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Cours magistral n° 5 - 21/10/2022

LA STABILISATION DES SOCIÉTÉS DANS LES ANNÉES 1920

À l'époque, l’ensemble des sociétés affectées par les bouleversements engendrés par la Première
Guerre Mondiale craignait le tarissement de tous les flux irriguant alors le principe de cohésion
sociale, et était quelque peu sceptique concernant sa capacité propre à subsister.

La considération des ouvriers de diverses nationalités convergeait vers un avis unanime : les patrons
profitaient de ce contexte perturbé pour affermir des restrictions déjà éreintantes.

Quelle fut l’attitude de la France, au seuil de l’ère nouvelle de la Belle Époque, vis-à-vis des
anciens combattants ? La démobilisation se déroula-t-elle de manière aussi inattendue que la
mobilisation ?

En France, tandis que l’immixtion de l’État dans le champ militaire constitue une forme de fatalité,
sa sortie s’associe bien plutôt à la démobilisation de millions d’hommes, autant de soldats et de
conseillers militaires ingénieux qui composaient, depuis plusieurs années, l'armée la plus importante
au monde.

Ainsi est questionnée la faculté de la France à la fondation d’une paix partielle, que l’on espère, à
terme, durable. La guerre ne demeurera-t-elle pas imprégnée au territoire et à la mémoire de ses
citoyens ? Ces sociétés victorieuses parviendront-elles à reconquérir leur prospérité passée, d’avant
l’année 1914 ? Comment les Français pourront-ils seulement concevoir de vivre en l'absence des
soldats assassinés, qui trépassèrent au combat ? La France les oubliera-t-elle ? Ou essaiera-t-elle de
les intégrer à la communauté des vivants ? Quels furent les aménagements décidés en faveur des
anciens combattants, de ces Frontsoldaten allemands, ces veterans anglais, ou encore des arditis
italiens (qui paraderont les premiers pour le régime fasciste) ?

Extrait de J'accuse, d'Abel Gance (1919). Le cinéma a été inventé vers 1915, 1916. Comment
concevoir la société d’après-guerre, dont la mémoire est pénétrée des millions de morts ? Comment
organiser le deuil de ces derniers ? Comment les peuples survivants peuvent-ils composer leur
existence actuelle et ces funestes souvenirs ?

« Allons voir au pays si on est dignes de notre sacrifice ». La scène de la levée des morts, sur une
composition symphonique imaginée par Wagner, Le crépuscule des dieux. La juxtaposition du
défilé des morts et du défilé des vivants ; persiste l’angoisse qui tiraille les états, savoir que les deux
mondes se mélangent. Les anciens combattants sont mis en scène, afin d'être mieux contournés. « Je
me suis mis à courir devant l'innombrable troupeau ».

Le processus de démobilisation est lent ; les sociétés sont fracturées et n'ont pas recouvré
l'apparence pacifique dont elles étaient auparavant revêtues. Cette expérience fut autant
significative pour les pays belligérants (pensons à la Belgique). La poussée industrielle ne cesse pas
elle non plus, elle continue de bouleverser les populations. La guerre condamnent les composantes
qu’elle affecte à une irréversibilité, à une immobilité, une fixité immuable.

Au-delà des murs de l'usine, la société sera transformée d’après le modèle de l'usine. Le
gouvernement frémit face à la potentialité du surgissement de guerres civiles, issues de la fente
béante dont témoigne cette société profondément fracturée, menant enfin à son implosion
(Allemagne, République de Weimar : durant les années 1920, la société est fracturée : les habitants
des campagnes abhorrent les citadins, le patriarcat enrobe la société). Deux écueils majeurs doivent
impérativement êtres évincés : la révolution et la réaction. La Belle Époque est, depuis, devenue
un fantasme, une lubie.

Il existe un poids moral, un poids mémoriel qui a appesanti l'ensemble de la société issue de la
Première Guerre Mondiale.

I. Sortir de la guerre ?

1. La démobilisation sociale

Le 11 novembre 1918, l'armistice marque la finalité de la guerre : « les armes se taisent ».


Certains États entérineront prochainement l’armistice, tandis que d'autres, tels que l’Allemagne, y
pourvurent dès le 10 novembre. Pourtant, malgré ce status quo apparent, la paix est en réalité un
processus long, brièvement acquis ou durant le traité de Versailles, ou lors du traité de Saint-
Germain. La paix de Versailles ne parvint pas à désigner un unique coupable, car les crimes de
guerre furent partagés ; les réparations constituent les dettes financières, ersatz des dettes morales.
Le droit moral pèse sur le marché financier.

Malgré l'armistice, la guerre se poursuit donc ; les soldats allemands, formant les Frontsoldaten,
sont rapatriés à l’Est, depuis l’Ouest. Une lutte organisée par l'armée rouge est amorcée par
Trotsky, qui tente d'instaurer une révolution à l'échelle mondiale. Les soldats allemands sont de
nouveau employés sur le front de l'Est : ils sont « les corps francs », les Freikorps, commandés par
le gouvernement socialiste allemand et par les alliés.

Le capitaine Charles de Gaulle achève ses études à Saint-Cyr, à la veille de la guerre ; en 1919 et
1920, il combat en Pologne.

Hors d'Europe, la Guerre du Rif se poursuit durant les années 1923, 1924 et 1925, dans le Nord du
Maroc. Abdelkrim el-Khattabi, berbère formé à Moscou, connaît parfaitement les doctrines
marxiste et léniniste, et combat de manière moderne. Il affronte l’intransigeant général Pétain. Le
Rif, région montagneuse et compartimentée, bénéficie d’un climat clément. Il est considéré comme
autonome du reste du Maroc, notamment en raison du règne anarchiste qui y prospère, et l’isole de
fait du pays. Les Espagnols, bien qu’ils aient pu s’établir sur les côtés marocaines, furent défaits à la
bataille d’Alquazarquivir en 1578 lorsqu’ils eurent pour dessein de conquérir l’intérieur du pays. Le
Maroc ayant contracté des accords de libre-échange et des emprunts qu’il ne put rétrocéder, il
devint ainsi débiteur des Européens qui profitèrent de cet affaiblissement certain pour dominer son
économie, et assujettir son territoire. La guerre du Rif infère de cette confrontation hispano-
marocaine, en particulier au XIXe siècle, l’Espagne ayant notamment mené deux guerres en 1859 -
1860 et en 1893. Cependant, « les difficultés de la guerre marocaine de 1893 et la perte de Cuba et
des Philippines en 1898 remettent en question l’efficacité d’un corps d’officiers [espagnol]
pléthorique. […] l’Espagne, entraînée dans une dynamique de récession, se trouve en réalité
embarrassée par le Maroc. » (MARTEL, Thomas, Stratégie et politique pendant la guerre du Rif
(1921 - 1926), 2019, [thèse]) En mars 1912 est signé, à Fès, un traité de protectorat avec le sultan
Moulay Hafid pourvoyant à l’établissement du régime franco-espagnol au Maroc. Celui-ci apparaît
antinomique, car sont engagés « d’un côté, une tentative de tutelle directe de la part de l’Espagne,
de l’autre un recours au Makhzen, l’appareil d’État marocain, et aux élites musulmanes par les
Français et leur résident général, Hubert Lyautey. » (Ibid.) Cependant, si les deux puissances
obtiennent des résultats décevants pour les uns, et alternatifs pour les autres, il demeure des
divergences qui obvient à une action concertée. Si celles-ci résultent d’une incompréhension
commune, elles dépendent également « d’un décalage de dynamique politique entre les deux pays :
l’Espagne est déjà entrée dans un processus de décolonisation de son empire, quand la France
achève sa colonisation. » Tandis que l’Espagne désire asservir le Maroc à ses dépends, « Abdelkrim
père et ses fils, notables de la tribu Beni Ouriaghel, ambitionnent la mise en place d’une
administration autonome du Rif, qui serait placée sous leur égide avec l’appui de l’Espagne. »
(Ibid.) Ainsi, ces derniers exploitent l’intention primaire espagnole afin de « servir leurs ambitions
et leur projet de modernisation et de développement du Rif. » (Ibid.) Suite aux exploits militaires du
général Silvestre à l’est de la zone espagnol en 1920 et au début de l’année 1921, les Abdelkrim
décident de pérenniser leurs relations diplomatiques, orchestrant toutefois la résistance à l’armée
d’occupation. En juillet 1921, à Anoual, la police indigène se révolte contre les Espagnols.

L’appréhension prématurée d’Abdelkrim lui permit d’ « asseoir son autorité » (ibid.). « La défaite
d’Anoual joue un rôle de détonateur en posant le problème de la place de l’armée dans la société, ce
qui aboutit à une crise gouvernementale dont l’issue n’est autre qu’une intervention de l’armée dans
la politique. Par ailleurs, comme l’affirme José Ortega y Gasset dès janvier 1921, les déconvenues
de l’Espagne au Maroc font naître un esprit de revanche dans la nation, particulièrement dans
l’armée, état d’esprit qui conduit l’armée à durcir son action, voire à tomber dans la brutalité. »
(Ibid.) Le 22 juillet 1921, le général Fernández Silvestre, commandant de la place de Melilla,
ordonne d’évacuer le poste avancé d’Anoual, acculé par des tribus berbères rifaines. 10,000 à
15,000 soldats espagnols sont assassinés. En 1922, l’armée espagnole répand de l’ypérite (= gaz
moutarde) sur les populations civiles. Un État rifain est instauré, « tentative de réformisme
musulman à tendance salafiste, qui s’explique par la formation intellectuelle d’Abdelkrim, son
chef. […] L’État rifain est en fait un État islamique, avec toutes les ambiguïtés que comporte le
réformisme musulman, à mi-chemin entre le retour aux sources de l’islam et à la constitution de
Médine, et le modernisme presque révolutionnaire qui inspirera les mouvements de décolonisation à
venir. » (Ibid.) Le gouvernement de Garcia Prieto est déchu par le pronunciamento de Primo de
Rivera en 1923., celui-ci instituant un directoire militaire, ultime tropisme glorieux de la monarchie
constitutionnelle du roi Alphonse XIII. Lyautey désire appliquer la souveraineté française sur le
contrôle de la vallée de l’Ouergha, rivière qui sépare la zone française du Rif proprement dit. « Ce
point de friction est à l’origine du conflit entre Abdelkrim et la France » (ibid.), car il permet aux
Rifains, formés en tribus sédentaires subsistant de l’agriculture, d’obtenir leur approvisionnement
en céréales. Le général français occupe dès lors la vallée en mai 1924, provoquant l’ire
d’Abdelkrim, qui n’est pourtant pas légitime de s’y opposer - seul le sultan Moulay Youssef,
« fantoche des Français » selon les dires d’Abdelkrim, le peut. Alors que le gouvernement Herriot
est remplacé au profit de Painlevé en France, Abdelkrim profite de cet instant d’instabilité pour
avancer son offensive le 13 avril 1925. Les troupes françaises s’emploient, jusqu’au mitan du mois
de juin, à secourir les postes situés sur la vallée de l’Ouergha, assaillis par les Rifains. « La France
étant une démocratie, le gouvernement issu du Cartel des gauches doit tenir compte des aspirations
des Français pour moduler son action au Maroc, d’autant que la coalition au pouvoir est fragile : le
Cartel des gauches est menacé à tout moment d’une défection des socialistes et le gouvernement
Painlevé fait face au péril constant de perdre la majorité à la Chambre. Dans ces conditions, le
président du Conseil souhaite une victoire rapide et pense de plus en plus que Lyautey n’est pas
l’homme de la situation. L’idée se fait jour peu à peu d’ôter à Lyautey ses fonctions militaires.
Pendant ce temps, la situation s’aggrave sur le terrain : Abdelkrim menace de faire sa jonction avec
les dissidents de la région de Taza et de couper de la sorte les communications marocaines des
Français avec l’Algérie, d’où proviennent les renforts. L’intervention des troupes du sultan joue un
rôle décisif dans le rétablissement de la situation près de Taza. Il s’agit alors de reprendre l’initiative
sur le plan militaire et d’évaluer la nécessité d’envoyer tous les renforts réclamés par Lyautey.
Painlevé se rend en personne au Maroc pour se forger une opinion et se trouve conforté dans l’idée
de changer de stratégie pour reprendre l’initiative, conjointement avec les Espagnols. En juillet,
c’est le maréchal Pétain qui est désigné pour mener à bien ce changement – même si ce dernier n’a
jamais voulu évincer Lyautey et a au contraire cherché à le soutenir. En même temps, un premier
rapprochement s’amorce avec les Espagnols et la France soutient leur plan d’opérations prévoyant
un débarquement dans le Rif central, cœur du pouvoir d’Abdelkrim. » Le 8 septembre 1925,
l’armée espagnole organise le débarquement de son armée près d’Al Hoceïma. Le Maroc devient
« un champ d’expérimentations pour les armes modernes, blindés et aviation, et la guerre du Rif de
« répétition » pour les conflits suivants », à l’exemple de son examen scrupuleux par Eisenhower
lors de la préparation de l’opération Torch, en novembre 1942. Aristide Briand, qui succéda à
Painlevé, maintient la stratégie agencée par ce dernier, mais hésite néanmoins à engager des
négociations avec Abdelkrim. Celles-ci se déroulent près d’Oujda, lors d’une conférence tripartite
conviant les Français, les Espagnols et les Rifains. Abdelkrim abandonne finalement son entreprise
au profit des Français, afin de palier à toute poursuite pour crimes de guerre de la part de ces
derniers.

Au Liban et en Syrie, deux territoires confiés à la France par le biais du Traité de Versailles, des
révoltes sporadiques perpétueront la guerre.

La Première Guerre Mondiale anime l'ombre du XXe siècle. Aussi, la violence des rapports sociaux
est prégnante.

Le monde est submergé par la grippe espagnole. À l'origine, en 1918, ce virus provient de Chine,
et plus exactement de l'affranchissement des espèces. La grippe espagnole accable de multiples
territoires. Les symptômes dont sont alors victimes les infirmes entraînent la mort d’environ 30 à 40
millions d’entre eux, un nombre supérieur à celui correspondant aux soldats exécutés lors de la
guerre (approximativement 10 millions). Elle se répand parmi les sociétés les plus puissantes, les
organismes les plus vigoureux. En France sont dénombrés près de 100,000 décès ; en Allemagne,
180,000. Elle migre vers la côte Ouest, traverse les États-Unis, puis irradie de nouveau la France.
Elle dépeint la difficulté qui subsiste à l’égard du rétablissement de la société.

La construction de l'ossuaire de Douaumont, en 1927, n'est pas encore achevé. Les os de centaines
de milliers de combattants sont transportés jusques ici : ce sont les vestiges humains de Verdun. Ces
lieux prouvent qu'il existence une forme de prépondérance de la guerre.

La question de la réintégration des anciens combattants est primordiale. Comment entretenir ces
hommes atteints de syndromes post-traumatiques, de troubles mentaux, psychiques (folie, obusite,
etc.) ? En 1931, on estime que la part des indemnités versées aux anciens combattants ou aux
veuves représentent 25% du budget total de l’état : le gouvernement tente de s'acquitter d'une
dette morale au moyen de subventions pécuniaires.

Près de 38,000 monuments aux morts sont érigés grâce à des fonds publics municipaux, afin de
rendre hommage à ces valeureux soldats ayant péri pour leur patrie. À Gentioux, dans la Creuse,
sur le Plateau des Mille Vaches, est inscrite, au bas de la colonne commémorative, la formule
suivant : « maudite soit la guerre », symbolisant la douleur et la révolte résultant de la perte d’un
père, lors de la Première Guerre Mondiale. Cet écriteau est désigné par un enfant, dont le poing
droit est tendu vers les 63 noms gravés sur la stèle.

En Allemagne, les soldats sont influencés par le nazisme. Les Reparti d’assalto, autrement nommés
les Arditi, en Italie, sont également affiliés au parti fascisme, et ce lorsque le territoire est confronté
à l’hostilité des Alliés et de l’État yougoslave naissant, suite à ses revendications sur une partie de
l’Istrie et de la Dalmatie.

Dans ce contexte d’incorporation des anciens combattants à la société française, Antoine Prost
évoque « une cérémonie, une messe laïque » : renouement des liens entre les enfants et les anciens
combattants, ces premiers horrifiés par la vision des grands blessés, de ces corps estropiés, mutilés.

La France parvient à maintenir la cohésion sociale, notamment en créant des cercles de deuil, et un
ministère des pensions, dès 1920.

Le résultat de cette politique d'intégration : la France échappe à la menace ancien-combattante, elle


pacifie les anciens soldats. Des fédérations d'anciens combattants œuvrent au soutien financier et
moral de ces derniers.

2. Des sociétés sous tension

La guerre totale a bouleversé l'équilibre démographique des sociétés. Les pyramide des âges de la
France estime les données démographiques nationales en 1974, soit à la fin du cycle démographique
des anciens combattants. La pyramide est scindée en deux parties : l’une dénombrant les femmes,
l’autre les hommes. Les femmes sont plus nombreuses que les hommes. Lorsque les mobilisés
disposaient d’une permission, ils ne pratiquaient pas le coït, par affliction. Aussi, cela résulte des
victimes qu’engendra le conflit, les pertes humaines infléchissant la déclivité démographique de la
France.

Les démarcations indiquant le déclin de la population masculine sont similaires à celle qui lésèrent
la population féminine.

La guerre bouleverse le rapport entre les hommes et les femmes, le rapport de genre, selon plusieurs
critères:

1° Quantitatif : en 1911, 1,035 femmes pour 1,000 hommes ; en 1921, 1,304 femmes pour 1,000
hommes. Le personnage de la veuve qui ne parvient pas à épouser un nouvel homme devient
emblématique.

2° L’émancipation des femmes : mutation radicale de leur mode de vie, car elles ont fait
l'expérience du travail dans les usines de métaux, et furent doublement responsables, en raison du
travail qu’elles exerçaient à l'usine ou dans les champs, ainsi qu’au sein même de leurs foyers.

3° Certaines d'entre elles militent pour troubler les frictions des genres : Victor Margueritte
publie, en 1923, La Garçonne. Né en Algérie, il est un colon pacifiste. Son récit transcrit
l’existence d’une jeune femme, Monique Herbier : Monique incarne « la marche inévitable du
féminisme ». Son habillement, son comportement sont perçus comme une vraie violence par les
autorités civile et ecclésiastique. La Garçonne sera relégué à « l’Enfer » de la Bibliothèque
nationale, pour de longues années, bibliothèque où sont enfermés les livres controversés, jugés
déstabilisateurs pour la société.

Le rapport des jeunes et des adultes se distend : dans toute société, la question principale est celle de
la jeunesse, l’interrogation de la maîtrise sociale. Les adolescents sont marqués par la guerre totale,
notamment en raison du rationnement. Au même recensement de 1911, les individus âgés de
moins de 20 ans forment alors 30% de la population totale ; en 1931, ils ne sont plus que 25%.
À l'inverse, ceux âgés de plus de 65 ans sont 8% en 1911, et 12% en 1931.

Ce perceptible vieillissement de la société française est responsable de nombreux maux. En 1940,


lors de l'Étrange défaite de la France, les colonels français sont âgées de 55 ans environ, contre 35
ans en ce qui concerne les colonels allemands.

II. La poussée industrielle

1. Essor de l'organisation scientifique du travail

Dans ce contexte d’affaiblissement de la société, vulnérable depuis l’achèvement de la guerre, la


dynamique industrielle se renforce : l’inclination industrielle est accentuée, le progrès est constant.
La guerre a marqué le tournant taylorien, les vieilles résistances ont cédé face à la guerre. Cette
dynamique s’élance grâce à la paix. La Première Guerre Mondiale a constitué un évènement qui
accéléra l’ensemble de ces évolutions, notamment l'O.S.T.

Le mot « organisation » est primordial : l' « ère des organisateurs ». Cette réorganisation
correspond à une réelle mutation du rapport au travail. La guerre totale introduisit l’emploi inédit
des femmes et des enfants notamment (pourtant, Sylvie Schweitzer dément cette conception des
faits, rappelant l’implication des femmes dans le processus de proto-industrie, dès les années 1800)
☞ forte mutation de la consommation.

L'hégémonie de la chaîne taylorienne tend inexorablement à modifier le rapport de l’homme aux


objets produits ; les hommes sont, à l’exemple du film Les Temps Modernes, de Charlie Chaplin,
soumis à la machine (exemple de l’usine Ford de Détroit, au début des années 1920). Les
hommes entretiennent « amoureusement » (Barthes) leur voiture.

En Russie, le commerce automobile n’aboutit pas à la même effervescence. L’usine Z.I.L. fut
fondée en 1916 sous le nom d’Avtomobilnoïe Moskovskoïe Obchtchestvo (AMO) dans le cadre du
programme gouvernemental de créer une industrie automobile russe. Ce programme visait à établir
en Russie six nouvelles usines automobiles. Pour cela, un appel d'offres international fut adressé à
six constructeurs spécialistes dans chaque domaine, afin d’entretenir une coopération. Sur les six
spécialités, une seule aboutira à une usine : la construction de camions.

Le 7 mars 1917 le contrat est signé avec l'italien Fiat pour la licence de production d'un camion de
1,5 tonne de charge utile, le fameux Fiat 15.

Les événements politiques entravèrent quelque peu le lancement de la production et la guerre civile
qui suivit lésa les plans du constructeur.

Ford déclarait : « Faisons des ouvriers nos premiers clients, et augmentons le pouvoir d'achat,
payons les ouvriers 5$ par jour. »

Il affirmait également que parmi les modèles qu’il proposait, il était évidemment possible pour le
client de choisir la voiture et la couleur qui lui plaisaient, à condition que celle-ci soit noire : la
production de masse implique la consommation de masse. Les contours d’une cohésion notable se
dessinent, grâce à cette abondance centralisée.

Le triomphe de la doctrine de Taylor se résume en trois éléments :

1° Le taylorisme est l’opération stricte des tâches d'exécution et des tâches de production.
Taylor incarne le porte-parole de l'élite, des ingénieurs. « L'ouvrier de base a intellectuellement tout
du bœuf ; mais ce n'est pas important, c'est justement ce dont on a besoin pour construire la
chaîne. » (Feiertag)

2° L'automatisation des opérations productives : le travail à la chaîne entraîne une conséquence


immédiate, la standardisation des produits et le travail parcellisé. Taylor finance des recherches

universitaires sur le sujet de la fatigue ouvrière, de manière à optimiser l'amélioration scientifique


de celle-ci.

3° La production massive demande une vente massive des objets conçus, y compris leur
exportation, sur les marchés extérieurs, notamment vers l’Europe (souvenons-nous que Ford bâti
son usine à Bordeaux dès 1920 —> transfert d'innovations qui relie alors toutes les industries
européennes ensemble).

Cette triple mutation du travail se déploiera dans un contexte particulier, imposant la classe ouvrière
au centre du système.

Les ouvriers furent relativement préservés de la guerre, épargnés de ses affres. La révolution russe
démontre qu'il est possible de changer de régime. Le monde est, de fait, partagé en deux : d’une
part, le monde socialiste soviétique, et d’autre part, le monde capitaliste. La réforme qui suscitait
tant de désir est finalement admise : la journée des huit heures. Les huit heures de loisir sont
fondamentales pour les ouvriers, car elles leur permettent de s'extraire de leur classe sociale, de
consacrer ses heures à l'éducation de leurs progénitures. Elle aboutira à une pénurie de travailleurs ;
d'autres ouvriers devront donc être recrutés pour palier à celle-ci. Le taylorisme provoque cette
perte de l’effectif ouvrier.

En quoi cette évolution et mutations professionnelles, durant les années 1920, bouleverse-t-elle la
société ?

2. Une société taylorienne ?

Le groupe que forment les ouvriers atteint son maximum quantitatif à la veille de la Première
Guerre Mondiale (6 millions en France, 9 millions en Allemagne, 7 millions en Angleterre) : il est
modelé par le taylorisme. Sans conteste, la chaîne augmente la part des ouvriers sans qualification.
Chez Renault, le constructeur automobile, en 1914, le taux d’ouvriers sans qualification
représente 28% de l’effectif total de l’usine. Près de 75% d’ouvriers qualifiés y sont donc
employés, tandis qu’en 1924, ce pourcentage ne s’élève plus qu'à 54%.

Toutefois, la vague d'industrialisation multiplie les emplois ouvriers. Renault, Peugeot et Citroën
dénombraient 30,000 ouvriers en 1922, contre 70,000 en 1928. Dès lors, même si l'on remarque
un abaissement du taux des ouvriers qualifiés dans ces trois firmes (60% du total en 1922 ; 35% en
1928), en valeurs absolues, ces pourcentages représentent 17,900 ouvriers qualifiés en 1922, et
35,500 ouvriers qualifiés en 1928.

Le taylorisme renforce la déqualification du plus grand nombre, mais augmente la


qualification d'une minorité : de cette masse d'ouvriers qualifiés (outilleurs, régleurs) se dégage
une véritable aristocratie ouvrière, consciente de son effectif, qui contribuera à la politisation de la
masse ouvrière, au mouvement ouvrier.

Les salaires ouvriers stagnent, de 1919 à 1939. Les années 1920 permettent une politisation de ces
derniers. Les ouvriers les plus qualifiés se rallieront à ce mouvement. Le 1er septembre 1917, M.
Albert Thomas inaugurait la cantine coopérative des établissements Renault, à Billancourt,
accompagné de MM. Loucheur, sous-secrétaire d’État des fabrications de guerre ; Breton, sous-
secrétaire d’Etat des inventions ; Daniel Vincent, sous-secrétaire d’Etat de l’Aéronautique. Le
ministre a visité les ateliers de l’usine. M. Michelet, ouvrier affilié à Renault, lors d’un discours
prononcé à cette occasion, déclara : « Nous voulons l’exploitation de l’industrie nationale avec la
possibilité de la développer au maximum. Nous demandons que dans l’avenir, on emploie dans
l’industrie des méthodes nouvelles américaines. Pour cela nous souhaitons tous, et nous ferons le
nécessaire pour cela, que la classe ouvrière comprenne l’intérêt qu’il y a pour elle à faire fi des
vieux préjugés et à s’adapter aux méthodes nouvelles. » Ce mouvement renvoie à l'émergence
d'un nouveau groupe social : les ingénieurs.

L’effectif des ingénieurs tend à croître durablement, et ceci est précisément l’un de ses projets
sociaux majeurs. Lors des années 1920, ils sont entre 20,000 et 30,000 employés, nombre d’entre
ayant migré depuis les États-Unis afin d'offrir leurs conseils. Thompson, un ingénieur disciple de
Taylor, arrive en France en 1919, transportant avec lui une missive destinée au Ministère de
l'Armement. En 1929, il fonde un cabinet d'ingénieur-conseil, rue du Rocher, à Paris,
contribuant de ce fait à la diffusion du taylorisme.

Ces ingénieurs se révèleront ambivalents, et adopteront une position mixte : ils côtoient l’ouvrier,
car ils partagent tous deux la même condition salariale, mais aussi les patrons, détenteurs du
pouvoir. Ils sont les hommes du progrès, à l’exemple de Gustave Eiffel, et sont dévoués à la quête
de la résolution de la question sociale. Souhaitant obvier à la révolution, ils proposent de calculer
les salaires selon la productivité.

Tandis que certains patrons constatent, avec désagrément, que les ingénieurs les subrogent, d’autres,
tels que Renault, revendiquent leur droit « divin », que le capital permet d’asseoir. L’ingénieur
Henri Fayol publie, en 1916, L'administration industrielle et générale. Il y propose un modèle
administratif favorable aux patrons, sur le principe de la pyramide inversée militaire : le patron
supporte la grande masse salariale.

La taylorisme atteint d'autres secteurs, tels que l'agroalimentaire (dans les boucheries, par exemple,
avec l’usine charcutière Olida), ou encore la cordonnerie. Concernant ce dernier domaine

industriel, le principe taylorien est adopté afin de palier à la concurrence du Tchèque Tomáš Baťa,
qui s'installe en France en 1927, à Saint-Laurence-sur-le-Chère, et y aménage une grande
industrie automatisée de la chaussure. Ehrlich et André s'inspireront de ce modèle, en 1930,
créant une firme savetière plus notoire encore. En seulement 10 ans, tout est standardisé.

La Tour Eiffel fut illuminée à l'effigie de Citroën, le Ford français. Celui-ci promeut la croisière
noire, dès 1926, puis la croisière jaune : ces croisières consistent en l’épopée automobile de braves
jeunes hommes, parcourant le monde. Cette publicité révèle un changement d’image.

La percée du jazz, à travers le personnage de Joséphine Baker, après 1923, est inédite. La révolution
industrielle permet la modification des images et des sons.

III. Stabiliser les sociétés

1. Révolutions et réaction

Cette mise en mouvement des sociétés sembla entraîner la déstabilisation des rapports sociaux et
des structures sociales, notamment au travers du risque de la révolution. La célèbre affiche
dépeignant un communiste, un couteau entre les dents, en 1919, traduit cette angoisse au sujet du
mouvement révolutionnaire, visible même dans le film d’Abel Gance. En Italie, certains
soupçonnent la formation de « soviets » (= désigne un conseil d’ouvriers, de paysans et de soldats
acquis aux idées communistes dans l’Empire russe, s’emparant du pouvoir dans une organisation
locale à partir de 1905), qui pourraient progressivement pourfendre l’empire des usines. Ce conflit
ouvrier ne provoque plus la fuite des ouvriers ; leur action consiste désormais en l’appropriation des
machines.

En France, la répression est rigoureuse. Le 1er mai 1919, tandis que le gouvernement craint de
grandes manifestations, les faisceaux des fusils soldats suggèrent le signe de ralliement d'un
possible passage au fascisme.

La terreur squadriste en Italie, au début des années 1920.

L'Allemagne ne demeure pas indemne, et notamment la Bavière ; le parti politique, le N.S.D.A.P.,


au sein duquel milite, dès 1922, Hitler, est un parti ouvrier. Son fondateur, un ouvrier-menuisier
nommé Deuxler, échoue le 9 novembre 1923, lors du coup d'État à Munich. Cela illustre le
transfert des Frontsoldaten sur le front de Bavière.

Le 5 janvier 1919, la révolution spartakiste est organisée à Berlin, et se heurte non pas à la
réaction des paysans ou grands propriétaires, mais à celle des sociaux-démocrates, qui solliciteront
l’intervention des casques d’acier, les Stalhlhelm, un groupe paramilitaire composé d’anciens
soldats allemands.

L'Europe est au point de friction de la révolution.

On peut s'interroger, à l’exemple de Charles S. Maier, dans son ouvrage intitulé Recasting
Bourgeois Europe, comment celle-ci fut justement obstruée, et les sociétés maintenues. Son étude
présente l’économie politique comme un « new corporatism », dont les attributs cardinaux étaient,
indistinctement, l’accroissement du pouvoir privé et le rayonnement de la souveraineté. Par
exemple, en Allemagne, les industries notoires et le commerce majeur étaient traditionnellement liés
au pouvoir exécutif. En France, les « industrialists were bourgeois first and businessmen second :
they saw themselves as saviors and bondholders » (p. 82). Quant aux dirigeants économiques
italiens, ceux-ci agissaient en premier lieu « as members of an elite that measured its security and
status according to the yardsticks of traditional liberalism » (p. 87). Ainsi, « the ‘Thermidor’ of
1919/20 was a period of reeducation as much as of repression » (p. 138).

En 1919, la Belle Époque est de nouveau introduite, mais par des acteurs différents ; la bourgeoisie
se hisse au pouvoir, le paternalisme choie les ouvriers. Surgissent également de nouveaux
protagonistes, intronisés à cette ère dernière : Mussolini, Primo de Rivera (introduisant l’armée dans
la direction politique espagnole, à laquelle la monarchie décrépite ne pourra parer, subrogée plus
tard par Franco), ou encore Hitler.

Cependant, l’évènement qui empêche ce retour à la Belle Époque est la monnaie. La naissance de
l'inflation dans les années 1920 (victoire du Cartel des Pauvres) est le signe d'une société qui
recherche un compromis et souhaite rester unie, sans toutefois s’y dédier complètement et y
sacrifier toutes ses ressources existentielles.

2. L'impossible retour à la Belle Époque



Longtemps, l’inflation fut une sorte de cataplasme, servant à apaiser les rapports sociaux. La société
allemande des années 1920, traversée par le nazisme et la révolution, est foncièrement meurtrie par
l’inflation (hyperinflation dans les années 1923 et 1924), celle-ci s’intensifiant graduellement.

Le Rentenmark est une nouvelle monnaie qui garantit contre un gage, une hypothèque, fondés sur
les biens, la propriété, ou les usines.

Churchill réévalue, en avril 1925, la livre sterling à sa parité-or d'avant 1914.

Mussolini crée une nouvelle monnaie, basée sur l'or, la réévaluation de la lire : la "quota
novanta" (1926 - 1927), lors du discours de Pesaro, le 18 août 1926.

La France est le pays le plus apte au compromis : Poincaré, Premier Ministre lors de la Belle
Époque, dévalue la monnaie française de 80%, mais renforce son lien avec l'or.

En 1928, création du « franc à quatre sous ». L’inflation est liée à la monnaie moins stable et à sa
référence à l'or, comme avant 1914.

Définitions :

• La « parité d’une monnaie » : la valeur d’une monnaie nationale exprimée en poids d’or ou dans
une monnaie étrangère.

• La « réévaluation » : la décision prise par un État de modifier la parité de sa monnaie pour


augmenter son poids d’or ou son prix dans une monnaie étrangère.

• La « dévaluation » : la décision prise par un État de modifier la parité de sa monnaie pour


diminuer son poids d’or et son prix dans une monnaie étrangère.

Conclusions

1. La Grande Guerre déstabilise en profondeur les structures économiques et sociales des sociétés
en voie d’industrialisation.

2. La guerre est aussi un catalyseur de l’histoire (Lénine, 1916) : elle intensifie l’industrialisation
et la mondialisation.

3. La stabilisation de sociétés consiste à revenir à la Belle Époque et au modèle de la société


« bourgeoise ».

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