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Rousseau sur l’état de nature

Texte 1
1 [C]omment l’homme viendrait-il à bout de se voir tel que l’a formé la nature, à
travers tous les changements que la succession des temps et des choses a dû produire
dans sa constitution originelle, et de démêler ce qu’il tient de son propre fonds d’avec
ce que les circonstances et ses progrès ont ajouté ou changé à son état primitif ?
5 Semblable à la statue de Glaucus (1) que le temps, la mer et les orages avaient
tellement défigurée qu’elle ressemblait moins à un dieu qu’à une bête féroce, l’âme
humaine altérée au sein de la société par mille causes sans cesse renaissantes, par
l’acquisition d’une multitude de connaissances et d’erreurs, par les changements arrivés
à la constitution des corps, et par le choc continuel des passions, a, pour ainsi dire,
10 changé d’apparence au point d’être presque méconnaissable ; et l’on y trouve plus, au
lieu d’un être agissant toujours par des principes certains et invariables, au lieu de cette
céleste et majestueuse simplicité dont son Auteur l’avait empreinte, que le difforme
contraste de la passion qui croit raisonner et de l’entendement en délire.
Ce qu’il y a de plus cruel encore, c’est que tous les progrès de l’espèce humaine
15 l’éloignant sans cesse de son état primitif, plus nous accumulons de nouvelles
connaissances, et plus nous nous ôtons les moyens d’acquérir la plus importante de
toutes, et que c’est en un sens à force d’étudier l’homme que nous nous sommes mis
hors d’état de le connaître.
Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi
les hommes (1755), Préface ; GF-Flammarion, 2008, p. 51-52 (orthographe
modernisée)
(1) Glaucus est un dieu marin dont la statue a été retrouvée après un long séjour au
fond de la mer. Platon comparait déjà l’âme humaine « modifiée par l’action de dix
mille maux » à cette statue rendue méconnaissable (cf. République, X, 611 cd).

Texte 2
Les philosophes qui ont examiné les fondements de la société ont tous senti la
nécessité de remonter jusqu’à l’état de nature, mais aucun d’eux n’y est arrivé. [T]ous,
parlant sans cesse de besoin, d’avidité, d’oppression, de désirs, et d’orgueil, ont
transporté à l’état de nature des idées qu’ils avaient prises dans la société ; ils parlaient
de l’homme sauvage, et ils peignaient l’homme civil.
Ibid., p. 65
Texte 3
Car ce n’est pas une légère entreprise de démêler ce qu’il y a d’originaire et
d’artificiel dans la nature actuelle de l’homme, et de bien connaître un état qui n’existe
plus, qui n’a peut-être point existé, qui probablement n’existera jamais, et dont il est
pourtant nécessaire d’avoir des notions justes pour bien juger de notre état présent.

Ibid., p. 53

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