H LES FRAGILITÉS DU PRÉSIDENT CHINOIS – pages 12 et 13

COMBIEN
POUR LA
CRYPTO-JOCONDE ?
PAR MARIE-NOËL RIO
ET FRANZ W. KAISER
Page 27.

Mensuel - 28 pages N° 823 - 69 e année. Octobre 2022

D ERRIÈRE LA GUERRE , LES AFFAIRES EN FRANCE, BEAUCOUP DE DÉBATS, PEU DE MOYENS

L’Ukraine Le handicap, première

et ses faux amis cause de discrimination
Référendum dans les régions occupées, menace de
nucléarisation, mobilisation partielle : la Russie a choisi
l’escalade face aux contre-offensives ukrainiennes menées
avec des armes occidentales. Cobelligérants de fait,
certains États de l’Union européenne concrétisent un
vieux projet : ancrer l’Ukraine à l’Ouest et en faire un
laboratoire pour les délocalisations de voisinage.

PAR PIERRE RIMBERT

À L’IMAGE du mal de dos et de la laquelle doucherait à froid les congres-

© GUILLAUME MARTIAL

météo, la « fin de la mondialisation » sistes du Forum économique mondial

compte au nombre de ces « marron-
niers » qui refleurissent régulièrement
dans la presse. Essayistes et journa-
listes ont cloué le cercueil de la libé-
ralisation planétaire après les attentats
du 11 septembre 2001, puis lors de la
crise financière de 2008, puis encore
lors de la crise de l’euro au mitan des
années 2010. Avec le chaos mondial
des chaînes d’approvisionnement dû
aux politiques anti-Covid, à la montée
des tensions sino-américaines, à la
guerre en Ukraine et à la crise de
l’énergie, l’heure d’un nouveau rap-
port d’autopsie a sonné. En 2022, le
légiste en chef se nomme M. Larry
Fink, président-directeur général du
réunis fin mai à Davos.
Comment cette fois ressusciter le
sphinx et l’acclimater à un contexte
géopolitique inflammable ? La mon-
dialisation des années 2000 se voulait GUILLAUME MARTIAL. – « L’Habitat », de la série « Off the Wall » (Hors les murs), 2020
inclusive : ses architectes admettaient
au sein de l’Organisation mondiale du La France compte près de 12 millions de personnes d’un établissement girondin accueillant des
commerce (OMC) la Chine (2001) et en situation de handicap, dont 500 000 sont accueillies personnes polyhandicapées annonce que
même la Russie (2012), convaincus trois d’entre elles sont mortes faute de
que l’interdépendance économique dans des établissements spécialisés. Ces structures font soins. Âgées d’une trentaine d’années,
civiliserait ces partenaires idéologique- l’objet de multiples critiques, notamment de l’Organi- nécessitant un accompagnement continu,
ment mal dégrossis. « Deux pays qui sation des Nations unies, qui réclame leur fermeture. elles ont péri par manque de personnel pour
hébergent chacun un McDonald’s ne s’occuper d’elles. Aucune voix ne s’élève
se sont jamais fait la guerre », soutenait
Institution ou inclusion ? Ce débat, parfois caricatural, alors, personne ne se révolte : ces morts ne
en 1996 l’essayiste Thomas Fried- a fini par éclipser tous les autres… suscitent que quelques articles dans la
man (1). Bien tenté, mais c’est raté. On presse locale. Un clapotis. Y en a-t-il eu
PAR LAETITIA DELHON *

fonds d’investissement BlackRock.
« L’invasion russe a mis fin à la mon-
dialisation que nous avons connue
depuis trois décennies », écrit-il le
24 mars dernier dans sa lettre annuelle
aux actionnaires. Il n’en fallait pas
davantage pour provoquer une cas-
cade internationale d’articles sur la
« démondialisation », les relocalisa-
tions, le « démultilatéralisme », le
retour du protectionnisme, etc.,
se montrera donc plus sélectif. Les
délocalisations, oui, mais entre amis.
Une idée aussi brillante ne pouvait
s’énoncer qu’en anglais : le friendsho-
ring, par opposition à l’offshoring, qui
désigne les délocalisations classiques.
(Lire la suite page 8.)
(1) The New York Times, 8 décembre 1996.
Q
UI ne connaît pas le champ du han-
dicap a toutes les chances de se perdre
dans un labyrinthe constitué d’innombra-
bles sigles et acronymes – AAH, Agefiph,
IME, Sessad, Ditep (1), etc. – catégorisant
les personnes, les pathologies, les institu-
* Journaliste.
tions, les allocations. Ceux qui tentent de
dépasser cette difficulté seront alors frei-
nés par un traitement médiatique souvent
sommaire, partial et paresseux. Tel sportif
devient ce héros qui a su « dépasser » son
handicap, telle action se révèle « magni-
fique » parce que « inclusive », sans
oublier les innombrables « scandales » et
autres histoires personnelles qui émaillent
les journaux : maltraitances en établisse-
ments, ascenseurs en panne empêchant la
d’autres ? Combien ? Nul ne cherche.
En 2022, la France compte près de
douze millions de personnes en situation
de handicap (17,8 % de la population),
aux réalités très diverses. Quoi de com-
mun entre un individu malvoyant, un
autre sourd, une personne atteinte d’un
handicap moteur, une autre souffrant de
troubles psychiques ou d’autisme (2) ?
Rien, en dehors des discriminations struc-
turelles qu’elles subissent.
(Lire la suite pages 20 et 21.)

Sécessions américaines mobilité, manque d’accessibilité des bâti-

ments, enfants non scolarisés, etc. Mais (1) Respectivement : allocation aux adultes handi-

C
HACUN des deux grands partis américains prétend que
la démocratie périra s’il ne l’emporte pas le 8 novembre
prochain lors des élections de mi-mandat. Car son adversaire
ne défend pas seulement des idées impraticables ou répré-
hensibles ; c’est un ennemi, un corps étranger, immoral et
subversif (1). Autrefois réservée aux Indiens, aux Noirs et aux
communistes, cette mécanique mentale paranoïaque cible à
présent des dizaines de millions de « déplorables », de « semi-
fascistes », de « totalitaires ». Républicains selon les
démocrates, démocrates selon les républicains. Des références
aux années 1930, aux affrontements entre chiites et sunnites
ou à la guerre de Sécession envahissent le discours politique.
Chaque matin, de très nombreux Américains reçoivent
sur leur boîte mail des dizaines de messages non désirés
rédigés avec des couleurs vives et en lettres majuscules.
Côté démocrate, le 18 septembre dernier : « Il nous faut
20 000 signatures avant 11 h 59. Signez pour que Donald
Trump soit arrêté. Nous sommes TOUT PRÈS de livrer Trump
à la JUSTICE. Mais nous avons besoin d’un ÉNORME soutien
public pour y parvenir. » Le lendemain, réplique du principal
intéressé : « Les entreprises radicales de la Big Tech essaient
de nous FAIRE TAIRE. Leurs partenaires corrompus des
médias mainstream s’acharnent à censurer les républicains.
Pour épargner à notre pays le programme socialiste radical
de la gauche, il faut élire au Sénat des républicains America
First [c’est-à-dire soutenus par M. Trump]. »
En août dernier, le président Joseph Biden a convié un panel
d’universitaires et d’essayistes. Dont l’historien Michael
Beschloss, qui inspire certains discours de la Maison Blanche.
Depuis l’assaut contre le Capitole, il explique un peu partout :
« Nous vivons tous le danger existentiel que notre démocratie
rares sont les analyses de fond sur ce sujet capés; Association de gestion du fonds pour l’insertion
PA R S E R G E H A L I M I social pourtant majeur, qui interroge la professionnelle des personnes handicapées ; institut
médico-éducatif ; service d’éducation spéciale et de
citoyenneté, l’altérité et la solidarité. soins à domicile ; dispositif intégré des instituts théra-
peutiques, éducatifs et pédagogiques.
et les autres démocraties dans le monde soient détruites (2). » Un fait aurait pourtant pu imposer une (2) Cf. « Comment vivent les personnes handi-
L’analyse servira de thème de campagne aux démocrates en telle réflexion. En juillet 2021, la direction capées », Les dossiers de la Drees, Paris, février 2021.
2024, ce qui leur permettra d’associer le combat contre
M. Trump à celui contre la Russie et la Chine.
Avortement, éducation, justice pénale, accueil des migrants :
à mesure que les divers États du pays prennent des décisions
opposées selon qu’ils sont républicains ou démocrates, une
question taraude les deux camps : doit-on s’obstiner à faire
coexister des États si désunis ? Les gouverneurs républicains
du Texas ou de Floride n’hésitent plus à envoyer leurs sans-
papiers vers New York ou le Massachusetts, plus hospitaliers.
Et des publications respectées banalisent une éventuelle
sécession du pays : « L’Amérique est déjà virtuellement un
État binational constitué de deux communautés nationales
radicalement hostiles, aux tailles et puissances politiques
comparables (3). »
Reste toutefois un domaine où cette opposition pétrie de
haine ne s’observe guère : la défense de l’empire. Affronter la
Russie, armer l’Ukraine, contenir la Chine, soutenir Israël,
assujettir l’Union européenne fait consensus au sein de la
classe politique américaine. La preuve, on n’en parle pas…
(1) Lire «L’obsession de la subversion aux États-Unis», Le Monde diplomatique,
février 1988.
(2) « Historians privately warn Biden that American democracy is teetering »,
The Washington Post, 10 août 2022.
(3) «These disunited states», The New York Review of Books, 22 septembre 2022.

H S O M M A I R E C O M P L E T E N PA G E 2 8
ÉDITION ABONNÉS
INTERDIT À LA VENTE
OCTOBRE 2022 – LE MONDE diplomatique
N OUVELLE LIVRAISON DE
De Salvador Allende
à Gabriel Boric
D
EPUIS longtemps, le Chili pas-
sionne. Au début des années 1970,
l’expérience de « voie démocra-
tique vers le socialisme » dans laquelle
il s’engage sous la houlette de Salvador
Allende fascine la gauche : le socialiste
français François Mitterrand, par exem-
ple, explique trouver dans l’Unité popu-
laire une source d’inspiration lors d’un
voyage sur place, en 1971. Deux ans
plus tard, le coup d’État du général
Augusto Pinochet fauche l’espoir qui
avait gonflé au-delà des frontières de
l’étroite bande de terre chilienne. Cha-
cun mesure que l’épreuve imposée au
pays vise à enseigner une leçon aux peu-
ples du monde entier : qu’ils tentent de
s’émanciper et ils trouveront sur leur
chemin lunettes noires, mines patibu-
laires et mitraillettes.
En dépit du catéchisme néolibéral sur
lequel repose la « transition vers la démo-
cratie » qui débute en 1990, les forces pro-
gressistes chiliennes brandissent de nou-
veau le flambeau de l’espérance à l’orée
du XXIe siècle. Étudiants, féministes, syn-
dicalistes… Une coalition de forces hété-
roclites prend alors la rue pour dénoncer
les vestiges de la dictature dans le Chili
moderne. En quelques années, elle par-
vient à écrire l’histoire : réhabiliter la
figure d’Allende ; élire un président de
gauche, M. Gabriel Boric ; obtenir qu’on
change la Constitution léguée par la junte.
La décision des électeurs de rejeter, le
4 septembre 2022, un premier projet de
Magna Carta marque-t-elle un coup d’arrêt
aux victoires de la gauche (lire aussi
page 16) ? Plongeant dans l’histoire du
pays, cette nouvelle livraison de Manière
de voir (1) apporte les éléments qui per-
mettront à chacun de forger sa réponse à
la question.
KAKI
Dans un article publié sur le site
allemand Makroskop (9 septembre 2022),
le sociologue Wolfgang Streeck analyse le
nouveau bellicisme des Verts.
À l’exception de la «députée
Rheinmetall» [un fabricant allemand
d’armes] Marie-Agnes Strack-
Zimmermann, élue libérale-démocrate et
présidente de la commission de la défense
du Bundestag, les Verts incarnent sans
conteste l’aile la plus belliciste du monde
politique allemand. Qu’ils représentent une
génération épargnée par le service militaire,
contrairement aux pacifistes méprisés
d’antan, donne une saveur particulière à
leurs interminables expressions de
gratitude et d’admiration pour les
courageux Ukrainiens qui «défendent nos
valeurs» au péril de leur vie, dans le cadre
d’un strict service militaire obligatoire. (…)
L’envoi d’armes et le spectacle de leur
utilisation depuis la sécurité de leur salon
(on ne compte plus les tweets allemands
jubilatoires, expédiés depuis un fauteuil,
qui relatent les exploits de l’artillerie
ukrainienne frappant des cibles russes)
s’accompagnent de l’assurance presque
quotidienne que l’OTAN [Organisation du
2
« M ANIÈRE DE VOIR »
V
` E DE
MA N IER OIR
La bataillle pourr le
CH
HILI
De Sa
alvador Allende
à Gabriel Boric
Le premier chapitre rappelle que la vic-
toire d’Allende ne constitue pas une rupture
avec l’histoire politique du Chili. Convaincue
de l’urgence sociale, une fraction de la droite
vient de tenter de réformer le pays, sans suc-
cès. L’Unité populaire ambitionne de se mon-
trer plus déterminée. Consacré à la période
de la dictature (1973-1990), le deuxième cha-
pitre de cette livraison permet de mesurer
l’ampleur de la violence que sont disposés à
déchaîner les adversaires de l’émancipation
– témoignages de première main à l’appui.
Le dernier chapitre documente la formidable
transformation que connaît le Chili depuis
l’émergence des mouvements d’étudiants :
des étudiants que Le Monde diplomatique
connaît bien puisqu’ils collaborent depuis
longtemps à son édition chilienne. À com-
mencer par le nouveau président, M. Boric,
auquel l’équipe de Santiago souhaitait récem-
ment de « concrétiser les rêves exposés »
dans ses articles pour le « Diplo ».
(1) « La bataille pour le Chili », Manière de voir,
n° 185, octobre-novembre 2022, 8,50 euros, en
kiosques.
traité de l’Atlantique nord] – et donc
l’Allemagne – n’enverra jamais de troupes
sur le terrain, où les Ukrainiens «se battent
et meurent pour nous tous».
JUSTICE
Une délégation d’Inuits du Canada s’est
rendue en France pour réclamer
l’extradition du père oblat Johannes
Rivoire, soupçonné de plusieurs crimes
sexuels dans leur communauté du Grand
Nord, mais protégé d’un transfert à
l’étranger par sa nationalité française
(Nunatsiaq News, 13 septembre, 2022).
M. Kilikvak Kotierk, le président de
l’organisation Nunavut Tunngavik, qui
représente les intérêts de cette
communauté autonome, a rappelé
l’enquête menée par une commission
indépendante en France en 2021 sur les
abus sexuels d’enfants et de jeunes par le
clergé catholique romain depuis les
années 1950. Son rapport final a révélé
que plus de trois mille prêtres et membres
du clergé avaient abusé de mineurs
pendant cinq décennies dans ce pays.
« Vous démantelez le système qui a permis
aux criminels d’être cachés et protégés, a
expliqué M. Kotierk. De la même
C O U R RIE R DES LE C TE U R S
École
Inspecteur d’académie - inspecteur
pédagogique régional (IAIPR) retraité,
M. Marc Bablet nous fait part de ses
remarques à la suite de la lecture de
l’article d’Anne Jourdain « Mission-
naires de luxe pour l’enseignement» :
L’association Le Choix de l’école inter-
vient en dehors du droit commun avec l’aval
du ministère de l’éducation nationale et du
ministère de la ville, et même avec des sub-
ventions de ceux-ci. Il serait intéressant de
savoir depuis quand ces ministères subven-
tionnent cette association et à quelle hauteur,
car ce n’était pas prévu à sa création en
2015. Cette association est en relation avec
un réseau international de même intention
issu des États-Unis et appelé Teach For All.
En 2015, comme l’indique un article de
L’Humanité (9 août 2016), l’association ne
s’appelle pas Le Choix de l’école mais Teach
for France. Elle est poussée par Mme Nadia
Marik-Descoings (veuve de Richard Des-
coings, responsable de Sciences Po Paris),
qui a ses entrées au cabinet de la ministre,
et est présidée par M. Olivier Duhamel (pré-
sident du Siècle en 2020-2021), selon Libé-
ration (5 avril 2022). À n’en pas douter, le
ministre suivant, M. Jean-Michel Blanquer,
membre du Siècle si l’on en croit Wikipédia,
a eu l’occasion de parler du sujet avec la
présidente actuelle de l’association,
Mme Patricia Barbizet, elle-même présidente
du Siècle de 2017 à 2019. Il serait intéressant
(…) d’en savoir plus sur la manière dont ce
programme a pu trouver un écho dans un
cabinet ministériel dont la responsabilité
devrait être de faire fonctionner le système
éducatif au mieux des intérêts des élèves,
dans une perspective régalienne et républi-
caine. Sans doute aussi n’est-ce pas un
hasard si un des principaux donateurs de
Teach for All est le cabinet McKinsey. On
peut en effet craindre pour l’avenir du service
public d’éducation.
manière, M. Rivoire doit faire face aux
poursuites qui le visent devant un tribunal
canadien. »
DÉSOSSAGE
Faut-il redécouper la Suisse et dissoudre
les cantons, dont certains sont
désormais trop peu peuplés ? C’est la
proposition d’un citoyen helvétique que
relate le quotidien Le Temps
(15 septembre).
«La structure de la Suisse remonte à
l’avant-dernier siècle. Elle n’est plus
adaptée, et nécessite une réforme : dix
régions plutôt que vingt-six cantons.»
Cette proposition citoyenne fait d’abord
sourire, puis réfléchir. Se pourrait-il
qu’après plus de deux cents ans le
fédéralisme suisse change les ingrédients
de sa recette. (…) Aujourd’hui, au milieu
d’une Suisse de 8,6 millions d’habitants,
huit cantons ne comptent qu’entre 16000 et
82000 habitants. (…) «Alors qu’un
parlementaire représente 41000 personnes
à Zurich, il n’en représente que 8000 à
Appenzell Rhodes-Intérieures. Le poids des
plus petits cantons est devenu bien trop
important», juge Walter Knöpfel [auteur
de la proposition]. (…) D’autres initiatives
Ukraine
L’éditorial de Serge Halimi
«Jusqu’à quand, jusqu’où?» a suscité
cette réaction de M. Jérôme Hémain :
La question est posée, « jusqu’à quand ?
jusqu’où ? », prosaïque, un brin provoca-
trice, mais il fallait le faire. Passé cet instant
d’adhésion, [ne faut-il pas constater qu’à
la suite de] son passage à l’acte sur le ter-
rain, le 24 février dernier, ce questionne-
ment est le « fait » de M. Vladimir Poutine ?
De façon concomitante, la réponse lui
appartient, il en est l’épicentre historique,
fondateur. En face, là ou rayonne cet épi-
centre, où pleuvent les bombes, c’est l’en-
droit du temps d’après, du deuxième temps,
celui de la riposte que conduisent les Ukrai-
niens. Celui de la réaction. Un endroit où
il est donc impossible de penser de façon
ontologique jusqu’à quand ? jusqu’où ?
Palestine
M. Ivan Couée s’interroge à la
lecture de notre dossier de septembre
consacré à la Palestine :
Le développement d’un extrémisme
israélien ultranationaliste et impérialiste
ainsi que la dévalorisation parallèle de la
gauche israélienne sont des évolutions
catastrophiques, non seulement pour la
région directement concernée, mais aussi
à l’échelle mondiale. Les articles d’Alain
Gresh et de Charles Enderlin analysent
cette évolution dans sa dimension histo-
rique, en faisant référence à de nom-
breuses dates marquantes et symboliques.
J’ai ainsi été étonné de n’y trouver aucune
référence à l’assassinat d’Itzhak Rabin
(1995) ni à la destruction de la Mouqata’a
palestinienne de Ramallah (2002-2004),
et je me suis demandé si cela signifiait
qu’il est encore maintenant difficile de
porter un jugement sur ces événements et
ont déjà essayé de donner un nouveau
visage [à la Suisse]; toutes se sont cassé
les dents. En 2002, le projet de fusion
Vaud-Genève fait naufrage dans les urnes.
(…) [Le statu quo est favorisé par] toute
une mythologie qui vient de l’idée d’une
continuité identitaire de la Suisse de 1291
à nos jours.
REBELOTE
Le Japon, qui a connu les ravages du
nucléaire militaire et les dégâts de
l’atome civil après le tsunami à
Fukushima, relance la production de
centrales de nouvelle génération (Asahi
Shimbun, 14 septembre).
Pour atteindre ses objectifs de baisse des
émissions de carbone, le gouvernement
veut définir un programme de production
d’électricité par fusion nucléaire. «Nous ne
sommes plus dans l’ère de la coopération
mais dans l’ère de la concurrence», a
déclaré Mme Takaichi Sanae, ministre de la
science et de la technologie, en le
présentant. (…) Le premier ministre
Kishida Fumio estime que cette stratégie
d’énergie propre, élément essentiel de sa
plate-forme politique, fait partie de ce qu’il
appelle le «nouveau capitalisme».
de déterminer s’ils n’ont été que drama-
tiques et anecdotiques, ou au contraire
sidérants et fondateurs.
Mme Nicoleta Stroe souhaite de son
côté nuancer le propos d’Alain Gresh
(« De la colonisation à l’apartheid ») :
Le sionisme, qui dans sa manifestation
devient un colonialisme, se distingue de ce
dernier par son intentionnalité : il ne cherche
pas à civiliser le barbare, ni à l’exploiter,
mais propose un projet de regroupement
d’un peuple dispersé et dominé qui ferait
ainsi ses preuves face aux peuples domi-
nants. C’est une fois confronté avec le réel
et le concret, à savoir avec la population
autochtone (qui rompt donc avec la fiction
de Theodor Herzl d’« une terre sans peuple
pour un peuple sans terre»), que le sionisme
a adopté les mécanismes de domination éco-
nomique et politique : le modèle des puis-
sances politiques au rang desquelles la nou-
velle nation espérait se joindre. Certes, on
peut dire que le concept de retour en terre
d’Israël était en lui-même annonciateur du
colonialisme, la Bible ne garantissant pas
de légitimité historique, encore moins juri-
dique, mais un projet national n’a-t-il pas
besoin d’un mythe fondateur ? Est-ce que
les États peuvent se fonder exclusivement à
travers des démarches rigoureusement his-
toriques et juridiques ? Le mythe est l’in-
grédient stimulant, la fiction qui nourrit
l’imaginaire collectif, qui nous permet de
nous raconter une histoire nationale (…). À
cause de son émergence tardive, le nationa-
lisme juif s’est acharné à se légitimer en
exagérant l’importance de son mythe fon-
dateur, qui avait le grand mérite de résoudre
le problème de la géographie éclatée.
Vous souhaitez réagir
à l’un de nos articles :
Courrier des lecteurs,
1, av. Stephen-Pichon 75013 Paris
ou courrier@monde-diplomatique.fr
RECTIFICATIFS
– La « révolution orange » en Ukraine n’a pas
eu lieu en 2014, comme indiqué dans l’article
« La chasse aux oligarques russes est ouverte »
(septembre), mais en 2004.
– L’adhésion de la Slovénie à l’Union euro-
péenne date de 2004 et non de 2006, contraire-
ment à ce qui est écrit dans l’article « Quel pays
peut être indépendant ? » (août).
– Le lithium n’est pas utilisé pour la fabrication
des moteurs des voitures électriques, mais pour
celle des batteries de ces véhicules (« Convoitise
européenne sur le lithium serbe », septembre).
Édité par la SA Le Monde diplomatique.
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I DÉOLOGIE ,
La biologie moléculaire a ouvert ces dernières décennies
des perspectives vertigineuses : il est désormais possible
de modifier le patrimoine génétique d’un embryon. En le
corrigeant pour son bien, expliquent certains chercheurs ;
au risque d’alimenter un marché de l’humain sur mesure,
rétorquent d’autres. Comment informer la population et
fixer des limites à ces pratiques ?
PAR JACQUES TESTART *
I
L existe depuis quelques années des
perspectives vertigineuses pour trier
dans l’œuf les enfants à venir. En 2016,
au Japon, des cellules de peau de souris
« reprogrammées » ont pu être transfor-
mées en gamètes, lesquels ont généré
des embryons viables à l’origine de sou-
ris fertiles (1). Appliquée à notre espèce,
cette technologie pourrait bouleverser la
pratique du diagnostic préimplantatoire
(DPI) en générant des embryons en
abondance puisque les cellules de peau
constituent une ressource illimitée. Si
l’on dispose d’une quantité importante
d’embryons, la possibilité de sélection-
ner ceux qui portent certaines caracté-
ristiques s’accroît considérablement.
Pareille évolution ouvrirait la voie au
remodelage génétique de l’espèce en
quelques générations.
Devant un tel risque anthropologique,
on aurait pu croire que les autorités poli-
tiques et éthiques mondiales réagiraient
comme elles le firent en 1996, après l’ir-
ruption médiatique du premier mammi-
fère cloné, la brebis Dolly, en justifiant
l’interdiction de toute recherche sur le
clonage dans l’espèce humaine. Tout au
contraire, en France, la loi de bioéthique
du 2 août 2021 autorise désormais la
création d’embryons transgéniques et
encourage la fabrication de gamètes
humains in vitro (articles 20 et 21) en
même temps que la création de chimères
humain-animal.
Cette ouverture législative à l’humain
génétiquement modifié reflète la crainte
de se retrouver à la traîne dans un
domaine où plusieurs pays ont déjà fran-
chi le pas – une considération écono-
mique sans grand rapport avec l’éthique.
Comme on a pu le constater tout au long
du processus « démocratique » de révi-
sion de la loi, depuis les états généraux
de la bioéthique en 2018 jusqu’aux
débats parlementaires, les experts choi-
sis pour informer la population ou les
élus s’exposent rarement à une argu-
Des avis ensevelis sous le mépris
A USSITÔT clôturés les débats sur la
loi de 2021, ces éminences, qui avaient
déjà presque tout obtenu, revenaient à la
charge pour élargir le DPI au-delà de la
détection de mutations héritées, celles
portées par les géniteurs, afin de recher-
cher des accidents chromosomiques
aléatoires (ou aneuploïdies) (3), ce qui
reviendrait à soumettre au tamis géné-
tique tous les embryons issus de fécon-
dations in vitro. Quant au CCNE, il
émettait dans son avis n° 129 du 18 sep-
tembre 2018 des propositions auda-
cieuses pour améliorer la qualité de l’hu-
manité. D’abord, interrogeait-il,
pourquoi ne créerait-on pas des
embryons humains aux fins exclusives
de recherche, comme font déjà les Bri-
tanniques ? Car « la question pourrait se
poser d’une exception éventuelle à cette
interdiction » selon un « impératif de
finalité » médicale. Ledit impératif
revendiqué ici rappelle la justification
par des puissances industrielles d’un
principe d’innovation destiné à réduire
l’emprise du principe de précaution
accusé d’entraver leurs activités. Il
convient donc, propose le CCNE, d’in-
tensifier les recherches sur ces embryons
humains génétiquement modifiés, tout
en s’opposant pour l’instant à leur trans-
* Biologiste de la procréation, directeur honoraire
de recherche à l’Institut national de la santé et de la
recherche médicale (Inserm).
ENJEUX ÉCONOMIQUES ET ABSENCE DE DÉLIBÉRATIONS DÉMOCRATIQUES
Bioéthique, es-tu là ?
mentation contradictoire et assènent leur
vérité comme indiscutable puisque dic-
tée par la science. Certains se montrent
remarquablement actifs. Le Groupe
© JACQUES PRÉVERT - ADAGP, PARIS, 2022 - PHOTOGRAPHIE : ADAGP IMAGES
européen d’éthique des sciences et des
nouvelles technologies, chargé de
conseiller la Commission européenne
sur les questions morales, organisait à
Bruxelles, le 16 octobre 2019, une table
ronde sur l’édition génétique chez les
plantes, les animaux et… les humains,
un programme qui réduisait les ques-
tions éthiques essentiellement à la tech-
nique. Parmi les intervenants, le neuro-
biologiste français Hervé Chneiweiss,
qui cumule plusieurs casquettes : mem-
bre du Comité consultatif national
d’éthique (CCNE), président du comité
d’éthique de l’Institut national de la
santé et de la recherche médicale
(Inserm), président du comité d’éthique
de l’Organisation des Nations unies pour
l’éducation, la science et la culture
(Unesco), membre du comité d’experts JACQUES PRÉVERT. – « Homme, femme et enfant », non daté
de l’Organisation mondiale de la santé
(OMS) et enfin fondateur de l’Associa- CCNE était-il fondé à organiser ces
tion pour la recherche responsable et débats privés d’expertise contradictoire,
l’innovation dans l’édition génomique alors même qu’il porte des propositions
(Arrige), une organisation internationale affirmées sur le sujet ?
qui plaide pour la légalisation des modi-
fications du génome humain et qui Les états généraux de la bioéthique
compte l’Association francophone échappent encore à la démocratie quand
transhumaniste parmi ses membres. des avis clairement exprimés par des élus
« Intervenir sur le génome des embryons sont ensevelis sous le mépris. Lors de la
est indispensable », expliquait-il en précédente révision de la loi, en 2011,
2019 (2). Chneiweiss partage avec ces états généraux comprenaient
M. Pierre Jouannet, ancien président de plusieurs « conférences de citoyens »,
la Fédération française des centres dont l’une portait sur l’embryon et le
d’étude et de conservation des œufs et DPI. Le panel de citoyens concerné
du sperme (Cecos) et membre de l’Aca- demanda que la recherche effectuée lors
démie de médecine, une vision de l’hu- de chaque diagnostic préimplantatoire se
manité qui laisse peu de place pour la limite à un seul trait génétique afin de
sensiblerie humaniste au comité bloquer l’extension du tri des futures per-
d’éthique de l’Inserm, où il siège éga- sonnes en fonction de nouveaux savoirs
lement : les modifications qu’on appor- génétiques. La mission d’information
terait à l’embryon constituent des parlementaire sur la révision des lois rap-
« soins », si bien que cet embryon, consi- porta cette conclusion sans toutefois la
déré alors comme un patient, devrait mettre en discussion au Parlement, annu-
pouvoir « bénéficier » de sa transforma- lant ainsi une occasion de poser un garde-
tion en enfant. fou efficace.
Personnalités influentes rattachées à
des institutions légitimes qui agissent
en accord avec des organisations pro-
fert dans l’utérus humain, une précaution
déjà débordée, on l’a vu, par le comité
fessionnelles de médecins, de biolo-
gistes, de chercheurs et que courtisent
des start-up ou des industriels… tous
d’éthique de l’Inserm. Chacun dans son constituent un groupe de pression cohé-
rôle : certains se veulent à la pointe de rent. Il y a douze ans, deux acteurs
la permissivité bioéthique, d’autres en importants de la bioéthique dénonçaient
modèrent les avancées. Mais tous élu-
dent l’enjeu central : la sélection géné-
tique généralisée ou la mise au point de
la technique de modification héréditaire Calendrier
des personnes. Cette question devrait des fêtes nationales
focaliser la réflexion des décideurs et,
avant eux, celle, urgente, de la popula- 1er - 31 octobre 2022
tion. Mais l’accoutumance aux pro- 1er CHINE Fête nationale
messes des apprentis sorciers n’est-elle CHYPRE Fête nationale
pas l’indispensable premier pas de leur
NIGERIA Fête nationale
acceptation ? PALAU Fête de l’indépend.
TUVALU Fête de l’indépend.
En 2018, le CCNE organisait des états 2 GUINÉE Fête nationale
3 ALLEMAGNE Fête nationale
généraux de la bioéthique afin de per-
mettre aux citoyens de s’exprimer sur la CORÉE DU SUD Fête nationale
révision de la loi. Étrangement, la modi- 4 LESOTHO Fête nationale
9 OUGANDA Fête nationale
fication génétique de l’embryon humain
10 FIDJI Fête nationale
ne fut pas discutée, alors que les princi- TAÏWAN Fête nationale
pales institutions intervenant sur la bio- 12 ESPAGNE Fête nationale
éthique proposent des recherches en ce GUINÉE-ÉQUAT. Fête nationale
sens (Agence de la biomédecine, Office 24 ZAMBIE Fête nationale
parlementaire d’évaluation des choix 26 AUTRICHE Fête nationale
scientifiques et technologiques, Acadé- 27 SAINT-VINCENT-
mie des sciences, Académie de méde- ET-LES-
cine, Académie des technologies, comité GRENADINES Fête de l’indépend.
d’éthique de l’Inserm, etc.). Les pilotes TURKMÉNISTAN Fête de l’indépend.
28 GRÈCE Fête nationale
officiels de la bioéthique veillent à ne
pas donner prise à la population sur des RÉP. TCHÈQUE Fête nationale
29 TURQUIE Fête nationale
thématiques ayant déjà fait l’objet de
choix stratégiques. Au demeurant, le
3 LE MONDE diplomatique – OCTOBRE 2022
le « biopouvoir » de l’Agence de la bio-
médecine, qu’ils définissaient comme
« un dispositif biopolitique multiforme
et tentaculaire, redoutablement bien
organisé, avec ses antennes hexago-
nales, ses délégués prêts à débarquer
dans des réunions d’éthique sans y être
conviés ». Et de poursuivre : « Il leur
arrive même d’empêcher des conféren-
ciers de s’exprimer dans des congrès
internationaux quand ils pressentent que
leur idéologie est en danger » (4).
Bien sûr, ce biopouvoir ne nie pas
l’existence de certains risques, mais c’est
pour aussitôt assurer qu’ils seront « enca-
drés » – de préférence par l’Agence de la
biomédecine plutôt que par la loi. Les
risques éthiques se trouvent quant à eux
noyés sous un verbiage orwellien,
Une question de limite
F AIT remarquable, la bioéthique est
l’un des rares domaines où les lobbys
défendent plus souvent des idéologies
que des intérêts économiques – même
si certains chercheurs et industriels s’in-
vestissent corps et âme pour promou-
voir leurs activités. En cette matière, la
subjectivité l’emporte encore sur le
mercantilisme organisé. La situation
s’avère donc propice à des procédures
impliquant une véritable délibération
avec la population. Sous quelle forme ?
Celle, par exemple, de conventions
citoyennes, à condition que l’organisa-
teur respecte strictement un protocole
honnête et rationnel, puis prenne au
sérieux les choix exprimés. Lesquels,
on l’a vu avec la convention citoyenne
pour le climat (CCC), sont actuellement
méprisés. En effet, le cumul des débats
et des consultations ne crée qu’une illu-
sion démocratique, laissant croire
qu’une solution « juste » pourrait résul-
ter du déballage des intérêts, des
convictions, des impressions et des
espoirs de la population. Et les élus
semblent se croire libérés de leurs obli-
gations de représentants du peuple dès
lors qu’ils ont organisé des procédures
pour obtenir son avis.
Confrontée à la rigueur des marchés,
une certaine éthique à la française a
été reléguée à l’arrière-plan politique
et médiatique. Tenue pour ringarde, car
assise sur des principes de non-mar-
chandisation du corps humain (dignité,
respect de l’intégrité de la personne,
consentement, non-patrimonialité…),
elle a été remplacée par des idéaux
comme dans le récent avis du CCNE qui
veut supprimer le terme « eugénisme »
pour éluder les débats sur la finalité de
pratiques qu’il cautionne (5). Pourtant,
des non-spécialistes saisissent fort bien
les enjeux anthropologiques du dossier,
tels les Faucheurs volontaires : dans une
lettre ouverte aux sénateurs à propos de
la loi de bioéthique à venir, ces opposants
aux plantes transgéniques plaidaient, en
novembre 2020, pour « une réflexion qui
doit précéder les avancées technolo-
giques et non l’inverse ». Et ils interro-
geaient : « Peut-on fonder une société
humaine sur la transgression perpétuelle
par la technique des limites éthiques ? »
Organisé chaque année à Paris, un
« Salon désir d’enfant » promeut des ser-
vices accessibles à l’étranger mais encore
prohibés en France, où le marché de la
procréation médicalement assistée, déjà
considérable, ne peut que prospérer
chaque fois qu’une nouvelle technologie
devient commercialisable. L’essor du
marché des cellules souches d’intérêt
médical et pharmaceutique explique la
libéralisation de la recherche sur les cel-
lules souches embryonnaires par la der-
nière loi de bioéthique, laquelle remplace
les demandes d’autorisation par un
régime déclaratif simplifié auprès de
l’Agence de la biomédecine.
Les perspectives ouvertes par les
« ciseaux génétiques » type Crispr-
Cas9 (6) ont favorisé l’essor d’un tou-
risme médical où l’argent règne en maî-
tre, et ont contribué à étendre la structure
du biopouvoir à l’échelon international
en réunissant les acteurs de l’édition du
génome des principaux pays occiden-
taux. Si l’on peut se réjouir des inter-
ventions de l’OMS pour que la bio-
éthique décide enfin du licite et de
l’interdit à l’échelle internationale, l’ins-
titution accompagne plus qu’elle ne
devance ces évolutions, comme en
témoignent ses « Recommandations sur
l’édition du génome humain pour faire
progresser la santé publique » (commu-
niqué de presse du 12 juillet 2021).
Quelques mois plus tôt (19 mars 2021),
le Groupe européen d’éthique publiait,
à Bruxelles, un document sur le même
thème (« Éthique de l’édition géno-
mique ») à l’adresse des Européens, en
faisant fi des nombreuses publications
scientifiques qui documentent l’absence
de maîtrise de ces technologies et poin-
tent les dommages irréversibles qu’elles
pourraient infliger au génome (7).
tenus pour « modernes » au motif qu’ils
s’affranchissent de la notion de limite
ou d’interdit. Comme si rien ne devait
permettre de refuser tout ce qui est fai-
sable, selon une idéologie de puissance
illimitée dont s’est emparé le trans-
humanisme. La question qui devrait
habiter la bioéthique n’est pas celle
des petits pas, presque toujours justi-
fiables parce qu’ils ont l’évidence du
bon sens, mais celle de la limite : il
n’y a pas de véritable construction
éthique si tout changement consiste en
une permissivité progressive et infinie
par l’addition de nouvelles exceptions
à ce qu’on présentait auparavant
comme une règle.
(1) Lire « Dernier pas vers la sélection humaine »,
Le Monde diplomatique, juillet 2017.
(2) Hugo Jalinière, « Loi de bioéthique : intervenir
sur le génome des embryons est indispensable »,
Sciences et Avenir, Paris, mai 2019.
(3) Pierre Jouannet et Israël Nisand, note du comité
d’éthique de l’Inserm, juin 2021.
(4) Emmanuel Hirsch et Pierre Le Coz : « L’Agence
de la biomédecine : menace d’un biopouvoir en
France », Le Quotidien du médecin, Malakoff,
16 novembre 2010.
(5) « La quête de pureté. Critique des diagnostics
génétiques », Esprit, Paris, juillet-août 2022.
(6) Lire Bruno Canard, Étienne Decroly et Jacques
van Helden, « Les apprentis sorciers du génome », Le
Monde diplomatique, février 2022.
(7) Stamatis Papathanasiou, Styliani Markoulaki,
Logan J. Blaine et al., «Whole chromosome loss and
genomic instability in mouse embryos after CRISPR-
Cas9 genome editing », Nature Communications,
vol. 12, Londres, 2021.
OCTOBRE 2022 – LE MONDE diplomatique
4
Alors que le Parti national écossais (SNP)
a longtemps misé sur le pétrole pour asseoir
l’indépendance de l’Écosse, la première
ministre Nicola Sturgeon, issue de ses rangs,
a récemment semblé opérer une volte-face
(lire ci-contre). Mais remplacer un tissu
productif organisé autour de l’« or noir » s’avère
d’autant plus difficile que les énergies
renouvelables peinent à tenir leurs promesses.
PAR NOTRE ENVOYÉE SPÉCIALE
L O U -E V E P O P P E R *
S UR l’île principale des Shetland, à 180 kilomè-
tres au nord des côtes écossaises, le propriétaire d’un
petit restaurant indien rêve d’ailleurs. «Il faut partir, il
n’y a plus rien à faire ici. C’était très vivant il y a quel-
ques années, mais désormais c’est fini.» Arrivée en
1984 à l’heure du boom du pétrole, sa famille a ouvert
deux établissements sur l’archipel. L’un à Brae, petit
village portuaire situé tout près de l’immense terminal
pétrolier et gazier, et l’autre à Lerwick, la capitale de
l’archipel. À l’époque, les lieux crépitent d’activité et
l’argent coule à flots. De très importants gisements
ont été découverts au début des années1970 en mer
du Nord et font, depuis, le bonheur de Shell et de BP.
Quant à la collectivité locale, elle aussi s’est assurée
de toucher sa part du gâteau. Depuis le début des
forages, chaque baril transitant par l’archipel fait ainsi
l’objet d’une taxe versée à l’autorité des Shetland par
le biais d’une fondation – soit le résultat d’un accord
financier unique au Royaume-Uni, imposé aux
majors pétrolières pour compenser les désagré-
ments engendrés par le terminal.
En quarante ans, la collectivité s’est ainsi consti-
tué un véritable trésor de guerre sur le dos des géants
des hydrocarbures. Au total, près de 320 millions
de livres (365 millions d’euros) ont garni les poches
de cet archipel d’à peine vingt-trois mille habitants (1).
De quoi permettre à la fondation de financer des
associations culturelles, de rémunérer du personnel
soignant pour prendre en charge les personnes
âgées et handicapées, ou encore d’ériger pas moins
de huit piscines et même un centre culturel à la pointe
du chic, que l’on croirait tout droit sorti d’un quartier
branché de Londres. « On pouvait s’offrir la crème
sur le gâteau, c’est-à-dire ce dont on n’avait pas
vraiment besoin mais qui nous faisait envie», résume
la propriétaire d’un bed and breakfast de Lerwick,
ex-conseillère municipale.
Cette période faste a cependant connu une fin
brutale avec la chute du prix du pétrole en 2014.
Au cours des deux années qui suivent, le cours de
l’« or noir » s’effondre de plus de 70 % (2) et les
compagnies pétrolières licencient plusieurs
centaines d’employés. Et, tandis que l’industrie se
remet à peine de ce premier choc, le Covid-19
frappe en 2020, provoquant à nouveau plusieurs
vagues de départs. Il y a huit ans à peine, le pétrole
et le gaz faisaient encore vivre quelque trois mille
personnes sur l’archipel des Shetland. Actuellement,
elles ne sont plus que mille. Et les réserves d’hydro-
carbures se font de plus en plus rares. À la fin des
années 1980, près d’un million de barils par jour
étaient extraits des fonds marins, contre seulement
cent mille aujourd’hui. Résultat, les rues de Lerwick
sont désertes et la famille indienne de restaurateurs
a décidé de fermer son second établissement.
À Aberdeen, ville voisine de l’autre côté de la
mer, on raconte un peu la même histoire. «Il y a dix
ans, il était impossible de se loger. Tous les apparte-
ments étaient occupés par les travailleurs du pétrole
et du gaz, la région bruissait d’activité», explique une
ancienne employée du secteur des hydrocarbures.
Dans les années 1970, Aberdeen, cité universitaire
jusque-là sans envergure, se voit propulsée capitale
britannique du pétrole. Les salaires explosent et l’on
voit fleurir dans les rues des voitures aux plaques
d’immatriculation personnalisées, symbole de
réussite. Dans la ville de granit, c’est la fête…
jusqu’en 2014. « Beaucoup de gens qui s’étaient
massivement endettés pour acquérir d’imposantes
maisons ou des véhicules de luxe se sont soudaine-
ment retrouvés sans emploi. On voyait des hommes
se rendre dans les banques alimentaires au volant
d’énormes Audi », se remémore M. Guy Ingerson,
© PAUL WALSH, MAP6 COLLECTIVE
le chef de file des Verts à Aberdeen. Comme aux
Shetland, la pandémie s’est ensuite chargée du reste.
En 2014, l’industrie pétrolière et gazière générait
près de 463 000 emplois au Royaume-Uni, contre
260 000 en 2019 et seulement 195 000 en 2021 (3).
Une hémorragie, que rien ne stoppe.
* Journaliste.
Pétrole ou chômage,
© MITCH KARUNARATNE, MAP6 COLLECTIVE
La reprise économique
et la guerre en Ukraine ont
provoqué une hausse sou-
daine des prix du pétrole et
du gaz, offrant à l’industrie
des énergies fossiles une
source d’espérance. « On
redevient intéressants tout Les images qui accompagnent cet article sont issues de la série « The Shetland Project » du collectif de photographes britanniques Map6, 2019
d’un coup », grimace un
ingénieur en produits pétroliers rencontré à Aberdeen.
À la suite de l’invasion russe, le gouvernement britan-
nique semble en effet décidé à augmenter la
production d’hydrocarbures en mer du Nord. Une
manière, selon Downing Street, de sécuriser l’appro-
visionnement énergétique du Royaume-Uni tout en
contrant le président russe Vladimir Poutine. Aux
Shetland comme à Aberdeen, chacun mesure
toutefois que l’or noir connaît ses dernières heures.
« Certes, il y a encore des licences d’exploration et
d’exploitation délivrées en mer du Nord, mais il s’agit
d’un bassin vieillissant », tranche M. Ingerson. Sans
compter que la crise environnementale ne cesse de
se rappeler aux habitants. En Écosse, pas moins de
six tempêtes extrêmement violentes ont frappé l’hiver
dernier, provoquant des ravages chiffrés à plusieurs
dizaines de millions d’euros. Pour la première fois
depuis sa création, l’Agence internationale de l’éner-
gie (IEA) a prévenu, en 2021, que plus aucun nouveau
champ pétrolifère ne devait voir le jour si nous
voulions prévenir les pires catastrophes climatiques.
« L’Arabie saoudite
des énergies
renouvelables »
Mais couper le robinet des hydrocarbures cons-
titue un défi immense. Même sur le déclin, l’industrie
pétrolière et gazière représente toujours près de
5 % du produit intérieur brut écossais (4). Elle reste
par ailleurs un employeur de premier plan pour cette
petite nation de cinq millions d’habitants. De manière
directe ou indirecte, l’industrie du pétrole et du gaz
continue ainsi de faire vivre 71500 personnes. L’éco-
nomie écossaise reste par ailleurs très carbonée.
Certes, l’éolien a explosé ces dix dernières années,
permettant de verdir massivement la production
L ES
d’électricité. En 2021, plus de la moitié de l’électricité
consommée par les Écossais provenait des fermes
éoliennes et des barrages hydroélectriques (contre
seulement 25 % en France [5]). Le gouvernement
de Mme Nicola Sturgeon est d’ailleurs très prompt à
mettre ces chiffres en avant. Ce qu’il fait moins en
revanche, c’est rappeler que presque 80 % de
l’énergie totale consommée en Écosse, notamment
pour le transport et le chauffage, est toujours issue
du pétrole et du gaz. Alors que faire ?
La réponse semble logique : produire davan-
tage d’énergie renouvelable. L’Écosse est en effet
un territoire extrêmement venteux, bordé par des
centaines de kilomètres de côtes. Idéal donc, pour
développer l’éolien en mer et sur terre. Aux Shetland
par exemple, dans les rues de Lerwick, les
couvercles des poubelles sont tous solidement
attachés par des tendeurs pour les empêcher de
s’envoler. En 2011, le premier ministre écossais
Alex Salmond se félicitait ainsi de pouvoir faire de
son pays l’« Arabie saoudite des énergies renou-
velables». Le secteur des énergies vertes, annonçait
l’exécutif écossais, allait ainsi permettre de créer
près de quarante mille emplois (6). Problème : la
multiplication des projets d’éoliennes n’a pas généré
l’activité promise par le gouvernement près de dix
ans plus tôt. En 2019, seulement vingt-deux mille
personnes (7) travaillaient de manière directe ou
indirecte pour le secteur des renouvelables, dont
environ la moitié dans l’éolien.
Cela tient à plusieurs raisons. La première est que
ces machines nécessitent une main-d’œuvre limitée,
l’essentiel de la maintenance étant assurée par des
drones connectés à des ordinateurs. Les Shetland
en sont un très bon exemple. L’archipel est aujourd’hui
le théâtre d’un chantier monumental : on y construit
l’une des plus puissantes fermes éoliennes terrestres
du monde (elle devrait avoir une
capacité de 443 mégawatts, soit
l’équivalent de la consommation
en électricité de 500 000 foyers
britanniques). Depuis la route, on
aperçoit ainsi les sentiers bétonnés
qui grimpent le long des hautes
collines de l’île principale. Au loin,
400 salariés s’activent pour faire
sortir de terre 103 éoliennes de
155 mètres de haut chacune. Mais,
une fois opérationnels, ces masto-
dontes ne devraient plus mobiliser
que 35 personnes. En compa-
raison, une plate-forme pétrolière
nécessite entre 50 et 200 salariés.
En Écosse, la transition vers
le renouvelable crée d’autant
moins d’emplois locaux que le
pays ne dispose pas des infra-
structures nécessaires, ni pour
démanteler les anciennes plates-
formes pétrolières ni pour construire
les nouvelles éoliennes. Résultat,
ces deux activités sont effectuées
dans des pays européens mieux
équipés, en Scandinavie notam-
ment. Le Scottish Trades Union
Congress (STUC), la centrale syn-
dicale d’Écosse, réclame un inves-
tissement massif des pouvoirs
publics afin de faire émerger une
filière industrielle locale : « Nous
avons au moins quatre excellents
ports, et il faudrait également que
DÉFIS D ’ UN BOULEVERSEMENT
nous modernisions nos sites de production», plaide
son secrétaire général, M. Dave Moxham.
Beaucoup d’éoliennes, développées en grande
majorité par des multinationales étrangères, sont par
ailleurs conçues au Proche-Orient ou en Asie, où le
coût du travail est bien moins élevé. En mars dernier,
un immense projet de ferme offshore au large d’Aber-
deen a ainsi filé entre les doigts des entreprises locales.
«Les éoliennes seront finalement construites dans le
port de Charjah, aux Émirats arabes unis, où les
syndicats sont interdits et le droit du travail inexistant»,
enrage M. Jake Molloy, représentant du syndicat Rail,
Maritime and Transport Workers (RMT) pour le secteur
offshore à Aberdeen. «Si rien n’est fait pour mettre en
place une transition juste, nous aurons des “gilets
jaunes” nous aussi», prévient M. Moxham.
Selon le STUC, l’une des solutions serait de
conditionner l’obtention de subventions publiques
pour les projets d’énergie renouvelable à la création
d’emplois sur le sol écossais. Une stratégie que
Londres est en train de mettre en œuvre, mais que
l’Union européenne conteste auprès de l’Organe de
règlement des différends de l’Organisation mondiale
du commerce (OMC), accusant le Royaume-Uni de
favoriser illégalement son industrie nationale (8).
«Dans ce genre de situation, la justice met des années
à se prononcer et les pays accusés, qui finissent d’ail-
leurs par s’en tirer, ont le temps de mettre en place
des politiques avantageuses pour leurs entreprises,
constate M. Francis Stuart, chargé des politiques
publiques au STUC. La Chine, Taïwan ou le
Danemark, qui ont bâti des entreprises d’énergie
renouvelable prospères, ont tous choisi de soutenir
leur industrie. C’est ce que nous voulons pour
l’Écosse, c’est-à-dire que ce ne soit plus les seules
forces du marché qui décident.»
« La nation écossaise
n’a pas les
pleins pouvoirs »
Outre les conditions attachées aux subventions,
les syndicats souhaitent également pouvoir imposer
des contreparties aux multinationales remportant les
contrats. En janvier dernier, l’exécutif écossais a mis
aux enchères plusieurs lots en mer du Nord afin de
construire le plus grand parc éolien offshore du monde.
Au total, près de 7000 kilomètres carrés de fonds
marins ont été cédés à des multinationales pour
800 millions d’euros. «En échange, nous avons réussi
à arracher des engagements de la part de ces compa-
gnies afin qu’elles produisent 25 % en Écosse. Mais
rien n’est véritablement obligatoire », soupire
M. Moxham. De son côté, l’organisation environne-
(1) Site Internet du Shetland Charitable Trust, www.shetland-
charitabletrust.co.uk
(2) « Cours des matières premières importées. Pétrole brut brent
(Londres). Prix en dollars US par baril », Institut national de la
statistique et des études économiques (Insee), données 2014-2016.
(3) Scottish Energy Statistics Hub, d’où proviennent, sauf mention
contraire, les statistiques présentées ici.
(4) «Annual energy statement 2020 », gouvernement écossais.
(5) « Bilan électrique 2020. Production », Réseau de transport
d’électricité (RTE).
(6) « 2020 routemap for renewable energy in Scotland », gouver-
nement écossais.
(7) James Black, «The economic impact of Scotland’s renewable
energy sector », Fraser of Allander Institute, 2021.
(8) « Royaume-Uni : mesures relatives à l’attribution de contrats
de différence pour la production d’énergie sobre en carbone.
Demandes de consultations présentées par l’Union européenne »,
Organisation mondiale du commerce (OMC), 30 mars 2022.
 5 LE MONDE diplomatique – OCTOBRE 2022

INDUSTRIEL ET CULTUREL

l’Écosse hésite
mentale Friends of the Earth Scotland regrette que
les grandes gagnantes de cet appel d’offres soient
les majors pétrolières et gazières, comme BP, Shell
ou Total. «Cela va leur permettre de verdir leur bilan
alors qu’elles continuent d’investir massivement et
de façon bien plus importante dans les hydro-
carbures», nous explique M. Ryan Morrison, chargé
des questions de transition énergétique.
Afin d’éviter ces écueils, les syndicats aimeraient
que l’Écosse puisse bâtir une entreprise publique
de l’énergie sur le modèle d’Électricité de France
(EDF). Mais, là encore, le projet se heurte à de
nombreuses difficultés. Pour ce faire, il faudrait
emprunter sur les marchés financiers, afin de pouvoir
lever les fonds nécessaires au moyen d’émissions
d’obligations. «Or, sans l’indépendance, c’est impos-
sible. La nation écossaise n’a pas les pleins pouvoirs
fiscaux destinés à rassurer les investisseurs »,
souligne M. Ingerson, dont le parti milite pour la
sortie du Royaume-Uni. Si cette entreprise publique
de l’énergie devait néanmoins voir le jour, le STUC
estime que 95 000 postes supplémentaires (9)
pourraient être créés d’ici quinze ans dans le secteur
des renouvelables.
« Au vu de l’urgence,
tout est bon
à prendre »
Reste à simplifier la reconversion des travailleurs
du pétrole et du gaz. D’après une étude publiée par
Friends of the Earth Scotland en octobre 2020 (10),
80 % d’entre eux songeraient à quitter le secteur
des hydrocarbures. Mais trouver un emploi dans
l’éolien relève du parcours du combattant. Les
formations sont très onéreuses et non prises en
charge par leurs employeurs. Pis, elles sont parfois
inutiles, regrette M. Moxham : « Sur les plates-
formes pétrolières, certains sont chargés de faire
de la plongée sous-marine afin de réaliser des
travaux d’inspection. Si l’un d’entre eux fait un
malaise, alors son collègue doit veiller sur lui, parfois
pendant plusieurs heures. Donc ces travailleurs
© HEATHER SHUKER, MAP6 COLLECTIVE
au regard du potentiel de production. Près de huit
cents éoliennes se dressent par exemple sur
l’archipel des Orcades, au sud des Shetland, un
territoire d’à peine vingt-deux mille habitants, soit
la plus grande concentration de tout le Royaume-
Uni. Sans surprise, l’archipel génère ainsi plus d’élec-
tricité qu’il n’en consomme. Il ne peut cependant
exporter le surplus car le câble sous-marin qui le
relie au continent est inadapté. De son côté, le
régulateur du gaz et de l’électricité au Royaume-
Uni, Ofgem, juge l’opération trop coûteuse.
Même si le réseau était remis en état, le vent
demeure une énergie intermittente. «Mais nous avons
l’énergie de la mer à portée de main », s’exclame
M. Alex Armitage, militant pour le parti des Verts et
habitant des Shetland. Dans les archipels du nord
de l’Écosse, plusieurs entreprises travaillent en effet
à transformer l’énergie des marées, par définition
non dépendante de la météo, en électricité.
Outre l’énergie marémotrice, M. Molloy défend
le développement de l’hydrogène, un gaz stockable,
utilisable directement en tant que carburant ou trans-
formable en électricité. Problème, la plupart de
l’hydrogène est aujourd’hui principalement produit
à partir du gaz naturel fossile via un procédé très
carboné. Or les techniques développées pour capter
le dioxyde de carbone issu du processus, très
coûteuses et encore à l’état expérimental, demeurent
controversées. «Je connais les arguments des écolo-
gistes selon lesquels il s’agit de systèmes soutenus
par l’industrie du pétrole et du gaz pour poursuivre
leurs activités. Mais, au vu de l’urgence, tout est
bon à prendre», estime le syndicaliste. Grâce à l’ins-
tallation massive d’éoliennes en mer et des énergies
marines, l’Écosse pourrait également développer
quantité d’hydrogène « vert », produit quant à lui à
partir de l’électrolyse de l’eau. Dans ce domaine, le
STUC espère voir la création de deux mille à treize
mille postes dans les années à venir.
M. Ingerson plaide également pour une transition
énergétique qui ne passe pas uniquement par le
renouvelable. « Nous avons besoin de développer
le rail, et les ingénieurs du pétrole peuvent se recon-
vertir dans le bâtiment public, on en a grand besoin
dans cette région. » De son côté, M. Jonathan Wills,
ex-conseiller municipal des Shetland, milite pour le
développement d’une agriculture plus locale. « Ici,
quand vous vous rendez au supermarché, vous
trouvez de l’agneau de Nouvelle-Zélande, c’est
absurde. » Kirsten Jerkins, chercheuse en énergie
à l’université d’Édimbourg, estime que, sur le plan
national, des bras seront aussi nécessaires pour
remplacer les chaudières à gaz par des pompes à
chaleur, installer des compteurs « intelligents » ou
encore mettre sur pied des bornes de recharge pour
les futures voitures électriques. L’isolation des
logements devrait également être une source
majeure d’emplois, souligne M. Moxham. « Nous
pourrions avoir une armée de jeunes gens qui
s’occuperait de chaque maison écossaise. » Dans
son étude sur les futurs emplois verts, le STUC
explore également les possibilités liées à l’économie
circulaire, le traitement des déchets et le reboisement
des espaces. Au total, près de 367 000 emplois
pourraient voir le jour.
Cependant, Jerkins estime que la transition ne
pourra se faire du jour au lendemain : «Les systèmes
énergétiques sont comme de très lourds vaisseaux,
il faut du temps pour leur faire changer de cap. On
aura probablement besoin du gaz et du pétrole
pendant encore quinze à vingt ans.» Une opinion que
partage M. Bert Morrison, habitant des Shetland et
salarié dans le secteur du pétrole depuis trente ans.
Responsable de la sécurité sur les plates-formes, ce
dernier nous reçoit dans sa luxueuse maison du sud
de l’archipel. La fin de l’or noir? Pas avant un moment,
la demande est encore trop élevée, avance-t-il. À
plus de 50 ans, il estime que sa carrière n’est pas en
danger. «Je ne me fais pas trop de soucis pour l’avenir.
Quant à mes enfants, je ne les dissuaderai pas non
plus d’aller travailler dans le secteur des
hydrocarbures. Rien ne va s’arrêter dans les cinq ans
à venir, et ils pourront toujours se reconvertir dans le
renouvelable, notamment l’hydrogène. Ce n’est pas
le même gaz mais, au fond, nous utilisons les mêmes
technologies.» Aujourd’hui, le secteur des énergies
fossiles continue en effet d’attirer les jeunes Écossais.
Une technicienne sur le terminal pétrolier de l’île de
Flotta, dans les Orcades, peut en témoigner : «Nous
avons constamment de nouveaux apprentis qui
arrivent. C’est que le salaire est très attrayant. Je suis
moi-même payée 3 700 livres par mois [environ
4300 euros]. Ceux qui sortent du lycée technique à
16 ans et décident d’aller travailler sur les plates-
formes pétrolières offshore peuvent rapidement
atteindre 5700 livres mensuels.» Or, pour le moment,

disposent d’un haut niveau de formation médicale. les énergies renouvelables ne promettent pas les
Et pourtant, on leur demande de prouver qu’ils mêmes salaires. La transition énergétique attendra
savent réaliser les gestes de sécurité de base sur sans doute encore un peu.
les sites d’éoliennes offshore. La formation coûte L OU -E VE P OPPER .
1 200 livres [1370 euros]. »

Outre l’emploi, le verdissement de l’énergie en (9) « Green jobs in Scotland », STUC, avril 2021.
Écosse rencontre d’autres obstacles. Le réseau (10) «Offshore, oil and gas workers’s view on industry conditions
électrique, d’abord, reste largement sous-développé and the energy transition», Friends of the Earth Scotland, octobre 2020.

Le vieil atout des indépendantistes

A U cours d’une séance parlementaire
clairsemée en novembre dernier, la pre-
mière ministre écossaise Nicola Sturgeon
a finalement lâché ces mots explosifs : « Je
ne pense pas que Cambo doive recevoir
le feu vert (1). » Cambo, du nom de cet
immense champ pétrolifère découvert en
2002 au large des Shetland. À l’époque,
Shell est sur le point d’obtenir son permis
d’exploitation de l’instance régulatrice, la
Oil and Gas Authority (OGA). Les forages
doivent démarrer dès 2022 et générer pas
moins de 170 millions de barils de pétrole.
Soit l’équivalent de dix-huit centrales à
charbon tournant à plein régime pendant un
an, selon les militants écologistes, qui appel-
lent depuis des mois le gouvernement écos-
sais à se prononcer contre le projet. En réa-
lité, la marge de manœuvre de la première
ministre est réduite puisque les grandes
orientations de la politique énergétique bri-
tannique sont décidées à Londres. Mais sa
parole a du poids, et les militants le savent.
De fait, ses propos agissent comme une
déflagration dans le secteur des hydro-
carbures. En décembre 2021, Shell se retire
ainsi du projet Cambo : « À la suite d’un
examen approfondi, nous avons conclu que
son développement n’était, pour l’heure,
pas suffisamment viable économiquement»,
déclare le géant pétrolier (2). Les associa-
tions environnementales exultent.
Dans l’arène politique, Mme Sturgeon
est attaquée de toutes parts. Par le Parti
conservateur d’abord, qui l’accuse d’avoir
«franchi la ligne rouge et abandonné l’in-
dustrie pétrolière et gazière écossaise (3)»,
mais également par son propre camp, le
Parti national écossais (SNP). L’un des
ténors de la formation, M. Fergus Mutch,
regrette ainsi la « petite musique qui s’est
installée contre le secteur (4)». Une décla-
ration amère qui n’a rien d’étonnant au
regard de l’histoire de ce courant politique.
Le SNP commence à engranger des voix
dans les années 1970, au moment où les pre-
miers gisements sont découverts en mer du
Nord. Pour les nationalistes, les combustibles
fossiles apparaissent comme un cadeau du
ciel, synonyme d’indépendance économique.
Leur slogan de campagne est ainsi trouvé :
« C’est notre pétrole ». Lorsque le SNP
accède au pouvoir en 2007, le parti estime
que les hydrocarbures vont lui permettre d’ar-
racher l’Écosse à la tutelle de Londres. Même
chose en 2014, lors du débat sur le référen-
dum pour l’indépendance. «Dans leur mani-
feste, il était prévu que 8 % des recettes de
l’État devaient venir de là », explique
M. Dave Moxham, secrétaire général du
Scottish Trades Union Congress (STUC),
qui revendique un demi-million de syndi-
qués. Lorsqu’elle se déclare contre Cambo,
la cheffe de l’État tourne donc le dos à tout
l’héritage transmis par sa famille politique.
Un geste d’autant plus radical que
Mme Sturgeon a été longtemps un soutien
indéfectible de l’industrie fossile. Lorsqu’elle
devient première ministre en 2014, la poli-
tique officielle écossaise vis-à-vis des
hydrocarbures reste la même : l’extraction
jusqu’à la dernière goutte. Mais les années
passent, la crise climatique s’impose peu à
peu et les réserves d’«or noir » s’amenui-
sent. De plus en plus, les indépendantistes
vantent l’énergie renouvelable comme nou-
velle porte de sortie… Tout en continuant
à lorgner les ressources en mer du Nord.
En mai 2021, un nouveau chapitre poli-
tique s’ouvre pourtant pour le SNP. Les
nationalistes remportent les élections légis-
latives écossaises, mais la majorité absolue
leur échappe de peu. Mme Sturgeon propose
alors une coalition aux Verts, pro-indépen-
dance eux aussi, mais farouchement oppo-
sés à de nouveaux forages en mer du Nord.
Deux cadres du Scottish Green Party entrent
au gouvernement, et quelques mois plus
tard la première ministre appelle timidement
à « réévaluer le projet Cambo (5) ». Dans
le même temps, la société britannique se
mobilise de plus en plus à propos des hydro-
carbures. En octobre, Greenpeace organise
un événement devant Downing Street,
aspergeant une fausse statue du premier
ministre Boris Johnson d’une substance
noire dégoulinante. À Édimbourg, de jeunes
Formules ambiguës
M AIS Mme Sturgeon continue d’être
accusée par les associations environnemen-
tales de jouer double jeu. Quelques jours à
peine après la fin de la COP26, elle prend
donc position contre le champ pétrolifère
Cambo. M. Guy Ingerson, chef de file des
Verts à Aberdeen, reste sur ses gardes : « Je
pense que Nicola Sturgeon est avant tout
une excellente communicante. Sur l’envi-
ronnement, elle se contente d’adapter son
message politique car elle n’a pas d’idéo-
logie solide.» À la COP26, l’Écosse a choisi
de ne pas rejoindre la coalition Beyond Oil
and Gas Alliance (BOGA), une alliance
diplomatique qui compte douze signataires
s’étant engagés à ne plus délivrer de nou-
velles licences d’exploitation de pétrole et
de gaz. Le gouvernement écossais a cepen-
dant annoncé des pourparlers avec la coali-
tion à propos d’une future adhésion.
La guerre en Ukraine a placé à nou-
veau la première ministre dans une posi-
militants écologistes prennent directement
à partie le dirigeant de Shell, invité à une
conférence sur le changement climatique.
Sur le plan politique, M. Keir Starmer, diri-
geant du Parti travailliste britannique,
appelle l’exécutif britannique à renoncer au
projet Cambo. Et la 26e conférence des
Nations unies sur le climat (COP26), qui
doit se tenir à Glasgow, approche à grands
pas. Mme Sturgeon, qui se veut en pointe sur
les questions climatiques, est de plus en plus
embarrassée. Peu avant le sommet, elle
décide une mesure emblématique : mettre
fin à la politique écossaise d’extraction illi-
mitée des ressources fossiles.
tion critique. M. Johnson souhaitait une
augmentation de la production en mer
du Nord afin d’isoler le président russe
Vladimir Poutine et de sécuriser l’ap-
provisionnement énergétique du
Royaume-Uni. Une décision à laquelle
s’est tout de suite opposée la cheffe de
file du gouvernement écossais. « La crise
climatique n’a pas disparu dans l’inter-
valle », répond-elle (6). Face aux conser-
vateurs écossais, Mme Sturgeon a rappelé
que le pétrole brut de la mer du Nord
était pour l’essentiel exporté, le pays ne
disposant pas des infrastructures néces-
saires pour le raffiner. De son côté, l’or-
ganisation environnementale Uplift a
souligné que les combustibles fossiles
de la mer du Nord n’appartiennent pas
au Royaume-Uni mais aux multinatio-
nales qui les exploitent. En cas d’aug-
mentation de la production, elles conti-
nueront donc de vendre leur produit au
plus offrant.
Le Climate Change Committee, équi-
valent britannique du Haut Conseil pour
le climat, a également déclaré qu’exploiter
de nouveaux champs pétrolifères et
gaziers ne devrait pas non plus aider à
faire baisser les coûts des hydrocarbures.
Ces derniers sont en effet fixés sur le mar-
ché international. En février, le Parti tra-
vailliste, soutenu par les Verts écossais, a
ainsi proposé d’instaurer une taxe unique
sur les bénéfices extraordinaires des entre-
prises pétrolières, liés à l’explosion des
prix. Mais Mme Sturgeon a refusé de défen-
dre pleinement la mesure. Usant d’une for-
mule ambiguë, elle s’est prononcée en
faveur d’une « taxation juste » tout en se
disant opposée à ce que « ce soient uni-
quement les communautés, les emplois et
les investissements du nord-est de l’Écosse
qui en paient le prix » (7). En mars, la mul-
tinationale Shell a laissé entendre qu’elle
allait reconsidérer sa proposition pour le
champ Cambo.
L.-E. P.
(1) Andrew Learmonth, « First minister : I do not
think that Cambo should get the green light», Holyrood
magazine, Édimbourg, 16 novembre 2021.
(2) Fiona Harvey, «Shell pulls out of Cambo oilfield
project », The Guardian, Londres, 2 décembre 2021.
(3) Glenn Campbell, « Nicola Sturgeon : Cambo
oil field should not get green light », BBC News,
16 novembre 2021.
(4) Alistair Grant, « Former SNP figures raises
fear for north-east after Shell pulls out of
Cambo oilfield », The Scotsman, Édimbourg,
3 décembre 2021.
(5) Adam Forrest, « Nicola Sturgeon calls on Boris
Johnson to “reassess” Cambo oil field plan », The
Independent, Londres, 12 août 2021.
(6) Alistair Grant, « FM rejects call to “deal blow
to Putin” by increasing North Sea oil production »,
The Scotsman, 11 mars 2022.
(7) Paul Hutcheon, « Scottish Greens back windfall
taw after SNP failed to support Labour proposal on
oil and gas firms », Daily Record, Londres,
7 février 2022.
OCTOBRE 2022 – LE MONDE diplomatique
L ES
Au Kenya, la présence contestée
de l’armée britannique
Investi le 13 septembre 2022, le président William Ruto
a rendu hommage à Élisabeth II en saluant une « icône ».
Mais la presse kényane n’a pas manqué de rappeler
la révolte des Mau-Mau réprimée dans le sang en 1956,
sous le règne de la souveraine. Et la manne générée
par la présence du plus gros contingent de militaires
britanniques à l’étranger ne suffit plus à museler ceux
qui dénoncent leurs exactions.
PAR NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL
JEAN-CHRISTOPHE SERVANT *
N
AIROBI, 10 mars 2022. C’est une « décision
historique », titre le quotidien kényan The Nation (1).
La juge Antonina Cossy Bor, du tribunal des terres
et de l’environnement de Nanyuki, vient de déclarer
recevable la plainte de mille petits paysans de
Lolldaiga contre l’unité d’entraînement de l’armée
britannique (Batuk), dont les manœuvres ont
endommagé les terres. La Batuk, qui opère dans
le pays depuis 1964 et qui forme chaque année
jusqu’à quatre mille fantassins britanniques, a
longtemps bénéficié d’une immunité diplomatique,
levée en 2016 lors du renouvellement de l’accord
quinquennal de défense signé entre Nairobi et
Londres. La juge Bor est la première à en prendre
acte. La Batuk, jusque-là épargnée par les procé-
dures judiciaires, croule désormais sous un «déluge
de poursuites ».
Le combat des habitants de Lolldaiga, dans
le comté de Laikipia (l’un des quarante-sept du
Kenya), n’est que le dernier d’une longue série de
luttes contre l’armée de l’ancienne puissance
coloniale. Depuis ses premiers exercices dans le
nord du pays, alors sous la présidence du père
de l’indépendance Jomo Kenyatta, la Batuk a
laissé derrière elle nombre d’affaires non résolues
et de rancœurs chez les populations de cet État
d’Afrique de l’Est, fleuron de l’Empire britannique
de 1920 à 1963.
Premier partenaire commercial du Royaume-Uni
sur un continent comptant vingt et un pays du
Commonwealth, le Kenya est l’une des terres de
mission du « Global Britain » promis par le premier
ministre Boris Johnson après le Brexit. Un accord
de libre-échange bilatéral a ainsi pris le relais en
décembre 2020 de celui qui avait été noué entre
l’Union européenne et la Communauté des États
d’Afrique de l’Est. Il prévoit notamment l’accès en
franchise de toutes les productions kényanes
(théiculture, horticulture, maraîchage, etc.) au marché
britannique, Londres important 43 % du total des
exportations de légumes kényans. Les milieux finan-
ciers de la City, appuyés par Downing Street,
soutiennent en outre la transformation de la capitale
Nairobi en centre financier régional, destiné à concur-
rencer, un jour, Dubaï (2).
La coopération militaire s’est également
adaptée à la nouvelle politique étrangère britan-
nique. Dans le cadre du dernier accord quin-
quennal de défense signé en juillet 2021, la Batuk
s’est vu attribuer des missions inédites : respect
de la nature, mais aussi formation des forces de
défense kényanes à la lutte contre le braconnage
et au combat contre le terrorisme, particuliè-
* Journaliste.
6
COMMUNAUTÉS DE LA VALLÉE DU
© PETERSON KAMWATHI - ONE OFF GALLERY, NAIROBI, KENYA - PHOTOGRAPHIE : JAMES MURIUKI
PETERSON KAMWATHI. – « Untitled X | Noble Savage » (Sans titre X, Noble Sauvage), 2020-2022
rement nécessaire alors que le pays subit depuis
dix ans les attentats meurtriers des milices
shebab. Le texte comprend également un volet,
qui, selon plusieurs sources militaires et diplo-
matiques britanniques, pourrait permettre à des
forces étrangères de se joindre aux exercices
militaires, avec l’accord de Nairobi. La Batuk a
déjà reçu la visite de haut gradés néerlandais.
Verra-t-on demain des troupes de l’Organisation
du traité de l’Atlantique nord (OTAN) manœuvrer
au Kenya ? Avec ses ports sur l’océan Indien
d’où partent les minerais d’Afrique centrale vers
la Chine, le pays occupe une place stratégique
dans la guerre économique entre les Occidentaux
et l’empire du Milieu.
R IFT ONT SOIF DE JUSTICE
À 210 kilomètres de Nairobi, sur les hauts
plateaux du centre qui dévalent vers le Nord aride
de la vallée du Rift, Londres troque la cravate
pour le treillis camouflage couleur sable. À
l’époque coloniale, Nanyuki, située au pied du
mont Kenya, abritait une garnison du régiment
King’s African Rifles, chargé de surveiller le
septentrion prisé par les grands chasseurs blancs
et alors considéré comme l’un des limes de
l’Empire britannique africain. Pendant les
années 1950, la ville servit de base arrière aux
opérations militaires réprimant l’insurrection Mau-
Mau (3) retranchée dans les forêts et au fond des
grottes de la chaîne montagneuse, aux neiges
aujourd’hui en voie de disparition. Depuis
janvier 2021, le nouveau quartier général de la
Batuk se déploie aux portes de la cité de quarante
mille habitants : le campement de Nyati aura coûté
70 millions de livres sterling (80 millions d’euros)
au contribuable britannique. Implantée sur un
terrain loué à l’armée de l’air kényane, l’installation
abrite le plus grand garage de l’armée de la
Couronne (plus de 1 000 véhicules) et emploie
528 permanents (dont 280 militaires) ainsi que
581 Kényans. Les exercices de la Batuk, nommés
askari storm (« soldats dans la tempête »),
mobilisent, deux fois par an et durant quatre mois,
près de 2 000 soldats d’infanterie arrivés du
Royaume-Uni, ainsi que 1 500 travailleurs tempo-
raires kényans. Le scénario proposé pour l’askari
storm du mois de mars dernier, quelques jours
après l’invasion russe de l’Ukraine, portait oppor-
tunément sur le « déploiement dans une nation
amie, sur demande de cette dernière après une
attaque hybride d’un acteur étatique hostile ».
Les manœuvres de la Batuk ont démarré il y
a un peu moins de soixante ans parmi les acacias
de la vallée du Rift, sur des terrains publics alloués
par l’armée kényane, à Dol Dol et Archers Post.
La Batuk a ensuite étendu ses opérations sur les
hauts plateaux du centre, réputés pour les
immenses propriétés des descendants de colons
britanniques. Six des sept ranchs auxquels elle
loue des terres sont ainsi détenus par des Kényans
blancs (4). Les « Johnnies », le surnom donné aux
jeunes recrues débarquées à Nanyuki, viennent
y « tester leurs limites » loin de leurs
« habitudes » (5). C’est sur ces terres que la Batuk
a formé les soldats britanniques qui servirent en
Irak puis en Afghanistan. Les ranchs jouent
également le rôle de conservatoires privés de la
vie sauvage, parfois dotés d’un lodge de luxe,
d’où de riches touristes partent pour de coûteux
safaris-photos. M. Martin Evans, président de
l’association des fermiers de Laikipia et
propriétaire du ranch Ol Maisor, loue quarante et
un jours par an à la Batuk douze mille hectares
de savane à bétail et à gazelles. « Cela ne repré-
sente pas un gros pourcentage de nos revenus,
mais ça va, résume, laconique, ce Kényan blanc,
descendant de trois générations de colons. En
tout cas, l’armée ne nous a jamais posé de
problème. »
Tous les Kényans ne peuvent pas en dire autant.
Jusqu’aux années 2000, la Batuk s’est moins préoc-
cupée de « gagner les cœurs et les esprits » que
d’étoffer la formation des soldats confrontés à une
« gamme d’animaux potentiellement dangereux :
des lions et des léopards aux scorpions et aux
mambas noirs ». Les populations pastorales sam-
burues et masaïs des environs de Dol Dol et
d’Archers Post l’ont éprouvé durement. En 2002,
le ministère de la défense britan-
nique acceptait, dans le cadre d’un
accord négocié avec le cabinet
d’avocats Leigh Day, spécialisé
dans la défense des droits humains,
de verser 4,5 millions de livres
sterling (7,1 millions d’euros à l’épo-
que) de dommages et intérêts à
228 familles masaïs aux membres
gravement blessés ou tués par des
munitions non explosées aban-
données sur des terrains utilisés par
la Batuk. Deux ans plus tard, un
nouvel accord indemnisait 1 100
autres habitants. En 2004 éga-
lement, une enquête d’Amnesty
International, soutenue par une
association locale, le Mouvement
indigène pour la paix et la prévention
des conflits (Impact), révélait que,
depuis le début des années 1970,
au moins 650 femmes issues des
mêmes minorités ethniques accu-
saient de viol des soldats britan-
niques. Mais les plaignantes ne
purent obtenir les procès espérés,
en raison de la difficulté à vérifier
des récits parfois anciens.
D’autres reproches sont désor-
mais adressés à la Batuk. Contrai-
rement aux précédents contentieux,
les populations de Lolldaiga invo-
quent désormais la justice pénale
environnementale. Les plaignants
ne sont ni samburus ni masaïs, des
ethnies marginalisées par le pouvoir
central et souvent instrumentalisées
par l’industrie du tourisme, mais de
petits paysans kikuyus, qui sont,
avec les Luos, l’un des deux grands
groupes ethniques de ce pays de
cinquante-trois millions d’habitants.
« Les indemnisations transaction-
nelles versées par Londres ne suffisent pas : la
justice doit désormais passer au Kenya », martèle
Me Kelvin Kubaï.
M. Gabriel Ngata, un ancien du village de
Muramati, a revêtu pour l’occasion un tee-shirt
floqué du slogan « Justice pour Lolldaiga ». De la
courette, où son épouse et lui surveillent six
moutons, quatre vaches, deux chèvres, vingt
poules et trois enfants, on peut embrasser les
collines de Lolldaiga Hills Ltd, d’où partit l’incendie
qui ravagea, il y a un an, les terres de sa commu-
nauté. La réserve animalière privée, où l’on peut
croiser des éléphants et des lions, appartenait, au
moment du sinistre, à une figure kényane blanche,
M. Robert Wells. Chaque année, celui-ci loue vingt
mille hectares à la Batuk pour ses exercices. En
mars 2021, un feu de brousse durant un askari
storm – sans doute dû au réchaud mal éteint d’un
(1) Cf. Mercy Mwende, « Landmark ruling opens floodgates to
lawsuits against British army », The Nation, Nairobi, 14 mars 2022.
(2) Mercy Mwende, « Kenya deal with UK aims to turn Nairobi
into Africa’s financial hub », Financial Times, Londres,
27 juillet 2021. Lire aussi Gérard Prunier, «Au Kenya, les habitants
de la côte exclus du banquet démocratique», Le Monde diplomatique,
octobre 2014.
(3) Cf. Ngugi wa Thiong’o, Rêver en temps de guerre, Vents
d’ailleurs, La Roque-d’Anthéron, 2022.
(4) John Letai, «The sun never set : British army secret payments
to colonial era farms », Declassified UK, 8 avril 2021, https://declas-
sifieduk.org
(5) « Paras push the limits in Kenya », journal en ligne de l’armée
britannique, 16 novembre 2017, www.army.mod.uk
 7 LE MONDE diplomatique – OCTOBRE 2022

PETERSON KAMWATHI. – « Frames of Reference II »,

(Cadres de référence II) 2021-2022

de l’expulsion des Masaïs de leurs terres natales
vers des réserves après l’accord extorqué, en 1904,
par l’administration coloniale à l’une de leurs figures
ancestrales, Olonana Ole Mbatian.
Durant cette période, qui vit les relations diplo-
matiques se tendre entre Londres et Nairobi, le
Royaume-Uni alla jusqu’à menacer de relocaliser
la Batuk au sultanat d’Oman, où il avait établi l’un
de ses cinq centres militaires régionaux, avec ceux
© PETERSON KAMWATHI - ONE OFF GALLERY, NAIROBI, KENYA - PHOTOGRAPHIE : JAMES MURIUKI
Aujourd’hui, si le style a changé, les problèmes
demeurent. « Ils nettoient peut-être les terrains des
munitions non explosées et offrent des emplois aux
jeunes, concède M. Losoli. Mais cela revient
seulement à acheter la paix sociale. » Un peu plus
haut, dans une réserve animalière située le long de
l’autoroute A2, qui monte vers Marsabit, une figure
locale des rangers surnommée Kayu Lochode
(« celui qui voit de loin » en maa) avoue des senti-
ments ambivalents vis-à-vis de la Batuk : « Ils nous

soldat britannique – carbonisait cinquante
kilomètres carrés de ce havre de biodiversité.
Fuyant la réserve, des troupeaux d’éléphants
dévalèrent des collines, piétinant les récoltes en
contrebas. M. Ngata et ses voisins, soit environ
dix mille foyers répartis sur trois villages, se retrou-
vèrent trois jours durant sous une épaisse fumée
âcre. « Puis, avec l’arrivée de la saison des pluies,
on s’aperçut que l’eau, qui descend des collines,
avait changé de goût et de couleur », se souvient
M. Ngata. Des vaches devenaient aveugles, les
fausses couches augmentaient chez des jeunes
femmes, tandis que les aînés développaient des
problèmes pulmonaires, jusqu’au décès,
inexpliqué, de l’un d’entre eux en décembre dernier.
« Depuis ces événements dramatiques, aucun
responsable de la Batuk, ou même un représentant
de la réserve, n’est venu nous proposer de l’aide »,
déplore le pasteur pentecôtiste Duncan Weitheke,
de la chapelle de la Victoire. « Et moi, hélas, je ne
peux prodiguer qu’un réconfort spirituel. »
Meurtres,
tortures, agressions
sexuelles
L’administrateur local de l’un des hameaux,
qui a grandi sur ces terres, et qui préfère témoigner
anonymement, n’en revient toujours pas. « Passe
encore que les exercices nocturnes de la Batuk
nous empêchent parfois de dormir, avec le bruit,
la circulation des camions ou les hélicoptères, mais
là, je n’avais jamais vu cela », confie-t-il, canne à
la main. « Nous n’avons plus aucune récolte et
crevons de faim », alerte une autre paysanne,
devant son avocatier abattu par un éléphant.
Me Kubai tient toutefois à préciser : « Nous ne
sommes pas contre les entraînements de la Batuk.
En revanche, nous sommes totalement opposés
à ce que ses manœuvres perturbent le quotidien
des communautés et nuisent à l’environnement. »
L’avocat ne veut plus s’en laisser conter. « Pendant
longtemps, poursuit-il, nous avons cru aux beaux
discours affirmant que la Batuk contribuait à la vie
économique locale, donnant des emplois aux
du sultanat de Brunei, du Belize et d’Allemagne.
La réserve privée de Lolldaiga fut envahie par des
éleveurs nomades masaïs, essuyant la riposte des
rangers : un mort et trois blessés graves.
M. Kaunga s’est assagi, et Impact est désormais
bien établie et respectée. Mais son analyse n’a
pas changé : « La Batuk manœuvre sur des terrains
appartenant à des barons coloniaux qui ont volé
ces terres aux Masaïs. Sa présence est donc
totalement injustifiée. » En butte depuis toujours
à l’ostracisme des ethnies majoritaires du pays,
les Masaïs et leurs cousins samburus se montrent
traditionnellement très revendicatifs. « Pendant
longtemps, notre ethnie était la seule à critiquer
ouvertement et clairement la Batuk et son
écosystème impliquant des ranchers blancs
d’origine britannique. Nairobi nous ignorait… et à
Nanyuki, si l’on commençait à dénoncer la
présence militaire britannique, on était considéré
comme un traître, nuisant aux affaires locales.
Aujourd’hui, d’autres communautés s’élèvent,
portées par les réseaux sociaux. Une autre
dynamique est en marche. »
tortures infligés à des milliers d’habitants – pas plus
« On peut compter sur
que pour l’internement de près d’un million et demi
de personnes dans des camps – durant les sept
notre génération pour
ans que dura l’état d’urgence déclaré à partir de se faire entendre »
1952 par le régime colonial au plus fort de la
rébellion des Mau-Mau. » Cette fois, l’affaire n’en À une centaine de kilomètres de Nanyuki, la
restera pas là : au printemps, deux avocates du rive nord de la rivière Ewaso Ngi’ro marque l’entrée
cabinet Leigh Day sont venues à Nanyuki récolter du comté de Samburu et d’une région déconseillée
de nouvelles informations sur les circonstances aux visiteurs par les diplomaties occidentales à
de la mort de Wanjiru. cause des conflits liés à la question foncière et à
la sécheresse. De l’autre côté du pont, dix mille
Face à la vague de protestation, la Batuk s’est habitants vivant principalement de l’agropastora-
engagée dans une opération de charme visant à lisme accueillent les exercices de la Batuk depuis
démontrer son « rôle socio-économique en faveur ses débuts sur le sol kényan. Ici, contrairement
des communautés», pilotée par l’un de ses anciens, aux opérations menées dans les propriétés privées
le major Adrian Weale. Ce réserviste, dont l’un des du comté de Laikipia, les manœuvres se déroulent
titres de gloire fut d’être nommé, en 2003, vice- à balles réelles, avec emploi de mortiers et de
gouverneur provisoire de la province irakienne de bombes à phosphore blanc destinées, selon la
Dhi Qar, a retrouvé le Kenya pour l’occasion. Batuk, à éclairer les exercices nocturnes. C’est
L’armée britannique injecte chaque année dans les environs de cette bourgade accablée par
7,5 milliards de shillings (près de 58 millions d’euros) la sécheresse que plusieurs centaines de familles
dans l’économie kényane et a déjà financé pour nomades, victimes de munitions non explosées,
plus de 100 millions (818 000 euros) de projets de ont reçu 4,5 millions de livres sterling de dommages
développement (réhabilitation d’écoles, creusement et intérêts versés par le ministère de la défense
de puits, etc.). En période d’intense sécheresse,
les camions-citernes de la Batuk sillonnent la région
britannique. « Mais tout s’est décidé à Londres,
sans implication de la communauté », regrette
afin de livrer de l’eau aux populations assoiffées. M. Fabian Losoli, une ancienne figure du gouver-
Aux portes de Nayuki, l’armée vient également de nement local. « Lorsque les indemnités ont été
financer à 75 % un centre Policare de 9 millions distribuées, beaucoup n’avaient jamais vu autant
de shillings (73000 euros) qui accueille «des experts d’argent. La vie de nombre de transhumants a alors
médico-légaux, des médecins, des conseillers et été une nouvelle fois bouleversée, mais en pire, en
des magistrats spécialistes des violences particulier par l’alcool. » Si la Batuk se voit reprocher
sexuelles ». Cruelle ironie… sa désinvolture, le gouvernement kényan n’a rien
fait non plus pour préparer les populations à
Selon le major Weale, la Batuk aurait été l’arrivée d’une telle manne.
« bouleversée » par les révélations concernant le
meurtre de Wanjiru. La police militaire patrouille
désormais plus souvent en ville ; les « Johnnies »
ont reçu l’ordre de ne plus fréquenter les prostituées
et de rentrer avant minuit aux campements de
Nyatti. Mme Maryanne Wangui, qui est née et a
grandi à Nanyuki dans le quartier populaire de
Majengo, ancienne travailleuse du sexe kikuyue
quadragénaire, se bat pour les quelque cinq cents
prostituées recensées en ville. L’automne dernier,
après les révélations du Sunday Times, elle
manifestait à leur côté, appelant le gouvernement
© PETERSON KAMWATHI - ONE OFF GALLERY, NAIROBI, KENYA - PHOTOGRAPHIE : JAMES MURIUKI
font peut-être travailler pour sécuriser leurs activités,
mais on n’a toujours rien vu venir pour la location
de nos terres. Ils nous ont pourtant promis de nous
payer. » La réforme constitutionnelle de 2010, qui
a créé les comtés, a aussi vu s’affirmer les reven-
dications foncières. La Batuk, qui s’entraîne officiel-
lement sur des terres prêtées par l’armée kényane,
empiéterait sur 90 000 acres (36 000 hectares)
détenues par le Losesia Community Land, une com-
munauté de 940 éleveurs samburus qui y font paître
10 000 vaches, 1 000 dromadaires et 50 000 chè-
vres. «Ils n’ont jamais cessé de s’entraîner ici gratui-
tement, et leurs explosions brûlent les herbages qui
nourrissent notre cheptel, déjà affecté par la séche-
resse », tonne M. Samuel Lemoyog, leur nouveau
président. La situation de celui-ci est délicate. Né
à Losesia de la quatrième épouse (sur six) d’un
père éleveur, il est aussi l’interlocuteur de sa
communauté auprès de la Batuk… « C’est ma terre
à la fin ! On peut compter sur notre génération pour
se faire entendre d’ici là. »
Cette nouvelle génération est aussi la première
à autoproduire et alimenter les réseaux sociaux de
chansons filmées à l’iPhone au milieu des vaches,
parmi les somptueux paysages du Rift. Cette
nouvelle musique rurale, qui emprunte en particulier
au reggae, parle de protection de l’environnement,
de sécheresse, de tolérance entre les commu-
nautés, d’amour, de téléphonie mobile, sans oublier
le passé : UKolony, interprété par Pilaz Pilonje, un
jeune statisticien de 22 ans, raconte la confiance
avec laquelle les Samburus accueillirent les Britan-
niques au début du XXe siècle, puis le temps des
désillusions. Un morceau, reconnaît le chanteur,
qui « résonne aussi » avec l’actualité.
À Lolldaiga, la mauvaise nouvelle est arrivée
avec les premières pluies. Le commandant en chef
de la Batuk fait appel de la décision rendue par la
juge Bor en mars dernier. « Ce qui signifie des
retards et une pression financière sur une commu-
nauté de petits paysans déjà vulnérable », remarque
Me Kubai. Dans ces moments-là, le jeune avocat
repense à la geste de son grand-père. Opérant
depuis les maquis du mont Kenya, le commandant
Musa Mwariama fut l’officier le plus gradé des
Mau-Mau à n’avoir jamais été ni capturé ni tué par
les forces coloniales. Comme l’un des derniers à
être sortis de la clandestinité… « Jusqu’à la fin de
sa vie en 1989, raconte l’avocat, il avait l’habitude
de dire : “Not yet uhuru”. Pas encore libres. Force
est de constater que c’est toujours le cas. Mais
nous ne lâcherons rien. »
J EAN -C HRISTOPHE S ERVANT .
(6) « Neuf ans après les faits, un soldat britannique accusé du
meurtre d’une jeune Kényane », Courrier international, Paris,
4 novembre 2021.

jeunes. Mais, depuis que nous avons fait le bilan
de cette collaboration, nous nous sommes rendu
compte que nous avions plus perdu que gagné. »
Aux campements de Nyatti, la Batuk a d’autres
soucis en tête : la résurgence d’une vieille affaire (6).
En mars 2012, le corps sans vie d’Agnes Wanjiru,
une jeune prostituée kikuyue de 21 ans, était
retrouvé deux mois après sa disparition dans la
fosse septique d’un hôtel de Nanyuki fréquenté
par des militaires en permission… L’automne
dernier, le Sunday Times révélait qu’un soldat
britannique était accusé du crime par ses
camarades. Les faits auraient été couverts par la
hiérarchie militaire, mais aussi par la police
kényane, peu soucieuse du meurtre d’une travail-
leuse du sexe. Son exhumation médiatique a
entraîné une vague d’éditoriaux enflammés dans
la presse nationale et internationale. « La tentative
de dissimulation de l’affaire Wanjiru par les gouver-
nements kényan et britannique, dénonce le carica-
turiste kényan Patrick Gathara, en novembre 2021
sur le site d’Al-Jazira, rappelle avec éclat qu’aucun
colon, fonctionnaire, soldat ou policier britannique
n’a jamais été condamné pour les meurtres et les
kényan à ouvrir une enquête. « Nous avons toujours
connu des cas de violence sexuelle de la part des
“Johnnies”, surtout quand ils sont ivres, raconte-
t-elle. Mais beaucoup de femmes ont eu peur de
témoigner. Elles craignent de ne pas être crues par
la police. Elles redoutent aussi d’affronter la Batuk. »
« La Batuk est un sujet sensible, confirme un jeune
blogueur de Nanyuki, Fidel Jesus. Les politiques,
même s’ils vitupèrent contre elle en privé, redoutent
de se la mettre à dos en public. Trop d’intérêts
locaux et nationaux sont en jeu. » Sollicité plusieurs
fois, le gouverneur sortant de l’État de Laikipia,
M. Ndiritu Muriithi, n’a pas souhaité répondre à
nos questions…
Durant les années 2000, le militant masaï Mali
Ole Kaunga était l’une des bêtes noires de l’unité
britannique. À la tête de l’association Impact, cet
activiste fut à l’origine des poursuites alors
engagées contre le ministère de la défense britan-
nique, qui se soldèrent à l’amiable. M. Kaunga mena
aussi plusieurs manifestations et opérations coup
de poing aux cris de «Cent ans, ça suffit!», exigeant
le départ des descendants de colons britanniques :
à l’époque, le Kenya commémorait le centenaire PETERSON KAMWATHI. – « Untitled II | Noble Savage » (Sans titre II, Noble Sauvage) 2021-2022
OCTOBRE 2022 – LE MONDE diplomatique
(Suite de la première page.)
Identifié par un rapport de la Maison
Blanche de juin 2021 comme un remède
aux convulsions du commerce interna-
tional (2), le friendshoring dispose d’in-
fluentes évangélistes. « Approfondissons
l’intégration économique », a plaidé, le
13 avril 2022, la ministre des finances
américaine Janet Yellen, « mais faisons-
le avec les pays sur lesquels nous savons
pouvoir compter ». La Russie, a-t-elle
expliqué lors d’un déplacement en Corée
du Sud le 19 juillet dernier, « a instru-
mentalisé l’intégration économique avec
efficacité » ; il faut dès lors l’isoler. En
outre, « nous ne pouvons pas permettre
à des pays comme la Chine d’utiliser
leur position sur le marché des matières
premières, des technologies ou de pro-
duits-clés pour perturber notre économie
ou exercer une influence géopolitique
indésirable ». Il convient donc de
« moderniser notre approche de l’inté-
gration commerciale en tenant compte
de ces nuisances (…) au lieu de se
concentrer exclusivement sur les coûts ».
La présidente de la Banque centrale
européenne (BCE), M me Christine
Lagarde, s’y montre elle aussi très favo-
rable. L’interdépendance, admettait-elle
lors d’une conférence à Washington,
« peut rapidement devenir une vulnéra-
bilité lorsque la géopolitique change et
que des pays ayant des objectifs straté-
giques différents des nôtres deviennent
des partenaires commerciaux plus ris-
qués (3) ». Conjurer ce spectre implique,
selon Mme Lagarde, de privilégier une
approche plus régionalisée. Mais, vue
sous cet angle, la percée conceptuelle du
friendshoring apparaît plus limitée : en
Europe, aux Amériques ou en Asie, les
zones de libre-échange régionales pul-
lulent depuis des décennies (4). La Com-
munauté économique européenne n’a-
t-elle pas pour fondement une union
douanière en expansion perpétuelle ?
Depuis une quinzaine d’années,
Bruxelles vante les mérites de la délo-
calisation de voisinage à un grand pays
Un traité d’annexion volontaire
D ÈS le lancement de ce partenariat
oriental en 2009, dans un contexte de
tensions gazières avec Moscou et un an
après le conflit russo-géorgien, la
Pologne escomptait qu’il déboucherait
sur une adhésion de Kiev à l’Union : la
volonté d’arracher ce pays à l’influence
russe guide depuis des décennies la poli-
tique de Varsovie (7). Au point qu’avant
même sa propre intégration à l’Union
européenne en 2004 la Pologne plaidait
déjà en faveur de celle de l’Ukraine. A
contrario, Paris et Berlin se montraient
plus prudents.
Accompagné d’un programme d’ap-
pui s’élevant à 11 milliards d’euros entre
2014 et 2020, l’accord d’association
entre l’Ukraine et l’Union entre finale-
ment en vigueur le 1er septembre 2017.
Combien d’Européens ont lu ses
2 135 pages ou – à l’impossible nul
n’étant tenu – franchi les ponts aux ânes
introductifs sur la paix, le développe-
ment durable, la transparence, la société
civile et le « dialogue interculturel » ?
Gratter cette gangue, c’est découvrir ce
qu’il faut bien appeler un traité d’an-
nexion volontaire. Il se compose en pre-
mier lieu d’un « accord de libre-échange
approfondi et complet » calqué sur l’Ac-
cord général sur les tarifs douaniers et
le commerce (GATT) de 1994. De
manière fort classique, les chapitres
consacrés au commerce somment
l’Ukraine de supprimer la plupart des
dispositifs qui faussent la libre concur-
rence (subventions, normes, etc.).
Mais l’essentiel est ailleurs : afin
d’instaurer des « relations fondées sur
les principes de l’économie de marché
libre » (article 3), l’Ukraine « met tout
en œuvre (…) pour rapprocher progres-
sivement ses politiques de celles de
l’Union européenne, conformément aux
principes directeurs de stabilité macro-
économique, de situation saine des
finances publiques et de viabilité de la
8
D ERRIÈRE
Les faux amis de l’Ukraine
situé à ses frontières, pourvu d’une
main-d’œuvre qualifiée et peu onéreuse,
mais gangrené par la corruption et lesté
d’une architecture juridique arriérée au
regard des normes européennes :
l’Ukraine. Le friendshoring prend ici la
forme d’un accord d’association poli-
tique et d’intégration économique (5)
conclu par Bruxelles et Kiev en 2014,
au terme de négociations entamées à la
fin des années 2000. L’épisode a joué un
rôle crucial dans la généalogie du conflit
entre la Russie et l’Ukraine. Fin 2013,
les deux parties s’apprêtent à signer le
texte, lorsque le président ukrainien Vik-
tor Ianoukovitch y renonce inopinément
sous la pression de Moscou. Ce refus
déclenche les émeutes de la place Maï-
dan puis, quelques semaines plus tard,
la chute du gouvernement et son rem-
placement en février 2014 par une
équipe proeuropéenne qui, finalement,
signera l’accord. S’ensuivent l’annexion
de la Crimée par la Russie (février-mars)
et la proclamation des « Républiques
populaires » de Donetsk et de Lougansk
(avril-mai).
À première vue, un accord d’associa-
tion n’a rien d’inédit. Au cours des deux
dernières décennies, l’Union européenne
en a conclu avec de nombreux États dont
ceux de l’ex-Yougoslavie, candidats à
l’intégration européenne – contrairement
à l’Ukraine à la fin des années 2000.
Mais le document paraphé en juin 2014
par le président ukrainien d’alors,
M. Petro Porochenko, est d’un type nou-
veau. Il s’inscrit dans le cadre du parte-
nariat oriental, une politique d’influence
européenne impulsée par la Pologne
pour intensifier la coopération avec des
pays de l’ex-bloc soviétique et les ancrer
plus fermement au môle occidental :
Arménie, Azerbaïdjan, Biélorussie,
Géorgie, Moldavie et Ukraine. Seuls les
trois derniers engageront les pourparlers
avec détermination et concluront en
2014 un accord d’association. Parmi
eux, l’Ukraine représente assurément le
gros morceau. Sa politique extérieure et
son économie reposent sur un équilibre
instable entre Russie et Europe (6).
balance des paiements » (art. 343). En
somme, la seule option autorisée sera
l’austérité.
Kiev « procède aux réformes adminis-
tratives et institutionnelles nécessaires
à la mise en œuvre du présent accord »
et « met en place l’appareil administratif
efficace et transparent nécessaire »
(art. 56). De l’étiquetage en magasin à
la congélation des légumes en passant
par la libéralisation des services publics,
la libre circulation des capitaux, la pro-
tection du roquefort, etc., les fonction-
naires bruxellois dictent à leur « parte-
naire » le cadre juridique européen
– jusqu’à l’obligation de légaliser le
« lobbying » : « Les parties conviennent
de la nécessité de consulter en temps
opportun et régulièrement les représen-
tants du monde des affaires sur les pro-
positions législatives », énonce l’arti-
cle 77b. En clair, tout l’édifice législatif
ukrainien sera remodelé, alors même que
la candidature de l’Ukraine à l’Union ne
figure pas encore à l’ordre du jour.
Inutile d’être fin stratège pour discer-
ner l’intention géopolitique du texte :
évoquer la « convergence progressive
dans le domaine de la politique étran-
gère et de sécurité, y compris la politique
de sécurité et de défense commune »
(art. 7), encourager la « coopération dans
le domaine de l’énergie, y compris le
nucléaire », recommander de « diversi-
fier les sources, les fournisseurs, les
voies d’acheminement et les méthodes
de transport de l’énergie » (art. 337) à
un pays largement dépendant de la Rus-
sie sonne comme un défi lancé à Mos-
cou. D’autres articles se montrent plus
offensifs encore : « L’Ukraine transpose
progressivement le corpus de normes
européennes (EN) en tant que normes
nationales. (…) Parallèlement à cette
transposition, l’Ukraine révoque toute
norme nationale contraire et cesse
notamment d’appliquer sur son territoire
LA GUERRE , LES AFFAIRES
les normes inter-États (GOST) élaborées
avant 1992 » (art. 56-8), soit l’ensemble
des normes héritées du bloc de l’Est. Dit
autrement, Bruxelles met Kiev en
demeure de « dérussiser » son économie.
Le gouvernement Ianoukovitch
(2010-2014), qui négocia l’accord,
entendait jeter un grappin vers l’Occi-
dent pour équilibrer la dépendance à la
Russie, mais sans fâcher cette dernière
et encore moins rompre avec elle. Peine
perdue : Moscou s’oppose vigoureuse-
ment au « partenariat occidental » et,
fin 2013, oblige l’Ukraine à y renoncer
pour rejoindre sa propre union doua-
nière avec les pays d’Asie centrale, la
Communauté économique eurasiatique
(2000-2015). Parce qu’ils reposent sur
des fondements opposés (économie de
marché concurrentielle d’un côté, capi-
talisme oligarchique de l’autre) et sup-
posent des normes différentes, ces deux
modèles de friendshoring étaient incom-
patibles. Géographiquement située à
l’intersection de l’Union européenne et
de l’espace eurasiatique, l’Ukraine,
tiraillée par les intérêts contradictoires
de ses puissants voisins, ne pouvait
DIANA MACHULINA. – « Adieu aux armes », 2009
maintenir l’équilibre. L’ultimatum de
Moscou et le putsch contre le
gouvernement Ianoukovitch consécutif
aux manifestations de la place Maïdan
trancheront le nœud gordien : l’Ukraine
ira à l’Ouest.
Si les conséquences géopolitiques et
militaires de ce choix n’échappent à per-
sonne, le coût social de l’accord d’asso-
ciation reste un sujet tabou. S’y dessine
pourtant le concentré des décennies de
désindustrialisation subies par la classe
ouvrière européenne dans les
années 1980 et 1990 : « Modernisation
et restructuration de l’industrie »
(art. 379), « restructuration du secteur
du charbon » (art. 339) – crucial pour
l’économie du Donbass –, « restructu-
ration et modernisation du secteur
ukrainien des transports » (art. 368),
suppression des aides d’État « qui faus-
sent ou qui menacent de fausser la
concurrence » (art. 262)… Que pesaient
les négociateurs ukrainiens face aux
armées de juristes bruxellois surexcités
à l’idée de « garantir une protection adé-
quate et efficace des investisseurs »
(art. 383) ? Entre une entité de vingt-sept
États capitalistes avancés et une nation
« considérée comme un pays en dévelop-
pement » (art. 43), la balance était d’em-
blée truquée. À la lecture des quarante-
quatre annexes qui détaillent les
renonciations de l’Ukraine à sa souve-
raineté économique, les cris d’amour
européens lancés depuis l’invasion russe
à ce « pays frère » qui « défend nos
valeurs » apparaissent soudain un peu
hypocrites. « Ces accords d’association
reflètent en quelque sorte un esprit colo-
nial », avait reconnu en 2013 un diplo-
mate occidental en poste à Kiev (8).
De même que les nations d’Europe cen-
trale intégrées à l’Union européenne en
2004 (Pologne, République tchèque, Slo-
vaquie, Hongrie…) avaient fourni une
armée de réserve industrielle au Moloch
manufacturier allemand dont les sous-trai-
tants essaimaient dans ces pays (9), les
nouveaux chômeurs ukrainiens iront
s’embaucher dans les usines champignons
promises à l’éclosion sur les décombres
des aciéries bombardées par les Russes.
Depuis la chute du mur de Berlin,
Bruxelles organise les délocalisations
entre amis avec un objectif toujours iden-
tique : aménager une « petite Chine » à sa
porte pour alimenter ses fleurons indus-
triels en bras et en nouveaux marchés.
Avis aux travailleurs de la Vieille Europe :
« Les normes en matière de travail ne
devraient pas être utilisées à des fins pro-
tectionnistes » (art. 291), avertit l’accord.
En 2022, le salaire minimum mensuel
ukrainien ne dépasse pas 180 euros…
L’insistance de Bruxelles à légaliser le
travail détaché au milieu des années 2000
se retrouve dans la minutie avec laquelle
l’accord impose à Kiev la « libéralisation
progressive de la fourniture transfronta-
lière de services entre les parties » (cha-
pitre 6), services manuels bientôt fournis
par des réfugiés ukrainiens dans les
contrées communautaires à plus fort pou-
voir d’achat cependant que l’Ukraine
accueillera les grandes entreprises fran-
çaises, allemandes, polonaises avides
d’opérer la distribution postale et les
communications électroniques, les ser-
vices financiers et d’assurance désormais
ouverts à la concurrence. Un an après la
signature, en mars 2015, les parties s’ac-
cordaient sur un calendrier de mise en
œuvre. Dans la liste des priorités figure,
à côté des réformes anticorruption, la
« déréglementation » : « Réduire le far-
deau réglementaire des sociétés et en
particulier des petites et moyennes entre-
prises. » Lors de sa dernière réunion fin
janvier 2020, le Conseil d’association,
organe chargé de surveiller la concréti-
sation des engagements ukrainiens, s’est
félicité des progrès réalisés – tout en
pressant Kiev de hâter le pas.
La guerre a précipité les choses : lors
du Conseil européen des 23 et 24 juin
derniers, l’Ukraine a obtenu le statut de
candidat à l’intégration. Les vœux de la
Pologne se réalisent enfin et l’avenir des
délocalisations de voisinage s’annonce
radieux. « Je suis favorable à l’élargis-
sement de l’Union européenne, pour
inclure les États des Balkans occiden-
taux, l’Ukraine, la Moldavie et, à terme,
la Géorgie », a déclaré le chancelier alle-
mand Olaf Scholz le 29 août dernier.
Douze jours auparavant, le président
ukrainien ratifiait une loi autorisant les
petites et moyennes entreprises (jusqu’à
250 salariés, c’est-à-dire celles qui
emploient 70 % des travailleurs ukrai-
niens) à ne plus appliquer le code du tra-
vail ; seules prévaudront désormais les
règles fixées par l’employeur dans le
contrat de travail. De justesse, les syn-
dicats ont obtenu la restauration du statu
quo ante sitôt que serait levée la loi mar-
tiale. Mais le parti de M. Volodymyr
Zelensky, « serviteur du peuple », qui
tentait de « restructurer » la législation
du travail depuis la fin de l’année 2020,
ne compte pas s’en tenir là.
« L’extrême “surréglementation” de
l’emploi contredit les principes de l’au-
torégulation du marché [et] de la gestion
moderne du personnel », a expliqué
Mme Hanna Lichman, députée du parti
au pouvoir (10). D’après OpenDemo-
cracy, un média proeuropéen, un autre
projet de loi « introduirait une journée
de travail de douze heures maximum et
permettrait aux employeurs de licencier
des salariés sans justification ».
Mme Halyna Tretiakova, présidente de la
commission parlementaire sur la poli-
tique sociale, a fixé le cap : « Nous
devons “réinitialiser” le code du travail
et le modèle social, ce qui n’a pas été
fait lors de la transition du pays du
socialisme à l’économie de marché. »
© DIANA MACHULINA - GALERIE STANISLAS BOURGAIN, PARIS
Député du parti présidentiel, M. Danylo
Hetmantsev a justifié laconiquement ce
programme : « Cela se passe ainsi dans
un État libre, européen et de marché »
(Telegram, 9 juillet). Le 29 août dernier,
l’ovation des patrons à M. Zelensky,
invité à prononcer en ligne le discours
inaugural de la Rencontre des
entrepreneurs de France, ne saluait pas
uniquement sa combativité face à l’en-
vahisseur russe…
P IERRE R IMBERT .
(2) «Building resilient supply chain, revitalizing
american manufacturing, and fostering broad-based
growth», Maison Blanche, Washington, DC, juin 2021.
Merci àAlexandre Leguen pour ses recherches sur le sujet.
(3) Christine Lagarde, «A new global map :
European resilience in a changing world », conférence
à l’Institut Peterson d’économie internationale,
Washington, DC, 22 avril 2022.
(4) Shannon K. O’Neil, « The myth of the global.
Why regional ties win the day », Foreign Affairs, New
York, juillet-août 2022.
(5) «Accord d’association entre l’Union européenne
et ses États membres, d’une part, et l’Ukraine, d’autre
part », Journal officiel de l’Union européenne, L 161,
Luxembourg, 29 mai 2014.
(6) Cf. Dominic Fean, « Ianoukovitch et la politique
étrangère ukrainienne : retour à l’équilibre?», Politique
étrangère, Paris, juin 2010.
(7) Sarah Struk, « La diplomatie polonaise : de la
doctrine “ULB” au partenariat oriental » et « Quelles
suites du partenariat oriental vu de Varsovie ? », 23
et 29 août 2010, www.nouvelle-europe.eu
(8) Lire Sébastien Gobert, « L’Ukraine se dérobe
à l’orbite européenne », Le Monde diplomatique,
décembre 2013.
(9) Lire « Le Saint Empire économique allemand »,
Le Monde diplomatique, février 2018.
(10) Sources de ce paragraphe : Laurent Geslin,
« L’Ukraine profite de la guerre pour accélérer les
réformes ultralibérales », Mediapart, 3 juillet 2022 ;
Thomas Rowley Serhiy Guz, « Ukraine uses Russian
invasion to pass laws wrecking workers’ rights »,
OpenDemocracy.net, 20 juillet 2022 ; et « Ukraine’s
anti-worker law comes into effect », OpenDemo-
cracy.net, 25 août 2022.
 9 LE MONDE diplomatique – OCTOBRE 2022

P OUR L’U KRAINE , L’ INDÉPENDANCE ÉNERGÉTIQUE SE JOUE DANS LES COULISSES DU CONFLIT

Entre Kiev et Moscou, l’enjeu du nucléaire

Les affrontements entre Russes et Ukrainiens autour de
la centrale de Zaporijia ont ravivé le spectre d’une catas-
trophe nucléaire, et conduit l’Agence internationale de
l’énergie atomique à dénoncer une situation « intenable ».
Dans son dernier ouvrage, le journaliste Marc Endeweld
montre pourquoi le nucléaire représente dans ce conflit
un enjeu énergétique autant que stratégique.

PAR MARC ENDEWELD *

© EVGENIY PAVLOV, GALERIE ALEXANDRA DE VIVEIROS, FONTENAY-SOUS-BOIS

A U cours d’un échange téléphonique
avec son homologue français le 11 septem-
bre 2022, le président russe Vladimir Pou-
tine renouvelle sa mise en garde au sujet
de la situation de la centrale nucléaire de
Zaporijia, la plus grande d’Europe, située
près de la ville d’Energodar sur les rives
du Dniepr, le fleuve qui partage à cet
endroit la ligne de front. Le même jour, on
apprend que l’ensemble des six réacteurs
de mille mégawatts ont été mis à l’arrêt.
Tout au long de l’été, Russes et Ukrai-
niens se sont renvoyé la responsabilité des
bombardements sur le site et autour. Ainsi,
peu de temps après l’appel téléphonique
entre les deux présidents, Moscou
dénonce publiquement jusqu’à vingt-six
bombardements ukrainiens sur la zone.
De son côté, Kiev accuse son adversaire
de positionner des armes lourdes au sein
de la centrale et de procéder à des tirs vers
la rive opposée du Dniepr, sous contrôle
de l’Ukraine. Si début août le président
Volodymyr Zelensky menace de répliquer
à ces attaques russes, certains de ses sol-
dats ne l’ont pas attendu. Le 19 juillet, au
moyen de drones de petite taille, ils s’en
prennent aux soldats russes présents sur
le site : « L’armée ukrainienne harcèle les
forces occupantes jusqu’à l’intérieur de
la centrale», commente Le Monde (1). Le
19 septembre, un bombardement russe
touche un bâtiment situé à trois cents
mètres d’un des réacteurs d’une autre cen-
trale nucléaire, « Ukraine du Sud », dans
l’oblast de Mykolaïv.
L’occupation par l’armée russe de la
centrale de Zaporijia intervient tôt dans
la guerre opposant la Russie à l’Ukraine :
le 4 mars. Dès le premier jour de l’inva-
sion, qui a lieu le 24 février, les troupes
aéroportées russes prennent le contrôle
de la centrale de Tchernobyl, dont les
réacteurs sont à l’arrêt depuis de nom-
breuses années – le site sera occupé
jusqu’au 31 mars. Ce lieu symbolique
(du fait de la catastrophe nucléaire de
1986) est hautement stratégique car il
abrite de nombreux déchets nécessaires
à la fabrication de bombes atomiques.
Durant la même période, les forces
russes mènent une offensive importante EVGENIY PAVLOV. – « Alternative », 1985
dans la région de Kherson pour tenter de
prendre le contrôle de la centrale gestionnaire Réseau de transport d’élec- prévoit une baisse des commandes de un nouvel accord est signé : Westing-
« Ukraine du Sud ». L’opération échoue. tricité (RTE) pour aider les Ukrainiens combustibles à la Russie. Energoatom, house construira en tout neuf réacteurs
Dès le début de la guerre, M. Poutine ainsi qu’Électricité de France (EDF) l’exploitant des centrales nucléaires en dans le pays. Discrètement, le groupe
fait donc des centrales nucléaires ukrai- Trading pour assurer une partie du Ukraine, décide de se fournir principa- américain lance son offensive dès 2018
niennes (quinze réacteurs VVER à eau financement (un total de 2,6 milliards lement chez Westinghouse. sous l’impulsion de l’administration
pressurisée de conception soviétique) un de dollars [4] en partenariat avec les Trump, qui souhaite que les États-Unis
objectif majeur de son « opération mili- groupes polonais Polenergia et améri- Deux ans plus tard, tout s’accélère : reviennent en force sur le marché du
taire spéciale ». cain Westinghouse). À terme, l’Ukraine en août 2021, un accord de coopération nucléaire civil mondial face à la Chine
souhaite exporter de l’électricité bon américano-ukrainien prévoit la création et à la Russie (5).
Au printemps dernier, l’occupation de marché aux pays européens. par Westinghouse d’une usine de fabri-
la centrale de Zaporijia suscite les inquié- cation de combustible nucléaire. Un Le rapprochement entre l’Ukraine et
tudes de la communauté internationale. L’une des motivations de M. Poutine mois plus tard, la société américaine et les États-Unis préoccupe M. Poutine. À
L’Agence internationale de l’énergie ato- pour lancer son « opération militaire spé- Energoatom signent un protocole d’ac- ses yeux, il s’agit non seulement d’un
mique (AIEA) demande très tôt qu’une ciale » était en fait de mettre un coup cord représentant 30 milliards de dol- affront, mais aussi d’une menace. Le
mission d’inspection accède au site. Dans d’arrêt à la volonté des Ukrainiens lars pour la construction de quatre réac- nucléaire est une technologie potentiel-
un premier temps, l’Ukraine s’y oppose, d’échapper à la tutelle russe sur leur parc teurs AP1000 en Ukraine. En juin 2022, lement duale : à la fois civile et militaire.
de peur, officiellement, de voir l’occupa- nucléaire, un enjeu à la fois énergétique
tion russe de l’installation légitimée par et sécuritaire. Longtemps après la chute
une institution internationale. Au cours de l’URSS, la maintenance et la sûreté Préserver le contact avec les Russes
de l’été, un accord est trouvé. Le gouver- des réacteurs VVER en Ukraine, la four-

La convention de Genève (protocole II),

ratifiée en 1977 par l’Ukraine et la Russie
(alors toutes deux dans l’Union sovié-
tique), interdit pourtant les attaques contre
des sites nucléaires : « Les ouvrages ou
installations contenant des forces dange-
reuses, à savoir les barrages, les digues
et les centrales électriques nucléaires, ne
doivent pas faire l’objet d’une attaque. »
Un couplage avec le réseau européen
nement de Kiev obtient que la délégation
de l’AIEA transite par les territoires qu’il
contrôle pour accéder à la centrale. Tandis
niture en combustible nucléaire et la ges-
tion des déchets ont été assurées par les
Russes (les pièces détachées des cen-
que le président Zelensky dénonce à de trales proviennent de Biélorussie),
multiples reprises le « chantage russe » comme pour tous les réacteurs de ce type
au sujet de la centrale de Zaporijia, le en Europe. Jusqu’alors, le cycle
Kremlin convoque en urgence une réu- nucléaire en Ukraine se décomposait
nion du Conseil de sécurité de l’Organi- ainsi : le Kazakhstan fournissait l’ura-
sation des Nations unies (ONU) consa- nium, celui-ci était enrichi en Russie,
crée exclusivement à cette question. qui l’envoyait en Ukraine. En 2010,
TVEL, filiale de Rosatom, l’entreprise
d’État russe du nucléaire, a vendu pour
608 millions de dollars de combustible
à l’Ukraine. Cette dernière est alors le
P OUR appréhender la réaction de
Moscou, il convient de revenir au
mémorandum de Budapest de 1994,
signé par l’Ukraine, la Russie, les États-
Unis et le Royaume-Uni (ainsi, plus
tard, que par le reste des puissances
nucléaires déclarées, soit la France et
la Chine). Le document avait amené les
Ukrainiens à accepter le renvoi à Mos-
cou de l’arsenal nucléaire présent sur
leur sol, et hérité de l’URSS, contre des
garanties strictes d’intégrité territoriale
et de sécurité. Salué à l’époque comme
Fin mars, lors des négociations de paix
entre Russes et Ukrainiens, sous l’égide
du président turc Recep Tayyip Erdoğan,
M. Zelensky se déclare prêt à la neutralité
de son pays et promet de ne pas dévelop-
per d’armes atomiques, comme l’écrit le
Financial Times, si la Russie replie ses
troupes et si Kiev reçoit des garanties de
sécurité sérieuses (7) : « Le statut non
nucléaire de notre État, nous sommes
prêts à y aller… Si je me souviens bien,
c’est pour ça que la Russie a commencé
la guerre [NDLR : la Russie refusant que

L ES uns et les autres jouent avec la

peur d’un « nouveau Tchernobyl », et
les six réacteurs fournissaient 20 % de
l’électricité ukrainienne. L’indépendance
client le plus important de TVEL.

Dès les années 2000, l’Ukraine

un modèle de désarmement nucléaire
(l’Ukraine signant en parallèle le traité
de non-prolifération [TNP]), le mémo-
l’Ukraine se nucléarise à terme militaire-
ment] », explique le président ukrainien.

l’AIEA fait l’objet de très fortes pres-
sions des deux belligérants. Kiev veut
imposer une « démilitarisation » de la
centrale, quand Moscou souhaite que
l’Ukraine soit dénoncée comme l’au-
teure principale des bombardements.
Dans son rapport, l’agence internatio-
nale demande l’arrêt immédiat des bom-
bardements (sans évoquer l’origine des
tirs) et propose l’établissement d’une
« zone de protection » autour de la cen-
trale de Zaporijia (sans plus de préci-
sions). Elle estime que la situation est
« intenable » et constitue « une menace
permanente pour la sûreté et la sécurité
nucléaires car des fonctions essentielles
à la sûreté du site, en particulier le
refroidissement des installations (…),
pourraient être touchées » (2). Les ins-
pecteurs de l’AIEA ont constaté de nom-
breux dégâts à la suite des bombarde-
ments : le toit d’un bâtiment où sont
entreposées des barres de combustible
neuf ainsi que des déchets radioactifs a
par exemple été éventré. Ils s’inquiètent
aussi des conditions de travail des tech-
niciens ukrainiens, soumis aux pressions
de l’armée russe.
Zaporijia ne constitue pas uniquement
un enjeu de sûreté nucléaire : la centrale
représente un but de guerre à vocation
géopolitique. Avant l’occupation russe,
* Journaliste, auteur de Guerres cachées. Les
dessous du conflit russo-ukrainien, Seuil, Paris, 2022.
énergétique de l’Ukraine se joue donc cherche à diversifier ses approvisionne- randum comporte pourtant une faille de Tout en aidant les Ukrainiens dans le
dans les coulisses du conflit, notamment ments en combustible nucléaire et à met- taille : les garanties de sécurité ne sont nucléaire civil, les Américains ont tenu à
autour de la question du raccordement tre à niveau ses vieux réacteurs de accompagnées d’aucune obligation préserver le contact avec les Russes sur
électrique de la centrale. Lors de sa visite conception soviétique. Les gouverne- réelle de défendre l’Ukraine, et aucune ce dossier. Le président Donald Trump
du site, l’AIEA a constaté que de nom- ments issus de la « révolution orange » sanction ou mesure contraignante n’est avait mandaté un haut fonctionnaire,
breux bombardements avaient ciblé les de 2004 se tournent alors vers le groupe prévue en cas de violation du texte par M. John Reichart, ancien patron du Centre
lignes à haute tension en direction de américain Westinghouse. Pour ce der- l’un des pays. Or, depuis l’annexion de d’étude des armes de destruction massive,
l’est de l’Ukraine, en partie occupé par nier, les débuts en Ukraine sont diffi- la Crimée en 2014, une partie des élites pour évaluer l’ensemble de la situation
les Russes, ainsi que les stations de rac- ciles. Le groupe connaît plusieurs défail- ukrainiennes ne cesse de regretter publi- nucléaire en Ukraine, lequel a discrète-
cordement et les transformateurs élec- lances. Au point qu’en 2012 un incident quement le désarmement intervenu une ment rendu ses rapports. Et aujourd’hui,
triques. Le 25 août, la centrale est décon- sérieux survient sur l’un des réacteurs dizaine d’années plus tôt (6). malgré la guerre, des négociations secrètes
nectée durant quelques heures du réseau de la centrale « Ukraine du Sud » équipé entre États-Unis et Russie sont en cours
ukrainien, et l’Ukraine craint que les d’un assemblage américain de combus- Ce débat dépasse les frontières de au sujet du futur partage du nucléaire civil
Russes ne la raccordent à leur propre tibles. Le cœur est gravement endom- l’Ukraine. En juin dernier, M. Radosław ukrainien : « Ils savent qu’avant que les
réseau. Un détournement d’énergie magé. Adapter des combustibles aux Sikorski, l’ancien ministre de la défense centrales AP1000 ne soient construites en
« inacceptable », dénonce le département contraintes d’une technologie soviétique et des affaires étrangères polonais, a Ukraine, pas plus qu’eux que les Ukrai-
d’État américain (3). est une opération délicate, qui exige du déclaré que la Russie avait violé le niens ne pourront faire sans les Russes »,
temps. Après plusieurs essais infruc- mémorandum de Budapest et que, par commente en off un acteur de l’industrie
Les centrales ukrainiennes, héritées tueux, Westinghouse réussit néanmoins conséquent, l’Occident pouvait nucléaire mondiale.
de l’Union soviétique, étaient jusqu’à à alimenter six réacteurs ukrainiens. À « offrir » des ogives nucléaires à
récemment connectées au réseau élec- la centrale de Zaporijia, quatre des six l’Ukraine afin « qu’elle puisse défendre
(1) « Guerre en Ukraine : intimidation et chantage
trique de la Russie et de la Biélorussie. réacteurs fonctionnent à partir de com- son indépendance ». Cinq jours avant autour de la centrale nucléaire de Zaporijia », Le
L’information est passée sous les radars bustibles fournis par Westinghouse. l’invasion russe, le 19 février 2022, à Monde, 9 août 2022.
des grands médias mais, quelques la conférence de sécurité de Munich, (2) « Nuclear safety, security and safeguards in
heures avant l’invasion, l’Ukraine a pro- Ces dernières années, les pressions M. Zelensky fait référence au mémo- Ukraine. 2nd summary report by the Director General,
28 April - 5 September 2022 », AIEA, Vienne,
cédé au découplage de son réseau avec russes se sont multipliées pour préserver randum de Budapest de 1994 en expli- www.iaea.org
la Russie, une phase de « test » décidée le système nucléaire entre les deux pays. quant que, si une renégociation ne s’en- (3) Agence France-Presse, 25 août 2022.
plus tôt, mais qui a perduré du fait de la Le prédécesseur de M. Zelensky, clenche pas rapidement entre les parties (4) Le 20 septembre 2022, 1 dollar valait 1 euro.
guerre. L’opération a facilité le raccor- M. Petro Porochenko, avait promis à signataires, son pays considérera qu’il (5) Lire Teva Meyer, «Moscou et Pékin se partagent
dement du réseau électrique ukrainien Westinghouse une part majoritaire du n’est plus tenu de respecter ses enga- la planète électronucléaire », Le Monde diplomatique,
avec celui de l’Europe, via la Pologne, marché du combustible, avant de se ravi- gements historiques : « L’Ukraine a juin 2022.
en mars 2022. L’idée d’une connexion ser et de lui accorder moins de contrats reçu des garanties de sécurité pour (6) « Ukraine gave up a giant nuclear arsenal
avec l’Ouest remonte à 2015, quelques qu’envisagé. À partir de 2019, les Ukrai- avoir abandonné la troisième capacité 30 years ago. Today there are regrets », The New York
Times, 5 février 2022.
mois après l’annexion de la Crimée et niens, bien décidés à éloigner les Russes nucléaire du monde. Nous n’avons pas
(7) « Volodymyr Zelensky says Ukraine ready to
le début du conflit au Donbass. Il reçoit de leur industrie nucléaire, changent de cette arme. Nous n’avons pas non plus discuss neutrality in peace talks with Russia »,
le soutien de la France, qui mobilise son ton. Cette année-là, un nouvel accord cette sécurité. » Financial Times, Londres, 28 mars 2022.
OCTOBRE 2022 – LE MONDE diplomatique
10
V LADIMIR P OUTINE DÉCRÈTE UNE MOBILISATION MILITAIRE PARTIELLE

En Russie, le mot « guerre » n’est plus tabou

Fragilisé par un revers spectaculaire dans la région de « désaméricanisés » avaient repris du
Kharkiv, M. Vladimir Poutine a ordonné, le 21 septembre, service et (effet de curiosité ?) étaient
pleins à craquer. Si les effluves de
la mobilisation des réservistes. La décision a provoqué des graillon, les menus gras-sucrés-salés-
manifestations dans plusieurs villes du pays. Le Kremlin, gazéifiés et l’ambiance décontractée
étaient restés, la décoration avait changé :
qui comptait sur l’endurance des Russes face aux difficultés exit les arches dorées et les clowns
économiques, a pris le risque de les mécontenter en exigeant hilares, place à de sobres emballages
blancs, à un personnel de noir vêtu et à
un prix du sang encore plus lourd. des slogans « C’est bon. Point ». Manière
de prendre position sans apostropher le
passant, ce jeune élégant à la barbe
PAR CHRISTOPHE TRONTIN * soigneusement taillée croisé dans le
métro de Moscou portait un T-shirt
14 avril 2022. Contre toute attente, le
choc d’opinion provoqué par cette
nouvelle ne s’est pas traduit par un effon-
drement du soutien à l’effort militaire,
chacun comprenant que le conflit serait
inévitablement émaillé de revers. La
contre-offensive ukrainienne, doulou-
reuse pour l’armée russe, a montré les
limites de l’exercice. L’opinion pourrait
redouter un enlisement du conflit
exigeant toujours plus d’hommes et de
ressources.
Dmitri Ivanov, écrivain, nous confie
aussi bien à Moscou qu’en province. Le
chômage, quoique sous-évalué, demeure
à son plus bas niveau historique. Selon
la Sberbank, numéro un du crédit
bancaire, le salaire réel médian est reparti
à la hausse depuis le printemps (4).
M. Sergueï Tolstykh, informaticien, nous
explique : « J’évite les informations sur
la situation militaire dans les réseaux
sociaux et je regarde uniquement les
chaînes économiques, type RBK, pour
essayer de comprendre ce qui nous
attend. Apparemment, on va ressentir une
baisse de régime, mais rien d’irréver-

V
« OUS êtes psychiatre ? », nous
lance, dans un grand éclat de rire, M. Boris
Vychnievski, député Iabloko (opposition
libérale) du Parlement de Saint-Péters-
bourg. Croisé dans la rue au début de l’été,
il se hâtait, à pied, vers quelque réunion
politique, tandis que nous tentions de lui
soutirer des déclarations en lui expliquant
le but de nos recherches : comprendre
l’état de l’opinion publique russe en ces
temps troublés.
En Russie, deux instituts se partagent
l’essentiel du marché des sondages : l’Ins-
titut d’étude des opinions publiques
(VTsIOM), créé par le sociologue et poli-
tologue Iouri Levada, s’est scindé en deux
en 2004, à la suite de sa nationalisation.
Aujourd’hui, le VTsIOM représente le
pôle étatique qui s’est efforcé de conserver
la confiance des autorités et les contrats
que lui procurent les grands médias et
immaculé estampillé de la mention sa vision des choses, qui résume le mieux sible. » Avec son équipe, M. Tolstykh
Interrogé en visioconférence avant le
« agent de l’étranger ». le sentiment dominant. « Je suis contre
la guerre. Quel genre de personne faut-
travaille à un système d’exploitation
fondé sur Linux, tandis que d’autres
décret, M. Valery Fiodorov, directeur du Dans la Russie de M. Poutine, il y a il être pour se réjouir d’un carnage où équipes mettent au point un remplaçant
VTsIOM, tempérait déjà l’impression les patriotes fiables et les éléments périssent tant de gens innocents ? » pour Android. « La souveraineté numé-
d’union sacrée. D’abord, ces chiffres ne perturbateurs. La loi sur les agents de Comme la plupart des Russes, il consi- rique, depuis le temps qu’on en parle
révèlent pas le nombre de personnes l’étranger, promulguée en 2012 sur le dère que l’Ukraine est la victime de la vainement, est en marche ! », affirme-
ayant refusé de répondre aux sondeurs. modèle de la loi américaine analogue, guerre froide, qui s’est prolongée contre t-il, enthousiaste.
« L’ambiance n’est pas à la fête. L’in- disposait que les entités non commer- la Russie, après la disparition de l’URSS,
quiétude est forte, on est loin de l’en- ciales financées par l’étranger agissant en se radicalisant. « Les États-Unis ont, Les médias d’État rappellent à l’envi
thousiasme qui prévalait en 2014 [après en Russie devaient se déclarer comme selon lui, commis une grave erreur en l’endurance du peuple russe dans les
l’annexion de la Crimée], où l’on a pu telles sous peine de dissolution. Récem- accélérant l’encerclement de la Russie. épreuves, et présentent même les sanc-
parler de “printemps russe”. » Le ment, son champ a été étendu aux [Boris] Eltsine, déjà, exprimait son tions comme une chance économique
soutien s’exprime alors en plusieurs personnes physiques, et le terme «financé» agacement, et s’il était au pouvoir pour le pays. « Dans les focus groups
nuances : il est particulièrement élevé [entretiens collectifs]
chez les personnes nées avant la peres- que nous organisons,
troïka, notamment les plus de 55 ans qui explique M. Denis
s’informent par la télévision d’État Volkov, directeur du
(+ 10 points par rapport à la moyenne, à Centre Levada, les
la fin août). Parmi les mieux connectés participants affirment
à Internet, les 18-24 ans approuvent que des sanctions
néanmoins à 65 % les opérations mili- s’appliquaient déjà à
taires en Ukraine : du moment que le pays l’Union soviétique.
est en guerre, disent-ils, il faut le soutenir. Si elles ont produit
© CENTRE POMPIDOU, MNAM-CCI, DIST. RMN-GRAND PALAIS - PHOTOGRAPHIE : CENTRE POMPIDOU, MNAM-CCI

l’administration du Kremlin, tandis que Seule une minorité s’engage activement, un certain choc lors
le Centre Levada, jaloux de son indépen- organise des collectes d’aide aux réfugiés de leur annonce, elles
dance, a choisi de se tourner vers une du Donbass, finance l’achat de drones et sont désormais per-
clientèle plus privée et internationale, ce autres équipements destinés à aider çues presque comme
qui lui vaut l’étiquette d’« agent de l’armée russe, voire se porte volontaire une bonne chose,
l’étranger ». Contrairement à ce que l’on pour combattre sur le terrain. Selon les beaucoup y voyant
pourrait imaginer, leurs analyses sur le estimations du VTsIOM, ils représentent une incitation à déve-
sujet de l’« opération militaire spéciale » 1 % de la population adulte, soit tout de lopper certains sec-
coïncident pour l’essentiel. Depuis la même un million de personnes. Certaines teurs stratégiques de
mi-mars, leurs résultats convergent : des régions les plus pauvres du pays, en l’économie natio-
autour de 75 % des personnes sondées particulier la Tchétchénie, l’Ossétie du nale. » Cet optimis-
soutiennent avec ou sans réserve l’« opéra- Nord et la Tchouvachie, fournissent un me est conforté par
tion militaire spéciale ». La mobilisation nombre particulièrement élevé d’engagés l’échec des sanctions
de 300 000 réservistes, décrétée le à l’armée et aux sociétés de défense occidentales : au lieu
21 septembre, changera-t-elle la donne ? privées de type Wagner. du chaos financier
annoncé, les embar-
gos ont provoqué une
Immunité aux mauvaises nouvelles ? explosion des cours
des hydrocarbures et

L ES sanctions occidentales, immédiates,

ainsi que les livraisons d’armes à l’Ukraine
ont produit un puissant effet « drapeau »,
qui a isolé et, même, fait refluer le mouve-
ment antiguerre ; au mois de mai dernier,
environ 150 000 personnes (1), pour la
plupart jeunes et diplômées, avaient déjà
fait leurs valises pour la Turquie, les
Émirats arabes unis, l’Arménie ou la
Géorgie, en vue d’une installation durable
ou provisoire. Combien de nouveaux
départs la mobilisation des réservistes
provoquera-t-elle ?
Ainsi que le relevait en août dernier
M. Fiodorov, dans un entretien à l’agence
Ria Novosti, « environ 10 % des
personnes interrogées ont changé de
position [pendant les trois ou quatre
premières semaines du conflit] : une
partie de celles qui étaient contre ou qui
avaient du mal à répondre ont basculé
en faveur de l’opération. Depuis, les chif-
fres évoluent peu. (…) Pour que ces
proportions évoluent, il faudrait un
événement d’une ampleur comparable à
ceux du printemps (2) ». Le discours de
M. Vladimir Poutine du 21 septembre
pourrait constituer ce point de bascule.
Les sanctions ont convaincu une
grande partie de l’opinion de ce que
beaucoup affirmaient depuis 2014 : l’ad-
versaire de la Russie ne serait pas
l’Ukraine mais l’Organisation du traité
de l’Atlantique nord (OTAN), et,
derrière, les États-Unis, prêts à tout pour
affaiblir Moscou. À la veille de l’inva-
sion, 60 % des personnes interrogées par
le Centre Levada au sujet des tensions
au Donbass estimaient déjà que l’OTAN
était responsable de cette situation (seule-
ment 14 % incriminaient l’Ukraine) (3).
L’hostilité occidentale a incité les plus
tièdes à se solidariser avec la décision de
M. Poutine. Début septembre, la décision
des Vingt-Sept de compliquer l’accès des
Russes à l’espace Schengen, après celle
* Journaliste, Moscou.
des pays baltes, de la Pologne et de la
République tchèque de leur fermer leur
rempli les caisses de
l’État. Mais qu’en
restera-t-il si, côté
territoire, renforce un complexe de forte- russe aussi, les pro-
resse assiégée chez les soutiens de la nostics sont déjoués ?
guerre, sans transformer profondément
les rapports de forces dans l’opinion. Il y a peu, on pou-
Environ 10 % d’opposants irréductibles vait s’installer dans
continuent de condamner sans réserve un bar de Moscou et
les opérations militaires. La crainte de IGOR MAKAREVICH. – « Structures stratigraphiques », 1979 observer de petits
partir au front a sans doute accru leur drapeaux indiquer la
nombre : fin septembre, elle a conduit les y est remplacé par celui, plus large, de aujourd’hui, il est possible qu’il ait pris provenance de l’immense assortiment de
plus déterminés à descendre à nouveau « sous influence ». Elle entraîne pour la même décision, de même que n’im- bières artisanales proposées (Allemagne,
dans la rue. les critiques du pouvoir le risque de porte quel secrétaire général de l’époque Belgique, Irlande, Royaume-Uni et, pour
toutes sortes de sanctions telles que soviétique : il y a des constantes dans la plupart, Russie). Insouciants, de jeunes
Cet été, il planait pourtant une gardes à vue, interrogatoires, perqui- l’histoire, et les États-Unis auraient pu cadres en costume-cravate éclusaient leur
ambiance d’étrange normalité dans les sitions. Le 8 juillet, l’élu moscovite et dû empêcher cette guerre, qui est la pinte après le travail. L’ambiance était
rues de Saint-Pétersbourg. Une vague de Alexeï Gorinov a été condamné à sept conséquence des cinq élargissements tranquille, rassurante, alors que la guerre
chaleur bienvenue accompagnait alors le ans de détention pour avoir dénoncé successifs de l’OTAN. Maintenant, la faisait rage à moins de sept cents kilo-
solstice. À l’heure des vypouskniki l’assaut russe contre l’Ukraine. Alors guerre est là et risque de s’étendre mètres de là.
(diplôme du cycle primaire, équivalent que la majorité des condamnations comme un feu de forêt », s’inquiète
du bac en France) et des nuits blanches, pour ce motif se limitaient à des Ivanov, en citant la Transnistrie, la Dans l’un de ces débits de boissons,
l’ambiance était estivale et festive. amendes, ce jugement a valeur d’exem- Moldavie, Kaliningrad… un client, tout sourire, nous avait glissé :
Partout des étudiants aux costumes ple. Les manifestants pacifistes arrêtés « À toute chose malheur est bon. La
bariolés, des touristes venus de tout le en septembre risquent, eux, quinze Les Russes ont longtemps estimé que, guerre a mis fin au Covid ! Finis les
pays, des terrasses et des restaurants ans de prison. d’ici à l’hiver, l’affrontement russo-occi- masques, finies les restrictions de
bondés. Les boutiques de souvenirs dental se jouerait sur le terrain écono- sortie ! » Une apparente désinvolture
étaient prises d’assaut. Depuis plusieurs mois, les journaux mique : pénurie contre pénurie. « Les que ne tolérent plus les éléments les
télévisés déclinaient l’idée d’une avancée Russes et les Européens n’ont pas le plus bellicistes de l’élite. « Quelque part
Au milieu de cette insouciance, prudente des forces russes, soucieuses même seuil de résistance, remarque là-bas, une opération spéciale est en
certains costumes se faisaient prétexte à d’épargner des vies dans les deux camps, Khafiz Koutlaliev, historien spécialiste cours, sans que chaque personne,
un singulier affichage politique : on d’un effort de reconstruction et de la grati- de la première guerre mondiale. Nous, chaque famille se sentent concernées.
voyait ici et là des « Z » de tailles tude des habitants dans les « zones libé- nous avons connu l’essence rationnée, Toute la société doit concentrer ses
diverses (devenus symboles de l’« opéra- rées » ; des déclarations régulières du les rayons d’alimentation vides, l’hyper- efforts en vue de la victoire », exhortait
tion militaire spéciale »), parfois président Poutine venaient détailler les inflation. » La débâcle économique sous le député Mikhaïl Cheremetiev, issu de
combinés au ruban de Saint-Georges à positions, les intentions, les réactions de Eltsine est dans bien des mémoires. Or la majorité présidentielle, le 13 sep-
bandes noires et orange alternées la Russie face à telle ou telle péripétie. la crise actuelle s’annonce beaucoup tembre dernier.
(symbole de la victoire sur le fascisme, moins sévère que le traumatisme collectif
qui est l’un des buts de guerre annoncés). Le pouvoir russe modérait avec un des années 1990. Les Russes veulent se L’automne s’accompagnera-t-il d’un
La présence policière se faisait discrète : certain succès les attentes de la popula- convaincre que, même privés du dernier changement d’humeur général, qu’il
rien à voir avec la période de la guerre tion afin de prévenir toute forme d’exi- iPhone, de parmesan, de voyages à Paris, s’agisse de soutenir la guerre pour les
en Tchétchénie, où les stations de métro gence de résultat. Les briefings matinaux la vie restera possible. « À cause de l’in- uns, ou de s’y opposer pour les autres ?
étaient entourées de blocs de béton et les du lieutenant-général Igor Konachenkov, flation, l’Union européenne craquera la
contrôles d’identité renforcés à tous les qui déclamait d’une voix monocorde, première et sera forcée de négocier »,
coins de rue. impersonnelle, concise les avancées et entend-on souvent. (1) Estimation de la démographe Ioulia Florinskaïa,
les difficultés de l’opération, reflétaient interrogée par le journal en ligne Meduza, Riga,
7 mai 2022.
« Pour les drapeaux russes, on est en le caractère lent et complexe de l’affaire. Même si tous s’attendent à des temps
rupture de stock », plaisantait ce vendeur Ainsi s’est longtemps formée une sorte difficiles, la Russie n’apparaît pas livrée (2) Ria Novosti, 24 août 2022.
de souvenirs sur cette rue passante du d’immunité du public aux mauvaises au chaos. Les files d’attente devant les (3) Site du Centre Levada, 24 février 2022,
centre de Moscou. Aux carrefours stra- nouvelles : on en a vu l’illustration distributeurs de billets ont disparu. Le www.levada.ru
tégiques de la ville, les McDonald’s lorsque le croiseur Moskva fut coulé, le pays connaît un boom de la construction (4) Expert, Moscou, 27 juin 2022.

Course à l’atome au Proche-Orient
Malgré leur reprise après l’élection de M. Joseph Biden aux
États-Unis, les négociations entre les pays occidentaux et
Téhéran au sujet du nucléaire iranien n’ont guère progressé.
Persuadés que la République islamique cherche à se doter
de la bombe, les pays de la région, Arabie saoudite en tête,
développent eux aussi des programmes, dont rien ne dit qu’ils
ne s’étendront pas au domaine militaire.
PAR EVA THIÉBAUD *
L
« ’ARABIE saoudite ne veut pas
acquérir une bombe nucléaire. Mais, si
l’Iran en développait une, nous lui emboî-
terions le pas dès que possible, sans aucun
doute.» Ainsi s’exprimait en mars 2018 le
prince héritier saoudien Mohammed Ben
Salman («MBS») dans une mise en garde
claire au voisin et rival du royaume wah-
habite (1). Quelques semaines plus tard, le
président américain Donald Trump annon-
çait le retrait des États-Unis de l’accord de
2015 sur le programme nucléaire iranien,
rétablissant les sanctions de son pays à l’en-
contre de la République islamique. En
retour, cette dernière relançait son pro-
gramme d’enrichissement de l’uranium.
L’Arabie saoudite et l’Iran, tous deux en
quête d’une hégémonie régionale, s’oppo-
saient alors sur des théâtres variés, dont le
Yémen. Aujourd’hui, ce contexte tendu n’a
guère évolué. En matière de technologie
nucléaire, Téhéran reste largement en tête,
mais Riyad entend rivaliser avec lui.
Pourtant, les deux pays ont ratifié le
traité de non-prolifération nucléaire
(TNP), qui les engage à renoncer à
l’atome militaire. La majorité des mem-
bres des Nations unies y ont d’ailleurs
souscrit – y compris les États-Unis, la
Chine, la Russie, la France et le
Royaume-Uni, qui disposent de la
bombe. Tous s’engagent même à pro-
mouvoir à terme un désarmement
nucléaire généralisé. Seuls manquants
au concert des nations : l’Inde, le Paki-
stan et Israël (la Corée du Nord ayant
annoncé son retrait en 2003 et le Soudan
du Sud n’ayant pas non plus signé ce
traité depuis son indépendance en 2011).
C’est à la fin des années 1960 qu’Israël
devint le premier pays du Proche-Orient,
et le seul à ce jour, à se doter, en toute
illégalité, de la bombe – et ce avec l’aide
de Paris (2). Depuis, Tel-Aviv ne
confirme ni ne dément cette possession.
Projets turc et égyptien
D E nombreux pays ne l’ont toutefois
pas encore signé. L’Iran l’a fait en 2003,
mais ne l’a appliqué qu’à titre provisoire.
« À l’origine, l’Iran avait souhaité acqué-
rir une capacité nucléaire pour faire face
à Israël, rappelle Mohammed Alzghoul,
chercheur à l’Emirates Policy Center, une
boîte à idées établie à Abou Dhabi.
Aujourd’hui, il s’agit également de
démontrer sa puissance sur la scène inter-
nationale. » Téhéran assure pourtant se
conformer au TNP. « Ce traité recèle des
faiblesses : il n’interdit ni d’enrichir de
l’uranium ni d’en séparer le plutonium »,
pense Sharon Squassoni, chercheuse à
l’université George-Washington et
ancienne haute fonctionnaire au départe-
ment d’État américain. L’Iran est ainsi
régulièrement accusé de transformer de
l’uranium au-delà des besoins de son pro-
gramme nucléaire civil.
« Une fois qu’un pays dispose de la
matière fissile suffisante, il lui faut environ
six mois pour construire une bombe »,
indique Squassoni, pour qui la possession
d’une certaine quantité d’uranium enrichi
permettrait donc à l’Iran d’être «une puis-
sance du seuil », autrement dit de devenir
une puissance nucléaire latente. Pour l’évi-
ter, les États-Unis, la Russie, la Chine, la
France, l’Allemagne, le Royaume-Uni
ainsi que l’Union européenne ont signé
avec l’Iran, en 2015, un accord qui sus-
pendait les sanctions économiques contre
Téhéran en échange de l’arrêt de son pro-
gramme militaire et de la réduction de ses
stocks d’uranium enrichi.
* Journaliste.
I SRAËL PERDRAIT- IL SON
« Laisser planer le doute lui permet de
ne pas donner prise à d’éventuels appels
à négocier [un désarmement] »,
remarque M. Mycle Schneider, membre
du Groupe international sur les matières
fissiles (IPFM), qui réunit des experts
indépendants agissant pour plus de sécu-
rité dans le domaine du nucléaire (3).
Ainsi les grandes puissances n’ont-elles
jamais tenté de confronter Israël avec la
réalité. « Aucune ne voit d’intérêt
géopolitique à le faire », commente
M. Schneider.
Cette politique d’opacité, et son accep-
tation par la « communauté internatio-
nale », constitue néanmoins un précédent
dommageable au Proche-Orient. Même si
la normalisation entre Israël et une partie
du monde arabe a fait des progrès depuis
septembre 2020 – date à laquelle Tel-Aviv
a signé les accords Abraham avec les Émi-
rats arabes unis et Bahreïn, bientôt suivis
de ceux avec le Maroc –, cela encourage
ses voisins à développer eux aussi leur
capacité nucléaire. Et pousse en retour les
autorités israéliennes à maintenir coûte
que coûte la suprématie de leur pays dans
ce domaine. C’est ainsi que la menace
régulièrement brandie d’une attaque
aérienne contre les installations iraniennes
– avec ou sans l’aval et le soutien améri-
cains – affecte la stabilité régionale. Pour
mémoire, Tel-Aviv avait déjà bombardé
en 1981 le générateur en construction
d’Osirak, en Irak. Dix ans plus tard, la
découverte du programme clandestin ira-
kien conduira à augmenter les moyens de
l’Agence internationale de l’énergie ato-
mique (AIEA), l’organisme vérifiant la
mise en application du TNP. Un protocole
additionnel au traité fut adopté en 1997,
étendant le champ des activités soumises
à déclaration et permettant aux inspecteurs
de l’agence d’effectuer des contrôles après
de courts préavis.
« Dans l’intervalle, l’Iran a créé un
modèle auquel d’autres pays aspirent :
utiliser le nucléaire civil pour devenir une
puissance du seuil et basculer rapidement
vers le militaire si besoin », analyse
M. Marc Finaud, ancien diplomate fran-
çais, aujourd’hui professeur associé au
Centre de politique de sécurité de Genève
(GCSP). Ce dernier rappelle ainsi que la
maîtrise de la technologie nucléaire
confère aux pays qui la possèdent un
certain prestige. Et les candidats se mul-
tiplient. Au Proche-Orient, l’Égypte a
annoncé un programme à El-Dabaa, tan-
dis que la Turquie a lancé, en 2018, la
construction d’une centrale à Akkuyu.
Les deux puissances émergentes, qui font
face à une hausse constante de leur
consommation d’énergie mais dont les
finances restent limitées, ont toutes les
deux choisi le russe Rosatom pour déve-
lopper leurs installations. « Soutenu direc-
tement par le gouvernement russe, Rosa-
tom porte financièrement les projets et se
rembourse ensuite sur la vente d’éner-
gie », explique Ali Ahmad, chercheur à
l’université Harvard. « Dans ce contexte,
les principaux bénéficiaires sont toujours
les pays exportateurs de technologie
nucléaire, commente de son côté l’éco-
nomiste spécialiste des questions énergé-
tiques Carole Nakhle. Parce que les pro-
jets font généralement partie d’un
ensemble plus large de coopérations,
avec des liens économiques et politiques
visant à s’étendre sur des décennies pour
correspondre au long cycle de vie du pro-
jet », poursuit-elle.
N’ayant quant à eux aucun problème
de financement, les pays du Golfe réflé-
MONOPOLE SUR LA BOMBE ?
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nucléaire dans l’électricité de l’éner
énergie atomique (AIEA), 202
fournie,
nie en pourcentage Woor rld Nuclear Association, Unctad
«Sttaate of commodity dependence»,
chissent, depuis la fin des années 1990,
à lancer des programmes nucléaires
civils ; mais la catastrophe de Fukushima
en 2011 a provisoirement gelé la plupart
des projets. Seuls les Émirats arabes unis
ont choisi de maintenir leur stratégie.
Dotée d’une capacité totale de 5,6 giga-
watts (GW), la centrale de Barakah, sur
la côte du golfe Arabo-Persique, devra
satisfaire 25 % de la demande en élec-
tricité des Émirats. Les travaux sont
aujourd’hui bien avancés. Sur les quatre
réacteurs prévus, deux ont déjà été mis
en service. Le cas émirati illustre l’émer-
gence de nouveaux acteurs dans le
domaine de la construction nucléaire. À
la fin des années 2000, et malgré l’im-
plication du président Nicolas Sarkozy,
qui défendait l’offre d’un consortium
français, le projet est confié à la Société
coréenne d’énergie électrique (Kepco)
– sa proposition étant jugée plus com-
pétitive et plus à même de garantir un
achèvement rapide des travaux. « En
Europe, on ne pourrait pas construire
un réacteur coréen tel qu’il a été vendu
[aux Émirats] », commente en 2010
devant l’Assemblée nationale Mme Anne
Lauvergeon, alors présidente du direc-
toire d’Areva. Auteur d’un rapport sur
le sujet (4), le chercheur à l’université
du Sussex Paul Dorfman critique les
choix techniques faits pour Barakah,
notamment l’absence d’un confinement
supplémentaire des réacteurs – utile pour
les protéger d’un crash d’avion ou d’une
attaque aérienne. « En fait, un accident
à Barakah serait désastreux parce que
la centrale est située au bord du Golfe,
dont les eaux sont peu profondes et se
renouvellent très peu. De plus, une
grande partie de l’eau potable consom-
mée dans la région en est extraite via
des centrales de désalinisation situées
le long de la côte », souligne-t-il.
Signe que les dirigeants émiratis sont
conscients de la fragilité de cette centrale,
ils ont déboursé fin 2011 près de 2 mil-
liards de dollars pour acquérir le système
antimissiles Thaad de Lockheed Martin.
Il faut dire que les réacteurs nucléaires
proche-orientaux ont une longue histoire
de bombardements derrière eux. Outre
Osirak, Israël a aussi attaqué en 2007
l’installation presque terminée de Deir
Ez-Zor en Syrie. Dans les années 1980,
pendant la guerre Iran-Irak, la centrale
encore inachevée de Bouchehr fut aussi
visée par Bagdad. « Dans chaque cas,
l’État attaquant craignait que du pluto-
nium ou de l’uranium militaire puissent
être produits », témoignait le chercheur
Henry Sokolski lors d’une audience, le
21 mars 2018, à la Chambre des repré-
sentants sur les implications pour le
Proche-Orient d’un accord de coopéra-
tion nucléaire entre les États-Unis et
l’Arabie saoudite. Selon lui, c’est cette
crainte qui a poussé, en 2009, Washing-
11 LE MONDE diplomatique – OCTOBRE 2022
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ton à demander aux Émirats de signer un d’ores et déjà mandaté le groupe d’in-
accord dans lequel ils s’engagent à génierie français Assystem afin de
renoncer à l’enrichissement d’uranium conduire les études d’impact et de fina-
et au retraitement de plutonium. Abou liser le choix du site. En parallèle, le
Dhabi ratifie aussi cette année-là le pro- royaume a lancé, en 2018, la construc-
tocole additionnel du TNP auprès de tion près de Riyad d’un réacteur de
l’AIEA. En échange, les Américains recherche de faible puissance avec les
déballent leurs marchandises. « Sur les Argentins de l’entreprise spécialisée
40 milliards de dollars de contrat (…), dans les technologies de pointe Invap,
la part de [la société américaine] Wes- déjà présents en Algérie.
tinghouse est estimée à 2 milliards »,
expose Squassoni. Certains restent tou- Pour concrétiser ce programme, les
tefois sceptiques quant à la portée des Saoudiens devront toutefois rassurer sur
accords. « Si l’enrichissement de l’ura- leurs intentions, car ils tardent à prendre
nium et les technologies de retraitement les mêmes engagements que les Émirats
ne sont pas plus efficacement réglemen- alors que leur programme inclut aussi la
tés, les nouvelles centrales nucléaires gestion du cycle du combustible, enri-
pourraient servir de couverture pour chissement inclus. La fermeté de Riyad
développer des armes nucléaires », entrave ses projets civils : sans renon-
affirme Dorfman. cement à l’enrichissement, le royaume
ne peut aujourd’hui acheter aucune
Mais les projets de l’Arabie saoudite technologie américaine. Noura Man-
inquiètent davantage que ceux des Émi- souri, chercheuse au Centre d’études et
rats. Après avoir annoncé, au début des de recherche sur le pétrole du roi
années 2010, des plans faramineux, Abdallah (Kapsarc), espère toutefois un
Riyad a recentré en 2017 ses objectifs traitement de faveur. « En 2005, les
civils autour d’un projet national pour États-Unis ont fait une exception avec
l’énergie atomique porté par l’entité gou- l’Inde, pour contrer la Chine. (…) Ils
vernementale King Abdullah City pour
l’énergie renouvelable et atomique (KA-
Care). Il comprend la construction de
pourraient également faire une excep-
tion pour l’Arabie saoudite », écrit-elle
dans une note (5). Reste à savoir si le
petits réacteurs modulaires et d’une cen- timide réchauffement actuel des rela-
trale à deux réacteurs d’une puissance tions entre la Maison Blanche et le palais
de 2,8 GW pour laquelle KA-Care a de Riyad va le permettre.
Le Pakistan comme fournisseur
P OUR mener à bien ses projets ato-
miques, qu’ils soient civils ou militaires,
une résolution des Nations unies portée
par l’Égypte et l’Iran. Mais sa première
le royaume a une autre carte : un potentiel session n’a eu lieu qu’en 2019 et la
accord avec Islamabad, dont Riyad a seconde en 2021 en l’absence notable d’Is-
financé le programme nucléaire. « De raël et des États-Unis. « Pour le moment,
nombreux observateurs pensent que le cette conférence est totalement inefficace,
Pakistan est prêt à rendre la pareille en regrette Finaud. Israël ne fera de conces-
aidant les Saoudiens dans leur pro- sions que lorsqu’il se sentira en sécurité.»
gramme nucléaire, affirme la spécialiste
en affaires étrangères Silvia Boltuc. Et, si « Pourquoi ne pas commencer par
aucun accord n’a été divulgué, les ser- des objectifs plus modestes, comme faci-
vices de renseignement de plusieurs pays, liter une coopération entre les pays du
dont Israël, estiment que les Pakistanais Golfe et l’Iran autour de la sécurité
fournissent ou fourniraient des armements nucléaire civile ? », propose quant à lui
à Riyad en cas de besoin. » M. Ahmad. Penser collectivement les
effets d’une catastrophe nucléaire aux
Pour empêcher les tensions de croître et conséquences régionales pourrait peut-
une course aveugle à l’atome, la réhabili- être conduire à apaiser les tensions dans
tation de l’accord sur le nucléaire iranien le golfe Arabo-Persique.
est donc cruciale. « Ce texte est le plus
complet de l’histoire de la non-proliféra- (1) CBS News, 15 mars 2018.
tion. La généralisation de ses principes
(2) Jean Stern, « France-Israël. Lobby or not lobby ?
dans la région pourrait être la meilleure La gloire secrète du lobby militaro-industriel dans
voie pour réaliser une zone exempte les années 1950 », Orient XXI, 20 janvier 2021,
d’armes nucléaires », plaide M. Seyed https://orientxxi.info
Hossein Mousavian, ancien négociateur (3) Cf. https://fissilematerials.org
iranien, aujourd’hui chercheur à l’univer- (4) Paul Dorfman, « Gulf nuclear ambition : New
reactors in United Arab Emirates», Nuclear Consulting
sité Princeton. Quant à l’idée d’une confé- Group, décembre 2019.
rence régionale sur la prohibition des
(5) Noura Mansouri, « The Saudi nuclear energy
armes de destruction massive au Proche- project », King Abdullah Petroleum Studies and
Orient, elle avait été lancée dès 1974 dans Research Center, janvier 2020.
OCTOBRE 2022 – LE MONDE diplomatique
12
V ERS UN TROISIÈME MANDAT DE X I J INPING À L’ ISSUE

En Chine, les fragilités d’un

Quand, en 2018, M. Xi Jinping introduit dans la Consti- Toutefois, cet exemple même prouve
que l’industrie demeure dépendante des
tution ses « pensées sur le socialisme à la chinoise » et la technologies étrangères, notamment pour
possibilité d’être élu à vie, nul n’imagine que la préparation les semi-conducteurs de la dernière géné-
du XXe Congrès, qui se tient le 16 octobre, sera agitée. ration conçus à Taïwan et pour les logiciels.
La guerre économique américaine lancée
Le malaise de la classe moyenne (lire ci-dessous), le sort par le président Donald Trump et renforcée
de Taïwan, les relations avec les États-Unis et la Russie, par son successeur Joseph Biden, avec son
cortège d’interdictions d’importations et
ont mis en évidence des failles jusque-là discrètes. d’exportations, compromet sérieusement
l’avenir. Huawei, à la pointe mondiale pour
la 5G et les réseaux de télécommunication,
s’est ainsi fait couper les ailes.
PAR MARTINE BULARD
Pourtant, loin de l’image véhiculée par
ché de plus d’un milliard de consomma-
teurs, cela ne se refuse pas. Ces capitaux
étrangers se dirigent vers les branches à
plus forte valeur ajoutée, tandis que les
productions d’assemblage se délocalisent
au Vietnam (comme Apple), en Malaisie
ou au Bangladesh, qui « offrent » des
salaires nettement moins élevés.
Reste que l’économie patine : au
deuxième trimestre 2022, la croissance
Chômage des jeunes qualifiés
est restée atone (0,2 %) – du jamais-
vu depuis trente ans. La baisse du com-
merce mondial et la stratégie zéro
Covid, qui paralyse des métropoles et
des régions entières, expliquent, pour
partie, ces faiblesses. Tout comme l’ar-
rêt brutal de la folle construction
immobilière des dernières décennies
conduisant à une bulle que le pouvoir
veut faire éclater en douceur, sans y
parvenir tout à fait.

«N OUSdevons faire de la survie Cette précision de métronome est censée

notre objectif principal (1). » L’alarme du
très puissant fondateur de Huawei,
M. Ren Zhengfei, a fait l’effet d’une mini-
bombe dans le landerneau communiste
chinois. Ce patron peu habitué à livrer
ses pensées visait son groupe, bien sûr.
Mais tout le monde a compris que le diag-
nostic allait bien au-delà, et il est rare
qu’un dirigeant connu se montre publi-
quement aussi pessimiste. Surtout au beau
milieu du mois d’août, quand les hauts
dirigeants du Parti communiste chinois
(PCC) se retrouvent en conclave dans la
station balnéaire de Beidaihe, en pleine
préparation du XXe Congrès.
Un congrès qui s’annonce hors norme.
Son chiffre rond, témoin de la longévité
les médias, « Xi Jinping a davantage
ouvert l’économie au commerce extérieur
et aux investissements », note l’écono-
S ’Y ajoutent la volonté de contrôle des
géants de l’économie numérique qui
largement utilisées ; mais des investisse-
ments plus récents ont étendu le réseau
montrer aux 96,7 millions d’adhérents, aux miste américain David Dollar, chiffres de avaient étendu leurs tentacules financiers, dans des zones peu peuplées où il est peu
2 300 délégués de toute la Chine conver- l’Organisation de coopération et de déve- tel Alibaba (4), et les investissements utilisé. » Nul doute, comme il le suggère,
geant alors vers Pékin, et même aux sim- loppement économiques (OCDE) à l’ap- devenus inefficaces dans les infrastruc-
ples citoyens que la direction aborde cette pui. En 2020, précise-t-il, « la Chine a tures publiques. Ainsi les trente-trois
(1) Jeff Pao, «Huawei’s profits collapse as US sanctions
échéance avec sérénité. Il est vrai que, si dépassé les États-Unis pour l’accueil des mesures de soutien fiscal et budgétaire bite», Asia Times, 27 août 2022, https://asiatimes.com
l’essentiel des orientations et surtout de la investissements directs étrangers (IDE) : (plus de 500 milliards d’euros) prises par (2) Tripp Mickle, « How China has added to its
composition de l’équipe dirigeante n’était 253 milliards de dollars d’entrées, contre le gouvernement en avril, puis en juin, influence over the iPhone », The New York Times,
pas réglé, le rendez-vous aurait été retardé. 211 milliards. Ils ont encore augmenté en n’arrivent pas à enrayer le ralentissement. 6 septembre 2022.
Car, contrairement à ce que l’on entend 2021, notamment dans le secteur des ser- David Dollar prend le cas significatif des (3) David Dollar, « Xi Jinping’s mixed economic
record», China Leadership Monitor, n° 73, Washington,
souvent en Occident, il y a débat au sein vices et de la haute technologie » (3). chemins de fer : « Les premières lignes DC, automne 2022.
du saint des saints communiste. Feutré Chez les capitalistes, les profits servent ferroviaires à grande vitesse desservaient (4) Lire Jordan Pouille, «Alibaba, épopée chinoise»,
voire secret, mais réel. Cette année, les de guide, plus que l’idéologie, et un mar- des couloirs densément peuplés et étaient Le Monde diplomatique, mars 2021.
sujets de friction ne manquent pas – plus
nombreux que ne s’y attendait le « prési-
dent de tout », comme on surnomme par-
fois M. Xi pour signifier que rien de ce qui
est important ne lui échappe.
© FABIENNE VERDIER - GALERIE LELONG & CO, PARIS - ADAGP, PARIS, 2022

du parti au pouvoir, y invite. Plus fonda-
mentalement, il va marquer une rupture
avec la tradition établie depuis la mort de
Mao Zedong, en 1976, en désignant pour
la troisième fois le même secrétaire géné-
ral, M. Xi Jinping – jusqu’ici, on ne pou-
vait exercer plus de deux mandats. Enfin,
cette réunion se déroule alors que le pays
doit relever une série de défis internes
(baisse de la croissance, Covid et poli-
tique de confinement total, pollution) et
externes (relations dégradées avec les
États-Unis, avec les voisins en mer de
Chine, guerre russe en Ukraine), sans
oublier les tensions avec Taïwan.
Il a fallu attendre début septembre pour
en connaître la date : le 16 octobre, cinq
ans, jour pour jour, après le XIXe Congrès.
Parmi les points de tension figurent les
questions économiques et sociales.
Certes, le bilan de sa décennie apparaît
tout à fait honorable : une moyenne de
6 % de croissance, même si le taux à deux
chiffres n’est plus de mise ; une éradica-
tion de la pauvreté absolue, même si la
Chine reste au soixante-douzième rang
mondial en termes de richesses par habi-
tant, selon le Fonds monétaire internatio-
nal (FMI) ; la construction d’infrastruc-
tures modernes (chemin de fer, autoroutes,
aéroport) dans un pays immense qui en
manquait cruellement ; une montée en
gamme réussie des productions, à tel point
que, par exemple, la valeur ajoutée chi-
noise dans un iPhone d’Apple, qui s’éle-
vait à 3,6 % il y a quinze ans, atteint
aujourd’hui plus de 25 % (2). FABIENNE VERDIER. – « Tectonique - Transformation », 2016

La classe moyenne a besoin

Elle est également censée servir de tier au bon comportement, au bon goût, De plus, avoir le sentiment d’appartenir accumulé un capital considérable dans ce
P A R J E A N -L O U I S modèle aux classes populaires, c’est-à- à la civilité. C’est la mission assignée à à la classe moyenne – les « gens bien » – secteur qui représenterait 70 % de l’en-
dire aux paysans. Pour l’heure, il y a la classe moyenne, par le discours offi- suppose de répondre à ses normes du bon semble du patrimoine des ménages (4).
ROCCA * une adéquation presque parfaite entre ciel et le système éducatif (3). goût et de consommation. Le «luxe » (en Toutefois, cette fortune est illusoire. Elle
classe moyenne et classe urbaine : celle réalité le demi-luxe) est devenu un mode repose sur une élévation continue du prix

À
L’AUBE du XXe Congrès du Parti
communiste chinois (PCC), une ombre
plane au-dessus de la Chine : celle de la
classe moyenne. Cette dernière fut au cœur
du grand virage amorcé dans les
années 1990 et elle reste au centre des défis
actuels. Les centaines de millions de Chi-
nois qui la composent (entre 350 et 700 mil-
lions selon les critères et les estimations)
ont profité des réformes, accédé à l’uni-
versité et à des emplois bien rémunérés,
assuré éducation et confort à leur enfant
unique et accumulé du patrimoine immo-
bilier. 87 % des ménages sont propriétaires
d’un appartement et 20 % en possèdent
plusieurs (1). Ils ont aussi profité d’une
consommation débridée mais standardisée,
d’un style de vie nouveau, mais au prix
d’une compétition de tous contre tous…
Ils sont censés jouer un rôle central dans
la stratégie économique définie par le Parti
quelques années avant l’accession au pou-
voir de M. Xi Jinping en 2012 : diminuer
la part des investissements étrangers et celle
des industries d’exportation de produits à
faible valeur ajoutée dans l’économie et
accroître celles de la demande intérieure,
de la haute technologie et de la finance.
Qui peut tirer la croissance par sa consom-
mation et occuper les emplois très qualifiés
dont l’économie chinoise a besoin, si ce
n’est cette classe moyenne (2)?
* Sociologue, auteur de Class and the Chinese
Communist Party. A Hundred Years of Social Change,
Routledge, Londres, 2022.
qui peut profiter des nouvelles occasions Elle doit également donner le bon de vie. Il faut acheter un certain type de des logements neufs qui se répercute sur
en matière d’éducation, d’emplois et exemple politique. Elle est légitime à pro- vêtements, de meubles, de voitures, de télé- l’ancien et qui empêche les jeunes géné-
d’accumulation patrimoniale. Néan- tester mais dans la modération. Elle est phones portables, vivre dans un certain rations d’accéder à la propriété, notam-
moins, la seule façon d’en élargir les invitée à participer au processus continu quartier, aller manger dans certains restau- ment dans les grandes métropoles. Chacun
contours est d’y incorporer les travail- d’amélioration du « système légal », à rants, voir certains spectacles et visiter cer- assure qu’il faut stopper cette spirale. Cela
leurs-paysans (mingong) qui se sont rués condition de ne pas remettre en cause le tains pays, faire du sport, surveiller sa santé, diminuera d’autant la richesse accumulée
dans les villes pour servir de main- système politique. Elle doit donc se com- tout en s’occupant de ses vieux parents… des ménages, qui servait à aider les enfants
d’œuvre au « miracle chinois ». Encore porter de manière à la fois progressiste mais aussi à assurer une retraite que les
faut-il « civiliser » ces masses, c’est-à- – en faveur de la modernisation – et conser- Il faut aussi compter avec les charges de systèmes publics ne garantissent pas. Sans
dire, dans la logique du pouvoir, les ini- vatrice – afin de maintenir la stabilité. santé qui ont augmenté ces dernières années, parler de ces familles qui ont acheté sur
alors que les systèmes d’assurance médicale plan des appartements et constatent
collective n’en couvrent qu’une proportion qu’elles doivent continuer à payer les
« Restons couchés » sans cesse déclinante. Cotiser à des assu- traites alors que la construction est arrêtée
rances privées devient indispensable. Si les faute de moyens du côté des promoteurs.
C E rêve d’une moyennisation presque
totale de la société, omniprésent dans tous
Les potentiels futurs membres de la classe
moyenne sont au chômage ou contraints
employés des grandes entreprises et les
fonctionnaires réussissent à surnager, ce
n’est plus le cas des travailleurs indépen-
Bien sûr, il est toujours possible d’aller
travailler dans des villes moyennes au
les mots d’ordre officiels de « petite pros- d’accepter des emplois dans les plates- dants ou des petits patrons. Ayant entraîné niveau de vie plus bas. Mais les perspec-
périté » ou de « prospérité commune », se formes de commercialisation ou le secteur le confinement de millions d’individus et tives de carrière et la qualité des institu-
heurte aux difficultés économiques de la livraison, mal rémunérés. l’arrêt de tout déplacement, la pandémie a tions scolaires y sont moins bonnes. N’est-
actuelles, aux contradictions de la société remis en cause la vitalité de millions de ce pas déchoir que de quitter la métropole,
et à l’apparition d’autres imaginaires Les positions sociales se rigidifient : petites et moyennes entreprises dont les symbole de réussite et de statut social ?
sociaux. Le phénomène s’observe dès le les nouveaux venus ont du mal à se faire marges étaient déjà réduites. Certains petits
début des années 2000, même si la pan- une place, les parvenus tournent en patrons ne peuvent plus payer leurs traites.
(1) William Clark, Huang Youqjin et Yi Diachun,
démie l’a accentué. rond. Les revenus n’augmentent plus, « Can millenials access homeownership in urban
mais les charges s’accroissent. Les prix Alors que, depuis l’ouverture des China?», Journal of Housing and the Built Environment,
Ainsi, la nouvelle économie tarde à de l’immobilier ont explosé depuis la années 1990, s’était installée l’idée que Springer, Berlin, janvier 2019, et « Multiple home
ownership in Chinese cities : An institutional perspective»,
prendre le pas sur l’ancienne. Surtout, elle fin des années 1990, obligeant les chaque génération allait continuer à profiter Cities, vol. 97, Elsevier, Amsterdam, février 2020.
ne permet plus de satisfaire les désirs jeunes à s’endetter ou les parents à ven- d’une situation meilleure que la précédente, (2) Cf. The Making of the Chinese Middle Class.
d’ascension sociale de la population. Les dre un appartement, quand ils le peu- la croyance dans une croissance perpétuelle Small Prosperity and Great Expectations, Palgrave
universités continuent de former un per- vent, pour financer ce premier achat. du niveau de vie, ou pour le moins dans la MacMillan, Londres, 2017.
sonnel qui entre sur un marché du travail Les frais de scolarité des enfants s’ac- reproduction sociale des statuts, disparaît. (3) Cf. «The middle class in reforming China : The
dream of classless society», dans Marc Blecher, David
déjà saturé. L’économie « traditionnelle » cumulent pour payer l’école (mais aussi Chacun se sent pris dans une spirale infer- S. G. Goodman, Yingjie Guo, Jean-Louis Rocca et
semble atteindre ses limites. Les déloca- les cours extrascolaires, malgré leur nale de dépenses et de dettes, remettant en Beibei Tang, Class and the Communist Party of China,
lisations des usines chinoises ou étran- interdiction) et pour se loger dans les question tout sentiment de sécurité. 1978-2021, Routledge, Londres, 2022.
gères se multiplient, et la construction qui quartiers offrant de bons établissements (4) Dong Dengxin, « Houses account for about 70
pct of Chinese households’ assets, putting pressure
tirait la demande est entrée en crise de scolaires, ce qui renchérit d’autant les Ce qu’illustre parfaitement l’immobi- on consumption stimulation », Global Times, Pékin,
surproduction (lire l’article ci-dessus). projets immobiliers. lier. Les grands-parents et les parents ont 29 avril 2020.
 13 LE MONDE diplomatique – OCTOBRE 2022

DU XX e C ONGRÈS DU PARTI COMMUNISTE

président tout-puissant
que « davantage de services sociaux, pour lantique nord (OTAN) (10) au même titre En fait, l’invasion de l’Ukraine contre-
les migrants [les ruraux venant travailler que le Japon, l’Australie ou la Corée du dit l’inviolabilité de la souveraineté
dans les villes], les personnes âgées et la Sud, et l’octroi d’une aide militaire de nationale à laquelle la Chine est attachée.
population rurale, pourraient être finan- 4,5 milliards de dollars en quatre ans. M. Wang Wenbin, porte-parole du minis-
cés en réduisant ces investissements inu- Certes, la loi doit être adoptée en séance tère des affaires étrangères, a redit, en
© FABIENNE VERDIER - GALERIE LELONG & CO, PARIS - ADAGP, PARIS, 2022

tiles dans les infrastructures » (5). La plénière au Sénat, puis à la Chambre des marge de l’assemblée générale de l’Or-
remarque ne vaut d’ailleurs pas seulement représentants, avant sa promulgation par ganisation des Nations unies, que Pékin
pour la Chine. M. Biden. Mais, sur cette question, démo- « appelle les deux parties à cesser le feu
crates et républicains sont sur la même et à négocier (12) ». D’autant que la
Au total, le chômage grimpe dangereu- longueur d’onde, et la peur sécuritaire des guerre perturbe les projets du président
sement, notamment pour les jeunes qua- dirigeants chinois en est décuplée. Or la Xi de valorisation d’un monde multipo-
lifiés : près d’un sur cinq (19,6 %) ne peur est rarement bonne conseillère. laire reconnaissant la puissance de l’em-
trouve pas d’emploi. Or, au pays de l’en- pire du Milieu. Pékin ne veut pas s’alié-
fant unique, la situation est explosive. Si Tout cela conforte M. Xi dans sa ner totalement l’Occident ni laisser les
le contrat social – promesse d’avenir volonté de se tourner vers le monde non États-Unis et leurs alliés écraser écono-
meilleur contre monopole du PCC – est occidental et singulièrement l’Asie. S’il miquement et diplomatiquement la Rus-
entamé, l’avenir sera compromis (lire n’a pas réussi à contenir la puissance sie, qui s’oppose à l’ordre américain.
l’article ci-dessous). On comprend que militaire et stratégique de Washington L’équilibre est difficile à tenir.
les plus hauts fonctionnaires et cadres du dans la région, il est parvenu à y conso-
parti, qui jouent leur destin personnel, ne lider ses liens via le partenariat écono- Celui-ci est en tout cas fort discuté dans
suivent pas comme un seul homme les mique régional global (PERG), le plus les rangs du PCC, où des personnalités
directives du « président de tout »… grand accord de libre-échange jamais de premier plan ont ouvertement contesté
conclu, avec les pays de l’Association les choix actuels (13), tel que Hu Wei,
L’autre sujet de préoccupation s’ap- FABIENNE VERDIER. – « Méandres », 2012 des nations de l’Asie du Sud-Est (Anase, vice-président du Centre de recherche sur
pelle Taïwan. Le refus de laisser l’île plus connu sous son acronyme anglais les politiques publiques du Bureau du
déclarer son indépendance fait quasiment trine précédente, le temps jouait en à déclarer l’indépendance. Dans la foulée, Asean), l’Australie, la Corée du Sud, le Conseil d’État, Gao Yusheng, diplomate
l’unanimité au sein du PCC et sans doute faveur d’un rattachement jugé inélucta- la commission des affaires étrangères du Japon et la Nouvelle-Zélande. « En 2012, et ancien ambassadeur en Ukraine, ou
dans la société. En revanche, la façon de ble, et il n’y avait aucune raison de pré- Sénat, composée d’élus démocrates et les États-Unis étaient le plus grand mar- encore Sun Liping, ex-professeur à l’uni-
traiter Taipei est contestée, M. Xi n’ap- cipiter l’affaire. républicains, a adopté, le 14 septembre ché pour les produits chinois », note versité Tsinghua (Pékin).
paraissant pas forcément comme le plus dernier, une nouvelle loi sur la politique David Dollar ; dorénavant, ils sont sup-
va-t-en-guerre. Certains, notamment dans Dans l’île, les habitants ont tiré les pour Taïwan (Taiwan Policy Act). Elle plantés par les pays du PERG. Cette Les critiques ne se limitent pas aux
les milieux militaires, estiment que Pékin leçons de la mise au pas de Hongkong. comporte des mesures mettant en cause interdépendance économique amène la relations sino-russes. Elles touchent, de
devrait frapper vite et fort « avant que les Ils en ont conclu que la formule « un pays, le statu quo, parmi lesquelles l’intégration plupart des dirigeants de l’Anase à refu- plus en plus ouvertement, tous les aspects
États-Unis se servent de Taïwan pour deux systèmes » prétendant assurer leur de l’île en tant qu’«allié majeur non mem- ser de choisir entre Washington et Pékin, de la vie sociale. La répression et la cen-
faire à la Chine ce qu’ils ont fait avec autonomie démocratique n’était qu’un bre » de l’Organisation du traité de l’At- malgré les pressions de chaque camp. sure, qui se sont renforcées, ne suffisent
l’Ukraine à la Russie, une guerre inter- slogan destiné à leur faire avaler la pilule pas à les étouffer, comme l’explique Sun
posée », explique un cadre de l’armée de d’une centralisation à outrance. Cela a Liping dans un texte délicieusement inti-
terre, aujourd’hui reconverti, qui trouve d’ailleurs permis à Mme Tsai Ing-wen, au Débats inattendus tulé « Pourquoi les moutons ne veulent
le président trop indécis. D’autres, défen- bilan social contesté, de se faire réélire pas être attachés » (14) : ils « ne veulent
dant la même idée, estiment que le pays
doit continuer à se préparer militaire-
ment (6). Les derniers, beaucoup plus dis-
triomphalement présidente en jan-
vier 2020. Ce qui a encore amplifié les
appréhensions de Pékin.
L A Chine pousse également ses pions
du côté de l’Asie centrale. Pour sa pre-
Lanka, Mongolie, Turquie (membre de
l’OTAN), Égypte, Qatar, Arabie saoudite
pas nécessairement faire quelque chose
de mal (…). Mais il suffit de voir à quel
point un mouton est heureux quand il est
crets, regrettent que le président ne s’en mière visite à l’étranger depuis deux ans et Iran, qui a demandé son adhésion. délié, comment il s’enfuit, et vous com-
tienne pas au « profil bas » de feu Deng Aux États-Unis, la frénésie antichinoise et demi, le président Xi s’est rendu au prendrez à quel point les moutons n’ai-
Xiaoping et ne fasse pas preuve de et l’importance géostratégique de l’île Kazakhstan puis en Ouzbékistan, dans la Les dirigeants chinois citent souvent ment pas être attachés ». Reste à savoir
patience. En fait, trois événements ont poussent les dirigeants à sortir de la poli- ville mythique de Samarkand, où se tenait, ce groupe de Shanghaï comme modèle si les délégués au XXe Congrès se mon-
changé la donne taïwanaise au cours de tique de reconnaissance d’« une seule début septembre, le sommet de l’Organi- de leur conception d’un nouvel ordre treront de bons bergers !
ces dernières années. Chine », en vigueur depuis 1979 (8). Un sation de coopération de Shanghaï (OCS). international, sans domination occiden-
mois après la visite de Mme Nancy Pelosi Celle-ci a pour particularité de réunir qua- tale, où des pays s’opposant sur certains M ARTINE B ULARD .
En Chine, M. Xi a inclus l’unification à Taipei, l’administration Biden a annoncé tre des cinq républiques centrasiatiques sujets parfois vitaux (l’Inde avec le Pakis-
du territoire dans son vaste projet de une livraison d’armes d’un montant de (Kazakhstan, Kirghizstan, Ouzbékistan, tan sur le Cachemire, ou l’Iran et l’Arabie (5) David Dollar, « Xi Jinping… », op. cit.
rajeunissement du pays. Taïwan est donc 1,1 milliard de dollars. Le président lui- Tadjikistan), la Russie, la Chine, l’Inde, saoudite…) peuvent travailler ensemble
(6) David Ownby, « Zhao Yanjing on the war in
considéré comme la « pièce man- même a déclaré que « les États-Unis le Pakistan, membres de plein droit, aux- sur d’autres, ou en tout cas dialoguer. Ukraine», Reading the China Dream, septembre 2022,
quante (7) » à ramener dans le giron le défendraient l’île (9) » en cas d’invasion quels se joignent les observateurs : Azer- www.readingthechinadream.com
plus rapidement possible. Selon la doc- – ce qui est perçu comme une incitation baïdjan, Arménie, Cambodge, Népal, Sri Le sommet de septembre a surtout été (7) Lire Tanguy Lepesant, « Taïwan, pièce
marqué par la guerre russe en Ukraine et manquante du “rêve chinois” », Le Monde diploma-
les rencontres bilatérales entre M. Vla- tique, octobre 2021.
dimir Poutine et le président chinois (8) Lire Michael T. Klare, «Washington et Pékin
d’une part, le premier ministre indien jouent avec le feu », Le Monde diplomatique,

d’être rassurée d’autre part. Peu de choses ont filtré, si septembre 2022.
ce n’est que le président russe a déclaré (9) Entretien à Real Clear Politics,
à M. Xi : « Nous apprécions fortement la 19 septembre 2022.
position équilibrée de nos amis chinois (10) « The Taiwan Policy Act of 2022 », Sénat
quant à la crise ukrainienne (…). Nous américain, 14 septembre 2022, www.foreign.senate.gov
La classe moyenne ne se contente pas d’enfants et de profiter de la vie. Selon le sées à s’endetter et à relancer le secteur comprenons vos questions et vos inquié- (11) Reuters, 15 septembre 2022.
d’exprimer son angoisse dans la sphère pri- célèbre sociologue Sun Liping, ceux qui immobilier et les chantiers à l’arrêt. tudes à propos de la guerre (11). » On (12) China Central Television (CCTV), 21 sep-
vée. Elle la partage sur les réseaux sociaux professent et surtout pratiquent cette éthique n’a pas de précision sur les « inquiétudes tembre 2022.
et mène parfois des actions collectives. sont les enfants de parents qui ont travaillé Certes, la question de la «classe moyenne» chinoises » – la presse de Pékin étant res- (13) Cf. Jingdong Yuan et Fei Su, « Between a rock
Récemment, plusieurs mouvements d’opi- dur pour accumuler une solide richesse ; ne sera pas inscrite telle quelle dans l’agenda tée silencieuse. On sait, en revanche, que and a very hard place : China’s Ukraine war dilemma»,
Global Asia, vol. 17, n° 2, Séoul, juin 2022.
nion sont apparus qui, tous, revendiquent «rester couché» est un luxe (5). D’autres du Congrès. Mais elle sera présente dans tous le premier ministre indien, M. Narendra
une rupture avec les normes et les valeurs intellectuels y voient l’expression d’un les esprits et abordée dans tous les débats. Modi, a clairement assuré que « l’heure (14) Cité dans David Ownby, « Sun Liping, “If
sheep don’t like to be tied up, it is not necessarily
de réussite sociale à tout prix, de compéti- malaise profond auquel la société et le Parti Que ce soient les défis du développement n’est pas à la guerre », et reçu à peu près because they want to do something bad” », Reading
tion permanente et de culte du travail. Le doivent répondre. Pourquoi s’engager dans économique, la lutte contre les inégalités, la la même réponse : « Je connais vos China Dream, 8 septembre 2022. Lire le texte complet
plus célèbre, « Restons couchés » (Tang- une vie dite «996» – le travail de 9 heures «prospérité commune», la stabilité sociale, inquiétudes. » sur le blog Planète Asie, https://blog.mondediplo.net
ping), rappelant le célèbre « droit à la du matin à 9 heures du soir, six jours par les «prospères» sont au centre des préoccu-
paresse », préconise de se retirer du jeu semaine – si cela ne permet plus d’élever pations du pouvoir. Leurs problèmes sont
social, de travailler juste ce qu’il faut pour
survivre, de ne pas se marier, de ne pas avoir
son statut? N’est-il pas temps de rompre
avec ce darwinisme social?
même parfois instrumentalisés par les autori-
tés locales dans leurs rapports de forces avec
Un formidable thriller d’espionnage.
L’OBS
le gouvernement central. Elles sont censées
prévenir de tels mouvements, mais elles jouent
Les « prospères » se rebiffent aussi sur l’anxiété des responsables natio-
naux devant de possibles débordements pour

E N parallèle, des manifestations écla-

tent, comme en avril dernier, quand cinq
rances sociales pour la santé ou les
retraites, lutter contre les inégalités
obliger Pékin à dédommager les «gens bien».

Ces mécontentements n’annoncent pas

PRIX DU SCÉNARIO
FESTIVAL DE CANNES 2022

banques régionales ont gelé les comptes sociales et l’ultra-richesse, baisser les frais pour autant une prochaine révolution ou
de 300 000 personnes. L’argent semblait de scolarité et de l’immobilier, rendre une imminente déstabilisation du régime.
avoir disparu dans des investissements moins compétitifs les examens, obliger les Il n’existe aucun signe de remise en cause
hasardeux, notamment dans l’immobilier. entreprises à moins harceler leurs de la mainmise du PCC au nom d’une
Depuis cet été, un mouvement de boycott employés et à favoriser la coopération au autre construction politique. Est-ce que
des remboursements de prêts immobiliers détriment de la lutte de tous contre tous. le contrat social actuel – une Chine puis-
prend forme. Il concerne 320 programmes Manifestement, certains dirigeants com- sante et prospère contre le maintien du
à l’arrêt parfois depuis plusieurs mois, munistes souhaitent de telles réformes. parti unique – serait mieux assuré par une
dans une centaine de villes. forme de démocratie de marché ? On peut
Ainsi, quand les autorités du Henan ont en douter : les mouvements d’opinion et
Le plus curieux dans la situation voulu freiner les protestations des épar- de protestation reflétant l’angoisse de la
actuelle n’est ni que le rêve de la moyen- gnants floués par les banques, en en arrê- classe moyenne visent plus la société
nisation de la Chine s’éloigne ni que les tant quelques-uns et en annulant le passe capitaliste que le régime. Néanmoins, les
«privilégiés du miracle» s’insurgent, mais sanitaire de 1 300 personnes afin de les « gens bien » attendent d’être rassurés, ce
que le Parti ait pris la mesure du malaise empêcher de se rendre aux manifesta- sera aussi une des tâches du congrès.
et essaie de le contenir. Certes, il s’inquiète tions, le gouvernement a pris rapidement
de cette jeunesse sans conscience civique des mesures d’apaisement (6). Un J EAN -L OUIS R OCCA .
(et nationaliste) qui ne veut plus travailler. dédommagement a été mis en place, les
Dans le même temps, les chercheurs sont responsables des banques ont été arrêtés (5) Sun Liping, « Tangping ne se produit jamais au
autorisés à critiquer la faiblesse des poli- et ceux qui ont annulé les passes sanitaires bas de la société » (en chinois), Weibo, 13 juin 2021.
tiques publiques. Selon eux, le gouverne- sanctionnés. Pour enrayer ce type d’ac- (6) Lire Martine Bulard, « La peur du rouge »,
ment devrait mieux financer les assu- tions, les autorités locales ont été autori- Le Monde diplomatique, août 2022.
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OCTOBRE 2022 – LE MONDE diplomatique
P ÉPITES ,
La fatalité
de l’or
au Surinam
Le lancement par Netflix d’une série télévisée associant
le Surinam au trafic de drogue a suscité les protestations
des autorités du pays. Jusque-là, le petit État coincé entre
la Guyane française et le Guyana faisait rarement l’actualité.
Ses réserves en métal précieux intéressent pourtant depuis
longtemps les multinationales et exacerbent les conflits.
Comme celui qui a déchiré le pays entre 1986 et 1992, et dont
la nation sud-américaine peine à se relever.
PAR NOTRE ENVOYÉE SPÉCIALE
HÉLÈNE FERRARINI *
C ’EST un paysage lunaire. La forêt a été
« cassée », comme on dit ici. Elle a laissé place à une
terre crayeuse, creusée de toutes parts. Dans une
des fosses de dix mètres de profondeur, des hommes
s’activent, chaussés de cuissardes, portant manches
longues et couvre-chefs sous un soleil de plomb. Ils
s’appuient de tout leur poids sur des lances à eau
d’où s’échappe un jet puissant réduisant la terre en
une boue blanchâtre. Plus loin, un autre trou, où l’eau
peut enfin se reposer. Elle a pris une étrange couleur
turquoise. Sans la guerre, le gérant de ce chantier
d’orpaillage au cœur de la forêt amazonienne où
triment une trentaine d’hommes, M. Boke A., ne
serait pas ici : « J’aurais pu être électricien », imagine-
t-il dans un sourire rêveur.
Il avait 11 ans quand a éclaté la guerre du
Surinam qui, de 1986 à 1992, a opposé une guérilla
à l’armée nationale. Avec sa famille, il a fui le village
des berges du Maroni, où il vivait, pour rejoindre un
camp de réfugiés en Guyane française, de l’autre
côté du fleuve frontière. Lorsqu’il est retourné au
Surinam dans les années 1990, il avait passé l’âge
de faire des études, et, comme pour beaucoup
d’autres jeunes hommes de la région, l’exploitation
de l’or a été un moyen de gagner sa vie. D’abord
dans la fosse, où le travail est le plus éreintant et le
plus dangereux, avant de se voir confier la gérance
de chantiers par des investisseurs – dont certains
n’ont sans doute jamais vu une fosse de leurs yeux.
À l’image de la vie de M. A., la situation actuelle
du Surinam prend racine dans les années 1980.
Ancienne colonie néerlandaise, ce pays, le plus petit
d’Amérique du Sud, est aussi le moins peuplé, avec
six cent mille habitants. Situé sur le plateau des
Guyanes, espace sud-américain par son ancrage
dans le continent, amazonien par son environnement,
caribéen par son histoire et sa culture, il est frontalier
du Guyana, du Brésil et de la
Guyane française.
Dans le centre de Paramaribo,
la capitale, le fort Zeelandia
accueille un musée. Les visiteurs
sont rares. Au dernier étage, sous
les combles de cette ancienne
citadelle hollandaise en briques
dominant le fleuve Surinam, une
salle tente de mettre en mots le
passé récent. Un panneau sur la
«période révolutionnaire» évoque
en néerlandais, qui est resté la
langue nationale, le coup d’État
du 25 février 1980, cinq ans après
l’indépendance. Un mois avant
des élections nationales, un
groupe de sergents de la jeune
armée surinamienne prend le
pouvoir. Officiellement, les
militaires veulent lutter contre la
corruption, le chômage – qui
concerne 18 % de la population
active en 1977 – et remettre de
l’ordre dans les affaires publiques.
Mais «les plans politiques étaient
vagues : aucune discussion idéolo-
© CHRISTOPHE GIN
gique n’avait eu lieu en préparation
du coup d’État», note l’historienne
Rosemarijn Hoefte (1). Le putsch
fait suite au refus de l’adminis-
* Journaliste.
14
TRAFICS ET CONFLITS
© CHRISTOPHE GIN
tration de reconnaître la création d’un syndicat au sein
de l’armée et au passage devant la cour martiale de
trois sergents, qui figureront au nombre des putschistes.
Les explications du musée s’empêtrent dans des
circonlocutions pour arriver à la conclusion que le
régime mis en place au début des années 1980 n’était
pas tout à fait démocratique. Au détour d’une phrase,
on mentionne les « assassinats de décembre 1982 » :
l’arrestation et l’exécution de quinze opposants au
pouvoir militaire. Des journalistes, des syndicalistes,
des avocats, des universitaires… Le panneau n’indique
pas la responsabilité de l’homme fort du régime. Pas
plus que le site du drame. Le visiteur s’y trouve
pourtant, puisque le massacre eut lieu à l’endroit
même où se trouve le musée, l’ancienne forteresse
coloniale ayant servi de caserne militaire et de prison.
Et la figure
de M. Bouterse
devint centrale...
Il faut dire que l’ancien dictateur, M. Désiré Bouterse,
est toujours puissant dans le pays. Il y a été président
– démocratiquement élu, lors de l’un des divers retours
à la démocratie qu’a connus le pays – de 2010 à 2020.
Pendant ses deux mandats, un tribunal militaire
instruisait un procès à l’issue duquel il a été reconnu
coupable des meurtres de décembre 1982 et
condamné à vingt ans de prison. Cette peine a été
confirmée en appel en août 2021, sans que la justice
ne demande l’arrestation de M. Bouterse, qui s’est
pourvu en cassation. Le Surinam se trouve donc tiraillé
par des forces antagonistes : d’un côté, la volonté d’une
partie des autorités de construire un État de droit; de
l’autre, l’omniprésence d’un ancien dictateur, lié, de
notoriété publique, au trafic de drogue international.
CHRISTOPHE GIN. – Table d’orpaillage sur un site sauvage surinamien, rive surinamienne du Maroni, entre Grand-Santi et Papaïchton, juin 2015
Les meurtres de décembre 1982 ont provoqué
l’interruption de l’aide économique des Pays-Bas à
son ancienne colonie, soit une centaine de millions
de dollars par an. Dans le même temps, une chute
des cours de la bauxite (qui permet la production
d’aluminium), dont le Surinam était l’un des principaux
exportateurs mondiaux, a plongé le pays dans des
difficultés économiques majeures. Ces deux sources
de financement représentaient plus de 80 % des
revenus du pays en 1980. En 1982, une série de
grèves a touché le pays et l’armée a perdu le soutien
de la population, qui avait pourtant largement applaudi
le coup d’État militaire en 1980. Les hommes en
uniforme se sont néanmoins maintenus au pouvoir,
et la figure de M. Bouterse est devenue centrale.
Ce caporal dans l’armée néerlandaise avait choisi
de rejoindre son pays natal au moment de l’indépen-
dance pour contribuer à former une armée nationale.
Initialement non alignée, sa position en termes de
politique étrangère fluctue. En janvier 1983, il expulse
les diplomates américains pour « activités déstabili-
satrices», en les accusant d’«encourager les syndicats
conservateurs du pays et de jouer un rôle-clé dans
l’organisation de manifestations antigouvernementales
et de grèves visant à renverser le gouvernement » (2).
Puis, il prend ses distances avec Cuba, pourtant
proche du Surinam jusque-là. À l’automne 1983, les
représentants de la grande île de la Caraïbe sont mis
à la porte, dans la foulée de l’invasion américaine de
la Grenade et de l’exécution de son premier ministre,
Maurice Bishop. Est-ce là l’histoire d’un alignement
progressif sur les États-Unis? Pas sûr, selon l’historien
néerlandais Gert Oostindie, qui explique qu’au
Surinam « la rhétorique politique servait [alors] surtout
à dissimuler l’obsession de rester au pouvoir (3) ».
En 1986, l’attaque par un groupe d’hommes armés
d’un poste militaire marque le début de la guerre du
Surinam. Ils sont menés par M. Ronnie Brunswijk,
alors âgé de 25 ans. Cet ancien garde du corps de
M. Bouterse reçoit le soutien d’opposants au régime
dictatorial réfugiés aux Pays-Bas. La guérilla qu’il
dirige prend le nom de Jungle Commando. Elle est
constituée, dans son immense majorité, par des
hommes noirs marrons, l’une des composantes de
la population surinamienne, dont fait partie
M. Brunswijk. Il s’agit des descendants d’esclaves
rebelles ayant arraché au XVIIIe siècle la signature de
traités de paix leur reconnaissant le droit de vivre libres
dans l’intérieur forestier de la colonie, un siècle avant
l’abolition de l’esclavage. Dans les années 1980, les
Noirs marrons (également désignés sous le terme de
Bushinengués) forment le quatrième groupe ethnique
du pays, représentant environ 10 % de la population
surinamienne, après les Indo-descendants (37 %), les
Créoles (30 %) et les Javanais (16 %), dont les ancêtres
sont arrivés par vagues successives dans la colonie
néerlandaise. Aux yeux de l’armée, tous les Noirs
marrons deviennent bientôt suspects de soutenir la
guérilla. « Le conflit prend la tournure d’une guerre
ethnique », souligne l’historienne Rosemarijn Hoefte.
En novembre 1986, le massacre de civils au village
noir marron de Moïwana entraîne le départ vers la
Guyane française de plusieurs milliers d’entre eux.
Les activités liées
à l’orpaillage
sautent aux yeux
La France, qui partage 520 kilomètres de frontière
fluviale avec le Surinam, s’impose comme puissance
médiatrice du conflit. En 1992, un accord de paix est
signé entre le gouvernement et le Jungle Commando
à Kourou, après l’échec d’un premier traité en 1989.
À Saint-Laurent-du-Maroni, la ville de Guyane
française qui fait face au Surinam, le conflit est
toujours dans les mémoires : « Pourquoi parle-t-on
de guerre civile ? Ce n’était pas deux groupes qui se
battaient entre eux. C’était l’armée contre le peuple.
Comment on appelle ça ? », s’insurge le chanteur et
musicien Prince Koloni, qui vend de la nourriture dans
une roulotte au bord du fleuve Maroni. La langue
française a peut-être trop rapidement retenu le terme
de « guerre civile ». En néerlandais, il est question de
binnenlandse oorlog, qui peut être traduit par «guerre
interne ». En anglais, les historiens parlent volontiers
de l’Interior War, la « guerre de l’intérieur ».
Comme ses voisins du plateau des Guyanes, le
Surinam est géographiquement divisé entre sa façade
littorale, fortement peuplée, où se trouve la capitale
Paramaribo – qui à elle seule concentre la majorité
de la population du pays –, et l’arrière-pays forestier
– l’intérieur – à très faible densité de population. Le
district de Sipaliwini englobe 80 % de la superficie
du pays pour une population officielle d’environ trente
mille habitants, disséminés dans des villages amérin-
diens et noirs marrons, accessibles par les fleuves,
qui sont les principaux axes de circulation vers l’inté-
rieur. Malgré cette difficulté d’accès, « avant 1986,
(1) Rosemarijn Hoefte, Surinam in the Long Twentieth Century :
Domination, Contestation, Globalization, Palgrave Macmillan, New
York, 2014, d’où proviennent toutes les citations de cette auteure.
(2) Cité dans William Blum, Killing Hope. US Military & CIA
Interventions Since World War II, Zed Books, Londres, 2003.
(3) Gert Oostindie, « The Dutch Caribbean in the 1990s ; Decolo-
nization, recolonization ? », Annales des pays d’Amérique latine et
des Caraïbes, Aix-en-Provence, 1992.

CHRISTOPHE GIN. – Maroni, juin 2015
les infrastructures de santé dans l’intérieur étaient
relativement bonnes, tout comme le système d’édu-
cation », commente Jerome Egger, responsable du
département d’histoire à l’université du Surinam. Les
colons néerlandais, avec le soutien de missionnaires
chrétiens, avaient doté l’hinterland d’écoles et de
dispensaires. « Cela a été détruit pendant la guerre
civile », constate Egger, en soupirant.
Le village de Benanoe est un village ancestral des
Noirs marrons njukas accessible après plusieurs heures
de navigation en pirogue sur la rivière Tapanahony,
affluent du fleuve Maroni. Plusieurs dizaines de maisons
traditionnelles aux façades triangulaires en bois sculpté
de motifs entrelacés côtoient des constructions plus
récentes en parpaings, béton et tôle. Mais le village
est aujourd’hui désert. Avec la guerre, l’intérieur du
Surinam s’est vidé de ses habitants, qui se sont réfugiés
en ville, à Paramaribo, ainsi qu’en Guyane française.
Les hommes noirs marrons avaient déjà l’habitude de
partir travailler loin des villages, comme piroguiers,
bûcherons ou encore pour participer à la construction
de la base spatiale de Kourou, en Guyane française,
dans les années 1960. La guerre a inauguré le départ
des femmes et des enfants. Le nombre de Marrons
vivant à Paramaribo dépasse désormais celui de ceux
vivant dans l’intérieur du pays, d’après les chiffres
établis par l’anthropologue Richard Price (4).
Seule trace de l’État à Benanoe : un groupe
électrogène. Quand il est approvisionné en gazole, il
fournit quelques heures d’électricité le soir au peu
d’habitants qui vivent encore là : un couple de passage,
deux personnes âgées et le chef du village – le
capitaine –, qui fait des allers-retours en pirogue entre
le camp d’orpaillage où il travaille et Benanoe. «Tous
les hommes njukas travaillent à un moment ou un autre
de leur vie dans ce domaine», commente M. Léo Dikan,
qui répond à deux noms de famille selon que l’on se
base sur son passeport surinamien ou français. Paris
le connaît sous le patronyme paternel de Foué. Les
femmes aussi tirent des revenus de l’exploitation de
l’or. C’est ainsi que la mère de M. Dikan a constitué
au fil des ans le collier en or qu’arbore aujourd’hui son
fils, à coups de sacs de semoule de manioc torréfié
par ses soins. Aux activités vivrières s’est substituée
l’exploitation des ressources, dans l’intérieur. L’or, mais
aussi le bois, dont des concessions sont octroyées à
Une forêt g grignotée
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FI, WWF, 2020.
des compagnies chinoises. Aujourd’hui, en remontant
le Maroni puis la Tapanahony, l’omniprésence des
activités liées à l’orpaillage saute aux yeux. Des
comptoirs sur pilotis annoncent le prix des fûts
d’essence en grammes d’or, écrit à la main sur de
grands panneaux publicitaires qui prônent les vertus
de l’huile de moteur Nautilus Shell. Plus on avance,
plus le prix du carburant augmente. Toujours indiqué
en poudre d’or.
«Il y a un lien entre l’exploitation de l’or et la guerre»,
abonde René Artist, économiste des ressources
minérales, qui dirige le département de géologie à
l’université du Surinam. Dans le pays, on extrait l’or
depuis la fin du XIXe siècle, mais dans les années 1980-
1990 les garimpeiros – chercheurs d’or brésiliens – y
importent une technique qui permet d’exploiter de
nouveaux gisements, à une échelle plus importante.
Les représentants de l’État cessant de se rendre dans
l’intérieur, devenu une zone dangereuse en raison de
la guérilla, ils laissent le champ libre à une exploitation
tous azimuts du métal. On estime aujourd’hui que vingt
mille Brésiliens et dix mille Noirs marrons cherchent
de l’or dans les forêts du pays, en plus des deux mines
exploitées par les multinationales Iamgold et Newmont.
Artist décrit un secteur sans contrôle étatique, où les
concessions ne sont pas référencées, sans fiscalité…
« Les membres du gouvernement, les personnes
puissantes du pays, tout le monde a investi dans le
business de l’or. Ils ne le font pas directement, bien
sûr : ils ont des intermédiaires. » Après la guerre, le
chef de Jungle Commando, M. Brunswijk, a ainsi
exploité des mines d’or jusque dans le parc naturel
du Brownsberg, pourtant protégé.
Durant cette période charnière, la sociologie du
pays évolue, avec l’érosion de la classe moyenne
et l’émergence de nouveaux riches. « Au tournant
du siècle, au moins 60 % de la population vivait sous
le seuil de pauvreté, contre 21 % à la fin des
années 1960 », rapporte Hoefte. « Les hauts fonction-
naires ont été marginalisés, tandis qu’un groupe
restreint impliqué dans le commerce international
et l’échange de devises a formé une nouvelle élite
commerciale, certains trafiquant également drogue
et armes. La richesse soudaine de certains gradés
de l’armée ou d’individus reliés à eux a été assez
remarquable. »
Une façade
pour le crime
© CHRISTOPHE GIN
organisé
Car, en sus de l’or, un autre secteur illicite lucratif
apparaît dans les années 1980 : celui du trafic de
cocaïne, dont le Surinam devient une plaque
tournante, entraînant l’essor de la corruption et de
la criminalité. « L’argent provenant du trafic de la
cocaïne et du contrôle du marché noir, en pleine
expansion, se mit à remplacer, pour ce qui concerne
les militaires, l’aide des Pays-Bas », selon Price (5).
Des liens avec le cartel colombien de Medellín sont
établis dès 1983. Pendant la guerre, M. Brunswijk
pourrait également avoir eu recours au narcotrafic
pour financer le conflit (6). « C’était une situation
idéale pour le trafic. Quasiment aucun contrôle dans
l’intérieur, des frontières ouvertes, des avions venant
du Venezuela, de Colombie… », décrit Egger. Parta-
geant avec le Brésil une frontière en pleine forêt
équatoriale, le Surinam apparaît comme une parfaite
zone de transit entre les régions productrices de
coca – Colombie, Pérou, Bolivie – et le marché
européen des consommateurs de cocaïne, via les
Pays-Bas, où vit une importante diaspora surina-
mienne. La façade atlantique du pays permet aussi
de rayonner vers la Caraïbe, les États-Unis, et plus
récemment l’Afrique de l’Ouest (7).
Les accords de paix de 1992 pourraient ainsi avoir
permis une division du territoire national, pour le trafic
de drogue, entre les deux chefs de guerre qu’étaient
devenus M. Brunswijk, dans l’escarcelle duquel
tombait la partie orientale, et M. Bouterse, qui dominait
le reste du pays (8). Tous
deux ont été jugés par
g par less mines contumace par la justice
néerlandaise pour trafic de
drogue international dans les
Saint-Laurent- Océan
du-Mar
du-M
u oni Atlantique années 1990 et des
n
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Kour
ouurou
u u mandats d’arrêt interna-
Cayenne tionaux ont été lancés par
Interpol. Mais, le conflit armé
terminé, les deux hommes
GUY YA
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ont alors investi le champ
FRANCE
F E
politique. Le Parti national
F
FANNY PRIVATT
démocratique (NDP) – fondé
Nombre d’habitants par M. Bouterse en 1987 au
100 0000 et plus moment où il quitte officiel-
10 0000 et plus lement le pouvoir dans le
cadre de l’organisation
Forêt tropiccale
d’élections et de la promul-
Ceinture de roches vertes,
gisements de miner
m ais
Constitution – s’est retrouvé
Multination nale minière
majoritaire à l’Assemblée
Sources : Exploitation Eaux
nationale de 1996 à 2000.
2020 aur ifère polluées
De sorte que l’ancien dicta-
15
teur a été nommé « conseiller spécial du gouver-
nement », obtenant la protection diplomatique
afférente au lendemain de la publication de son
mandat d’arrêt international.
En 2010, M. Bouterse est élu président de la
République du Surinam, à la tête d’une importante
coalition et grâce au soutien de son ancien ennemi
M. Brunswijk, qui, lui, a rejoint dans les années 1990
le Parti de libération générale et du développement
(ABOP), sous l’étiquette duquel il est élu député en
2000. Au cours de ses dix ans à la présidence,
M. Bouterse nomme à des postes de pouvoir des
proches connus pour être impliqués dans le trafic de
drogue. M. Etienne Boerenveen, bras droit de
M. Bouterse durant les années de dictature, condamné
à douze ans de prison aux États-Unis, est promu
colonel à son retour de détention, puis nommé
président du conseil de surveillance de Staatsolie, la
compagnie pétrolière nationale. M. Bouterse nomme
son fils Dino à la tête du contre-terrorisme, après qu’il
a été expulsé du Brésil, où il occupait un poste diplo-
matique en raison de son implication dans un trafic
de cocaïne. M. Dino Bouterse purge actuellement une
peine de prison de quinze ans aux États-Unis pour
trafic de drogue, d’armes et pour avoir proposé un
camp de base au Surinam au Hezbollah en échange
de 2 millions de dollars. L’affaire a été révélée par la
Drug Enforcement Administration (DEA) (9).
CHRISTOPHE GIN. – Barge d’orpaillage face à la commune de Grand-Santi, Maroni, juin 2015
«Le gouvernement de “Desi” Bouterse est devenu
une structure criminelle verticalement intégrée, profitant
au crime organisé international et intégrant des criminels
dans les organes d’État », notent Douglas Farah et
Kathryn Babineau, dans une note de 2017 pour le
Center for a Secure Free Society, un laboratoire d’idées
spécialisé dans les questions de sécurité (10). Ils voient
dans le Surinam un « État criminalisé » (criminalized
State), «abritant des transactions illégales et servant
d’espace sécurisé pour le crime organisé international».
Avec la victoire du Parti de la réforme
progressiste (VHP) aux élections de 2020,
M. Chandrikapersad Santokhi a remplacé
M. Bouterse à la présidence du pays. L’arrivée au
pouvoir de cet ancien chef de la police nationale et
ancien ministre de la police et de la justice (sous le
gouvernement de M. Ronald Venetiaan de 2005 à
2010), connu pour son opposition à son prédé-
cesseur, va-t-il modifier la situation surinamienne ?
Rien n’est moins sûr.
En novembre 2021, une visite du président du
Surinam à l’entreprise de métaux précieux Kaloti en
disait long sur la continuité qui s’annonce. Durant
la présidence de M. Bouterse naît une joint-venture
entre la compagnie émiratie Kaloti Precious Metals
et l’État surinamien pour créer une raffinerie d’or
d’une capacité de soixante tonnes par an. Cela
dépasse de loin la production aurifère du pays, qui
par ailleurs n’est pas bien connecté aux autres zones
de production d’or du continent. Une enquête de
Douglas Farah, ancien journaliste américain et
consultant en sécurité, permet de penser que la
raffinerie en question n’a jamais existé, malgré les
dénégations de l’État surinamien et de l’entreprise
Kaloti. Son existence de papier permettrait de
certifier l’export d’or, réel ou non, mettant ainsi en
place un système de blanchiment d’argent avalisé
par l’État dans lequel le secteur aurifère sert de
façade au crime organisé.
À son arrivée au pouvoir, M. Santohki s’est toutefois
empressé de prendre ses distances avec l’héritage de
M. Bouterse en supprimant le jour férié du 25 février,
date anniversaire du coup d’État de 1980. Au Surinam,
en plus des fêtes religieuses chrétiennes et hindoues,
les jours chômés sont associés à des communautés :
LE MONDE diplomatique – OCTOBRE 2022
l’abolition de l’esclavage pour les Créoles, la journée
des peuples autochtones, la signature du premier traité
de paix par les Marrons… Aujourd’hui, le seul jour qui
pourrait réunir la nation surinamienne, avec le 1er-Mai
des travailleurs, est l’anniversaire de l’indépendance,
le 25 novembre. Mais même cette date ne fait pas
l’unanimité. Au Surinam, l’émancipation de la tutelle
néerlandaise était principalement voulue par la
population créole, descendante d’esclaves affranchis.
Les partis politiques représentant les Indo-descendants
et les Javanais s’y étaient opposés, craignant d’être
marginalisés dans un pays divisé entre plusieurs
groupes ethniques. Et qui regardait avec inquiétude
les déchirements de son voisin du Guyana, où s’affron-
taient depuis l’indépendance de 1966 les Indo-descen-
dants et les Afro-descendants pour l’accès au pouvoir.
La Constitution de 1987 adoptée au sortir de la
période dictatoriale interdit la référence à un groupe
ethnique dans le nom des partis. Les formations
politiques ont simplement changé d’intitulé tout en
gardant leur sigle intact. Le Bosnegers Eenheid Partij,
le Parti de l’amitié des Bushinengués en néerlandais,
est ainsi devenu le Broederschap en enheid in Politiek,
Fraternité et union dans la politique (BEP). Son sigle
et son logo – un éléphant orange – sont restés
inchangés. « Au Surinam, nous avons tendance à
voter pour quelqu’un qui nous ressemble, c’est-à-
dire sur les critères ethniques », reconnaît Egger.
Les élections de 2020 n’ont pas contredit cette
disposition. M. Santokhi s’est appuyé sur le premier
groupe ethnique du pays que sont les Indo-descen-
dants, dont il fait partie, tout en s’alliant avec l’ABOP
de l’ancien chef de guerre noir marron Ronnie
Brunswijk, nommé vice-président. Les Noirs marrons
sont devenus la deuxième communauté du pays ;
représentant 22 % de la population, ils ont dépassé
les Créoles et les Javanais. Mais les électeurs surina-
miens ne se font pas trop d’illusions sur ce que la
présence au pouvoir de quelqu’un de leur commu-
nauté ethnique peut leur apporter. « Chaque personne
cherche à se remplir les poches, résume Prince
Koloni. La corruption a tué plus de gens que la guerre
civile. Parce que la guerre civile a duré quelques
années, la corruption dure tout le temps. À cause
d’elle, les hôpitaux ne fonctionnent pas. » Bien qu’il
n’existe pas de chiffres officiels, on estime que la
guerre du Surinam (1986-1992) a causé la mort de
plusieurs centaines de personnes. Pour nombre de
Surinamiens, c’est un passé qu’ils n’ont pas connu.
Si, dans les écoles du pays, on enseigne l’histoire,
«certains professeurs sont hésitants à enseigner celle
du Surinam d’après 1980, nous confie Egger.
Comment présenter Bouterse? Comme un dictateur?
Un président ? Un narcotrafiquant ? Et Brunswijk ?
Un guérillero ? Le vice-président ? » Le passé récent
du pays demeure ainsi aussi trouble qu’une fosse
d’orpailleur sous le jet de sa lance à eau…
H ÉLÈNE F ERRARINI .
(4) Richard Price, « The Maroon population explosion : Surinam
and Guyane », New West Indian Guide, Leiden, 2013.
(5) Richard Price, Peuple saramaka contre État du Suriname. Combat
pour la forêt et les droits de l’homme, IRD-Karthala-Ciresc, Paris, 2013.
(6) Ibid.
(7) David Weinberger, « Les routes de la cocaïne des trois Guyanes :
vecteurs d’instabilité géopolitique régionale ou globale?», Observatoire
des criminalités internationales, Institut de relations internationales
et stratégiques, Paris, septembre 2020.
(8) Collectif Mama Bobi et Joël Roy, Peuples en marronnage.
Le Suriname : contraintes économiques et démocratie 1760-1990,
L’Harmattan, Paris, 2020.
(9) « Le Suriname, plateforme transcontinentale de la cocaïne »,
webdoc de Radio France Internationale, https://webdoc.rfi.fr
(10) Kyra Gurney, «US Treasury Department abandoned major money
laundering case against Dubai gold company», International Consortium
of Investigative Journalists, Washington, DC, 21 septembre 2020.
OCTOBRE 2022 – LE MONDE diplomatique
Au Chili, la gauche déçue par le peuple
Lorsque les médias sont aussi concentrés qu’au Chili, orga-
niser un référendum sans réformer le secteur revient à élever
les patrons de presse au rang de grands électeurs. Mais ce
phénomène suffit-il à élucider le rejet, en septembre
dernier, d’un projet de nouvelle Constitution ? Ou existe-
t-il d’autres raisons pour expliquer que le peuple ne vote
pas toujours comme les progressistes le souhaiteraient ?
PAR RENAUD LAMBERT
L ’OPPOSITION d’une très large majorité
de la population chilienne à un projet de
Constitution (1) reconnu pour ses multi-
ples avancées a plongé les intellectuels
progressistes dans la mélancolie. Une fois
de plus, le peuple vient de les décevoir.
La consternation s’avère d’autant plus vive
que, depuis quelques années, l’ancien
laboratoire du néolibéralisme en Amérique
latine s’était mû en foyer d’espérance (2).
Le choc est donc rude, au matin du
5 septembre 2022, lorsque les forces de
gauche découvrent que 62 % des votants
ont rejeté un texte qui proclamait la recon-
naissance des populations indigènes et
rompait avec le modèle néolibéral au cœur
de la Constitution léguée par la dictature
d’Augusto Pinochet (1973-1990). Dans le
cadre d’un scrutin obligatoire affichant un
taux de participation de plus de 85 %,
difficile de se réconforter en soulignant
que les classes populaires tendent à bouder
les urnes. Le 4 septembre dernier, plus on
était pauvre, plus on s’est déplacé. Et plus
on a rejeté le document soumis au vote.
Une étude de l’Université du dévelop-
pement de Santiago indique que les 20 %
de la population affichant les revenus les
plus faibles ont voté « Rechazo » (« Je
m’oppose au texte ») à 75 %, contre 60 %
pour le quintile le plus aisé (avec un taux
de participation de 87 %, contre 82 % pour
les classes supérieures) (3).
Alors qu’on les pensait lancés sur
l’autoroute de la transformation sociale,
les Chiliens auraient donc opéré un tête-
à-queue inattendu. Persistance de l’« hégé-
« Une voiture sans moteur »
M AIS qu’est-ce que la plurinationa-
lité ? Ce serait « avant tout un projet poli-
tique », explique #Constitutionalista, un
groupe d’universitaires favorables à la
réforme. Il s’agit de la reconnaissance du
fait qu’à l’intérieur d’un seul État coexis-
tent divers peuples et nations indigènes,
qui participent à la vie politique en tant
que collectifs jouissant du droit à déter-
miner leurs propres priorités de dévelop-
pement en accord avec leur façon de voir
et de comprendre le monde (7) ».
En Amérique latine comme ailleurs, les
processus de colonisation ont été marqués
par la violence à l’encontre des populations
indigènes. Chassées de leurs terres,
décimées, condamnées au servage, elles
ont longtemps souffert – et souffrent encore
souvent – d’une marginalisation entravant
leur participation à la vie politique, sociale
ou culturelle. Depuis plusieurs décennies,
et de façon encore plus nette depuis
l’arrivée au pouvoir de gouvernements de
gauche au début des années 2000, les pays
latino-américains rejoignent un mouvement
international de reconnaissance des spéci-
ficités culturelles des peuples et nations
indigènes. Si les exemples de certains des
pays les plus avancés dans ce domaine
– Nouvelle-Zélande, Canada, Australie… –
suggèrent que ce processus n’implique pas
nécessairement de transformer la nature
de l’État, les membres de la convention
constituante chilienne ont puisé leur inspi-
ration auprès des expériences qu’ils
jugeaient les plus ambitieuses : celles de
l’Équateur et de la Bolivie, les deux seuls
pays à s’être déclarés plurinationaux,
respectivement en 2008 et 2009. « Il s’agit
d’aller plus loin que la reconnaissance et
la valorisation de la diversité, justifie un
document produit par l’une des commis-
sions de la convention, pour s’attaquer
aux causes politiques et économiques des
inégalités qui empêchent l’interaction
fructueuse entre les cultures (8). »
16
LE PROJET DE NOUVELLE
monie néolibérale (4) », analyse a posteriori
le philosophe Óscar Ariel Cabezas ; survi-
vance d’un « racisme structurel (5) », plaide
Elisa Loncón, linguiste mapuche (la
principale communauté indigène du pays)
et première présidente de la convention
constitutionnelle.
Une enquête de Feedback Research
menée les 6 et 7 septembre jette cependant
une lumière différente sur le résultat du
référendum (6). « Indépendamment de la
façon dont vous avez voté le 4 septembre,
quel est votre sentiment sur les propositions
suivantes que contenait le projet de nouvelle
Constitution ? », interrogent les enquêteurs.
83 % des personnes se disent favorables
au projet d’« éducation supérieure
gratuite » ; 81 % à celui de « définition de
l’eau comme bien inappropriable » ; 61 %
à l’idée de « créer un système de pension
et de sécurité sociale gratuite ». On a connu
« hégémonie néolibérale » plus granitique.
Quant au « racisme structurel », y conclure
reviendrait à avancer une lecture singulière
des réponses recueillies. Si 55 % des
personnes rejettent la « création d’un État
plurinational », 67 % se disent favorables
à la « reconnaissance constitutionnelle
des peuples originaires ». L’hostilité se
serait donc moins manifestée à l’égard
des populations indigènes qu’à celui de
projet de plurinationalité. Alors qu’on
s’attendait à ce qu’une divergence sur un
article puisse motiver le rejet de l’ensemble
d’un texte qui en comportait 388, il a suffi
aux médias (presque tous privés) de
concentrer leur feu sur un mot pour
annihiler des mois de travail.
En dépit de perspectives aussi enthou-
siasmantes, la démarche soulève plusieurs
difficultés, qu’il semble difficile de balayer
comme « racistes » ou « coloniales ». La
première concerne l’état du débat politique
chilien au moment où la proposition surgit.
Fondateur et porte-parole de la Coordination
Arauco Malleco (CAM), M. Héctor Llaitul
a expliqué au cours de la campagne référen-
daire qu’en trente années de lutte il n’avait
jamais entendu un Mapuche parler de pluri-
nationalité (9). « La plupart ne connaissent
même pas le mot », concède Loncón dans
un exercice d’autocritique quelques jours
après le scrutin (10). Le profil sociologique
des 155 membres de la convention consti-
tuante – dont 138 ont fait des études
supérieures et 50 affichent le titre d’avocat –
n’est peut-être pas sans rapport avec leur
disposition à brandir un concept plus
commun dans les rayonnages des biblio-
thèques que dans les discussions politiques
de la rue. Prétendre aiguillonner la réflexion
populaire n’interdit pas de garder le contact
avec les préoccupations qui la façonnent.
L’Imprimerie
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L’ambition plurinationale de « s’attaquer
aux causes politiques et économiques des
inégalités qui empêchent l’interaction
fructueuse entre les cultures » relève par
ailleurs d’une forme de paradoxe. D’un
côté, elle suggère que le problème de l’inter-
action entre cultures – le racisme, la
mentalité coloniale… – découle de causes
politiques et économiques ; de l’autre, elle
se propose de remédier à ces dysfonction-
nements par le biais de mesures de nature
ethnique et culturelle. Dans un entretien
accordé au New York Times, un dirigeant
mapuche souligne à sa façon l’aporie : « Ils
nous vendent une voiture sans moteur. À
quoi est-ce que cela peut servir d’avoir des
sièges [indigènes] réservés dans les insti-
tutions si la plupart des Mapuches n’ont
pas de quoi manger (11) ? »
La plurinationalité relève enfin d’une
forme de reconnaissance singulière. Ici,
abolir une inégalité de traitement
n’implique pas de proclamer l’égalité de
tous indépendamment des spécificités
ethniques et culturelles mais, au contraire,
d’entériner les différences. Alors que la
Constitution vénézuélienne de 1999
dispose que « les peuples indigènes (…)
font partie de la nation, de l’État et du
peuple vénézuélien de façon unique, souve-
raine et indivisible », le projet plurinational
constitutionnalise l’existence de commu-
nautés distinctes – des « nations » et des
« peuples » – ainsi que leur rapport spéci-
fique à la loi commune. Les dispositifs
envisagés d’autonomie, de « libre déter-
mination », d’exercice d’une justice spéci-
fique ne conduisent pas nécessairement à
la « balkanisation » qu’ont annoncée les
conservateurs pour susciter l’effroi lors de
la campagne référendaire. Ils érigent
néanmoins des barrières invisibles entre
citoyens d’un même pays : le projet d’unité
cède le pas à celui de coexistence. Ce que
soulignaient les déclarations de Loncón
lorsqu’elle se référait au travail effectué
dans le cadre de la convention constitu-
tionnelle conjointement « entre Chiliens
et Mapuches (12) ».
Au-delà des débats chiliens, l’émergence
de la revendication plurinationale reflète
une évolution profonde des rapports entre
organisations indigènes, nation et État ainsi
que des fondements intellectuels de la
gauche à l’échelle mondiale.
Les indépendances du début du
XIXe siècle avaient prétendu abolir le statut
juridique particulier des Indiens. En péren-
nisant les structures sociales issues de la
colonisation, les jeunes États entretiennent
toutefois les clivages ethniques, de sorte
que l’unité nationale reste à fonder. Le
mouvement indigéniste émerge dans ce
contexte. Il identifie l’Indien comme l’une
des composantes déterminantes de la
communauté en construction, notamment
dans la mesure où il est porteur de spéci-
ficités entérinant la rupture avec la civili-
sation ibérique.
Longtemps cantonné à des franges intel-
lectuelles plus ou moins progressistes,
l’indigénisme devient l’idéologie officielle
d’une grande partie des États de la région
INTI. – « Utopico », 2011
à la suite de la Grande Dépression de 1929,
qui isole l’Amérique latine des flux du
commerce mondial. Mais la défense des
populations indigènes vise alors surtout à
fournir à l’industrie naissante la main-
d’œuvre qu’elle exige : si l’État libère les
Indiens du joug des pouvoirs fonciers, c’est
pour l’insérer dans les rapports de
production « modernes ».
Au cours des années 1970, cette pensée
non pas indienne mais « sur l’Indien » se
voit contestée par un autre mouvement :
l’indianisme. Expression de revendications
présentées comme « authentiquement
indiennes » puisque émanant directement
des communautés concernées, l’indianisme
surgit dans des circonstances historiques
précises : l’épuisement du modèle de
développement autonome reposant sur la
substitution des importations (13). La crise
économique entrave alors les mécanismes
qui avaient permis l’intégration d’une partie
des populations indigènes à la structure de
classe. Mais les Indiens continuent
néanmoins de s’arracher à leurs commu-
nautés paysannes pour atterrir dans les
bidonvilles. « À l’initiative d’avocats sans
cause, de licenciés ès lettres devenus chauf-
feurs de taxis pirates, bref, de professionnels
surqualifiés pour les emplois humbles et
précaires qu’ils occupent, [les organisations
indianistes qui apparaissent alors] raniment
Aubaine pour la droite
I NITIATIVE visant à rompre avec le néoli-
béralisme, la rédaction d’une nouvelle
Constitution offrait peut-être l’occasion de
réfléchir aux moyens de solder la dette
historique du Chili envers les peuples
autochtones tout en œuvrant à renforcer
l’unité au sein de la population. Bref, à
bâtir une communauté de personnes diffé-
rentes sur le plan culturel, mais égales en
termes de citoyenneté : une nation poli-
tique. Une enquête réalisée par le Centre
d’études publiques (CEP) entre février et
juillet 2022 suggère qu’il s’agissait là de
la préférence de la grande majorité des
Mapuches, dont 48 % souhaitaient voir le
Chili déclaré « État-nation où chacun vit
sans distinction de culture, de peuple ou
de nations ». Seuls 12 % plaidaient pour
(1) Lire Víctor de La Fuente et Libio Perez, « Quelle
Constitution pour le Chili ? », Le Monde diplomatique,
septembre 2022.
(2) Lire « La bataille pour le Chili », Manière de
voir, n° 185, octobre-novembre 2022, en kiosques.
(3) Miguel Ángel Fernández et Eugenio Guzmán,
« Resultados plebiscito 2022. Análisis comunal sobre
decisión de voto y participación », Université du
développement, Santiago du Chili, 4 septembre 2022.
(4) « Un neoliberalismo recargado »,
5 septembre 2022, https://lavozdelosquesobran.cl
(5) Marta Dillon, « Elisa Loncón : “Hubo errores
nuestros, manipulación de la derecha y racismo” »,
Página 12, Buenos Aires, 9 septembre 2022.
(6) « Percepciones y expectativas sobre la situación
política del país », Feedback Research, Santiago du
Chili, 6-7 septembre 2022.
(7) « Estado plurinacional : qué es y qué cambia »,
#Constitutionalista, 11 juillet 2022, www.ciperchile.cl
(8) Matías Meza-Lopehandía, Felipe Rivera Polo et
Pablo Rubio Apiolaza, « La nacionalidad a la luz del
principio constitucional de plurinacionalidad », Biblioteca
del Congreso Nacional de Chile, novembre 2021.
une culture susceptible d’offrir à ceux qui
n’en n’ont plus un cadre de référence, un
système de valeurs, ainsi qu’une identité »,
analyse le sociologue Henri Favre (14).
Coupable du sort réservé aux Indiens,
l’État-nation devient à leurs yeux
l’ennemi : s’émanciper de sa violence
implique de s’extirper de la nation au nom
de laquelle il agit. Tout est alors en place
pour que les questions sociales et écono-
miques propres aux Indiens soient retra-
duites sous la forme de revendications
identitaires. Ce phénomène en rencontre
un autre, issu des laboratoires universi-
taires, où des bataillons de chercheurs
s’emploient au même moment à « décons-
truire » l’héritage des Lumières et du
marxisme. Les concepts d’État, de nation
et d’universel y sont relégués au rang
d’archaïsmes, voire de vestiges coloniaux.
Les théories postmodernes nourrissent la
réflexion d’organisations indianistes
militantes, dont les luttes valident en retour
les hypothèses des chercheurs. Le chœur
qui s’élève alors entonne une musique
douce aux oreilles de l’État néolibéral. À
mesure qu’il privatise, se désengage,
ampute les services publics, les exigences
indianistes justifient qu’il renvoie à la base
des compétences dont il souhaite se
défaire. Qu’il s’agisse d’éducation, de
justice, de santé.
sa transformation en État plurina-
tional (15). Le 4 septembre, une partie des
Chiliens a refusé de soutenir une proposi-
tion qui lui semblait aggraver le problème
auquel elle prétendait répondre – la margi-
nalisation des populations autochtones.
Élaborer des projets plus en harmonie
avec les attentes du peuple – qu’il soit
d’origine indigène ou non – aurait sans
doute prémuni la gauche du risque d’être
déçue par son vote. Cela aurait également
permis d’éviter de servir à la droite et aux
médias le moyen de s’opposer au projet de
Constitution sans avoir à afficher son
hostilité – beaucoup moins facile à
justifier – envers les avancées qu’il proposait
dans les domaines économiques et sociaux.
(9) Cf. Jorge Poblete, « Crónica del encuentro de
Llaitul con más de 100 seguidores en Peñalolén y su
ironía frente a la “alharaca”por su llamado a las armas »,
12 juin 2022, www.ex-ante.cl
(10) Marta Dillon, op. cit.
(11) Ana Lankes, « The contentious vote in Chile
that could transform indigenous rights », The NewYork
Times, 2 septembre 2022.
(12) Elisa Loncón, « La coexistencia entre
Chilenos y Mapuche. Chile, Estado plurinacional
e intercultural », ARQ, n° 106, Santiago du Chili,
décembre 2020.
(13) Lire Baptiste Albertone et Anne-Dominique
Correa, « L’institution qui a inventé l’Amérique latine »,
Le Monde diplomatique, février 2022.
(14) Henri Favre, Le Mouvement indigéniste en
Amérique latine, Presses universitaires de France,
Paris, 1996, d’où sont tirées toutes les citations
de Favre.
(15) Carmen Le Foulon, « Estudio nacional de
opinión pública », Centro de Estudios Públicos,
Santiago du Chili, février-juillet 2022.

Choc sur l’économie mondiale
La guerre en Ukraine et les sanctions contre Moscou atti-
sent l’inflation, notamment sur le Vieux Continent. Pour
y répondre, la Banque centrale européenne (BCE) organise
le ralentissement de l’activité au risque d’un taux de chô-
mage plus important. La zone euro glisse vers la récession
alors que le cœur de l’économie chinoise bat déjà au ralenti.
Seuls les oligopoles de l’énergie se frottent les mains.
PAR RAÚL SAMPOGNARO *
A
U cours de l’été 2022, le Fonds
monétaire international (FMI) a revu à
la baisse ses perspectives pour l’écono-
mie mondiale (1). L’institution de Wash-
ington s’attend désormais à ce que la
croissance du produit intérieur brut (PIB)
mondial pour l’année 2023 soit deux
points inférieure à ce qu’elle anticipait
en janvier (soit une correction plus forte
que celle qui avait été faite par l’orga-
nisme en 2008 après la faillite de la
banque Lehman Brothers). Cela repré-
sente un manque d’activité de plus de
1 700 milliards de dollars, un choc de la
taille de l’économie canadienne.
Ce retournement conjoncturel n’est pas
sans effet sur l’économie hexagonale.
Lors du conseil des ministres du 24 août,
le président français Emmanuel Macron
a alerté le gouvernement sur la « fin de ce
qui pouvait apparaître comme une abon-
dance ». En l’espace de quelques mois,
le changement de ton frappe. Pendant la
campagne électorale, le président-candi-
dat annonçait le plein-emploi à l’horizon
de 2027. Cet optimisme pouvait s’ap-
puyer sur des indicateurs relativement
flatteurs : le PIB trimestriel avait retrouvé,
dès le troisième trimestre 2021, son
niveau pré-Covid. Fin 2021, le taux d’em-
ploi s’établissait trois points au-dessus de
son pic précédent. Si la déflagration liée
à la pandémie de Covid-19 a été brutale,
le rebond qui l’a suivie s’est avéré tout
Du jamais-vu depuis 1970
S AISISSANT la situation pour restreindre
leur offre, les multinationales du transport
ont fait exploser leurs tarifs. Le Freightos
Baltic Index, qui mesure le coût moyen
du transport d’un conteneur, est passé de
1 400 dollars (3) en janvier 2020 à
11 000 dollars en septembre 2021. Mi-
septembre 2022, il reste supérieur à sa
valeur pré-Covid (à 4 700 dollars). Pro-
gressivement, la hausse des prix des
consommations intermédiaires est propa-
gée dans les étapes des processus produc-
tifs. Pour aggraver le problème, la spé-
culation a fait monter les cours des
matières premières. En décembre 2021,
l’indice de prix de celles-ci calculé par le
FMI s’établissait 56 % en dessus de son
niveau de décembre 2019.
* Économiste au département Analyse et prévisions
de l’Observatoire français des conjonctures écono-
miques (OFCE).
Les publications
p s
du Mondde diplomatiique
au form
mat numériqque
www.monde-diplomatique.fr/boutique
I NFLATION ,
aussi spectaculaire. Un climat d’euphorie
planait parmi les dirigeants de la planète.
À leurs yeux, aucun doute, la réponse de
politique économique, forte et coordon-
née, et le déploiement de nouvelles tech-
nologies (vaccins de nouvelle génération,
numérique dans l’entreprise) et de nou-
velles formes organisationnelles (télé-
travail) avaient permis de protéger l’éco-
nomie. Avec la levée progressive des
contraintes, la croissance retournait à son
sentier pré-Covid.
Au cours de l’année 2021, des failles
ont commencé à apparaître, bien qu’en-
core en partie masquées par la vigueur
de la normalisation de la production. Les
vagues épidémiques successives ont
affecté les zones du globe de façon non
synchrone. À chaque nouvelle vague, un
pan de l’économie mondiale souffrait et
perturbait des maillons des chaînes de
production. Après plusieurs décennies
de mondialisation, ces chaînes étaient
devenues plus longues et plus com-
plexes. Les difficultés d’approvisionne-
ment se sont multipliées et, alors que
certaines composantes venaient à man-
quer, des processus productifs se sont
arrêtés – l’exemple le plus commenté
étant celui des microprocesseurs (2).
Quand la production pouvait être assu-
rée, la fermeture des ports et le ralentis-
sement des liaisons aériennes pertur-
baient les flux de marchandises.
En parallèle, la politique budgétaire
américaine a ajouté un surplus de pression
à l’économie mondiale. La version amé-
ricaine du « quoi qu’il en coûte » ne s’est
pas contentée de maintenir le pouvoir
d’achat des Américains : elle l’a poussé
à la hausse. Les emplettes des ménages
américains ont impressionné en dépit de
l’explosion du chômage. Dans ce
contexte, la demande des consommateurs
américains est restée dynamique, notam-
ment en biens, le plus souvent produits à
l’étranger. Ceci a poussé les multinatio-
nales à réorienter les flux de marchan-
dises vers le marché américain, aggravant
ainsi les difficultés d’approvisionnement
dans le reste du globe.
Ces tensions n’ont pas été ignorées
par les dirigeants, mais elles ont été per-
çues comme temporaires. Les chaînes
d’approvisionnement devaient se resyn-
V
MA N IE
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SCIENC
N E-FICTIO
Vivement demainN
ÛT - SEPTEMBRE 2022
RANCE MÉTROPOLITAINE
PROFITS EXCEPTIONNELS , CRISE ÉNERGÉTIQUE
chroniser avec le retour à une vie plus
normale. Or de nouveaux chocs ont mis
les voyants au rouge. D’une part, la
politique de « zéro Covid » chinoise
s’est avérée de plus en plus dure à met-
tre en œuvre avec l’apparition du
variant Omicron, extrêmement conta-
gieux. Cela a impliqué des mesures res-
trictives de plus en plus massives, qui
ont touché le cœur de l’économie chi-
noise (notamment les villes de Chengdu
et de Shenzhen). D’autre part, l’inva-
sion de l’Ukraine par la Russie s’est tra-
duite par une nouvelle explosion des
cours des matières premières énergé-
tiques et des risques de coupures d’ap-
provisionnement en ressources essen-
tielles, notamment en gaz. L’indice des
prix des matières premières énergé-
tiques calculé par le FMI a augmenté
de 43 % au cours du premier semes-
tre 2022. Il s’établit ainsi 162 % au-
dessus de son niveau pré-Covid.
La France n’est pas une île : ces chocs
globaux l’ont directement impactée. L’in-
flation, mesurée par l’indice des prix à la
consommation, était de 5,9 % en
août 2022 et approcherait 7 % à la fin de
l’année, selon les projections de l’Institut
national de la statistique et des études éco-
nomiques (Insee). Un tel niveau n’avait
pas été connu depuis les années 1970. Au
cours des derniers mois, l’inflation s’ex-
pliquait avant tout par la hausse de la fac-
ture énergétique payée par les ménages.
SELÇUK
Ces prix ont bondi de 23 % sur un an mal-
gré l’effet du bouclier tarifaire, une aide
décidée par le gouvernement en cours
d’année. Désormais, les augmentations
concernent l’ensemble du panier de
consommation des ménages. La flambée
récente des prix alimentaires laisse augu-
rer des mois difficiles pour les plus pau-
vres. D’après les enquêtes de l’Insee, les
ménages sont très pessimistes sur l’évo-
lution future de l’économie, ce qui se res-
sent dans leurs dépenses. À la surprise
générale des experts, le PIB français s’est
contracté de 0,2 % au premier trimes-
tre 2022 en lien avec la baisse de la
consommation des ménages.
OIR
Si la situation mondiale n’était pas
suffisamment tendue, la France, pour-
tant relativement peu dépendante du gaz
?
russe, se trouve aux avant-postes de la
crise énergétique. À la suite d’années
de sous-investissement, le parc nucléaire
tourne au ralenti. Le respect des délais
dans les travaux de maintenance des
réacteurs va largement déterminer la
dynamique économique des prochains
mois. Pour le gestionnaire du Réseau de
transport d’électricité (RTE), « le risque
de coupure ne peut pas être totalement
exclu (4) ». Les autorités lancent des
appels à la sobriété énergétique, et on
craint désormais la rigueur de l’hiver.
La continuité du service public de
l’énergie est d’ailleurs remise en cause.
Une chose est sûre, les ménages vont
subir une augmentation de leurs factures
d’électricité et de gaz, qui pèsent
aujourd’hui 5 % de leurs dépenses.
17 LE MONDE diplomatique – OCTOBRE 2022
Selon les annonces de la première
ministre Élisabeth Borne, le bouclier
tarifaire sera allégé en 2023 avec l’en-
gagement que les hausses soient plafon-
nées à 15 %. En 2022, le dispositif avait
permis de cantonner les hausses à 4 %.
Dans ce contexte, les profits dans les
secteurs de l’énergie, de la raffinerie et
des services de transport explosent dans
des proportions historiques. Selon les
données publiées par l’Insee, les gains
cumulés par ces trois branches représen-
tent 6,6 points de la valeur ajoutée pro-
duite par l’économie au deuxième tri-
mestre 2022, une portion considérable
de la production de richesse française.
Avant le déclenchement de la pandémie,
ils représentaient 3,6 points de la valeur
ajoutée et n’avaient jamais dépassé
3,8 (5). S’opère ainsi un transfert massif
de ressources : des poches des salariés
Contagion planétaire
P AR-DELÀ cette distorsion du partage
de la valeur ajoutée, une difficulté sup-
plémentaire apparaît. Les hausses de
prix concernent essentiellement des pro-
duits importés. Les pertes de pouvoir
d’achat subies profitent surtout à des
acteurs étrangers et sont en partie reti-
rées du circuit de l’économie nationale.
Selon l’Insee, l’évolution défavorable
des prix des produits importés, notam-
ment énergétiques, amputerait le revenu
national de 1,5 point de PIB (6). Cela
se traduit par une forte dégradation du
déficit commercial en biens et services,
qui a atteint un niveau record au
deuxième trimestre 2022 en dépassant
les 4 points de PIB. Dans ces conditions,
tout invite à engager une stratégie
ambitieuse visant à limiter la dépen-
dance envers les énergies fossiles, tant
d’un point de vue environnemental
qu’économique.
La Banque centrale européenne
(BCE) et la Réserve fédérale américaine
(Fed) sont préoccupées : mandatées
pour lutter contre l’inflation, ainsi que
le chômage pour la seconde, ces insti-
tutions voient d’un mauvais œil l’évo-
lution de l’indice des prix à la consom-
mation. Avec la remontée rapide des
taux directeurs, le durcissement de leur
politique monétaire est engagé. Il ne
s’agirait que d’un début. Lors de la réu-
nion annuelle des banquiers centraux à
Jackson Hole (Wyoming), le président
de la Fed a prévenu que la hausse en vue
« causera des difficultés aux ménages
et aux entreprises. Ce sont les coûts mal-
heureux de la réduction de l’inflation ».
Cette approche est contestable : les
leviers d’action des banques centrales sont
inopérants pour lutter contre les tensions
suscitées par les difficultés d’approvision-
nement et la flambée des prix énergé-
tiques. Il semble néanmoins que les ban-
quiers centraux s’estiment contraints
et du reste du tissu productif vers ce qui
ressemble de plus en plus à un secteur
rentier. Pourtant, ces profits ne reflètent
aucune innovation ou prise de risque par-
ticulière. Au contraire, il s’agit de sec-
teurs fortement concentrés où les oligo-
poles font la loi. Les entreprises
concernées bénéficient de leur position
particulière et pénalisent le reste de l’éco-
nomie. Face aux pénuries et aux pertes
de pouvoir d’achat qui s’annoncent pour
une grande partie de la population, il
semble difficile d’échapper à la taxation
de ces profits exceptionnels. En France,
au premier semestre de l’année, les gains
de ces trois secteurs ont crû de 40 mil-
liards d’euros par rapport à la même
période de l’année 2019. À titre de com-
paraison, le budget public prévu pour
atténuer les effets de la flambée des prix
énergétiques de 2023 s’établit à 18 mil-
liards d’euros.
d’agir de façon à préserver leur crédibilité,
notamment la BCE. Ainsi, pour tenir les
cibles d’inflation, les banques centrales
se voient contraintes de limiter la progres-
sion des autres prix de l’économie. Pour
cela il serait nécessaire de « susciter » un
environnement récessif suffisamment fort
pour modérer les revendications salariales.
Ceci permettrait d’éviter le déclenche-
ment d’une boucle «prix-
salaires », dont rien ne
suggère qu’elle soit à
l’œuvre aujourd’hui. Du
fait du renchérissement
du coût du crédit, les
États ont moins de mar-
ges de manœuvre pour
soutenir le pouvoir d’achat
des ménages. Ironie de
l’histoire, les spéculateurs
financiers habitués à
financer leurs paris hasar-
deux par la liquidité à bas
coût risquent de souffrir
du retournement de la
situation (7). La chute
fracassante des crypto-
monnaies n’étant que la
manifestation la plus cari-
caturale de ce processus.
Si les tensions actuelles
se transforment en crise
financière, l’ampleur de
la récession que l’on peut
anticiper change d’échelle.
Contrairement à la crise
des subprime, où les éco-
nomies émergentes avaient
été relativement préser-
vées puisqu’elles étaient
soutenues par le dynamisme chinois, la
crise en cours affecterait l’ensemble du
globe. Nous vivons donc une véritable
crise de la mondialisation, qui en révèle
toutes les failles. Avec l’émergence du
virus, son déclenchement est intimement
lié à la crise environnementale systé-
mique, notamment la surexploitation des
milieux naturels dans les pays émer-
gents (8). Les chocs se diffusent par les
blocages des chaînes d’approvision-
nement et sont aggravés par le pouvoir
de marché de quelques multinationales.
Enfin, les bases de la gouvernance
régissant la politique économique mise
en place au cours des dernières décen-
nies risquent d’amplifier les tensions.
Pourtant, aucun changement de cap
n’est en vue…
(1) «Un horizon sombre et plus incertain», Perspec-
tives de l’économie mondiale, FMI, Washington, DC,
juillet 2022.
(2) Lire Evgeny Morozov, « Les semi-conducteurs
au centre de la bataille planétaire », Le Monde diplo-
matique, août 2021.
(3) Au 20 septembre 2022, 1 dollar valait 1 euro.
(4) Conférence de presse du 14 septembre 2022.
(5) Comptes nationaux publiés par l’Insee.
(6) Victor Amoureux, Nicolas Carnot et Thomas
Laurent, « Termes de l’échange et revenu intérieur
réel : mesurer le pouvoir d’achat de la nation », Le
blog de l’Insee, 9 septembre 2022.
(7) Lire Frédéric Lemaire, « Cette dette dont les
créanciers raffolent », Le Monde diplomatique,
septembre 2021.
(8) Andreas Malm, La Chauve-Souris et le capital.
Stratégie pour l’urgence chronique, La Fabrique,
Paris, 2020.
OCTOBRE 2022 – LE MONDE diplomatique
18
S AVOIR « SE VENDRE » POUR

Derrière la vitrine de l’autonomie

Adapter la manière d’enseigner à chaque élève en fonction
de ses difficultés et de ses spécificités semble frappé au
coin du bon sens. Pourtant, l’individualisation pédagogique
préconisée par le président Emmanuel Macron recèle bien
des pièges. En son nom, on enjoint aux établissements de
définir un projet destiné à séduire leur public. Au détriment
d’une réflexion sur la transmission des savoirs.

PAR CLOTHILDE DOZIER *

L ’EXPRESSION s’est installée en salle

des professeurs. Certains continuent de
l’exclure tandis que d’autres, pénétrés
d’habitudes nouvelles, l’adoptent en s’ex-
cusant : « Je n’aime pas dire ça, mais il
faut savoir se vendre. » Promouvoir les
qualités de son établissement fait
désormais partie des préoccupations des
enseignants. « Se vendre » : mettre en
valeur ses projets, se targuer de partena-
riats avec des artistes, concevoir des dia-
poramas séduisants, organiser des jour-
nées portes ouvertes. Ou, de manière plus
grossière eu égard à l’image du service
public, attirer de nouveaux « clients ».
Mettre en avant des spécificités, pré-
moral et civique (EMC) à tel ou tel ensei-
gnant, l’existence de travail en effectifs
allégés dans une discipline plutôt que
dans une autre, le nombre de groupes de
spécialité. Ces choix sont ensuite valo-
risés face aux concurrents, publics
comme privés, notamment lors de jour-
nées portes ouvertes devenues indispen-
sables. On y présente les enseignements,
mais aussi les options et les clubs exis-
tants, qui fonctionnent comme un « pro-
duit d’appel ». Le site Internet de l’éta-
blissement devient une « vitrine », des
comptes Facebook ou Instagram sont
créés afin de diffuser la mine épanouie
des élèves ayant participé aux projets.
Lors des luttes contre les suppressions
© IAN TRASK

tendues ou réelles, est possible en raison
de la plus grande autonomie accordée
aux établissements. Depuis la réforme
du collège menée par M. François Bay-
rou en 1995, les possibilités en la matière
n’ont cessé de croître. Les chefs d’éta-
blissement se sont vu attribuer des heures
« globalisées » ou des « marges d’auto-
nomie ». Le conseil d’administration, sur
proposition du chef d’établissement,
décide de leur usage. Le ministre Luc
Chatel, dans sa réforme du lycée en 2010,
prévoyait jusqu’à neuf heures par
semaine non affectées par niveau. En
2014, la réforme du collège de Mme Najat
Vallaud-Belkacem attribuait 20 % de la
dotation à la décision de l’établissement.
Aujourd’hui, le conseil d’administration
peut modifier et valider, à chaque rentrée
scolaire, le nombre de classes, la répar-
tition des heures entre les langues, l’exis-
tence ou non d’une option latin (et son
horaire), l’attribution de l’enseignement
* Enseignante dans l’enseignement secondaire.
de postes, il n’est pas rare qu’un chef
d’établissement voire des enseignants
reprochent à ceux qui se mobilisent de
nuire à l’image de l’établissement,
arguant qu’il sera trop tard pour se plain-
dre lorsque les effectifs à la rentrée seront
en baisse. La tension entre défense de
l’établissement et défense du service
public est alors à son comble.
Plus encore, ces nouvelles habitudes
conduisent à une débauche d’énergie peu
productive. Les chantres de l’autonomie
en oublient le coût de cette concurrence :
les heures passées à bâtir des projets en
remplissant des dossiers de subventions,
à prôner les bienfaits de sa spécialité (au
lycée général) pour attirer les élèves, à
faire la tournée des écoles primaires pour
promouvoir une langue autre que l’an-
glais, à inventer ce qui ne se ferait pas
ailleurs, à élaborer un plan local d’éva-
luation (à défaut d’examens nationaux)
sont autant d’heures qui ne sont pas
consacrées à l’enseignement. Des établis-
sements se dotent de logos et même de
slogans, finalement assez proches, qu’ils
se situent en Bretagne, dans le Pas-de-
Calais ou dans l’Hérault : « Envol vers la
réussite », « Bien vivre ensemble pour
réussir ensemble », « Le vent de la réus-
site ». Chaque équipe pédagogique est
ainsi sommée de produire un projet d’éta-
blissement qui contiendra, sans nul doute,
les mots : ambition, excellence, différen-
ciation, bienveillance, lutte contre l’ab-
sentéisme…
Pourtant, rien ne valide cette course à
l’autonomie, et même l’inspection géné-
rale se montre prudente : « Les études
internationales permettent d’établir que
la relation entre autonomie des établis-
sements scolaires et réussite des élèves
n’est pas linéaire et s’observe sous cer-
IAN TRASK. – « Flow State Algorithm » (Algorithme de l’état du flux), 2016
taines conditions, dans certains
contextes (1). » Malgré cela, les apôtres
du libéralisme continuent de diffuser leur
petite musique : lorsque la mise en
concurrence ne produit pas les effets
escomptés, c’est que la réforme n’est pas
allée assez loin…
Lors de sa conférence de presse du
17 mars 2022, le candidat Emmanuel
Macron a donc proposé « plus de liberté
pour les établissements, (…) plus de
liberté aux équipes pédagogiques, per-
mettre à ces équipes de porter un projet,
parfois de recruter sur profil, (…) pou-
voir expérimenter d’autres organisations
avec une continuité éducative différente,
des nouvelles démarches pédagogiques,
renforcer le soutien scolaire ». En
matière d’innovation, le président géné-
ralise une idée déjà mise en pratique par
M. Chatel, qui avait expérimenté le
recrutement de professeurs par le chef
d’établissement. Il disait déjà : « Il faut
une adaptation, plus de marges de
manœuvre aux acteurs locaux, plus d’au-
tonomie aux établissements (…) et, à la
fin, une personnalisation, une solution
pour chaque élève sortant du système
éducatif (2). » Aujourd’hui, il est
toujours question de « libérer les initia-
tives », de « promouvoir l’innovation et
les compétences », en soumettant évi-
demment les établissements à une éva-
luation permanente.
(1) « L’autonomie des établissements scolaires »,
rapport annuel des inspections générales, 2019.
(2) France Inter, 2 mai 2012.

L A PLATE - FORME

Les lycéens de terminale utilisent
depuis quatre ans la plate-forme
Parcoursup pour obtenir une place à
l’université. En généralisant la sélection
des candidatures sur dossier, cet outil
compromet la liberté de choisir et de
poursuivre ses études. Un phénomène
qui amplifie les inégalités scolaires.
PAR CÉDRIC HUGRÉE ET
TRISTAN POULLAOUEC *
Parcoursup, ou le nouveau
sion scolaire », après celle des années 1990 induite
par la généralisation de l’entrée en classe de seconde
et par la forte hausse consécutive des effectifs des
lycées et des premiers cycles universitaires : entre
1985 et 1995, la part de bacheliers dans une génération
avait doublé, de 30 % à plus de 60 %.
Amplifiée par la reprise de la natalité entre 1995
et 2010, la montée des effectifs a, en effet, les mêmes
ressorts : d’un côté, un élan des aspirations à la pour-
suite d’études; de l’autre, une augmentation de l’accès
au baccalauréat. Contre toute logique, la dépense
publique par étudiant a pourtant baissé de 12 % pen-
dant les trois derniers quinquennats (1). Et les uni-
versités restent les moins bien dotées : «Alors que les
formations CPGE [classes préparatoires aux grandes
écoles débouchant notamment sur les diplômes d’in-
génieur] et STS [sections de techniciens supérieurs
propres diplômes d’établissement, d’appliquer des
frais d’inscription supérieurs à ceux réglementés par
l’État et de sélectionner les postulants à ses onéreuses
formations. Aujourd’hui, la totalité des filières des
universités françaises sont désormais sommées de
soumettre les candidats à un examen de leur dossier
scolaire et de leur projet transmis par la plate-forme
de préinscription Parcoursup. Dès son lancement, en
2018, ce dispositif est au cœur des contestations étu-
diantes, qui y voient l’instauration d’une sélection à
l’entrée à l’université. Quatre ans plus tard, pour de
nombreux lycéens, « réussir Parcoursup » supplante
l’enjeu de l’obtention du baccalauréat. Comment com-
prendre qu’une large partie de la population et des
enseignants des universités eux-mêmes se soient pour
partie accommodés ou résignés à Parcoursup ?
sont chaque année plus nombreux à participer à des
dispositifs sélectionnant explicitement les étudiants à
l’entrée de leurs formations.
Le tri des publics universitaires n’a fait que s’étendre
depuis l’instauration du numerus clausus à l’issue de
la première année dans les filières de santé en 1971 :
circonscrite à quelques nouveaux diplômes « profes-
sionnalisants » dans les années 1970 comme les maî-
trises de sciences et techniques (MST) ou de sciences
de gestion (MSG), aux diplômes d’études approfondies
(DEA) ou encore aux diplômes d’études supérieures
spécialisées (DESS), la sélection fut ensuite accordée
au début des années 2000 à une université entière
(Paris-Dauphine, donc), puis aux filières universitaires
désireuses d’attirer les meilleurs bacheliers à travers
la multiplication des licences sélectives (doubles
licences pluridisciplinaires, doubles diplômes franco-

D P
EPUIS quinze ans, les universités françaises
sont confrontées à des bouleversements sans précé-
dent. En 2007, à la veille de l’adoption de la loi rela-
tive aux libertés et responsabilités des universités
(LRU), portée par la ministre Valérie Pécresse (Union
pour un mouvement populaire, UMP), le pays comp-
tait 85 universités ; il en reste à peine 60, essentielle-
ment regroupées et fusionnées entre elles. À cette
date, elles scolarisaient 1 250 000 étudiantes et étu-
diants, auxquels s’ajoutaient 115000 inscriptions dans
les instituts universitaires de technologie (IUT). Ils
sont à présent plus de 1500000 tandis que les effectifs
en IUT ont très peu varié. Les universités françaises
connaissent ainsi une réplique de la « seconde explo-
* Sociologues, auteurs de L’Université qui vient. Un nouveau
régime de sélection scolaire, Raisons d’agir, Paris, 2022.
préparant au brevet de technicien supérieur, BTS]
dépassent les 10 000 euros annuels par étudiant, le
coût moyen d’une licence [diplôme sanctionnant le
premier cycle universitaire en trois ans] peine à dépas-
ser les 4 000 euros », indiquait, en 2021, une étude du
Conseil d’analyse économique (2). En 2022, la crise
budgétaire ainsi organisée conduit à nouveau plusieurs
universités à voter des budgets déficitaires.
En 2007, le recensement automatisé des vœux des
élèves (Ravel, créé en 1990) ne concernait que les
universités franciliennes. La plupart des bacheliers
s’inscrivaient encore aux guichets des scolarités de
l’université la plus proche de leur domicile. À cette
époque, dans les années 2000, seule l’université Paris-
Dauphine, située dans le XVIe arrondissement de la
capitale, disposait d’un statut dérogatoire taillé sur
mesure par le gouvernement de M. Jean-Pierre Raf-
farin (UMP) en 2004, lui permettant de délivrer ses
OUR de nombreux enseignants du supérieur, le refus
de sélectionner à l’entrée à l’université est un héritage
des luttes étudiantes et des combats politiques qui ont
marqué les facultés françaises depuis la fin des
années 1960. Dans le droit français, cela se traduit par
l’article L. 612-3 du code de l’éducation indiquant que
« le premier cycle [de l’enseignement supérieur] est
ouvert à tous les titulaires du baccalauréat ». Mais
dans une institution regroupant à la fois les formations
liées aux grandes professions réglementées (médecine,
droit), les disciplines désargentées des humanités (phi-
losophie, lettres, histoire) ou des sciences (mathéma-
tiques, biologie, physique-chimie), de nouvelles dis-
ciplines (comme l’informatique) et les nouvelles filières
de la massification apparues depuis les années 1960
(administration économique et sociale [AES], psycho-
logie, sociologie, sciences et techniques des activités
physiques et sportives [Staps], etc.), les universitaires
étrangers…) et enfin, en 2016, au master, l’un des
diplômes les plus élevés du système éducatif français,
qui sanctionne le deuxième cycle universitaire en cinq
ans (et remplace les DEA et DESS).
Prenant alors prétexte de la fragilité juridique des
tirages au sort des candidats en premier cycle univer-
sitaire par la précédente plate-forme Admission Post-
Bac (APB), le gouvernement de M. Édouard Philippe
crée Parcoursup en 2018. Il maintient sur le papier le
droit de tous les bacheliers à s’inscrire dans une for-
mation supérieure de premier cycle universitaire, mais
(1) Lucas Chancel et Thomas Piketty, « La jeunesse sacrifiée »,
2021, https://lucaschancel.com (données téléchargeables).
(2) Hamza Bennani, Gabriele Dabbaghian et Madeleine Péron,
« Les coûts des formations dans l’enseignement supérieur français :
déterminants et disparités », Focus, n° 74, Conseil d’analyse écono-
mique, Paris, décembre 2021.
 19 LE MONDE diplomatique – OCTOBRE 2022

ATTIRER LES « CLIENTS » À L’ ÉCOLE

des établissements scolaires

téristiques pour chaque école, pour
chaque établissement. »
Les tenants de l’autonomie insistent
toujours sur ce point : c’est la différence
entre les élèves qui appelle des solutions
«locales» et des expérimentations. M. Vin-
cent Peillon, ministre de l’éducation au
début du quinquennat de M. François Hol-
lande (2012-2014), évoquait un collège
capable « de répondre à la diversité des
parcours et des excellences des uns et des
autres (3) ». Europe Écologie - Les Verts
(EELV) propose d’« accueillir les enfants
dans toute leur diversité, [de] s’ouvrir aux
familles, donner aux équipes l’autonomie
pédagogique indispensable pour construire
un projet, une identité (…) (4)». Les écoles
« alternatives », relevant du privé hors
contrat, dont le nombre croît depuis 2011,
mettent en valeur leur adaptation aux
besoins des élèves et leur rejet de l’unifor-
misation. Sitôt nommé ministre de l’édu-
cation par M. Macron, M. Jean-Michel
Blanquer déclarait : «S’il y a des inégalités,
c’est parce qu’on ne sait pas suffisamment
personnaliser les parcours, parce que
chaque enfant est différent. Au XXIe siècle,
on doit avoir une école qui doit être capa-
ble d’emmener chaque enfant au meilleur
de lui-même (5).» L’enseignement de l’his-
toire à Boulogne, à Strasbourg, à Decaze-
ville, devrait donc se faire différemment
en raison de cette diversité des élèves ou,
pour reprendre un mot favori des discours,
des « besoins ». Est-ce si sûr ?
comme les itinéraires de découverte mis
en place lorsque M. Jack Lang était minis-
tre de l’éducation (1992-1993 et 2000-
2002) devaient «contribuer à la valorisa-
tion des goûts et aptitudes des élèves, par
l’exploration de différents domaines
d’étude, et faciliter ainsi la préparation
des projets d’orientation ultérieurs ». Si
une telle évolution a permis la scolarisation
des élèves en situation de handicap, elle
entretient l’équivoque sur ce que seraient
l’« aptitude » et la « réussite de chacun » :
l’enseignement devrait-il s’adapter, d’une
part, à la jeune fille initiée au bilinguisme
par sa nourrice anglophone, d’autre part,
au jeune garçon dont l’esprit serait étiqueté
« concret » parce qu’il a l’habitude de bri-
coler avec son grand-père ?
matiser un réseau électrique en physique.
En somme, répertorier les malentendus
possibles (7) et former les enseignants à
les identifier. Savoir que lorsqu’on
enseigne des règles de grammaire (par
exemple le fait qu’un verbe est à l’infinitif
lorsqu’il est placé derrière une préposi-
tion), l’identification du « avant/après »
est un prérequis souvent implicite. L’ap-
propriation nécessite du temps, pas de
l’innovation, et se situe à mille lieues des
compétences requises par le monde du
travail, des besoins des « territoires » ou
des projets qui se prêtent à une commu-
nication sur les réseaux sociaux. En lieu
et place de l’autonomie des établisse-
ments, c’est l’autonomie du savoir qu’il
conviendrait de renforcer.

Par ailleurs, l’accumulation de ces dis- L’autre angle mort de ces dispositifs est
Accumulation de dispositifs positifs présente l’inconvénient d’omettre leur cécité aux structures de classe ; ils rai-
les effets des structures. Qu’il soit ques- sonnent comme en « apesanteur sociale ».

I L faudrait rappeler ici l’histoire des

Ces ressassements s’appuient sur la
conviction, prégnante à gauche comme à
droite, de la fondamentale diversité des
élèves. Mme Julie Benetti, rectrice, l’ex-
plique dans un jargon bureaucratique
devenu courant, alors qu’elle représentait
le candidat Macron au « grand oral édu-
cation 2022 » organisé par le Syndicat
national des enseignements de second
degré (SNES) le 24 mars dernier : « Le
cadre, ce n’est pas le carcan, l’égalité,
ce n’est pas l’uniformité. (…) Il est
important, en revanche, qu’on puisse
décliner, partout sur le territoire, cette
concertation, cette co-construction des
solutions pour mieux faire réussir les
élèves, en associant l’ensemble des
aides individualisées. Ce type de dispo-
sitif est mis en place lorsque les élèves
des classes populaires et des classes
moyennes en viennent à partager les
mêmes bancs. Le collège unique conduit
à une hétérogénéité qui va favoriser
l’émergence de la notion d’échec scolaire.
Dans un discours du ministre Joseph Fon-
tanet, en 1973, la nécessité d’un soutien
particulier s’installe : « [Le maître] peut
mieux, pendant les heures réservées au
travail indépendant des élèves, adapter
ses conseils et son assistance à leurs
besoins individuels et moduler son ensei-
gnement selon le caractère et le rythme
propres de chacun. C’est l’occasion
notamment d’apporter aux élèves moins
doués ou momentanément en difficulté un
soutien particulier qui leur évite de perdre
la cadence et de décrocher du
reste du peloton. (…) La véri-
table égalité des chances passe
par des enseignements différen-
ciés, à condition qu’ils organi-
sent l’aide aux plus faibles,
notamment par le développe-
ment systématique d’une péda-
gogie du soutien (6). »
Depuis, les dispositifs de
remédiation en dehors de la
classe se sont multipliés, se
© IAN TRASK
plémentaire (1979), dispositif d’aide et
de soutien en quatrième (1991), troisième
d’insertion, études dirigées, dispositif de
consolidation, parcours diversifiés (1996),
tutorat, programme personnalisé d’aide
et de progrès (1998), aide individualisée
(2000), école ouverte et classe de qua-
trième par alternance (2002), programme
personnalisé de réussite éducative
(PPRE), apprentissage junior (2005),
accompagnement éducatif (2007), acti-
vités pédagogiques complémentaires dans
le premier degré, troisième prépa profes-
sionnelle, accompagnement personnalisé
au lycée, etc.
Progressivement, l’idée de diversifica-
tion des parcours quitte la sphère de la dif-
ficulté scolaire pour s’attacher à valoriser
les «talents» des individus. Des dispositifs
tion de difficulté, d’aptitude ou d’excel-
lence, la seule réponse pertinente se situe-
rait à l’échelle individuelle, même si
l’accumulation des dispositifs « person-
nalisés » depuis cinquante ans fait douter
de leur efficacité.
D’une part, le champ de la discipline,
son épistémologie sont laissés en friche.
L’usage de la compétence en pédagogie
monopolise l’attention, bien qu’elle crée
des confusions entre les savoirs et les pro-
cédures, et invite à enseigner ce qui s’éva-
lue. Au lieu d’appeler « fragiles » les
élèves qui ne surmontent pas des diffi-
cultés inhérentes au processus d’appren-
tissage, on pourrait pourtant identifier ce
qui entrave l’appropriation d’un savoir,
ce que l’élève peine à comprendre
lorsqu’il doit interpréter un texte littéraire,
élaborer une carte en géographie ou sché-
Les modes scolaires de transmission du
savoir reflètent majoritairement les pra-
tiques des classes moyennes et supérieures.
Il importerait que les enseignants com-
prennent comment ces pratiques peuvent
entrer en conflit avec d’autres normes. Il
leur faut aussi prendre conscience de la
prépondérance des élèves issus des classes
populaires dans les collèges publics. Ces
derniers se retrouvent donc en concurrence
avec des établissements dont les élèves
sont, eux, bien plus familiers des pédago-
gies dominantes. Au lieu de multiplier les
rustines et les concurrences, ou d’espérer
une hypothétique mixité sociale, une
réforme de l’école devrait réfléchir à une
structure qui instaurerait plusieurs modes
de transmission de savoirs, des objets de
savoir diversifiés, pour tous les élèves.
C LOTHILDE D OZIER .
(3) Lancement de la concertation sur
« la refondation de l’école » à la Sorbonne,
Paris, 5 juillet 2012.
(4) Note de cadrage pour l’école, 2022.
(5) RTL, 30 mai 2017.
(6) Cité dans «Observation et évaluation
de l’ensemble des dispositifs d’aide indivi-
dualisée et d’accompagnement à l’école,
au collège et au lycée», rapport des inspec-
tions générales de l’éducation nationale
et de l’administration de l’éducation
nationale et de la recherche, 2010.
(7) Cf. Élisabeth Bautier et Patrick Rayou,
Les Inégalités d’apprentissage, Presses

acteurs et en tenant compte (…) du fait superposant au fil des années : universitaires de France, Paris, 2009.
que toutes les écoles, tous les établisse- regroupement d’élèves en dif-
ments sont différents. Qu’il y a des carac- ficulté, actions de soutien com-
IAN TRASK. – « Victorious », 2014

DE L’ ANGOISSE

nom de la sélection
généralise surtout un filtrage des candidatures pour les
licences, quelles que soient leurs capacités d’accueil,
par une subtile combinaison de tri informatique et de
tri bureaucratique local par le biais de commissions
d’examen des vœux composées d’enseignants-cher-
cheurs de chaque filière.
(filière et lieu d’étude). Là où APB demandait aux
futurs étudiants de classer par ordre de préférence les
formations auxquelles ils candidataient, Parcoursup
demande à chaque filière universitaire de chaque éta-
blissement de classer par ordre de priorité les candi-
dats aux futures formations, en comparant leur profil
à ses attendus. Dans APB, les lycéens gardaient le
dernier mot, acceptant ou refusant les propositions
non contraignante pour les établissements s’avère
quasi inexistante et inefficace. En 2018, seuls 4 % des
nouveaux bacheliers s’inscrivant à l’université en ont
profité. En 2020, un rapport d’inspection montre que
leurs bénéficiaires sont deux fois moins souvent admis
en deuxième année, 40 % ayant quitté l’université
l’année suivante (6). Si la ministre Frédérique Vidal,
chargée de mettre en œuvre cette réforme, a dramatisé
permettre à tous ceux qui le souhaitent de rester dans
l’enseignement supérieur. Le problème serait à l’évi-
dence résolu très largement en instaurant la sélection
à l’entrée en première année (8). »
Dès lors, de quoi Parcoursup est-il le nom ? Dans
le champ politique, les libéraux et les conservateurs
y voient la solution la moins coûteuse pour tenir les

T RÈS RAPIDEMENT, le dispositif montre ses pre-

mières limites : au moment où la quasi-totalité des
établissements d’enseignement supérieur ferme pour
les vacances estivales, en juillet 2018, cent mille can-
didats – soit un sur huit – attendent encore de connaî-
tre la ville, l’établissement et la discipline où ils étu-
dieront moins de deux mois plus tard. Quelques
années après, on observe tout d’abord une explosion
du nombre de licences de fait sélectives à l’inscription.
Dans la plate-forme APB, cette sélection était impos-
sible, sauf pour les rares formations ayant obtenu une
des différentes formations. Dans Parcoursup, ce sont
les formations, même celles dites « non sélectives »,
qui décident de classer et d’admettre les étudiants en
fonction de leurs capacités d’accueil. Et, pour une
majorité de familles et de bacheliers, cela se traduit
par l’attente des premiers résultats d’affectation, au
moment des épreuves du baccalauréat : on estime
aujourd’hui qu’un lycéen sur deux se retrouve sans
affectation au mois de juin (5)… Ils étaient un sur
cinq dans cette situation avec APB. Tournant au sup-
plice de Tantale pour certains, cette durée d’attente
ne se distribue pas au hasard parmi les bacheliers :
à l’envi l’échec en licence, elle s’est aussi toujours
dispensée de fixer des objectifs quantitatifs d’amélio-
ration de la réussite dans les premiers cycles univer-
sitaires. Les moyens nécessaires à l’accueil d’un plus
grand nombre d’étudiants en deuxième année de
licence, si d’aventure l’échec en première année dimi-
nuait massivement, n’ont ainsi jamais été évoqués.
C ONSTATÉE dans certaines filières, cette amélio-
ration s’explique bien davantage par le décourage-
objectifs formels de la politique éducative française
et européenne. En face, le camp progressiste l’iden-
tifie comme l’ultime barrière à la liberté de poursui-
vre et de choisir ses études universitaires. En termes
sociologiques, il permet d’atteindre l’objectif de
diplômer 50 % d’une génération au niveau bac + 3
tout en maintenant d’abyssales inégalités d’appren-
tissage entre les classes sociales. Érigeant les ratés
du système éducatif français en principe d’organi-
sation des études supérieures, Parcoursup est ainsi
le nom d’un nouveau régime de sélection scolaire.

dérogation. Les quelques licences de Staps et de l’uni-
versité Paris-Dauphine à l’avoir expérimentée ont
d’ailleurs été systématiquement rappelées à l’ordre
par la justice administrative. Pour sa dernière année,
APB comptait une centaine de licences qui recou-
raient à des tirages au sort illégaux pour départager
leurs candidats. En 2021, 773 licences n’ont retenu
au plus que la moitié des candidatures, soit un quart
des licences proposées sur Parcoursup (3).
Ensuite, le fonctionnement de Parcoursup a pour
effet d’installer une incertitude stressante durant
plusieurs mois, pour les élèves de terminale et leur
famille (4) : entre la saisie des vœux en janvier et la
publication des résultats de juin à septembre, on
assiste depuis son entrée en vigueur à une hausse
considérable du temps d’attente de l’affectation
elle est plus courte pour les bacheliers généraux et
plus longue pour les bacheliers technologiques et pro-
fessionnels, où les enfants des classes populaires sont
majoritaires.
Mais la nouveauté de Parcoursup est aussi de pré-
tendre lutter contre l’échec en premier cycle univer-
sitaire : la loi qui l’introduit est dite «relative à l’orien-
tation et à la réussite des étudiants » (ORE). La
réécriture de l’article L. 612-3 précise en effet que
« l’inscription peut (…) être subordonnée à l’accep-
tation [des] dispositifs d’accompagnement pédago-
gique et du parcours de formation personnalisé pro-
posé par l’établissement». Le bilan de ces dispositifs
(cours de remise à niveau, licence allongée sur quatre
ans…) est rarement commenté. Largement mise en
avant par les promoteurs de Parcoursup, cette mesure
ment des inscriptions des bacheliers aux résultats
scolaires les plus fragiles, et par l’augmentation de
la part des admis en licence ayant obtenu le bacca-
lauréat avec mention. Les bacheliers technologiques
et professionnels sont aussi les premières victimes
du manque de places à l’université et de la sélection
opérée par Parcoursup : la part des premiers diminue
dans toutes les disciplines, sauf en sciences
humaines et sociales et en lettres, tandis que celle
des seconds se réduit partout, notablement en éco-
nomie, gestion, AES et Staps (7). Sans doute est-ce
ici le résultat attendu par les promoteurs de la
réforme, tel l’économiste Robert Gary-Bobo : « Les
publics étudiants les plus fragiles (ou les plus mal
préparés) sont aussi ceux qui coûteraient le plus
cher, si on voulait les porter à bout de bras. Il y a
donc peut-être une limite à la dépense engagée pour
C ÉDRIC H UGRÉE
ET T RISTAN P OULLAOUEC .
(3) Données transmises par Julien Gossa, animateur de la Confé-
rence des praticiens de l’enseignement supérieur et de la recherche.
(4) Lire Annabelle Allouch, « Les étudiants livrés au marché de
l’anxiété », Le Monde diplomatique, avril 2018.
(5) « Parcoursup, une génération “en attente” », collectif Nos
services publics, juin 2022, https://nosservicespublics.fr
(6) « Mesure de la réussite étudiante au regard de la mise en
œuvre de la loi ORE», rapport de l’inspection générale de l’éducation,
du sport et de la recherche, février 2020, www.education.gouv.fr
(7) Guillaume Rateau, Diane Marlat et Cyrielle Perraud-Ussel,
« Crédits ECTS et effets de la loi ORE : une première mesure »,
Note d’information du SIES, n° 20.08, ministère de l’enseignement
supérieur, de la recherche et de l’innovation, juin 2020.
(8) Robert Gary-Bobo, Performance sociale, financement et réforme
de l’enseignement supérieur, Presses de Sciences Po, Paris, 2017.
OCTOBRE 2022 – LE MONDE diplomatique
20
EN FRANCE, BEAUCOUP

(Suite de la première page.)
Quelques chiffres : les personnes han-
dicapées sont surreprésentées parmi les
non-diplômés (29 %, contre 13 %) et les
chômeurs (15 %, contre 8 %). Leur
niveau de vie est inférieur à celui de
l’ensemble de la population, près de
trois sur dix vivent sous le seuil de pau-
vreté, et elles sont deux fois plus nom-
breuses à être isolées. Selon le rapport
annuel du défenseur des droits publié
en juillet, le handicap constitue le pre-
mier motif de discrimination pour la cin-
quième année d’affilée.
Plusieurs lois ont tenté de remédier à
Le handicap, première
Collectif lutte et handicaps pour l’égalité
et l’émancipation (CLHEE), qu’en appa-
rence tout oppose. Car le secteur est
constitué d’une constellation d’associa-
tions créées par type de handicaps et de
publics, ayant diverses vocations : la
défense des droits, l’accompagnement
aux soins, l’insertion dans le travail, etc.
Si toutes partagent la nécessité de la lutte
pour une vie meilleure, un sujet majeur
les divise : celui des institutions, autre-
ment dit des établissements d’accueil et
d’hébergement pour enfants et adultes,
majoritairement en situation de handicap
intellectuel ou de polyhandicap. Les unes,
qui gèrent ces établissements, défendent
leur maintien tout en s’inscrivant dans un

cette situation. En juin 1975, soit quelques
mois avant l’adoption d’une déclaration
des droits des personnes handicapées par
l’Assemblée générale des Nations unies
le 9 décembre, le législateur français fait
de leur intégration une obligation natio-
nale. Puis la loi du 10 juillet 1987 impose
un quota de 6 % de travailleurs handica-
pés dans les entreprises d’au moins vingt
salariés. La dernière grande loi, adoptée
en 2005, consacre le droit à la compen-
sation des conséquences du handicap,
sous la forme d’aide financière, humaine
ou matérielle. Le montant total des
dépenses publiques liées au handicap
s’élevait à 51 milliards d’euros en
2019 (3). Ces mesures font toujours l’ob-
jet d’âpres combats pour leur revalorisa-
tion et leur individualisation, comme l’a
montré la récente campagne pour la
déconjugalisation de l’allocation aux
adultes handicapés (AAH) : après une
puissante mobilisation citoyenne et asso-
ciative en 2021, le Parlement a mis fin en
juillet à la prise en compte des revenus
du conjoint dans le calcul de cette pres-
tation créée en 1975 et attribuée à
1,22 million de bénéficiaires en incapacité
de travailler (4).
Cette décision constitue le point
d’orgue d’une longue lutte qui a réuni
l’ensemble du secteur associatif, de la
puissante APF France Handicap, créée en
1933 par des personnes atteintes par la
poliomyélite (anciennement appelée
Association des paralysés de France), au
« Une vision qui manque de bon sens »
© GUILLAUME MARTIAL
processus de modernisation, tandis que
les autres exigent leur fermeture.
Pour comprendre, remontons le cours
de l’histoire. L’accompagnement des per-
sonnes handicapées – apanage pendant
des siècles du milieu médical et religieux,
via les hôtels-Dieu et autres hospices – a
été progressivement pris en charge à partir
de 1901 par des associations. Créées par
les personnes handicapées et leurs
familles, et financées par l’État et les col-
lectivités territoriales, elles se sont mul-
tipliées pour aboutir à quelques masto-
dontes, dont l’Union nationale des
associations de parents, de personnes han-
dicapées mentales et de leurs amis (Una-
pei), l’Association pour adultes et jeunes
handicapés (Apajh) et l’APF France Han-
dicap, principales organisations gestion-
naires. Aujourd’hui, le mot « institution »
porte encore en lui tous les abus qu’ont
subis les personnes ayant vécu dans ces
établissements au cours du XXe siècle.
Parmi elles, les victimes civiles oubliées
de la seconde guerre mondiale, ces
dizaines de milliers de personnes mortes
faute de soins et dans l’indifférence der-
rière les murs des hôpitaux psychia-
triques. Il fallut attendre l’année 2016 et
la mobilisation de l’anthropologue
Charles Gardou, penseur de la « hiérar-
chisation des vies », avec l’ex-adjointe au
défenseur des droits Maryvonne Lyazid,
pour qu’une stèle soit inaugurée en leur
mémoire sur le parvis des Droits-de-
l’Homme à Paris (5).
GUILLAUME MARTIAL. – « Le Boulodrome », de la série « Off the Wall » (Hors les murs), 2020
d’un simple accompagnement éducatif à
des soins constants, comme dans les
foyers d’accueil médicalisés (FAM) et les
maisons d’accueil spécialisées (MAS)
pour les personnes les plus lourdement
handicapées (6). Des habitats dits « inclu-
sifs », réunissant quatre à six personnes,
sont apparus plus récemment dans une
optique de rapprochement vers une vie
« autonome » et de meilleure intégration
dans la société. « La vie à domicile systé-
matique est une vision qui manque de bon
sens, explique Charles Gardou. Il faut des
maisons de substitution pour les per-
sonnes qui en ont besoin, celles qui n’ont
plus de famille, plus rien pour s’accrocher.
Si on les supprime, qu’en sera-t-il de leur
vie ? Parfois, il n’y a pas d’ailleurs. Sor-
tons du terme “institution”, qui est en
train de jouer un mauvais tour, pour uti-
liser celui de “maison”. » Pour leurs
défenseurs, ces établissements, dispositifs
et services, s’ils doivent encore évoluer
pour s’adapter aux besoins des personnes,
garantissent leur accès à la vie sociale.
Autre avantage : ils ne font pas reposer
l’ensemble de l’accompagnement sur les
plus récemment à la faveur des réseaux
sociaux – en particulier Twitter –, incarné
par plusieurs figures, dont Mme Odile
Maurin, élue d’opposition (Archipel
citoyen) à la mairie de Toulouse. Celle-ci
n’hésite pas à organiser des opérations
« péage gratuit » ou à occuper le tarmac
de l’aéroport de Toulouse-Blagnac pour
porter ses revendications.
«Les organisations gestionnaires main-
tiennent un système de ségrégation des per-
sonnes en situation de handicap, dénonce
Mme Maurin, également présidente de l’as-
sociation Handi-Social. Elles squattent tous
Privations de libertés ?
C ES militants, répartis en de nom-
breuses petites associations, ont obtenu
en 2017 un soutien de poids : celui de
l’Organisation des Nations unies (ONU).
À l’issue d’une courte visite en France,
Mme Catalina Devandas-Aguilar, rappor-
teuse spéciale des Nations unies sur les
les lieux de prises de décision, prétendent
parler en notre nom et empêchent l’avè-
nement d’une politique de la vie autonome
où chacun pourrait vivre comme il le sou-
haite.» «Aujourd’hui, le validisme fait que
les personnes handicapées devraient se
contenter de ce qu’on leur donne, et c’est
tout, ajoute Mme Mathilde Fuchs, membre
de la Coordination handicap autonomie
(CHA). Nous défendons le droit à la vie
autonome, qui implique de flécher les
financements directement vers les per-
sonnes et non les associations pour per-
mettre aux gens d’avoir une aide humaine
à hauteur de leurs besoins.»
l’égalité avec les autres, leur lieu de rési-
dence et où et avec qui elles vont vivre et
qu’elles ne sont pas obligées de vivre dans
un milieu de vie particulier ».
En août 2021, l’ONU revient à la
charge : le gouvernement français, audi-

D ANS les décennies qui ont suivi la

guerre, de nombreux enfants handicapés,
rejetés par l’éducation nationale, ont été
placés par facilité dans des établissements
ou de grandes institutions asilaires. Ils ont
souvent connu les dortoirs, les maltrai-
tances, parfois les violences sexuelles, et,
n’ayant pu s’inscrire dans un parcours sco-
laire ou universitaire, sont restés durable-
ment en marge de la société à l’âge adulte.
En dehors de quelques établissements pré-
curseurs, ce n’est qu’à la fin des
années 1990 ou au début des années 2000
que ces institutions se réforment en «dis-
positifs», plus ouverts sur l’extérieur, avec
moins de places d’internat et des accueils
* Journaliste.
plus temporaires, à la faveur du mouvement
émergeant pour l’émancipation et l’auto-
détermination des personnes handicapées.
Cette « transformation de l’offre médico-
sociale», selon le langage gouvernemental,
se poursuit. Les enfants accompagnés par
le secteur médico-social sont plus souvent
scolarisés à l’école ordinaire, les dispositifs
d’inclusion dans le travail des personnes
handicapées psychiques se développent,
tout comme les habitats autonomes.
Parmi les 18 000 établissements et ser-
vices, pour un total de 540 000 places,
recensés par l’inspection générale des
affaires sociales (IGAS), la taille des éta-
blissements, les publics accueillis et l’or-
ganisation du travail sont très divers, allant
familles, ces aidants parents, frères et
sœurs, qui trouvent là un appui et du répit.
Mais les établissements et les institu-
tions n’en constituent pas moins la bête
noire des militants handicapés qui luttent
contre le validisme, ce concept emprunté
au terme anglo-saxon ableism (« capaci-
tisme »), qui désigne l’oppression subie
par tous ceux qui ne correspondent pas à
la norme de l’être « en bonne santé ». Au
Royaume-Uni comme aux États-Unis, ces
militants ont été à l’origine du courant
universitaire des disability studies à partir
des années 1960, dans le sillage du mou-
vement pour les droits civiques. Ce cou-
rant est resté confidentiel en France, mal-
gré la mobilisation des Handicapés
méchants dans les années 1970. Il a percé
droits des personnes handicapées, dénonce
dans des conclusions préliminaires fra-
cassantes une «ségrégation systématique»
des personnes placées en institution. Dans
son rapport final de 2019 (7), elle
demande au gouvernement français de
fermer progressivement tous les établis-
sements – une recommandation également
formulée auprès d’autres mauvais élèves
(le Canada, la Norvège…) (lire l’article
page 21) –, car « ils imposent tous un
certain mode d’existence qui limite les
possibilités d’avoir une vie agréable sur
la base de l’égalité avec les autres ». Elle
s’appuie sur l’article 19 de la convention
relative aux droits des personnes handi-
capées adoptée en 2006 et ratifiée par la
France en 2010. Le texte consacre le droit
pour celles-ci de choisir, « sur la base de
tionné pendant trois jours par le Comité
des droits des personnes handicapées sur
les mesures prises en respect de la conven-
tion, passe un moment difficile. L’expert-
rapporteur lituanien Jonas Ruskus accuse
la France de «discrimination structurelle»
au sein des structures médico-sociales. La
secrétaire d’État Sophie Cluzel, entourée
de son cabinet pourtant visiblement pré-
paré, peine à défendre son action sous les
tirs croisés des membres du comité.
« L’ONU a voulu frapper fort pour appe-
ler à un changement de paradigme, dans
une France qui se pense comme le phare
de l’humanité sur le plan des droits de
l’homme, mais qui en réalité est perçue
comme en décrochage sur le sujet,
décrypte Mme Magali Lafourcade, secré-
taire générale de la Commission nationale
consultative des droits de l’homme

Un « risque budgétaire » (CNCDH). La volonté initiale de Catalina

Devandas-Aguilar était de dire que, der-
rière le côté rassurant d’une institution,
A LORS même que le secteur du handicap manque structurellement de moyens,
la Cour des comptes s’inquiétait, dans un rapport de 2019 (1), d’une augmen-
tation des dépenses. Comme à son habitude, elle suggérait donc de s’attaquer
on peut imaginer d’autres modèles, en flé-
chant les financements vers une approche
beaucoup plus inclusive. »
à la « fraude » en multipliant les contrôles :
« L’allocation aux adultes handicapés (AAH), dans sa configuration actuelle, L’inclusion, corollaire de la désinstitu-
est une source d’incertitude voire de risque budgétaire, dans la mesure où le tionnalisation, est pourtant déjà la nouvelle
nombre d’allocataires et la dépense associée aux prestations augmentent chaque boussole du secteur médico-social, à tra-
année, dans des proportions bien supérieures à la seule tendance démographique vers une transformation de l’offre qui
et sans que les causes en soient connues. (…) impose de profondes et complexes
Les équipes des maisons départementales pour les personnes handicapées réformes. Les principales associations ges-
(MDPH) sont amenées à se prononcer sur l’attribution ou le renouvellement de tionnaires ont peiné à comprendre les
l’AAH sur la base quasi exclusive de documents déclaratifs (certificat médical
établi par le médecin choisi par le demandeur, formulaire de demande), qui ne
font l’objet d’aucun mécanisme de contrôle particulier. Cette situation présente (3) « Les comptes de la Sécurité sociale.
un risque en termes de fraude. Les contrôles effectués par les caisses d’allocations Résultats 2019, prévisions 2020 et 2021 », Sécurité
familiales (CAF) ou les caisses de mutualité sociale agricole (MSA) – qui sont sociale, septembre 2020, www.securite-sociale.fr
organismes payeurs et ne sont pas chargés des décisions – ne portent en effet (4) « Minima sociaux et prestations sociales »,
que sur les conditions de ressources ou d’activité des bénéficiaires mais pas sur Direction de la recherche, des études, de l’évaluation
et des statistiques (Drees), fiche 24, Paris, 2021.
leur éligibilité à l’allocation ni sur l’évaluation de leur handicap. L’organisation n’est
(5) Charles Gardou, La Société inclusive, parlons-
pas conçue pour détecter et poursuivre d’éventuelles fraudes intentionnelles (certi- en !, Érès, Toulouse, 2012, et La Fragilité de source,
ficats de complaisance, faux dossier, fausses déclarations). Le présent rapport Érès, 2022.
conclut à l’existence d’un “angle mort” en termes de recours frauduleux à l’AAH.» (6) « Mieux répondre aux attentes des personnes
en situation de handicap », rapport de l’inspection
générale des affaires sociales, Paris, octobre 2021.
(1) « L’allocation aux adultes handicapés », rapport public thématique, Cour des comptes,
novembre 2019. (7) « Les droits des personnes handicapées en
France. Rapport de la rapporteuse spéciale sur sa
visite en France », ONU, mars 2019.
 21 LE MONDE diplomatique – OCTOBRE 2022

DE DÉBATS , PEU DE MOYENS

cause de discrimination
et ne peuvent briller sur les réseaux
sociaux, regrette Mme Amarantha Bour-
geois, mère d’une jeune adulte en situa-
tion de polyhandicap. Nous voilà accu-
sés de parler au nom de nos proches,
pour qui la vie à domicile serait idéale.
Mais j’invite ces gens qui sont à dix mille
lieues de nos réalités à venir voir ma
fille dans l’établissement qui l’accueille,
avec des professionnels seuls à même de
la stimuler et de lui conférer un minimum
d’autonomie, et sa joie de retrouver des
jeunes avec qui elle partage une vie
sociale. J’aurais aussi aimé inviter ces
gens à mon domicile pendant le confi-
nement, période pendant laquelle ma
fille aurait pu mourir parce que je
n’avais pas assez de force pour la sou-
lever, où elle aurait pu s’étouffer en fai-
sant une fausse route. Oui, certaines per-
sonnes ont besoin d’un plateau
technique lourd et de professionnels
vingt-quatre heures sur vingt-quatre, et
c’est mission impossible à domicile. »
vent refuser des admissions ou fermer des
unités. Le feuilleton interminable du
Ségur de la santé, avec ses revalorisations
tardives et restrictives selon les profes-
sionnels, a achevé de plomber le secteur.
Selon un baromètre diffusé en jan-
vier 2022 par deux fédérations d’em-
ployeurs, le nombre de départs de salariés
dans les structures du secteur sanitaire,
social et médico-social privé non lucratif
aurait atteint 36 000 entre juin et septem-
bre 2021, et le nombre de postes à pour-
voir était estimé à 30 000 (10).

Crise des vocations Si les établissements vont mal, que dire

de l’emploi à domicile ? Comment faire

P ENSEUR de la « condition handicapée »,

accusations portées contre elles par les
« antivalidistes », alors qu’elles assouplis-
sent peu à peu leurs dispositifs. Elles ont
donc tardé à organiser leur défense face
au rouleau compresseur de l’ONU sur le
sujet. « Nos organisations ont parfois du
mal à s’adapter, c’est certain, notamment
pour la prise en compte du “pouvoir
d’agir” des personnes, reconnaît M. Jean-
Louis Leduc, directeur général de l’Apajh.
Bien sûr, nous pouvons mieux faire. Mais
je ne peux pas laisser dire que nous agis-
sons aujourd’hui uniquement pour notre
propre survie, c’est une caricature. Non
seulement nous avons été à l’origine de
nombreux progrès en termes d’inclusion,
mais quand on regarde l’état d’avance-
ment de la société sur ce sujet, il est évi-
dent que sans nos services d’accompagne-
ment de nombreuses personnes
handicapées resteraient au bord du che-
min, de l’école, du monde du travail ou
encore des loisirs. »
Le défi du secteur réside surtout dans
sa capacité à sortir d’une vision très pro-
tectrice des personnes, qui a encore
engendré pendant la crise sanitaire des
pour chacun, constate M. Jacques Ser-
pette, directeur général de l’association
départementale de parents et d’amis des
personnes handicapées mentales de
l’Eure (Adapei 27). J’adhère entièrement
aux principes de l’ONU, au fait que
chaque personne handicapée doit pouvoir
vivre sa vie comme elle l’entend et avoir
le choix. Et certains établissements n’ont
plus lieu d’être, comme les foyers d’hé-
bergement pour les travailleurs en éta-
blissements et services d’accompagne-
ment par le travail (ESAT). » En France,
119 000 personnes, qui n’ont pas le statut
de salariés, travaillent dans 1 500 de ces
structures hybrides entre activité produc-
tive et accompagnement social. « Mais
comment fais-je quand les entreprises ne
veulent pas accueillir nos travailleurs
malgré nos efforts pour leur intégration
dans le milieu du travail ? Ou quand les
enfants que nous accompagnons ne sont
même pas immatriculés à l’éducation
nationale ? », poursuit-il.
La perspective de fermer toutes les
institutions, y compris les plus petites
(comme les habitats inclusifs), est éga-
© GUILLAUME MARTIAL
le philosophe Henri-Jacques Stiker
déplore ce fractionnement dans le champ
du handicap, où chacun voit le monde à
travers sa propre déficience (8). « C’est
très dommageable, il faut élargir le point
de vue. Il y a une part d’idéologie chez
les gens qui tiennent le discours antiéta-
blissement, qui n’ont pas réfléchi sur le
fait qu’eux-mêmes, quelle que soit leur
position, vont créer ou recréer de l’ins-
titution. » Plusieurs sociologues du han-
dicap voient toutefois d’un bon œil
l’émergence de cette récente conflictua-
lité. « Le fait qu’il y ait des clivages per-
met de faire advenir des alternatives,
considère Pierre-Yves Baudot, professeur
de sociologie à l’université Paris-Dau-
phine. Quand on compare l’état du
champ en 2010, où il n’y avait pas de voix
dissonantes, où l’option de la désinstitu-
tionnalisation était bannie de l’espace
public, à aujourd’hui, où elle a droit de
cité, non comme une seule alternative,
mais aussi comme constitutive des droits
fondamentaux, il me semble que c’est plu-
tôt sain (9). » Emmanuelle Fillion, pro-
fesseure de sociologie à l’École des
hautes études en santé publique (EHESP),
abonde : « Il peut y avoir des points de
divergence difficilement réconcilia-
bles, mais les débats avec leur virulence
sont porteurs de changements. L’histoire
du VIH [virus responsable du sida] l’a
montré : la possibilité pour les patients
de participer à la recherche biomédicale
doit beaucoup aux débats publics, dis-
putes, etc. »
Mais, en dehors de l’arène militante,
scientifique et professionnelle, point de
débat d’ampleur. Le sujet intéresse peu
les dirigeants politiques, et le gouverne-
ment joue les équilibristes en donnant des
gages à l’ONU d’un côté, aux associa-
tions gestionnaires de l’autre, menant de
coûteuses campagnes de communication
à l’impact plus qu’incertain. Pourtant, il
y a urgence tant les conditions d’accom-
pagnement s’aggravent dans un secteur
médico-social en proie à une crise des
vocations. Les directeurs d’établissement
alertent sur le départ des forces vives
essorées par la crise sanitaire. Ils se voient
obligés de recourir au travail intérimaire
plus coûteux et de moindre qualité, et doi-
advenir le droit à la vie autonome avec
des « aides humaines », autre nom d’une
main-d’œuvre majoritairement féminine,
sous-diplômée et mal payée ? Qui pour
accompagner à domicile vingt-quatre
heures sur vingt-quatre les personnes en
situation de handicap lourd, un métier dif-
ficile, peu gratifiant, non reconnu ? La
question des conditions de travail des
pourvoyeurs de soins reste largement en
suspens. Et comment oublier les aidants,
parents, conjoints, frères et sœurs, qui
pallient en silence les carences du sys-
tème ? Un fossé se creuse entre les
concepts et les droits d’un côté, leur mise
en œuvre de l’autre.
L AETITIA D ELHON .
(8) Henri-Jacques Stiker, Comprendre la condition
handicapée, Érès, 2021.
(9) Pierre-Yves Baudot et Emmanuelle Fillion,
Le Handicap cause politique, Presses universitaires
de France, Paris, 2021.
(10) « Crise des métiers du secteur sanitaire, social
et médico-social privé non lucratif : premier baromètre
des tensions de recrutement », Fédération des établis-
sements hospitaliers et d’aide à la personne privés
solidaires (Fehap) - Nexem, janvier 2022,
https://organisation.nexem.fr

privations de liberté, comme dans les éta-
blissements d’hébergement pour per-
sonnes âgées dépendantes (Ehpad).
« Notre mission consiste à mettre en
œuvre le principe absolu de citoyenneté
lement perçue comme une grave atteinte
aux droits par certaines familles. « Ce
sont toujours les plus discriminés que
l’on entend le moins, ceux qui n’ont pas
leurs facultés cognitives et intellectuelles GUILLAUME MARTIAL. – « La Marelle », de la série « Off the Wall » (Hors les murs), 2020

Les Nations unies, apôtres de l’inclusion

L
A France serait-elle un irréductible village
souhaitant maintenir à tout prix ses institu-
tions alors que le reste du monde les
supprime ? La lecture des rapports de l’Organi-
sation des Nations unies (ONU) sur le handicap
dans l’Hexagone depuis 2019 pourrait le laisser
penser. Ils soulignent une « discrimination struc-
turelle » envers les personnes en situation de
handicap vivant dans des établissements, majori-
tairement gérés par des associations, qui les
maintiendraient à l’écart de la société. Or les
récentes visites de l’organisation internationale au
Canada et en Norvège invitent à relativiser : l’ONU
y fait les mêmes constats, demandant la fermeture
de ces établissements, considérés comme des
lieux d’enfermement. « Aucun pays n’a supprimé
les établissements spécialisés, souligne Serge
Ebersold, titulaire de la chaire « accessibilité » au
Conservatoire national des arts et métiers (CNAM).
Parler de désinstitutionnalisation, c’est finalement
oublier que les services à domicile ou d’appui aux
droits sont aussi des institutions. »
Si les comparaisons internationales présentent
d’évidentes limites, elles permettent toutefois de
dégager tendances, points communs et diver-
gences. Dans l’Union européenne, au moins
1,4 million de personnes sont toujours accueillies
en établissement (1). Mais la situation y est
contrastée, marquée par l’histoire de ses membres.
« Il faut distinguer d’abord les pays scandinaves
– notamment la Suède pionnière, qui a fermé
presque tous ses établissements et développé des
financements pour l’assistance personnelle à
domicile dans les années 1970-1980 –, suivis par
le Royaume-Uni, décrit Ines Bulić Cojocariu, direc-
trice du Réseau européen pour la vie autonome
(ENIL). Dans des pays comme l’Italie ou l’Alle-
magne, qui ont des régimes décentralisés, la
situation est variable selon les régions, tandis qu’au
Portugal et en Espagne le rôle toujours important
des familles limite le niveau de services fournis.
Enfin, les pays d’Europe centrale, de l’Est et baltes
concentrent encore un nombre d’institutions élevé,
héritage de la tradition soviétique. » En ce qui
concerne la scolarisation, Serge Ebersold indique
qu’en Suède près de 98 % des enfants présentant
une déficience se rendent à l’école, tandis qu’en
Belgique la plupart vont en classe spécialisée. « La
France se situe au milieu, avec 50 % d’élèves en
situation de handicap scolarisés », souligne-t-il.
Une main-d’œuvre
éprouvée, immigrée
et précaire
L’exemple du Royaume-Uni invite également à
nuancer l’idée de prétendus bons élèves en matière
de désinstitutionnalisation. Car ce pays a non
seulement conservé des établissements pour les
personnes handicapées, mais il est lui aussi traversé
par une grave crise de recrutement des professionnels
du secteur médico-social. En cause, la crise sanitaire
qui a éprouvé cette main-d’œuvre majoritairement
immigrée et précaire, mais aussi le Brexit, à la suite
duquel il est devenu plus difficile de venir travailler
sur le territoire et de s’y installer. Fin 2021, le gouver-
nement britannique a donc annoncé un plan assou-
plissant ses règles en matière d’immigration pour
recruter cette main-d’œuvre manquante.
Un autre détour, par les États-Unis cette fois,
fait apparaître un problème similaire, au-delà des
controverses sur la désinstitutionnalisation. « Il n’y
a plus vraiment de débat sur la nécessité de désins-
titutionnaliser depuis la fermeture de Willowgroup »,
décrit M. James Garcia, directeur de la commu-
nication de l’association United Cerebral Palsy,
présente dans trente États américains. Willowgroup
était une institution new-yorkaise qui hébergeait
des milliers de personnes handicapées dans des
conditions d’enfermement et de négligences
abominables. En 1972, un reportage télévisé
diffusé sur ABC News réveille les consciences et
conduit progressivement à sa fermeture en 1987.
Le mouvement de désinstitutionnalisation
s’amorce, plus ou moins activement selon les
États. Mais aujourd’hui les moyens manquent.
« Certaines personnes n’ont toujours pas réintégré
le marché du travail, dont beaucoup de femmes,
poursuit M. Garcia. Quand elles reviennent, elles
vont parfois dans d’autres secteurs comme la
restauration rapide, où les horaires et les salaires
sont plus flexibles. Environ 80 % des travailleurs
du care [concept qui désigne les soins à la
personne] sont des femmes, et deux tiers sont des
personnes de couleur, dont une forte proportion
de personnes immigrées. Or, sous l’ère Trump,
l’immigration a été limitée. »
Les listes d’attente pour obtenir des services
d’accompagnement s’allongent, la flambée des
prix des loyers à travers le pays accentue le coût
de la vie autonome, et l’administration Biden a
échoué à faire passer au Congrès le Build Back
Better Act, censé injecter 400 milliards de dollars
pour les services de soins et d’accompagnement
des personnes âgées et handicapées. Même en
Suède, seul pays à avoir fermé tous ses grands
établissements, la tension est palpable. « Nous
rencontrons des difficultés pour recruter et former
les assistants personnels car il y a eu des coupes
budgétaires, décrit Mme Cecilia Blanck, directrice
générale de l’association JAG, qui emploie quatre
cents professionnels à domicile choisis par les
personnes handicapées. C’est toujours un combat
à mener sur le plan politique. »
Pour Mme Claire Champeix, de l’association
européenne des aidants Eurocarers, « que les
personnes et les aidants aient le choix de l’accom-
pagnement, aujourd’hui freiné par la difficulté à
trouver des personnels et à obtenir des finance-
ments à la hauteur, constitue le véritable enjeu. Il
existe un manque de considération pour le care,
qui devrait faire l’objet d’un meilleur fléchage des
fonds européens afin de renforcer l’attractivité
de ces métiers. Il faut aussi permettre une recon-
naissance d’un statut d’aidant fondé sur le libre
choix, garantissant l’accès à des droits et à un
soutien notamment financier ». Ce statut ne figure
pas dans la stratégie européenne 2021-2030 en
matière de soins, dévoilée le 7 septembre, qui
fixe un cap pour améliorer des services reconnus
« inabordables, indisponibles ou inaccessibles
pour bon nombre de personnes » par la
Commission européenne.
L. D.
(1) Jan Šiška et Julie Beadle-Brown, « Report on the transition
from institutional care to community-based services in 27 EU member
states », European Expert Group on Transition from Institutional to
Community-based Care, juin 2020.
OCTOBRE 2022 – LE MONDE diplomatique
Édition, le tournis des concentrations
Alors que les bienfaits de la lecture sont régulièrement
célébrés par les divers représentants du pouvoir, le secteur
de l’édition est depuis des décennies soumis aux calculs
d’hommes d’affaires milliardaires. Outre l’appauvrisse-
ment de la diversité des idées et des formes, cette emprise
financière peut s’accompagner d’un autre type de
contrôle, idéologique et moral.
P A R J E A N -Y V E S M O L L I E R *
A
U moment où le gouvernement
américain intente un procès à Penguin
Random House pour l’empêcher de s’em-
parer de Simon and Schuster et où, en
France, Vivendi (contrôlé par la famille
Bolloré) manœuvre et se dit prêt à céder
Editis (850 millions d’euros de chiffre
d’affaires) pour obtenir Hachette (2,6 mil-
liards), il n’est pas inutile de revenir sur
les concentrations qui ont bouleversé
l’univers du livre depuis cinquante ans.
Depuis le mois de juillet 2020, les
médias se font régulièrement l’écho du
duel censé opposer M. Arnaud Lagardère,
héritier d’un empire médiatique en 2003,
à M. Vincent Bolloré, bâtisseur d’un autre
empire, commencé avec le commerce du
bois et des ports africains, puis continué
avec Vivendi. D’offre publique d’achat
(OPA) amicale en « opération com-
mando », Vivendi a acquis 57,35 % des
actions de Lagardère à la date du
14 juin 2022.
Pour comprendre l’émotion qui a saisi
la plupart des éditeurs français, ainsi que
le Syndicat de la librairie française et les
sociétés d’auteurs, il faut remonter aux
origines des fusions dans le monde de
l’édition. Lorsqu’elle publiait sa série de
reportages intitulée « Éditeurs, qui êtes-
vous ? », destinée aux Nouvelles litté-
raires, en 1952-1953, la journaliste Édith
Mora pouvait conclure avec certitude que
cette profession était demeurée ce qu’elle
était depuis le début du XIXe siècle,
essentiellement familiale. On avait bien
assisté, depuis les années 1890, à l’émer-
Le désarroi des équipes
C ETTE phase de concentration avait
considérablement renforcé la puissance de
la Librairie Hachette, qui dominait le mar-
ché des bibliothèques de gare et la distri-
bution de la presse par le biais de la coo-
pérative des Nouvelles Messageries de la
presse parisienne (NMPP). Les NMPP
avaient été bâties en 1947 sur le cadavre
des Messageries françaises de la presse,
l’entreprise fondée par les résistants à partir
des Messageries Hachette, mises sous
séquestre en 1944 en raison de leur colla-
boration avec l’occupant. Trois ans plus
tard, la Librairie Hachette était remise en
selle et détenait 49 % des NMPP (le reste
appartenant aux éditeurs de presse), ce qui
allait lui permettre d’utiliser sa trésorerie
pour disposer à l’Assemblée nationale de
députés amis. Ni François Mitterrand, ni
Jacques Chaban-Delmas, ni Jean Leca-
nuet, ni René Tomasini n’oublieront la
généreuse distribution d’enveloppes des-
tinées à financer leurs campagnes électo-
rales et à faire reculer le spectre de la natio-
nalisation des Messageries (1).
À l’écart de ces mouvements visant à
renforcer l’appareil de distribution de la
Librairie Hachette, la discrète Librairie
Gallimard avait, dans l’autre cas, racheté
les Éditions Denoël en 1952, puis La Table
Ronde et le Mercure de France en 1958.
Elle y trouva matière à renforcer son
portefeuille d’auteurs, notamment avec
Louis-Ferdinand Céline – un écrivain col-
laborationniste qui devait lui rapporter
beaucoup d’argent –, Louis Aragon (leurs
relations antérieures ayant été très con-
flictuelles), Elsa Triolet et quelques autres.
Ce n’est que beaucoup plus tard, en 1972-
1974, que cette grosse maison d’édition
se lança à son tour dans l’édification d’un
appareil de diffusion – le Centre de diffu-
sion de l’édition (CDE) – et de distribution
– la Société de distribution (Sodis) : deux
structures créées au moment précis où Gal-
* Historien, auteur de Brève Histoire de la
concentration dans le monde du livre, Libertalia,
Montreuil, 2022.
22
P RÊT À CÉDER
gence d’une « pieuvre » verte, la Librairie
Hachette – surnommée ensuite le
« trust » –, mais elle s’était attaquée essen-
tiellement à la distribution par l’intermé-
diaire de ses bibliothèques de gare et de
ses messageries. Cette première concen-
tration n’avait pas encore abouti à la des-
truction du tissu des petites maisons
d’édition, quoique, dans les années 1930,
la reprise par Hachette des Éditions du
Masque et de Tallandier, puis l’abandon
par Gallimard de sa distribution aux
Messageries Hachette, aient suscité des
inquiétudes.
Une première salve d’artillerie sera
tirée entre 1952 et 1961. Deux maisons
vont se lancer dans le rachat des entre-
prises fragilisées par la guerre : Hachette
et Gallimard, mais pour des raisons dif-
férentes. Dans le premier cas, le rachat
de Grasset en 1954, Fayard en 1958,
Fasquelle en 1959 et Stock en 1961 a
été effectué par la Librairie générale
française (LGF), une filiale de la Librai-
rie Hachette spécialisée dans la com-
mercialisation des collections destinées
au grand public : « Pourpre » et « Le
Livre de poche », cette dernière appelée
à un avenir exceptionnel. Pour tirer le
meilleur parti de cette série développée
à partir de 1953, la « pieuvre » avait
étendu ses tentacules sur les maisons
dont les catalogues regorgeaient de
romans et avait passé des accords
avec celles qui étaient demeurées
indépendantes – Albin Michel,
Calmann-Lévy, Flammarion et Galli-
mard principalement.
limard dénonçait les accords qui la liaient
au « Livre de poche », lançait sa propre
marque – «Folio» – et invitait les éditeurs
qui voulaient échapper au monopole du
« trust » à rejoindre sa réplique des Mes-
sageries Hachette.
La deuxième phase de déstabilisation de
la profession intervient un peu plus tard.
En 1988 a ainsi lieu la plus grosse opération
de regroupement de maisons d’édition.
Réunies sous le label du Groupe de la Cité,
deux entités bien distinctes allaient préparer
la venue du groupe Vivendi dans ce secteur
de l’économie. D’un côté, les Presses de
la Cité, fondées en 1943, avaient absorbé
Fleuve noir, GP Rouge et Or, Plon, Julliard,
la Librairie académique Perrin et d’autres
maisons qui dominaient à la fois le secteur
du polar et du roman d’espionnage, de la
science-fiction et du livre de jeunesse, sans
oublier la littérature générale. De l’autre,
son partenaire, la CEP Communication,
portée par Havas, avait racheté Nathan,
Larousse, Bordas-Dunod et visait à consti-
tuer un groupe européen de communication
autour de Havas, de la Banque de Paris et
des Pays-Bas (actionnaire principal de
Hachette) et de la Compagnie luxembour-
geoise de télédiffusion (CLT), propriétaire
de la radio RTL. Mais ce projet, destiné en
particulier à faciliter la réélection de Valéry
Giscard d’Estaing à l’Élysée en 1981, avait
échoué et Jean-Luc Lagardère (président-
directeur général de Matra et d’Europe 1)
en avait profité pour effectuer un raid bour-
sier spectaculaire sur la Librairie Hachette,
tombée dans son escarcelle en décem-
bre 1980. La CEP Communication lui avait
certes ravi Larousse en 1984, mais
avant 1988 elle ne pouvait inquiéter le lea-
der de l’édition française, le nouveau
groupe Hachette, qui avait remplacé l’an-
cienne Librairie Hachette, la société ano-
nyme créée en 1919.
À la même époque, un autre acteur entrait
en scène, le groupe Masson, emmené par
Jérôme Talamon et son cousin, M. Marc
E DITIS , B OLLORÉ LORGNE
Ladreit de Lacharrière, alors vice-président
de L’Oréal. Tous deux entendaient profiter
des mésententes qui déchiraient la famille
Gallimard pour essayer de bâtir un troi-
sième ensemble éditorial de taille euro-
péenne. L’OPA fut un échec et le groupe
Masson (avec ses dépendances Belfond,
Armand Colin, etc.) fut revendu au Groupe
de la Cité. Celui-ci était devenu numéro
un de l’édition française en profitant des
déboires de Jean-Luc Lagardère. Ce der-
nier s’était vu contraint de vendre les
ensembles immobiliers constitués par la
Librairie Hachette et les NMPP, afin
d’éponger les énormes dettes laissées par
la déconfiture, en 1992, de la Cinq, la
chaîne de télévision à laquelle M. Silvio
Berlusconi l’avait associé pour concurren-
cer TF1, privatisée en 1987.
Tandis que le groupe Hachette continuait
sa croissance à l’international en achetant
de nombreuses maisons d’édition, britan-
niques, australiennes, américaines, espa-
gnoles et sud-américaines, le Groupe de la
Cité allait devenir Havas publications édi-
tion (HPE). Une partie importante du
groupe se trouvait déjà dans le portefeuille
de la holding financière constituée par
Jimmy Goldsmith en 1968 et baptisée
Générale occidentale. Avant que tout
devienne affaire de rachats en cascade : la
Compagnie générale des eaux (CGE) s’em-
para de cette holding, le Groupe de la Cité
fut absorbé par son actionnaire principal,
WWW.DOYLEPARTNERS.COM
Havas, en 1997, en devenant HPE, puis la
CGE, majoritaire au capital de Havas,
absorba à son tour Havas… avant d’être
rebaptisée, en 1998, Vivendi, dont l’ambi-
tion, sous la houlette de M. Jean-Marie
Messier, fut de s’attaquer au marché mon-
dial de la communication, mais dont le des-
tin fut de se désintégrer lors de l’éclatement
de la bulle financière de 2002.
Il n’est pas besoin d’épiloguer très long-
temps pour imaginer le désarroi des
équipes qui travaillaient dans ces entre-
prises, totalement démotivées et ne sachant
plus de quoi leur avenir serait fait. Dirigés
par des manageurs sans mémoire ni culture
propre au monde du livre, les profession-
nels du secteur ignoraient, avant de lancer
une campagne de promotion d’un livre, si
elle durerait ou serait vite abandonnée au
profit d’un autre objectif, plus immédiate-
ment rentable. La consigne était de penser
le livre en fonction de sa capacité à migrer
d’un support à un autre (papier, cinéma,
télévision) et d’un bassin linguistique à un
autre, selon le modèle de Notre-Dame de
Paris version Disney. Comme l’a montré
André Schiffrin dans L’Édition sans édi-
teurs (La Fabrique, Paris, 1999), la subs-
titution d’une logique financière à une
logique industrielle ne pouvait qu’aboutir
à une catastrophe. L’obligation de dégager
plus de 10 % de rentabilité dans un secteur
H ACHETTE
qui ne se prête qu’imparfaitement aux pro-
jections dans le futur et à la centralisation
du commandement entraînait la disparition
du risque et de la recherche d’auteurs
inconnus, les deux piliers en principe de
l’édition depuis deux siècles.
Vendu à l’encan à l’automne 2002,
Vivendi Universal Publishing (VUP) fut
aussitôt racheté par Jean-Luc Lagardère,
ce qui souleva une tempête d’indignations
comparable à celle qui accompagna le raid
de M. Bolloré sur Hachette en 2020. Alors
que M. Jean-Jacques Aillagon, qui fut
ministre de la culture de Jacques Chirac,
s’était déclaré favorable à la constitution
d’un groupe d’édition de taille mondiale,
le Syndicat national de l’édition, le Syndi-
cat de la Librairie française, les sociétés
d’auteurs et de nombreux intellectuels se
mobilisèrent pour empêcher ce cataclysme.
L’intervention de la Commission euro-
péenne obligea Jean-Luc Lagardère à geler
cette opération et à confier à la banque
Natexis (Banque populaire) le soin de gérer
cette acquisition, VUP étant rebaptisé Editis
en 2003 et ce afin de souligner son indé-
pendance totale par rapport à Hachette.
M. Arnaud Lagardère, fils unique de
l’«acrobate», le surnom donné à son père
par les médias, fut autorisé par Bruxelles
à conserver 40 % de l’ex-VUP à l’au-
tomne 2004, tandis que les 60 % restants
étaient cédés au groupe Wendel Investis-
sement emmené par l’ancien patron du
STEPHEN DOYLE. – Sans titre, 2009
Mouvement des entreprises de France
(Medef), le baron Ernest-Antoine Seillière.
Bien qu’il ait affirmé, la main sur le cœur,
que cette acquisition marquait le début
d’une longue présence de son fonds finan-
cier dans le secteur de l’édition, Editis fut
revendu à l’espagnol Grupo Planeta, en
2008, avec une confortable plus-value. Une
nouvelle fois, on peut imaginer le désarroi
des éditeurs, au sens noble du terme, qui
se donnaient pour objectif de proposer aux
lecteurs des livres et non des produits.
Comme entre-temps Hachette avait
continué sa croissance à l’international,
repris Time Warner Book Group en 2006
et plusieurs maisons d’édition britan-
niques, qu’il commençait à rivaliser aux
États-Unis avec l’allemand Bertelsmann,
propriétaire de Random House, le britan-
nique Pearson (Penguin) et l’américain
Simon and Schuster, on assistait à une
gigantesque partie de Monopoly à l’échelle
planétaire, faisant redouter de nouvelles
batailles de titans. En France, Flammarion
avait été revendu à l’italien Rizzoli Cor-
riere della Sera en 2000, avant d’être repris
par Madrigall, la holding de Gallimard, en
2012. Quant au Seuil, il avait été absorbé
en 2004 par le groupe La Martinière (les
parfums Chanel), lui-même revendu en
2017 à un nouveau groupe aux appétits
grandissants, Média-Participations. Il ne
restait plus à Vivendi, dont M. Bolloré était
devenu l’homme fort en 2014, qu’à revenir
dans la communication, ce qui fut fait en
2018 quand, à la surprise générale, il fut
annoncé qu’Editis allait être racheté à
Grupo Planeta par son propriétaire de
2002 ! Le cercle se refermait. M. Bolloré
allait bientôt s’enfoncer dans le capital de
Lagardère (Hachette) à la faveur d’une
mauvaise opération stratégique conçue en
2020 par M. Nicolas Sarkozy, appelé en
renfort par M. Arnaud Lagardère, dont le
navire prenait l’eau de toutes parts.
Nul ne sait comment réagira la Com-
mission européenne devant ce nouvel ava-
tar de concentration à la française, mais
la situation ne ressemble en rien à ce
qu’elle était en 2002. Hachette pèse
aujourd’hui 2,6 milliards d’euros, Editis
850 millions, et les numéros trois et qua-
tre, Média-Participations (caractérisé par
son ancrage dans la bande dessinée,
notamment Le Lombard, Dupuis, Dar-
gaud) et Madrigall, entre 650 et 700 mil-
lions d’euros. Or, si M. Bolloré veut
aujourd’hui échanger le numéro deux
contre le numéro un, ce n’est pas qu’une
question de chiffres : l’homme d’affaires
est animé par une forte volonté de « réar-
mement moral ». Qu’il ait cédé officiel-
lement la direction de son groupe à son
fils aîné ne change rien à l’affaire, il ne
cache pas ses intentions de tout faire pour
imposer dans son empire (CNews,
Europe 1, Canal Plus, bientôt Paris Match
et Le Journal du dimanche) les valeurs
traditionnelles de l’Occident chrétien.
Même si les Gafam (Google, Apple, Face-
book, Amazon et Microsoft) ont pris,
depuis 2010-2015, une importance consi-
dérable dans le domaine de la vente en
ligne, l’apparition d’un empire médiatique
possédant ses chaînes de télévision, ses
radios, ses journaux, ses maisons d’édition
et, déjà, de fortes positions sur le Web sou-
lève de multiples craintes. Le milliardaire
Ladreit de Lacharrière, dont le groupe pos-
sédait une des plus importantes agences
de notation financière du monde, par ail-
leurs généreux mécène de Mme Penelope
Fillon et très actif désormais dans
l’industrie culturelle, a lancé Webedia,
une entreprise en plein développement
dans le domaine des médias en ligne
(Purepeople, Puremedias, etc.) et des jeux
vidéo (Jeuxvideo.com). Editis et Hachette
ont également investi dans ce secteur. On
peut donc tenir pour assuré que de grandes
batailles se préparent pour contrôler le
« temps de cerveau disponible » des indi-
vidus, l’enjeu des nouveaux affrontements
sur la scène de l’édition.
(1) Cf. Édition, presse et pouvoir en France au
XXe siècle, Fayard, Paris, 2008, et L’Âge d’or de
la corruption parlementaire. 1930-1980, Perrin,
Paris, 2018.

Au bon vouloir des procureurs
Quand une personne est déférée au parquet à l’issue de sa
garde à vue, le procureur dispose d’une grande latitude :
il peut décider de classer le dossier sans suite, d’engager
des poursuites, de prononcer une interdiction de séjour ou
un « rappel à la loi ». Cette procédure, qui échappe à tout
débat contradictoire, s’avère fort commode pour réprimer
les manifestants.
PAR RAPHAËL KEMPF *
L
E samedi 7 août 2021 se déroule à
Paris une manifestation contre le passe
sanitaire, mis en place par le gouverne-
ment afin de pousser les Français à se
vacciner contre le Covid-19. Selon de
nombreuses personnes, ce passe permet
d’étendre le champ du contrôle techno-
logique sur les corps, mais aussi de don-
ner des pouvoirs de surveillance consi-
dérables à des entités privées. La
défenseure des droits dénonce le risque
d’une société à deux vitesses et d’un ren-
forcement des inégalités (1).
Venu de la Sarthe pour participer à ce
cortège, Hector, un jeune homme de
23 ans, est interpellé à Paris à la fin de
la manifestation et trouvé porteur de
gants de moto et de lunettes de piscine.
Ces dernières peuvent être utilisées par
des manifestants pour se protéger des gaz
lacrymogènes, massivement employés
par les compagnies républicaines de
sécurité (CRS) et gendarmes mobiles
pour le maintien de l’ordre.
Après des atermoiements, la jurispru-
dence a fini par considérer que la seule
possession d’éléments de protection
comme des lunettes n’était pas de nature
à caractériser un délit (2). Autrement
dit : il n’est pas interdit d’aller à une
manifestation avec des lunettes de pis-
cine. Quant aux gants de moto, il est
naturel d’en avoir lorsqu’on est motard,
et c’est même une obligation légale…
Mais ces considérations juridiques sont
ignorées par les policiers qui interpellent
et par les procureurs qui valident. Hec-
tor est donc placé en garde à vue au
commissariat du Ve arrondissement,
dont il ne sortira le lendemain,
* Avocat. Auteur de Violences judiciaires. La justice
et la répression de l’action politique, La Découverte,
Paris, 2022, dont ce texte est extrait.
AUVERGNE-RHÔNE-ALPES
LYON. Le 5 octobre, à 18 h 30, Maison des
passages, 44, rue Saint-Georges : « La bataille
pour le Chili », avec Renaud Lambert, autour
du dernier numéro de Manière de voir
« Batailles pour le Chili. De Salvador Allende
à Gabriel Boric ». En partenariat avec Visages
de l’Amérique latine de Radio Canuts, le Col-
lectif Lyon soutient le Chili et le Comité AL
SUR. (catherine.chauvin@wanadoo.fr)
BRETAGNE
RENNES. Le 5 octobre, à 18 h 30, Maison
internationale, 7, quai Chateaubriand (salle
Atlantique) : « café-Diplo » autour de l’article
de Martine Bulard « Le travail ne paie pas »
(septembre). (amd.rennes@gmail.com)
CENTRE-VAL DE LOIRE
TOURS. Le 14 octobre, à 20 h 30, association
Jeunesse et Habitat, 16, rue Bernard-Palissy :
« La géopolitique de l’Afrique des Grands Lacs
– Lorsque la guerre tourne en boucle », avec
Colette Braeckman. Le 20 octobre à 19 heures
L A PRATIQUE ARBITRAIRE
JOCELYN COLLAGES - NEUTRAL GREY - SAIF IMAGES
dimanche, que pour être conduit au
dépôt du tribunal judiciaire de Paris,
porte de Clichy, où il passera la nuit.
Le lundi 9 août, le parquet considère
qu’il a commis le délit de participation
à un groupement en vue de la commis-
sion de violences ou de dégradations.
Ce délit, abondamment critiqué et com-
menté, est utilisé de façon massive par
les policiers et les procureurs pour
réprimer les manifestants. Légalement,
cette infraction spécifique punit l’in-
tention de commettre, en groupe et à
l’avenir, des violences ou des dégrada-
Difficiles classements sans suite
J E lui ai conseillé de ne pas respecter
cette obligation, en l’informant des
conséquences pour qu’il puisse agir en
pleine connaissance de cause : de retour
à Paris, il pourrait être interpellé et
conduit au poste pour procéder à des
vérifications ; informé, le parquet pour-
rait alors décider de le renvoyer devant
le tribunal correctionnel. Il s’agit là
d’une hypothèse d’école, mais ce serait
le seul moyen de provoquer un débat
contradictoire et public sur cette pra-
tique, qui ne prospère que parce qu’elle
a lieu loin des regards, dans l’intimité
du bureau du procureur, à quelques
mètres à peine des geôles du dépôt.
L’humiliation, la violence, l’infério-
risation liées à la garde à vue et au défer-
rement sont systématiquement minimi-
sées, voire ignorées, par ceux et celles
qui en sont les principaux responsables :
les procureurs et leurs substituts, telle-
ment habitués à « gérer » des dizaines,
voire des centaines, de gardes à vue par
week-end qu’ils en banalisent les effets
sur celles et ceux qui en sont victimes.
Il n’y a par ailleurs jamais d’excuse de
la part de l’institution pour ces privations
de liberté, assorties d’une sanction de
bannissement et d’une inscription dura-
et le 24 octobre à 11 heures, sur Radio Béton
(93.6), présentation du Monde diplomatique
du mois. (pjc.arnaud@orange.fr)
GRAND EST
METZ. Le 11 octobre, à 20 heures, forum
de l’Institut régional du travail social, 41,
avenue de la Liberté, Le Ban-Saint-Martin :
« Penser la domination avec Pierre Bour-
dieu », avec Gisèle Sapiro. Le 13 octobre, à
18 h 30, petite salle des Coquelicots, 1, rue
Saint-Clément : « café-Diplo » sur le thème
« “Big Pharma”, des multinationales du
médicament sans contre-pouvoir ? ».
(pollmann5@univ-lorraine.fr)
HAUTS-DE-FRANCE
LILLE. Le 12 octobre, à 20 heures, au café
Les Sarrazins, 52, rue des Sarrazins : « Quel
avenir pour les nouvelles mobilités automo-
biles ? », avec Mathieu Chassignet et Vincent
Doumayrou. Le 17 octobre, à 20 heures, au
même endroit : « La mine d’or de l’e-santé »,
avec Gilles Balbastre. (amdnord@yahoo.fr)
ÎLE-DE-FRANCE
PARIS. Le 21 octobre, à 19 heures, au théâtre
Dunois, 7, rue Louise-Weiss, la pièce Carnet
de corps sera suivie d’un débat autour du Sri
Lanka et du conflit tamoul avec les artistes de
la troupe et Cédric Gouverneur, journaliste.
Réservations : 01-45-84-72-00 ou reserva-
tion@dunois.com. (amis.diplo.75@gmail.com)
SAINT-DENIS. Le 20 octobre, à 19 heures,
à La Belle Étoile, 14, allée Saint-Just, La
Plaine-Saint-Denis : « Soirée projection-
débat : 60 ans de l’indépendance du peuple
algérien », avec Mahfoud Rezigat (Rahim),
président de l’association APCV, porteur et
3, avenue Stephen-Pichon, 75013 Paris. Tél. : 01-53-94-96-66 www.amis.monde-diplomatique.fr
23 LE MONDE diplomatique – OCTOBRE 2022
DES RAPPELS À LA LOI
La solution magique
réside alors dans le rap-
pel à la loi : en vertu du
code de procédure
pénale, le procureur peut
en effet « procéder au
rappel auprès de l’au-
teur des faits des obliga-
tions résultant de la
loi ». En pratique, cette
admonestation est pro-
noncée par un policier
ou un délégué du procu-
reur, généralement un
policier à la retraite. Il
s’agit là d’une décision
unilatérale, qui n’est
soumise à aucun contrôle
d’un juge indépendant ni
à aucun débat contradic-
JOCELYN COLLAGES. – Sans titre, de la série toire entre l’accusation
« Entre collages et réalités », 2016
et la défense. Le procu-
tions (3). En l’espèce, le dossier est ridi- reur peut se tromper lourdement, peu
culement faible, et Hector n’est donc importe : personne ne pourra contredire sa
pas renvoyé devant un tribunal, qui décision. Les avocats ont le droit de pré-
l’aurait assurément relaxé, mais devant senter des observations, mais celles-ci
Mme Nancy Guitton, déléguée du pro- n’ont aucun effet en pratique, car aucun
cureur de Paris. Celle-ci lui rappelle les tiers ne peut trancher ce débat inexistant.
obligations d’une loi qu’il n’a pas vio- Il s’agit encore une fois d’un pouvoir arbi-
lée et lui interdit de revenir à Paris pen- traire de la part du parquet, qui pense
dant six mois. qu’une infraction a été commise alors que
tel n’est souvent pas le cas.
La loi Belloubet du 23 mars 2019, du
nom de l’ancienne ministre de la justice,
ble dans les fichiers de la police. Il est
en effet tellement simple de décider d’un
a permis aux procureurs de la Répu-
blique d’assortir leurs décisions de rap-
pel à la loi d’une interdiction de
« rappel à la loi » dans le confort d’un séjour (4). Ils peuvent ainsi « demander
bureau fermé au regard du public, loin à l’auteur des faits de ne pas paraître,
du débat contradictoire pourtant censé pour une durée qui ne saurait excéder
garantir la justice. La loi a permis à cette six mois, dans un ou plusieurs lieux
pratique rétrograde de prospérer, et le déterminés dans lesquels l’infraction a
plus frappant consiste en ce que les par- été commise ». Le verbe « demander »
quetiers, qui se pensent défenseurs des est impropre : l’intéressé ne peut pas
libertés et de l’État de droit, se sont refuser. Les mots « auteur des faits » et
engouffrés dans la brèche pour réprimer « infraction » sont tout aussi inappro-
encore et encore, sans laisser aux inté- priés. Il n’y a pas d’auteur, pas plus que
ressés la possibilité de se défendre. d’infraction, à ce stade de la procédure,
car aucun juge n’a dit, après un débat,
Il faut dire que le classement sans que la personne avait commis un délit.
suite ne va pas sans difficultés pour le Au sens strict, elle est innocente.
parquet. Il a pour effet de faire baisser
un chiffre cardinal : le taux de réponse Depuis l’entrée en vigueur de cette loi,
pénal, exprimé en pourcentage. Classer le parquet de Paris a multiplié les rappels
sans suite un dossier après un déferre- à la loi sous condition de ne pas paraître
ment, c’est d’une certaine manière pendant plusieurs mois. Ainsi, des dizaines
reconnaître que la personne a été arrêtée de manifestants, privés de liberté en garde
et privée de liberté à tort. Cela conduit à vue puis au dépôt du tribunal, ont ren-
en outre à effacer les données person- contré un délégué du procureur qui leur a
nelles récoltées pendant la garde à vue expliqué qu’ils avaient commis un délit et
(signalisation, photographies, emprein- qu’ils ne devaient pas revenir à Paris. Cela
tes digitales, ADN) et inscrites dans des équivaut dans les faits à une interdiction
fichiers de police. En d’autres termes, de manifester dans la capitale.
pour un magistrat du parquet, le classe-
ment sans suite ne présente que des Peu après la loi Belloubet, une autre
inconvénients. loi a prévu l’inscription de ces interdic-
passeur de mémoire contre l’oubli, et Akram SAINT-JUNIEN. Du 17 au 30 octobre : 3e édi-
Belkaïd. En partenariat avec Jolie Môme et tion du festival « Foutez-nous la paix ! », avec
l’association APCV. pour thèmes : la Chine et « Femmes : guerres et
(amis.diplo.93@gmail.com) paix ». Rencontres, projections-débats, exposi-
tions, ateliers, concerts, théâtre… (danimagi-
YVELINES. Le 8 octobre, à 17 heures, hôtel naire@yahoo.fr)
de ville de Versailles, salle Saint-Exupéry :
« L’OTAN. Jusqu’où, jusqu’à quand ? »
(Manière de voir n° 183), avec Hélène Richard. OCCITANIE
(eveleveque@wanadoo.fr)
AUDE. Le 1er octobre, à 18 h 30, à La Borieta,
385, boulevard Denis-Papin à Carcassonne,
spectacle N’i a pro ! autour des luttes viticoles
NOUVELLE-AQUITAINE occitanes dans les années 1960 et 1970, suivi
GIRONDE. Le 13 octobre, à 20 heures, salle d’un débat. Le 21 octobre, à 18 heures, au
Aragon à Port-Sainte-Foy : « La politique Théâtre + Cinéma, 2, avenue Maître-Hubert-
monétaire face aux crises et à l’inflation », Mouly à Narbonne : « Vers un nouveau
avec Michel Cabannes. Le 18 octobre, à monde ? », avec Morvan Burel. Rencontre sui-
18 h 30, médiathèque Gabriel-Mistral, à vie à 20 heures du spectacle HappyMerry-
JoyYay ! (entrée libre pour la conférence, réser-
Artigues-près-Bordeaux : « La transition éco-
logique : inflexion ou mutation ? », avec vation obligatoire auprès du théâtre pour le
spectacle). (contact@amisdiplo11.org)
Michel Cabannes. Le 19 octobre, à 18 h 30,
médiathèque Flora-Tristan, à Bordeaux : PERPIGNAN. Les AMD 66 se réunissent
« Tous égaux devant la justice », avec Simone chaque troisième jeudi du mois, à 19 h 15, au
Gaboriau. (amis.diplo33@gmail.com) Casal de Perpinyà, 23, avenue du Lycée,
De « grandes rencontres »
pour réfléchir autrement
TOULOUSE. Le samedi 8 octobre, à 17 heures, à l’Utopia Borderouge, 59, avenue
Maurice-Bourges-Maunoury : « Fer, route, air, mer : quels choix énergétiques pour
se déplacer demain ? », avec Aurélien Bernier, Philippe Descamps, Béatrice Jarrige
et Olivier Lefebvre.
RENNES. Le samedi 15 octobre, à 17 h 30, espace conférence, chambre des
métiers et de l’artisanat de la région Bretagne, 1, rue de l’Alma : « Dette, inflation,
crise de l’euro : la plomberie néolibérale dans l’impasse », avec Marlène Benquet,
Renaud Lambert et Benjamin Lemoine.
Inscription obligatoire sur le site de l’association.
tions de paraître au fichier des per-
sonnes recherchées (FPR), qui recense
les informations concernant par exem-
ple les personnes recherchées par la jus-
tice dans le cadre d’une enquête de
police judiciaire, ou encore des étran-
gers faisant l’objet d’une obligation de
quitter le territoire français (OQTF).
C’est également au FPR que sont men-
tionnées les fameuses « fiches S ».
Désormais, les interdictions de séjour
décidées par un procureur sont inscrites
dans ce fichier (5). Ainsi, tout policier
ou gendarme procédant au contrôle de
l’identité d’une personne pourra voir si
elle fait l’objet d’une telle mesure.
Techniquement parlant, le rappel à la
loi assorti d’une interdiction de séjour
n’est pas une peine ; il n’est pas non plus
la reconnaissance d’une culpabilité.
Cependant, la nuance n’est jamais
précisée par les délégués du procureur
chargé de la procédure. Et les personnes
qui en font l’objet ont le sentiment – par-
faitement légitime – d’avoir été sanction-
nées par la justice et donc de s’être ren-
dues coupables d’une infraction… que
généralement elles contestent avoir com-
mise ! Il n’existe au surplus aucun recours
contre cette décision, ce qui souligne
encore son caractère arbitraire.
La loi Dupond-Moretti du 22 décem-
bre 2021 remplace le rappel à la loi par
l’avertissement pénal probatoire à
compter du 1er janvier 2023. Si le nou-
veau texte prévoit expressément qu’il
ne peut être appliqué qu’à des personnes
qui reconnaissent leur culpabilité, cela
ne devrait guère changer les pratiques
des parquets, qui pourront continuer à
imposer des interdictions de paraître,
lesquelles ne sont pas abrogées. En
outre, une personne qui contesterait sa
culpabilité mais qui se verrait imposer
un avertissement pénal probatoire
n’aurait aucune voie de recours contre
cette décision…
(1) Avis de la défenseure des droits n° 21-11,
Paris, 20 juillet 2021. Lire aussi « Passe sanitaire
et impasse des libertés », Le Monde diplomatique,
septembre 2021.
(2) Cour d’appel de Paris, arrêt n° 19/03677 du
19 février 2021.
(3) Article 222-14-2 du code pénal. Cf. Olivier
Cahn, « Construction d’un maintien de l’ordre
(il)légaliste », Revue de science criminelle et de droit
pénal comparé, n° 4, Paris, 2020.
(4) Article 59 de la loi n° 2019-222 du 23 mars 2019
de programmation 2018-2022 et de réforme pour la
justice.
(5) Article 16 de la loi n° 2020-936 du
30 juillet 2020 visant à protéger les victimes de
violences conjugales.
pour discuter du dernier numéro. (amisdi-
plo66@gmail.com)
PAYS DE LA LOIRE
LA ROCHE-SUR-YON. Le 8 octobre, à
10 heures, au Champ libre, 2, place du Mar-
ché : « café-Diplo » autour de trois articles du
numéro de septembre : « Ukraine, la guerre à
tout prix » par Igor Delanoë, « De la coloni-
sation à l’apartheid » par Alain Gresh et « Le
travail ne paie pas » par Martine Bulard.
(michelmerel54@laposte.net)
PROVENCE-ALPES-CÔTE D’AZUR
AIX-EN-PROVENCE. Le 20 octobre, à
20 h 30, au théâtre de la Maison des jeunes et
de la culture Jacques-Prévert, 24, boulevard
de la République : projection du film de Pierre
Zellner Basta capital, suivie d’un débat avec
Fabrice Aubert. (d.bruet@orange.fr)
AVIGNON. Le 15 octobre, à 16 heures, au
Fenouil à vapeur, 145, rue de la Carreterie :
« Géopolitique du climat. Les relations
internationales dans un monde en surchauffe »,
avec François Gemenne. (ballaylavallee@
gmail.com)
NICE. Le 13 octobre, à 19 h 45, Chez Pauline,
4, rue Bavastro : « café-Diplo » autour de
l’article d’Igor Delanoë « Ukraine, la guerre
à tout prix » (septembre). (diplo@
geller-conseil.eu)
HORS DE FRANCE
BRUXELLES. Le 25 octobre, à 19 heures,
au DK, 70b, rue du Danemark : « OTAN :
cartes sur table » à propos du Manière de voir
n° 183 « L’OTAN. Jusqu’où ? Jusqu’à
quand ? », avec Hélène Richard et Samuel
Legros. (amd.belgique@gmail.com)
OCTOBRE 2022 – LE MONDE diplomatique
24

EUROPE PROCHE-ORIENT ASIE

L I T T É R AT U R E S
JOURNAL INQUIET D’ISTANBUL. – Ersin LES RACINES DU CHAOS. Irak, Syrie, L’EFFACEMENT. – Mayyu Ali avec Émilie

S’envoler vers soi

Karabulut
Dargaud, Paris, 2022, 149 pages, 23 euros.
Faire de la bande dessinée peut en Turquie pas-
ser pour un sport de combat, quand Ersin Kara-
bulut, né en 1981, choisit sa voie. Pourtant, il
suffit de ne pas moquer le pouvoir, de se conten-
ter d’un humour indolore et de ne surtout pas
caricaturer le nouveau dirigeant du pays,
Liban, Yémen, Libye. – Pierre-Jean Luizard
Tallandier, Paris, 2022, 238 pages, 19,90 euros.
Les « printemps » de 2011 ne sont plus qu’un
souvenir et, dans le monde arabe, y compris en
Tunisie, la contre-révolution triomphe. Mais il y
a plus grave, comme l’analyse Pierre-Jean Lui-
zard, spécialiste de cette région du monde et plus
particulièrement de l’Irak. Il ne s’agit pas sim-
Lopes
Grasset, Paris, 2022, 272 pages, 20,90 euros.
Le poète Mayyu Ali puise dans l’écriture une
énergie et une force peu communes. Des ressorts
indispensables pour défendre la culture et l’exis- Les Trente Noms de la nuit
tence même de son peuple, les Rohingyas. Dans
son autobiographie, coécrite avec la journaliste de Zeyn Joukhadar
française Émilie Lopes, il raconte son enfance

M. Recep Tayyip Erdoğan, alors leader du Parti
de la justice et du développement (AKP). L’his-
toire « vraie » d’Ersin Karabulut, traduite par
Didier Pasamonik, raconte la vie d’un gosse
féru de bulles et de récits. Comme bien d’autres,
il refuse de devenir ingénieur, un bon métier,
comme disent les parents. Tenace, il se rend
chez les éditeurs de magazines d’humour et
devient auteur chez Lombak avant de rejoindre
l’hebdomadaire satirique Penguen, une de ces
revues qui faisaient respirer le pays. Penguen
s’est sabordé en 2017. Entre fidélité à ses héros
dessinés porteurs de convictions et sa soif de
reconnaissance, il hésite. Avec le dessin de
Musa Kart représentant M. Erdoğan en chat
empêtré dans sa pelote commence une lutte
entre la liberté et la censure qui ne s’est pas
arrêtée. Les journaux satiriques turcs disparais-
sent – mais pas l’opposition.
CHRISTOPHE GOBY
LA DOMINATION POLITIQUE EN TUR-
QUIE. Une analyse relationnelle. – Sous la
direction d’Ișil Erdinç et Benjamin Gourisse.
Karthala, Paris, 2022, 554 pages, 32 euros.
Autoritaire ou démocratique, néolibéral isla-
miste ou illibéral ? Les commentateurs peinent
souvent à définir la nature du régime politique
turc – qu’il s’agisse de l’actuel gouvernement
du Parti de la justice et du développement
(AKP) ou de ses prédécesseurs kémalistes.
Les études réunies ici cherchent à dépasser
les lectures essentialistes pour analyser les
« ressorts sociaux de la domination politique »
au cours du siècle écoulé, depuis l’avènement
de la Turquie républicaine jusqu’à aujourd’hui.
Plusieurs articles mettent en lumière le rôle
des réseaux locaux, comme celui des muhtar,
les maires de quartier ou de village, ou celui
des syndicats, utilisés comme « courroie de
transmission » par les partis, y compris l’AKP.
Tous soulignent l’importance des liens clien-
télistes et des réseaux notabiliaires – qui ont
souvent fait défaut au Parti républicain du
peuple (CHP) kémaliste, tandis que l’AKP
s’inscrit dans une continuité conservatrice de
mobilisation des élites locales qui remonte au
moins jusqu’au Parti démocrate (DP), qui
imposa une première alternance en 1950.
JEAN-ARNAULT DÉRENS
IDÉES
PANTHÈRES ET PIRATES. Des Afro-Amé-
ricains entre lutte des classes et Black Power. –
Sylvain Pattieu
La Découverte, Paris,
2022, 347 pages, 22 euros.
Si toute votre vie vous avez rêvé d’être un pirate
de l’air, il vous faut lire ce récit sociologique
des tribulations des militants afro-américains
qui, en 1972, détournent le vol Détroit-Miami
pour se réfugier à Alger. Il restitue les trajec-
toires de Melvin et Jean McNair, leur enfance,
leur adhésion progressive aux thématiques révo-
lutionnaires des Black Panthers, pour compren-
dre ce qui, dans leur refus du racisme de la
société américaine, les conduit au basculement.
Arrêtés à leur arrivée, exfiltrés vers la France
par le réseau Solidarité d’Henri Curiel, ils sont
incarcérés quelques années. La dernière partie
du livre porte sur leur engagement dans les quar-
tiers populaires de Caen, où ils se sont installés,
en explorant de façon particulièrement fine les
luttes sociales d’un côté et de l’autre de
l’Atlantique : « Ils étaient afro-américains. Ils
le sont restés. Mais ils sont devenus noirs en
France. » Cette enquête livre une vision diffé-
renciée des dynamiques de racialisation, dont
l’importation en France, loin de faire disparaître
la question sociale, redouble selon l’auteur les
rapports de classe.
FRANCK POUPEAU
DÉMILITARISER LA FRANCE. Plaidoyer
pour un pays acteur de paix. – Alain Refalo
Chronique sociale, Lyon,
2022, 126 pages, 14 euros.
Publié le jour de l’entrée en guerre de la Rus-
sie, cet ouvrage vient rappeler que la France
est le cinquième pays le plus militarisé du
monde (295 milliards d’euros de dépenses
entre 2013 et 2025) et le troisième marchand
d’armes. Selon l’auteur, membre du Mouve-
ment pour une alternative non violente (MAN),
la multiplicité des commémorations entretient
la culture d’une mémoire guerrière. Le mythe
de la dissuasion nucléaire ainsi que les inter-
ventions militaires extérieures sont questionnés
tant du point de vue éthique que dans leurs
finalités et leurs résultats, en particulier dans
la lutte contre le terrorisme. Face à cela, Alain
Refalo milite pour une pacification de la
société à travers des stratégies civiles de
défense passant à la fois par le système éducatif
et la démilitarisation des forces de police.
Selon lui, résister à la militarisation pour
construire un avenir de paix nécessitera sans
doute des porteurs emblématiques, comme
jadis le général Jacques Pâris de Bollardière,
mais cela passera surtout par des luttes collec-
tives comme celle du Larzac.
JEAN-PIERRE CRÉMOUX
L
plement d’un retour en force de régimes autori- (il est né en 1991) avec des amis bouddhistes et
taires qui n’ont que faire des transitions démo- hindous, et sa prise de conscience, peu à peu, Traduit de l’anglais (États-Unis)
cratiques mais d’un effondrement du modèle de d’un écart. Ils peuvent continuer leurs études, par Nino S. Dufour,
l’État-nation dans de nombreux pays. Irak, Liban, pas lui. Car il est rohingya, membre d’une mino- Rue de l’échiquier, Paris,
Libye, Syrie et Yémen sont tous gagnés par le rité musulmane vivant en Arakan, dans l’ouest 2022, 256 pages, 24 euros.
chaos permanent, la division, l’effacement de de la Birmanie, apatride en vertu d’une loi de
l’autorité de l’État au profit de milices, de groupes 1982 sur la nationalité. Il décrit la peur omnipré-
paramilitaires ou de forces étrangères. Une consé- sente, l’arbitraire dont lui et ses coreligionnaires
quence de décennies de répression, de corruption sont la cible. À partir de 2012, les exactions
et d’échec des politiques économiques. Que contre les Rohingyas se multiplient. En 2016, les ES oiseaux occupent sa vie et
faire? Comment surmonter les obstacles qui s’op- violences de l’armée birmane sont telles que ses pensées. Ceux qui croisent ses déam-
posent au développement, à la stabilité et à la 700 000 personnes fuient vers le Bangladesh. bulations dans les rues de New York :
paix, parmi lesquels la fameuse açabiya, cet esprit Elles y survivent depuis, privées de tout. Malgré pigeons, bruants à gorge blanche,
de clan qui soude les régimes au pouvoir ? Pour l’adversité, Mayyu Ali fait face, jonglant entre
l’auteur, il faut que les systèmes en place « déga- plusieurs vies – « notre quotidien est si violent chouettes, corbeaux, chardonnerets
gent », tâche qui incombe aux peuples concernés, qu’il nous faut de l’imagination pour survivre ». échappés de la cargaison d’un éleveur
le devoir d’ingérence occidental étant révolu. Un récit remarquable ponctué des poèmes de clandestin sur Washington Street, hiron-
l’auteur, aujourd’hui exilé au Canada. delles… Ceux de la fresque qu’il a peinte
AKRAM BELKAÏD
CHRISTINE CHAUMEAU sur la façade en briques écorchées d’un
ÉVEILLER LES CONSCIENCES. Entre-
L’ART DE VIVRE À LA JAPONAISE. – Erin
immeuble promis à la destruction, ultime
tiens avec vingt-deux écrivains algériens. –
Youcef Zirem Niimi Longhurst vestige de Little Syria, l’ancienne enclave
de la communauté syrienne, démolie pour
Fauves, Paris, 2022, 129 pages, 15 euros. Harper Collins Poche, Paris,
2022, 288 pages, 7,40 euros. permettre la construction des bretelles
«Les Algériens ont une peur terrible de la diffé- d’entrée du Brooklyn-Battery Tunnel : les
rence», tel est le verdict abrupt que le poète et La philosophie qui sous-tend la mentalité japo- hudhud, ces huppes qui sont les héroïnes de La Conférence des oiseaux, le
romancier Mustapha Benfodil livre à son collègue naise est peu connue. En de brefs chapitres, la
Youcef Zirem. Ce dernier a entrepris d’interroger jeune essayiste anglo-nippone Erin Niimi Long- poème médiéval persan de Farid Al-Din Attar contant le chemin de l’illumi-
vingt-deux écrivains algériens à propos de leur hurst en décrypte les concepts fondamentaux. nation. Mais il y a aussi les étourneaux mécaniques de sa sœur Reem, et
trajectoire, de leur art, de leurs engagements et de L’un des plus intéressants est l’ikigai, souvent tous ceux qu’étudiait leur mère, ornithologue morte dans un incendie cinq
leur rapport à un pays en proie à un système poli- traduit par « raison d’être » ou « bonheur d’être ans plus tôt, le docteur Benjamin Young et Laila Zeytouneh. De cette der-
tique qui ne tolère aucune contestation. À l’ex- toujours occupé ». Cela expliquerait la volonté nière, artiste mystérieusement disparue, il possède le journal intime, qui est
ception de Boualem Sansal, la plupart des auteurs des Japonais de conserver une activité après la
qui s’expriment sont peu ou pas connus en France. retraite. Et certains y voient également l’une des aussi un cahier d’observations. Il lui a été en quelque sorte transmis par la
Loin des clichés et des normes d’une grande partie raisons de la forte longévité de la population. chouette qui rend visite chaque jour à sa grand-mère malade : elle l’a
du milieu littéraire français, qui continue d’entre- Autre notion intéressante, celle de wabi sabi, conduit à fouiner dans la cavité d’une cloison.
tenir une relation ambiguë avec l’Algérie et ses qui célèbre la « beauté de l’imperfection » et le
écrivains, ces «Algériens ont des choses à dire temps qui passe. « Wabi sabi, c’est tomber sur Dès lors, ces deux récits, ces deux destinées de deux peintres que deux
sur eux-mêmes», affirme ainsi Chawki Amari. La un ancien chemisier remisé au fond de notre générations séparent, ne vont cesser de se croiser, de se répondre, pour finir
nécessité impérieuse d’écrire y compris lorsque penderie ou cuisiner un repas délicieux à partir
le climat politique est incertain ou dangereux est de restes », explique l’auteure. Ce concept par se rejoindre, racontant la quête d’un oiseau si rare que beaucoup doutent
une constante chez la plupart, parmi lesquels le évoque aussi la frugalité, une notion historique- de son existence : le Geronticus simurghus. Écho du simorgh, l’oiseau
poète et éditeur Lazhari Labter. Est également sou- ment importante dans la mentalité nippone, qui mythique que recherchent les huppes du poème, et dont le nom peut signifier
ligné le rapport décomplexé à la langue française, revient en force après l’emballement de la « trente oiseaux ».
et s’affirme l’indignation récurrente à l’égard d’un consommation et la bulle économique. En
régime peu enclin à favoriser la culture et, plus témoigne le succès dans l’Archipel des ouvrages Mais le narrateur est tout aussi motivé par une autre quête, celle de son
particulièrement, le secteur de l’édition. sur la décroissance.
identité. Né dans un corps de fille mais convaincu de n’en être pas une, à
ÉMILIE GUYONNET
ILHAM DEWANDA l’instar de Zeyn Joukhadar, il ne rencontre dans cette recherche-là pas moins
HISTOIRE DE L’ALGÉRIE CONTEMPO- MALAISIE CONTEMPORAINE. – Sous la d’obstacles et de doutes, comme si seul ce qui est déjà connu et catalogué
RAINE. De la régence d’Alger au Hirak (XIXe- direction de David Delfolie, Nathalie Fau et pouvait être reconnu. « Les gens ne voient que ce qu’ils sont prêts à voir. »
XXIe siècles). – Pierre Vermeren Elsa Lafaye de Micheaux
Ce subtil entremêlement narratif fait écho à l’enchevêtrement quasi
Nouveau Monde, Paris, Les Indes Savantes - Irasec,
métaphorique des discours. Les oiseaux évoqués, qui s’avèrent souvent
2022, 397 pages, 22,90 euros. Paris, 2021, 600 pages, 33 euros.
migrateurs, réagissent en permanence aux mouvements de la ville :
Soixante ans après son indépendance, l’histoire Prenant place dans la série des monographies semblables à tous les migrants qui espèrent « ne pas être dévorés par
de l’Algérie demeure marquée par de multiples nationales de l’Institut de recherche sur l’Asie du
interrogations auxquelles l’historien Pierre Ver- Sud-Est (Irasec), l’ouvrage explore les multiples l’appétit insatiable de ces mêmes forces qui les avaient chassés de leur
meren entend répondre. Comment ce pays est-il facettes de la Malaisie. Sa construction doit pays natal, en espérant s’en sortir dans ce lieu qui n’avait pas été construit
devenu une nation ? Quelles synergies au fil du beaucoup à l’influence coloniale anglaise, qui a pour eux ». Celui qui n’aura de nom qu’à la fin de sa quête est encombré
temps entre régence ottomane, colonie française induit un partage non égalitaire du pouvoir et des par un corps qui lui semble étranger, et l’emprisonne tout autant que le
et État souverain à partir de 1962 ? Quelle place ressources, entre les populations considérées regard des autres. Depuis l’adolescence, une gaine aplatit, au niveau de la
tient l’armée dans le système politique ? comme «natives» (Bumiputras) et les autres, par-
Comment caractériser l’économie du pays, qui ticulièrement celles d’ascendance chinoise et cage thoracique, « les deux passagers qui, installés sur [s]a poitrine,
donne une impression d’immobilisme ? Quelle indienne. La logique politique est « implacable- cachent la surface [de lui]-même ». Pour que les autres le rencontrent
est la réalité de la société algérienne et comment ment ethnique». La Malaisie dispose d’un produit vraiment, il va se couper les cheveux et demander qu’on l’appelle désormais
a-t-elle évolué ? L’approche est documentée et intérieur brut par habitant équivalent à celui de la
Nadir. Mais la compréhension par le lecteur de cette prise de conscience
assez exhaustive, l’ouvrage allant de l’époque Grèce ou de la Croatie, notamment grâce aux
des corsaires au Hirak, en passant par la résis- hydrocarbures et à de vastes plantations de pal- est aussi progressive que celle-ci a dû l’être.
tance constante face à l’occupation coloniale. miers à huile, ce qui n’est pas sans poser des pro-
Certains ne partageront pas ce qui leur apparaîtra blèmes environnementaux. Elle joue un rôle pivot Car l’auteur américano-syrien, originaire de New York, raconte avec
comme des partis pris : qualifier le Front de libé- au sein de l’Association des nations d’Asie du beaucoup de finesse, de pudeur, d’intelligence et de force le poids de toutes
ration nationale (FLN) d’organisation totalitaire Sud-Est (Anase). En une vingtaine d’articles, cher- les injonctions, l’enfermement provoqué par toute forme de frontière et le
avec accent marqué sur les violences intra-algé- cheurs français et malaisiens – géographes, éco- défi à cette pesanteur lancé par les oiseaux : « Le monde serait différent s’il
riennes par rapport aux tortures et exactions de nomistes, anthropologues… mais aussi spécia-
listes de la littérature – analysent les enjeux d’un
était plus indulgent pour celles et ceux dont la migration est le dernier
l’armée française, ou une certaine méfiance à
l’égard du fait religieux. Mais ce livre offre une pays multiethnique et multiculturel entré depuis recours contre l’anéantissement. »
perspective historique bienvenue. peu dans une période de grande incertitude.
MEHDI ARAFA FRÉDÉRIC DURAND E RNEST LONDON .
CINÉMA
Transmettre… mais quoi ?
N
ANNI MORETTI, récompensé par la Palme d’or en aussi de sa causticité habituelle. C’est la première fois punk et qu’elle se laissait porter par les excès de la
2001 pour La Chambre du fils, est reparti bredouille qu’il coadapte un roman et qu’il choisit d’évoquer Movida. En ce sens, Julieta est sans doute une figure
du Festival de Cannes vingt ans plus tard lorsqu’il aussi dramatiquement les multiples forces qui font de d’Almodóvar lui-même, réalisateur jadis rebelle et
y a présenté Tre piani (1). Quelques semaines après, sur chacun un sujet… plus ou moins libre. aujourd’hui adoubé par l’establishment intellectuel et
les réseaux sociaux, le cinéaste presque septuagénaire a artistique. Comme elle, il craint peut-être d’avoir trahi
pris acte du fait qu’il y avait sans doute un fossé généra- Il est un autre cinéaste latin, à peu près du même sa jeunesse et perdu le lien avec celle de demain,
tionnel entre son film, classique dans sa facture et sa âge que Moretti, qui est souvent reparti les mains vides comme Julieta avec sa fille. Dans Madres parallelas,
narration, et celui qui a été couronné en 2021 : Titane, le du Festival de Cannes, où il n’a jamais remporté la son dernier film, Almodóvar croise les vies d’une
deuxième long-métrage d’une cinéaste de 38 ans récompense suprême : Pedro Almodóvar. Par-delà leurs adolescente et d’une quadragénaire, sur fond de refus
– «(…) quand un de tes films participe à un festival et évidentes divergences stylistiques, l’Italien et l’Espagnol d’effacement du souvenir des grands-parents tués sous
qu’il ne gagne pas. Et qu’au lieu de ça, c’est un autre partagent de nombreuses thématiques, dont la difficulté le franquisme (3)…
film qui gagne, dont le premier rôle tombe enceinte d’une d’être fils et celle, non moins grande, d’être parent,
Cadillac, tu vieillis d’un coup, c’est sûr» (Premiere.fr). mais aussi la maladie (plus souvent psychique chez Film après film, Moretti et Almodóvar ont documenté
Or ce sont les relations douloureuses, perturbées, entre Moretti, somatique chez Almodóvar). De plus, comme les évolutions des sociétés italienne et espagnole, dont
ils sont devenus des chroniqueurs : les évolutions, et
les générations qui sont au cœur du secrètement subtil dans une forme d’autofiction, ils conduisent tous deux
Tre piani. À chacun des étages (piano) d’un immeuble dans leurs derniers films une réflexion sur le vieillis- les ruptures, y compris dans les imaginaires et leur
romain, les enfants tentent d’échapper aux projections et sement. C’est peut-être avec Julieta (2), héroïne almo- représentation.
modèles familiaux, tandis que les parents ont le sentiment dovarienne s’il en fut, que le rapprochement est le plus
LOUISE D UMAS .
d’avoir échoué dans leur tâche ou sont livrés à leurs riche. Comme le juge de Moretti, le personnage a perdu
peurs obscures. Cette impression est particulièrement le contact avec sa fille depuis de longues années. Elle
prégnante au dernier étage, habité par un juge qui coupe vit à Madrid dans un appartement non moins cossu (1) Nanni Moretti, Tre piani, DVD et Blu-Ray, 119 minutes,
les ponts avec son fils délinquant. Le magistrat est que celui du magistrat romain, trop grand pour elle, Le Pacte, 2022, 20 euros.
interprété par Moretti lui-même – loin de ses rôles de vide malgré les œuvres d’art à profusion. Mais, à travers (2) Pedro Almodóvar, Julieta, DVD, 95 minutes, Pathé, 2016.
médiateur (psychanalyste dans La Chambre du fils et les flash-back, on voit que cette quinquagénaire au (3) Pedro Almodóvar, Madres parallelas, DVD et Blu-Ray,
Habemus papam, réalisateur dans Sogni d’oro…), loin brushing impeccable avait dans sa jeunesse une coiffure 123 minutes, Pathé, 2022, 20 euros.

DU MONDE
Des souvenirs
qui tremblent
Le Cartographe des absences
de Mia Couto
D
Traduit du portugais (Mozambique)
par Elisabeth Monteiro Rodrigues, Métailié,
Paris, 2022, 352 pages, 22,80 euros.
IOGO Santiago, poète de son état, est invité par
une université dans sa ville natale, Beira, où il n’est pas
retourné depuis l’indépendance du Mozambique, en 1974.
Ce sera un voyage initiatique où vont se retisser les souve-
nirs de son enfance et la mémoire de la lutte contre la colo-
nisation portugaise et sa ségrégation raciale.
Dans une forme de journal qui entremêle une écriture
au présent et un passé recomposé par des témoignages et des
lettres de 1973, année de feu et de plomb, Mia Couto, l’un
des plus grands écrivains lusophones d’aujourd’hui (1), livre
sans doute dans Le Cartographe des absences son œuvre la
plus intime, avec ce roman inspiré «de personnes et d’épisodes
réels », notamment de son propre père, poète et journaliste.
Mais ils sont enchevêtrés dans la fiction comme pour mieux
porter les émotions d’une évocation-fleuve. Cruauté et désastres
y seront transcendés par la vitalité d’une pensée en action et
d’une poésie qui est une « langue antérieure à tous les mots ».
Le récit commence le 6 mars 2019. Juste quelques
jours avant que ne surgisse le cyclone le plus violent qu’ait
jamais connu le pays, détruisant presque totalement la ville
et laissant derrière lui des centaines de morts et de blessés.
Comme une métaphore de ce qui allait s’abattre sur Diogo
lorsqu’il entreprend de reconstituer son histoire familiale et
son passé. Son père, Adriano, était lui-même un poète et un
journaliste respecté, soutenant le Front de libération du
Mozambique (Frelimo). Quand il rend publics les massacres
d’Inhaminga, commis en 1973 et 1974 par les troupes
coloniales, il est arrêté et torturé par la PIDE, la sinistrement
célèbre police politique de l’État portugais. Mais choisir le
camp de l’indépendance n’empêche pas les contradictions au
H I S TO I R E
En Suisse, des perturbateurs
C
ONTRE l’image d’une Suisse stable et sédentaire,
Nicolas Bouvier avait en son temps fait l’éloge
d’une Suisse nomade, saisie par la bougeotte et
l’appel des lointains. On pourrait poursuivre utilement
cet exercice de déconstruction en montrant qu’il existe,
derrière l’Helvétie «officielle» – convenable, conformiste
et conservatrice –, une Suisse remuante, rebelle, voire
révoltée, dont l’existence ne date pas d’hier.
Décédé en 2021, l’historien Marc Vuilleumier avait
consacré sa vie et ses travaux à cette « autre Suisse »
– celle des socialistes, des syndicalistes, des immigrés…
Son ouvrage sur La Suisse et la Commune de Paris (1),
premier d’une série de publications posthumes, rappelle
que la Confédération, petite république nichée au milieu
des monarchies et des empires, fut au XIXe siècle un
refuge pour les exilés politiques de toute l’Europe, un
haut lieu du mouvement ouvrier internationaliste et un
bastion de l’anarchisme bakouniniste. L’auteur l’admet
lui-même : les répercussions suisses du séisme
communard n’eurent « rien de spectaculaire ». Mais
leur étude fait resurgir le peuple des militants, qui
cherchent à savoir mais aussi, dans la mesure de leurs
moyens, à agir, à manifester et à organiser la solidarité
avec les insurgés parisiens, sous le regard d’autorités
tiraillées entre souci d’ordre et libéralisme.
Dans la longue lignée des Suisses qui, de Jean-
Jacques Rousseau à Jean Ziegler en passant par Max
Frisch et Friedrich Dürrenmatt, se sont évertués à
bousculer l’ordre établi, Niklaus Meienberg figure en
bonne place. Journaliste, écrivain, Meienberg fut un
des grands noms de la presse alémanique dans les
années 1970 et 1980. Il avait une plume, des idées, un
regard acéré et une forte propension à « mettre le feu
aux poudres (2) ». S’il livra à ses lecteurs des reportages
sur la France (son pays d’adoption), l’Amérique,
l’Algérie ou le Haut-Karabakh, il se fit aussi (et surtout)
le chroniqueur irrévérencieux de son propre pays – de
ses institutions, de ses mœurs et de son histoire. Dans
Maurice Bavaud a voulu tuer Hitler (3), qui vient
d’être republié en poche, il reconstitue l’équipée d’un
jeune Neuchâtelois qui imagina en 1938 commettre
un attentat contre Adolf Hitler et qui, arrêté par les
nazis et lâché par la Confédération, fut exécuté en
1941. En se saisissant de cette vie minuscule, Meienberg
s’attaque en fait – comme il le fit, avec des moyens
similaires, dans L’Exécution du traître à la patrie
Ernst S. – à l’attitude douteuse de l’État et de l’esta-
blishment suisses à l’égard du IIIe Reich. En 1982,
quotidien, ni la reproduction des diverses formes de domination
engendrées, banalisées par l’histoire de la colonisation. Et il
n’a su avoir que des relations irrémédiablement inégales avec
Benedito, le petit serviteur de la maison, ou avec un proche,
qu’on laisse rejoindre la clandestinité autant par engagement
anticolonial que pour dissimuler son homosexualité.
C’est Liana, rencontrée à Beira, qui va conduire Diogo
à regarder le passé. C’est elle, la petite-fille du tortionnaire
de la PIDE, qui va remuer l’apparente torpeur dont cet
« homme d’incertain âge » a recouvert le « centre de son
âme ». Elle met à sa disposition tous les documents qu’elle
a en sa possession, avec détermination, jusqu’à ce que
s’éclairent autant son histoire à lui que la sienne, dans la
volonté de conjurer cette filiation qu’elle abhorre, et d’investir
le poète d’une responsabilité : se charger d’écrire le récit
tant personnel que collectif de la déstructuration coloniale.
Ce qu’elle lui confie, lettres, retranscriptions d’enregis-
trements, etc., va participer à cette orchestration des chapitres
entre le présent du narrateur et les fragments mis au jour
d’une histoire intime et nationale.
On est frappé par cette forme qui emboîte les images
du passé et du présent, comme on est saisi par le talent de
Mia Couto à donner vie à ses personnages, creusant la vérité
des paradoxes et des conflits dans une langue magnifique.
M ARINA DA S ILVA .
(1) Cf. entre autres L’Accordeur de silences, Métailié, Paris, 2011. Lire
également Sébastien Lapaque, « L’interprète du Mozambique », Le Monde
diplomatique, février 2015.
quand parut la première édition du livre, la Confédé-
ration n’était pas disposée à considérer trop franchement
ces années noires. Il fallut attendre la fin de la
décennie 1990 pour que la Suisse se penche, officiel-
lement, sur ce passé, et 2008 pour que Maurice Bavaud
soit réhabilité. Trop tard pour Meienberg, disparu
prématurément en 1993.
Dans son dernier roman (4), Daniel de Roulet jette
lui aussi un œil critique sur l’histoire de la Suisse
contemporaine – en l’occurrence sur quelques
événements troubles ayant précédé la création, en
1978, du canton du Jura. Lutte d’indépendance nationale
en miniature, terrorisme, assassinats, manœuvres poli-
tiques, secret d’État : de Roulet jette au milieu de cet
écheveau un personnage d’enquêteur, qui n’est autre
SCULPTURE
Présences immémoriales
U
NE monographie sur l’artiste
Wang Keping ? La chose
mérite d’être soulignée tant
les livres portant sur ce sculpteur
sont rares (1). Une incongruité au
regard de son talent, mais Wang
Keping n’est pas un loquace. Ce
qui lui importe, c’est d’observer le
bois, un tronçon de platane ou de
frêne ; d’en suivre les courbes, les
veines, d’en révéler la forme enfouie
dans la matière. Depuis près de
cinquante ans, mû par son seul
instinct empreint de philosophie
taoïste, il avance en dehors de tous
diktats. Dès 1979, trois ans après
la mort de Mao Zedong, il défiait
le pouvoir lors du « printemps de
Pékin ». Bouche bâillonnée, oreilles
bouchées, crâne décervelé, une tête
borgne, digne de ces arbres têtards qui
flanquent nos chemins, trônait au cœur
de cette première manifestation luttant
contre les dogmes et canons formels de
25
A RT S
HELLFEST METAL VORTEX. – Jorge Bern-
stein, Fabrice Hodecent et Pixel Vengeur
Rouquemoute, Nantes, 2022, 92 pages, 20 euros.
Le métal, avec ses multiples déclinaisons, est
devenu à la mode, dûment dilué dans l’étonnante
catégorie « musiques extrêmes ». Son festival, le
Hellfest, à Clisson, est cajolé par les médias, qui
ont appuyé le succès de sa dernière édition, après
les annulations liées aux restrictions sanitaires. Il
a même désormais sa bande dessinée, sympa-
thique, futée, potache. Lemmy, le leader de Motör-
head, est mort : son effigie trône au Hellfest. Un
trio (deux garçons lourdauds, une fille délurée)
se lance dans la magie noire pour le ressusciter.
C’est fait : il s’éclipse et gagne d’un bon pas les
vignes de muscadet. Désastre. L’esprit du métal
est mort. Un an plus tard, le site est transformé
en minigolf géant, les grands ont abandonné la
musique et se sont trouvé des métiers à peu près
« normaux ». Mais le trio ne renonce pas et finit
par trouver comment relancer le tout. Le tout…
qui est bon enfant, blagueur, fantasque, juvénile.
On y boit certes parfois un peu trop, mais on n’y
fume pas (sauf Lemmy), on a le verbe cool et la
référence complice, on n’y parle pas musique,
mais signes d’appartenance. On sourit, gentiment.
EVELYNE PIEILLER
LE NON-SENS DU RYTHME. – Pascal
Comelade
Because Music, 2022, CD 14 euros,
vinyle 23 euros, digital 10 euros.
Le pianiste et multi-instrumentiste catalan Pascal
Comelade se targue de produire le même album
depuis quatre décennies. Dans l’underground, il
creuse obsessionnellement un sillon où coulent
la musique répétitive, le « baloche » et le rock des
années 1950 à 1970, hermétique à toute modernité
postérieure, dans un registre essentiellement ins-
trumental. Ayant dissous en 2015 le Bel Canto
Orchestra, son groupe trentenaire, il ne donne
plus de concerts mais ne se prive pas d’enregistrer.
Surprise, son nouvel album (Apparition du visage
de Bela Lugosi sur une tranche de salami, Sea yu
l’éther arigato…) se démarque de ses prédéces-
seurs. Parfois engoncé dans sa panoplie d’instru-
ments-jouets, il renoue avec les guitares élec-
triques de ses invités Xarim Aresté, Tony Truant,
Martin Daccord, Léo Estalles et Lalo López, sans
doute inspiré par sa fréquentation du duo The
Limiñanas, également catalan. S’ajoutent la trom-
pette de Jac Berrocal, un vieux complice, et la
voix de René Viénet pour L’Orgie parisienne ou
Paris se repeuple, d’Arthur Rimbaud. Pourtant,
aucun doute : c’est du Comelade, pétri d’in-
fluences mais unique en son genre.
ÉRIC DELHAYE
que Meienberg lui-même, et qui s’efforce de « soulever
le couvercle de l’idylle consensuelle ». L’auteur expose,
suggère, ne conclut pas. Et le lecteur sort du livre
convaincu que la Suisse, décidément, n’est pas un
pays au-dessus de tout soupçon.
A NTONY B URLAUD.
(1) Marc Vuilleumier, La Suisse et la Commune, 1870-1871,
Éditions d’en bas, Lausanne, 2022, 279 pages, 20 euros.
(2) C’est le titre d’un de ses recueils d’articles publiés aux éditions
Zoé.
(3) Nicolas Meienberg, Maurice Bavaud a voulu tuer Hitler, Zoé,
Genève, 2021, 293 pages, 11 euros.
(4) Daniel de Roulet, L’Oiselier, La Baconnière, Genève, 2021,
116 pages, 13 euros.
l’art officiel. Silence rayonne toujours
dans son atelier de banlieue pari-
sienne, loin de cette Chine dont il
s’exila dès 1984 en laissant derrière
lui le groupe des Étoiles, le
mouvement avant-gardiste qu’il
avait fondé avec une trentaine d’ar-
tistes (Huang Hui, Ma Desheng,
Ai Weiwei…) pour faire de l’ombre
au « phare » qu’était alors Mao. Les
lumières, Wang Keping s’en défie.
Lui va jusqu’à brûler la surface
des choses pour donner à ses
sculptures une patine noire de
grain de café. Fertiliser la matière.
Rendre à la nature le pouvoir de
nous guider.
P HILIPPE PATAUD C ÉLÉRIER .
(1) Anne-Laure Buffard, Virginie Perdrisot
et Aline Wang, Wang Keping, préface d’Ai Weiwei
(édition bilingue français-anglais), Flammarion,
Paris, 2022, 224 pages, 49 euros.
LE MONDE diplomatique – OCTOBRE 2022
SOCIÉTÉ
VIVRE SOUS LA MENACE. Les sans-
papiers et l’État. – Stefan Le Courant
Seuil, Paris, 2022, 360 pages, 23 euros.
L’ethnographe Stefan Le Courant a enquêté
plusieurs années auprès d’une quarantaine de
sans-papiers pour rendre compte des effets les
plus intimes et quotidiens de la politique migra-
toire sur ceux qui la subissent. En France, dès
les années 1970, l’exécutif impose l’idée qu’on
peut être détenu « parce qu’on n’a pas de
papiers ». Quand on peut se faire escroquer
plusieurs milliers d’euros par de faux avocats,
se faire arrêter sur son lieu de travail, être
dénoncé par ses voisins, l’alerte vient de par-
tout. « C’est toute une manière de circuler
qu’instaure la menace. » La vigilance déve-
loppée par les sans-papiers pour adapter leur
comportement aboutit à une forme de dispari-
tion de leur être propre, « puisque c’est ce
qu’ils sont et non ce qu’ils font » qui leur est
reproché. La figure de l’État émerge tantôt
comme un danger, tantôt comme un soutien.
L’obtention d’un droit de séjour apparaît
comme un éden autant qu’une mécanique à
exclure : entre les rumeurs, les informations
lacunaires, « chacun sa chance ». Fondé sur
près de trois cents entretiens, ce récit dépasse
les froides statistiques pour nous donner à voir
en l’« autre » un monde.
LUCILE LECLAIR
MALADIES MENTALES ET SOCIÉTÉS,
XIXe-XXIe SIÈCLE. – Nicolas Henckes et
Benoît Majerus
La Découverte, Paris,
2022, 128 pages, 10 euros.
Plutôt qu’un exposé nosologique des « maladies
mentales », de leurs définitions au cours de ces
deux derniers siècles – oligophrénie, idiotie,
arriération, handicap intellectuel, selon les
termes employés par des professionnels belges
et français –, cet ouvrage présente une intro-
duction à l’histoire des pratiques rassemblées
dans cette spécialité médicale qu’est la psy-
chiatrie, elle-même se nourrissant d’autres
domaines de la recherche tels que la sociologie,
les sciences sociales ou encore l’activité artis-
tique. Les approches thérapeutiques de la
« folie », présentée comme altérité radicale à
partir du XIXe siècle, auront développé
plusieurs types d’intervention, entre réclusion
et ouverture des lieux de soins, affirmation de
causes anatomiques et prise en considération
des facteurs subjectifs et sensibles, et entre
contraintes et primauté donnée à l’intégration
dans la cité. C’est à la mesure des mutations
techniques, idéologiques et politiques scandant
ces deux siècles que semble avancer, reculer,
se reproduire, se transformer la manière d’ap-
préhender, de tenter de soigner et de penser les
maladies mentales.
GILLES LUCAS
COMMENT SORTIR DE LA VIOLENCE ?
Enjeux et limites de la justice transitionnelle. –
Sandrine Lefranc
CNRS Éditions, Paris,
2022, 480 pages, 28 euros.
Dans ce livre qui est un véritable guide pratique,
Sandrine Lefranc, directrice de recherche au
Centre national de la recherche scientifique
(CNRS), propose des mesures concrètes aux
États confrontés à une explosion de violence
– une guerre civile, par exemple : subordination
de l’armée au pouvoir civil, création d’un statut
pour les victimes, formation des gouvernants
aux droits humains, commissions de vérité et
réconciliation, réparations… Il s’agit de mettre
en place un nouveau régime et une nouvelle
société fondés sur des règles démocratiques
acceptées. Lefranc précise le rôle de ceux qui
selon elle sont des acteurs-clés : militaires, poli-
tiques, jeunes, femmes, juristes et historiens.
Elle analyse les principes et le fonctionnement
de la justice transitionnelle, dont on peut faire
remonter la naissance au lendemain de la Shoah,
propose des tableaux comparatifs entre pays, et
s’appuie sur l’étude d’exemples variés (Rwanda,
Timor-Leste, Argentine). L’ouvrage formalise
une marche à suivre détaillée, utile pour effectuer
un travail de reconstitution du tissu social dans
des sociétés où une étincelle suffirait pour que
les violences reprennent.
L’HUMANITAIRE SOUS L’EMPRISE DU
CHLOÉ MAUREL
NÉOLIBÉRALISME. – Bertrand Bréqueville
Éditions Charles Léopold Mayer,
Paris, 2021, 135 pages, 16 euros.
Alors qu’il est fréquent de célébrer le « sans-
frontiérisme » sur un mode héroïque, Bertrand
Bréqueville replace l’aventure humanitaire, née
de l’antitotalitarisme des années 1980, dans le
nouvel ordre économique mondial, montrant
qu’elle accompagne l’essor du néolibéralisme.
Salarié d’une organisation non gouvernemen-
tale (ONG) française, attaché au cadre de la
Déclaration des droits de l’homme ainsi qu’aux
valeurs d’émancipation et de justice sociale,
l’auteur se heurte dans l’exercice de ses
missions à l’hégémonie d’un modèle de marché
traitant le malheur à l’aide d’indicateurs chiffrés
et rêvant de « rentabiliser la misère ». Il présente
ainsi avec clarté les enjeux de pilotage qui tra-
vaillent un secteur dépolitisé, satisfait d’une pro-
fessionnalisation le conduisant à devenir une
entreprise, ciblant des « bénéficiaires » qui restent
extérieurs aux décisions les concernant. Si l’hu-
manitaire est parvenu pendant la guerre froide à
ouvrir un espace où dénoncer les actions crimi-
nelles des États, il devrait être possible
aujourd’hui de se saisir de ce levier pour faire
naître les nouveaux contre-pouvoirs dont la
démocratie a besoin.
ARMELLE JAYET
OCTOBRE 2022 – LE MONDE diplomatique
ÉCONOMIE
LE « PRIVATE EQUITY ». – Nicolas Bédu,
Fabien Foureault et Jean-Étienne Palard
La Découverte, Paris,
2022, 128 pages, 10 euros.
Les fonds de capital-investissement, comme
BlackRock, sont des acteurs-clés des dyna-
miques financières irriguant notre système éco-
nomique. Face aux contraintes du financement
bancaire et aux incertitudes du marché, le suc-
cès de cette industrie repose sur l’optimisation
fiscale d’acquisitions suivies de cessions s’ap-
puyant sur une réglementation incitative à l’in-
termédiation. Depuis cette « innovation », des
fonds prédateurs favorisent l’expansion d’un
capitalisme dévolu à la création de valeur au
seul profit de l’actionnaire. Ainsi, les opérateurs
du private equity s’imposent désormais comme
incontournables dans le développement d’en-
treprises non cotées en dépit de performances
économiques controversées. Soutenus par la
puissance publique, ils ont surmonté les crises
de 2001 et de 2008. Cependant, sans une
réforme à 180 degrés de leur modus operandi
qui serait inspirée par la responsabilité sociétale
et environnementale, il est fort improbable
qu’ils contribuent à relever les défis de la tran-
sition écologique et de l’adaptation au change-
ment climatique.
DOMINIQUE DESBOIS
HISTOIRE
JOURNAL D’UN EXPLORATEUR AU
PÔLE NORD. – Matthew Henson
Zones sensibles, Bruxelles,
2021, 108 pages, 18 euros.
Aux côtés de Robert Peary, longtemps reconnu
et fêté comme le premier explorateur à avoir
atteint le pôle Nord, en 1909, se trouvait un des-
cendant d’esclave. Matthew Henson, très tôt
orphelin, recruté par un capitaine qui l’instruira
pendant leurs traversées du monde, accompa-
gnera Peary dans ses sept expéditions arctiques,
dont la dernière, victorieuse. Ils sont épaulés par
quatre Inuits : Henson maîtrise leur langue et
leur est lié. C’est notamment ce qui rendra pos-
sible le succès, les Inuits les guidant, les épaulant,
les habillant. Les hommes chassent, se battent
avec les éléments pour survivre et avancer. L’an-
thropologue Karim Boukir, traducteur et auteur
d’une préface illustrée, rappelle le contexte his-
torique, explique le silence de Henson sur son
statut de « servant », et propose de lire ce récit,
publié en 1912, comme témoignant de la volonté
de faire antidote au « vol de l’histoire ». Car si
Peary eut tous les honneurs, Henson fut occulté.
Or, en 1988, c’est bien lui qui finalement sera
reconnu comme le premier à avoir atteint le Pôle.
La contribution des Inuits reste quant à elle
toujours dans l’ombre.
HÉLÈNE YVONNE MEYNAUD
MAQUIS. Histoire des guérillas anti-fran-
quistes. – Secundino Serrano
Nouveau Monde, Paris, 2021,
505 pages, 21,90 euros.
Enfin traduite, cette enquête de l’historien Secun-
dino Serrano, publiée en Espagne en 2001, retrace
l’histoire tragique des maquis antifranquistes
encore en action après la guerre civile (1936-
1939). Après la défaite des républicains espagnols,
afin d’échapper à une impitoyable répression,
ceux qui ne veulent ou ne peuvent s’exiler se
réfugient dans les zones escarpées et perpétuent
la guérilla. En 1945, ils espèrent, en vain, le
secours des Alliés pour les débarrasser de la dic-
tature. Mais la guerre froide dicte d’autres priori-
tés… Les seuls renforts seront constitués d’une
poignée d’exilés de 1939, revenus risquer leur
vie en Espagne après avoir combattu au sein des
Forces françaises libres (FFL) ou de la Résistance
française. Jusqu’aux années 1950, ils tendent des
embuscades à la Guardia Civil et aux phalangistes,
avant d’être éliminés un à un ou de fuir en France.
Après la mort du général Francisco Franco en
1975, la mémoire collective de l’Espagne démo-
cratique estompa pudiquement le souvenir de ces
insurgés du désespoir, leur témérité contrastant
sans doute trop avec les atermoiements et com-
promissions de certains.
CÉDRIC GOUVERNEUR
POÉSIE
TU VIS OU TU MEURS. Œuvres poétiques
(1960-1969). – Anne Sexton
Éditions des femmes - Antoinette Fouque,
Paris, 2022, 392 pages, 24 euros.
Prix Pulitzer en 1967, la Bostonienne Anne Sexton
(1928-1974), ignorée en France jusqu’à cette belle
traduction par Sabine Huynh de ses quatre pre-
miers recueils réunis en un seul volume, est, par
les thèmes abordés – oppression sociale et soif
de vivre, relation mère-fille, règles, vieillisse-
ment… –, une icône féministe outre-Atlantique.
Issue d’une famille aisée, mariée à 19 ans, Sexton,
étouffée par le conformisme, est confrontée à une
dépression suicidaire, et internée. Au cours de
son deuxième séjour en hôpital, un psychiatre
l’encourage à se lancer dans la poésie. La Beat
Generation vient de surgir sur la Côte ouest. Elle
est très vite publiée dans de prestigieuses revues.
Sept livres verront le jour, ainsi que trois recueils
posthumes. « Je suis une primitive », affirmait-
elle, reconnaissant avoir très peu lu avant de se
lancer dans cette écriture à la structure libre, ten-
due et fragile comme un défi à la pulsion de mort.
«Mais les suicidés ont leur langue à eux./Comme
les menuisiers, ils veulent savoir quels outils. / Ils
ne demandent jamais pourquoi construire…» Elle
met fin à ses jours à 46 ans.
CARLOS PARDO
26
P RO C H E -O R I E N T
Debout, malgré tout, le Liban
A
NNÉE après année, le Liban semble
condamné à s’enfoncer dans une crise
multidimensionnelle que personne n’apparaît
capable de maîtriser. Après l’explosion meurtrière
du port de Beyrouth en août 2020, alors même que
le pays peinait à encaisser le double choc de la
pandémie de Covid-19 et de la déroute de ses
banques, le thème de l’effondrement imminent
d’un État jugé trop faible s’est imposé. Pourtant,
le Liban tient toujours. Pour comprendre les méca-
nismes de cette résistance, l’ouvrage du docteur
en sociologie politique Daniel Meier offre une
approche originale, consistant à tordre le cou aux
idées reçues concernant ce pays (1).
Parmi les cinquante entrées du livre, l’une
d’elles rétablit un fait souvent oublié : non, la
guerre civile (1975-1990) ne fut pas une guerre
de religion, mais la somme d’affrontements poli-
tiques, dont l’une des conséquences fut l’aggravation
des tensions confessionnelles. Pourquoi est-ce si
important de le rappeler ? Parce que la lecture des
événements actuels par une bonne partie de la
presse occidentale continue de privilégier une
approche religieuse, y compris lorsqu’il s’agit de
présenter les principaux acteurs politiques du pays.
En témoigne la difficulté de comprendre l’alliance
entre le Hezbollah et le Courant patriotique libre
(CPL) du général Michel Aoun. Loin de répondre
à de simples considérations électorales, ce rappro-
chement entre une formation à dominante chiite
et une autre implantée dans les communautés chré-
tiennes s’explique notamment par des convictions
nationalistes. Au Liban, rappelle Meier, la politique
a ses droits et, d’ailleurs, l’engagement d’une
partie de la population dément une autre idée
reçue : les Libanais ne sont pas tous adeptes d’un
capitalisme marchand, héritage d’un glorieux passé
phénicien (passé qui relève, là aussi, d’une autre
idée reçue). La gauche anticapitaliste y existe,
comme l’a montré le soulèvement populaire de
l’automne 2019.
Stéphanie Baz-Hatem, Franco-Libanaise et
conseillère en communication, conforte elle aussi
l’idée d’un pays « debout malgré tout », qui résiste
vaille que vaille à tous les coups de boutoir qu’il
subit (2). Son approche prend la forme d’un
plaidoyer rappelant la richesse historique du Liban
AMÉRIQUE L AT I N E
Plaza de la Dignidad
D
E passage au Chili, le cinéaste Chris Marker
remarqua le premier Patricio Guzmán, ce
jeune Chilien qui filmait les débuts de
Salvador Allende au pouvoir, à partir de 1970 (1).
Après le coup d’État du général Augusto Pinochet,
le 11 septembre 1973, Guzmán s’exile. Depuis la
fin de la dictature, en 1990, il est souvent revenu
dans son pays pour en interroger l’histoire : « Je
crois que je vais continuer la même chose jusqu’à
la fin. (…) Je suis prisonnier d’un moment d’histoire,
je ne peux ni ne veux m’en échapper (2). » Cette
histoire lui paraît gravée dans les éléments. La
mer, qui recevait les corps torturés et alourdis par
des rails en métal (Le Bouton de nacre, 2015). Le
désert, que les descendants des desaparecidos (« les
disparus ») arpentent toujours en quête de corps
(Nostalgie de la lumière, 2010). La montagne (La
Cordillère des songes, Œil d’or à Cannes en 2019),
interrogée en « témoin immuable du tremblement
de terre » que fut le coup d’État, comme il le dit
en voix off.
Cinquante ans plus tard, cette même roche de
la Cordillère (utilisée pour paver les rues de la
capitale) est devenue l’arme de jeunes en colère,
après une augmentation de 30 pesos (3 centimes
d’euro) des tarifs du métro. « Des jeunes non
politisés et sans chef, ce qui est nouveau », raconte-
t-il de sa voix calme et lente dans son nouveau
film, Mon pays imaginaire (3), un pays à venir,
qui s’inventera, car « durant les trente dernières
années, trois générations sont nées sans peur »,
estime-t-il (4). Revenu au Chili un an après cette
révolte, il a, comme toujours, donné la parole aux
acteurs de l’histoire, mais cette fois en se concentrant
sur les femmes : étudiante, journaliste, cinéaste,
photographe, secouriste ou habitante d’un bidonville,
qui comme plus d’un million de Chiliens ont
marché à Santiago le 25 octobre 2019 vers la place
Badequano, rebaptisée ce jour-là Plaza de la
Dignidad (« place de la Dignité »).
Car « il y a eu un sentiment d’indignation »,
raconte la jeune médecin Natalia Henríquez, dans
ce pays où santé, éducation et retraites sont aux
mains du privé : « Depuis longtemps, on trouvait
normal que tout se paie, que certains s’enrichissent
et ses multiples atouts contemporains. L’encou-
ragement à s’y rendre est quasi explicite, car qu’y
a-t-il de mieux qu’une visite à Beyrouth pour
saisir ce paradoxe qui n’en finit pas de surprendre ?
D’un côté, un État et une classe politique aux
abonnés absents. De l’autre, une culture omni-
présente, des associations inventives et déterminées
à changer le pays. Plusieurs entretiens accom-
pagnent cette visite au pas de charge. Dirigeant
emblématique du Parti socialiste progressiste,
M. Walid Joumblatt rappelle le credo optimiste
que son père martelait déjà durant la guerre civile :
« Le Liban ne disparaîtra pas. » Certes, mais cela
n’occulte pas les grands déséquilibres qui le
minent, notamment le pouvoir exorbitant des
banques. Figure du mouvement féministe, Joumana
Haddad a le mérite de remettre les choses en
perspective en dénonçant l’immobilisme des privi-
légiés : « Le Liban est paradoxal. (…) Mais il
peut être vraiment invivable. Épuisant. Trop
d’hypocrisie, trop de doubles mesures, trop de
corruption. (…) Je dois faire un effort surhumain
au quotidien pour ne pas succomber à la tentation
de partir. (…) Mais je résiste. Les murs ne peuvent
être démolis que de l’intérieur. »
Sabyl Ghoussoub fait partie quant à lui de
l’imposante diaspora libanaise, même s’il a tenté
à plusieurs reprises un retour au pays. Son dernier
livre (3), à mi-chemin entre le document familial,
l’essai corrosif et l’autofiction, est la longue
histoire d’un exil, celui de ses parents, qui s’éloi-
gnèrent de Beyrouth au commencement de la
guerre civile. Un conflit dont on se rend compte
à quel point il continue de façonner les Libanais,
même si, depuis, d’autres catastrophes ont eu
lieu. Un récit à vocation universelle qui rappelle
que la décision de quitter son pays a des consé-
quences rarement prévisibles.
A KRAM B ELKAÏD.
(1) Daniel Meier, Le Liban : du mythe phénicien aux périls
contemporains. Idées reçues sur un État à la dérive, troisième
édition revue et augmentée Le Cavalier bleu, Paris, 2022,
205 pages, 20 euros.
(2) Stéphanie Baz-Hatem, Liban. Debout malgré tout,
deuxième édition, Nevicata, Bruxelles, 2022, 92 pages, 9 euros.
(3) Sabyl Ghoussoub, Beyrouth-sur-Seine, Stock, Paris, 2022,
200 pages, 20,50 euros.
grâce à une main-d’œuvre bon marché. Pour
avoir accès à une bonne école, il fallait payer.
Pour être bien soigné, il fallait payer. On a arrêté
de trouver ça normal. » Et pour se faire entendre,
le peuple a utilisé des casseroles et des pierres.
Les militaires ont riposté. Des manifestants ont
perdu la vie, d’autres la vue (quatre cents personnes
ont perdu l’usage d’un œil), comme la photographe
Nicole Kramm, qui témoignait de ces durs
affrontements.
Deux ans après, en décembre 2021, le candidat
de gauche Gabriel Boric a été élu président de la
République. Dans son discours de la Plaza de la
Dignidad, il a remercié « les jeunes et les femmes »,
qui ont su se mobiliser. Une d’entre elles le dit
devant la caméra : elle a « fleuri » grâce à la révolte
sociale. Célibataire, mère d’un fils de 9 ans, elle a
cousu des fleurs à sa cagoule, au-dessus du masque
à oxygène. Ce qui a tout comme elle fleuri et ce
dont rend compte le film, ce sont les conseils
citoyens qui ont poussé à la création d’une
Assemblée constituante, approuvée par référendum
par 78 % des Chiliens. Un temps à sa tête, la
linguiste Elisa Loncón, d’origine mapuche dans
un pays de dix-neuf millions d’habitants qui compte
environ 10 % d’Indiens. Celle-ci s’est souvenue
des mots de sa grand-mère : « Marichiweu ! » (« Ils
ne gagneront pas ! »). Et pourtant… Le
4 septembre 2022, 62 % des Chiliens ont rejeté le
texte. Pour Guzmán, «c’est un autre rêve interrompu.
Peut-être faut-il attendre dix années de plus » (lire
l’article page 16).
PASCAL C ORAZZA .
(1) Lire « La bataille pour le Chili », Manière de voir, n° 185,
octobre-novembre 2022, 8,50 euros, en kiosques.
(2) Julien Joly, Patricio Guzmán, une histoire chilienne.
Le cinéma au cœur du monde, L’Harmattan, Paris, 2021. Le
dernier livre de Patricio Guzmán, Filmar lo que no se ve –
filmar lo invisible, doit paraître prochainement au Chili.
(3) Sortie en salles en France le 26 octobre 2022. De nombreux
titres sont disponibles en DVD, dont Nostalgie de la lumière
(2011), Le Bouton de nacre (2016), La Cordillère des songes
(2020).
(4) Sauf précision contraire, les propos de Guzmán ont été
recueillis par l’auteur de l’article.
DANS LES REVUES
o FOREIGN AFFAIRS. Le « piège chinois » se
referme sur la politique étrangère américaine ;
Mme Fiona Hill, ancienne membre du Conseil
national de sécurité dans l’administration Trump,
dresse le réquisitoire du « monde que veut
Poutine » pendant que l’historien Timothy Snyder
estime que la guerre d’Ukraine oppose la démo-
cratie au nihilisme. (Vol. 101, n° 5, septembre-
octobre, bimestriel, abonnement un an :
89,95 dollars. – New York, États-Unis.)
o LA REVUE INTERNATIONALE ET STRA-
TÉGIQUE. Le traité d’Aix-la-Chapelle de jan-
vier 2019, censé relancer le couple franco-
allemand, «mise sur l’espace transfrontalier, considéré
comme un laboratoire, (…) pour identifier des
solutions transposables au niveau national, voire au
niveau européen », dans le domaine de la sécurité
sociale, des transports, des diplômes… La Mol-
davie à l’épreuve de la guerre en Ukraine.
(N° 127, automne, trimestriel, 20 euros. – Paris.)
o THE NEW YORK REVIEW OF BOOKS.
Un commentaire sur l’autobiographie d’Angela
Davis et sur les écrits politiques des femmes
noires communistes ; la radicalisation du débat
politique aux États-Unis ouvre-t-elle la voie à
un éclatement du pays ? Comment nourrir le
monde sans dévorer la planète. (Vol. LXIX,
n° 14, 22 septembre, bimensuel, 9,95 dollars. –
New York, États-Unis.)
o HARPER’S. Ingénieurs et spécialistes des
neurosciences travaillent sur un implant cérébral
destiné à combattre les addictions aux drogues.
Une nouvelle inédite de l’écrivain américain
Paul Theroux. (Vol. 345, n° 2068, septembre,
mensuel, 7,99 dollars. – New York, États-Unis.)
o À BÂBORD . Plusieurs articles abordent le
syndicalisme au Québec. Également au som-
maire : pourquoi les postes vacants se multi-
plient-ils au Canada ? Splendeurs et misères
des sciences pendant la pandémie. (N° 91,
printemps, trimestriel, 10,95 dollars canadiens.
– Montréal, Canada.)
o IMAGINE. Une enquête au cœur de l’appareil
bureaucratique belge pour comprendre comment
les conservatismes œuvrent dans les coulisses
pour bloquer les réformes urgentes destinées à
agir pour la préservation du climat. (N° 152,
septembre-octobre, bimestriel, 12 euros. –
Liège, Belgique.)
o LAVA. La guerre en Ukraine signe la sou-
mission stratégique de l’Union européenne aux
États-Unis. Cette évolution paraît difficilement
réversible compte tenu de l’origine sociale et
des choix idéologiques des dirigeants européens.
À signaler aussi, une analyse de la fin de la mon-
dialisation libérale avec d’intéressantes compa-
raisons historiques. (N° 21, trimestriel, été,
14 euros. – Bruxelles, Belgique.)
o CAUSE COMMUNE. Un dossier qui interroge
les mutations du paysage politique français sous
l’angle des « décompositions » et « recomposi-
tions ». Un bilan de la présidence française au
Conseil de l’Union européenne. Évolution et
résultats des procès climatiques. (N° 30, sep-
tembre-octobre, bimestriel, 10 euros. – Paris.)
o UNION PACIFISTE. En pleine invasion de
l’Ukraine, la revue rend hommage aux militants
russes du Comité antiguerre, sans cacher les
hypocrisies des Occidentaux, les principaux
marchands d’armes dans le monde. (N° 601,
septembre, mensuel, 3 euros. – Paris.)
o GLOBAL ASIA. « L’Ukraine change tout :
les conséquences de la guerre russe en Asie ».
La revue analyse les relations qui perdurent
entre Pékin et Kiev, le positionnement de l’Inde,
mais aussi la « politique surprenante du Japon »,
qui profite du conflit pour « reconsidérer la place
du nucléaire militaire » à l’avenir. (Vol. 17, n° 2,
mars, trimestriel, abonnement un an : 40 dollars.
– Séoul, Corée du Sud.)
o LE 9. Dans un dossier de ce magazine
financé par Pékin : les voitures électriques chi-
noises vont-elles envahir le marché européen
comme l’ont fait, des décennies plus tôt, les
automobiles japonaises ? À noter également un
article sur l’« épopée chinoise » lors de la
construction du chemin de fer transcontinental
aux États-Unis. (N° 53, septembre, mensuel,
2 euros. – Vitry-sur-Seine.)
o LA CHRONIQUE D’AMNESTY. Un an
après la prise du pouvoir par les talibans à
Kaboul, que sont devenus les 770 Afghans qui
ont travaillé au service de la France entre 2001
et 2013 ? (N° 430, septembre, mensuel,
3,50 euros. – Paris.)
o SEPT. De magnifiques reportages photo-
graphiques sur l’Afghanistan sous toutes les
coutures, et des témoignages sur la résistance
du temps de l’occupation soviétique notamment,
d’un ancien ambassadeur de France (2005-
2008), mais aussi des extraits de textes littéraires
(dont Joseph Kessel). (N° 39, automne, trimes-
triel, 19 euros. – Villars-sur-Glâne, Suisse.)
o NAQD. De la corruption comme système
de pouvoir dans plusieurs pays arabes, dont
l’Algérie et l’Irak. Un dossier édifiant qui rappelle
à quel point les États sont minés par ce phéno-
mène. (N° 40, semestriel, premier semestre,
disponible sur Cairn. – Alger.)
o ALTERNATIVES SUD. Plongée dans l’univers
de la « conditionnalité », qui permet aux institu-
tions financières internationales – à commencer
par le Fonds monétaire international (FMI) –
d’imposer leur feuille de route (néolibérale)
aux pays en difficulté. (Vol. 29, n° 2022/3,
trimestriel, 13 euros. – Louvain-la-Neuve,
Belgique.)

DANS LES REVUES
o ALTERNATIVES ÉCONOMIQUES. « L’infla-
tion va durer » : un dossier s’appuyant sur douze
graphiques afin de mieux cerner la hausse continue
des prix. À noter, un article sur le bilan mitigé
des sanctions imposées à la Russie. (N° 426,
septembre, mensuel, 5,90 euros. – Quétigny.)
o L’ÉCONOMIE POLITIQUE. Pour Éric Mon-
net, la guerre en Ukraine est une bonne occasion
de « changer nos habitudes de consommation et
de production vers la soutenabilité écologique ».
Face à la « réactivation des centrales à charbon »
sur fond de pénurie de gaz russe, l’économiste
invite, seulement, « à se méfier ». (N° 95, août,
trimestriel, 12 euros. – Paris.)
o LA GAZETTE DU NUCLÉAIRE. La revue
du Groupement de scientifiques pour l’infor-
mation sur l’énergie nucléaire s’interroge sur
les capacités insuffisantes d’entreposage des
déchets hautement radioactifs et le déni qui
perdure sur ce risque particulier de la filière.
(N° 297, août, trimestriel, 6 euros. – Orsay.)
o L’ÉNERGIE. Un point complet sur l’état des
ressources énergétiques (pétrole, gaz, charbon
et production d’électricité) à l’heure des tensions
géopolitiques provoquées par la guerre en Ukraine.
(N° 662, bimestriel, juin, 40 euros. – Paris.)
o MONTHLY REVIEW. – Un article de John
Bellamy Foster et Brett Clark sur le « capitali-
nien », ou le premier âge géologique de l’an-
thropocène. (Vol. 74, n° 4, septembre, mensuel,
4,50 euros. – New York, États-Unis.)
o LA DÉCROISSANCE. Le mensuel s’interroge
sur le grand tournant écologiste du gouverne-
ment : «la sobriété macroniste est-elle sérieuse?».
Il répond notamment avec des photographies
du président sur son Jet-Ski. (N° 192, septembre,
mensuel, 3,50 euros. – Lyon.)
o PUBLIC EYE. L’organisation non gouverne-
mentale livre dans son magazine un numéro
complet consacré à la mainmise de Nestlé sur
l’alimentation en Suisse, la multinationale influen-
çant la politique du gouvernement en matière
de nutrition. (N° 37, mensuel, septembre. –
Lausanne.)
o SILENCE. Un dossier sur les cafés collectifs,
des lieux de sociabilité aux structures diverses
(association, coopérative) qui redonnent vie à
plusieurs villages. (N° 513, été, septembre,
5,20 euros. – Lyon.)
o POPULATION & SOCIÉTÉS. Une vaste
enquête démographique confirme que les des-
cendants d’immigrés obtiennent un niveau d’édu-
cation bien plus élevé que leurs parents. Mais si
« la mobilité éducative favorise la mobilité sociale »,
elle ne la garantit pas. Selon l’origine, un diplôme
du supérieur n’assure pas un accès égal au marché
du travail. (N° 602, juillet-août, onze numéros
par an, gratuit en ligne. – INED, Aubervilliers.)
o SCIENCES HUMAINES. Les grands enjeux
de l’école : inégalités, laïcité, harcèlement. Dans
un entretien, M. Jean-Paul Delahaye, ancien direc-
teur général de l’enseignement secondaire, recycle
les vieilles recettes pour faire réussir les enfants
des classes populaires : «plus d’exercices manuels»
et « davantage de bourses ». (N° 351, octobre,
onze numéros par an, 6,90 euros. – Auxerre.)
o POPULATION ET AVENIR. La revue inter-
roge le dynamisme prêté aux métropoles en
matière de création d’emplois et le ruissellement
supposé de leurs richesses vers les autres terri-
toires. Également au sommaire, une analyse du
poids démographique de l’Ukraine et de la
Pologne dans le conflit avec la Russie. (N° 759,
septembre-octobre, bimestriel, 10 euros. – Paris.)
o CQFD. Un dossier sur le retour à la cam-
pagne et les multiples formes que prend le phé-
nomène, depuis les cadres supérieurs en télé-
travail jusqu’aux néopaysans qui tentent d’inventer
un nouveau modèle agricole. Enquête sur un
projet de mine de lithium en Espagne. (N° 212,
septembre, mensuel, 5 euros. – Marseille.)
o FUTURIBLES. L’espérance de vie dans les
pays occidentaux ; la surveillance numérique,
jusqu’où ? ; pourquoi le désir d’écologie ne s’im-
pose pas dans les urnes ; la stratégie énergétique
de l’Europe. (N° 450, septembre-octobre, bimes-
triel, 22 euros. – Paris.)
o ESPRIT. Un dossier consacré aux « médias
hybrides » décline le thème de la « démocratie
en crise », en raison de réseaux sociaux propices
à la circulation de fausses nouvelles et manipulés
par les régimes autoritaires. Une seule contri-
bution suggère de réformer la presse : finance-
ment pérenne des médias publics, indépendance
vis-à-vis de la publicité, lutte contre la concen-
tration du capital. (N° 489, septembre, dix
numéros par an, 20 euros. – Paris.)
o POLITIQUE. Un dossier sur les écrans et
leur prolifération dans tous les aspects de la vie
sociale : la course au « like » ; la fabrique du big
data ; les services publics fantômes ; la facture
environnementale des technologies numériques…
(N° 120, trimestriel, septembre, 12 euros. –
Bruxelles, Belgique.)
o PRATIQUES. Les « cahiers de la médecine
utopique » présentent un dossier (« Mots dits
soient et mal y pansent ») qui étudie le dévoie-
ment néolibéral du vocabulaire dans le domaine
de la santé. (N° 98, juillet, trimestriel, 20 euros.
– Malakoff.)
Retrouvez, sur notre site Internet,
une sélection plus étoffée de revues :
www.monde-diplomatique.fr/revues
A RT
Combien pour la crypto-Joconde ?
Vendre un fichier JPEG peut
rapporter une fortune, si du moins
il est unique, irremplaçable,
non échangeable avec un autre
fichier : il possède ainsi certaines
caractéristiques de l’œuvre d’art.
L’authentification numérique
et le paiement en cryptomonnaie
légitiment alors ce « jeton
non fongible » (NFT).
P A R M A R I E -N O Ë L R I O E T
F R A N Z W. K A I S E R *
L
E 11 mars 2021, après une bataille d’enchères
acharnée de quatorze jours, au cours de laquelle le
site Internet de Christie’s a failli s’effondrer, le non
fungible token (ou NFT, jeton non fongible) du
designer américain Michael Winkelmann, alias
Beeple, intitulé Everydays : The First 5000 Days et
mis à prix à 100 dollars, a été acquis par un acheteur
anonyme pour 69,3 millions de dollars (57,9 millions
d’euros) – ce qui le place au troisième rang des
œuvres les plus chères d’un artiste vivant jamais
vendues aux enchères. Il s’agit d’un collage, une
mosaïque de cinq mille images numériques que
Beeple a confectionnées et postées sur Internet à
partir du 1er mai 2007 au rythme d’une par jour.
Ces images n’ont rien de spécialement excitant :
elles relèvent d’une esthétique « postapocalyptique »
vaguement inspirée des films Pixar ou des jeux
vidéo, et le contenu artistique se réduit à un concept
simple : une image par jour pendant cinq mille
jours. Un type de dispositif employé depuis longtemps
par des artistes conceptuels classiques, comme On
Kawara (1933-2014), connu pour ses séries de dates
peintes jour après jour.
Beeple a donc mis en vente un simple fichier
JPEG – sigle de Joint Photographic Experts Group –,
un type de fichier couramment utilisé sur Internet,
par les caméras numériques et les smartphones, que
l’on peut reproduire à l’infini sans frais. Comment
donc expliquer un tel enchérissement ? Outre le fait
que c’est là la première vente aux enchères d’une
œuvre purement numérique, nouveauté qui suscite
le désir des collectionneurs, deux facteurs principaux
entrent en jeu : il s’agit d’un NFT inscrit dans une
blockchain (une base de données utilisant un système
décentralisé fondé sur la cryptographie), ce qui lui
donne une qualité d’objet unique et irremplaçable,
comme peut l’être une toile de Rembrandt par
exemple ; et, en amont de la vente, Christie’s avait
annoncé que, pour la première fois, la maison accep-
terait un paiement en cryptomonnaie. La transaction
s’est d’ailleurs effectuée en ethers (le montant indiqué
en dollars correspondant au cours du jour). Et l’on
apprit plus tard que l’enchère avait été remportée
par deux investisseurs indiens ayant précisément
bâti leur fortune sur la technologie qui abrite cette
cryptomonnaie (1).
L’unicité fait la différence essentielle entre le
marché de l’art et le marché des produits indus-
triellement fabriqués : sur le premier, on vend l’objet
unique, dont l’authenticité, c’est-à-dire le fait d’avoir
été créé par un artiste donné, doit être indubitable.
En principe. On se rappelle le cas récent du Salvator
Mundi, dont l’authenticité, c’est-à-dire la question
de savoir si l’œuvre a été réellement peinte par
Léonard de Vinci, reste en débat malgré nombre
d’efforts discrets pour faire taire les sceptiques
– une question qui vaut des millions de dollars.
Or le NFT rend la question de l’authenticité et
tout aussi bien celle de la propriété parfaitement
transparentes. La transparence, c’est la revendication
constante des marchés qui veulent traiter l’art en
objet de spéculation. Lorsque l’on achète un NFT,
on achète le gage de son unicité. Pour accéder à
l’œuvre, l’acheteur tapera sa ligne de code : il
accède en même temps à son certificat d’authenticité.
Car l’achat est enregistré dans une blockchain, qui
répertorie les transactions. Celles-ci sont chacune
validées à partir d’un calcul. Chaque bloc contient
une référence au bloc précédent, une généalogie
des dates de transactions antérieures et la date de la
nouvelle transaction, ce qui constitue la preuve de
propriété unique jusqu’à la vente suivante. Tout
utilisateur peut ainsi contrôler à tout moment la
chaîne de propriété. Le créateur ou monnayeur du
NFT est, lui aussi, enregistré sur la blockchain,
comme une donnée permanente, quelles que soient
* Respectivement écrivaine (dernier livre paru : Hambourg Hansa-
platz n° 7, quatre ans dans la misère allemande, Delga, 2021) et
historien de l’art, commissaire d’expositions.
27
REFIK ANADOL. – « Architecting the Metaverse » (L’architecture du métavers), installation créée
avec le studio d’architecture Zaha Hadid pour le musée Dongdaemun Design Plaza à Séoul, 2022
les ventes successives, ce qui établit l’authenticité,
explique l’analogie avec le marché de l’art et garantit
la qualification pour la vente aux enchères.
La blockchain est la base de la cryptomonnaie :
le contrôle y est entièrement décentralisé – par oppo-
sition aux monnaies numériques utilisées par les
banques centrales (2). La première cryptomonnaie,
le bitcoin, a été lancée en 2009. Des milliers d’autres
ont suivi. En octobre 2009, le bitcoin valait 0,001 dollar.
En avril 2020, 7 000 dollars. En février 2021, il s’en-
volait jusqu’à 60 000 dollars, une hausse provoquée
par de nouveaux investisseurs, comme M. Elon
Musk, qui annonçait investir pas moins de 1,5 milliard
de dollars dans le bitcoin et accepter bientôt les
paiements de ses voitures électriques Tesla dans cette
monnaie. On comprend l’enthousiasme des détenteurs
de cryptomonnaie, souvent (virtuellement) extrê-
mement riches, mais qui ont du mal à profiter de
leur richesse puisqu’il n’existe encore que peu d’ins-
tances l’acceptant comme moyen de paiement.
C
’EST sur cette toile de fond à double
détente – l’envol potentiellement vertigineux de la
valeur et la volonté d’en finir avec des débouchés
réels limités, et donc de promouvoir la crypto-
monnaie comme monnaie d’échange à part entière –
que s’est déroulée l’affaire Everydays : The First
5000 Days. Et c’est là ce qui aide à comprendre
l’absurdité du prix atteint. Par ailleurs, Christie’s,
maison respectée dont les résultats font référence,
toujours avide d’avoir un pas d’avance sur sa rivale
Sotheby’s, y faisait de toute évidence un pari sur
l’avenir. Et, dans le secteur de l’art contemporain,
celui où les maisons de vente réalisent les records
les plus spectaculaires, cette opération démontrait
que le NFT, qui ne connaît la notion d’original que
par mécanisme numérique, peut satisfaire avec
éclat au business model des enchères… En réalité,
la tentative d’appliquer à l’art un business model,
voire de l’y réduire, n’est pas récente. On la décèle
dès les années 1960 à travers quelques déclarations
fameuses d’un autre designer tourné artiste highbrow
(chic-intello-culturel), Andy Warhol : « Réussir en
affaires, c’est la forme d’art la plus fascinante. »
Ou encore : « L’art, c’est ce qu’on peut faire passer
pour de l’art » (3). Le NFT s’inscrit vigoureusement
dans cette conception.
Les ventes sont donc devenues une folie et leurs
créateurs ont déployé une imagination sans bornes :
ainsi, par exemple, celle qui présida à la collection
du Bored Ape Yacht Club (BAYC, « le yacht-club
du singe blasé ») – dix mille avatars de singes
« customisés », appréciés par des noms du show-
business comme Eminem, Madonna ou l’animateur
télé Jimmy Fallon –, qui offre à ses collectionneurs
des privilèges exclusifs comme l’adhésion au club
du même nom, avec le droit d’en graffiter les toilettes
– le tout virtuellement, bien sûr. Un lot de cent un
BAYC s’est vendu en septembre 2021 chez Sotheby’s
plus de 24 millions de dollars. Autre exemple de cet
emballement : à l’occasion de la vente de l’œuvre
The Merge (« la fusion »), de l’artiste anonyme Pak,
sur la plate-forme d’enchères Nifty Gateway en
décembre 2021, 28 989 collectionneurs ont acheté
312 686 unités de masse numérique d’une valeur
totale de 91,8 millions de dollars.
Dans ce processus, l’acquéreur ne peut avoir
aucune idée de ce qu’il achète, nul ne connaît
l’œuvre : elle n’existe pas au moment de la vente.
Quelques jours après la fin des enchères, l’heureux
acheteur reçoit un NFT, une illustration générée en
chaîne à l’aide d’un script personnalisé, changeant
en fonction de la collection de l’acheteur, avec
laquelle il peut fusionner (merge en anglais). Ce
NFT peut être revendu : il fusionnera avec le NFT
du deuxième acheteur, pour un tout nouveau et
LE MONDE diplomatique – OCTOBRE 2022
© REFIK ANADOL STUDIO
unique NFT, etc. L’œuvre définitive serait alors
l’ultime NFT, où auraient fusionné tous les autres…
L’affaire semble donc vouée à prospérer,
néanmoins quelques problèmes persistent. Les
cryptomonnaies sont attaquées pour leurs conséquences
environnementales, une énorme quantité d’énergie
étant nécessaire pour les produire. M. Musk, trois
mois après l’annonce fracassante de son engagement
en faveur du bitcoin, a d’ailleurs annoncé son retrait
vertueux jusqu’à ce que la création de cryptomonnaie
soit plus écoresponsable – un revirement qui a fait
immédiatement plonger les cours. Autre ombre : les
régulateurs globaux, comme les banques centrales,
sont demeurés sceptiques – à cause de l’extrême
volatilité des cryptomonnaies et de leur vulnérabilité
à l’escroquerie, à la fraude ou au piratage (4). En
mai 2022, c’est le méga-crash : les cryptomonnaies
sont au plus bas, et beaucoup ont même disparu
– temporairement sans doute, pour certaines. Ce qui
a évidemment des répercussions sur les NFT. Pendant
l’été, les affaires s’améliorent. Mais les «influenceurs»
enthousiastes, qu’il s’agisse de Matt Damon, de Kim
Kardashian ou de M. Musk, croulent sous les procès
des naïfs qui se sont engagés, sur la foi de leurs
idoles, dans cette nouvelle ruée vers l’or et y ont
beaucoup perdu. Commentaire brillant de l’économiste
américain Charles Elson : « On n’investit pas dans
un marché non régulé (5). » Cela dit, la folie des
marchés dits « régulés », qui éclata au grand jour lors
de la crise financière de 2008, est-elle si différente ?
La Chine, qui dispose du yuan numérique depuis
janvier 2022, a créé son propre réseau de blockchains
(China’s Blockchain-based Service Network ou BSN)
et un système d’autorisations encadrant strictement
l’intervention de quelques cryptomonnaies extérieures
comme Ether, Cosmos ou EOS. Les pays qui se
réclament de la démocratie, eux, légifèrent au coup
par coup. En attendant, la vente d’Everydays…
semble bien le symbole d’une ère où la notion même
d’art tout comme l’argent qui l’achète pourraient
être créés, manipulés et possédés sans plus aucun
contrôle institutionnel.
Beeple, devenu millionnaire et mondialement
célèbre en un jour, exposait en mars 2022 ses
dernières œuvres à la Jack Hanley Gallery à New
York sous le titre « Uncertain Future ». Soit un an
précisément après sa transaction historique. Il y
mettait en vente des transferts de ses œuvres numé-
riques, exécutés par son équipe à la peinture à
l’huile sur toile et au pastel sur papier. D’avril à
septembre, à l’inverse, le Musée d’art contemporain
Castello di Rivoli, à Turin, s’enorgueillit d’être le
premier musée public à présenter un NFT du même
Beeple, Human One. Quitte à s’essouffler à suivre
le trend (« la tendance ») : dans cette course-là, les
musées ont souvent un train de retard. Et l’on peut
se demander si c’est vraiment leur travail.
Le musée des Offices de Florence, en partenariat
avec une société privée chargée de la fabrication
(minting) du NFT, a en revanche peut-être eu… un
train d’avance. Il a vendu un fac-similé numérique,
authentifié et unique, de Tondo Doni, de
Michelangelo, pour 240 000 euros en 2021. Le vide
juridique était complet. Plus d’une quinzaine d’œuvres
(dont Bacchus, du Caravage) étaient programmées.
Le gouvernement italien a fini par décider de
suspendre la vente des NFT liés à des chefs-d’œuvre
de son patrimoine. À suivre. En 2021, les NFT
représentaient 1,6 % du marché mondial de l’art.
Plus que la part de la photographie (1 %).
(1) Connaissance des arts, Paris, 22 mars 2021.
(2) Lire Frédéric Lemaire, « Paiera-t-on bientôt sa baguette en
bitcoins ? », Le Monde diplomatique, février 2022.
(3) Andy Warhol, Ma philosophie de A à B et vice versa,
Flammarion, Paris, 1975.
(4) Cf. Riah Pryor, « Mind your wallet – thieves operate here »,
The Art Newspaper, Londres et New York, mars 2022.
(5) The Guardian, Londres, 18 juin 2022.
OCTOBRE 2022 – LE MONDE diplomatique
28

« Apportez votre bouteille ! »

XIXe siècle, la composante prohibitionniste du mou-
vement chartiste considérait qu’une personne non
PAR LUCIE ELVEN * propriétaire d’un bien immobilier ne devait être auto-

D
risée à exercer son droit de vote qu’à la condition de
prouver son sens des responsabilités en faisant cam-
EUX mois à peine après le confinement de la pagne pour la sobriété. Comme l’ivresse publique
population britannique, le chef de cabinet de l’ancien servait volontiers d’argument pour restreindre le droit
premier ministre britannique Boris Johnson convie de vote, en 1841, le chartiste Henry Vincent conseil-
plus de cent collaborateurs à une fête dans le jardin lait à la classe ouvrière : « Oubliez les bars à gin, et
de Downing Street. «Apportez votre bouteille », pré- montrez à l’aristocratie que vous êtes dignes du pou-
cise le courriel d’invitation. Débute ainsi une série de voir que vous réclamez (7) » – une injonction à l’élé-
réjouissances secrètes qui, entre 2020 et 2021, se pour- vation individuelle et au culte du mérite qui n’a pas
suivent à la résidence officielle et Whitehall alors disparu de nos jours (et dont on retrouve une variante
même que la population est cloîtrée chez elle. dans l’accusation tenace selon laquelle les milléniaux
seraient parfaitement capables de s’acheter une mai-
Le scandale éclate dans la presse au début de l’an- son s’ils cessaient de se ruiner en se gavant de toasts
née 2022. La police de Londres adresse 126 amendes à l’avocat). Comme le notèrent Karl Marx et Frie-
aux fêtards, au premier rang desquels le chef du gou- drich Engels en 1848, les « fanatiques de la tempé-
vernement et son ministre de l’économie. Les révé- rance » comptent parmi ceux qui cherchent à «porter
lations sur ce que les médias baptisent le «partygate» remède aux anomalies sociales, afin de consolider
renvoient l’image d’une suffisance grossière qui n’a la société bourgeoise » (8). Dans le même esprit, le
pas surpris les observateurs : agents de sécurité réformateur Joseph Rayner Stephens soulignait en
PICTORIAL PRESS LTD - ALAMY

moqués pour avoir objecté aux agapes illégales ; per- 1872 que la sobriété profitait aux employeurs, non
sonnel de nettoyage lessivant les taches de vin rouge aux employés. « Vous allez me dire que, lorsque des
sur les murs; collaborateurs ministériels pleins comme hommes, des femmes et des enfants travaillent à
des barriques se battant entre eux et quittant le bureau l’usine douze heures et demie par jour – vous allez
à 4 heures du matin après avoir pris soin de cacher me dire qu’ils ne sont pas sujets à la tentation de
leurs bouteilles. boire une petite goutte ? »

La fonction sacrée de l’alcool comme facteur de
lien social est apparue précocement dans la carrière
de M. Johnson. À l’instar de son prédécesseur,
M. David Cameron, à la tête du gouvernement de
2010 à 2016, M. Johnson agrémenta ses études à
Oxford par une appartenance enthousiaste au Bul-
lingdon Club, une confrérie étudiante réunie par un
même goût pour les dîners huppés, les beuveries et
le vandalisme, et dont le budget sert en partie à rem-
bourser les dégâts commis par ses membres. Dans un
documentaire de 2013, M. Johnson, interrogé sur ses
frasques, exprimait l’espoir que « l’éponge bénie de
l’amnésie [ait] effacé l’ardoise (1) ».
Outre qu’il fluidifie la circulation des ragots au Par-
lement et dans les médias, l’alcool sert également d’ac-
cessoire pour des performances publiques. Lors de sa
campagne pro-Brexit, le député Nigel Farage aimait
brandir une chope de bière afin d’incarner l’«homme
du peuple», avant de lancer l’émission «Talking pints»
(«La parole à la bière»). Une telle image peut se révéler
payante dans un pays qui a longtemps assimilé socia-
bilité et boissons alcoolisées, et où le pub joue le rôle
de la place du village. Au Pays de Galles, les patrons
de débits de boissons ont démontré leur pouvoir poli-
tique en 2021 lorsqu’ils ont banni le premier ministre
gallois, M. Mark Drakeford, de plus d’une centaine de
leurs établissements, en réaction aux mesures restric-
tives qui leur avaient été imposées durant la pandémie.
Partout, l’alcool joue le rôle de lubrifiant des
rouages de cette machinerie grinçante qu’est la société.
À l’échelle d’une ville britannique, les flots de boisson
rythment la semaine autour des vendredis et samedis
soir, de la « mise en condition » (les boissons préli-
minaires absorbées en privé) jusqu’aux concours de
beuverie, un coude appuyé sur les tables hautes des
pubs (la « consommation verticale », conceptualisée
dans les années 1990, est réputée pour aiguiser la
* Écrivaine, auteure de The Week Spot, Soft Skull Press,
New York, 2021.
Image du film « Monty Python : Sacré Graal ! », réalisé par Terry Gilliam et Terry Jones, 1975
soif), suivis de la gueule de bois du lendemain qui
nécessite ensuite une journée de repos.
Pour les témoins étrangers de ses manifestations,
la culture britannique de la beuverie fusionne souvent
avec celle du vomissement, une forme d’exorcisme
visant à extirper le fun du corps. Le gouvernement
espagnol a récemment décidé de plafonner à six le
nombre de drinks que peuvent commander les tou-
ristes aux Baléares en une journée. Il prépare avec
l’ambassade britannique une campagne de prévention
contre les excès de l’alcool.
I L serait toutefois erroné de présenter la culture de
la soif britannique comme une pratique uniforme et
généralisée : 4 % de la population consomme environ
un tiers de l’alcool mis en vente. L’Écossais boit
davantage que l’Anglais, le Nord plus que le Sud. En
Angleterre, le volume d’alcool consommé par les
ménages est proportionnel à leurs revenus (2). Les
quartiers les plus pauvres affichent le plus grand nom-
bre de non-buveurs, mais également les pires dégâts
causés par la surconsommation. Les milléniaux, nés
entre 1980 et la fin des années 1990, boivent moins
que les baby-boomeurs, et les nouveaux venus de la
génération Z lèvent encore moins le coude. Lorsqu’ils
le font, ils sont toutefois plus enclins à boire massi-
vement, ou « binger » : plus de six verres standards
(un verre contenant trois centilitres d’alcool fort, ou
dix centilitres de vin, ou vingt-cinq centilitres de bière)
pour une femme et huit pour un homme au cours
d’une même soirée (3). Le verbe binge désigne à l’ori-
gine l’action de tremper dans l’eau un bateau que l’on
vient de construire afin que les planches gonflent et
empêchent les infiltrations.
Depuis les années 1970, 28000 pubs ont fermé, à
mesure que l’unité sociale de consommation se dépla-
çait de la communauté à la famille et aux amis dans
l’intimité du foyer (ou d’un autre espace privé, notam-
ment dans le cas des raves dans les années 1980). Ce
changement reflète une évolution de l’idée que chacun
se fait de la société. En 2011, selon le ministre de la
santé britannique, boire de l’alcool dans un lieu privé
plutôt que dans un établissement sous licence n’était
plus considéré comme problématique (4). Moins enclin
à passer pour «turbulent, malade ou violent dans l’es-
pace public», l’amateur de boisson préfère s’isoler
avec ses proches, dans un abri utilisé pour «se déten-
dre, en choisissant lui-même la manière appropriée
de s’y prendre et en se comportant en hôte pour mettre
à l’aise ses invités». La part de la bière, moins volon-
tiers bue à la maison, dans la consommation totale
d’alcool est tombée de 71 % en 1970 à 49 % en 2000,
tandis que celle du vin passait de 10 % à 26 % au cours
de la même période (5). À partir de 1996, la signifi-
cation du mot binge s’est étendue au visionnage immo-
déré de séries télévisées, pratique nécessairement assi-
gnée à domicile. À la fermeture des débits de boissons
durant la pandémie, la confrérie des buveurs s’atomisa
encore davantage, et la consommation des grands
buveurs augmenta également. Selon une étude réalisée
en 2020, l’engouement pour l’alcool baissait dans toute
l’Europe, à l’exception du Royaume-Uni et de l’Ir-
lande (6). Cette même année, on comptait 7423 décès
liés à l’alcool en Angleterre et au Pays de Galles, en
hausse de 20 % par rapport à l’année précédente.
Consommer de façon autonome dans un cadre «non
problématique» ne protège pas de tout danger.
Si le marché des boissons alcoolisées alimente des
fortunes considérables, les campagnes de prévention
contre l’alcoolisme s’adressent en revanche le plus
souvent aux classes populaires. À la fin du XIXe siè-
cle, le Parti libéral s’associa avec la Fédération natio-
nale pour la tempérance, tandis que le Parti écossais
pour la prohibition (de l’alcool) s’intégrait au Parti
communiste de Grande-Bretagne. Toujours au
« Je ne bois pas aux buvettes du Parlement »,
déclara Mme Theresa May en 2016 en annonçant sa
candidature au poste de première ministre, ce qui lui
valut d’être considérée comme rigide et inapte à
contrôler son banc de députés. Lorsque M. Jeremy
Corbyn, alors à la tête de l’opposition travailliste,
admit en 2017 qu’il préférait le jus de pomme et l’eau
de coco aux boissons alcoolisées, il jugea nécessaire
d’ajouter qu’il se savait « un peu rabat-joie ». Aussi
ternes que leurs préférences puissent paraître, elles
sont en adéquation avec la tendance générale à la
sobriété, à rebours du Downing Street de M. Johnson.
La nouvelle première ministre Elizabeth (« Liz »)
Truss a elle-même causé le scandale en organisant
une réception en l’honneur d’un donateur du parti
dans un club très privé, et semble priser, comme son
prédécesseur, les réunions secrètes et bien arrosées.
Mais fuir la réalité au fond de son verre est devenu
un luxe. Alors que le pays se serre la ceinture face à
l’explosion du coût de la vie, plus d’un Britannique
sur quatre déclare avoir réduit sa consommation d’al-
cool depuis la fin de l’année dernière (9). Au moment
précis où la population n’a sans doute jamais eu
autant besoin de l’« éponge bénie de l’amnésie ».
(1) « Boris Johnson admits to “embarrassing” youth »,
15 avril 2013, www.huffingtonpost.co.uk
(2) « Health survey for England 2019 », National Health Service
(NHS), 15 décembre 2020.
(3) «Adult drinking habits in Great Britain : 2005 to 2016 »,
Office for National Statistics (ONS), 3 mai 2017.
(4) « Home drinking in the UK : Trends and causes », Alcohol
and Alcoholism, vol. 47, n° 3, Oxford, mai-juin 2012.
(5) Ibid.
(6) «Alcohol consumption during the Covid-19 pandemic in
Europe : A large-scale cross-sectional study in 21 countries »,
Addiction, vol. 116, n° 12, Londres, décembre 2021.
(7) Brian Harrison, «Teetotal chartism », History, vol. 58,
Oxford, 1973.
(8) Manifeste du Parti communiste, 1848.
(9) Matthew Smith, « Cost of living : What have Britons had to
cut back on ? », YouGov, 23 mai 2022, https://yougov.co.uk

SOMMAIRE Octobre 2022

PAG E 2 : PAG E 10 : PAG E S 20 E T 21 :
De Salvador Allende à Gabriel Boric. – Courrier des lecteurs. – En Russie, le mot « guerre » n’est plus tabou, par C HRISTOPHE Le handicap, première cause de discrimination, suite de l’article de
Coupures de presse. TRONTIN. L AETITIA D ELHON . – Les Nations unies, apôtres de l’inclusion
(L. D.).
PAG E 3 : PAG E 11 :
PAG E 22 :
Bioéthique, es-tu là ?, par JACQUES TESTART. Course à l’atome au Proche-Orient, par EVA THIÉBAUD.
Édition, le tournis des concentrations, par JEAN-YVES MOLLIER.
PAG E S 4 E T 5 : PAG E S 12 E T 13 : PAG E 23 :
Pétrole ou chômage, l’Écosse hésite, par LOU -E VE POPPER . – En Chine, les fragilités d’un président tout-puissant, par MARTINE Au bon vouloir des procureurs, par RAPHAËL KEMPF.
Le vieil atout des indépendantistes (L.-E. P.). BULARD. – La classe moyenne a besoin d’être rassurée, par JEAN-
LOUIS ROCCA. PAG E S 24 À 26 :
PAG E S 6 E T 7 : LES LIVRES DU MOIS : « Les Trente Noms de la nuit », de Zeyn
PAG E S 14 E T 15 : Joukhadar, par ERNEST LONDON. – « Le Cartographe des absences »,
Au Kenya, la présence contestée de l’armée britannique, par JEAN-
CHRISTOPHE SERVANT. La fatalité de l’or au Surinam, par HÉLÈNE FERRARINI. de Mia Couto, par MARINA DA SILVA. – Transmettre… mais quoi ?,
par LOUISE DUMAS. – En Suisse, des perturbateurs, par ANTONY
PAG E 16 : BURLAUD. – Présences immémoriales, par PHILIPPE PATAUD
PAG E 8 :
Au Chili, la gauche déçue par le peuple, par RENAUD LAMBERT. CÉLÉRIER. – Debout, malgré tout, le Liban, par AKRAM BELKAÏD. –
Les faux amis de l’Ukraine, suite de l’article de PIERRE RIMBERT. Plaza de la Dignidad, par PASCAL CORAZZA. – Dans les revues.
PAG E 17 :
PAG E 9 : PAG E 27 :
Choc sur l’économie mondiale, par RAÚL SAMPOGNARO.
Entre Kiev et Moscou, l’enjeu du nucléaire, par MARC ENDEWELD. Combien pour la crypto-Joconde ?, par M ARIE -N OËL R IO ET
FRANZ W. KAISER.
PAG E S 18 E T 19 :
Derrière la vitrine de l’autonomie des établissements scolaires, par
www.monde-diplomatique.fr C LOTHILDE D OZIER . – Parcoursup, ou le nouveau nom de la Le Monde diplomatique du mois de septembre 2022 a été tiré à 222 470 exemplaires.
sélection, par CÉDRIC HUGRÉE ET TRISTAN POULLAOUEC .