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La vieille tour

Une nouvelle de Nico du Dème de Naxos


- 2012 -
La vieille tour
Par Nico du Dème de Naxos

D u visage de l’homme émanait un magnétisme impressionnant. Ses traits


réguliers, ses yeux vifs et lumineux, sa bouche aux lèvres fines légèrement entrouvertes,
ses mains tendues devant lui semblaient en même temps ordonner et apporter la rémission
de tous les péchés. Des faisceaux de lumière, tels des traits divins, dardaient depuis
sa personne pour s’en venir éclabousser la dense foule des disciples venus écouter ses
paroles. Rassemblés en contrebas du rocher sculpté au sommet duquel il se tenait, ils
levaient des yeux et des mains suppliants vers lui. Des familles entières, bébés dans les
bras de leurs mères, jeunes enfants assis par terre, adolescents aux traits graves, hommes
robustes, femmes au faîte de leurs charmes, vieillards appuyés sur de longs bâtons tordus,
regardaient, conquis, dans la direction de Jaméus, le premier Hiérophante.

L’artiste qui avait peint cette scène avait réussi une prouesse, évitant l’écueil de la
grandiloquence et conférant à sa représentation un étonnant degré de réalisme. Certes,
le moment était idéalisé, mais pour autant, on ne pouvait taxer le peintre de superstition.
Nul miracle n’était ici convoqué pour donner plus de poids au discours de l’orateur. La
seule présence de ce dernier était suffisante pour faire entrevoir au spectateur son charisme
exceptionnel. L’hexcelsis qui brillait sur la simple toge immaculée de Jaméus paraissait
presque insignifiant au regard de la prestance du Hiérophante.

Caralh eut une grimace qu’il ne chercha même pas à réprimer. Ses gardiens l’ignoraient
royalement, l’œil et l’allure sévères, braquant leur regard droit devant eux. Pour autant, au
moindre mouvement suspect de sa part, ils se transformeraient en formidables machines
de guerre. Les longues années d’apprentissage tant théologique que martial faisaient
des moines-guerriers de l’abbaye de Corvus d’extraordinaires combattants, capables de
rivaliser avec l’élite des chevaliers et notamment les Hilderins. Caralh avait appris au cours
de ses trois années de détention à se méfier de l’indifférence affectée par les corvusiens.

Il jeta un dernier regard à la peinture, seule à décorer la pâle tristesse de la gigantesque


cloison de pierre nue. Le regard de Jaméus le transperça et il baissa la tête, incapable
de supporter la formidable volonté du Hiérophante, mais honteux de sa réaction. Un tel
homme n’avait pas besoin de miracles pour se faire respecter et convertir les Tri-Kazeliens
à la nouvelle religion. Et le Temple dans son ensemble usait rarement de miracles dans son
entreprise prosélyte.

Mais Caralh, contrairement à beaucoup, savait que les miracles du Temple étaient autre
chose qu’un artifice. Tout son corps fut secoué d’un irrépressible frisson quand la scène
jaillit de sa mémoire. Il venait de soulever une petite charrette pour la projeter sur ses
poursuivants. Tout autour de lui fusaient des cris, des avertissements et des insultes :
« Attention, il est là ! », « Ne vous approchez pas, il est trop dangereux ! », « Sale assas-
sin, on va t’attraper et te pendre ! ». La charrette s’était élevée dans les airs, avant de se

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fracasser juste devant un groupe d’hommes plus ou moins jeunes qui le poursuivaient en
hurlant des imprécations. Caralh avait profité de la stupeur de la foule pour poursuivre sa
fuite. Il était sur le point de réussir à quitter le village quand deux hommes vêtus de brun
et de blanc lui avaient bloqué la route.

Croyant qu’il s’agissait de simples moines, Caralh avait continué sa course pour les
renverser. Les moines s’étaient écartés ce qu’il fallait pour le laisser passer. Caralh avait
cru en sa chance avant que deux coups l’atteignent à l’arrière des jambes. Il s’était affalé
à terre en poussant un juron. Doté d’une force colossale, il s’était cependant relevé en un
éclair pour s’apercevoir que les deux moines avaient ôté leurs robes de laine pour révéler
des tenues plus martiales. Ils portaient tous deux des cottes de cuir clouté et gaufré en
relief du motif de l’hexcelsis, le symbole sacré incarnant les six voies du Temple.

Avant d’avoir pu réaliser ce qui était en train de se passer, les deux hommes étaient déjà
sur Caralh le frappant à mains nues pour tenter de le mettre hors de combat sans le tuer.
Caralh s’était défendu sans trop savoir comment, parvenant à assommer l’un de ses deux
adversaires au cours de l’affrontement. Lui-même avait encaissé de rudes coups, dont un
sur la nuque qui lui avait engourdi les sens. Il s’apprêtait à se jeter sur le second moine-
guerrier pour espérer en finir avec lui lorsqu’il avait senti un froid glacial s’abattre sur lui.

Il avait surpris du coin de l’œil un troisième individu, resté en retrait des deux autres, qui
dissimulait ses traits sous un épais capuchon de laine. Seule sa main droite jaillissait de
la manche évasée de son habit, ses cinq doigts crispés sur du vide, emperlés d’une légère
couche de givre qui s’effilochait en fumerolles blafardes. Caralh avait tenté de résister,
mais sa vision s’était emplie de ténèbres et l’instant d’après, il gisait à terre, inconscient.

Lorsqu’il avait reprit connaissance, sa première sensation avait été celle d’un froid
mordant à pleines dents dans sa chair. D’entre ses paupières mi-closes, il distinguait les
pierres suintantes d’humidité de la petite cellule au centre de laquelle il se tenait allongé.
Un jour triste pénétrait timidement par une mince ouverture où il aurait pu à peine passer
sa main mais qui se trouvait pourtant close par des barreaux de fer.

Il lui avait fallu dix bonnes minutes pour se remettre sur pied, grelottant, le corps agité de
spasmes irrépressibles, le corps endolori par les longues heures passées contre les pavés
inégaux qui formaient le sol glacial de la cellule. Les images de son combat aussi rapide
que vain contre les étranges moines avaient jailli dans sa tête en même temps qu’un
puissant mal de crâne. Il s’était rappelé l’horrible impression d’étouffement qui l’avait
saisi au moment même où un cercueil de glace se refermait sur lui, l’entraînant dans un
gouffre obscur. La peur de mourir l’avait de nouveau étreint avant qu’il ne parvienne à la
chasser à force de profondes respirations.

Un cliquetis métallique l’avait averti qu’on ouvrait la porte de sa cellule, avant que celle-ci

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ne soit rabattue en arrière d’un geste vif par un individu aux traits masqués par le capuchon
de sa robe de laine épaisse. Le moine l’avait empoigné par le bras sans ménagement et
d’une poigne de fer l’avait forcé à le suivre dans un long corridor plongé dans la pénombre.
La maigre lumière du jour tentait tant bien que mal de pénétrer par les petites lucarnes
hautes qui perçaient les murs de pierre juste sous la voûte, mais ne parvenait qu’à agoniser
contre les ombres froides qui peuplaient les lieux.

Caralh titubait, comme sonné, à la suite de son geôlier, se cognant contre l’encadrement
d’une porte, heurtant une chaise mal repoussée sous une table, son bras s’éraflant contre
un bout de métal rouillé scellé dans une paroi. La douleur lui paraissait si lointaine qu’il
avait l’impression que c’était un autre que lui qui la ressentait.

Mais lorsqu’ils étaient sortis au grand air, le froid et la lumière incisifs lui avaient
arraché un cri. Ils se trouvaient dans une grande cour où de nombreux individus, tous vêtus
de robes brune et blanche, se tenaient alignés en rangs impeccables. Un silence palpable
régnait ici, qui semblait avoir digéré le cri qu’il avait poussé. Ce premier jour de captivité,
la cour lui était apparue comme immense. Mais aujourd’hui qu’il en connaissait chaque
détail, elle s’était réduite à une cage de pierre monotone, à peine plus large que la cellule
où il dormait dans un froid sans fin.

Caralh avait été forcé de rejoindre le rang constitué par les corvusiens et leurs prisonniers.
Le violent coup porté à son plexus lui avait coupé la respiration et c’est plié en deux qu’il
avait gagné l’alignement, faute d’avoir compris assez vite ce qu’on attendait de lui. Les
corvusiens ne parlaient jamais, du moins pas en présence de ceux qu’ils maintenaient en
détention. Caralh avait appris rapidement à décrypter le langage corporel de ses gardiens,
seule manière qu’ils avaient de s’adresser à leurs prisonniers. Ici, il fallait rester sur le
qui-vive à chaque instant, la moindre faute d’inattention se traduisant instantanément par
une vive douleur à l’endroit où le corvusien avait décidé de vous enseigner sa leçon.

Les moines-guerriers ne souriaient jamais, pas plus qu’ils n’exprimaient leur méconten-
tement. Ils agissaient, un point c’est tout. Il n’y avait pas plus de compassion à attendre
d’eux que d’un rocher ou d’un mur. Les supplier, c’était comme se fracasser délibérément
la tête contre un pilier de pierre ou chercher de la chaleur au cœur d’un bloc de glace. On
n’y trouvait qu’une douleur plus intense.

Trois ans avait passé, trois ans d’un lent cauchemar silencieux et glacial. Caralh avait vu
beaucoup de prisonniers ne pas se relever et préférer se laisser mourir dans la cour ou dans
les ombres de leur cellule. Mais lui n’avait jamais cédé à la voix insistante qui lui disait
de lâcher prise. Il avait tenu bon, agissant telle la marionnette dépourvue de conscience
que déplaçaient les moines-guerriers à leur gré, mais conservant au fond de lui le feu de
la vengeance. L’éclat de ses yeux s’était terni, mais c’est qu’en vérité il camouflait leur
flamme derrière l’illusion de l’obéissance.

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Un jour, Caralh avait cru qu’il était enfin parvenu à les tromper. Il avait cru qu’il pourrait
leur fausser compagnie au cours d’une sortie hors des murs de l’abbaye. C’était bien
mal les connaître. Il n’avait pas fait deux pas dans le manteau de la nuit qu’il s’était
retrouvé plaqué à terre et qu’une pluie de coups s’était abattue sur lui. Sa ridicule tentative
d’évasion avait failli lui coûter la vie et il avait mis plusieurs mois à se remettre de la
correction infligée par ses geôliers. Mais Caralh n’avait pas abandonné. Il avait enfoui son
désir de liberté tout au fond de lui, et avait feint de s’être résigné à son sort. Et le temps
avait passé…

Caralh s’avança dans la cour. Quelques moines-guerriers s’entraînaient entre eux ou


contre des mannequins de paille ou de bois. Ombres obéissantes, les prisonniers lavaient
les sols, arrachaient les mauvaises herbes, réparaient les murs, ou fabriquaient de
nouveaux mannequins. Caralh s’apprêtait à leur prêter main-forte lorsqu’il sentit qu’il
devait continuer de marcher. Les deux moines-guerriers se dirigeaient vers la grande
porte fortifiée de l’abbaye. Au sommet des deux piliers auxquels étaient scellés les
vantaux de chêne massif renforcés d’épaisses ferrures, se tenaient la statue d’un moine
regardant vers l’horizon. Gris comme la cendre, les moines de pierre arboraient des traits
réguliers parfaitement inexpressifs, reflets fidèles de la vie menée par leurs homologues
de chair au sein de l’abbaye.

Caralh dut patienter dix bonnes minutes dans le froid mordant avant qu’un groupe
composé de six moines et de quatre prisonniers les rejoignent. Les moines-guerriers
échangèrent quelques regards avant d’ouvrir le vantail de droite, qui glissa vers l’avant
dans un profond silence. Les treize hommes progressèrent quelques mètres dans la neige
épaisse avant de s’arrêter. Quelques instants après, cinq autres moines les rejoignirent, les
bras chargés de cottes de cuir, baudriers, fourreaux et armes diverses.

Caralh comprit immédiatement que les choses étaient sérieuses cette fois. Lors de sa
sortie précédente avec les moines-guerriers il n’avait été autorisé qu’à porter un unique
poignard.

Or, on lui tendit une veste de cuir, un baudrier, une claymore ainsi qu’un poignard.
Caralh soupesa la lourde épée dont la poignée était protégée par une épaisse bande de
cuir doublée de fourrure. Elle pesait au moins le double de la claymore de bois avec
laquelle il avait eu le droit de s’exercer dans la cour. La manier convenablement ne serait
pas évident.

Les autres prisonniers, de carrure moindre que Caralh, s’équipaient sous l’étroite
surveillance des religieux, de l’habituelle épée longue héritée des Osags. Leurs lames
droites dormaient pour le moment dans leurs fourreaux, mais il était à parier qu’elles
auraient à danser d’ici peu contre de redoutables adversaires.

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Les moines-guerriers aidèrent Caralh à ajuster sa cotte de cuir à l’aide des sangles prévues
à cet effet. Ils durent s’y reprendre à plusieurs reprises avant de réussir à serrer le géant
dedans. De corpulence proprement phénoménale, Caralh avait toujours eu l’habitude de
porter des vêtements trop courts pour lui et il ne fut pas surpris que l’armure ne fut pas
adaptée à son gabarit.

Quand les moines-guerriers donnèrent le signal du départ, Caralh grimaça, les sangles de
sa cotte de cuir lui rentrant dans les chairs. Il ne pipa mot pour autant et emboîta le pas à
ses gardiens, au côté d’un autre prisonnier. La robe de laine qu’il avait revêtue par-dessus
son armure était à peine suffisante à endiguer les morsures du froid, mais les trois ans
passés dans les cellules glaciales l’avaient endurci, de sorte que ce qui aurait pu s’avérer
un calvaire n’était pour lui qu’une source supplémentaire de désagrément.

Située dans la partie septentrionale de Gwidre, au bas des contreforts orientaux des Mòr-
Roimh, l’abbaye de Corvus dominait depuis une élévation plane en son sommet les pentes
abruptes qui descendaient vers Reizh et la grande plaine au centre de laquelle coulait
l’impétueux Donir. Plusieurs sentiers étroits, à peine bon pour les caernides, permettaient
de patrouiller la frontière, et quelques voies à peine moins dangereuses grimpaient vers les
sommets acérés des Hautes Terres en direction d’Ard-Amrach.

En cet hiver tardif ne se risquaient sur ces chemins traîtres que de rares voyageurs, poussés
le plus souvent par la nécessité. Quelques marchands désireux d’être les premiers à faire
des affaires au début du printemps quittaient leurs montagnes pour gagner les plaines,
mais ils n’étaient qu’une poignée à tenter de se jouer ainsi du sort. La plupart de ceux
qu’on croisait, hommes d’armes assurant leur service d’ost, religieux en pèlerinage ou en
quête des Fragments de lumière, individus louches et peu recommandables - soldats en
rupture de ban, mercenaires, brigands, espions - , formaient des groupes disciplinés où la
méfiance se disputaient à la crainte d’une mauvaise rencontre.

Les moines-guerriers ne craignaient guère que les feondas, leur réputation leur épargnant
le plus clair du temps embuscades ou assauts plus frontaux. Il arrivait néanmoins qu’ils
aient à faire usage de leurs armes et en ces peu fréquentes occasions ceux qui les avaient
poussés à les dégainer s’en mordaient les doigts neuf fois sur dix. Les quelques défaites
subies par les corvusiens au cours des siècles étaient le fait d’adversaires au moins trois
fois plus importants en nombre et possédant une bonne maîtrise martiale. Aussi Caralh
savait-il que le principal danger - du moins au début de leur périple - ne serait pas les
ennemis éventuels mais la rudesse du climat et les faussetés des Mòr-Roimh.

Les trois premiers jours de marche le long des étroits sentiers de crête ne démentirent pas
les réflexions du colosse. Le vent glacial, qui charriait des copeaux arrachés à la croûte
dure qui recouvrait les reliefs enneigés, hurlait sans discontinuer, sa voix haut perchée
finissant par se confondre avec le silence. Les immensités immaculées qui s’étendaient

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aux pieds de Caralh et de ses compagnons taciturnes se mêlaient au blanc sale du ciel,
dans un étrange chaos visuel.

Parfois, Caralh avait l’impression de progresser à la surface d’une immense mer étale et
il se sentait léger, léger… Mais lorsque le cri perçant d’un harfang ou d’un aigle albin
retentissait brusquement, telles des lames découpant la virginité des airs, Caralh était
envahi par une tristesse indicible, se sachant prisonnier à jamais d’hommes à la volonté
irréductible. Il se surprenait alors à suivre les rapaces dans leurs vols, enviant leur liberté
comme un mort de faim salive devant la vision d’une table de banquet. Mais ils se
fondaient toujours dans la toile indistincte des airs, se soustrayant à sa vue comme à ses
espoirs. Et les larmes de Caralh disparaissaient sous le capuchon qui protégeait son visage
des morsures du vent.

Alors que les ors sanglants du couchant imprégnaient l’horizon, l’un des moines-guerriers
fit signe au groupe de s’arrêter et de venir le rejoindre. Il les attendait au centre d’une
dépression en demi-lune, protégé des rafales du vent par des rochers aux arêtes vives
qui disparaissaient presque entièrement sous des amas de neige durcie. Défaisant les
lacets qui maintenaient son capuchon, il découvrit une figure inexpressive. Ses yeux bleus
profonds paraissaient des blocs arrachés à la glace, ses lèvres, une mince fissure dans une
paroi de granite. Et pourtant, de ce visage minéral s’échappèrent des mots.

C’était la première fois depuis sa capture par les corvusiens que Caralh entendait l’un
d’entre eux s’exprimer verbalement. Jusqu’à aujourd’hui, le seul homme avec qui il
eut parlé à l’exception des autres prisonniers, était le prieur de l’abbaye. Petit, le crâne
entièrement dégarni du fait d’une calvitie précoce, les yeux noirs à peine visibles au
fond leurs orbites caverneuses, il prodiguait chaque jour ses sermons à Caralh et à ses
compagnons de détention de sa vilaine voix aigue. Malgré son aspect et ses paroles
austères, Caralh sentait en lui une authentique ferveur. Le prieur était persuadé que la
prière et la contrition étaient les seuls moyens d’approcher l’Unique et de faire en sorte
que celui-ci intervienne dans les affaires humaines. Sans cela, l’humanité se condamnait
à une éternité de souffrance, à bégayer une lutte perdue d’avance contre les feondas, ces
démons issus des Limbes.

Caralh, qui ne voyait au départ dans le dogme du Temple et les rituels servant à le mettre
en œuvre qu’une farce grotesque destinée aux esprits faibles, s’était mis avec le temps
à s’interroger. Une telle rigueur de vie pouvait-elle vraiment éloigner les démons des
Limbes ? Se pouvait-il que les prêtres de l’Unique ne soient pas dans l’erreur et qu’ils
prêchent une véritable solution aux misères des Tri-Kazeliens ? Soudain, sans pourtant
nier les bienfaits des demorthèn qui menaient depuis des siècles les hommes à travers
la tourmente, ses certitudes s’étaient mises à vaciller. Il avait décidé de ne plus porter
de jugement lapidaire sur le Temple et d’observer plutôt que de garder en lui des vérités

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toutes faites. Et il se souvenait de moments où les rares paroles proférées par le prieur
l’avaient touché au cœur, éveillant en lui comme les échos d’une sagesse oubliée…

« … d’être le plus vigilant possible. Il ne reste sans doute de Karnoven que des ruines,
mais elles peuvent encore abriter les démons. Si l’un d’entre vous surprend le moindre
mouvement ou son suspect, qu’il nous prévienne immédiatement au moyen du signe
convenu. Ne vous éloignez jamais du reste du groupe, ne prononcez pas un mot et faites
attention où vous marchez. »

Absorbé dans ses pensées, Caralh n’avait pas entendu le début des paroles du moine-guerrier.
Mais cela n’avait aucune importance, car il avait compris dès le début que lui et ses camarades
d’infortune se dirigeaient vers leur mort. Une mort qui pouvait prendre mille apparences…

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L es abords du village de Karnoven étaient déserts. En contrehaut de la petite
agglomération humaine, fermement campés sur leurs pieds sur la pente verglacée, les
moines-guerriers observaient en silence. De façon tout à fait anormale, aucun habitant
n’était visible derrière les palissades, pas plus qu’au sommet de la petite tour de guet.
Quelques nuages paressaient dans les airs, mais le temps restait suffisamment clair pour
bien distinguer, même à près de deux kilomètres, une quelconque activité humaine au sein
de Karnoven.

Caralh avait l’impression que le village avait été abandonné par ses habitants, mais
sans aucune hâte. Les lieux semblaient avoir été proprement rangés avant le départ des
villageois. Cela n’avait ni rime ni raison et Caralh sentait une lourde appréhension
monter en lui. Que des chasseurs partent en quête de gibier afin de remplir des réserves
presque épuisées à la fin de l’hiver n’aurait eu rien que de très habituel. Mais que tous ses
habitants se lancent sur les lacets traîtres des Mòr-Roimh alors que ceux-ci étaient encore
difficilement praticables et que bien des voies d’accès étaient encore barrées par la neige
et la glace n’avait aucun sens.

Le moine-guerrier qui avait permis la veille à quelques mots de s’échapper d’entre ses
lèvres habituellement closes fit un geste en direction du village. Aussitôt, ses frères
d’armes se dirigèrent vers Karnoven, Caralh et les autres prisonniers les suivant à pas
précautionneux. Le géant gardait les yeux fixés sur le sol traître de la pente tandis qu’il
progressait difficilement à la suite de ses geôliers. Le moindre faux pas risquait d’entraîner
une chute qui ne s’achèverait qu’une centaine de mètres en contrebas.

Malgré les multiples pièges réservés par la descente, tous les hommes parvinrent sains et
saufs à son pied. Trois cent mètres de faux-plat dégagé les séparaient de la porte d’entrée
de Karnoven, pour lors fermée. Les moines-guerriers constituèrent deux groupes, l’un
progressant en ligne droite tandis que l’autre se chargeait de contourner la modeste
palissade de pieux aiguisés en direction du sud du village.

Un pesant silence, rompu seulement par le crissement des bottes s’enfonçant dans la fine
couche de neige durcie, semblait un cri d’avertissement muet adressé aux treize hommes.
Fuyez, semblaient hurler le ciel et la terre, les montagnes hautaines drapées dans leur
linceul de mépris. Repartez d’où vous êtes venus et ne vous mêlez pas d’affaires qui vous
dépassent. Caralh déglutit douloureusement, les muscles tendus à l’extrême, contre sa
poitrine son cœur martelant à coups redoublés. La peur le gagnait au fur et à mesure que
des détails apparaissaient sur les deux battants de bois massifs qui gardaient le passage
vers l’intérieur du village. Meurtri par le gel et les cinglantes rafales du vent du nord, le
bois avait éclaté par endroit, découvrant des gueules béantes piquées d’échardes. Caralh
crut distinguer des silhouettes tordues et des visages déformés par la douleur dans les

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nœuds du bois. Mais ce n’était qu’un effet de son imagination dominée par une peur
toujours plus forte.

Bientôt, ils furent six devant la porte close, alors que sept silhouettes disparaissaient le long
de la palissade. Caralh retint son souffle tandis que le moine-guerrier aux yeux bleus, celui
qui dirigeait ses frères, demandait à deux autres corvusiens de lui faire la courte échelle et
qu’il bondissait agilement sur le sommet des battants. Il se laissa retomber de l’autre côté
de la porte où il s’employa à ôter la lourde barre de bois qui la maintenait fermée.

Une minute plus tard, le battant droit s’entrouvrait de la longueur d’un avant-bras pour
laisser passer les cinq autres hommes. Devant eux, le blanc ruban rectiligne de l’allée
centrale, jonché de matériaux et d’objets divers, était parfaitement désert. Nulle trace des
villageois pas plus que d’animaux domestiques. Et encore plus inquiétant, nul oiseau, nul
écureuil perché sur les branches des arbres sempervirents. Le vent lui-même n’était plus
que murmure, et les rayons du soleil donnaient une lumière blême, que la neige semblait
avaler au lieu de refléter.

Caralh tressaillit violemment et s’arrêta net dans sa marche, manquant de s’affaler à terre.
Un reflet pâle venait d’attirer son œil, un peu plus loin sur la droite. Mais il n’y avait rien
à l’endroit où il avait cru percevoir le phénomène lumineux l’instant d’avant. Rien que de
la neige qui recouvrait le bord de l’allée.

Il continua de progresser à la suite des moines-guerriers, tous les sens en alerte, sur sa peau
courant un léger frisson qui ne cessait pas. La place centrale du village, dominée par un
grand arbre à l’air lugubre, se rapprochait lentement. Il semblait en cet endroit y avoir une
couche de neige plus épaisse qu’ailleurs, qui épousait la circularité de l’espace dégagé.
Une neige pâle, terne, qui évoquait dans l’esprit de Caralh un linceul immaculé drapant le
cadavre d’une gigantesque créature.

Les moines-guerriers s’avancèrent sur la place centrale, chacun de leurs mouvements étu-
dié pour prévenir une éventuelle attaque. Le meneur du groupe fit un signe et tous les
corvusiens se figèrent dans une totale immobilité. Suivant son instinct, Caralh s’arrêta net.

Et l’impossible se produisit.

La neige se souleva, s’élevant en tourbillonnant violemment vers le ciel. En un instant


la place se changea en une nuée blanc-grise au sein de laquelle il était impossible de rien
distinguer. Un hurlement, terrifiant cri de souffrance humaine, déchira presque aussitôt le
silence. Tétanisé par la peur, Caralh se statufia, sa mâchoire crispée à se briser. Son corps
refusait de lui obéir, bien qu’il sût que son salut ne pouvait résider que dans une fuite aussi
prompte que chanceuse.

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Un second cri s’enfonça en son crâne tel une vis, vrillant ses os et ses sens. Caralh vacilla,
se prit la tête dans les mains, tomba à genoux. La terreur grondait en lui, oblitérant ses
perceptions, amenant son esprit au bord de la folie. Ses pensées, affolées, s’égayaient
dans toutes les directions, vol désordonné de moineaux pourchassés par d’avides rapaces.

Soudain, il sentit une matière visqueuse et chaude sur son visage. La peur céda la place
au désir de survie et Caralh bondit sur ses pieds. Il s’élança vers l’avant et presqu’aussitôt
s’affala de son tout son long. Une douleur fulgurante irradia dans sa mâchoire et son bras
droit. Mais il n’écouta pas les protestations de son corps et se releva aussi vite qu’il put.
Sans voir où il allait, il courut aussi vite que ses jambes le lui permettaient. Le vent et les
hurlements des corvusiens résonnaient à ses oreilles, mais il refusait d’y prêter attention.
Sa gorge était en feu et ses poumons le brûlaient, son souffle se raccourcissait à chaque
nouvelle foulée. Mais Caralh ne pouvait s’arrêter.

Des silhouettes blanc-gris dansaient autour de lui, avant de s’estomper comme par
magie. Les fantômes évanescents s’accrochaient à ses pas, leurs mouvements erratiques
troublant par instant sa vision. Il lui semblait qu’ils se rapprochaient toujours plus,
leurs longs membres tout près de le happer avant qu’un nouvel effort de sa part le mette
brusquement hors de portée. Mû par une énergie titanesque qu’il ne se soupçonnait pas,
Caralh tentait de semer les mirages dans sa fuite éperdue.

L’une des silhouettes le bouscula, mais il parvint à garder son équilibre et poursuivit sa
course folle. Ses jambes le portaient à toute allure vers une destination inconnue, tel un
automate magientiste totalement hors de contrôle. Il dévalait une pente abrupte à une
vitesse proprement vertigineuse, mais Caralh en avait à peine conscience. C’était miracle
que ses pieds ne se prissent pas dans un traître pli du terrain et qu’il réussit à ne pas
déraper sur les fines plaques de glace qui semaient la descente.

Et puis une forme gigantesque se dressa devant lui. Il ne put l’éviter et s’écrasa contre elle
de tout son poids. Caralh s’effondra dans un craquement de sinistre augure.

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L a masse ténébreuse du Boischandelles se dressait contre l’horizon tel un mur
de nuit. Derrière lui, les moutonnements sombres des collines se mêlaient aux vallées
envahies par l’ombre. Le crépuscule crevait par endroit le ventre du ciel de sanglantes
blessures et le tâchait à d’autres d’hématomes indigo. A ses pieds, le sol avait presque
perdu toutes ses couleurs, masse brune qui se fondait dans une monotone indistinction.

Un vent glacial le mordait au travers de la vilaine tunique rapiécée qui lui donnait l’air
d’un épouvantail dépenaillé. Geänh tremblait de froid, ses dents s’entrechoquant entre
ses lèvres violacées. L’épuisement le gagnait et il n’était pas loin de s’effondrer à terre. Il
avançait mécaniquement, le cœur au bord des lèvres, pris de vertiges intermittents.

Des images s’imprimaient par flash subit dans sa tête, flammes dévorant les murs
de pierre d’une modeste demeure, foule dense et menaçante brandissant le poing
dans sa direction, femme vociférant des menaces incompréhensibles à son adresse.
L’effroi qu’il avait ressenti en découvrant que ses parents étaient morts, brûlés vifs
dans l’incendie de leur maison, était encore bien présent. Tout comme la peur qui lui
avait rongé l’estomac lorsqu’une bande de jeunes du village avait tenté de le lyncher.

Le monde jusqu’à aujourd’hui paisible de Geänh s’était ce matin transformé de manière


subite en cauchemar. Cauchemar dont il ne parvenait toujours pas à s’extraire et dont la
noirceur du Boischandelles semblait se faire l’incarnation. Des bruits étranges émanaient
de l’antique forêt, lieu sacré pour les demorthèn, qui en interdisaient l’accès aux profanes.
Le vieux Dolkeen avait maintes fois lancé des avertissements aux enfants assemblés
autour de lui lors des veillées. De sa voix grave et profonde, incantatoire, il égrenait les
mille dangers qui les guettaient au sein de la forêt, les effrayant tant et si bien que les plus
petits n’osaient même plus s‘endormir, de peur d’être enlevés par le vilain Homdebois.
Réputé s’emparer des enfants désobéissants pour les entraîner au fond des bois, la créature
s’introduisait de nuit par le moindre interstice laissant au matin des parents désemparés
devant un lit vide.

Geänh avait passé bien des nuits à se recroqueviller sous ses draps, n’osant même plus
respirer de crainte que le prédateur nocturne ne le prenne. Mais l’affreuse créature ne
l’avait jamais enlevé, sans doute découragée par les bougies que ses parents laissaient
allumées sur la table de la cuisine.

La muraille d’obscurité qui se dressait devant lui ravivait ses peurs primales et Geänh
frissonna, de crainte de voir soudain surgir une horrible bête de l’intérieur du Boischandelles.
Les derniers feux du couchant s’éteignaient au ponant, leur vigueur déclinante s’émoussant
contre la lisse toile de noirceur formée par la première ligne d’arbres. Des feuillus
centenaires, à l’écorce noueuse, dont les branches nues semblaient d’immenses griffes
défendaient l’orée de la forêt ancestrale, telles des sentinelles menaçantes.

11 La vieille tour - Nico du Dème de Naxos - 2012.


Un bruit lointain fit sursauter Geänh. Les battements de son cœur s’accélèrent. Il tourna
la tête vers l’arrière, scrutant avec inquiétude les alentours. Il s’attendait à distinguer dans
la lumière agonisante les silhouettes redoutées de ses tourmenteurs. Pendant près d’une
minute, tout fut silencieux et immobile, puis il perçut un mouvement, à peut-être une
centaine de pas. Trois formes se dessinèrent enfin, encore indistinctes, simples ombres
à peine plus sombres que le gris du crépuscule. Elles paraissaient s’être extraites d’une
bosse rocailleuse du terrain, qui les avait jusque là camouflées à la vue du jeune garçon.

Incapable de bouger, Geänh attendit quelques secondes, le cœur battant la chamade,


de mieux discerner les individus qui s’approchaient lentement de lui. Il vit qu’une des
silhouettes tendait le bras dans sa direction avant qu’un rire aigu ne retentisse. Il reconnut
aussitôt le sinistre timbre de voix de Joella et sut que ses pires craintes étaient fondées.
Camen, Torvard et Joella l’avaient retrouvé…

Geänh s’était levé tôt ce matin pour aller rejoindre ses petits camarades du deuxième
cercle d’âge. Earra, la dàmàthair, les attendait debout devant la manière de siège sculpté
par les éléments dans le monolithe qui occupait le centre de la grand-place du village.
Des motifs aujourd’hui presque effacés avaient été peints jadis par les demorthèn sur
sa surface gris-bleu. Geänh s’était souvent amusé à les imaginer tels qu’ils étaient
juste après que les mains habiles des guides spirituels de Tri-Kazel aient eu fini de les
tracer. La pierre dressée avait dû être alors d’une beauté imposante. Aujourd’hui, elle
n’était plus qu’un reliquat fatigué d’une époque où la parole des demorthèn ne souffrait
aucune contestation. Une nostalgie tenace s’accrochait à sa silhouette efflanquée, comme
amaigrie après des décades de privation. Dolkeen, le demorthèn, avait interdit - pour des
raisons que nul ne comprenait - qu’on continue d’entretenir la pierre. Il prétendait qu’elle
n’était plus que le symbole d’un autre temps, aujourd’hui révolu, et vidée de sa substance.

Pourtant, Earra s’était battue pour faire de la pierre dressée le lieu où elle accueillait les
enfants du deuxième cercle. Elle tenait à ce que son enseignement se fasse dans ce lieu
de mémoire, porteur des traditions séculaires de la péninsule. Dolkeen avait fait assaut de
rhétorique avec elle pour tenter la convaincre que cet antique monolithe n’était plus qu’une
coquille creuse et froide, mais Earra n’avait rien voulu entendre. Le vieux demorthèn avait
longuement fourragé dans sa longue barbe blanche avant de soupirer et d’un geste de
dépit lui signifier qu’elle pouvait bien faire ce qu’elle voulait parce que cela lui était égal.

Ce matin, la leçon d’Earra avait à peine commencée qu’elle avait pris fin. Joran, l’un des
apprentis du forgeron s’était précipité pour annoncer qu’un incendie ravageait plusieurs
maisons du village. Il y avait peu de maux – exception faite des feondas ou des épidémies
– aussi craint qu’un incendie. Toutes les maisons étaient bâties en bois et, le village étant
édifié sur une élévation à la surface limitée, beaucoup de constructions s’entassaient les
unes sur les autres. Un départ de feu pouvait ainsi condamner la moitié du village en à
peine une demi-heure.

La vieille tour - Nico du Dème de Naxos - 2012. 12


A peine avait-il entendu les paroles de Joran que le cœur de Geänh s’était serré. Mu
par un sentiment d’urgence, il s’était redressé d’un bond et s’était mis à courir à toutes
jambes vers la forge, sourd aux protestations d’Earra qui lui intimait de s’arrêter. Bien
avant de parvenir à destination, le souffle ardent des flammes dévorant les maisons avait
caressé son visage. Puis, bientôt, il avait dû battre en retraite devant la fournaise. Tous les
hommes et les femmes tentaient vaille que vaille de lutter contre le brasier au sein duquel
se consumaient les habitations. Attisé par le vent du nord, l’incendie refusait de se laisser
maîtriser, ses voiles ignées déployées contre le ciel qu’elles teintaient d’orangé.

Le jeune garçon avait essayé d’interroger les adultes pour savoir où se trouvaient ses
parents, mais ils n’avaient jamais de temps pour lui, tous leurs efforts consacrés à éteindre
des bâtiments déjà à moitié calcinés. Lorsqu’enfin il avait reçu une réponse, celle-ci s’était
perdue dans les cris des villageois et le grondement des flammes. Geänh avait tenté
d’insister, mais l’instant d’après il s’était retrouvé seul, à quelques mètres seulement de
la zone rongée par le brasier. Puis il avait été bousculé et était tombé lourdement à terre.
Il s’attendait à ce qu’on le relève, mais personne n’était venu. Une chaleur effroyable lui
avait léché le visage et il s’était reculé précipitamment, tout son dos l’élançant suite à la
chute.

Geänh s’était tant bien que mal redressé, les yeux pleins de larmes, l’âcre fumée dégagée
par l’incendie lui brûlant la gorge. Hagard, incapable de décider quoi faire, il était resté
interdit à regarder les villageois s’agiter comme au ralenti pendant de longues minutes.
Soudain, il s’était senti tiré vers l’arrière d’un geste plein d’agressivité.

Le visage noir de fumée de Joella dardait sur lui toute la méchanceté dont elle était capable.

« C’est de leur faute. Ce sont tes maudits parents et ton maudit oncle qui ont allumé les
flammes. Bien fait pour eux s’ils sont morts ! »

Joella lui postillonnait dessus, ses yeux emplis de haine étincelant à la manière des prunelles
d’une bête sauvage. Le sens des paroles de Joella ne parvenait pas à se frayer un passage
jusqu’à son entendement. Stupéfait, Geänh regardait la grande fille aux joues maigres et
aux côtes efflanquées, la bouche grande ouverte.

« Stupide bouffon ! Éructa-t-elle, ses dents de cheval à quelques centimètres de ses yeux.
C’est bien d’un imbécile comme toi de rester ainsi à ne rien faire alors que la moitié du
village est en train de brûler par la faute de tes parents !

- Mais…

- Ah, mais qui voilà ! Gronda une voix que Geänh avait appris à redouter.

- C’est cet avorton de Geänh, susurra Camen.

13 La vieille tour - Nico du Dème de Naxos - 2012.


- Oui, ça m’en a tout l’air. N’est-ce pas Joella ?

- C’est bien ce maudit verrieux, siffla-t-elle.

- Alors Geänh, dit Torvard d’une voix menaçante tout en progressant vers le jeune garçon
en bombant le torse, tes parents ont mis le feu aux poudres à ce qu’il semble. Le robuste
gaillard ricana bêtement et poussa Geänh à l’épaule. Ce dernier manqua s’affaler à terre,
ne parvenant à retrouver son équilibre qu’au dernier moment.

- Oui, on sait bien que ce sont eux. Eux et les maudites inventions de Keltian, ajouta
Camen d’un ton sinistre.

- Dolkeen les avait pourtant prévenus contre les dangers de la malgience, continua
Joella, qui ne parvenait toujours pas à prononcer correctement le nom de la science des
daedemorthys. Je savais bien qu’un jour ou l’autre il y aurait une catastrophe.

- A vouloir aller au-delà de ce que Tri-Kazel nous a donné, on s’expose à être puni ! Et
c’est exactement ce qui est arrivé. Tes parents voulaient devenir riches et ils ont acheté à
bas prix ses inventions à Keltian. Comme elles sont belles, comme elles sont puissantes,
les merveilles de la magience ! se moqua Camen. Voilà les bienfaits de Badh-Ruoch !
Si seulement ce fantoche de Bronchaerd n’avait pas cédé les deux-tiers du royaume aux
daedemorthys contre de malheureux nébulaires et quelques usines ! Beurk !

- Mais ne crois pas qu’on ignore ce que tu as fait Geänh ! Toi et tes deux yeux pas de la
même couleur. Tu portes le malheur avec toi depuis que tu es né.

- Rima nous a dit ce qui s’est passé le jour de ta naissance. Le puits s’est tari et trois nour-
rissons sont morts de maladie.

- Cette vieille chouette ! Elle ment comme elle respire ! Elle raconte tout et n’importe
quoi pourvu qu’on fasse attention à elle.

- Ta gueule Geänh ! On ne t’a pas autorisé à parler. Tu ferais mieux de la fermer si tu ne


veux pas qu’on t’y aide ! Torvald fit un pas dans sa direction avant de s’arrêter net, l’œil
en coin. Allez, on s’en va, voilà Earra qui se pointe. »

Les trois jeunes gens, tous du troisième cercle d’âge, décampèrent promptement avant de
devoir affronter la dàmàthair.

« Geänh, je t’ai cherché partout ! C’est dangereux de rester aussi près. Allez, viens avec
moi.

Autour d’eux, les villageois continuaient leur lutte inégale contre l’incendie, mais il
semblait que le vent ait un peu perdu de sa force, et les seaux d’eau et de terre déversés

La vieille tour - Nico du Dème de Naxos - 2012. 14


sur les flammes paraissaient réussir à en étouffer certaines.

- Mes parents ! Où sont-ils ?

- Je ne sais pas, répondit Earra. Depuis que l’incendie s’est déclenché, c’est le chaos…
Les yeux de la dàmàthair larmoyaient et elle tira Geänh en arrière. Qu’est-ce qu’ils te
voulaient, ces trois-là ?

- Toujours la même chose. Ils prétendent que j’apporte le malheur et que c’est la faute de
mon oncle et de mes parents si le feu a pris.

- Ne les écoute pas Geänh. Ce sont des oiseaux de mauvais augure qui ne savent que
persifler. Earra continuait d’éloigner le jeune garçon du brasier. Allez, il faut te mettre à
l’abri. Tu ne peux pas rester là !

- Dàmàthair…

- Qu’y-a-t-il Geänh ?

- Ce qu’ils disent, les autres. C’est la vérité ? L’expression de Geänh était toute piteuse.

- A propos de ta famille ? Non, ce ne sont que des avis exprimés par des gens qui ont
peur et qui ne veulent pas voir que le monde change autour d’eux. Je ne prétends pas
avoir beaucoup de respect pour la magience, mais elle a apporté certains progrès dont
nous aurions tort de nous passer. Le choix de tes parents était un bon choix, fait pour la
collectivité, afin de développer le village. C’était loin d’être une décision égoïste, comme
certains jaloux peuvent l’affirmer.

- Et mes yeux vairons ?

- Geänh, la nature t’a doté d’une particularité que seuls quelques hommes ont en partage.
Cela ne veut pas dire pour autant que celle-ci soit néfaste. Ce contraste entre le vert des
frondaisons printanières et le mordoré automnal ne signifie nullement que ton esprit est
perturbé, comment certains aimeraient te le faire croire. Il indique plutôt un double regard,
une ouverture d’esprit que j’ai pu apprécier toutes les fois où tu es intervenu lors de mes
enseignements.

- Pourquoi les autres me disent-ils ces choses alors ? Que je ne suis pas normal ?

- Parce qu’ils sont inquiets et que cette inquiétude les empêche de réfléchir comme ils le
devraient avant de proférer des bêtises plus grosses qu’eux.

- Earra, tu penses vraiment que je suis comme les autres ?

15 La vieille tour - Nico du Dème de Naxos - 2012.


- Non Geänh, tu n’es pas comme les autres. Chacun de mes élèves est unique, et c’est cela
que je chéris en chacun de vous. Je vous aime tous comme vous êtes, avec vos défauts
et vos qualités. Mais tu ne portes pas le mauvais œil. Tu n’as d’ailleurs rien d’un tarish,
termina-t-elle en riant de sa voix légèrement éraillée.

- Earra ! »

La dàmàthair se tourna soudain dans la direction montrée du doigt par l’enfant. Des
hommes portaient des brancards sur lesquels des formes recouvertes par des draps étaient
allongées. Un bras carbonisé pendait hors de l’un des linceuls improvisés, ballotant
sinistrement au rythme des pas des porteurs.

Geänh s’arracha soudain au bras d’Earra et se mit à courir vers les cadavres.

« Non… » jura l’un des hommes, tandis qu’il tentait de remonter le drap sur la figure de
la morte.

« Maman !!!!! Maaamaaan, hurla Geänh en reconnaissant le visage ravagé de sa mère.


Le jeune garçon tomba à genoux, saisissant la main charbonneuse de la morte entre ses
paumes.

« Geänh, Geänh ! C’était la voix affolée d’Earra. La dàmàthair essaya de soulever Geänh
par les aisselles, mais il pesait bien trop lourd pour son corps affaibli par les ans. Les
larmes ruisselaient sans discontinuer des yeux du jeune garçon, tandis qu’il sanglotait,
pressant sa joue contre la main calcinée.

« Vous autres, aidez-moi » lança Earra en direction des porteurs du brancard. Les deux
hommes s’accroupirent et déposèrent doucement leur chargement au sol.

« Allez garçon, tu ne peux pas rester là. Nous devons emmener ta mère pour sa dernière
toilette. Je suis vraiment désolé pour toi. » L’homme tapota gauchement l’épaule de Geänh
en signe de réconfort, mais l’enfant semblait sourd au reste du monde. « Allez, relève-toi
mon garçon, nous devons nous dépêcher. On a besoin de nous pour éteindre l’incendie. »

Geänh fut alors soulevé sans ménagement et déposé un mètre plus loin. Entre ses paumes
serrées demeuraient des lambeaux de peaux noircis, détachés de la main de sa mère
lorsqu’il l’avait serrée une dernière fois contre lui.

Les hommes reprirent leur marche, comme indifférents à l’enfant agenouillé sur le sol
et dont la tête reposait contre la terre durcie par l’hiver. Earra s’agenouilla à côté de
Geänh et l’entoura de ses bras. Elle sentit le corps de l’enfant secoué par les spasmes
qui coupaient ses sanglots. Elle sentit sa détresse immense contre laquelle elle se savait
inutile. Que pouvait-elle contre la mort ? Rien, à part dire quelques mots de consolation,
à part prodiguer quelques gestes de réconfort.

La vieille tour - Nico du Dème de Naxos - 2012. 16


Elle resta ainsi tout contre l’enfant perdu dans sa douleur durant de longs moments,
oubliant bientôt le monde extérieur. Un instant, elle ne sentit plus rien, égarée dans un vide
immense, hors du temps. La fragile coque extatique se brisa net et soudain elle comprit
que ses bras essayaient de retenir Geänh.

L’enfant lui échappa et se mit à courir de toute la force de ses petites jambes dans la
direction empruntée par les hommes qui portaient les brancards.

Ivre de tristesse et de rage impuissante, Geänh traversa la moitié du village comme dans
un rêve, les images du monde absorbées par le chaos de ses pensées. Les appels d’Earra se
mêlaient aux cris et aux lamentations des villageois, se heurtant contre la muraille érigée
autour de sa conscience. L’enfant filait comme le vent, sous sa tête grondant le tumulte
de sa voix comme multipliée à l’infini. Sa course échevelée finit contre la terre dure,
lorsqu’un homme venant en sens inverse lui fit un croche-patte involontaire.

Malgré la rudesse du choc, Geänh se releva en boitant, un hématome violacée dessinant un


cercle presque parfait contre son front.

« Hé ! Tu ne pourrais pas faire attention bonhomme ! » Mais lorsqu’il vit le visage de


l’enfant, toute désapprobation avait quitté la voix de l’homme.

« Qu’est-ce qui t’es arrivé, petit ? Ca va, tu n’as pas l’air bien. »

Mais Geänh était sourd aux paroles de l’adulte, ses yeux braqués sur la porte à double
battant, grande ouverte, de la maison de l’ansailéir. C’était à l’intérieur de la demeure du
chef du village que les hommes déposaient les corps des victimes. Il approcha doucement
du grand bâtiment puis hâta le pas en direction de la pièce centrale où s’étalaient contre
le sol les cadavres sous leur drap maculé par les traces grisâtres laissées par les cendres.

« Reviens, tu ne dois pas aller par là. Ce spectacle n’est pas pour les enfants. » La main de
l’homme agrippa fermement Geänh à l’épaule au moment où il parvenait sur le seuil de
la chambre mortuaire improvisée. L’enfant tenta d’avancer, ses yeux écarquillés balayant
follement les formes dissimulées par les draps. Mais la poigne de l’homme était ferme et
il ne pouvait s’en défaire.

« Laissez-moi. Ma maman est ici. Je dois aller la voir. Elle a besoin de moi ! Allez, lâchez-
moi, lâchez-moi, bon sang ! » Geänh rua comme un beau diable, mais l’homme ne relâcha
pas son étreinte, tout en prenant garde à ne pas faire mal à l’enfant.

« Ta maman se repose, mon garçon. Tu la verras plus tard, lorsque nous procéderons aux
inhumations. Pour le moment, tu ne dois pas la déranger.

- Maamaan, maamaan, hurla Geänh. Maman, ma petite maman, tu ne peux pas me laisser
! Reviens maman. Reviens… » Sa voix se brisa sur un sanglot qui manqua l’étouffer.

17 La vieille tour - Nico du Dème de Naxos - 2012.


L’homme fut obligé d’accentuer la pression de ses bras autour de Geänh, mais un coup de
talon dans le tibia lui fit soudain desserrer sa prise. Le jeune garçon en profita pour bondir
en avant et jaillir au milieu des longues silhouettes immobiles. Sans réfléchir, il souleva le
drap du premier corps à sa portée, vérifiant que ce n’était pas sa mère. Un visage paisible
lui rendit son regard de ses yeux éteints.

Il courut au travers des rangées de cadavres, s’accroupissant juste le temps de dévoiler le


visage du mort avant de se relever aussitôt. Soudain, Geänh sursauta. Les traits grimaçants
d’un visage par trop familier apparurent. La bouche tordue sur une douleur muette, les
yeux révulsés et zébrés de sang, son père semblait lui hurler quelque chose. Son front était
enfoncé sur près d’un demi-pouce, laissant entrevoir les os et une substance grisâtre qui
s’épanchait par une crevasse qui s’achevait au dessus de son oreille droite.

Pris d’un effroi subit, le jeune garçon se recula en hâte, les yeux fixés sur le visage de
son père. Il ne parvenait plus à faire le lien entre cette figure dévastée et le doux visage
paternel qui lui avait souhaité une bonne journée à peine une heure plus tôt.

Lorsqu’une main se posa sur son épaule, Geänh hurla et, se dégageant d’une brusque
torsion, fusa au travers des défunts. Il quitta la chambre mortuaire telle une furieuse bille
de fronde, aveugle et sourd au reste du monde.

Une froide caresse du vent le rappela à l’univers sensible. Il se trouvait seul, à une
centaine de mètres de la porte fortifiée du village, debout face aux champs cultivés et
au triste vallonnement des collines qui s’étendaient jusqu’à l’horizon. Derrière lui, une
épaisse fumée noirâtre s’élevait vers le ciel d’un bleu limpide, ballottée par un vent léger.
Nulle flamme ne dépassait de la palissade de pieux régulièrement aiguisés qui ceignait le
village. Des cris jaillissaient de l’autre côté, poussés par les villageois qui se relayaient
pour maîtriser l’incendie.

Mais Geänh se sentait vide, incapable d’éprouver la moindre émotion. Son univers s’était
écroulé en l’espace de quelques minutes. Il n’avait plus le moindre repère, ne savait plus
comment réagir face aux événements. Sa maman et son papa étaient partis pour toujours,
cela il l’avait compris. Earra n’avait jamais menti aux enfants : Tri-Kazel était une terre
dangereuse et la mort faisait partie de l’ordre des choses. Nul ne devait s’attendre a être
épargné par la disparition d’un proche. Outre les épidémies et les famines, les maladies et
les catastrophes naturelles, brigands, mercenaires, soldats ennemis et bien plus redoutables
encore, les feondas, étaient susceptibles d’abréger l’existence d’un homme à tout moment.

Mais loin de ces considérations théoriques, le garçon de neuf ans était marqué au plus
profond de lui par la perte simultanée de ses deux parents. Quelque chose s’était brisé à
jamais, quelque chose d’essentiel mais qui n’empêchait pourtant pas de vivre.

La vieille tour - Nico du Dème de Naxos - 2012. 18


Privé de toute volonté, Geänh restait sans bouger, les yeux fixés sur son village mas
incapable de rien voir. Un brouillard épais dansait devant lui, au sein duquel se mouvaient
des formes confuses et vaguement familières. Parfois, elles semblaient parler entre elles,
mais les sons qui parvenaient jusqu’à lui étaient toujours incomplets, bribes dénuées de
sens. Il essayait d’attirer leur attention, mais elles continuaient de se déplacer sans paraître
le remarquer. Au bout d’un certain temps, Geänh perçut un son plus fort que les autres. Le
son s’amplifia et Geänh reconnut son nom. Puis il lui sembla que le monde se mettait à
trembler et un formidable grondement déchira l’air autour de lui. Il vacilla et serait tombé
s’il n’avait pas à ce moment renoué le contact avec la réalité.

Trois silhouettes, reconnaissables entre toutes, descendaient vers lui…

Les mêmes qui progressaient dans sa direction en ce moment, drapées dans les premières
ténèbres conviées par la venue de la nuit. Camen, Torvard et Joella, ses trois tourmenteurs,
qui n’avaient pas hésité à lui lancer des pierres de bonne taille tout en lui criant leurs mots
pleins de haine. Geänh avait pris peur lorsqu’une pierre aux arêtes coupantes l’avait touché
au crâne, lui entaillant le cuir chevelu et provoquant un abondant saignement. Il s’était
éloigné en marchant, puis avait accéléré le rythme jusqu’à courir aussi vite que ses petites
jambes le lui permettaient quand il avait compris que les trois garnements étaient décidés
à lui mettre la main dessus. Il avait couru à perdre haleine sous les quolibets, s’essoufflant
jusqu’à s’étrangler, jusqu’à vomir d’épuisement, arc-bouté sur une vieille souche au bord
d’un champ envahi d’herbes folles.

Il avait fuit avec l’énergie du désespoir et avait fini par distancer ses poursuivants. Du
moins l’avait-il cru durant les longues heures à marcher seul au milieu de la rocaille et
des arbustes dénudés par l’hiver. Mais, malgré la fatigue qui brouillait sa vision, malgré le
froid qui lui engourdissait les muscles et ses facultés de raisonnement, malgré la faim qui
lui tenaillait le ventre, il n’avait aucun doute sur l’identité des trois formes mouvantes qui
se découpaient dans le crépuscule.

Il se tourna une nouvelle fois vers la masse compacte d’obscurité en laquelle le


Boischandelles s’était changé à la faveur de la nuit. Il ne distinguait rien après les énormes
troncs qui délimitaient l’orée de la forêt. Seuls des sons étranges, peut-être fruits de son
imagination, peut-être nés sous les pas furtifs d’un rongeur ou d’un oiseau, émanaient du
bois. Une peur immense l’étreignait et son cœur battait à tout rompre sous sa poitrine à la
simple idée de devoir s’aventurer au sein des ténèbres.

Mais les silhouettes de ses poursuivants se précisaient tandis qu’elles avançaient


prudemment à sa rencontre. Camen en tête, les yeux braqués devant lui tel un fauve en
chasse, suivi d’une Joella riant nerveusement, traînaient dans leur sillage un Torvard
hésitant. L’adolescent à la forte carrure progressait à contrecœur, le visage livide et les
lèvres bleuies par le froid, ses bottes raclant le sol à chacun de ses pas.

19 La vieille tour - Nico du Dème de Naxos - 2012.


« Alors Geänh, heureux de nous revoir ? » La voix moqueuse de Camen s’éleva dans le
quasi silence qui régnait aux abords de la forêt, précédée d’un nuage vaporeux.

« Geäaannnhhh… hi, hi, hi, hi, hi… Geännnnh » susurrait Joella tout en prenant bien soin
d’emboîter le pas à Camen.

Les trois adolescents n’étaient plus qu’à une vingtaine de mètres. Sous la froide clarté
des étoiles, ils ressemblaient aux morts que le jeune garçon avaient aperçu dans la pièce
principale de la maison de l’ansailéir. Tout en nuances de gris, leurs visages pareils à
de la pierre sculptée par un talentueux artiste, ils continuaient d’avancer vers Geänh.
A mesure qu’ils se rapprochaient de la lisière du Boischandelles, le rythme de leur pas
avait diminué, d’abord imperceptiblement, puis de plus en plus nettement. Leur écorce
luisant doucement sous la lumière stellaire, les arbres paraissaient les dents d’une gueule
fabuleuse s’apprêtant à les dévorer. Même Camen, qui en temps ordinaire ne craignait rien
ni personne, se sentait fragile, à la merci du premier prédateur nocturne. Mais son envie
de faire du mal au petit Geänh l’emportait sur son appréhension, et il refusait de se laisser
impressionner par la nuit. Le crâne envahi par un cortège de doutes, Joella avait agrippé
Camen par un pan de sa tunique. Elle se laissait entraîner en avant, les dents serrées sur
un rictus qui la faisait ressembler à une hideuse sorcière. Torvard s’était immobilisé,
incapable de détacher ses yeux des profondeurs enténébrées du Boischandelles.

Geänh était pétrifié. Il n’osait même plus respirer, comme si son souffle allait briser
l’illusion de barrière intangible qui le maintenait en sécurité. Soudain, heurté par le pied
de Camen, un caillou le percuta au niveau de la cheville, le ramenant brutalement à la
réalité. L’adolescent était presque sur lui et déjà il tendait sa main pour l’attraper. Sans
réfléchir, Geänh s’élança entre deux arbres vénérables, disparaissant dans la nuit.

Stupéfait, Camen referma ses doigts sur le vide glacé de la nuit là où, un instant auparavant,
s’était tenu le petit garçon.

La vieille tour - Nico du Dème de Naxos - 2012. 20


D eirdre se laissa glisser doucement le long de l’écorce du grand chêne. Elle était
épuisée par une éprouvante journée de marche solitaire et son moral était en berne. Elle
avait espérée être sortie des bois ce soir, mais sa déconvenue avait été de taille lorsqu’elle
s’était rendue compte que l’antique chemin de traverse était impraticable suite à un
effondrement du terrain. Elle avait bien tenté de retrouver le lit dissimulé de la rivière plus
loin, mais tous ses efforts s’étaient soldés par un cuisant échec. Les bois étaient demeurés
sourds à ses appels insistants pour l’aider. Heureusement, elle connaissait suffisamment
la topographie locale pour s’orienter dans la direction de Gwéhir, le premier village vers
l’est, à deux jours de marche de la forêt. Elle comptait s’y reposer et refaire si possible ses
vivres, si tant est qu’elle pût en obtenir au terme d’un hiver particulièrement rigoureux.

La varigale soupira longuement, les yeux lourds d’une fatigue accusée par les profonds
cernes qui les soulignaient, le visage tiré par l’effort. Elle sortit de son sac une petite
gourde qu’elle déboucha. L’eau glacée lui arracha un frisson de contentement, dissipant
les lambeaux de souvenirs qui s’accrochaient à ses pensées. Du bout de son long carath,
elle tritura machinalement la couche de glace qui occupait une anfractuosité entre deux
racines du chêne. Désireuse de progresser encore un peu avant la tombée de la nuit, Deirdre
se redressa d’un mouvement mille fois exécuté. Elle grimaça lorsque son dos l’élança
douloureusement et elle se dit qu’elle n’était plus aussi jeune qu’elle l’aurait souhaité.

Elle revenait d’un voyage en Gwidre, où elle avait accompagné un homme visiblement
trop pressé pour attendre la fin de l’hiver. Comme à son habitude, Deirdre n’avait pas posé
de questions, se contentant de la lourde cordelette de daols d’azur qu’il lui avait tendue. La
somme était plus que conséquente, et assurerait sa subsistance sinon son confort pendant de
nombreux mois. Aussi s’était-elle risquée de nouveau dans les traîtresses immensités des
Mòr-Roimh. Le chemin qu’elle avait décidé d’emprunter les avait menés non loin du plateau
de Norgord, dont les carrières à ciel ouvert brillaient d’un éclat presque insoutenable sous
le soleil hivernal. A plus d’un kilomètre de distance, à l’abri des regards des contremaîtres
qui surveillaient les ouvriers travaillant dans des conditions épouvantables, ils avaient
observé quelque temps le manège des hommes arrachant de larges blocs de marbre à
la falaise. Puis ils avaient laissé les travailleurs à leur sort pénible pour s’engager sur le
chemin qui menait à la seule passe qui, à sa connaissance, pouvait être franchie au beau
milieu de l’hiver. Il s’en était fallu de peu qu’ils ne chutent dans une crevasse lorsque la
neige sur laquelle ils progressaient s’était soudain dérobée sous eux. Seul un étonnant
réflexe de Deirdre et la solidité de son carath les avait sauvés d’une mort certaine. Après
cet incident, la varigale s’était jurée de ne jamais plus affronter les pièges des montagnes.
Mais elle doutait que sa résolution tînt longtemps…

Tandis qu’elle se remémorait les derniers jours pendant lesquels elle avait descendue
prudemment les contreforts des grands monts avant de s’enfoncer dans le Boischandelles,

21 La vieille tour - Nico du Dème de Naxos - 2012.


la lumière se fit plus ténue. Bientôt, les ombres du soir recouvrirent la forêt et Deirdre
sut qu’il était temps de se trouver un abri pour la nuit. Les signes-repères découverts peu
avant à la base d’une souche centenaire l’informaient qu’un lieu sûr se trouvait à moins
de cinq cent pas vers l’ouest. Elle obliqua et s’aida de son carath pour négocier la pente
au relief inégal. Peut-être se trouvait-elle dans une forêt, mais le terrain encore fortement
vallonné affirmait que celle-ci avait poussé sur les flancs de la montagne.

Il fallut cinq bonnes minutes à Deirdre pour découvrir l’abri qu’elle cherchait. Dissimulé
au cœur d’un roncier auquel on accédait en rampant sous un méchant entrelacement de
tiges hérissées de longues épines, un large renfoncement sous un rocher affleurant laissait
suffisamment d’espace pour s’étendre. La varigale aperçut l’éclair roux d’un muscardin
que son arrivée venait de déloger des lieux. Ce n’était certes pas une place où faire un bon
feu, mais elle y était à couvert du vent et protégée des prédateurs locaux. Elle posa son
sac et en sortit de quoi se restaurer avant de s’allonger à même le sol en s’emmitouflant
dans sa tunique.

Elle s’éveilla en toussant et le genou douloureux. Une faible lumière filtrait au travers
du lacis végétal, projetant de longues ombres filiformes, telles des tentacules d’obscurité
tâtonnant à la recherche de leur proie. Il régnait un froid glacial et du givre s’était déposé
sur sa tunique. Elle se releva en frissonnant, son souffle se changeant en vapeur à peine
sorti de ses lèvres.

Deirdre réussit difficilement à s’extraire du roncier par l’étroit tunnel, accrochant son
épaisse tunique de laine à plusieurs reprises. Lorsqu’elle put enfin se redresser, elle tenta
de se dénouer la nuque en imprimant une lente rotation à sa tête. Ses muscles craquèrent
sans pour autant lui apporter le délassement espéré. Depuis quelque temps déjà, elle avait
pris conscience qu’elle n’était plus aussi alerte qu’en sa jeunesse pourtant pas si lointaine.

Il est vrai qu’elle ne s’était pas ménagée, peut-être pour rendre hommage au défunt varigal
qui l’avait sauvée d’une mort assurée après qu’elle ait fuit la peste mauve et les hommes
du Temple, mais sans doute plus pour se prouver à elle-même que sa vie valait quelque
chose. Elle avait guidé maints voyageurs par les passages sûrs, leur permettant de fuir
l’ire des suivants de l’Unique ou au contraire de se rendre dans le royaume de Gwidre,
aujourd’hui devenu propriété quasi exclusive du Temple. Elle avait porté des messages
d’hommes mystérieux à d’autres hommes dont l’identité lui était demeurée celée ; elle
avait aidé des voyageurs égarés à retrouver leur chemin, des blessés à se soigner en allant
quérir les services d’un demorthèn. Elle avait soulagé la conscience d’hommes et de
femmes ployant sous le fardeau de la honte ou de secrets trop lourds à porter. Mais elle,
qui était venu à son secours après qu’elle se soit gravement blessée en chutant dans un
ravin ? Qui l’avait allégé de ses doutes quand elle s’était sentie proche de commettre
l’irréparable ?

La vieille tour - Nico du Dème de Naxos - 2012. 22


Jusqu’à aujourd’hui, elle avait affronté seule tous les obstacles. Certes, elle avait trouvé le
plaisir dans les bras d’amants d’un soir, puisé le réconfort dans les récits de bardes, rit aux
comptines enfantines chantée par une dàmàthair. Mais en vérité, personne, à part les deux
varigaux à l’origine de sa vocation, ne s’était jamais intéressé à elle. Elle jouissait d’une
excellente réputation auprès de tous ceux qui recherchaient les services des varigaux, mais
ils ne voyaient en elle qu’une varigale douée susceptible de pourvoir à leurs besoins.

Deirdre chassa d’un petit rire moqueur ses pensées stupides, refusant de s’apitoyer sure
elle-même. Sa vie était peut-être en danger tous les jours, mais au moins elle était libre.
Libre de mourir sous les griffes d’un feond, libre de se faire violer par quelque soudard en
maraude ou capturer par des marchands d’esclaves tarishs… Mais libre aussi de vagabonder
dans des paysages majestueux avec le ciel pour couverture. Libre de dire ce qui lui plaisait
à qui il lui plaisait. Libre d’étancher sa soif à une source pure au milieu d’animaux peureux
et de se baigner nue dans les rivières l’été. Libre d’être elle-même, simplement elle-même.

Deirdre glissa sur une plaque de verglas et ne retrouva son équilibre que par pur réflexe.
Son carath avait trouvé comme de lui-même le point où s’enfoncer pour bloquer sa chute.
La varigale rit de bon cœur et poursuivit son chemin, seule, au milieu de la végétation dense
baignée des ombres des hautes frondaisons. Deirdre sentait l’antique forêt vibrer d’une
énergie silencieuse. Chacun de ses pas semblait éveiller quelque ancien rêve assoupi dans
la terre, quelque promesse jurée mais jamais tenue. Bien qu’elle ne vît personne autour
d’elle, elle se savait épiée par des yeux invisibles. Mais cela ne l’inquiétait nullement, car
cette surveillance n’était pas dirigée contre elle, mais contre d’éventuels intrus.

La varigale progressa ainsi toute la matinée et, après une brève collation pour reprendre
des forces, reprit sa marche en direction de l’est. Les signes-repères, discrets, jamais les
mêmes, lui indiquaient la voie la plus courte et la plus sûre. Ses yeux avaient appris à les
déceler où qu’ils se trouvent, comme s’ils lui murmuraient où les chercher. Si elle avançait
à bonne allure, elle percevait néanmoins des changements subtils qui affectaient les bois
et la forçait parfois à faire de légers détours par rapport aux indications données par les
symboles tracés par d’autres varigaux.

Deirdre s’arrêta brusquement au moment où elle crut percevoir un bruit, non loin sur sa
droite. De ce côté, le terrain plongeait abruptement vers le bas. Un impressionnant fouillis
d’arbustes empêchait de rien voir au-delà de quelques mètres et n’importe quelle bête
pouvait s’y tapir. Pourtant, le bruit surpris par Deirdre ne ressemblait pas à celui produit
par une créature s’efforçant de se déplacer discrètement. C’était plutôt comme le tintement
d’un instrument à percussion métallique, cymbale ou gong.

Le bruit retentit une seconde fois et Deirdre se figea. Il émanait bien du bas de la déclivité
aigue, masqué par la végétation. Intriguée, la varigale se dirigea prudemment sur sa droite,
son carath tenu d’une poigne affermie. Elle se retrouva bientôt bloquée par l’entrelacement

23 La vieille tour - Nico du Dème de Naxos - 2012.


de branches, sans pouvoir discerner quoi que ce soit d’autre. Mue par une impulsion
subite, Deirdre abattit son carath devant elle, faisant exploser les branches mortes et
rabattant les branches vivaces contre le sol dans un vacarme étourdissant. Elle répéta
son geste encore et encore, progressant de côté dans la tranchée ainsi ouverte afin de
conserver son équilibre.

Il lui sembla que les ombres avaient avalé le monde lorsqu’elle parvint au bas de la pente.
S’était-il donc écoulé tant d’heures que cela depuis qu’elle avait entrepris de se frayer un
chemin en direction de l’origine du bruit ? Elle avait l’impression qu’à peine une demi-
heure avait passé. Mais force lui était de constater qu’il faisait presque nuit noire. Le der-
nier coup de son carath fit se ramasser les dernières branches contre le sol, et la varigale
eut la vision fugitive de femmes criant tout en levant les bras pour se protéger du coup
qu’elle leur portait. Au même instant, Deirdre crut entendre résonner un cri de douleur,
mais ce devait être son imagination fatiguée qui se jouait d’elle. Elle n’y prêta pas plus
attention et s’avança, fascinée, en direction du spectacle féerique qui se jouait devant elle.

De vielles pierres dressées, couvertes d’arabesques disparaissant à moitié sous la mousse,


encadraient une sorte de porte en pierre massive et dépourvue de tout ornement. Elle
était constituée de trois formidables barres de pierre, les deux premières supportant la
troisième qui faisait office de linteau. Sis dans une cuvette, le monument émergeait des
deux tiers d’une mare boueuse qui paraissait vouloir le digérer. Au dessus des pierres, de
petites formes lumineuses tournoyaient erratiquement, changeant brusquement de sens,
manquant se percuter en dansant leur folle sarabande.

Les lueurs de Boischandelles ! Deirdre était certaine de se trouver face au phénomène


qui avait donné son nom à l’antique forêt. Elle avait traversé la zone à plusieurs reprises
sans jamais observer les fameuses « chandelles » et voici qu’enfin elle les apercevait. Les
lueurs continuaient de tracer leurs arcs vertigineux dans les airs, tels des enfants perdus
dans leur jeu, se livrant à de prodigieux exercices de voltige. Hypnotisée par le ballet
lumineux, Deirdre en oublia où elle se trouvait. Lentement, elle commença à s’assoupir,
dans les yeux les motifs éphémères composés par les curieuses lueurs…

Une douleur atroce émanait de son flanc droit, à l’endroit où la flèche du chevalier-lame
s’était plantée. Deirdre avait essayé de la retirer, mais la souffrance avait été telle qu’elle
avait vomi de la bile et manqué perdre connaissance. Cela faisait maintenant trois jours
qu’elle vivotait, s’abreuvant aux mares laissées par la pluie et se sustentant de baies sures
quasiment desséchées. Les soldats du roi et du Temple avaient failli la repérer à plusieurs
reprises, mais à chaque fois, ils s’étaient éloignés au moment où Deirdre pensait avoir été
découverte. Elle avait vu la fumée des bûchers s’élever, grise et triste, contre l’écran d’un
ciel presque aussi pâle que son visage. Elle avait senti l’odeur horrible de chair grillée,
portée par le vent malin jusqu’à ses narines, et elle avait de nouveau rendu de la bile et le
peu que son estomac avait ingéré.

La vieille tour - Nico du Dème de Naxos - 2012. 24


Ses jours étaient devenus une sorte de rêve éveillé, alternant entre des moments où elle
devait serrer les dents sur un bout de bois ramassé au pied d’un arbre pour ne pas hurler, et
des visions incohérentes suscitées par les privations. Parfois, la douleur devenait tellement
insupportable qu’elle souhaitait mourir. Mais quelque chose en elle refusait d’abdiquer, et
elle rampait vers un peu d’eau et quelque chose à se mettre sous la dent. Elle n’étanchait
jamais sa soif, ne satisfaisait jamais sa faim, mais elle interdisait à la camarde de prendre
son dû…

Le visage penché au dessus d’elle la fixait de ses yeux d’un noir profond, aussi noir que
les ténèbres les plus denses. Des larmes de sang glissaient depuis les commissures de ses
yeux, le long de ses joues, s’emmêlant dans sa barde drue poivre et sel avant de goutter
sur son front à elle et de noyer peu à peu son regard. Deirdre se sentit aspirée au sein
d’un puissant tourbillon. Elle essayait de résister, mais plus elle se débattait, plus son
corps s’abîmait dans une spirale vertigineuse. La force qui l’entraînait balayait ses efforts
comme si elle n’eut été qu’un fétu de paille. Bientôt, elle n’eut plus l’envie de s’opposer et
elle se sentit avalée par une énorme masse gluante. Déjà, ses jambes disparaissaient sous
elle et le reste de son corps n’allait pas tarder à les suivre.

Soudain, elle crut percevoir un son discordant dans le tumulte du tourbillon. Le son
s’amplifia et Deirdre eut l’impression qu’il commençait à pleuvoir, chaque goutte percutant
l’immensité opaque dans laquelle elle se noyait résonnant comme le choc d’une épée contre
une armure de mailles. La pluie s’accentua et couvrit bientôt les turbulences. Parfois, elle
cessait un moment pendant lequel quelqu’un prenait une formidable inspiration. Puis elle
revenait, redoublant d’intensité, emplissant le crâne de la varigale d’une multitude d’échos
saccadés. Et de nouveau elle s’arrêtait, brusquement, avant de reprendre, encore plus forte
qu’avant.

Mais ce n’était pas de la pluie. La rêverie dans laquelle elle était plongée avait transmué
le son en autre chose que ce qu’il était. Deirdre sentit une douleur lancinante au niveau
de son crâne et elle se débattit soudain, ses mains fouillant dans sa longue chevelure
broussailleuse retenue par un bandeau d’un vert terne pour en chasser quelque chose. Elle
cria quand ce quelque chose lui brûla la main, mais elle continua de tenter de le déloger
de son crâne.

Ses yeux s’ouvrirent et elle comprit qu’elle avait basculé sur le sol boueux. Allongée sur
le dos, elle ne distinguait qu’une clarté aveuglante et au-delà la porte massive à peine
esquissée. Elle se sentait affaiblie, comme sous l’emprise d’une fièvre maligne et elle avait
envie d’arrêter son combat. Mais les sons qu’elle avait pris dans son hallucination pour de
la pluie l’empêchaient de s’abandonner. Deirdre mit du temps à en comprendre la nature,
puis, dans un éclair subit de lucidité, elle sut : quelque part, non loin d’elle, un enfant était
pris d’une crise de sanglots qui semblait ne jamais devoir s’arrêter.

25 La vieille tour - Nico du Dème de Naxos - 2012.


Envahie par une rage aussi violente que soudaine, la varigale hurla, tentant de se débarrasser
de la chose – ou des choses ! – emmêlées dans ses cheveux. Elle poussa un hurlement
strident et se releva d’un bond, avant de s’arracher une pleine poignée de cheveux. Une
douleur térébrante lui vrilla le crâne au moment où deux sphères purpurines, faiblement
éclairées de l’intérieur, fusèrent dans l’air, avant de disparaître dans la nuit compacte.
La varigale était plongée dans une obscurité totale. Elle ne voyait plus rien au sein de
la profonde combe envahie par la végétation. La clarté des étoiles était bloquée bien au
dessus d’elle par les frondaisons mêlées des arbres vénérables du Boischandelles.

Un frisson agita Deirdre quant elle réalisa à quel horrible sort elle venait d’échapper,
extirpée de sa léthargie par les pleurs d’un enfant. L’enfant ! La varigale l’entendait
toujours sangloter bruyamment. Il devait être tout au plus à une vingtaine de mètres d’elle.
Se guidant à l’oreille, sondant prudemment le terrain à l’aide de son carath, elle entreprit
de se diriger vers la source des sanglots.

Il lui fallut peut-être une demi-heure pour parvenir à se frayer un chemin auprès de
l’enfant, invisible dans son manteau de ténèbres. Au lieu de parler, Deirdre serra la forme
pelotonnée à terre contre elle, sans jamais penser que ce pouvait être là une nouvelle ruse
d’un prédateur pour piéger sa proie. Mais c’était bel et bien un enfant que la varigale
tenait entre ses bras. Deirdre se mit à chanter une comptine, tout en berçant l’enfant qui
tressautait sous les violents spasmes qui entrecoupaient ses pleurs. Pas un instant l’enfant
ne songea à se débattre, abruti de fatigue et d’un chagrin que Deirdre ne pouvait pour
le moment qu’imaginer. Instinctivement, la varigale sentit un puissant instinct maternel
sourdre du plus profond d’elle-même : qui que fut cet enfant, elle se devait de veiller
sur lui et de le protéger. Elle continua de le bercer entre ses bras jusqu’à temps qu’il
s’endorme.

La vieille tour - Nico du Dème de Naxos - 2012. 26


D asmir Paern leva la tête et contempla le ciel livide, balafré par une longue
traînée de nuages paresseux. Il était certain qu’un cri venait de retentir. Cela faisait environ
cinq minutes qu’ils avaient quitté le premier groupe à l’entrée de Karnoven, cherchant à
s’introduire dans le village désert par un autre endroit. Mais Dasmir avait constaté que la
palissade était en excellent état sur toute la longueur qu’ils avaient pu examiner jusqu’ici.

Le corvusien fit un signe pour intimer à ses trois frères et aux trois prisonniers qu’ils
avaient emmenés de s’immobiliser. Aussitôt, dans un bel ensemble, les hommes se figèrent
dans la neige et on aurait pu croire qu’ils venaient d’être soudain changés en pierre. Un
autre cri, plus puissant que le premier, retentit depuis l’intérieur du village.

Dasmir n’hésita qu’un instant et se mit à courir à toutes jambes en direction de l’entrée
de la petite agglomération montagnarde. Il aurait été trop long, voire hasardeux de
tenter d’abattre un pan de la palissade ou bien d’essayer de passer par-dessus ses pieux
redoutablement aiguisés. Entraîné depuis son plus jeune âge aux épreuves les plus rudes,
le moine-guerrier s’élança à une vitesse prodigieuse sur le terrain inégal, suivi de près
par deux autres corvusiens. Le dernier moine-guerrier fermait la marche, surveillant les
trois criminels qui avaient commencé à avancer sur la voie du repentir. Ceux-ci couraient
péniblement, jetant de fréquents coups d’œil inquiets alentours. Ils n’osaient pas ralentir de
crainte de la correction sévère que ne manquerait pas de leur administrer le frère préposé
à leur surveillance. Conditionnés par les nombreuses années passées à l’abbaye, ils ne
songèrent pas un seul instant qu’à trois, il leur serait possible de venir à bout de leur
geôlier. Aussi continuèrent-ils de s’essouffler à la poursuite des trois corvusiens déjà loin
devant eux.

Pratiquement arrivé à l’entrée de Karnoven, Dasmir se plaqua soudain contre la palissade,


évitant de peu Caralh qui déboulait comme un fou, les yeux vides, le visage figé sur une
expression de terreur absolue. Le moine-guerrier n’avait pas le temps d’arrêter le prisonnier
pour le moment. Il devait aller aider ses frères, quoi que ceux-ci aient pu rencontrer.
Dasmir ne craignait rien, et la dernière fois qu’il avait éprouvé de la peur remontait à ses
six ans, lorsqu’il avait été piétiné par un caernide duquel il avait chuté faute d’avoir été
assez attentif. Sa lame avait déjà gouté au sang des autres hommes et même des feondas.
Les monstres qui terrorisaient le commun des mortels ne lui inspiraient qu’une immense
colère, que son entraînement théologique et martial lui avait permis de canaliser. S’il devait
de nouveau les affronter en ce jour, il en serait heureux.

Dasmir se fraya un passage au travers de l’étroite ouverture ménagée par ses frères. Une
rafale de vent glacial s’abattit sur lui, soulevant dans son sillage une nuée neigeuse qui
l’aveugla. Mû par un puissant instinct de survie, le corvusien se jeta à terre, esquivant une
griffe tordue, blanche comme neige. Ripostant aussitôt, il saisit la poignée de son épée

27 La vieille tour - Nico du Dème de Naxos - 2012.


dans son dos, l’extirpa d’un geste sûr de son fourreau et donna un formidable coup de
taille devant lui. Sa lame rencontra le vide et il ne conserva son équilibre qu’in extremis.

Dasmir se jeta aussitôt en arrière, comprenant que le combat était par trop inégal. La
ou les créatures étaient dans leur environnement naturel, se confondant avec la neige
soulevée par le vent étrange qui soufflait depuis l’intérieur du village.

« Reculez », ordonna Dasmir à ses deux frères. Ceux-ci obéirent immédiatement, ressortant
aussitôt de Karnoven. « Nous n’avons aucune chance ici. Nos frères sont sans doute déjà
morts à l’heure qu’il est. Nous reviendrons plus tard pour leur donner la sépulture qu’ils
méritent ». Tout en parlant, le corvusien braquait ses yeux sur l’étroit espace par lequel
il s’était introduit dans le village quelques instants auparavant. La poignée de son arme
fermement serrée dans son poing ganté de cuir, il était prêt à frapper. Ses yeux scintillaient
d’une haine farouche et il ressemblait à cet instant à un oiseau de proie s’apprêtant à
fondre sur sa prochaine victime.

Les corvusiens se retirèrent en bon ordre, leurs yeux ne quittant pas l’entrée du village
d’où pouvaient à tout moment sortir les créatures qui s’étaient attaquées à leurs frères. Les
trois prisonniers et le dernier moine-guerrier manquèrent les percuter, ne s’arrêtant qu’au
dernier moment. Dasmir fit un signe à leur adresse, leur indiquant clairement la direction
à suivre. Les prisonniers ne se firent pas prier pour se replier.

Les sept hommes reculèrent ainsi pendant environ une minute. Tout semblait parfaitement
calme, en contraste total avec les hurlements qui résonnaient quelques instants auparavant.
Soudain, Dasmir perçut un mouvement. Il se jeta sur le côté en poussant un cri
d’avertissement. Trop tard : l’un des prisonniers gisait déjà sur le sol, les mains refermées
sur sa gorge d’où giclait son sang en longues éclaboussures pourpres. Dasmir donna un
puissant coup d’estoc devant lui et sa lame glissa sur une surface dure et râpeuse. Le
moine-guerrier ne distinguait que très imparfaitement son adversaire, dont la silhouette
se mélangeait au paysage. Il para un coup destiné à l’éventrer et riposta par une attaque
de taille qui cette fois fut bloquée par quelque chose de dur. Le contrecoup faillit lui
faire lâcher son arme sur laquelle il raffermit sa prise. Un cri lui indiqua qu’un deuxième
prisonnier venait d’être touché. Il y avait donc au moins deux créatures et la partie allait
être serrée.

Deux autres corvusiens s’employaient à combattre la seconde créature, tandis que le


dernier moine-guerrier récitait les paroles sacrées de Soustraine pour invoquer un miracle.
Ses doigts crispés s’étaient couverts d’une fine pellicule de givre, tandis que son haleine
filtrait d’entre ses lèvres telle une vipère aux écailles cristallines. Alors que Dasmir
paraît en s’arc-boutant un nouveau coup surpuissant de son ennemi inhumain, une vague
blanche jaillit des mains du moine-guerrier et s’en vint frapper de plein fouet la créature.
Celle-ci fut repoussée sur plusieurs mètres, mais ne parue pas pour autant neutralisée.

La vieille tour - Nico du Dème de Naxos - 2012. 28


Dasmir la percevait difficilement, sa silhouette difforme semblant se fondre un instant
avec l’environnement avant de s’en extraire pour y replonger à nouveau. C’était comme de
lutter contre un reflet produit par un miroir et qui en serait sorti par intermittence.

Dasmir profita néanmoins de ce que son adversaire semblait avoir été ralenti par le froid
divin pour lui porter un rapide coup en direction de l’endroit où pouvait se trouver sa
gorge. Cette fois-ci, sa lame pénétra d’un bon pouce dans la créature. Mais au moment
de la retirer, Dasmir constata qu’elle était bloquée. Il lâcha précipitamment son arme tout
en reculant rapidement. Le pied de Dasmir buta sur une saillie formée par la glace et
il bascula en arrière. Au même moment, la créature se jeta sur lui tandis que le second
moine-guerrier se ruait en avant pour le protéger. Les deux adversaires se percutèrent et
le corvusien fut violemment projeté sur le côté. Dasmir profita de cet infime instant de
répit pour rouler sur le côté. Il bondit sur ses pieds et courut vers le cadavre du premier
prisonnier pour extirper de son fourreau l’épée qu’il n’avait pas eu le temps de dégainer.

Un cri terrible, pareil à celui poussé par un grand ours, retentit derrière lui, suivi de peu
par un énorme craquement : un pan de la palissade avait été enfoncé. Les deux autres
corvusiens encore en état de se battre venaient, dans un même élan, de porter une attaque
désespérée contre la seconde créature. Blessée, celle-ci s’était retirée dans le plus complet
désordre, abandonnant derrière elle une traînée bleu-grise étrangement terne.

Alors que ses doigts se refermaient sur la poignée de l’épée du prisonnier, Dasmir se
retrouva projeté à terre, écrasé par le poids colossal de la créature. Il sentit quelque chose
craquer au niveau de son thorax et une douleur atroce explosa en lui. Sa vision se brouilla
et le monde entier se changea en une mer de brume grisâtre. Son souffle commença à
lui manquer et il essaya désespérément d’avaler un peu d’air. Mais la masse qui le
compressait l’empêchait de respirer. Dasmir tenta de se dégager, mais c’était comme de
faire bouger un roc. Le moine-guerrier, comme il l’avait toujours fait, se remit entre les
mains de l’Unique et entama sa dernière prière. Il avait servi le Temple, suivi les saintes
Ordonnances aussi fidèlement que possible, essayant de ne jamais s’écarter des préceptes
qui formaient l’ossature de sa foi. Il lui sembla qu’une voix lointaine, pareille au tonnerre
grondant au dessus d’une lointaine vallée, résonnait sous son crâne, comme en écho à
sa prière silencieuse. Le tonnerre se rapprochait et sa voix surhumaine emplissait tout
l’espace, formidable vibration qui se substituait à toute autre chose. Dasmir crut qu’il
allait exploser sous la puissance du phénomène. Une lumière éblouissante figea le monde
et il aperçut brièvement au sein de celle-ci un palais étincelant aux tours d’ivoire et aux
dômes de piérazule, qui se dressait aux abords d’un lac paisible sur les rives duquel de
grandes femmes pâles aux longs cheveux noirs riaient, riaient, riaient…

Un feu, une force incommensurable l’embrasa et la lumière s’évanouit, réduite à un pâle


fil de toile d’araignée captant les derniers feux d’un soleil mourant. Dasmir bloqua la
griffe qui allait lui ouvrir la gorge et la tordit violemment. La créature hurla et le moine-

29 La vieille tour - Nico du Dème de Naxos - 2012.


guerrier la projeta aussi fort qu’il le put. Sa silhouette intermittente s’éleva un instant
avant de retomber lourdement sur les pieux acérés de la palissade. L’étrange substance
bleu-gris gicla sur la fine couche de neige, se solidifiant presque aussitôt en de multiples
petites pierres. La créature se contorsionna furieusement dans un vomissement de cris
inhumains, ses membres ouvrant de larges balafres sur la palissade qui se couvrait des
étranges concrétions gris-bleu.

Dasmir sentit soudain toute force l’abandonner et il s’écroula à terre, sa dernière pensée
pour le miracle qui venait de lui sauver la vie.

La vieille tour - Nico du Dème de Naxos - 2012. 30


D e l’orgueilleuse place-forte qui durant des siècles avait surveillé l’accès à la
riche vallée de Caimh-Logën, ne demeuraient aujourd’hui qu’une tour décapitée flanquée
d’un long mur éboulé et rongé par la mousse. Cyclopéenne, la construction avait été bâtie
à l’aide de pierres de dimensions phénoménales, qu’une dizaine d’hommes auraient été
bien en peine de manipuler. Sa fondation remontait, si l’on en croyait la tradition locale,
à une époque bien antérieure à la création des Trois Royaumes et n’était en rien le fait de
l’homme. Ses derniers propriétaires, les Mac Kayltar, branche cadette de la famille royale
reizhite, étaient venus s’y établir aux environs de l’an 200 et ne l’avaient plus quittée
jusqu’à la Guerre du Temple.

Bien que d’allure intimidante, la forteresse, usée par les siècles, n’avait pas été en mesure
de repousser l’invasion gwidrite lorsque la guerre avait été déclarée. Située à quelques
kilomètres de la frontière entre Reizh et Gwidre, elle avait été en première ligne pour
subir les assauts des troupes galvanisées par les exhortations des prêtres du Temple. Au
départ, il n’avait pas été dans les intentions des militaires de s’attaquer à la citadelle. Mais
il s’était avéré que le hasard avait mené un bataillon égaré - et passablement éméché - sur
une énorme brèche dans le mur est de l’édifice, qu’on avait tenté tant bien que mal de
dissimuler.

La massive place-forte et ses occupants s’étaient très vite inclinés devant la démonstration
de force et de fanatisme des attaquants. Quelques Mac Kayltar récalcitrants avaient été
massacrés pour l’exemple, incitant le reste de la famille à l’humilité d’une reddition incon-
ditionnelle. Durant la guerre, les Mac Kayltar étaient restés les hôtes forcés des hommes
qu’on avait laissés pour tenir la place-forte, puis, lorsque les hostilités avaient pris fin
après d’interminables et sanglants combats, étaient retournés à Baldh-Ruoch d’où leur
famille était originaire. Seule manquait à l’appel la comtesse Fionna, si l’on exceptait les
« morts pour l’exemple » au début du conflit.

La mort de la comtesse était demeurée une énigme. Un beau matin, on l’avait retrouvée,
nue dans la cour principale de la forteresse, le visage livide, des marques violacées autour
du cou et de profondes entailles sur les cuisses et le ventre. Une enquête avait aussitôt
été diligentée par le commandant de la citadelle, qui obéissait en vérité aux ordres du
chevalier-lame chargé par sa hiérarchie de l’épauler. Jamais le coupable n’avait pu être
trouvé, mais une rumeur persistante insinuait que la comtesse n’était ni farouche ni avare
de ses charmes et que beaucoup avaient su en profiter durant les longs mois passés à errer
aux quatre coins de la citadelle dans l’attente que la guerre se termine. L’enquête avait
conclu que le meurtre avait été commis par un rôdeur qui, à la faveur de la nuit et de l’état
de délabrement grandissant de la muraille, avait pénétré dans la cour et surpris la comtesse
dans sa promenade nocturne.

31 La vieille tour - Nico du Dème de Naxos - 2012.


Mais les soupçons s’étaient un temps portés sur certains membres de la famille Mac
Kayltar, qui, pour diverses raisons, auraient eu motif à éliminer la comtesse. Seulement,
ces pistes s’étaient avérées trop fragiles à la lumière des interrogatoires auxquels avaient
été soumis les suspects. Tout comme les accusations formulées contre plusieurs soldats,
dont le passé émaillé de violences diverses les désignait comme de plausibles bourreaux.

Après deux semaines d’enquête minutieuse - du moins aux dires du commandant qui
l’avait conduite - le meurtre de la comtesse avait été classé au rang des affaires élucidées,
ce qui avait semblé arranger tout le monde. La faute incombait à un parfait inconnu sur
lequel on avait été bien en peine de mettre la main, une vague silhouette errante armée
d’un couteau de chasse, violeur et assassin.

Ce fantôme avait pris de la consistance au fil des ans, tandis que la forteresse, comme sous
l’effet d’un sortilège, s’écroulait de toutes parts. Comme si l’ombre tueuse avait aspiré la
vitalité de l’antique place-forte pour acquérir plus de substance.

Aujourd’hui, on la rendait responsable de plusieurs meurtres particulièrement atroces qui


avaient été commis dans les environs au cours des vingt dernières années. Il s’agissait
toujours d’individus isolés, hommes ou femmes, qu’on retrouvait gisant dans une mare
de sang, le corps mutilé par des coups d’une rare sauvagerie. Le plus souvent, leur visage
était méconnaissable, l’assassin s’étant acharné sur lui, comme pour faire disparaître
jusqu’aux dernières traces de leur identité.

C’était toutefois bien commode de faire porter la responsabilité de ces meurtres sur un
spectre insaisissable. On ne recherchait ainsi nul coupable et comme il s’agissait de voya-
geurs de passage, dont personne d’importance ne risquait de s’inquiéter, leur mort était
aussitôt mise sur le compte de l’assassin fantomatique.

Un mince sourire effleura les lèvres d’Osric tandis qu’il observait de son seul œil valide
la lumière blafarde de la lune caresser les énormes pierres du dernier mur encore debout
de la citadelle. La Vieille Tour, comme on l’appelait maintenant, n’était plus qu’une
ruine à laquelle s’accrochait son lot de légendes sanglantes et de rumeurs plus ou moins
extravagantes. Mais dans tous les cas, la mort mystérieuse de Fionna Mac Kayltar et
l’ombre meurtrière faisaient partie du décor et même les plus sceptiques tenaient pour
acquis que les lieux n’étaient pas sûrs.

Le regard d’Osric s éleva vers ce qui restait de la tour proprement dite, coupée dans
son élan vers le ciel par les ravages du temps. Les étages au-delà du premier s’étaient
effondrés depuis longtemps, victimes de la lèpre qui avait rongé la citadelle après le
départ des Mac Kayltar pour Baldh-Ruoch. Bien qu’il fût très jeune à l’époque, Osric se
souvenait encore de la splendeur des hauts murs de Mar-Logën, de la force souveraine de
ses tours colossales qui montaient à l’assaut des cieux comme pour les défier. Ce n’était

La vieille tour - Nico du Dème de Naxos - 2012. 32


pas tant qu’il fût impressionné que sincèrement admiratif de la vigueur et de la puissance
de la citadelle. Elle lui avait inspiré un profond respect ainsi qu’une fierté démesurée. Ce
n’était pas évident de décrire précisément quels avaient été ses sentiments autrefois, mais
il était certain que la citadelle ne l’avait jamais effrayé. Bien au contraire, sa vision lui
avait apporté une certaine quiétude, parfois même une profonde sérénité, qui l’avait laissé
plongé dans de longues méditations dont seuls finissaient par le sortir les appels de ses
parents désireux de rentrer au village.

Ces épisodes dataient de la fin de la fin de l’année 863, alors que la Guerre du Temple
s’acheminait doucement vers la défaite de Gwidre et que les soldats ennemis tenant Mar-
Logën ne désiraient plus qu’une chose, rentrer au pays pour revoir leurs familles. Osric
avait pu caresser les antiques rocs des murs de la citadelle sans que les gwidrites se montrent
hostiles ou méfiants. Âgé de neuf ans à l’époque, il était encore à l’âge sensible où l’on
s’émerveille de la nouveauté, du moins étaient-ce les mots que ses parents lui répétaient
sans cesse, comme pour nier la réelle attirance qu’exerçait aussi sur eux la citadelle. Car
Osric n’était pas dupe : il avait surpris les yeux brillants de son père et le visage ému de sa
mère tandis que la présence de Mar-Logën agissait sur eux ; comme elle agissait, peut-être
encore plus fort, sur lui.

Aujourd’hui, le temps de la splendeur était aboli. Mais parfois, un rayon de lune ou de


soleil révélait au milieu de la mousse, des brunâtres trainées laissées par la pluie, des
trous creusés conjointement par le vent, la végétation et la faune un éclat de la gloire
d’antan de la forteresse. Alors, Osric revenait, le temps d’une extase, arpenter les abords
de Mar-Logën, s’immergeant complètement dans sa vision. Il en ressortait les yeux pleins
de larmes, mais elles exprimaient sa joie et non sa peine, car il savait que, quelque part
dans son cœur, la véritable Mar-Logën existait encore.

La Vieille Tour était devenue le repaire d’une nuit pour les individus jugés indésirables
par la société : brigands, mercenaires à la recherche d’un employeur, criminels itinérants,
prisonniers évadés… s’étaient succédés au fil des ans, vaguement inquiets de la menace du
fantôme. Certains d’entre eux avaient d’ailleurs perdu la vie dans des conditions qui rap-
pelaient les meurtres imputés à l’assassin de Mar-Logën, mais cela avait rarement décidés
leurs compagnons à quitter les lieux.

Osric vivait ici depuis qu’il avait choisi d’abandonner la vie en communauté pour une
existence érémitique. Ceux qui l’avaient connu autrefois ne le considéraient plus que
comme un marginal étrange et éventuellement une menace. Mais il se moquait pas mal de
ce qu’on pensait de lui. Tout ce qui lui importait était de demeurer près de Mar-Logën. En
vérité, il s’en sentait le gardien, et essayait de la protéger. Ce qui d’ailleurs le faisait rire,
car ses efforts dérisoires n’avaient rien pu contre les forces de l’entropie qui avait changé
la forteresse en ruines. Cependant, il sentait obscurément qu’il devait demeurer près de
l’antique construction, que ses dernières pierres encore en vie avaient besoin de lui pour

33 La vieille tour - Nico du Dème de Naxos - 2012.


accomplir une ultime tâche. Osric se sentait dans la même position qu’un fils veillant un
parent mourant, et rien n’aurait pu lui faire quitter le chevet de la Vieille Tour.

La lune fut soudain avalée par un nuage et Mar-Logën disparut dans les ténèbres. Mais
Osric continuait de distinguer les murmures sourds des pierres, qui vibraient à ses oreilles
et faisait vibrer son cœur.

La vieille tour - Nico du Dème de Naxos - 2012. 34


L e monde basculait. Une douleur sourde vibrait dans sa tête tandis qu’il essayait
d’assurer son équilibre en se retenant d’une main aux branches d’un maigre buisson. Mais
le sol continuait de se dérober et il retomba lourdement sur ses jambes.

Caralh se passa la main sur le front et constata qu’une croûte épaisse s’y était formée. Ses
ongles grattèrent la matière rugueuse et en détachèrent un bout. Aussitôt, un fin filet de
sang recommença à couler, et il s’essuya l’arête du nez. Il lécha le sang sur son doigt, en
appréciant la saveur sucrée et métallique. Ce contact avec la réalité retrouvée lui donna la
force de se relever une nouvelle fois.

Caralh grogna sous l’effort et parvint enfin à se tenir droit sur ses jambes. Il fit un pas en
avant et fut aussitôt aveuglé par un violent flash lumineux. Le monde s’écroula de nou-
veau…

C’était le froid qui l’avait éveillé ce matin, guidé par le vent vicieux sous sa tunique de
lin et la couverture de laine dépenaillée dans lesquelles il s’emmitouflait chaque nuit.
Cela faisait trois mois qu’il avait quitté Baldh-Ruoch, après que son affaire eut périclitée.
Caralh avait loué pendant quelques années ses services comme garde du corps d’un riche
marchand, avant de racheter avec ses économies le fond de commerce d’un tailleur. Ce
dernier, déjà très endetté auprès de la Maison des Monnaies, cherchait de toute urgence
de l’argent frais pour répondre aux appétits voraces de ses créanciers. Caralh avait investi
jusqu’au dernier de ses daols dans ce qu’il espérait être un départ pour une vie meilleure.

Mais il avait rapidement déchanté en constatant que la clientèle bourgeoise à laquelle


étaient destinés les habits qu’il vendait se désintéressait manifestement de ce qu’il avait à
proposer. Il apprit à ses dépends que l’on ne s’improvise pas marchand. En quelques mois,
il perdit tout. Il emprunta bien un peu d’argent pour tenter de faire face, mais les taux
exorbitants pratiqués par les usuriers le menèrent au bord du Gouffre. Un jour l’ultimatum
était tombé sous la forme d’une visite musclée : si Caralh ne remboursait pas l’intégralité
de ce qu’il devait le soir même, il recevrait ce qu’il méritait. Effrayé, il quitta sa boutique
à la tombée de la nuit et, alors qu’il empruntait un pont glissant menant au Roc du Levant,
fut prit à parti par une bande de canailles. Une bagarre s’ensuivit au cours de laquelle l’un
de ses adversaires bascula accidentellement au dessus du parapet. Caralh profita de la
stupeur de ses agresseurs pour fuir.

Les premiers jours hors de la capitale furent très durs. Il n’avait avec lui que quelques
vivres, à peine de quoi tenir une semaine. La nuit, il dormait non loin de la route, derrière
des buissons ou des rochers qui le soustrayaient au regard d’éventuels voyageurs. Le jour,
il progressait en direction de l’ouest, proposant ses services aux voyageurs qu’il croisait
et poussant même jusqu’aux fermes situées à proximité des grandes routes. Il récolta ainsi
quelques daols de braise, de quoi subvenir à ses besoins essentiels. Caralh vivota des

35 La vieille tour - Nico du Dème de Naxos - 2012.


semaines durant avant d’entendre un jour parler des carrières de marbre d’Esseän, une
bourgade située à une vingtaine de kilomètres de l’autre côté de la frontière.

Il se savait doté par la nature d’une force colossale, qu’il pourrait employer à soulever
les imposants blocs arrachées chaque jour à la terre par une armée d’ouvriers. Caralh
n’aimait pas l’idée de se rendre en Gwidre, mais comme il s’agissait uniquement pour lui
d’y trouver du travail, il préférait se dire qu’il ne risquait rien.

Son premier jour de l’autre côté de la ligne symbolique qui était censée séparer Reizh
de son voisin se déroula sans histoire. Le lendemain, fatigué après la longue marche qui
l’avait occupé toute la journée, il s’endormit dans un bosquet situé à une cinquantaine de
mètres d’une petite agglomération, protégée par un fossé peu profond et une palissade
maigrichonne. Des défenses qui ne devaient servir qu’à rassurer les habitants du village
tant elles paraissaient dérisoires.

Réveillé de bonne heure par le souffle glacé du noroît, l’estomac ravagé par de violentes
crampes causées par la faim, Caralh avait pénétré dans le village par une petite porte
ouverte et laissée bizarrement sans surveillance. Ce n’est qu’après qu’il comprit qu’il
aurait dû se méfier. Mais, le ventre creux et l’esprit encore ensommeillé, il s’était laissé
guidé uniquement par sa faim dévorante.

Il avait repéré rapidement l’enseigne indiquant le boulanger, un panneau de fer forgé


suspendu à une poutre qui faisait saillie sur le devant de la bâtisse. La cheminée de brique
crachait une fumée de bon augure et Caralh se frotta les mains en songeant au festin
qu’il allait bientôt faire. Alors qu’il s’approchait de la porte de l’artisan, une délicieuse
odeur de pain chaud le fit saliver et il essuya du revers de la faim le filet de bave qui lui
dégoulinait sur le menton. Il frappa à la porte et, n’entendant aucune réponse, se décida à
la pousser. Celle-ci s’ouvrit dans un léger grincement.

Devant lui se dressait un comptoir de bois patiné par le temps et sur lequel quelques gros
pains encore fumants achevaient de refroidir sur une nappe de toile grossière. Une porte
située de l’autre côté du comptoir était entrebâillée. Une lumière chaude et mouvante
filtrait depuis l’embrasure. Caralh appela à plusieurs reprises, mais personne ne vint. Il
eut envie de s’emparer d’un gros pain doré dont la simple vision lui mettait les larmes aux
yeux, mais il était profondément honnête et se refusa à voler.

Pris de curiosité, il s’approcha de la porte entrouverte et la repoussa doucement. Caralh


pénétra dans une seconde pièce à peine plus grande que la précédente. Un large four à pain
occupait la quasi-totalité de la surface du mur ouest, diffusant une chaleur réconfortante
dans la pièce. Suspendue à un crochet fiché dans une poutre basse, une lanterne donnait
assez de lumière pour pouvoir travailler tranquillement. La pièce était vide et seul le
ronronnement du feu cuisant le pain osait s’opposer au silence étrange qui régnait dans la
boulangerie.

La vieille tour - Nico du Dème de Naxos - 2012. 36


Soudain, Caralh entendit un craquement en provenance du plafond. Il se figea et tendit
l’oreille. Mais il n’y eut pas d’autre bruit. Il se demanda où pouvait se trouvait le boulanger.
Il était quand même curieux qu’il ait déserté les lieux au beau milieu de son travail. Caralh
attendit encore un moment, puis, ne voyant personne venir, quitta la pièce. Parvenu à côté
du comptoir il jeta un regard plein d’envie sur les pains de différentes tailles qui semblaient
le narguer. Il entendit alors un autre bruit, en provenance du haut de l’escalier qui grimpait
à l’étage depuis un coin de la pièce noyé dans l’ombre.

Il hésita un instant avant de s’aventurer au bord des marches puis commença à monter. Une
légère appréhension le saisit, mais il poursuivit son ascension. Il s’arrêta au bord du palier,
les yeux braqués sur un long couloir plongé dans les ténèbres. La lumière du jour naissant,
captive des volets, ne parvenait pas jusqu’ici, de même que les chaudes illuminations de la
lanterne. Il régnait un silence de mort.

Caralh fit un pas quand un craquement sinistre résonna quelques mètres plus loin dans
l’obscurité du couloir. Il s’immobilisa, le cœur battant, incapable de se décider à avancer
ou à battre en retraite. Et puis, il perçut un son infime, quelque chose entre le râle et
le halètement. Brisant l’étau de la peur, Caralh s’élança soudain en avant et traversa le
couloir jusqu’à une porte grande ouverte.

La pâle lumière de l’aube filtrait par les jours d’un volet mal accroché, révélant une petite
pièce qui contenait un lit, une commode et une armoire basse en bois sombre. Le regard
de Caralh fut aussitôt attiré sur sa gauche. Au pied de l’armoire gisait le corps sans vie
d’un homme dans la force de l’âge. Vêtu d’un vêtement de nuit qui lui laissait les jambes
découvertes, l’homme semblait regarder le plafond, les yeux écarquillés sur une vision
innommable. Comme une seconde bouche béait dans son cou, sanguinolente, révélant une
bouillie d’os et de chair.

Non loin de lui, dans le coin de la pièce masqué partiellement par la masse de l’armoire,
un second corps était étendu. La femme, d’une trentaine d’année, avait une magnifique
chevelure blonde qui s’étalait autour de son visage figé sur un rictus de douleur telle une
mare d’or liquide. La lame d’un couteau de chasse, fichée dans son ventre, la clouait au
sol. Une large tâche sombre irradiait depuis la blessure, maculant presque entièrement sa
tunique de nuit. Sa main gauche était crispée à quelques centimètres de celle de l’homme,
dans une tentative désespérée de le toucher une dernière fois avant de mourir.

Un froid glacial envahit Caralh. Une profonde nausée le saisit et ses jambes furent prises
de tremblements. Il s’appuya contre le chambranle et essuya la sueur sur son front. Ses
yeux restaient braqués sur l’horrible spectacle, incapables de s’en détourner, fascinés par
la vision de ces morts brutales. Soudain, il réalisa que les craquements entendus plus
tôt devaient être le fait de l’assassin. La peur lui noua le ventre tandis qu’une giclée
d’adrénaline transforma son cœur en tambour affolé.

37 La vieille tour - Nico du Dème de Naxos - 2012.


Caralh se tourna et perçut de nouveau le faible bruit d’un halètement. Il fit marche arrière
dans le couloir, prêt à se défendre à la moindre attaque. Ses mains tâtonnaient contre les
cloisons latérales et il identifia rapidement une porte sur sa droite. Elle était fermée et le
bruit étouffé semblait provenir de derrière elle. Il poussa précautionneusement le battant
du bout de la main. La porte s’ouvrit dans un grincement. La lumière du petit matin ne
filtrait qu’à peine dans la pièce, ne révélant qu’un fourmillement d’ombres.

Caralh entendait plus nettement le souffle saccadé. Il attendit que ses yeux s’accoutument
à l’obscurité avant de pénétrer dans ce qui devait être la chambre d’un enfant. Poussé
contre la cloison gauche, un lit élégant à la tête ajourée d’oiseaux et d’étoiles attira son
regard. Située à l’extrémité opposée, se trouvait une commode dont le tiroir du milieu
était resté grand ouvert. Au centre de la pièce, sur un tapis à la mode tarish, aux motifs
vifs représentant une forêt foisonnante, était recroquevillée une petite forme. Caralh se
baissa et tendit la main jusqu’à l’effleurer. La forme remua imperceptiblement et Caralh
retira ses doigts comme sous l’effet d’une vive brûlure.

Quelques secondes s’écoulèrent avant que Caralh n’ose de nouveau bouger. Il distinguait
maintenant plus nettement le corps de l’enfant lové sur le tapis, ses bras repliés tout
contre son ventre. Caralh se pencha au dessus du corps de l’enfant. Ce dernier le fixa sans
le voir, les yeux brillant de fièvre. D’entre ses mains crispées dépassaient le pommeau
d’un poignard ou d’une épée de petite dimension. Caralh tenta de les écarter doucement.
L’enfant s’accrocha à l’arme qui lui volait sa vie en émettant un faible râle avant de
relâcher son étreinte. La lame de chasse était profondément enfoncée dans son ventre et
Caralh sut d’instinct qu’il ne restait plus à l’enfant que quelques instants à vivre. Il voulut
le réconforter et lui caressa le front, imprimant sur celui-ci l’empreinte sanglante de sa
main.

Horrifié, il la retira brusquement. Au même moment, un coup frappé à la porte d’entrée


retentit à l’étage suivit bientôt d’un appel. Caralh se redressa et fixa une dernière fois
l’enfant agonisant. Puis il se rua hors de la pièce, dévala l’escalier, bouscula une silhouette
avant de recevoir comme un bienfait l’air glacial et la caresse d’un soleil encore timide.
Hébété, il regarda autour de lui : des silhouettes se mouvaient lentement le long des allées
qui convergeaient vers la place centrale du village. Tout semblait parfaitement paisible.

Un cri déchira le silence derrière lui. Une femme le désignait de son index, le visage
livide. « Au meurtrier, au meurtrier ! » Tout d’abord interdit, Caralh fit un pas vers la
villageoise avant que celle-ci ne recule en hurlant et ne trébuche sur le seuil de la demeure
du boulanger. Aussitôt, les villageois se ruèrent sur lui. Et Caralh se mit à courir aussi
vite qu’il put, assuré que toutes les explications qu’il pourrait donner ne seraient pas
suffisantes pour le disculper.

Il courut et courut encore jusqu’à ce que ses poumons soient en feu. Mais les villageois

La vieille tour - Nico du Dème de Naxos - 2012. 38


avaient finalement réussi à l’encercler. Se saisissant d’une charrette à bras, il était parvenu
à briser la ligne compacte des assaillants avant qu’un malheureux hasard ne le mette sur
le chemin de corvusiens de passage. Le combat était perdu d’avance contre les moines-
guerriers, mais Caralh s’était battu avec l’énergie du désespoir et serait parvenu à s’enfuir si
son dernier adversaire n’avait convoqué le miracle de froid sacré. Le froid s’était immiscé
jusqu’au tréfonds de son âme, gelant jusqu’à ses espoirs les plus infimes, le condamnant à
un emprisonnement à vie…

Du moins l’avait-il crû pendant trois longues années, jusqu’à ce que le hasard lui offre ce
qu’il lui avait interdit ce jour funeste : la liberté.

39 La vieille tour - Nico du Dème de Naxos - 2012.


S on second évanouissement avait duré à peine quelques minutes pendant
lesquelles son esprit s’était aventuré dans le passé. Il avait revécu avec une netteté
surprenante cette atroce journée où il avait découvert deux cadavres et un enfant mourant.
Le souvenir s’était gravé de façon indélébile sur les tables de sa mémoire.

A cette évocation, il frissonna, autant de peur que d’horreur. Il imaginait le souffle rauque
de l’assassin, dissimulé dans l’ombre à quelques pas de lui, un rictus mauvais affiché sur
les traits. Jamais il ne saurait avec certitude si ce dernier était encore là lorsqu’il avait
découvert les corps du couple d’artisans et leur enfant agonisant. Mais son instinct lui
soufflait qu’il avait frôlé ce matin là l’agresseur et la mort que celui-ci apportait.

Caralh se releva avec difficulté. A peine se fut-il redressé qu’une puissante nausée le
saisit. Il tomba à genoux tandis que son corps secoué de spasmes évacuait bruyamment
un liquide jaunâtre qui lui brûlait la gorge. Ce pénible épisode terminé, il se remit debout
et observa son environnement.

Derrière lui, quelques arbres clairsemés aux frondaisons tachées de neige marquaient
l’orée de la forêt. Au-delà commençait l’ascension des pentes raides des Mòr Roimh
jusqu’à leurs vertigineux sommets. Caralh se demanda ce qui était arrivé aux moines-
guerriers et aux autres prisonniers. Il se rappelait le chaos qui s’était soudain emparé de
Karnoven. Mais son esprit était vierge des événements qui avaient suivi. Que s’était-il
passé ensuite ? Caralh n’en savait rien.

Il pouvait simplement déduire de sa situation présente qu’il s’était échappé du village


pour défier les pentes traîtresses des montagnes. Sa fuite s’était achevée par un violent
choc contre un arbre. Il avait été assommé sur le coup et était resté inconscient jusqu’à
maintenant.

La lumière déclinante du soleil teintait de pourpre les maigres nuages qui paressaient,
silencieux, contre le ventre pâle du ciel. La journée touchait à sa fin et bientôt le monde
serait plongé dans les ténèbres. Avec la venue de la nuit, le froid allait s’intensifier, et bien
que l’hiver fût sur son déclin, il ne ferait pas bon être exposé à ses morsures.

Une violente douleur intercostale le lança, mais le colosse s’efforça de l’ignorer pour
s’enfoncer à pas prudents dans la forêt. Puis il accéléra le rythme de ses foulées au fur et
à mesure qu’il retrouvait la maîtrise de son corps. La lumière diminua vite, les arbres cen-
tenaires ne laissant filtrer qu’une chiche portion de la maigre clarté diffusée par le soleil
couchant. Les sangles de sa cotte de cuir lui rentraient dans la chair et il les desserra un
peu. Même si son armure était ainsi moins bien ajustée, au moins n’éprouvait-il pas de
nouvelle brûlure à chaque pas.

La vieille tour - Nico du Dème de Naxos - 2012. 40


Bientôt, Caralh dut faire halte le temps que ses yeux s’accoutument à la pénombre. Non
loin, il entendit glouglouter un filet d’eau. Ce bruit réveilla en lui une soif intense et il
s’élança aussitôt dans la végétation épaisse à la recherche de sa source. Il finit par trouver
un étroit ruisseau, coincé entre des racines entremêlées et le sommet affleurant d’un rocher
poli par les siècles. Caralh mit ses mains en coupe et recueillit l’eau glacée avec gratitude.
Il but longuement, jusqu’à ce que sa soif fût totalement étanchée.

Il se releva, tous les sens aux aguets, l’esprit de nouveau vif. Une obscurité maintenant
presque totale régnait autour de lui. Il se sentit aussi vulnérable qu’un nouveau-né face aux
prédateurs nocturnes. Instinctivement, sa main chercha la poignée de la longue claymore
que lui avait confiée les corvusiens. Elle n’accrocha que le vide. Frénétiquement, il fouilla
sa ceinture puis ses bottes à la recherche de son poignard. Rien. La lame courte avait elle
aussi disparu. Il avait du perdre ses deux armes dans sa fuite.

Caralh tâtonna autour de lui, à la recherche d’une branche qui puisse lui servir d’arme autant
que de bâton de marche. Il progressa ainsi à l’aveuglette dans la végétation luxuriante,
déchirant ses vêtements dans les ronciers et les arbustes épineux, trébuchant tous les trois
pas, ses mains jetées devant lui maladroitement à la recherche de la branche salutaire.
Malgré la barrière végétale, un vent glacial s’infiltrait sous ses vêtements, imprimant à son
corps de puissants frissons. Sa soif apaisée, une faim tenace lui provoquait des crampes
d’estomac tandis qu’une douleur intermittente le lançait au niveau des côtes et du crâne,
aux endroits où son corps avait percuté l’arbre de plein fouet.

Caralh s’efforça d’ignorer les protestations de son organisme pour se concentrer sur
son objectif : réussir à trouver de quoi se défendre et un lieu où s’abriter pour la nuit.
Il réussit finalement à mettre la main sur une grosse branche de la longueur d’une épée,
dont un nœud situé peu avant son extrémité formait une garde rudimentaire. Il s’en servit
dorénavant pour se frayer un passage dans le fouillis végétal et tâter le terrain pour éviter
les multiples obstacles et pièges qui s’étendaient à ses pieds. Néanmoins, quelques racines
et pierres plus malignes que leurs consœurs le firent chuter à plusieurs reprises tandis qu’il
avançait lentement dans le noir absolu. Caralh était si fatigué qu’il finit par s’asseoir. Il
entreprit de retirer son armure, dont le port l’épuisait et dont les sangles, même desserrées,
continuaient de le blesser régulièrement.

La forêt semblait respirer autour de lui, ses mille frondaisons agitées par le noroît. Une
multitude de bruits naissaient subitement avant de s’évanouir tout aussi vite, craquements,
bruissements, appels inquiétants poussés par les hôtes nocturnes des bois... Caralh se
sentait totalement étranger à ces lieux anciens, gorgés de mystère, peuplés par d’antiques
puissances dont il devinait la présence dans le moindre tressaillement de la ramée. Les
siècles avaient en apparence effacé leur existence, mais ici, au cœur de Boischandelles, il
n’était plus possible de nier leur force.

41 La vieille tour - Nico du Dème de Naxos - 2012.


Son armure ôtée, Caralh se releva avec difficulté et reprit son chemin. Plus il continuait
son avancée dans les profondeurs des bois, plus il avait la sensation d’être épié. Il
hésita à plusieurs reprises avant de poursuivre son chemin, luttant contre l’envie de se
recroqueviller à même la terre jusqu’au retour de la lumière du jour. Mais il serra les dents
et, évoquant les visages des moines-guerriers de l’abbaye de Corvus, il entreprit de mettre
le plus de distance entre lui et ses éventuels poursuivants.

Les corvusiens étaient-ils encore en vie ? Caralh n’en savait rien, mais il se fiait à son
intuition, et son intuition lui dictait de s’éloigner le plus loin possible de l’orée de la forêt.
Le danger était ici partout, mais la plus grande menace semblait encore celle incarnée par
les représentants du Temple.

Le temps s’était englué dans la toile des ténèbres. Caralh avait l’impression de vivre
quelque mauvais rêve suscité par les paroles malicieuses d’une dàmàthair ou bien par
les propos inquiets d’individus pressés au comptoir d’une taverne après une journée de
dur labeur. Privé de la vue, il n’avait aucune idée de la direction qu’il prenait. Peut-être
était-il en train de refaire dix fois le même chemin, ou de retourner sur ses pas jusqu’à la
lisière des bois ? Le froid se faisait plus intense au cœur de la nuit et Caralh savait que
s’il s’arrêtait maintenant, au beau milieu de nulle part et sans avoir trouvé l’abri qu’il
cherchait, seule la mort l’attendrait.

Malgré la douleur, la fatigue et la faim, il devait coûte que coûte continuer de se déplacer
s’il voulait préserver le semblant de chaleur produit par son corps. Caralh se sentait las
et les incessantes tentatives de la forêt pour le faire chuter ou l’entraver entamaient sa
détermination. Chaque nouvel effort pour se relever ou s’arracher aux mains végétales lui
demandait toujours plus d’énergie.

Caralh se sentait proche d’abdiquer lorsque l’obscurité fut soudain percée par un flamboie-
ment. Le phénomène dura quelques instants avant de s’estomper. Les ténèbres reprirent
leur emprise sur la forêt et le colosse, gêné par la rémanence, trébucha sur une pierre qui
saillait perpendiculairement au sol. Caralh chuta lourdement à terre, le choc lui arrachant
un cri de douleur. Hébété, il demeura prostré contre le sol un long moment avant de com-
mencer à se redresser. Et de nouveau, ses yeux perçurent le flamboiement. Plus lointain,
celui-ci éclairait la masse obscure de la végétation comme de l’intérieur, façonnant un jeu
d’ombres complexes, pareilles aux veines innombrables d’un titanesque organisme.

Caralh se releva à l’aide du bâton trouvé plus tôt dans la nuit et fit quelques pas en direc-
tion de la lumière mouvante. Comme celle-ci ne disparaissait pas, il continua d’avan-
cer dans sa direction, tous ses sens en alerte, prêt à frapper au premier signe de danger.
Lorsqu’il ne fut plus qu’à quelques pas du phénomène lumineux, ce dernier s’anima et se
mit à s’éloigner au sein de la végétation. Caralh hésita un instant avant de décider de se
laisser guider.

La vieille tour - Nico du Dème de Naxos - 2012. 42


Il marcha ainsi plusieurs heures sans jamais tomber, comme si le flamboiement le menait
par un chemin sûr, fait pour le pied malhabile de l’homme. Au fur et à mesure, les arbustes
et les ronciers laissèrent la place à des troncs d’arbres colossaux, qui paraissaient veiller
sur la tranquillité des lieux. Leur écorce noueuse, plissée, donnait à voir au regard les ans
innombrables qu’ils avaient traversés. Un calme surnaturel régnait dans cette partie de la
forêt et le son produit par chacun des pas de Caralh semblait étouffé par quelque charme
invisible.

Les troncs se rapprochèrent peu à peu les uns des autres, tant et si bien qu’ils se touchèrent
avant de s’épouser en un long et bas tunnel. Caralh dut se pencher fortement pour y
pénétrer. Sa progression ralentie par sa position inconfortable, il garda les yeux fixés sur le
flamboiement qui s’éloignait. La lumière rétrécissait, simple point pareil au scintillement
d’une étoile par une nuit sans nuage. Elle s’amenuisait inexorablement et finit par disparaître
totalement.

Caralh se retrouva de nouveau plongé dans l’obscurité totale. Pourtant, nulle crainte ne
l’envahit et il continua d’avancer comme si il était toujours guidé par le flamboiement.
Bientôt, une maigre clarté lui permit de distinguer la fin du tunnel. D’au delà émanait
comme de faibles pulsations lumineuses. Caralh franchit la distance qui le séparait de
l’extérieur et il se redressa en poussant un profond soupir de contentement.

Il se trouvait au sommet d’une cuvette dont les bords étaient délimités par les rangs
serrés d’arbres millénaires. Tapissées d’une herbe d’un vert intense, ses pentes douces
descendaient, palier après palier, vers un petit lac aux eaux vert émeraude. Dansant au
dessus de l’onde claire, des sphères translucides au ventre gonflé d’une flamboyance d’un
blanc électrique se reflétaient dans le miroir liquide. La lumière en leur sein ne cessait de
varier, s’éteignant presque par instant pour briller de plus belle celui d’après. Ces variations
s’accompagnaient de sons légers, que Caralh ne percevait que par instant, semblables à des
voix lointaines aux étranges tessitures.

Le spectacle réjouissait le cœur du colosse et des larmes se mirent à couler de ses yeux
sans même qu’il en eut conscience. Une chaleur paisible régnait dans ce havre improbable
et Caralh s’avança en direction du lac tel un somnambule, le regard happé par le ballet
fragile des sphères. Il atteignit ses rives en quelques minutes, tout juste éveillé, le voile du
sommeil glissant inexorablement sur ses yeux.

Au centre du lac se dressait une haute pierre, dont les arêtes paraissaient aussi aiguisées que
les lames brandies par des chevaliers Hilderins lors d’une parade martiale. Les morceaux
de quartz et de micas incrustés dans la roche reflétaient le ballet lumineux des sphères,
multitude de miroirs miniatures renvoyant chacun un fragment de leur danse irréelle. Plus
haute que le plus grand des hommes, la sentinelle de pierre dégageait une aura vaguement
menaçante. Les jeux d’ombre et de lumière produits par les évolutions aériennes des

43 La vieille tour - Nico du Dème de Naxos - 2012.


sphères donnaient parfois l’impression à Caralh que la pierre s’animait avant de se figer
dans un profond sommeil. Aucune inscription, aucun motif n’apparaissait à sa surface
vierge de la main de l’homme et d’où, étrangement, était absente toute trace végétale.

Caralh détourna son regard de la pierre et tenta de scruter l’obscurité. D’une noirceur
impénétrable, celle-ci semblait rôder à la lisière de la clairière, bête avide guettant
l’imprudent qui oserait s’aventurer en son sein.

Mû par une subite impulsion, Caralh se laissa choir sur la rive moussue et plongea ses
mains dans l’eau du lac. L’eau était fraîche et elle lui procura un puissant sentiment de
réconfort. Il se passa les mains sur le visage et, aussitôt, la caresse de l’onde réveilla ses
sens engourdis. Il lui sembla alors que la terre vibrait doucement sous lui, et la pierre, le
lac, les sphères, les arbres, lui parurent resplendir d’une vitalité formidable.

Lui-même se sentit vieux et fatigué, être infime perdu dans un monde bien trop vaste
pour lui. L’angoisse monta en lui, jusqu’à ce qu’il ressente le besoin de quitter les lieux.
Il se redressa péniblement et entreprit de gravir la pente herbue pour gagner la lisière de
la clairière. Parvenu à son sommet, il hésita, pris entre l’insoutenable splendeur du lieu et
la menace presque tangible des ténèbres. Pétrifié par l’indécision, il demeura immobile
de longues minutes. L’angoisse devint intolérable et, soudain, l’obscurité totale entre les
arbres sembla refluer, tandis que se formait comme un sentier baigné de pénombre.

Caralh s’avança entre les troncs millénaires…

La vieille tour - Nico du Dème de Naxos - 2012. 44


L a chaleur du corps de l’enfant contre son ventre raviva les souvenirs d’anciennes
étreintes avec des amants de passage. C’était une pensée gênante, qu’elle n’avait pas
suscitée et qui d’elle-même était venue occuper le vide laissé par sa longue marche. Elle
progressait depuis les premières lueurs de l’aube dans un environnement qu’elle avait de
la peine à reconnaître, habituée au chemin de traverse dont son mentor lui avait montré
l’existence il y avait de cela plus de dix ans, lors d’une autre vie.

C’était curieux de constater à quel point la nature devenait mystérieuse dès lors que l’on
quittait les sentiers balisés depuis des générations par les varigaux et les demorthèn. Elle
se retrouvait dans la même position que le voyageur égaré, peinant à s’orienter dans une
nature aussi vaste que foisonnante.

Régulièrement, elle s’arrêtait pour reprendre son souffle. Bien que l’enfant pesât moins
que sa taille le laissait supposer, Deirdre n’était pas habituée à porter un tel poids.
Heureusement, elle se dirigeait vers le sud et la pente se faisait de plus en plus douce au
fur et à mesure de leur progression. Parfois, elle devait négocier une petite côte avant de
poursuivre sa lente descente des contreforts méridionaux des Mòr-Roimh. Elle inspirait
alors à fond et grimpait prudemment, un pas après l’autre, avant de faire halte au sommet
de l’élévation.

L’enfant était plongé dans un profond sommeil, entrecoupé parfois de petits halètements,
reliquats des sanglots qui l’avaient largement secoué durant la nuit. Ce n’était pas
la première fois que Deirdre découvrait un enfant perdu, mais jamais elle ne serait
attendue à en secourir un égaré dans le Boischandelles. Plus précisément, l’enfant lui
avait involontairement sauvé la vie avant qu’elle ne se porte à son secours : ses pleurs
l’avaient extirpée de la léthargie dans laquelle l’avaient plongée les esprits malins de la
forêt. Les fameux esprits qui donnaient leur nom au bois et dont les légendes vantaient la
bienveillance n’étaient en vérité que des prédateurs perfides. Deirdre avait la certitude que
les créatures lumineuses, quelle que fût leur véritable nature, avaient tenté de l’endormir
dans le seul dessein de s’attaquer ensuite à son corps laissé sans défense. Si, par un fait
extraordinaire, l’enfant ne s’était trouvé non loin d’elle à ce moment, nul doute que son
cadavre nourrirait maintenant insectes et charognards.

La varigale laissa échapper un long soupir. Encore une fois, il s’en était fallu d’un rien
que sa vie s’achevât de manière anonyme au beau milieu d’une nature sauvage qui aurait
fait rapidement disparaître toute trace d’elle. L’existence qu’elle avait choisie, presque par
hasard, était dominée par le danger et nombre de ses consœurs et confrères avaient péri
après plusieurs années de voyages, frappés par une mort qui pouvait revêtir mille visages.
Deirdre était en quelque sorte une miraculée, réchappée de la maladie et de l’acier pour s’en
aller parcourir les traîtres chemins et sentiers de la péninsule, ce qu’elle faisait fort bien

45 La vieille tour - Nico du Dème de Naxos - 2012.


depuis déjà plus de dix ans. Dix ans qui lui en paraissaient au moins le triple, tellement
elle avait été éblouie – et continuait de l’être encore – par les beautés cachées de Tri-
Kazel. S’exposer au danger pour découvrir une pierre millénaire au visage ruisselant de
l’eau diamantine d’une cascade ou le spectacle des ors sanglants du soleil couchant jouant
sur une antique ruine. Voilà une vie qui lui convenait malgré les nombreux inconforts
de l’itinérance, dont cette toux qui n’en finissait pas et qui finirait sans doute par la faire
basculer dans la tombe.

Depuis l’aube, elle n’avait pas réussi à localiser de nouveaux signes-repères. Ceux-ci
lui auraient indiqué un chemin sûr pour sortir du Boischandelles. Mais, sans leur aide,
elle était contrainte de se fier à son seul instinct. Elle tendait tous ses sens à l’affût d’une
quelconque présence alentour, mais, pour lors, elle n’avait croisé aucune créature. Les
frondaisons qui masquaient le ciel bruissaient constamment tandis que les grands arbres
craquaient, comme s’ils allaient dans la seconde s’écrouler à terre. Ils demeuraient
cependant tels de souverains piliers soutenant le ciel, inébranlables. Deirdre se sentait
minuscule au côté de ces colosses issus du fond des âges, mais leur présence la rassurait
pour une obscure raison.

Elle progressa encore quelques mètres sur la pente douce d’une butte épargnée par la
neige avant de se laisser glisser à terre avec l’enfant. Son souffle se dérobait et elle sentait
ses forces l’abandonner. Elle était obligée de faire halte quelques minutes, le temps de
recouvrer assez d’énergie pour poursuivre son chemin vers l’orée des bois.

« Maman, maman… »

L’enfant s’agitait dans les derniers vestiges de son sommeil, presque parvenu sur les rives
de l’éveil. Deirdre l’avait délicatement allongé sur le sol, lui faisant un oreiller de sa
tunique. Le froid était ainsi juste supportable, mais elle avait connu pire et elle préférait
donner tout le confort possible au jeune garçon. C’aurait pu être mon fils, songea-t-elle.
Sa réflexion lui fit l’effet d’un coup de poing la précipitant au bord de l’abîme. Elle avait
désiré autrefois, comme tant d’autres femmes, devenir mère. Mais sa vie de varigale
n’était pas compatible avec la maternité. Elle n’avait jamais entretenu avec un homme
plus qu’une liaison de quelques semaines. Une fois, le cycle de ses menstrues avait cessé
et elle avait pris les herbes qui font partir les bébés avant même qu’une nouvelle vie ait
commencé de grandir en son sein. Elle avait dû se décider vite car elle savait qu’attendre
risquait de lui faire prendre la mauvaise décision. Qu’aurait-elle fait d’un enfant, à part
l’abandonner à la dàmàthair qui aurait acceptée de l’accoucher, en espérant qu’il fût bien
traité ? Non, elle avait fait ce qu’il fallait faire.

Revenant au présent, elle se mit à scruter les traits du jeune garçon, pour lors tordus
dans une douloureuse grimace. Un gémissement à peine audible sourdait d’entre les
lèvres serrées de l’enfant, tandis que ses mains, crispées sur elles-mêmes, se pressaient de

La vieille tour - Nico du Dème de Naxos - 2012. 46


chaque côté de son corps. Soudain, il ouvrit les yeux, dévoilant deux pupilles écarquillées
aux iris démesurément agrandis.

« Papa, maman ! Papa, maman ! »

Bien que ses yeux fussent braqués droit sur le visage de la varigale, ils ne voyaient rien,
piégés par des scènes du passé. Des larmes se remirent à couler sur les joues du garçon
et un cri jaillit d’entre ses lèvres pour se briser en pleine acmé. Brusquement, ses bras se
détendirent, et Deirdre reçut une violente gifle, tandis que l’enfant se débattait contre des
adversaires issus de ses pensées. « Non, Joella, Camen, arrêtez, noon !!!! Mes parents
n’ont rien fait, rien. Vous n’êtes que de sales petits jaloux. Je vous déteste, je vous déteste
! J’aimerais tellement que vous soyez dévorés par les feondas ! »

Deirdre ne prit pas le temps de se frotter la joue pour faire diminuer la douleur et empoigna
fermement le garçon par les poignets.

« Du calme, du calme. Tout va bien. Tu ne risques rien. »

Le garçon continua à se débattre quelques instants avant de réaliser la présence de Deirdre.


Aussitôt, la peur se mit à briller dans ses yeux à la place des larmes.

« Maman ? … Non… Qui êtes-vous ? » Le garçon ne la quittait pas des yeux, le visage
comme figé dans un masque craintif.

- Je m’appelle Deirdre et je suis une varigale. Je t’ai trouvé endormi dans la forêt.

- Lâchez-moi tout de suite ! Vous me faites mal ! Deirdre desserra doucement sa prise sur
les poignets du garçon qui entreprit aussitôt de se les masser. Et qu’est-ce que vous faites
ici ? Qui me dit que vous n’êtes pas un feond déguisé ?

- Un feond déguisé ? ! Deirdre se mit à rire malgré elle, tandis que l’enfant lui jetait un
regard offusqué. Pardon… dit-elle en reprenant une voix normale. Je ne voulais pas me
moquer. C’est seulement que… un feond déguisé ? A-t-on déjà entendu pareille histoire !

- Earra nous a toujours mis en garde contre les êtres qui ne sont pas ce qu’ils semblent. Elle
nous a toujours dit de nous méfier car le danger vient de là ou on ne l’attend pas.

- Drôlement futée ton Earra ! Qui est-ce ?

- C’est notre dàmàthair, répondit Geänh en plissant les yeux sévèrement, comme pour
interdire à quiconque de la critiquer.

- Et bien, c’est une femme sage. Le danger prend effectivement souvent des formes
rassurantes, pour mieux endormir notre méfiance. Deirdre songea aux esprits lumineux

47 La vieille tour - Nico du Dème de Naxos - 2012.


qui, pas plus tard que cette nuit, avaient manqué mettre un terme à ses voyages où à
ces paysages à la beauté presque irréelle qui recelaient mille pièges sous leurs atours
séducteurs. En tant que varigale, elle était bien placée pour avoir vérifié plus souvent qu’à
son tour les paroles de cette dàmàthair.

- Et toi, que fais-tu ici mon garçon, en plein cœur du Boischandelles ? Geänh frissonna à
l’évocation du nom de l’antique forêt.

- Nous sommes dans le Bois… Chandelles, articula-t-il péniblement, la gorge soudain


très sèche.

- Oui, nous sommes bien quelque part dans l’immensité de la forêt. J’ai rarement croisé
du monde en son sein, et jamais un enfant.

- Je… Je… Je n’ai pas eu le choix. Il fallait que je leur échappe ou alors, ils… ils m’au-
raient sans doute fait beaucoup de mal.

- De qui parles-tu ?

- De Joella, Camen et de ce grand nigaud de Torvald. C’est surtout Joella qui me déteste.
Je ne sais pas pourquoi, mais son regard m’a toujours fait peur. Si elle pouvait, je suis sûr
qu’elle n’hésiterait pas à me frapper ou…

- Qui sont ces Joella, Camen et…

- D’autres enfants. Des grands du troisième cercle d’âge. Ils sont toujours après moi et ne
perdent pas une occasion pour me chercher…

- Mais pourquoi t’en veulent-ils comme ça et comment se fait-il qu’aucun adulte ne se


soit aperçu de votre départ du village ? Tu habites bien dans un village, n’est-ce pas ?
Deirdre regardait fixement Geänh, se demandant à son tour si le garçon était bien ce qu’il
paraissait.

- Oui. Mon village a brûlé. Joella a prétendu que c’était par la faute de mes parents et
de mon oncle… Mes parents… ils… ils… » Les mots ne parvenaient pas à sortir de sa
gorge tarie et il s’étrangla avant de tousser bruyamment. Les larmes se remirent à couler
de plus belle et Deirdre abandonna aussitôt l’idée ridicule que le garçon puisse présenter
le moindre danger pour elle.

Elle fouilla aussitôt dans son sac et en tira une gourde en cuir qu’elle tendit au garçon.
Geänh s’en saisit avec reconnaissance, colla ses lèvres contre l’embouchure du récipient
et but une longue gorgée. L’eau était fraîche et légèrement imprégnée de l’odeur du cuir.
Il but une nouvelle gorgée et rendit la gourde à Deirdre d’une main tout en s’essuyant les
lèvres du revers de l’autre. Il regarda la varigale avec une intensité peu commune chez un

La vieille tour - Nico du Dème de Naxos - 2012. 48


enfant de cet âge et les mots vinrent d’eux-mêmes, vagues incapables à canaliser :

« Mes parents sont morts, tués dans l’incendie. Je me suis enfui tandis que les gens de mon
village luttaient contre les flammes. Mais Joella, Camen et Torvard m’ont suivi, encore et
encore, toujours plus loin. Ils ont failli me rattraper. Ma seule possibilité de leur échapper a
été de pénétrer dans le Boischandelles. J’ai marché dans la nuit, et j’étais tellement effrayé
que j’ai bien cru que j’allais mourir de peur. Mais je déteste tellement Joella que je n’ai
pas voulu lui faire ce plaisir. J’ai continué à avancer lentement, mais je ne voyais rien. A
un moment, j’ai essayé de grimper, et puis je suis tombé. Je me suis relevé, mais je suis
encore retombé. Je ne voulais plus avancer, j’avais froid et… je me sentais tellement seul,
comme si le monde avait disparu tout entier…

- Mon pauvre chéri… Je suis vraiment désolée pour toi. Ecoute, je vais t’aider à sortir
du Boischandelles et je te raccompagnerai ensuite à ton village. Même si tes parents sont
morts…

- Non, je n’y retournerai pas, jamais !!! Ils disent que c’est de la faute de mon père, cet
incendie, parce qu’il a accepté d’acheter des inventions à mon oncle, un magientiste, pour
améliorer son art de la forge. Ils disent que ce sont ses inventions qui ont tout déclenché.
Mais c’est faux, ils sont jaloux de lui, c’est tout. Et puis, en cachette, quand on ne les entend
pas, je sais qu’ils disent que ses travaux sont d’excellente facture, grâce à la magience. Mais
ils ne veulent pas qu’on les entende parler en bien des daedemorthys, car cela fâcherait
le vieux Dolkeen, notre demorthèn. Ce sont des lâches. Je ne veux plus jamais les voir !!

- Et Earra ?

- Earra… Elle est plus gentille que les autres et je sais qu’elle m’aime bien. Mais il n’y a
qu’elle.

- Hum… Il faudra que nous reparlions de tout ça plus tard. Comment te sens-tu pour le
moment. Tu crois que tu peux marcher un peu ? Je m’adapterai à ton rythme. »

Geänh lui fit un triste sourire et hocha la tête pour lui signifier qu’il était prêt. Il se redressa
vivement, d’un mouvement plein de détermination.

- Il nous reste encore toute une après-midi pour tenter de gagner la lisière de la forêt. Avec
un peu de chance, nous l’aurons atteinte avant la tombée de la nuit. »

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D asmir se releva péniblement. Il eut l’impression d’émerger des eaux d’un
lac à la blancheur immaculé avant de se rappeler où il se trouvait. Ses vêtements étaient
trempés par la neige et il avait froid. A ses côtés se tenaient deux de ses frères d’âme,
comme les Corvusiens s’appelaient entre eux, ainsi que le dernier prisonnier survivant.
Celui-ci se tenait assis dans la neige, les genoux repliés contre ses lèvres, les yeux fixant
le sol d’un regard vide.

« Dasmir ? Tu vas bien ?

- Oui Earic, je me sens même en pleine forme. Et le moine-guerrier ne mentait pas. Il


avait l’impression que chaque seconde qui passait lui faisait recouvrer une grande partie
de ses forces.

- De toute ma vie, c’est la première fois que la puissance de l’Unique m’apparaît ainsi dans
toute sa splendeur. Lorsque tu as projeté cette créature dans les airs, c’était… incroyable.
Avec notre foi, nous pouvons battre n’importe quel démon des Limbes. Si seulement
les infidèles nous écoutaient attentivement, ils sauraient que nous ne sommes pas leurs
ennemis.

Ce que nous venons de vivre aujourd’hui, c’est un signe Dasmir. Un signe que la dernière
bataille que les servant de l’Unique vont devoir livrer contre les hordes des Limbes n’est
plus si lointaine. Car ces créatures, jamais il n’en avait été fait mention auparavant. Et
pourtant, j’ai consulté avec la plus grande attention nos archives.

- Earic a raison, Dasmir, abonda un grand gaillard à la blonde chevelure qui volait aux
quatre vents. Cinq de nos frères ont donné leur vie aujourd’hui pour débarrasser Tri-Kazel
de ces démons. Le combat est dur, mais nous devons continuer à nous battre. Qui d’autre
que nous serait assez fort pour lutter contre ces monstres ? Sans la barrière de la foi, nous
ne serions pas de taille. L’Unique nous offre sa puissance pour nous protéger, nous ses
faibles enfants en qui il place pourtant tous ses espoirs. »

Dasmir hocha la tête. Cinq de ses frères étaient morts aujourd’hui, cinq des hommes les
plus valeureux de l’abbaye de Corvus. Non, le combat qu’ils avaient mené aujourd’hui
n’avait rien d’ordinaire. Et pourtant, bien qu’ils aient vaincu la source du mal, il semblait
à Dasmir qu’il oubliait quelque chose… quelque chose de très important.

« Dasmir, allons prier pour le salut de l’âme de nos frères. Donnons leur accès au Royaume
divin. Il ne faut pas qu’ils s’égarent sur les chemins de cendre, là où guettent les démons
à la faim dévorante.

- Oui, allons-y » Emboîtant le pas à ses frères qui se dirigèrent vers l’endroit où la
palissade avait été enfoncée dans sa retraite par l’une des créatures, il s’efforçait de se

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rappeler cette chose importante qui ne cessait de se dérober à sa mémoire. Il pénétra à la
suite d’Earic dans Karnoven. Le village déserté était plongé dans un profond silence. A
une cinquantaine de mètres, sur la place circulaire recouverte de neige, cinq corps gisaient.
Trois autres reposaient à l’extérieur du village, non loin de la palissade.

Dasmir s’avança jusqu’à atteindre le bord de l’espace circulaire. Les corps de ses frères
avaient subi maints outrages et il ferma les yeux pour garder en lui le souvenir des hommes
forts qu’ils étaient de leur vivant. Il ne voulait emporter d’eux que le reflet fidèle de qu’ils
avaient été, et non ces corps démembrés, désarticulés, grotesques parodies d’hommes.

Dasmir tomba dans la neige à genoux et joignit les mains autour de son hexelcis. D’après
la position du soleil dans le ciel, figure ronde et pâle derrière le voile de nuages paresseux,
il était près de seize heures et donc temps de célébrer la quatrième prière, Sextines. Cette
prière louait la diversité du clergé, source d’ouverture d’esprit et de sagesse. Une diversité
dans laquelle le Temple puisait sa force depuis sa création… Dasmir prit alors le temps de
se souvenir de chacun de ses frères morts en ce jour. Tous ils étaient différents et tous il les
avait connu encore enfant ou à la lisière de l’âge adulte. Les larmes roulèrent sur ses joues
tandis qu’il se remémorait les souvenirs qu’il gardait d’eux. Des instants précieux dont il
était maintenant le gardien et qu’il se jura de ne jamais oublier. Dorénavant, il honorerait
la mémoire de ses frères au travers de chacune de ses prières.

Il pria en compagnie d’Earic et de Davran, les mains si fortement serrées sur son hexcelsis
que les bords de l’objet métallique lui entaillaient les chairs. La douleur était comme un cri
emporté par le vent, présente mais impossible à entendre. Dasmir récita les paroles sacrées
qu’encore tout jeune il s’efforçait de déchiffrer sur les lèvres presque absentes du prieur
de l’église de son village. Des paroles qui aujourd’hui nourrissaient sa détermination, lui
redonnaient l’énergie nécessaire pour poursuivre le combat dans lequel il s’était engagé
dès le moment où il avait prêté les vœux sacrés qui avaient fait de lui un moine-guerrier
de Corvus.

Les voix de ses deux frères d’âmes vibraient à ses oreilles, tel un bourdonnement apaisant.
Le vent avait faibli et son souffle s’emmêlait calmement dans ses cheveux. Jusqu’à la
lumière diffuse du soleil semblait veiller à ce que les cinq morts quittent ce monde en
douceur. Cinq morts… Cinq morts alors que le groupe qui s’était engagé dans Karnoven
comptait six personnes.

Dasmir venait enfin de figer l’image qui n’arrêtait pas d’aller et venir dans sa tête sans qu’il
puisse la saisir. Alors qu’il s’apprêtait à pénétrer dans Karnoven, l’un des prisonniers, un
véritable colosse, avait surgi paniqué, manquant le renverser dans sa fuite. Le prisonnier.
Il ne devait pas le laisser s’échapper !

Le moine-guerrier se redressa d’un bond et s’approcha de ses frères.

51 La vieille tour - Nico du Dème de Naxos - 2012.


« Retournez à l’abbaye avec le prisonnier en état de choc. De mon côté, je dois m’assurer
que le colosse a bien péri. Si ce n’est pas le cas, je veillerai à ce qu’il regagne Corvus le
plus rapidement possible.

- Dasmir, laisse-moi t’accompagner. Davran peux très bien rentrer seul avec le prisonnier.

- Non Earic. Il faut que vous alliez annoncer à nos frères ce qui s’est passé aujourd’hui à
Karnoven. Ces événements doivent être portés le plus cite possible à la connaissance de
tous nos frères du Temple.

- Bien, j’obéirai Dasmir. Earic se courba en un salut martial. Que l’Unique veille sur toi
et que sa lumière illumine ton chemin !

- Que l’Unique vous protège mes frères. Je vous dis à bientôt. »

Dasmir se retourna aussitôt et se mit à courir à petites foulées. Il aperçut le prisonnier


toujours prostré à terre, ne lui accordant qu’un bref regard avant de scruter le sol à la
recherche des empreintes de pas du colosse. Il ne lui fallut que quelques instants pour
les repérer. La neige avait gardé bien visibles les traces de ses pieds et Dasmir les suivit
durant une vingtaine de minutes avant de parvenir devant l’orée d’une forêt. Il s’engouffra
entre les troncs de ses hauts arbres, et réussit à suivre les traces sur quelques dizaines
de mètres avant de les perdre. S’il voulait avoir une chance de remettre la main sur le
prisonnier enfui, il n’avait plus le choix : il devait accepter de pénétrer dans ces lieux
sauvages. Dasmir adressa une prière à l’Unique et s’élança dans la végétation, concentré
sur son objectif.

La vieille tour - Nico du Dème de Naxos - 2012. 52


O sric les observait, dissimulé derrière le fouillis végétal à première vue
inextricable, qui courait le long du dernier mur encore debout de Mar-Logën. Comme
d’habitude, le petit groupe s’était installé autour des restes des feux allumés depuis des ans
par les voyageurs de passage, se servant des murets épars et des fûts d’anciennes colonnes
brisées pour se garder du vent. Le ciel au levant se teintait d’indigo, tandis que les hommes
amassaient du petit bois au centre du foyer délimité par un cercle de pierres noircies.
Leurs visages, mangés de barbe pour les hommes, recouvert d’une crasse tenace pour la
seule femme qui les accompagnait, reflétaient la lassitude d’une longue route. Vêtus de
tuniques rapiécées qui flottaient sur leurs corps maigres protégés par des cottes de cuir, ils
portaient, attachées à un baudrier ou passées négligemment à la ceinture, dagues et épées
au métal piqué de rouille. Certains avaient tenté de protéger leur crâne avec des casques en
fer cabossés qui leur tombaient à demi sur les yeux, leurs sangles de cuir trop lâchement
serrées. Les autres arboraient des tignasses crépues, pleines de nœuds, qui leur coulaient
salement sur le front et les joues. Même la femme paraissait hirsute, ses longs cheveux
couleur de braise enroulés en des tresses compliquées. Pourtant, Osric devinait sa beauté
derrière son aspect mal dégrossi et les nombreux jours passés sans pouvoir se laver.

Comme tant d’autres, ils étaient venus à pieds, trop pauvres pour s’acheter une monture.
C’étaient vraisemblablement des brigands, des mercenaires ou des soldats qui avaient
déserté un quelconque ost formé par un seigneur pour aller attaquer un voisin encombrant.
Bref, des individus peu sympathiques et sans nul doute dangereux pour des voyageurs sans
intention belliqueuse. La Vieille Tour ne représentait pour eux qu’un lieu propice à une
halte pour la nuit, le temps de se restaurer et de se reposer tout en s’assurant d’une relative
sécurité. Ils ne la regardaient pas, ne voyant qu’une simple ruine déserte, une relique d’un
passé dont ils se moquaient éperdument, leur seul intérêt étant d’assurer leur survie. Sans
doute n’avaient-ils pas entendu les rumeurs qui circulaient au sujet du fantôme, de l’ombre
tueuse qui hantait les ruines ? Ou alors n’avaient-ils pas prêtés foi aux paroles des habitants
de la région, se moquant de leur peur ? Oui, c’était sans doute cela, ils se croyaient trop
malins pour croire à ce genre de bêtises nées de la superstition…

Mais Osric se rappelait toutes ces fois où un cri avait retenti quelque part dans la vallée,
semblant résonner trop longtemps, pour annoncer un nouveau meurtre. A chaque fois, on
retrouvait la victime horriblement mutilée, le visage méconnaissable après voir subi une
pluie de coups d’une violence inouïe. Et l’on s’empressait de l’enterrer sous une pierre
anonyme, dont on oublierait vite qu’elle abritait une nouvelle proie de l’ombre de Mar-
Logën.

Des flammes dansaient dans l’âtre, tressautant au dessus de braises rougeoyantes qui
craquaient parfois dans une giclée d’étincelles. Les individus discutaient bruyamment entre
eux, adossés contre les murets aux endroits où ils ne s’affaissaient pas dans une coulée

53 La vieille tour - Nico du Dème de Naxos - 2012.


de pierres rongées de mousse. Ils se tapaient parfois sur l’épaule et riaient bêtement de
blagues cent fois prononcées.

A un moment, l’un des hommes fit mine de prendre la femme dans ses bras pour lui
donner un baiser. Elle le repoussa calmement, le visage étiré en un sourire grimaçant,
dans les yeux une lueur farouche en guise d’avertissement. L’homme fit comme s’il la
laissait dédaigneusement, se levant difficilement, les jambes alourdies par la fatigue. Il
fit un signe à ses compagnons, désignant son entrejambe d’un geste rapide qu’il termina
en direction de la femme pour lui signifier ce qu’elle perdait. Celle-ci lui répondit d’un
crachat qui manqua sa botte d’un cheveu.

Tous des vantards, rit doucement Osric, qui en avait depuis longtemps fini avec son
attirance pour les femmes. Il regarda l’homme s’éloigner dans la pénombre toujours
plus dense, pour se rapprocher d’un bosquet où il pourrait se soulager tranquillement.
L’homme délaça ses chausses et extirpa son sexe de sa culotte avant de produire un long
jet d’urine dans un soupir de contentement.

Un léger nuage de vapeur s’éleva du sol tandis que l’homme rangeait sa virilité pour
la mettre à l’abri du froid et resserrait les lacets de ses chausses. Il y eut un soudain
craquement et l’homme se figea, tournant la tête pour inspecter les alentours du regard.
Il ne distingua rien d’autre que les ombres profondes et, à une vingtaine de mètres, ses
compagnons qui riaient en buvant de la cervoise et en mordant à belles dents dans des
tranches de boernac fumé.

Il finit d’ajuster ses chausses à sa taille et fit un pas en direction du feu quand un nouveau
craquement retentit. Celui-ci venait de l’intérieur du bosquet. Peut-être était-ce le fait d’une
bête sauvage ? Ou alors du seul effet du vent ? L’homme haussa les épaules et s’apprêta à
retourner auprès de ses compagnons quand il perçut comme un chuchotement. Surpris il
scruta les profondeurs du bosquet, mais la végétation formait un rideau impénétrable qui
l’empêchait de rien distinguer. Le chuchotement reprit, un peu plus fort, et il lui sembla
entendre un mot : « Viens ».

Osric regardait l’homme hésiter, s’éloigner du bosquet avant de s’en rapprocher, sans
comprendre ce qu’il était en train de faire. Bientôt, l’homme amorça le tour du bosquet et
disparut à la vue d’Osric.

« Viens ». Le mot était maintenant aussi clair que si on l’eut prononcé contre son oreille.
Il émanait d’une voix mélodieuse qui devait appartenir à une femme. L’homme continua
de longer le bosquet et aperçut soudain une zone plus claire entre les feuillages denses.
Il se pencha et commença à écarter la végétation des deux mains pour mieux distinguer
ce qui se tenait en leur sein. « Viens, viens, viens… ». Et l’homme se hâta de pénétrer à
l’intérieur du bosquet, subjugué par la voix qui le pressait de la rejoindre.

La vieille tour - Nico du Dème de Naxos - 2012. 54


Il lui fallut encore quelques instants pour parvenir à l’espace dégagé au centre du bosquet.
Une forme pâle était recroquevillée contre le sol. C’était sans nul doute possible la femme
dont il avait entendu la voix. Elle devait être affaiblie et l’homme se demanda comment lui
porter secours alors qu’en temps ordinaire il l’aurait certainement violée et dépouillée de
tous ses effets. Il s’agenouilla à son côté et, passant un bras sous elle la fit pivoter vers lui.
Son visage était d’une blancheur de neige et arborait des traits délicats encadrés par des
cheveux de jais. Ses yeux, qui hésitaient entre le bleu et le mauve, lui lançaient un regard
implorant, tandis que ses lèvres semblaient bouger au ralenti pour l’implorer : « s’il te
plaît, s’il te plaît ». L’homme lisait de la peur dans le regard de la femme.

« Je suis là pour t’aider, ne crains rien. Attends, je vais te relever et nous irons rejoindre
mes compagnons. »

Mais la femme semblait ne pas l’entendre. L’homme vit des marques pourpres apparaître
autour de son cou et elle se mit à suffoquer. La robe qui la vêtait tel un linceul d’une
blancheur extraordinaire se tâcha de pourpre au niveau de son ventre et de ses cuisses. Elle
se tordit en gémissant et dans ses yeux injectés de sang, il lut une terreur innommable…

Osric entendit le cri. Celui-ci s’éleva, perçant l’obscurité et les rires grossiers des soudards,
telle la détonation d’un fusil de Fervhen refusant de s’évanouir. Comme si le monde eut
été de verre, Osric le sentit voler en autant d’éclats glacés qui se piquèrent dans ses chairs.
La douleur fut immense et il tomba à genoux. Il se mordit la langue et eut l’impression de
mâcher des cendres. Et puis, aussi soudainement qu’il avait fusé, le cri cessa et avec lui la
souffrance.

Le fantôme de Mar-Logën avait fait une nouvelle victime et cette fois, il était tout proche.

55 La vieille tour - Nico du Dème de Naxos - 2012.


L a pénombre laissait progressivement la place à un gris presque uniforme, qui
permettait de deviner les silhouettes des arbres massifs sur les bords du chemin. Caralh
avançait depuis des heures, sans aucun repère, avec l’impression d’être régurgité par le
Boischandelles, comme si ce dernier, animé d’une volonté propre, le repoussait aussi
vite qu’il le pouvait au-delà de sa lisière. Les arbres, géants pâles dans la lumière terne,
semblaient des spectres assoupis dédaigneux de la présence de cette vie qui s’agitait à
leur côté. La forêt était étonnamment silencieuse et jusqu’au vent semblait s’empêcher de
souffler en ces lieux.

Caralh distingua bientôt une variation dans le gris, qui, au fur et à mesure qu’il progressait,
se changea en une lumière diffuse qui apportait un sentiment de familiarité. Il accéléra ses
foulées pour parvenir à l’endroit où la lumière tombait perpendiculairement au sol, telle
des rideaux vaporeux se mouvant à peine. Il franchit presque en courant la toile lumineuse
et s’arrêta juste avant de perdre pieds.

Devant lui dévalait la pente d’une colline partiellement recouverte de neige, semée
de hautes roches qui jaillissaient telles des écailles monstrueuses. Le fond de la vallée
disparaissait dans les ombres, mais il distinguait le flanc de la colline située au delà sur
lequel brillaient les feux épars de quelques habitations. La lune jetait un œil timide sur
le paysage de derrière de minces nuages étirés poussés par un vent paresseux. Le fond
de l’air restait froid, mais la température était beaucoup plus supportable que sur les bas
contreforts orientaux des Mòr-Roimh qui dominaient le Boischandelles.

Des larmes coulèrent brusquement des yeux de Caralh mais il ne s’en aperçut que
quelques instants plus tard, quand il manqua chuter le long de la sente qui descendait en
serpentant le flanc de la colline. C’étaient des larmes de soulagement. Après toutes ces
années d’emprisonnement à l’abbaye de Corvus pour un triple meurtre dont on l’avait
jugé coupable mais qu’il n’avait pas commis, la liberté semblait lui tendre les bras. Et
même si elle prenait la forme de ce paysage vallonné triste et sans saveur, elle valait mille
fois plus que n’importe quel palais.

Caralh s’assit un instant, rejetant la tête en arrière pour sentir la brise vespérale épouser le
moindre pouce de son visage. Ce simple contact représentait tant de choses pour lui. C’était
idiot comment cette simple caresse des éléments pouvait revêtir autant d’importance. Et
pourtant, il ne l’aurait pas échangé en ce moment contre une cordelette avachie sous le
poids de ses daols. Les considérations matérielles viendraient plus tard.

Pour le moment, les moines-guerriers de Corvus et les autres prisonniers devaient tous être
morts, massacrés par les créatures qui hantaient Karnoven. Caralh frissonna en repensant
à sa fuite éperdue : il avait frôlé à plusieurs reprises ces monstres et c’était un vrai miracle
qu’il s’en soit sorti vivant. Il avait presque envie de remercier l’Unique !

La vieille tour - Nico du Dème de Naxos - 2012. 56


Et pourquoi pas après tout : il sentait confusément qu’une présence rassurante veillait
sur le monde et les hommes qui l’habitaient. De la durée de son séjour forcé au sein de
l’abbaye, il retenait essentiellement qu’il se trompait peut-être en suivant les préceptes
inculqués par les demorthèn. S’il ne ressentait aucune animosité pour les magientistes, il
n’était que très peu porté vers leurs travaux et inventions bizarres. En revanche, la foi en
l’Unique faisait écho à quelque chose de profondément ancré en lui, le besoin de savoir
que son existence avait du sens aux yeux d’un être infiniment puissant et juste. Se pouvait-
il qu’il n’ait été emprisonné que dans le seul but de remettre ses croyances en question.
Le sage équilibre séculaire véhiculé par les traditions demorthèn n’était-il qu’un leurre
empêchant Tri-Kazel d’évoluer ?

Caralh se mit à douter. Fallait-il qu’il retourne à l’abbaye pour poursuivre son apprentissage
du savoir du Temple et peut-être espérer un jour faire partie de l’ordre des moines-guerriers
? Ou n’était-ce qu’un effet de l’endoctrinement subi au fil des mois ? Le sens des choses lui
échappait. Il était sur un fil d’équilibriste tendu au dessus d’une crevasse et de la direction
qu’il prendrait dépendrait tout le reste de sa vie, à moins qu’il ne tombât dans le gouffre
de son indécision.

Caralh se releva et se mit à marcher lentement le long de la sente qui disparaissait parfois
sous la neige ou un rocher qu’il fallait contourner pour la retrouver. Les émotions le
disputaient dans sa tête aux réflexions, et il trouva bientôt plus sage de remettre sa décision
à plus tard. Il progressa ainsi vers le bas de la vallée noyée dans les ombres malgré les
efforts de la lune pour les dissiper.

Alors qu’il approchait de la zone d’obscurité, un cri retentit dans le lointain, qui lui glaça
les sangs. Il portait avec lui tant de désespoir que Caralh se sentit complètement désemparé
tout le temps qu’il se prolongea, comme par magie suspendu dans les airs beaucoup plus
de temps qu’il n’aurait dû. Lorsque le cri s’éteignit, Caralh vint s’asseoir au pied d’une
roche dont le côté faisait un angle droit par rapport au sol, calant son dos contre sa surface
rude et froide avant de fermer les yeux.

Le monde était tellement étrange et mystérieux, songea-t-il avant de sombrer dans le


sommeil, soudain rattrapé par la fatigue accumulée depuis la veille.

57 La vieille tour - Nico du Dème de Naxos - 2012.


D eirdre continuait sa progression, ralentie par Geänh et le terrain inconnu. Elle
n’avait toujours pas trouvé de signe-repère depuis le matin, ce qui signifiait certainement
qu’elle se trouvait dans une zone du Boischandelles encore inexplorée par les varigaux.
La forêt préservait sa tranquillité, son aura tenant à l’écart la majorité des curieux, ses
labyrinthes végétaux égarant les quelques fous ayant osé s’y aventurer pour les conduire
vers leur mort.

La varigale tentait de garder son calme, mais plus les heures passaient, plus elle ressentait
avec force l’impression d’être une intruse. Elle se sentait presque coupable, comme si elle
avait pénétré par effraction dans une riche demeure pour y dérober des biens précieux.
Elle avait beau se répéter qu’elle n’essayait que de retrouver le chemin de traverse pour
quitter la forêt, une petite voix accusatrice ne cessait jaillir au beau milieu de ses pensées.

Le jeune garçon peinait à la suivre, soufflant fort pour protester contre la rude cadence
que la varigale lui imposait, son petit corps parfois secoué de spasmes incompressibles
quand la douleur liée à la perte de ses parents devenait trop forte. Malgré ses plaintes
muettes, il s’entêtait à lui emboîter le pas, marchant droit dans ses empreintes comme
elle le lui avait demandé. Il avait une grande volonté pour un enfant de cet âge et Deirdre,
même si elle n’en laissait rien paraître, était admirative.

Le Boischandelles semblait aller dans tous les sens à la fois, son relief inégal tout en
bosses et en creux n’offrant aucune perspective pour se diriger. Ainsi Deirdre et Geänh
se retrouvaient-il souvent obligés de rebrousser chemin, bloqués par la végétation, une
crevasse, un énorme rocher recouvert de mousse et d’une bouillie composite de feuilles,
par un tronc d’arbre renversé ou encore un à pic de plusieurs mètres. La forêt bruissait
d’une multitude de sons indéfinissables et Geänh sursautait souvent, persuadé qu’une
bête, un feond ou même l’affreux Homdebois allaient se jeter sur eux pour les dévorer.
Mais à l’exception d’un couple d’écureuils gris, d’un cerf et de son faon et de nombreux
et gros insectes que Geänh prenait bien soin d’éviter, aucun loup ou jaracal ne pointa le
bout de son museau.

Alors que l’après-midi touchait à sa fin, les ors chaleureux de sa lumière refroidissant peu
à peu, Deirdre suspendit sa foulée, comme frappée par la foudre. Elle venait de reconnaître
le « Curadh Rogern », le champion Rogern, un antique roc sculpté d’un visage osag, qui
délimitait la bordure orientale du chemin de traverse.

« Ca y est Geänh ! fit-elle joyeusement. Nous y sommes, nous l’avons trouvé !

- Quoi, qu’est-ce que nous trouvé Deirdre ? s’enquit le jeune garçon, ne comprenant rien
à la soudaine gaieté de la varigale.

La vieille tour - Nico du Dème de Naxos - 2012. 58


- Le chemin de traverse, les signes laissés par les autres varigaux !! C’est pur hasard, mais
nous avons réussi. Nous serons bientôt sortis du Boischandelles !

- C’est vrai ? Geänh ne parvenait pas y croire.

- Oui. Regarde sur ta droite. Tu vois ce rocher à la forme un peu singulière. C’est le Curadh
Rogern, et il m’indique à coup sûr la présence du chemin de traverse.

- Ce rocher porte un nom s’étonna Gëanh ?

- Oui, il porte le nom d’un des compagnons du roi barbare Barabal le Colosse dont tu as
dû entendre parler.

- Je me souviens. Earra nous en a parlé. C’est lui qui a été vaincu par le roi Eblenn de
Tuaille. Ca se passait il y a très longtemps, lorsque les Osags ont refusé de reconnaître la
séparation de la péninsule en trois royaumes.

- Je vois que tu as été attentif. Oui, c’est bien ça. Ca se passait environ un siècle et demi
après l’unification. Rogern était l’un des compagnons de Barabal et son plus fidèle soutien.
C’était également son cousin et le frère de sa femme. Lorsque Barabal fut tué, une histoire
raconte qu’il récupéra sa hache et s’enfuit loin de Taol-Kaer pour qu’aucun des ennemis
de Barabal ne puisse mettre la main dessus. Personne ne sait où il se rendit, mais l’une des
faces du rocher que nous voyons de là où nous nous trouvons porte ses traits.

- Comment peut-on savoir qu’il s’agit de Rogern ?

- Les récits qui mentionnent Rogern, du moins ceux qu’il m’a été donné d’entendre de la
bouche des bardes, le décrivent toujours comme un homme robuste à qui il manquait une
oreille et qui portait autour de son œil droit une cicatrice en forme de croix. Le visage sculpté
sur ce rocher possède les mêmes traits caractéristiques. Il n’y a que nous, les varigaux, et
peut-être les demorthèn de la région, qui connaissons l’emplacement de cette sculpture.
D’après ce que j’en sais, elle daterait de plusieurs siècles et il n’est pas impossible qu’elle
ait été réalisée d’après modèle… Quoi qu’il en soit, la présence de cette sculpture incite
certains de mes confrères et consœurs à penser que la hache légendaire de Barabal se
trouverait quelque part dans la région et peut-être bien cachée au cœur du Boischandelles.

- La célèbre hache aux esprits ?

- C’est exact, l’arme qui d’après les récits et chroniques relatifs aux guerres osags aurait
permis à Barabal de repousser pendant près de trente années les armées des royaumes. Il y
a même un récit qui prétend que Barabal aurait été victime d’une traîtrise et que la hache
qu’il portait lors de son combat contre Eblenn n’était pas la sienne. Quelqu’un des siens
qui souhaitait que la guerre se termine lui aurait dérobé son arme la nuit avant son dernier

59 La vieille tour - Nico du Dème de Naxos - 2012.


combat. Le récit ne nous livre pas le nom du traître, mais si jamais il était véridique, on
pourrait penser que Rogern n’essayait pas de mettre la hache en lieu sûr, mais de la mettre
hors de portée de son roi… Enfin, ce sont de vieilles histoires et elles ne nous aideront pas
à sortir de la forêt. Suis-moi Geänh. »

L’enfant se tint juste derrière elle tandis qu’ils approchaient du rocher. Il demeura un
moment à observer sa face sculptée, se demandant si Rogern était ce noble compagnon
de Barabal ou bien un traître dont la mémoire était d’indigne d’être honoré par une telle
représentation. Il ne connaîtrait jamais la réponse, mais il ne pouvait s’empêcher de
s’interroger. Une chose lui parut étrange : les autres faces du rocher étaient couvertes
de mousse et de lichen, mais celle qui arborait les traits de Rogern en était totalement
exempte. Comme si quelqu’un l’entretenait régulièrement. Hypothèse absurde, car qui
aurait bien pu résider dans ces lieux sinistres, éloignés de toute civilisation ?

Geänh ne s’attarda pas sur la question et suivit Deirdre dont les yeux balayaient les
alentours, sans doute à la recherche des signes tracés par les varigaux. Le relief était ici
plus égal et l’enfant éprouva du soulagement à pouvoir avancer presque normalement
après la pénible progression des dernières heures. La lumière baissa encore, plongeant
les lieux dans la pénombre et le froid se fit plus mordant. Deirdre passa sa tunique sur
les épaules de Geänh et lui frictionna le dos pour lui transmettre un peu de chaleur. Ils
marchèrent encore un peu et finirent par faire halte dans le creux d’un arbre au tronc
titanesque. Ici, ils étaient à l’abri du vent et après avoir mangé des baies que Deirdre avait
cueillies sur le bord du chemin de traverse, il sombra dans un sommeil sans rêves.

A son réveil, il s’aperçut qu’il était seul. Le doux ramage d’un oiseau résonnait à l’intérieur
de l’arbre creux, semblant dire à l’enfant que tout allait bien. Geänh attendit quelques
minutes avant d’entendre les pas sourds de Deirdre qui approchait. La varigale lui tendit
une gourde et il manqua s’étrangler en avalant de pleines gorgées d’une eau fraîche qui
lui parut extraordinaire. Deirdre en avait profité pour nettoyer son visage et même peut-
être pour prendre un bain. Elle sentait bon le parfum. Lorsqu’il la questionna, elle lui
répondit qu’elle avait trouvé un bigaradier en fleurs et sortit de son sac quelques feuilles
à la fragrance douce-amère.

« Mais c’est trop tôt, et puis ces arbres n’existent pas dans la région !

- Effectivement, on ne trouve normalement des bigaradiers que dans le Croissant


d’Emeraude et dans les jardins d’Ard-Amrach. Ils fleurissent peu après le début du
printemps. C’est comme si la nature était ici un peu en avance…

- Ca sent vraiment bon, soupira Geänh en humant les feuilles à plein nez.

- Attends, je vais te montrer quelque chose. »

La vieille tour - Nico du Dème de Naxos - 2012. 60


La varigale entreprit de constituer une couronne en traversant avec une longue et souple
brindille chacune des feuilles de part et d’autre de leurs extrémités. Une fois ceci fait, elle
forma un cercle avec la brindille feuillue et le déposa sur la tête de Geänh.

« Et voilà, un vrai petit roi ! »

L’enfant la porta fièrement quelques minutes avant qu’elle ne se décroche. Deirdre éclata
de rire tandis que Geänh levait les bras au ciel en soupirant qu’il ne règnerait jamais.

Le vent qui soufflait ce jour là portait avec lui une profonde sérénité. Perdus dans leurs
pensées, Deirdre et Geänh marchèrent paisiblement le long du chemin de traverse. Ils
firent une pause le midi pour se restaurer de quelques baies et champignons comestibles
que Deirdre avait trouvés au cours de la matinée.

Ils reprirent la route alors que le soleil à son zénith se reposait derrière une enfilade de
nuages cotonneux qui dérivaient dans l’azur. L’après-midi fila comme un songe, et Deirdre
localisa bientôt le dernier signe-repère, celui qui indiquait la proximité de l’orée. Ils
pénétrèrent dans une zone de végétation plus compacte qui masquait le chemin aux non-
initiés et se retrouvèrent au sommet d’une colline à la végétation clairsemée. Les feux du
soleil rougissaient déjà à l’orient, déposant leurs baisers d’or et de vermeil sur le toit de
tuiles d’une massive construction qui dominait un village sis sur les hauteurs d’une colline
aux flancs escarpés. En contrebas se dessinait une vallée au milieu de laquelle brillaient
les eaux d’une rivière, qui traçait son long ruban jusqu’au ponant, disparaissant à la vue
derrière le relief vallonné.

Le vaste panorama qui se dévoilait aux yeux de Geänh bruissait de secrets. L’enfant ressentait
à chaque fois la même sensation, cette envie irrépressible de fouler chaque pouce carré du
paysage, de l’explorer en détails, et d’aller au-delà pour découvrir ce qui se cachait derrière.
Et dès qu’il avancerait, il verrait l’ensemble du paysage se métamorphoser. L’endroit où
il se tenait maintenant ne serait bientôt plus qu’un point perdu dans l’immense toile de
couleurs et de formes, tandis que ce surplomb rocheux encore lointain qu’il trouvait pour
lors intrigant lui aurait alors livré la plus grande partie de son mystère.

C’était une magie à laquelle Geänh ne s’habituait jamais. A la belle saison, Earra
emmenait les enfants du village découvrir les environs. Ils n’allaient pas très loin, mais
c’était suffisant pour découvrir, du haut d’une butte chauve, un horizon qui leur paraissait
sans fin. Combien de fois avait-il scruté à s’en user les yeux les mille détails des collines
boisées et des vallées encaissées ? Combien de fois avait-il ressenti le besoin de courir à
perdre haleine à travers des immensités inondées de soleil ou battues par la pluie et le vent
? Geänh se sentait irrésistiblement attiré par l’inconnu, mais jusqu’à présent, il n’avait
jamais eu l’occasion d’y pénétrer à corps perdu.

Deirdre fut prise de court lorsqu’elle vit Geänh se mettre à courir aussi vite que ses petites

61 La vieille tour - Nico du Dème de Naxos - 2012.


jambes le lui permettaient, dégringolant le long de la pente douce de la colline. Elle
l’appela en plaçant ses mains en porte-voix autour de sa bouche, mais l’enfant semblait
n’avoir rien entendu. Elle se lança alors à sa poursuite. Lorsqu’elle l’eut presque rattrapé,
elle l’entendit qui riait, qui riait… Alors elle se contenta de le suivre, prenant garde à
rester juste derrière lui.

Geänh courut ainsi près d’un kilomètre tandis que le ciel s’emplissait silencieusement
des ombres de la nuit. Il finit par s’arrêter, penché vers l’avant, les mains sur les hanches,
respirant autant d’air qu’il le pouvait. Il resta ainsi une longue minute, tandis que Deirdre,
quelques mètres derrière lui, s’était allongée à même l’herbe tâchée de neige. L’enfant se
retourna soudain, les yeux agrandis de peur, avant de remarquer la varigale. Un profond
soulagement passa dans son regard et il s’avança vers Deirdre, l’air honteux.

« Pardon, je n’avais pas réalisé ce que je faisais. J’avais juste envie de courir… Le reste
de ses paroles furent avalées par un long bâillement.

- Ce n’est rien. Je comprends, je comprends même très bien. » Elle lui adressa un grand
sourire et écarta les bras, l’invitant à venir s’y blottir. Geänh hésita avant d’accepter.
Lorsque les bras de Deirdre se refermèrent autour de son corps, il comprit combien il était
fatigué. Quelques minutes plus tard, il ronflait doucement, la tête posée sur les genoux de
la varigale, qui caressait les quelques mèches qui lui retombaient sur le front.

La vieille tour - Nico du Dème de Naxos - 2012. 62


G eänh eut l’impression que sa poitrine se déchirait et il se redressa, brusquement
arraché à son rêve. Un son strident vrillait ses oreilles, oblitérant tout autre chose. Le son
durait et il se boucha les oreilles pour cesser de l’entendre. Et puis, d’un coup, la nuit
retomba dans son silence. Il resta figé un long moment avant d’essuyer d’un revers du bras
la sueur qui lui coulait dans les yeux. Le monde était plongé dans une noirceur totale et
Geänh appela doucement Deirdre. La varigale répondit d’une voix inquiète :

« Je suis là Geänh. Un long moment passa avant qu’elle ne poursuive. Je ne sais pas ce
que c’était, mais nous devons nous méfier. Je vais veiller jusqu’à l’aube au cas où il se
produirait autre chose. Tu devrais te rendormir. »

Le cœur battant la chamade, Geänh se recoucha sur le sol froid. Il ne parvint pas avant
longtemps à regagner son sommeil, interrogeant Deirdre de temps en temps pour savoir
si elle ne s’était pas endormie. La varigale lui fit à chaque fois la promesse de rester
éveillée et de le prévenir au moindre danger. Pas tout à fait rassuré, Geänh imaginait des
créatures le guettant depuis les ténèbres. Mais toutes ces menaces virtuelles ne parvinrent
pas à endiguer la venue de l’endormissement et, lorsque les premières lueurs de l’aurore
peignirent le ciel de rose au levant, le garçon respirait lourdement.

63 La vieille tour - Nico du Dème de Naxos - 2012.


Il les aperçut en milieu de journée, perchées au sommet de la colline qui s’étendait
de l’autre côté de la vallée. Des ruines comme on pouvait en trouver beaucoup en Tri-
Kazel, témoignage des vains efforts des hommes pour tenter de domestiquer une nature
qui bien souvent reprenait ses droits au bout de quelques siècles. En contrebas, il vit un
village entouré d’une palissade de pieux, construit sur un ilot au beau milieu de la rivière.
Caralh mourait de soif et de faim, mais il n’avait pas le moindre daol en poche et son
apparence risquait de rebuter même le plus accueillant des villageois.

Pourtant, s’il n’essayait pas de faire appel à la bienveillance des villageois, il risquait de
tomber prochainement d’inanition. Caralh poursuivit son chemin en direction de la petite
porte en bois fortifiée qui protégeait l’accès au pont menant jusqu’à l’ilot central. La
sentinelle en faction au moment de son arrivée le héla :

« Halte là voyageur. Qui êtes vous et que voulez vous ?

- Je m’appelle Caralh. J’ai fait un long voyage pour venir jusqu’ici, dit-il, puisant dans
ses souvenirs pour s’inventer une histoire plausible. Je viens de Baldh-Ruoch. Mais en
chemin, j’ai été dépouillé par des brigands et des marchandises que je comptais vendre
sur la route, il ne me reste plus rien…

- Hum, la capitale, ça fait loin d’ici, répondit l’homme de garde, suspicieux.

- Oui, j’ai été attaqué à plusieurs jours d’ici. J’ai perdu mon chemin et ça fait presque une
semaine que j’erre à la recherche d’un lieu accueillant. Je voudrais juste un peu d’eau et
de nourriture. Je suis très fort et en contrepartie, je peux travailler pour vous si vous le
voulez.

- Que vendais-tu comme marchandises ?

- Des vêtements. Pour toutes les bourses. Des tuniques de brocart, de la dentelle pour
les femmes, des manteaux pour l’hiver, des capes… Mais on m’a tout pris, tout… Et
les larmes coulèrent d’elles-mêmes, tandis que Caralh revivait son départ précipité de la
capitale reizhite.

- Et comment dis-tu que tu t’appelle, vérifia la sentinelle ?

- Caralh.

- Drôle de nom pour un homme. M’enfin, je suppose que tes parents t’ont nommé ainsi
pour te donner plus d’assurance dans la vie. Hein, m’sieur Carath, continua l’homme,
pour être sûr que Caralh avait bien compris le jeu de mot. Faelch, ouvre cette porte, il y a
un voyageur qui a faim de l’autre côté.

La vieille tour - Nico du Dème de Naxos - 2012. 64


- Bah, qu’est-ce que tu veux que ça me fasse, maugréa une voix nasillarde.

- Je sais que ça n’avancera pas l’heure du déjeuner. Allez, ouvre cette porte. L’homme est
seul, il ne peut pas être bien dangereux. »

La porte s’ouvrit au bout de plusieurs minutes et de force grincements, frottements et


cliquètements. Caralh s’approcha lentement, pour ne pas effrayer les deux hommes qui se
tenaient sur le seuil de la porte.

« Bon, alors tu veux rentrer dans not’ village, c’est ça ?

- Je ne demande qu’un peu d’eau et de quoi manger. En échange, je pourrai vous aider pour
des travaux de force. Caralh banda ses muscles et les gardes le regardèrent, impressionnés.

- C’est bon, tu peux venir. On va t’accompagner à la taverne où tu pourras te restaurer.


Ensuite, on aura du travail pour toi. »

Ce jour là, Caralh put manger à sa faim sous les regards curieux de quelques enfants et la
scrutation anxieuse de la fille de taverne qui le servit à table. L’après-midi, ses forces furent
mises pleinement à contribution pour aider à déplacer et faire tenir droit un énorme madrier
qui devait servir de pilier central à la charpente de la nouvelle demeure de l’ansailéir.

Le soir, on l’autorisa à dormir dans l’unique salle de la taverne et au matin, il put reprendre
la route après une rapide collation et les remerciements des ouvriers qui appréciaient sa
contribution à sa juste valeur.

Caralh parvint en fin d’après-midi au sommet de la colline. Les ruines aperçues la veille se
tenaient cinquante mètres plus loin et il décida d’y faire halte avant de poursuivre la route.
Alors qu’il était presque parvenu au pied de la tour décapitée, il lui sembla entendre des
voix. Il se figea pour observer les lieux et c’est alors qu’il vit approcher deux silhouettes
qui se découpaient en contrechamps contre la lumière vive du soleil.

65 La vieille tour - Nico du Dème de Naxos - 2012.


D eirdre laissa dormir Geänh bien après que le soleil eut embrasé les cieux. La
journée s’annonçait magnifique, seuls quelques nuages à la traîne se pressant vers l’ouest
pour rejoindre la horde grisonnante balayée pendant la nuit.

Après s’être restauré rapidement d’une poignée de baies, Deirdre et Geänh prirent le
chemin jusqu’au bas de la vallée puis longèrent la rivière vers le nord. Ils parvinrent bientôt
à un ponton de bois auquel était attachée une barque. Un homme, le visage camouflé par
un chapeau à larges bords, jouait avec une gaffe qu’il n’arrêtait pas de rentrer et ressortir
de la rivière. Il se redressa vivement à l’arrivée des deux voyageurs et son expression
méfiante s’effaça dès qu’il aperçut la varigale.

« Deirdre, c’est bien toi ! Viens ici que je te serre dans mes bras !

- Ah, Karmod, c’est bon d’être ici ! s’exclama-t-elle, acceptant l’embrassade. Et voici
Geänh, dit-elle une fois qu’elle se fut échappée en riant des bras du batelier. Ce pauvre
garçon était perdu dans le Boischandelles. Je le conduis à Gwéhir, où il pourra se reposer.

- Bonjour Geänh, moi c’est Karmod dit-il en lui tendant la main. Mais tu peux m’appeler la
Perche, c’est comme ça que les gens du coin me surnomment, eut égard à mon métier et à
ma taille. Il partit d’un grand rire qui dévoila sa dentition incomplète. Bon, et maintenant,
je suppose que vous voulez atteindre l’autre rive, je me trompe ?

- En plein dans le mille.

- Alors, qu’est-ce que vous attendez pour grimper sur mon chevalier Eathin !

- Un nom bien pompeux pour une simple barque.

- Sans laquelle il te faudrait encore marcher une journée avant d’espérer traverser à Taldên.

- Sans nul doute, concéda Deirdre, mais j’attends de voir le jour où ton chevalier terrassera
tout un groupe de brigands à elle seule ! se moqua-t-elle gentiment en faisant allusion à la
légende du Hilderin dont Karmod s’était inspiré pour donner son nom à la barque.

- Tout un groupe de brigands, pas encore certes, mais je peux t’assurer qu’elle en a
dispersé, des bancs de poissons ! »

Deirdre et Geänh montèrent dans la barque. Peu rassuré par toute cette masse liquide et
mouvante juste sous ses pieds, l’enfant faillit perdre l’équilibre avant que Deirdre ne le
fasse basculer in extremis à son côté.

« Aïe ! gémit Geänh.

La vieille tour - Nico du Dème de Naxos - 2012. 66


- C’est mieux que d’être trempé de la tête aux pieds mon garçon, sourit Karmod en venant
s’installer à l’avant de la barque. Allez, c’est parti », fit-il en plongeant d’une main experte
sa longue gaffe dans la rivière, tandis que de l’autre il dénouait habilement la corde qui
attachait l’embarcation au ponton.

La rivière était ici étroite et la traversée ne prit qu’une petite minute.

« Et voilà, dit Karmod en sautant sur la rive ? Ca fera une braise ma bonne dame. »

Deirdre sortit la cordelette de son sac, la dénoua et en tira deux pièces dorées aux flammes
stylisées.

« Voilà pour toi Karmod ! Tu les as bien méritées renchérit-elle tandis que l’homme faisait
mine de refuser la seconde pièce. Je sais que ce n’est pas facile tous les jours, et les
voyages reprennent à peine en cette fin d’hiver.

- Merci Deirdre. Pour sûr, ça ne me fera pas de mal ! Je vous souhaite une excellente route
jusqu’à Gwéhir, voyageurs, et il s’inclina dans leur direction en imitant une complexe
courbette de courtisan.

- Prends soin de toi Karmod.

- A la revoyure, ma princesse ! » Et il les salua tandis qu’ils entamaient lentement l’ascension


de la colline.

67 La vieille tour - Nico du Dème de Naxos - 2012.


« O uaah ! s’émerveilla l’enfant, tandis que ses yeux observaient les ruines bai-
gnées de lumière qui se dressaient sur la haute colline en face d’eux. Au-delà, masqué à
la vue, se trouvait le village de Gwéhir, dont l’enfant avait aperçu la veille le toit de tuiles
de la Grande Maison, une construction imposante dont Deirdre lui avait conté l’histoire
en chemin.

Il y avait un peu plus de cinquante ans de cela, peu avant le début de la Guerre du Temple,
l’ansailéir de Gwéhir épousa une dame de petite noblesse, beaucoup plus jeune que lui,
mais dont la beauté était réputée dans toute la région. Or, il advint que vint à passer le
sire des Écailles, qui n’avait de noble que le nom, et qui était en vérité barde de son état.
C’était un beau et bon parleur. Il parvint à rentrer dans les bonnes grâces de l’ansailéir
et, tandis qu’il courtisait en secret sa belle épouse, lui mit dans la tête qu’il méritait bien
mieux que l’étroite demeure dans laquelle il vivait.

C’est ainsi que commença la construction de la Grande Maison. Elle épuisa les hommes
et les ressources de Gwéhir, les engloutissant tel un ogre avide. Il y eut plusieurs décès
parmi les artisans et les ouvriers qui œuvrèrent vingt années durant à l’érection de cette
formidable bâtisse. Lorsque la bâtisse fut achevée, la colère des habitants était telle qu’ils
finirent par se saisir de l’ansailéir et le brûlèrent au beau milieu de la place du village.
Le sire des Écailles fut également menacé, mais, réussit, on se sait comment, à apaiser la
vindicte populaire et à se faire nommer lui-même ansailéir. Il vint habiter la Grande Maison
avec la femme de son prédécesseur, avec qui la rumeur - qui a souvent raison - prétendait
qu’il couchait depuis des années. Ils n’eurent aucun enfant et, à leur disparition, un nouvel
ansailéir fut nommé. Il s’installa dans la Grande Maison, mais, bientôt, il prétendit que les
lieux lui parlaient et il sombra doucement dans la folie. Son successeur tenta de prouver
que la Grande Maison, en dehors de ses proportions démesurées, était tout ce qu’il y avait
d’ordinaire. Il y résida cinq ans avant de mourir d’une chute dans l’escalier principal.
Depuis ce jour, la Grande Maison reste ouverte le jour, mais plus personne n’y habite.

Le récit avait impressionné Géänh, aussi Deirdre tenta-t-elle de le rassurer en lui expliquant
qu’elle avait à plusieurs reprises visité une partie de la vaste et riche demeure.

« Tu vois, il ne m’est rien arrivé, puisque je suis là à ton côté ! » Mais l’enfant semblait
ne pas la croire, se demandant si elle ne mentait pas dans le seul but de ne pas lui faire
encore plus peur.

Tandis qu’il admirait la Vieille Tour, Geänh oublia cette histoire. Les pierres cyclopéennes
semblaient se gorger de soleil à tel point que les ruines resplendissaient comme si elles
étaient faites d’or.

« Cette nuit, nous dormirons au pied de Mar-Logën, dit Deirdre. Autrefois, continua-t-

La vieille tour - Nico du Dème de Naxos - 2012. 68


elle, c’était une magnifique place-forte qui contrôlait l’accès à la vallée de Caimh-Logën.
On raconte qu’elle fut bâtie par des êtres titanesques qui vivaient sur la péninsule du temps
où celle-ci ne s’appelait pas encore Tri-Kazel. Malheureusement, il n’en reste aujourd’hui
que des ruines…

- Vous avez l’air de savoir tellement de choses, répondit Geänh, admiratif.

- Oh, je ne sais que ce que j’en ai appris lors de mes voyages. C’est-à-dire bien peu de
choses. Les bardes de la région, en particulier Terys d’Arkoël, en savent beaucoup plus
que moi sur le sujet. C’est juste que j’aime bien connaître les lieux où je dois me rendre ;
cela évite parfois de mauvaises surprises. »

Deirdre connaissait l’histoire du fantôme de Mar-Logën, mais elle n’y prêtait aucunement
foi. Des contes comme celui-ci, elle en avait écouté par centaines, sans que jamais ils ne
soient avérés, comme c’était le cas pour la Grande Maison, une construction qui avait
coûté la vie et les espoirs de bien des personnes pour satisfaire la folie des grandeurs d’un
homme. Les spectres, c’était bon pour faire peur aux enfants, mais une fois mort, on le
demeurait pour toujours. On ne trichait pas avec la camarde.

Il fut bientôt temps de repartir et, après avoir bu un peu d’eau fraîche et mangé les der-
nières baies cueillies dans la forêt, la varigale et l’enfant empruntèrent une mince bande de
terre qui descendait en serpentant le flanc nord de la colline. Il leur fallut près de six heures
pour descendre puis remonter la pente rude qui aboutissait au pied de la Vieille Tour.

69 La vieille tour - Nico du Dème de Naxos - 2012.


R ien ne lui avait jamais fait peur et ce n’était pas ces bois, pour obscurs et
inamicaux qu’ils fussent, qui allaient parvenir à lui faire ressentir une telle émotion.
Dasmir s’enfonça dans la végétation, son épée traçant sans cesse de grandes courbes
pour lui dégager le chemin. Forgé par des heures quotidiennes d’entraînement, son corps
souple et puissant se jouait des pièges du relief avec une facilité presque déconcertante. Le
moine-guerrier était comme le trait décoché par un arc, tendu dans l’unique but d’atteindre
sa cible. Le prisonnier qu’il chassait possédait une carrure phénoménale et les corvusiens
pensaient pour la plupart qu’il ferait une bonne recrue pour le Temple. S’il était encore
en vie, Dasmir se devait de lui mettre la main dessus et de le ramener, de gré ou de force,
jusqu’à l’abbaye.

Les heures défilaient au rythme effréné des amples foulées du moine-guerrier, qui fusait
à travers bois tel un jaracal en chasse. Ses yeux bleu glacier ne reflétaient absolument
aucune émotion, tandis que ses membres paraissaient infatigables. On aurait dit un
automate magientiste fabriqué pour le combat.

Dasmir ne craignait pas de se perdre. Non, la seule chose qu’il redoutait, c’était de ne
pas réussir à retrouver Caralh. La faim se fit sentir un court moment, avant que le moine-
guerrier ne la bannisse à l’aide de quelques psaumes corvusiens. Sa voix s’éleva dans
le silence envoûtant qui baignaient les lieux, et les hautes frondaisons la répercutèrent
alentour, telles d’immenses arches végétales. Le moine-guerrier plongea un instant dans
les souvenirs d’une des premières messes à laquelle il avait assistée, les yeux plein des
couleurs vives des vitraux que le soleil projetait sur les pierres séculaires de l’église.
Dasmir abandonna presque aussitôt sa rêverie pour se concentrer sur son but. Il n’était pas
question de se laisser distraire.

Lorsque la nuit tomba, il dut faire halte. Mais ce ne serait pas du temps perdu, bien au
contraire. Dasmir s’assit en tailleur, planta l’épée dans le sol entre ses jambes repliées,
ferma les yeux et se mit à prier. Il pria ainsi de longues heures avant de tomber dans un
état de demi-sommeil, propice à saisir les conseils de l’Unique. Il revit ses frères morts,
chacun de leurs visages se dessinant avec une étonnante netteté contre l’écran immaculé
de la neige, puis les créatures qui avaient pris leur vie et enfin le prisonnier après lequel
il courait. Il vit les traits de Caralh lui apparaître comme vus au travers d’une lentille
grossissante, chaque centimètre de sa peau lui dévoilant des détails aussi incongrus qu’une
infime crevasse, un bouton ou la couleur des poils qui s’y accrochaient.

Et puis le phénomène inverse se produisit, réduisant Caralh à une tête d’épingle mouvante.
Dasmir tenta de la suivre du regard et, levant les yeux, il vit à la lueur blafarde d’une
lune ricanante une tour immense, qui semblait s’élever jusqu’au ciel. Elle était bâtie en
pierres d’une taille impensable, chacune aussi grosse qu’un boernac. Dasmir parvint à son

La vieille tour - Nico du Dème de Naxos - 2012. 70


sommet avant de perdre l’équilibre. Il chuta, chuta et, au lieu de se fracasser sur le sol, il se
retrouva à observer une vieille tour en ruines qui se recroquevillait sur elle-même comme
une vieillarde apeurée.

Dasmir quitta sa transe et remercia l’Unique, car Celui-Ci venait de lui indiquer le chemin
qui le mènerait jusqu’à Caralh.

G uettant depuis un trou qui s’ouvrait dans la paroi au niveau du premier étage de
la tour, Osric les vit arriver : la femme et l’enfant ainsi que l’homme à la carrure massive.
Ce dernier n’avait pas remarqué la présence des deux autres voyageurs, et il progressait
en direction de la tour, les yeux détaillant les ruines comme s’il cherchait à y déceler une
quelconque présence. Osric se recula afin de n’être plus visible de l’extérieur et continua
à observer en silence.

71 La vieille tour - Nico du Dème de Naxos - 2012.


C aralh s’arrêta au moment où il s’aperçut de la présence de l’enfant et de la
femme, une varigale à en juger par son bâton de marche ferré. Elle paraissait fatiguée et
de lourds cernes couraient sous les yeux du garçon, qui ne devait pas être âgé de plus de
neuf ou dix ans. Caralh poursuivit son examen plus en détail, tout en se disant qu’il aurait
pu s’agir de sa femme et de son fils. Il chassa ses pensées idiotes et leva les mains pour
signifier qu’il ne leur voulait aucun mal.

« Je m’appelle Caralh, dit-il d’une voix un peu plus forte qu’il ne le souhaitait.

- Je suis Deirdre Louriène, répondit la varigale et voici Geänh. Que faites-vous ici ?

- J’ai été attaqué par des brigands qui m’ont pris toutes mes marchandises et mon argent,
s’attrista Caralh, resservant la même fable qu’aux gens du village. J’essaye de m’en
retourner à Baldh-Ruoch, mais je ne sais pas trop comment je vais faire.

- Je vous proposerai bien de partager notre repas, mais nous n’avons-nous-mêmes rien à
nous mettre sous la dent. »

La femme et l’enfant restaient à une distance prudente de Caralh. Ils se méfiaient et ils
avaient bien raison, car on ne pouvait jamais savoir à qui l’on avait affaire. S’il eut été
malintentionné, Caralh aurait facilement pu venir à bout de la varigale et du garçon.
Mais il ne leur voulait aucun mal. Il voulait juste mettre le plus de distance entre lui et
l’abbaye afin que les moines-guerriers ne le retrouvent pas si toutefois ils se lançaient à
sa recherche.

« Écoutez, je sais que j’ai l’air intimidant, mais je vous jure que je en suis pas l’un de ces
bandits solitaires qui s’est fait pour spécialité de détrousser les voyageurs isolés. Je veux
juste passer la nuit la plus tranquille possible avant de reprendre la route demain matin.

- Hum, et comment puis-je vous croire ?

- Je vous en donne ma parole et croyez-moi, j’y attache de l’importance. »

Deirdre eut l’impression qu’il disait vrai, mais il était facile de se tromper et beaucoup de
malandrins étaient également des menteurs professionnels, habiles à s’immiscer dans vos
bonnes grâces avant de vous trancher la gorge.

« Allez, venez, nous allons allumer un feu. Ce foyer est plein de cendres et il y a encore
quelques morceaux de bois à moitié calcinés dedans. Quelqu’un a dû faire du feu pas
plus tard qu’hier. Cela va nous faciliter la tâche. Est-ce que vous pourriez aller ramasser
quelques branchages et l’équivalent de deux ou trois grosses bûches, s’adressa-telle à
Caralh.

La vieille tour - Nico du Dème de Naxos - 2012. 72


- Aucun problème. Je vais me dépêcher pour être revenu avant la nuit. »

Le colosse s’éloigna en direction du bosquet vers lequel l’un des soudards s’était dirigé la
veille sous les yeux d’Osric. Tandis qu’il cassait quelques branches, Geänh se rapprocha
de Deirdre et chuchota :

« Tu crois qu’on peut lui faire confiance ?

- Oui, je crois. Mais reste quand même sur tes gardes. Comme Earra te l’a sagement
indiqué, l’apparence est une chose, la vérité une autre.

- Il a l’air très fort. Il pourrait nous broyer la gorge d’une seule main.

- J’ai rarement vu d’homme aussi puissamment bâti, c’est certain. Je l’ai bien observé
tandis qu’il parlait et j’ai juste lu en lui de la fatigue et de la tristesse. Je ne pense pas qu’il
soit dangereux.

- J’espère… »

Caralh revint une demi-heure après, les bras chargés de branchages, alors que le soleil
déclinant plongeait lentement les ruines de Mar-Logën dans l’ombre. A l’aide de son
briquet, Deirdre alluma un feu. Les flammes ronronnèrent bientôt paisiblement dans leur
âtre. Les trois voyageurs avaient faim, mais aucun d’entre eux n’avait la plus petite miette
à se mettre sous la dent. L’estomac de Caralh se mit à gargouiller bruyamment et Geänh
ne put s’empêcher de rire.

« C’est vrai que vous n’avez plus rien ? s’enquit Deirdre auprès de Caralh.

- Malheureusement, il ne me reste même plus un daol de braise. Je suis ruiné…

- Et que comptez-vous faire pour gagner de l’argent.

- Je ne sais pas encore. Je vais probablement me louer pour des travaux de force. On
recherche toujours de solides gaillards à la ville pour accomplir ce genre de choses. Ca
ne rapporte pas beaucoup, mais au moins, je devrais pouvoir manger à ma faim. Et vous
varigale, n’en avez vous pas assez des voyages ? N’en avez-vous pas assez de vous exposer
sans cesse au danger pour gagner une misère ? Deirdre lui sourit avant de répondre :

- Parfois, j’ai envie de faire comme tout le monde et de me fixer dans une petite ville. Mais
je sais que ce n’est pas ce que je souhaite. Je me sentirais prisonnière. Rapidement, je crois
que je me lasserai. Non, ce n’est pas une vie pour moi. J’ai besoin de sentir les grands
espaces m’entourer, d’avoir le ciel pour couverture. Ma vie me convient.

- Ca me paraît difficile à croire. Tri-Kazel est en endroit tellement dangereux, j’ai

73 La vieille tour - Nico du Dème de Naxos - 2012.


l’impression que l’on ne peut s’y sentir en sécurité que derrière les murs de nos plus
grandes cités et encore…

- C’est possible, mais je préfère le danger à l’ennui. »

Une rafale fit trembler les flammes qui firent mine de jaillir hors de leur foyer avant de
s’y blottir de nouveau.

« On dirait que le vent se lève constata Caralh.

- On dirait bien confirma Deirdre en se levant et en goûtant les caresses du vent d’est qui
charriait des parfums d’embruns arrachés à la Mer des Linceuls. La nuit risque fort d’être
agitée. »

La vieille tour - Nico du Dème de Naxos - 2012. 74


A l’abri derrière un muret, Geänh essayait bien de dormir, mais les hurlements
du vent l’en empêchaient. La lune, proche d’être pleine, donnait suffisamment de clarté
pour que l’enfant puisse distinguer près de lui les corps allongés de Deirdre et de Caralh.
Les deux adultes semblaient dormir en dépit des éléments déchaînés. A plusieurs reprises,
l’enfant avait entendu de drôles de bruits et s’était immobilisé, le cœur battant. Mais il
n’y avait ici d’autre présence que celle du vent qui poursuivait son vacarme. Il était très
improbable que des voyageurs aient continué leur voyage de nuit et par un tel temps, mais
Geänh savait que cela ne rebutait pas les feondas et certaines créatures sauvages. Aussi
jetait-il parfois un coup d’œil prudent par-dessus le muret. Mais après avoir observé une
trentaine de fois les alentours, il finit par se lasser.

Le sommeil refusait pourtant de venir et il se retrouva dans son village, courant à perdre
haleine, cherchant désespérément ses parents qui restaient sourds à ses appels. Les villageois
qu’il croisait et à qui il demandait des renseignements arboraient bizarrement les mêmes
sourires narquois que Joella et Camen. Geänh cessa de courir et se laissa tomber sur le sol
où il se mit à pleurer.

L’enfant cligna des yeux et sursauta. Il avait failli s’endormir, mais quelque chose venait
de le tirer de sa songerie. Le vent était maintenant glacial et Geänh grimaça quand il
se redressa prudemment et qu’une rafale lui cingla cruellement le visage. Il se rencogna
aussitôt contre le muret, attendant quelques instants avant de se mettre à ramper en direction
de Deirdre.

« Deirdre, Deirdre, chuchota-t-il à son oreille en tirant doucement sur le bras de la varigale
pour la réveiller.

-Huuummmm… Quoi…. Elle gardait les yeux fermés et Geänh n’était pas certain de
l’avoir sortie du sommeil.

- Deirdre, j’ai entendu quelque chose. Réveille-toi, dit Geänh, élevant la voix pour se faire
entendre.

La varigale émergea à contrecœur de son rêve. Le vent hurlait et elle n’entendait rien
d’autre que ses accents tempétueux. Le garçon restait tout près d’elle, balayant les environs
du regard. Deirdre jeta à son tour un œil prudent sur les ruines qui luisaient d’une douce
lumière argentée sous le regard de la lune. L’astre de la nuit évoquait un visage moqueur
trônant fièrement au milieu de son cortège d’étoiles. La varigale détourna son regard des
immensités célestes pour observer Caralh, dont la poitrine se soulevait à un rythme régulier.

« Geänh, rendors-toi, il n’y a rien. C’est juste le vent qui souffle fort.

- Deirdre, je suis sûr d’avoir entendu quelque chose… Là, écoute, ça recommence…

75 La vieille tour - Nico du Dème de Naxos - 2012.


Geänh se pressa contre la varigale comme si son simple contact pouvait le protéger.

- J’ai entendu, murmura Deirdre. On aurait dit comme des sanglots et il y avait un autre
bruit également, métallique. » C’était ce cliquetis que l’enfant avait perçu, sans pouvoir
dire avec certitude s’il était ou non issu de son imagination. Mais si Deirdre l’avait
également entendu, ce ne pouvait être que réel.

La varigale s’approcha de Caralh à quatre pattes et entreprit de le réveiller.

« Hein, quoi, lâchez-moi. Je vous ai dis que je n’avais plus rien…

- Caralh, c’est moi, Deirdre. Levez-vous, il se passe quelque chose. »

Caralh n’émit aucune protestation et se redressa difficilement, les muscles douloureux. Il


allait se redresser de toute sa hauteur quand la main de Deirdre se posa sur son épaule, lui
signifiant de rester où il était.

« Attendez, si il y a quelqu’un qui arrive, il faut éviter qu’il nous voit de loin. Deirdre était
obligée d’élever la voix pour réussir à se faire entendre entre deux bourrasques.

- D’accord, que proposez-vous ?

- On guette et on avise en fonction de la situation. »

Ils demeurèrent ainsi plusieurs minutes sans que rien ne se passe.

« Là, cria soudain Geänh !

- Chut, firent en chœur Deirdre et Caralh.

- Moins fort petit !

- Désolé.. Regardez, là, au pied de la vieille tour, il y a quelque chose qui brille.

- Ca se rapproche on dirait.

- Il y a quelqu’un qui vient vers nous.

- C’est une femme… »

A une trentaine de pas se dessinait la silhouette gracile d’une femme vêtue d’une simple
robe blanche qui flottait follement autour de son corps. Son visage aux traits fins étaient
encadrés par de longs cheveux noirs. Ses yeux vert péridot, étonnamment clairs, semblaient
perdus au milieu de son visage hâve. Ses lèvres purpurines faisaient une impression
étrange, blessure entaillant sa peau ivoirine. Elle avançait d’une allure éthérée, comme si

La vieille tour - Nico du Dème de Naxos - 2012. 76


ses pieds flottaient sur le sol, ses mains ballotant mollement le long de son corps.

Geänh distingua une chevalière à sa main gauche ainsi que plusieurs bagues ornées de
pierres précieuses passées à ses doigts. C’était à n’en pas douter une femme de la noblesse.
Mais que venait-elle faire ainsi habillée, loin de toute habitation, en pleine nuit et par un
temps aussi exécrable ?

Deirdre était interloquée et Caralh roulait de grands yeux, partagé entre la fascination pour
cette femme à la beauté ravageuse et un sourd pressentiment. Il porta instinctivement la
main au dessus de son épaule gauche pour saisir la poignée de sa claymore. Sa main se
referma sur le vide : il avait perdu la large épée osag au cours de sa fuite. Il ne disposait
plus que de ses seuls atouts physiques pour se défendre.

La femme continuait de se diriger vers eux et plus elle avançait, plus le cliquetis métallique
devenait audible. Quand elle fut parvenue à moins de dix pas, Deirdre se redressa soudain.

« Arrêtez-vous ! » cria-t-elle en direction de la femme. Pour toute réponse, celle-ci continua


de progresser vers eux en silence.

« Par les C’maoghs, restez où vous êtes ! » rugit Caralh.

La femme s’immobilisa à un mètre, son regard hagard semblant passer sur eux sans les
voir. Et puis ses iris d’un vert pâle, presque translucide, se fixèrent sur Geänh.

« Odrant, Odrant, c’est bien toi mon garçon !?

- De quoi parlez-vous ? bredouilla l’enfant.

- Odrant, mon petit, oh, il ne fallait pas t’en aller. Je me suis fait du souci. Beaucoup de
souci tu sais. Il faut rentrer à la maison maintenant. Ta maman s’est suffisamment inquiétée
comme cela. Viens mon chéri, retournons au château.

- Je m’appelle Geänh madame, je ne connais aucun Odrant.

- Allons, cesse de jouer et viens. Il n’est plus temps de faire des blagues à cette heure. Nous
sommes attendus pour le dîner. Ton père sera très mécontent si nous tardons encore.

- Mais je vous jure que je ne suis pas Odrant.

- Ne te fais pas plus vilain que tu n’es déjà mon garçon. Viens-tu ou alors faut-il que je
vienne te chercher !

- Mais…

- Madame, cet enfant s’appelle Geänh. Il s’agit d’une méprise. Mais je peux peut-être vous
aider ?

77 La vieille tour - Nico du Dème de Naxos - 2012.


- Taisez-vous ! gronda la femme d’un air sinistre, son magnifique visage soudain déformé
par un rictus de colère. Odrant, viens ! ordonna-t-elle d’une voix impérieuse tandis que le
cliquetis métallique s’amplifiait.

Le vent hurla, et s’emmêla dans la robe de la femme, découvrant des pieds nus et tachés
de sang.

- Écoutez-moi, prévint Caralh, ne m’obligez pas à devenir désagréable. Laissez cet enfant
et retournez d’où vous venez !

- Comment osez-vous me parler ainsi paysan ! Vous êtes au service de mon mari et vous
n’avez aucun ordre à me donner. Je vous ferai fouetter pour ça ! Odrant, ça suffit, rejoins-
moi immédiatement !

- Non !!! Allez-vous-en ! Je ne vous connais pas. Mes parents sont morts ! Morts vous
entendez !

- Odrant, mon chéri, mais que dis-tu ? La voix de la femme était soudain plaintive. Je suis
là, je suis ta maman. Je veillerai toujours sur toi, tu le sais.

- Partez, dit Geänh d’une petite voix, les larmes inondant son visage. Partez…

- Mon fils, tu as perdu l’esprit. Oh, comme ton grand père et son père avant lui. Mais nous
allons te soigner. Il existe des traitements vraiment efficaces aujourd’hui. Je comprends
ce que tu ressens en ce moment. Tu crois parler à une étrangère, mais je suis ta maman. »

La femme fit un pas vers l’avant puis un second avant que Caralh ne s’interpose.

« Reculez immédiatement !

- Ôte-toi de mon chemin, manant!

- Je ne vais pas me répéter, menaça Caralh en serrant les poings. Le colosse se sentait très
mal à l’aise. La scène qu’il vivait était totalement irréelle et il avait l’impression que les
choses n’allaient pas tarder à mal tourner.

- Ah, tu crois pouvoir m’intimider, stupide vermiceau. »

La femme continua d’avancer comme si de rien n’était et Caralh frappa. Un coup réflexe
qui aurait dû atteindre la femme au niveau du plexus pour lui couper le souffle. Au lieu de
quoi il eut l’impression de plonger son poing dans une eau glaciale tandis que la femme
disparaissait.

« Noooon hurla Geänh !

La vieille tour - Nico du Dème de Naxos - 2012. 78


- Lâchez-le, commanda Deirdre !

- Aïïïeee ! Arrêtez, aïïïe, mais qu’est-ce que vous faites. »

Caralh se retourna. La femme avait attrapé Gëanh par le poignet et le tirait derrière elle.
Les pieds de l’enfant raclaient contre le sol, incapables de résister à la traction. Geänh
criait de douleur et Caralh s’aperçut que des cristaux de givre s’étaient formés autour du
poignet de l’enfant, autour de l’endroit où la femme l’avait saisi.

Deirdre s’empara de son carath et tenta d’atteindre la femme d’un coup de boutoir destiné
à la déséquilibrer. Elle rata sa cible.

« Caralh, avec moi », cria la varigale en fonçant sur la femme qui avait accru son allure.

Geänh se débattait de toutes ses forces pour tenter échapper à l’emprise de la main glaciale,
mais la femme le maintenait comme dans un étau.

Carath se jeta sur la femme pour la saisir par les jambes et la faire tomber, mais elle parut
lui glisser à travers les bras et il se retrouva à terre. Deirdre courait maintenant, faisant de
grands moulinets avec son carath, distribuant les coups en essayant au maximum d’éviter
Geänh. Mais chacun de ceux-ci était esquivé comme d’un rien, frôlant la robe de la femme
sans jamais la toucher.

Caralh se releva et bondit en avant pour se porter au secours de l’enfant. Cette fois, il
changea de tactique et attendit d’être arrivé à sa hauteur pour la saisir entre ses bras. Il
eut l’impression d’attraper un bloc de glace. Le contact de la femme lui arracha un cri de
souffrance mais il maintint sa prise.

« Espèce de fou ! » hurla la femme en lui décochant un coup de coude d’une puissance
inouïe qui lui coupa le souffle et l’envoya à terre. Caralh cligna des yeux. Une telle force
chez une femme était impossible ! Il essaya de se relever immédiatement mais n’y parvint
pas. Il se mordit les lèvres pour ne pas crier lorsque ses côtes fracassées le lancèrent.

Deirdre, médusée, ne savait plus quoi faire. Ses coups ne parvenaient pas à atteindre leur
adversaire et Caralh venait d’essuyer un choc terrible dont il ne parvenait visiblement pas
à se remettre. Geänh avait arrêté de se débattre et la femme l’avait saisi contre elle pour
mieux le transporter. Tout semblait perdu pour le garçon…

79 La vieille tour - Nico du Dème de Naxos - 2012.


D ’un coup d’œil, Dasmir évalua la situation. Le prisonnier gisait à terre, les
yeux plein de larmes, une grimace de souffrance lui tordant le visage. Une femme armée
d’un carath courait après une autre femme en robe blanche qui tenait une forme dans ses
bras.

« Arrêtez, hurla Deirdre, impuissante, rendez-nous le garçon ». Mais son cri se perdit dans
les hurlements du vent.

La femme en robe blanche se déplaçait d’une manière extrêmement fluide, à la façon d’un
bateau glissant sur l’onde. Un mince halo livide faisait ressortir sa silhouette de sylphide
contre l’argent des ruines.

Dasmir se mit à courir à toutes jambes vers la femme pâle, dépassant la varigale qui
semblait hébétée. Il fit jaillir sa lame de son fourreau tout en accélérant encore le rythme
de ses foulées. Le moine-guerrier constata bientôt que la femme tenait entre ses bras une
forme scintillante de givre. Quelle ne fut pas sa stupeur quand il s’aperçut qu’il s’agissait
d’un enfant pris sous la gangue gelée !

Qui que tu sois, démon, je vais te régler ton compte !

Dasmir se porta à la hauteur de la femme et la frappa d’un puissant coup de taille dans son
dos. Des éclats de glace jaillirent de la blessure et la femme fut projetée à terre, relâchant
Geänh dans sa chute. L’enfant roula au pied du mur éboulé, la pellicule de glace qui le
recouvrait se fissurant sous le choc.

La femme poussa un cri si aigu que Dasmir crut qu’il allait lui percer les tympans. C’était
ce même cri que Deirdre avant entendu la veille, elle en était certaine. Tandis que le cri
se prolongeait beaucoup trop longtemps dans l’air la femme leva les bras et sembla tirer
sur des rênes invisibles. Le cliquetis retentit beaucoup plus fort, semblable au bruit émis
par de lourdes chaînes.

Dasmir n’attendit pas de comprendre ce qui se passait et se rua sur la femme. Celle-ci
tourna la tête et, le voyant arriver, sembla lâcher d’une main ce qu’elle tenait pour frapper
le moine-guerrier d’un terrible revers. Dans un réflexe étonnant, Dasmir évita le coup et
frappa un nouveau coup de taille dans les jambes de son adversaire. Des éclats de glace se
fichèrent dans son bras, mais il se focalisa sur la femme, maintenant à terre.

« Maudit, hurla-t-elle d’une voix stridente qui s’éleva par-dessus le vent furieux. Tu ne
me laisses pas le choix. Viens, viens, et terrasse cet imbécile ! »

Elle se saisit à nouveau des rênes invisibles et tira dessus avec une rage terrifiante qui
déforma totalement ses traits. Dasmir n’hésita pas et lui porta un coup d’estoc au niveau

La vieille tour - Nico du Dème de Naxos - 2012. 80


du cœur, mais l’épée ripa contre quelque chose de dur, arrachant une volée d’aiguilles qui
se ficha dans le sol.

« Viens ! » La femme tira sur les chaînes dans un geste désespéré. Au même instant, le sol
trembla et tout ce qui restait de Mar-Logën se mit à vaciller.

O sric comprit que le moment était venu quand il sentit dans tout son être la
vibration de souffrance de la Vieille Tour. Elle était sur le point de s’effondrer pour de
bon. Il se mit alors à chanter une comptine apaisante que la dàmàthair de son village
aimait à faire réciter aux enfants du deuxième cercle d’âge. Sa voix vibrait doucement,
apportant sérénité et réconfort aux pierres millénaires. La tour avait bougé lors du premier
tremblement, et son assise était instable. Osric la sentait sur le point de s’écrouler, mais il
se concentra sur la comptine…

D e nouveau s’agitèrent les chaînes métalliques, invisibles à la vue de Dasmir,


tandis que les pierres cyclopéennes qui constituaient le mur devant lui paraissaient
s’espacer. Une lumière cendreuse filtra par les interstices ainsi libérés, d’un gris terne
et déprimant. La femme s’arc-boutait en arrière, tirant de toutes ses forces sur les liens
informes qui avaient provoqué la première secousse.

Le corvusien tenta de relever son épée, mais son bras pesait une tonne. Lorsqu’il le regarda,
il constata qu’il était figé dans de la glace qui lui grimpait jusqu’à l’épaule. Il prit alors son
arme de sa seconde main et son épée traça un arc parfait dans les airs avant de séparer la
tête de la femme du reste de son corps. Il s’était préparé à parer les échardes de glace, mais
l’une d’elle se planta dans son œil gauche et il hurla de douleur.

81 La vieille tour - Nico du Dème de Naxos - 2012.


Deirdre assistait impuissante au combat entre la femme et le moine-guerrier. Elle vit
Dasmir s’effondrer, les mains plaquées sur le visage et elle se résolut à agir. Elle s’élança
aussi vite que possible en direction de Geänh, qui gisait au pied du mur d’où sourdait la
lumière malsaine. Elle n’avait pas fait dix mètres qu’une nouvelle secousse, plus puissante
que la précédente, ébranla le sol et la jeta violemment à terre. La varigale parvint à amortir
le choc et se releva en titubant, encore mal assurée sur ses jambes.

La lumière devenait plus intense et Dasmir se releva. Ce qu’il vit confirma les révélations
de Soustraine. C’était sans nul doute la lumière blasphématoire des Limbes, source de
toute corruption. Quoiqu’il dût lui en coûter, il lui fallait mettre un terme à ce phénomène
démoniaque. Le sang coulait depuis son œil percé sur sa joue et la souffrance lui vrillait
le crâne. Son bras droit pendait contre son corps, poids mort et pesant qui le ralentissait.
La poignée de son épée fermement serrée dans sa main gauche, il se mit à progresser vers
la lumière, en psalmodiant une prière de protection.

O sric était à bout de forces. Dans tous ses muscles et ses os, résonnait la
souffrance de Mar-Logën. La Vieille Tour ne tiendrait plus très longtemps. Quelque chose
lui faisait violence et il fallait que cela cesse vite ou sinon ce serait la fin. Le vieil homme
chanta, se remémorant les souvenirs d’antan, lorsque la citadelle était encore dans toute sa
gloire, lorsque sa simple vision émerveillait les cœurs et les âmes des voyageurs. Il chanta
sa puissance et sa pureté, son antique sagesse et sa farouche détermination. Et les pierres
se remémorèrent ce qu’elles étaient, retrouvant un instant toute leur vigueur.

La vieille tour - Nico du Dème de Naxos - 2012. 82


D eirdre parvint enfin au pied du mur et prit Geänh dans ses bras. La lumière
cendreuse effleura son visage et elle se sentit soudain désespérée. Elle s’assit par terre, le
visage recouvert de givre de Geänh posé sur ses cuisses. Sa vie valait-elle tous les efforts
qu’elle consentait pour la prolonger ? Alors qu’il lui suffisait de s’allonger et de s’endormir
pour toujours. Elle ne souffrirait plus jamais.

« Qu’est-ce que vous faites hurla Dasmir ! Vous ne voyez pas que cette lumière maudite
tente de vous piéger. Ne vous laissez pas faire. Relevez-vous et éloignez-vous d’elle ! »

La voix du moine-guerrier fut comme une nouvelle secousse et elle agita la tête comme un
chien s’ébrouant au sortir d’une rivière.

« Allez, fuyez !! »

Deirdre se releva, puisant dans ses réserves pour réussir à soulever le corps de l’enfant.
Elle commença à s’éloigner du mur quand un nouveau tremblement la déséquilibra. Elle
tint sur ses appuis et poursuivit sa marche.

Dasmir avançait en sens inverse et ils se croisèrent. Le moine-guerrier ne lui adressa pas
même un regard, ses lèvres entonnant la prière qu’il avait interrompue pour l’aider.

Il continua vers la lumière impie et tendit ses bras au ciel, invoquant la puissance de
l’Unique. La lumière cendreuse tapissait le sol à ses pieds, grouillant de détresse et de
malheurs. Le mur vacilla dans un grand bruit métallique et la lumière devint plus intense.
Dasmir s’efforça de poursuivre, poussant sa voix dans ses derniers retranchements, comme
s’il essayait ainsi de se donner une autorité supplémentaire.

L’une des pierres se descella et tomba aux pieds de Dasmir. La lumière cendreuse lui hurla
au visage et Dasmir bondit sur l’énorme bloc de pierre.

« Arrière ! » Et il se jeta vers l’avant, précédé de la pointe de son épée. La lame pénétra de
quelques pouces dans la lumière qui parut se rétracter avant d’exploser dans une détonation
de fin du monde. Dasmir fut projeté en arrière. Le choc de son corps contre le sol lui coupa
le souffle. Il se releva pourtant alors que le sol tremblait de plus belle. Son seul œil valide
ne percevait qu’un brouillard blafard. Il s’éloigna en boitant du grondement qu’il percevait
encore tout proche.

Il y eut un choc sourd qui fit trembler le sol, puis un second et Dasmir comprit ce qui
était en train de se produire. La Vieille Tour s’effondrait pour de bon. Il accéléra l’allure
autant qu’il le pouvait tandis que les ruines s’écroulaient dans un vacarme épouvantable.
Quand il fut certain de ne plus rien risquer, il se laissa tomber à terre et rit d’un rire sans
joie. Il avait fait ce qu’il devait. L’Unique l’avait conduit où Il souhaitait pour que Dasmir

83 La vieille tour - Nico du Dème de Naxos - 2012.


accomplisse sa volonté. Et Dasmir n’avait pas failli. Il était allé jusqu’au bout et en serait
marqué jusqu’à la fin de ses jours. C’était ainsi : on ne pouvait pas se dérober à son destin.

Il savait qu’il devait rattraper le prisonnier, mais il était trop faible et il bascula dans le
noir absolu.

La vieille tour - Nico du Dème de Naxos - 2012. 84


C aralh avait réussi à ramper hors de la zone de danger. Tout s’était écroulé
derrière lui, mais il n’avait rien vu de la fin de Mar-Logën. Tout juste lui avait-il semblé
entendre comme le dernier râle d’un homme agonisant. Mais ce ne pouvait être que le fruit
de son imagination. Il était allé au bout de son effort et gisait sur le dos, les yeux plantés
dans le ciel étoilé et sa grosse lune à l’air mauvais. Il ne s’était jamais aperçu que l’astre
nocturne avait une apparence si cruelle. Il frissonna, autant de fatigue que de crainte et
essaya d’atténuer la douleur dans ses côtes en maîtrisant sa respiration.

Il se demandait s’il n’allait pas mourir ici quand le ciel fut soudainement remplacé par le
visage de Deirdre.

« Caralh, comment te sens-tu ?

- Ca pourrait aller mieux. Je crois qu’elle m’a brisé toutes les côtes droites.

- Dès l’aube, je vais aller quérir de l’aide à Gwéhir. Il te faudra être patient.

- Comment va l’enfant ?

- Il va bien. Je n’ai pas tout compris, mais il y a quelques minutes encore, il était recouvert
de givre et là… Et bien, c’est comme si toute cette glace s’était volatilisée.

- Tant mieux. Mais que s’est-il passé après ma blessure ?

- Un homme a surgi de la nuit. Il s’est jeté sur la femme et a réussi à la tuer. Je crois qu’il
fait partie du Temple. Un chevalier-lame sans doute. Il a hurlé des prières…

- Un homme du Temple ! Caralh devint blême. Ce doit être… » Il ferma les yeux. Et dire
qu’il avait crû avoir recouvré sa liberté !

- Ca ne va pas, lui demanda Deirdre, inquiète.

- Écoute, je suis désolé de t’avoir menti tout à l’heure. J’ai faussé compagnie à mes geôliers,
des moines-guerriers de Corvus et… Il resta silencieux un moment avant de reprendre. Ils
m’ont arrêté pour un meurtre que je n’ai pas commis. Mais les circonstances étaient contre
moi. J’ai essayé de m’enfuir mais les moines-guerriers m’ont capturé. A l’époque, j’avais
tout perdu et j’errai sur les routes pour gagner de qui manger et voir le soleil se lever le
lendemain… Mon histoire n’était pas vraiment un mensonge, mais je sais que personne
ne me croira si je dis la vérité. De toute façon, c’est trop tard. Je vais retourner à Corvus et
je n’en sortirai jamais plus… Sa tête retomba lourdement sur le sol et il eut l’air accablé.

- Je te crois, Caralh. Tu l’as prouvé cette nuit en tentant de nous venir en aide. Et tu sais,
tout n’est pas fini. Ton moine-guerrier s’est évanoui… Il respire, mais il est gravement

85 La vieille tour - Nico du Dème de Naxos - 2012.


blessé. Je doute qu’il puisse rien faire pendant de longues semaines. Je vais également lui
envoyer les secours : c’est grâce à son courage si nous sommes encore en vie. Nous lui
devons une fière chandelle !

- Il suffira qu’il parle aux gens du village et tout sera perdu.

- Ne t’en fais pas. Je connais bien les habitants de Gwéhir et je vais leur expliquer la
situation. Moi, ils me croiront.

- C’est vrai. C’est ce que tu vas faire ?

- Oui, c’est une promesse. Tu verras, les choses vont s’arranger. »

Caralh sourit avant de grimacer, ses côtes cassées se rappelant à lui de douloureuse ma-
nière.

A une centaine de mètres de là, un tas de poussière argenté luisait doucement à la lumière
de la lune. C’était tout ce qu’il restait de Mar-Logën, ça et le corps d’un vieil homme qui
semblait paisiblement endormi…

Nouvelle non-officielle pour les Ombres d’Esteren créée par Nico du Dème de Naxos. Utilise des
contenus protégés par la propriété intellectuelle d’Agate RPG, 2010, avec l’aimable permission
de l’éditeur dans le cadre de la licence CUVOE. http://www.esteren.org.
Texte : Nico du Dème de Naxos.
DAO / PAO / mise en page : Sidhe.

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Nouvelle non-officielle pour les Ombres d’Esteren créée par Nico du Dème de Naxos. Utilise des contenus protégés
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