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Cours magistral n° 4 - 07/10/2022

Les sociétés à l’épreuve de la Première Guerre Mondiale : la guerre industrielle

La société combattante de la tranchée

Cette cohésion apparente est-elle durable, ou n’est-elle qu’un adieu au « vieux monde » ? La guerre
offre un moyen inestimable d’éprouver cette cohésion sociale, et notamment sa persistance. Le
Carnet B, créé en 1886 par le général Boulanger, présentait les identités des individus suspects,
afin de lutter contre les activités d’espionnage. Il fut ensuite employé dans l’intention de débusquer
les personnes susceptibles de mettre en péril l’union, d’attenter à l’ordre public ou encore exprimant
des pensées antimilitaristes, nuisibles à la mobilisation nationale. Le 1er août 1914, le ministre de
l’Intérieur Louis Malvy - le président de la République était alors Raymond Poincaré - en prévient
l’usage lors du commencement de la Première Guerre Mondiale. Il est abrogé définitivement en
1947. S’il ne renseignait, sous le général Boulanger, ministre de la Guerre dans le troisième cabinet
Freycinet, que les étrangers et Français soupçonnés d’antimilitarisme et d’espionnage, Georges
Clemenceau, en 1907, y introduit le nom des anarchistes et antimilitaristes, et en délègue la gestion
à la gendarmerie. Enfin, en 1909, le ministère de l’Intérieur décide d’ajouter au Carnet B les
Français capables d’entretenir des thèses antimilitaristes, et d’en entreprendre le projet. « Il s’agit
d’instruire un fichier où seront inscrites les personnes dangereuses pour l’ordre intérieure en cas de
troubles, de conflit ou de tension politique. […] Sont considérés comme suspects les Français et
étrangers qui divulguent aux puissances ennemies des renseignements concernant la Défense
nationale et qui sont donc capables de se « livrer à l’espionnage et de prêter leur concours à des
manœuvres préjudiciables » à l’indépendance nationale. Mais aussi ceux qui peuvent perturber la
mobilisation, détruire une œuvre stratégique et attaquer des magasins d’approvisionnement. »
(DESCHODT Jean-Pierre, « La preuve par le carnet B », in Les Cahiers du Centre de Recherches
Historiques, 45, 2010, p. 181 - 193) Ce carnet, ainsi que les archives qui le complètent, furent
longuement étudiées par Jean Jacques Becker.

Lorsque le tocsin sonne dans les campagnes, les paysans délaissent leur faux pour se rendre à la
caserne municipale ; leurs épouses aimaient à employer la formule suivante : « voilà le glas de nos
gars qui sonne ».

Cette guerre annoncée se déroulera dans la tranchée ; la société combattante de la tranchée,


contrairement aux attentes de l’état major, ne lutte pas en mer, mais bien sur la terre. La première
perspective de la Sea Power aurait épargné les villes, toutefois le rapport à la terre avait changé. De
la Mer du Nord jusqu’à la frontière suisse, la tranchée, longue de 600 km, scinde l’Europe. Les
hommes, terrés dans ces tranchées, sont semblables à des bêtes.

Ligne de front des affrontements lors de la


Grande Guerre, en 1914.

Beaucoup de femmes volontaires soutiennent les soldats à l’arrière. Le no man’s land, depuis lequel
chacun jauge son adversaire, est délimité par des barbelés dressés, afin de parer à tout passage. La
Révolution instigue une dynamique radicale dans le champ de l’échange, dans le champ du
transport ; l’Europe commerce d’abord avec elle-même. Étant le marché le plus solvable, la ligne
rouge du front est infranchissable, et rompt tout échange, appesantissant la puissance commerciale
de l’Europe.
Progressivement se construit une contre-société de la tranchée, car ces hommes perdent le contact
avec l’arrière, illusionnés par l’atmosphère constrictive de la guerre. De plus, la guerre brise le lien
entre l’âge d’or et les jeunes Français.

Cependant, Jean-Paul Pellegrinetti appelle à notre souvenance les conflits maritimes majeurs qui
se déroulèrent lors de la Grande Guerre, anéantissant de fait le mythe de la « guerre-tranchée », une
guerre qui se serait exclusivement maintenue sur terre. Nonobstant la prépondérance des luttes
terrestres, « la Méditerranée n’est pas épargnée par le conflit et a constitué également un théâtre
d’affrontement opposant les flottes franco-britanniques de l’Entente aux flottes austro-hongroises et
allemandes de la Triple Alliance1. » (PELLEGRINETTI, Jean-Paul, « Histoire maritime de la
Grande Guerre en Méditerranée. Jalons historiographiques d’une guerre presque oubliée en
France », in Cahier de la Méditerranée, 103, 2021, p. 130 - 139) L’amiral américain Alfred
Thayer Mahan, en 1890, rédige un ouvrage intitulé The influence of Sea Power upon History,
1660 - 1783 dans lequel il notifie l’importance de la stratégie navale et de la maîtrise des mers,
« vitale pour le développement, la prospérité et la sécurité des grandes nations. »
(PELLEGRINETTI, Jean-Paul, op. cit.) En cela, il étaie ses propos sur l’exemple de l’Empire
britannique, puissant de par ses flottes militaires et marchandes, son commerce extérieur, ses
colonies et ses bases maritimes disséminées dans le monde. L’amiral Théophile Aube,

1 « Il existe trois théâtres d’opérations navales inclus dans l’espace méditerranéen : les rives du Maghreb, la
mer Adriatique et la Mer Noire. Comme le précise Igor Delanoë, « ce théâtre possède une dimension
stratégique essentielle qui ne s’arrête pas uniquement au contrôle des détroits. Français et Anglais ont en
effet besoin que l’allié russe soit suffisamment fort pour entretenir le second front allemand à l’Est, atténuant
ainsi la pression du Reich dans le Nord-Est de la France. Par conséquent, il est primordial de venir en aide au
régime tsariste en utilisant notamment les ports russes de la Mer Noire. L’Empire ottoman, allié du Second
Reich, constitue le principal obstacle à cette entreprise : les franco-britanniques entreprennent donc de
l’affaiblir en tentant de s’emparer des détroits et précipitent leurs troupes dans l’offensive des Dardanelles au
mois de février 1915 » (« Le bassin de la mer Noire, un enjeu de la Grande Guerre en Méditerranée »,
Cahiers de la Méditerranée, no 82, décembre 2010, p. 76). » (PELLEGRINETTI, Jean-Paul, ibidem.)

représentant de la « Jeune École », déclarait, en 1882 : « La France, pour se retrouver dans sa


force guerrière, doit autant que sur son armée pouvoir compter sur une marine militaire qui,
même en temps de paix, fasse rayonner au loin son influence civilisatrice. » (« La Guerre
maritime et les Ports militaires de la France », in Revue des Deux Mondes)

Les Britanniques ont fait massivement appel aux soldats coloniaux. L’armée des Indes est
constituée par 1 million d’hommes, hommes étrangers qui découvrent la métropole et auxquels est
inculqué le dévouement nationaliste, qui peut primer sur toute forme de logique. Pour ces hommes
encore colonisés, il devient évident que l’on puisse - et doive - périr pour sa patrie.
La zone du front dessine un espace social, interrogeant la cohésion unissant ces hommes. Par
exemple, lorsque Faidherbe, en juillet 1857, alors gouverneur de l’AOF (l’Afrique-Occidentale
Française), recrute des tirailleurs « sénégalais », il souhaite engager des individus provenant de
toute part de l’Afrique2.
La Première Guerre Mondiale entraîna la mort de 10 millions d’individus, plusieurs millions de
blessés qui formeront des syndicats, des groupements (le groupement des « culs-de-jatte », le
groupement des « trépanés de la face »), tous ces corps brisés par la guerre, contraints de s’adapter
nouvellement à une société qui leur est devenue hermétique, lointaine. « Les associations de mutilés
sont nées pendant la guerre même afin de répondre à la détresse matérielle et morale des mutilés au
sortir de l’hôpital. Les premières associations regroupent l’ensemble des catégories de mutilés. Il
s’agit de l’AGMG fondée dès 1915, de l’Office national des mutilés créé en 1916, et l’UNMR mise
en place en 1917. La prise en charge des invalides par les associations consiste à aider le mutilé
dans sa recherche d’un emploi et à veiller à l’attribution d’une pension en rapport avec la mutilation
subie. En ce sens, la loi sur les pensions de 1919 participe à une volonté de rendre des comptes au
très grand nombre de combattants qui ont perdu leur intégrité corporelle du fait de la guerre. »
(DELAPORTE, Sophie, « Le corps et la parole des mutilés de la grande guerre », in Guerres
mondiales et conflits contemporains, 2002/1, No. 205, p. 5 - 14) Aussi, en 1921 est fondée l’Union
des Blessés de la face, dont le mouvement associatif est spécifique à la nature de la blessure. De
surcroît, les associations concentrent leurs actions en des espaces régionaux au début des années
1920 - notamment dans le Nord de la France. « Les pensions demeurent au premier plan des
préoccupations des associations de mutilés : la question est posée de manière récurrente, et avec
insistance, dans les bulletins des associations de mutilés qui accordent une large place à ce type
d’exigences. En même temps, la revalorisation des pensions apparaît cruciale dans la mesure où
nombreux sont les mutilés qui n’ont pas trouvé un travail adapté à leur handicap ou alors celui-ci ne
les autorise pas à vivre décemment. En ce sens, les associations vont tenter d’apporter aux plus
démunis un complément de revenus en consentant à accorder des prêts. Leur action tend ainsi à se

2 « La représentation des deux fleuves Sénégal et Niger se donnant la main, l’une des premières idées
avancées par le gouverneur de Lille, rejetée pour des motifs pécuniaires mais plus certainement pour des
raisons de conception globale du projet, n’est pourtant pas fantaisiste à l’aune de la carrière coloniale de
Louis Faidherbe. Gouverneur du Sénégal de 1854 à 1861 et de 1863 à 1865, il en dessine pratiquement les
frontières encore actuelles et s’intéresse particulièrement aux différents fleuves et au commerce y afférent
(D. Bouche, Histoire de la colonisation française. t. II. Flux et reflux (1815-1962), Paris, Fayard, 1991, 607
p., p. 47-50). » (Grailles, Bénédicte. « Louis Faidherbe, général républicain et fils du Nord. Entre image
d'Épinal et culte régional (1870-1914) », Revue du Nord, vol. 350, no. 2, 2003, pp. 359-378)


substituer en partie aux pouvoirs publics contribuant de cette manière à alimenter le sentiment de
trahison, dont les invalides de guerre s’estiment victimes. » (Ibid.) Ce mouvement œuvre
pareillement à l’établissement d’une certaine sociabilité, d’une certaine solidarité parmi les
membres de ces associations. Le journal Le Mutilé du Nord insiste sur cet aspect cardinal du statut
de l’association. En ce sens fut érigé un « foyer du mutilé », à Lille, lieu au sein duquel le blessé
serait accueilli avec bienveillance, et dans lequel il disposerait du soutien nécessaire en quelconque
requête.

Henriette Rémi, infirmière, rapporte le témoignage de certains de ces défigurés, des turpitudes dont
ils sont victimes, des tribulations qui les acculent lorsqu’ils communiquent avec des tiers, des
tourments qui les affectent (DELAPORTE, Sophie, Gueules cassées. Les blessés de la face de la
Grande Guerre (1re éd. 1996), réédité en 2001, Paris, Noêsis, 230 p). Sophie Delaporte constate qu’
« il s’agit d’une source capitale et unique sur une étape relationnelle essentielle dans le processus
d’acceptation du handicap : celle de la famille et de son rôle décisif qui facilite ou entrave le
processus. » (« Le corps et la parole des mutilés de la grande guerre », in Guerres mondiales et
conflits contemporains, 2002/1, No. 205, p. 5 - 14) La douleur de ces patients devient pérenne, les
inonde entièrement et persiste, sensation qui les hante depuis leur traumatisme, « d’où l’importance
entre douleur et mémoire », note Sophie Delaporte. Le chirurgien Leriche remarqua que cette
souffrance physique concernait 98 à 99 % des amputés. « Il y a d’abord « l’illusion de la présence
du membre amputé », appelée également « hallucinose » ou, selon l’expression du médecin
américain Weir Mitchell qui avait observé le phénomène chez les amputés de la guerre de
Sécession, « membre fantôme ». Le mutilé se montre convaincu de la présence du membre amputé
dont le contour n’apparaît que temporairement estompé. En fait, l’amputé n’a pas intégré
l’altération de son schéma corporel. Selon une étude menée par le médecin Sliosberg sur
170 amputés de la Grande Guerre, la « présence » obsédante de l’absence intervenait le plus
souvent dans l’immédiateté de l’amputation : « Le sujet est bien étonné d’apprendre sa mutilation
tellement les contours de son membre fantôme sont nettement dessinés. » (Sliosberg, Les algies des
amputés, Paris, Masson, 1948). Le psychiatre Lhermitte notait, à propos de la perception
illusionnelle, que « tout sujet auquel un membre a été brutalement retranché soit par traumatisme,
soit par opération, n’est prévenu de sa mutilation que par la vue ou l’aveu d’autrui » (Lhermitte,
Image de notre corps, Paris, Masson, 1939). Observons par ailleurs que c’est précisément la vue
qui, dans la hiérarchie des sens, détermine généralement le trauma. 95 % des amputés ont donc vu
leur membre fantôme apparaître au cours de la première année suivant l’amputation, dont les deux
tiers immédiatement après l’intervention. Pour d’autres la perception du membre fantôme intervient
parfois beaucoup plus tardivement. Mais dans tous les cas, la sensation du membre fantôme
demeurait par la suite immuable. » Aussi, l’ « algohallucinose », douleurs intenses ressenties par le
patient depuis le membre amputé, ou bien la souffrance engendrée par le moignon, parfois
considéré comme appendu au membre adjoint par le patient, sont autant de troubles auxquels était
emprunt le mutilé. « Il semble bien que les amputés aient montré également beaucoup de retenue à
l’égard de leurs proches. La douleur ne s’est pas exprimée davantage dans le cadre des relations
intimes, et en ce sens, la douleur est demeurée un tabou familial. Se pose le problème de la non-

réception de la douleur. En fait, « on ne parle que lorsque l’on sait que l’on sera écouté » (Entretien
avec le Dr Pierre Tajfel, responsable du centre anti-douleur au CHU de Versailles, octobre 1999) :
c’est ce qui explique en partie les réticences dont ont fait preuve les amputés. Le refus manifeste
d’entendre se trouve d’ailleurs en partie entretenu par un certain discours médical, enclin à nier ou à
méconnaître la douleur, en la mettant sur le compte de phénomènes hallucinatoires ou
psychologiques. La négation de la douleur a sans aucun doute contribué à favoriser le
« retranchement » des amputés dans le silence. La situation de non-réponse du monde médical à la
question de la douleur explique en partie l’attitude de négation : il apparaît en effet plus facile de
nier la douleur que d’y répondre. » (DELAPORTE, Sophie, op. cit.)

Également, certains soldats sont atteints de l’obusite, une affection psychologique consécutive à
l’expérience du bombardement, un trouble nerveux du à un excès de peur, se manifestant par des
tremblements (cf. La chambre verte, de François Truffaut), concaténations de la douleur ressentie
lors du traumatisme.

Cette guerre se nourrit de l’industrie. Une charge d’un canon 75 projette les restes d’un cadavre à
plus de 30km. Elle témoigne d’une dynamique industrielle qui modifie sa nature : cette guerre
devient chimique, mécanique (chars, aviation).

Le cadavre d’un cheval, projeté dans un arbre par le souffle


d’une explosion.

Cette césure, pour des millions d’hommes (80 millions de personnes auraient participé à cette
guerre), signifie la mort, mais également l’expérience de « la mort donnée ». Ces hommes
devinrent des meurtriers, et n’assumeront jamais entièrement leurs faits, notamment aux membres
de leur propre famille (salle 4 contenant les armes blanches confectionnées par les soldats eux-
mêmes). Il n’est jamais fait mention, dans la littérature ancien-combattant, des assassinats perpétrés
par ces hommes ; seul Ernst Jünger, dans Orage d’acier, avoue qu’il a assassiné et qu’il en a
apprécié l’acte.

« Dans l’engagement volontaire du jeune Jünger, les raisons patriotiques comptent peut-être moins
que l’espoir romantique de vivre une grande aventure. La guerre représente pour lui une sorte de
nouvelle expédition africaine qui lui permettra d’échapper enfin à la fadeur de l’existence
bourgeoise. Au début des Orages d’acier, il exprime ainsi cette attente :

Nous avions quitté les salles de cours, les bancs d’école et les ateliers et de brèves semaines
d’instruction nous avaient soudés en un grand corps enthousiaste, porteur de l’idéalisme allemand
d’après soixante-dix. Ayant grandi dans l’esprit d’un siècle matérialiste, nous ressentions tous la
nostalgie de l’extraordinaire, de la grande expérience. Alors la guerre nous avait emportés comme
une ivresse. Nous étions partis dans une pluie de fleurs, dans l’atmosphère exaltée de ceux qui sont
prêts à mourir. Car la guerre devait bien évidemment nous apporter cette grandeur, cette force,
cette gravité que nous cherchions. Elle apparaissait comme un acte viril, un combat joyeux faisant
parler la poudre sur des prairies fleuries mouillées de sang. Il n’est pas de mort plus belle au
monde.... Ah, surtout ne pas rester à la maison, avoir le droit de participer !

Cinq ans plus tard, dans Feu et sang, il se remémore cette attente :

Grandiose comme un drame antique, elle [la guerre] émergea dans ce siècle des petits intérêts
bourgeois, de l’argent et de la spécialisation. Elle contenait la promesse que l’on puisse participer
de nouveau au tout, à l’action simple et pourtant achevée, qui exige de vrais hommes et élimine
l’épicier et ses valeurs importunes. » (MERLIO, Gilbert, « Ernst Jünger écrivain de la Grande
Guerre », in POLLET, Jean-Jacques, SAINT-GILLE Anne-Marie (dir.), Écritures franco-
allemandes de la Grande Guerre, Arras, Artois Presses Université, 1996)

D’après Gilbert Merlio, Jünger « s’efforcera effectivement de vivre la guerre comme une alternative
romantique à l’existence sécuritaire et confortable du bourgeois. On peut distinguer trois
composantes essentielles de cette vision romantique : le romantisme de l’aventure héroïque, le
romantisme du combat chevaleresque, le romantisme du retour à la nature. » (Ibid.) Ces péripéties
guerrières semblent s’inspirer de ses lectures de Karl May.

Sous cet éclairage, la guerre prend un autre visage ; elle est nimbée d’un romantisme rappelant
celui des chercheurs d’or qui après avoir longtemps erré à travers des déserts glacés découvrent le
riche pays qui s’étend à leurs pieds... Il (le paysage) se couvre du manteau de l’aventure, qui exerce
ses séductions mystérieuses sur l’homme courageux... Le matin, les colonnes partent au combat en
chantant et le soir on se rassemble autour des feux de camp pétillants. Il est bon de parcourir le
monde en ayant le sentiment qu’il appartient à l’homme courageux. Certes, tout cela est
terriblement sérieux. Mais l’aventure est la lumière qui brille au-dessus de la menace. La mission
est la vie, mais l’aventure est la poésie. Le devoir rend la mission supportable, mais le goût du
danger la rend aisée. C’est pourquoi nous n’avons pas de honte à être des aventuriers. (JÜNGER,
Ernst, Feu et sang)

« La guerre romantique, c’est aussi la permanence sous les orages d’acier et dans la boue des
tranchées d’une certaine tradition chevaleresque, le combat d’homme à homme, les yeux dans les
yeux, à la vie à la mort. L’officier doit être selon Jünger le gardien de cette éthique fondée sur
l’honneur et le respect de l’adversaire, une éthique qui risque de disparaître dans la massification et
la mécanisation de la guerre moderne. La masse a besoin de haïr pour tuer ; pas le combattant
chevaleresque qui applique simplement une règle du jeu : tuer ou être tué. C’est l’aviateur surtout

qui apparaît comme la figure emblématique de la chevalerie moderne. Jünger lui voue admiration et
envie. Ici encore les comparaisons et les métaphores dénotent son désir de donner une image
romantique de la guerre. Ainsi remarque-t-il à propos des avions : « Jamais le guerrier ne disposa de
coursiers plus fougueux » (cité par DEMPEWOLF, Eva). […] Mais l’essentiel est cette ivresse
dionysiaque qui saisit le guerrier se lançant à l’assaut. L’homme ressurgit alors dans toute la force
de ses instincts primitifs et se redécouvre tel qu’il n’a cessé jamais d’être sous le vernis de la
civilisation : animal de proie prêt à tuer pour survivre dans un mélange d’effroi et de sauvage
jouissance. Ce retour à l’atavique ou à l’archaïque, notamment décrit dans les premiers chapitres de
La guerre notre mère, est salué par le disciple de Nietzsche et de Barrès comme une intensification
de la vie et des sensations qu’elle procure. […] Tous ces "romantismes" ont néanmoins quelque
chose d’anachronique. Jünger semble vouloir les cultiver malgré l’écrasante présence d’une guerre
technique qui impose ses lois et ses souffrances. Les premières pages des Orages d’acier sont
l’histoire d’un désenchantement : un peu comme Fabrice del Dongo à la bataille de Waterloo au
début de la Chartreuse de Parme, le jeune combattant se trouve plongé dans la mitraille du front et
ne perçoit aucun sens dans cette agitation anonyme. Très vite, il est confronté à la saleté et à la
souffrance des tranchées. L’aventure exaltante fait place à la routine du métier militaire, le rouge de
l’ivresse guerrière à la grisaille des corvées quotidiennes et au rouge du sang dont se vide un
camarade atteint par un schrapnell : bref l’horreur de la guerre, jointe à la monotonie angoissante de
la guerre de positions et à la mort anonyme apportée par les bombardements, les mines, les gaz. La
présence écrasante de la guerre technique tue la guerre romantique, nie l’héroïsme individuel.»
(MERLIO, Gilbert, op. cit.)

« Mais cette idée de destruction ou de « barbarie positive » (W. Benjamin) ne fait qu’ouvrir une
perspective, elle n’assure pas un avenir. La promesse de cet avenir, Jünger la voit dans une espèce
« d’algodicée » (Sloterdjik) : la débauche de souffrances et de sacrifices consentie au front ne peut
être vaine. Ils constituent une sorte de capital métaphysique qui nourrira l’âge nouveau. Cette foi se
conjugue avec une sorte d’existentialisme guerrier dont Nietzsche, dans Zarathoustra, avait déjà
énoncé la devise : ce n’est pas la cause qui sanctifie la guerre, mais la guerre qui sanctifie la cause ;
l’essentiel n’est pas ce pour quoi l’on combat, mais la façon dont on combat. La valeur d’une idée
dépend du sacrifice que l’on est prêt à accomplir pour elle. » (Ibid.) Ernst Jünger se revendique du
« lansquenet », ce personnage digne d’un Achille, d’un héros homérique, brave et virulent, avide de
combattre pour assouvir ses pulsions carnassières, dans un élan de sauvagerie extrême et
sardonique.

« Or ce qui apparaît de plus en plus clairement à l’auteur des Orages d’acier, c’est la signification
historique et ontologique de la guerre technique, de cette guerre que le romantisme héroïque ou
dionysiaque tentait d’une certaine façon de nier ou de refouler. L’irruption massive et triomphale de
la technique dans la guerre prend aux yeux de Jünger la dimension cosmique d’une grande mutation
naturelle et historique :

Sur les camions étroits, fusils et casques s’entrechoquent avec un léger cliquetis ; les moteurs
rythment en cadence ce chant de la force qui réagit sur nos nerfs mieux que n’importe quelle

fanfare militaire et qui semble marteler insconsciemment sa cadence aux actions de l’homme
moderne. Peut-être nous laisse-t-il entendre : "Jamais encore humains ne sont allés au combat
comme vous, sur d’étranges machines et sur des oiseaux d’acier, à l’abri de murailles de fer et de
nuages d’un gaz mortel. La terre a engendré des sauriens et d’autres animaux terribles ; mais
aucun être vivant n’a jamais porté d’armes plus effrayantes et plus dangereuses que vous. Il n’est
pas d’escadrons, pas de barques de Vikings qui se soient jamais lancés dans une course plus
audacieuse. Devant votre assaut la terre se fend ; le feu, le poison et des colosses de fer vous
précèdent. En avant, en avant ! Sans pitié, sans peur ; il y va de la possession de l’univers.

Cette citation, longue à dessein, montre comment Jünger parvient maintenant à intégrer tous les
éléments de sa vision de la guerre : l’aventure héroïque, l’exaltation vitaliste et le réalisme
technique. Ce qu’il faut noter, c’est l’inversion de la perspective, le fait que la technique devienne
maintenant le point de départ ou le support de l’exaltation vitaliste et de l’aventure héroïque. À cela
s’ajoute la conviction que le monde nouveau sera dominé par la génération du front, une génération
dont la valeur se mesure autant à la maîtrise technique qu’au courage ou à la bravoure :

Une génération qui construit des machines et qui sait les défier, une génération pour laquelle la
machine n’est pas un métal sans vie, mais un instrument de puissance qu’il maîtrise avec une
intelligence froide et une ardente vitalité. Voilà ce qui forgera au monde un visage nouveau ! »
(Ibid.)

« Cette marche triomphale de la technique en train d’établir son empire planétaire requiert un
nouveau type d’homme, le Travailleur. Celui-ci n’a rien à voir avec le prolétaire marxiste qui n’est
que l’envers du bourgeois puisqu’il en reprend l’idéologie sécuritaire et hédoniste. En revanche, il
est l’émanation directe du "soldat du front", personnage central du nouveau nationalisme jüngérien
dont il partage les valeurs héroïques, le sens du service, du sacrifice et de l’obéissance. […] La
guerre est sa matrice [celle du « nouveau nationalisme »], la guerre mère de toutes choses, d’abord
appelée à détruire l’ordre ancien (bourgeois) pour permettre l’émergence d’un monde nouveau. […]
Mais il voit surtout dans la nation un agent révolutionnaire conjuguant élan vital et volonté de
puissance avec les capacités techniques les plus avancées de la modernité. En somme, la nation doit
réaliser au plan collectif ce que le lansquenet, le combattant du front, réalisait à titre individuel.

[…] En vérité, le livre est porté par une sorte d’utopie bio-technique : celle de la réconciliation entre
les forces vitales de "l’élémentaire" et la pointe extrême de la rationalité technique dans la
"construction organique" de l’État du Travailleur. C’est déjà cette synthèse que Jünger saluait dans
le combattant des tranchées. » (Ibid.) ☞ thèse la « culture de guerre » de Danièle Bertrand-Vidal

« L’influence de la guerre qui avait déferlé comme une grande marée atavique sur les plaines
d’une culture tardive et habituée au luxe. » (JÜNGER, Ernst, Œuvres complètes, XV, Stuttgart :
Klett-Cotta, 1978, p. 18)

« De fait, le réalisme et la minutie de la description, l’élimination quasi totale des affects moraux ou
sentimentaux, ne sont pas sans rappeler « l’esthétique du laid » cultivée par le médecin G.

Benn. Ainsi la distanciation est-elle à la source d’émotions esthétiques, non seulement parce qu’elle
permet de goûter le spectacle guerrier, mais aussi parce que les impressions visuelles peuvent
s’enrichir de tout un imaginaire qui s’épanche dans les comparaisons et les métaphores les plus
diverses. Bientôt l’hyperréalisme fondé sur la froideur de l’observation et les impressions visuelles
ne suffit pourtant plus et fait place à ce "réalisme magique" ou à cette "double vue" de la vision
"stéréoscopique" que Jünger théorisera à la fin des années vingt. Il s’agit de découvrir derrière la
réalité phénoménale les forces "spirituelles", "l’esprit du monde, la "totalité" qui y est à l’oeuvre. La
démesure de l’événement lui confère d’ailleurs des aspects "surréalistes", oniriques ou fantastiques
que Jünger, grand lecteur d’E.A. Poe et ami d’Alfred Kubin, s’empresse de noter. Les "orages
d’acier" plongent souvent le combattant dans un état extatique dont il sort comme d’un rêve.

S’il faut rattacher l’esthétique jüngérienne des livres de guerre à un courant, c’est évidemment
l’expressionnisme qui mérite d’être mentionné, notamment après sa découverte par Jünger à
l’époque de La guerre notre mère (1922) : mythification de la guerre, expression éruptive de
pulsions vitales élémentaires, atmosphère apocalyptique, spectacle guerrier comparé à un
cataclysme naturel, orage, raz de marée, ouragan, alors même que la technique impose ses formes
au paysage naturel, autant d’éléments qui apparentent l’art de Jünger à celui des écrivains
expressionnistes. L’esthétique de la machine qui s’exprime aussi dans les livres de guerre relève
quant à elle plutôt du futurisme : la machine est belle parce qu’elle décuple le dynamisme, traduit la
volonté de puissance ». (MERIOL, Gilbert, ibidem)

« Si un homme meurt à vos pieds, votre travail n’est pas de l’aider, mais de noter la couleur de
ses lèvres, si une femme étreint sa mort devant vous, votre travail n’est pas de l’aimer, mais de
regarder la courbure de ses bras. » (RUSKIN, John)

Ernst Jünger se comporte en dandy guerrier, en esthète nationaliste et désinvolte, pareil à l’Anarque
observateur et indifférent, bien que ivre de passion, d’Eumeswil.

Comment reconstruire une cohésion sociale comprenant ces hommes qui, durant quatre années,
apprirent à tuer insensiblement, à se soustraire à toute forme d’affect ? Comme lors de la guerre
d’Algérie, plus tard, des jeunes gens expérimentèrent la mort, la guerre, le viol systématique et
effroyable des femmes.

Otto Dix, La tranchée, 1918.


Les artistes issus du mouvement de « Die Brücke », puis de la Nouvelle Objectivité, « prônent la
création d’un monde s’opposant à la société régie par le travail industrialisé, standardisé et un
carcan moral devenu insupportable » (THOMAS, Jérôme, « Passion de la mort et du monstrueux
dans la peinture expressionniste allemande (1919 - 1930) », in Champ psy, 2010/1, No. 57, pp. 175
- 195).

Otto Dix sera conscrit lors de la Première Guerre Monde, en France et en Russie. « Il décrit la
guerre comme « un évènement naturel », mais il ne la transfigure jamais comme un acte
magnifique, épurant et renouvelant l’ancienne société. » (Ibidem)

George Grosz est également soldat pendant quelques mois, jusqu’à être réformé alors qu’il
participait à une manifestation spartakiste en janvier 1919. Suite à cela, il parvient à s’enfuir et
rejoint le Parti communiste allemand. Il emploie « le dessin comme un instrument politique à part
entière » (ibid.), représente les corps éprouvés par la guerre, par la famine et l’indigence. Il blâme
« la bourgeoisie qui continue à jouir des plaisirs dans la patrie meurtrie ; l’armée qui pousse à la
guerre ; les politiciens nationalistes ; les grands industriels dont les profits sont colossaux
en 14-18. » (ibid.)

GROSZ, George, Eclipse of the Sun, 1926.

La figure centrale est celle du président, Paul von Hindenburg, reconnaissable à sa lognue
moustache ainsi qu’à son uniforme militaire, sur lequel il arbore orgueilleusement ses médailles,
prouesses guerrières. Il est attablé avec quatre financiers acéphales, ainsi qu’un industriel corpulent.
Quant à la mule, positionnée près d’un abreuvoir dans lequel se trouvent plusieurs documents,
l’histoire de l’art Ivo Kranzfelder suppute qu’elle est la métonymie du peuple allemand, acquiesçant
avec apathie à toute instance.

Max Beckmann, contemporain de Grosz et Dix, est obligé de fuir suite au discours de Hitler
dénonçant « l’art dit dégénéré ». « Durant 1914-1918, Max Beckmann est littéralement grisé par ce
spectacle morbide, et évoque ce « plaisir sauvage et quasi diabolique à se situer entre la vie et la
mort ». Il vit en peintre, soucieux de l’assemblage des formes et des couleurs, et admire, raconte-t-
il, les « membres d’un rose somptueux et couleur de cendre se mêlant au blanc sale des pansements

et à la sinistre et pesante impression de souffrance ». » (Ibid.) Il devient soldat infirmier sur le front,
et est moralement et physiquement effondré, en 1915, lorsqu’il décide de quitter le champ de
bataille. Il est profondément affecté par la misère, l’effroi et l’abomination dont il fut le témoin.

BECKMANN, Max, Le Martyr, 1919, planche La faim, planche no. 4.

no. 3 de Die Hölle, « L’Enfer », 1918 - 1919.

D’autres peintres manifestent une admiration et une fascination morbides pour la guerre, tels que
Kirchner, Kokoschka ou encore Macke, qui s’engagent volontairement.

« Et tout comme personnellement, volontairement ou involontairement, je poursuis jusque dans ses


derniers retranchements la peur de la maladie et de la luxure, l’amour et la haine, je tente
désormais de faire la même chose avec la guerre » (Lettre du front de Beckmann à sa femme
du 24 mai 1915. in Écrits, 2002. p. 163).

Beckmann écrira à sa femme que le « fait d’être entre la vie et la mort fait naître un sentiment
de plaisir sauvage, presque malsain » (Lettre du front de Beckmann à sa femme
du 04 mai 1915. in Écrits, 2002. p. 154). La guerre offre une nouvelle substantialité, une nouvelle
intensité, une nouvelle épaisseur à la pratique artistique des auteurs. Franz Marc écrit à son ami
Kandinsky en 1914 : « Quant à moi, je vis dans cette guerre ; j’y vois même le passage horrible
mais salutaire menant à notre but ; elle ne va pas faire prendre du retard à l’humanité, elle va
purifier l’Europe, la rendre « prêtre » » (Lettre de Marc à Kandinsky du 24 octobre 1914. in Marc
F., Écrits et correspondances, 2006. p 405). Et d’ajouter que c’est « pour purifier que la guerre
est menée, que le sang malade est répandu » (Lettre de Marc à Kandinsky de novembre 1914.
in Marc F., Écrits et correspondances, 2006. p. 242).

« Nous voyons des gens, à qui le crâne a été enlevé, continuer de vivre ; nous voyons courir des
soldats dont les deux pieds ont été fauchés ; sur leurs moignons éclatés, ils traînent en trébuchant
jusqu’au prochain trou d’obus… [un soldat] se rend au poste de secours, tandis que ses entrailles
coulent par-dessus ses mains qui les retiennent » (Remarque M., 1929. p. 105).

« Dominique Richert décrit ce soldat allemand, couché sur le ventre, la peau et les cheveux disparus
sous l’effet de la putréfaction, et « sur une surface large comme la main, on pouvait voir sa boîte

crânienne qui avait été délavée par la pluie et le soleil » (Richert D., 1994. p. 60). Les morts
deviennent anonymes et leur seule sépulture reste le champ de bataille où les obus tournent et
retournent les débris : les corps disparaissent dans la boue et la ferraille. » (THOMAS, Jérôme, op.
cit.)

KIRCHNER, Ernst Ludwig, Autoportrait en soldat, 1915.

« Ce n’est pas l’« homme nouveau » qui surgit du brasier européen, mais un homme détruit et
vaincu. Après l’armistice et le bain de sang, entre l’inflation et la famine, l’homme est à terre. Les
expressionnistes Beckmann, Dix et Grosz peignent alors les estropiés, les invalides, les profiteurs,
les prostituées, cette lie de la société, victime et héritière de la déflagration mondiale. » (Ibidem)

FRIEDRICH, Ernst, Guerre à la guerre !, 1924.

DIX, Otto, Der Krieg, « La guerre »,


1924.

L’obus, de Max Beckmann, est « l’image de la terreur pure et du chaos des corps coincés dans un
espace étroit où l’obus accomplit son œuvre de destruction. » (Ibid.)

BECKMANN, Max, L’obus

Erich Ludendorff, dans La guerre totale (1935), remarque que la guerre est désormais
synoptique, tant sur le plan industriel, que sur les plans économique, social ou encore politique. Les
pays vainqueurs, à savoir la France, la Grande-Bretagne, les États-Unis, furent ceux qui maintinrent
leur cohésion sociale sur les quatre fronts. Les démocraties semblent avoir mieux survécu à la
guerre totale que les régimes totalitaires, car elles adhèrent spontanément à la guerre totale. La
démocratie fût la meilleure façon de s’affranchir du chaos.

I. La mobilisation militaire

A. La société des tranchées

La Première Guerre Mondiale est une crise industrielle, résultante de la Révolution industrielle,
mais également de la crise d’industrialisation : elle est cause et conséquence de la Révolution
industrielle.

Cette mobilisation militaire impose à la société industrielle l’épreuve consistant à absorber les
troubles de la guerre ; ceux-ci sont d’autant plus intenses que la guerre est elle-même industrielle,
car produit de la Révolution industrielle.

En Russie, 18 millions d’hommes furent mobilisés, par contrainte et adhésion volontaire à la guerre.

En France, 7,8 millions d’hommes furent enrôlés, composant un groupe social encore plus
important que celui des ouvriers, dont le gouvernement craint justement le retour.

La société de la Belle Époque devient une société de guerre, de la tranchée. La nouvelle nature qui
la définit altère l’industrie, puisque les hommes sont démis de leurs fonctions professionnelles au
profit de l’effort commun de guerre. Également, les animaux sont réquisitionnés, les femmes

demeurées au foyer étant alors dépourvues de ces énergies de traction si nécessaires à l’entretien
des cultures agraires. Les individus dont l’âge est supérieur à 45 ans sont mobilisés (mobilisés : de
16 ans à 45 ans).

« Engagée au printemps 1915, la campagne de Gallipoli reste l’un des désastres militaires les plus
retentissants des armées alliées durant la Première Guerre mondiale. » (CABANES, Bruno,
« Dardanelles : le traumatisme », in L’Histoire, No. 347, novembre 2009) En 1915, Churchill est
premier lord de l’Amirauté, soit un ministre de la Marine au sein du gouvernement libéral
d’Asquith. Le 1er novembre 1914, l’Empire ottoman devient l’allié des puissances centrales et
s’investit dans la guerre. Afin que les soldats britanniques cessent de « mâchouiller du barbelé dans
les Flandres », Churchill projette de s’emparer du détroit des Dardanelles, reliant la mer Égée et la
mer de Marmara, puis de se rendre à Constantinople dans l’intention de rebuter l’Empire ottoman,
et ainsi le dissuader d’affronter les puissances alliées lors de la Première Guerre mondiale.
Parallèlement, la Russie disposerait d’un accès au bassin méditerranéen depuis ses ports localisés
près de la mer Noire. Par ailleurs, l’Égypte, qui était alors une colonie britannique, et le canal de
Suez seraient préservés de toute menace ottomane. Le 13 janvier 1915, le Conseil de guerre
britannique entérine cette entreprise. Le Premier ministre Herbert Asquith et le Conseil de guerre,
médisants vis-à-vis de leur ennemi, n’accorde que des moyens restreints à Churchill. Le ministre de
la guerre, Lord Kitchener, considère aussi cette offensive d’un ton plaisantin, espiègle, celle-ci
n’étant somme toute qu’ « une croisière en mer de Marmara. » Les hostilités commencent le 19
février 1915, et le 18 mars, les cuirassés Bouvet, Irresistible et Ocean sont endommagés par des
mines disposées au crépuscule par les Turcs. Cinq semaines plus tard, soit le 25 avril 1915, des
milliers de soldats français, britanniques, néo-zélandais et australiens (parmi les 5500,000 soldats
constituant l’armée A.N.Z.A.C. (Australian and New Zealand Army Corps) (330,000 Australiens +
220,000 Néo-Zélandais), certains ne sont âgés qu’entre 16 à 17 ans) débarquèrent sur la presqu’île
de Gallipoli. Les tireurs turcs abattent les soldats des corps d’armée australien et néo-zélandais,
ainsi que les bataillons irlandais et du Hampshire qui s’étaient dissimulés à l’intérieur d’un navire
échoué sur le rivage. Les cadavres gisant sur la plage, non inhumés, attirent des essaims
pléthoriques de mouches, la chaleur et les conditions d’hygiène déplorables entraînent une épidémie
de typhoïde et de dysenterie. Les blessés ne sont plus même secourus par les navires-hôpitaux. Les
combattants concluent ainsi une trêve au mitan du mois de mai. En 1915, les soldats français et
britanniques échouent à deux reprises dans leur tentative de prise de la ville de Krithia. Les
débarquements de trois divisions iralndaises dans la baie de Suvla, des Australiens à Lone Pine et
des Néo-Zélandais à Chunuak Bair se heurtent à l’adversité farouche des Turcs. Keith Murdoch fait
parvenir une missive au Premier ministre australien, Andrew Fisher, dans laquelle il l’alerte de la
situation dramatique à laquelle sont confrontés « ces garçons anglais assoiffés ». Qualifiée de
« sensionnaliste » par Churchill, celui-ci reconnaît cependant qu’il n’est pas dénué de
vraisemblance. À Londres, l’échec de l’opération engendre la démission de lord Fisher, le premier
lord de la Mer et chef d’état-major de la flotte. Churchill est également limogé, et prend le titre de
chancelier du duché de Lancastre, purement honorifique. Les troupes situées sur la baie des Anzac
et celle de Suvla sont évacuées les 18 et 19 décembre 1915, tandis que celles demeurant sur le cap

Helles ne le sont que le 9 janvier 1916. La bataille des Dardanelles aura provoqué la mort de 46,000
hommes, et celle de 258,000 supplémentaires, néanmoins implicitement de par la maladie. Le soldat
australien, surnommé le « digger » en raison de sa capacité à se terrer au fond de tranchées, est
célébrer héroïquement. Aussi, en Turquie, le général Mustafa Kemal, futur Ataturk, est acclamé
avec ferveur. Robin Prior, dans son ouvrage intitulé The End of the Myth (2009), remarque que les
moyens dont étaient dotées les troupes Alliées étaient bien trop insuffisantes au regard du projet, et
que celui-ci était dès lors condamné depuis son origine. Cependant, il semble que le lord de
l’Amirauté se soit fondamentalement fourvoyé quant à l’impact de l’opération sur le long terme.
S’il s’était avéré que la flotte alliée fut déterminée à pénétrer Constantinople, les troupes ottomanes
eussent certainement poursuivies leur lutte effrénée en Anatolie. En dépit de la bravoure manifestée
par les soldats alliés, la bataille des Dardanelles demeure, pour R. Prior, une bataille infondée et
inconsistante.

Une mobilisation mentale et culturelle est également engagée par le biais de la propagande, en
déshumanisant l’ennemi, nommé le « Boch ». Le Canard enchaîné déclare, en 1915, que pour lutter
contre la guerre, le journal organisera annuellement le concours « du plus grand bourreur de
crâne », désignant cette année-ci Ferdinand Foch, général, maréchal de France et membre de
l’Académie française. La guerre est aussi un moyen de contrôler les images, d’enfermer « dans
des prisons de longue durée » (Fernand Braudel) les mentalités.
Une affiche pour un emprunt de la liberté (Buy Bonds Fourth Liberty Loan), lors de la Quatrième
émission des bons de la liberté en Grande-Bretagne (1917), l’allusion aux exactions, notamment en
Belgique est évidente (on accuse des allemands de violer des enfants) : la politisation des marchés
de l’argent, investissement de l’argent pour délivrer la Belgique des barbares allemands, l’argent
devient une arme politique et morale. Il faudra patienter les années 1980 - 1990 pour endiguer ce
phénomène.

En même temps, cette déshumanisation n’est pas limitée qu’aux soldats ou à la tranchée. Les
manuels scolaires controuvent les faits, et les écoliers y apprennent que l’ « Allemand est à peine un
homme, parce qu’il urine par les pieds », ce qui signifie qu’il n’est qu’une bête qu’il est autorisé de
le tuer.

B. Les révoltes de soldats

Une armée de plusieurs millions de soldats est nécessairement victime ou auteur de violence. La
simultanéité des révoltes, à partir de 1917, et le fait qu’elle soit généralisée à toutes les divisions
conduisent au soupçon qu’une cabale est fomentée par les bolcheviques, par des espions introduits
au sein de la 7ème colonne. L’affaire de Margaretha Geertruida Zelle, ex-épouse Mac Leod, dite
Mata Hari, qui « partage avec le duc d’Enghein le destin tragique d’être le seocnd martyr célèbre
de la vieille forteresse royale de Vincennes. » (KOCHER-MARBŒUF, Éric, « Mata Hari : une
femme nue devant la justice militaire », in CHAVAUD, Frédéric, MALANDIN, Gilles, Impossibles


vicitmes, impossibles coupables. Les femmes devant la justice (XIXe - XXe siècles), Rennes, Presses
Universitaires de Rennes, 2009, pp. 239 - 249). À l’automne 1915, elle fait une demande de visa
afin de quitter l’Allemagne et rejoindre la France. Averti de cette démarche, le consul d’Allemagne
en poste à Amsterdam lui promet 20,000 florins si elle acceptait de lui communiquer des
informations qu’elle pourrait obtenir à Paris. Elle accepte, par vénalité, cette proposition, et devient
l’agent H 21 du service de renseignement allemand. Elle est repérée par le service de contre-
espionnage britannique à l’escale de Folkestone, étant fort confuse lors de son interrogatoire. Elle
est ainsi signalée comme suspecte auprès de la police française, qui ne poursuivra néanmoins pas
ses investigations la concernant, et inscrite sur la liste noire des étrangers indésirables à bannir du
territoire du Royaume-Uni. En janvier 1916, alors qu’elle est passagère à bord d’un paquebot qui
assure la liaison entre Lisbonne et Amsterdam, Margaretha soufflette un homme qui se vantait de
l’avoir séduite. Celui-ci, indicateur des services secrets britanniques, rédige un message défavorable
à son sujet au MI 5. Ces derniers enquêteront de fait à La Haye, et supputeront son implication dans
les servies allemands. Enfin, les Français l’introduisent dans le fichier des étrangers suspects. Elle
rencontre, au Grand Hôtel de Vitel, Vladimir de Massloff, un jeune capitaine russe dont elle tombe
éperdument amoureuse. Elle propose au capitaine Ladoux, qui lui avait déjà suggéré de s’employer
au profit des services français, d’effectuer une mission périlleuse à l’état-major allemand de
Bruxelles contre une rétribution s’élevant à un million de francs. Cette espionne hollandaise est
affreusement éprouvée lors de son séjour en prison, résultant d’un régime carcéral pernicieux et
pervers ; son avocat emploie le terme de « cachexie » (= amaigrissement extrême du à une
pathologie ou à une sous-nutrition) pour décrire son état. Elle est exécutée au polygone de
Vincennes, le 15 octobre 1917. « Si on se fie aux rumeurs reprises sans filtre par certains auteurs,
l’espionne aurait livré aux Allemands des indications précises leur permettant d’échafauder le plan
du débarquement d’un corps expéditionnaire sur la côte marocaine. Mata Hari aurait permis aux
sous-marins allemands de couler une vingtaine de navires alliés et neutres dans l’Atlantique et serait
à l’origine de l’échec de la grande offensive alliée du printemps 1917 en ayant averti l’état-major du
Kronprinz des secteurs du front concernés. Elle serait aussi coupable de la perte de plusieurs
dizaines d’avions français grâce aux renseignements quelle aurait récoltés sur les terrains d’aviation
proches de Vittel. Naturellement, il s’agit là d’affabulations, mais elles ont été constamment
relayées presque jusqu’à nos jours dans toute une littérature comprenant d’anciens militaires, des
journalistes, des auteurs de romans à quatre sous, voire des revues historiques grand public. » (Ibid.)
Elle fut incarnée par Jeanne Moreau dans le film franco-italien Mata Hari agent H 21 réalisé par
Jean-Louis Richard, en 1964.

En février 1917, les mencheviks, soient les révolutionnaires modérés, s’emparent du pouvoir en
Russie. La multiplication des mutineries affecte 78 divisions sur 112. Cependant, les motivations
politiques et révolutionnaires paraissent marginales : sur 253 actes de mutinerie, seuls quelques
exemples revêtent une dimension politique, comme à Craonne, le 4 mai 1917, lorsqu’un officier
est rossé par des appelés ; les mutins arborent un ou deux drapeaux rouges, volent des voitures, et
menacent de se rendre à Paris. Généralement, les hommes refusent simplement de participer au
combat, et préfèrent fuir. Ce fut le cas le 29 avril 1917, tandis que quelques 200 hommes

abandonnèrent le front, et se dispersèrent ensuite dans les bois environnants, refusant de les quitter
lors de l’appel le lendemain. Ils sont en proie à l’effroi.

« Ils étaient Bretons, Parisiens, Basques ou Lorrains. Ils étaient aussi Allemands - on disait
Prussiens de ce côté de la frontière - et tous servaient un idéal : leur patrie. Cinquante années ont
passé, on peut oublié la haine ; on oublie moins la souffrance, la détresse. Ici c’était Craonne, petit
village détruit, rasé, disparu. Un petit village français, dans la rue principale duquel l’on vendait du
muguet au mois de mai : c’était la Belle Époque. 1916, 1917, le fracas de la mitraille a remplacé les
appels du marchand des quatre saisons. L’armée française faillit être anéantie. 1967, c’est un
pèlerinage pour touristes. Cent quatre-vingts ans plus tôt, la grande armée vivait sa campagne de
France. Sur les mêmes lieux sont morts les Marie-Louise, comme sont morts les petits
appelés « bleus horizons ». Les voilà désormais symboliquement unis. Cinquante années de tout
cela, après Craonne, le chemin des Dames, une épopée glorieuse et puis le coup de clairon. La
grotte du Dragon, où quelques dizaines d’hommes du 343e régiment d’infanterie ont obligé quatre
cents Allemands à se rendre à Merfie. Des gamelles, des bottes, des masques à gaz, vestiges d’un
temps qu’on souhaite tellement ne plus voir, mais il faut se souvenir que la guerre est passée par là.
À partir de vendredi, d’émouvantes cérémonies du souvenir vont se dérouler sur les lieux même
pour que vive la France, disent certains, pour que vive la liberté, diraient tous ceux qui ont souffert,
et qui sont encore parmi nous. Première manifestation officielle, présidée par Monsieur Henri
Duvillard, ministre des Anciens Combattants. » Le général Joffre, suite aux victoires des batailles
de Verdun (décembre 1916) et de la Somme (novembre 1916), décide de mener une offensive de
grande ampleur conjointe avec les troupes anglaises sur le front entre Vimy et Reims. En décembre
1916, Bertrand Nivelle remplace Joffre et entreprend de conduire l’entreprise que ce dernier avait
prospecté. Or, les Allemands se replient du 15 au 19 mars 1917 sur la ligne Hindenburg. Le plan
initial de l’attaque est désormais caduc. Les généraux dissocient l’offensive anglaise sur Vimy de
l’offensive française qui se centrera sur le Chemin des Dames. Désespéré par l’absence complète de
soutiens au sein du corps armé, ainsi que du gouvernement, Nivelle présente sa démission ;
pourtant, celle-ci est refusée en raison de l’inquiétude de Painlevé, Poincaré et Alexandre Ribot au
sujet de l’éventuel effondrement du front russe. Les Allemands sont présents sur le Chemin des
Dames, vaste lande, depuis septembre 1914. Ils l’aménagèrent en forteresse, et forèrent le sol afin
de façonner des carrières souterraines (caverne du Dragon), permettant de relier l’arrière aux
premières lignes, en édifiant et camouflant de nombreux nids de mitrailleuse. Finalement, cette
bataille est considérée comme un échec pour l’armée française, qui n’obtint que de faibles gains eu
égard aux pertes humaines. Aussi, elle favorisa la révolution bolchevique.

L’exemple de la bataille du Chemin des Dames démontre que les hommes ne consentent à la guerre
qu’en raison des instructions de leurs supérieurs hiérarchiques. Maurice Genevoix témoigne, dans
Les Éparges, qu’il commande à de jeunes gens qui sont ses élèves (l’habitude dans l’armée voulait
que les jeunes conscrits soient subordonnés à des sous-officiers qui soient leurs instituteurs). Après
l’offensive, il note que les soldats, empreints à une obéissance archaïque, refusent néanmoins de
« creuser dans la chaire », de creuser des tranchées.

Pétain, né en 1953 à Cochy, dans La Tour, étudie à Saint-Cyr. Il comprend que l’autorité vacille, que
si ces mutineries eurent lieu au même moment, c’est parce qu’émerge une forme de méfiance vis-à-
vis de ces instituteurs jadis tant admirés. « J’attends les Américains et les chars », déclare Pétain.
Malgré quelques cas isolés, Pétain insiste sur la mansuétude, la modération.
On estime que 3,425 condamnations furent prononcés, dont 544 peines de mort, mais 45 individus
seulement furent exécutés. Cette guerre est le théâtre de l’affrontement entre l’ancien et le moderne.

Cette mobilisation a eu lieu sur la base d’un consentement à la guerre, sans transgresser la cohésion
sociale. Ces hommes ont-ils adhéré à la guerre par devoir de défense des droits internationaux, ou
par obéissance envers l’autorité supérieure ? Anni Ernaux évoque une forme de mutisme. Les
sociétés ont-elles participé positivement à l’effort de guerre (défense de la partie, des droits de
l’homme, contre l’arbitraire, la puissance centrale), ou bien ont-elle été mobilisées par contrainte
multiloculaire, qui pèse sur la reconnaissance de l’autorité ?

Ce qui est certain est que, du point de vue de la mobilisation économique, la guerre a marqué un
tournant dans le système productif de la Révolution industrielle.

II. La mobilisation industrielle

Du point de vue de la mobilisation économique, la guerre a marqué un véritable tournant dans la


révolution industrielle.

Cette mobilisation industrielle prend la forme d'une militarisation du monde du travail. Cette
évolution était annoncé et désirée par Georges Clemenceau ; celui-ci est pressenti le 20 novembre
1917 (à ce moment-ci, la France émane des mutineries, un rationnement alimentaire est imposé :
« Nous allons entrer dans la voie des restrictions alimentaires ») comme Président du Conseil,
député à l’Assemblée et Ministre de la Guerre. Lors de son discours, le 20 novembre, il définit
parfaitement les contours de la guerre totale, ou plutôt « la guerre intégrale », comme il la nomme
(« Messieurs, nous nous présentons devant vous dans l’unique pensée d’une guerre intégral. »). En
effet, ses propos suggèrent que la France est agressée, et est donc habilitée à défendre le territoire
français (« Tout pour la France saignante dans sa gloire, tout pour l’apothéose du droit
triomphant. »). Prévalent le droit du front et le devoir de l'arrière, et toute zone est consentie à
l’armée (« Droits du front et devoirs de l’arrière, qu’aujourd’hui tout soit donc confondus. Que
toute zone soit de l’armée »). « Notre France accepte de souffrir encore pour la défense du sol des
grands ancêtres. » La Première Guerre Mondiale est la dernière guerre paysanne durant
laquelle le sol national est défendu ; « ce n'est donc pas une guerre mondiale en ce sens » (O.
Feiertag). « Un jour de Paris au plus humble village, des rafales d’acclamation accueilleront nos
étendards vainqueurs, tordus dans le sang, dans les larmes, déchirés des obus, magnifique apparition
de nos grands morts (Applaudissements). Ce jour, le plus beau de notre race, il est en notre pouvoir

de le faire. Pour les résolutions sans retour, nous vous demandons, Messieurs, le sceau de votre
volonté (Vifs applaudissements répétés et prolongés à gauche, au centre, et à droite) ».

A. Le tournant taylorien

La guerre intégrale permet une militarisation de l'économie française, mais également des
économies britannique et belge, et de dévier vers le taylorisme.

Frédéric Taylor n’eut pas connaissance du triomphe de son oeuvre, car il décéda en 1914. Il était un
ingénieur américain, spécialiste des aciers à coupe rapide. Il fut employé à la Bethlehem Steel
Company, une grande entreprise productrice d’acier, spécialisée aussi dans la conception de
navires, localisée dans la région des lacs.

Le taylorisme est rendu possible par la guerre. Avant 1914, la résistance des ouvriers et du patronat
est importante : les deux groupes dénoncent la perte de l'autonomie ouvrière, sa capacité à s'auto-
réguler. La taylorisation est une vraie mutation de l'usine : l'usine taylorienne est l'usine « plate »,
qui s'étend horizontalement, car la chaîne est un processus industriel horizontal. En ce sens, elle se
substitue à l'entreprise verticale, dans laquelle devait être prévue la chute de l'énergie de l'eau.
L'usine taylorienne est donc l’illustration du passage de l'industrie verticale à l'industrie
horizontale, la conversion à l'énergie blanche, également, au sein de laquelle règnent les
ingénieurs, dotée de vastes laboratoires. Le travail des ouvriers est supervisé par le pointage des
pendules enregistreuses qui quadrillent le temps et l’espace.

En janvier 1916, une entreprise taylorienne est bâtie à Paris, Quai de Javel, dans le 15e
arrondissement. Elle découle d'un plan de bataille conçu par Citroën, un ingénieur travaillant au
sein d’une usine d’engrenages. Avec le général Baquet, directeur de l'artillerie au Ministère, et
Louis Loucheur, industriel ami de Citroën, tous trois souhaitent construire conjointement une
usine qui concevrait plus de 10,000 obus chaque jour.

Les "munitionnettes" composent 80% de l'effectif total de l'usine Quai de Javel. André Citroën
demande l’aménagement de crèches pour les enfants de ses employées, ainsi que des chambres
d'allaitement, afin que les femmes puissent s'absenter. La première occurence de femmes traitant le
métal survint à l’usine Citroën, tandis que la figure ouvrière, patriarcale et misogyne, lui en refusait
auparavant l’opportunité.

La chaîne allège le travail des femmes, en particulier celui qui incombe aux munitionnettes, car
cette tâche requière une insigne force physique. En 1914, 5,000 femmes travaillent dans l’usine
Renault, où l'on construit les chars FC-17 (ils concernent 65% de la production des chars
français), contre 22,500 en 1918. Le travail à la chaîne vainc les réticences ouvrières et patronales.
Les affectés spéciaux, rappelés du front et détenant le statut militaire, ne peuvent participer aux

grèves. De plus, les syndicalistes ouvriers (dont Keufer) se rallient à l'idée taylorienne, agréant au
système de Taylor pour les raisons suivantes : 1° il pourvoit à la réduction de la fatigue de
l’ouvrier, 2° manier des machines est source de fierté pour l’ouvrier ☞ élévation ouvrière. De plus,
Taylor considère que 3° le système n'est viable que si les salaires sont significativement
augmentés. L’ensemble de ces conjonctures est favorable à l’abandon de toute réticence. En
revanche, la chaîne reflète un travail de piètre qualité selon le patronat français.

Ces réticences sociales et financières s’évanouissent en raison de la guerre. L’État paye toujours les
contrats plusieurs mois auparavant, et parfois même plusieurs années, et la chaîne propose un travail
qualitatif. C'est en cela que le taylorisme présente un réel tournant pour la Première Guerre
mondiale. À travers la mécanisation et l’O.S.T. (= l’Organisation Scientifique du Travail), la
notion cardinale est l’ « organisation ».

Cette mutation est permise par l'incorporation de travailleurs étrangers. Les travailleurs Chinois,
par exemple, furent plus de 30,000 à migrer en France pour travailler. Les paysans Cochois
accueillirent allègrement ces derniers au port du Havre ☞ illustration du brassage culturel
qu’incarne la guerre.

L’envers de cette image idyllique est le contexte impérial. Une note retrouvée parmi les archives du
ministère de la Guerre rapporte la création d'une direction des troupes coloniales, en laquelle était
compris un service de l'organisation des travailleurs coloniaux en France. Pour la première fois,
des maghrébins sont employés par l’administration française. Cette dernière témoigne de sa volonté
de séparer les travailleurs algériens de la population française, notamment des femmes (entraver
le métissage). Les travailleurs doivent être maintenus dans leurs camps, en lesquels doivent être
créer des infrastructures similaires aux leurs, soient des pièces disposant de narguilés, par exemple.
Aussi, la direction des troupes coloniales souhaite rationaliser l'emploi : doivent être strictement
dissociés les travailleurs kabyles (« Ils sont actifs, industrieux, mobiles, toujours prêts à lutter pour
surmonter les difficultés de la vie pénible des régions montagneuses qu'ils habitent. Mais ils sont
réclameurs sic, raisonneurs et âpres au gain, acceptent difficilement l'autorité du chef ») des
travailleurs arabes (« indolents, peu accessibles au raisonnement, mais généreux, essentiellement
fatalistes et indifférents aux soins de la vie matérielle. Ils sont de constitution physique assez
robuste [...]"). Cette catégorisation signifie qu'en dépit de la multiplication des flux, il existe une
sorte de segmentation des sociétés, que l'on retrouvera durant toute l'époque industrielle. La guerre
doit mener à une certaine fusion, bien qu’elle ségrégue irrémédiablement les travailleurs en fonction
de leurs origines.

Avant 1914, malgré la création de la carte d’identité verte, un étranger désignait simplement un
homme provenant d’un village limitrophe, aucune distinction nette n’était admise.

B. L’intervention de l’État

Au mouvement taylorien se superpose l'intervention de l'État. De la même manière, la Première


Guerre Mondiale bouleverse le rapport entre l'État et le marché.

Walther Rathenau, président d'A.E.G. (la grande firme de construction électrique), est nommé
directeur des matières premières au ministère de la Guerre de l’Allemagne, en 1914. L'État devient
ainsi un partenaire, et cette symbiose entre les grands industriels et l'État permet la reconversion
industrielle.

En France, Albert Thomas, homme politique socialiste, agrégé d'histoire (sa thèse concernait les
syndicats ouvriers allemands, dans laquelle il relève un fait important : en Allemagne, la discussion
était première face la grève, contrairement en France. Si nous profilons la comparaison, rappelons
que les syndicats allemands bénéficiaient du soutien de nombreuses cotisations, issues des 3
millions d'adhérents, permettant alors d'allonger la durée la grève ; en France, les syndicats
disposaient de peu d'adhérents, les grèves devenaient donc inextricables et violentes). Alors qu'il
était secrétaire d'État à l'artillerie et à la guerre, Thomas développe une voie moyenne entre la
révolution et le paternalisme : il envisageait de construire « une organisation d’ensemble ». Cela
consistait en l’instrumentalisation de la guerres, avec pour intérêt d’adapter les rapports entre les
ouvriers et leurs patrons, avec l'État comme arbitre.

En avril 1916, Albert Thomas s’exprime en ces termes : « Hier, pendant la paix, les industriels
multipliaient les reproches à l’égard de l'État; hier ils s'en allaient isolés, de droite, de gauche, à
l'aventure, au hasard de la concurrence. Aujourd'hui ils ont discipliné leurs efforts; ils ont répondu à
l'appel de la nation, ils ont permis cette organisation d'ensemble que les plus audacieux d'entre nous
n'avaient pas osé rêver. Il s'est formé dans l'industrie comme une organisation supérieure d'Etat qui
a su coordonner toutes les initiatives, sans en étouffer aucune […]. Entre les industriels, hier, c'était
la concurrence, au moins l’absence d'union, parfois la lutte. (…) Tout cela s'est trouvé réglé par la
volonté commune, pendant le temps de guerre. »

Au service de cette vision des choses, le décret du 17 janvier 1917 impose la procédure de
conciliation obligatoire : avant tout conflit, une chambre de conciliation est députée à l’examen
rigoureux de l'affaire et se doit de converger vers la résolution complète des dissensions afin
d’éviter un mouvement de grève. Or, en 1918, face à la hausse des grèves politiques ouvrières, cette
décision devient obsolète.

Au total, on dénombre 281 commissions de comité mixte privé-public. La guerre est parvenue à
instaurer une collaboration entre l'État, l'économie et le marché. Le contrôle de l'État intervient
précisément sur le marché du travail. Il régule plus efficacement le rapport entre le marché et le
travail. Par exemple, nous le remarquons à l’évolution des salaires ouvriers féminins, qui atteignent
presque la parité en 1918, sous l'impulsion de Thomas. Le thème de l'organisation prévaut, cet idéal
d'organisation que la guerre développe aussi bien en France qu'en Allemagne ; dans les pays
neutres, tels que l’Espagne, on constate le même phénomène, car ceux-ci bénéficient de ces
exportations vers les pays en guerre. Évidemment, l'arrivée des étrangers fût facilité par les besoins
de raviver le système productif.

III.La mobilisation sociale

A. La grande lueur à l’Est

Cette période est marquée par la révolution bolchevique, « la grande lueur à l’est », et donc par
l'idée qu'il est possible d’aboutir à son achèvement. En effet, malgré la militarisation des usines, un
essor incroyable du mouvement ouvrier apparaît en 1918. Elle se présente selon deux modèles :

1. Les grèves ouvrières : en janvier - février 1918, les ouvriers de l'usine Renault, malgré les
menaces de renvoi au front, seront à l'origine d'une vague de grèves. La confrontation est assez
forte, d'autant plus qu'en 1918 survient la contre-offensive allemande, dirigée par Ludendorff
(cf. explication concernant la bataille du Chemin des Dames). Cette grève rassemble 57,000
grévistes ; le gouvernement est contraint d’envoyer la cavalerie. Les dirigeants des mouvements
syndicaux sont envoyés au front, quelques jours plus tard.

2. Les femmes grévistes sont essentiellement représentées par les midinettes, des femmes
travaillant dans de grandes industries et ayant pour habitude de déjeuner près de leur lieu de
travail, dégustant un repas froid à même leurs genoux. Elles désirent obtenir une indemnité de
vie chère ; les femmes travaillent dans le commerce, dans l'usine, dans la banque, mais elles
doivent également subvenir, le soir, à l'économie domestique, et sont donc conscientes de
l'inflation affectant les produits de première nécessité. Le mouvement s'étend ; le 12 mai,
12,000 grévistes représentés par les brodeuses, les cousettes, les modistes, le bandagistes, les
fourreuses, les corsetières, les plumassières, les employées de confection militaire, rejointes
bientôt par les employés de la cité générale, le grand magasin de la belle jardinière, les garçons
de café, les vendeurs de Felix Potin, les employés des bouillons.

Cette réunion de divers groupes professionnels articule une diversification du mouvement social ;
cette multiplication des profils aboutit au fait que la question ouvrière n'est plus unique : les sociétés
salariées et ouvrières se joignent dans les syndicats. En effet, les syndicats sont submergés de ces
autres salariés qui ne sont pas prolétaires d'usines, et ne partagent pas cette vision ouvrière
révolutionnaire. Le syndicat s’apparente désormais aux "cols blancs". La sociologie des syndicats
dits révolutionnaires est bouleversée par l’emploi de catégories nouvelles, des catégories de salariés.

L'impossible révolution en France s'explique également par la répression. Le 1er mai 1919,
Clemenceau est toujours au pouvoir, et appelle les hommes mobilisés au front. Les soldats dressent
les faisceaux de leurs fusils (semblablement à Rome, et lors de l’évènement révélateur de l’essor
fasciste à Milan). Ce contrôle de l'espace urbain par la troupe des soldats aguerris étouffe le
mouvement social ouvrier.

La France est victorieuse de la guerre, et c’est en ce sens également que tout action révolutionnaire
s’effondre. En Allemagne, au même moment, la révolution se déclenche, car le pays assume une
défaite cinglante. La révolte des marins de la flotte de Kronstadt et les formations de soviets
(300,000 grévistes à Berlin en avril 1917) confluent vers la chute de l'Empire de Guillaume II,
affluant ensuite vers une lutte à mort entre la révolution et la sociale-démocratie.

La création du parti nazi, des travailleurs allemands, est inhérent à l'échec allemand lors de la
Première Guerre Mondiale. D'où l'échec de la révolution en France, mais également de
l'accélération de la transformation des sociétés en sociétés industrielles.

B. Vers une société industrielle ?

Le tournant taylorien témoigne d’une réorganisation du processus de production, d’une


mutation du rapport entre hommes et femmes. Il définit une nouvelle société, une société
industrielle. La guerre a, de fait, consacré la démocratie comme le système le plus effectif pour
mener à la transition sociale et assurer la conversion industrielle.

Au contraire, la guerre a exacerbé une société archaïque, reposant sur l'obéissance des ruraux à
l’égard aux urbains, des jeunes dominés par leurs aînés. En France, les paysans sont les victimes
principales de la guerre, et reprochent notamment aux ouvriers de s'être réfugiés au sein des usines.

Et si la France avait vaincu, non pas en raison du courage de ses hommes, ou grâce à la modernité
de son modèle social, mais à cause de son archaïsme ? Ces soldats paysans, ces officiers diplômés
de l'école de guerre, enfin cette société résiliante, n'auraient-ils pas permis le victoire de la France ?

Le film J'accuse d'Abel Gance, diffusé en 1919, observe la primordialité de la question sociale
lors des années 1920.

Conclusion

1) La Première Guerre Mondiale marque un tournant brutal dans l’histoire de l’industrialisation


des sociétés européennes. Ce n’est pas une parenthèse dans l’histoire des sociétés.

2) La Grande Guerre, guerre « totale », convoqua sur la capacité des États belligérants à
coordonner leurs forces industrielles sur la base du modèle taylorien.

3) La guerre n’a donc pas suspendu les régulations sociales. Elle les a, au contraire, accentuées,
structurant une société industrielle.

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