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Titre de l’édition originale :

QUIET
The Power of Introverts in a World that Can’t stop Talking
publiée par Crown Publishers,
un département de Crown Publishing Group,
une division de Random House, Inc., New York

Échelle BIS/BAS chapitre 7 © 1994 by the American


Psychological Association.

Maquette de couverture : Atelier Didier Thimonier


Photo : © Getty Images
© 2012 by Susan Cain.
Tous droits réservés.
© 2013, éditions Jean-Claude Lattès pour la traduction
française.
Première édition octobre 2013.

ISBN : 978-2-7096-4627-7
www.editions-jclattes.fr
À ma famille d’enfance
« Une espèce dont tous les membres seraient le général Patton ne
pourrait prospérer, de même si elle ne comptait que des Van Gogh.
Je préfère penser que cette planète a besoin d’athlètes, de
philosophes, de sex-symbols, de peintres, de scientifiques. Elle a
besoin de tempéraments chaleureux, endurcis, impitoyables, et
faibles. Elle a besoin de ceux qui sont capables de consacrer leur
vie entière à étudier combien de gouttes sont sécrétées par les
glandes salivaires d’un chien sous certaines conditions, et aussi de
ceux qui savent capturer la magie évanescente des fleurs de
cerisiers dans un poème de quatorze syllabes, ou encore de
disséquer sur vingt-cinq pages les sentiments d’un petit garçon
allongé dans le noir et qui attend que sa maman vienne lui donner
son baiser du soir…
L’existence même de ces forces exceptionnelles présuppose que
l’énergie requise ailleurs ait été canalisée pour leur permettre de
s’exprimer. »
ALLEN SHAWN
TABLE
Couverture

Page de titre

Page de copyright

Dédicace

Exergue

Note de l’auteur

Introduction

I. L’IDÉAL EXTRAVERTI

1. L’ascension du « gars vachement sympa »

2. Le mythe du leader charismatique

3. Quand collaborer tue la créativité

II. L’IMPACT DE LA BIOLOGIE

4. Le tempérament induit-il la destinée ?

5. Au-delà du tempérament

6. « Franklin était un politicien, mais Eleanor parlait avec sa


conscience »

7. Les raisons du krach boursier de Wall Street et du succès de Warren


Buffett
III. TOUTES LES CULTURES ONT-ELLES UN IDÉAL
EXTRAVERTI ?

8. Le pouvoir par la douceur

IV. COMMENT AIMER, COMMENT TRAVAILLER

9. Quand faut-il se faire passer pour plus extraverti qu’on ne l’est ?

10. Le fossé de la communication

11. Des cordonniers et des généraux

Conclusion

Note au sujet de la dédicace

Note sur les termes introverti et extraverti

Remerciements
Note de l’auteur
Je travaille à ce livre officiellement depuis 2005, et officieusement
depuis toujours. J’ai écrit ou parlé à des centaines, voire des milliers de
personnes pour approfondir les questions que j’aborde ici et j’ai lu au
moins autant de livres, d’articles universitaires ou de magazines, de
discussions sur des forums et de posts sur des blogs. J’en mentionne
certains dans ce livre ; les autres nourrissent chacune de mes phrases. La
force des Discrets est redevable à beaucoup de monde, notamment aux
universitaires et aux chercheurs qui m’ont tant appris. Dans un monde
parfait, j’aurais cité chacune de mes sources, de mes mentors et des
personnes que j’ai interrogées. Mais pour rendre cet ouvrage plus lisible,
certains noms n’apparaissent que dans les remerciements.
Pour les mêmes raisons, je n’ai pas fait d’ellipses ni utilisé de crochets
dans les citations, mais je me suis assurée que les mots ajoutés ou
supprimés ne changent rien aux propos de leur auteur.
J’ai modifié les noms et les détails personnels de quelques
interlocuteurs dont je raconte l’histoire, ainsi que dans les récits de mon
expérience d’avocate ou de consultante. Pour protéger la vie privée de
certains personnages, qui n’avaient pas prévu de se retrouver dans un
livre, j’ai mélangé plusieurs récits en un (dans le cas de Greg et Emily,
plusieurs entretiens avec des couples différents). Dans les limites de ma
propre mémoire, toutes les autres histoires apparaissent telles qu’elles se
sont déroulées, ou qu’on me les a rapportées. Je n’ai pas vérifié les faits
que les gens me racontaient, mais n’ai inclus dans ce livre que ceux qui
me paraissaient vrais.
Introduction

Le nord et le sud du tempérament

Montgomery, dans l’Alabama, le 1er décembre 1955 en début de


soirée. Un bus s’immobilise à hauteur d’une femme d’une quarantaine
d’années en tenue de travail, et elle monte à bord. Elle a beau avoir passé
la journée courbée au-dessus d’une planche à repasser dans le sous-sol
sordide d’un tailleur du centre commercial, elle se tient bien droite. Elle a
les pieds gonflés et les épaules douloureuses. Elle s’assied au premier
rang dans la section réservée aux gens de couleur et regarde
tranquillement le véhicule se remplir de passagers. Jusqu’au moment où
le conducteur lui ordonne de céder sa place à un Blanc.
Alors cette femme ne prononce qu’un mot qui sonnera le signal de
l’une des manifestations pour les droits civiques les plus importantes du
XXe siècle – un seul mot qui aidera l’Amérique à révéler son bon côté :
« Non. »
Le conducteur menace alors de la faire arrêter.
« Faites donc », dit Rosa Parks.
Arrive un agent de police qui demande à Parks pourquoi elle refuse de
bouger.
« Pourquoi est-ce que vous nous bousculez comme ça ? répond-elle
simplement.
— Je ne sais pas. Mais la loi, c’est la loi, et vous êtes en état
d’arrestation. »
Le jour de son procès et de sa condamnation pour trouble à l’ordre
public, la Montgomery Improvement Association organise un
rassemblement de soutien à l’église baptiste de Holt Street, dans le
quartier le plus pauvre de la ville. Cinq mille personnes s’y réunissent
pour saluer et soutenir l’acte de bravoure solitaire de Rosa Parks. Les
gens s’entassent dans l’église et, rapidement, il n’y a plus une place sur
les bancs. Ceux qui n’ont pas pu entrer attendent patiemment dehors, au
son des hautparleurs. Le révérend Martin Luther King Jr. s’adresse à la
foule. « Il vient un temps où l’on est fatigué de se faire écraser par le joug
de l’oppression, clame-t-il. Il vient un temps où l’on en a assez d’être
chassé de la lumière étincelante et de la chaleur de l’été pour être
abandonné dans le froid mordant et morne de l’hiver. »
Il fait l’éloge du courage de Parks et la serre contre lui. Elle se tient
simplement là, en silence, et sa seule présence suffit à galvaniser les
foules. L’association lance un boycott des bus de la ville, et le
mouvement perdure pendant trois cent quatre-vingt-un jours. Les gens
préfèrent parcourir plusieurs kilomètres à pied pour aller travailler. Ils
partagent les voitures d’inconnus. Ils changent le cours de l’histoire
américaine.
Je m’étais toujours imaginé Rosa Parks comme une femme imposante,
au fort tempérament, capable de tenir tête sans ciller à tout un bus de
passagers furieux. Et puis, lorsqu’elle mourut en 2005, à l’âge de quatre-
vingt-douze ans, les hommages qui affluèrent la décrivirent comme une
femme menue, bonne et à la voix douce. On disait d’elle qu’elle était
« timide et réservée », mais dotée d’un « courage de lion » ; on parlait
d’une « humilité totale », et de « force tranquille ». Comment peut-on
être à la fois fort et tranquille ? C’était la question implicite contenue
dans ces témoignages. Ou bien comment être timide et courageux ?
Parks elle-même semblait consciente de ce paradoxe puisqu’elle
intitula son autobiographie La Force tranquille (Quiet Strength).
Pourquoi force et discrétion ne pourraient-elles coexister ? Et quelles
autres surprises nous réserve l’eau qui dort ?

S’il est évident que notre vie est déterminée par notre genre sexuel et
notre origine ethnique, elle l’est tout aussi profondément par notre
personnalité. Et l’aspect le plus important de la personnalité – « le nord et
le sud du tempérament », comme l’a exprimé un scientifique – c’est le
score sur l’échelle introversion-extraversion. Il influe en effet sur nos
choix amicaux et amoureux, sur notre manière de mener une
conversation, de résoudre nos différends et d’exprimer notre amour. Il a
un impact sur notre carrière, et sur la réussite rencontrée dans la branche
choisie. Le niveau d’introversion-extraversion définit aussi si un individu
aura une nature sportive, s’il sera enclin à l’adultère, quelle sera sa
résistance au manque de sommeil, sa capacité à tirer les leçons de ses
erreurs, son penchant à jouer gros en Bourse, ou encore la gratification
qu’il récoltera de ses efforts. Il déterminera s’il fera un bon chef, s’il aura
tendance ou non à revenir sur le passé pour se demander « Et si…? ».
Tout cela se reflète dans nos circuits cérébraux, nos neurotransmetteurs et
les recoins infimes de notre système nerveux central. De nos jours,
l’introversion et l’extraversion sont parmi les sujets les plus étudiés en
matière de psychologie de la personnalité et suscitent la curiosité de
centaines de scientifiques.
Avec l’aide des nouvelles technologies, ces derniers ont d’ailleurs fait
des découvertes fascinantes qui s’inscrivent dans une longue tradition. En
effet, poètes et philosophes s’interrogent sur les introvertis et les
extravertis depuis la nuit des temps. Ces deux types de personnalité
apparaissent également dans la Bible ainsi que dans les œuvres des Grecs
et des Romains. Certains représentants de la psychologie évolutionniste
affirment que cette dichotomie remonte bien plus loin encore dans
l’Histoire : dans le règne animal aussi, comme nous aurons l’occasion de
le voir, on distingue des « introvertis » et des « extravertis », de la
drosophile à la perche dorée en passant par le singe rhésus. Comme c’est
le cas pour les autres paires complémentaires – masculin et féminin,
Orient et Occident, libéral et conservateur –, l’humanité serait
méconnaissable, et bien moins riche, sans ces deux versants de la
personnalité.
Prenons par exemple l’alliance entre Rosa Parks et Martin Luther King
Jr. : un orateur exceptionnel refusant de céder sa place dans un bus où
sévissait la ségrégation raciale n’aurait pas produit le même effet qu’une
femme modeste et réservée qui aurait visiblement préféré ne pas se faire
remarquer si la situation ne l’avait pas exigé. Et si elle avait décidé
d’annoncer au monde qu’elle « avait un rêve », Parks n’aurait pas eu
l’étoffe pour galvaniser une foule. Mais avec l’aide de King, ce n’était
plus nécessaire.
Pourtant, aujourd’hui, l’éventail des personnalités qui nous est offert
est incroyablement étroit. On nous serine qu’il faut avoir de l’audace, être
heureux et sociable. Nous nous considérons comme une nation
d’extravertis – ce qui signifie que nous avons perdu de vue qui nous
sommes réellement. En réalité, si l’on en croit la moyenne des études sur
le sujet, entre un tiers et la moitié des Américains seraient introvertis. Or,
puisque l’on estime que les États-Unis sont parmi les nations les plus
extraverties, cela signifie que ce chiffre est au moins égal, voire
supérieur, dans d’autres parties du monde. Si vous n’êtes pas introverti
vous-même, vous êtes sans nul doute le parent, le conjoint ou le patron de
l’un d’eux.
Ces statistiques peuvent vous surprendre, sans doute parce que
beaucoup de gens s’autoproclament extravertis. Pour en avoir le cœur
net, évoquez le sujet de ce livre avec votre entourage, et vous verrez se
dévoiler les introvertis les plus improbables.
Si tant d’introvertis se cachent de l’être, même à leurs propres yeux, ce
n’est pas un hasard. Nous vivons dans un système de valeurs que
j’appellerai ici l’Idéal extraverti – c’est-à-dire la croyance omniprésente
que l’être idéal est sociable, dominant, et à l’aise lorsqu’il se retrouve sur
le devant de la scène. L’archétype de l’extraverti préfère l’action à la
contemplation, la prise de risque à la circonspection, la certitude au
doute. Il est enclin aux décisions hâtives, quitte à s’exposer à l’erreur. Il
travaille bien en équipe et s’intègre facilement aux groupes – c’est le
genre qu’on admire parce qu’il sait se mettre en avant. Certes, notre
société montre une certaine indulgence à l’égard des petits génies des
nouvelles technologies, ces solitaires qui créent leur entreprise depuis
leur garage – à ceux-là, on accorde le droit d’avoir la personnalité qu’ils
veulent –, mais ils sont l’exception qui confirme la règle et notre
tolérance ne s’applique en réalité qu’à ceux qui remportent un succès
immense et amassent une fortune colossale, ou qui en tout cas promettent
de réussir.
Tout comme ses acolytes la sensibilité, la gravité et la timidité,
l’introversion est devenue une qualité de seconde classe, quelque part
entre malchance et pathologie. Les introvertis vivant dans le monde de
l’Idéal extraverti sont comme des femmes dans un monde d’hommes,
bafoués pour un trait de caractère indissociable de leur identité profonde.
L’extraversion est incroyablement séduisante, mais nous en avons fait
une norme oppressante à laquelle la plupart d’entre nous se sentent
contraints de se conformer.
L’Idéal extraverti a fait l’objet de nombreux ouvrages même s’il
manque encore une étude unique qui résumerait toutes les recherches.
Les gens bavards, par exemple, sont considérés comme plus intelligents,
plus beaux et plus intéressants ; leur amitié est alors plus recherchée. La
vitesse d’élocution compte autant que le volume : ceux qui parlent vite
sont perçus comme plus compétents et plus aimables que ceux dont le
débit est plus lent. La même dynamique s’observe dans les groupes où,
d’après les recherches, les individus plus volubiles paraissent plus
intelligents – bien qu’il n’existe aucune corrélation entre le bagou et la
qualité des idées. Le terme même d’introverti est stigmatisé – la
psychologue Laurie Helgoe a découvert que les introvertis décrivaient
leur propre apparence physique avec des mots très vivants (« yeux bleu-
vert », « allure exotique », « pommettes saillantes ») mais, qu’au
contraire, lorsqu’on leur demandait de qualifier les introvertis en général,
ils en dressaient un portrait terne et déplaisant (« gauches », « fades »,
« avec une peau à problèmes »).

Adopter sans discernement l’Idéal extraverti est une grave erreur.


Certaines des contributions majeures dans le domaine des idées, de l’art
ou des inventions – depuis la théorie de l’évolution jusqu’aux tournesols
de Van Gogh en passant par l’ordinateur – ont été les fruits d’êtres
discrets et cérébraux qui ont su se mettre à l’écoute de leur monde
intérieur et des trésors qui s’y trouvaient enfouis. Sans les introvertis, le
monde n’aurait jamais connu :

La théorie de la gravité
La théorie de la relativité
Le poème « La Seconde venue »
Les Nocturnes
À la Recherche du temps perdu
Peter Pan
1984 et La Ferme des animaux
Le Chat chapeauté
Charlie Brown
La Liste de Schindler, E.T., et Rencontres du troisième type
Google
Harry Potter

Comme le résume la journaliste scientifique Winifred Gallagher : « La


disposition d’esprit qui consiste à prendre le temps de considérer les
stimuli plutôt que de se précipiter pour y répondre est intimement liée à
la réussite intellectuelle et artistique. Ni E = mc2 ni Le Paradis perdu ne
sont l’œuvre d’un fêtard. » Même dans des occupations qui semblent
destinées à des extravertis, comme la finance, la politique ou l’activisme,
certains des tournants majeurs ont été initiés par des introvertis. Dans ce
livre, nous accompagnerons des personnalités comme Eleanor Roosevelt,
Al Gore, Warren Buffett, Gandhi – et Rosa Parks – et nous verrons ce
qu’elles ont accompli non pas en dépit de leur introversion, mais grâce à
elle.
Pourtant, comme ce livre le montrera, la plupart des institutions de la
vie contemporaine sont conçues pour ceux qui aiment les projets
collectifs et une forte stimulation. De plus en plus, dans nos écoles, les
bureaux sont rassemblés pour encourager l’apprentissage en groupe, et
les recherches prouvent que la grande majorité des enseignants
considèrent que l’élève modèle est extraverti. La télévision nous inonde
d’émissions dont les protagonistes sont exubérants et vivent des
aventures trépidantes.
Bon nombre d’entre nous travaillons dans un environnement où la
collaboration est inévitable, dans des bureaux qui n’ont plus de murs,
avec des supérieurs pour qui ce qui compte avant tout, c’est l’aisance
sociale. Pour progresser sur l’échelle professionnelle, nous sommes
censés nous livrer à une autopromotion sans vergogne. Aujourd’hui, les
auteurs qui sont publiés doivent d’abord passer entre les mains d’agents
afin de vérifier s’ils sont prêts pour l’exercice incontournable du talk-
show (d’ailleurs, vous ne liriez pas ce livre si je n’avais pas convaincu
mon éditeur que j’étais moi-même suffisamment extravertie pour en
assurer la promotion).
Si vous êtes un introverti, vous savez également que le préjugé contre
la discrétion peut causer des dommages considérables sur le psychisme.
Enfant, on vous a peut-être lourdement encouragé à « sortir de votre
coquille » – expression malheureuse qui oublie que certaines espèces
cherchent naturellement un coin pour s’abriter partout où elles vont…
humains compris. « Tous les commentaires que j’ai entendus dans mon
enfance résonnent encore à mon oreille : j’étais paresseux, idiot, lent,
ennuyeux… », raconte un introverti aujourd’hui adulte. « Quand j’ai été
assez vieux pour comprendre que j’étais simplement introverti, cette
certitude qu’il y avait quelque chose qui clochait fondamentalement chez
moi faisait partie de mon identité. J’aimerais pouvoir retrouver ce petit
vestige de doute pour m’en débarrasser. »
Même maintenant que vous êtes adulte, vous ressentez probablement
un petit pincement de culpabilité lorsque vous déclinez une invitation à
dîner pour rester chez vous avec un bon bouquin. Ou peut-être aimeriez-
vous pouvoir déjeuner tranquillement tout seul au restaurant sans essuyer
les regards apitoyés des autres clients. Ou bien on vous dit encore que
vous êtes « toujours perdu dans vos pensées », expression souvent
utilisée contre les discrets et les cérébraux.
Bien sûr, on pourrait donner un autre nom aux profils comme le vôtre :
celui de penseurs. J’ai pu constater de mes propres yeux combien il est
difficile pour les introvertis de mesurer leurs talents, et la force que cela
leur donne quand ils finissent par en prendre conscience. Pendant plus de
dix ans, j’ai animé une formation à la négociation pour des candidats de
tous horizons – des avocats d’entreprises aussi bien que des étudiants en
fac, des gérants de fonds spéculatifs ou encore des couples mariés.
Naturellement, nous abordions les principes de base : comment se
préparer à une négociation, quand faire la première offre, et comment
réagir lorsque la personne en face dit : « C’est à prendre ou à laisser. »
Mais j’ai aussi aidé mes clients à découvrir leurs tendances naturelles, et
à en tirer le meilleur parti.
Ma toute première cliente était une jeune femme du nom de Laura.
Elle était avocate à Wall Street malgré son tempérament calme et rêveur,
redoutant le feu des projecteurs et détestant le conflit. Elle avait pourtant
réussi à survivre à la rude épreuve de la Harvard Law School – où les
cours se déroulent dans d’immenses amphithéâtres qui ressemblent à des
arènes –, même si elle m’avait avoué avoir un jour vomi sur le trajet tant
elle était nerveuse. À présent qu’elle était entrée dans la vraie vie, elle
n’était pas certaine de savoir représenter ses clients avec autant de
pugnacité qu’ils en attendaient d’elle.
Les trois premières années, Laura avait été considérée comme la petite
nouvelle, et n’avait pas eu l’occasion de vérifier ses aptitudes sur le
terrain. Cependant, un jour, l’un des associés du cabinet où elle travaillait
partit en vacances, lui laissant la responsabilité d’une grosse négociation.
Le client était une manufacture sud-américaine sur le point de manquer à
ses engagements envers la banque auprès de laquelle elle avait souscrit
un prêt, et elle espérait en renégocier les termes. L’autre partie en
présence était un syndicat de banquiers propriétaires du prêt en question.
Si elle s’était écoutée, Laura se serait cachée sous la table, mais elle
avait l’habitude de lutter contre ses penchants naturels. Bien que
nerveuse, elle avait vaillamment pris place entre ses clients : directeur
juridique d’un côté, directeur financier de l’autre. Il se trouve que
c’étaient des clients au profil affable et courtois, ses préférés, à mille
lieues de l’archétype du maître de l’univers que son cabinet représentait
généralement. Par le passé, Laura avait emmené le directeur juridique à
un match des Yankees et accompagné le directeur financier dans les
boutiques pour trouver un sac à main à sa sœur. Ce jour-là pourtant, ces
sympathiques virées – que Laura appréciait tout particulièrement –
semblaient bien loin. Face à eux se tenaient neuf banquiers d’affaires
fort mécontents, en costume sur mesure et chaussures de luxe, flanqués
de leur avocate, une femme robuste à la mâchoire carrée. Visiblement
très sûre d’elle, cette dernière s’était lancée dans un éloge retentissant de
la proposition faite par la banque aux clients de Laura – selon elle, ils
avaient beaucoup de chance et ne pouvaient décliner une offre aussi
magnanime.
Tout le monde avait attendu la réaction de Laura mais elle était restée
assise là, sous les feux croisés des regards, sans trouver les mots, tandis
que ses clients commençaient à s’agiter nerveusement sur leur chaise.
Comme toujours dans ce genre de situation, ses pensées tournaient en
boucle : Je suis trop réservée pour ces choses-là, trop modeste, trop
cérébrale. Elle s’imaginait que, pour remporter cette bataille, il aurait
fallu être mieux paré qu’elle : audacieux, habile, prêt à frapper du poing
sur la table. Le type de personne dont on aurait dit au collège –
contrairement à Laura – qu’elle était « extravertie », compliment
suprême en cinquième, encore plus prisé que « mignonne » pour une
fille, ou bien « baraqué » pour un garçon. Laura s’était juré de tenir
jusqu’au soir ; dès le lendemain, elle opterait pour un changement de
carrière.
Puis, elle s’était remémoré ce que je lui avais si souvent répété. Que
c’était une introvertie et, qu’en tant que telle, elle possédait un atout
unique dans la négociation (moins évident peut-être, tout aussi redoutable
assurément) : elle s’était vraisemblablement mieux préparée à l’entretien
que quiconque autour de cette table. Elle s’exprimait de manière posée,
mais ferme. Elle parlait rarement sans réfléchir. De nature douce, elle
était capable de défendre des positions fortes, voire agressives, tout en
gardant une attitude parfaitement raisonnable. Elle avait aussi tendance à
poser des questions – beaucoup de questions – et à savoir écouter les
réponses, ce qui est essentiel dans le cadre d’une négociation, quel que
soit le type de personnalité.
Aussi Laura s’était-elle autorisée à réagir de manière naturelle.
« Faisons un peu le point. Sur quoi reposent vos chiffres ? » avait-elle
demandé. « Et si l’on structurait plutôt le prêt de cette manière, est-ce que
cela fonctionnerait, d’après vous ? », « Ou bien de cette façon ? »,
« Avez-vous une autre idée ? ».
Dans un premier temps, ses questions avaient été hésitantes. Puis elle
avait gagné en assurance, s’était mise à les prononcer avec plus de
vigueur, démontrant qu’elle avait incontestablement travaillé le dossier et
refusait de baisser les bras. Elle était néanmoins restée fidèle à sa vraie
nature et n’avait jamais levé la voix ni perdu son sang-froid. Chaque fois
que les banquiers campaient sur leurs positions, Laura essayait d’adopter
une attitude constructive. « Voulez-vous dire que c’est la seule
possibilité ? Et si l’on tentait une approche différente ? »
Ses questions simples avaient fini par faire changer l’ambiance des
pourparlers, exactement comme dans les manuels de négociation. Les
banquiers avaient abandonné les grands discours et les postures de
domination face auxquels Laura se sentait désespérément démunie ; une
vraie conversation avait pu se mettre en place.
Des discussions, mais toujours pas d’accord. L’un des banquiers s’était
de nouveau emballé, avait jeté son dossier sur la table et était sorti de la
pièce en claquant la porte. Laura avait ignoré le procédé, surtout parce
qu’elle ne savait pas quoi faire d’autre ! Plus tard, on lui avait dit que
dans ce moment-clé, elle avait réussi un parfait exemple de ce que l’on
appelle une « négociation jiujitsu » – alors que, pour elle, elle s’était tout
simplement contentée de réagir comme on apprend naturellement à le
faire quand on est un introverti dans un monde de « grandes gueules ».
Les deux parties avaient fini par s’entendre. Les banquiers avaient
quitté les locaux, les clients préférés de Laura étaient allés reprendre leur
avion et la jeune femme était rentrée chez elle se plonger dans un bon
livre pour oublier les tensions de la journée.
Le lendemain matin, l’avocate des banquiers – la forte femme à la
mâchoire carrée – l’avait appelée pour lui proposer un poste. « Je n’ai
jamais vu quelqu’un d’aussi aimable et d’aussi fort à la fois », lui avait-
elle dit. Et le surlendemain, le banquier lui-même avait rappelé Laura
afin que le cabinet qui l’employait représente sa banque à l’avenir.
« Nous avons besoin de quelqu’un qui sache nous aider dans nos
négociations sans se laisser submerger par son ego », avait-il expliqué.
En restant fidèle à sa nature tout en nuances, la jeune femme avait
décroché un nouveau contrat pour son cabinet, et une offre d’emploi pour
elle-même. Le tout sans avoir à lever le ton ou à taper du poing sur la
table.
Aujourd’hui, Laura a compris que son introversion faisait partie
intégrante de sa personnalité, et elle se réjouit de sa propre nature. La
petite voix qui lui répétait en boucle qu’elle était trop réservée et trop
modeste se manifeste moins souvent. Elle sait désormais qu’elle peut
faire face quand il le faut.

Lorsque je dis que Laura est une introvertie, qu’est-ce que j’entends
par là ?
Au moment où je me suis attelée à l’écriture de ce livre, le premier
éclaircissement que je voulais avoir, c’était la définition que les
chercheurs donnent de l’introversion et de l’extraversion. Je savais
qu’en 1921 le grand psychologue Carl Jung avait publié un ouvrage,
Types psychologiques, qui fit l’effet d’une bombe et dans lequel il
popularisa les termes introverti et extraverti comme étant les deux
fondements de la personnalité humaine. Les introvertis sont attirés par le
monde intérieur de la pensée et des émotions, nous dit Jung, alors que les
extravertis vont vers la vie extérieure, celle des rencontres et de l’action.
Les introvertis se concentrent sur le sens qu’ils donnent aux événements
qui les entourent pendant que les extravertis plongent au cœur de ces
événements. Les introvertis rechargent leurs batteries dans la solitude ;
c’est s’ils n’ont pas assez d’interactions sociales que les extravertis ont
besoin de les recharger. Si vous avez déjà passé un test de personnalité de
Myers-Briggs, qui se fonde sur la pensée de Jung et est un outil privilégié
de la plupart des universités et des compagnies de Fortune 100 (les cent
premières entreprises américaines, classées selon leur chiffre d’affaires
par le magazine Fortune), alors peut-être êtes-vous déjà au fait de ces
notions.
Mais qu’ont à ajouter les chercheurs d’aujourd’hui ? Je me suis vite
rendu compte qu’on ne trouvait pas de définitions fourre-tout de
l’introversion et de l’extraversion. Il y a autant de définitions possibles
que de psychologues spécialisés dans la personnalité, qui passent alors
une grande partie de leur temps à débattre. Certains estiment que les
idées de Jung sont dépassées ; d’autres ne jurent encore que par son
œuvre.
Pourtant, il existe une réalité sur laquelle tous les psychologues
s’accordent ; ils reconnaissent qu’introvertis et extravertis diffèrent quant
à leurs besoins en matière de stimulation extérieure. Les introvertis sont
en équilibre avec peu de stimulations, alors que les extravertis ont besoin
d’être beaucoup plus sollicités.
Bon nombre de psychologues admettent en outre qu’introvertis et
extravertis ne travaillent pas de la même manière. Les extravertis ont
tendance à s’atteler vite à leurs obligations. Ils prennent des décisions
rapides (parfois même hâtives), aiment courir des risques et être
multitâches. Ils apprécient l’adrénaline et sont en quête de récompenses
comme l’argent ou le statut social.
Les introvertis œuvrent en général plus lentement et de façon plus
raisonnée. Ils aiment se concentrer sur un problème à la fois et ont
souvent de grandes capacités de concentration. Ils restent relativement
insensibles aux sirènes de la richesse et de la célébrité.
Notre personnalité influence aussi notre comportement en société. Les
extravertis mettent de la vie dans les soirées auxquelles ils participent et
rient de bon cœur aux blagues de l’assistance. Ils sont en général pleins
d’assurance, dominants et ont un grand besoin de compagnie. Les
extravertis pensent à voix haute et ont les pieds sur terre ; ils préfèrent
parler à écouter, se retrouvent rarement sans voix et font parfois des
gaffes en s’exprimant trop vite. Ils sont à l’aise dans les situations de
conflit, mais pas avec la solitude.
Les introvertis, au contraire, peuvent avoir une grande aisance sociale
et apprécier les dîners ainsi que les réunions professionnelles, mais assez
vite ils n’ont qu’une envie, c’est de rentrer chez eux. Ils préfèrent
réserver leur énergie à leurs amis proches, à leurs collègues et à leur
famille. Ils écoutent plus qu’ils ne parlent, réfléchissent avant
d’intervenir et ont souvent l’impression de s’exprimer plus librement par
écrit. Ils n’aiment généralement pas le conflit. Souvent, ils détestent les
conversations futiles et recherchent les discussions profondes.
Quant à ce que les introvertis ne sont pas… le terme introverti n’est
pas synonyme d’ermite ou de misanthrope. Bien sûr, certains introvertis
le sont, mais la plupart d’entre eux sont parfaitement amicaux. En outre,
les introvertis ne sont pas nécessairement timides. La timidité est la peur
de la désapprobation ou de l’humiliation sociale alors que l’introversion
est une préférence pour des environnements qui ne soient pas sources de
stimulation. Certains psychologues ventilent ces deux tendances sur un
diagramme dont l’axe horizontal représente l’échelle introverti-extraverti,
et l’axe vertical l’échelle anxieux-stable. On se retrouve donc avec quatre
zones correspondant à autant de types de personnalités : les extravertis
calmes, les extravertis anxieux (ou impulsifs), les introvertis calmes, et
les introvertis anxieux. Autrement dit, on trouve des extravertis timides,
comme Barbra Streisand qui déborde de vitalité mais souffre atrocement
du trac, et des introvertis non timides, comme Bill Gates qui aime la
solitude mais ne redoute pas le jugement des autres.
On peut bien sûr être à la fois timide et introverti. T. S. Eliot était une
âme éminemment réservée qui écrivit dans La Terre vaine qu’il pouvait
« vous montrer de la peur dans une poignée de poussière ». Beaucoup de
gens timides se replient vers l’intérieur, en partie pour trouver un refuge à
la surstimulation sociale qui les rend si anxieux. Bon nombre sont
timides parce qu’ils ont reçu le message que quelque chose chez eux ne
tournait pas rond, et aussi parce que, sur le plan physiologique, ils sont
contraints de se protéger des environnements qui les sollicitent trop.
En dépit de toutes leurs différences, la timidité et l’introversion ont un
point commun profond. L’état mental d’un extraverti timide
tranquillement assis à une table de réunion peut être très éloigné de celui
d’un introverti calme – le timide redoute de parler alors que l’introverti
souffre simplement d’hyperstimulation. Pourtant, aux yeux du monde
extérieur, leurs attitudes paraissent identiques. Ceci démontre bien, tant
pour les introvertis que pour les extravertis, combien le culte des fortes
personnalités nous aveugle sur les comportements intelligents et sages.
Pour des raisons très distinctes, les timides comme les introvertis
choisissent souvent des activités dans lesquelles ils se placent en retrait –
la création, la recherche ou encore le soutien aux malades –, ou alors,
quand ils occupent des postes de direction, ils exercent leurs compétences
de manière discrète. Ils ne se trouvent pas dans des rôles de dominants,
mais n’en demeurent pas moins des modèles.
Si vous n’êtes toujours pas certain de votre position sur l’axe
introversion-extraversion, voici quelques questions qui vous aideront à
mieux vous repérer. Ce questionnaire est informel, il ne s’agit pas d’un
test de personnalité agréé ; il se fonde cependant sur les caractéristiques
de l’introversion définies par la plupart des chercheurs. Répondez par
« vrai » ou « faux » aux affirmations suivantes :

✓ Je préfère les conversations en tête à tête aux activités de groupe.


✓ Je préfère souvent m’exprimer par écrit.
✓ J’aime la solitude.
✓ Je m’intéresse moins que les gens qui m’entourent à la richesse,
à la célébrité et au statut social.
✓ Je n’aime pas les échanges futiles, mais j’aime parler en
profondeur des sujets qui m’intéressent.
✓ On me dit souvent que je sais écouter.
✓ Je ne suis pas du genre à prendre beaucoup de risques.
✓ J’aime le travail qui me permette de m’immerger sans être sans
cesse interrompu.
✓ J’aime fêter les anniversaires en petit comité, avec un ou deux
amis proches et la famille.
✓ On me décrit souvent comme « doux » et « serein ».
✓ Je n’aime pas parler de mon travail ou le montrer à d’autres
avant de l’avoir terminé.
✓ Je n’aime pas le conflit.
✓ C’est seul que je travaille le mieux.
✓ J’ai tendance à réfléchir avant de parler.
✓ Après être beaucoup sorti, je suis épuisé, même si je me suis
amusé.
✓ Je laisse souvent mon téléphone sur messagerie.
✓ Si je devais choisir, je préférerais un week-end avec absolument
rien à faire plutôt qu’un programme trop chargé.
✓ Je n’aime pas faire plusieurs choses à la fois.
✓ Je me concentre facilement.
✓ En cours, je préfère les cours magistraux aux travaux pratiques.

Plus vous aurez répondu « vrai » à ces propositions, plus vous pourrez
vous considérer comme introverti. Si les « vrai » et les « faux »
s’équilibrent, vous êtes peut-être un ambivert (ce mot barbare existe bien
en anglais).
Mais que vous soyez introverti ou extraverti, cela ne signifie pas pour
autant que votre comportement soit prévisible. Comme Jung le disait
avec bonheur, « l’extraverti pur et l’introverti pur n’existent pas. Un
homme pareil serait à l’asile de fous ».
La raison en est que nous sommes tous des individus puissamment
complexes, mais aussi qu’il y a différentes sortes d’introvertis et
d’extravertis. L’introversion et l’extraversion interagissent avec nos
autres traits de caractère, notre histoire personnelle… Ainsi, si vous êtes
un homme à tempérament artistique, que votre père essayait de vous
mettre de force au football et que vos frères vous ont chahuté pendant
toute votre enfance, vous serez un introverti très différent d’une femme
d’affaires finlandaise dont les parents étaient gardiens de phare (la
Finlande est notoirement une nation d’introvertis comme le prouve cette
blague populaire : « À quoi voit-on qu’un Finlandais vous aime bien ? Il
regarde vos chaussures plutôt que les siennes. »).
Beaucoup d’introvertis sont également « hypersensibles », mot qui
peut paraître poétique, mais qui est en fait un terme technique de
psychologie. Si vous appartenez à ce profil, vous serez particulièrement
transporté par la « Sonate au clair de lune » de Beethoven, et aussi plus
rapidement écœuré que la moyenne par la violence ou la laideur. Enfant,
on vous disait sans doute « timide », et aujourd’hui encore, les situations
d’évaluation vous rendent nerveux. Ces deux aspects (hypersensibilité et
introversion) sont parfois reliés, comme nous l’explorerons dans ce livre.
Toute cette complexité a pour conséquence que tout ce que vous lirez
dans La force des Discrets ne s’appliquera pas nécessairement à votre
cas, même si vous vous considérez comme un introverti pur et dur. C’est
parfait. Prenez ce qui vous concerne, et servez-vous du reste pour
améliorer vos relations avec les autres.
Cela dit, nous essaierons de ne pas vous assommer de définitions, mais
de nous concentrer plutôt sur le fruit des recherches scientifiques. Les
psychologues d’aujourd’hui, rejoints par les neuroscientifiques et leurs
machines à scanner le cerveau humain, ont mis au jour des indices très
éclairants qui changent notre manière d’envisager le monde – et nous-
mêmes. Ils répondent à des questions du genre : Pourquoi certains
individus sont-ils bavards et d’autres mesurent-ils leurs paroles ?
Pourquoi certains se réfugient-ils dans leur travail quand d’autres
préfèrent organiser des fêtes ? Pourquoi y a-t-il des gens qui n’ont pas de
problème pour exercer leur autorité alors que d’autres ne veulent ni
diriger, ni être dirigés ? Les introvertis peuvent-ils faire de bons chefs ?
Notre préférence culturelle pour l’extraversion est-elle dans l’ordre
naturel des choses, ou bien s’agit-il d’un conditionnement social ? Du
point de vue de l’évolution, si l’introversion a survécu à la sélection, il
doit y avoir une raison ; quelle est-elle ? Si l’on est introverti, doit-on se
dédier aux activités qui nous viennent naturellement, ou faut-il se
contraindre ?
Les réponses à ces questions vous surprendront sans doute.
Si vous ne devez retenir qu’une chose de ce livre, j’espère que ce sera
de nouvelles et solides raisons d’être vous-même. Et je peux témoigner
personnellement des effets miraculeux de cette décision. Vous vous
souvenez de cette première cliente dont je vous ai parlé en la nommant
Laura afin de préserver son identité ?
Cette histoire était la mienne. J’ai été ma toute première cliente.
I.

L’IDÉAL EXTRAVERTI
1.

L’ascension du « gars vachement sympa »

Ou comment l’extraversion est devenue l’idéal culturel


« Ces regards inconnus, perçants et critiques.
Saurez-vous les affronter avec fierté – et confiance – sans peur ? »
Publicité pour le savon Woodbury, 1922.

Nous sommes en 1902 dans le Missouri, à Harmony Church, une


bourgade minuscule qui n’apparaît pas sur la carte, à cent cinquante
kilomètres environ de Kansas City, et située en pleine zone inondable.
Notre personnage s’appelle Dale, c’est un gentil lycéen qui manque de
confiance en lui.
Ce jeune garçon maigre et plaintif qui n’a rien d’un athlète est le fils
d’un éleveur de cochons droit et honnête mais perpétuellement sans le
sou. Dale respecte ses parents, cependant il a peur de devoir mener la
même vie de misère. Et il n’y a pas que cela qui l’inquiète : il craint aussi
la foudre et le tonnerre, d’aller en enfer, ou de se retrouver muet dans les
moments importants. Il redoute même déjà son mariage : et s’il n’avait
rien à dire à sa future épouse ?
Un jour, un représentant de Chautauqua arrive en ville. Ce mouvement
d’éducation, fondé en 1873 et basé dans le nord de l’État de New York,
envoie des porte-parole talentueux à travers tout le pays afin d’y animer
des conférences sur la littérature, la science et la religion. L’Amérique
profonde est friande de leurs visites car ils incarnent le monde extérieur
dans ce qu’il a d’excitant et d’inhabituel – et aussi parce que ce sont
d’excellents orateurs, capables de captiver un auditoire. Celui-là en
particulier envoûte littéralement le jeune Dale avec son histoire
d’ascension sociale fulgurante en forme de conte de fées : il était jadis un
pauvre garçon de ferme à l’avenir peu prometteur, pourtant il a réussi à
acquérir cette verve et ce charisme, et à devenir représentant de
Chautauqua. Dale est suspendu à ses lèvres.
Quelques années plus tard, Dale est encore impressionné par la prise
de parole en public. Avec sa famille, il emménage dans une ferme à cinq
kilomètres de Warrensburg, dans le Missouri, si bien qu’il peut se rendre
à l’université sans avoir à payer son logement et ses repas. Il constate
alors que les étudiants qui remportent les concours de rhétorique sont
considérés comme des meneurs, aussi entreprend-il de devenir l’un
d’entre eux. Il s’inscrit à tous les concours et rentre précipitamment chez
lui chaque soir pour s’entraîner. Pourtant il perd constamment – il est
tenace, mais n’a pas l’étoffe d’un orateur. Puis ses efforts finissent par
payer. Avec le temps, il se transforme en champion du discours et devient
un héros sur le campus. Des étudiants commencent à le solliciter pour des
leçons ; et lorsqu’il les forme, eux aussi se mettent à gagner.
Lorsque Dale quitte la fac en 1908, ses parents sont toujours pauvres,
mais l’Amérique des entreprises est en plein essor. Les Ford T d’Henry
Ford s’arrachent comme des petits pains grâce au slogan « pour les
affaires et pour le plaisir », J.C. Penney, Woolworth et Sears Roebuck
sont devenus des noms de marques, l’électricité éclaire tous les foyers de
la classe moyenne, et l’eau courante leur évite désormais les visites
nocturnes au cabanon dans le jardin.
Cette nouvelle économie a besoin d’un homme neuf – le prototype du
représentant de commerce, du type qui sait y faire, prompt à sourire, avec
une poignée de main ferme et un caractère sociable qui lui permet de bien
s’entendre avec ses collègues tout en les éclipsant sur le plan
professionnel. Dale rejoint la force de vente du pays et prend la route
avec pour seule compétence son talent d’orateur.
Le nom de famille de Dale est Carnegie (ou plus exactement Carnagey,
mais il en modifie plus tard l’orthographe, vraisemblablement pour
évoquer Andrew Carnegie, le grand industriel). Après quelques années
difficiles à vendre du bœuf pour Armour & Co., il s’installe à son compte
comme formateur en prise de parole en public. Il donne en premier lieu
des cours du soir dans un foyer YMCA situé dans la 125e Rue, à New
York. Il réclame le salaire habituel pour un enseignant à cet horaire, soit
deux dollars par séance. Mais le directeur de l’auberge de jeunesse,
craignant que son programme n’attire pas foule, refuse de le payer autant.
Pourtant, le cours de Carnegie remporte rapidement un grand succès,
au point qu’il peut bientôt fonder le Dale Carnegie Institute dont la
vocation est d’aider les hommes d’affaires à dépasser le sentiment
d’insécurité qui muselait Carnegie lui-même, étant jeune. En 1913, il
publie son premier livre, Comment parler en public. « À l’époque où les
pianos et les salles de bains étaient un luxe, écrit-il, on considérait la
capacité à parler en public comme un don particulier, requis uniquement
pour les avocats, les hommes d’Église ou les hommes politiques.
Aujourd’hui, on finit par mesurer que c’est l’arme indispensable de ceux
qui veulent arriver en tête de la rude compétition des affaires. »

La métamorphose de Carnegie de petit garçon de ferme en


représentant de commerce puis en icône de la prise de parole en public
suit une courbe parallèle à celle de l’essor de l’Idéal extraverti. Le
chemin de Carnegie reflète l’évolution culturelle qui a atteint son apogée
au tournant du XXe siècle, et qui a modifié à tout jamais qui nous sommes
et qui nous admirons, comment nous nous comportons lors d’un entretien
d’embauche, qui nous cherchons à engager, comment nous faisons la
cour ou élevons nos enfants. Comme le décrit l’historien Warren Susman,
l’Amérique est passée d’une culture du caractère à une culture de la
personnalité – ouvrant au passage une boîte de Pandore d’angoisses
personnelles dont il était presque impossible de se remettre.
Dans la culture du caractère, l’être idéal était sérieux, discipliné et
respectable. Ce qui comptait, ce n’était pas tant l’impression que l’on
pouvait donner en public que la manière dont on agissait en privé.
Jusqu’au XVIIIe siècle, le terme personnalité n’existait pas en anglais, et
l’idée même d’avoir « une bonne personnalité » n’a vraiment pris son
sens qu’au XXe siècle.
En adoptant la culture de la personnalité, les Américains ont
commencé à se focaliser sur la façon dont les autres les percevaient et se
sont laissé fasciner par les profils audacieux et divertissants. « Le rôle
social exigeait de se comporter comme un artiste sur scène, résume
Susman. Chaque Américain se devait de devenir un comédien
chevronné. »
L’essor de l’Amérique industrielle a été un moteur majeur de cette
évolution culturelle. La nation est rapidement passée d’une société
agricole de petites maisons dans la prairie à une énorme centrale
urbanisée où le mot d’ordre était « l’affaire de l’Amérique, c’est les
affaires ». Quand le pays était encore jeune, la plupart des familles
vivaient comme celle de Dale Carnegie, dans des fermes ou dans des
petites villes, à ne communiquer qu’avec des gens qu’elles connaissaient
depuis toujours. Mais avec le passage au XXe siècle, la déferlante des
affaires, de l’urbanisation et de l’immigration de masse, a éparpillé la
population en zone urbaine. En 1790, seuls 3 % de la population
américaine vivaient en ville. En 1840, ils n’étaient encore que 8 %. Mais
en 1920, c’est plus d’un tiers des Américains qui étaient devenus
citadins. « Nous ne pouvons tous vivre dans les villes, écrivait le
journaliste Horace Greeley en 1867. Pourtant tout le monde semble bien
décidé à le faire. »
Bientôt, on ne travailla qu’avec des inconnus et non plus avec ses
voisins. Les « citoyens » devinrent des « employés » et commencèrent à
se demander comment faire bonne impression sur des individus avec
lesquels ils n’avaient plus aucun lien. Pour répondre à la pression
croissante, les Américains tentèrent de se transformer en représentants de
commerce capables non seulement de vendre les dernières breloques de
leur compagnie, mais aussi leur propre personne.
L’un des prismes les plus révélateurs pour envisager cette transition du
caractère à la personnalité, c’est celui de la tradition du développement
personnel dans laquelle Dale Carnegie joua un rôle tellement
déterminant. Les ouvrages de développement personnel étaient depuis
longtemps en gestation, dans la psyché américaine. Bon nombre des
premiers guides de conduite étaient des paraboles religieuses – à l’image
du Voyage du pèlerin de John Bunyan, publié en 1678 – qui enjoignaient
au lecteur de se comporter avec mesure s’il voulait se faire une place au
paradis. Les manuels du XIXe siècle étaient moins religieux mais vantaient
toujours les mérites d’un caractère noble. Ils mettaient en scène des héros
historiques tels qu’Abraham Lincoln, vénéré non seulement en tant que
communicateur de génie, mais aussi en tant qu’homme modeste chez qui,
comme l’exprima Ralph Waldo Emerson, « la supériorité n’était jamais
offensante pour autrui ». Ces livres rendaient également hommage à des
gens ordinaires qui accordaient une grande place à la moralité dans leur
vie. En 1899, un manuel très populaire intitulé Character : The Grandest
Thing in the World (Le caractère : ce qu’il y a de plus grand au monde)
mettait en avant une petite vendeuse timide qui donnait toutes ses
économies à un mendiant transi de froid avant de s’enfuir pour que
personne ne voie ce qu’elle avait fait. Le lecteur comprenait ainsi que la
vertu de cette jeune fille tenait tout autant à sa générosité qu’à son désir
de demeurer anonyme.
En 1920, les guides de développement personnel ont changé d’axe : le
cœur de leur sujet ne reposait plus sur les qualités intérieures, mais sur le
charme extérieur – « Savoir quoi dire et comment », promettait l’un ;
« La clé du pouvoir, c’est de se créer une personnalité », résumait un
autre ; « Essayez par tous les moyens de développer ces manières qui
feront dire autour de vous : “Voilà un gars vachement sympa.” C’est le
premier pas si vous voulez gagner la réputation d’avoir de la
personnalité », conseillait un troisième. Le magazine Success et le
Saturday Evening Post créèrent des rubriques spéciales visant à enseigner
à leurs lecteurs l’art de la conversation. L’auteur de Character : The
Grandest Thing in the World, Orison Swett Marden, publia un deuxième
ouvrage populaire en 1921 intitulé Masterful personality (L’autorité
naturelle).
Bon nombre de ces livres étaient rédigés à l’intention des hommes
d’affaires, mais on encourageait également les femmes à se forger cette
mystérieuse qualité appelée « pouvoir de fascination ». Avoir vingt ans
dans les années 1920, c’était pénétrer dans un monde où la compétition
faisait rage, en comparaison de ce qu’avaient connu les générations
précédentes. À tel point qu’un guide de beauté prescrivait à ces jeunes
femmes de développer un charisme visible. « En nous croisant dans la
rue, on ne peut deviner combien nous sommes intelligentes et
charmantes, à moins que cela ne se voie. »
Ce genre de conseils – dont le but premier était à l’évidence
d’améliorer la vie des gens – devait mettre mal à l’aise même les
individus d’un naturel plutôt assuré. Susman a fait le décompte des
termes les plus employés dans les manuels du début du XXe siècle axés
sur le développement de la personnalité afin de comparer le résultat avec
les occurrences trouvées dans les guides du XIXe. Les plus anciens
vantaient des qualités que tout un chacun était en mesure d’améliorer
chez lui telles que :

La citoyenneté
Le devoir
Le travail
Les actions d’éclat
L’honneur
La réputation
Le sens moral
Les manières
L’intégrité

Les guides plus récents, en revanche – et quoi qu’ait pu en dire Dale


Carnegie –, faisaient l’éloge de traits plus difficiles à acquérir. On les
possédait dès le départ, ou pas. Selon ces ouvrages, il fallait donc
apparaître :

Magnétique
Fascinant
Époustouflant
Attirant
Rayonnant
Dominant
Convaincant
Énergique

Pas étonnant que, dans les années 1920 et 1930, les Américains se
soient passionnés pour les stars de cinéma. Qui mieux qu’une idole sur
grand écran pouvait incarner le magnétisme personnel ?

Que cela leur plaise ou non, les Américains recevaient aussi des
conseils sur leur manière de se présenter de la part de l’industrie
publicitaire. Si les premières campagnes sur papier vantaient clairement
les qualités d’un produit donné (« Choisissez Eaton’s Highland Linen, le
papier à lettres le plus frais et le plus propre »), les nouvelles publicités
orientées vers la personnalité présentaient les consommateurs comme des
artistes de scène ayant le trac, et que seul pouvait soulager leur produit
miracle. Le leitmotiv obsessionnel de ces messages était l’hostilité du
regard extérieur. « Tout autour de vous, on vous juge en silence »,
prétendait ainsi en 1922 une réclame pour le savon Woodbury. « Les
regards critiques sont sur vous en ce moment même », renchérissait la
mousse à raser Williams.
Les publicitaires s’adressaient ainsi directement aux angoisses des
représentants de commerce et des cadres moyens. De même, d’autres
campagnes rappelaient bien aux femmes que leurs chances de succès sur
le marché de la séduction ne dépendaient pas seulement de leur
apparence, mais aussi de leur personnalité. Pour résumer, sans l’aide du
bon savon, n’importe quelle beauté était vouée à l’échec social.
Cette description du jeu de la séduction comme un numéro de
composition aux enjeux extrêmement élevés reflétait bien les nouvelles
mœurs introduites par la culture de la personnalité. Sous les codes
sociaux restrictifs (et, parfois, répressifs) de la culture du caractère, les
deux sexes faisaient preuve d’une certaine réserve quand ils se faisaient
la cour. Les femmes trop provocantes ou qui échangeaient des regards
inappropriés avec des inconnus étaient considérées comme effrontées.
Les femmes de la haute société avaient plus de liberté de parole que leurs
homologues des classes inférieures ; elles étaient même jugées sur leur
sens de la repartie mais, même d’elles, on attendait qu’elles soient
rougissantes et les yeux baissés. Les manuels de bonne tenue les
mettaient d’ailleurs en garde : une « froide réserve » était plus admirable
chez une femme qui désirait se faire épouser que la plus infime tentative
de familiarité, perçue comme déplacée. Les hommes, quant à eux,
pouvaient adopter une attitude réservée à condition qu’elle exprime une
maîtrise de soi et une puissance tellement évidente qu’il n’y avait pas lieu
d’en faire étalage. Si la timidité était en soi inacceptable la réserve, en
revanche, était la marque d’une bonne éducation.
Cependant, avec l’avènement de la culture de la personnalité, la
froideur est une valeur qui a rapidement décliné, pour les femmes autant
que pour les hommes. On n’attendait plus de ces messieurs des visites
cérémonieuses ponctuées de déclarations d’intentions austères, mais
plutôt qu’ils se lancent dans une cour verbale sophistiquée dans laquelle
ils glisseraient un bon mot, suggestif et bien tourné. Un homme trop
discret en présence des dames risquait de passer pour homosexuel –
profil qu’un guide de 1926 décrivait dans ces termes : « Les
homosexuels sont invariablement timides, craintifs et repliés sur eux-
mêmes. » Les femmes aussi devaient désormais trouver un juste milieu
délicat entre les convenances et l’audace. Si elles répondaient par trop de
modération aux avances romantiques, on les qualifiait parfois de
« frigides ».
Le champ de la psychologie commença également à s’intéresser à cette
obsession d’exprimer la confiance en soi. En 1921, Carl Jung fit mention
du nouveau statut précaire de l’introversion. Lui-même considérait les
introvertis comme « des éducateurs et des promoteurs de la culture » qui
montraient la valeur de « cette vie intérieure qui fait si cruellement défaut
à notre civilisation ». Mais il reconnaissait cependant que « leur réserve
et leur embarras visiblement sans fond attirent naturellement sur les
individus de ce type tous les préjugés habituels ».
En matière de psychologie, l’expression de ce diktat de la confiance en
soi fut surtout résumée dans le tout nouveau concept de complexe
d’infériorité, notion théorisée dans les années 1920 par un psychologue
viennois du nom d’Alfred Adler pour décrire ce sentiment d’inadéquation
et ses conséquences. « Vous manquez d’assurance ? », demandait la
couverture de son ouvrage le plus populaire, Connaissance de l’homme,
« Vous êtes timoré ? D’un naturel soumis ? » Adler expliquait que tous
les nourrissons et les jeunes enfants se sentaient naturellement inférieurs
dans un monde d’adultes et de frères et sœurs plus âgés qu’eux. Puis que
dans un processus normal de développement, ils apprenaient à mettre
leurs sentiments au service de l’accomplissement d’objectifs. Mais, en
cas de perturbations lors de l’apprentissage, il était possible qu’ils se
trouvent plombés par ce fameux complexe d’infériorité – un handicap de
taille dans une société de plus en plus compétitive.
L’idée d’emballer toutes leurs angoisses sociales dans un seul et même
concept séduisit bon nombre d’Américains. Le complexe d’infériorité
devint une explication fourre-tout à des problèmes touchant tous les
domaines, de la vie amoureuse à la maternité, en passant par la carrière
professionnelle. On aurait subitement dit que tout le monde souffrait d’un
complexe d’infériorité ; paradoxalement, c’était devenu un signe de
distinction – Lincoln, Napoléon, Theodore Roosevelt, Edison et
Shakespeare en avaient tous été victimes.
Néanmoins, les professionnels de l’éducation des années 1920 se
mirent pour leur part à encourager chez les jeunes enfants le
développement d’une personnalité de gagnant. Alors qu’on ne s’était
jusque là préoccupé que des adolescentes sexuellement précoces et des
jeunes délinquants, les psychologues, travailleurs sociaux et médecins se
concentrèrent désormais sur l’enfant ordinaire doté d’une « personnalité
inadaptée » – et plus particulièrement sur le timide. La timidité pouvait
en effet conduire à des extrémités regrettables, depuis l’alcoolisme
jusqu’au suicide, tandis qu’une personnalité extravertie promettait la
réussite sociale et financière. Les experts recommandaient alors aux
parents de bien socialiser leurs enfants, et aux écoles de changer leurs
priorités d’enseignement en mettant l’accent non plus sur le savoir
livresque, mais sur « les moyens d’aider et de guider le développement
de la personnalité ». Les professionnels de l’éducation assumèrent ce
nouveau rôle avec enthousiasme pour coller au nouveau slogan officiel
dicté par la Maison-Blanche en 1950 : « Une personnalité saine pour
chaque enfant. »
Les parents bien intentionnés du milieu du siècle étaient tous d’accord
pour considérer l’introversion comme inacceptable et la sociabilité
idéale, tant pour les garçons que pour les filles. Certains décourageaient
leur progéniture de pratiquer des passe-temps solitaires ou sérieux qui
pouvaient les rendre impopulaires, comme la musique classique, et ils
envoyaient leurs enfants de plus en plus jeunes à l’école, avec pour
premier objectif d’apprendre à se faire des amis. Les petits introvertis
étaient vus comme des cas à problèmes (situation familière aux parents
d’un introverti) aujourd’hui encore. Hormis quelques pères et mères
isolés, la plupart étaient heureux que l’école leur signale les tendances à
l’introversion de leurs enfants, et autres « anormalités ».

Ceux qui étaient pris dans ce système de valeurs n’étaient pas sans
cœur ni même obtus, ils se contentaient simplement de préparer leurs
petits « au monde réel ». En prenant de l’âge, lorsque ces jeunes gens
abordèrent des études supérieures, puis la vie active, ils se retrouvèrent
confrontés aux mêmes exigences de sociabilité. Les recruteurs
universitaires n’étaient pas à la recherche des candidats les plus
exceptionnels, mais des plus extravertis. À la fin des années 1940, Paul
Buck, doyen de Harvard, déclarait que l’université rejetterait les profils
« sensibles et névrosés » ou encore « en surstimulation intellectuelle » au
profit de garçons « sains du type extraverti ». En 1950, le président de
Yale, Alfred Whitney Griswold, annonçait quant à lui que l’idéal de son
université n’était pas « l’étudiant renfrogné, très spécialisé dans un
champ intellectuel restreint, mais un jeune homme harmonieux ». En
somme, il y avait peu de place dans ce tableau pour l’introverti brillant.
Voilà qui résume bien le profil de l’employé modèle du milieu du XXe
siècle – même celui dont la tâche ne l’exposait que très rarement aux
contacts avec le public, comme par exemple le chercheur dans un
laboratoire privé – un solide extraverti avec une personnalité de
représentant de commerce et non un grand penseur. Même aux postes les
plus obscurs, il fallait être capable de faire bonne impression.
Le travail d’un scientifique ne consistait donc pas seulement à faire de
la recherche mais aussi à aider à en vendre le produit, ce qui impliquait
d’être capable de se montrer jovial et familier. Chez IBM, compagnie qui
incarnait l’idéal de la culture d’entreprise, les membres de la force de
vente se réunissaient tous les matins pour clamer la devise de la société,
« Toujours de l’avant », et chanter de bon cœur la chanson « On vend de
l’IBM » sur l’air de « Chantons sous la pluie » : « On vend de l’IBM, on
vend de l’IBM. Quel sentiment splendide, le monde est notre ami. » Et la
chansonnette s’achevait sur cette chute pleine d’enthousiasme : « On est
tous en forme, heureux de travailler. Parce qu’on vend, oui on vend, de
l’IBM. »
Et ces vendeurs débutaient ensuite leur démarchage quotidien, donnant
sans doute raison, du même coup, aux recruteurs de Yale et Harvard : il
fallait un profil particulier pour aimer commencer la journée de cette
manière.
Le reste de la chaîne devait faire face comme il pouvait. Et si l’on se
réfère aux chiffres de la consommation pharmaceutique, nombreux
étaient ceux qui cédaient sous la pression. En 1955, un laboratoire
nommé Carter-Wallace commercialisa un tranquillisant du nom de
Miltown en présentant l’angoisse ambiante comme le produit naturel
d’une société ultracompétitive et de plus en plus tournée vers les relations
interpersonnelles. La cible de ce produit était les hommes et Miltown
devint immédiatement le médicament dont les ventes furent les plus
rapides de toute l’histoire de l’industrie pharmaceutique américaine.
En 1956, un Américain sur vingt l’avait essayé. En 1960, les
prescriptions de Miltown (ou de son homologue l’Equanil) représentaient
un tiers des ordonnances rédigées par les médecins du pays. Les années
suivantes, le tranquillisant Serentil prit la suite en misant ouvertement sur
l’amélioration de la performance sociale en déclarant apporter la solution
à « l’anxiété de ceux qui ne se sentent pas adaptés ».

Il va de soi que l’Idéal extraverti n’est pas une invention moderne.


Selon certains psychologues, l’extraversion serait même inscrite dans
notre ADN. Ce trait de caractère est en effet moins répandu en Asie et en
Afrique qu’en Europe et en Amérique, continents dont les populations
descendent en majeure partie des grandes migrations mondiales. Pour les
chercheurs, il paraît crédible que les grands voyageurs aient eu un naturel
plus extraverti que les groupes rapidement sédentarisés – et que cette
particularité se soit transmise de génération en génération.
On peut aussi faire remonter notre admiration pour les extravertis à
l’Antiquité – chez les Grecs, pour qui les talents oratoires revêtaient une
importance considérable, et chez les Romains, pour qui la punition
suprême était d’être banni de la cité et de sa vie sociale trépidante. De
même, sur le plan religieux, nous vénérons les pères fondateurs pour leur
capacité à transporter les foules et à les sortir de leur réserve.
Depuis les origines, les Américains révèrent l’action et se méfient de
l’intellect, associant la vie de l’esprit à l’aristocratie européenne qu’ils
ont laissée derrière eux, et qu’ils voyaient comme languissante et
inefficace. Lors de la campagne de l’élection présidentielle de 1862, qui
opposait un ancien professeur d’Harvard – John Quincy Adams – à un
fringant héros militaire – Andrew Jackson –, le camp de Jackson illustra
d’ailleurs clairement cette dichotomie : « Un homme qui sait écrire
contre un homme qui sait se battre. »
Qui en sortit vainqueur ? Le soldat battit le penseur, et John Quincy
Adams fut considéré par les spécialistes de psychopolitique comme l’un
des rares introvertis de l’histoire de l’Amérique à avoir été candidat à la
présidence.
L’essor de la culture de la personnalité imposa ses préjugés non
seulement aux dirigeants politiques et religieux mais aussi à l’homme de
la rue. Et, si ce mouvement parut profiter aux marchands de lessive, il ne
fut pas sans susciter des réactions moins enthousiastes. « Le respect de
l’individu a atteint son point le plus bas, résumait un intellectuel en 1921,
et c’est là une ironie particulièrement savoureuse pour une nation qui ne
cesse, comme nous, de vanter les mérites de la personnalité. Nous avons
des écoles spécialisées dans “l’expression de soi” et “le développement
personnel”, même si nous semblons entendre par là l’expression et le
développement d’une personnalité d’agent immobilier performant. »
D’autres critiques s’en prirent à l’engouement servile des Américains
pour le divertissement au sens large, dont les magazines faisaient la
publicité. À peine vingt ans plus tôt – en pleine culture du caractère –,
ces sujets qui occupaient alors la plus grande part de la vie sociale, toutes
classes confondues, auraient paru inconvenants.
Même « La Chanson d’amour de J. Alfred Prufrock », célèbre poème
composé en 1915 par T.S. Eliot, semble être un cri du cœur contre les
nouvelles exigences de la comédie sociale : le personnage s’y lamente en
effet de devoir « se fabriquer un visage pour rencontrer les visages que
l’on rencontre ». Alors que les poètes du siècle précédent erraient,
solitaires, tel un nuage dans la campagne (comme Wordsworth en 1802)
ou bien se repliaient dans la solitude à Walden Pond (comme Thoreau
en 1845), le Prufrock d’Eliot s’inquiète surtout de se faire dévisager « par
des yeux qui vous jugent en une seule phrase » et qui vous clouent ainsi
au mur.

Faisons un saut en avant, cent ans plus tard : la complainte du pauvre


Prufrock se retrouve en bonne place dans les manuels scolaires, apprise
par cœur et rapidement oubliée par des adolescents de plus en plus doués
quand il s’agit de façonner leur propre personnage social, en ligne ou
dans leurs relations. Ces jeunes gens habitent un monde où le statut, les
revenus et l’estime de soi dépendent plus que jamais de leur capacité à se
plier aux exigences de la culture de la personnalité. La pression mise sur
la nécessité de se montrer amusant, de se vendre et de ne jamais trahir
son angoisse ne fait que croître. La proportion d’Américains se
considérant comme timides est passée de 40 % dans les
années 1970 à 50 % dans les années 1990, sans doute parce que les
critères d’après lesquels nous nous jugeons sont de plus en plus
exigeants. L’« anxiété sociale » – en gros, la timidité maladive – affecte
aujourd’hui un Américain sur cinq. Et dans l’édition la plus récente de la
bible du psychiatre en matière de troubles mentaux, DSM IV (Diagnostic
and Statistical Manual), la peur de prendre la parole en public est
présentée comme une pathologie – ni une gêne, ni un handicap, mais une
véritable maladie – si elle interfère avec les performances
professionnelles du patient. Pour résumer, il ne suffit pas d’être tout
excité devant son écran d’ordinateur avec des résultats extraordinaires si
on tremble comme une feuille au moment de les présenter à la direction
(en revanche, trembler comme une feuille devant son écran d’ordinateur
semble ne pas poser de problème, pourvu qu’on soit tout excité à l’idée
de faire des discours.)
Mais le meilleur moyen d’évaluer l’ampleur de cette culture de la
personnalité au XXIe siècle est sans doute de se concentrer de nouveau sur
la sphère du développement personnel. Un siècle après que Dale
Carnegie a lancé son premier cours de prise de parole en public, son
ouvrage le plus vendu, Comment se faire des amis, se trouve toujours
dans tous les aéroports et fait partie des meilleures ventes dans la
catégorie affaires. Le Dale Carnegie Institute propose encore des versions
mises à jour des cours originaux, et l’aptitude à communiquer avec
aisance demeure l’un des points forts du programme. Toastmasters, une
association à but non lucratif existant depuis 1924, dont les membres se
réunissent chaque semaine pour pratiquer la prise de parole en public (et
dont le fondateur résume ainsi la philosophie : « parler, c’est vendre, et
pour vendre, il faut parler »), est florissante et compte plus de douze
mille cinq cents antennes dans cent treize pays différents.
Cependant, la question qui se pose est la suivante : le but ultime est-il
de devenir tellement à l’aise qu’on puisse leurrer n’importe qui sans qu’il
se doute de rien ? D’apprendre à orchestrer sa voix, ses gestes et le
langage du corps pour être capable de raconter – et de vendre – tout ce
qu’on veut ? Ces aspirations paraissent bien vénales, et elles montrent
clairement combien nous avons dérivé depuis l’époque où Dale Carnegie
était enfant.
Ses parents avaient des valeurs morales strictes, ils voulaient que leur
fils se fasse une situation dans la religion ou l’enseignement, pas dans la
vente. Il paraît peu probable qu’ils eussent approuvé une technique
d’affirmation de soi qui se serait intitulée « Vérité ou Mensonge »,
comme la pratiquent les Toastmasters. Ils n’auraient sans doute pas plus
apprécié le conseil-phare de Carnegie lui-même pour se faire admirer des
autres et les plier à sa volonté. Dans Comment se faire des amis, on ne
compte plus les chapitres au titre racoleur tels que « Comment rendre les
gens heureux de faire ce que vous voulez », ou encore « Comment vous
faire aimer instantanément de quelqu’un ».
Comment sommes-nous passés du caractère à la personnalité sans nous
rendre compte qu’en chemin nous avions sacrifié quelque chose de la
plus haute importance ?
2.

Le mythe du leader charismatique

La culture de la personnalité, cent ans après


« La société en elle-même enseigne les valeurs de l’extraversion,
et rarement une société les aura prônées avec autant de force. Nul
homme n’est une île, mais John Donne frémirait d’entendre avec
quelle fréquence et pour quelles raisons on ressasse
inlassablement cette citation. »
WILLIAM WHYTE

Tony Robbins sur scène, ou le génie de la vente

« Alors, on est impatiente ? » s’exclame la jeune femme nommée


Stacy à qui je tends mon bulletin d’inscription. Elle a une voix mielleuse
et sa question est plutôt une exclamation. J’acquiesce en dégainant mon
sourire le plus convaincant. À l’autre bout du hall du centre de
convention d’Atlanta, j’entends des gens hurler.
« Qu’est-ce que c’est que ce bruit ? je demande à Stacy.
— Ils sont en train de chauffer les participants pour les faire rentrer
dans la salle, me répond-elle avec enthousiasme. Ça fait partie de
l’expérience UPW. » Puis elle me tend un classeur violet à spirales et une
étiquette plastifiée à mon nom, à porter autour du cou. « LIBÉREZ VOTRE
PUISSANCE INTÉRIEURE » (Unleash the Power Within), promet le dossier en
majuscules. Bienvenue au séminaire de base de Tony Robbins.
À en croire les documents promotionnels, contre les huit cent quatre-
vingt-quinze dollars que m’aura coûtés l’inscription, j’apprendrai à me
montrer plus énergique, à engager ma vie dans une vraie dynamique et à
vaincre mes peurs. Mais la vérité, c’est que je ne suis pas là pour libérer
ma puissance intérieure (même si je ne dis jamais non à quelques
tuyaux) ; je suis ici parce que ce séminaire est la première étape de mon
voyage pour comprendre l’Idéal extraverti.
J’ai vu les publicités télévisées de Tony Robbins – il s’enorgueillit
d’ailleurs qu’il y en ait toujours une diffusée quelque part, quelle que soit
l’heure – et ce qui me frappe, c’est que c’est l’un des individus les plus
extravertis sur cette planète. Et pas n’importe quel extraverti. C’est le roi
du développement personnel, avec un fichier de clients qui comprendrait
le président Clinton, Tiger Woods, Nelson Mandela, Margaret Thatcher,
la princesse Diana, Mikhaïl Gorbatchev, Mère Teresa, François
Mitterrand, Serena Williams, Donna Karan – et cinquante millions
d’autres. Cette industrie du développement personnel – dans laquelle des
centaines de milliers d’Américains investissent tout leur cœur, toute leur
âme, et onze milliards de dollars par an – est par définition révélatrice de
notre conception de l’être idéal, celui que nous aspirons à devenir à
condition de mettre en application les sept principes de ceci et les trois
lois de cela. Moi, je veux savoir à quoi ressemble cet être idéal.
Stacy me demande si j’ai apporté mes repas. En voilà une drôle de
question : qui trimballe son déjeuner depuis New York jusqu’à Atlanta ?
Elle m’explique que j’aurai besoin de me restaurer à ma place : pendant
les quatre prochains jours, de vendredi à lundi inclus, nous allons
travailler quinze heures par jour, de 8 heures à 23 heures, avec seulement
une petite pause en cours d’après-midi. Tony sera sur scène tout le long et
elle suppose que je ne voudrai pas en rater une miette.
Je parcours le hall du regard. À l’évidence, certains participants ont
pris leurs dispositions – ils avancent nonchalamment vers la salle, les
bras chargés de sacs de provisions débordant de barres énergétiques, de
bananes et de chips. J’achète quelques pommes fatiguées à la cafétéria et
me dirige à mon tour vers l’auditorium.
Des agents d’accueil vêtus de T-shirts UPW et arborant un sourire
euphorique nous font une haie d’honneur jusqu’à l’entrée en sautillant et
en brandissant le poing. Impossible d’entrer sans leur avoir tapé dans la
main. Je peux vous le dire parce que j’ai essayé.
À l’intérieur de la vaste salle, une troupe de danseurs agrandis sur des
écrans géants aux quatre coins de la scène chauffent la foule au son de la
chanson de Billy Idol « Mony Mony », amplifiée par des enceintes
format XXL. Ils sont parfaitement synchronisés et on se croirait dans un
clip de Britney Spears, à cela près que les danseurs sont habillés en
jeunes cadres dynamiques. Le premier danseur est un type d’une
quarantaine d’années qui se dégarnit, en chemise blanche, cravate
classique et manches relevées ; son sourire dit « ravi de vous
rencontrer ». Le message semble être qu’on peut tous apprendre à être
aussi pétulants pour aller travailler le matin.
D’ailleurs, les mouvements sont suffisamment simples pour qu’on les
imite depuis nos places : on saute en l’air et on tape deux fois dans ses
mains, un coup à gauche, un coup à droite. Lorsque la chanson suivante
démarre, la moitié du public monte sur sa chaise en métal pour continuer
à se balancer et à taper dans ses mains. Je reste debout dans mon coin,
l’air penaud et les bras croisés, jusqu’au moment où je me dis que la
seule chose à faire c’est de se joindre au mouvement, et je me mets à
sautiller avec mes congénères.
Arrive enfin l’instant que nous attendons tous : Tony Robbins bondit
sur scène. Du haut de ses presque deux mètres, il est déjà immense, mais
sur l’écran géant, il a tout simplement l’air de mesurer trente mètres.
Avec son épaisse chevelure châtain, son sourire Colgate et ses pommettes
incroyablement saillantes, il est beau comme une star de cinéma. « VENEZ
VOIR TONY ROBBINS EN DIRECT ! » promettaient les prospectus du
séminaire. Eh bien le voilà, en train de danser avec la foule euphorique.
Il ne fait pas plus de dix degrés dans la salle, pourtant Tony ne porte
qu’un bermuda et un polo à manches longues. Dans le public, nombreux
sont ceux qui ont apporté des couvertures, prévoyant que la climatisation
serait poussée à fond pour rafraîchir le haut métabolisme de Tony. Il
faudrait un nouvel âge de glace pour refroidir cet homme-là. Il est
constamment en train de bondir, de sourire et de tout gérer en même
temps, sans oublier de nous regarder chacun dans les yeux – et nous
sommes trois mille huit cents dans cet auditorium. Dans les contre-allées,
les agents d’accueil font des bonds de jubilation. Tony ouvre grand les
bras, nous étreignant tous. Si Jésus revenait sur Terre et décidait de
s’arrêter au centre de convention d’Atlanta, il serait difficile d’imaginer
accueil plus euphorique.
Et c’est vrai jusqu’au dernier rang où je suis reléguée avec ceux qui
n’ont payé que huit cent quatre-vingt-quinze dollars (soit le droit d’entrée
de base), contre les deux mille cinq cents qu’a coûtés aux privilégiés du
premier rang le « Forfait diamant première classe », et le droit de voir
Tony d’aussi près. Lorsque j’ai réservé mon billet par téléphone, la
vendeuse m’a bien expliqué que ceux qui achetaient les places des
premiers rangs – où ils pouvaient « voir Tony pour de vrai » au lieu de
s’en tenir aux écrans géants – « réussissaient en général mieux dans la vie
et étaient ceux qui avaient le plus d’énergie. Et aussi ceux qui poussaient
des cris ». Je ne peux pas juger de la réussite de mes voisins mais, en tout
cas, ils ont l’air transportés de joie d’être ici. À la simple vue de Tony,
remarquablement éclairé pour mettre en valeur son visage tellement
expressif, ils se précipitent dans les allées en hurlant, comme à un concert
de rock.
Assez vite, je les rejoins. J’ai toujours aimé danser, et je dois avouer
que se déhancher en masse sur des grands classiques est un excellent
moyen de passer le temps. À en croire Tony, pour libérer sa puissance
intérieure, il faut avoir un haut niveau d’énergie, et je vois où il veut en
venir. Pas étonnant que les gens viennent de si loin pour le voir (j’ai
d’ailleurs à côté de moi une ravissante jeune femme en provenance
d’Ukraine qui saute en l’air avec un sourire ravi). Du coup, je décide de
me remettre à l’aérobic dès que je serai de retour à New York.

Lorsque la musique s’arrête enfin, Tony s’adresse à nous d’une voix


qui tient du Muppet Show et de l’émission de radio sexy pour nous
présenter sa théorie de « Psychologie pratique ». Le message-clé, c’est
que la connaissance ne sert à rien tant qu’elle n’est pas associée à
l’action. Je suis frappée de constater à quel point, pour Tony, tout tourne
autour de la réussite dans les affaires – après tout, c’est un séminaire sur
le développement personnel, pas sur les techniques de vente. Et c’est
alors que je me rappelle que Tony n’est pas seulement coach personnel,
mais aussi un homme d’affaires hors du commun. Après avoir débuté sa
carrière dans la vente, il préside aujourd’hui sept compagnies privées.
L’hebdomadaire Business Week a estimé ses revenus à quatre-vingts
millions de dollars par an. Il paraît donc logique qu’il essaie de nous
inculquer, par le biais de sa puissante personnalité, ses « trucs » de
vendeur. Il veut non seulement que nous nous sentions bien, mais aussi
que nous irradiions de l’énergie ; non seulement qu’on soit aimés, mais
surtout qu’on soit bien aimés. En somme, il veut que nous sachions nous
vendre. J’ai déjà été informée par les compagnies Anthony Robbins, à
travers un rapport personnalisé de quarante-cinq pages qui faisait suite à
un test de personnalité que j’ai rempli en ligne en préambule à ce week-
end, que « Susan » devait « travailler sur sa tendance à dire, et non à
vendre, ses idées » (le compte-rendu était rédigé à la troisième personne,
comme s’il s’adressait à un employeur fictif évaluant mon profil).
Tony nous invite à pratiquer des exercices de présentation par deux
afin de démontrer combien notre état physiologique influence notre
comportement et nos émotions, et à quel point les techniques de vente
gouvernent jusqu’aux interactions les plus insignifiantes. Pour lui,
chaque rencontre est un jeu crucial dans lequel on gagne ou perd les
faveurs de son interlocuteur. Il faut donc combattre sa peur sociale en se
montrant aussi extraverti que possible, dynamique et confiant, sans
jamais paraître hésitant ; il faut sourire pour obtenir un sourire en retour.
Ces mesures simples nous feront nous sentir bien – et mieux on se sent,
mieux on se vend.
Tony est à l’évidence le candidat idéal pour cette démonstration. Ce
qui m’interpelle chez lui, c’est son tempérament « hyperthermique » – le
genre extraverti sous stéroïdes qui se caractérise tout au long de sa vie,
selon les psychiatres, par « un caractère exubérant, optimiste, débordant
d’énergie et suffisant » ; un cocktail reconnu comme un atout certain
dans les affaires, et surtout la vente. Les profils de ce type sont souvent
d’excellente compagnie, comme Tony sur scène.
Mais comment faire si, tout en admirant ceux d’entre nous qui sont
hyperthermiques, on aime aussi sa propre personnalité calme et posée ?
Que faire si l’on apprécie la connaissance en soi, et pas nécessairement
comme moyen d’action ? Ou si l’on est du genre à souhaiter qu’il y ait
plus d’individus réfléchis dans ce monde ?
Tony a visiblement anticipé ce genre de questions comme le montrent
ses propos au début du séminaire. « “Mais je ne suis pas extraverti !” me
rétorquerez-vous. Et alors ? Pas besoin d’être extraverti pour se sentir
vivant ! »
C’est juste. Mais selon son discours, il semblerait qu’il vaille mieux se
comporter comme tel si l’on ne veut pas courir à l’échec.

Le clou de la soirée, c’est la marche sur le feu, l’un des moments-clés


du séminaire UPW lors duquel on doit avancer sur trois mètres de
charbons ardents sans se brûler les pieds. Beaucoup de gens s’inscrivent
d’ailleurs à ces conférences après avoir entendu parler de cette épreuve,
et parce qu’ils veulent tenter le coup eux-mêmes. L’idée c’est de se
projeter dans un état d’invincibilité tel que l’on peut supporter une
température de huit cents degrés sur sa peau.
Mais avant ce grand moment, nous passons des heures à nous entraîner
aux techniques de Tony – à ses mouvements de danse, ses exercices de
simulation ou de visualisation. Je remarque que, dans la salle, ceux qui
imitent tous les gestes et expressions faciales de Tony, y compris brandir
le poing comme s’il rattrapait une balle de base-ball, sont nombreux. La
soirée monte en intensité, jusqu’à ce qu’enfin on forme une procession
aux flambeaux, à presque quatre mille, scandant « OUI, OUI, OUI ! » sur un
rythme tribal. Cela semble électriser mes congénères mais me fait plutôt
l’impression de l’armée de Néron en route pour saccager Rome. À ma
connaissance, la capacité à marcher sur les braises ne tient pas tant à
l’état d’esprit dans lequel on se trouve qu’à l’épaisseur de la plante de ses
pieds, c’est pourquoi je décide d’observer à distance respectable. Je suis
la seule à ne pas me lancer. La plupart des participants passent le test en
poussant des cris de triomphe. Ils sont pénétrés de l’esprit Tony Robbins.
Mais en quoi cela consiste-t-il, exactement ?
En gros, un état de supériorité – aux antipodes du complexe
d’infériorité étudié par Alfred Adler. Tony utilise le terme puissance
plutôt que supérieur (nous sommes désormais trop raffinés dans notre
quête de développement personnel pour nous en tenir à des concepts
sociaux aussi frustes, comme à l’aube de la culture de la personnalité),
mais tout ce qu’il incarne est à l’évidence un exemple de supériorité,
depuis sa façon de nous appeler « les filles et les gars » jusqu’aux
histoires qu’il raconte, avec ses grosses maisons et ses amis richissimes,
en passant par sa manière de dominer la foule – même physiquement. Sa
stature grand format est une partie importante de sa marque de fabrique.
Le titre de son livre le plus vendu, Réveillez le géant qui est en vous,
l’illustre d’ailleurs bien.
Son intellect est lui aussi impressionnant. Il a beau croire que les
études universitaires sont surévaluées (car, dit-il, on ne vous y enseigne
rien sur le corps et les émotions) et être lent à écrire son dernier livre (car
« plus personne ne lit »), il a réussi à assimiler les travaux de nombreux
psychologues et à les condenser en un spectacle incroyable, truffé de
messages réellement perspicaces que le public peut s’approprier.
Le génie de Tony tient en partie à sa promesse implicite d’aider ses
auditeurs à parcourir le même voyage de l’infériorité à la supériorité. Il
n’a pas toujours eu une vie aussi formidable, assure-t-il. Enfant, il était
malingre. Avant de travailler sa silhouette, il était en surpoids. Et avant
d’habiter ce château à Del Mar, en Californie, il louait un appartement si
petit qu’il était obligé de mettre sa vaisselle dans la baignoire. Ce qu’il
suggère alors, c’est que nous pouvons tous dépasser ce qui nous ralentit
dans la vie, et que même les introvertis peuvent apprendre à marcher sur
les braises en hurlant « OUI ».
L’autre versant de la méthode Tony, c’est le bon cœur. Jamais il ne
saurait inspirer autant de monde s’il ne se préoccupait pas vraiment de
permettre à chacun de grandir. Lorsqu’il est en scène, on a le sentiment
qu’il danse, qu’il chante et qu’il s’implique avec toute son énergie et tout
son cœur. Avec la foule à ses pieds, chantant et dansant à l’unisson, il y a
des moments où l’on ne peut s’empêcher d’aimer Tony, tout comme les
gens ont tout de suite aimé Barack Obama, dans un électrochoc de joie,
lorsqu’ils l’ont entendu parler pour la première fois de ses idéaux. Tony
disserte sur les différents besoins humains – l’amour, la sécurité, la
variété, et ainsi de suite. C’est l’amour qui le motive, dit-il. Et on le croit.
Mais le portrait ne s’arrête pas là. Durant tout le séminaire, il essaie
sans arrêt de nous vendre ses « produits dérivés ». Lui et son service
marketing se servent de ce séminaire UPW, dont les participants ont déjà
versé des sommes conséquentes, pour vanter les mérites d’autres
colloques aux noms plus affriolants les uns que les autres et à l’addition
salée : depuis « Rendez-vous avec le Destin » (cinq mille dollars)
jusqu’au forfait « Platinum » qui, pour quarante-cinq mille dollars, vous
donne le droit avec onze autres élus de partir en croisière dans les îles
avec Tony. De même, pendant la pause de l’après-midi, il déambule sur
scène avec son exquise épouse blonde à laquelle il chuchote des douceurs
à l’oreille – le meilleur moyen de « susciter un manque créatif », comme
le préconisait Dale Carnegie à ses vendeurs, il y a si longtemps.
Dans une autre intervention savamment conçue, Tony nous explique
les bénéfices financiers et émotionnels qu’il y a à « bien s’entourer » – et
un membre de son équipe enchaîne avec un discours vendeur sur le
forfait « Platinum » permettant de s’entourer de « l’élite de l’élite de
l’élite ».
En écoutant, je me demande pourquoi aucun des autres participants ne
semble s’offusquer ni même remarquer ces techniques de vente. Ils ont
presque tous à leurs pieds des sacs débordant de livres, de DVD et même
de portraits glacés grand format de Tony lui-même, prêts à être encadrés.
Le truc, avec Tony – et ce qui pousse irrésistiblement les gens à
acheter ses produits –, c’est qu’en bon vendeur, il croit à ce qu’il raconte.
Il ne voit apparemment aucune contradiction entre le fait de vouloir le
bien des gens et celui de vivre dans un château. Il réussit à nous
convaincre qu’il utilise ses dons de vendeur autant pour son gain
personnel que pour aider le plus de gens possible. Je connais d’ailleurs un
introverti très réfléchi, vendeur accompli qui anime lui-même des
séminaires de formation à la vente, qui jure que Tony Robbins lui a
permis non seulement de faire prospérer ses affaires, mais aussi de
progresser humainement. Lorsqu’il a commencé à participer à des
réunions de type UPW, raconte-t-il, il se concentrait sur la personne qu’il
voulait devenir et, à présent, quand il anime ses propres colloques, il est
cette personne. « Tony me donne de l’énergie, conclut-il. Et aujourd’hui,
quand je suis sur scène, je peux à mon tour en transmettre aux autres. »
Dans les premiers temps de la culture de la personnalité, on nous a
encouragés à nous forger un comportement extraverti pour des raisons
franchement égoïstes – notamment pour se démarquer de la masse dans
cette nouvelle société anonyme et compétitive. Pourtant, à l’heure
actuelle, on tend à considérer que cultiver l’extraversion fera de nous des
individus plus brillants socialement et meilleurs humainement.
C’est pourquoi le zèle de Tony Robbins et l’adoration que lui vouent
des centaines de milliers d’admirateurs ne sont pas considérés comme les
fruits d’un narcissisme ou d’un mercantilisme outranciers, mais comme
l’art de diriger par excellence. D’ailleurs, lorsque Tony avoue à la foule
qu’il a un temps envisagé de se porter candidat à la présidence des États-
Unis, le public se met à pousser des cris de liesse.
Pour autant, poser une équivalence entre leadership et
hyperextraversion a-t-il toujours du sens ? Pour le découvrir, je me suis
rendue à la Harvard Business School, institution qui se glorifie de repérer
et de former certains des hommes politiques et d’affaires les plus
éminents de notre temps.

Le mythe du leader charismatique : la Harvard Business School


et après

La première chose que je remarque en arrivant sur le campus de la


Harvard Business School, c’est la démarche des gens. Personne ne flâne,
personne ne traîne. On avance à grandes enjambées, d’un pas dynamique
et décidé.
Lorsque les étudiants se croisent, ils ne se contentent pas d’un signe de
tête – ils échangent des saluts animés et se demandent des nouvelles de
leur stage chez J.P. Morgan ou de leur trek en Himalaya.
Et les comportements sont les mêmes dans la salle d’accueil du
Spangler Center, le foyer des étudiants somptueusement décoré – les
murs sont tendus de soie verte du sol au plafond, les canapés en cuir sont
profonds, de gigantesques écrans plats Samsung diffusent en silence les
informations du campus, et du haut plafond pendent des lustres
étincelants. Les tables et les canapés sont pour la plupart sur les côtés,
laissant au centre un vaste podium vivement éclairé sur lequel défilent
jovialement les étudiants, visiblement sans se soucier d’être l’objet de
tous les regards. J’admire leur nonchalance.
Aussi incroyable que cela puisse paraître, les étudiants eux-mêmes
sont encore plus élégants que le décor. Personne n’a plus de deux kilos en
trop, des problèmes de peau, ou une tenue inadéquate. Les femmes
portent des jeans serrés, des chemisiers vaporeux ainsi que des escarpins
à bout ouvert et talons hauts qui font un cliquetis plaisant sur les parquets
cirés de Spangler. Certaines défilent comme des mannequins, à cela près
qu’elles sont souriantes et épanouies au lieu d’être distantes et
impassibles. Les hommes ont une allure soignée et une silhouette
sportive. Ils ont tous l’air naturellement prédisposés aux responsabilités,
mais d’une manière amicale.
Je m’assieds à côté de deux jeunes gens qui sont en pleine organisation
d’un itinéraire – les étudiants de HBS passent leur temps à coordonner
des tournées de bars, à planifier des fêtes, ou à décrire leur dernier
voyage extrême entrepris aux frais de la princesse. Lorsqu’on me
demande ce qui m’amène sur le campus, je réponds que je viens mener
des entretiens dans le cadre de l’écriture d’un livre sur l’introversion et
l’extraversion. Je n’ajoute pas qu’un de mes amis, lui-même ancien de
HBS, appelait jadis cet endroit « la capitale spirituelle de
l’extraversion ». Il se trouve que je n’ai même pas besoin de le leur dire.
« Bonne chance pour trouver un introverti par ici, annonce le premier
étudiant.
— Cette école est centrée sur l’extraversion, précise l’autre. Tout en
dépend : le diplôme autant que le statut. Ici, c’est la norme. Tout le
monde parle fort, est sociable et avenant.
— Il n’y a personne de plus contemplatif ? » je demande.
Ils me dévisagent tous deux curieusement.
« Je ne pourrais pas vous dire », finit par répondre le premier d’un ton
dédaigneux.
La Harvard Business School n’est en aucun cas un lieu ordinaire. Elle
a été fondée en 1908 à l’époque même où Dale Carnegie prenait la route
comme représentant de commerce, et seulement trois ans avant qu’il
donne son premier cours de prise de parole en public. L’école dit
« former des leaders qui changent le monde ». George W. Bush y a fait
ses études, de même qu’une impressionnante collection de directeurs de
la Banque mondiale, de ministres des Finances américains, de maires de
New York et de P-DG de multinationales telles que General Electric,
Goldman Sachs, Procter & Gamble – sans oublier Jeffrey Skilling, le
méchant du scandale Enron. Entre 2004 et 2006, 20 % des hauts cadres
du classement Fortune 500 étaient sortis de HBS.
Ce sont ces gens-là qui décident qui fait la guerre et quand ; ils jouent
un rôle majeur dans toutes les crises qui secouent aussi bien Wall Street
que la Maison-Blanche et le Capitole. Ils déterminent également la vie
quotidienne des salariés d’Amérique – depuis la taille de leur poste de
travail jusqu’au nombre de séances de « travail en équipe » auquel ils
auront droit par an. Vu l’étendue de leur influence, il ne m’a pas paru
inutile d’aller voir de plus près qui intègre cette école, et ce qu’on y
apprend.
L’étudiant qui me souhaite bonne chance pour dégotter un introverti
sur le campus de HBS croit sans doute qu’il n’y en a pas un seul. Ce
constat prouve qu’il ne connaît pas son camarade de première année Don
Chen. Je le rencontre moi-même à Spangler, où il a pris place sur un
canapé un peu à l’écart. Il a le profil HBS type – grand, avec de bonnes
manières, des pommettes saillantes, un sourire avenant et une coupe de
cheveux branchée de surfeur. À sa sortie, il aimerait trouver un poste
dans une société d’investissement de capital privé. Mais en discutant
avec Don, on finit par se rendre compte qu’il a une voix plus douce que
ses congénères, qu’il penche un peu plus la tête, et que son sourire est
plus nuancé. Don est un « introverti amer », comme il se désigne lui-
même avec bonne humeur – amer parce que plus il passe de temps à
HBS, plus il est convaincu qu’il ferait mieux de changer de tempérament.
Il aime avoir beaucoup de temps pour lui, ce qui est rigoureusement
impossible à HBS. Sa journée débute tôt le matin par une heure et demie
de « groupes d’étude » – une séance de travail en équipe fixe à laquelle la
participation est obligatoire (à HBS, les étudiants vont pratiquement aux
toilettes en équipe). Il passe le reste de la matinée en cours, assis avec
quatre-vingt-dix autres jeunes gens dans les gradins d’un amphithéâtre
lambrissé. Le professeur commence en général par désigner un élève qui
doit décrire le cas d’école du jour, fondé sur un scénario réel du monde
des affaires – par exemple un P-DG qui envisage de revoir la grille des
salaires de son entreprise.
L’essence de l’éducation à la HBS, c’est que les leaders doivent agir
avec confiance et prendre des décisions sans toujours disposer de toutes
les informations. Les méthodes d’enseignement tournent autour de cette
question immémoriale : quand on n’a pas tous les faits en main – comme
c’est souvent le cas –, faut-il attendre d’avoir réuni le maximum de
données pour agir ? Ou bien l’hésitation fait-elle courir le risque de
perdre la confiance de ses collaborateurs, et sa propre crédibilité ? La
réponse n’est pas évidente. En s’exprimant avec fermeté sur la base
d’informations erronées, on peut conduire son équipe à la catastrophe.
D’un autre côté, si l’on respire l’incertitude, le moral des troupes en pâtit,
les investisseurs deviennent frileux, et c’est toute l’organisation qui
menace de s’écrouler.
La méthode HBS se range implicitement du côté de l’assertivité : un P-
DG a beau ne pas savoir quelle est la meilleure voie, il doit tout de même
agir. On attend des étudiants de HBS qu’ils acquiescent à cette évidence.
Si ce n’est pas le cas, le travail en « groupes d’étude » est aussi censé
aguerrir l’élève réticent et l’aider à affiner sa stratégie. À la fin de
l’exposé, le professeur encourage les autres à intervenir. La moitié de la
note de ces étudiants et une partie considérable de leur statut social
dépendront de leur capacité à se jeter à l’eau. Celui qui intervient souvent
et avec conviction est dans la course ; dans le cas contraire, il est sur le
banc de touche.
La grande majorité s’adapte sans difficulté à ce modèle. Mais pas Don.
Il a du mal à se faire entendre dans les discussions collectives ; durant
certains cours, il ouvre à peine la bouche, et seulement lorsqu’il est
certain d’avoir quelque chose d’utile à ajouter. Avec ses amis HBS au
profil plus intériorisé, Don passe beaucoup de temps à parler de ces
interventions en classe. Quelle est la juste mesure ? S’opposer à la classe
entière nourrit-il sainement le débat, ou s’agit-il d’un comportement
arrogant et compétitif ? Certains d’entre eux envisagent de travailler leur
voix, naturellement plus douce que celles de leurs camarades.
L’école fait elle aussi de gros efforts pour faire sortir les étudiants
silencieux de leur réserve. Les professeurs ont également leurs « groupes
d’étude », séances au cours desquelles ils échangent des conseils pour
aiguillonner leurs élèves hésitants. Quand un étudiant n’a pas ouvert la
bouche à la fin du semestre, on considère que l’enseignant à tout autant
échoué que lui.
HBS propose même des pages d’informations sur le web, sur
lesquelles on apprend comment participer en classe. Les amis de Don y
postent volontiers des conseils pour les autres : « Parlez avec conviction.
Si vous ne croyez qu’à 55 % à ce que vous racontez, faites comme si
vous étiez sûr à 100 % », ou encore : « Si vous vous préparez seul pour
un cours, vous avez tout faux. À HBS, rien ne se fait seul. » C’est aussi le
credo du journal de l’école, The Harbus.
Pour Don, les dilemmes et la pression sociale se répètent à longueur de
journée : peut-il se ressourcer en déjeunant tranquillement chez lui, ou
bien faut-il rejoindre les autres à Spangler ? Doit-il participer au « happy
hour » en fin d’après-midi ? Suivre les autres à une soirée animée ? Les
étudiants de HBS sortent en groupes plusieurs fois par semaine,
m’explique Don. Il n’est pas obligatoire de se joindre à la masse ; mais
c’est pourtant ce que ressentent ceux qui ne sont pas portés sur les
activités de groupe.
« Ici, la vie sociale est un sport extrême, résume un des amis de Don.
Les gens sortent tout le temps. Si l’on ne se joint pas à eux, le lendemain
on a droit à “Mais tu étais où ?”. Je sors le soir comme si j’allais au
boulot. » Don a remarqué que les organisateurs des activités collectives –
happy hours, dîners, soirées de beuverie – se situent tout en haut de la
hiérarchie sociale. « Les professeurs nous répètent que nos camarades
seront là à notre mariage, m’apprend Don. Si on quitte l’école sans avoir
construit un énorme réseau social, on peut dire qu’on a raté son
expérience HBS. »
En se couchant le soir, Don est éreinté. Il se demande parfois pourquoi
il lui faut se donner tant de mal pour paraître extraverti. Don est sino-
américain et il a récemment fait un stage d’été en Chine. Il a été frappé
par la différence de comportement dans ce pays où il s’est senti beaucoup
plus à l’aise. Là-bas, on met l’accent sur l’écoute, on pose des questions
plutôt qu’on impose son point de vue, on fait attention aux besoins des
autres. Don a le sentiment qu’en Amérique, la conversation consiste à
raconter ses expériences en détail, alors qu’un Chinois sera soucieux de
ne pas monopoliser le temps de son interlocuteur avec des informations
insignifiantes. « Cet été, j’ai su pourquoi mes racines étaient là-bas »,
conclut Don.
Mais c’était en Chine et nous sommes à Cambridge, dans le
Massachusetts. De plus, Don Chen sortira de cette école pour entrer dans
une culture des affaires, univers où l’aisance verbale et la sociabilité sont
les deux marqueurs essentiels de la réussite. C’est un monde où l’on n’a
pas de temps à vous consacrer si vous ne tenez pas toujours prêt une
présentation Powerpoint et un « discours » convaincant. À moins d’être à
son compte ou en télétravail, la plupart des adultes évoluent dans un
environnement où il est important d’être extraverti, et problématique
d’être introverti. Aussi les gens travaillent-ils dur à leur image
d’ouverture, bien que cela leur coûte.
Même les milieux qui emploient des artistes, des designers ou d’autres
professions créatives donnent souvent la préférence à l’extraversion.
Comme me le disait sans sourciller la directrice des ressources humaines
d’un des plus gros groupes de médias : « On cherche à attirer des gens
créatifs, c’est-à-dire extravertis, drôles, et enthousiastes à l’idée de
travailler ici. »
Les marques appuient d’ailleurs explicitement leurs campagnes
publicitaires sur le « capital extraversion » de leurs produits. Ainsi la
société Nike a-t-elle fondé une grande partie de son succès sur son slogan
« Just Do It » (« Lance-toi »).

Pourtant, même à la Harvard Business School, certains signaux


semblent indiquer que l’on fait fausse route en valorisant un modèle
économique où les réponses hâtives et assurées prennent le dessus sur la
prise de décision lente et intériorisée.
À chaque rentrée, les nouvelles recrues doivent se plier à un jeu de
rôles élaboré appelé « Survie en milieu subarctique ». Le jeu débute par
une mise en contexte : « Nous sommes le 5 octobre, il est
approximativement 14 h 30, et votre hydravion vient juste de s’écraser
sur la rive est du lac Laura, dans la région subarctique au nord de la
frontière du Québec et de Terre-Neuve. » Les étudiants se répartissent en
petits groupes, et on leur demande d’imaginer qu’ils ont réussi à sauver
quinze objets de l’appareil – une boussole, un sac de couchage, une
hache, et ainsi de suite. On leur dit alors de trier ces articles par ordre
d’importance pour la survie du groupe. Ils se livrent d’abord
individuellement à ce classement, puis en équipe. On compare ensuite
leurs résultats à ceux d’un expert pour évaluer leur réussite. Et pour finir,
ils regardent un enregistrement vidéo des discussions de leur groupe pour
juger de la qualité de dialogue entre eux.
Le but de l’exercice est de leur enseigner la synergie de groupe, notion
qui suppose un meilleur résultat dans le classement collectif des objets
qu’individuellement. Le groupe échoue donc dès que l’un de ses
membres obtient à lui seul un score supérieur à celui de l’équipe. Et c’est
exactement ce qui les guette lorsqu’ils accordent trop de prix à
l’assertivité.
L’un des camarades de Don avait la chance de compter dans son
équipe un jeune homme ayant une grande expérience des régions
forestières du grand Nord. Il débordait de bonnes idées sur la manière de
classer ces objets. Mais son groupe ne l’a pas écouté car il était trop
mesuré dans son expression.
Ce petit jeu n’est pas aussi anodin qu’il peut y paraître au premier
abord. J’en ai discuté avec le professeur Quinn Mills, enseignant à HBS
en stratégie du leadership, un homme à la voix sonore et qui sait l’utiliser
à ses fins. Pour lui, la méthode HBS « implique que les leaders sachent se
faire entendre ». Néanmoins, il m’a aussi décrit le phénomène connu sous
le nom de « malédiction du vainqueur », dans lequel deux compagnies
surenchérissent pour en acquérir une troisième, jusqu’à ce que le prix
monte si haut qu’il ne s’agisse plus d’une compétition économique, mais
d’une lutte des ego. Pas question de laisser gagner le concurrent, et le
gagnant finit par acheter la compagnie cible pour un montant exorbitant.
« Ce sont ceux qui ont de l’assurance qui remportent la mise en général,
conclut le professeur Mills. On voit ça tout le temps. Et ils se
demandent : “Comment a-t-on pu payer un prix pareil ?” On se rassure en
se disant qu’on s’est laissé embarquer par la situation, mais c’est faux. Ce
qui embarque les gens, c’est l’autorité et l’assurance. Le risque pour nos
étudiants, c’est justement qu’ils sont très bons à ce jeu-là. Pourtant cela
ne signifie pas qu’ils s’y prennent comme il faut. »
Si l’on estime que les introvertis ont en gros le même nombre de
bonnes idées que les extravertis, cela voudrait dire que, trop souvent, les
mauvaises idées exprimées avec conviction l’emportent sur les bonnes.
C’est ce que confirment les experts en dynamique de groupe. Les
individus bavards sont considérés comme plus intelligents que les
discrets, même si des tests d’intelligence poussés révèlent l’inexactitude
de cette perception. Plus quelqu’un parle, plus il attire l’attention du
groupe, ce qui veut dire entre autres qu’il gagne en puissance à mesure
que la réunion progresse. Parler vite est également un atout, cela fait
paraître plus compétent et plus séduisant.
Ce sentiment serait parfait si le fait de parler plus avait un lien
quelconque avec la perspicacité, ce que réfute le résultat des recherches.
L’armée américaine a un nom pour ce phénomène : « Le car pour
Abilène. » Le colonel à la retraite Stephen J. Gerras, professeur en
sciences comportementales au U.S. Army War College, l’a raconté
en 2008 dans le journal des anciens de Yale : « C’est une famille qui
s’ennuie sous sa véranda par un après-midi étouffant, au Texas. Alors,
quelqu’un dit : “Et si on prenait le car pour Abilène ?” Une fois qu’ils
sont tous arrivés à Abilène, l’un d’eux avoue : “En fait, je ne voulais pas
vraiment venir.” Et le suivant répond : “Moi non plus ! Je t’ai suivi parce
que je croyais que toi tu avais envie de venir”, et ainsi de suite. Dans
l’armée, quand le membre d’un groupe dit : “Je crois qu’on est tous en
train de prendre le car pour Abilène”, il sort le drapeau rouge. Ça arrête
net une conversation. C’est un élément très puissant, dans notre culture. »
L’anecdote du « car pour Abilène » révèle notre tendance à suivre ceux
qui initient l’action – quelle qu’elle soit. Il en va de même avec les
orateurs dynamiques. Le risque est de privilégier la forme sur le fond, les
qualités de présentation sur le talent. Comme le déplore le
neuroscientifique et économiste Gregory Berns dans son livre Iconoclast,
il est fréquent que la prise de décision économique soit emportée non pas
par ceux qui ont le plus de bonnes idées, mais par ceux qui savent le
mieux les présenter.
Pour donner tort au modèle de réussite par l’assertivité enseigné à
HBS, les rangs des P-DG les plus en vue sont remplis d’introvertis ;
citons notamment : Charles Schwab, Bill Gates, Brenda Barnes (P-DG de
Sara Lee), et James Copeland, ancien P-DG de Deloitte Touche
Tohmatsu. « Parmi les dirigeants les plus éminents que j’ai rencontrés et
avec lesquels j’ai travaillé au cours des cinquante dernières années,
commente Peter Drucker, gourou du management, certains s’enfermaient
dans leur bureau alors que d’autres étaient ultrasociables. Certains étaient
rapides et impulsifs tandis que d’autres prenaient le temps d’étudier la
situation et étaient lents à la prise de décision… Le seul et unique trait de
caractère qu’avaient en commun ces surdoués, c’est leur peu ou leur
absence de charisme – ils semblaient ignorer jusqu’à l’existence de ce
terme. » Pour corroborer cette conclusion, Bradley Agle, professeur en
management à l’université Brigham Young, a étudié les P-DG de cent
vingt-huit grosses compagnies et a découvert que ceux considérés comme
charismatiques par leur comité de direction et leurs cadres avaient de plus
gros salaires, mais pas de meilleurs résultats.
On a tendance à surestimer la nécessité pour un patron d’être
extraverti. « Dans une entreprise, la plupart des décisions se prennent en
petit comité et à distance, par écrit ou vidéo, m’a expliqué le professeur
Mills. Cela ne se fait pas en face de grandes assemblées. Bien sûr, il faut
en être capable : pas question quand on est P-DG d’une grosse entreprise
de blêmir au moment de s’adresser à ses troupes. Mais ce n’est pas une
situation très courante. J’ai connu beaucoup de chefs de grosses
entreprises très introspectifs, et à qui les interventions publiques
coûtaient beaucoup de travail. »
Mills fait ensuite référence à Lou Gerstner, P-DG mythique d’IBM.
« Il a fait ses études ici. Je ne sais pas comment il se décrirait lui-même.
Il est bien obligé de faire de grands discours, et il a l’air calme dans ces
occasions-là. Cependant, mon impression, c’est qu’il est infiniment plus
à l’aise devant des petits groupes. C’est le cas d’une grande partie de ces
gars-là, d’ailleurs. Pas tous, mais un très grand nombre d’entre eux. »
En effet, selon une célèbre étude menée par le théoricien du
management Jim Collins, la plupart des compagnies les plus
performantes de la fin du XXe siècle étaient dirigées par ce qu’il appelle
des « Leaders de niveau 5 ». Ces P-DG hors du commun étaient connus
non pas pour leur charisme flamboyant mais pour leur extrême humilité,
combinée à une volonté professionnelle exceptionnelle. Dans son livre
culte, De la performance à l’excellence, Collins relate l’histoire de
Darwin Smith qui, en vingt ans à la tête de Kimberly-Clark, propulsa la
compagnie en première place sur le marché mondial du papier et
engendra des retours sur actions plus de quatre fois plus élevés que la
moyenne du marché.
Smith était un homme timide et bien élevé, à la mise discrète et qui
passait ses vacances à retaper sa ferme dans le Wisconsin. Lorsqu’un
journaliste du Wall Street Journal lui demanda de qualifier son mode de
management, il lui fallut un temps infini pour répondre : « excentrique ».
Mais sa réserve cachait une résolution de fer. Peu après avoir été nommé
P-DG, il prit une décision spectaculaire : il vendit les usines qui
produisaient le papier enduit, moteur de la marque, pour investir dans les
papiers de consommation, pour lesquels il entrevoyait un avenir plus
prometteur. Tout le monde y vit une énorme erreur, et Wall Street
rétrograda l’action Kimberly-Clark. Pourtant, sans se laisser émouvoir,
Smith persista dans sa décision. Résultat, la compagnie prospéra et
devança rapidement la concurrence. Quand on l’interrogea plus tard sur
sa stratégie, Smith répondit seulement qu’il n’avait jamais cessé
d’essayer de se montrer à la hauteur de la tâche.
Collins n’avait pas entamé son étude avec une idée préconçue sur les
patrons introvertis. Il cherchait simplement à définir quelles étaient les
qualités qui caractérisaient les compagnies les plus compétitives. Il en
sélectionna onze qu’il passa au crible. Il commença par éluder la
personnalité du P-DG, pour éviter les conclusions simplistes. Mais
lorsqu’il analysa ce que ces firmes avaient en commun, il lui fallut bien
constater que cet aspect était flagrant. Toutes sans exception étaient
dirigées par un homme réservé avec un profil similaire à celui de Darwin
Smith. Les collaborateurs de ces hommes les décrivaient comme
introvertis, humbles, modestes, réservés, timides, d’un naturel doux, ne
se mettant jamais en avant et discrets.
Pour Collins, la leçon à en tirer est limpide : pour transformer une
entreprise, nul besoin d’une personnalité surdimensionnée. Il faut un
patron qui construise non pas son propre ego, mais l’institution dont il a
la responsabilité.

En quoi les dirigeants introvertis agissent-ils différemment – et parfois,


pour le mieux – de leurs homologues extravertis ?
J’ai reçu une réponse à cette question par Adam Grant, professeur de
management à Wharton, qui a passé un temps considérable à interroger
les cadres et les chefs militaires de Fortune 500 – depuis Google jusqu’à
l’armée américaine en passant par la marine. Pour lui, les recherches
existantes qui tendaient à relier postes de direction et extraversion ne
reflétaient pas la situation réelle. Grant me raconta l’histoire d’un
lieutenant-colonel de l’U.S. Air Force – le grade juste en dessous de celui
de général – commandant des milliers d’hommes et de femmes, et chargé
de la protection d’une base de missiles haute sécurité. Cet homme était
l’un des plus grands introvertis sociaux qu’ait rencontré Grant, tout
comme l’un des dirigeants les plus talentueux. Quand il se trouvait trop
en contact avec les autres, il perdait de sa concentration, aussi se gardait-
il du temps pour réfléchir et se ressourcer. Il s’exprimait de manière
calme, sans grande variation dans ses inflexions de voix ou dans ses
expressions. Il trouvait beaucoup plus intéressant d’écouter et de récolter
des informations plutôt que d’affirmer son avis ou de dominer une
conversation.
Il était aussi très admiré ; lorsqu’il parlait, tout le monde l’écoutait.
Cela n’avait en soi rien d’exceptionnel car, à ce niveau de la hiérarchie
militaire, on est censé se faire entendre. Néanmoins, dans le cas de ce
lieutenant-colonel, me rapporta Grant, ce n’était pas seulement son
autorité officielle qui forçait le respect, mais aussi sa manière de
commander : il soutenait ses employés dans leurs efforts de prise
d’initiatives. Il donnait voix au chapitre à ses subordonnés dans les
décisions-clés, mettait en œuvre les idées les plus solides, tout en faisant
bien sentir que c’était de lui que dépendait la décision finale. Peu lui
importait d’être reconnu, ou même d’avoir la mainmise sur tout ; il se
contentait d’assigner les tâches à ceux qui les accompliraient le mieux.
Pourquoi les travaux qu’étudiait Grant ne reflétaient-ils pas les talents
de ce lieutenant-colonel et de ses semblables ? Il avait une petite idée de
la réponse. Tout d’abord, en regardant de plus près les études existantes
sur la personnalité et le leadership, il découvrit que la corrélation entre
extraversion et leadership était faible. Ensuite, les conclusions de ces
recherches s’appuyaient souvent sur la perception de ce qui faisait un bon
leader, et non pas sur des résultats objectifs. Or, les avis personnels ne
sont la plupart du temps que le reflet de préjugés culturels.
Ce qui intriguait davantage Grant, c’est le fait que les travaux
disponibles ne tenaient pas compte des différents types de situations
auxquels se trouvait confronté un patron. Son hypothèse était que
certaines organisations ou certains contextes s’accordaient mieux à un
mode de direction introverti, et d’autres, à une approche extravertie ;
mais les études disponibles ne se lançaient pas dans ce genre de
distinction.
Selon lui, les patrons extravertis sont à même de stimuler les résultats
d’un groupe lorsque les employés sont passifs, tandis que les patrons
introvertis ont de meilleurs bilans avec des collaborateurs proactifs. Pour
mettre son idée à l’épreuve, avec ses deux collègues – le professeur
Francesca Gino, de la Harvard Business School, et David Hofman, de la
Kenan-Flagler Business School, à l’université de Caroline du Nord –, il
mit au point et mena deux études ciblées.
Dans la première, Grant et ses collègues ont analysé les données
relevées dans l’une des cinq plus grandes chaînes américaines de pizza.
Ils ont découvert que les profits hebdomadaires des magasins tenus par
des gérants extravertis étaient 16 % plus élevés que ceux des gérants
introvertis – mais seulement lorsque les employés étaient du type passif
et tendaient à faire leur travail sans prendre d’initiatives. Les patrons
introvertis avaient pour leur part des résultats parfaitement opposés.
Quand leurs collaborateurs essayaient activement d’améliorer les
procédures de travail, leurs résultats dépassaient ceux des patrons
extravertis de plus de 14 %.
Dans la seconde étude, l’équipe de Grant répartit cent soixante-trois
étudiants de fac en groupes chargés de plier le plus de T-shirts possible en
dix minutes. À l’insu des autres participants, chaque équipe comptait
deux comédiens. Dans certaines, ceux-ci se comportaient de manière
passive et suivaient docilement les instructions du chef. Dans d’autres,
l’un des deux comédiens disait : « Je me demande s’il n’y aurait pas une
manière plus efficace de procéder », et le deuxième répondait qu’il avait
un ami au Japon qui connaissait un moyen bien plus rapide de plier. « Ça
me prendra une ou deux minutes de vous montrer, disait-il au chef
d’équipe, mais est-ce que ça ne vaut pas la peine d’être tenté ? »
Les résultats furent frappants. Les chefs d’équipe introvertis étaient
à 20 % plus enclins à suivre les suggestions du comédien – et leurs
groupes eurent en moyenne des bilans de 24 % plus élevés que ceux des
chefs d’équipe extravertis. Néanmoins, lorsque les membres du groupe
n’étaient pas proactifs – et se contentaient de suivre les directives sans
suggérer de meilleure méthode – les équipes des extravertis avaient des
chiffres supérieurs de 22 %.
Pourquoi l’efficacité de ces dirigeants introvertis tient-elle au caractère
passif ou proactif de leurs employés ? Pour Grant, c’est lié à leur
inclination naturelle à écouter les autres et au peu de goût qu’ils ont pour
la domination sociale ; aussi sont-ils plus susceptibles de prêter attention
aux suggestions et de les mettre en œuvre. Ayant tiré profit du talent de
leurs coéquipiers, ils peuvent ainsi les encourager de plus belle à prendre
des initiatives. Autrement dit, les patrons introvertis créent un cercle
vertueux de proactivité. Dans l’étude sur le pliage de T-shirts, les
participants ont perçu les chefs d’équipe introvertis comme plus ouverts
et réceptifs à leurs idées, ce qui les a motivés à travailler plus dur.
Les extravertis, en revanche, sont parfois tellement centrés sur le fait
d’apposer leur marque sur les événements qu’ils risquent de passer à côté
des bonnes idées des autres, ce qui incite leurs collègues à s’installer dans
la passivité. Cependant, avec leur tendance naturelle à inspirer les
troupes, ces extravertis obtiendront de meilleurs résultats avec des
employés passifs.
Ce genre d’études n’en est encore qu’à ses balbutiements mais elles
pourraient se développer rapidement. Grant est particulièrement excité
par les implications de la sienne car les employés proactifs, aptes à saisir
les occasions qui se présentent dans un environnement de travail sans
arrêt en mouvement sans attendre les directives de leur chef, deviennent
un atout de plus en plus décisif pour la réussite d’une entreprise.
Comprendre comment optimiser les contributions de ses collaborateurs
est un élément-clé du management. De même, il est important pour les
entreprises de placer de bons orateurs ainsi que des gens capables
d’écouter aux postes de direction.
D’après Grant, la presse populaire ne cesse de suggérer aux patrons
introvertis de s’exercer davantage aux interventions publiques, et de
sourire plus. Mais ce que ses recherches tendent à montrer, c’est que sur
au moins un point important – encourager ses employés à prendre des
initiatives –, les patrons introvertis font bien d’écouter leurs penchants
naturels. Les extravertis, quant à eux, seraient bien avisés « de mettre
plus l’accent sur la réserve et l’introspection ». En somme, d’apprendre à
s’asseoir pour que d’autres puissent se lever.
Exactement comme le fit Rosa Parks.

Avant ce fameux jour de décembre 1955 où elle refusa de céder sa


place dans le bus de Montgomery, Rosa Parks travailla dans l’ombre
pendant des années pour la NAACP (Association nationale pour
l’avancement des gens de couleur), et se forma même à la résistance non
violente. De nombreuses expériences avaient inspiré cette prise de
position politique. Par exemple le jour où le Ku Klux Klan défila devant
chez elle, alors qu’elle était enfant. Ou bien la fois où, à la fin de la
Seconde Guerre mondiale, alors qu’il avait sauvé la vie de soldats blancs,
son frère, soldat dans l’armée américaine, se fit cracher dessus à son
retour chez lui. Ou encore cette affaire où un jeune livreur noir de dix-
huit ans fut victime d’un coup monté, et envoyé à la chaise électrique
pour un viol qu’il n’avait pas commis. Parks organisait les fichiers de la
NAACP, référençait les cotisations des membres et faisait la lecture aux
gamins de son quartier. Elle était appliquée et respectable, mais personne
ne la voyait comme un chef de guerre. Elle avait plutôt l’étoffe d’un
fantassin.
Peu de gens savent que, douze ans avant son altercation avec ce
chauffeur de bus de Montgomery, elle avait déjà eu affaire à cet homme,
peut-être même dans ce véhicule précis. C’était un après-midi de
novembre en 1943, et Parks était montée par la porte avant car le bus
était plein et la porte arrière était bloquée. Le chauffeur, un raciste notoire
du nom de James Blake, lui ordonna de repasser par-derrière, et entreprit
de la jeter hors du véhicule. Elle répondit calmement qu’elle allait sortir
d’elle-même. « Descends de mon bus », lui aboya Blake en réponse.
Parks s’exécuta, non sans avoir intentionnellement laissé tomber son
porte-monnaie en sortant et s’être assise à une place « blanche » pour le
ramasser, accomplissant ainsi intuitivement un acte de résistance passive.
C’était plus de dix ans avant que Martin Luther King ne popularise la
notion de non-violence et bien plus longtemps encore avant que Parks ne
se lance elle-même dans la désobéissance civile. Mais, comme l’écrit son
biographe, l’historien Douglas Brinkley, « ces principes étaient en
parfaite adéquation avec la personnalité de Parks ».
Elle fut tellement révoltée par l’attitude de Blake qu’elle refusa de
mettre le pied dans son bus pendant douze ans. Le jour où elle se décida
finalement à y monter de nouveau, ce jour qui fit d’elle la « mère du
mouvement des droits civiques », elle le fit apparemment par simple
inattention.
En réalité, c’est dans les conséquences judiciaires de cet acte de
courage isolé que la force tranquille de Rosa Parks se révéla dans tout
son éclat. Les chefs de file locaux des droits civiques la pressèrent
d’attaquer en justice la compagnie de transports. C’était là une décision
de taille. Parks avait une mère malade qui dépendait d’elle. En allant
devant les tribunaux, elle perdrait son travail et son mari aussi. Il y avait
également un risque réel qu’elle se fasse « pendre au plus haut poteau
téléphonique de la ville », la mirent en garde sa mère et son mari.
Pourtant, par son profil même, Rosa était la plaignante idéale. Non
seulement parce qu’elle était une fervente chrétienne et une citoyenne
irréprochable, mais aussi parce qu’elle était douce de caractère. Et c’est
justement sa force tranquille qui la rendait inattaquable. Le genre de
martyr que Dieu n’abandonnerait pas, comme le résume Brinkley.
Parks se résolut finalement à attaquer. Elle se montra également à un
ralliement organisé le soir du procès, celui-là même où le jeune Martin
Luther King Jr., qui dirigeait alors la toute nouvelle Montgomery
Improvement Association, exhorta la communauté noire de la ville à
boycotter les bus. « Puisque cela était inévitable, déclara-t-il, je suis
heureux que ce soit arrivé à quelqu’un comme Rosa Parks, car nul ne
peut douter de son intégrité sans bornes. Nul ne peut douter de la
grandeur de sa personne. Mme Parks ne se met pas en avant, pourtant elle
est d’une grande intégrité et a du caractère. »
Quelques mois plus tard, Parks accepta d’accompagner King et
d’autres figures des droits civiques dans une tournée de levée de fonds.
Tout le long, elle souffrit d’insomnies, d’ulcères et de mal du pays. Elle
rencontra son idole, Eleanor Roosevelt, qui décrivit ainsi leur entrevue
dans sa chronique : « C’est une personne très douce et réservée, et il est
difficile d’imaginer qu’elle ait pu prendre position avec tant d’assurance
et d’indépendance. » Lorsque le boycott prit fin, plus d’un an après, et
que la Cour suprême contraignit les bus à pratiquer l’intégration raciale,
la presse oublia Rosa Parks. Le New York Times consacra deux fois sa
une à Martin Luther King sans même mentionner son nom à elle, et elle
n’apparut jamais sur les photos de victoire prises devant des bus. Elle
s’en moquait. Le jour où la loi passa, elle préféra rester chez elle à
s’occuper de sa mère.

L’expérience de Rosa Parks nous rappelle de manière frappante la


chance que nous avons eue, à travers l’Histoire, d’avoir des meneurs qui
ne cherchaient pas à être au devant de la scène. Ainsi, selon certaines
interprétations, Moïse n’était pas le genre d’homme culotté et bavard qui
organise des sorties de groupe et fait de grands discours à la Harvard
Business School. Au contraire, selon les critères d’aujourd’hui, il serait
considéré comme horriblement timide. Il bégayait et trouvait qu’il
s’exprimait mal. Le Livre des Nombres le décrit comme « très doux, plus
que tous les hommes qui étaient sur la face de la Terre ».
Lorsque Dieu lui apparut la première fois sous la forme d’un buisson
ardent, Moïse était employé comme berger par son beau-père ; il n’était
même pas assez ambitieux pour posséder son propre troupeau. Et quand
Dieu lui révéla sa mission de libérateur des Juifs, Moïse sauta-t-il sur
cette occasion ? Il répondit plutôt qu’on devrait envoyer quelqu’un
d’autre. « Qui suis-je pour aller trouver Pharaon ? plaida-t-il. Je ne suis
pas un homme éloquent. J’ai la bouche pesante et la langue pesante. »
Ce n’est qu’au moment où Dieu l’associa à son frère extraverti, Aaron,
que Moïse accepta la mission. Il écrirait les textes en coulisse, comme
Cyrano de Bergerac. Ce serait Aaron qui les déclamerait en public.
« C’est lui qui parlera pour toi au peuple ; il te servira de bouche, et toi,
tu lui tiendras lieu de Dieu. »
Accompagné d’Aaron, Moïse mena les Juifs hors d’Égypte, les installa
dans le désert pour les quarante années qui suivirent, et rapporta les dix
commandements du mont Sinaï. Il fit tout ça en se servant de forces
généralement associées à l’introversion : en gravissant une montagne en
quête de sagesse, puis en retranscrivant fidèlement sur deux tablettes de
pierre tout ce qu’il y avait appris.
Nous avons tendance à nous représenter Moïse d’après les récits de
l’Exode (dans le film-culte de Cecil B. De Mille, Les Dix
Commandements, il est montré comme une personnalité truculente qui se
charge de tout, sans aucune aide de la part d’Aaron). Nous ne nous
demandons pas pourquoi Dieu choisit pour prophète un bègue qui
craignait furieusement de parler devant les foules, alors que c’est
précisément ce que nous devrions faire. Le livre de l’Exode ne donne pas
beaucoup d’explications mais ce récit suggère que l’introversion est le
pendant nécessaire de l’extraversion, que le moyen d’expression n’est
pas le message lui-même et, enfin, que si le peuple a suivi Moïse, c’est
parce que ses paroles étaient profondes, et non parce qu’il les exprimait
avec grandiloquence.

Aujourd’hui, c’est un autre type de leader introverti qui émerge à


travers Internet. Si l’on considère le profil des « connecteurs » – ces gens
qui ont un don naturel pour réunir les gens et un instinct très sûr pour se
tisser un réseau social –, on pense naturellement à quelqu’un d’ouvert, de
bavard, voire d’envoûtant. Penchons-nous toutefois sur le cas de Craig
Newmark – un homme modeste et cérébral, petit, chauve, avec des
lunettes –, qui fut ingénieur système chez IBM pendant dix-sept ans.
Avant cela, il nourrissait une passion dévorante pour les dinosaures, les
échecs et la physique. Le genre de voisin qui, dans l’avion, ne décolle pas
le nez de son livre de tout le vol.
Pourtant, Newmark se trouve être le fondateur et le principal
actionnaire de Craigslist, le site qui – voyez-vous ça – met les gens en
relation les uns avec les autres. Depuis le 28 mai 2011, Craigslist est le
septième plus gros site Internet de langue anglaise dans le monde. Ses
utilisateurs se répartissent dans plus de sept cents villes, dans soixante-
dix pays, et ils viennent y chercher un emploi, une rencontre, ou même
un donneur de rein. Ils intègrent des groupes de musique. Ils lisent les
haïkus de parfaits inconnus. Ils avouent leurs infidélités. Newmark décrit
son site non pas comme un réseau d’affaires mais comme un service
public.
« Connecter les gens entre eux pour permettre au monde d’aller mieux
avec le temps, voilà la plus belle valeur spirituelle possible », a-t-il
expliqué. Après l’ouragan Katrina, Craigslist a aidé des familles
démunies à retrouver un toit. Pendant la grève massive des transports en
commun à New York en 2005, Craigslist était le site où aller pour
dénicher des listes de covoiturage. Comme l’écrivait à l’époque un
blogueur : « Encore une crise, et c’est Craigslist qui prend les
commandes de la communauté. Comment Craig réussit-il à influer ainsi
sur les vies de tant de gens, sur tant de plans ? Et comment les utilisateurs
du site font-ils pour avoir un tel impact les uns sur les autres ? »
Voici une piste de réponse : les médias sociaux ont rendu possibles de
nouvelles formes de leadership pour des tas de gens qui n’entreraient pas
dans le moule de la Harvard Business School.
Le 10 août 2008, Guy Kawasaki, auteur à succès, conférencier,
entrepreneur infatigable et légende de la Silicon Valley, postait le
message Twitter suivant : « Vous aurez peut-être du mal à le croire, mais
je suis un introverti. J’ai un “rôle” à jouer, pourtant, fondamentalement,
je suis un solitaire. » Ce tweet de Kawasaki enflamma instantanément le
réseau social. « À l’époque, se souvient un blogueur, l’avatar de Guy le
représentait portant un boa rose lors d’une énorme fête organisée chez
lui. Guy Kawasaki, un introverti ? Il y a comme un bug. »
Il fut bientôt suivi par Pete Cashmore, fondateur de Mashable, le guide
Internet des médias sociaux. « Est-ce qu’il n’y aurait pas là une ironie
folle si les inventeurs du mantra “l’important, c’est les gens”, n’aimaient
finalement pas tant que ça rencontrer beaucoup de monde à la fois dans la
vraie vie ? Peut-être les médias sociaux nous offrent-ils la maîtrise dont
nous manquons dans les relations en face à face : l’écran devient une
barrière entre le monde et nous », posta-t-il sur son compte. Puis, il fit
clairement son coming out social : « Qu’on m’enferme avec Guy chez les
introvertis. »
Des études ont en effet montré que les introvertis ont plus tendance
que les extravertis à exprimer en ligne des détails intimes les concernant,
que même leur famille et leurs amis seraient surpris de découvrir. Ils se
sentent davantage capables de dévoiler leur « vrai moi » sur Internet, et
passent beaucoup de temps sur certains forums. Pour eux, la
communication numérique est une aubaine. Quelqu’un qui n’oserait pas
lever la main dans une assemblée de deux cents personnes peut en
toucher deux mille ou deux millions en un clin d’œil. Et celui qui
éprouve des difficultés à se présenter à des inconnus trouve plus facile de
poser sa présence en ligne et ensuite d’étendre ces liens dans le monde
réel.

Que se serait-il passé si l’expérience de « Survie en milieu


subarctique » avait été menée en ligne, permettant ainsi de tirer profit des
idées de tous – y compris des Rosa Parks, des Craig Newmark et des
Darwin Smith ? Ou s’il s’était agi d’un groupe de proactifs dirigés par un
introverti capable de les encourager sereinement à apporter leur
contribution ? Ou bien si un introverti et un extraverti s’étaient partagé la
tâche, comme Rosa Parks et Martin Luther King Jr.? Auraient-ils pu
atteindre le même résultat ?
Nul ne peut le dire. À ma connaissance, personne n’a encore poussé
une étude si loin – ce qui est fort dommage. En outre, on comprend que
le modèle de leadership enseigné à la HBS accorde une telle importance
à la confiance en soi et à la rapidité de décision, deux atouts pour
s’imposer lorsqu’on doit influencer les autres. La détermination inspire
confiance alors que l’hésitation (même si elle n’est qu’apparente) peut
menacer le moral des troupes.
Le tout est de ne pas pousser ces principes trop loin et de constater
que, dans certaines circonstances, une manière de diriger plus modeste et
réservée peut se révéler autant voire plus efficace.
3.

Quand collaborer tue la créativité

L’essor de la nouvelle pensée de groupe et le bénéfice du travail


en solo
« Je suis un cheval à atteler seul, je ne suis fait ni pour le tandem,
ni pour le travail en équipe… car je sais pertinemment que pour
atteindre un but précis, il est impératif qu’une seule et même
personne se charge de la réflexion et du commandement. »
ALBERT EINSTEIN

Le 5 mars 1975 au soir, à Menlo Park, en Californie. Dans le froid et le


crachin, trente ingénieurs qui ne paient pas de mine se sont donné rendez-
vous dans le garage d’un de leurs collègues au chômage nommé Gordon
French. Ils se font appeler le Homebrew Computer Club (le club de
l’ordinateur fait maison), et c’est leur première réunion. Leur mission :
rendre l’ordinateur accessible à tout un chacun – une tâche d’envergure à
une époque où la plupart des ordinateurs sont des machines de la taille
d’une voiture que seules les universités et les grosses sociétés peuvent
s’offrir.
Le garage est balayé de courants d’air mais, malgré le temps humide,
les ingénieurs laissent les portes ouvertes pour que les gens puissent
circuler librement. C’est alors qu’arrive un jeune homme de vingt-quatre
ans, concepteur de calculatrices pour Hewlett-Packard. Il porte des
lunettes, a un air sérieux, les cheveux aux épaules et une barbe brune. Il
s’assied sur une chaise et écoute tranquillement les autres s’émerveiller
autour d’un modèle à monter soi-même appelé Altair 8800 qui a
récemment fait la couverture de la revue Popular Electronics. L’Altair
n’est pas vraiment un ordinateur personnel ; il est compliqué d’usage, et
ne passionne que les illuminés capables de se réunir dans un garage par
un mercredi soir pluvieux pour discuter de puces électroniques. Mais
c’est un premier pas important.
Ce jeune homme, prénommé Steve Wozniak, est fou de joie d’entendre
parler de l’Altair. Depuis ses trois ans, il est obsédé par l’électronique. À
onze ans, il est tombé sur un article ayant pour sujet le premier
ordinateur, l’ENIAC (pour Electronic Numerical Integrator and
Computer). Depuis ce jour, son rêve est de construire une machine si
petite et si maniable qu’on puisse la garder chez soi. Or, assis là dans ce
garage, il lui apparaît que le Rêve – celui auquel il met une majuscule –
pourrait bien se concrétiser un jour.
Comme il le racontera plus tard dans ses mémoires, iWoz, Wozniak est
aussi très enthousiaste de se retrouver entouré de ses semblables. Pour la
grande famille des Homebrew, l’ordinateur est un instrument de justice
sociale, et c’est aussi sa conviction à lui. Lors de cette première réunion,
il n’adresse la parole à personne – il est bien trop timide pour cela. En
revanche, ce soir-là en rentrant chez lui, il conçoit son premier schéma
d’ordinateur personnel, avec un clavier et un écran comme ceux que nous
utilisons aujourd’hui. Trois mois plus tard, il construit un prototype de
cette machine. Et dix mois après cela, avec Steve Jobs, il fonde Apple
Computer. Aujourd’hui, Steve Wozniak est une icône dans la Silicon
Valley – à San José, en Californie, il y a même une rue baptisée Woz’s
Way –, et on le surnomme parfois l’âme technique d’Apple. Avec le
temps, il a appris à s’ouvrir et à parler en public. Il a même été candidat à
l’émission Danse avec les stars où il a fait preuve d’un mélange touchant
de raideur et de bonne humeur. J’ai assisté une fois à une intervention de
Wozniak, dans une librairie à New York. Une foule considérable s’y était
précipitée et tous avaient en main leur manuel d’utilisation Apple des
années 1970, en hommage à tout ce que Wozniak avait fait pour eux.

Mais le crédit n’en revient pas à Wozniak seul ; il faut rendre son dû à
Homebrew. Wozniak identifie cette première réunion comme le
commencement de la révolution informatique et l’une des soirées les plus
importantes de sa vie. Si on voulait reproduire les conditions qui le
rendirent tellement productif, on devrait se tourner vers Homebrew et ses
membres dévoués à une même cause. On pourrait même arriver à la
conclusion que le cas Wozniak est l’illustration parfaite d’une approche
collaborative de la créativité, et que pour espérer faire partie des
innovateurs, il faut commencer par travailler dans des lieux très
fréquentés.
Et l’on aurait peut-être tort.
Revenons sur ce qu’a fait Wozniak juste après cette réunion à Menlo
Park. Est-ce qu’il s’est joint à un petit comité du club pour travailler à
son projet ? Non (même s’il continua à se rendre à toutes les réunions le
mercredi soir). Est-ce qu’il a cherché un grand bureau ouvert et
fourmillant dans l’espoir que les idées migreraient dans l’air ? Non.
Lorsqu’on lit comment il s’est attelé à la création de son premier PC, ce
qui frappe le plus, c’est qu’il était toujours tout seul.
L’essentiel du travail, Wozniak l’a accompli dans son box chez
Hewlett-Packard. Il arrivait vers 6 h 30 du matin et, dans la solitude du
jour naissant, il lisait des magazines d’ingénierie, il étudiait des manuels
de puces électroniques et il concevait des dessins. Après sa journée de
travail, il rentrait chez lui, se préparait rapidement une assiette de
spaghettis ou un plateau-télé, puis il retournait au bureau où il restait
jusque tard dans la nuit. Il décrit cette période de tranquillité nocturne et
de levers de soleil solitaires comme « le plus grand pied de sa vie ».
Ses efforts payèrent le 29 juin 1975 quand, vers 22 heures, il acheva la
fabrication de son prototype. Il appuya sur quelques touches du clavier, et
des lettres apparurent sur l’écran en face de lui. Ce fut l’un de ces instants
extraordinaires où tout bascule, ce moment que la plupart d’entre nous
n’imaginent qu’en rêve. Là encore, il était seul lorsque cela se produisit.
Volontairement seul. Dans ses mémoires, il délivre des conseils aux
gamins qui aspirent à libérer leur créativité.
La majorité des inventeurs et des ingénieurs que j’ai rencontrés sont
comme moi – ils sont timides et vivent dans leur tête. Ils sont quasiment
comme des artistes. En fait, les meilleurs d’entre eux sont des artistes.
Et les artistes travaillent mieux seuls, quand ils peuvent maîtriser tout le
processus d’invention, sans l’intervention d’une foule de gens du
marketing ou d’un autre service. Je crois que rien de révolutionnaire n’a
jamais été inventé par un comité quelconque. Si vous faites partie de
ces rares individus qui sont à la fois des inventeurs et des artistes, je
vais vous donner un conseil qui sera peut-être difficile à suivre :
Travaillez seul. C’est en travaillant seul que vous serez le plus à même
d’imaginer des produits ou des idées révolutionnaires. Pas au sein d’un
comité. Pas dans une équipe.
Entre 1956 et 1962, période surtout réputée pour son abrutissante
philosophie de la conformité, l’Institut de recherche et d’évaluation de la
personnalité de l’université de Berkeley, en Californie, mena une série
d’études sur la nature de la créativité. Les chercheurs tentèrent
d’identifier des individus à la créativité la plus spectaculaire possible
pour établir ensuite ce qui les différenciait du commun des mortels. Ils
dressèrent une liste d’architectes, de mathématiciens, de scientifiques,
d’ingénieurs et d’écrivains qui avaient apporté une contribution majeure
dans leur domaine, et ils les invitèrent à Berkeley pour un week-end
consacré à des tests de personnalité, des expériences de résolution de
problèmes et des questionnaires très poussés.
Puis, ils en firent autant avec des membres de ces mêmes professions
dont la contribution avait été clairement moins brillante.
L’une des conclusions les plus intéressantes de cette expérience,
confirmée par des études ultérieures, fut que les personnalités plus
créatives avaient tendance à être posées et introverties sur le plan social.
Elles étaient aptes aux relations interpersonnelles mais « d’un
tempérament ni particulièrement sociable, ni particulièrement
participatif ». Ces individus se décrivaient eux-mêmes comme
indépendants et individualistes. Un grand nombre d’entre eux avaient
d’ailleurs été des adolescents timides et solitaires.
Ce constat n’implique pas que les introvertis soient toujours plus
créatifs que les extravertis ; mais il suggère qu’au sein d’un groupe
d’individus qui ont été intensément créatifs toute leur vie, il est probable
que l’on trouvera une grande proportion d’introvertis. Pourquoi cela se
vérifie-t-il ? Une personnalité réservée va-t-elle nécessairement de pair
avec une qualité indéfinie qui décuplerait la créativité ? Peut-être, comme
nous le verrons au chapitre 6.
Mais il existe une explication moins évidente et pourtant très
convaincante à cet avantage des introvertis en termes de créativité ; une
explication riche d’enseignements pour tous : les introvertis préfèrent
travailler de manière indépendante, et la solitude peut être un catalyseur
de l’innovation. Comme le souligne l’éminent psychologue Hans
Eysenck, l’introversion « concentre l’esprit sur la tâche à accomplir, en
empêchant que son énergie se disperse dans des préoccupations sociales
ou sexuelles sans relation avec le travail ». Autrement dit, si l’on se tient
tranquillement assis sous un arbre dans le jardin pendant que les autres
trinquent dans le patio, on est plus susceptible de prendre une pomme sur
la tête (Newton était l’un des plus grands introvertis que cette terre ait
porté. Le poète William Wordsworth le décrivait comme « Un esprit
éternellement/ Voguant sur d’étranges mers de Pensée pure »).

Si cela est bien vrai – si la solitude est une clé importante de la


créativité –, alors il nous serait profitable à tous de l’encourager et
d’apprendre à nos enfants le travail solitaire. Il serait tout aussi bon de
donner aux employés un maximum d’intimité et d’autonomie. C’est
pourtant tout le contraire que nous faisons.
Nous aimons à penser que nous vivons dans une sorte d’âge d’or de
l’individualisme créatif. Nous nous sentons supérieurs à cette société du
milieu du XXe siècle. Contrairement aux conformistes collet monté des
années 1950, nous accrochons au mur des posters d’Einstein tirant la
langue de manière iconoclaste. Nous sommes amateurs de films et de
rock indé, et nous postons des commentaires culturels en ligne. Nous
« pensons différemment » (même si l’idée nous en est venue par la
fameuse campagne publicitaire Apple).
Mais si l’on regarde la manière dont nous organisons nos institutions
majeures – nos écoles et nos lieux de travail –, c’est une tout autre
histoire. Celle d’un phénomène que j’appelle la nouvelle pensée de
groupe, et qui a le potentiel d’étouffer la productivité au travail ainsi que
de priver nos enfants des compétences dont ils auront besoin pour
atteindre l’excellence dans un monde de plus en plus compétitif.
La nouvelle pensée de groupe élève le travail d’équipe au-dessus de
tout le reste. Elle insiste sur le fait que la créativité et l’accomplissement
intellectuel surgissent d’un lieu social. Ses disciples sont nombreux et
puissants. « L’innovation – le cœur de l’économie de la connaissance –
est fondamentalement sociale », écrit le journaliste Malcolm Gladwell.
« Aucun de nous n’est aussi intelligent que nous tous réunis », déclare,
quant à lui, le consultant en organisation du travail Warren Bennis dans
son livre sur les vertus de la collaboration dont les chapitres d’ouverture
prédisent l’avènement du « Grand Groupe » et « la fin du Grand
Homme ». « Bon nombre de tâches que nous considérons comme
réservées à un seul esprit nécessitent en réalité une foule, conclut Clay
Shirky dans son ouvrage Here Comes Everybody. Même Michel-Ange
faisait peindre certaines parties du plafond de la chapelle Sixtine par ses
assistants. » (Visiblement, peu importe pour lui que ces assistants aient
été interchangeables alors que Michel-Ange, lui, ne l’était pas.)
La nouvelle pensée de groupe est adoptée par de nombreuses
compagnies qui, de plus en plus, organisent leur personnel en équipes.
Cette pratique a été popularisée dans les années 1990 et rencontre
toujours une forte adhésion. Une étude récente montrait que 91 % des
managers de haut niveau considéraient le travail en équipe comme la clé
de la réussite.
Parfois, les équipes en question sont virtuelles et leurs membres
travaillent ensemble depuis des lieux distincts. Mais d’autres
fonctionnements exigent un temps considérable d’interactions en face à
face – sous la forme d’exercices ou de stages de travail en groupe –, la
création de calendriers partagés en ligne qui annoncent les disponibilités
croisées pour les réunions, et des espaces de travail qui n’offrent
pratiquement plus aucune intimité. Aujourd’hui, tout le monde évolue
dans de vastes open spaces dont les seuls murs qui subsistent sont ceux
de l’immeuble – c’est le cas de 70 % des employés américains,
notamment chez Procter & Gamble, Ernst & Young, GlaxoSmith-Kline et
H.J. Heinz.
La nouvelle pensée de groupe est aussi pratiquée dans les écoles à
travers une méthode de plus en plus répandue appelée enseignement
« coopératif », ou encore « en petits groupes ». Dans de nombreuses
écoles primaires américaines, les traditionnelles rangées de bureaux ont
été remplacées par des « îlots » de quatre pupitres ou plus rassemblés
pour faciliter les activités d’apprentissage en groupe. Même les matières
telles que les mathématiques ou la composition qui, a priori, devraient
dépendre d’une réflexion individuelle sont maintenant traitées comme
des projets de groupe. Dans une classe de CM1 que j’ai visitée, un grand
panneau énumérait les « Règles de travail en groupe », parmi lesquelles
la suivante : « Vous ne pouvez demander de l’aide à la maîtresse que si
tout le monde dans le groupe veut poser la même question. »
L’approche coopérative s’appuie sur un discours politique
progressiste – la théorie étant que les élèves s’approprient leur éducation
en apprenant les uns des autres –, mais d’après les instituteurs que j’ai
interrogés, dans le public et le privé, à New York, dans le Michigan, et en
Géorgie, elle entraîne aussi les enfants à s’exprimer au sein de la culture
de l’entreprise. « Ce type d’enseignement reflète la communauté des
affaires, résumait un instituteur de CM2 d’une école publique de
Manhattan. Communauté où le respect que l’on a pour l’autre est fondé
sur ses capacités verbales, et non sur son originalité ou sa perspicacité. Il
faut être quelqu’un qui parle bien et attire l’attention sur lui. C’est une
forme d’élitisme basé sur autre chose que le mérite. » Un de ses
collègues de Decatur, en Géorgie, a complété ce point de vue :
« Aujourd’hui, le monde des affaires travaille en groupes, c’est pourquoi
les enfants le font aussi à l’école. » « L’apprentissage coopératif leur
permet d’apprivoiser le travail d’équipe – le genre de compétence dont le
monde du travail a cruellement besoin », conclut le consultant en
éducation Bruce Williams.
Cette nouvelle pensée de groupe n’est pas apparue subitement.
L’enseignement coopératif, le travail d’équipe en entreprise et les open
spaces ont émergé à différentes époques et pour des raisons distinctes.
Mais la vague de fond ayant alimenté cette tendance, c’est l’essor
d’Internet qui a donné un côté à la fois cool et sérieux à l’idée de
collaboration. En effet, sur Internet, des créations splendides émergèrent
de la mise en commun des cerveaux : Linux, le système d’exploitation en
open source, Wikipedia, l’encyclopédie en ligne, ou encore MoveOn.org,
le mouvement politique. Ces productions collectives, qui surpassent de
manière exponentielle la somme de leurs parties, ont inspiré une telle
vénération qu’elles ont promu l’esprit de ruche, la sagesse des foules et le
miracle des sources multiples. La collaboration est devenue un concept
sacré – la clé de la démultiplication du succès.
Cependant, nous avons dès lors poussé la logique un peu plus loin
qu’il n’était nécessaire. Nous avons commencé à vouer un culte à la
transparence, au point de faire tomber les murs. Tout cela sans
comprendre que ce qui donne sens aux interactions asynchrones et
relativement anonymes sur Internet ne fonctionnait pas forcément aussi
bien en face à face, au sein d’un bureau dont l’atmosphère est chargée sur
le plan politique et bruyante sur le plan acoustique. Au lieu de distinguer
l’expérience en ligne de l’interaction physique, nous nous sommes servis
des leçons de la première pour repenser la seconde.
C’est pourquoi quand on évoque les aspects de la nouvelle pensée de
groupe tels que les open spaces, on a immédiatement tendance à parler
d’Internet. Après tout, si les employés mettent toute leur vie privée sur
Twitter ou sur Facebook, pourquoi devraient-ils se cacher derrière une
cloison au bureau ? C’est clairement le point de vue des consultants en
management, pour qui « le mur d’un bureau est une barrière. Plus les
méthodologies de pensée sont récentes, moins on veut s’encombrer de
frontières. Les entreprises qui adoptent l’open space sont des compagnies
nouvelles, à l’image du web qui n’est encore qu’un adolescent ».
Ce rôle joué par Internet dans la promotion du travail en équipe est une
drôle d’ironie si l’on considère qu’à ses débuts il permettait à des groupes
d’individualistes souvent introvertis de se réunir pour transcender et
subvertir le mode de résolution habituel des problèmes. Selon une étude
menée auprès de mille deux cent vingt-neuf professionnels de
l’informatique entre 1982 et 1984 aux États-Unis, en Grande-Bretagne et
en Australie, une majorité significative des fanatiques d’informatique
sont des introvertis. « Quand on parle technologie, c’est un truisme de
dire que l’open source attire les introvertis », confirme Dave W. Smith,
consultant et développeur de logiciels dans la Silicon Valley. Avec l’open
source, il évoque la pratique qui consiste à produire des logiciels en
ouvrant le code source au public en ligne pour permettre à tout le monde
de le copier, de l’améliorer et de le distribuer. Bon nombre de ces
innovateurs étaient motivés par un désir de contribuer au bien commun et
de voir leur travail remanié par une communauté qui leur tenait à cœur.
Mais les premiers créateurs en open source ne travaillaient pas en open
space – souvent, ils ne vivaient pas dans le même pays. Leurs
collaborations se déroulaient de manière immatérielle, et ce détail a son
importance. Si on avait réuni tous les gens qui ont mis au point Linux
dans une salle de conférence géante pendant une année en leur
demandant d’inventer un nouveau système d’exploitation, il est peu
probable qu’il en serait ressorti quoi que ce soit d’aussi révolutionnaire –
pour des raisons que nous passerons en revue dans la suite de ce
chapitre.

Lorsque Anders Ericsson, chercheur en psychologie, se mit aux


échecs, il avait quinze ans. Il était très bon et battait tous ses camarades à
plates coutures à la pause-déjeuner. Jusqu’à ce qu’un beau jour, l’un des
pires joueurs de la classe se mette à remporter chaque partie.
Ericsson se demanda ce qui avait bien pu se passer, et cette question
l’obséda au point de déterminer l’objet d’étude central de sa future
carrière : comment les surdoués dans un domaine deviennent-ils
tellement bons à ce qu’ils font ? Pour y répondre, Ericsson a exploré
l’univers des échecs, du tennis et du piano classique.
Dans une expérience devenue célèbre, ses collègues et lui ont comparé
des violonistes de haut niveau à l’Académie de musique de Berlin, une
école d’élite. Ils ont demandé aux professeurs de répartir leurs élèves en
trois groupes : les « meilleurs violonistes » (qui avaient le potentiel d’une
carrière internationale comme solistes), les « bons violonistes », et enfin
un troisième groupe de futurs enseignants plutôt que concertistes. Puis,
ils ont interrogé les musiciens et leur ont demandé de dresser un journal
très précis de leurs journées.
Le procédé a révélé une différence frappante d’un groupe à l’autre. Les
trois entités occupaient le même temps – plus de cinquante heures par
semaine – à des activités liées à la musique. Tous avaient les mêmes
contraintes en termes scolaires. Mais les deux meilleurs groupes
passaient la majeure partie de leur temps consacré à la musique à
s’entraîner dans la solitude : 24,3 heures par semaine, soit 3,5 heures par
jour, contre 9,3 heures par semaine, soit 1,3 heure par jour pour le groupe
du bas. Les violonistes les plus talentueux classaient « l’entraînement en
solo » comme la plus importante de leurs activités en relation avec la
musique. Les musiciens d’élite – même ceux qui se produisent dans un
groupe – décrivent les répétitions avec leur formation comme du
« loisir », contrairement aux sessions en solitaire durant lesquelles
s’effectue tout le vrai travail.
En observant d’autres publics aussi distingués, Ericsson et ses acolytes
en arrivèrent aux mêmes conclusions concernant les effets de la solitude.
« L’étude sérieuse en solitaire » est le mot d’ordre chez les joueurs
d’échecs concourant dans des tournois ; les grands maîtres, par exemple,
passent près de cinq mille heures – presque cinq fois plus que les joueurs
de niveau intermédiaire – à étudier le jeu tout seuls au cours des dix
premières années de leur formation. Les étudiants en fac qui révisent
seuls apprennent également plus avec le temps que leurs camarades qui
travaillent en groupe. Même les athlètes de haut niveau qui pratiquent des
sports d’équipe passent souvent un temps considérable à s’entraîner
seuls.
Quelle est donc cette magie de la solitude ? Ericsson explique que dans
de nombreux domaines, ce n’est qu’une fois seul qu’on se plonge dans
l’entraînement volontaire, pratique qu’il a identifiée comme la clé des
réussites exceptionnelles. En effet, c’est dans ces conditions que l’on
identifie le mieux les tâches ou le savoir qui se trouvent tout juste hors de
notre portée, que l’on s’acharne à progresser, à réguler nos efforts et à
corriger notre mode d’apprentissage en conséquence. Les entraînements
qui ne présentent pas ces caractéristiques sont non seulement inutiles,
mais aussi contre-productifs. Ils ne font que renforcer des processus
cognitifs préexistants au lieu de les améliorer.
Il y a plusieurs raisons au fait que l’entraînement volontaire soit plus
productif quand il est réalisé seul. Il requiert une concentration intense (la
présence de tiers est potentiellement une distraction) et une motivation
profonde qu’on trouve souvent en soi. De plus et surtout, il implique de
travailler à la tâche qui est la plus éprouvante pour nous personnellement.
Ce n’est que lorsque l’on est seul, affirme Ericsson, que l’on initie cette
dynamique ; dans un groupe, on n’est que très rarement celui qui lance le
mouvement de réflexion.
Pour voir l’entraînement volontaire à l’œuvre, il n’y a qu’à se tourner
de nouveau vers Steve Wozniak. La réunion Homebrew fut le catalyseur
qui l’inspira pour créer son premier PC, cependant, la base de
connaissances et les habitudes de travail qui rendirent tout possible
venaient d’ailleurs : Woz pratiquait l’entraînement volontaire dans
l’ingénierie depuis tout petit (Ericsson estime à dix mille le nombre
d’heures d’entraînement volontaire nécessaire pour devenir expert dans
un domaine donné, aussi commencer jeune est-il un atout).
Dans iWoz, Wozniak décrit sa passion d’enfance pour l’électronique et
réunit sans le savoir tous les éléments de l’entraînement volontaire cités
par Ericsson. Tout d’abord, il était motivé : son père, ingénieur chez
Lockheed, lui avait enseigné que les ingénieurs pouvaient changer la vie
des gens et qu’ils jouaient un rôle décisif dans le monde. Ensuite, il
construisit ses compétences pas à pas, et dans la douleur. À force de
fréquenter les concours scientifiques, dit-il :
J’ai acquis cette qualité centrale qui m’a aidé tout au long de ma
carrière : la patience. Je ne plaisante pas. La patience est trop souvent
sous-estimée. Car à travers tous ces projets, depuis le CE2 jusqu’à la
troisième, j’ai appris les choses progressivement, j’ai appris à assembler
les composants électroniques sans jamais ouvrir un livre… et aussi à ne
pas trop me soucier du résultat, et à me concentrer sur l’étape à laquelle
j’étais, à essayer de l’accomplir aussi parfaitement que possible.
Troisièmement, Woz travaillait souvent seul. Pas toujours par choix.
Comme tous les gamins passionnés d’électronique, il chuta brutalement
sur l’échelle sociale à l’entrée au lycée. Petit, on l’admirait pour ses
prouesses scientifiques, mais à présent, plus personne ne semblait s’en
soucier. Il détestait parler de tout et de rien, et ses centres d’intérêt étaient
bien différents de ceux de ses semblables. Une photo en noir et blanc de
cette époque montre Woz, les cheveux coupés ras, une grimace en guise
d’expression, désignant fièrement son premier prix à un concours
scientifique, une boîte débordant de fils, de boutons et de machins en
tous genres. Sa maladresse de ces années-là ne l’empêcha pas de
poursuivre son rêve ; elle l’y aida même sans doute. Jamais il n’en aurait
tant appris sur les ordinateurs, dit-il aujourd’hui, s’il n’avait pas été trop
timide pour sortir de chez lui.
Personne ne choisirait volontairement ce genre d’adolescence
douloureuse, mais le fait est que la solitude de Woz à cette période et son
obsession pour ce qui allait devenir la passion de toute une vie sont
caractéristiques des esprits hautement créatifs. Les jeunes gens qui, au
contraire, sont trop extravertis pour passer du temps tout seuls échouent
souvent à cultiver leurs talents « car la pratique de la musique ou l’étude
des maths nécessitent une solitude qu’ils redoutent ». Enfant, Charles
Darwin se faisait facilement des amis mais préférait passer son temps en
promenades solitaires dans la campagne. (Il ne changea pas une fois
adulte, comme le montre sa réponse au célèbre mathématicien qui
l’invitait à dîner : « Mon cher M. Babbage, je vous suis très obligé de
m’envoyer des invitations à vos soirées, mais j’ai peur de les accepter car
je rencontrerai certainement des gens auxquels j’ai juré par tous les saints
que je ne sors jamais de chez moi. »)
Néanmoins, la réussite exceptionnelle ne dépend pas seulement de la
concentration que l’on atteint par l’entraînement volontaire. Elle repose
aussi sur les conditions de travail. Et, dans les bureaux d’aujourd’hui,
elles sont terriblement éprouvantes.

L’un des bénéfices du métier de consultant, c’est que l’on a un accès


privilégié à des environnements de travail différents. Tom DeMarco, un
chef de l’équipe de consultants d’Atlantic System Guild, vit de nombreux
bureaux au cours de sa carrière et remarqua que certains étaient beaucoup
plus peuplés que d’autres. Il se demanda alors quel effet toute cette
interaction sociale avait sur la performance des employés.
Pour en avoir le cœur net, avec son collègue Timothy Lister, ils
montèrent une étude intitulée « Coding War Games ». Le but des jeux en
question était d’identifier les caractéristiques des meilleurs et des pires
programmeurs informatiques. Plus de six cents cobayes de quatre-vingt-
douze compagnies différentes participèrent. Chacun conçut, encoda et
testa un programme dans son bureau, aux horaires de travail habituels.
Tous les participants se voyaient également assigner un partenaire de la
même entreprise qu’eux. Néanmoins, ils travaillaient séparément, sans
aucune communication, sur une partie du jeu qui devait se révéler
décisive.
Lorsque les résultats sortirent, ils montrèrent une incroyable amplitude
en termes de performance : de un à dix entre le pire et le meilleur
programmeur. DeMarco et Lister passèrent au crible tous les critères
possibles (années d’expérience, salaire, temps de travail) et aucun d’eux
n’avait de corrélation réelle avec le résultat.
C’était donc un mystère, avec un seul indice plutôt étonnant : les
programmeurs de la même compagnie avaient des résultats plus ou moins
équivalents, alors même qu’ils n’avaient pas travaillé ensemble. La
raison en était que les meilleurs travaillaient essentiellement pour des
compagnies qui leur offraient le plus d’intimité, d’espace personnel, de
maîtrise sur leur environnement physique et de protection contre toute
interruption inopinée du travail.
Les Coding War Games sont connus au-delà des seuls cercles
technologiques, et les découvertes de DeMarco et Lister dépassent le
monde de la programmation informatique. Une foule de données récentes
concernant les open spaces installés dans de nombreux secteurs d’activité
corroborent les conclusions de cette étude : ce type d’espaces réduit la
productivité et affecte la mémoire. Ces bureaux sont associés à une
rotation du personnel accrue. Ils rendent les gens malades, hostiles,
démotivés et angoissés. Les travailleurs en open spaces sont plus sujets à
l’hypertension, au stress et à la grippe ; ils se querellent plus avec leurs
collègues ; ils s’inquiètent que leurs conversations téléphoniques et leur
écran d’ordinateur soient espionnés. De ce fait, ils ont moins d’échanges
personnels avec leurs collègues. Ils sont soumis à un environnement
bruyant ce qui augmente leur rythme cardiaque, accroît la production de
cortisol (l’« hormone du stress » libérée par le corps en cas d’agression)
et rend les individus distants sur le plan social, prompts à la colère,
agressifs et réticents à s’entraider.

La plupart des introvertis savent tout cela intuitivement et résistent à


cette tendance actuelle qu’ont les gens à se regrouper. Une expérience
menée chez Reebok International en 2000 l’illustre bien. Cette année-là,
la compagnie installa mille deux cent cinquante employés dans ses
nouveaux locaux à Canton, dans le Massachusetts. Les managers
supposèrent que leurs concepteurs de chaussures voudraient des bureaux
ouverts leur permettant de circuler, de communiquer entre eux et de faire
du brainstorming (certitude qu’ils avaient sans doute acquise lors de leur
MBA, maîtrise en administration des affaires). Par chance, ils
commencèrent par consulter les principaux intéressés qui leur
répondirent sans ambiguïté que ce dont ils avaient avant tout besoin,
c’était de paix et de calme pour pouvoir se concentrer.
Leur réponse n’aurait pas surpris Jason Fried, cofondateur de la
compagnie d’applications web 37signals. Pendant dix ans, à partir
de 2000, il a interrogé des centaines de personnes (surtout des designers,
des programmeurs et des écrivains) pour savoir où elles aimaient
travailler lorsqu’elles avaient quelque chose d’important à faire. Il
découvrit que toutes préféraient aller n’importe où sauf au bureau, où il y
avait trop de bruit et d’interruptions. C’est pourquoi sur les seize
employés de Fried, seuls huit vivent à Chicago (où se trouve le siège
de 37signals) et même eux ne sont pas tenus de se présenter sur leur lieu
de travail, y compris pour les réunions. Et même surtout pour les
réunions car Fried les considère comme « toxiques ». Ne vous méprenez
pas, il n’est pas contre la collaboration – la page d’accueil de 37signals
vante la capacité de ses produits à rendre la collaboration productive et
agréable –, mais il préfère les formes passives telles que les e-mails, la
messagerie instantanée ou le tchat. Son conseil aux autres patrons ?
« Annulez votre prochaine réunion. Ne la reprogrammez pas. Effacez-la
de votre mémoire. » Il a aussi mis au point les « Jeudis muets », une
journée par semaine au cours de laquelle les employés ne sont pas
autorisés à se parler.
Les sujets que Fried a interrogés disent tout haut ce que les profils
créatifs savent depuis toujours. Kafka, par exemple, ne pouvait supporter
la présence de quiconque pendant qu’il travaillait, pas même celle de sa
fiancée remplie d’adoration :
Vous m’avez dit un jour que vous voudriez vous asseoir près de moi
pendant que j’écris. Mais voyez-vous, dans ce cas, je ne pourrais plus
écrire du tout. Car l’écriture signifie se révéler à soi-même dans
l’excès ; ce plus haut point de la révélation et de l’abandon de soi dans
lequel un être humain, au contact des autres, croirait se perdre et, par
conséquent, duquel il se protègera toujours, aussi longtemps qu’il sera
sain d’esprit… C’est précisément la raison pour laquelle on ne peut
jamais être assez seul lorsqu’on écrit, il ne peut jamais y avoir assez de
silence autour de soi, et même la nuit n’est pas assez nuit.
Même un homme infiniment plus jovial comme Theodor Geisel (aussi
connu sous le nom de Dr Seuss) passait ses journées de travail exilé dans
son studio privé aux murs recouverts d’esquisses et de dessins, dans un
clocher à l’écart de sa maison de La Jolla, en Californie. Geisel était bien
plus introverti que sa prose enjouée ne le suggérait. Il s’aventurait
rarement en public pour rencontrer ses jeunes lecteurs, redoutant que les
enfants s’attendent à voir une personnalité joyeuse et spontanée comme
celle de son personnage, le Chat chapeauté, et soient déçus par son
caractère réservé. « En masse, les enfants me terrifient », confiait-il.

Si l’espace personnel est essentiel à la créativité, être libéré de la


« pression des pairs » l’est tout autant. Penchons-nous sur l’histoire
d’Alex Osborn, un publicitaire légendaire. Aujourd’hui, son nom ne dit
presque plus rien à personne, mais durant la première moitié du XXe
siècle, c’était le genre d’homme aux talents multiples qui captivait ses
contemporains. Il fut l’un des fondateurs de l’agence de publicité Batten,
Barton, Durstine et Osborn (BBDO), pourtant, c’est comme auteur qu’il
marqua réellement son époque. Sa carrière dans ce domaine débuta
en 1938 alors qu’il déjeunait avec le rédacteur d’un magazine qui lui
demanda quel était son passe-temps favori.
« L’imagination, répondit Osborn.
— M. Osborn, répliqua l’autre, il faut écrire un livre là-dessus. Cela
fait des années que l’on attend un livre pareil. Il n’y a pas de sujet plus
important que celui-là. Vous devez lui consacrer le temps, l’énergie et la
minutie qu’il mérite. »
C’est ce que fit Osborn. Au cours des années 1940 et 1950, il écrivit
plusieurs livres et tous avaient pour sujet un problème qui l’avait gêné
dans son activité à la tête de BBDO : ses employés n’étaient pas assez
créatifs. Selon lui, ils avaient de bonnes idées qu’ils répugnaient à
partager, par peur du jugement de leurs collègues.
Pour Osborn, la solution n’était pas de faire travailler ses employés
seuls mais plutôt de les soulager de la menace de la critique émanant du
travail en groupe. C’est lui qui inventa le concept de brainstorming,
processus durant lequel les membres d’un groupe produisent des idées
dans une atmosphère neutre. Le brainstorming avait quatre règles :

✓ Ne pas juger ou critiquer les idées.


✓ Se mettre en roue libre. Plus une idée paraît folle, mieux c’est.
✓ Ne pas lésiner sur la quantité. Plus on a d’idées, mieux c’est.
✓ Élaborer à partir des idées des autres membres du groupe.

Osborn croyait farouchement que les groupes – une fois libérés des
entraves du jugement social – apportaient plus d’idées, et de meilleures
idées, que les individus travaillant dans la solitude ; et il vanta largement
les mérites de sa méthode.
Sa théorie eut un impact important, les patrons adoptèrent le
brainstorming avec enthousiasme. Aujourd’hui encore, lorsqu’on
travaille en entreprise, il est courant de se retrouver avec ses collègues
dans une salle avec des tableaux blancs, des marqueurs et un animateur
bien sous tous rapports encourageant tout le monde à s’associer.
Le seul problème de cette méthode révolutionnaire, c’est qu’elle ne
fonctionne pas. L’une des premières études à démontrer l’échec du
brainstorming de groupe remonte à 1963. Marvin Dunnette, professeur de
psychologie à l’université du Minnesota, réunit quarante-huit chercheurs
en sciences et quarante-huit cadres publicitaires de sexe masculin, tous
employés de la Minnesota Mining and Manufacturing (aussi connue sous
le nom de 3M, l’inventeur du post-it). Il leur demanda de participer à des
séances de brainstorming en solitaire et en groupe. Dunnette était certain
que les cadres tireraient profit du processus collectif. Il en était moins
convaincu concernant les scientifiques qu’il considérait comme plus
introvertis.
Les résultats furent éloquents. Dans vingt-trois des vingt-quatre
groupes qu’il avait constitués les membres eurent plus d’idées en
travaillant seuls qu’en groupe. En outre, les idées étaient de qualité égale,
voire supérieure. Les cadres, eux, ne se révélèrent pas plus doués pour le
travail d’équipe que les chercheurs.
Depuis, quarante années de recherches en sont arrivées à une même
conclusion surprenante. Les études prouvent que la performance décline
à mesure que le groupe croît, et que les employés talentueux et motivés
devraient impérativement être encouragés à travailler seuls lorsque la
créativité ou l’efficacité sont les priorités de leur employeur.
La seule exception est le brainstorming en ligne. Les recherches
montrent que, correctement encadrés, les groupes qui réfléchissent
ensemble par voie électronique font non seulement mieux que des
individus isolés, mais que leur performance augmente
proportionnellement au nombre de membres. Cette règle s’applique
également à la recherche universitaire – les professeurs qui travaillent
ensemble par Internet depuis des lieux différents ont tendance à produire
des ouvrages plus marquants que leurs homologues travaillant seuls ou à
plusieurs dans le même lieu. L’erreur consiste à ne pas voir que le travail
collaboratif en ligne est en lui-même une forme de solitude. On se trompe
en croyant pouvoir répliquer ce processus dans l’interaction en face à
face.
Néanmoins, après toutes ces années prouvant que le brainstorming
conventionnel en groupe ne fonctionne pas, le procédé reste tout aussi
populaire. Les participants à ces sessions sont généralement persuadés
que leur groupe s’est montré bien meilleur que ce qu’il a été en réalité, ce
qui nous renseigne sur la véritable raison du succès de cette pratique : le
brainstorming en groupe crée des liens entre les gens. Or, c’est un but
louable tant que l’on ne perd pas de vue que, dans ce cas, c’est le lien
social et non la créativité qui en est le principal bénéfice.
Les psychologues proposent en général trois explications à l’échec du
brainstorming en groupe. La première est la paresse sociale : au sein
d’un groupe, certains ont tendance à laisser les autres travailler. La
deuxième est la production bloquée : une seule personne à la fois
s’exprime tandis que les autres attendent passivement. Et la troisième est
l’appréhension de l’évaluation, c’est-à-dire la peur d’avoir l’air bête
devant ses semblables.
Les « règles » du brainstorming selon Osborn avaient pour but de
neutraliser cette anxiété, mais les études montrent que la crainte de
l’humiliation publique est une force puissante.
Le problème avec l’appréhension de l’évaluation, c’est que l’on ne
peut pas y faire grand-chose. On pourrait penser qu’un entraînement
intensif aiderait à la surmonter, cependant, la recherche récente dans le
domaine des neurosciences suggère que la peur du jugement est plus
profonde et a des implications plus importantes qu’on ne l’imagine.
Entre 1951 et 1956, alors même qu’Osborn chantait les louanges du
brainstorming collectif, un psychologue nommé Solomon Asch menait
une série d’expériences devenues célèbres sur les dangers de l’influence
du groupe. Asch réunit en groupes des étudiants volontaires et leur fit
passer un test visuel. Il leur montra le dessin de trois lignes de longueurs
variables et leur demanda de les comparer entre elles. Ses questions
étaient si simples que 95 % des participants y répondirent correctement.
Mais lorsque Asch introduisit des acteurs dans le groupe, et que ces
derniers donnèrent avec assurance la même mauvaise réponse, le taux
d’étudiants répondant correctement chuta à 25 %. Ce qui signifie
que 75 % d’entre eux s’associèrent à la réponse erronée.
Ces expériences démontrèrent le pouvoir de la conformité au moment
même où Osborn essayait de nous libérer de ses chaînes. Ce qu’elles ne
nous dirent pas en revanche, c’est pourquoi nous étions si enclins au
conformisme. Que s’était-il passé dans l’esprit des candidats ? Leur
perception de la longueur de ces lignes avait-elle été altérée par la
pression du regard des autres, ou avaient-ils sciemment donné une
mauvaise réponse, par peur de se distinguer ? Pendant des décennies, les
chercheurs débattirent autour de cette question.
Aujourd’hui, avec l’aide de la technologie d’exploration du cerveau,
nous nous rapprochons peut-être d’une réponse. En 2005, un
neuroscientifique du nom de Gregory Berns décida d’actualiser les
expériences d’Asch. Avec son équipe, ils recrutèrent trente-deux
volontaires, hommes et femmes âgés de dix-neuf à quarante et un ans. Il
les soumit à un jeu dans lequel on montrait à chacun d’entre eux deux
objets différents en trois dimensions sur un écran d’ordinateur avant de
leur demander de décider si le premier objet pouvait pivoter pour
s’accoler au second. Grâce à l’IRM, les expérimentateurs prenaient des
clichés du cerveau des participants au moment où ils se rangeaient ou
s’opposaient à l’avis du groupe.
Les résultats furent à la fois dérangeants et limpides. Tout d’abord, ils
corroboraient les conclusions d’Asch. Lorsque les volontaires jouaient
seuls, ils ne se trompaient que dans 13,8 % des cas. Mais lorsqu’ils
étaient dans un groupe dont les membres donnaient anonymement des
réponses fausses, les erreurs atteignaient 41 %.
L’étude de Berns dévoila aussi le pourquoi de notre conformisme.
Dans le cas où les candidats jouaient seuls, les clichés du cerveau
révélaient une activité dans des régions incluant le cortex occipital et le
cortex pariétal, qui sont associés à la perception visuelle et spatiale, ainsi
que le cortex frontal, lié à la prise de décision consciente. Quand, au
contraire, ils se ralliaient à la mauvaise réponse collective, l’activité
cérébrale se révélait tout à fait différente.
Rappelons-nous que ce qu’Asch essayait de savoir, c’était si les
individus se conformaient aux décisions du groupe tout en sachant qu’il
avait tort, ou bien si leur perception était modifiée par le groupe. Dans le
premier cas, se dirent Berns et son équipe, il devrait y avoir plus
d’activité dans la zone du cortex préfrontal dédiée à la prise de décision.
C’est-à-dire que les clichés du cerveau permettraient de repérer les
volontaires décidant en connaissance de cause d’abandonner leurs
propres croyances pour s’accorder au groupe. Mais si, au contraire, les
clichés montraient une activité accrue dans des régions liées à la
perception visuelle et spatiale, cela suggérerait que le groupe avait réussi
d’une manière ou d’une autre à changer la perception de l’individu.
C’est exactement ce qui est apparu – les conformistes montraient
moins d’activité dans les régions frontales de la prise de décision et plus
dans les zones associées à la perception. Autrement dit, la pression des
pairs n’est pas seulement déplaisante, elle peut activement modifier la
vision que l’on a d’un problème.
Ces récentes découvertes laissent à entendre que le groupe est comme
une substance d’altération du jugement. Si le groupe dont on fait partie
pense que la bonne réponse est la proposition A, on a aussi tendance à
penser que c’est effectivement la réponse correcte. On ne se dit pas
consciemment : « Voyons voir, je ne suis pas certain, pourtant ils pensent
tous la même chose donc je vais les suivre. » Ni même : « Je veux qu’ils
m’apprécient, alors je vais faire semblant d’être d’accord avec eux. »
Rien de tout ça. Le phénomène intérieur qui préside à cette décision est
bien plus inattendu – et dangereux. La plupart des volontaires de Berns
ont rapporté s’être accordés au groupe parce qu’ils « pensaient être
arrivés d’eux-mêmes et par un heureux hasard à la même réponse ». Ceci
signifie qu’ils étaient totalement inconscients de l’influence que leurs
semblables avaient eue sur eux.
Qu’est-ce que tout cela a à voir avec la peur sociale ? Eh bien
n’oublions pas que tous les candidats d’Asch et de Berns n’ont pas plié
sous la pression du nombre. Parfois ils défendaient la bonne réponse en
dépit de l’influence des autres. Alors Berns et son équipe découvrirent un
fait très intéressant : dans ces moments-là, ils notèrent une activation
particulière de l’amygdale1, un petit organe dans le cerveau associé aux
émotions désagréables comme la peur du rejet.
Berns appelle ce phénomène la « douleur de l’indépendance », et elle a
des implications majeures. Un grand nombre de nos institutions
démocratiques, depuis les élections jusqu’aux jurys populaires en passant
par la notion même de majorité, dépendent des voix dissidentes. Mais
lorsque le groupe devient capable de changer littéralement nos
perceptions, et lorsque tenir bon et défendre ses positions active des
sentiments de rejet primitifs, puissants et inconscients, alors la santé de
ces institutions est bien plus vulnérable que nous l’imaginons.
J’ai bien sûr simplifié le cas de la collaboration en face à face. Après
tout, Steve Wozniak a bel et bien collaboré avec Steve Jobs ; et sans leur
association, Apple n’existerait pas. Les liens entre un père et une mère,
entre un parent et son enfant sont des actes de collaboration créative. Les
études montrent par ailleurs que les interactions directes génèrent une
confiance que les relations numériques ne peuvent égaler. La recherche
indique également que la densité de population est en corrélation avec
l’innovation ; même si les promenades tranquilles dans les bois ont leurs
avantages, les habitants des villes bondées bénéficient d’un réseau
d’interactions que seule la vie urbaine permet.
J’en ai personnellement fait l’expérience. Quand je me suis attelée à
l’écriture de cet ouvrage, j’ai soigneusement aménagé mon bureau à la
maison : une table immaculée, des classeurs de rangement, de l’espace
libre et beaucoup de lumière naturelle – pour finalement me sentir
tellement coupée du monde que je me suis retrouvée incapable de m’y
mettre. J’ai rédigé la majeure partie de ce livre sur un ordinateur portable
dans mon café de quartier préféré, bondé de monde. Je l’ai fait pour les
raisons précises invoquées par les défenseurs de la nouvelle pensée de
groupe : la simple présence d’autrui a aidé mon esprit dans ses
associations d’idées. Le café était plein de gens penchés eux aussi sur
leurs ordinateurs, et à en juger par leurs expressions d’intense
concentration, je n’étais pas la seule à abattre un gros boulot.
Mais si ce café a pu jouer le rôle de bureau pour moi, c’est parce qu’il
possédait des qualités bien spécifiques qui font défaut à la plupart des
écoles et des lieux de travail modernes. C’était un lieu de sociabilité,
pourtant le fait que les clients aillent et viennent comme bon leur semble
me protégeait de toute interaction non désirée et me permettait de
m’« entraîner volontairement » à l’écriture. Je pouvais basculer de l’état
d’observateur à celui d’acteur social aussi souvent que je le souhaitais.
J’avais également la maîtrise de mon environnement. Chaque jour je
choisissais l’emplacement de ma table en fonction de mon désir ou non
d’être vue autant que de voir. J’avais aussi la liberté de partir quand
j’avais besoin de paix et de calme pour corriger ce que j’avais fait dans la
journée. En général, c’était le cas au bout de quelques heures, au lieu des
huit, dix, voire quatorze nécessaires à la plupart des employés dans un
bureau.
La solution, selon moi, n’est pas d’arrêter de collaborer en face à face,
mais d’affiner notre façon de le faire. Il faudrait avant toute chose
activement rechercher des relations introvertis-extravertis symbiotiques
dans lesquelles les rôles et les tâches soient répartis en fonction des
forces naturelles et du tempérament de chacun. Les études prouvent que
les équipes et les structures de direction les plus efficaces se composent
d’un mélange sain d’introvertis et d’extravertis.
Il est également important de créer des lieux dans lesquels on soit libre
de circuler, des sortes de kaléidoscopes d’interactions sans cesse
changeants ; et de pouvoir disparaître dans un espace de travail privé
lorsque l’on a besoin de se concentrer, ou simplement d’être seul. Nos
écoles devraient enseigner aux enfants la manière de travailler avec les
autres – l’apprentissage coopératif peut être productif quand il est
pratiqué à bon escient et avec modération –, mais aussi leur apprendre à
se livrer à l’entraînement volontaire tout seuls. Il est aussi vital de
reconnaître que nombreux sont ceux – surtout les introvertis tels que
Steve Wozniak – qui ont besoin de beaucoup de calme et d’intimité pour
donner le meilleur d’eux-mêmes.
Certaines compagnies commencent à mesurer la valeur du silence et de
la solitude et aménagent des open spaces « flexibles » qui proposent un
mélange d’espaces de travail en solo, de zones de silence, de lieux de
rencontres informelles, de cafés, de salles de lecture, de plates-formes
informatiques et même de « rues » où l’on peut discuter en passant sans
déranger le flux de travail des autres. Aux studios d’animation Pixar, le
campus de six hectares s’organise autour d’un atrium de la taille d’un
stade de football accueillant des boîtes aux lettres, une cafétéria, des
toilettes et même des douches. L’idée est d’encourager le plus de
rencontres fortuites et informelles possible. Dans le même temps, on
invite les employés à s’approprier leurs bureaux individuels, leurs boxes
et leurs zones de travail, à les décorer comme ils le veulent. De manière
similaire, chez Microsoft de nombreux employés disposent d’un bureau
individuel mais équipé de portes coulissantes, de murs amovibles et
autres stratagèmes leur permettant de décider des moments où ils désirent
collaborer et de ceux où ils ont besoin de solitude pour réfléchir. Ce
genre d’organisations profitent aux introvertis aussi bien qu’aux
extravertis car elles offrent plus de solutions de repli que les open spaces
traditionnels.
Je soupçonne que Wozniak lui-même approuverait ces nouveaux
développements. Avant de créer le PC Apple, Woz concevait des
calculatrices pour Hewlett-Packard, métier qu’il adorait en partie parce
que HP facilitait la discussion avec les autres. Tous les jours à 10 heures
et à 14 heures, la direction leur faisait apporter du café et des beignets,
autour desquels les employés se réunissaient pour faire connaissance et
échanger des idées. Ce qui différenciait ces interactions des relations de
travail habituelles, c’était l’atmosphère de discrétion et de détente. Dans
iWoz, il décrit HP comme un milieu méritocratique où peu importait de
quoi on avait l’air, où il n’y avait pas de jeu social et où personne
n’essayait de le forcer à quitter son travail d’ingénieur bien-aimé pour un
poste de direction. Pour Woz, c’était ça, le sens de la collaboration : la
capacité à partager un beignet et quelques idées avec ses collègues
décontractés, mal habillés et ne jugeant pas les autres – des gens qui ne
s’offusquaient pas qu’il disparaisse dans son box quand il était temps de
s’attaquer aux choses sérieuses.
1. Il y a deux sortes d’amygdale : amygdale (cerveau), noyau logé au sein de la région antéro-
interne du lobe temporal, qui joue un rôle important dans les émotions et le conditionnement et les
amygdales qui interviennent dans la défense de l’organisme contre les microbes.
II.

L’IMPACT DE LA BIOLOGIE
4.

Le tempérament induit-il la destinée ?

Nature, culture, et l’hypothèse de l’orchidée


« Certaines personnes sont plus sûres de tout que je ne le suis de
quoi que ce soit. »
ROBERT RUBIN, La Globalisation vue d’en haut

Il y a presque dix ans

Il est 2 heures du matin, je n’arrive pas à fermer l’œil, et je veux


mourir.
En temps normal, je ne suis pas du genre suicidaire, mais nous
sommes la veille d’un grand discours et mon esprit se perd en
conjectures. « Et si je me retrouve la gorge si sèche que j’en deviens
incapable de prononcer un mot ? Et si j’ennuie mon auditoire ? Et si je
vomis sur scène ? »
Ken, mon petit ami (devenu depuis mon mari), me regarde me tourner
et me retourner. Il est totalement dérouté par ma détresse. Alors qu’il
était soldat de la paix au sein de l’ONU, il a été pris dans une embuscade
en Somalie, et pourtant, je crois bien qu’il n’a jamais eu aussi peur que
moi en ce moment.
« Essaie de penser à des choses heureuses », me conseille-t-il en me
caressant le front.
Je fixe le plafond, les larmes aux yeux. Quelles choses heureuses ? Qui
pourrait être heureux dans un monde de podiums et de micros ?
« Il y a un milliard de personnes en Chine qui n’en ont strictement rien
à faire, de ton discours », fait-il remarquer pour me soulager.
Et ça m’aide, pendant à peu près cinq secondes. Je me retourne et
contemple le radio-réveil. Il finit par afficher 6 h 30. Au moins, le pire –
la « nuit d’avant » – est derrière moi. Demain à la même heure je serai
libérée. Cependant, il va d’abord falloir que je survive à cette journée. La
mine sévère, je m’habille et enfile un manteau. Ken me tend une petite
bouteille qu’il a pris soin de remplir de Baileys. Je ne suis pas une grosse
buveuse mais j’aime le Baileys parce que ça a le goût de milkshake au
chocolat. « Bois ça un quart d’heure avant de monter sur scène », me
recommande-t-il en m’embrassant à la porte.
Je prends l’ascenseur et rejoins la voiture qui m’attend devant chez
moi pour m’emmener au siège d’une grosse entreprise dans une banlieue
du New Jersey. Le trajet me donne amplement le temps de me demander
comment j’ai bien pu me retrouver dans une situation pareille. J’ai
récemment quitté mon poste d’avocate à Wall Street pour monter ma
propre société de conseil. Globalement, je travaille en entretiens
individuels ou en petits groupes, ce qui me met à l’aise. Pourtant,
lorsqu’une connaissance qui se trouve être directeur juridique auprès
d’un grand groupe de médias m’a demandé d’animer un séminaire pour
toute son équipe de direction, j’ai accepté – avec un certain enthousiasme
même ! – pour des raisons que je suis incapable d’identifier aujourd’hui.
Je me surprends à prier pour qu’une catastrophe quelconque me sauve –
une inondation, peut-être même un petit tremblement de terre –,
n’importe quoi qui m’évite d’en passer par là. Puis, je me sens coupable
d’avoir voulu entraîner une ville entière dans mon scénario.
La voiture se gare devant les bureaux de mon client, j’en sors alors en
essayant de me donner l’air d’une consultante indépendante pimpante et
au sommet de la réussite. L’organisateur de l’événement m’accompagne
jusqu’à la salle. Je lui demande de m’indiquer les toilettes où j’avale une
gorgée du breuvage préparé par Ken. J’attends quelques instants que
l’alcool agisse, la magie n’opère pas – je suis toujours terrifiée. Peut-être
que je devrais en reprendre une lampée ? Non, il n’est que 9 heures du
matin, et il ne faudrait pas que mes interlocuteurs me trouvent l’haleine
suspecte ! Je me remets du rouge à lèvres et retourne m’installer sur
l’estrade, mes notes devant moi. La salle se remplit peu à peu d’hommes
et de femmes d’affaires à l’air important. Quoi que tu fasses, je me dis,
essaie de ne pas vomir.
Ce jour-là, juste avant de m’adresser à cette salle de réunion remplie
de cadres en train de tapoter frénétiquement sur leurs BlackBerry, je me
suis juré que jamais plus je ne ferais de discours.

Eh bien depuis, j’en ai fait des tas. Je n’ai pas complètement réussi à
dépasser mon anxiété, néanmoins, au fil des ans, j’ai découvert des
stratégies qui peuvent aider tous ceux qui sont frappés de trac au moment
de parler en public. Je les détaille au chapitre 5.
Cette terreur que j’ai ressentie fait partie de mes questions les plus
pressantes concernant l’introversion. Car au fond, ma peur de prendre la
parole en public semble reliée à d’autres aspects de ma personnalité que
j’apprécie, notamment mon amour pour tout ce qui est discret et cérébral.
Mais ces traits sont-ils réellement en rapport les uns avec les autres ? Et
si oui, comment ? Sont-ils le résultat de ma « culture » – de la manière
dont j’ai été élevée ? Mes deux parents sont plutôt réservés, avec une
nature réfléchie ; ma mère déteste elle aussi s’exprimer en public. Ou
dépendent-ils de ma « nature » – en gros, de mon schéma génétique ?
Ces questions m’obsèdent depuis que je suis adulte. Heureusement,
elles intéressent aussi des chercheurs d’Harvard, où des scientifiques
sondent le cerveau humain dans l’espoir de découvrir les origines
biologiques du tempérament humain.
Parmi eux, un homme de quatre-vingt-deux ans nommé Jerome Kagan,
l’un des plus grands psychologues du développement du XXe siècle.
Kagan a consacré sa carrière à l’observation du développement
émotionnel et cognitif des enfants. Dans une série d’études longitudinales
révolutionnaires, il a suivi un certain nombre d’entre eux depuis le
berceau jusqu’à l’adolescence, sur le plan de la physiologie et de la
personnalité. Les recherches de ce genre, menées sur le long terme, sont
gourmandes en temps et en moyens, ce qui les rend donc rares – mais
lorsqu’elles paient, comme ce fut le cas pour celles de Kagan, elles
rapportent gros.
Pour l’une de ces études, lancée en 1989 et qui court toujours, le
professeur Kagan et son équipe réunirent cinq cents nourrissons âgés de
quatre mois dans son laboratoire dédié au développement infantile à
Harvard. Ils affirmaient qu’ils seraient en mesure de prédire, après une
évaluation de quarante-cinq minutes, lesquels parmi ces bébés étaient
susceptibles de devenir introvertis ou extravertis. Je ne sais pas si vous
avez récemment vu un petit de quatre mois, mais je peux vous assurer
que cette affirmation pouvait paraître audacieuse. Néanmoins, Kagan
étudiait le tempérament depuis longtemps déjà, et il avait une théorie.
Ces nouveau-nés furent donc exposés à une série très précise
d’expériences de la nouveauté (depuis des enregistrements de voix
jusqu’à l’odeur d’alcool sur un morceau de coton) et les réactions à ces
stimuli furent incroyablement variées. Environ 20 % des bébés crièrent
ou pleurèrent abondamment en agitant les bras et les jambes. Kagan
considéra que ce groupe était « à réactivité haute ».
Approximativement 40 % restèrent relativement placides et ne bougèrent
qu’occasionnellement les bras et les jambes. Ceux-là, le professeur les
qualifia de sujets « à réactivité basse ». Les 40 % restants se situaient
entre ces deux extrêmes. Par une hypothèse qui allait clairement à
l’encontre des projections intuitives, Kagan prédit que c’étaient les
nourrissons à réactivité haute qui étaient les plus susceptibles de devenir
des adolescents réservés.
Lorsqu’ils eurent deux, sept et onze ans, une grande partie de ces
enfants revinrent au laboratoire pour être de nouveau testés sur leurs
réactions à des rencontres et des événements nouveaux. À l’âge de deux
ans, ils furent mis en présence d’une dame vêtue d’une blouse blanche et
d’un masque à gaz, d’un clown et d’un robot téléguidé. À sept ans, on
leur demanda de jouer avec des enfants qu’ils voyaient pour la première
fois. À onze ans, un adulte qu’ils ne connaissaient pas leur posait des
questions sur leur vie personnelle. L’équipe de Kagan observa leurs
réactions, le langage de leur corps, leur façon de rire, de sourire et de
parler. Ils interrogèrent également les enfants et leurs parents sur le
comportement de ces petits sujets à l’extérieur du laboratoire.
Préféraient-ils avoir un ou deux amis proches, ou bien être entourés
d’une bande ? Aimaient-ils visiter de nouveaux lieux ? Étaient-ils du
genre casse-cou, ou prudents ? Se considéraient-ils comme timides, ou
audacieux ?
La grande majorité des enfants évoluèrent exactement comme l’avait
prédit Kagan. Les nourrissons à réactivité haute qui s’étaient manifestés
bruyamment avaient en général développé une personnalité sérieuse et
consciencieuse. Les petits à réactivité basse, en revanche, avaient plutôt
mené à des profils confiants et détendus. Autrement dit, les réactivité
haute et basse correspondaient respectivement à l’introversion et à
l’extraversion. Comme Kagan le résuma en 1998 dans son ouvrage La
Part de l’inné, « la description par Carl Jung de l’introverti et de
l’extraverti, datant de plus de soixante-quinze ans, s’applique avec une
précision étonnante à une large proportion de nos adolescents à réactivité
haute et basse ».
Les psychologues débattent souvent de la différence entre
tempérament et personnalité. Le premier fait référence aux schémas
émotionnels et comportementaux innés et induits par la biologie de
l’individu dans les premières années de la vie. La seconde est le résultat
complexe qui émerge de l’influence culturelle et de l’expérience
personnelle. Certains affirment que le tempérament est les fondations, et
la personnalité la maison. Les travaux de Kagan ont aidé à relier certains
tempéraments de nourrissons à des types de personnalités d’adolescents.

Mais comment avait-il eu l’intuition de cette évolution ? Outre


l’observation du comportement des enfants dans des situations
inhabituelles, l’équipe de Kagan se livra à des mesures précises : rythme
cardiaque, pression sanguine, température des doigts, et autres
manifestations du système nerveux central dont on pense qu’elles sont
contrôlées par un puissant organe, l’amygdale. Elle est située au plus
profond du système limbique, un réseau cérébral également présent chez
des animaux primitifs tels que les rats et les souris. Parfois appelée
« cerveau des émotions », elle régit la plupart des instincts primaires que
nous partageons avec ces animaux, comme l’appétit, la pulsion sexuelle
et la peur.
L’amygdale est le tableau de bord émotionnel du cerveau : elle reçoit
ses informations des sens et indique au cerveau ainsi qu’au reste du
système nerveux central comment y réagir. Une de ses fonctions consiste
à détecter instantanément les éléments nouveaux ou les menaces dans
notre environnement – un Frisbee en vol aussi bien qu’un serpent à
sonnette – et à envoyer dans le corps des signaux ultrarapides qui initient
une réaction de combat ou de fuite. Lorsque le Frisbee a l’air de vous
foncer droit dessus, c’est l’amygdale qui vous dit de vous baisser. Au
moment où le serpent s’apprête à piquer, c’est encore elle qui s’assure
que vous prenez la fuite.
Kagan fit l’hypothèse que les nourrissons nés avec une amygdale
particulièrement réactive gigoteraient et hurleraient en présence d’objets
inconnus – et deviendraient en grandissant des enfants plus volontiers
vigilants au contact de nouvelles personnes. Cela se vérifia parfaitement.
Les bébés de quatre mois qui s’agitaient n’étaient donc pas des
extravertis en puissance, leur petit corps réagissait simplement
violemment à la nouveauté. Les bébés calmes, au contraire, avaient un
système nerveux central indifférent à l’inconnu.
Plus l’amygdale d’un enfant sera réactive, plus son rythme cardiaque
sera rapide, ses pupilles dilatées, ses cordes vocales tendues et le taux de
cortisol dans sa salive, élevé – plus il se sentira ébranlé par ce à quoi il
n’est pas habitué.
La réactivité haute ou basse n’est sans doute pas la seule expression
biologique de l’introversion et de l’extraversion. De nombreux introvertis
ne montrent pas la sensibilité exacerbée d’une réactivité haute, et un petit
pourcentage de nourrissons très réactifs deviennent même des extravertis.
Néanmoins, les conclusions de Kagan sur plusieurs décennies ont permis
un bond considérable dans notre compréhension de ces types de
personnalités – et dans nos jugements de valeur. On considère en effet
souvent les extravertis comme des « pro-sociaux » – c’est-à-dire qu’ils se
préoccupent des autres – alors que les introvertis sont perçus comme
n’aimant pas les gens. En réalité, les réactions des nourrissons observés
n’avaient rien à voir avec les gens ; les bébés très réactifs n’étaient pas de
futurs misanthropes, mais simplement des individus sensibles à leur
environnement.
Les enfants à réactivité haute prêtent ce que les psychologues appellent
une « attention alerte » aux gens et aux choses. Leurs mouvements
oculaires sont plus nombreux lorsqu’il s’agit de comparer plusieurs
éléments pour faire un choix. Comme si – parfois consciemment, parfois
non –, ils traitaient les informations plus en profondeur. Dans une de ses
premières séries de tests, Kagan demanda à des élèves de CP de jouer à
un jeu d’association visuelle. Il montrait à chacun le dessin d’un
nounours assis sur une chaise en même temps que six autres dessins très
ressemblants, mais dont un seul était réellement identique au premier.
Les enfants à réactivité haute prenaient plus de temps que les autres pour
étudier toutes les possibilités et étaient plus nombreux à faire le bon
choix. Lorsque le psychologue les soumit à des jeux de lettres, il se rendit
compte qu’ils lisaient également mieux que les élèves impulsifs.
Les enfants à réactivité haute ont aussi tendance à beaucoup réfléchir à
propos de ce qu’ils remarquent, à ressentir les choses plus profondément
et, ainsi, à apporter plus de nuances à leurs expériences quotidiennes.
Cela peut revêtir divers aspects. Si l’enfant est d’un naturel à aller vers
les autres, il passera beaucoup de temps à examiner ce qu’il aura observé
chez eux – pourquoi untel n’a-t-il pas voulu lui prêter ses jouets
aujourd’hui, pourquoi une autre s’est-elle mise tellement en colère quand
un camarade l’a bousculée par mégarde… S’il a un centre d’intérêt
marqué – résoudre des casse-tête, dessiner, bâtir des châteaux de sable –,
alors il fera preuve d’une concentration exceptionnelle en s’y adonnant.
Les études montrent que si un enfant à réactivité haute casse sans le
vouloir le jouet d’un autre, il éprouvera plus intensément la culpabilité et
le chagrin qu’un enfant à réactivité basse. Bien sûr, tous les enfants sont
sensibles à leur environnement et connaissent des émotions, mais ceux
dont la réactivité est haute semblent voir et ressentir davantage.
« Pour eux, mettre la théorie en pratique est difficile, explique la
journaliste scientifique Winifred Gallagher, parce que leur nature sensible
et leurs scénarios intérieurs élaborés ne sont pas adaptés à l’âpreté et à
l’hétérogénéité de la cour d’école. » Pourtant, comme nous le verrons
dans les chapitres suivants, ces traits de caractère – la vigilance, la
sensibilité à la nuance, l’émotivité complexe – se révèlent être des atouts
largement sous-estimés.
Par ses travaux considérables, Kagan nous a donné la preuve que la
réactivité haute est une base biologique de l’introversion (nous
explorerons une autre voie possible dans le chapitre 7), mais si ses
découvertes ont tellement marqué les esprits, c’est aussi parce qu’elles
venaient corroborer ce dont nous nous doutions. Certaines de ses études
s’aventurent même sur le terrain du mythe culturel. Par exemple, en
s’appuyant sur les données qu’il a récoltées, il croit que la réactivité
haute est associée à des caractéristiques physiques telles que les yeux
bleus ou une tendance aux allergies ainsi qu’au rhume des foins, et que
les hommes de cette catégorie sont plus susceptibles d’avoir un corps
mince et le visage étroit. Ce genre de spéculations ne sont pas sans
rappeler la théorie du XIXe siècle selon laquelle on pouvait percer à jour
l’âme d’un homme rien qu’à la forme de son crâne. Finalement, qu’il ait
raison ou tort, il est intéressant de constater que ce sont précisément ces
traits que l’on prête aux personnages de fiction quand on veut suggérer
qu’ils sont calmes, introvertis et cérébraux. Comme si ces tendances
physiologiques étaient profondément ancrées dans notre inconscient
culturel.
Prenons par exemple les films de Walt Disney. Kagan et ses collègues
supposent que les animateurs de chez Disney avaient compris sans le
savoir la réactivité haute lorsqu’ils donnèrent des yeux bleus à des
personnages comme Cendrillon, Pinocchio ou le nain Timide, et des yeux
sombres à des personnages plus effrontés comme les demi-sœurs de
Cendrillon, Grognon ou Peter Pan. Dans de nombreux romans, dans les
films hollywoodiens et les émissions de télé, on voit régulièrement
apparaître l’archétype du frêle gamin malheureux et sérieux qui a de
bonnes notes, est un peu dépassé par le tourbillon de ses relations avec
les autres mais a du talent pour les activités introspectives comme la
poésie ou l’astrophysique (rappelez-vous Ethan Hawke dans Le Cercle
des poètes disparus). Kagan va jusqu’à supposer que si certains hommes
préfèrent les femmes au teint clair et aux yeux bleus, c’est parce qu’ils
les identifient comme sensibles.
D’autres études de la personnalité avancent également cette hypothèse
que l’introversion et l’extraversion ont un fondement physiologique,
voire génétique. Une manière très simple de différencier l’inné et l’acquis
consiste à comparer les traits de caractère de vrais et de faux jumeaux.
Les vrais jumeaux, dits « homozygotes », proviennent d’un seul et même
œuf et ont donc exactement les mêmes gènes tandis que les faux jumeaux
sont issus de deux œufs différents et ne partagent, en moyenne, que 50 %
de leur patrimoine génétique. Ainsi, en mesurant le niveau d’introversion
et d’extraversion chez des paires de jumeaux – ce que font
inlassablement les scientifiques, y compris chez des jumeaux élevés dans
des foyers différents –, si on trouve plus de corrélations chez les vrais que
chez les faux jumeaux, on peut raisonnablement conclure que cette
caractéristique repose en partie sur la génétique.
Aucune des études en question n’est parfaite, mais les résultats en sont
cohérents et suggèrent que l’introversion et l’extraversion, à l’image
d’autres traits de caractère généraux comme la gentillesse et l’attention
aux autres, sont d’origine héréditaire pour 40 à 50 % des cas. Cependant,
les explications biologiques de l’introversion sont-elles pleinement
satisfaisantes ? Lorsque j’ai ouvert pour la première fois le livre de
Kagan, La Part de l’inné, j’étais tellement excitée que je n’ai pas pu
fermer l’œil de la nuit. Là, devant moi, je retrouvais mes amis, ma
famille, et moi-même – l’humanité tout entière en fait ! – soigneusement
répartis à travers le prisme du système nerveux, passif ou réactif. C’était
comme si des siècles de questionnement philosophique autour du mystère
de la personnalité humaine avaient convergé vers ce brillant instant de
clarté scientifique. Il existait donc une réponse limpide au débat sur
l’inné et l’acquis – nous sommes nés avec des prédispositions pour un
tempérament qui orientent fortement notre personnalité une fois adultes.
Néanmoins, les choses ne pouvaient pas être si simples. Comment
réduire un individu introverti ou extraverti au système nerveux central
avec lequel il est né ? Je peux supposer que j’ai hérité d’un système
hautement réactif, mais ma mère répète souvent que j’étais un bébé facile
– pas le genre à battre des pieds ou à hurler quand un ballon éclatait. Je
suis sujette à des accès vertigineux de doute sur moi-même ; d’un autre
côté, je suis aussi capable de beaucoup de courage pour défendre mes
convictions. Je me sens horriblement mal à l’aise dans une ville inconnue
le premier jour, pourtant j’adore voyager. Enfant, j’étais timide ;
aujourd’hui, le pire est derrière moi. En outre, nous sommes nombreux à
avoir nos contradictions, des aspects dissonants dans notre personnalité,
et les gens peuvent changer en profondeur avec le temps. Si l’on s’en
tenait à cela, que deviendrait le libre arbitre de chacun – n’avons-nous
donc aucun contrôle sur qui nous sommes et qui nous devenons ?
J’ai décidé de retrouver le professeur Kagan et de lui poser ces
questions en personne. Pourquoi lui ? Tout autant parce que ses
recherches étaient capitales que pour ce qu’il représentait dans ce grand
débat entre nature et culture. En 1954, il avait résolument débuté sa
carrière dans le camp de l’acquis, une vision dans la mouvance de la
communauté scientifique de l’époque. L’idée d’un tempérament inné était
une bombe politique car elle évoquait le spectre de l’eugénisme nazi et
de la suprématie blanche. Par contraste, la conception des enfants comme
des ardoises vierges sur lesquelles il était encore possible de tout écrire
plaisait à une nation fondée sur la démocratie.
Cependant, Kagan changea d’avis en chemin. Ainsi qu’il le dit
aujourd’hui : « J’ai été violemment rappelé à l’ordre par mes propres
données et, bien que je me sois débattu comme un beau diable, j’ai dû
constater que le tempérament était plus puissant que je le pensais et
voulais le croire. » La publication de ses premières découvertes sur les
enfants à réactivité haute dans le magazine Science en 1988 a contribué à
légitimer l’idée d’un tempérament inné, notamment parce que la
réputation de Kagan comme défenseur de l’acquis était si forte.
Si quelqu’un pouvait m’aider à démêler cette épineuse question, c’était
bien lui.

Jerry Kagan me reçoit dans son bureau à Harvard et me regarde


m’asseoir sans ciller, me jaugeant sans doute ; sans hostilité, mais avec
une perspicacité évidente. Ce n’est pas le vieux professeur courtois que
j’avais imaginé. Pour un scientifique dont les livres débordent
d’humanisme et qui se décrit enfant comme anxieux et craintif, il est
sacrément intimidant. Je me rends compte que j’ai le buste raide, ce qui
est l’un des signes révélateurs d’une réactivité haute. C’est étrange de
savoir que Kagan se fait probablement cette réflexion lui aussi –
d’ailleurs il me le dit, faisant remarquer au passage que de nombreux
individus à réactivité haute deviennent écrivains ou bien se tournent vers
des métiers intellectuels où « on a la maîtrise des événements : on ferme
la porte, on baisse les stores et on fait son travail. On se protège de toute
intrusion inattendue ». (Il m’informe que ceux qui font moins d’études
ont tendance à devenir documentalistes ou chauffeurs de poids lourds
pour les mêmes raisons.)
Je mentionne alors une petite fille que je connais qui est « lente à
démarrer ». Elle étudie longuement les gens qu’elle ne connaît pas au lieu
de leur sauter au cou ; sa famille va à la plage tous les week-ends
pourtant il lui faut toujours une éternité pour oser plonger un orteil dans
l’eau. Le profil type d’une réactivité haute, fais-je remarquer.
« Non ! s’exclame Kagan d’une voix de stentor. Pour chaque
comportement, il y a plus d’une cause. Ne l’oubliez jamais ! Chez les
enfants “lents à démarrer”, il y a certes une grande proportion de
réactivité haute, mais on peut aussi expliquer ce genre d’attitudes par les
trois premières années et demie de la vie de l’enfant ! Si l’on écoute les
auteurs et les journalistes, ce qu’ils cherchent, c’est une équivalence
unique : un comportement, une cause. Or, il est très important de savoir
qu’il y a de nombreuses explications pour un seul tableau, qu’il s’agisse
de lenteur à démarrer, de timidité ou encore d’impulsivité. »
Il m’énumère ensuite une série de facteurs environnementaux qui
peuvent produire une personnalité introvertie, indépendamment ou bien
en association avec un système nerveux central réactif. Il prend
l’exemple d’un enfant qui aime inventer de nouvelles idées et qui passe
donc beaucoup de temps dans son monde imaginaire. Il évoque
également les problèmes de santé qui peuvent amener un petit à se replier
sur lui-même, sur ce qui se passe à l’intérieur de son corps.
Ma propre peur de prendre la parole en public est sans doute tout aussi
complexe. Vient-elle du fait que je sois une introvertie à réactivité haute ?
Peut-être pas. Certains profils identiques au mien raffolent des
interventions en public, et beaucoup d’extravertis ont le trac. La terreur
de prendre la parole en public est la première phobie en Amérique, loin
devant la peur de la mort. Elle peut avoir des causes diverses, comme les
échecs remontant à l’enfance, causes qui sont toutes liées à l’histoire
unique et personnelle de l’individu, et non à son type de tempérament.
Pour tout dire, cette anxiété particulière est peut-être primitive,
fondamentalement humaine, et ne se limite pas aux individus nés avec un
système nerveux central hautement réactif. Selon le sociobiologiste E.O.
Wilson, quand nos ancêtres vivaient dans la savane, être soumis à un
regard insistant n’avait qu’une seule signification possible : qu’un animal
sauvage nous guettait. Et lorsqu’on imagine que l’on va se faire dévorer,
difficile de se tenir droit et de feindre la confiance en soi. Dans ces cas-là,
on fuit à toutes jambes. Autrement dit, des centaines de milliers d’années
d’évolution nous hurlent de partir en courant de cette scène, de nous
libérer du regard des spectateurs qui nous rappelle l’œil brillant du
prédateur. Pourtant, le public attend de nous que nous ne bougions pas,
que nous ayons l’air sûr de nous et détendu. Ce conflit entre biologie et
protocole est une des causes de la terreur que peut inspirer la perspective
de devoir faire un discours. C’est aussi pour cette raison qu’essayer de se
représenter le public nu n’est d’aucun secours pour les nerveux : les lions
nus sont tout aussi dangereux que ceux en costume.
Mais, si tous les humains ont a priori tendance à prendre les membres
de l’assistance pour des prédateurs, nous avons des seuils de tolérance
bien différents à cette agression potentielle. Les études confirment que
les introvertis sont nettement plus touchés par la peur de prendre la
parole en public que les extravertis.
Kagan me raconte avoir un jour assisté à une brillante conférence d’un
collègue scientifique, lequel l’invita ensuite à déjeuner. Il lui confia alors
qu’il avait beau faire des discours tous les mois, en dépit de sa prestation
impeccable, il était chaque fois terrifié. La lecture de l’ouvrage de Kagan
avait eu sur lui un impact considérable. « Vous avez changé ma vie,
expliqua-t-il. Depuis le début j’en voulais à ma mère, et maintenant je me
dis simplement que j’ai une forte réactivité. »

Pour finir, suis-je introvertie parce que j’ai hérité de la haute réactivité
de mes parents, ai-je copié leurs comportements, ou bien est-ce un
mélange des deux ? N’oublions pas que les statistiques sur l’hérédité,
tirées des études sur les jumeaux, montrent que l’introversion ou
l’extraversion ne sont héréditaires qu’à 40 ou 50 %. Ce qui signifie que,
dans un groupe donné, la moitié des cas d’introversion ou d’extraversion
en moyenne sont dus à des facteurs génétiques. Pour rendre les choses
encore plus complexes, les gènes impliqués sont sans doute très
nombreux, et l’approche de Kagan par l’étude de la réactivité n’est
qu’une des lectures physiologiques possibles. Gardons à l’esprit que les
moyennes sont trompeuses. Un taux d’hérédité de 50 % ne signifie pas
nécessairement que mon introversion provient à 50 % de mes parents, ou
que la moitié de la différence entre ma meilleure amie et moi en termes
d’introversion est d’origine génétique. Il est possible que 100 % de mon
introversion soit inscrite dans mes gènes, ou bien zéro – le plus probable,
c’est qu’il s’agisse d’une interaction complexe entre l’atavisme et
l’expérience. Chercher à savoir si c’est de l’inné ou de l’acquis, cela
revient selon Kagan à se demander si ce qui cause une tempête de neige,
c’est la température ou l’humidité. C’est la combinaison étroite de ces
facteurs qui fait de nous qui nous sommes.
Peut-être n’ai-je pas choisi le bon angle d’approche. Peut-être la
question de savoir quel pourcentage de notre personnalité tient de l’inné
et quel pourcentage tient de l’acquis n’est-elle pas aussi importante que
de comprendre comment notre tempérament inné interagit avec notre
environnement et notre libre arbitre. Dans quelle mesure notre
tempérament induit-il notre destinée ?
Si l’on en croit la théorie de l’interaction gènes-environnement,
lorsqu’on hérite de certains traits de caractère, on a tendance dans sa vie
à rechercher des expériences qui renforcent ces traits. Par exemple, les
enfants dont la réactivité est la plus faible flirtent avec le danger dès leur
plus jeune âge ; une fois adultes, plus rien ne les fait frémir. « Ils
escaladent des barrières, ce qui les désensibilise, et ils finissent par
grimper sur le toit », résumait feu le psychologue David Lykken. « Ils
tenteront des expériences auxquelles les autres enfants ne se risquent pas.
Si Chuck Yeager, le premier pilote à avoir franchi le mur du son, a été
capable d’un pareil exploit, ce n’est pas parce qu’il était né différent de
vous et moi, mais parce que au cours des trente premières années de sa
vie, son tempérament l’avait poussé à grimper de plus en plus haut aux
arbres, à la recherche de toujours plus de danger et d’excitation. »
De même, les enfants à forte réactivité auront tendance à devenir
artistes, écrivains, scientifiques ou penseurs car leur aversion pour la
nouveauté les poussera à passer plus de temps au sein de l’environnement
familier – et intellectuellement fertile – de leur propre tête. C’est pour
cette raison que le milieu universitaire grouille d’introvertis, et que le
stéréotype du professeur réservé est assez réaliste : les universitaires
aiment lire, rien ne les motive tant que le monde des idées. Et c’est en
partie dû à la façon dont ils ont grandi. Si l’on passe sa vie à foncer dans
tous les sens, on a moins de temps pour lire et pour apprendre. Le temps
n’est pas extensible.
D’un autre côté, il existe aussi pour chaque tempérament un large
éventail d’évolutions possibles. S’ils sont élevés dans une famille
attentive et un environnement stable, les enfants extravertis à faible
réactivité peuvent réussir des carrières fortes et énergiques. Mais, sous la
garde de personnes négligentes ou dans un quartier violent, ces mêmes
enfants peuvent, selon certains psychologues, devenir de petites brutes,
des délinquants juvéniles, voire des criminels. Dans une formule
controversée, Lykken a qualifié les psychopathes et les héros de
« brindilles se trouvant sur la même branche génétique ».
Considérons le mécanisme par lequel l’enfant acquiert le sens du bien
et du mal. Pour beaucoup de spécialistes, il développe une conscience
lorsqu’il se fait gronder par ses parents après avoir fait une bêtise. La
désapprobation crée en lui de l’anxiété, et comme c’est un sentiment
déplaisant, il apprend à s’en protéger en évitant tout comportement
antisocial. C’est le processus bien connu d’intériorisation des injonctions
parentales, dont le cœur est l’anxiété.
Cependant, que faire si l’enfant en question est moins enclin à
l’anxiété que les autres, comme c’est le cas pour la plupart des petits à
faible réactivité ? Souvent, le meilleur moyen d’enseigner des valeurs à
ces enfants est de leur donner des modèles positifs et de canaliser leur
témérité par des activités productives. Imaginons néanmoins un tel profil
grandissant dans un quartier dangereux, sans infrastructures pour
pratiquer un sport ou juguler son intrépidité. Il n’est pas difficile de
visualiser comment il pourrait plonger dans la délinquance. Il est possible
que certains enfants défavorisés qui s’attirent des ennuis ne soient pas
seulement victimes de la pauvreté et de la négligence, mais aussi de la
tragédie de ne pas avoir d’exutoire sain à leur tempérament aventureux.

Le destin des enfants à forte réactivité est lui aussi influencé par le
monde qui les entoure – peut-être même encore plus que pour l’enfant
moyen, selon une toute nouvelle théorie baptisée « hypothèse de
l’orchidée ». David Dobbs la décrit dans un article de la revue Atlantic ;
elle soutient que la plupart des enfants sont comme des pissenlits,
capables de se développer dans n’importe quel environnement. D’autres
pourtant, y compris les profils à réactivité haute mis en évidence par
Kagan, ressemblent plus à des orchidées : ils se fanent facilement mais,
dans de bonnes conditions, ils peuvent devenir forts et splendides. Pour
résumer, les enfants orchidées sont plus profondément affectés par toute
expérience, positive ou négative.
Les scientifiques savent depuis longtemps qu’avoir un tempérament à
réactivité forte augmente les facteurs de risque. Il s’agit d’enfants plus
vulnérables face aux difficultés de la vie (tensions conjugales, perte d’un
parent, mauvais traitements). Ils auront plus tendance que leurs
semblables à répondre à ces événements par la dépression, l’anxiété et la
timidité. Environ un quart de ces profils étudiés par Kagan souffrent à
des degrés divers d’un malaise appelé « trouble de l’anxiété sociale »,
une forme chronique et invalidante de timidité.
Ce que les chercheurs n’ont mesuré que récemment, c’est que ces
inconvénients pouvaient devenir un avantage. Autrement dit, force et
sensibilité ne vont pas l’une sans l’autre. Les chiffres montrent que les
enfants hautement réactifs qui ont la chance d’avoir de bons parents, une
enfance pleine d’attention et un environnement familial stable présentent
moins de problèmes émotionnels et plus de compétences sociales que
leurs congénères moins réactifs. Souvent, ils sont incroyablement
compréhensifs, aimants et coopératifs. Ils travaillent bien en équipe. Ils
sont gentils, conscients des autres et facilement déroutés par la cruauté,
l’injustice et l’irresponsabilité. Ils réussissent dans les domaines qui leur
importent. Ils ne deviennent pas forcément délégué de classe ou vedette
de la pièce de théâtre de l’école, encore que cela puisse arriver.
Les avantages de ce tempérament font l’objet d’études dont on
commence seulement à voir paraître les résultats. L’une des découvertes
les plus marquantes provient d’un travail sur les singes rhésus, une race
qui partage environ 95 % de son ADN avec l’homme et qui a des
structures sociales élaborées qui rappellent les nôtres.
Chez ces singes comme chez les humains, un gène connu sous le nom
de transporteur de la sérotonine, ou 5-HTT, aide à réguler la
transformation de la sérotonine, un neurotransmetteur qui affecte
l’humeur. On estime qu’une variation particulière – ou allèle – de ce
gène, parfois appelée allèle court, est associée à une forte réactivité et à
l’introversion, ainsi qu’à un risque accrû de dépression chez les individus
ayant une vie difficile. Lorsqu’on soumet les bébés singes porteurs de cet
allèle à un stress élevé – dans l’une des études, ils étaient retirés à leur
mère et élevés comme des orphelins –, le traitement de la sérotonine est
moins efficace chez eux (ce qui augmente le risque de dépression et
d’anxiété) que chez les singes dotés d’un allèle long et exposés aux
mêmes conditions. Mais pour un même profil génétique risqué, les jeunes
singes élevés par une mère très présente s’en sortent aussi bien, voire
mieux que leurs semblables dotés d’un allèle long (même ceux élevés
dans un environnement tout aussi sûr) dans des tâches sociales clés
comme trouver des compagnons de jeu, former des alliances et gérer des
conflits. Ils deviennent souvent chefs de leur groupe. Et ils transforment
plus efficacement la sérotonine.
Stephen Suomi, le chercheur qui a mené ces expériences, émet
l’hypothèse que ces singes à forte réactivité doivent leur réussite au
temps infini qu’ils ont passé à observer plutôt qu’à participer à la vie du
groupe, et ainsi à absorber en profondeur la dynamique sociale (cette
hypothèse parlera sans doute aux parents qui voient leurs enfants hésiter
pendant des semaines, voire des mois, en observant un groupe qui les
tente, jusqu’au moment où ils s’y intègrent sans difficulté).
Les études réalisées sur les hommes ont montré que les adolescentes
dotées de l’allèle court du gène 5-HTT avaient 20 % de risque en plus
que celles dotées d’un allèle long de souffrir de dépression lorsqu’elles
étaient exposées à un environnement familial angoissant, mais 25 % de
risque en moins lorsqu’elles étaient élevées dans un foyer stable. À
quatre ans, les enfants à réactivité élevée ont plus de réponses pro-
sociales que les autres lorsqu’ils se retrouvent face à un dilemme moral –
mais cette différence ne subsiste à l’âge de cinq ans que si leur mère a
fait preuve d’une discipline douce, et non agressive. Ces enfants sont
même plus résistants que les autres aux rhumes et autres affections
respiratoires, bien qu’ils tombent plus souvent malades s’ils sont élevés
dans des conditions éprouvantes. L’allèle court du gène 5-HTT est aussi
associé à des performances supérieures dans un large éventail de tâches
cognitives.
Ces résultats sont tellement spectaculaires qu’il est étonnant que
personne n’y soit arrivé plus tôt. Et pourtant, cela s’explique. Les
psychologues sont formés pour soigner, aussi, leurs recherches se
centrent-elles naturellement sur les problèmes et la pathologie.
« Les parents d’enfants à haute réactivité ont beaucoup de chance »,
affirme Jay Belsky, professeur de psychologie et expert en éducation de
la petite enfance à l’université de Londres, car « le temps et les efforts
qu’ils investiront dans leur éducation feront réellement la différence. Au
lieu de considérer ces enfants comme vulnérables face à l’adversité, leurs
parents devraient les envisager comme malléables – pour le pire mais
aussi pour le meilleur ». Il se lance ensuite dans la description du parent
idéal pour un enfant à réactivité haute : quelqu’un qui « sache déchiffrer
les signaux et respecter l’individualité de l’enfant ; qui soit chaleureux et
ferme dans ses exigences, sans se montrer ni dur ni hostile ; qui
encourage la curiosité, la réussite à l’école, les efforts même s’ils sont
récompensés tardivement, et le sang-froid ; qui ne soit enfin jamais ni
rude, ni négligent, ni incohérent ». Ces recommandations valent bien sûr
pour tous les parents, elles sont toutefois particulièrement cruciales si on
élève un enfant très réactif (si vous pensez que tel est votre cas et que
vous vous demandez ce qu’il faut faire d’autre, le chapitre 11 offre
d’autres réponses).
Néanmoins, les enfants orchidées peuvent également supporter
l’adversité, ajoute Belsky. Prenons l’exemple du divorce. En théorie, il
les affecte très profondément. « Si les parents se déchirent et qu’ils
mettent leur enfant dans la bataille, vous verrez – c’est l’enfant qui
paiera. » Alors que si les parents réussissent à se mettre d’accord, s’ils
fournissent à leur enfant le soutien psychologique dont il a besoin, dans
ce cas, même un enfant orchidée peut bien s’en tirer.
Il me semble que la plupart des gens apprécieront ce message porteur
d’espoir ; il est rare de rencontrer quelqu’un qui ait eu une enfance sans
problèmes.
Mais ce n’est pas la seule forme de flexibilité qui nous fasse rêver et
que nous voudrions appliquer à ce que nous sommes dans le présent, et à
ce que nous deviendrons à l’avenir. Nous désirons la liberté de tracer
notre propre destinée. En d’autres termes, nous souhaitons préserver les
aspects avantageux de notre tempérament, et améliorer, voire nous
débarrasser de ceux qui nous déplaisent – comme par exemple la phobie
de parler en public.
Ainsi, outre notre tempérament inné, au-delà de la loterie des
expériences traversées dans l’enfance, nous aimons à penser – nous
autres adultes – que nous pouvons modeler notre personnalité et faire ce
que bon nous semble de notre vie.
Est-ce vraiment le cas ?
5.

Au-delà du tempérament

Le rôle du libre arbitre (et le secret de la prise de parole en public


pour les introvertis)
« Le plaisir que l’on prend à ce que l’on fait apparaît entre l’ennui
et l’anxiété, lorsque les défis sont en juste équilibre avec notre
capacité à agir. »
MIHALY CSIKSZENTMIHALYI

Dans les entrailles du Centre d’imagerie biomédicale de l’hôpital


général du Massachusetts, les couloirs sont quelconques, voire miteux. Je
me tiens à la porte d’une salle sans fenêtre en compagnie du Dr Carl
Schwartz, directeur du laboratoire de Recherches en psychopathologie du
développement.
Cette pièce abrite un appareil d’IRM très coûteux (Imagerie par
résonance magnétique) fonctionnelle qui a rendu possibles certaines des
avancées les plus spectaculaires dans le domaine des neurosciences
modernes. Ce type de machine peut déterminer quelles zones du cerveau
sont actives lorsque l’on pense à quelque chose de précis ou que l’on
accomplit une tâche spécifique, ce qui permet aux chercheurs d’établir
une carte des fonctions du cerveau humain, exploit encore inimaginable il
y a peu.
Avant d’ouvrir la porte, le Dr Schwartz me fait retirer mes boucles
d’oreilles en or et poser le magnétophone avec lequel j’enregistrais notre
conversation. Le champ magnétique d’une machine de ce type est cent
mille fois plus fort que l’attraction terrestre – tellement puissant qu’il
pourrait m’arracher mes anneaux des oreilles et les faire voler à travers la
pièce.
Nous contemplons avec admiration le scanner qui ressemble à une
fusée rutilante couchée sur le côté. Schwartz m’explique le protocole de
son expérience : il demande aux participants – de jeunes adultes de moins
de vingt ans – de s’allonger en plaçant leur tête dans l’appareil tout en
regardant des photographies de visages afin que la machine enregistre les
réactions de leur cerveau. Ce qui l’intéresse tout particulièrement, c’est
l’activité dans l’amygdale – ce fameux organe dont Kagan avait
découvert qu’il jouait un rôle fondamental dans le développement de
certaines personnalités introverties ou extraverties.
Schwartz est le collègue et le protégé de Kagan, son travail commence
là où s’interrompaient les études longitudinales de son mentor. Les
nourrissons dont ce dernier avait mesuré la réactivité sont devenus des
adultes, et son successeur utilise l’IRM pour explorer leur cerveau.
Kagan a suivi ces individus depuis la toute petite enfance jusqu’à
l’adolescence, mais Schwartz voulait savoir ce qui leur arrivait après.
L’empreinte du tempérament serait-elle encore détectable, après toutes
ces années, dans leur cerveau mature ? Ou bien aurait-elle été effacée par
l’environnement et les efforts conscients ?
Malgré les mises en garde de son prédécesseur qui voulait lui épargner
des désillusions, Schwartz, qui pense être lui-même un profil à réactivité
haute et qui se fonde en partie sur sa propre expérience, avait l’intuition
qu’il retrouverait une trace des constats de Kagan, même des années plus
tard.
Il me fait une démonstration de ses recherches en m’autorisant à jouer
le rôle d’un sujet d’étude – sans toutefois me faire entrer dans le scanner.
Je suis assise à une table et des photographies de visages en noir et blanc
sur un fond sombre surgissent les unes après les autres sur un écran
d’ordinateur. Lorsque leur rythme s’accélère, il me semble sentir mon
pouls en faire autant. Je remarque également que des doublons ont été
glissés dans la série, et que je suis plus détendue au fur et à mesure que
les visages me deviennent familiers. Je décris mes réactions à Schwartz,
qui m’explique que ce procédé a pour but de reproduire ce que ressentent
les profils à réactivité haute quand ils se retrouvent dans une pièce
remplie d’inconnus et se disent : « Bon sang, mais qui sont tous ces
gens ? »
Il m’indique ensuite avoir récupéré un premier lot de données sur un
groupe d’enfants très réactifs étudiés par Kagan depuis l’âge de quatre
mois – et avoir constaté sans aucun doute possible que l’amygdale de ces
petits devenus grands était plus sensible aux photographies de visages
inconnus que celle des individus qui avaient été des nourrissons peu
réactifs. Les deux groupes avaient réagi aux images, mais les premiers de
manière plus prononcée. Autrement dit, l’empreinte du tempérament à
haute ou basse réactivité n’avait pas disparu à l’âge adulte. Certains
réactifs étaient devenus des adolescents socialement ouverts, en
apparence peu émus par la nouveauté, néanmoins, ils ne s’étaient pas
totalement débarrassés de leur héritage génétique.
Les recherches de Schwartz ont une répercussion importante : on peut
modeler sa personnalité, mais pas au-delà d’un certain point. Notre
tempérament inné nous influence, quelle que soit notre vie. Une partie
non négligeable de notre identité est régie par nos gènes, notre cerveau et
notre système nerveux central. Et pourtant, la flexibilité de caractère que
Schwartz a notée chez certains adolescents à forte réactivité implique
aussi l’inverse : nous disposons tous d’un libre arbitre dont nous pouvons
nous servir pour façonner notre personnalité.
Ces deux conclusions peuvent paraître contradictoires, pourtant ce
n’est pas le cas. Le libre arbitre peut nous mener loin, toutefois il ne peut
en aucun cas dépasser nos limites génétiques. Bill Gates ne sera jamais
Bill Clinton, même en travaillant son sens du contact, de même que Bill
Clinton ne sera jamais Bill Gates, quel que soit le temps qu’il passe en
tête à tête avec un ordinateur.
On pourrait appeler cela la « théorie de l’élasticité » de la personnalité.
Nous sommes comme des élastiques au repos qui, malgré tous leurs
efforts, ne peuvent s’étirer à l’infini.

Afin de comprendre ce que cela signifie pour les individus à forte


réactivité, il est utile de regarder ce qui se passe dans le cerveau quand
nous faisons la connaissance d’un inconnu lors d’un événement social.
N’oublions pas que l’amygdale, et le système limbique dont elle est un
élément clé, est une partie très ancienne du cerveau – au point que les
mammifères primitifs en possèdent leur version. Mais, au fur et à mesure
que ces mammifères se sont sophistiqués, une zone de leur cerveau
appelée néocortex s’est développée autour du système limbique. Le
néocortex, et tout particulièrement le cortex frontal chez les humains,
accomplit une gamme très large de fonctions, depuis le choix de la
marque de dentifrice à acheter jusqu’à l’organisation d’une réunion en
passant par les considérations sur la nature du réel qui nous entoure.
L’une de ces fonctions consiste à apaiser les peurs infondées.
Si vous avez été un bébé très réactif, il est possible que pour le reste de
votre vie votre amygdale s’excite quelque peu à chaque nouvelle
rencontre dans une soirée. Néanmoins, si vous vous sentez relativement à
l’aise en compagnie d’inconnus, c’est parce que votre cortex du lobe
frontal est là pour vous dire de vous calmer, de tendre la main et de
sourire. Une récente étude par IRM montre d’ailleurs que, lorsqu’un
individu reformule avec ses propres mots une situation pénible, l’activité
dans son cortex préfrontal augmente dans des proportions équivalentes à
la baisse de l’activité dans l’amygdale.
Cependant, le cortex du lobe frontal n’est pas tout-puissant et ne peut
désactiver totalement l’amygdale. Dans une autre étude, des chercheurs
ont conditionné des rats à associer un certain son à une décharge
électrique. Puis, ils ont diffusé ce son un grand nombre de fois sans
déclencher de décharge, jusqu’à ce que la peur ait disparu chez les rats.
Ils ont alors constaté que ce « désapprentissage » n’était pas aussi total
qu’ils l’avaient cru. Lorsqu’ils coupèrent les connexions neuronales entre
le cortex et l’amygdale de ces rats, les animaux furent de nouveau
effrayés par le son : le conditionnement avait été momentanément
maîtrisé par l’activité du cortex, mais demeurait inscrit dans l’amygdale.
Chez l’homme, en cas de peurs irraisonnées comme la phobie des
chauves-souris ou le vertige, le processus est identique. On aura beau
domestiquer notre terreur en montant cent fois au sommet de la tour
Eiffel, il est fort probable qu’elle réapparaîtra en contexte de stress – au
moment où le cortex aura d’autres priorités que de calmer une amygdale
nerveuse.
Voilà qui explique pourquoi les enfants à forte réactivité conservent
certains aspects craintifs de leur tempérament jusqu’à l’âge adulte,
quelles que soient leur expérience et la force de leur libre arbitre.
Ma collègue Sally est un bon exemple de ce phénomène. Sally est une
éditrice de talent, d’un tempérament réfléchi, et qui se dit elle-même
timide et introvertie. En plus d’être charmante, elle fait partie des
personnes de mon entourage qui s’expriment le plus clairement. Si vous
l’invitez à dîner et demandez ensuite aux autres convives qui ils ont eu le
plus de plaisir à rencontrer, il y a toutes les chances qu’ils citent Sally.
« Elle est tellement brillante, vous diront-ils. Si spirituelle ! Et vraiment
adorable ! »
Sally a conscience de faire si bonne impression – on ne peut pas être
aussi attirante qu’elle sans finir par s’en rendre compte. Cela ne signifie
pas pour autant que son amygdale le sait. Quand elle arrive chez les gens,
Sally n’a qu’une envie, c’est de se cacher derrière le canapé le plus
proche – jusqu’à ce que son cortex préfrontal reprenne le contrôle et lui
rappelle combien elle est douée pour la conversation. Néanmoins, il
arrive tout de même que ce soit son amygdale qui ait le dessus – toute sa
vie, elle a associé l’inconnu à l’anxiété. Sally admet qu’il n’est pas rare
qu’elle fasse une heure de trajet pour se rendre à une fête… pour
finalement n’y rester que cinq minutes.
Lorsque je considère ma propre expérience à la lumière des résultats
de Schwartz, je dois bien avouer ne pas être exacte en disant que je ne
suis plus timide ; j’ai simplement appris à me raisonner pour me jeter
dans le vide (merci, cortex préfrontal !). Aujourd’hui, je le fais tellement
machinalement que je ne m’en rends même plus compte. Les fois où je
m’adresse à un individu ou à un groupe que je ne connais pas, j’ai le
sourire éclatant et le regard franc, mais il y a toujours un centième de
seconde durant lequel j’ai l’impression d’être sur la corde raide. Grâce à
des milliers de contacts sociaux, j’ai compris que cette corde raide était le
fruit de mon imagination, et que je ne mourrais pas, même si je tombais.
Je me rassure si vite que je ne m’en aperçois pas – pourtant j’ai besoin de
cette étape, et parfois, cela ne fonctionne pas. Le premier terme employé
par Kagan pour décrire les individus à haute réactivité était inhibés, et
c’est exactement ce que je ressens, encore maintenant, dans certains
dîners.

Cette capacité à faire l’élastique – dans certaines limites – s’applique


aussi aux extravertis. Prenons le cas d’une de mes clientes, Alison. Elle
est consultante en entreprises, mariée et maman, elle a le genre de
personnalité extravertie – amicale, directe et perpétuellement en
mouvement – qui fait dire aux gens qu’elle est « une force de la nature ».
Elle est heureuse dans son mariage, a deux filles qu’elle adore et a monté
son activité à partir de rien. Elle est fière de ce qu’elle a accompli dans sa
vie ; elle a toutes les raisons de l’être.
Mais elle n’a pas toujours été aussi satisfaite. L’année de son bac, elle
a fait le bilan de sa vie et le tableau ne lui a pas plu. Alison est
extrêmement brillante, pourtant ses résultats ne le laissaient pas paraître.
Depuis toute petite, elle rêvait d’intégrer une grande école, un rêve
qu’elle avait laissé filer.
Et elle savait pourquoi. Elle avait passé sa scolarité à sortir – elle
participait à pratiquement toutes les activités extrascolaires que proposait
son établissement –, ce qui ne laissait guère de temps pour les études.
Elle en voulait à ses parents, si fiers de l’aisance sociale de leur fille
qu’ils ne l’avaient pas poussée à travailler. Elle s’en voulait surtout et
avant tout à elle-même.
Adulte, Alison était bien décidée à ne pas reproduire les mêmes
erreurs. Elle sait comme il serait facile de se perdre dans un tourbillon de
réunions parents-professeurs et de réseautage professionnel. Pour
élaborer des stratégies adaptées, sa solution consiste donc à observer sa
famille. Il se trouve qu’elle est non seulement la fille unique de deux
introvertis, mais aussi mariée à un introverti et sa cadette est également
une grande introvertie.
Alison a trouvé le moyen de se connecter à la longueur d’ondes des
personnalités discrètes qui l’entourent. Lorsqu’elle rend visite à ses
parents, elle se retrouve à méditer et à écrire dans son journal intime,
comme le fait sa mère. Chez elle, elle savoure les soirées calmes auprès
de son mari casanier. Et sa plus jeune fille, qui aime les discussions
tranquilles avec sa mère, lui fait passer des après-midi entiers dans le
jardin à refaire le monde.
Ma cliente s’est même créé un réseau d’amis discrets et réfléchis. Bien
que sa meilleure amie, Amy, soit une extravertie exubérante comme elle,
la plupart de ses autres relations sont des introvertis. « J’apprécie
tellement les gens qui écoutent vraiment, explique-t-elle. Quand je vais
prendre un café avec eux, leurs observations sont toujours très
pertinentes. Parfois, je ne me rends pas compte que je fais quelque chose
de contre-productif, et mes proches introvertis me disent : “Ça, c’est ce
que tu es en train de faire, et ça, ce sont quinze autres exemples de
moments où tu as fait la même chose.” Des détails que mon amie Amy ne
remarquerait même pas. Mais mes amis introvertis prennent le temps
d’observer, et c’est un moyen de créer de vrais liens. »
Alison reste qui elle est, avec son côté tapageur ; cependant, elle a
aussi découvert comment profiter du calme, et être discrète elle-même.

Même si nous sommes capables de pousser notre tempérament jusque


dans ses limites, il est parfois plus sûr de demeurer dans une zone de
confort.
Penchons-nous sur le cas de ma cliente Esther, avocate fiscaliste dans
un grand cabinet. C’est une petite brune toute menue, à la démarche
dynamique, et aux yeux d’un bleu éclatant. Esther n’était pas timide et ne
l’avait jamais été. Pourtant, elle était incontestablement introvertie. Le
moment qu’elle préférait dans la journée, c’étaient ses dix minutes de
marche dans les rues bordées d’arbres de son quartier pour rejoindre
tranquillement son arrêt de bus. L’autre instant qu’elle aimait beaucoup,
c’était celui où elle approchait de la porte de son bureau, prête à se
plonger dans le travail.
Esther avait bien choisi sa carrière. Fille d’un mathématicien, elle
aimait réfléchir à des problèmes fiscaux dont la complexité avait de quoi
effrayer, et elle en parlait avec aisance (au chapitre 7, j’explore les
raisons pour lesquelles les introvertis sont si doués et si concentrés dans
la résolution de problèmes). Elle était la plus jeune d’une équipe de
travail soudée, au sein d’une structure beaucoup plus large. Ce groupe se
composait de cinq autres avocats fiscalistes qui se soutenaient tous entre
eux. Le quotidien d’Esther consistait en gros à réfléchir sur des questions
qui la passionnaient et à travailler main dans la main avec des collègues
en qui elle avait confiance.
Néanmoins, la petite cellule d’avocats à laquelle appartenait Esther
devait périodiquement faire des présentations au reste du cabinet. Ces
interventions étaient toujours une source de souffrance pour Esther, non
pas parce qu’elle craignait de parler en public, mais parce qu’elle n’était
pas à l’aise dès qu’il lui fallait s’exprimer de manière impromptue. Ses
collègues – qui se trouvaient tous être des extravertis – aimaient quant à
eux improviser et n’avaient aucun mal à décider de quoi ils allaient parler
à la dernière minute, sur le chemin ; le temps d’arriver, ils étaient en
mesure d’exposer leurs idées de manière intelligible et conviviale.
Si on lui donnait l’occasion de s’y préparer, Esther s’en tirait très bien.
Il arrivait cependant que ses collègues ne lui parlent des projets de la
journée qu’au moment où elle franchissait la porte, le matin même. À ses
yeux, la facilité avec laquelle ils abordaient ces prises de parole était la
preuve de leur maîtrise supérieure de la loi fiscale, et elle pensait que,
l’expérience aidant, elle aussi serait un jour capable de disserter au
débotté. En réalité, le temps et les compétences n’y firent rien, et elle fut
obligée de constater qu’elle n’y arrivait toujours pas.
Pour résoudre le problème d’Esther, concentrons-nous sur une autre
différence entre introvertis et extravertis : leurs préférences en termes de
stimulation.
Pendant plusieurs décennies, à partir du début des années 1960, le
chercheur en psychologie Hans Eysenck a émis l’hypothèse que les êtres
humains étaient en quête d’un niveau de stimulation « approprié » – ni
trop, ni trop peu. Définissons la stimulation comme la quantité d’énergie
que l’on reçoit du monde extérieur. Elle peut prendre de nombreuses
formes, depuis le bruit jusqu’à la vie sociale en passant par des flashes
lumineux. Eysenck croyait que les extravertis préféraient recevoir plus de
stimulations que les introvertis, et que cela expliquait certaines des
différences entre eux : les introvertis aiment fermer la porte de leur
bureau et s’immerger dans leur travail parce que, pour eux, c’est le genre
d’activité – calme et intellectuelle – optimale en termes de stimulation,
alors que les extravertis fonctionnent au mieux dans des activités plus
trépidantes, comme l’organisation d’ateliers de travail en groupe ou de
réunions au sommet.
Il pensait aussi que le fondement de ces différences tenait peut-être à
une structure cérébrale appelée système réticulé activateur ascendant. Ce
système fait partie du tronc cérébral et a des connexions remontant
jusqu’au cortex et à d’autres parties du cerveau. Or, celui-ci possède des
mécanismes excitateurs qui nous font nous sentir éveillé, alerte et
énergique – « stimuli », dans le jargon des psychologues – ainsi que des
mécanismes d’apaisement qui ont des effets opposés. Eysenck partit de
l’hypothèse que le système réticulé activateur ascendant régulait
l’équilibre entre la surstimulation et la sous-stimulation en contrôlant la
quantité de stimuli pénétrant dans le cerveau ; parfois les voies sont
grandes ouvertes et l’information est importante, parfois elles se
referment partiellement et le cerveau est moins sollicité. Selon lui, ce
système fonctionne différemment chez les introvertis et chez les
extravertis : les premiers ont des canaux d’information béants, tandis que
ceux des seconds sont plus étroits, ce qui les expose à la sous-
stimulation. La surstimulation ne produit pas tant un état d’anxiété que le
sentiment de ne pas avoir les idées claires – d’en avoir assez et d’avoir
envie de rentrer chez soi. La sous-stimulation ressemble à l’effet sauna :
on est agité et léthargique à la fois, on a juste besoin de sortir de là.
On sait aujourd’hui que la réalité est bien plus complexe. Pour
commencer, le système réticulé activateur ascendant n’allume et n’éteint
pas la stimulation comme un tuyau d’incendie qui aspergerait
instantanément le cerveau tout entier ; selon les circonstances, certaines
parties sont stimulées plus que d’autres. En outre, un haut niveau de
stimulation dans le cerveau n’est pas forcément proportionnel à celui que
l’on ressent. Cette stimulation peut être de plusieurs natures : celle
induite par une musique tonitruante n’est pas la même que celle causée
par un tir de mortier, qui elle-même est différente de ce que l’on éprouve
quand on préside une réunion. On peut être plus sensible à un type de
stimulation qu’à un autre. Il serait tout aussi simpliste de dire que l’on
recherche toujours un niveau approprié de stimulation : les supporters
d’une équipe de football sont avides d’hyperstimulation, alors que les
clients des spas et autres lieux de relaxation veulent la réduire le plus
possible.
On recense dans le monde plus d’un millier de contre-expertises
mettant à l’épreuve l’idée d’Eysenck selon laquelle les niveaux
d’excitation corticale sont des éléments importants de la nature de
l’introversion et de l’extraversion, et il apparaît que cette théorie est à
moitié juste – sur des aspects majeurs. Quelle que soit la cause sous-
jacente, une foule de preuves indiquent que les introvertis sont bel et bien
plus sensibles que les extravertis à divers types de stimulation (à la
caféine, au bruit soudain, au brouhaha d’une fête), et que ces deux types
de personnes ont besoin de niveaux de stimulation différents pour
fonctionner au mieux de leurs capacités.
Dans une célèbre expérience qui remonte à 1967 et remporte toujours
un franc succès dans les cours de psychologie, Eysenck mit du jus de
citron sur la langue d’introvertis et d’extravertis pour déterminer qui
salivait le plus. Plus excités par leurs stimuli sensoriels, les introvertis
remportèrent la partie haut la main.
Dans une autre étude aussi connue, on demanda à des introvertis et à
des extravertis de se prêter à un jeu de mots complexe duquel il leur
fallait deviner les règles à coups d’essais et d’erreurs. Ce faisant, ils
portaient des écouteurs dans lesquels étaient diffusés des éclats de bruits
aléatoires. Ils devaient régler le volume afin qu’il soit « parfaitement
adapté » pour eux. En moyenne, les extravertis choisirent un niveau
sonore de 72 décibels, contre 55 pour les introvertis. Lorsqu’ils
travaillaient avec le volume qu’ils avaient respectivement choisi – fort
pour les extravertis, plus bas pour les introvertis –, la stimulation était
comparable chez les deux profils (comme l’indiquait leur rythme
cardiaque, entre autres choses). Par ailleurs, ils jouaient aussi bien les uns
que les autres.
Lorsqu’on fit travailler les introvertis avec le niveau sonore des
extravertis, et réciproquement, tout bascula. Non seulement les introvertis
se retrouvaient surstimulés, mais ils avaient aussi de bien moins bonnes
performances qu’avant (il leur fallait en moyenne 9,1 essais au lieu
de 5,8 pour comprendre les règles du jeu). Le contraire était vrai pour les
extravertis – sous-stimulés (et sans doute ennuyés) par ces conditions de
travail plutôt calmes, ils avaient besoin de 7,3 essais, contre 5,4 dans une
atmosphère plus bruyante.

Si on les combine avec les découvertes de Kagan sur la réactivité, ces


études proposent un prisme intéressant. En envisageant l’introversion et
l’extraversion en termes de préférence quant au niveau de stimulation, on
commence à essayer de se placer dans des environnements qui
conviennent à nos personnalités. On peut organiser nos vies autour de ce
que les psychologues de la personnalité appellent des « niveaux optimaux
de stimulation » et de ce que j’appelle pour ma part le « point d’équilibre
idéal ». Ce faisant, nous nous sentirons plus énergiques et plus vivants
qu’auparavant.
Votre point d’équilibre idéal, c’est l’endroit où votre stimulation est
optimale. Vous le cherchez déjà sans doute intuitivement. Imaginez par
exemple que vous soyez en train de lire votre roman préféré dans un
hamac, sous un arbre. C’est un point d’équilibre optimal. Cependant, si
vous vous rendez compte que c’est la cinquième fois que vous repassez
sur la même phrase, c’est que vous êtes sous-stimulé. Alors, vous sortez
déjeuner avec un ami pour faire remonter votre niveau d’excitation, ce
qui rétablit votre point d’équilibre. Mais cet instant ne dure pas car cet
ami en question – un extraverti qui a besoin de bien plus de stimulations
que vous – vous entraîne à une fête où vous êtes accueilli par la musique
à fond et une bande d’inconnus. Cela suffit à vous faire basculer dans la
surstimulation. Jusqu’au moment où vous réussirez à vous isoler pour
discuter avec un convive en particulier, ou bien vous rentrerez retrouver
votre roman.
Imaginez tout le profit que l’on peut tirer de ce point idéal une fois que
l’on apprend à l’identifier. On peut organiser son travail, ses loisirs et sa
vie sociale afin de se trouver en équilibre le plus souvent possible. Les
individus capables de repérer ce point ont le pouvoir de quitter un travail
qui les épuise pour monter une nouvelle structure qui les comble. Ils
cherchent un foyer pour leur famille à partir du tempérament des
différents membres – avec des recoins tranquilles pour les introvertis et
de grands espaces de convivialité pour les extravertis.
Comprendre son point d’équilibre peut améliorer tous les aspects de la
vie courante, et bien plus. Les faits montrent que cela peut même avoir
des conséquences de vie ou de mort. Selon une étude récente sur du
personnel militaire menée par l’Institut de recherche Walter Reed de
l’armée américaine, les introvertis s’en sortent mieux que les extravertis
face à une privation de sommeil, manque qui devient une condition de
« déstimulation » sur le plan cortical (car on est moins alerte et actif). En
cas de carence de sommeil, les extravertis devraient être particulièrement
vigilants au volant – du moins jusqu’à ce qu’ils trouvent un moyen de
rétablir un niveau élevé de stimulation en avalant un café serré ou en
montant le son de l’autoradio. Au contraire, les introvertis conduisant
dans une atmosphère bruyante veilleront à rester concentrés, le bruit
ayant tendance à gêner leur réflexion.
À présent que nous en savons plus sur le niveau optimal de
stimulation, le problème d’Esther – improviser sur scène devant toute son
entreprise réunie – nous paraît lui aussi fondé. La surstimulation interfère
avec l’attention et la mémoire à court terme – des composantes
essentielles de la capacité à parler sur-le-champ. Or, la prise de parole en
public étant une activité stimulante par essence – même pour ceux qui,
comme Esther, ne souffrent pas du trac –, les introvertis peuvent se
retrouver privés de leurs facultés d’attention au moment précis où ils en
ont besoin. Autrement dit, Esther pourrait rester avocate jusqu’à ses cent
ans, devenir une sommité absolue dans son domaine, et ne toujours pas
se sentir à l’aise dans les discours improvisés. Voire se retrouver
incapable, au moment d’ouvrir la bouche, de mobiliser la gigantesque
banque de données stockée dans sa mémoire à long terme. Mais une fois
qu’elle aura compris comment elle fonctionne, Esther pourra faire en
sorte d’être prévenue à l’avance des interventions publiques qu’elle devra
faire, s’entraîner afin de repérer son point d’équilibre idéal, et le
retrouver au moment d’entrer sur scène. Elle pourra se conditionner de la
même manière pour les réunions clients, le réseautage professionnel et
même les rencontres informelles avec ses collègues – en somme, toute
situation particulièrement intense dans laquelle sa mémoire à court terme
et sa capacité à penser clairement pourraient être quelque peu
malmenées.
Esther a pu résoudre ses difficultés grâce à la sécurité procurée par son
point d’équilibre optimal. Pourtant, il peut nous arriver de tirer
volontairement sur la corde. Il y a plusieurs années, j’ai décidé qu’il était
temps de vaincre ma peur de la prise de parole en public. Après avoir
longuement hésité, je me suis finalement inscrite à un atelier au Centre de
l’anxiété sociale et de la prise de parole en public de New York. J’avais
des doutes ; je me sentais atteinte d’une forme de timidité plutôt mineure
et je n’aimais pas le sous-entendu pathologique de l’appellation « anxiété
sociale ». Cependant, le cours se fondait sur des exercices de
désensibilisation, une approche qui me paraissait sensée. Souvent utilisée
pour vaincre les phobies, la désensibilisation implique de s’exposer (et
surtout d’exposer son amygdale) à l’objet de sa peur de manière répétée
et à des doses supportables. Cette méthode est très différente du conseil
bien intentionné mais vain que l’on entend souvent : plongez dans le
grand bain et débrouillez-vous pour nager – une technique qui peut
fonctionner mais est surtout susceptible d’entraîner une réaction de
panique, et ainsi d’ancrer plus profondément encore dans le cerveau un
cycle d’effroi et de honte.
Je me suis retrouvée en bonne compagnie. L’atelier devait compter une
quinzaine de personnes et était dirigé par Charles di Cagno, un homme à
la silhouette maigre et tendue, avec de chaleureux yeux bruns et un sens
de l’humour sophistiqué. Charles est lui-même un habitué de la thérapie
par exposition. La crainte de parler en public ne lui cause plus
d’insomnies ; sa peur est une ennemie rusée et il travaille toujours à en
tirer le meilleur.
Lorsque je me suis jointe au groupe, les réunions avaient commencé
depuis quelques semaines ; Charles m’a néanmoins assuré que les
nouveaux étaient les bienvenus. Les profils présents étaient plus variés
que je ne m’y attendais. Il y avait une styliste aux longs cheveux bouclés
portant du rouge à lèvres vif et des santiags en serpent, une secrétaire
avec des lunettes épaisses se comportant de manière assez sèche et
pragmatique et parlant beaucoup de son appartenance à la Mensa, un
couple de banquiers d’affaires grands et sportifs, un acteur aux cheveux
noirs et aux yeux bleu vif bondissant joyeusement à travers la pièce dans
ses baskets Puma tout en prétendant être totalement terrifié, un
concepteur de logiciels chinois avec un sourire doux et un rire nerveux.
En somme, un échantillon type de New-Yorkais. On aurait pu être en
plein cours de photographie numérique ou de cuisine italienne.
Et pourtant non. Charles nous a expliqué que chacun de nous devrait
s’exprimer devant le groupe, mais à un niveau de stress supportable pour
lui.
La première à passer ce soir-là était un professeur d’arts martiaux
nommée Lateesha. Son défi était de lire à voix haute un poème de Robert
Frost. Avec ses dreadlocks et son grand sourire, Lateesha semblait
n’avoir peur de rien. Cependant, tandis qu’elle se préparait à prendre la
parole, son livre ouvert devant elle, Charles lui demanda à quel niveau
d’anxiété elle se trouvait sur une échelle de un à dix.
« Au moins sept, répondit Lateesha.
— Vas-y doucement, conseilla Charles. Les gens capables de
surmonter totalement leurs peurs sont très rares, et ils vivent tous au
Tibet. »
Lateesha lut le poème d’une voix calme et claire, à peine tremblante.
Lorsqu’elle eut fini, Charles la félicita d’un sourire rempli de fierté.
« Lisa, lève-toi s’il te plaît », demanda-t-il à une jeune et jolie
directrice du marketing à la chevelure noire et brillante arborant une
bague de fiançailles étincelante. « C’est à ton tour de nous faire part de
tes remarques. Est-ce que Lateesha t’a paru nerveuse ?
— Non, assura Lisa.
— Pourtant, j’avais très peur », objecta l’intéressée.
Les autres secouèrent vigoureusement la tête. Ça ne se voyait pas du
tout, lui affirmèrent-ils en chœur. L’air satisfait, Lateesha se rassit.
J’étais la suivante à passer. Je pris place sur le podium de fortune –
derrière un pupitre de musique, en réalité –, face au groupe. On
n’entendait pas un bruit, hormis le cliquetis du ventilateur et l’écho
étouffé de la circulation. Charles me demanda de me présenter.
« SALUUUUT ! » je m’écriai, en espérant avoir l’air dynamique.
« Sois toi-même, c’est tout », me recommanda Charles, alarmé.
Mon premier exercice était très simple. Tout ce que j’avais à faire,
c’est de répondre à quelques questions posées par le groupe : « Où
habites-tu ? », « Qu’est-ce que tu fais dans la vie ? », « Qu’as-tu fait ce
week-end ? »
Je m’exécutai d’une voix normale, c’est-à-dire, dans mon cas, plutôt
douce. Le groupe m’écouta attentivement.
« Est-ce que quelqu’un d’autre a des questions pour Susan ? »
demanda Charles. Ils secouèrent tous la tête.
« Maintenant, Dan », ajouta Charles en s’adressant à un gars roux et
costaud qui ressemblait à un de ces journalistes qui font le point en direct
de la Bourse de New York, « toi qui es banquier, tu es dur en affaires.
Dis-moi, est-ce que Susan avait l’air nerveuse ?
— Pas du tout », s’exclama Dan.
Les autres acquiescèrent. Pas du tout nerveuse, murmura-t-on –
comme pour Lateesha.
Tu as l’air tellement à l’aise, renchérirent-ils.
On avait vraiment l’impression que tu avais totalement confiance en
toi !
Tu as de la chance parce que tu n’es jamais à court de choses à
raconter.
En me rasseyant, je me sentais plutôt fière de moi. Mais je me suis
bientôt rendu compte que Lateesha et moi n’étions pas les deux seules à
récolter des commentaires aussi élogieux. D’autres y eurent également
droit. « Tu paraissais tellement calme », leur dit-on, les soulageant ainsi
visiblement. « Si nous n’étions pas au courant, nous ne pourrions
absolument pas deviner ! Qu’est-ce que tu fais dans cette formation ? »
Au début, je me suis demandé pourquoi ces propos rassurants me
faisaient tellement de bien. Et puis j’ai compris que, si je participais à cet
atelier, c’était pour repousser les limites de mon tempérament. Je voulais
être la meilleure et la plus courageuse possible. Les commentaires des
autres étaient la preuve que je pouvais y arriver. J’avais bien l’impression
qu’ils se montraient charitables dans leurs appréciations, pourtant, je
m’en moquais. Ce qui comptait, c’est que je m’étais adressée à un public
qui m’avait bien reçue, et cette expérience m’avait aidée. Je commençais
à me désensibiliser et donc à sortir des affres de la prise de parole en
public.
Depuis lors, j’ai fait un grand nombre de discours à des groupes de dix
personnes comme à des foules de plusieurs centaines d’individus. Avec le
temps, j’en suis venue à apprécier la fièvre que procure la scène. Cela
implique pour moi de traiter chaque intervention comme un projet
créatif ; ainsi, lorsque j’arrive bien préparée le jour J, je ressens cette
ivresse profonde qui me plaît tant. Il faut dire que je n’interviens que sur
des sujets qui m’importent et je me suis rendu compte que, grâce à ça,
j’étais beaucoup plus concentrée.
Bien sûr, ce n’est pas toujours possible. On doit parfois disserter sur
des thèmes qui ne nous intéressent pas vraiment, surtout dans le cadre
professionnel. Je pense que l’exercice est alors plus difficile pour les
introvertis car ils ont du mal à feindre l’enthousiasme. Mais ce manque
de flexibilité a ses avantages : c’est un très bon stimulant pour les
changements de carrière ! En effet, il n’y a rien de plus courageux que
quelqu’un qui s’exprime avec la force de ses convictions.
6.

« Franklin était un politicien, mais Eleanor parlait


avec sa conscience »

Pourquoi surestime-t-on la décontraction ?


« Le timide craint assurément le regard des inconnus, mais on ne
peut pas dire qu’il ait peur d’eux. Il peut avoir autant d’audace
qu’un héros sur le champ de bataille, et pourtant manquer de
confiance pour des sottises en présence d’étrangers. »
CHARLES DARWIN

Le dimanche de Pâques 1939, au Lincoln Memorial. Marian Anderson,


la plus grande contralto de sa génération, monte sur scène devant la
statue du seizième président des États-Unis. C’est une femme
majestueuse à la peau caramel qui balaie du regard le public réuni :
soixante-quinze mille personnes, des hommes portant des chapeaux et
des dames en robes du dimanche, une vaste marée de visages noirs et
blancs. Elle entonne « Sweet Land of Liberty » d’une voix pure et claire.
La foule, envoûtée, a les larmes aux yeux. Personne n’aurait cru qu’un tel
jour viendrait.
Et il n’aurait jamais eu lieu sans Eleanor Roosevelt. Quelques mois
plus tôt, Anderson avait programmé de chanter au Constitution Hall à
Washington mais la société des Filles de la Révolution américaine, qui
était propriétaire de la salle, avait refusé parce qu’elle était noire. Eleanor
Roosevelt, dont la famille avait combattu pendant la Révolution,
démissionna de son poste au sein de cette organisation et s’arrangea pour
qu’Anderson puisse chanter au Lincoln Memorial – elle initia ainsi un
mouvement d’indignation national. Roosevelt ne fut pas la seule à
protester, cependant, c’est elle qui donna le coup de poing politique,
mettant du même coup en péril sa propre réputation.
Pour elle qui était incapable de détourner son regard des problèmes
d’autrui, un tel acte de conscience sociale était tout à fait naturel. Autour
d’elle, on l’apprécia à sa juste valeur, comme se le remémora James
Farmer, leader afro-américain du mouvement des droits civiques :
« C’était totalement inédit. Franklin était un politicien. Il pesait les
retombées politiques de chacun de ses actes. Et c’était un bon politicien.
Eleanor, elle, parlait avec sa conscience et agissait en conséquence.
C’était autre chose. »
C’est d’ailleurs le rôle qu’elle joua durant toute leur vie commune,
celui de conseillère et de conscience de Franklin. C’est peut-être même
pour cette seule et unique raison qu’il l’avait choisie. En dehors de cela,
ils formaient un couple totalement improbable.
Ils s’étaient rencontrés alors qu’il avait vingt ans. Franklin, un jeune
homme de la haute société avec une vie protégée, était en licence à
Harvard. Eleanor, sa cousine éloignée, n’avait que dix-neuf ans, venait
elle aussi d’un milieu aisé, mais avait choisi de s’immerger dans les
souffrances des pauvres malgré la désapprobation de sa famille. Elle était
bénévole dans les logements sociaux du quartier défavorisé du Lower
East Side où elle avait rencontré des enfants forcés de coudre des fleurs
artificielles jusqu’à épuisement dans des ateliers sans fenêtres. Un jour,
elle emmena Franklin. Il eut du mal à croire que des êtres humains
puissent vivre dans de telles conditions – ou qu’il ait fallu une jeune
femme de sa propre classe sociale pour lui ouvrir les yeux sur ce
scandale. Il tomba immédiatement amoureux d’elle.
Pourtant, Eleanor n’était pas le genre de femme légère et amusante
auquel il s’était attendu, tout au contraire : elle avait le rire rare, les
discussions futiles l’ennuyaient, et elle était d’un tempérament à ce point
sérieux et timide que sa mère l’avait surnommée « Mamie ». Son père, le
charmant et populaire frère cadet de Theodore Roosevelt, vouait une
adoration à sa fille lorsqu’il la voyait mais était pratiquement tout le
temps ivre et mourut alors qu’elle n’avait que neuf ans. Lorsqu’elle
rencontra Franklin, Eleanor ne pouvait croire que quelqu’un comme lui
s’intéresserait à elle. Il était tout son opposé : audacieux et flamboyant,
avec un grand sourire irrépressible, aussi ouvert en société qu’elle était
prudente. « Il était jeune, débordant de joie et beau garçon, racontait-elle,
j’étais timide, maladroite et transportée de joie qu’il m’invite à danser. »
Dans le même temps, ceux qui lui disaient que Franklin ne la méritait
pas étaient nombreux. Il était parfois perçu comme médiocre et
inconséquent dans ses études, rien de plus qu’un homme du monde
frivole. Et malgré la mauvaise image qu’elle avait d’elle-même, Eleanor
ne manquait pas de prétendants qui appréciaient sa gravité. Lorsqu’elle
accorda sa main à Franklin, ce dernier reçut des lettres de félicitations
pleines de ressentiment de rivaux éconduits.
Cependant, Franklin et Eleanor avaient des forces complémentaires –
son empathie à elle, sa bravade à lui. Quand elle lui dit oui en 1903, il se
déclara l’homme le plus heureux du monde. Elle lui répondit par un flot
de lettres enflammées. Ils se marièrent en 1905 et eurent six enfants.
En dépit de l’excitation qui anima leurs fiançailles, leurs différences
posèrent rapidement problème. Eleanor aspirait à l’intimité et aux
conversations profondes ; il aimait les fêtes, les flirts et les ragots. Lui qui
déclarait n’avoir peur de rien sinon de la peur elle-même ne parvenait pas
à comprendre les affres de la timidité dans lesquelles sombrait sa femme.
Au moment où il fut nommé secrétaire adjoint à la Marine en 1913, sa
vie sociale s’accéléra plus encore et il passa son temps sous les dorures –
les clubs privés de l’élite, les demeures de ses amis d’Harvard. Il faisait
toutes sortes d’excès de plus en plus tard dans la nuit. Eleanor rentrait de
plus en plus tôt.
Entre-temps, elle se retrouva avec un emploi du temps très serré de
devoirs sociaux. On attendait d’elle qu’elle rende visite aux femmes
d’autres dignitaires de Washington et qu’elle reçoive chez elle. Le rôle ne
lui plaisait pas, aussi engagea-t-elle une secrétaire particulière nommée
Lucy Mercer pour l’aider. Cela semblait être une bonne idée – jusqu’à
l’été 1917 où Eleanor emmena les enfants dans le Maine en laissant
Franklin à Washington, en compagnie de Mercer. Ces deux-là entamèrent
une liaison qui dura des années. Lucy était le genre de beauté pétillante
que Franklin aurait dû épouser dans sa jeunesse.
Eleanor découvrit la trahison en tombant sur des lettres d’amour dans
la valise de Franklin. Elle fut dévastée, mais décida de sauver son
mariage. Et même s’ils ne retrouvèrent jamais la flamme romantique des
premiers temps, Franklin et elle la remplacèrent par quelque chose de
formidable : l’union de sa confiance à lui avec sa conscience à elle.

Revenons à notre époque, à une femme au tempérament comparable à


celui d’Eleanor Roosevelt, agissant elle aussi avec conscience. Le Dr
Elaine Aron est chercheur en psychologie. Depuis sa première
publication en 1997, elle s’est exclusivement attelée à approfondir la
notion de réactivité haute théorisée par Kagan et par d’autres (aussi
appelée « négativité » ou « inhibition »). Elle préfère parler de
« sensibilité », et son regard neuf a beaucoup contribué à mieux faire
comprendre ce concept au public.
Lorsque j’apprends qu’Aron est l’invitée d’honneur d’un week-end
consacré à une réunion annuelle de « personnes hautement sensibles »
dans un ranch en Californie, je m’empresse de réserver un billet d’avion.
La psychothérapeute qui organise ce genre de week-ends explique qu’elle
le fait pour permettre aux grands sensibles de se rencontrer. Elle
m’envoie un programme dans lequel je lis que nos chambres seront
conçues pour favoriser « le repos, l’intimité, la méditation, l’écriture et la
réflexion ».
Une fois arrivée sur le lieu idyllique du séminaire, je mets mon nom
sur mon badge et remplis les formulaires d’inscription habituels, ainsi
qu’un graphique sur lequel chacun de nous doit indiquer son type de
personnalité selon le test de Myers-Briggs. En parcourant la liste, je
constate que tout le monde sauf l’organisatrice elle-même est introverti.
(D’après les recherches d’Aron, la grande majorité des gens sensibles
sont des introvertis.)
Il est des psychologues qui marquent leur temps en se lançant dans des
expériences de recherche insolites. La contribution d’Aron consiste à
partir des travaux effectués par d’autres de les penser de manière
radicalement différente. Petite, Aron s’entendait souvent dire qu’elle était
« trop sensible pour son propre bien », et en grandissant elle remarqua
chez elle des traits de caractère hors norme. Elle pouvait conduire des
heures sans allumer l’autoradio. La nuit, elle faisait des rêves puissants,
et parfois dérangeants. Elle était « étrangement intense » et se trouvait
souvent assaillie par des émotions violentes, positives comme négatives.
Elle avait du mal à voir le sacré à l’œuvre dans son quotidien ; il ne se
révélait à elle que quand elle s’isolait du monde.
Toutes ces caractéristiques, Aron les appréciait mais les considérait
comme « des manifestations en surface d’un terrible vice caché dont elle
avait eu conscience toute sa vie ».
Néanmoins, lorsqu’un de ses collègues psychologues la décrivit
comme « extrêmement sensible », ce fut comme une étincelle dans son
esprit. Ces deux mots semblaient résumer à eux seuls cette tare
mystérieuse à ceci près que, pour le psychologue en question, il ne
s’agissait pas d’un défaut. Ce n’était qu’une description neutre de ce qu’il
avait observé.
Aron réfléchit à ce nouvel éclairage, puis se lança dans des recherches
autour de cette notion de « sensibilité ». Elle en ressortit quasiment
bredouille, aussi se pencha-t-elle sur tout ce qui touchait à l’introversion,
les deux thèmes étant intimement liés. Elle étudia les travaux de Kagan
sur les enfants à réactivité haute ainsi que la longue série d’expériences
sur la tendance des introvertis à être plus sensibles aux stimulations
sociales et sensorielles. Ces études lui offrirent un avant-goût de ce
qu’elle voulait découvrir, mais pour elle, il manquait un élément dans le
portrait des introvertis qu’elle voyait se dessiner.
« Le problème pour nous autres scientifiques, c’est que nous observons
les comportements, et que certaines choses ne peuvent s’observer »,
explique-t-elle. Il est donc plus facile de décrire la façon d’être d’un
extraverti qui, par définition, se fait plus remarquer. En effet, « si une
personne se tient simplement debout dans le couloir, on peut lui attribuer
quinze motivations différentes. Ce n’est pas pour autant que l’on sait ce
qui se passe à l’intérieur ».
Aussi Aron interrogea-t-elle trente-neuf sujets se définissant soit
comme introvertis, soit comme facilement débordés par la stimulation.
Elle leur demanda quels films ils aimaient, quels étaient leurs premiers
souvenirs, leurs relations avec leurs parents, avec leurs amis, de décrire
leur vie amoureuse, leurs activités créatives et leurs croyances
philosophiques et religieuses. À partir des données récoltées, elle élabora
un questionnaire précis qu’elle distribua à de nombreux groupes. Puis,
elle synthétisa leurs réponses en une constellation de vingt-sept attributs.
Elle nomma les profils qui incarnaient ces vingt-sept caractéristiques
« hypersensibles ».
Certains de ces qualificatifs étaient tirés des travaux de Kagan ou
d’autres chercheurs. Par exemple, les personnes hypersensibles ont
tendance à observer plus que la moyenne ce qui les entoure. Elles
s’arrangent pour limiter les surprises dans leur vie. Elles sont souvent
particulièrement réceptives aux éléments visuels, sonores, olfactifs, à la
douleur et au café. Elles sont mal à l’aise dans les situations où elles sont
observées (au travail ou durant un concert de musique, par exemple) ou
jugées sur leur personne (rendez-vous galant, entretien d’embauche…).
Mais Aron y ajouta d’autres conclusions. Les individus hypersensibles
ont plutôt une orientation philosophique et spirituelle qu’hédoniste et
matérialiste. Ils n’aiment pas parler pour ne rien dire. Ils se décrivent la
plupart du temps comme créatifs ou intuitifs. Ils font des rêves très
pénétrants qu’ils se rappellent généralement le lendemain. Ils aiment la
musique, la nature, l’art, la beauté physique. Leurs émotions sont
exceptionnellement fortes – ils connaissent parfois de violents accès de
joie, de chagrin, de mélancolie ou de peur.
Ils traitent aussi de manière particulièrement profonde les informations
qu’ils enregistrent sur leur environnement – tant physique qu’émotionnel.
Ils repèrent des subtilités imperceptibles pour les autres – le changement
d’humeur chez autrui ou bien une ampoule qui brille un brin trop fort.
Récemment, un groupe de chercheurs de l’université de Stony Brook
ont vérifié cette dernière hypothèse en montrant deux paires de photos
(représentant une barrière d’une part et des bottes de foin d’autre part) à
dix-huit personnes allongées dans un scanner. Dans la première paire, les
deux photos différaient nettement l’une de l’autre, et dans la seconde, les
variations étaient beaucoup plus légères. Pour chaque paire, les
chercheurs demandèrent aux sujets si la seconde photo était identique à la
première. Ils découvrirent que les personnes sensibles passaient plus de
temps que les autres à détailler la photo dont les différences étaient
infimes. Leur cerveau montrait également plus d’activité dans les zones
qui participent aux associations entre ces images et d’autres informations
stockées. Autrement dit, les sensibles traitaient ces photos à un niveau
plus élaboré que leurs semblables.
Cette étude est toute nouvelle et il reste encore à reproduire et à
explorer ses conclusions dans d’autres contextes. Mais elle fait écho aux
découvertes de Jerome Kagan sur ses sujets réactifs de CP qui passaient
plus de temps que les autres à comparer les choix possibles lors des jeux
d’association. Selon l’équipe de Stony Brook, cela suggère que les profils
sensibles réfléchissent de manière exceptionnellement complexe. Ce qui
peut aussi expliquer pourquoi ils détestent les papotages futiles ; ils les
perçoivent comme une réelle perte de temps.
L’autre découverte d’Aron au sujet des personnes sensibles, c’est
qu’elles sont très compréhensives ; comme si les barrières qui les
séparaient des émotions des autres ainsi que des tragédies et des cruautés
du monde étaient plus fines. Elles ont en général une conscience morale
très forte. Elles évitent les émissions et les films violents. Elles ont une
conscience aiguë des conséquences de leurs propres manquements. Dans
un contexte social, elles se concentrent souvent sur les problèmes
personnels des gens que les autres considèrent comme « trop lourds ».
Aron comprit qu’elle avait mis le doigt sur quelque chose d’important.
La plupart des caractéristiques qu’elle avait identifiées comme
particulièrement représentatives des personnes hypersensibles – comme
l’empathie et la réceptivité au beau – étaient rattachées par les autres
psychologues à d’autres traits comme avoir « une nature agréable » ou
bien être « ouvert à l’expérience ». Pour Aron, ces traits représentaient
aussi une part fondamentale de la sensibilité. Ses conclusions faisaient
implicitement vaciller les définitions convenues en termes de
psychologie de la personnalité.
Elle se mit à publier ses résultats dans des revues et ouvrages
universitaires ainsi qu’à donner des conférences. Ce fut d’abord difficile.
On venait la trouver pour lui dire que le fond de ce qu’elle disait était
fascinant, mais que son manque d’assurance était dérangeant. Aron tenait
néanmoins intimement à faire passer son message. À force de travail, elle
réussit à s’exprimer à la hauteur de son talent.
La description qu’Elaine Aron fait des personnes hypersensibles
s’applique trait pour trait à Eleanor Roosevelt. Et en effet, dans les
années qui ont suivi la publication des premiers travaux d’Aron, les
scientifiques ont découvert que, lorsque l’on met les personnes dont le
profil est associé à la sensibilité et à l’introversion (et donc dotées de la
variante du gène 5-HTT qui caractérise les singes rhésus du chapitre 3)
dans un appareil d’IRM tout en leur montrant des images de visages
apeurés, de victimes d’accidents, de corps mutilés et de nature polluée,
l’amygdale – qui traite donc les émotions – s’active de manière très
prononcée. Avec une équipe de chercheurs, Aron a également prouvé
que, quand les individus sensibles voient le visage de quelqu’un aux
prises avec une émotion forte, les zones du cerveau concernées par
l’empathie et la maîtrise des émotions sont plus actives.
Comme si, à l’instar d’Eleanor Roosevelt, ils ne pouvaient s’empêcher
de ressentir ce que les autres vivent.

En 1921, Franklin Roosevelt contracta la polio. Ce fut un choc terrible


et il envisagea de se retirer à la campagne pour y vivre comme un
gentleman invalide. Mais pendant toute sa convalescence, Eleanor
entretint ses contacts avec le Parti démocrate, allant jusqu’à prendre la
parole dans une levée de fonds électorale. Elle était terrifiée par
l’exercice et sans grand talent en la matière – avec sa voix haut perchée
et sa manie de rire nerveusement au mauvais moment. En s’entraînant
vaillamment, elle réussit à prononcer son discours jusqu’au bout.
Après cela, Eleanor manquait toujours de confiance en elle, ce qui,
toutefois ne l’empêcha pas de s’atteler à résoudre les problèmes sociaux
qu’elle observait autour d’elle. Elle devint le porte-parole de la défense
des femmes et noua des alliances précieuses. En 1928, lorsque Franklin
fut élu gouverneur de New York, elle dirigeait le Bureau des activités
féminines pour le Parti démocrate et était devenue l’une des femmes les
plus influentes d’Amérique dans la sphère politique. Avec son mari, ils
avaient bâti un partenariat optimal entre son savoir-faire à lui et sa
conscience sociale à elle. « J’étais au fait des conditions sociales, se
rappelait-elle avec la modestie qui la caractérisait, peut-être même plus
que lui. Mais il savait tout du gouvernement, et de la manière de l’utiliser
pour améliorer les choses. Je crois que nous commençâmes à comprendre
ce que signifiait réellement le travail d’équipe. »
Franklin Roosevelt parvint au poste de président des États-Unis
en 1933. Au plus fort de la Grande Dépression. Eleanor sillonna le pays –
près de soixante mille kilomètres en à peine trois mois – pour aller
écouter les plus démunis raconter l’histoire de leur déchéance. Les gens
se livraient à elle beaucoup plus qu’à aucune autre figure politique. Elle
incarna pour Franklin la voix des déshérités de la société. De retour de
ses voyages, elle lui faisait part ce qu’elle avait vu et le poussait à
l’action. Elle aida à élaborer les projets gouvernementaux pour venir en
aide aux mineurs affamés des Appalaches. Elle pressa son mari d’inclure
les femmes et les populations afro-américaines dans ses programmes de
relance du travail. Et elle fit en sorte que Marian Anderson puisse chanter
au Lincoln Memorial.
La jeune femme timide qui tremblait de parler devant une assemblée se
mit à adorer la vie publique. Eleanor Roosevelt fut la première « First
Lady » à donner une conférence de presse, à assister à une convention
nationale, à écrire une chronique dans un journal, et à intervenir dans des
émissions de radio. Plus tard dans sa carrière, elle devint déléguée
américaine aux Nations unies où elle se servit de son talent politique et
de sa fermeté chèrement acquise pour appuyer le passage de la
Déclaration universelle des droits de l’homme.
Jamais elle ne parvint à vaincre sa vulnérabilité ; toute sa vie elle
souffrit de ce qu’elle appelait ses humeurs sombres « à la Griselda » (en
référence à la légendaire princesse médiévale qui se retira dans le silence)
et se débattit pour se façonner « une carapace de rhinocéros ». « Je crois
que les gens timides le resteront toujours, disait-elle, mais qu’ils peuvent
apprendre à apprivoiser cet état. » C’est sans doute sa sensibilité qui lui
permit de se sentir proche de ceux qui n’avaient pas voix au chapitre, et
d’avoir assez de conscience pour parler en leur nom. Franklin Roosevelt,
durant la Grande Dépression, marqua lui aussi les esprits par sa
compassion. Mais c’est Eleanor qui fit toujours en sorte qu’il sache ce
que ressentait l’Amérique qui souffrait.

Ce lien entre sensibilité et conscience est analysé depuis longtemps.


Imaginez l’expérience suivante, menée par le psychologue du
développement Grazyna Kochanska. Une gentille dame tend un jouet à
un petit enfant en lui expliquant qu’il doit y faire très attention car c’est
l’un de ses préférés. L’enfant acquiesce d’un air grave et commence à
jouer. Peu après, le jouet se casse en deux comme il est prévu pour les
besoins de l’expérience.
La dame prend un air attristé et s’écrie : « Oh, non ! » Puis elle attend
de voir la réaction du petit.
Il s’avère que certains enfants se sentent beaucoup plus coupables de
leur transgression (supposée) que d’autres. Ils détournent le regard, se
serrent les bras autour de la poitrine, avouent en bégayant ou se cachent
le visage. Et ce sont précisément les enfants les plus sensibles, à la
réactivité la plus haute, et donc vraisemblablement des introvertis en
puissance, qui se sentent le plus coupables. Étant excessivement sensibles
à toutes les expériences, qu’elles soient positives ou négatives, ils
semblent ressentir à la fois le chagrin de la dame dont le jouet a été cassé
et l’angoisse d’avoir fait quelque chose de mal (même si la fin de
l’expérience veut qu’elle revienne dans la pièce avec le jouet « réparé »
et rassure l’enfant).
Dans notre culture, la culpabilité est presque un gros mot, mais c’est
pourtant l’une des clés de voûte de la conscience. L’anxiété ressentie par
ces enfants hypersensibles en croyant avoir brisé le jouet leur apporte la
motivation nécessaire pour éviter ultérieurement d’abîmer les affaires des
autres. À l’âge de quatre ans, selon Kochanska, ces mêmes enfants sont
moins enclins que leurs semblables à tricher ou à enfreindre les règles,
même lorsqu’ils sont certains de ne pas être pris. Enfin, à six ou sept ans,
leurs parents les décrivent comme dotés d’exigences morales élevées et
ayant développé des traits de caractère comme l’empathie. Ils ont aussi
moins de problèmes de comportement en général.
« Une culpabilité fonctionnelle et modérée, explique Kochanska, peut
encourager l’altruisme, le sens des responsabilités, une bonne adaptation
au milieu scolaire, et une relation harmonieuse, satisfaisante et pro-
sociale avec les parents, enseignants et amis. » Qualités d’autant plus
importantes qu’une étude menée en 2010 à l’université du Michigan
révèle que les étudiants d’aujourd’hui sont 40 % moins compréhensifs à
l’égard d’autrui qu’il y a trente ans, avec une aggravation du phénomène
depuis 2000. (Les auteurs attribuent ce déclin de la compassion à la
prévalence des réseaux sociaux, de la télé-réalité et de
l’hypercompétitivité.)
Il va de soi que les enfants sensibles ne sont pas pour autant des anges,
qu’ils sont capables d’égoïsme et, aux prises avec des émotions négatives
comme la honte ou l’angoisse, peuvent se montrer indifférents aux
besoins des autres.
En définitive, cette réceptivité aux expériences qui peut rendre la vie
difficile aux hypersensibles bâtit aussi leur conscience. Elaine Aron parle
d’un adolescent qui persuada sa mère de donner à manger à un sans-abri
dont il avait fait connaissance dans un parc, et d’une fillette de huit ans
qui pleurait non seulement lorsqu’elle était embarrassée, mais également
lorsqu’on embêtait ses camarades.
Ce genre de personnages pullulent dans la littérature, sans doute parce
que beaucoup d’écrivains sont eux-mêmes des introvertis. Ils sont
souvent décrits comme ayant la peau fine – ce qui, au-delà de la
métaphore, peut être pris quasiment au sens littéral. Parmi les tests
réalisés par les chercheurs en matière de personnalité, ceux de
conductivité de la peau sont bien connus – il s’agit de mesurer la
production de sueur d’un individu en réaction à des bruits, des émotions
fortes et autres stimuli. Les introvertis très réactifs transpirent plus, les
extravertis peu réactifs transpirent moins. Leur peau est au sens propre
plus épaisse, moins perméable aux stimuli et plus froide au toucher.
D’ailleurs, selon certains scientifiques que j’ai rencontrés, ce serait de là
que viendrait la notion d’être socialement « cool » (en anglais, cool
signifie « frais », voire « froid »). Ajoutons que les sociopathes se
trouvent tout à fait au bout de ce baromètre de la « froideur », avec des
niveaux de stimulation extrêmement bas, une conductivité cutanée et un
sentiment d’anxiété minimes. Il est en outre prouvé que ces derniers ont
une amygdale endommagée.
Les détecteurs de mensonges (ou polygraphes) s’appuient
partiellement sur la conductivité de la peau en partant du principe que
mentir provoque de l’angoisse, qui elle-même déclenche une
transpiration imperceptible de la peau. Lorsque j’étais à l’université,
comme petit boulot d’été, j’ai postulé à un poste de secrétaire auprès d’un
gros joaillier. L’entretien d’embauche comprenait un test au détecteur de
mensonges. Il se déroulait dans une petite pièce mal éclairée avec du
linoléum au sol, et était mené par un homme mince à la peau jaune et
vérolée qui tirait continuellement sur sa cigarette. Il avait commencé par
quelques questions d’échauffement pour établir le degré de base de
conductivité de ma peau : nom, adresse, etc. Puis, l’interrogatoire était
devenu plus sérieux, et plus musclé. Est-ce que je m’étais déjà fait
arrêter ? Est-ce qu’il m’arrivait de voler dans les magasins ? Est-ce que
j’avais déjà essayé la cocaïne ? Sur cette dernière question, l’homme
m’avait fixée intensément. Il se trouve que je n’avais jamais pris de
cocaïne, mais lui avait l’air de croire que si. Il arborait ce regard
accusateur qu’on retrouve dans les séries policières quand le vieux flic
veut faire croire au suspect que la police a déjà toutes les preuves en
main et qu’il ne sert à rien de nier l’évidence.
J’avais beau savoir qu’il se trompait, je m’étais tout de même sentie
rougir. Et, comme prévu, les résultats du test avaient montré que j’avais
menti à la question concernant la cocaïne. J’ai visiblement la peau
tellement fine que je transpire quand je suis soupçonnée de crimes
imaginaires !
On a tendance à considérer la décontraction comme une attitude :
porter des lunettes de soleil et afficher sa nonchalance un verre à la main.
Peut-être ces accessoires ne sont-ils pas choisis au hasard. Peut-être sont-
ils des éléments de camouflage des signaux envoyés par notre système
nerveux central en surchauffe. Les lunettes noires masquent la dilatation
des pupilles en cas de surprise ou de peur ; on sait depuis les travaux de
Kagan qu’un buste détendu est un marqueur de réactivité basse ; l’alcool,
lui, désinhibe et abaisse le seuil de stimulation. Quand on vous tend un
cocktail dans une fête, ce qu’on vous dit en substance c’est : « Salut,
prends donc un verre d’extraversion. »
Les adolescents comprennent intuitivement les indices physiologiques
de la décontraction. Les sportifs aussi. Pour les premiers astronautes
américains, avoir un rythme cardiaque lent, naturellement associé à une
réactivité basse, était tout un symbole. Le lieutenant-colonel John Glenn,
premier Américain à graviter en orbite autour de la Terre qui devait plus
tard se présenter à la présidence, faisait l’admiration de ses camarades
avec un rythme de seulement 110 pulsations à la minute au décollage.

Mais le manque de décontraction peut être un meilleur atout social


qu’on ne l’imagine. Par exemple, le fait de rougir quand un inconnu vous
demande d’un air accusateur si vous avez déjà pris de la cocaïne se révèle
être une sorte de lien social. Dans une étude récente, une équipe de
psychologues dirigée par Corine Dijk ont demandé à une soixantaine de
volontaires de lire le récit d’actions moralement répréhensibles (prendre
la fuite après une collision en voiture) ou embarrassantes (renverser son
café sur quelqu’un). On leur montrait ensuite la photo des coupables,
lesquels arboraient une des quatre expressions faciales suivantes : la
honte ou l’embarras (tête et yeux baissés), la honte ou l’embarras plus le
rougissement, une expression neutre, une expression neutre plus le
rougissement. Puis on attendait d’eux qu’ils évaluent dans quelle mesure
les personnes en photo étaient sympathiques et dignes de confiance.
Il en ressortit que les individus qui rougissaient étaient jugés bien plus
favorablement que les autres. Leur rougissement signifiait en effet qu’ils
se souciaient d’autrui et avaient conscience d’avoir violé les règles du
contrat social.
Pour tout dire, ce que les gens qui rougissent détestent le plus dans
cette réaction – sa dimension incontrôlable – est précisément ce qui la
rend utile d’un point de vue social. Le rougissement étant impossible à
feindre, comme le résume Dijk, il est un signe authentique de gêne – qui,
selon Dacher Keltner, professeur de psychologie à l’université de
Berkeley, est une émotion morale. Elle prouve l’humilité, la sincérité, et
un désir d’éviter l’agression au profit de la réconciliation. Contrairement
aux apparences, son effet n’est pas d’isoler celui qui rougit, mais de
rassembler les gens.
Keltner est remonté aux sources de l’embarras chez l’homme et a
découvert qu’après s’être battus la plupart des primates cherchent à se
réconcilier. Pour ce faire, ils affichent entre autres choses des mimiques
de honte de même nature que celles que l’on observe chez l’homme –
détourner le regard (ce qui revient à admettre qu’un méfait a été commis
et l’intention d’interrompre les hostilités), baisser la tête (ce qui réduit la
taille, et pincer les lèvres) ce qui est un signe d’inhibition. Chez les
humains, ces gestes sont appelés « actes de dévotion », écrit Keltner. Lui
qui est formé à lire sur les visages, il a étudié des portraits de héros
moraux comme Gandhi ou le Dalaï Lama, et il a observé qu’ils sourient
de manière contrôlée et détournent le regard.
Dans son livre Born to Be Good, Keltner dit même que « l’embarras
révèle quelle importance l’individu concerné accorde aux règles qui nous
unissent les uns aux autres ». Pour résumer, mieux vaut se préoccuper
trop que trop peu du jugement des autres.

Quelles que soient les retombées positives du rougissement, le


phénomène de l’hypersensibilité soulève une question évidente :
comment les hypersensibles ont-ils réussi à survivre à la sélection
drastique qui régit l’évolution ? Si ce sont les audacieux et les agressifs
qui semblent le mieux s’en tirer, comment se fait-il que les plus émotifs
n’aient pas été rayés de la population humaine il y a des milliers
d’années, au même titre que la rainette orange ? De fait, l’évolution ne
récompense pas les plus faibles.
À moins que…?
Elaine Aron a sa petite idée sur la question. Elle émet l’hypothèse que
ce ne soit pas l’hypersensibilité qui ait fait l’objet de cette sélection
favorable, mais plutôt les qualités d’attention et de réflexion qui
l’accompagnent généralement. « Le type dit “sensible” ou “réactif” fait
preuve d’une stratégie qui consiste à beaucoup observer avant d’agir,
écrit-elle, et par conséquent à éviter les dangers, les échecs et les
déperditions d’énergie, ce qui nécessite un système nerveux central
capable d’examiner et de détecter des différences subtiles. C’est la
stratégie qui consiste à “parier sur ce qui est sûr” ou à “regarder avant de
sauter”. À l’inverse, la stratégie active [de l’autre type] est d’être le
premier, sans réunir toutes les informations et en prenant des risques. »
Le fait est que bon nombre des personnes qualifiées de sensibles par
Aron présentent une partie des vingt-sept attributs associés à ce trait de
caractère, mais pas tous. Ces individus peuvent être réactifs à la lumière
et au bruit, mais pas au café ou à la douleur ; ou bien ils n’ont pas de
sensibilité sensorielle, mais sont des penseurs à la vie intérieure riche. Ce
ne sont même pas nécessairement des introvertis – ce n’est le cas que
de 70 % des grands sensibles selon Aron, ce qui signifie que 30 %
d’entre eux sont des extravertis (même si ces derniers ont tendance à
avoir plus besoin de solitude et de moments d’inaction que l’extraverti
type). Pour elle, la cause en est que la sensibilité ne serait qu’un
épiphénomène de la tactique de survie, et que l’on n’aurait besoin que de
certaines de ses caractéristiques, et non de toutes, pour mener à bien cette
stratégie.
La nature semble largement donner raison à Aron. Les biologistes de
l’évolution ont d’abord cru que chaque espèce animale évoluait afin de
correspondre à une niche écologique, qu’il existait un type de
comportement idéal pour ladite niche et que les membres de l’espèce
dont l’attitude variait de ce modèle étaient appelés à s’éteindre. Mais il
s’avère que les humains ne sont pas les seuls à se diviser en deux groupes
distincts (les « j’attends de voir » et les « je fonce tête baissée »). Plus de
cent espèces du règne animal s’organisent de cette manière.
De la drosophile jusqu’au chat domestique en passant par la chèvre de
montagne, du poisson-lune au minuscule galago en passant par la
mésange bleue eurasienne, les scientifiques ont découvert que, pour de
nombreuses espèces, 20 % des membres sont « lents au démarrage »
alors que 80 % sont « rapides » et prennent facilement des risques sans
avoir évalué leur environnement. (Étrangement, dans le laboratoire de
Kagan, le pourcentage de nourrissons à se classer comme extrêmement
réactifs était aussi approximativement de 20 %.)
Ainsi que l’explique le biologiste de l’évolution David Sloan Wilson,
« les animaux lents sont décrits comme timides et sensibles. Ils ne
s’affirment pas, mais observent et remarquent des détails invisibles aux
profils plus brutaux. Dans une fête, ce sont les écrivains et les artistes qui
discutent dans leur coin, loin du tapage, de sujets profonds. Ce sont les
inventeurs qui conçoivent de nouvelles manières de se comporter pendant
que les fonceurs se contentent de copier la façon d’être de leurs parents ».
Wilson, comme Aron, considère que, si les deux profils d’animaux
coexistent, c’est parce qu’ils ont des stratégies de survie radicalement
différentes qui paient dans des circonstances et à des époques bien
spécifiques. C’est ce que l’on appelle la théorie de l’évolution par le
compromis (ou « trade-off ») dans laquelle une caractéristique
particulière n’est ni bonne ni mauvaise mais un mélange d’avantages et
d’inconvénients dont la valeur en termes de survie varie selon les
circonstances.
Les animaux « timides » partent moins souvent et moins loin en quête
de nourriture, économisent leur énergie et restent en périphérie des zones
de chasse, ce qui leur permet d’échapper aux prédateurs. Les animaux
plus intrépides sortent sans prendre de précaution et se font régulièrement
avaler par les espèces qui se situent plus haut dans la chaîne alimentaire.
Mais, quand la nourriture se fait rare et qu’il faut prendre plus de risques,
ce sont eux qui survivent. Lorsque Wilson posa des pièges métalliques
dans une mare remplie de perches dorées, ce qui dut faire aux poissons
un effet similaire à celui de l’arrivée d’une soucoupe volante sur Terre
pour les humains, les plus aventureuses ne purent s’empêcher de venir
rôder – et foncèrent tête baissée dans les pièges. Les poissons timides se
contentèrent de rester à la périphérie du plan d’eau, empêchant ainsi le
biologiste de les attraper.
Cependant, au moment où celui-ci parvint, grâce à des filets plus
inventifs, à capturer les deux types pour les ramener dans son laboratoire,
les poissons fonceurs s’acclimatèrent plus vite à leur nouvel
environnement et se remirent à manger cinq jours plus tôt que les
craintifs. « Il n’y a pas de profil supérieur à l’autre, conclut Wilson, mais
une diversité de personnalités que la sélection naturelle a maintenue. »
La théorie du trade-off semble également s’appliquer à l’homme. Les
scientifiques se sont aperçus que les nomades qui avaient hérité d’une
forme particulière d’un gène lié à l’extraversion (et plus spécifiquement,
à la recherche de nouveauté) étaient mieux nourris que ceux qui n’étaient
pas porteurs de cette version du gène. Néanmoins, dans les populations
sédentaires, ceux qui présentent cette même configuration génétique
spécifique ont une nutrition plus pauvre que les autres. Ainsi, ce même
trait qui permet à un nomade d’être assez intrépide pour aller chasser et
défendre son bétail des prédateurs peut aussi empêcher des activités plus
calmes comme l’agriculture, la vente de marchandises au marché, ou la
concentration à l’école.
Approfondissons cette idée du compromis : les extravertis ont plus de
partenaires sexuels que les introvertis, ce qui est bienvenu pour une
espèce qui a besoin de se reproduire, mais ils sont plus enclins à
l’adultère et divorcent plus fréquemment, ce qui est dommageable pour
les enfants. Les extravertis sont plus sportifs, mais les introvertis sont
moins sujets aux accidents et aux blessures traumatiques. Les extravertis
ont des réseaux de relations plus étendus, mais commettent plus de
crimes. Comme le supposait Jung il y a presque un siècle au sujet de ces
deux types, « l’extraversion consiste en un taux de fertilité élevé avec des
moyens de défense réduits et une durée de vie limitée pour l’individu
isolé. Les introvertis, au contraire, sont équipés de nombreux moyens de
conservation, et ont un taux de fertilité bas ».
La théorie du trade-off peut même se vérifier avec des espèces
entières. Parmi les biologistes de l’évolution qui tendent à adhérer à cette
vision de l’individu solitaire axé sur la duplication de son propre ADN,
l’idée que des espèces incluent également des individus dont le but est la
survie du groupe fait l’objet d’un débat houleux. Il n’y a pas si
longtemps, on risquait de se faire exclure de l’académie, à la défendre.
Cette vision des choses gagne pourtant doucement du terrain. Certains
chercheurs émettent même l’hypothèse selon laquelle le fondement de
caractéristiques telles que la sensibilité serait une compassion exacerbée
à l’égard de la souffrance des autres membres de l’espèce, et
particulièrement de sa propre famille.
Mais nul besoin d’aller si loin. Comme l’explique Aron, il paraît
cohérent qu’un groupe puisse dépendre de ses membres sensibles pour
survivre. « Prenez un troupeau d’antilopes dont quelques membres
s’arrêtent constamment de brouter pour guetter les prédateurs. Les
troupeaux dotés d’éléments aussi sensibles et alertes ont un meilleur taux
de survie et continuent à se reproduire, maintenant ainsi la proportion
d’individus sensibles au sein du groupe. »
Et pourquoi en serait-il autrement pour l’homme ? Notre espèce a
besoin de ses Eleanor Roosevelt aussi sûrement que les troupeaux
d’antilopes dépendent de leurs éléments les plus sensibles.
Outre la distinction entre animaux « timides » et « audacieux », ou
encore entre « rapides » et « lents », les biologistes de l’évolution parlent
parfois, au sein d’une même espèce, de « faucons » et de « colombes ».
Chez la mésange charbonnière, par exemple, il existe des sujets beaucoup
plus agressifs que d’autres qui illustrent de manière presque caricaturale
les rapports de force. Ces oiseaux se nourrissent de faines et, les années
où elles sont rares, les femelles « faucons » s’en tirent mieux – comme on
peut le deviner – car elles sont promptes à provoquer en duel quiconque
leur dispute leur pitance. Cependant, quand la saison est bonne et qu’il
n’y a pas de pénurie alimentaire, les femelles « colombes » – qui, soit dit
en passant, font aussi des mères plus attentionnées – se portent mieux que
les « faucons » puisque ces dernières gaspillent beaucoup de temps et
d’énergie physique à se battre sans raison.
Les mésanges charbonnières mâles, en revanche, suivent un schéma
opposé. En effet, leur rôle premier dans l’existence ne consiste pas à
trouver de la nourriture, mais à défendre leur territoire. Lorsque la
nourriture vient à manquer, leurs congénères meurent de faim en grand
nombre, ce qui laisse largement assez de place aux survivants pour
cohabiter. Les mâles « faucons » tombent alors dans le même piège que
leurs homologues femelles en période de vaches grasses – ils se
bagarrent, dilapidant ainsi de précieuses ressources pour leur survie. En
revanche, les bonnes années, lorsque la concurrence fait rage pour
installer son nid, l’agressivité paie pour les mésanges mâles « faucons ».
En temps de guerre ou de peur – l’équivalent d’une année de disette
pour les mésanges femelles –, on pourrait croire que l’on a surtout besoin
de profils agressifs et héroïques. Néanmoins, si notre population était
entièrement composée de guerriers, il n’y aurait plus personne pour
déceler et lutter contre les menaces silencieuses et potentiellement
mortelles comme les maladies virales ou les changements climatiques.
Prenons le cas du vice-président américain Al Gore et de ses décennies
de croisade pour sensibiliser le public au réchauffement de la planète. À
en croire ceux qui le connaissent, Al Gore est un introverti qui,
contrairement à tant de gens en politique, « ne puise pas son énergie dans
les rencontres officielles où l’on passe son temps à se taper dans le dos et
à se serrer la main, mais dans les discussions autour d’idées ».
Or, si l’on combine cette passion pour la réflexion à une attention
accrue aux détails – deux caractéristiques communes des introvertis –, on
obtient un mélange détonant. En 1968, alors que Gore étudiait à Harvard,
il suivit les cours d’un célèbre océanographe qui présentait les premières
preuves reliant la combustion des énergies fossiles à l’effet de serre. Gore
fut passionné.
Il essaya de transmettre aux autres ce qu’il savait et fut forcé de
constater qu’on ne voulait pas l’écouter. On aurait dit que les gens étaient
sourds aux sirènes d’alarme qui lui vrillaient les tympans.
« Lorsque je suis allé devant le Congrès au milieu des années 1970,
j’ai contribué à l’organisation des premières séances sur le réchauffement
climatique », se rappelle-t-il dans son film récompensé aux Oscars, Une
vérité qui dérange – œuvre dont les scènes les plus frappantes montrent
Gore, seul, traînant sa valise dans un aéroport en pleine nuit. Il semble
sincèrement perplexe que personne n’y ait prêté attention : « Je pensais
vraiment que le problème était assez édifiant pour créer une réelle vague
de changement dans la manière dont le Congrès gérait ce problème.
J’étais persuadé qu’eux aussi seraient inquiets. Je me trompais. »
Mais si Gore avait su alors ce que nous savons aujourd’hui des
nourrissons de Kagan et des recherches d’Aron, il aurait sans doute été
moins surpris par la réaction de ses collègues. Peut-être même aurait-il
pu se servir de sa finesse psychologique pour se faire entendre. Comme il
aurait pu le supposer sans grand risque de se tromper, le Congrès se
compose d’individus qui sont parmi les moins sensibles que compte
l’Amérique. Ce qui ne retire rien à leurs grandes qualités – l’exubérance,
l’intrépidité, l’art de convaincre. Ils ne sont simplement pas prédisposés à
s’alarmer en voyant la photo d’une minuscule faille dans un glacier à
l’autre bout du monde. Il faut une stimulation plus intense si l’on veut
retenir leur attention. C’est pourquoi Gore s’est associé à des pointures
d’Hollywood capables de faire passer son message à coups d’effets
spéciaux.
Gore ne ménagea pas ses efforts pour la promotion du film. Il
rencontra les spectateurs des avant-premières dans des cinémas aux
quatre coins du pays, et donna d’innombrables entretiens à la télé et à la
radio. Sur le sujet du réchauffement climatique, Gore a une clarté de voix
qui lui manquait lorsqu’il faisait de la politique. Pour lui, s’immerger
dans un casse-tête scientifique est un mouvement tout à fait naturel, de
même que le fait de se concentrer sur une seule passion plutôt que de
butiner de sujet en sujet. Pour cette cause, il n’a aucun mal à aller vers les
foules, à montrer tout son charisme et à créer des liens avec le public,
qualités qui lui faisaient défaut comme candidat à la présidence. À cet
instant, sa mission n’a plus rien à voir avec la politique ou sa
personnalité : c’est sa conscience qui est aux commandes. « Ce qui est en
jeu, c’est la survie de la planète, résume-t-il. Tout le monde se moquera
de savoir qui sera élu quand la Terre ne sera plus habitable. »
Lorsque l’on est du type sensible, on est parfois obligé de se montrer
plus politicien, moins prudent et plus éparpillé qu’on ne l’est vraiment.
Mais sans ces gens, nous coulerions tous. Littéralement.

Dans le ranch où se déroule le séminaire pour personnes sensibles,


l’Idéal extraverti et le culte de la décontraction sont totalement inversés.
Si on appelle cool une réactivité basse qui prédispose un individu à
l’audace et à la nonchalance, alors les participants à ce week-end autour
d’Elaine Aron sont tout sauf cool.
L’atmosphère est plutôt celle d’un cours de yoga ou d’une retraite dans
un monastère bouddhiste, si ce n’est que le partage repose ici sur une
similitude de tempérament. Cela se vérifie aisément quand Elaine Aron
fait son discours. Au cours des années, elle a observé que les fois où elle
s’exprime devant un public d’hypersensibles, la salle est beaucoup plus
silencieuse et respectueuse que la moyenne, et ce durant toute son
intervention. C’est le cas ici.
Bien sûr, le week-end ne se déroule pas sans tension. Certaines
personnes sont tellement réservées qu’elles peuvent paraître maussades.
La liberté pour chacun de faire ce que bon lui semble menace de
dégénérer en solitude. Et je finis par me dire que quelqu’un devrait
essayer de mettre de l’ambiance ou distribuer des rhum-coca.
La vérité, c’est que j’ai beau défendre la cause des personnes sensibles,
j’aime aussi la compagnie des plus expansifs, des « cool » qui nous
entourent et, ce week-end, ils me manquent. Je pense à mon mari, Ken,
qui lui-même est loin d’être un sensible. C’est même parfois frustrant : en
me voyant émue aux larmes par empathie ou anxiété, il sera touché, mais
l’impatience le gagnera si cet état dure trop. Je sais pourtant aussi que
cette attitude plus rude est bonne pour moi et je trouve toujours sa
compagnie délicieuse. J’aime son charme naturel. J’aime le fait qu’il ait
toujours des choses intéressantes à raconter. Et le fait qu’il mette tout son
cœur et toute son âme dans tout ce qu’il fait et pour tout ce qu’il aime,
surtout sa famille. Néanmoins, ce que j’aime surtout, c’est sa manière
d’exprimer sa compassion. Il peut se montrer agressif, plus agressif en
une semaine que je le serai de toute ma vie. Cependant, il met cette
énergie au service des autres. Avant notre rencontre, il travaillait pour
l’ONU dans des zones en guerre un peu partout dans le monde où, entre
autres missions, il menait des négociations pour la libération des
prisonniers. Il pénétrait vaillamment dans des geôles fétides dans
lesquelles il devait faire face à des chefs de camps portant des
mitraillettes en travers de la poitrine, jusqu’à ce qu’ils acceptent de
relâcher des jeunes filles dont le seul crime était d’être un individu de
sexe féminin et de s’être fait violer. Au bout de nombreuses années, il
rentra et écrivit tout ce dont il avait été témoin dans des livres et des
articles bouillonnants de fureur. Son style n’était pas celui d’une
personne sensible et il s’est ainsi attiré la colère de beaucoup de gens.
Pourtant, ses mots étaient ceux de quelqu’un qui s’implique
désespérément.
Je pensais que ce week-end en immersion me ferait rêver d’un monde
où tout le monde serait hypersensible. Au contraire, il a renforcé ma soif
d’équilibre. Cet équilibre dont Elaine Aron dirait qu’il est notre état
naturel, du moins dans les cultures indo-européennes dont elle observe
qu’elles se composent depuis longtemps de deux groupes qui cohabitent :
les « rois guerriers » et les « conseillers sacerdotaux », ceux qui agissent
et ceux qui légifèrent, les Franklin Roosevelt intrépides et séducteurs et
les Eleanor Roosevelt sensibles et consciencieuses.
7.

Les raisons du krach boursier de Wall Street


et du succès de Warren Buffett

Comment les introvertis et les extravertis pensent (et comment


ils métabolisent la dopamine) de manières différentes
« Tocqueville constata que la vie qu’entraînait la nature même de
l’Amérique de la démocratie et des affaires, une vie d’action et de
décisions permanentes, faisait grand cas d’un esprit rude et vif,
d’une prise de décision rapide et de la promptitude à saisir les
occasions – et que toute cette activité n’était pas propice à la
délibération, l’élaboration et la précision de la pensée. »
RICHARD HOFSTADTER,
L’Anti-intellectualisme dans la vie américaine

Le 11 décembre 2008, l’année du grand krach boursier, peu


après 7 h 30, le téléphone du Dr Janice Dorn sonna. Les marchés de la
côte Est s’ouvraient sur une nouvelle séance de carnage. Les prix de
l’immobilier s’effondraient, le marché des crédits était gelé et General
Motors était au bord de la faillite.
Dorn est titulaire d’une thèse en neurosciences avec spécialisation dans
l’anatomie du cerveau. Elle est aussi médecin (elle consulte en
psychiatrie), trader sur le marché à terme de l’or et « psychiatre
financier » auprès d’environ six cents traders.
Ce matin-là, l’appel provient d’Alan, un homme de soixante ans
habitant dans le Middle West, le genre loyal et travaillant dur. Il a la
jovialité ainsi que l’assurance d’un extraverti et l’histoire tragique qu’il
raconte ne semble pas avoir entamé sa bonne humeur. Avec sa femme, ils
ont travaillé toute leur vie et réussi à économiser un million de dollars
pour leurs vieux jours. Mais quatre mois plus tôt, sans aucune expérience
de la Bourse, il s’est mis en tête d’acheter pour cent mille dollars
d’actions General Motors, persuadé que le gouvernement américain allait
renflouer l’industrie automobile et qu’il ne courait aucun risque.
Une fois qu’il eut acheté ses actions, les médias annoncèrent que l’État
avait changé d’avis ; l’action General Motors chuta, pourtant Alan
imagina qu’il pouvait encore gagner gros. Il se décida finalement à
vendre, et perdit gros.
Le pire était encore à venir. Lorsqu’il entendit dire que le renflouage
aurait finalement lieu, il racheta pour cent mille dollars d’actions et le
scénario catastrophe se répéta. Il se fit alors la réflexion que le prix ne
pourrait pas descendre plus bas, tout excité à l’idée de tout ce que lui et
sa femme feraient de leur butin. Mais l’action baissa encore. Il finit par
vendre. Et, dans un nouvel accès d’ivresse, acheta de nouveau…
Quand l’action toucha le fond à deux dollars, Alan avait perdu sept
cent mille dollars, soit 70 % de ses économies. Il était effondré. Il
demanda à Dorn de l’aider à limiter les dégâts, cependant elle ne pouvait
rien faire. L’argent était perdu et bien perdu.
Il demanda ce qu’il avait fait de mal.
Dorn avait matière à lui répondre. En tant qu’amateur dans la partie,
Alan n’aurait jamais dû jouer plus de 5 % de son capital, soit cinquante
mille dollars. Et le problème majeur de tout cela était la pulsion sur
laquelle Alan n’avait pas eu prise : pour Dorn, il avait vécu un excès de
ce que les psychologues appellent sensibilité à la récompense.
Une personne sensible à la récompense est très motivée par la quête de
gratification – obtenir une promotion professionnelle, gagner au loto,
passer une bonne soirée avec des amis. Ce sentiment nous motive à
poursuivre des objectifs tels que l’argent, les relations sexuelles, ou
encore le statut social et l’influence. C’est lui qui nous pousse à monter
plus haut sur l’échelle pour attraper les plus beaux fruits se trouvant hors
de portée.
Mais on est parfois trop sensible à la récompense, ce qui peut entraîner
toutes sortes d’ennuis et faire prendre des risques inconsidérés en
négligeant les signaux d’alarme évidents.
Alan en avait reçu beaucoup, des signaux. Obsédé par le désir de
gagner gros, il ne les avait pas vus. Il avait sombré dans le schéma
classique de l’emballement de la sensibilité à la récompense : au moment
même où le bon sens lui hurlait de ralentir, il avait accéléré –
engloutissant au passage tout ce qu’il avait dans des opérations
désastreuses.
L’histoire de la finance regorge d’exemples de traders se laissant ainsi
déborder. Dans le domaine du rachat de compagnies, les spécialistes en
économie comportementale observent depuis longtemps que la
perspective de battre leurs concurrents peut mettre les acheteurs
potentiels dans un tel état d’excitation qu’ils ignorent les signaux
d’alarme leur indiquant qu’ils s’apprêtent à payer beaucoup trop cher
l’entreprise qu’ils convoitent. Ce phénomène est si courant qu’il porte un
nom : la « fièvre du gain », suivie par la « malédiction du gagnant ». La
fusion AOL-Time Warner, qui dévalua de deux cents milliards de dollars
les actions de Time Warner, en est un exemple classique. De nombreux
indices montraient que le stock d’AOL, pourtant monnaie d’échange de
la fusion, était largement surévalué. Les directeurs de Time Warner
approuvèrent néanmoins l’opération à l’unanimité.
« Je l’ai fait avec au moins autant d’excitation et d’enthousiasme que
j’en ai ressenti la première fois que j’ai fait l’amour, il y a quarante-deux
ans », s’était exclamé Ted Turner, l’un de ses directeurs et le plus gros
actionnaire de la compagnie. « TED TURNER : C’EST ENCORE MEILLEUR QUE
LE SEXE », avait titré le New York Times le lendemain (gros titre sur lequel
nous reviendrons lorsque nous aborderons la question de savoir pourquoi
les gens intelligents sont parfois trop sensibles à la récompense).

Vous vous demandez peut-être ce que tout cela a à voir avec


l’introversion et l’extraversion. Est-ce qu’on ne se laisse pas tous un peu
emporter, parfois ?
Bien sûr que si, mais certains d’entre nous plus que d’autres. Dorn a
observé que ses clients extravertis avaient tendance à être sensibles à la
récompense là où les introvertis prêtaient attention aux signaux d’alarme.
Ils réussissent mieux à réguler leur désir et leur excitation. En un mot, ils
se protègent mieux de la chute des cours.
Pour comprendre cette différence entre introvertis et extravertis, il faut
en savoir un peu plus sur la structure du cerveau. Comme nous l’avons
vu dans le chapitre 4, notre système limbique, que Dorn appelle notre
« vieux cerveau », est axé sur la sensibilité et l’instinct. Il est composé de
divers éléments dont l’amygdale, et est en interconnexion intime avec le
noyau accumbens, parfois surnommé « centre du plaisir » du cerveau. En
évoquant le rôle de l’amygdale dans la réactivité haute et l’introversion,
nous avons exploré le côté anxieux du vieux cerveau. Jetons maintenant
un œil à son côté gourmand.
Selon Dorn, le vieux cerveau passe son temps à nous dire : « Oui, oui,
oui ! Mange plus, bois plus, fais plus l’amour, prends un tas de risques,
profite de tout ce que tu peux prendre, et surtout, ne réfléchis pas ! » La
partie du vieux cerveau qui recherche la récompense et le plaisir, voilà ce
qui a poussé Alan à jouer avec les économies de toute une vie comme
avec de vulgaires jetons de casino.
Nous avons aussi un « cerveau neuf » appelé néocortex qui a évolué
plusieurs milliers d’années après le système limbique. Ce dernier est lié à
la pensée, l’organisation, le langage et la prise de décision – certaines de
ces facultés spécifiques qui nous définissent en tant qu’humains. Bien
qu’il joue également un rôle non négligeable dans notre vie émotionnelle,
il est surtout le siège de la rationalité. Selon Dorn, son message à lui
serait plutôt : « Non, non, non ! Ne fais pas ça, c’est dangereux, ça n’a
aucun sens, ce n’est pas dans ton intérêt ni dans celui de ta famille ou de
la société. »
Alors que faisait le néocortex d’Alan quand il était aux prises avec sa
frénésie boursière ?
Cerveaux vieux et neuf travaillent ensemble, mais pas toujours
efficacement. Ils sont même parfois en conflit et c’est celui qui envoie les
signaux les plus puissants qui fait pencher la balance de la décision.
Ainsi, lorsque le vieux cerveau d’Alan a envoyé des messages surexcités
à son cerveau neuf, ce dernier a sans doute répondu en bon néocortex. Il
a dit au vieux cerveau de ralentir, de faire attention, et a
vraisemblablement perdu la lutte intérieure qui a suivi.
Nous avons tous un vieux cerveau. Cependant, de même que
l’amygdale d’une personne hautement réactive sera plus sensible que la
moyenne à la nouveauté, les extravertis semblent plus exposés que les
introvertis aux pulsions du vieux cerveau. Certains scientifiques
commencent même à se pencher sur l’idée que la sensibilité à la
récompense ne soit pas seulement une caractéristique intéressante de
l’extraversion mais qu’elle soit ce qui fait qu’on est extraverti. Autrement
dit, les extravertis se distinguent par une tendance à rechercher la
gratification, qu’il s’agisse de statut social, de jouissance sexuelle ou de
gain financier. On a constaté que, sur les plans économique, politique et
sensuel, ils avaient de plus hautes ambitions que les introvertis. Même
leur degré de sociabilité dépendrait de cette quête de récompense – les
extravertis se lient aux autres parce que les rapports humains sont par
essence valorisants.
Qu’est-ce qui se cache derrière cette recherche de la récompense ? La
clé semble être l’émotion positive. Les extravertis ont tendance à
ressentir plus de plaisir et d’excitation que les introvertis – des émotions
qui sont activées, comme l’explique le psychologue David Nettle dans
son brillant ouvrage sur la personnalité, « en réponse à la quête ou la
conquête d’une ressource qui est chère au sujet. L’excitation se fonde sur
la conquête anticipée de cette ressource. La joie en suit la conquête ». En
d’autres termes, les extravertis se retrouvent souvent dans un état
émotionnel que nous pourrions appeler « agitation positive » – un afflux
de sentiments d’énergie et d’enthousiasme. C’est là une sensation que
nous connaissons et apprécions tous, mais pas nécessairement dans les
mêmes proportions ni à la même fréquence. Les extravertis semblent
recevoir une agitation positive supplémentaire dans la poursuite et la
réalisation de leurs objectifs.
L’origine de cette agitation semble être un degré d’activité accrû dans
une partie précise du cerveau – souvent appelée « système de
récompense » – qui inclut le cortex orbitofrontal, le noyau accumbens et
l’amygdale. La tâche de ce système de récompense est de susciter une
excitation d’anticipation ; et les expériences par IRM montrent qu’il est
activé par n’importe quel plaisir potentiel.
Les neurones qui transmettent l’information dans le réseau de la
récompense agissent en partie par l’intermédiaire d’un
neurotransmetteur – une substance chimique transportant l’information
entre les cellules – appelé dopamine. La dopamine est donc la substance
chimique de la récompense sécrétée en réponse à l’anticipation du plaisir.
Selon certains scientifiques, plus le cerveau est réactif à la dopamine, ou
plus le niveau de dopamine disponible est élevé, plus on sera susceptible
de rechercher des récompenses telles que les relations sexuelles, le
chocolat, l’argent, ou le statut social. Lorsque l’on stimule l’activité de la
dopamine dans le cerveau de souris, elles se mettent à courir
frénétiquement en rond dans leur cage vide jusqu’à mourir d’inanition.
La cocaïne et l’héroïne, qui stimulent les neurones de libération de la
dopamine chez l’homme, rendent euphorique.
Chez les extravertis, les canaux de la dopamine semblent plus actifs
que chez les introvertis. Bien que le lien exact entre extraversion,
dopamine et système de récompense du cerveau reste à éclaircir, des
recherches montrent d’ores et déjà que le cortex orbitofrontal médian,
composante clé du système cérébral de récompense activé par la
dopamine, est plus gros chez les extravertis.
À l’opposé, on observe « une réaction moindre » du système de
récompense chez les introvertis. Pour résumer, il en faut plus pour
susciter chez eux de l’agitation positive.

Par certains côtés, les extravertis ont de la chance ; l’agitation positive,


c’est un peu comme les bulles de champagne. Elle procure le
combustible pour se donner à fond dans le travail ou le jeu. Elle nous
donne le courage de prendre des risques et d’accomplir des actions qui,
sans elle, nous paraîtraient trop difficiles (comme faire un discours).
Mais l’agitation positive a aussi des inconvénients de taille. « On
suppose toujours qu’accentuer les émotions positives est une bonne
chose, c’est inexact », révèle le professeur de psychologie Richard
Howard en évoquant l’exemple des matches de football qui dégénèrent
dans la violence et le vandalisme. « Bon nombre de comportements
antisociaux et contre-productifs émanent de gens qui amplifient les
émotions positives. »
L’autre désavantage de l’agitation positive, c’est son lien avec le
risque – parfois inconsidéré. Elle peut nous amener à ignorer les signaux
d’alarme que nous devrions prendre en compte. Quand Ted Turner (qui
paraît être extrêmement extraverti) compare l’opération AOL-Time
Warner à sa première expérience sexuelle, il résume bien l’état
d’agitation positive dans lequel il se trouvait : celui d’un adolescent
tellement excité à la perspective de passer la nuit avec sa nouvelle petite
amie qu’il ne réfléchit pas aux conséquences. Cet aveuglement face au
danger peut expliquer pourquoi les extravertis sont plus victimes
d’accidents de la route lorsqu’ils sont au volant, plus souvent hospitalisés
à la suite de blessures graves, fument, ont des relations sexuelles non
protégées, pratiquent des sports extrêmes, ont des liaisons
extraconjugales et se marient plusieurs fois. Cela peut aussi nous
permettre de comprendre pourquoi les extravertis se laissent plus aller
que les introvertis à l’excès de confiance en soi – c’est-à-dire à une
confiance supérieure aux aptitudes réelles. L’agitation positive, c’est
aussi la malédiction Kennedy.

La théorie de l’extraversion est encore toute récente et loin d’être


définitive. On ne peut affirmer que tous les extravertis soient
constamment en quête de récompense ou que tous les introvertis se
tiennent toujours à l’abri du danger. Pourtant, ce que suggère cette
hypothèse, c’est qu’il nous faudrait reconsidérer les rôles joués par ces
deux profils dans leurs vies, et dans les institutions de la société. Quand il
s’agit de prendre des décisions de groupe, les extravertis feraient bien
d’écouter un peu plus les introvertis – surtout si ces derniers entrevoient
des problèmes à l’horizon.
À la suite du krach de 2008, cette catastrophe financière causée en
partie par la prise de risques inconsidérés et l’aveuglement face à la
menace, il devint à la mode de se demander si on s’en serait mieux sorti
s’il y avait eu plus de femmes et moins de testostérone à Wall Street. La
question que l’on aurait alors dû se poser c’est plutôt ce qui se serait
passé avec quelques introvertis de plus à la barre – et beaucoup moins de
dopamine.
Plusieurs études répondent implicitement à cette question. Le
professeur Camelia Kuhnen, de la Kellogg School of Management, a
découvert que la mutation d’un gène régulateur de la dopamine (DRD4)
associée à une extraversion particulièrement portée sur la recherche du
frisson était un facteur quasi certain de la prise de risques financiers. Au
contraire, les individus dotés d’une variante d’un gène de régulation de la
sérotonine associée à l’introversion et à la sensibilité prenaient 28 % de
risques de moins que les autres. Elle a également constaté que ces
derniers étaient plus doués que leurs semblables aux jeux d’argent faisant
appel à la prise de décisions élaborées (face à une faible probabilité de
victoire, ces individus ont tendance à être réticents à la prise de risques ;
en revanche, si les chances de victoire sont réelles, ils deviennent
relativement plus audacieux). Une autre expérience, réunissant soixante-
quatre traders d’une banque d’affaires, a révélé que les traders les plus
performants étaient généralement des introvertis stables sur le plan
émotionnel.
Les introvertis semblent aussi meilleurs que les extravertis pour ce qui
est de différer la récompense, un atout crucial associé tant à de meilleures
performances universitaires, qu’à des revenus plus élevés ou un indice de
masse corporelle plus faible. Dans une autre étude, les chercheurs ont
donné le choix aux participants de recevoir ou bien une petite
récompense immédiatement (un bon d’achat sur Amazon), ou bien un
cadeau plus important deux à quatre semaines plus tard, sachant que la
seconde solution était objectivement la plus intéressante. La plupart des
sujets optèrent pour la première option – et un scanner du cerveau révéla
que le réseau de la récompense était activé. Ceux qui avaient préféré
attendre quelques semaines un cadeau plus conséquent montraient plus
d’activité dans le cortex préfrontal – cette partie du cerveau neuf qui nous
enjoint de ne pas envoyer d’e-mails assassins et de ne pas finir tout le
gâteau au chocolat. (Des recherches parallèles soulignèrent que le
premier groupe était essentiellement composé d’extravertis, et le second,
d’introvertis.)
Dans les années 1990, alors que je venais d’entrer dans un cabinet
d’avocats de Wall Street, j’ai entendu circuler l’histoire d’une
compétition entre les banques d’affaires pour décrocher un contrat
prestigieux. Chacune des banques principales avait envoyé une équipe de
ses meilleurs employés pour convaincre le client en déployant l’arsenal
habituel : feuilles de calcul, présentations Power-Point et ainsi de suite.
Mais l’équipe gagnante avait ajouté son propre accessoire à la panoplie :
ils étaient entrés dans la pièce vêtus de T-shirts et de casquettes
estampillés des lettres FUD – l’acronyme de Fear, Uncertainty and
Doubt (Peur, Incertitude et Doute) – barrées d’une croix rouge. Les
pourfendeurs de ces trois fléaux remportèrent la bataille.
Le mépris pour ces sentiments – et, par conséquent, pour les personnes
qui en font preuve – est ce qui, selon Boykin Curry (directeur général de
la firme d’investissement Eagle Capital qui s’est trouvée en première
ligne de l’effondrement de 2008), a précipité le krach. Trop de pouvoir
était concentré entre les mains de gens agressifs et prompts à prendre des
risques. « Au cours des vingt dernières années, l’ADN de pratiquement
toutes les institutions financières a dangereusement muté, rapporta-t-il au
magazine Newsweek au plus fort du krach. On donnait raison à tous ceux
autour de la table qui encourageaient à augmenter les risques et le ratio
d’endettement. Ils se sont enhardis, ils sont montés en grade et ils ont pris
le contrôle de plus en plus de capital. Dans le même temps, on donnait
tort à quiconque en haut lieu exprimait la moindre hésitation ou prônait la
prudence. On les étouffait par l’intimidation ou en leur refusant leurs
promotions. Ils ont perdu leur influence sur le capital. C’est ce qui se
répétait chaque jour dans presque toutes les institutions financières,
jusqu’à ce qu’il n’y ait plus qu’un même profil à la tête des opérations. »
Pour Curry, pourtant lui-même issu du système qu’il décrit, ce sont les
extravertis convaincants qui sont la cause du krach financier global.
« Certains types de personnalité ont pris le contrôle du capital, des
institutions et du pouvoir, renchérit Curry. Et ceux qui sont
congénitalement plus prudents et introvertis, qui pensent de manière
statistique, ont été discrédités et mis à l’écart. »
Vincent Kaminski, ancien directeur de recherche pour Enron,
compagnie qui fit faillite en 2001 suite à ses pratiques irresponsables,
dressa au Washington Post le portrait d’une culture d’entreprise
semblable dans laquelle ceux qui prenaient des risques de manière
agressive jouissaient d’un statut bien supérieur à celui des introvertis plus
prudents. Kaminski, lui-même d’un profil discret, fut l’un des rares héros
du scandale Enron. Il essaya inlassablement de donner l’alerte auprès de
l’état-major, répéta que la société s’était engagée dans des opérations
suffisamment risquées pour menacer sa survie. Lorsqu’il vit que les
grands pontes ne voulaient pas l’écouter, il refusa de conclure ces
transactions dangereuses et ordonna à son équipe de ne pas y travailler.
La compagnie le priva de son pouvoir de décision.
Quand en 2007 la crise du crédit menaça la viabilité de certaines des
plus grosses banques de Wall Street, Kaminski observa que le même
scénario se répétait. « Disons que tous les démons d’Enron n’ont pas été
exorcisés », dit-il dans un article du Post en novembre de la même année.
Pour lui, le problème n’était pas seulement que tant de gens aient sous-
estimé les risques que prenaient les banques, c’était aussi que ceux qui
les mesuraient aient été constamment ignorés – en partie parce qu’ils
n’avaient pas le bon type de personnalité. « D’un côté, vous aviez un
faiseur de pluie qui faisait gagner des sommes colossales à l’entreprise et
qu’on traitait en superstar, de l’autre, un pauvre ringard d’introverti.
D’après vous, qui a gagné ? »

Mais quel est le mécanisme par lequel l’agitation positive embrouille


le jugement ? Comment Alan, le client de Janice Dorn, a-t-il pu se laisser
entraîner à perdre 70 % des économies de toute une vie ?
Une piste de réponse a émergé d’une série de recherches insolites
menées par le psychologue Joseph Newman, de l’université du
Wisconsin. Il a invité des volontaires à participer à un jeu dont la règle
était la suivante : plus on obtient de points, plus on gagne d’argent.
Douze chiffres apparaissent successivement sur un écran de manière
aléatoire et le candidat peut interrompre la série à tout moment en
appuyant sur un bouton. S’il s’arrête sur un « bon » chiffre il gagne des
points, s’il en choisit un « mauvais » il perd des points, et s’il n’appuie
pas du tout sur le bouton il ne se passe rien. À force d’erreurs et
d’intuition, on comprend que le quatre est un bon chiffre, contrairement
au neuf. En théorie, en voyant le neuf apparaître à l’écran, on se retient
donc d’appuyer sur le bouton.
Sauf qu’en pratique, certains candidats continuaient de choisir les
mauvais chiffres. Les extravertis, surtout les plus impulsifs, étaient plus
enclins à cette erreur que les introvertis. Pourquoi ? Parce que les
extravertis pensent moins et agissent plus vite. Alors que les introvertis
sont faits pour examiner avec attention, les extravertis privilégient la
réaction.
Cependant, l’aspect le plus intéressant de cette expérience n’est pas
tant ce que les extravertis font avant que ce qu’ils font après avoir
appuyé sur le bouton. Après avoir sélectionné le chiffre neuf, quand les
introvertis comprennent qu’ils ont perdu, ils ralentissent avant de choisir
de nouveau un chiffre, comme pour réfléchir à la cause de leur erreur.
Non seulement les extravertis ne réussissent pas à ralentir, mais ils
accélèrent le rythme.
Ce comportement a une importance cruciale car plus on prend le temps
de traiter une information surprenante ou désagréable, plus on est
susceptible d’en tirer les leçons. Lorsque l’on force les extravertis à
ralentir, rapporte Newman, ils deviennent tout aussi performants que les
introvertis à ce jeu. Si on les laisse livrés à eux-mêmes, ils ne s’arrêtent
pas et n’apprennent donc pas à éviter les ennuis qu’ils ont sous les yeux.
D’après Newman, c’est exactement ce qui arrive à des extravertis comme
Ted Turner au moment où ils surenchérissent pour acheter une
compagnie, ou bien lors d’une vente en général : ils ne savent pas inhiber
leur impulsion première.
Les introvertis, au contraire, sont programmés pour minimiser l’appel
de la récompense – pour étouffer leur agitation positive, pourrait-on
dire – et passer en revue les problèmes potentiels. En outre, ils ont
tendance à comparer les nouvelles informations à leurs propres attentes.
Ils se demandent : « Est-ce bien ce que je prévoyais ? Est-ce ainsi que ça
doit être ? » Et si la situation ne leur convient pas, ils forment des
associations entre ce moment de déception (perdre des points au jeu) et
ce qui se passait dans leur environnement à cet instant précis (appuyer
sur le chiffre neuf). Ce sont ces associations qui leur permettent de
concevoir une réponse adaptée aux signaux d’alarme futurs.

La réticence des introvertis à foncer tête baissée n’est pas seulement


une protection contre le risque ; elle leur profite également dans les
tâches intellectuelles, notamment la résolution de problèmes complexes.
En moyenne, les extravertis ont de meilleurs résultats que les introvertis à
l’école primaire, mais ces derniers les dépassent au lycée et à l’université.
À ces niveaux, l’introversion permet de plus grandes performances que
les compétences cognitives. Une étude, comparant les connaissances de
cent quarante et un étudiants dans vingt domaines différents (depuis l’art
jusqu’à l’astronomie en passant par les statistiques), a révélé que les
introvertis obtenaient les scores les plus élevés sur tous les sujets. Ils
excellent dans ce que les psychologues appellent « la résolution
pénétrante de problèmes ».
La question est : pourquoi ?
Les introvertis ne sont pas plus doués que les extravertis. Les tests de
QI montrent que les deux types sont également intelligents. Sur un grand
nombre de tâches, notamment celles effectuées en temps limité, sous la
pression sociale ou qui demandent des compétences multiples, les
extravertis s’en tirent même mieux. Ils sont plus compétents que les
introvertis pour gérer la surcharge d’informations. Selon Joseph
Newman, le caractère réfléchi des introvertis mobilise une grande
proportion de leurs capacités cognitives. Pour une mission donnée, dit-il,
« sur 100 % de capacité cognitive, un introverti n’affectera en moyenne
que 75 % à cette activité pour 25 % utilisés ailleurs, là où un extraverti
canalisera 90 % sur la mission ». Cela est dû au fait que la plupart des
tâches sont orientées vers un but précis. Les extravertis semblent dédier
la majeure partie de leur capacité cognitive à l’objectif qui les occupe
tandis que les introvertis en dépensent une partie à observer comment se
déroulent les choses.
Les différences ne s’arrêtent pas là. Les introvertis réfléchissent avec
plus de soin que les extravertis, qui ont tendance à adopter une approche
rapide et grossière des problèmes, négligeant la précision au profit de la
vitesse, multipliant le nombre d’erreurs, et abandonnant le navire lorsque
l’affaire leur paraît finalement trop compliquée. Les introvertis, quant à
eux, réfléchissent avant d’agir, digèrent l’information en profondeur, se
concentrent plus longtemps sur une tâche, baissent moins facilement les
bras et travaillent avec plus de finesse. Les deux profils font également
un usage différent de leur attention : si on les laisse faire, les introvertis
resteront assis à méditer, à se remémorer leur passé et à élaborer des
projets pour l’avenir alors que les extravertis seront plus centrés sur ce
qui les entoure.
Il arrive que les introvertis fassent mieux que les extravertis sur des
tâches sociales, pourvu qu’elles exigent de la persévérance. Selon une
étude menée par le professeur Adam Grant (que nous avons cité dans le
chapitre 2 au sujet du leadership) auprès des employés de centres
d’appel, alors qu’il prévoyait que les extravertis seraient plus doués pour
le télémarketing que les introvertis, il s’est trouvé qu’il n’y avait aucune
corrélation entre le niveau d’extraversion et la qualité des résultats. Les
seuls extravertis à réellement se démarquer étaient ceux dont la
conscience d’autrui (mesurée en parallèle) était particulièrement forte.
Autrement dit, la persévérance des introvertis prenait largement
l’avantage sur l’agitation positive des extravertis, même dans des
activités où les compétences sociales pouvaient être considérées comme
un atout.
La persévérance n’est pas une qualité très séduisante. Si le génie est
constitué pour 1 % d’inspiration et pour 99 % de transpiration, alors notre
culture a tendance à porter aux nues ce petit pour cent. Nous en aimons
les paillettes. Mais c’est dans les quatre-vingt-dix-neuf autres que réside
la vraie puissance.
« Ce n’est pas que je sois particulièrement intelligent, disait Einstein.
Je passe simplement plus de temps sur les problèmes. »

Aucun de ces constats n’a pour but de dénigrer ceux qui abattent des
montagnes, ou de glorifier aveuglément les méditatifs et les prudents. La
réalité, c’est que l’on surévalue l’agitation positive tout en sous-estimant
le danger de la sensibilité à la récompense : il nous faut trouver un juste
équilibre entre action et réflexion.
Par exemple, lorsqu’on doit embaucher pour une banque
d’investissement, m’a expliqué le professeur Kuhnen, il vaut mieux
engager non seulement des profils sensibles à la récompense, qui sauront
tirer profit des marchés à la hausse, mais aussi des éléments capables de
plus de neutralité émotionnelle, afin de s’assurer que les décisions
importantes à l’échelle de la compagnie reflètent la synergie entre les
deux profils et non l’influence d’un seul. Il est rassurant de savoir que,
quelle que soit leur sensibilité à la récompense, tous les membres de
l’équipe ont conscience de leurs propres positionnements émotionnels et
peuvent les tempérer pour s’accorder aux conditions du marché.
Néanmoins, les employeurs ne sont pas les seuls à qui il serait
bénéfique de prêter un peu plus d’attention à leurs employés. Nous avons
tous à gagner au fait de nous écouter nous-mêmes. Savoir se situer sur
l’éventail de la sensibilité à la récompense donne le pouvoir de bien
mener sa vie.
Si vous êtes un extraverti motivé par l’agitation positive, vous avez de
la chance car vous ressentez toutes sortes d’émotions vivifiantes. Tirez-
en le meilleur parti possible : bâtissez, inspirez les autres, voyez large.
Montez une entreprise, lancez un site Internet ou construisez une superbe
cabane pour vos enfants. Cependant, sachez aussi que vous fonctionnez
avec un talon d’Achille que vous devez apprendre à protéger. Entraînez-
vous à centrer votre énergie sur ce qui compte vraiment au lieu de
privilégier des activités qui promettent de vous rapporter rapidement de
l’agitation positive, de l’argent ou du prestige.
Quand des signaux d’alarme semblent indiquer que tout ne se passe
pas comme vous l’espériez, apprenez à ralentir pour réfléchir. Tirez des
leçons de vos erreurs. Entourez-vous de gens complémentaires (qu’il
s’agisse de votre conjoint, d’amis ou de collègues) qui pourront vous
aider à vous remettre sur les rails et à compenser vos lacunes.
Et lorsqu’il s’agit d’investir, ou de faire tout autre engagement qui
nécessite un équilibre savant entre risque et récompense, surveillez-vous
bien. Pour ce faire, dans les moments cruciaux de décision, veillez à ne
pas vous entourer d’images de récompense. Kuhnen et Brian Knutson ont
prouvé que les hommes à qui l’on montre des images à caractère érotique
juste avant qu’ils jouent de l’argent prennent plus de risques que s’ils
visionnent des images neutres, de mobilier par exemple. La raison en est
que l’anticipation de la récompense – n’importe laquelle – excite nos
réseaux pilotés par la dopamine et nous pousse à agir de manière plus
brutale (ce qui pourrait être l’argument de choix pour bannir la
pornographie des lieux de travail).
Et si vous êtes un introverti relativement immunisé contre les excès de
la sensibilité à la récompense ? À première vue, il semble à travers la
recherche sur la dopamine et l’agitation positive que les extravertis, et
eux seuls, soient poussés à travailler dur par l’excitation du but à
atteindre. En tant qu’introvertie, je dois avouer que la première fois que
j’ai lu cette conclusion je suis restée perplexe car elle ne reflétait pas mon
expérience personnelle. J’adore mon travail depuis toujours. Je me
réveille le matin tout excitée à l’idée de m’y mettre. Alors, qu’est-ce qui
motive les gens comme moi ?
Même si la théorie de l’extraversion fondée sur la sensibilité à la
récompense se révèle correcte, on ne peut affirmer pour autant que tous
les extravertis soient systématiquement plus sensibles à la récompense et
inconscients des risques ou, à l’inverse, que tous les introvertis restent de
marbre devant les incitations et se montrent vigilants face aux menaces.
Depuis Aristote, les philosophes n’ont cessé de constater que ces deux
modes d’être – être attiré par ce qui promet de procurer du plaisir et
éviter ce qui pourrait causer de la souffrance – sont au cœur de toute
activité humaine. Si les extravertis en général sont plus tendus vers la
recherche de la récompense, chaque être humain présente sa propre
combinaison de pulsions et de répugnances qui varie parfois selon les
situations. Nombreux sont les psychologues de la personnalité qui
diraient même que la vigilance à la menace est plus caractéristique d’un
trait appelé « tendance à la névrose » que de l’introversion au sens strict.
Les systèmes de gratification et de menace du corps humain semblent en
outre fonctionner indépendamment l’un de l’autre, de sorte qu’un même
individu peut être sensible, ou bien insensible, aussi bien à l’une qu’à
l’autre.
Pour déterminer si vous êtes motivé par la récompense ou par la
menace – ou par les deux –, voyez si les affirmations suivantes vous
correspondent :

Si vous êtes sensible à la récompense :


✓ Quand j’obtiens une chose que je veux, je me sens excité et plein
d’énergie.
✓ Quand je veux une chose, je fais en général tout mon possible
pour l’obtenir.
✓ Quand j’entrevois l’opportunité d’avoir ce que j’aime, cela
m’excite instantanément.
✓ Quand il m’arrive quelque chose de bien, cela a un effet
considérable sur moi.
✓ Comparé à mes amis, j’ai très peu de peurs dans la vie.
Si vous êtes sensible à la menace :
✓ La critique et la moquerie m’affectent beaucoup.
✓ Je suis inquiet ou contrarié si je crois que quelqu’un est en colère
contre moi.
✓ Si je pense qu’un événement désagréable va se produire, cela me
« travaille » énormément.
✓ Lorsque j’ai l’impression de ne pas avoir été bon dans un
domaine important, je me sens inquiet.
✓ Je crains souvent de faire des erreurs.
Mais il existe une autre lecture du plaisir que les introvertis peuvent
eux aussi ressentir dans leur travail. Pour en savoir plus, tournons-nous
vers le célèbre psychologue Mihaly Csikszentmihalyi et vers ce qu’il
appelle le « flux ». Le flux, c’est un état optimal dans lequel on se sent
totalement engagé dans une activité – qu’il s’agisse de nager des
kilomètres, d’écrire une chanson, de pratiquer le sumo ou de faire
l’amour. Dans un état de flux, on ne s’ennuie pas, on n’est pas inquiet, et
l’on ne se pose pas la question de sa propre place. Les heures filent sans
qu’on s’en rende compte.
La clé du flux c’est de pratiquer une activité pour elle-même, et non
pour la récompense qu’on en tire. Même si cela n’est réservé ni aux
introvertis, ni aux extravertis, la plupart des expériences relatées par
Csikszentmihalyi sont des trajets personnels qui n’ont rien à voir avec la
moindre gratification extérieure : lire, entretenir un verger, traverser
l’océan en solitaire. Le flux intervient lorsque, décrit-il, « on devient
indépendant de son environnement social au point qu’on n’y répond plus
exclusivement en termes de récompense et de punition. Pour atteindre un
tel degré d’autonomie, il faut avoir appris à se procurer ses propres
récompenses ».
En un sens, ce psychologue transcende Aristote ; il nous dit qu’il existe
des occupations qui n’ont rien à voir avec l’attirance ou l’évitement
qu’elles nous inspirent, mais avec quelque chose de bien plus profond : le
sentiment de complétude que l’on ressent lorsque l’on s’absorbe
totalement dans une activité hors de soi. Dans cet état, on peut « travailler
douze heures d’affilée pendant des jours sans autre raison que le travail
lui-même ».
Si vous êtes un introverti, vous découvrirez votre flux à vous en faisant
usage de vos dons naturels. Vous avez pour vous la persévérance, la
ténacité pour résoudre des problèmes complexes et la perspicacité pour
éviter les embûches qui causent la chute des autres. Vous êtes
relativement épargné par les tentations de gratifications superficielles
comme l’argent ou le statut social. Votre plus grand défi sera même sans
doute d’exploiter vos forces. Vous serez peut-être tellement occupé à
donner le change et à essayer de passer pour un extraverti sensible à la
récompense et plein d’entrain que vous risquez de sous-estimer vos
propres talents, ou de vous croire déprécié par votre entourage. Mais une
fois focalisé sur un projet qui vous tient à cœur, vous constaterez
immanquablement que votre énergie est sans limites.
Restez fidèle à votre propre nature. Si vous aimez faire les choses de
manière lente et régulière, ne laissez personne vous faire croire qu’il faut
vous précipiter. Si c’est la profondeur qui vous plaît, ne vous forcez pas à
fonctionner autrement. Si vous êtes plutôt monotâche que multitâche,
tenez-vous-en à cette méthode. Le fait d’être relativement insensible aux
récompenses vous donne l’avantage inestimable de pouvoir suivre votre
propre voie. Il ne dépend que de vous de faire bon usage de cette
indépendance.
Bien sûr, ce n’est pas toujours facile. Pendant que je rédigeais ce
chapitre, j’ai correspondu avec Jack Welch, l’ancien président de General
Electric. Il venait de publier un article dans BusinessWeek intitulé
« Libérez l’extraverti qui est en vous ». Dans son développement, il
enjoignait aux introvertis de se montrer plus extravertis dans leur milieu
professionnel. Je lui ai alors suggéré que l’inverse était aussi vrai, et que
les extravertis avaient parfois besoin de se montrer plus introvertis. J’ai
également partagé avec lui certaines des idées que je viens d’exposer,
notamment sur le bénéfice que Wall Street aurait pu tirer à avoir plus
d’introvertis aux commandes. Welch s’est montré intrigué. Pourtant, m’a-
t-il objecté, « les extravertis vous répondraient qu’ils n’ont jamais
entendu parler des introvertis ».
Ici, Welch marque un point. Les introvertis doivent faire confiance à
leur instinct et partager leurs idées avec autant de puissance que possible.
Ce qui ne signifie pas pour autant singer les extravertis ; on peut
échanger des idées tranquillement, éventuellement par écrit, dans le cadre
d’une conférence bien ficelée, ou encore par l’entremise d’un allié.
L’astuce consiste à être fier de son propre style au lieu de se laisser
balayer par les normes en vigueur. Les prémices de la Grande Récession
de 2008 sont hélas truffées d’histoires d’individus prudents qui ont pris
des risques inconsidérés. C’est le cas de Chuck Prince, ancien directeur
de Citigroup et ancien avocat qui avait souscrit des emprunts risqués sur
un marché à la baisse parce que, résume-t-il, « tant qu’il y a de la
musique, on doit se lever et danser ».
« Même les gens fondamentalement vigilants deviennent plus
agressifs, confirme Boykin Curry. Ils voient que les employés qui
frappent plus fort ont une promotion et pas eux, alors ils décident d’en
faire autant. »

Les histoires de crises financières cachent généralement des intrigues


secondaires avec des personnages qui avaient tout prévu – ces gens-là
sont souvent des partisans du fameux « FUD » (peur, incertitude et
doute), le genre d’individus qui baissent les stores de leur bureau,
s’isolent de l’opinion publique tout comme de la pression des pairs, et qui
se concentrent dans la solitude. L’un des rares investisseurs à avoir réussi
à prospérer durant le krach de 2008 était Seth Klarman, président d’un
fonds spéculatif appelé Baupost Group. Klarman est connu pour
l’emporter constamment sur le marché tout en évitant soigneusement de
prendre des risques et en gardant une partie de ses avoirs en liquide. Dans
les deux ans qui ont suivi le krach, alors que la plupart des investisseurs
fuyaient en masse les fonds spéculatifs, lui doubla pratiquement le capital
de Baupost qui atteignit vingt-deux milliards de dollars. Et il accomplit
cet exploit grâce à une stratégie explicitement fondée sur la peur,
l’incertitude et le doute.
Durant les années qui précédèrent la catastrophe, Klarman était « l’un
des seuls à s’accrocher à un message de prudence et, semblait-il, de
paranoïa, se remémore Boykin Curry. Pendant que tout le monde autour
se réjouissait, lui stockait sûrement des boîtes de conserve dans sa cave
en prévision de la fin de la civilisation. Puis, quand tous les autres ont
paniqué, il s’est mis à acheter. Ce n’est pas seulement une question
d’analyse ; c’est ainsi qu’il est fait sur le plan émotionnel ».
Les personnes à s’être montrées assez fines pour anticiper le désastre
en marche furent des exceptions. Parmi elles, un gérant solitaire de fonds
spéculatifs, Michael Burry, qui se décrit comme « heureux dans sa tête »,
et qui passa les années précédant le krach seul dans son bureau de San
José, en Californie, à passer au peigne fin des documents financiers et à
développer sa propre vision controversée des risques boursiers. Deux
autres personnalités atypiques se distinguèrent, Charlie Ledley et Jamie
Mai, des investisseurs maladroits sur la scène sociale dont toute la
stratégie était elle aussi fondée sur le « FUD » et notamment sur la
survenue possible de changements inattendus sur le marché. Ce n’était
d’ailleurs pas tant une stratégie qu’une philosophie de vie – selon
laquelle la plupart des situations n’étaient pas aussi stables qu’il y
paraissait.
Après que leurs placements contre le marché des prêts hypothécaires à
risque leur eurent donné raison en 2006 et 2007, leur assurant au passage
un gain de cent millions de dollars, ils se demandèrent comment des gens
qui avaient fait mouche de manière aussi spectaculaire (à savoir eux-
mêmes) pouvaient conserver ce manque d’assurance et ce sens du doute
qui leur avaient précisément permis d’avoir raison.
Si Ledley et Mai comprenaient la valeur de cette absence
fondamentale de confiance en soi, elle parut tellement effrayante à
d’autres qu’ils renoncèrent à investir avec ces deux-là – sacrifiant ainsi
des millions de dollars par pur préjugé contre le « FUD ». « Ce qui est
ahurissant avec Charlie Ledley », en dit Boykin Curry qui le connaît
bien, « c’est que des clients potentiels sortaient parfois de son bureau en
ayant peur de lui confier leur argent car il avait l’air de manquer de
conviction. Ils allaient alors déverser des fortunes dans des fonds gérés
par de jeunes loups qui respiraient l’assurance et la certitude.
Naturellement, quand l’économie s’est retournée, les investisseurs trop
sûrs d’eux perdirent la moitié de leurs clients pendant que Charlie et
Jamie décrochaient le gros lot. Tous ceux qui s’étaient limités aux
apparences sociales pour juger du sérieux de leurs investisseurs avaient
eu tout faux. »

Penchons-nous sur un autre exemple concernant cette fois-ci


l’explosion de la bulle Internet en 2000. Il s’agit ici d’un introverti
autoproclamé établi à Omaha, dans le Nebraska, où il est célèbre pour sa
manie de s’enfermer dans son bureau pendant des heures.
Warren Buffett, un des hommes les plus riches au monde et un
investisseur de légende, s’est précisément servi des attributs que nous
avons évoqués dans ce chapitre – la persévérance intellectuelle, la
réflexion prudente, et la capacité à repérer ainsi qu’à tenir compte des
signaux d’alarme – afin de gagner des milliards de dollars pour lui-même
et pour les actionnaires de sa compagnie, Berkshire Hathaway. Buffett est
connu pour savoir réfléchir posément quand tout le monde autour de lui
perd la tête. « Dans le monde de l’investissement, explique-t-il, la
réussite n’est pas une affaire de QI. Dès lors qu’on a une intelligence
normale, ce qu’il faut, c’est le tempérament pour maîtriser les pulsions
qui mettent les autres en difficulté. »
Chaque été depuis 1983, la banque d’investissement branchée Allen &
Co organise un week-end de séminaire à Sun Valley, dans l’Idaho. Ce
n’est pas juste un séminaire. C’est un spectacle somptueux avec fêtes
gigantesques, rafting sur la rivière, patinage sur glace, randonnée en
montagne, pêche à la mouche, équitation… et armada de nounous pour
s’occuper de la progéniture des invités. Allen & Co étant la banque
attitrée de l’industrie des médias, la liste des hôtes inclut des magnats de
la presse, des célébrités d’Hollywood, et des stars de la Silicon Valley –
on y a déjà vu Tom Hanks, Candice Bergen, Rupert Murdoch ou encore
Steve Jobs.
En juillet 1999, Warren Buffett était de la fête. Il en était d’ailleurs tous
les ans avec toute sa famille et arrivait en jet privé pour cette joyeuse
occasion de passer du temps ensemble et de retrouver de vieux amis.
Mais cette année-là, l’ambiance était tout autre. On était à l’apogée du
boom des nouvelles technologies et il y avait de nouvelles têtes autour de
la table – celles de dirigeants devenus brusquement riches et célèbres, et
des capitalistes aventureux qui les avaient financés. Ils étaient tous au
sommet. Lorsque la photographe star Annie Leibovitz vint immortaliser
les « petits génies des médias » pour le magazine Vanity Fair, certains
jouèrent des coudes pour être sur la photo. Ils étaient l’avenir, croyaient-
ils.
Buffett n’était résolument pas de ceux-là. C’était un investisseur de la
vieille école qui ne se laissait pas éblouir par des compagnies dont les
perspectives de profits n’étaient pas claires. Certains le considéraient en
retour comme un dinosaure. Il avait pourtant encore assez d’influence
pour qu’on lui demande d’assurer l’allocution de clôture de la
conférence.
Il y réfléchit longuement et passa des semaines à préparer son
discours. Après une mise en bouche charmante de modestie – où il
raconta avoir craint de parler en public jusqu’au jour où il avait pris des
cours au Dale Carnegie Institute –, il annonça à la foule réunie avec force
détails brillamment et méticuleusement analysés pourquoi le marché à la
hausse des nouvelles technologies ne tiendrait pas. Il avait étudié les
données, relevé les signaux de danger, pour ensuite prendre le temps de
réfléchir à ce qu’ils signifiaient. C’était sa première intervention publique
depuis trente ans.
Le public ne fut pas conquis. Buffett venait de leur gâcher la fête. Ils
lui offrirent une standing ovation tout en n’hésitant pas à le disqualifier
en privé. « Ce bon vieux Warren. Il est malin mais cette fois-ci, il a raté
le coche. »
Ce soir-là, le séminaire s’acheva dans un feu d’artifice étourdissant.
Comme toujours, le week-end eut un succès retentissant. Pourtant, son
aspect le plus important – ce message d’alerte adressé par Warren
Buffett – ne devait se révéler que l’année suivante, lorsque la bulle
Internet explosa exactement comme il l’avait prédit.
Buffett est fier non seulement de ce qu’il a engrangé, mais surtout
d’avoir toujours suivi « sa propre feuille de route ». Pour lui, le monde se
divise en deux groupes : ceux qui se concentrent sur leurs propres
instincts, et ceux qui suivent aveuglément le troupeau. « J’ai l’impression
d’être allongé sur le dos », raconte-t-il sur sa vie d’investisseur, « au-
dessus il y a le plafond de la chapelle Sixtine, et moi je peins. J’aime bien
qu’on me dise que c’est une chouette fresque, mais c’est mon tableau à
moi. Alors quand quelqu’un vient me dire : “J’aurais mis du rouge à la
place du bleu”, je réponds “Au revoir”. C’est mon tableau. Et je me
moque de savoir combien il se vendra car il ne sera jamais terminé. C’est
ça qui est magnifique. »
III.

TOUTES LES CULTURES ONT-


ELLES UN IDÉAL EXTRAVERTI ?
8.

Le pouvoir par la douceur

Les Américains d’origine asiatique et l’Idéal extraverti


« Avec de la douceur, on peut faire bouger le monde. »
MAHATMA GANDHI

C’est par une journée ensoleillée du printemps 2006 que je rencontre


Mike Wei, un jeune lycéen de dix-sept ans scolarisé près de Cupertino, en
Californie, afin qu’il me raconte son expérience en tant qu’étudiant
américain d’origine asiatique. Il a l’accoutrement typique du jeune
Américain – treillis, blouson et casquette de base-ball – mais son visage
doux et sérieux ainsi que sa petite moustache clairsemée lui donnent
plutôt l’air d’un philosophe en herbe. Il parle si bas que je dois me
pencher pour l’entendre.
« En cours, je préfère écouter ce que dit le professeur et être bon élève
plutôt que le clown de la classe. Si crier et se faire remarquer en classe
nuit à l’éducation que je reçois, je préfère éviter. »
Il raconte cela avec simplicité pourtant il sait combien ce
comportement est inhabituel, hors de la norme américaine. Il a hérité son
attitude de ses parents, m’explique-t-il. « À chaque fois qu’on me
propose de sortir, je pense à mes parents, et ça me donne la force de me
remettre à la tâche. Mon père me répète que son travail à lui, c’est la
programmation informatique, et que le mien, c’est d’étudier. »
La mère de Mike lui a enseigné la même leçon, mais par l’exemple.
Ancien professeur de mathématiques, elle a dû devenir employée de
maison quand la famille a émigré en Amérique, et elle a mémorisé le
vocabulaire anglais en faisant la vaisselle. Elle est très discrète et
déterminée. « C’est très chinois de poursuivre son éducation de cette
manière. Ma mère a une force que tout le monde ne voit pas. »
Il est évident que les parents de Mike ont de quoi se féliciter. Leur fils
vient d’être admis à la prestigieuse université de Stanford. C’est le genre
d’élève sérieux et réfléchi qui ferait la fierté de n’importe quelle
communauté. Pourtant, selon un article publié six mois plus tôt dans le
Wall Street Journal, si les familles blanches quittent Cupertino en masse
c’est justement à cause de gamins comme Mike. Ce qu’ils fuient, ce sont
les résultats optimaux et les habitudes de travail impressionnantes de
nombreux étudiants d’origine asiatique. L’article rapportait que les
parents avaient peur que leurs propres enfants ne suivent pas. Comme le
résume un élève d’un lycée local : « Quand tu es asiatique, tu dois
confirmer que tu es intelligent. Si tu es blanc, tu dois le prouver. »
Néanmoins, l’article n’explorait pas les raisons qui sous-tendent ces
brillantes performances scolaires. J’étais donc curieuse de savoir si les us
et coutumes de cette ville reflétaient une culture exempte des pires excès
de l’Idéal extraverti – et si tel était le cas, l’effet que cela produirait. Je
me rendis donc sur place.
À première vue, Cupertino est la parfaite incarnation du rêve
américain. Beaucoup d’immigrants asiatiques de première et deuxième
générations y vivent paisiblement et travaillent dans la haute technologie.
Le siège d’Apple Computer au 1 Infinite Loop est tout près, tout comme
les bureaux de Google à Mountain View. L’immobilier y est très cher,
mais les acheteurs pensent que cela vaut la peine si c’est pour permettre à
leurs enfants d’intégrer le système scolaire public de la ville, réputé pour
préparer ses éléments aux plus grandes écoles. D’après ce que j’en vois,
dans les lycées locaux les adolescents les plus respectés ne sont ni
particulièrement sportifs, ni des boute-en-train. Ils sont au contraire
studieux, et parfois réservés. « Ici, on est admiré quand on est intelligent.
Même si on est bizarre », m’informe Chris, un camarade de classe de
Mike d’origine coréenne. « Les plus intelligents ont en général plein
d’amis parce qu’ils peuvent aider les autres à travailler. »
La bibliothèque est à Cupertino ce que le centre commercial ou le
terrain de foot sont à d’autres villes : le centre officieux de la vie
collective. Jouer au football américain ou être pom-pom girl ne sont pas
des activités des plus séduisantes. « Notre équipe de foot est nulle »,
conclut Chris avec bonne humeur.
Comme l’explique un professeur de robotique du lycée de Monta
Vista, « alors que dans la plupart des lycées il y a un groupe populaire qui
tyrannise le reste, ici, les élèves de ce groupe ne prennent pas le pouvoir
sur les autres. Ils sont bien trop centrés sur les études pour ça ».
C’est aussi l’avis de la conseillère pédagogique que j’interroge :
« L’introversion n’est pas méprisée. Elle est parfois même respectée et
admirée. C’est bien vu d’être champion d’échecs et de jouer dans
l’orchestre du lycée. » Bien sûr, comme partout ailleurs la population se
répartit sur un axe introversion-extraversion, mais le centre de gravité en
est comme décalé vers l’introversion.
Nombreux sont les étudiants d’origine asiatique qui me racontent
qu’ils passent leur été à réviser à la demande de leurs parents. Ils
déclinent même les invitations à des anniversaires en juillet rien que pour
pouvoir s’avancer sur le programme de maths pour la rentrée d’octobre.
« Je pense que ça fait partie de notre culture », acquiesce Tiffany Liao,
une jeune fille calme d’origine taïwanaise admise à l’université de
Swarthmore. « Travaille, aie de bons résultats, ne fais pas de vagues.
Chez nous, être réservé, c’est inné. Quand j’étais petite et qu’on était
invités chez des amis de mes parents, si je n’avais pas envie de parler
j’emportais un livre. C’était un bouclier, pourtant ils disaient tous : “Elle
est tellement studieuse !” Et dans leurs bouches, c’était un compliment. »
Difficile d’imaginer d’autres parents américains, en dehors de
Cupertino, qui se réjouiraient que leur enfant lise dans son coin au lieu de
rejoindre les autres autour du barbecue. Mais à la génération précédente,
dans les pays d’Asie, on apprenait cette réserve dès l’enfance. Dans la
majorité des classes de l’est de l’Asie, le programme traditionnel met
l’accent sur l’écoute, la lecture et la mémorisation. Parler n’est tout
simplement pas une priorité et l’on en décourage toutes les velléités.
« Chez nous, l’enseignement est très différent », rapporte Hung Wei
Chien, une mère de Cupertino arrivée de Taïwan en 1979 pour faire sa
scolarité à UCLA. Avec ses grands gestes et ses éclats de rire sonores,
Hung est l’une des personnes les plus joviales et extraverties que j’ai
rencontrées. Aussi est-ce révélateur qu’elle se rappelle bien le choc
culturel qu’elle a ressenti en pénétrant pour la première fois dans une
salle de classe à l’américaine. « J’étais la silencieuse du groupe. À
UCLA, le professeur commençait le cours en disant : “Et si on
discutait ?” Et je regardais mes camarades raconter n’importe quoi. Je me
souviens que j’étais sidérée. On était en cours de linguistique et personne
ne parlait de linguistique ! Alors je me suis dit : “Oh, en Amérique, du
moment que tu te mets à parler, ça va pour toi.” »
Si Hung s’est retrouvée si désemparée par ce mode d’intervention en
classe, il est probable que ses professeurs aient été tout aussi déboussolés
par son silence. Vingt ans après son arrivée aux États-Unis, le San Jose
Mercury News fit paraître un article intitulé « Le choc des traditions :
l’enseignement en Orient et en Occident » qui rendait compte du désarroi
des professeurs devant la réticence des étudiants d’origine asiatique à
s’exprimer à l’université, en Californie. Un enseignant faisait état de la
« barrière de la déférence » dressée par les jeunes Asiatiques envers leurs
professeurs. Un autre proposait de noter la participation en classe pour
obliger les plus discrets à se manifester. « Dans l’enseignement chinois,
on est censé faire profil bas parce qu’on a été précédé par de nombreux
grands penseurs, explique un troisième. C’est l’éternel problème dans les
classes à majorité asiatique. »
Cet article suscita des réactions passionnées dans la communauté
américaine d’origine asiatique. Pour certains, les universitaires avaient
raison de souhaiter que les étudiants asiatiques s’adaptent aux normes
d’éducation occidentales. « À cause de leur silence, les Américains
d’origine asiatique se laissent marcher dessus », écrivit un lecteur sur le
site ModelMinority.com. Pour d’autres, on ne devrait pas forcer ces
élèves à prendre la parole par conformisme. « Peut-être qu’au lieu de les
faire changer d’habitudes on pourrait apprendre à écouter leur silence »,
proposait Heejung Kim, psychologue spécialisé dans les questions
culturelles à l’université de Stanford, suggérant ainsi que parler n’est pas
toujours un acte positif.
Comment se fait-il qu’Asiatiques et Occidentaux, en considérant la
même salle de cours, voient des élèves pour les uns « dire n’importe
quoi » et pour les autres, « participer en classe » ? Une réponse possible
provient d’une carte du monde conçue par le psychologue Robert
McCrae. Elle s’appuie, dit-il, sur « les traits de personnalité des
populations » et ses nuances de gris – du plus foncé pour l’extraversion
au plus clair pour l’introversion – révèlent un tableau « tout à fait
explicite : l’Asie est introvertie, l’Europe, extravertie ». Si sa carte avait
aussi inclu les États-Unis, les Américains étant un des peuples les plus
extravertis de la planète, cette partie aurait été gris foncé.
La carte de McCrae peut apparaître comme un exercice de caricature
culturelle. Regrouper des continents entiers par types de personnalités est
un exemple de généralisation grossière. En outre, il ne rend pas compte
des subtilités et des différences culturelles à l’échelle d’un pays ou d’une
région. De même, décrire les Asiatiques comme une « minorité
modèle » – même dit comme un compliment – est tout à fait obtus et
condescendant. Ainsi en va-t-il de toute description qui réduit les
individus à une série de caractéristiques de groupe. Peut-être est-il
également problématique de présenter Cupertino comme un incubateur
de génies, même si cela paraît à première vue flatteur.
J’ai beau ne pas vouloir promouvoir les stéréotypes ethniques rigides,
éluder totalement le sujet de la différence culturelle serait dommageable :
il y a trop d’aspects de la culture et des personnalités asiatiques dont le
monde pourrait tirer des enseignements. Ces différences entre Orient et
Occident font l’objet de recherches depuis des décennies, et notamment
d’études axées sur l’introversion et l’extraversion. Les psychologues, qui
ne sont en général d’accord sur rien lorsqu’il s’agit de cataloguer la
personnalité humaine, sont unanimes pour dire que ces traits de caractère
sont fondamentaux et mesurables partout dans le monde.
La plupart des travaux arrivent aux mêmes conclusions que la carte de
McCrae. L’un d’eux, comparant des enfants de huit à dix ans à Shanghai
et dans l’Ontario au Canada, a révélé que les profils timides et sensibles
étaient mis à l’écart par leurs semblables au Canada mais faisaient des
camarades de jeu très prisés en Chine, où ils étaient aussi plus
prédisposés aux rôles de meneurs. Les enfants chinois sensibles et
silencieux sont dongshi, c’est-à-dire compréhensifs, ce qui est vu comme
une qualité.
De même, les lycéens chinois disent préférer des amis « humbles » et
« altruistes », « honnêtes » et « travailleurs », tandis que leurs
homologues américains les apprécient « joyeux », « enthousiastes » et
« sociables ». « Le contraste est frappant », résume Michael Harris Bond,
psychologue spécialiste des différences interculturelles qui travaille sur la
Chine. « Les Américains mettent l’accent sur la sociabilité et favorisent
les traits de caractère permettant une relation facile et joyeuse. Les
Chinois, quant à eux, mettent l’accent sur des qualités plus profondes, sur
les vertus et l’accomplissement moral. »
Dans une autre étude, on a demandé à des Américains d’origines
asiatique et européenne de penser à voix haute tout en essayant de
résoudre des problèmes. Il s’est avéré que ceux d’origine asiatique
réussissaient beaucoup mieux quand on leur permettait de rester
silencieux, alors que les autres avaient de bons résultats en passant par la
vocalisation.
Ces conclusions n’ont pas de quoi surprendre lorsqu’on est familier
des attitudes traditionnelles face au langage. En Asie, il est utilisé
exclusivement pour communiquer des informations essentielles ; le
silence et l’introspection sont des signes de pensée profonde et de vérité
supérieure. Les mots sont des armes potentiellement dangereuses et
certaines choses doivent être tues. Ils peuvent blesser et attirer des
ennuis. C’est ce que suggèrent ces quelques proverbes orientaux :
Les vents rugissent, mais la montagne demeure immobile.
Proverbe japonais

Ceux qui savent ne parlent pas.


Ceux qui parlent ne savent pas.
Lao-Tseu, Le Livre de la Voie et de la Vertu

Bien que je ne cherche pas à me protéger à une discipline de silence,


vivre seul me pousse naturellement à m’abstenir des péchés du
discours.
Kamo No Chomei, reclus japonais du XIIe siècle

Comparons-les maintenant à des proverbes occidentaux :


Sois un artisan du discours afin de pouvoir être fort, car la force
vient de la langue, et le langage est plus puissant que tous les combats.
Maximes de Ptahhotep, 2400 avant J.-C.

Le discours est la civilisation. Le mot, même le plus contradictoire,


préserve le contact – c’est le silence qui isole.
Thomas Mann, La Montagne magique

La roue qui grince obtient l’huile.


Quels principes sous-tendent ces attitudes radicalement différentes ?
Peut-être en partie la haute estime dans laquelle les Asiatiques tiennent le
savoir, particulièrement dans les pays de la « ceinture confucéenne »
(Chine, Japon, Corée et Vietnam). Aujourd’hui encore, certains villages
chinois arborent des statues d’étudiants ayant remporté le fameux
examen jinshi à l’ère de la dynastie Ming. Il est beaucoup plus aisé de
décrocher pareille distinction si l’on passe ses étés à étudier.
L’identité de groupe est un autre facteur décisif. Bon nombre de
cultures asiatiques se fondent sur l’équipe, mais pas au sens où
l’entendent les Occidentaux. En Asie, les individus se voient comme une
partie d’un tout plus vaste – la famille, l’entreprise ou la communauté –
et accordent une valeur énorme à l’harmonie dans le groupe. Ils
subordonnent souvent leurs propres désirs aux intérêts collectifs, sans
contester leur place au sein de sa hiérarchie.
La culture occidentale, au contraire, s’articule autour de l’individu.
Nous nous concevons comme des unités indépendantes ; notre destinée
est de nous exprimer, de rechercher le bonheur suprême, d’être libérés
des contraintes inutiles et d’accomplir ce à quoi nous sommes
personnellement appelés en ce monde. Nous sommes des animaux
grégaires, néanmoins, nous ne nous soumettons pas à la volonté du
troupeau, ou du moins nous n’en apprécions pas l’idée. Nous aimons et
respectons nos parents sans toutefois aller jusqu’à la piété filiale qui
implique contrainte et assujettissement.
Par conséquent, il n’est pas étonnant que les Occidentaux valorisent
l’aplomb et les talents verbaux, des attributs qui encouragent
l’individualité, pendant que les Asiatiques attachent du prix au calme, à
l’humilité et à la sensibilité, qui favorisent la cohésion du groupe.
Lorsque l’on vit dans un environnement collectif, tout se passe beaucoup
plus harmonieusement si l’on se comporte de manière contenue, voire
soumise.
Cette préférence a été explicitement prouvée lors d’une étude récente
par IRM au cours de laquelle les chercheurs ont montré à dix-sept
Américains et dix-sept Japonais des photos d’hommes en position de
domination (bras croisés, muscles saillants, jambes écartées et pieds bien
plantés au sol) et en position de subordination (épaules baissées, mains
croisées devant l’entrejambe en signe de protection et jambes serrées). Ils
ont constaté que les premières photos activaient le centre du plaisir dans
le cerveau des Américains alors que c’étaient les secondes qui
provoquaient cet effet sur les Japonais.
Du point de vue occidental, il peut être difficile de voir ce que se
soumettre à la volonté des autres a de tellement séduisant. En outre, ce
qu’un Occidental considérera comme de la soumission ne sera souvent
pour un Asiatique que la politesse la plus élémentaire. Don Chen,
l’étudiant américain d’origine asiatique que vous avez rencontré au
chapitre 2, m’a parlé de l’époque où il partageait un appartement avec un
groupe d’amis eux aussi asiatiques et son meilleur ami occidental, un
gars doux et facile à vivre dont Don s’était dit qu’il s’intégrerait
parfaitement à la bande.
Les conflits étaient apparus dès l’instant où l’ami en question avait
remarqué que les assiettes sales s’accumulaient dans l’évier, et avait
demandé à ses colocataires asiatiques de prendre en charge leur part de
vaisselle. C’était là une plainte légitime, reconnaissait Don, et son ami
pensait l’avoir formulée poliment et respectueusement. Mais les autres
avaient vu les choses différemment. Pour eux, il s’était montré cassant et
énervé. Dans ce genre de situations, m’expliquait Don, un Asiatique
aurait mieux contrôlé le ton de sa voix. Il aurait exprimé son
insatisfaction sous forme de question, et non de requête ou d’exigence.
Ou bien il ne l’aurait même pas mentionnée. Il aurait jugé que semer la
discorde dans le groupe pour quelques assiettes sales n’en valait pas la
peine.
Ainsi, ce que les Occidentaux pourraient prendre pour de la déférence
de la part des Asiatiques est en réalité un intérêt sincère pour la
sensibilité d’autrui. Comme le fait remarquer le psychologue Harris
Bond, plutôt que d’effacement, il faudrait parler d’une manière d’honorer
la relation. Et ce comportement induit une dynamique sociale qui peut
paraître insolite à un Occidental.
C’est du fait de cette coutume d’honorer la relation qu’au Japon les
troubles de l’anxiété, connus sous le nom de taijin kyofusho, prennent
non pas la forme d’une crainte démesurée de se mettre dans l’embarras,
comme c’est le cas aux États-Unis, mais d’une crainte d’embarrasser
l’autre. C’est aussi grâce à ce respect de la relation que les moines
tibétains trouvent la paix intérieure (et, comme le montrent des scanners
cérébraux, des états de bonheur inouïs) en méditant paisiblement sur la
compassion. Et c’est dans cette même perspective que les victimes
d’Hiroshima se demandaient pardon les unes aux autres d’avoir survécu.
« On a beaucoup parlé de leur courtoisie, mais il reste toujours à évoquer
leur cœur, rapporte l’essayiste Lydia Millet. “Je suis désolé”, disait un
homme dont la peau des bras partait en lambeaux ; “Je regrette d’être
encore en vie alors que votre bébé ne l’est plus” ; “Je te demande
pardon”, articulait un homme dont les lèvres étaient tellement gonflées
qu’elles avaient la taille de deux oranges, en se penchant vers un enfant
qui sanglotait auprès de sa mère morte. “Je suis désolé que ce ne soit pas
moi qui aie été à sa place.” »
Si ce respect chez les Asiatiques est beau et admirable, il en va de
même pour l’attachement qu’ont les Occidentaux à la liberté individuelle,
l’expression et le destin personnel. L’important n’est pas de prétendre
que l’une de ces attitudes soit supérieure à l’autre mais de comprendre
que cette profonde différence des valeurs culturelles a un impact
considérable sur les styles de personnalités adoptés par chaque culture.
En Occident, nous souscrivons à l’Idéal extraverti alors que dans la
majeure partie de l’Asie (du moins jusqu’à l’occidentalisation de ces
dernières décennies), le silence est d’or.
En outre, ces différences nous montrent que l’Idéal extraverti n’est pas
aussi sacro-saint que l’on a pu le croire. De ce fait, si au fond de vous-
même vous trouvez naturel que les audacieux et les sociables dominent
les réservés et les sensibles, si vous pensez que l’Idéal extraverti est
inhérent à l’humanité même, la carte des personnalités de Robert McCrae
suggère une tout autre vérité : chaque façon d’être – silencieux ou
bavard, prudent ou téméraire, inhibé ou débridé – est simplement
caractéristique d’une civilisation puissante.

L’ironie veut que, parmi les gens qui ont le plus de mal à croire à cette
vérité, il y ait des gamins d’origine asiatique de Cupertino. Une fois
sortis de l’adolescence, quand ils quittent les confins de leur ville natale,
ils se retrouvent catapultés dans un monde où pour être populaire et
réussir financièrement il faut parler haut et fort. Ils finissent par vivre
avec une double conscience – moitié asiatique, moitié américaine – dont
les deux facettes se remettent mutuellement en question. Mike Wei,
l’élève de terminale qui me disait préférer étudier plutôt que sortir, est
l’illustration parfaite de cette ambivalence. À notre première rencontre il
était encore au lycée, bien au chaud dans son cocon de Cupertino.
« On est tellement concentrés sur les études, m’avait-il alors dit au
sujet des Asiatiques en général, que la vie sociale ne tient pas une grande
place dans notre personnalité. »
Lorsque je l’ai retrouvé l’automne suivant, il était en première année à
Stanford, à seulement vingt minutes en voiture de Cupertino mais aux
antipodes de cette ville sur le plan démographique. Il paraissait
déstabilisé. Nous nous étions donné rendez-vous à la terrasse d’un café et
avions pris place non loin d’un groupe d’athlètes de la fac qui
n’arrêtaient pas d’éclater de rire. Mike les avait salués d’un signe de tête ;
ils étaient tous blancs. Pour lui, les Occidentaux « craignaient moins
d’être jugés sur ce qu’ils disaient, et ne redoutaient pas que les autres les
trouvent trop braillards ou stupides ». Il était frustré par la superficialité
des conversations au réfectoire et par le « déballage de conneries » qui
tenait souvent lieu de débat lors des cours de travaux pratiques de
première année. Il passait la majeure partie de son temps libre avec
d’autres Asiatiques, notamment parce qu’ils étaient « aussi extravertis »
que lui. En présence des non-Asiatiques, il avait le sentiment de devoir
« être en permanence surexcité, même si ce n’était pas fidèle à ce qu’il
était ».
« Dans ma résidence, sur cinquante, on est quatre Asiatiques, ajouta-t-
il. Je me sens plus à l’aise avec eux. Il y a aussi ce type, Brian, il est du
genre discret. Je vois bien qu’il a cette caractéristique des Asiatiques,
cette espèce de timidité, et c’est pour cette raison que je me sens en
confiance avec lui. J’ai l’impression de pouvoir être moi-même. Je n’ai
pas à faire des trucs sous prétexte de devoir avoir l’air cool. En revanche,
dans des groupes plus nombreux où il n’y a pas d’Asiatiques, ou bien où
ça parle fort, je me sens toujours obligé de jouer un rôle. »
Mike avait l’air de dédaigner les modes de communication
occidentaux, cependant, il admettait par ailleurs qu’il regrettait de temps
en temps de ne pas être plus bravache ou désinhibé lui-même. « Ils sont
plus à l’aise avec ce qu’ils sont », disait-il de ses camarades blancs. « Les
Asiatiques ne sont pas mal à l’aise avec ce qu’ils sont, mais avec le fait
d’exprimer qui ils sont. Ici, dans un groupe, il y a toujours la pression de
se comporter en extraverti. Quand ils ne se montrent pas à la hauteur, ça
se lit sur leurs têtes. »
Alors qu’il me racontait les débordements d’un bizutage, je compris
qu’il n’était pas gêné pour ceux qui s’étaient ridiculisés. En réalité, il se
montrait critique à son propre égard. « Lorsque les gens font des choses
de ce genre, il y a un moment où je me sens mal à l’aise. C’est la preuve
de mes propres limites. Parfois je trouve qu’ils valent mieux que moi. »
Mike se faisait renvoyer le même genre de messages par ses
professeurs. Quelques semaines après la rentrée, sa conseillère
pédagogique – professeur à l’école de médecine de Stanford – reçut un
groupe d’étudiants chez elle. Mike espérait faire bonne impression,
pourtant, il ne trouva rien à dire. Les autres semblaient n’avoir aucun
problème à blaguer ou à poser des questions intelligentes. « Mike, tu
m’as vraiment cassé les oreilles, aujourd’hui », le taquina-t-elle au
moment des au revoir. Il repartit penaud. « Ceux qui ne parlent pas sont
considérés comme faibles ou demeurés », conclut-il avec regret.
Néanmoins, ces sentiments n’étaient pas totalement nouveaux pour
Mike. Il en avait eu un avant-goût dès le lycée. À Cupertino, on avait
beau suivre une éthique quasi confucéenne du calme, de l’étude et du
respect de la relation, on n’en était pas moins soumis à l’influence de
l’Idéal extraverti. Bien que profondément dévoués aux valeurs de leurs
parents, les gamins de Cupertino semblaient diviser le monde en deux
groupes : les Asiatiques « traditionnels » contre les Asiatiques
« superstars ». Les premiers gardaient la tête baissée et faisaient leurs
devoirs. Les seconds s’en sortaient bien en cours mais savaient aussi
blaguer en classe, défier leurs professeurs et se faire remarquer.
« Bon nombre d’étudiants essaient volontairement d’être plus
extravertis que leurs parents, me renseigne Mike. Ils les trouvent trop
réservés et ils tentent de compenser en étant eux-mêmes excessivement
expansifs. » Le glissement de valeurs se fait aussi sentir chez certains
parents. « Les parents asiatiques commencent à voir que ça ne paie pas
d’être trop discret, alors ils encouragent leurs gosses à s’inscrire aux
cours de rhétorique et de débat dont le but est de donner aux élèves
l’opportunité de parler fort et de manière convaincante. »
Pourtant, la première fois que j’ai vu Mike à Cupertino, ses valeurs et
sa perception de lui-même étaient quasiment intactes. Il avait conscience
de ne pas faire partie des « superstars » asiatiques – sur une échelle de 1
à 10, il estimait sa propre popularité à 4 –, ce qui ne l’empêchait pas
d’avoir l’air bien dans sa peau. « Je préfère traîner avec des gens qui ont
une personnalité plus authentique, m’avait-il dit à l’époque. Du coup, j’ai
tendance à rencontrer des gens plutôt discrets. C’est difficile d’être sans
cesse surexcité quand en même temps on essaie de faire preuve de
sagesse. »
Il est évident que Mike a eu de la chance de profiter aussi longtemps
du cocon de Cupertino. Les jeunes Américains d’origine asiatique
grandissant dans des communautés plus typiquement américaines sont en
général confrontés bien plus tôt aux problèmes que Mike n’a aperçus
qu’en première année de fac. Une étude comparant les adolescents
américains d’ascendance européenne aux Sino-Américains de deuxième
génération sur une période de cinq ans révéla que les sujets d’origine
chinoise étaient nettement plus introvertis que leurs homologues
américains durant toute leur adolescence – et le payaient de leur amour-
propre. Si à douze ans les Américains d’origine chinoise introvertis se
sentaient parfaitement bien dans leur peau – sans doute parce qu’ils se
jaugeaient toujours selon le système de valeurs traditionnelles de leurs
parents –, à l’âge de dix-sept ans, ayant été plus exposés à l’Idéal
extraverti américain, ils souffraient d’une grave dégradation de l’opinion
qu’ils avaient d’eux-mêmes.

Pour les jeunes d’origine asiatique, le prix de cette difficulté à


s’intégrer, c’est le malaise social. Mais une fois adultes, le préjudice est
parfois même matériel. Comme l’explique le journaliste Nicholas
Lemann qui, pour son livre The Big Test, a interrogé un groupe
d’Américains d’origine asiatique sur le sujet de la méritocratie, « le
sentiment qui émerge toujours, c’est que la méritocratie s’arrête le jour
du bac. À partir de ce moment-là, les Asiatiques se retrouvent derrière
parce qu’ils n’ont pas le style culturel pour foncer : ils sont trop passifs,
pas assez “rentre dedans” ».
À Cupertino, j’ai moi-même fait connaissance avec des gens aux prises
avec ce problème. Une femme nantie au foyer m’a confié que tous les
maris de son cercle social avaient récemment accepté des postes en Chine
et faisaient désormais la navette entre Cupertino et Shanghai, en partie
parce que leur discrétion les empêchait de grimper sur l’échelle sociale
américaine. Dans le même esprit, un ingénieur en informatique me
raconta combien il se sentait oublié au bureau en comparaison de ses
collègues. « Si je pouvais m’améliorer en communication, regrettait-il,
mes efforts seraient beaucoup mieux reconnus. Mon supérieur
m’apprécie, cependant il ne sait pas pour autant le travail extraordinaire
que je fais. »
Il me confia ensuite avoir cherché des cours d’extraversion à
l’américaine et avoir trouvé ceux de Preston Ni, un professeur en
communication d’origine taïwanaise. À l’école de Foothill, à la sortie de
Cupertino, Ni anime des séminaires intitulés « Les clés de la
communication pour les professionnels d’origine étrangère », dont un
groupe local pro-extraversion vantait les mérites sur Internet.
Par curiosité, je me suis donc inscrite à l’un des cours et me suis
retrouvée un samedi matin dans une salle moderne et austère au milieu
d’une quinzaine d’autres élèves dont beaucoup d’origine asiatique et
certains venant d’Europe de l’Est et d’Amérique du Sud.
Le professeur Ni, un homme à l’allure joviale en costume classique et
cravate dorée à motifs de cascade, commença le cours en nous faisant
une présentation de la culture américaine des affaires. Il nous mit en
garde en nous disant qu’aux États-Unis, si l’on voulait progresser, il
fallait de la forme tout autant que du fond. Ce n’était peut-être pas juste,
ni le meilleur moyen de jauger la valeur réelle d’une personne
« néanmoins, sans charisme, même la personne la plus brillante au
monde ne se fera pas respecter pour autant ».
Ni souligne que c’est une culture très différente des autres. En Chine,
lorsqu’un dirigeant communiste prononce un discours, il ne le lit même
pas sur un prompteur, il se contente du papier. « Si c’est lui le chef, tout
le monde doit l’écouter. »
Ni fit appel à des volontaires et choisit Raj afin que celui-ci s’avance.
Âgé d’environ vingt-cinq ans, Raj était indien, concepteur de logiciels
dans une entreprise de Fortune 500. Il portait l’uniforme décontracté de
la Silicon Valley – chemise et pantalon en toile beige –, pourtant, ses
postures étaient plutôt celles d’un homme sur la défensive. Il se tenait
debout, les bras croisés sur sa poitrine comme un bouclier, et frottait ses
semelles au sol. Plus tôt dans la matinée, nous avions fait un tour de table
pour nous présenter, et, depuis sa chaise au dernier rang, il nous avait
appris d’une voix chevrotante qu’il était là pour apprendre « à avoir plus
de conversation » et à « s’ouvrir aux autres ».
Le professeur Ni demanda à Raj de dire au groupe quels projets il avait
pour la fin du week-end.
« Je vais dîner avec un ami », répondit-il d’une voix à peine audible en
regardant fixement son interlocuteur, « et peut-être que demain j’irai faire
de la randonnée. »
Ni le fit recommencer.
« Je vais dîner avec un ami, répéta Raj, et peut-être que mmmlmlmlllml
faire de la randonnée.
— L’impression que j’ai en vous regardant, intervint le professeur
d’une voix douce, c’est que je pourrais vous confier une grosse somme
de travail sans avoir à faire attention à vous. Rappelez-vous que dans la
Silicon Valley, même la personne la plus intelligente et la plus
compétente ne sera pas appréciée à sa juste valeur si elle n’est pas
capable de s’exprimer autrement que par son travail. De nombreux
professionnels d’origine étrangère en font l’expérience. Ils deviennent
des employés modèles, mais pas des leaders. »
Tous les membres opinèrent du chef d’un air compatissant.
« Cependant, il existe un moyen d’être vous-même, poursuivit Ni, et
de mieux faire apparaître votre personnalité à travers votre voix. Souvent,
les Asiatiques ne se servent que d’une petite partie de leurs muscles
lorsqu’ils parlent. Nous allons donc commencer par travailler la
respiration. »
Sur ces bonnes paroles, il invita Raj à s’allonger sur le dos et à énoncer
à voix haute les cinq premières voyelles. « A… E… I… O… U, chanta la
voix de Raj, A… E… I… O… U… A… E… I… O… U… » Jusqu’au
moment où le professeur estima que son élève était prêt à retenter
l’expérience. Il lui proposa donc de se relever.
« Maintenant, dites-nous ce que vous avez prévu d’intéressant après ce
cours », l’encouragea-t-il en frappant dans ses mains pour le motiver.
« Ce soir, je vais dîner chez un ami, et demain j’irai faire de la
randonnée avec un autre. » La voix de Raj avait gagné en puissance, et
tout le groupe l’applaudit avec enthousiasme.
Ni lui-même est un exemple parfait de ce à quoi on peut arriver avec
du travail. Après l’atelier, je lui ai rendu visite dans son bureau, et il m’a
décrit combien il était timide à son arrivée aux États-Unis – tout seul, il
s’était entraîné à jouer les extravertis, aussi bien en colonie de vacances
qu’en école de commerce, et cela avait fini par payer. Aujourd’hui, il
dirige cette entreprise de conseil florissante et compte parmi ses clients
Yahoo, Visa ou encore Microsoft. Il y enseigne les compétences que lui a
eu tant de mal à acquérir.
C’est quand il s’est mis à parler du concept asiatique de « pouvoir par
la douceur » – ce qu’il appelait « diriger par l’eau au lieu du feu » – que
j’ai commencé à voir qu’il n’était pas tant impressionné par les modes de
communication occidentaux que cela. « Dans les cultures d’Asie, précisa
Ni, il y a souvent une manière subtile d’obtenir ce que l’on veut. Ce n’est
pas toujours agressif, mais il y a beaucoup de détermination et d’habileté.
Et en fin de compte, on peut accomplir beaucoup, de cette façon. Avec la
méthode agressive, l’autre est assommé ; avec le pouvoir par la douceur,
il est conquis. »
Je lui ai alors demandé des exemples concrets de ce pouvoir par la
douceur. Ses yeux se sont mis à briller et il m’a cité des clients à lui dont
la force reposait dans leurs idées et dans leur cœur. Pour la majorité, ils
étaient organisateurs de groupe de personnes – des collectifs de femmes,
des rassemblements divers – qui avaient réussi à rallier les foules à leur
cause plutôt par la conviction que par le dynamisme. Il évoqua aussi des
structures comme celle des mères contre l’alcool au volant – montrant
qu’une poignée de gens peut changer des vies non pas par la puissance de
leur charisme mais par leur attention à l’autre. Leurs compétences en
communication suffisent alors à faire passer leur message, cependant,
leur force réelle provient du fond.
« À long terme, concluait Ni, si l’idée est bonne, les gens finiront par
bouger. Si la cause est juste et qu’on y met tout son cœur, c’est presque
une loi universelle : on attirera des gens qui voudront la partager. Le
pouvoir par la douceur, c’est la persévérance tranquille. Les gens dont je
vous parle sont très persévérants, chaque jour et dans chacune de leurs
relations à l’autre. C’est ainsi qu’ils réussissent à fonder une équipe. » Et
à travers l’histoire, cette manière d’être a été défendue par des figures
admirées : Mère Teresa, Bouddha, Gandhi.
Lorsque j’avais demandé à tous les lycéens de Cupertino que je
rencontrais de me nommer un personnage qu’ils admiraient, la grande
majorité avait justement mentionné Gandhi. Qu’y avait-il dans cet
homme qui les inspirait tant ?
À en croire son autobiographie, Gandhi était un homme de nature
timide et discrète. Enfant, il avait peur de tout : des voleurs, des
fantômes, des serpents, du noir, et surtout des autres. Il s’immergeait dans
les livres et rentrait chez lui en courant après l’école, par crainte de
devoir parler à qui que ce soit. Même des années plus tard, quand il fut
élu à son premier poste à responsabilités en tant que membre du comité
exécutif de la Société végétarienne, il participait à toutes les réunions
sans pour autant oser ouvrir la bouche. Si un différend politique éclatait
au sein du comité, Gandhi avait des opinions fermes mais il avait trop
peur de les dire. Il écrivait tout dans l’espoir de pouvoir lire ses notes à la
prochaine réunion. En vain.
Avec le temps, il apprit à domestiquer sa timidité tout en évitant
d’avoir à prononcer des discours.
Cette timidité s’accompagnait néanmoins d’une force unique – que
l’on comprend mieux en se penchant sur des aspects moins connus de sa
vie. Jeune homme, il décida d’aller vivre en Angleterre pour apprendre le
droit, et cela contre l’avis des dirigeants de sa caste. Il était interdit aux
membres de celle-ci de manger de la viande et les dirigeants pensaient
que le végétarisme était impossible en Angleterre. Sûr de tenir ses
engagements, Gandhi partit tout de même, et la sanction ne tarda pas : il
fut excommunié – jugement qui resta actif même à son retour en Inde,
quelques années plus tard, avec les perspectives de réussite d’un jeune
avocat parlant anglais. La communauté était divisée à son sujet. Il lui
était interdit de manger ou de boire chez des membres de la caste, y
compris sa propre sœur et ses beaux-parents. Gandhi ne se battit pas pour
se faire réintégrer car il savait que cela appellerait à des représailles. Il se
soumit à la sentence et demeura à distance, même de sa propre famille
qui proposait de l’héberger en secret.
Que se passa-t-il ? Non seulement personne ne lui chercha plus
d’ennuis, mais les membres de sa caste – dont ceux-là mêmes qui
l’avaient excommunié – l’aidèrent ensuite dans son combat politique sans
rien attendre en retour. Ils le traitèrent avec affection et générosité. « Ma
conviction, écrivit Gandhi plus tard, c’est que toutes ces bonnes choses
sont dues au fait que je n’aie pas résisté. »
Cette démarche – la décision d’accepter ce qu’un autre homme aurait
contesté – se répéta à maintes reprises dans sa vie. Il rencontra de
nombreuses contrariétés, notamment en Afrique du Sud où il postula au
barreau et où il fut victime de la discrimination. Cependant, il ne laissa
rien voir de ses sentiments profonds.
Lorsque vint le jour de prêter serment, le président de la cour exigea de
lui qu’il retire son turban. C’est alors que Gandhi rencontra ses vraies
limites. Il savait que dans ce cas la résistance serait justifiée, mais il lui
importait de choisir ses combats, aussi s’exécuta-t-il. Ses amis en furent
contrariés, lui reprochèrent d’être faible, de ne pas avoir défendu ses
convictions. Gandhi, lui, avait le sentiment d’avoir appris à « apprécier la
beauté du compromis ».
Si je relatais ces histoires sans les associer au nom de Gandhi, elles le
feraient passer pour un homme profondément passif. Et en Occident, ce
synonyme de « soumis » est une transgression. Gandhi lui-même rejetait
l’expression de « résistance passive » qu’il associait à de la faiblesse, et
lui préférait le terme satyagraha qu’il avait inventé pour signifier « la
fermeté dans la quête de la vérité ».
Comme l’implique ce néologisme, la passivité de Gandhi consistait en
réalité à se concentrer sur un but ultime et à refuser de disperser son
énergie dans des escarmouches. Pour lui, la modération était l’un de ses
plus grands atouts. Et elle découlait de sa timidité.
J’ai acquis l’habitude naturelle de retenir mes pensées. Il est très rare
qu’un mot inconsidéré m’échappe, que ce soit en parlant ou en écrivant.
L’expérience m’a enseigné que le silence faisait partie de la discipline
spirituelle de l’adepte fervent de la vérité. Il y a tant de gens impatients
de parler. On ne peut pas dire que tout ce verbiage apporte un bénéfice
quelconque au monde. C’est une telle perte de temps. Ma timidité est en
réalité mon bouclier et mon garde-fou. Elle m’a permis de grandir. Elle
m’a aidé à discerner la vérité.
Le pouvoir par la douceur ne se limite pas à des éminences morales
comme Mahatma Gandhi. Penchons-nous par exemple sur les prodigieux
résultats des Asiatiques dans des domaines tels que les maths et les
sciences. Le professeur Ni définit le pouvoir par la douceur comme une
« persévérance tranquille », et ce trait de caractère est au cœur aussi bien
de l’excellence scolaire que des triomphes politiques de Gandhi. En effet,
cette persévérance nécessite une attention soutenue qui jugule les
réactions aux stimuli extérieurs.
L’examen TIMSS (Trends in International Mathematics and Science
Study) est un test de connaissances commun proposé tous les quatre ans à
tous les établissements et donc à des enfants du monde entier. Après
chaque épreuve, les chercheurs décortiquent les résultats et comparent les
performances des élèves de différents pays. Les pays asiatiques tels que
la Corée, Singapour, le Japon et Taïwan se classent systématiquement au
sommet de la liste. En 2007, lorsque les chercheurs mesurèrent combien
d’élèves par pays obtenaient l’Advanced International Benchmark – un
vrai titre de superstar pour les étudiants en maths –, ils découvrirent que
la plupart des meilleurs se concentraient dans une petite poignée de pays
asiatiques. Environ 40 % des élèves de CE2 de Singapour et de Hong
Kong atteignaient ou dépassaient le score nécessaire à ce titre, et
environ 40 à 45 % des élèves de cinquième de Taïwan, de Corée et de
Singapour également. Dans le monde, le pourcentage moyen d’élèves
atteignant ce niveau est de seulement 5 % en CE2 et 2 % en cinquième.
Comment expliquer ce fossé vertigineux entre l’Asie et le reste du
monde ? La nature même du TIMSS peut sans doute nous renseigner. Les
élèves passant l’examen doivent aussi répondre à une fastidieuse série de
questions sur eux. Le questionnaire est long à remplir et sachant que cela
n’a pas d’influence sur le résultat final, bon nombre de candidats laissent
beaucoup de questions en blanc. Pour aller jusqu’au bout, il faut être
vraiment persévérant. Et il se trouve que les nations dont les élèves
remplissent une plus grande partie du questionnaire obtiennent de
meilleurs résultats au TIMSS. Autrement dit, les excellents élèves
semblent posséder non seulement les compétences cognitives pour
résoudre des problèmes de maths et de sciences, mais aussi une
caractéristique intéressante : la persévérance tranquille.
D’autres études ont aussi révélé des degrés de persévérance inhabituels
chez les tout jeunes enfants asiatiques. Si l’on soumet à des enfants de
CP japonais d’une part et américains d’autre part un casse-tête insoluble
qu’ils doivent tenter de résoudre dans la solitude sans l’aide d’autres
enfants ou d’un professeur, et que l’on compare combien de temps ils
essaient avant d’abandonner, il se trouve que les petits Japonais passent
en moyenne 13,93 minutes sur le jeu avant de baisser les bras alors que
les petits Américains se découragent au bout de 9,47 minutes. Moins
de 27 % des élèves américains tiennent aussi longtemps que la moyenne
des Japonais – et seulement 10 % des élèves japonais s’arrêtent aussi vite
que la moyenne des Américains. La psychologue responsable de cette
étude attribue ces résultats à la qualité de persévérance des Japonais.
La persévérance tranquille dont font preuve de nombreux Asiatiques et
Américains d’origine asiatique ne se limite pas au champ des maths et
des sciences. Plusieurs années après ma première visite à Cupertino, j’ai
retrouvé Tiffany Liao, la petite fille que ses parents félicitaient de lire en
public. Depuis notre dernière rencontre, la fillette effacée et craintive
était devenue une battante qui avait étudié en Espagne. Elle était en passe
de réaliser son rêve de devenir journaliste. Elle se disait toujours timide
mais elle éprouvait moins de difficultés à prendre la parole. Pour elle, le
pouvoir par la douceur, cela signifiait écouter attentivement, prendre des
notes détaillées et préparer à fond ses interventions. Tiffany avait fini par
acquérir la puissance des discrets.
La première fois que j’avais rencontré Mike Wei, l’étudiant de
Stanford qui regrettait de ne pas être aussi décomplexé que ses
camarades, il m’avait affirmé qu’un leader discret, ça n’existait pas.
« Comment faire savoir aux gens que vous avez de la conviction si vous
ne le dites pas haut et fort ? » m’avait-il interrogée. Je lui avais assuré
que la réalité était différente. Pourtant, lui-même incarnait tellement bien
cette conviction discrète en affirmant l’incapacité des personnes calmes à
communiquer leur conviction – il n’en démordait pas – que j’avais fini
par me demander si, au fond, il n’avait pas raison.
Cela, c’était avant d’entendre le professeur Ni parler du pouvoir par la
douceur pratiqué par les Asiatiques, avant de lire les mots de Gandhi sur
le satyagraha, et avant d’admirer la brillante carrière de journaliste qui
s’ouvrait devant Tiffany. La conviction reste la conviction, m’ont appris
ces gamins de Cupertino, quel que soit le niveau de décibels auquel on
l’exprime.
IV.

COMMENT AIMER, COMMENT


TRAVAILLER
9.

Quand faut-il se faire passer pour plus extraverti


qu’on ne l’est ?
« Un homme a autant de moi sociaux qu’il y a de groupes dont
l’opinion lui importe. Il montre en général un aspect différent de
lui-même à chacun de ces groupes. »
WILLIAM JAMES

À présent, je vous propose de rencontrer le professeur Brian Little,


ancien maître de conférences en psychologie à Harvard et lauréat de la
bourse d’enseignement 3M, parfois appelée prix Nobel de
l’enseignement supérieur. C’est un acteur-né infatigable devant son
public, un croisement entre Robin Williams et Albert Einstein qui
plaisante à tout bout de champ. À Harvard, ses cours sont toujours
bondés et se terminent fréquemment en standing ovation.
Je vous présente maintenant un homme épris de solitude qui vit avec
sa femme dans une maison retirée au beau milieu de la forêt canadienne,
ne recevant que la visite occasionnelle de ses enfants et petits-enfants. Il
passe son temps libre à composer de la musique, à écrire des livres et à
lire. Quand il est invité à une fête, il s’éclipse très vite en prétextant qu’il
va « prendre l’air ». Et lorsqu’il est contraint de passer trop de temps loin
de chez lui ou dans une situation de conflit, il tombe généralement
malade. Étonnamment, ces deux hommes si différents ne font qu’un.
Si nous sommes capables d’une telle flexibilité, est-il vraiment
nécessaire de s’intéresser aux différences fondamentales entre introvertis
et extravertis ? Cette dichotomie n’est-elle finalement pas caricaturale ?
D’un côté le sage introverti, de l’autre le chef extraverti ? L’introverti
poète ou fanatique de sciences, l’extraverti athlète ou pom-pom girl ? Ne
sommes-nous pas tous un peu des deux ?
Les psychologues appellent cela le débat « personne-situation » :
existe-t-il réellement des traits de personnalité fixes, ou bien changent-ils
en fonction de la situation dans laquelle on se retrouve ? Little, pour sa
part, se situe résolument du côté de la personne : il croit que les traits de
personnalité existent bien, qu’ils façonnent notre vie en profondeur,
qu’ils se fondent sur des mécanismes physiologiques et qu’ils demeurent
relativement stables au cours de la vie. Et il a de grands noms derrière
lui : Hippocrate, Milton, Schopenhauer, Jung et plus récemment les
prophètes de l’IRM et des tests de conductibilité cutanée.
Face à eux, on trouve un groupe de psychologues connus comme étant
des situationnistes. Le situationnisme part du postulat que les
généralisations que l’on emploie, jusqu’aux termes par lesquels nous
nous définissons les uns par rapport aux autres – timide, agressif,
prévenant, agréable –, sont trompeuses. Il n’y a pas d’être fondamental,
mais seulement des variantes selon les situations X, Y et Z. Le point de
vue situationniste se retrouva sur le devant de la scène en 1968 avec la
publication de l’ouvrage de Walter Mischel, Personality and Assessment
(la personnalité et son évaluation), qui remettait en question la notion de
traits de personnalité fixes. Pour Mischel, les facteurs situationnels
étaient ce qui conditionnait le comportement d’individus comme Brian
Little.
Pendant plusieurs décennies, le situationnisme l’emporta sur les autres
théories. La vision postmoderne du moi qui émergea à cette période,
influencée par des théoriciens comme Erving Goffman (auteur de La
Mise en scène de la vie quotidienne), suggérait que la vie sociale était
une représentation et les masques sociaux nos véritables moi. De
nombreux savants mirent en doute l’existence même de traits de
personnalité. Dans ce contexte, trouver du travail s’avérait compliqué
pour les chercheurs en psychologie de la personnalité.
Cependant, tout comme le débat inné-acquis fut remplacé par
l’interactionnisme – l’idée que les deux facteurs contribuent à notre
identité et s’influencent l’un l’autre –, ce débat personne-situation fut
supplanté par une compréhension plus nuancée de la question. Les
psychologues de la personnalité reconnaissent que l’on peut se sentir
d’humeur sociable à 18 heures et solitaire à 10, que ces fluctuations sont
réelles et dépendent de la situation. Pourtant, ils insistent également sur
les éléments qui tendent à prouver que, indépendamment de ces
variations, le concept de personnalité fixe existe bel et bien.
Aujourd’hui, même Mischel admet l’existence de traits de
personnalité. Néanmoins, pour lui, ils se présentent selon des schémas
définis. Par exemple, certaines personnes sont agressives avec leurs
semblables et leurs subalternes mais dociles avec les figures d’autorité, et
d’autres font tout l’inverse. Les individus sensibles au rejet sont
chaleureux lorsqu’ils sont en sécurité, hostiles et autoritaires lorsqu’ils se
sentent rejetés.
Ce compromis bien pratique soulève tout de même la question du libre
arbitre que nous avons évoquée au chapitre 5. Nous savons qu’il existe
des limites physiologiques à qui nous sommes et comment nous agissons.
Faut-il, en définitive, essayer de manipuler notre propre comportement
dans la mesure de nos possibilités, ou simplement rester soi-même ? À la
longue, contrôler ses réactions ne devient-il pas vain et épuisant ?
La meilleure réponse que j’ai reçue à ces questions provenait du
professeur Brian Little.

On peut se demander comment un introverti comme le professeur


Little (qui court se cacher aux toilettes après chacun de ses discours pour
retrouver un peu de calme) réussit à parler en public avec autant
d’aisance. D’après lui, la réponse est simple et elle provient d’un
nouveau champ de la psychologie qu’il a pratiquement créé à lui tout
seul, la théorie du caractère variable. Les traits de caractère variables et
fixes coexistent. Nous naissons dotés de certaines caractéristiques –
l’introversion, par exemple – pourtant, nous pouvons avoir des
comportements ne cadrant pas avec notre personnalité profonde,
notamment pour servir des « projets personnels cruciaux ».
Autrement dit, les introvertis sont capables d’agir comme des
extravertis pour les besoins de tâches qu’ils jugent importantes, pour les
gens qu’ils aiment ou toute chose qui leur tient particulièrement à cœur.
Cette théorie explique pourquoi même l’introverti le plus sauvage
organisera une fête surprise à sa femme extravertie, ou bien se rendra à la
réunion parents-professeurs de sa fille. C’est ce qui fera qu’un chercheur
extraverti se comportera avec réserve au sein de son propre laboratoire ou
qu’une personne de tempérament agréable se transformera en pitbull lors
d’une négociation professionnelle. La théorie du caractère variable
s’applique à différents contextes, mais elle est particulièrement éclairante
dans le cas d’introvertis évoluant dans une société régie par l’Idéal
extraverti.
Selon Little, notre vie prend une dimension radicalement différente
lorsque l’on est engagé dans une action fondamentale pour nous, un
projet qui a du sens, qui est faisable, qui ne cause pas de stress négatif et
que les autres encouragent.
C’est pourquoi lui-même, pourtant introverti au plus haut point, peut
disserter avec tant de passion. Tel un Socrate des Temps modernes, il
aime profondément ses étudiants. Les aider à ouvrir leur esprit et veiller à
leur bien-être sont deux de ses projets personnels cruciaux. Quand il
assurait ses heures de bureau à Harvard, les jeunes gens faisaient la queue
dans le couloir comme s’il distribuait des places gratuites pour un concert
de rock. Pendant plus de vingt ans, ils lui ont demandé de rédiger
plusieurs centaines de lettres de recommandation par an. Ses élèves ne
tarissent pas d’éloges à son sujet et n’hésitent pas à dire qu’il a changé
leur vie. Aussi, pour lui, l’effort supplémentaire qui consiste à repousser
ses limites naturelles est-il justifié par la joie de voir son projet personnel
porter ses fruits.
À première vue, la théorie du caractère variable semble venir en
contradiction avec un précepte cher à notre culture. La citation souvent
reprise de Shakespeare, « Sois fidèle à toi-même avant tout », s’ancre
profondément dans notre ADN philosophique. Nous sommes donc
nombreux à ne pas être à l’aise avec cette idée d’endosser une « fausse »
personnalité. Et si l’on va jusqu’à se convaincre que ce pseudo-moi est
réel, on risque un surmenage sans même savoir pourquoi. C’est là que la
théorie de Little frôle le génie. Oui, nous faisons seulement semblant
d’être extravertis et oui, d’un point de vue moral, ce manque
d’authenticité peut-être ambigu, mais si c’est au service de l’amour ou
d’une vocation, alors on ne fait que suivre le conseil de Shakespeare.
Lorsque quelqu’un est doué pour adopter un caractère variable, il peut
être difficile de croire qu’il joue vraiment un rôle. Les fois où le
professeur Little raconte qu’il est introverti, ses étudiants sont pour le
moins incrédules. Pourtant, il n’est pas un cas isolé : aux postes de
direction, la plupart des gens feignent l’extraversion à un degré plus ou
moins élevé. Je vais prendre ici l’exemple de mon ami Alex qui dirige
une entreprise de services financiers. Il évolue comme un poisson dans
l’eau en société et n’a accepté de me répondre sincèrement que si je lui
promettais l’anonymat. Alex m’a avoué que la fausse extraversion était
un outil qu’il avait appris de lui-même en CM2, après s’être rendu
compte que les autres gamins se servaient de lui.
« J’étais le gosse le plus gentil de la terre, se souvient-il, mais ce n’est
pas comme ça que le monde marchait. Le problème, c’est que si vous
êtes quelqu’un de gentil, vous vous faites écrabouiller. Et pas question de
vivre ce genre de vie. Or, le seul moyen d’éviter ça, c’était de me mettre
tout le monde dans la poche. Si je voulais être gentil, il fallait d’abord
que je règne sur l’école. »
Alors comment y parvenir ? « J’ai étudié tous les comportements
sociaux, ça tournait à l’obsession. » Il a observé la façon de parler des
gens, leur démarche – et surtout les postures de domination. Il a ajusté
son propre personnage, ce qui lui a permis de continuer à être un gosse
profondément gentil et timide sans se faire rouler pour autant. « Dès que
quelque chose était susceptible de me faire du mal, je me disais : “OK, ça
je dois apprendre à le faire.” Maintenant, je suis taillé pour la guerre
parce que, dans ce cas-là, les gens ne vous arnaquent pas. »
Alex a également su tirer avantage de ses forces naturelles. « J’ai
appris qu’en gros les garçons ne faisaient qu’une seule chose : ils courent
après les filles. Ils les attrapent, ils les perdent, ils parlent d’elles. Et je
me suis dit que c’était complètement tordu. Moi j’aimais vraiment bien
les filles. C’est de là qu’on tire la vraie intimité. Alors au lieu de rester là
à discuter des filles, j’ai tout fait pour mieux les connaître. Du coup,
j’étais proche d’elles. J’étais aussi bon en sport pour me mettre les mecs
dans la poche. Oh, et puis de temps en temps, il faut jouer des poings.
J’ai fait ça, aussi. »
Aujourd’hui, Alex a une attitude sans prétention, affable, et
décontractée. Je ne l’ai jamais vu de mauvaise humeur. Mais il suffit
d’essayer de le doubler dans une négociation professionnelle pour
découvrir son côté belliqueux. En revanche, pour voir l’introverti en lui,
il faut le coincer en tête à tête. Comme il le dit lui-même : « Quoi que
puisse laisser croire mon personnage social, je suis un introverti. Je pense
être resté fondamentalement le même, monstrueusement timide. Je
compense simplement. »

Combien d’entre nous sont capables de jouer la comédie à ce point (et


laissons pour le moment de côté la question de savoir si nous voulons le
faire) ? En la matière, le professeur Little est un artiste de grand talent, et
c’est aussi le cas de beaucoup de P-DG. Qu’en est-il du reste d’entre
nous ?
Il y a quelques années, un chercheur en psychologie du nom de
Richard Lippa entreprit de répondre à cette interrogation. Il convoqua à
son laboratoire un groupe d’introvertis à qui il demanda de faire semblant
d’être extravertis en donnant un cours de maths. Caméra en main, son
équipe et lui mesurèrent la longueur de leurs pas, les échanges de regards
avec leurs « élèves », le temps de parole, le tempo et le niveau sonore de
leur discours, ainsi que la durée totale de chaque intervention
pédagogique. Ils définirent pour chacun un taux d’extraversion en
fonction de l’enregistrement de leur voix et de leur langage corporel
également.
Puis, Lippa fit de même avec de vrais extravertis et il compara les
résultats. Il découvrit que, même si le second groupe obtenait des taux
d’extraversion plus élevés, certains des pseudo-extravertis étaient
étonnamment convaincants. Il semble que nous sachions presque tous
feindre l’extraversion, du moins jusqu’à un certain point.
Pourtant, il y a une limite au contrôle du comportement. Ceci est en
partie dû à un phénomène appelé fuite comportementale lors duquel notre
véritable identité affleure par un langage corporel inconscient – détourner
le regard, choisir une tournure de phrase indirecte…
Comment se fait-il que les pseudo-extravertis de Lippa aient si bien
réussi à imiter les vrais extravertis ? Il se trouve que les introvertis
particulièrement habiles pour feindre l’extraversion ont obtenu des scores
élevés dans l’évaluation d’un trait de caractère appelé « auto-
surveillance ». Les individus qui ont développé cette caractéristique sont
très doués pour modifier leur comportement en fonction des exigences
sociales d’une situation donnée. Ils cherchent des indices sur la manière
d’agir – à Rome ils font comme les Romains, selon Mark Snyder,
psychologue et inventeur de l’échelle d’auto-surveillance.
Contrairement à ces personnes qui peuvent s’adapter à presque
n’importe quelles circonstances sociales, ceux dont le score d’auto-
surveillance est bas règlent leur attitude sur leur boussole interne. Ils
disposent d’un répertoire moins large de comportements et de masques
sociaux. Ils sont moins sensibles aux indices situationnels et, dans le cas
où ils repèrent bel et bien ces indices, ils sont moins intéressés par la
perspective de jouer un rôle. C’est un peu comme si ces deux types
d’individus jouaient pour deux publics différents : intérieur pour les uns,
extérieur pour les autres.
Si vous désirez vous situer sur l’échelle d’auto-surveillance, voici
quelques questions tirées de la méthode de Snyder :

✓ Lorsque vous ne savez pas comment agir dans une situation


sociale donnée, observez-vous le comportement des autres pour
avoir des indications ?
✓ Demandez-vous souvent leur avis à vos amis pour choisir un
film, un livre ou de la musique ?
✓ Dans des situations différentes et en présence de personnes
différentes, vous comportez-vous souvent de manière très
différente vous-même ?
✓ Trouvez-vous facile d’imiter les gens ?
✓ Êtes-vous capable de mentir à quelqu’un les yeux dans les yeux
si c’est pour la bonne cause ?
✓ Vous arrive-t-il de leurrer les gens en vous montrant amical alors
que vous ne les aimez pas ?
✓ Jouez-vous de temps en temps la comédie pour impressionner ou
divertir quelqu’un ?
✓ Avez-vous parfois l’air d’éprouver des émotions plus profondes
que celles que vous ressentez réellement ?

Plus vous avez répondu « oui » à ces questions, plus vous vous situez
haut sur l’échelle d’auto-surveillance.

À présent, penchez-vous sur cette nouvelle série :


✓ En général, votre comportement reflète-t-il vos véritables
sentiments, vos attitudes et vos croyances ?
✓ Constatez-vous que vous ne pouvez défendre que des idées
auxquelles vous croyez réellement ?
✓ Si vous deviez changer de convictions ou de manière d’agir pour
faire plaisir à quelqu’un ou gagner ses faveurs, refuseriez-vous
cette concession ?
✓ Avez-vous une aversion pour les jeux comme les rébus ou le
théâtre d’improvisation ?
✓ Avez-vous des difficultés à changer de comportement pour vous
accorder à des gens ou à des situations différentes ?

Plus vous avez tendance à répondre « oui » à cette seconde série, plus
vous vous situez bas sur l’échelle d’auto-surveillance.
Le jour où le professeur Little a introduit le concept d’auto-
surveillance dans ses cours de psychologie, certains étudiants se sont
violemment opposés les uns aux autres sur la dimension éthique de cette
question. Pour les individus à score haut, les individus à score bas
peuvent paraître rigides et maladroits en société. Par ces derniers, les
premiers sont vus comme conformistes et trompeurs – « plutôt dotés de
pragmatisme que de principes », pour citer Mark Snyder. Ceux qui
avaient obtenu des scores élevés se sont révélés être des menteurs plus
expérimentés que les autres, ce qui viendrait conforter la position morale
prise par les scores bas.
Mais Little, dont le sens éthique et le capital sympathie ne peuvent être
remis en question bien que son score soit haut, voit les choses
différemment : pour lui, l’auto-surveillance est un acte de modestie
puisqu’il s’agit de s’adapter à une situation ou à un interlocuteur au lieu
de tout plier à ses propres besoins ou exigences. Il décrit une version plus
introvertie de l’auto-surveillance qui serait moins motivée par le feu des
projecteurs que par le besoin d’éviter de commettre des impairs en
société. Si le professeur prononce de brillants discours, c’est en partie
parce qu’il est en auto-surveillance tout le long et qu’il est en
permanence à l’affût du moindre signe d’ennui ou de plaisir de son public
pour pouvoir ajuster son intervention en fonction des besoins qu’il
perçoit.

Donc, si on peut feindre l’extraversion, si on possède des talents


d’acteur, une sensibilité aux nuances sociales, la volonté de se soumettre
aux normes et, en somme, tout ce que requiert l’auto-surveillance, doit-
on pour autant le faire ? La stratégie du caractère variable peut être
efficace lorsqu’elle est pratiquée à bon escient, mais désastreuse dans le
cas contraire.
Récemment, je suis intervenue lors d’une table ronde à l’École de droit
de Harvard, organisée à l’occasion du cinquante-cinquième anniversaire
de l’admission des femmes dans cette école. Des anciens élèves des
quatre coins du pays se sont retrouvés sur le campus. Le sujet de cette
réunion était « Les stratégies pour améliorer ses présentations orales ». Il
y avait quatre intervenantes : une avocate, une juge, une formatrice à la
prise de parole en public, et moi. Je m’étais soigneusement préparée, je
connaissais mon rôle sur le bout des doigts.
La formatrice prit la parole en premier. Elle énuméra les moyens de
faire un discours qui subjugue un auditoire. La juge, qui était d’origine
coréenne, expliqua combien il était frustrant que les gens s’imaginent
toujours les Asiatiques comme des êtres discrets et studieux alors qu’elle
était extravertie et pleine d’assurance. Quant à l’avocate, une petite
blonde menue et batailleuse, elle parla du jour où, après un contre-
interrogatoire, le juge l’avait calmée en s’exclamant : « Tout doux,
tigresse ! »
Lorsque mon tour est venu, je me suis adressée plus spécialement aux
femmes dans le public qui ne se voyaient ni comme des tigresses, ni
comme des pourfendeuses de préjugés, ni même comme des génies du
discours. J’ai soutenu que la capacité de négocier n’était pas innée,
qu’elle n’était pas l’apanage de ceux qui savent taper du poing sur la
table et que, souvent, se montrer discret et gracieux, écouter plus que
parler, ou encore aller instinctivement vers l’harmonie plutôt que vers le
conflit portait ses fruits. J’ai souligné que cela permettait de tenir des
positions agressives sans mettre le feu à l’ego de son interlocuteur. Et que
par l’écoute, on apprenait les motivations réelles de l’autre camp, ce qui
offrait la possibilité d’inventer des solutions créatives et satisfaisantes
pour tout le monde.
Je leur ai aussi fait profiter de quelques-uns de mes trucs
psychologiques pour rester calme et confiante dans les situations
intimidantes, comme prêter attention aux postures que l’on adopte quand
on est réellement en confiance afin de pouvoir les reproduire en cas de
besoin. Des études montrent que certains détails – sourire par exemple –
aident à se sentir plus fort et plus heureux alors que d’autres – froncer les
sourcils – ont l’effet inverse.
Naturellement, lorsque la table ronde s’est achevée, ce sont les
introverties et les pseudo-extraverties qui sont venues me trouver et me
parler de leurs difficultés à trouver un équilibre entre leur véritable
identité et les exigences de leur vie professionnelle sans tomber dans les
écueils de la négation de soi.
Le souvenir de deux de ces femmes me revient particulièrement à
l’esprit.
La première s’appelait Alison et était avocate. Elle était mince et
habillée avec beaucoup de soin, mais elle avait le teint pâle, les traits
tirés, et n’avait pas l’air heureuse. Elle était avocate conseil auprès du
même cabinet depuis plus de dix ans. Elle postulait désormais à un poste
de directrice juridique dans diverses compagnies ce qui semblait être une
évolution de carrière logique, si ce n’est qu’Alison n’avait pas l’air
enchantée par cette perspective. En conséquence de quoi, elle n’avait
reçu aucune réponse positive. Grâce à ses compétences, elle arrivait
toujours jusqu’à la dernière sélection lors de ses entretiens d’embauche,
pour finalement se faire écarter. Et elle savait pourquoi car le chasseur de
têtes qui coordonnait ses rendez-vous lui donnait à chaque fois les mêmes
retours : elle n’avait pas la personnalité appropriée pour ces postes.
Alison, qui se disait introvertie, répétait ce verdict implacable d’un air
peiné.
L’autre ancienne élève, Jillian, avait une très bonne situation dans une
organisation environnementale qu’elle adorait. Jillian était d’un abord
agréable, joyeux, et elle avait visiblement les pieds sur terre. Elle avait la
chance de pouvoir consacrer la majeure partie de son temps à la
recherche et à la rédaction de rapports sur des sujets qui lui tenaient à
cœur. Néanmoins, elle devait parfois présider des réunions et faire des
présentations.
Elle avait beau tirer une grande satisfaction de ces rencontres après
coup, elle n’aimait pas se retrouver au centre de la scène et me demanda
des conseils sur le moyen de garder son calme face au trac.
Quelle était donc la différence entre Alison et Jillian ? C’étaient toutes
deux des pseudo-extraverties, et on aurait pu dire qu’Alison s’acharnait et
échouait là où Jillian réussissait. En fait, le vrai problème d’Alison, c’est
qu’elle forçait sa propre nature au service d’un projet auquel elle ne
croyait pas. Elle n’aimait pas le droit. Elle avait choisi de devenir avocate
conseil à Wall Street parce qu’il lui semblait que c’était ce qu’il fallait
faire pour incarner le pouvoir et la réussite. Ainsi, sa pseudo-extraversion
n’était pas portée par des valeurs très profondes. Elle ne se disait pas : Je
fais tout ça pour promouvoir des objectifs qui comptent beaucoup pour
moi, ainsi, une fois cette tâche accomplie, je redeviendrai moi-même. Son
monologue intérieur était plutôt le suivant : Le secret de la réussite, c’est
d’être le genre de personne qu’en réalité je ne suis pas. Il s’agit alors
d’auto-négation et non d’auto-surveillance. Alors que Jillian agit de
manière contraire à son tempérament dans l’intérêt d’une noble tâche qui
requiert temporairement ce changement d’orientation, Alison, elle, croit
avoir un problème majeur de personnalité.
Il est vrai qu’il n’est pas toujours aisé d’identifier ses projets
personnels cruciaux. Ce peut être particulièrement délicat pour les
introvertis qui passent tant de temps à se conformer aux normes de
l’extraversion que lorsque vient le moment de choisir une carrière, ou
une vocation, il leur paraît tout à fait normal d’ignorer leurs propres
inclinations en se disant que ce n’est pas si grave. Ils ne se sentent pas
bien dans leur école de droit ou d’infirmière, ou encore au service
marketing de leur entreprise, mais c’était déjà le cas en primaire et en
colonie de vacances.
Moi aussi, je me suis autrefois trouvée dans cette position. Le droit des
entreprises me plaisait bien et, pendant un temps, je me suis moi-même
persuadée que c’était là ma voie. Il faut dire que je voulais vraiment y
croire car, entre les études et la formation interne, j’y avais investi des
années de ma vie ; et puis le droit de Wall Street avait son charme. Mes
collègues étaient intellectuels, gentils et attentionnés (pour la plupart). Je
gagnais bien ma vie. J’avais un bureau au quarante-deuxième étage d’un
gratte-ciel avec vue sur la statue de la Liberté. J’aimais l’idée de pouvoir
m’épanouir dans un environnement d’une si grande envergure. Et j’étais
assez douée au jeu de poser des objections et d’émettre des hypothèses,
une manière de penser capitale dans ce métier.
Il m’aura fallu près d’une décennie pour comprendre que le droit ne
serait jamais mon projet personnel, loin de là. Aujourd’hui, je peux vous
dire sans l’ombre d’une hésitation quel est ce projet : mon mari et mes
fils, l’écriture, promouvoir le message de ce livre. Une fois que j’ai eu
compris cela, il devenait nécessaire d’opérer un changement de fond.
Quand je regarde mes années d’avocate à Wall Street, c’est comme si je
les avais passées dans un pays étranger. C’était captivant, excitant aussi,
et j’ai eu l’occasion de rencontrer beaucoup de gens intéressants que je
n’aurais jamais connus autrement. Mais durant tout ce temps, j’étais une
expatriée.
Après avoir moi-même passé un temps fou à négocier ma transition
professionnelle et à avoir conseillé d’autres personnes dans la même
situation, j’en suis arrivée à la conclusion qu’il existait trois étapes-clés
pour discerner vos propres projets personnels cruciaux.
Tout d’abord, repensez à ce que vous aimiez faire enfant. Que
répondiez-vous quand on vous demandait ce que vous voudriez faire plus
tard ? Peut-être la réponse tombera-t-elle à côté, néanmoins, l’impulsion
qui la guide est authentique. Si vous vouliez être pompier, qu’est-ce que
cela représentait pour vous ? Venir en aide aux gens en détresse ? Braver
le danger ? Ou avoir simplement le plaisir de conduire un camion ? Si
vous vouliez être danseuse, était-ce pour porter un costume de scène ?
Pour la fièvre des applaudissements ? Ou encore pour la joie pure de
tournoyer sans fin ? Vous en saviez sans doute plus sur vous-même à
l’époque que maintenant.
Ensuite, prêtez attention aux travaux pour lesquels vous vous sentez
naturellement attiré. Personnellement, dans mon cabinet d’avocats, je ne
me suis jamais portée volontaire pour faire des heures supplémentaires
dans la partie juridique alors que je passais énormément de temps à faire
du bénévolat dans des associations pour la promotion des femmes. J’ai
aussi participé à des comités dédiés à la formation et au développement
personnel des jeunes employés du cabinet. Comme le montre
probablement ce livre, je ne suis plus une fanatique des comités,
néanmoins, les objectifs qu’ils se donnaient me sont toujours chers, et
c’est avec cela que je suis en accord aujourd’hui.
Enfin, regardez de près ce que vous enviez dans l’existence. La
jalousie est une émotion peu reluisante mais elle ne ment pas. On envie
essentiellement ceux qui possèdent ce que l’on désire. Lorsque je me suis
demandé qui j’enviais moi-même, la réponse m’est apparue
instantanément : mes anciens camarades de classe devenus écrivains ou
psychologues. Aujourd’hui, je cherche ma propre version de ces deux
rôles.

Même quand on parvient à jouer un rôle au service d’un projet


personnel crucial, il n’est pas prudent de trop s’éloigner de sa vraie
nature, ni trop longtemps. Si l’on prend le cas du professeur Little qui se
réfugie aux toilettes après ses discours, ces moments de retraite nous
apprennent que, paradoxalement, le meilleur moyen d’agir
ponctuellement contre son tempérament, c’est de rester autant que
possible fidèle à soi-même – et pour cela, de se créer autant d’« espaces
de reconstitution » que possible dans sa vie quotidienne.
L’expression « espace de reconstitution » est celle employée par le
professeur Little pour désigner le lieu où l’on retrouve son vrai moi. Ce
peut être un lieu physique ou bien une parenthèse temporelle, la pratique
du yoga ou la méditation. (Souvenons-nous que les dames de l’époque
victorienne, dont la tâche était de se rendre disponibles à leurs amis et à
leur famille, se retiraient dans l’après-midi pour un moment de repos.)
Choisir un espace de reconstitution, c’est fermer la porte de son bureau
(quand on a la chance d’en avoir un) entre les réunions. On peut même
s’en créer un pendant une réunion en choisissant soigneusement sa place
et ses moments d’intervention. Dans ses mémoires intitulés La
Globalisation vue d’en haut, Robert Rubin, ministre des Finances du
président Clinton, se décrit comme « se plaçant toujours à l’écart, aussi
bien dans le Bureau ovale que dans celui du secrétaire général de la
Maison-Blanche où son siège réservé se trouvait en bout de table. Cette
petite distance physique lui assurait un certain confort, lui permettait
d’intervenir depuis une perspective légèrement en retrait. Il ne craignait
pas d’être oublié. Peu importait à quelle distance on se trouvait, assis ou
bien debout il suffisait de dire : “Monsieur le Président, je pense ceci, ou
cela.” »
Avant d’accepter un nouveau poste, les introvertis auront
particulièrement intérêt à vérifier la présence d’espaces de reconstitution
potentiels et à se poser les questions suivantes : ce nouveau travail me
permettra-t-il de passer plus de temps à des activités qui me ressemblent
comme par exemple lire, écrire, réfléchir ou faire de la recherche ?
Disposerai-je d’un lieu de travail privé ou serai-je constamment exposé
aux exigences d’un open space ? Et si cet emploi ne m’offre pas assez
d’espaces de reconstitution, me laissera-t-il suffisamment de temps libre
le soir ou le week-end pour en trouver moi-même ?
Quant aux extravertis, ils auront eux aussi besoin d’espaces de
reconstitution. Ce travail implique-t-il de parler, de voyager, de
rencontrer de nouvelles têtes ? L’espace du bureau sera-t-il assez
stimulant ? Et si le poste n’est pas celui de vos rêves, les horaires seront-
ils assez flexibles pour que vous puissiez vous défouler après le travail ?
Consultez attentivement la description de l’offre. Une grande extravertie
que j’ai interrogée était très excitée à l’idée de devenir « coordinatrice de
communauté » pour un site Internet éducatif, jusqu’au moment où elle a
compris que sa tâche consistait à rester seule, assise devant son
ordinateur de 9 heures à 17 heures.
Les gens trouvent parfois des espaces de reconstitution dans les
métiers les plus inattendus. Une de mes anciennes collègues est avocate
et passe la majeure partie de son temps dans une bienheureuse solitude,
plongée dans ses recherches, ou occupée à rédiger des plaidoiries. La
plupart des affaires dont elle est chargée se réglant à l’amiable, elle a peu
le loisir de plaider au tribunal et ne rechigne donc pas à exercer ses
talents de pseudo-extravertie quand l’occasion se présente. J’ai également
interrogé une assistante administrative qui a fait fructifier son expérience
professionnelle en montant un service en ligne de coaching pour les
« assistants virtuels ». Enfin, dans le chapitre suivant, vous rencontrerez
un surdoué de la vente qui n’a cessé de faire exploser le chiffre d’affaires
de sa compagnie tout en restant fidèle à sa nature d’introverti. Ces trois
profils ont choisi des champs d’action résolument tournés vers
l’extraversion pour les remodeler à leur propre image, de sorte qu’ils
agissent généralement de manière naturelle – ils ont ainsi réussi à
transformer leurs journées de travail en un espace de reconstitution géant.
En réalité, tout n’est pas toujours aussi facile. Si vous êtes du genre à
occuper votre samedi soir en lisant tranquillement au coin du feu et que
votre conjoint aime passer ses soirées au sein d’un large groupe d’amis,
que faire ? Pour laisser sa place à un caractère variable, il faut souvent
l’aide d’amis, de membres de la famille et de collègues. C’est ce que le
professeur Little appelle avec passion un « accord sur le caractère
variable ».
C’est le dernier aspect de cette théorie. L’accord sur le caractère
variable nous autorise à agir parfois contre notre nature, à condition de
pouvoir être nous-mêmes le reste du temps. On parle par exemple de cet
accord lorsque vous préparez la cérémonie de mariage de votre meilleure
amie extravertie ainsi que ses fiançailles et son enterrement de vie de
jeune fille, et qu’en contrepartie elle comprend que vous fassiez
l’impasse sur les trois jours d’activités de groupe qui précèdent le
mariage lui-même.
Il est souvent possible de négocier ces accords avec des amis ou son
conjoint car on veut leur faire plaisir et, en retour, ils apprécient notre
véritable moi. Mais dans la vie professionnelle, il arrive que ce soit un
peu plus complexe. En effet, beaucoup d’entreprises sont loin de penser
de cette manière. Il faut donc procéder indirectement et avec diplomatie
pour obtenir gain de cause auprès de ses supérieurs hiérarchiques.
Cependant, la personne avec laquelle vous êtes le plus à même de
conclure un accord sur le caractère variable, c’est vous-même.
Admettons que vous soyez célibataire. Vous n’aimez pas l’ambiance
des bars, pourtant, vous souhaitez avoir des relations sexuelles et vous
cherchez une relation durable qui vous permette de passer des soirées
tranquilles à discuter longuement avec votre conjoint et vos amis
proches. Afin d’atteindre cet objectif, vous passez un accord avec vous-
même et décidez d’accepter les invitations à sortir parce que c’est le seul
moyen de rencontrer quelqu’un et de réduire le nombre de ces soirées sur
le long terme. Vous veillerez néanmoins à ne pas multiplier les sorties au-
delà de ce que vous pouvez supporter. Décidez en avance du rythme à ne
pas dépasser – une sortie par semaine, une par mois, ou encore une tous
les trimestres. Une fois que vous aurez respecté ce quota, vous aurez bien
gagné le droit de rester confortablement chez vous sans culpabiliser.
Peut-être avez-vous toujours rêvé de fonder votre propre entreprise, de
travailler chez vous pour pouvoir passer plus de temps avec votre mari et
vos enfants. Vous savez que pour ça vous devez prendre la peine de vous
constituer un carnet d’adresses, aussi peut-il être utile de passer l’accord
suivant avec vous-même : vous vous astreindrez à un pince-fesses par
semaine. À chaque fois, vous vous débrouillerez pour avoir au moins une
conversation sincère avec quelqu’un (puisque cela vous est plus naturel
que de batifoler de groupe en groupe), et vous reprendrez contact avec
cette personne le lendemain. Ensuite, vous pourrez rentrer chez vous sans
vous reprocher de ne pas saisir plus d’occasions de « réseauter ».

Le professeur Little ne sait que trop bien ce qui arrive quand on ne


conclut pas d’accord sur le caractère variable avec soi-même. En dehors
de rares moments de reconstruction, il jongla pendant des années avec les
aspects les plus épuisants de l’introversion et de l’extraversion. Du côté
extraverti, ses journées consistaient en un enchaînement de cours,
d’animation de groupes de discussion et de rédaction de lettres de
recommandation. Du côté introverti, il prenait ses responsabilités très,
très à cœur.
« Si j’avais réellement été un extraverti, explique-t-il aujourd’hui,
j’aurais passé moins de temps à préparer mes cours ou à rédiger ces
lettres, et tous ces engagements ne m’auraient pas autant épuisé. » Il
souffrait également de ce qu’il appelle une « confusion de réputation » :
il était connu pour être en permanence dans l’effervescence et la
réputation s’est autoentretenue, devenant un vrai cercle vicieux. C’était le
personnage que connaissait son entourage, et donc que Little se sentait
obligé de maintenir.
Naturellement l’épuisement ne s’est pas fait attendre, moralement tout
autant que physiquement. Mais peu lui importait. Ses élèves, son métier,
il adorait tout cela. Jusqu’au jour où il atterrit chez son médecin avec une
double pneumonie qu’il avait été trop occupé pour remarquer. Sa femme
l’avait traîné là de force et, selon les médecins, elle lui avait tout
bonnement sauvé la vie.
Une vie débordante d’obligations et une double pneumonie sont des
choses qui peuvent arriver à tout le monde. Néanmoins, pour Little,
c’était le résultat de trop de temps passé hors de sa nature sans faire assez
de pauses dans des espaces de reconstitution. Quand on se force coûte
que coûte à en faire trop on finit par perdre tout intérêt, même pour les
choses qui, en temps normal, nous engagent. Et on met en péril notre
santé physique. La « souffrance émotionnelle », c’est-à-dire l’effort qui
consiste à contrôler et à modifier ses propres émotions, est associée au
stress, à l’épuisement et même à des symptômes physiques comme une
augmentation des maladies cardiovasculaires. Le professeur Little pense
que la tension prolongée de la comédie sociale peut aussi accroître
l’activité du système nerveux autonome et ainsi amener à un
dysfonctionnement immunitaire.
Une étude a par ailleurs démontré que, lorsque l’on refoule des
émotions négatives, elles transparaissent plus tard de manière inattendue
et finissent par induire une vision plus négative de l’existence.
C’est pourquoi le professeur Little s’est placé en mode
« reconstruction ». Il a pris sa retraite et savoure la compagnie de sa
femme dans leur maison au milieu de la forêt canadienne. Il dit que, par
chance, sa femme et lui n’ont pas besoin d’un accord sur le caractère
variable car ils sont trop semblables.
10.

Le fossé de la communication

Comment s’adresser aux membres du type opposé ?


« La rencontre de deux personnalités est comme le contact de
deux substances chimiques ; s’il y a réaction, les deux en sont
transformées. »
CARL JUNG

Si introvertis et extravertis sont le nord et le sud du tempérament – les


extrêmes opposés d’une même échelle – alors comment peuvent-ils
espérer s’entendre ? En réalité, ces deux types sont souvent attirés l’un
par l’autre – dans l’amitié, les affaires, et surtout l’amour. Ces couples-là
connaissent souvent une vie excitante et une admiration mutuelle, ils ont
le sentiment de se compléter à merveille. L’un écoute, l’autre parle ; l’un
est sensible à la beauté, l’autre est d’un dynamisme joyeux ; l’un paie les
factures pendant que l’autre met au point les sorties des enfants. Mais la
rencontre peut aussi poser des problèmes lorsque les deux membres tirent
dans des directions opposées.
Greg et Emily sont un exemple de couple introverti-extraverti et
s’aiment autant qu’ils se rendent fous. Greg, trente ans, est très sociable
et Emily, vingt-sept ans, est aussi réservée que son compagnon est
expansif.
Ils se complètent très bien. Sans Greg, Emily oublierait presque de
sortir de la maison, sauf pour aller travailler. Sans Emily, Greg se
sentirait paradoxalement seul.
Là où le bât blesse, c’est que depuis cinq ans qu’ils sont ensemble ils
ne cessent de répéter la même dispute. Greg, agent musical doté d’un
large cercle d’amis, aime organiser des dîners tous les vendredis soir –
des soirées informelles autour d’un énorme plat de pâtes et de plusieurs
bouteilles de vin. C’est pour lui une coutume depuis la fac, un moment
qui illumine sa semaine, et un élément important de son identité.
Emily en est arrivée à craindre ces soirées. Elle travaille dur à la
direction des ressources humaines d’un musée et est quelqu’un de très
discret. Pour elle, le vendredi soir idéal consiste à aller au cinéma en tête
à tête avec Greg.
Leurs différences sur ce plan semblent irréconciliables. Greg estime
qu’Emily devrait faire un effort et il l’accuse d’être asociale. Elle se
défend en répliquant qu’elle est sociable avec sa famille et ses amis
proches ; que dans ce genre de soirées, les gens ne se lient pas, ils se
contentent de papillonner. « Tu as de la chance parce que je te consacre
toute mon énergie, riposte-t-elle. Alors que toi tu distribues la tienne à
tout le monde. »
Cependant, Emily abandonne rapidement car elle déteste le conflit, et
aussi parce qu’elle doute d’elle-même. Peut-être y a-t-il vraiment
quelque chose qui cloche chez moi, se dit-elle. Lors de leurs disputes, lui
reviennent en mémoire des souvenirs de son enfance où elle se sentait
moins forte et moins adaptée que les autres. Elle a des tas d’amis – elle a
toujours été douée pour l’amitié –, néanmoins, elle ne se déplace jamais
en meute.
Emily a suggéré un compromis : que Greg invite ses amis quand elle-
même rend visite à sa sœur. Mais il ne veut pas recevoir tout seul. Il
l’aime et veut partager cela avec elle. Les autres aussi d’ailleurs car tout
le monde s’entend bien avec elle. Alors pourquoi se replie-t-elle ainsi ?
Pour Greg, cette question n’est pas légère. Être seul est pour lui une
source de faiblesse qu’il fuit autant qu’il le peut. Il ne se l’est jamais
avoué, pourtant, il concevait le mariage comme une promesse de ne
jamais être seul. Il a maintenant le sentiment qu’elle renie un engagement
fondamental de leur union. Et il est effectivement persuadé qu’il y a
quelque chose qui cloche chez sa femme.
Est-ce qu’il y a quelque chose qui cloche chez moi ? Pas étonnant que
cette interrogation soit au cœur de l’incompréhension entre une
introvertie et un extraverti. Le plus grand malentendu concernant ces
types de personnalité consiste à croire que les introvertis sont asociaux et
que les extravertis sont naturellement sociables. Nous avons vu
qu’aucune de ces deux vérités n’en est une : introvertis et extravertis sont
sociables, mais différemment. Ce que les psychologues appellent le
« besoin d’intimité » se manifeste chez les deux groupes. Pour tout dire,
les individus qui accordent le plus d’importance à l’intimité ne sont pas
les extravertis qui mettent l’ambiance partout où ils passent, ce sont des
personnes ayant un petit cercle d’amis choisis et préférant les
conversations sincères en petits comités aux fêtes débridées. Quelqu’un
comme Emily, en somme.
Inversement, les extravertis ne cherchent pas nécessairement la
proximité dans leurs relations sociales. Comme me l’a expliqué le
psychologue William Graziano, « les extravertis semblent avoir
davantage besoin des autres comme d’une tribune pour combler leur
besoin d’impact social, tout comme un général aura besoin de soldats
pour combler son besoin de commander. Quand un extraverti arrive à une
fête, tout le monde sait qu’il est là ».
Le degré d’extraversion semble influencer le nombre d’amis que l’on a
sans déterminer si l’on est un bon ami pour eux. Dans une étude menée à
l’université d’Humboldt, à Berlin auprès de cent trente-deux étudiants,
les psychologues Jens Aspendorf et Susanne Wilpers ont entrepris de
comprendre les effets de différents traits de personnalité sur la relation de
ceux qui les possèdent avec leurs semblables et leur famille. Leur travail
se concentra sur cinq caractéristiques en particulier : l’introversion-
extraversion, la gentillesse, l’ouverture aux nouvelles expériences,
l’attention aux autres et la stabilité émotionnelle (critères qui, pour bon
nombre de psychologues du comportement, résument la personnalité
humaine).
Aspendorf et Wilpers avaient prédit que les extravertis auraient plus de
facilité à se faire de nouveaux amis que les introvertis, et tel fut bien le
cas. On aurait pu en déduire, compte tenu des préjugés à l’égard de ces
deux types de personnes, que ce serait ceux ayant le plus haut score
d’extraversion qui entretiendraient les relations amicales les plus
harmonieuses. Ce n’est pas vrai. Les résultats prouvèrent que c’étaient
les individus dotés d’un score élevé en gentillesse qui y parvenaient. Ce
trait se répartit également chez les introvertis et les extravertis ; il n’y a
pas de corrélation entre la gentillesse et l’extraversion. Tout ceci explique
pourquoi certains extravertis aiment la stimulation sociale du groupe
mais ne s’entendent pas nécessairement bien avec leurs proches.
Cela explique aussi pourquoi certains introvertis – comme Emily, dont
le talent pour l’amitié suggère qu’elle a elle-même un très bon score en
gentillesse – donnent sans compter toute leur attention à leur famille ainsi
qu’à leurs amis proches, et n’aiment pas les discussions futiles. Aussi,
quand Greg accuse Emily d’être « asociale », il se trompe. Emily se
concentre sur son mariage comme n’importe quel introverti gentil, faisant
ainsi de Greg le centre de son univers.
Sauf dans certains cas. Emily fait un travail exigeant, et parfois, en
rentrant le soir, elle n’a plus beaucoup d’énergie. Elle est toujours
heureuse de revoir Greg, cependant, elle préfèrerait rester lire à côté de
lui plutôt que de sortir dîner ou d’avoir une discussion animée. Être en sa
compagnie lui suffit. Pour Emily c’est parfaitement naturel ; Greg, lui, est
blessé qu’elle fasse un effort pour ses collègues et pas pour lui.
C’est une dynamique malheureusement courante au sein des couples
introverti-extraverti : l’introverti ne rêve que de repos et de
compréhension tandis que l’extraverti aimerait voir du monde et en veut
à son conjoint de réserver le meilleur de lui-même aux autres.
Les extravertis peuvent avoir du mal à comprendre à quel point les
introvertis ont besoin de recharger leurs batteries après une longue
journée. Nous sommes tous capables de compatir lorsque l’autre manque
de sommeil et rentre trop épuisé pour discuter, il est néanmoins plus
difficile de mesurer combien la surstimulation sociale peut être elle aussi
éreintante.
Quant aux introvertis, ils ne se rendent pas toujours compte du mal
qu’ils font avec leur silence. J’ai interrogé une femme dynamique au
tempérament pétillant du nom de Sarah, professeur d’anglais au lycée.
Elle était mariée à Bob, doyen introverti d’une université de droit qui
passait ses journées à lever des fonds pour s’écrouler d’épuisement quand
il rentrait chez lui. Lorsque Sarah m’a parlé de leur mariage, c’est en
versant des larmes de solitude et de frustration.
« À la fac, il est incroyablement aimable, me racontait-elle. Tout le
monde me dit combien il est drôle, et quelle chance j’ai d’être sa femme.
Moi, je n’ai qu’une envie, c’est de les étrangler. Chaque soir, dès qu’on a
fini de dîner, il bondit de sa chaise pour ranger la cuisine. Puis il veut lire
son journal seul et travailler sur ses photos. Vers 21 heures, il vient dans
la chambre pour regarder la télé et être avec moi. Pourtant, même là il
n’est pas vraiment présent. Ce qu’il veut, c’est que je pose ma tête sur
son épaule pendant qu’on fixe l’écran. Il m’arrive d’avoir l’impression
qu’on est seulement colocataires. » Sarah essaie de convaincre Bob de
changer de voie professionnelle. « Je pense qu’on aurait une belle vie s’il
avait un boulot dans lequel il pourrait rester assis devant son ordinateur
toute la journée plutôt que d’être constamment en train de collecter des
fonds », explique-t-elle.
Dans les couples où c’est l’homme qui est introverti et la femme
extravertie, on confond souvent les conflits de personnalité et la
différence homme-femme. On tombe alors dans les clichés du genre :
« Mars » a besoin de se retirer dans sa grotte et « Vénus » préfère
l’interaction. Mais quelle que soit la raison de ces différences en termes
de besoins sociaux – qu’il s’agisse de genre ou de tempérament –, le plus
important, c’est qu’il est possible d’améliorer les choses. Par exemple,
dans L’Audace d’espérer, le président Obama confie que les premières
années de son mariage avec Michelle, il travaillait à son premier livre et
« passait souvent la soirée terré dans son bureau au fond de leur
appartement au bord de la voie ferrée ; pour lui c’était normal alors que
Michelle se sentait souvent seule ». Il attribue cette tendance chez lui aux
exigences de l’écriture et au fait d’avoir été élevé comme un enfant
unique. Il ajoute qu’avec les années, Michelle et lui ont appris à mieux
entendre les besoins de l’autre et à les considérer comme légitimes.

Il peut aussi être délicat pour chacun des groupes de comprendre la


manière qu’a l’autre de résoudre les différends. L’une de mes clientes
était une avocate impeccablement habillée ; elle se prénommait Celia.
Elle voulait divorcer et avait peur de le dire à son mari. Sa décision était
solidement motivée, pourtant, elle craignait qu’il la supplie de rester et
que la culpabilité la fasse s’effondrer. En outre, Celia voulait lui
apprendre la nouvelle avec compassion.
Nous avons donc décidé de mettre en scène leur échange et j’ai pris le
rôle de son mari.
« Je veux mettre fin à notre mariage, a lancé Celia. Et cette fois-ci, je
suis sérieuse.
— J’ai tout fait pour que notre union tienne, l’ai-je implorée. Comment
peux-tu me faire une chose pareille ? »
Celia a réfléchi une minute avant de répondre. « J’ai passé beaucoup
de temps à envisager les choses, je pense que c’est la bonne décision », a-
t-elle conclu sur un ton qui manquait de naturel.
« Qu’est-ce que je peux faire pour que tu changes d’avis ? ai-je tenté.
— Rien », a-t-elle dit d’un air catégorique.
En me mettant un instant à la place de son mari, je me suis sentie
frappée de stupeur. Elle se montrait tellement froide et impersonnelle.
Elle m’annonçait vouloir divorcer alors que j’avais été son époux
pendant onze ans ! Elle ne ressentait donc rien ?
J’ai demandé à Celia de recommencer en mettant cette fois-ci de
l’émotion dans sa voix.
« Je ne peux pas, je ne peux pas faire ça », a-t-elle répété.
Elle y est pourtant arrivée. « Je veux mettre fin à notre mariage », a-t-
elle annoncé la voix entrecoupée de sanglots avant de se mettre à pleurer
de manière incontrôlable.
Le problème de Celia, ce n’était pas qu’elle manquait de sentiments.
Sa difficulté, c’était de montrer ses émotions sans perdre le contrôle
d’elle-même. Elle a attrapé un mouchoir et s’est ressaisie, reprenant son
attitude sèche et impassible d’avocate. Ces deux modes étaient ceux
auxquels elle avait immédiatement accès – l’émotion débordante ou bien
la maîtrise de soi et le détachement.
Je vous raconte l’histoire de Celia car, par de nombreux aspects, elle
ressemble à Emily ainsi qu’à une grande partie des introvertis que j’ai
rencontrés. Certes, le sujet qu’Emily souhaite aborder avec Greg est celui
des dîners du vendredi soir et non celui du divorce, néanmoins, son mode
de communication rappelle celui de Celia.
Quand Greg et elle sont en désaccord, Emily prend une voix neutre et
se comporte de façon légèrement distante. Ce qu’elle essaie de faire, c’est
de réduire l’agression – elle est mal à l’aise avec la colère –, mais de
l’extérieur, elle a l’air de se replier émotionnellement. Dans le même
temps, Greg fait tout l’inverse, il monte d’un ton et paraît de plus en plus
agressif à mesure qu’il s’engage dans la résolution du problème. Plus
Emily semble reculer, plus Greg se sent seul, puis blessé, et enfin furieux.
Et plus il s’énerve, plus Emily ressent de la peine et du dégoût, et plus
elle se replie. Ils se retrouvent bientôt coincés dans un cycle destructeur
dont ils ne peuvent sortir, en partie parce qu’ils sont tous les deux
persuadés que la discussion ne se déroule pas comme il le faudrait.
Hommes et femmes ont une façon différente de résoudre les conflits et
il en va de même pour les introvertis et les extravertis. Des études
soulignent que les premiers ont tendance à fuir le conflit, et que les
seconds sont à l’aise avec les désaccords poussés et l’argumentation
musclée.
Ce sont là deux approches radicalement opposées et donc appelées à
générer des frictions. Si Emily ne redoutait pas tant le conflit, elle
pourrait réagir moins vivement à l’approche plus frontale de Greg. Si
Greg se montrait plus doux, il apprécierait sans doute qu’Emily tente
d’éviter les débordements. Lorsque deux personnes ont des styles de
conflit compatibles, un désaccord peut être l’occasion pour chacun
d’affirmer le point de vue de l’autre. Il semble, quant à eux, que Greg et
Emily se comprennent de moins en moins à chaque affrontement.
Peut-on dire qu’ils s’aiment aussi un peu moins, en tout cas pendant la
durée de la dispute ? Une étude passionnante conduite par le psychologue
William Graziano semble indiquer que la réponse à cette question est oui.
Graziano a divisé un groupe de soixante et un étudiants de sexe masculin
en équipes pour une simulation de match de football américain. La moitié
des participants avait pour mission de jouer de manière coopérative avec
pour consigne : « Le football nous est utile car, pour réussir, les membres
d’une équipe doivent bien fonctionner ensemble. » L’autre moitié devait
mettre l’accent sur la compétition entre les équipes. Ensuite, on montrait
à chaque étudiant des diapositives et de fausses informations
biographiques sur les membres de son équipe et ceux de l’équipe
adverse. On demandait enfin à chacun d’évaluer ce qu’il ressentait à
l’égard des autres joueurs.
Les différences entre introvertis et extravertis furent frappantes. Les
introvertis du groupe coopératif attribuèrent de meilleures notes à tous les
joueurs – non seulement à leurs coéquipiers, mais aussi à leurs
adversaires – que les introvertis du groupe compétitif. Les extravertis,
eux, firent le contraire. Quel que soit le groupe dans lequel ils se
trouvaient eux-mêmes, ils notèrent plus favorablement tous les joueurs
qui se battaient pour gagner. Ce que révèlent ces résultats est capital : les
introvertis aiment mieux les gens qu’ils rencontrent dans un contexte
amical ; les extravertis préfèrent ceux avec qui ils sont en compétition.
Une étude tout à fait différente dans laquelle des robots, dans le cadre
de programmes de rééducation, interagissaient avec des patients victimes
d’une attaque a donné des résultats étonnamment convergents. Les
patients introvertis réagissaient mieux et interagissaient plus longuement
avec les robots conçus pour parler d’une voix douce et apaisante. Ces
derniers étaient formatés pour faire des interventions du type : « Je sais
que c’est difficile, rappelez-vous cependant que c’est pour votre bien »,
ou « Très bien, continuez, vos efforts portent leurs fruits. » En revanche,
les extravertis travaillaient plus dur avec des robots employant un
langage plus stimulant et agressif dans le genre : « Vous pouvez mieux
faire, je le sais ! », ou « Concentrez-vous sur l’exercice ! »
En s’inspirant de cette leçon, on mesure le défi face auquel se
retrouvent Greg et Emily. Si Greg aime les gens qui se comportent de
manière conquérante, et si Emily est plus attachée aux profils coopératifs
et chaleureux, comment pourraient-ils arriver à un compromis pour leur
problème de dîner du vendredi soir – et ce, de manière affectueuse ? Ce
qui sous-tend leur opposition, c’est la vision différente qu’ils ont du
respect de l’autre. Quand Emily baisse la voix et maîtrise ses affects en
pleine dispute avec Greg, elle croit lui manifester du respect en prenant
soin de ne pas se laisser déborder par ses émotions négatives. Greg, de
son côté, pense qu’elle baisse les bras ou, pire encore, qu’elle s’en moque
complètement. De même, lorsque Greg se laisse emporter par sa colère, il
est certain qu’Emily trouve comme lui qu’il s’agit d’une expression saine
et franche de la profondeur de leur relation. Pour elle, c’est comme si son
conjoint l’attaquait brusquement.

Dans son livre Apprivoisez la colère, faites-en bon usage, Carol Tavris
raconte l’histoire d’un cobra du Bengale qui aimait piquer les villageois
qui passaient. Un jour, un swami – un sage qui a atteint la maîtrise de
soi – persuade le serpent qu’il est mal de piquer. Le cobra jure d’arrêter
immédiatement, et c’est ce qu’il fait. Mais peu de temps après, les
gamins du village, n’ayant plus peur du serpent, se mettent à l’attaquer.
Rompu et tout ensanglanté, l’animal vient se plaindre au swami de lui
avoir fait faire une telle promesse.
« Je t’ai dit de ne pas piquer, répond le swami, je ne t’ai pas dit pour
autant de ne plus siffler. »
« Ainsi que le cobra, beaucoup de gens confondent le sifflement et la
morsure », conclut Tavris.
C’est le cas de Greg et Emily. Ils ont tous deux beaucoup à apprendre
de cet apologue : Greg, qu’il faut arrêter de piquer, et Emily, que siffler
n’est pas mal – ni pour lui, ni pour elle.
Greg peut commencer par changer sa conception de la colère. Comme
nombre d’entre nous, il croit que la décharger permet de se défouler.
Cette « hypothèse de la catharsis » – selon laquelle l’agressivité
s’accumule en nous jusqu’à ce que nous trouvions un moyen de l’évacuer
sainement – date des Grecs, a été relancée par Freud et a pris de
l’ampleur dans les années 1960 avec la mode du cri primal et des sacs de
sable que l’on rouait de coups. Pourtant, elle n’est qu’un mythe –
plausible, élégant, mais un mythe tout de même. Des pléthores d’études
ont prouvé que laisser libre cours à ce sentiment ne l’apaise pas, cela
l’entretient.
On s’en tire mieux en ne se laissant pas emporter. Étonnamment, les
scientifiques ont même constaté que les gens qui ont recours au Botox, ce
qui à terme les empêche de faire des grimaces de colère, semblent moins
susceptibles que la moyenne de perdre leur sang-froid car le simple fait
de froncer les sourcils ordonne à l’amygdale de générer des émotions
négatives. Et la colère n’est pas seulement nuisible sur le coup : les
tempéraments explosifs doivent aussi en réparer les dommages durables
auprès de leur partenaire. En effet, malgré la légende de la réconciliation
torride sur l’oreiller, les couples disent en général qu’il faut du temps
pour se sentir de nouveau aimant et en confiance.
Que peut faire Greg pour se calmer quand il sent la fureur monter ?
Respirer à fond, aller faire un tour. Ou bien se demander si ce qui
l’énerve tellement mérite vraiment autant d’énergie. Si tel n’est pas le
cas, il faudra lâcher. Cependant, s’il s’agit d’un point crucial, alors il
pourra envisager de reformuler ses besoins comme des sujets de débat
neutres et non plus comme des attaques personnelles. « Tu es asociale »
pourra donc se dire : « Pourrait-on trouver une manière d’organiser nos
week-ends qui nous convienne à tous les deux ? »
Ce conseil vaudrait même si Emily n’était pas une introvertie sensible
(personne n’aime avoir l’impression qu’on le domine ou qu’on lui
manque de respect). Or, il se trouve en l’occurrence que Greg est marié à
une femme que la colère rebute particulièrement. Aussi devra-t-il faire
avec.
Considérons à présent le point de vue d’Emily. Que pourrait-elle faire
différemment ? Elle a raison de protester lorsque Greg pique. Qu’en est-il
des moments où il ne fait que siffler ? Il serait sans doute opportun pour
elle de travailler sur ses propres réactions à la colère, et notamment sur sa
tendance à se sentir coupable et sur la défensive. Nous avons vu dans le
chapitre 6 que de nombreux introvertis étaient enclins depuis la petite
enfance à ressentir de forts sentiments de culpabilité ; nous connaissons
aussi notre tendance à projeter nos propres comportements sur les autres.
Sous prétexte qu’Emily, par crainte du conflit, n’irait jamais « piquer »
Greg sauf s’il avait commis quelque chose d’irréparable, elle déduit de sa
colère contre elle qu’elle est forcément coupable d’une faute. Ce
sentiment de culpabilité est tellement intolérable qu’elle s’en défend en
niant la validité des récriminations de Greg – qu’elles soient légitimes ou
exagérées par la fureur. Ceci conduit à un cercle vicieux dans lequel elle
lui retire son empathie naturelle et lui se sent incompris.
Il est donc nécessaire pour Emily d’apprendre qu’il n’y a rien de mal à
avoir tort. Elle aura peut-être des difficultés, au début, à faire la
distinction entre tort et raison et le fait que Greg s’exprime avec tant de
passion ne simplifie pas les choses. Cependant, elle doit veiller à ne pas
s’embourber. Lorsque Greg soulève des points pertinents, elle devrait le
reconnaître tant pour lui que pour comprendre qu’il n’y a rien de
catastrophique à avoir trébuché. Cela lui permettra de ne pas se sentir
blessée, et aussi de riposter quand les remarques de Greg ne seront pas
justifiées.
Sauf qu’Emily déteste riposter.
Pas de problème. Il lui faut apprivoiser son propre sifflement. Les
introvertis craignent de briser l’harmonie mais ils devraient aussi
s’inquiéter de ce qu’ils encouragent chez leur partenaire. De plus,
riposter n’appelle pas forcément à des représailles comme le redoute
Emily ; il suffira peut-être de quelques mots fermes pour faire reculer
Greg.
De temps en temps, Emily devrait probablement sortir de son cocon et
laisser sa propre colère s’exprimer. Pour Greg, lever la voix c’est rester
connecté à l’autre. Tout comme les joueurs extravertis de l’étude sur le
football se montraient plus chaleureux envers ceux qui, à leur image, se
battaient pour gagner, Greg se sentira peut-être plus proche d’Emily si
elle se montre un peu plus proactive sur le terrain. Et elle pourra dépasser
l’aversion qu’elle a pour le comportement de son conjoint en se disant
qu’il n’est pas aussi agressif qu’il en a l’air.
Greg et Emily disposent donc de pistes profitables pour dépasser leurs
différences. Mais il leur reste une dernière question à résoudre : pourquoi
vivent-ils si différemment ces dîners du vendredi soir ? Nous savons que
le système nerveux d’Emily passe en surchauffe lorsqu’elle pénètre dans
une pièce bondée. À l’inverse, Greg est attiré par le groupe, les
conversations, tout ce qui peut lui procurer la sensation d’aller de l’avant
induite par l’influx de cette dopamine si chère aux extravertis. Allons
voir d’un peu plus près ce qui se joue quand on discute autour d’un verre.
La solution aux problèmes de ce couple se cache dans les détails.
Il y a quelques années, trente-deux paires composées d’un introverti et
d’un extraverti qui ne se connaissaient pas entre eux discutèrent quelques
minutes au téléphone pour les besoins d’une étude menée par un
neuroscientifique alors en thèse à Harvard, le Dr Matthew Lieberman.
Après qu’ils eurent raccroché, on proposa aux participants de remplir un
questionnaire détaillé pour évaluer comment ils s’étaient sentis et
comportés pendant la conversation. Vous êtes-vous bien entendu avec
votre correspondant ? Vous êtes-vous montré amical ? Aimeriez-vous
garder le contact avec cette personne ? On les fit également se mettre à la
place de leur interlocuteur pour juger leur propre performance de son
point de vue.
Lieberman et son équipe comparèrent les réponses, écoutèrent les
enregistrements des conversations, et découvrirent que les extravertis se
montraient beaucoup plus précis que les introvertis pour déterminer si
leur correspondant avait aimé parler avec eux. Ceci laisse à penser que
les premiers décodent mieux les indices sociaux que les seconds. Pour
affiner cette conclusion, Lieberman demanda à un sous-groupe précis
d’écouter un enregistrement des conversations qu’ils venaient d’avoir –
avant de remplir le questionnaire. Il constata alors qu’il n’y avait plus de
différences entre les introvertis et les extravertis pour ce qui était de la
capacité à interpréter les indices sociaux.
La clé, c’est que les sujets qui ont écouté ces enregistrements ont pu
les décoder sans avoir rien d’autre à faire en même temps. Et, selon
d’autres études antérieures à celle de Lieberman, les introvertis sont bel
et bien doués à cet exercice, parfois même plus que les extravertis.
Néanmoins, ces expériences n’ont fait que mesurer si les introvertis
savent observer la dynamique sociale, pas dans quelle mesure ils y
participent. Cette participation impose au cerveau d’autres contraintes
que la simple observation. Il faut notamment être multitâches : traiter un
grand nombre d’informations à court terme sans se laisser distraire ni
ressentir de tension. Ce qui est plutôt la spécialité des extravertis.
Autrement dit, si ces derniers sont sociables, c’est parce que leur cerveau
sait gérer tout ce qui sollicite simultanément leur attention – dans une
conversation lors d’un dîner, par exemple. Les introvertis, au contraire,
rechignent à se retrouver dans des circonstances qui les obligent à se
préoccuper de plusieurs personnes à la fois.
Considérons en effet l’interaction la plus simple entre deux personnes
et ce qu’elle implique comme travail pour le cerveau : interpréter ce que
l’autre dit, décoder son langage corporel et ses expressions faciales,
parler et écouter successivement, réagir aux propos de l’autre, vérifier si
l’on s’est fait comprendre, évaluer si l’on sera bien reçu et, si ce n’est pas
le cas, chercher un moyen d’améliorer l’échange ou de s’extraire de la
situation. Et cela vaut uniquement pour une conversation à deux.
Maintenant, imaginez l’interaction à l’échelle d’un dîner !
Ainsi, lorsque les introvertis adoptent le rôle d’observateurs, lorsqu’ils
écrivent des romans ou bien méditent sur la théorie unitaire – ou encore
lorsqu’ils restent silencieux à un dîner –, ce n’est pas par manque
d’énergie. Ils font tout simplement ce pour quoi ils sont prédisposés.

L’expérience de Lieberman nous aide à comprendre ce qui fait


trébucher les introvertis sur le plan social. Elle ne nous dit cependant pas
comment ils peuvent briller.
Penchons-nous sur l’exemple d’un type sans prétentions du nom de
Jon Berghoff. C’est le stéréotype même de l’introverti, jusque dans son
apparence : silhouette mince, physique sec et nerveux, nez en bec d’aigle
et pommettes saillantes. Ajoutez à cela un air sérieux et des lunettes. Il
n’est pas très bavard, cependant, tout ce qu’il dit est attentivement
écouté, notamment au sein d’un groupe. « Si je me trouve dans une pièce
avec dix personnes et que j’ai le choix entre parler ou me taire, explique-
t-il, je n’ouvrirai pas la bouche. Quand les gens demandent : “Pourquoi tu
ne dis rien ?” en général, ça s’adresse à moi. »
Jon est aussi un vendeur exceptionnel, et ce depuis qu’il est tout jeune.
Durant l’été 1999, alors qu’il était encore au lycée, il prit un emploi de
distributeur d’articles de cuisine pour la marque Cutco. Il devait faire du
porte-à-porte pour vendre des couteaux. C’était là l’une des situations de
vente les plus intimes que l’on puisse imaginer. En effet, il devait essayer
de faire acheter au client des produits dont il se servirait quotidiennement
et tout cela non pas dans une salle de conférence ou chez un marchand de
voitures, mais chez le client lui-même.
Au cours de ses huit premières semaines, Jon vendit pour cinquante
mille dollars de couteaux. Sur les quarante mille nouvelles recrues de son
année, il devint le représentant numéro un. Ainsi, en 2000, alors qu’il
n’était qu’en terminale, Jon avait engrangé plus de cent trente-cinq mille
dollars de commissions et avait battu plus de vingt-cinq records de ventes
à l’échelle régionale et nationale. Pendant ce temps, au lycée, il restait ce
type maladroit en société qui se réfugiait à la bibliothèque durant la
pause-déjeuner. En 2002, il avait pourtant déjà recruté, engagé et formé
quatre-vingt-dix autres représentants et avait accrû de plus de 500 % les
ventes dans son secteur, simplement sur l’année écoulée. Depuis lors, Jon
a lancé Global Empowerment Coaching, sa propre entreprise de conseil
et de formation aux techniques de vente. À ce jour, il a prononcé des
centaines de discours, il a animé des séminaires et a proposé des
consultations individuelles à plus de trente mille vendeurs et chefs
d’équipe.
Quel est le secret de la réussite de Jon ? Une piste nous est donnée à
travers une étude menée par la psychologue du développement Avril
Thorne, actuellement professeur à l’université de Californie, à Santa
Cruz. Thorne a réuni cinquante-deux jeunes femmes – vingt-six
introverties et autant d’extraverties – et les a associées deux par deux
pour deux sessions de conversation de dix minutes, l’une avec une
interlocutrice du même type, l’autre avec quelqu’un du type opposé.
L’équipe de chercheurs enregistra ces sessions et demanda ensuite aux
participantes de les écouter.
Et le bilan fut surprenant. Introverties et extraverties participaient de
manière égale à la conversation, contrairement à l’idée reçue selon
laquelle les introvertis parlent moins. Néanmoins, les paires introverties
avaient tendance à se concentrer sur un ou deux sujets sérieux tandis que
les paires extraverties choisissaient des sujets plus légers et plus
généraux. Les premières discutaient souvent de problèmes ou de conflits
dans leur vie : à l’école, au travail, dans leurs amitiés, et ainsi de suite.
Peut-être du fait de ce goût pour les conversations « à problèmes »,
elles se retrouvaient souvent dans la position de conseillères, se guidant à
tour de rôle dans leurs difficultés respectives. Les extraverties, elles,
étaient plutôt dans la décontraction et dans la recherche d’informations
établissant un lien avec l’autre : Vous avez un chien ? C’est super. J’ai un
ami qui est fou des poissons exotiques.
La conclusion la plus intéressante de l’étude de Thorne, c’est de
constater combien les deux types s’étaient appréciés. Les introverties
discutant avec des extraverties avaient choisi des sujets plus gais, disaient
avoir plus de facilité à parler et décrivaient cet instant comme « une
bouffée d’air frais ». De même, les extraverties rapportaient avoir pu
davantage se détendre en parlant avec une interlocutrice introvertie et
s’être senties plus libres de partager leurs soucis. Le tout sans la pression
implicite de devoir toujours paraître joyeuses.
Ce sont là des informations sociales importantes. Introvertis et
extravertis se sentent mutuellement rejetés mais l’expérience de Thorne
démontre qu’ils ont beaucoup à s’apporter. Les extravertis doivent
comprendre que les introvertis – qui semblent généralement mépriser la
superficialité – sont souvent trop contents de se laisser entraîner dans
plus de bonne humeur. Et ces derniers, qui pensent parfois que leur
tendance aux discussions profondes les rend casse-pieds, devraient savoir
qu’ils permettent aussi aux autres d’être sérieux s’ils le souhaitent.

Retournons maintenant au problème de Greg et Emily. Nous venons


d’acquérir deux informations cruciales : tout d’abord que la répugnance
d’Emily pour la conversation multitâche est réelle et explicable, et
ensuite que quand les introvertis sont libres de mener des conversations
comme ils l’entendent, ils tissent des liens profonds et agréables avec les
autres.
Ce n’est qu’une fois qu’ils admirent ces deux réalités que Greg et
Emily trouvèrent leur solution. Au lieu de se concentrer sur le nombre de
dîners qu’ils devaient organiser, ils se mirent à débattre du format de ces
soirées. Plutôt que d’asseoir tout le monde autour d’une grande table, ils
optèrent pour un buffet qui permette aux invités de se regrouper en
petites unités de conversation sur les canapés ou les coussins par terre.
Greg pouvait ainsi occuper sa place habituelle au centre de la pièce et
Emily rester dans son coin et avoir des discussions posées en tête à tête
comme elle les affectionnait.
Cette question réglée, il fallait encore se pencher sur l’épineux
problème de la fréquence de ces soirées. Ils finirent par tomber d’accord
sur deux par mois – soit vingt-quatre par an au lieu de cinquante-deux.
Emily n’a pas hâte de voir ces dîners arriver, mais elle se surprend
parfois à y prendre plaisir. Greg, lui, peut continuer à recevoir ses amis,
être fidèle à son identité, et passer ce temps-là avec la personne qu’il
aime le plus.
11.

Des cordonniers et des généraux

Comment aider des enfants discrets à pousser dans un monde


qui ne les écoute pas ?
« Avec tout ce qui est jeune et tendre le plus important de la tâche
est son commencement ; car c’est à ce moment que le caractère se
forme et que l’impression souhaitée prend plus volontiers. »
PLATON, La République

Mark Twain raconte l’histoire d’un homme qui parcourut la planète


entière à la recherche du plus grand des généraux qui y ait jamais vécu.
Lorsqu’on l’informa que la personne qu’il cherchait était morte et montée
au ciel, il alla lui-même jusqu’aux portes du Paradis pour la trouver. Saint
Pierre lui montra alors du doigt un homme à l’air tout à fait commun.
« Ce n’est pas le plus grand des généraux, protesta l’homme. Lui, je
l’ai connu de son vivant, et il était cordonnier.
— Je le sais, répondit saint Pierre. Mais s’il avait été général, il aurait
été le plus grand d’entre eux. »
Nous devrions tous être à l’affût des cordonniers qui auraient fait de
grands généraux, et pour cela, nous concentrer sur les enfants introvertis
dont les talents sont trop souvent étouffés, que ce soit à la maison, à
l’école ou dans la cour de récréation.
Pour illustrer cette réalité, je vous propose un récit édifiant que m’a
fait le Dr Jerry Miller, psychologue pour enfants et directeur du Centre
pour l’enfant et la famille à l’université du Michigan. Le Dr Miller avait
un petit patient nommé Ethan que ses parents lui amenèrent à quatre
reprises pour le faire soigner. À chaque fois, ils exprimaient leurs craintes
que leur enfant ait un problème. Et le Dr Miller leur répondait
invariablement qu’il était en pleine santé.
La raison de leur inquiétude était simple. Ethan avait sept ans et son
petit frère de quatre ans l’avait plusieurs fois roué de coups sans qu’il
riposte. Ses parents – tous deux des profils extravertis avec de gros postes
et une passion pour les concours de golf et de tennis – n’en voulaient pas
à leur cadet d’avoir agressé son frère, mais s’alarmaient que la passivité
d’Ethan « le suive toute sa vie ».
À mesure qu’il grandissait, ses parents tentèrent en vain de lui
inculquer la combativité. Ils le forcèrent à jouer au base-ball et au foot
alors qu’Ethan n’avait qu’une envie c’était de rentrer lire à la maison. Il
n’avait même pas l’esprit de compétition à l’école. Bien que brillant, il
avait des résultats moyens. Il aurait pu mieux faire, il préférait
simplement se concentrer sur ses passions, et notamment sur les
maquettes de voitures. Il avait quelques amis proches sans jamais être au
cœur de la vie sociale de la classe. Déconcertés par son comportement,
les parents d’Ethan le croyaient déprimé.
Pour le Dr Miller, le problème d’Ethan n’était pas la dépression. Il
rencontrait un cas classique de mauvaise adéquation parents-enfant.
Ethan était grand, malingre, et pas vraiment sportif. En fait, c’était le
stéréotype de l’enfant intello et solitaire. Son père et sa mère quant à eux
étaient naturellement sociables et affirmés, le genre « toujours en train de
sourire, de discuter avec tout le monde en traînant le petit derrière eux ».
Écoutez plutôt ce que le Dr Miller dit d’Ethan : « Il lisait en
permanence, il aimait tout ce qui avait trait à l’imagination, et aussi
construire des choses. Il avait tant d’histoires à raconter. Il acceptait
beaucoup mieux ses parents qu’eux ne l’acceptaient. Lui, ne les voyait
pas comme des cas pathologiques, seulement comme des êtres différents
de lui. Dans un autre foyer, ce même gamin aurait été l’enfant modèle. »
Pourtant, les propres parents d’Ethan ne réussirent pas à voir leur fils
sous ce jour-là. Le Dr Miller n’entendit plus parler d’eux, mais apprit
qu’ils avaient fini par consulter un autre psychologue qui avait accepté de
« traiter » leur enfant. C’est aujourd’hui au tour du Dr Miller de se faire
du souci pour ce petit.
« On est en plein dans un cas de figure “iatrogène”, c’est-à-dire que
c’est le traitement qui rend malade. Comme quand on essaie de rendre
hétérosexuel un adolescent homosexuel. Les parents d’Ethan sont très
gentils et bien intentionnés. Ils ont le sentiment que, s’ils n’aident pas
leur fils, il ne sera pas préparé à la vie en société. L’impression qu’il lui
faut plus d’énergie. Peut-être y a-t-il du vrai là-dedans, je ne sais pas.
Néanmoins, dans tous les cas, je crois fermement qu’il est impossible de
changer cet enfant. Ce qui m’inquiète, c’est qu’ils vont prendre un
individu en parfaite santé et saccager son sens de l’identité. »
Naturellement, les choses ne se passent pas toujours aussi mal lorsque
des parents extravertis ont un enfant introverti. Avec un peu d’attention et
de compréhension, n’importe quel parent peut s’entendre avec n’importe
quel enfant, dit le Dr Miller. Pour cela, il faut que les adultes restreignent
leurs propres impulsions et essaient de considérer le monde avec le
regard de leurs enfants discrets.

Prenons le cas de Joyce et de sa fille de sept ans, Isabel, une petite de


CE1 qui aime les sandales à paillettes ainsi que les bracelets
multicolores, a plusieurs meilleures amies, et s’entend avec presque tout
le monde dans sa classe. C’est le genre à consoler une camarade qui aura
eu une rude journée, ou à donner ses cadeaux de Noël à une association
caritative. C’est pourquoi sa mère, Joyce, une belle femme dotée d’un
sens de l’humour caustique et d’un contact facile, s’est retrouvée
tellement désemparée devant les problèmes rencontrés par sa fille à
l’école.
En CP, Isabel rentrait folle d’inquiétude lorsque la petite brute de la
classe avait embêté quelqu’un. Elle ressassait ses paroles, essayait de
comprendre son comportement, et échafaudait même des scénarios sur la
vie qu’il devait avoir pour torturer ainsi les autres.
En CE1, Isabel demanda à sa mère de ne plus lui organiser de sorties
extrascolaires sans lui demander d’abord son avis. Joyce ne comprenait
pas pourquoi sa fille si douce et si aimante voulait passer tant de temps
seule et commençait à craindre une phobie sociale.
Ce n’est que quand j’ai suggéré qu’Isabel était peut-être introvertie et
que j’ai expliqué de quoi il s’agissait que Joyce s’est mise à envisager
différemment ce que vivait sa fille. Et du point de vue de la petite, les
choses n’étaient pas si terribles : « J’ai besoin de me poser après la
classe. L’école, c’est difficile parce qu’il y a plein de monde ; c’est
fatigant. Alors si Maman m’organise en plus des sorties au parc sans me
le dire, je panique, parce que je ne veux pas faire de peine à mes amis.
Mais je préfère rester à la maison. Chez les copines on doit faire ce que
les autres veulent. Moi j’aime bien traîner avec Maman après l’école
parce qu’on peut discuter et qu’elle m’apprend des choses. »
Ce qu’Isabel nous dit, c’est que les introvertis aussi tissent des liens à
leur manière. Maintenant que Joyce connaît les besoins d’Isabel, mère et
fille refont joyeusement le monde et inventent des stratégies pour faciliter
la journée de classe d’Isabel. Joyce ne s’inquiète plus que sa fille préfère
rester seule dans sa chambre ou quitter une fête d’anniversaire un peu
plus tôt que les autres enfants. Elle mesure aussi que, puisque tout cela ne
pose aucun problème à Isabel, elle n’a pas de raison de s’en faire.
Alors qu’Isabel était un peu plus âgée, elle est un jour rentrée
contrariée parce que ses amis s’asseyaient à deux tables différentes au
réfectoire. L’une se composait de ses amis discrets, et l’autre des
extravertis de la classe. Isabel décrivait le second groupe comme
« bruyant, parlant tout le temps, assis les uns sur les autres – pouac ! ».
En fait, ce qui l’attristait, c’est que sa meilleure amie Amanda adorait
s’asseoir à « la table des dingues », même si elle était aussi copine avec
les filles de la table « détendue ». Isabel se sentait déchirée. Où fallait-il
qu’elle aille ?
La première pensée de Joyce fut que la « table des dingues » avait l’air
nettement plus rigolote. Elle s’abstint pourtant de le dire et demanda à sa
fille ce qu’elle préférait. Après une minute de réflexion, la petite
répliqua : « Peut-être que de temps en temps j’irai m’asseoir avec
Amanda, mais j’aime mieux rester calme et me reposer au moment du
déjeuner. »
Mais quelle idée de faire une chose pareille ? pensa Joyce. Une fois
encore, elle se ravisa. « Ça me paraît bien. Amanda t’aime malgré le fait
qu’elle ait envie d’aller s’asseoir à l’autre table. Tu fais bien d’écouter tes
besoins et de rester au calme. »
Joyce affirme que comprendre l’introversion a changé son mode
d’éducation – et elle n’arrive pas à croire qu’il lui ait fallu si longtemps.
« Lorsque je vois Isabel être elle-même avec sa nature si merveilleuse, je
suis ravie ; même si tout le monde essaie de la convaincre qu’il faut
s’asseoir à l’autre table. D’ailleurs, en regardant cette table avec ses yeux
à elle, je comprends mieux comment je peux être perçue par les autres et
cela m’aide à maîtriser mes défauts d’extravertie. Ainsi, je ne passe pas à
côté de gens plus calmes, comme ma douce petite fille. »
Joyce apprécie de plus en plus la manière d’être d’Isabel. « C’est une
vieille âme. On oublie qu’elle n’est qu’une enfant. Quand je lui parle, je
ne suis jamais tentée d’utiliser ce ton débilitant que les gens ont avec les
petits et je ne simplifie pas mon vocabulaire. Je lui parle comme je
parlerais à un adulte. Elle est très sensible, très bienveillante. Elle se
soucie du bien-être de tous. Elle peut facilement être submergée mais tout
cela fonctionne ensemble et c’est ce que j’aime chez ma fille. »

Joyce est à l’évidence une mère très aimante ; elle a pourtant eu du mal
à comprendre sa fille à cause d’une différence de tempérament. Aurait-ce
été plus facile si elle avait elle-même été introvertie ? Rien n’est moins
sûr. En effet, ces parents-là aussi doivent relever des défis. Parfois, des
souvenirs d’enfance difficiles leur compliquent la tâche.
Emily Miller, assistante sociale à Ann Arbor dans le Michigan, m’a
ainsi fait part de l’histoire d’une petite fille dont elle s’est occupée, Ava.
Sa timidité était telle qu’elle n’arrivait ni à se faire des amis, ni à se
concentrer en classe. Elle avait récemment fondu en larmes à la chorale
lorsqu’on lui avait demandé de passer devant. C’est alors que sa mère,
Sarah, avait décidé de demander l’aide d’Emily. Au moment où Miller
demanda à Sarah, brillante journaliste, de participer au traitement d’Ava,
ce fut son tour de s’effondrer. Elle aussi avait été une enfant timide et elle
se sentait coupable d’avoir transmis ce fardeau à sa fille.
Selon l’assistante sociale, la réaction de Sarah n’a rien d’inhabituel
pour le parent pseudo-extraverti d’un enfant introverti. Non seulement
cette mère revit sa propre enfance mais elle projette sur sa fille ses pires
souvenirs. Ce qu’elle doit comprendre, c’est qu’Ava et elle sont deux
personnes distinctes même si elles semblent avoir hérité de tempéraments
semblables. Et puis Ava est aussi influencée par son père et par un grand
nombre de facteurs environnementaux ; elle est donc appelée à se
développer différemment. La détresse de Sarah n’a pas à être celle de sa
fille. Avec des conseils appropriés, Ava arrivera peut-être un jour à
considérer sa timidité comme un simple petit inconvénient.
Cependant, même les parents qui ont encore du travail à faire pour se
réconcilier avec eux-mêmes peuvent être, selon Miller, d’une grande aide
pour leurs enfants. Les conseils d’un parent qui comprend intimement ce
que traverse son enfant sont éminemment précieux. Il est utile de dire à
son fils ou à sa fille qu’on avait aussi très peur, la veille de la rentrée
scolaire, et que cela s’améliore avec le temps. Qu’il vous croie ou non, il
aura entendu que vous le comprenez et l’acceptez. De plus, vous pourrez
vous servir de votre empathie pour savoir à quel moment pousser votre
enfant et jusqu’où, sans risquer de le brusquer. Par exemple, Sarah
pourrait imaginer que se produire du jour au lendemain devant toute sa
classe, c’est vraiment trop demander à sa fille. Un premier pas
consisterait à la faire chanter devant un petit groupe d’intimes ou une
amie proche, même si Ava commence par protester. Autrement dit, Sarah
gagnera donc bien à comprendre quand encourager sa fille, et dans
quelles limites.

La psychologue Elaine Aron, dont j’ai décrit le travail sur la sensibilité


au chapitre 6, offre une lecture éclairante de ce phénomène lorsqu’elle
parle de Jim, l’un des meilleurs pères qu’elle connaisse. Jim est un
extraverti insouciant, papa de deux petites filles. La première, Betsy, est
exactement comme lui mais la seconde, Lily, est plus sensible – elle
observe le monde avec vivacité et inquiétude. Étant un ami d’Aron, Jim
savait tout sur la sensibilité et l’introversion. Aussi a-t-il adopté le regard
de Lily, tout en ne voulant pas la laisser grandir timide.
C’est pourquoi, écrit la psychologue, Jim a pris le parti de lui faire
découvrir toutes les choses potentiellement agréables de la vie – sentir les
vagues de l’océan, grimper aux arbres, goûter de nouveaux plats aux
réunions de famille, jouer au foot et changer de tenue plutôt que de
toujours se cantonner au même uniforme confortable. Dans pratiquement
tous les cas, Lily commençait par trouver que ce n’était pas une bonne
idée, et Jim respectait toujours son avis. Jamais il ne l’a forcée, alors
qu’il savait se montrer très persuasif. Il se contentait de partager avec elle
sa vision de la situation – le plaisir, la sécurité, la ressemblance avec
d’autres choses qu’elle aimait bien. Il attendait cette petite étincelle dans
les yeux de sa fille qui indiquait qu’elle voulait se joindre aux autres,
même si elle ne le pouvait pas encore.
« Jim étudiait toujours soigneusement la situation pour que la petite ne
soit pas effrayée par la suite, pour qu’elle ressente l’expérience comme
une réussite. Parfois, c’est lui qui la retenait pour s’assurer qu’elle soit
vraiment prête. Et surtout, il veillait à ce que cela reste un conflit
intérieur, pas un conflit entre lui et elle… S’il arrivait que Lily elle-même
ou quelqu’un d’autre fasse une remarque sur ses manières discrètes, il
s’empressait de répondre : “C’est ta façon d’être. D’autres gens font
différemment. Mais toi, tu fais comme ça. Tu aimes prendre ton temps
pour être bien sûre.” Jim sait aussi que cette façon d’être consiste
également à se montrer chaleureuse avec quiconque se fait embêter par
les autres, à être soigneuse dans son travail, à remarquer tout ce qui se
passe au sein de la famille et à être la meilleure stratège en foot de toute
son école. »
L’une des plus belles choses que vous puissiez faire pour un enfant
introverti, c’est de l’aider à travailler sa façon d’aborder la nouveauté.
Rappelez-vous que les introvertis réagissent autant aux rencontres
d’inconnus qu’aux lieux et aux événements nouveaux. Ne confondez pas
la prudence de votre enfant avec une incapacité à se lier aux autres. Il se
protège de la nouveauté et de la surstimulation, pas du contact humain.
Comme nous l’avons vu dans le dernier chapitre, les niveaux
d’introversion-extraversion ne sont aucunement proportionnels ni à la
gentillesse, ni au besoin d’intimité. Les enfants introvertis, comme les
autres, recherchent la compagnie de leurs semblables, mais souvent à
plus petite dose.
La clé, c’est d’exposer progressivement votre enfant aux situations ou
aux personnes qu’il ne connaît pas – en prenant soin de respecter ses
limites, même quand elles paraissent extrêmes. Cette précaution a pour
conséquence des enfants plus confiants que si on les surprotège ou si on
les pousse trop fort. Faites-lui savoir que ce qu’il ressent est normal et
qu’il n’a pas à avoir peur. Allez à son rythme et, lorsque vous l’emmenez
au terrain de jeu, restez dans les parages – ou, s’il est vraiment petit,
posez une main douce et réconfortante dans son dos – aussi longtemps
qu’il a l’air d’avoir besoin de votre présence. Quand il prend des risques
sur le pan social, ne soyez pas économe de vos félicitations ; dites-lui
combien vous êtes fier de lui.
Il en est de même pour les situations nouvelles. Prenez un petit qui a
plus peur de l’océan que les autres enfants de son âge. Les parents
attentionnés reconnaissent que cette crainte est naturelle, voire pleine de
sagesse : l’océan peut être dangereux. Néanmoins, ils ne passeront pas
l’été terrés dans les dunes pour autant ni ne lâcheront brusquement leur
enfant dans l’eau en espérant qu’il nage. Ils lui diront qu’ils comprennent
sa frayeur et joueront peut-être dans le sable les premiers jours, non loin
des vagues pour le familiariser avec leur bruit. Ensuite, ils s’approcheront
du bord de l’eau, le petit sur leurs épaules. Ils guetteront une journée de
beau temps calme ou la marée est basse pour l’encourager à tremper un
orteil, puis le pied, puis le genou. Ils ne se précipiteront pas. Chaque petit
progrès est un pas de géant dans l’univers d’un enfant. Au moment où
votre petit finira par apprendre à nager comme un poisson, il aura passé
un tournant crucial dans sa relation à l’eau, ainsi qu’à la peur.
Votre enfant comprendra peu à peu que cela vaut la peine de franchir le
mur de son appréhension pour avoir accès à tout ce que l’autre côté peut
avoir d’amusant. Il apprendra alors à le faire lui-même. Comme le dit le
Dr Kenneth Rubin, directeur du Centre pour les enfants, les relations et la
culture de l’université du Maryland, « si vous persévérez à aider votre
jeune enfant à apprendre à réguler ses émotions et ses comportements de
manière apaisante et encourageante, il se produira peu à peu quelque
chose de magique : avec le temps, vous le verrez se rassurer lui-même en
silence. Il sera en train d’apprendre à autoréguler sa peur et sa
méfiance ».
Veillez, pour ce faire, à ne pas désigner votre enfant comme « timide ».
Il croira sinon que sa nervosité est une caractéristique fixée pour
toujours, au lieu d’une émotion qu’il peut maîtriser. Il sait forcément que
le terme « timide » est connoté négativement dans nos sociétés. Il est
important qu’il ne ressente pas de honte à être réservé.
Si possible, il faut enseigner tous ces instruments le plus tôt possible,
lorsque l’hésitation en société est moins stigmatisée. Habituez-le
doucement à s’intégrer au groupe et soyez vous-même un modèle en
développant des relations paisibles et amicales avec les étrangers. S’il ne
se sent pas à l’aise avec un enfant en particulier, ne le forcez pas. De
plus, expliquez-lui bien à l’avance le déroulement des occasions sociales
auxquelles il devra participer. Faites en sorte d’arriver tôt aux goûters
d’anniversaire de ses camarades. En effet, il est bien plus facile d’être
parmi les premiers invités car votre enfant aura l’impression que ce sont
les autres qui le rejoignent, et non lui qui vient déranger un groupe
préexistant.
Vous pouvez également expliquer à votre enfant quelques stratégies
sociales toutes simples pour l’aider à se sortir des moments délicats.
Encouragez-le à prendre un air confiant même si ce n’est pas ce qu’il
ressent. Rappelez-vous ces trois conseils immémoriaux : souris, tiens-toi
droit et regarde les gens dans les yeux. Apprenez-lui à chercher des
visages amicaux dans une foule. Bobby, un petit de trois ans, n’aimait pas
aller à la maternelle parce qu’à la récréation sa classe quittait la salle
rassurante pour jouer sur la terrasse avec les élèves des classes
supérieures. Il se sentait tellement intimidé qu’il ne voulait plus aller à
l’école que les jours où il pleuvait puisque la récréation se faisait alors à
l’intérieur. Ses parents l’aidèrent à repérer les camarades avec lesquels il
se sentait à l’aise pour jouer, et lui firent comprendre qu’un groupe de
garçons plus grands et bruyants ne devait pas l’empêcher de s’amuser.

Nous sommes en octobre, un mardi matin, et la classe de CM2 d’une


école primaire de New York s’installe pour un cours d’éducation civique
portant sur les trois branches du gouvernement américain. Les enfants
s’asseyent en tailleur sur un tapis dans un coin de la classe pendant que
leur enseignante, juchée sur une chaise avec un manuel sur les genoux,
prend quelques minutes pour expliquer les concepts de base. Puis, elle
propose une activité de groupe pour mettre la leçon en application.
« Après la pause-déjeuner, c’est le bazar dans cette classe, fait
remarquer l’institutrice. Il y a du chewing-gum sous les tables, des
emballages de sandwiches partout, et des chips écrasées par terre. Nous
n’aimons pas que la salle soit dans cet état, n’est-ce pas ? »
Les élèves font non de la tête.
« Aujourd’hui, nous allons remédier à ce problème – ensemble. »
Elle divise la classe en trois groupes de sept élèves chacun : un groupe
législatif dont la mission consistera à promulguer une loi régissant le
comportement durant la pause-déjeuner, un groupe exécutif chargé de
décider comment mettre ladite loi en application, et un groupe judiciaire
qui devra concevoir un système pour punir les contrevenants.
Les enfants se répartissent joyeusement en trois équipes. Il n’est pas
nécessaire de bouger les meubles. Le programme scolaire s’articule
tellement autour du travail de groupe que les tables sont déjà disposées
en trois ensembles. Un joyeux vacarme envahit la pièce. Certains élèves
qui avaient l’air de s’ennuyer ferme pendant la présentation de l’exercice
sont désormais en pleine discussion avec leurs camarades.
Mais pas tous. Si l’on considère ces enfants dans leur globalité, on se
croirait au milieu d’une bande de chiots surexcités. Pourtant, en se
concentrant sur eux de manière individuelle – par exemple sur Maya, une
rousse avec une queue-de-cheval, des lunettes cerclées de fer et un air
rêveur –, on a sous les yeux un tableau bien différent.
Dans le groupe de Maya, la « branche exécutive », tout le monde parle
à la fois. Elle se tient en retrait. Samantha, une grande potelée en T-shirt
mauve, prend les choses en main. Elle sort un sac en plastique de son
cartable et ordonne : « C’est celui qui tient le sac qui parle ! » Les élèves
le font passer en donnant une idée au passage. La scène me rappelle ce
moment dans Sa Majesté des Mouches où les enfants font circuler un
coquillage dans une tentative de civisme, du moins jusqu’à ce que la
situation dégénère.
Lorsque le sac arrive entre ses mains, Maya a l’air dépassée par les
événements.
« Je suis d’accord », dit-elle en le passant au suivant comme une patate
chaude.
Le sac fait plusieurs fois le tour. À chaque occasion, Maya le tend à
son voisin sans un mot. Au bout d’un moment, la discussion est close.
Maya semble embêtée. Je me dis qu’elle est gênée de ne pas avoir
participé. Samantha lit à voix haute la liste des propositions faites par le
groupe.
« Règle numéro un, déclame-t-elle. Celui qui ne respecte pas les lois
sera privé de récr…
— Attends ! l’interrompt alors Maya. J’ai une idée !
— Vas-y », concède Samantha d’un ton légèrement impatient. Comme
beaucoup d’introvertis sensibles qui perçoivent les indices les plus
subtiles de désapprobation, Maya entend la note cassante dans la voix de
sa camarade. Elle ouvre la bouche pour parler, puis baisse les yeux et ne
parvient qu’à marmonner des paroles inintelligibles. Personne ne
l’entend. Personne ne fait l’effort de l’entendre. La fille cool du groupe –
qui a des années-lumière d’avance sur les autres avec sa silhouette
élancée et ses vêtements à la mode – pousse un soupir théâtral. Maya se
noie dans sa confusion et la fille cool conclut : « OK, Samantha, tu peux
continuer à lire les règles. »
L’enseignante demande à la branche exécutive de récapituler son
travail. Tout le monde veut intervenir. Tout le monde sauf Maya. Comme
d’habitude avec sa voix qui porte, Samantha prend la direction des
opérations, et le reste du groupe finit par se taire. Son compte-rendu ne
tient pas vraiment debout, cependant, elle a tellement confiance en elle et
est tellement enthousiaste que ça n’a visiblement pas d’importance.
De son côté, Maya s’est assise à l’écart des autres et elle écrit
inlassablement son nom dans son carnet, en majuscules, comme pour
réaffirmer son identité. Au moins pour elle-même.
Un peu plus tôt, l’institutrice m’avait confié que Maya était une élève
éveillée sur le plan intellectuel et qu’elle faisait de brillantes rédactions.
Elle était aussi très douée au foot. En outre, elle se montrait gentille avec
les autres, proposant d’aider ceux qui avaient du mal à suivre. Pourtant,
ce matin-là, aucune des qualités de Maya ne sautait aux yeux.

N’importe quel parent tremble à l’idée que son enfant traverse de


mauvaises expériences dans son apprentissage scolaire, dans sa
socialisation ou dans la construction de son identité. Maya est une
introvertie ; dans une classe bruyante et surstimulée où l’on travaille de
manière collective, elle n’est pas dans son élément. Sa maîtresse m’a
confirmé qu’elle serait beaucoup plus à l’aise dans une école plus calme
où elle pourrait évoluer au milieu d’enfants « aussi studieux et attentifs
aux détails » qu’elle, et où une part plus grande serait faite au travail
individuel. Bien sûr, Maya doit apprendre à s’affirmer au sein d’un
groupe, néanmoins, des expériences comme celle à laquelle j’ai assisté
sont-elles réellement propices à cet apprentissage ? Le problème, c’est
que la plupart des écoles sont conçues pour les extravertis. Les introvertis
ont besoin de modes éducatifs différents de ceux qui fonctionnent pour
les extravertis et, souvent, leur conseiller de se montrer plus ouverts et de
s’intégrer à la collectivité est la seule solution qu’on leur apporte.
On oublie souvent que l’enseignement en larges groupes n’a rien de
sacro-saint. On préfère cette organisation non pas parce que c’est la
meilleure manière d’apprendre, mais parce que c’est la plus rentable. Et
puis, que ferait-on de nos enfants pendant que nous, adultes, travaillons ?
Si votre enfant préfère étudier de façon autonome et communiquer avec
les autres individuellement, il n’y a rien de mal à ça. C’est tout
simplement qu’il n’entre pas dans le modèle dominant.
Le but premier de l’école devrait être de préparer les enfants au reste
de leur vie. Pourtant, trop souvent, ce qui devient nécessaire à ces petits,
c’est d’être préparés à survivre à leur journée de classe. L’environnement
scolaire peut être contre nature, surtout du point de vue d’un élève
introverti qui aime travailler intensément à des projets qui lui tiennent à
cœur et qui préfère ne s’entourer que d’un ou deux amis à la fois. Toute
sa journée se déroule dans le bruit et l’agitation et, le pire de tout, c’est
qu’il n’a que très peu de temps pour penser ou créer. La structure même
du temps scolaire est faite de telle manière qu’il est presque certain
qu’elle sapera toute son énergie au lieu de le stimuler.
Pourquoi accepte-t-on ce formatage alors que l’on sait parfaitement
que ce n’est pas ainsi que les adultes s’organisent ? On s’émerveille de
voir des gamins introvertis et renfermés « s’épanouir » à l’âge adulte ; on
parle de métamorphose. En réalité, ce ne sont peut-être pas les enfants
qui changent mais leur environnement. Une fois adultes, ils sont libres de
choisir les amis, le partenaire et la carrière qui leur conviennent sans plus
avoir à s’adapter à une culture dans laquelle on les a catapultés. Comme
le dit le professeur Brian Little, les individus se réalisent pleinement
lorsqu’ils sont « engagés dans des occupations, des rôles et des
environnements qui concordent avec leur personnalité ». L’inverse est
aussi vrai : les enfants arrêtent d’apprendre quand ils se sentent menacés
sur le plan émotionnel.
Personne ne le sait mieux que LouAnne Johnson, une ancienne Marine
de l’armée américaine qui a son franc-parler et est devenue une
enseignante unanimement reconnue pour son travail auprès d’adolescents
parmi les plus difficiles du système scolaire public de Californie (c’est
elle que joue Michelle Pfeiffer dans le film Esprits rebelles). J’ai rendu
visite à Johnson chez elle, au Nouveau-Mexique, pour en savoir plus sur
son expérience d’enseignement atypique.
Il se trouve qu’elle est particulièrement douée avec les élèves très
timides – ce qui n’est pas un hasard. Une de ses techniques consiste à
leur raconter combien elle était elle-même timide. Son plus ancien
souvenir scolaire remonte au jardin d’enfants, le jour où on l’a fait se
lever sur un tabouret parce qu’elle aimait rester à lire des livres dans son
coin et que la maîtresse voulait la forcer à « communiquer ». « Beaucoup
d’élèves sont ravis d’apprendre que leur prof a été aussi terrifiée qu’eux,
m’a-t-elle expliqué. Je me rappelle d’une petite très timide que j’avais
dans ma classe d’anglais au lycée et dont la mère est venue me remercier
d’avoir dit à sa fille que j’étais persuadée qu’elle atteindrait son plus haut
niveau plus tard dans la vie, qu’il ne fallait pas qu’elle s’inquiète de ne
pas faire des étincelles au lycée. Sa mère m’a dit que ce seul
commentaire avait complètement changé le regard de sa fille sur la vie.
Imaginez un peu – une remarque en passant qui a un tel impact sur un
enfant sensible. »
Selon Johnson, pour encourager les timides à parler, il est bon de
trouver un support tellement prenant pour eux qu’ils en oublient leurs
inhibitions. Elle conseille de proposer aux élèves des débats sur des
sujets brûlants comme « les garçons ont une vie beaucoup plus facile que
les filles ». Johnson, qui intervient beaucoup en public malgré sa phobie
des discours, sait très bien de quoi il retourne. « Je n’ai pas dépassé ma
timidité, affirme-t-elle. Elle est assise là, dans le coin, à m’appeler.
Cependant, j’ai tellement à cœur de changer nos écoles qu’une fois que je
suis lancée, ma passion surpasse ma timidité. Quand on trouve quelque
chose qui nous enflamme vraiment, on s’oublie soi-même pendant un
moment. C’est comme prendre des vacances sur le plan émotionnel. »
Mais ne courez pas le risque de jeter les enfants en pâture au reste de la
classe sans les avoir soigneusement préparés à l’exercice. Faites-les
répéter à deux ou en petits groupes et ne les forcez pas s’ils sont toujours
terrifiés. Les experts affirment que les expériences négatives de prise de
parole en public dans l’enfance peuvent entraîner une terreur du discours
à vie.
En définitive, quel environnement scolaire serait le plus propice au
développement des enfants introvertis ? Commençons par quelques pistes
à l’intention des enseignants :
✓ Ne considérez pas l’introversion comme une caractéristique qu’il
faut corriger. Si un enfant introverti a besoin d’aide pour s’affirmer,
encouragez-le ou conseillez aux parents de lui trouver un atelier
d’entraînement en dehors de l’école, exactement comme pour des cours
particuliers de maths. En tout cas, valorisez ces élèves pour ce qu’ils
sont.
✓ Des études montrent qu’un tiers à la moitié d’entre nous sont des
introvertis. Ceci signifie que vous avez plus d’élèves introvertis que vous
ne l’imaginez. Certains, dès leur plus jeune âge, deviennent très doués
pour jouer les extravertis, ce qui les rend parfois difficiles à repérer. Ayez
donc des méthodes pédagogiques équilibrées qui satisfassent les deux
profils. Les extravertis aiment le mouvement, la stimulation et le travail
collaboratif ; les introvertis préfèrent les exposés, les temps de pause et
les projets autonomes. Faites de tout cela un mélange équitable.
✓ Les introvertis nourrissent souvent un ou deux centres d’intérêt
qu’ils ne partagent pas nécessairement avec leurs semblables. Leur
intensité dans ces domaines les fait de temps en temps passer pour des
fous alors que des recherches prouvent que c’est ce comportement qui
permet le développement d’un talent. Valorisez leurs activités et aidez-les
à se trouver des camarades comme eux, sinon dans la classe, du moins à
l’extérieur.
✓ Certains exercices de collaboration fonctionnent bien avec les
introvertis à condition d’être menés en petits groupes qui soient
structurés de sorte que chaque enfant ait bien conscience de son rôle.
✓ D’un autre côté, n’oubliez pas Anders Ericsson et ses expériences
sur l’entraînement volontaire (chapitre 3). Dans de nombreux domaines,
il est impossible d’atteindre un haut niveau si l’on ne sait pas travailler
tout seul. Faites bénéficier à vos élèves extravertis de l’exemple de leurs
camarades introvertis : apprenez-leur à travailler de manière autonome.
✓ Dans la classe, ne placez pas les enfants introvertis dans des zones
de grande interaction, recommande James McCroskey, professeur en
communication. Cela ne les fera pas parler plus. Ils se sentiront
simplement davantage menacés et auront du mal à se concentrer.
Facilitez la tâche aux élèves introvertis pour qu’ils participent en cours
mais ne les y forcez pas. Cela risquerait d’accroître leur appréhension et
d’endommager leur estime de soi.

À présent, quelques recommandations pour les parents. Si vous avez la


chance de pouvoir choisir où votre enfant va à l’école, cherchez un
établissement qui :
✓ encourage les intérêts personnels et l’autonomie
✓ organise des activités de groupe avec modération et par petites
unités bien encadrées
✓ valorise la gentillesse, la bienveillance et le respect des règles de
citoyenneté
✓ mette l’accent sur l’ordre et la propreté dans les salles et les couloirs
✓ soit structuré en petites classes calmes
✓ choisisse des enseignants réceptifs aux tempéraments timide,
sérieux, introverti, et sensible
✓ se concentre sur des activités extrascolaires qui intéressent
particulièrement votre enfant
✓ promeuve avec fermeté un programme contre le harcèlement et la
brutalité à l’école
✓ défende une culture tolérante et réaliste
✓ attire des enfants de même profil que le vôtre sur le plan
intellectuel, artistique ou sportif.

Pouvoir choisir son école est un luxe qui n’est pas donné à toutes les
familles. Mais, quel que soit l’établissement, vous pouvez faire beaucoup
pour aider votre petit introverti à bien pousser. Repérez les sujets qui le
motivent le plus et encouragez-le à les approfondir dans des cours à
l’extérieur, ou bien dans d’autres contextes comme les concours
scientifiques ou les ateliers d’écriture. Quant aux activités de groupe,
apprenez-lui à trouver un rôle qui lui convienne au sein de l’équipe. L’un
des avantages du travail collectif, même pour les introvertis, c’est qu’il
offre de nombreuses voies différentes. Votre enfant participera plus
naturellement s’il sait exactement en quoi consiste sa contribution.
Vous pouvez aussi l’aider à s’entraîner à prendre la parole. Expliquez-
lui qu’il n’y a rien de mal à prendre le temps de rassembler ses idées
avant de s’exprimer, même si les autres font différemment. Et
encouragez-le tout de même à intervenir le plus tôt possible dans la
discussion pour que la tension ne l’en dissuade pas une fois que tous les
autres auront parlé. Aidez-le à jouer de ses points forts. Il a tendance à
poser des questions sérieuses ? Valorisez cette qualité, et apprenez-lui
que les bonnes questions sont souvent plus utiles que les réponses
hâtives. Il considère les choses d’un point de vue atypique ? Dites-lui
combien c’est précieux, et poussez-le à partager sa vision avec les autres.
N’hésitez pas à avoir recours au dialogue concret. Par exemple, les
parents de Maya pourraient chercher avec elle comment elle aurait pu
agir pour mieux vivre cet exercice d’éducation civique. Le jeu de rôles
peut se révéler utile, en choisissant des situations aussi spécifiques que
possible. Maya aurait ainsi la possibilité de s’entraîner à dire, avec ses
propres mots : « C’est moi qui prends les notes ! », ou bien « Et si on
posait comme règle que ceux qui salissent la classe passeront les dix
dernières minutes de la récréation à ramasser les détritus ? »
Une autre difficulté sera peut-être de l’amener à vous raconter sa
journée de classe. Même d’un naturel communicatif, la plupart des
enfants sont réticents à partager des expériences qui leur ont fait ressentir
de la honte. Plus l’enfant est jeune, plus il sera susceptible de se confier.
Aussi faudrait-il engager ce processus le plus tôt possible dans sa
scolarité. Posez-lui avec douceur et patience des questions bien précises.
Plutôt qu’un simple « Comment ça s’est passé à l’école ? », optez pour
une phrase du genre « Qu’est-ce que tu as fait en cours de maths
aujourd’hui ? » Laissez ensuite toujours à votre enfant le temps de
répondre. En outre, évitez de lui imposer le sempiternel « Tu t’es bien
amusé à l’école ? » lancé d’une voix toute guillerette. Il sentirait combien
il est important pour vous qu’il réponde oui.
S’il ne veut toujours pas parler, attendez-le. Parfois, il aura besoin de
plusieurs heures pour décompresser et préférera se livrer dans des
moments de détente, à l’heure du bain ou du coucher. Réservez donc un
espace à ces occasions-là. Et, s’il fait confiance à sa nounou, sa tante ou
son frère aîné, ravalez votre fierté et demandez-leur de l’aide.
Pour finir, essayez de ne pas vous alarmer si votre enfant introverti n’a
pas l’air d’être le gamin le plus populaire de son école. Il est crucial pour
son équilibre émotionnel et social qu’il ait une ou deux amitiés solides,
mais il n’est pas indispensable qu’il soit apprécié de tous. Bon nombre
d’enfants introvertis développent plus tard une grande aisance sociale
bien que leur manière de rejoindre le groupe soit particulière, ou bien
qu’ils n’y restent que peu de temps. Tout va bien. Votre enfant doit
simplement acquérir les bases de la communication et se faire des amis,
pas devenir la star de son école. Il y a mille moyens d’arriver à une vie
satisfaisante.
L’un de ces moyens, c’est d’avoir des passions en dehors de la classe.
Alors que les extravertis ont tendance à papillonner d’un passe-temps à
un autre, les introvertis ont l’enthousiasme fidèle. Ceci leur donne un
avantage majeur en grandissant car l’estime de soi vient de la
compétence, et non l’inverse. Des chercheurs ont découvert que
l’engagement intense dans une activité était un gage de bonheur et de
bien-être. Les talents et les centres d’intérêt cultivés intelligemment
peuvent devenir une grande source d’assurance pour votre enfant, même
s’il se sent très différent de ses camarades.
Cependant, pour les parents, il n’est pas toujours facile de mettre en
place des situations qui encouragent ce sentiment de satisfaction intense.
La meilleure voie consiste à laisser votre enfant faire le choix lui-même.
S’il n’aime pas le sport, pas de problème. Aidez-le à trouver des activités
où il puisse faire connaissance avec des enfants comme lui tout en ayant
beaucoup d’espace pour lui. Des occupations a priori solitaires comme la
peinture ou l’écriture peuvent lui permettre de rencontrer toute une
communauté de semblables.
« J’ai connu des enfants qui en ont trouvé d’autres grâce au partage de
centres d’intérêt qui étaient importants pour eux tous, raconte le Dr
Miller. Les échecs, les jeux de rôle, voire même les groupes de discussion
autour des maths ou de l’histoire. » C’est ce que confirme l’animatrice
d’un atelier d’écriture pour adolescents. Les jeunes gens qui s’inscrivent
dans ses cours ne sont en général « pas le genre à vouloir parler pendant
des heures de mode ou des célébrités. Ces profils prétendument timides
ont en fait une grande envie de partager des idées, de les déconstruire, de
les modeler et, paradoxalement, quand on leur permet de le faire, ils ne
sont plus timides du tout. Ils se lient entre eux en profondeur, à un niveau
qui, à d’autres, pourrait paraître pénible ou ennuyeux ».
Si votre enfant est sujet à la surstimulation, le mieux serait d’opter
pour des activités telles que l’art ou la course d’endurance qui sont moins
soumises à la pression à court terme. Néanmoins, s’il est attiré par des
occupations qui exigent des performances, soutenez-le et aidez-le à les
gérer.
Petite, j’adorais le patinage artistique. Je restais des heures à la
patinoire à dessiner des huit sur la glace, à tournoyer joyeusement ou à
enchaîner les sauts. Pourtant, les jours de compétition, c’était une
catastrophe. La veille, je ne fermais pas l’œil de la nuit, et le jour J, je
chutais au beau milieu de figures que j’avais parfaitement réalisées à
l’entraînement. Au début, je croyais ce qu’on me disait – que j’avais le
trac comme tout le monde. Puis, j’ai remis en question ces paroles
lorsque j’ai vu une interview de Katarina Witt, médaillée d’or aux JO.
Elle racontait que c’était précisément l’angoisse ressentie avant la
compétition qui lui avait procuré l’adrénaline nécessaire pour gagner
l’or.
Ce jour-là, j’en ai conclu que Katarina Witt et moi étions des créatures
radicalement différentes, cependant, il m’a ensuite fallu des décennies
pour comprendre pourquoi. En fait, elle n’avait pas les nerfs sensibles et
cette stimulation lui insufflait simplement de l’énergie là où mon système
nerveux était tellement tendu que j’en aurais suffoqué. À l’époque, en
bon soutien inconditionnel, ma mère avait sondé les autres mamans
autour de la patinoire pour savoir comment leurs propres filles
réagissaient au stress avant les épreuves. Elle en était revenue avec des
informations qui, espérait-elle, m’aideraient à me sentir mieux. Kristen
est nerveuse, elle aussi. Et la maman de Renée m’a dit qu’elle avait peur
la veille d’une compétition. Cependant, je connaissais suffisamment
Kristen et Renée pour savoir qu’elles n’étaient pas aussi terrifiées que je
l’étais.
Si j’avais pu mieux me comprendre à cet âge-là, je pense que cela
m’aurait été utile. Si vous avez vous-même une fille qui patine, aidez-la à
accepter sa grande nervosité sans pour autant associer ce trait de
caractère à un échec assuré. Ce qu’elle redoute le plus, c’est d’échouer en
public. Elle a besoin de s’immuniser contre cette peur en multipliant les
compétitions, et même, au début, les échecs. Encouragez-la à s’inscrire à
des concours loin de chez vous où elle se sentira anonyme et où il n’y
aura personne qu’elle connaisse pour la voir tomber. Veillez à ce qu’elle
ait suffisamment répété. Dans le cas où elle envisagerait une compétition
sur une patinoire qui ne lui est pas familière, essayez de prévoir un temps
de familiarisation sur les lieux. Discutez avec elle de ce qui pourrait rater
et de la réaction qu’elle pourrait avoir : Imaginons que tu tombes et que
tu arrives dernière, est-ce que la vie s’arrêtera pour autant ? Enfin,
aidez-la à visualiser ce qu’elle ressentira si elle réussit ses figures sans
problème.

Se découvrir et pratiquer une passion peut changer le cours d’une vie,


pas seulement pour la durée de l’enfance, mais bien au-delà. Penchons-
nous sur l’histoire de David Weiss, batteur et journaliste musical. David
est un bon exemple d’enfant ayant grandi comme Charlie Brown et
s’étant ensuite bâti une vie créative, constructive et riche. Il adore sa
femme et son bébé. Il est passionné par son travail. Il a un vaste cercle
d’amis et vit à New York, ville qu’il considère comme l’endroit idéal
pour un fou de musique. Si l’on mesure la réussite d’une vie à l’aune de
l’amour et du travail, alors celle de David est incroyablement grande.
Pour autant, tout n’a pas toujours été si rose pour lui. Enfant, il était
gauche et timide. Ce qui l’intéressait, la musique et l’écriture, était
déconsidéré par les gens qui comptaient à l’époque : ses camarades. « On
n’arrêtait pas de me répéter : “Profites-en, ce sont les plus belles années
de ta vie”, et moi je me disais : J’espère bien que non ! Je détestais
l’école ; je n’avais qu’une hâte, c’était de m’échapper de là. Lorsque le
film Les Tronches est sorti, on aurait dit qu’ils s’étaient inspirés de moi
pour les personnages. Je savais que j’étais intelligent mais j’ai grandi
dans la banlieue de Detroit et, là-bas, c’est comme dans 99 % du pays : si
on est mignon et sportif, on ne se fait pas embêter. À l’inverse, si on a
l’air trop intelligent, on n’est pas respecté pour ça chez les gosses. Les
autres essaient plutôt de vous casser la figure. »
Alors comment en est-il arrivé là où il est aujourd’hui ? Pour David, ce
qui a tout bouleversé, c’est de jouer de la batterie. « Je sais très bien
quand j’ai dépassé toutes mes difficultés d’enfant : c’est le jour où je me
suis mis à la batterie. La batterie, c’est ma muse, mon Yoda. Au collège,
j’ai assisté à un concert du groupe de jazz du lycée et le gars le plus cool
de la bande, c’était vraiment le batteur, et de loin. Pour moi, les batteurs
étaient un peu comme des athlètes, des athlètes musicaux. Et la musique,
j’adorais ça. »
Au départ, c’était surtout une validation sociale. Il ne se faisait plus
jeter des fêtes par des brutes deux fois plus larges que lui. Bientôt, cela
devint plus profond : « J’ai compris un jour que c’était une forme
d’expression créatrice et ça m’a totalement retourné. J’avais quinze ans.
C’est là que j’ai commencé à vraiment m’engager là-dedans. Toute ma
vie a changé grâce à la batterie, et ça dure encore. »
David se souvient très bien comment il se sentait à neuf ans.
« Aujourd’hui, je suis en contact avec ce gosse. Dès que je fais un truc
que je trouve chouette, par exemple interviewer Alicia Keys, j’envoie un
message à ce petit pour lui dire que tout va bien se passer. J’ai le
sentiment que, lorsque j’avais neuf ans, je recevais ce genre de signaux
de l’avenir et, à l’époque, c’est une des choses qui m’ont donné la force
de m’accrocher. J’ai réussi à créer cette boucle entre qui je suis et qui
j’étais avant. »
L’autre élément qui a donné de la force à David, ce sont ses parents. Ils
se sont moins préoccupés de développer sa confiance en lui que de
l’encourager à trouver des moyens d’être productif. Peu importait ce pour
quoi il se passionnait du moment qu’il tenait bon et s’amusait. Son père
était un grand fan de foot mais il aurait été le dernier à le forcer à aller sur
un terrain. Pendant un temps, David fit du piano, puis du violoncelle.
Lorsqu’il annonça qu’il voulait se mettre à la batterie, ses parents furent
surpris. Cependant, ils ne flanchèrent pas. Ils accueillirent sa nouvelle
passion. Ils soutinrent leur fils.

Si le récit de la métamorphose de David fait écho en vous, il y a une


raison. Il est l’exemple parfait de ce que le psychologue Dan McAdams
appelle une histoire de vie rédemptrice – et un signe de bien-être ainsi
que de santé mentale. Il étudie les histoires que les gens se racontent sur
leur propre vie. Pour lui, nous écrivons tous notre vie comme des
écrivains un roman avec un début, des rebondissements, des tournants
décisifs, et une fin. Notre façon de mettre en scène notre passé influence
profondément le degré de satisfaction que l’on ressent dans notre vie de
tous les jours. Les gens malheureux ont tendance à voir les épreuves
comme des poisons qui ont ruiné ce qu’il y avait de bon (« Je n’ai jamais
plus été le même après que ma femme m’a quitté »), alors que les adultes
capables de positiver les voient comme des cadeaux cachés (« Le divorce
a été très douloureux mais je suis tellement plus heureux avec ma
nouvelle femme »). Ceux qui ont les vies les plus accomplies sont ceux
qui donnent du sens aux obstacles. McAdams a en quelque sorte rajeuni
l’un des grands préceptes de la mythologie occidentale : là où l’on
trébuche se trouve le trésor.
Pour beaucoup d’introvertis comme David, l’adolescence est un
trébuchement permanent, une forêt sombre et hostile où règnent la
mauvaise estime de soi et le malaise en société. Au collège et au lycée, le
sésame c’est la vivacité et l’esprit de groupe ; la profondeur et la
sensibilité ne comptent pas. Pourtant, de nombreux introvertis réussissent
à écrire une histoire de vie semblable à celle de David : pour pouvoir
jouer de la batterie à tue-tête pendant des décennies, il faut parfois passer
quelques années dans la peau de Charlie Brown.
Conclusion

Le pays des merveilles


« Notre culture a élevé au rang de vertu le fait de vivre comme des
extravertis. Nous avons découragé le voyage intérieur, la quête
d’un centre. Aussi avons-nous perdu notre centre, et il nous faut le
retrouver. »
ANAÏS NIN

Que vous soyez introverti vous-même ou que vous travailliez ou viviez


avec l’un d’entre eux, j’espère que vous tirerez un bénéfice personnel de
ce livre. En voici un résumé à emporter avec vous :
L’amour est essentiel ; la sociabilité, secondaire. Chérissez ceux qui
vous sont les plus proches et les plus chers. Travaillez avec des collègues
que vous appréciez et respectez. Les rencontres rendent tout le monde
heureux, introvertis compris, mais veillez à privilégier la qualité sur la
quantité.
Le secret de la vie consiste à se placer dans la bonne lumière. Pour
certains ce sont les projecteurs d’Hollywood, pour d’autres le halo ouaté
d’une lampe de bureau. Servez-vous de vos forces naturelles – la
persévérance, la concentration, l’intuition et la sensibilité – pour vous
consacrer à ce que vous aimez et ce qui compte. Résolvez des problèmes,
créez, pensez en profondeur.
Découvrez ce que vous êtes appelé à donner au monde, et faites en
sorte de l’accomplir. Si cela implique de parler en public, de faire du
réseautage ou d’autres activités qui vous rebutent, allez-y tout de même.
Acceptez que cela vous soit difficile, faites-vous aider pour vous
simplifier la tâche, et félicitez-vous lorsque vous y serez arrivé.
Respectez le besoin de vos proches d’évoluer en société, et votre
propre besoin de solitude (ou l’inverse si vous êtes un extraverti).
Occupez votre temps libre comme bon vous semble, pas comme vous
croyez être censé le faire. Restez chez vous pour le réveillon si cela vous
fait envie. Traversez la rue pour éviter les discussions futiles avec des
voisins. Lisez. Cuisinez. Courez. Écrivez une histoire. Passez un accord
avec vous-même : vous vous contraindrez à quelques sorties en société
et, en échange, vous ne vous sentirez pas coupable quand vous déclinerez
une invitation.
Si vos enfants sont eux aussi d’un naturel discret, aidez-les à
apprivoiser les personnes et les situations nouvelles. En dehors de cela,
laissez-les être eux-mêmes. Savourez l’originalité de leur esprit.
Glorifiez-vous de la force de leur conscience et de la loyauté de leurs
amitiés. N’attendez pas d’eux qu’ils suivent la meute. Encouragez-les
plutôt à vivre leurs propres passions. Et lancez des confettis au moment
où ils récoltent les fruits de ces passions, que ce soit derrière une batterie,
sur un terrain de foot ou sur le papier.
Si vous êtes enseignant, sachez apprécier vos élèves ouverts et
participatifs. N’oubliez pas pour autant les timides, les doux, les
autonomes ; ceux qui se concentrent sur leur seule passion pour la
chimie, les perroquets ou l’art du XIXe siècle. Ce sont les artistes, les
ingénieurs et les penseurs de demain.
Si vous êtes dirigeant d’entreprise, rappelez-vous qu’un tiers à la
moitié de vos effectifs sont probablement introvertis, que cela se voie ou
pas. Réfléchissez bien à la manière d’organiser l’espace de travail.
N’attendez pas des introvertis qu’ils soient emballés par les open spaces,
les déjeuners d’anniversaire ou les stages de travail de groupe. Sachez
tirer profit des forces des introvertis – ils peuvent vous aider à réfléchir
en profondeur, à mettre sur pied des stratégies, à résoudre des problèmes
complexes… et à découvrir des trésors cachés.
Ne sous-estimez pas non plus les dangers de la nouvelle pensée de
groupe. Si c’est la créativité que vous recherchez, demandez à vos
employés de résoudre les problèmes seuls avant de partager leurs idées.
Si vous préférez la sagesse de la foule, allez la chercher sur Internet, ou
par l’écrit, et assurez-vous que chacun ne puisse pas voir les idées des
autres avant que tout le monde ait eu l’occasion de participer. Le contact
direct est important car il favorise la confiance mais la dynamique de
groupe implique des obstacles à la pensée créatrice. Faites en sorte que la
collaboration se fasse en binômes ou en petits groupes. Ne voyez pas
toujours du talent dans l’éloquence et l’assurance. Si vous avez des
collaborateurs proactifs (et je vous le souhaite), rappelez-vous qu’ils
seront peut-être plus performants sous l’égide d’un chef introverti plutôt
que charismatique ou extraverti.
Qui que vous soyez, gardez à l’esprit que les apparences ne sont pas la
réalité. Certaines personnes se comportent en extravertis alors que cet
effort leur coûte en énergie, en authenticité, et parfois même en santé
physique. D’autres ont l’air distantes ou réservées, pourtant, leur paysage
intérieur est riche et spectaculaire. Aussi, la prochaine fois que vous
verrez quelqu’un au visage calme et à la voix douce, dites-vous qu’il est
peut-être en train de résoudre une équation, d’écrire un sonnet ou de
dessiner un chapeau. En somme, vous aurez probablement sous les yeux
les pouvoirs de la discrétion.
Les mythes et les contes de fées nous apprennent qu’il y a toutes sortes
de pouvoirs possibles dans ce monde. Untel aura un sabre laser, un autre
des parents sorciers. Le secret, ce n’est pas d’accumuler tous les pouvoirs
imaginables, mais de savoir se servir de ceux dont on est naturellement
doté. Les introvertis ont reçu les clés de jardins privés remplis de
merveilles. Posséder cette clé, c’est comme pour Alice tomber dans le
terrier du lapin. Elle n’a pas choisi d’aller au pays des merveilles –
néanmoins, elle en a fait une aventure fantastique et elle se l’est
appropriée.
Au fait, Lewis Carroll était un introverti lui aussi. Sans lui, il n’y aurait
pas d’Alice au pays des merveilles. Et cela ne nous surprend pas
vraiment, n’est-ce pas ?
Note au sujet de la dédicace
Mon grand-père était un homme affable aux yeux bleus remplis de
compassion, et habité par une passion pour les livres et le monde des
idées. Il portait toujours un costume et s’enthousiasmait de manière très
courtoise à propos de tout ce qui était digne d’enthousiasme chez les
gens, et particulièrement les enfants. Dans le quartier de Brooklyn où il
était rabbin, on croisait surtout sur les trottoirs des hommes portant des
chapeaux noirs, des femmes vêtues de jupes longues et des enfants
incroyablement bien élevés. Sur le chemin de la synagogue, mon grand-
père saluait chaque passant, félicitait gentiment tel enfant pour ses
résultats scolaires et tel autre pour sa grande taille ou encore sa
débrouillardise. Les gosses l’adoraient, les hommes d’affaires le
respectaient et les âmes perdues se raccrochaient à lui.
Mais ce qu’il aimait par-dessus tout, c’était lire. Dans son petit
appartement où il menait une vie de veuf depuis des décennies, tous les
meubles ne servaient plus qu’à accueillir des piles de livres : les textes
hébraïques à tranche dorée côtoyaient les romans de Margaret Atwood ou
de Milan Kundera. Mon grand-père prenait place à sa minuscule table de
cuisine sous un halo de lumière crue, et il sirotait du thé Lipton en
picorant du gâteau marbré, un livre ouvert sur la nappe en coton blanc.
Dans ses sermons, véritables tapisseries de pensées antique et humaniste,
il faisait partager le fruit de ses lectures de la semaine à ses fidèles.
C’était un timide qui avait du mal à regarder son assemblée dans les
yeux, pourtant, il montrait tant d’audace dans ses explorations spirituelles
et intellectuelles qu’à chacune de ses interventions, la synagogue était
tellement bondée qu’on ne pouvait plus s’asseoir.
Le reste de ma famille s’inspirait de lui. Chez nous, la lecture était la
première activité de groupe. Le samedi après-midi, nous nous blottissions
dans notre tanière avec nos livres. Ainsi, on cumulait tous les avantages :
la chaleur animale de la famille tout près de soi, tout comme la liberté
d’errer à sa guise dans un monde d’aventures à l’intérieur de son propre
imaginaire.
Cependant, à la préadolescence, j’ai commencé à me demander si toute
cette lecture ne m’avait pas un peu mise « sur la touche ». J’ai eu
confirmation de ce soupçon à dix ans, en colonie de vacances, en voyant
une fille avec d’épaisses lunettes et un grand front refuser de poser son
livre le jour pourtant crucial de l’arrivée dans le camp – elle était
instantanément devenue une paria, et son séjour un enfer tant les autres
l’excluaient. Moi aussi j’avais envie de lire, mais j’avais laissé mes livres
de poche bien sagement dans ma valise (non sans me sentir coupable,
comme si les livres avaient besoin de moi et que je les abandonnais
lâchement). J’ai constaté de mes yeux que cette fille qui aimait lire était
considérée comme timide et studieuse – des traits de caractère que je
possédais moi aussi tout en sachant que je devais les camoufler.
À partir de cet été-là, je me suis sentie moins à l’aise avec mon désir
de m’isoler avec un livre. Au lycée puis à l’université et lors de mes
débuts en tant qu’avocate, j’ai essayé de paraître plus extravertie et moins
intello que je l’étais en réalité.
Néanmoins, en vieillissant, j’ai été inspirée par l’exemple de mon
grand-père. C’était un discret, et un grand homme. Lorsqu’il est mort à
l’âge de quatre-vingt-quatorze ans, dont soixante-deux en chaire, la
police de New York a dû boucler le quartier pour permettre la circulation
de la foule en deuil. Il aurait été surpris de ce spectacle. À présent, je
pense qu’une de ses plus grandes qualités était l’humilité.
Je dédie ce livre avec amour à ma famille d’enfance. À ma mère, et à
son goût immodéré pour les discussions tranquilles autour de la table de
la cuisine ; elle nous a fait, à nous autres ses enfants, le don de l’intimité.
J’ai beaucoup de chance d’avoir eu une mère aussi dévouée. À mon père,
médecin passionné qui nous a enseigné par l’exemple le bonheur de
rester assis des heures à un bureau en quête de savoir, mais qui savait
aussi revenir à la surface pour m’initier à ses poèmes et expériences
scientifiques préférés. À mon frère et à ma sœur qui partagent
aujourd’hui encore la chaleur et l’affection prodiguées par le foyer dans
lequel nous avons grandi, entourés de littérature. À ma grand-mère, pour
son cran, sa vaillance et sa bienveillance.
Et en mémoire de mon grand-père, qui parlait avec tant d’éloquence la
langue des discrets.
Note sur les termes introverti et extraverti
Ce livre traite de l’introversion considérée selon un angle culturel. Son
point de départ est la dichotomie immémoriale entre « l’homme
d’action » et « l’homme contemplatif », et le constat que le monde
gagnerait à un meilleur équilibre des forces entre les deux types. Il se
concentre sur celui ou celle qui se reconnaîtra dans tout ou partie des
adjectifs suivants : réfléchi, cérébral, studieux, modeste, sensible,
méditatif, sérieux, contemplatif, subtil, introspectif, doux, calme,
pudique, solitaire, timide, réticent à prendre des risques, susceptible. Les
Discrets évoque aussi le tempérament diamétralement opposé, celui de
« l’homme d’action » exubérant, expansif, sociable, nerveux, dominant,
affirmé, actif, téméraire, peu susceptible, léger, audacieux et à l’aise sous
les projecteurs.
Il s’agit là de catégories grossières. Peu d’individus s’identifient
pleinement à l’une ou à l’autre seulement. Cependant, la plupart d’entre
nous reconnaissent instantanément ces types car ils jouent un rôle
déterminant dans notre culture.
À l’heure actuelle, les psychologues de la personnalité ont sans doute
une conception de l’introversion et de l’extraversion qui diffère de celle à
laquelle je me réfère dans cet ouvrage. Les adeptes du modèle en cinq
facteurs (ou « Big Five ») considèrent souvent que des caractéristiques
telles qu’un penchant pour la cérébralité, une vie intérieure riche, une
forte conscience, une certaine anxiété (notamment la timidité) et une
nature peu encline à la prise de risques appartiennent à des catégories
tout à fait distinctes de l’introversion. Pour eux, ces traits de caractère
s’apparentent plutôt à « l’ouverture à l’expérience », au « caractère
consciencieux » ou encore à la « tendance à la névrose ».
C’est volontairement que je fais un usage bien plus large du terme
introverti. Celui-ci s’inspire de la psychologie « Big Five » mais englobe
aussi la pensée jungienne concernant le monde intérieur de l’introverti,
au « charme inépuisable », et l’expérience subjective ; les recherches de
Jerome Kagan sur la réactivité haute et l’anxiété (voir chapitres 4 et 5) ;
les travaux d’Elaine Aron sur la sensibilité à la stimulation sensorielle, et
son lien avec une conscience aiguë de son environnement, un ressenti
intense, une tendance au repli sur soi ainsi qu’une profondeur de pensée
(voir chapitre 6) ; et enfin, diverses études sur l’endurance et la
concentration dont font preuve les introvertis dans la résolution de
problèmes, dont l’essentiel est magistralement résumé dans les travaux
de Gerald Matthews (voir chapitre 7).
En effet, pendant plus de trois mille ans, la culture occidentale a
associé entre elles les qualités dont nous avons fait mention dans les
constellations d’adjectifs ci-dessus. Comme l’écrivit l’anthropologue
C.A. Valentine :
Les traditions culturelles occidentales ont une conception de la
variabilité individuelle qui semble ancienne, largement répandue, et
persistante. Sous sa forme populaire, on la retrouve dans la notion
familière de l’homme d’action doué de sens pratique, réaliste ou encore
sociable, par opposition au penseur, au rêveur, à l’idéaliste, ou encore
au timide. Les étiquettes les plus couramment associées à cette tradition
sont les classifications en types « extraverti » et « introverti ».
La conception de l’introversion selon Valentine inclut des
caractéristiques que les psychologues d’aujourd’hui associeraient au
contraire à l’ouverture à l’expérience (« penseur », « rêveur »), à un
caractère consciencieux (« idéaliste »), et à une tendance à la névrose
(« timide »).
Une longue lignée de poètes, de scientifiques et de philosophes ont eux
aussi eu tendance à regrouper ces traits de personnalité. En réalité, on
peut remonter jusqu’à la Genèse, le premier livre de la Bible, où l’on voit
Jacob le cérébral (un « homme tranquille vivant sous une tente » qui
deviendra plus tard « Israël », celui qui lutte intérieurement contre Dieu)
en rivalité avec son frère, le truculent Ésaü (« chasseur expérimenté » et
« homme aventureux »). Dans l’Antiquité, les médecins Hippocrate et
Galien émirent la célèbre hypothèse selon laquelle les tempéraments des
hommes – et donc leur destinée – étaient déterminés par les fluides
corporels, ou humeurs. Ainsi, un excès de sang et de « bile jaune »
rendait sanguin ou colérique (extraversion stable ou névrotique), et un
excès de flegme et de « bile noire » rendait calme ou mélancolique
(introversion stable ou névrotique). Aristote fit remarquer que le
tempérament mélancolique était associé à l’éminence en philosophie, en
poésie et dans les arts en général (ce que nous pourrions classer dans la
catégorie « ouverture à l’expérience »). John Milton, poète anglais du
e
XVII siècle et auteur de « Il Penseroso » (« le penseur ») ainsi que
« L’Allegro » (« le joyeux »), comparait l’être « heureux », batifolant
dans la campagne et se divertissant à la ville, au « pensif », déambulant la
nuit dans les bois d’un air méditatif et étudiant dans une « tour solitaire »
(une fois encore, la description d’« Il Penseroso » s’appliquerait de nos
jours non seulement à l’introversion mais aussi à l’ouverture à
l’expérience et à la tendance à la névrose). Le philosophe allemand
Schopenhauer opposait quant à lui les profils « gais » (énergiques, actifs
et s’ennuyant facilement) à son type préféré, les « intelligents »
(sensibles, imaginatifs et mélancoliques). « Dites-vous bien, vous autres
hommes d’action !, s’exclamait son compatriote Heinrich Heine, que
vous n’êtes, pour finir, rien d’autre que les instruments inconscients des
hommes de pensée. »
Du fait de cette complexité de définition, j’avais envisagé d’inventer
mes propres termes pour synthétiser ces constellations de
caractéristiques. Je me suis néanmoins ravisée, une nouvelle fois pour
des raisons culturelles : les mots introverti et extraverti ont l’avantage
d’être connus et évocateurs. À chaque fois que je les prononçais, aussi
bien dans un dîner qu’à mon voisin dans l’avion, ils suscitaient un torrent
de réflexions et de confessions.
Remerciements
Jamais je n’aurais pu écrire ce livre sans l’aide d’innombrables amis,
membres de ma famille et collègues, parmi lesquels : Richard Pine, alias
Super Agent RSP (du moins pour moi) : l’agent littéraire le plus
intelligent, le plus futé qu’un écrivain puisse rêver d’avoir (et,
accessoirement, un type vraiment bien). La foi de Richard n’a pas vacillé
une seconde, il a cru en ce livre avant moi. Puis, il m’a accompagnée
pendant les cinq années qu’il m’a fallu pour boucler les recherches et
l’écriture. Je le considère non seulement comme un agent mais aussi
comme un partenaire dans ma carrière. J’ai également apprécié la
collaboration avec toute l’équipe d’InkWell Management, dont Ethan
Bassoff, Lyndsey Blessing et Charlie Olsen.
Chez Crown Publishers, j’ai eu le privilège de travailler avec la
remarquable Molly Stern et sa formidable équipe. Rachel Klayman est
sans aucun doute l’éditrice la plus brillante et la plus dévouée de ce
métier. Elle était disponible tant à 2 heures du matin qu’à 14 heures pour
repérer les faiblesses de mon raisonnement ainsi que les coquilles de ma
prose, et pour défendre infatigablement ce livre. J’ai aussi affectionné la
générosité de Mary Choteborsky et de Jenna Ciongoli qui m’ont offert
avec prodigalité leurs talents éditoriaux. Et j’ai eu la chance d’avoir pour
relecteur extérieur Peter Guzzardi qui a un instinct extraordinaire et un
don pour faire paraître les critiques charmantes. Mes remerciements les
plus sincères à vous tous. Sans vos efforts, ce livre ne serait que l’ombre
de lui-même.
Ma gratitude va tout spécialement à Rachel Rokicki et à Julie Cepler
pour la créativité et l’enthousiasme qu’elles ont apportés à la cause de ce
livre. Merci également à Patty Berg, Mark Birkey, Chris Brand,
Stephanie Chan, Tina Constable, Laura Duffy, Songhee Kim, Kyle
Kolker, Rachel Meier, Annsley Rosner, et à toute l’équipe de chez
Crown.
J’ai aussi eu l’honneur de travailler avec Joel Rickett, Kate Barker, et
le reste de la géniale équipe de chez Viking/Penguin Angleterre.
Les membres extraordinaires de TED ont accueilli les idées de ce livre
et m’ont donné l’occasion d’en parler à la conférence de TED à Long
Beach en 2012. Je suis reconnaissante à Chris Anderson, Kelly Stoetzel,
June Cohen, Tom Rielly, Michael Glass, Nicholas Weinberg et toute la
tribu TED.
Brian Little, dont je cite les travaux au chapitre 9, est devenu pour moi
un mentor et un ami incroyable. Je l’ai rencontré au tout début de mes
recherches, lorsque j’ai sollicité un entretien avec lui. Non seulement il
me l’a accordé, mais il m’a aussi donné, au fil des ans, mon propre
séminaire en psychologie de la personnalité à l’université. Je suis fière de
faire partie de ses disciples et de ses amis.
Elaine Aron, dont j’évoque les recherches au chapitre 6, m’a inspirée
par le travail de toute une vie et a donné sans compter de son temps, de
son savoir et de son histoire.
Je me suis appuyée sur le soutien et les conseils d’une foule d’amis,
parmi lesquels : Marci Alboher, Gina Bianchini, Tara Bracco, Janis
Brody, Greg Bylinksy, David Callahan, Helen Churko, Mark Colodny,
Estie Dallett, Ben Dattner, Ben Falchuk, Christy Fletcher, Margo Flug,
Jennifer Gandin Le, Rhonda Garelick, Michael Glass, Vishwa Goohya,
Leeat Granek, Amy Gutman, Hillary Hazan-Glass, Wende Jaeger-
Hyman, Mahima Joishy, Emily Klein, Chris Le, Rachel Lehmann-Haupt,
Lori Lesser, Margot Magowan, Courtney Martin, Fran et Jerry Marton,
Furaha Norton, Elizabeth O’Neill, Wendy Paris, Leanne Paluck Reiss,
Marta Renzi, Gina Rudan, Howard Sackstein, Marisol Simard, Daphna
Stern, Robin Stern, Tim Stock, Jillian Straus, Sam Sugiura, Tom Sugiura,
Jennifer Taub, Kate Tedesco, Ruti Teitel, Seinenu Thein, Jacquette
Timmons, Marie Lena Tupot, Sam Walker, Daniel Wolff et Cali Yost. Un
merci tout spécial à Anna Beltran, Maritza Flores et Eliza Simpson.
Je suis tout particulièrement sensible à la fidélité de certains de mes
plus vieux et plus chers amis : Mark Colodny, Jeff Kaplan, Hitomi
Komatsu, Cathy Lankenau-Weeks, Lawrence Mendenhall, Jonathan
Sichel, Brande Stellings, Judith van der Reis, Rebecca et Jeremy
Wallace-Segall, et Naomi Wolf, qui sont restés proches même lorsque
l’on avait à peine le temps de discuter, sans parler de se voir, durant les
années où j’ai écrit ce livre et donné naissance à mes deux enfants.
Merci aussi aux membres de l’Invisible Institute qui m’inspirent et
m’épatent sans arrêt : Gary Bass, Elizabeth Devita-Raeburn, Abby Ellin,
Randy Epstein, Sheri Fink, Christine Kenneally, Judith Matloff, Katie
Orenstein, Annie Murphy Paul, Pamela Paul, Joshua Prager, Alissa
Quart, Paul Raeburn, Kathy Rich, Gretchen Rubin, Lauren Sandler,
Deborah Siegel, Rebecca Skloot, Debbie Stier, Stacy Sullivan, Maia
Szalavitz, Harriet Washington, et Tom Zoellner.
Pour les idées qu’ils m’ont données et que j’aimerais pouvoir mettre en
bouteille pour les vendre, je remercie les propriétaires du cottage
d’Amagansett : Alison (Sunny) Warriner et Jeanne Mclemore. Il en est de
même pour Evelyn et Michael Polesny, propriétaires du magique Doma
Café à Greenwich Village où j’ai écrit la majeure partie de ce livre.
Ma reconnaissance va également à tous ceux qui, d’une manière ou
d’une autre, ont aidé cet ouvrage à décoller : Nancy Ancowitz, Mark
Colodny, Bill Cunningham, Ben Dattner, Aaron Fedor, Boris Fishman,
David Gallo, Christopher Glazek, Suzy Hansen, Jayme Johnson, Jennifer
Kahweiler, David Lavin, Ko-Shin Mandell, Andres Richner, JillEllyn
Riley, Gretchen Rubin, Gregory Samanez-Larkin, Stephen Schueller,
Sree Sreenivasan, Robert Stelmack, Linda Stone, John Thompson,
Charles Yao, Helen Wan, Georgia Weinberg et Naomi Wolf.
J’ai une dette toute particulière à l’égard de tous ceux que je cite de
manière directe ou indirecte et dont certains sont devenus des amis :
Michel Anteby, Jay Belsky, Jon Berghoff, Wayne Cascio, Hung Wei
Chien, Boykin Curry, Tom DeMarco, Richard Depue, le Dr Janice Dorn,
Anders Ericsson, Jason Fried, Francesca Gino, Adam Grant, William
Graziano, Stephen Harvill, David Hofmann, Richard Howard, Jadzia
Jagiellowicz, Roger Johnson, Jerry Kagan, Guy Kawasaki, Camelia
Kuhnen, Tiffany Liao, Richard Lippa, Joanna Lipper, Adam McHugh,
Mike Mika, Emily Miller, Jerry Miller, Quinn Mills, Purvi Modi, Joseph
Newman, Preston Ni, Carl Schwartz, Dave Smith, Mark Snyder,
Jacqueline Strickland, Avril Thorne, David Weiss, Mike Wei et Shoya
Zichy.
Beaucoup de gens que je ne mentionne pas dans le corps du livre
m’ont généreusement donné de leur temps et de leur sagesse, notamment
à travers des entretiens. Ils ont nourri ma pensée durant toute l’écriture.
Je parle de Marco Acevedo, Anna Allanbrook, Andrew Ayre, Dawn
Rivers Baker, Susan Blew, Jonathan Cheek, Jeremy Chua, Dave
Coleman, Ben Dattner, Matthew Davis, Scott Derue, Carl Elliott, Brad
Feld, Kurt Fischer, Alex Forbes, Donna Genyk, Carole Grand, Stephen
Gerras, Lenny Gucciardi, Anne Harrington, Naomi Karten, James
McElroy, Richard McNally, Greg Oldham, Christopher Peterson, Lise
Quintana, Lena Roy, Chris Scherpenseel, Hersh Shefrin, Nancy Snidman,
Sandy Tinkler, Virginia Vitzthum, E. O. Wilson, David Winter et Patti
Wollman. Merci à vous tous.
Et, par-dessus tout, je remercie ma famille : Lawrence et Gail
Horowitz, Barbara Schnipper et Mitchell Horowitz, dont je parle dans la
dédicace ; Lois, Murray et Steve Schnipper, qui font que le monde est
plus beau ; Steve et Gina Cain, mes merveilleux frère et sœur de la côte
Ouest ; et l’inimitable Heidi Postlewait.
Tout mon amour et ma gratitude à Al et Bobbi Cain qui m’ont enrichie
de leurs conseils, de leurs contacts et de l’éclairage professionnel dont
j’ai eu besoin pendant l’écriture de ce livre. Ils m’ont sans cesse donné
des raisons d’espérer que je serai un jour une belle-mère aussi dévouée et
enthousiaste qu’eux le sont pour moi.
Et à mon Gonzo bien-aimé (alias Ken) qui est sans doute la personne
la plus généreuse sur cette planète et la plus époustouflante. Au cours des
années où j’ai écrit ce livre, il a relu mes brouillons, aiguisé mes idées,
préparé le thé, il m’a fait rire, m’a apporté du chocolat, a entretenu notre
jardin, a retourné ciel et terre afin de me laisser du temps pour écrire. Il a
mis de la couleur et de la vitalité dans nos vies et a réussi à nous faire
sortir des Berkshires. Bien sûr, il nous a aussi donné Sammy et Elishku
qui ont rempli notre maison de petites voitures et nos cœurs d’amour.
Pour ceux qui souhaitent consulter les notes américaines, vous pouvez
les trouver sur :
www.editions-jclattes.fr/laforcedesdiscrets-notes

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