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8 1ÉVÉNEMENT

Comment
Staline décida
d' ~ME
son peuple
Par Nicolas Werth

L'AUTEUR
Directeur de
recherche
à l'Institut
d'histoire du
temps présent
(CNRS),
Nicolas Werth
a notamment
publié, parmi
de nombreux
ouvrages,
L'Ivrogne et
la Marchande de
fleurs. Autopsie
d'un meurtre
de masse, 1937-
1938 (Ta/landier,
2009, rééd. Seuil,
" Points "• 2011)
et La Route iolodomor
de la Kolyma On le ·ait bien aujourd'hul: la famine en Ukraine A ga uche :
(Belin, 2012). en 1931-1933fitplus de 3 millions de morts. Mais en 2008, le
président
cette république oviétique ne fut pa la seule concernée ukrainien Viktor
louchtchenko
par la tTagédie qui fit au si prè de 3 millions de victime et sa famille se
au Kazaklz ·tan, dan ·les régions de la Volga, de Sibél'ie recueillent en
souvenir des
occidentale. Ce que le · nou1 elle archive· nous font victimes de la
famine de masse
TnielL~ comprendre également c'e t comment la famine (" Holodomor ») .
fut en Ukraine utilisée par Staline comme arme
politique, pour devenir un crime de masse délibéré.

N"394 1DECEMBRE ZOI3


l'HISTOIRf /9

15000
es famines soviétiques du début des an- ·no-•·•· cette catastrophe est aujourd'hui scindée, divisée,
nées 1930, événement tabou occulté tout P'-- JO Ir clivante : exaltée par une partie du monde poli-
Plus d'un
au long de l'existence de l'URSS, sont res- Ukrainien sur dix tique et de la société uk:rai.nienne, non reconnue,
tées à ce jour une page largement mécon- périt entre 1931 oubliée en Russie (cf p. 17).
nue de l'histoire européenne du xxe siècle. Elles fi- etl933.
rent pourtant, en 1931-1933, 3,5 millions de morts Ci-dessus : une DE NOUVELLES SOURCES CAPITALES
famille en 1932.
en Ukraine et au Kouban ; 1,5 million de morts au Depuis le milieu des années 1990, l'historio-
Kazakhstan ; 1 million dans le reste de la Russie (ré- graphie des famines soviétiques du début des an-
gions de la Volga, Sibérie occidentale, Oural du Sud) nées 1930 a considérablement progressé. Les
(cf carte, p. 13). Soit au total6 millions de victimes. chercheurs ont eu accès à toute une série de sour-
En 2013, 80" anniversaire de la tragédie, seule ces capitales, comme les résolutions secrètes du
la famine en Ukraine est commémorée. Les fami- Politburo, la plus haute instance du Parti commu-
nes qui ont frappé les autres régions de l'ex-URSS niste, et la correspondance entre Staline et ses plus
font, elles, l'objet d'un total silence dans la Russie proches collaborateurs, Viatcheslav Molotov et
de Poutine désireuse de ne montrer du stalinisme Lazar Kaganovitch. Celles-ci ont permis de recons-
que sa face «lumineuse ». En effet, la mémoù·e de tituer en détailles mécanismes politiques ayant

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101 ÉVENEMENT

conduit à la famine puis, à partir de l'automne 1932, tive " indispensable à l'industrialisation accélérée
à son aggravation intentionnelle, en Ukraine et au du pays, d'autre part d'imposer un contrôle poli-
Kouban, riche région agricole du Caucase du Nord, tique sur les campagnes, restées largement en de-
administrativement rattachée à la Russie, mais ma- hors du" système de valeurs >>du régime. Véritable
joritairement peuplée d'Ukrainiens. guerre menée contre tout un mode de vie, un sys-
C'est cette contextualisation, fondée sur une tème de production, une culture paysanne considé-
reconstitution au jour le jour des mécanismes de rée comme" rétrograde,, et" archaïque>>, la collec-
prise de décision politique et de mise en œuvre, au tivisation forcée des campagnes passe aussi par la
niveau régional et local, des politiques de préda- " dékoulakisation "• l'arrestation ou la déportation
tion étatique sur les récoltes, qui a permis de dé- des paysans les plus entrepre:1ants étiquetés" kou-
gager les spécificités de la famine en Ukraine et au laks>> par le régime. Elle se heurta d'emblée à de
Kouban par rapport à l'ensemble des famines so- fortes résistances. Pour la seule année 1930, la po-
viétiques du début des années 1930. lice politique comptabilisa près de 14000 manifes-
Soulignons d'emblée qu'à la différence des tations, émeutes et insurrections paysannes, dont
nombreuses famines qui, à intervalles réguliers une grande partie en Ukraine.
(1891, 1921-1922), frappaient un certain nombre
de régions de l'Empire russe, les famines du début LES CAMPAGNES MISES AU PAS
des années 1930 ne furent précédées d'aucun des Dans un premier temps, Staline est contraint de
cataclysmes météorologiques (sécheresse ou inon- reculer et de condamner, dans un article resté célè-
dations) qui créent les conditions d'une telle catas- bre (<<Le vertige du succès "• paru le 2 mars 1930
trophe. Comme l'a justement écrit le pionnier des en première page de tous les journaux soviétiques),
études sur ces famines, l'historien américain James les ,, abus " des << camarades enivrés par le succès de
Mace, celles-ci furent des "man-made famines", la collectivisation"· En quelques mois, plus de la
conséquence directe, mais non prévue et encore moitié des paysans brutalement collectivisés quit-
moins "programmée "• d'une politique d'extrême tent les kolkhozes, désorganisant un peu plus un
violence : la collectivisation forcée des campagnes. système productif très fragile. Peu à peu, cepen-
Mise en œuvre à partir du début de l'année 1930 dant, pressions économiques (amendes et impo-
par le régime stalinien, celle-ci avait pour objectif sition confiscatoire sur ceux qui restent en dehors
d'une part d'extraire de la paysannerie un lourd tri- des kolkhozes) et répressions laminent les résistan-
but afin de réaliser" l'accumulation socialiste primi- ces (le nombre des troubles et émeutes tombe >»

La cnlfcctivisCltionforcée des campagnes, véritable guerre m enée con.t'i e un


rnw._ tfe vie, une culture paysanne considérée comme ,. niUï.~gn·d- >

Gr{: ·1
d t1!P
L'Ukraine est
à la fin des
années 1920
une des régions
les plus fertiles
d'URSS . La
collectivisation
imposée
par Staline
désorganise
d'autant son
économie:
en 1930, l'État
collecte plus
du tiers de
sa production
agricole.

N " 39~ 1DÉCEMBRE 2013


l'HISTOIR[/ Il

MOTS CLÉ
~ c. .:::t \1°L participation à
Suppression de un kolkhoze devient
l'exploitation agricole obligatoire et forcée.
privée. La collectivisation
rend obligatoire la I\.,. .;,u -.. ~
participation de tous les En principe, un paysan
paysans à un kolkhoze propriétaire aisé.
ou un sovkhoze. Ce Dans les faits, tout
système est instauré paysan qui résiste
par Staline en 1929, à la collectivisation. En
' dans le cadre de la mise 1930, Staline décide la
en place du premier " liquidation des koulaks
plan quinquennal pour en tant que classe " :
imposer un contrôle plus de 2 millions de
administratif et politique koulaks - et de paysans
sur la paysannerie. moyens - sont déportés
Il contribuera à en 1930-1932, et
la destruction de la plusieurs centaines
civilisation paysanne de milliers envoyés dans
traditionnelle. les camps de travail forcé
du Goulag.
0 ( .
Exploitation agricole
collective dans laquelle Ferme qui,
la terre, les bâtiments contrairement aux
d'exploitation, le kolkhozes, appartient
matériel et une partie totalement à l'État
du bétail sont mis en soviétique. En réalité,
commun. Les premières la différence entre
exploitations voient le kolkhoze et sovkhoze
jour en 1917 sur la base disparaît rapidement
P •)lM=: 1 ~ <! Cette affiche des années 1930 du volontariat mais ce car l'aspect collectif
montre une " femme paysanne rejoignant la ferme système se développe du kolkhoze n'est pas
collective •• : un ivrogne, un paysan riche et un prêtre réellement sous Staline à respecté.
ne peuvent l'arrêter dans sa détermination . partir de 1929 quand la

Fin 1931) cleu:.· a h ap1 es le lrulc"ment c1e la collectivi arion, l s deux tiers
de pay ans ukrainiens ~e sont és ·~;tlés à endurer ce< nouve(Ju ·en·aae »

· , · de~-·~~
•. ··.;J,.
Les paysans aisés
sont les premiers
visés par la
collectivisation
forcée de 1929.
lei, l'expulsion
d'un paysan en
Ukraine au début
des années 1930.

N'394 / DÉCEMBRE 2013


12/ EVÉNEMENT

> à 2 000 environ par an en 1931 et 1932, la part


KAZAI HSTAN : 1,5 MILLION DE de l'Ukraine passant à 60 % du total). Fin 1931,
VICT deux ans après le lancement de la collectivisation,
S DE LA SÉDE TARJSAT!ON
les deux tiers des paysans ont cédé et se sont rési-
La famine au Kazakhstan, restée longtemps gnés à endurer, dans l'espoir que le régime ne res-
méconnue, a été récemment explorée à travers deux tera pas longtemps en place, ce qu'ils considèrent
ouvrages majeurs (cf Pour en savoir plus, p. 18). comme un« nouveau servage "· Contraints d'adhé-
La variante kazakhe de la collectivisation/ rer au kolkhoze ou de s'embaucher comme salariés
dékoulakisation (ici appelée " débaysation »)est agricoles dans les sovkhozes, les paysans recourent
particulièrement radicale, puisqu'elle s'accompagne largement à ce que James Scott a appelé les " armes
d'un projet de << sédentarisation, des éleveurs des faibles " : ils travaillent avec indolence dans les
nomades, dont l'objectif est triple : libérer des terres, champs collectifs, ne prodiguent guère de soins aux
parquer les nomades dans des exploitations animaux qui ne leur appartiennent plus, glanent
collectives, dégager de la main-d'œuvre pour des épis, chapardent pommes de terre et fruits, dé-
l'exploitation des matières premières et l'industrie. traquent- davantage, il est vrai, par manque d'ex-
En trois ans, cette politique produit des conséquences périence que par vengeance - les rares tracteurs.
catastrophiques : 90 % du plus important cheptel S'ils se livrent au chapardage, ce n'est pas seule-
soviétique disparaît, les éleveurs nomades kazakhs ment en signe de protestation, mais parce qu'ils ne
sont ruinés. Plus de 600 000 nomades fuient le sont quasiment pas payés pour leur travail.
Kazakhstan, un tiers d'entre eux vers la Chine, le reste Dans les kolkhozes, en effet, la valeur du trou-
vers la Sibérie occidentale, l'Oural et l'Asie centrale. dodien (la'' journée-travail ») est évaluée (en na-
Une terrible famine s'abat sur cette société totalement ture) en fonction de ce qui reste une fois rempli
déstructurée, bien plus meurtrière que nulle part le plan de livraisons obligatoires à l'État et réglés
aîlleurs en URSS, puisqu'un tiers environ de la les divers impôts et taxes dus par le kolkhoze. En
population autochtone meurt de faim et d'épidémies. 1932, trois familles kolkhoziennes sur quatre re-
La remarquable reconstitution des mécanismes çoivent moins de 100 kg de céréales par an pour
qui ont abouti à cette catastrophe constitue une leur labeur de la saison dans les champs collec-
contribution majeure au débat qui divise les historiens tifs. Rappelons que dans la seconde moitié des an-
russes, ukrainiens et occidentaux qui travaîllent sur nées 1920, le paysan conservait, pour sa propre
les famines soviétiques du début des années 1930. consommation, en moyenne 300 kg de céréales
La fines La famine kazakhe fut la conséquence non par an et par personne. La collectivisation du chep-
nomad s intentionnelle de la destruction totale de l'économie tel individuel, au demeurant fort modeste dans la
Le Kazakhstan,
première région kazakhe occasionnée par une politique brutale plupart des exploitations paysannes (une ou deux
d'élevage du de collectivisation du cheptel et de sédentarisation vaches, quelques cochons, plus rarement un ou
pays, est aussi des éleveurs nomades. Dans le cadre très particulier deux moutons ou brebis), mais qui fournissait l'es-
la première
frappée par la des rapports de force qui existaient dans cette société sentiel des protéines dans l'alimentation paysanne,
famine, dès le périphérique profondément divisée entre agriculteurs contribue aussi à la dégradation rapide de la situa-
printemps 1931. russes et éleveurs kazakhs, la bureaucratie soviétique tion alimentaire dans les campagnes.
Il perdra 30% locale parvint à faire supporter par ces derniers
de sa population
et 90 % de son l'essentiel des dommages causés par la politique LE MARTYRE DU KAZAKHSTAN
cheptel entre de collectivisation forcée. N. W. En deux-trois ans, entre 1930 et 1932, le chep-
1931 et 1933. tel soviétique accuse une baisse de 40 %, tandis
... ....
~
que la production céréalière, qui était censée aug-
menter grâce au regroupement des exploitations et
à la '' tractorisation ", diminue de 20 à 15 % . Mais,
pour le régime, l'essentiel est ailleurs : engranger-
pour le ravitaillement des villes et de l'armée, mais
aussi pour l'exportation- le plus possible de pro-
duits agricoles grâce à la mise en place d'un sys-
tème planifié et centralisé de livraisons obligatoi-
res dues par les kolkhozes et les sovkhozes. Alors
que dans la seconde moitié des années 1920 les or-
ganismes d'État n'étaient en mesure d'acheter, au
prix du marché, qu'une petite dizaine de millions
de tonnes de céréales, en 1931 ils parviennent à ti-
rer, quasiment gratuitement, d'une récolte très mé-
diocre un chiffre record de 23 millions de tonnes
de céréales, dont 5 millions sont exportées.
En raison des mauvaises récoltes en Sibérie oc-
cidentale et au Kazakhstan, l'Ukraine, le Kouban
et les régions de la Volga, les trois principaux gre-
niers à blé du pays, sont tout particulièrement mis

N"3 94! OËCEMBRE 1013


l'HISTOIH[ /13

f iNI.!IiiDE _ _ Principales régions


IOura/1 touchéespar la
--·-· ~ famine
Très forte mortalité
Forte mortalité
Famine localisée,
POlOGNE ~ orissov
disettes
"Minsk
BIELORUSSIE Emeutes de la faim

.~vanovo

Moscou
Fuite des Kazakhs
Russie
Autre ré publique
RUSSIE
soviétique

• NOVOSSibirSk

GÉORGIE
TURQ UIE Tbilissi •
ARMËNIE
Erevan •
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~ TURKMÉNISTAN g;NJ!ANG
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:li. 500 km CHIN[
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D.,.. 1 ;-R t i 8 ~·'!.~ ~:uJ1ÉR[F (.("ID~ "1 ~' ~


Les zones particulièrement touchées par la famine sont l'Ukraine et le Kouban (région administrativement
rattachée à la république de Russie mais peuplée m'\ioritairement d'Ukrainiens) et Le Kazakhstan. Mais
des famines sévissent aussi dans les régions où ont été déportés des centaines de milliers de koulaks depuis
1930: dans la région de Narym, en Sibérie occidentale, dans l'Oural et dans la province d 'Arkhangelsk.

à contribution cette année 1931. Ainsi, l'Ukraine famine kazakhe est la conséquence directe de la
est ponctionnée à hauteur de 43 % de sa récolte destruction totale de l'économie pastorale kazakhe
globale, un prélèvement exceptionnel qui achève occasionnée par une double politique de collectivi-
de désorganiser le cycle productif déjà sévèrement sation totale du cheptel (le plus important d'URSS)
perturbé par la collectivisation forcée. Fait capital et de sédentarisation des éleveurs nomades et
pour la suite : de nombreux kolkhozes doivent cé- semi-nomades mise en œuvre en 1929-1931. En
der, pour remplir le plan de 1931, une partie des trois ans, le cheptel kazakh fond de 90 % !
semences indispensables pour la future récolte. Les premiers signes de famine apparaissent très
C'est dans ce contexte de prélèvements démesu- tôt, dès le printemps 1931 -un an avant les autres
rés de produits agricoles dans une conjoncture éco- famines. Refusant la spoliation de leur cheptel, les
nomique et sociale dégradée que se développent di- éleveurs kazakhs procèdent à des abattages mas-
settes, puis famines. Comme en témoignent les très sifs. Inquiets devant les projets de sédentarisation
nombreux rapports envoyés par les responsables ré- élaborés par l'administration, ils fuient, après avoir
gionaux du Parti et de la police politique à Moscou, abattu leur cheptel, vers la Sibérie occidentale,
les plus hauts dirigeants du pays, Staline en tête, mais aussi vers le Xinjiang, franchissant la fron-
sont tenus informés de l'extension des '' difficul- tière soviéto-chinoise, mal gardée.
tés alimentaires » au Kazakhstan, première région De terribles épidémies aggravent le sort des
d'élevage du pays, en Ukraine, au Kouban, dans les nomades ruinés et affamés. Les appels au secours
régions de la Volga, en Sibérie occidentale. adressés par certains dirigeants kazakhs, comme
La première région frappée par la famine est Turar Ryskulov, à Staline restent sans réponse ; la
le Kazakhstan. Avec près de 1,5 million de morts direction du Parti communiste kazakh, emmenée
et de disparus en 1931-1933 (soit plus du tiers de par F. Goloshekin, ferme les yeux sur la réalité et
la population autochtone !), les éleveurs nomades considère que le projet de sédentarisation consti-
kazakhs subissent les conséquences meurtrières tue un progrès qui éradiquera le pouvoir tradition-
du Grand Tournant stalinien plus durement que nel des chefs de clan et transformera le Kazakhstan
n'importe quel autre groupe social ou national. La «féodal» en un Kazakhstan« socialiste''·

N"39~ 1DÉCEMBRE 2Di3


141 EVÉNEMENT

La mise en œuvre des politiques de collectivisa- plans de livraisons obligatoires de viande y sont cor-
tion et de sédentarisation des nomades dans cette rectement remplis ; le Parti communiste kazakh est
région-frontière semi-coloniale est aggravée par les solidement tenu en main ; quant aux<< difficultés ali-
forts préjugés anti-kazakhs de la bureaucratie lo- mentaires,, elles ne sont que des conséquences dom-
cale composée, pour l'essentiel, de Russes. Comme mageables, mais inévitables, du passage accéléré du
l'a fort justement souligné l'historien italien Niccolo Kazakhstan du<< stade féodal,, au socialisme.
Pianciola,« la responsabilité de cette hécatombe se si- Au printemps 1932, de nombreuses autres ré-
tue quelque part aux confins incertains entre l'État et gions subissent des disettes, voire des famines lo-
la société dans la mesure ou les directives de Moscou calisées. Sont particulièrement touchées les zones
furent instrumentalisées ici par ayant connu, depuis 1930,
les fonctionnaires locaLL'( en un fort afflux de déportés :
fonction de leurs propres ob- Les régions ne rempli ·ent des centaines de milliers de
jectifs, intérêts et logiques ad- plu les plans de livrai. ·on koulaks déportés meurent
ministratives. Il s'agissait pour obligatoires de faim dans la région de
eux[ ... ] defaire supporter par Narym, en Sibérie occiden-
[les éleveurs kazakhs] l'essen- tale, dans l'Oural, dans la pro-
tiel des dommages causés par la politique de collecti- vince d'Arkhangelsk, au nord de la Russie d'Eu-
visationforcée "· rope. Mais les riches régions agricoles, durement
Pour Staline, la situation au Kazakhstan, à la diffé- ponctionnées, de la moyenne et de la basse Volga,
rence, nous le verrons, de l'Ukraine, n'est pas lourde du Kouban et de l'Ukraine doivent aussi affronter
de conséquences politiques dangereuses. Aucune la faim. Fait particulièrement inquiétant pour les
résistance notable à caractère " nationaliste , ; les autorités : des émeutes de la faim éclatent dans
des centres industriels : à Ivanovo, à 300 km à l'est
de Moscou, à Borissov, en Biélorussie. Depuis deux
ans, les cartes de rationnement, supprimées de-
INE : '' REDRESSER LA puis le début des années 1920, ont été remises en
ITUATION EN UKRAINE» vigueur dans les villes, vers lesquelles ont afflué
c plus imponant mnintennnt. est plus d'une dizaine de millions de paysans fuyant
1 Llu·;unc. Le~ at1. tres de l'Ukram vont la collectivisation forcée.
l.mt nt.Jhl rn nt mal.[••• } On dit que dan: deu Dans cette situation critique, le groupe dirigeant
rcgmn d' krain , emiron 50 comites de district stalinien durcit encore sa politique de prélèvements
s sont c primés contrt•le plan de coUect
.tpr l'a\ ir decl:tr non rt•, liste. [... j A <)uoi obligatoires sur la production agricole. L'objectif
el. re~ ~mble·t-11., Ce n'e t plu un parti. c'est pour la récolte de 1932 est de collecter 29 millions
un parlcmem une cancature d'parlement.{... } de tonnes de céréales, pour une récolte prévue de
1 n u~ n'emreprennn pas immédiat mem
90 millions de tonnes, chiffre très fortement sures-
lt r •dr s. rn •nt de la simation en Ukraine
nou pouvons p rdre l' krainl·~ {... ] y '' a
timé puisqu'elle ne dépassera pas 67 millions de ton-
1e prit que dan 1 Pnni cornmuni te ukraini n nes ! Finalement, le prélèvement sera de 22 millions
(5 0001 membres, ha, ha!) on ne trouve pa de tonnes, un tiers de la récolte totale, une quantité
p u (non, pas peu 1) d' ·lement~ pourris, d~ considérable eu égard à la situation chaotique dans
p tlioura n {pa rn. an., du dirr!(eanr narionali,re laquelle se trouve l'agriculture soviétique.
ukrarrmm Pt clwura] con cie ms et inconscient ,
•t nfin d s agen s dir t de Pil~ud ki [mart'Chal Lorsque les plans de livraisons obligatoires par-
r Pl'enuer nunrHTt d la Polognt J. itôt que viennent aux directions régionales du Parti, en
le chose empireront, cc el mt>nt ne trameront juillet 1932, les réactions vont de l'abattement à
pa~ pour ou\rir un front l intérieur (et hof') du la résistance. Celle-ci est particulièrement forte
Parti. conrrc le Parti.
1 .
en Ukraine. Lors de la conférence qui se tient à
Kharkov, la capitale, les 3-6 juillet 1932, la majo-
rité des délégués s'oppose - fait
exceptionnel dans les annales
du Parti - au plan décrété par
is le Moscou, affirmant qu'il est " ir-
e s ne
Staline en 1935 réaliste " et entraînerait, s'il était
avec, à sa gauche maintenu, une famine majeure,
Viatcheslav alors même que la situation ali-
Molotov (assis)
et Lazar mentaire en Ukraine est déjà ca-
Kaganovitch tastrophique. Néanmoins, sous la
(debout), pression de Viatcheslav Molotov
ses deux plus
proches
et de Lazar Kaganovitch, les deux
collaborateurs, plus proches collaborateurs de
envoyés en Staline, envoyés spécialement à
Ukraine en 1932 Kharkov pour<< raisonner ,, les ca-
pour mâter
les " saboteurs marades ukrainiens, l'assemblée
koulaks "· accepte le plan imposé. >»

N"39~ 1DÉCEMBRE 2013


l'HISTOIR[/15

DES TÉMOIGNAGES HALLUCINANTS

t' a r e de la a i Ces deux photos, d'une victime à Kharkov et d'un garde interdisant l'accès aux réserves
de grains, ont été montrées pour la première fois lors d'une exposition sur la famine à Kiev en janvier 2013.

Les confiscations chevaux et vont jusqu'à se battre, nourriture. Il lui reste trois enfants,
<< La vie est devenue terrible. c'est au plus fort qu'il en revient tous très gonflés. Une aide a été
Partout on crève de faim. Les un morceau, sinon les gens apportée à cette famille[ ... ]. ,
prisons sont pleines à craquer. mangent des chiens, mais des Le chef du département régional
Les larmes coulent à flots. Nous chiens il n'y en a plus alors ils du Guépéou de Dniepropetrovsk,
travaillons jour et nuit dans se sont mis à attraper des rats Kraouklis (b).
la brigade du komsomol et on et ils les mangent, c'est vrai.
découvre tout le temps des fosses , Les gens sont devenus à moitié La fuite impossible
avec chaque fois 2, 3 quintaux fous, et ils les obligent à travailler " On n'a plus de pain. Ils ne nous
cachés. C'est vraiment étonnant. en plus, s'ils ne travaillent pas, en ont pas donné, les gens crèvent
On a pitié de ces gens et quand ils les chassent du kolkhoze, de faim. Le ravitaillement est
on regarde ce qu'ils font- on cesse les enferment en prison et inexistant. Les gens gonflent
d'avoir pitié d'eux.[... ] On n'a confisquent tout. Et qu'est-ce qu'ils et crèvent, quinze par jour au
plus de semences au kolkhoze, il font en prison- ils fusillent les moins. Les magasins coopératifs
n'y aura rien à semer, et il y aura gens ou les font crever de faim. , ne vendent rien, il n'y a plus ni
plein de gens encore qui vont être Lettre de ses parents à V. l. allumettes ni pétrole. On ne peut
déférés au tribunal. , Riaboukha, recrue à Stavropol (a) . pas partir acheter quoi que ce
Lettre envoyée à l. F. Faniuk, soit. On ne nous laisse pas sortir
recrue effectuant son service à Cannibalisme du village, il y a des patrouilles
Stavropol (a). '' District de Vysokopolsk. Le partout. C'est te dire que la vie
16 février, à Zagradovka, est mort est très dure, très très dure.,
Des charognes pour nourriture le jeune Nicolas, 12 ans, dans Lettre d'un camarade à
<<Au kolkhoze, on ne nous a jamais la famille d'un paysan pauvre, F.. . S. G. Boïko, recrue à Stavropol (a) .
rien donné et on ne nous donnera La mère de famille, en
rien, car le kolkhoze n'a rien. compagnie de Sa voisine Anna S. (a) TsA FSB, archives centrales
Notre seul espoir c'est la vache, (kolkhozienne issue d'une famille de la sécurité d'État, Moscou,
mais on s'attend à ce qu'on nous de paysans pauvres), a découpé 2/ 11/ 56/51-64, dossier« Rapport-
l'enlève d'un jour à l'autre car ils le cadavre du fils et en a servi compilation d'extraits de lettres
ont ordonné de trouver sur place des morceaux dans la nourriture envoyées aux recrues de l'armée
des céréales et ils vont fouiller qu'elle a préparée. La quasi-totalité Rouge effectuant leur service
toutes les maisons et comme on du cadavre a été consommée. li militaire au cours de la seconde
n'a rien, ils vont prendre la vache. n'est resté que la tête, les pieds, une quinzaine de février 1933 "·
,, Si tu voyais ce qui se passe chez partie d'une épaule, une paume (b) TsA FSB 2/ 11/56! 208-209.
nous, les gens mangent de la de main, la colonne vertébrale et
charogne de cheval, et encore le quelques côtes. Toutes ces parties Textes publiés inN. Werth,
cheval c'est de la première qualité, du corps ont été retrouvées dans A Berelowitch, L'État soviétique
et c'est dur d'en obtenir, les gens le sous-sol de l'isba. F... a expliqué contre les paysans, Tallandier,
font la queue près de la fosse aux son acte par une absence totale de 2011, pp. 493-502.

N"394 / OtCEMBRE 2013


perdu le contrôle, plusieurs semaines durant, de
dizaines de districts frontaliers, limitrophes de la
Pologne, gagnés par la plus grande vague d'in-
surrections paysannes consécutive à la collecti-
visation forcée des campagnes ; que l'Ukraine, à
elle seule, avait été le théâtre de près de la moi-
tié des quelque 6500 émeutes et désordres pay-
sans recensés par l'OGPU au cours du seul mois de
mars 1930 ; que les insurgés paysans ukrainiens
avaient défilé avec des banderoles explicites " Vse
ne vmerla Ukraina ! » (« L'Ukraine n'est pas en-
core morte ! »). Une reprise en main s'impose,
qui passe par la soumission de la paysannerie
ukrainienne aux impératifs du développement
global de l'URSS.

BLOCUS DES CAMPAGNES AFFAMÉES


Sur le " front des collectes » , les mois de sep-
<'Famine tembre et d'octobre 1932 sont catastrophiques. En
délibéree septembre, les objectifs mensuels ne sont remplis,
Aux yeux des
Américains. en Ukraine, qu'à 32% ; au Caucase du Nord, qu'à
dès 1935 28 %. En octobre, le rythme des livraisons chute
(ici la une encore. Les rapports confidentiels de l'OGPU éclai-
du Chicago
Arnerican) , rent les multiples stratagèmes mis en place par les
il s'agit bien paysans, souvent avec la complicité de l'adminis-
en Ukrain e tration des kolkhozes , pour tenter de soustraire
d'tm meurtre
de masse. une part de la récolte aux collectes d'État: blés en-
fouis, à peine récoltés, dans des « fosses ,, cachés
dans des« greniers noirs , (entrepôts clandestins,
disséminés à la périphérie des villages), moulus
dans des " moulins à bras , de fabrication artisa-
nale, détournés lors du transport vers les silos, ou
au moment de la pesée ; enfants, femmes et per-
sonnes âgées, que les paysans pensaient peut-être
moins exposés aux rigueurs de la loi, envoyés cou-
per, souvent de nuit, quelques épis (on les appelait,
dans les campagnes, les « coiffeurs>>). Ce sont tou-
tes ces résistances, ces " sabotages koulaks,, que le
Politburo entend briser en décidant, le 22 octobre
1932, d'envoyer en Ukraine et au Caucase du Nord
deux« commissions plénipotentiaires ,, l'une diri-
gée par Molotov, l'autre par Kaganovitch.
Au cours de trois mois décisifs (fin octo-
bre 1932-début février 1933) , ces commissions
jouent un rôle décisif dans l'aggravation de la fa-
mine. Des sources exceptionnelles, aujourd'hui
déclassifiées - télégrammes envoyés par les deux
"plénipotentiaires, à Staline, dépêches échan-
gées avec les responsables du Parti communiste
ukrainien, journal de voyage tenu par Lazar
» .... L'opposition manifestée par les responsables Kaganovitch -, permettent de suivre, jour après
ukrainiens et les très mauvais chiffre s du pre- jour, l'escalade des mesures répressives et l'uti-
mier mois de collecte (à peine 10 % du plan men- lisation, de plus en plus résolue, de l'arme de la
suel sont remplis en juillet) inquiètent fortement faim pour briser la résistance de la paysannerie
Staline. Le 11 août 1932, il envoie une longue let- ukrainienne.
tre, capitale pour la compréhension de l'histoire Parmi les premières mesures prises par Molotov
de la famine ukrainienne, à Kaganovitch, dans la- et Kaganovitch figure l'obligation pour l'adminis-
quelle il lui demande le " redressement de la situa- tration des kolkhozes n'ayant pas rempli le plan de
tion en Ukraine», celle-ci étant le maillon faible du collecte de faire rendre par leurs administrés les
système (cf p. 14). " avances en nature , reçues au cours des semaines
Staline n'a pas oublié, en effet, que , deux ans précédentes. Cette mesure est évidemment très
auparavant, en 1930, le régime soviétique avait difficile, voire impossible à appliquer, sinon par

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l'HISTOIR[/ 17

des expéditions punitives et des fouilles systéma- nières réserves de farine, de haricots, de sarrasin,
tiques de toutes les exploitations. Elle encourage voire de chou mariné.
la montée de la violence, une part des produits Parallèlement, une autre forme de répression
confisqués étant redistribuée à ceux qui ont parti- se déchaîne : au cours du seul mois de novem-
cipé aux perquisitions. bre 1932, près de 50 000 condamnations (dont 700
Autre mesure répressive : l'arrêt de tout ap- à la peine de mort, la plupart des autres étant des
provisionnement des districts n'ayant pas rempli condamnations à de lourdes peines de camp) sont
le plan de collectes. Des bourgs, des villages, des prononcées par des juridictions d'exception itiné-
kolkhozes sont «mis au tableau noir''· Cette ins- rantes contre les'' saboteurs du plan de collecte , et
cription entraîne le retrait de tous les produits, ma- les «voleurs de la propriété sociale , ; 72 000 pour
nufacturés et alimentaires, des magasins, l'arrêt to- ces deux chefs d'accusation en décembre. Mesure
tal du commerce, le remboursement immédiat de encore plus radicale : la déportation de tous les
tous les crédits, individuels ou collectifs en cours, habitants des villages "rebelles"· Début décem-
et surtout l'imposition d'une amende exception- bre 1932, toute la population (quelque 50 000 per-
nelle équivalente à quinze fois l'impôt mensuel en sonnes) de trois gros bourgs du Kouban est dépor-
viande et en pommes de terre dû normalement. tée vers la Sibérie, l'Oural et le Kazakhstan.
Cette mesure signifie concrètement la confiscation C'est au cours des semaines suivantes que sont
de la vache du kolkhozien (s'il lui en restait une) et prises les mesures fatales qui condamnent des mil-
la saisie de ses dernières réserves de nourriture. lions de paysans ukrainiens à la mort par famine.
Tous les témoignages des survivants soulignent Le 29 décembre, ordre est donné aux kolkhozes
l'extraordinaire violence de ces confiscations me- qui n'ont pas rempli le "plan de collecte , de ren-
nées, le plus souvent, par des '' activistes , locaux dre, dans un délai de cinq jours, leurs fonds de se-
qui ont compris que leur engagement du côté des mences, dernières réserves permettant d'assurer
autorités est aussi pour eux l'assurance de ne pas la prochaine récolte ou d'apporter une aide ultime
mourir de faim. Tout ce qui est '' consommable , aux kolkhoziens affamés. Trois jours plus tard, le
est confisqué : poules, lapins, mais aussi les der- 1er janvier 1933, Staline envoie à la direction du

1/UKRAINE ACCUSE .• LA RUSSIE IGNORE

Depuis l'implosion de l'URSS en Canada, les États-Unis, la Pologne,


1991, la tragédie de la famine de les pays Baltes, le Vatican, le Brésil
1932-1933 a joué un rôle crucial et l'Argentine), mais ni par l'ONU,
dans la vie politique du nouvel ni par le Parlement européen,
État ukrainien, marquée par la lequel a toutefois reconnu,
confrontation entre partisans en 2008, le Holodomor comme
d'une rupture avec l'URSS (puis un" crime contre l'humanité"·
avec la Russie), majoritaires dans En Russie, en revanche, les très
la partie occidentale de l'Ukraine, rares historiens qui travaillent
et partisans d'un maintien de liens sur les famines du début des
étroits avec le " grand frère russe >>, années 1930 rejettent
majoritaires dans l'Ukraine de unanimement la thèse du génocide
l'Est, russophone. Le Holodomor, et de la spécificité nationale du
terme forgé en Ukraine pour cas ukrainien, considérant que
définir l'extermination de masse la famine en Ukraine n'a été
des Ukrainiens par la faim et son qu'une des variantes régionales
caractère intentionnel (il résulte d'une "tragédie des campagnes
de la fusion des mots go lod, la soviétiques » frappées
" faim "• et mor, racine du verbe indistinctement par des disettes
moryty, qui signifie " épuiser», et des famines qui ont, quasi
"laisser souffrir sans intervenir», simultanément, touché le
"tuer par privations»), a non " révolution orange , du président Kazakhstan, les régions de la
seulement été au cœur du débat Iouchtehenko, a officiellement Volga, et bien d'autres régions
politique, mais est devenu un reconnu la famine de 1932-1933 de l'URSS, à la suite de la profonde
élément-dé de l'identité nationale comme un génocide perpétré par crise économique et sociale
ukrainienne postsoviétique. le régime stalinien à l'encontre du générée par la collectivisation
En novembre 2006, le Parlement peuple ukrainien. Cette forcée des campagnes lancée par Survivants
de la république d'Ukraine, alors qualification a été, à ce jour, Staline fin 1929. Des
N.W. commémorations
dominé par les partisans de la retenue par 24 pays (dont le à Targan, en
Ukraine, en
octobre 1991.

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Parti communiste ukrainien un télégramme exi- autorités) est complété par des directives suspen-
geant une accélération du rythme des fouilles et dant la vente des billets de chemin de fer aux pay-
une répression accrue contre tous les paysans chez sans. En quelques semaines, plusieurs centaines de
qui auraient été découverts des produits agrico- milliers de paysans affamés sont« interceptés "·
les cachés : tout paysan chez qui auront été trou-
vés de tels produits sera assimilé à un voleur de la RATIONAIJTÉ POLITIQUE
propriété socialiste et jugé avec toute la sévérité Dans quelle mesure ce qui s'est déroulé en
de la loi du 7 août 1932 (dix ans de camp, voire, Ukraine en 1932-1933 relève-t-il de la qualifica-
dans certaines circonstances aggravantes, peine de tion de génocide ?
mort). Cette instruction ouvre la voie à une inten- Pour la plupart des historiens ukrainiens spé-
sification des violences vis-à-vis des paysans : per- cialistes de la famine, trois éléments majeurs sont
quisitions pour« vol ,, et confiscation totale des der- constitutifs du crime de génocide : la confiscation
nières réserves de nourriture au titre d'« amendes, de toutes les réserves de nourriture des paysans du-
pour« sabotage délibéré , des collectes d'État. rant quelques mois décisifs (fin 1932-début 1933) ;
Comment les paysans réagissent-ils à cette le blocus des campagnes affamées ; la preuve de
nouvelle escalade de la violence ? Par un sauve- l'intentionnalité, produite par les documents auto-
qui-peut, massif, vers les villes, où les cartes de ra- graphes de Staline, notamment ses instructions du
tionnement assurent un mi- 1er janvier 1933, appelant à
nimum vital à la population. intensifier les confiscations et
Vsevolod Balitskii, le nouveau Un événement que l'on peut les répressions contre les pay-
chef du GPU d'Ukraine, rap- comparer au génocide sans, et du 22janvier 1933,
porte par exemple, le 21 jan- crnnénien et à lo Shoah instaurant le blocus des villa-
vier 1933, à Staline, que ges affamés.
16 500 billets de chemin de Si l'on retient cette qualifi-
fer« de longue distance , ont été vendus au cours cation, on soulignera que le Holodomor ne se pro-
des deux dernières semaines dans la petite gare de posait pas l'extermination de tous les Ukrainiens,
Lozovaia (région de Kharkov)." Ces départs mas- mais la soumission de la minorité la plus résistante
sifs sont sciemment organisés par des groupes contre- à l'imposition du nouvel ordre politique et social
révolutionnaires. [... ] Nos services ont arrêté en une (12% environ de la population ukrainienne mou-
semaine 500 instigateurs endurcis qui poussaient les rut de faim durant la famine, soit environ 15000
paysans à partir. " personnes par jour durant les huit mois où la fa-
Le lendemain, 22 janvier 1933, Staline ré- mine fut à son apogée, entre novembre 1932 et
dige de sa main une directive secrète ordonnant juillet 1933). Il ne reposa pas sur le meurtre direct
de mettre immédiatement fin à l'exode massif des des victimes. Il fut motivé et élaboré dans une pers-
paysans qui fuient l'Ukraine et le Kouban "sous pective de rationalité politique et non pas sur des
prétexte d'aller chercher du pain"· "Le Comité cen- fondements ethniques ou raciaux (si les Ukrainiens
tral et le Conseil des commissaires du peuple, écrit constituèrent 85 à 90% des victimes, la famine
Staline, ont les preuves que cet exode en provenance n'épargna pas les minorités allemande, polonaise,
d'Ukraine, de même que l'exode de l'an dernier, est or- juive). Toutefois, par le nombre de ses victimes,
ganisé par les ennemis du pouvoir soviétique, les so- le Holodomor est le seul événement européen du
cialistes-révolutionnaires et les agents polonais dans xxe siècle qui puisse être comparé aux deux autres
un but de propagande, afin de discréditer, par l'in- génocides, le génocide arménien et la Shoah. [;li
termédiaire des "paysans" fuyant vers les régions de
l'URSS au nord de l'Ukraine, le système kolkhozien
en particulier et le système soviétique en général. " POUR EN SAVOIR PLUS
Le même jour, une circulaire de la direction de
R. Conquest, La Grande Terreur. Sanglantes
la police politique ordonne la mise en place, dans moissons, Robert Laffont, 1995.
les gares et sur les routes, de patrouilles spéciales
R. W. Davies, S. G. Wheatcroft, The Years of
chargées d'intercepter tous les «fuyards"· Après Hunger. Soviet Agriculture, 1931-1933, Londres,
«filtration" des individus arrêtés, les "éléments Macmillan, 2004.
koulaks et contre-révolutionnaires "• les "individus A. Graziosi (dir.), Lettres de Kharkov, Lausanne,
propageant des rumeurs contre-révolutionnaires sur Noir sur Blanc, 2013.
de prétendues difficultés alimentaires" ainsi que tous J. E. Mace, Communism and the Dilemmas of
ceux qui refuseraient de rentrer chez eux seront dé- National Liberation: Nationa l Communism in Soviet
portés vers des " villages spéciaux de peuplement" Ukraine, 1918-1933, Harvard Universty Press, 1983.
(ou, pour" les plus endurcis d'entre eux», envoyés Sur k l'l>'')'•' ·.;_-
en camp). Les autres fuyards seront" renvoyés chez
1. Ohayon, La Sédentarisation des Kazakhs dans
eux "• une mesure qui les condamne à une mort cer- l'URSS de Staline, 1928-1945, Maisonneuve & Larose,
taine dans des villages frappés par la famine. 2005.
Dès le lendemain, 23 janvier, le dispositif vi- N. Pianciola, Stalinismo di frontiera. Colonizzazione
sant à empêcher toute fuite des affamés (et toute agricola, sterminio dei nomadi e costruzione statale in
diffusion des nouvelles sur une famine niée par les Asia centrale, 1905-1936, Rome, Viella, 2009.

N"39 4/ OtCEMBRE 2013

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