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La Force Des Discrets (Susan Cain)
La Force Des Discrets (Susan Cain)
QUIET
The Power of Introverts in a World that Can’t stop Talking
publiée par Crown Publishers,
un département de Crown Publishing Group,
une division de Random House, Inc., New York
ISBN : 978-2-7096-4627-7
www.editions-jclattes.fr
À ma famille d’enfance
« Une espèce dont tous les membres seraient le général Patton ne
pourrait prospérer, de même si elle ne comptait que des Van Gogh.
Je préfère penser que cette planète a besoin d’athlètes, de
philosophes, de sex-symbols, de peintres, de scientifiques. Elle a
besoin de tempéraments chaleureux, endurcis, impitoyables, et
faibles. Elle a besoin de ceux qui sont capables de consacrer leur
vie entière à étudier combien de gouttes sont sécrétées par les
glandes salivaires d’un chien sous certaines conditions, et aussi de
ceux qui savent capturer la magie évanescente des fleurs de
cerisiers dans un poème de quatorze syllabes, ou encore de
disséquer sur vingt-cinq pages les sentiments d’un petit garçon
allongé dans le noir et qui attend que sa maman vienne lui donner
son baiser du soir…
L’existence même de ces forces exceptionnelles présuppose que
l’énergie requise ailleurs ait été canalisée pour leur permettre de
s’exprimer. »
ALLEN SHAWN
TABLE
Couverture
Page de titre
Page de copyright
Dédicace
Exergue
Note de l’auteur
Introduction
I. L’IDÉAL EXTRAVERTI
5. Au-delà du tempérament
Conclusion
Remerciements
Note de l’auteur
Je travaille à ce livre officiellement depuis 2005, et officieusement
depuis toujours. J’ai écrit ou parlé à des centaines, voire des milliers de
personnes pour approfondir les questions que j’aborde ici et j’ai lu au
moins autant de livres, d’articles universitaires ou de magazines, de
discussions sur des forums et de posts sur des blogs. J’en mentionne
certains dans ce livre ; les autres nourrissent chacune de mes phrases. La
force des Discrets est redevable à beaucoup de monde, notamment aux
universitaires et aux chercheurs qui m’ont tant appris. Dans un monde
parfait, j’aurais cité chacune de mes sources, de mes mentors et des
personnes que j’ai interrogées. Mais pour rendre cet ouvrage plus lisible,
certains noms n’apparaissent que dans les remerciements.
Pour les mêmes raisons, je n’ai pas fait d’ellipses ni utilisé de crochets
dans les citations, mais je me suis assurée que les mots ajoutés ou
supprimés ne changent rien aux propos de leur auteur.
J’ai modifié les noms et les détails personnels de quelques
interlocuteurs dont je raconte l’histoire, ainsi que dans les récits de mon
expérience d’avocate ou de consultante. Pour protéger la vie privée de
certains personnages, qui n’avaient pas prévu de se retrouver dans un
livre, j’ai mélangé plusieurs récits en un (dans le cas de Greg et Emily,
plusieurs entretiens avec des couples différents). Dans les limites de ma
propre mémoire, toutes les autres histoires apparaissent telles qu’elles se
sont déroulées, ou qu’on me les a rapportées. Je n’ai pas vérifié les faits
que les gens me racontaient, mais n’ai inclus dans ce livre que ceux qui
me paraissaient vrais.
Introduction
S’il est évident que notre vie est déterminée par notre genre sexuel et
notre origine ethnique, elle l’est tout aussi profondément par notre
personnalité. Et l’aspect le plus important de la personnalité – « le nord et
le sud du tempérament », comme l’a exprimé un scientifique – c’est le
score sur l’échelle introversion-extraversion. Il influe en effet sur nos
choix amicaux et amoureux, sur notre manière de mener une
conversation, de résoudre nos différends et d’exprimer notre amour. Il a
un impact sur notre carrière, et sur la réussite rencontrée dans la branche
choisie. Le niveau d’introversion-extraversion définit aussi si un individu
aura une nature sportive, s’il sera enclin à l’adultère, quelle sera sa
résistance au manque de sommeil, sa capacité à tirer les leçons de ses
erreurs, son penchant à jouer gros en Bourse, ou encore la gratification
qu’il récoltera de ses efforts. Il déterminera s’il fera un bon chef, s’il aura
tendance ou non à revenir sur le passé pour se demander « Et si…? ».
Tout cela se reflète dans nos circuits cérébraux, nos neurotransmetteurs et
les recoins infimes de notre système nerveux central. De nos jours,
l’introversion et l’extraversion sont parmi les sujets les plus étudiés en
matière de psychologie de la personnalité et suscitent la curiosité de
centaines de scientifiques.
Avec l’aide des nouvelles technologies, ces derniers ont d’ailleurs fait
des découvertes fascinantes qui s’inscrivent dans une longue tradition. En
effet, poètes et philosophes s’interrogent sur les introvertis et les
extravertis depuis la nuit des temps. Ces deux types de personnalité
apparaissent également dans la Bible ainsi que dans les œuvres des Grecs
et des Romains. Certains représentants de la psychologie évolutionniste
affirment que cette dichotomie remonte bien plus loin encore dans
l’Histoire : dans le règne animal aussi, comme nous aurons l’occasion de
le voir, on distingue des « introvertis » et des « extravertis », de la
drosophile à la perche dorée en passant par le singe rhésus. Comme c’est
le cas pour les autres paires complémentaires – masculin et féminin,
Orient et Occident, libéral et conservateur –, l’humanité serait
méconnaissable, et bien moins riche, sans ces deux versants de la
personnalité.
Prenons par exemple l’alliance entre Rosa Parks et Martin Luther King
Jr. : un orateur exceptionnel refusant de céder sa place dans un bus où
sévissait la ségrégation raciale n’aurait pas produit le même effet qu’une
femme modeste et réservée qui aurait visiblement préféré ne pas se faire
remarquer si la situation ne l’avait pas exigé. Et si elle avait décidé
d’annoncer au monde qu’elle « avait un rêve », Parks n’aurait pas eu
l’étoffe pour galvaniser une foule. Mais avec l’aide de King, ce n’était
plus nécessaire.
Pourtant, aujourd’hui, l’éventail des personnalités qui nous est offert
est incroyablement étroit. On nous serine qu’il faut avoir de l’audace, être
heureux et sociable. Nous nous considérons comme une nation
d’extravertis – ce qui signifie que nous avons perdu de vue qui nous
sommes réellement. En réalité, si l’on en croit la moyenne des études sur
le sujet, entre un tiers et la moitié des Américains seraient introvertis. Or,
puisque l’on estime que les États-Unis sont parmi les nations les plus
extraverties, cela signifie que ce chiffre est au moins égal, voire
supérieur, dans d’autres parties du monde. Si vous n’êtes pas introverti
vous-même, vous êtes sans nul doute le parent, le conjoint ou le patron de
l’un d’eux.
Ces statistiques peuvent vous surprendre, sans doute parce que
beaucoup de gens s’autoproclament extravertis. Pour en avoir le cœur
net, évoquez le sujet de ce livre avec votre entourage, et vous verrez se
dévoiler les introvertis les plus improbables.
Si tant d’introvertis se cachent de l’être, même à leurs propres yeux, ce
n’est pas un hasard. Nous vivons dans un système de valeurs que
j’appellerai ici l’Idéal extraverti – c’est-à-dire la croyance omniprésente
que l’être idéal est sociable, dominant, et à l’aise lorsqu’il se retrouve sur
le devant de la scène. L’archétype de l’extraverti préfère l’action à la
contemplation, la prise de risque à la circonspection, la certitude au
doute. Il est enclin aux décisions hâtives, quitte à s’exposer à l’erreur. Il
travaille bien en équipe et s’intègre facilement aux groupes – c’est le
genre qu’on admire parce qu’il sait se mettre en avant. Certes, notre
société montre une certaine indulgence à l’égard des petits génies des
nouvelles technologies, ces solitaires qui créent leur entreprise depuis
leur garage – à ceux-là, on accorde le droit d’avoir la personnalité qu’ils
veulent –, mais ils sont l’exception qui confirme la règle et notre
tolérance ne s’applique en réalité qu’à ceux qui remportent un succès
immense et amassent une fortune colossale, ou qui en tout cas promettent
de réussir.
Tout comme ses acolytes la sensibilité, la gravité et la timidité,
l’introversion est devenue une qualité de seconde classe, quelque part
entre malchance et pathologie. Les introvertis vivant dans le monde de
l’Idéal extraverti sont comme des femmes dans un monde d’hommes,
bafoués pour un trait de caractère indissociable de leur identité profonde.
L’extraversion est incroyablement séduisante, mais nous en avons fait
une norme oppressante à laquelle la plupart d’entre nous se sentent
contraints de se conformer.
L’Idéal extraverti a fait l’objet de nombreux ouvrages même s’il
manque encore une étude unique qui résumerait toutes les recherches.
Les gens bavards, par exemple, sont considérés comme plus intelligents,
plus beaux et plus intéressants ; leur amitié est alors plus recherchée. La
vitesse d’élocution compte autant que le volume : ceux qui parlent vite
sont perçus comme plus compétents et plus aimables que ceux dont le
débit est plus lent. La même dynamique s’observe dans les groupes où,
d’après les recherches, les individus plus volubiles paraissent plus
intelligents – bien qu’il n’existe aucune corrélation entre le bagou et la
qualité des idées. Le terme même d’introverti est stigmatisé – la
psychologue Laurie Helgoe a découvert que les introvertis décrivaient
leur propre apparence physique avec des mots très vivants (« yeux bleu-
vert », « allure exotique », « pommettes saillantes ») mais, qu’au
contraire, lorsqu’on leur demandait de qualifier les introvertis en général,
ils en dressaient un portrait terne et déplaisant (« gauches », « fades »,
« avec une peau à problèmes »).
La théorie de la gravité
La théorie de la relativité
Le poème « La Seconde venue »
Les Nocturnes
À la Recherche du temps perdu
Peter Pan
1984 et La Ferme des animaux
Le Chat chapeauté
Charlie Brown
La Liste de Schindler, E.T., et Rencontres du troisième type
Google
Harry Potter
Lorsque je dis que Laura est une introvertie, qu’est-ce que j’entends
par là ?
Au moment où je me suis attelée à l’écriture de ce livre, le premier
éclaircissement que je voulais avoir, c’était la définition que les
chercheurs donnent de l’introversion et de l’extraversion. Je savais
qu’en 1921 le grand psychologue Carl Jung avait publié un ouvrage,
Types psychologiques, qui fit l’effet d’une bombe et dans lequel il
popularisa les termes introverti et extraverti comme étant les deux
fondements de la personnalité humaine. Les introvertis sont attirés par le
monde intérieur de la pensée et des émotions, nous dit Jung, alors que les
extravertis vont vers la vie extérieure, celle des rencontres et de l’action.
Les introvertis se concentrent sur le sens qu’ils donnent aux événements
qui les entourent pendant que les extravertis plongent au cœur de ces
événements. Les introvertis rechargent leurs batteries dans la solitude ;
c’est s’ils n’ont pas assez d’interactions sociales que les extravertis ont
besoin de les recharger. Si vous avez déjà passé un test de personnalité de
Myers-Briggs, qui se fonde sur la pensée de Jung et est un outil privilégié
de la plupart des universités et des compagnies de Fortune 100 (les cent
premières entreprises américaines, classées selon leur chiffre d’affaires
par le magazine Fortune), alors peut-être êtes-vous déjà au fait de ces
notions.
Mais qu’ont à ajouter les chercheurs d’aujourd’hui ? Je me suis vite
rendu compte qu’on ne trouvait pas de définitions fourre-tout de
l’introversion et de l’extraversion. Il y a autant de définitions possibles
que de psychologues spécialisés dans la personnalité, qui passent alors
une grande partie de leur temps à débattre. Certains estiment que les
idées de Jung sont dépassées ; d’autres ne jurent encore que par son
œuvre.
Pourtant, il existe une réalité sur laquelle tous les psychologues
s’accordent ; ils reconnaissent qu’introvertis et extravertis diffèrent quant
à leurs besoins en matière de stimulation extérieure. Les introvertis sont
en équilibre avec peu de stimulations, alors que les extravertis ont besoin
d’être beaucoup plus sollicités.
Bon nombre de psychologues admettent en outre qu’introvertis et
extravertis ne travaillent pas de la même manière. Les extravertis ont
tendance à s’atteler vite à leurs obligations. Ils prennent des décisions
rapides (parfois même hâtives), aiment courir des risques et être
multitâches. Ils apprécient l’adrénaline et sont en quête de récompenses
comme l’argent ou le statut social.
Les introvertis œuvrent en général plus lentement et de façon plus
raisonnée. Ils aiment se concentrer sur un problème à la fois et ont
souvent de grandes capacités de concentration. Ils restent relativement
insensibles aux sirènes de la richesse et de la célébrité.
Notre personnalité influence aussi notre comportement en société. Les
extravertis mettent de la vie dans les soirées auxquelles ils participent et
rient de bon cœur aux blagues de l’assistance. Ils sont en général pleins
d’assurance, dominants et ont un grand besoin de compagnie. Les
extravertis pensent à voix haute et ont les pieds sur terre ; ils préfèrent
parler à écouter, se retrouvent rarement sans voix et font parfois des
gaffes en s’exprimant trop vite. Ils sont à l’aise dans les situations de
conflit, mais pas avec la solitude.
Les introvertis, au contraire, peuvent avoir une grande aisance sociale
et apprécier les dîners ainsi que les réunions professionnelles, mais assez
vite ils n’ont qu’une envie, c’est de rentrer chez eux. Ils préfèrent
réserver leur énergie à leurs amis proches, à leurs collègues et à leur
famille. Ils écoutent plus qu’ils ne parlent, réfléchissent avant
d’intervenir et ont souvent l’impression de s’exprimer plus librement par
écrit. Ils n’aiment généralement pas le conflit. Souvent, ils détestent les
conversations futiles et recherchent les discussions profondes.
Quant à ce que les introvertis ne sont pas… le terme introverti n’est
pas synonyme d’ermite ou de misanthrope. Bien sûr, certains introvertis
le sont, mais la plupart d’entre eux sont parfaitement amicaux. En outre,
les introvertis ne sont pas nécessairement timides. La timidité est la peur
de la désapprobation ou de l’humiliation sociale alors que l’introversion
est une préférence pour des environnements qui ne soient pas sources de
stimulation. Certains psychologues ventilent ces deux tendances sur un
diagramme dont l’axe horizontal représente l’échelle introverti-extraverti,
et l’axe vertical l’échelle anxieux-stable. On se retrouve donc avec quatre
zones correspondant à autant de types de personnalités : les extravertis
calmes, les extravertis anxieux (ou impulsifs), les introvertis calmes, et
les introvertis anxieux. Autrement dit, on trouve des extravertis timides,
comme Barbra Streisand qui déborde de vitalité mais souffre atrocement
du trac, et des introvertis non timides, comme Bill Gates qui aime la
solitude mais ne redoute pas le jugement des autres.
On peut bien sûr être à la fois timide et introverti. T. S. Eliot était une
âme éminemment réservée qui écrivit dans La Terre vaine qu’il pouvait
« vous montrer de la peur dans une poignée de poussière ». Beaucoup de
gens timides se replient vers l’intérieur, en partie pour trouver un refuge à
la surstimulation sociale qui les rend si anxieux. Bon nombre sont
timides parce qu’ils ont reçu le message que quelque chose chez eux ne
tournait pas rond, et aussi parce que, sur le plan physiologique, ils sont
contraints de se protéger des environnements qui les sollicitent trop.
En dépit de toutes leurs différences, la timidité et l’introversion ont un
point commun profond. L’état mental d’un extraverti timide
tranquillement assis à une table de réunion peut être très éloigné de celui
d’un introverti calme – le timide redoute de parler alors que l’introverti
souffre simplement d’hyperstimulation. Pourtant, aux yeux du monde
extérieur, leurs attitudes paraissent identiques. Ceci démontre bien, tant
pour les introvertis que pour les extravertis, combien le culte des fortes
personnalités nous aveugle sur les comportements intelligents et sages.
Pour des raisons très distinctes, les timides comme les introvertis
choisissent souvent des activités dans lesquelles ils se placent en retrait –
la création, la recherche ou encore le soutien aux malades –, ou alors,
quand ils occupent des postes de direction, ils exercent leurs compétences
de manière discrète. Ils ne se trouvent pas dans des rôles de dominants,
mais n’en demeurent pas moins des modèles.
Si vous n’êtes toujours pas certain de votre position sur l’axe
introversion-extraversion, voici quelques questions qui vous aideront à
mieux vous repérer. Ce questionnaire est informel, il ne s’agit pas d’un
test de personnalité agréé ; il se fonde cependant sur les caractéristiques
de l’introversion définies par la plupart des chercheurs. Répondez par
« vrai » ou « faux » aux affirmations suivantes :
Plus vous aurez répondu « vrai » à ces propositions, plus vous pourrez
vous considérer comme introverti. Si les « vrai » et les « faux »
s’équilibrent, vous êtes peut-être un ambivert (ce mot barbare existe bien
en anglais).
Mais que vous soyez introverti ou extraverti, cela ne signifie pas pour
autant que votre comportement soit prévisible. Comme Jung le disait
avec bonheur, « l’extraverti pur et l’introverti pur n’existent pas. Un
homme pareil serait à l’asile de fous ».
La raison en est que nous sommes tous des individus puissamment
complexes, mais aussi qu’il y a différentes sortes d’introvertis et
d’extravertis. L’introversion et l’extraversion interagissent avec nos
autres traits de caractère, notre histoire personnelle… Ainsi, si vous êtes
un homme à tempérament artistique, que votre père essayait de vous
mettre de force au football et que vos frères vous ont chahuté pendant
toute votre enfance, vous serez un introverti très différent d’une femme
d’affaires finlandaise dont les parents étaient gardiens de phare (la
Finlande est notoirement une nation d’introvertis comme le prouve cette
blague populaire : « À quoi voit-on qu’un Finlandais vous aime bien ? Il
regarde vos chaussures plutôt que les siennes. »).
Beaucoup d’introvertis sont également « hypersensibles », mot qui
peut paraître poétique, mais qui est en fait un terme technique de
psychologie. Si vous appartenez à ce profil, vous serez particulièrement
transporté par la « Sonate au clair de lune » de Beethoven, et aussi plus
rapidement écœuré que la moyenne par la violence ou la laideur. Enfant,
on vous disait sans doute « timide », et aujourd’hui encore, les situations
d’évaluation vous rendent nerveux. Ces deux aspects (hypersensibilité et
introversion) sont parfois reliés, comme nous l’explorerons dans ce livre.
Toute cette complexité a pour conséquence que tout ce que vous lirez
dans La force des Discrets ne s’appliquera pas nécessairement à votre
cas, même si vous vous considérez comme un introverti pur et dur. C’est
parfait. Prenez ce qui vous concerne, et servez-vous du reste pour
améliorer vos relations avec les autres.
Cela dit, nous essaierons de ne pas vous assommer de définitions, mais
de nous concentrer plutôt sur le fruit des recherches scientifiques. Les
psychologues d’aujourd’hui, rejoints par les neuroscientifiques et leurs
machines à scanner le cerveau humain, ont mis au jour des indices très
éclairants qui changent notre manière d’envisager le monde – et nous-
mêmes. Ils répondent à des questions du genre : Pourquoi certains
individus sont-ils bavards et d’autres mesurent-ils leurs paroles ?
Pourquoi certains se réfugient-ils dans leur travail quand d’autres
préfèrent organiser des fêtes ? Pourquoi y a-t-il des gens qui n’ont pas de
problème pour exercer leur autorité alors que d’autres ne veulent ni
diriger, ni être dirigés ? Les introvertis peuvent-ils faire de bons chefs ?
Notre préférence culturelle pour l’extraversion est-elle dans l’ordre
naturel des choses, ou bien s’agit-il d’un conditionnement social ? Du
point de vue de l’évolution, si l’introversion a survécu à la sélection, il
doit y avoir une raison ; quelle est-elle ? Si l’on est introverti, doit-on se
dédier aux activités qui nous viennent naturellement, ou faut-il se
contraindre ?
Les réponses à ces questions vous surprendront sans doute.
Si vous ne devez retenir qu’une chose de ce livre, j’espère que ce sera
de nouvelles et solides raisons d’être vous-même. Et je peux témoigner
personnellement des effets miraculeux de cette décision. Vous vous
souvenez de cette première cliente dont je vous ai parlé en la nommant
Laura afin de préserver son identité ?
Cette histoire était la mienne. J’ai été ma toute première cliente.
I.
L’IDÉAL EXTRAVERTI
1.
La citoyenneté
Le devoir
Le travail
Les actions d’éclat
L’honneur
La réputation
Le sens moral
Les manières
L’intégrité
Magnétique
Fascinant
Époustouflant
Attirant
Rayonnant
Dominant
Convaincant
Énergique
Pas étonnant que, dans les années 1920 et 1930, les Américains se
soient passionnés pour les stars de cinéma. Qui mieux qu’une idole sur
grand écran pouvait incarner le magnétisme personnel ?
Que cela leur plaise ou non, les Américains recevaient aussi des
conseils sur leur manière de se présenter de la part de l’industrie
publicitaire. Si les premières campagnes sur papier vantaient clairement
les qualités d’un produit donné (« Choisissez Eaton’s Highland Linen, le
papier à lettres le plus frais et le plus propre »), les nouvelles publicités
orientées vers la personnalité présentaient les consommateurs comme des
artistes de scène ayant le trac, et que seul pouvait soulager leur produit
miracle. Le leitmotiv obsessionnel de ces messages était l’hostilité du
regard extérieur. « Tout autour de vous, on vous juge en silence »,
prétendait ainsi en 1922 une réclame pour le savon Woodbury. « Les
regards critiques sont sur vous en ce moment même », renchérissait la
mousse à raser Williams.
Les publicitaires s’adressaient ainsi directement aux angoisses des
représentants de commerce et des cadres moyens. De même, d’autres
campagnes rappelaient bien aux femmes que leurs chances de succès sur
le marché de la séduction ne dépendaient pas seulement de leur
apparence, mais aussi de leur personnalité. Pour résumer, sans l’aide du
bon savon, n’importe quelle beauté était vouée à l’échec social.
Cette description du jeu de la séduction comme un numéro de
composition aux enjeux extrêmement élevés reflétait bien les nouvelles
mœurs introduites par la culture de la personnalité. Sous les codes
sociaux restrictifs (et, parfois, répressifs) de la culture du caractère, les
deux sexes faisaient preuve d’une certaine réserve quand ils se faisaient
la cour. Les femmes trop provocantes ou qui échangeaient des regards
inappropriés avec des inconnus étaient considérées comme effrontées.
Les femmes de la haute société avaient plus de liberté de parole que leurs
homologues des classes inférieures ; elles étaient même jugées sur leur
sens de la repartie mais, même d’elles, on attendait qu’elles soient
rougissantes et les yeux baissés. Les manuels de bonne tenue les
mettaient d’ailleurs en garde : une « froide réserve » était plus admirable
chez une femme qui désirait se faire épouser que la plus infime tentative
de familiarité, perçue comme déplacée. Les hommes, quant à eux,
pouvaient adopter une attitude réservée à condition qu’elle exprime une
maîtrise de soi et une puissance tellement évidente qu’il n’y avait pas lieu
d’en faire étalage. Si la timidité était en soi inacceptable la réserve, en
revanche, était la marque d’une bonne éducation.
Cependant, avec l’avènement de la culture de la personnalité, la
froideur est une valeur qui a rapidement décliné, pour les femmes autant
que pour les hommes. On n’attendait plus de ces messieurs des visites
cérémonieuses ponctuées de déclarations d’intentions austères, mais
plutôt qu’ils se lancent dans une cour verbale sophistiquée dans laquelle
ils glisseraient un bon mot, suggestif et bien tourné. Un homme trop
discret en présence des dames risquait de passer pour homosexuel –
profil qu’un guide de 1926 décrivait dans ces termes : « Les
homosexuels sont invariablement timides, craintifs et repliés sur eux-
mêmes. » Les femmes aussi devaient désormais trouver un juste milieu
délicat entre les convenances et l’audace. Si elles répondaient par trop de
modération aux avances romantiques, on les qualifiait parfois de
« frigides ».
Le champ de la psychologie commença également à s’intéresser à cette
obsession d’exprimer la confiance en soi. En 1921, Carl Jung fit mention
du nouveau statut précaire de l’introversion. Lui-même considérait les
introvertis comme « des éducateurs et des promoteurs de la culture » qui
montraient la valeur de « cette vie intérieure qui fait si cruellement défaut
à notre civilisation ». Mais il reconnaissait cependant que « leur réserve
et leur embarras visiblement sans fond attirent naturellement sur les
individus de ce type tous les préjugés habituels ».
En matière de psychologie, l’expression de ce diktat de la confiance en
soi fut surtout résumée dans le tout nouveau concept de complexe
d’infériorité, notion théorisée dans les années 1920 par un psychologue
viennois du nom d’Alfred Adler pour décrire ce sentiment d’inadéquation
et ses conséquences. « Vous manquez d’assurance ? », demandait la
couverture de son ouvrage le plus populaire, Connaissance de l’homme,
« Vous êtes timoré ? D’un naturel soumis ? » Adler expliquait que tous
les nourrissons et les jeunes enfants se sentaient naturellement inférieurs
dans un monde d’adultes et de frères et sœurs plus âgés qu’eux. Puis que
dans un processus normal de développement, ils apprenaient à mettre
leurs sentiments au service de l’accomplissement d’objectifs. Mais, en
cas de perturbations lors de l’apprentissage, il était possible qu’ils se
trouvent plombés par ce fameux complexe d’infériorité – un handicap de
taille dans une société de plus en plus compétitive.
L’idée d’emballer toutes leurs angoisses sociales dans un seul et même
concept séduisit bon nombre d’Américains. Le complexe d’infériorité
devint une explication fourre-tout à des problèmes touchant tous les
domaines, de la vie amoureuse à la maternité, en passant par la carrière
professionnelle. On aurait subitement dit que tout le monde souffrait d’un
complexe d’infériorité ; paradoxalement, c’était devenu un signe de
distinction – Lincoln, Napoléon, Theodore Roosevelt, Edison et
Shakespeare en avaient tous été victimes.
Néanmoins, les professionnels de l’éducation des années 1920 se
mirent pour leur part à encourager chez les jeunes enfants le
développement d’une personnalité de gagnant. Alors qu’on ne s’était
jusque là préoccupé que des adolescentes sexuellement précoces et des
jeunes délinquants, les psychologues, travailleurs sociaux et médecins se
concentrèrent désormais sur l’enfant ordinaire doté d’une « personnalité
inadaptée » – et plus particulièrement sur le timide. La timidité pouvait
en effet conduire à des extrémités regrettables, depuis l’alcoolisme
jusqu’au suicide, tandis qu’une personnalité extravertie promettait la
réussite sociale et financière. Les experts recommandaient alors aux
parents de bien socialiser leurs enfants, et aux écoles de changer leurs
priorités d’enseignement en mettant l’accent non plus sur le savoir
livresque, mais sur « les moyens d’aider et de guider le développement
de la personnalité ». Les professionnels de l’éducation assumèrent ce
nouveau rôle avec enthousiasme pour coller au nouveau slogan officiel
dicté par la Maison-Blanche en 1950 : « Une personnalité saine pour
chaque enfant. »
Les parents bien intentionnés du milieu du siècle étaient tous d’accord
pour considérer l’introversion comme inacceptable et la sociabilité
idéale, tant pour les garçons que pour les filles. Certains décourageaient
leur progéniture de pratiquer des passe-temps solitaires ou sérieux qui
pouvaient les rendre impopulaires, comme la musique classique, et ils
envoyaient leurs enfants de plus en plus jeunes à l’école, avec pour
premier objectif d’apprendre à se faire des amis. Les petits introvertis
étaient vus comme des cas à problèmes (situation familière aux parents
d’un introverti) aujourd’hui encore. Hormis quelques pères et mères
isolés, la plupart étaient heureux que l’école leur signale les tendances à
l’introversion de leurs enfants, et autres « anormalités ».
Ceux qui étaient pris dans ce système de valeurs n’étaient pas sans
cœur ni même obtus, ils se contentaient simplement de préparer leurs
petits « au monde réel ». En prenant de l’âge, lorsque ces jeunes gens
abordèrent des études supérieures, puis la vie active, ils se retrouvèrent
confrontés aux mêmes exigences de sociabilité. Les recruteurs
universitaires n’étaient pas à la recherche des candidats les plus
exceptionnels, mais des plus extravertis. À la fin des années 1940, Paul
Buck, doyen de Harvard, déclarait que l’université rejetterait les profils
« sensibles et névrosés » ou encore « en surstimulation intellectuelle » au
profit de garçons « sains du type extraverti ». En 1950, le président de
Yale, Alfred Whitney Griswold, annonçait quant à lui que l’idéal de son
université n’était pas « l’étudiant renfrogné, très spécialisé dans un
champ intellectuel restreint, mais un jeune homme harmonieux ». En
somme, il y avait peu de place dans ce tableau pour l’introverti brillant.
Voilà qui résume bien le profil de l’employé modèle du milieu du XXe
siècle – même celui dont la tâche ne l’exposait que très rarement aux
contacts avec le public, comme par exemple le chercheur dans un
laboratoire privé – un solide extraverti avec une personnalité de
représentant de commerce et non un grand penseur. Même aux postes les
plus obscurs, il fallait être capable de faire bonne impression.
Le travail d’un scientifique ne consistait donc pas seulement à faire de
la recherche mais aussi à aider à en vendre le produit, ce qui impliquait
d’être capable de se montrer jovial et familier. Chez IBM, compagnie qui
incarnait l’idéal de la culture d’entreprise, les membres de la force de
vente se réunissaient tous les matins pour clamer la devise de la société,
« Toujours de l’avant », et chanter de bon cœur la chanson « On vend de
l’IBM » sur l’air de « Chantons sous la pluie » : « On vend de l’IBM, on
vend de l’IBM. Quel sentiment splendide, le monde est notre ami. » Et la
chansonnette s’achevait sur cette chute pleine d’enthousiasme : « On est
tous en forme, heureux de travailler. Parce qu’on vend, oui on vend, de
l’IBM. »
Et ces vendeurs débutaient ensuite leur démarchage quotidien, donnant
sans doute raison, du même coup, aux recruteurs de Yale et Harvard : il
fallait un profil particulier pour aimer commencer la journée de cette
manière.
Le reste de la chaîne devait faire face comme il pouvait. Et si l’on se
réfère aux chiffres de la consommation pharmaceutique, nombreux
étaient ceux qui cédaient sous la pression. En 1955, un laboratoire
nommé Carter-Wallace commercialisa un tranquillisant du nom de
Miltown en présentant l’angoisse ambiante comme le produit naturel
d’une société ultracompétitive et de plus en plus tournée vers les relations
interpersonnelles. La cible de ce produit était les hommes et Miltown
devint immédiatement le médicament dont les ventes furent les plus
rapides de toute l’histoire de l’industrie pharmaceutique américaine.
En 1956, un Américain sur vingt l’avait essayé. En 1960, les
prescriptions de Miltown (ou de son homologue l’Equanil) représentaient
un tiers des ordonnances rédigées par les médecins du pays. Les années
suivantes, le tranquillisant Serentil prit la suite en misant ouvertement sur
l’amélioration de la performance sociale en déclarant apporter la solution
à « l’anxiété de ceux qui ne se sentent pas adaptés ».
Mais le crédit n’en revient pas à Wozniak seul ; il faut rendre son dû à
Homebrew. Wozniak identifie cette première réunion comme le
commencement de la révolution informatique et l’une des soirées les plus
importantes de sa vie. Si on voulait reproduire les conditions qui le
rendirent tellement productif, on devrait se tourner vers Homebrew et ses
membres dévoués à une même cause. On pourrait même arriver à la
conclusion que le cas Wozniak est l’illustration parfaite d’une approche
collaborative de la créativité, et que pour espérer faire partie des
innovateurs, il faut commencer par travailler dans des lieux très
fréquentés.
Et l’on aurait peut-être tort.
Revenons sur ce qu’a fait Wozniak juste après cette réunion à Menlo
Park. Est-ce qu’il s’est joint à un petit comité du club pour travailler à
son projet ? Non (même s’il continua à se rendre à toutes les réunions le
mercredi soir). Est-ce qu’il a cherché un grand bureau ouvert et
fourmillant dans l’espoir que les idées migreraient dans l’air ? Non.
Lorsqu’on lit comment il s’est attelé à la création de son premier PC, ce
qui frappe le plus, c’est qu’il était toujours tout seul.
L’essentiel du travail, Wozniak l’a accompli dans son box chez
Hewlett-Packard. Il arrivait vers 6 h 30 du matin et, dans la solitude du
jour naissant, il lisait des magazines d’ingénierie, il étudiait des manuels
de puces électroniques et il concevait des dessins. Après sa journée de
travail, il rentrait chez lui, se préparait rapidement une assiette de
spaghettis ou un plateau-télé, puis il retournait au bureau où il restait
jusque tard dans la nuit. Il décrit cette période de tranquillité nocturne et
de levers de soleil solitaires comme « le plus grand pied de sa vie ».
Ses efforts payèrent le 29 juin 1975 quand, vers 22 heures, il acheva la
fabrication de son prototype. Il appuya sur quelques touches du clavier, et
des lettres apparurent sur l’écran en face de lui. Ce fut l’un de ces instants
extraordinaires où tout bascule, ce moment que la plupart d’entre nous
n’imaginent qu’en rêve. Là encore, il était seul lorsque cela se produisit.
Volontairement seul. Dans ses mémoires, il délivre des conseils aux
gamins qui aspirent à libérer leur créativité.
La majorité des inventeurs et des ingénieurs que j’ai rencontrés sont
comme moi – ils sont timides et vivent dans leur tête. Ils sont quasiment
comme des artistes. En fait, les meilleurs d’entre eux sont des artistes.
Et les artistes travaillent mieux seuls, quand ils peuvent maîtriser tout le
processus d’invention, sans l’intervention d’une foule de gens du
marketing ou d’un autre service. Je crois que rien de révolutionnaire n’a
jamais été inventé par un comité quelconque. Si vous faites partie de
ces rares individus qui sont à la fois des inventeurs et des artistes, je
vais vous donner un conseil qui sera peut-être difficile à suivre :
Travaillez seul. C’est en travaillant seul que vous serez le plus à même
d’imaginer des produits ou des idées révolutionnaires. Pas au sein d’un
comité. Pas dans une équipe.
Entre 1956 et 1962, période surtout réputée pour son abrutissante
philosophie de la conformité, l’Institut de recherche et d’évaluation de la
personnalité de l’université de Berkeley, en Californie, mena une série
d’études sur la nature de la créativité. Les chercheurs tentèrent
d’identifier des individus à la créativité la plus spectaculaire possible
pour établir ensuite ce qui les différenciait du commun des mortels. Ils
dressèrent une liste d’architectes, de mathématiciens, de scientifiques,
d’ingénieurs et d’écrivains qui avaient apporté une contribution majeure
dans leur domaine, et ils les invitèrent à Berkeley pour un week-end
consacré à des tests de personnalité, des expériences de résolution de
problèmes et des questionnaires très poussés.
Puis, ils en firent autant avec des membres de ces mêmes professions
dont la contribution avait été clairement moins brillante.
L’une des conclusions les plus intéressantes de cette expérience,
confirmée par des études ultérieures, fut que les personnalités plus
créatives avaient tendance à être posées et introverties sur le plan social.
Elles étaient aptes aux relations interpersonnelles mais « d’un
tempérament ni particulièrement sociable, ni particulièrement
participatif ». Ces individus se décrivaient eux-mêmes comme
indépendants et individualistes. Un grand nombre d’entre eux avaient
d’ailleurs été des adolescents timides et solitaires.
Ce constat n’implique pas que les introvertis soient toujours plus
créatifs que les extravertis ; mais il suggère qu’au sein d’un groupe
d’individus qui ont été intensément créatifs toute leur vie, il est probable
que l’on trouvera une grande proportion d’introvertis. Pourquoi cela se
vérifie-t-il ? Une personnalité réservée va-t-elle nécessairement de pair
avec une qualité indéfinie qui décuplerait la créativité ? Peut-être, comme
nous le verrons au chapitre 6.
Mais il existe une explication moins évidente et pourtant très
convaincante à cet avantage des introvertis en termes de créativité ; une
explication riche d’enseignements pour tous : les introvertis préfèrent
travailler de manière indépendante, et la solitude peut être un catalyseur
de l’innovation. Comme le souligne l’éminent psychologue Hans
Eysenck, l’introversion « concentre l’esprit sur la tâche à accomplir, en
empêchant que son énergie se disperse dans des préoccupations sociales
ou sexuelles sans relation avec le travail ». Autrement dit, si l’on se tient
tranquillement assis sous un arbre dans le jardin pendant que les autres
trinquent dans le patio, on est plus susceptible de prendre une pomme sur
la tête (Newton était l’un des plus grands introvertis que cette terre ait
porté. Le poète William Wordsworth le décrivait comme « Un esprit
éternellement/ Voguant sur d’étranges mers de Pensée pure »).
Osborn croyait farouchement que les groupes – une fois libérés des
entraves du jugement social – apportaient plus d’idées, et de meilleures
idées, que les individus travaillant dans la solitude ; et il vanta largement
les mérites de sa méthode.
Sa théorie eut un impact important, les patrons adoptèrent le
brainstorming avec enthousiasme. Aujourd’hui encore, lorsqu’on
travaille en entreprise, il est courant de se retrouver avec ses collègues
dans une salle avec des tableaux blancs, des marqueurs et un animateur
bien sous tous rapports encourageant tout le monde à s’associer.
Le seul problème de cette méthode révolutionnaire, c’est qu’elle ne
fonctionne pas. L’une des premières études à démontrer l’échec du
brainstorming de groupe remonte à 1963. Marvin Dunnette, professeur de
psychologie à l’université du Minnesota, réunit quarante-huit chercheurs
en sciences et quarante-huit cadres publicitaires de sexe masculin, tous
employés de la Minnesota Mining and Manufacturing (aussi connue sous
le nom de 3M, l’inventeur du post-it). Il leur demanda de participer à des
séances de brainstorming en solitaire et en groupe. Dunnette était certain
que les cadres tireraient profit du processus collectif. Il en était moins
convaincu concernant les scientifiques qu’il considérait comme plus
introvertis.
Les résultats furent éloquents. Dans vingt-trois des vingt-quatre
groupes qu’il avait constitués les membres eurent plus d’idées en
travaillant seuls qu’en groupe. En outre, les idées étaient de qualité égale,
voire supérieure. Les cadres, eux, ne se révélèrent pas plus doués pour le
travail d’équipe que les chercheurs.
Depuis, quarante années de recherches en sont arrivées à une même
conclusion surprenante. Les études prouvent que la performance décline
à mesure que le groupe croît, et que les employés talentueux et motivés
devraient impérativement être encouragés à travailler seuls lorsque la
créativité ou l’efficacité sont les priorités de leur employeur.
La seule exception est le brainstorming en ligne. Les recherches
montrent que, correctement encadrés, les groupes qui réfléchissent
ensemble par voie électronique font non seulement mieux que des
individus isolés, mais que leur performance augmente
proportionnellement au nombre de membres. Cette règle s’applique
également à la recherche universitaire – les professeurs qui travaillent
ensemble par Internet depuis des lieux différents ont tendance à produire
des ouvrages plus marquants que leurs homologues travaillant seuls ou à
plusieurs dans le même lieu. L’erreur consiste à ne pas voir que le travail
collaboratif en ligne est en lui-même une forme de solitude. On se trompe
en croyant pouvoir répliquer ce processus dans l’interaction en face à
face.
Néanmoins, après toutes ces années prouvant que le brainstorming
conventionnel en groupe ne fonctionne pas, le procédé reste tout aussi
populaire. Les participants à ces sessions sont généralement persuadés
que leur groupe s’est montré bien meilleur que ce qu’il a été en réalité, ce
qui nous renseigne sur la véritable raison du succès de cette pratique : le
brainstorming en groupe crée des liens entre les gens. Or, c’est un but
louable tant que l’on ne perd pas de vue que, dans ce cas, c’est le lien
social et non la créativité qui en est le principal bénéfice.
Les psychologues proposent en général trois explications à l’échec du
brainstorming en groupe. La première est la paresse sociale : au sein
d’un groupe, certains ont tendance à laisser les autres travailler. La
deuxième est la production bloquée : une seule personne à la fois
s’exprime tandis que les autres attendent passivement. Et la troisième est
l’appréhension de l’évaluation, c’est-à-dire la peur d’avoir l’air bête
devant ses semblables.
Les « règles » du brainstorming selon Osborn avaient pour but de
neutraliser cette anxiété, mais les études montrent que la crainte de
l’humiliation publique est une force puissante.
Le problème avec l’appréhension de l’évaluation, c’est que l’on ne
peut pas y faire grand-chose. On pourrait penser qu’un entraînement
intensif aiderait à la surmonter, cependant, la recherche récente dans le
domaine des neurosciences suggère que la peur du jugement est plus
profonde et a des implications plus importantes qu’on ne l’imagine.
Entre 1951 et 1956, alors même qu’Osborn chantait les louanges du
brainstorming collectif, un psychologue nommé Solomon Asch menait
une série d’expériences devenues célèbres sur les dangers de l’influence
du groupe. Asch réunit en groupes des étudiants volontaires et leur fit
passer un test visuel. Il leur montra le dessin de trois lignes de longueurs
variables et leur demanda de les comparer entre elles. Ses questions
étaient si simples que 95 % des participants y répondirent correctement.
Mais lorsque Asch introduisit des acteurs dans le groupe, et que ces
derniers donnèrent avec assurance la même mauvaise réponse, le taux
d’étudiants répondant correctement chuta à 25 %. Ce qui signifie
que 75 % d’entre eux s’associèrent à la réponse erronée.
Ces expériences démontrèrent le pouvoir de la conformité au moment
même où Osborn essayait de nous libérer de ses chaînes. Ce qu’elles ne
nous dirent pas en revanche, c’est pourquoi nous étions si enclins au
conformisme. Que s’était-il passé dans l’esprit des candidats ? Leur
perception de la longueur de ces lignes avait-elle été altérée par la
pression du regard des autres, ou avaient-ils sciemment donné une
mauvaise réponse, par peur de se distinguer ? Pendant des décennies, les
chercheurs débattirent autour de cette question.
Aujourd’hui, avec l’aide de la technologie d’exploration du cerveau,
nous nous rapprochons peut-être d’une réponse. En 2005, un
neuroscientifique du nom de Gregory Berns décida d’actualiser les
expériences d’Asch. Avec son équipe, ils recrutèrent trente-deux
volontaires, hommes et femmes âgés de dix-neuf à quarante et un ans. Il
les soumit à un jeu dans lequel on montrait à chacun d’entre eux deux
objets différents en trois dimensions sur un écran d’ordinateur avant de
leur demander de décider si le premier objet pouvait pivoter pour
s’accoler au second. Grâce à l’IRM, les expérimentateurs prenaient des
clichés du cerveau des participants au moment où ils se rangeaient ou
s’opposaient à l’avis du groupe.
Les résultats furent à la fois dérangeants et limpides. Tout d’abord, ils
corroboraient les conclusions d’Asch. Lorsque les volontaires jouaient
seuls, ils ne se trompaient que dans 13,8 % des cas. Mais lorsqu’ils
étaient dans un groupe dont les membres donnaient anonymement des
réponses fausses, les erreurs atteignaient 41 %.
L’étude de Berns dévoila aussi le pourquoi de notre conformisme.
Dans le cas où les candidats jouaient seuls, les clichés du cerveau
révélaient une activité dans des régions incluant le cortex occipital et le
cortex pariétal, qui sont associés à la perception visuelle et spatiale, ainsi
que le cortex frontal, lié à la prise de décision consciente. Quand, au
contraire, ils se ralliaient à la mauvaise réponse collective, l’activité
cérébrale se révélait tout à fait différente.
Rappelons-nous que ce qu’Asch essayait de savoir, c’était si les
individus se conformaient aux décisions du groupe tout en sachant qu’il
avait tort, ou bien si leur perception était modifiée par le groupe. Dans le
premier cas, se dirent Berns et son équipe, il devrait y avoir plus
d’activité dans la zone du cortex préfrontal dédiée à la prise de décision.
C’est-à-dire que les clichés du cerveau permettraient de repérer les
volontaires décidant en connaissance de cause d’abandonner leurs
propres croyances pour s’accorder au groupe. Mais si, au contraire, les
clichés montraient une activité accrue dans des régions liées à la
perception visuelle et spatiale, cela suggérerait que le groupe avait réussi
d’une manière ou d’une autre à changer la perception de l’individu.
C’est exactement ce qui est apparu – les conformistes montraient
moins d’activité dans les régions frontales de la prise de décision et plus
dans les zones associées à la perception. Autrement dit, la pression des
pairs n’est pas seulement déplaisante, elle peut activement modifier la
vision que l’on a d’un problème.
Ces récentes découvertes laissent à entendre que le groupe est comme
une substance d’altération du jugement. Si le groupe dont on fait partie
pense que la bonne réponse est la proposition A, on a aussi tendance à
penser que c’est effectivement la réponse correcte. On ne se dit pas
consciemment : « Voyons voir, je ne suis pas certain, pourtant ils pensent
tous la même chose donc je vais les suivre. » Ni même : « Je veux qu’ils
m’apprécient, alors je vais faire semblant d’être d’accord avec eux. »
Rien de tout ça. Le phénomène intérieur qui préside à cette décision est
bien plus inattendu – et dangereux. La plupart des volontaires de Berns
ont rapporté s’être accordés au groupe parce qu’ils « pensaient être
arrivés d’eux-mêmes et par un heureux hasard à la même réponse ». Ceci
signifie qu’ils étaient totalement inconscients de l’influence que leurs
semblables avaient eue sur eux.
Qu’est-ce que tout cela a à voir avec la peur sociale ? Eh bien
n’oublions pas que tous les candidats d’Asch et de Berns n’ont pas plié
sous la pression du nombre. Parfois ils défendaient la bonne réponse en
dépit de l’influence des autres. Alors Berns et son équipe découvrirent un
fait très intéressant : dans ces moments-là, ils notèrent une activation
particulière de l’amygdale1, un petit organe dans le cerveau associé aux
émotions désagréables comme la peur du rejet.
Berns appelle ce phénomène la « douleur de l’indépendance », et elle a
des implications majeures. Un grand nombre de nos institutions
démocratiques, depuis les élections jusqu’aux jurys populaires en passant
par la notion même de majorité, dépendent des voix dissidentes. Mais
lorsque le groupe devient capable de changer littéralement nos
perceptions, et lorsque tenir bon et défendre ses positions active des
sentiments de rejet primitifs, puissants et inconscients, alors la santé de
ces institutions est bien plus vulnérable que nous l’imaginons.
J’ai bien sûr simplifié le cas de la collaboration en face à face. Après
tout, Steve Wozniak a bel et bien collaboré avec Steve Jobs ; et sans leur
association, Apple n’existerait pas. Les liens entre un père et une mère,
entre un parent et son enfant sont des actes de collaboration créative. Les
études montrent par ailleurs que les interactions directes génèrent une
confiance que les relations numériques ne peuvent égaler. La recherche
indique également que la densité de population est en corrélation avec
l’innovation ; même si les promenades tranquilles dans les bois ont leurs
avantages, les habitants des villes bondées bénéficient d’un réseau
d’interactions que seule la vie urbaine permet.
J’en ai personnellement fait l’expérience. Quand je me suis attelée à
l’écriture de cet ouvrage, j’ai soigneusement aménagé mon bureau à la
maison : une table immaculée, des classeurs de rangement, de l’espace
libre et beaucoup de lumière naturelle – pour finalement me sentir
tellement coupée du monde que je me suis retrouvée incapable de m’y
mettre. J’ai rédigé la majeure partie de ce livre sur un ordinateur portable
dans mon café de quartier préféré, bondé de monde. Je l’ai fait pour les
raisons précises invoquées par les défenseurs de la nouvelle pensée de
groupe : la simple présence d’autrui a aidé mon esprit dans ses
associations d’idées. Le café était plein de gens penchés eux aussi sur
leurs ordinateurs, et à en juger par leurs expressions d’intense
concentration, je n’étais pas la seule à abattre un gros boulot.
Mais si ce café a pu jouer le rôle de bureau pour moi, c’est parce qu’il
possédait des qualités bien spécifiques qui font défaut à la plupart des
écoles et des lieux de travail modernes. C’était un lieu de sociabilité,
pourtant le fait que les clients aillent et viennent comme bon leur semble
me protégeait de toute interaction non désirée et me permettait de
m’« entraîner volontairement » à l’écriture. Je pouvais basculer de l’état
d’observateur à celui d’acteur social aussi souvent que je le souhaitais.
J’avais également la maîtrise de mon environnement. Chaque jour je
choisissais l’emplacement de ma table en fonction de mon désir ou non
d’être vue autant que de voir. J’avais aussi la liberté de partir quand
j’avais besoin de paix et de calme pour corriger ce que j’avais fait dans la
journée. En général, c’était le cas au bout de quelques heures, au lieu des
huit, dix, voire quatorze nécessaires à la plupart des employés dans un
bureau.
La solution, selon moi, n’est pas d’arrêter de collaborer en face à face,
mais d’affiner notre façon de le faire. Il faudrait avant toute chose
activement rechercher des relations introvertis-extravertis symbiotiques
dans lesquelles les rôles et les tâches soient répartis en fonction des
forces naturelles et du tempérament de chacun. Les études prouvent que
les équipes et les structures de direction les plus efficaces se composent
d’un mélange sain d’introvertis et d’extravertis.
Il est également important de créer des lieux dans lesquels on soit libre
de circuler, des sortes de kaléidoscopes d’interactions sans cesse
changeants ; et de pouvoir disparaître dans un espace de travail privé
lorsque l’on a besoin de se concentrer, ou simplement d’être seul. Nos
écoles devraient enseigner aux enfants la manière de travailler avec les
autres – l’apprentissage coopératif peut être productif quand il est
pratiqué à bon escient et avec modération –, mais aussi leur apprendre à
se livrer à l’entraînement volontaire tout seuls. Il est aussi vital de
reconnaître que nombreux sont ceux – surtout les introvertis tels que
Steve Wozniak – qui ont besoin de beaucoup de calme et d’intimité pour
donner le meilleur d’eux-mêmes.
Certaines compagnies commencent à mesurer la valeur du silence et de
la solitude et aménagent des open spaces « flexibles » qui proposent un
mélange d’espaces de travail en solo, de zones de silence, de lieux de
rencontres informelles, de cafés, de salles de lecture, de plates-formes
informatiques et même de « rues » où l’on peut discuter en passant sans
déranger le flux de travail des autres. Aux studios d’animation Pixar, le
campus de six hectares s’organise autour d’un atrium de la taille d’un
stade de football accueillant des boîtes aux lettres, une cafétéria, des
toilettes et même des douches. L’idée est d’encourager le plus de
rencontres fortuites et informelles possible. Dans le même temps, on
invite les employés à s’approprier leurs bureaux individuels, leurs boxes
et leurs zones de travail, à les décorer comme ils le veulent. De manière
similaire, chez Microsoft de nombreux employés disposent d’un bureau
individuel mais équipé de portes coulissantes, de murs amovibles et
autres stratagèmes leur permettant de décider des moments où ils désirent
collaborer et de ceux où ils ont besoin de solitude pour réfléchir. Ce
genre d’organisations profitent aux introvertis aussi bien qu’aux
extravertis car elles offrent plus de solutions de repli que les open spaces
traditionnels.
Je soupçonne que Wozniak lui-même approuverait ces nouveaux
développements. Avant de créer le PC Apple, Woz concevait des
calculatrices pour Hewlett-Packard, métier qu’il adorait en partie parce
que HP facilitait la discussion avec les autres. Tous les jours à 10 heures
et à 14 heures, la direction leur faisait apporter du café et des beignets,
autour desquels les employés se réunissaient pour faire connaissance et
échanger des idées. Ce qui différenciait ces interactions des relations de
travail habituelles, c’était l’atmosphère de discrétion et de détente. Dans
iWoz, il décrit HP comme un milieu méritocratique où peu importait de
quoi on avait l’air, où il n’y avait pas de jeu social et où personne
n’essayait de le forcer à quitter son travail d’ingénieur bien-aimé pour un
poste de direction. Pour Woz, c’était ça, le sens de la collaboration : la
capacité à partager un beignet et quelques idées avec ses collègues
décontractés, mal habillés et ne jugeant pas les autres – des gens qui ne
s’offusquaient pas qu’il disparaisse dans son box quand il était temps de
s’attaquer aux choses sérieuses.
1. Il y a deux sortes d’amygdale : amygdale (cerveau), noyau logé au sein de la région antéro-
interne du lobe temporal, qui joue un rôle important dans les émotions et le conditionnement et les
amygdales qui interviennent dans la défense de l’organisme contre les microbes.
II.
L’IMPACT DE LA BIOLOGIE
4.
Eh bien depuis, j’en ai fait des tas. Je n’ai pas complètement réussi à
dépasser mon anxiété, néanmoins, au fil des ans, j’ai découvert des
stratégies qui peuvent aider tous ceux qui sont frappés de trac au moment
de parler en public. Je les détaille au chapitre 5.
Cette terreur que j’ai ressentie fait partie de mes questions les plus
pressantes concernant l’introversion. Car au fond, ma peur de prendre la
parole en public semble reliée à d’autres aspects de ma personnalité que
j’apprécie, notamment mon amour pour tout ce qui est discret et cérébral.
Mais ces traits sont-ils réellement en rapport les uns avec les autres ? Et
si oui, comment ? Sont-ils le résultat de ma « culture » – de la manière
dont j’ai été élevée ? Mes deux parents sont plutôt réservés, avec une
nature réfléchie ; ma mère déteste elle aussi s’exprimer en public. Ou
dépendent-ils de ma « nature » – en gros, de mon schéma génétique ?
Ces questions m’obsèdent depuis que je suis adulte. Heureusement,
elles intéressent aussi des chercheurs d’Harvard, où des scientifiques
sondent le cerveau humain dans l’espoir de découvrir les origines
biologiques du tempérament humain.
Parmi eux, un homme de quatre-vingt-deux ans nommé Jerome Kagan,
l’un des plus grands psychologues du développement du XXe siècle.
Kagan a consacré sa carrière à l’observation du développement
émotionnel et cognitif des enfants. Dans une série d’études longitudinales
révolutionnaires, il a suivi un certain nombre d’entre eux depuis le
berceau jusqu’à l’adolescence, sur le plan de la physiologie et de la
personnalité. Les recherches de ce genre, menées sur le long terme, sont
gourmandes en temps et en moyens, ce qui les rend donc rares – mais
lorsqu’elles paient, comme ce fut le cas pour celles de Kagan, elles
rapportent gros.
Pour l’une de ces études, lancée en 1989 et qui court toujours, le
professeur Kagan et son équipe réunirent cinq cents nourrissons âgés de
quatre mois dans son laboratoire dédié au développement infantile à
Harvard. Ils affirmaient qu’ils seraient en mesure de prédire, après une
évaluation de quarante-cinq minutes, lesquels parmi ces bébés étaient
susceptibles de devenir introvertis ou extravertis. Je ne sais pas si vous
avez récemment vu un petit de quatre mois, mais je peux vous assurer
que cette affirmation pouvait paraître audacieuse. Néanmoins, Kagan
étudiait le tempérament depuis longtemps déjà, et il avait une théorie.
Ces nouveau-nés furent donc exposés à une série très précise
d’expériences de la nouveauté (depuis des enregistrements de voix
jusqu’à l’odeur d’alcool sur un morceau de coton) et les réactions à ces
stimuli furent incroyablement variées. Environ 20 % des bébés crièrent
ou pleurèrent abondamment en agitant les bras et les jambes. Kagan
considéra que ce groupe était « à réactivité haute ».
Approximativement 40 % restèrent relativement placides et ne bougèrent
qu’occasionnellement les bras et les jambes. Ceux-là, le professeur les
qualifia de sujets « à réactivité basse ». Les 40 % restants se situaient
entre ces deux extrêmes. Par une hypothèse qui allait clairement à
l’encontre des projections intuitives, Kagan prédit que c’étaient les
nourrissons à réactivité haute qui étaient les plus susceptibles de devenir
des adolescents réservés.
Lorsqu’ils eurent deux, sept et onze ans, une grande partie de ces
enfants revinrent au laboratoire pour être de nouveau testés sur leurs
réactions à des rencontres et des événements nouveaux. À l’âge de deux
ans, ils furent mis en présence d’une dame vêtue d’une blouse blanche et
d’un masque à gaz, d’un clown et d’un robot téléguidé. À sept ans, on
leur demanda de jouer avec des enfants qu’ils voyaient pour la première
fois. À onze ans, un adulte qu’ils ne connaissaient pas leur posait des
questions sur leur vie personnelle. L’équipe de Kagan observa leurs
réactions, le langage de leur corps, leur façon de rire, de sourire et de
parler. Ils interrogèrent également les enfants et leurs parents sur le
comportement de ces petits sujets à l’extérieur du laboratoire.
Préféraient-ils avoir un ou deux amis proches, ou bien être entourés
d’une bande ? Aimaient-ils visiter de nouveaux lieux ? Étaient-ils du
genre casse-cou, ou prudents ? Se considéraient-ils comme timides, ou
audacieux ?
La grande majorité des enfants évoluèrent exactement comme l’avait
prédit Kagan. Les nourrissons à réactivité haute qui s’étaient manifestés
bruyamment avaient en général développé une personnalité sérieuse et
consciencieuse. Les petits à réactivité basse, en revanche, avaient plutôt
mené à des profils confiants et détendus. Autrement dit, les réactivité
haute et basse correspondaient respectivement à l’introversion et à
l’extraversion. Comme Kagan le résuma en 1998 dans son ouvrage La
Part de l’inné, « la description par Carl Jung de l’introverti et de
l’extraverti, datant de plus de soixante-quinze ans, s’applique avec une
précision étonnante à une large proportion de nos adolescents à réactivité
haute et basse ».
Les psychologues débattent souvent de la différence entre
tempérament et personnalité. Le premier fait référence aux schémas
émotionnels et comportementaux innés et induits par la biologie de
l’individu dans les premières années de la vie. La seconde est le résultat
complexe qui émerge de l’influence culturelle et de l’expérience
personnelle. Certains affirment que le tempérament est les fondations, et
la personnalité la maison. Les travaux de Kagan ont aidé à relier certains
tempéraments de nourrissons à des types de personnalités d’adolescents.
Pour finir, suis-je introvertie parce que j’ai hérité de la haute réactivité
de mes parents, ai-je copié leurs comportements, ou bien est-ce un
mélange des deux ? N’oublions pas que les statistiques sur l’hérédité,
tirées des études sur les jumeaux, montrent que l’introversion ou
l’extraversion ne sont héréditaires qu’à 40 ou 50 %. Ce qui signifie que,
dans un groupe donné, la moitié des cas d’introversion ou d’extraversion
en moyenne sont dus à des facteurs génétiques. Pour rendre les choses
encore plus complexes, les gènes impliqués sont sans doute très
nombreux, et l’approche de Kagan par l’étude de la réactivité n’est
qu’une des lectures physiologiques possibles. Gardons à l’esprit que les
moyennes sont trompeuses. Un taux d’hérédité de 50 % ne signifie pas
nécessairement que mon introversion provient à 50 % de mes parents, ou
que la moitié de la différence entre ma meilleure amie et moi en termes
d’introversion est d’origine génétique. Il est possible que 100 % de mon
introversion soit inscrite dans mes gènes, ou bien zéro – le plus probable,
c’est qu’il s’agisse d’une interaction complexe entre l’atavisme et
l’expérience. Chercher à savoir si c’est de l’inné ou de l’acquis, cela
revient selon Kagan à se demander si ce qui cause une tempête de neige,
c’est la température ou l’humidité. C’est la combinaison étroite de ces
facteurs qui fait de nous qui nous sommes.
Peut-être n’ai-je pas choisi le bon angle d’approche. Peut-être la
question de savoir quel pourcentage de notre personnalité tient de l’inné
et quel pourcentage tient de l’acquis n’est-elle pas aussi importante que
de comprendre comment notre tempérament inné interagit avec notre
environnement et notre libre arbitre. Dans quelle mesure notre
tempérament induit-il notre destinée ?
Si l’on en croit la théorie de l’interaction gènes-environnement,
lorsqu’on hérite de certains traits de caractère, on a tendance dans sa vie
à rechercher des expériences qui renforcent ces traits. Par exemple, les
enfants dont la réactivité est la plus faible flirtent avec le danger dès leur
plus jeune âge ; une fois adultes, plus rien ne les fait frémir. « Ils
escaladent des barrières, ce qui les désensibilise, et ils finissent par
grimper sur le toit », résumait feu le psychologue David Lykken. « Ils
tenteront des expériences auxquelles les autres enfants ne se risquent pas.
Si Chuck Yeager, le premier pilote à avoir franchi le mur du son, a été
capable d’un pareil exploit, ce n’est pas parce qu’il était né différent de
vous et moi, mais parce que au cours des trente premières années de sa
vie, son tempérament l’avait poussé à grimper de plus en plus haut aux
arbres, à la recherche de toujours plus de danger et d’excitation. »
De même, les enfants à forte réactivité auront tendance à devenir
artistes, écrivains, scientifiques ou penseurs car leur aversion pour la
nouveauté les poussera à passer plus de temps au sein de l’environnement
familier – et intellectuellement fertile – de leur propre tête. C’est pour
cette raison que le milieu universitaire grouille d’introvertis, et que le
stéréotype du professeur réservé est assez réaliste : les universitaires
aiment lire, rien ne les motive tant que le monde des idées. Et c’est en
partie dû à la façon dont ils ont grandi. Si l’on passe sa vie à foncer dans
tous les sens, on a moins de temps pour lire et pour apprendre. Le temps
n’est pas extensible.
D’un autre côté, il existe aussi pour chaque tempérament un large
éventail d’évolutions possibles. S’ils sont élevés dans une famille
attentive et un environnement stable, les enfants extravertis à faible
réactivité peuvent réussir des carrières fortes et énergiques. Mais, sous la
garde de personnes négligentes ou dans un quartier violent, ces mêmes
enfants peuvent, selon certains psychologues, devenir de petites brutes,
des délinquants juvéniles, voire des criminels. Dans une formule
controversée, Lykken a qualifié les psychopathes et les héros de
« brindilles se trouvant sur la même branche génétique ».
Considérons le mécanisme par lequel l’enfant acquiert le sens du bien
et du mal. Pour beaucoup de spécialistes, il développe une conscience
lorsqu’il se fait gronder par ses parents après avoir fait une bêtise. La
désapprobation crée en lui de l’anxiété, et comme c’est un sentiment
déplaisant, il apprend à s’en protéger en évitant tout comportement
antisocial. C’est le processus bien connu d’intériorisation des injonctions
parentales, dont le cœur est l’anxiété.
Cependant, que faire si l’enfant en question est moins enclin à
l’anxiété que les autres, comme c’est le cas pour la plupart des petits à
faible réactivité ? Souvent, le meilleur moyen d’enseigner des valeurs à
ces enfants est de leur donner des modèles positifs et de canaliser leur
témérité par des activités productives. Imaginons néanmoins un tel profil
grandissant dans un quartier dangereux, sans infrastructures pour
pratiquer un sport ou juguler son intrépidité. Il n’est pas difficile de
visualiser comment il pourrait plonger dans la délinquance. Il est possible
que certains enfants défavorisés qui s’attirent des ennuis ne soient pas
seulement victimes de la pauvreté et de la négligence, mais aussi de la
tragédie de ne pas avoir d’exutoire sain à leur tempérament aventureux.
Le destin des enfants à forte réactivité est lui aussi influencé par le
monde qui les entoure – peut-être même encore plus que pour l’enfant
moyen, selon une toute nouvelle théorie baptisée « hypothèse de
l’orchidée ». David Dobbs la décrit dans un article de la revue Atlantic ;
elle soutient que la plupart des enfants sont comme des pissenlits,
capables de se développer dans n’importe quel environnement. D’autres
pourtant, y compris les profils à réactivité haute mis en évidence par
Kagan, ressemblent plus à des orchidées : ils se fanent facilement mais,
dans de bonnes conditions, ils peuvent devenir forts et splendides. Pour
résumer, les enfants orchidées sont plus profondément affectés par toute
expérience, positive ou négative.
Les scientifiques savent depuis longtemps qu’avoir un tempérament à
réactivité forte augmente les facteurs de risque. Il s’agit d’enfants plus
vulnérables face aux difficultés de la vie (tensions conjugales, perte d’un
parent, mauvais traitements). Ils auront plus tendance que leurs
semblables à répondre à ces événements par la dépression, l’anxiété et la
timidité. Environ un quart de ces profils étudiés par Kagan souffrent à
des degrés divers d’un malaise appelé « trouble de l’anxiété sociale »,
une forme chronique et invalidante de timidité.
Ce que les chercheurs n’ont mesuré que récemment, c’est que ces
inconvénients pouvaient devenir un avantage. Autrement dit, force et
sensibilité ne vont pas l’une sans l’autre. Les chiffres montrent que les
enfants hautement réactifs qui ont la chance d’avoir de bons parents, une
enfance pleine d’attention et un environnement familial stable présentent
moins de problèmes émotionnels et plus de compétences sociales que
leurs congénères moins réactifs. Souvent, ils sont incroyablement
compréhensifs, aimants et coopératifs. Ils travaillent bien en équipe. Ils
sont gentils, conscients des autres et facilement déroutés par la cruauté,
l’injustice et l’irresponsabilité. Ils réussissent dans les domaines qui leur
importent. Ils ne deviennent pas forcément délégué de classe ou vedette
de la pièce de théâtre de l’école, encore que cela puisse arriver.
Les avantages de ce tempérament font l’objet d’études dont on
commence seulement à voir paraître les résultats. L’une des découvertes
les plus marquantes provient d’un travail sur les singes rhésus, une race
qui partage environ 95 % de son ADN avec l’homme et qui a des
structures sociales élaborées qui rappellent les nôtres.
Chez ces singes comme chez les humains, un gène connu sous le nom
de transporteur de la sérotonine, ou 5-HTT, aide à réguler la
transformation de la sérotonine, un neurotransmetteur qui affecte
l’humeur. On estime qu’une variation particulière – ou allèle – de ce
gène, parfois appelée allèle court, est associée à une forte réactivité et à
l’introversion, ainsi qu’à un risque accrû de dépression chez les individus
ayant une vie difficile. Lorsqu’on soumet les bébés singes porteurs de cet
allèle à un stress élevé – dans l’une des études, ils étaient retirés à leur
mère et élevés comme des orphelins –, le traitement de la sérotonine est
moins efficace chez eux (ce qui augmente le risque de dépression et
d’anxiété) que chez les singes dotés d’un allèle long et exposés aux
mêmes conditions. Mais pour un même profil génétique risqué, les jeunes
singes élevés par une mère très présente s’en sortent aussi bien, voire
mieux que leurs semblables dotés d’un allèle long (même ceux élevés
dans un environnement tout aussi sûr) dans des tâches sociales clés
comme trouver des compagnons de jeu, former des alliances et gérer des
conflits. Ils deviennent souvent chefs de leur groupe. Et ils transforment
plus efficacement la sérotonine.
Stephen Suomi, le chercheur qui a mené ces expériences, émet
l’hypothèse que ces singes à forte réactivité doivent leur réussite au
temps infini qu’ils ont passé à observer plutôt qu’à participer à la vie du
groupe, et ainsi à absorber en profondeur la dynamique sociale (cette
hypothèse parlera sans doute aux parents qui voient leurs enfants hésiter
pendant des semaines, voire des mois, en observant un groupe qui les
tente, jusqu’au moment où ils s’y intègrent sans difficulté).
Les études réalisées sur les hommes ont montré que les adolescentes
dotées de l’allèle court du gène 5-HTT avaient 20 % de risque en plus
que celles dotées d’un allèle long de souffrir de dépression lorsqu’elles
étaient exposées à un environnement familial angoissant, mais 25 % de
risque en moins lorsqu’elles étaient élevées dans un foyer stable. À
quatre ans, les enfants à réactivité élevée ont plus de réponses pro-
sociales que les autres lorsqu’ils se retrouvent face à un dilemme moral –
mais cette différence ne subsiste à l’âge de cinq ans que si leur mère a
fait preuve d’une discipline douce, et non agressive. Ces enfants sont
même plus résistants que les autres aux rhumes et autres affections
respiratoires, bien qu’ils tombent plus souvent malades s’ils sont élevés
dans des conditions éprouvantes. L’allèle court du gène 5-HTT est aussi
associé à des performances supérieures dans un large éventail de tâches
cognitives.
Ces résultats sont tellement spectaculaires qu’il est étonnant que
personne n’y soit arrivé plus tôt. Et pourtant, cela s’explique. Les
psychologues sont formés pour soigner, aussi, leurs recherches se
centrent-elles naturellement sur les problèmes et la pathologie.
« Les parents d’enfants à haute réactivité ont beaucoup de chance »,
affirme Jay Belsky, professeur de psychologie et expert en éducation de
la petite enfance à l’université de Londres, car « le temps et les efforts
qu’ils investiront dans leur éducation feront réellement la différence. Au
lieu de considérer ces enfants comme vulnérables face à l’adversité, leurs
parents devraient les envisager comme malléables – pour le pire mais
aussi pour le meilleur ». Il se lance ensuite dans la description du parent
idéal pour un enfant à réactivité haute : quelqu’un qui « sache déchiffrer
les signaux et respecter l’individualité de l’enfant ; qui soit chaleureux et
ferme dans ses exigences, sans se montrer ni dur ni hostile ; qui
encourage la curiosité, la réussite à l’école, les efforts même s’ils sont
récompensés tardivement, et le sang-froid ; qui ne soit enfin jamais ni
rude, ni négligent, ni incohérent ». Ces recommandations valent bien sûr
pour tous les parents, elles sont toutefois particulièrement cruciales si on
élève un enfant très réactif (si vous pensez que tel est votre cas et que
vous vous demandez ce qu’il faut faire d’autre, le chapitre 11 offre
d’autres réponses).
Néanmoins, les enfants orchidées peuvent également supporter
l’adversité, ajoute Belsky. Prenons l’exemple du divorce. En théorie, il
les affecte très profondément. « Si les parents se déchirent et qu’ils
mettent leur enfant dans la bataille, vous verrez – c’est l’enfant qui
paiera. » Alors que si les parents réussissent à se mettre d’accord, s’ils
fournissent à leur enfant le soutien psychologique dont il a besoin, dans
ce cas, même un enfant orchidée peut bien s’en tirer.
Il me semble que la plupart des gens apprécieront ce message porteur
d’espoir ; il est rare de rencontrer quelqu’un qui ait eu une enfance sans
problèmes.
Mais ce n’est pas la seule forme de flexibilité qui nous fasse rêver et
que nous voudrions appliquer à ce que nous sommes dans le présent, et à
ce que nous deviendrons à l’avenir. Nous désirons la liberté de tracer
notre propre destinée. En d’autres termes, nous souhaitons préserver les
aspects avantageux de notre tempérament, et améliorer, voire nous
débarrasser de ceux qui nous déplaisent – comme par exemple la phobie
de parler en public.
Ainsi, outre notre tempérament inné, au-delà de la loterie des
expériences traversées dans l’enfance, nous aimons à penser – nous
autres adultes – que nous pouvons modeler notre personnalité et faire ce
que bon nous semble de notre vie.
Est-ce vraiment le cas ?
5.
Au-delà du tempérament
Aucun de ces constats n’a pour but de dénigrer ceux qui abattent des
montagnes, ou de glorifier aveuglément les méditatifs et les prudents. La
réalité, c’est que l’on surévalue l’agitation positive tout en sous-estimant
le danger de la sensibilité à la récompense : il nous faut trouver un juste
équilibre entre action et réflexion.
Par exemple, lorsqu’on doit embaucher pour une banque
d’investissement, m’a expliqué le professeur Kuhnen, il vaut mieux
engager non seulement des profils sensibles à la récompense, qui sauront
tirer profit des marchés à la hausse, mais aussi des éléments capables de
plus de neutralité émotionnelle, afin de s’assurer que les décisions
importantes à l’échelle de la compagnie reflètent la synergie entre les
deux profils et non l’influence d’un seul. Il est rassurant de savoir que,
quelle que soit leur sensibilité à la récompense, tous les membres de
l’équipe ont conscience de leurs propres positionnements émotionnels et
peuvent les tempérer pour s’accorder aux conditions du marché.
Néanmoins, les employeurs ne sont pas les seuls à qui il serait
bénéfique de prêter un peu plus d’attention à leurs employés. Nous avons
tous à gagner au fait de nous écouter nous-mêmes. Savoir se situer sur
l’éventail de la sensibilité à la récompense donne le pouvoir de bien
mener sa vie.
Si vous êtes un extraverti motivé par l’agitation positive, vous avez de
la chance car vous ressentez toutes sortes d’émotions vivifiantes. Tirez-
en le meilleur parti possible : bâtissez, inspirez les autres, voyez large.
Montez une entreprise, lancez un site Internet ou construisez une superbe
cabane pour vos enfants. Cependant, sachez aussi que vous fonctionnez
avec un talon d’Achille que vous devez apprendre à protéger. Entraînez-
vous à centrer votre énergie sur ce qui compte vraiment au lieu de
privilégier des activités qui promettent de vous rapporter rapidement de
l’agitation positive, de l’argent ou du prestige.
Quand des signaux d’alarme semblent indiquer que tout ne se passe
pas comme vous l’espériez, apprenez à ralentir pour réfléchir. Tirez des
leçons de vos erreurs. Entourez-vous de gens complémentaires (qu’il
s’agisse de votre conjoint, d’amis ou de collègues) qui pourront vous
aider à vous remettre sur les rails et à compenser vos lacunes.
Et lorsqu’il s’agit d’investir, ou de faire tout autre engagement qui
nécessite un équilibre savant entre risque et récompense, surveillez-vous
bien. Pour ce faire, dans les moments cruciaux de décision, veillez à ne
pas vous entourer d’images de récompense. Kuhnen et Brian Knutson ont
prouvé que les hommes à qui l’on montre des images à caractère érotique
juste avant qu’ils jouent de l’argent prennent plus de risques que s’ils
visionnent des images neutres, de mobilier par exemple. La raison en est
que l’anticipation de la récompense – n’importe laquelle – excite nos
réseaux pilotés par la dopamine et nous pousse à agir de manière plus
brutale (ce qui pourrait être l’argument de choix pour bannir la
pornographie des lieux de travail).
Et si vous êtes un introverti relativement immunisé contre les excès de
la sensibilité à la récompense ? À première vue, il semble à travers la
recherche sur la dopamine et l’agitation positive que les extravertis, et
eux seuls, soient poussés à travailler dur par l’excitation du but à
atteindre. En tant qu’introvertie, je dois avouer que la première fois que
j’ai lu cette conclusion je suis restée perplexe car elle ne reflétait pas mon
expérience personnelle. J’adore mon travail depuis toujours. Je me
réveille le matin tout excitée à l’idée de m’y mettre. Alors, qu’est-ce qui
motive les gens comme moi ?
Même si la théorie de l’extraversion fondée sur la sensibilité à la
récompense se révèle correcte, on ne peut affirmer pour autant que tous
les extravertis soient systématiquement plus sensibles à la récompense et
inconscients des risques ou, à l’inverse, que tous les introvertis restent de
marbre devant les incitations et se montrent vigilants face aux menaces.
Depuis Aristote, les philosophes n’ont cessé de constater que ces deux
modes d’être – être attiré par ce qui promet de procurer du plaisir et
éviter ce qui pourrait causer de la souffrance – sont au cœur de toute
activité humaine. Si les extravertis en général sont plus tendus vers la
recherche de la récompense, chaque être humain présente sa propre
combinaison de pulsions et de répugnances qui varie parfois selon les
situations. Nombreux sont les psychologues de la personnalité qui
diraient même que la vigilance à la menace est plus caractéristique d’un
trait appelé « tendance à la névrose » que de l’introversion au sens strict.
Les systèmes de gratification et de menace du corps humain semblent en
outre fonctionner indépendamment l’un de l’autre, de sorte qu’un même
individu peut être sensible, ou bien insensible, aussi bien à l’une qu’à
l’autre.
Pour déterminer si vous êtes motivé par la récompense ou par la
menace – ou par les deux –, voyez si les affirmations suivantes vous
correspondent :
L’ironie veut que, parmi les gens qui ont le plus de mal à croire à cette
vérité, il y ait des gamins d’origine asiatique de Cupertino. Une fois
sortis de l’adolescence, quand ils quittent les confins de leur ville natale,
ils se retrouvent catapultés dans un monde où pour être populaire et
réussir financièrement il faut parler haut et fort. Ils finissent par vivre
avec une double conscience – moitié asiatique, moitié américaine – dont
les deux facettes se remettent mutuellement en question. Mike Wei,
l’élève de terminale qui me disait préférer étudier plutôt que sortir, est
l’illustration parfaite de cette ambivalence. À notre première rencontre il
était encore au lycée, bien au chaud dans son cocon de Cupertino.
« On est tellement concentrés sur les études, m’avait-il alors dit au
sujet des Asiatiques en général, que la vie sociale ne tient pas une grande
place dans notre personnalité. »
Lorsque je l’ai retrouvé l’automne suivant, il était en première année à
Stanford, à seulement vingt minutes en voiture de Cupertino mais aux
antipodes de cette ville sur le plan démographique. Il paraissait
déstabilisé. Nous nous étions donné rendez-vous à la terrasse d’un café et
avions pris place non loin d’un groupe d’athlètes de la fac qui
n’arrêtaient pas d’éclater de rire. Mike les avait salués d’un signe de tête ;
ils étaient tous blancs. Pour lui, les Occidentaux « craignaient moins
d’être jugés sur ce qu’ils disaient, et ne redoutaient pas que les autres les
trouvent trop braillards ou stupides ». Il était frustré par la superficialité
des conversations au réfectoire et par le « déballage de conneries » qui
tenait souvent lieu de débat lors des cours de travaux pratiques de
première année. Il passait la majeure partie de son temps libre avec
d’autres Asiatiques, notamment parce qu’ils étaient « aussi extravertis »
que lui. En présence des non-Asiatiques, il avait le sentiment de devoir
« être en permanence surexcité, même si ce n’était pas fidèle à ce qu’il
était ».
« Dans ma résidence, sur cinquante, on est quatre Asiatiques, ajouta-t-
il. Je me sens plus à l’aise avec eux. Il y a aussi ce type, Brian, il est du
genre discret. Je vois bien qu’il a cette caractéristique des Asiatiques,
cette espèce de timidité, et c’est pour cette raison que je me sens en
confiance avec lui. J’ai l’impression de pouvoir être moi-même. Je n’ai
pas à faire des trucs sous prétexte de devoir avoir l’air cool. En revanche,
dans des groupes plus nombreux où il n’y a pas d’Asiatiques, ou bien où
ça parle fort, je me sens toujours obligé de jouer un rôle. »
Mike avait l’air de dédaigner les modes de communication
occidentaux, cependant, il admettait par ailleurs qu’il regrettait de temps
en temps de ne pas être plus bravache ou désinhibé lui-même. « Ils sont
plus à l’aise avec ce qu’ils sont », disait-il de ses camarades blancs. « Les
Asiatiques ne sont pas mal à l’aise avec ce qu’ils sont, mais avec le fait
d’exprimer qui ils sont. Ici, dans un groupe, il y a toujours la pression de
se comporter en extraverti. Quand ils ne se montrent pas à la hauteur, ça
se lit sur leurs têtes. »
Alors qu’il me racontait les débordements d’un bizutage, je compris
qu’il n’était pas gêné pour ceux qui s’étaient ridiculisés. En réalité, il se
montrait critique à son propre égard. « Lorsque les gens font des choses
de ce genre, il y a un moment où je me sens mal à l’aise. C’est la preuve
de mes propres limites. Parfois je trouve qu’ils valent mieux que moi. »
Mike se faisait renvoyer le même genre de messages par ses
professeurs. Quelques semaines après la rentrée, sa conseillère
pédagogique – professeur à l’école de médecine de Stanford – reçut un
groupe d’étudiants chez elle. Mike espérait faire bonne impression,
pourtant, il ne trouva rien à dire. Les autres semblaient n’avoir aucun
problème à blaguer ou à poser des questions intelligentes. « Mike, tu
m’as vraiment cassé les oreilles, aujourd’hui », le taquina-t-elle au
moment des au revoir. Il repartit penaud. « Ceux qui ne parlent pas sont
considérés comme faibles ou demeurés », conclut-il avec regret.
Néanmoins, ces sentiments n’étaient pas totalement nouveaux pour
Mike. Il en avait eu un avant-goût dès le lycée. À Cupertino, on avait
beau suivre une éthique quasi confucéenne du calme, de l’étude et du
respect de la relation, on n’en était pas moins soumis à l’influence de
l’Idéal extraverti. Bien que profondément dévoués aux valeurs de leurs
parents, les gamins de Cupertino semblaient diviser le monde en deux
groupes : les Asiatiques « traditionnels » contre les Asiatiques
« superstars ». Les premiers gardaient la tête baissée et faisaient leurs
devoirs. Les seconds s’en sortaient bien en cours mais savaient aussi
blaguer en classe, défier leurs professeurs et se faire remarquer.
« Bon nombre d’étudiants essaient volontairement d’être plus
extravertis que leurs parents, me renseigne Mike. Ils les trouvent trop
réservés et ils tentent de compenser en étant eux-mêmes excessivement
expansifs. » Le glissement de valeurs se fait aussi sentir chez certains
parents. « Les parents asiatiques commencent à voir que ça ne paie pas
d’être trop discret, alors ils encouragent leurs gosses à s’inscrire aux
cours de rhétorique et de débat dont le but est de donner aux élèves
l’opportunité de parler fort et de manière convaincante. »
Pourtant, la première fois que j’ai vu Mike à Cupertino, ses valeurs et
sa perception de lui-même étaient quasiment intactes. Il avait conscience
de ne pas faire partie des « superstars » asiatiques – sur une échelle de 1
à 10, il estimait sa propre popularité à 4 –, ce qui ne l’empêchait pas
d’avoir l’air bien dans sa peau. « Je préfère traîner avec des gens qui ont
une personnalité plus authentique, m’avait-il dit à l’époque. Du coup, j’ai
tendance à rencontrer des gens plutôt discrets. C’est difficile d’être sans
cesse surexcité quand en même temps on essaie de faire preuve de
sagesse. »
Il est évident que Mike a eu de la chance de profiter aussi longtemps
du cocon de Cupertino. Les jeunes Américains d’origine asiatique
grandissant dans des communautés plus typiquement américaines sont en
général confrontés bien plus tôt aux problèmes que Mike n’a aperçus
qu’en première année de fac. Une étude comparant les adolescents
américains d’ascendance européenne aux Sino-Américains de deuxième
génération sur une période de cinq ans révéla que les sujets d’origine
chinoise étaient nettement plus introvertis que leurs homologues
américains durant toute leur adolescence – et le payaient de leur amour-
propre. Si à douze ans les Américains d’origine chinoise introvertis se
sentaient parfaitement bien dans leur peau – sans doute parce qu’ils se
jaugeaient toujours selon le système de valeurs traditionnelles de leurs
parents –, à l’âge de dix-sept ans, ayant été plus exposés à l’Idéal
extraverti américain, ils souffraient d’une grave dégradation de l’opinion
qu’ils avaient d’eux-mêmes.
Plus vous avez répondu « oui » à ces questions, plus vous vous situez
haut sur l’échelle d’auto-surveillance.
Plus vous avez tendance à répondre « oui » à cette seconde série, plus
vous vous situez bas sur l’échelle d’auto-surveillance.
Le jour où le professeur Little a introduit le concept d’auto-
surveillance dans ses cours de psychologie, certains étudiants se sont
violemment opposés les uns aux autres sur la dimension éthique de cette
question. Pour les individus à score haut, les individus à score bas
peuvent paraître rigides et maladroits en société. Par ces derniers, les
premiers sont vus comme conformistes et trompeurs – « plutôt dotés de
pragmatisme que de principes », pour citer Mark Snyder. Ceux qui
avaient obtenu des scores élevés se sont révélés être des menteurs plus
expérimentés que les autres, ce qui viendrait conforter la position morale
prise par les scores bas.
Mais Little, dont le sens éthique et le capital sympathie ne peuvent être
remis en question bien que son score soit haut, voit les choses
différemment : pour lui, l’auto-surveillance est un acte de modestie
puisqu’il s’agit de s’adapter à une situation ou à un interlocuteur au lieu
de tout plier à ses propres besoins ou exigences. Il décrit une version plus
introvertie de l’auto-surveillance qui serait moins motivée par le feu des
projecteurs que par le besoin d’éviter de commettre des impairs en
société. Si le professeur prononce de brillants discours, c’est en partie
parce qu’il est en auto-surveillance tout le long et qu’il est en
permanence à l’affût du moindre signe d’ennui ou de plaisir de son public
pour pouvoir ajuster son intervention en fonction des besoins qu’il
perçoit.
Le fossé de la communication
Dans son livre Apprivoisez la colère, faites-en bon usage, Carol Tavris
raconte l’histoire d’un cobra du Bengale qui aimait piquer les villageois
qui passaient. Un jour, un swami – un sage qui a atteint la maîtrise de
soi – persuade le serpent qu’il est mal de piquer. Le cobra jure d’arrêter
immédiatement, et c’est ce qu’il fait. Mais peu de temps après, les
gamins du village, n’ayant plus peur du serpent, se mettent à l’attaquer.
Rompu et tout ensanglanté, l’animal vient se plaindre au swami de lui
avoir fait faire une telle promesse.
« Je t’ai dit de ne pas piquer, répond le swami, je ne t’ai pas dit pour
autant de ne plus siffler. »
« Ainsi que le cobra, beaucoup de gens confondent le sifflement et la
morsure », conclut Tavris.
C’est le cas de Greg et Emily. Ils ont tous deux beaucoup à apprendre
de cet apologue : Greg, qu’il faut arrêter de piquer, et Emily, que siffler
n’est pas mal – ni pour lui, ni pour elle.
Greg peut commencer par changer sa conception de la colère. Comme
nombre d’entre nous, il croit que la décharger permet de se défouler.
Cette « hypothèse de la catharsis » – selon laquelle l’agressivité
s’accumule en nous jusqu’à ce que nous trouvions un moyen de l’évacuer
sainement – date des Grecs, a été relancée par Freud et a pris de
l’ampleur dans les années 1960 avec la mode du cri primal et des sacs de
sable que l’on rouait de coups. Pourtant, elle n’est qu’un mythe –
plausible, élégant, mais un mythe tout de même. Des pléthores d’études
ont prouvé que laisser libre cours à ce sentiment ne l’apaise pas, cela
l’entretient.
On s’en tire mieux en ne se laissant pas emporter. Étonnamment, les
scientifiques ont même constaté que les gens qui ont recours au Botox, ce
qui à terme les empêche de faire des grimaces de colère, semblent moins
susceptibles que la moyenne de perdre leur sang-froid car le simple fait
de froncer les sourcils ordonne à l’amygdale de générer des émotions
négatives. Et la colère n’est pas seulement nuisible sur le coup : les
tempéraments explosifs doivent aussi en réparer les dommages durables
auprès de leur partenaire. En effet, malgré la légende de la réconciliation
torride sur l’oreiller, les couples disent en général qu’il faut du temps
pour se sentir de nouveau aimant et en confiance.
Que peut faire Greg pour se calmer quand il sent la fureur monter ?
Respirer à fond, aller faire un tour. Ou bien se demander si ce qui
l’énerve tellement mérite vraiment autant d’énergie. Si tel n’est pas le
cas, il faudra lâcher. Cependant, s’il s’agit d’un point crucial, alors il
pourra envisager de reformuler ses besoins comme des sujets de débat
neutres et non plus comme des attaques personnelles. « Tu es asociale »
pourra donc se dire : « Pourrait-on trouver une manière d’organiser nos
week-ends qui nous convienne à tous les deux ? »
Ce conseil vaudrait même si Emily n’était pas une introvertie sensible
(personne n’aime avoir l’impression qu’on le domine ou qu’on lui
manque de respect). Or, il se trouve en l’occurrence que Greg est marié à
une femme que la colère rebute particulièrement. Aussi devra-t-il faire
avec.
Considérons à présent le point de vue d’Emily. Que pourrait-elle faire
différemment ? Elle a raison de protester lorsque Greg pique. Qu’en est-il
des moments où il ne fait que siffler ? Il serait sans doute opportun pour
elle de travailler sur ses propres réactions à la colère, et notamment sur sa
tendance à se sentir coupable et sur la défensive. Nous avons vu dans le
chapitre 6 que de nombreux introvertis étaient enclins depuis la petite
enfance à ressentir de forts sentiments de culpabilité ; nous connaissons
aussi notre tendance à projeter nos propres comportements sur les autres.
Sous prétexte qu’Emily, par crainte du conflit, n’irait jamais « piquer »
Greg sauf s’il avait commis quelque chose d’irréparable, elle déduit de sa
colère contre elle qu’elle est forcément coupable d’une faute. Ce
sentiment de culpabilité est tellement intolérable qu’elle s’en défend en
niant la validité des récriminations de Greg – qu’elles soient légitimes ou
exagérées par la fureur. Ceci conduit à un cercle vicieux dans lequel elle
lui retire son empathie naturelle et lui se sent incompris.
Il est donc nécessaire pour Emily d’apprendre qu’il n’y a rien de mal à
avoir tort. Elle aura peut-être des difficultés, au début, à faire la
distinction entre tort et raison et le fait que Greg s’exprime avec tant de
passion ne simplifie pas les choses. Cependant, elle doit veiller à ne pas
s’embourber. Lorsque Greg soulève des points pertinents, elle devrait le
reconnaître tant pour lui que pour comprendre qu’il n’y a rien de
catastrophique à avoir trébuché. Cela lui permettra de ne pas se sentir
blessée, et aussi de riposter quand les remarques de Greg ne seront pas
justifiées.
Sauf qu’Emily déteste riposter.
Pas de problème. Il lui faut apprivoiser son propre sifflement. Les
introvertis craignent de briser l’harmonie mais ils devraient aussi
s’inquiéter de ce qu’ils encouragent chez leur partenaire. De plus,
riposter n’appelle pas forcément à des représailles comme le redoute
Emily ; il suffira peut-être de quelques mots fermes pour faire reculer
Greg.
De temps en temps, Emily devrait probablement sortir de son cocon et
laisser sa propre colère s’exprimer. Pour Greg, lever la voix c’est rester
connecté à l’autre. Tout comme les joueurs extravertis de l’étude sur le
football se montraient plus chaleureux envers ceux qui, à leur image, se
battaient pour gagner, Greg se sentira peut-être plus proche d’Emily si
elle se montre un peu plus proactive sur le terrain. Et elle pourra dépasser
l’aversion qu’elle a pour le comportement de son conjoint en se disant
qu’il n’est pas aussi agressif qu’il en a l’air.
Greg et Emily disposent donc de pistes profitables pour dépasser leurs
différences. Mais il leur reste une dernière question à résoudre : pourquoi
vivent-ils si différemment ces dîners du vendredi soir ? Nous savons que
le système nerveux d’Emily passe en surchauffe lorsqu’elle pénètre dans
une pièce bondée. À l’inverse, Greg est attiré par le groupe, les
conversations, tout ce qui peut lui procurer la sensation d’aller de l’avant
induite par l’influx de cette dopamine si chère aux extravertis. Allons
voir d’un peu plus près ce qui se joue quand on discute autour d’un verre.
La solution aux problèmes de ce couple se cache dans les détails.
Il y a quelques années, trente-deux paires composées d’un introverti et
d’un extraverti qui ne se connaissaient pas entre eux discutèrent quelques
minutes au téléphone pour les besoins d’une étude menée par un
neuroscientifique alors en thèse à Harvard, le Dr Matthew Lieberman.
Après qu’ils eurent raccroché, on proposa aux participants de remplir un
questionnaire détaillé pour évaluer comment ils s’étaient sentis et
comportés pendant la conversation. Vous êtes-vous bien entendu avec
votre correspondant ? Vous êtes-vous montré amical ? Aimeriez-vous
garder le contact avec cette personne ? On les fit également se mettre à la
place de leur interlocuteur pour juger leur propre performance de son
point de vue.
Lieberman et son équipe comparèrent les réponses, écoutèrent les
enregistrements des conversations, et découvrirent que les extravertis se
montraient beaucoup plus précis que les introvertis pour déterminer si
leur correspondant avait aimé parler avec eux. Ceci laisse à penser que
les premiers décodent mieux les indices sociaux que les seconds. Pour
affiner cette conclusion, Lieberman demanda à un sous-groupe précis
d’écouter un enregistrement des conversations qu’ils venaient d’avoir –
avant de remplir le questionnaire. Il constata alors qu’il n’y avait plus de
différences entre les introvertis et les extravertis pour ce qui était de la
capacité à interpréter les indices sociaux.
La clé, c’est que les sujets qui ont écouté ces enregistrements ont pu
les décoder sans avoir rien d’autre à faire en même temps. Et, selon
d’autres études antérieures à celle de Lieberman, les introvertis sont bel
et bien doués à cet exercice, parfois même plus que les extravertis.
Néanmoins, ces expériences n’ont fait que mesurer si les introvertis
savent observer la dynamique sociale, pas dans quelle mesure ils y
participent. Cette participation impose au cerveau d’autres contraintes
que la simple observation. Il faut notamment être multitâches : traiter un
grand nombre d’informations à court terme sans se laisser distraire ni
ressentir de tension. Ce qui est plutôt la spécialité des extravertis.
Autrement dit, si ces derniers sont sociables, c’est parce que leur cerveau
sait gérer tout ce qui sollicite simultanément leur attention – dans une
conversation lors d’un dîner, par exemple. Les introvertis, au contraire,
rechignent à se retrouver dans des circonstances qui les obligent à se
préoccuper de plusieurs personnes à la fois.
Considérons en effet l’interaction la plus simple entre deux personnes
et ce qu’elle implique comme travail pour le cerveau : interpréter ce que
l’autre dit, décoder son langage corporel et ses expressions faciales,
parler et écouter successivement, réagir aux propos de l’autre, vérifier si
l’on s’est fait comprendre, évaluer si l’on sera bien reçu et, si ce n’est pas
le cas, chercher un moyen d’améliorer l’échange ou de s’extraire de la
situation. Et cela vaut uniquement pour une conversation à deux.
Maintenant, imaginez l’interaction à l’échelle d’un dîner !
Ainsi, lorsque les introvertis adoptent le rôle d’observateurs, lorsqu’ils
écrivent des romans ou bien méditent sur la théorie unitaire – ou encore
lorsqu’ils restent silencieux à un dîner –, ce n’est pas par manque
d’énergie. Ils font tout simplement ce pour quoi ils sont prédisposés.
Joyce est à l’évidence une mère très aimante ; elle a pourtant eu du mal
à comprendre sa fille à cause d’une différence de tempérament. Aurait-ce
été plus facile si elle avait elle-même été introvertie ? Rien n’est moins
sûr. En effet, ces parents-là aussi doivent relever des défis. Parfois, des
souvenirs d’enfance difficiles leur compliquent la tâche.
Emily Miller, assistante sociale à Ann Arbor dans le Michigan, m’a
ainsi fait part de l’histoire d’une petite fille dont elle s’est occupée, Ava.
Sa timidité était telle qu’elle n’arrivait ni à se faire des amis, ni à se
concentrer en classe. Elle avait récemment fondu en larmes à la chorale
lorsqu’on lui avait demandé de passer devant. C’est alors que sa mère,
Sarah, avait décidé de demander l’aide d’Emily. Au moment où Miller
demanda à Sarah, brillante journaliste, de participer au traitement d’Ava,
ce fut son tour de s’effondrer. Elle aussi avait été une enfant timide et elle
se sentait coupable d’avoir transmis ce fardeau à sa fille.
Selon l’assistante sociale, la réaction de Sarah n’a rien d’inhabituel
pour le parent pseudo-extraverti d’un enfant introverti. Non seulement
cette mère revit sa propre enfance mais elle projette sur sa fille ses pires
souvenirs. Ce qu’elle doit comprendre, c’est qu’Ava et elle sont deux
personnes distinctes même si elles semblent avoir hérité de tempéraments
semblables. Et puis Ava est aussi influencée par son père et par un grand
nombre de facteurs environnementaux ; elle est donc appelée à se
développer différemment. La détresse de Sarah n’a pas à être celle de sa
fille. Avec des conseils appropriés, Ava arrivera peut-être un jour à
considérer sa timidité comme un simple petit inconvénient.
Cependant, même les parents qui ont encore du travail à faire pour se
réconcilier avec eux-mêmes peuvent être, selon Miller, d’une grande aide
pour leurs enfants. Les conseils d’un parent qui comprend intimement ce
que traverse son enfant sont éminemment précieux. Il est utile de dire à
son fils ou à sa fille qu’on avait aussi très peur, la veille de la rentrée
scolaire, et que cela s’améliore avec le temps. Qu’il vous croie ou non, il
aura entendu que vous le comprenez et l’acceptez. De plus, vous pourrez
vous servir de votre empathie pour savoir à quel moment pousser votre
enfant et jusqu’où, sans risquer de le brusquer. Par exemple, Sarah
pourrait imaginer que se produire du jour au lendemain devant toute sa
classe, c’est vraiment trop demander à sa fille. Un premier pas
consisterait à la faire chanter devant un petit groupe d’intimes ou une
amie proche, même si Ava commence par protester. Autrement dit, Sarah
gagnera donc bien à comprendre quand encourager sa fille, et dans
quelles limites.
Pouvoir choisir son école est un luxe qui n’est pas donné à toutes les
familles. Mais, quel que soit l’établissement, vous pouvez faire beaucoup
pour aider votre petit introverti à bien pousser. Repérez les sujets qui le
motivent le plus et encouragez-le à les approfondir dans des cours à
l’extérieur, ou bien dans d’autres contextes comme les concours
scientifiques ou les ateliers d’écriture. Quant aux activités de groupe,
apprenez-lui à trouver un rôle qui lui convienne au sein de l’équipe. L’un
des avantages du travail collectif, même pour les introvertis, c’est qu’il
offre de nombreuses voies différentes. Votre enfant participera plus
naturellement s’il sait exactement en quoi consiste sa contribution.
Vous pouvez aussi l’aider à s’entraîner à prendre la parole. Expliquez-
lui qu’il n’y a rien de mal à prendre le temps de rassembler ses idées
avant de s’exprimer, même si les autres font différemment. Et
encouragez-le tout de même à intervenir le plus tôt possible dans la
discussion pour que la tension ne l’en dissuade pas une fois que tous les
autres auront parlé. Aidez-le à jouer de ses points forts. Il a tendance à
poser des questions sérieuses ? Valorisez cette qualité, et apprenez-lui
que les bonnes questions sont souvent plus utiles que les réponses
hâtives. Il considère les choses d’un point de vue atypique ? Dites-lui
combien c’est précieux, et poussez-le à partager sa vision avec les autres.
N’hésitez pas à avoir recours au dialogue concret. Par exemple, les
parents de Maya pourraient chercher avec elle comment elle aurait pu
agir pour mieux vivre cet exercice d’éducation civique. Le jeu de rôles
peut se révéler utile, en choisissant des situations aussi spécifiques que
possible. Maya aurait ainsi la possibilité de s’entraîner à dire, avec ses
propres mots : « C’est moi qui prends les notes ! », ou bien « Et si on
posait comme règle que ceux qui salissent la classe passeront les dix
dernières minutes de la récréation à ramasser les détritus ? »
Une autre difficulté sera peut-être de l’amener à vous raconter sa
journée de classe. Même d’un naturel communicatif, la plupart des
enfants sont réticents à partager des expériences qui leur ont fait ressentir
de la honte. Plus l’enfant est jeune, plus il sera susceptible de se confier.
Aussi faudrait-il engager ce processus le plus tôt possible dans sa
scolarité. Posez-lui avec douceur et patience des questions bien précises.
Plutôt qu’un simple « Comment ça s’est passé à l’école ? », optez pour
une phrase du genre « Qu’est-ce que tu as fait en cours de maths
aujourd’hui ? » Laissez ensuite toujours à votre enfant le temps de
répondre. En outre, évitez de lui imposer le sempiternel « Tu t’es bien
amusé à l’école ? » lancé d’une voix toute guillerette. Il sentirait combien
il est important pour vous qu’il réponde oui.
S’il ne veut toujours pas parler, attendez-le. Parfois, il aura besoin de
plusieurs heures pour décompresser et préférera se livrer dans des
moments de détente, à l’heure du bain ou du coucher. Réservez donc un
espace à ces occasions-là. Et, s’il fait confiance à sa nounou, sa tante ou
son frère aîné, ravalez votre fierté et demandez-leur de l’aide.
Pour finir, essayez de ne pas vous alarmer si votre enfant introverti n’a
pas l’air d’être le gamin le plus populaire de son école. Il est crucial pour
son équilibre émotionnel et social qu’il ait une ou deux amitiés solides,
mais il n’est pas indispensable qu’il soit apprécié de tous. Bon nombre
d’enfants introvertis développent plus tard une grande aisance sociale
bien que leur manière de rejoindre le groupe soit particulière, ou bien
qu’ils n’y restent que peu de temps. Tout va bien. Votre enfant doit
simplement acquérir les bases de la communication et se faire des amis,
pas devenir la star de son école. Il y a mille moyens d’arriver à une vie
satisfaisante.
L’un de ces moyens, c’est d’avoir des passions en dehors de la classe.
Alors que les extravertis ont tendance à papillonner d’un passe-temps à
un autre, les introvertis ont l’enthousiasme fidèle. Ceci leur donne un
avantage majeur en grandissant car l’estime de soi vient de la
compétence, et non l’inverse. Des chercheurs ont découvert que
l’engagement intense dans une activité était un gage de bonheur et de
bien-être. Les talents et les centres d’intérêt cultivés intelligemment
peuvent devenir une grande source d’assurance pour votre enfant, même
s’il se sent très différent de ses camarades.
Cependant, pour les parents, il n’est pas toujours facile de mettre en
place des situations qui encouragent ce sentiment de satisfaction intense.
La meilleure voie consiste à laisser votre enfant faire le choix lui-même.
S’il n’aime pas le sport, pas de problème. Aidez-le à trouver des activités
où il puisse faire connaissance avec des enfants comme lui tout en ayant
beaucoup d’espace pour lui. Des occupations a priori solitaires comme la
peinture ou l’écriture peuvent lui permettre de rencontrer toute une
communauté de semblables.
« J’ai connu des enfants qui en ont trouvé d’autres grâce au partage de
centres d’intérêt qui étaient importants pour eux tous, raconte le Dr
Miller. Les échecs, les jeux de rôle, voire même les groupes de discussion
autour des maths ou de l’histoire. » C’est ce que confirme l’animatrice
d’un atelier d’écriture pour adolescents. Les jeunes gens qui s’inscrivent
dans ses cours ne sont en général « pas le genre à vouloir parler pendant
des heures de mode ou des célébrités. Ces profils prétendument timides
ont en fait une grande envie de partager des idées, de les déconstruire, de
les modeler et, paradoxalement, quand on leur permet de le faire, ils ne
sont plus timides du tout. Ils se lient entre eux en profondeur, à un niveau
qui, à d’autres, pourrait paraître pénible ou ennuyeux ».
Si votre enfant est sujet à la surstimulation, le mieux serait d’opter
pour des activités telles que l’art ou la course d’endurance qui sont moins
soumises à la pression à court terme. Néanmoins, s’il est attiré par des
occupations qui exigent des performances, soutenez-le et aidez-le à les
gérer.
Petite, j’adorais le patinage artistique. Je restais des heures à la
patinoire à dessiner des huit sur la glace, à tournoyer joyeusement ou à
enchaîner les sauts. Pourtant, les jours de compétition, c’était une
catastrophe. La veille, je ne fermais pas l’œil de la nuit, et le jour J, je
chutais au beau milieu de figures que j’avais parfaitement réalisées à
l’entraînement. Au début, je croyais ce qu’on me disait – que j’avais le
trac comme tout le monde. Puis, j’ai remis en question ces paroles
lorsque j’ai vu une interview de Katarina Witt, médaillée d’or aux JO.
Elle racontait que c’était précisément l’angoisse ressentie avant la
compétition qui lui avait procuré l’adrénaline nécessaire pour gagner
l’or.
Ce jour-là, j’en ai conclu que Katarina Witt et moi étions des créatures
radicalement différentes, cependant, il m’a ensuite fallu des décennies
pour comprendre pourquoi. En fait, elle n’avait pas les nerfs sensibles et
cette stimulation lui insufflait simplement de l’énergie là où mon système
nerveux était tellement tendu que j’en aurais suffoqué. À l’époque, en
bon soutien inconditionnel, ma mère avait sondé les autres mamans
autour de la patinoire pour savoir comment leurs propres filles
réagissaient au stress avant les épreuves. Elle en était revenue avec des
informations qui, espérait-elle, m’aideraient à me sentir mieux. Kristen
est nerveuse, elle aussi. Et la maman de Renée m’a dit qu’elle avait peur
la veille d’une compétition. Cependant, je connaissais suffisamment
Kristen et Renée pour savoir qu’elles n’étaient pas aussi terrifiées que je
l’étais.
Si j’avais pu mieux me comprendre à cet âge-là, je pense que cela
m’aurait été utile. Si vous avez vous-même une fille qui patine, aidez-la à
accepter sa grande nervosité sans pour autant associer ce trait de
caractère à un échec assuré. Ce qu’elle redoute le plus, c’est d’échouer en
public. Elle a besoin de s’immuniser contre cette peur en multipliant les
compétitions, et même, au début, les échecs. Encouragez-la à s’inscrire à
des concours loin de chez vous où elle se sentira anonyme et où il n’y
aura personne qu’elle connaisse pour la voir tomber. Veillez à ce qu’elle
ait suffisamment répété. Dans le cas où elle envisagerait une compétition
sur une patinoire qui ne lui est pas familière, essayez de prévoir un temps
de familiarisation sur les lieux. Discutez avec elle de ce qui pourrait rater
et de la réaction qu’elle pourrait avoir : Imaginons que tu tombes et que
tu arrives dernière, est-ce que la vie s’arrêtera pour autant ? Enfin,
aidez-la à visualiser ce qu’elle ressentira si elle réussit ses figures sans
problème.