BALS TR AGIQUES, UNE TR ADITION FR ANÇAISE – page 23

LES BONNES
ŒUVRES DE
MICHEL-ÉDOUARD
LECLERC
PAR ANTOINE PECQUEUR

Page 22.

Mensuel - 28 pages N o 838 - 70 e année. Janvier 2024

Militants radicalisés, électorat désabusé Deux ans de guerre en Ukraine

L’élection La Russie est-elle

américaine de tous impérialiste ?
les dangers Les milliards de dollars d’aide
n’auront pas suffi ; la contre-
Dans la liste des primaires précédant l’élection présidentielle offensive ukrainienne a échoué.
américaine de 2024, la Caroline du Sud attirera tous les regards Espérant maintenir les f lux
en février prochain. Côté démocrate, la victoire du président financiers en provenance des
Joseph Biden paraît acquise ; côté républicain, le scrutin dans capitales occidentales, Kiev
cet État conservateur devrait sceller le sort des concurrents de présente son agresseur comme
© LILYA CHAVAGA - WWW.CHAVAGA.COM

M. Donald Trump. Seul problème : une majorité des Américains une puissance coloniale qui
ne veut ni de l’un ni de l’autre… menacerait l’Europe entière.
Revenir sur l’histoire de l’em-
Par notre envoyé spécial pire russe et la place singulière
Julien Brygo * qu’y occupe l’Ukraine invite à
questionner cette idée.

S ALLE comble ce dimanche

29 octobre 2023 à l’église Long Branch
de Greenville, quatrième aggloméra-
tion urbaine de Caroline du Sud. Cos-
tume noir, chemise blanche et cra-
vate rose, M. Sean Dogan rejoint
pagne pour que les gens s’inscrivent
sur les listes électorales. »
Par Jules
Sergei Fediunin*
et Hélène Richard
L’oratrice sonde le public : «Qui parmi LILYA CHAVAGA. –
vous est inscrit?» La grande majorité des De la série « Surreal Collages », 2014-2016
402 fidèles (400 Noirs, 2 Blancs) lève la

l’estrade, déjà occupée par une
chorale à six voix, deux pianistes
et un batteur. « On a besoin de cinq
ou six volontaires, merci pour votre
aide. » Pasteur de cette Église évan-
gélique baptiste, il invite sur scène
une membre du Conseil national
des femmes noires (National Coun-
cil of Negro Women, NCNW). « Nous
sommes une organisation nationale
cherchant à promouvoir l’éducation,
l’entrepreneuriat, la stabilité écono-
mique… En ce moment, on fait cam-
* Journaliste.
A
main. « Très bien, maintenant, qui va
voter?» Même résultat. «C’est ce qu’on
aime voir. Venez nous voir, parlez-en
autour de vous. Faites que votre voix
soit entendue en novembre !» L’oratrice
donne un chèque au pasteur pour soute-
nir l’Église, dit avoir «hâte d’entendre [son]
sermon », puis redescend les marches.
Un an sépare ce dimanche d’automne
de l’élection présidentielle de novembre
2024, lors de laquelle on prévoit déjà que
vont s’affronter MM. Joseph Biden et
Donald Trump, dans un remake de 2020.
(Lire la suite pages 8 et 9.)
ttaqués par la Russie en
février 2022, les Ukrainiens
présentent leur combat comme
une guerre de libération contre une
ancienne tutelle resserrant son emprise.
Le géographe Michel Foucher la défi-
nit comme une « guerre coloniale (1) »,
tout comme le président français
Emmanuel Macron, qui a qualifié
l’agression russe de « néocoloniale et
[d’]impérialiste » lors de son allocution
* Politiste, docteur de l’Institut national des
langues et civilisations orientales (Inalco), post-
doctorant à l’École des hautes études en sciences
sociales (EHESS).
à la conférence de Munich sur la sécu-
rité en février 2023. Elle aurait révélé
la tendance expansionniste de Moscou,
qui n’attendait qu’une occasion pour
récupérer les territoires perdus de l’ex-
URSS, de l’empire tsariste ou, selon
certains analystes (2), prétendre à une
domination du monde entier en tant
que force civilisationnelle basée sur
des valeurs « traditionnelles ». Empire,
impérialisme, colonialisme : les quali-
ficatifs se succèdent dans les analyses,
comme s’ils renvoyaient à une même
réalité. Impossible toutefois de com-
prendre la situation russe sans clari-
fier les termes.
Une chose est certaine : à partir
soit d’ordre culturel, ethnique, géogra-
phique ou administratif. Dans le cas des
empires européens, cette différence est
particulièrement nette. Les colonies
françaises ou britanniques d’Asie et
d’Afrique sont séparées géographique-
ment de la métropole ; les « indigènes »
y ont un statut juridique subalterne et
sont administrés par des bureaucraties
spéciales. Les « exceptions » de l’Al-
gérie (divisée en trois départements
français) ou de l’Irlande (intégrée au
Royaume-Uni) ont confirmé la règle :
les empires européens se sont fondés
sur l’établissement de colons issus de
la métropole, jugés moralement supé-
rieurs et aptes, par là même, à exploiter
des peuples autochtones majoritaires.

Si les vies se valaient… d’un noyau constitué par la Moscovie

du xiiie siècle, la Russie s’est constitué
un vaste territoire présentant les traits
(Lire la suite pages 12 et 13.)

A
U regarddu droit international, la situation est limpide :
la Russie occupe illégalement son voisin ukrainien, tout
comme Israël occupe illégalement son voisin palestinien, ce
que les Nations unies ont maintes fois condamné. Tous deux
devraient inspirer la même réprobation aux Occidentaux, qui
défendent l’idée d’un « ordre fondé sur des règles » (ruled-
based order). Il n’en est rien. Dans un cas, les États-Unis et
l’Union européenne se tiennent aux côtés du pays agressé ;
dans l’autre, du pays agresseur.
Dès les premiers jours de la guerre, le Vieux Continent a
ainsi ouvert grand ses portes à des millions d’exilés ukrainiens,
dans un élan d’hospitalité à faire pâlir les réfugiés d’Irak, de
Syrie ou d’Afghanistan. Les Ukrainiens « nous ressemblent, a
justifié un éditorialiste britannique. (…) Ils regardent Netflix, ont
des comptes Instagram, votent lors d’élections libres et lisent
des journaux non censurés (1) ». Nul ne propose d’accueillir les
centaines de milliers d’habitants qui voudraient fuir Gaza. Au
bout de quarante-quatre jours de bombardements israéliens,
le président français Emmanuel Macron a tout juste consenti à
recevoir cinquante enfants palestiniens blessés, « si cela [était]
utile et nécessaire ».
Washington et Bruxelles ont riposté à l’invasion russe
en prenant des sanctions draconiennes contre Moscou
(embargo sur le pétrole, restrictions commerciales et ban-
caires, gel des avoirs des oligarques, interdiction à Russia
Today d’émettre en Europe…). Des appels au boycott ont
visé sportifs, musiciens, cinéastes, écrivains. Des exposi-
tions ont été annulées, des concerts déprogrammés. Rien
de tel pour Israël. Fondé en 2005, le mouvement Boycott,
désinvestissement, sanctions (BDS) plaide, en vain, pour
l’adoption de mesures de rétorsion contre Tel-Aviv. Réguliè-
rement taxé d’antisémitisme, il est mis au ban en Allemagne
et interdit dans une trentaine d’États américains. En France,
d’un empire. Au-delà de la variété de
(1) Michel Foucher, Ukraine, une guerre
Par Benoît Bréville ses formes historiques, ce type d’en- coloniale en Europe, Le 1 - L’Aube, Paris - La
tité politique se définit, de manière Tour-d’Aigues, 2022.
générale, par le maintien d’un sys- (2) Claudio Sergio Ingerflom, Le Domaine
il fait l’objet de poursuites judiciaires, tandis que le Canada tème fondé sur la distinction et la hié- du maître : l’État russe et sa mission mondiale,
Presses universitaires de France, Paris, 2023.
interdit d’en faire la promotion. rarchie entre les populations et les ter-
ritoires (3). Pour qu’un empire existe, (3) Lire Jane Burbank et Frederick Cooper, « De
Rome à Constantinople, penser l’empire pour
L’inventaire des asymétries n’en finit pas. Alors que les il faut un degré élevé de différenciation comprendre le monde », Le Monde diplomatique,
Occidentaux livrent des armes à l’occupé ukrainien, ils en entre le centre et ses marges, qu’elle décembre 2011.
vendent à l’occupant israélien, tout en menaçant de repré-
sailles ceux qui soutiendraient militairement les Palestiniens.
Le président américain Joseph Biden a qualifié la destruction
de l’hôpital de Marioupol de « honte pour le monde entier »,
mais il se tait quand Israël, par ses bombardements et ses
blocus, met hors service un tiers des hôpitaux de Gaza. Il a
dénoncé le massacre de Boutcha comme un « génocide »,
mais se refuse à appeler à un cessez-le-feu à Gaza, où près
de 20 000 personnes sont mortes en moins de trois mois…
Les commentateurs occidentaux ont souvent rapporté
les 1 200 victimes du Hamas à une population israélienne de
8 millions d’habitants, calculant que pour un pays de 331 mil-
lions d’habitants comme les États-Unis, l’équivalent des tue-
ries du Hamas serait l’assassinat de 50 000 civils, soit « 20 fois
le 11-Septembre », pour la France 10 000, soit « 100 Bataclan ».
Mais qu’en serait-il si on comparait également les 20 000 tués
de Gaza pour une population de 2,3 millions d’habitants ? En
France, cela ferait 580 000 morts. Et pour les États-Unis, envi-
ron 2,8 millions, soit davantage que le total cumulé de toutes
les guerres de leur histoire, celle de Sécession comprise. Près
de 70 % de la population de Gaza a été condamnée à l’exode.
Alors, comparons là aussi : l’équivalent donnerait environ 50 mil-
lions de Français et près de 200 millions d’Américains…
(1) Daniel Hannan, «Vladimir Putin’s monstrous invasion is an attack on civili-
sation itself », The Telegraph, Londres, 26 février 2022.

S O M M A I R E C O M P LE T E N PAG E 2 8
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JANVIER 2024 – Le Monde diplomatique
|2

COURRIER DES LECTEURS

Arménie nation figure bien dans les traités onusiens

et est un incontournable des réclamations
variable, on peut penser que dans l’acte
d’agression du 7 octobre, on est face
l’école a fermé ainsi que les deux bars
qui existaient. L’église est désertée, les Humain diminué
À la lecture de l’article « Solitude des indépendantistes et régionalistes du à un cas de figure inédit. Les actions cérémonies ont lieu le plus souvent dans M. Gérard Martinez doute de la
arménienne » (décembre), Mme Marie- monde entier (…) tous les jugements dites « terroristes » de l’Organisation les établissements d’hébergement pour capacité de l’intelligence artificielle
Louise Chenois souhaite faire part et les tentatives d’application pratique de libération de la Palestine (OLP) des personnes âgées dépendantes (Ehpad). à se substituer au talent de l’artiste.
de ses réserves quant à la présenta- ont dénié ce droit dans des cas tels que années 1970 et 1980 servaient une cause Il n’y a quasiment plus d’activité à l’ex- Un thème abordé dans notre article
tion de la situation dans l’enclave du ceux du Haut-Karabakh, mais aussi de politique. Or l’attaque du Hamas qui se ception de la chasse et de l’agriculture. « L’humain diminué » (novembre) :
Haut-Karabakh : la Catalogne, en ex-Yougoslavie, etc. Il caractérise par une cruauté ignoble rend (…) Il est plus que temps que nos poli-
est significatif qu’aucun pays au monde, de facto inaudible la cause politique que tiques s’intéressent au sort des petites L’article nous montre l’aliénation
L’article mentionne, en évoquant la pas même l’Arménie, n’ait reconnu l’État ce mouvement prétend défendre. Et ce, villes et des villages du département en future, ou déjà présente, et la dépen-
population du Haut-Karabakh, « la fuite autoproclamé sur cette partie du terri- sans compter la réaction prévisible d’Is- voie de paupérisation. À défaut, le Ras- dance à l’intelligence artificielle. Il y est
de l’ensemble de sa population », ce qui toire de l’Azerbaïdjan, qui, en droit, est raël. Il ne s’agit plus de qualifier cette semblement national finira par y faire fait référence au langage et à l’image.
est exagéré. Si une large majorité de la et a toujours été le propriétaire de la terre offensive de terroriste ou d’acte de son miel. La route lui est ouverte. Image de synthèse fabriquée à partir de
population d’ethnie arménienne a fui, ce du Haut-Karabakh depuis l’indépendance libération nationale. Elle n’est en réa- consignes verbales. Quand l’auteur nous
n’est pas le cas de la totalité d’icelle, ni acquise sur l’URSS dans les années 1990. lité ni l’une, ni l’autre. Il s’agit d’une parle du corps, c’est pour décrire celui de
de la population azérie. On voit égale- attaque d’un nouveau genre, dont la jeunes femmes qui répond aux « normes
ment un phénomène de vase communi- De son côté, M. Jacques Labadie publicitaires mondialisées », mais il n’est
motivation politique, si elle existe, reste tient à relativiser l’ancrage à gauche
cant, des populations azéries, qui avaient jamais question du corps réel, corps vécu
été chassées par les Arméniens dans les Gaza encore à définir. revendiqué par les alliés de la prési-
dente de région Mme Carole Delga :
où se ressentent dès le plus jeune âge,
années 1990 à la suite de l’occupation du émotions, douleurs, souffrances ou joies.
M. Simon Abramowicz réagit à
territoire par ceux-ci, reviennent. D’un Rappelons qu’en 2020, lors des élec- Celui dont parle Lacan dans « Le stade du
point de vue juridique, les allusions à
l’article « Barbares et civilisés »
(novembre) en doutant de l’existence
Occitanie tions municipales à Toulouse, Mme Nadia miroir ». C’est pourtant de là, des pul-
l’autodétermination des peuples, régu- Pellef igue, vice-présidente socialiste sions, que s’origine l’inspiration de tout
d’objectifs politiques du Hamas : Originaire d’un village situé à dix
lièrement avancées pour la situation dans de la région Occitanie présidée par artiste, lorsqu’il crée. L’intelligence,
kilomètres de Saint-Girons (Ariège),
l’enclave, n’ont qu’une faible solidité juri- Si effectivement le concept de ter- M me Carole Delga et menant une liste certes, peut venir après coup corriger le
M. Rémi Duclos y a pris sa retraite. Il
dique. En effet, si le droit à l’autodétermi- rorisme est une notion à géométrie d’union de la gauche autour du Parti premier jet, mais sans ce premier mouve-
réagit à l’article « Politique française,
socialiste, a été éliminée sèchement au ment du corps, rien de valable. Jacques
l’ère du vide » (décembre) consacré à
premier tour. Elle s’est ensuite employée, Brel disait qu’il écrivait ses chansons
l’Occitanie, à la pauvreté qui frappe
avant le second, à torpiller sciemment la debout, tant son corps était à l’œuvre
cette région et à la défiance vis-à-vis
liste d’union proposée par le collectif dans la création.
de la politique locale :
Archipel menée par M. Antoine Mau-
Je me suis fracturé le poignet à la suite rice autour d’Europe Écologie et de La
d’un accident de vélo. Si j’ai été parfai-
tement pris en charge par le personnel
France insoumise. Arrivé en seconde
position, ce ticket avait pourtant des Anglicisme
médical de l’hôpital de Saint-Girons, je chances sérieuses de l’emporter face M me
Béatrice Murail, journa-
n’ai été opéré que soixante-douze heures au maire sortant Jean-Luc Moudenc. liste et traductrice, regrette l’usage
LUTTE DES STRATES religieux. Il existe une poignée d’autres après, faute de chirurgien disponible. Tradition locale perpétuée de partage d’un anglicisme dans notre dossier
exemptions. Le caporal qui s’occupe de la Celui qui m’a finalement opéré, un pra- bien compris entre mairie de Toulouse « Israël-Palestine : l’embrasement, et
Un article de la revue en ligne China chèvre du Régiment royal du Pays de ticien roumain adorable, résidait à Saint- acquise à la droite (avec notamment la après ? » (novembre) :
Media Project explique les choix lexicaux Galles a le droit d’avoir des poils sur le Brieuc (Côtes-d’Armor). Tout est dit, je dynastie de la famille Baudis père et
de Pékin dans sa stratégie de surveillance visage. Il en va de même de l’animal qui L’expression « sans discrimination »
crois. (…) La gouvernance de la grande fils) et baronnie de caciques locaux du
d’Internet (29 novembre). a, techniquement, le grade de caporal- [utilisée à propos des bombardements
région Occitanie par Mme Carole Delga PS n’aspirant qu’à rester maîtres chez
Parmi les dernières cibles en date de la suppléant. Joyeuse bande de wokistes, la n’est pas de nature à améliorer la situa- eux sans ambition nationale. Plus que israéliens à Gaza] est un anglicisme.
campagne continue – et apparemment Royal Navy accepte depuis longtemps les tion, pas plus que sa rhétorique managé- la « gauche cassoulet » se revendiquant L’équivalent du terme anglais indiscrimi-
perpétuelle – de rectification d’Internet en barbichus ; la Royal Air Force les autorise riale. (…) Dans le Couserans dominent d’un Midi rouge languedocien toujours nately en français est « indistinctement »
Chine, «l’incitation aux antagonismes de depuis 2019. Les tenants de la tradition chez ceux qui sont restés des sentiments prêt à s’enflammer, il faut plutôt y voir la ou « aveuglément ».
classe». Comment un Parti communiste militaire n’ont que faire de ces absurdités. mêlés de solitude, d’abandon, de frustra- continuation d’un radical-socialisme de
qui a longtemps transpiré la lutte de classe « Je ne pense pas qu’un groupe d’hommes tion et d’aversion anti-élites. Pour beau- notables locaux plus soucieux de main-
en est-il arrivé là? (…) Toutefois, le terme défilant avec une barbe ait l’air aussi coup, tous les politiques sont à mettre tenir les équilibres que de renverser la
utilisé pour «classe» dans le document intelligent qu’un groupe sans barbe », a dans le même sac. Dans mon village, Vous souhaitez réagir
table du banquet (républicain).
officiel n’est pas le jiējí des discours sur la récemment déclaré un colonel en retraite à l’un de nos articles :
lutte de classe façon Mao, mais plutôt pour qui le rasage matinal entretiendrait la Courrier des lecteurs,
jiēcéng, qui peut également être traduit par « combativité ». D’autres prétendent que la 1, av. Stephen-Pichon 75013 Paris
«strate». (…) Alors que jiējí renvoie à barbe empêche l’utilisation efficace des
Marx (…), jiēcéng renvoie à Max Weber,
qui voyait les classes comme le résultat
masques à gaz, mais peu d’études
corroborent cette thèse. Arrestation du directeur ou courrier@monde-diplomatique.fr

de notre édition arabe

Édité par la SA Le Monde diplomatique.
complexe de facteurs à la fois économiques Actionnaires : Société éditrice du Monde,
et non économiques. (…) Comment Association Gunter Holzmann,

autrement réconcilier la ligne officielle du PATOIS AVIEN Les Amis du Monde diplomatique
1, avenue Stephen-Pichon, 75013 Paris

Parti communiste chinois, selon lequel les
Le quotidien Le Temps
distinctions de classe ont été éradiquées,
(14 décembre 2023) rapporte que, selon
avec la réalité du pays affichant le
une étude réalisée dans huit villes
coefficient de Gini [qui mesure les
européennes, les cris d’appel des
inégalités] le plus dramatique de la région?
perruches – espèce invasive venue
d’Amérique latine – diffèrent d’une région
à l’autre.
MARCHE AU POIL
Les perruches qui animent les paysages
« Il est temps de se moderniser », a
sonores des parcs bruxellois ont-elles un
récemment déclaré M. Grant Shapps. Le
accent belge ? On pourrait se le demander,
ministre de la défense britannique ne
à la lecture de travaux publiés dans
parlait ni d’armement ni de stratégie,
Behavorial Ecology. Les scientifiques ont
révèle le site de l’hebdomadaire The
enregistré les cris de ces oiseaux qui vivent
Economist (18 décembre 2023).
dans plusieurs métropoles européennes
D
EPUISle 14 novembre dernier, M. Riadh Ben Fadhel, qui dirige Tél. : 01-53-94-96-01. Télécopieur : 01-53-94-96-26
Courriel : secretariat@monde-diplomatique.fr
l’édition arabe du Monde diplomatique, a été placé sous mandat Site Internet : www.monde-diplomatique.fr
de dépôt par les autorités tunisiennes. Divers motifs commerciaux, Directoire :
financiers et fiscaux sont allégués contre lui. Mais notre ami anime
Benoît BRÉVILLE, président, directeur de la publication
Anne-Cécile ROBERT, directrice adjointe
aussi une formation démocratique, Al-Qotb (le Pôle), dans un pays où
Autres membres :
nombre d’opposants au pouvoir ont déjà été appréhendés et incarcé- Vincent CARON, Élodie COURATIER, Pierre RIMBERT
rés sans que soit invoqué contre eux un motif politique quelconque. Conseiller éditorial auprès du directeur de la publication :
Serge HALIMI
Parmi ceux qui sont en liberté, plusieurs hésitent désormais à faire
Conseiller en finance et développement auprès du directoire :
entendre leur voix. L’assimilation de la critique du pouvoir, en parti- Bruno LOMBARD
Secrétaire générale :
culier de celui du président Kaïs Saïed, à un intérêt financier ou à un
Anne CALLAIT-CHAVANEL
complot peut paraître politiquement habile. Elle semble devenir la
marque habituelle d’un régime qui se sert de la justice pour asseoir
Directeur de la rédaction : Benoît BRÉVILLE
Rédacteur en chef : Akram BELKAÏD
sa dérive autocratique. Une situation qui n’est pas sans rappeler les Cheffe d’édition : Anne-Lise THOMASSON

Le Conseil de l’armée réfléchit à la (…) Ils constatent que ces animaux ne méthodes qui prévalaient avant la révolution de 2011.
Rédaction : Martine BULARD, Philippe DESCAMPS,
Renaud LAMBERT, Evelyne PIEILLER, Hélène RICHARD,
possibilité de mettre fin à l’interdiction de communiquent pas de la même manière Pierre RIMBERT, Anne-Cécile ROBERT, Grégory RZEPSKI
porter la barbe. À l’heure actuelle, les dans chacune de ces villes. « Un peu Le Monde diplomatique espère que la libération de M. Ben Fadhel inter- Cartographie : Cécile MARIN
soldats ne peuvent la laisser pousser comme si ces perruches avaient adopté un viendra prochainement et en tiendra ses lecteurs informés. Site Internet : Guillaume BAROU

qu’avec la permission de leur accent local », commente Simeon Steele, Conception artistique :
Nina HLACER, Boris SÉMÉNIAKO
commandant, souvent pour des motifs premier auteur de l’étude. (avec la collaboration
de Delphine LACROIX pour l’iconographie)
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Vers un droit international de la grève ?
En France, c’est un principe constitutionnel : « Le droit de
grève s’exerce dans le cadre des lois qui le réglementent. »
Mais son bon exercice requiert la vigilance des syndicats,
parfois du juge. L’Organisation internationale du travail
(OIT) le défend, elle, à une plus vaste échelle. Malgré les
contradictions qui la traversent. Parce que la grève reste
indispensable à l’émancipation des travailleurs.
Par Alain Supiot *
D
Epuis plus d’un siècle, l’expé-
rience des catastrophes est venue rap-
peler périodiquement que, entre les
nations comme en chacune d’elles,
seul le règne du droit peut assurer
une paix durable. En 1919, le bilan
effroyable de la Grande Guerre a pour
la première fois montré les abîmes où
conduisait le déchaînement de la vio-
lence à l’âge industriel. Pour en pré-
venir la répétition, les négociateurs du
traité de Versailles élaborèrent un pre-
mier ordre juridique mondial reposant
sur deux institutions : la Société des
nations (SDN) et l’Organisation inter-
nationale du travail (OIT). Le refus
des États-Unis de ratifier ce traité
condamna très vite la SDN à l’échec.
En revanche, ils rejoignirent en 1937
l’OIT, qui put ainsi jouer un rôle pion-
nier dans l’élaboration d’un nouvel
ordre juridique international à l’is-
sue de la seconde guerre mondiale. La
déclaration de Philadelphie que l’Or-
ganisation adopta dès 1944 ouvrit la
voie à la reconnaissance ultérieure des
droits économiques, sociaux et cultu-
rels et à la création de diverses insti-
tutions chargées d’organiser la coopé-
ration internationale pour les mettre
en œuvre, telles l’Organisation mon-
diale de la santé (OMS), l’Organisa-
tion des Nations unies pour l’éduca-
tion, la science et la culture (Unesco)
ou encore l’Organisation des Nations
unies pour l’alimentation et l’agricul-
ture (FAO).
La liberté syndicale a été la matrice
de ces droits sociaux. Inscrite dans le
préambule de la Constitution de l’OIT,
elle lui a aussi donné sa physionomie
propre : y sont représentés non seule-
ment les gouvernements, mais aussi
les employeurs et les travailleurs des
États membres. À condition d’échap-
per à la bureaucratisation, cette double
représentativité politique et sociale est
un facteur de légitimité dont il fau-
drait tirer les leçons pour rénover
l’ordre juridique international dans son
ensemble (1).
« Détrôner la politique »
L
E droit à la contestation du Droit
n’est pas un facteur de désordre juri-
dique, mais au contraire de pérennité de
cet ordre dans des sociétés confrontées
aux changements technique, écologique
ou sociologique. L’invention de l’État
social a assuré la solidité des régimes
démocratiques face aux dictatures en
conjuguant ainsi représentation politique
et représentation sociale. À la différence
de la démocratie politique, qui confère le
pouvoir à la majorité électorale d’indivi-
dus formellement égaux, la démocratie
sociale permet l’expression de la diver-
sité des expériences du réel que peuvent
avoir différentes catégories de la popula-
tion. Son champ d’application peut donc
s’étendre à la défense d’autres intérêts
que ceux des salariés et des employeurs,
comme ceux des travailleurs indépen-
dants ou des défenseurs de l’environne-
ment. En rappelant ainsi les dirigeants à
l’ordre du réel, elle réduit leur « décon-
nexion » des problèmes affrontés par les
gens ordinaires.
Principe constitutionnel de l’OIT,
la liberté syndicale s’impose à ses
187 États membres et, à ce titre, est tribu-
taire, depuis 1950, d’une procédure spé-
* Professeur émérite au Collège de France.
3| LE MONDE diplomatique – JANVIER 2024
UN cOmbat pOrté par lEs syNDicats
la convention n° 87. Depuis plus
de dix ans, le système de super-
vision des normes du travail est
ainsi bloqué et contesté dans sa
légitimité même. Il est vrai qu’en
dépit de ses qualités éminentes,
la commission d’experts est une
instance administrative et non
une véritable juridiction. Mais la
Constitution de l’OIT (article 37)
© ADAGP, PARIS, 2023 – PHOTOGRAPHIE : CENTRE POMPIDOU, MNAM-CCI, RMN-GRAND PALAIS/BERTRAND PRÉVOST
prévoit que, sauf à se doter de
son propre tribunal, « toutes dif-
ficultés d’interprétation de ses
conventions seront soumises à
la Cour internationale de jus-
tice [CIJ] ». Or les représentants
des employeurs, de concert avec
ceux des régimes les plus auto-
Sur le plan international comme sur ritaires, se sont farouchement
le plan national, la vocation première opposés à l’application de cette
du Droit est de prémunir les popula- stipulation, jouant ainsi la prolon-
tions contre la violence en les obligeant gation indéfinie d’une crise qui
à échanger des paroles plutôt que des fait perdre à l’OIT toute crédibi-
coups. Pour être remplie cette fonc- lité normative. Surmontant cette
tion suppose la possibilité de recou- opposition, son conseil d’admi-
rir en cas de litige à un tiers impartial, nistration a finalement décidé,
ayant autorité pour dire le droit et le le 11 novembre 2023, de sor-
faire appliquer. La liberté syndicale tir de cette crise en saisissant la
s’inscrit dans cette structure ternaire. CIJ. Première historique depuis
Mais elle l’enrichit et la consolide en 1934, la saisine, quelle qu’en
autorisant des organisations collectives soit l’issue, signe le réveil nor-
à agir pacifiquement pour que leur expé- matif de l’OIT. Sa mission pre-
rience concrète de l’injustice de l’ordre mière est d’établir des règles
établi soit prise en compte. Au droit internationales du travail au sens
d’agir en justice pour obtenir l’appli- suffisamment clair pour assurer la
cation du droit en vigueur, elle ajoute sécurité juridique et assez géné-
un droit d’agir collectivement pour que ral pour respecter les conditions
ce Droit soit réformé. La justice de la nationales de leur mise en œuvre.
règle n’est plus alors posée comme un Faire appel au juge afin d’inter-
axiome indiscutable, pas plus qu’elle préter ces normes marque un
n’est censée résulter spontanément de coup d’arrêt à sa métamorphose
JEAN-LUC MOULÈNE. – Paquet de cigarettes produit par les ouvriers en grève
la concurrence pure et parfaite ou de de l’usine Seita à Pantin, de la série « Objets de grève », 1982 en simple agence de moyens et
la lutte des classes ou des races ; elle à la dénaturation du droit inter-
devient l’objet même d’une contesta- geantes de s’enrichir dans des propor- commission d’experts et annonça qu’elle national du travail en un « droit mou »,
tion collective régie par le Droit. C’est tions que n’autorisaient ni le commu- s’opposerait dorénavant à ce que l’OIT dont le sens et la portée varieraient au
pourquoi la liberté syndicale implique nisme réel ni le capitalisme tempéré par ait à connaître des atteintes au droit de gré des rapports de forces en son sein ou
non seulement le droit d’être représenté, l’État social. Une fois convertie à l’éco- grève par les États membres, ce droit des sentences des instances d’arbitrage
mais aussi ceux d’agir et de négocier nomie de marché, la Chine communiste n’étant pas explicitement reconnu par instaurées par les accords de commerce.
collectivement. L’usage de ces droits s’est ainsi dotée, en 1982, d’une nouvelle
permet de métaboliser la violence, de Constitution supprimant la mention du
convertir des rapports de forces en
rapports de droit dans un mouvement
droit de grève et interdisant « à toute
organisation ou tout individu de trou-
Le débrayage, une forme d’action essentielle
sans fin d’approximation de la justice.
La liberté syndicale s’exerce sous des
formes trop variées pour être enfermées
bler l’ordre économique de la société »
(article 15). Quant aux pays occidentaux,
ils ont mis en œuvre le programme néo-
C E premier pas dans les voies du
droit en appelle un second : il consis-
Le débrayage demeure une forme
essentielle de l’action syndicale,
dans une liste exhaustive : grèves, mais libéral, consistant à « détrôner la poli- terait pour la CIJ à faire sienne l’inter- comme on le voit aujourd’hui dans
aussi réunions, manifestations, boy- tique » et à « limiter la démocratie » (3), prétation de la commission d’experts, des secteurs et des pays très différents,
cotts, labels, campagnes d’information aussi bien politique que sociale. Ainsi, qui a toujours estimé que l’interdic- de l’audiovisuel ou l’automobile aux
et d’alerte du public, etc. Chacune de les traités de Maastricht (1992) et de Lis- tion du droit de grève était incompa- États-Unis au travail ubérisé en Europe,
ces actions collectives obéit à l’idée bonne (2007) ont mis l’ordre économique tible avec la liberté syndicale, telle de l’industrie textile au Bangladesh
de non-violence, au sens politique du européen hors de portée électorale en lui que définie par la convention n° 87. aux transports en Afrique du Sud.
satyagraha que lui a donné Mohandas donnant valeur constitutionnelle (4). La Celle-ci doit être interprétée confor- Ces grèves participent de « la volonté
Karamchand Gandhi dans sa lutte pour même année 2007, la Cour de justice mément aux clauses de la convention constante et continue d’attribuer à cha-
l’émancipation de l’Inde (2). Impropre- des communautés européennes (CJCE) de Vienne sur le droit des traités, c’est- cun ce qui lui est dû » par laquelle le
ment qualifiée de « résistance passive », – devenue la Cour de justice de l’Union à-dire avant tout « à la lumière de son Digeste de Justinien caractérisait déjà
une action de ce type consiste littérale- européenne en 2009 – a jugé dans les objet et de son but » (article 31.1) et la justice au vie siècle. Face à la mon-
ment à « s’agripper à la vérité », c’est- affaires Viking et Laval que l’exercice en tenant compte de la pratique ulté- tée de la violence, dans et entre les
à-dire à opposer à un ordre injuste non du droit de grève ne devait pas entraver rieurement suivie dans son application nations, il importe hautement de laisser
la force physique, mais la force d’âme la liberté des entreprises d’exciper des (article 31.3). La convention n° 87 ne ouvertes toutes les formes pacifiques de
de celui qui refuse d’y obéir. règles sociales nationales les moins favo- donnant aucune liste des actions que la contestation sociale. Et de demeurer
rables aux salariés. les syndicats sont libres de conduire, ainsi fidèle à la devise de l’OIT : « Si tu
leur interdire des modes d’action non veux la paix, cultive la justice. »
En 2010, la commission d’experts de
l’OIT a estimé que « la doctrine utili-
visés par elle reviendrait à vider cette
liberté de tout sens. La reconnais-
(1) Cf. Samantha Besson (sous la dir. de),
sée dans ces jugements de la Cour euro- sance internationale du droit de grève Democratic Representation in and by Interna-
ciale de supervision, confiée à un comité péenne est susceptible d’avoir un effet ne signifie pas qu’il soit sans limites, tional Organizations, Oxford University Press, à
de la liberté syndicale. Elle fait de plus restrictif quant à l’exercice du droit de mais que son encadrement relève des paraître en 2024.
l’objet de l’une des onze conventions grève dans la pratique, d’une manière États membres, sous le contrôle des (2) Mohandas Karamchand Gandhi, Hind
fondamentales qui forment le noyau dur qui est contraire à la convention n° 87 ». organes de supervision de l’OIT. Il y Swaraj. L’émancipation à l’indienne, Fayard,
du droit international du travail et que Au gouvernement britannique arguant a aussi de solides raisons d’admettre Paris, 2014.
tous les États sont incités à ratifier : la que cette restriction ne concernerait que celui-ci fait partie du droit coutu- (3)Friedrich Hayek, L’Ordre politique d’un peuple
convention n° 87 de 1948, dont la bonne que les conflits collectifs ayant une mier international car il a été consa- libre, Presses universitaires de France, Paris, 1983.
application est surveillée, comme celle dimension internationale, la commis- cré par de très nombreux instruments (4) Lire Dieter Grimm, « Quand le juge dissout
des autres conventions en vigueur, par sion a répondu que « dans le contexte régionaux ou internationaux. l’électeur », Le Monde diplomatique, juillet 2017.
une commission d’experts composée de actuel de la mondialisation, de telles
juristes expérimentés et indépendants, affaires risquent de devenir plus cou-
qui interviennent en amont des instances rantes (…) tant et si bien qu’une atteinte
tripartites de la Conférence internatio- à la possibilité des travailleurs de ces
nale du travail. Ces deux organes de secteurs de négocier réellement avec
supervision ont toujours considéré que leurs employeurs sur les questions affec-
la liberté syndicale impliquait celle de tant leurs conditions d’emploi pourrait
recourir à la grève. Leur interprétation assurément se révéler dévastatrice ».
se fonde notamment sur les stipulations Cette cinglante critique a fait prendre
de la convention n° 87, qui confèrent aux conscience aux dirigeants européens
syndicats le droit « d’organiser leur ges- que l’OIT n’était pas seulement une
tion et leur activité, et de formuler leur bureaucratie internationale sommeil-
programme d’action » et aux autorités lant sur les bords du lac Léman, mais la
publiques le devoir de « s’abstenir de source de règles de droit d’application
toute intervention de nature à limiter ce obligatoire. À défaut de « dents » sus-
droit ou à en entraver l’exercice légal ». ceptibles de mordre, elle pouvait encore
faire entendre une voix susceptible de
Cette interprétation a fait consen- troubler l’ordre économique néolibéral.
sus jusqu’aux années 1980. Un proces-
sus d’hybridation du communisme et du C’est cette voix discordante que l’Or-
capitalisme s’est alors engagé, qui sous- ganisation internationale des employeurs
trait les choix de politique économique à a décidé de faire taire. En 2012, elle
la démocratie et permet aux classes diri- dénia tout pouvoir d’interprétation à la
 JANVIER 2024 – LE MONDE diplomatique
|4
REUTERS / JOSÉ LUIS GONZÁLEZ
JOSÉ LUIS GONZÁLEZ. – Zone de forêt déboisée pour la construction de la section 5 du Train Maya, près de Playa del Carmen, État de Quintana Roo, 2022.
Au MExiquE, uN prOjEt pOur lE tOurismE Et lEs iNDustriEs ExtractivEs
Un train
nommé « Maya »
En dépit de sa popularité, le président mexicain Andrés
Manuel López Obrador ne sera pas candidat à sa succession
lors de la présidentielle de juin 2024 : la Constitution le lui
interdit. Marqué par le retour du Mexique sur la scène
politique internationale, son mandat le sera également par
un gigantesque, et contesté, programme d’infrastructure
ferroviaire dans le sud du pays.
Pa r notre envoyé spécial
P
LUS de trente millions de passagers en 2022.
Record battu. L’aéroport de Cancún trône en tête
des destinations latino-américaines avec une
moyenne de cinq cents vols par jour. Chicago,
Madrid, Francfort, Bogotá, Toronto, Istanbul… Le
tableau des arrivées défile ; les touristes affluent
du monde entier – en premier lieu des États-Unis –
pour profiter de la côte caribéenne mexicaine et
de sa « Riviera Maya ». Mais Cancún donne aussi
accès à la péninsule du Yucatán, vaste plateau
au climat tropical doté d’une richesse naturelle
et culturelle foisonnante.
C’est donc à quelques pas d’ici que se situera
la gare Cancún-aéroport, le futur cœur du réseau
ferroviaire baptisé « Train Maya ». Porté par le pré-
sident Andrés Manuel López Obrador (« AMLO »),
au pouvoir depuis 2018, ce projet pharaonique éva-
lué à plus de 19 milliards d’euros aboutira courant
2024 à la mise en service d’une ligne de chemin
de fer de 1 554 kilomètres, formant une boucle tra-
versant les trois États de la péninsule (Campeche,
Yucatán et Quintana Roo) pour atteindre le Chia-
pas en passant par le Tabasco.
En reliant les principales villes de la région, avec
quarante-deux trains transportant à terme jusqu’à
trois millions de passagers par an, la ligne entend
redistribuer les flux touristiques aujourd’hui concen-
trés sur la côte afin de favoriser le développement
d’une contrée historiquement délaissée par l’État.
En somme, il s’agit selon le gouvernement de « sti-
muler l’économie et, par conséquent, d’améliorer
la qualité de vie des habitants (1) ». Un « par consé-
REUTERS / JOSÉ LUIS GONZÁLEZ
quent » qui ne convainc pas tout le monde.
Il y a bientôt cinquante ans, le puissant Fonds
national de développement du tourisme (Fona-
tur) formulait la même promesse à la création de
Cancún, une station balnéaire « intégralement pla-
nifiée ». Ancienne île de pêcheurs entourée d’une
jungle vierge et de plages désertes, la cité capte
* Journaliste.
L u i s R e yg a da*
désormais chaque année l’équivalent de plusieurs
milliards d’euros, dépensés par les touristes. Mais,
derrière l’image de carte postale que renvoie sa
luxueuse zone hôtelière, il y a l’échec patent,
notamment en matière sociale.
Loin des buffets des palaces ou des exubé-
rants paquebots faisant escale au port, la ceinture
de misère formée de plus de deux cents quartiers
informels continue de grignoter la jungle avoisi-
nante. Ici, 250 000 personnes vivent sans eau cou-
rante ou système de traitement des eaux usées,
parfois sans électricité, souvent dans des cabanes
de fortune. Les hôtels « tout compris » exploitent la
main-d’œuvre indigène. Comme le montre le docu-
mentaire Mayapolis, de Renaud Lariagon (2023) (2),
JOSÉ LUIS GONZÁLEZ. – Quartier neuf où ont été relogés des habitants chassés de leurs anciennes maisons,
détruites pour construire la section 1 du Train Maya, dans la ville de Haro, État de Campeche, 2022.
à Cancún « la division du travail est autant sociale
que raciale ». Le choix d’AMLO, le premier pré-
sident de gauche de l’histoire du pays, de confier
le Train Maya au Fonatur a suscité de l’appréhen-
sion, jusque dans son camp.
« Au-delà du tourisme, nous prendrons en
compte les questions sociales et environnemen-
tales », assurait dès 2019 le directeur du fonds,
M. Rogelio Jiménez Pons, tout en citant Cancún
comme un exemple à ne plus suivre(3). Preuve des
bonnes intentions du gouvernement : une collabo-
ration étroite avec différentes instances de l’Orga-
nisation des Nations unies (ONU), laquelle atteste
alors un « projet intégral d’aménagement du terri-
toire, d’infrastructure, de croissance économique
et de tourisme durable qui vise le bien-être social
des habitants (4) ». Et à ceux qui s’inquiétaient des
possibles conséquences écologiques dans une
région couverte à 80 % de végétation, M. Jiménez
Pons répondait : « Priorité aux humains. Un pays
n’a rien à gagner à avoir des jaguars grassouil-
lets et des enfants faméliques ; il doit y avoir
un équilibre (5). »
Autoroute fédérale 307, en direction du sud. La
Riviera Maya nous accueille avec autant d’énormes
panneaux publicitaires vantant les mérites des
gated communities – ces quartiers résidentiels
clos aux entrées rivalisant de majesté – que de
complexes cinq étoiles. Parmi ceux-ci, le Royal-
ton Splash Riviera, inauguré en décembre dernier :
mille chambres, douze restaurants et un parc aqua-
tique réservé à ses vacanciers.
Plus à l’intérieur des terres, parallèle à l’axe rou-
tier, le segment numéro 5 du réseau du Train Maya
s’étire sur 110 kilomètres. Il constitue sans doute
l’une des lignes ayant soulevé le plus de critiques de
la part des organisations écologistes. Sa réalisation
a impliqué la déforestation d’une bande continue de
60 mètres de large – soit 2,2 millions d’arbres «abat-
tus ou déplacés », selon le Fonatur (6). « En viola-
tion de diverses lois environnementales mexicaines
et traités internationaux », d’après Greenpeace (7).
Le site qui accueillera dans quelques mois la
première gare de cette section n’est pour l’heure
qu’un imposant chantier poussiéreux. On devine
facilement l’ouvrage des machines de bûcheron-
nage pour faire place nette, sur plusieurs hec-
tares, au milieu d’une végétation dense. Au pied
des grues alignées le long de l’axe de la future voie
ferrée, des dizaines de camions à benne croisent
des pick-up chargés d’ouvriers à la merci d’un
soleil impitoyable. Nous voilà sur le « tronçon 5
nord », comme l’indique une banderole estam-
pillée des couleurs d’un groupement du génie
militaire. Comme il l’avait déjà fait pour d’autres
mégachantiers, le président a délégué la respon-
sabilité des opérations de construction au ministère
de la défense (Secretaría de la Defensa Nacional,
ou « Sedena »). L’armée est chargée de conduire
un tiers de l’opération (soit 550 kilomètres) ainsi
que six grands hôtels. Le chantier emploie près de
40000 personnes et nécessite plus de 11 000 exca-
vatrices, bulldozers et autres engins de chantier.
À peine avons-nous le temps de prendre
quelques photos de l’avancement du viaduc qui
soutiendra ici la ligne ferroviaire qu’un soldat
nous intime de quitter les lieux. Le Train Maya fait
désormais partie des projets relevant de la sécurité
nationale, notamment à cause d’un soupçon d’im-
mixtion du gouvernement des États-Unis, accusé
d’avoir « financé des groupes de “pseudo-écolo-
gistes” (8) ». À ce titre, la construction du train est
exemptée des formalités bureaucratiques et sou-
lagée des procédures judiciaires engagées par
certains militants pour freiner son avancée. C’est
également l’armée, à travers une société parapu-
blique, qui s’occupera de la gestion opération-
nelle de la totalité du réseau, une fois celui-ci mis
en marche. « Le recours à la Sedena garantit une
bonne administration et prévient le risque de pri-
vatisation », justifiait AMLO fin 2021, dans un pays
connu pour la corruption (9).
À quelques kilomètres de là, un groupe d’ou-
vriers se rafraîchit à grandes gorgées d’horchatas
ou de jus de tamarin débordants de glace pilée.
Pour l’architecte Gabriela Reyes, employée d’une
société contractante de la Sedena, pas de doute :
tous les efforts ont été faits pour limiter l’impact
environnemental du train. « Avant de commen-
cer les travaux, nous avons fait un inventaire de
la faune et de la flore avec des équipes du minis-
tère de l’environnement. Il y avait des crocodiles,
des tortues, des serpents, des grenouilles… Une
équipe de vétérinaires était présente pour dépla-
cer les animaux vers des zones protégées. » Un de
ses collègues rappelle que le tracé de la voie a été
modifié plusieurs fois pour prendre en compte les
demandes des écologistes. « D’ailleurs, ici, le tron-
çon va être surélevé pour permettre à la végétation
de repousser. Et, sur une bonne partie du réseau,
le train va utiliser d’anciennes voies déjà existantes,
donc pas besoin de déboiser. »
Quand la droite
se découvre
une âme écologiste
Le Centre mexicain de droit environnemental
(Cemda) dénonce toutefois un projet qui, dans sa
globalité, a détruit « 2 500 hectares de forêts tro-
picales humides et tropophiles » et directement
affecté vingt aires naturelles protégées (10). Face
à l’« écocide » dénoncé par les opposants au train
– qui peuvent compter sur une droite mexicaine
qui s’est découvert une âme écologiste ou sur le
soutien de personnalités internationales comme
l’ancien candidat à la présidence de l’Équateur
« Yaku » Pérez –, le gouvernement aime à rappeler
qu’il mène le programme de reforestation le plus
important au monde, avec la plantation de près de
500 millions d’arbres à bois et fruitiers sur près de
450 000 hectares.
(1) D’après la page consacrée au train sur le site du gouverne-
ment mexicain, www.gob.mx
(2) Disponible sur YouTube.
(3) Juan Luis Ramos, « Será el Tren Maya polo de desarrollo :
Jiménez Pons », El Sol de México, 2 janvier 2019.
(4) « El trabajo de la ONU en relación con el proyecto del Tren
Maya », 18 juillet 2020, www.unesco.org
(5) « Fonatur : “Obvio” que habrá daño al medio ambiente »,
Diario de Yucatán, Mérida, 6 février 2019.
(6) Chiffres publiés par le Fonatur, le 21 février 2023.
(7) Greenpeace Mexique, «Análisis técnico de la Manifestación
de Impacto Ambiental Regional tramo 5 norte del Tren Maya »,
16 août 2022.
(8) «Tren Maya fue declarada obra de seguridad nacional por
intervención de EU, afirma AMLO », El Financiero, Mexico,
25 juillet 2022.
(9) Emmanuel Carrillo, « Entrega de obras de infraestructura al
Ejército es para evitar su privatización : AMLO », Forbes México,
4 novembre 2021.
(10) www.cemda.org.mx (site consulté en novembre 2023).

« Ils ont aussi agrandi des réserves naturelles
et en ont même créé de nouvelles, mais elles ne
sont pas toutes reliées par des corridors naturels et
sont donc inutiles pour préserver certaines espèces
endémiques », nuance M. Raúl Padilla, corespon-
sable du Jaguar Wildlife Center, une organisation
qui œuvre pour la conservation de la faune et de
la flore de la région et qui forme à la préservation
de l’environnement. Avec le collectif Selvame del
Tren (« Sauvez-moi du Train »), il accuse les auto-
rités d’avoir produit des études d’impact sur l’en-
vironnement faussées, omettant par exemple la
présence des jaguars, une espèce pourtant mena-
cée et jouant un rôle crucial dans la régulation de
l’écosystème. Ou encore de minimiser les effets
du train sur les gigantesques systèmes de grottes
sous-marines qui débouchent sur la mer, et sur
leurs magnifiques cénotes, admirés par les spé-
léologues du monde entier. M. Padilla craint une
catastrophe environnementale à l’échelle régionale.
« Le train va provoquer une croissance urbaine dif-
ficilement contrôlable », assure-t-il en faisant défi-
ler sur l’écran de son ordinateur les derniers cli-
chés pris par ses pièges photographiques : pumas,
chevreuils, martres à tête grise, opossums… « La
déforestation va donc s’intensifier, quoi qu’en dise
le gouvernement. »
« On ne peut pas
empêcher le progrès
d’arriver... »
Sur la place centrale de la paisible station bal-
néaire de Puerto Morelos, M. Raymundo Almarte
– qui propose notamment des balades en quad
à travers la jungle – s’emporte contre ceux qui se
plaignent d’un projet « qui vise, enfin, à aider les
Mexicains ». Dans le secteur du tourisme depuis
vingt ans, il assure connaître les deux cents kilo-
mètres du littoral comme le fond de sa poche. «Per-
sonne ne se plaignait quand c’était les Européens et
les “gringos” qui venaient pour tout détruire, peste-
t-il. Les grands hôteliers espagnols possèdent
presque toute la côte; cela fait des dizaines d’an-
nées qu’ils abattent la forêt et construisent en bord
de mer, qu’ils polluent les eaux qui se déversent dans
les Caraïbes… Combien de milliers d’hectares de
mangroves n’ont-ils pas déjà détruit ? » Sa seule
crainte est de voir sa ville défigurée par l’arrivée de
touristes, qui commencent à affluer en masse. «On
ne voudrait pas que ça devienne comme “Playa del
Crimen” (“plage du crime”)», concède-t-il, en réfé-
rence au surnom donné à l’électrique voisine, Playa
del Carmen. Cœur de la riviera, «Playa» a en effet
connu une croissance démographique fulgurante,
passant de moins de 1000 habitants en 1980 à plus
de 300000 aujourd’hui. L’afflux de visiteurs y a attisé
la convoitise de violents cartels. Sur la plage, il est
devenu banal de croiser des militaires, fusil d’as-
saut bien en vue, patrouillant sur fond de musique
électronique.
Quinze kilomètres au sud de Puerto Morelos,
M. Quetzal Tzab, un militant auprès des communau-
tés marginalisées, nous guide en véhicule tout-terrain
à travers des chemins poussiéreux. Sur le bas-côté,
des topographes s’affairent autour de leurs tachéo-
mètres montés sur des trépieds jaune fluo. « La
grande majorité des communautés sont contentes
de l’arrivée du train, assure-t-il. Le gouvernement est
obligé de prendre en compte leur avis, même si les
habitants ne possèdent aucun titre de propriété.»
En plus des 3,9 milliards d’euros consacrés
aux programmes sociaux dans la région en 2023
(pensions, bourses, allocations et subventions
diverses), les habitants de 130 localités direc-
tement concernées par le tracé du chemin de
fer bénéficient de « 388 chantiers et actions
sociales » comprenant la réhabilitation de chaus-
sées et de routes, la réfection d’espaces publics,
Train Maya Des infrastructures au cœur de la jungle
Empruntant une ligne
de marchandise existante Golfe
Sur voie propre du Mexique Progreso
en construction
Station
Mérida
Portion mise en service
le 15 décembre 2023
Umán
Maxcanú
Autre ligne de train Halacho
(marchandises)
Calmkiní
Principales routes
Hecelchakán
Zone touristique
(concentration Campeche Tenabo
d’hôtels)
Site historique Edzná
maya
Forêt Champotón
dense CAMPECHE
Carrillo Puerto
Ciudad
del Carmen
Escárcega Centenario
186 Xpujil
Calakmul
Candelaria
TABASCO Balancán El Triunfo
GUATEMALA
Palenque Tenosique
Boca del Cerro
CHIAPAS
Sources : geocomunes.org ; www.trenmaya.gob.mx
des infrastructures électriques, sanitaires et pro-
ductives ou encore des logements (11).
C’est le cas à Vida y Esperanza, petit hameau
situé à quelques minutes de la future voie fer-
rée et comptant autant d’églises évangéliques
que d’arbres aux vertus miraculeuses. M. Miguel
Gongora y tient une échoppe à l’abri d’une simple
bâche mal en point. On peine à comprendre ce
qu’il vend, mais il nous offre sans compter l’ac-
cès à sa réserve de graines de cocoyol, délicieu-
sement baignées dans du miel. « On ne peut pas
empêcher le progrès d’arriver, dit-il, alors, le plus
important, c’est de nous assurer d’en profiter nous
aussi. » Avec le train, qui comptera aussi un service
de transport public (non touristique), il compte bien
voir les jeunes générations en mesure de se for-
mer « devenir des ingénieurs. Les gens des villes
ne savent pas ce que c’est que de grandir dans
une communauté où il n’y a rien, loin de tout ».
Plus loin, le secrétaire de la communauté,
Don Alberto, délaisse quelques instants ses
volailles pour nous recevoir dans son potager.
« L’arrivée du train va nous permettre d’être rac-
cordés au réseau d’électricité. » Avec les respon-
sables des communautés voisines, il assure avoir
obtenu la promesse de la Sedena et du Fonatur
de « remblayer et revêtir les chemins ».
Sur les réseaux sociaux et dans
la presse, notamment internatio-
nale, des personnalités mexicaines
(acteurs, chanteurs) relaient les pré-
occupations des écologistes, mais
celles-ci ne semblent pas partagées
par la grande majorité des gens que
nous rencontrons. «C’est avant tout
une campagne médiatique, impulsée
par quelques collectifs, mais ce n’est
en rien un mouvement social, explique
le professeur mexicain Étienne
von Bertrab, spécialiste d’écologie
politique à l’University College de
Londres (UCL) et cofondateur d’un
groupe d’études interdisciplinaires
sur les implications du Train Maya. Ils
n’ont pas de soutien populaire.»
Pour cet expert qui ne cache
pas sa sympathie pour la politique
REUTERS / JOSÉ LUIS GONZÁLEZ
d’AMLO, il est remarquable de
constater que, bien qu’il s’agisse
« incontestablement d’une entre-
prise gigantesque avec un impact
très important », la péninsule ne
s’est pas transformée en foyer de
conflits. « Nous étions habitués à
constater de quelle manière des
projets beaucoup moins spectacu-
laires suscitaient de très fortes résis-
tances sociales, or, ici, on se rend compte que
les préoccupations sont d’un autre ordre. » Autour
des villes qui accueilleront bientôt une gare, de
nombreuses personnes se plaignent en effet des
hausses des prix des produits alimentaires et des
loyers. À moyen terme, ce sont les craintes d’une
montée de l’insécurité liée au narcotrafic et de la
spéculation immobilière qui sont le plus souvent
mentionnées.
À cet égard, la station balnéaire de Tulum peut
faire figure de repoussoir. Dans la lignée de ses
deux grandes sœurs Playa del Carmen et Cancún,
cet ancien village de pêcheur est aujourd’hui doté
de 11 000 lits touristiques ; 1,8 million de vacan-
ciers l’ont fréquenté l’année dernière, attirés par
son ambiance, ses beach clubs exclusifs ou par
ses offres d’expériences spirituelles teintées de
néochamanisme. Sable blanc, palmiers, ruines
d’une ancienne cité fortifiée maya perchée au
sommet d’une falaise surplombant la mer bleu tur-
quoise : Tulum est sans nul doute le paradis des
Tixkokob
Tizimín Cancun
Leona Vicario
Izamal Nuevo Xcán
a
Puerto
ay
Morelos
Playa del Carmen
M
a dans l’avancement des travaux. Pour AMLO, les
Chichén-Itzá Valladolid Cobá 307 er
Ticul
vi
YUCATÁN
Ri
Peto
Tulum
QUINTANA ROO
Felipe Carrillo Puerto
Limones-Chacchoben
Bacalar
Chetumal
Caraïbes
Nicolás
B.-Konhunlich
BELIZE Belize City
0 100 km
5| Le Monde diplomatique – JANVIER 2024
instagrameurs… ainsi que des promoteurs immo- traversent la réserve de biosphère de Calakmul, au
biliers ! « Ses plages de rêve, sa culture pétillante cœur de la deuxième plus grande étendue de forêt
et sa croissance exponentielle : l’endroit idéal pour tropicale du continent après l’Amazonie. Sa jungle
des taux de retour sur investissement élevés », y abrite des centaines de ruines préhispaniques,
vante l’antenne locale de l’Association mexicaine dont le majestueux site archéologique éponyme de
des professionnels de l’immobilier (AMPI). l’une des plus anciennes cités mayas, aujourd’hui
inscrit sur la liste du patrimoine mondial de l’Or-
En proie à une croissance anarchique qui ganisation des Nations unies pour l’éducation, la
abîme la nature et spolie les occupants originels science et la culture (Unesco).
de la terre, la ville continue de s’étendre sur la
jungle alentour, pressée par des hôteliers sur- M. Eleazar Ignacio Dzib Ek a grandi non loin
fant sur une image écoresponsable. Les services d’ici. Fier de ses origines mayas, diplôme de
publics – voirie, électrification, drainage, trans- droit en poche, il a décidé de rester dans sa
ports – peinent à suivre le rythme, mais les autori- région natale, où il participe activement à la
tés locales comptent sur l’arrivée du train (qui vien- vie de la communauté. « Je comprends et res-
dra ici avec un nouvel aéroport international visant pecte mes frères indigènes qui s’inquiètent des
5,5 millions de passagers par an) et sur les mul- possibles conséquences du train. Néanmoins,
tiples programmes d’aménagement du territoire nous sommes dans une société globalisée, et
qui l’accompagnent pour maîtriser le développe- nous ne pouvons pas feindre d’être déconnec-
ment urbain. Ainsi que sur la « bonne volonté » des tés du reste du monde. » La route fédérale, le
promoteurs, « en leur demandant de bien vouloir nouveau chemin de fer, la connexion au réseau
investir de manière durable, dans le respect des Internet, comment s’en passer ? Mayas, Tzot-
normes environnementales », nous explique un ziles, Zapotèques : peu importe l’ethnie, « les
directeur de service de la mairie. 84 communautés de Calakmul soutiennent
l’ambition du président », assure ce militant du
Mais dans un pays où l’on a coutume de dire Morena – le parti créé par AMLO en 2014 –, un
que tout s’achète, même le contournement de la loi, peu lassé de voir le train accusé de tous les
on voit mal ce qui pourrait contrarier la marchandi- maux. Déforestation illégale, exploitation minière
sation des territoires, en dépit de l’ambition plani- effrénée, agro-industrie dopée aux organismes
ficatrice du gouvernement. « Celui-ci fait beaucoup génétiquement modifiés (OGM) et aux pesti-
JOSÉ LUIS GONZÁLEZ. – Ouvriers sur le chantier de la section 4 du Train Maya, près de Nuevo Xcán, État du Yucatán 2022.
d’efforts pour tenter de contrôler les instincts les cides, croissance exponentielle de l’étalement
plus cruels du capitalisme dans la région, mais l’ex- urbain… « Avec ou sans train, ces problèmes
périence prouve que la bonne volonté n’est jamais étaient déjà là ! »
suffisante, analyse von Bertrab. Il y a peut-être une
certaine innocence face à une industrie touristique Pour l’anthropologue Marco Almeida Poot,
particulièrement prédatrice. » deux visions du monde s’affrontent autour du
train, avec en toile de fond une dispute sur la
Plus au sud, M. Angel Sulub nous reçoit près représentation de la « mayanité ». « Qui décide
de Felipe Carrillo Puerto, trente mille habitants, en que le Maya qui travaille dans le tourisme ou que
passe aussi d’accueillir une gare. «Au-delà de nos celui qui lance un négoce est moins maya que
terres, ce sont les conséquences sur notre iden- celui qui cultive sa terre ?, interroge le doctorant
tité culturelle qui seront sûrement les plus graves : de l’Université autonome métropolitaine (UAM).
notre langue, nos coutumes, notre organisation S’il est vrai que certaines populations indigènes
sociale… », assure-t-il. Contrairement à certains souffrent du tourisme, d’autres s’engagent de
écologistes qui s’opposent au Train Maya «sur la plein gré dans ce secteur, note-t-il, choisissant
forme », M. Sulub milite en tant que membre du elles-mêmes, de manière autogérée, la façon de
Conseil national indigène (CNI) en partant d’une s’insérer et de développer leur activité. »
« position anticapitaliste et anticolonialiste ». « Ce
n’est pas seulement le tourisme, ajoute-t-il. Il y aura Reposant sur des valeurs telles que la propriété
aussi un service de fret ferroviaire; ils veulent nous collective de la terre, la distribution horizontale des
connecter au couloir transisthmique», explique-t-il ressources et la défense du territoire, le tourisme
en référence à un mégaprojet visant à développer communautaire propose ainsi une solution de
un axe ferroviaire traversant les États d’Oaxaca et rechange durable et socialement responsable au
de Veracruz, afin de relier les océans Atlantique et tourisme de masse. Embrasser cette voie en fai-
Pacifique pour concurrencer le canal de Panamá. sant des communautés locales les protagonistes
«Ces opérations ne bénéficient qu’à l’extractivisme des nouvelles dynamiques occasionnées par l’arri-
et aux multinationales.» vée des gares du train constituait au départ l’un des
engagements du Fonatur. Mais, malgré des avan-
cées notables et un accord signé avec l’Alliance
Des Mayas péninsulaire pour le tourisme communautaire, tout
plus mayas
s’arrête subitement quand M. Jiménez Pons est
évincé du Fonds, début 2022, du fait de retards
que les autres ?
Cozumel infrastructures demeurent la priorité.
Pour lui, il n’est pas étonnant que la grande
majorité des gens soutiennent l’arrivée du train. Simple pause face à la primauté de l’agenda
Comment pourrait-il en être autrement après un politique ou ambition définitivement passée à la
siècle de « politique assimilationniste » menée par trappe ? « On ne nous donne aucune réponse for-
l’État mexicain ? Devant une série d’affiches rap- melle », déplore M. Mario Tuz May, trésorier d’une
pelant l’histoire de la résistance maya pendant la coopérative écotouristique proposant des héber-
guerre des castes (1847-1901), il fait le procès du gements ruraux traditionnels aux portes du site
tourisme « néocolonisateur ». « Cette activité est archéologique d’Ek Balam, dans l’est du Yucatán.
présentée comme un vecteur de progrès tandis « Tout ce que l’on sait, c’est que le nouveau direc-
Mer
que le monde rural est associé au passé. Les jeunes teur ne respecte pas l’accord signé par son pré-
des
cherchent à faire des études qui leur permettront décesseur. C’était pourtant l’outil idéal pour éviter
de travailler à la riviera, mais comment leur en vou- la “cancunisation” de la péninsule. »
loir ? L’éducation est au service de l’État, qui est au
CÉCILE MARIN
service des entreprises. Ils ont réussi à nous per- Le Train Maya fera figure d’héritage du sexen-
suader que la vie dans les taudis de Cancún est nat d’AMLO, cadeau empoisonné ou levier d’éman-
meilleure que celle qu’avaient nos anciens, auto- cipation pour les habitants du Sud-Est et pour les
nomes et en communauté, entourés de nature. » générations futures.
Luis Reygada.
Par l’autoroute fédérale 186, nous gagnons
l’État de Campeche. Automobiles et poids lourds (11) Communiqué du Fonatur, 26 juin 2023, www.gob.mx
JANVIER 2024 – Le Monde diplomatique
|6
Les agressions xénophobes se multiplient en Afrique australe
Lusaka, plaque tournante des migrations
La Zambie est au cœur de la route migratoire vers l’Afrique du
Sud, deuxième axe le plus fréquenté du continent après celui
vers l’Europe. Les exilés prennent tous les risques pour
échapper aux conflits ou à la misère. Sous les pressions
européenne et internationale, Lusaka tente à la fois de lutter
contre les trafics et d’organiser les flux réguliers.
PA R NOS ENVOYÉS
PAU L B OY E R
ET
S
UR un parking au sud de Lusaka, capitale
de la Zambie, des dizaines de jeunes hommes
errent les bras ballants. Âgés de 16 à 30 ans, ils
sont originaires d’Éthiopie, de Somalie, du Sou-
dan ou encore de République démocratique du
Congo (RDC). Sac sur le dos, passeport en poche,
ils scrutent les allées et venues des cars qui partent
régulièrement vers des villes d’Afrique du Sud. L’un
d’entre eux, une cicatrice de plusieurs centimètres
au visage, l’œil droit lacéré, accepte de nous parler.
«J’ai été agressé à Mogadiscio. J’ai quitté la Soma-
lie à cause de la violence. » Âgé d’une vingtaine
d’années, il a toujours connu son pays déchiré par
les conflits, l’État s’étant effondré en janvier 1991
avec le renversement de Mohamed Siad Barre,
avant d’être la proie des seigneurs de la guerre (1).
Chaque jour, ils sont des dizaines à se faufiler
dans le coffre d’un poids lourd, certains paient des
passeurs. « Ces camions sont supposés livrer de la
nourriture à Johannesburg. Certains véhicules sont
en réalité des leurres. Les contrebandiers créent
des cales où ces réfugiés peuvent s’allonger par
dizaines, et ainsi passer outre les contrôles. Le pro-
blème : le manque d’air. À l’arrivée, seuls les plus
forts survivent », nous révèle sous couvert d’ano-
nymat une source rencontrée sur le parking. L’un
des jeunes hommes, apparemment mineur, tremble
de peur. « Il n’y a pas d’autres moyens pour gagner
l’Afrique du Sud, je vais y aller comme ça », lance-
t-il déterminé en désignant un vieux semi-remorque
des années 1970.
Chaque
journée est
un enfer
En Afrique australe, les flux migratoires sont
particulièrement importants et complexes, cer-
tains territoires plus prospères suscitant des
espoirs parfois démesurés. L’Afrique du Sud,
deuxième économie de l’Afrique subsaharienne
(419 milliards de dollars du produit intérieur brut
[PIB] en 2021, soit 389 milliards d’euros), repré-
sente plus des deux tiers de la valeur ajoutée
régionale. Depuis les États voisins jusqu’à la
Corne de l’Afrique, Le Cap, Durban ou encore
Johannesburg font logiquement figure d’eldo-
rado pour les nombreux candidats à l’exode. La
« nation arc-en-ciel » constitue l’un des deux
grands pôles de migrations intra-africaines,
après la route menant vers l’Afrique du Nord
puis l’Europe.
Quatrième économie de la région (22 mil-
liards de dollars en 2021), la Zambie est triple-
ment concernée par le déplacement des popu-
lations puisqu’elle est une terre de départ, de
transit et de destination. Fin juillet 2023, le pays
accueillait 89 109 réfugiés, demandeurs d’asile et
autres personnes déplacées (2). La plupart sont
originaires de RDC, du Burundi, du Rwanda et
d’Angola. Le long de la route vers l’Afrique du
Sud, tous ne convergent pas vers Lusaka pour
les mêmes raisons. Certains fuient l’autorita-
risme ou l’insécurité politique de pays voisins,
comme l’Ouganda, gouverné depuis quarante
ans par M. Yoweri Museveni, ou le Mozambique,
en proie aux attaques de groupes islamistes.
La Zambie est alors la destination finale envisa-
gée. Pour d’autres, ce n’est qu’une étape. Dès
qu’ils auront repris des forces ou amassé suffi-
samment d’argent, ils franchiront la frontière zim-
babwéenne, direction l’Afrique du Sud.
Ali, gérant d’un petit café-restaurant le
long d’un grand axe de la capitale, est arrivé
de Somalie il y a douze ans. « Chaque journée
était un enfer, se rappelle-t-il entre deux plats
servis à des clients attablés dans sa modeste
échoppe. Je suis parti avec mes enfants car les
Chabab [groupe islamiste somalien créé en 2006
lors de l’invasion éthiopienne] tuaient des gens
dans les rues à côté de chez nous. » Ce père de
* Journalistes.
SPÉCIAUX
RÉMI CARTON *
famille a trouvé en Zambie une terre plus hos-
pitalière, qu’il n’imagine plus quitter : « Mainte-
nant que j’ai un travail et un titre de séjour en
règle, pourquoi partirais-je en Afrique du Sud ?
Je suis chez moi à Lusaka. » Le cas d’Ali reste
une exception en Afrique australe, une région
où les espoirs d’un avenir meilleur se tournent
souvent vers l’Afrique du Sud. D’après l’Organi-
sation internationale pour les migrations (OIM),
190 personnes seraient passées chaque jour de
la Zambie au Zimbabwe en mai 2023 (3). Le cor-
ridor migratoire entre le Zimbabwe et l’Afrique
du Sud est le plus fréquenté de la région, avec
une moyenne quotidienne de 613 passages sur
la même période.
« L’Afrique du Sud est un pôle migratoire
majeur, à condition que l’on soit dans un pays afri-
cain au sud de l’équateur et anglophone », sou-
ligne Mme Catherine Wihtol de Wenden, directrice
de recherche au Centre national de la recherche
scientifique (CNRS) (4). Mais dans un contexte
de multiplication des agressions racistes en
Afrique du Nord, parfois légitimées au sommet de
l’État (5), cette seconde route fait d’autres émules.
« Dans les discours de ceux qui visent l’Afrique
du Sud, on parle d’un endroit où ils seraient mieux
acceptés, explique-t-elle. On parle de “nation arc-
en-ciel”, du pays de Nelson Mandela. Cette sym-
bolique est forte sur le continent. »
Le 11 décembre 2022, la police a découvert
vingt-six Éthiopiens morts de faim et d’épuise-
ment dans la périphérie de Lusaka. Les corps
des victimes, de jeunes hommes âgés de 20 à
38 ans, ont été abandonnés au bord d’une route
par des passeurs. Au milieu des cadavres, un seul
et unique survivant, qui respirait encore, a pu être
transporté à l’hôpital. Le 9 mai 2023, la police
a arrêté deux passeurs zambiens qui tentaient
de faire franchir la frontière à douze Éthiopiens.
En 2017, plus de cent cinquante migrants origi-
naires d’Addis-Abeba ont été expulsés de Zambie
après avoir passé entre une et cinq années der-
rière les barreaux, avant de bénéficier d’une grâce
présidentielle. Pour endiguer le trafic, Lusaka a
adopté, en 2008, une loi contre la « traite des
êtres humains » soutenue par l’OIM. Effet per-
vers de cet engagement, jusqu’à récemment, un
migrant sans papiers pouvait être poursuivi pour
avoir « consenti à faire l’objet d’un trafic d’être
humain », un crime l’exposant à de lourdes peines
de prison. En novembre 2022, sous la pression
du Comité des droits de l’homme des Nations
unies et des associations locales, le Parlement
zambien a amendé la loi de 2008. Le nouveau
texte prévoit que les personnes faisant l’objet
d’un trafic soient considérées comme des vic-
times. Cette législation et l’attitude des autori-
tés zambiennes restent tout de même préoccu-
pantes. Le 3 mars 2023, des experts du Comité
des Nations unies décrivaient des « restrictions
à la liberté de mouvement et de travail des réfu-
giés » et dénonçaient des conditions de détention
« contraires aux normes internationales relatives
aux droits de l’homme (6) ».
Les flux migratoires du continent dépendent
essentiellement des situations politiques et éco-
nomiques relatives à chaque pays. En raison de
la guerre civile au Tigré, région autonome située
en Éthiopie, frontalière de l’Érythrée et du Sou-
dan, des centaines de milliers de personnes ont
dû fuir les combats et la famine (7). En RDC, dans
la province du Nord-Kivu, des conflits armés se
succèdent depuis 2004. D’après l’association
Human Rights Watch, le mouvement rebelle M23,
soutenu par l’État rwandais, est « responsable de
crimes de guerre commis à grande échelle, y com-
pris des exécutions sommaires, des viols et des
recrutements de force (8) ». Le conflit soudanais,
en cours depuis le 15 avril 2023, oppose l’armée
au pouvoir et des forces paramilitaires. Toutes
ces situations engendrent des déplacements
de populations. Comptant parmi les zones les
plus stables du continent, l’Afrique australe fait
office de refuge. Selon un récent rapport sur les
89 109 personnes décomptées en Zambie, 64 %
Migrations contrastées
en Afrique subsaharienne
NIGERIA
CAMEROUN
6 486
- 9 889
- 76 364
1 516
GUINÉE- CONGO
ÉQUAT.
- 4 466
GABON
Nombre net
de migrants
internationaux
en 2021
positif
(plus d’entrées
que de sorties)
négatif
(plus de sorties
que d’entrées)
Taux net migratoire
pour 1 000 habitants
NAMIBIE
en 2021
4,0
1,0
0,2
0 LESOTHO
- 0,2
- 1,0
- 2,0
- 15,6
sont originaires de RDC, 15 % d’Angola, 11 %
du Burundi, 6 % du Rwanda et 4 % de Somalie ;
89 % d’entre elles vivent dans les camps de réfu-
giés de Meheba, de Mayukwayukwa et de Manta-
pala (9). « En Zambie, les camps ne sont pas sur-
peuplés, souligne Mme Preeta Law, représentante
du HCR en Zambie. Mais les réfugiés font face à
des difficultés, notamment dans l’accès à l’eau, à
l’énergie et aux soins médicaux. Les mêmes que
celles rencontrées par les populations locales.
Avec l’aide du gouvernement et de nos parte-
naires, nous essayons d’alimenter les écoles, les
cliniques en électricité. » Neuf réfugiés subsaha-
riens sur dix restent sur le continent, le plus sou-
vent dans un pays frontalier (10). « Plus d’un mil-
lion de personnes ont quitté le Soudan depuis le
début du conflit en avril, les gens n’ont d’autres
choix que de fuir face à la guerre », nous signale
Thierry Vircoulon, coordinateur de l’Observatoire
de l’Afrique centrale et australe de l’Institut fran-
çais des relations internationales (IFRI).
Les États multiplient
les refoulements
aux frontières
La migration irrégulière vers l’Afrique du Sud
a provoqué 478 décès de migrants entre 2014 et
2023. L’analyste de données Merna Abdelazim
souligne qu’il se décline en trois couloirs princi-
paux. « Le premier corridor va de la Somalie et
de l’Éthiopie jusqu’à l’Afrique du Sud ; le deu-
xième, de la RDC, de l’Ouganda ou du Burundi
vers la Tanzanie et l’Afrique du Sud ; enfin, le troi-
sième part de l’Afrique australe, avec, en tête,
des Malawites et des Zimbabwéens, jusqu’en
Afrique du Sud », nous précise-t-elle depuis la
ville portuaire de Tanga, en Tanzanie. Ces voyages
peuvent durer des mois, et jusqu’à plusieurs
années pour certains, avec les risques liés à la
traite des êtres humains, aux agressions sexuelles
ainsi qu’au manque de nourriture et d’eau. « Nos
chiffres sont sous-estimés, certains trafiquants
se débarrassent des corps. Nous savons que des
migrants tentent la traversée en se glissant dans
des camions-citernes. Beaucoup suffoquent à l’in-
térieur, et, quand ils meurent, les passeurs brûlent
leurs cadavres », indique Mme Abdelazim.
La réalité migratoire est assez éloignée des
espoirs nourris par les plus optimistes. En Afrique
australe, les réfugiés ne s’exposent pas qu’au
racisme mais aussi au rejet des populations
locales. En Zambie, les cas de violences xéno-
phobes restent rares. Cependant, il y a quelques
années, des manifestations ont tourné au drame.
En juin 2016, des émeutes ont éclaté à Lusaka.
Après la découverte de cadavres mutilés, la com-
munauté rwandaise est accusée de pratiquer des
crimes rituels. En deux jours, plus de soixante
magasins ont été pillés et incendiés. Deux per-
SOUDAN
ÉRYTHRÉE
9 016
- 15 223
742
- 14 988
DJIBOUTI
TCHAD
SOUDAN ÉTHIOPIE
DU SUD
- 1 391
43 465
CENTRAFRIQUE
- 31 885
SOMALIE
KENYA
OUGANDA
- 17 071
RÉP. DÉM.
DU CONGO RWANDA
BURUNDI
- 85 860
- 52 549
- 6 112
TANZANIE
- 14 415
- 4 865
- 64 643
9 015
29 089
COMORES
MALAWI
- 1 772
- 1 775
ANGOLA ZAMBIE
Lusaka
MOZAMBIQUE
ZIMBABWE
1 816
MADAGASCAR
- 25 005
- 9 515
- 742
BOTSWANA
- 4 301
CÉCILE MARIN
10 934
ESWATINI
- 4 897
- 1 490
AFRIQUE
Source : Nations unies,
DU SUD Département des affaires économiques
et sociales, Division de la population,
« World Population Prospects 2022 ».
sonnes ont péri brûlées vives. En Afrique du Sud,
la haine des étrangers s’est accentuée ces der-
nières années. De violentes attaques se sont mul-
tipliées en avril 2022 à Diepsloot, dans la ban-
lieue de Johannesburg, principalement contre
des ressortissants du Zimbabwe. Prétendant lut-
ter contre la criminalité, des groupes d’autodéfense
de Sud-Africains les ont pris pour cible.
Pour Sylvie Bredeloup, directrice de
recherche à l’Institut de recherche pour le déve-
loppement (IRD), compte tenu des difficultés
économiques des pays africains, les chefs d’État
adoptent une politique migratoire de plus en plus
drastique. « En 2013, 78 % des Africains avaient
besoin d’un visa pour entrer dans un autre pays
du continent, ce qui interroge sur l’utilité des
accords régionaux de libre circulation. Depuis
une vingtaine d’années, on assiste à une exter-
nalisation des frontières de l’Europe jusqu’en
Afrique », précise la socio-anthropologue, spé-
cialiste des migrations intra-africaines (11). Les
États du continent noir multiplient les refoule-
ments aux frontières, y compris l’Afrique du Sud.
Un mouvement encore accéléré en 2015, quand,
en pleine crise migratoire en Méditerranée, les
chefs d’État européens et africains, réunis à
La Valette (Malte), conviennent de renforcer les
contrôles afin de maintenir les populations sur
place en échange de « programmes de dévelop-
pement ». À Bruxelles, le 4 octobre dernier, les
Vingt-Sept ont décidé d’intensifier un peu plus
encore la surveillance de leurs frontières.
(1) Lire Gérard Prunier, « Terrorisme somalien, malaise
kényan », Le Monde diplomatique, novembre 2013.
(2) « Zambia country statistical report », bureau du commissaire
aux réfugiés, ministère des affaires intérieures et de la sécurité
nationale, Lusaka, 31 juillet 2023.
(3) « Southern Africa – Monthly flow monitoring registry
report, may 2023 », Organisation internationale pour les migra-
tions (OIM), Genève, 5 juillet 2023.
(4) Catherine Wihtol de Wenden, Atlas des migrations. De nou-
velles solidarités à construire, Autrement, Paris, 2021.
(5) Lire Thierry Brésillon, « Indésirables Subsahariens en Tuni-
sie », Le Monde diplomatique, mai 2023.
(6) « Zambie : le Comité des droits de l’homme salue l’aboli-
tion récente de la peine de mort et porte notamment son attention
sur le statut du droit coutumier, les conditions de vie en détention,
la jouissance des droits politiques, le droit de réunion et d’expres-
sion », Agence des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR),
Genève, 3 mars 2023, www.unhcr.org
(7) Lire Laura-Maï Gaveriaux et Noé Hochet-Bodin, « Le
Tigré, victime de la réconciliation entre l’Éthiopie et l’Érythrée »,
Le Monde diplomatique, juillet 2021. Cf. aussi « Éthiopie : l’ONU
dénonce la “brutalité extrême” et des possibles “crimes de guerre”
dans le conflit au Tigré », ONU Info, 3 novembre 2021, https://
news.un.org
(8) « DR Congo : Killings, rapes by Rwanda-backed M23
rebels », Human Rights Watch, 13 juin 2023, www.hrw.org
(9) « Zambia country statistical report », op. cit.
(10) Geoffroy de Saulieu, Charles Grémont et Marie Rodet,
« Migrations africaines : au-delà des frontières », IRD le Mag,
Institut de recherche pour le développement, 31 janvier 2022.
(11) Sylvie Bredeloup, « Migrations intra-africaines : changer
de focale », Politique africaine, vol. 161-162, no 1-2, Paris, 2021.
 7| LE MONDE diplomatique – JANVIER 2024

REcOmpOsitiON D’alliaNcEs après la prisE DE KiDal au Mali

Pour les Touaregs, s’unir ou disparaître

Depuis le début des années 1990, les Touaregs – peuple « Comme il était prestigieux et qu’il
fait partie d’une grande famille noble
berbère réparti entre cinq États – entrent régulièrement des Ifoghas, beaucoup de combattants
en rébellion dans le nord du Mali pour réclamer l’indé- touaregs l’ont suivi sans forcément
adhérer à l’idéologie salafiste, sou-
pendance de ce territoire qu’ils appellent Azawad. Les ligne Boilley. D’autres membres d’An-
accords non respectés ou les guerres, aggravées par la sar Dine ont été attirés par l’argent. »
Le groupe était prospère grâce aux ran-
présence de groupes djihadistes, se succèdent ainsi que çons, à divers trafics et au soutien de
pays du Golfe.
les interventions de puissances extérieures rivales.
Le MNLA était associé aux groupes
salafistes, avec lesquels il parvint à
Par Philippe Baqué * s’emparer de plusieurs bases de l’armée
malienne, peu motivée et sous-équi-
les groupes armés loyalistes. Les sala-
fistes n’y étaient pas associés. Comme
le pacte de 1992, l’accord d’Alger pré-
voyait l’incorporation des combattants
au sein d’une armée reconstituée, le
retour des réfugiés et une plus grande
autonomie des provinces du Nord qui
serait respectueuse de l’unité natio-
nale. La Minusma était chargée d’ap-
puyer la réconciliation nationale, de
protéger les populations civiles et d’ai-
der au rétablissement de l’autorité de
l’État sur l’ensemble du territoire. Ses
quinze mille militaires, policiers et
employés furent déployés sur douze
entre l’armée malienne et les groupes
armés signataires. Dès son adoption, le
nouvel accord suscita de nombreuses
réticences à Bamako (5).
Les formations djihadistes conti-
nuaient à commettre des exactions.
En 2017, Ansar Dine, AQMI, la katiba
Macina et Al-Mourabitoun de l’Algé-
rien Mokhtar Belmokhtar annonçaient
leur fusion dans le Groupe de soutien
à l’islam et aux musulmans (GSIM)
sous la direction de M. Ag Ghali, qui
prêtait allégeance à Al-Qaida. Dans le
même temps, l’organisation État isla-

L
E 22 novembre dernier, les merce-
naires russes de la milice Wagner hissaient
leur drapeau noir sur le fort de la ville de
Kidal, bastion de la rébellion touarègue,
dans le nord-est du Mali. Ils paradaient
ensuite dans les rues aux côtés des mili-
taires maliens, fiers d’avoir reconquis cette
localité dont ils avaient été chassés en
2012. Début octobre, un imposant convoi
de l’armée de Bamako appuyé par le
groupe russe partait de Gao pour se diriger
vers la région de Kidal, afin d’y occuper
les bases militaires que la Mission multi-
dimensionnelle intégrée des Nations unies
pour la stabilisation du Mali (Minusma)
s’apprêtait à quitter. Les groupes armés à
dominante touarègue évoquaient l’accord
de paix d’Alger de 2015 pour réclamer
l’attribution des installations abandon-
nées. De violents combats se déroulè-
rent à Anéfis puis à Tessalit. Les rebelles,
bien que maîtrisant le terrain, durent se
replier face à une armée malienne et à des
mercenaires russes disposant d’une puis-
sance de feu supérieure grâce à leur avia-
tion et à leurs drones. Ils se retirèrent de
Kidal sans combattre. Ce conflit au nord
du Mali dure en réalité depuis cinquante
ans. Pour le comprendre, un rappel histo-
rique est nécessaire.
À Tombouctou, le 27 mars 1996, à, des
milliers d’armes déposées par les mou-
vements rebelles touaregs et maures ara-
bisants étaient brûlées devant les autori-
tés maliennes et les représentants desdits
mouvements pour symboliser la fin des
hostilités. Si le monument de la Flamme
de la paix érigé pour l’occasion existe tou-
jours, la paix, elle, n’a pas duré. En 1990,
une rébellion avait été déclenchée par de
jeunes Touaregs revenus de Libye, où ils
pée (3). Les salafistes imposèrent leurs bases réparties dans le nord du pays. mique dans le Grand Sahara (EIGS),
méthodes : des dizaines de militaires Dans la lutte contre les djihadistes, l’ar- née d’une scission du Mujao, recrutait
en cause leur territoire. Ces insurgés ren- prisonniers de la garnison d’Aguel- mée malienne était soutenue par l’ar- parmi les populations peules marginali-
contrèrent dans les casernes de Libye hoc furent ainsi égorgés. Reprochant mée française dans le cadre de l’opéra- sées et ne cessait d’étendre son emprise
d’autres Touaregs, venus du Niger, avec au président malien Toumani Touré tion « Barkhane », qui compta jusqu’à dans la région de Ménaka. Comme le
lesquels ils développèrent une conscience sa gestion de la crise et ses relations cinq mille hommes. En attendant l’ap- GSIM, son concurrent et adversaire
nationale, créèrent des mouvements struc- troubles avec les djihadistes et les plication de l’accord, le contrôle des ter- d’Al-Qaida, elle prône la charia et est
turés ainsi qu’une culture commune appe- trafiquants qui sévissaient au Nord, ritoires du Nord était tacitement réparti opposée à la partition du Mali.
lée teshumera, un nom formé à partir du un groupe d’officiers le renversa en
mot français « chômeur », et que symbo- mars 2012. Quelques jours après le
lise aujourd’hui le groupe de musique coup d’État, l’armée malienne, divi- Mercenaires de Wagner
Tinariwen (1). sée et affaiblie, s’effondrait. Le MNLA
À ses débuts, la rébellion, qui intégrait
des membres des diverses composantes
et les groupes armés salafistes s'empa-
rèrent alors de Kidal, de Tombouctou,
de Gao et des deux tiers du territoire
D Es colonels renversent le président
Keïta en août 2020. Ils dénoncent l’insé-
signataires ne remettent officiellement en
cause l’accord d’Alger, celui-ci devient
de la société touarègue et des popula- malien (4). Mais les rebelles touaregs curité dans le nord du pays. En mai 2021, de fait caduc. Fin août, l’armée, désor-
tions maures du nord du Mali, l’Azawad, n’étaient plus maîtres du jeu. Ils furent à un second coup d’État place à la tête du mais forte de plusieurs dizaines de milliers
était unie autour de la revendication de leur tour chassés des villes par les sala- pays le colonel Assimi Goïta, qui remet en d’hommes, dotée d’une aviation et bénéfi-
l’indépendance ou de l’autonomie. Mais, fistes, qui disposaient de plus de com- cause le partenariat avec la France, accu- ciant du soutien de Wagner, occupe la base
après avoir mis l’armée malienne en battants, d’un armement bien supérieur sée de soutenir les groupes armés. La de Ber dans la région de Tombouctou éva-
déroute, les rebelles se divisèrent sur des et de moyens considérables. nouvelle junte se rapproche de la Russie cuée par la Minusma. Elle attaque les ex-re-
bases tribales et entrèrent rapidement en belles touaregs et maures
conflit. Un premier accord de cessez-le- regroupés dans une nou-
feu tripartite fut conclu en janvier 1991, velle coalition : le Cadre
en Algérie, à Tamanrasset, entre le gou- stratégique permanent
vernement malien et M. Iyad Ag Ghali, pour la paix, la sécu-
représentant le Mouvement populaire de rité et le développement
l’Azawad (MPA), constitué de Touaregs (CSP-PSD). La situation
ifoghas de la région de Kidal, ainsi que se dégrade rapidement,
le Front islamique arabe de l’Azawad et le CSP-PSD, prô-
(FIAA), composé de Maures des régions nant la légitime défense,
de Gao et de Tombouctou. L’accord, qui attaque plusieurs camps
ne prévoit aucun statut particulier de de l’armée malienne.
l’Azawad, fut signé en l’absence des Agissant dans le cadre
autres mouvements. « Iyad Ag Ghali d’un accord tacite avec
a eu le soutien de l’Algérie, qui lui a les séparatistes, le GSIM
assuré des moyens militaires et finan- de M. Ag Ghali multi-
ciers, explique Hélène Claudot-Hawad, plie ses attaques contre
anthropologue et directrice de recherche les militaires maliens et
au Centre national de la recherche scien- les mercenaires russes. À
tifique (CNRS). Elle a toujours veillé à Bamako, la junte accu-
ce qu’aucune union politico-militaire mule pourtant les décla-
ne s’instaure entre les Touaregs et à ce rations triomphales et
que leur aspiration à l’indépendance coupe la voie à toute
© ADAGP, PARIS, 2023 - GALERIE DOMINIQUE FIAT, PARIS

étaient partis s’engager dans l’armée de soit bloquée. L’Algérie défend des inté- négociation en accusant
Mouammar Kadhafi, en quête de merce- rêts politiques et ethno-confessionnels les dirigeants du CSP-
naires pour mener ses guerres, notamment au nord du Mali qui correspondent à sa PSD de terrorisme.Après
au Tchad. Ils fuyaient les violences per- propre fabrication identitaire arabo-mu- la prise de Kidal, fin
pétrées par Bamako contre les commu- sulmane. » Des massacres de populations novembre, elle nomme
nautés touarègues du nord du Mali à la civiles perpétrés par l’armée ont défini- un nouveau gouver-
suite de leur révolte, en 1963, contre le tivement clos le cessez-le-feu avant sa neur : le général El Hadj
jeune État dont les frontières remettaient mise en œuvre. Ag Gamou, fondateur
d’un groupe d’autodé-
fense loyaliste composé
Groupes armés salafistes de Touaregs imghads,
adversaires traditionnels

U N nouvel accord fut conclu en

1992, entre le gouvernement de tran-
Des milliers de Touaregs qui avaient
de nouveau rejoint l’armée de Kadhafi EMO DE MEDEIROS. – « The Civil War, Episode II (Liberation) », de la série « Surtentures », 2015
des Ifoghas de Kidal.

« Nous nous prépa-

sition, présidé par le colonel Ama-
dou Toumani Touré, et l’ensemble des
mouvements rebelles sous les aus-
pices de l’Algérie et de la France (2).
« Les rebelles avaient en tête l’indé-
pendance, mais ils l’ont mise de côté
pour privilégier l’égalité sociale et éco-
nomique », rappelle Pierre Boilley, his-
torien, professeur à l’université Paris-I
(Panthéon-Sorbonne). Le Mali était
dans une phase de démocratisation, il
y avait donc des bonnes volontés. Le
pacte de 1992 devait permettre l’inté-
gration d’une partie des combattants
dans les différents corps en uniforme de
l’État. Il prévoyait une sorte d’auto-gou-
vernement pour les provinces du Nord
sous le couvert de l’État. Il était aussi
question d’un rattrapage économique.
Certains Touaregs ont pu profiter du
pacte, mais il n’a globalement pas été
appliqué. » De nouvelles révoltes écla-
tèrent en 2006, puis en 2009, amenant
les quelques combattants intégrés dans
l’armée à déserter. Pour Claudot-Hawad,
« la France a joué de son influence pour
empêcher l’évolution des accords vers
des droits politiques et une autonomie
du Nord. Pour cela, elle a cherché à ins-
trumentaliser certains groupes armés
pour conserver son poids politique ».
* Journaliste.
profitèrent en 2011, de la chute du régime rons à mener jusqu’au
de Tripoli pour s’emparer d’importants En janvier 2013, les djihadistes déci- et fait appel aux mercenaires de Wagner. bout cette guerre qui nous a été impo-
stocks d’armes, et revinrent au nord du daient de marcher sur Bamako. Les auto- La France décide alors, en février 2022, sée, prévient M. Mohamed Elmaouloud
Mali pour y proclamer l’indépendance. rités firent appel à la France, qui déclen- de redéployer la force « Barkhane » hors Ramadane, porte-parole du CSP-PSD.
Un nouveau mouvement venait d’être cha l’opération « Serval » et stoppa net du pays tandis que la junte vient tout juste Wagner et l’armée mènent une politique
créé : le Mouvement national de libé- leur avancée. L’armée malienne, soute- d’expulser son ambassadeur, un mois plus de terre brûlée contre les communautés
ration de l’Azawad (MNLA). Mais ce nue par les militaires français, se lança tôt. Bamako rompt les accords de défense maures et touarègues. Des massacres
dernier dut dès lors composer avec alors dans la reconquête du nord du Mali passés avec Paris et ses partenaires euro- sont commis, nos villages et nos cam-
d’autres groupes armés, d’obédience mais ne parvint à reprendre qu’une par- péens. « Ce pouvoir militaire populiste pements sont saccagés, et les popula-
salafiste, qui prônaient le djihad et tie du territoire. « Durant l’avancée, les et nationaliste prône la reconquête de tions doivent fuir. Pour nous, c’est une
l’instauration de la charia. Al-Qaida militaires français ont vu qu’elle avait la souveraineté nationale et refuse de guerre existentielle. »
au Maghreb islamique (AQMI) avait commis des massacres de civils autour lâcher un pouce du territoire à des enti-
été formé en 2007 par des Algériens de Tombouctou et de Gao, rappelle Boil- tés qui ne font pas allégeance au Mali et Divisés et sans aucun soutien inter-
du Groupe salafiste pour la prédication ley. À Kidal, cela risquait d’être une qui seraient téléguidées par l’Occident, national, les Touaregs parviendront-ils
et le combat (GSPC), dont la principale tuerie. Comme certains officiers fran- explique Yvan Guichaoua, chercheur à la à reconquérir une partie de leur terri-
activité était la prise d’otages. L’AQMI, çais avaient de bonnes relations avec Brussels School of International Studies. toire ? L’Azawad s’enfonce une fois
installé dans le nord du Mali, attirait le MNLA, ils l’ont laissé prendre la Cette idéologie est encouragée par un rap- de plus dans le chaos et la guerre, sans
de nouvelles recrues grâce à d’im- ville. Cela a été vécu comme une humi- prochement avec la Russie et une course à espoir de paix.
portants moyens financiers. Le Mou- liation par les militaires maliens. » Les l’armement destinée à reprendre les hos-
vement pour l’unicité et le djihad en combats ont alors repris entre l’armée, tilités. » L’armée malienne et les merce-
Afrique de l’Ouest (Mujao), composé les mouvements djihadistes, le MNLA, naires de Wagner interviennent conjoin- (1) Lire Hawad, « Touaregs, “la marche en
vrille”», Le Monde diplomatique, mai 2012.
de Mauritaniens et de Sahraouis, établi des groupes armés touaregs et maures tement dans le nord du Mali, commettant
dans la région de Gao, recrutait parmi fidèles au gouvernement et des groupes des massacres, comme celui de centaines (2) Lire « Nouvel enlisement des espoirs de
paix dans le conflit touareg au Mali », Le Monde
les Peuls et se livrait à la contrebande. issus de scissions parmi les mouve- de civils à Moura, en mars 2022, mais ne diplomatique, avril 1995.
Enfin, Ansar Dine (les « Défenseurs de ments djihadistes. parviennent pas à stopper les attaques des
(3) Lire Dorothée Thiénot, « Le blues de l’armée
la religion ») avait été créé par M. Ag groupes djihadistes. Autour de Ménaka,
malienne », Le Monde diplomatique, mai 2013.
Ghali après son départ du MNLA, Afin de tenter de mettre fin à ce chaos, les populations touarègues subissent les
dont les dirigeants avaient refusé d’in- l’accord pour la paix et la réconciliation, exactions de l’EIGS. (4) Lire Philippe Leymarie, « La guerre du “Sahe-
listan” aura-t-elle lieu ? », Le Monde diplomatique,
tégrer la charia dans leur programme appelé également « accord d’Alger », janvier 2013.
politique. M. Ag Ghali s’était converti fut scellé en juin 2015 par le président En juin 2023, les dirigeants maliens
(5) Nicolas Normand, « L’accord d’Alger
quelques années auparavant à un islam malien Ibrahim Boubacar Keïta, les demandent à la Minusma de quitter sans entre Bamako et les rebelles armés a créé plus
radical au contact d’une secte salafiste rebelles regroupés dans la Coordination délai le territoire et exigent de récupé- de problèmes qu’il n’en a réglés », Le Monde,
pakistanaise bien implantée au Mali. des mouvements de l’Azawad (CMA) et rer ses bases. Si ni la junte ni les groupes 9 juillet 2020.
JANVIER 2024 – LE MONDE diplomatique
|8
Début DEs primairEs

(Suite de la première page.)
La Caroline du Sud est un État majoritairement
baptiste, mais il y a les Églises que fréquentent les
Noirs et celles que fréquentent les Blancs. Les bap-
tistes blancs votent presque tous rouge (républicain);
les Noirs, presque tous bleu (démocrate). Dans les
Églises comme celle de M. Dogan, on met souvent
l’accent sur la meilleure façon de s’accommoder de
l’injustice, l’importance d’observer un bon «mode de
vie», la nécessité de garder espoir. Cet État fait partie
de ceux où la proportion d’Afro-Américains est l’une
des plus élevées du pays : 26% de la population.
En dépit de sa proportion de Noirs (presque
tous électeurs démocrates : 99 % ont voté pour
M. Barack Obama en 2008), l’État du Palmier – c’est
son surnom – est un bastion de droite quasiment
inexpugnable. M. Obama y fut largement battu en
2008 et en 2012; M. Trump y a obtenu 55% des voix
en 2020. Cette année-là, porté par ses victoires dans
le New Hampshire et l’Iowa, M. Bernie Sanders avait
bon espoir de devenir le premier président socia-
liste des États-Unis. Les électeurs de la primaire
démocrate (ouverte à tous) lui infligèrent une défaite
cinglante dont il ne se releva pas (19,7% des voix,
contre 48,6% à M. Biden). Reconnaissant, l’actuel
président a décidé que la Caroline du Sud et non le
New Hampshire, comme le voulait la tradition, serait
le lieu où se tiendrait la première primaire démocrate
officielle en 2024 : le 3 février. La primaire républi-
caine quant à elle s’y tiendra le 24 février (après
celles du New Hampshire et du Nevada).
« Un petit peu de foi,
d’espoir, de sagesse,
et Dieu fera le reste »
L’élection américaine
La veille. Même ville, même courant religieux,
mais dans une Église où les fidèles sont presque
tous blancs. À notre arrivée à la Upstate Christian
Assembly, une « matinée de prière » est organisée
par le Parti républicain. Et une quinzaine de per-
sonnes prient « pour que les policiers du comté
de Greenville continuent de nous protéger, nous,
nos maisons, nos mariages et notre mode de vie ».
Seule Noire de la salle, Mme Yvonne Julian, prési-
dente du « GOP » (le « Grand Old Party », surnom
du Parti républicain) à Greenville, nous expose ce
qui la préoccupe : « Les démocrates, les homo-
sexuels, les marxistes et les militants du Hamas
se sont unis contre notre culture judéo-chrétienne,
notre modèle familial. »
Les « manifestations pour le Hamas » qui
indignent Mme Julian sont en réalité des rassemble-
ments de solidarité envers les habitants de Gaza
bombardés par l’armée israélienne. Une petite
Mme Julian votera pour M. Trump. Accusé
de multiples agressions sexuelles, condamné
pour l’une d’entre elles, le magnat de l’immo-
bilier n’est pourtant pas un modèle de piété
chrétienne. « Ses péchés, c’était il y a long-
temps, plaide M. Jeff Davis, gardien de la salle
et ancien ouvrier de BMW qui se tient à ses
côtés. Et puis, on n’élit pas un prêtre, mais un
président. Le dernier prêcheur élu à ce poste,
c’est Jimmy Carter en 1976 et ce fut catas-
trophique. » Pour M me Julian, « plus il y a de
plaintes contre Trump, plus il devient popu-
laire ». De fait, les 91 chefs d’accusation rete-
nus contre lui ne semblent pas avoir émoussé
l’adoration dont il fait l’objet – au contraire.
La campagne de 2024 n’est pas encore vrai-
ment lancée. Côté démocrate, M. Biden brigue
un nouveau mandat, et aucun candidat mena-
çant ne lui dispute l’investiture. Côté républicain,
mière fois en novembre prochain. «Ce sera Biden,
explique-t-elle, car c’est le premier président à s’être
rendu sur un piquet de grève [celui de l’United Auto-
mobile Workers en 2023], et sous sa présidence le
mouvement social a remporté des victoires : à UPS,
à Hollywood et dans les usines automobiles.»
Son camarade, qui glissera le même bulle-
tin, a pour fait d’armes l’annulation de la venue
d’une intellectuelle antiféministe invitée sur le
campus par la Tocqueville Society, un institut
financé par des dons privés et rattaché à l’uni-
versité. La malheureuse conférencière, critiquée
dans un texte de la YDSA dénonçant la venue
d’une « intellectuelle vicieusement transphobe et
auto-érigée en victime », s’en est émue dans un
texte vengeur publié par le Wall Street Journal
du 27 mars dernier : « Vous ne pouvez pas me
bannir, c’est moi qui pars. »
Parfois un drapeau
des confédérés,
symbole sudiste
Au Community Tap, un bar branché situé à cinq
minutes du campus, les professeurs Nathan Brown
et Brent Nelsen s’empoignent toujours sur le sujet.
– « On invite tout le monde à Furman, c’est le
rôle d’une université !, s’exclame Nelsen.
– Tu as raison. Mais tu n’inviterais pas un raciste
sur le campus pour qu’il nous explique que les
Blancs sont plus intelligents que les Noirs, quand
même !, réplique Brown. Et les intellectuels chré-
tiens refuseraient d’avoir dans leurs universités des
conférenciers opposés à leur religion. »

À 10 h 25, le pasteur Dogan commence son Une moue, une gorgée de bière, les deux pro-
prêche. Thème du jour : la patience. «Je sais que fesseurs se saluent poliment.
© JULIEN BRYGO

vous voudriez plus d’argent, mais plus d’argent

apporte souvent plus de problèmes.» Approbation Brown, démocrate, projette de voter à la pri-
dans la salle. «Je sais que vous le voulez ce petit maire du Parti républicain le 24 février. La chose,
bébé, mais cet enfant pleure parfois! » Éclats de impossible dans bien des États, ne l’est pas en
rires. «Soyez patients. Vous voulez tout dans des JULIEN BRYGO. – Thomas Dixon, pasteur d’une Église non confessionnelle Caroline du Sud. « Je voterai sûrement pour Nikki
et militant des luttes sociales à Charleston, 2023
gros paquets bien ficelés, vous voulez l’abondance, Haley afin d’éviter un nouveau mandat de Trump
mais Dieu travaille à partir de petites choses qui gran- centaine de personnes se sont retrouvées dans le M. Trump domine outrageusement les sondages. car elle est bien plus sensée que lui. Mais voter à
dissent lentement.» La salle devient très bruyante. centre-ville le 22 octobre. Suffisamment pour la ter- Les quatre candidats qui l’affrontent paraissent leurs primaires me vaudra de recevoir des tonnes
Les «Yes Sir» se confondent avec les «Amen» qui roriser. « Hillary Clinton, Barack Obama, Joe Biden condamnés à un rôle de figurant : le gouverneur de courriels pour défendre les armes à feu ou com-
s’agrègent aux «Oh yeah». Les fidèles sont venus sont des gauchistes et ils nous attaquent. Nous, de Floride Ronald DeSantis, l’ancien gouverneur battre l’avortement, c’est ça qui m’embête. »
pour vivre ce genre de moment, à mi-chemin entre on veut moins d’État, plus de responsabilité indi- du New Jersey Chris Christie, le chef d’entre-
un show et un cours. «Ce qu’il vous faut, c’est un viduelle. Aujourd’hui, c’est l’endoctrinement dans prise Vivek Ramaswamy et l’ancienne gouver- Avant de partir, Nelsen, républicain, tient à
tout petit peu de foi, d’espoir, de sagesse, de com- les écoles et les universités. Il y a aussi ce courant neure de Caroline du Sud Nimrata (« Nikki ») Haley. nous livrer son analyse sur les primaires démo-
préhension, et Dieu fera le reste», hurle le pasteur. trans, homosexuel qui grandit… Tout cela fait partie Plafonnant à 10 % dans les sondages internes au crates de 2020 dans son État. « Bernie San-
Les mots sont lancés quasiment sans respiration. d’un plan pour détruire les valeurs de l’Amérique. » GOP, cette dernière risque également d’être vain- ders est vu comme un Yankee, un gars du Nord,
cue dans son propre « fief », où M. Trump conti- quelqu’un qui s’adresse aux gauchistes blancs
Après l’office, tel un boxeur sortant d’un com- Mme Julian, qui a fait sa carrière chez Dow nue de jouir d’une popularité inoxydable : en de plus de 40 ans. Joe Biden, lui, a passé beau-
bat, le pasteur reprend des forces en avalant à toute Chemicals, prend pour exemple la Furman Uni- juillet dernier, un de ses meetings dans la petite coup de temps à faire campagne dans les Églises
vitesse quelques crackers avec des tranches de versity, dans la petite ville périphérique de Trave- ville de Pickens (3 400 habitants) a réuni plus de noires de Caroline du Sud. Il s’est fait ovationner
fromage. L’occasion de lui demander dans quelle lers Rest. « Furman, c’est un bon exemple de ce 50 000 personnes. par Obama. Surtout, il a reçu le soutien de l’esta-
mesure les Églises comme la sienne influencent qu’on appelle le wokisme. Tous ceux qui veulent blishment noir, dont celui de James Clyburn, un
le vote en Caroline du Sud. «Je ne vous dirai pas imposer leur vision du monde, leur sexe, leur his- Mme Haley, fille d’immigrés sikhs du Pendjab, militant des droits civiques très populaire. » C’est
pour qui je vote. Nous n’en parlons pas ici. Nous ne toire… La semaine dernière, il y a eu une confé- ancienne ambassadrice américaine aux Nations aussi un parlementaire puissant à Washington.
disons jamais à nos membres pour qui voter. Joe rence d’une femme venue promouvoir des livres unies, est cependant devenue la coqueluche du
Biden fut le vice-président de Barack Obama [de marxistes et homosexuels ! [Une professeure avait monde des affaires. Fin novembre, M. Ken Lan- Une longue route bordée de forêts de bou-
2009 à 2017] et ce dernier est toujours très popu- tenu une conférence intitulée « Décoloniser l’art gone, fondateur du leader modial du bricolage leaux tapissées de feuilles d’automne. Des châ-
laire dans notre communauté. Je pense qu’en 2020, contemporain ».] Elle est venue faire de la provo- Home Depot, lui a apporté son soutien, tout comme teaux d’eau, des enfilades d’enseignes com-
les habitants de Caroline du Sud ont voté Biden sur- cation dans une université créée par la Convention l’organisation fondée par les frères milliardaires merciales, des écureuils et des maisons en bois
tout à cause de cette filiation. » baptiste du Sud ! » Charles et David Koch, Americans for Prosperity. parées de pontons sur lesquels sont posés une
Mme Haley représente pour le patronat une solution chaise à bascule ou un banc. Parfois, un dra-
de rechange « modérée » à M. Trump, jugé impré- peau des confédérés, symbole sudiste. Sur l’au-
Un bastion du Parti républicain visible ou dangereux. En revanche, dans l’État où
elle a grandi, elle n’a reçu, mi-décembre, le soutien
toroute qui mène à Anderson, la ville moyenne
du comté auquel elle donne son nom, des pan-
que de 5 élus sur 170 (plus de 80 pour M. Trump). neaux d’affichage : « Repentez-vous » ; « Pardonnez
E N décembre 1860, la Caroline du Sud fut le premier État de l’Union à faire sécession pour mainte-
nir l’esclavage. La guerre civile américaine démarra l’année suivante à Charleston, un port où 40 %
des esclaves africains débarquèrent aux États-Unis. Le conflit décima le tiers des Sud-Caroliniens en Une action coup de
nos péchés, Jésus, sauvez notre âme ». C’est ici le
cœur de l’Amérique rurale, blanche, chrétienne et
républicaine qui vote pour M. Trump. Il y a obtenu
âge de combattre. Une fois que les esclaves, qui représentaient la majorité de la population, furent
« libérés », une ségrégation raciale rigoureuse suivit. Elle exclut la quasi-totalité des Noirs des urnes : poing pendant un plus de 70 % des voix en 2020.
en 1944, à peine 5 % des habitants ont voté lors de l’élection présidentielle.
meeting homophobe Devant le palais de justice, un monument à la
Très longtemps un bastion démocrate, comme la plupart des États du Sud (jusqu’aux années 1960, gloire des soldats confédérés. La statue d’un géné-
les démocrates étaient perçus par les Blancs comme le parti de la ségrégation), la Caroline du Sud a Située à Greenville, la Furman University est ral surplombe la rue avec cette inscription gravée
depuis toujours voté républicain aux élections présidentielles, sauf en 1976, quand l’ancien gouver- une faculté aux allures de village privé, avec lac dans le marbre : « Ces soldats portaient le gris. Et
neur de Géorgie Jimmy Carter l’emporta. Ce petit État, aujourd’hui peuplé de 5,3 millions d’habitants, artificiel, stade de football américain, terrain de sont morts avec Lee. Ils avaient raison. » En 2020,
compte 69 % de Blancs, 26,3 % de Noirs et 6,6 % de Latinos. Bien qu’un des deux sénateurs, M. Timo- basketball, salles de cours ultramodernes. L’en- dans la foulée du meurtre de George Floyd, une
thy Scott, soit noir et républicain, les électeurs afro-américains votent massivement démocrate : en semble n’est pas bon marché, il faut compter manifestation a réclamé le retrait de ce monument.
2012, 99 % d’entre eux accordèrent un second mandat au président Barack Obama, tandis que 78 %
50 000 dollars l’année de scolarité, logement non « Nous n’avons rien pu faire, déplore M. Chris Sal-
des Blancs votaient pour son adversaire, le républicain Mitt Romney, qui l’emporta dans cet État.
compris. Devant la cantine du campus, Mme Claire ley, un démocrate local. Cette statue ne nous repré-
La Caroline du Sud est politiquement divisée entre sa côte et ses terres. La ville et le comté de Charles- Jost et M. Will Sander, étudiants en sociologie et en sente pas, nous les Noirs, mais manifestement, elle
ton constituent des bastions démocrates : M. Joseph Biden y a largement battu M. Donald Trump en anthropologie, se récrient : « Une université woke ? satisfait beaucoup de monde ici. »
2020. Toutefois, en novembre dernier, la victoire du républicain William Cogswell aux élections muni- Laissez-nous rigoler. “Woke” est un mot de droite
cipales a provoqué un mini-séisme politique : Charleston était démocrate depuis 1870. créé par la droite pour la droite, pour les oppres- Pour M. Salley, les prochaines primaires
L’intérieur et surtout le Nord-Est sont des fiefs conservateurs. « Dans tout l’État, il n’y a plus que quatre seurs. Jamais un oppressé n’utiliserait ce terme démocrates s’annoncent mal : « J’ai passé beau-
ou cinq circonscriptions où la compétition électorale est ouverte. Les autres sont toutes très tranchées, pour parler de son oppression. » coup de temps à essayer de convaincre les Noirs
70/30 pour l’un ou pour l’autre. C’est à cause du recours abusif aux redécoupages électoraux », nous de participer au vote mais à quoi bon ? Il n’y aura
apprend M. Skardon, président du Parti démocrate à Charleston. Le « charcutage électoral » permet Tous deux animent une cellule de la Young aucun concurrent à Biden, pourquoi perdre mon
à la droite d’accroître son emprise, même quand elle domine déjà largement. En 2022, trente mille Democratic Socialists of America (YDSA) dans l’uni- temps à persuader les gens de choisir quelqu’un
électeurs afro-américains ont ainsi été basculés du district 1 au district 6 de l’État, dans la région de versité et revendiquent déjà quelques victoires. Pour qui ne les représente pas ? » Le problème majeur
Charleston, pour permettre au « Grand Old Party » de s’assurer encore plus de sièges lors des élec- Mme Jost, c’est une action coup de poing pendant à ses yeux est l’abstention et le dégoût ordinaire
tions futures. Une plainte est en cours devant la Cour suprême pour charcutage électoral basé sur un meeting du gouverneur DeSantis qu’elle juge pour les deux partis au pouvoir. Dans son comté,
l’appartenance ethnique. homophobe. Parvenant à déjouer la sécurité, elle la participation à la primaire démocrate de 2020,
J. B. est montée sur scène et y a déployé une banderole. pourtant disputée, n’a été que de 13 300 votants
Elle s’affiche comme «queer» et votera pour la pre- pour 120 000 inscrits.

en Caroline du Sud
de tous les dangers
M. Salley, qui présidait le Parti
démocrate de son comté fin octobre,
a claqué la porte pour protester
contre le soutien du président Biden
et des élites démocrates aux bom-
bardements israéliens sur Gaza. « Je
n’accepte pas qu’ils refusent d’appe-
ler à un cessez-le-feu », explique-t-il.
Il votera quand même pour « Biden
ou le vainqueur des primaires ».
Consultant à mi-temps pour une
fondation qui défend la cause ani-
male, il va dorénavant consacrer
l’autre partie de son activité à mili-
ter pour le « seul syndicat réellement
actif en Caroline du Sud », l’Union of
Southern Service Workers (USSW).
« Je vais dans les Waffle House, les
McDonald’s, les Subway et j’essaie
de faire passer l’idée qu’il existe un
syndicat qui peut aider à améliorer
leurs conditions de travail. Mais c’est
très difficile dans un État hostile aux
syndicats comme ici. Les gens à qui
je parle ont peur d’être renvoyés si
on les voit discuter avec un syndica-
liste. » En 2023, la Caroline du Sud
© JULIEN BRYGO
n’a connu que six mouvements de
grève, tous concentrés dans le sec-
teur des services. Son taux de syndi-
calisation de 1,7 % est le plus faible
du pays.
À Columbia, derrière les vitres d’un Waffle
House, Trinity, Zen, Melissa et Alston s’emploient
à laver des assiettes, à cuire des gaufres et à
retourner des tranches de bacon sur la plaque
de cuisson. L’une d’elles raconte que la nuit pas-
sée, des clients ivres ont fait tomber leurs plats de
patates au ketchup ; l’autre signale qu’un membre
de sa famille est atteint d’un cancer. Ils ont l’air de
bien se connaître et leurs clients sont des habi-
tués. Tout est calme et tranquille jusqu’à ce que
nous prononcions le mot de la discorde : grève.
« On n’a aucun commentaire à faire, monsieur.
Nous vous demandons de payer votre repas et
de partir. Si vous voulez parler de ça, appelez la
direction de la communication de l’entreprise. »
« Au lieu de juristes,
élisez des
parachutistes »
Le 8 juillet 2023, les salariés du Waffle House
épaulés par l’USSW ont cessé le travail, excé-
dés par la ponction quotidienne de 3,15 dollars
de frais de repas sur leur paye déjà rachitique.
En vertu d’une dérogation à la loi qui impose un
salaire minimum fédéral de 7,25 dollars de l’heure,
l’employeur ne verse que 2,17 dollars de l’heure
aux salariés qui reçoivent des pourboires. M. Tho-
mas Dixon, militant des luttes sociales à Charles-
ton, explique la difficulté de sa tâche : « En Caro-
line du Sud, une grève c’est tout au plus un bref
débrayage ou une manifestation d’une heure ou
deux, une journée au maximum. Les employeurs
ont le droit de virer les gens sans raison, que le
salarié ait quinze ans ou quinze minutes d’ex-
périence. C’est ce qui m’est arrivé, je travaillais
depuis onze ans dans les cuisines d’un restaurant
de Charleston. J’avais trouvé ce boulot pendant
ma période probatoire en sortant de prison. Un
beau matin, le patron m’a viré car j’aidais d’autres
employés. » Nous le rencontrons à la terrasse d’un
Starbucks de Charleston où, depuis peu, les sala-
riés touchent 15 dollars de l’heure. Une chose ini-
maginable il y a cinq ans.
Le 4 novembre dernier, au barbecue répu-
blicain destiné à lever des fonds pour M. Mat-
thew Leber, candidat au Sénat de l’État en juin
© JULIEN BRYGO
JULIEN BRYGO. – Une quinzaine de militantes démocrates de Charleston sont
venues manifester devant l’hôtel où se réunissaient les « Moms for Liberty », 2023
JULIEN BRYGO. – Dans la rue principale de la petite ville d’Anderson trône depuis 1901 une statue à l’effigie de « nos morts confédérés », 2023
prochain, son slogan d’ancien soldat en Bos-
nie est déjà trouvé : « On a assez de parlemen-
taires avocats en Caroline du Sud, on a besoin
de quelques parachutistes. » Il glisse une infor-
mation permettant de comprendre comment la
droite parvient à gagner des positions autrefois
acquises au Parti démocrate, comme Charles-
ton – ancienne capitale de l’esclavage : « Le dis-
trict a été redécoupé en 2022. » La pratique du
gerrymandering (« charcutage électoral ») est en
effet largement utilisée par les républicains pour
contrer la progression démographique de leurs
adversaires (lire l’encadré page 8).
M. Leber et son épouse sont encore sous le
choc. La veille, la grève nationale lancée durant
l’été par le syndicat United Auto Workers (UAW)
s’est conclue par une victoire : 25 % de hausse de
salaire d’ici 2028 chez Ford, Stellantis et General
Motors. « Le prix des voitures va augmenter d’au
moins 900 dollars !, s’étrangle le candidat. Tout ce
que cet accord apporte, ce sont des coûts sup-
plémentaires. C’est parce que nous n’avons pas
de syndicats en Caroline du Sud que tant d’en-
treprises veulent s’installer chez nous : Boeing,
Volkswagen, Mercedes, Michelin… » Le fabricant
français de pneus est le deuxième employeur de
l’État. Quant à Volkswagen, l’entreprise a reçu en
mars dernier une subvention de 1,3 milliard d’eu-
ros de l’État en échange de la promesse de quatre
mille emplois dans une usine de SUV électriques
près de Columbia.
Lors de la primaire républicaine du 24 février,
M. Leber votera pour M. Ramaswamy, un jeune
et richissime chef d’entreprise d’origine indienne.
Donné à moins de 5 % dans les sondages (contre
60 % pour M. Trump), ce libertarien mène cam-
pagne contre le multiculturalisme, ce qui ne le dis-
tingue pas trop de ses concurrents. En revanche,
c’est le plus opposé à toute aide à l’Ukraine et le
moins inconditionnel d’Israël, qu’il juge capable
de se défendre tout seul : « Les États-Unis ne
devraient avoir aucun engagement vis-à-vis d’un
autre pays que le leur », a-t-il déclaré en août 2023.
Le 7 décembre en Alabama, lors d’un débat télé-
visé avec ses trois adversaires, M. Ramaswamy
s’est taillé un franc succès en demandant à
Mme Haley de citer le nom des provinces ukrai-
niennes occupées par la Russie : « Regardez ça !,
s’est exclamé le chef
d’entreprise en dési-
gnant la figure muette
et gênée de la candi-
date. Regardez cette
expression vide. Elle
n’a aucune idée du
nom de ces provinces,
mais elle veut envoyer
nos troupes pour
aller y combattre [les
Russes]. »
Si M. Trump remporte
les primaires, M. Leber
l’appuiera sans convic-
tion en novembre : « Le
Parti républicain aurait
probablement pu se
débarrasser de lui si les
démocrates ne l’avaient
pas autant attaqué. Ils en ont fait une victime et
les gens vont faire bloc autour de lui. Il bénéficie
de l’aura du combattant intrépide à la Robin des
bois. Il sera difficile à battre. »
Nous sommes toujours à Charleston. Dans
l’arrière-cour d’un bar à bières, une vingtaine
de militantes démocrates se réunissent autour
du président local du parti, M. Sam Skardon,
afin de se regonfler le moral en vue des quelque
trente élections locales qui les séparent de
l’échéance de novembre. « Bientôt on va élire
le conseil du comté, la Chambre, le Sénat, il y
aura aussi le shérif du comté, le greffier, le tréso-
rier, le comité de pilotage du système de gestion
de l’eau, puis ce seront les élections au Congrès
américain, etc. Les vrais sujets de la prochaine
grande élection seront les “kitchen table issues”,
les questions de la vie quoti-
dienne. Les impôts, l’inflation,
les salaires très bas… Le bilan
économique de Joe Biden est
le meilleur depuis Franklin Roo-
sevelt ! La façon dont il a investi Travelers Rest
dans les infrastructures rou- Pickens
tières ou portuaires ainsi que Clemson
dans le déploiement de l’Inter-
net à haut débit est une grande
Greenwood
réussite. »
GÉORGIE
WASHINGTON
DAKOTA
MONTANA
OREGON DU NORD
MINNESOTA
IDAHO
M
DAKOTA
ICH
WISCONSIN
WYOMING DU SUD
IGA
NEVADA
NEBRASKA IOWA
N
UTAH OHIO
CALIFORNIE INDIANA
COLORADO
KANSAS ILLINOIS VIRGINIE-OCC.
MISSOURI KENTUCKY
ARIZONA
OKLAHOMA TENNESSEE DU NORD
NOUVEAU-
ARKANSAS
MEXIQUE ALABAMA
MISSISSIPPI GÉORGIE
TEXAS
LOUISIANE
Dans le 400 km
comté, M. Biden a
gagné près de treize
points en 2020 par rapport au scrutin précédent
(55,5 %, contre 42,6 %). « On a besoin de gar-
der cette avance et de garantir sa réélection en
novembre prochain ! Et pour cela, on a besoin
de vous, les femmes ! Parlez-en à vos sœurs, vos
cousines, vos voisines mais aussi à vos patrons
pour qu’ils acceptent de vous laisser du temps
pour vous engager ! » S’engager, mais comment ?
Mme Merrill Towns Chapman, militante du parti,
poursuit : le lendemain à 18 heures, devant un
hôtel cossu de la ville, se tiendra la réunion des
Moms for Liberty (« Mamans pour la liberté »), une
organisation ultraconservatrice qui s’emploie à
bannir certains livres des écoles. « Elles essaient
de supprimer l’enseignement de l’histoire des
Noirs ou les livres traitant de sexualité, à la fois
des programmes scolaires et des bibliothèques
publiques. Elles s’attaquent par exemple à Des
souris et des hommes, de John Steinbeck. Alors,
venez avec vos téléphones rechargés, on aura
besoin de vos lampes torches. Prenez des habits
clairs et réfléchissants. La police est prévenue ! »
Le lendemain, à l’heure dite, sur le parking
de l’hôtel, en périphérie de Charleston, la lumière
9| Le Monde diplomatique – JANVIER 2024
finissante passe le relais aux
phares des voitures, qui éclairent
le petit groupe d’une quinzaine de
manifestantes, encadrées par plu-
sieurs agents de police. Elles ont
accroché des pancartes sur les
arbres : « Quels livres vont-ils ban-
nir ? » ; « Bannissez l’intolérance,
pas les livres » ; « Stop au natio-
nalisme chrétien ». Les « Mamans
pour la liberté » ont pris le contrôle
du conseil scolaire du comté de
Charleston (mais aussi celui du
comté voisin) lors des dernières
élections.
Créée par deux conservatrices
de Floride en janvier 2021 pour
s’opposer au port du masque
anti-Covid à l’école, l’organi-
sation dit rassembler plus de
110 000 membres répartis dans
45 États. Le chiffre n’est pas si
impressionnant quand on le com-
pare aux effectifs des deux syndi-
cats d’enseignants, qui comptent
5 millions d’adhérents. Mais dans
les conseils scolaires et les biblio-
thèques publiques, on ne parle
que des « Mamans pour la liberté ».
Cloîtrées au dernier étage de
l’hôtel, les voici qui arrangent la
salle ; une dizaine de livres sont
exposés sur une table. Mme Shannon Berlinsky,
nouvellement élue au conseil scolaire du comté,
nous interpelle avant que nous ayons posé la
moindre question : « Monsieur, on n’est pas des
nazies car on a des membres qui sont juifs. On
aime les profs, on aime aussi les bibliothécaires !
On n’est pas non plus antihomosexuels, on veut
seulement interdire toute référence à la sexua-
lité dans les écoles de nos enfants. » « On défend
leur innocence », renchérit Mme Tara Wood, la
présidente.
Une autre membre se mêle à la discus-
sion : « Regardez ce livre, un véritable appel à la
pédophilie ! Il est disponible au collège pour les
enfants de 12 à 15 ans ! » Elle brandit une bande
dessinée intitulée Flamer, de Mike Curato, dans
laquelle les « Moms » ont soigneusement comp-
Charlotte CAROLINE Fayetteville
DU NORD
Rock Hill
Spartanburg
Greenville
Florence
Anderson
Sumter Myrtle Beach
Columbia
CAROLINE
DU SUD Georgetown
Aiken
Augusta
Sa
MAINE Charleston
va n
VERMONT
NEW HAMPSHIRE
nah
NEW YORK MASSACHUSETTS
RHODE ISLAND
Océan
PENNSYLVANIE CONNECTICUT
Atlantique
NEW JERSEY
DELAWARE
MARYLAND Savannah
CAROLINE VIRGINIE
0 100 km
CAROLINE DU SUD
FLORIDE tabilisé les mots
jugés provocateurs. Elle oublie
de préciser que l’ouvrage n’est pas au pro-
gramme scolaire, on le trouve seulement dans
certaines bibliothèques après validation des
équipes pédagogiques. À entendre les répu-
blicains, cette guerre culturelle sera au cœur
de la prochaine élection présidentielle. Depuis
trois ans au moins, la « censure woke » consti-
tuait pourtant un de leurs thèmes favoris. Mais
les purges sont toujours mieux admises quand
on tient le rôle d’inquisiteur.
M me Bonnie Cleaveland, psychologue,
récemment démise de ses fonctions de direc-
trice de santé scolaire du comté de Charleston,
avoue sa préoccupation : « La Caroline du Sud
est déjà l’un des États les plus conservateurs
sur ces questions. L’éducation à la sexualité est
interdite à l’école. Il est illégal d’apprendre aux
jeunes garçons comment mettre un préserva-
tif. Il est également illégal de parler de relations
sexuelles avant le mariage… » Cette bigoterie
puritaine place la Caroline du Sud dans le pelo-
ton de tête des États qui comptent le plus de
grossesses non désirées chez les adolescentes.
Mme Cleaveland est inquiète : « Si les républicains
voulaient instaurer une autocratie, ils sauraient
déjà comment y arriver. »
Julien Brygo.
JANVIER 2024 – LE MONDE diplomatique
DE l’OccupatiON japONaisE à la DictaturE DE TchaNg Kaï-chEk
Guerre du récit national à Taïwan
Livraisons d’armes de Washington contre opérations navales
de Pékin, provocations du Congrès américain contre discours
martiaux du président Xi Jinping, l’approche des élections
générales du 13 janvier à Taïwan a exacerbé les tensions entre
les États-Unis et la Chine. Sur place, la rivalité géopolitique
se grime parfois derrière d’autres débats : ceux qui divisent
la société autour de son « identité profonde ».
Par Alice Hérait *
Q
« UAND on regarde une statue,
on peut décider de ne voir qu’une statue.
On peut aussi y lire un symbole. Cela varie
en fonction des personnes. » Au mémo-
rial de Tchang Kaï-chek, le dirigeant qui
a transféré le gouvernement de la Répu-
blique de Chine sur le sol taïwanais à la
suite de la victoire des communistes sur le
continent en 1949, un responsable tente de
relativiser les débats houleux autour de la
figure de l’ancien dictateur (1945-1975).
Il refuse de donner son nom et de révéler
plus de détails sur sa perception du géné-
ralissime, figure incontournable de l’his-
toire de l’île : « Le mémorial est un sujet
trop sensible à l’heure actuelle, personne
ne répondra à vos questions sans que vous
vous engagiez à protéger son anonymat »,
assure-t-il.
Lieu emblématique de la capitale
taïwanaise, le monument s’élève en
plein centre du quartier administratif de
Taipei, face à la bibliothèque nationale.
Le visiteur y accède en passant sous une
arche au fronton de laquelle est inscrit
« Place de la Liberté ». Il navigue ensuite
entre deux gigantesques bâtiments d’ar-
chitecture chinoise, le théâtre et la salle
de concert nationaux, puis monte un peu
moins d’une centaine de marches pour
enfin apercevoir l’immense statue de
bronze représentant l’ancien président.
Le mémorial surplombe la place. En son
sein, la sculpture est gardée sans inter-
« Après les chiens, les cochons »
D E façon inattendue, les deux for-
mations traditionnelles de la démocra-
tie taïwanaise se querellent au sujet de
la question de l’héritage historique du
généralissime. Sur une île déchirée par la
question de ses rapports à la Chine conti-
nentale, on aurait en effet pu s’attendre
à ce que la formation revendiquant la
figure du dirigeant politique ayant opéré
la rupture avec la République populaire
se révèle la plus hostile à Pékin. C’est
tout le contraire. Car, s’il incarne l’op-
position aux communistes, Tchang Kaï-
chek représente également l’idée d’une
continuité identitaire entre le continent
et l’île. Soit la vision des choses que
défend désormais le KMT, auquel cer-
tains reprochent de faire les yeux doux à
ses adversaires d’antan. De son côté, le
PDP, qui jouit du soutien occidental dans
le cadre de l’affrontement entre Wash-
ington et Pékin, justifie son projet d’in-
dépendance en insistant sur la différence
intrinsèque qui existerait entre Chinois
et Taïwanais.
« Nous pensons que Tchang Kaï-chek
a apporté plus de bonnes choses que de
mauvaises à Taïwan », nous explique
donc M. Yin. En défendant la figure du
dictateur, il songe sans doute à son his-
toire familiale. Celle de nombreux des-
cendants de réfugiés du continent, arrivés
après la défaite face aux communistes et
qui voient encore dans la République
populaire de Chine le pays natal perdu.
Ces waìshēngrén (« venus d’une province
extérieure »), comme on les appelle par-
fois, représenteraient 14 % de la popula-
tion taïwanaise, sur la base d’enquêtes
déclaratives. Les populations indigènes
en rassembleraient 2 % et les Taïwanais
dits « de souche » – Chinois dont la pré-
sence sur l’île débute avant la colonisa-
tion japonaise (1895-1945) – 84 %. Bon
nombre de ces derniers estiment que
l’existence de Taïwan comme entité à
part entière ne fait plus question. Une
* Journaliste, Taipei.
| 10
ruption par deux soldats, la relève s’ef-
fectuant toutes les heures, sous le regard
généralement curieux des étrangers de
passage. Rares sont les Taïwanais qui
viennent assister au spectacle.
Depuis quelques années, toutefois,
l’exposition a changé : si on peut toujours
y découvrir les grandes étapes de la vie
de Tchang Kaï-chek et jeter un œil à ses
effets personnels, l’espace a été réduit de
moitié et comprend aujourd’hui des seg-
ments entiers évoquant les atteintes à la
liberté de la presse et la répression sous
la loi martiale. Du jamais-vu puisque,
jusque-là, les périodes de « terreur » qui
caractérisèrent cette dictature – avec ses
exécutions d’opposants, ses purges et sa
police secrète – étaient tues.
« Ce genre d’exposition devrait être
organisé dans des musées spécifiques, pas
dans un mémorial », s’exaspère M. Yin
Tai, qui, pendant plus de vingt ans, a
assuré avec d’autres volontaires les visites
guidées. Comme une partie d’entre eux,
il s’y refuse désormais. Issu d’une famille
ayant fui le continent avec les troupes de
la République de Chine, M. Yin, 73 ans,
est un partisan du Kuomintang (Parti
nationaliste chinois, KMT), la formation
de Tchang Kaï-chek, dans l’opposition
depuis l’arrivée au pouvoir de la prési-
dente Tsai Ing-wen, issue du Parti démo-
crate progressiste (PDP), en 2016.
large fraction d’entre eux votent donc
pour le PDP, qui s’est attaché à mettre
en valeur une identité taïwanaise à la tra-
jectoire clairement distincte de celle des
Chinois du continent.
Une large fraction, mais pas tous. Ainsi
cette employée du mémorial, taïwanaise
« de souche », selon laquelle l’identité de
l’île plonge ses racines en Chine. « Bien
sûr, il est nécessaire d’attribuer à Tchang
Kaï-chek la responsabilité de ses actions,
WWW.BEHANCE.NET/KENTSAILEE
commente-t-elle sous couvert d’anony-
mat. Mais il ne faut pas complètement
oublier ses contributions à la société.
Pendant la seconde guerre mondiale, il
a par exemple aidé de nombreux pays et
a collaboré avec les Alliés afin de résis-
ter au Japon et, plus tard, au Parti com-
muniste. » De sorte que la fonctionnaire
se désole des dernières évolutions du
mémorial : « Ce n’est pas fait pour que
les visiteurs comprennent mieux l’his-
toire, l’objectif est purement politique. »
Du côté des partisans de l’indépen-
dance, l’existence même du mémorial
irrite : « Je pense que ce lieu ne devrait
pas exister », explique ainsi Shake, une
artiste de 45 ans qui ne voit dans ce nou-
vel arrangement de l’exposition qu’un
compromis du PDP. Membre d’une
famille de waìshēngrén – aux racines
chinoises, donc –, elle exècre le régime
de Pékin : elle s’est fait connaître en éri-
geant un gigantesque char d’assaut gon-
flable sur la place du mémorial à l’oc-
casion des 30 ans de la répression des
manifestations de Tiananmen à Pékin, en
juin 2019 (1). « C’était avant la pandé-
mie. Les touristes chinois étaient encore
autorisés à venir à Taïwan. Et le mémo-
rial de Tchang Kaï-chek était un endroit
incontournable à visiter. »
Pour l’artiste, le généralissime n’est
rien d’autre qu’un « dictateur » : « Je ne
pense pas qu’il ait contribué en quoi que
ce soit au développement de Taïwan »,
déclare-t-elle. À l’image de ceux qui
craignent une intervention chinoise, cette
farouche opposante aux régimes autori-
taires attribue volontiers l’essor de l’île…
à sa colonisation par l’empire japonais.
En dépit de la répression violente et des
massacres qui l’ont caractérisée. « La
plupart des Taïwanais étaient assimi-
lés aux Japonais. Ils n’ont pas eu les
moyens de réfléchir à ce qu’ils allaient
devenir. Puis le KMT est arrivé. On s’est
retrouvés emportés dans la guerre civile
chinoise. » À la suite des exactions du
régime de Tchang Kaï-chek, cette coloni-
sation nippone garde une image positive
auprès de certains, dont Shake.
« Le nationalisme taïwanais naît à cette
époque. L’objectif premier était d’obte-
nir les mêmes droits que les Japonais,
à un moment où les Taïwanais étaient
des citoyens de seconde zone. Mais il ne
s’agissait pas d’un mouvement indépen-
dantiste », explique Vladimir Stolojan,
historien français associé à l’université
de Tamkang (Taïwan). Avant de préci-
ser : « Il y a eu une phase de répression
puis de grande modernisation. Ceux qui
se souviennent de l’époque du Japon sont
nés pendant la période la moins sévère. »
De plus, le KMT a chassé l’occupant
KEN-TSAI LEE. – Visuel pour l’affiche du Festival de la calligraphie qui s’est tenu
à la fois en Chine et à Taïwan, 2011
nippon pour installer un régime encore
plus dur. Ce que traduit cet adage popu-
laire : « Quand les chiens sont partis, les
cochons sont arrivés ».
Ainsi, le mémorial de Tchang Kaï-
chek n’est pas le seul sujet de controverse
au sein de la société. C’est l’histoire du
pays, la conception de son identité qui
distinguent les deux principaux camps
politiques. S’ils entendent désormais
maintenir le statu quo, l’idée même de
nation les divise.
À son arrivée, le KMT « déjaponise »
puis sinise l’île à marche forcée. Au prin-
cipe d’une «littérature et d’un art anticom-
munistes», qui caractérise la politique du
Kuomintang dès 1945, s’ajoute dans les
années 1960 une attaque contre la culture
locale : «L’emploi des dialectes locaux est
interdit dans les écoles et les lieux publics,
écrit Chang Bi-yu, professeure à l’École
des études orientales et africaines (SOAS)
de l’université de Londres. Le théâtre tra-
ditionnel taïwanais (…) et les arts popu-
laires sont considérés comme grossiers
et arriérés, et l’histoire taïwanaise est
presque entièrement absente des manuels
d’histoire »(2). En réalité, le Japon avait
pris des mesures d’assimilation sociale et
culturelle identiques à partir de 1937, mais,
avec l’arrivée des nationalistes, la culture
chinoise détrône la culture japonaise : «Ce
qui est chinois devient synonyme de raffi-
nement, de beauté et de grandeur, ce qui
est taïwanais est au contraire jugé vul-
gaire, stupide», poursuit Chang Bi-yu. Le
KMT cultive alors l’espoir de reconquérir
le continent. À la mort du dictateur natio-
naliste et, surtout, après la levée de la loi
martiale en 1987, cette politique culturelle
est assouplie. La vision insulaire du passé
s’invite progressivement dans les milieux
scientifiques et dans l’enseignement à
mesure que l’île se démocratise.
Altruisme américain
U NE polémique autour de la quali-
fication de l’époque japonaise revient
ainsi régulièrement : alors qu’avant les
années 1990 les livres parlaient d’« occu-
pation » japonaise (rìjù), ceux d’au-
jourd’hui parlent de… « régime » japo-
nais (rìzhì). Ils soulignent en revanche le
coût, pour les travailleurs, du « miracle
économique » taïwanais des années 1960,
que l’époque antérieure présentait positi-
vement, en l’attribuant à la planification
pratiquée par le gouvernement.
Lors de son discours d’investiture en
2016, la présidente Tsai avait promis :
« L’histoire ne divisera plus Taïwan. »
Elle s’était engagée à œuvrer pour la
réconciliation nationale, en poursuivant
le processus de justice transitionnelle
inauguré par le président Lee Teng-hui
(KMT) en 1995. Celui-ci vise à indem-
niser les victimes de la période auto-
ritaire (1947-1992) et de la « terreur
blanche » à la suite des manifestations
réprimées du 28 février 1947, connues
sous le nom d’« incident 228 » (en réfé-
rence au jour où l’épisode a commencé,
le 28 février, ou 2/28) : l’arrestation
violente d’une vendeuse de cigarettes
de contrebande avait déclenché une
vague d’insurrections contre la dicta-
ture, se soldant par des dizaines de mil-
liers de morts.
«Lorsque le Parti nationaliste chinois
commence à replier ses troupes à Taïwan,
il colporte dans l’île les analyses qui
façonnent sa vision du présent et de l’ave-
nir », explique Damien Morier-Genoud,
maître de conférences à l’université
Grenoble-Alpes. «Les études historiques
sur Taïwan, de même que les programmes
et manuels scolaires d’histoire, se devaient
de cautionner le mythe d’une “Grande
Chine” plurimillénaire et unifiée. » Il
ajoute : «C’est précisément pour faire pièce
à cette politique d’endoctrinement du KMT
pétrie de chauvinisme et de nationalisme
chinois que les opposants au régime, bien-
tôt rejoints par une partie de la commu-
nauté académique, se sont attachés à éla-
borer, à partir des années 1970-1980, un
récit nouveau du passé insulaire.»
« De nombreux cas de meurtres n’ont
pas été révélés, on ne sait pas qui sont
les bourreaux », se désole Shake, qui
estime que le processus de justice
transitionnelle censé mettre au jour
les crimes reste insuffisant. Damien
Morier-Genoud nuance : « Le
comité a eu au moins le mérite
de déclassifier certaines
archives importantes pour
faire la lumière sur les agis-
sements de l’ancienne police
secrète de Tchang Kaï-chek
et de son fils Chiang Ching-
kuo. Mais ce travail d’inves-
tigation prend inévitablement
du temps ; outre le respect de
la loi et de la Constitution, il
doit s’inscrire dans la lenteur
et la rigueur qu’impliquent la
restitution des témoignages
du passé et la réflexion en
histoire. »
Dans l’émission «C ce soir»
(France 5), le 11 avril 2023,
M. François Wu, le représen-
tant de Taïwan en France, jus-
tifie le caractère indépendant
de l’île par son histoire : « On
commence par Tchang Kaï-
chek et Mao [Zedong], mais
l’histoire de Taïwan com-
mence bien (…) avant. Les
premiers pouvoirs installés à
Taïwan n’étaient pas du tout
chinois, c’étaient des Euro-
péens. (…) Il faut rappeler
que par le passé Taïwan n’a
jamais été purement chinoise,
car les Qing n’étaient pas des
purs Hans (3). »
Pour ceux qui restent atta-
chés à l’idée d’une Chine uni-
fiée, ou même pour ceux qui
doutent de la stratégie de rap-
prochement avec les États-
Unis, ce type de discours
s’avère dangereux. Une ana-
lyse qu’ailleurs on quali-
fie de « prochinoise ». Selon
MM. Lin Fei-fan et Lii Wen,
deux représentants du PDP,
manquer de confiance envers
l’allié américain reviendrait en
effet à se montrer « conspirationniste ».
Dans la revue américaine National
Interest, les deux hommes politiques
regrettent que « des récits décrivant
le soutien américain à Taïwan avec
scepticisme et méfiance ont égale-
ment émergé dans le discours public
taïwanais (4) ». Une vision selon eux
inspirée par Pékin et véhiculée par le
KMT. Ils sont convaincus : excepté à
Pékin, personne dans le monde ne dou-
terait de l’altruisme américain.
(1) Everington Keoni, « Photo of the day : infla-
table tank man “pops up” in Taipei », Taiwan News,
21 mai 2019.
(2) Chang Bi-yu, « De la taïwanisation à la
dé-sinisation, la politique culturelle depuis les
années 1990 », Perspectives chinoises, Hongkong,
septembre-octobre 2004.
(3) La dynastie Qing (1644-1912), qui conquit
Taïwan, était d’origine mandchoue. Groupe eth-
nique majoritaire dans un pays qui en compte plu-
sieurs dizaines, les Hans sont parfois considérés
comme le peuple chinois historique.
(4) Lin Fei-fan et Lii Wen, « Skepticism toward
U.S. support for Taiwan harms regional security »,
National Interest, Washington, DC, 15 mai 2023.

CONséquENcE Du bilaN cONtrasté DE l’icôNE JaciNDa ArDErN
Virage à droite en Nouvelle-Zélande
Des milliers de manifestants ont défilé début décembre
dans les rues d’Auckland ou de Wellington pour défendre
les droits des Maoris : leur remise en cause figure au
programme du nouveau gouvernement, sans doute le
plus conservateur de l’histoire néo-zélandaise, après que
les travaillistes ont déçu les espoirs de progrès social
nés de leur élection en 2017.
Par Oliver Neas *
E N octobre 2017, le Parti travail-
liste de Nouvelle-Zélande (NZLP)
revient au pouvoir après neuf ans passés
dans l’opposition. Quelques semaines
avant les élections, la formation de
centre gauche patauge encore dans des
abîmes d’impopularité. Une quatrième
défaite électorale successive paraît iné-
luctable. Mais, dans un ultime effort
pour sauver les meubles, le chef du
parti, M. Andrew Little, jette l’éponge
et cède son poste à son adjointe,
Mme Jacinda Ardern. L’effet est instan-
tané. La popularité du Labour grimpe en
flèche. À travers tout le pays, des foules
euphoriques affluent aux meetings de la
candidate, qui ne tarde pas à dépasser
dans les sondages son rival du parti au
pouvoir, le Parti national néo-zélandais
(NZNP, centre droit).
M me Ardern est charismatique et
parfaitement rompue aux réseaux
sociaux. Mais sa promesse de chan-
gement tranche aussi avec l’ortho-
doxie à laquelle le pays s’est conformé
jusque-là avec zèle : « Le néolibéralisme
a échoué », déclare-t-elle durant sa cam-
pagne, en annonçant vouloir s’attaquer
à la pauvreté infantile et à la crise du
logement. Une fois élue, elle devient la
plus jeune dirigeante du pays en cent
cinquante ans – ainsi que la plus jeune
cheffe de gouvernement du monde –,
avec le soutien du Parti Nouvelle-
Popularité historique
L a conversion du pays au néolibé-
ralisme s’était caractérisée par sa bru-
talité mais aussi par le fait d’avoir été
conduite par le principal parti de gauche.
Jusqu’aux années 1980, les gouverne-
ments travaillistes défendent un État
social « du berceau à la tombe » com-
parable à ceux de Scandinavie. Mais,
en 1984, le Labour abjure cette tradi-
tion. Il transforme l’une des économies
les plus protégées au monde en un mar-
ché à ciel ouvert, dérégulant la finance,
privatisant les biens publics… Congé-
dié par les électeurs en 1990, il cède le
pouvoir au Parti national, qui poursuit
sa politique avec plus de vigueur encore.
La pauvreté s’envole tandis que les iné-
galités se creusent de manière specta-
culaire (1). Si certains excès parmi les
plus visibles sont graduellement corri-
gés, notamment par le gouvernement
travailliste de Mme Helen Clark (1999-
2008), les piliers de la contre-réforme
demeurent inchangés. En 2017, les
dépenses sociales restent inférieures
aux normes fixées par l’Organisation de
coopération et de développement éco-
nomiques (OCDE), et les prix du loge-
ment figurent parmi les plus prohibitifs
du monde (2).
Dans ces circonstances, M Ardern me
paraît, un temps, déterminée à incarner
la rupture : elle qualifie le capitalisme
d’« échec flagrant », dans le domaine
* Avocat et journaliste, Wellington.
Calendrier des fêtes nationales
1er - 31 janvier 2024
1er
CUBA Fête nationale
HAÏTI Fête de l’indépend.
SOUDAN Fête de l’indépend.
4 BIRMANIE Fête de l’indépend.
11 BURKINA FASO Fête nationale
26 AUSTRALIE Fête nationale
INDE Fête nationale
31 NAURU Fête nationale
11 | LE MONDE diplomatique – JANVIER 2024
Zélande d’abord (NZFP) – sociale-
ment conservateur mais antilibéral – et
du Parti Vert d’Aotearoa (gauche).
Six ans plus tard, le Labour subit
une cuisante défaite. Il obtient moins
de 27 % des suffrages aux élections
d’octobre dernier. Le nouveau pre-
YEFIM BAM / ALAMY STOCK PHOTO
mier ministre, M. Christopher Luxon,
un ancien patron, millionnaire, dirige
désormais un gouvernement présenté
comme le plus à droite depuis les
années 1990. Autour du NZNP, sa coa-
lition regroupe le Parti ACT (ultralibé-
ral) et le NZFP, dont la campagne a ciblé
l’étalage de vertu de la majorité précé-
dente… à laquelle il appartenait.
MICHAEL PAREKOWHAI. – « Chapman’s Homer » (L’Homère de Chapman), Christchurch, Nouvelle-Zélande, 2011
En janvier 2023, invoquant son état
d’épuisement, Mme Ardern avait subi- la première année puis jusqu’à douze tionnelle en 1996, un parti rafle suffisam- taux estimé fin 2021 à 872 milliards de
tement démissionné. Son remplaçant, mille par an. Mais un an après le lan- ment de suffrages pour gouverner seul. dollars néo-zélandais (496 milliards
M. Chris Hipkins, a imputé la récente cement de l’opération, seules 258 mai- Grâce à la popularité historique de sa d’euros) (7), ce qui contribua à une nou-
gifle électorale aux conséquences du sons sont sorties de terre et le gouver- première représentante, le Labour a les velle hausse des prix de l’immobilier.
Covid et à l’explosion du coût de la nement renonce à son objectif initial (5). mains libres. Mais il se montre incapable
vie. Mais la défaite procède aussi d’une À rebours des gouvernements travail- d’exploiter ce capital politique. Du reste, à l’été 2022, l’inflation
faillite politique : si les discours ambi- listes des années 1970, qui n’avaient pas dans le pays atteint 7,3 %, un niveau
tieux de Mme Ardern lui avaient valu des craint de financer sur fonds publics les À partir de la mi-2021, la situation jamais observé depuis trente ans (8).
applaudissements sur la scène interna- programmes de logement, la première se complique pour une large part de la Si le Labour approuve l’augmenta-
tionale, si elle ne cessa de se démener ministre et son équipe préfèrent s’en population. Si l’effort fiscal et budgé- tion agressive des taux d’intérêt par
pour tenter de concrétiser cette rhéto- remettre au secteur privé, qui les assure taire consenti durant la pandémie s’est la banque centrale, il néglige d’en
rique, en réalité il ne restait plus grand- de ses bonnes intentions, avant d’aller, révélé, par rapport au PIB, l’un des plus amortir l’impact : un petit chèque
chose de cette ambition en 2023. Et le sur un marché en surchauffe, chercher élevés de l’OCDE, au lieu d’apporter de 350 dollars est accordé en soutien
Labour laisse derrière lui une occasion de plus gros profits ailleurs. un soutien direct aux particuliers pris aux locataires, mais les retraités et la
ratée, d’envergure historique pour la à la gorge, le gouvernement Ardern a plupart des allocataires sociaux n’en
gauche néo-zélandaise. De graves crises éclipsent ces enjeux concentré ses aides sur les entreprises, voient pas la couleur ; la réduction des
sociaux au cours de la première man- au moyen d’exonérations et de subven- tarifs des transports publics prend fin
dature travailliste. Le 15 mars 2019, un tions généreuses. Cela permit certes au bout d’un an. Et le gouvernement
suprémaciste blanc exécute à coups de
fusil d’assaut cinquante et un fidèles à
aux salariés de conserver leur emploi,
mais provoqua un transfert de richesses
renonce à s’attaquer aux superprofits
des entreprises, notamment dans la
du logement tout au moins. « À quoi
bon la croissance économique si nous
la mosquée de Christchurch. « Notre
histoire a changé pour toujours. Nos
lois devront faire de même », déclare
dans les poches des détenteurs de capi- grande distribution.
comptons plus de sans-abri que n’im- Mme Ardern le jour même. Dans la fou- Victoire des lobbys
porte où ailleurs dans le monde déve- lée, le Parlement vote une législation
loppé ? », observe-t-elle au cours de la
première interview donnée après son
élection (3). Son gouvernement précise
d’interdiction des armes semi-automa-
tiques, ce qui conduit au retrait de 62 000
d’entre elles. Les images de la première
À la démission de Mme Ardern, en
janvier 2023, le lustre de 2020 a beau-
Les électeurs ont-ils pour autant plé-
biscité le programme du Parti national ?
ses intentions : réduire de moitié la pau- ministre en hidjab, prodiguant sa com- coup pâli. La hausse de la criminalité Le parti de gauche de défense des droits
vreté infantile et financer la construc- passion aux familles des victimes, font et l’inflation font la « une » des jour- des Maoris, Maori Party, a déjà appelé à
tion de cent mille logements en dix ans. le tour du monde. naux. Assurance-maladie ou distribu- des manifestations nationales alors que
tion de l’eau : des réformes majeures le gouvernement envisage une redéfini-
Dès sa conception, pourtant, le pro- Avant le drame de Christchurch, suscitent désormais plus de contro- tion du traité de Waitangi, le document
jet de la première ministre recèle une Mme Ardern jouissait déjà d’une noto- verses que d’enthousiasme. L’opinion constitutionnel fondateur de la Nou-
contradiction. Il s’agit d’un côté de riété planétaire sans précédent pour un générale au sujet du Covid a changé : velle-Zélande. La coalition au pouvoir
condamner le néolibéralisme et, de chef de gouvernement néo-zélandais. face aux nouvelles mesures de confi- s’est aussi engagée à réduire la taille du
l’autre, de respecter les « règles de La presse internationale envisageait nement prises en 2021, la bonne secteur public, à abroger les négocia-
responsabilité budgétaire » en vue son élection comme constitutive d’une volonté a cédé la place à la frustration. tions collectives sectorielles, à réduire
de rassurer le monde des affaires. riposte globale à M. Donald Trump, Pour une partie de l’électorat, en par- les impôts des propriétaires, à affaiblir
M me Ardern s’engage à obtenir des à l’égal de celles de MM. Justin Tru- ticulier en province, Mme Ardern finit les droits des locataires et à réintroduire
excédents, à réduire le montant des deau et Emmanuel Macron. Deux mois par faire figure de repoussoir. Le nou- l’exploration pétrolière et gazière en
dépenses publiques de 35 à 30 % du après la tuerie, la première ministre s’as- veau premier ministre, M. Hipkins, mer. Ainsi, tandis que ses modestes réa-
produit intérieur brut (PIB) (4) et à socie d’ailleurs à M. Macron pour lan- choisit de renoncer à plusieurs pro- lisations paraissent menacées, la gauche
maintenir celui de la dette en dessous cer l’« appel de Christchurch », qui vise grammes environnementaux pour néo-zélandaise entre dans la nuit. Sans
des 20 % du PIB, un niveau pourtant à supprimer les contenus favorables au financer des dispositions favorables doute une longue nuit.
très bas comparé à ceux de la plu- terrorisme et à l’extrémisme violent sur au pouvoir d’achat. Mais lors de la (Traduit de l’anglais par Olivier Cyran.)
part des économies européennes ou les réseaux sociaux. campagne, son discours, essentiel-
nord-américaines. lement centré sur les dangers d’un
Un an après la tragédie, en mars 2020, retour de la droite, manque de souffle (1) Lire Serge Halimi, « La Nouvelle-Zélande,
Mme Ardern renonce en outre à son alors que le Covid déferle sur la pla- par rapport à celui de 2017. Et le éprouvette du capitalisme total », Le Monde diplo-
matique, avril 1997.
projet de taxe sur les plus-values du nète, le gouvernement Ardern annonce résultat électoral du Labour se révèle
(2) Cf. OCDE, « Social expenditure database »,
capital – un impôt en vigueur dans son intention d’éliminer la pandémie désastreux. www.oecd.org; Fonds monétaire international (FMI),
tous les pays de l’OCDE, et défendu du territoire national. À l’issue d’un « Global housing watch », juillet 2016, www.imf.org
depuis longtemps par son propre parti confinement rigoureux, deux mois Quel bilan tirer de ces deux man- (3) Dan Satherley, « Homelessness proves capi-
comme un remède à la spéculation plus tard, la circulation du virus prend dats ? Les travaillistes ont multiplié les talism is a “blatant failure” – Jacinda Ardern »,
immobilière. Ainsi, de son propre fait, fin. Tandis que dans le reste du monde allocations et le salaire minimum, ren- 21 octobre 2017, www.newshub.co.nz
le gouvernement se coupe les ailes qu’il le nombre de victimes continue de forcé les droits des travailleurs comme (4)Vernon Small, « Labour-Greens have signed
prétendait vouloir déployer. Pour finan- grimper, la vie en Nouvelle-Zélande ceux des locataires, multiplié le nombre up to a joint position on surpluses, cutting debt »,
24 mars 2017, www.stuff.co.nz
cer un programme qui entend, entre reprend un cours presque normal. In de logements sociaux… Mais se loger
(5) Zane Small, « Labour’s flagship policy : Where
autres, augmenter le salaire minimum, fine, le taux de mortalité lié au Covid coûte aujourd’hui plus cher que lorsque did KiwiBuild go wrong ? », 4 septembre 2019,
accroître les dépenses sociales, décar- se révélera inférieur de 80 % à celui Mme Ardern a pris ses fonctions. Les www.newshub.co.nz
boner les transports et planter un mil- des États-Unis, ce qui correspondrait inégalités de patrimoine n’ont pas (6) Serena Solomon, « New Zealand Covid res-
liard d’arbres, la coalition au pouvoir à vingt mille vies sauvées (6). reculé, 1 % des Néo-Zélandais pos- ponse saved 20,000 lives, study says », The Guar-
s’interdit de recourir à l’emprunt et de sèdent environ un quart des richesses dian, Londres, 6 octobre 2023.
taxer les riches. Le Labour est royalement récom- du pays (9). Et dans le domaine de la (7) « Our counterproductive Covid “rekovery”»,
The Kaka by Bernard Hickey, 30 novembre 2021,
pensé pour sa réponse à ces deux lutte contre le changement climatique,
https://thekaka.substack.com
Les écueils d’une telle approche crises. Il obtient une seconde victoire les gouvernements travaillistes ont cédé
(8) Stats NZ Tatauranga Aotearoa, «Annual infla-
ne tardent pas à apparaître. Le très aux élections de 2020 avec 50 % des au lobbying et renoncé à mettre fin au tion at 7.3 percent, 32-year high », 18 juillet 2022,
médiatisé programme KiwiBuild pré- voix – le meilleur résultat du parti en traitement de faveur dont bénéficie www.stats.govt.nz
voyait une montée en charge progres- soixante-quatorze ans. Pour la première l’agriculture, le secteur le plus émissif (9) Max Rashbrooke, « Has Labour worsened
sive, avec mille habitations nouvelles fois depuis l’introduction de la propor- de l’économie. inequality ? », 13 juin 2023, https://thespinoff.co.nz
JANVIER 2024 – LE MONDE diplomatique
| 12
DEuX aNs DE guErrE

(Suite de la première page.)
Si cette différenciation disparaît ou s’es-
tompe, alors il ne s’agit plus d’un empire
mais d’un État-nation, avec, le cas échéant,
des particularismes régionaux ou des
formes de fédéralisme. Ainsi, la consoli-
La Russie est-elle
une hiérarchie s’est établie entre, d’une sont publiés les décrets limitant l’usage
part, les populations de Sibérie, du Cau- du « petit-russe », perçu par les adminis-
case et d’Asie centrale, païennes (et par la trations impériales comme une variante
suite baptisées) ou musulmanes, désignées populaire et rurale du russe. Mais l’hé-
comme « inorodtsy » (peuples allogènes sitation des élites politiques, la faiblesse
ou étrangers) et, d’autre part, les popula- relative des infrastructures de l’État et, sur-
tions slaves (polonaise, ukrainienne, bié- tout, l’absence d’éducation primaire uni-

© LILYA CHAVAGA – WWW.CHAVAGA.COM

dation nationale s’est-elle poursuivie dans
les métropoles impériales : la France «assi-
milant» les Bretons et les Basques (moins
les Corses), et l’Espagne tempérant son
unité par un fédéralisme, parfois vacillant,
comme le montre la vitalité de l’indépen-
dantisme catalan. En d’autres termes, la
métropole qui se projette vers l’extérieur
connaît elle aussi un processus d’unifica-
tion nationale parallèle (connaissant des
degrés variables). Ainsi, l’Angleterre pour-
suit l’intégration dans son giron des îles
Britanniques tout en lançant son expansion
territoriale et commerciale vers l’Amérique
du Nord, puis l’Asie et l’Afrique.
Parce qu’il s’est étendu dans une conti-
nuité territoriale, l’empire russe présente
des traits singuliers. Au point que les
milieux instruits ne percevaient pas leur
État comme un empire, encore moins colo-
nial (4), malgré sa dimension grandiose,
reliant les berges de la Baltique à la Sibé-
rie orientale, et la diversité des peuples
et des cultures réunis sous la même cou-
ronne. L’expansion territoriale s’est faite
de manière progressive, en cooptant sou-
vent les élites locales, comme ce fut le
cas de l’Hetmanat cosaque vers 1648 (en
Ukraine actuelle), qui s’allia avec Mos-
cou avant de perdre son autonomie. À
l’exception notable des Juifs, cantonnés à
la «zone de résidence» dans la partie occi-
dentale de l’empire, il n’existait pas de sta-
tut juridique subalterne fondé sur des cri-
tères raciaux ou ethniques. En revanche,
Sur le modèle assimilateur français
lorusse), baltes et allemandes, conquises
à l’Ouest. Ces dernières formaient, selon
l’expression de Marc Raeff, un « glacis
culturel » (5). À leur contact, les élites
russes accédaient, dès le XVIIe siècle, et
plus encore à partir du règne de Pierre
le Grand (1682-1725), à la civilisation
européenne. Autrement dit, elles enten-
daient « se civiliser », plutôt qu’imposer
leur propre culture matérielle et morale
aux populations des marges occidentales.
S’il y a eu une colonisation en Russie,
celle-ci fut elle aussi d’un genre particu-
lier. Dans le langage officiel, le terme de
« colons » a été réservé aux Allemands,
invités par Catherine II (1762-1796) à
mettre en valeur les terres des bords de
la Volga en raison de leur éthique protes-
tante laborieuse et de leurs savoir-faire
techniques, ainsi qu’aux Serbes ou aux
Grecs appelés à peupler les pourtours de
la mer Noire, parfois au détriment des
Russes et des Ukrainiens qui s’y trou-
vaient. L’installation de paysans russes
comme ukrainiens en Sibérie ou au Tur-
kestan (Asie centrale) se développe au
XIXe siècle. Or cette conquête de l’Est
ne prend pas la forme de colonies bien
séparées territorialement et administra-
tivement de la métropole. Selon la for-
mule de l’historien Vassili Klioutchevski
(1841-1911), « l’histoire de la Russie est
l’histoire d’un pays qui se colonise lui-
même. L’espace de cette colonisation a
coïncidé avec l’expansion de l’État ».
LILYA CHAVAGA. – De la série
« Family Portrait », 2016
place toute singulière. Après la conquête
de la Pologne orientale, et à la suite des
«partages» de ce royaume entre la Prusse,
l’Autriche et l’empire tsariste à la fin du
XVIIIe siècle, la couronne russe cherche à les
rallier contre la noblesse polonaise, au sein
de laquelle monte un sentiment national
– dont la force fut attestée par les insurrec-
tions de 1830 et 1863. Craignant l’expan-
sion du «polonisme », le pouvoir tsariste
verselle (qui ne sera introduite qu’en 1930)
cantonnent la russification aux villes.
Les populations paysannes, majoritaires,
demeurent largement ukrainophones.
En 1917, l’empire s’effondre sous le
poids de la guerre. La période est propice
à la multiplication des revendications
nationales. En Ukraine, d’éphémères enti-
tés politiques, telle la République popu-
laire ukrainienne, dirigée par Mykhaïlo
Hrouchevsky, Volodymyr Vynnytchenko
puis Simon Petlioura, et l’Hetmanat de
Pavlo Skoropadsky proclament leur indé-
pendance. La guerre civile révèle aussi les
divisions du nationalisme politique ukrai-
nien. À la faveur des succès de l’Armée
rouge, Lénine impose une réponse origi-
nale à la « question nationale ». Qualifiant
l’empire tsariste de «prison des nations»,
l’URSS se fonde comme une fédération
de républiques formellement indépen-
nation dantes, composées chacune d’un noyau
fondée national et au sein desquelles des droits
sur leur ori- culturels sont reconnus aux autres mino-
gine. Ils ont rités. C’est le principe de reconnaissance
toujours été invi- de «nationalités» (appartenance ethnique)
tés à faire partie de qui apparaît désormais dans les recense-
la nation russe, mais le ments et sur les passeports des citoyens
droit à revendiquer le statut soviétiques. Dans les années 1920, le
de nation distincte leur a été refusé (8) ». jeune État soviétique favorise l’émergence
Ce constat exclut la pertinence du prisme de cultures nationales, la promotion des
colonialiste pour analyser l’histoire des langues et des élites locales, le tout sous
relations russo-ukrainiennes, du moins si l’étiquette d’«indigénisation» (korenizat-
l’on entend par ce terme le phénomène qui siïa), une forme de discrimination positive
fut propre aux empires européens d’outre- avant l’heure(9). L’identité soviétique était
mer. À l’émergence de mouvements por- censée prendre progressivement le dessus
tant une idée de la nation ukrainienne dans sur les appartenances nationales, pensées
la deuxième moitié du XIXe siècle, le centre
impérial répond par une politique de rus-
comme des survivances d’un passé que le
socialisme saurait réduire. Le projet s’ac-

D uraNt le XIXe siècle et au début

du siècle suivant, sous l’influence
nale, cherchant à niveler les distinctions
et les hiérarchies entre les populations.
des Jacobins puis de la IIIe Répu-
blique française, des intellectuels – du Dans la formation du «cœur national »,
décembriste (6) Pavel Pestel, favorable jamais complètement réalisée en raison des
à une république égalitaire, au « consti-
tutionnel démocrate » Piotr Struve – ont
dimensions continentales de l’empire, les
Ukrainiens et les Biélorusses (majoritai-
avancé des projets d’unification natio- rement des paysans) devaient occuper une
L’effet « gueule de bois »
P ANIQUE aux étages supérieurs des rédactions françaises :
« Une petite musique inquiétante se répand à travers le
monde, s’alarme l’éditorialiste du Figaro Philippe Gélie, celle
d’une défaite inéluctable de l’Ukraine » (8 décembre 2023).
Après l’échec de la contre-offensive, l’attention internatio-
nale se détourne vers Gaza et les Occidentaux mégotent
sur l’aide militaire apportée à Kiev. « Toute diminution de
l’aide à l’Ukraine serait un drame », prévient un titre de Libé-
ration (14 décembre) tandis que France Inter interroge Ber-
nard-Henri Lévy : « Comment il va Volodymyr Zelensky ?
Vous le voyez régulièrement. » Simultanément, Le Monde
(14 décembre) met en garde contre « la mauvaise option
de la faiblesse » et décrit le président ukrainien « le visage
tendu, le regard presque suppliant » plaidant « désespéré-
ment » sa cause.
Même LCI, la chaîne de propagande ukrainienne en langue
française et en continu, peine à remonter le moral. « Pour
nous, c’est effrayant, admet le général Vincent Desportes ;
on avait parié sur une descente aux enfers de la Russie, et
c’est tout le contraire» (10 décembre). Le journaliste Gallagher
Fenwick admoneste les chancelleries qui chancelleraient :
« Tout ce que vous économisez aujourd’hui en dollars, vous
le paierez demain en hommes. (…) Et je ne vois pas ce qui
empêcherait Vladimir Poutine de venir lécher les frontières
de l’OTAN [Organisation du traité de l’Atlantique nord] » (LCI,
9 décembre). « Cette déprime d’automne s’explique d’abord
par un effet “gueule de bois”, reconnaît Jean-Dominique Mer-
chet dans L’Opinion (11 décembre). Au printemps, Ukrainiens
et Occidentaux s’étaient laissé enivrer par l’idée d’une victoire
militaire rapide et d’un effondrement russe dès l’été. » Il avait
lui-même tété goulûment ce flacon en n’excluant pas il y a
quelques mois que l’Ukraine puisse « reprendre la totalité de
son territoire, y compris la Crimée » (24-25 février).
Or une longue enquête publiée par le Washington Post le
4 décembre dernier vient d’établir que la bérézina ukrai-
nienne est aussi celle des dirigeants occidentaux, éperon-
nés par les éditorialistes va-t-en-guerre. On savait que les
armes, l’entraînement, le renseignement provenaient du
Pentagone. Mais on ignorait que les plans de la contre-of-
fensive avaient été élaborés au cours de « huit exercices de
simulation miniatures » dans une base américaine en Alle-
magne, en compagnie de militaires britanniques et ukrai-
niens : « Le général Mark A. Milley, alors chef d’état-major
mobilise la doctrine de l’unification des
Slaves orthodoxes de l’Est en une nation
russe « trinitaire » : les Grands-Russiens
(devenus « Russes » à la période sovié-
tique), les Petits-Russiens (Ukrainiens)
et les Blancs-Russiens (Biélorusses) (7).
Comme le note l’historien Alexeï Miller,
«les Petits-Russiens n’ont jamais fait l’ob-
jet [dans l’empire tsariste] d’une discrimi-
interarmées des États-Unis, le colonel-général Oleksandr
Syrsky, commandant des forces terrestres ukrainiennes,
ont assisté à plusieurs des simulations. » M. Milley avait
même prodigué d’astucieux conseils aux forces spéciales
envoyées derrière les lignes ennemies : « Aucun Russe ne
devrait s’endormir sans s’inquiéter d’avoir la gorge tran-
chée pendant la nuit. »
Les « alliés » lancent leur opération le 8 juin 2023. Dès le 12,
face à la résistance russe, « des mois de planification avec
les États-Unis doivent être mis au panier et la contre-offen-
sive, déjà retardée, qui se fixait pour objectif d’atteindre la
mer d’Azov avant trois mois, marque un arrêt quasi complet ».
Ainsi, dès la deuxième semaine de juin, des analystes bien
informés savaient l’affaire compromise. Mais à un moment
où, selon le chroniqueur humoristique de France Inter Mat-
thieu Noël, le spécialiste militaire « Pierre Servent était comme
moulé dans le siège invité de ce studio », les auditeurs de la
radio publique, eux, restaient confiants dans l’issue que cet
amoureux de l’OTAN avait prophétisée : « la dislocation de
l’outil militaire russe » (France Info, 24 février) ; « le pouvoir
poutinien très sérieusement fragilisé » (France Inter, 26 juin).
Début novembre, quand le général ukrainien Valery Zaloujny
admet lui-même « l’impasse » de son armée, Servent s’em-
porte : « La logique de sa déclaration, c’est la démission.
En temps de guerre, si vous dites ça à vos soldats, vous les
découragez » (LCI, 2 novembre).
« On s’était pris à y croire, reconnaît Juliette Bénabent, grand
reporter à Télérama (13 décembre), sanctions, condamna-
tion quasi unanime de Vladimir Poutine, aides inédites au
pays agressé… Une victoire de l’Ukraine envahie par l’ogre
russe, d’abord inimaginable, a un temps paru possible. Près
de deux ans plus tard, l’inquiétude remonte en flèche. » Le
journaliste vedette de France Culture Thomas Cluzel avait
dénoncé en Ukraine « une véritable boucherie au cœur même
de l’Europe », « le réveil du spectre de la guerre d’extermina-
tion par la faim », « la progression des forces de l’envahisseur
à coups de bombardements destructeurs ». Une autre «gueule
de bois » s’annonce. Car ce sont les massacres israéliens à
Gaza que Cluzel décrit à présent : « La situation est apoca-
lyptique. L’enclave compterait davantage de morts civils que
l’Ukraine en deux années de guerre » (13 décembre).
Serge Halimi et Pierre Rimbert.
sification sur le modèle assimilateur fran-
çais, qui a éradiqué les langues régionales,
dans l’objectif de forger une communauté
complit avec un succès relatif, particuliè-
rement chez les Russes, dont la langue
s’est imposée comme la lingua franca de
nationale intégrée. En 1863, puis 1876, l’URSS et même du socialisme mondial.
La défense d’une zone d’influence
A VEc la Russie, la Biélorussie et
l’éphémère Transcaucasie (1922-1936),
toriens, tel Richard Pipes, alors titulaire
de la chaire d’histoire à l’université Har-
l’Ukraine dispose alors d’un statut de vard, qui fut conseiller du président amé-
membre fondateur de l’État soviétique. ricain Ronald Reagan et proche des dias-
Son poids économique, son accès straté-
gique à la mer Noire, le nombre impor-
poras anticommunistes d’Europe de l’Est.
Après 1991, ce paradigme tend à s’im-
tant de ses cadres instruits lui donnent poser, avec le succès éditorial de l’his-
une place privilégiée au sein de l’URSS.
Elle a pour revers une répression de toute
torien Timothy Snyder (Terres de sang,
2012) ou de la journaliste Anne Apple-
velléité d’indépendance réelle, d’au- baum. Dans une veine plus universitaire,
tant plus qu’en Galicie, rattachée à la des chercheurs s’emploient à relire l’ex-
Pologne, un nationalisme intégral ukrai- périence soviétique au prisme de la notion
nien se structure dans les années 1930, d’empire (imperial turn). Parallèlement se
en s’inscrivant dans la vague des mou- propage, dans les discours politiques, la
vements fascisants qui s’épanouissent vision d’une Russie programmée pour
à travers l’Europe. Du point de vue de agresser ses voisins. Portée notamment
Moscou, il constitue un pôle d’attrac- par les acteurs politiques d’Europe cen-
tion dangereux pour une Ukraine sovié- trale et orientale, cette analyse appelle à
tique particulièrement meurtrie par la poursuivre l’endiguement de Moscou en
collectivisation et la grande famine de étendant l’Organisation du traité de l’At-
1932-1933. La lutte contre le « natio- lantique nord (OTAN) vers l’est, et ce en
nalisme bourgeois » et l’annexion des dépit de l’affaiblissement spectaculaire de
territoires ukrainophones de Pologne la Russie au sortir de la période soviétique.
(Galicie, Transcarpatie) en 1939 puis
1944 n’apportent qu’une solution tran- On prête à M. Vladimir Poutine le projet
sitoire. Il n’empêche que, à l’époque précoce de rétablir l’«empire soviétique».
soviétique, les Ukrainiens sont officielle- Il est souvent fait référence à un texte qu’il
ment reconnus comme une nation à part publia en décembre 1999 (« La Russie à
entière, dans les strictes limites que lui l’aube du nouveau millénaire»), le jour de
imposent les liens de « fraternité » avec son accession à la présidence par intérim.
les Russes (10). Le successeur de Boris Eltisne y associe la
« division politique de la société » et l’af-
Ce n’est que rétrospectivement que faiblissement de la puissance du pays. Son
l’Union soviétique sera réinterprétée discours fustige avant tout l’idée de «révo-
comme un empire (11). Durant la guerre lution », de changements brutaux conçus
froide, le terme d’« empire soviétique » par des minorités animées par des « idéo-
n’est utilisé que par une minorité d’his- logies ». Forgeant une pensée conserva-
(4) Marc Raeff, « Un empire comme les autres ? », (8)Alexeï Miller, « National Identity in Ukraine :
Cahiers du monde russe et soviétique, Paris, vol. 30, History and Politics », Russia in Global Affairs,
no 3-4, juillet-décembre 1989. Moscou, vol. 20, n° 3, 2022.
(5) Ibid. (9)Terry Martin, The Affirmative Action Empire :
(6) L’insurrection décembriste est une tentative Nations and Nationalism in the Soviet Union, 1923-
1939, Cornell University Press, Ithaca, 2001.
de coup d’État militaire, le 14 décembre 1825,
pour imposer au tsar Nicolas Ier l’instauration (10)Andreas Kappeler, Russes et Ukrainiens, les
d’une Constitution. Son échec sera suivi d’une frères inégaux. Du Moyen Âge à nos jours, CNRS
sévère répression. Éditions, Paris, 2022.
(7) Roman Szporluk, « Nationalism after com- (11) Mark Beissinger, « Rethinking empire in the
munism : Reflections on Russia, Ukraine, Belarus wake of Soviet collapse », dans Zoltan Barany et
and Poland », Nations and Nationalism, Cambridge, Robert G. Moser (sous la dir. de), Ethnic Politics
vol. 4, n° 3, 1998. After Communism, Cornell University Press, 2005.
 13 | LE MONDE diplomatique – JANVIER 2024

EN UkraINE

impérialiste ?
trice, il prône l’unité nationale ainsi que liste au sommet de l’État russe (12). En Ainsi, l’annexion de la Crimée en sens : Moscou n’a ni les moyens de mena- nement central(15). Depuis 2014, et plus
les réformes progressives, à rebours de la témoigne l’entrelacement constant, dans 2014 – par le truchement de soldats sans cer l’OTAN, ni la volonté de reconstituer un encore après février 2022, il s’accélère.
libéralisation brutale, imposée « de l’ex- les discours récents de M. Poutine, de la insignes et soutenue par des relais poli- empire. Il s’agit pour elle de redéfinir son Les écoles publiques enseignant dans des
térieur », et qui aurait conduit le pays au pomme de discorde sécuritaire – l’élar- tiques internes – a été perçue comme «cœur national», aux dépens de l’Ukraine langues autres que l’ukrainien ont cessé
bord de la dislocation. Parlant du patrio- gissement de l’OTAN vers les fron- une application réussie de cette nouvelle mais aussi de la Biélorussie en voie d’ab- d’exister en Ukraine. Le gouvernement
tisme, M. Poutine précise : « Lorsque ce tières russes – et des envolées sur l’unité pensée. Or ce succès tactique a éloigné sorption avancée, eu égard à la grande cherche à démanteler l’Église orthodoxe
sentiment est exempt d’arrogance natio- russo-ukrainienne : l’émancipation de la Russie de son objectif stratégique : dépendance du régime de M. Alexandre ukrainienne, rattachée au patriarcat de
nale et d’ambitions impériales, il n’a rien l’Ukraine est vécue à la fois comme le disposer à ses frontières d’une Ukraine Loukachenko vis-à-vis de Moscou. En Moscou, pour la remplacer par une Église
de répréhensible. C’est une source de déchirement des liens historiques, voire prorusse (ou du moins « neutre »). Ayant ce sens précis, la phase actuelle du conflit autocéphale nationale, créée en 2018(16);
courage, de constance et de force pour le nationaux, et comme une atteinte au droit sécurisé le contrôle de la base navale de russo-ukrainien pourrait être qualifiée de après les toponymes soviétiques, les noms
peuple. » Dans son texte, il n’évoque pas « légitime » de la Russie d’agir sur son Sébastopol par la voie de l’annexion, la postimpériale et, plus encore, de nationa- relatifs à la Russie sont bannis pour dési-
la seconde guerre de Tchétchénie, lancée environnement régional. Russie s’est trouvée en face d’un État liste(14), sur un modèle proche de l’affron- gner les lieux publics, la « dérussifica-
quelques mois plus tôt. Mais sa conception certes plus petit, mais plus défiant encore tement des Serbes et des Croates. tion » rejoignant ainsi la « décommuni-
d’un « État fort » implique la défense de En butte à une perte d’influence depuis et mieux armé grâce à l’assistance occi- sation» entamée en 2015; des statues de
la souveraineté et, partant, la lutte achar- 1991, la Russie n’a eu de cesse d’obser- dentale. L’invasion de l’Ukraine, précédée Des deux côtés de la ligne de front, chefs militaires et d’artistes, considérées
née contre tout sécessionnisme. Cela dit, ver l’adversaire américain, volontiers d’ultimatums à l’adresse des États-Unis et ukrainisation et russification se répondent. autrefois comme patrimoine commun de
faire de ce discours les prémices d’une perçu comme omnipotent : pour l’imiter, de l’OTAN en novembre-décembre 2021, L’ukrainisation correspond à un processus la Russie et de l’Ukraine, sont détruites;
entreprise de rétablissement des frontières inventer des moyens de réplique (quand visait encore une action ponctuelle : ren- classique de construction d’un État-na- des livres en russe sont retirés des biblio-
soviétiques relève d’une lecture anachro- c’est possible) et défendre sa zone d’in- verser le gouvernement de Kiev, sur le tion : un peuple, une langue, un gouver- thèques publiques, etc.
nique, et simplement fausse. fluence contre les incursions occiden- modèle de l’attaque américaine contre
tales (13). L’effondrement de l’Union le régime taliban en Afghanistan (2001)
Dans les années 1990, à Moscou, soviétique constitue un choc pour une puis contre le gouvernement de Saddam
domine plutôt l’idée que la Russie et grande partie de l’élite militaire russe : Hussein en Irak (2003). Et ce en dépit Appels à « décoloniser » l’État fédéral
l’Ukraine vont refonder une forme d’as- la perestroïka gorbatchévienne imaginée des échecs essuyés par les États-Unis, un
sociation d’un type nouveau, à l’instar de
l’« État d’union » russo-biélorusse lancé
en 1997. Fait notable, l’effondrement de
comme étant fomentée par Washington
conforte ces acteurs dans l’opinion que,
dans le « nouveau monde », il est pos-
adversaire aussi honni que copié jusque
dans ses erreurs. « La décision de lancer
l’opération militaire spéciale », constate le
L a russification comporte des dimen-
sions plus incertaines. Pour l’heure,
au milieu du XIXe siècle, a oscillé entre
la tentation de former un État-nation,
l’URSS s’est fait par un acte d’autodis- sible d’engranger des gains stratégiques chercheur Dimitri Minic, loin de relever elle passe par l’occupation militaire, qui favorise les intérêts du groupe eth-
solution signé par les dirigeants de trois considérables sans tirer un seul missile. d’un projet de conquête territoriale savam- la « passeportisation » de la popula- nique majoritaire, et le projet impérial,
républiques slaves : Russie, Biélorussie, Au cours des années 2000, l’idée que les ment mûri, est davantage la « conclusion tion, l’extension de la bureaucratie qui repose sur la volonté de dominer des
Ukraine. Pour ces deux dernières, l’in- guerres modernes se mènent de manière malheureuse de l’échec de la stratégie de l’État, de son système d’enseigne- espaces et des populations ethniquement
dépendance a été moins le fruit d’une privilégiée par des moyens non militaires indirecte russe en Ukraine ». ment (en russe) et du rouble. Mais une et culturellement divers.
volonté de mettre fin à une « occupation »
soviétique, comme c’était le cas dans les À Kiev, mais aussi dans certains
pays baltes, que celle de revoir leurs cercles occidentaux, une autre vision
relations sur des bases plus équitables. s’impose. L’État fédéral russe lui-
Le 8 décembre 1991, dans le pavillon même est assimilé à un empire colo-
de chasse de Viskuli en forêt de Belo- nial. La surreprésentation de minorités
vej (Biélorussie), le premier président de ethniques dans les rangs de l’armée est
l’Ukraine, Léonid Kravtchouk, fort des soulignée ; les tensions dans les régions
90 % de voix en faveur de l’indépendance fournissant cette « chair à canon » sont
de l’Ukraine recueillis lors du référen- scrutées à la loupe. En octobre 2022, le
dum organisé huit jours plus tôt, fondait, Parlement ukrainien a reconnu le gou-
avec les chefs d’État russe et biélorusse, vernement tchétchène exilé de M. Akh-
Eltsine et Stanislav Chouchkevitch, la med Zakaïev, déclaré la Tchétchénie
Communauté des États indépendants comme étant un « territoire tempo-
(CEI, que l’Ukraine quittera en 2018). rairement occupé par la Russie » et
condamné le « génocide contre les Tché-
Cependant, les dirigeants russes consi- tchènes » perpétré par le Kremlin dans
dèrent encore l’Ukraine comme faisant les années 1990. Le 31 janvier 2023, le
partie de la sphère d’influence « natu- Parlement européen accueillait le Forum
relle » de Moscou, à l’image de la doc- des peuples libres de Russie, une organi-
trine Monroe formulée par Washington sation regroupant des représentants des
qui considère le continent américain groupes ethniques « non russes », appe-
comme son pré carré. Le terme qu’il lant à l’indépendance des républiques
convient d’utiliser est donc celui d’une périphériques de la Fédération, notam-
politique impérialiste, à condition de sai- ment de la Bouriatie, de la Iakoutie et
sir ce qualificatif dans sa relative bana- du Tatarstan.
lité, c’est-à-dire la prétention d’une
puissance, ici régionale, à exercer une Pour un analyste du Center for Euro-
influence sur une certaine zone géo- pean Policy Analysis (CEPA), think
graphique, à travers des partenariats de tank établi à Washington, l’objectif de
type économique (avec la création de la la politique américaine « devrait être la
Communauté, puis l’Union, économique décolonisation de la Russie ». « Plutôt
eurasiatique) ou sécuritaire (avec l’Orga- que de se focaliser sur un changement
nisation du traité de sécurité collective de régime ou la personnalité de Vladi-
[OTSC]). À ce jeu, la Russie se trouve mir Poutine, poursuit-il, tous les pays
sur la défensive face aux États-Unis et à traitant avec la Russie devraient avoir
l’Union européenne, qui étendent leurs cet objectif de long terme en tête » (18).
propres structures militaire (OTAN) et Certains historiens joignent parfois
économiques (accords d’association) leur voix à ce concert. Tel Alexander
© LILYA CHAVAGA – WWW.CHAVAGA.COM

vers l’est… L’espace postsoviétique Etkind, de la Central European Uni-

devient dès lors un terrain d’influences versity (université d’Europe centrale),
et d’ingérences croisées. Sans être cen- qui admet que la désintégration de la
trale, l’intervention armée fait partie de la Russie « poserait d’énormes problèmes,
panoplie des outils utilisés par le nouvel dont celui de l’arsenal nucléaire et (…)
État, notamment dans les régions séces- des conflits frontaliers » pour conclure :
sionnistes prorusses en Moldavie (Trans- « Ces guerres seraient-elles pires que
nistrie) et en Géorgie (Abkhazie, Ossétie la guerre actuelle ? Probablement
du Sud), sans prétention à l’annexion for- pas » (19). Pour un scénario balkanique,
melle. Son objectif est alors de garder un le nucléaire en plus, bel optimisme.
levier de contrôle politique sur ces pays
où il affronte de nouveaux concurrents.
Jules Sergei Fediunin *
LILYA CHAVAGA. – « PastFuture Landscape » (Paysage passé présent), 2017-2022 et Hélène Richard.
Pour les raisons historiques citées plus se renforce. Les stratégies dites « indi- Commencée comme une intervention palette de discours s’applique à ce pro-
haut, la bascule de l’Ukraine vers l’Ouest rectes » – campagnes informationnelles, «impérialiste», la guerre contre l’Ukraine cessus : certains jouent sur l’ambiguïté (12) Lire Juliette Faure, « Qui sont les faucons
constitue une ligne rouge pour Moscou, cooptation de dirigeants étrangers, instal- change de nature à mesure qu’elle s’enlise : entre Russes et russophones, présen- de Moscou ? », Le Monde diplomatique, avril 2022.
plus encore que celle des États baltes ou lation de régimes amis – auraient désor- elle devient une de ces guerres typiques de tant les derniers comme des citoyens (13) Dimitri Minic, Pensée et culture straté-
de la Géorgie. La polarisation du pay- mais une efficacité supérieure à l’usage l’effondrement d’ensembles composites « naturels » de la Fédération de Russie ; giques russes. Du contournement de la lutte armée
sage politique ukrainien, où s’affrontent brut de la force. Les « révolutions colo- qui ont pour enjeu le tracé des frontières d’autres imaginent que l’identité des à la guerre en Ukraine, Éditions de la Maison des
sciences de l’homme, Paris, 2023.
des forces prorusses et pro-occidentales, rées » dans l’espace de l’ex-URSS (Géor- entre États-nations en formation. Celles-ci régions annexées par le Kremlin – s’il
(14) Jules Sergei Fediunin, « La guerre rus-
en fait un terrain propice aux ingérences gie, Kirghizstan, Ukraine) comme, plus se sont d’abord cantonnées à la périphérie en conserve le contrôle – pourrait rester so-ukrainienne, un conflit nationaliste », AOC,
étrangères annonciatrices de confronta- tard, les « printemps arabes » en Afrique de l’ex-URSS, notamment dans le Causase. ukrainienne dans un État fédéral qui se 24 février 2023.
tions plus larges. Le sommet de l’OTAN du Nord et au Proche-Orient connaissent Après deux décennies de stabilité, la Russie définit toujours comme « pluriethnique (15) Lire Nikita Taranko Acosta, « Ukrainisation à
à Bucarest en 2008 constitue un tournant. le même type de théorisation : pour les a remis en cause le statu quo territorial, en et multiculturel ». Ainsi, le ministère de marche forcée », Le Monde diplomatique, mai 2019.
L’Ukraine, mentionne son communiqué stratèges russes, ces événements sont le Crimée puis à une plus grande échelle, dans l’éducation a annoncé la préparation (16) Lire Kathy Rousselet, « Divorces à l’ortho-
final, a vocation à entrer dans l’Alliance produit d’une politique délibérée d’ex- le but affiché de résister aux avancées stra- d’un manuel d’ukrainien, basé sur des doxe », dans Manière de voir, n° 188, « Ukraine.
atlantique, Paris et Berlin s’opposant tou- portation par les États-Unis d’un « chaos tégiques euro-atlantiques dans sa préten- standards soviétiques, afin de permettre Jusqu’où l’escalade ? », avril-mai 2023.
tefois à l’octroi d’un statut de candidat offi- contrôlé », étape préalable parfois à des due zone d’influence. En proclamant, dès aux élèves des quatre régions annexées (17) «Au MID, on nous raconte comment se
ciel à l’adhésion. Ce nouvel affront pour interventions militaires comme en Irak septembre 2022, sa souveraineté sur quatre d’apprendre l’ukrainien parmi d’autres déroule l’apprentissage de la langue ukrainienne
dans les nouvelles régions » (en russe), Izvestia,
la Russie transforme l’Ukraine en chiffon (2003) ou en Libye (2011). La doctrine régions ukrainiennes partiellement occu- « langues maternelles » (de facto, lan- 10 avril 2023.
rouge, sans lui apporter des garanties de russe appelle à « contourner la lutte pées, Moscou a indiqué la manière dont gues de minorités nationales), tandis
(18) Edward Lucas, «After Putin », CEPA, Was-
sécurité supplémentaires. armée ». L’usage de la force – elle-même elle souhaiterait voir le problème tranché. que le russe sera langue obligatoire de hington, DC, 19 juin 2022, https://cepa.org
conçue comme une action-éclair et déci- Considérer cependant cette attaque comme l’enseignement (17). Ces hésitations (19)Alexander Etkind, « La Russie est un empire
L’environnement stratégique joue un sive – n’intervient qu’en dernier recours, le prélude d’une agression contre Vilnius, reflètent le caractère bicéphale du natio- en déclin qui finira par s’effondrer », L’Express,
rôle majeur dans la crispation nationa- en cas d’échec des stratégies indirectes. Tallinn ou Varsovie relève d’un contre- nalisme russe qui, depuis son éclosion Paris, 22-28 juin 2023.
JANVIER 2024 – Le Monde diplomatique
| 14
La guerre en Ukraine, grand
série « Le grand
réarmement » 4
De 1932 à 1934, les grandes puissances ont organisé à Genève ou Slovaquie explosent, de même que
celui de la Pologne. Ce dernier pays
une conférence mondiale pour le désarmement afin de prévenir consacre désormais 4 % de son PIB à
une déflagration générale. On connaît la suite, tragique. Un la défense et veut doubler les effectifs
de son armée ; il s’approvisionne, entre
siècle plus tard l’industrie de défense ne s’est jamais aussi bien autres, en chars Abrams, en lance-ro-
portée. Dopée par l’agression russe contre Kiev comme par les quettes Himars et en hélicoptères
Apache auprès des firmes américaines,
tensions géopolitiques en Asie et au Proche-Orient, elle affiche mais achète également des chars et obu-
siers à la Corée du Sud, devenant soudai-
des chiffres de ventes record et fait le bonheur des actionnaires. nement un des poids lourds de l’Alliance
atlantique, aux côtés de l’Allemagne.
Cette dernière n’a pas encore engagé la
Par Philippe Leymarie * centaine de milliards d’euros attribués
en 2022 au Fonds spécial pour la moder-
nisation de la Bundeswehr, mais – peu
des vendeurs d’armes, avec un montant le quatrième rang, derrière la France et
total à l’export de 27 milliards d’eu- la Russie, profitant à plein de « l’effet
ros en 2022 – record historique atteint Ukraine » (3).
grâce au « contrat du siècle » décroché
par Dassault aux Émirats arabes unis : De son côté, bien que mal à l’aise avec
réputé longtemps invendable, le Rafale la question du réarmement, le Japon craint
est devenu un atout majeur dans la pano- que « ce qui se passe en Ukraine puisse
plie française à l’export. se passer en Asie du Nord-Est », selon la
formule du premier ministre
Outre les habituels fabricants euro- Fumio Kishida.
péens d’armement que sont le Royaume-
Uni, l’Allemagne, l’Italie ou l’Espagne,
de nouveaux acteurs se positionnent.
La Corée du Sud, notamment, déjà
présente dans le « top 10 » des
pays fournisseurs, aspire

U
kraine, Gaza, Balkans, mer
Rouge, océan Pacifique, l’air du temps
est au grondement des armes. L’Institut
international de recherche sur la paix de
Stockholm (Sipri) relève ainsi que les
dépenses militaires mondiales, en hausse
en 2022 pour la huitième année d’affilée,
n’ont jamais été aussi importantes depuis
trente ans et la fin de la guerre froide :
2 055 milliards d’euros, soit 2,2 % du pro-
duit intérieur brut (PIB) mondial. Chef
d’état-major de l’armée de terre français,
le général Pierre Schill alerte sur « le
retour fracassant des guerres majeures,
redevenues un moyen privilégié de règle-
ment des différends (1) », et « mettant en
œuvre des déchaînements de violence
paroxystique, dans lesquels les verrous
moraux et juridiques sautent sous les
coups de boutoir de la barbarie la plus
débridée, alors qu’on pensait cela relé-
gué dans les livres d’histoire ».
La bride est lâchée depuis 2014 avec
l’annexion par la Russie des deux régions
ukrainiennes de la Crimée et du Don-
bass. Les États se réarment, les bases
industrielles de défense ont accéléré les
cadences et se disputent les ventes à l’ex-
port. Moscou, après s’être retiré de plu-
sieurs traités sur l’armement, augmente
de 70 % les crédits militaires dans son
budget 2024, renouant avec les niveaux
des années 1980-1990 : « Tout pour le
front, tout pour la victoire », proclame
M. Anton Silouanov, le ministre des
finances russe. Les 10 800 milliards de
roubles annoncés (109 milliards d’euros),
soit 6 % du PIB de la Russie, serviront
* Journaliste.
sensible à l’argument de la « préférence à devenir l’un des plus
européenne » – elle ne cache pas son gros exportateurs du
notamment à relancer les chaînes de pro- attirance pour les systèmes antimissiles monde : le pays
duction accélérée d’obus, de chars et de américano-israéliens et vient de com- du Matin-
drones, mais aussi à rétribuer les soldats mander des chasseurs F-35 à l’américain Calme vise
mobilisés et à indemniser les familles des Lockheed Martin, le plus grand indus- ouverte-
morts sur les fronts. L’armée russe aurait triel d’armement de la planète (2). ment
tiré en 2023 plus de deux millions d’obus,
soit le double de l’année précédente. Le Les déboires russes permettent à la
site Oryx évalue à dix mille le nombre France de tenir provisoirement la deu-
d’engins terrestres russes endommagés xième place du classement mondial
ou détruits en Ukraine.
Habituellement au deuxième rang
pour les ventes d’armes, derrière l’in-
contesté champion américain, les four-
nisseurs russes comptaient pour un cin-
quième des armements acquis dans le
monde, notamment en Asie, au Proche-
Orient et en Afrique. Accaparés par le
soutien à l’offensive en Ukraine, qui a
occasionné des pertes sans équivalent
depuis la dernière guerre mondiale, ils
font pâle figure à l’export depuis 2022.
En outre, les sanctions occidentales,
en particulier américaines, ont empê-
ché Moscou de conclure des marchés
importants aux Philippines (hélicop-
tères Mil Mi-17), en Indonésie (chas-
seurs-bombardiers Su-35) ou au Koweït
(chars T-90).
La Russie ne peut davantage espé-
rer profiter des commandes des anciens
membres du pacte de Varsovie ou des
pays baltes, désormais membres de
l’Organisation du traité de l’Atlantique
nord (OTAN) : les dépenses militaires
de la Lituanie entre 2014 et 2022 ont
pourtant augmenté de 270 %, celles de
la Lettonie, de 173 %, et les budgets de
la défense en Finlande, Hongrie, Slo-
vaquie, Roumanie, République tchèque

accélérateur de l’armement mondial
Tokyo redoute un accroissement des
tensions entre la Chine et les États-Unis
– dont il est un proche allié depuis la red-
dition de 1945. Il a décidé de tourner la
page du pacifisme (4) et sa nouvelle stra-
tégie de sécurité nationale pointe le « défi
sans précédent » constitué par les ambi-
tions régionales de la Chine. Son budget
militaire, actuellement de
49,3 milliards
de dollars (45,7 milliards d’euros) mais
limité à 1 % du PIB du pays, devrait pas-
ser à 2 % d’ici 2027, pour faire de l’ar-
chipel un acteur régional de poids et
un nouveau client pour les marchands
d’armes. Des missiles à longue portée
Tomahawk lui ont déjà été promis par
Washington – privilège réservé jusqu’à
présent au Royaume-Uni et à l’Australie.
En Europe orientale, plusieurs pays
– dont la Pologne – se sont délestés
d’une partie de leurs anciens maté-
riels, souvent d’origine sovié-
tique, au prof it de l’armée
ukrainienne : c’est le cas
de la Slovaquie, dont
l’industrie de l’ar-
mement hiber-
nait, faute
de clients,
depuis
la f in de la guerre froide, mais qui
– la guerre entre Kiev et Moscou
aidant – produit désormais des obu-
siers sur véhicules de blindés destinés
à la modernisation de sa propre armée,
ainsi qu’aux forces ukrainiennes. Un
équipement présenté sur place comme
moins cher et plus moderne que son
équivalent français, le Caesar (5).
De son côté, la France a déjà consa-
cré 2 milliards d’euros à l’achat de
munitions, en 2023, en partie pour
reconstituer ses propres stocks, après
des prélèvements au profit de l’armée
ukrainienne. Son budget de la défense
pour 2024 – 47,2 milliards d’euros –
est en augmentation de 7,5 % par rap-
port à l’année précédente (6). Au total,
selon un rapport de l’Assemblée natio-
nale, la France est, avec l’Allemagne
et le Royaume-Uni, dans le peloton de
Complicité de négociants chinois
L
a production et le commerce des armes
sont un domaine où l’éthique et la morale
passent au second plan. En juin der-
nier, par exemple, Washington s’est
résolu à livrer à l’Ukraine des armes
à sous-munitions – « une décision
très difficile», a assuré le président
Joseph Biden, même s’il s’agis-
sait selon lui de «la bonne chose
à faire». Cent vingt pays – mais
pas les États-Unis, ni la Russie,
ni l’Ukraine – ont renoncé à ces
explosifs qui tuent à l’aveugle,
faisant de nombreuses victimes
civiles dans la durée. Autre
exemple : le « blanchiment »
politique de M. Viktor Bout, tra-
fiquant d’armes d’origine russe,
connu dans le monde entier au
point d’avoir inspiré le film Lord
of War (2005). Détenu quinze
ans aux États-Unis, M. Bout a
été échangé en décembre 2022
contre une basketteuse améri-
caine accusée d’usage de drogue
par les autorités russes, et a été
parachuté en septembre dernier
comme député « d’opposition » au
sein du parlement d’Oulianovsk, une
région reculée de Russie.
15 | Le Monde diplomatique – JANVIER 2024
tête des pays qui ont contribué à « don-
ner à l’Ukraine les moyens de tenir le
choc face à l’armée russe (7) », avec
une aide totale estimée à 3,2 milliards
d’euros, comprenant des cessions de
canons et de blindés, d’obus et de mis-
siles, ainsi que des formations. Cela
sans oublier la large contribution fran-
çaise à la facilité européenne pour la
paix (FEP), un fonds extrabudgétaire
créé par l’Union européenne, et qui
sert surtout à financer des fournitures
de guerre pour Kiev. Avec chaque fois,
pour la France comme pour les autres
nations impliquées, toujours la même
antienne : « Fournir des armes à un pays
agressé, en état de légitime défense,
n’est pas être cobelligérant ». Et le
souhait que les industriels de l’arme-
ment nationaux – en l’occurrence fran-
çais – puissent profiter de ces nouvelles
opportunités (8).
Autre cas d’entorse aux grands prin-
cipes, celui de la découverte, en juin
dernier, par l’institut KSE de Kiev en
association avec le groupe de travail inter-
nationalYermak-McFaul sur les sanctions
russes, qu’une grande partie de l’arme-
ment de Moscou, y compris les missiles
balistiques et de croisière, fait un usage
intensif de composants électroniques
fabriqués aux États-Unis, au Royaume-
Uni, en Allemagne, aux Pays-Bas, au
Japon, en Israël et en Chine. Un matériel
sensible acquis par des voies détournées,
avec la complicité de négociants chinois.
Le commerce des armes est parfois le
fait d’acteurs inattendus. En Ukraine, l’or-
ganisation non gouvernementale « Come
Back Alive » (Reviens vivant) est sans
doute la seule au monde à pouvoir doter
des soldats de drones, lance-roquettes ou
autres armes lourdes, grâce à ses collectes
de fonds et à un agrément officiel. D’autres
organisations ukrainiennes fournissent des
tablettes de guidage d’artillerie, des protec-
tions individuelles… et tout ce qui amé-
liore l’ordinaire du combattant (9).
Le marché mondial des armes, élec-
trisé par les guerres du moment, s’enri-
chit aussi de matériels nouveaux : outre
les drones de tous types, désormais indis-
pensables à la panoplie des armées, le
recours aux satellites à usage militaire
se généralise. Et les Américains ont une
avance considérable en ce qui concerne
la haute altitude. Citons aussi les outils
d’exploration des fonds marins, dans une
perspective de contrôle (par exemple, des
câbles sous-marins) ou d’une exploita-
tion future (des nodules polymétal-
liques (10), ainsi que les armes hyperso-
niques, un terrain de concurrence entre
Américains et Russes, auxquelles de plus
en plus d’armées devront s’intéresser. On
peut encore mentionner les équipements
de cyberprotection et de cyberattaque, les
instruments de lutte informationnelle ou
de défense des réseaux de communica-
tion ; sans parler de ce qui touche à la
conception des versions futures de chars,
avions de chasse, navires de combat, à
l’horizon 2035-2045. Des recherches
auxquelles se sont attelées les industries
de l’armement des pays les plus avancés
en la matière.
Philippe Leymarie.
(1) « Le retour des guerres majeures », B2 Le
Quotidien de l’Europe géopolitique, Bruxelles,
13 octobre 2023, www.bruxelles2.eu
(2) Lire Thomas Schnee, « Comment l’austérité
a vaincu la Bundeswehr », Le Monde diplomatique,
novembre 2023.
(3)Yann Rousseau, « La Corée du Sud, nouveau
géant de la défense mondiale », Les Échos, Paris,
24 juillet 2023.
(4) Lire Jordan Pouille, « Le Japon tourne la
page du pacifisme », Le Monde diplomatique,
mars 2023.
(5) Anne Dastakian, « En temps de guerre,
l’armement prospère », Marianne, Paris, 28 sep-
tembre 2023.
(6) Lire aussi Allan Popelard, « L’armée, miroir
d’une France sans boussole », Le Monde diploma-
tique, octobre 2023.
(7) Rapport d’information sur le bilan du soutien
militaire à l’Ukraine, présenté par Lionel Royer-Per-
reaut et Christophe Naegelen devant la commission
de la défense et des forces armées de l’Assemblée
nationale, Paris, 8 novembre 2023.
(8) Lire Ariane Lavrilleux, « L’État français, VRP
de l’industrie d’armement », Le Monde diplomatique,
novembre 2023.
(9) Lire Hélène Richard, « Loin du front, la société
ukrainienne coupée en deux », Le Monde diploma-
tique, novembre 2023.
(10) Lire Didier Ortolland, « Géopolitique des abys-
ses », Le Monde diplomatique, décembre 2023.
JANVIER 2024 – LE MONDE diplomatique
LEs prOmEssEs Du NOuvEau prEmiEr miNistrE DE cENtrE DrOit
Pologne, lueur d’espoir pour le droit à l’avortement
Après huit années de pouvoir conservateur, M. Donald
Tusk a pris la tête du gouvernement polonais. Cet ancien
président du Conseil européen annonce une nouvelle idylle
avec Bruxelles et davantage de libertés. Parmi elles, celle
d’avorter. Arrachée au camp libéral par les mobilisations
féministes, cette promesse continue à faire débat au sein
de la nouvelle coalition.
par Malgo Nieziolek *
L
« ’ essentiel de notre pro-
gramme, c’est de rendre aux Polo-
naises leur dignité et leur garan-
tir la sécurité », déclarait M. Donald
Tusk lors d’un meeting de campagne
à Gliwice (Silésie) en septembre der-
nier, alors que l’avortement est quasi-
ment interdit dans le pays. À la tête du
gouvernement depuis le 11 décembre,
il promet d’instaurer un accès libre à
l’interruption volontaire de grossesse
(IVG) jusqu’à la douzième semaine et
de supprimer la clause de conscience
pour les médecins travaillant dans
les établissements publics. Premier
ministre de 2007 à 2014, il se défi-
nissait pourtant lors du Congrès des
femmes à Varsovie en 2013 comme
« un opposant à la libéralisation du
“compromis” ». Le terme désigne
l’une des législations les plus restric-
tives d’Europe, adoptée en 1993 pour
satisfaire la toute-puissante Église
catholique, et encore durcie par le
parti ultraconservateur Droit et justice
(PiS), aux commandes du pays à par-
tir de 2015. Entre-temps, d’intenses
mobilisations féministes ont secoué
le pays. Pourraient-elles gagner dans
les urnes ce qu’elles n’ont pu obtenir
dans la rue ?
L’investiture de M. Tusk ne faisait plus
guère de doute depuis les élections légis-
latives du 15 octobre dernier. Avec 35 %
des voix, le PiS est arrivé en tête du scru-
tin sans parvenir à barrer la route à une
coalition de trois partis de l’opposition :
les libéraux de la Coalition civique (centre
droit) menés par M. Tusk, les agrariens
et démocrates-chrétiens de la Troisième
Voie ainsi que les sociaux-démocrates
de La Gauche remportent une majorité
de sièges (248 sur 460). Avec 74 % de
participation (contre 61 % en 2019), les
bureaux de vote ont attiré un nombre
record d’électeurs. Les bulletins des
femmes ont particulièrement pesé sur le
Double jeu de l’Église
E N tête des priorités : la remise en
cause de l’IVG. En 1956, le régime
communiste légalise l’avortement pour
quatre motifs : viol, malformation du
fœtus, danger pour la vie de la femme et
« conditions de vie difficiles de la femme
enceinte ». Cette dernière clause, jamais
vérifiée, permet de facto aux femmes qui
le souhaitent de bénéficier d’une IVG.
Lors des deux premiers mandats par-
lementaires postcommunistes (1989-
1993), plusieurs projets de loi, plus ou
moins draconiens, sont proposés à la
Diète (chambre basse), dont l’un préparé
par les experts de l’épiscopat. De nom-
breux membres de l’opposition anticom-
muniste s’engagent dans cette campagne
soutenue par le pape. « C’était une rela-
tion donnant-donnant. L’Église s’est
impliquée dans la lutte pour la démo-
cratie afin de réaliser ses objectifs poli-
tiques, et la frange conservatrice de
Solidarność l’aidait bien volontiers »,
se rappelle Mme Wanda Nowicka, dépu-
tée du parti La Gauche unie et militante
féministe.
Le 7 janvier 1993, le Parlement adopte
une loi n’autorisant l’IVG qu’en cas de
viol, d’inceste, de danger pour la santé
ou la vie des femmes, ou de malforma-
tion du fœtus. Les médecins pratiquant
les avortements en dehors de ces situa-
tions et les personnes aidant une femme
à interrompre sa grossesse encourent
* Journaliste.
| 16
résultat : 56 % des votantes ont déposé
dans l’urne le nom d’un des partis de la
coalition gouvernementale, quand 36 %
seulement d’entre elles portaient leurs
suffrages sur le PiS.
Leur mobilisation brise le « compro-
mis », ce verrou qui a placé la Pologne à
contre-courant du mouvement de libéra-
lisation du droit à l’avortement dans la
plupart des pays européens et qui plonge
ses racines loin dans le passé. Comme
en Grèce ou en Irlande, la religion a
été intimement associée en Pologne à
la préservation de la conscience natio-
nale durant les périodes où ces enti-
tés furent absorbées respectivement
par l’Empire ottoman dominé par l’is-
lam, le Royaume-Uni anglican et la
Russie orthodoxe. Lorsque, dans les
années 1980, un mouvement social
aspire à réformer un système de parti
unique sous influence de Moscou, la
foi comme les institutions catholiques
jouent sans surprise un rôle majeur dans
son renversement. « Sans Jean-Paul II,
@KOSMA.EXE
le communisme aurait duré encore long-
temps », nous indique M. Lech Wałęsa,
qui signa avec un stylo à l’effigie du
pape l’accord de Gdańsk de 1980 auto-
risant les syndicats libres, à commencer
par Solidarność qu’il dirige alors. Dix
ans après cette première étape de libéra-
lisation politique, les prêtres s’engagent
dans l’organisation des comités régio-
naux de l’opposition, ils distribuent des
tracts, aident à récolter les financements
et les signatures pour les candidats des
premières élections libres de 1989. Cer-
tains prêches appellent ouvertement à
voter pour le comité civique Solidar-
ność, issu du syndicat éponyme, et les
hiérarques catholiques apportent un
soutien au camp de l’opposition. Mais
ce renfort décisif a un prix : l’Église
entend revenir au centre de la vie
publique et retranscrire sa morale dans
le droit du nouvel État en construction.
trois ans de prison ferme. Le président
Wałęsa la promulgue dans la foulée,
mais ce « compromis » ne satisfait ni
les partisans de l’IVG, ni les franges
les plus conservatrices du champ poli-
tique. En opposant l’année suivante son
veto à un texte cherchant à libéraliser le
droit à l’avortement et adopté par le Par-
lement, le chef de l’État fige pour plu-
sieurs années la législation autour de ce
point d’équilibre précaire.
La loi de 1993 découle du nouvel équi-
libre, plus général, qui se dessine entre
le pouvoir de l’Église et l’État, appelé
« grand compromis » et qui dépasse la
seule question de l’avortement. Cet
arrangement se cristallise à nouveau
au début des années 2000, lorsque les
Polonais s’apprêtent à se prononcer sur
l’adhésion de leur pays à l’Union euro-
péenne par référendum. Après avoir
fait campagne sur le droit à l’IVG, le
gouvernement de centre gauche, élu en
2001, baisse les armes. « Les évêques ont
menacé de mobiliser la population pour
qu’elle vote contre l’adhésion à l’Union
européenne si l’exécutif poursuivait
sa réforme. Pour apaiser l’épiscopat,
le parti majoritaire, le SLD [Alliance
de la gauche démocratique], a préféré
abandonner le projet », écrit l’anthro-
pologue Joanna Mishtal (1). En 2002, la
militante des droits humains et essayiste
Agnieszka Graff et le collectif féministe
dont elle fait partie décident d’agir et
rédigent une lettre ouverte au Parle-
KOSMA MASNY. – « Dama z groMostajem » (La Dame avec le tonnerre), 2020.
D’après « La Dame à l’hermine » de Léonard de Vinci, 1488
ment européen, signée par cent femmes
dont les prix Nobel Olga Tokarczuk et
Wisława Szymborska. L’appel dénon-
çant les ingérences de l’Église dans
le champ politique reste lettre morte.
Ces mobilisations d’intellectuelles se
heurtent à un double isolement : sans
base sociale, elles n’ont également pas
de relais politiques depuis l’alignement
des partis de gouvernement sur le com-
promis de 1993.
Les élections législatives de 2015 et
de 2019 ont encore cimenté les relations
entre l’exécutif, tenu par les conserva-
teurs du PiS, et l’Église. « Les médias
catholiques de Tadeusz Rydzyk ont lar-
gement soutenu Droit et justice lors de
ces deux campagnes électorales », rap-
pelle Renata Mieńkowska-Norkiene,
politologue à l’université de Varso-
vie. Le prêtre nationaliste, contemp-
teur fervent de l’avortement, dispose
d’importants relais d’influence, notam-
ment Radio Maryja, qu’il a fondée en
1991, très populaire auprès des retraités
catholiques, qui constituent une large
part de l’électorat conservateur. En
2019, à la veille du scrutin législatif,
M. Rydzyk s’adresse ainsi à ses audi-
teurs : « Sur les listes, vous trouverez
différents candidats du PiS. Votez pour
eux (2) ! » Après la victoire aux élec-
tions législatives de 2015, M. Jarosław
Kaczyński, le chef du parti, qui conti-
nuera à exercer son influence sur le
gouvernement sans le présider, avait
rendu hommage à l’homme d’Église en
ces termes : « Sans vous, Père direc-
teur, ce triomphe n’aurait pas été pos-
sible (3) ».
Cette configuration serait bousculée
à l’automne 2016, durant le débat par-
lementaire sur un projet de loi d’ini-
tiative citoyenne émanant des milieux
catholiques fondamentalistes. Baptisé
« stop à l’avortement », il vise à punir de
cinq ans d’emprisonnement les femmes
qui décident de mettre fin à leur gros-
sesse. En réponse, des « marches noires »
inondent les rues : 100 000 manifestants
se rassemblent dans 143 villes du pays
et parviennent à faire reculer le pouvoir.
C’est le premier tour d’une confron-
tation mettant aux prises le gouverne-
ment conservateur, allié à l’Église, à
un mouvement de masse féministe.
Le second moment intervient à l’au-
tomne 2020, quand l’exécutif trouve
dans la pandémie de Covid-19 l’oc-
casion de reprendre l’avantage. Le
22 octobre, le Tribunal constitutionnel
– inféodé au PiS depuis la réforme de
2015 – juge l’autorisation de l’IVG non
conforme à la Constitution en cas de
malformation du fœtus. Le calendrier
ne doit rien au hasard : les rassemble-
ments sont alors interdits. En dépit
des restrictions, le plus grand cycle
de manifestations depuis la chute du
communisme éclate (4). Les femmes
envahissent les rues et les églises pour
revendiquer leur droit à disposer de
leur corps à travers des slogans anti-
cléricaux et anti-PiS. « L’ambiance lors
Risque d’un veto présidentiel
A u sein de la coalition démocra-
tique fraîchement installée au pouvoir,
les positions sur l’IVG divergent. Arri-
vée troisième lors du scrutin (près de
13,5 %), la Troisième Voie constitue
la formation la plus conservatrice de
la nouvelle majorité. Sans préciser les
détails du processus législatif, la Coa-
lition souhaitait, dans son programme,
un retour immédiat du « compromis »,
puis l’organisation d’un référendum sur
l’accès à l’avortement (dont la question
n’a pas été rendue publique). Enfin,
La Gauche persiste et signe dans une
position historiquement « pro-choix ».
« L’avortement est un acte médical
qui devrait être accessible à toutes les
femmes jusqu’à la douzième semaine
de la grossesse », martèle Mme Joanna
Scheuring-Wielgus, députée du parti.
Engagée dans la lutte contre les dis-
criminations visant les personnes les-
biennes, gays, bisexuelles et trans
(LGBT) ou l’écologie, la formation a
perdu près de la moitié de ses sièges,
pâtissant certainement d’une dilution de
sa spécificité sur la question de l’avor-
tement. Malgré cette position de fai-
blesse, le parti a tenu ses promesses
électorales en déposant à la Diète un
mois après le scrutin d’octobre un pro-
jet de loi libéralisant l’accès à l’IVG et
décriminalisant les personnes aidant les
femmes à avorter.
des manifs était indescriptible.
Ce qui m’a le plus marquée, ce
sont les affrontements avec les
représentants du clergé. Pour
ma génération, [c’est] une
rébellion nécessaire face à un
pouvoir fossilisé », se rappelle
Mme Aleksandra Wantuch, qui,
âgée de 29 ans, a participé à la
révolte de 2020.
En dépit de défilés réunis-
sant jusqu’à 430 000 personnes,
le gouvernement campe sur sa
position ; la décision du Tri-
bunal constitutionnel entre en
vigueur en janvier 2021. « Les
manifestants ont senti que, mal-
gré l’ampleur du mouvement,
rien n’avait changé. En réa-
lité, leurs efforts ont payé : une
formation politique aussi insti-
tutionnalisée que la Coalition
civique s’empare aujourd’hui
du sujet en proposant la libé-
ralisation totale de l’accès à
l’avortement, chose impensable
dans la Pologne d’avant 2020 »,
nous explique Katarzyna
Wężyk, journaliste à Gazeta
Wyborcza.
Le tour de vis de 2020 a para-
doxalement élargi le camp des
défenseurs d’une libéralisation
de l’IVG : selon le sondage de
l’institut IBSP datant de juil-
let 2023, 56,7 % des personnes
interrogées souhaitent un libre
accès à l’IVG jusqu’à la dou-
zième semaine de grossesse (5),
contre 23 % en 2016 (6). Un
tel résultat s’explique égale-
ment par la perte d’influence de
l’Église catholique : son aura
pour sa contribution à la chute
du communisme pâlit avec le
temps alors que des scandales
de pédocriminalité et des révé-
lations sur la passivité complice de l’ar-
chevêque Karol Wojtyła, futur Jean-Paul
II, dans au moins trois affaires ont terni
sa réputation.
Ces dynamiques n’ont pas manqué
de peser sur la dernière campagne élec-
torale. Loin d’en faire un argument de
campagne, le PiS a évité d’aborder le
sujet de l’avortement, au risque de frois-
ser sa base sociale. En décembre 2020,
72 % des électeurs de la Droite unie
(coalition de Droit et justice, Pologne
solidaire et Alliance) s’exprimaient en
faveur d’un nouveau durcissement du
« compromis ». Mais, alors que le bary-
centre de la société polonaise bouge, le
parti se dit aujourd’hui « satisfait » de
la législation actuelle.
Après avoir nommé deux militantes
féministes au gouvernement – Mme Katar-
zyna Kotula, ministre chargée de l’égalité
et des droits des femmes, et Mme Barbara
Nowacka à l’éducation –, M. Tusk sou-
haite légiférer rapidement sur l’avorte-
ment, une volonté qu’il a confirmée lors
de sa déclaration de politique générale le
12 décembre dernier. Reste néanmoins
l’épineuse question du président Andrzej
Duda (PiS), dont dépend la promulgation
de toutes les lois polonaises (sauf le bud-
get). Son mandat s’achève en 2025. Met-
tra-t-il son veto aux lois sur l’IVG, à la
manière de M. Walesa en 1994, au risque
de créer une crise politique ?
(1) Joanna Mishtal, The Politics of Morality.
The Church, The State, and Reproductive Rights
in Postsocialist Poland, Ohio University Press,
Athens, 2015.
(2) Jacek Hołub, « Rydzyk pomógł PiS jak mógł »,
Gazeta Wyborcza, Varsovie, 15 octobre 2019.
(3) Michał Wilgocki, « Urodziny Radia Maryja.
Kaczyński : Każda ręka podniesiona na Kościół to
ręka podniesiona na Polskę », Gazeta Wyborcza,
5 décembre 2015.
(4) Lire Audrey Lebel, « Avortement, l’obs-
curantisme polonais », Le Monde diplomatique,
novembre 2016.
(5) « L’avortement jusqu’à la douzième semaine
de grossesse », sondage réalisé par l’Institut de
recherche sur les affaires publiques, 25 juillet 2023,
www.stanpolityki.pl
(6) « Jakiego prawa aborcyjnego oczekują
Polacy ? », Centrum Badania Opinii Społecznej,
Varsovie, octobre 2016, https://www.cbos.pl

Il y a trOis aNs, lE ROyaumE-UNi quittait l’UNiON EurOpéENNE
Le Brexit est-il une si mauvaise affaire ?
Le 15 novembre, la Cour suprême britannique a censuré le
projet gouvernemental de transférer les demandeurs d’asile
au Rwanda. À contempler le crépuscule des conservateurs,
difficile d’imaginer qu’ils auraient « repris le contrôle », comme
le promettaient les partisans de la sortie de l’Union européenne.
À en croire quelques sondages, prévaudrait même le «Bregret»,
le regret du Brexit ; mais peut-on conclure à son échec ?
Par Tristan de Bourbon-Parme *
D
E Barnsley, dans le Yorkshire,
à Eastbourne, dans le Sussex, de
Cwmbrân, dans la Torfaen, à Kilmar-
nock, dans l’Ayrshire, sur cent cinquante
panneaux le même visage. Au prin-
temps dernier, les passants découvrent
plusieurs variantes de la mine décon-
fite de M. Nigel Farage avec sa récente
confidence : « Le Brexit a échoué » (Bri-
tish Broadcasting Corporation [BBC],
15 mai 2023). La campagne d’affichage
orchestrée par les militants anti-Brexit
du groupe Led by Donkeys (« Menés
par des ânes ») ravit les opposants au
divorce entre Londres et Bruxelles. Dix
mois après que M. Boris Johnson a dû
démissionner de sa fonction de pre-
mier ministre, l’autre figure de la cam-
pagne référendaire du « Leave » (sortie
de l’Union européenne) donne le sen-
timent d’aller à Canossa. Les « remai-
ners » (partisan du maintien) tiennent
leur revanche sur les deux hommes poli-
tiques qui, selon eux, auraient précipité
la déliquescence du Royaume-Uni.
Les analyses tapageuses sur la situa-
tion économique tendent en effet à se
multiplier. Ancien gouverneur de la
Banque d’Angleterre (2013-2020),
le Canadien Mark Carney assure en
octobre 2022 que « l’économie bri-
tannique, [qui] correspondait à 90 %
de la taille de l’économie allemande
en 2016 », en représente aujourd’hui
« moins de 70 % (1) ». Le Financial
Times déplore le « silence assourdis-
sant sur les retombées économiques du
Brexit » et redoute à terme une fonte de
Augmentation des salaires
P artisaN du Brexit, économiste asso-
cié à l’Institute of Economic Affairs,
Julian Jessop conteste pour sa part la
perte de 4 % de richesse nationale. Il
pointe le biais qui consiste à estimer
le PIB actuel si le « Remain » l’avait
emporté en prenant 2010-2015 comme
référence de progression moyenne de
ce PIB : « Ce fut une période de très
fort rebond après la crise financière de
2007-2008, avec une économie britan-
nique alors plus performante que celles
de la zone euro, engluée dans la crise
des dettes souveraines, explique-t-il. Si
l’on considère la tendance sur ces vingt
dernières années, la perte liée au Brexit
demeure marginale. » Il l’évalue à 1 %,
Portes à 2,5 %.
Le Royaume-Uni accomplira certes
la plus mauvaise performance éco-
nomique du G7 en 2023 d’après le
Fonds monétaire international (FMI),
mais après avoir réalisé la meilleure
du groupe en 2021 et 2022 et avant
de devancer, selon le Fonds, l’Alle-
magne, la France et l’Italie de 2025 à
2028 (5). Du reste, le bureau national
des statistiques britannique (ONS) a
procédé en septembre à une révision :
fin 2021, le PIB n’était pas inférieur
de 1,2 % mais supérieur de 0,6 % à son
niveau prépandémie ; il le dépassait de
1,8 % en juin 2023 (6). Loin d’avoir
peiné depuis le Brexit et la crise du
Covid-19 par rapport à ses voisins, le
Royaume-Uni a donc au moins aussi
bien tourné qu’eux.
Le débat public britannique porte
toutefois moins sur l’économie que
sur l’immigration. En ce domaine,
* Journaliste, auteur de Boris Johnson. Un Euro-
péen contrarié, éditions Les Pérégrines, Paris, 2021.
4 % du produit intérieur brut (PIB) (2).
Le quotidien demeure la bible des élites
économiques, britanniques comme
européennes. Sa rédaction et ses lec-
teurs ont mal vécu la sortie d’un mar-
ché unique dont la première ministre
conservatrice Margaret Thatcher (1979-
1990) a été l’instigatrice, puis qui a été
étendu à l’Est sous les encouragements
du travailliste Anthony Blair (1997-
2007). Peut-être parce qu’ils sont
essentiellement concentrés à Londres,
l’une des régions où les salaires ont le
plus décroché depuis le référendum du
23 juin 2016 (3) ? On observe en tout cas
le même traumatisme au Guardian : pro-
blèmes économiques, sociaux ou socié-
taux, pour le quotidien du centre gauche,
et des centres urbains, c’est toujours la
faute au Brexit.
Hors les colonnes de ces journaux,
les économistes britanniques admettent
la réalité des difficultés nées de la sortie
de l’Union mais en discutent l’étendue.
Nombre d’entre eux ont ainsi dénoncé
la comparaison avec l’économie alle-
mande tentée par M. Carney.
Professeur d’économie au King’s
College de Londres, critique du
Brexit, Jonathan Portes reproche
à l’ancien gouverneur un mode
de calcul « absurde » : « Si vous
regardez le taux de croissance
annuel réel en monnaie natio-
nale, le Royaume-Uni et l’Alle-
magne ont progressé dans des
proportions assez similaires
depuis 2016 » (4).
les remainers agitaient la
crainte d’une fuite des ressor-
tissants communautaires. Or,
fin février 2020, avant la pandé-
mie, 2,61 millions de citoyens de
l’Union européenne travaillaient
au Royaume-Uni, soit un niveau
proche du record enregistré en
novembre 2019 (2,66 millions) et
301 600 de plus qu’au moment du
référendum de mai 2016. Depuis
ce même scrutin, le nombre de
résidents extracommunautaires
a progressé de 334 800, pour
atteindre 2,11 millions, selon le
département des recettes et des
douanes (HMRC) (7).
Dix mois plus tard, en jan-
vier 2021, lorsque le droit de
l’Union a cessé de s’appliquer
SELÇUK
dans le royaume, on comptait
en revanche 164 400 travailleurs
communautaires en moins et
9 300 étrangers extracommunautaires en
plus. La tendance s’est confirmée, si bien
qu’« en février 2022, le nombre d’emplois
salariés des ressortissants de pays tiers a
pour la première fois dépassé celui des
ressortissants de l’Union européenne,
note le HMRC. En décembre 2022, le
nombre des premiers était supérieur de
497 100 à celui des seconds ».
Aujourd’hui, les citoyens de l’Union
représentent encore 7,7 % des travail-
leurs mais ils ont été largement dépas-
sés par les ressortissants extracommu-
nautaires (9,3 % des travailleurs). Pour
Portes, spécialiste des questions migra-
toires, « en mettant fin à la libre circu-
lation, le nouveau système migratoire
post-Brexit a réduit le flux de travail-
leurs relativement moins qualifiés et
moins bien payés dans certains sec-
teurs. Mais il a aussi accru celui des
travailleurs moyennement ou haute-
ment qualifiés et moyennement ou hau-
tement rémunérés, du fait de la libé-
ralisation des flux migratoires décidée
par le gouvernement. À long terme, ce
système semble donc largement béné-
fique pour l’économie. L’immigration
constitue, pour le moment, le succès du
Brexit. Nous, économistes, n’avions pas
envisagé un changement aussi rapide et
important ».
Responsable opérationnel de la ferme
Castlemead Poultry à Radstock, dans le
Sommerset, M. Richard Nickless rend
compte d’autres évolutions. Avant la
pandémie, lorsque son patron décro-
chait son téléphone, les travailleurs
polonais débarquaient sans tarder.
« Ils restaient quatre à six mois, avant
d’être remplacés par d’autres habitués,
se souvient-il. Ils travaillaient vite et
ils voulaient travailler un maximum
d’heures pour gagner le plus d’argent
possible. À l’inverse, les Britanniques
ne voulaient pas faire plus que le mini-
mum requis et allaient deux à trois fois
moins vite (8) ».
Depuis, les deux épiceries polonaises
de la petite ville voisine ont fermé leurs
portes. « Nous avons connu l’enfer pen-
dant un an, le temps de trouver des gens
qui acceptent ce travail pénible puis de
les former », témoigne M. Nickless. Sur
vingt-cinq employés, on ne compte plus
que cinq Polonais. Les autres sont tous
Anglais, pour l’immense majorité venus
des villages alentour. Et les salaires
ont augmenté de plus de 25 % depuis
2020. Dans l’agriculture, la piscicul-
ture et la sylviculture, l’embauche de
10 000 étrangers extracommunautaires
et de 15 000 Britanniques a compensé
numériquement les départs de travail-
leurs européens. De manière plus géné-
rale, le HMRC estime à 1,05 million le
nombre de chômeurs britanniques qui
ont trouvé du travail dans le pays depuis
le référendum.
En septembre 2015, au comble d’une
crise européenne des réfugiés qui fait les
choux gras des tabloïds, 56 % des Britan-
niques classaient l’immigration au pre-
mier rang de leurs préoccupations. Peu
avant le référendum de 2016, cette pro-
portion était déjà passée sous la barre des
40 % : le rejet des immigrés ne consti-
tuait donc pas la motivation première
des « leavers », il n’a cessé de reculer
dans l’opinion après leur victoire, à tout
le moins jusqu’à l’augmentation récente
des traversées de la Manche par canot
pneumatique d’étrangers sans visa et
17 | LE MONDE diplomatique – JANVIER 2024
l’instrumentalisation de cette crise par le
pouvoir conservateur, à travers son pro-
gramme d’envoi des demandeurs d’asile
au Rwanda (9).
Dans la dédramatisation de l’im-
migration légale depuis 2016, « il
est évident que le contrôle a joué un
rôle », analysent Anand Menon et
Sophie Stowers, du centre de réflexion
UK in a Changing Europe. « Le public
britannique est rassuré par le pouvoir
dont dispose désormais le gouverne-
ment de décider de qui entre dans le
pays. Beaucoup d’électeurs défendent
une réduction de l’immigration nette
dans son ensemble mais la plupart
d’entre eux sont favorables à l’aug-
mentation du nombre de personnes qui
travaillent dans le système de santé
public, dans les secteurs agricoles et
dans l’éducation. »
Les deux chercheurs expliquent
aussi cette évolution des mentalités par
les conséquences des nouvelles condi-
tions d’acquisition d’un visa de travail :
un plancher salarial de 26 200 livres
sterling par an (30 500 euros), que le
gouvernement a prévu d’accroître à
38 700 livres sterling (45 100 euros) au
printemps 2024 pour tous les secteurs
sauf la santé et les soins à la personne.
Ainsi, estiment Menon et Stowers, « les
Mauvais perdants
N OmbrE d’entreprises appellent,
à l’inverse, au rapprochement avec
l’Union. « Pour renforcer la pérennité de
nos usines de fabrication, le Royaume-
Uni doit examiner ses accords com-
merciaux avec l’Europe, a réclamé à la
mi-mai le groupe Stellantis. Si le coût
de fabrication des véhicules électriques
au Royaume-Uni devient non compéti-
tif et non viable, les entreprises ferme-
ront leurs portes. » Derrière lui, le sec-
teur automobile s’est mobilisé, avançant
que des centaines de milliers d’em-
plois seraient menacés. Comme il avait
défendu l’immigration communautaire
avant le Brexit, avec la quasi-totalité
des autres secteurs de l’économie, pour
contenir les salaires.
Malgré cette pression patronale,
l’éventualité d’une renégociation radi-
cale, qui conduirait à l’alignement sur
de nombreuses normes européennes,
paraît incertaine. « J’ai voté en faveur
du Brexit, a rappelé le premier ministre
Rishi Sunak le 21 novembre 2022,
devant la principale organisation patro-
immigrés non européens sont beaucoup
plus susceptibles de vivre à Londres – ou
dans des endroits où leur présence n’est
pas mal perçue – que dans les villes en
difficulté du nord de l’Angleterre » (10).
Focalisés sur l’immigration illégale, « les
responsables politiques ne semblent pas
avoir pris la mesure de ce changement
au sein de l’opinion publique », s’étonne
Robert Ford, professeur de science poli-
tique à l’université de Manchester.
M. Farage a ainsi présenté à la BBC en
mai dernier le nouveau système migra-
toire comme une « porte ouverte à tout
le monde ».
Si la phrase prononcée par M. Farage
sur l’échec du Brexit lors du même
entretien accordé à la télévision
publique a beaucoup fait jaser, elle visait
en fait l’incapacité des conservateurs à
concrétiser la promesse d’un tournant
ultralibéral. « Dès lors que vous regar-
dez des choses simples, comme l’impôt
sur les sociétés, a-t-il avancé, nous fai-
sons fuir les entreprises de notre pays.
Nous reprenons le contrôle, certes, mais
pour réglementer nos propres entre-
prises encore plus qu’elles ne l’étaient
lorsque nous étions membres de l’Union
européenne. » Un point de vue partagé
par les Brexiteers les plus radicaux du
Parti conservateur.
nale britannique. Je crois dans le Brexit
et je sais que le Brexit peut nous appor-
ter des choses, et nous apporte déjà
d’énormes retombées et de nouvelles
possibilités », parmi lesquelles « la
liberté en matière de réglementation ».
L’élection générale prévue au plus
tard pour le 28 janvier 2025 pourrait
certes changer la donne. Les conser-
vateurs perdront vraisemblablement le
pouvoir. Or, lors d’un débat à Montréal,
en septembre dernier, le dirigeant du
Labour Keir Starmer a déclaré qu’il ne
souhaitait pas accroître les différences
entre le Royaume-Uni et l’Union.
« Nous ne voulons pas supprimer les
normes environnementales, les normes
de travail pour les personnes qui tra-
vaillent, les normes alimentaires et tout
le reste. » Il est fort probable néanmoins
que le locataire annoncé du 10 Downing
Street s’en tiendra là dans un premier
temps. Malgré les dires des plus mau-
vais perdants parmi les remainers, mal-
gré le discours sur l’échec du Brexit,
l’opinion demeure hésitante. Plus hési-
tante en tout cas que ne le suggère la
lecture du Financial Times, du Guar-
dian et de la presse internationale qui
s’inspire de ces titres de référence.
(1) Edward Luce, « Mark Carney : “Doubling
down on inequality was a surprising choice”»,
Financial Times, Londres, 14 octobre 2022.
(2) George Parker et Chris Giles, «The deafening
silence over Brexit’s economic fallout », Financial
Times, 20 juin 2022.
(3) Iain Docherty et Donald Houston, « The
UK regional economy and the uneven impacts of
Brexit », UK in a Changing Europe, 30 juin 2023,
https://ukandeu.ac.uk
(4) Dominic Lawson, « Britain’s economic pro-
blems have little to do with Brexit (whatever the
BBC’s viral videos might say) », Daily Mail,
Londres, 31 octobre 2022.
(5) Chris Giles, « UK to have slowest growth of
G7 nations in 2023, says IMF », Financial Times,
19 avril 2022.
(6) John-Paul Ford Rojas, « Economists say UK
economic narrative has been “revised away” after
new figures show Britain bounced back from Covid
two years quicker than thought », Daily Mail, 2 sep-
tembre 2023. Cf. aussi « GDP monthly estimate,
UK : June 2023 », Office for National Statistics
(ONS), 11 août 2023, www.ons.gov.uk
(7) « UK payrolled employments by nationality,
region and industry, from July 2014 to December
2022 », Her Majesty Revenue & Customs (HMRC),
23 mars 2023, www.gov.uk
(8) Lire « La chasse aux serveurs est ouverte », Le
Monde diplomatique, décembre 2021.
(9) « Economist/Ipsos September 2015 Issues
Index », 30 septembre 2015, et « Ipsos Issues
Index », novembre 2023, www.ipsos.com
(10)Anand Menon et Sophie Stowers, « Immi-
gration and public opinion – more than a numbers
game ? », UK in a Changing Europe, 23 mai 2023.
JANVIER 2024 – Le Monde diplomatique
Au fil des ans, le mouvement islamiste a connu deux
mutations majeures. Il s’est renforcé sur le plan militaire
et sa direction établie à Gaza a pris l’ascendant sur ses
dirigeants installés à l’étranger. En lançant son attaque
sanglante du 7 octobre, l’organisation entend faire figure
d’unique défenseur de son peuple et compte jouer un rôle
politique central après la fin des combats.
Par Leila Seurat *
L ’un des aspects les plus frappants
– mais aussi les moins remarqués – de l’at-
taque menée par le Hamas contre Israël,
le 7 octobre 2023, tient à sa localisation.
Depuis une dizaine d’années, la bande de
Gaza avait cessé d’apparaître comme un
champ de bataille décisif pour la résis-
tance palestinienne. Les incursions récur-
rentes de l’armée israélienne, dont l’opé-
ration « Bordure protectrice » en 2014,
avaient acculé le mouvement islamiste
à une posture strictement défensive. Ses
tirs de roquettes se poursuivaient sporadi-
quement, mais sans parvenir à percer de
manière significative le « Dôme de fer »
– le très sophistiqué système de défense
antimissile déployé par Tel-Aviv depuis
2010. En proie à un blocus inflexible,
Gaza était coupée du reste du monde.
La zone de conflit la plus évidente
semblait se situer dans les territoires
occupés. Du fait de l’expansion des colo-
nies juives et des intrusions de colons et
de soldats dans les villages palestiniens,
la Cisjordanie – de même que les lieux
saints de Jérusalem – captaient toute l’at-
tention des médias internationaux. Pour
le Hamas comme pour les autres groupes
combattants, c’est là que se situait l’épi-
centre de la résistance. Les autorités
israéliennes en étaient elles-mêmes à
ce point convaincues qu’au matin du
7 octobre ses troupes n’avaient d’yeux
que pour la Cisjordanie, estimant que
l’enclave ne représentait pas de menace
sérieuse pour la sécurité du pays.
L’attaque du Hamas a radicalement
invalidé cette analyse. Pour lancer son
raid meurtrier, l’aile militaire à Gaza a fait
sauter le poste-frontière d’Erez et ouvert
plusieurs brèches dans la clôture de sécu-
rité. En massacrant plusieurs centaines de
civils et de militaires et en prenant deux
cent quarante personnes en otages, les
assaillants anticipaient à l’évidence une
riposte militaire d’envergure. Elle le fut
Autonomie de la branche militaire
E n tant qu’organisation politique et
militaire, le Hamas dispose de quatre
centres de pouvoir : Gaza, la Cisjor-
danie, les prisons israéliennes (où sont
détenus nombre de ses cadres) et la
direction extérieure, qui contrôle le
bureau politique. En 1989, au cours
de la première Intifada, la répression
* Chercheuse au Centre arabe de recherches et
d’études politiques (Carep) et chercheuse associée au
Centre de recherches sociologiques sur le droit et les
institutions pénales (Cesdip). Auteure de Le Hamas
et le monde, CNRS Éditions, Paris, 2015. Cet article
a d’abord été publié par Foreign Affairs sous le titre
«Hamas’s goal in Gaza. The strategy that led to the war
– and what it means for the future», 11 décembre 2023.
Les publications
du Monde diplomatique
au format numérique
www.monde-diplomatique.fr/boutique
| 18
Le Hamas revendique désormais
au-delà de toutes propor-
tions. L’offensive « Glaive
de fer » a causé la mort d’au
moins vingt mille personnes,
dont une grande majorité de
civils, et transformé la zone
© LAILA SHAWA – BRIDGEMAN IMAGES
la plus densément peuplée
du monde en un champ de
ruines. Elle a également
eu pour effet de replacer la
bande palestinienne sur les
radars des médias et de la
communauté internationale.
Après des années d’efface-
ment, le territoire est revenu
au centre de la confrontation
israélo-palestinienne.
La nouvelle centralité de Gaza sou-
lève d’importantes questions à propos
de la direction du Hamas. Récemment
encore, on présumait que le mouve-
ment islamiste était dirigé essentielle-
ment par ses figures historiques – exi-
lées d’abord à Amman puis à Damas, et
enfin à Doha depuis 2012. Mais ce pos-
tulat est en réalité périmé. Depuis au
moins 2017, date à laquelle M. Yahya
Sinwar en a pris les commandes à Gaza,
le centre de gravité de l’organisation
s’est rapproché de sa base. En plus
d’avoir rendu le territoire plus auto-
nome par rapport aux dirigeants instal-
lés à l’étranger, M. Sinwar a impulsé
une réorientation stratégique visant
à faire du Hamas une force combat-
tante. L’objectif consistait à reprendre
les attaques contre Israël et à recon-
necter l’enclave avec la lutte palesti-
nienne en général. Il s’agissait donc
de réagir plus fermement à la situation
en Cisjordanie et à Jérusalem, notam-
ment les tensions croissantes autour
de la mosquée Al-Aqsa. Loin de faire
disparaître la bande de Gaza, le blo-
cus israélien a créé les conditions qui
allaient finir par la rappeler à l’atten-
tion du monde.
israélienne avait contraint les dirigeants
du mouvement à se disperser en Jorda-
nie, au Liban et en Syrie, Damas deve-
nant son siège principal à partir du
début des années 2000.
De leur refuge à l’étranger, ces diri-
geants ont maintenu leur contrôle sur
les Brigades Izz Al-Din Al-Qassam, la
branche militaire du Hamas implantée à
Gaza. Ils ont réussi en outre à tisser des
liens diplomatiques avec des dirigeants
étrangers et à rallier le soutien d’un large
éventail de donateurs et d’organisations
de charité mais aussi de l’Iran, impli-
L’attaque du 7 octobre contre Israël a pris
LAILA SHAWA. – « Flag II » (Drapeau II), de la série « Walls of Gaza » (Murs de Gaza), 1992
qué dans cette aide depuis les débuts
du processus de paix d’Oslo au mitan
des années 1990. Durant cette période,
les dirigeants expatriés ont détenu la
part la plus cruciale du pouvoir. Cer-
tains d’entre eux, comme M. Khaled
Mechaal, le chef du bureau politique,
avaient grandi en exil. Depuis Amman,
puis Damas, M. Mechaal et ses pairs
dominaient le processus de décision.
L’aile militaire et les militants implan-
tés dans tous les territoires palestiniens
devaient accepter leurs orientations stra-
tégiques, même lorsqu’ils ne les approu-
vaient guère.
La préséance des dirigeants exté-
rieurs du Hamas commença à être
remise en question après l’assassinat
en 2004 par Israël de Cheikh Ahmed
Yassine, le fondateur et guide spirituel
du mouvement. Plusieurs facteurs per-
mirent alors à l’organisation gazaouie
de gagner en influence. Vinrent d’abord
la victoire du Hamas aux élections de
2006 et sa prise de contrôle de toute
la bande de Gaza en juin 2007, consa-
crées par la formation d’un gouverne-
ment. Lorsque Israël aggrava un peu
plus encore le blocus imposé après la
victoire électorale du mouvement, les
nouveaux « patrons » de l’enclave réus-
sirent à s’assurer un flux de revenus
grâce au commerce transitant par leur
réseau de tunnels clandestins, rendant
ainsi l’organisation moins dépendante
de l’appui financier de la diaspora.
En 2011, les révoltes populaires
des « printemps arabes » en général
et le soulèvement syrien en particu-
lier accélérèrent ce transfert de pou-
voir. Quand la guerre civile éclata en
Syrie, les dirigeants du Hamas basés
à Damas tentèrent d’abord une média-
tion entre le régime de M. Bachar
Al-Assad et les insurgés sunnites.
Mais ils rejetèrent l’injonction ira-
nienne à soutenir inconditionnelle-
ment le régime syrien, de sorte qu’ils
durent quitter le pays en février 2012.
M. Moussa Abou Marzouk, le numéro
deux du Hamas, s’installa au Caire,
tandis que M. Mechaal se replia sur
Doha, au Qatar, où il critiqua verte-
ment Téhéran et le Hezbollah pour
leur complicité avec M. Al-Assad. En
vertu de quoi l’Iran réduisit ses verse-
ments au Hamas, d’abord à l’été 2012,
puis en mai 2013, lorsque les Brigades
Al-Qassam affrontèrent les troupes
syriennes loyalistes et leur allié, le
Hezbollah, lors de la bataille de Qous-
seir. L’aide financière iranienne au
Hamas fondit de moitié, passant de
150 millions à moins de 75 millions
de dollars par an.
Ces frictions, combinées à l’éloi-
gnement de ses dirigeants historiques,
affaiblirent le leadership en exil. « La
rupture avec la Syrie a considérable-
ment aidé la direction gazaouie, recon-
naissait le porte-parole Ghazi Hamad
lors d’un entretien qu’il nous accorda
à Gaza en mai 2013. Je ne dis pas que
Gaza a renversé les dirigeants de l’ex-
térieur, mais il y a maintenant un rap-
port plus équilibré. » Autre atout pour
la direction gazaouie : malgré sa dis-
corde avec la Syrie, elle est parvenue à
maintenir des liens solides avec l’Iran.
C’était particulièrement vrai pour cer-
tains chefs des Brigades Al-Qassam,
comme M. Marwan Issa, le commandant
adjoint de la branche militaire à Gaza,
qui ne manquait jamais une occasion de
se rendre à Téhéran.
La montée en autonomie de celle-ci
était déjà décelable en 2006, lors de la
prise en otage du soldat israélien Gilad
Shalit. Le cerveau de l’opération était
Ahmed Al-Jabari, le commandant en
chef du bras armé de l’organisation,
qui, de concert avec M. Hamad, négo-
cia la libération du prisonnier en 2011.
Conformément au marché conclu avec
Israël, le jeune militaire fut relâché en
échange de la libération de 1 027 Pales-
tiniens emprisonnés en Israël. Nombre
d’observateurs de la scène proche-orien-
tale ont considéré cet accord très média-
tisé comme une victoire pour le Hamas.
Israël assassina Al-Jabari un an plus
tard, donnant le coup d’envoi à une nou-
velle opération militaire, appelée cette
fois « Pilier de défense ».
Les incessantes attaques de l’armée
israélienne sur la bande de Gaza ont
grandement contribué à renforcer les
Brigades Al-Qassam. Celles-ci pou-
vaient tirer prestige d’être en première
ligne dans la résistance à Israël, par
Manifestations populaires
M
. sinwar était déjà, dès les
années 1980, une figure respectée de
l’appareil militaire du Hamas. Il a passé
vingt-deux ans dans les prisons israé-
liennes, où il a contribué à bâtir la nou-
velle direction de l’organisation. Relâ-
ché en octobre 2011 dans le cadre de
l’accord Shalit, il incarne une concep-
tion proactive de la lutte armée pales-
tinienne : la conviction que seul le lan-
gage de la force peut convaincre Israël
d’ouvrir des négociations. Devenu
l’homme fort de Gaza, il se dépense
pour mettre sa vision en pratique.
Résolu à exploiter le contrôle exercé
sur le territoire par le Hamas pour
arracher des concessions à Tel-Aviv,
il continue de développer l’aile mili-
taire, faisant passer ses effectifs, selon
certains analystes, d’environ dix mille
opposition à ces dirigeants coupés du
terrain et suspectés de mener la belle vie
au Qatar. Preuve de l’importance prise
par la branche armée du mouvement,
trois membres des Brigades ont fait leur
entrée dans le bureau politique lors des
élections internes de 2017.
Le blocus draconien confère aussi à
Gaza la valeur d’un espace symbolique
de résistance et de sacrifice, ce dont les
dirigeants islamistes ne manquent pas de
tirer profit pour asseoir leur légitimité.
C’est ainsi qu’en 2012, à l’occasion de
la célébration des 25 ans du Hamas,
M. Mechaal se rend sur place pour la pre-
mière fois de sa vie. Dans un discours
« à la gloire des martyrs » et des mères
de « Gaza l’éternelle », il lance : « Je dis
que je suis de retour à Gaza, même si
en réalité c’est la première fois que je
m’y trouve, parce que Gaza a toujours
été dans mon cœur. »
Mais c’est surtout à partir de 2017
que l’enclave va prendre une place cru-
ciale sur l’échiquier interne de l’orga-
nisation. Cette année-là, M. Mechaal
est remplacé à la tête du bureau poli-
tique par M. Ismaël Haniyeh, jusque-là
responsable du Hamas dans la bande.
Cette succession va raviver les rela-
tions entre le Hamas et les Iraniens,
qui s’adressent désormais directement
à leurs interlocuteurs gazaouis. Pour
tout un ensemble de raisons, dont la
difficulté d’entrer à Gaza et d’en sortir,
entièrement dépendante du bon vou-
loir de l’Égypte, M. Haniyeh choi-
sit lui aussi de s’installer à Doha en
décembre 2019. Ce départ donne alors
un coup d’accélérateur à l’ascension
de M. Sinwar, un ancien commandant
des Brigades Al-Qassam qui lui dispute
son influence.
combattants dans les années 2000 à
trente mille voire davantage au tour-
nant de 2020.
Dans les rangs du Hamas, seul
M. Ahmed Youssef, un ancien conseil-
ler de M. Haniyeh, a exprimé publique-
ment des réserves sur la promotion de
M. Sinwar. Il craignait les retombées
d’un transfert trop absolu du pouvoir
décisionnel aux territoires palestiniens et
plaidait pour que la direction extérieure
garde le dernier mot. Il redoutait égale-
ment que les liens étroits de M. Sinwar
avec la branche armée du mouvement ne
se retournent contre le Hamas dans son
ensemble. Selon lui, cela pouvait don-
ner aux Israéliens un prétexte supplé-
mentaire pour ne considérer Gaza que
comme un nid de terroristes.

DE cOurt la DirEctiON à l’étraNgEr DE l’OrgaNisatiON
le leadership du mouvement palestinien
Mais M. Sinwar a prouvé qu’il
pouvait lui aussi faire preuve de réa-
lisme. En 2018 et 2019, il obtient un
léger desserrage du blocus israélien en
orchestrant la Marche du retour le long
de la barrière de démarcation. Le Hamas
a rapidement compris le fruit qu’il pou-
vait tirer de ces manifestations popu-
laires, qui mobilisèrent chaque semaine
des dizaines de milliers de Gazaouis
au seuil de la frontière pour protester
contre le blocus. Tandis que les mani-
festants désarmés sont pris pour cibles
par des snipers israéliens, les Brigades
Al-Qassam lancent roquettes et ballons
incendiaires vers le territoire israélien.
En réponse à cette pression stratégique,
Tel-Aviv accepte finalement une ouver-
ture limitée de certains postes-fron-
tières, ainsi qu’un déblocage de fonds
qataris destinés au paiement des fonc-
tionnaires de l’enclave.
Toutefois, malgré ces avancées,
nombre de Palestiniens à Gaza comme
en Cisjordanie demeurent sceptiques à
l’égard du Hamas, lui reprochant d’ex-
Symbole de la résistance
A u-DElà des frontières de Gaza,
l’influence du Hamas s’est développée
d’autant plus aisément que plusieurs
pays arabes – Bahreïn, Émirats arabes
unis, Maroc puis Soudan – venaient de
s’engager dans une normalisation de
leurs relations avec Israël. En ralliant le
processus des accords Abraham impulsé
par les États-Unis, les dirigeants de ces
pays témoignaient du peu d’importance
qu’ils accordaient à la menace de plus
en plus crédible d’une annexion de la
Cisjordanie par Israël. Aux yeux des
Palestiniens, un tel choix ne pouvait
apparaître que comme une trahison. Par
contraste, le Hamas était perçu comme
le seul véritable défenseur des victimes
de l’occupation en Cisjordanie comme
à Jérusalem.
Depuis 2021, celui-ci se range égale-
ment aux côtés des Palestiniens révul-
sés par les menaces qu’Israël fait peser
sur la mosquée Al-Aqsa, à Jérusalem,
symbole national de la Palestine. Dans
ce contexte, la sanglante attaque, appe-
lée « Déluge d’Al-Aqsa », par le Hamas
AUVERGNE - RHÔNE-ALPES
GRENOBLE. Le 10 janvier, à 18 h 30, à la
bibliothèque Centre-Ville : « Proche-Orient,
Israël, Iran, quels enjeux sur l’échiquier mon-
dial ? », avec Akram Belkaïd. (amd38gre@
gmail.com)
VALENCE. Le 14 janvier, à 17 h 45, au cinéma
Le Navire : projection, en avant-première, du
film La Ferme des Bertrand, suivie d’une
rencontre avec le réalisateur, Gilles Perret.
(suzanne.dejours@wanadoo.fr)
BRETAGNE
BREST. Le 9 janvier, à 19 heures, au Gra-
buge, « café-Diplo » autour de deux articles du
numéro de décembre : « Feu sur le droit de la
guerre » d’Anne-Cécile Robert et « Géopolitique
des abysses » de Didier Ortolland. (vibayard@
gmail.com)
QUIMPER. Le 9 janvier, à 19 heures, au pub
Le Ceili (salle du 1er étage), « café-Diplo »
autour du dossier « Politiques de la sécheresse »
(juin) et de l’éditorial d’Anne-Cécile Robert
«Tournant historique », dans Manière de voir,
n° 192, « Géopolitique – Un monde sur le pied
de guerre » (décembre-janvier). Le 23 janvier,
à 19 heures, au même endroit, « café-Diplo »
ploiter la Marche du retour pour faire
taire les critiques liées à sa conduite
autoritaire du pouvoir et de ne recou-
rir à la force que pour défendre ses
propres intérêts. En 2021, l’opportu-
nité se présente à M. Sinwar de restau-
rer sa crédibilité. Cette année-là, une
violente répression s’abattait sur les
Palestiniens en lutte contre les expul-
sions d’habitants dans le quartier de
Cheikh Jarrah à Jérusalem-Est. Le
20 mai, les Brigades Al-Qassam tirent
des milliers de roquettes en direction
d’Ashdod, d’Ashkelon, de Jérusa-
lem et de Tel-Aviv. Nombre d’Arabes
israéliens descendent spontanément
dans les rues de plusieurs villes en
solidarité avec les expulsés de Jéru-
salem, donnant l’occasion au Hamas
de renouer les liens avec les Palesti-
niens vivant hors de Gaza et de se pré-
senter comme le protecteur de la ville
sainte. Dès lors, le nom du porte-pa-
role des Brigades, M. Abou Obeïda,
sera scandé dans tous les rassemble-
ments palestiniens à Jérusalem et en
Cisjordanie.
relève de cette même logique d’user de la
force pour défendre les territoires palesti-
niens dans leur ensemble. Il est d’ailleurs
significatif à cet égard que la décision de
lancer les commandos à l’assaut d’Israël,
le 7 octobre, a été prise par le Hamas de
Gaza, sans la moindre implication de ses
dirigeants en exil.
Depuis le début de cette guerre, le
mouvement a déployé une stratégie
médiatique consistant à mettre en valeur
le rôle pivot de Gaza dans la lutte pales-
tinienne et à communiquer avec le monde
extérieur même au plus fort des combats.
En dépit des bombardements dévasta-
teurs, des incessantes coupures d’Inter-
net et de la destruction des infrastructures
de télécommunication sur l’ensemble du
territoire, les diffusions du Hamas réfu-
tant les communiqués de l’armée israé-
lienne n’ont jamais cessé. En partageant
jour après jour des témoignages filmés
de l’horreur des bombardements, et en
répondant point par point aux éléments
de langage d’Israël sur les civils utili-
sés comme « boucliers humains » ou
les « bases terroristes » cachées dans les
hôpitaux, le Hamas est parvenu à ne pas
laisser le champ totalement libre à la pro-
pagande de son ennemi.
autour de deux articles : « En Argentine, la
droite rugit mais innove peu » d’Anne-Domi-
nique Correa (octobre) et « Géopolitique des
abysses » de Didier Ortolland (décembre).
(amd29quimper@gmail.com)
RENNES. Le 9 janvier, à 18 h 45, au café des
Champs libres : « Pourquoi tous ces putschs
en Afrique ? », avec Tangi Bihan. Le 17 jan-
vier, à 18 h 15, faculté de droit de l’université
Rennes 1 : « Êtes-vous (vraiment) en sûreté ?
Le droit comme outil d’autodéfense démocra-
tique », avec Vincent Sizaire. (amd.rennes@
gmail.com)
CENTRE - VAL DE LOIRE
TOURS. Le 12 janvier, à 20 h 30, au Foyer
des jeunes travailleurs : « La guerre de Gaza ».
Le 25 janvier à 19 heures et le 29 janvier à
11 heures, sur Radio Béton (93.6), présentation
du Monde diplomatique du mois. (pjc.arnaud@
orange.fr)
GRAND-EST
MOSELLE. Le 11 janvier, à 18 h 30, petite salle
des Coquelicots à Metz : « Le Larzac, un labora-
toire foncier pour la réinvention de la propriété
privée ». Le 16 janvier, à 20 heures, forum de
l’Institut régional du travail social de Lorraine
(IRTS) au Ban-Saint-Martin : « L’Afrique dans
l’histoire », avec Anne Lafont, historienne de
l’art. (christopher.pollmann@univ-lorraine.fr)
HAUTS-DE-FRANCE
LILLE. Le 16 janvier, à 18 h 30, au Café
citoyen : discussion des Amis et lecteurs autour
des articles du Monde diplomatique du mois.
(amdnord@yahoo.fr)
ÎLE-DE-FRANCE
PARIS. À l’initiative des AMD de Paris,
visioconférence, le 9 janvier, à 18 h 30 : « L’en-
vers du miracle sud-coréen » avec Renaud Lam-
bert. Lien à retrouver sur le site de l’association.
Le 20 janvier, à 15 h 30, aux Amarres : projec-
tion du film La Cravate suivie d’un débat avec
3, avenue Stephen-Pichon, 75013 Paris.Tél. : 01-53-94-96-66 www.amis.monde-diplomatique.fr
Les dirigeants installés à Doha ne
semblent pas avoir participé à cette
campagne de communication orches-
trée depuis Gaza. À l’époque de l’offen-
sive israélienne « Plomb durci » de 2008
et 2009, c’était au président du bureau
politique de commenter les événements
depuis Damas. À présent, cette fonc-
tion incombe à un commandant mili-
taire (M. Abou Obeïda) présent sur le
terrain. Il ne fait plus guère de doute
que M. Sinwar et les autres dirigeants
gazaouis méprisent cordialement leurs
collègues de l’extérieur, qui se prélassent
au Qatar pendant qu’eux-mêmes sont
sous les bombes.
Seule exception au tableau, les repré-
sentants du Hamas au Liban ont pris une
part active à la guerre de l’information.
M. Oussama Hamdan, l’ancien respon-
sable des affaires étrangères de l’organi-
sation et aujourd’hui l’une des figures-
clés du bureau politique, a multiplié
les conférences de presse à Beyrouth
pour contrer le récit de guerre israé-
lien. Contrairement à d’autres chefs
du Hamas, inquiets de la proximité de
M. Sinwar avec les Brigades Al-Qas-
sam, M. Hamdan juge parfaitement natu-
relle la convergence du politique et du
militaire. Et il partage cette conviction
que seule la violence peut faire avancer
la cause palestinienne. Dans une inter-
view qu’il nous a accordée à Beyrouth en
2017, il faisait valoir non sans ironie que
le Hamas avait à cet égard un point com-
mun avec les dirigeants israéliens, notant
que les premiers ministres « Netanyahou,
Rabin, Barak ou Pérès avaient tous été
des seigneurs de guerre avant d’endosser
des responsabilités politiques ».
Dans ses déclarations, M. Hamdan
s’emploie régulièrement à présenter
la guerre contre Israël non comme une
affaire du Hamas, mais comme une lutte
générale pour la libération de tous les
Palestiniens. Selon lui, l’attaque du
7 octobre n’a pas été sans bénéfices :
elle a provoqué la libération de plu-
sieurs détenus palestiniens, la confron-
tation des troupes au sol israéliennes
avec une situation difficile sur le ter-
rain et l’évacuation de la population
israélienne hors des villes bordant la
frontière libanaise et de certaines zones
proches de Gaza. Il prétend que ce sont
les obstacles rencontrés au cours de
leur campagne militaire à Gaza qui ont
contraint les Israéliens à consentir à une
trêve puis à relâcher des prisonniers
palestiniens en échange de plusieurs
Grégory Rzepski, autour de l’article « Politique
française, l’ère du vide » (décembre). Le 24 jan-
vier, à 19 heures, à la Bourse du travail (salle
Hénaff) : « Les enjeux de la traque de Julian
Assange et de WikiLeaks », avec Stefania Mau-
rizi, Mathias Reymond (Acrimed), Anne-Cécile
Robert et Denis Robert (Blast). (amis.diplo75@
gmail.fr)
VERSAILLES. Le 20 janvier, à 15 heures,
salle polyvalente de la Maison de quartier
Chantiers : table ronde et film documentaire
sur le combat des femmes afghanes. (evele-
veque@wanadoo.fr)
NOUVELLE-AQUITAINE
POITIERS. Le 9 janvier, à 20 heures, au super-
marché coopératif Le Baudet : réunion des Amis
et lecteurs du Monde diplomatique. (dominique.
leblanc@wanadoo.fr)
PYRÉNÉES-ATLANTIQUES. Le 24 janvier,
à 20 h 30, au cinéma de Mourenx : projection
du film de Coline Grando Le Balai libéré, sui-
vie d’un débat avec Sylvain Leder. Le 30 jan-
vier, à 20 heures, à l’amphithéâtre de la prési-
dence de l’université de Pau : « Pourquoi tant
de votes pour le Rassemblement national dans
les classes populaires ? », avec Willy Pelletier.
(parrabieaubies@free.fr)
OCCITANIE
AUDE. Le 8 janvier, à 20 heures, au cinéma
Le Colisée à Carcassonne : projection du film
La Spirale, suivie d’un débat avec la réalisa-
trice, Neus Viala. Le 21 janvier, à 14 heures, tou-
jours au cinéma Le Colisée : projection du film
La Ferme des Bertrand, suivie d’une rencontre
avec le réalisateur, Gilles Perret. Le 23 janvier,
à 18 heures, à la médiathèque de Conques-sur-
Orbiel : « Soutenabilité de la croissance ou du
développement durable », avec David Cayla.
Le 24 janvier, à 18 heures, au Bistrot à Carcas-
sonne : « Occitanie, un terreau pour l’extrême
droite ? », avec Grégory Rzepski. Le 30 janvier,
à 20 heures, au cinéma Le Colisée à Carcas-
sonne : projection du film de Coline Grando
19 | LE MONDE diplomatique – JANVIER 2024
otages. Et il assure que la reprise des
bombardements, le 1er décembre, est
due au fait que l’armée israélienne a
échoué à atteindre ses objectifs durant
la première phase de la guerre.
Cette présentation des choses a reçu
un accueil mitigé dans certains médias
arabes officiels, notamment en Arabie
saoudite, traditionnellement hostile au
Hamas. Mais on ne peut nier que les
déclarations de MM. Abou Obeïda et
Hamdan ont produit un impact sensible
non seulement sur les mondes pales-
tiniens, mais aussi sur les populations
arabes des pays voisins, où la sympathie
pour le mouvement pourrait bien être
plus forte aujourd’hui qu’avant la guerre.
Les bombes ou l’exode
P Our les Palestiniens, le calvaire de
la population de l’enclave a eu pour effet
également de raviver le traumatisme.
Présenté par les services de communi-
cation israéliens comme une mesure de
protection humanitaire, le déplacement
forcé des habitants de la ville de Gaza
vers le sud de la bande côtière – accom-
pagné de l’annonce par le gouvernement
de M. Benyamin Netanyahou d’un pro-
jet de relocalisation de la population
gazaouie dans le désert du Sinaï – a ren-
voyé nombre d’entre eux à la longue
série des expulsions amorcée en 1948.
Les bombes ou l’exode : le spectre d’une
telle alternative est d’autant plus frap-
pant que la plupart des habitants de Gaza
appartiennent à des familles qui ont dû
quitter leurs terres à la suite de la créa-
tion de l’État d’Israël. Pour ces fils ou
petits-fils de réfugiés, dont des centaines
de milliers ont refusé de quitter la par-
tie nord du territoire, l’histoire paraît se
répéter. À leurs yeux, la seule manière
d’échapper au cauchemar d’une seconde
Nakba est de rester coûte que coûte à
Gaza, aussi détruite soit-elle.
Alors que l’enclave était à nouveau
sous les bombes après une trêve de sept
jours, Israël et les États-Unis ont conti-
nué d’évaluer les différents scénarios envi-
sageables pour le « jour d’après ». Bien
que les deux alliés aient des vues diffé-
rentes sur de nombreux sujets, parmi les-
quels l’éventualité d’un gouvernement
unique dirigé par le président de l’Auto-
rité palestinienne Mahmoud Abbas, qu’Is-
raël refuse, ils se rejoignent sur l’objec-
Le Balai libéré, suivie d’un débat. (contact@
amisdiplo11.org)
MONTPELLIER. Le 25 janvier, à 19 heures,
salon du Belvédère au Corum : « Occitanie, un
terreau pour l’extrême droite ? », avec Grégory
Rzepski. Le 26 janvier, à 19 heures, à La Carma-
gnole : rencontre avec Stefania Maurizi autour
de son ouvrage L’Affaire WikiLeaks (Agone).
(janinerobert@wanadoo.fr)
PERPIGNAN. Les AMD 66 se réunissent
chaque troisième jeudi du mois, à 19 h 15, au
Casal de Perpinyà, pour discuter du dernier
numéro du Monde diplomatique. (amisdi-
plo66@gmail.com)
TOULOUSE. Le 20 janvier, à 15 heures, à l’N7 :
« Que peuvent les syndicats au XXie siècle ? »,
table ronde animée par Jean-François Simo-
nin. Le 23 janvier, à 18 heures, salle du Séné-
chal : « Occitanie, un terreau pour l’extrême
droite ? », avec Grégory Rzepski. Le 25 jan-
vier, à 18 heures, librairie Ombres blanches :
rencontre avec Stefania Maurizi autour de son
ouvrage L’Affaire WikiLeaks (Agone). (jpcre-
moux@orange.fr)
PAYS DE LA LOIRE
ANGERS. Le 23 janvier, à 18 heures, à la
faculté de droit, rencontre-débat avec Didier
Billion pour son livre (coécrit avec Christophe
Ventura) Désoccidentalisation. Repenser l’ordre
du monde (Agone). (mfranssen@orange.fr)
LA ROCHE-SUR-YON. Le 6 janvier, à
10 heures, au Champ libre, « café-Diplo » autour
de trois articles du numéro de décembre : « Les
bavards de la “Grande Muette”» de Romain
Mielcarek, « Politique française, l’ère du vide »
de Grégory Rzepski et « Calculer et punir, l’es-
sor de la justice algorithmique aux États-Unis »
de Raphaël Kempf. (michelmerel54@laposte.
net)
NANTES. Le 18 janvier, à 19 heures, au Cha-
peau rouge, « café-Diplo » autour de trois
articles du numéro de décembre : « Comment
l’Équateur est descendu aux enfers » de Maurice
Avec son attaque du 7 octobre, le Hamas
a démontré qu’Israël n’était pas invulné-
rable, affaiblissant un peu plus l’Autorité
palestinienne et l’Organisation de libé-
ration de la Palestine (OLP), auxquelles
de très nombreux Palestiniens reprochent
leur inaction. En dépit des atrocités
commises et de la riposte cataclys-
mique qu’elle a déclenchée, l’opération
« Déluge d’Al-Aqsa » a réinscrit la lutte
de libération dans le registre du concret.
En poussant Israël à se lancer dans une
invasion dévastatrice, cette attaque a
remis Gaza sous les projecteurs et rap-
pelé à la communauté internationale les
réalités de l’occupation israélienne. Cela
pèsera lourd sur l’avenir des Palestiniens
comme des Israéliens.
tif d’éradiquer le Hamas. Mais ce but de
guerre se méprend sur la réalité actuelle du
mouvement. Jusque-là, en dépit d’un mas-
sacre qui se prolonge depuis plus de deux
mois, perpétré par l’une des armées les
plus puissantes du monde, rien ne suggère
l’éradication du Hamas. Non seulement
il a réussi à se maintenir en vie, mais il a
aussi affirmé sa complète autonomie, par
rapport à sa direction extérieure comme
par rapport à ses alliés arabes et à l’Iran,
lequel ne fut pas même averti de l’attaque
du 7 octobre. Sa capacité à demeurer une
force active après dix semaines d’invasion
et de bombardements, avec un commande-
ment toujours opérationnel, une présence
médiatique et un réseau de soutien, fra-
gilise bien des arguments échangés à la
table des discussions sur la future gouver-
nance de Gaza.
Tandis que ses forces ont échoué
pour l’instant à atteindre leurs objec-
tifs, Israël a accentué la répression mili-
taire en Cisjordanie au moyen de raids
quotidiens meurtriers, d’arrestations
de masse et d’exactions diverses. Cette
situation risque de dégénérer en une
guerre sur deux fronts, alors même que
Tel-Aviv s’emploie depuis des années
à séparer Gaza des territoires occupés.
Elle suggère aussi que l’armée israé-
lienne va sans doute continuer à aider
le Hamas à réaliser son plan : la jonction
de Gaza avec la lutte globale de libéra-
tion de la Palestine.
Leila Seurat.
(Traduit de l’anglais par Olivier Cyran.)
Lemoine, « Les quatre degrés de l’Apocalypse »
d’Alain Grandjean, Claude Henry et Jean Jouzel
et « Calculer et punir, l’essor de la justice algo-
rithmique aux États-Unis » de Raphaël Kempf.
(claudie.desfosses@orange.fr)
PROVENCE-ALPES-CÔTE D’AZUR
AIX-EN-PROVENCE. Le 25 janvier, à
20 h 30, au Théâtre de la Maison des jeunes et
de la culture Jacques-Prévert : projection en
avant-première du film Nous n’avons pas peur
des ruines, suivie d’un débat avec le réalisateur,
Yannis Youlountas. (d.bruet@orange.fr)
AVIGNON. Le 19 janvier, à 18 h 30, au Fenouil
à vapeur : « Le malaise postcolonial et le désen-
chantement décolonial », avec El Hadj Souley-
mane Gassama, dit « Elgas ». (ballaylavallee@
gmail.com)
MARSEILLE. Le 25 janvier, à 19 heures, à
la librairie Transit : rencontre avec Christophe
Ventura pour son livre (coécrit avec Didier Bil-
lion) Désoccidentalisation. Repenser l’ordre
du monde (Agone). Le 27 janvier, à 16 h 30,
à la librairie Maupetit : rencontre avec Stefa-
nia Maurizi pour son livre L’Affaire WikiLeaks
(Agone). Le même jour, à 19 h 30, au cinéma
Le Gyptis : projection du film de Clara López
Rubio et Juan Pancorbo Hacking Justice, suivie
d’un débat avec Stefania Maurizi et Cédric Vil-
lani. (gerald.ollivier1@gmail.com)
HORS DE FRANCE
GENÈVE. Le 9 janvier, à 18 h 30, à la Maison
des associations : « café-Diplo » autour du dos-
sier « Gaza, l’onde de choc » (décembre). (gar-
dondenis@gmail.com)
ROME. Le 26 janvier, à 19 heures, à la Libre-
ria Stendhal, librairie française de Rome : ren-
contre avec Didier Billion pour son livre (coécrit
avec Christophe Ventura) Désoccidentalisation.
Repenser l’ordre du monde (Agone). (giancarlo.
rossi@rai.it)
JANVIER 2024 – LE MONDE diplomatique
| 20
FacE au Hamas, lE gOuvErNEmENt NEtaNyahOu Exclut tOutE sOlutiON pOlitiquE

L’erreur stratégique d’Israël

Le 7 octobre, Israël a subi un traumatisme majeur Pour la première fois depuis 1973,
la mobilisation générale est décrétée,
avec l’attaque du Hamas contre la population civile et 360 000 réservistes sont rappelés. Israël
des sites militaires. L’une des causes de cet événement passe à l’offensive, avec pour objectif
la destruction des capacités militaire et
tragique est le refus de ses dirigeants de favoriser une politique du Hamas ainsi que la libé-
réponse politique à la question palestinienne. La guerre ration des otages détenus à Gaza. À la
suite d’une intense campagne de bom-
menée actuellement à Gaza au prétexte d’annihiler le bardements aériens, une vaste opéra-
tion terrestre débute, soutenue par l’ad-
Hamas est porteuse de futurs drames. ministration américaine et plusieurs
États occidentaux. Un pont aérien mas-
sif approvisionne l’armée israélienne
Par Charles Enderlin * en missiles et munitions issus des
arsenaux américains. Le 9 décembre,
recevoir l’aide américaine ? » Seuls
35 % des Juifs interrogés ont répondu
par l’affirmative, 52 % refusent une
telle option (6). « Les Israéliens ne
sont pas particulièrement ébranlés par
les destructions à Gaza car l’opinion
est chauffée à blanc, estime la profes-
seure Tamar Hermann, qui a codirigé
cette enquête. Chaque jour on apprend
que des otages ont été tués, et puis
nos soldats meurent au combat. Selon
moi, il aurait été préférable que l’ar-
mée utilise des moyens plus sophis-
tiqués et moins destructeurs, afin de
veiller à l’éthique du combat d’Israël.
(Knesset), plusieurs familles, dont les
parents ont été assassinés par le Hamas,
se sont installées dans une tente en
jurant d’y rester aussi longtemps que
le gouvernement Netanyahou n’aura
pas démissionné. M. Yaacov Godo,
74 ans, père endeuillé, en a pris l’ini-
tiative. Son fils Tom, 52 ans, a été tué
le 8 octobre par les assaillants dans sa
maison du kibboutz Kissoufim en pro-
tégeant son épouse et leurs trois filles,
qui ont été sauvées. Militant de l’or-
ganisation Looking the Occupation
in the Eye (« Regarder l’occupation
dans les yeux »), M. Godo participait

I
l a beaucoup neigé sur Jérusalem, ce
15 mars 2003, et M. Avi Dichter, alors
patron du Shin Beth, le service de ren-
seignement intérieur israélien appelé
aussi « Shabak », doit faire une par-
tie du trajet à pied pour se rendre chez
M. Matti Steinberg, dans le quartier
de Beit Hakerem. Il doit lui annoncer
qu’il ne veut plus de ses services. Ce
faisant, il se prive du meilleur spécia-
liste du dossier palestinien (1) qui, au
fil des décennies, a été successivement
l’analyste principal du Mossad, des
renseignements militaires puis du Shin
Beth. À contre-courant de la politique
gouvernementale, l’expert a critiqué le
rejet par le premier ministre Ariel Sha-
ron de l’initiative pour la paix présen-
tée en mars 2002 au sommet de la Ligue
arabe de Beyrouth par le roi Abdallah
Al-Saoud (2). Ce plan, qui demeure à
ce jour la position officielle de la Ligue,
propose la normalisation définitive entre
Israël et ses voisins arabes en échange
d’un retrait total d’Israël des territoires
occupés en juin 1967.
Mettant aussi en cause la politique de
liquidations ciblées de dirigeants pales-
tiniens, M. Steinberg est surtout per-
suadé que la direction politique met le
pays en danger en considérant la situa-
tion uniquement sous l’angle sécuri-
taire. Selon ses analyses, seule la créa-
tion d’une Palestine indépendante peut
permettre à Israël de demeurer un État
juif et démocratique. Désormais univer-
sitaire renommé, M. Steinberg n’a eu
La vengeance n’est pas une politique
à Gaza, le bilan était, selon le minis- Mais je doute que cela ait changé quoi de manière régulière à la protection
tère de la santé sous contrôle du Hamas, que ce soit à l’opinion internationale des bergers palestiniens attaqués par
de cesse de faire entendre sa voix au de 20 000 Palestiniens tués, parmi les- envers le pays. » des colons dans la vallée du Jourdain.
cours des deux dernières décennies. En quels 7 000 enfants (5). D’après l’Or- « Cette guerre est inutile, affirme-t-il.
2005, il a tenté, sans succès, de faire ganisation des Nations unies (ONU), Pour sa part, M. Steinberg s’avère Elle aurait dû se terminer depuis long-
comprendre aux décideurs militaires et 18 % des habitations sont endomma- très critique de l’action gouverne- temps. Elle n’a pas d’objectif défini. Il y
politiques que le démantèlement unila- gées ou détruites. Après plusieurs mentale. «Au-delà des considérations a les terribles destructions à Gaza avec
téral des colonies de Gaza décidé par semaines de soutien actif, le président morales et juridiques, il faut dire que, ce nombre de civils innocents tués qui
Sharon conduirait à une catastrophe des États-Unis a fini par hausser le ton en l’absence de stratégie, la vengeance dépasse l’entendement. Il y a aussi nos
stratégique. Pourquoi un tel choix a-t-il le 12 décembre : « Ces bombardements ne peut être une politique. Laisser la soldats qui tombent au combat. Rame-
été fait ? À l’époque, M. Dov Weiss- aveugles font perdre à Israël son sou- bride sur le cou à l’armée face à la ner les otages, c’est bien sûr l’objectif
glas, avocat et proche conseiller du pre- tien international, a prévenu M. Joseph population civile de Gaza représente suprême, mais je ne vois pas comment
mier ministre, avait vendu la mèche en ce gouvernement et celui qui est à sa
révélant au quotidien Haaretz les véri- tête en seraient capables. »
tables intentions du gouvernement : « Le
[retrait de Gaza] signifie le gel du pro- Soutenus par de nombreux
cessus politique. Et, lorsque vous gelez Israéliens, les manifestants,
ce processus, vous empêchez la création parmi lesquels on compte
d’un État palestinien et toute discussion aussi M. David Agmon,
sur les réfugiés, sur les frontières, et sur général de brigade réser-
Jérusalem » (8 octobre 2004). Dans la viste qui fut le pre-
foulée de ce retrait, le gouvernement mier chef de cabinet de
israélien a refusé le renforcement de M. Netanyahou en 1996,
la police de l’Autorité palestinienne à subissent les insultes et
Gaza et interdit, en juillet 2007, à l’ar- menaces de militants du
mée israélienne d’épauler cette même Likoud qui les traitent de
police lors du coup de force du Hamas « traîtres gauchistes ». Un
pour prendre le contrôle de l’enclave. partisan du premier ministre
Du point de vue des responsables israé- a même tenté d’incendier leur
liens, militaires et politiques, le choix du tente avant d’être arrêté par la
statu quo conduisait à laisser l’organi- police. Des attaques du même
sation islamiste gérer son territoire, tout genre de la part de partisans
en affaiblissant l’Autorité palestinienne, de la droite et de l’extrême
présidée par M. Mahmoud Abbas à par- droite ciblent aussi l’organisa-
tir de Ramallah, en Cisjordanie. C’était tion des familles d’otages. Les
oublier, explique M. Steinberg, que pour sionistes messianiques voient
le Hamas, mouvement fondamentaliste, la guerre comme un signe de
Gaza et l’ensemble de la Palestine sont l’imminence de la Rédemption.
une terre d’Islam dont le centre est la Le professeur Yoel Ellitzour a
sainte mosquée d’Al-Aqsa, à Jérusalem. publié, sur Srugim, un site
Internet du sionisme religieux,
un article expliquant que le mas-
sacre du 7 octobre faisait partie
d’un plan divin pour punir les

R EvENu au pouvoir en 2009, M. Ben-

yamin Netanyahou a poursuivi cette
ciper la prophétie. Le 25 août dernier,
M. Saleh Al-Arouri, vice-président du
Israéliens « qui ont renoncé à
l’immensité du pays et aux villes
de [leurs] ancêtres et choisi des
© ADAGP, PARIS, 2023 - BRIDGEMAN IMAGES

stratégie du maintien du Hamas au pou-
voir à Gaza, en autorisant, par exemple,
le Qatar à le financer. En 2019, il expli-
quait aux députés du Likoud que toute
personne qui veut empêcher la création
d’un État palestinien doit soutenir le
renforcement et le transfert de fonds au
Hamas (3). Formant, en décembre 2022,
le gouvernement le plus annexionniste
de l’histoire d’Israël, le premier ministre
a donné les clés de la colonisation à
M. Bezalel Smotrich, en le nommant
ministre des finances ainsi que ministre
délégué à la défense – et à ce titre res-
ponsable de l’administration civile de
la Cisjordanie. En 2017, ce colon mes-
sianique avait publié un plan destiné,
selon lui, à assurer la victoire d’Israël.
En réalité, une véritable déclaration de
guerre au mouvement palestinien. Le
plan offrait aux «Arabes de Judée-Sa-
marie », autrement dit de Cisjordanie, le
choix de « rester et vivre en tant qu’in-
dividus dans l’État juif » tout en posant
cette condition : « Celui qui ne veut ou
ne peut renoncer à ses ambitions natio-
nales recevra une aide pour lui per-
mettre d’émigrer vers un des nombreux
États arabes. »
Tout en se consacrant à ses activités
universitaires, M. Steinberg suit de près,
et avec inquiétude, les réactions pales-
tiniennes à ces développements. Sur
les sites Internet du Hamas, il relève
un emballement des discours eschato-
logiques. Si le cheikh Ahmed Yassine
(1937-2004), fondateur de l’organisa-
tion, avait annoncé que l’« entité sio-
niste » disparaîtrait en 2027, l’ancien
analyste du Shabak note que les théolo-
giens du Hamas semblent décidés à anti-
* Journaliste, Jérusalem. Auteur d’Israël. L’agonie
d’une démocratie, Seuil, Paris, 2023.
bureau politique du Hamas et cofonda- valeurs vaines en s’adonnant à
teur de sa branche armée, les Brigades des abominations sexuelles ». À
Izz Al-Din Al-Qassam, déclare sur une la suite des vives réactions pro-
chaîne de télévision libanaise proche du voquées par ce texte, il a dû le
Hezbollah : « Bezalel Smotrich veut un retirer. Mais, dans ce milieu,
conflit majeur qui lui permette de dépla- l’idée de relancer la colonisa-
cer les Palestiniens de la Cisjordanie tion dans Gaza fait son chemin.
et des territoires palestiniens occu- Tomer Persico, chercheur à l’Ins-
pés en 1948. Je vois devant nous une titut Shalom-Hartman, craint,
étape imminente où nous mènerons une pour l’après-guerre, un renfor-
bataille intense, mais dont le résultat cement de la droite nationaliste
aura un impact majeur sur la situation JOE TILSON. – « 9 Elements », 1963 et de la religiosité. « Le conflit
en Palestine et dans la région (4). » Dans actuel va déboucher sur un pro-
cet entretien, M. Al-Arouri évoque seu- Biden, et Benyamin Netanyahou un danger pour Israël. En poussant cessus politique régional, explique-t-il.
lement la Cisjordanie, sans dire un mot devrait changer son gouvernement, le leur principal ennemi à surréagir, les Si Israël l’accepte, il s’engagera dans
de Gaza. Une omission – délibérée ? – plus conservateur de l’histoire d’Is- organisations terroristes cherchent à le la voie de la réhabilitation, sinon il res-
qui a pu contribuer à détourner l’at- raël, qui comporte [le ministre de la délégitimer aux yeux de l’opinion inter- tera bloqué dans l’engrenage infernal
tention des services de renseignements sécurité nationale Itamar] Ben-Guir et nationale. Cela leur accorde en retour des années Netanyahou. Cela signifiera
israéliens quant à ce qui se préparait compagnie. Ils ne veulent rien qui s’ap- une forme de légitimité. Si Israël ne se l’isolement, l’effondrement économique
dans l’enclave… mais qui n’échappe proche de près ou de loin d’une solu- retire pas de Gaza, il va faire face à et social. »
pas à M. Steinberg. tion à deux États. Ils veulent non seu- une forme de guérilla omniprésente,
lement se venger de ce que le Hamas dont l’objectif sera de l’embourber (1) M. Matti Steinberg, qui a enseigné à Princeton
Le 7 octobre, très tôt le matin, Israël subit a fait, mais aussi de tous les Palesti- dans une situation identique à celle et à Heidelberg, a notamment publié « La Nakba
la plus grande défaite militaire de son his- niens. Ils ne veulent pas d’une solution qu’il a connue dans le sud du Liban. comme traumatisme. Deux approches palestiniennes
toire. Des milliers de miliciens armés fran- à deux États. » Cela représenterait une menace pour et leurs répercussions politiques », Le Débat, Paris,
chissent la barrière de sécurité construite les relations avec l’Égypte et la Jor- 2017, et In Search of Modern Palestinian Nation-
hood, Moshe Dayan Center - Syracuse University
autour de Gaza, investissent et conquièrent M. Netanyahou a réagi le jour même danie, pouvant aller jusqu’à remettre Press, Tel-Aviv, 2016.
les bases militaires avoisinantes. À l’occa- en réitérant son refus d’un État pales- en question les traités de paix avec ces
sion de Simhat Torah, la fête de la Torah, tinien. Pas question non plus d’accep- pays. Le Hamas en sortira renforcé. » (2) Lire Ignacio Ramonet, « La paix maintenant »,
Le Monde diplomatique, avril 2002.
l’état-major les avait dégarnies pour assu- ter l’installation à Gaza de l’Autorité
rer la sécurité des colons de Cisjordanie. palestinienne. « Je ne permettrai pas à Alors que se déroulent quotidienne- (3) Cf. Tal Schneider, « For years, Netanyahu
Après avoir tué et fait prisonniers des Israël de répéter l’erreur des accords ment les obsèques de militaires morts propped up Hamas. Now it’s blown up in our faces »,
The Times of Israel, Jérusalem, 8 octobre 2023.
dizaines de militaires, hommes et femmes, d’Oslo. Je ne permettrai pas l’entrée au combat à Gaza, ces considérations
les assaillants pénètrent dans vingt-deux à Gaza de ceux qui éduquent au terro- ne sont guère partagées par une opi- (4) La chaîne de télévision libanaise Al-Maya-
localités israéliennes pour y massacrer risme, soutiennent le terrorisme et le nion publique traumatisée par les évé- din, proche du Hezbollah, diffuse une longue inter-
view de M. Al-Arouri : « Nous sommes prêts pour
des habitants et enlever des civils de tous financent… Gaza ne sera ni le Hamas- nements du 7 octobre. Tous les same- une bataille globale et nous vaincrons Israël d’une
âges. Au 20 décembre, le dernier bilan de tan ni le Fatahstan. » dis soir, plus de cent mille personnes manière sans précédent » (en arabe), 25 août 2023,
cette attaque fait état, côté israélien, de se rassemblent devant l’esplanade https://palinfo.com/news/2023/08/25/847974
859 civils, 278 militaires et 44 policiers Quelle serait la réaction de la popu- du musée d’art de Tel-Aviv, baptisée (5) « Death toll in Gaza from Israeli attacks rises
tués, cela sans oublier 255 otages emme- lation israélienne en cas de crise avec « place des otages ». Elles manifestent to 17,700 – Health Ministry in Gaza », Reuters,
nés à Gaza (118 ont été libérés durant les États-Unis ? Lors d’un récent son- leur soutien aux familles des otages 9 décembre 2023.
la trêve de novembre). Près d’un millier dage, l’Israel Democracy Institute a qui, souvent au bord du désespoir, (6)Tamar Hermann et Or Anabi, « Israelis shar-
d’assaillants ont été tués. L’armée mettra posé la question suivante : « Israël exigent du gouvernement qu’il fasse ply divided on the question of a two-State solution
quatre jours à reprendre le contrôle total doit-il accepter le principe de la solu- de la libération de leurs proches sa in return for US assistance », The Israel Democracy
de la frontière. tion à deux États afin de continuer de priorité absolue. Devant le Parlement Institute, 5 décembre 2023, https://en.idi.org.il

POurra-t-ON cONtiNuEr DE flâNEr pENDaNt lEs JEux OlympiquEs ?
Des villes verrouillées au nom de la sécurité
Jeux olympiques, sommets internationaux, visites du
pape : les métropoles se battent pour accueillir de grands
événements. Soucieuses d’éviter incidents, attentats et
désordres, les autorités peaufinent la gestion sécuritaire
des rassemblements, une discipline héritée du siècle dernier.
Il s’agit désormais de restreindre les libertés publiques et
d’aménager l’espace pour mettre les foules en flux.
Par Thomas Jusquiame *
À paris, le 14 juillet 2023, pen-
dant que les regards se tournent vers le
défilé militaire des Champs-Élysées, un
autre spectacle se joue en coulisses : le
dispositif sécuritaire instauré par la pré-
fecture de police de Paris. Un premier
périmètre impose une interdiction par-
tielle de stationnement dans onze arron-
dissements sur les vingt que compte
la capitale. À mesure que l’on se rap-
proche du lieu où l’on célèbre la prise
de la Bastille, les restrictions augmentent
et les contrôles se resserrent ; circulation
interdite sur près de 5 kilomètres carrés,
treize stations de réseau express régio-
nal (RER) et de métro fermées pour limi-
ter les accès et contrôler les flux de per-
sonnes. Au centre, un arrêté préfectoral
interdit « tout rassemblement de nature
revendicative (1) » sur une aire d’environ
1,5 kilomètre carré et prévoit dix-neuf
points de filtrage avec fouille et palpation
des spectateurs, lesquels doivent renon-
cer au droit de transporter des bouteilles
en verre, de consommer de l’alcool, de
« dissimuler volontairement tout ou par-
tie de [leur] visage (2) ». Plusieurs cen-
taines de caméras de vidéosurveillance
et de drones dominent la scène.
Pour conjurer les risques de trouble à
l’ordre public, de délinquance et de ter-
rorisme, lors de grands événements poli-
« Des stades en état de siège »
L ’iNcONfOrt de la compartimentation
ainsi qu’une série de catastrophes ferro-
viaires, comme celle de 1842 sur le trajet
Paris-Versailles au cours de laquelle qua-
rante-deux personnes coincées dans des
wagons périssent brûlées, poussent les ges-
tionnaires des gares à repenser le cloisonne-
ment strict des flux de voyageurs. Il s’agit
aussi pour eux de concilier sûreté, contrôle
des usagers et rentabilité commerciale. «On
est passé d’un parcage disciplinaire de la
foule, très hermétique et directif, à des méca-
nismes de sécurité, misant sur l’autorégu-
lation et des contrôles ciblés, pour assurer
l’écoulement continu du flux de voyageurs»,
explique Florent Castagnino, maître de
conférences à l’Institut Mines-Télécom
Atlantique (IMT). Ce schéma se perpétue
jusqu’à nos jours pour sécuriser à la fois les
infrastructures accueillant du public (gares,
aéroports, etc.) et les grands événements
urbains. Mais leur ampleur et leur sophis-
tication ont considérablement augmenté,
comme le montrent les exemples du Stade
de France et l’organisation du G7 à Biarritz
en 2019. Dans les deux cas, la gestion des
foules ne consiste plus à protéger un espace
statique et cloisonné mais à assurer une
sécurisation dynamique des personnes qui
s’y trouvent, comme l’explique le célèbre
criminologue Alain Bauer(5).
Ciblé par une attaque terroriste en 2015,
le Stade de France représente un arché-
type d’infrastructure à risques, avec ses
80 000 places assises, ses croisements
délicats de supporteurs, etc. Conseillé par
un ancien lieutenant-colonel sapeur-pom-
pier, le constructeur a misé sur les tech-
niques de prévention situationnelle : on
aménage l’espace pour réduire les pro-
blèmes. Résultat, une zone tampon cein-
ture le stade à l’instar d’un glacis, ce ter-
rain découvert de l’architecture militaire
qui empêche les agresseurs de se mettre à
l’abri. Cette disposition renforce les capa-
cités d’observation et d’intervention des
forces de l’ordre. Recoins, angles morts et
mobilier urbain ont été éliminés ou réduits
à leur strict minimum pour contraindre
* Journaliste.
tiques, sportifs ou culturels, les autorités
multiplient ces opérations. Sur les lieux
de la manifestation, le contrôle des foules
implique un réaménagement temporaire
ou durable de l’espace ainsi qu’une limi-
tation de la liberté d’aller et venir direc-
tement calquée sur la sécurité aéro-
portuaire. Ce savoir-faire disciplinaire
s’enracine en partie dans une tradition
de rationalisation des flux portée dès le
xViiie siècle par les ingénieurs français
confrontés aux balbutiements de l’in-
dustrie. Au siècle suivant, les premiers
gestionnaires du chemin de fer s’en ins-
pirent pour dépasser leur « hantise » des
mouvements de foule (3) : un quadrillage
spatial empêche les individus de se pro-
mener librement sur les voies, limite la
formation d’attroupements – qui facili-
taient les vols – ou sépare les détenteurs
de billets des resquilleurs. Cette doctrine
de pacification de l’espace transforme la
gare en un bastion défensif. Clôtures et
barrières canalisent les voyageurs tandis
que des « commissaires de surveillance
administrative » orientent les publics
vers différentes salles d’attente – en
fonction de leur classe – dans lesquelles
on les enferme temporairement à clé (4).
Compartimenter les individus dans des
wagons ou des sas apparaît à l’époque
comme l’antidote au poison des mouve-
ments erratiques générateurs de dangers.
les individus à la mobilité. Nulle zone
d’ombre du fait de l’installation de puis-
sants lampadaires associés à des caméras
ostensibles.
Des portails escamotables orientables à
distance facilitent une partie du travail des
stadiers et de la police. Tels des véhicules
sur un échangeur autoroutier, les specta-
teurs peuvent, dans certains cas, être ache-
minés par trois accès de station de RER et
de métro qui débouchent sur des axes pié-
tons indépendants – ce qui permet d’éviter
la rencontre entre supporteurs adverses –,
et sont étroitement surveillés dès leur arri-
vée en gare jusqu’à leur installation dans
le stade. Située en périphérie de la capi-
tale, la configuration de ces « stades en
état de siège », pour reprendre l’expres-
sion de l’architecte Paul Landauer (6), se
déplace vers les centres-villes.
Avec quatre périmètres concentriques
marquant une intensification progressive
du contrôle, l’organisation du G7 à Biar-
ritz en 2019 a relevé de la mise sous clo-
che d’une partie de la ville. Pour accueil-
lir les chefs d’État, leurs délégations et
les journalistes (environ 8000 personnes),
le choix de la ville de Biarritz, fait par le
président Emmanuel Macron, ne devait
rien au hasard. De taille moyenne et avec
un nombre réduit d’habitants (25000), la
cité présentait l’avantage de n’accueillir ni
grande institution symbolisant l’autorité de
l’État, ni sièges sociaux de banques suscep-
tibles d’offrir une cible aux manifestants.
Chacune des quatre zones, stratégique-
ment délimitées par le ministère de l’in-
térieur, chargé de la sécurisation de l’évé-
nement, a joué un rôle spécifique. Pour
accéder au compartiment le plus critique
– nommé «zone du sommet» –, d’une sur-
face inférieure à 1 kilomètre carré, cha-
cun devait présenter une pièce d’iden-
tité et une accréditation, laquelle était
réservée aux seuls résidents et ayants
droit (commerçants, salariés, profession-
nels de santé, etc.). Les autorités avaient
interdit circulation automobile, baignade
et autres activités nautiques sur plus de
© NICOLAS MOULIN - COURTESY GALERIE VALENTIN
NICOLAS MOULIN. – De la série « Vider Paris », 2001
3 kilomètres de plage. Et neutralisé les
places de stationnement public. Dans le
second compartiment – la « zone de pro-
tection » de 1,5 kilomètre carré – ne cir-
culaient que les riverains et les ayants
droit à condition de disposer d’un badge.
L’ex-secrétaire général adjoint de la prési-
dence du G7, M. Jean-Christophe Moraud,
a indiqué avoir « stické » (ou « passé au
déminage») 22000 véhicules et trié sur le
volet 50 000 personnes pour leur délivrer
le sésame permettant de circuler dans l’un
des périmètres de protection (7).
Toutefois, le quadrillage spatial a lar-
gement dépassé les contours de la ville.
Outre la fermeture temporaire de la gare
et de l’aéroport, les barrages filtrants
installés à la frontière espagnole, un troi-
sième périmètre tenu par la gendarme-
rie permettait de contrôler tous les axes
routiers du triangle Biarritz-Bayonne-An-
glet. Enfin, le dernier périmètre filtrant
a concerné l’ensemble de l’Hexagone
dans la mesure où les services de rensei-
gnement français et ceux des pays limi-
trophes collaboraient pour intercepter les
personnes jugées dangereuses – l’État a
délivré 450 interdictions de territoire.
En prévision d’éventuels débordements
des manifestants anti-G7 installés dans
la ville voisine d’Hendaye, les autorités
ont réquisitionné 17 procureurs et libéré
300 cellules de garde à vue (8). Le budget
(officiel) de 36,4 millions d’euros d’un
tel déploiement apparaît faible comparé
aux 190 millions dépensés pour sécuri-
ser le G7 canadien en 2018 – un pays où
une prison entière fut vidée à l’occasion
du sommet des Amériques en 2001 (9). À
un détail près : le gouvernement français
a omis d’inclure dans la facture le coût
faramineux de la mobilisation des effec-
tifs de sécurité (10).
Présentés comme l’« événement sécu-
ritaire le plus important du monde en
temps de paix (11) » par M. Aldric Ludes-
cher, chef de la sécurité du Comité inter-
national olympique (CIO), les Jeux orga-
nisés à Paris l’été prochain promettent un
grand bond en avant dans la surveillance
et la gestion des foules : quinze millions
de visiteurs attendus dont 1 à 2 millions
d’étrangers, 35 sites de compétition dont
25 à Paris et sa région, 500000 spectateurs
pour la cérémonie d’ouverture et 8 mil-
lions dans les « fan zones ». Rien que la
délivrance et le contrôle des laissez-passer
pour 17 000 athlètes, 25 000 journalistes,
300 000 professionnels de la logistique
(dont 50 000 volontaires), sans oublier
les personnalités de marque dont 100 à
150 chefs d’État s’annoncent acroba-
tiques(12). Pareilles perspectives aiguisent
l’appétit des industriels autant qu’elles ali-
mentent l’angoisse des autorités.
Ces dernières s’emploient d’abord
à empêcher les frictions sociales et
urbaines : un dispositif d’expulsion de
sans-abri et de migrants acheminera les
indésirables dans des « sas » d’accueil
situés dans d’autres régions de l’Hexa-
21 | LE MONDE diplomatique – JANVIER 2024
gone tandis que des arrêtés préfecto-
raux interdiront la distribution alimen-
taire dans le nord de la capitale. À la
demande du ministre de l’intérieur, la
préfecture de police a lancé à Paris et
en Seine-Saint-Denis un plan dit « zéro
délinquance » avec une présence renfor-
cée des forces de l’ordre et une multipli-
cation des contrôles.
Les perspectives de liberté et d’ano-
nymat qui avaient alimenté l’attrait des
villes dans l’imaginaire collectif seront
anéanties pendant les Jeux, à en croire le
préfet de police. Fin novembre dernier,
M. Laurent Nuñez annonçait que des dis-
positions des lois antiterroristes régiraient
un large périmètre de protection lors de la
cérémonie d’ouverture. Ce dispositif d’ex-
« Démonstration de savoir-faire français »
C Es dispositifs fonctionnent-ils ? La
police loue leur efficacité dans les cas du
14-Juillet et du G7 (15) ; mais la pagaille
aux abords des stades défraie toujours
la chronique. Comme celle survenue au
Stade de France en mai 2022 en marge
d’un match de football Liverpool-Real
Madrid : l’affaire provoqua un incident
diplomatique entre Londres et Paris. Au
demeurant, l’essentiel est ailleurs. Pour
la chercheuse Myrtille Picaud, spécia-
liste des marchés urbains de la sécurité
numérique, ces moments de fête, et de
sponsoring, offrent aux industriels l’oc-
casion d’« une grande démonstration du
savoir-faire français à destination des
marchés extérieurs ». Mais il s’agira
aussi d’« expérimenter ce que l’on peut
faire techniquement et juridiquement, ce
que l’on pourra stabiliser dans le temps
ou non ». En plus de la vidéosurveil-
lance algorithmique qui sera alors offi-
ciellement déployée – elle est en réa-
lité utilisée en toute illégalité depuis des
(1) Préfecture de police, arrêté du 10 juillet 2023
n° 2023-00817 instituant un périmètre de protec-
tion et différentes mesures de police à l’occasion
du défilé militaire du 14 juillet 2023.
(2) Préfecture de police, arrêté du 12 juillet 2023
n° 2023-00838 portant mesures de police applicables
à Paris à l’occasion de la cérémonie gouvernementale
du 14 juillet 2023 à Paris.
(3) Florent Castagnino, « Les chemins de faire de
la surveillance : une sociologie des dispositifs de
sécurité et de sûreté ferroviaires en France », thèse
de doctorat, université Paris-Est, 2017.
(4) Georges Ribeill, « D’un siècle à l’autre, les
enjeux récurrents de la gare française », dans Isaac
Joseph (sous la dir. de), Villes en gares, L’Aube, La
Tour-d’Aigues, 1999.
(5)Alain Bauer, « Undefensible Space. Terro-
risme : sanctuariser les lieux ou protéger les per-
sonnes ? », 9 mai 2018, www.geostrategia.fr
(6) Paul Landauer, L’Architecte, la ville et la
sécurité, Presses universitaires de France, Paris,
2009.
(7) Hugo Robert, « Sécurisation des sommets
internationaux : retour d’expérience sur le G7 de
Biarritz et le G20 de Buenos Aires (Milipol) »,
22 novembre 2019, www.aefinfo.fr
(8) « Biarritz : les anti-G7 sont prêts, la justice
aussi », France 24, 20 août 2019.
ception aura été utilisé 612 fois entre le
1er novembre 2017 et le 30 avril 2021 (13),
soit presque un jour sur deux (14). Cou-
vrant 5 % de la surface totale de la capi-
tale, la zone sera interdite aux véhicules
des riverains, des hôpitaux ou cliniques,
des dépanneurs (ascenseurs, canalisations)
ou des transports de personnes handica-
pées. Les cyclistes y seront refoulés et les
piétons soumis à un filtrage. Un deuxième
périmètre de 20 kilomètres carrés (20 %
de la surface parisienne) verra la circula-
tion des véhicules motorisés entièrement
« neutralisée » – y compris les services
d’aide à domicile et les bus. Un dernier
périmètre autorisera les véhicules à cir-
culer sous réserve de pouvoir justifier de
son déplacement (accès au domicile, tra-
vail, rendez-vous médical, etc.).
années (16) –, un appel à projets accéléré
lancé en 2019 par l’Agence nationale de
la recherche (ANR) et le secrétariat géné-
ral de la défense et de la sécurité natio-
nale (SGDSN) vise à « développer les
meilleures solutions technologiques pour
répondre aux problématiques de sécu-
rité que posent ces événements d’enver-
gure ». Ces financements publics doivent
offrir « une opportunité pour la filière
des industries de sécurité en termes
de structuration, de développement de
l’innovation et de rayonnement inter-
national » (17). Un autre programme,
lancé en avril 2022 par le comité stra-
tégique de filière (CSF) en coopération
avec le ministère de l’intérieur, illustre
cette transformation de l’espace public
en laboratoire d’« expérimentation de
200 solutions grâce à la mobilisation
de 89 entreprises (18) ». Alors que Paris
se transforme peu à peu en aéroport, les
champions de la sécurité urbaine, eux,
ont déjà remporté l’or.
(9) « Sommet des Amériques : le libre-échange
au programme », 18 avril 2001, www.lemonde.fr
(10) Cédric Pietralunga, « G7 à Biarritz : un bud-
get aux contours flous », Le Monde, 24 août 2019.
(11) Conférence « Les Jeux comme vecteurs de
transformations et d’héritages », Milipol, Villepinte,
17 novembre 2023.
(12) Stéphanie Fevet et Fabien Lacombe, Sûreté
des grands événements sportifs et des JO Paris 2024.
Mobilités, menaces, dispositifs opérationnels, VA
Éditions, Versailles, 2020.
(13) Rapport n°694 (2020-2021) de M.Marc-Phi-
lippe Daubresse et Mme Agnès Canayer, fait au nom
de la commission des lois, déposé le 16 juin 2021,
Sénat, Paris.
(14) En comptant au plus une utilisation du dis-
positif par jour.
(15)Rapport d’information n°348 (2019-2020) de
M. Marc-Philippe Daubresse, fait au nom de la com-
mission des lois, déposé le 26 février 2020, Sénat.
(16) Lire « Les cuisines de la surveillance auto-
matisée », Le Monde diplomatique, février 2023.
(17)Agence nationale de la recherche (ANR), com-
muniqué de presse du 22 mars 2019.
(18)Programme général de sécurité des grands évé-
nements et des Jeux olympiques 2024, Groupement
des industries françaises de défense et de sécurité ter-
restres et aéroterrestres (Gicat), novembre 2023.
JANVIER 2024 – LE MONDE diplomatique
| 22
La plus-valuE culturEllE

Les bonnes œuvres de Michel-Édouard Leclerc

Lessives, conserves et culture… La diversité des rayon- dessinée (Lorenzo Mattotti, la « bande »
de Métal hurlant…) ou des représentants
nages des supermarchés Leclerc illustrerait l’engagement de l’art urbain (Ernest Pignon-Ernest).
du groupe pour démocratiser ce qui rend la vie plus belle. Au départ, le fonds annonçait même vou-
loir défendre l’art breton – une ligne vite
Mais les « espaces culturels » de l’enseigne, et plus large- abandonnée. Quand la plasticienne Fran-
ment sa politique culturelle, constituent-ils des conquêtes çoise Pétrovitch, exposée en 2021, évoque
la venue de M.Leclerc dans son atelier, elle
du monde de l’esprit sur l’univers de la marchandise, ou souligne : «Il est très curieux, aime jouer
les néophytes. Il ne fait pas de “name drop-
sa légitimation par le soutien au « supplément d’âme » ? ping”, comme souvent dans l’art contempo-
rain.» Puis elle précise : «Ce n’est pas pos-
séder qui l’excite, mais faire des projets. Il
Par Antoine Pecqueur * a un rapport d’entrepreneur à la culture.»
Aujourd’hui, avec ses 225 espaces,
Leclerc est le deuxième distributeur de
produits culturels derrière le groupe
Fnac Darty – « plus Darty que la Fnac »,
cingle « MEL ». « L’espace est un lieu
déconnecté de la surface alimentaire,
les caddies n’y rentrent pas, explique
Mme Marie-José Cegarra, responsable
des espaces culturels au Galec, la centrale
d’achats de Leclerc. La moitié du chiffre
d’affaires vient des livres, mais l’offre
a évolué : il y a désormais des jeux de
société, des smartphones, des écrans… »
Alors, que recouvre chez Leclerc le terme
« culturel » ? « Nous vendons les contenus
indépendante Les Passagers du livre, à
Landerneau : « Nous ne faisons pas le
même métier. Nous avons ici un rôle de
conseil alors que, chez Leclerc, nous
consacrions la plus grande partie de
notre temps à déballer les cartons et
mettre en rayons. » La sélection de livres
y fait avant tout la part belle aux meil-
leures ventes. Ce qui semble indiquer
que l'« accessibilité à la culture » signifie
surtout le soutien à ses têtes de gondole.
Leclerc a aussi créé son propre prix litté-
raire, le « prix Landerneau » – décerné à
Paris. Il a été attribué cette année, dans
la catégorie roman, au Grand Secours

À
laNDErNEau (Finistère), impos-
sible d’échapper au nom Leclerc. Sur
les hauteurs de cette commune de
15 000 habitants, l’enseigne regroupe
un hypermarché, une station-service,
une agence de voyages et un « espace
culturel ». Dans le centre-ville, se trouve
le Fonds Hélène & Édouard Leclerc
(FHEL), dans un bâtiment qui abrita
la première épicerie Leclerc, ouverte
en 1949 et fermée en 1986. Depuis dix
ans, ce lieu de 1 600 mètres carrés, tota-
lement transformé, propose des exposi-
tions d’art moderne et contemporain. En
longeant la rive de l’Élorn, on parvient à
l’hôtel de ville, dont le maire, M. Patrick
Leclerc (divers droite), est le cousin de
M. Michel-Édouard Leclerc, président de
l’enseigne depuis 2006. Et à une dizaine
de kilomètres, dans la commune de Saint-
Divy, le domaine de l’ancien manoir
familial, acheté en 1966, devrait accueil-
lir à partir de 2026 un parc de sculptures
dans ses 70 hectares. M. Michel-Édouard
Leclerc mise sur la culture. Le fief bre-
ton du groupe en est la vitrine. «Avant la
création du fonds, Landerneau s’encroû-
tait. Cette installation a été l’élément
déclencheur d’une nouvelle image de
la ville, avec d’importantes retombées
économiques, s’enthousiasme le maire
et cousin. Alors que Bernard Arnault ou
François Pinault choisissent Paris ou
Venise, Michel-Édouard opte pour une
petite ville bretonne. »
À la différence de Carrefour, Leclerc
n’est pas un groupe intégré coté en
Bourse, mais une réunion de magasins
« J’aurais voulu être peintre »
Autre choix détonant : le magnat de la et les contenants », répond-elle. (Flammarion), de Thomas B. Reverdy,
grande distribution n’hésite pas à invi- et à Frontier (Rue de Sèvres), de Guil-
indépendants dont chaque propriétaire ter des artistes classés à gauche, comme On trouve les espaces principalement laume Singelin, pour la bande dessinée.
adhère au Mouvement E.Leclerc, né en Pignon-Ernest ou Gérard Froman- dans les villes moyennes ; 40 % dans Deux œuvres de qualité, choisies par des
1949. Des coopératives de commerçants ger, auquel l’exposition inaugurale du des communes de moins de vingt mille jurys présidés par la romancière Cécile
structurent les entreprises du mouvement, fonds était dédiée. « Je partage un grand habitants. C’est le mantra de Leclerc : Coulon et l’auteur de bande dessinée
qui veut « permettre à chacun d’accéder nombre de leurs opinions », souligne-t-il. rendre la culture accessible en dehors des Riad Sattouf, aux côtés de M. Leclerc.
à tout ce dont il a besoin au quotidien, Une manière pour le «patron préféré» des grandes métropoles. Mais à la question Légitimité culturelle garantie. Qui ne
en raccourcissant les circuits de distribu- Français de prendre ses distances avec de la distance s’ajoute celle du prix. Or, peut que ricocher sur l’entreprise.
tion », comme l’indique son site. La pre- les autres grands (1) ? « J’ai dû rencon- si Leclerc a toujours cherché à l’abais-
mière enseigne de la grande distribution trer Bernard Arnault seulement deux fois ser le plus possible dans l’alimentaire, La culture permet aussi à l’enseigne de
en France compte ainsi 700 magasins et dans ma vie », glisse-t-il. Peut-être est-il la loi dite « Lang » le contraint à respec- se situer à l’intersection d’intérêts privés
140 000 « collaborateurs ». Ni actionnaire plus familier des «dirigeants de l’Ouest», ter le prix unique du livre, dont il fut un et publics. À Tarbes, où Leclerc est le pre-
du groupement ni propriétaire de magasin, comme MM. Pinault ou Yves Rocher ? Il farouche opposant (4). Et, quarante ans mier employeur de la ville, la scène natio-
M. Leclerc préside le comité stratégique, nale du Parvis est située au sein
un conseil d’administration élargi aux même du centre commercial.
16 élus des coopératives régionales, qui À l’origine, ce théâtre avait été
prend les décisions importantes et donne créé par M. Marc Bélit, l’époux
les grandes impulsions. d’une propriétaire de maga-
sin Leclerc. Le ministère de
«Adhérer au Mouvement Leclerc, c’est la culture l’a ensuite labellisé.
adhérer à des valeurs, dont la culture, Tout ceci servirait-il finalement
nous explique Mme Marie-Pierre Bathany, à peser dans le jeu politique ?
directrice générale du FHEL. Quand on M. Leclerc entretient un rap-
est patron d’un Leclerc, on est acteur de port ambivalent à la puissance
la vie culturelle. » Lorsqu’on l’interroge, publique. Ses « espaces » vont
à Paris, sur cet engagement, M. Leclerc sur le terrain même des scènes
évoque son père : « On l’appelait “l’épi- subventionnées, en organisant
cier de Landerneau”. Ce sobriquet avait leurs propres manifestations
quelque chose de condescendant. La comme le festival Culturissimo,
culture a aussi été pour nous une forme qui, chaque année, propose gra-
de revanche sociale. » Voire : Édouard tuitement des lectures de textes
Leclerc, fils d’un agrégé de lettres, avait par des comédiens. Habilement,
fait de bonnes études lors de son noviciat ces événements ont lieu dans les
– il se destinait à la prêtrise. Qu’importe, villes moyennes, celles-là même
Michel-Édouard, lui-même bardé de plu- qui peuvent se sentir délaissées
sieurs diplômes, aime aussi rappeler que le par le ministère de la culture.
compositeur Philip Glass fut (fugacement)
plombier ou que le peintre Jean Dubuffet Leclerc abonde aussi, en
travailla un temps dans l’entreprise, pros- complément des fonds publics,
père, de son père, marchand de vin… le budget de festivals comme
Étonnants Voyageurs à Saint-
Malo, La Folle Journée de
Nantes, ou encore Les Vieilles
Charrues. De 1990 à 2006, il a

H
© GLEN BAXTER - GALERIE ISABELLE GOUNOD, PARIS

été l’un des principaux spon-

élèNE et Édouard Leclerc col-
lectionnaient des œuvres d’art sacré,
aujourd’hui conservées dans l’église
attenante au FEHL. « C’est une collec-
tion inégale, avec des pièces très inté-
ressantes, d’autres moins. Mes parents
les ont achetées lorsque l’Église a com-
mencé à se séparer de ses biens. » L’ac-
tuel président du groupe a, lui, investi
dans d’autres formes artistiques, en par-
ticulier la bande dessinée. Il a ainsi acquis
des planches d’Enki Bilal ou de Jacques
Tardi «à une époque où cet art était consi-
déré comme un sous-genre », rappelle
M. Franck Bondoux, délégué général du
Festival international de la bande dessinée
d’Angoulême. Un choix qui va se révéler
stratégique. Aujourd’hui, plusieurs mil-
liers de planches composent sa collection,
« l’un des fonds les plus riches de France,
avec ceux d’Angoulême et d’un autre
collectionneur privé », vante M. Lucas
Hureau, responsable de MEL Publisher,
* Journaliste.
L’Imprimerie
79, rue de Roissy
93290
Tremblay-en-France
Origine du papier : Allemagne.
Taux de fibres recyclées : 100 %.
Ce journal est imprimé sur un papier UPM issu de
forêts gérées durablement et de sources contrôlées,
porteur de l’Ecolabel européen sous le n° FI/37/001.
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et agences de presse : no 0524 D 86051
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À la disposition des diffuseurs de presse
pour modification de service, demandes de réassort ou autre,
nos numéros de téléphone verts :
0 805 050 147.
la maison d’édition fondée il y a quatre sors du Festival d’Angoulême,
ans par M. Leclerc, spécialisée dans les jusqu’à son éviction par la
reproductions (gravures, lithographies…) Fnac. Selon M. Bondoux,
d’œuvres d’auteurs de bande dessinée et « Michel-Édouard est venu à
d’art contemporain, de Nicolas de Crécy à notre secours alors que le fes-
Gérard Garouste. Le but? «Rendre l’art et tival était en grande difficulté.
les artistes que j’aime accessibles à tous», Mais son engagement n’était
proclame-t-il. Une manière aussi de s’an- pas suivi par le magasin sur le
crer davantage dans ce secteur. terrain. Notre partenariat était
davantage basé sur sa passion
En 2024, le Centre Georges-Pompi- que sur un engagement de l’en-
dou présentera sa collection. « Ce sera seigne. Le directeur du Leclerc
la première fois que ce musée consacre local était moins coopératif que
une exposition aussi importante à la GLEN BAXTER. – « Sans titre » (Nous avons été bloqués par un exemple particulièrement celui d’Auchan ! Nous avons
BD », se félicite M. Hureau. Outre le frappant de la période intermédiaire de Kandinsky), 2010 préféré changer de sponsor. »
prêt des œuvres, M. Leclerc va contribuer
financièrement à cette manifestation. Le les a en tout cas salués sur son blog, « les plus tard, il n’en démord pas : « Cette Avant de nous quitter, M. Leclerc
musée, qui fermera ses portes en 2025 pieds bien calés dans la glèbe», «pas trop loi a été pensée pour défendre les inté- tient à dire : « Nos fonctions ne disent
pour cinq années de travaux, cherche à liés à un esprit de corps, de classe » (2)… rêts corporatistes de libraires parisiens pas nos désirs. Moi, j’aurais voulu être
accroître ses ressources propres. « C’est contre la Fnac. Le livre a la plus grosse peintre. » Certes. En juillet 2023, il a
une privatisation de l’espace public », Le FHEL tire ses ressources d’un fonds marge de la grande distribution. » accepté d’assumer une fonction supplé-
dénonce, sous couvert d’anonymat, une de dotation dont les mécènes se trouvent mentaire : celle de président de l’Insti-
attachée du Centre. Une chose est sûre : être les patrons des magasins (3). Une En réalité, la législation en cause a tut de relations internationales et stra-
l’opération va augmenter la cote des partie d’entre eux siège au conseil d’ad- permis de maintenir sur l’ensemble tégiques (IRIS). « L’épicier », comme
pièces, tout en confortant l’image d’un ministration pour veiller sur la situation du territoire un réseau dense de librai- il aime se surnommer, est entouré de
engagement culturel populaire, généreux, du fonds (le budget de chaque exposition ries indépendantes, qui demeuraient, ses deux vice-présidents, l’ancienne
moderne de l’homme, et de la marque. oscille entre 1,2 et 2 millions d’euros) et en en 2021, le premier circuit de vente ministre de la culture Roselyne Bache-
« Ce sera son heure de gloire, prédit scruter la fréquentation : plus de 1,5 mil- de livres (40 % du marché français). lot et M. Marc-Antoine Jamet, secré-
M. Bondoux. Le fait-il à titre person- lion de visiteurs (scolaires compris), dont Ainsi, chantre déclaré de la culture, M. taire général de LVMH, dont M. Arnault
nel ou à celui de son enseigne ? Difficile 70 % de Bretons, depuis sa création. Leclerc ne menace-t-il pas les acteurs est le président-directeur général, et
à dire, les deux restent tellement indis- les plus autonomes ? « Le marché s’est qui s’est imposé comme un des grands
sociables. » Il paraît clair, en revanche, Leclerc imbrique plus encore pas- élargi et les librairies dynamiques ont mécènes des opérations culturelles
que l’organisation de cette exposition au sion artistique et stratégie économique résisté », selon Mme Cegarra. À Tarbes, publiques. Tout un symbole ?
Centre Pompidou ne tient pas du hasard. au sein de ses espaces culturels. Les où Leclerc vient d’ouvrir cette année
M. Leclerc en connaît bien le président, grandes enseignes ne se limitent plus à un deuxième espace culturel en centre-
M. Laurent Le Bon : en 2019, il lui avait l’alimentaire et développent depuis long- ville, Mme Florence Andrieu dirige la (1)Yves Derai, « Exclusif : les 20 patrons préférés
confié le commissariat de l’exposition temps leurs propres magasins de para- librairie Les Beaux Jours : « Le risque des Français », 26 décembre 2021, www.forbes.fr
« Cabinet de curiosités » au FHEL. pharmacie, leurs agences de voyages… ne vient pas de nos clients fidèles, qui se (2) Entretien avec Yannick Le Bourdonnec, « La
« 85 % des dépenses des ménages se rendent chez nous car ils en ont ras le
Bretagne », 30 mai 2016, De quoi je me M.E.L,
L’éclectisme de la liste des expositions font en dehors de l’alimentaire, rappelle bol de la mainmise de Leclerc. Il vient www.michel-edouard-leclerc.com
du fonds depuis son inauguration en 2012 M. Leclerc. Miser sur la culture nous de notre deuxième ou troisième cercle (3) Lire Mathilde Goanec, « Fondations “d’uti-
peut désarçonner. Des grandes figures de permet de nous différencier. » La plu- de clients, ceux qui cherchent juste le lité publique”, vraiment ? », Le Monde diploma-
l’art moderne, comme Pablo Picasso ou part des concurrents ne vont pas sur ce dernier Amélie Nothomb et qui peuvent tique, mars 2014.
Alberto Giacometti, alternent avec des terrain, à l’exception du réseau Cultura être tentés d’aller à Leclerc. » Après (4) Lire Patricia Sorel, « Prix unique du livre,
noms moins célèbres (Vladimir Veličković, lancé par le groupe Mulliez, propriétaire avoir travaillé pour la grande enseigne, péripéties d’un combat », Le Monde diplomatique,
Jacques Monory…), des auteurs de bande d’Auchan. MmeAna Goncalves a rejoint la librairie juillet 2021.

Bals tragiques, une tradition française
L OIN des gesticulations civilisationnelles, à Crépol (Drôme),
une délicate enquête de terrain est en cours : comment cette mortelle
affaire a-t-elle commencé (1) ? Comment Thomas Perotto, 16 ans,
passionné de rugby, a-t-il pu perdre la vie à la fin d’un banal bal
de campagne ? Face à ce type de question délicate, il faut s’adres-
ser à Philippe (2). Force de la nature, jeune retraité tranquille de
l’Ardèche, installé outre-Rhône à quelques montagnes de Crépol,
Philippe cultive à la fois une solide réputation et une irréfutable
légende. Elles se déclinent localement comme autant de bals de
village qu’il écumait adolescent. Confidences : « C’était la terreur
des baloches quand il était jeune », « s’il se pointait dans une fête,
c’était la baston à tous les coups », « il prenait dix mecs tout seul
sans problème »…
On l’interroge : dans son jeune temps, à la fin
des années 1970, comment débutaient les bagarres
dans les bals ? Philippe rigole : « N’importe com-
ment. Mais mon petit frère était un pro. » C’est-
à-dire ? « Quand il voyait des Arabes arriver, il
laissait son paquet de Marlboro traîner sur une
table. Il se mettait à la buvette, et il ne le perdait
pas de vue. À tous les coups, un Arabe finissait
par le prendre. Ben oui, un paquet de clopes plein,
abandonné ! Il s’allumait une clope, et il en distri-
buait à ses potes. C’est là que mon frère arrivait :
“T’as piqué mon paquet de clopes, connard ?”
L’autre avait beau se défendre qu’il savait pas,
qu’il était désolé… Putain, ça partait dans tous
les sens. Plusieurs fois en bagarre générale pour
son paquet de Marlboro, les gens étaient terrori-
sés. Je me revois le protéger en prenant des types
à coups de chaise… »
On le voit, pour se battre avec des Arabes, les
motifs étaient extrêmement sérieux… Chaque
camp avait d’ailleurs scientifiquement conscience
de la solidité de ses arguments : « En 1983, ma
copine de l’époque était infirmière. Elle m’invite au
bal des infirmières de l’hôpital. C’était une soirée
privée, tu n’avais le droit de rentrer que sur invita-
tion… J’y vais, ma copine m’avait fait l’autorisa-
tion. En arrivant, je croise une bagnole qui me fait
plusieurs appels de phares. Putain, j’avais pas fait
gaffe, j’étais en pleins phares. Je les éteins, je me
gare devant l’entrée du bal… Les types font demi-
tour, ils étaient trois. Trois Arabes. Ils s’étaient fait
refouler du bal parce qu’ils n’étaient pas invités, ils
étaient furieux. Ils se plantent devant moi : “On se
fait virer par les Blancs et tu nous mets tes pleins
phares dans la gueule, connard ?”»
Motif extrêmement sérieux.
« Je colle une droite au type qui me pose la ques-
tion. Boum! Je le couche net. Les deux autres foncent
© ERIC BASSTEIN
sur moi. À deux contre un, je sens que je suis cuit. Je
cours vers la salle pour me réfugier, et un des deux
me met un coup de poing dans le ventre au passage.
Les infirmières ferment la porte… “Qu’est-ce que tu
as ?, elles me demandent. Ta chemise est pleine de
sang !” Le type m’avait foutu un coup de couteau
dans le ventre et je l’avais même pas senti. C’était plein de toubibs
là-dedans, ils m’ont conduit à l’hôpital direct… La lame était rentrée
de sept centimètres dans la ceinture abdominale. Elle s’était arrêtée
juste avant l’estomac, le péritoine. Là, je serais mort… »
Le lendemain matin, très mal en point sur son lit d’hôpital,
Philippe donne la description de son agresseur aux enquêteurs du
commissariat local. L’Ardèche est un village : l’après-midi même,
deux policiers le ramènent et demandent à Philippe de l’identifier.
Il le reconnaît instantanément : « C’est lui », certifie-t-il. L’agres-
seur nie vigoureusement. Alors, l’un des deux policiers le prend
par les épaules, et lui dit doucement : «Tu sais qui c’est, là, cou-
ché dans le lit ? C’est Philippe, c’est mon fils. Je suis son père.
Alors maintenant, vas-y. Dis devant son papa que c’est pas toi
qui as fait ça. » L’agresseur baisse les yeux, et avoue.
Quelque temps plus tard, le tribunal correctionnel lui inflige dix-
huit mois, dont la moitié avec sursis. Neuf mois de prison ferme, in
fine. Il n’en effectue que six, pour bonne conduite.
«Attends, Philippe : à trois millimètres près, il te tuait. Donc c’est
une tentative d’homicide, non ? Et ça, c’est jugé par un tribunal
correctionnel, et ça vaut six mois ferme ?
– Exactement. Parce que les magistrats avaient estimé que c’était
une bagarre de bal, c’est-à-dire une pure connerie entre deux abru-
tis de 20 ans. En réalité, ils avaient parfaitement raison… On était
aussi cons les uns que les autres. »
Des Arabes virés par des Blancs organisateurs d’une soirée pri-
vée entre infirmières, qui en poignardent un sans raison, et écopent
seulement de six mois de prison ? Où êtes-vous, les Maréchal,
Zemmour, Le Pen, Wauquiez, Ciotti ? Ce scandale civilisationnel,
républicain, ethnique, ne comptabilise en 1983 pas une seule ligne
dans les journaux locaux. Où êtes-vous, CNews, BFM TV, Valeurs
actuelles, Le Journal du dimanche ? Un policier dont le fils se fait
poignarder par un Arabe qui va siffloter en prison durant six mois
de vacances, et qui enlace l’Arabe paternellement par les épaules ?
Où êtes-vous ? Où êtes-vous, « guerre contre les nuisibles », chienlit,
hordes sauvages, où êtes-vous syndicalistes remparts de la Répu-
blique d’Alliance Police nationale, UNSA et Unité SGP Police-FO ?
Où étiez-vous… ?
* Journaliste et écrivain.Auteur de Encore vivant, Actes Sud, coll. «Babel»,Arles, 2019.
Les coups de couteau dans les bals n’ont pas
commencé à Crépol. En Ardèche, département
voisin, des protagonistes de bagarres aiguisées
se souviennent. Et en tirent de surprenantes
réflexions politiques…
Pa r Pi e r r e S o u c h o n *
ERIC BASSTEIN. – « Shades of Fear » (Les nuances de la peur), 2023
Quelques semaines après que Philippe a été poignardé, la Marche
pour l’égalité et contre le racisme s’élance à Marseille (3). Elle
prend fin quelques semaines avant le procès de son agresseur. Cent
mille personnes issues de l’immigration défilent à Paris. Une délé-
gation rencontre le président de la République d’alors, François
Mitterrand, avec un cahier de revendications. On le sait, les circons-
tances historiques produisent des hommes, des élus, des magistrats,
des médias à leur image. Ce qui constituait en 1983 une bagarre
d’abrutis même pas digne d’émouvoir qui que ce soit, y compris
au fin fond de l’Ardèche, dans un village indifférent à cette énième
histoire de bal – la localité en fourmille –, relève aujourd’hui de
l’affaire d’État… On appréciera au passage le terrain perdu par la
gauche.
Mais les Maréchal, Zemmour, Le Pen, Wauquiez, Ciotti, Bar-
della et Retailleau se frotteraient énergiquement les mains. Car
comment expliquer que dans ces histoires ardéchoises vieilles de
plus de quarante ans les Arabes étaient déjà à ce point omniprésents
– menacés autant que menaçants ? Il y aurait, à entendre la joyeuse
armée civilisationnelle, une permanence de la menace arabe que
ce récit démontrerait.
Face à ce type de question délicate, il faut comme toujours
s’adresser à Philippe.
« Pourquoi c’étaient souvent avec les Arabes, les embrouilles au
bal ? Vous étiez racistes ?
– D’une certaine manière, oui. Mais il y avait deux raisons : la
première, la plus palpable, c’est que localement il y avait une mine
qui embauchait beaucoup d’Algériens issus de la communauté har-
kie. La seconde, qui se voyait moins, c’est qu’ils faisaient bloc.
– C’est-à-dire ?
– C’est-à-dire que pour qu’une bagarre soit chouette, tu vas pas
tomber à plusieurs sur la gueule d’un seul type. Eux, ils descen-
daient de la mine au bal à vingt ou vingt-cinq. Et nous, on était
une vingtaine de potes. Donc ça tombait pile pour qu’on se foute
sur la gueule. Le fait qu’ils soient algériens, c’était secondaire. »
Parvenu à ce stade, face à ce qui ressemble furieusement à l’écri-
ture d’une encyclopédie de la bêtise humaine, on a ressenti le besoin
de faire appel à Olivier – un expert du sujet. Olivier à côté duquel,
23 | LE MONDE diplomatique – JANVIER 2024
pour la légende locale, Philippe fut un petit joueur. Dans son village
et alentour, qu’il a quitté voilà plus de quarante ans, parler encore de
lui vaut des coups d’œil à la fois immédiats et inquiets vers la gendar-
merie : s’il revenait, ce Castagneur, cette Terreur Absolue Des Bals
qui ne peut s’écrire qu’avec majuscules, on saurait à qui s’adresser…
Il se trouve qu’Olivier, force herculéenne, a comme Philippe lui
aussi manqué de mourir de son penchant invétéré pour la bagarre.
Il se trouve également qu’Olivier, comme Philippe, est devenu la
crème des hommes…
« De ton temps, Olivier, il y avait des bastons dans les bals
avec les Arabes ?
– Putain oui ! Dans les années 1970, ils débar-
quaient de la Ricamarie, Saint-Chamond, Firminy,
de toute la vallée de la Loire, fils d’ouvriers, nous fils
de paysans, et on se mettait sur la gueule à la loyale,
avec des chaînes de vélo, des manches de pioche…
– Mais il y avait une dimension raciste ?
– Ça en avait l’apparence, mais en réalité c’était
pas une logique de haine, c’était une logique d’op-
position. Tu le voyais très bien les dimanches au foot,
entre villages voisins : c’était bagarre générale à tous
les coups, pour un tacle, une erreur de l’arbitre…
Même les mères des joueurs s’y mettaient, à coups
de parapluie ! Plus jeune encore, tout gosse, j’étais
à l’école libre : dès la sortie des classes, on se fou-
tait sur la gueule de toutes nos forces avec ceux de
la laïque. À coups de pied, de poing, de pierre, de
barre de châtaignier, de ce que tu voudras… Dans
ces histoires, tu n’avais pas un seul Arabe. Tu avais
de la violence pure entre des groupes opposés. Et au
fond, c’était ça qui nous réunissait.
– Comment ça ?
– En réalité, aucun de ces groupes n’était considéré.
On était tous en manque de reconnaissance totale. Les
footeux du coin, les bouseux des bals, les petits écoliers
des campagnes, on savait tous qu’on était les derniers
de la société. Donc on tentait en groupe d’écraser le
voisin, ça renforçait notre identité collective. Avec les
Arabes, c’était exactement pareil.»
Très tôt exclu du système scolaire – échec fami-
lial, éducatif et professionnel ambulant –, Olivier,
comme Philippe, partageaient la même expérience
de la relégation que leurs adversaires du samedi soir.
Relégation ?
Thomas Perotto, la jeune victime du bal de
Crépol, était scolarisé au Dauphiné, lycée poly-
valent des métiers du cuir à Romans-sur-Isère.
Cette filière technique fut l’étendard de la région,
« capitale mondiale de la chaussure », des décen-
nies durant. C’était avant la suppression de mil-
liers d’emplois qui fit de Romans un des emblèmes
nationaux de la désindustrialisation. Plusieurs membres de notre
famille ont suivi ces dernières années la même voie dans le même
lycée : ils n’ont jamais pu trouver de travail dans le secteur…
Abonnés aux petits boulots, ils vivent de tout et de n’importe quoi.
En périphérie de la ville, le quartier de la Monnaie, d’où seraient
issus plusieurs protagonistes de la bagarre mortelle de Crépol,
fut en partie construit pour héberger les travailleurs des usines de
la chaussure. Arméniens, Italiens, Maghrébins : «Tout le monde
avait du boulot, se souvient Nathalie, qui y habita plus de dix ans
dès la naissance du quartier. Même les femmes au foyer faisaient
des chaussures à façon. Une camionnette des usines venait les
distribuer chaque matin dans la cité en klaxonnant devant les
portes des immeubles ! »
Du boulot… La chaussure faisait vivre Romans, le quartier
de la Monnaie, et jusqu’aux petits villages des alentours, où
l’on « faisait construire » avec les salaires de l’usine – jusqu’à
Crépol. Revendiquée par Nathalie, qui fit « toute [sa] vie dans
la chaussure romanaise », la « fierté ouvrière » de fabriquer de
très grandes marques, commercialisées dans le monde entier,
de New York à Tokyo, jouait à plein. De cette fierté, de ces
emplois, il ne reste presque rien à la Monnaie – pas plus que
dans le village de Thomas : un responsable syndical agricole
local se souvient d’un « orage de grêle en 2019, suivi d’une tem-
pête de neige, où les mecs du coin sont restés plus de dix jours
sans électricité, et je sais pas combien de temps sans réseau
téléphonique… On montait hurler dans les ministères, tout le
monde s’en foutait. Ces zones de la “Drôme des collines” sont
laissées pour compte, et les habitants savent très bien que tout
le monde se tape de leurs galères… Ils ont le sentiment d’être
pris pour les derniers des cons. Politiquement, cela profite à
l’extrême droite, qui progresse d’élection en élection ». Si l’on
suit l’Olivier d’aujourd’hui, le quartier de la Monnaie et Crépol
partagent l’expérience du manque de reconnaissance sociale. Si
l’on suit l’Olivier d’hier, Crépol et la Monnaie sont bons pour
se « foutre sur la gueule ». Si l’on suit droite et extrême droite,
il faut préparer, voire hâter cet affrontement. Si l’on se rappelle
l’histoire de Philippe, il n’a rien d’inéluctable.
(1) Pierre de Cossette, « Mort de Thomas à Crépol : ces éléments de l’enquête qui
montrent la complexité du dossier », France Info, 4 décembre 2023.
(2) Le prénom a été modifié.
(3) Lire Maurice Lemoine, « Ceux de la “deuxième génération”», Le Monde
diplomatique, août 1985.
JANVIER 2024 – LE MONDE diplomatique
| 24

EU ROPE AMÉR IQUES HISTOIR E L i t t é r at u r e s

TCHÉCOSLOVAQUES EN GUERRE.
De Munich à la guerre froide. – Paul Lenor-
mand
Passés composés - Ministère des armées,
Paris, 2023, 352 pages, 23 euros.
En septembre 1938, la jeune République tchécoslo-
vaque est abandonnée par son allié français à la
conférence de Munich. Dépossédées de leur unité
territoriale et de leur armée de défense nationale,
«instrument de toute souveraineté dans l’Europe
AU NOM DE CUBA. Regard sur Carlos
Manuel de Céspedes et José Martí. – Salim
Lamrani
L’Harmattan, Paris, 2023, 132 pages, 15 euros.
L’avocat Carlos Manuel de Céspedes (1819-
1874), figure mythique de la lutte contre l’oc-
cupation espagnole, déclare l’indépendance de
la nation cubaine et abolit l’esclavage sur l’île le
10 octobre 1868. Il préféra mourir les armes à
KOUKOU, LE ROYAUME ENFOUI.
Enquête sur les relations entre Europe et
Rester en vie, debout
Islam (XVIe-XVIIe siècle). – Natividad Planas
Fayard, Paris, 2023, 352 pages, 24 euros. Je me fais tant de souci pour toi !
Pour « reconstituer l’histoire du royaume de
Koukou tout en faisant résonner une interroga- d’Aziza Abdallah
tion méthodologique » à propos de la manière
d’enquêter sur les relations politiques et diploma- Traduit de l’arabe (Yémen) par Zineb
tiques de l’Europe avec les « habitants de l’inté-
rieur du Maghreb », et en démontant – au risque Roche-Aïad, Éditions Petra,

des années 1930», les forces combattantes du pays
se dissolvent. Les Tchécoslovaques en armes de
la seconde guerre mondiale seront bientôt en exil
la main plutôt que capturé par les colons espa-
gnols. Sa mort ne sonna pour autant pas le glas
de la lutte contre l’occupant ibérique. Le jour-
naliste José Martí (1853-1895) croyait lui aussi
J
Paris, 2023, 202 pages, 19 euros.
de quelques répétitions – le discours colonial qui
veut que ces derniers soient des barbares rétifs à
toute forme de gouvernement, Natividad Planas
retrace une partie de l’histoire des Belkadi de

à Londres ou actifs sur le front de l’Est, dans des
brigades résistantes ou, comme l’armée slovaque,
sous le commandement de la Wehrmacht. Prague
libérée, comment donner sens au projet d’une
république binationale sans le récit glorieux d’une
patrie soudée par les combats? Si l’armée intègre
Tchèques et Slovaques dans une expérience par-
tagée du «slavisme culturel», elle est aussi l’objet
des attentions communistes, dans le but de la faire
basculer dans l’orbite de Moscou. L’historien Paul
Lenormand le montre, aussi bien par la précision
des statistiques sur la composition ethnique et reli-
gieuse des régiments que par l’éclairage neuf de
témoignages souvent omis (femmes, civils, mino-
rités ethniques ou religieuses).
MARIUS HEINISCH
AFR IQUE
LE DJIHAD PEUL AU SAHEL CEN-
TRAL. Protection de la communauté, insur-
rection sociale ou revendications politiques?
– Ahmadou Abbo
L’Harmattan, Paris, 2023, 150 pages, 19 euros.
Dans les États fragiles du Sahel, les groupes
djihadistes ont instrumentalisé le ressentiment
d’une frange de la jeunesse peule. «Il semble que
les mêmes causes ayant conduit les Peuls il y a
deux siècles à faire le djihad se reproduisent »,
note Ahmadou Abbo. L’époque, rappelle ce
spécialiste des groupes armés non étatiques en
Afrique de l’Ouest, était alors « propice à des
entreprises militaires animées par les Peuls (…)
dans une logique de contestation du statu quo et
d’insurrection ». L’auteur préconise des « pistes
pour sortir de l’enlisement» dans cet espace géo-
politique « où les conflits communautaires, fon-
ciers, identitaires et le djihadisme s’entremêlent,
se confondent et parfois s’auto-alimentent ».
Parmi celles-ci, l’intégration des leaders reli-
gieux dans la recherche de solutions. Amadou
Koufa, chef de la katiba Macina au Mali, ou Ibra-
him Malam Dicko, fondateur d’Ansarul Islam
au Burkina Faso, étaient « des anciens imams et
prêcheurs [proposant] un discours religieux dif-
férent mais surtout politique ».
JEAN-CHRISTOPHE SERVANT
LA SAISON DES PLUIES. L’AFRIQUE
DANS LE MONDE. – Stephen Ellis
Éditions de la Maison des sciences
de l’homme, Paris, 2023, 224 pages, 26 euros.
Enfin traduit, ce livre du sociologue britannique
Stephen Ellis (1953-2015) propose une analyse
originale de l’Afrique au temps de la mondiali-
sation, et revient sur quelques approximations
fréquentes. Ainsi, loin d’être marginal, le conti-
nent noir est incontournable dans la globalisation
économique, en raison de ses matières premières
mais aussi du fait de l’«industrie du développe-
ment» et d’une pléthorique «bureaucratie inter-
nationale». De même, «l’ère postcoloniale a pris
fin au dernier quart du xxe siècle». L’interpréta-
tion de cette nouvelle phase de l’histoire africaine
est entravée par un «écheveau de malentendus et
d’habiles manipulations». Les crises migratoires
font oublier que tant les élites que les populations
sont insérées dans un tissu de relations écono-
miques et culturelles avec les États occidentaux et
asiatiques où la dépendance historique se mue en
interdépendance. Ce que montre l’analyse de flux
financiers qui, aides comprises, vont de l’Afrique
en la capacité de Cuba à mettre fin à sa coloni-
sation. Après avoir passé sa vie en exil entre
l’Espagne et le continent américain, il échangea
sa plume contre les armes en 1895, et revint à
Cuba, pour périr au combat. Après trois ans
d’affrontements intenses, l’île était sur le point
de gagner son indépendance. L’intervention
des États-Unis, menée au nom de l’émanci-
pation cubaine de la tutelle espagnole, brisa
cette ambition.
LÉO PIERRE
NOTRE CHE. Un voyage en utopie. – Bruno
Serrano
Nzoi, Kinshasa, 2023, 140 pages, 12 euros.
« Et si le Che se trouvait dans n’importe quel
autre endroit de la planète et que Dario ne fai-
sait que fantasmer ? » À la fin des années 1960,
partir en quête du mythique Argentin expose
à des désillusions. C’est pourtant le pari d’une
bande de jeunes Chiliens qui nourrissent le
rêve de rejoindre la guérilla du Commandante.
Pour quelle raison parviendraient-ils à trouver
Ernesto Guevara, alors même qu’il échappe
(encore) à l’Agence centrale de renseignement
des États-Unis (CIA) ? Ils ne se posent pas la
question. Ces jeunes aventuriers ne recherchent
qu’un prétexte pour voyager eux aussi, à la
manière de l’icône de Rosario. Ils n’ont pas de
Rossinante – la célèbre moto du guérillero. Le
petit groupe se déplace en bus, fait du stop. Il
n’y gagne pas en confort ; les nuits sont froides.
On se donne du courage en rêvant à la légende
argentine ou à James Dean, autre égérie des
apprentis rebelles de ce temps. Voilà la folle
aventure que raconte Bruno Serrano, l’un des
membres de l’équipée.
L. P.
CHAMBRE 406. L’affaire Pablo Neruda.
– Laurie Fachaux-Cygan
Les Éditions de l’Atelier, Ivry-sur-Seine,
2023, 288 pages, 20 euros.
« Camarada Pablo Neruda ! Presente ! Ahora
y siempre ! », scandent les milliers de per-
sonnes courageuses qui accompagnent le
cercueil de l’immense poète, militant com-
muniste et anti-impérialiste. Depuis douze
jours, le régime pinochétiste installe le
meurtre et la terreur comme mode de gouver-
nement. La journaliste Laurie Fachaux-Cy-
gan passera de nombreuses années à enquê-
ter sur ce qui fut peut-être un assassinat. Les
dossiers de l’hôpital sont introuvables, les
témoins meurent. Le certificat de décès acte
la mort par cachexie cancéreuse, le méde-
cin qui a signé a disparu. La compagne de
Neruda décrit un arrêt cardiaque. Son chauf-
feur soutient que Neruda a subi une piqûre
avant sa mort. Quatre autopsies auront lieu,
le corps est analysé par des laboratoires dans
diverses parties du monde – dans une dent de
Neruda une trace de bactérie botulique, un
poison violent, dans ses os un staphylocoque
doré. Le mystère demeure. Des décisions de
justice contradictoires sont prises, celle de la
Cour suprême chilienne est attendue.
HÉLÈNE YVONNE MEYNAUD
1530 à 1618 – à la tête du royaume de Koukou en
Kabylie. L’historienne s’appuie notamment sur la
correspondance des seigneurs kabyles avec les
Habsbourg d’Espagne, sollicités pour participer
à la prise d’Alger que les rois de Koukou consi-
déraient comme la cité légitime de leurs ancêtres
chassés par les Ottomans. Elle suit les délégations
diplomatiques kabyles et espagnoles, tout en met-
tant en lumière le rôle déterminant des captifs
dans la communication des deux royaumes en
vue de l’« activation d’une collaboration mili-
taire». Les Ottomans ont multiplié les initiatives
pour l’empêcher.
ALI CHIBANI
MARCHANDS DE FOLIE. Le travail, la
fête et l’alcool autour de 1900. – Léon et Mau-
rice Bonneff
Plein Chant, Bassac,
2023, 224 pages, 18 euros.
Grands journalistes sociaux, les frères Léon et
Maurice Bonneff, qui, dans leur trentaine, dis-
paraîtront dans les tranchées dès les débuts de
la guerre de 1914-1918, ont publié plus de quatre
cents articles, essentiellement dans L’Humanité,
pour témoigner de la condition ouvrière. Sont
regroupés dans ce bel ouvrage ceux consacrés
à l’alcoolisme autour de 1900, fléau entretenu
par les marchands de vins qui, sous diverses
casquettes, dépouillent les pauvres comme les
riches, pour leur plus grand profit. Par leurs
« sales combines », ils rendent la consommation
d’alcool incontournable, y compris sur les chan-
tiers où les ouvriers peuvent ainsi «réparer leurs
forces ». Les ravages de l’emprise éthylique sont
notamment documentés avec un détour saisissant
par Pontarlier, ville de l’absinthe, responsable
d’attaques épileptiques et de démences alcoo-
liques. Après avoir suivi les buveurs « du caba-
ret au cabanon», Léon et Maurice Bonneff tirent
cette conclusion : « L’alcoolisme est le produit
de l’organisation sociale ; l’ouvrier boit surtout
parce qu’il est surmené, anémié, écrasé par les
besognes pénibles. »
ERNEST LONDON
LA MINE EN PROCÈS. Fouquières-lès-
Lens, 1970. – Philippe Artières
Anamosa, Paris, 2023, 256 pages, 26 euros.
L’explosion qui, le 4 février 1970, coûta la vie à
seize mineurs, suscita de nouvelles formes de
lutte, « d’une extraordinaire modernité ». Des
mobilisations inédites suivirent en effet l’inculpa-
tion d’ouvriers et de jeunes maoïstes suspectés
d’avoir lancé en représailles trois cocktails Molo-
tov sur les bureaux de la direction à Hénin-Lié-
tard. Ces actions, qui dénoncent la répression
accrue du pouvoir pompidolien, évoquent à l’his-
torien Philippe Artières trois questions d’une
actualité brûlante : qu’en est-il du «seuil d’intolé-
rabilité à l’oppression»? Quelle justice populaire
quand la justice d’État devient inique ? Quels
rôles peuvent jouer les intellectuels (Jean-Paul
Sartre, Michel Foucault à l’époque), les méde-
cins, les artistes ou encore les élèves ingénieurs
de l’École des mines de Paris, qui soutinrent les
mineurs ? Artières étaie son récit de multiples
documents (tracts, coupures de presse, ordon-
nance du procès, archives…).
PHILIPPE PATAUD CÉLÉRIER
«
’AVAIS subi l’injustice et la
pauvreté, supporté l’oppression, seule,
afin de préserver mon honneur et conser-
ver l’estime de moi-même. » En 1991,
l’unification du nord et du sud du Yémen
soulage un peu Ahlam Al-Jadida. Une
« avancée » aux dires de tous… Mais la
moitié de la population, les femmes, reste
soumise aux coutumes familiales ou cla-
niques, aux traditions dont le respect est
quasi obligatoire, aux multiples « droits
divins » qu’ont les hommes sur elles, sur
leur corps et sur leur esprit. Ahlam Al-Jadida sait de quoi elle parle :
de cette lente dépossession de soi, de l’écartèlement entre obligations,
devoirs et timides rébellions qu’elle a connus, comme les autres. Et
c’est pourquoi elle choisit de narrer son émancipation en changeant de
prénom à chacune de ces étapes. Comme pour exorciser ses multiples
identités, contradictoires et fluctuantes ; elle a d’abord été Halima, une
jeune femme soumise, mariée à un ami de son père, puis répudiée à la
suite d’une dispute familiale, mère de deux enfants qu’elle voit périr
devant ses yeux à cause de la maladresse d’un proche… Dès lors, elle
va devenir Ahlam et tenter de raccommoder frères, parents et beaux-pa-
rents. Elle voudrait résoudre leurs problèmes personnels, leurs difficul-
tés économiques et leur mal-être social. Mais elle doit très vite admettre
la vanité de ses espérances.
À vrai dire, son second mariage ne s’avère pas meilleur que le pre-
mier : un mari trop souvent absent pour cause d’exil, obligé de faire d’in-
cessants allers-retours afin d’assurer gîte, couvert et respectabilité sociale
à ceux qui dépendent de lui, une belle-mère acariâtre, des frères rivaux. De
répudiée, elle devient abandonnée, et l’histoire ne peut prendre qu’un autre
cours car aucun retour en arrière n’est possible : trop d’inertie collective,
trop de pesanteurs ont fini par l’acculer à de douteuses fréquentations… Elle
devient ensuite Ahlam Al-Jadida, et prend contact avec une femme puis-
sante, Ummat Al-Mulk, épouse d’un haut dignitaire du régime, à Sanaa, la
capitale : une personnalité étrange, dont la méchanceté réelle est toutefois
tempérée par l’accueil qu’elle offre à de nombreuses femmes qui ont toutes
en commun le lourd héritage des traditions et leurs dégâts.
Mais il arrive que les choses aillent trop loin et tournent mal : l’in-
tervention interlope des proches d’Ummat se révèle plus néfaste qu’utile.
Régulièrement, la narratrice se retrouve confrontée à des émotions contra-
dictoires en lien avec ses identités passées. C’est sans doute pour cela qu’elle
a décidé de raconter, de façon factuelle, précise et lucide, une histoire qui
est la sienne, mais qui pourrait être celle de toutes ses semblables… L’in-
terlocutrice qu’elle a choisie pour accueillir ses paroles ne s’y trompe pas :
elle portera à l’écrit cette histoire, non sans appréhension, mais avec l’in-
time certitude qu’il s’en trouvera bien quelques-unes et quelques-uns pour
s’en emparer. Publié au Caire en 1997, magnifiquement traduit, le roman
d’Aziza Abdallah, née en 1945, n’est pas seulement une bouteille jetée à la
mer : il est surtout une façon de rester en vie. Debout.
A rnaud de M ontjoye .

Idées
vers le reste du monde, et non l’inverse.
CHRISTIAN LAPEYROUX

ASIE
CONTRE «LA GRANDE ÉTUDE DES
FEMMES». – Yukichi Fukuzawa
Les Belles Lettres, Paris, 2023,
266 pages, 25 euros.
« Il est dans les mœurs des pays orientaux de
mépriser les femmes et c’est pourquoi les pays
occidentaux ne nous respectent pas. » Nous
sommes en 1870, et l’auteur de ces mots n’est
pas un militant féministe. Traducteur, journa-
liste, penseur respecté, Yukichi Fukuzawa (1835-
1901) est surtout connu pour être le fondateur
de la prestigieuse université Keio. Les rapports
hommes-femmes dans le Japon d’alors sont for-
tement influencés par la pensée confucianiste :
ils paraissent à Fukuzawa un frein à la respecta-
bilité du pays sur la scène internationale. Dans les
textes et correspondances réunis ici, il explique
son indignation face à La Grande Étude des
femmes, manuel destiné aux futures épouses. Il y
développe, souvent avec causticité, une vision des
rapports familiaux où respect et devoirs mutuels
sont la condition sine qua non d’un pays moderne.
Ses travaux ont sans conteste permis de redon-
ner une certaine dignité aux femmes, sans pour
autant leur proposer un rôle public ou politique. Il
faudra attendre la nouvelle Constitution de 1945
pour qu’il y ait un changement.
EMIL PACHA VALENCIA
Caravelles et modernité
S
PÉCIALISTES du sous-continent américain,
Philippe Colin et Lissell Quiroz retracent la
généalogie des études décoloniales, de leurs
racines aux récents développements féministes
et écologistes (1). Le sociologue péruvien Aníbal
Quijano (1930-2018) en a formulé le postulat : « La
modernité, le capital et l’Amérique latine naissent
le même jour », c’est-à-dire lors de la « découverte »
de Christophe Colomb : loin d’être un effet de
dynamiques propres à l’Europe, capitalisme et
colonialisme, « nés » avec l’arrivée des caravelles,
seraient la cause et la condition de la modernité
européenne. Le développement du récit autojus-
tificateur – qui fait de l’Occident le mandataire
d’une mission de civilisation puis d’émancipation
universelle – aurait ainsi son revers indissociable :
la hiérarchisation raciale mondiale, cause matri-
cielle des autres maux (exploitation, domination
politique, culturelle…).
Pour le philosophe argentino-mexicain Enrique
Dussel (né en 1934), la «première expérience moderne
fut celle de la supériorité quasi divine du “moi” euro-
péen sur l’autre primitif, rustre, inférieur. C’est un
“moi” militaire et violent qui convoite, qui désire la
richesse, le pouvoir et la gloire ».
Or ces processus que la pensée décoloniale
interprète à travers un prisme racialiste et cultu-
raliste en Amérique se sont produits également
en Europe. Maints phénomènes qu’elle attribue à
l’Occident ont moins à voir avec la race qu’avec le
progrès, la technique, le capitalisme, la bourgeoi-
sie et la forme État… qui ont d’ailleurs suscité de
vives oppositions occidentales, des luddites aux
anarchistes et aux écologistes, des révoltes contre
la machinisation au XIXe siècle à celles, contempo-
raines, contre les grands projets inutiles.
Depuis le Béarn et le Pays basque où il vécut
presque toute sa vie, Bernard Charbonneau (1910-
1996) témoignait de la destruction du monde rural
dans Tristes Campagnes, un livre de 1973 récem-
ment réédité (2). La langue de Charbonneau se
distingue de celle, abstraite, d’universitaires lati-
no-américains installés aux États-Unis depuis
des décennies et qui n’entretiennent aucun lien
avec les cultures rurales. « On pleure les Indiens
des autres, mais on tue les siens », écrit-il dans
un ouvrage dont le titre fait référence à Tristes
Tropiques, de Claude Lévi-Strauss. Charbonneau
observe la silencieuse disparition des mœurs, d’un
parler vernaculaire, de l’habitat, du paysage. Éle-
vage domestique, polyculture, pêche, chasse, festi-
vités... : s’il s’agit bien, stricto sensu, de pratiques
et de savoirs autochtones, ils ne font pas partie
de ceux qui intéressent les décoloniaux, pourtant
enclins à dénoncer – à raison – l’infériorisation
des « cosmovisions » locales. Plutôt que l’Occident
essentialisé de la pensée décoloniale, ce sont, selon
Charbonneau, l’État centralisateur, le culte du pro-
grès, l’économisme, le remembrement, l’industria-
lisation et le tourisme qui sont responsables d’un
désastre non pas racial, mais universel : la dispa-
rition des cultures rurales.
M ik aël Faujour .
(1) Philippe Colin et Lissell Quiroz, Pensées décoloniales. Une
introduction aux théories critiques d’Amérique latine, La Décou-
verte, coll. « Zones », Paris, 2023, 240 pages, 20,50 euros.
(2) Bernard Charbonneau, Tristes Campagnes, L’Échappée,
Paris, 2023, 232 pages, 12 euros.

du monde
Un cauchemar modèle
Chroniques du pays
des gens les plus heureux du monde
de Wole Soyinka
Traduit de l’anglais (Nigeria)
C
par David Fauquemberg
et Fabienne Kanor, Seuil,
Paris, 2023, 544 pages, 26,90 euros.
E roman est un événement. Publié en 2021,
traduit en français deux ans plus tard, il est le troisième
du Prix Nobel de littérature de 1986. Le précédent, Une
saison d’anomie, avait paru… il y a cinquante ans ! Et ne
fut publié en France qu’en 1987, chez Belfond. C’est que le
Nigérian, né en 1934, porte une œuvre aussi monumentale
qu’éclectique : pièces de théâtre, essais, écrits autobiogra-
phiques, recueils de poésie. Le tout dans une langue qui
malaxe les cultures africaines et les inf luences occiden-
tales. Depuis des décennies, Wole Soyinka est une figure
de l’opposition politique dans son pays : emprisonné entre
1967 et 1969 pour avoir soutenu l’indépendance du Biafra,
il fut également condamné à mort par le régime militaire
de Sani Abacha, entre 1993 et 1998, et ne put revenir d’exil
qu’à la mort du président.
Ce troisième roman se révèle aussi une porte d’entrée
idéale pour ceux qui ne connaissent pas son œuvre. Il se déroule
dans un Nigeria auquel l’écrivain tend un miroir imaginaire et
pamphlétaire. Surnommé le « géant de l’Afrique », il a été élu,
« par consensus universel », « pays des gens les plus heureux
du monde ». Ici, un ministère du bonheur supervise d’incessan-
tes (et obligatoires) fêtes quotidiennes, par lesquelles le pou-
voir s’autocélèbre, et qui sont surtout destinées à détourner la
population de ce qui va moins bien. En réalité, la nation est
« la plus extraordinairement corrompue du monde ». Le pre-
mier personnage qui nous est présenté est Papa Davina, dit
« papa D », un charlatan baratineur (« Tout est perspective »).
Il a fondé une secte prétendument œcuménique, Chrislam. Il
Fiction
I
VAN Bounine ? « Un Tolstoï presque inconnu des
Français, un Dostoïevski peu ou mal traduit,
un Tchekhov ignoré », selon l’écrivain Andreï
Makine (1). Bounine (1870-1953), né à Voronej (Russie)
dans une famille ruinée de la noblesse terrienne, n’a
effectivement aujourd’hui pas leur renommée en France,
alors même qu’il s’y est installé, lorsqu’il a choisi l’exil
au moment de la révolution de 1917. Premier Russe à
recevoir le Nobel de littérature en 1933, c’est à Paris
qu’il mourra, dans la misère.
Si on trouve certains de ses titres, notam-
ment en Livre de poche – entre autres La Vie d’Ar-
Peinture
Des samouraïs à moto
C
ÉLÈBRE dans son pays mais peu connu en France,
le peintre japonais Akira Yamaguchi, né en
1969, nous promène dans un univers d’arbres
magiques, de pylônes électriques habités, de dragons
agressifs, de guerriers effrayants ou de jeunes filles en
fleurs. On aperçoit aussi bien le mont Fuji que, dans un
avion, toute la société nippone (1). Il brouille allègre-
ment les pistes. Il opte pour des compositions tradi-
tionnelles, sur des sujets d’une très grande modernité,
dans lesquelles il invente de drôles d’engins, des che-
vaux-motos montés par des samouraïs… Il sait être à
la fois rêveur, ironique, satirique.
Yamaguchi a suivi un chemin sinueux. Dessina-
teur acharné dans son enfance, il s’ennuie à l’Académie
des beaux-arts et se consacre à la peinture à l’huile à
l’occidentale avant de s’apercevoir que ses prédéces-
seurs se sont perdus dans l’imitation. Il découvre enfin
la peinture japonaise ancienne : « J’étais un peu comme
un étranger qui débarque au Japon pour la première
fois et à qui un nouveau monde totalement dépaysant
s’impose », explique-t-il.
Sous la houlette de Franck Manguin, un livre-
coffret présente son travail : aussi bien des planches de
manga que des reproductions de toiles géantes s’étalant
sur des pages repliées, des tableaux minuscules et des
amasse argent, pétrole et fidèles. Même le premier ministre,
Sir Goddie, voit en lui un guide. Mais au nord du pays, dans
ce roman de Soyinka comme dans la réalité, Boko Haram pille
et assassine. Surtout les jeunes filles. Il y a quelques années,
Soyinka avait d’ailleurs publié un long poème en cinq chants
pour dénoncer l’enlèvement de 276 lycéennes par ces fana-
tiques islamistes : Ode humaniste pour Chibok, pour Leah (tra-
duit chez Présence africaine en 2022). Dans ces Chroniques…,
les enlèvements et les meurtres forment la deuxième trame de
l’intrigue, portée par le chirurgien Menka, installé à Jos. Qui
répare les corps mutilés par les bombes de Boko Haram. Et
qui découvre un trafic d’organes organisé à des fins rituelles
par une société secrète. Laquelle est liée à de hautes person-
nalités politiques et religieuses du pays. Menka s’en ouvre à
un ami ingénieur, en passe de rejoindre les Nations unies. Il
n’aurait pas dû…
Le roman prend alors comme une teinte de polar.
Des événements politiques réels (et des figures très for-
tement inspirées de personnes tout aussi réelles) s’im-
briquent dans l’engrenage du suspense et dans la satire
du pouvoir. Solinka pousse à fond les curseurs d’une réa-
lité, celle de son pays, pour l’exagérer et mieux dénon-
cer. Ses personnages sont héroïques, ou truculents, ou
délicieusement absurdes. Grâce à une langue inventive,
gourmande, subversive, il enchante et balade son lecteur
sans jamais le perdre. C’est un roman total, furieusement
inventif, fiévreusement politique.
H ubert A rtus .
Joie oubliée
séniev (1927-1939), ce « poème de la mémoire », selon
Georges Nivat, qu’on peut lire comme une autobio-
graphie –, le publier semble devenu peu engageant.
« Le décalage est grand entre sa renommée auprès
des lecteurs russophones et la méconnaissance de
son œuvre » chez les autres, insiste Anna Lushen-
kova-Foscolo, dans sa préface à un ensemble de ses
premiers textes, où s’affirme cette écriture fragmen-
taire dont il reste le maître (2). Son œuvre est pour-
tant riche d’étonnantes beautés : à contre-courant,
quelques éditeurs nous permettent aujourd’hui de les
saluer. Le Village (1909) est un roman sombre, sec,
dont l’évocation de la vie des moujiks fit scandale (3).
esquisses. Sans oublier un entretien avec le peintre lui-
même. L’édition est bilingue.
M artine B ul ard .
(1)Akira Yamaguchi. Chroniques d’un Japon merveilleux, Les
Éditions de la Cerise, Bordeaux, 2023, 220 pages, 49 euros.
25 | LE MONDE diplomatique – JANVIER 2024
IDÉES
ANTISIONISME, UNE HISTOIRE
JUIVE. – Textes choisis par Béatrice Orès,
Michèle Sibony et Sonia Fayman
Syllepse, Paris, 2023, 368 pages, 25 euros.
En rassemblant et en présentant des textes dont les
plus anciens remontent à la fin du XIXe siècle et les
plus récents à ces dernières années, les auteures
de ce recueil, membres actives de l’Union juive
française pour la paix (UJFP), entendent réparer
un déni d’histoire, une «forme de révisionnisme»,
qui a cherché à effacer toute trace de la longue tra-
dition juive, religieuse ou séculière, d’opposition
non au droit des Juifs à vivre en Palestine, mais
à l’idée d’État-nation du peuple juif, telle que l’a
défini la loi israélienne en 2018. Les matériaux
rassemblés sont extrêmement divers et émanent
de personnalités aussi différentes que le rabbin
américain Isaac Mayer Wise, Karl Kraus, Léon
Trotski, Moshe Menuhin – le père du célèbre vio-
loniste –, Hannah Arendt, Judith Butler et beau-
coup d’autres. Il ne s’agit pas seulement de rappe-
ler la tradition juive diasporique antinationaliste,
et les courants assimilationniste ou anti-impéria-
liste de l’antisionisme, mais de montrer qu’il est
possible d’envisager un après-sionisme, avec la
construction d’un État commun.
SONIA DAYAN-HERZBRUN
LA FIN DE LA MÉGAMACHINE. Sur les
traces d’une civilisation en voie d’effondre-
ment. – Fabian Scheidler
Seuil, coll. « Points », Paris, 2023,
528 pages, 13,90 euros.
Cet essai interroge les systèmes sociaux qui,
dans leurs cheminements historiques, mènent
aujourd’hui aux désastres climatiques, écolo-
giques et économiques. L’analyse, très docu-
mentée, remonte jusqu’aux temps de la consti-
tution des villes et des États et démonte les
mythes et récits qui ont glorifié et naturalisé
les rapports de domination. Selon l’auteur,
le postulat hobbesien de la « guerre de tous
contre tous » aura servi à étayer la conviction
que la « civilisation » a été facteur de progrès ;
ou encore, à propos de la situation de sala-
rié ou de locataire, que ces rapports relèvent
d’une contrainte fondée sur la violence.
Fabian Scheidler affirme qu’une vaste prise
de conscience pourrait engendrer la décom-
position de cette domination appuyée sur trois
tyrannies – le pouvoir physique, la violence
structurelle et la puissance idéologique – car
nombre de possibles sont déjà là.
GILLES LUCAS
Les nouvelles publiées dans le recueil Trois Roubles
(1915-1925) se caractérisent par leur souffle impres-
sionniste, alors que lyrisme et réalisme imprègnent
le recueil Nouvelles, où quelques récits, parmi les
plus amers, irradient pourtant d’une joie, d’une sen-
sualité parée d’épique et de merveilleux, vibrant des
forces ancestrales du conte. Et la beauté est toujours
à débusquer – dans les couleurs et parfums d’une
journée banale (Carême), dans l’absolu du désert
(La Rose de Jéricho), dans la mort d’une bête (Le
Lièvre) (4).
Nouvelle, encore, éponyme d’un recueil ras-
semblant quinze récits, Un monsieur de San Fran-
cisco (1915), enfin retraduite depuis sa première
édition en français, déploie son art de la sensa-
tion, à travers un cortège de personnages dont Bou-
nine ciselle l’étrange bigarrure (5). Son intrigue est
simple : un riche Américain meurt brutalement à
Capri. Pour Thomas Mann, « l’histoire, dans sa puis-
sance morale et sa plasticité économe, est à la hau-
teur de certaines œuvres les plus fortes de Tolstoï,
“Polikouchka” et “La Mort d’Ivan Ilitch” »…
Mais Bounine le grand prosateur est aussi
un poète. Publiés à la suite de l’histoire de Tchang,
chien chinois, rêveur et alcoolique, douze poèmes
l’attestent, frappants par l’acuité, par l’incandes-
cence de leur matériau (6). S’y confirme le juge-
ment d’André Gide, dans Le Figaro, en 1950 : « Je
ne connais pas d’œuvres où le monde extérieur soit
en contact plus étroit avec l’autre, le monde intime ;
où la sensation soit plus exacte et irremplaçable. »
Paloma H ermine H idalgo .
(1) Trois Roubles, traduit du russe par Anne Flipo-Masurel, pré-
face d’Andreï Makine, Ginkgo éditeur, Paris, 2020.
(2) Vivre pleinement, traduit par Anne-Marie Tatsis-Botton,
Anna Lushenkova-Foscolo et Hélène Henry, préface d’Anna
Lushenkova-Foscolo et de Tatiana Dvinyatina, YMCA-Press,
Paris, 2020.
(3) Le Village, traduit par Maurice Parijanine, Ginkgo éditeur,
2023, 284 pages, 11 euros.
(4) Nouvelles, traduit par Joëlle Dublanchet, Claire Hauchard,
Madeleine Lejeune et Boris de Schlœzer, Éditions des Syrtes,
Genève, 2022, 601 pages, 14 euros.
(5) Un monsieur de San Francisco, traduit par Christian Mouze,
La Barque, Rennes, 2022, 40 pages, 13 euros.
(6) Les Songes de Tchang & Poèmes, traduit par Christian
Mouze, La Barque, 2023, 48 pages, 14 euros.
SOCIÉTÉ
À VÉLO! L’encyclo pratique et joyeuse. –
Adrien Zammit
Ulmer, Paris, 2023, 144 pages, 14,90 euros.
On était tous amoureux d’elle… elle, la bicy-
clette, semble nous raconter cette encyclopé-
die tout à fait joyeuse. Agrémenté de plans
de roulements, selles ou dérailleurs par son
auteur, illustrateur chez Formes vives, ce
livre, qui rentre dans des sacoches de vélo
allemandes, fait le tour de presque tous les
sujets évoquant la petite reine, à l’exception
des désagréables. Il cherche à nous donner
les clés d’un nouveau pacte cyclable en pre-
nant sa monture dans le bon sens. Il y va de la
technique pure – comment regonfler son vélo
ou serrer ses freins – à des chapitres sur la
mobilité urbaine, l’art de conserver son VTT,
ou de le conduire par tous les temps. Adrien
Zammit, qui circule désormais en Auvergne,
a connu les affres marseillaises. Il en a tiré de
belles leçons de savoir-vivre et dispense un
petit cours d’écologie pratique sans culpabi-
liser le citoyen. Le vélo, c’est bon pour soi et
la planète, mais cela ne changera pas le monde
si vous en faites, annonce-t-il. On ressort de
ce livre enivré, comme après avoir grimpé les
côtes du Livradois.
CHRISTOPHE GOBY
SUR LE FIL DE LA DÉFENSE. – William
Bourdon
Cherche Midi, Paris,
2023, 288 pages, 20,90 euros.
« Un avocat est un ventriloque : pour servir
l’autre, il parle en son nom ; et un acrobate :
il s’approche des abîmes de l’accusé, sans y
sombrer », explique l’avocat William Bourdon,
collaborateur du Monde diplomatique, dans ce
livre autobiographique. Au-delà des affaires les
plus difficiles – plaider la cause de terroristes,
défendre des violeurs –, le pénaliste de renom-
mée internationale raconte ses engagements :
pour le lanceur d’alerte Edward Snowden ou la
mise en place d’une véritable justice pénale au
niveau mondial, contre les abus du secret-dé-
fense ou des services de renseignement. Mais
le récit offre également une éclairante réflexion
sur les injustices du procès pénal ou le poids de
la mise en scène et de l’art oratoire. Bourdon
s’interroge sur la sacralisation contemporaine
des victimes, forcément parées de toutes les
vertus, face à des accusés forcément coupables.
Il raconte enfin les campagnes de calomnies
dont il a été victime et la difficulté à en effacer
les traces sur les réseaux sociaux et Internet.
CHRISTIAN LAPEYROUX
DES VIES POUR L’ÉGALITÉ. Mémoires
d’ouvriers immigrés. – Abdellah Fraygui,
Abdallah Moubine et Vincent Gay
Syllepse, Paris, 2023, 168 pages, 15 euros.
Arrivés en France depuis leurs villages
marocains à la fin des années 1960, Abdellah
Fraygui et Abdallah Moubine découvrent les
usines automobiles de Poissy et Saint-Ouen,
un éprouvant travail à la chaîne, et le racisme.
La répression syndicale également, mais sans
que cela ne les dissuade de rejoindre la Confé-
dération générale du travail (CGT). Ils se for-
ment à travers cet engagement. La force du
collectif leur permet d’agir sur leurs lieux de
travail comme dans les foyers Sonacotra. Ils
font le lien, politique, entre leur exploitation en
France et la soumission attendue par un pou-
voir marocain qui continue de les surveiller
dans l’Hexagone tout en réprimant les mili-
tants lors de leur retour au pays. Les témoi-
gnages de ces pionniers des luttes pour l’éga-
lité, recueillis par le sociologue Vincent Gay,
se révèlent d’autant plus précieux que peu de
travaux sur la condition ouvrière de l’époque
ont à ce point mis l’accent sur la division
raciale comme élément central de l’organisa-
tion du travail.
MARINA DA SILVA
SPORTS
UNE HISTOIRE SPORTIVE DE LA
GUERRE FROIDE. – Sylvain Dufraisse
Nouveau Monde, Paris,
2023, 380 pages, 23,90 euros.
Parmi les nombreux fronts de la guerre froide,
le sport est souvent cité : on rappelle le match
sanglant de water-polo entre Soviétiques et
Hongrois en 1956 à Melbourne ou la volonté
de reconnaissance de la République démocra-
tique allemande (RDA), sur les podiums des
Jeux olympiques. Toutefois, l’affaire s’est révé-
lée infiniment plus complexe dans la confron-
tation entre les deux grandes puissances. Syl-
vain Dufraisse, historien du sport en URSS, en
détaille les enjeux spécifiques, notamment au
sein des grandes instances sportives interna-
tionales, telles le Comité international olym-
pique (CIO) ou la Fédération internationale de
football association (FIFA), qui par ailleurs
cherchaient le chemin incertain sinon illusoire
de l’autonomie. Parmi les points qu’éclaire ce
livre passionnant, la manière dont les États-
Unis répondirent dès la fin des années 1940 à
ce qu’on pourrait appeler la « propagande ath-
létique du bloc socialiste », ainsi que la mise en
lumière de l’émergence du tiers-monde, au fil
des indépendances et du processus de décolo-
nisation, au sein de la géopolitique des stades.
Avec le triomphe de l’Ouest lors de la séquence
finale de boycotts des Jeux de 1980 (Moscou)
et 1984 (Los Angeles)…
NICOLAS KSSIS
JANVIER 2024 – LE MONDE diplomatique
A RTS
CORPS À CORPS. Histoire(s) de la pho-
tographie. – Sous la direction de Julie Jones
Éditions du Centre Pompidou, Paris,
2023, 312 pages, 49 euros.
Le sous-titre le dit d’emblée : ce pluriel peut
être bien singulier. L’exposition dont rend
compte ce catalogue – au Centre Pompidou
jusqu’au 25 mars 2024 – réunit 500 photogra-
phies provenant de deux collections. Celle,
publique (40 000 épreuves), du Musée national
d’art moderne, et celle, privée (1 500 tirages),
de M. Marin Karmitz, producteur, distribu-
teur, fondateur de la société MK2. De quelle
façon peuvent-elles dialoguer ? Les réponses se
trouvent dans les représentations de la figure
humaine proposées, « corps à corps » entre les
deux fonds. Cent vingt artistes se font écho au
fil de découpages thématiques qui implicite-
ment assignent l’imaginaire des photographies
à des univers prédéfinis : « Premiers visages »,
auxquels sont associés Stanisław Ignacy Wit-
kiewicz, Paul Strand, Walker Evans, Man Ray…
« Spectres », avec Lisette Model, Christian Bol-
tanski, etc. On préférera évoquer la puissante
charge narrative de la collection Karmitz : le
regard qu’il porte sur l’histoire raconte aussi
l’histoire de son propre regard.
PHILIPPE PATAUD CÉLÉRIER
POÉSIE
NOURRIRLAPIERRE.–BronkaNowicka
José Corti, Paris,
2023, 80 pages, 16 euros.
Observer les objets ouvre des perspectives. En
lisant Nourrir la pierre, dédié «à l’impossible»,
premier livre traduit (par Cécile Bocianowski) en
français de Bronka Nowicka, poète et vidéaste
polonaise née en 1974, on considère différemment
des choses aussi ordinaires qu’une fourchette, une
taie d’oreiller, un appareil photo, une armoire, des
chaussures, une allumette, et même la naphta-
line et la cendre. En quarante-quatre fragments
inattendus et inquiétants, Nowicka fabrique un
atlas miniature où les objets sont perçus par le
regard d’un enfant, qui passe du masculin au
féminin de texte en texte et cohabite avec père,
mère, grand-mère, arrière-grand-mère, interchan-
geables comme les habits d’une vieille poupée.
Les objets agissent et modifient la réalité : «À pré-
sent, des bobines avec une bande brune se mettent
à tourner. Le magnétophone s’est allumé, mais pas
parce que mon père aime la country. Ce sont les
choses qui vérifient si avec un brin de volonté, on
ne pourrait pas transformer cette scène en comé-
die.» Les «choses» ressemblent aux marionnettes
dans le théâtre de Tadeusz Kantor. Des doubles
étranges de la vie.
JEAN-PHILIPPE ROSSIGNOL
BIOGR APHIES
MOI, PHOOLAN DEVI, REINE DES
BANDITS. – Phoolan Devi
Robert Laffont, coll. « Arion », Paris,
2023, 448 pages, 11 euros.
Née en 1963 en Inde, de basse caste (elle est une
mallah), Phoolan Devi passe son enfance dans
une immense pauvreté, battue sans cesse pour
son refus de courber l’échine face aux traditions
et aux puissants. À 11 ans, elle est mariée de
force. Contrairement aux usages, elle est immé-
diatement emmenée chez son mari, qui la viole
et la maltraite. Elle s’enfuira plusieurs fois. Elle
est ensuite enlevée par des bandits, violentée par
leur chef (Thakur), qui sera tué. Devenue la com-
pagne du nouveau chef, lui aussi un mallah, elle
lui succède lorsqu’il meurt. Elle tue, émascule
ceux qui oppriment et violent, prend aux riches
et donne aux pauvres. Sa renommée de reine
des bandits est immense. Épuisée par trois ans
de lutte, elle se rend avec sa bande et passe onze
ans en prison, jusqu’à ce que le gouverneur de
l’Uttar Pradesh (un intouchable) l’en libère. Tou-
jours analphabète, elle sera élue deux fois dépu-
tée au Parlement indien. Elle est assassinée en
2001. Se lisant comme un roman d’aventures,
cette autobiographie fut dictée en 1995 à Susanna
Lea, transcrite sur deux mille pages, récrite par
Marie-Thérèse Cuny, et relue à Phoolan Devi.
HÉLÈNE YVONNE MEYNAUD
JOURNAL DE LA CONSTRUCTION
D’UN PHARE. – Robert Louis Stevenson
Paulsen, Paris, 2023, 256 pages, 21 euros.
Robert Stevenson (1772-1850) dirigea la
construction de vingt phares sur une trentaine
d’années – « des travaux qui étaient à la fois
des inventions et des aventures ». Surnommé
le Robinson Crusoé du génie civil, le compte
rendu qu’il en fit, inédit en français, est pré-
senté par Robert Louis, l’auteur de L’Île au tré-
sor, son petit-fils : du moins la partie consacrée
au chantier de Bell Rock, de 1807 à 1811, sur
un récif immergé vingt heures par jour, ce qui
n’en finissait pas de susciter des naufrages. C’est
concret, précis, et suscite une joie stupéfaite. Car
c’est une histoire de mer, avec verres de rhum
et toasts (« Aux femmes et aux amoureuses »),
vagues de cinquante mètres de haut, canots
qui partent à la dérive, d’héroïsme sans phrase,
avec des ouvriers portés par la conviction que ce
qu’ils font est nécessaire – et des salaires qui leur
conviennent –, de découvertes et d’imaginations
techniques, entre deux marées… De l’installa-
tion de la forge aux moments de pêche ou à la
construction de la maison de chantier, brille la
beauté ingénieuse et intrépide du collectif.
EVELYNE PIEILLER
| 26
P h i lo s o p h i e
Le sens du style
Q
UAND les temps sont inquiétants et l’ave-
nir grisâtre, il est vivifiant de dépous-
siérer certains essais. Comme ceux
du philosophe Henri Bergson (1859-1941).
Embaumé par la postérité dans des formules
courtes et éclatantes (« élan vital », « énergie
spirituelle », etc.), il est l’auteur d’une œuvre
kaléidoscopique où sont abordés des thèmes
aussi variés que la durée, la mémoire, l’intui-
tion, la liberté, la religion. Un fil d’Ariane, le
vitalisme : de son Essai sur les données immé-
diates de la conscience aux Deux Sources de la
morale et de la religion, en passant par Le Rire
et L’Évolution créatrice, Bergson, contre la rigi-
dité des conceptions mécaniste et finaliste de
la vie, qui supposent que tout est déjà là dans
l’univers et que rien ne se crée, s’est évertué à
défendre une approche de la vie comme deve-
nir, grâce à sa qualité intrinsèquement créatrice,
immanente à chaque être.
Bergson, qui eut des ennemis à la mesure
de ses talents (on se souvient des Chiens de
garde, de Paul Nizan), jouit de son vivant d’une
aura qu’on serait bien en peine de se figurer
aujourd’hui. Ses cours au Collège de France
attiraient artistes, scientifiques, étudiants,
économistes, mais aussi des étrangers et des
jeunes femmes… Charles Péguy et le syndica-
liste révolutionnaire Georges Sorel l’écoutèrent
et le lurent. Cet engouement s’explique, entre
autres, par son style. Bergson préférait l’intui-
tion à la conceptualisation.
Lyrique, il avançait à coups de fulgu-
rances et de métaphores. Si ce style poétique
l’a hissé sur le pavois littéraire, le couronnant
du prix Nobel de littérature en 1927, il a jeté le
doute sur la nature philosophique de ses essais.
C’est à éclairer les enjeux de ce malentendu que
s’attelle Bruno Clément (1). Loin d’une coquet-
terie d’esthète, ce style, soutient le professeur de
littérature française, s’inscrit pleinement dans
A rt s
Cybermusique
D
EPUIS le succès de l’album Autobahn
(1974) du groupe allemand Kraftwerk,
l’électronique numérique imprègne les
musiques populaires dont elle est devenue indis-
sociable, de leur genèse jusqu’à leur diffusion.
Du rock à la techno, les courants artistiques
ont toujours été liés à des avancées technolo-
giques. Aujourd’hui, c’est l’usage et l’incidence
future de l’intelligence artificielle (IA) qui sont
questionnés.
L’IA infiltre déjà l’un des domaines
caractéristiques de l’humain, avec l’assentiment
de celui-ci : l’improvisation. Des expériences
furent menées dès les années 1980 par un pion-
nier, le tromboniste américain George E. Lewis,
et le champ est aujourd’hui considérablement
labouré au sein de l’Institut de recherche et coor-
dination acoustique/musique (Ircam), à Paris.
Gérard Assayag y dirige le projet Reach, (pour
Raising co-creativity in cyber-human musi-
cianship, ou « Améliorer la cocréativité dans
la musicalité cyber-humaine »). Avec ses col-
lègues chercheurs Mikhail Malt et Marco Fio-
rini, Assayag développe des logiciels destinés
à favoriser cette « cocréativité », dont Somax2.
« Somax2 est à la fois un instrument et un ins-
trumentiste », selon Marco Fiorini, par ailleurs
guitariste, qui décrit un outil de « créativité
augmentée » (1). Le logiciel a ingéré un « cor-
pus » d’informations (sons, mélodies, rythmes,
systèmes) que l’IA manipule pour réagir aux
propositions de l’humain. Des artistes comme
Bernard Lubat et Evan Parker s’y sont déjà
frottés. Joëlle Léandre aussi. Contrebassiste
et sommité de l’improvisation radicale depuis
cinquante ans, elle a « conversé » avec Somax2
lors d’une résidence à l’Ircam, en avril 2023,
suivie par un concert au Centre Pompidou, en
juin. « Ce n’est pas très éloigné de ce que je
fais en trio ou en quartet », dit-elle en suggé-
rant que Somax2 est un instrument comme les
autres, inerte s’il n’est pas actionné par ses cher-
cheurs-instrumentistes. Au moyen de leurs ordi-
nateurs sur scène, ils orientent les réponses du
logiciel qu’ils ont programmé, et sont donc les
véritables partenaires de jeu de Joëlle Léandre,
pour qui « l’aventure est la même ».
une réf lexion philosophique qui s’emploie à
contourner les limites intrinsèques du langage
ordinaire. Mieux : provocateur, Bruno Clément
nous invite à lire Bergson comme un écrivain,
un artiste à part entière, et affirme que la valeur
d’un texte philosophique ne tient pas seulement
à la thèse qu’il soutient, mais aussi à sa richesse,
à sa beauté et au plaisir qu’il procure. En subs-
tance, la forme est consubstantielle au fond.
Une autre rumeur tenace affirmait que le
philosophe se serait tenu à l’écart des grandes
causes de son époque. Selon l’avocat Michel
Laval (2), l’image d’un Bergson tiède et reclus
dans sa chaire au Collège de France relève de
la légende. S’il fut silencieux lors de l’affaire
Dreyfus, son attitude s’expliquerait par son
universalisme radical. Il s’aligna sur la posi-
tion de ses compatriotes juifs qui « ne voulaient
pas qu’on pût croire qu’ils défendaient Dreyfus
parce que Dreyfus était juif. Ils ne voulaient pas
qu’on pût imputer leur attitude à une distinction
ou une solidarité de race ». Lors de la première
guerre mondiale, il a partagé l’opinion majori-
taire – « La lutte engagée contre l’Allemagne est
la lutte même de la civilisation contre la bar-
barie. » En revanche, dès 1934, il écrit : « Que
la voix des Juifs résonne à travers le monde
entier. Pas seulement pour le salut des Juifs,
mais pour éviter que la honte absolue de la bar-
barie antisémite ne déshonore la civilisation
dans son entier. » Gilles Deleuze vouera une
sympathie durable à la pensée de Bergson, au
point de lui consacrer un essai (Le Bergsonisme,
Presses universitaires de France, Paris, 1966).
N idal Taibi .
(1) Bruno Clément, Henri Bergson, Prix Nobel de littéra-
ture, Verdier, coll. « Philosophie », Paris, 2021, 320 pages,
19,50 euros.
(2) Michel Laval, Il est cinq heures, le cours est ter-
miné. Bergson, itinéraire, Les Belles Lettres, Paris, 2023,
192 pages, 15 euros.
La machine en tant que telle resterait
dépourvue d’initiative. Pourtant, à la question
de savoir si elle improvise, Frédéric Maurin
est tenté de répondre « oui ». Directeur de l’Or-
chestre national de jazz (ONJ), il se dit surpris
par certaines propositions du logiciel comme
il l’est par celles d’un musicien. Lui et le saxo-
phoniste Steve Lehman ont collaboré avec un
autre chercheur de l’Ircam, Jérôme Nika, pour
élaborer le projet Ex Machina (2), où s’opèrent,
pour la première fois, des interactions live entre
l’ordinateur et les solistes d’un grand ensemble
de jazz. Implémenté de mémoires (des samples)
et de comportements pour les actionner, le pro-
gramme Dicy2 devient « un musicien supplé-
mentaire » pour l’ONJ : « Son analyse en temps
réel du contenu timbral ou spectral d’un son et
sa capacité de le relier à tout le corpus intégré
produisent des réponses que l’humain ne pro-
duira pas », explique Frédéric Maurin, pour qui
ces « réponses inhumaines » font « évoluer la
pensée » des solistes de l’orchestre. Déroutés par
les propositions de leur partenaire robotique, les
interprètes remettent en question leur propre
logiciel, formaté lui aussi par une culture et une
pratique musicales assimilées. Il est à supposer
néanmoins qu’ils ne se réduisent pas à ce « logi-
ciel », mais improvisent aussi en s’appuyant sur
leur imaginaire, qui n’est pas programmable.
On citera encore les pianistes Dan Tepfer
et Édouard Ferlet (3), qui, chacun de leur côté,
ont produit des projets avec le Disklavier de
Yamaha, un piano acoustique piloté par ordi-
nateur et capable de répondre, en temps réel, à
leurs propositions. En attendant que s’affinent
les recherches sur la musique que produiraient
deux machines quand elles « improvisent »
ensemble.
É ric D elhaye .
(1)Toutes les citations ont été recueillies par l’auteur en
octobre-novembre 2023.
(2) Steve Lehman, Orchestre national de jazz, Ex Machina,
ONJ Records/Pi Recordings, 2023.
(3) Dan Tepfer, Natural Machines, Sunnyside, 2019 ;
Édouard Ferlet, Pianoïd, Mélisse, 2023.
DA N S L E S R E V U E S
❏ The New York review of Books. Vio-
lence et fanatisme des colons juifs en Cisjorda-
nie, passivité et complicité de l’armée israélienne;
pourquoi les États-Unis ont-ils eu à déplorer un
nombre de morts du Covid proportionnellement
très supérieur à celui du Canada, de l’Allemagne
et de la France ? (Vol. LXX, n° 20, 21 décembre,
bimestriel, 9,95 dollars. – New York, États-Unis.)
❏ The Times LiTerarY suppLemeNT.
Jusqu’au 7 octobre dernier, de nombreux Israé-
liens s’étaient convaincus qu’« entre Beyrouth
et Gaza, ils pourraient vivre la vie d’Amsterdam ».
Nationalismes en guerre en Russie et en Ukraine.
(N° 6293, 10 novembre, bimensuel, 4,50 livres
sterling. – Londres, Royaume-Uni.)
❏ moNThLY review. Le travail souterrain (et
permanent) de l’Agence centrale renseignement
(CIA) américaine dans sa lutte contre le commu-
nisme : un entretien avec Gabriel Rockhill, qui rap-
pelle que la CIA «a placé des agents » dans la plu-
part des agences de presse américaine. (Vol. 75,
n° 7, décembre, mensuel, 4,50 euros. – New York,
États-Unis.)
❏ made iN ChiNa JourNaL. Retour sur la
période du Covid en Chine et notamment sur
les différentes approches de la lutte contre la
pandémie, loin d’être monolithique d’un bout
à l’autre du pays. À lire également, un entretien
désabusé sur l’état de la gauche chinoise. (Vol. 8,
n° 1, janvier-juin, semestriel, 60 dollars austra-
liens – Canberra, Australie.)
❏ easT asia forum. Le retour des « poli-
tiques industrielles» dans le monde développé et
leur impact sur le reste de la planète. La Chine,
menace pour les pays du Nord, exemple à suivre
pour ceux du Sud. (Vol. 15, n° 4, octobre-dé-
cembre, 9,50 dollars australiens – Canberra,
Australie.)
❏ asie 21. Les États-Unis vendent des missiles
au Japon, la revue applaudit ; la Corée du Nord
vend des missiles à la Russie, la revue s’alarme.
Comment les États-Unis ont besoin de « refroi-
dir» la situation à Taïwan, du fait d’une multiplica-
tion des fronts militaires dans le monde (N° 174,
juillet-août, mensuel. – Paris.)
❏ JaCoBiN amériCa LaTiNa. Une livraison
consacrée à Lénine, avec une grille de lecture
souvent trotskiste de sa postérité. (N° 9, second
semestre, sur abonnement : 36 dollars améri-
cains pour la version numérique. – Buenos Aires,
Argentine.)
❏ Nueva soCiedad. Un numéro consacré
à l’Argentine, pays de l’« abîme permanent ». À
lire également, le retour de la doctrine Mon-
roe, qui, à Washington, relègue l’Amérique latine
au rang d’arrière-cour des États-Unis. (N° 308,
novembre-décembre, bimestriel, abonnement
un an : 107 dollars. – Buenos Aires, Argentine.)
❏ La revue iNTerNaTioNaLe eT sTraTé-
gique. M. Maurice Gourdault-Montagne, conseil-
ler diplomatique du président Jacques Chirac de
2002 à 2007, recommande à la France « d’éviter
l’inféodation à la pensée des autres», celle des États-
Unis en particulier. (N° 132, hiver, trimestriel,
20 euros. – Paris.)
❏ reCherChes iNTerNaTioNaLes. Un dossier
consacré à la Turquie à l’occasion du centenaire
de sa fondation. Une analyse de la (très lente)
perte d’hégémonie du dollar américain. (N° 127,
juillet-septembre, trimestriel, 15 euros. – Paris.)
❏ revue iNTerNaTioNaLe des éTudes du
déveLoppemeNT. Les objectifs de développe-
ment durable (ODD), pilotés par l’Organisa-
tion des Nations unies, visent à améliorer le
bien-être des populations en mobilisant les pays
riches. Mais leur ancrage dans la pensée néoli-
bérale limite leur efficacité. (N° 253, trimestriel,
20 euros. – Nogent-sur-Marne.)
❏ popuLaTioN eT aveNir. Depuis 1989,
l’Ukraine connaît un « hiver démographique »,
marqué par l’émigration et la dénatalité – et
une perte de neuf millions d’habitants en vingt-
cinq ans. Cette situation, qui affaiblissait forte-
ment le pays au moment de l’invasion russe,
ne cesse de se dégrader encore avec la guerre.
(N° 765, novembre-décembre, bimestriel,
10 euros. – Paris.)
❏ L’éCoNomie poLiTique. Comment repen-
ser l’économie politique à l’aune de la crise éco-
logique ? Laisser une place aux autres espèces
vivantes conduit à renoncer à une partie de
l’exploitation actuelle, ce qui serait facilité par
des efforts partagés équitablement. (N° 100,
novembre-décembre-janvier, trimestriel,
12 euros. – Paris.)
❏ harvard BusiNess review. L’explosion
du marché de la revente : après les voitures
d’occasion, c’est le temps des ordinateurs, des
montres de luxe, des chaussures de sport d’oc-
casion, une niche commerciale que favorisent les
jeunes générations. (Vol. 101, n° 6, novembre-dé-
cembre, bimestriel, 119 dollars par an. – Boston,
États-Unis.)
❏ revue iNTerNaTioNaLe du TravaiL. Des
travaux empiriques à grande échelle confirment
que la syndicalisation réduit les inégalités ou que
la formalisation du marché du travail comprime
la distribution des salaires et réduit les écarts de
rémunération entre sexes. (Vol. 162, n° 3, sep-
tembre, trimestriel, sur abonnement. – Genève,
Suisse.)
❏ gresea éChos. Comment la classe diri-
geante wallonne a misé sur le secteur aéro-
portuaire pour remplacer la sidérurgie après la
chute du mur de Berlin. Et avec quelles consé-
quences ? (N° 116, octobre-décembre, trimes-
triel, 6 euros – Bruxelles, Belgique.)

DA N S L E S R E V U E S
❏ Raisons politiques. André Glucksmann,
Bernard-Henri Lévy, les nouveaux philosophes
n’ont pas conceptualisé grand-chose, pas même
le totalitarisme. Sur cette question, font plu-
tôt référence Hannah Harendt et Carl Frie-
drich. Ou Claude Lefort, à qui ce numéro est
consacré. (N° 91, août, quatre numéros par an,
20 euros. – Paris.)
❏ Revue pRojet. Non-recours au revenu de
solidarité active (RSA), renoncement aux soins,
des millions de pauvres peinent à faire valoir leurs
droits. Les pouvoirs publics encouragent donc les
acteurs du travail social à « aller vers ». Un dos-
sier sur cette stratégie et ses limites. (N° 397,
décembre-janvier, bimestriel, 13 euros. – Paris.)
❏ public eye. Un dossier sur les consé-
quences climatiques de la mode vestimentaire.
Des marques comme Zara utilisent massivement
l’avion en misant sur des tendances de très courte
durée. Des tonnes de vêtements font quasiment
le tour du monde pour transiter par la base logis-
tique de Saragosse, en Espagne. (N° 44, mensuel,
novembre. – Lausanne, Suisse.)
❏ espRit défense. Comment la France se pré-
pare à un conflit spatial, jugé inévitable par les
états-majors notamment en raison de l’impor-
tance stratégique des satellites militaires. (N° 9,
automne, trimestriel, gratuit sur le site. – Paris.)
❏ espRit. « Le Proche-Orient déchiré » est le
thème de cette livraison, avec une enquête auprès
de plusieurs intellectuels pour définir ce qui «s’est
passé le 7 octobre 2023 » lors des attentats com-
mis par le Hamas. (N° 504, décembre, mensuel,
20 euros. – Paris.)
❏ études. Pour Olivier Roy, les clivages religieux
ne se superposent pas aux fractures géopolitiques :
la preuve par les dissidents orthodoxes (géorgiens,
ukrainiens) que combat Moscou, alors que le lea-
der tchétchène Ramzan Kadyrov, de confession
musulmane, sert les intérêts du Kremlin. (N° 4309,
novembre, mensuel, 13,50 euros. – Paris.)
❏ contRetemps. Un dossier à propos des
« séismes mondiaux » accompagné par un grand
entretien avec Bertrand Badie, pour qui le monde
est un « patient dont le médecin ignore la mala-
die » tout en s’évertuant à lui donner un remède
pour un autre mal. (N° 59, décembre, mensuel,
15 euros. – Syllepse, Paris.)
❏ la chRonique. Dossier sur les fémini-
cides conjugaux : un tiers d’entre eux sont per-
pétrés au moyen d’armes à feu, souvent des
fusils de chasse. (N° 445-446, décembre-janvier,
3,60 euros. – Paris.)
❏ enbata. La Catalogne et le Pays basque
contiennent la poussée de droite en Espagne et
permettent à M. Pedro Sánchez de se maintenir
au pouvoir ; l’amnistie obtenue par les indépen-
dantistes catalans déclenche une guérilla poli-
tique et judiciaire. (N° 2400, décembre, men-
suel, 3 euros. – Bayonne.)
❏ pRostitution et société. Retour sur la
vie et le travail de la féministe radicale américaine
Andrea Dworkin, brûlant d’actualité à l’heure des
réseaux sociaux. (N° 217, juillet-septembre, tri-
mestriel, 25 euros par an. – Clichy.)
❏ la défeRlante. Quels imaginaires chez les
(rares) auteures qui se sont essayées aux genres
littéraires de l’utopie ou de la dystopie? Une nou-
velle de Seynabou Sonko où il est question d’un
poulpe qui rêve. (N° 12, novembre, trimestriel,
19 euros. – Paris.)
❏ nouvelles questions féministes. Un
numéro consacré au « travail alimentaire » (faire
la cuisine) et comment s’en libérer ? Un article
revient sur deux projets de coopératives de cui-
sine au tournant du XXe siècle ; pourquoi n’y a-t-il
aucune femme dans les coulisses des restaurants
chinois ? (Vol. 42, n° 2, semestriel, 25 euros.
– Lausanne, Suisse.)
❏ cqfd. Comment s’informer et comment
informer sur Gaza ? Un entretien avec la coor-
dinatrice de l’Agence Média Palestine. Rencontre
avec un fournisseur associatif d’accès à Internet.
(N° 225, décembre, mensuel, 4 euros. – Marseille.)
❏ éléments. La revue de la nouvelle droite
consacre un dossier à la gloire de son éditorialiste,
Alain de Benoist. Un entretien avec l’historien
Henry Laurens sur le conflit israélo-palestinien.
Pourquoi la gauche déteste le philosophe Jean-
Claude Michéa, que la droite courtise ? (N° 205,
novembre, bimestriel, 7,90 euros. – Paris.)
❏ les utopiques. Que deviennent les unions
locales ? Pourquoi SUD-Rail se bat contre le
Lyon-Turin ? Comment peut-on être syndicaliste
anticolonial en Corse? Un dossier sur le syndica-
lisme et les territoires. (N° 24, hiver, trimestriel,
10 euros. – Paris.)
❏ l’Âge de faiRe. Un dossier plein de surprises
décrypte les sources d’éclairage public ou privé,
leurs effets sur la santé et leurs conséquences
sur l’environnement. À lire en particulier, l’ar-
ticle intitulé « Les vers luisants s’éteignent-ils ? ».
(N° 190, décembre, mensuel, 2,80 euros. – Châ-
teau-Arnoux-Saint-Auban.)
❏ la décRoissance. Si « Moulinex libère la
femme»,la décroissance menace-t-elle son éman-
cipation ? Et le lepénisme est-il un transhuma-
nisme ? Le Rassemblement national communie
désormais dans le culte de l’innovation. (N° 205,
décembre-janvier, mensuel, 4 euros. – Lyon.)
Retrouvez, sur notre site Internet,
une sélection plus étoffée de revues :
www.monde-diplomatique.fr/revues
L i t t é r at u r e
L’honneur des poètes
Il arrive que des œuvres traversent
le temps. « Romiosini », écrit il y a
près de soixante ans par Yannis Ritsos,
résonne toujours : chant de lutte et
de méditation sur la Grèce, que
Mikis Theodorakis mettra en musique,
le poème porte l’histoire d’un peuple
plus intimement défini par ses
combats que par le Parthénon.
P a r U ly s s e B a r a t i n *
Y
aNNis Ritsos meurt en 1990. Lors de ses
funérailles à Monemvassia, sa ville natale du
Péloponnèse, camarades du Parti communiste de
Grèce (KKE) et intellectuels athéniens s’écartent
devant les paysans qui portent en terre celui qu’ils
considèrent comme l’un des leurs. Drapeaux
rouges, mer Égée, rite orthodoxe – et le peuple :
un dernier adieu à l’unisson de sa vie, celle d’un
homme né quatre-vingt-un ans plus tôt, un 1er mai,
dans une famille d’aristocrates ruinés.
Jeune homme, il gagne Athènes, où il vit d’ex-
pédients tout en luttant contre la tuberculose. Il
devient une figure remarquée de la fameuse géné-
ration des années 1930 – celle de Georges Sefe-
ris et d’Odysseas Elytis, futurs Prix Nobel –, qui
introduit le modernisme littéraire en Grèce. À la
différence de ces derniers, Ritsos s’inscrit au jeune
KKE, dans un pays toujours marqué par la « grande
catastrophe » de 1922 – qui vit les chrétiens hellé-
nophones expulsés d’Asie mineure lors de la deu-
xième guerre gréco-turque – et par la répression
des grèves sous la dictature de Ioannis Metaxas,
à partir de 1936. Dès lors, le poète vouera son
existence autant à rechercher des formes d’expres-
sion inédites qu’à faire advenir la justice sociale.
Ritsos, que Louis Aragon célébra, connut tous les
honneurs littéraires et tous les camps de concen-
tration de son pays. Partageant les souffrances
d’un peuple opprimé, il sut les chanter par des
moyens neufs, continuant à expérimenter alors
même qu’il se faisait le héraut de ses combats.
Pour comprendre comment cet écrivain si exigeant
a pu susciter la ferveur de tout un pays, il faut lire
Romiosini – Grécité –, chant de lutte autant que
méditation sur la Grèce (1).
Écrite entre 1945 et 1947, l’œuvre conserve
une place particulière dans l’histoire littéraire et
politique grecque. Retour sur la résistance au fas-
cisme, ce poème aux symboles aussi clairs que
furtifs compose l’histoire d’un peuple en lutte
constante pour la liberté à travers les siècles. En
1946, la guerre civile éclate entre communistes
et monarchistes soutenus par le Royaume-Uni,
empêchant la publication du texte. Ritsos est
déporté, de 1949 à 1951, dans des camps insu-
laires où l’État royaliste torture et « rééduque »
les communistes vaincus. Grécité paraît finale-
ment dans un recueil en 1954, période de détente
politique. Son succès, ainsi que l’instauration de la
dictature des colonels en 1967, conduisent l’écri-
vain Jacques Lacarrière à traduire ce chant majeur
dès 1968, en une version française qui en a saisi
l’âpreté et la respiration épique (2).
En trente-cinq pages, Ritsos cherche à dire la
Grèce dans une langue nue et, au premier abord,
comme négative : « Ce pays est aussi dur que
le silence, / Il serre contre son sein ses dalles
embrasées, / Il serre dans la lumière ses vignes
et olives orphelines, / Il serre les dents. Il n’y a
pas d’eau. Seulement de la lumière. » Passé et
présent se nouent, des références aux civilisa-
tions antique, byzantine et moderne entrent en
résonance. Des Turcs aux Allemands, la terre
n’en finit pas d’être occupée. C’est elle, avec la
mémoire des morts, qui lie les êtres. Et non le
sang. Aucune indication ne situe l’époque, les
humains ne se distinguent pas de leur environne-
ment : « Et voici ceux qui montent et descendent
les marches de Nauplie / Et qui ont pour tabac
les feuilles épaisses de la nuit, / Pour moustaches
des buissons de thym saupoudrés d’astres / Et en
place de dents, les souches, les rochers et le sel
de l’Égée. » Il n’est pas question des « Grecs »
mais d’un « ils » indistinct et répété formant un
collectif anonyme et composite. On y trouve,
jamais tout à fait anéantis, les spectres de la
guerre d’indépendance de 1821. Car Grécité fait
écho aux chants klephtiques des libres bandits
montagnards qui combattaient les Ottomans :
« Sur les créneaux les capétans morts debout
* Directeur de la Scène de recherche de l’École normale supé-
rieure de Paris-Saclay.
27 |
FIKOS. – « Pégase et Bellérophon », Sibiu, Roumanie, 2016
gardent le fort. / Sous leurs habits, la chair se
décompose. / Frère, n’es-tu pas harassé ? » Ail-
leurs, le chant intègre l’épopée de Digenis Akri-
tas, mythique gardien de la frontière byzantine,
neuf siècles plus tôt : « Sur les aires de marbre,
ils ont rencontré Digenis, / Ils ont dressé la table
pour dîner / Et ils ont partagé leur désespoir en
deux / Comme on partage, sur ses genoux, la
miche d’orge. » À bas bruit, sa rumeur emporte
avec elle jusqu’aux évocations fugaces de Pro-
méthée et d’Ulysse. Le poème se clôt sur les vil-
lages brûlés des années 1940 et les sacrifices de
la résistance. Le jeu d’échos finit par mêler morts
et vivants en un même peuple qui se soulève
contre l’occupant par-delà les tombeaux : « Sous
la terre, entre leurs bras croisés / Ils tiennent la
corde de la cloche, / Et ils attendent sans dor-
mir / De sonner la résurrection. / Ce sol, il est à
eux, il est à nous / Nul ne peut nous le prendre. »
De façon inattendue pour l’époque, Ritsos
nomme romiosini ces rapprochements succes-
sifs et ce réseau de signes. Le choix du terme
est crucial. Romiosini n’est pas l’hellénisme qui,
depuis la création de l’État grec en 1831, repré-
sente un levier idéologique pour obtenir le soutien
du Royaume-Uni, de la France et de la Russie. En
grande partie sous la pression de ces puissances,
le nouveau pays se construit dans l’esprit d’un
retour à l’Antiquité classique et d’une filiation
avec Périclès et Aristote. Il reviendrait aux Grecs
modernes de faire revivre marbre immaculé, phi-
losophie, opposition à l’Orient. Deux siècles plus
tard, l’État a pour nom République hellénique ;
celle-ci a pour citoyens les Hellènes. Par opposi-
tion, le terme romiosini fait référence aux romioi,
les sujets de l’Empire byzantin. À sa chute, en
1453, les Ottomans employaient le terme rum pour
désigner les populations hellénophones et plus lar-
gement chrétiennes. De ce fait, le romios désigne
alors le Grec chrétien, par opposition à l’Hellène
païen. Mais le romios est aussi le Grec vivant sous
le joug et qui va combattre pour sa liberté lors de
la révolution de 1821.
A
près la « grande catastrophe », puis le
déchaînement de violence sous l’occupation
allemande, les Grecs traversent une crise identi-
taire. En 1945, Ritsos s’empare du terme romio-
sini, peu usité, pour opposer un autre récit au dis-
cours d’État sur le miracle en Attique au Ve siècle
suivi d’une longue éclipse puis d’une résurrec-
tion, au xixe, avec la guerre d’indépendance. L’en-
semble de la population de l’époque adhère à ce
récit, du roi – la monarchie prend fin avec l’ins-
tauration de la dictature en 1967 – aux cama-
rades communistes de l’auteur. La romiosini de
Ritsos relève donc de la contre-attaque. Le poète
rend vie au mot pour reformuler la conception
que la Grèce peut avoir d’elle-même, en réalité
caractérisée par trois millénaires d’insoumission
populaire qui vibrent dans la chair du peuple et
dans la terre. Comme si les peuples héroïques des
siècles passés se survivaient dans celui, paysan et
ouvrier, contemporain du poète. Il ne s’agit plus
de tenter de revenir à un âge d’or incarné par les
Athéniens d’autrefois, vainqueurs à Salamine et à
Marathon, mais de s’inscrire dans une continuité
LE MONDE diplomatique – JANVIER 2024
@FIKOSANTONIOS
dont les différentes phases se valent. En chargeant
le mot d’une connotation populaire et combattante
– qu’attestent les définitions des deux grands dic-
tionnaires de grec moderne, le Triantafyllidis et le
Babiniotis, qui font référence au poème –, l’auteur
se place à l’opposé de la logique réactionnaire de
l’hellénisme d’État.
Encore fallait-il que le texte pénètre la
conscience collective. Depuis 1960, le composi-
teur Mikis Theodorakis – communiste lui aussi,
combattant pendant la guerre civile, ancien
déporté comme Ritsos – faisait se rencontrer dans
ses compositions tonalités byzantines et instru-
ments traditionnels, chanson populaire et poésie
contemporaine. Les Grecs n’avaient jamais rien
entendu de semblable. L’historien Dimitris Papa-
nikolaou y voit l’invention d’un nouveau canon
culturel : un « modernisme populaire (3) ». En
1966, Theodorakis met en musique Romiosini
et choisit pour l’interpréter Grigoris Bithikot-
sis, célébrissime chanteur de l’époque. Lors du
premier concert de Grécité, les salles de concert
s’avèrent trop petites, il faut jouer dans un stade.
La droite au pouvoir tente d’intimider, en vain, un
public où les vétérans de la résistance croisent la
jeunesse d’une gauche en plein essor. L’enthou-
siasme est colossal.
U
N an plus tard, en avril 1967, après le coup
d’État, les œuvres de Theodorakis sont interdites.
Ritsos est envoyé en camp, puis en liberté surveil-
lée. Les années passent, jusqu’à l’occupation de
l’École polytechnique en 1973 par les étudiants.
Depuis les haut-parleurs, ils diffusent, inlassable-
ment, Grécité. Entre-temps, Ritsos a écrit les Dix-
Huit Petites Chansons de la patrie amère, qui en
sont comme la suite, vingt-six ans plus tard. Le
thème de la romiosini est de nouveau présent :
« Ne pleure pas sur la Grèce, quand elle est près
de fléchir /Avec le couteau sur l’os, avec la laisse
sur la nuque, / La voici qui déferle à nouveau, s’af-
fermit et se déchaîne / Pour terrasser la bête avec
la lance du soleil (4). » À la chute de la dictature,
en 1974, ces vers furent chantés par Theodorakis
et repris par la foule athénienne lors d’un concert
mythique. Poésie et chanson s’opposent ensemble
à l’ordre dominant dans le champ symbolique,
comme les artistes l’avaient fait dans l’action poli-
tique, pour la liberté.
Aux dernières élections nationales de mai-
juin 2023, trois partis d’extrême droite ont recueilli
12 % des suffrages, parmi lesquels les Spartiates et
Solution grecque, qui s’inscrivent dans la tradition
helléniste. L’opposition entre grécité et hellénisme
ne relève pas que de l’histoire.
(1)Yannis Ritsos, Grécité, traduit du grec par Jacques Lacar-
rière, Fata Morgana, Saint-Clément-de-Rivière, 2023 (rééd.).
(2) Jacques Lacarrière est notamment l’auteur de L’Été
grec. Une Grèce quotidienne de 4000 ans, Plon, coll. «Terre
humaine », Paris, 1976.
(3) « Pour une histoire de la littérature grecque du xxe siècle.
Propositions de reconstruction, thèmes et courants » (en grec),
actes d’un colloque à la mémoire d’Alexander Argyrios, Presses
universitaires de Crète - Musée Bénaki, Héraklion, 2012.
(4) Dix-Huit Petites Chansons de la patrie amère, traduit du
grec par Anne Personnaz, Éditions Bruno Doucey, Paris, 2012.
JANVIER 2024 – LE MONDE diplomatique
| 28
Ruée vers le rosé
Pa r Ju l i e r e u x *
C ’Est l’histoire d’une orgie de belles affaires
sous le soleil méditerranéen. En Provence, 2022 a
été l’année record pour les transactions de domaines
vinicoles. Sous le regard médusé des vignerons du
coin qui n’avaient jamais osé en rêver, des person-
nalités se pressent autour des bastides et de leurs
vignes : le couple Sarkozy-Bruni, le gratin de Hol-
lywood (Brad Pitt, George Clooney, George Lucas),
des gestionnaires de fonds privés aux noms inconnus
du grand public, et une myriade de petits patrons,
plus ou moins retraités, avides de patrimoine défis-
calisable, le soleil et le rosé en prime. Car, comme
le résume l’heureuse propriétaire d’un château au
pied de la montagne Sainte-Victoire : « Si Bernard
Arnault, qui est un visionnaire, choisit d’investir ici,
c’est que ça doit valoir le coup. »
De 2019 à 2022, l’arrivée de LVMH dans la val-
lée de l’Esclans (à quarante-cinq kilomètres au nord
de Saint-Tropez) a en effet marqué l’apogée de cette
ruée vers l’or rose entamée une dizaine d’années
plus tôt. En moins de cinq ans, confinement com-
pris, le géant mondial du luxe, du champagne et du
cognac a acquis tout ou partie de cinq domaines,
dont trois crus classés, soit environ quatre cents
hectares, et les plus grandes « marques » de rosé
de Provence.
Officiellement, tout le monde est satisfait. C’est la
preuve, acquise de haute lutte, que le rosé a sa place
parmi les grands vins. Avec, à la clé, des prix du rai-
sin et du foncier viticole dans les secteurs les plus
prisés qui ont doublé. Et les coopérateurs – deve-
nus apporteurs de raisin pour LVMH ou un autre –
en ont profité.
« Ils sont contents, ils ont tous acheté un énorme
pick-up de luxe », ricane M. Fabrice Raymond
(domaine Terres d’Esclans), adhérent de la Confé-
dération paysanne. Le syndicat a organisé en août
2022 des « vendanges sauvages » sur une parcelle
du château d’Esclans, propriété de LVMH, en guise
de protestation contre l’accaparement des terres
viticoles. Son vignoble se retrouve pour ainsi dire
« coincé » entre deux des propriétés de M. Arnault.
« Avant, on était cinq ou six domaines dans la val-
lée de l’Esclans. Des bons et des moins bons, mais
peu importe, il y avait de la vie. Maintenant on a
des robots dans les vignes… Et encore, je ne vous
parle pas du type de viticulture pratiquée. Plus ils
achètent, plus ceux qui se font acheter deviennent
pauvres intellectuellement. »
« On sait bien comment ça se passe », ana-
lyse Mme Gwennaëlle Le Bars, jeune vigneronne
provençale qui siège pour la Confédération pay-
sanne à la société d’aménagement foncier et d’éta-
blissement rural (Safer), un organisme semi-pu-
blic chargé de préserver les terres agricoles (1) :
« LVMH et consorts achètent le raisin plus cher.
Tout le monde leur vend, y compris des apporteurs
historiques des coopératives, mises en difficulté.
* Journaliste, fondatrice du journal indépendant Vinofutur.
SOM M A IRE
Page 2 :
Courrier des lecteurs. – Coupures de presse. – Arrestation du
directeur de notre édition arabe.
Page 3 :
Vers un droit international de la grève ?, par alain SuPiot.
PageS 4 et 5 :
Un train nommé « Maya », par luiS Reygada .
Page 6 :
Lusaka, plaque tournante des migrations, par Paul BoyeR
Rémi CaRton.
Page 7 :
Pour les Touaregs, s’unir ou disparaître, par PhiliPPe Baqué .
PageS 8 et 9 :
L’élection américaine de tous les dangers, suite de l’article de Julien
Brygo. – Un bastion du Parti républicain (J. B.).
Page 10 :
Guerre du récit national à Taïwan, par aliCe héRait.
w w w. m o n d e - d ip lo m at i q u e.fr
Et le jour où le prix baisse, il est trop tard. Tout
le monde a oublié que les coopératives sont juste-
ment nées pour contrebalancer le pouvoir de ces
gros acheteurs », se désole-t-elle.
En attendant l’explosion de cette bulle, que cer-
tains prédisent déjà, les inquiétudes se portent plutôt
sur l’impact de la hausse des prix du foncier. « Si je
veux transmettre à mes enfants, je n’ai pas la trésore-
rie pour payer la succession, pas avec des bouteilles
à 8 euros, explique M. Raymond. Les viticulteurs
ne voient pas qu’ils diluent leur capital, à vendre
leur raisin à ces types… Ils s’en rendront compte au
moment de la transmission. » Peut-être. Mais, comme
le rapporte un habitué de ce genre de transactions,
« quand, devant le notaire, les enfants comprennent
© ABSTÈME & BOBANCE
que le domaine est passé de 4 à 10 millions d’euros,
tout le monde signe vite la vente ».
Le « boom » du vignoble en Provence a démarré
il y a une dizaine d’années mais reflète un proces-
sus plus ancien de financiarisation. Si l’on consi-
dère qu’un viticulteur cultive lui-même ses vignes
(en tant que propriétaire ou en fermage) et possède
tout ou partie du capital de son exploitation, alors
on peut dire que les vignes échappent peu à peu
aux vignerons.
Le rapport 2022 de la Safer l’écrit noir sur blanc :
« Le marché est animé par des personnes morales. »
Ainsi, des sociétés ont acquis 40 % des surfaces de
vignes vendues en 2022. Si 7,1 % des terres agri-
coles françaises appartiennent à des apporteurs de
capitaux qui ne travaillent pas dans l’agriculture,
ce chiffre serait beaucoup plus élevé dans la viti-
culture, où « la déconnexion entre détention du
capital foncier, du capital d’exploitation et l’exer-
cice du métier est à l’œuvre depuis de nombreuses
années », expliquent les sociologues Bertrand Her-
vieu et François Purseigle (2). Moins de la moitié
des transactions sont effectuées par les vrais profes-
sionnels du vin, selon l’agence Vinea Transaction. Il
s’agit en priorité de géants du négoce, comme Castel
ou Gérard Bertrand, qui cherchent à sécuriser leur
approvisionnement en raisin ou en jus, à s’acheter
une légitimité ou à installer des structures œnotou-
ristiques. Les « jeunes vignerons », eux, n’en ont
effectué que 3 % en 2022. Parmi les « non-profes-
sionnels du vin » qui achètent des domaines viticoles
(71 % du marché, en valeur), on trouve majoritaire-
ment des investisseurs européens (28 %) – les étran-
gers détiennent 2 % du vignoble français. Suivent
les « néo-vignerons » en reconversion (21 %) et les
« faux retraités des affaires » (20 %) avides d’opti-
misation fiscale.
Bien sûr, ces chiffres ne disent pas la multitude des
montages juridiques possibles, avec ou sans la mai-
son, le nom du vigneron, du domaine, les vignes ou
le matériel, etc. Les groupements fonciers peuvent
aussi réunir plusieurs propriétaires sous une seule
entité. Et surtout, les sociétés agricoles se vendent
aussi en parts – un marché de 200 000 hectares par
an qui échappent largement à la régulation de la Safer
Page 11 :
Virage à droite en Nouvelle-Zélande, par olivieR neaS.
PageS 12 et 13 :
La Russie est-elle impérialiste ?, suite de l’article de Jules sergei
Fediunin et Hélène ricHard. – L’effet « gueule de bois », par
SeRge halimi et PieRRe RimBeRt.
PageS 14 et 15 :
La guerre en Ukraine, grand accélérateur de l’armement mondial,
par PhiliPPe leymaRie . – À qui profitent les guerres ? Cartes et
graphiques de Fanny Privat.
et
Page 16 :
Pologne, lueur d’espoir pour le droit à l’avortement, par malgo
nieziolek .
Page 17 :
Le Brexit est-il une si mauvaise affaire ?, par tRiStan de BouRBon-
PaRme .
PageS 18 et 19 :
Le Hamas revendique désormais le leadership du mouvement
palestinien, par leila SeuRat.
le phénomène serait glo-
balement vertueux : « Ces
nouveaux acteurs sont
plus structurés, plus sains
financièrement, capables
de générer des rentabilités
là où le paysan ne s’en sor-
tait pas. C’est très sain ! »
Et de citer l’exemple de la
crise bordelaise, où 10 à
30 % des vignes seront
arrachées. « Il y a six mille
producteurs avec chacun
une force de frappe limi-
tée et pas même le salaire
minimum, tout en travail-
lant énormément. Il vaut
mieux qu’ils soient sala-
riés d’un groupe », estime-
t-il. Le seul risque serait la
constitution d’« un mono-
pole, à force de concentra-
DEEDEE THE CROSS. – « Duchamp-contrechamp », 2023 tion, mais on en est encore
loin. Au lieu d’avoir cinq
– et la loi dite « Sempastous », qui instaure depuis mille étiquettes de bordeaux différents, ce qui est
2021 un contrôle administratif des cessions, peine à beaucoup trop, on va en avoir deux cents, d’ici à
enrayer le phénomène. 2035. Et ce sera très bien ».
Au-delà du symbole, la métamorphose du sec- Pourtant, « les phénomènes de concentration
teur gagne sur le métier de vigneron. « C’est une s’accompagnent d’une baisse d’emplois », rétorque
vraie hémorragie du monde paysan », s’alarme d’emblée M. Tanguy Martin, coordinateur de Terre
M. Raymond. Car non seulement celui (ou celle) de liens (un mouvement citoyen qui œuvre depuis
qui « monte sur le tracteur » n’est plus propriétaire, vingt ans à la sauvegarde du foncier agricole). « Et
mais il est de plus en plus souvent salarié, parfois les salariés ne vivront pas mieux que le vigneron
même d’une société de prestation de travaux viti- indépendant. Certes, une petite élite locale va deve-
coles. L’agriculture – et en particulier la viticulture – nir chef de culture… Mais le reste, c’est Dickens. »
devient le paradis de la sous-traitance et son usage a
été multiplié par deux entre 2002 et 2016, un marché Selon les statistiques Agreste 2020, 80 % des
estimé à 4 milliards d’euros en 2020. salariés agricoles ont un statut précaire (contrats à
durée déterminée, saisonniers, apprentis), avec une
P
surreprésentation des femmes. La part de travail-
leurs détachés, envoyés de manière temporaire en
rès de 5 % des exploitations viticoles fran- France pour des tâches ponctuelles, comme la taille
çaises ont même recours à la délégation intégrale de la vigne, est plus importante dans l’agriculture
à un chef de culture prestataire, plutôt qu’au fer- (70 000 contrats déclarés en 2017) que dans le sec-
mage (3). « Les entreprises type LVMH ne veulent teur du bâtiment. « Et je ne vous parle même pas de
même pas de salariés, tout est fait en prestation, la question environnementale. »
observe Mme Le Bars. Elles ont un œnologue et
un conseiller agronomique qui dresse le plan de « Le paysan vit pauvre et meurt riche », dit la
culture, un tractoriste ou deux à l’année, et des sagesse populaire. « Tant mieux pour les vignerons
sociétés extérieures font tout le travail à la main. » qui en profitent, soupire un observateur provençal.
Autre option : l’intégration. « Par exemple, un des Sur le coup, ça leur donne une prestance, ça donne
nouveaux venus a laissé la majorité des terres l’illusion de tirer tout le monde vers le haut. Mais, à
à un local, à qui on rachètera le raisin, pointe ce rythme-là, dans une génération, il n’y aura plus
Mme Le Bars. Le travailleur est intégré dans une personne pour le voir. »
chaîne de production… et c’est lui qui prend les
risques climatiques. » Dans les deux cas, le projet (1) Lire Lucile Leclair, « L’agro-industrie avale la terre »,
consiste à « gérer le patrimoine » de façon à pro- Le Monde diplomatique, février 2022.
duire des revenus pour les associés, et non plus à (2) Bertrand Hervieu et François Purseigle, Une agriculture
rémunérer un travail de production. La « tertiari- sans agriculteurs, Presses de Sciences Po, Paris, 2022.
sation » de la viticulture est en marche. (3) Julien Brailly, Bruno Legagneux, Geneviève Nguyen et
François Purseigle, « Sous-traitance et délégation du travail : mar-
queurs des mutations de l’organisation de la production agricole »,
« Et alors ? », répondent plusieurs observateurs. Notes et études socio-économiques, n° 47, ministère de l’agricul-
Pour l’économiste bordelais Jean-Marie Cardebat, ture et de l’alimentation, juillet 2020.
Janvier 2024
Page 20 :
L’erreur stratégique d’Israël, par ChaRleS endeRlin.
Page 21 :
Des villes verrouillées au nom de la sécurité, par thomaS
JuSquiame .
Page 22 :
Les bonnes œuvres de Michel-Édouard Leclerc, par antoine
PeCqueuR .
Page 23 :
Bals tragiques, une tradition française, par PieRRe SouChon.
PageS 24 à 26 :
LES LIVRES DU MOIS : « Je me fais tant de souci pour toi », d’Aziza
Abdallah, par aRnaud de montJoye. – « Chronique du pays des gens
les plus heureux du monde », de Wole Soyinka, par huBeRt aRtuS. –
Caravelles et modernité, par mikaël FauJouR. – Joie oubliée, par
Paloma heRmine hidalgo. – Des samouraïs à moto, par maRtine
BulaRd. – Le sens du style, par nidal taiBi. – Cybermusique, par
éRiC delhaye. – Dans les revues.
Page 27 :
L’honneur des poètes, par ulySSe BaRatin.
Le Monde diplomatique du mois de décembre a été tiré à 198 823 exemplaires.