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19, rue Saint-Séverin 75005 Paris


ISBN : 979-10-242-0465-9

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Préface

Nombreux et nombreuses sont ceux et celles qui apprécient les


articles de Bernard Dat ou qui ont écouté ses conférences depuis
une trentaine d’années. En quinze ans, il est l’unique conférencier
à avoir été invité trois fois à présenter un exposé à la Société
française d’études et de recherches sur l’écossisme (SFERE).
Cette société savante a pour but d’organiser et de promouvoir la
recherche sur l’écossisme. Celui-ci s’intéresse à l’ensemble des
grades maçonniques pratiqués au XVIIIe siècle avant la constitution
et l’organisation des rites.
Bernard Dat est un remarquable chercheur. Disciple pendant de
nombreuses années de René Guilly, il a été formé à la meilleure
école, celle du retour aux sources, dans la fidélité du respect de
leur contenu. Depuis longtemps, il est un spécialiste reconnu des
documents maçonniques du XVIIIe siècle, dont il propose, dans le
cadre de sociétés savantes, des analyses aussi approfondies
qu’éclairées.
Dans un style clair et didactique, cet historien nous fait
découvrir, sous des aspects inattendus, plusieurs figures
historiques et légendaires de la Franc-Maçonnerie. Il nous livre
des biographies passionnantes de personnages atypiques, pour la
plupart Francs-Maçons ou proches philosophiquement de l’Ordre
maçonnique, à l’exemple du marquis de Condorcet ou d’Aristide
Briand.
Chaque chapitre peut être lu séparément. Néanmoins, un fil
d’Ariane cohérent les relie : celui d’une chronologie qui nous
permet d’entreprendre un voyage de la fin du XVIIe siècle au
e
XX siècle, à la découverte de personnalités hors norme qui ont
marqué l’évolution historique de l’Ordre maçonnique.
Le premier chapitre permet de découvrir Jean Théophile
Désaguliers et la Royal Society et nous confirme les relations
étroites qui se sont établies entre cette société savante et la
Franc-Maçonnerie, l’influence de la pensée newtonienne sur
l’Ordre maçonnique, amenant de nombreuses personnalités de
l’aristocratie anglaise de l’époque à s’y intéresser. Outre ses
activités scientifiques, Jean Théophile Désaguliers participe à la
création de la Grande Loge de Londres, puis d’Angleterre, dont il
est élu Grand Maître en 1719. Il contribue aussi à la rédaction des
Constitutions maçonniques de 1723.
Puis, nous découvrons un aspect ignoré de la vie de l’écrivain
Pierre Ambroise François Choderlos de Laclos, celui de son
appartenance maçonnique. Il est initié dans une loge militaire.
L’engagement maçonnique de l’auteur des Liaisons dangereuses
s’inscrit dans la durée, près de trente ans, ce qui est rare pour un
écrivain célèbre. Son roman, qui fait partie des classiques de la
littérature, se révèle être un brûlot politique dirigé contre la
noblesse, dont il dénonce les mœurs dissolues autant que
l’oisiveté. Cet écrivain a participé assidûment à la vie de sa loge.
Élu rapidement Vénérable de celle-ci, il remplit cette fonction
pendant presque toute son existence. Il est reçu Souverain Prince
Rose-Croix dans les hauts grades.

Une autre belle découverte que le lecteur fait dans ce XVIIIe siècle
est le personnage de Condorcet, ce bienfaiteur de l’humanité dont
les Francs-Maçons ont toujours prétendu qu’il était des leurs sans
qu’ait jamais été prouvée son appartenance à une loge
maçonnique. Le principe de liberté est présent dans tous les écrits
de ce grand humaniste. Attaché à la laïcité de l’état civil et de
l’instruction publique, il témoigne de sa tolérance religieuse et de
son ouverture d’esprit. Président de la Société des Amis des
Noirs, Condorcet considère que l’esclavage est un crime où le
plus fort écrase toujours le plus faible. Dans le même esprit, très
d’avant-garde pour son époque, il combat l’injustice partout où il la
trouve, notamment dans la discrimination faite aux Juifs, la
pratique des corvées et l’injustice de la condition féminine. De
même, la conscience de l’idéal de fraternité est toujours présente
dans son œuvre. Cet ami des membres de la loge des Neuf
Sœurs fut l’exemple même du Maçon sans tablier.

Au fil des pages, Bernard Dat nous fait découvrir le


révolutionnaire et anticlérical Nicolas de Bonneville, fortement
présumé Franc-Maçon ou membre des Illuminati. Il présente dans
ses écrits une vision originale de la Franc-Maçonnerie. Son intérêt
pour les Templiers et son hostilité virulente à l’égard des jésuites
caractérisent ses publications aux titres significatifs : La
Maçonnerie écossoise comparée avec les trois professions et le
secret des Templiers du XIV e siècle, Les Jésuites chassés de la
Maçonnerie, et leur poignard brisé par les Maçons.

Les trois chapitres suivants permettent de découvrir trois figures


de proue du XIXe siècle de la Maçonnerie anglo-américaine : Albert
Pike, John Yarker, Charles Webster Leadbeater, dont l’influence
persiste, notamment celle d’Albert Pike.
Albert Pike, originaire de Boston, Grand Commandeur du
Suprême Conseil de la Juridiction Sud des États-Unis, apporte au
REAA américain un développement sans précédent. Il révise les
rituels à sa manière en s’inspirant des mystères antiques, de la
cabale, de la magie, de l’égyptologie, des hiéroglyphes, de
l’alchimie, de l’hermétisme et d’autres doctrines aussi diverses
qu’étranges en les encombrant d’abstractions et de fantaisies. Son
célèbre ouvrage Morals and Dogma of the Ancient and Accepted
Scottish Rite publié par le Suprême Conseil en 1871 fait toujours
autorité aux États-Unis. Ce personnage haut en couleur change
de loge aussi souvent qu’il change de domicile. Cette personnalité
riche, à la vie extraordinaire, mérite d’être connue.

John Yarker a vécu toute sa vie à Manchester, en Angleterre,


tout en étant un grand voyageur. Ce Franc-Maçon atypique
collectionne tous les grades des rites maçonniques, des systèmes
paramaçonniques ou occultistes. Il propage la Maçonnerie
opérative élaborée avec son ami Clement E. Stretton. Le lecteur
découvrira aussi avec le plus grand intérêt les aléas incroyables
de son exceptionnelle bibliothèque.

Charles Webster Leadbeater a une vie hors du commun : il est


d’abord prêtre de l’Église anglicane, avant de devenir évêque de
l’Église catholique libérale. Il a considérablement marqué la
naissance et le développement des fédérations anglo-saxonnes
de l’Ordre international du Droit humain. Cet ami et compagnon de
route d’Annie Besant a joué un grand rôle dans l’évolution du rite
anglais en usage dans cette obédience mixte. Il est engagé aussi
dans la Société théosophique avec Helena Blavatsky. De
l’Angleterre à l’Inde et l’Australie, son cheminement religieux et
initiatique est jalonné de nombreuses publications à caractère
occultiste qui continuent d’influencer une partie de la Franc-
Maçonnerie.

Enfin, Aristide Briand, à la renommée internationale, clôt cette


galerie de portraits de personnages aussi originaux qu’attachants.
Cet avocat nantais, vingt-trois fois ministre, onze fois président du
Conseil, a profondément marqué la vie politique française. Il se lie
avec Jean Jaurès et fonde avec lui le Parti socialiste français. Ce
précurseur des États-Unis d’Europe reçut le prix Nobel de la paix
en 1926.
Admis à être initié à la loge Le Trait d’Union de Saint-Nazaire en
1887, il ne se présente pas à sa réception, probablement pour des
raisons politiques. Il reste en instance d’initiation pendant plus de
deux ans, puis la loge le déclare indigne d’être Maçon.
S’il ne devient pas « fils de la Lumière », il est membre d’une
société paramaçonnique maintenant oubliée : La Chevalerie du
Travail.

Dans les deux derniers chapitres de ce livre passionnant,


Bernard Dat démêle l’écheveau complexe de la saga des
différents Hiram au fil des grades et des rites maçonniques : le
Maître architecte Hiram, Hiram de Tyr et les autres Hiram, dont
Adoniram, qui a donné naissance à la Maçonnerie adonhiramite.

On ne peut que saluer et féliciter l’heureuse initiative des


éditions Dervy qui favorisent la diffusion d’une œuvre historique
exceptionnelle, jusqu’ici restée trop longtemps confinée dans le
cadre confidentiel de sociétés savantes et dans diverses revues.
Les lecteurs découvriront avec le plus grand intérêt ce premier
volume, enrichi et agrémenté de nombreuses illustrations et de
tableaux récapitulatifs.

Irène Mainguy
Présidente de SFERE
(Société française d’études et de recherches sur l’écossisme)
Introduction

Les personnalités étudiées dans cet ouvrage sont des plus


variées. Toutes ont un lien avec la Franc-Maçonnerie certes, mais
elles sont diversement connues. Parfois, les noms de quelques-
unes évoquent seulement des souvenirs scolaires, et d’autres sont
rarement cités dans les publications maçonniques. Pourtant, ces
hommes ont eu une vie hors du commun, passionnante par ce
qu’elle nous révèle sur des aspects inattendus de leur contribution
à l’Ordre maçonnique, à l’évolution de ce dernier de ses origines à
nos jours.

Le plus ancien des personnages historiques est Jean Théophile


Désaguliers, né en France en 1683 et ayant vécu en Angleterre,
fondateur de la Franc-Maçonnerie moderne, dite spéculative. Ce
ministre de l’Église anglicane, par son appartenance à la Royal
Society, a été le vecteur de la pensée d’Isaac Newton, qui a
fortement influencé les principes moraux et spirituels de l’Ordre
maçonnique dans ses débuts.

L’auteur des Liaisons dangereuses, Choderlos de Laclos, né en


1741, n’est pas toujours identifié comme Franc-Maçon. Membre
du Grand Orient, il y a joué pourtant un rôle très important, en
particulier pour la défense de la femme. Les aléas de sa vie de
militaire, depuis la royauté jusqu’à l’Empire, l’ont conduit un peu
partout en France, et même à l’étranger. Son appartenance aux
loges militaires qui se réunissaient dans les garnisons où il a
séjourné lui ont fait bien connaître l’Ordre : il y a vécu les débuts
du Grand Orient de France. Parmi d’autres implications sociales,
son engagement révolutionnaire l’a fait se confronter à la terrible
question de l’esclavage.

Marie Jean Antoine Nicolas de Caritat, marquis de Condorcet,


est né deux ans après Laclos. Quelle différence de parcours avec
ce dernier ! Et, cependant, que de points communs, depuis les
principes et les idéaux si chers aux Francs-Maçons, synthétisés
dans la trilogie républicaine Liberté, Égalité, Fraternité, jusqu’aux
liens qui les unissent à leurs familles et leur dévouement pour
elles. L’attachement sans faille de Sophie pour son époux Marie
Jean Antoine, l’amour de ce dernier pour sa fille Élise trouvent un
écho parfait dans l’amour de Choderlos pour sa femme Marie
Soulange et ses trois enfants.

Quelle étonnante figure que celle de Nicolas de Bonneville, né


en 1760. Était-il Franc-Maçon ? Illuminati ? Son intérêt pour les
Templiers, son hostilité virulente, voire violente, envers les
jésuites, imprègnent ses écrits aujourd’hui bien oubliés, aux titres
révélateurs : La Maçonnerie écossoise comparée avec les trois
professions et le secret des Templiers du XIV e siècle, Les Jésuites
chassés de la Maçonnerie, et leur poignard brisé par les Maçons.
On y découvre non seulement une vision originale de la Franc-
Maçonnerie, mais encore les fondements du comportement
révolutionnaire de leur auteur.

Albert Pike est né en 1809 à Boston dans le Massachusetts.


Une vie aventureuse, romanesque au possible, ne l’a pas
empêché d’accéder à la plus haute fonction du Suprême Conseil
de la Juridiction Sud des États-Unis. Ce Grand Commandeur a
apporté au REAA américain un développement extraordinaire. Il
s’est illustré aussi comme un défenseur opiniâtre de l’Ordre face à
l’antimaçonnisme violent qui a profondément affecté les Francs-
Maçons en Amérique du Nord au XIXe siècle. Pike avait des
relations fraternelles et amicales en France et il a aussi lutté
contre ce même antimaçonnisme dans notre pays. Les articles
qu’il a publiés alors sur ce sujet dans La Chaîne d’union sont des
plus intéressants.

John Yarker naquit le 17 avril 1833 à Swindale, au Nord-Ouest


de l’Angleterre. Il s’installa à Manchester et y demeura toute sa
vie, ce qui ne l’empêcha pas de voyager dans le monde entier. Ce
Franc-Maçon atypique s’intéressa à toutes les formes de pratiques
maçonniques, paramaçonniques ou occultistes. Énumérer ses
titres est une gageure, du Grand Inspecteur Général, 33e degré du
Rite de Cerneau au Grand Maître Maçon, 7e degré de la
Maçonnerie opérative, ce dernier grade étant le plus élevé du
système maçonnique qu’il a élaboré avec son ami Clement
E. Stretton. Les aléas de son exceptionnelle bibliothèque, le
contenu de cette dernière sont le reflet de la vie de son
propriétaire, « Initié » hors du commun.

La vie de Charles Webster Leadbeater, né en 1854 dans la


même région que John Yarker, est tout autant marquée que celle
de Yarker par sa quête d’initiations aussi variées qu’inattendues.
Prêtre de l’Église anglicane, il a renoncé à ce sacerdoce pour en
assumer un autre dans l’Église catholique libérale, où il est
devenu évêque. Avant cela, il s’est totalement impliqué dans la
Société théosophique avec Helena Blavatsky, puis avec Annie
Besant et aux côtés de cette dernière en Franc-Maçonnerie. De
l’Angleterre à l’Inde et à l’Australie, son cheminement religieux et
initiatique, jalonné de publications plus surprenantes les unes que
les autres, apporte de riches informations sur ce début du
e
XX siècle où nombre de Francs-Maçons cherchent leur voie entre
implication sociale et spiritualité.

Aristide Briand clôt ce florilège de figures historiques atypiques.


Né en 1862, il a profondément marqué la vie politique française et
internationale du siècle dernier. Avec le fidèle soutien de son ami
l’homme politique allemand Gustav Stresemann, son action pour
la paix et le développement de la Société des Nations, première
forme de l’Organisation des Nations unies, a été déterminante.
Mais ses relations avec la Franc-Maçonnerie et la Chevalerie du
Travail, aujourd’hui tombée dans l’oubli, révèlent des aspects
étonnants de cette forte personnalité.

Bien entendu, les figures d’Hiram et d’Adoniram, légendaires


pour les uns, mythiques pour les autres, sont des cas à part, hors
du temps et de la classification chronologique précédente.
L’approche de ces incontournables personnages du rituel
maçonnique nécessite un développement depuis leurs origines
bibliques (et autres peut-être ?). Dans un chapitre sont examinés
attentivement les différents Hiram mentionnés dans les textes
anciens, tant bibliques que maçonniques et la place qu’occupe
Hiram avec Adoniram dans les rituels anglais. Dans le dernier
chapitre, faisant suite au précédent, l’étude de la présence
d’Adoniram et d’Hiram dans les rituels français, jusqu’aux plus
archaïques, comporte bien des surprises.

Le lecteur peut sans difficulté parcourir les chapitres selon ses


préférences. Toutefois, leur ordre chronologique n’est pas une
simple convention : ce classement ne révèle pas seulement une
évolution, de la fin du XVIIe siècle au XXe siècle, de la pensée
d’hommes qui, par leur contact ou leur participation à la Franc-
Maçonnerie, l’ont influencée, il révèle aussi une évolution des
valeurs et des structures de l’Ordre lui-même.
Jean Théophile Désaguliers et la Royal Society

Jean Théophile Désaguliers est principalement connu pour son


rôle majeur dans la fondation de la Franc-Maçonnerie moderne au
début du XVIIIe siècle. Il participe directement à la création de la
Grande Loge de Londres, puis d’Angleterre, dont il est élu Grand
Maître en 1719. Il contribue à la rédaction des Constitutions de
1723, dites Constitutions d’Anderson. Son action la plus
importante pour le développement de cette nouvelle forme de la
Franc-Maçonnerie est certainement d’y attirer de nombreuses
personnalités de l’aristocratie anglaise et des sociétés savantes
de son temps, en particulier la Royal Society of London. Son
intérêt pour les sciences et sa compétence dans le domaine
expérimental lui ouvrent progressivement les portes de cette
dernière.

Jean Théophile Désaguliers commence sa carrière


d’expérimentateur en devenant l’assistant de John Keill,
professeur de philosophie naturelle à l’université d’Oxford, et lui
succède en 1709 lorsque ce dernier devient professeur
d’astronomie.

Installé à Londres depuis janvier 1713, Désaguliers acquiert très


rapidement une solide expérience dont la réputation parvient
jusqu’à la Royal Society. La Royal Society, dont le nom officiel est
Royal Society of London for the Improvement of Natural
Knowledge, ce que l’on peut traduire littéralement par « Société
royale de Londres pour l’amélioration des connaissances
naturelles », est une institution fondée en 1660 siégeant au
Carlton House Terrace à Londres et destinée à la promotion des
sciences. Cette société savante est l’équivalent de l’Académie des
sciences en France. En 1662, elle reçut de Charles II une charte
royale, complétée par une deuxième charte en 1663.

Le décès en avril 1713 de Francis Hauksbee, alors curateur des


expérimentations au sein de cette institution, ouvre une place que
Newton, président depuis 1704, ne peut laisser inoccupée. John
Keill l’informe de la compétence de son ancien étudiant et
successeur à Oxford, Jean Théophile Désaguliers. La candidature
de celui-ci comme sociétaire est présentée en juillet 1713 par
Hans Sloane, médecin éminent et secrétaire de la Royal Society,
dont l’influence s’est déjà exercée lors de la présentation de
Newton à la présidence. Finalement, parrainé par le président lui-
même, Désaguliers est élu sociétaire en 1714.

Pendant l’année qui avait précédé, il avait préparé et présenté


de nombreuses expérimentations à la société savante ; en
particulier, celles portant sur la théorie de la physique du rayon
lumineux et des couleurs, théorie que Newton souhaite voir
définitivement reconnue par la communauté scientifique. Peut-être
a-t-il existé un rapport entre cette élection fortement soutenue par
Newton et la volonté de la Royal Society d’affirmer l’hégémonie
newtonienne dans le monde scientifique. Son élection ne coïncide
pas seulement avec la démonstration magistrale des propriétés du
rayon lumineux et des couleurs réalisée en public par Désaguliers,
mais aussi avec la crise de succession des Hanovre au trône, qui
perdure, et la venue attendue à Londres de Leibniz, le célèbre
philosophe et mathématicien.
Isaac Newton
À cet égard, il se peut que, élu Fellow – c’est-à-dire membre
actif – de la Royal Society trois jours avant la mort de la reine
Anne, Désaguliers se soit alors vu confier la mission de réaffirmer
la suprématie newtonienne en matière de philosophie naturelle.

Dès juillet 1714, Désaguliers reprend devant les membres de la


Royal Society les expérimentations sur le prisme, démonstrations
dont il maîtrise parfaitement l’exercice pour les avoir faites en
public à la fin de 1713. Newton a probablement pu, dès ce
moment, apprécier combien Désaguliers pourrait servir la
légitimation et la propagation de ses travaux. En particulier, il
intégrera à sa quatrième édition de Opticks (la première édition
date de 1704) des résultats issus directement des
expérimentations de son collaborateur. Ayant éprouvé l’efficacité
pédagogique de ses démonstrations sur l’attention de ses
auditeurs, Désaguliers prend confiance en sa méthode et apporte
à la Royal Society la plupart des résultats dont Newton a besoin. Il
visite plusieurs pays en Europe, en particulier la France, en
février 1715. Il y rencontre Pierre Coste, un homme dévoué à la
propagation de l’œuvre de John Locke, et lui demande de traduire
Opticks en français. Coste publie l’ouvrage en 1720 à Amsterdam
sous le titre : Traité d’optique sur les réflexions, réfractions,
inflexions, et couleurs de la lumière, par Monsieur le Chevalier
Newton.
Les spéculations de Newton, contenues en particulier dans les
Questions exposées dans son Traité d’optique, attirent l’attention
de Désaguliers. Dans des cours dispensés hors de la Royal
Society, il illustre l’existence des forces attractives, explique la
gravitation comme un principe universel inhérent à la matière, et la
cohésion des particules comme une « attraction de nature
électrique ». Pour Désaguliers, confronter l’expérimentation des
phénomènes de la nature à la compréhension de son public fait
partie de sa fonction d’homme de sciences. Mais il ne faut pas non
plus ignorer sa dimension d’« entrepreneur » des sciences. Celle-
ci peut être rapportée à la permanence de la pensée de Francis
Bacon au sein de la Royal Society. Chacun sait que Francis
Bacon est une des plus grandes figures de l’Angleterre du début
du XVIIe siècle. En plus d’avoir fait carrière en droit et en politique, il
a contribué à la science, à la philosophie, à l’Histoire et à la
littérature. Il est le père de l’empirisme sous sa forme moderne. Il
pose le premier les fondements de la science moderne et de ses
méthodes, qu’il conçoit comme une entreprise collective fondée
sur l’observation des faits naturels, des arts et techniques et sur la
recherche des causes naturelles. La science repose sur
l’expérimentation ; les techniques sont des moyens de
connaissance : elles sont la connaissance en actes.
Jean Théophile Désaguliers est ordonné diacre de l’Église
anglicane en 1710, puis prêtre en décembre 1717. En 1718, il
complète son cursus universitaire par l’obtention du titre de
docteur en droit à l’université d’Oxford. La formation juridique qu’il
a acquise pour y parvenir a sans aucun doute marqué
les caractères philosophiques et politiques de l’ensemble de son
œuvre.
Francis Bacon

Royal Society et Franc-Maçonnerie

Par ailleurs, nous savons que depuis 1714, Désaguliers est


l’expérimentateur patenté de la Royal Society. S’il exerce, sans
aucun doute, son ardent volontarisme au sein de l’institution
maçonnique naissante, il n’est pas, cependant, le seul adepte de
Newton à y promouvoir l’image harmonieuse du système
newtonien du monde. Des membres de la société savante
londonienne contribuent aussi à la naissance institutionnelle de la
Franc-Maçonnerie moderne. Outre Jean Théophile Désaguliers,
Grand Maître en 1719 de la toute récente Grande Loge et Député
Grand Maître en 1723, citons à titre d’exemples : le duc de
Montagu, Grand Maître en 1721, John Beale, Député Grand
Maître la même année, le comte de Dalkeith, Grand Maître en
1723, le duc de Richmond, Grand Maître en 1724 et Martin
Folkes, Député Grand Maître la même année.

On sait que le projet de Francis Bacon de placer dans une


institution séparée de la théologie la recherche en matière de
philosophie naturelle a trouvé sa concrétisation dans l’instauration
de la Royal Society. Si la société savante londonienne assume de
son mieux l’héritage de la pensée de Bacon, elle assure
pleinement la fonction que nous appellerions aujourd’hui la
« communication du savoir ». Par son intermédiaire, les savants,
qu’ils appartiennent au monde de la politique, à celui de la pensée
philosophique ou à l’univers de la philosophie naturelle, peuvent
échanger leurs connaissances, en assurer la propagation,
établissant des relations avec des organisations scientifiques
anglaises et étrangères. L’apport de l’expérimentation peut alors
faire l’objet de communications écrites destinées aux savants en
philosophie naturelle, et cela, au-delà du milieu britannique.

La Royal Society remplit de façon satisfaisante ses fonctions de


légitimation et de communication de la connaissance scientifique.
D’autre part, et dans un sens de réciprocité, les savoirs nés hors
de l’Angleterre parviennent à l’institution londonienne, ne serait-ce
que par l’intermédiaire des sociétaires étrangers. La Royal Society
devient « un centre d’autorité ». La crédibilité des thèses d’un
auteur repose le plus souvent sur la validité scientifique que lui
confère une institution renommée. C’est pourquoi l’autorité de la
société savante londonienne est d’autant plus importante et
autonome par rapport à l’autorité royale que les savants étrangers
reconnaissent la crédibilité des travaux qui y sont présentés.
Ainsi, les membres de la Royal Society voient entrer dans leur
cénacle, y circuler et en sortir, des corpus de connaissances dont
le caractère scientifique prépare l’émergence d’idées politiques
nouvelles, voire de leurs prolongements concrets.

Jean Théophile Désaguliers assure largement cette fonction de


communication du savoir pour le compte de Newton, s’agissant de
ses expérimentations en optique. Son rayonnement illustre le
caractère volontariste de la double appartenance à la société
savante et à la Franc-Maçonnerie, d’un nombre non négligeable
de personnalités en ce début du XVIIIe siècle. En 1725, environ un
tiers de ses membres sont Francs-Maçons.
La pratique expérimentale de Désaguliers, tant en philosophie
naturelle qu’en sciences nouvelles de la société, caractérise un
courant scientifique déjà bien établi en ce temps-là. Des hommes
parmi les plus célèbres, tels Martin Folkes, mathématicien et
astronome, Député Grand Maître de la Grande Loge de Londres
en 1724 et président de la Royal Society en 1741, William
Stukeley, savant pionnier de la recherche archéologique, reçu
Franc-Maçon en 1721, se joignent à lui, aussi bien pour propager
en Europe la vision mécaniste de la physique de l’univers que
pour imposer en Franc-Maçonnerie une philosophie politique
fondée hors du droit divin. Le volontarisme scientifique qui en
anime la diffusion trouve son crédit dans la valeur de légitimité que
lui confère l’institution scientifique londonienne. En quelque sorte,
de cette légitimité institutionnelle naît le volontarisme social et
politique de quelques-uns des sociétaires. Dans le sillage tracé
par Désaguliers, les membres de la Royal Society qui véhiculent
la connaissance scientifique, en portant ce volontarisme, donnent
à ce dernier une légitimité scientifique.

Cependant, et sur le plan plus général du contexte


philosophique, il ne faudrait pas limiter l’observation du
volontarisme social et politique anglais de ce début du XVIIIe siècle
au sein de la Royal Society : on risquerait de méconnaître des
influences qui avaient contribué dès le XVIIe siècle à assurer à ses
fondements leur légitimité scientifique. En particulier, le
volontarisme exprimé par Thomas Hobbes ne saurait être sous-
estimé. L’influence de ce dernier en matière de philosophie
politique a pu pousser Désaguliers à mobiliser, dans le monde
maçonnique, à des fins politiques, le concept de la géométrie – la
plus parfaite des sciences, car d’essence divine –, pour le
caractère consensuel que ce concept avait alors. Dans la préface
à son « Cours de physique expérimentale » paru en 1744,
Désaguliers écrit : « C’est [le] Chevalier Newton qui a le premier
appliqué la Géométrie à la Philosophie ». À cet égard, on ne peut
ignorer les thèses par lesquelles s’affrontent au sein de la société
savante londonienne les idées de Hobbes et de Boyle.
L’effervescence des débats, certes tenus en l’absence du
philosophe, qui n’est pas sociétaire, marque l’évolution de la
théorie de la connaissance en matière de philosophie naturelle, et
aussi la pensée politique qui la prolonge.

Royal Society et Franc-Maçonnerie,


lieux d’un engagement politique

La double appartenance de Désaguliers à la Royal Society et à


l’institution maçonnique caractérise une pratique sociale du
volontarisme déjà bien en place dans la société civile britannique.
L’adhésion à plusieurs sociétés savantes témoigne de ce que
l’homme de sciences du début du XVIIIe siècle, en Angleterre,
entend jouer un rôle actif dans la cité. Robert Moray, scientifique
écossais, et Elias Ashmole, astrologue et alchimiste, tous deux
parmi les premiers Francs-Maçons à la fin du XVIIe siècle, en leur
temps actifs animateurs de loges maçonniques, ont été aussi
d’authentiques instigateurs et fondateurs de la Royal Society.

L’institution maçonnique anglaise voit le jour en 1717 ou peu de


temps après. Plusieurs membres des loges qui se réunissent alors
sont aussi Fellows de la Royal Society. D’autres se joignent à eux,
parmi lesquels Désaguliers, dans les années précédant 1723. On
ignore si la société savante et les loges maçonniques
entretiennent des relations institutionnelles, et cela, jusqu’à la
période qui nous intéresse, c’est-à-dire jusqu’à ce que soient
promulguées les Constitutions maçonniques de 1723. L’idée selon
laquelle la Royal Society a pu, en tant qu’institution, contribuer à la
réalisation du modèle juridique maçonnique ne peut être soutenue
en l’état actuel de la recherche. La thèse inverse, pas davantage :
The Invisible College (le Collège invisible) est une expression
employée par le chimiste anglais Robert Boyle dans des lettres de
1646 et 1647 pour désigner une société de savants à laquelle il
appartient. Certains ont supposé que cette société était une loge
maçonnique (bien que Boyle n’ait probablement pas été lui-même
Franc-Maçon), à l’origine directe de la Royal Society. Cela semble
peu vraisemblable.
En effet, ne pas savoir si des relations formelles existent à cette
époque entre l’institution scientifique londonienne et la Franc-
Maçonnerie ne signifie pas pour autant qu’il n’y ait pas de rapports
entre des savants en philosophie naturelle et des hommes
désireux de concrétiser dans la société civile l’idée du
volontarisme de Francis Bacon. Ce volontarisme, rappelons-le,
peut être schématisé par trois grands traits définis par Pierre
Boutin dans son ouvrage sur Désaguliers :
– D’abord, ouvrir à l’homme l’accès à sa dignité par
l’accomplissement de ses valeurs et de ses idées, et non plus par
sa seule recherche pour connaître le Créateur.
– Puis, enraciner l’acte d’acquisition des connaissances dans la
théorie de la connaissance de l’expérimentation.
– Enfin, baser l’engagement social de l’individu dans l’exercice
de la libre détermination et le placer sous le règne de la raison
politique.

L’appartenance de philosophes et de spécialistes en philosophie


naturelle à la société savante londonienne et à l’institution
maçonnique, exprime, dans cette problématique du volontarisme,
un très grand désir de réformer les rapports de l’homme avec
l’institution religieuse et avec le pouvoir politique. Aussi ne peut-on
méconnaître l’influence qu’exerce l’environnement newtonien de la
Royal Society sur le projet constitutionnel maçonnique et son
émergence en 1723, qui marque la naissance de la Franc-
Maçonnerie moderne.

Sources :
– Pierre BOUTIN – Jean-Théophile Desaguliers, un Huguenot,
philosophe et juriste, en politique – Paris, H. Champion, 1999.
– Le Monde maçonnique des Lumières (Europe-Amériques &
Colonies). Dictionnaire prosopographique, Volume II, Éditions
Champion, Paris 2013. Entrée Désaguliers, p. 985-989.

Philosophie naturelle

Le mot « physique » a pris son sens moderne, qui est plus restreint
que le sens originel, à partir du XVIIe siècle (Galilée, Descartes),
principalement de la physique classique, qui est née avec Newton. Le
mot « physique » est employé dans son sens actuel depuis 1690.
Ce qui marqua un tournant dans les mentalités, ce fut le procès de
Galilée (1633) et la réaction philosophique de Descartes. Celui-ci écrivit,
dans son Discours de la méthode (1637), que l’homme devait
« se rendre comme maître et possesseur de la nature ». Au tournant du
XVIIe siècle et du XVIIIe siècle, on commença à considérer que le traité
scientifique d’Isaac Newton (1687) formait les principes mathématiques
de la « philosophie naturelle ».
La révolution que constitua la prise de conscience que la Terre
tournait autour du Soleil avait entraîné des changements de mentalités :
on a compris qu’il était possible d’expliquer ce phénomène par des
équations exprimables en langage mathématique, grâce à des théories
de calcul différentiel et intégral.
La « philosophie naturelle » a été le terme habituel précédant notre
terme actuel de « science » quand le thème abordé par l’étude était
l’« œuvre de la nature ». La « science moderne » (scientia en latin, qui
signifie « connaissance ») put acquérir le statut porté par la
« philosophie naturelle » lorsque la pure déduction, alliée aux méthodes
inductives d’acquisition de la connaissance, parvint à un résultat établi
sur les phénomènes naturels, sans l’appui de la Révélation.
Rappelons qu’en logique générale, qui repose sur les fondements
philosophiques d’Aristote, l’induction est l’un des trois types d’inférence,
avec la déduction et l’abduction. La méthode expérimentale, empirique
par nature, s’appuie en grande partie sur l’induction. Des formes de
« science » se sont développées historiquement à partir de la
philosophie, ou de ce que l’on considérait comme étant « la philosophie
naturelle » dans le contexte historique de constitution de la
« philosophie ».
Les notions que nous avons habituellement de la science et des
scientifiques datent seulement du XIXe siècle.
Source : WIKIPÉDIA, entrée Philosophie naturelle.
Isaac Newton peint par William Blake (1757-1827)
Choderlos de Laclos et la Franc-Maçonnerie

La plupart du temps, les historiens ne prennent pas en


considération la Franc-Maçonnerie comme une composante à part
entière de l’Histoire en général et de l’histoire sociale en
particulier. Dans les quelques cas où cela se produit, c’est bien
souvent de façon accessoire. L’Université française, malgré un
fugitif essai à Rennes voilà bientôt cinquante ans1, ne
reconnaissait pas la Franc-Maçonnerie comme un sujet de
recherche historique au même titre que les autres. Heureusement,
cette position connaît aujourd’hui une véritable évolution, en
particulier au sein de l’université de Bordeaux III où a été créée en
2011 l’équipe SPH (sciences, philosophie, humanités). C’est une
équipe d’accueil qui réunit philosophes, historiens, philosophes
des sciences, chercheurs en sciences de l’information et de la
communication. On trouve dans les thèmes de recherche :
« Franc-Maçonnerie, XVIIIe, XIXe siècles, Europe, États-Unis, Caraïbe
anglophone ». Il faut signaler aussi l’École pratique des Hautes
Études à la Sorbonne et les sujets de mémoires et de thèses
concernant le fait et la pensée maçonniques, qui se multiplient.

Certes, les principaux biographes2 de Pierre Ambroise François


Choderlos de Laclos n’ont pas manqué de souligner sa qualité
maçonnique, ainsi que les possibles conséquences sur ses
activités. Mais tous s’accordent à regretter le manque
d’informations sur cet aspect de sa personnalité. M. Georges
Poisson écrit :

« Toute sa vie, Laclos demeurera Maçon, sans que l’on puisse dire si cela
a représenté pour lui aide et enrichissement. En l’absence de documents,
on ne peut que ramener notre homme au cas général, en constatant qu’en
cette seconde moitié du siècle, la franc-maçonnerie envahit l’armée comme
les autres milieux intellectuels, et que le caractère général de ce
mouvement en réduit singulièrement la portée et l’influence3. »

Aujourd’hui, des documents qui ne l’étaient pas alors sont à


notre disposition, et nous croyons pouvoir dire que si Laclos fut
Franc-Maçon pendant trente ans au moins, ce ne fut pas sans
conséquences sur l’évolution de sa pensée et de ses
engagements tant sociaux que politiques. M. Poisson accorde à la
Franc-Maçonnerie une influence diffuse sur la vie de Laclos. Nous
croyons plutôt qu’étant l’une des expressions les plus typiques de
l’esprit des Lumières, porteuse de principes et d’idéaux qui lui sont
propres et qui contribueront beaucoup au génie du XVIIIe siècle, la
Maçonnerie a marqué fortement dans leur vie privée et publique
nombre de ses membres, dont Laclos.

Choderlos de Laclos Franc-Maçon

La vie maçonnique de Choderlos de Laclos est très étroitement


associée à sa vie militaire, alors que nous constaterons que
l’influence de la Franc-Maçonnerie s’exprima surtout à travers
l’activité de l’écrivain et du politique.
Il convient de rappeler ici le fonctionnement particulier des loges
militaires. Leurs membres sont essentiellement des officiers et des
bas-officiers, mais sans exclusive : y sont souvent admis des civils
dont les activités sont liées à celles du corps militaire, tels que les
médecins, les aumôniers, mais aussi simplement des habitants de
la ville de garnison. Le chef de corps ne dédaigne pas d’en faire
partie : il en est même souvent le président (le Vénérable). Ces
loges sont nombreuses, même si tous les régiments n’en ont pas.
Certains, en revanche, en ont deux : une pour les officiers, une
pour les bas-officiers. Dans quelques régiments, cela correspond
au souci de maintenir pour les loges une distinction entre leurs
membres selon le rang social et militaire. Mais dans la plupart des
cas, cette distinction résulte surtout des incompatibilités entre les
moments de réunions et les obligations de service, qui ne sont pas
les mêmes pour les uns et les autres. D’une façon générale, ces
loges entretiennent d’excellentes relations : il n’est pas rare que
des officiers appartiennent à la loge de bas-officiers et
réciproquement. Si une loge vient à disparaître, principalement en
raison de la faiblesse de son effectif, des absences dues aux
affectations éloignées, l’autre loge accueille les membres restants
sans aucune difficulté. Étant attachées aux corps militaires, ces
loges les suivent dans leur déplacement. Notons qu’en 1765,
l’armée est alors en pleine réorganisation. L’ordonnance royale du
13 août modifie les structures du Corps d’artillerie : les brigades,
qui portaient le nom de leur chef, deviennent des régiments
nommés selon le lieu de leur garnison et doivent garder ce nom
quel que soit leur changement d’affectation. Ainsi, la 7e brigade à
laquelle appartenait Choderlos de Laclos devient le régiment de
Toul-Artillerie et il continuera à être ainsi nommé, même si, dès le
31 août de la même année, il est transféré à Strasbourg, puis à
Grenoble, à Besançon, etc. Il faut noter que c’est à partir de cette
réorganisation que les loges militaires bénéficieront du nom du
régiment comme qualificatif constant pour désigner leur lieu de
réunion, « l’Orient ».

Revenons à Laclos. Ayant été formé à l’école de La Fère, il est


admis en 1762 dans le Corps royal d’artillerie et reçoit sa première
affectation pour la 7e brigade, celle de M. de Cosne, à
La Rochelle. Le 10 février 1763, le traité de Paris met fin à la
guerre de Sept Ans : pour la 7e brigade, initialement destinée à
servir hors de France, il n’est plus question d’embarquement. Elle
rejoint Toul, où Laclos se retrouve en garnison dès le mois de
mars.
Avant même de prendre le titre de Toul-Artillerie, ce régiment a
une loge maçonnique, L’Union. Elle a sans doute été fondée entre
1762 et 1765. Peut-être même a-t-elle été formée à La Rochelle,
lorsque la 7e brigade était en cours de constitution : en 1762,
La Rochelle est une cité où les maillets battent depuis deux
décennies. Plusieurs loges sédentaires, telles que L’Union
parfaite, La Concorde et La Sincérité, se réunissent dans cet
Orient. Il faut y ajouter quatre loges à Rochefort, dont une loge
militaire, La Parfaite Harmonie. Il n’est pas excessif d’avancer
l’hypothèse que, dans un tel environnement, la loge L’Union a pu
être fondée à l’Orient de la 7e brigade, avant de tenir ses travaux,
à partir de 1765, à l’Orient du Toul-Artillerie. Le 3 août 1766, elle
reçoit des lettres d’approbation et d’affiliation de la Mère Loge
provinciale séante à l’Orient de Metz, au nom de la Grande Loge
de France.

Nous ne connaissons pas avec précision la date de l’admission


de Laclos dans la Franc-Maçonnerie, mais nous savons qu’il reçoit
la Lumière maçonnique à l’âge de 21 ou 22 ans. C’est pendant la
période 1762-1763 qu’il est initié, soit dans la loge L’Union, à
La Rochelle ou à Toul, soit dans la loge La Militaire, dite La
Royale, de la brigade de Beausire4, peut-être alors en garnison à
Besançon. La découverte5 d’un certificat signé par Laclos (en
qualité d’Orateur) le 14 août 1763 atteste de sa présence à
Besançon à cette date-là comme membre de la loge La Royale6.
Nous ignorons pourquoi Laclos se trouve alors temporairement
dans cette brigade de Beausire, qui deviendra peu après le
régiment de Grenoble-Artillerie, mais une pièce des archives
municipales de Grenoble7 fait état de sa présence dans cette unité
jusqu’en 1764 au moins.

Laclos participe assidûment à la vie de sa loge. Comme c’est


l’usage au XVIIIe siècle, il est rapidement admis dans les trois
premiers grades maçonniques puis, ce qui est moins fréquent, il
est reçu dans les hauts grades, accédant à l’un des plus éminents,
celui de Souverain Prince Rose-Croix. Distinction beaucoup plus
rare, il devient assez rapidement Vénérable de sa loge, et il le
restera pendant presque toute l’existence connue de celle-ci,
jusqu’en 1788. Ainsi, en 1786, il signe comme Vénérable un
courrier destiné au Grand Orient. Cela montre évidemment que
Laclos est un Franc-Maçon actif : les documents maçonniques le
concernant en attestent et nous permettent de mettre en lumière
quelques-uns des moments les plus importants de son activité en
cette qualité.

La Franc-Maçonnerie française et les loges militaires


à l’époque de Laclos

L’appartenance maçonnique de Laclos a duré près de trente


ans : en 1793, il signe encore en utilisant les symboles
caractéristiques, suivant l’usage de son temps, mentionnant en
particulier son titre de « Souverain Prince Rose-Croix », montrant
ainsi son attachement à l’Ordre et à ses hauts grades. Pendant
ces trois décennies, Laclos a connu les principales étapes du
développement de la Maçonnerie française, y compris la
naissance du Grand Orient de France. Sa loge L’Union intègre
d’abord la Grande Loge de France le 3 août 1766, alors que celle-
ci essaie depuis 1738 de réaliser sinon une unité, du moins une
cohérence maçonnique nationale, car elle est le théâtre
d’affrontements entre des conceptions très différentes, voire
totalement opposées. C’est justement au moment où ces
oppositions atteindront leur paroxysme que la loge de Laclos
intègre la Grande Loge, puisque certains des protagonistes en
viendront aux mains lors d’une réunion du 27 décembre 1766,
entraînant l’intervention de la police, puis la suspension de la
Grande Loge pour quelque temps. Certes, le régiment, et donc la
loge, sont alors à Strasbourg, bien loin de la capitale. Mais cette
agitation, tant dans ses causes que dans ses conséquences,
concerne toutes les loges de France.

Cette crise de 1766 est si forte que la Grande Loge ne peut s’en
remettre, conduisant à la fondation du Grand Orient entre 1771
et 1773. Seul un petit nombre de loges se maintient dans un
organisme dissident, sous le nom de Grande Loge de Clermont.
Assez rapidement, toutes les loges militaires intègrent le Grand
Orient. Ce n’est pas surprenant quand on sait que le Grand Maître
de la nouvelle structure est un Prince du sang : le duc de
Chartres, futur duc d’Orléans, futur Philippe Égalité,
successivement colonel du régiment de Chartres-Infanterie
(1752), du régiment de Chartres-Cavalerie (1764), chef d’escadre
(1776), colonel général des hussards et des troupes légères
(1778) et enfin lieutenant-général des armées de terre et de mer. Il
est bien difficile à des militaires Maçons de ne pas reconnaître un
tel Grand Maître !

Le 25 novembre 1776, la loge L’Union adresse donc une


demande de Constitutions au Grand Orient. Bien entendu, Laclos
figure avec la qualité d’ex-Vénérable sur le tableau des quarante-
six membres joint à cette demande faite au moment où le Toul-
Artillerie stationne à Besançon. Si cette loge est essentiellement
composée de militaires, elle accueille aussi quelques civils, parmi
lesquels nous relevons avec intérêt les noms de Conrad Weber,
ministre calviniste du régiment de Sonnenberg, et Jean-Claude
Chevillet, prieur de l’abbaye de la Charité du diocèse de
Besançon8. La demande acceptée, la Chambre des Provinces
reconstitue la loge le 13 décembre et l’installation officielle a lieu le
30. Sur l’ordre du Grand Orient, la loge Saint-Louis du régiment du
roi y procède. À cette occasion, la loge L’Union change de titre
distinctif, devenant la loge Henri IV, marquant ainsi un peu plus
son changement d’obédience et saluant peut-être, par cette
référence à la famille des Bourbons, son nouveau Grand Maître.

Notons que ce processus est suivi par la seconde loge attachée


au régiment de Toul-Artillerie. Cette loge, La Parfaite Union,
principalement composée de bas-officiers, a sans doute été
fondée depuis que le régiment stationne à Besançon en
septembre 1775. C’est une loge irrégulière, c’est-à-dire n’ayant
pas encore reçu de Constitutions du Grand Orient. La loge
Henri IV reçoit quand même ses membres, mais ceux-ci vont
demander sans tarder des Constitutions, compte tenu du
« nombre prodigieux des membres qui composeraient cette
R∴ L∴ » et des « heures du service des bas-officiers incompatibles
avec celles des travaux de la loge Henri IV9. » La loge La Parfaite
Union est constituée par le Grand Orient le 15 mai 1777, sous le
nouveau titre distinctif Sully, soulignant ainsi son lien avec la loge
Henri IV, avec une nuance subtile et hiérarchique quant au rang
des membres des deux ateliers maçonniques, bien que plusieurs
officiers du Toul-Artillerie appartiennent simultanément aux deux
loges.

Le Franc-Maçon Laclos et la femme

Ce 15 mai 1777 se produit un autre événement maçonnique


particulièrement intéressant pour connaître l’implication de
Choderlos de Laclos dans la vie maçonnique de son temps. Ce
jour-là a lieu à Salins l’installation d’une nouvelle loge constituée
par le Grand Orient, sous le titre distinctif L’Union parfaite, à ne
pas confondre avec La Parfaite Union que nous venons d’évoquer.
Or, c’est à la loge Henri IV à l’Orient du Toul-Artillerie, alors en
garnison tout près de là à Besançon, que le Grand Orient a confié
le soin de procéder à cette cérémonie. Le Frère Laclos a été
désigné Commissaire installateur, assisté par deux autres
membres de sa loge. Laclos remplit sa mission. Celle-ci comporte,
dans un second temps, l’installation d’une loge d’adoption
« souchée » sur la loge masculine et portant le même titre L’Union
parfaite10. En cette circonstance, il prononce un discours
remarquable concernant l’admission des femmes dans les loges,
tout à fait atypique de la conception générale des Maçons du
e
XVIII siècle. Les loges d’adoption sont alors la seule structure
maçonnique susceptible d’accueillir des Sœurs. Ces loges sont
considérées comme le moyen de satisfaire à la prétendue
« curiosité féminine » vis-à-vis de la Franc-Maçonnerie, sans pour
autant les admettre dans les loges masculines elles-mêmes.
Fonctionnant avec un rite particulier inspiré du rituel
maçonnique certes, mais très différent dans la forme comme dans
le fond, la loge d’adoption est entièrement soumise à la loge
masculine dont elle dépend, chacune des « officières » étant
placée sous la tutelle d’un Frère. La plupart des Maçons
considérant avec condescendance les Sœurs qui, comme dans la
société civile d’ailleurs, sont pour eux frivoles, inconstantes,
incapables de discrétion, et surtout soumises à l’autorité d’un
père, d’un frère, d’un époux ou d’un amant. Les plus courtois
mettent sur le compte de leur propre incapacité à résister aux
« charmes du beau sexe » leur opposition à l’accueil des femmes
dans leur loge. Lors de l’installation de la loge d’adoption de
Salins, ce passage du discours prononcé après celui de Laclos
par le Frère Usies de Byans, Vénérable de la loge masculine,
suffit à illustrer cette conception sexiste :

Tableau de loge
d’adoption (vers
1800)

« Si nous avons des secrets pour vous, c’est une attention dont peut-être
vous devez nous tenir compte ; ce que nous vous cachons ne pourrait que
vous ennuyer ; peu analogue à vos goûts, à vos affections, vous n’y
trouveriez nul intérêt, il exciterait peut-être des sensations fâcheuses ou
trop fortes sur vos nerfs délicats que la nature n’a formés que pour les
sensations douces et agréables. Venez souvent, très chères Sœurs, faire
disparaître par vos charmes ce que nos mystères peuvent avoir de trop
austère. Faites l’ornement de nos banquets : nous implorons aujourd’hui
votre secours pour le rendre agréable à des Frères qui nous sont infiniment
chers, et que nous désirons engager à nous faire souvent la faveur de nous
visiter11. »

Un tel propos offre un contraste saisissant avec le discours de


Laclos. Car au-delà du style habituel d’un homme du XVIIIe siècle,
nous voyons clairement que ce dernier prône l’égalité de l’homme
et de la femme dans la démarche maçonnique, et refuse de
maintenir les Sœurs dans un état de dépendance vis-à-vis des
Frères :

« Mes Frères,
Par les vertus maçonniques qui vous distinguent et vous placent au
premier rang des bons Maçons, vous avez su donner à vos travaux la forme
la plus désirable et la régularité la plus grande ; par vos vertus civiles, vous
avez rendu ces travaux utiles et fructueux, vous leur avez acquis la
considération même des profanes ; par vos vertus sociales, vous avez su
mêler l’agréable à l’utile, et les douceurs d’une société pure et choisie ont
été les premiers fruits que vous avez recueillis de vos travaux.
Mais pourquoi craindrions-nous de le dire : en vain, les hommes les plus
faits pour se plaire ensemble espèreraient se suffire à eux-mêmes, en vain
les charmes de l’esprit viennent au secours des qualités du cœur ; un
sentiment impérieux leur fait sentir à chaque instant qu’ils ne jouissent pas
de la plénitude du bonheur ; une vague inquiétude les distrait et les isole au
sein de la société ; et même au milieu de leurs amis, ils forment encore des
souhaits, ils cherchent autour d’eux un charme qu’ils désirent, et ne peuvent
créer. Alors, ils appellent à grands cris ce sexe enchanteur, la plus belle
moitié d’eux-mêmes ; ils lui demandent de répandre sur leurs travaux cet
agrément dont lui seul est la source, et qui seul peut y donner du prix.
Ce sentiment, mes Frères, n’est point une illusion, et quand le Grand
Architecte lui-même eut formé l’univers, il créa l’homme pour l’admirer, et la
femme pour l’embellir. Mais pourquoi faut-il que l’idée de la première femme
traîne à la suite l’idée de la première faute commise ? Aurait-on voulu nous
apprendre dès lors que des êtres si charmants peuvent devenir
redoutables, et que semblables à ces sentiers fleuris qui trop souvent
bordent les précipices, si l’homme fort et prudent peut suivre sans danger
l’attrait qui le conduit vers elles, mille autres y deviennent la victime de leur
imprudente sécurité ? Serait-ce donc qu’également aimables et
dangereuses, elles se plaisent à égarer quelquefois ceux mêmes qu’elles
aiment à conduire, et que les fleurs qu’elles répandent sur le sentier de
notre vie leur servissent moins à embellir notre route qu’à nous cacher les
pièges qu’elles y tendent ? Je suis loin de le croire, mais plusieurs l’ont dit ;
quelques-uns mêmes ont prétendu le prouver et par une fatalité étrange,
ceux-là ont été honorés du nom de sages. Si l’on en croit leurs discours
captieux, plus vaines que sensibles, plus faibles que douces, plus
indiscrètes que confiantes, plus jalouses que tendres, les femmes, ces
êtres si charmants, ne sont plus qu’une illusion séduisante. Ils osent les
comparer à ces feux follets trompeurs qui, dans une nuit obscure, égarent
le voyageur crédule, et semblent l’appeler sans cesse vers le but qu’il
désire, et dont ils s’amusent à l’éloigner.
À l’appui de ces discours que je désapprouve, ils osent invoquer le
témoignage des faits, et fouillant les fastes de l’Histoire avec une sagacité
malicieuse, ils ont l’art d’attribuer aux femmes avec assez de vraisemblance
toutes les fautes, tous les malheurs de l’humanité. Oh ! Si j’osais combattre
ces prétendus sages, au défaut de raisons, les exemples au moins ne me
manqueraient pas. Je les conduirais dans ce Temple, je leur dirais : voyez
les femmes que la Maçonnerie a formées ; étudiez vos cœurs ; elles vous
réconcilieront avec un sexe que vous calomniez. Ce que vous prétendez
impossible, vous l’allez voir à chaque pas et marchant de prodige en
prodige, vous verrez des femmes qui savent écouter, obéir, travailler et se
taire.
En effet, c’est parmi nous et parmi nous seulement que les femmes
savent écouter même autre chose que des fleurettes, qu’elles savent obéir
même aux lois qu’elles ne se sont pas faites, qu’elles travaillent sans exiger
que leurs occupations soient futiles. Et pour se taire enfin, nous savons
assez que si pendant longtemps elles n’ont su garder que leur secret, la
Maçonnerie leur a appris à garder celui des autres.
Félicitons-nous donc, mes Frères, de les avoir associées à nos travaux,
d’en avoir fait nos compagnes, nos Sœurs ; rendons-leur le tribut
d’hommages qu’elles ont droit d’attendre de nous ; que si par une erreur
condamnable nous avons osé en médire quelques moments, implorons leur
indulgence fraternelle sur un tort où le cœur n’a point de part ; et ramenés à
la vérité par le sentiment, ne craignons pas de leur dire que sans le bonheur
qu’elles nous procurent, les tourments qu’elles nous causent seraient
encore le bien le plus précieux à l’humanité12. »

Pour Laclos, si la femme n’est pas considérée à l’égal de


l’homme, c’est parce que celui-ci la maintient volontairement dans
un état d’infériorité : la Franc-Maçonnerie est l’institution qui peut
et qui doit lui permettre de s’émanciper.

Nous voyons émerger ici une idée que Laclos développe les
années suivantes. En 1782, il publie Les Liaisons dangereuses.
Pour nous, ce roman célèbre est un brûlot politique dirigé contre la
noblesse, dont il flétrit les mœurs dissolues autant que l’oisiveté,
et non une critique de la femme en général. Si la marquise de
Merteuil a la conduite que l’on sait, c’est parce que son éducation
et son milieu ne lui ont pas laissé d’autre issue pour échapper à la
tutelle masculine, à cette arrogante supériorité dont est pétri le
vicomte de Valmont.

Livret d’instruction
des loges
d’adoption (1775)
En 1785, Laclos poursuit cette analyse lucide de la société de
son temps. Un concours littéraire de l’Académie de Châlons-sur-
Marne propose le sujet suivant : « Quels seraient les moyens de
perfectionner l’éducation des femmes ? » Laclos prépare un
discours sur ce thème. Il ne l’acheva pas, mais son ébauche peut
se résumer ainsi : « Il n’est aucun moyen, écrit-il, de perfectionner
l’éducation des femmes. » Qu’est-ce en effet que l’éducation sinon
le développement des facultés de l’individu, dirigé vers l’utilité
sociale ? Or, dans toute société, les femmes sont esclaves.
Partout où il y a esclavage, il ne peut y avoir d’éducation. « Le mal
est sans remède, a dit Sénèque, quand les vices sont changés en
mœurs. » Peut-être cependant les femmes voudront-elles un jour
entrer dans la plénitude de leur être et de leur liberté. En ce cas,
« apprenez qu’on ne sort de l’esclavage que par une grande
révolution13. » Laclos a-t-il compris que la Maçonnerie n’est pas
encore prête à être le lieu de cette grande révolution ? Peut-être.
En tout cas, celle qui se produit quatre ans plus tard dans la
société civile n’y contribue pas vraiment : les révolutionnaires de
1789, en proclamant les droits de l’homme et du citoyen, pensent
bien peu à la femme et à la citoyenne. Laclos le croit pourtant. En
1791, il écrit au sujet de son œuvre Les Liaisons dangereuses :
« On y découvrira aussi l’intérêt qu’avaient tant d’honnêtes gens à crier
au scandale contre de pareils hommes. On y reconnaîtra enfin que la
Révolution n’était pas moins nécessaire pour le rétablissement des mœurs
que pour celui de la liberté14… »

Dix ans après le discours d’installation de la loge d’adoption de


Salins, si révélateur des rapports existant entre sa pensée et son
activité maçonnique, Choderlos de Laclos est toujours membre de
la Loge Henri IV. Il y est même très actif, puisque, en 1786, il en
est encore le Vénérable, seul sans doute parmi ses Frères à avoir
assuré la direction de sa loge, hormis son président habituel élu
en 1776 : Claude Louis de Tournay, capitaine en premier au corps
royal, futur chef de brigade.

Le Franc-Maçon Laclos et la Révolution

Les activités maçonniques de Laclos semblent s’arrêter en


1788, lorsqu’il est mis en disponibilité du régiment de Toul-Artillerie
pour remplacer le marquis Ducrest comme secrétaire des
commandements du duc d’Orléans et qu’il s’éloigne donc de la
loge Henri IV. Le duc d’Orléans est alors Grand Maître du Grand
Orient.
Est-ce à dire que c’est grâce à sa qualité maçonnique que
Laclos obtient cette charge ? C’est possible ; beaucoup de Frères
sont actifs dans l’entourage du duc. Mais rien ne le prouve.
D’ailleurs, Laclos n’exerce aucune fonction dans les organes
nationaux du Grand Orient, et sa charge de secrétaire des
commandements n’a aucun rapport avec l’obédience. Mais
rapidement, il a beaucoup d’influence sur son maître. Voici le
portrait que Rivarol trace de lui en 1790 :

Louis-Philippe II
d’Orléans

« Laclos, le confident, le conseiller, l’ami peut-être du duc d’Orléans.


C’est lui qui débrouille ses sentiments, qui enfante tous ses projets, qui
dissipe toutes ses craintes ; en un mot, c’est lui qui en a fait un moment
l’idole et l’espoir du peuple. À quel degré de gloire il aurait élevé ce grand
prince s’il eût pu le persuader sans l’effrayer ! Mais on apprend à jouer
toutes les grandes qualités, excepté le courage, et le malheureux Laclos n’a
pu même donner le sien à son élève. Il reste donc inutilement attaché à sa
fortune et il répond seulement à la nation de ses aumônes15. »

Nous supposons que Laclos est resté membre de la loge


Henri IV, même éloigné de celle-ci, car nous ne lui connaissons
aucune autre appartenance maçonnique. Certains auteurs, tels
l’abbé Barruel16 et Gérard Serbanesco17, ont affirmé qu’il était
membre de la célèbre loge La Candeur à l’Orient de Paris. Ces
auteurs sont peu crédibles : le premier n’écrit que sous l’impulsion
de la passion et de sa haine de « la secte maçonnique »,
responsable à ses yeux de la Révolution et de la mort du roi ; le
second n’a pas vérifié sa source, qui est sans doute l’auteur
précédent. La loge La Candeur a cessé ses activités après 1783,
soit cinq ans avant que Laclos ne séjourne à Paris de façon
continue, et le nom de ce dernier ne figure dans aucun des
tableaux de la loge, relevés avec soins par M. Alain Le Bihan18. De
même que Laclos fut l’époux fidèle d’une seule femme, il fut le
Frère assidu d’une seule loge : celle de son régiment.

Laclos accompagne le duc d’Orléans à Londres d’octobre 1789


à juillet 1790. Il y fréquente l’entourage du prince de Galles, grand
ami du duc d’Orléans. Car si Philippe d’Orléans est le Grand
Maître du Grand Orient de France, le prince de Galles, futur
George IV, deviendra lui aussi Grand Maître de la Grande Loge
d’Angleterre l’année suivante, peu après le retour du duc en
France. Le prince est initié depuis 1787. Il préside sa propre loge,
Prince of Wales’ Lodge, composée de ses amis.

Aussitôt après son séjour à Londres, Laclos devient membre de


la Société des Amis de la Constitution. Rapidement, il est le
rédacteur du journal de cette Société, organe de liaison des clubs
jacobins entre Paris et la province. C’est alors que Laclos
s’oppose très fortement à un groupement rival de celui des
Jacobins, le Cercle social, ou Confédération générale des amis de
la vérité. Or, le rédacteur du journal de ce parti, La Bouche de fer,
Nicolas de Bonneville, qui accuse les Jacobins d’être gouvernés
par les jésuites, est peut-être un autre Franc-Maçon, du moins est-
il connu comme tel19. La lutte est fratricide et ses échos
maçonniques retentissent jusque dans la feuille révolutionnaire de
Bonneville, qui y accuse Laclos d’avoir perverti les principes de la
Franc-Maçonnerie. Il l’apostrophe en des termes assez
surprenants :
« M. Laclos, notre nom de Francs qu’adoptent à l’envi tous les peuples
(francken, francs, franci, etc.), n’a rien de commun avec ces esclaves
enrubannés, aveuglés par un G. M. à qui l’on envoie dans les hautes
cérémonies une députation de neuf pierres brutes pour lui remettre en
mémoire qu’il n’est que l’ombre d’un J. Quel est ce grand maître ? Est-ce
encore Philippe d’Orléans ? Ou Philippe d’Artois ? Auteur des Liaisons
dangereuses, répondez ! Le symbole des chiffres 12, 13 et 14 gravé sur
notre cachet fait sourire M. Laclos ! Ô jour des destinées ! Reviendriez-vous
encore longtemps sans avoir donné à la terre un grand exemple de
justice20 ? »

Pour comprendre – au moins partiellement – ses propos, il faut


faire référence à l’ouvrage en deux volumes21 publié par
Bonneville trois ans plus tôt, et dont la thèse est l’infiltration et le
contrôle de la Franc-Maçonnerie – comme des Jacobins – par les
jésuites, alors même que la Compagnie de Jésus a été supprimée
par Rome en 1773. Il reproche à Laclos d’avoir trahi la vraie
Franc-Maçonnerie en prenant le parti de son Grand Maître, le duc
d’Orléans, celui-ci étant évidemment soumis aux jésuites ! Ces
derniers rappellent au duc sa soumission à leur Compagnie en lui
envoyant, dans les grandes occasions maçonniques, une
délégation de neuf Frères. Or, pour Nicolas de Bonneville, selon la
table alphabétique22 figurant dans son ouvrage, le nombre 9
correspond à I ou J, « c’est-à-dire jésuite23 » et ces neuf Maçons
« sont des Esclaves enchaînés par les jésuites, des pierres brutes
que voudroient tailler les jésuites24. » Quant à Philippe d’Artois,
c’est Charles Philippe de Bourbon, comte d’Artois, frère de
Louis XVI et futur Charles X. Attaché à l’Ancien Régime et à
l’absolutisme royal, il est l’un des premiers émigrés, dès
juillet 1789, et le symbole de la contre-révolution. Laclos ne
répond pas à cette attaque : nous pouvons le comprendre !

Le mois suivant, Laclos est confronté à un grave problème. En


mai 1791 intervient à la Constituante un débat sur l’esclavage.
Cette question pose un dilemme entre le principe d’égalité et
l’intérêt économique des colonies, extrêmement important pour la
France. Laclos prend nettement position en s’opposant à
l’affranchissement des Noirs. Il condamne le comportement des
colons et le principe de l’esclavage, mais il considère que son
abolition, demandée par la Société des Amis des Noirs,
entraînerait la sécession de l’île de Saint-Domingue pour créer un
État libre à l’image des États-Unis d’Amérique. Il écrit :
« Notre Constitution a deux sortes d’ennemis en France ; les uns veulent
une démocratie et point de roi ; les autres veulent un roi et pas de
démocratie. MM. Robert, Brissot, etc. écrivent pour les premiers,
MM. Despremesnil, Armand, etc. glapissent pour les seconds.
Elle a une troisième sorte d’ennemis en Amérique, à la tête desquels
vient de se mettre à Paris M. Linguet : c’est le parti de la démocratie
blanche. Ceux-ci sont disposés à tout ; ils consentiront à se faire
démocrates, à se faire royalistes, peut-être même à demeurer français,
pourvu qu’on leur laisse des ilotes.
Ces trois partis, également intéressés à voir crouler la Constitution,
harcèlent l’Assemblée nationale pour la forcer à se contredire elle-même,
soit en prononçant un décret qui légaliserait la distinction, qu’un préjugé
barbare a mise jusqu’à ce jour dans nos colonies entre les Blancs et les
hommes de couleur, tant libres qu’esclaves ; soit en prononçant un décret
dirigé textuellement contre cette distinction. Dans le premier cas,
l’Assemblée nationale déshonorerait tous ses travaux et se couvrirait de
honte. Dans le second, elle décrèterait implicitement l’abolition de
l’esclavage ; les colonies se sépareraient de la métropole ; nos ports se
soulèveraient contre l’Assemblée nationale et quatre millions d’individus, qui
travaillent en France pour les colonies, se trouveraient sans occupation et
sans pain.
De ces deux conséquences, qui sont les seules admissibles, découle une
vérité terrible et incontestable ; c’est que la France tomberait dans une
anarchie complète, d’où elle ne sortirait que pour se replacer sous le
despotisme, suivant l’espoir des uns, ou pour se diviser en républiques
confédérées, suivant l’espoir des autres.
Le lecteur de bonne foi reconnaîtra ici la justesse de cet adage qui dit
que “les extrêmes se touchent”. Avec des intentions toutes opposées, deux
hommes, deux partis peuvent suivre la même route, pour arriver à des buts
différents. Nous ne dirons rien aux partisans de MM. Despremesnil et
Linguet ; il y a longtemps que leur système est tombé dans le mépris qu’il
mérite : mais nous dirons à ceux de MM. Brissot et Robert : il ne suffit pas
de connaître les forces ; il faut calculer les frottements. N’imitons pas ces
animaux qui étouffent leurs enfants à force de caresses25. »
Laclos exprime très bien la gravité et la difficulté du problème.
La Société des Amis des Noirs en est aussi consciente, et sans
renoncer à son combat, elle l’oriente vers l’obtention pour les
mulâtres libres des droits politiques identiques à ceux des Blancs.
Le plus célèbre, peut-être, de ces mulâtres, est le chevalier de
Saint-George26, musicien de renom, escrimeur redoutable. C’est
un militaire de carrière, capitaine des gardes du duc de Chartres ;
plus tard, vrai patriote, il sera chef de brigade du 13e régiment des
chasseurs, plus connu sous le nom de la « légion Saint-George »,
composée d’hommes de couleur. Saint-George est aussi Franc-
Maçon, membre de la célèbre loge des Neuf Sœurs à l’Orient de
Paris : il est le seul cas connu d’appartenance d’un homme de
couleur à une loge parisienne au XVIIIe siècle. Or, Laclos le connaît
bien et depuis longtemps. En 1777, il a écrit le livret du premier
opéra du chevalier de Saint-George, Ernestine, qui fut d’ailleurs un
échec retentissant. Saint-George, confident et homme de
confiance du duc de Chartres, futur duc d’Orléans, facilita sans
doute l’acceptation par ce dernier de Laclos comme secrétaire en
1788. En 1789, il est à Londres où il accueille le duc et son
secrétaire Laclos. Ainsi, les deux hommes se connaissent bien. Ils
partagent les mêmes convictions politiques : ils sont tous deux
partisans d’une monarchie constitutionnelle et le douloureux
problème de l’abolition de l’esclavage ne les sépare pas. Cela
peut paraître surprenant aujourd’hui, mais en 1791, Laclos prend
une position conforme à la tendance la plus avancée de la Franc-
Maçonnerie française de son époque. Au XVIIIe siècle « les Francs-
Maçons ne se montrent […] pas plus tolérants que les profanes à
l’égard de l’autre. […] La vigilance des ateliers métropolitains à
l’égard du juif qui aurait pu s’introduire dans le Temple
maçonnique et le profaner trouve son pendant colonial dans
l’obsession des Blancs à maintenir les hommes de couleur à
bonne distance. […] Dans cette obsession du maintien à distance,
une composante de la société coloniale capitalise les peurs, celle
des mulâtres, des hommes de “sang-mêlé”, car ils incarnent le
risque de dissolution de la communauté blanche27. » Les loges
d’outre-mer refusent donc d’admettre les Noirs et les mulâtres, et
celles qui osent le faire sont stigmatisées et même condamnées
par le Grand Orient. C’est le cas de la loge La Vérité de Saint-
Domingue : le Frère Lamarque, officier du Grand Orient, conseille
à la Chambre des Provinces « d’écrire à cette loge de la porter à
veiller strictement sur l’admission de frères qui seraient
convaincus de mariage de sang-mêlé28. »

Certes, l’esclavage est interdit en France, et à la fin de l’Ancien


Régime, la situation évolue.
« L’atmosphère de tolérance, d’ouverture à l’autre, d’acceptation de la
différence, qui gagne alors les cénacles parisiens éclairés et prépare
l’engagement philanthropique et politique de leurs membres les plus
avancés en faveur des Noirs et plus largement de la liberté, a
manifestement influencé les cadres de la Franc-Maçonnerie parisienne.
Encore faut-il rester nuancé. Le […] Frère de Gouy d’Arsy, un proche du
duc d’Orléans, Vénérable de la Candeur, […] demanda une lettre de cachet
contre la Société des Amis des Noirs, où les Francs-Maçons étaient
pourtant nombreux29. »

À partir de 1793, Laclos ne fait plus état de sa qualité


maçonnique dans sa signature. Peut-être a-t-il renoncé à
fréquenter les loges à ce moment-là, et ce n’est sans doute pas un
hasard que cela coïncide avec la démission du duc d’Orléans
comme Grand Maître de l’Ordre, même s’il n’est plus à son
service. Le Grand Orient se met en sommeil. Cependant,
quelques rares loges continuent à se réunir dans la plus grande
discrétion. Enfin, les liens de Laclos avec Philippe Égalité lui ont
valu d’être incarcéré cette année-là, et après l’exécution du duc le
7 novembre, il échappera de peu à la guillotine en avril 1794.
Après ces plus sombres années de sa vie, il n’a peut-être pas eu
le désir de renouer avec l’Ordre, d’autant plus que les loges à
l’Orient du Toul-Artillerie ont alors disparu. Certes, Laclos n’a pas
joué un grand rôle dans la Franc-Maçonnerie, mais nous croyons
pouvoir dire que celle-ci a vraiment eu de l’importance pour lui. Il a
été influencé par ce courant de pensée : sa participation à la
Révolution en fait écho et il a exprimé très clairement en loge ses
certitudes quant à la place de la femme dans la société de son
temps, sa conviction profonde de faire évoluer la condition
féminine, en parfait accord avec ses autres écrits et en particulier
avec l’œuvre littéraire de sa vie : Les Liaisons dangereuses.

Chronologie

1741 (18 octobre) – Naissance à Amiens de Pierre Ambroise François


Choderlos de Laclos.

1759 – Entrée à l’École d’Artillerie de La Fère.

1762 – Affectation à la 7e brigade, dite « des Colonies », à


La Rochelle.

1762 / 63 – Initié dans la loge L’Union du régiment de Toul-Artillerie,


ou dans la loge La Royale de la brigade de Beausire.

1763 – En garnison à Toul.

1766 – La loge L’Union intègre la Grande Loge de France.

1769 – Il arrive à Grenoble.

1770 – Il écrit L’Épître à Margot.

1771 – Promotion au grade de capitaine.

1772 – Il devient aide-major.

1775 – En garnison à Besançon.

1776 – La loge L’Union est reconstituée au Grand Orient de France


sous le titre distinctif « Henri IV ». Laclos en est membre comme ex-
Vénérable et Chevalier Rose-Croix.

1777 – Laclos, au nom du Grand Orient de France, installe à Salins la


loge L’Union parfaite et la loge d’adoption portant le même titre.
Il arrive à Valence. Il écrit le livret du premier opéra du chevalier de
Saint-George : Ernestine.

1778 – Retour à Besançon.


1779 – Laclos rejoint le marquis de Montalembert pour fortifier l’île
d’Aix.

1780 – Il est promu capitaine-commandant.

1781 – Il termine à Paris (en permission pour six mois) Les Liaisons
dangereuses, ouvrage qu’il a commencé à écrire dès son séjour à
Besançon.

1782 – Il publie Les Liaisons dangereuses. Il reçoit l’ordre de rejoindre


son régiment à Brest. Il y tombe malade.

1785 – Il écrit Des femmes et de leur éducation. Affectation à


La Rochelle pour la construction de l’arsenal. Rencontre avec Marie
Soulange Duperré. Il est élu membre de l’Académie des Belles Lettres
de La Rochelle.

1786 – Il publie Lettre à messieurs de l’Académie française sur l’Éloge


de Vauban. Il se marie à La Rochelle avec Marie Soulange Duperré.
Mutation à Metz puis à La Fère.

1788 – Il est mis en disponibilité et devient secrétaire des


commandements du duc d’Orléans.

1789 – Il part pour Londres avec le duc d’Orléans.

1790 – Retour à Paris. Laclos devient membre de la Société des Amis


de la Constitution. Il entre en conflit avec Nicolas de Bonneville.

1792 – Il est nommé commissaire du pouvoir exécutif au ministère de


la Guerre, puis conseiller du général Luckner. Cette même année, il
devient général de brigade à Toulouse, commandant l’armée des
Pyrénées.

1793 – Il est arrêté et emprisonné comme orléaniste, après la trahison


de Dumouriez. À partir de cette année-là, il ne fait plus état de sa qualité
maçonnique.

1794 – Il échappe de peu à la guillotine avant d’être libéré.

1795 – Nomination comme secrétaire général des hypothèques.

1799 – Il revient dans l’armée comme général.


1800 – Sur ordre de Bonaparte, il est nommé général de brigade dans
l’artillerie. Il prend ses fonctions à Strasbourg puis va à Grenoble. Il
reçoit le commandement de la réserve de l’armée d’Italie.

1801 – Il revient à Paris comme membre du Comité d’artillerie.

1802 – Il est nommé inspecteur général d’artillerie.

1803 – Envoyé dans les États de Naples, il arrive à Tarente le


14 juillet. Épuisé, atteint de dysenterie et de malaria, il y meurt le
5 septembre.
Condorcet, un précurseur de la pensée laïque

S’il est un homme qui mérite de figurer au panthéon des


bienfaiteurs de l’humanité, c’est bien Condorcet. Sans conteste,
sa personnalité s’inscrit parfaitement dans la définition de ces
bienfaiteurs donnée dans certains rituels maçonniques : « Ceux
qui, admirés ou anonymes, humbles ou glorieux, ont su utiliser
leurs qualités pour aider au progrès de l’humanité. Par leurs
paroles, leurs œuvres, leur exemple, ils ont répandu les grandes
idées de respect de la vie sous toutes ses formes, de solidarité
entre les hommes, de justice, de liberté, de fraternité et
d’amour1. »
C’est bien en cette qualité qu’il a reçu l’hommage de la France
lorsque ses cendres furent symboliquement2 transférées au
Panthéon de la République le 12 décembre 1989, avec celles de
Gaspard Monge et de l’abbé Henri Grégoire. Condorcet figure
ainsi parmi les grands hommes auxquels notre pays a exprimé sa
reconnaissance avec faste et solennité, lui dont la modestie et la
réserve ont fait que sa vie et son œuvre sont souvent mal
connues. Toutefois, il est curieux de noter une forme inattendue
d’hommage à Condorcet : son nom a été donné à l’un des
cratères de la Lune dans sa partie orientale. Heureusement, ses
écrits ont été publiés en 1804 et à nouveau en 1847-1849, et
certains auteurs – tels François Arago, Ferdinand Buisson,
Élisabeth et Robert Badinter – ont su le sortir de l’oubli et montrer
sa grandeur. Efforçons-nous ici d’en rendre compte et de mettre
en lumière ce précurseur de la pensée laïque.

La vie de Condorcet

Marie Jean Antoine Nicolas de Caritat, marquis de Condorcet,


est né le 17 septembre 1743 à Ribemont en Picardie, à une
trentaine de kilomètres de Laon (Aisne). Son père, capitaine d’un
régiment de cavalerie, est tué cinq semaines plus tard. Le jeune
Condorcet est élevé par une mère très pieuse qui consacre son
fils à la Vierge et lui fait porter des vêtements blancs de petite fille
pendant huit ans. Son oncle paternel, évêque de son état, veille à
son éducation. Condorcet fait ses études chez les jésuites, à
domicile d’abord, puis au collège de Reims. À 15 ans, il entre au
collège de Navarre à Paris, l’un des meilleurs établissements de
l’Université. Bachelier en 1759, il se distingue en soutenant une
thèse d’analyse – une vue d’ensemble des mathématiques –
devant D’Alembert3, dont il suscite grandement l’intérêt. De retour
à Ribemont, il affirme sa volonté de se consacrer aux
mathématiques et non d’embrasser la carrière des armes comme
son père.
Il revient à Paris en 1762, où il s’installe chez son ancien maître
et ami Kéroudon pour plusieurs années. Soutenu par D’Alembert,
éminente personnalité scientifique, il publie en 1765 un Essai sur
le calcul intégral et en 1767 un Essai sur le problème des trois
corps. En 1769 – il a 26 ans –, Condorcet est reçu à l’Académie
des sciences. Il écrit de nombreux Éloges d’académiciens
décédés, et devient l’un des secrétaires de l’Académie. Il
rencontre Turgot, avec lequel il se lie d’amitié, admirant sa rigueur,
sa modestie et son sens de l’État dont il est un grand serviteur
désintéressé. En 1770, un voyage avec D’Alembert le conduit à
Ferney, chez Voltaire : c’est un grand moment pour ces trois
hommes des Lumières. Plus tard, Condorcet écrit une Vie de
Voltaire. Turgot devient ministre en 1774 et nomme Condorcet
inspecteur des Monnaies. Peu après, ce dernier défend son ami
Turgot contre Necker par plusieurs écrits concernant l’économie
(entre autres : Réflexions sur les corvées ; Réflexions sur le
commerce des blés).
En 1782, avec le soutien opiniâtre de D’Alembert, Condorcet est
élu à l’Académie française. Son discours de récipiendaire a des
accents politiques très marqués. Il rend hommage à Turgot
récemment décédé et développe un thème cher à D’Alembert :
l’application des sciences exactes aux sciences nouvelles « dont
l’objet est l’homme même, dont le but direct est le bonheur de
l’homme4. » Il perçoit déjà l’usage politique et social des
statistiques et du calcul des probabilités. Ainsi, en 1785, il publie
un Essai sur l’application de l’analyse à la probabilité des
décisions rendues à la pluralité des voix.

En 1786, Condorcet se marie avec Sophie de Grouchy ; cette


femme remarquable sera pour lui un soutien sans faille pour toute
son œuvre comme pour lui-même jusqu’à la fin de sa vie. Cette
même année, il écrit une Vie de Turgot. Très attentif à ce qui se
passe dans la jeune Amérique, il s’implique davantage dans les
domaines politique et juridique avec toute sa rigueur et son génie
des mathématiques. Ces écrits expriment de plus en plus son
implication humaniste : Essai sur la constitution et les fonctions
des assemblées provinciales ; Réflexions sur l’esclavage des
nègres ; Essai sur la Révolution d’Amérique ; Idées sur le
despotisme ; Sur la forme des élections.

Pendant la Révolution, Condorcet continue ses travaux comme


membre de la Municipalité de Paris et comme commissaire de la
Trésorerie nationale en 1791. Il écrit de nombreux textes sur les
monnaies. Élu à l’Assemblée législative, il en devient secrétaire
avant d’être envoyé à la Convention comme député de l’Aisne.
Cette période est surtout marquée par son implication dans le
Comité d’Instruction publique, par ses écrits concernant la
question de l’instruction : cinq mémoires sur l’instruction publique,
un rapport et un projet de décret présentés à l’Assemblée,
malheureusement au moment où celle-ci est particulièrement
préoccupée par la guerre et le conflit avec le roi. L’heure n’était
pas encore venue où la pensée de Condorcet inspirerait les
créateurs de l’école républicaine.

Condorcet travaille aussi au sein du Comité que la Convention a


chargé en septembre 1792 d’élaborer un Plan de Constitution.
Quoique lié avec certains Girondins, Condorcet ne fait pas partie
de ce groupe. Le projet de Constitution est présenté en
février 1793. En juin, la Convention arrête les députés girondins et
repousse le projet. Cinq commissaires – à la tête desquels figure
Hérault de Séchelles – sont désignés par le Comité de salut public
pour élaborer un nouveau projet, qui est adopté en une séance :
c’est la Constitution du 24 juin 1793. Condorcet proteste
publiquement contre cette Constitution – établie à la hâte – dans
une Adresse aux citoyens français sur le projet d’une nouvelle
Constitution. Il y explique que l’intégrité de la représentation
nationale vient d’être détruite par l’arrestation de vingt-
sept membres girondins. La discussion n’a pu s’établir librement.
Tout ce qui est bon dans le second projet est copié du premier. On
n’a fait que pervertir et corrompre ce qu’on a voulu corriger5. La
conséquence ne se fait pas attendre : le 8 juillet, Chabot dénonce
Condorcet à la Convention. Il obtient son décret d’arrestation le
3 octobre 1793. Condorcet est mis hors la loi, ce qui signifie son
exécution immédiate s’il est arrêté.

Dès la publication de sa critique de la Constitution, les amis de


Condorcet cherchent à le cacher. Il est accueilli chez Mme Vernet
dans Paris même. Pour mettre leur fille Élise à l’abri des graves
difficultés qui peuvent atteindre l’enfant d’un proscrit, son épouse
Sophie, la mort dans l’âme, est obligée de divorcer. C’est
évidemment une nouvelle épreuve morale qui atteint
profondément Condorcet. De plus, il apprend l’arrestation et
l’exécution des députés girondins et veut quitter son refuge pour
que Mme Vernet ne coure plus le risque mortel de l’héberger. Elle
refuse de le laisser partir. Alors, isolé de tout et sans aucun
document, il écrit le texte majeur de son œuvre : Esquisse d’un
tableau historique des progrès de l’esprit humain, sorte de
synthèse de toutes ses conceptions philosophiques et sociales.
Enfin, il rédige l’Avis d’un proscrit à sa fille destiné évidemment à
Élise. Ce texte, d’une élévation d’esprit et d’une beauté
émouvante, mérite d’être connu alors qu’il n’a fait l’objet que de
rares éditions. Nous en donnons donc quelques extraits.

Conseils de Condorcet à sa fille

« Mon enfant, si mes caresses, si mes soins ont pu, dans ta première
enfance, te consoler quelquefois, si ton cœur en a gardé le souvenir,
puissent ces conseils, dictés par ma tendresse, être reçus de toi avec
une douce confiance, et contribuer à ton bonheur !
[…] Prends l’habitude du travail, non seulement pour te suffire à toi-
même sans un secours étranger, mais pour que le travail puisse
pourvoir à tes besoins et que tu puisses être réduite à la pauvreté sans
l’être à la dépendance. […] Tu sentiras que tu peux absolument te
passer de richesses. Tu les estimeras moins : tu seras plus à l’abri des
malheurs auxquels on s’expose, pour en acquérir ou par la crainte de
les perdre.
[…] Prends de bonne heure l’habitude de la bienfaisance, mais d’une
bienfaisance éclairée par la raison, dirigée par la justice. Ne donne point
pour te délivrer du spectacle de la misère ou de la douleur, mais pour te
consoler par le plaisir de les avoir soulagées. Ne te borne pas à donner
de l’argent. Sache aussi donner tes soins, ton temps, tes lumières et tes
affections consolatrices, souvent plus précieuses que des secours ;
alors, ta bienfaisance ne sera plus bornée par ta fortune : elle en
deviendra indépendante, elle sera pour toi une occupation, comme une
jouissance. Apprends surtout à l’exercer avec cette délicatesse, avec ce
respect pour le malheur qui double le bonheur et ennoblit le bienfaiteur à
ses propres yeux. N’oublie jamais que celui qui reçoit est, par nature,
l’égal de celui qui donne ; que tout secours qui entraîne de la
dépendance n’est plus un don, mais un marché, et que, s’il humilie, il
devient une offense.
[…] Crains le faux enthousiasme des passions. Celui-là ne
dédommage jamais ni de leurs dangers ni de leurs malheurs. On peut
n’être pas maître de ne pas écouter son cœur, mais on l’est toujours de
ne pas l’exciter. Et c’est le seul conseil utile et praticable que la raison
puisse donner à la sensibilité.
Mon enfant, un des plus sûrs moyens de bonheur est d’avoir su
conserver l’estime de soi-même, de pouvoir regarder sa vie entière sans
honte et sans remords, sans y voir une action vile, ni un tort ou un mal
fait à autrui et qu’on n’ait pas réparé. […] Qu’alors, au milieu de tes
peines, tu les sentes s’adoucir par la mémoire d’une action généreuse,
par l’image des malheureux dont tu auras essuyé les larmes. Mais ne
laisse point souiller ce sentiment par l’orgueil. Jouis de ta vie sans la
comparer à celle d’autrui : sache que tu es bonne, sans examiner si les
autres le sont autant que toi. Tu achèterais trop cher ces tristes plaisirs
de la vanité : ils flétriraient ces plaisirs plus purs dont la nature a fait la
récompense des bonnes actions.
[…] Si tu veux que la société répande sur ton âme plus de plaisirs ou
de consolations que de chagrins ou d’amertumes, sois indulgente ! Et
préserve-toi de la “personnalité”, comme d’un poison qui en corrompt
toutes les douceurs. L’indulgence n’est pas cette facilité qui, née de
l’indifférence ou de l’étourderie, ne pardonne tout que parce qu’elle
n’aperçoit ou ne sent rien. J’entends cette indulgence fondée sur la
justice, sur la raison, sur la connaissance de sa propre faiblesse, sur
cette disposition heureuse qui porte à plaindre les hommes plutôt qu’à
les condamner.
[…] fais que le sentiment de l’égalité et de la justice deviennent une
habitude de ton âme. N’attends, n’exige jamais des autres qu’un peu au-
dessous de ce que tu ferais pour eux. Si tu leur fais des sacrifices,
apprécie-les d’après ce qu’ils te coûtent réellement et non d’après l’idée
que ce sont des sacrifices. Cherches-en le dédommagement dans ta
raison, qui t’en assure la réciprocité, dans ton cœur, qui te dira que
même tu n’en aurais pas besoin. Tu trouveras alors que, dans ces
détails de la société, il est plus doux, plus commode, si j’ose le dire, de
vivre pour autrui, et que c’est alors seulement que l’on vit véritablement
pour soi-même6. »

Le 25 mars 1794, un inconnu se présente chez Mme Vernet et


dit bien fort que « si on avait quelque chose de précieux, il fallait
bien y prendre garde ». Le lendemain, Condorcet descend de sa
chambre vers dix heures du matin et s’entretient avec Sarret, un
locataire de Mme Vernet. Profitant d’un moment d’inattention de
cette dernière, il sort dans la rue accompagné de Sarret, et ils
sortent de Paris. Condorcet a l’intention de se rendre – à pied –
chez ses amis Suard à Fontenay-aux-Roses. Sarret l’accompagne
jusque dans la plaine de Montrouge et rentre, jugeant Condorcet à
présent en sécurité. Mais ce dernier, pour des raisons mal
définies, ne peut trouver asile chez les Suard. Il passe
probablement la nuit à l’extérieur ainsi que la journée suivante.
Blessé à la jambe, affaibli et affamé, il entre dans une auberge de
Clamart. Il est remarqué par des membres du Comité
révolutionnaire de Clamart qui se trouvaient là, et on lui demande
ses papiers. Il n’en a pas et déclare s’appeler Pierre Simon. Il est
arrêté et conduit à la prison de Bourg-la-Reine (alors Bourg-
Égalité). Le lendemain, le geôlier découvre Condorcet allongé sur
le sol, face contre terre, mort. On ne sait s’il s’est empoisonné ou
si, affaibli par une longue immobilité suivie d’une fuite éprouvante,
tant moralement que physiquement, il a succombé à l’épuisement.
« Le lendemain 30 mars au matin, le corbillard des pauvres
emporta le corps de Condorcet au cimetière de Bourg-Égalité. Le
ciel, pur et calme au lever du jour, se chargea rapidement de
nuages. On mit le cadavre dans la fosse commune ; le jardinier
Jean Crette, le menuisier Laurent Cholot assistèrent à
l’enterrement. Ils se rendirent ensuite à la maison commune pour
y signer, comme témoins, l’acte de décès et d’inhumation. Le
cimetière a disparu depuis longtemps. Nul ne sait plus où
Condorcet repose7. »

La pensée et les principes de Condorcet

Au-delà du déroulement d’une vie hors du commun,


interrogeons-nous sur le caractère et l’œuvre de cet homme :
quelles valeurs fondaient sa pensée et son action ? Ses
contemporains lui portaient une grande estime, une profonde
admiration. Un de ses collègues à la Législative et à la Convention
le dépeint ainsi :

« Parmi les savants illustres qui se dévouèrent aux travaux et aux risques
d’une réformation générale des mœurs et des lois, aucun ne se présente
plus pur de tout intérêt, plus libre de tout préjugé, plus étranger à toutes les
intrigues, plus inaccessible à toute pression, que le modeste Condorcet. Il
apportait à sa patrie qu’il adorait, à l’humanité, qu’il aimait davantage
encore, le caractère le plus ingénu, la raison la plus perfectionnée et un
désintéressement si naturel et si peu réfléchi qu’il était moins en lui une
vertu qu’une idée simple8. »
Cet éloge reflète bien ce que disent de lui tous ses biographes,
et il n’est pas nécessaire d’y ajouter quelque commentaire.
Penchons-nous plutôt sur sa pensée et son œuvre. Leur richesse
et leur étendue universelle ne peut se résumer en quelques mots,
si ce ne sont ceux de la devise républicaine « Liberté, Égalité,
Fraternité ».

A. Liberté

Liberté
Le principe de liberté est présent dans tous les écrits de
Condorcet : non seulement la liberté de pensée, mais aussi la
liberté politique et sociale. Alors que, révolté par les conditions de
son éducation chez les jésuites, il est dès sa jeunesse totalement
athée et vigoureusement anticlérical, il revendique pour tous une
véritable liberté religieuse, où la tolérance est affirmée comme un
principe obligé. Condorcet n’a foi qu’en la raison. De tous les
philosophes des Lumières, il est le représentant le plus radical du
rationalisme. Pour lui, les seuls obstacles au bonheur de l’homme
s’appellent préjugés, intolérance, superstition. Dans cette optique,
toute idée de Dieu devient inutile, toute notion d’Église
dangereuse, parce qu’elle crée ou perpétue des préjugés dont la
persistance nuit à la rapidité du progrès. Au demeurant, la
tolérance étant à ses yeux une valeur aussi sacrée que la raison, il
s’engagera personnellement aux côtés des protestants pour que
l’on cesse de les persécuter. Selon lui, c’est le droit absolu de
chacun de penser selon ses convictions. Et tant que les cultes –
quels qu’ils soient – compteront des fidèles, ils seront légitimes.
Nul ne saurait en interdire la célébration : « L’erreur, tout comme la
vérité, a droit à la liberté9. » Ainsi, Condorcet plaint les croyants,
mais n’a pour eux ni mépris ni haine. Les pratiques religieuses
n’ont, en soi, rien qui l’indigne ; ce n’est pas la religion, c’est le
clergé qu’il déteste. « La conscience de l’homme devant être libre,
chacun est le maître de choisir son Dieu comme ses prêtres10. »

Lorsque l’Assemblée constituante décide d’inscrire les


dépenses du culte catholique dans les dépenses publiques, c’est
pour réaliser immédiatement la vente des biens du clergé et
ensuite réformer l’Église pour briser sa puissance dans l’État.
L’assemblée vote en 1790 la Constitution civile du clergé. Mais
Condorcet, profondément laïc, pour qui la liberté de conscience
fait partie des Droits de l’homme, considère que cette liberté
interdit qu’il y ait un culte unique, de même que l’égalité ne permet
pas qu’il y ait un culte national, c’est-à-dire entretenu par la nation.
« De quel droit, écrit-il, assujettissez-vous les citoyens aux
dépenses d’un culte qu’ils rejettent11 ? » Pourtant, il accepte la
décision de la Constituante, car, en suscitant des donations
privées, « on aurait plutôt augmenté que diminué le pouvoir
fanatique ». Il propose que soit retiré du projet de Constitution
civile du clergé « 1° tout ce qui tend à faire du clergé un véritable
corps ; 2° tout ce qui tend à lui donner un esprit particulier. » Il ne
veut « point de synodes, point de séminaires, point d’invitation à la
vie commune, point de condition inutile d’éligibilité12. » Mais il ne
sera pas entendu.

Cependant, pour Condorcet, l’essentiel demeure la laïcité de


l’état civil et de l’instruction publique. Il manifeste sa tolérance
religieuse tout particulièrement dans ce dernier domaine auquel il
consacre une grande part de ses écrits les plus importants. Si le
mot « laïcité » n’apparaît pas dans ceux-ci – il n’appartiendra à
notre vocabulaire qu’à partir de 1871 –, c’est bien ce principe qui
l’inspire constamment. Condorcet veut mettre sur pied « une
instruction nationale digne de la France libre et des Lumières du
e
XVIII siècle13. » Car à quoi bon donner la liberté civile ou politique à
des hommes et à des femmes qui demeureraient prisonniers de
l’ignorance, du fanatisme, de la superstition ? Seule l’instruction
est libératrice. Encore faut-il que cette instruction soit libre,
protégée contre tout dogmatisme, et ouverte à la raison critique.
L’instruction publique ne doit donc être soumise à aucune doctrine
politique : c’est le principe de neutralité de l’école. Elle ne peut
dépendre d’aucune autorité religieuse : c’est le principe de laïcité.
Elle ne doit être influencée par aucun dogme intellectuel ni
pédagogique : c’est le principe d’objectivité de l’enseignement.
« La puissance publique n’a pas droit de lier l’enseignement de la
morale à celui de la religion14. » « Puisque la vérité seule est utile,
puisque toute erreur est un mal, de quel droit un pouvoir, quel qu’il
fût, oserait-il déterminer où est la vérité, où se trouve l’erreur15 ? »
Condorcet pense que la première réforme à accomplir est de
laïciser l’enseignement en soustrayant l’instruction des peuples au
clergé et que, par conséquent, l’impôt versé pour cette instruction
aux religieux devrait leur être retiré et versé à des enseignants
laïcs. Avec eux, on n’aurait plus à craindre l’arbitraire et les
superstitions qui sont les plus grands obstacles au bonheur des
peuples.

Il faudra attendre plus d’un siècle pour voir mettre en œuvre


cette instruction publique laïque dont Condorcet a défini tous les
critères jusqu’au moindre détail et pour que lui soit rendu
l’hommage que méritait ce génial précurseur. C’est Jules Ferry qui
le fera le 10 avril 1870 à la salle Molière, dans un discours pour
l’égalité d’éducation :

« D’une nouvelle direction de la pensée humaine, un nouveau système


d’éducation devait sortir. Ce système se développa, se précisa avec le
temps, et un jour il trouva son prophète, son apôtre, son maître dans la
personne d’un des plus grands philosophes dont le XVIIIe siècle et l’humanité
puissent s’honorer, dans un homme qui a ajouté à une conviction
philosophique, à une valeur intellectuelle incomparable, une conviction
républicaine, poussée jusqu’au martyre ; je veux parler de Condorcet. C’est
Condorcet qui, le premier, a formulé, avec une grande précision de théorie
et de détails, le système d’éducation qui convient à la société moderne.
J’avoue que je suis resté confondu quand, cherchant à vous apporter ici
autre chose que mes propres pensées, j’ai rencontré dans Condorcet ce
plan magnifique et trop peu connu d’éducation républicaine. Je vais tâcher
de vous en décrire les traits principaux : c’est bien, à mon avis, le système
d’éducation normal, logique, nécessaire, celui autour duquel nous
tournerons peut-être longtemps encore, et que nous finirons, un jour ou
l’autre, par nous approprier16. »

B. Égalité

Égalité
Bien sûr, Condorcet n’a jamais dissocié le principe de liberté de
celui d’égalité, fondement indispensable à toute société
démocratique, et donc à tout État véritablement républicain.
Toujours, le principe de liberté côtoie celui d’égalité. Le problème
de l’esclavage en est une illustration majeure.
Constamment, Condorcet s’est élevé contre cette infamie, la
plus criante de son siècle. Il écrit abondamment sur l’esclavage
des Noirs, sans hésiter à s’en prendre directement aux colons, à
leurs pourvoyeurs et à leurs défenseurs qui prétendent que
« vingt-deux millions de Blancs ne peuvent être heureux à moins
que trois ou quatre cent mille Noirs n’expirent sous les coups de
fouet17. » Pour Condorcet, l’esclavage est un crime parce que
c’est toujours le plus fort qui écrase le plus faible. Bien entendu, il
est un des membres les plus actifs de la Société des Amis des
Noirs, dont il sera l’un des présidents.
Toute forme d’inégalité, toute injustice lui est odieuse ; toute
oppression lui est insupportable. Cette passion de la justice lui
donne une ardeur si fougueuse dans ses écrits que ses amis, qui
connaissent par ailleurs son caractère doux et pacifique, le
qualifient alors de « mouton enragé » ! Ainsi, il va participer très
activement à la défense de trois hommes injustement condamnés
au supplice de la roue pour un crime qu’ils n’avaient pas commis.
Cette affaire fait grand bruit, car elle met en cause l’intégrité des
Parlements alors tout puissants dans ce domaine de la justice.
Les accusés sont défendus par Dupaty, avocat célèbre, membre
de la loge des Neuf Sœurs à Paris. Condorcet le soutient de façon
très active par la publication de pamphlets mordants, la rédaction
d’un projet de réforme de la justice et une intervention efficace qui
conduit à la cassation de la condamnation et à l’acquittement
définitif des trois innocents. Pour la petite histoire, précisons que
cette affaire fut l’occasion de la rencontre de Condorcet avec sa
future femme, Sophie de Grouchy, car elle était la nièce de
Dupaty.

Condorcet combat l’injustice partout où il la trouve. Nous n’en


donnerons que trois exemples : la condition des Juifs, les corvées,
la condition des femmes.
Condorcet milite en faveur de l’égalité des Juifs avec tous les
autres citoyens, qualité qui ne leur est pas reconnue. En 1789
s’affrontent les partisans de l’admission des Juifs au droit de vote,
qui ont à leur tête l’abbé Grégoire soutenu – entre autres – par
l’abbé Mulot et Condorcet, et leurs adversaires antisémites tels
l’abbé Maury – futur cardinal – et La Farre, évêque de Nancy. Non
sans difficulté, les partisans de l’égalité finissent par triompher : le
28 janvier 1790, la Constituante adopte un décret reconnaissant
aux « Juifs espagnols, portugais et avignonnais » la citoyenneté
française ; finalement, la citoyenneté sera reconnue à tous les
Juifs par le décret du 27 septembre 1791.

Dès 1775, Condorcet s’élève vigoureusement contre les


corvées en publiant des Réflexions sur les corvées, où il écrit :
« On dira peut-être que les droits féodaux sont une espèce de biens plus
nobles que d’autres. […] Qu’y a-t-il de noble dans l’état de forcer des
paysans à nous donner leur travail, quand ce travail est la vie de leurs
enfants ? Il peut y avoir de la noblesse à renoncer à de pareils droits, mais
pas à les exercer. Qu’y a-t-il de noble dans le droit de dépouiller les enfants
de l’héritage de leur père, lorsqu’ils n’ont pas rempli les formalités
nécessaires selon les lois de votre fief ? […] Laissez la vanité de la
noblesse, et songez à conserver la dignité de la nature humaine18 ! »

Turgot va soutenir cette lutte et malgré l’hostilité virulente des


Parlements, l’édit supprimant les corvées est enregistré par
l’autorité royale le 12 mars 1776.

Condorcet a conscience de l’injustice de la condition féminine


qu’il est le seul, en son temps, à exprimer nettement : il est, sans
aucun doute, le plus grand féministe de son siècle. À cette époque
où les hommes éclairés sont convaincus de la nécessité de mettre
en œuvre les « droits naturels », aucun n’a encore déclaré que les
femmes sont des êtres sensibles et raisonnables, comme eux,
susceptibles d’exercer absolument les mêmes droits. Au contraire,
Condorcet remarque que « partout ils ont fait contre elles des lois
oppressives, ou du moins établi entre les deux sexes une grande
inégalité19. » Il balaie avec une logique imparable et souvent avec
humour les objections qu’il a déjà entendues :

« Il serait difficile de prouver que les femmes sont incapables d’exercer


les droits de cité. Pourquoi des êtres exposés à des grossesses, et à des
indispositions passagères, ne pourraient-ils exercer des droits dont on n’a
jamais imaginé de priver les gens qui ont la goutte tous les hivers, et qui
s’enrhument aisément20 ? »

C’est pourquoi il demande que les femmes soient des


citoyennes à part entière, qu’elles aient non seulement le droit de
vote, mais qu’elles puissent aussi être éligibles aux fonctions
publiques :

« Je crois que la loi ne devrait exclure les femmes d’aucune place. […]
Songez qu’il s’agit des droits de la moitié du genre humain, droits oubliés
par tous les législateurs ; qu’il n’est pas inutile même pour la liberté des
hommes d’indiquer le moyen de détruire la seule objection qu’on puisse
faire aux républiques, et de marquer entre elles et les États non libres une
différence réelle21. »

Il se peut que la présence à ses côtés de son épouse Sophie ne


soit pas étrangère à cette remarquable prise de conscience. À
Bonaparte qui lui dira plus tard : « Je n’aime pas que les femmes
se mêlent de politique », elle répondit : « Vous avez raison,
général ; mais dans un pays où on leur coupe la tête, il est naturel
qu’elles aient envie de savoir pourquoi ! » L’activité politique n’est
pas le seul domaine où Condorcet revendique l’égalité entre les
hommes et les femmes : c’est dans l’instruction publique que doit
se manifester en premier cette égalité, afin de donner aux femmes
les mêmes capacités qu’aux hommes. Il faut une instruction
universelle pour les enfants, égale pour les femmes et les
hommes, les pauvres et les riches : telle doit être l’éducation
qu’une Nation libre propose à ses citoyens. Non seulement
Condorcet – encore une fois précurseur de génie – prône l’égalité
des filles et des garçons devant l’éducation, mais même la mixité
des écoles primaires.

Tout découle pour Condorcet du principe d’égalité entre tous,


hommes et femmes : « Il n’y a de véritable droit, il n’y a de
véritable félicité, de paix réelle que dans une égalité absolue entre
les citoyens22. » Elle est la base obligatoire de l’idée de
République qu’il exprime de façon définitive dans son discours lu
au Cercle social le 12 juillet 1791, De la République, ou un roi est-
il nécessaire à la conservation de la Liberté23 ? Il y grave dans le
marbre les principes révolutionnaires essentiels : la Liberté et
l’Égalité, ouvrant la voie à un régime nouveau. À ce moment
crucial pour la Révolution s’élève la voix du dernier des
Encyclopédistes, l’ami de Voltaire et de D’Alembert, l’incarnation
de l’esprit des Lumières qui ont éclairé ce XVIIIe siècle finissant.

C. Fraternité
Fraternité
Condorcet ne pouvait négliger le troisième point de la trilogie de
cette République naissante à laquelle il se dévouera jusqu’à la
mort. L’idée de Fraternité est toujours présente dans son œuvre,
au moins de façon implicite. Nous ne savons pas s’il a été Franc-
Maçon : aucun document ne l’atteste de façon formelle, mais il
fréquente régulièrement le milieu maçonnique, en particulier celui
de la prestigieuse loge des Neuf Sœurs, fondée en 1776 par
l’astronome Lalande avec l’aide de la veuve d’Helvétius qui avait
eu l’idée, peu avant sa mort, de réunir savants, philosophes et
artistes en une sorte d’atelier encyclopédique. Voltaire y est reçu
triomphalement et une grande partie des proches de Condorcet –
comme Dupaty – en font partie, sans oublier Benjamin Franklin
qui en devient Vénérable en 1779. Tous ceux qui ont pour objectif
la diffusion des Lumières s’intéressent à cette loge, dont les
idéaux correspondent exactement à ceux de Condorcet. Pourtant,
il ne figure sur aucun des tableaux de la loge des Neuf Sœurs ou
d’une autre loge, et on ne trouve dans ses écrits aucune trace
d’une appartenance maçonnique. Élisabeth et Robert Badinter
écrivent :
« L’athéisme et le rationalisme militant de Condorcet ne s’accordent
guère avec certains rites de la Maçonnerie. On l’imagine mal dans une
société secrète, faisant certains gestes d’initiation, même si ses plus
proches amis les avaient accomplis avant lui. Surtout, ni Turgot, pourtant
intime des principaux Maçons, ni D’Alembert n’avaient jamais adhéré à une
loge. Quelque chose les en détourna qui relevait peut-être d’un rejet
viscéral de tout ce qui pouvait rappeler le mysticisme. Le culte de la Raison
était, pour les trois hommes, une religion sans rites qui ne pouvait se
pratiquer qu’en pleine lumière. En l’absence de preuves tangibles de son
engagement maçonnique, il y a tout lieu de penser que Condorcet fut
seulement un compagnon de route des Neuf Sœurs, pas davantage24. »

Plus d’une fois, il exprime dans ses écrits son attachement aux
valeurs maçonniques, que ce soit en évoquant la perfectibilité de
l’homme ou le sentiment de fraternité ainsi que sa mise en œuvre.
« Je crois l’espèce humaine indéfiniment perfectible, et qu’ainsi elle doit
faire vers la paix, la liberté et l’égalité, c’est-à-dire vers le bonheur et la
vertu, des progrès dont il est impossible de fixer le terme. Je crois aussi que
ces progrès doivent être l’ouvrage de la raison, fortifiée par la méditation,
appuyée par l’expérience25. »

Convaincu de l’aptitude de l’homme à s’améliorer et qu’il faut


toujours lui en donner la possibilité, Condorcet est opposé à la
peine de mort : il trouve cette sanction injuste et dangereuse pour
l’exercice d’une vraie justice, car on ne peut avoir la certitude
absolue de ne pas condamner un innocent. Il est totalement
abolitionniste même dans le cas des crimes les plus atroces :

« Une seule considération m’empêcherait de regarder la peine de mort


comme utile, même en supposant qu’on la réservât pour les crimes
atroces : c’est que ces crimes sont précisément ceux pour lesquels les
juges sont le plus exposés à condamner les innocents. L’horreur que ces
actions inspirent, l’espèce de fureur populaire qui s’élève contre ceux qu’on
en croit les auteurs, troublent les juges, magistrats ou jurés26. »

Il ne dérogera pas à son principe lors du procès de Louis XVI. Il


a déjà pris nettement et fermement position :

« La suppression absolue de la peine de mort est un des moyens les plus


efficaces de perfectionner l’espèce humaine, en détruisant ce penchant à la
férocité qui l’a trop longtemps déshonorée. Je crois que l’exemple de
meurtres ordonnés au nom de la loi est d’autant plus dangereux pour les
mœurs publiques que la Constitution d’un pays laisse aux hommes une
plus grande portion de leur indépendance naturelle. Des peines qui
permettent la correction et le repentir sont les seules qui puissent convenir
à l’espèce humaine régénérée27. »
Le 15 janvier 1793, il ne vote pas pour la mort du roi en
déclarant à l’Assemblée : « La peine contre les conspirateurs est
la mort. Mais cette peine est contre mes principes. Je ne la voterai
jamais28. »

Condorcet encourage à l’entraide fraternelle. Dans une adresse


aux Français, il soumet à l’Assemblée législative une sorte de
programme d’actions prioritaires en quatre grands points dont le
quatrième demande que soit organisé « un système fraternel de
secours publics, où le malheur soit consolé sans être avili, et
l’indigence secourue sans que l’oisiveté soit encouragée ; où
l’enfant abandonné soit élevé pour la patrie ; où des maisons de
force, des moyens répressifs, malheureusement nécessaires
encore, servent moins à punir les fautes qu’à corriger les vices29. »
En 1782, à l’occasion de la visite effectuée à l’Académie des
sciences par le futur tsar de Russie Paul 1er, Condorcet déclare
dans son discours d’accueil :

« On sait enfin que tous les hommes ne forment qu’une seule famille, et
n’ont qu’un seul intérêt. Le nom de l’humanité, de ce sentiment qui
embrasse les hommes de tous les pays et de tous les âges, est dans la
bouche des souverains comme dans celle des philosophes, et semble
réunir dans les mêmes vues ceux dont l’ambition est d’éclairer les hommes,
et ceux dont le devoir est de veiller à leur bonheur et de défendre leurs
droits30. »

On ne saurait mieux définir la notion de fraternité universelle.

Nous nous sommes efforcés, tout au long de la présentation de


ce fondateur des idéaux humanistes et républicains, de donner le
plus possible la parole à Condorcet lui-même, afin de mettre en
valeur le génie littéraire et la qualité de plume de ce philosophe,
mathématicien et politicien des Lumières, de celui que son ami
D’Alembert appelait affectueusement « le Condor ».
Condorcet

« Le Condor est le plus grand et le plus fort des oiseaux […], il est destiné
à jouer le rôle le plus distingué dans les sciences et dans les lettres […]. Ce
qui m’enchante, c’est qu’on a cru lui faire grâce en le choisissant pour
secrétaire de l’Académie des sciences, qui est plus heureuse qu’elle ne
mérite d’avoir un tel secrétaire31. »

Condorcet est mort persécuté par la folie sanguinaire de


certains acteurs de la Révolution. La Convention elle-même, après
Thermidor, a rendu bien des fois hommage à l’homme qu’elle avait
condamné. Dans sa séance du 13 germinal an III (2 avril 1795),
moins de deux ans après le décret d’accusation qui le frappe et
signifie – sous la Terreur – sa condamnation à mort, Daunou
propose et fait adopter, à l’unanimité, le projet de décret autorisant
la Convention à acquérir trois mille exemplaires de l’ouvrage
posthume de Condorcet Esquisse d’un tableau historique des
progrès de l’esprit humain.
Voici un passage de ce projet :

« Il convient de vous faire observer, citoyens, que Condorcet a composé


cet ouvrage dans un tel oubli de lui-même et de ses propres infortunes que
rien n’y rappelle les circonstances désastreuses dans lesquelles il écrivait. Il
n’y parle de la Révolution qu’avec enthousiasme. Et l’on voit qu’il n’a
considéré sa proscription personnelle que comme un de ces malheurs
particuliers presque inévitables au milieu d’un grand mouvement vers la
félicité générale. […] [Le Comité d’instruction] a pensé que vous aimeriez à
rendre vous-même à la mémoire d’un de vos collègues non ces éclatants
hommages que la postérité seule a le droit de décerner, mais un simple et
utile témoignage de votre estime et de vos regrets32. »
C’est cet hommage de la postérité que la France lui a
solennellement rendu au Panthéon le 12 décembre 1989.
Un Franc-Maçon (?) révolutionnaire
et anticlérical Nicolas de Bonneville1

Présenter la figure étonnante de Nicolas de Bonneville nous


amène à côtoyer un des aspects les plus complexes de l’histoire
de la Franc-Maçonnerie : celui de l’illuminisme allemand du
e
XVIII siècle. Ce courant de pensée, doublé d’un engagement
politique violent (voir l’encadré), généralement très mal connu, a
constitué une des faces du siècle des Lumières, porteur d’un
anticléricalisme virulent et d’une hostilité féroce aux religions. Il
s’est étendu dans toute l’Europe, où il a trouvé des adeptes
comme des adversaires dans la plupart des pays. Il a influencé
très profondément un certain nombre de révolutionnaires français
très actifs, dont Nicolas de Bonneville. Enfin, il a constitué l’apport
essentiel à l’abbé Barruel pour alimenter son ouvrage
antimaçonnique et contre-révolutionnaire2.
Nous nous efforcerons, dans ce chapitre, d’éclairer – un peu
seulement – un des mouvements les plus tumultueux de la
pensée du XVIIIe siècle, dont la violence intellectuelle est
comparable à la violence physique qui endeuilla un des épisodes
les plus passionnants et passionnés de notre histoire nationale : la
Révolution. La présentation de cet homme, de sa vie et de ses
écrits n’est pas chose aisée. C’est pourquoi nous nous en
tiendrons à sa biographie générale et à son ouvrage le plus
surprenant, en rapport avec la Franc-Maçonnerie.

La vie de Nicolas de Bonneville

Nicolas de Bonneville, fils de Pierre-Jean de Bonneville,


procureur, naquit à Évreux le 13 mars 1760. On ne possède
aucune donnée précise sur les origines de la famille, mais il est
probable qu’elle était établie depuis des siècles dans le pays et
qu’elle y occupait une situation honorable3.
De l’enfance de Nicolas de Bonneville, nous ne savons que peu
de choses. Il fut sans doute élevé dans la religion catholique, car il
fit sa première communion à la cathédrale d’Évreux et y fut
confirmé le 17 avril 1775 à l’âge de 15 ans. On rapporte aussi qu’il
aimait à parcourir en silence les bois et les montagnes voisines de
sa ville natale, tantôt seul, plongé dans Plutarque, Montesquieu ou
Rousseau, tantôt accompagné d’un ami de son âge, Buzot, ayant
des goûts semblables aux siens. Leurs origines aussi les
rapprochaient, car ils étaient tous deux fils de procureurs,
demeurant dans le même quartier.
Dès cette époque, Bonneville faisait preuve d’une vive
imagination, difficile à contenir, et une lecture continuelle de la
Bible et de Rousseau contribua beaucoup à son exaltation. Ainsi,
on avait soutenu à Caen dans une thèse publique, que
« [Rousseau] était un athée qui avait défendu la prière. » Il vint
assister à cette thèse. Plus tard, il écrivit :

« Je me lève tout indigné, tout tremblant. Je sens encore le silence de


l’assemblée qui me fit tressaillir : j’ouvre le livre, c’était Émile. Je lis : “Faites
vos prières courtes, selon l’instruction de Jésus-Christ : faites-les toujours
avec le recueillement et le respect convenables4.” »

Le bruit et le scandale ainsi provoqués obligèrent le jeune


Bonneville à quitter Évreux pour Paris, où il continua ses études
grâce à la générosité de Jean D’Alembert, dont il resta le protégé
jusqu’à la mort de celui-ci en 1783. Ce départ précipité pour la
capitale ne lui fit pas oublier son pays natal. En 1784, lors des
inondations causées par la fonte des neiges, Bonneville exposa la
situation malheureuse des habitants d’Évreux au gouvernement,
qui s’empressa de secourir ses compatriotes affligés.

Bonneville s’appliqua tout d’abord aux études grammaticales et


acquit en peu de temps des connaissances sérieuses en matière
de langues vivantes. Il recevait chez lui des Anglais, des
Américains et des Allemands et soutenait fort bien la conversation
dans leur langue maternelle. Pour se distraire, Bonneville
composait des vers et des imitations de la Bible – surtout des
livres de Job et d’Isaïe. Désireux de ne laisser qu’un souvenir
épuré, il détruisit plus tard une foule de poésies légères et
licencieuses « composées dans la première ivresse des sens ».
Bientôt, Adrien-Chrétien Friedel, professeur à l’école des pages du
roi, lui demanda de participer à son travail de traduction du
Théâtre allemand, dont Bonneville fit la plus grande partie. Le
mérite de Friedel et Bonneville est d’avoir donné les premiers un
recueil un peu complet des chefs-d’œuvre du Théâtre allemand,
initiant ainsi les Français à une littérature presque inconnue chez
eux à cette époque. Quelques années plus tard, après la mort de
son collaborateur et ami Friedel, Bonneville publia seul un volume
de petits romans imités de l’allemand, ouvrage dédié à la reine,
qui l’honorait de sa protection. Charles Nodier mentionne
« Bonneville, dont les premiers vers, si gracieux, si doux, si
nouveaux dans notre langue, avaient vivement excité la
prédilection de la Reine, qui prit sous sa protection l’essor de cette
muse de 18 ans5. »

En 1786, il fit un voyage en Angleterre et profita de son séjour


pour fréquenter de nombreux Francs-Maçons. Mais, malgré ce
qu’il a laissé entendre dans certaines de ses publications, il n’y a
aucune certitude qu’il ait vraiment été admis dans une loge. Tout
porte à croire que son initiation à la Franc-Maçonnerie se bornait à
la simple étude de textes et divulgations maçonniques et à la
fréquentation de Maçons. Deux ans après cette prétendue
initiation, il publia une étude sur la Franc-Maçonnerie, en deux
tomes : La Maçonnerie écossoise comparée avec les trois
professions et le secret des Templiers du XIVe siècle, et Les
jésuites chassés de la Maçonnerie et leur poignard brisé par les
Maçons – Mêmeté des quatre vœux de la Compagnie de
S. Ignace, et des quatre grades de la Maçonnerie de S. Jean6. Il
chercha à y prouver que la Franc-Maçonnerie aurait eu des
supérieurs inconnus dans l’Ordre des jésuites. D’après Barruel7,
Jean-Joachim-Christophe Bode, membre du mouvement
illuministe allemand, aurait fourni à Bonneville les informations
nécessaires pour développer cette théorie. C’est tout à fait
possible, car Bode était convaincu que les jésuites avaient inventé
la Franc-Maçonnerie templière, d’abord pour soutenir la cause des
Stuarts catholiques, puis, après la suppression de leur Ordre, pour
le maintenir en secret et combattre le protestantisme8. En retour,
le livre de Bonneville fut traduit en allemand et publié à Leipzig9.

Les Illuminés de Bavière

Adam
Weishau
pt
Ce mouvement éphémère de libres penseurs républicains est sans
doute le plus radical du siècle des Lumières. Ses membres lui donnaient
le nom d’Illuminati et ils s’appelaient eux-mêmes les Perfectibilistes. Ce
groupe a été fondé le 1er mai 1776 par un ancien jésuite, Jean Adam
Weishaupt (1748-1830), professeur de droit canonique, et par le baron
Adolph von Knigge, à Ingolstadt dans le royaume de Bavière.
L’État conservateur de Bavière – où l’Électeur progressiste et éclairé
Maximilien III Joseph fut remplacé en 1777 par son héritier conservateur
Charles Théodore – était dominé par l’Église catholique et l’aristocratie.
Aussi, l’Ordre des Illuminés ne tarda pas à être supprimé par le pouvoir
en place. En 1784, le gouvernement bavarois bannit toutes les sociétés
secrètes qui incluaient les Illuminés et la Franc-Maçonnerie. La structure
des Illuminés s’écroula rapidement, mais pendant son existence, de
nombreux intellectuels influents et des personnalités politiques
progressistes en firent partie.

• Structures
Ses membres, issus tout d’abord de la Franc-Maçonnerie, devaient
obéissance à leurs supérieurs. L’Ordre était structuré et organisé en
trois classes et treize grades :

Première classe – Pépinière :

– Remise du Cahier préparatoire


– Noviciat
– Minerval
– Illuminé Mineur

Deuxième classe – Franc-Maçonnerie :

– Apprenti
– Compagnon
– Maître
– Illuminé majeur ou Novice écossais
– Chevalier écossais

Troisième classe – Mystères :

Petits Mystères : – Prêtres


– Princes

Grands Mystères : – Mages


– Roi

Dans chaque classe, les adeptes étaient chargés de se surveiller


mutuellement et de recruter de nouveaux adeptes pour l’Ordre.
Des relations avec les loges maçonniques ont été établies à Munich
et Freising en 1780.
L’Ordre avait des ramifications à travers toute l’Europe, mais il n’a
jamais excédé deux mille membres. Cette structure séduisit des
hommes de lettres, comme Goethe, Herder et certainement Mirabeau,
et des têtes couronnées comme les ducs de Gotha et de Weimar. Une
rupture interne au mouvement a précédé sa chute, qui est devenue
effective avec un édit du gouvernement bavarois en 1785.

• Citations du fondateur Adam Weishaupt


« Nous devons tout détruire aveuglément avec cette seule pensée : le
plus possible et le plus vite possible. »
« La grande force de notre Ordre réside dans sa dissimulation ; qu’il
n’apparaisse jamais sous son nom propre, mais toujours sous le couvert
d’un autre nom, d’une autre activité… »

• Effets culturels
Malgré le caractère éphémère de l’organisation, les Illuminés de
Bavière ont toujours eu une image ténébreuse dans l’histoire populaire,
à cause des écrits de leurs opposants. Ceux-ci ont donné lieu à des
récupérations souvent satiriques, humoristiques, voire de pure fiction,
comme le roman bien connu Anges et démons du célèbre (trop ?)
Dan Brown. Ces allégations de conspiration ont donné une vision
mensongère de la Franc-Maçonnerie qui, dans sa quasi-totalité, était
distincte de l’Ordre des Illuminés. En 1798, l’abbé Augustin Barruel
publia les Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme qui
développaient la théorie d’une grande conspiration regroupant les
Templiers, les Rosicruciens, les Jacobins et les Illuminés.
Simultanément et de manière indépendante, un Maçon écossais et
professeur d’histoire naturelle, John Robison, publia en 1798 Preuves
d’une conspiration contre l’ensemble des religions et des
gouvernements d’Europe. Quand il lut le livre de Barruel sur le même
sujet, il ajouta de très nombreuses notes pour compléter son ouvrage.
Robison prétendait apporter la preuve d’une conspiration des Illuminés
œuvrant au remplacement de toutes les religions par l’humanisme et de
toutes les nations par un gouvernement mondial unique.
Thomas Jefferson (1743-1826) affirmait que les Illuminés avaient
l’intention de propager l’information et les principes de la vraie morale. Il
attribuait la discrétion des Illuminés à ce qu’il appelait « la tyrannie du
pouvoir et des clercs ».
Plus récemment, Antony C. Sutton (1925-2002) suggéra que la
société secrète Skull and Bones (littéralement : Crâne et Os) avait été
fondée par une branche américaine des Illuminés. Plusieurs auteurs
contemporains – sans doute disciples de Barruel – ont émis l’hypothèse
que ces Illuminés modernes auraient finalement l’intention d’établir un
gouvernement mondial par des procédés criminels tels que l’assassinat,
la corruption, le chantage, le contrôle des banques et des pouvoirs
financiers, l’infiltration des gouvernements, mais également en
soutenant des guerres et des révolutions pour placer leurs propres
membres dans les hautes sphères de la hiérarchie politique.
Curieusement, Sutton et Jefferson semblaient d’accord pour dire que
les monarques d’Europe et l’Église étaient les ennemis des Illuminés.

Il est vrai que Barruel affirmait même que la Révolution française avait
été fomentée et contrôlée par les Illuminés par l’intermédiaire des
Jacobins. Et plus tard les théoriciens de la conspiration ont aussi vu la
responsabilité des Illuminés dans la Révolution russe de 1917, bien que
l’Ordre ait été officiellement dissous en 1790.

L’ouvrage, bien que dédié à la « très chère et très respectable


loge de La Réunion des Étrangers, Orient de Paris » – en
remerciement de renseignements qui avaient été fournis à
l’auteur – était une critique et une divulgation de la Franc-
Maçonnerie, reproduisant même en annexe le livre
antimaçonnique de Samuel Prichard10. Le prospectus de cet
ouvrage étant distribué par les concierges et gardiens de plusieurs
loges de Paris, l’Orateur de la Chambre des Provinces le dénonça
au Grand Orient de France le 16 mai 1788. Celui-ci arrêta que
défense serait faite aux distributeurs de contribuer en aucune
manière à la diffusion du prospectus et de coopérer à la vente de
l’ouvrage. D’autre part, la loge de La Réunion des Étrangers, par
décision spéciale du 9e jour du 4e mois 5788 (9 juin 1788), refusa
la dédicace qui lui avait été faite.

Alain Le Bihan signale Nicolas de Bonneville comme membre


de la loge La Réunion des Étrangers avant 1795, et de la loge Le
Centre des Amis en 179611. Par ailleurs, Charles Porset écrit : « Il
ne semble pas que Bonneville ait appartenu à des loges
françaises avant la Révolution, et il est douteux qu’il ait été reçu
aux Neuf Sœurs12. » Mais plus tard il change d’avis : « Car si
Bonneville était Maçon, et il l’était sûrement13, […]. » Bonneville se
dit initié dans une loge de Londres : à ce jour, nous n’avons trouvé
aucune trace de cette admission. Certains auteurs14 assurent
abusivement que Bonneville fut membre de la loge des Neuf
Sœurs ; mais Amiable, dans son ouvrage sur cette dernière loge,
ne le cite pas, et le passage où Barruel parle de lui dans son livre
Mémoire pour servir à l’histoire du jacobinisme ne prouve pas qu’il
fît partie de ce célèbre atelier. D’ailleurs, la liste que donna en
1838 le directeur de la revue maçonnique Le Globe ne nomme
pas Bonneville parmi les membres des Neuf Sœurs. Comme
Pierre-Yves Beaurepaire (cité par Charles Porset), nous pensons
que Bonneville n’était pas Maçon.

En 1789, Bonneville devint électeur de la Ville de Paris et peu


après la séance royale du 23 juin, il voulut organiser une espèce
de milice pour maintenir la tranquillité à Paris : il proposa à
l’Assemblée des électeurs du 25 juin la création d’une garde
bourgeoise.
Chargé de l’approvisionnement de Paris, il s’acquitta de cette
importante fonction avec un patriotisme qui fut récompensé par la
décoration du Mont Carmel, que lui remit Monsieur, futur
Louis XVIII, en sa qualité de Grand Maître de l’Ordre.
Il se mit à la tête des volontaires de Rouen qui, reconnaissant
en lui un chef, lui donnèrent le titre de lieutenant-colonel. Il
contribua ainsi à mettre fin aux émeutes suscitées par la disette.
En 1792, il rendit une seconde fois la tranquillité à la ville de
Rouen.
Mais donnons la parole à Bonneville lui-même. Voici comment il
s’exprime dans sa proclamation aux amis de la liberté, au moment
où il posait sa candidature à l’Assemblée législative :
Garde Nationale
(1791)

« Frères et amis je ne vous dirai point : discutez ma vie tout entière, c’est
un peu trop vague : voici quelques titres et ce sont des actions : si mon nom
est obscur, mes œuvres au moins, qui ne dépendent point de la jalousie, ni
de l’injustice de mes rivaux, ne le sont pas.
On allait manquer de pain. Les entrepreneurs des vivres étaient en fuite,
il fallait retrouver des fils brisés : ce que j’exécutai dans un premier voyage,
si pénible et si dangereux, me fit renvoyer sur-le-champ en qualité de
commissaire général pour l’escorte des convois, sur la route de Rouen et
du Havre.
L’élite de la jeunesse de Rouen se trouva réunie, je lui donnai un chef,
des drapeaux, une place forte, dont tous les chefs et les gardes furent
expulsés, sans que personne n’y ait perdu la vie. Je fis avancer un petit
nombre de nos gardes nationales, vers tous les postes importants, et
jusqu’à Pont-de-l’Arche, dont j’avais su peu à peu m’emparer. J’avais une
poignée d’hommes sur les chemins : on m’y croyait une armée puissante et
seul à Rouen avec un brave grenadier de mon district, tout fléchissait
devant mes desseins. Le peuple qui m’appelait “le petit père des gardes
nationales” me donna un grade de colonel et une épée15. »

Le projet de Bonneville de former une garde bourgeoise ne


passa pas inaperçu. Près de quinze jours plus tard, Mirabeau,
craignant les désordres qui pourraient résulter d’un soulèvement
de Paris, se fit applaudir à l’Assemblée nationale, en présentant
une motion semblable.
Le 10 juillet, les électeurs de Paris demandèrent à nouveau la
constitution d’une garde bourgeoise et Bonneville proposa en plus
« de se constituer en Corps de Commune, de confirmer
provisoirement les officiers municipaux, de les inviter à prendre
séance pour délibérer avec les électeurs, de convoquer les
soixante districts et de les engager à nommer chacun un
représentant pour se joindre aux électeurs. » C’est donc à
Bonneville que revient aussi l’honneur d’avoir conçu l’organisation
future de la municipalité parisienne.
Le 13 juillet, l’Assemblée nationale insista sur la création de la
garde bourgeoise et, le même jour, le Procureur du Roi permit
l’organisation de contingents de citoyens pour former une milice
parisienne.
Le 17 juillet, le Roi se rendit à Paris où il fut reçu par les
électeurs et les membres du corps municipal. Il se dit très satisfait
et approuva l’établissement de la garde bourgeoise, qui fut alors
chargée de le reconduire à son palais de Versailles.
Le 18 septembre de cette même année, Bonneville fut élu
membre de l’Assemblée des Trois Cents, dont le mandat était de
présenter aux districts un plan de constitution municipale.
Le 13 octobre 1790, Bonneville fonda avec l’abbé Fauchet un
Cercle social dans le but de rallier le genre humain à « cette
doctrine de l’amour qui est la religion du bonheur ». Son organe
de presse était La Bouche de fer. C’est de la presse du Cercle
social et de l’imprimerie créée par Bonneville que sortirent
plusieurs journaux importants de l’époque et dont il fut rédacteur
ou rédacteur adjoint : La Bouche de fer, Le Tribun du peuple, La
Chronique du mois, Le Bien Informé. Il eut comme collaborateurs
Mercier, Condorcet, Thomas Paine et l’abbé Fauchet.
Le Cercle social était une sorte d’association de type
paramaçonnique, comme il en existait beaucoup à cette époque
où la Franc-Maçonnerie était à la mode tout en étant critiquée et
où l’on prétendait utiliser les principes de l’Ordre pour arriver à la
régénération du genre humain. Le Cercle social se constitua en
club ordinaire ayant pour but principal la réforme sociale. « Une
grande pensée nous assemble, dit Fauchet, il s’agit de
commencer la confédération des hommes, de rapprocher les
vérités utiles, de les lier en système universel, de les faire entrer
dans le gouvernement des nations, et de travailler dans un concert
général de l’esprit humain à composer le bonheur du monde16. »
Ce club aura une grande vogue et son activité inquiétera même
les Jacobins qui l’accuseront de socialisme. Il ne fermera ses
portes qu’en juillet 1791, après la fusillade du Champ-de-Mars.

L’allure libre et un peu désordonnée du Club des Cordeliers17


plut à Bonneville. Ces patriotes étaient du reste moins théoriciens
qu’hommes d’action, et Bonneville leur offrit souvent l’hospitalité
dans sa Bouche de fer qui prêchait, comme eux, l’élargissement
du suffrage et le gouvernement direct avec referendum. Bonneville
y encouragea l’esprit républicain qu’il retrouvait aussi dans la
Société du point central des Arts et Métiers dont il faisait
également partie. Il y voyait ses théories mises en pratique.
Bonneville, qui ne se lassait pas de réclamer l’institution d’ateliers
de charité, put ainsi conduire cette société à demander, le 3 juillet,
« l’ouverture de nouveaux travaux dans les départements ».
Vers 1791, Bonneville, en désaccord avec son ami et
collaborateur l’abbé Fauchet18 sur certains points de croyance,
s’était brouillé avec lui et se vit obligé de continuer à lui seul la
rédaction de La Bouche de fer, organe qui devint un des plus
avancés du parti des Cordeliers dont Bonneville était membre. Au
même moment, il travaillait également à son livre De l’esprit des
religions. Cet ouvrage étudie tous les modes de gouvernement et
tous les hommes, et l’on y trouve les théories sociales, politiques
et religieuses de ce républicain et socialiste, disciple des
philosophes du XVIIIe siècle.

La suspension du Roi, votée par l’Assemblée le 25 juin 1791,


irrita les Républicains qui auraient voulu être les instigateurs de
cette mesure. Les Cordeliers et les sociétés populaires auxquelles
se joignirent plusieurs sections de Paris, soutinrent alors un
mouvement insurrectionnel. Condorcet parla, le 8 juillet, au Cercle
social, de la « nécessité d’une République » et fit ressortir que
l’égalité était établie maintenant que les corps intermédiaires
étaient supprimés. Les Cordeliers en appelèrent au peuple et
rédigèrent avec les sociétés populaires réunies la fameuse pétition
des Cents qui invitait l’Assemblée à ne rien décider sur le sort du
roi avant que le vœu des Communes de France ne fût exprimé.
Mécontents de ne pas avoir été reçus par l’Assemblée, ils firent
une nouvelle pétition qui fut jugée inutile par Robespierre et
Pétion, puisque le vote du décret avait déjà commencé. Les
Cordeliers se rendirent alors au Cercle social où se trouvaient déjà
réunies plus de quatre mille personnes, et ensuite au Club des
Jacobins. Tandis que ces derniers, s’en tenant aux moyens
constitutionnels, abandonnaient le mouvement, Bonneville et
d’autres se rendirent au Champ-de-Mars avec des délégués des
sociétés fraternelles. Le 16 juillet, ils déposèrent sur l’autel de la
patrie une nouvelle pétition. Elle déclarait nul le décret de
l’Assemblée et demandait « le jugement d’un roi coupable » et « le
remplacement et l’organisation d’un nouveau pouvoir exécutif ».
Le lendemain, les citoyens devaient la signer, mais l’Assemblée
et la municipalité, résolues à supprimer le mouvement, prirent des
mesures rigoureuses et proclamèrent la loi martiale. Le drapeau
rouge, hissé à l’hôtel de ville, fut le signal d’alarme. La foule,
s’armant de pierres, attaqua la troupe, et le massacre des
signataires commença.

Quelques jours après, le Cercle social cessait la publication de


La Bouche de fer. Bonneville fondait alors avec Thomas Paine,
Achille Duchâtelet, Condorcet et Lanthénas une « Société
républicaine » dont l’organe devait être Le Républicain, mais il ne
parut que quatre numéros de ce journal.

En novembre de cette même année 1791, nous retrouvons le


patriote Bonneville comme un des fondateurs de La Chronique du
mois, où il fait des tableaux analytiques des débats à l’Assemblée
législative. Il offre ce travail à ses souscripteurs comme un
nouveau code qu’il fait précéder d’un coup d’œil général sur la
Constitution de 1791. Dans cette nouvelle feuille, qui deviendra
porte-parole du ministre Roland, Bonneville épouse les querelles
des Girondins et attaque vigoureusement Robespierre et Danton.
Épouvanté par les exigences de la Commune, écœuré des excès
du Comité de surveillance, Bonneville renonce, après le
2 septembre 1792, à sa participation dans La Chronique du mois,
mais il reprend la plume quelques jours plus tard pour condamner
les auteurs des massacres de septembre.

Au mois de mars précédent, Bonneville, en accord avec J.-


B. Louvet, avait l’intention de fondre son Bulletin des amis de la
Vérité avec La Sentinelle, journal affiche destiné à battre la
royauté en brèche. En janvier 1793, il mit son projet à exécution et
fit reparaître le Bulletin des amis de la Vérité, où il inséra
huit placards de La Sentinelle qui parurent du 3 janvier au
18 février.

Entre-temps, Bonneville s’était lié avec Thomas Paine, qui


s’était jeté avec ardeur dans le mouvement révolutionnaire.
Combattant la politique de William Pitt (« le second ») en
Angleterre, Paine avait essayé de promouvoir une entente entre la
France et sa voisine d’outre-Manche. En 1790, il entamait avec
Edmund Burke – adversaire comme Pitt de la Révolution
française – sa polémique sur les Droits de l’homme, et Bonneville
conçut une grande admiration pour ce partisan de la Révolution.
Accusé de jacobinisme et poursuivi pour ses écrits radicaux,
Paine revint en France où il reçut un accueil enthousiaste. Nommé
citoyen français et élu membre de la Convention, il appuya la
politique des Girondins. Ce fut alors que Paine loua un ancien
hôtel de Mme de Pompadour au no 63 de la rue du
Faubourg Saint-Denis. Bonneville y passait souvent ses soirées
dans la compagnie des Roland et des disciples anglais de son
ami.
Le 18 mai de cette même année, Marat, qui venait d’apercevoir
Bonneville dans une des tribunes de la Convention, s’avisa de le
dénoncer comme aristocrate. Celui-ci fut arrêté, mais il eut la
chance d’échapper à l’échafaud et même à la prison. Charles
Nodier rapporte qu’il
« était si beau et si doux, que les furies des tribunes elles-mêmes
l’escortèrent pour le sauver, jusqu’au dehors du jardin, comme ces protégés
de Salomon que des esprits de malice transportent au loin, sous la
condition qu’ils ne prononceront pas en chemin le nom du Seigneur. Depuis
ce temps-là, tantôt fugitif, tantôt prisonnier, tantôt préparant des asiles aux
proscrits de toutes les opinions, sans acception de leurs fautes et leurs
excès, il avait ouvert dans son appartement de la rue du Four-Saint-
Germain un refuge de sûreté pour les blessés de tous les partis, comme on
l’a dit avec tant d’esprit, à l’honneur d’une politesse pleine de grâce, mais
un peu moins périlleuse19. »

Après la proscription des Girondins, avec lesquels il s’était lié, il


fut arrêté à nouveau, et la journée du 9 thermidor20 empêcha seule
son exécution. Il fut également accusé d’être l’imprimeur de l’ex-
ministre Roland, mais une perquisition faite chez lui ne fit
découvrir que quelques volumes d’auteurs latins, anglais et
allemands.
Sous le Consulat, son attitude fière et indépendante valut à
Bonneville de nouvelles persécutions. L’asile qu’il avait donné à
des suspects tels que Barruel-Beauvert – dont les opinions étaient
pourtant totalement contraires aux siennes –, et qui était resté
chez lui comme correcteur d’épreuves, éveilla les soupçons des
autorités, et il fut mis en prison en même temps que son protégé.
Son ami Nodier – qui fut lui aussi emprisonné au Temple ! – le
rencontra dès le premier jour, et nous le dépeint ainsi : « Comme
homme d’opinion, il n’avait fait sa cour qu’au malheur. Pour lui, les
causes perdues étaient les bonnes, les infortunes étaient les
droits, et il aurait pu arborer un vae victoribus21 pour devise. Les
caractères de cette nature ne sont jamais redoutables aux tyrans.
“Espères-tu épouvanter le crime, lui disait Mercier, avec tes joues
couleur d’églantine et tes yeux couleur de pervenche ? – Fais-toi
vipère22 !…” »
Peu après, ayant osé, dans Le Bien Informé du
19 brumaire an VIII, comparer Bonaparte à Cromwell, il se vit
confisquer ses presses, qui ne lui furent jamais rendues ; ainsi
privé de son gagne-pain, il tomba dans la misère.
Obligé de quitter son nouveau logement, 4 rue du Théâtre-
Français, il se réfugia auprès de son père à Évreux, où il fut l’objet
d’une longue et rigoureuse surveillance de la police. Il menait alors
une vie paisible et retirée. Par des registres de comptes, ainsi que
par d’autres papiers conservés à l’hôtel de ville d’Évreux, il est
démontré que Mme Bonneville y était installée marchande de
nouveautés. Dans l’été de 1800, Bonneville fut chargé par
Thomas Paine de traduire son Pacte maritime, traduction qui fut
imprimée et distribuée à Paris aux ambassadeurs de toutes les
nations neutres.

Après quelques années passées de la sorte dans sa ville natale,


les autorités lui accordèrent la permission d’aller à Paris, où il
espérait trouver le moyen de vivre.
Pendant ce temps, sa femme et ses enfants s’étaient rendus en
Amérique. En effet, l’hospitalité que les époux23 Bonneville avaient
donnée à Thomas Paine de 1797 à 1802 avait été le point de
départ d’une sincère et durable amitié dont nous trouvons de
nombreuses preuves. Ce ne fut pas seulement un logement qu’ils
lui avaient offert, mais aussi les soins, le dévouement et l’affection
dont il avait eu besoin en pays étranger, loin des siens. Ils lui
avaient créé une famille et l’avaient choisi comme parrain de leur
second fils, Thomas. Aussi Paine voua-t-il à ses amis français une
reconnaissance à toute épreuve. Il leur payait sa pension chez
eux et aidait son ami dans ses travaux littéraires, faisant venir des
fonds d’Amérique afin de les secourir dans leur dénuement.
Prévoyant enfin la possibilité d’une nouvelle persécution des
républicains-socialistes, les Bonneville avaient formé le projet de
passer tous en Amérique, mais la surveillance dont Bonneville
était l’objet l’avait empêché de quitter la France.
Peu après le départ de Paine en 1802, Mme Bonneville était
partie seule avec ses enfants, mais il avait été convenu que son
mari les rejoindrait dès que les circonstances le lui permettraient.
Respectant ses promesses et justifiant la confiance que les
Bonneville avaient en lui, Paine leur donna un asile à Bordertown,
puis à New Rochelle, où il avait une ferme. Paine mourut le 8 juin
1809. N’ayant pas d’héritier, il légua tous ses biens à la famille
Bonneville.
En 1812, Bonneville traduisit un ouvrage posthume de son ami
Paine24, à savoir De l’origine de la Franc-Maçonnerie. Cette
brochure avait été publiée à New York en 1810 par la femme de
Bonneville, mais elle en avait exclu tout ce qui avait rapport à la
religion chrétienne. Bonneville obtint le manuscrit original par
l’intermédiaire de M. Gallatin, ministre du Trésor public aux États-
Unis. Cet envoi comprenait aussi des lettres de sa femme et de
ses fils Benjamin et Thomas. C’est par ces lettres qu’il apprit que
son ami avait rempli sa promesse d’être le protecteur et le père
adoptif de sa famille aux États-Unis, où il avait lui-même le
dessein de se rendre plus tard. Cet ouvrage sur la Maçonnerie
tend à prouver que par ses coutumes, ses cérémonies, ses
enseignements secrets et sa chronologie, elle dérive de la religion
des anciens druides25.

La chute de Napoléon permit à Bonneville de rejoindre sa


famille à New York.
Washington Irving évoque, dans la préface des Aventures du
capitaine Bonneville, le révolutionnaire en exil, un Nicolas
de Bonneville apparemment résigné, dont « l’imagination vive et le
cœur tendre le rendaient peu propre à la lutte pour la vie,
subissant cependant avec courage et bonhomie les cruelles
épreuves de l’existence, grâce à son heureux naturel ». Il nous le
dépeint « assis à l’ombre des arbres de la Battery ou du porche de
l’église Saint-Paul de Broadway, les yeux rivés sur un livre, sourd
aux bruits de la cohue et oublieux des heures fugitives26 ».
Malgré toute sa résignation et sa foi dans les destinées de la
libre Amérique, Bonneville éprouvait la nostalgie de la France. Il
revint à Paris vers 1819.

Il se fit bouquiniste ; sa pauvre petite échoppe était située rue


des Prés Saint-Jacques, et c’est là qu’il mourut le 9 novembre
1828. Une demande collective, hélas trop tardive, de Victor Hugo,
d’Alfred de Vigny et de Nodier à M. de Martignac « toujours si
disposé à protéger le talent et à secourir le malheur », n’aboutit
qu’à payer les frais d’enterrement. Voici le triste tableau que
Nodier nous fait de sa lamentable fin :
« Dans l’état de misère où il était tombé, il ne cessa d’être l’homme le
plus secourable et le plus bienveillant que j’aie connu de ma vie. Sans
égard pour les opinions, il accueillait tous les malheurs.
Aujourd’hui Bonneville est déchu de son talent. C’est un feu éteint par la
misère et par la maladie : la dernière fois que je l’ai vu, il s’asseyait sur une
chaise qui n’avait point de fond, et arrosait un morceau de pain noir de
quelques lampées d’eau. Ce que vous avez résolu pour lui serait
certainement un bienfait dans sa situation : quant à la manière de l’offrir,
c’est un de ces mystères que la délicatesse de votre cœur vous fera
deviner. Comme bienfait du roi, vous lui donnerez plus que de l’argent, car
l’idée qu’il n’est pas méconnu peut rendre quelque ressort à sa vie ; mais il
faut lui faire comprendre que c’est ainsi qu’on en agit avec les gens de
lettres et qu’on s’occupe de faire davantage pour lui. Je ne sais pas le
numéro du pauvre Bonneville, mais il demeure rue des Prés Saint-
Jacques27 et il y occupe une boutique de bouquiniste, que tout le monde
vous indiquera. Une grande femme qui a été remarquable par ses
manières, dont le malheur a réduit le plus beau type à celui des vieilles
Merillies28 de Walter Scott, vous répondra pour Bonneville, qui n’a peut-être
plus de paroles pour s’expliquer. Demandez-lui seulement le nom de ses
meilleurs amis : s’il me nomme, c’est lui29… »

Mme Bonneville, qui était rentrée en France avec son mari,


retourna en Amérique en 1833 et mourut à Saint-Louis le
30 octobre 1846, au domicile de son fils Benjamin, le général
Bonneville.
Un ouvrage surprenant : Les Jésuites chassés
de la Maçonnerie et leur poignard brisé par les Maçons

Ce livre de Bonneville30 est divisé en trois parties. La première


traite de la Maçonnerie écossoise comparée avec les trois
professions et le secret des Templiers du XIVe siècle ; la seconde
de la Mêmeté des quatre vœux de la compagnie S. Ignace et des
quatre grades de la Maçonnerie de S. Jean ; la troisième contient
des notes et preuves et reproduit le livre Masonry Dissected de
Samuel Prichard31.

Une seule gravure orne cet ouvrage, mais elle est importante,
car elle constitue un argument à l’appui de la thèse de Bonneville.
Il en développe le commentaire au long de sept pages de la
seconde partie (pages 105 à 111). Il a découvert, écrit-il, cette
« planche » en tête d’un acte du Collège & Grand Chapitre de
l’Ordre royal de H. R. D. M.32 de Kilwining en Écosse. Cela est tout
à fait exact, et cette belle gravure – que nous reproduisons ici –
est due au talent d’un Franc-Maçon français, Pierre Lambert de
Lintot, qui exerça ses activités maçonniques en Angleterre33 où il
joua un rôle majeur en introduisant des hauts grades français, en
particulier en relation avec le célèbre Maçon anglais Thomas
Dunckerley34.

Globalement, le livre tend à prouver que les jésuites se sont


graduellement glissés dans la Maçonnerie et en sont souvent
devenus les maîtres invisibles. Ils ont falsifié les faits pour établir
historiquement une descendance des anciens Templiers. Les
Francs-Maçons devraient les chasser et continuer leur belle
œuvre humanitaire et scientifique. Aimer et soulager son
semblable, arracher à la nature ses secrets, voilà ce à quoi il
faudrait viser. Bonneville souhaitait qu’on imitât Bacon « qui
préparait et calculait des trésors réservés à ses derniers neveux !
Qui voulait, à force d’épreuves, de combinaisons nouvelles,
pousser la nature à bout, et lui arracher son voile et ses
secrets35 ». Il nous expose presque allégoriquement – forme que
Bonneville affectionne assez – sa propre attitude en présence de
la nature.
« Qu’il me soit donc permis pour me faire mieux entendre, de comparer la
nature à un être pensant qui travaille publiquement et au grand jour mais
toujours par modestie, ou par caprice, ou par une loi qui ne m’est pas
connue, couverte d’un voile plus ou moins épais. Si j’entre dans son atelier
et que je sois attentif à ses mouvements pleins de grâce ; si j’entends une
voix caressante, je sais déjà que ce n’est point un tigre qui est caché sous
le voile ; j’y soupçonne un artiste habile ou une femme de génie ; c’est peut-
être une jeune fille née pour l’amour ; par quelque heureuse négligence ou
par un bienfait de son cœur, elle laissera peut-être s’entrouvrir un coin du
voile. Je connaîtrai peut-être sa beauté : peut-être que par l’étude de ses
traits saisis à la dérobée, je pourrai démêler le vrai chemin de son cœur, et
ensuite apprendre de sa bouche quelle est sa naissance et la cause du
voile impénétrable qui cache ses attraits divins et sa main créatrice. Je veux
qu’elle paraisse un instant insensible à ma prière ; ne saurais-je pas au
moins le but de mes recherches ? Après avoir beaucoup obtenu, ne serais-
je pas fondé à espérer encore davantage ? Alors, si la nécessité ne me
permettait pas de rester longtemps en contemplation dans l’atelier, combien
je me trouverais heureux d’aller me recueillir avec les grands Hommes de
mon siècle, pour apprendre d’eux l’histoire de tous les indices que l’Être
inconnu sous le voile aurait pu donner des procédés de son travail, ou du
mystère de son sexe ! Et s’ils avaient assez de respect pour la vérité, et
assez bonne opinion de mon zèle pour avoir à m’offrir des témoignages, et
non des interprétations, que ne leur devrais-je pas de reconnaissance et de
bonheur ! Mais si quelque homme à secrets m’invite à sa confiance ; s’il
m’indique sa demeure à des jours fixés, et que j’ai toujours un nouveau
domestique à solliciter, une autre porte à ouvrir ; si le Grand Maître est
toujours absent ; si de prétendus initiés se contredisent tous dans ce qu’ils
me racontent des merveilles et des desseins de leur Supérieur ; s’ils ne
m’apprennent pas même le nom ni la Nature du Protée inaccessible, je
m’écrie en frémissant : “Tout n’est pas bien ici !” »

Voilà quelles sont, à peu près, les différentes impressions qu’on


éprouve aujourd’hui dans la Franc-Maçonnerie ; un saint respect
pour d’anciennes allégories ; et de l’indignation pour des énigmes,
qu’on soupçonne avec raison très modernes36. »
« Je ne prétends point ici, dit Bonneville, à l’honneur d’écrire l’histoire de
tout ce qui peut être dit de la Maçonnerie37, mais de montrer seulement les
intrigues employées par les jésuites pour plier les allégories et les initiations
de l’Ordre militaire des Templiers aux quatre vœux de « la compagnie
indestructible » ; et leurs efforts opiniâtres à persuader que la Maçonnerie
franche et acceptée n’est que l’ancien Ordre des Templiers ; dans
l’espérance de faire bientôt accroire à leurs initiés que l’Ordre des Templiers
n’était lui-même qu’une institution jésuitique. Et alors que ne feraient-ils pas
accroire des mystères de leur Ordre38 ? »

« Ne serait-il donc point possible que sans descendre


immédiatement du Ciel une heureuse institution produisît des
Législateurs de génie, des héros et des hommes39 ! » Il veut
raisonner froidement et remonter les siècles pour pouvoir mieux
comprendre ce que pourrait nous réserver l’avenir ; il désire qu’on
regarde un peu au loin et autour de soi. « J’essaierai […] la
méthode sévère de l’analyse qu’on ne trouve guère aujourd’hui en
France que dans les écrits d’un Charles Bonnet, d’un Condorcet et
d’un Bailly40. »
On sent déjà chez Bonneville une véritable haine contre le
clergé et la tyrannie.

« La Tyrannie aura beau épaissir les ténèbres de l’ignorance dont elle


nous a enveloppés, de temps en temps quelques explosions de lumière
éclairent ses nuages impurs. Elles annoncent au Méchant que la Foudre
s’amasse quelque part pour en faire un grand exemple. La Terre émue
sortira du sommeil léthargique où elle est plongée, et comme le Taureau
endormi que souillaient déjà de leurs poisons les reptiles qui le croyaient
mort, Elle secouera ses vieux ossements, et jettera, je ne sais où, les
insectes qui la déshonorent41. »

Et pourtant, révélant ainsi sa nature pacifique, Bonneville


prêche la tolérance, l’amitié, la fraternité. Il écrit : « Loin
d’ordonner la vengeance comme les jésuites, l’envoyé de Dieu
ordonne d’aller se réconcilier avec son Frère42. » Et aussi : « Vil
Fanatisme, je t’exècre ; je voudrais pouvoir te mépriser, je ne te
haïrais pas43 ! » Et encore : « Ô mes Frères ! n’oubliez pas qu’il
faut être homme avant d’être prêtre ou soldat ! Et encore cet autre
précepte, ce premier précepte gravé au sein de vos colonnes
antiques : Il n’y a rien de divin où il n’y a rien d’humain44 ! » Le
prêtre ambitieux, usant du langage du démon – « l’Esprit
impur45 » – promet aux hommes mille bonnes choses pour l’avenir
s’ils veulent se prosterner à ses pieds et l’adorer.
Bonneville s’évertue donc à démontrer les intrigues employées
par les jésuites pour faire correspondre les allégories et initiations
des Templiers aux quatre vœux de la « compagnie indestructible »
des jésuites : il veut ainsi prouver que l’Ordre des Templiers n’était
lui-même qu’une institution jésuitique. Les jésuites, selon lui, ont
été les premiers à écrire de prétendues histoires de la Maçonnerie
et leurs publications ne sont qu’un « chaos insondable », à
commencer par le livre de George Smith : The Use and Abuse of
Free-masonry46.
Cet auteur, dit Bonneville, se contredit continuellement dans son
œuvre et l’explication qu’il donne des cérémonies maçonniques
est en complet désaccord avec son exposé de l’origine de la
« compagnie illuminée47 ». « On voit clairement alors qu’il ne s’agit
rien moins que de renverser des Empires, et d’y entretenir un
levain de discorde48. »

Il paraîtrait cependant, dit Bonneville, que d’après La Grande


Encyclopédie, un nommé Anderson fut le premier historien de
l’Ordre. En tête de la Constitution de la première Grande Loge,
qu’il fut chargé de rédiger, il plaça une histoire de la Maçonnerie
relatant son origine biblique.
La théorie du capitaine Smith correspond au célèbre discours
de 1737 du chevalier de Ramsay, qui faisait dériver l’Ordre
maçonnique de la chevalerie des Croisades, et dans ce contexte,
fit clairement allusion aux Templiers49, peut-être à cause de la
légende maçonnique relative au temple de Salomon. Ramsay
désirait peut-être trouver des hommes et de l’argent pour servir la
cause des Stuart, où les Francs-Maçons jouèrent un certain rôle. Il
cherchait à « persuader aux Maçons qu’il y avait au fond de leur
symbolisme des secrets d’une extrême importance, apanage de
rares initiés et à les convaincre que la filiation avec les anciens
Ordres religieux s’établissait par l’intermédiaire de supérieurs
inconnus50. »
Livre de George
Smith
Bonneville fait alors l’historique de certaines sociétés et en
particulier des Rose-Croix, disciples, dit-il, de Bacon, qui avaient
formé une société toute littéraire et scientifique, société dans
laquelle les jésuites se glissèrent. Il en trouve les preuves, comme
toujours, dans leurs symboles et allégories. « Ils firent de la
maison salomonienne de Bacon un temple de Salomon : ils
plièrent tous les symboles à leurs desseins, et à force d’en donner
des explications bizarres dont le sens jésuitique était réservé à
leurs conjurés, ils infectèrent la source la plus pure51. » Il compare
par exemple les quatre degrés de la société des Rose-Croix aux
quatre degrés de l’Ordre des jésuites. De là, il étend la
comparaison aux grades maçonniques les plus connus et aux
mots de passe qui s’y rapportent, car cette société a été
« maçonnée » par les jésuites qui « en ont fait une Maçonnerie qui
tient dans la servitude et l’ignorance près de vingt millions
d’hommes en Europe52 » :

Grades maçonniques Grades jésuitiques

Apprenti TUBALCAIN T. 1er jésuite TEMPORALIS T.


(Laïc ou
Temporel)

Compagnon SCHIBOLETH S. 2e jésuite SCHOLASTICUS S.


(Scholastique)

Maître CHIBLIM C. 3e jésuite COADJUTOR C.


SPIRITUALIS
(Coadjuteur
spirituel)

Maître écossais NOTUMA N. 4e jésuite NOSTER N.


(Nôtre, ou
Profès)

Reconnaissons que la comparaison est séduisante, car les mots


de passe sont bien ceux en usage dans les loges françaises et
allemandes du XVIIIe siècle !

D’après Bonneville, le Franc-Maçon anglais « ne cherche dans


la Maçonnerie que des liaisons qui lui seront utiles dans ses
voyages : association formidable dont il est très fier d’être
membre, parce qu’on lui assure tous les jours qu’elle est
ancienne ; naturellement vain, il aide à se tromper soi-même ;
pourvu que son orgueil soit flatté, il paie […]. [Les Maçons anglais]
aiment la pompe et un grand appareil dans leurs assemblées. […]
Ce sont en général d’honnêtes gens que les Francs-Maçons
anglais. Il y en a bien quelques-uns parmi eux qui soupçonnent
qu’on les mène par le nez ; mais il y en a peu. […] Les Francs-
Maçons anglais, par leurs aumônes, par leurs encouragements
donnés à l’industrie, font le plus grand honneur à la Société53. »
Mais ils sont les instruments des « supérieurs inconnus » à cause
de leur insouciance et de leur ignorance. « Les Français en
général regardant la Maçonnerie comme une institution de
bienfaisance et comme un rendez-vous honnête à des festins et à
des jeux, ne reconnaissent aucun titre d’honneur qui exempte
[comme dans les loges anglaises] des frais du banquet
fraternel54. »

À force de comparer les symboles et les allégories, Bonneville


pense enfin prouver la croyance « d’une liaison immédiate de la
société des Francs-Maçons avec l’ancien Ordre des Templiers ».
Après quelques réflexions sur différentes religions et croyances,
gnosticisme, cabalisme, etc., il énonce que des principes religieux
gnostiques faisaient la base des secrets des Templiers du
e
XIV siècle ; pourtant les Francs-Maçons ont comme premier
principe que la religion n’est point du tout leur objet : « La liaison
immédiate de cette Société moderne avec l’ancien Ordre des
Templiers n’est donc qu’une chimère. Les principes d’une Société
secrète peuvent souffrir de grandes altérations, des modifications
infinies ; mais il n’est point possible que ces principes deviennent
jamais contradictoires55. » De plus, les symboles des deux ordres
ne se ressemblent vraiment pas. L’Ordre des jésuites est tout
simplement entré dans la Maçonnerie. Pour prouver sa thèse,
Bonneville analyse les mots, combine le jeu des lettres initiales,
réduit les lettres en chiffres et ensuite les chiffres en lettres et
trouve invariablement, après maintes manipulations, des secrets
jésuitiques.

Bonneville poursuit en établissant une filiation entre les


symboles figurant sur le tapis de la société fraternelle des Rose-
Croix et ceux des loges : « Tout ce qui se trouve aujourd’hui sur
les tapis des Francs-Maçons est emprunté du tapis des Rose-
Croix56. »
Il démontre encore que l’histoire de Saint-Alban fondant une
loge en 287 et celle du roi Athelstan accordant une « charte de
liberté » aux Francs-Maçons en 92657 sont des allégories
représentant en fait Charles Ier, qui fonda une première loge en
1646, et son fils Charles II dont le frère, le duc d’York – futur
Jacques II –, fonda un collège de jésuites ; « et ce Collège
s’appelle naturellement, dans l’histoire des Francs-Maçons
jésuitisés, la Grande Loge d’York, parce que Jacques II établit son
collège de jésuites, lorsqu’il n’était encore que duc d’York58. » Il
fallait y penser : Bonneville l’a fait ! Mais il fait mieux encore en
démontrant « mathématiquement » par la somme des chiffres des
dates citées le secret de la supercherie :

Les allégories Les faits

Saint-Alban - 287 2 + 8 + 7 = 17 Charles Ier - 1 + 6 + 4 + 6 = 17


1646

Athelstan - 926 9 + 2 + 6 = 17 Charles II - 1682 1 + 6 + 8 + 2 = 17

Poursuivons. Selon Bonneville, les voyages du candidat dans la


loge sont empruntés aux Rose-Croix, mais chez les jésuites ils
symbolisent leurs « missions » : « Ils étaient occupés à prêcher
une mission en Angleterre lorsqu’ils se glissèrent dans la
Maçonnerie, et qu’ils firent de la Société littéraire des Rose-Croix-
Maçons un Ordre de moines célibataires59. » Leurs livres sont
donc chiffrés et clairs seulement pour ceux qui en possèdent la
clef. Ils ont été traduits dans toutes les langues, mais les
traducteurs n’étant pas jésuites ont « détruit le sens caché sous
les chiffres et n’ont fait de ces ouvrages ridicules qu’un bavardage
encore plus ridicule. » Voilà le résultat de leur « admirable doctrine
des équivoques ». Il y a des milliers de Francs-Maçons qui ne sont
que les jouets de ces misérables jésuites et c’est contre eux que
Bonneville s’indigne, car « dans la plupart des loges… où l’on se
borne à figurer des allégories qui sont imprimées partout, c’est
une horreur d’exiger pour cette initiation, quelquefois terrible, un
serment exécrable ! Quelle atrocité de faire payer à des milliers
d’hommes des taxes considérables, dans l’espérance d’apprendre
un secret qu’ils ne doivent jamais savoir60 ! » Les jésuites, ces
supérieurs inconnus – dont les initiales S.I. signifient évidemment
Societas Iesu = Société des jésuites61 – de la Maçonnerie
recrutent des partisans et ne donnent en retour que des symboles
mystérieux vidés de leur véritable signification. Et Bonneville
déclare qu’il veut que l’Ordre maçonnique reste une institution
philanthropique ayant pour seul but le bonheur de l’homme et le
progrès de l’humanité.

La légende des jésuites s’insinuant dans la Franc-Maçonnerie


avait été inventée en Allemagne par Adam Weishaupt62 qui,
devenu ennemi acharné de cet ordre religieux, fonda celui des
Illuminés. Secondé par des frères tels qu’Adolf Knigge, Christoph
Friedrich Nicolaï et Jean Bode, il sonna l’alarme, espérant que la
crainte de ce danger imaginaire amènerait à son organisation de
nombreuses recrues.
Bonneville, ayant eu connaissance des écrits de Bode63 et de
Nicolaï64, crut à cette fable et contribua à la répandre au moyen de
l’ouvrage que nous venons de résumer. Il n’est pas établi qu’il soit
entré en relations directes avec les Illuminés de Bavière, ou même
qu’il ait rencontré leur émissaire, Bode, envoyé pour propager le
système et la doctrine de son maître dans les loges de France, à
commencer par celle des Amis Réunis. Mais il eut d’autres
sources.
Mirabeau65, qui était Maçon, était en relation avec les Illuminés
de Weishaupt. Dès 1776, il écrivit un Mémoire concernant une
association intime à établir dans l’ordre des F.-M. pour le ramener
à ses vrais principes, et le faire tendre raisonnablement au bien de
l’humanité, rédigé par le F. Mirabeau, nommé présentement
Arcésilas66. Il fournit à Bonneville une partie importante des
matériaux de son étude sur La Monarchie prussienne sous
Frédéric le Grand67 où l’on trouve un important développement sur
les sociétés secrètes et une condamnation sans appel des dérives
mystiques d’une partie de la Maçonnerie allemande. Nous voyons
du reste reparaître dans cette œuvre la théorie des jésuites
cachés dans la Franc-Maçonnerie, et ce curieux diplomate signale
la publication toute récente de Bonneville :

« Cet ouvrage, qui fait beaucoup d’honneur aux connaissances, à la


sagacité et même au courage de M. de Bonneville, n’est pas, comme on
pourra le croire en France, un système. C’est un rapprochement très
complet des principaux faits qui ont conduit en Allemagne à l’importante
découverte sur laquelle nous appelons l’attention de tous les bons esprits et
des vrais amis de l’humanité. »

La tourmente qui passe sur l’Europe entière inquiète même les


Anglais et nous trouvons un érudit professeur de l’université
d’Edimbourg, John Robison qui, troublé par cette inquiétude
générale, en étudie les causes et demeure également persuadé
qu’elle est due aux menées secrètes des Illuminés d’Allemagne.
Pour lutter contre cette machination, il publie en 1798 son livre
intitulé : Proofs of a Conspiracy against all the Religions and
Governments of Europe68.

La thèse de la conspiration maçonnique dans la Révolution


française a souvent été soutenue, et l’on a abusé du titre de
Franc-Maçon, donné sans discernement à des individus qui
n’avaient que des accointances avec l’Ordre maçonnique, où ils
ne rentraient souvent qu’en qualité de visiteurs dans les séances
publiques qui étaient très fréquentes à cette époque. Bien que
tous les clubs fussent très fréquentés par les frères, nous ne
pouvons croire que ce petit nombre de Maçons révolutionnaires ait
pu entraîner tout un peuple dans cette voie dangereuse et même
lui faire jouer un rôle inconscient dans un vaste complot organisé
par les Illuminés. Tous les historiens (nous ne comptons pas parmi
ceux-là les tenants d’un antimaçonnisme sectaire toujours présent
contre tout bon sens) s’accordent d’ailleurs sur ce point.

On a voulu voir en Mirabeau l’instigateur du complot, le metteur


en scène de la secte de Weishaupt. Cependant, malgré ses
énormes erreurs politiques, ce partisan d’une monarchie
constitutionnelle était prévoyant et prudent : il cherchait à établir
un équilibre social dans la séparation des pouvoirs. Le despotisme
du pouvoir législatif lui déplaisait autant que la tyrannie du pouvoir
personnel et unique. Nous constatons les mêmes tendances chez
Bonneville qui souhaite un équilibre entre les forces sociales et
une répartition des fonctions dans l’État. Sa conscience s’alarme
des excès de la Révolution et, dans ses écrits, il cherche à calmer
la colère des exaltés et à poser des bornes à leurs actes de
violence. Il voudrait peu à peu instruire le peuple dans les
principes républicains et l’inciter à plus de calme pour reconstruire
l’organisation de la nation et du pouvoir politique. Même s’il a été
fortement influencé par la légende, venue d’Allemagne, de
l’infiltration des jésuites dans la Franc-Maçonnerie, il n’est pas
vraisemblable, au vu de ses propres écrits comme de sa conduite
dans les événements pendant et après la Révolution, qu’il soit un
adepte de l’Ordre des Illuminés de Bavière. L’estime que lui portait
Thomas Paine suffit à le confirmer, si nécessaire. Bonneville était
un homme passionné, un républicain enthousiaste, mais opposé à
toute violence physique. Il ne reçut sans doute jamais une
véritable initiation maçonnique, ni en Angleterre ni en France,
mais il adhérait de cœur et d’esprit aux principes fondamentaux de
l’Ordre tels que sincérité, fraternité, tolérance, humanisme. Et
nous serions tentés de croire que sa conviction de la mainmise
des jésuites sur la Franc-Maçonnerie l’empêcha d’y demander son
admission, préférant la défendre de l’extérieur, espérant la libérer
de ce joug imaginaire qu’il voulait détruire par ses écrits.

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illuminisme, théosophie, tome II – La
génération de l’Empire, éditions Honoré
Champion, Paris.
Photo reproduite avec l’aimable autorisation des Archives
du Suprême Conseil, 33°, S.J., États-Unis
Albert Pike

Quelques aspects majeurs de la vie d’Albert Pike

La Franc-Maçonnerie américaine est généralement très peu


connue en France, y compris parmi les Francs-Maçons eux-
mêmes. De plus, beaucoup de ceux qui ont approché ce sujet
s’appuient sur leur connaissance de la Maçonnerie française. Or,
s’il y a évidemment des points communs entre les deux
Maçonneries, ainsi que des liens historiques importants1, on est
souvent bien loin d’avoir une idée juste de la vie du Maçon
américain et de ses conceptions de l’Ordre auquel il appartient : la
forme des cérémonies, l’objet des réunions de loge, les objectifs
de développement personnel, sociaux et même économiques sont
très différents de ceux du Franc-Maçon français. Trop souvent
encore, la Franc-Maçonnerie américaine est perçue comme étant
de même nature que la Franc-Maçonnerie anglaise, dont elle est
pourtant bien différente.
La présentation d’un grand Maçon américain du XIXe siècle est
l’occasion de montrer quelques aspects de cette spécificité
maçonnique d’outre-Atlantique, même s’il s’agit d’une personnalité
hors du commun. Car la vie d’Albert Pike pourrait servir de trame
à un scénario de film d’aventures qui s’inscrirait sans difficulté
parmi les grandes sagas qu’Hollywood a souvent produites.
Albert Pike2 avait tant de talents variés et a vécu tellement
d’expériences diverses qu’il est difficile de présenter sa
personnalité de façon convenable en quelques pages. Il sera
nécessaire de s’écarter parfois de la chronologie des faits pour
que ses différentes activités ne semblent pas trop décousues,
quand on sait que ce fut un enseignant, mais aussi – comme le
nomme Coil dans son encyclopédie maçonnique – un
« argonaute » du Far West. Ce fut encore un poète, un juriste, un
officier pendant deux guerres et un éditeur de presse. Enfin, il
réécrivit les instructions, les rituels et les règlements des trente-
trois grades du Rite écossais ancien et accepté.

Albert Pike est né à Boston dans le Massachusetts le


29 décembre 1809. Il est le fils de Benjamin et Sarah Andrews
Pike, qui sont venus s’installer à Newburyport quand Albert avait
quatre ans. Il y fait ses études primaires et secondaires dans une
école et un collège privés. En 1824, il entre dans la classe des
débutants à l’université de Harvard de la ville américaine de
Cambridge. Cela, notons-le, à l’âge de 15 ans. Il donne des cours
pour payer ses études et achève un cursus de deux ans en une
seule année, puis passe un examen pour entrer dans le cours des
« juniors » de l’université. Mais on lui demande de payer les droits
d’enseignement pour deux ans, ce qui lui est matériellement
impossible. Alors, il quitte Cambridge et n’y reviendra jamais. Il
étudie seul les matières des classes « junior » et « senior » de
l’université, en même temps qu’il enseigne à Fairham et à
Newburyport. En 1831, il quitte le Massachusetts et gagne
Cincinatti par étapes ; de là, il se rend à Nashville puis à Paducah
et descend l’Ohio jusqu’à Cairo dans l’Illinois. Ensuite, il va jusqu’à
Saint-Louis, où il se joint à un groupe en partance pour Santa Fe
au Nouveau-Mexique. Plus tard, il racontera ses voyages
aventureux dans Prose Sketches and Poems. Cet ouvrage
comporte non seulement un poème sur les « départs de chez
soi », mais aussi quelques vers et un chapitre pour chaque
événement frappant qu’il a connu dans sa vie. Vers
novembre 1831, Pike atteint Taos au Nouveau-Mexique et il y
séjourne, ainsi qu’à Santa Fe, pendant une dizaine de mois.

Son goût pour l’aventure l’amène à se joindre à une bande de


voyageurs qui se dirigent vers la Nouvelle-Orléans. Ils sont mal
équipés pour effectuer un tel voyage et suivent des pistes
hasardeuses dans la région indienne, à travers tout l’Oklahoma et
le territoire indien. Pike fait la plus grande partie du voyage à pied,
car il a perdu très rapidement sa monture au début du périple. Le
groupe rencontre plusieurs fois des autochtones, mais comme des
deux côtés les intentions sont pacifiques, aucun drame ne se
produit et Pike y acquiert une bonne opinion du caractère indien,
qu’il gardera toute sa vie. Le voyage se déroule à travers ce qui
est maintenant l’État de l’Oklahoma, alors très peu peuplé et où le
balisage des routes était quasiment inexistant. En approchant des
limites orientales de la région indienne, le groupe emprunte un
chemin difficile et se retrouve bientôt à Fort Smith dans
l’Arkansas.

Pike décide de tirer le meilleur parti possible de la situation et


devient enseignant au nord de l’Arkansas. Il rencontre Robert
Crittenden et se lie d’amitié avec lui. Ce dernier est propriétaire du
journal le Little Rock Advocate, dans lequel Pike peut exprimer
son talent littéraire. Il achète finalement le journal et le dirige
pendant près de deux ans et demi. En octobre 1834, il épouse
Mary Hamilton, native du Mississipi et qui habite à Arkansas Post.

Pike élit domicile à Little Rock. Après avoir lu un volume des


Commentaires du juriste anglais William Blackstone3, il est admis
au barreau des avocats de l’Arkansas et exerce cette profession
avec son associé Ebenezer Cummins. Il construit une résidence
imposante de style colonial4 : c’est dans ce cadre qu’il passera les
meilleurs jours de sa vie. De ses dix enfants, quatre décéderont
en bas âge, trois encore dans l’enfance, mais les trois autres
vivront longtemps, dont le plus jeune jusqu’en 1929. Pike édite
cinq volumes de comptes-rendus de la Cour Suprême de
l’Arkansas couvrant les années de 1837 à 1844 ; il annote et
indexe les décrets de 1837, et en 1842 il publie le guide pratique
de l’Arkansas.

En 1848 survient la guerre du Mexique, et Pike, bien que


« Whig » (c’est le parti opposé à la guerre), recrute et commande
un escadron de cavalerie qui sert sous les ordres du général
Taylor à Buena Vista. Pike est félicité pour sa bravoure et sa
perspicacité. En 1849, il manifeste avec énergie son soutien pour
la construction d’une voie de chemin de fer jusqu’à l’océan
Pacifique : pour cela, il fait des conférences à Memphis, à
Charleston, et même devant la Chambre législative de Louisiane à
Bâton-Rouge.

C’est vers ce moment-là que Pike devient Maçon et, pendant


les événements qui vont suivre, il s’investit de plus en plus dans la
Franc-Maçonnerie. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il décide,
vers 1851 ou 1852, de déménager à la Nouvelle-Orléans, en fait
l’objectif initial de son grand voyage, et en 1853, y transférant ses
activités professionnelles, il fonde un nouveau cabinet juridique,
associé à Logan Hunton.

Pike est initié dans la loge Western Star N° 1 de Little Rock en


1850, passé Compagnon le même mois et élevé Maître le mois
suivant. La même année, il est reçu aux trois premiers grades du
Rite d’York (Mark Master, Past Master et Most Excellent Master).
En 1852, avec seize autres Frères, il obtient une charte pour la
loge Magnolia N° 60 qu’il dirige en 1854 et 1855. Très rapidement,
il devient président de la commission des lois et usages
maçonniques de la Grande Loge de l’Arkansas, ainsi que de celle
des relations extérieures, et il est chargé de faire un discours au
Collège St-John, que la Grande Loge patronne. L’année suivante,
il est président du comité de la bibliothèque. En 1859, il représente
la Grande Loge au Convent de Chicago. Quittant la Nouvelle-
Orléans, il démissionne de la loge Marion N° 68 de cet Orient et
lorsqu’il part de Memphis dans le Tennessee, il démissionne aussi
de la loge Kilwinning N° 34. En 1850, Pike reçoit les grades de
l’Arc Royal dans le Chapitre Union N° 2 de Little Rock et quand le
Grand Chapitre de l’Arkansas est fondé le 28 avril 1851, il est
nommé Grand Scribe. L’année suivante, il est élu Grand High
Priest de son propre chapitre et assure cette présidence de 1852
à 1854. Il est encore nommé président du comité des relations
extérieures et de celui des lois et usages maçonniques, et aussi
membre du comité de la bibliothèque, mais cette fois pour le
Grand Chapitre.

Pike reçoit les grades cryptiques (Royal and Select Masters)


dans le Conseil Columbia de Washington D. C. en 1852, et le
grade de Knight Templar dans le Camp Washington N° 1 en 1853.
Il participe à la fondation du Conseil Occidental N° 1 à Little Rock
dont il est élu président. Il est aussi le premier Commandeur de la
Commanderie de Knights Templar Hugues de Payens N° 1 à Little
Rock.

Parmi tous les systèmes maçonniques, Pike s’investit surtout


dans le Rite écossais ancien et accepté : il y atteindra les plus
grands honneurs. Il écrit qu’il n’a jamais entendu parler de ce rite
avant 1853, quand il s’installe à la Nouvelle-Orléans, alors que le
R.E.A.A. est pratiqué en Louisiane depuis déjà longtemps. Les 20,
21 et 22 mars 1853, à Charleston (Caroline du Sud), Albert
G. Mackey communique tous les grades du 4e au 32e à Pike. La
même année, Pike est nommé inspecteur général, délégué du
Suprême Conseil pour l’Arkansas. Il commence aussitôt à
travailler sur les rituels. Plus tard, il déclarera à ce sujet : « Je les
ai tous trouvés à Charleston, quand je reçus les grades jusqu’au
32e. J’emportai la plupart d’entre eux avec moi l’année suivante, et
le reste me fut envoyé ; je copiais la totalité des grades du début à
la fin, dans un recueil maintenant dans les archives du Suprême
Conseil. » C’est un manuscrit relié de plus de quatre cents pages,
toutes écrites de la main de Pike, contenant une copie des rituels
des grades tels qu’ils lui sont parvenus, non seulement ceux du
Rite écossais, mais aussi ceux du Rite d’York, et même un rituel
d’adoption. Ce manuscrit se trouve aujourd’hui dans la
bibliothèque du Suprême Conseil à Washington D. C. En 1855, le
Suprême Conseil nomme un comité chargé de préparer et de
perfectionner de nouveaux rituels du 4e au 32e grade. Ce comité
est composé d’Albert G. Mackey (33e), John H. Honour (33e),
W. S. Rockwell (33e), C. Samory (33e) et Pike (32e). C’est le
Maçon du 32e grade qui va faire tout le travail !

Pour Pike, les grades « étaient simplement agrégés, et non pas


organisés en système. N’étant pas homogènes, ils n’étaient pas
fixés, mais simplement amalgamés ». Il écrit en 1855 : « J’ai
trouvé, pour les grades que j’ai choisis, que c’était à peu près
comme faire quelque chose avec rien. » Et en 1861 : « Pour
plusieurs des grades de la série, il n’y a jamais eu de rituel. J’étais
satisfait, peu après avoir reçu ces grades, que pour pouvoir
étendre plus largement le Rite, une révision des rituels fût
indispensable. » Certes, il prend en considération la tâche
accomplie par le Très Illustre Frère Laffon de Ladebat, de la
juridiction Sud, qui a commencé ce travail, mais il ajoute :
« Il me semblait que ceux qui avaient conçu ces grades, kabbalistes,
hermétistes et adeptes pour la plupart, avaient caché leur signification avec
tant de soin qu’ils avaient fini par rendre la majorité des grades
incompréhensibles et une grande partie du rituel est réduite à un
bredouillement incohérent [...] et bien des grades étaient si lamentablement
imparfaits ou étaient si dénaturés que c’était pire que de ne pas en avoir du
tout. Il y a dix ans, ils constituaient un amas hétérogène et chaotique,
beaucoup de passages étant des absurdités incohérentes et du charabia,
d’autres inconsistants, et pour quelques-uns c’était le néant total. On avait
pris tant de soin pour cacher la signification des symboles que l’on avait
perdu le vrai sens de la plupart ; l’ignorance et le manque d’esprit en
avaient fourni d’autres. Le baragouin de quelques grades était aussi
inintelligible que celui des alchimistes, ce qui m’a convaincu que, à l’origine,
leur vraie signification avait été communiquée de vive voix et que les rituels
avaient été formulés avec l’intention de fourvoyer ceux qui pourraient
éventuellement les posséder illégalement. »

En 1870, il dit du Chevalier d’Orient et du Prince de Jérusalem :


« Je ne pouvais ni sonder le mystère ni découvrir l’allégorie
cachée. Ils me semblaient ne rien enseigner et presque ne rien
signifier ! » En 1878, il ajoute : « La vérité est que le rite n’était
rien, les rituels presque nuls et pour la plupart un tas de sottises
sans valeur jusqu’en 1855. » En 1887, il écrit encore : « J’ai dit
que les rituels des grades du Rite écossais ancien et accepté et
ceux du Rite de Perfection, quand je les ai reçus, étaient sans
valeur. Je le répète, à l’exception seulement du Rose-Croix. Le
Maçon n’y apprenait rien de nouveau. Ils n’étaient absolument pas
émouvants. Aucun homme intelligent et instruit ne pourrait les
regarder, en tant que production littéraire, avec quelque respect
que ce soit. »

Albert Pike 33e


Photo reproduite avec
l’aimable autorisation
des Archives du
Suprême Conseil,
33°, S.J., États-Unis
Pour suivre le travail de Pike sur les rituels du R.E.A.A. qui n’a
pas été achevé avant 1866, nous avons dépassé la chronologie
d’autres événements importants de sa vie. Après avoir été nommé
inspecteur général délégué pour l’Arkansas, il est investi de la
même mission pour la zone ouest du Tennessee. En 1856, il
devient Commandeur en chef du Consistoire du 32e grade, et
l’année suivante, il est reçu au 33e grade, Souverain Grand
Inspecteur Général, au cours d’une tenue exceptionnelle du
Suprême Conseil à la Nouvelle-Orléans, et il est nommé délégué
spécial pour la Louisiane. Le 20 mars 1858, il est élu membre actif
du Suprême Conseil et le 2 janvier 1859 Grand Commandeur du
Suprême Conseil pour la Juridiction Sud des États-Unis, siégeant
à Charleston (Caroline du Sud). Il le restera jusqu’à sa mort en
1891.

Voici donc la position maçonnique de Pike lorsque les nuages


sombres de la guerre civile commencent à s’accumuler. Il ne
semble pas profondément affecté par ce conflit : il n’est lié ni à
l’une ni à l’autre partie, ce qui ne l’empêche pas d’exprimer ses
idées de temps en temps. Il est nordiste de naissance mais
sudiste d’adoption, et c’est sans doute pour cette raison que sa
position politique reste assez vague. À l’origine c’est un Whig
(parti Libéral), mais quand l’immigration grandissante entraîne la
formation du parti américain (nationaliste), opposé aux influences
étrangères, Pike y adhère et devient même président du comité de
ce parti pour l’Arkansas en 1855. Néanmoins, il consacre la plus
grande partie de son temps à la Franc-Maçonnerie. La question
de l’esclavage est débattue dans tout le pays aussi bien qu’au
Congrès. Pike est favorable au Compromis de 1850, car celui-ci
permet d’aboutir à un arrangement. Il est opposé à l’esclavage,
même s’il admet que des esclaves conviennent comme
domestiques ! Il doute de la possibilité de hâter le processus de
développement par lequel le Noir accèderait à la liberté comme,
dit-il, beaucoup d’autres personnes l’ont fait avant eux. Il est
opposé à la sécession, mais comprend que rien,
malheureusement, ne pourra l’arrêter, et il a conscience que
l’Arkansas ne peut pas, purement et simplement, rester neutre : si
cet État reste dans l’Union, ses hommes seront mobilisés pour se
battre contre les autres États du Sud. Il croit fermement que l’État
a le droit de faire sécession, mais que les conditions ne justifient
pas de recourir à cette extrémité. Toutefois, il préfère la sécession
à une position qui exigerait que l’Arkansas se batte contre les
autres États sécessionnistes, même s’il ne vote pas la Convention
de retrait de l’Union. Si certains veulent faire sécession, sa
stratégie est un retrait en bloc de tous les États du Sud : ce front
uni persuaderait le Nord de transiger par un amendement à la
Constitution qui réglerait pacifiquement les désaccords. On sait
qu’il n’en fut rien.

La guerre éclate le 12 avril 1861 avec la première bataille de


Fort Sumter. Le 6 mai, l’Arkansas fait sécession ; Pike accepte
une nomination comme agent de la Confédération pour traiter
avec les Indiens de l’Ouest de l’Arkansas et du Sud du Kansas,
connus sous le nom des « Cinq tribus civilisées ». Dans cette
mission, il se comporte avec audace, délaissant les instructions
données par le gouvernement Confédéré, sachant qu’elles
jetteraient les Indiens dans les bras de l’Union du Nord. Il passe
des traités avec toutes les tribus du territoire indien et il les
présente lui-même au Congrès de la Confédération, obtenant leur
confirmation.

En octobre 1861, Pike est nommé « brigadier général » chargé


de commander le territoire indien. Il exerce ce commandement
pendant huit mois, mais il tombe en disgrâce auprès de la
confédération, parce qu’il refuse de commander aux Indiens
Cherokee de se battre en dehors de leur propre territoire sans leur
consentement, conformément aux traités passés avec eux.
Cependant, en mars 1862, Pike commande les Indiens dans la
bataille de Pea Ridge, dans le Missouri, suivant l’ordre de son
supérieur hiérarchique. Ce n’est qu’un épisode dans un conflit
mineur de la guerre, mais la présence des Indiens dans cette
bataille hors de leur territoire, contrairement aux dispositions des
traités qu’il avait fait confirmer lui-même, heurte Pike qui menace
de démissionner si on leur commande de sortir à nouveau de leur
territoire. Lorsque cet ordre survient à nouveau en
novembre 1862, Pike résigne son commandement et il ne prend
plus aucune part à la guerre.

En juillet 1864, il est nommé à la Cour suprême de l’Arkansas


pour quelques mois seulement, car le gouvernement de l’État est
remplacé par une autorité militaire d’exception. Mais pendant qu’il
occupe cette fonction, il rédige beaucoup de jugements pour la
Cour.

La guerre prend fin le 9 avril 1865. Pike s’adresse


immédiatement au président Lincoln pour demander l’amnistie de
tous ceux qui, ayant participé à la rébellion, subissent la
suspension de leurs droits civils. Au même moment, il est mis en
accusation devant la Cour fédérale pour avoir incité des Indiens à
la guerre contre le gouvernement, ce qui, selon la loi, avait
longtemps constitué un crime. Cette accusation est certainement
une retombée des propos haineux circulant dans le Nord quant à
son comportement à la bataille de Pea Ridge, selon lesquels des
Indiens placés sous son commandement, et même sur son ordre,
ont commis des atrocités, comme de scalper les blessés. En
réalité, il y avait sans doute eu un cas isolé de scalp après la
bataille, mais absolument pas sur l’ordre de Pike. Pour éviter
d’être arrêté, Pike se réfugie au Canada, inutilement d’ailleurs, car
ayant déposé au préalable un recours et prêté un serment
d’allégeance à l’Union, son amnistie est prononcée par le
président Johnson, le 30 août 1865. Malgré cela, ses biens sont
confisqués. Lorsqu’il reçoit son amnistie complète le 23 avril 1866,
il est trop tard : Pike a tout perdu dans cette affaire.

Loin de se laisser abattre, Pike se rend à Memphis où il ouvre


un cabinet juridique, éditant en même temps le journal Daily
Appeal de Memphis pendant environ deux ans et demi. En 1868, il
s’installe à Washington D. C. et y transfère son activité juridique. Il
passera le reste de sa vie dans la capitale des États-Unis où, en
1901, dix ans après sa mort, on lui élèvera une statue
monumentale avec l’approbation du Congrès. Bien qu’il ait écrit :
« Quand je serai mort, je souhaite que mon monument soit
construit uniquement dans le cœur et la mémoire de mes Frères
du Rite ancien et accepté5 », Pike aurait certainement aimé cette
distinction : être le seul général confédéré à avoir sa statue dans
la capitale des États-Unis6 ! Les manifestants antiracistes qui ont
abattu cette statue le 19 juin 2020 ignoraient certainement quelles
étaient les conceptions de Pike et quel a été son comportement
pendant la guerre de Sécession. Ils auraient alors compris
pourquoi sa statue avait été élevée à cet endroit.

Statue d’Albert Pike


Photo reproduite avec
l’aimable autorisation
des Archives du
Suprême Conseil,
33°, S.J., États-Unis
Son travail sur les rituels est achevé en 1868 et les grades
révisés du 4e au 32e sont remis au Suprême Conseil. Pike a aussi
rédigé un cérémonial de constitution d’atelier, une cérémonie
funèbre, un rituel de loge de deuil, un baptême maçonnique, une
réception de louveteau et un rituel d’adoption. Parmi ses
réalisations les plus notables figure la suppression de la plupart
des titres – qu’il trouve extravagants et pompeux – des officiers et
des grades. En même temps qu’il révise les rituels, Pike rédige
des instructions (Lectures) pour la totalité des grades à l’exception
du 33e, qu’il achève en 1868. Elles sont publiées par le Suprême
Conseil en 1871. C’est le célèbre ouvrage Morals and Dogma of
the Ancient and Accepted Scottish Rite.
Ces instructions ne semblent pas, dans la plupart des cas,
particulièrement explicatives ou appropriées aux grades
correspondant aux titres et aux numéros figurant dans l’ouvrage,
même si leurs contenus sont très intéressants et ne sont pas
contradictoires avec le contenu du R.E.A.A. dans son ensemble.
Bref, il semble que dans Morals and Dogma, Pike n’a pas cherché
à élaborer chaque grade en mettant en accord le rituel avec
l’instruction qui pourrait y correspondre. Tant les rituels que les
instructions sont composés de textes mis en ordre et réarrangés à
partir de nombreuses sources livresques sur les mystères
antiques, la cabale, la magie, l’égyptologie, les hiéroglyphes,
l’alchimie, l’hermétisme, la philosophie d’Alexandrie, le
néoplatonisme, le gnosticisme, le zoroastrisme, le brahmanisme et
encore d’autres doctrines encombrées d’abstractions et de
fantaisies, aussi diverses qu’étranges pour le lecteur d’aujourd’hui.
Il semble, selon Waite7, que Pike se soit fortement inspiré des
travaux d’Éliphas Lévi qui, à ce moment-là, était très connu, mais
ne pouvait être considéré, affirme encore Waite, comme une
référence fiable dans le domaine maçonnique de l’écossisme.

Le hasard a voulu que Pike soit admis dans le Rite écossais


seulement quatre ans après avoir été initié et donc avant d’avoir
eu le temps et l’opportunité d’étudier vraiment l’histoire de toutes
les branches de la Franc-Maçonnerie. En fait, il a commencé son
étude des hauts grades sans connaître grand-chose de leurs
fondements. À l’évidence, il n’a pas su que les grades du Rite
écossais faisaient partie des rituels qui sont apparus en France à
partir de 1737 environ. Il les a considérés comme une sorte
de Franc-Maçonnerie primitive venue directement de Grèce,
d’Asie Mineure et d’Égypte, issue des mystères antiques et du
magisme dont ces grades ont subi l’influence. Il a lu des ouvrages
affirmant cette conception fantaisiste et il n’a jamais douté de leur
véracité. Il a considéré comme puérile la Maçonnerie des trois
premiers grades alors connue, tout en disant qu’elle avait une
signification plus profonde qui était cachée pour ses adeptes
superficiels, à qui l’on avait appris à se satisfaire d’explications
banales. Il a même affirmé que la Maçonnerie du Métier avait été
conçue afin non seulement de cacher sa vraie signification, mais
aussi pour faire croire à ses membres qu’ils l’avaient comprise ! La
plupart des grades sont représentés comme une vaste épopée où
se mêlent le réel et l’imaginaire, où les Chevaliers Rose-Croix
chevauchent parmi les Croisés en compagnie des Chevaliers
Kadosh et des Templiers.
Les Chevaliers
chrétiens
René Guilly (René Désaguliers) a écrit au sujet de Pike :

« Nous avons d’autres exemples dans le monde de Maçons éminents


qui, déçus de la pauvreté de la Maçonnerie au regard des aspirations de
leur siècle, ont pensé rendre celle-ci à sa vraie signification à travers leur
travail personnel. Nous n’avons pas l’intention de critiquer d’aussi fortes
convictions, mais simplement de faire remarquer […] que de siècle en
siècle, de géant maçonnique en géant maçonnique, la Franc-Maçonnerie
parcourt un chemin qu’il est parfois difficile de retracer et dont les itinéraires
sont toujours surprenants8. »

Mackey a encouragé Pike dans ses conceptions, car lui aussi


avait été reçu Maçon seulement quatre ans avant qu’il ne
commence à écrire des livres sur le sujet, dans lesquels il fait
siennes les théories les plus sensationnelles sur les mystères et le
symbolisme. Mais Mackey change d’avis dès que le travail de
l’école historique anglaise commence à être connu. Pike n’a pas
hésité ; son travail étant alors presque achevé et trop volumineux
pour être refait, il le publie en 1871. C’est certainement
regrettable, car Morals and Dogma est notoirement inaccessible
au lecteur moyen, en raison de son verbiage mystique et obscur.
« On pense à une cathédrale merveilleusement achevée par un disciple
zélé de Viollet-le-Duc qu’il faudrait autopsier pour retrouver quelques pierres
du XIIIe siècle auxquelles nous attacherions infiniment plus de prix. Faire,
défaire, refaire, quoi de plus humain, mais aussi quoi de moins
traditionnel ? Ainsi se sent-on partagé entre l’admiration que l’on éprouve
envers la grande figure d’Albert Pike, envers sa foi magnifique et son œuvre
grandiose et la nostalgie de la simplicité et de l’authenticité des origines –
réelles – de la Maçonnerie. Imaginons un immense palais aux
innombrables salles où nous disposerions les scènes et les personnages de
cire – dûment costumés – imaginés par Albert Pike et que nous
refermerions soigneusement avant de partir à la recherche des secrets des
Maçons français de 1735, notre nouvel Eldorado. Mais conservons-en
précieusement les clefs, qui sait si nous ne souhaiterons pas un jour y
revenir9 ? »
En général, les critiques oublient les exposés pleins d’idéal et
de pureté de la pensée philosophique, morale et politique de Pike,
qui jalonnent Morals and Dogma. Pike a une foi profonde en un
Dieu universel de sagesse, de morale et de bienfaisance, et c’est
un citoyen américain loyal, partisan du gouvernement républicain
constitutionnel.
Il a constamment dénoncé les abus dont souffre alors le
système des salaires de son pays et il exhorte dans ses écrits à
plus de considération pour les travailleurs, en affirmant sans cesse
la dignité du travail. Hélas, ces saines idées se perdent dans la
gangue de mysticisme et d’obscurité dans laquelle elles sont
noyées.

Après cette publication majeure de Morals and Dogma, Pike


poursuit une carrière maçonnique toujours aussi riche que variée.
Il change de loge aussi souvent qu’il change de domicile. Après
son installation à Washington, il s’affilie en 1880 à la loge
Pentalpha N° 23 du district de Columbia et, trois ans plus tard, il
revient à la loge Magnolia de Little Rock en Arkansas. Entre-
temps, en 1877, il est devenu Grand Maître Provincial de l’Ordre
royal d’Écosse et, en 1879, président de l’Association des Maçons
vétérans du district fédéral de Columbia ; il est aussi membre
d’honneur de plusieurs autres ordres maçonniques. La liste des
grades maçonniques de Pike a été établie par W. L. Boyden,
bibliothécaire du Suprême Conseil de la Juridiction Sud et elle
comporte cent trente entrées10. Non seulement il est membre
d’honneur de la plupart des Suprêmes Conseils du monde (y
compris du Suprême Conseil de France), mais il est encore
membre d’honneur de sept Grandes Loges américaines et de
beaucoup de loges dans le monde entier. En France, il est le
« correspondant » régulier de la revue maçonnique La Chaîne
d’union. Jusqu’à la fin de sa vie, il écrira à son rédacteur en chef,
le Très Illustre Frère Hubert, avec lequel il entretient une relation
privilégiée. Il est vrai que le Frère Hubert, 33e, est membre du
Suprême Conseil pour la France du Grand Collège des Rites, puis
du Suprême Conseil de France. Le 18 octobre 1886, Pike le fait
nommer membre d’honneur du Suprême Conseil de la Juridiction
Sud, en reconnaissance des services rendus par le Frère Hubert
pour favoriser les relations entre son Suprême Conseil et le
Suprême Conseil de France. Peu après, le 13 décembre 1886, il
lui écrit :
« J’ai renoncé à tout espoir de visiter l’Europe : dans quelques jours,
j’aurai complété 77 années d’existence. Le 29 décembre, buvez à ma
santé, vous et le bon Fr∴ Léchaut, comme je boirai moi-même à la vôtre et
à la sienne […] J’espère vivre pour voir s’accomplir la 25e année de votre
existence de directeur et rédacteur de La Chaîne d’union, et pouvoir vous
envoyer à ce propos mes congratulations. Si je puis le faire, j’aurai alors
complété ma 80e année11… »

Cette correspondance confirme la très amicale relation établie


depuis plusieurs années entre ces deux Frères éminents. Elle
nous donne l’occasion d’évoquer un événement exemplaire des
relations extérieures qu’entretient Pike, en particulier dans la
cadre de sa lutte contre l’antimaçonnisme.

Albert Pike et l’antimaçonnisme

Pike s’intéresse vivement à la vie maçonnique du monde entier :


il a donc des correspondants un peu partout et lit beaucoup. Les
attaques contre l’Ordre en général et contre le R.E.A.A. qu’il
représente dans sa Juridiction américaine entraînent ses
vigoureuses protestations. Les excommunications papales dont
l’impact aux États-Unis est assez fort, s’ajoutant à la crise
provoquée par l’affaire Morgan, entretiennent un antimaçonnisme
américain très agressif auquel s’associent facilement d’autres
mouvements religieux qui abondent en Amérique du Nord. Les
publications de divulgations, d’accusation de satanisme,
d’immoralisme, de complot politique prospèrent. Pike y répond
souvent avec vigueur. L’encyclique Humanum Genus du Pape
Léon XIII, en date du 20 avril 1884, va provoquer la réaction
immédiate de Pike. En octobre suivant, il fait une déclaration
solennelle au Suprême Conseil, exprimant son indignation devant
cette attaque contre la Franc-Maçonnerie, et annonce que dès le
mois d’août, il a rédigé un important mémoire rappelant les
condamnations antérieures de Rome depuis la première
excommunication de 1738. Ce document détaillé est publié et très
largement diffusé aussitôt, sous le titre Une réplique de la Franc-
Maçonnerie en faveur de l’Humanité à la lettre encyclique
Humanum Genus du Pape Léon XIII12. Il qualifie l’Encyclique de
« calomnieuse dénonciation de la Franc-Maçonnerie et des
Francs-Maçons », et conteste vigoureusement ce texte, point par
point. Il conclut ainsi :

« Il y a deux questions à poser et auxquelles doivent répondre tous les


catholiques romains des États-Unis qui sont loyaux envers la constitution
gouvernementale sous laquelle ils vivent, citoyens patriotes des États-Unis :
Votre conscience ne vous dit-elle pas que ce qu’exige maintenant de
vous le Pape Léon XIII, par le Général des jésuites et le Grand Inquisiteur,
est de vous engager activement dans une conspiration contre cette
Constitution gouvernementale et les principes sur lesquels elle est fondée,
et qu’après l’abolition de ces principes la constitution gouvernementale ne
pourrait pas vivre une heure ?
Si vous ne pouvez pas voir cela de façon claire, votre conscience et votre
bon sens ne vous disent-ils pas qu’approuver, favoriser et donner aide et
assistance à une conspiration ouverte contre toute autre République et
monarchie constitutionnelle dans le monde, et contre les principes sur
lesquels elles sont fondées, c’est jouer un jeu incohérent avec les principes
sur lesquels vous prétendez être gouvernés ici, c’est être en opposition
avec toutes les opinions favorables au pays dans lequel vous vivez, et c’est
être hostile aux influences de son exemple sur les gens des autres pays,
déloyal envers votre propre pays et indigne d’un citoyen américain ?
Vous devrez répondre à ces questions, car elles ne cesseront pas d’être
réitérées jusqu’à ce que vous le fassiez, et pas seulement la Franc-
Maçonnerie. »
Caricature de l’antimaçonnisme aux États-Unis
Pike se bat avec énergie contre l’antimaçonnisme également
hors des États-Unis. En France, un ouvrage particulièrement
virulent met en cause ses propres écrits. En 1885 paraît
Maçonnerie pratique – Cours d’enseignement supérieur de la
Franc-Maçonnerie, ouvrage volumineux de près de cinq
cents pages13 (un second tome de 532 pages paraîtra l’année
suivante14), contenant à la fois une divulgation des grades du
R.E.A.A., en particulier du 18e, du 30e et du 33e grades, et un
commentaire violemment antimaçonnique dénonçant une
prétendue perversion morale, religieuse, politique et intellectuelle
de l’écossisme. Le genre n’est pas nouveau : le XVIIIe et le
e
XIX siècles sont jalonnés de publications antimaçonniques, celle
de l’abbé Barruel étant particulièrement élaborée. Mais la
Maçonnerie pratique renouvelle le genre en s’appuyant sur de
nombreuses citations, réelles ou imaginaires, d’ouvrages
maçonniques alors récents. Sur cette base, l’auteur anonyme –
mais qui révèle très vite lui-même son identité : Paul Rosen –
développe des commentaires particulièrement odieux et
mensongers. En voici un exemple extrait du chapitre concernant le
rituel de Chevalier Rose-Croix :
« Devant cet autel, et le cachant à la vue, se trouve un grand rideau
tombant du plafond et pouvant s’écarter à droite et à gauche, symbole de
l’obscurité qui, pour les non-initiés, cache les vérités primordiales de
l’existence du monde.
Du côté extérieur du rideau noir, on voit une petite table recouverte aussi
d’un drap noir, et sur laquelle se trouvent :
Un Compas, symbole du membrum virile ;
Une Équerre, symbole du genitalia mulieris ;
Un Triangle, symbole de la génération dans ses phases, de Cause,
Moyen et Effet ;
Une Croix ayant une Rose dans l’intersection de ses bras, symbole de la
génération dans son opération : la Croix symbolisant la virilité suprême du
membrum virile et la Rose la perfection du genitalia mulieris : la Croix
primitive, celle des pamelies égyptiennes15, exhibée dans les fêtes d’Osiris,
étant formée par trois grands membra virilia réunis à angles droits par les
testiculi à l’extrémité d’un bâton ; et la Rose étant l’emblème d’Isis, de la
femme féconde par excellence16. »

Sans commentaire…
Pike est sans doute l’auteur le plus souvent cité par Rosen dans
ses notes de bas de page particulièrement abondantes, car ses
nombreuses références aux cultes anciens, aux pratiques
occultistes et ésotériques variées que nous avons déjà
mentionnées constituent un matériau de choix pour extrapoler en
interprétations négatives contre la Maçonnerie.
Pike reçoit successivement les deux volumes de Rosen. Leur
contenu lui est insupportable : le Maçon est révolté par le
caractère immoral que l’auteur prête à l’Ordre maçonnique et à
l’écossisme en particulier ; le juriste est indigné du procédé de
falsification des textes, du mensonge flagrant, de l’usage de
citations inventées de toutes pièces ; et l’homme est blessé par
l’attaque personnelle dont il est ainsi l’objet, atteint dans ses
convictions morales et spirituelles de croyant sincère. D’autres
attaques du même style se produiront plus tard, même longtemps
après sa mort, dont l’exemple le plus significatif est certainement
le livre d’Arthur Preuss A Study of Freemasonry publié aux États-
Unis en 1908, peu après traduit en français sous le titre Étude sur
la Franc-Maçonnerie américaine17.

Mais Pike n’est pas homme, nous l’avons déjà constaté, à se


laisser facilement abattre par un adversaire, si rusé soit-il. La
réaction ne se fait pas attendre : il répond point par point aux
attaques de Rosen, en termes énergiques ; il s’emploie, avec tout
son talent de juriste, à démonter cette mécanique calomnieuse et
à démontrer que non seulement ces propos sont mensongers,
mais encore que c’est par un vol que Rosen s’est procuré le plus
confidentiel de ces écrits. Cette « réponse aux assertions du soi-
disant Frère Rosen » est traduite par le Frère Léchaud et publiée
par le Frère Hubert dans La Chaîne d’union. En voici un extrait
particulièrement significatif, puisque c’est sa réponse aux
allégations de Rosen que nous venons de citer :
Au sujet d’un de ses livres, Pike écrit : « On n’y trouve point d’explication
des trois premiers Degrés, mais seulement de leurs mots ; et c’est la
mention de la signification phallique probable de quelques-uns de ces mots
(symboles des fois anciennes desquels DULAURE, DUPUIS et d’autres
“plumes françaises” ont donné d’amples informations) qui ont si fort
scandalisé et horripilé cette personne, laquelle, avec un plaisir évident,
revient à satiété sur le sexualisme et ses symboles, s’étend
complaisamment sur ce sujet, ajoute à des citations de RAGON, ses propres
réflexions, transformant de rapides expressions en compendieuses
lubricités, se délecte d’images que lui fournit son imagination personnelle et
impure, et les attribue avec une audacieuse effronterie à la Franc-
Maçonnerie.
Disons-nous vrai en portant cette accusation ? Que le lecteur de cet
ouvrage lise les pages 206 à 213 du premier volume et qu’il juge.
Qu’il examine plus spécialement les pages 275 et 276 de ce même
volume, et qu’il lise ce qui s’y trouve écrit avec une brutale obscénité,
touchant le compas, l’équerre, le triangle et la rose, et ses affirmations
mensongères sur leur prétendue interprétation dans les chapitres de Rose-
Croix. Aucune de ces images n’exista jamais dans aucun Chap∴ de Rose-
Croix du monde entier, ni nulle part autre en Franc-Maçonnerie.
De plus, dans ses citations de RAGON, à la page 276, il ajoute des mots
qui ne se trouvent pas dans le passage qu’il prétend citer, et il le fait pour
satisfaire ses propres instincts porcins. […] Et dire que pas un seul mot de
ces impudicités ne se trouve dans notre rituel ! Chaque référence faite par
lui, touchant une impudicité, est un mensonge impudent. […]
Conséquemment, en disant qu’il va donner une description détaillée du
“Degré de Rose-Croix” conformément aux rituels les plus autorisés, […] cet
écrivain attribue expressément à notre Rituel toutes les honteuses
obscénités dont se repaît son imagination18. »

Curieusement, avec ironie et une certaine perversité, Rosen


saluera cette défense de Pike. En effet, en 1887, Rosen a
l’audace d’adresser un courrier au Frère Hubert pour dénoncer le
plagiat commis par Léo Taxil, autre auteur bien connu pour ses
publications antimaçonniques dans lesquelles il appelle Pike « le
Pape du Diable ». Rosen déclare en ces termes que Taxil, dans
son livre Les Sœurs Maçonnes, a purement et simplement recopié
un passage de son Manuel pratique : « … il a tout simplement fait
traduire, en latin de cuisine, les pages 206 à 213 du premier
volume de l’ouvrage Maçonnerie pratique paru en 1885-1886, au
sujet duquel l’illustre Fr∴ Albert Pike vous a adressé une
magnifique série de remarquables correspondances parue dans
les numéros de juillet à novembre 1886 de La Chaîne d’union19. »

Rosen ne fait pas référence à la publication d’un article de Pike


paru aussi dans La Chaîne d’union20 à peine quelques mois plus
tôt, intitulé « Origines maçonniques », dont l’objectif est une
attaque virulente contre Joseph Cerneau21. C’est dommage. Cet
article est révélateur de l’évolution des conceptions de Pike sur les
origines de la Franc-Maçonnerie et de ses sources historiques,
marquant son passage évident de l’école légendaire à l’école
authentique qui caractérise l’évolution de la Franc-Maçonnerie
anglo-saxonne la seconde moitié du XIXe. En 1886, l’œuvre la plus
connue d’Albert Pike, Morals and Dogma, publiée en 1871, a déjà
fait l’objet de plusieurs rééditions : elle est connue – pas forcément
toujours lue ! – par tous les Maçons américains. Pike ne renie pas
son enfant, mais son honnêteté intellectuelle le conduit à dire et à
écrire que son contenu se situe dans le légendaire et ne peut être
considéré comme la véritable source de la Maçonnerie, tant dans
ses grades symboliques que dans ses hauts grades, qu’ils soient
du R.E.A.A. ou de tout autre système véritablement maçonnique.
Pour en juger, il convient d’ailleurs de ne pas négliger ses autres
publications.
Il a écrit, par exemple, un certain nombre de brochures
dénonçant le Cerneauisme, comme Beauties of Cerneauism ;
Chastisement of a Bearer of False Witness (Châtiment d’un
porteur de faux-témoignage), et sa réponse à Humanum Genus,
l’encyclique papale contre la Franc-Maçonnerie. N’omettons pas
non plus ses travaux non maçonniques : Lyrics and Love Songs et
Hymns to the Gods and Other Poems, tous deux édités par sa
fille, Mme L. P. Roome, et publiés à Little Rock en 1899, puis dans
une seconde édition en 1916 ; Indo-Aryan Deities and Worship ;
Irano-Aryan Faith and Doctrine ; et Lectures on the Arya,
Commentaries on the Aryan Race. Une bibliographie complète
des écrits d’Albert Pike établie par R. Baker Harris, bibliothécaire
du Suprême Conseil de la Juridiction Sud, a été publiée en 1957.
Une bibliographie précédente par W. L. Boyden, alors
bibliothécaire du même organisme, avait été publiée en 1921.

Albert Pike est un homme haut en couleur, ce qui ravit ses


compatriotes, et pas seulement les Maçons. Les anecdotes
abondent à son sujet, et ses bons mots font florès. En 1887, le
Texas Masonic Journal révèle « d’intéressantes particularités sur
sa vie. Le général aime les oiseaux et des cages bien entretenues
lui assurent la compagnie constante de cent volatiles divers dont
le gazouillement le ravit. À côté de sa collection d’oiseaux, il a sa
collection de pipes.

L’une de ces pipes a obtenu un prix à Paris eu égard à sa forme


et à ses proportions exceptionnelles. C’est une écume de mer
incomparable. Elle a coûté mille francs. Il va sans dire que c’est un
cadeau fait au général par des amis. Un autre trait, curieux
à reproduire : Albert Pike conserve soigneusement toutes les
plumes dont il s’est servi. Il en a un grand tiroir plein ;
et l’on en compte plus de dix mille22. »

Pipe en écume
de Pike
Photo reproduite avec
l’aimable autorisation
des Archives du
Suprême Conseil,
33°, S.J., États-Unis
La personnalité de Pike est si riche, sa vie si extraordinaire, que
nous ne pouvons en donner ici qu’un aperçu. Malheureusement,
peu de ses écrits et de ceux de ses biographes ont été traduits en
français et publiés : cela fait défaut pour connaître ce Maçon
exceptionnel, et pour mieux comprendre les Francs-Maçons
américains, nos voisins de l’autre côté de l’océan.

Nous nous contenterons pour conclure de citer un extrait de la


réponse de Pike aux attaques de Rosen, dont nous pensons qu’il
traduit bien les conceptions personnelles d’Albert Pike, comme
celles de la plupart des Frères américains, aujourd’hui encore :
« Tous nos livres enseignent la doctrine de l’existence d’une divinité
personnelle, à laquelle ce n’est pas folie d’adresser ses prières, en laquelle
il n’est pas déraisonnable de placer sa confiance ; qu’il est une autre vie
après celle-ci, dans laquelle notre existence présente ne sera pas comme si
elle n’avait jamais été, et que nous reverrons et connaîtrons à nouveau
ceux que nous avons aimés en ce monde et qui nous ont été enlevés par la
mort.
J’ajoute […] qu’à part ces deux doctrines, nous ne discutons pas les
questions religieuses ; que nous ne guerroyons pas contre le catholicisme
ou les catholiques ; nous refusons à qui que ce soit le droit de persécution
et nous condamnons l’intolérance, quelle qu’elle soit et d’où qu’elle vienne ;
que nous sommes les avocats de la Liberté constitutionnelle républicaine
ou monarchique, et que nous inscrivons sur nos bannières maçonniques :
Liberté, sous les lois constitutionnelles ; Égalité sous la subordination de la
loi ; Fraternité, avec dévouement à l’ordre public et à la majesté de la loi.
J’affirme en outre que nous sommes apôtres de la Libre Pensée, de la
Libre Parole, de la Libre Conscience, n’ayant aucun respect pour les
théories des nihilistes, des anarchistes et des agnostiques ; que nous
désapprouvons sur bien des points ce que l’on promulgue en Europe
comme enseignement maçonnique, et que nous ne sommes les ennemis
d’aucune Église, ni d’aucune religion, foi ou croyance23. »
Plusieurs biographies d’Albert Pike ont été publiées. En voici
quelques-unes :

• Frederick W. ALLSOPP – Albert Pike, a Biography – Little Rock,


Arkansas, 1928.
• Walter Lee BROWN – A Life of Albert Pike – Fayetteville,
Arkansas, 1997.
• Charles S. LOBINGIER – The Supreme Council, 33° ; Mother
Council of the World Ancient and Accepted Scottish Rite of
Freemasonry, Southern Juridiction, U.S.A. – Louisville, Kentucky,
1931.
• Jim TRESNER – Albert Pike, The Man Beyond the Monument –
New York, NY, 1995.
• Michel JACCARD – Albert Pike, Américain sudiste et réformateur
du REAA – éditions Cépaduès, Toulouse, 2020.
La bibliothèque de John Yarker

La Franc-Maçonnerie a compté et compte encore dans ses


rangs des personnalités exceptionnelles, qui ont apporté chacune
leur contribution à l’histoire de cette institution de diverses façons :
certaines par leur action dans le monde en général, d’autres par
leur contribution au développement de l’Ordre lui-même. Parmi
ces derniers, nous éprouvons personnellement un sentiment de
gratitude vis-à-vis de ceux qui ont tenu à nous léguer le fruit de
leur travail et de leurs recherches en mettant à notre disposition
leur bibliothèque spécialisée, enrichie peu à peu par la collecte
patiente d’ouvrages plus ou moins rares, de documents, de
manuscrits ou de copies de toutes sortes, et par l’apport
spécifique des dossiers de leurs propres travaux et de leurs
archives personnelles. Ces collections, qu’elles soient modestes
ou riches, sont pour le chercheur une des sources des preuves
documentaires dont il a besoin pour essayer d’éclairer l’histoire de
l’institution maçonnique. Trop souvent hélas, ces fonds, dont la
valeur marchande est de plus en plus élevée, sont dispersés
après la mort de leurs propriétaires par des ventes successives,
quand ils ne sont pas purement et simplement pillés ou pire,
détruits du fait de l’ignorance de leurs nouveaux détenteurs. Dans
la mesure du possible, nous nous efforçons alors de retrouver la
trace de ces trésors disparus, avec plus ou moins de bonheur.
Les besoins d’une étude sur Clement E. Stretton1 nous ont
conduit à nous intéresser à une bibliothèque maçonnique
particulièrement riche et fortement spécialisée : celle de John
Yarker. Personnage hors du commun, John Yarker mériterait une
biographie détaillée ; nous sommes convaincu qu’il a joué un rôle
très important dans l’évolution moderne de la Franc-Maçonnerie,
principalement dans ses rapports avec les groupements
ésotériques et dans le développement de la Franc-Maçonnerie
mixte anglaise à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. John Hamill
est, à notre connaissance, le seul chercheur à avoir publié une
étude objective2 sur cet homme qui reste mal connu et trop
souvent calomnié par ceux qui n’ont pas pris la peine de le
connaître par eux-mêmes et de lire ses écrits, ou qui refusent
d’accorder de l’intérêt à d’autres conceptions de l’Ordre
maçonnique que la leur.

Biographie succincte de John Yarker

John Yarker naquit le 17 avril 1833 à Swindale, petit village de


la paroisse de Shap dans le Westmorland, au Nord-Ouest de
l’Angleterre. Il vint vivre très tôt dans le Lancashire voisin, puis il
s’installa à Manchester où il se maria en 1857 et eut six enfants. Il
resta à Manchester toute sa vie, mais sa profession de négociant
en import-export lui donna l’occasion de voyager dans le monde
entier, et donc de rencontrer de nombreux Francs-Maçons. Dès sa
majorité, il fut initié le 25 octobre 1854 dans la Loge Integrity
N° 189 de Manchester, de la Grande Loge unie d’Angleterre. Il
rejoignit rapidement la loge Fidelity N° 623 de Duckinfield de la
même obédience, et en fut Vénérable Maître en 1856. Avancé à la
Marque et exalté à l’Arc Royal, il fut aussi membre de l’Ordre des
Chevaliers Templiers3 et d’un Chapitre Rose-Croix du Rite
écossais ancien et accepté. Dès 1862, il démissionna de sa Loge
bleue et de la Grande Loge unie d’Angleterre. Pourtant, il fut en
1887 l’un des premiers membres du Cercle des Correspondants4
de la prestigieuse Loge de recherche Quatuor Coronati N° 2076,
mais il n’en fut jamais membre à part entière. Nous pensons que
John Hamill donne une explication cohérente à cette démission en
évoquant la déception d’un homme avide de connaissances
ésotériques qu’il ne trouva pas dans une Loge du Métier5, et par
ailleurs soucieux de se soustraire à l’autorité de la Grande Loge
unie d’Angleterre au moment où il s’engageait dans des
organismes maçonniques « irréguliers » et dans des groupements
occultistes divers6, ce qui occasionna des tensions, des disputes
et des exclusions diverses ! Car John Yarker sut trouver ailleurs ce
qu’il avait cherché en vain dans le Craft. Nous ne pouvons pas
citer toutes ses appartenances et ses titres, et nous nous en
tiendrons aux plus importants :

John Yarker
en décors
de Chevalier
Templier

– Grand Inspecteur Général, 33e degré du Rite de Cerneau ; membre


honoraire du Suprême Conseil de New York (1871).

– Grand Maître Général, 96e degré, du Souverain Sanctuaire du Rite


ancien et primitif pour la Grande-Bretagne et l’Irlande (1872) ; Grand
Hiérophante impérial, 97e degré du Rite (1902).
– Suprême Grand Maître du Rite de Swedenborg pour le Royaume-Uni
(1876).

– Archi-Chancelier7 du Rite d’Ishmael (1893).

– Cofondateur8 de l’Ordre royal oriental de Sikha et du Sat Bhai (1871).

– Chef de l’Ordre Auguste de la Lumière à la tête duquel il succède à


l’Orientaliste Maurice Vidal Portman.

– Chef de l’Ordre des Chevaliers du Rameau rouge d’Eri (après 1872).

– Membre Honoraire de la Société de Théosophie (1879).

– Grand Maître Maçon, VIIe degré de la Maçonnerie Opérative9 (1909).

John Yarker écrivit beaucoup. Sa correspondance fut


extrêmement abondante. Les journaux et revues maçonniques de
langue anglaise publièrent de nombreux articles, communications
et contributions diverses dont il était l’auteur. À cela s’ajoutent des
communications dans les Ars Quatuor Coronatorum10, des
brochures et des livres (la bibliographie publiée par John Hamill en
compte seize) ; parmi ceux-ci, son œuvre majeure fut The Arcane
Schools éditée en 1909 à Belfast.
Lorsqu’il décéda le 20 mars 1913 à Manchester, il laissa une
bibliothèque et une somme de documents considérables.

La dispersion de la bibliothèque :
dévolution de la première partie du fonds

Le seul bien de valeur de la succession de John Yarker était


cette vaste bibliothèque. Sa veuve, Eliza Jane Yarker, âgée de
74 ans, n’ayant aucune ressource personnelle, se trouva en
grande difficulté matérielle. Elle bénéficia pourtant de
l’extraordinaire renommée acquise par son mari au sein de la
Franc-Maçonnerie mixte anglaise du Droit humain. Il n’en était pas
membre, mais il avait publié de nombreux articles dans la revue
officielle de la Juridiction britannique de cette obédience, le Co-
Mason. Il avait établi ainsi les liens d’une amitié profonde et
durable avec plusieurs membres, en particulier avec Miss Aimée
Bothwell-Gosse, directrice de la revue, et avec des Frères et des
Sœurs de la loge de Manchester N° 22. Une nécrologie détaillée,
accompagnée de portraits, fut publiée dans le Co-Mason11. Miss
Bothwell-Gosse, qui avait assisté John Yarker dans ses derniers
instants, était devenue une amie de Mme Yarker. Elle lança avec
succès une souscription pour lui venir en aide : elle reçut
rapidement plus de 105 livres Sterling, somme très appréciable en
191312. Si cet acte charitable13 était loin d’être négligeable, il
n’était cependant pas suffisant pour assurer dans la durée une
existence normale à la veuve de John Yarker. Il fallut donc se
résoudre à vendre rapidement la bibliothèque, déjà réputée dans
le milieu maçonnique. Miss Bothwell-Gosse avait fait l’inventaire
des ouvrages et des documents les plus précieux avant même le
décès de John Yarker. Aussitôt celui-ci connu, plusieurs offres
d’achat furent faites, principalement par des Francs-Maçons
américains. Mais Miss Bothwell-Gosse, en même temps qu’elle
organisait la collecte au bénéfice de Mme Yarker, fit le nécessaire
pour éviter la dispersion de tout le fonds. N’ayant pas elle-même
les moyens nécessaires à une telle dépense, elle prit contact avec
une Sœur fortunée de la Juridiction britannique du Droit humain,
Miss Annie L. Watson. Celle-ci acheta pour une somme
considérable14 la plus grande partie de la bibliothèque, et constitua
un dépôt sous le nom de Bibliothèque Yarker15, dont elle resta
cependant propriétaire. Elle finança également l’achat des
meubles nécessaires, du fichier et des fournitures diverses, pour
que la bibliothèque, installée au 13 Blomfield Road à Londres,
siège des Loges du Droit humain de la capitale, soit à la
disposition des Frères et des Sœurs.
Miss Aimée
Bothwell-Gosse
Un Comité de gestion fut constitué. Il comprenait, outre Annie
Watson elle-même, les Sœurs et les Frères A. Bothwell-Gosse,
K. Betts, Edith Ward, Lauder, Alan Leo, et L.J. Dickinson. Le fonds
fut réparti en deux catégories : d’une part, les ouvrages rares et
les manuscrits ne pouvant faire l’objet que d’une consultation sur
place, d’autre part, les ouvrages constituant une bibliothèque de
prêt. Miss Bothwell-Gosse acheva le catalogue au cours de l’été
1913, et la livraison d’octobre suivant du Co-Mason annonça
l’ouverture de la bibliothèque chaque jour de réunion des Loges et
chaque mercredi, de 14 heures à 19 heures, sous la
responsabilité du Frère Willox, bibliothécaire. Tout Franc-Maçon
« en règle16 » pouvait accéder à la bibliothèque.

En 1923, la bibliothèque Yarker fut transférée à quelques


centaines de mètres de Blomfield Road, au nouveau siège de la
branche anglaise du Droit humain, 2 Lauderdale Road. Elle
constitua alors la plus importante partie de la nouvelle
Bibliothèque de la Franc-Maçonnerie mixte17. L’autre partie,
intitulée Bibliothèque de la Franc-Maçonnerie mixte britannique,
était la propriété de la société civile British Co-Masonic Trust. La
gestion de la bibliothèque Yarker, renommée alors Yarker
Collection, fut dévolue par Annie Watson à un conseil de
curateurs. La bibliothèque générale était administrée par un
Comité de huit membres : le président et deux représentants de la
British Co-Masonic Trust, Miss Annie Watson et deux
représentants des curateurs de la Yarker Collection, et deux
représentants de la Juridiction britannique de l’Ordre mixte
universel du Droit humain (l’un désigné par l’Aréopage national
anglais, l’autre par la loge Human Duty N° 618). La bibliothèque
était de plus en plus fréquentée par de nombreux Francs-Maçons
tant du Droit humain que de la Grande Loge unie d’Angleterre, ce
qui conduisit le Comité à l’ouvrir deux jours de plus par semaine,
le mardi et le jeudi.

Cependant, cette nouvelle implantation allait être de courte


durée, et nous pensons que la répartition très précise des
représentations au sein du nouveau Comité de gestion de la
bibliothèque générale peut être considérée comme un signe
avant-coureur des événements qui allaient se produire. En effet,
une partie des membres de la Maçonnerie mixte anglaise – en
tout premier lieu Miss Bothwell-Gosse –, était très gênée par
l’influence théosophique de la Juridiction britannique19. Au début
de 1925, ils démissionnèrent et fondèrent The Order of Ancient
and Accepted Masonry for Men and Women (A.F.A.M.), tourné
vers la recherche intellectuelle et attaché à la théorie de l’origine
« opérative » de la Franc-Maçonnerie. Miss Watson faisait partie
des scissionnistes : elle emporta avec elle la Yarker Collection,
vidant la Bibliothèque de la Franc-Maçonnerie mixte de
Lauderdale Road de sa substance essentielle. Miss Bothwell-
Gosse, rédacteur en chef et propriétaire du Co-Mason conserva
sa revue très réputée en la renommant The Speculative Mason et
l’installa 1 Springfield Road, à proximité immédiate du quartier de
Maida Vale. La Juridiction britannique du Droit humain fut
sérieusement secouée par cette scission, mais se maintint et se
développa sous la direction énergique d’Annie Besant. La revue
trimestrielle continua à paraître avec seulement trois mois de
retard sous le titre Freemasonry Universal20, et un appel pressant
fut lancé à tous les membres pour faire des dons de livres à la
bibliothèque générale. Cet appel fut entendu, et elle s’enrichit
rapidement de nouveaux ouvrages, mais surtout récents. Pendant
ce temps, la bibliothèque Yarker fut installée dans les locaux de la
nouvelle obédience, 104 Maida Vale21, à quelques centaines de
mètres encore de son siège précédent de Lauderdale Road : non
seulement elle restait à Londres, mais elle ne quittait pas le
quartier de Maida Vale-Paddington qui devenait ainsi le secteur
privilégié de la Franc-Maçonnerie mixte anglaise. Pendant plus de
quarante ans, cette bibliothèque fut la source documentaire
essentielle de Miss Bothwell-Gosse, de Miss Debenham et des
membres de l’Ordre de l’A.F.A.M. qui fournirent les articles de
fond les plus intéressants du Speculative Mason. En juin 1988,
l’Ordre de l’A.F.A.M. fut obligé de quitter ses locaux qu’il occupait
depuis plus de soixante ans. Cette petite obédience, ayant très
peu de moyens financiers, ne trouva pas à se reloger à Londres :
la bibliothèque fut provisoirement entreposée au domicile de
certains membres. Nous ne savons pas où elle se trouve
aujourd’hui.

Miss Marjorie Cecily


Debenham en 1986
Si la plus grande partie du fonds Yarker fut acquise par Miss
Annie Watson en 1913, la partie restante n’était pas pour autant
négligeable, loin de là : elle comptait encore plusieurs centaines
d’ouvrages et de manuscrits. Nous allons voir ce qu’ils sont
devenus.
La seconde partie du fonds Yarker

Au début de l’année 1913, Miss Bothwell-Gosse se rendit


souvent de Londres à Manchester au chevet de John Yarker. Elle
admirait l’érudition de son ami dont l’étendue recouvrait ses
propres centres d’intérêt : la Franc-Maçonnerie et ses origines,
l’ésotérisme et toutes les sociétés initiatiques. Nous savons que
John Yarker, conscient certainement de la précarité de son état de
santé et de sa disparition prochaine, demanda à Miss Bothwell-
Gosse d’établir un inventaire de ses livres et de ses documents,
sachant qu’ils représentaient la valeur la plus importante de son
patrimoine. Aussitôt après le décès, Miss Annie Watson avait donc
acheté la meilleure part du fonds dont nous venons de suivre les
pérégrinations. Une vente aux enchères fut ensuite organisée
pour essayer d’obtenir le meilleur prix de la partie restante. Celle-
ci fut acquise par deux Maçons américains, B.M. Bower de
Keokuk dans l’Iowa et C.S. Plumb de Columbus dans l’Ohio, et
par un Néo-Zélandais, S. Clifton Bingham. Quelques années plus
tard, la bibliothèque de Bower fut achetée par la Grande Loge de
l’Iowa, et elle fut intégrée dans sa propre bibliothèque à Cedar
Rapids. Le fonds de Docteur Plumb fut dispersé après sa mort, et
les nombreux manuscrits de Yarker qu’il contenait sont
certainement perdus. Il semble, d’après Ward K. St. Clair22 qui
interrogea sur ce point le bibliothécaire de la Bibliothèque
maçonnique de Columbus, que le seul ouvrage acquis par Plumb
avec les manuscrits était le livre de Yarker intitulé Remarques sur
les mystères scientifiques et religieux de l’Antiquité 23. Par ailleurs,
les manuscrits acquis par Bingham se trouvent peut-être
aujourd’hui dans une bibliothèque publique ou privée de Nouvelle-
Zélande : cela reste à déterminer.

Le fonds le mieux connu est celui de Bower, grâce à l’inventaire


qu’en fit St. Clair en 1945 dans la bibliothèque de Cedar Rapids. Il
identifia de nombreux rituels, imprimés et manuscrits, des divers
degrés du Rite ancien et primitif24 provenant de la propre
bibliothèque de l’Organisation de ce Rite de Memphis, dont ils
portaient l’ex-libris. Mais surtout, il fit état d’une collection de trois
cents rituels anciens divers et de cahiers de notes. St. Clair donne
une description de ceux d’entre eux qui lui ont semblé les plus
intéressants :

1. Un cahier (17,5 x 10 cm) contenant la copie de la cérémonie


d’Exaltation de Claret (vers 1845), et de celle du Saint Arc Royal de William
Finch (1810 ou avant), cette dernière étant fondée sur la légende d’Enoch,
comparable au 13e degré du R.E.A.A., ainsi qu’au 13e degré du Rite de
Perfection de Morin.

2. Un Rituel rosicrucien contenant l’ouverture, la fermeture et la


cérémonie d’initiation du premier Ordre de Zelator. Il s’agit sans doute d’une
forme ancienne du rituel du grade portant ce nom dans la S.R.I.A25.

3. Un rituel ancien de Grand Rose-Croix.

4. Un rituel de Rose-Croix du Grand Conseil Royal des Rites anciens, et


un rituel de Kadosh. Ces rituels présentent de grandes ressemblances avec
ceux pratiqués à Charleston au moment où débute l’activité du Suprême
Conseil du R.E.A.A. pour la Juridiction Sud des États-Unis.

5. Un rituel de l’Ordre royal d’Eri, Chevalier du Rameau Rouge d’Ulster, et


de ses Ordres annexes. Ce cahier contient de magnifiques dessins réalisés
avec des encres de couleurs, représentant les différents costumes de
l’Ordre, ainsi que les bijoux, bannières et autres décors.

6. Un cahier (15 x 10 cm) contenant les rituels suivants :


6.1. Chevalier Templier écossais (non maçonnique) ;
6.2. Chevalier Templier écossais ;
6.3. Chevalier de saint Paul ou du Passage méditerranéen ;
6.4. Chevalier de Malte ;
6.5. Ordre sacerdotal du Temple ;
6.6. Rose-Croix français ;
6.7. Nec Plus Ultra ;
6.8. Croix Rouge de Constantin ;
6.9. Marque Noire ;
6.10. Un petit paragraphe sur chacun des rituels : Ordre du Trépas ;
Chevalier du Saint-Sépulcre ; Chevalier de Patmos ; Chevalier de saint
Jean le Baptiste, Chevalier de la Croix-Blanche ; Chevalier de la Croix-
Noire.
Ces rituels semblent être originaires d’Écosse et représenter la pratique
dans ce pays dans la première moitié du XIXe siècle.
7. Un cahier (15 x 10 cm) réalisé en 1865 et contenant :
7.1. Une Instruction maçonnique ancienne du Lancashire ;
7.2. Des Instructions Templières (rituel de Wigan) ;
7.3. Un rituel de Chevalier Prêtre Templier ;
7.4. Un rituel Rose-Croix ;
7.5. Un rituel de Kadosh Templier anglais.
L’Instruction maçonnique, portant sur les trois premiers degrés, est
certainement de la fin du XVIIIe siècle ; son caractère chrétien est
remarquable. En ce qui concerne les Instructions Templières, rappelons que
la Grande Loge de Wigan comptait à la fin du XVIIIe siècle un ensemble de
hauts grades, dont un Conclave de Chevaliers Templiers26. Le rituel de
Chevalier Prêtre Templier27 provient de Manchester : au début du
XIXe siècle, il y avait trois Compagnies28 de cet Ordre très particulier à
Manchester, Bolton et Wigan ; il était aussi désigné à Bolton sous le nom
d’Ordre sacerdotal de Melchisédech.

8. Un rituel du Royal du Chevalier de Rose-Croix. Ce rituel a été copié en


français par Yarker, et porte la mention À Londres, 1770. Yarker indique
dans une note accompagnant cette copie que ce texte a pu servir de base
pour le rituel du grade de Rose-Croix du Suprême Conseil de Londres29.

9. Rituels des Degrés de la Loge, du Chapitre et du Conseil de la


Maçonnerie d’adoption, selon le système du Rite ancien et primitif de la
Maçonnerie en Grande-Bretagne et en Irlande.

Ces rituels de la Maçonnerie d’adoption ont été traduits du français en


anglais par Yarker, dont on sait qu’il voulait associer ce système féminin en
douze degrés au Rite ancien et primitif qu’il dirigeait pour la Grande-
Bretagne et l’Irlande30.

10. Un cahier (15 x 10 cm) contenant les instructions des trois premiers
degrés (sans date).

11. Un rituel du premier degré seulement (sans date).

Cet inventaire partiel a le grand mérite de nous donner un


aperçu de la nature des manuscrits Yarker, consacrés pour
l’essentiel aux rituels et à leurs annexes. Nous constatons de plus
que la quasi-totalité des livres se trouve dans le premier lot acheté
par Miss Watson. Nous avons pu voir par nous-même l’importance
de ce lot que nous estimons à plus de mille ouvrages et
brochures, la plupart anciens et de grande valeur, comme une
édition originale des Acta Latomorum de Thory31. Nous ne
pouvons donner une approximation du nombre de manuscrits,
n’ayant pu les consulter que partiellement, mais il est certainement
supérieur à celui des ouvrages. Nous avons été surtout
impressionné par l’abondance de la documentation concernant les
Opératifs, système auquel Yarker a beaucoup contribué : cahiers
manuscrits de rituels et de notes, correspondances, livres et
brochures rares depuis la plaquette initiale de Stretton Tectonic Art
jusqu’au gros volume de Merz Guild Masonry in Making. Enfin, la
présence de l’œuvre principale de John Yarker, The Arcane
Schools, entièrement corrigée, révisée et complétée par lui-même,
a déjà attiré l’attention de plusieurs chercheurs qui en espèrent la
publication32. Cependant, le volume original a fait l’objet de deux
rééditions en 2006 et 2018.

Conclusion

Aujourd’hui dispersée, la bibliothèque de Yarker nous est


cependant en partie connue, et nous avons pu la localiser grâce
principalement aux inventaires établis par Aimée Bothwell-Gosse
et par Ward K. St. Clair33. Certes, ces inventaires ne couvrent pas
l’ensemble de la bibliothèque originale, et celui établi par Miss
Bothwell-Gosse n’a jamais été publié. Ils nous permettent
cependant une approche convenable de la consistance de ce
fonds. Celui-ci devait comporter plus de mille volumes et un
nombre supérieur de manuscrits réunis dans des reliures et des
dossiers classés, ainsi que de très nombreux cahiers et carnets
écrits par Yarker lui-même. Nous n’avons pu établir un état
exhaustif de ces pièces, et nous le regrettons fort. À ce jour, la
seule partie accessible au chercheur est celui de la bibliothèque
de la Grande Loge de l’Iowa. La bibliothèque Yarker, si longtemps
protégée par A. Watson, A. Bothwell-Gosse et M.C. Debenham,
est sans doute déposée quelque part dans Londres ou en
Angleterre. Nous espérons qu’elle sera à nouveau accessible aux
chercheurs, et que le souhait d’Annie Watson sera définitivement
exaucé : « C’est pour moi un grand plaisir d’acheter la collection
de livres du Très Illustre Frère Yarker pour l’usage de l’Ordre en
général, et j’espère que ces ouvrages aideront les Frères dans
leur étude de l’histoire et des traditions anciennes de la Franc-
Maçonnerie ; j’ai le profond désir que de leurs pages nous
puissions tous tirer beaucoup de plaisir et de profit34. »
Une figure majeure de la Société théosophique :
Charles Webster Leadbeater

Une forte et étrange personnalité a considérablement marqué la


naissance et le développement des fédérations anglo-saxonnes
de l’Ordre international du Droit humain. Charles Webster
Leadbeater, ami et compagnon de route d’Annie Besant, a eu un
grand rôle dans l’évolution du rite anglais en usage dans cette
obédience maçonnique. Il a aussi été très impliqué dans la vie de
la fédération australienne de cette obédience, et son influence y
est encore très importante.
La vie de cet homme étonnant et très controversé est fort mal
connue, surtout en France. Les rares informations données par les
auteurs français sont émaillées d’erreurs importantes, et très
incomplètes. Nous avons donc dû faire appel à des sources
anglaises, en particulier à son biographe réellement objectif,
Gregory Tillett1.

Leadbeater naquit le 16 février 1854 à Stockport près de


Manchester en Angleterre. Ses parents, Charles et Emma,
constituaient une famille modeste ; son père, commis chez un
comptable, mourut jeune, alors que Charles Webster n’avait que
huit ans. Nous ne savons rien de la vie réelle2 de cet orphelin, de
son éducation, jusqu’à ce qu’il soit ordonné diacre de l’Église
anglicane en 1878 et prêtre l’année suivante. Il fut nommé curé de
la paroisse de Bramshott dans le diocèse de Winchester où il
exerça son ministère avec beaucoup de zèle, sous l’autorité de
son oncle le révérend William Capes, recteur de la paroisse. Dès
ce moment, il s’intéressa tout particulièrement au surnaturel : il
était convaincu de l’existence de phénomènes psychiques tels que
l’apparition de fantômes et la technique des tables tournantes. Il
lisait beaucoup d’ouvrages concernant le spiritualisme et les
médiums. Cela le conduisit en 1883 à découvrir l’existence de la
toute nouvelle Société théosophique (S.T.) et à vouloir y être
admis. Il y fut « initié » par A.P. Sinnett le 21 février 1884, malgré
quelques réticences en raison de son état ecclésiastique. Moins
de deux mois plus tard, il rencontra Mme H.P. Blavatsky. Celle-ci
prit sur lui un ascendant extraordinaire, et le convainquit qu’il avait
été choisi comme « chela3 » par un des Maîtres de la sagesse
divine, puissances tutélaires de la S.T. Non seulement il renonça
sans délai à son sacerdoce, mais encore il s’embarqua avec
Mme Blavatsky pour se rendre à Adyar en Inde, siège de la S.T.,
en décembre de la même année. Au cours de ce voyage, il fut
totalement converti aux principes théosophiques par son guide. Ils
firent escale à Colombo où les attendait le colonel Henry Steel
Olcott, fondateur avec Mme Blavatsky de la S.T. Tous deux
s’étaient déjà convertis au bouddhisme ; au cours de cette escale
à Ceylan, Leadbeater fit officiellement de même. À Adyar, il
développa une grande activité, et devint rapidement membre du
Comité exécutif de la Société. Il allégua avoir acquis alors ses
dons de clairvoyance qui le rendirent célèbre dans les milieux
occultistes. Il fit des cycles de conférences sur le bouddhisme et la
théosophie, en particulier à Ceylan.

En 1889, il y rencontra Jinarajadasa, un jeune garçon dans


lequel il vit la réincarnation de son frère Gerald4. Il revint aussitôt
avec lui en Angleterre pour lui faire donner une éducation « à
l’anglaise ». Ainsi, l’année suivante, Leadbeater fit la
connaissance d’Annie Besant à Londres, où elle venait d’être
admise dans la S.T. Aussitôt s’établirent entre eux des liens
d’amitié et d’estime réciproques qui, malgré plusieurs crises
graves, ne se rompirent jamais. Ils commencèrent alors ensemble
à influencer profondément l’orientation de la S.T., mettant l’accent
sur les perceptions médiumniques et la réincarnation.

Leadbeater et Annie
Besant
En 1900, Leadbeater revint à Ceylan avec Jinarajadasa, celui-ci
ayant obtenu sa licence de sanskrit et de philologie à Cambridge.
Les compétences de Leadbeater étaient de plus en plus
reconnues dans la S.T. Il entreprit alors plusieurs tournées de
conférences en Amérique du Nord, en Europe et en Australie.
En 1906, une bombe éclata : des théosophes américains
accusèrent Leadbeater de comportement sexuel immoral, voire
de pédophilie. L’accusation était grave et s’appuyait sur plusieurs
témoignages. Cependant, les dissensions importantes et parfois
violentes dans la section américaine de la S.T. et la rigueur des
mœurs de l’époque5 obligent à une appréciation prudente des
griefs soulevés. Une commission d’enquête de la S.T., présidée
par le colonel Olcott lui-même, auditionna immédiatement
l’accusé, qui se défendit énergiquement. Il dut cependant
démissionner de la Société. Un an plus tard, Olcott décéda et fut
remplacé par Annie Besant comme présidente mondiale de la S.T.
En 1908, Leadbeater fut réhabilité. Il revint à Adyar peu après et
reprit ses activités au sein de la S.T. En 1909, il « découvrit » un
jeune homme, Krishnamurti, en qui il voyait, comme Sri Krishna ou
Jésus, une incarnation divine. Annie Besant adhéra à cette thèse
et confia Krishnamurti à Leadbeater pour son éducation. Le jeune
garçon fut admis dans la section ésotérique de la S.T., cercle très
fermé, interne à la société. Peu après fut créé l’Ordre de l’Étoile
d’Orient, entièrement dévoué au nouveau « dieu vivant » et placé
sous sa direction. Annie Besant, dont l’autorité morale et le
prestige étaient considérables, fut sa mère adoptive jusqu’à ce
qu’elle décède6. Cependant, l’activité de Leadbeater était toujours
aussi étendue : les membres de la S.T. le considéraient comme le
plus grand voyant du monde. Il développa en particulier un
système extraordinaire d’arbre généalogique des réincarnations
des membres les plus connus de la S.T., s’étendant sur des
milliers d’années.

En 1912, le père de Krishnamurti porta plainte contre


Leadbeater en l’accusant d’avoir des relations sexuelles avec son
fils. Il fut débouté, et Leadbeater, certainement victime de rumeurs
sans fondement7, innocenté. Deux ans plus tard, il effectua un
nouveau cycle de conférences qui le conduisit par l’Indonésie et la
Nouvelle-Zélande jusqu’à Sydney en Australie, où il développa
considérablement la S.T. C’est là qu’il fit la connaissance de
James Ingall Wedgwood : cette rencontre fut déterminante pour
lui.
Wedgwood venait d’arriver de Londres. Membre de la célèbre
famille de potiers, très cultivé, secrétaire général de la S.T. en
Angleterre, c’était un frère éminent du Droit humain, 33e, Grand
Secrétaire de la Juridiction britannique. Il persuada Leadbeater de
l’intérêt de la Franc-Maçonnerie, et ce dernier fut initié dans la
loge Sydney N° 404 de l’Orient de Sydney8 le 12 juin 1915. Il
franchit ensuite très rapidement les degrés de l’écossisme, fut
reçu 33e, et nommé administrateur général de l’Ordre pour
l’Australie. Il appliqua sans tarder ses dons de clairvoyance à la
connaissance de la Maçonnerie, alléguant que celle-ci relevait de
l’autorité ésotérique d’un des maîtres de la hiérarchie occulte de
sa théorie théosophique, le « Comte9 ». Il déclara être
en communication avec ce dernier, et que la Maçonnerie
descendait directement des mystères égyptiens.
Leadbeater
et Wedgwood
Par ailleurs, Wedgwood appartenait depuis 1913 à l’Église
ancienne catholique de Grande-Bretagne. Il y fut rapidement
ordonné prêtre, et encouragea vigoureusement les membres de la
S.T. à rejoindre cette Église. Il y incita Leadbeater, qui retrouva
alors de l’intérêt pour le christianisme. Au même moment,
Wedgwood fut consacré évêque, et élu président de son Église.
Le 15 juillet 1916, il « revivifia » la prêtrise qu’avait reçue naguère
Leadbeater dans l’Église anglicane, lui administrant auparavant et
à nouveau le baptême, la confirmation, les Ordres mineurs et le
diaconat. Le 22 juillet, assisté par deux prêtres, Wedgwood
consacra Leadbeater évêque, suivant le pontifical romain.
Ensemble, ils entreprirent alors une réforme de la liturgie de leur
Église, l’harmonisant avec leurs conceptions de la théosophie et
de la Maçonnerie. En 1918, au cours d’un synode tenu à Londres,
l’Église adopta le titre d’Église catholique libérale. De nombreuses
personnes étaient à la fois membres de cette Église, de la S.T. et
de la Franc-Maçonnerie. Selon les responsables – pour beaucoup
les mêmes – de ces trois organismes, il n’y avait pas de confusion
entre ceux-ci, mais plutôt une complémentarité.
Cependant, Leadbeater continuait à être mis en cause pour ses
mœurs. En 1917, Joseph Fussell, secrétaire de la Société
fraternelle universelle et théosophique, branche américaine
dissidente de la S.T. devenue hostile à cette dernière et à ses
dirigeants, fit parvenir à la police australienne une dénonciation de
Leadbeater pour enseignement et comportement immoraux vis-à-
vis de jeunes garçons. Une enquête eut lieu, et si elle fit état d’une
« réputation d’homosexuel » attribuée à Leadbeater, elle écarta
tout comportement pédophile. Néanmoins, cette enquête sema le
trouble autour de Leadbeater : d’une part, il fit l’objet de violentes
attaques, et d’autre part, il reçut de très fermes soutiens. Une
nouvelle enquête, très approfondie, eut lieu en 1922. Le conseiller
de la Couronne conclut ainsi : « Il n’y a pas beaucoup de doute
que Leadbeater ait pratiqué dans le passé, et probablement
encore conseillé la masturbation, mais hormis cela il n’y a pas de
preuve valable. » Et il jugea qu’il n’y avait « pas là assez de
preuves valables pour obtenir une condamnation sur quelque chef
d’accusation que ce soit10. »

Le Très Illustre Frère


Leadbeater
Pendant la décennie suivante, Leadbeater poursuivit ses
activités malgré de continuels conflits internes, en particulier dans
la S.T. et dans l’Église catholique libérale. Il continua à donner des
conférences, à publier des ouvrages de toutes sortes, aussi bien
dans le domaine maçonnique que religieux ou spiritualiste. Seule
une partie de ses très nombreux écrits ont été publiés en français,
dont, en particulier, Le Côté occulte de la Franc-Maçonnerie,
plusieurs fois réédité11.

Lorsque Annie Besant mourut à Adyar le 20 septembre 1933,


Leadbeater était à son chevet avec Jinarajadasa, son secrétaire
Sri Ram et son médecin. Il participa activement aux cérémonies
funèbres qui s’achevèrent par une crémation sur un bûcher.
Quatre jours plus tard, Jinarajadasa annonça la désignation par
Annie Besant de Leadbeater pour lui succéder comme président
(Occult Head) de la Section ésotérique. Mais il décéda à son tour
quelques mois plus tard, à Perth en Australie, le 1er mars 1934, à
l’âge de 80 ans. Son corps embaumé, revêtu d’une soutane, d’une
aube et d’une étole blanche, fut transporté à Sydney. Le 4 mars,
une messe de requiem fut célébrée dans l’Église catholique
libérale. Le cercueil portait une mitre à sa tête et une croix de
fleurs au pied. Les décors du 33e degré de Leadbeater étaient
posés à côté, sur une table. Le 17 mars, le corps fut incinéré au
crématorium où plus de trois cents personnes s’entassèrent dans
la chapelle et alentour. Charles Webster Leadbeater avait quitté ce
monde en emportant avec lui une bonne part du mystère de sa vie
hors du commun.
Le Très Illustre Frère Leadbeater (au milieu, avec
une coiffe) assistant à la crémation d’Annie Besant
à Adyar
Aristide Briand et la Franc-Maçonnerie

Aristide Briand est né le 28 mars 1862 à Nantes, sur la côte


atlantique. Il décédera le 7 mars 1932. De famille modeste, il
devient avocat. En 1883, il quitte Nantes et vient à Paris.
Secrétaire général du journal La Lanterne, il se lie alors avec Jean
Jaurès et fonde avec lui le parti socialiste français. En 1902, il est
élu député de Saint-Étienne, et le restera jusqu’en 1919. Ensuite,
et jusqu’à sa mort, il sera député de la Loire-Inférieure, c’est-à-dire
dans sa région natale.
Il fut un des plus grands hommes politiques français : vingt-trois
fois ministre, onze fois président du Conseil, il sera connu de
façon internationale, en particulier par ses brillantes interventions
à la tribune de la Société des Nations à Genève. Son éloquence,
la souplesse de son esprit, son intelligence, étaient
exceptionnelles. Il apporta dans la vie politique de son époque,
avant la Première Guerre mondiale, un air neuf, fait d’une certaine
modestie, de gentillesse parfois moqueuse, habile à discerner les
manœuvres de ses adversaires et à les déjouer, se montrant
capable quand il le fallait d’une très grande fermeté. Déjà
président du Conseil pendant la Première Guerre mondiale de
1915 à 1917, il fut mis en difficulté par Georges Clemenceau, et
ne revint au pouvoir, toujours comme président du Conseil, qu’en
1921. Ce fut pendant cette période d’après-guerre qu’il développa
sa carrière internationale en jouant un rôle de plus en plus grand
dans la politique étrangère de la France. Déjà très conciliant à
l’égard de l’Allemagne en 1922 sur le problème des réparations de
guerre, il sera, avec Gustav Stresemann, l’artisan des accords de
Locarno bâtis sur le rapprochement franco-allemand et
l’acceptation de conventions d’arbitrage entre les anciens
adversaires. Après l’évacuation de la Ruhr, il permettra le début de
l’évacuation de la Rhénanie.

Aristide Briand
et Gustav
Stresemann
L’action constante d’Aristide Briand et de Gustav Stresemann
en faveur de la paix est reconnue de façon solennelle en 1926 :
cette année-là, ils reçoivent tous les deux le prix Nobel de la Paix.
De 1926 à 1932, Aristide Briand appuie l’entrée de l’Allemagne
à la Société des Nations où elle obtient un siège au Conseil
permanent. Grâce à ses contacts personnels et amicaux avec
Gustav Stresemann qu’il rencontre secrètement à Thoiry, des
concessions importantes (dont le principe de l’évacuation
complète de la Rhénanie) sont accordées à l’Allemagne en
échange d’avantages financiers pour la France. Malgré des
oppositions très vives et une opinion publique réticente, Aristide
Briand poursuit sa lutte pour la paix. Le pacte de renonciation
générale à la guerre, dit pacte Briand-Kellogg, est signé en
août 1928 par soixante pays. En 1929, il développe à Genève
l’idée d’une Union européenne avec un lien fédéral, au moment où
la mort lui enlève un ami et un allié précieux, Gustav Stresemann.
Une partie de l’opinion française lui est toujours défavorable et lui
reproche de méconnaître les intérêts de la France au profit de
l’Allemagne, y compris parmi les Francs-Maçons ; il suffit pour
s’en rendre compte de lire, par exemple, les critiques virulentes du
Frère Yves Marsaudon :

« [...] Aristide Briand [...] s’efforça de concert avec son partenaire


Stresemann d’endormir le monde [...] [il] m’apparaît comme le plus grand
malfaiteur de l’entre-deux-guerres. La politique de la tête sous l’aile trouva
en lui le plus aveugle et le plus inconditionnel soutien1. »

Cependant, la mise en œuvre du plan Young entraîne


l’évacuation de la Rhénanie en 1930.
En 1932, Aristide Briand échoue aux élections présidentielles
françaises. On lui préférera un Franc-Maçon bien connu : le Frère
Paul Doumer. Mais le prix Nobel décerné en 1926 l’avait déjà
consacré comme l’« apôtre de la paix » pour l’Histoire. Précurseur
des États-Unis d’Europe, militant de la sécurité collective et du
désarmement général, Aristide Briand est toujours une grande
figure de notre siècle tant son action demeure actuelle, au-delà
des désillusions et des démentis momentanés de la Seconde
Guerre mondiale.

L’influence de Gustav Stresemann

Il est nécessaire de rappeler ici que Gustav Stresemann était


Franc-Maçon, car l’influence de sa pensée et de ses convictions
fut très importante sur Aristide Briand ; il a certainement contribué
à l’orientation de son action politique, en tout cas dans le domaine
international. Né en 1878, il avait été initié en 1923, et il était
membre de la Loge Friedrich der Grosse (« Frédéric le Grand ») à
Berlin. En raison de ses activités comme homme politique social
et libéral, et de son engagement maçonnique, il fut nommé
membre d’honneur de la Grande Loge Drei Weltkugeln (« Aux
Trois Globes »). Les conceptions spirituelles et idéalistes de
Stresemann étaient inspirées plus particulièrement des œuvres de
Goethe, qu’il connaissait parfaitement, et dont la qualité
maçonnique l’avait impressionné. La pensée de Kant eut
également une grande influence sur lui. Il faisait référence à son
éthique du devoir, qui peut se résumer ainsi : un acte n’a de valeur
morale que s’il est fait « par devoir » ; le devoir s’adresse à la
raison, en chaque homme, au-dessus de tout intérêt et de toute
passion. C’est l’impératif catégorique ; par exemple celui-ci :
« Agis toujours d’après une maxime telle que tu puisses vouloir en
même temps qu’elle devienne une loi universelle. » De plus, Kant
postule la liberté de l’homme. Déjà, vingt ans avant son entrée en
Loge, Stresemann avait écrit dans un article intitulé « La Franc-
Maçonnerie et le Temple de l’humanisme » : « Il faut que la
pensée et l’action de l’homme soient toujours fondées sur la
conviction que celui-ci doit accomplir une mission sur la Terre, et
que la force lui est donnée pour apporter sa contribution à la
construction de l’humanisme... » Son admiration pour Goethe et
sa conviction de la nécessité pour l’homme de forger sa
personnalité étaient à l’origine de sa profonde adhésion spirituelle
aux idéaux maçonniques.
Au moment de l’entrée de l’Allemagne dans la Société des
Nations à Genève, Stresemann avait fait sensation en utilisant des
expressions maçonniques dans son allocution en séance plénière.
Voici :
« [...] Le Grand Architecte de l’Univers n’a pas créé l’humanité dans une
totale égalité. Il a donné aux peuples des liens de sang différents ; il leur a
donné aussi une langue maternelle comme une âme sacrée ; il leur a donné
enfin comme patries des territoires de natures différentes. Mais il n’a pas
voulu ordonnancer un monde dans lequel les peuples pourraient
développer une plus grande puissance des uns contre les autres et
réprimer chaque fois le développement culturel de l’humanité par un tel
comportement. Sera un grand serviteur de la société humaine celui qui
développera avec force ses capacités personnelles, tant spirituelles que
psychiques, grâce auxquelles il pourra agir de façon bénéfique pour
l’humanité tout entière, ce qui veut dire aussi au-delà des frontières de sa
patrie, comme l’ont fait tous les grands hommes de toutes les nations.
Leurs noms sont gravés dans l’histoire de l’humanité. C’est dans un pareil
état d’esprit que s’unissent les nations et toute l’humanité. Et elles peuvent
s’unir aussi dans les comportements politiques s’il existe une volonté de
l’individu pour être au service du progrès de tous [...] »

Cette allocution figure dans les archives des comptes-rendus de


la Société des Nations à Genève. Elle reflète bien les fondements
de la pensée de Stresemann qui a, nous en sommes convaincus,
fortement influencé Aristide Briand.

Aristide Briand fut-il Franc-Maçon ?

Voyons maintenant les rapports d’Aristide Briand avec la Franc-


Maçonnerie. Cet aspect de sa vie n’est pas des plus simples, et
pour beaucoup, bien surprenant. Voici ce que nous en dit le
Dictionnaire des Francs-Maçons de Gaudart de Soulages et
Lamant :
« [Aristide Briand] sollicite son adhésion à la société paramaçonnique dite
Le Trait d’Union ; [il] est ajourné (27 décembre 1886). Cette société s’étant
transformée en Loge, il est admis le 1er juillet 1887, mais ne se présente
pas le jour de son initiation, le 8 juillet suivant et ne fut donc pas reçu
Maçon, l’atelier ayant, en outre, voté un blâme à son encontre. Cependant,
il est mentionné affilié à la loge Les Chevaliers du Travail, O∴ de Paris. G.O.
en 18952. »

Bien curieuse notice de biographie maçonnique ! Ainsi, Aristide


Briand n’aurait pas été initié en 1887, et pourtant affilié à une loge
du Grand Orient de France à Paris en 1895. Pour être affilié dans
une loge, il semblerait plus normal qu’Aristide Briand ait d’abord
été initié dans une autre. Une erreur a pu être commise, mais
s’agissant d’une personnalité aussi connue, cela paraît peu
probable. Nous avons donc poursuivi nos recherches, étonné au
fur et à mesure de ne trouver aucune mention d’Aristide Briand
dans des ouvrages maçonniques aussi différents que ceux de
Jean-André Faucher, de Daniel Ligou, de Pierre Mariel ou d’Alec
Mellor concernant la période de la Troisième République.
Heureusement, l’ouvrage de Pierre Chevallier Histoire de la Franc-
Maçonnerie française (volume 3), nous a procuré un fil conducteur
essentiel pour démêler ce curieux écheveau de données. Voilà ce
qui nous semble être la réalité des contacts d’Aristide Briand avec
l’Ordre maçonnique.

« C’est à la loge Le Trait d’Union [loge du Grand Orient de France fondée


à l’Orient de Saint-Nazaire, près de Nantes, le 2 mars 1887] qui commença
ses travaux le 30 mai 1887, que le profane avocat A. Briand présenta une
demande d’initiation. Admis aux épreuves le 1er juillet, Briand adressa le
8 juillet au Vénérable une lettre où il déclarait ne pouvoir se présenter à
l’initiation. Ce qui est curieux, c’est que Briand resta en instance d’initiation
jusqu’à la tenue du 20 septembre 1889 [c’est-à-dire pendant plus de deux
ans !] ; la Loge maintint ce jour-là son vote du 6 septembre par lequel
Briand était déclaré indigne d’être Maçon et il fut enjoint aux membres de la
Loge de cesser avec lui toutes relations3. »

Plus loin, Pierre Chevallier ajoute :

« [Au début du XXe siècle,] la revue [...] des personnalités comme des
effectifs des Loges et des Maçons permet d’admettre, en gros, l’affirmation
de Colfavru4 lors du congrès maçonnique international en l’honneur du
centenaire de 1789 : “C’est de nos rangs, s’écria-t-il, que sont sortis les
hommes les plus considérables du gouvernement de la République et du
parti républicain.” Un esprit quelque peu ironique pourrait soutenir que les
hommes les plus considérables du gouvernement de la République et du
parti républicain sont entrés dans les rangs de la Maçonnerie. Cependant,
parmi les hommes les plus considérables du parti républicain se trouve [...]
Georges Clemenceau, qui n’a pas eu à sortir des rangs de la Maçonnerie
parce qu’il n’y est jamais entré, pas plus qu’Aristide Briand ou Raymond
Poincaré5 [..]. »

Par ailleurs, nous n’avons trouvé qu’une seule mention de


l’admission éventuelle d’Aristide Briand dans une loge : celle de
l’abbé Tourmentin, auteur d’écrits antimaçonniques au début du
e
XX siècle, en particulier d’un Répertoire maçonnique, dont le seul
objet était de révéler le plus grand nombre possible de Francs-
Maçons pour contribuer aux violentes campagnes
antimaçonniques qui se développaient en France depuis la fin du
e
XIX . Il a prétendu que Briand, n’ayant pu se faire inscrire comme
avocat au barreau de Paris, se serait fait recevoir au barreau de
Pontoise, grâce au bâtonnier Bisson, Vénérable Maître de la loge
Les Amis du Peuple, de Pontoise, service rendu en contrepartie
de l’initiation de Briand à cet atelier. Non seulement cette
information est plus que douteuse, en donnant une motivation
mesquine à la demande d’initiation d’Aristide Briand, mais elle
n’est confirmée par aucun historien. Nous pensons donc que cette
information est fausse et qu’elle doit être rejetée.

Mais qu’en est-il de cette affiliation à la loge Les Chevaliers du


Travail en 1895 ? Une première recherche, fort simple, révèle
qu’aucune loge du Grand Orient de France portant ce titre
distinctif, ni à Paris ni ailleurs, n’existe en 1895. En revanche, un
petit ouvrage du Frère Pageot intitulé Notes sur la Franc-
Maçonnerie dans la Loire-Inférieure (1744-1911) nous apprend
qu’Aristide Briand fut affilié en 1895 à une Société créée en 1893,
Les Chevaliers du Travail. Et voilà découvert le « pot aux roses » !
Cette organisation ouvrière utilisait des structures, une forme et un
vocabulaire d’inspiration maçonnique, mais elle n’était pas une
obédience, et n’appartenait pas à la Franc-Maçonnerie, même si
plusieurs Frères en firent partie.

La Chevalerie du Travail, société paramaçonnique


Les fondateurs
américains
des Knights
of Labor
Il nous semble vraiment nécessaire de dire quelques mots de
cette Chevalerie du Travail.
La Chevalerie du Travail
française [inspirée du mouvement américain Knights of Labor] fut
créée à Paris le 23 novembre 1893. Son premier Grand Maître et
fondateur fut, sans aucun doute, Emmanuel Chauvière, député
socialiste du 15e arrondissement de Paris et Franc-Maçon. Il ne
semble pas que les Chevaliers français aient attribué une aussi
grande importance que les Américains au cérémonial des
assemblées, aux signes et aux symboles...
Les structures de la Société étaient d’abord l’assemblée locale
dénommée « Chantier » avec le chef de Chantier ou Maître, le
coadjuteur ou contremaître, l’inspecteur, l’enquêteur, le secrétaire,
le trésorier, le secrétaire du travail ou statisticien... Le Chantier
comprenait 21 Chevaliers, et on exigeait la coupure d’une section
en deux aussitôt qu’elle atteignait 42 membres. Ne pouvaient être
élus Maîtres les Chevaliers exerçant un mandat politique ou
municipal...
Il n’y a pas que des ouvriers dans la Chevalerie du Travail.
L’article 2 de la constitution stipule qu’« elle est ouverte à tous
ceux qui, par la plume, par la parole, par les actes, ont affirmé
leurs principes républicains... » La carte d’adhérent de 1895-1896
porte qu’« il faut exercer une profession honorable et utile à la
collectivité. »
Médaille de Knight
of Labor
Pour l’initiation, sur le plan théorique, le profane devait
prononcer un serment sur le secret à garder sur l’activité des
Chevaliers. Introduit dans le « cercle », le récipiendaire devait
répondre à un certain nombre de questions formulées par le chef
de Chantier : travail, opinions, croyances religieuses :
– Êtes-vous républicain ? Socialiste ? Révolutionnaire ?
Internationaliste ?
– Que pensez-vous de la grève générale ? Admettez-vous la propriété
individuelle ? Avez-vous fait partie d’un groupement ? D’un parti ? D’un
syndicat ?

Le candidat était reconduit dans le vestibule, et le vote avait


lieu. Accepté, il était réintroduit et écoutait la formule solennelle de
l’engagement. Après promesse du récipiendaire de respecter la
constitution, le chef de Chantier... lui donnait l’investiture ainsi : il
descend, armé de l’épée, le touche à la tête et aux deux épaules,
lui donne l’insigne et la constitution et lui dit : « Au nom de nos
Frères dont je suis le représentant, et pour le plus grand bien des
travailleurs opprimés par le monde, je te fais Chevalier du Travail.
Sois toujours digne de ce titre et n’oublie jamais que c’est par le
sacrifice et l’abnégation qu’on s’illustre parmi nous. »
L’organisation matérielle du lieu de réunion, appelé
« sanctuaire » s’inspire de façon évidente de celle des loges
maçonniques : objets symboliques (charte, globe, lance),
utilisation de signes, de mots secrets. Une ou deux fois par mois,
à la réunion ou « tenue », il était donné lecture d’une liste des
places vacantes dans les ateliers et les noms des Frères en
chômage. Ensuite, on entendait un Frère conférencier sur une
question sociale.
Quant aux buts de la Chevalerie du Travail française, on peut
concevoir aisément qu’ils convenaient très bien à Aristide Briand.
Voici les principes de sa constitution :

« Article premier : La Chevalerie a pour base la solidarité humaine. Pour


objet, la conquête progressive de l’égalité d’où seule peut naître la liberté.
Article 2 : Elle est ouverte à tous ceux qui, par la plume, par la parole, par
les actes, ont affirmé leurs principes républicains et qui, ennemis des
personnalités, n’en croient pas moins à la puissance de l’organisation.
Elle enseigne à chacun que le droit, c’est-à-dire ce que la Société nous
doit, c’est l’effet du devoir, c’est-à-dire ce que nous devons à la Société ;
que nous nous devons aide et protection mutuelles ; que nous devons
défendre par tous les moyens, même par la force, les opprimés contre les
oppresseurs ; que nous ne devons jamais, sous quelque prétexte que ce
soit, renoncer à affirmer le principe que nous devons abhorrer les rivalités
des chefs, les luttes d’écoles, les heurts de systèmes ; que, tout en
respectant chez chacun de nous la forme subjective de ses aspirations,
nous ne devons avoir pour règle que la réalisation des réformes acceptées
par tous ; que nous devons savoir nous sacrifier nous-mêmes au bonheur
de tous, à l’avènement de la vraie République, celle où l’égalité est le but ;
la liberté, le corollaire ; la solidarité, le moyen ; la fraternité, le fait. »

Non seulement cette déclaration fait référence à des principes


et des idéaux maçonniques, mais aussi à la philosophie de Kant et
à son éthique du devoir. On peut donc imaginer facilement à quel
point Aristide Briand, adhérant à cette déclaration pour être admis
dans la Chevalerie du Travail, était pleinement en harmonie avec
les conceptions d’un Gustav Stresemann qu’il rencontrera plus
tard.

« Cette société des Chevaliers du Travail, sans faire partie de la Franc-


Maçonnerie, avait d’importants contacts avec elle. En premier, elle recevait
une subvention, sans doute très importante, du Grand Orient de France.
Ensuite, de nombreux Frères en faisaient partie, certains exerçant des
responsabilités dans une structure ou dans l’autre. Ainsi, sur les quatre
secrétaires généraux qui se succédèrent à la tête de la Société, deux
étaient Franc-Maçons : Eugène Guérard qui était en même temps
secrétaire du syndicat national des chemins de fer et qui deviendra plus
tard secrétaire général du mouvement syndical ouvrier français ; Octave
Martinet, pharmacien, à la tête de la Ligue des droits de l’Homme. D’autres
Maçons qui ont laissé un nom dans la politique ou le syndicalisme furent
Chevaliers du Travail, tels Emmanuel Chauvière, Marcel Sembat qui fut
ministre, ou André Lévy-Oulmann, Grand Dignitaire de la Grande Loge de
France6. »

Aristide Briand ne fut donc pas Franc-Maçon dans le sens


précis du terme, même si beaucoup de personnes, y compris des
Frères, le croient, et le croyaient même déjà à son époque. Ainsi,
dans le Petit manuel de la Franc-Maçonnerie de Fritz Uhlmann
publié en 1933, au chapitre Maçons célèbres, on peut lire :

« BRIAND, Aristide, éminent homme d’État français et ministre des


Affaires étrangères. » et plus loin : « STRESEMANN, Gustav, ancien
Chancelier et ministre des Affaires étrangères d’Allemagne, homme d’État
remarquable7. »

Mais Aristide Briand fut très proche de la Franc-Maçonnerie,


tant par la communauté de pensée que par ses liens personnels
avec de nombreux Frères. Son appartenance à la Chevalerie du
Travail en témoigne. Il trouva certainement dans cette Société un
cérémonial qui lui plaisait :

« Briand avait gardé jusqu’à la fin de ses jours le souvenir de son


passage chez les Chevaliers du Travail. Il en parlait comme de l’un de ces
groupements naïfs où des Apprentis conspirateurs assouvissent leur
penchant pour le mystère, les rites obscurs et transposent sur un plan de
leur choix les vieux fanatismes religieux8. »

Il y trouva aussi une mise en œuvre des idéaux maçonniques


qui devait correspondre à ses engagements politiques, à son
action sociale immédiate, en y rencontrant ceux qui agissaient
comme lui dans une période où les conflits sociaux et les luttes
d’idées étaient âpres.
Quelques hypothèses

Pourquoi Aristide Briand ne s’est-il pas présenté à la loge Le


Trait d’Union à l’Orient de Saint-Nazaire ? Nous ne le savons pas.
Peut-être le hasard des recherches permettra-t-il un jour d’éclairer
ce point. Mais on peut émettre trois hypothèses.

Premièrement, lorsque Aristide Briand fut candidat à l’initiation,


à la fin de l’année 1886 ou au début de 1887, ce fut certainement,
comme cela se fait encore, à la suite de la présentation faite par
un ou plusieurs Frères qui avaient pris contact avec lui. Jeune
avocat de 25 ans, conseiller municipal de Saint-Nazaire, déjà
engagé dans la vie politique, c’était évidemment un candidat de
choix. Mais depuis 1883, soit plus de trois ans, Aristide Briand
avait déjà quitté la Loire-Inférieure pour s’installer à Paris, où ses
activités étaient très nombreuses, nous le savons : secrétaire
général du journal La Lanterne, fondateur avec Jean Jaurès du
parti socialiste, etc. Même s’il avait gardé de nombreux contacts et
amis dans sa région d’origine, il n’a pas dû lui sembler raisonnable
ni sérieux de s’engager à participer aux travaux d’une loge de
Saint-Nazaire alors qu’il résidait à Paris, à une époque où les
transports n’étaient pas aussi rapides que de nos jours. Il faut
noter en effet que dans la lettre d’excuse qu’il adressa au
Vénérable Maître de la Loge Le Trait d’Union le 8 juillet 1887, il
déclare ne pas pouvoir se présenter le jour de son initiation, mais
il ne dit pas renoncer à l’admission dans la loge. D’ailleurs, celle-ci
attendra plus de deux ans avant de classer définitivement ce
dossier de candidature.

Deuxièmement, il faut certainement tenir compte des


divergences de positions politiques entre les autorités de l’époque
au Grand Orient de France et Aristide Briand. Ce dernier, comme
militant socialiste, était alors particulièrement engagé aux côtés de
Jean Jaurès dans l’action politique, comme nous venons de le
rappeler. À cette période précise, le Grand Orient de France était
très proche du parti républicain, et la prédominance radicale dans
les loges était presque exclusive, tendance ayant d’importants
désaccords avec le parti socialiste. Ce n’est que dans les
premières années du XXe que beaucoup de socialistes se firent
initier et seulement à partir de 1905 que leur influence se fit sentir
au sein du Grand Orient de France9. Quand Aristide Briand
deviendra président du Conseil, ce sera le premier socialiste à
occuper cette haute responsabilité, et il lui faudra manifester un
esprit d’apaisement pour ne pas trop inquiéter la majorité
républicaine. Nous savons donc qu’il devait être initié le 8 juillet
1887 à Saint-Nazaire. Et voici ce que l’on pouvait lire dans le
journal Le Populaire de Nantes quelques jours plus tard :

« Dimanche 10 juillet, a eu lieu l’inauguration officielle de la loge Le Trait


d’Union, à l’Orient de Saint-Nazaire... Pour installer la Loge de Saint-
Nazaire,... le Grand Orient avait délégué l’un de ses vice-présidents [le
Frère Desmons] dans notre contrée ; les Franc-Maçons [sic] de Nantes lui
ont fait un accueil véritablement fraternel. Le Frère Desmons a remercié, en
termes émus ; il a porté un toast à l’union du parti républicain et à la
prospérité de la Franc-Maçonnerie [sic] dans notre département... Le Frère
Desmons, accompagné des deux présidents des Loges nantaises et d’un
grand nombre de républicains, s’embarquait sur [le bateau] Le Rapide pour
se rendre à Saint-Nazaire. »

Rappelons que Desmons était aussi député radical du


département du Gard. Peut-on alors s’étonner qu’un jeune
socialiste, évidemment informé de cette situation en général, et de
cet événement en particulier (Aristide Briand était alors conseiller
municipal à Saint-Nazaire), ait préféré s’abstenir d’entrer dans une
loge où, lui étant jeune Apprenti depuis deux jours, allait être reçu
avec tous les honneurs, le représentant de la haute autorité du
Grand Orient, mais qui était aussi, sinon son adversaire, du moins
son compétiteur politique ? « Son premier article en date du
17 août 1884 dans La Démocratie de l’Ouest décèle un radical
révisionniste antiferryste décidé, hostile au parlementarisme10. » Il
nous semble assez évident qu’il convenait pour Aristide Briand de
différer, au moins pour quelque temps, une démarche qui pouvait
être interprétée comme l’acceptation d’un rapprochement politique
entre la tendance socialiste et la tendance radicale dure11, ce qui
était impossible à ce moment-là.
Troisièmement, devons-nous aussi mentionner que d’aucuns
attribuent à une rencontre féminine très attractive de dernière
minute une si forte préoccupation pour le candidat Aristide Briand
qu’il préféra différer son admission en loge ? Nous ne savons pas
si c’est là une hypothèse bien sérieuse, mais qui sait ? D’autant
plus que ces différentes hypothèses ne sont pas exclusives les
unes des autres.

Pour conclure, n’oublions pas que, même si Aristide Briand ne


fut pas Franc-Maçon, des Frères l’ont eu en assez grande estime
pour qu’une loge parisienne du Grand Orient de France, fondée le
12 novembre 1935, trois ans après sa mort, et toujours en activité,
reçoive son nom comme titre distinctif.
Nous pensons que les fondateurs de cette loge reconnaissaient
en Aristide Briand un homme attaché à la Franc-Maçonnerie par le
cœur et par l’esprit, même si effectivement il ne fut jamais
régulièrement initié.

Bibliographie

CHEVALLIER, Pierre Histoire de la Franc-Maçonnerie


française, tome III, librairie A. Fayard,
1975.

DOMMANGET, Maurice La Chevalerie du Travail française


1893-1911, éditions Rencontre,
Lausanne, 1967.

FAUCHER, Jean-André Les Francs-Maçons et le pouvoir de la


Révolution à nos jours, librairie
académique Perrin, Paris, 1986.

GAUDARD DE SOULAGES, Dictionnaire des Francs-Maçons,


Michel et LAMANT, Hubert éditions Jean-Claude Lattès, 1995.
LAUZERAY, Christian « Chevaliers du travail, francs-maçons
et allemanistes. Le cas de Clichy-La
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maçonnique, no 33, 2e semestre 1984.

LIGOU, Daniel (sous la direction de) Dictionnaire de la Franc-Maçonnerie,


Presses universitaires de France,
Paris, 1987.

LIGOU, Daniel Frédéric Desmons et la Franc-


Maçonnerie sous la IIIe République,
librairie Gédalge, Paris, 1966.

MARIEL, Pierre Les Francs-Maçons en France,


bibliothèque Marabout, Paris, 1969.

MARSAUDON, Yves Souvenirs et Réflexions – Un haut


dignitaire de la Franc-Maçonnerie de
Tradition révèle des secrets, éditions
Vitiano, Paris, 1976.

MELLOR, Alec Dictionnaire de la Franc-Maçonnerie et


des Francs-Maçons, Pierre Belfond
éditeur, Paris, 1971-1979.

ORVAL, José La Franc-Maçonnerie du XVIIIe siècle à


nos jours, éditions Henri Veyrier, Paris,
1988.

UHLMANN, Fritz Petit Manuel de la Franc-Maçonnerie,


traduction française par Henri Jean
BOLLE, édition de la L.I.F., Bâle, 1933.
Salomon et Hiram
Le Maître architecte Hiram et les autres Hiram

Hiram, le célèbre artisan du premier Temple de Jérusalem, est


sans doute la personnalité la plus connue du légendaire
maçonnique. Cependant, cette célébrité comporte une réelle zone
d’ombre : de quel Hiram s’agit-il ? Les personnages bibliques
portant ce nom, ou un nom dérivé, tel Adoniram, sont plus
nombreux qu’on ne le croit souvent. La variété des étymologies,
les parentés plus ou moins confuses, éclairent de façon
surprenante la réalité de ces Hiram et permettent de les distinguer.
La légende du meurtre « fondamental » d’Hiram – comme l’a
qualifié Adolf Grad dans un livre passionnant1 – a fait l’objet de
nombreuses études par des historiens, des symbolistes et par les
Francs-Maçons en général, désireux de mieux comprendre les
liens entre ce personnage biblique et le héros du psychodrame
qu’ils ont vécu dans la loge du Maître. Beaucoup moins nombreux
sont ceux qui, comme Alexander Horne2, se sont posé la
question : de quel Hiram biblique s’agit-il ? Est-ce bien l’artisan
talentueux envoyé par Hiram, roi de Tyr, à Salomon, roi d’Israël ?
Est-ce bien ce Maître fondeur qui, selon la légende maçonnique,
sera assassiné par trois Compagnons dont la vénalité les
poussera jusqu’au crime ? Évident pour beaucoup, douteux pour
d’autres, faux pour certains.
Sans prendre parti, essayons d’éclairer ce questionnement,
d’abord à partir des textes de la Bible et de quelques écrits,
ensuite par les textes maçonniques eux-mêmes, rituels ou autres.

Les « Hiram » et leurs familles

Quelques précisions nous semblent nécessaires avant


d’aborder la présentation d’Hiram et de ceux qui peuvent lui être
associés.

1 – Nom ou prénom ? Cette distinction ne s’applique pas aux


hommes et femmes de la Bible. En hébreu, le mot « prénom »
n’existe pas. Sauf cas particulier, c’est la mère qui choisit le nom
de son enfant. La famille hébraïque est essentiellement
patriarcale : elle compte, avec le père « patriarche », sa ou ses
femmes, sa ou ses concubines, sa mère, ses fils, leurs femmes,
leurs descendants, ses filles célibataires ou veuves sans enfants
qui puissent les nourrir. Enfin, les esclaves, les servantes et les
domestiques font aussi partie de la famille. Logiquement, le lien de
l’enfant avec sa parenté est indiqué par une référence au nom de
son père pour lui donner une identité complète. Rarement, ce peut
être une référence au nom de la mère. On dit « Untel fils d’Untel ».
Ainsi, dans le premier livre des Rois, chapitre 4, nous lisons :

« Le roi Salomon fut roi sur tout Israël. Voici quels étaient ses chefs :
Azaryahou, fils de Sadoq, le prêtre ; Élihoreph et Ahiyya, fils de Chicha,
secrétaires ; Yehochaphat, fils d’Ahiloud, l’archiviste ; […] Adoniram, fils de
Abda, préposé à la corvée. »

On comprend mieux alors la nécessité de ces interminables


recensements qui jalonnent le texte biblique. Ces généalogies
permettent de conserver les filiations de personnes qui, portant
chacune un nom différent, sont au mieux associées au nom de
leur père, s’il est cité.
Nous pouvons prendre ici un autre exemple qui intéresse notre
sujet : les rois de Judée, de David au vingt-deuxième d’entre eux,
portent vingt-deux noms différents.
Malgré cela, la référence au nom du père n’est pas toujours
indiquée dans la Bible, et cela peut gêner l’identification de la
personne concernée. Dans le premier livre des Rois, chapitre 7,
verset 12, nous lisons :

« Le roi Salomon envoya chercher Hiram de Tyr. C’était le fils d’une


veuve de Nephtali, mais son père était un Tyrien qui travaillait le bronze. »

Remarquons qu’il n’est pas dit quel est le nom de son père.
Dans le premier livre des Chroniques, chapitre 2 :

« Houram, roi de Tyr, répondit par une lettre qu’il envoya à Salomon : […]
Maintenant donc, j’envoie un homme habile, doué d’intelligence, Houram-
Abi ; il est fils d’une femme d’entre les filles de Dan, mais son père est
tyrien. »

Nous pouvons sans doute comprendre que Hiram est ici nommé
Houram-Abi ce qui se traduit par « Houram est mon père. » Mais
un peu plus loin, au chapitre 4, il est appelé Houram-Abiw, ce qui
se traduit par « Houram est son père » Mais ce Abi ou Abiw est
une sorte de surnom et pas le nom du père.
Par ailleurs, Hiram/Houram est le fils d’une veuve de la tribu de
Nephtali, ou de la tribu de Dan – à moins qu’il s’agisse de la ville
de Dan qui se trouve près de Tyr, ou encore que, étant de la tribu
de Dan, elle soit la veuve d’un homme de la tribu de Nephtali et ait
épousé en secondes noces un citoyen de Tyr !
Une synthèse provisoire permet de définir Hiram, dont le nom,
qui se prononce aussi Houram, signifie « Mon frère est élevé » ; il
est le fils, en secondes noces, d’un Tyrien dont le nom est inconnu
et d’une Israélite venant de la ville de Dan et veuve d’un Israélite
de la tribu de Nephtali. Un registre d’état civil avec ses mentions
marginales nous fait vraiment défaut !

2 – Un autre préalable s’impose, que nous empruntons à Marc-


Alain Ouaknin3 : en hébreu, il existe des règles pour restituer le
son et le sens d’un mot de la façon la plus proche possible, mais
ces règles ne sont pas fixes, et de plus il y a des sons qui
n’existent pas en français. La lettre H’èt, huitième de l’alphabet
hébreu, le Khaf, variante de la onzième lettre, et le Ayin, dix-
septième lettre, sont toutes trois des gutturales ignorées du
français. Du fait de ce décalage forcé entre le nom et son
orthographe, une certaine liberté existe pour la transcription des
noms qui contiennent un son inconnu en français, ou bien lorsque
l’on peut orthographier un nom de plusieurs façons (comme pour
le son ch, que l’on peut écrire « ch », « che », « sh », ou « she »),
ou encore lorsque la prononciation du nom risque d’être
transformée du fait de l’accentuation différente en français et en
hébreu.
Deux exemples peuvent illustrer ces remarques :
– Mikhal est un nom de fille qui contient la lettre Khaf. On peut l’écrire, au
choix et suivant son goût, Mikhal, Mih’al ou Mikhalle, ou encore comme
l’imagination nous le suggère.
– Batel est aussi un nom de fille, dont le problème vient de
l’accentuation : Bat signifie « fille » et El « Dieu » ; Batel : « fille de Dieu ».
Mais, en hébreu, ce nom se prononce avec une coupure après le t : Bat/el,
alors qu’en français le t est lié à El : Ba/tel. Pour éviter cette prononciation
qui ne restitue pas le sens, nous donnons la préférence à une autre
orthographe, en coupant le mot par un trait d’union : Bat-El.

Ajoutons que chez les populations de la Bible qui parlaient


l’hébreu ou l’araméen, les accents et particularités phoniques
étaient tout aussi marqués qu’ils le sont en France ou dans
d’autres pays. L’exemple du mot « Chibbolet », bien connu dans le
grade de Compagnon, est significatif :
« Galaad occupa les gués du Jourdain contre Éphraïm. Lors donc que
l’un des rescapés d’Éphraïm disait : “Laisse-moi passer”, les hommes de
Galaad lui disaient : “Es-tu d’Éphraïm ?” S’il disait “non”, ils lui disaient : “Eh
bien ! dis Chibbolet”. Il disait “Sibbolet”, car il ne parvenait point à parler
correctement. On le saisissait et on l’égorgeait près des gués du Jourdain. »
(Juges, 12, 5-6)

Heureusement, tous les auteurs de variantes phonétiques du


nom Hiram n’ont pas été aussi violemment sanctionnés, car il y a
un bon nombre de ces variantes, comme nous allons le voir
maintenant.

Voici les occurrences du nom Hiram que nous avons relevées


dans le texte biblique, dans l’Histoire ancienne des Juifs de
Flavius Josèphe et dans de nombreux documents et rituels
maçonniques.

Les « HIRAM »

Famille Adoniram Adon Hiram Famille Hiram

Adoniram (mon Dieu, mon seigneur, Khuram, Huram, Houram (il est haut,
est élevé, exalté) (1 Rois 5, 14), élevé ou exalté) (2 Chroniques 4, 11)
Adonhiram, Adoram, Hadoram, Hiram (orthographe défectueuse).
Adon Khurum (dans la Franc-
Maçonnerie américaine). Khiram (Dieu est haut, élevé ou
Fils d’Abda, ou Obadya (Abda – exalté) (1 Rois 7, 13), Akhiram (mon
Néhémie 11, 17 ; Obadya – frère est haut, élevé ou exalté),
1 Chroniques 9, 16, compté parmi les Khurum.
lévites).
Mentionné dans 1 Rois 4, 6 et 1 Rois Nom de l’artisan du Temple de
5, 28 Jérusalem.
Haut fonctionnaire royal, c’était le chef Flavius Josèphe, dans l’Histoire
désigné par Salomon pour organiser la ancienne des Juifs, livre huitième,
levée et la rotation des 30 000 ouvriers chapitre II, le nomme Chiram :
envoyés par tiers au Liban tous les « Salomon se servit pour tout ce que je
mois pour préparer le bois nécessaire viens de dire d’un ouvrier admirable,
à la construction du temple. Cela lui mais principalement aux ouvrages d’or,
valut la haine de la population. d’argent, et de cuivre, nommé Chiram,
Après la mort du roi Salomon, des qu’il avait fait venir de Tyr, dont le père,
émeutes se produisirent contre son nommé Ur, quoique habitué à Tyr, était
successeur et fils, le roi Roboam. descendu des Israélites, et sa mère
Adoniram y périt, lapidé à mort, victime était de la tribu de Nephtali. » Qui est
de cette haine. (1 Rois 12, 18 et ce Ur que Flavius Josèphe donne pour
2 Chroniques 10, 18). Tout cela est le père de Chiram ? Ce nom,
rapporté par Flavius Josèphe dans orthographié aussi Our, Hur ou des
l’Histoire ancienne chapitre II : Juifs, livre huitième, Hour, est
« L’intendance de cet ouvrage fut mentionné au moins neuf fois dans la
donnée à Adoram » et au chapitre III : Bible. Nous retenons trois citations.
« Et leur colère fut si opiniâtre Dans 1 Chroniques 11, 35, il est le
qu’Adoram, qui avait l’intendance des père d’un des « Braves valeureux qui
tributs, leur ayant été envoyé pour leur ont combattu avec le roi David » :
faire des excuses de ces paroles trop « Achiam, fils de Sacar, d’Harar.
rudes et leur représenter qu’ils Eliphal, fils d’Our ». Dans 1 Rois 4, 7-
devaient plutôt les attribuer au peu 8 : « Salomon avait douze préfets sur
d’expérience de ce prince qu’à sa tout Israël. Ils pourvoyaient à la
mauvaise volonté, ils le tuèrent à subsistance du roi et de sa maison,
coups de pierres sans vouloir chacun devant y pourvoir un mois par
seulement l’entendre. » an. Voici leurs noms : Ben-Hour [c’est-
à-dire “Fils de Hour”], dans la
montagne d’Éphraïm […]. »
Adoniram est mentionné dans les 4e,
Chronologiquement, ce Our peut être
7e, 8e, 14e et 22e degrés du Rite
le Ur cité par Josèphe comme père
écossais ancien et accepté.
d’Hiram, ou un ascendant proche. La
troisième citation se trouve dans
Adoram, (1 Rois 12, 18 - 2 Samuel 20, Exode 31, 2-5 : « Vois, j’ai appelé
24) nommément Betsaleel, fils d’Ouri, fils
Hadoram (2 Chroniques 10, 18) de Hour, de la tribu de Juda. Je l’ai
rempli de l’esprit de Dieu : habileté,
Il est mentionné dans les rituels du adresse et savoir-faire pour tout travail,
Marquis de Gages (1767-68) au pour concevoir des œuvres d’art, pour
12e grade [tome II, page 67] comme travailler l’or, l’argent et le bronze, pour
l’un des deux plus grands architectes tailler la pierre à sertir et pour tailler le
de Salomon. bois, pour exécuter tout travail. »
Hiram, nommé dans 2 Chroniques 2,
12. Houram-Abi, c’est-à-dire Houram
est mon père et décrit dans le verset
suivant dans des termes identiques,
constructeur du temple, n’est-il pas la
réplique exacte de Betsaleel,
constructeur du Tabernacle ? N’est-il
pas remarquable que leurs pères
respectifs portent le même nom :
« Hour/Houram » ?

Hiram de Naphtali/Nephthali
(orthographe défectueuse de Khiram)
(1 Rois 7, 14) [« C’était le fils d’une
veuve de la tribu de Nephtali »]
formule utilisée dans de nombreux
grades maçonniques.

D’une façon générale, il ne faut pas Khiram (Dieu est haut, élevé ou
confondre ce personnage dont le nom exalté) (1 Rois 5, 15), Akhiram (mon
s’écrit en un seul mot, avec Adon frère est haut, élevé ou exalté).
Hiram/Adon Khiram écrit en deux Nom du deuxième roi de Tyr, Hiram
mots séparés et qui se rattache à la 1er (orthographe défectueuse), fils
famille des Hiram. d’Abi-Baal, entreprenant bâtisseur et
commerçant hardi.
Il s’assure l’amitié des rois d’Israël ses
voisins.
Il fournit à David, puis à Salomon du
bois de cèdre ou de cyprès, et leur
prête des ouvriers qualifiés, dont le
plus brillant est son homonyme,
Khiram/Hiram.
Flavius Josèphe lui consacre de
nombreux passages dans son Histoire
ancienne des Juifs où il le cite onze
fois, invariablement par son nom
Hiram.

Khuram Avi (deux mots : Khuram est


mon Père) (2 Chroniques 2, 13)
Khuram Abia, Hiram Avi, Hiram Abi,
Houram Abi, Hiram Habi
(orthographe défectueuse de Khiram
Avi), Khurum Abi.

Khuram Aviv (deux mots : Khuram est


son Père) (2 Chroniques 4, 16)
Houram Abiw, Hiram Abif/Abiff.

Khiram Amon, Hiram Amon


(orthographe défectueuse) (deux
mots : Khiram l’Ouvrier, l’Artiste) utilisé
sous cette forme dans de nombreux
grades maçonniques, surtout anglo-
américains.
Noms souvent donnés à l’artisan du
Temple dans la tradition maçonnique :
Adon Khiram (Seigneur Khiram),
Khiram Avi ou Abi (Khiram mon
Père), ou Khiram Aviv, Abif, ou Abiff
(Khiram son père), à ne pas confondre
avec Adoniram.

Autres familles

Abiram, Abiron (Le père est très haut) Ahiram


1° Un des notables de la tribu de 1° Troisième fils de Benjamin.
Ruben, fils d’Éliab et frère de Datan, (1 Chroniques 8, 1) Son clan, les
qui avec ce dernier se range aux côtés Ahiramites, est cité parmi ceux de la
de Coré le lévite, dans une révolte tribu de Benjamin recensés dans les
contre Moïse et Aaron durant le séjour plaines de Moab avant l’entrée des
du peuple d’Israël au désert. (Nombres Hébreux en Canaan. (Nombres 26, 38)
16, 1) Mais c’est dans une époque Là encore à une période très
bien antérieure à celle de la antérieure à celle du premier temple.
construction du premier temple.

2° Roi phénicien de Byblos, vers 1000


2° Fils premier-né de Hiél qui, sous le av. J.-C.
roi d’Israël Achab, reconstruit Jéricho.
Il ne semble pas avoir un rapport avec
L’enfant Abiram est immolé par son les personnages de la Bible où il n’est
père, selon l’usage païen du sacrifice pas mentionné.
de fondation, pour attirer la faveur des
dieux sur la construction. (1 Rois 16,
34) Là encore cela se produit à une
tout autre époque que celle de la
construction du temple.

3° Abiram est mentionné dans le


grade d’Élu comme assassin d’Hiram.
Il est aussi présent comme tel dans le
11e degré du R.E.A.A. Sublime
Chevalier élu. C’est une source
uniquement maçonnique et non
biblique.
Hiram est, par sa naissance, sujet de Hiram roi de Tyr. Il est
peut-être fils d’un fondeur tyrien.
Mickaël Segall, dans son Dictionnaire maçonnique, émet
l’hypothèse intéressante que Khiram l’artisan pourrait être le fils
illégitime de Khiram roi de Tyr.
Quant à nous, nous proposons une autre hypothèse, sans doute
aussi hardie. Flavius Josèphe a écrit :
« Chiram, qu’il avait fait venir de Tyr, dont le père, nommé Ur, quoique
habitué à Tyr, était descendu des Israélites, et sa mère était de la tribu de
Nephtali. »

Ur, Hur ou Hour, est bien un nom hébreu que nous avons trouvé
plusieurs fois dans la Bible. Sa mère est aussi israélite, originaire
d’une des tribus du Nord, Dan ou Nephtali, et veuve. Il est intrigant
que cette dernière précision soit donnée dans la Bible, sauf si cela
fait référence à la loi du lévirat. Le lévirat est une disposition
importante codifiée par le Deutéronome (25, 5-10), protectrice de
l’unité du clan familial, tant pour les personnes que pour la
conservation du patrimoine à travers les successions. C’est un
devoir imposé au beau-frère d’une veuve : si un homme meurt
sans descendance, son frère est tenu d’épouser sa veuve afin de
lui en assurer une. Le premier enfant né de cette union sera tenu
pour fils ou fille du frère décédé, donc aussi pour son héritier de
plein droit. L’histoire de Tamar, telle que la conte le chapitre 38 de
la Genèse, illustre parfaitement cette pratique. Si c’est le cas ici,
Hiram serait issu de l’union légale d’Ur, frère du défunt
contemporain de David mentionné dans les Chroniques, et de sa
veuve.
La lapidation
d’Adoniram
(1 Rois
12, 18 et2 Chronique
s 10, 18)
En tenant compte des remarques préalables concernant
l’organisation des familles hébraïques en véritables clans
regroupés dans des tribus, d’une part, et les caractéristiques
orthographiques et phonétiques des noms en hébreu et en
araméen, d’autre part, le tableau que nous avons dressé des
différents noms réunis dans la famille des « Hiram » permet de
comprendre que cette famille se réduit à deux grands groupes : le
groupe Hiram et, plus restreint, le groupe Adoniram. Nous
pouvons ici considérer comme secondaire, et peut-être même
hors sujet, les autres familles.

Hiram et Adoniram en Angleterre

De tous les personnages que nous venons de présenter, deux


émergent nettement dans les rituels maçonniques d’aujourd’hui :
Hiram et Adoniram. Hiram – ou Hiram Abi –, principalement pour
le grade de Maître, quels que soient les rites, ainsi que dans les
hauts grades du Rite écossais ancien et accepté.
Dans la Maçonnerie anglo-saxonne, la première mention
significative du nom Hiram se trouve dans le manuscrit Dumfries
(vers 1710) :

« […] il y avait, à Tyr, un roi nommé Hiram qui aimait beaucoup Salomon.
Il donna, à Salomon, du bois de charpente pour ses travaux. Il lui envoya
aussi un architecte en qui résidait l’esprit de sagesse. La mère de celui-ci
était de la tribu de Nephtali et son père était un homme de Tyr, du nom de
Hiram. »

Notons que dans le manuscrit Cooke (vers 1410, donc très


antérieur), se trouve une référence à Hiram, mais sans que son
nom soit écrit :

« À la construction du Temple de Salomon, comme il est dit dans la Bible


au livre III des Rois dans le chapitre cinq que Salomon avait quatre-vingt
mille Maçons sur son chantier et le fils du roi de Tyr était son Maître
Maçon. »

En 1723, dans l’histoire légendaire de la Franc-Maçonnerie,


rédigée par James Anderson, en introduction au texte de la
Constitution et des Règlements de la Grande Loge de Londres et
de Westminster, la désignation d’Hiram devient très explicite. Voici
ce qu’écrit Anderson dans le passage où il décrit la construction
du Temple de Salomon à Jérusalem :

« Pour un aussi grand nombre de Maçons habiles, Salomon fut largement


obligé par Hiram ou Huram, roi de Tyr, qui envoya ses maçons et
charpentiers à Jérusalem, et les pins et cèdres du Liban à Jaffa, le plus
proche port de mer. Mais, par-dessus tout, il envoya son homonyme, Hiram
ou Huram, le Maçon le plus accompli de la Terre. »

Ce passage est suivi d’une abondante note de bas de page


particulièrement documentée, dans laquelle Anderson détaille les
origines bibliques du nom de cet « Hiram le Maçon » pour bien le
distinguer de son homonyme Hiram roi de Tyr, et expliquer son
autre nom « Hiram Abif », de la façon suivante :
« […] le mot Abif est le surnom d’Hiram le Maçon appelé aussi
([2 Chroniques] chapitre 2, 13 [12]) Hiram Abi – comme ici Hiram Abif –, car
comme il est si amplement décrit ([2 Chroniques] chapitre 2, 14 [13]), nous
pouvons facilement supposer que son surnom n’aurait pu être caché. Et
cette lecture prend son sens plein et complet, à savoir qu’Hiram, roi de Tyr,
envoya au roi Salomon son homonyme Hiram Abif, le prince des
Architectes, dépeint (1 rois 7, 14) comme étant le fils d’une veuve de la tribu
de Nephtali et (dans 2 Chroniques 2, 14 [13]) ledit roi de Tyr l’appelle
l’enfant d’une femme parmi les filles de Dan et dans les deux références [il
est dit] que son père était un homme de Tyr. […] »

Remarquons encore qu’Adoniram est mentionné par Anderson


dans le même passage de son histoire légendaire, mais sans
aucun commentaire :

« […] il fut employé non moins de 3 600 princes ou maîtres Maçons pour
conduire le travail d’après les instructions de Salomon, avec 80 000 tailleurs
de pierres ou Compagnons du Métier dans la montagne ; et
70 000 manœuvres : en tout 153 600, en plus de la levée, sous Adoniram,
pour travailler dans les montagnes du Liban […] »

Peu après, Hiram est mentionné dans un document publié en


Irlande en 1725, The Whole Institution of Free-Masons Opened
(« L’ensemble des institutions des Francs-Maçons révélé »), mais
seulement comme le réalisateur des colonnes Jachin et Boaz,
sans autre commentaire. Il apparaît de nouveau dans le manuscrit
Graham en 1726, avec plus de précisions, mais sans aucune
indication concernant la légende de sa mort. Y figure le passage
du premier livre des Rois (1 Rois 7, 14) où Hiram est mentionné,
suivi d’un commentaire :

« L’explication de ces versets est la suivante : le mot “connaissance”


signifie “ingéniosité”, car, lorsque la sagesse et l’intelligence se trouvent
réunies dans une même personne, il ne lui manque rien. Ainsi, par le
présent extrait de l’Écriture, on doit admettre que le fils de la veuve, appelé
Hiram, était autant inspiré de Dieu que le sage Salomon ou encore que le
glorieux Betsaléel. »

Plus loin :
« […] lisez les 6e et 7e chapitres du premier livre des Rois. Vous y
trouverez les merveilleux travaux d’Hiram, lors de la construction de la
Maison du Seigneur. »

Enfin, au sujet des « cinq points des Compagnons Francs-


Maçons » qui « tirent leur force de cinq noms initiaux » :

« Le premier est divin, les quatre autres appartiennent au monde :


premièrement, le Christ, tête et pierre d’angle ; deuxièmement, Pierre
appelé Képhas ; troisièmement, Moïse, qui grava les commandements ;
quatrièmement, Betsaléel, le meilleur des Maçons ; cinquièmement, Hiram
qui était empli de sagesse et de connaissance. »

Quelques années plus tard, la divulgation de 1730 faite par


Samuel Prichard, Masonry Dissected, marque l’apparition de la
légende d’Hiram dans la partie du grade de Maître :

« D[emande]. Qu’est-ce qui avait été perdu, et qui est maintenant


retrouvé ?
R[éponse]. Le mot du maître Maçon.
D. Comment a-t-il été perdu ?
R. Par trois grands coups, c’est-à-dire par la mort de notre maître
Hiram. »

Suit alors, pour la première fois, le psychodrame dont Hiram est


le héros, décrivant son assassinat dans le Temple par trois
Compagnons, la dissimulation du corps sous des déblais, puis son
inhumation et la découverte de la tombe par les Frères envoyés
par Salomon à la recherche d’Hiram. La légende du grade de
Maître apparaît donc en 1730 en Angleterre et restera la même
dans ses grandes lignes, certes avec quelques variantes, jusqu’à
aujourd’hui.

Il n’est pas très connu qu’à l’époque de cette divulgation,


Anderson va à nouveau valoriser le thème hiramique dans un
autre de ses ouvrages publié en 1732, intitulé Royal Genealogies,
or the Genealogical Tables of Emperors, Kings and Princes, from
Adam to these Times (« Généalogies royales ou Tables
généalogiques des empereurs, rois et princes, d’Adam à
aujourd’hui »). À notre connaissance, cette référence n’a été que
rarement citée par les chercheurs. Il nous semble donc opportun
de le faire ici.
Dans la table généalogique XIII [13], « La chronologie et
l’histoire du règne du roi Salomon », Anderson développe
longuement l’épisode de la construction du temple à Jérusalem.
Nous y retrouvons une grande partie de ce qu’il a écrit en 1723
dans l’introduction à la constitution et aux règlements
maçonniques. Mais il y emploie certains termes nouveaux et qui
nous semblent caractéristiques. Toute cette table XIII [13] est
intéressante, ainsi que la table CVIII [108] consacrée aux rois de
Tyr. Nous n’en citons qu’un petit passage :
« Le roi Hiram, qui était un excellent architecte, envoya de nombreux
charpentiers et tailleurs de pierre à Salomon, mais surtout son ingénieux
homonyme, Hiram Abif, le Maître Maçon le plus accompli de la Terre, pour
concevoir, superviser et diriger la construction [du Temple] et la fabrication
de tous les ustensiles et accessoires coûteux et singuliers du Temple,
conjointement avec ces deux Rois-Maçons (2 Chroniques 2, 13-14 et 1
Rois 7, 13-14). Puis, Salomon leva une corvée d’Israélites sous [la direction
d’] Adoniram pour travailler dans les montagnes du Liban, avec les
Sidoniens et les Tyriens. »

L’appellation de « Rois-Maçons » est novatrice et nous semble


bien indiquer une implication maçonnique plus importante que
dans le texte de 1723.

Principales divulgations maçonniques en langue anglaise au XVIIIe siècle

1 1730 Masonry Dissected, de Samuel Prichard

2 1760 Three Distinct Knocks

3 1760 A Master Key to Freemasonry

4 1762 Jakin and Boaz


5 1764 Hiram, or the Grand Master-Key to the Door of Both
Ancient and Modern Free-Masonry

6 1765 Shibboleth, or Every Man a Free-Mason

7 1765 Mystery of Free Masonry Explained

8 1766 Mahhabone, or the Grand Lodge Door Opened. Wherein


Is Discovered the Whole Secrets of Free-Masonry, Both
Ancient and Modern

9 1766 Solomon in All His Glory, or the Master-Mason, de


Thomas Wilson

10 1769 The Free-Mason Stripped Naked

Tout au long du XVIIIe, la référence à Hiram est constante. Parmi


les nombreuses divulgations anglaises qui jalonnent ce siècle, une
seule mentionne Adoniram à la place d’Hiram ; en 1766, un
certain Thomas Wilson publie Solomon in All His glory, or the
Master-Mason (« Salomon dans toute sa gloire ou Le Maître
Maçon »). Dans la partie de la réception de Maître, Adonhiram est
le héros de la légende du grade, ainsi que dans le catéchisme qui
suit. Adoniram serait-il donc aussi présent parmi les autres rituels
de Maître dont Hiram est le personnage central ? Il n’en est rien,
car ce livre n’est que la traduction anglaise d’une divulgation
française de 1751, Le Maçon démasqué, et n’est pas représentatif
de la pratique maçonnique anglaise de son époque.

Et pourtant, nous allons le voir, Adoniram est très présent dans


la Maçonnerie anglo-saxonne, comme il l’est dans les hauts
grades du Rite écossais ancien et accepté à vocation
internationale, mais souvent comme « un second rôle », et surtout
comme un successeur d’Hiram après la mort violente de ce
dernier, chargé d’achever la construction du premier temple à
Jérusalem. Sans prétendre être exhaustif, faisons un inventaire de
cette présence, en commençant par ce que les Francs-Maçons
français peuvent connaître le mieux.

Dans le Rite écossais ancien et accepté, Adoniram est présent


dès le 4e degré de Maître secret où il est incarné par le premier
inspecteur, seul « surveillant » et adjoint direct du président de la
Loge de Perfection, qui lui-même représente le roi Salomon4. Au
7e degré, Prévôt et Juge ou Maître irlandais, l’instruction du grade
se termine ainsi :
« D[emande]. Quel était l’intention de Salomon en créant le grade ?
R[éponse]. Il était nécessaire de le créer parmi un aussi grand nombre de
ff∴. Johabert, qui était honoré de la confiance intime, reçut cette nouvelle
marque de distinction. Le monarque créa d’abord Tito, prince Harodin,
Adoniram et son père, prévôts et juges. Il leur donna ordre d’initier
Johabert, son favori, dans le plus secret mystère […]. »

Puis, au 8e degré, intendant des bâtiments ou Maître en Israël,


Salomon est aussi président et Adoniram, second inspecteur. Il
occupera encore la fonction de premier surveillant dans le grade
de Grand Écossais de la Voûte sacrée, Grand Élu, grade le plus
élevé de la Loge de Perfection et 14e degré du système du Rite
écossais ancien et accepté5. Au 22e degré, chevalier Royal-Hache
ou prince du Liban, l’initiale de son nom figure sur le bijou parmi
les initiales de dix-sept personnages bibliques, ce qui ne saurait
nous surprendre, sachant qu’Adoniram fut chargé par Salomon
d’organiser au Liban la coupe du bois destiné à la construction du
temple. Nous ne sommes pas davantage surpris d’y trouver le
nom de Hur dans l’explication des mots sacrés du grade : « NOÉ,
BETSALEEL (en hébreu Betsalel, “À l’ombre de Dieu”, fils d’Uri, fils de
Hur, de la tribu de Juda, et de Marie, sœur de Moïse6) […]. »
Logiquement, même si son nom est parfois mentionné, Hiram
n’est pas représenté dans les grades de la Loge de Perfection,
ayant été assassiné au troisième grade, mais Hiram roi de Tyr y
figure plusieurs fois. Cela donne l’impression qu’Adoniram a
remplacé Hiram, associé au roi Salomon et au roi de Tyr. Cette
association est caractéristique au 14e degré, où le président
représente Salomon ; un officier assis à sa droite représente
Hiram roi de Tyr et le premier surveillant représente Adoniram.

Tableau de loge
de la Marque
Dans la Maçonnerie anglo-saxonne, qui connaît bien les hauts
grades du Rite écossais ancien et accepté, mais ne les pratique
généralement qu’à partir du 18e degré de Rose-Croix, Adoniram
est très présent dans d’autres grades, complémentaires des
grades du « métier ».
Le grade de la Marque, sans doute le plus pratiqué avec celui
de l’Arc royal par les Maçons anglais, fait référence à Adoniram de
la façon la plus explicite. Pour ouvrir les travaux de la loge comme
pour les fermer, le Vénérable Maître dit : « Au nom d’Adoniram, je
déclare la loge régulièrement ouverte (ou fermée)… »
La présence d’Adoniram est clairement affirmée dans la
cérémonie d’installation du Vénérable Maître de la Marque. Dans
le « psychodrame » support de cette cérémonie, il est dit :
« Après la mort de notre Maître Hiram Abif, dont les circonstances vous
sont bien connues, il fut nécessaire d’élire un nouveau Maître pour le
remplacer […]. Il fut aussitôt reconnu comme le successeur légitime d’Hiram
Abif […] et enfin le nouveau Vénérable Maître est installé dans la chaire
d’Adoniram. »

Mais cette référence très explicite n’exclut pas la référence à


Hiram Abif considéré comme le fondateur du grade avant celui de
Maître. Il faut sans doute comprendre qu’Hiram Abif était le
président de cette loge de la Marque et, qu’après sa mort,
Adoniram lui a succédé. Voici quelques citations caractéristiques
du rituel. Lorsque le mot de passage est communiqué au nouveau
Maître Maçon de la Marque, il est informé que :
« Certains disent que ce mot a été utilisé pour la première fois dans le
grade instauré dans cette ville [Jaffa, port sur la route entre Tyr et
Jérusalem] par Hiram-Abif avant d’aller à Jérusalem. »

Et dans l’instruction qui suit la cérémonie :

« Tous les six jours de travail, les Maîtres de la Marque avaient coutume
de se rendre chez le Grand Maître en exercice, Hiram Abif, afin de recevoir
les tracés d’exécution et les instructions pour la poursuite de l’ouvrage. […]
Le travail était interrompu. Hiram Abif en demanda la raison […]. Hiram Abif
envoya chercher le Compagnon du Métier qui avait taillé la pierre et, après
ses réponses, comprit que ce devait en effet être la pierre dont il avait
besoin. Il ordonna qu’une recherche approfondie fût faite aussitôt à la
carrière, et on la retrouva enfin intacte. […] Afin de montrer combien il était
satisfait de l’habileté et de la capacité déployée par l’ingénieux Compagnon
du Métier, Hiram Abif ordonna qu’il fût sans tarder avancé au grade
distingué de Maître de la Marque. »

Par ailleurs, dans un des styles du rituel anglais d’installation du


Vénérable Maître de la Loge bleue, mais aussi dans les rituels
irlandais, écossais, américains et apparentés, Adoniram est le
personnage principal du récit légendaire qui est fait au futur
président de loge, comme Hiram l’est dans le récit légendaire du
grade de Maître. Dans les rituels anglais où figure ce récit (par
exemple The Revised Ritual of Craft Freemasonry), nous pouvons
lire que Salomon, faisant visiter à la reine de Saba le temple dont
la construction était achevée, s’adressa au « Premier Maître
Maçon, Adoniram ». Il est ensuite rappelé que :
« Pendant le temps – sept ans ou plus – consacré à la construction du
temple à Jérusalem, Adoniram surveilla l’ouvrage de tous ceux, Maçons et
hommes de corvée, qui travaillèrent dans les montagnes du Liban, […] et
c’est à sa maîtrise qu’il faut attribuer la merveilleuse perfection à laquelle fut
finalement porté l’ensemble de l’œuvre. […] De même qu’au troisième
grade de Maître Maçon, le Candidat incarne un des hommes les plus
remarquables des annales de la Franc-Maçonnerie, j’ai nommé Hiram Abif,
le Prince des Architectes, de même dans cette cérémonie, le Vénérable
Maître élu représente une autre des plus grandes personnalités, si ce n’est
la plus brillante, dont notre Ordre ait conservé le souvenir, Adoniram, le
Parfait Maçon. Figure parmi les plus éminentes de nos traditions, il a été
jusqu’à présent et demeurera à jamais le modèle et l’exemple de tous les
Maîtres installés, de son époque, à travers toutes les générations, jusqu’à la
fin des temps. »

Une note de bas de page de ce rituel précise :


« Dans la cérémonie ordinaire [ce qui qualifie certainement celle du style
émulation], Adoniram est simplement mentionné. […] Il y a de fortes
chances pour que le Vénérable Maître élu n’ait jamais entendu parler
d’Adoniram, encore moins qu’il ait joué un rôle aussi important dans la
préparation et la finition des matériaux du Temple. Le Volume de la Loi
Sacrée et les instructions sont les autorités à partir desquelles cette histoire
a été compilée ; elle a été utilisée par les auteurs avec toujours la plus
grande satisfaction pour les présents. Il n’y a pas un mot qui soit “contraire
à nos anciennes Constitutions ou qui leur porte atteinte”. Au contraire, c’est
une histoire aussi véritable que celle d’Hiram Abiff, et elle devrait être tenue
en aussi haute estime. »

Mais la valorisation la plus forte d’Adoniram se trouve dans


l’annexe G de ce rituel, annexe où la note de bas de page que
nous venons de citer est fortement documentée, de façon assez
surprenante :
« Dans la note de la page 289, il est écrit “… c’est une histoire aussi
véritable que l’histoire d’Hiram Abi”. On aurait pu employer une expression
beaucoup plus forte, dans la mesure où tout ce qui est dit d’Adoniram peut
être prouvé par la Bible, alors que tout ce que nous disons d’Hiram Abi
repose sur “nos traditions” ; et, malheureusement pour les traditions, elles
ne sont dans ce cas justifiées par aucun élément de la Bible concernant
Hiram Abi. Dans 1 Rois, chapitre VI. se trouve une description détaillée du
Temple, et au chapitre VII, une description de “la maison de la forêt du
Liban”. Ensuite, au verset 13, il est dit : “Et le roi Salomon envoya chercher
Hiram à Tyr.” Au verset 14, il est dit : “et il était rempli de sagesse,
d’intelligence et d’habileté pour travailler tous les ouvrages en airain ; et il
vint voir le roi Salomon et il exécuta toute son œuvre.” Il n’y a pas ici un mot
qui peut justifier l’affirmation selon laquelle Hiram Abi était l’Architecte en
chef du Temple ; et de plus, comme aucune mention de lui n’est faite, pas
plus avant qu’après la description des bâtiments du Temple et de la maison
de la forêt du Liban, il semblerait qu’il ait été employé seulement après que
le Temple fut achevé. D’autre part, se référant à 2 Chroniques, chapitre II,
nous trouvons au verset 7 : “Envoie-moi donc un homme habile pour les
ouvrages en or, en argent, en airain et en fer, en [étoffes teintes en]
pourpre, cramoisi et bleu, et capable de graver avec les hommes habiles
qui sont auprès de moi, en Juda et à Jérusalem, que David, mon père, a
prévus.” Dans tout cela, il n’y a aucune allusion ou suggestion d’un homme
requis pour préparer des plans et des dessins. Mais les versets précédents
montrent que Salomon avait adressé sa demande à Hiram roi de Tyr avant
le début de la construction du Temple. Dans la réponse qu’Hiram roi de Tyr
a envoyée au roi Salomon pour faire droit à sa demande, il dit, au verset
13 : “Et maintenant, j’ai envoyé un homme habile, doué d’intelligence...”
puis au verset 14,“... habile pour les ouvrages en or, en argent, en airain,
[en fer], en pierre et en bois, en [étoffes teintes en] pourpre, en bleu et en lin
fin et en carmin, afin de réaliser toute sorte de gravure et concevoir toute
œuvre d’art qu’on lui donnera à exécuter, avec tes hommes habiles et avec
les hommes habiles de David, ton père.” Le verset 13 montre qu’à ce
moment-là, Hiram Abi avait été envoyé de Tyr, avant le commencement [de
la construction] du Temple. La description donnée au verset 14 montre qu’il
a été un homme doué de dons importants et variés, mais il n’est
certainement pas indiqué qu’il possédait les compétences et la formation lui
permettant de créer “les plans et les dessins” d’une structure aussi
magnifique que le temple du roi Salomon, et il faut beaucoup d’imagination
pour le voir clairement. Au chapitre IV, verset 11, nous voyons : “Et Huram
(sic) fit les chaudrons, les pelles et les bassins”, et ainsi de suite jusqu’au
verset 16, où il est dit : “Les chaudrons aussi, les pelles et les fourchettes ;
tous leurs instruments, Huram son père [Houram-Abiw7] les fit pour le roi
Salomon.” Ce Huram peut-il être le père de Hiram Abi ? Il semblerait que ce
soit ainsi.
En tout état de cause, l’affirmation selon laquelle Hiram Abi était
l’architecte en chef du Temple repose sur nos traditions, et n’est pas étayée
par le récit des écritures sur l’homme et son œuvre, voire lui est contraire.
Alors que tout ce qui est dit d’Adoniram à la page 288 [de ce rituel] est
strictement conforme aux Écritures dans chaque détail. Il n’est donc pas
exagéré de dire qu’Adoniram est “la plus brillante des personnalités
enregistrées dans nos annales”. Il est clair que les anciens compilateurs ont
exagérément grossi les qualités et le travail d’Hiram Abi et ont laissé de
côté les splendides services d’Adoniram au Liban. “Ainsi disent les
Écritures” : “... et Adoniram était préposé à la corvée8”. Et encore : “Aucun
son d’un outil en métal ne fut entendu dans tout le bâtiment9.” La
merveilleuse habileté avec laquelle il put diriger la préparation des
matériaux, de bois et de pierre, au Liban, des matériaux si bien ajustés les
uns avec les autres qu’ils pouvaient être assemblés à Jérusalem sans outils
métalliques, confère sans aucun doute à Adoniram la plus haute distinction
dans les annales de la Franc-Maçonnerie10. »

Il s’agit bien ici d’une mise en cause du rôle d’Hiram dans la


construction du Temple, en donnant à Adoniram une
prépondérance dans cette réalisation, symbole essentiel de la
Franc-Maçonnerie, sans toutefois aller jusqu’au remplacement de
l’un par l’autre. C’est dans la Maçonnerie française que cette
étape sera franchie. Nous le verrons dans le prochain chapitre.
Architecte sur le chantier du Temple (1738)
Adoniram versus Hiram en France

Dans le chapitre précédent, nous avons vu qu’en Angleterre, si


le personnage d’Adoniram ne rivalise que peu avec Hiram dans la
légende du grade de Maître, il occupe cependant une place très
importante dans d’autres grades, complémentaires des grades du
« Métier ».
De façon très judicieuse, Philippe Langlet écrit :

« Lorsqu’il passe la Manche, le héros de la légende est naturalisé


français, mais sous un autre nom, Adoniram, ou Adonhiram, ce qui conduira
à parler de “Maçonnerie adonhiramite”1. »

En 1781, paraît en France un ouvrage intitulé Recueil précieux


de la Maçonnerie adonhiramite. Un tel titre ne pouvait que retenir
notre attention. Ce livre, faisant une large place, dans une
seconde partie, à la Maçonnerie d’adoption, réédité plusieurs fois,
est dû à Louis Guillemain de Saint-Victor. Celui-ci développe dans
la première partie une théorie concernant la construction du
premier temple qui va plus loin que celle de l’auteur du rituel
anglais2 que nous avons cité dans le chapitre précédent, en
affirmant que la légende du grade de Maître n’est pas celle
d’Hiram, mais d’Adoniram, le véritable architecte du Temple.
Hiram, quant à lui, est « simplement » un artisan particulièrement
habile en différentes techniques. Quelques citations sont
indispensables, non seulement pour éclairer cette thèse, mais
encore pour en découvrir les sources.

Dans le discours préliminaire à l’instruction de la « Maîtrise,


troisième grade », l’auteur écrit :

« […] les différents troubles que la Maçonnerie essuya (note bas de page
= par exemple : à Paris, depuis 1728 jusque vers l’an 1750, le
gouvernement et la police poursuivirent les Maçons, et défendirent les
Loges) obligèrent souvent ses membres à se désunir, et même à se
cacher ; alors les Loges devinrent moins fréquentes, les instructions moins
étendues, et bientôt les symboles qui démontraient ce que la Maçonnerie
était dans son origine, devinrent inintelligibles pour les nouveaux initiés ;
enfin, la négligence de s’instruire fut poussée si loin qu’il s’éleva, il y a
environ quarante ans [c’est-à-dire vers 1745], un schisme parmi les
Maçons. Beaucoup, sans trop savoir pourquoi, fondaient la Maîtrise sur
Hiram, savant Artiste dans la métallurgie, que la Bible nous dit avoir été fils
de Hur, tyrien, et d’une veuve de la tribu de Nephtali. Plusieurs autres,
encore moins instruits, voulaient y substituer Hiram, roi de Tyr, lorsqu’il
parut un catéchisme imprimé (note de bas de page = Il a pour titre :
Catéchisme des Francs-Maçons ou Le Secret des Maçons. Il n’y en avait
pas encore eu d’imprimé en France. La première édition est de 1744, et la
seconde est de 1747 ; l’auteur, que l’on croit abbé, a signé cet ouvrage du
nom de Léonard Gabanon. Il en parut beaucoup d’autres depuis sous
différents noms ; mais ils n’ont été que les échos du premier…) dans lequel
on rétablissait le nom emblématique (Adonhiram), sur lequel la Maîtrise doit
être fondée.
[…] Malgré les erreurs et les sottises que cet ouvrage renfermait, malgré
les vices qu’il imputait aux Maçons, la plus grande partie des Maîtres
l’adopta. […] Alors, se contentant de faire toutes les cérémonies de la
Maîtrise, en mémoire de celui qui avait été grand Architecte de ce fameux
édifice [le Temple], et croyant n’avoir plus rien à approfondir, ils se
disputèrent pour le nom. Une partie prétendait que ce devait avoir été
Hiram, et l’autre voulait que ce fût Adonhiram. Les partisans du premier
supposaient que le mot Adon, était un surnom qui avait été donné à Hiram
lorsqu’il eut fini les travaux d’airain, ou après sa mort ; et se croyant bien
instruits pour les hauts grades, ils osaient conclure que la Bible et tous les
auteurs sacrés s’étaient trompés, et qu’il fallait lire Hiram, grand Architecte
du Temple. Ceux qui respectaient l’Écriture sainte réfutaient ces assertions,
et traitaient leurs auteurs de novateurs ; alors les deux partis se disaient
des injures, s’accusaient réciproquement d’ignorance. Et à quoi cela
avançait-il ? À aggraver l’erreur, et à désunir des hommes chez lesquels
des lois invariables devraient assurer le bonheur et la paix. C’était donc de
la morale qu’il fallait s’occuper, et non de tel ou de tel homme qui vivait il y a
près de quatre mille ans, et qui ne pouvait servir en rien aux Maçons,
quelque intention qu’ils pussent avoir. Comme mon but est d’expliquer la
morale des emblèmes, et de rétablir, s’il m’est possible, chez les Maçons,
l’union, l’estime et l’amitié, je les prie de prêter attention aux vérités que j’ai
rapportées dans tout le cours de cette instruction, et de vouloir bien se
ressouvenir qu’ils s’accordent tous sur ce que la Maîtrise est fondée sur le
grand Architecte du Temple. Or, l’Écriture dit très positivement, au
quatorzième verset du cinquième chapitre du troisième livre des Rois [nous
voyons ici que l’auteur se réfère à la traduction biblique de Lemaître de
Sacy, qui suit la Vulgate et divise les Rois en quatre livres3], que c’était
Adonhiram. Josephe, et tous les auteurs sacrés, en disent autant et le
distinguent, à ne laisser aucun doute, d’Hiram, tyrien, ouvrier en métaux ;
ainsi c’est donc Adonhiram qu’il faut honorer. »

Dans le catéchisme des Maîtres qui suit cette introduction, nous


lisons bien sûr la confirmation de la thèse de Guillemain de Saint-
Victor et comme dans le rituel lui-même, c’est Adoniram qui est
assassiné, puis enseveli. Voici les passages les plus
caractéristiques :

« – D[emande]. Qu’y fait-on, dans la chambre du milieu ?


– R[éponse]. On y honore la mémoire de notre respectable Maître
Adonhiram. […]
– D. Comment avez-vous été reçu ?
– R. En passant de l’équerre au compas sur la tombe de notre
respectable Maître Adonhiram. (Note de bas de page : Adonhiram, mot
hébreu, composé de deux autres, d’Adon, qui signifie seigneur, et d’Hiram,
qui signifie hautesse de vie ou hauteur de vie. On le dit Architecte du
Temple, non seulement parce que la véritable Église suit les plans du Dieu
suprême ; mais encore, c’est que les Maçons sont persuadés qu’il est le
souverain Maître de tout ; et que dans l’Univers il n’y a rien qui ne soit son
ouvrage ; et qu’ainsi chaque partie servant à ses desseins, tous les êtres
sensibles doivent lui rendre hommage.) […]
– D. La parole ayant été perdue, comment a-t-on pu la retrouver ?
– R. Les Maîtres soupçonnant l’assassinat d’Adonhiram et craignant que
la force des tourments ne lui eût arraché la parole de Maître convinrent
entre eux que le premier mot qui serait proféré en le retrouvant leur servirait
à l’avenir pour se reconnaître. Il en fut de même du signe et de
l’attouchement. […]
– D. Sur quoi est soutenue la Loge de Maître ?
– R. Sur trois grands piliers triangulaires, nommés Sagesse, Force et
Beauté.
– D. Qui est-ce qui les nomma ainsi ?
– R. Salomon, Hiram, roi de Tyr, et Adonhiram, grand Architecte du
Temple. […]
– D. Pourquoi la beauté à Adonhiram ?
– R. Parce que, comme grand Architecte du Temple, il dessinait tous les
ornements qui devaient embellir ce monument magnifique. […]
– D. Que feriez-vous si vous étiez en quelque danger ?
– R. Je ferais le signe de secours, en disant : À moi les enfants de la
veuve.
– D. Pourquoi dites-vous “les enfants de la veuve” ?
– R. C’est qu’après la mort de notre respectable Maître, les Maçons
prirent soin de sa mère, qui était veuve, et dont ils se dirent les enfants,
Adonhiram les ayant toujours regardés comme ses Frères. »

Très logiquement, Adonhiram est présent à la place d’Hiram


dans les hauts grades qui suivent dans le recueil. Par exemple
dans le catéchisme du quatrième, le Maître parfait :
« – D. Que vîtes-vous à la porte du Midi ?
– R. Le tombeau de notre respectable Maître Adonhiram. »

Il est notable que Guillemain de Saint-Victor, dans son


introduction à la maîtrise, mentionne un schisme survenu parmi
les Maçons français vers 1744, au tout début de l’essor de la
Maçonnerie dans notre pays. Sur ce point, il cite plusieurs
divulgations publiées à ce moment-là, en particulier le Catéchisme
des Francs-Maçons. Nous devons donc nous y référer. L’auteur de
ce livre, publié en 1744, réédité en 1747, est Louis Travenol, sous
le pseudonyme de Léonard Gabanon. Il fait suite au livre de l’abbé
Gabriel-Louis Pérau, Le Secret des Francs-Maçons, publié la
même année. Les années 1740 sont particulièrement riches en
divulgations maçonniques, et nous ne pouvons omettre les plus
importantes d’entre elles : celles que nous venons de citer et, en
1744, le Parfait Maçon dont l’auteur est inconnu, comme Le Sceau
rompu ou la loge ouverte aux profanes par un Franc-Maçon en
1745 et L’Antimaçon paru en 1748 ; puis en 1749 le Nouveau
Catéchisme des Francs-Maçons, troisième édition du livre de
Travenol. Ce ne sont là que quelques-unes des divulgations de
cette période. Curieusement, la plus importante recension de ces
ouvrages est due à Harry Carr et publiée par la prestigieuse loge
de recherche Quatuor Coronati en 1971 sous le titre : The Early
French Exposures, en anglais. Ce livre est aujourd’hui difficile à
trouver, n’ayant jamais été réédité ni traduit en français, au moins
pour les commentaires. Harry Carr y mentionne douze
divulgations de 1737 à 1751, ce qui n’est pas exhaustif. Johel
Coutura en a publié d’autres dans Le Parfait Maçon – Les débuts
de la maçonnerie française (1736-17484).

Principales divulgations maçonniques en langue française au XVIIIe siècle

1 1737 Réception d’un Frey-Maçon

2 1738 La Réception mystérieuse

3 1744 Le Secret des Francs-Maçons

4 1744 Catéchisme des Francs-Maçons

5 1744 La Franc-Maçonne

6 1744 Le Parfait Maçon

7 1745 Le Sceau rompu ou La Loge ouverte aux profanes

8 1745 L’Ordre des Francs-Maçons trahi

9 1747 Les Francs-Maçons écrasés

10 1747 La Désolation des entrepreneurs modernes du Temple de


Jérusalem

11 1747 Catéchisme des Francs-Maçons (2e édition)

12 1748 L’Antimaçon ou Les Mystères de la Maçonnerie dévoilés par


un profane

13 1749 Nouveau catéchisme des Francs-Maçons (3e édition)

14 1751 Le Maçon démasqué

15 1783 Nouveau catéchisme des Francs-Maçons (plagiat)

Examinons ces divulgations et tout d’abord la principale


référence de Guillemain de Saint-Victor, le Catéchisme des
Francs-Maçons de 1744. Travenol commence en s’adressant au
lecteur, commentant le livre de Pérau paru la même année, juste
avant le sien, et qu’il plagie sans vergogne en approuvant son
contenu et en le complétant selon ses propres connaissances du
sujet. À partir de la page 13, il écrit :
« L’auteur a raison de dire qu’il ne s’agit point d’Hiram roi de Tyr, chez les
Francs-Maçons ; mais il ne s’agit point non plus comme il le prétend de cet
Hiram admirable ouvrier en métaux que Salomon avait fait venir de Tyr, et
qui fit les deux colonnes de bronze, qui étaient à la porte du temple, l’une
nommée Jachin, et l’autre Boz (note de bas de page = Joseph [entendez
Flavius Josèphe] appelle cet ouvrier Chiram). Quel rapport pourrait avoir un
ouvrier en métaux avec la Confrairie des Francs-Maçons ? Il me semble
que la qualité qu’ils prennent de Maçons, le tab(e)lier de peau blanche, la
truelle qu’ils portent, et tous les autres instruments allégoriques dont ils se
décorent en Loge, n’ont rien de commun avec les orfèvres, les serruriers,
les fondeurs, ni les chaudroniers. Mais outre qu’il n’est point vraisemblance
qu’il s’agisse parmi eux d’Hiram Roy de Tyr, non plus que d’Hiram ouvrier
en métaux, ils conviennent tous que c’est en mémoire de l’Architecte du
Temple de Salomon qu’ils font toutes leurs cérémonies, et principalement
celles qu’ils observent à la réception des Maîtres. Après cela, comment
peut-on s’y méprendre, puisque l’Écriture [la Bible] nous apprend que celui
qui conduisait les travaux pour la construction du temple de Salomon
s’appellait Adoniram ? Il est vrai que Joseph, dans son Histoire des Juifs, dit
qu’il se nommait Adoram. Mais cette différence ne doit pas le faire
confondre avec Hiram Roy de Tyr ni avec Hiram ouvrier en métaux. Il n’est
donc pas douteux que celui dont les Francs-Maçons honorent la mémoire
s’appellait Adoniram ou Adoram, et que c’est à lui à qui ils prétendent qu’est
arrivée l’Avanture tragique que je mets à la tête de ce petit ouvrage. On ne
trouve aucuns vestiges de ce trait d’histoire dans l’Écriture ni dans Joseph.
Les Francs-Maçons prétendent qu’elle a été puisée dans le Thalmud, qui
est une compilation des Loix judaïques mêlées de beaucoup de rêveries ;
mais comme je crois qu’il est fort indifférent de savoir d’où elle peut être
tirée, je n’ai pas fait de grandes recherches pour m’en assurer. Je me fonde
uniquement sur la tradition reçue parmi les Francs-Maçons, et je la rapporte
fidèlement comme ils la racontent tous. »

Cette introduction est suivie, à partir de la page 27, de :


« Abrégé de l’histoire d’Adoniram, Architecte du Temple de
Salomon. » Nous n’en citons que le début, un bref passage et la
fin, qui ne laissent aucun doute sur la référence à Adoniram :

« Adoniram à qui Salomon avait donné l’intendance et la conduite des


travaux de son Temple, avait un si grand nombre d’ouvriers à payer qu’il ne
pouvait les connaître tous ; et pour ne pas risquer de payer l’Apprenti
comme le Compagnon, et le Compagnon comme le Maître, il convint avec
chacun d’eux en particulier de mots, de signes et d’attouchements différents
pour les distinguer. »

Un peu plus loin :


« Le Maître n’avait qu’un mot pour se faire distinguer d’avec ceux dont je
viens de parler, qui était Jehova, mais il fut changé après la mort
d’Adoniram. Trois Compagnons, pour tâcher d’avoir la paye de Maître,
résolurent de demander le mot de Maître à Adoniram lorsqu’ils pourraient le
rencontrer seul, ou de l’assassiner s’il ne voulait pas le leur dire. Pour cet
effet, ils se cachèrent dans le Temple où ils savaient qu’Adoniram allait seul
tous les soirs faire la ronde. »

Et enfin :
« […] ils rendirent compte de cette aventure à Salomon, qui en fut fort
touché, et pour donner des marques de l’estime qu’il avait pour la mémoire
d’Adoniram, il le fit enterrer en grande cérémonie dans son Temple. »
Vérifions ce que l’abbé Pérau a écrit en 1744 dans Le Secret
des Francs-Maçons. Nous lisons (pages 59 à 61) :

« Il y a bien des Francs-Maçons qui ne connaissent cet Hiram que de


nom, sans savoir ce qu’il était. […] Hiram, dont il s’agit chez les Francs-
Maçons, était bien éloigné d’être roi de Tyr. C’était un excellent ouvrier, pour
toutes sortes d’ouvrages en métaux, comme or, argent et cuivre. Il était fils
d’un Tyrien, et d’une femme de la tribu de Nephtali. »

Suit un rappel du texte biblique du premier livre des Rois traitant


d’Hiram. Pérau conclut ce chapitre de façon assez primesautière :

« Voilà cet Hiram que l’on regrette aujourd’hui. Je crois qu’il y aura
quelques Maîtres qui m’auront obligation de cet éclaircissement ; on est
toujours bien aise de savoir pour qui l’on pleure. Au reste, je pense qu’il ne
faudrait pas tant s’affliger de la mort de Hiram : si les Francs-Maçons n’ont
besoin que d’ouvriers habiles, ils trouveront, parmi nos modernes, de quoi
se consoler de la perte des anciens. »

Beaucoup plus surprenant est le récit que fait Pérau de la mort


de l’Architecte du Temple, que Travenol reproduira presque à
l’identique. Pérau l’intitule : « Abrégé de l’histoire d’Hiram,
Adoniram, ou Adoram, Architecte du Temple de Salomon. » Ce
titre traduit pour le moins une hésitation et le refus de choisir entre
les deux personnages, sans doute parce que le récit qui suit a
deux sources différentes que l’on a voulu concilier. En effet, ce
récit commence ainsi :
« Pour comprendre le rapport qu’il y a entre cette histoire et la société
des Francs-Maçons, il faut savoir que leur loge représente le Temple de
Salomon, et qu’ils donnent le nom d’Hiram à l’architecte que ce prince
choisit pour la construction de ce fameux édifice. »

Suit une longue explication de la confusion qui est faite entre


Hiram et Adoniram par méconnaissance du texte biblique, et qui
se termine ainsi :

« Il n’est donc pas douteux que celui dont les Francs-Maçons honorent la
mémoire s’appelait Adoniram ou Adoram, et que c’est à lui à qui ils
prétendent qu’est arrivée l’aventure tragique, dont je vais faire le récit. »
Ce récit se déroule alors, commençant par une ambiguïté
patente :

« Adoniram, Adoram ou Hiram, à qui Salomon avait donné l’intendance et


la conduite des travaux de son Temple […]. »

Puis, la légende se déroule, ayant pour héros Adoniram jusqu’à


sa seconde inhumation dans le Temple. La conclusion du récit est
alors on ne peut plus surprenante :
« Telle est l’histoire d’Hiram, que le grand maître raconte au récipiendaire
le jour de sa réception. Comme ce n’est qu’une fiction et qu’on n’en trouve
pas la moindre trace dans l’histoire sacrée ni profane, il ne faut pas être
surpris si les Francs-Maçons ne s’accordent pas toujours sur le nom de cet
architecte ni sur les circonstances de sa mort. Par exemple, j’ai dit que les
trois Compagnons plantèrent une branche d’acacia sur la fosse d’Hiram [ce
n’est pas tout à fait exact : l’auteur ne mentionne qu’Adoniram tout au long
du récit légendaire] ; mais d’autres prétendent que cette branche fut plantée
par les maîtres qui cherchaient le corps, afin de pouvoir reconnaître l’endroit
où ils l’avaient trouvé. Quelques-uns prétendent aussi que les maîtres
exhumèrent le corps d’Hiram, avant que d’aller rendre compte à Salomon
de leur aventure ; au lieu que j’ai dit que ce fut ce prince qui fit déterrer le
cadavre. Il y en a encore qui soutiennent que le premier coup que reçut
Hiram fut un coup de brique ; le second, un coup de pierre cubique ; et le
troisième, un coup de marteau. Enfin, il y en a qui disent que ce fut
Salomon qui s’avisa de changer le mot de maître, au lieu que d’autres
prétendent que les maîtres firent ce changement sans le consulter. En un
mot, dans toutes les loges que j’ai vues, j’ai trouvé quelque différence, mais
par rapport aux particularités seulement, et non quant à l’essentiel. La
manière dont j’ai raconté cette histoire est conforme à l’opinion la plus
communément reçue. »

Dans l’édition de la divulgation de Pérau publiée en 1745 sous


le titre L’Ordre des Francs-Maçons trahi, il n’y a pas de
changement.

En 1745, paraît une autre divulgation anonyme : Le Sceau


rompu ou la loge ouverte aux profanes par un Franc-Maçon. Elle
confirme le choix d’Adoniram comme personnage légendaire,
dans le « Catéchisme des Maîtres » (p. 67-68) :
« – Demande. Qui est-ce qui était perdu ?
– Réponse. La parole du Maître.
– D. Comment fut-elle perdue ?
– R. Par trois grands coups, ou la mort d’Adoniram.
– D. Comment notre très respectable Maître Adoniram fut-il assassiné ?
– R. Par trois scélérats, qui projetèrent ensemble de lui arracher la parole
ou la vie. […]
– D. Que fit-on du corps de notre très respectable Maître Adoniram ?
– R. Salomon pour récompenser son zèle et ses talents le fit inhumer
dans le sanctuaire du Temple. »

Un peu plus tard, en 1748, L’Antimaçon ou Les Mystères de la


Maçonnerie dévoilés par un profane reproduit l’Abrégé de l’histoire
d’Hiram, Adora, Adonira, ou Adoniram, Architecte du Temple de
Salomon, pour la plus grande partie identique au texte du Secret
des Francs-Maçons de 1744 et faisant aussi référence à
Adoniram.
Puis, en 1749, le Nouveau catéchisme des Francs-Maçons,
troisième édition du livre de Travenol, reprend bien la première
édition de 1744, enrichie de quelques compléments non
négligeables. Travenol ajoute en annexe une « Lettre critique de
M. Le Chevalier *** à l’auteur du Catéchisme des Francs-Maçons.
Nous y relevons :
« […] les Francs-Maçons ne vous ont-ils pas assez d’obligation pour vous
passer quelque chose ? Sans votre Catéchisme, ils confondraient encore
Hiram avec Adoniram […] »

Puis, il publie un Extrait critique de L’Antimaçon, dans lequel


nous lisons :

« Ce livre n’est, à proprement parler, qu’une mauvaise et ridicule


compilation de mon Catéchisme et des autres ouvrages déjà imprimés sur
le même sujet. […] Pour prouver l’ignorance ou la mauvaise foi de
L’Antimaçon, ne suffirait-il pas d’observer les erreurs et le galimatias qu’il
fait au sujet du nom d’Adoniram dont il rapporte aussi l’histoire ? “Cet
Architecte, dit-il, suivant l’Écriture s’appelait Adoniram, ou Adonira. Joseph
l’historien l’appelle aussi Adora. Ce qui lui fait mettre au texte, abrégé de
l’histoire d’Hiram, Adora, Adonira, ou Adoniram, Architecte du Temple de
Salomon.” Le mensonge est grossier, ou la bévue est humiliante. L’Écriture
ne varie point sur le nom de l’Architecte du Temple de Salomon. Il y est
nommé sans équivoque Adoniram, comme je l’ai déjà observé dans ma
préface : et Joseph l’historien l’appelle Adoram, et non pas Hiram, ni Adora,
ni Adonira. »

Salomon et Hiram
(1742)
Ainsi, nous constatons que ces divulgations des années 1740
font état de la présence, parmi les Francs-Maçons, de deux
thèses qui s’opposent quant au héros légendaire du grade de
Maître, les uns l’appelant Hiram, les autres Adoniram et, malgré
quelques hésitations et confusions, elles donnent nettement la
préférence à Adoniram. Nous pouvons comprendre que
Guillemain de Saint-Victor ait fait, lui aussi, ce choix dans les
années 1780.
D’ailleurs paraît en 1783 un plagiat (un de plus !) du Nouveau
catéchisme des Francs-Maçons de Travenol qui, dans une langue
plus moderne, reprend la même thèse dans le Discours de Maître
pour la réception, qui débute ainsi :

« Mon cher Frère, pour commencer à vous instruire des mystères de la


Maîtrise, il est bon de vous dire que notre respectable Maître Adoniram,
grand Architecte du Temple de Salomon, possédant les secrets de la
Maîtrise, aima mieux souffrir la mort que de révéler lesdits secrets. […] Je
vais vous expliquer par un récit abrégé de la vie et de la mort de ce grand
homme. »

Et le Vénérable Maître expose au récipiendaire debout devant


lui la légende bien connue, mais avec Adoniram comme héros.

Cependant, il ne faudrait pas croire que le sujet se limite à


l’alternative ; Adoniram ou Hiram. Nous avons trouvé une
troisième voie : les deux personnages en même temps, ce qui,
réflexion faite, concilie bien le texte biblique et la légende
maçonnique.

Tableau de loge
du Parfait Maçon.
7 = A[doram].
8 = H[iram
En 1744, paraît une divulgation atypique, Le Parfait Maçon.
C’est un texte riche d’informations sur une forme de Franc-
Maçonnerie différente de celle que nous rencontrons
habituellement, y compris dans les divulgations que nous venons
de citer. Nous y relevons les passages suivants :

« Les ouvriers que ce roi employa à la construction du Temple étaient au


nombre de 183 200. Savoir, 100 000 manœuvres ou Apprentis,
80 000 Compagnons et 3 200 Maîtres.
Tous étaient subordonnés à deux grands architectes ou inspecteurs
généraux qui étaient Adoram et Hiram, les Maçons les plus accomplis qu’il
y eût alors sur la terre.
Ceux-ci rendaient compte à Salomon directement de tout ce qui se
passait, donnaient les plans des ouvrages, veillaient à leur exécution.
Adoram avait de plus le détail du paiement de tous les ouvriers ; et comme
il était impossible qu’il les connût tous, il fut convenu que leurs signes et
leurs mots serviraient à les distinguer. Par ce moyen, celui qui donnait les
mots et les signes du maître en avait la paie ; ainsi des autres. […]
Les lettres A. et H. marquées au-dessus de l’autel sont les initiales des
noms d’Adoram et Hiram, grands Architectes du Temple. Salomon lui-même
les y fit graver afin d’immortaliser la mémoire de ces deux grands
hommes. »

Dans cette divulgation, le grade de Maître, introduit par une


importante référence au tabernacle du désert, est centré sur la
construction du Temple à Jérusalem par deux architectes, Adoram
[Adoniram5] et Hiram6, dont Salomon fit graver les initiales au-
dessus de l’autel « afin d’immortaliser la mémoire de ces deux
grands hommes ». La mort d’Hiram n’est pas évoquée : cela situe
ce rituel dans la période antérieure à l’apparition de la légende
d’Hiram telle qu’elle apparaît dans Masonry Dissected de Samuel
Prichard en 1730, mais après la naissance d’un grade de maître
vers 1720. Le personnage d’Hiram est bien présent, même s’il
n’est pas question d’une légende narrant sa mort violente. Il est
associé sur un pied d’égalité, pour la construction du Temple, à un
autre personnage, Adoniram. Cette association n’est pas
exceptionnelle ; nous la trouvons par exemple dans un manuscrit
intitulé Recueil et collection de toutes les instructions de la
Maçonnerie en tous grades à l’usage du Frère Bassand – reçu
Maçon le 15 février 1761, dans le Discours pour la réception de
Maître :

« […] Tous ces ouvriers furent joints à ceux qu’Hiram Roi de Tyr lui
envoyait, parmi lesquels se trouvait Hyram Abif, aussi célèbre ouvrier en
métaux, or, argent, bronze, et généralement en toutes sortes de métaux
qu’Adoniram lui-même était célèbre architecte, ce fut lui qui fit les colonnes
J. et B. ainsi que toutes les pièces de fonte qui furent placées dans le
Temple7. »

Guillemain de Saint-Victor ne fait pas état de ce texte, et il y a


tout lieu de penser qu’il n’avait pas connaissance d’autres
références « adoniramites » que celles des divulgations des
années 1740. Mais aujourd’hui, nous savons qu’il y en a d’autres
de la plus grande importance, c’est-à-dire non des divulgations,
mais bien des rituels manuscrits, les plus anciens rituels en
français qui soient connus à ce jour. C’est à Alain Bernheim que
nous devons la publication de deux rituels rédigés en français que
l’on peut dater de 1745, voire pour l’un d’eux de 1744. En 1991,
Alain Bernheim publie Le Vrai Catéchisme des Frères Francs-
Maçons rédigé suivant le code mystérieux et approuvé de toutes
les Loges justes et régulières, dans la revue suisse Masonica no 2.
Puis, en 1994, il publie dans son ouvrage Les Débuts de la Franc-
Maçonnerie à Genève et en Suisse, la transcription du manuscrit,
sans doute le plus ancien, intitulé Principes généraux de la
conduite d’un Franc-Maçon, tels qu’on doit en faire la lecture à un
récipiendaire avant de l’introduire dans la Loge, suivi des
Instructions nécessaires pour tenir une Loge de Francs-Maçons et
recevoir dans les trois premiers grades, comme il se pratique dans
toutes les Loges. Enfin, en 2013, il réédite ces deux documents
ensemble dans son livre Les Deux Plus Anciens Manuscrits des
grades symboliques de la Franc-Maçonnerie de langue française.
Pour nous, c’est une contribution majeure à la recherche
historique des origines de la Franc-Maçonnerie continentale.

Si nous examinons ces deux textes dans leur partie rituelle,


nous y trouvons des indications particulièrement utiles. Mais nous
devons d’abord apporter une précision indispensable. Le Vrai
Catéchisme des Frères Francs-Maçons comporte deux parties
distinctes : le texte original lui-même, puis trente pages de renvois
qui complètent le texte original, mais qui ont été insérées au cours
des années 1745-1765. Nous devons donc distinguer
soigneusement ces deux parties, en portant notre attention sur la
plus ancienne, de 1745. Voici quelques citations relevées dans le
grade de Maître.

Dans le texte original :


Rituel d’ouverture de Loge :
« – Demande. Comment avez-vous été reçu Maître ?
– Réponse. En passant de l’équerre au [ici le dessin d’un compas] par-
dessus le tombeau de N.R.M.H. [Notre Respectable Maître Hiram]. »
Instruction :
« – D. Comment la Parole de MAÎTRE fut-elle perdue ?
– R. Par 3 G. C. [Grands Coups] ou la MORT d’ADONIRAM.
– D. Comment notre R. M. ADONIRAM fut-il ASSASSINÉ ?
– R. Par 3 SCÉLÉRATS d’entre ses Compagnons qui projetèrent
ensemble de lui arracher la PAROLE ou la VIE. »

Dans les renvois ultérieurs :


Rituel d’ouverture de Loge :
« – D. Pourquoi vous êtes-vous fait recevoir Maître ?
– R. Pour prouver mon attachement inviolable pour le respectable Ordre
de la Maçonnerie et connaître la signification du mot hébreu qui se trouve
sur le Tombeau de N.R.M.Hm. [Notre Respectable Maître Hiram]. »
« – D. Qui a donné ces noms à ces trois piliers ?
– R. Salomon, Hiram Roi de Tyr et H. A. [Hiram Abi(f)] »

Nous constatons que le texte original mentionne Hiram et


Adoniram, et les ajouts ultérieurs Hiram et Hiram Abi(f). Mais nous
devons établir un relevé complet de ces mentions.
Dans le texte original, Hiram (distinctement de Hiram roi de Tyr)
est cité 4 fois. Adoniram est cité 35 fois.
Dans les renvois, Hiram est cité 11 fois, Hiram Abi(f), 2 fois et
Adoniram, jamais.
Sans écarter les quatre références à Hiram, nous voyons bien
qu’Adoniram est la référence dans le texte de 1745,
principalement dans l’instruction et dans le récit de la légende
intitulée Première histoire de la Maîtrise pendant que le
récipiendaire est dans le tombeau, où seul Adoniram est cité,
Hiram n’apparaissant que dans les renvois concernant cette
partie.
Dans tous les cas, il s’agit bien du personnage central de la
légende du grade de Maître, incarné d’abord par Adoniram, puis
par Hiram, et non de rôles complémentaires, l’un comme Maître
des corvées et travaux, l’autre comme architecte du Temple.

Voyons, pour terminer, l’autre manuscrit, dans sa partie rituelle.


Malheureusement, celle-ci ne comporte que le grade d’Apprenti et
celui de Compagnon. La part du Maître est manquante, ce qui
nous prive de la source d’information la plus importante pour notre
sujet. Toutefois, le catéchisme du grade d’Apprenti nous fournit
l’information suivante :
« – Demande. De quoy sont-elles l’Emblème ?
– Réponse. La Sagesse est l’Emblème de Salomon, la force d’Hiram roy
de Tyr, et la beauté d’Iramabif.
– D. Pourquoy dittes Vous cela ?
– R. La Sagesse est l’emblème de Salomon, parce que c’est luy le
premier, qui [a] exécuté le dessein de bâtir un Temple à l’Eternel, Et parce
que la Sagesse luy fut donnée en partage après qu’il l’eut demandée, La
force est l’emblème d’Hiram Roy de Tyr, parce que ce fut luy qui fournit des
Matériaux pour bâtir le temple ; La beauté est l’emblème d’Iramabif ; parce
que ce fut cet habile Architecte et Ouvrier qui orna le Temple par ses
ouvrages. »

C’est trop peu pour être sûr que le seul personnage légendaire
du grade de Maître, et en particulier de sa légende, est Hiram.
Mais nous ne devons pas cependant négliger cette possibilité.
Essayons, pour conclure, de tirer parti de toutes ses
informations, dans leur diversité et souvent même dans leurs
contradictions.
Architecte ou ouvrier ? Architecte et ouvrier ? Hiram ou
Adoniram ? Hiram puis Adoniram ? Hiram et Adoniram ? Nous
nous garderons bien d’effectuer des choix aussi difficiles, ayant
collationné des données aussi diverses que partagées et même
opposées.
Hiram, Adoniram, sont-ils les architectes du Temple ? Oui,
disent les légendes maçonniques. Non, dit la Bible. Car enfin,
n’est-ce pas Dieu l’architecte de son temple – à l’image de
l’univers –, comme il a été celui du tabernacle ? N’est-ce pas Dieu
qui a donné toutes les directives et même les plans des
ouvrages ?
Exode, 25, 8-9 : « Ils me feront un sanctuaire, et je demeurerai au milieu
d’eux. Selon tout ce que je te montre, comme le modèle de la Demeure et
comme le modèle de tout son mobilier, ainsi ferez-vous. »
1 Chroniques 28, 11-19 : « David donna à son fils Salomon le plan du
vestibule, et de ses bâtiments, des magasins, des chambres hautes, des
salles intérieures et de la pièce du propitiatoire, ainsi que le plan de tout ce
qu’il avait dans l’esprit concernant les parvis de la maison de Yahvé, toutes
les chambres du pourtour, les Trésors de la maison de Dieu […] et tout le
mobilier pour le service de la maison de Yahvé. » Et David achève cette
longue description du Temple en disant : « Tout cela dans un écrit de la
main de Yahvé, qui m’a fait comprendre tous les travaux de ce plan. »

Alors, qui est l’architecte du temple ? Hiram ? Adoniram ? Le


Grand Architecte de l’Univers ? Que chacun choisisse selon ses
convictions !

Bibliographie

[ANDERSON, James] The Constitutions of the Free-Masons, Londres,


1723.

[ANDERSON, James] Les Constitutions des Francs-Maçons,


traduction Daniel Ligou, Paris, 1978.

[ANDERSON, James] La Constitution des Francs-Maçons 1723,


traduction Philippe Langlet, Paris, 2018.

[ANDERSON, James] Constitutions, histoires, lois, charges…,


traduction Jean Kuenen, La Haye, 1736.

[ANDERSON, James] Histoire, obligations et statuts…, traduction


Louis-François de La Tierce, Francfort-sur-le-
Meyn, 1742.

[GUILLEMAIN DE SAINT-VICTOR, Recueil précieux de la Maçonnerie


Louis] adonhiramite, chez Philarèthe, 1786. Réédition
au Grand Orient de France, 1809.

[PÉRAU, Gabriel-Louis] L’Ordre des Francs-Maçons trahi et le secret


des Mopses révélé, Amsterdam, 1745.

[TRAVENOL, Louis (Léonard Catéchisme des Francs-Maçons, dédié au beau


GABANON)] sexe, à Jérusalem et à Limoges, 1440 [vers
1744].

[TRAVENOL, Louis (Léonard Nouveau catéchisme des Francs-Maçons,


GABANON)] dédié au beau sexe, troisième édition, à
Jérusalem, 1440 [1748] (1re édition 1744).

[TRAVENOL, Louis (Léonard Nouveau catéchisme des Francs-Maçons, à


GABANON)] l’Orient, 1783.

ANDERSON, James Royal Genealogies or the Genealogical Tables


of Emperors, Kings and Princes, from Adam to
these Times, Londres, 1732.

Anonyme L’Antimaçon ou Les Mystères de la Maçonnerie


dévoilés par un profane, en la Ville Sainte, s.d.
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Anonyme Le Sceau rompu ou La Loge ouverte aux


profanes par un Franc-Maçon, à Cosmopolis,
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BENZIMRA, André Légendes cachées dans la Bible, Archè, 2006.

BERNHEIM, Alain Une certaine idée de la Franc-Maçonnerie,


Dervy, 2008.

BERNHEIM, Alain Les Deux Plus Anciens Manuscrits des grades


symboliques de la Franc-Maçonnerie de langue
française, Dervy, 2013.

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BERNHEIM, Alain Les Débuts de la Franc-Maçonnerie à Genève


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CHASSAGNARD, Guy La Légende d’Hiram par les textes, éditions Psi,


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CHOURAQUI, André La Vie quotidienne des hommes de la Bible,


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Alain et ROTNEMER, Dory hébraïques, Albin Michel, 1993.

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SEGALL, Michaël Dictionnaire maçonnique, terminologie des


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réimpression Slatkine, Paris, 1980.

WARD, John Sebastian Who Was Hiram Abiff?, Lewis Masonic, 1986.
Marlowe
Crédits iconographiques

Domaine public
Images de couverture, p. 17, 20, 41, 43, 53, 62, 65, 69, 72, 78,
92, 97, 120, 125, 133, 137, 140, 148, 151, 153, 154, 155, 156,
158, 163, 164, 182, 189, 195, 207, 208

Wikimedia Commons
p. 22, 28, 29, 83, 172

Musée de la Franc-maçonnerie
p. 38

Collection personnelle de l’auteur


p. 74, 119, 127, 142

Archives du Suprême Conseil, 33°, S.J., États-Unis


p. 108, 115, 118, 131
Notes
1. En 1975, une chaire de « maçonnologie » était créée à l’université de Haute-Bretagne.

2. Georges POISSON, Choderlos de Laclos ou l’obstination, Paris, Grasset, 1985.

Émile DARD, Le Général Choderlos de Laclos auteur des Liaisons dangereuses (1741-1803), Paris,
Perrin, 1905.

3. Georges POISSON, op. cit., p. 49.

4. Pierre-Henri de Beausire est un des membres éminents – Vénérable ou ancien Vénérable – de la


loge militaire de sa brigade.

5. Alain-Salle LAPIERRE, « Un certificat de 1763 signé de Laclos », in Cahiers de la Grande Loge


provinciale d’Occitanie, no 32, octobre 2003.

6. Cependant, nous devons exprimer une réserve, n’ayant pas pu examiner le certificat et nous assurer
qu’il s’agit bien de la signature de Pierre Ambroise, car il pourrait y avoir confusion avec son oncle Philippe
Jean-Baptiste, alors lieutenant au bataillon de Bréante du Royal-Artillerie, en garnison à Grenoble vers
1743 : nous ignorons s’il était Franc-Maçon, mais cela est possible.

7. Archives municipales de Grenoble, EE 38. Cité par Georges Poisson, op. cit., p. 40.

8. Voir Alain LE BIHAN, Loges et Chapitres de la Grande Loge et du Grand Orient de France, Paris,
Bibliothèque nationale, 1967.

9. Cité par Alain LE BIHAN, op. cit., p. 355.

10. Voir Gilles GUDIN DE VALLERIN, « Installation par Choderlos de Laclos d’une loge d’adoption à
Salins (Jura) en 1777 », Mémoires de la Société pour l’Histoire du Droit et des Institutions des anciens
pays bourguignons, comtois et romands, 48e fascicule, Éditions Universitaires de Dijon, 1991.

11. Installation de la loge d’adoption de L’Union parfaite à L’O. de Salins. Bibliothèque municipale de
Besançon, A. 58.431.

12. Installation de la loge d’adoption de l’Union parfaite à L’O. de Salins. Bibliothèque municipale de
Besançon, A.58.431.

13. Fragment du discours de Laclos daté du 1er mars 1785, cité par Émile Dard, op. cit., p. 92-93.

14. Journal des débats de la Société des Amis de la Constitution. Cité par Emile Dard, op. cit., p. 278-
279.

15. RIVAROL, Petit dictionnaire des grands hommes de la Révolution, Paris, 1790, cité par Émile Dard,
op. cit., p. 198-199, note 2.

16. Augustin BARRUEL, Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme (1818), tome 2, Vouillé,
Diffusion de la Pensée française, 1973, p. 426.
17. Gérard SERBANESCO, Histoire de la Franc-Maçonnerie universelle, tome 2, Paris, Éditions
« Intercontinentale », 1964, p. 463, note 88.

18. Alain LE BIHAN, Francs-Maçons parisiens du Grand Orient de France, Paris, Bibliothèque
nationale, 1966.

19. Cf. le chapitre 4 de ce livre, consacré à Nicolas de Bonneville.

20. La Bouche de fer, no 38, 3 avril 1791.

21. Nicolas de Bonneville, La Maçonnerie écossoise comparée avec les trois professions et le secret
des Templiers du XIVe siècle – Première partie. Les jésuites chassés de la Maçonnerie, et leur poignard
brisé par les Maçons. Mêmeté des quatre vœux de la Compagnie de S. Ignace, et des quatre grades de la
Maçonnerie de S. Jean – Seconde partie. Orient de Londres 1788. Réimpression en fac-similé, Ventabren,
Les Rouyat, 1979.

22. Nicolas de Bonneville, seconde partie, op. cit., p.11.

23. Nicolas de Bonneville, seconde partie, op. cit., p. 63.

24. Nicolas de Bonneville, seconde partie, op. cit., p. 46.

25. Cité par Émile Dard, op. cit., p. 275-277.

26. Voir Alain GUÉDÉ, Monsieur de Saint-George, le Nègre des Lumières, Arles, Actes Sud, 2001.

27. Pierre-Yves BEAUREPAIRE, La République universelle des Francs-Maçons. De Newton à


Metternich, Rennes, éditions Ouest-France, 1999, p. 124-126.

28. BNF, Cab mss, FM2 544, note du 2 mars 1775.

29. Pierre-Yves BEAUREPAIRE, op. cit., p. 129.


Notes
1. Le Droit humain – Fédération française, Rituel des travaux au 2e degré symbolique, Paris, 1987,
p. 23.

2. Les restes de Condorcet n’ayant pas été retrouvés, une plaque a été apposée à sa mémoire dans la
crypte du Panthéon.

3. Jean Le Rond D’ALEMBERT (1717-1783) : philosophe, écrivain et mathématicien français, membre


de l’Académie française et collaborateur de l’Encyclopédie.

4. « Discours prononcé dans l’Académie française » – Œuvres, Firmin Didot, Paris 1847-1849, tome I,
p. 392.

5. « Adresse aux citoyens français sur le projet d’une nouvelle Constitution » – Œuvres, tome XII, p.
651-675.

6. « Conseils de Condorcet à sa fille » – Œuvres, tome I, p. 611-623.

7. Élisabeth et Robert BADINTER, Condorcet. Un intellectuel en politique, Fayard, Paris, 1988, p. 617-
618.

Précisons que nous avons beaucoup emprunté à cet ouvrage excellent.

8. Pierre PAGANEL, Essai historique et critique de la Révolution, tome II, 1806, p. 279.

9. Cité par Antoine GUILLOIS, La Marquise de Condorcet, sa famille, son salon, ses amis, 1764-1822,
éditions Paul Ollendorff, Paris 1897, p. 87.

10. « La République française aux hommes libres, 1792 » – Œuvres, tome XII, p. 117.

11. « Sur le décret du 13 avril 1790 » – Œuvres, tome X, p. 97.

12. « Sur la Constitution civile du clergé » – Œuvres, tome X, p. 3.

13. « L’Assemblée nationale aux Français » – Œuvres, tome X, p. 319-320.

14. CONDORCET, Cinq mémoires sur l’instruction publique, GF-Flammarion, Paris 2008, p. 87.

15. « Rapport et projet de décret sur l’organisation générale de l’instruction publique » – Œuvres,
tome VII, p. 523.

16. 1789 Recueil de textes et documents du XVIIIe siècle à nos jours, Centre national de
Documentation pédagogique, 1989, p. 222.

17. « Réflexions sur l’esclavage des nègres » – Œuvres, tome VII, p. 66.

18. « Réflexions sur les corvées à Milord *** » – Œuvres, tome XI, p. 66-67.

19. « Lettres d’un bourgeois de New-Haven à un citoyen de Virginie. Lettre deuxième » – Œuvres,
tome IX, p. 15.
20. « Sur l’admission des femmes au droit de cité » – Œuvres, tome X, p. 122.

21. « Lettres d’un bourgeois de New-Haven à un citoyen de Virginie. Lettre deuxième » – Œuvres,
tome IX, p. 16 et 20.

22. « Lettres d’un gentilhomme à messieurs du Tiers État. Lettre première » – Œuvres, tome IX, p. 227.

23. « De la République, ou un roi est-il nécessaire à la conservation de la liberté ? » – Œuvres,


tome XII, p. 227-237. NB : Condorcet a publié ce discours parmi les « Pièces extraites du recueil
périodique intitulé Le Républicain » en septembre 1792 : il date ce discours du 12 juillet au lieu du
8 juillet 1791 annoncé par le journal La Bouche de fer ; il est vraisemblable que la lecture en a été retardée
de quatre jours.

24. Élisabeth et Robert BADINTER, Condorcet. Un intellectuel en politique, Fayard, Paris, 1988, p. 160-
161.

25. « Lettre aux amis de la liberté » – La Bouche de fer, Bulletin du Centre Social, 1791.

26. « Correspondance générale. 18 – Au roi de Prusse, 19 septembre 1785 » – Œuvres, tome I, p. 315.

27. « Opinion sur le jugement de Louis XVI » – Œuvres, tome XII, p. 300.

28. Archives parlementaires, LVII, p. 384.

29. « L’Assemblée nationale aux Français » – Œuvres, tome X, p. 320.

30. « Discours lu à l’Académie des Sciences, lorsque la Comtesse et le Comte du Nord (depuis
Paul Ier) y vinrent prendre séance le 6 juin 1782 » – Œuvres, tome I, p. 424-425.

31. Lettre de D’Alembert à Voltaire, 6 mars 1777.

32. « Rapport fait à la Convention nationale par P. C. F. Daunou » – Œuvres, tome VI, p. 4-5.
Notes
1. Les notes de bas de page concernant des auteurs sont simplifiées par un renvoi systématique à la
bibliographie établie par ordre alphabétique et année d’édition, en fin de chapitre.

2. BARRUEL (1797).

3. Cette biographie doit beaucoup au livre de Philippe LE HARIVEL (1923), au prix de nombreuses
rectifications.

4. Cité par PORSET, (2013), Entrée Bonneville, p. 461.

5. NODIER (1833-A), p. 180.

6. Orient de Londres 1788.

7. BARRUEL (1797), tome 2, p. 390.

8. LE FORESTIER (1914), p. 186.

9. Die Jesuiten vertrieben aus der Frey Maurerey und ihr Dolch zerbrochen durch die Freymaurer,
Leipzig, Goeschen, 1788.

10. Samuel PRICHARD, Masonry Dissected, Londres, 1730.

11. LE BIHAN (1966), p. 84.

12. Note de Charles Porset dans AMIABLE (1897), p. 146-148.

13. PORSET (2013), entrée Bonneville, p. 467.

14. La notice Bonneville publiée par GAUDART DE SOULAGES et LAMANT dans leur Dictionnaire des
Francs-Maçons (éditions J.-C. Lattès, 1995) relève de la plus haute fantaisie.

15. Nicolas de Bonneville, électeur du département de Paris, aux véritables amis de la liberté, Paris,
imprimerie du Cercle Social, s.d.

16. Discours d’inauguration.

17. Signalons que le Club des Cordeliers faisait usage d’un jeton de présence et que ce dernier était
orné d’un écu entouré d’un cordon formant plusieurs lacs d’amour et terminé par deux houppes.

18. Voir La Bouche de fer, avril-mai 1791, p. 181-189.

19. NODIER (1833-B), p. 171-172.

20. 27 juillet 1794. Le 9 thermidor an II voit la chute de Robespierre et la fin de la Terreur.

21. « Malheur aux vainqueurs ».

22. NODIER (1833-B), p. 170-171.

23. D’après un document aux archives d’Évreux, Nicolas de Bonneville et Marguerite Brasier (de
Bonneville) ne seraient pas légalement mariés ; ils auraient contracté une union libre (voir Registre des
décès de la commune d’Évreux de 1807).

24. Mort en Amérique le 8 juin 1809 chez Mme Bonneville à Greenwich, faubourg de New York.

25. PAINE (1812).

26. Washington IRVING – Adventures of Captain Bonneville or Scenes beyond the Rocky Mountains of
the Far West – Londres 1837, Introductory Notice, p. 7-8. N.B. : Ce capitaine était Benjamin Bonneville, fils
de Nicolas, qui devint général dans l’armée des États-Unis.

27. Dans un autre texte, Nodier situe cette boutique rue des Grès.

28. Walter Scott, a créé le personnage de Meg Merrilies la bohémienne dans son roman Guy
Mannering, qu’il a écrit en 1814.

29. Charles NODIER, cité par TECHENER, Bulletin du bibliophile, Paris, 11 novembre 1847.

30. BONNEVILLE (1788).

31. Seules les deux premières parties ont été rééditées : une première fois en 1979 par Les Rouyat, à
Ventabren ; une seconde fois en 1993 par les éditions du Prieuré, à Rouvray. Nous utilisons la réédition
des Rouyat, qui est de meilleure qualité, bien que la gravure soit manquante. Nous avons pu consulter la
troisième partie sur l’exemplaire original de la BNF.

32. Ce document date sans doute de 1786. Les initiales H. R. D. M. représentent le mot HEREDOM, lui-
même dérivé – surtout à partir de 1768 – du mot HARODIM pour qualifier certains grades. À ce sujet, voir
l’article du révérend N. BARKER CRYER, A Fresh Look at the Harodim, dans A.Q.C. vol. 91, Londres,
1979, p. 116-155.

33. Il y avait plusieurs loges françaises à Londres.

34. Voir l’article de W. WONNACOTT, The Rite of Seven Degrees in London, dans A.Q.C. vol. XXXIX,
Londres, 1928, p. 63-98.

35. BONNEVILLE (1788), tome 2, p. 135.

36. BONNEVILLE (1788), tome 1, p. 7-9.

37. Il aurait eu en effet de la peine à démêler l’histoire authentique de la Franc-Maçonnerie, car le seul
problème de ses origines, même si la recherche actuelle a beaucoup progressé, n’est toujours pas résolu.
On a trop souvent pris, comme il le fait lui-même, les rites et les symboles maçonniques comme base
d’étude pour les rapprocher des anciens mystères.

38. BONNEVILLE (1788), tome 1, p. 36-37.

39. BONNEVILLE (1788), tome 1, p. 1.

40. BONNEVILLE (1788), tome 1, p. 15-16.

41. BONNEVILLE (1788), tome 2, Introduction (Lettre de N. de B. à M. le Marquis de Condorcet.


Londres, 1786.).

42. BONNEVILLE (1788), tome 2, p. 56.

43. BONNEVILLE (1788), tome 1, p. 63.


44. BONNEVILLE (1788), tome 1, p. 42.

45. BONNEVILLE (1788), tome 1, p. 36.

46. SMITH (1783). Voir au sujet de ce livre et de son auteur : Dr John STOKES, Masonic Teachers of
the Eighteenth Century, dans The Collected Prestonian Lectures 1925-1960, Lewis Masonic, Londres
1984, p. 78-83.

47. La Franc-Maçonnerie, selon l’expression de Smith.

48. BONNEVILLE (1788), tome 2, p. 1.

49. MOLLIER (2005), p. 67.

50. L’Encyclopédie – Article : « Franc-Maçonnerie ».

51. BONNEVILLE (1788), tome 2, p. 4.

52. BONNEVILLE (1788), tome 2, p. 6. Il nous semble que l’enthousiasme de Bonneville lui a fait
nettement exagérer cette estimation numérique !

53. BONNEVILLE (1788), tome 1, p. 30-32.

54. BONNEVILLE (1788), tome 1, p. 33.

55. BONNEVILLE (1788), tome 1, p. 126.

56. BONNEVILLE (1788), tome 1, p. 146.

57. Ces personnages se trouvent dans l’histoire légendaire de la Franc-Maçonnerie, au début du


nouveau livre des Constitutions d’Anderson (1738) : « St Alban aimait bien les Maçons […], il aida à
l’initiation de Maçons, et leur donna de bons Devoirs. » « Athelstan [donna] une charte libre pour que les
Francs-Maçons aient entre eux […] Pouvoir et Liberté de se régler pour améliorer ce qui ne convenait pas,
et de tenir une Assemblée générale annuelle de Communication. »

58. BONNEVILLE (1788), tome 2, p. 24.

59. BONNEVILLE (1788), tome 2, p. 59.

60. BONNEVILLE (1788), tome 2, p. 18.

61. BONNEVILLE (1788), tome 2, p. 53.

62. Voir l’encadré sur les Illuminés de Bavière.

63. Il était imprimeur et éditeur.

64. Son principal ouvrage a été traduit en français dès 1783 : NICOLAÏ (1783).

65. Gabriel Honoré Riqueti, comte de Mirabeau (1749-1791). Il fut affilié le 22 décembre 1783 à la
célèbre loge des Neuf Sœurs. Cette affiliation indique qu’il avait auparavant été reçu Apprenti dans une
autre loge, mais on ignore laquelle.

66. Dans l’Ordre des Illuminés, les membres recevaient un surnom : Weishaupt / Spartacus ; Knigge /
Philo ; Nicolaï / Lucian ; Bode / Amelius ; et donc Mirabeau : Arcesilas.

67. Le comte de MIRABEAU – De la Monarchie prussienne sous Frédéric le Grand – Londres 1788.
68. ROBISON (1798).
Notes
1. Voir : Freemasonry on Both Sides of the Atlantic, par R. William WEISBERGER, Wallace
MCLEOD et S. Brent MORRIS, Columbia University Press, New York, 2002.

et « Franc-Maçonnerie et politique au siècle des Lumières : Europe-Amériques » – no 7 de Lumières,


Centre interdisciplinaire bordelais d’étude des Lumières, Pessac, 2006.

2. Cette biographie est essentiellement extraite de la Coil’s Masonic Encyclopedia, Henry WILSON
COIL, Macoy Publishing & Masonic Supply Company, New York, 1961.

3. William BLACKSTONE (1723-1780). Jurisconsulte britannique. Avocat, il devint professeur de droit


civil et politique à Oxford, puis juge, et enfin député à la Chambre des Communes. Il a publié, sous le titre
de Commentaires sur les lois d’Angleterre, les leçons qu’il avait faites à Oxford (quatre volumes, 1765, et
années suivantes).

4. Plantation mansion house.

5. Cité par Stephen S. JONES dans Transactions, Supreme Council 33e, Southern Juridiction,
Washington, octobre 1957, p. 344.

6. Voir : The United Daughters of the Confederacy Memorial at Albert Pike Statue, dans Transactions,
Supreme Council 33e, Southern Juridiction, Washington, octobre 1957, p. 60-61.

et : Jim TRESNER, Albert Pike, The Man Beyond the Monument, Scottish Rite Research Society,
M. Evans and Company, New York, 1995.

7. Arthur Edward WAITE, A New Encyclopæaedia of Freemasonry, Rider & Co, Londres, 1921, p. 278-
279.

8. René DÉSAGULIERS, « Étude en forme de dossier du 20e grade du R.E.A.A. : Grand Maître de
toutes les loges symboliques, 4e partie : Le 20e grade d’Albert Pike aux États-Unis », dans Renaissance
traditionnelle, no 67, juillet 1986, p. 200-201.

9. René DÉSAGULIERS, op. cit., p. 233-234.

10. Voir New Age, janvier 1920, vol. XXVIII, p. 34-37.

11. La Chaîne d’union de Paris, janvier 1887, p. 44 (la première page de cette revue porte par erreur la
date de janvier 1886).

12. A Reply of Freemasonry in behalf of Humanity to the Encyclical Letter « Humanum Genus » of The
Pope Leo XIII, dans : Alphonse CERZA, Anti-Masonry – Transactions of the Missouri Lodge of Research,
volume no 19, 1962 – W. R. Denslow, éditeur, The Ovid Bell Press, Fulton, Missouri, p. 265 à 295.

13. Maçonnerie pratique, Cours d’enseignement supérieur de la Franc-Maçonnerie, Rite écossais


ancien et accepté, par le Très Puissant Souverain Grand Commandeur d’un des Suprêmes Conseils
confédérés à Lausanne en 1875, tome premier, Édouard Baltenweck éditeur, Paris, 1885.

14. Maçonnerie pratique, Rituel du 33e et dernier degré de la Franc-Maçonnerie, Rite écossais ancien
et accepté, par le Très Puissant Souverain Grand Commandeur d’un des Suprêmes Conseils confédérés à
Lausanne en 1875, tome second, Édouard Baltenweck éditeur, Paris, 1886.

15. Pike mentionne ces « Pamelies » (Pamylia) dans son commentaire du grade de Chevalier du
Serpent d’airain : « Isis recueille les fragments dispersés du corps d’Osiris, les enterre, et consacre le
phallus, porté avec faste pendant les Pamelies, ou fêtes de l’Équinoxe vernal, au moment où est célébrée
la réunion d’Osiris et de la Lune. » (Morals and Dogma, p. 482). « La source de Pike pour ces fêtes est
dans Plutarque, qui raconte dans son Histoire d’Isis et d’Osiris que les dieux annoncèrent la naissance
prochaine d’Osiris à un certain Pamyles. Il devint le précepteur du jeune Osiris. Pour cette raison, les
Pamelies furent instituées comme une fête que Plutarque décrit comme ressemblant au culte de Priape
chez les Grecs. » (Rex R. HUTCHENS, A Glossary to Morals and Dogma, 1993, p. 335).

16. Op. cit., tome premier, p. 275-276.

17. Arthur PREUSS, Étude sur la Franc-Maçonnerie américaine, Bureaux de la Revue internationale
des Sociétés secrètes, Paris, s.d.

18. La Chaîne d’union de Paris, août 1886, p. 338-340.

19. La Chaîne d’union de Paris, novembre 1887, p. 466-467.

20. La Chaîne d’union de Paris, mars 1886, p. 95-97 ; avril 1886, p. 142-144 ; mai 1886, p. 185-189 ;
juin 1886, p. 230-232.

21. Le 25 mai 1812, Joseph Cerneau a fondé un Suprême Conseil à New York. Albert Pike s’est efforcé
de démontrer son irrégularité, sans qu’il soit possible d’affirmer qu’il avait raison. Sur ce point, lire la notice
CERNEAU, Joseph, rédigée par Alain BERNHEIM dans l’Encyclopédie de la Franc-Maçonnerie, La
Pochothèque, Le Livre de Poche, Librairie générale française, Paris 2000, ainsi que ses quatre articles
publiés dans Heredom, The Transactions of the Scottish Rite Research Society, Washington D.C., vol. 18,
2010 ; vol. 20, 2012 ; vol. 21, 2013 ; vol. 22, 2014.

22. Cité dans La Chaîne d’union de Paris, octobre 1887, p. 433.

23. La Chaîne d’union de Paris, juillet 1886, p. 291.


Notes
1. La Maçonnerie « opérative » de Stretton : survivance ou forgerie ? (à paraître).

2. J. M. HAMILL, « John Yarker: Masonic Charlatan? », A.Q.C., vol. 109 de l’année 1996, p. 191-214.

3. « Knights Templar ».

4. Ce Cercle des Correspondants fut créé en janvier 1887. John Yarker y fut régulièrement admis au
mois de mai de la même année sous le N° 77.

5. « Craft ».

6. Cf. Ellic HOWE, « Fringe Masonry in England 1870-85 », A.Q.C., vol. 85 de l’année 1972, p. 242-295.

7. Grand Maître.

8. « Co-sponsor ».

9. « The Worshipful Society of Free Masons, Rough Masons, Wallers, Slaters, Paviors, Plaisterers, and
Bricklayers ».

10. Au moins vingt-six de 1886 à 1912.

11. From the Master’s Chair; In Memoriam, The Co-Mason, vol. V, avril 1913, p. 65-70.

12. Puis, chaque année jusqu’au décès de Mme Yarker le 16 janvier 1922, la collecte se poursuivit, lui
assurant jusqu’à la fin de sa vie une modeste rente hebdomadaire de 5 shillings à laquelle s’ajoutait 1 livre
pour Noël. Le compte-rendu financier du Yarker Fund a été publié chaque année de 1913 à 1922 dans le
Co-Mason. Les 10 livres de la dernière collecte furent remises aux enfants de Mme Yarker pour contribuer
aux frais d’obsèques. Le 8 mars 1922, une des filles Yarker écrivit : « J’ai reçu les 10 livres et je vous
remercie beaucoup. Je profite de cette opportunité pour exprimer la gratitude de mes sœurs et de moi-
même à l’Ordre maçonnique mixte pour la bonté conséquente manifestée à notre regrettée mère. Puis-je
adresser nos remerciements à la loge Golden Rule N°21 et à la loge Emulation N°24 pour la preuve toute
récente de leur attentive bonté. Il y a près de neuf ans que mon père est mort. » (The Co-Mason, vol. XIV,
avril 1922, p. 91).

13. Dans une lettre de remerciements adressée aux donateurs, le curateur de Mme Yarker dit : « … Je
ne sais comment vous remercier pour votre chèque. Le résultat [de la collecte] est vraiment splendide.
L’état d’esprit de votre groupe est très différent de celui manifesté par ceux qui se nomment eux-mêmes
les Maçons réguliers. » (The Co-Mason, vol. V, juillet 1913, p. 167).

14. Cf. The Co-Mason, vol. XIV, avril 1922, p. 91.

15. « La Bibliothèque s’appellera la bibliothèque Yarker et conservera le souvenir du remarquable Frère


qui consacra sa vie à la Franc-Maçonnerie en s’efforçant de dévoiler une partie de sa beauté intérieure et
de son trésor caché. » The Co-Mason, vol. V, juillet 1913, p. 167.

16. « in good standing ».


17. Cf. Kingsley BAYLY, « The Co-Masonic Library, London », The Co-Mason, vol. XV, juillet 1923,
p. 143-144.

18. Cette loge de Maîtres Installés, composée uniquement des Vénérables Maîtres de la Juridiction
britannique sous la présidence de la Très Illustre Sœur Annie Besant, déléguée du Suprême Conseil
International du Droit humain, était en fait l’organisme représentant toutes les loges de la Juridiction.

19. Même si la Juridiction britannique du Droit humain était structurellement indépendante de la


puissante Société théosophique, elle n’en était pas moins – à ce moment-là – très influencée par cette
dernière, un nombre important de ses membres appartenant aux deux organisations, parmi lesquels Annie
Besant, à la fois Très Puissant Grand Commandeur de la Juridiction britannique et Présidente mondiale de
la Société théosophique dont le siège mondial était à Adyar en Inde, où elle résidait la plupart du temps.
Ainsi, les locaux où se réunissaient les loges des deux groupements (le même qualificatif est utilisé par les
deux) étaient très souvent communs et presque toujours propriétés de la Société théosophique dont les
moyens financiers étaient considérables.

20. Le premier numéro parut en juin 1925 et fut largement diffusé dans toutes les Fédérations et
Juridictions du Droit humain.

21. C’est là que nous avons pu la voir il y a trente-six ans, obligeamment guidé par Miss M.C.
Debenham.

22. Ward K. ST. CLAIR, « The Notebooks of John Yarker », Transactions of the Manchester Association
for Masonic Research, vol. XXXVII, 1947, p. 77.

Cet article est suivi de précisions données par Norman Rogers, auteur du remarquable article « The
Grand Lodge in Wingan ». Op. cit., note 27.

23. John YARKER, Notes on the Scientific and Religious Mysteries of Antiquity, – The Gnosis and
Secret Schools of the Middle Ages–Modern Rosicrucianism–and the various Rites and Degrees of F. &
A. Masonry, 1872.

24. Cf. Anonyme, A Sketch of the History of the Antient and Primitive Rite of Masonry…, Londres, s.d.
(vers 1875).

25. Societas Rosicruciana in Anglia, ou Rosicrucian Society.

26. Norman ROGERS, « The Grand Lodge in Wigan », A.Q.C., vol. LXI de l’année 1948, p. 170-210.

27. « Royal Arch Knights Templar Priest ».

28. « Union Band ».

29. Cf. A.C.F. JACKSON, Rose-Croix, Londres, 1987, principalement p. 213-215.

30. Cf. John YARKER, The Arcane Schools, Belfast, 1909, p. 493-494.

31. Claude-Antoine THORY, Acta Latomorum ou Chronologie de l’histoire de la Franche-Maçonnerie


française et étrangère ; avec un supplément, 2 vol., Paris, 1815.

32. Cf. les déclarations de R.A. Gilbert et de J. Hamill in A.Q.C., vol.109, p. 209 et p. 214.

33. Ward K. ST. CLAIR, The Notebooks of John Yarker, p. 75-90. Op. cit., note 22.
34. The Co-Mason, vol. V, octobre, 1913, p. 218-219.
Notes
1. Gregory TILLETT, The Elder Brother, éd. Routledge et Kegan Paul, Londres, 1982.

2. Leadbeater a donné de son vivant à ses biographes (en particulier Jinarajadasa) une version
imaginaire et très romanesque de sa vie jusqu’en 1878, y compris en donnant une fausse date de
naissance, reprise dans toutes les notices biographiques françaises : le 17 février 1847. Pourquoi cette
falsification ? Nous l’ignorons.

3. Disciple, élève.

4. Ce jeune frère fait partie de la jeunesse imaginaire de Leadbeater. Il n’a jamais existé, et cependant
Leadbeater raconta souvent sa vie et sa mort dans des circonstances dramatiques en Amérique du Sud.

5. Rappelons qu’en Angleterre, en 1895, Oscar Wilde avait été condamné à deux ans de travaux forcés
après la dénonciation publique de ses mœurs homosexuelles par le marquis de Queensberry.

6. En 1933. Mais dès 1927, Krishnamurti refusa d’assumer son rôle de « Messie ». L’Ordre de l’Étoile
d’Orient devint simplement l’Ordre de l’Étoile, et Annie Besant réforma la section ésotérique.

7. Jiddu Narayaniah avait une très grande animosité contre Leadbeater, qu’il accusait d’avoir détourné
de leur famille et de leur éducation hindoue ses deux fils : Krishnamurti et son jeune frère Nityananda.

8. À cette époque, les loges d’Australie relevaient de la juridiction britannique du Droit humain.

9. Nommé aussi, selon ses différentes réincarnations, Comte de Saint-Germain, Prince Rakoczy,
Francis Bacon, Christian Rosenkreutz, Proclus, Roger Bacon ou saint Alban.

10. « Précis of the Leadbeater Police Enquiry » (Minister for Justice), cité par G. TILLETT, op. cit.,
p. 200.

11. La dernière fois aux éditions Adyar, Paris, en 2013.


Notes
1. Yves MARSAUDON, Souvenirs et Réflexions, p. 132-133.

2. Michel GAUDART DE SOULAGES et Hubert LAMANT, Dictionnaire des Francs-Maçons français,


p. 197, 198.

3. Pierre CHEVALLIER, Histoire de la Franc-Maçonnerie française, volume III, p. 24.

4. Jean-Claude Colfavru (1820-1891) fut président du Conseil de l’Ordre du Grand Orient de France de
1885 à 1887.

5. Pierre CHEVALLIER, op. cit., p. 29.

6. Daniel LIGOU, Dictionnaire de la Franc-Maçonnerie, p. 234, 235.

7. Fritz UHLMANN, Petit manuel de la Franc-Maçonnerie, p. 289, 292.

8. A. SUAREZ, Briand. Cité par Maurice Dommanget, La Chevalerie du Travail française, p. 114.

9. Voir à ce sujet l’étude de Daniel LIGOU dans son ouvrage Frédéric Desmons et la Franc-Maçonnerie
sous la IIIe République.

10. Maurice DOMMANGET, La Chevalerie du Travail française, 1893-1911, p. 165.

11. Rappelons que la position de Briand va très vite se radicaliser puisqu’il va quitter le parti ouvrier
français (guesdiste) pour le parti ouvrier socialiste révolutionnaire (allemaniste).
Notes
1. Adolf Dimitri GRAD, Le meurtre fondamental, Abel – Hiram – Jésus, éditions Alain Lefeuvre, 1981.

2. Alexander HORNE, King Solomon’s Temple in the Masonic Tradition, The Aquarian Press, 1972.

Traduction française : Le Temple de Salomon dans la tradition maçonnique, éditions du Rocher, 1990.

3. Marc-Alain OUAKNIN et Dory ROTNEMER, Le Grand Livre des prénoms bibliques et hébraïques,
Albin Michel, 1993, p. 16.

4. Claude-André VUILLAUME, Manuel maçonnique ou Tuileur des divers rites de Maçonnerie pratiqués
en France, Paris, 1830. Réédition Dervy, Paris, 1975, p. 76.

5. Ibidem, p. 115.

6. Ibidem, p. 163-164.

7. Bible Osty, 2 Chroniques 2, 12. Note « un homme habile, doué d’intelligence » = « rempli d’habileté,
d’adresse et de savoir-faire » (1 Rois 7, 14). – « Houram-Abi », c’est-à-dire : « Houram est mon père » ; en
4, 16, le même artiste sera appelé « Houram-Abiw », c’est-à-dire : « Houram est son père ».

8. 1 Rois 5, 27.

9. « Aucun outil de fer ne fut entendu dans la Maison quand on la bâtissait. » (1 Rois 6, 7).

10. The Revised Ritual of Craft Freemasonry…, by an old Past Master, 7e édition, A. Lewis, Masonic
Publishers, s.d.
Notes
1. Philippe Langlet, Les sources chrétiennes de la légende d’Hiram, Dervy, 2009, annexe A1.2.

2. The Revised Ritual of Craft Freemasonry…, by an old Past Master, 7e édition, A. Lewis, Masonic
Publishers, s.d.

3. « Il [Salomon] les [les ouvriers] envoyait au Liban tour à tour, dix mille chaque mois, de sorte qu’ils
demeuraient deux mois dans leurs maisons ; et Adoniram avait l’intendance sur tous ces gens-là. » (et
Adoniram erat super hujuscemodi indictione)

Réf. Bible Louis Segond = 1 Rois 5,14.

4. Publication de l’université de Saint-Étienne, 1994.

5. Dans le texte biblique, il est nommé Adoniram, Adoram ou Hadoram, et la fonction de « chef de
corvée » lui est attribuée (cf. 1 Rois 4, 6 - 1 Rois 5,27 - 2 Chroniques 10,18).

6. Que Flavius Josèphe nomme Chiram.

7. BnF, FM4 148, p. 45 (vers 1763).

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