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SOUS LA DIRECTION DE
Cet ouvrage a pour objectif de faire l’état des lieux général d’un pays qui est sans doute un Karima Dirèche
SOUS LA DIRECTION DE
Karima Dirèche
des moins étudiés des pays de la rive sud de la Méditerranée. Appréhendée bien trop souvent par
L’Algérie au présent
le gigantisme de son territoire, par son économie rentière et par l’opacité de son régime politique,
l’Algérie est considérée comme une énigme. Celle d’un pays « hors-champs », dont les
expériences historiques auraient construit une spécificité politique, économique, religieuse pour
constituer une sorte de « modèle algérien » qui ne s’appliquerait qu’à lui-même et qui n’aurait
pas à se soumettre à l’analyse critique et à la déconstruction de ses catégories théoriques.
Soixante-quatre auteurs sont réunis ici pour pallier cette situation et offrir des clés de
L’Algérie au présent
connaissances empiriques, fruits d’enquêtes de terrain originales.
Cet ouvrage participe à la compréhension des forces motrices de la société algérienne,
Entre résistances et
de ses dynamiques et de ses acteurs en pleine ébullition aujourd’hui.
Karima Dirèche est historienne, Directrice de recherches au CNRS au laboratoire
changements
TELEMMe, elle a dirigé l’Institut de recherche sur le Maghreb contemporain de Tunis entre
2013 et 2017 et est spécialiste de l’histoire contemporaine du Maghreb.
Ont contribué à cet ouvrage : Frédéric Abecassis, Maissa Acheuk-Youssef, Akli Akerkar,
Emmanuel Alcaraz, Joëlle Allouche-Benayoun, Malika Assam, Amina Azza-Bekkat,
Layla Baamara, Jean-Marie Ballout, Nabila Bekhechi, Badia Belabed-Sahraoui, Zakaria
Benmalek, Omar Bessaoud, Saliha Boumadjene, Fériel Boustil, Rafael Bustos García de Castro,
Kamal Cheklat, Salim Chena, Fatima Zohra Cherak, Pierre Daum, Samy Dorlian, Abderrazak
Dourari, Philippe Dugot, Jean-Paul Durand, Giulia Fabbiano, Jacques Fontaine, Carmen
Garraton Mateu, Ahmed Ghouati, Fanny Gillet, Nora Gueliane, Ali Guenoun, Augustin Jomier,
Myriam Kendsi, Nadji Khaoua, Yaël Kouzmine, Soraya Laribi, Djaouida Lassel, Loïc Le Pape,
Farid Marhoum, Makram Mici, Rachid Mira, Amar Mohand-Amer, Meriem Moussaoui-Meftah,
Abdenour Ould-Fella, Moussa Ouyougoute, Tayeb Rehaïl, Patrick Ribau, Anna Rouadjia, Hicham
Rouibah, Oissila Saaidia, Muriel Sajoux, Salah-Eddine Salhi, Saradouni Karim, Isabel Schäfer,
Thomas Serres, Elyamine Settoul, Catherine Sicart, Nedjib Sidi Moussa, Mélanie Soiron-Fallut,
Mehdi Souiah, Sassia Spiga, Issam Toualbi-Thaâlibi, Bradreddine Yousfi, Zohra Aziadé Zemirli.
37 €
ISBN : 978-2-8111-2639-1
Farid MARHOUM,
Mehdi SOUIAH
1. Ce texte propose de présenter les premiers éléments recueillis à travers l’enquête exploratoire d’un projet
de recherche CRASC (Centre de Recherche en Anthropologie Sociale et Culturelle, Oran) intitulé :
« Urbanité rurale : à propos de l’évolution des villages socialistes », apprécié et approuvé par le conseil
scientifique du CRASC en juin 2016. La problématique du projet a été axée sur le mode de présence dans
un espace qui a ses particularités morphologique, économique et sociale et qui vise, en partie, à sonder
l’efficacité de cet instrument de transformation du mode de vie, à travers des questionnements sociologiques :
Comment ces villages ont-ils affecté le mode de vie de leurs habitants ? Comment ont-ils évolué ? Comment
doit-on considérer, aujourd’hui, leurs habitants ? Comme des urbains ? Des ruraux ? Qu’est-ce qui justifie,
aujourd’hui, leur urbanité ou leur ruralité ? etc.
2. Le choix des villages est dicté par le souci d’une représentativité à l’échelle régionale de l’Oranie : le
1er village est « Fellaoucene » : situé sur le littoral, dans la zone touristique d’Aïn El Turk (Oran), où la
pratique agricole a été plus ou moins délaissée au détriment d’activités en lien avec le tourisme balnéaire ;
le 2e, « Aures El Meïda » se situe dans la commune de Hammam Bouhdjar (Aïn Témouchent) où la pratique
de l’agriculture demeure structurante dans l’économie locale ; et enfin, « Bellahcel » (Relizane) où nous
supposons qu’il y demeure un relatif maintien de la pratique agricole comme élément principal régissant les
dynamiques sociales et économiques locales.
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[la ville] pose le grand problème des structures de la vie algérienne dans sa totalité, de leur
indispensable remodelage et extension, s’agissant d’une société humaine qui est passée en
un siècle et demi environ à côté de transitions multiples qu’elle n’a pu dépasser avec succès
jusqu’à l’aboutissement d’un itinéraire normal et dont le processus contrarié, perturbé ou
bloqué, est cause de cet état semi-urbain sans cesse inachevé et de cet autre état paysan figé
dans les pires archaïsmes et la mort lente (Lacheraf, 1972).
Cela suppose-t-il que la ruralité comme mode d’être et de vie n’avait, quant
à elle, plus sa place dans l’Algérie indépendante qui traçait son chemin vers le
développement et la modernité 3 ? Un développement « civilisateur » marqué,
dans les années 1970, par la Révolution agraire et la Révolution industrielle.
Abdelkader Zghal, quant à lui, remarquait, en 1976, qu’à l’occasion des
réformes agraires :
Les conflits des paysans sans terre avec les représentants locaux des classes dirigeantes sont
plus fréquents que ceux qui opposent les paysans pauvres aux grands propriétaires fonciers.
Et que contrairement à la tradition insurrectionnelle de la paysannerie maghrébine
précoloniale, le monde rural donnait l’impression d’être calme par rapport aux villes
périodiquement agitées par les revendications des ouvriers et des étudiants.
Il suppose que ce calme relatif des campagnes pourrait être expliqué par
« la dépaysannisation accélérée des ruraux, au point de se demander si,
réellement, le terme de paysan est encore adéquat pour caractériser cette
population rurale » (Zghal, 1976, 307-308). De facto, il constate auprès de la
paysannerie pauvre, l’absence de perspective pour une vie normale dans les
campagnes, et la recherche d’une possibilité d’emploi en ville ou à l’étranger.
Nos questionnements vont donc tenter de saisir à bras le corps un objet
d’étude quelque peu délaissé par la majorité des praticiens. Les sociologues
comme les économistes et les géographes ont depuis longtemps boudé le
monde rural 4. La tendance est passée de mode, et depuis fort longtemps. Et
pourtant, la mutation de la société algérienne s’effectue autant à la campagne
qu’à la ville.
3. On estimait que la société algérienne avait assez souffert de l’injustice du colonialisme. La société
algérienne était sortie de la guerre de libération (1954-1962) affaiblie et pauvre. La visée du pouvoir politique
de la période du président Boumédiène était de tourner une page d’histoire noircie de peines, de violences
et de souffrances et en écrire une nouvelle où l’Algérie deviendrait un pays développé et « moderne ».
4. Dans un essai au titre significatif « Du rural délaissé à l’urbain convoité : mutations sociales et dynamique
d’intégration » publié en 2003, El Djounid Hadjidj développe la thèse selon laquelle en sociologie (le constat
est similaire dans les autres disciplines en sciences humaines et sociales) les chercheurs ne s’intéressent
désormais guère à la campagne en tant que terrain d’étude, et estiment plus utile de focaliser l’intérêt sur
l’univers urbain. Ce changement de cap correspondrait, selon lui, à l’abandon des différents projets de
développement initiés par l’État au début des années 1970 deux décennies plus tard. Effectivement, la crise
financière qu’a connue l’Algérie, au milieu des années 1980, avait quelque peu conduit à délaisser ces projets
qui devenaient de plus en plus lourds à gérer. Il était donc clair que l’orientation de recherche en sciences
sociales allait suivre la nouvelle dynamique politique, économique et sociale marquée par le passage du
système économique socialiste à l’économie de marché, le passage d’un système politique où le FLN régnait
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en maître au multipartisme politique. Les spécialités proposées en options dans les départements de
sociologie des universités algériennes sont assez révélatrices et permettent d’éclairer cette mutation. Ainsi
la sociologie rurale (des domaines autogérés, économie agricole…) est peu à peu délaissée laissant place à
une sociologie urbaine, politique, du travail et des entreprises.
5. Nous ne reviendrons pas, ici, sur une thématique qui a eu ses heures de gloire dans les cercles académiques,
celle liée à la paysannerie et à la crise de l’agriculture en Algérie. La question a été traitée, et sous différents
angles. Depuis la célèbre étude menée par le tandem Pierre Bourdieu et AbdelmalekSayad (1964), les
données de cette enquête n’ont cessé d’être actualisées, même si la tendance des études rurales s’est quelque
peu essoufflée ces deux dernières décennies. Effectivement, les années 1970-1980 ont produit une littérature
sociologique dense sur les villages socialistes. À titre d’exemple : Madani Safar Zitoun (1976),
Djaffar Lesbet (1984), Nadir Marouf (1980), Cyrille Megdiche (1977), François Burgat, (1984).
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6. Mettre fin aux pratiques traditionnelles du travail de la terre (considérées comme « archaïques » pour les
promoteurs de la Révolution agraire), et moderniser le secteur en inspirant de nouvelles méthodes et en
apportant de nouvelles techniques de travail en adéquation avec le modèle de l’agriculture moderne. Il s’agit
donc de la différence entre hexis et praxis : le paysan (fellah) désignerait une attitude corporelle et des
qualités comportementales des gens qui habitent la campagne, tandis que l’agriculteur (mouzari’) désignerait,
quant à lui, les pratiques liées à la culture de la terre dans l’ère moderne (avec des méthodes scientifiques).
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On ne peut ici que paraphraser cet auteur quand il conclut que « Dans cette
perspective, les paysans sont vus comme un objet de l’action de la
Révolution ». Désormais, il est écrit dans l’avant-projet de la Charte nationale
de 1976 « La Révolution agraire n’avancerait pas si elle ne parvenait à modifier
la mentalité du paysan et à détruire chez lui toutes les structures archaïques de
pensée, d’action et de vision du monde » (id.).
La Révolution agraire est ainsi, elle-même, pensée comme un dispositif
pour révolutionner les modes de vie et les mentalités du monde rural et paysan
dans la direction de la modernité et de l’urbanité. Les idéologues du projet,
7. Abdelkaer Zghal cite les enquêtes d’Abdelkrim El-Aïdi (1974) et de Nourredine Abdi (1975).
8. « Ou, qu’on était déjà », Bruno Etienne fournit la précision suivante : « Les fonctionnaires et les politiques
qui s’y installèrent [dans les villes, Alger principalement, en 1962], viennent pour la plupart du Maroc. Ils
y ont acquis d’autres habitudes urbaines. Comme tous les cadres algériens récupérant le pouvoir à Alger en
1962. Ils ont, en partie, subi d’autres modèles occidentaux mais pas spécialement en Algérie qu’ils ont
quittée pour la plupart “à la fleur de l’âge” » (Etienne, 1972).
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9. 18 361 habitants (2013) ; constituée de deux agglomérations : le chef-lieu Bousfer et Le VSA Fellaoucene.
10. Les Offices de promotion et de gestion immobilières (OPGI), établissements publics de gestion immobilière.
11. Selon les propos des habitants, les premières baraques ont été érigées en 1994-1995 sur le lit de l’oued.
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Ces trois âges sont empruntés aux « trois âges de l’émigration algérienne en
France » d’Abdelmalek Sayad (1977). Le premier âge est celui de l’émigration
« sur ordre », car les premiers habitants originaires de Bousfer dans leur
majorité avaient reçu l’ « ordre » d’habiter les logements et avaient la mission
de travailler la terre et faire vivre le village socialiste. Mais, selon les propos
de nos interlocuteurs, la plupart d’entre eux n’en avaient pas vraiment envie,
car mal informés et mal encadrés par les gestionnaires locaux du projet de la
Révolution agraire. Et certains l’ont quitté pour rentrer dans leurs habitations
(individuelles) à Bousfer. Le deuxième âge est celui de « la perte de contrôle »
avec la construction des logements OPGI, l’installation de nouveaux venus
d’autres wilayates (Tiaret, Mascara…) et le « regroupement » de certaines
familles élargies invitées par les premiers « étrangers », ceux-là qui ont occupé
des logements que les premiers habitants bénéficiaires avaient quittés.
Le troisième âge représente la naissance du bidonville : une vrai « colonie »
(selon l’expression de Abdelmalek Sayad) d’habitants en mal de logement,
originaires de Bousfer et d’autres communes d’Oran, et qui se sont installés
« illicitement » dans des constructions de fortune sur le lit de l’oued Bousfer,
aux abords des constructions « légales » des années 1970-1980. Est-ce une
évolution à contre-courant 12 ?
Ce premier cas nous amène à poser la question de l’évolution du village
socialiste en termes de reproduction de la communauté villageoise qui est mise
à l’épreuve du processus « production/appropriation » de l’espace bâti où
l’opposition « paysan/citadin » commence donc à être vécue au cœur même de
la communauté villageoise. À cet égard, nous pouvons avancer l’hypothèse que
les relations (les sociabilités) entre les habitants se basent sur l’ancienneté
d’installation dans le village (autochtones/étrangers), selon les métiers (paysans
et agriculteurs/autres métiers), et la nature d’occupation (construction
légale/illégale). Les derniers arrivés, ceux du bidonville, réclament « un droit de
cité » dans cet espace qui ne bénéficie plus, pour eux, des représentations du
village socialiste, « …c’est Oran et nous sommes des Oranais… des Algériens.
Nous avons des familles, des enfants… que voulez-vous que nous fassions… ? ».
Mais, même si le village, comme configuration spatiale, a été dissous (et/ou
dissimulé) par l’urbanisation, il demeure cependant existant dans l’imaginaire
des habitants (pour ceux du premier âge surtout), du moins comme mémoire
d’une configuration sociale. Cette hypothèse renvoie au processus de séparation
(décrit par Pierre Bourdieu) de deux entités [l’urbain et le rural] et la
différenciation sociale par spécialisation [paysans/agriculteurs/autres métiers],
12. Ce bidonville illustre une mutation et un bouleversement, du fait qu’on est passé d’une époque où il
y avait des logements qui ne trouvaient pas « preneurs », à une époque (aujourd’hui) où la demande dépasse
largement l’offre. Les logements, anciennement boudés, ont acquis une valeur immobilière considérable
selon les propos des habitants.
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où le bourg [le village] s’éloigne (peu à peu) de son passé paysan, de sorte que
« les façades citadines dissimulent le passé paysan » (Bourdieu, 2002, 90). En
effet, le changement est évident et inévitable, mais le plus intéressant est de voir
jusqu’où la barrière entre la ville et la campagne, entre le paysan et le citadin
(la distinction), sépare maintenant les villageois ?
D’autre part, l’existence d’un bidonville à Fellaoucene qui absorbe la
précarité et demeure un réservoir de main-d’œuvre (de sous prolétaires, de
vendeurs ambulants, d’ouvriers dans le bâtiment et d’autres « sous-métiers »
fortement liés à la vie socio-économique du monde urbain) est en soi un
indicateur d’urbanité, et n’a pas grand-chose à voir avec la ruralité et ses modes
de vie et de production. Comme si la mémoire du lieu restait suspendue entre
deux extrémités symboliques de l’établissement humain, ni complètement
rural, ni manifestement urbain, un peu des deux, avec une nostalgie du passé,
une amertume du présent, et un désespoir sur le futur. Les discussions menées
avec quelques-uns des habitants du bidonville confirment cette dernière idée.
Tous ceux auprès desquels nous avons posé la question du choix de
l’installation à Fellaoucene, nous ont répondu de la manière suivante : « le fait
qu’on ne soit pas solvable pour prétendre à un logement dans aucune de ses
formules, qu’on soit exclu des programmes du logement social, rendait notre
installation dans un bidonville quasi certaine ».
13. 35 158 habitants (2013), répartis sur trois agglomérations : le chef-lieu, Dar El Beida et Aures El Meïda.
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Il semble que les habitants (surtout les jeunes) sont un peu démunis par la
référence au village socialiste et sont surtout polarisés sur une vision binaire du
monde : « civilisé/attardé ». Ils se sentent bloqués dans un monde où « rien
n’a changé », selon eux, depuis les années 1970. Dans leurs représentations ils
sont doublement exclus par l’État, initiateur du village, qui l’a délaissé en
abandonnant le projet de la Révolution agraire et en l’écartant du processus de
développement-modernisation, réservé aux villes.
En effet, les habitants du village vivent une bipolarité, comme celle décrite
par Abdelamalek Sayad en 1995 : « Tant que persiste la bipolarité du monde
divisé entre un monde noble et un monde ignoble, un monde cultivé et un
monde inculte, un monde civilisé et un monde attardé, un monde riche et un
monde pauvre, la référence à l’origine ne peut agir que comme une tare
disqualifiante » (Sayad, 1995). Cette bipolarité est présente dans l’esprit des
habitants du village socialiste Aures El Meïda et elle renforce leur discours.
Par ailleurs, il semblerait que la confusion historique soit de mise, une sorte de
« névrose d’insatisfaction collective faite de désespoirs et d’ignorances, de
ressentiments et d’hypocrisies » (Candau, Rémy, op. cit., 87). Sur ce point,
Jacqueline Candau et Jacques Rémy confrontent dans leur analyse la position
de « Pierre Bourdieu qui dénonce l’effet destructeur des valeurs urbaines sur
les valeurs paysannes, et celle de Placide Rambaud qui considère que c’est la
société locale, et son auto-enfermement, qui entraîne son propre délitement.
Ce dernier, critique notamment la confusion entre “famille” et “exploitation”,
d’une part, et rêve d’autarcie économique, d’autre part » (id.). Pour le cas étudié
ici, il s’agit des deux positions, une violence symbolique de l’urbain et une
impuissance à objectiver la vie dans un village délaissé – comme ils le disent.
Une frange de la population de ce village, celle des 18-30 ans, à qui nous avons
demandé de décrire leurs journées racontent qu’ils préfèrent rester le plus
longtemps possible hors d’Aures El Meïda, « ils ne se passent jamais rien par ici »
aiment-ils à répéter. Pour prendre un café, ou rencontrer un copain, le jeune
d’Aures El Meïda se dirige – volontiers – vers la ville la plus proche. La position
géographique du village fait de lui une contrée isolée, éloignée des autres villages
et de la ville de Hammam Bouhadjar. Ils se plaignent de se sentir piégés dans un
environnement hostile où rien ne se passe, où il n’y a pas de distractions, et surtout
où il n’y a pas de travail. En ce qui concerne le travail de la terre, seuls quelques
lycéens nous ont confié qu’il leur arrivait de travailler dans le jardin familial.
Bellahcel a été inauguré en 1974 et comptait 220 logements, construits sur des
terrains agricoles de « Ärch Sidi Khattab ». Malgré la proximité du village de
la ville de Relizane, la ruralité est présente dans les représentations des
habitants et dans leurs modes de vie. Le village est considéré, dans les
déclarations des habitants rencontrés lors de l’exploration de ce terrain, comme
la maison des « Ouled Bellahcel », même si d’autres soulignent des différences
entre les premiers habitants (ceux du village), et les autochtones (ceux du douar
et des douaouir). Il est évoqué dans le discours habitant l’identité liée à la tribu,
et y est défendue l’idée que « le mélange de la population n’est pas bon » ;
idée largement partagée par la majorité des habitants.
Dans ce discours, les uns comme les autres évoquent les « Ouled Bellahcel »
comme entité sociale homogène et ne tiennent compte d’aucune distinction :
À Bellahcel, tu ne trouveras que n’nakhoua (la générosité et l’hospitalité), chez nous, on
dit : kesra w l’ma, w rfaâ rask f’sma (du pain et de l’eau et lève la tête vers le ciel). Nous
sommes tous des g’lalil, m’sakine (des miséreux, des pauvres).
facteur de déséquilibre qui a eu pour conséquence un exode massif des populations rurales vers les villes […]
Après les premières années de l’indépendance, après le réajustement du 19 juin qui a rendu la vie à son
cours normal tout en rétablissant la Révolution sur sa véritable voie et après les premières mesures urgentes,
il s’agissait de trouver une solution radicale aux problèmes des zones rurales. Sincères dans notre conviction,
nous avons estimé qu’il était primordial de se diriger vers les campagnes et étudier sur place leurs problèmes
afin d’éviter un nouvel exode vers les villes dans les années à venir ».
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Annexe
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L’ALGÉRIE AU PRÉSENT
ENTRE RÉSISTANCES ET
CHANGEMENTS
Dirigé par Karima Dirèche
Éditeur : Karthala
Prix : 37 €
Parution : 30 mai 2019
Nombre de pages : 852
ISBN : 978-2-8111-2639-1
Thématiques : Histoire-Politique
Public intéressé
Cet ouvrage a pour objectif de faire l’état des lieux Points forts
général d’un pays qui est sans doute un des moins
étudiés des pays de la rive sud de la Méditerranée. Un ouvrage exhaustif sur l’histoire de
Appréhendée bien trop souvent par le gigantisme l’Algérie
de son territoire, par son économie rentière et par
l’opacité de son régime politique, l’Algérie est Un collectif d’auteurs venant d’horizons
considérée comme une énigme. Celle d’un pays « intellectuels différents
hors-champs », dont les expériences historiques
auraient construit une spécificité politique,
économique, religieuse pour constituer une sorte de
Actualités
« modèle algérien » qui ne s’appliquerait qu’à lui-
même et qui n’aurait pas à se soumettre à l’analyse Les élections présidentielles auront
critique et à la déconstruction de ses catégories lieu le 4 juillet
théoriques. Soixante-quatre auteurs sont réunis ici
pour pallier cette situation et offrir des clés de La contestation ne faiblit pas depuis la
lecture pour saisir ce pays passionnant qui tourne démission d’Abdelaziz Boutelfika le 2
aujourd’hui avec courage une longue page de son avril
histoire.