombres 211
- Les trois cercles 216
- Tétramorphe 218
- Supports monogrammatiques 220
Chapitre XIV : LE SAINT NOM DE JÉSUS 229
- Fête 229
- Litanies et prières, cantiques et poèmes 231
- Miracles 236

Chapitre XV : LES NOMS “MARIE” ET “JÉSUS-MARIE” 239


- “Ave Maria”, rosaire, litanies, prières 240

Chapitre XVI : EXERCICES ET INSTRUCTIONS 251


- Deux méditations ignaciennes 253
- Pensée et pratique de la mort 254

FLORILÈGE 259
CHAMPS THÉMATIQUES 277
AUTOUR DE LA NOTION DE RÉMINISCENCE 281
BIBLIOGRAPHIE 297

*
Vérité et Justice

« L’accomplissement de la volonté divine sur la terre n’a


lieu qu’après la sanctification du Nom de Dieu et
l’avènement de son Royaume. Le Nom de Dieu – c’est la
vérité ; et son Royaume – c’est la justice. Le triomphe de la
charité évangélique dans la société humaine a donc pour
condition la connaissance de la vérité et la pratique de la
justice. »
Vladimir Soloviev.
La Russie et l’Église universelle (1889), Paris, F.-X. de Guibert,
2008, p.13.

*
Religion
aux éditions L’Harmattan

Dernières parutions

célibat (Le) des candidats prêtres Africains


Mazola Ayinapa Joseph
La méconduite affective et sexuelle des prêtres interpelle les institutions formatives au sacerdoce.
L’Afrique n’est pas épargnée dans une culture traditionnelle où le devenir de l’homme s’identifie
avec la paternité biologique. Doit-on opter pour le célibat et vivre frustré ou être infidèle une fois
ordonné prêtre ? Quelles voies envisager pour conduire le prêtre à la maturité affective et sexuelle
en vue d’un ministère pastoral fructueux et fidèle au Christ et à la culture ancestrale positive ?
(29.00 euros, 294 p.)
ISBN : 978-2-336-00940-7, ISBN EBOOK : 978-2-296-53224-3

(mal)traitement (Le) des nouveaux hérétiques


La France et ses minorités religieuses
Coordonné par Régis Dericquebourg
La France a toujours détesté les hérétiques et les marges religieuses. Il n’est donc pas étonnant
que le combat contre les hérétiques religieux soit devenu une cause nationale subventionnée et
institutionnalisée. Étendu aux formes alternatives ou marginales, les professeurs de yoga, les
sophrologues ou les médecins alternatifs se voient considérés comme de dangereux gourous. Les
auteurs nous invitent à une incursion dans la sphère de la discrimination religieuse en France avec
un détour par le Japon et la Belgique.
(16.50 euros, 170 p.)
ISBN : 978-2-336-00867-7, ISBN EBOOK : 978-2-296-53175-8

Réveil du religieux – Éveil de la société


Kounkou Dominique
Quand Max Weber parle de l’éthique protestante du capitalisme, il traduit avec ses mots de
sociologue comment le réveil religieux des sectes baptistes a donné naissance à une société
planétaire de la confiance capable de faire naître la prospérité des peuples. Aujourd’hui, ce livre
veut démontrer que, sous la cendre des sectes que partout l’on stigmatise, brûle le feu du réveil
religieux qui précède l’aurore d’une société de l’éthique et de la confiance.
(Coll. Théologie et Vie politique de la terre, 29.00 euros, 282 p.)
ISBN : 978-2-336-00535-5, ISBN EBOOK : 978-2-296-53181-9

Quand le Christ se dérobe à la pensée


Chalcédoine, Luther et les théologies non spéculatives
Tchonang Gabriel
Cet ouvrage tente de retrouver le tournant théologique d’une compréhension existentielle de
l’œuvre du Christ, et suit la courbe de sa «descente» de la pensée spéculative vers les grands défis
de l’existence humaine ; rappelant l’urgence d’un retour à la vie intérieure et à une théologie de la
communication à Dieu que les christologies non spéculatives tentent de mettre en lumière.
(Coll. Églises d’Afrique, 14.50 euros, 140 p.)
ISBN : 978-2-336-29286-1, ISBN EBOOK : 978-2-296-53128-4

évangile (L’) du treizième apôtre – Aux sources de l’évangile selon Saint Jean
Benoît Michel
Aucun des auteurs des quatre Évangiles n’a connu Jésus personnellement. On sait maintenant
qu’un treizième homme faisait partie de son entourage, le mystérieux disciple bien aimé. Son récit
nous est parvenu par un groupe peu connu, les Nazôréens. En exhumant ce récit enfoui dans
l’évangile de Jean, Michel Benoît nous fait découvrir un autre Jésus que celui des apôtres. Son
visage apparaît infiniment humain, démaquillé de tout ce que l’Église a plaqué sur lui.
(15.00 euros, 130 p.)
ISBN : 978-2-343-00029-9, ISBN EBOOK : 978-2-296-51629-8

En couple catholique et franc-maçon – Dialogue spirituel


Griffard Michel, Griffard Dominique
Lui, est franc-maçon, elle, est reconvertie au catholicisme. Tout semble les opposer mais pourtant,
ils chemineront ensemble et ne cessent d’échanger sur leur recherche de Vérité. Ce dialogue intime
et authentique dans lequel les auteurs rappellent le besoin de chaque homme de vivre sa dimension
spirituelle, est une initiation au monde invisible qui nous entoure, un plaidoyer pour la tolérance.
(19.00 euros, 196 p.)
ISBN : 978-2-343-00192-0, ISBN EBOOK : 978-2-296-53012-6

essentiel (L’) est invisible – Petit essai sur les fondamentaux de la Bible
Lucien Marie
L’essentiel est invisible aux yeux de chair, dit le renard au Petit Prince. Le but de ce livre est de
donner des pistes de réflexion concernant les questions fondamentales. La place du vivant et de
l’homme en son sein. Mais aussi de la cause de l’origine du monde, d’un Dieu créateur, de la part
de divin en l’homme ; ou bien encore de l’existence de l’âme et de son devenir après la mort.
(13.50 euros, 128 p.)
ISBN : 978-2-336-00606-2, ISBN EBOOK : 978-2-296-51531-4

Dieu ou l’éthique ? – Dialogue sur l’essentiel


De Tanoüarn Guillaume, D’Urance Michel
Voici un dialogue entre un croyant et un incroyant. Tous les deux écrivains engagés, leurs
interrogations révèlent une préoccupation commune concernant la décroissance des valeurs qui
fait l’étoffe de notre quotidien. Quand les sociétés se morcellent, quand les individus deviennent
des agents de l’argent, un tel dialogue contribue à fournir des armes autant conceptuelles que
pratiques.
(Coll. Théôria, 28.00 euros, 276 p.)
ISBN : 978-2-296-99774-5, ISBN EBOOK : 978-2-296-51577-2

Pour une unification du monde et son accomplissement


De l’intelligence des Ecritures à la pensée évolutionniste de Teilhard de Chardin
Comby Marcel
Historiquement, les domaines de la science et des religions ont connu différentes phases de conflits
culturels. Le langage rationnel et les modèles qu’il engendre est là pour rendre les choses intelligibles
y compris celles qui s’inscrivent dans le champ de la métaphysique. Un grand scientifique et
théologien, Teilhard de Chardin, a apporté une large contribution dans la compréhension du
monde, en raison de ses travaux sur l’évolution et en liaison avec le christianisme.
(23.00 euros, 234 p.)
ISBN : 978-2-336-00701-4, ISBN EBOOK : 978-2-296-51541-3

pensée (La) chrétienne face à la mondialisation néolibérale


La croix, le globe et le marché
Laîné Loïc
La mondialisation constitue un défi pour l’homme d’aujourd’hui et interroge la foi et la praxis
chrétiennes. Face à l’effondrement des systèmes idéologiques, la pensée chrétienne peut en retour
aider l’homme à mieux vivre dans l’espace-temps mondial et contribuer à une critique de la
mondialisation libérale, à partir des Écritures et de l’enseignement social de l’Église. L’Église a
sans doute une occasion historique à saisir, en accompagnant le combat de toutes celles et ceux
qui veulent humaniser la mondialisation.
(28.00 euros, 282 p.)
ISBN : 978-2-296-99757-8, ISBN EBOOK : 978-2-296-51716-5
chrétiens (Les) face aux valeurs sociales et éthiques
dans la société congolaise
Andely-Beeve - Préface de Monseigneur Anatole Milandou
Ce livre se présente comme un plaidoyer pour les valeurs éthiques au sein de la société congolaise
contemporaine, laquelle n’a pas encore trouvé l’équilibre entre les valeurs venant de la tradition, les
éléments de la culture moderne de type occidental et le message chrétien. En vue de l’élaboration
«d’une charte des valeurs», l’auteur revisite le fonds culturel bantou, pour y trouver ce qu’il faut
articuler avec le message chrétien.
(Coll. Croire et savoir en Afrique, 14.00 euros, 140 p.)
ISBN : 978-2-336-00862-2, ISBN EBOOK : 978-2-296-53008-9

Esquisse d’une théologie du logos en Afrique


Proposition d’une foi narrative et dialogale en milieu bantu
Maweni Malebi Stanislas
L’auteur contribue à la Théologie africaine en présentant le Christ comme «Ancien» et non
uniquement «Ancêtre». Il s’agit ici de présenter Jésus de Nazareth dans l’horizon de sa mort et
de sa résurrection, conception inexistante dans le milieu bantu. Car chez les Bantu, la mort est
une malédiction dont il faut trouver la cause. Il leur présente un véritable paradigme salutaire et
libérateur en la personne de Jésus, Véritable et Unique Parole de Dieu, qui est un Ancien à suivre.
(Coll. Afrique théologique & spirituelle, 24.50 euros, 236 p.)
ISBN : 978-2-336-00262-0, ISBN EBOOK : 978-2-296-51574-1

Essai d’une théologie de la malédiction en milieu africain


Statut de la Parole de Dieu au Concile Vatican II et au 1er synode africain
Maweni Malebi Stanislas
Comment concilier la ferme croyance à la parole traditionnelle avec la foi en la Parole libératrice
de Dieu ? Est-ce que le statut de cette Parole divine peut libérer l’homme de sa peur et de sa peur
de la malédiction ? A une époque où le thème de la formation chrétienne est particulièrement
d’actualité, l’auteur pose de façon nouvelle cette problématique pour ramener tout le monde à la
découverte du véritable statut et de l’intelligence de la parole dans la Bible.
(Coll. Afrique théologique & spirituelle, 24.50 euros, 236 p.)
ISBN : 978-2-343-00099-2, ISBN EBOOK : 978-2-296-53011-9

Unité et spiritualité
Le courant Melâmî-Hamzevî dans l’Empire ottoman
Ballanfat Paul
L’enseignement d’ibn al-’Arabî - connu sous le nom d’unité de l’existence -, fondement de
l’ensemble de la «mystique» ottomane, a donné lieu à de nombreuses interprétations et fut au
centre des conflits entre mouvements mystiques. L’un des plus intéressants est le courant Melâmî,
devenu ensuite Hamzevî, qui se distingue par son rejet et sa critique radicale de toutes les pratiques
confrériques au nom de son interprétation de l’unicité de l’existence.
(Coll. Théôria, 49.50 euros, 534 p.)
ISBN : 978-2-336-00864-6, ISBN EBOOK : 978-2-296-53003-4

Que signifie être chrétien


Pour moi, pour vous, vraiment ?
Finet Roger
Jésus ne nous a laissé aucun écrit. Il a parlé beaucoup à ceux qui venaient l’écouter, en utilisant les
mots et les expressions de son pays et de son temps. Puis il a demandé à ses disciples d’aller redire
au monde entier ce qu’il leur avait enseigné. Dieu aime chacun de nous, tous voués à l’immortalité.
Difficile à comprendre et à répéter. A chacun de se mettre à son écoute et transmettre les paroles
de vie, avec les pensées et les mots de son propre pays et de son temps. Ce que cherche à faire ce
livre.
(13.50 euros, 124 p.)
ISBN : 978-2-336-29076-8, ISBN EBOOK : 978-2-296-51474-4
Lève-toi et marche ! – Mémoires d’un prêtre indigné
Chenel Jean-François
Chacun de nous s’interroge légitimement sur le sens et le devenir de sa vie, le doute et la foi, l’être
et la mort, les religions, la personne de Jésus, les Évangiles, la vie spirituelle. Ce récit d’un prêtre
indigné, retraité, marié sert, non pas à renier ce qu’il fut, mais à mettre en lumière les étincelles
du divin pour l’avenir d’un christianisme épuré, retrouvant ses sources et son élan.
(15.50 euros, 148 p.)
ISBN : 978-2-336-00592-8, ISBN EBOOK : 978-2-296-51320-4

Un missionnaire français au coeur


de la décolonisation (2 volumes)
Legrain Michel
Les rapides considérations à propos des colonisations et décolonisations rapportées dans ce
livre sont destinées à mieux saisir le contenu des 91 lettres qui ont ponctué le demi-siècle de
la vie missionnaire de l’auteur, parti vers l’Afrique en 1957. Quelques années en pleine brousse
congolaise, suivies de nombreux déplacements pour partager avec autrui interrogations et
convictions en vue d’une meilleure évangélisation, l’ont amené à percevoir autrement l’activité
missionnaire.
(Coll. Eglises d’Afrique, Tome 1, 38.00 euros, 394 p.)
ISBN : 978-2-336-00242-2, ISBN EBOOK : 978-2-296-51249-8
(Coll. Eglises d’Afrique, Tome 2, 38.00 euros, 382 p.)
ISBN : 978-2-336-00243-9, ISBN EBOOK : 978-2-296-51250-4

Prédications de Noël à la Pentecôte (Tome 1)


Ecouter Dieu au coeur de Berlin
Vallotton Claude Henri
Ecouter Dieu au coeur de Berlin rassemble les prédications prononcées par Claude Henri Vallotton,
pasteur pendant deux ans auprès de la Communauté protestante francophone de Berlin. Elles ne
sont pas des sermons qui moralisent, culpabilisent ou enrôlent. Elles invitent à la méditation et à
la discussion et orientent vers le Sens et l’Essentiel. Ce premier volume souhaite aider chacune et
chacun à mieux vivre les temps de fêtes.
(Coll. Religions et Spiritualité, 22.00 euros, 218 p.)
ISBN : 978-2-296-99746-2, ISBN EBOOK : 978-2-296-51456-0

Prédications pour mieux vivre au quotidien (Tome 2)


Écouter Dieu au coeur de Berlin
Vallotton Claude Henri
Berlin, ville captivante : elle vit intensément le présent, tout en regardant en face son passé et en
laissant ouvert l’avenir. Dans ce second volume et dans le même esprit que le premier, Claude
Henri Vallotton, pasteur pendant deux ans auprès de la Communauté protestante francophone
de Berlin offre des paroles et des mots pour donner goût à l’existence, pour que la vie quotidienne
devienne plus légère.
(Coll. Religions et Spiritualité, 22.00 euros, 218 p.)
ISBN : 978-2-296-99747-9, ISBN EBOOK : 978-2-296-51455-3

Pour une autre lecture du Coran – Les voix du verset


Idrissi Abdellatif
«Le Coran, avant sa mise en forme par écrit, fut une parole. Pour tenter de déceler les caractéristiques
de cette parole, nous sommes contraints, dans un premier temps, de nous limiter aux possibilités
expressives de la langue, à l’exclusion de tous les présupposés explicites ou implicites que toute
lecture impose au texte.»
(Coll. Bibliothèque de l’ iReMMO, 10.00 euros, 140 p.)
ISBN : 978-2-296-99439-3, ISBN EBOOK : 978-2-296-51359-4
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Le Nom de Dieu
Mémoire et Invocation
dans le judaïsme et le christianisme
Par la révélation de son Nom, Dieu offre à l’homme déchu la possibilité
de retrouver son statut adamique originel. Il se donne à glorifier, à aimer,
à connaître, et le fidèle réalise progressivement la plénitude de son
humanité, en l’invoquant par une mobilisation des puissances de l’âme.
Nous envisageons donc les principes d’une onomastique sacrée, avec les
aspects méthodiques d’une mise au jour de “l’esprit de la lettre”. Le Nom
de Dieu étant par essence Verbe et Lumière, il provoque intelligiblement
notre être, et émeut l’âme par un désir d’union à Lui, en sollicitant notre
mémoire cardiaque.
Dans le contexte du rapport du christianisme au judaïsme, la transposition
du Tétragramme hébraïque “YHVH” dans le Nom “Jésus” (Yehoshua :
Salut de Dieu) détermine une “théosophie” dont Maître Eckhart sera pour
le Moyen Âge un insigne représentant. L’Auteur envisage d’autre part
les moyens concrets de vocalisation et de visualisation nécessaires à la
macération du Nom.

Gérard Chauvin a publié plusieurs ouvrages de vulgarisation


sur les religions “abrahamiques”, et des études
spécialisées, visant une approche intérieure des savoirs
anciens, de leurs signes et symboles. Alors que les formes
normatives de la conscience du Sacré se dénaturent dans
l’ambiance dissolvante du “monde moderne”, ces travaux
prennent place dans un processus de revivification de la
pensée traditionnelle en Occident.

Illustration de couverture :
peinture, © Sylvette Chauvin Meynier.

ISBN : 978-2-343-01049-6
31e

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