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PHYSIQUE

SAVOIRS ACTUELS

RHÉOPHYSIQUE
LA MATIÈRE DANS
TOUS SES ÉTATS

PHILIPPE COUSSOT

CNRS ÉDITIONS
Philippe Coussot

Rhéophysique
La matière dans tous ses états

S A V O I R S A C T U E L S
EDP Sciences/CNRS ÉDITIONS
Illustration de couverture : Mélange de peintures. Les différentes couleurs per-
mettent de visualiser l’histoire de l’écoulement. La configuration finale est
préservée grâce au caractère pâteux (fluide à seuil) de ces matériaux.

Imprimé en France.


c 2012, EDP Sciences, 17, avenue du Hoggar, BP 112, Parc d’activités de Courtabœuf,
91944 Les Ulis Cedex A
et
CNRS ÉDITIONS, 15, rue Malebranche, 75005 Paris.
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pour tous pays. Toute reproduction ou représentation intégrale ou partielle, par quelque
procédé que ce soit, des pages publiées dans le présent ouvrage, faite sans l’autorisation
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de copie, 3, rue Hautefeuille, 75006 Paris. Tél. : 01 43 26 95 35.

ISBN EDP Sciences 978-2-7598-0759-8


ISBN CNRS Éditions 978-2-271-07602-1
Préface

De nombreux matériaux échappent à la distinction entre solide et liquide et


nous les avons croisés dès notre plus tendre enfance : qui n’a jamais joué
avec la purée dans son assiette, manipulé de la pâte à modeler ou construit
des tas de sable ? Cette matière intermédiaire se retrouve dans de nombreux
phénomènes naturels ou applications industrielles, depuis les écoulements de
sang plus ou moins visqueux selon l’arrangement des globules rouges jusqu’aux
bétons auto-plaçants qui se liquéfient sous vibration pour épouser la forme
des coffrages, en passant par la mayonnaise, le ketchup et les mousses, ou
les crèmes, gels ou émulsions cosmétiques. Santé, génie civil, agroalimentaire !
Tous les domaines sont concernés.
Ces matériaux complexes sont d’une grande importance mais la science
dans ce domaine est encore peu développée. Pourtant il s’agit de notre quoti-
dien et c’est à travers ces substances que l’on peut toucher du doigt la réalité
d’une multitude de phénomènes physiques, physicochimiques et mécaniques.
Ces matériaux ont même initié une nouvelle forme d’enseignement scienti-
fique à l’école, fondée sur une démarche d’investigation appelée « la main à la
pâte »1 . De nombreux traités de rhéologie d’un niveau avancé rendent compte
de la variété de ces systèmes et de leurs comportements en s’appuyant, le plus
souvent, sur des mesures mécaniques. L’originalité de l’ouvrage de Philippe
Coussot est de suivre un itinéraire inverse, dans l’esprit des recherches qu’ont
menées ces dernières décennies des physico-chimistes inspirés par Pierre Gilles
de Gennes, et qui s’appuient sur des descriptions physiques et chimiques pour
expliquer dans une approche unifiée l’origine du comportement de ces sys-
tèmes qualifiés aujourd’hui de « matière molle ».
Naturellement les développements scientifiques correspondant aux diffé-
rents chapitres de ce livre ont connu des histoires diverses et autonomes ;
à l’intérieur même de chaque chapitre on reconnaît des sources bien dis-
tinctes. Retenons un seul exemple, celui que je connais le moins mal : l’étude
des milieux granulaires et des matériaux divisés. Les connaissances se sont
construites de façon indépendante en génie civil, en science des sols, en agrono-
mie, en génie chimique, en planétologie. . . et j’en oublie certainement. L’effort
conduit depuis plusieurs décennies dans ce champ de recherche par une large

1. http ://www.lamap.fr/
iv Rhéophysique

communauté de physiciens et physico-chimistes a consisté à faire rentrer ces


avancées dans un cadre unifié. Dans ce but ils ont combiné des expériences
modèles, souvent « de coin de table », parfois inspirées d’expériences classiques
dans des domaines d’application spécifiques, des approches numériques, et des
modèles théoriques s’inspirant de la physique statistique de systèmes micro-
scopiques. L’ouvrage récent Les milieux granulaires - entre fluide et solide 2
écrit dans cette même collection témoigne de cette approche nouvelle et des
progrès accomplis. Et l’on pourrait tenir un discours équivalent sur chacun
des chapitres de ce livre ambitieux.
Un des grands mérites du projet de Philippe Coussot est d’avoir réussi
à conduire une description des divers types de matériaux considérés – poly-
mères, colloïdes, suspensions, émulsions et mousses – en des termes physiques
simples et avec un formalisme limité et commun à l’ensemble des chapitres.
Tous ces matériaux ont pour point commun essentiel d’être des systèmes dis-
persés possédant des interfaces d’autant plus importantes que la granularité
est fine. La compacité y apparaît comme un paramètre-pilote, et l’on retrouve
dans chaque cas des états allant du dilué (sans interaction) au semi dilué
ou au compact, pour lesquelles les problèmes d’encombrement imposent des
limites qui dépendent le plus souvent des conditions d’élaboration. Si cette
approche simplifiée néglige parfois les fortes fluctuations de taille ou d’orga-
nisation, le modèle de départ, que j’aime à caractériser comme la physique
du sac de billes, permet de dégager les effets qualitatifs essentiels de ces di-
verses phases. Il est toujours possible ultérieurement de prendre en compte
des détails géométriques des éléments constituants.
À ces divers régimes correspondent des comportements mécaniques spé-
cifiques tels que liquide, pâteux (cet adjectif ayant un sens physique encore
assez flou, mais une définition mécanique beaucoup plus claire) ou solide.
L’apparition de chacun de ces régimes dépend d’ailleurs des types des sollici-
tations imposées et de leurs échelles de temps – ce qui est bien le fondement
de la rhéologie. Un intérêt supplémentaire de cet ouvrage est la mise en com-
mun de thèmes a priori disjoints, ce qui permet des éclairages croisés entre
les différents chapitres. L’écoulement de mousses par exemple peut être mis
en regard de celui d’une suspension de grains déformables, les phénomènes
d’élongation dans les solutions de polymères se rapprochent des problèmes de
grains colloïdaux, etc.
Philippe Coussot a la grande chance de travailler dans un milieu de
recherches appliquées autour du génie civil. La rencontre, la confrontation
pourrait-on dire entre des propriétés fondamentales et les propriétés d’usage
des matériaux avec des effets d’échelles ou de durabilité permet d’apporter de
meilleures réponses aux nécessités de la construction.
Ce livre d’une grande clarté sera une référence indispensable pour tous
les ingénieurs et les techniciens qui travaillent avec ces matériaux complexes.

2. Les milieux granulaires - entre fluide et solide, B. Andreotti, Y. Forterre, O. Pouliquen


EDP Sciences – CNRS Editions, Collection Savoirs Actuels, 2011.
Préface v

Ils pourront faire usage des lois empiriques permettant de calculer ou de pré-
voir leurs comportements. Au-delà de ces bases utilitaires, ils pourront com-
pléter leurs connaissances par une approche physique qui précise le sens et
l’origine des phénomènes généralement décrits dans les ouvrages de rhéologie
plus classiques. Le présent livre de Philippe Coussot offre donc une démarche
multidisciplinaire et originale, susceptible d’intéresser un vaste public allant
des ingénieurs aux chercheurs.

Étienne Guyon
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Table des matières

Préface iii

Avant-propos xiii

1 Introduction 1
1.1 Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1
1.2 Les solides . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2
1.3 Les liquides . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6
1.4 Les suspensions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11
1.4.1 Séparation de phases . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11
1.4.2 Impact de la présence de particules sur le comportement
du mélange . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12
1.4.3 Effets additionnels . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13
1.5 Les colloïdes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18
1.5.1 Interactions colloïdales . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18
1.5.2 Seuil de contrainte . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 19
1.5.3 Thixotropie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 21
1.6 Les polymères . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 24
1.6.1 Propriétés des chaînes de polymère . . . . . . . . . . . . 24
1.6.2 Mise en solution . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 25
1.6.3 Viscoélasticité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 26
1.6.4 Autres propriétés des polymères . . . . . . . . . . . . . 29
1.7 Les émulsions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 30
1.8 Les mousses . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33
1.9 Les granulaires . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34
1.10 Les matériaux « réels » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 37

2 Matériaux simples 39
2.1 Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39
2.2 Interactions entre composants élémentaires et états
de la matière simple . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 40
2.2.1 Composants élémentaires . . . . . . . . . . . . . . . . . 40
2.2.2 Agitation thermique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 41
viii Rhéophysique

2.2.3 Potentiel d’interaction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 42


2.2.4 Forces de van der Waals . . . . . . . . . . . . . . . . . . 42
2.2.5 Liaisons chimiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 43
2.2.6 Force de répulsion de Born . . . . . . . . . . . . . . . . 44
2.2.7 Bilan des forces . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 44
2.2.8 Lien hydrogène et forces hydrophobiques . . . . . . . . . 45
2.2.9 États de la matière simple . . . . . . . . . . . . . . . . . 46
2.3 L’état gazeux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 47
2.3.1 Distribution de vitesses . . . . . . . . . . . . . . . . . . 47
2.3.2 Libre parcours moyen . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 49
2.3.3 Entropie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 50
2.3.4 Loi d’état des gaz parfaits . . . . . . . . . . . . . . . . . 51
2.3.5 Théorie cinétique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 53
2.4 L’état liquide . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 59
2.4.1 Transition de l’état gazeux vers l’état liquide . . . . . . 59
2.4.2 Structure . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 63
2.4.3 Déformation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 64
2.4.4 Écoulement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 65
2.4.5 Modélisation rhéophysique du comportement . . . . . . 67
2.4.6 Tension interfaciale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 69
2.5 L’état solide . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 70
2.5.1 Structures et interactions . . . . . . . . . . . . . . . . . 70
2.5.2 Microrhéologie dans le régime solide . . . . . . . . . . . 71
2.5.3 Élongation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 72
2.5.4 Comportement en cisaillement simple . . . . . . . . . . 74
2.5.5 Compressibilité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 75
2.5.6 Résistance mécanique maximum . . . . . . . . . . . . . 76
2.5.7 Transition solide-liquide . . . . . . . . . . . . . . . . . . 79
2.5.8 Transition solide-gaz . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 79
2.6 L’état vitreux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 80
2.6.1 Les verres . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 80
2.6.2 La transition vitreuse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 80
2.6.3 Comportement mécanique associé à la transition vitreuse 82
2.6.4 Viscosité des verres . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 83

3 Suspensions 85
3.1 Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 85
3.2 Préparation d’une suspension . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 87
3.2.1 Point de vue géométrique . . . . . . . . . . . . . . . . . 87
3.2.2 Concentration volumique . . . . . . . . . . . . . . . . . 89
3.2.3 Mise en suspension : point de vue énergétique . . . . . . 89
3.2.4 Comment disperser les particules ? . . . . . . . . . . . . 91
3.2.5 Combien de particules peut-on mettre en suspension ? 92
3.2.6 Résistance du liquide au déplacement d’une particule . . 94
Table des matières ix

3.2.7 Stabilité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 97
3.3 Effet de la présence de particules sur le comportement
du mélange . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 100
3.4 Effet de la concentration . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 102
3.4.1 Considérations générales . . . . . . . . . . . . . . . . . . 102
3.4.2 Régimes de concentration . . . . . . . . . . . . . . . . . 104
3.4.3 Suspension diluée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 106
3.4.4 Suspension non diluée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 107
3.5 Effet de l’anisotropie des particules . . . . . . . . . . . . . . . . 109
3.5.1 Des particules anisotropes idéales : les sphéroïdes . . . . 110
3.5.2 Impact sur la viscosité de la présence de particules
anisotropes (orientation uniforme et constante) . . . . . 110
3.5.3 Rotation des particules dans un fluide en cisaillement
simple . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 111
3.5.4 Effet de la concentration . . . . . . . . . . . . . . . . . . 113
3.6 Effet de l’hétérogénéité de la concentration en particules . . . . 115
3.7 Rhéoépaississement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 119
3.8 Suspensions dans un fluide à seuil . . . . . . . . . . . . . . . . . 121
3.8.1 Déplacement d’un objet à travers un fluide à seuil . . . 121
3.8.2 Stabilité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 123
3.8.3 Comportement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 124

4 Polymères 127
4.1 Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 127
4.2 Structure des polymères . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 129
4.2.1 Longueur apparente d’une chaîne . . . . . . . . . . . . . 129
4.2.2 Distribution de longueur apparente des chaînes . . . . . 130
4.2.3 Rayon de giration . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 132
4.2.4 Allongement d’une chaîne sous l’action d’une force . . . 132
4.2.5 Longueur de persistence . . . . . . . . . . . . . . . . . . 134
4.3 Mise en solution d’un polymère . . . . . . . . . . . . . . . . . . 137
4.3.1 Énergie libre configurationnelle . . . . . . . . . . . . . . 138
4.3.2 Énergie libre associée aux interactions entre molécules 139
4.3.3 Énergie libre totale et dimension de la chaîne . . . . . . 140
4.4 Plusieurs chaînes en solution . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 141
4.4.1 Régime dilué . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 142
4.4.2 Régime semi-dilué . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 143
4.4.3 Régime concentré . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 144
4.4.4 Enchevêtrements . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 145
4.5 Polymères réticulés et gels de polymères . . . . . . . . . . . . . 147
4.6 Comportement mécanique des polymères liquides . . . . . . . . 150
4.6.1 Généralités . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 150
4.6.2 Régime dilué . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 153
4.6.3 Régime concentré . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 156
x Rhéophysique

4.6.4 Régime semi-dilué . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 161


4.7 Impact de la température . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 162

5 Colloïdes 165
5.1 Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 165
5.2 Mouvement brownien . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 166
5.2.1 Principes de base . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 166
5.2.2 Phénomène de diffusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . 170
5.2.3 Diffusion rotationnelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 172
5.2.4 Pression osmotique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 172
5.2.5 Sédimentation et diffusion brownienne . . . . . . . . . . 173
5.3 Forces de van der Waals . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 175
5.4 Forces électrostatiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 177
5.5 Effets de polymères adsorbés . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 180
5.6 Interactions de déplétion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 183
5.7 Bilan des interactions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 185
5.8 Comportement des systèmes répulsifs . . . . . . . . . . . . . . . 188
5.8.1 Suspensions répulsives dures . . . . . . . . . . . . . . . 189
5.8.2 Suspensions répulsives molles . . . . . . . . . . . . . . . 193
5.9 Systèmes attractifs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 200
5.9.1 Structure . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 200
5.9.2 Comportement des suspensions attractives . . . . . . . . 203
5.10 Transition pâteux-hydrodynamique . . . . . . . . . . . . . . . . 208

6 Émulsions – mousses 211


6.1 Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 211
6.2 Propriétés physiques à l’échelle des inclusions . . . . . . . . . . 212
6.2.1 Énergie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 213
6.2.2 Différence de pression au passage d’une interface . . . . 213
6.2.3 Déformation d’une inclusion fluide à vitesse nulle
et volume constant . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 214
6.2.4 Déplacement d’une inclusion dans un liquide au repos 216
6.2.5 Sédimentation ou crémage . . . . . . . . . . . . . . . . . 217
6.3 Préparation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 217
6.3.1 Généralités . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 217
6.3.2 Formation d’inclusions par déformation . . . . . . . . . 219
6.4 Stabilité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 222
6.4.1 Coalescence et stabilisation . . . . . . . . . . . . . . . . 222
6.4.2 Mûrissement d’Ostwald . . . . . . . . . . . . . . . . . . 227
6.5 Comportement mécanique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 229
6.5.1 Généralités . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 229
6.5.2 Régimes de concentration . . . . . . . . . . . . . . . . . 231
6.5.3 Régime dilué . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 233
6.5.4 Régime semi-dilué . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 235
6.5.5 Régime concentré . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 236
Table des matières xi

7 Matériaux granulaires 243


7.1 Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 243
7.2 Principaux types d’interactions directes . . . . . . . . . . . . . 245
7.2.1 Contact « lubrifié » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 245
7.2.2 Contact « frictionnel » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 247
7.2.3 Collision . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 248
7.3 Le rôle de la configuration . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 250
7.3.1 Principe général . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 250
7.3.2 Dilatance . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 251
7.3.3 Tassement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 252
7.3.4 État du système . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 253
7.4 Régimes de comportement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 253
7.5 Régime frictionnel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 255
7.5.1 Cisaillement simple . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 255
7.5.2 Loi de comportement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 257
7.5.3 Applications à des écoulements quasi-statiques . . . . . 261
7.6 Régime collisionnel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 264
7.7 Régimes intermédiaires . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 267
7.7.1 Transition du régime frictionnel au régime collisionnel 267
7.7.2 Transition du régime frictionnel au régime lubrifié . . . 267

8 Rhéométrie 273
8.1 Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 273
8.2 Géométries de base . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 274
8.2.1 Disques parallèles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 274
8.2.2 Cône-plan . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 276
8.2.3 Cylindres coaxiaux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 277
8.2.4 Écoulement en conduite . . . . . . . . . . . . . . . . . . 279
8.3 Phénomènes perturbateurs des mesures . . . . . . . . . . . . . 281
8.3.1 Perturbations du volume de l’échantillon . . . . . . . . . 281
8.3.2 Glissement aux parois . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 282
8.3.3 Migration . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 286
8.3.4 Bandes de cisaillement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 286
8.3.5 Instabilité associée à une courbe d’écoulement
décroissante . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 288
8.3.6 Autres phénomènes perturbateurs . . . . . . . . . . . . 289
8.4 Procédures expérimentales . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 290
8.4.1 Choix de la géométrie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 291
8.4.2 Préparation du matériau . . . . . . . . . . . . . . . . . . 291
8.4.3 Courbe d’écoulement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 292
8.4.4 Seuil d’écoulement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 294
8.5 Techniques de mesure pratiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . 295
8.5.1 Écrasement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 296
8.5.2 Plan incliné . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 298
xii Rhéophysique

Annexe A : Mécanique des fluides : principes de base


et origines physiques 301
A.1 Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 301
A.2 Les variables de l’écoulement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 302
A.3 Continuité du milieu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 303
A.4 Les forces en jeu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 305
A.5 Conservation de la masse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 311
A.6 Conservation de la quantité de mouvement . . . . . . . . . . . 311
A.7 Les fluctuations temporelles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 313
A.8 La turbulence . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 314
A.9 Résolution d’un problème d’écoulement . . . . . . . . . . . . . 315
A.10 Lois de comportement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 316
A.10.1 Généralités . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 316
A.10.2 Le tenseur des taux de déformation . . . . . . . . . . . . 317
A.10.3 Forme simplifiée de la loi de comportement . . . . . . . 318
A.10.4 Cisaillement simple . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 319
A.10.5 Élongation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 320
A.10.6 Dissipations d’énergie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 321
A.10.7 Principaux types de comportement . . . . . . . . . . . . 321

Annexe B : Éléments de thermodynamique 323


B.1 Premier principe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 323
B.2 Entropie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 325
B.3 Second principe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 325
B.4 Énergie libre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 326
B.5 Distribution d’énergie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 326

Liste des symboles 329

Index 333
Avant-propos

Notre compréhension de l’origine physique ou physico-chimique du comporte-


ment mécanique des matériaux, ce que j’appelle ici la rhéophysique, s’appuie
sur des développements plus ou moins poussés selon les matériaux. Après les
gaz, les liquides et les solides simples c’est dans le domaine des polymères que
les avancées ont été les plus importantes durant les cinquante dernières an-
nées. Les ouvrages spécialisés sur ce thème ne manquent pas. Beaucoup plus
récemment des livres abordant en détail la rhéologie des mousses, des milieux
granulaires ou des colloïdes, ont vu le jour. Le présent ouvrage part de l’idée
que, pour aborder la rhéophysique d’un matériau quelconque, il est particuliè-
rement instructif voire nécessaire de maîtriser les outils de base qui permettent
de comprendre le comportement d’une large gamme de matériaux. Une telle
approche a progressivement émergé dans le cadre de mon cours Rhéophysique
et matière et molle du Master Science des Matériaux pour la Construction Du-
rable, une formation originale mise en place par le regretté O. Coussy à l’École
des Ponts et Chaussées et à l’École Polytechnique et dont le responsable est
désormais Xavier Chateau. J’ai donc souhaité rassembler dans un même re-
cueil non pas les connaissances les plus avancées dans chaque domaine, mais
les éléments de base de notre compréhension physique du comportement des
principales grandes classes de matériaux dans une approche la plus « unifiée »
possible.
Cet ouvrage a bénéficié du soutien et des conseils de Michèle Leduc et
Michel Le Bellac, directeurs de la collection Savoirs Actuels d’EDP Sciences.
Je leur suis reconnaissant de la confiance qu’ils m’ont accordée. Étienne Guyon
m’a fait l’honneur d’écrire la préface. J’en suis d’autant plus ravi qu’il a été,
avec Pierre-Gilles de Gennes, l’un des initiateurs et moteurs des développe-
ments de cette physique des milieux hétérogènes dans laquelle s’inscrit cet ou-
vrage. Je tiens aussi à remercier chaleureusement plusieurs collègues qui ont
accepté de relire certains chapitres et m’ont beaucoup apporté par leur sugges-
tions : Jean-François Tassin, François Chevoir, Julie Goyon, Xavier Chateau,
Guillaume Ovarlez, Jean-Noël Roux. L’apport de C. Ancey sur la partie de cet
ouvrage concernant les matériaux granulaires, au cours de notre collaboration
scientifique dans les années 90, a été essentiel. Et, une fois de plus, je dois une
xiv Rhéophysique

fière chandelle à ma famille qui a accepté de voir entrer ce nouveau projet à


la maison, au point même d’y participer puisqu’Émilie, ma fille, m’a aidé à
mettre en scène et prendre des photos du premier chapitre et Valérie a relu
les parties les plus « littéraires » du texte.

P. Coussot
Chapitre 1

Introduction

1.1 Introduction
Entre le solide qui se déforme très peu et le fluide qui s’écoule largement,
il existe une large gamme de matériaux aux propriétés mécaniques intermé-
diaires : polymères, émulsions, mousses, granulaires, etc. Cet ouvrage a pour
objectif de fournir des connaissances de base permettant de comprendre l’ori-
gine physique des comportements mécaniques de ces matériaux intermédiaires.
Pour des solides ou des liquides simples, la structure du matériau, à l’échelle
des atomes ou des molécules qui le constituent, est homogène ; il est alors
possible de déduire les propriétés macroscopiques du matériau à partir de ses
propriétés à l’échelle de ces éléments. Dans de nombreux autres cas, cepen-
dant, ce ne sont pas les atomes eux-mêmes constitutifs de la matière, ni-même
les molécules, qui sont directement à l’origine de ces déformations, mais les
mouvements relatifs d’éléments comprenant un grand nombre d’atomes ou
de molécules. Ces éléments « mésoscopiques » (c’est-à-dire ni macroscopiques,
ni microscopiques) sont par exemple des bulles, des gouttes, des chaînes de
polymère, des grains solides, des globules, des cellules, etc. Le comportement
mécanique des matériaux correspondants tire son origine des interactions entre
ces éléments mésoscopiques. Ce comportement macroscopique résulte, selon
les cas, de la moyenne du comportement local, de phénomènes coopératifs
impliquant un grand nombre d’éléments ou encore d’une structure collective.
Les caractéristiques spécifiques des éléments constitutifs, leur déformabilité,
leur élasticité, les interactions qu’ils développent à distance, et leur impact
sur les phénomènes collectifs, conduisent à des propriétés macroscopiques très
variées et originales qui sont intermédiaires entre celles des solides et celles
liquides.
Ce premier chapitre aborde ce domaine en passant en revue les grandes
classes de matériaux et en suggérant les bases qualitatives d’une analyse rhéo-
physique. On commence par les matériaux solides (§ 1.2). Lorsqu’ils sont cris-
tallins, ceux-ci constituent en effet une référence unique compte tenu de la
2 Rhéophysique

simplicité de leur structure formée par la juxtaposition à l’identique d’un ar-


rangement local particulier. Avec les liquides simples (§ 1.3), on commence
déjà à aborder certaines difficultés de la rhéophysique des fluides, puisque
leur comportement mécanique résulte de phénomènes physiques relativement
complexes : le désordre et l’agitation thermique des atomes ou molécules. La
plupart des fluides complexes sont formés en mélangeant des éléments méso-
scopiques avec un liquide. Les matériaux les plus simples, du point de vue des
composants et des interactions associées, sont les suspensions (§ 1.4), formées
de particules solides immergées dans un liquide. En remplaçant des volumes
de liquide par des particules solides, on augmente la résistance du mélange
à l’écoulement. Lorsqu’en outre, ces particules développent des interactions
à distance à travers le liquide, comme c’est le cas des particules colloïdales
(§ 1.5), le mélange peut avoir des propriétés mécaniques plus complexes, inter-
médiaires entre celles d’un solide et celles d’un liquide simple. On retrouve des
phénomènes analogues avec les émulsions (§ 1.7) ou les mousses (§ 1.8). Les
polymères forment quant à eux une catégorie à part, du fait que les chaînes
peuvent (i) occuper des volumes apparents très grands par rapport à leur
volume effectif, (ii) s’allonger comme des ressorts et (iii) s’enchevêtrer. Ces
différents phénomènes induisent des comportements mécaniques originaux :
comportement apparent élastique dans certaines conditions, comportement li-
quide dans d’autres conditions (§ 1.6). Enfin les granulaires (§ 1.9), constitués
par l’assemblée concentrée de grains solides susceptibles d’entrer en contact
direct, forment une classe à part : ils peuvent rester coincés comme des solides
ou s’écouler comme des liquides selon les circonstances, mais dans ce dernier
cas, contrairement aux liquides, la pression joue un rôle critique.

1.2 Les solides


Nous sommes entourés de matériaux solides qui sont le gage de la réus-
site, la stabilité ou la pérennité de nos actions : le sol sur lequel nous nous
appuyons est solide, nous construisons des maisons ou des immeubles solides
(voir Fig. 1.1a), nous nous entourons de meubles également solides sur les-
quels nous posons une multitude d’objets que nous souhaitons voir rester en
place. Par ailleurs, nous utilisons toutes sortes de véhicules qui nous trans-
portent heureusement sans se déformer. Le corps humain est lui-même consti-
tué d’éléments solides, certains très peu déformables (les os), d’autres très
déformables (la peau). Pour comprendre l’impact de la solidité de tous ces
objets sur notre vie quotidienne, il suffit de s’imaginer un monde constitué
d’objets liquides pendant quelques instants : nous nous enfoncerions progres-
sivement dans le sol, nos maisons de déformeraient, nos lits s’aplatiraient et
tous les objets s’écouleraient juste après leur fabrication.
Bien entendu, tous ces matériaux restent solides dans une certaine limite
qui varie d’un objet à l’autre : si on leur impose une déformation suffisamment
grande, ils se brisent. Quand on y regarde de plus près, tous les matériaux
1. Introduction 3

(a)

(b)

(c)

Fig. 1.1 – Le béton à différentes échelles : (a) Pont de l’île de Ré (construit en béton,
le pont de l’île de Ré est le plus long pont de France avec ses 2926 m. Composé de
29 piles, il est courbé et joint l’île au continent ; (b) structure d’un béton à l’échelle
du centimètre. Crédit : G. Grampeix et H. Delahousse (IFSTTAR) ; (c) structure
de la pâte de ciment interstitielle (cryogénisée au MEB) à l’échelle du dixième de
millimètres. Crédit J. Hot et C. Castella (IFSTTAR).
4 Rhéophysique

solides sont élastiques lorsqu’ils sont soumis à de faibles déformations. Certains


de ces objets sont ensuite capables de se déformer significativement avant de
se briser, ils sont ductiles, alors que d’autres se brisent tout net au-delà d’une
très faible déformation, ils sont fragiles (voir Fig. 1.2). Finalement le point
commun de tous ces objets solides est le fait qu’ils ne peuvent pas se déformer
indéfiniment sans finir par se briser.
En dépit du fait que tous ces objets ont en commun leur caractère solide,
leur composition ou leur structure sont extrêmement variées. Qu’y a-t-il de
commun en effet entre la structure interne d’une roche constituée de cristaux
agglomérés, celle d’une barre d’acier, d’un caoutchouc formée de polymères
enchevêtrés, d’une planche de bois constituée de tissus végétaux ou encore
d’un mur en béton constitué d’un empilement de grains de toutes tailles dans
une matrice eau-ciment (voir Fig. 1.1b) ? En fait, pour tous ces matériaux
il existe une échelle à laquelle les éléments constitutifs forment une structure
constituée d’un réseau d’éléments en interaction forte. Souvent, c’est à l’échelle
atomique ou moléculaire qu’existent les liaisons fortes assurant le comporte-
ment solide de l’ensemble (voir § 2.2). À cette échelle on peut notamment
avoir des structures cristallines, dans lesquelles les atomes ou molécules sont
distribuées de manière ordonnée. De telles structures caractérisent en général
les corps purs ou les alliages simples, constitués de molécules de tailles com-
parables. Dans le cas des verres, la structure du matériau peut également
être amorphe, sans ordre particulier.
De nombreux solides que l’on rencontre dans notre vie quotidienne sont
cependant beaucoup plus complexes : ils se composent d’éléments de tailles
diverses (cellules, grains, particules d’argile, fibres, etc.) immergés dans des
phases cristallines ou amorphes plus ou moins complexes (voir Fig. 1.1c) ou
simplement compactés les uns contre les autres. C’est par exemple le cas
d’une roche issue du refroidissement d’un magma initialement liquide : une
cristallisation fractionnée s’opère, donnant lieu dans un premier temps à la
formation de cristaux à partir de certaines espèces, puis au cours du temps
à d’autres types de cristaux ; la structure finale est un ensemble de cristaux
divers dispersés ou concentrés dans une matrice vitreuse, constituée d’une
espèce qui s’est solidifiée sans cristalliser. Dans le domaine de la construction,
la plupart des matériaux (plâtres, bétons, mortiers, terre crue ou cuite, etc.)
sont également constitués d’une assemblée de grains de tailles diverses enrobés
dans une matrice fine (ciment hydraté, pâte d’argile). La présence de ces grains
a souvent pour effet de renforcer la résistance mécanique du matériau dans
son état solide.
Dans toutes ces structures les éléments sont coincés entre plusieurs voi-
sins proches avec lesquels ils interagissent, autrement dit, ils exercent des
forces mutuelles d’interaction. Au repos, chaque élément est dans une posi-
tion d’équilibre des forces exercées sur lui, tout se passe comme si il était au
fond d’un puits d’énergie potentielle. Que se passe t-il quand on impose un
effort sur ce type de structure ? Un effort macroscopique, c’est-à-dire appliqué
1. Introduction 5

à l’ensemble de l’échantillon de matériau solide, induit des efforts locaux entre


les éléments qui s’ajoutent aux forces d’interaction. Les éléments se déplacent
légèrement vers une nouvelle position d’équilibre associée à ce nouveau jeu de
forces. Tout se passe en fait comme si ils grimpaient le long de leur puits de
potentiel initial. Pour de petits efforts, les déplacements induits sont faibles,
on reste dans un régime « linéaire » pour lequel la force est proportionnelle
au déplacement. En outre lorsqu’on relâche l’effort les éléments reviennent
naturellement dans leur position d’équilibre initial, ils retombent au fond de
leur puits de potentiel. Le comportement macroscopique du matériau est ana-
logue : soumis à des efforts suffisamment faibles, il est linéairement élastique.
Pour des structures solides simples, il est possible de calculer directement la
résistance mécanique à la déformation dans ce régime en fonction des forces
d’interaction au niveau local entre les atomes (voir § 2.5).
Au-delà d’une déformation critique, certains éléments peuvent sortir de
leur puits de potentiel, ce qui implique que l’arrangement initial est défini-
tivement détruit, car compte tenu de la complexité de la distribution des
interactions, il n’est pas envisageable de retrouver la configuration d’origine
par une déformation opposée. Dans certains cas, la structure se sépare en plu-
sieurs parties, il s’agit d’une rupture fragile (voir Fig. 1.2b). Dans d’autres
cas la structure se brise en quelques points seulement (dislocations) et le ma-
tériau conserve son intégrité apparente, il s’agit d’une rupture ductile (voir
Fig. 1.2c). On dit que le matériau subit alors des déformations plastiques
car elles sont associées à des évolutions irréversibles de la structure initiale
(voir § 2.5.6).

(a) (b)

Fig. 1.2 – Différents résultats (à droite) de l’application d’une force en flexion à un


matériau solide initialement au repos (à gauche) au-delà du régime élastique : (a)
clou ductile ; (b) biscuit fragile.

Ainsi la propriété fondamentale des solides est qu’ils ne peuvent subir


de déformation infinie sans se briser ou au moins perdre définitivement leurs
caractéristiques initiales. Ceci les distingue des fluides, qui peuvent être dé-
formés à l’infini sans perdre leurs caractéristiques mécaniques initiales.
6 Rhéophysique

1.3 Les liquides


Notre vie est également fondée sur des fluides : nous avons besoin de res-
pirer de l’air et de boire de l’eau, et divers liquides coulent dans notre corps
(sang, synovie). À la différence des solides, ces fluides (gaz, liquides simples)
sont déformables à l’infini dès qu’on leur impose un effort aussi faible soit-il.
C’est par exemple le phénomène qui se produit lorsqu’on renverse un verre
d’eau sur une surface parfaitement plane : l’eau s’étale très largement jusqu’à
former une couche d’une très petite épaisseur et d’une très grande surface.
Dans ce cas, la force appliquée au fluide est due à la gravité, qui tend à
abaisser le niveau du liquide tant que celui-ci ne rencontre pas d’obstacles.
Finalement, lorsque l’épaisseur du film liquide est suffisamment faible des
phénomènes d’interaction avec la surface (ce que l’on appelle les propriétés de
mouillage) stoppent l’étalement du liquide. Une autre différence essentielle des
liquides et des solides réside dans le fait que quelles que soient les déformations
imposées au liquide, les propriétés mécaniques de ce dernier ne sont jamais
modifiées, contrairement au solide susceptible de se briser au-delà d’une dé-
formation critique. Finalement, les écoulements de ce type de liquide peuvent
prendre des formes extrêmement diverses allant d’un écoulement massif dans
un canal, un fleuve ou une conduite, à la pulvérisation en gouttelettes des
produits phytosanitaires en passant par la condensation de vapeur formant
des gouttes sur une vitre. À travers ces exemples, on constate que le liquide
peut effectivement être indéfiniment déformé ou séparé en morceaux qui, en
se regroupant, reforme une masse liquide dont les propriétés sont inchangées.
Ces propriétés du liquide nous sont extrêmement utiles puisqu’elles nous
permettent d’absorber des substances diverses et surtout de l’eau, qui va épou-
ser la forme du verre puis celle de notre bouche pour ensuite circuler dans le
tube digestif et diffuser dans tout l’organisme. Elles permettent également
au sang de circuler dans nos veines ou nos artères et d’irriguer les plus petits
vaisseaux sanguins. Les liquides sont aussi présents dans notre vie quotidienne
sous la forme de produits détergents, d’essence, d’huiles, etc. Grâce à leurs
caractéristiques spécifiques évoquées plus haut tous ces liquides peuvent être
étalés sur de très grandes surfaces, ou bien largement brassés sans être déna-
turés.
Ces propriétés mécaniques proviennent de deux caractéristiques essen-
tielles de la structure du liquide (voir § 2.2) : (i) comme dans un solide,
les atomes ou molécules d’un liquide sont maintenus au contact les uns des
autres par les forces de van der Waals ; cependant, une agitation spontanée
(d’origine thermique) règne en permanence, ce qui permet à deux éléments
voisins de s’écarter brutalement l’un de l’autre ; (ii) l’arrangement des élé-
ments est désordonné mais les propriétés moyennes de cet arrangement restent
constantes quelle que soit l’histoire des déformations de la structure.
Même au repos, une agitation règne au sein du liquide, ce qui implique
que, à l’échelle atomique ou moléculaire, l’arrangement des éléments change
1. Introduction 7

continuellement et naturellement. Localement, il y a autant de mouvements re-


latifs dans une direction que dans une autre, ce qui explique l’absence de mou-
vement macroscopique. En revanche, lorsqu’on applique un effort cisaillant au
liquide, on déséquilibre le système, il devient plus facile pour les éléments de
sortir de leur puits de potentiel dans la direction de l’effort. Le liquide se
déforme alors, et, comme ses propriétés ne changent pas au cours de la défor-
mation, si on maintient cet effort, le liquide continue de se déformer à la même
vitesse : il coule. Dans un tel mouvement la déformation est le rapport du
déplacement de deux couches fluides et de la distance qui les sépare. L’effort
(ou force) cisaillant appliqué par unité de surface est appelé contrainte tan-
gentielle (voir Fig. 1.3a). Cette contrainte reflète la résistance (visqueuse) du
fluide à l’écoulement. La caractéristique rhéologique de base d’un fluide est
sa viscosité, qui est le rapport entre la contrainte tangentielle et la vitesse
de déformation (voir Chapitre 2 et Annexe A). La particularité des liquides
simples tels que l’huile, l’alcool, l’eau, le miel, le mercure à température am-
biante, etc., est que la résistance au cisaillement, autrement dit la contrainte
tangentielle, est simplement proportionnelle à la vitesse de déformation et ne
dépend pas de l’histoire de l’écoulement : ce sont des fluides newtoniens
(voir Chapitre 2 et Annexe A).

(a) (b)

Fig. 1.3 – Lors d’une déformation en cisaillement simple tout se passe comme si les
couches de liquides glissaient les unes parallèlement aux autres (a). L’outil privilégié
pour mesurer la viscosité d’un liquide est le rhéomètre rotatif, qui utilise diverses
géométries de mesure telles que des disques parallèles (b) qui, après s’être rapprochés
en écrasant quelque peu l’échantillon, tournent l’un par rapport à l’autre autour du
même axe.

La viscosité des liquides newtoniens est leur caractéristique mécanique


essentielle. En général, elle augmente avec la longueur des molécules constitu-
tives du liquide car ces dernières ont plus de mal à glisser les unes par rapport
aux autres, de même qu’il est plus facile de faire s’écouler un mélange de billes
qu’un paquet d’aiguilles enchevêtrées. La viscosité d’un liquide diminue en re-
vanche lorsqu’on augmente sa température (voir Fig. 1.4) car les molécules
8 Rhéophysique

Fig. 1.4 – Écoulement d’une lave volcanique : la surface supérieure de l’écoulement


se refroidit rapidement par rayonnement, ce qui augmente la viscosité des régions
près de cette surface et tend à former une croûte (en noir) qui se casse au cours de la
déformation de l’ensemble ; les régions (en jaune) situées en-dessous de cette croute
conservent une température élevée et restent très liquides.

sont plus excitées et sortent plus facilement de leur puits de potentiel pour se
déplacer les unes par rapport aux autres (voir § 2.4.5).
L’impact de la viscosité sur les caractéristiques de l’écoulement est essen-
tiel. Pour le même volume de fluide sollicité de la même façon, c’est-à-dire en
appliquant une même force, la vitesse d’écoulement induite est d’autant plus
faible que la viscosité du fluide est grande (voir Fig. 1.5). Lorsque l’épaisseur de
la couche ou du filet de liquide est faible, des phénomènes capillaires, résultant
des interfaces liquide-air, peuvent jouer un rôle important. Par exemple un
filet de liquide a tendance à se séparer rapidement en gouttes (voir Fig. 1.5a)
pour minimiser l’aire de ces interfaces, mais ce phénomène peut disparaître si
la viscosité du liquide est suffisamment grande (voir Figs. 1.5c,d).
L’outil de base pour mesurer la viscosité d’un fluide est le rhéomètre (voir
Fig. 1.3b). Le principe d’un tel appareil est le suivant : on place l’échantillon
liquide entre deux surfaces solides dont l’une est fixe, puis on entraîne l’autre
surface dans un mouvement parallèle à la première ; les « géométries » utilisées
sont par exemple des cylindres coaxiaux ou des disques parallèles : l’un des
cylindres ou l’un des disques tourne autour de son axe alors que l’autre pièce
reste fixe ; finalement, l’écoulement induit (cisaillement simple) au sein du
fluide, consiste en un mouvement relatif de glissement des couches de fluide
les unes sur les autres (voir Fig. 1.3a). Le fait d’utiliser un mouvement relatif
de rotation des outils permet d’imposer de très grandes déformations sans
que l’échantillon ne sorte de la géométrie. On déduit la valeur de la contrainte
tangentielle appliquée, de la mesure du couple imposé sur l’appareil pour
induire un écoulement à une vitesse donnée (voir Chapitre 8).
1. Introduction 9

(a) (b)

(c) (d)

Fig. 1.5 – Écoulements de liquides de viscosités croissantes sous l’action de la


gravité : (a) eau le long d’une plante ; (b) alcool versé dans un verre ; (c) huile ; (d)
miel.

Finalement, dans ce cadre, on mesure le frottement entre deux couches de


liquide glissant l’une sur l’autre à une vitesse donnée. Le résultat obtenu cor-
respond donc a priori à une propriété intrinsèque du matériau. Si on impose
un écoulement dans des conditions différentes mais conduisant également au
glissement relatif de couches liquides, les contraintes locales seront identiques
à celles mesurées dans un rhéomètre pour la même vitesse de déformation.
Précisons que l’approche des écoulements liquides ci-dessus n’est valable
que pour des écoulements laminaires. Dans un écoulement de ce type, les
éléments liquides restent effectivement dans des plans qui glissent les uns par
rapport aux autres (voir Fig. 1.6a). Ce n’est en revanche plus le cas pour
10 Rhéophysique

(a)

(b)

Fig. 1.6 – Régimes laminaire (a) et turbulent (b) : écoulement dans un tube d’un
liquide newtonien dans lequel on injecte un colorant (ne modifiant pas les propriétés
du liquide) ; à faible vitesse d’écoulement (a), les éléments liquide restent dans des
couches qui glissent les unes sur les autres, le colorant se déplace donc avec la couche
dans laquelle il a été injecté et forme une trace rectiligne ; à forte vitesse d’écoulement
(b), les éléments d’une couche diffusent dans les autres couches, le colorant fait de
même et tend à occuper progressivement tout l’espace disponible dans la conduite.

des écoulements plus rapides, que l’on appelle turbulents (voir § A.7-A.8).
Dans ce cas, les forces d’inertie des éléments de fluide sont plus grandes que
les frottements visqueux observés dans le régime laminaire. Ces forces d’iner-
tie induisent des mouvements complexes dans toutes les directions autour
du mouvement moyen, si bien que les éléments diffusent (voir Fig. 1.6b). En
conséquence, l’effort à fournir pour induire l’écoulement du liquide est net-
tement supérieur à celui nécessaire en supposant un régime laminaire. Mais
la plus grande difficulté induite par la turbulence est que le phénomène n’est
pas intrinsèque au fluide : les caractéristiques de ces phénomènes ne sont pas
comme dans le cas laminaire simplement liées aux vitesses locales, elles dé-
pendent des caractéristiques macroscopiques de l’écoulement. On ne peut pas
prédire la turbulence au niveau local sans prendre en compte les conditions
aux limites de l’écoulement. Dans le reste de cet ouvrage, on ne considère que
des écoulements laminaires, pour lesquels la turbulence est négligeable, c’est
dans ce cadre seul que la rhéophysique prend tout son sens.
En dépit de la simplicité apparente de la structure de ces liquides on ne
dispose pas actuellement de modèle permettant de prédire leur viscosité dans
tous les régimes d’écoulement à partir de la connaissance des interactions lo-
cales. Ceci suggère en particulier que l’analyse sera au moins aussi difficile
dans des situations impliquant des liquides à structure et interactions plus
complexes. On verra que l’on peut cependant rencontrer certaines structures
dont l’organisation particulière autorise le développement d’approches rhéo-
physiques prédictives. En outre, il est possible de prédire le comportement
1. Introduction 11

de certains matériaux formés en ajoutant des éléments dans un liquide de


viscosité connue.
Un très grand nombre de matériaux sont obtenus en mélangeant dans un
liquide simple des éléments divers qui se distinguent nettement des atomes ou
molécules de ce liquide : polymères, cellules, grains, bulles, gouttes, etc. Le
comportement de ces éléments diffère de celui des molécules du liquide par
leur taille, leur forme, leurs capacités à se déformer ou encore les interactions
qu’ils développent entre eux. De façon générale, tant que ces objets sont éloi-
gnés les uns des autres le comportement du mélange est dicté par celui de la
matrice liquide : le fluide a un comportement qualitativement proche de celui
du liquide avec une résistance à l’écoulement qui varie en fonction du type ou
de la quantité d’objets en suspension. Lorsque les objets se rapprochent les
uns des autres et développent des interactions significatives, le comportement
du mélange devient très différent de celui du liquide seul.

1.4 Les suspensions


Le cas le plus simple d’objets placés dans un liquide est celui de la dis-
persion d’éléments solides dans un liquide. On parle alors de suspensions.
C’est le type de matériau que l’on obtient lorsqu’on prépare une soupe, qui
consiste la plupart du temps en une dispersion de tout petits morceaux de
légumes, de poisson ou de viande dans de l’eau, ou bien lorsqu’on prépare
un chocolat chaud en dispersant, dans du lait ou de l’eau, un mélange de
poudre de cacao et de sucre. Dans le domaine du génie civil, on utilise éga-
lement toutes sortes de suspensions (céramiques, bétons, mortiers, ciments,
chaussées bitumineuses, peintures, . . . ) car l’addition de particules solides est
un moyen peu coûteux de renforcer la structure finale du matériau (après la
prise ou le séchage). La nature utilise couramment le principe de la mise en
suspension pour transporter les sédiments d’un point à un autre : les rivières
ou les torrents en crue se chargent en particules solides qu’ils transportent sur
des distances d’autant plus grandes que les particules sont petites.

1.4.1 Séparation de phases


En pratique il est rare que de tels mélanges restent homogènes très long-
temps. En effet la densité des particules solides étant la plupart du temps
différente de celle du liquide, les particules vont, soit tomber à travers le
liquide, on parle alors de sédimentation (voir Fig. 1.7), soit remonter vers la
surface, on parle alors de crémage. Le temps nécessaire à cette séparation de
phases augmente proportionnellement à la viscosité du liquide et à l’inverse
du carré de la taille des particules (voir § 3.2.6). Il suffit donc que les parti-
cules soient très petites ou le liquide très visqueux pour que cette séparation
de phases n’ait pas le temps de se développer de façon significative pendant
12 Rhéophysique

(a) (b)

Fig. 1.7 – Sédimentation d’une boue formée en mélangeant un peu de terre argileuse
avec de l’eau : (a) état initial après dispersion homogène ; (b) état final après quelques
heures au repos, les particules sont progressivement tombées au fond du verre pour
former un dépôt concentré.

l’expérience. Dans certains cas, la densité des particules est proche de celle
du liquide, ce qui ralentit également la sédimentation ou le crémage.

1.4.2 Impact de la présence de particules


sur le comportement du mélange
On s’intéresse ici spécifiquement à l’effet produit par l’ajout de particules
sur le comportement des mélanges homogènes, ceux pour lesquels la séparation
de phases est négligeable. Supposons par exemple que l’on verse un peu de
sucre en poudre dans de l’huile. Le sucre ne se dissout pas dans l’huile et reste
donc sous la forme de grains solides. Puis, on malaxe l’ensemble de façon à
obtenir une dispersion homogène du sucre dans le liquide. Le mélange semble
se comporter comme l’huile pure. En continuant d’ajouter du sucre, on ne
change pas fondamentalement le comportement du mélange : celui-ci coule
toujours facilement. En fait, une mesure précise permettrait de constater que
sa viscosité augmente très lentement avec la fraction de sucre ajoutée. Un
changement rapide intervient cependant autour d’une fraction particulière :
le mélange devient très visqueux voire pâteux. Il semble que l’on ait alors
atteint un seuil de percolation au-delà duquel les particules « se gênent ».
Les effets observés pour ce mélange huile-sucre sont généralisables à bon
nombre de matériaux : l’effet de la présence de grosses particules solides sur
la viscosité du mélange ne dépend que de la fraction volumique ajoutée et non
1. Introduction 13

des caractéristiques physico-chimiques des phases liquide et solide. Ces effets


sont d’origine hydrodynamique. L’écoulement du mélange repose sur l’écou-
lement du liquide entre les particules solides. Ces dernières compliquent les
caractéristiques de l’écoulement du liquide : lorsque la suspension est cisaillée
entre deux plans solides, autour des particules le liquide ne peut pas s’écouler
sous la forme de plans parallèles en mouvement relatif de glissement. Cepen-
dant, quel que soit le niveau de contrainte imposée, on provoque toujours un
écoulement du mélange. Lorsque l’organisation du mélange, autrement dit la
distribution spatiale des particules, ne change pas, on sait qu’augmenter la
vitesse nécessite seulement des contraintes plus grandes car elles sont simple-
ment proportionnelles à la vitesse locale. Ainsi, tant que la distribution des
particules est identique dans toutes les directions et constante le mélange ho-
mogène d’un liquide newtonien et de particules est lui aussi newtonien (voir
§ 3.4).
L’effet essentiel de la présence des particules solides est la « gêne » qu’elles
occasionnent sur l’écoulement du fait qu’elles remplacent du liquide par une
phase solide incapable de s’écouler. Il en résulte qu’il est également plus
difficile de faire s’écouler une suspension que le liquide seul : la viscosité aug-
mente avec la quantité de particules en suspension. On décrit cette quantité
à l’aide du rapport entre leur volume et le volume total de l’échantillon, que
l’on appelle concentration volumique. Cet effet de la concentration sur la
viscosité s’explique par le fait que pour obtenir le même cisaillement apparent
d’une suspension, c’est-à-dire le cisaillement calculé à partir des mouvements
relatifs des frontières du matériau, il faut cisailler avec plus de force le liquide
interstitiel car la phase solide en suspension ne contribue pas aux mouve-
ments relatifs locaux. L’augmentation de la viscosité avec la concentration
est cependant très lente aux faibles concentrations. La viscosité du mélange
est seulement trois fois celle du liquide seul lorsque les particules occupent
pratiquement 1/3 du volume de l’échantillon. Ceci explique qu’à l’œil on ne
perçoive pas d’évolution particulière de la viscosité du mélange lorsqu’on com-
mence à ajouter du sucre dans de l’huile.

1.4.3 Effets additionnels


Effets de taille
Le chocolat est une suspension de particules de sucre, de cacao et de lait
(à une concentration solide d’environ 45 %) dans de la matière grasse consti-
tuée de beurre de cacao. La matière grasse se liquéfie entre 30 et 35 ◦ C, ce
qui explique que le chocolat « fonde dans la bouche ». À température donnée,
la viscosité du mélange augmente, comme prévu, avec la concentration en
particules solides. Par ailleurs, on constate une augmentation de la viscosité
lorsqu’on réduit la taille des particules en suspension, par exemple en les bri-
sant, tout en maintenant la concentration solide constante. Ce phénomène est
souvent expliqué par l’augmentation des interactions solide-liquide associée
14 Rhéophysique

à l’augmentation de l’aire des interfaces entre les deux phases résultant de


la réduction de taille des particules. Ce raisonnement est faux. La réduction
de taille des particules à concentration constante, induit effectivement une
augmentation de la surface de contact entre le solide et le liquide, il suffit
par exemple de penser à une particule sphérique coupée en deux morceaux,
mais ceci n’a pas d’impact direct sur la viscosité du mélange. Dans le cadre de
notre analyse actuelle, les interactions entre les deux phases ne jouent a priori
aucun rôle, seules les caractéristiques de l’écoulement du liquide interstitiel
influencent la viscosité de l’ensemble. Deux suspensions, contenant la même
concentration volumique de particules de formes identiques avec des distri-
butions relatives de tailles (granulométrie) analogues autour de deux valeurs
moyennes différentes, ont des viscosités apparentes identiques. Ce résultat est
fondamental : la viscosité d’une suspension de particules identiques dépend
de la fraction volumique solide mais ne dépend pas de la taille des particules.
Pour le comprendre, il suffit de penser que les deux suspensions ci-dessus ap-
paraissent parfaitement identiques, et ont donc des viscosités identiques, si on
observe chacune d’entre elle à une échelle proportionnelle à la taille moyenne
des particules qu’elles contiennent.
Cependant, si les particules ne sont pas identiques, la viscosité du mélange
est d’autant plus faible que ces tailles sont distribuées dans une plus large
gamme. Ceci résulte du fait que pour la même concentration solide, il est plus
facile de répartir les particules dans l’espace si la distribution de ces tailles est
étendue que si les particules ont une taille homogène. Une preuve simple de ce
phénomène est qu’il est possible de mettre dans une boîte une concentration
d’autant plus élevée de grains solides que la distribution de leurs tailles est
étendue. On peut ainsi atteindre des concentrations en particules de l’ordre de
90 % alors qu’un tas de billes dans un seau a une concentration de l’ordre de
60 %. C’est notamment le cas du matériau constitutif des laves torrentielles
(voir Fig. 1.8) ou encore des bétons frais, des matériaux qui coulent en dépit
de ces concentrations très élevées.
Pour en revenir à l’effet observé avec le chocolat, l’augmentation de vis-
cosité lorsque la taille des particules diminue, résulte plus probablement de
l’existence ou l’émergence (en deçà d’une certaine taille), d’interactions col-
loïdales (voir § 1.5), autrement dit d’interactions à distance entre les parti-
cules, qui s’ajoutent aux interactions hydrodynamiques. L’impact des forces
associées aux phénomènes colloïdaux est en effet d’autant plus grand que les
particules sont petites.

Effets d’orientation
Une particule sphérique en suspension dans un liquide en cisaillement
simple avance avec le plan de glissement dont elle fait partie mais tourne
également sur elle-même à une fréquence égale à la moitié de la vitesse de
cisaillement. Ce résultat n’est pas surprenant : les différents niveaux au sein
de la sphère sont associés à des plans de glissement de vitesses différentes ;
1. Introduction 15

Fig. 1.8 – (a) Dépôt d’une coulée de boue (« lave torrentielle ») sortie du lit d’un
torrent de montagne. (b) Aspect de la structure interne d’une telle coulée incluant
une gamme granulométrique très large allant des particules d’argile d’une taille
inférieure au micron à des blocs de quelques mètres de diamètre.

en particulier les deux pôles, le long d’un axe perpendiculaire à la direction


d’écoulement, sont entraînés par le liquide à des vitesses différentes, ce qui
induit un basculement de la sphère autour d’un axe perpendiculaire au plan
d’observation. Pour une particule anisotrope, cet effet dépend de son orien-
tation par rapport à la direction du mouvement. Par exemple, un bâtonnet
est entraîné en rotation autour de son centre de gravité mais sa vitesse de
rotation est d’autant plus grande que son axe principal est proche d’une di-
rection normale à l’écoulement. En effet cette situation correspond aux cas où
16 Rhéophysique

la différence de vitesse entre les régions liquides autour de chaque extrémité


du bâtonnet est maximum. À l’inverse, la vitesse de rotation du bâtonnet est
très faible lorsque son axe principal est presque aligné avec la direction de
l’écoulement car alors la vitesse relative des zones liquides autour de chaque
extrémité est très faible. Par conséquent, l’axe du bâtonnet passe beaucoup
plus de temps près de la direction de l’écoulement (voir § 3.5), puisque dès
qu’il s’en écarte significativement, il tourne rapidement pour se réaligner. En
raisonnant sur des moyennes temporelles, tout se passe comme si les particules
anisotropes avaient tendance à s’aligner dans cette direction. Ce phénomène
facilite le mouvement relatif des couches liquides, ce qui a pour conséquence
de diminuer la viscosité de la suspension par rapport à sa valeur dans le cas
d’une distribution aléatoire de l’orientation des particules.

(a) (b)

Fig. 1.9 – (a) Le sang est une suspension de globules rouges (environ 45 %) en forme
de coussins aplatis, de globules blancs et de plaquettes dans du plasma, qui est un
mélange d’eau (91 %), de protéines et de divers autres éléments. (b) Représentation
schématique de l’écoulement d’une telle suspension, à une concentration cependant
nettement plus faible que dans la réalité. Compte tenu de leur concentration élevée
dans le mélange, les globules rouges jouent un rôle important sur la viscosité du sang.
En particulier, ils ont tendance à s’empiler (agrégation) les uns derrière les autres
pour former des rouleaux encore plus anisotropes et sont capables de se déformer
largement (ce qui permet au sang de pénétrer dans de très petits capillaires). On peut
réduire la viscosité du sang en empêchant l’agrégation et l’augmenter en empêchant
les déformations des globules.

À l’inverse, lorsque les particules anisotropes ne s’alignent pas, par exemple


lorsque la concentration volumique est assez grande, la viscosité du mélange
est plus élevée qu’une suspension de sphères à même concentration solide.
La viscosité du mélange augmente alors avec le rapport d’aspect (rapport du
grand et du petit axe) des particules. Cet effet joue par exemple un rôle crucial
1. Introduction 17

dans le cas du sang (voir Fig. 1.5), lorsque les globules s’agrègent pour former
des rouleaux anisotropes.

Effets de configuration
Les choses se compliquent aussi lorsque la concentration est telle que les
particules sont très près les unes des autres car elles peuvent se gêner dans
leurs mouvements relatifs voire entrer directement en contact. La viscosité du
mélange augmente alors très rapidement avec la concentration, mais le com-
portement du mélange n’est plus newtonien à partir d’une certaine concen-
tration et de nouveaux effets apparaissent. Lorsque les particules sont petites,
dans une gamme qui semble être 10–50 μm, on observe parfois une sorte de
blocage du système à partir d’un gradient de vitesse critique, ce qui se traduit
par une augmentation très forte et brutale de la viscosité apparente, un phé-
nomène que l’on appelle rhéoépaississement (voir § 3.7). Il semble que les
particules se bloquent dans une configuration telle que leurs distances relatives
sont très faibles, ce qui induit des résistances visqueuses plus importantes que
si elles étaient dispersées de manière aléatoire. Ce phénomène se rencontre en
particulier avec des suspensions aqueuses de fécule de maïs : lorsqu’on mé-
lange lentement la suspension, celle-ci réagit comme un fluide peu visqueux
(voir Fig. 1.10a), si en revanche on sollicite plus brutalement l’échantillon, il
réagit comme un solide (voir Fig. 1.10b).
Avec des particules plus grosses, un autre phénomène se produit à des
concentrations proches de la concentration d’entassement maximal : le mé-
lange se comporte comme un milieu granulaire à faible gradient de vitesse et
comme une suspension newtonienne à fort gradient de vitesse. Cette transition
est probablement liée au fait qu’à faible vitesse, les particules ont la possibi-
lité de former un réseau de contacts directs à travers tout l’échantillon, si bien
que la contrainte de cisaillement résulte essentiellement des frottements entre

(a) (b) (c)

Fig. 1.10 – Comportement d’un mélange d’eau et de fécule de maïs : (a) le mélange
coule comme un liquide simple lorsqu’on le sollicite doucement, par exemple en
penchant le verre qui le contient ; (b) en manipulant brutalement le même mélange,
on peut former une boule solide pendant un court instant ; (c) en gardant cette boule
dans la main, le matériau s’écoule à nouveau comme un liquide simple.
18 Rhéophysique

les grains et le comportement apparent du mélange est celui d’un solide de


Coulomb (voir § 1.9). À forte vitesse au contraire, ce réseau est brisé et les par-
ticules restent séparées par une couche de liquide si bien que le comportement
apparent de l’ensemble est celui d’un fluide newtonien (voir § 7.7.2).

1.5 Les colloïdes


L’effet de la simple présence des particules dans le liquide peut devenir
négligeable devant d’autres effets si les particules sont suffisamment petites
car elles développent alors des interactions à distance, autrement dit des in-
teractions colloïdales, au sein du liquide. Ces effets colloïdaux commencent
à jouer un rôle lorsque la taille des particules est inférieure à environ 100 μm,
mais ne deviennent prédominants de façon certaine que pour des particules
d’une taille inférieure à 1 μm. On trouve des particules colloïdales dans une
multitude de produits industriels. Il en est ainsi des particules de silice dans
les dentifrices, des billes de latex et des pigments dans les peintures, des argiles
dans les crèmes cosmétiques, des nanoparticules dans les pâtes de ciment, etc.
Les particules colloïdales naturelles les plus répandues à la surface de la terre
sont les argiles, issues de la décomposition chimique ou mécanique des roches.
Les argiles sont un des composants fondamentaux des boues naturelles, des
boues de forage, et entrent dans la composition de nombreux produits indus-
triels (cosmétiques, céramiques, papeterie, enduits, etc.).

1.5.1 Interactions colloïdales


Les interactions colloïdales sont en premier lieu les forces de van der Waals
qui tendent à faire s’agréger les particules entre elles, comme deux atomes ou
deux molécules dans un liquide (voir § 1.3). Lorsque ces forces sont prédomi-
nantes, la suspension n’est pas stable, les particules tendent à se « coller » les
unes aux autres pour finalement former un amas compact au fond du récipient
contenant le liquide (voir § 5.7). Dans ce cas, un simple mélange ne suffit pas à
disperser à nouveau les particules car les forces d’attraction dans ces collages
sont très élevées.
Pour assurer une dispersion homogène des particules dans le liquide, il est
nécessaire d’introduire des forces de répulsion suffisantes entre les particules
colloïdales. C’est notamment le cas lorsque des ions sont adsorbés à la sur-
face des particules : des forces de répulsion électrostatiques peuvent ainsi se
développer entre les surfaces chargées de particules voisines (voir § 5.4). Une
autre solution consiste à couvrir les particules de polymères qui, attachés à
la surface de la particule par l’une de leurs extrémités, forment une sorte de
« chevelure ». Les chevelures de deux particules voisines s’interpénètrent dif-
ficilement et tendent à maintenir à distance ces particules, les empêchant de
se coller les unes aux autres (voir § 5.5). La superposition de ces différentes
interactions peut conduire à un mécanisme d’agrégation faible : les particules
1. Introduction 19

voisines se placent à une distance qui correspond à l’équilibre des forces ré-
pulsives et attractives ci-dessus. On peut alors considérer que les particules
sont en lien les unes avec les autres mais ces liens peuvent facilement être
brisés puis se reformer au cours de l’écoulement du matériau. Ces différentes
techniques permettent d’assurer la stabilisation de la dispersion colloïdale.
Ici on ne considèrera que cette situation.

1.5.2 Seuil de contrainte


Si les particules sont assez nombreuses, elles forment un réseau continu
de liens à travers tout l’échantillon. Ce réseau conduit à un comportement
complètement différent de celui du liquide seul. Désormais, au repos, on a
affaire à une structure solide que l’on ne peut briser qu’en appliquant un
effort supérieur à une valeur critique : le fluide possède ce que l’on appelle
un seuil de contrainte. Tant que la contrainte appliquée est inférieure à
ce seuil, le matériau se comporte comme un solide ; il se déforme de manière
finie. Lorsqu’on applique une contrainte supérieure à ce seuil, le matériau
s’écoule comme un fluide visqueux. Cependant, cette transition est réversible :
si on abaisse progressivement la contrainte sous le seuil durant l’écoulement,
le fluide s’immobilise ; il ne se remettra à couler que lorsqu’on imposera une
contrainte supérieure au seuil.
On est ainsi en présence d’un comportement assez déroutant par rapport
au cadre de connaissances habituel qui sépare la matière en deux classes prin-
cipales, les solides et les liquides. Ces fluides à seuil se comportent comme
des solides dans certaines circonstances et comme des liquides dans d’autres
circonstances. En dépit de ce comportement original, ces matériaux sont des
fluides au sens où nous les avons définis plus haut : ils sont déformables à vo-
lonté sans perdre leurs propriétés mécaniques. Ce comportement à seuil n’est
pas spécifique des suspensions colloïdales concentrées, on le rencontre égale-
ment avec les mousses, les gels, les émulsions concentrées. Il présente l’intérêt
pratique de pouvoir donner au matériau une forme quelconque que celui-ci
conserve en dépit des effets de la gravité : placer un tronçon de dentifrice
sur la brosse à dents (voir Fig. 1.11a), étaler une peinture sur un mur, étaler
un béton (voir Fig. 1.11b), appliquer un mortier (voir Fig. 1.11c), décorer un
gâteau avec de la crème chantilly, modeler des objets en pâte à sel, etc.
Une propriété remarquable de ces particules colloïdales est qu’une faible
fraction volumique de telles particules en suspension dans un liquide peut
cependant donner un mélange ayant un seuil de contrainte élevé, du fait que
les particules exercent des forces mutuelles à des distances qui peuvent être
de l’ordre de leur propre taille. Cet effet est utilisé par exemple pour toutes
sortes de produits de revêtement et en cosmétique : la dispersion d’une faible
fraction de particules de laponite (une argile de synthèse) dans des peintures
(voir Fig. 1.12), gels, ou crèmes, a poureffet d’augmenter leur viscosité voire
20 Rhéophysique

(a)

(b)
Fig. 1.11 – Intérêt pratique des fluides à seuil : (a) le dentifrice étalé sur une brosse
à dents ne s’écoule pas ; (b) la surface du béton dans un coffrage peut être lissée
et conserver cette forme ; (c) un mortier-colle à carrelage peut être appliqué sur un
mur et déformé sans couler.

leur donner un seuil de contrainte significatif ; mais ces particules très petites
et en très faible concentration dans le mélange ont un impact négligeable sur
les caractéristiques du produit final sec.
1. Introduction 21

(a) (b)

Fig. 1.12 – Les peintures (a) sont principalement composées de particules solides,
les pigments, et de polymères, du latex, en suspension dans de l’eau ou un solvant
organique avec divers additifs (surfactants et « agents anti-mousses »). Les pigments
donnent sa couleur finale à la peinture tandis que les polymères assurent la cohé-
sion du film après séchage. La microstructure d’une peinture apparaît complexe,
comme on peut le voir sur cet exemple (b) d’un échantillon (de largeur totale en-
viron 120 microns) des « Moissonneurs » de V. Van Gogh observé au Microscope
Electronique à Balayage (J. Salvant, Centre de Recherche et de Restauration des
Musées de France). On peut distinguer (grains et amas blanchâtres) du « blanc de
plomb » et du carbonate de calcium (tâches noires), l’ensemble baignant dans une
huile non-visible. Le praticien doit formuler le matériau pour lui donner un seuil
de contrainte qui le conduit à s’arrêter rapidement de couler une fois étalé sur un
mur. Cependant, pour faciliter l’imprégnation du pinceau et l’étalement sur le mur,
ce seuil de contrainte ne doit pas être trop élevé. Dans certains cas on utilise des
peintures thixotropes (voir § 1.5.3), qui deviennent plus liquides quand on les brasse
et au contraire plus visqueuses lorsqu’elles s’écoulent lentement ou sont à l’arrêt.
Ces peintures peuvent donc être manipulées facilement mais bien tenir sur un mur.

1.5.3 Thixotropie
Certaines suspensions d’argile ou de silice forment ce type de structure et
se comportent comme des fluides à seuil, mais elles donnent l’impression de
« se liquéfier » au-delà du seuil de contrainte : il est possible de les mainte-
nir en écoulement en imposant une contrainte inférieure à celle qu’il a fallu
appliquer pour briser la structure initiale. Contrairement à ce qu’on pourrait
croire, cet effet est réversible : en laissant le matériau au repos, la structure
initiale se reforme progressivement au cours du temps et le seuil de contrainte
apparent du matériau augmente en conséquence (voir Fig. 1.13). On dit que
ces matériaux sont thixotropes.
Cette propriété étrange s’explique par un autre phénomène physique ré-
sultant de la petite taille des particules colloïdales : le mouvement brow-
nien, du nom du botaniste R. Brown, l’un des premiers à avoir observé et
décrit ce phénomène pour des grains de pollens. Du fait de l’agitation ther-
mique, les molécules du liquide entrent en collision avec les particules solides
22 Rhéophysique

(a) (b) (c)

(d) (e)
Fig. 1.13 – Dans cette expérience une boue de bentonite (une argile naturelle très
utilisée dans les boues de forage) a été préparée et mélangée vigoureusement puis
placée derrière un barrage sur un plan incliné (a). Lorsque le barrage est ouvert
après un très court temps de repos, la boue s’étale largement dans le canal comme
un fluide peu visqueux (b). Si on recommence l’expérience en laissant la boue au re-
pos pendant quelques minutes avant d’ouvrir le barrage (le séchage est négligeable),
le même volume de boue s’étale en formant une langue qui s’arrête finalement au mi-
lieu du canal (c). La formation d’un tel dépôt est caractéristique d’un comportement
de fluide à seuil. Si on laisse maintenant la boue au repos pendant une heure, les
caractéristiques de l’écoulement sont plus complexes : un paquet de boue se détache
et glisse rapidement le long du canal (d), comme dans un glissement de terrain. Dans
ce cas, ce sont les effets de thixotropie qui sont prédominants : le matériau a désor-
mais un seuil de contrainte relativement élevé mais il se liquéfie lorsque la contrainte
appliquée est suffisamment élevée, c’est le phénomène qui se produit dans la mince
couche cisaillée entre les deux blocs. Après un temps de repos préalable de quelques
heures, la boue se déforme légèrement ou se fracture, il n’y a pas d’écoulement (d).
Dans ce cas la boue s’est restructurée significativement au point que son seuil de
contrainte apparent est trop élevé pour lui permettre de s’écouler dans le canal sous
l’effet de son propre poids. En mélangeant à nouveau cette boue, on la replace dans
son état liquide initial et on obtient les résultats observés précédemment (Crédit :
H. Chanson).

en suspension. La direction et l’amplitude des forces exercées sur la particule et


résultant de ces chocs, sont imprévisibles si on les considère individuellement.
En revanche, la moyenne de la force sur l’ensemble des collisions possibles à
1. Introduction 23

un instant donné, est reliée à la température du système, laquelle est associée


à l’agitation des molécules du liquide. Cette force totale instantanée induit
un mouvement de la particule à travers le liquide d’autant plus important
que l’inertie de la particule est faible (voir § 5.2). Finalement, du fait des
variations au cours du temps de la force totale, les particules sont animées
de mouvements erratiques qui les conduisent à diffuser plus ou moins large-
ment à travers le liquide. Cette agitation est d’autant plus importante que les
particules sont de petite taille.
Grâce au mouvement brownien couplé aux forces d’interaction entre par-
ticules, le réseau d’interactions à l’origine du seuil de contrainte du matériau
se renforce progressivement au fil du temps : les particules explorent et at-
teignent des positions sans cesse plus stables, autrement dit associées à des
puits de potentiel plus profonds ou bien forment un réseau d’interactions de
plus en plus étendu (voir Fig. 1.14). Finalement la structure est de plus en
plus résistante (voir § 5.9). Durant l’écoulement, ce réseau se brise en partie
mais commence sa reconstruction dès que le matériau est arrêté.

Fig. 1.14 – Évolutions d’un lit de billes de latex (d’un diamètre d’environ 1 μm)
dispersées à la surface d’une solution aqueuse lorsqu’on ajoute du sel (qui réduit
les forces de répulsion électrostatique). Les images de gauche à droite et de haut
en bas montrent la structure à différents temps après l’ajout de sel : 15, 75, 105,
135 min. Les particules soumises à l’agitation brownienne et à de fortes inter-
actions attractives se rencontrent puis se lient pour former des agrégats de plus
en plus étendus. La structure finale correspond à un agrégat s’étendant à travers
tout l’échantillon, qu’il faudra briser pour induire l’écoulement du matériau [D.J.
Robinson and J.C. Earnshaw, Phys. Rev. Lett., 71, 715 (1993) ; APS copyright ;
http ://prl.aps.org/abstract/PRL/v71/i5/p715_1].
24 Rhéophysique

Ce comportement thixotrope est utile en pratique lorsqu’on souhaite dis-


poser d’un fluide très visqueux au repos mais offrant une très faible résistance
à l’écoulement. C’est en particulier le cas des peintures (voir Fig. 1.12) : l’uti-
lisateur préfère une peinture qui imprègne facilement le pinceau et qui s’étale
sans effort sur le mur, mais aussi qui devienne rapidement plus visqueuse dès
qu’elle a été étalée, autrement dit au repos, de façon à ce qu’elle ne coule pas
sur le mur. La formulation des bétons dits auto-plaçants a des objectifs ana-
logues : ces matériaux ont une faible viscosité apparente lorsqu’ils coulent, si
bien qu’ils sont facilement pompables et épousent bien la forme des coffrages
qui leur donnent leur forme finale. Dès que l’écoulement s’arrête, ils se restruc-
turent rapidement, ce qui permet d’éviter que les particules grossières (sable,
graviers) ne sédimentent. Les boues de forage offrent un autre exemple de ma-
tériau thixotrope : elles sont notamment utilisées pour faciliter le creusement
et l’extraction de la roche. Elles doivent, par conséquent, pouvoir s’écouler fa-
cilement lors de leur injection dans le puits et pour la lubrification des outils
de forage, mais il faut aussi qu’elles soient capables de supporter des éléments
de roches en suspension lors d’un arrêt du système, ce qui est possible grâce
à une augmentation suffisamment rapide du seuil de contrainte au repos.

1.6 Les polymères


Le XXe siècle a vu l’avènement de la « matière plastique », basée sur
l’utilisation de polymères, c’est-à-dire de très grandes molécules formées par
l’association en série d’un grand nombre de la même petite molécule de base.
Notre vie quotidienne est peuplée de telles matières dites plastiques dans le
langage courant : il s’agit par exemple des matériaux servant aux emballages,
aux jouets, de certaines fibres textiles, de nombreuses pièces des véhicules,
etc. La plupart du temps, nous utilisons les polymères sous leur forme solide
mais ils sont liquides durant leur fabrication à des températures élevées, ce
qui facilite leur mise en forme.

1.6.1 Propriétés des chaînes de polymère


Pour comprendre les propriétés des polymères il est essentiel de s’intéresser
d’abord aux propriétés d’une chaîne. Une chaîne de polymère est un objet un
peu particulier, constitué de la juxtaposition de milliers voire de millions de
molécules identiques associées par l’un de leurs atomes de carbone. On s’at-
tendrait naturellement à ce que cette chaîne se présente sous la forme d’une
fibre droite d’une longueur proportionnelle au nombre d’atomes de l’enchaîne-
ment. En fait, la réalité est beaucoup plus complexe : trois molécules associées
ne sont en général pas alignées et de surcroît leur orientation relative n’est pas
unique. Il s’ensuit d’abord qu’une chaîne formée d’un nombre donné d’atomes
peut prendre un très grand nombre de formes différentes dans l’espace, allant
d’une forme apparente très étirée à une forme recroquevillée en pelote, en
1. Introduction 25

passant par des formes tortueuses indéfinies (voir exemple de la Fig. 1.15a)
(voir § 4.2). Les propriétés originales des matériaux à base de polymères, no-
tamment leur élasticité ou leur plasticité, proviennent du fait qu’une chaîne
dans une configuration donnée peut évoluer vers une autre configuration en
fonction des contraintes qu’elle subit, autrement dit les chaînes de polymère
sont déformables (voir Fig. 1.15).

(a) (b) (c)

Fig. 1.15 – (a) Représentation d’une molécule de polypropylène dans une confor-
mation peu étirée. (b) Déformation d’une bouteille « en plastique » (polyéthylène)
obtenue en la plongeant dans de l’eau bouillante : les chaînes de polymères sont dé-
formées et conservent leur forme après refroidissement. (c) Déformation réversible
d’un élastomère (ballon « en caoutchouc »), qui revient dans sa position initiale
lorsqu’on relâche l’effort.

La déformabilité des chaînes mérite un peu plus d’attention. Considérons


une chaîne donnée dont on fixe la longueur apparente, autrement dit la dis-
tance entre ses deux extrémités. Plusieurs configurations permettent d’obte-
nir cette longueur apparente. Si maintenant on augmente la distance entre
les deux extrémités, on réduit le nombre de configurations possibles de la
chaîne. Par exemple, une chaîne étirée au maximum ne peut plus être que
dans une seule configuration, celle correspondant à cette extension maximum.
Il en résulte que l’entropie de la chaîne, c’est-à-dire le nombre d’états mi-
croscopiques permettant d’avoir cet état macroscopique, diminue lorsqu’on
étire la chaîne, puisque le nombre d’arrangements ou de configurations pos-
sibles des différents atomes se réduit. Les principes de la thermodynamique
nous indiquent que, pour abaisser l’entropie du système, il faut lui fournir de
l’énergie. Ceci implique qu’il faut appliquer une certaine force à la chaîne pour
l’étirer. Il s’avère que, pour des déformations suffisamment faibles, cette force
est simplement proportionnelle à l’allongement, et lorsqu’on relâche l’effort,
la chaîne reprend sa forme initiale. Ainsi, le comportement d’une chaîne est
essentiellement élastique (voir § 4.2.4).

1.6.2 Mise en solution


Dans diverses applications ou durant la fabrication de certains matériaux,
on place des polymères en suspension dans un liquide simple. L’effet de la
26 Rhéophysique

présence de polymères sur le comportement du mélange dépend notamment de


la forme que prennent les chaînes quand elles sont immergées dans le liquide.
Lorsqu’elles ont une bonne « affinité » avec celui-ci, elles tendent à occuper un
volume apparent assez grand ; cette affinité est liée à l’énergie d’interaction
entre les éléments de la chaîne et les molécules du liquide ; lorsqu’au contraire
elles ont une mauvaise affinité, elles tendent à se recroqueviller sur elles-mêmes
(voir § 4.3).
En première approximation, on peut considérer que les chaînes en solu-
tion occupent un volume délimité par les enveloppes sphériques qui englobent
chacune d’elles. La densité de polymère est en général très faible à l’intérieur
d’un tel volume mais tout se passe comme si la fraction de liquide comprise
dans ce volume était coincée par la chaîne. Dans ces conditions, la viscosité
d’une solution de polymères peut être assimilée à celle d’une suspension conte-
nant des particules solides d’un volume égal au volume apparent des chaînes
de polymère. On constate alors que la viscosité du mélange augmente avec
la concentration en polymères beaucoup plus rapidement que si les chaînes
de polymères se présentaient sous forme de petits objets solides et compacts
(voir § 4.6). Ce comportement est largement utilisé en pratique : on parvient
à « épaissir » des liquides en leur ajoutant une très faible fraction de poly-
mères. On a ainsi pris l’habitude d’ajouter des polymères dans toutes sortes de
produits, tels que des shampooings ou des liquides vaisselle, pour augmenter
significativement leur viscosité sans grande modification de leur composition
globale. On constate aussi que les solutions de polymères sont rhéofluidi-
fiantes : leur viscosité apparente décroît avec le gradient de vitesse appliqué
(voir § 4.6). Ceci résulte de l’allongement et de l’orientation des chaînes, des
phénomènes qui ont un impact d’autant plus important que la contrainte est
élevée.
Lorsque la concentration en polymères est telle que les chaînes commencent
à se gêner, voire à s’enchevêtrer, les évolutions de la viscosité sont beaucoup
plus complexes. Finalement, à très forte concentration on est très proche d’un
polymère pur, fondu. Dans ce cas, la structure présente une certaine analogie
avec celle d’un plat de spaghettis (voir § 4.6.3). L’écoulement d’un tel système
n’est pas possible par simple déplacement de couches parallèles, il implique des
déplacements subtils des chaînes les unes par rapport aux autres, phénomène
sur lequel nous reviendrons plus loin.

1.6.3 Viscoélasticité
La propriété la plus spectaculaire des polymères est leur viscoélasticité,
autrement dit un comportement mécanique en partie élastique et en partie
visqueux. On peut observer cette propriété avec des solutions diluées de poly-
mères mais le caractère viscoélastique est particulièrement marqué pour des
solutions concentrées ou des polymères fondus. En pratique, lorsqu’on impose
une contrainte à un tel matériau on constate que sur un temps assez court,
1. Introduction 27

il se comporte comme un solide élastique. Si on maintient la sollicitation, il


finit par s’écouler indéfiniment comme un liquide.
Les conséquences pratiques de ce comportement sont observables avec un
mélange d’huile de silicone et d’acide borique, une pâte commercialisée sous
la forme d’un jouet appelé Silly-Putty. Lorsqu’on laisse tomber cette boule
par terre, celle-ci rebondit aussi haut qu’un ballon ou une balle en caoutchouc
(voir Figs. 1.11a,b). Si on applique par contre une sollicitation moins forte
mais maintenue dans le temps, par exemple en posant la balle sur le sol et
en la laissant évoluer sous l’action de la gravité, on constate qu’elle se dé-
forme lentement jusqu’à s’étaler et former une flaque. On peut également la
mettre en traction sous l’action de son propre poids, elle s’étire alors très lar-
gement (voir Figs. 1.11c,d). Enfin si on donne un coup de marteau dessus ou
si on lui impose une traction brutale, elle peut littéralement se fracturer (voir
Fig. 1.16e).
Que se passe t-il dans le matériau durant cette expérience ? Lorsqu’on ap-
plique une contrainte au matériau, on déforme d’abord l’ensemble du réseau
de chaînes, dont le comportement est, comme celui de chaque chaîne, essen-
tiellement élastique. En effet, sur des temps trop courts, les chaînes n’ont pas
le temps de glisser les unes par rapport aux autres pour permettre l’écoule-
ment : elles s’étirent ou s’écrasent sous l’action de la sollicitation mécanique
en maintenant leur organisation initiale (elles conservent leurs voisins). Si la
sollicitation est trop rapide on ne laisse même pas le temps aux chaînes de se
déformer, on peut alors briser la structure. À l’inverse, si on applique une sol-
licitation d’une durée suffisante, on laisse le temps au réseau de se réorganiser
par divers mouvements relatifs des chaînes. Sous l’action de la contrainte, la
structure va donc se déformer inexorablement comme le fait un liquide.
Cette description a suggéré un mécanisme qui n’a pourtant pas d’explica-
tion évidente : comment un enchevêtrement de molécules peut-il s’écouler ? En
fait les mouvements relatifs des chaînes sont possibles grâce à l’agitation ther-
mique du système : chaque chaîne évolue dans un environnement constitué de
chaînes voisines et qui lui-même évolue ; tout se passe comme si cette chaîne
était enfermée mais libre de bouger dans un tube dont les parois évoluent au
cours du temps au gré de l’agitation thermique du système. Finalement, ceci
permet à la chaîne de se déplacer au bout d’un temps d’autant plus court que
l’agitation thermique est grande, c’est-à-dire que la température est élevée.
On peut rapprocher cela d’un grand panier de serpents plus ou moins emmê-
lés : chaque serpent se déplace selon sa propre volonté indépendante de celles
des autres mais son parcours est contraint par la présence de ses voisins ; au
gré des petits mouvements des uns et des autres, il peut finalement se déplacer
de façon significative. En suivant cette analogie, il est naturel de considérer,
comme P.G. de Gennes l’a proposé, que la chaîne est animée d’un mouvement
de reptation.
Dans ce contexte, une caractéristique essentielle du matériau est son
temps de relaxation, qui correspond à peu près au temps nécessaire à une
28 Rhéophysique

(a) (b)

(c) (d)

(e)

Fig. 1.16 – Réponses d’une pâte Silly-Putty à différents types de sollicitation : (a)
et (b) rebond sur le sol ; (c) et (d) étirement progressif ; (e) étirement violent.

chaîne pour se déplacer d’une distance égale à sa propre longueur. Le type de


réponse du matériau dépend du rapport entre la durée de sollicitation à partir
du repos et le temps de relaxation : si ce dernier est plus court, le matériau
aura le temps d’atteindre son régime liquide car les chaînes se seront dépla-
cées largement à travers le réseau, le faisant évoluer de façon significative ; si
1. Introduction 29

le temps de relaxation est plus long que la durée de sollicitation, le réseau n’a
pas le temps de se modifier, les chaînes ne peuvent que se déformer.
Compte tenu de l’impact de la température sur l’agitation thermique qui
permet les mouvements de reptation, une augmentation de température tend à
diminuer le temps de relaxation du système. Du coup, en termes de propriétés
apparentes du matériau, une augmentation de température a un effet analogue
à une augmentation de la durée de sollicitation. Il y a donc une équivalence
des effets du temps et de l’inverse de la température (voir § 4.7).
On peut également rigidifier la structure en soudant les chaînes en quelques
points par des atomes de soufre, c’est le procédé qu’on appelle vulcanisation.
Tant que ces liens ou les chaînes ne sont pas brisés, le matériau est solide
mais il est déformable car sa structure est constituée de chaînes elles-mêmes
déformables (voir Fig. 1.15c) (voir § 4.5). Le caoutchouc à l’état naturel est
un polymère liquide que l’on solidifie par ce procédé. Evidemment lorsqu’on
applique un effort trop important, associé à une déformation trop importante,
on brise définitivement la structure en brisant soit des chaînes soit des points
de jonction.

1.6.4 Autres propriétés des polymères


D’autres effets caractéristiques des matériaux polymères sont observés en
écoulement. Un liquide newtonien a une viscosité identique quelles que soient
les caractéristiques de la déformation. À l’inverse, la viscosité des polymères
dans un écoulement d’élongation, qui correspond à l’étirement d’un cylindre
dans la direction de son axe, peut être nettement plus élevée que leur visco-
sité en cisaillement simple. Ceci peut conduire à des effets étonnants puisque
le matériau peut sembler liquide lorsqu’on le cisaille, mais rigide dès qu’on
cherche à l’étirer. Ce phénomène provient du fait que la résistance à un ci-
saillement s’appuie essentiellement sur le glissement des chaînes les unes par
rapport aux autres. Au contraire un écoulement d’élongation implique non
seulement un glissement relatif des chaînes mais aussi un allongement de ces
chaînes dans la direction de l’élongation, qui peut nécessiter des efforts nette-
ment plus importants que le glissement.
Le cisaillement simple des chaînes donne lieu à un autre phénomène origi-
nal, encore une fois résultant des propriétés élastiques des chaînes qui tendent
à la fois à s’étirer et à s’orienter dans la direction de l’écoulement. Il en ré-
sulte qu’un jet de polymère sortant d’une conduite gonfle, autrement dit son
diamètre devient plus grand que le diamètre de la conduite. En effet, dans
la conduite le fluide est cisaillé, et il faut appliquer des contraintes normales,
c’est-à-dire perpendiculaires à la direction d’écoulement, pour maintenir le
glissement relatif des chaînes étirées. À la sortie de la conduite, le jet est
en contact avec de l’air, les contraintes normales disparaissent, les chaînes
tendent alors à se rétracter ce qui induit un gonflement du jet. On observe
également l’impact du développement de contraintes normales lorsqu’on fait
30 Rhéophysique

tourner un cylindre dans un récipient contenant un polymère viscoélastique.


Alors que pour un fluide newtonien, la force centrifuge tend à abaisser le
niveau de la surface libre près du cylindre en rotation, le polymère viscoélas-
tique a tendance à monter le long du cylindre, c’est l’effet Weissenberg. Ici les
contraintes normales augmentent avec la vitesse de déformation, qui est d’au-
tant plus grande que l’on est près du cylindre intérieur ; la poussée verticale
sur le fluide est donc maximale le long du cylindre en rotation ce qui induit
un mouvement vertical du fluide.

1.7 Les émulsions


Dans de nombreuses situations pratiques on souhaite répartir un liquide
sur une surface solide ou le faire pénétrer dans un milieu poreux de façon
progressive. C’est par exemple le cas de médicaments que l’on administre par
voie cutanée. Si ce liquide a une faible viscosité, il ne sera pas aussi facile
de le manipuler, de le répartir sur une surface ou de lui donner une forme
quelconque. Pour remédier à ce problème, on utilise un procédé qui place le
liquide dans un mélange globalement beaucoup plus visqueux : il s’agit de la
mise en émulsion. Ce procédé consiste à disperser le liquide en gouttelettes
au sein d’un autre liquide. Le mélange ainsi obtenu est une suspension de
gouttelettes, dont la viscosité augmente en général avec la concentration, et qui
est un fluide à seuil à des concentrations en gouttelettes suffisamment élevées.
On utilise notamment cette technique en cosmétique (crèmes hydratantes), en
pharmaceutique (baumes, crèmes diverses), en génie civil (fluides pétroliers),
en agro-alimentaire (mayonnaise, vinaigrette, beurre) et dans le domaine des
explosifs (émulsions explosives).
En fait, la préparation d’une émulsion n’a rien d’évident. La division d’une
goutte en deux plus petites gouttes augmente l’aire totale de leur interface
avec le liquide ambiant. La création de gouttes à partir d’un volume compact
de liquide implique donc une augmentation très importante de l’aire des inter-
faces entre les deux liquides, ce qui demande en général de fournir de l’énergie
au système car on place un plus grand nombre de molécules de chaque phase
en contact. En outre, lorsqu’on prépare une émulsion en la mélangeant vi-
goureusement, l’énergie nécessaire à la division des gouttes en plus petites
gouttes est transmise via les forces visqueuses au sein du liquide ambiant. À
une vitesse de cisaillement donnée, on atteint au bout d’un moment une taille
de goutte critique, qui dépend de cette vitesse et du rapport des viscosités
du liquide et des gouttes. À partir de cette taille, il n’est plus possible de
diviser les gouttes sous la seule action des forces visqueuses (voir § 6.3). Le
défaut majeur de ce type de mélange est son instabilité : deux gouttes qui se
rencontrent fusionnent rapidement pour former une plus grosse goutte, de fa-
çon à minimiser l’énergie de surface. On appelle ce processus la coalescence
(voir § 6.4). Il est donc nécessaire d’ajouter des produits stabilisants pour ra-
lentir ce phénomène, les surfactants, qui se placent le long des interfaces et
1. Introduction 31

empêchent que les liquides de deux gouttes voisines ne coalescent. En réalité,


il subsiste toujours des effets très lents de diffusion du liquide des gouttes
les plus grosses vers les plus petites, mais si les surfactants sont efficaces, ce
processus est extrêmement lent.
La mayonnaise est une émulsion (voir Fig. 1.17a) élaborée en dispersant
des gouttes d’huile dans une solution aqueuse de jaune d’œuf, constitué d’eau
à 50 %, et de moutarde. Lorsque seuls les ingrédients de base (eau et huile)
sont fouettés dans un récipient, on peut pendant quelques instants créer de
grosses gouttes d’huiles mais celles-ci se regroupent à nouveau rapidement en
remontant à la surface du mélange. Le jaune d’œuf et la moutarde contenant
notamment de la lécithine, jouent le rôle de surfactant stabilisant l’émulsion.
La consistance du produit final dépend ensuite du rapport des volumes d’huile
et de solution aqueuse. Une faible proportion d’huile donne un mélange très
liquide dont la viscosité est peu différente de celle de l’eau, car les gouttes
d’huile sont éloignées les unes des autres. Pour que la viscosité du mélange
augmente significativement, il faut que la proportion d’huile en volume par
rapport au volume total soit de l’ordre de 80 %. Dans ce cas, les gouttes sont
si près les unes des autres qu’elles sont obligées de se déformer pour tenir dans
le volume de l’échantillon (voir Figs. 1.17b,c). Chaque goutte étant coincée
entre ses voisines comme dans une cage, le réseau de gouttes forme finalement
une structure solide qui ne peut être brisée qu’en lui appliquant une force
suffisamment grande permettant à un certain nombre de gouttes de sortir
de leur cage. En maintenant cette force, on va poursuivre le processus sur
d’autres gouttes ce qui va induire au bout du compte une déformation macro-
scopique inexorable du matériau : il s’écoule. Ainsi une émulsion concentrée
est un fluide à seuil : solide sous une certaine contrainte, liquide au-delà. Les
origines microstructurelles de ce comportement présentent certaines analogies
avec celles décrites dans le cas d’une suspension colloïdale. Cependant, ici on
a affaire à des systèmes essentiellement répulsifs : les éléments ne s’agrègent
pas mais se repoussent autant que faire se peut. De ce fait, les processus de re-
structuration évoqués dans le cas des colloïdes sont pratiquement instantanés
et peu influencés par le mouvement brownien éventuel des gouttes. Finale-
ment, les émulsions « pures », c’est-à-dire sans additifs particuliers autres que
des surfactants, ne sont apparemment pas thixotropes.
Le seuil de contrainte joue un rôle déterminant lors de l’utilisation de
la mayonnaise car il conditionne la force nécessaire pour la manipuler et la
forme qu’elle prendra sous l’action de la gravité : si le seuil est faible, les
dépôts ne conserveront pas leur forme initiale, la mayonnaise forme une flaque
dans l’assiette. La valeur de ce seuil est ajustable par la taille des gouttes.
Cependant, contrairement à une idée reçue, on ne modifie pas la concentration
en gouttes en réduisant leur taille, autrement dit en brassant plus longtemps
ou plus violemment le mélange. En effet, en observant chaque système à une
échelle proportionnelle à la taille des gouttes qu’il contient, on retrouve les
mêmes caractéristiques géométriques, donc les mêmes rapports de volumes.
32 Rhéophysique

(a)

(b ) (c )

Fig. 1.17 – Émulsion typique : mayonnaise (a). Émulsion huile (dodécane) dans
eau à concentration modérée (75 %) (b), les gouttes sont encore sphériques, et à
concentration élevée (85 %) (c), les gouttes sont alors écrasées les unes contre les
autres. (Crédit : L. Ducloué).

En revanche, en réduisant leur taille on augmente la résistance élastique de


chaque goutte, qui est directement reliée au comportement macroscopique du
système. On augmente ainsi le seuil de contrainte du matériau.
Examinons un peu plus précisément l’origine de ce phénomène. La struc-
ture solide de l’émulsion est associée à l’existence d’un réseau de gouttes coin-
cées les unes entre les autres. Pour briser ce réseau, il faut pouvoir décoincer
au moins momentanément un certain nombre de gouttes. Pour cela, il faut les
déformer suffisamment. La déformation d’une goutte induit une augmentation
de l’aire de son interface avec le liquide ambiant proportionnelle au carré du
diamètre de la goutte. Le gain d’énergie de surface est proportionnel à cette
augmentation. De son coté, le volume d’émulsion concerné est de l’ordre du
cube du diamètre de la goutte. En calculant le rapport entre l’énergie de sur-
face ci-dessus et ce volume, on en déduit que l’apport d’énergie nécessaire par
unité de volume est inversement proportionnel au diamètre de la goutte. Cette
énergie exprime le travail à fournir pour provoquer l’écoulement de l’émulsion,
1. Introduction 33

elle est donc proportionnelle à la force à appliquer, qui est elle-même propor-
tionnelle au seuil de contrainte. Lorsque la taille des gouttes diminue, le seuil
de contrainte augmente donc comme l’inverse de cette taille (voir § 6.5.5). La
mayonnaise est d’autant plus « solide », autrement dit son seuil est d’autant
plus élevé, qu’on l’a fouettée longtemps ou vigoureusement, réduisant ainsi la
taille des gouttes. Bien entendu, il n’est pas toujours souhaitable de préparer
une mayonnaise la plus consistante possible. . .

1.8 Les mousses


Les mousses sont formées d’inclusions d’air dans un liquide. Elles ont une
structure analogue à celle des émulsions : il s’agit encore d’inclusions fluides,
cette fois-ci d’air, dans un liquide (voir Fig. 1.18a). Pour les préparer, il faut
agiter et mélanger le liquide pour faire entrer des poches d’air. Ensuite, se
posent les mêmes problèmes de stabilisation des inclusions que pour les émul-
sions : il faut utiliser des surfactants appropriés qui vont se placer le long
des interfaces air-liquide. Dans le cas des gâteaux à base de mousse (voir
Fig. 1.18b), c’est encore la lécithine de l’œuf qui assume cette fonction.

(a) (b) (c)

Fig. 1.18 – (a) Structure interne d’une mousse ; (b) mousse à raser ; (c) mousse au
chocolat.

On utilise les mousses pour diverses applications mais bien souvent les
mousses fluides ont pour but de former une pâte peu dense restant rigide sous
son propre poids. C’est par exemple le cas de la mousse à raser : on souhaite
placer sur la peau de l’eau savonneuse, le fait d’utiliser une mousse permet
d’éviter que cette eau ne coule sur le visage pendant la durée du rasage. L’in-
térêt des mousses alimentaires (mousse au chocolat, meringue, soufflés, crème
Chantilly, etc.) est de disperser les aliments dans un volume de matériau en
apparence plus important, ce qui leur donne une texture onctueuse, qui va
mieux diffuser leur goût dans la bouche et faciliter le broyage et la digestion.
Pour cela, il faut que la mousse ait un seuil de contrainte suffisamment grand
de façon à ce que les divers ingrédients ajoutés restent harmonieusement dis-
persés jusqu’à leur utilisation.
34 Rhéophysique

Comme pour les émulsions, le comportement des mousses dépend princi-


palement de la concentration en bulles et de leur taille lorsque la concentration
est suffisamment élevée. Lorsqu’on monte des œufs en neige on commence par
créer quelques inclusions qui augmentent légèrement la viscosité du mélange.
Contrairement à une émulsion (voir ci-dessus), durant la préparation d’une
mousse, la quantité de liquide est constante alors que le volume d’air ajouté
augmente. Après un certain temps la concentration en bulles permet d’assurer
l’existence d’un seuil de contrainte : on obtient alors l’effet souhaité, c’est-à-
dire une mousse qui n’est plus liquide mais au contraire a une apparence
solide au repos. Dans ce cas, le seuil tire son origine d’un réseau de bulles
coincées entre leurs voisines proches. On peut ensuite augmenter la résistance
mécanique de cette mousse en modifiant la taille des bulles : comme pour les
gouttes, plus la taille des bulles est petite plus le rapport surface/volume est
grand et donc le seuil de contrainte est élevé. Durant cette phase, il faut da-
vantage brasser la mousse sans introduire d’air supplémentaire. Le processus
finit plus ou moins par s’équilibrer de lui-même : l’air a d’autant plus de mal
à entrer dans le mélange que le seuil de la mousse est élevé.
La particularité des mousses est que l’on peut atteindre une concentration
très proche de 100 %, pour obtenir ce que l’on appelle des mousses sèches.
Dans ce cas, l’épaisseur des films est très faible et les bulles n’ont plus vraiment
d’existence propre : la structure de la mousse est basée sur un arrangement de
films voisins qui suit des règles précises (règles dites de Plateau, du nom du
scientifique qui les a comprises) notamment en ce qui concerne les angles le
long de la ligne de contact entre films et l’angle entre deux lignes de contact.
Lorsque le système s’écoule il ne s’agit plus, comme à des concentrations plus
faibles, de décoincer chaque bulle de sa cage, mais de déformer les films, quitte
à en faire disparaître certains, tout en continuant de respecter les règles de
Plateau.

1.9 Les granulaires


Un autre type de matériau a des propriétés intermédiaires entre celles d’un
liquide et celles d’un solide : le milieu granulaire, que l’on peut définir comme
un matériau constitué d’un grand nombre de particules solides dont les inter-
actions directes jouent un rôle primordial dans le comportement mécanique
du matériau. En termes de comportement mécanique, il n’est pas facile de
classer ces matériaux granulaires dans les catégories habituelles. En effet, une
poudre est capable de couler comme un liquide, c’est ce qui se passe dans un
sablier (voir Fig. 1.19a). Mais à l’inverse, un tas de sable semble se comporter
comme un solide, il conserve sa forme conique avec une pente significative en
dépit de l’action de la gravité, sans besoin de parois pour le tenir. C’est par
exemple ce qui permet la formation des dunes de sable (voir Fig. 1.19b) ou la
manipulation et le stockage du gravier (voir Fig. 1.19c). On sait aussi qu’il est
possible de marcher sur la plage sans s’enfoncer, ce qui ne serait pas le cas si le
1. Introduction 35

sable était un liquide simple : puisque nous sommes moins denses, nous nous
enfoncerions alors partiellement, un peu comme des icebergs. Par rapport aux
fluides à seuil, l’aspect déroutant du comportement des milieux granulaires
est que dans certaines circonstances, ils peuvent rester dans un état solide
sous des contraintes très élevées mais aussi se comporter comme des liquides
alors qu’ils sont soumis à des faibles contraintes (une simple vibration peut
suffire). Enfin lorsqu’ils sont suffisamment rapides, les écoulements granulaires
ont des caractéristiques qui rappellent celles de la propagation d’un gaz (voir
Fig. 1.19d).

(a) (b)

(c) (d)

Fig. 1.19 – Différentes formes d’écoulements granulaires : dans un sablier (a), dunes
de sable au repos (b), tas de graviers (c), nuées ardentes sur les flancs d’un volcan,
formée de cendres (d).

Ces caractéristiques originales s’expliquent par le fait qu’à l’échelle de ses


constituants de base, les grains, un milieu granulaire a deux propriétés es-
sentielles qui le distinguent des autres fluides : (i) deux éléments (particules)
peuvent s’appuyer l’un sur l’autre avec une force normale très grande ; locale-
ment le milieu présente donc certaines propriétés d’un solide simple ; (ii) pour
induire le mouvement d’un milieu granulaire au repos il faut dilater quelque
peu la structure, de façon à extraire un grain de la cage formée par ses voi-
sins, parce qu’il n’est pas possible comme pour une suspension colloïdale, une
36 Rhéophysique

émulsion ou encore une mousse, de rapprocher momentanément deux éléments


voisins ; lorsqu’il n’est pas possible de dilater le matériau, celui-ci ne peut pas
s’écouler ; à moins de lui imposer un effort permettant de briser une certain
nombre de grains, il reste coincé (voir § 7.3.2). À l’inverse, si un grain s’est
extrait de cette cage plus aucune force ne s’exerce sur lui momentanément, il
peut alors gagner de l’énergie au point de n’être plus capable de se coincer
à nouveau de cette façon. Ces phénomènes sont à l’origine du fait que l’on
puisse tout à la fois marcher sur un tas de sable et facilement provoquer des
avalanches de grains très rapides à sa surface.
Quand un milieu granulaire ne coule pas ou coule lentement, les particules
forment à chaque instant un réseau de contacts qui évolue continuellement au
fur et à mesure que le milieu se déforme. Localement, le mouvement relatif
de deux particules implique une force tangentielle proportionnelle à la force
normale appliquée au contact (voir § 7.2.2). C’est la loi de Coulomb. Il s’avère
que cette loi valable pour deux solides en contact et en mouvement relatif
est également valable pour un ensemble de grains en écoulement lent (voir
§ 7.5). Au premier abord, le fait qu’il faille dépasser une contrainte seuil pour
induire un écoulement suggère une certaine analogie de comportement avec
les fluides à seuil (colloïdes, émulsions mousses concentrées, gels). Pourtant
ce comportement diffère fortement de ce que l’on observe pour les liquides
ou tous les fluides complexes que nous avons passés en revue ci-dessus par le
fait que la viscosité apparente dépend ici de la pression normale. Il s’agit bien
là de la signature du milieu granulaire : le matériau s’écoule d’autant moins
facilement qu’il est soumis à une force normale élevée.
Ceci a une conséquence originale sur les écoulements dans certaines condi-
tions. Dans un récipient cylindrique rempli d’un liquide et comprenant un
petit orifice de sortie au fond, l’écoulement est d’autant plus rapide que la
hauteur de liquide dans le récipient est grande ; la pression près de l’orifice,
qui conditionne cette vitesse, est en effet simplement liée au poids de liquide
situé au-dessus. Si on remplit ce récipient avec du sable ou des billes, on
observe qu’à partir d’une certaine valeur, la hauteur de matériau n’a plus
d’impact sur la vitesse d’écoulement, comme si la pression près de l’orifice de
sortie restait constante (voir § 7.5.3). C’est effectivement ce qui se passe car le
matériau granulaire est retenu par une force de frottement le long des parois
à peu près proportionnelle au poids de matériau situé au-dessus de la région
considérée. Il prend donc appui sur les parois comme un alpiniste grimpant
dans une cheminée.
Lorsque l’écoulement du milieu granulaire est suffisamment rapide, le ré-
seau de contacts décrit ci-dessus n’existe plus et les transferts d’énergie entre
les particules ont essentiellement lieu à travers des collisions. Dans ce cas, les
contraintes de frottement résultant du mouvement sont analogues à celles que
l’on trouve dans un gaz : dans un cisaillement simple, chaque particule d’une
couche en mouvement échange de l’énergie avec les particules situées dans
les couches adjacentes (voir § 7.6). Cependant, ce régime d’écoulement ne se
1. Introduction 37

rencontre que dans des conditions très particulières. Il faut à la fois que le sys-
tème se dilate suffisamment pour que les particules puissent parcourir quelque
distance entre deux collisions successives, et que l’inertie des particules soient
suffisamment grande pour que les transferts d’énergie par collision soient pré-
dominants devant d’autres phénomènes de dissipation d’énergie (viscosité du
fluide interstitiel, plasticité des particules, frottements des particules).
Lorsque le fluide interstitiel d’un milieu granulaire est un liquide, le
système est analogue à une suspension très concentrée en particules non-
colloïdales. Aux faibles vitesses, on s’attend donc à avoir un comportement de
type frictionnel comme ci-dessus parce que les interactions hydrodynamiques
sont négligeables. En revanche, à des vitesses plus élevées, les interactions hy-
drodynamiques peuvent prendre le pas sur les frottements, donnant le compor-
tement plus classique d’une suspension concentrée : le matériau se comporte
alors essentiellement comme un liquide de forte viscosité (voir § 7.7.2). Cepen-
dant, la présence de liquide a un impact important sur le comportement du
milieu granulaire à faibles vitesses, dans le régime frictionnel. En effet, on a
vu que la contrainte tangentielle dans un milieu granulaire sec en cisaillement
simple lent était proportionnelle à l’effort normal, ce dernier résultant souvent
simplement du poids de matériau situé au-dessus. Lorsque les grains baignent
dans un liquide, la poussée d’Archimède qui s’exerce sur chacun des grains di-
minue d’autant le poids apparent des grains si bien que la force normale dans
le réseau granulaire est plus faible. Ceci implique que la force tangentielle né-
cessaire pour induire un mouvement est également plus faible, le milieu est
moins résistant si les grains baignent dans un liquide.
Cet effet peut encore être accentué si le liquide circule verticalement à
travers le milieu poreux que constitue l’empilement des grains. L’écoulement
du liquide induit en effet un gradient de pression dans le liquide (de même que
pour faire sortir le liquide d’une seringue, il faut pousser sur le piston), qui se
répercute sur l’empilement granulaire et diminue encore d’autant les efforts
normaux. Ajoutés à la poussée d’Archimède, ces effets peuvent finalement
alléger le poids apparent des grains au point que le réseau granulaire n’offre
plus aucune résistance au cisaillement. C’est ce qui se passe dans « l’effet
renard », qui se produit au pied des barrages en terre : en circulant lentement
à travers le barrage, l’eau peut affaiblir la résistance du matériau situé à
l’aval au point que celui-ci se met à s’écouler. C’est également le phénomène
à l’origine de certains sables mouvants pour lesquels l’eau circule lentement à
travers un réseau granulaire constitué d’un sable très fin.

1.10 Les matériaux « réels »


Dans la nature ou l’industrie, les matériaux sont rarement composés d’un
seul type d’éléments (polymère, grain, bulle, goutte, etc.). La plupart des
matériaux contiennent plusieurs types d’éléments, chacun d’entre eux ayant
souvent des caractéristiques diverses (taille, forme, ions adsorbés, etc.), par-
38 Rhéophysique

fois au sein d’une même catégorie. Le béton est l’archétype de ce type de


mélange : il comprend, en suspension dans de l’eau, des gros grains non-
colloïdaux (sable, gravier), des particules (ciment, cendres volantes) de taille
intermédiaire entre les gammes colloïdale et non colloïdale, des particules col-
loïdales (nano-silice par exemple), et des additifs polymères. De même, une
boue naturelle contient une gamme très large de types des particules incluant
différentes classes d’argile, du limon, du sable et parfois des rochers. On re-
trouve une situation analogue avec la plupart des crèmes, mortiers, peintures,
céramiques, etc. Ceci résulte en général de l’histoire de la conception du maté-
riau dans lequel on a au fil du temps ajouté divers ingrédients pour en ajuster
le comportement.
En dépit de cette complexité, on peut comprendre certaines propriétés
rhéophysiques de tels matériaux en s’appuyant sur l’idée que si un type d’in-
teraction prédomine, celui-ci impose à l’ensemble le type de comportement
macroscopique qu’il induit quand il est seul. C’est par exemple le cas pour
une boue naturelle : tant que la fraction de particules non-argileuses est suf-
fisamment faible, la pâte formée par le mélange eau-argile constitue une ma-
trice qui impose son type de comportement à l’ensemble, les grains pouvant
être considérés comme simplement en suspension dans cette pâte, les inter-
actions colloïdales entre particules d’argile sont donc prédominantes. Lorsque
la concentration en grains est suffisamment élevée, les grains sont en contact
frictionnel, le comportement du mélange se rapproche de celui d’un milieu
granulaire. Selon les matériaux, il est plus ou moins facile de distinguer le
type d’éléments qui joue un rôle prédominant mais c’est une approche très
riche d’enseignements pour aborder la rhéophysique des systèmes complexes.

Pour en savoir plus


Matière et matériaux – De quoi est fait le monde, sous la direction d’É. Guyon,
A. Pedregosa, B. Salviat, Belin, 2010
Ce que disent les fluides, É. Guyon, J.P. Hulin, L. Petit, Belin, Pour la Science,
Paris, 2010
Comprendre la rhéologie – De l’écoulement du sang à la prise du béton, P.
Coussot et J.L. Grossiord (Eds.), EDP Sciences, Les Ulis, 2002
An introduction to rheology, H.A. Barnes, J.F. Hutton, K. Walters, Elsevier,
Rheology Series, 1989.
Chapitre 2

Matériaux simples

2.1 Introduction
Nous nous intéressons ici aux matériaux composés d’un seul type de consti-
tuants élémentaires de la matière, atomes ou petites molécules identiques (on
exclut donc ici les polymères). Ces matériaux sont « simples » par leur compo-
sition : un seul type d’élément, des éléments indéformables et indestructibles
dans des conditions ordinaires. Ceci n’est cependant pas un gage de simplicité
en rhéophysique, car le comportement mécanique ne dépend pas seulement
des caractéristiques propres des éléments constitutifs de la matière. Il dé-
pend aussi et surtout des interactions, autrement dit des différents types de
forces pouvant s’exercer entre ces éléments, et de la structure du matériau,
autrement dit de l’arrangement spatial relatif des éléments. Dans le cas des
matériaux simples, on peut distinguer quelques grandes classes de structures,
qui sont associées à différents états d’ordre et/ou de densité des éléments du
matériau et dans lesquels prédominent certains types d’interaction.
Les atomes ou les molécules exercent entre elles des forces dont l’intensité
diminue lorsque la distance qui les sépare augmente. S’ajoute à cela un facteur
qui joue un rôle crucial dans les systèmes constitués de petits éléments :
l’agitation thermique, qui augmente avec la température du système. Chaque
élément est continuellement soumis à ce phénomène qui tend à lui imposer des
mouvements aléatoires dans toutes les directions. Lorsque cette agitation est
plus forte que les forces d’interaction qui tendent essentiellement à rapprocher
les éléments, ceux-ci se dispersent au maximum dans le volume qui leur alloué,
et rentrent occasionnellement en collision les uns avec les autres. Il s’agit
de l’état gazeux. Dans ce cas les propriétés mécaniques du matériau sont
associées à ces chocs : la force nécessaire pour comprimer ou faire s’écouler
le matériau dépend de la modification du nombre ou de l’intensité des chocs
entre les éléments. Grâce à des outils statistiques, on peut alors obtenir des
relations exactes entre la viscosité et les caractéristiques physiques du gaz
(§ 2.2).
40 Rhéophysique

Lorsque les forces d’attraction sont un peu plus grandes que l’agitation
thermique, les éléments tendent à former un amas compact : c’est l’état li-
quide. Dans ce cas, du fait de l’agitation thermique, les éléments, tout en
restant très proches, peuvent encore bouger les uns par rapport aux autres à
condition qu’un nombre plus ou moins grand de leurs voisins changent égale-
ment de position, un peu comme dans un jeu de Taquin. Ainsi, la structure
d’un liquide, comme celle d’un gaz, n’est pas figée, mais elle reste statistique-
ment identique. Cependant, notre compréhension des liens entre les efforts
internes et les évolutions de cette structure désordonnée en écoulement reste
très partielle. Dès l’abord de ce matériau simple, on touche aux limites de la
rhéophysique actuelle qui, sauf dans des cas particuliers, peine à expliquer le
comportement de la matière condensée en écoulement (§ 2.3). On retrouvera
cette problématique lorsqu’on abordera le régime liquide d’autres matériaux
désordonnés a priori plus complexes, tels que les suspensions colloïdales, les
mousses ou les émulsions.
Dans certains cas, par exemple à plus basse température ou plus forte
pression, le matériau peut se compacter légèrement plus que dans l’état li-
quide et s’organiser en une structure ordonnée, c’est l’état solide. L’agita-
tion thermique n’est alors plus assez grande vis-à-vis des forces d’interactions
pour induire des mouvements relatifs des éléments, la structure est figée. En
revanche, il est possible de déformer, de manière limitée, le matériau et d’éta-
blir un lien direct entre la force nécessaire et les forces d’interactions au ni-
veau local (§ 2.4). Du point de vue de la rhéophysique, cette situation fournit
des informations significatives. Une problématique analogue nous permettra
également de comprendre d’un point de vue rhéophysique le comportement
dans leur régime solide de divers systèmes condensés tels que les mousses, les
émulsions, les colloïdes, qui, sans posséder de structure cristalline, forment
cependant une structure « coincée » dont les éléments ne peuvent sortir sous
l’action de l’agitation thermique seule.
Il existe enfin un état intermédiaire entre l’état solide et l’état liquide,
l’état vitreux. Dans ce cas, la structure est désordonnée comme celle du
liquide mais, comme dans un solide, l’agitation thermique est insuffisante pour
permettre des mouvements spontanés (§ 2.4).

2.2 Interactions entre composants élémentaires


et états de la matière simple
2.2.1 Composants élémentaires
Toute matière est constituée d’un ensemble d’atomes ; à chaque espèce
chimique correspond une espèce d’atome. Un atome est formé d’un noyau et
d’un certain nombre d’électrons qui gravitent autour de ce noyau. Compte
tenu des forces très élevées nécessaires pour arracher l’un de ces électrons,
on peut considérer que dans toutes les transformations physiques qui nous
2. Matériaux simples 41

intéressent ici, l’atome est un objet indestructible. Les atomes sont la plupart
du temps associés par groupes, constituant des molécules. Dans une molécule,
les atomes sont liés par des forces dites de valence provenant de la mise en
commun des électrons de leur dernier niveau électronique. Ces forces sont
également suffisamment grandes pour qu’une molécule ne soit pas détruite
lors des transformations physiques ordinaires. Les nuages électroniques de
deux atomes ou deux molécules ne peuvent pas s’interpénétrer, une force
de répulsion très importante se développe lorsqu’on tente de réaliser cette
opération. On pourra donc considérer qu’un atome ou une (petite) molécule
d’une espèce chimique donnée, lorsqu’ils sont isolés, sont des objets définis
par un certain volume indéformable, que nous supposerons sphérique pour
simplifier. Dans la suite, on utilisera le terme générique de molécules lorsque
les phénomènes physiques considérés sont indépendants de la structure interne
des éléments (atomes ou molécules). Ces molécules interagissent de différentes
manières selon la distance qui les sépare et les forces mutuelles d’interaction
peuvent être de différentes natures.

2.2.2 Agitation thermique


Lorsqu’une molécule se trouve éloignée des autres molécules du système,
elle ne subit aucune action (force) de leur part. Son mouvement dans le vide
est alors régi par la loi fondamentale de la dynamique qui, en l’absence de
forces extérieures (en négligeant également le rôle de la gravité), implique que
sa vitesse est constante. Pour que la molécule ait acquis cette vitesse, il faut
qu’une certaine impulsion, donc une certaine énergie, lui ait été transmise à un
moment donné. Cette énergie est ce qu’on appelle l’agitation thermique. Si
on considère un système constitué d’un grand nombre de molécules on constate
que leurs vitesses, dont on notera le module c, sont toutes différentes, de même
que les directions de leur mouvement.
Pour quantifier cette agitation, on utilise l’énergie cinétique moyenne des
molécules que l’on écrit pour les systèmes simples (gaz parfaits purs) sous la
forme :
1 3kB T
mc2  = (2.1)
2 2
où T est appelée température et kB = 1,38 × 10−23 J.K−1 est la constante de
Boltzmann. Dans cette expression, la masse m d’une molécule est supposée
constante pour l’ensemble des molécules du système.
L’équation (2.1) indique que la température quantifie l’agitation des molé-
cules dans un système où celles-ci sont éloignées les unes des autres. Ce concept
est plus général, pour tout système quel que soit l’arrangement et la proximité
des molécules, la valeur kB T permet d’estimer l’énergie interne d’agitation
thermique des composants élémentaires. Celle-ci vaut environ 0,6 × 10−20 J
aux températures usuelles. L’agitation thermique tend à disperser le système.
Pour maintenir les molécules à proximité les unes des autres comme c’est le
42 Rhéophysique

F
Φ(x)

Fig. 2.1 – Force d’interaction (F ) et potentiel d’interaction (Φ(x)) défini comme


l’énergie nécessaire pour rapprocher les particules depuis l’infini jusqu’à une distance
donnée (x).

cas dans un liquide ou un solide, il faudra donc l’intervention d’interactions


plus puissantes que l’agitation thermique.

2.2.3 Potentiel d’interaction


Pour décrire les forces d’interaction entre des objets quelconques, et en
particulier des molécules, il est commode de raisonner en termes d’énergie. Il
est en effet possible de définir pour chaque force une énergie particulière, de
laquelle dérive cette force. Considérons un système formé de deux corps isolés
en interaction, c’est-à-dire exerçant l’un sur l’autre une force F , dépendant
de la distance x les séparant et bien entendu nulle lorsque les deux corps sont
à une distance infinie l’un de l’autre (voir Fig. 2.1). En l’absence d’autres
forces extérieures, on peut définir l’énergie potentielle d’interaction du
système, Φ, comme l’énergie nécessaire pour approcher les deux corps depuis
l’infini jusqu’à une distance x. Si on se place dans le repère du corps situé à
l’origine, il s’agit de déplacer l’autre corps depuis l’infini jusqu’à la position
x. Tout au long de ce chemin, il faut appliquer une force −F (ξ), où ξ est la
distance entre les deux corps ; l’énergie est donc égale au travail fourni au cours
x
de cette opération, qui s’écrit Φ = − ∞ F dx. En dérivant cette expression on
obtient :

F =− (2.2)
dx

2.2.4 Forces de van der Waals


Quelles que soient la nature et la structure des molécules et des atomes
qui les constituent il existe une force d’attraction à courte distance entre
deux molécules. Cette force résulte du fait que, bien que les électrons soient
en moyenne distribués de manière uniforme au sein d’un atome ou d’une
molécule, leur distribution instantanée est asymétrique. Il en résulte que la
particule se comporte comme un dipôle électrique instantané. Ce dipôle induit
un champ électrique dans l’atome voisin, qui lui-même acquiert un dipôle, et
ces deux dipôles s’attirent.
2. Matériaux simples 43

On peut obtenir une idée de la forme de cette interaction à partir de


l’approche très simplifiée suivante. Considérons un atome dont la distribution
des charges forme un dipôle de moment p qui est la somme des produits
des charges par leur distance à un point de référence situé au centre des
charges. Ce dipôle induit, à une distance r grande devant sa taille, un champ
électrostatique E qui varie comme r−3 . Un autre dipôle, situé à cette distance,
est alors « polarisé », c’est-à-dire qu’il acquiert un dipôle de moment p = αE.
L’énergie potentielle d’interaction des deux dipôles s’écrit Φ = p E, soit ici
Φ = αE 2 . On trouve finalement que Φ est proportionnelle à r−6 .
Cette expression n’est plus valable quand les molécules sont trop éloignées
l’une de l’autre (à plus d’une dizaine de nanomètres), car alors le temps mis
par le champ électrique pour agir sur l’autre particule est du même ordre
que le temps de fluctuation typique conduisant à faire varier le dipôle dans
la première particule. Il résulte de cet « effet retard » que le potentiel varie
plutôt en r−7 .
L’énergie d’interaction associée à ces forces de van der Waals pour des
atomes ou molécules en contact correspond à des distances de séparation (r)
égales à leur rayon, donc typiquement de l’ordre du dixième de nanomètre. La
valeur obtenue, de l’ordre de 10−20 J, est proche de celle de l’énergie d’agita-
tion thermique à température ambiante. Autrement dit, ces forces d’attrac-
tion, générées par des effets que l’on aurait tendance naturellement à négli-
ger au premier abord, peuvent jouer un rôle important dans l’équilibre et la
structure du système. Cependant cette force décroît très rapidement avec la
distance : à une distance de séparation de l’ordre de la taille des molécules,
elle est cent fois plus petite que lorsque les molécules sont en contact. Les
forces de van der Waals interviennent donc essentiellement pour assurer la
cohésion des molécules « en contact ».

2.2.5 Liaisons chimiques


Au sein de structures cristallines les molécules perdent en partie leur exis-
tence propre au profit d’arrangements ordonnés et de liaisons fortes entre les
atomes qui les composent. Les atomes peuvent alors être liés par des liens de
valence comme au sein d’une molécule. Les molécules peuvent aussi être liées
par des liaisons ioniques. Quand deux atomes échangent un électron en vidant
un niveau incomplet d’un des atomes pour compléter un niveau différent de
l’autre atome, tout se passe comme si ils formaient deux ions de signes op-
posés en interaction. L’énergie d’interaction entre les deux ions est de type
« coulombienne » et en général largement supérieure à l’énergie thermique, si
bien que les atomes sont fortement attirés l’un par l’autre. En première ap-
proximation, le potentiel d’interaction correspondant décroît essentiellement
comme l’inverse de la distance entre les éléments. L’ordre de grandeur de
l’énergie d’une liaison covalente ou d’une liaison ionique est de 50 × 10−20 J,
44 Rhéophysique

donc largement supérieur à celui des forces de van der Waals ou de l’agitation
thermique.

2.2.6 Force de répulsion de Born


Cet effet traduit l’impénétrabilité des nuages électroniques des atomes ou
des molécules. Il n’y a pas d’expression générale décrivant cette force. Divers
modèles empiriques ont été développés pour la décrire, qui ont en commun
de prédire que la force tend vers l’infini plus rapidement que toutes les autres
forces connues lorsque la distance entre les deux éléments tend vers zéro. Le
modèle le plus couramment utilisé pour représenter cet effet est une loi de
puissance : Φ(r) = β/rm , où m prend une valeur supérieure à 7 de façon à
obtenir un potentiel beaucoup plus grand que toutes les autres forces possibles
en dessous d’une certaine distance. Pour simplifier, on utilise également dans
certains cas l’approximation de sphères dures qui consiste à considérer que
le potentiel est infini en dessous d’une distance critique entre les molécules d,
qui définit en quelque sorte leur diamètre apparent. En l’absence de forces
attractives, ce potentiel s’exprime alors (voir Fig. 2.2a) :
r < d ⇒ Φ(r) = ∞ ; r > d ⇒ Φ(r) = 0 (2.3)

2.2.7 Bilan des forces


Lorsque plusieurs types de forces s’exercent entre deux molécules, le po-
tentiel d’interaction total est tout simplement la somme des potentiels corres-
pondants. En particulier, lorsque ces forces sont les forces de van der Waals
et la répulsion de Born, un modèle couramment utilisé pour représenter le
potentiel total consiste à sommer les deux potentiels en prenant m = 12 pour
le potentiel de répulsion (voir § 2.2.6), on obtient alors le potentiel dit de
Lennard-Jones (voir Fig. 2.2c) :
β α
Φ(r) = 12
− 6 (2.4)
r r
On peut simplifier ce modèle en représentant la partie répulsive par un po-
tentiel de sphères dures au-delà d’une distance critique, qui est alors la dis-
tance d’équilibre d des molécules associée au minimum de l’énergie potentielle
réelle (voir Fig. 2.2b) :
 6
d
r < d ⇒ Φ(r) = ∞ ; r > d ⇒ Φ(r) = −w (2.5)
r
où w est le potentiel maximum d’attraction, ou potentiel d’adhésion, ob-
tenu lorsque les molécules peuvent être considérées « en contact », soit lorsque
r = d. En pratique, à température ambiante, w est typiquement de l’ordre
de 0,5kB T . Les modèles (2.4) et (2.5) sont plus particulièrement utilisés pour
décrire le comportement des liquides autour de la transition gaz-liquide.
2. Matériaux simples 45

Φ Φ Φ

d r d r d r

w
(a) (b) (c)

Fig. 2.2 – Différents modèles pour représenter le bilan des interactions entre molé-
cules : (a) potentiel de sphères de dures ; (b) potentiel de sphères dures avec attrac-
tion de van der Waals ; (c) potentiel de Lennard-Jones.

Pour des solides, on peut aussi utiliser une expression plus générale du
potentiel total sous la forme d’une somme d’un potentiel attractif et d’un
potentiel répulsif à courte distance :
α β
Φ(r) = − n
+ m (2.6)
r r
où n = 1 et m = 9 pour un solide avec des liaisons entre atomes essentiellement
ioniques, n = 6 et m = 12 pour un solide de van der Waals, et n = 1 et m = 2
pour des métaux monovalents (un seul électron dans leur dernière couche
électronique).

2.2.8 Lien hydrogène et forces hydrophobiques


Le « lien hydrogène » intervient lorsqu’un atome d’hydrogène est en liaison
covalente avec un atome électronégatif tel que l’oxygène ou l’azote. L’atome
électronégatif a tendance à attirer fortement les électrons de l’hydrogène au
plus près de lui, ce qui induit une distribution des charges déséquilibrée, au
point que l’atome d’hydrogène apparaît chargé positivement. Comme deux
charges de signes opposées s’attirent, l’atome d’hydrogène peut alors interagir
électrostatiquement avec un autre atome électronégatif. L’énergie d’interac-
tion correspondante est de l’ordre de de 1,5 à 6,5 × 10−20 J, c’est-à-dire inter-
médiaire entre celle d’une interaction de van der Waals et celle d’une liaison
covalente.
Du fait du phénomène décrit ci-dessus, les molécules d’eau en solution ont
tendance à s’organiser pour former le maximum de liens hydrogène. Du coup,
lorsqu’une molécule différente est immergée dans l’eau, les molécules peuvent
réagir de différentes façons selon la taille de cette molécule et son affinité
avec l’eau, autrement dit sa capacité à développer des liaisons hydrogène. Par
exemple, une molécule qui n’a pas d’affinité particulière avec l’eau va conduire
46 Rhéophysique

les molécules autour d’elle à s’organiser de manière à préserver le maximum


de liaisons hydrogènes entre elles. Ceci contribue à diminuer le nombre de
possibilités d’arrangement des molécules, donc l’entropie du système (voir
§ 2.4). Lorsque plusieurs éléments de ce type sont placés dans l’eau, il est
plus favorable, du point de vue de l’entropie du système, que ces éléments
soient au contact l’un de l’autre, puisqu’on diminue ainsi la surface le long
de laquelle les molécules d’eau doivent s’arranger de manière spécifique. Ceci
revient à générer des forces attractives entre les éléments. Ces interactions
peuvent déstabiliser un mélange de deux phases en tendant à rassembler les
éléments de chaque phase dans certaines régions de l’échantillon.

2.2.9 États de la matière simple


Considérons un système constitué de molécules initialement éloignées les
unes des autres. Un tel système est dans un état gazeux : les éléments
sont très agités et très éloignés les uns des autres et ne se rencontrent que
très rarement (voir Fig. 2.3). Dans cet état, le désordre règne. Lorsque deux
molécules se rencontrent, une force attractive s’exerce entre celles-ci mais tant
que l’agitation thermique est suffisamment grande, il n’est pas possible de les
maintenir longtemps ensemble. Si maintenant on réduit le volume accordé
au système ou sa température, les collisions deviennent plus fréquentes ou
l’énergie cinétique des particules diminue, celles-ci restent alors ensemble plus
longtemps lors de chaque contact.
En dessous d’un volume ou d’une température critiques une phase conden-
sée apparaît, en l’occurrence l’état liquide (voir Fig. 2.3). Dans cette phase
les molécules sont encore agitées et la densité n’est pas optimale. Les molé-
cules sont maintenues tout près les unes des autres grâce aux forces de van
der Waals mais l’agitation thermique est encore suffisamment grande pour
entretenir des mouvements relatifs spontanés des molécules.
En dessous d’une certaine température les éléments se structurent de ma-
nière régulière, sous forme d’un cristal à l’organisation ordonnée, qui permet en
général d’obtenir la densité optimale. Dans cet état solide les particules sont
pratiquement figées dans leur position (voir Fig. 2.3), l’agitation thermique
étant beaucoup plus faible que l’énergie associées aux liaisons chimiques qui
se sont mises en place.
Enfin, il existe un autre état intermédiaire entre le liquide et le solide,
qui peut être atteint avec certains matériaux dans certaines conditions, no-
tamment lorsqu’on cherche à obtenir le solide un peu trop rapidement en
diminuant l’agitation des éléments sans leur laisser le temps de s’organiser de
manière cristalline, on obtient alors un état amorphe (ou vitreux). Dans
cet état, le verre obtenu a une structure désordonnée analogue à celle d’un
liquide mais les éléments ne changent pratiquement pas de position, comme
dans un solide.
2. Matériaux simples 47

GAZ LIQUIDE VERRE SOLIDE

Fig. 2.3 – Représentations schématiques de la structure et de la mobilité des élé-


ments constitutifs des différents états de la matière : les trajectoires des molécules
représentées ici par des disques noirs sont matérialisées par des segments de droites ;
de façon à les rendre visible sur cette image, les trajectoires des particules dans le
cas du solide et du verre ont été amplifiées.

2.3 L’état gazeux


Un gaz est formé de molécules éloignées les unes des autres d’une distance
nettement plus grande que leur propre taille. Ces molécules sont animées de
vitesses d’amplitudes et de directions diverses. Chaque rencontre entre deux
molécules ou avec une paroi solide, donne lieu à une collision. Il n’existe pas
d’autre possibilité de transfert d’énergie dans le système. Les propriétés mé-
caniques, autrement dit la façon dont le matériau réagit à une échelle ma-
croscopique à des forces qui lui sont appliquées, sont donc liées aux échanges
d’énergie à travers ces collisions. En vue de préciser ces liens, il est d’abord
utile de mieux caractériser l’état du système en termes de vitesses et de po-
sitions relatives des molécules. On pourra ensuite déterminer les propriétés
mécaniques du matériau.

2.3.1 Distribution de vitesses


En supposant simplement que l’agitation des molécules dans un système
donné est statistiquement « homogène », il est possible d’établir les carac-
téristiques moyennes de la vitesse des molécules sans faire d’hypothèse phy-
sique supplémentaire. Cette homogénéité statistique signifie que les vitesses
moyennes des molécules, mesurées sur des volumes comprenant un nombre
suffisamment grand de molécules ou sur des temps d’observation suffisam-
ment longs, sont identiques dans toutes les directions et dans tout le volume
d’échantillon.
On décrit la distribution des vitesses à l’aide d’une fonction « densité
de probabilité » P (c), telle que la probabilité d’avoir une vitesse de mo-
dule compris entre c et c + dc vaut P (c)dc. Ici, il faut tenir compte du
48 Rhéophysique

fait que les vitesses peuvent avoir diverses orientations. Le vecteur vitesse
peut par exemple être représenté par ses trois composantes dans un repère
cartésien : u, v, w. La probabilité que la vitesse ait ses trois composantes com-
prises entre les valeurs u et u + du, v et v + dv et w et w + dw s’écrit alors
f (u)f (v)f (w) du dv dw. Comme la distribution des vitesses est indépendante
√ la fonction f (u)f (v)f (w) ne dépend que du module de la vi-
de la direction
tesse, c = u2 + v 2 + w2 , et on l’écrira F (c) (qui est différente de P (c) car ici
on ne considère que des formes particulières de vecteurs vitesses). L’orientation
de la vitesse étant indépendante de son module et les composantes de vitesse
indépendantes les unes des autres, on a d’une part, en utilisant un changement
de variable et l’expression de c en fonction de u : ∂ ln F /∂u = (u/c) (∂ ln F /∂c)
et, d’autre part, d’après la relation entre F et f : ∂ ln F /∂u = d ln f /du. On
en déduit :
1 ∂F 1 df (u)
= (2.7)
cF ∂c uf du
On peut faire de même avec les deux autres composantes de la vitesse, ce qui
conduit bien entendu à des résultats formellement analogues. Or, comme c et
u peuvent être en partie variés indépendamment, chacun des membres de la
relation (2.7) est en fait constant. En écrivant cette constante sous la forme
−m/2B (où B est une constante) et en intégrant l’équation différentielle qui
en résulte, df /du = − (m/2B) uf , on trouve :

mu2
f (u) = A exp − (2.8)
2B
où A est une constante. Si B était négatif, alors la probabilité d’avoir une vi-
tesse dans une direction particulière tendrait vers l’infini lorsque cette vitesse
tend vers l’infini, ce qui n’est pas réaliste. B est donc positif. On peut remar-
quer également que la fonction f est symétrique par rapport à la vitesse nulle,
c’est-à-dire que comme attendu elle ne privilégie pas d’orientation particulière.
On a finalement trouvé, en faisant simplement l’hypothèse d’une agitation ne
privilégiant aucune direction, que la distribution des vitesses dans une direc-
tion est gaussienne, centrée autour de zéro. Ce résultat est conforme à celui
que l’on obtient à partir d’une théorie plus complète en physique statistique.
On peut maintenant calculer la probabilité P (c)dc d’avoir un module
de vitesse compris entre c et c + dc, sachant que celle-ci est la somme des
probabilités d’avoir un vecteur de module c et d’orientations quelconques
θ et φ, variant respectivement entre 0 et π et entre 0 et 2π. On a alors
du dv dw = c2 sin θdθ dφ dc, si bien
 que la densité de distribution du mo-
dule de la vitesse s’écrit P (c) = u2 +v2 +w2 =c2 f (u)f (v)f (w)c2 sin θ dθ dφ, ce

qui donne : P (c) = 4πA3 c2 exp(−mc2 2B).
Les deux constantes A et B peuvent être déterminées  ∞ en prenant en
compte le fait que la probabilité totale est égale à 1, 0 P (c)dc = 1, et la
valeur moyenne de l’énergie
 ∞ cinétique en fonction de la température (cf. équa-
tion (2.1)) : c2  = 0 c2 P (c)dc = 3kB T /m. Après plusieurs intégrations
2. Matériaux simples 49
∞ √
par parties et en utilisant la formule 0 (exp(−x2 ))dx = π/2, on trouve
B = kB T et A = (m/2πkB T )1/2 .
On en déduit finalement la distribution des vitesses :
 3/2
m mc2
P (c) = 4πc2 exp − (2.9)
2πkB T 2kB T

On peut alors calculer notamment la valeur moyenne de toute quantité dépen-


dant de la vitesse (par exemple l’énergie cinétique). En particulier, la valeur
moyenne de la vitesse s’écrit :
 ∞ 
kB T
c = cP (c)dc = 2 (2.10)
0 m

2.3.2 Libre parcours moyen


Les molécules d’un gaz sont en perpétuel mouvement, ce qui implique
que même si elles sont très éloignées les unes des autres, elles finissent par
se rencontrer, ce qui occasionne des chocs. Ces chocs sont nécessaires pour
maintenir un état d’équilibre statistique garantissant l’homogénéité de la dis-
tribution des vitesses. Cette agitation conditionne les propriétés de transport
du gaz (viscosité, diffusion, conductivité thermique) qui sont associées à la
transmission de l’énergie d’un point à un autre du système. Dans ce cadre,
une donnée de base est le temps caractéristique permettant un échange de
quantité de mouvement entre deux molécules. Ce temps est égal au rapport
de la distance entre les chocs et de la vitesse des molécules. Comme on connaît
déjà la distribution de vitesses et la vitesse moyenne (équation (2.10)), il nous
reste à définir la distance typique séparant deux chocs successifs d’une même
molécule, c’est ce que l’on appelle le libre parcours moyen.
Pour qu’il y ait choc, il faut que les molécules aient un diamètre appa-
rent non-nul d. Alors toute autre molécule sur le chemin de celle-ci et dont
le centre se trouve à une distance inférieure à d, entrera en collision avec elle
(voir Fig. 2.4). Suivons le parcours d’une molécule en supposant que toutes
les autres ne bougent pas en moyenne. Lorsque cette molécule a parcouru
une distance L, elle a couvert un volume Lπd2 . n étant le nombre de molé-
cules par unité de volume, le nombre de rencontres avec d’autres molécules
est donc nLπd2 . La distance moyenne entre deux chocs est celle permettant
d’avoir une seule rencontre, soit :

1
λ= (2.11)
nπd2
En fait la valeur exacte est bien celle donnée par l’équation (2.11) à un coef-
ficient près pas trop éloigné de 1, car il faut prendre en compte la vitesse des
autres molécules et les changements de direction induits par chaque collision.
50 Rhéophysique

d d

Fig. 2.4 – Estimation du libre parcours moyen : il s’agit de la valeur moyenne de la


distance parcourue par une molécule (en noir) avant d’entrer en collision avec une
autre molécule (en gris) dans une direction donnée.

2.3.3 Entropie
Décrire directement la distribution spatiale des molécules n’a pas de sens
car, compte tenu de l’agitation qui règne au sein du système, chaque configura-
tion est en moyenne équiprobable. En revanche, le nombre de degrés de liberté
dans le positionnement des éléments au sein du volume considéré permet de
différencier un système d’un autre. Pour décrire cette notion de façon précise,
on calcule le nombre d’états microscopiques Z que peut occuper le système
lorsqu’il est dans un état macroscopique donné. On définit ensuite une fonction
de ce nombre d’états microscopiques, l’entropie, sous la forme S = kB ln Z.
Comme on le montre dans l’Annexe B, l’entropie est reliée à l’énergie libre
du système, ce qui s’avèrera particulièrement utile pour décrire les évolutions
des systèmes moléculaires ou de systèmes plus complexes.
Dans le cas d’un gaz parfait, en supposant que les états internes des mo-
lécules sont constants, on peut calculer l’entropie en faisant le bilan des diffé-
rents états microscopiques définis par les positions et les vitesses des molécules
dans l’espace. Cherchons d’abord à compter le nombre de configurations spa-
tiales possibles pour les molécules d’un gaz constitué de N molécules dans un
volume Ω. Dans un volume quelconque, le centre de chaque molécule peut bien
entendu occuper une infinité de positions. Pour simplifier le calcul, on consi-
dère d’abord que les centres des molécules ne peuvent occuper qu’un nombre
fini de positions dans un espace divisé en autant de petits volumes élémen-
taires υ associés par exemple au volume typique d’une molécule. Notons que
pour se rapprocher de la réalité, on pourrait évidemment choisir des volumes
beaucoup plus petits. En négligeant le volume occupé par les autres molécules
par rapport au volume disponible, ce qui revient à supposer que N υ  Ω, il
y a en première approximation Ω/υ façons différentes de placer chaque molé-
cule dans le volume considéré. Le nombre de configurations spatiales possibles
N
pour les N molécules est donc (Ω/υ) . Comme pour des molécules identiques
(indiscernables), on ne peut pas distinguer deux états ne différant que par
2. Matériaux simples 51

une permutation des molécules, il nous faut diviser le nombre ci-dessus par
le nombre de permutations possibles (N !) entre cesmolécules. Le nombre de
configurations spatiales distinctes est donc (Ω/υ)N N !
Le nombre de configurations possibles pour les vitesses des molécules
pourrait être calculé à partir de la distribution des vitesses. Puisque les
caractéristiques de cette distribution sont reliées à l’agitation thermique,
il nous suffira ici de retenir que ce nombre est une fonction f de l’éner-
gie du système U et du  nombre de molécules. On obtient finalement :
S = kB ln f (U, N )(Ω/υ)N N ! , expression qui peut se simplifier en utili-
sant la formule de Stirling, qui s’écrit au premier ordre ln N ! ≈ N ln N , et on
obtient finalement :
Ω
S = kB N ln + ln f (U, N ) + C (2.12)
N

où C = −N ln υ. Dans l’expression (2.12), le paramètre υ induit donc seule-


ment des variations de la constante additive C. Pour un système donné, le
nombre N est fixé et on s’intéresse aux évolutions relatives des variables du
système : S, Ω, et U . Ces évolutions ne dépendent pas du choix initial du
volume υ.

2.3.4 Loi d’état des gaz parfaits


Volume et pression
Considérons un échantillon de gaz placé par exemple dans une boîte solide
et hermétiquement close sauf le long d’une de ses faces qui est en fait un piston
mobile. La première variable la plus naturelle pour caractériser le matériau
constitutif de cet échantillon est son volume Ω, qui est ici tout simplement
le volume de l’espace intérieur de la boîte car, compte tenu de l’agitation
des molécules, on peut assez naturellement penser que le gaz se répartit dans
l’ensemble de cet espace. Si maintenant on injecte un supplément de gaz dans
cette boîte, on se rend compte que soit le piston bouge, permettant au volume
de la boîte d’augmenter, soit on maintient le piston en place mais alors l’effort
à fournir dans la direction de l’axe du piston, c’est-à-dire une force F , pour
le maintenir dans sa position initiale, augmente au cours de l’injection. Il y a
donc un lien entre la force et le volume de gaz.
On constate également que dans un tel système, si on parvient à augmenter
l’aire de la surface du piston en contact avec le gaz tout en maintenant constant
le volume de gaz, la force croît proportionnellement à cette aire. Il est donc
naturel de définir une nouvelle variable, la pression p, qui ne dépend pas
de l’aire (A) de la surface en contact avec le gaz et caractérise donc l’état du
système, de la manière suivante : p = F /A.
Pour un tel système, si chacune des faces de la boîte était constituée de
la même façon d’un piston mobile, il faudrait imposer une pression identique
52 Rhéophysique

A
Ω
n

ΔA

Fig. 2.5 – Forces induites par le changement de volume d’un gaz.

sur chacune de ces faces. En fait, cette même pression s’applique sur chaque
face de la boîte et ce serait le cas également pour une boîte ayant la forme
d’un polyèdre de forme quelconque. Ceci implique que quel que soit l’élément
de surface considéré au sein du gaz, on pourrait déformer la boîte de façon
à ce que l’une de ses faces corresponde à cet élément et on retrouverait la
même pression. Ainsi, on peut définir la pression en tout point du gaz, et
cette pression est uniforme dans le gaz. À partir de cette pression, on peut
finalement écrire la force exercée par le gaz sur une facette d’un élément
(virtuel) de surface (d’aire ΔA) située dans le gaz. Cette force vaut −pΔAn
où n est le vecteur normal à l’élément de surface (voir Fig. 2.5).

Température
Une autre caractéristique physique d’un tel système est sa température
(T ). En pratique, cette variable dérive d’une appréciation sensorielle : en com-
parant deux systèmes, on est capable de dire si l’un a une température plus
élevée que l’autre. La propriété remarquable du gaz est que quelles que soient
les manipulations que l’on opère sur la boîte ci-dessus, on peut vérifier que le
produit de la pression et du volume est seulement proportionnel au nombre
(N ) de molécules de gaz du système tant que la température du système
ne change pas. En prenant finalement pour définition de la température une
valeur proportionnelle à une mesure de ce produit, on aboutit à :
pΩ = N kB T (2.13)

L’équation (2.13) est une équation d’état du matériau puisqu’elle exprime une
relation générale entre les variables physiques fondamentales du matériau. En
outre, c’est un premier pas vers la rhéophysique puisqu’elle exprime la valeur
de la pression (qui décrit les forces essentielles au sein du système) en fonction
de caractéristiques physiques du système, en particulier la température. Dans
2. Matériaux simples 53

la suite, nous allons voir qu’il est effectivement possible de quantifier ces dif-
férents phénomènes en fonction des propriétés physiques de la matière à une
échelle microscopique. Ceci nous permettra notamment de montrer la cohé-
rence entre cette approche macroscopique et la description microscopique de la
température (via l’équation (2.1)). Notons également au passage la cohérence
de l’équation d’état pour un gaz parfait avec une approche thermodynamique.
En effet, en utilisant p/T = (∂S/∂Ω)U (équation (B.14)) et en y insérant l’ex-
pression (2.12) de l’entropie, nous trouvons directement l’équation (2.13).

2.3.5 Théorie cinétique


Pour établir le lien entre les forces exercées sur le gaz et les mouvements
macroscopiques de ce gaz, il nous faut maintenant prendre en compte plus
précisément les interactions entre les molécules ou entre les molécules et une
surface solide. Pour aborder ce problème, on fera l’hypothèse essentielle que
ces interactions sont uniquement des collisions élastiques. Autrement dit, on
suppose que lors de la rencontre entre molécules ou avec une surface solide, il
n’y a pas de phénomène d’agrégation résultant de forces d’interactions à courte
distance. En outre, le caractère élastique de ces collisions implique que les
dissipations d’énergie sont négligeables. Les collisions sont donc caractérisées
à la fois par la conservation de la quantité de mouvement et par la conservation
de l’énergie cinétique du système.

Pression sur une surface solide


Considérons une particule arrivant avec une vitesse u au niveau d’une paroi
solide P de surface totale A. Cette vitesse comprend une composante normale
u le long de la normale n à la paroi et une composante tangentielle qui se
décompose selon deux axes perpendiculaires avec pour composantes v et w.
Durant un tel choc élastique, compte tenu du fait que la paroi ne bouge pas,
la particule rebondit sur cette paroi et repart avec une vitesse u de mêmes
composantes tangentielles v et w mais de composante normale opposée −u
(voir Fig. 2.6). Les particules qui entrent en collision avec la paroi pendant
une durée Δt se trouvent dans une épaisseur Δx = uΔt au-dessus de la paroi.
S’il y a nu particules par unité de volume ayant une vitesse comprise entre u
et u + du, il y a nu AΔx particules dans cette épaisseur pendant une durée
Δt et il y a donc nu Au chocs par unité de temps.
D’après la loi fondamentale de la dynamique, la force résultante sur la paroi
est égale à la quantité de mouvement totale transmise à la paroi par unité
de temps : f (t) = mdv/dt. Pour une collision telle que celle décrite ci-dessus,
la molécule a une vitesse constante (u) jusqu’au moment où elle rencontre
la paroi. Sa vitesse varie alors rapidement jusqu’à une nouvelle valeur u . La
force associée à cette collision en fonction du temps a donc la forme d’un pic
centré autour de l’instant de contact : avant le contact, la force vaut zéro,
puis au début du contact, la vitesse de la molécule diminue, ce qui induit une
54 Rhéophysique

u
u

n
u'
P

Fig. 2.6 – Collision d’une particule ayant une vitesse initiale u avec une paroi P.

force positive jusqu’au moment où la molécule s’arrête (vitesse nulle), la force


atteint alors sa valeur maximum, ensuite le mouvement s’inverse et la force
diminue de manière symétrique. La force moyenne subie par la paroi dans la
direction de la normale n du fait de cette collision entre deux instants avant
et après le choc et séparés de Δt, s’écrit :
 Δt  Δt
1 1 2mu
f  = f dt = mdv = (2.14)
Δt 0 Δt 0 Δt
La paroi subit un grand nombre de chocs de particules de vitesse identique,
la force moyenne totale est donc la somme des forces moyennes associées
(équation (2.14)) à chaque choc : F = nu AuΔtf . Les mesures courantes de
la pression sont réalisées sur des surfaces et des temps tels que le nombre de
chocs pris en compte est extrêmement élevé. De ce fait, on ne perçoit pas les
fluctuations résultant de la succession de collisions à des vitesses diverses et
la force apparente mesurée est très proche de la force moyenne totale calculée
ci-dessus. La pression exercée par cet ensemble de chocs vaut finalement :
p = F /A = 2nu mu2 (2.15)
Calculons maintenant l’énergie cinétique d’une molécule : c2 = u2 + v 2 + w2 ,
et considérons que le nombre de particules par unité de volume et ayant une
vitesse (en module) c s’écrit nc . Cet ensemble est formé des sous-ensembles
ayant différents niveaux de vitesse u. Cependant les moyennes des carrés de
chaque composante de la vitesse sur l’ensemble des molécules ayant une vi-
tesse c sont identiques car aucune direction n’est privilégiée, elles valent donc
1/3 de c2 , ce qui nous donne notamment n1 nu u2 = c2 /3. Calculons main-
u
tenant la pression exercée sur une paroi par l’ensemble des molécules ayant
une vitesse c. Parmi cet ensemble seules les molécules ayant une vitesse diri-
gée vers la paroi entrent en collision avec elle, ce qui représente la moitié de
l’ensemble. La pression totale exercée par les particules de l’ensemble ayant
une vitesse, s’écrit donc :
 
1  1
p= 2m nu u = mnc c2
2
(2.16)
2 u
3
2. Matériaux simples 55

A
F, V

Fig. 2.7 – Cisaillement simple : le matériau est cisaillé entre les deux surfaces
solides (en gris), les couches de fluide glissent les unes sur les autres parallèlement
à ces surfaces.

Puisque par définition c2  = (1/n) nc c2 , la pression totale, résultant de


c
l’impact de l’ensemble des particules, vaut :

1
p= mnc2 
3
Pour un volume Ω contenant au total N particules, on a n = N /Ω et l’équation
ci-dessus devient :
1
pΩ = mN c2  (2.17)
3
En utilisant l’expression de l’énergie cinétique moyenne d’une molécule is-
sue de l’agitation thermique et donnée par l’équation (2.1), on constate que
l’expression (2.16) n’est rien d’autre que la loi d’état des gaz parfaits (équa-
tion (2.12)). Ainsi, on a pu relier directement la pression au sein d’un gaz à
la cinétique des molécules dont il est formé.

Viscosité
Dans les développements ci-dessus, le gaz était au repos macroscopique,
c’est-à-dire que tous ses mouvements éventuels se faisaient « en bloc », sans
modification de la forme de son volume apparent. Examinons maintenant ce
qui se passe lorsque certaines régions du volume de gaz sont en mouvement
relativement à d’autres. Dans ce cadre, la situation la plus simple est celle
où une couche de gaz plane se déplace dans une direction comprise dans ce
plan et relativement aux couches de gaz adjacentes. Pour maintenir un tel
mouvement relatif des deux couches à une certaine vitesse, il s’avère qu’il
faut, et ceci est valable quel que soit le matériau considéré, exercer une force
tangentielle F dans la direction du déplacement. Si on découpe par la pensée
le système en un grand nombre de couches identiques d’épaisseur Δy et que
l’on applique une force F à la couche supérieure, cette force va s’appliquer
également à toutes les couches et déplacer chacune d’entre elles à la vitesse
relative Δu par rapport à sa voisine de dessous. Ce type de mouvement est
ce qu’on appelle un cisaillement simple (voir Fig. 2.7).
56 Rhéophysique

Dans un tel écoulement, la vitesse relative entre les deux surfaces solides
séparées d’une distance H s’écrit comme la somme des vitesses relatives entre
les H/Δy couples de couches adjacentes : V = (H/Δy) Δu. En répétant cette
approche avec une série de couches d’une autre épaisseur Δy  , on obtiendrait
le même résultat, le rapport entre la vitesse relative des couches et leur épais-
seur (Δu/Δy) est donc constant et égal à V /H. On appelle cette quantité le
gradient de vitesse et on l’écrit :

du
γ̇ = (2.18)
dy
Le rapport entre la force tangentielle et la surface des couches est la
contrainte tangentielle τ = F /A. La contrainte tangentielle a la dimen-
sion d’une pression, elle s’exprime donc en Pascals (Pa). On s’attend à ce que
cette variable, qui exprime la résistance au frottement des couches les unes
sur les autres, dépende de la vitesse relative des couches, donc du gradient de
vitesse. On peut alors définir la viscosité apparente du matériau :
τ
η= (2.19)
γ̇
En pratique, on peut obtenir ce type d’écoulement en mettant le fluide entre
deux parois solides parallèles et en imposant un mouvement relatif parallèle à
ces deux parois (voir Fig. 2.7). Les couches de gaz à proximité des parois ont
tendance à être emportées à une vitesse égale à celle des parois, ce qui induit
un mouvement relatif des différentes couches. La force tangentielle appliquée
aux parois se transmet aux différentes couches du matériau et en régime sta-
tionnaire, on s’attend à obtenir le cisaillement simple homogène.
Il peut paraître étrange qu’il soit nécessaire d’exercer une force pour ci-
sailler un gaz. En fait, on peut le comprendre mieux à l’aide de l’image sui-
vante : deux couches de gaz voisines se comportent comme deux trains roulant
dans la même direction mais à des vitesses différentes (V1 < V2 ), et dont les
voyageurs excités (les molécules) courraient dans tous les sens à l’intérieur du
train (du fait de l’agitation thermique) et sauteraient d’un train à l’autre, de
temps en temps. Même si chaque train conserve le même nombre de voya-
geurs, des voyageurs arrivent avec une vitesse V1 dans le train le plus rapide
alors que des voyageurs parviennent avec une vitesse V2 dans le train le plus
lent. Dans ces conditions, le train le plus rapide aurait tendance à ralentir si
on ne lui fournissait pas un peu d’énergie supplémentaire, et le train le plus
lent à accélérer si on ne retirait pas un peu d’énergie. C’est l’origine de la
force tangentielle à appliquer entre les deux couches de fluide pour maintenir
constante leur vitesse relative.
Compte tenu de ce mécanisme, on peut calculer la viscosité d’un gaz en
s’appuyant sur la théorie cinétique développée ci-dessus. Un calcul complet
implique un formalisme complexe, nous utiliserons ici une approche simplifiée.
Pour cela, on se représente le gaz en écoulement de cisaillement simple comme
2. Matériaux simples 57

V
λ

Fig. 2.8 – Échanges de quantité de mouvement par transfert de molécules d’une


couche à l’autre lors d’un cisaillement simple.

constitué de couches glissant les unes sur les autres, chaque couche échangeant
de l’énergie avec ses voisines comme les deux trains ci-dessus. L’épaisseur de
ces couches est de l’ordre du libre parcours moyen, puisqu’il faut en moyenne
une distance de cet ordre à chaque molécule pour échanger de l’énergie avec
une autre molécule. On suppose que, dès qu’une molécule arrive dans la couche
voisine, elle transmet sa quantité de mouvement à cette couche à travers
une collision, on néglige ainsi la possibilité que la molécule traverse cette
couche sans collision. En outre, on suppose que la distribution de vitesse est
la distribution d’équilibre déterminée ci-dessus, autrement dit les échanges de
quantité de mouvement sont instantanés.
Considérons deux couches de gaz d’épaisseurs λ (libre parcours moyen) en
mouvement relatif (voir Fig. 2.8) : en se plaçant dans le repère lié à la couche
inférieure, celle-ci est fixe tandis que la couche supérieure se déplace à une
vitesse V = γ̇λ. Chacune des couches « éjecte » et « absorbe » continuellement
des molécules à un taux q (nombre de molécules traversant l’interface par unité
de temps). Une molécule en provenance de la couche inférieure et entrant dans
la couche supérieure, a une vitesse égale à sa vitesse d’agitation au sein du gaz
au repos macroscopique. Chaque molécule sortant de la couche supérieure et
entrant dans la couche inférieure, a une vitesse d’agitation ordinaire à laquelle
s’ajoute la vitesse de groupe de la couche, V . La variation de quantité de
mouvement induite dans la couche supérieure par unité de temps dans la
direction du mouvement relatif des couches est donc −qmV . Par un calcul
analogue à celui effectué pour la pression, il en résulte que la force appliquée
par la couche inférieure sur la couche supérieure est −qmV . On en déduit la
contrainte tangentielle à appliquer à la couche supérieure pour maintenir le
mouvement : τ = qmV /A.
Calculons maintenant le flux de molécules à travers une surface par unité
de temps q : d’après les développements des sections précédentes, on sait que
nu Au particules de vitesse u traversent la surface A par unité de temps ; le
nombre total de molécules traversant A par unité de temps est donc obtenu
en sommant sur l’ensemble des amplitudes de vitesse possibles, ce qui nous
donne nAu+ , où u+ = (1/n) nu u. On peut déterminer directement
u>0
la valeur de u+ à partir de la distribution des vitesses (voir § 2.3.1), plus
précisément grâce à l’équation (2.8), ce qui nous donne :
 ∞
1
u+ = uf (u)du = c (2.20)
0 4
58 Rhéophysique

On en déduit que q = nAc/4. Finalement, la viscosité apparente du


gaz (τ /γ̇ = qmV /Aγ̇) vaut :
2α 
μ = αmnλc = mkB T (2.21)
πd2
où α est un coefficient qui vaut 1/4 d’après ce calcul simplifié mais dont la
valeur peut être déterminée par des calculs prenant en compte la réalité plus
complexe des échanges de quantité de mouvement au sein du gaz, on trouve
alors α = 1/2. L’ordre de grandeur de la viscosité des gaz à température
ambiante est 10−5 Pa.s. D’après l’équation (2.21), on remarque que la viscosité
d’un gaz parfait augmente avec la température. Cette tendance, contraire à
celle observée en général pour les liquides (voir § 2.4.5), provient du fait que
les mécanismes de frottement interne dans les gaz sont directement liés à
l’agitation interne, qui augmente avec la température. Une autre propriété
remarquable est qu’en première approximation (d’après l’équation (2.21)) la
viscosité du gaz ne dépend pas de sa densité, ce qui confirme que l’origine
physique des frottements visqueux est essentiellement l’énergie d’agitation
des molécules quel que soit leur nombre. Enfin, un dernier point important
est que le coefficient de viscosité obtenu ci-dessus ne dépend pas de l’intensité
du cisaillement (via le gradient de vitesse γ̇), le gaz parfait est un fluide
newtonien1 .

Dissipation visqueuse
Il est utile de calculer l’énergie à fournir pour maintenir le mouvement
relatif de cisaillement simple décrit ci-dessus. Compte tenu du fait que le
mouvement est maintenu, on peut calculer l’énergie par unité de temps, au-
trement dit la puissance fournie au système. La puissance nécessaire pour
déplacer deux couches adjacentes l’une par rapport à l’autre est le produit de
la force appliquée par la vitesse relative, qui s’écrit τ Aγ̇λ. La puissance totale
à fournir pour cisailler un volume de gaz d’épaisseur H est donc la somme de
τ Aγ̇λ sur l’ensemble des couches d’épaisseur λ, soit τ Aγ̇H, ou encore :

P = τ γ̇Ω (2.22)

où Ω = AH est le volume de l’échantillon cisaillé.


Cette puissance fournie est souvent considérée comme une puissance dissi-
pée, et appelée dissipation visqueuse. En pratique, effectivement, l’énergie
correspondante doit être fournie continuellement pour maintenir le mouve-
ment en dépit des frottements des couches les unes par rapport aux autres.
D’après le premier principe de la thermodynamique, cette énergie contribue
à augmenter l’énergie interne du système, et donc finalement à augmenter la
1. On utilisera dans cet ouvrage le symbole μ pour la viscosité lorsqu’il s’agira d’un
fluide newtonien, et le symbole η décrivant la viscosité apparente lorsque celle-ci n’est pas
nécessairement constante.
2. Matériaux simples 59

température du gaz, mais les échanges thermiques avec l’extérieur, notamment


avec les parois solides peuvent permettre de maintenir la température à son
niveau. Quoi qu’il en soit, ces effets sont généralement négligeables pour les
gaz parce les vitesses de cisaillement imposées en pratique sont très faibles de-
vant la vitesse de base des molécules au sein du gaz au repos macroscopique,
qui caractérise l’énergie interne du matériau. Ces effets peuvent cependant
devenir significatifs pour des liquides visqueux très rapidement cisaillés.

2.4 L’état liquide


2.4.1 Transition de l’état gazeux vers l’état liquide

Possibilité d’existence d’un état condensé

La description de l’état gazeux dans le cadre de la théorie cinétique des


gaz parfaits, cohérente avec l’équation d’état (2.13), supposait que l’on avait
affaire à des molécules incapables de s’associer et en moyenne très éloignées
les unes des autres. Si les effets de volume ou les forces d’interaction jouent
un rôle significatif, cette approche n’est plus valable. Lorsque les molécules
d’un gaz se rencontrent, elles ont une certaine probabilité de rester collées
l’une à l’autre ; cette probabilité augmente quand la température diminue,
puisqu’alors l’énergie cinétique des molécules diminue, et quand la densité de
molécules augmente, car la probabilité de rencontres augmente. Pour mieux
comprendre ce phénomène, il est instructif de suivre les évolutions de l’énergie
d’un système lorsqu’on approche les molécules les unes des autres.
Considérons un matériau formé de molécules apolaires, c’est-à-dire ne por-
tant ni charge électrique nette ni dipôle permanent, comme par exemple les
huiles (hydrocarbures ou silicones). Dans ces conditions, les seules forces entre
molécules sont l’attraction de van der Waals et les forces de répulsion. Pour
décrire le potentiel d’interaction mutuelle résultant, nous utiliserons ici le po-
tentiel de sphères dures modifié défini par l’équation (2.5).
Calculons maintenant l’énergie potentielle d’interaction totale (ΦT ) d’une
molécule avec toutes les autres molécules du système. Pour cela, il faut faire
la somme des potentiels en prenant en compte la distribution spatiale des
particules environnantes. Cependant, on sait que le potentiel d’interaction
mutuelle décroît très rapidement avec la distance relative entre molécules.
En première approximation, on peut donc simplement prendre en compte les
molécules très proches de la molécule considérée, autrement dit à une distance
égale à leur taille, d. En supposant les molécules sphériques, il y a en moyenne
(4/3) πd3 n molécules en contact avec la molécule considérée, le potentiel total
s’écrit donc ΦT = − (4/3) πd3 nw. En ajoutant les potentiels ainsi calculés
sur l’ensemble des molécules, on obtiendrait un potentiel total qui compterait
deux fois le potentiel associé à chaque interaction mutuelle. Le potentiel moyen
60 Rhéophysique

par molécule vaut donc en fait ΦT /2, que l’on choisit d’écrire plus simplement
en utilisant α = 2πd3 w 3 et Ωm = 1/n :

α
Φ=− (2.23)
Ωm

Ici Ωm est le volume moyen disponible par molécule. Si les molécules sont
empilées les unes contre les autres comme dans un empilement granulaire
désordonné compact (voir § 3.2), la fraction volumique ϕ, i.e. rapport du vo-
lume des molécules et du volume total, est de l’ordre de 64 %. Le volume
disponible par molécule
 est donc le volume d’une molécule divisée par 0,64,
soit Ωm = πd3 (6 × 0,64). L’énergie par molécule vaut alors de l’ordre de
6w, soit quelques kB T . Dans cette situation, le potentiel total d’attraction
d’une molécule avec ses voisines est nettement supérieur à son énergie asso-
ciée à l’agitation thermique. L’agitation thermique ne lui permet donc plus
de se décoller facilement de l’ensemble de ses voisines. Ceci montre qu’il est
tout à fait envisageable qu’il existe un état condensé stable, dans lequel les
molécules seraient toutes très proches les unes des autres. Nous allons mainte-
nant étudier dans quelles conditions la transition vers cet état peut s’opérer.
Pour cela, on va suivre les évolutions de l’énergie libre du système qui dépend
notamment de l’entropie (voir Annexe B).

Entropie du système
Si l’on envisage la possibilité d’avoir des états condensés, on ne peut plus
supposer, comme on le faisait pour calculer l’entropie d’un gaz (cf. § 2.3.3),
que le volume des molécules est négligeable vis-à-vis du volume du système.
Il faut désormais prendre en compte la réduction de volume accessible au
sein du système résultant de la présence des autres molécules. On supposera,
par ailleurs, que le second terme du membre de droite dans l’équation (2.12),
lié aux configurations des vitesses, n’est quant à lui pas sensiblement affecté
par l’augmentation de densité des molécules et leurs interactions (une étude
détaillée permet en fait de démontrer la validité générale de cette hypothèse).
Supposons à nouveau que l’on place successivement les molécules dans le
volume Ω. Le nombre de positions possibles pour la première molécule est
toujours égal au nombre de volumes élémentaires, soit Ω/υ. Cette molécule
occupant l’un des volumes élémentaires, le volume disponible pour la seconde
molécule est maintenant Ω − υ. Cependant, il faut aussi tenir compte du vo-
lume « exclu » autour d’une molécule du fait de l’impossibilité d’approche
d’une autre molécule à une distance entre leurs centres, inférieure à leur dia-
mètre. Pour une molécule sphérique de volume υ, il est facile de montrer que
le volume total exclu pour positionner le centre d’une autre molécule est 8υ.
Pour la second molécule, le nombre de positions possibles est donc seulement
(Ω − 8υ)/υ. Dans ces conditions, en continuant d’ajouter les molécules il n’y
aura plus pour la molécule k que (Ω − 8βk (k − 1)υ)/υ positions possibles.
2. Matériaux simples 61

Dans cette expression, βk prend en compte le fait que les volumes exclus cal-
culés à chaque étape peuvent se recouvrir et donc avoir un impact plus faible
sur la diminution de volume disponible. Ce facteur est égal à 1 pour les pre-
mières molécules mais diminue ensuite lorsque le nombre de molécules ajoutés
augmente.
En prenant en compte les permutations possibles des N molécules dans
une configuration donnée, le nombre de configurations s’écrit maintenant :


N
Z ∝ (1/N !) (Ω − 8βk (k − 1)υ)/υ
k=1

Pour estimer ce produit, il est commode de prendre une sorte de va-


leur moyenne des termes en facteur dont on sait qu’ils varient entre Ω et
Ω − 8βN (N − 1)υ. En première approximation, on considèrera donc que l’on
peut réécrire l’expression ci-dessus sous la forme :
N
Z ∝ (1/N !) (Ω/υ − βN ) (2.24)

en introduisant un facteur « moyen » β. En utilisant le volume disponible par


molécule Ωm = Ω/N , l’entropie par molécule Sm = S/N s’écrit finalement à
une constante près :
Sm = kB ln (Ωm − βυ) (2.25)

Équation d’état du système


Pour établir l’équation d’état d’un tel système, il n’est plus possible d’étu-
dier les variations de l’entropie seule car les variations de volume disponible
ont désormais un impact sur l’énergie interne. Il nous faut calculer l’éner-
gie libre de Helmoltz (voir Annexe B). L’énergie interne totale du système
(U ) est ici la somme de l’énergie cinétique des éléments constitutifs du sys-
tème (soit 3kB T /2 par molécule) et de l’énergie potentielle interne donnée par
l’équation (2.23). Le second terme de l’énergie libre se déduit de l’expression
obtenue pour l’entropie (2.25) et l’énergie libre moyenne par molécule s’écrit
finalement :
3 α
Fm = kB T − − kB T ln (Ωm − βυ) (2.26)
2 Ωm
En utilisant l’équation (B.15), soit p = − (∂F /∂Ω)T = − (∂Fm /∂Ωm )T , on
obtient alors :
α kB T
p=− 2 + (2.27)
Ωm Ωm − βυ
équation dans laquelle on peut utiliser le volume total pour obtenir la forme
plus commune de l’équation d’état dite de van der Waals :

N kB T αN 2
p= − 2 (2.28)
Ω − βN υ Ω
62 Rhéophysique

P
P'
M
p0 N M'

O
1,5Nυ Ω0 Ω

Fig. 2.9 – Isothermes (T = cst.) typiques obtenus à partir de l’équation de van der
Waals (2.28) : la courbe du haut correspond à une température élevée ; la courbe du
bas à une faible température. Ces courbes permettent de définir les états liquides et
gazeux du matériau (voir texte).

Cette équation décrit qualitativement bien le comportement d’un ensemble de


molécules dans une gamme assez large d’états. Examinons ses prédictions en
suivant notamment les variations de la pression en fonction du volume pour
différentes valeurs de la température. Lorsque la température est suffisamment
élevée, le second terme de l’équation (2.28) est négligeable quelle que soit la
valeur du volume car il n’est pas possible de faire tendre le volume vers zéro.
Dans ce cas, la pression diminue donc continûment lorsque le volume aug-
mente (voir Fig. 2.9) : on n’observe pas, sur les variables du système, de signe
apparent de changement d’état. À noter cependant que la pression tend vers
l’infini lorsque le volume du système tend vers βN υ, il n’y a donc pas d’état
possible pour un volume inférieur. On peut considérer que l’état désordonné
le plus dense possible est atteint pour cette valeur. Or, on sait, par ailleurs,
que la concentration d’entassement maximale d’un ensemble désordonné de
billes est 64 %. Ici, la concentration est le rapport entre le volume effectif
occupé par les molécules, soit N υ, et le volume disponible, soit V . Il est donc
logique de prendre β = 1, 5, qui conduit à une divergence de la pression pour
une concentration N υ/Ω ≈ 0,64.
Lorsque la température est suffisamment peu élevée, il existe une région,
située entre les points O et P’, dans l’exemple de la Figure 2.9, où la pression
croît lorsque le volume augmente. Cette région ne correspond pas à un état
stable. En effet, s’il y a, au sein de l’échantillon considéré, de légères fluctua-
tions des caractéristiques du système, celles-ci dégénèrent rapidement : leur
amplitude tend à augmenter, ce qui induit de fortes hétérogénéités de l’état du
2. Matériaux simples 63

système. Considérons par exemple un point N de coordonnées (p0 , Ω0 ) dans


cette région de la courbe. Si, dans une partie du système, le volume disponible
par molécule est à un moment donné légèrement supérieur à Ω0 /N , la pression
y est plus grande que p0 . Dans le reste du système le volume par molécule est
alors en moyenne plus petit que Ω0 /N , et la pression y est inférieure à p0 . Pour
tenter de rétablir un équilibre de la pression dans les différentes parties du
système, la région de forte pression aura tendance à se dilater encore plus, en
montant largement au-delà du point N sur la courbe, tandis que la région de
plus faible pression aura tendance à s’effondrer sur elle-même, en descendant
largement en-dessous du point N. Le fait que la moindre fluctuation locale des
variables s’amplifie ainsi signifie que le système est instable.
Les deux autres régions de la courbe du bas de la Figure 2.9, pour lesquels
la pression décroît lorsque le volume augmente, correspondent quant à elles à
des régimes stables. La région stable associée à la première partie de la courbe
(jusqu’au point O), est ce que l’on appellera l’état liquide du matériau. Le
volume disponible par molécule est faible, du même ordre que celui d’une
molécule, et peu sensible aux variations de pression. Dans ce régime, le terme
associé aux interactions et le terme entropique de l’équation (2.28) jouent
tous deux un rôle important dans l’expression de la pression. La seconde
région stable (au-delà du point P’) est associée à l’état gazeux. Le volume
est largement supérieur au volume total des molécules et varie rapidement
avec la pression. Dans ce cas, le terme d’interaction est négligeable, les effets
de cohésion sont presque nuls, l’agitation thermique et les effets entropiques
dominent, la densité est faible.
Compte tenu de l’instabilité de la région intermédiaire entre les deux états,
il n’est pas possible de passer continûment de l’état liquide à l’état gazeux.
Lorsqu’on abaisse progressivement la pression en partant d’un point dans
la partie haute de la courbe, on reste naturellement dans l’état liquide, le
volume augmente lentement. Dès que l’on atteint un état (par exemple au
point M) situé en dessous du point P associé au niveau de pression maximum
de la région instable, le système peut passer dans l’état gazeux (au point M’
dans notre exemple) situé sur l’autre partie stable de la courbe à la même
pression. Le point exact auquel cette transition de phase s’opère, dépend de
la vitesse avec laquelle on abaisse la pression. Si on l’abaisse très lentement,
la transition aura lieu autour du point P, si on l’abaisse rapidement, il est
possible d’atteindre le point O avant que la transition ne se produise. Entre
les points P et O, on dit que le liquide est métastable.

2.4.2 Structure
Un liquide est formé par l’empilement dense et désordonné de molécules
plus ou moins sphériques. À courte distance, autrement dit en ne considérant
que les proches voisins d’une molécule, il existe une organisation proche de
celle que l’on observe dans un solide cristallin, car il n’existe alors qu’un
64 Rhéophysique

t<θ t>θ

Fig. 2.10 – Déformation et relaxation au sein d’un liquide soumis à une


contrainte (représentation schématique) à partir de l’instant t = 0 : à gauche, le
liquide au repos, au centre, le liquide déformé sans réarrangement après un temps
court, à droite, réarrangement.

nombre restreint de possibilités d’empilement. En revanche, à plus longue


distance, les petits écarts successifs à une structure organisée conduisent à
une structure totalement désordonnée.
Dans l’état liquide, les molécules sont caractérisées, d’une part, par le fait
qu’elles sont en quelque sorte « collées » les unes aux autres du fait de la force
attractive de van der Waals et, d’autre part, par le fait qu’elles sont soumises
à une agitation thermique permanente qui leur permet de tourner autour de
leurs voisines voire même de s’en « décoller » de temps à autre.

2.4.3 Déformation
Examinons ce qui se passe lorsqu’on impose une déformation de cisaille-
ment simple à un liquide. Supposons d’abord que cette déformation est im-
posée extrêmement rapidement au point que l’agitation thermique n’a pas
le temps de jouer un quelconque rôle. Dans ces conditions, pour une faible
déformation, une molécule donnée (voir Fig. 2.10) garde le même ensemble
de voisines mais leurs distances relatives augmentent légèrement : certaines
molécules voisines se rapprochent, d’autres s’éloignent. Ceci implique que la
distance relative des molécules ne correspond plus à la distance associée au
minimum d’énergie potentielle associée aux forces d’interaction (voir Fig. 2.2),
et l’énergie potentielle d’interaction totale augmente. Comme dans le cas d’un
solide subissant une petite déformation (voir § 2.6), la contrainte nécessaire
est proportionnelle à la déformation et le système revient dans sa position
initiale dès que l’on relâche la contrainte : le comportement du liquide dans
ce régime peut être considéré comme essentiellement élastique.
Ce régime n’est observé que si les sollicitations ci-dessus sont appliquées
sur des temps extrêmement courts. En effet, dans les conditions habituelles, au
contraire d’un solide cristallin, un liquide a le temps de se réorganiser grâce
aux mouvements fluctuants des molécules associés à l’agitation thermique
et permettant à celles-ci d’explorer très rapidement diverses configurations
spatiales. Ce réarrangement permet de « relaxer » les contraintes internes
2. Matériaux simples 65

résultant de l’énergie potentielle stockée lors des petits déplacements relatifs


des molécules. Finalement, en pratique, l’effort à imposer pour maintenir une
déformation se réduit à zéro après un court instant, le liquide retrouvant une
structure équivalente à sa structure initiale (avant déformation). Il existe donc
un temps caractéristique, ou temps de relaxation θ, au-delà duquel on peut
considérer que l’agitation thermique a permis aux molécules d’explorer les dif-
férentes configurations proches de leur état initial. Le régime élastique ne peut
être observé que sur des temps plus courts que θ. Pour les liquides simples,
on trouve que θ a une valeur comprise entre 10−12 et 10−10 s. Ces matériaux
n’ont donc des comportements apparemment solides que pour des sollicita-
tions extrêmement rapides, et apparaissent comme des fluides simples dans
la plupart des durées expérimentales usuelles. En revanche, les matériaux qui
ont des temps de relaxation comparables aux temps d’observation habituels
ont dans ces mêmes conditions des propriétés rhéologiques plus complexes que
les liquides : c’est en fait le cas de l’ensemble des matériaux que l’on considère
dans les autres chapitres de cet ouvrage. On verra plus loin que la relaxation
rapide des liquides simples est aussi à l’origine de leur comportement méca-
nique simple (newtonien), ce qui suggère que le comportement non-newtonien
des fluides complexes résulte de phénomènes de relaxation lents.

2.4.4 Écoulement
Lorsqu’on impose une déformation suffisamment grande, il n’y a pas
d’autre solution que de forcer des molécules voisines à se décoller définiti-
vement. On fait, pour l’instant, l’hypothèse que l’agitation thermique est né-
gligeable. Supposons que les molécules sont et restent alignées en couches pa-
rallèles et que l’on impose un cisaillement simple dans la direction de l’une de
ces couches (voir Fig. 2.11). Le cisaillement imposé induit un mouvement rela-
tif des couches dans cette direction. Au cours de ce mouvement on commence
par rapprocher certaines molécules les unes des autres tandis que d’autres
s’éloignent (voir Fig. 2.11). Ceci induit une augmentation de l’énergie poten-
tielle associée aux interactions à courte distance puisque la position d’équilibre
initiale (a) était vraisemblablement associée à un minimum d’énergie poten-
tielle. Au-delà d’un certain déplacement associé à une valeur maximum (située
en (b)), l’énergie potentielle diminue, puis revient à zéro (position (c)) lors-
qu’on a retrouvé une configuration analogue à la configuration initiale. Les
évolutions de la force à appliquer pour suivre un tel parcours peuvent être
estimées à partir du gradient de l’énergie potentielle (équation (2.2)) (voir
Fig. 2.11). Lorsque la force nécessaire est négative, il n’est pas utile d’appli-
quer une force quelconque, le système revient de lui-même dans la configura-
tion initiale. La force moyenne à imposer est l’intégrale des valeurs positives
de force. On peut remarquer que, dans ce raisonnement, seules les énergies
potentielles d’interaction comptent, la valeur moyenne de force obtenue ne dé-
pend donc pas de la vitesse relative des couches, donc du gradient de vitesse.
66 Rhéophysique

(b)
Φ
(a)
(a) (c)

γ
F (b)

γ (c)

Fig. 2.11 – Modélisation du comportement en écoulement d’un liquide en l’absence


d’agitation thermique : mouvements relatifs d’une molécule et de deux de ses voisines
et évolutions de l’énergie potentielle d’interaction et de la force nécessaire pour
imposer ce mouvement. Différentes positions relatives des molécules (a,b,c) (à droite)
associées à différents niveaux d’énergie d’interaction et force (à gauche).

Ceci correspond à un comportement (plastique) du type τ = Cst, qui diffère


évidemment du comportement visqueux que nous nous attendons à trouver
pour un liquide : plus le gradient de vitesse est élevé, plus les efforts à fournir
pour maintenir l’écoulement sont grands.
Ce décalage provient du fait que nous n’avons pas pris en compte l’agi-
tation thermique, qui permet à l’ensemble des molécules de se réorganiser
rapidement à chaque instant. Il n’est, en effet, pas nécessaire de fournir au
système toute l’énergie associée aux décollements des molécules voisines, leur
propre énergie cinétique peut y contribuer largement. Pour mieux comprendre
ce phénomène, on peut d’abord examiner l’impact de l’agitation sur la struc-
ture du liquide au repos macroscopique (sans sollicitation dans un récipient
indéformable). Du fait de la concentration élevée du système, chaque molécule
est comme emprisonnée dans une cage formée par ses voisines ; mais la posi-
tion des parois de cette cage fluctuent au cours du temps du fait de l’agitation
des molécules aux alentours et il est possible de réduire la densité locale en
reconfigurant quelque peu le système ; ainsi, de temps à autre, apparaît un
« trou » dans la cage, suffisant pour que la molécule s’en échappe ; si à ce
moment-là son énergie cinétique est suffisante pour vaincre la force d’attrac-
tion avec ses voisines, elle s’échappe alors de sa cage. Lorsque le liquide est au
repos macroscopique, de tels mouvements d’une molécule dans une direction
ou une autre, se compensent.
2. Matériaux simples 67

En revanche, lorsqu’on impose une contrainte au système, on favorise les


mouvements dans une direction particulière en réduisant l’énergie nécessaire
aux molécules pour sortir de leur cage dans cette direction. Dans ce contexte,
l’écoulement est une sorte de déstabilisation d’une situation d’équilibre, dans
une direction particulière. L’ampleur de cette déstabilisation augmente avec
l’amplitude de la contrainte qui réduit la hauteur de la barrière d’énergie, et
s’exprime à travers la vitesse de déplacement relatif des couches, autrement
dit le gradient de vitesse. En pratique, on observe pour les liquides simples,
comme pour les gaz, un comportement newtonien :
τ = μγ̇ (2.29)
où μ est la viscosité du liquide.
Au-delà de l’augmentation de la contrainte avec le gradient de vitesse ar-
gumentée ci-dessus, l’équation (2.29) exprime également le fait qu’un écoule-
ment à vitesse constante se met en place instantanément lorsqu’une contrainte
donnée est appliquée. Compte tenu de ce qui a été dit plus haut, ceci est va-
lable dans la mesure où le temps caractéristique de l’écoulement, qui est le
temps nécessaire pour atteindre une déformation de 100 %, autrement dit
1/γ̇, est nettement supérieur au temps de relaxation du système θ, ce qui est
évidemment le cas la plupart du temps. Un autre aspect, exprimé par l’équa-
tion (2.29), est le fait que le comportement du matériau ne dépend pas de
l’histoire de l’écoulement : le gradient de vitesse atteint ne dépend que de la
contrainte appliquée à l’instant considéré. Ces propriétés proviennent toutes
de la relaxation très rapide du liquide qui, grâce à l’agitation thermique des
molécules, « oublie » presqu’instantanément les déformations qu’il vient de
subir.

2.4.5 Modélisation rhéophysique du comportement


Le modèle de Eyring s’appuie sur les principes qualitatifs ci-dessus. Il sup-
pose que, du fait des interactions avec ses voisines, tout se passe comme si
chaque molécule était à chaque instant dans un puits de potentiel de pro-
fondeur moyenne ε et, du fait de l’agitation thermique, tentait régulièrement
de sortir de ce puits. Pour sortir de ce puits de potentiel, la molécule doit
avoir une énergie cinétique plus grande que ε, on cherche donc à connaître la
probabilité qu’une molécule du système ait une telle énergie. On peut faire
l’hypothèse que la distribution des vitesses des molécules
 est la même que dans
un gaz. La probabilité recherchée s’écrit alors (1/2)mc2 >ε P (c)dc qui, d’après
l’équation (2.9), est proportionnel à exp −ε/kB T . La fréquence de sortie de
puits, autrement dit le nombre de sauts d’une molécule donnée par unité de
temps, est proportionnelle à cette probabilité et à la fréquence des tentatives
de saut, C : ε
C exp − (2.30)
kB T
Eyring a suggéré que C est une fréquence de vibration qui vaut approximative-
ment kB T / où  est la constante de Planck (6,63 × 10−34 m2 .kg.s−1 ). Notons
68 Rhéophysique

τb3/2

Fig. 2.12 – Mouvements d’une molécule hors de son puits de potentiel du fait de
l’agitation thermique : (à gauche) mouvements également probables dans toutes les
directions, (à droite) déséquilibre des mouvements par modification du niveau de la
barrière de potentiel dans une direction particulière du fait de l’application d’une
contrainte.

que, comme ε correspond à l’énergie à fournir pour extraire une molécule de


son environnement liquide, on peut s’attendre à ce qu’elle corresponde à la
chaleur latente de vaporisation par molécule ε (voir § 2.4.6). En pratique, pour
beaucoup de liquides, on a plutôt une relation du type ε ≈ 0,4ε . Par ailleurs,
on peut remarquer que l’expression (2.30) peut être interprétée comme l’in-
verse d’un temps caractéristique du système pour réaliser une modification
élémentaire de sa configuration. Il s’agit donc également du temps de relaxa-
tion (θ) du système, au-delà duquel ce dernier oublie les déformations qu’il a
subies (voir § 2.4.3).
Quand aucune contrainte n’est appliquée au système, la probabilité de
sortir d’un puits est égale à la probabilité qu’une molécule y entre, si bien que
le système est au repos macroscopique. Supposons maintenant qu’on applique
une contrainte tangentielle au système. Les sauts, dans la direction de la force
correspondant à cette contrainte, ne se compensent plus car il est plus facile
de sortir du puits dans le sens de la force que dans le sens inverse. On note
b la distance moyenne entre les centres de deux molécules voisines. Durant
un déplacement élémentaire de la longueur nécessaire typique pour arriver
en haut d’un puits, c’est-à-dire b/2 (voir Fig. 2.12), le travail fourni à une
molécule
 est le produit de la force appliquée (τ b2 ) et du déplacement, soit
τ b3 2. Le niveau de la barrière d’énergie à franchir pour accomplir un tel saut
est diminué de cette énergie. À l’inverse, le niveau de la barrière d’énergie
dans le sens opposé est augmenté de cette valeur, si bien que la fréquence de
saut par unité de temps dans le sens de la force appliquée, qui est la différence
des fréquences de saut dans les deux sens s’écrit désormais :
kT ε τ b3 τ b3
f= exp − exp − exp −
 kB T 2kB T 2kB T
Lorsque τ b3  2kB T , cette expression se simplifie au premier ordre en :
τ b3 ε
f≈ exp − (2.31)
 kB T
2. Matériaux simples 69

Considérons maintenant deux couches de molécules parallèles en mouvement


relatif et situées à une distance b l’une de l’autre sous l’action d’une contrainte
tangentielle τ selon la direction des plans. Les mouvements instantanés des
différentes molécules de chaque couche ne sont pas identiques mais en moyenne
leur vitesse est uniforme et se déduit de l’équation (2.31). La vitesse relative
de déplacement de l’une des couches par rapport à l’autre et induite par ce
mouvement s’écrit en effet V = bf . On en déduit que le gradient de vitesse
vaut V /b = f . On peut finalement calculer la viscosité apparente du liquide :

τ 2 ε
η= = exp (2.32)
γ̇ Ωm kT

en utilisant le volume alloué à chaque molécule Ωm ≈ b3 . Le membre de


droite étant indépendant du gradient de vitesse, la viscosité apparente η est
constante et ce modèle prédit effectivement qu’un liquide simple a un compor-
tement newtonien. Notons cependant que l’expression (2.32) n’est a priori
valable que lorsque l’énergie visqueuse associée à une déformation unitaire est
beaucoup plus faible que l’énergie thermique (τ Ωm  2kB T ). Ceci est vrai
dans la plupart des cas pour les liquides constitués de petites molécules (d’un
diamètre de l’ordre de quelques angströms) et à des températures pas trop
faibles.
L’expression (2.32) reproduit effectivement assez bien les variations ob-
servées de la viscosité des liquides en fonction de la température. On peut
remarquer, qu’à la différence des gaz, la viscosité diminue avec la tempéra-
ture, autrement dit on fluidifie le liquide en augmentant l’agitation thermique,
parce qu’on augmente la fréquence des sauts naturels des éléments d’une cage
à une autre. À titre d’exemple, la viscosité de l’eau est de 1,787 × 10−3 Pa.s
à 0 ◦ C et de 0,295 × 10−3 Pa.s à 100 ◦ C, soit une valeur environ cent fois
supérieure à celle d’un gaz. On a des valeurs du même ordre pour l’alcool
éthylique et le mercure. En revanche le glycérol a une viscosité de 12 Pa.s à
0 ◦ C et de 1,5 Pa.s à 50 ◦ C.
Remarquons également que la pression n’intervient pas dans l’expression
de la viscosité ci-dessus. Effectivement dans les conditions usuelles, la pression
influe assez peu sur la viscosité des liquides, parce qu’une augmentation de
pression induit une légère réduction de la distance intermoléculaire et donc de
l’énergie d’interaction, mais ne modifie pas sensiblement la fréquence de saut
déterminée plus haut.

2.4.6 Tension interfaciale


Créer une interface liquide-gaz nécessite un apport d’énergie. Les forces
de cohésion (van der Waals) entre les molécules du liquide sont à l’origine
de ce phénomène. Une molécule immergée dans le liquide, donc entourée uni-
quement d’autres molécules du liquide, a une énergie potentielle d’interaction
totale (énergie de cohésion) n0 w, résultant des interactions avec ses n0
70 Rhéophysique

voisins proches. En pratique, il est plus simple d’utiliser l’énergie de cohésion


par unité de surface : wL = n0 w/s. Par ailleurs les molécules situées le long
de l’interface liquide-air interagissent en moyenne (sur l’ensemble des arrange-
ments locaux) avec un nombre de molécules liquides deux fois plus faible. On
peut négliger leur énergie d’interaction avec les molécules du gaz qu’elles ne
rencontrent que très occasionnellement. L’énergie de cohésion des molécules
le long de cette interface est donc wL /2.
Remarquons au passage que wL est l’énergie qu’il faut fournir pour séparer
une molécule de l’ensemble de ses voisins, donc pour vaporiser le liquide. En
fait, comme chaque séparation élémentaire concerne deux molécules, l’énergie
à fournir par molécule, autrement dit la chaleur latente de vaporisation
par molécule vaut ε = wL /2.
Quand on accroît l’aire d’une interface liquide-gaz, on augmente le nombre
de molécules placées le long de cette interface tandis que les autres molécules
restent complètement immergées. En moyenne, chaque molécule initialement
immergée et parvenant à cette interface perd une énergie de cohésion wL /2, ce
qui représente le travail élémentaire à fournir au système pour réaliser cette
opération. Le travail total à fournir pour agrandir l’aire de l’interface d’un
incrément dA est dW = (wL /2)dA. En définissant la tension interfaciale,
communément appelée tension de surface pour une interface liquide-gaz,
comme σLG = wL /2, l’énergie de surface à fournir au système s’écrit :

dW = σLG dA (2.33)

La tension de surface de l’eau dans l’air à 20 ◦ C est 0,073 Pa.m. Elle varie de
moins de 10 % autour de cette valeur entre 0 et 50 ◦ C. Pour d’autres liquides,
elle varie entre 0,02 et 0,08 Pa.m. Cette approche peut être étendue à deux
autres phases quelconques A et B en contact, il peut alors s’avérer utile de
tenir compte des interactions entre molécules des deux phases, ce qui modifie
la définition de la tension interfaciale σAB (voir § 3.2.3 et § 6.2.1).

2.5 L’état solide


2.5.1 Structures et interactions
En abaissant la température d’un liquide, l’agitation thermique diminue,
réduisant ainsi les possibilités de mouvements relatifs spontanés des molé-
cules. Dans certains cas, la structure reste désordonnée, on obtient alors un
verre (voir § 2.8). Dans le cas le plus fréquent avec un corps simple, les molé-
cules s’organisent pour former une structure ordonnée au sein de laquelle elles
bougent encore légèrement du fait de l’agitation thermique mais occupent en
moyenne une position fixe. En général, sauf pour l’eau, la structure obtenue
est plus dense que celle de la phase liquide et l’énergie d’interaction de chaque
molécule est significativement plus grande que dans l’état liquide. Pour une
2. Matériaux simples 71

pression donnée, cette transition relativement brutale se produit à une tem-


pérature spécifique. Cependant, pour se produire, elle doit démarrer à partir
d’un « germe » qui va croître et envahir l’ensemble de l’échantillon. De la
même façon il n’est pas possible d’obtenir un pavage régulier pour fabriquer
une mosaïque en bougeant dans tous les sens un ensemble de pavés à la sur-
face du sol, il faut partir d’un petit groupe de pavés disposés selon le schéma
choisi ; on pourra ensuite faire croître cette structure selon le même schéma en
plaçant successivement les autres pavés à la périphérie du germe, opération
qui deviendra de plus en plus rapide avec la croissance de la structure. Un tel
germe se développe souvent près d’une surface solide le long de laquelle les
molécules sont plus ordonnées, au sein d’un liquide ce germe peut aussi être
une impureté en suspension.
Les structures cristallines résultantes ont diverses caractéristiques bien
connues que nous ne détaillerons pas ici. Rappelons seulement les principales
d’entre elles : la structure Hexagonale Compacte (HC) et la structure Cubique
Face Centrée (CFC), les plus denses (74 %) et pour lesquelles le nombre de
proches voisins de chaque atome est n0 = 12 ; la structure Cubique Centrée
(CC), moins dense et telle que n0 = 8.
Dans la description ci-dessus, nous n’avons envisagé que le cas particulier
d’un solide formé par la structuration ordonnée de la même molécule que dans
la phase liquide. Or, il y a des cristaux où les particules sont des atomes ou des
ions, alors que dans le gaz correspondant, ce sont des molécules. Les principaux
types d’interaction au sein d’un solide cristallin sont donc les suivantes :
– de simples attractions de van der Waals (c’est le cas pour de l’hydro-
gène solide, les gaz rares, les paraffines), dans ce cas les atomes sont
simplement juxtaposés ;
– des interactions ioniques, plus fortes (c’est le cas par exemple dans les
cristaux de sels, NaCl), les ions de signes opposés sont alors associés
dans des configurations préservant la neutralité de charge ;
– des interactions covalentes, telles que dans le diamant ou la silice ; ce
sont des molécules géantes avec des liens orientés, dont l’empilement est
déterminé par le nombre de valence et les directions de valence ;
– dans les métaux, les atomes abandonnent leurs électrons de valence, lais-
sant les ions dans une mer d’électrons ; les forces entre ions et électrons
sont centrales, donnant un empilement serré, les attractions sont fortes.
Dans ces conditions, par souci de simplification du propos, on utilisera
dans la suite systématiquement le terme « atome » pour qualifier les particules
élémentaires constituant la structure de base d’un solide quelconque.

2.5.2 Microrhéologie dans le régime solide


Dans l’état solide, les atomes sont dans des positions d’équilibre du
point de vue des interactions avec l’ensemble des atomes environnants. Lors-
qu’on impose un effort au matériau, on déplace légèrement les atomes par
72 Rhéophysique

rapport à leur position d’équilibre. De cette façon on stocke de l’énergie. Lors-


qu’on relâche l’effort, les atomes reviennent naturellement dans leur position
d’équilibre, la déformation est réversible, on a donc essentiellement un com-
portement élastique.
Supposons pour simplifier que chaque atome est dans une position d’équi-
libre du point de vue des interactions mutuelles avec chacune de ses z voisins
proches. Autrement dit, si le potentiel d’interaction mutuelle est Φ, celui-ci
a un minimum relatif pour la distance de séparation entre atomes voisins b,
donc Φ (r = b) = 0. Lorsqu’on exerce une force sur un solide, on déplace
légèrement les atomes les uns par rapport aux autres et la distance entre les
deux atomes considérés ci-dessus est maintenant r, telle que |r − b|  b, le
potentiel d’interaction s’écrit alors :

Φ(r) = Φ(b) + (1/2)(r − b)2 Φ (b) + O((r − b)3 ) (2.34)

La force associée à ce potentiel vaut :

F = −Φ (r) ≈ (b − r)Φ (b) (2.35)

Une déformation quelconque du matériau conduit à un allongement ou un rac-


courcissement (r − b) de la distance séparant les atomes, proportionnel à cette
déformation. Le facteur de proportionnalité ne dépend que de la structure
cristalline et des caractéristiques de la déformation. Par conséquent, d’après
l’équation (2.35), la force nécessaire pour imposer une déformation est pro-
portionnelle à cette déformation. La contrainte totale à appliquer, qui est la
somme de forces de ce type avec différents coefficients de proportionnalité, est
aussi proportionnelle à la déformation. Le matériau est donc linéairement
élastique dans la limite des faibles déformations. Dans la suite, on s’inté-
resse plus précisément aux liens entre les caractéristiques physiques locales et
les propriétés macroscopiques des solides pour des déformations spécifiques
suffisamment simples.

2.5.3 Élongation
On considère un cylindre solide de section A et de longueur l auquel on
applique une force F à chaque extrémité de l’axe du cylindre. Ce cylindre
s’allonge alors d’une longueur Δl. La déformation est définie comme l’allon-
gement relatif dans la direction principale : ε= Δl/l. La contrainte normale
dans la direction principale est le rapport de la force et de la section du cy-
lindre : σ = F /A. Comme on sait que, pour une faible déformation, σ est
proportionnelle à ε, on peut définir le module d’Young du matériau :
σ
E= (2.36)
ε
Lorsqu’on déforme ainsi le matériau selon un axe spécifique il se déforme
également dans le plan perpendiculaire à cet axe : le rayon du cylindre passe
2. Matériaux simples 73

b
b

Fig. 2.13 – Évolution de la position des atomes relativement à l’atome central (en
gris) dans le cas d’une élongation conduisant ici à un rapprochement des atomes le
long de l’axe vertical et un éloignement des atomes dans le plan perpendiculaire.

de R à R + ΔR. Si son volume se conserve on a πR2 l = π(R + ΔR)2 (l + Δl).


Pour de faibles déformations (ε  1), on en déduit ΔR/R = −Δl/2l = −ε/2.
Supposons, par commodité, que dans ce solide cristallin, les atomes sont
alignés le long de plans parallèles à l’axe du cylindre et rangés selon des lignes
parallèles distantes de b dans une section perpendiculaire à l’axe du cylindre
(voir Fig. 2.13). Il y a l/b atomes le long de l’axe du cylindre et, tant que
le cylindre se déforme de manière homogène, aucune section n’est privilégiée,
si bien que l’allongement se répercute au niveau de chaque atome, qui se
déplace, par rapport à ses voisins, d’une quantité x telle que (l/b)x = Δl.
Dans le plan perpendiculaire, les atomes se déplacent d’une distance y telle
que (R/b)y = ΔR, soit y = x/2.

Il y a 1 b2 atomes par mètre carré dans une section perpendiculaire
 à l’axe
du cylindre et la force appliquée sur chaque atome vaut f = F b2 A.
Considérons le volume élémentaire délimité par deux surfaces élémentaires
comme celle représentée sur la Figure 2.13 et séparées d’une distance b. Lors-
qu’on déforme ce volume de ε comme décrit ci-dessus, on rapproche les parti-
cules selon l’axe des x et on les éloigne dans les directions radiales. L’énergie
à fournir est donc égale à la somme de l’énergie stockée du fait des rappro-
chements de deux atomes (un atome central et quatre quarts d’atome dans
les coins de la surface) d’une distance x, et du fait de l’éloignement de quatre
atomes. D’après l’équation (2.34), le potentiel total s’écrit au premier ordre :
Ψ = 6Φ(b) + 2(x2 /2)Φ (b) + 4(y 2 /2)Φ (b). On en déduit l’amplitude de la
force dans la direction x : f = −Ψ (x) = 3εbΦ (b) et compte tenu de la
surface d’application (2b2 ), le module d’Young vaut :

3 Φ (b)
E= (2.37)
2 b
74 Rhéophysique

b
(i)

y
r- b
(ii) r+

Fig. 2.14 – Déplacement des atomes distribués dans des plans parallèles dans le
cas d’un cisaillement simple dans la direction de l’un de ces plans : (i) configuration
initiale, (ii) configuration après un petit déplacement y.

2.5.4 Comportement en cisaillement simple


On considère ici un cisaillement simple induisant une déformation γ. Pour
de faibles déformations (γ  1), on sait que la contrainte tangentielle (τ )
est proportionnelle à la déformation, ce qui permet de définir le module de
cisaillement :
τ
G= (2.38)
γ
Supposons par exemple que les atomes sont alignés dans des plans paral-
lèles et décalés d’un angle π/4 (voir Fig. 2.14i). La structure est constituée
d’atomes disposés de manière analogue dans des plans parallèles à celui pré-
senté sur la Figure 2.14 et distants de b. Cette structure est identique à celle
utilisée dans la Section √2.6.3. La distance entre deux couches dans le plan
de cisaillement étant b 2, la déformation induit un déplacement relatif des
√
molécules dans la direction principale de x = γb 2. La distance entre deux

molécules voisines passe alors de r = b à r± = b2 /2 + b2 (1 ± γ)2 /2 où les
signes plus et moins correspondent respectivement aux atomes s’éloignant et
se rapprochant (voir Fig. 2.14ii). Pour une petite déformation (γ  1), on
obtient alors r± ≈ b (1 ± γ/2). La contrainte tangentielle macroscopique est
identique à la contrainte tangentielle obtenue en divisant la force (f ) à appli-
quer√ sur chaque atome√par2 la surface qui lui est associée au sein d’une couche,
soit 2b × b : τ = f 2b . En ne prenant en compte que les interactions de
l’atome avec ses voisins dans le plan d’observation, l’énergie potentielle d’in-
teraction totale s’écrit d’après l’équation (2.34) : Ψ(x) = Φ(r+ ) + Φ(r− ) =
2Φ(b) + x2 Φ (b) 2. L’amplitude de la force à appliquer sur chaque molécule
vaut alors f = Ψ (x) = xΦ (b) et le module de cisaillement :

1 Φ (b)
G= (2.39)
2 b
2. Matériaux simples 75

On constate donc que le module de cisaillement est égal à 1/3 du module


d’Young. Ce résultat, établi ici dans le cas d’une structure cristalline particu-
lière, est général pour un matériau solide incompressible.

2.5.5 Compressibilité
En fait, cette approche n’est pas tout à fait générale car, lors d’une défor-
mation, le matériau peut réussir à minimiser l’apport d’énergie en s’effondrant
quelque peu sur lui-même. En particulier, ceci implique que le matériau est
susceptible de se comprimer lorsqu’on lui applique une force homogène, c’est-
à-dire une pression. On peut décrire ce phénomène à partir du module de
compression uniforme défini comme le rapport entre la pression imposée
et la réduction relative de volume ω = ΔΩ/Ω :
p
K= (2.40)
ω
Supposons que la pression induit un rapprochement homogène (x) des atomes
les uns par rapport aux autres. La force exercée sur chaque atome vaut pb2 et
le travail fourni est pb2 x. L’énergie stockée, du fait du déplacement analogue
des n0 voisins de l’atome considéré et des interactions entre les atomes, est
n0 (1/2)x2 Φ (b). L’énergie associée au volume disponible autour d’un atome
Ωm ≈ b3 est la moitié de cette valeur puisque chaque interaction intervient

dans le volume associé à chaque atome. On en déduit p = n0 xΦ (b) 4b2 .
Par ailleurs, le volume occupé par un atome peut s’écrire Ω ∝ 4πr3 3 où
α est un coefficient dépendant de l’arrangement des atomes. On en déduit
ΔΩ/Ω = dΩm /Ωm = 3x/b, et finalement :

n0 Φ (b)
K= (2.41)
12 b
On peut remarquer la similitude des expressions de K et de E obtenues à par-
tir d’une approche microscopique. En fait, il existe entre ces deux paramètres
des relations tout à fait générales, déduites d’une approche macroscopique
s’appuyant sur les relations linéaires entre contraintes et déformations :
E E
K= et G = (2.42)
3(1 − 2ν) 2(1 + ν)
où ν, appelé coefficient de Poisson, introduit une correction prenant en compte
la compressibilité. Pour un matériau incompressible, on a ν = 1/2, ce qui
implique que K est indéfini puisqu’il n’y a pas de compression possible, et
G = E/3. Cette situation est celle que l’on rencontre avec les élastomères et
avec la plupart des fluides. En revanche, un coefficient de Poisson différent
de 1/2 signifie que le matériau se dilate ou se comprime. Pour la plupart des
solides, ν a une valeur comprise entre 1/4 et 1/3, ce qui implique une réduction
du volume lors de l’élongation.
76 Rhéophysique

2.5.6 Résistance mécanique maximum


Le comportement d’un solide pour des déformations significatives n’est en
général plus linéaire, à la fois parce que les variations des potentiels d’inter-
action sont plus complexes pour de larges mouvements relatifs des atomes et
parce que, pour des cristaux imparfaits, certaines liaisons peuvent se briser. Il
est difficile de traiter de ce régime de façon générale. Lorsqu’on déforme plus
largement encore un solide, par exemple en traction, deux types de compor-
tement sont observés en pratique (voir Fig. 2.15) :
(a) les matériaux ductiles : il est possible de les déformer assez largement
sans rupture, la déformation augmentant avec la contrainte ; pour de faibles
déformations (partie OY, Fig. 2.15), on a d’abord une partie linéaire élastique,
la déformation est réversible si on relâche la contrainte, puis au-delà d’une
déformation critique (associée au point Y), les déformations sont en partie
irréversibles, on est dans le régime ductile (ou plastique) : si à partir du point
P, par exemple, on relâche la contrainte, on ne revient pas le long de la courbe
PO, la déformation diminue le long de la courbe PO’ puis, si on augmente à
nouveau la contrainte à partir du point O’, on remonte le long de la même
courbe, ce qui signifie que le comportement est bien élastique dans ce régime
mais le matériau a subi au préalable une déformation irréversible (plastique)
Δε.
(b) les matériaux fragiles, qui se déforment élastiquement jusqu’à une
valeur critique de déformation (associée au point F sur la Fig. 2.15) ou de
manière équivalente une contrainte critique, à partir de laquelle le matériau
se fracture, c’est-à-dire qu’il se sépare en deux morceaux dont les éléments
n’interagissent plus comme dans le matériau homogène ; cette partie est re-
présentée par la droite horizontale pointillée sur la Figure 2.15.

F Régime plastique P Matériau


ductile
Y
Régime F Matériau
élastique Fracture fragile

Δε

Ο O' ε

Fig. 2.15 – Évolution de la force en fonction de la déformation au sein des deux


principaux types de solide : ductile et fragile.
2. Matériaux simples 77

Il est intéressant d’estimer la contrainte critique correspondant au passage


à une déformation plastique pour un matériau ductile ou celle correspondant
à la rupture d’un matériau fragile, puisque cette contrainte critique est la
résistance maximum du matériau à une déformation. En fait, même si les deux
phénomènes ont des caractéristiques macroscopiques différentes, on s’attend
à ce que ces phénomènes se produisent pour des mêmes raisons analogues :
lorsqu’on a induit une modification de la structure qui l’a fragilisée de manière
irrémédiable.

Solide ductile
Considérons la situation décrite dans la Figure 2.14 : on impose un ci-
saillement simple à un matériau constitué d’atomes répartis selon des couches
parallèles à la direction du cisaillement. Comme on l’a vu, la déformation in-
duit le rapprochement de certaines atomes et l’éloignement de certains autres,
et l’énergie potentielle d’interaction augmente. Ce phénomène se prolonge jus-
qu’au moment où l’atome en se déplaçant passe à la hauteur de l’atome voi-
sin situé dans la couche inférieure et continue son chemin vers une position
équivalente à sa position initiale, située entre les deux atomes de la couche
inférieure. Durant cette dernière phase, l’énergie potentielle diminue jusqu’à
retrouver sa valeur minimale. Ainsi, il existe une déformation critique (γc , de
l’ordre de 1/4 dans notre exemple) au-delà de laquelle il n’est plus nécessaire
d’appliquer un effort pour maintenir la déformation, la structure évolue d’elle-
même vers une nouvelle configuration associée au décalage des deux couches.
En maintenant l’effort nécessaire pour atteindre cette déformation critique,
on est donc a priori capable de déplacer indéfiniment la couche d’atomes re-
lativement à l’autre couche, par une succession de sauts comme celui décrit
ci-dessus. La contrainte critique correspondante, qui est en fait associée au
point d’inflexion de l’énergie potentielle, peut être estimée grossièrement en
considérant que le matériau conserve son module de cisaillement (déterminé
dans le régime linéaire) jusqu’à la déformation critique, si bien que :

τc ≈ Gγc (2.43)

En pratique, on se rend compte que cette valeur surestime très largement


(d’un facteur de l’ordre de 100 ou 1000) la valeur réelle. L’approche ci-dessus
peut être corrigée en prenant en compte la décroissance du module de cisaille-
ment avec la déformation, mais ceci ne permet pas de réduire aussi largement
que nécessaire la valeur de la contrainte critique. Ceci signifie qu’il faut cher-
cher une autre explication à ce décalage : des « faiblesses » localisées dans
le matériau, permettant des mouvements de groupe, que l’on appelle dislo-
cations. Ces dislocations prennent la forme de plans d’atomes partiellement
insérés entre deux couches. Lors d’un cisaillement dans une direction perpen-
diculaire à ces plans, une contrainte nettement plus faible que celle nécessaire
à la sortie d’un puit de potentiel comme ci-dessus, permet au plan inséré de
78 Rhéophysique

se décaler pour se mettre en face d’un autre plan, et le décalage latéral obtenu
est pourtant de l’ordre b, ce qui permet à de faibles contraintes de générer des
déformations significatives. Cependant, le prolongement de ce raisonnement,
pour expliquer la déformation complète du matériau, est un sujet complexe
qui sort du cadre de cet ouvrage.

Solide fragile
Dans le cas d’un matériau fragile, la rupture intervient lorsque deux
couches d’atomes se séparent littéralement. Dans ce contexte, le plus simple
est de s’intéresser à l’effet d’une traction. Ici encore la force à appliquer va
d’abord augmenter avec la distance puis chuter au-delà du point d’inflexion du
potentiel. En faisant encore l’hypothèse de la constance du module d’Young
dans cette large gamme de déformations, on trouve que la contrainte cri-
tique est de l’ordre de σc = γc E (avec γc de l’ordre de 1/4). En prenant en
compte les variations du module d’Young avec la déformation, on trouverait
une contrainte critique un peu plus faible, mais de toute façon largement su-
périeure (d’un facteur de l’ordre de 10 à 100) à la valeur réelle. Ici ce sont des
faiblesses locales au sein du matériau qui permettent d’expliquer ce résultat.
Des irrégularités de la surface extérieure du solide conduisent à ces fai-
blesses. Si, par exemple, on a un petit trou à la surface du solide (voir
Fig. 2.16), la contrainte locale près de l’extrémité du trou est beaucoup plus
élevée que la contrainte macroscopique. Un calcul complet en supposant le
matériau linéairement élastique montre que, pour un trou de rayon r et de
profondeur l, la contrainte à la pointe du trou vaut :
 1/2
l
s=σ (2.44)
r

ρ
l

Fig. 2.16 – Irrégularité (« trou ») à la surface d’un solide à l’origine de la formation


d’une fracture sous l’action d’une contrainte de traction.
2. Matériaux simples 79

où σ est la contrainte appliquée à l’échantillon. Comme le rapport l/r est en


général grand, ceci permet d’obtenir localement une contrainte élevée, proche
de la valeur théorique attendue d’après les estimations ci-dessus, et qui va
donc générer une fracture se propageant ensuite au sein du matériau, alors
que la contrainte macroscopique reste beaucoup plus faible.

2.5.7 Transition solide-liquide


Quand on augmente la température d’un solide, l’agitation des molécules
augmente et ce sont les molécules de surface, qui sont dans des puits de
potentiel moins profonds, puisqu’elles sont liées à moins de molécules que celles
situées à l’intérieur du matériau, qui sortent de l’état solide les premières. Ceci
se produit à une température légèrement inférieure à une température que
l’on appellera la température d’équilibre solide-liquide. Il se forme donc une
couche liquide à la surface libre du solide. À la température d’équilibre solide-
liquide, la phase liquide progresse au sein du matériau à mesure qu’on apporte
de la chaleur au système. En augmentant ainsi la température, on augmente
l’amplitude d’agitation des molécules autour de leur position d’équilibre dans
l’état solide jusqu’au moment où cette amplitude est telle qu’elle ne permet
plus à la structure ordonnée de se conserver. Pour un cristal, ceci se produit
lorsque l’amplitude d’agitation vaut environ 20 % de la distance entre les
molécules les plus proches au sein de la structure.

2.5.8 Transition solide-gaz


La chaleur latente de sublimation, c’est-à-dire l’énergie à fournir pour
vaporiser une unité de masse de matériau solide, peut être reliée, en première
approximation, à l’énergie de cohésion entre les atomes wS = n0 w. Le calcul
est analogue à celui effectué pour la chaleur latente de vaporisation (voir
§ 2.4.6), l’énergie nécessaire par molécule pour écarter l’ensemble des éléments
à grande distance les uns des autres, autrement dit l’énergie de sublimation,
vaut :
1
LS = wS (2.45)
2
Pour les matériaux tels que le néon, l’argon, le krypton, ce calcul fournit une
valeur très proche de la valeur réelle. Pour les autres matériaux les choses
sont plus complexes : par exemple, pour les solides ioniques, la sublimation
préserve l’interaction entre certains atomes (par exemple Na et Cl) ; pour les
métaux il faut prendre en compte les interactions entre électrons. Il en résulte
que LS vaut la plupart du temps entre 1/3 et 1/6 de l’énergie d’interaction
(ws ) entre les éléments de base de la structure.
Il est intéressant de remarquer que la chaleur latente de fusion est de
l’ordre de 1/10 de la chaleur latente de sublimation, ce qui suggèrerait que la
fusion conduit à une légère diminution du nombre des liaisons. En fait, il n’y a
pas de justification physique bien précise à ce résultat, on peut juste dire que
80 Rhéophysique

qualitativement on a besoin d’une certaine énergie pour agiter les molécules


au point de liquéfier le système mais il faut une énergie bien supérieure pour
les écarter définitivement.

2.6 L’état vitreux


2.6.1 Les verres
La plupart des éléments minéraux forment, en fondant, des liquides dont
la viscosité est peu élevée. À l’inverse, lorsqu’on abaisse leur température,
ces liquides cristallisent rapidement au passage par le point de fusion, ils se
solidifient, et ceci même si la vitesse de refroidissement est élevée. Il existe
cependant des matériaux qui donnent, en fondant, des liquides dont la visco-
sité est relativement élevée, de l’ordre de 104 à 106 Pa.s. Lorsqu’on refroidit
suffisamment rapidement de tels matériaux, on peut éviter totalement la cris-
tallisation, et la viscosité du liquide augmente progressivement pour atteindre
des valeurs telles, qu’en apparence, on peut considérer que l’on a affaire à
un solide. Ces matériaux sont des verres (ou amorphes) et le phénomène
qui permet d’aboutir à ce type de matériau est appelé transition vitreuse.
Divers matériaux présentent une phase vitreuse : les oxydes (tels que SiO2 ,
Na2 O), les sulfures, phosphores, des molécules organiques tels que le toluène,
le méthanol, le glucose ou le sucrose, les polymères (voir Chapitre 3), ou encore
les verres métalliques si ils sont refroidis très rapidement.
La structure d’un verre est analogue à celle d’un liquide : les éléments sont
très proches les uns des autres et il n’y a pas d’ordre à longue distance. En
revanche, comme dans un solide, les atomes ou molécules ne peuvent se dépla-
cer significativement les uns par rapport aux autres, leurs déplacements sont
restreints à de petits mouvements d’agitation thermique autour de positions
moyennes. Du point de vue de sa structure interne, on peut donc voir un verre
comme un liquide figé.

2.6.2 La transition vitreuse


Expérimentalement, on peut suivre cette transition à travers les évolutions
du volume du matériau en fonction de la température à pression constante.
Lorsqu’on refroidit un liquide, son volume se réduit d’abord progressivement
suivant la branche A associée au comportement liquide. Lorsqu’on atteint
la température de cristallisation (TS ), le volume se réduit brutalement et les
évolutions suivent ensuite la branche B associée au comportement solide. Dans
certains cas, il est cependant possible de refroidir le liquide en-dessous de TS
sans qu’il cristallise, soit parce qu’on l’a refroidit très rapidement soit parce
ses caractéristiques moléculaires ne lui permettent pas de cristalliser. Dans
ce cas, les évolutions du liquide se poursuivent d’abord sur la branche A.
Puis, à une certaine température (Tg1 ), la courbe connaît un changement de
2. Matériaux simples 81

pente brutal associé à un changement de comportement du système : c’est la


température de transition vitreuse. En fait, pour un liquide donné, cette
température n’est pas unique, elle varie avec la vitesse de refroidissement ; par
exemple, en refroidissant plus lentement le système, la transition se produit
à une température Tg2 < Tg1 . Notons que si on réalise des expériences à des
vitesses de refroidissement de plus en plus faibles, la courbe du verre finit
par rejoindre la courbe du cristal ; ceci se produit à une température critique
(température de Kauzmann, Tk ) qui est la température de transition vitreuse
la plus faible qu’on puisse obtenir pour un système donné.
En pratique, on étudie plus souvent la transition vitreuse en suivant les
évolutions de la chaleur spécifique. La transition vitreuse est alors caractérisée
par une chute de chaleur spécifique. Comme, par ailleurs, la chaleur spécifique
à pression constante est reliée à l’entropie par cp = T (∂S/∂T )p , on obtient,
par intégration, les évolutions de l’entropie du système en fonction de la tem-
pérature. Celles-ci sont qualitativement analogues à celles du volume (voir
Fig. 2.17).

Volume
ou Entropie
Liquide

(A)
Verre (1)

Verre (2)

Cristal
(B)

Tk Tg2 Tg1 TS Température

Fig. 2.17 – Transition vitreuse : évolution de l’entropie ou du volume en fonction de


la température pour différents types de matériaux ou différentes vitesses de variation
de la température.

On constate ainsi que l’entropie d’un verre reste finie même lorsque la
température tend vers zéro, le verre possède donc une entropie résiduelle de
type configurationnel qui reflète son désordre. On constate également que
l’entropie d’un verre n’est pas une simple fonction d’état thermodynamique
puisqu’elle s’avère dépendre notamment de l’histoire de la température et de
la pression. Cela signifie que, dans un état vitreux, le matériau n’est plus
capable d’explorer toutes les états possibles à un niveau microscopique, on dit
qu’il y a rupture de l’ergodicité.
82 Rhéophysique

2.6.3 Comportement mécanique associé à la transition


vitreuse
Du point de vue du comportement mécanique, on ne peut cependant pas
simplement considérer un verre comme un liquide extrêmement visqueux. En
effet, dans les conditions ordinaires d’observation, les verres possèdent cer-
taines propriétés habituellement observées pour des solides, en l’occurrence
un module élastique non nul. Ce type de comportement a déjà été mentionné
pour les liquides, mais sur des temps extrêmement courts (voir § 2.4.3). Avec
les verres, on doit donc commencer à envisager une « matière intermédiaire »,
susceptible de se comporter dans des conditions ordinaires comme un solide
ou comme un liquide selon les circonstances, autrement dit selon les condi-
tions aux limites ou les conditions d’observation. Une façon commode dans le
cadre d’une description physique cohérente consiste à considérer qu’ils ont un
comportement viscoélastique.
Lorsqu’il est soumis à une contrainte τ à partir de l’instant initial (alors
qu’il était au repos jusque-là), un matériau viscoélastique réagit d’abord
comme un solide élastique, la déformation qu’il subit est finie et augmente
avec le niveau de la contrainte appliquée, et il reprend sa forme initiale si on
relâche la contrainte. Cependant, si on maintient l’effort appliqué au-delà d’un
certain temps caractéristique (qui s’avèrera dans la suite être le temps de re-
laxation θ), le matériau va se déformer plus largement et la déformation finira
par augmenter linéairement avec le temps (voir Fig. 2.17), il s’écoule alors
comme un liquide. Si on caractérise grossièrement le régime solide par un mo-
dule élastique constant G et le régime liquide par une viscosité newtonienne
μ, la transition entre les deux régimes s’opère aux alentours de l’intersection
entre le plateau de déformation du régime solide (γ = τ /G) et la droite as-
sociée à l’écoulement dans le régime liquide γ = γ̇t = τ t/μ. On en déduit
que cette transition solide-liquide se produit après une durée égale au temps
caractéristique θ tel que τ /G = τ θ/μ, soit :
θ = μ/G (2.46)
En fait ce comportement correspond à celui d’un liquide, tel que nous l’avions
décrit qualitativement et avec un temps caractéristique très court. Le prolon-
gement de cette analogie suggère que le temps de relaxation θ est le temps
caractéristique de réorganisation spontanée du matériau du fait de l’agitation
thermique.
La relation ci-dessus est particulièrement intéressante car elle montre que
si le module élastique ne varie pas trop avec la température, ce qui semble
assez réaliste puisque l’agitation thermique n’est pas directement impliquée
dans le comportement du système dans son régime solide, la viscosité du
matériau doit avoir les mêmes variations, en fonction de la température, que
le temps de relaxation.
Il faut néanmoins garder à l’esprit que cette description de la réalité est très
grossière car elle ne prend pas en compte diverses caractéristiques observées
2. Matériaux simples 83

γc

η
θ t

Fig. 2.18 – Comportement viscoélastique : deux phases dans les variations de la


déformation au cours du temps, lorsque la contrainte est fixe.

avec les verres. Ainsi, les dépendances temporelles de la déformation semblent


devoir être décrites en prenant en compte plusieurs temps de relaxation. Par
ailleurs des phénomènes de fracture, ou de localisation suggérant un compor-
tement plastique, ont été également observés.

2.6.4 Viscosité des verres


Compte tenu de la réduction de l’agitation thermique, on s’attend à ce que
le temps de relaxation du système, et donc également sa viscosité, augmente
lorsqu’on abaisse la température. En pratique, il s’avère que ce temps de
relaxation augmente brutalement à partir de la température Tg . En fait les
phénomènes de relaxation dans les verres peuvent rarement être décrits par un
seul temps de relaxation. Par conséquent, la description simplifiée ci-dessus
n’est pas strictement valable, en réalité le temps nécessaire pour atteindre
l’équilibre, associé au plus grand temps de relaxation, est largement supérieur
au temps de l’expérience, ce qui fait que l’on a affaire à un système hors-
équilibre. Néanmoins, dans les développements essentiellement qualitatifs
ci-dessous, on continuera de raisonner sur la base d’un seul temps de relaxation
du système.
Empiriquement, on observe que la viscosité des verres, représentée dans un
diagramme log(η) vs. Tg /T , suit une courbe qui semble diverger en Tg . Dans ce
contexte particulier, on définit arbitrairement Tg comme la température pour
laquelle la viscosité atteint la valeur 1013 Pa.s. Dans ce même diagramme, les
différents matériaux vitreux ne donnent pas des courbes identiques. Pour les
matériaux les plus résistants, typiquement composés de réseaux tétraèdriques
tels que SiO2 , la courbe peut être assez bien représentée par une droite, si
bien que le modèle utilisé pour les décrire a la forme suivante :
 
Ea
μ = μ0 exp (2.47)
RT
84 Rhéophysique

Pour les matériaux fragiles, typiquement des liquides ioniques ou moléculaires,


la courbe a une pente qui augmente progressivement jusqu’à tendre vers une
asymptote verticale quand Tg /T → 1. Un modèle utilisé pour décrire celle-ci
est le modèle dit de Vogel-Fulcher-Tammann-Hesse :
 
B
μ = μ0 exp (2.48)
T − T0

Les descriptions rhéophysiques existantes des verres (modèle de volume libre,


mouvement coopératif, couplage de modes) reposent sur des approches encore
assez spéculatives et relativement techniques qui dépassent le cadre de cet
ouvrage.

Pour en savoir plus


Gases, liquids and solids, D. Tabor, Cambridge University Press, Cambridge,
3rd edition, 1991
La structure de la matière, A. Guinier, Hachette, Paris, 1980
Liquides – Solutions, dispersions, émulsions, gels, B. Cabane et S. Hénon,
Belin, Paris, 2003
Soft Condensed Matter, R.A.L. Jones, Oxford University Press, Oxford, 2002
Intermolecular and Surface Forces, J. Israelachvili, 2nd edition, Academic
Press, London, 1991
Kinetic theory of gases, L.B. Loeb, McGraw-Hill, New York, 1927
Thermodynamique et physique statistique, B. Jancovici, Nathan, Paris, 1996
Chaleur - Thermodynamique - États de la matière, P. Fleury et J.P. Mathieu,
Eyrolles, Paris, 1954

The mechanical properties of matter, A.H. Cottrell, Wiley, New York, 1964
Les verres et l’état vitreux, J. Zarzycki, Masson, Paris, 1982
Cours de Physique Statistique, F. Chevoir, Presses de l’École des Ponts, 2012
Chapitre 3

Suspensions

3.1 Introduction
On a vu dans le chapitre précédent que les liquides simples, constitués
de petites molécules identiques, sont newtoniens. Dans l’industrie ou la na-
ture, on rencontre une multitude de matériaux formés en ajoutant dans un
liquide simple des éléments de plus grande dimension que les molécules de ce
liquide. Les différents chapitres de cet ouvrage sont consacrés aux principales
catégories de matériaux de ce type, associées aux principaux types d’éléments
(polymères, colloïdes, gouttes, bulles, grains). Le comportement de ces ma-
tériaux dépend des interactions des éléments entre eux et avec les molécules
du liquide, de la déformabilité de ces éléments, et des structures collectives
éventuellement induites par leur présence dans le liquide. Dans ce premier
chapitre consacré à de tels matériaux, on s’intéresse à la situation la plus
simple, celle de particules solides (indéformables) et très grandes par rapport
aux éléments constitutifs (atomes ou molécules) du liquide dans lequel elles
sont immergées.
L’immersion d’une particule solide dans un liquide donne lieu à des in-
teractions spécifiques entre les molécules du liquide et celles de la particule
solide. En général, les molécules du solide et du liquide ne développent pas
entre elles de liens ioniques, de valence, ou de liens hydrogène. Les interac-
tions entre molécules solides et molécules liquides le long de l’interface sont
donc essentiellement des forces de van der Waals. Des interactions à distance
(dites « colloïdales ») entre particules solides, résultant des forces de van der
Waals ou de la présence de diverses espèces additionnelles en solution ou ad-
sorbés à la surface des particules (ions, polymères), peuvent également exister.
Enfin les collisions entre les molécules du liquide et les particules solides du
fait de l’agitation thermique peuvent induire une certaine agitation spontanée
(mouvement brownien) des particules. Dans ce chapitre, on supposera que les
particules solides sont suffisamment grosses pour que les interactions colloï-
dales et le mouvement brownien soient négligeables. Ces phénomènes et leurs
86 Rhéophysique

Interface

Fig. 3.1 – Vue d’une suspension à l’échelle « locale » : une particule est entourée
d’un grand nombre de molécules de liquide (à gauche) qui forment, pour elle, du
point de vue mécanique, un milieu continu (à droite). Les interactions entre les
deux phases ont principalement lieu entre les molécules situées de part et d’autre
de l’interface.

conséquences sur le comportement du système feront l’objet du Chapitre 5.


D’autres types d’interaction entre particules, associées à leurs contacts directs,
peuvent intervenir lorsque les particules sont très près les unes des autres, cette
situation sera abordée dans le cadre du chapitre sur les milieux granulaires
(cf. Chapitre 7).
Comme les molécules du liquide sont beaucoup plus petites que les parti-
cules (voir Fig. 3.1), à l’échelle d’une particule le liquide apparaît comme un
milieu continu dont les propriétés mécaniques sont identiques à celles qu’il au-
rait en l’absence des particules. Tout espace entre deux particules étant occupé
par du liquide on parle de liquide interstitiel. L’écoulement d’un mélange
de particules et d’un liquide se produit grâce à l’écoulement du liquide in-
terstitiel et aux mouvements relatifs des particules. Tant que les particules
ne sont pas en contact direct entre elles, les dissipations d’énergie visqueuse
sont seulement d’origine hydrodynamique, c’est-à-dire liées à l’écoulement
du liquide interstitiel.
Jusqu’ici (cf. Chapitre 2) on s’est intéressé à des corps purs constitués
d’un seul type de molécules en grand nombre dans un certain volume. Avec
les suspensions, on aborde un nouveau type de matériau, constitué de plu-
sieurs types d’éléments très différents. Dans ce cadre, on a décrit ci-dessus
les caractéristiques du matériau au niveau local, à l’échelle de la particule, il
nous faut maintenant définir le matériau à une échelle macroscopique, c’est-
à-dire l’échelle de l’échantillon considéré par l’expérimentateur. Nous aborde-
rons donc d’abord les différentes caractéristiques d’une suspension homogène
et stable de particules dans un liquide newtonien (cf. § 3.2). Nous verrons
comment la présence de particules influence le comportement du mélange (cf.
§ 3.3). On passera ensuite en revue l’effet spécifique de la concentration en
particules (cf. § 3.4), de l’orientation de particules anisotropes (cf. § 3.5),
de l’hétérogénéité de distribution spatiale des particules (cf. § 3.6) ou encore
3. Suspensions 87

Ω
ΩL ΩS

ω0
ω1
A

Fig. 3.2 – Mise en suspension d’objets sphériques (au centre) dans un liquide
(à gauche). Le mélange obtenu (à droite) n’est pas homogène à l’échelle locale :
par exemple la masse volumique varie beaucoup d’un petit volume ω0 à un autre
identique mais positionné différemment. À partir d’une certaine échelle d’observation
(par exemple un volume ω1 ), si la suspension est homogène, la masse volumique est
à peu près constante quelle que soit la région de l’échantillon considérée pour un tel
volume.

de la structure de cette distribution (cf. § 3.7). Enfin on abordera le cas des


suspensions de particules dans un fluide à seuil (cf. § 3.8).

3.2 Préparation d’une suspension


3.2.1 Point de vue géométrique
Le premier pas vers la fabrication d’une suspension consiste à placer un
objet dans un volume de liquide. Un tel système ne peut pas être considéré
comme un matériau homogène, c’est-à-dire ayant des propriétés analogues
en tous ses points, puisqu’il est constitué de deux régions bien spécifiques : un
grand volume liquide entourant un volume solide. Pour obtenir une suspension
homogène, il faut donc placer, dans le volume liquide, un nombre suffisamment
grand de particules (voir Fig. 3.2). En outre, il faut que ces particules soient
bien réparties dans l’espace. Enfin, comme à l’échelle de la particule, le système
n’est jamais homogène, on doit définir un volume minimum d’observation
des propriétés du système qui permet de vérifier son homogénéité. C’est ce
qu’on appelle le volume élémentaire représentatif. Le matériau pourra
être considéré comme homogène si ses caractéristiques sont identiques d’un
volume élémentaire à un autre.
Plus précisément, en mécanique, on souhaite en fait avoir un matériau
continu, c’est-à-dire dont les caractéristiques physiques varient continûment
dans l’espace et dans le temps. Cette notion de continuité est très délicate à
définir d’un point de vue quantitatif, mais le volume élémentaire représentatif
joue un rôle crucial : il s’agit du volume à l’échelle duquel on peut commen-
cer à faire des mesures pertinentes d’une propriété quelconque ; on étudie
donc les variations spatiales et temporelles des caractéristiques physiques à
88 Rhéophysique

Volume
ω0 ω1 Ω
Fig. 3.3 – Mesure de la valeur moyenne d’une variable q sur un certain volume :
lorsque le volume est faible, cette valeur fluctue largement ; à partir d’un volume
suffisamment grand, elle atteint un plateau ; pour des volumes plus grands, elle peut
dépendre de variations macroscopiques de q dans l’échantillon. Les repères ω0 , ω1
et Ω correspondent à ceux du schéma de la Figure 3.2.

une échelle supérieure à ce volume. Il en résulte que pour que l’hypothèse


de continuité puisse être respectée, il faut que les dimensions de l’échantillon
de matériau soient grandes devant celles du volume élémentaire représentatif.
Chaque volume élémentaire contenant au moins une particule, les dimensions
de l’échantillon doivent donc être nettement plus grandes que celles des par-
ticules.
Considérons par exemple la variable masse volumique ρ, et calculons celle-
ci sur des volumes de plus en plus grands (voir Fig. 3.2). Partant d’un volume
beaucoup plus petit que celui d’une particule, ρ varie largement (autant que
la différence de masses volumiques entre les deux phases) lorsqu’on augmente
le volume considéré (voir Fig. 3.3) et selon la position initiale considérée, car
ce volume se trouve d’abord, soit dans le liquide, soit dans le solide, puis
englobe des volumes variables de chaque phase. Lorsque ce volume augmente
au point d’englober un grand nombre de particules, ρ tend vers un plateau
associé à la valeur moyenne de la masse volumique (voir Fig. 3.3). Un volume
élémentaire représentatif est un volume pour lequel on est suffisamment près
de ce plateau.
Ces considérations peuvent être étendues à d’autres variables telles que
les contraintes, la température, la vitesse, etc. ; mais dans certains cas, il est
encore plus difficile de définir les conditions permettant de satisfaire l’hypo-
thèse de continuité. En effet, pour des matériaux aux comportements com-
plexes (« non-linéaires »), les variations spatiales de certaines variables étant
conditionnées par le comportement du matériau peuvent s’avérer également
fortement non linéaires. Un exemple typique est celui du fluide à seuil, qui ne
s’écoule qu’au-delà d’une contrainte critique. Pour des écoulements lents de
ce type de matériau dans des conduites de diamètre largement supérieure à
3. Suspensions 89

la dimension des éléments constitutifs du matériau, la résolution du problème


d’écoulement (voir Annexe A) s’appuyant sur les hypothèses de la mécanique
des milieux continus peut prédire un cisaillement localisé dans une couche
de très faible épaisseur, de l’ordre de la dimension des éléments constitutifs
du matériau. Cette dimension est inférieure à la taille du volume élémentaire
représentatif, si bien que l’hypothèse du milieu continu n’est plus satisfaite.
Par conséquent, en pratique il est difficile d’énoncer strictement les conditions
suffisantes à la validité de cette hypothèse de continuité, il est nécessaire de
vérifier a posteriori sa validité.

3.2.2 Concentration volumique


La première caractéristique physique d’une suspension est la quantité de
particules placées dans un certain volume de liquide (voir Fig. 3.2), que l’on
décrit à l’aide de la concentration volumique solide, φ. Celle-ci est le
rapport entre le volume total occupé par les particules, ΩS , et le volume total
de l’échantillon de suspension, autrement dit la somme des volumes de la
phase solide et de la phase liquide, Ω = ΩL + ΩS :
ΩS
φ= (3.1)
Ω
Dans certains domaines, il est d’usage de caractériser la quantité de solide
en suspension en utilisant d’autres variables telles que la densité ou encore le
rapport de la masse de solide et de la masse de liquide. Comme ces variables
dépendent à la fois de φ et des densités des différents composants, elles ne
caractérisent le rapport des volumes occupés par les différentes phases que
de manière relative et dans un domaine précis pour lequel les composants du
matériau ont des densités à peu près fixes. Comme on le verra dans la suite,
le comportement mécanique d’une suspension stable dépend uniquement du
volume et de la forme des éléments qui la composent, et non de leur densité.
Par conséquent, la variable essentielle pour caractériser une suspension en vue
d’une approche rhéophysique quel que soit le domaine est la concentration
volumique solide.

3.2.3 Mise en suspension : point de vue énergétique


En plaçant des particules solides dans un liquide, on modifie la nature de
certaines interfaces, ce qui change l’énergie potentielle d’interaction du sys-
tème. On a vu au Chapitre 2 qu’au sein d’une phase liquide ou d’une phase
solide, les molécules ont une énergie d’interaction essentiellement due aux in-
teractions avec leurs voisins proches. On peut décrire ces interactions par le
biais de l’énergie de cohésion nécessaire pour écarter, jusqu’à une distance
infinie, deux parties du même matériau initialement en contact le long d’une
surface unitaire, que l’on note wL pour le liquide et wS pour le solide (voir
§ 2.4.6). Lorsqu’on met en contact une phase solide et une phase liquide, les
90 Rhéophysique

+wL /2 -wLS
(a) (b) (c)

Fig. 3.4 – Apports d’énergie nécessaires lors de l’immersion d’une particule solide
dans un liquide en découpant le processus en trois étapes : état initial, la particule
de surface unité et le liquide sont séparés (a), création d’une ouverture le long d’une
surface demi-unité (b), mise en contact de la particule solide avec l’interface créée
par l’ouverture dans le liquide (c).

molécules des deux phases le long de l’interface ont une nouvelle énergie d’in-
teraction. L’énergie d’interaction par unité de surface entre les deux phases
(wLS ), nécessaire pour les écarter à une distance infinie, est alors appelée
énergie d’adhésion. Les phases solides ou liquides considérées sont la plu-
part du temps en contact avec un gaz mais les énergies d’interaction avec
les phases gazeuses sont en général négligeables devant celles associées aux
interactions le long des interfaces liquide ou solide.
Considérons maintenant un ensemble de particules solides au départ à
l’air libre et dont l’aire totale de l’interface air-solide est A (voir Fig. 3.2).
Lorsque l’on immerge ces particules dans un liquide, il faut d’abord créer
des ouvertures de surface totale A. Ceci implique de séparer le liquide sur
une surface totale A/2, car en séparant deux molécules l’une de l’autre on
génère une interface totale égale au double de l’aire d’une section des molécules
(voir Fig. 3.4). L’énergie à fournir pour cette étape vaut AwL /2. Dans un
second temps, il faut placer les particules solides en contact avec le liquide le
long de l’interface d’aire A, ce qui nécessite de fournir une énergie −AwLS .
Par ailleurs, on peut s’attendre à ce que l’aire de l’interface entre le liquide
et le récipient qui le contient augmente légèrement durant cette opération
mais cette variation de surface est négligeable si le volume de suspension est
grand devant le volume d’une particule, ce qui est le cas général. Finalement,
l’énergie totale à fournir pour réaliser cette mise en suspension s’écrit :

ΔW = A(wL /2 − wLS ) (3.2)

La mise en suspension sera aisément réalisée si ΔW est négatif et beaucoup


plus difficilement si ΔW est positif, puisqu’il faut alors fournir de l’éner-
gie pour mettre en contact les deux phases. On peut connaître le signe de
wL /2 − wLS , qui détermine le signe de ΔW , à partir d’une expérience simple.
Un petit volume de liquide déposé sur une surface solide plane prend la forme
d’une sphère tronquée. L’angle θ entre le plan tangent à la sphère et la surface
solide, le long de la ligne de contact entre le gaz, le solide et le liquide, est
3. Suspensions 91

θ π−θ θ

Fig. 3.5 – Aspect selon un plan de coupe médian d’une goutte avec différents angles
de contact : bon mouillage (à gauche), mauvais mouillage (à droite).

déterminé par les énergies de cohésion et d’adhésion des différentes phases


selon la relation dite de Young-Dupré qui résulte d’un bilan des forces le long
de la ligne triple (où les trois phases se rencontrent) : wLS = wL (1 + cos θ) /2.
Cet angle caractérise le mouillage du solide par le liquide (voir Fig. 3.5) : un
bon mouillage est associé à une valeur faible de θ, la goutte est alors large-
ment étalée ; un mauvais mouillage est associé à une valeur de θ supérieure à
π/2, la goutte garde alors une forme compacte qui réduit l’aire de l’interface
de contact liquide-solide. On en déduit finalement une nouvelle expression de
l’énergie à fournir pour mettre en suspension les particules :

ΔW = −(1/2)AwL cos θ (3.3)

La mise en contact des éléments solides avec le liquide est donc favorable
lorsque l’angle de contact est inférieur à π/2, puisqu’il faut fournir une énergie
négative, et au contraire défavorable lorsque θ > π/2.
Par ailleurs on peut écrire la surface totale des particules solides sous la
forme A = N s, où N est le nombre de particules et s la surface moyenne des
particules. On peut aussi écrire le volume total des particules solides sous la
forme ΩS = φΩ = N υ, où υ est le volume moyen des particules. La surface
totale des particules solides s’écrit donc également :

A = φΩ/d (3.4)

où d = υ/s est une dimension caractéristique des particules. Par exemple,


dans le cas de sphères identiques de rayon R, on a d = R/3 ; pour des
particules en forme de plaquettes carrées de coté a et d’épaisseur b, on a
d = υ/s ≈ b/2. D’après l’équation (3.4), à concentration solide donnée, le
module de ΔW (cf. (3.2)) augmente donc comme l’inverse d’une dimension
caractéristique des particules. Ainsi, la difficulté ou la facilité de mettre en
suspension les particules augmente respectivement selon que l’angle de contact
est supérieur ou inférieur à π/2, lorsque la taille des particules diminue.

3.2.4 Comment disperser les particules ?


Lorsqu’elles viennent d’être placées dans un récipient contenant du liquide,
les particules ne sont en général pas dispersées de manière homogène. Un ci-
saillement simple ou un écoulement élongationnel ne permettent pas de dis-
perser correctement les particules, car celles-ci restent sur des trajectoires
92 Rhéophysique

distinctes associées à leur position initiale. Pour disperser au mieux les parti-
cules dans le liquide et obtenir une suspension homogène, il est nécessaire de
générer un écoulement complexe que l’on appelle mélange. Pour amener en
contact des régions contenant très peu de particules avec des régions conte-
nant beaucoup de particules, il faut que les trajectoires se croisent, ce qui
correspond bien à l’idée qualitative que l’on se fait d’un mélange : classique-
ment on cherche à déplacer un outil dans le liquide suivant un chemin qui
forme des boucles. Au-delà de ces considérations qualitatives il n’existe pas
pour décrire les principes du mélange de cadre suffisamment simple pour être
présenté au sein de cet ouvrage.

3.2.5 Combien de particules peut-on mettre


en suspension ?
Bien entendu, la réponse à cette question n’a de sens qu’en termes de
concentration volumique solide. On cherche donc ici la concentration d’en-
tassement maximal, φm , qui est la valeur maximum de φ que l’on peut at-
teindre pour un type de particules solides. Cette concentration d’entassement
maximal constitue aussi un repère utile à des concentrations bien inférieures
car alors les particules sont déjà susceptibles de se gêner, et il s’avèrera com-
mode de traduire cet effet de gêne par une fonction de « l’éloignement » de φ
par rapport à φm .
La présence du liquide interstitiel ne change rien au problème, que l’on peut
formuler ainsi : « Quelle est la concentration maximum de particules que l’on
peut mettre dans un volume donné ? ». On supposera pour l’instant que toutes
les longueurs caractéristiques du volume considéré (ΩT ) sont très grandes
devant la taille des particules, de façon à ce que la forme exacte de ce volume
ne joue aucun rôle. La première approche, la plus simple, consiste à chercher
à remplir l’espace de particules jusqu’à ne plus pouvoir en ajouter une seule.
Par exemple, pour des sphères, un arrangement cristallin parfait (hexagonal
compact ou cubique face centrée) conduit à φm = 74 % (voir Fig. 3.6c).
Il s’agit du remplissage optimal. En revanche, si l’on place successivement
chaque bille au hasard dans le volume laissé libre par les billes précédentes,
on remplit de façon très peu optimale l’espace et la concentration est de
quelques dizaines de pourcents seulement (voir Fig. 3.6a). Ainsi en répartissant
au hasard on remplit très mal l’espace. C’est durant la phase de préparation
d’une suspension, par une action mécanique quelconque (mélange, vibration,
tassement) qui permet d’explorer différentes configurations jusqu’à se placer
dans une configuration optimale, que l’on va tendre à rapprocher les particules
les unes des autres de façon à occuper mieux l’espace. Ainsi, on peut considérer
le cas d’un empilement simple de billes dans un récipient sous l’action de la
gravité, par exemple en versant en vrac les billes. On obtient alors une valeur
de φm de l’ordre de 55 % mais cette valeur varie encore selon la façon dont on
a versé la poudre (voir Fig. 3.6b). De façon plus générale, la valeur obtenue
3. Suspensions 93

(a) φ=φ c (b) φ=φ m (c) φ=φ m'

Fig. 3.6 – Répartition de disques dans une aire carrée selon différentes procédures :
(a) successivement l’un après l’autre au hasard jusqu’à ce que cela ne soit plus
possible sans bouger les autres ; (b) par tassement naturel sous l’action de la gravité,
jusqu’au coincement ; (c) en les répartissant de manière optimale, selon un ordre
cristallin. On obtient des résultats analogues en répartissant des sphères dans un
volume, mais les concentrations critiques résultantes, qui sont celles mentionnées
dans le texte, sont plus faibles qu’en deux dimensions.

dépend, dans des proportions significatives, de l’histoire de l’écoulement subie.


Par exemple, si après avoir versé le mélange, on vibre suffisamment le récipient,
les particules s’arrangent encore un peu mieux et on obtient une concentration
d’entassement maximal de l’ordre de 64 %.
On a raisonné ici sur une valeur d’empilement maximum sous l’action de
la gravité. Quel sens physique cette valeur a-t-elle ? Elle correspond à la for-
mation d’un réseau de contacts directs entre les grains qui peut soutenir son
propre poids. Cette notion est intéressante car elle nous fournit un critère phy-
sique de concentration maximum : si on l’élargit à une suspension quelconque
sans action de la gravité, on peut concevoir une autre concentration critique,
φc , telle qu’un réseau de contacts continu se forme pour la première fois à tra-
vers l’ensemble de l’échantillon. Lorsque ce réseau se forme, on peut s’attendre
à ce que le comportement mécanique de la suspension diffère significativement
de celui observé lorsqu’un tel réseau n’existe pas. Cependant, même si cette
notion physique semble prometteuse du point de vue rhéologique, il reste que,
comme pour φm , la valeur critique associée n’est pas unique : elle dépend for-
tement de la configuration des particules, qui, elle-même, dépend de l’histoire
de l’écoulement à travers la préparation du matériau et les sollicitations qu’il
a subies ensuite.
Remarquons que l’empilement maximum varie également avec la distribu-
tion granulométrique des particules. De façon générale, plus cette distribution
est étalée, c’est-à-dire plus la gamme de tailles couvertes est large, plus φm
est grand. Ceci se comprend assez facilement : si on place d’abord les plus
grosses particules dans le volume, on peut ensuite ajouter de plus petites par-
ticules dans les espaces laissés vides, puis des particules encore plus petites
dans les tout petits espaces à nouveau laissés libres par les particules pré-
cédentes. En poussant à l’extrême ce raisonnement, c’est-à-dire en ayant une
distribution granulométrique s’étalant jusqu’à des tailles infiniment petites, on
94 Rhéophysique

Fig. 3.7 – Déplacement d’un objet (ici une sphère) à la vitesse V à travers un liquide
macroscopiquement au repos. L’écoulement du liquide autour de l’objet induit une
résistance visqueuse F .

pourrait ainsi remplir tout l’espace avec des particules solides. En pratique,
ceci n’est évidemment pas réalisable, mais simplement avec des distributions
granulométriques assez étendues comme celles que l’on rencontre dans des
bétons ou des boues naturelles (particules de taille inférieures au micron jus-
qu’à des particules centimétriques ou métriques), on parvient assez vite à des
concentrations solides de l’ordre de 95 %. Bien évidemment φc augmente aussi
avec l’étalement de la distribution granulométrique.

3.2.6 Résistance du liquide au déplacement


d’une particule
Comme la préparation et l’écoulement d’une suspension induisent des mou-
vements relatifs des particules solides et du liquide porteur, il est utile à titre
de repère de commencer par se poser la question, plus simple, de savoir ce
qui se passe lorsqu’on cherche à déplacer une particule à travers un liquide
macroscopiquement au repos (la moyenne des déplacements des éléments li-
quides par rapport au récipient est nulle) (voir Fig. 3.7). Même si le liquide
reste globalement au repos dans le récipient, le déplacement de la particule
induit des déformations du liquide autour de cet objet : le liquide exerce une
résistance visqueuse qui tend à ralentir le mouvement de l’objet. Cette force
est fonction de la viscosité du liquide, de la forme et de la taille de la particule,
et de la vitesse du mouvement relatif.
On suppose que la particule reste très loin des parois du récipient, si bien
que la présence de ces parois ne joue aucun rôle sur l’écoulement autour de
la particule. Les mouvements induits au sein du liquide par ce mouvement
sont plus complexes que ceux résultant d’un cisaillement simple. Considérons
une particule se déplaçant à travers le liquide sous l’action d’une force F
constante. Le mouvement résultant du liquide peut être décrit par sa distri-
bution (ou champ) des vitesses, c’est-à-dire la valeur de la vitesse en tout
3. Suspensions 95

point de l’espace. Après la phase initiale (inertielle) de mise en mouvement,


la particule se déplace à une certaine vitesse V constante, la force appliquée
est alors exactement égale à la résistance visqueuse. On s’attend donc à ce
que dans un repère associé à la particule le champ de vitesse autour d’elle
ne varie plus. Ce champ de vitesse est associé, via la loi de comportement
du matériau, à un certain champ de contraintes décrit par le tenseur σ (cf.
Annexe A). En régime stationnaire la somme des forces s’exerçant sur l’objet
est nulle, ce qui signifie que la force extérieure (en général liée à la gravité)
exercée sur la particule pour la maintenir en mouvement compense exacte-
ment les contraintes exercées
 par le liquide le long de la surface externe (A)
de l’objet solide : F = A σ.nds, où n est le vecteur unitaire normal au petit
élément de surface ds.
Dans l’expression ci-dessus, on peut remplacer le tenseur des contraintes
par la somme du terme de pression et du déviateur T (équation (A.12)).
Ceci nous donne un premier terme de force associé strictement à la pression
dans le fluide et en général indépendant de la vitesse, il s’agit de la poussée
d’Archimède, que nous étudierons plus en détail dans le paragraphe suivant,
et qui s’ajoute à la force extérieure exercée sur l’objet. Le second terme,
i.e. la force de traînée visqueuse, est quant à lui strictement associé aux
frottements
 visqueux sur l’objet, il s’écrit dans le cas d’un fluide newtonien :
F = A 2μD.nds, où D est tenseur des taux de déformation, qui exprime le
cisaillement local du fluide dans toutes les directions.
Supposons maintenant que l’on impose une force αF sur la particule, où
α est un facteur quelconque. Considérons le champ de vitesse obtenu en mul-
tipliant par le facteur α toutes les vitesses locales du champ de vitesse ci-
dessus. Alors, tous les gradients de la vitesse (rapports d’une vitesse et d’une
longueur) sont multipliés par le même facteur puisque la géométrie du sys-
tème n’a pas changé. Dans ces conditions, toutes les contraintes locales qui,
pour un fluide newtonien, sont proportionnelles au gradient de vitesse local
(voir § A.10), sont multipliées par le facteur α. Ceci est en particulier vrai
pour le liquide situé le long de l’interface solide-liquide A, si bien que la force
exercée sur l’objet vaut effectivement αF . Comme on sait qu’il n’y a qu’une
solution pour les caractéristiques de l’écoulement du fluide autour de la par-
ticule, on en déduit que cette solution, en termes de champs de vitesses et de
contraintes, est la solution. Comme les vitesses locales le long de la particule
ont été multipliées par α, la vitesse de la particule pour ce champ de vitesse
est αV . Ce calcul étant valable quelle que soit la valeur de α on en conclut
que F est proportionnel à V .
Puisque les contraintes au sein du liquide sont proportionnelles à sa visco-
sité, on peut montrer par un raisonnement analogue que la force est pro-
portionnelle à la viscosité. Si maintenant on augmente, sans modifier sa
forme, toutes les dimensions de la particule par un facteur α, la solution
pour le champ de vitesse est naturellement obtenue en multipliant toutes les
vitesses du champ de vitesses initial et les distances par ce même facteur.
96 Rhéophysique

Dans ce cas les gradients de vitesse locaux en des points équivalents (après
homothétie) ne changent pas. De même, les contraintes en des points équiva-
lents ne changent pas. En revanche, la force totale exercée sur la particule et
calculée à l’aide de l’intégrale ci-dessus, augmente, comme l’aire de l’objet so-
lide, d’un facteur α2 . Puisque la vitesse a augmenté dans le même temps d’un
facteur α, on en déduit que la force contient aussi un facteur indépendant de
la vitesse et proportionnel à une dimension caractéristique (d) de la particule.
Le seul aspect que l’on n’a pas pris en compte est la forme de la particule :
pour une même dimension caractéristique, la traînée visqueuse dépend d’un
facteur supplémentaire adimensionnel, k, que l’on appelle facteur de forme.
En tenant compte de toutes les variations observées ci-dessus, on en déduit1
que la force résistant au mouvement de la particule s’écrit finalement :

FD = kμV d (3.5)

Pour calculer k, il est nécessaire de résoudre les équations du mouvement (voir


Annexe A) qui donnent le champ de vitesses, duquel on déduit le champ de
contraintes, ce qui permet en particulier de calculer la force totale liée au
frottement visqueux s’exerçant sur l’objet. Pour une sphère se déplaçant dans
un fluide newtonien, un tel calcul conduit à k = 6π (avec d = R). Pour un
disque d’épaisseur négligeable et de rayon R qui se déplace le long de son
axe, on trouve k = 5, 1π. Pour le même disque se déplaçant le long d’un de
ses diamètres, on a k = 3, 4π (avec toujours d = R). Enfin, pour une fibre
d’épaisseur caractéristique b et de longueur L, on a k = 4aπ/log(2L/b), avec
d = L et a = 1 pour un mouvement dans une direction perpendiculaire à l’axe
principal de la fibre et a = 1/2 dans la direction de l’axe de la fibre.
Bien entendu, puisque la rotation d’un objet sur lui-même induit un mou-
vement du liquide environnant, un couple résistant et résultant des frotte-
ments visqueux s’exerce dans ce cas sur cet objet. À partir de raisonnements
analogues à ceux proposés pour un mouvement de translation, on arrive à la
conclusion que ce couple s’exprime sous la forme :

M = k  d3 μΩ (3.6)

où k  est un facteur de forme de l’objet. Par exemple, pour une sphère, on a


k  = 8π avec d = R.

1. Une démonstration mathématique plus directe consiste à remarquer que l’on peut
exprimer la vitesse sous la forme u = V u+ et les termes de longueur sous la forme x = dx+ .
Les termes de surface s’expriment alors s = d2 s+ et les gradients de vitesse (composantes
+
de D), γ̇ij = (V /d) γ̇ij . La force de traînée s’écrit donc F = 2μV d A+ D+ .nds+ . Dans
cette expression, l’intégrale est calculée à partir de variables sans dimension (x+ ,u+ , etc.)
et ne dépend donc que de la forme de l’objet. Lorsqu’on modifie l’un des paramètres du
système (la vitesse ou la taille de l’objet), on trouve une solution du problème, qui est la
solution, en utilisant la solution en fonction des variables sans dimension et en multipliant
les longueurs ou les vitesses par le facteur approprié.
3. Suspensions 97

3.2.7 Stabilité
En général, la masse volumique des particules (ρS ) diffère de celle du
liquide (ρL ). Il est donc naturel de se demander si elles peuvent rester suspen-
dues dans le liquide. Faisons le bilan des forces s’exerçant sur une particule
immergée dans un liquide. Il y a d’abord la force de gravité, simplement pro-
portionnelle au volume de la particule : ρS Ωg, qui est dirigée vers le bas. Il
y a ensuite la force résultant du contact de la surface solide avec le liquide.
Lorsque le système est au repos, les molécules du liquide interagissent avec la
surface solide sans direction privilégiée, comme dans le cas du gaz en contact
avec une paroi (voir § 2.3). L’effort par unité de surface exercé par le liquide
 une pression p et la force totale résultant de ces contacts
sur le solide est donc
s’écrit ici F = − A pnds. Cette force n’est pas nulle car la pression n’est en
général pas uniforme dans un liquide au repos, elle varie avec la profondeur,
du fait du poids du fluide situé au-dessus.
Comme cette force serait la même dans le liquide à proximité de l’objet
quelle que soit sa nature, pour calculer cette force, on peut remplacer par
la pensée l’objet par un volume de liquide de forme identique. Considérons
un récipient large contenant seulement du liquide au repos. Isolons par la
pensée un volume cylindrique de liquide de section A et situé entre les cotes
verticales y et y + dy (voir Fig. 3.8). Faisons le bilan des forces sur ce volume :
la force verticale liée à la gravité, −ρL gAdy ; la force de pression sur les parois
verticales du cylindre, dont la résultante est nulle puisque chaque composante
locale a sa symétrique en un point opposé du cylindre ; et les forces résultant,
d’une part, de la pression sur la face inférieure, p(y+dy)A, qui tend à pousser le
liquide vers le haut, et d’autre part, la pression sur la face supérieure −p(y)A.
L’équilibre des forces nous donne alors dp/dy = ρL g. On peut, par exemple,
intégrer cette équation entre la profondeur y et la surface libre où règne la
pression atmosphérique p0 pour obtenir l’expression de la pression en tout
point :
p(y) = p0 + ρL gy (3.7)

Il s’agit de ce qu’on appelle une répartition hydrostatique des pressions.


On a en général une telle distribution au sein des liquides au repos dans des
récipients ouverts mais également dans des écoulements à surface libre pour
lesquels la profondeur de liquide varie lentement.
Une particule cylindrique de longueur h et de section A immergée dans un
liquide est donc soumise, d’une part, à la force de gravité −ρS gΩ et, d’autre
part, à la résultante des forces de pression sur les faces inférieure et supérieure :
ρL ghA, qui s’écrit aussi ρL gΩ. Ce dernier résultat que nous avons démontré ci-
dessus dans un cas simple est également valable pour une particule de volume
Ω et de forme quelconque. La force totale s’établit donc à :

Fsed = (ρL − ρS )gΩ (3.8)


98 Rhéophysique

Fig. 3.8 – Distribution de pression sur la surface extérieure d’un cylindre liquide
ou solide immergé dans un liquide.

La force de gravité ordinaire est donc diminuée d’une force équivalente au


poids du liquide déplacé lorsque la particule est immergée, il s’agit de la
poussée d’Archimède, qui exerce une force dans le sens opposé à la gravité.
Ainsi une particule de densité différente de celle du liquide ne peut pas
rester suspendue dans ce liquide. Pour des vitesses pas trop élevées on peut
considérer que, si la particule est en mouvement vertical à travers le liquide,
les forces de surface qu’exercent le liquide sur le solide sont la superposition
des forces de pression et de la force de traînée qui freine la particule dans
ses déplacements par rapport au liquide (lorsqu’il est macroscopiquement au
repos) et dont l’expression est donnée par l’équation (3.5). En outre, on fait
l’hypothèse que la pression conserve une répartition hydrostatique autour de
la particule en dépit des mouvements du liquide. Dans ces conditions, pour
une chute libre, à travers le liquide le bilan des forces s’écrit (ρL − ρS )gΩ +
kμVchute d = 0. On en déduit la vitesse de déplacement stationnaire :
ΔρgΩ
Vchute = (3.9)
kμd
où Δρ = ρS − ρL . Dans le cas d’une particule sphérique, on obtient Vchute =
2gR2 Δρ/9μ.
La vitesse de chute est dirigée vers le bas lorsque la densité de la particule
est supérieure à la densité du liquide (Δρ > 0), c’est le cas de la grande ma-
jorité des suspensions de particules solides, on parle alors de sédimentation.
Elle est dirigée vers le haut lorsque la densité de la particule est inférieure
à celle du liquide (Δρ < 0), c’est le cas des suspensions de bulles, c’est-à-
dire des mousses, ou de certaines émulsions ou suspensions, on parle alors de
crémage.
La sédimentation ou le crémage sont recherchés dans certaines applications
mais, en général, ces phénomènes ont plutôt tendance à dénaturer le matériau
du fait des hétérogénéités qu’ils induisent. En pratique, il est donc important
3. Suspensions 99

de savoir si une suspension sédimente (ou crème) de manière significative


pendant une expérience. On peut, par exemple, considérer que ce sera le cas
à partir du moment où le temps pour sédimenter (ou crémer) d’une distance
égale à 10 % de la hauteur caractéristique de l’échantillon H est inférieur à
la durée de l’expérience Δt, car alors plus de 10 % de l’échantillon (près de la
surface supérieure ou de la surface inférieure) ne contiendra en principe plus
de particules. Dans ces conditions, la durée maximum d’expérience avant que
la sédimentation ne devienne significative est de l’ordre de :

0,1kμHd
Δtc = (3.10)
gΩ |Δρ|

Par exemple, pour des billes de polystyrène de rayon 100 μm de densité 1,05
dans de l’huile de viscosité égale à 100 fois celle de l’eau dans un récipient de
10 cm de profondeur, on trouve Δtc = 15 min.
Ces considérations s’appliquent bien à des particules isolées dans un li-
quide. Dès que deux particules se trouvent à une distance de l’ordre de deux
fois leur diamètre, elles interagissent « hydrodynamiquement », c’est-à-dire
que le champ de vitesse du liquide autour d’une d’entre elles est significati-
vement différent de celui que l’on aurait autour d’une particule seule dans
le liquide. La force de traînée peut alors être significativement différente et
comme cet effet n’est pas le même sur chacune des particules qui ne sont ja-
mais dans des positions exactement symétriques l’une par rapport à l’autre, il
en résulte des évolutions complexes d’un tel binôme, tels que des effets d’ali-
gnement, d’entraînement mutuel, etc. Lorsque la concentration en particules
est grande, disons supérieure à une valeur de l’ordre de φm /2, il y a de nom-
breuses interactions impliquant plus de deux particules, ce qui conduit à des
effets encore plus complexes. De façon générale, tant que le matériau reste
homogène, on s’attend à ce que la sédimentation globale (d’un grand nombre
de particules) soit ralentie lorsque la concentration augmente, car les dissipa-
tions visqueuses augmentent du fait que le liquide doit se frayer des chemins
de plus en plus tortueux à travers les particules, alors que la force appliquée à
chaque particule reste à peu près constante (si on admet que la distribution de
pression reste proche d’une distribution hydrostatique). Finalement, par des
considérations dimensionnelles analogues à celles présentées ci-dessus dans le
cas d’un objet seul dans un liquide, on peut montrer que la vitesse de chute
des objets d’une suspension s’écrit sous la forme :

Vchute (φ) = α(φ)Vchute (0) (3.11)

où α est un facteur fonction de la concentration en particules, égal à 1 lors-


qu’on a affaire à une seule particule. À faible concentration, pour une suspen-
sion désordonnée, la théorie prévoit que α = 1 − 6,55φ. Il existe également
des relations empiriques prédisant la vitesse de sédimentation en fonction de
la concentration, par exemple α = (1 − φ)n , où n = 5,1, qui décrivent très
100 Rhéophysique

F
V

H
.
γapp

Fig. 3.9 – Cisaillement simple d’une suspension contenant des particules de tailles et
de formes quelconques. Le champ de vitesses moyen représenté à droite ne correspond
pas au champ de vitesses local car l’écoulement induit dans le liquide par les plans
en mouvement relatif est perturbé par la présence des particules.

grossièrement l’évolution de la vitesse de sédimentation jusqu’à des concen-


trations élevées2 .
Cependant, de façon générale, de nombreux effets perturbateurs sont sus-
ceptibles de se produire dès que la suspension n’est plus diluée : écoulement
préférentiel du liquide le long des parois du récipient, mouvement en masse de
groupes de particules rapprochées, etc. Finalement, en pratique, la vitesse de
sédimentation dans une suspension non-diluée dépend fortement des condi-
tions aux limites, c’est-à-dire de la taille et la forme du récipient.

3.3 Effet de la présence de particules


sur le comportement du mélange
Considérons une suspension comprise entre deux plans solides parallèles
en mouvement relatif dans une de leurs directions. On négligera ici les ex-
trémités des plans, ce qui revient à supposer les plans infiniment larges. La
présence des particules au sein du liquide empêche d’obtenir un cisaillement
simple à l’échelle locale, l’écoulement ne peut plus avoir la forme d’un glis-
sement relatif de couches liquides planes (voir Fig. 3.9). On peut cependant
estimer la viscosité apparente du système en calculant le rapport entre des
valeurs moyennes de la contrainte tangentielle et du gradient de vitesse. En
pratique, si l’hypothèse de milieu continu est satisfaite, ces valeurs moyennes
correspondent à la contrainte apparente (τapp ), définie comme la force tan-
gentielle appliquée à l’un des deux plans par unité de surface, et au gradient
de vitesse apparent (γ̇app ), défini comme le rapport entre la vitesse relative
des deux plans et la distance les séparant. La viscosité apparente, μ, de la
suspension est alors égale à τapp /γ̇app .

2. J.F. Richardson and W.N. Zaki, Sedimentation and fluidisation, Part 1, Trans. Inst.
Chem. Eng., 32, 35-53 (1954)
3. Suspensions 101

Pour établir les variations de la viscosité apparente en fonction des para-


mètres du système, on peut reprendre une approche analogue à celle dévelop-
pée dans le cas du déplacement d’une particule dans un liquide (cf. § 3.2.6).
En appliquant une force F sur l’un des plans, on induit un champ de vitesses
au sein du liquide, qui dépend de la distribution de tailles et de formes de
particules (voir Fig. 3.9), et qui conduit à un déplacement relatif des parois
à la vitesse V . Si maintenant on applique une force différente αF , on ob-
tient la solution du problème d’écoulement en multipliant chaque contrainte
et chaque vitesse par le facteur α, ce qui donne une vitesse relative des parois
αV . Si on augmente la viscosité, on obtient le même champ de vitesse en aug-
mentant proportionnellement toutes les contraintes locales. Finalement, on en
déduit que la contrainte tangentielle est proportionnelle à la vitesse relative
des parois, donc au gradient de vitesse apparent, et à la viscosité du liquide
interstitiel. Si la distribution de tailles et de formes des particules est fixée,
on a donc μ ∝ μ0 .
Par ailleurs, pour un système analogue mais pour lequel toutes les échelles
de longueur, et en particulier la taille des particules, sont multipliées par un
facteur α, le champ de vitesses initial multiplié par α est solution du problème,
avec un champ de contraintes identiques en des points équivalents par homo-
thétie. La vitesse relative des parois est maintenant αV et l’écartement des
parois αH, si bien que le gradient de vitesse apparent est inchangé. Comme,
en outre, la contrainte tangentielle est inchangée, la viscosité apparente de la
suspension est identique. On en déduit une propriété fondamentale des suspen-
sions : à partir du moment où l’hypothèse de continuité du milieu est vérifiée,
la viscosité est indépendante de l’échelle de taille des objets en suspension.
La viscosité d’une suspension est donc une fonction de la quantité de par-
ticules en suspension et de la distribution de tailles, de formes et de posi-
tions relatives des particules. En supposant que les particules ont toutes la
même forme, on peut exprimer ces caractéristiques à travers la distribution
des volumes de chacune des N particules par rapport à leur volume moyen :
{Ωi /Ω}i=1...N (où Ω est le volume moyen des particules) ; la distribution de
leurs positions (xi ) et orientations (θi ) dans l’espace : {xi , θi }i=1...N ; et la
fraction de volume occupé par les particules dans le mélange : N Ω/ΩT , qui
n’est autre que la fraction volumique φ. La viscosité apparente de la suspen-
sion s’écrit donc :

μ = μ0 F ({Ωi /Ω}i=1...N ; {xi , θi }i=1...N ; φ) (3.12)

Comme, dans cette expression, les variables décrivant la distribution des vo-
lumes des particules sont fixées pour une suspension donnée, nous en déduisons
le résultat fondamental suivant : une suspension est newtonienne, autrement
dit sa viscosité est constante, si et seulement si la distribution des positions et
des orientations des particules est indépendante de l’histoire de l’écoulement.
En fait, nous avons établi ce résultat dans des conditions aux limites parti-
culières : un cisaillement simple. Pour qu’une suspension soit effectivement
102 Rhéophysique

newtonienne, il faut, en outre, que la distribution spatiale des particules et de


leurs orientations soit indépendante des conditions aux limites, autrement dit
indépendante du type d’écoulement imposé, ce qui n’est possible que si cette
distribution est et reste isotrope3 .
Dans le cas général, tout l’enjeu de la rhéologie des suspensions est de
calculer la fonction F en fonction des caractéristiques des particules solides
et des évolutions éventuelles de leurs positions et orientations au cours du
temps. Compte tenu de la diversité des caractéristiques possibles des particules
solides, il n’existe évidemment pas de relation générale directe de ce type et
pour cerner le problème au mieux, nous serons amenés à passer successivement
en revue des situations mettant l’accent sur des caractères spécifiques de la
distribution relative des particules : concentration volumique, distribution de
tailles, formes et orientations. Dans chaque cas, on considèrera une situation
permettant d’isoler un aspect, c’est-à-dire telle que l’effet potentiel des autres
aspects est négligeable. On verra, dans certains cas, comment il est possible
d’identifier l’impact cumulé de plusieurs de ces aspects.

3.4 Effet de la concentration


3.4.1 Considérations générales
On s’intéresse pour commencer au cas le plus simple, celui d’une suspen-
sion de sphères de taille uniforme. Dans ce cas, Ωi /Ω = 1 et l’orientation des
particules ne joue aucun rôle, F dépend donc seulement de φ et de la distri-
bution spatiale des particules. Si cette dernière ne varie pas en moyenne, la
suspension est newtonienne et sa viscosité apparente est une fonction de la
concentration volumique en particules.
Comme le champ de vitesses au sein d’une telle suspension en cisaillement
simple reste complexe, nous allons estimer la viscosité de la suspension en
supposant que les particules solides sont distribuées d’une façon telle que le
champ de vitesses qui en résulte est beaucoup plus simple : nous remplaçons
les billes par une couche solide d’épaisseur h parallèle aux plans, centrée au-
tour du plan médian situé en y = H/2 (voir Fig. 3.10). Dans ce cas, par
raison de symétrie, l’écoulement des deux régions liquides entre chaque plan
et l’inclusion solide est un cisaillement simple à un gradient de vitesse γ̇. En
revanche, il n’y a pas de cisaillement dans la couche solide. En supposant
qu’il n’y a pas de glissement le long des différentes parois solides, la vitesse
est continue aux interfaces et le champ de vitesse s’exprime donc ainsi :

0 < y < (H − h)/2 ; vx = γ̇y


(H − h)/2 < y < (H + h)/2 ; vx = γ̇(H − h)/2
(H + h)/2 < y < H ; vx = γ̇(H − h)/2 + γ̇ [y − (H + h)/2] = γ̇(y − h)
3. G.K. Batchelor, The stress system in a suspension of force-free particles, J. Fluid
Mech., 41, 545-570 (1970)
3. Suspensions 103

H φ

h φm

.
γ

Fig. 3.10 – Effet de la présence de particules solides sur le comportement d’une


suspension (en haut) par le biais d’une approximation consistant à supposer que
les particules sont rassemblées dans une couche d’épaisseur h à une concentration
d’entassement maximal φm (au centre) ; le profil des vitesses (en bas) n’est pas
linéaire (trait pointillé) mais a la forme d’une ligne brisée (trait continu), du fait
que la couche centrale reste rigide.

Compte tenu de ce champ de vitesses, pour que la condition à la limite


vx (H) = V soit respectée, il faut que γ̇ = V /(H − h), ce qui implique que la
contrainte tangentielle le long des plans solides est μ0 V /(H − h). Il en résulte
que la viscosité apparente du mélange vaut :

τapp 1
μapp = = μ0 (3.13)
γ̇app 1 − h/H

L’équation (3.13) nous montre plusieurs tendances importantes qui restent


vraies dans le cadre d’une approche plus complète :

– L’impact de la présence d’une inclusion solide est d’augmenter la vis-


cosité apparente du mélange, et ce d’autant plus que la proportion de
solide est grande ;

– Lorsque le volume de solide tend à occuper l’ensemble du volume dis-


ponible (h/H → 1) la viscosité du mélange tend vers l’infini.

Il est maintenant possible d’avoir une idée approximative de la viscosité


d’une suspension de particules sphériques en fonction de la concentration so-
lide volumique en utilisant l’approche ci-dessus et en supposant que les par-
ticules se rassemblent toutes au centre de l’écoulement pour former un amas
104 Rhéophysique

dense de grains à une concentration d’entassement maximal φm . En suppo-


sant que le liquide compris dans cet empilement granulaire est bloqué, c’est-
à-dire qu’il ne s’écoule pas à travers la structure poreuse formée par l’empile-
ment, cette couche granulaire peut être assimilée à un bloc solide d’épaisseur
h. Cette épaisseur est telle que le volume total de particules est conservé :
φm hA = φHA, donc h = Hφ/φm . Dans ces conditions, l’approche ci-dessus,
ayant conduit à l’équation (3.13), nous donne ici :
−1
μapp = μ0 (1 − φ/φm ) (3.14)

Ce résultat montre la viscosité d’une suspension d’objets tend vers l’infini


lorsque la concentration volumique de ces objets tend vers la concentration
d’entassement maximal (φm ).
Les calculs précédents nous ont permis de dégager les tendances essen-
tielles et d’en comprendre l’origine. Maintenant, nous allons nous intéresser à
l’impact de la présence de particules sur la viscosité d’une suspension de façon
plus précise. En contrepartie, nous serons amenés à admettre des résultats qui
ne peuvent être obtenus que par des calculs relativement complexes.

3.4.2 Régimes de concentration


En ajoutant progressivement des inclusions fluides de même taille dans un
liquide, on passe successivement dans trois régimes de concentration associés
à différents types d’interactions entre les inclusions.

Régime dilué
Lorsque la concentration volumique solide est suffisamment faible, c’est-
à-dire lorsque φ est au maximum de l’ordre de quelques pourcents, les par-
ticules sont suffisamment éloignées les unes des autres (voir Fig. 3.11) pour
que les perturbations induites par la présence de l’une d’entre elles affectent
de manière négligeable le champ de vitesse autour de ses voisines. On peut
finalement considérer que les particules n’interagissent pas d’un point de vue
hydrodynamique : tout se passe comme si chaque particule ignorait totale-
ment la présence d’autres particules. Ceci est rendu possible parce que la
perturbation de l’écoulement, induite par la présence des particules, s’atténue
avec la distance à la particule, et devient du second ordre au-delà d’une cer-
taine distance. Si les particules sont suffisamment espacées, ces perturbations
« n’interfèrent pas ».

Le régime semi-dilué
Lorsque la concentration en inclusions n’est pas suffisamment faible (φ
1 %) mais pas encore trop élevée (voir ci-dessous), la distance de perturbation
de l’écoulement du liquide induite par la présence d’une inclusion est bien su-
périeure à la distance séparant deux inclusions voisines (voir Fig. 3.11). Tout
3. Suspensions 105

Dilué Semi-dilué Concentré Compact


φ<<1 0.01<<φ<φc φc<φ<φm φ−>φm

Fig. 3.11 – Représentations schématiques de la structure interne d’une suspension


dans les principaux régimes de concentration.

se passe alors comme si les inclusions interagissaient d’un point de vue hydro-
dynamique. Le champ de vitesse ne peut plus être déterminé par un calcul
prenant en compte une particule isolée, il faut tenir compte de l’ensemble des
inclusions dans le calcul. Dans ce régime, le mouvement des particules est géré
strictement par des phénomènes hydrodynamiques.

Le régime concentré

Tant que la concentration solide n’est pas trop élevée la trajectoire des
centres des particules est proche de celle induite par le même écoulement
macroscopique dans un fluide continu à leur échelle (par exemple un liquide
moléculaire). À des concentrations suffisamment élevées, leur trajectoire est
plus fluctuante, du fait des interactions hydrodynamiques avec leurs voisines
et de la simple présence de volumes solides impénétrables autour d’elles. À
partir de la concentration critique φc , si les particules suivent exactement les
trajectoires induites par le même écoulement macroscopique dans un fluide
continu à leur échelle, un coincement se produit, qui se traduit par la for-
mation d’un chemin continu de particules en contact d’un bout à l’autre de
l’échantillon, et capable de résister au mouvement induit. La concentration
critique φc est a priori inférieure à la concentration d’entassement maximal
définie ci-dessus puisqu’elle est associée à la possibilité de coincement durant
l’exploration de différentes configurations au cours d’un écoulement alors que
φm est associé à un coincement en statique, donc dans une seule configuration.
Cependant, la définition de φc n’est pas plus stricte que celle de φm , puisque
sa valeur dépend notamment des caractéristiques de l’écoulement considéré.
Dans ce régime, les interactions hydrodynamiques ne jouent plus nécessai-
rement le rôle prédominant. Le comportement du système dépend de la façon
dont le réseau de particules évolue en cours d’écoulement. Divers phénomènes
peuvent notamment se produire : dilatance (dilatation du volume apparent
de l’ensemble des particules), réseau de contacts directs entre particules, tran-
sition ordre-désordre. Le régime compact (φ = φm ) est le cas extrême pour
lequel un changement du volume apparent de l’échantillon est nécessaire à
106 Rhéophysique

l’écoulement. Nous aborderons ce type de matériau dans le cadre des milieux


granulaires (cf. Chapitre 7).

3.4.3 Suspension diluée


Dans ce cas, on peut déterminer analytiquement le champ de vitesse autour
de chaque sphère à partir des équations du mouvement en supposant que celle-
ci est seule dans le liquide, donc en utilisant comme conditions aux limites
celles aux frontières de l’écoulement macroscopique. En pratique, on suppose
donc un cisaillement simple (u = γ̇y ; v = w = 0) à une distance infinie du
centre de la particule et la continuité de la vitesse à l’interface liquide-solide.
La résolution des équations du mouvement nécessite des calculs difficiles mais
conduit finalement à la solution suivante pour le champ de vitesse :

u = γ̇y − αy + βx ; v = −αx + βy ; w = βz (3.15)


 1/2   
avec α = γ̇R5 /2r5 , r = x2 + y 2 + z 2 et β = 5γ̇xyR3 /2r5 R2 /r2 − 1
Le champ de vitesse est donc évidemment très perturbé juste autour de
la bille, lorsque r ≈ R, mais cette perturbation s’atténue rapidement, comme
l’inverse de la puissance cinquième du rapport entre la distance considérée et
le rayon de la sphère.
On peut ensuite calculer le champ de contrainte en détail grâce à la loi de
comportement en 3D du fluide newtonien. Pour calculer la viscosité μ de la
suspension, une approche possible consiste à comparer la dissipation visqueuse
totale dans un volume donné de suspension contenant une sphère (P (φ)) et
la dissipation dans un même volume de liquide seul subissant le même ci-
saillement simple macroscopique P (0). Pour un fluide newtonien, on sait que
la dissipation visqueuse par unité de volume s’écrit P = μγ̇ 2 (voir § 2.3.5).
La dissipation augmente avec la concentration solide parce que, dans un vo-
lume donné, l’amplitude de la perturbation du champ de vitesse augmente
avec la fraction de solide. La comparaison des expressions des dissipations à
la concentration φ et en l’absence de particules conduit à μ/μ0 = P (φ)/P (0).
En utilisant le champ de vitesses ci-dessus et le champ de contraintes qui en
découle on trouve finalement :

μ = μ0 (1 + 2,5φ) (3.16)

Cette expression, établie pour la première fois par Einstein (1906)4 , n’est
en fait qu’une approximation d’autant plus précise que φ est petit. L’erreur
commise sur l’expression exacte de (μ/μ0 ) − 1 est inférieure à 10 % tant que
φ est inférieur à 4 %.

4. A. Einstein, Eine neue bestimmung der moleküldimensionen, Ann. Physik, 19, 289-306
(1906)
3. Suspensions 107

φ φ+dφ

+φ'

Fig. 3.12 – Différentes façons de considérer l’ajout d’une petite quantité donnée
de particules dans une suspension : (en haut) augmentation de la concentration de
φ à φ + dφ ou (en bas) suspension diluée, à une concentration φ , dans un fluide
homogène.

3.4.4 Suspension non diluée


Lorsque la concentration est plus élevée, on a beaucoup de mal à calculer la
valeur exacte de la viscosité, tant le champ de vitesse, induit par la présence
des particules, est complexe du fait de leurs interactions hydrodynamiques
mutuelles. On peut tenter diverses approches pour estimer la viscosité d’une
suspension non diluée.
La première consiste à se dire que la façon dont on modifie la viscosité
en ajoutant des particules est la même quelle que soit la composition du mé-
lange initial. Autrement dit, si on part d’une suspension de concentration φ
et de viscosité apparente μ(φ) et que l’on ajoute un volume de particules as-
socié à une concentration φ  1 (voir Fig. 3.12) au sein de la suspension
initiale, la viscosité finale du mélange vaut μ(φ)(1 + 2,5φ ). Pour atteindre
une concentration particulière, on peut donc procéder par incréments succes-
sifs, en augmentant la concentration totale de dφ, à chaque fois. Pour cela,
il faut être capable de faire passer la concentration en particules dans le mé-
lange global de φ à φ + dφ. Une telle augmentation de concentration totale
ne correspond pas simplement à un ajout d’une concentration φ = dφ dans
le mélange de concentration φ. En effet, considérons un volume total initial
ΩT de suspension à une concentration φ. Si l’on suppose que cette suspension
est un fluide homogène que l’on mélange avec une certaine quantité de parti-
cules, il faut, pour obtenir une concentration de particules égale à φ , ajouter
au fluide homogène un volume de particules φ ΩT , où ΩT est le volume to-
tal final de la suspension. On a donc ΩT = φΩT + ΩT . Prenant maintenant
en compte que le fluide suspendant est en fait lui-même une suspension avec
une concentration φ, on peut calculer la concentration solide finale effective :
(1/ΩT ) (φΩT + φ ΩT ), que l’on souhaite être égale à φ + dφ. Des deux expres-
sions ci-dessus, on déduit la relation entre l’incrément de concentration totale
108 Rhéophysique

et la concentration en particules ajoutées dans le mélange : φ = dφ/(1 − φ).


On peut alors écrire la viscosité de la suspension finale à la suite d’un incré-
ment de concentration totale dφ : μ(φ + dφ) ≈ μ(φ)(1 + 2,5dφ/(1 − φ)). On
peut exprimer cette formule sous la forme d(ln μ) ≈ 2,5dφ/(1 − φ) qui peut
être intégrée entre 0 et φ :
 φ
μ 2,5dφ
ln ≈ (3.17)
μ0 0 1−φ
d’où l’on déduit :
μ/μ0 = (1 − φ)−2,5 (3.18)
En fait cette approche s’appuie sur une hypothèse peu réaliste : dès que la
concentration en particules n’est plus très faible, les particules ajoutées inter-
agissent « hydrodynamiquement » avec les particules déjà présentes dans le
mélange et l’effet sur la viscosité d’un ajout d’une faible quantité de particules
est plus important que la simple augmentation supposée ci-dessus. Cet effet
est d’autant plus important que la concentration initiale est élevée, il devient
critique lorsque la concentration s’approche de φc .
Pour tenir compte de cet effet, des auteurs ont proposé de considérer
que l’incrément de viscosité devait être modifié sous la forme suivante :
2,5dφ/(1 − φ/φc ). Cette correction n’a pas de justification physique précise
mais elle permet de retranscrire correctement l’une des conséquences du phé-
nomène décrit ci-dessus, en l’occurrence le fait que la viscosité diverge à l’ap-
proche de la concentration critique de coincement, ce qui n’était absolument
pas décrit par l’approche précédente. Ceci nous fournit finalement une nou-
velle expression, beaucoup plus réaliste, de la viscosité d’une suspension non-
diluée :
μ/μ0 = (1 − φ/φc )−2,5φc (3.19)
Une telle expression (généralement appelée modèle de Krieger-Dougherty5)
présente l’intérêt d’être conforme aux prédictions théoriques aux faibles
concentrations (modèle d’Einstein, équation (3.16)) et de diverger lorsque
φ → φc , en accord avec la tendance qualitative attendue. Un grand nombre
d’autres modèles empiriques ont été proposés qui ont ces deux mêmes carac-
téristiques essentielles mais n’introduisent pas d’éléments physiques nouveaux
décisifs et ne se sont pas avérés capables de prédire les résultats expérimentaux
de façon plus précise. En pratique, on ne dispose pas d’expériences suffisam-
ment précises permettant de trancher entre l’une ou l’autre de ces expressions.
En effet, leurs prédictions sont très proches aux concentrations faibles ou
modérées et ne s’écartent éventuellement sensiblement qu’aux fortes concen-
trations, c’est-à-dire lorsque φ → φc , près du régime concentré pour lequel
les interactions hydrodynamiques ne sont plus nécessairement le phénomène
prédominant et où des effets additionnels (tels que la migration) peuvent se
produire (voir § 3.6).
5. I.M. Krieger and T.J. Dougherty, A mechanism for non-Newtonian flow in suspensions
of rigid spheres, Trans. Soc. Rheol., III, 137-152 (1959)
3. Suspensions 109

Fig. 3.13 – Viscosité relative d’une suspension d’après la formule de Krieger-


Dougherty (équation (3.19)) pour deux valeurs différentes de φc : φc1 = 60 % (ligne
continue), φc2 = 64 % (ligne discontinue).

Notons enfin que la gamme de concentration φ → φc est également celle


pour laquelle les formules sont les plus sensibles à la valeur de φc , du fait
qu’elles tendent alors asymptotiquement vers l’infini. Ainsi, une erreur de
quelques pourcents sur cette valeur peut conduire à une erreur d’un facteur
10 sur la valeur de la viscosité calculée (voir Fig. 3.13). Or, comme on l’a vu
plus haut, φc est un paramètre dont il est difficile de déterminer a priori la va-
leur précise. En fait, la mesure de la viscosité de la suspension en fonction de la
concentration et sa représentation par un modèle du type Krieger-Dougherty
en ajustant au mieux le paramètre φc constitue encore pour l’instant la pro-
cédure la plus sûre pour évaluer de façon pertinente la valeur de φc , associée
à l’écoulement considéré.
Cette approche a également le mérite d’être utilisable avec une granu-
lométrie étendue, autrement dit avec des particules dont la taille n’est pas
uniforme. Dans ce cas la concentration d’entassement maximal est plus élevée
que dans le cas uniforme, et il en est de même de φc , mais il est toujours
possible d’estimer la viscosité de la suspension à l’aide de la formule (3.19)
avec une valeur appropriée pour la concentration critique (φc ).

3.5 Effet de l’anisotropie des particules


On s’intéresse ici aux effets spécifiquement induits par la présence de par-
ticules anisotropes (c’est-à-dire non-sphériques) en suspension. Plusieurs pa-
ramètres caractérisant une particule anisotrope en suspension dans un liquide
sont désormais susceptibles de jouer un rôle : la forme exacte de la particule,
son orientation, à l’instant considéré, par rapport à la direction principale de
l’écoulement, et enfin son éventuel rotation autour de son centre de gravité.
110 Rhéophysique

Une multitude de formes peut être envisagée, on se restreindra ici à des formes
sphéroïdales, autrement dit des sphères aplaties ou étirées, entièrement carac-
térisées par deux longueurs. Dans un premier temps, on examinera l’impact
sur la viscosité d’une suspension diluée, de la présence de telles particules, en
fonction de leur orientation par rapport à la direction de l’écoulement. Dans
un second temps, on verra qu’une particule quelconque en suspension dans un
liquide en cisaillement simple, tend à s’orienter dans la direction de l’écoule-
ment. On discutera alors de l’impact de cette orientation sur le comportement
de la suspension. Enfin, on verra quelles sont les évolutions probables du com-
portement d’une suspension de particules anisotropes lorsqu’on augmente la
concentration solide.

3.5.1 Des particules anisotropes idéales : les sphéroïdes


Un sphéroïde est un ellipsoïde de révolution autour d’un axe I. Un tel
objet est entièrement défini par deux longueurs, a et b, a étant son diamètre
maximum dans le plan perpendiculaire à I et b sa longueur le long de l’axe I
(voir Fig. 3.14). Une telle forme permet de décrire des objets dont la forme se
rapproche de celle d’un bâtonnet, lorsque a > b (prolate), d’un disque, lorsque
a < b (oblate), ou encore d’une fibre lorsque pour un sphéroïde prolate a b.
Le rapport d’aspect d’un tel objet est défini par : p = b/a.
a

θ
a
b

I I

Fig. 3.14 – Sphéroïdes : (à gauche) prolate, (à droite) oblate.

3.5.2 Impact sur la viscosité de la présence de particules


anisotropes (orientation uniforme et constante)
En se donnant l’orientation des particules, il est possible de calculer, par
une approche analogue à celle d’Einstein, la dissipation d’énergie visqueuse au
sein d’un cisaillement simple dans le cas d’une suspension diluée6 . Le résultat
6. G.B. Jeffery, The motion of ellipsoidal particles immersed in a viscous fluid, Proc.
Royal Soc. London, Series A, 102, 161-179 (1922)
3. Suspensions 111

obtenu a la même forme que le modèle d’Einstein :


μ = μ0 (1 + νφ) (3.20)
avec un facteur de la concentration, ν, qui dépend maintenant de la forme et
de l’orientation des particules. Bien entendu, ν = 2,5 lorsque p = 1 puisqu’on
a alors affaire à des sphères et l’on doit retrouver la formule d’Einstein (3.16).
Lorsque p = 1, ν varie entre une valeur maximum, obtenue lorsque la direction
de plus grande longueur de la particule est perpendiculaire à la direction
d’écoulement, et minimum lorsqu’elle est parallèle (voir Fig. 3.15). Ce résultat
est conforme à l’intuition : la dissipation visqueuse supplémentaire induite par
la présence d’une particule est d’autant plus grande que l’orientation de son
grand axe tend à s’opposer plus largement à l’écoulement que l’on aurait en
son absence.

Fig. 3.15 – Valeurs maximum et minimum du coefficient ν en fonction du rapport


d’aspect p. La courbe supérieure (ligne continue) correspond à une particule dont
la grande longueur est perpendiculaire à la direction d’écoulement, et la courbe
inférieure (ligne pointillée) à une particule dont la grande longueur est alignée avec la
direction de l’écoulement. Pour des orientations intermédiaires, ν prend des valeurs
intermédiaires entre les deux valeurs extrêmes associées à la valeur de p.

3.5.3 Rotation des particules dans un fluide


en cisaillement simple
Nous avons jusqu’ici supposé fixée l’orientation des particules. En réalité,
des particules anisotropes ne peuvent pas rester orientées de la même façon.
Par exemple, un bâtonnet immergé dans un liquide en cisaillement simple
et dont le grand axe est perpendiculaire à la direction d’écoulement tend à
basculer autour de son centre de gravité puisque, dans le repère qui lui est
attaché, le liquide environnant s’écoule dans des sens opposés dans les parties
supérieure et inférieure (voir Fig. 3.16). Pour des raisons analogues, une sphère
112 Rhéophysique

.
γ

Fig. 3.16 – Rotation d’une sphère en suspension dans un fluide en écoulement


de cisaillement simple à γ̇, représenté dans le repère lié à la sphère. Les flèches
représentent le mouvement du fluide en l’absence de la particule. La vitesse de
rotation résultante de la sphère est Ω = γ̇/2. La rotation résultante d’un sphéroïde
centré au même endroit est également illustrée qualitativement.

tourne autour d’un axe passant par son centre et perpendiculaire au plan de
cisaillement (voir Fig. 3.10) : les contraintes résultant du cisaillement du fluide
en-dessous et au-dessus de la sphère induisent un couple qui tend à la faire
tourner autour de son centre. Cependant, les mouvements du fluide à l’avant
et à l’arrière de la sphère sont dirigés dans des directions opposés et tendent
à ralentir ce mouvement de rotation. La résolution complète des équations du
mouvement montre que cette rotation s’effectue finalement à γ̇/2.
Pour un sphéroïde en suspension dans un liquide en cisaillement simple,
les évolutions au cours du temps de l’angle θ de basculement de l’axe I dans
le plan de l’écoulement, sont décrites par l’équation suivante (voir Fig. 3.17) :

1 p
tan θ = tan γ̇(t − t0 ) (3.21)
p 1 + p2

où t0 est l’instant pour lequel θ = 0. Ainsi le sphéroïde bascule autour de son


axe avec une période égale à :

(1 + p2 ) 2π
P = (3.22)
p γ̇
Lorsque p = 1, l’objet est une sphère et on retrouve le résultat énoncé plus
haut : θ = γ̇(t − t0 )/2, autrement dit la sphère tourne à une vitesse γ̇/2.
Lorsque p = 1 les choses sont un peu différentes du fait du préfacteur 1/p
de l’équation (3.21) : la rotation est irrégulière, l’objet passe plus de temps,
dans les positions proches de celle de l’alignement de son axe avec la direction
d’écoulement, que dans les positions proches de la perpendiculaire à cette
direction (voir Fig. 3.17). La situation est équivalente pour un sphéroïde oblate
ou prolate, mais décalée de π/2, si bien que c’est toujours la direction de
3. Suspensions 113

p=1 p=2,5 p=10 p=50

Fig. 3.17 – Rotation d’une particule ellipsoïdale (prolate) dans un cisaillement


simple lorsque son axe principal est initialement dans la direction de l’écoulement,
observée dans un repère lié au centre de gravité de cette particule, pour différentes
valeurs du rapport d’aspect p (pour la clarté du dessin, on a représenté la même
forme de particule dans tous les cas) : positions successives aux temps nP /60 avec
n variant de 0 à 59.

plus grande longueur qui reste le plus longtemps proche de la direction de


l’écoulement.
En généralisant, on en déduit un résultat très important concernant les
objets non sphériques : ils ont tendance à rester le long de la direction de
l’écoulement assez longtemps puis à basculer rapidement jusqu’à se retrouver
alignés avec la direction d’écoulement. De façon générale, un objet non sphé-
rique aura donc tendance à s’aligner le long de cette direction et à y passer
en moyenne d’autant plus de temps que son rapport d’aspect est grand.

3.5.4 Effet de la concentration


On considère ici uniquement le cas de particules à grand rapport d’as-
pect. Dans ce cas, on s’attend, comme l’indique l’équation (3.21), à ce que les
particules soient la plupart du temps alignées dans la direction de l’écoule-
ment. La viscosité est alors bien décrite par la formule (3.20) en utilisant la
valeur minimum du facteur ν. Ceci est vrai à concentration suffisamment faible
(régime dilué), tant que les particules sont pour la plupart libres (géomé-
triquement) de leurs mouvements de rotation dans un plan quelconque. Pour
cela, il faut que les sphères fictives, décrites par les particules dans un mou-
vement de rotation quelconque autour de leur centre, forment un ensemble
de concentration nettement inférieure à la concentration d’entassement maxi-
mal de sphères identiques (voir Fig. 3.18). Une sphère fictive de ce type a
un volume πb3 /6, et si n est le nombre de particules par unité de volume, le
régime dilué correspond à πnb3 /6  1. Comme, par ailleurs, on a φ = nυ où
υ est le volume d’une particule, on peut réexprimer cette condition sous la
forme πb3 φ/6υ  1. Pour des fibres, υ ≈ πa2 b/4 et le régime dilué est obtenu
pour :
φ  1/p2 (3.23)
114 Rhéophysique

Dilué Semi-dilué Concentré


2
φ<<1/p 2
1/p <<φ<<1 φ≈1

Fig. 3.18 – Illustration des différents régimes de concentration des suspensions de


fibres à partir d’une représentation en deux dimensions. Notons qu’il s’agit d’une
projection de l’image des fibres sur un plan qui ne reflète pas exactement leurs
relatives dans l’espace. En particulier, dans le régime semi-dilué, ce sont les sphères
fictives formées autour de chaque particule qui s’enchevêtrent, sans pour autant que
les particules elles-mêmes forment un réseau enchevêtré, comme a tendance à le
suggérer notre représentation.

Comme pour les suspensions de sphères, on connaît mal le comportement mé-


canique des suspensions non-diluées d’objets non-sphériques, d’autant plus
qu’un facteur supplémentaire intervient alors : les interactions hydrodyna-
miques entre particules influencent l’orientation des particules. Pour les fibres,
les suspensions semi-diluées sont définies comme des suspensions au sein des-
quelles le volume disponible par particule (1/n) est inférieur au volume de la
sphère décrite par la rotation d’une particule autour de son centre (1/n  b3 ),
mais néanmoins nettement plus grand que le volume effectif d’une parti-
cule (a2 b  1/n) (voir Fig. 3.18). Le régime semi-dilué correspond donc à :

1/p2  φ  1 (3.24)

Dans ce régime les particules peuvent se gêner les unes les autres mais leurs
mouvements sont encore en partie indépendants.
Pour tenter d’être complet dans ce contexte, nous mentionnerons quelques
résultats de recherche dont la validité reste à prouver. Des approches empi-
riques ont suggéré qu’il était possible de décrire approximativement la vis-
cosité d’une suspension de particules anisotropes en considérant simplement
que cette anisotropie affectait la concentration critique φc . On peut estimer
grossièrement la viscosité de la suspension en utilisant la formule de Krieger-
Dougherty avec des valeurs de φc qui diminuent lorsque le rapport d’aspect
augmente selon φc ≈ 52 − 1,15p (pour p < 30). Par ailleurs, des approches
théoriques sophistiquées ont abouties aux formules suivantes7 dans le cas de

7. E.S.G. Shaqfeh, and G.H. Fredrickson, The hydrodynamic stress in a suspension of


rods, Phys. Fluids, A2, 7-24 (1990)
3. Suspensions 115

suspensions isotropes (orientations aléatoires) :

μ 4φp2 ln(− ln φ)
≈− 1+ (3.25)
μ0 3 ln φ ln φ

et dans le cas de suspensions de fibres complètement alignées :

μ 4φp2
≈ (3.26)
μ0 3 [ln(− ln φ) − ln φ]

Lorsque le volume disponible pour une particule est du même ordre que son
volume effectif, on est dans le régime concentré. Dans ce cas, les parti-
cules forment un réseau coincé au comportement mécanique complexe (voir
Fig. 3.18). La complexité de ce comportement provient du fait qu’il est dif-
ficile d’identifier une origine physique claire à cet état de coincement. En
effet, plusieurs phénomènes sont susceptibles de jouer un rôle : un coincement
« stérique », des interactions frictionnelles entre les particules, des interactions
colloïdales liées à leur petite dimension dans certaines directions.

3.6 Effet de l’hétérogénéité de la concentration


en particules
Dans certains cas, on observe qu’une suspension initialement homogène
perd son homogénéité en cours d’écoulement : les particules migrent préféren-
tiellement de certaines régions vers d’autres. Cela signifie que les particules
ne restent pas sur la trajectoire moyenne décrite par l’écoulement, il y a en
moyenne un déplacement net des particules dans une des directions du plan
perpendiculaire à la direction de la vitesse. Ce phénomène pose de réels pro-
blèmes pratiques car il se produit dans la plupart des écoulements complexes
et peut plus ou moins rapidement générer des zones de plus grandes concen-
trations, s’écoulant plus lentement et susceptibles au final, si elles s’étendent,
de bloquer l’écoulement. Ce problème survient classiquement dans un écou-
lement d’extrusion : les particules d’une suspension ont tendance à migrer
vers les coins situés juste avant la réduction de section et s’y accumuler, ce
qui, à pression constante, ralentit l’écoulement ; ce bouchon peut alors grossir
jusqu’à bloquer complètement l’écoulement (voir Fig. 3.19). Le phénomène
de migration a aussi été observé dans des géométries simples telles que des
cylindres coaxiaux et des capillaires, mais il n’a pour l’instant pas fait l’objet
d’une quantification précise et complète. L’origine physique de ce phénomène
n’est pas simple et son traitement théorique est embryonnaire. Ici, nous nous
contenterons de donner quelques éléments de compréhension sans toutefois
résoudre complètement le problème.
Intéressons-nous à l’éventuelle migration de particules dans un cisaillement
simple, autrement dit à leur mouvement potentiel dans la direction y pour un
116 Rhéophysique

Fig. 3.19 – Principe de la migration dans une réduction de section de l’écoulement :


(de gauche à droite) étapes successives de l’écoulement vertical d’une suspension avec
accumulation progressive de particules dans les zones d’écoulement ralenti dans les
coins précédant la réduction de section. Les flèches indiquent l’effet de migration des
particules solides vers le coin de gauche.

écoulement dans la direction x (voir Fig. 3.20). Considérons d’abord une par-
ticule sphérique non-brownienne immergée dans un fluide homogène de même
densité s’écoulant en cisaillement simple loin de cette particule. Celle-ci subit
une rotation et un mouvement dans la direction de l’écoulement mais il n’y a
pas de raison pour que son centre de gravité se déplace dans la direction y. En
effet, dans le repère mobile du centre de gravité de la particule se déplaçant
selon x, les écoulements au-dessus et en-dessous du plan médian parallèle aux
plans de cisaillement sont identiques par symétrie (voir Fig. 3.20). Les forces
visqueuses s’exerçant depuis le dessous et depuis le dessus de la particule
sont donc identiques par symétrie par rapport au plan, elles se compensent et
n’induisent aucun mouvement transversal. Un cisaillement simple homogène
n’induit donc pas de migration de particules isolées.

G G G G
G

.
γ

Fig. 3.20 – Mouvement relatif, observé par rapport à leur centre de gravité, de
deux sphères solides immergées dans un liquide en cisaillement simple.
3. Suspensions 117

Considérons maintenant deux particules dans un cisaillement simple ho-


mogène (voir Fig. 3.20). Une particule, qui arrive à proximité d’une autre,
suit différents chemins suivant son niveau dans le fluide par rapport à celle-ci.
Les particules entrent alors dans un mouvement qui a pour but de s’éviter
l’une l’autre, plus précisément de réduire les dissipations d’énergie qui sont
d’autant plus importantes que leur distance de séparation est faible. Soit elles
tournent relativement au large l’une de l’autre, soit elles se contournent fran-
chement si leurs centres sont initialement dans des plans de glissement assez
proches. Si on se place dans le repère lié au centre de gravité de l’ensemble
constitué par les deux sphères (voir Fig. 3.20), on remarque que celles-ci sont
chacune immergée dans un écoulement identique par symétrie par rapport à
l’autre, et ceci reste vrai tout au long de l’histoire de leur mouvement, si bien
que le mouvement de rapprochement sera tout à fait identique (mais de signe
opposé) au mouvement d’éloignement des deux sphères. Dans ces conditions,
il n’y a pas de migration induite par ce mouvement ; après s’être croisées (et
évitées) les deux sphères reviennent sur leur trajectoire initiale. La présence
de particules voisines dans un cisaillement simple homogène n’induit donc pas
de migration.
Des considérations ci-dessus, on déduit qu’il faut des conditions plus com-
plexes pour induire un effet de migration. Considérons par exemple un cisaille-
ment simple hétérogène, c’est-à-dire avec un gradient de gradient de vitesse
dans la direction perpendiculaire au plan de cisaillement. Dans le repère lié
au centre de gravité des deux sphères, celles-ci sont immergées dans des ré-
gions de gradients de vitesse différents, associées à des champs de contrainte
différents dont la résultante en termes de force normale est différente et peut
conduire à un écartement ou un rapprochement des particules. On a une si-
tuation analogue avec un gradient de viscosité au sein de la suspension : le
champ de contrainte est différent dans chaque zone. C’est aussi le cas avec
un gradient de concentration solide, puisqu’alors les efforts exercés sur une
particule du fait du mouvement relatif des particules au sein d’une région,
diffère de l’effort résultant du mouvement relatif des particules de la région
adjacente (voir Fig. 3.21). Finalement, on constate en général une migration

μ
(a) (b) (c)

Fig. 3.21 – Principales situations conduisant à une effet de migration au sein d’une
suspension en écoulement (ici un cisaillement simple) : (a) gradient de concentration,
(b) gradient de gradient de vitesse, (c) gradient de viscosité. Les flèches verticales
représentent le mouvement de migration induit.
118 Rhéophysique

AB
H
.
γ

ε
A B φ φ'

Fig. 3.22 – Hétérogénéité de concentration éventuellement induite par un effet de


migration dans une suspension en cisaillement simple : (A) répartition des particules
à peu près homogène, (B) répartition nettement hétérogène comprenant une zone
vide de particules le long d’une interface. La distribution de concentration induite
dans chaque cas est représentée sur le dessin de droite.

des particules vers les régions de plus faibles gradients de vitesse, de plus force
viscosité et de plus grande concentration solide.
La migration peut sérieusement affecter la pertinence des mesures en parti-
culier avec des suspensions concentrées. Considérons, par exemple, une couche
de suspension d’épaisseur H cisaillée à un gradient de vitesse apparent γ̇ (voir
Fig. 3.22). Lorsque les grains sont répartis de manière homogène, la concen-
tration est φ. Si les particules se regroupent dans une épaisseur H −ε, avec une
nouvelle concentration φ , laissant une concentration nulle sur une épaisseur ε,
la conservation de la masse implique que : φ = φ/(1 − x) où x = ε/H. Ici, on
supposera pour simplifier que ces concentrations sont, en fait, les concentra-
tions réduites, c’est-à-dire divisées par la concentration d’entassement maxi-
male. Dans ces conditions, la répartition des particules dans l’espace doit
respecter la condition φ < 1, ce qui implique x < 1 − φ. Les viscosités μ(φ)
et μ(φ ) peuvent être estimées par la formule de Krieger-Dougherty (équa-
tion (3.19)). On en déduit μ(φ ) ≈ μ(φ) [1 + xnφ/1 − φ], où n = 2,5φc . En
supposant que la contrainte tangentielle, τ , est homogène au sein de la sus-
pension, on peut écrire la différence de vitesse entre les deux plans solides à
partir des écoulements dans chaque partie : γ̇H = (τ /μ0 ) ε+(τ /μ(φ )) (H −ε),
ce qui nous fournit l’expression de la viscosité apparente du matériau (τ /γ̇) :
1 x 1−x
= + (3.27)
μ μ0 μ(φ )
Le membre de droite de l’expression (3.27) est supérieure à 1/μ lorsque
(1 − φ/φc )−n > 1 + nφ/1 − φ, ce qui est le cas général. Ainsi, la viscosité ap-
parente du système après migration est plus faible que la viscosité de la sus-
pension homogène. Cet effet est d’autant plus important que la concentration
est élevée. Lorsque φ → φc , la viscosité de la suspension tend vers l’infini,
si bien que le second terme du membre de droite de l’équation (3.27) tend
3. Suspensions 119

vers 0, et la viscosité apparente de la suspension vaut à peu près μ0 /x, qui


est évidemment bien inférieur à la viscosité de la suspension homogène.
Cet effet peut aussi donner à la suspension l’apparence d’un comportement
non-newtonien puisque la valeur de x varie a priori avec les conditions d’écou-
lement, donc en particulier avec γ̇, et finalement la viscosité apparente varie
avec le gradient de vitesse. Par exemple, pour une suspension très concentrée,
si x ∝ γ̇, on trouve μ ∝ 1/γ̇, ce qui correspond à un comportement apparent
de type fluide à seuil puisque τ = μγ̇ → τ0 quand γ̇ → 0. Ainsi, le com-
portement de fluide à seuil observé pour certaines suspensions non-colloïdales
très concentrées peut en fait avoir pour origine un phénomène de migration
évolutif.
Cet effet de migration fournit aussi une explication au phénomène de glis-
sement aux parois observé dans certains cas : un fluide peut s’avérer capable
de s’écouler en apparence beaucoup plus rapidement qu’on ne l’attendrait
compte tenu de sa viscosité, le long d’une surface solide lisse. Il suffit, en effet,
qu’une légère migration se produise depuis la paroi pour qu’une fine couche
de son liquide interstitiel se forme le long de la paroi et soit à l’origine, par
son cisaillement, de l’essentiel du mouvement de l’ensemble. Compte tenu de
ce qui a été dit plus haut, cet effet est d’autant plus marqué que la viscosité
de la suspension est élevée.

3.7 Rhéoépaississement
Un phénomène spectaculaire est observé avec certaines suspensions de par-
ticules à peu près sphériques à des concentrations proches mais inférieures à
φc : leur viscosité est à peu près constante à des faibles gradients de vitesse
puis augmente brutalement, de plusieurs ordres de grandeur, à partir d’un
gradient de vitesse critique γ̇c (voir Fig. 3.23). Cette augmentation de visco-
sité est parfois si importante qu’il ne semble pas possible de considérer que le
matériau est un liquide au-delà de γ̇c , puisqu’aucun écoulement ne peut être
observé. Ce phénomène a été observé avec différents types de suspensions de
petites particules (avec une taille maximum de l’ordre de quelques dizaines de
microns) pour lesquelles on considère en général que les effets colloïdaux sont
négligeables. Il ne fait de toute façon guère de doute que dans le régime d’écou-
lement pour lequel se produit le phénomène de rhéoépaississement, c’est-à-dire
à des gradients de vitesse de l’ordre de γ̇c , les interactions colloïdales ou les ef-
fets de l’agitation thermique sont négligeables. En pratique on peut facilement
observer cet effet avec des suspensions de fécule de maïs : le mélange avec de
l’eau s’écoule comme un liquide relativement peu visqueux lorsqu’on le mani-
pule doucement avec une cuillère ; il résiste soudainement comme un solide si
on le sollicite violemment, par exemple en essayant d’enfoncer rapidement la
cuillère à travers le fluide.
Compte tenu de l’équation (3.12), un tel phénomène résulte nécessaire-
ment d’une évolution de la distribution des objets dans le liquide. Comme il
120 Rhéophysique

.
γ
Fig. 3.23 – Variation de la viscosité en fonction du gradient de vitesse dans une
suspension rhéoépaissisante et structures probables associées aux deux régimes.

peut se produire avec des particules sphériques, il ne peut être dû à une évo-
lution particulière de l’orientation des objets en suspension. Il résulte donc
essentiellement d’une évolution de la distribution des positions des particules.
Cependant, compte tenu du fait que le rhéoépaississement est observé dans le
régime semi-dilué, on doit exclure un phénomène de coincement par formation
d’un réseau de contacts directs entre les particules. Le seul phénomène phy-
sique qui semble dans ces conditions pouvoir expliquer une forte augmentation
des dissipations visqueuses est la formation de structures au sein desquelles
les particules sont très proches les unes des autres. Ceci suggère que la dis-
tribution des distances moyennes entre les particules pourrait jouer un rôle
important. C’est effectivement le cas parce que l’énergie nécessaire pour bou-
ger une particule par rapport à sa voisine diverge lorsque les deux particules
sont très proches.
En effet, quand la distance entre deux objets immergés dans un liquide
et en mouvement relatif tendant par exemple à les rapprocher (à la vitesse
relative V ) est de l’ordre de leur taille, les forces visqueuses s’exerçant sur
chaque objet résultent des frottements visqueux sur l’ensemble de la surface
des particules, si bien que les dissipations visqueuses sont de l’ordre de celles
engendrées par le déplacement des particules seules à travers le liquide. La
traînée visqueuse étant de l’ordre de μRV , la puissance dissipée, dans ce cas,
est de l’ordre de μRV 2 . Lorsque la distance entre les objets est au contraire
très inférieure à la dimension des particules, la situation est différente. La
couche de liquide séparant les particules et qui est expulsée de cette zone
lorsqu’elles se rapprochent l’une de l’autre, s’écoule principalement dans la
direction du plan tangent et est d’autant plus rapidement cisaillée que h est
petit. Pour induire cet écoulement, il faut appliquer un gradient de pression
élevée entre la zone centrale et l’extérieur de la couche de liquide ; la pression
dans la zone centrale du liquide située entre les deux objets solides est donc
beaucoup plus élevée qu’à l’extérieur de cet zone ; cette pression se traduit
3. Suspensions 121

par une force normale exercée sur les particules, qui est de l’ordre de μV R2 /h
(voir § 8.5.1). On peut remarquer que cette force diverge lorsque la distance
séparant les particules (h) tend vers zéro. La puissance dissipée dans ce cadre
s’écrit μV 2 R2 /h. Le rapport entre les puissances dissipées dans le second et
le premier cas est donc de l’ordre de R/h, qui tend vers l’infini lorsque la
distance de séparation entre les particules tend vers zéro.
Le schéma, encore très qualitatif, qui émerge de ces considérations est le
suivant : à des gradients de vitesse suffisamment faibles, la distribution spatiale
des particules est à peu près aléatoire et constante, les particules s’approchent
les unes des autres au cours de l’écoulement mais la vitesse de cisaillement
est suffisamment faible pour que la configuration des particules évolue de ma-
nière à « relaxer » ces rapprochements ; à partir d’une certaine vitesse, au
contraire, la configuration n’a plus le temps de relaxer les rapprochements qui
se sont produits entre des particules, elle tend à se figer dans un état tel qu’un
cisaillement supplémentaire induirait une grande quantité de mouvements re-
latifs de particules très proches, donc nécessiterait des contraintes très élevées.
Les différentes explications proposées jusqu’ici8 ressortent globalement de ces
principes généraux : transition ordre-désordre, formation d’hydroclusters. La
prédiction exacte des caractéristiques de ces évolutions reste, cependant, pro-
blématique.

3.8 Suspensions dans un fluide à seuil


De nombreux matériaux industriels sont formés de particules non-
colloïdales en suspension dans un matériau telle qu’une émulsion, un gel,
une mousse, ou une suspension colloïdale, dont les caractéristiques sont telles
(concentration des éléments, forces d’interaction entre les éléments, etc.) que
ce sont des fluides à seuil. On s’intéresse, ici, à l’impact sur le comportement
du mélange, de la présence de ces particules. Comme pour les suspensions
dans un liquide simple (voir § 3.1), on ne considèrera ici que le cas où les
particules non-colloïdales sont suffisamment grosses par rapport aux éléments
constitutifs de la pâte, de façon à ce que celle-ci puisse être considérée comme
un milieu continu à l’échelle des particules.

3.8.1 Déplacement d’un objet à travers un fluide à seuil


On peut montrer par des arguments d’échelle comme ceux utilisés au
§ 3.2.6, que la traînée visqueuse Fc qui s’exerce sur un objet solide (de
dimension caractéristique R), en déplacement à vitesse très faible à travers
un fluide à seuil macroscopiquement au repos, est proportionnelle au seuil de

8. N.J. Wagner and J.F. Brady, Shear thickening in colloidal dispersions, Phys. Today,
27-32, 62 (2009)
122 Rhéophysique

Régions solides
(déformées) Région liquide

Surface limite V

Fig. 3.24 – Régions solides et liquides autour d’une sphère se déplaçant très lente-
ment à travers un fluide à seuil.

contrainte et à la surface de l’objet :

Fc = αR2 τc (3.28)

où α est un coefficient qui dépend de la forme de l’objet. Fc est donc la


force critique nécessaire pour mettre en mouvement l’objet à travers le fluide.
Contrairement à un fluide newtonien pour lequel la traînée tend vers zéro,
lorsque l’objet est déplacé à une vitesse infiniment faible, la traînée dans un
fluide à seuil n’est donc jamais inférieure à Fc . Pour une sphère9 , on a α = 14π.
Ce résultat est remarquable, il montre que l’on ne peut pas estimer la force
critique en supposant que le seuil de contrainte est simplement atteint juste le
long de la surface de la sphère, car alors on aurait α < 4π (du fait que la force
totale est alors obtenue en sommant la projection des forces élémentaires dans
la direction du déplacement). En réalité, la valeur beaucoup plus élevée de
α montre que le déplacement d’une sphère, même à une vitesse extrêmement
faible, induit une déformation significative et donc une transition solide-liquide
dans un volume dont les limites sont situées à une distance de l’ordre de 2R
par rapport au centre de la sphère (voir Fig. 3.24).
Lorsque l’objet est en mouvement à travers le fluide à une vitesse V non
négligeable, la traînée visqueuse s’écrit sous la forme d’une somme de Fc et
d’un terme fonction de la vitesse. Par exemple, pour un fluide dont le com-
portement est bien décrit par un modèle de Herschel-Bulkley (τ = τc + k γ̇ n ),
des similations numériques montrent que ce terme additionnel s’écrit sous la
n
forme αR2 k (V /l) où l est une longueur qui vaut 1,35R. Ainsi, la force de
traînée visqueuse totale peut s’écrire sous la forme F = αR2 (τc + k(V /l)n ),
9. A.N. Beris, J.A. Tsamopoulos, R.C. Armstrong, and R.A. Brown, Creeping motion
of a sphere through a Bingham plastic, J. Fluid Mech., 158, 219-244 (1985)
3. Suspensions 123

qui correspondrait à la force résultant d’un cisaillement simple homogène sur


une surface αR2 et une épaisseur l. Cette remarque fournit une idée grossière
de la façon dont le fluide s’écoule autour de l’objet. Cependant, il ne faut
également pas oublier que les régions du fluide situées à l’extérieur de la zone
devenue liquide au passage de l’objet subissent aussi des déformations dans
le régime solide. Cet aspect est essentiel pour comprendre que le volume de
pâte qui a été liquéfié au passage de l’objet est finalement relativement faible,
le matériau situé autour de cette région s’écartant simplement momentané-
ment puis se replaçant dans sa position initiale (déformations essentiellement
élastiques) après le passage de l’objet.

3.8.2 Stabilité
Les mécanismes physiques mis en jeu pour la préparation de ce type de
matériau sont analogues à ceux décrits pour les suspensions dans un liquide
newtonien. Le problème de la stabilité des particules est, en revanche, tout à
fait différent car compte tenu de la force minimum nécessaire au déplacement
d’un objet des particules de densité supérieure peuvent rester en suspension
dans un fluide à seuil.
En supposant, comme dans le cas d’un fluide newtonien, que la distribution
des pressions est hydrostatique, la force due à la gravité diminuée de la poussée
d’Archimède s’exprime toujours (ρS − ρL )gΩ. Finalement, la particule reste
en équilibre dans le fluide tant que

ΔρgΩ < αR2 τc (3.29)

De cette expression on déduit soit un rayon critique en-dessous duquel un objet


de densité donnée est en équilibre, soit un seuil critique au-dessus duquel un
objet de taille donnée ne bouge pas.
Une suspension de particules dans un fluide à seuil est donc stable si
les particules sont suffisamment petites et le seuil suffisamment élevé. Ce-
pendant, une telle suspension n’est pas nécessairement stable en écoulement.
Considérons par exemple un matériau en cisaillement simple (à un gradient
de vitesse γ̇) dans un plan horizontal. Dans ce cas, comme le fluide à seuil
est dans son régime liquide tout autour de chaque particule, les particules
en suspension voient10 autour d’elles un fluide de viscosité apparente égale à
η = (τc + k γ̇ n )/γ̇. Cette viscosité est en première approximation indépendante
de leur éventuelle vitesse de déplacement V perpendiculairement au plan de
cisaillement tant que V n’est pas trop grand (i.e. V /R  γ̇). Finalement, la
traînée visqueuse est ici simplement proportionnelle à la vitesse, si bien que
les particules de densité supérieure à celle du fluide sédimentent.

10. G. Ovarlez, Q. Barral, P. Coussot, 3D jamming and flows of glassy materials, Nature
Materials, 9, 115-119 (2010)
124 Rhéophysique

3.8.3 Comportement
En plaçant des particules dans un fluide à seuil, on obtient un fluide à seuil.
En effet, quelle que soit la concentration de particules ajoutées, il subsiste un
réseau continu de pâte dans lequel baignent ces particules. Pour faire s’écouler
le mélange, il faut imposer une contrainte suffisamment élevée pour briser et
faire s’écouler ce réseau. La contrainte minimum permettant cela correspond
au seuil de contrainte du mélange. Il est même possible11 de démontrer que
le fluide à seuil obtenu a un comportement qualitativement analogue à celui
du fluide interstitiel, avec globalement une viscosité apparente plus élevée.
Ainsi, une suspension de particules dans un fluide représenté par le modèle
de Herschel-Bulkley a un comportement qui peut être bien représenté par le
même type de modèle avec le même coefficient de puissance.
On peut préciser quelque peu le comportement d’une telle suspension dans
son régime solide. En effet, si le fluide interstitiel peut être considéré comme
essentiellement élastique, les équations qui décrivent les évolutions du système
durant ses déformations sont formellement analogues à celles qui décrivent un
fluide newtonien (en remplaçant les déformations par les gradients de vitesse).
Par conséquent, l’impact sur le module élastique, de la présence de particules,
est analogue à celui produit sur la viscosité d’une suspension dans un fluide
newtonien. Ainsi, on peut distinguer un régime dilué pour lequel :

G = G0 (1 + 2,5φ) (3.30)

et un régime semi-dilué pour lequel le module élastique peut être décrit en


première approximation par la formule de Krieger-Dougherty :

G = G0 (1 − φ/φc )−2,5φc (3.31)

Il est tentant que penser que le seuil de contrainte du mélange évolue de la


même manière que le module élastique en fonction de la concentration. La
situation est, en réalité, plus complexe car la présence des particules a un
impact non négligeable sur la déformation critique apparente du mélange :
celle-ci peut être significativement plus faible que la déformation critique du
fluide interstitiel (γc ). Ceci se comprend facilement : supposons, par exemple,
que les particules sont rassemblées dans une couche centrale, comme dans le
paragraphe § 3.4.1 ; la déformation apparente s’écrit alors γapp = (1 − φ)γeff
en fonction de la déformation effective de la pâte ; dans ce cas particulier, la
déformation critique apparente est obtenue lorsque la déformation critique de
la pâte interstitielle est atteinte, c’est-à-dire pour une valeur γc (φ) = (1−φ)γc .
Dans le cas général (particules dispersées), on peut donc s’attendre à ce que
γ c (φ)/γc décroisse significativement avec la concentration. Si on suppose que
la pâte est purement élastique sous le seuil, son seuil de contrainte s’écrit
τc = Gγc et le seuil du mélange peut être estimé à partir de la relation
11. X. Chateau, G. Ovarlez, T.K. Luu, Homogenization approach to the behavior of
suspensions of noncolloidal particles in yield stress fluids, J. Rheol., 52, 489-506 (2008)
3. Suspensions 125

τc (φ) = G(φ)γc (φ). On déduit alors que τc (φ)/τc augmente plus lentement que
G(φ) avec la concentration, puisque γc (φ) décroît avec la concentration. Des
considérations théoriques plus complètes11 ont permis de proposer la formule
suivante : 
τc (φ) = τc (1 − φ)G(φ)/G (3.32)

Pour en savoir plus


An introduction to fluid dynamics, G.K. Batchelor, Cambridge University
Press, Cambridge, 1967
Hydrodynamique physique, É. Guyon, J.P. Hulin et L. Petit,
A physical introduction to suspension dynamics, E. Guazzelli, and J.F. Morris,
Cambridge University press, Cambridge, 2011

Microhydrodynamique et fluides complexes, D. Barthès-Biesel, Cours de


l’École Polytechnique, 2006
The kinematics of mixing : stretching, chaos and transport, J.M. Ottino, Cam-
bridge University Press, Cambridge, 2004
Fundamentals of fluid mechanics, B.R. Munson, D.F. Young and T.H. Okiishi,
Wiley, New York, 1994 (2nd edition)
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Chapitre 4

Polymères

4.1 Introduction
Dans le chapitre sur les matériaux simples, nous nous sommes concentrés
sur la matière constituée d’atomes ou de molécules identiques de relativement
petites tailles. Du fait de leur petite taille et du nuage électronique de chacun
de leurs composants, ces éléments ont pu être assimilés à des sphères rigides
pour l’étude du lien entre leur structure et leurs propriétés mécaniques. Nous
nous intéressons à présent à des molécules d’une taille nettement supérieure,
les macromolécules. Celles-ci sont en général des polymères, formés par la ré-
pétition en ligne d’un groupe d’atomes appelé unité constitutive (ou unité
de répétition ou unité monomère) (voir Fig. 4.1). Le degré de polymé-
risation N ∗ , c’est-à-dire le nombre d’unités de répétition d’une telle chaîne,
est typiquement de plusieurs milliers voire plusieurs dizaines ou centaines de
milliers, mais il n’est pas fixe pour une espèce donnée, il varie suivant les
conditions de préparation chimique du matériau. Les chaînes peuvent égale-
ment posséder des ramifications à partir de branches de monomères différents,
ce sont les copolymères. Dans ce chapitre, nous ne présenterons que les élé-
ments de base concernant la rhéophysique des polymères simples.
La particularité des polymères, qui est à l’origine de leurs propriétés mé-
caniques remarquables, est que la configuration, autrement dit la forme géo-
métrique d’une molécule donnée, n’est pas déterminée. Elle peut prendre, se-
lon les contraintes qu’elle subit, des formes extrêmement diverses allant d’une
chaîne complètement recroquevillée sur elle-même (en « pelote ») à une chaîne
complètement étirée. La taille et la flexibilité des polymères conduisent à des
structures internes plus complexes que pour les matériaux constitués de petites
molécules et ont un impact sur le comportement mécanique de l’ensemble. La
structure, autrement dit ici la conformation, de chaque molécule, peut en
effet varier dans une gamme très large en fonction de son environnement (li-
quide ou polymères) et de l’histoire de l’écoulement. Selon les circonstances, les
chaînes peuvent occuper un espace très large et éventuellement s’enchevêtrer
128 Rhéophysique

Fig. 4.1 – Formule du monomère de quelques polymères fréquents : a) polyéthy-


lène, b) polychlorure de vinyle, c) polyamide, d) polystyrène. Chaque polymère est
constitué par la répétition en série de ce motif.

ou au contraire se recroqueviller sur elles-mêmes. Une conséquence pratique


importante est que l’on peut induire de larges variations de comportement
mécanique d’un liquide en y plaçant en suspension quelques chaînes de po-
lymère. Par ailleurs, de nouveaux types de structures collectives peuvent ap-
paraître avec des polymères : enchevêtrements, arrangements en micelles (re-
groupement d’un nombre fini de chaînes en structures spécifiques).
Comme pour les matériaux simples, lorsque la température s’élève, les
chaînes deviennent plus mobiles les unes par rapport aux autres, le polymère
est dans un état liquide. Cet état liquide est cependant possible essentielle-
ment, pour des macromolécules linéaires ou très grandes. Lorsque la tempéra-
ture diminue, la réduction de mobilité conduit la plupart du temps le système
à un état amorphe (vitreux) (Section 4.7). Pour certains polymères dont les
chaînes sont suffisamment régulières, il est possible d’obtenir un état solide
cristallin. Nous nous intéresserons ici principalement aux polymères à l’état
liquide ou bien solidifiés par des interactions particulières entre les chaînes
(polymères réticulés ou gels de polymère) (Section 4.5).
La flexibilité des chaînes de polymères étant liée à leur structure il est
essentiel de mettre en place des outils permettant de décrire leur forme dans
l’espace et leur taille apparente (Section 4.2). Ces résultats constituent des ré-
férences utiles mais dès qu’une chaîne est placée en suspension dans un liquide,
les interactions avec le solvant peuvent affecter sa forme (Section 4.3). De
nouveaux types d’interaction (compression, enchevêtrements) se développent
lorsque l’on place plusieurs chaînes en suspension dans le même volume de
liquide. On peut identifier différents régimes de concentration en fonction de
4. Polymères 129

b6
b5 b10 b11

b9
b7 b4
b12
b8
b3 b14 b15
b2 b16
b13
b1
b17

rp

Fig. 4.2 – Longueur apparente (représentée par le vecteur rp ) d’une chaîne de poly-
mère constituée de tronçons de longueur b et d’orientations aléatoires (représentées
par les vecteurs bi=1,...17 ).

ces interactions (Section 4.4). Il est alors possible d’aborder le comportement


mécanique des polymères dans ces différents régimes (Section 4.6).

4.2 Structure des polymères


La forme des chaînes de polymère conditionne leurs interactions et, plus gé-
néralement la rhéophysique des systèmes à base de polymères. En pratique, on
observe que les chaînes de polymère peuvent prendre toutes sortes de formes,
qui résultent en apparence d’un chemin aléatoire pour aller d’une extrémité
à l’autre. En dépit de cet aspect localement aléatoire, il s’avère possible de
décrire les caractéristiques moyennes d’un grand nombre de chaînes : longueur
moyenne, distribution de longueurs, volume apparent. On discutera ensuite
plus précisément de l’origine physique de cette orientation aléatoire.

4.2.1 Longueur apparente d’une chaîne


On suppose que les chaînes peuvent être représentées comme la connexion
successive de N tronçons de longueur b et d’orientations relatives aléatoires.
Dans ces conditions, la longueur apparente d’une chaîne, autrement dit la
distance entre ses deux extrémités, est différente de sa longueur réelle, car
la forme de la chaîne est un chemin plus ou moins tortueux (voir Fig. 4.2).
Cette longueur apparente varie dans une large gamme selon la tortuosité du
chemin. Cependant, compte tenu de l’hypothèse ci-dessus, la statistique des
orientations relatives est connue. Il est donc possible d’estimer la longueur
apparente moyenne r d’une chaîne constituée de N tronçons, en la définissant
comme la moyenne, sur tous les chemins possibles, de la longueur apparente
de la chaîne.
Notons P le nombre de chemins possibles partant d’une extrémité de la
chaîne et constitués de N tronçons. Pour une configuration donnée p, la lon-
gueur apparente de la chaîne est le module du vecteur rp reliant ses deux
130 Rhéophysique

(p)
extrémités, qui s’écrit comme la somme des vecteurs élémentaires bi reliant
les extrémités de tronçons voisins (voir Fig. 4.2) :


N
(p)
rp = bi (4.1)
i=1

Pour des raisons pratiques du point de vue mathématique, on va en fait s’in-


téresser à la moyenne quadratique de la longueur apparente de ces chemins
que l’on notera r2 :
1  2
P
r2 = r2  = r (4.2)
P p=1 p

En introduisant (4.1) dans (4.2) et en développant, on obtient :


⎛ ⎞
1 P N  
r2 = ⎝ bi + bj · bk ⎠
(p)2 (p) (p)
(4.3)
P p=1
i,j,k=1,j=k

(p)2
Dans cette expression, nous avons bi = b2 puisque la longueur des tron-
çons est constante. De plus, comme il n’existe aucune corrélation entre deux
(p) (p)
vecteurs quelconques bj et bk tel que j = k, la moyenne sur l’ensemble
(p) (p)
des configurations du produit scalaire bj · bk est nulle. Il reste finale-
ment r2 = N b2 , que l’on écrira aussi

r = (r2 )1/2 = Nb (4.4)

en gardant à l’esprit, comme dans le cas de la diffusion de particules colloï-


dales (voir § 5.2.2), que cette expression donne une indication de la longueur
apparente moyenne mais, stricto sensu, n’est en fait que la racine carrée de
la moyenne quadratique. Notons au passage que la longueur effective de la
molécule est N b, nettement supérieure à la longueur apparente moyenne des
chaînes donnée par l’équation (4.4).

4.2.2 Distribution de longueur apparente des chaînes


Puisque l’écoulement d’un matériau à base de polymères implique la dé-
formation des chaînes, il va s’avérer utile de préciser la distribution des formes
possibles des chaînes, de façon à identifier les conformations, ou tout du moins
les longueurs de chaînes les plus probables en fonction des caractéristiques du
milieu. On aborde ici un cas très simple qui constituera une référence essen-
tielle : la distribution des longueurs apparentes, c’est-à-dire la probabi-
lité d’avoir une chaîne de longueur apparente particulière r en l’absence de
toute contrainte sur les orientations et les positions relatives des tronçons.
Pour déterminer cette distribution en évitant des calculs trop complexes
on peut remarquer que le chemin suivi d’un tronçon à l’autre au sein d’une
4. Polymères 131

chaîne est analogue au chemin résultant d’une marche au hasard par pas
successifs de longueur b et d’orientations quelconques. On peut, d’abord, se
placer dans un cas très simple en ramenant le problème à une dimension. Dans
ce cas, la distance entre les deux extrémités est le résultat des divagations d’un
marcheur qui se déplace par étapes de longueur b selon une seule direction vers
la gauche ou vers la droite. La chaîne est constituée de A pas vers la gauche et
B pas vers la droite tels que N = A + B et sa longueur est x = (A − B)a. On a
alors : A = 1/2 (N ∗ + x/b) et B = 1/2 (N − x/b). Ainsi, la distance x fixe les
valeurs de A et B. Il s’agit maintenant de savoir combien il y a de possibilités
d’obtenir une distance x. C’est le nombre de choix de valeurs A parmi N :
Z = N !/A!B! On peut obtenir une bonne approximation au premier ordre
N
de cette expression en utilisant la formule de Stirling : N ! ≈ (N/e) . En
supposant, en outre, que x est finalement beaucoup plus petit que N b, ce qui
est le cas en général puisqu’on
√ a vu que la distance moyenne entre les deux
extrémités est de l’ordre de N , on trouve finalement ln Z ≈ N ln 2−x2 /2N b2,
soit encore :
Z ≈ 2N exp(−β 2 x2 ) (4.5)

Pour connaître la probabilité que la distance atteinte par le marcheur soit x,


il nous faut diviser Z par le nombre total de chemins possibles (X), qui est
obtenu en faisant la somme des valeurs Z obtenues pour tous les nombres x
sur la base de N pas, soit :

b
x=N  +∞
X= W (x) ≈ 2 N
exp(−α2 x2 )dx (4.6)
x=−N b −∞

  +∞ √
où α = 1/2N b2. Sachant que −∞ exp(−x2 )dx = π, on en déduit que

X ≈ 2N π/k et la probabilité que la distance finale soit x s’écrit donc :

1
P (x) = √ exp(−k 2 x2 ) (4.7)
2πN b2

Il s’agit d’une distribution gaussienne, comme on pouvait s’y attendre compte


tenu du caractère complètement aléatoire des mouvements.
Ce résultat peut être généralisé à une marche au hasard en trois dimen-
sions, on obtient alors à nouveau une gaussienne mais avec un coefficient
différent : la probabilité pour que le vecteur reliant les deux extrémités de la
chaîne soit compris entre r et r + dr s’écrit ψ(r)dr3 avec
 3
β
ψ(r) = √ exp(−β 2 r2 ) (4.8)
π

où β = 3/2N b2 .
132 Rhéophysique

4.2.3 Rayon de giration


En pratique, on ne mesure pas directement r mais le rayon de giration
RG défini comme la racine carrée de la moyenne du carré de la distance entre
les différents atomes de carbone et le centre de gravité de la chaîne. Celui-ci
s’exprime :
1  
N
2
RG = (ri − rg )2 (4.9)
N i=1

À noter que l’on a, ici, changé de notation pour la moyenne, on utilise désor-
mais  pour décrire la moyenne sur l’ensemble des configurations possibles.
En décomposant ri − rg sous la forme ri − rj − (rj − rg ) et en remarquant que
(ri − rg ) · (rj − rg ) = 0 car les positions relatives des points de jonctions
sont décorrélées, on aboutit à :

1  
N
2
RG = (ri − rj )2 (4.10)
2N 2 i,j=1

D’après les calculs


 ci-dessus
 concernant la longueur apparente d’une chaîne,
on sait que (ri − rj )2 = |i − j| b2 , ce qui nous permet de réexpri-
1 N N
mer l’équation (4.10) sous la forme RG 2
= |i − j|b2 . Sa-
2N 2 i=1 j=1
N
chant que i = i(i + 1)/2, le terme sous le premier signe somme vaut
i=1
  N
(1/2) (N − i)2 + i2 − i . En utilisant ensuite i2 = i(i + 1)(2i + 1)/6, on
i=1
N N
trouve que |i − j| = (2N 3 − 2N )/6. Comme N 2 1, on a finalement :
i=1 j=1


Nb
RG = √ (4.11)
6

Comme la masse molaire M du polymère est proportionnelle à N , l’équa-


tion (4.11) montre que le rayon de gyration est proportionnel à la racine carré
de la masse molaire des polymères.

4.2.4 Allongement d’une chaîne sous l’action d’une force


Comme nous l’avons vu ci-dessus, la distribution de longueur apparente
des chaînes d’un polymère à l’équilibre est une fonction des caractéristiques
physico-chimiques du système et de la température. Allonger une molécule ou
plus généralement un ensemble de molécules, nécessite donc de fournir une
certaine énergie au système.
4. Polymères 133

A B

A B

Fig. 4.3 – Exemples de conformations d’une chaîne de polymère avant (en haut)
et après (en bas) accroissement de la longueur apparente sous l’action d’une force
de traction.

Supposons que l’on soit capable de tenir les deux extrémités, et de les
écarter l’une de l’autre, d’un grand ensemble de molécules initialement à
l’équilibre. Par cette opération, on allonge toutes les molécules d’une certaine
distance (voir Fig. 4.3) si bien que l’on modifie le nombre de configurations
possibles, réduisant ainsi l’entropie du système. D’après les éléments de ther-
modynamique présentés dans l’Annexe B, on sait que, pour un tel système à
température constante, la variation d’énergie libre est égale au travail fourni.
Durant cette opération, il n’y a pas de modification de l’énergie interne (à peu
de choses près, toutes les interactions entre les différents types de molécules
sont préservées), la variation d’énergie libre s’écrit donc dF = −T dS. Par
ailleurs, le travail élémentaire associé aux chaînes de longueur r se traduit par
une force f qui étire les molécules d’une distance dr dans la direction de f si
bien que : δW = f .dr = f dr. Or, l’entropie des chaînes ayant une longueur r,
s’écrit à une constante près (équation (B.9)) : S = kB ln ψ ; d’où l’on déduit
en utilisant l’équation (4.8) :
f = 2kB T β 2 r (4.12)
Puisque cette force est simplement proportionnelle à la distance r et que le sys-
tème revient à l’équilibre (en termes de distribution des longueurs) lorsqu’on
relâche cette force, le comportement de la chaîne est linéairement élastique.
La raideur de cette chaîne s’écrit donc :
3kB T
k0 = (4.13)
N b2
Il est logique que cette raideur augmente lorsque la longueur effective de la
chaîne diminue, puisque le nombre de degrés de liberté diminue. On remar-
quera également que cette raideur est proportionnelle à la température, ce qui
134 Rhéophysique

résulte du fait que plus l’agitation thermique du système est grande, plus il
est difficile d’étirer la chaîne car les atomes explorent plus rapidement diffé-
rentes configurations et la chaîne a tendance à revenir plus facilement dans
sa configuration d’équilibre. Notons, cependant, que le caractère élastique
linéaire déduit de cette approche n’est évidemment qu’une approximation,
compte tenu de la structure effective plus complexe d’une chaîne longue en
partie enchevêtrée sur elle-même. En outre, comme les interactions des mo-
lécules avec le solvant peuvent conduire les molécules à s’écarter de la forme
résultant d’une marche au hasard, les résultats ci-dessus ne sont strictement
valables que dans le cas d’un bon solvant ou d’un polymère fondu ou concen-
tré (voir ci-dessous). En revanche, le résultat qualitatif selon lequel les chaînes
se comportent comme des objets élastiques reste valable quelles que soit les
interactions solvant-polymère.

4.2.5 Longueur de persistence


Les différentes conformations que peut prendre une chaîne résulte du fait
que l’orientation relative de deux segments joignant trois atomes de carbone
successifs n’est pas fixée. Cependant, cette orientation entre deux segments
successifs n’est pas quelconque, seul un nombre fini d’orientations relatives
est possible. Ceci est suffisant pour qu’après un nombre suffisant de segments
successifs, toutes les orientations relatives des deux segments extrêmes soient
équiprobables. Cet argument autorise des calculs statistiques qui permettent
de déterminer les caractéristiques moyennes des chaînes d’un polymère, à
condition de supposer que les chaînes comprennent un nombre de segments
suffisamment grand pour pouvoir être représentées comme la connexion suc-
cessive de N tronçons de longueur b et d’orientations relatives aléatoires.
Considérons, par exemple, la plus simple des macromolécules, le polyéthy-
lène, constitué d’une chaîne de groupes CH2 , terminée à chaque extrémité par
CH (voir Fig. 4.1a). Le squelette de la chaîne est formé de liaisons C-C, qui
ne sont pas extensibles, elles conservent une longueur typique a de 1,54 Å et
l’angle que font entre elles deux liaisons successives entre atomes de carbones
est de 109,5 ◦ C, ce qui définit un cercle dans lequel peut a priori se situer
également un autre atome de carbone par rapport à la liaison C-C voisine
(voir Fig. 4.4). Considérons maintenant un tronçon de chaîne constitué par
un certain nombre de segments. Le nombre de chemins possibles entre les deux
segments extrêmes augmente très rapidement avec le nombre de segments, et
l’orientation relative entre ces deux segments devient pratiquement aléatoire
au-delà d’un nombre de segments suffisamment élevé. Au-delà de la longueur
de chaîne b associée à ce nombre critique de segments, les orientations rela-
tives de deux segments suffisamment éloignés sont complètement décorrélées
(voir Fig. 4.5).
Cette longueur, que l’on appelle longueur de persistence, doit être es-
timée dans chaque cas en fonction des propriétés chimiques du polymère. En
4. Polymères 135

4
3
gauche
109.5°
1 2
trans
a
gauche

Fig. 4.4 – Positions relatives possibles de quatre atomes de carbone successifs


(points numérotés de 1 à 4) dans une chaîne de polyéthylène : l’angle de deux
tronçons successifs est fixé, si bien que les atomes 3 et 4 sont nécessairement situés
sur le cercle pointillé correspondant ; en outre, chacun de ces atomes a trois positions
de minimum d’énergie (deux « gauche » et une « trans »), ici représentées seulement
pour l’atome 3.

θ
b

Fig. 4.5 – Chaîne de polymère formée de segments de longueur a (ligne continue


mince). Des tronçons formés d’un certain nombre de segments successifs, de longueur
totale supérieure à la longueur de persistence b, ont une orientation relative (θ) qui
peut être considérée comme aléatoire. Les segments équivalents à ces tronçons sont
représentés par des traits continus épais.

effet, les orientations relatives que deux tronçons consécutifs peuvent occuper,
sont restreintes par les interactions entre chaque atome et ses voisins. Ainsi,
dans la molécule de polyéthylène deux tronçons consécutifs ne sont pas libres
d’occuper toutes les conformations possibles en maintenant un angle fixe l’un
par rapport à l’autre (voir Fig. 4.4) : seules 3 positions, à 120 ◦ C les unes des
136 Rhéophysique

Energie

gauche gauche
ΔE Δε

trans
-120° 0° 120° Angle

Fig. 4.6 – Niveaux d’énergie des atomes de carbone dans la molécule de polyéthy-
lène en fonction de l’orientation relative de deux tronçons successifs.

autres sur le cône formé par la rotation d’un tronçon autour de l’autre, corres-
pondent à des minimums d’énergie potentielle. Deux d’entre elles (« gauche »)
sont associées à des niveaux d’énergie identiques et la troisième (« trans »)
est associée à un niveau d’énergie inférieur. On notera ΔE la barrière d’éner-
gie séparant ces deux niveaux et Δε la différence d’énergie entre les positions
gauche et trans (voir Fig. 4.6).
Le rapport des populations trans et gauche à l’équilibre peut être calculé
à partir d’arguments classiques de physique statistique. Si le nombre de po-
sitions gauche vaut ng , le nombre de sorties de cette position par unité de
temps (pour aller dans la position trans) dépend de la hauteur de la barrière
d’énergie à franchir, i.e. ΔE − Δε, et s’écrit ng f0 exp −(ΔE − Δε)/RT , où f0
est une fréquence caractéristique du système qui vaut par exemple 1011 s−1
dans le cas du polyéthylène. Le nombre de sauts de positions trans vers une
position gauche s’écrit, quant à lui, 2nt f0 exp −ΔE/RT , le facteur 2 résultant
du fait que deux positions gauche sont possibles. Finalement, à l’équilibre les
nombres de sauts dans les deux directions sont identiques, d’où l’on déduit
(en égalisant les deux expressions ci-dessus) que :
ng Δε
= 2 exp − (4.14)
nt RT
Cette équation montre qu’au-delà d’une certaine température (de l’ordre de
Δε/R le rapport x = ng /nt est de l’ordre de 1, ce qui veut dire que chaque
lien a à peu près autant de probabilités d’être orienté dans chacune des deux
directions. Le chemin suivi est alors assez rapidement aléatoire. En revanche,
pour des températures bien plus faibles, ng /nt est proche de 0, ce qui si-
gnifie que les positions trans sont largement majoritaires. La chaîne a alors
une forme bien déterminée puisque les orientations relatives de deux tronçons
4. Polymères 137

successifs sont pratiquement fixées. Cependant, au-delà d’un nombre suffi-


samment grand de liens, des changements de direction peuvent commencer à
apparaître, conduisant à des formes de chaînes plus variées.
La probabilité de n’avoir aucun gauche sur une chaîne de n∗ segments

successifs s’écrit : (1 − x)n , donc la probabilité d’avoir au moins un gauche
n∗
s’écrit 1 − (1 − x) , soit au premier ordre n∗ x (approximation d’autant plus
précise que la probabilité d’avoir une position gauche est faible (x  1)). La
longueur de persistence est la distance à partir de laquelle on a une probabilité
significative, disons de l’ordre de 1, d’avoir au moins une position gauche sur
l’ensemble des orientations relatives des segments successifs. De cette façon, le
nombre de positions gauche est en général nettement supérieur à 1, ce qui rend
les orientations relatives des deux segments extrêmes à peu près aléatoires.
Finalement, la longueur d’un tronçon est proportionnelle à la longueur d’un
segment a, au nombre de segments qu’il comprend n∗ et à un facteur de forme
ς qui permet de tenir compte de la tortuosité du tronçon : b = ςn∗ a ≈ ςa/x.
Le nombre total de segments élémentaires est alors N ∗ = n∗ N . Compte tenu
de l’équation (4.1), ceci nous amène à

ς Δε
b≈ a exp (4.15)
2 RT
Il est donc possible d’avoir une expression de la longueur apparente moyenne
en fonction de la longueur élémentaire des segments en utilisant la relation
b = ςn∗ a dans l’équation (4.4).
On peut calculer maintenant le temps typique pendant lequel une position
trans se maintient. En première approximation, il s’agit du rapport entre
le nombre de positions trans et le nombre de sauts par unité de temps :
nt /nt f0 exp −ΔE/RT . Ce temps de persistence, qui vaut donc :

θ = f0−1 exp ΔE/RT (4.16)

est un temps caractéristique de réponse de la chaîne de polymère à une


sollicitation quelconque. Les développements qui suivent ne sont valides que
lorsque ce temps est plus petit que les temps caractéristiques des phénomènes
décrits.

4.3 Mise en solution d’un polymère


Nous avons, jusqu’ici, considéré la conformation des molécules indépen-
damment de toute contrainte liée à leur environnement. En particulier, nous
avons négligé deux aspects essentiels : (i) l’impossibilité pour des atomes d’être
situés au même endroit dans l’espace (une chaîne ne peut pas se croiser elle-
même), et (ii) les interactions entre le polymère et le solvant. Le premier effet
implique que le chemin décrit par les liens consécutifs n’est pas totalement
138 Rhéophysique

aléatoire : en cherchant à s’éviter elle-même, la chaîne a tendance à s’étendre


plus largement dans l’espace. Le second effet implique que, selon l’affinité des
monomères avec le solvant, la chaîne peut avoir tendance soit à se dilater pour
augmenter le nombre d’interactions avec les éléments de ce solvant, soit au
contraire à se recroqueviller pour augmenter la part d’interactions entre ses
propres éléments. L’importance relative de ces effets conditionne finalement
la dimension effective des chaînes en solution.
La description précise des différents effets qui jouent un rôle lors de la mise
en solution d’un polymère est très complexe. Une description approximative
est cependant possible, qui exprime bien les phénomènes physiques essentiels
et conduit à des résultats généraux corrects. Cette approche consiste à estimer
l’énergie libre totale d’une chaîne (F = U − T S) en prenant en compte les dif-
férents termes associés aux phénomènes évoqués ci-dessus, puis à déterminer
les conditions permettant de minimiser cette énergie.

4.3.1 Énergie libre configurationnelle


D’après l’équation (4.8), l’énergie libre configurationnelle (Fconf = −T S =
−kB T ln ψ) d’une chaîne de longueur r constituée de N tronçons s’exprime à
une constante près :
3kB T r2
Fconf = (4.17)
2N b2
Cette expression suppose que les atomes peuvent occuper toutes les posi-
tions de l’espace avec la même probabilité quelle soit la disposition des autres
atomes. En fait, l’impossibilité pour deux atomes de se trouver au même en-
droit induit une variation d’entropie.
Pour estimer ce terme, on s’intéresse spécifiquement au facteur lié à la
distribution des positions des différents éléments dans l’expression de l’en-
tropie kB ln Z où Z est le nombre de configurations possibles. On ne fera
ici qu’un calcul grossier en supposant que l’on doit distribuer, dans un vo-
lume total Ω, un nombre total N ∗ d’unités de répétition de volume υ, sans
prendre en compte le fait que ces unités sont liées entre elles pour former
des chaînes. Pour simplifier le calcul, on considère également que les uni-
tés ne peuvent occuper qu’un nombre fini de positions dans un espace di-
visé en autant de petits volumes élémentaires υ. On peut alors procéder
au calcul en supposant que l’on place successivement les différentes uni-
tés. Le calcul est analogue à celui de l’entropie d’un système condensé (cf.

§ 2.4.1) qui conduisait à l’équation (2.24) : Z ∝ (1/N ∗ !) (Ω/υ − N ∗ /2)N
(en utilisant l’approximation raisonnable β = 1/2). L’entropie s’écrit donc
N∗ N∗
S = kB ln Z = kB ln (Ω/υ) /N ∗ ! + kB ln (1 − N ∗ υ/2Ω) . Le premier
terme correspond à l’entropie configurationnelle associée à la distribution aléa-
toire de N ∗ particules dans un volume Ω sans prendre en compte le volume des
particules. Le second terme est la modulation induite par les effets stériques,
4. Polymères 139

que l’on utilisera ici et qui s’exprime au premier ordre −kB N ∗2 υ/2Ω. L’énergie
libre associée est donc :
N ∗2 υ
Fexclu = kB T (4.18)

4.3.2 Énergie libre associée aux interactions


entre molécules
On considère ici spécifiquement l’impact des interactions entre les éléments
de la chaîne et les molécules du solvant, qui donne lieu à une énergie libre d’in-
teraction. Pour simplifier, on ne prend en compte que les interactions entre
voisins directs et on suppose que les unités de répétition du polymère sont ré-
parties de manière uniforme dans le liquide, si bien que l’énergie d’interaction
varie directement avec la concentration en polymère. Dans ces conditions, le
nombre de contacts (Np ) entre unités monomère se calcule en écrivant d’abord
que, pour chaque unité, la probabilité de contact avec une autre unité est zcυ,
où z est le nombre de voisins que possède chaque unité ou chaque molécule
de solvant et c est la concentration volumique en unités monomère dans le
solvant. On peut répéter ce calcul pour chacune des N unités, mais chaque
contact est alors compté deux fois, ce qui implique finalement que :
1 ∗
Np = N zυc (4.19)
2
Procédons de manière analogue pour déterminer le nombre de contact (Nps )
entre unités monomère et molécules du solvant. Chaque unité est en contact
avec z  molécules de solvant ce qui nous donne z  N  , duquel il faut soustraire
le nombre de contacts empêchés du fait du contact entre unités monomère.
Or, chaque contact avec une autre unité mobilise un volume υ, ce qui exclut
un nombre υ/υ  de contacts avec les molécules de solvant (υ  le volume d’une
molécule de solvant). Le nombre total de contacts empêchés est donc égal au
produit de Np par υ/υ  , soit (υ/υ  )N ∗ zcυ et on obtient finalement :
Nps = z  N ∗ − (υ/υ  )N ∗ zcυ (4.20)
Pour calculer le nombre de contacts (Ns ) entre molécules de solvant, on sup-
pose que l’ajout de polymère a créé des poches dans le liquide qui ont séparé
des molécules de solvant, diminuant ainsi le nombre de contacts. On note Ns0
le nombre de contacts en l’absence de polymère. À chaque poche créée par
l’ajout d’une unité monomère, on augmente l’interface solvant-unité, ce qui
diminue le nombre de contacts solvant-solvant de z  /2. Un certain nombre de
contacts n’a cependant pas disparu, du fait des contacts entre unités mono-
mère. Ce nombre est le produit de Np par le nombre de contacts d’une unité
avec les molécules de solvant, empêchés par un contact entre unités monomère,
soit υ/υ  . On obtient finalement :
1 1
Ns = Ns0 − N ∗ z  + (υ/υ  )N ∗ zcυ (4.21)
2 2
140 Rhéophysique

L’énergie totale du système, liée aux interactions, s’écrit U = Np wp +Nps wps +


Ns ws , ce qui, compte tenu des équations (4.19) à (4.21) donne :

U = N ∗ zcυ [wp /2 + ws (υ/υ  )/2 − wps (υ/υ  )] + N ∗ z  [wps − ws /2] + Ns0 ws


(4.22)
En première approximation le volume υ d’une unité de répétition vaut a3 .
La chaîne est, quant à elle, en quelque sorte confinée dans un volume de
l’ordre de r3 . Au sein de ce volume, la concentration en unités monomère
vaut c = N ∗ /r3 . On en déduit que dans l’expression (4.22), seul le premier
terme dépend de r. On peut alors écrire l’énergie totale sous la forme :

N ∗2
U = −2kB T χa3 + Cst. (4.23)
2r3
1 z
où χ = (2wps (υ/υ  ) − wp − ws (υ/υ  )).
2 kB

4.3.3 Énergie libre totale et dimension de la chaîne


Compte tenu des équations (4.17), (4.18) et (4.23), l’énergie libre totale
(F = Fconf + Fexclu + Uint ) vaut :

1 N 2 b3 3r2
F = kB T (1 − 2χ) + + Cst. (4.24)
n∗ ς 3 2r3 2N b2

On constate que cette énergie s’exprime comme la somme d’un terme (le se-
cond) associée à l’énergie libre configurationnelle d’une chaîne sans contrainte
particulière et d’un terme correctif (le premier) associé aux effets stériques et
aux interactions entre les différents atomes. Selon la valeur du paramètre χ,
la chaîne se comporte de différentes manières :
Lorsque χ = 1/2 (voir Fig. 4.7b), le terme correctif est nul, l’effet de volume
exclu est exactement compensé par l’effet des interactions entre les molécules
des différents composants. Il n’y a donc pas de contraintes spécifiques sur la
chaîne, celle-ci a les caractéristiques géométriques régies par le processus de
marche au hasard et r ∝ bN 1/2 . Dans ce cas particulier, le liquide interstitiel
est appelé solvant thêta.
Lorsque χ < 1/2, le terme correctif est positif mais sa dérivée est négative
si bien que l’on obtient un minimum de l’énergie libre (dF /dr = 0) pour une
valeur de r telle que :
 −1/5  1/5
r ≈ n∗ ς 3 bN 3/5 ≈ n∗ ς 2 aN ∗3/5 (4.25)

Dans ce cas la dimension de la chaîne est plus grande que celle résultant du
calcul selon l’hypothèse de la marche au hasard (voir Fig. 4.7c). On considère
que l’on a affaire à un bon solvant pour ce polymère, car les chaînes tendent
à occuper un large volume apparent dans le liquide.
4. Polymères 141

(a) χ>1/2

(b) χ=1/2

(c) χ<1/2

Fig. 4.7 – Allures possibles d’une chaîne de polymère dans un mauvais solvant (a),
dans un solvant thêta (b) et dans un bon solvant (c).

Lorsque χ > 1/2, l’effet attractif des interactions polymères-solvant dé-


passe l’effet répulsif de volume exclu, le minimum d’énergie est obtenu pour
une chaîne de longueur nulle, la chaîne a donc tendance à se recroqueviller
sur elle-même pour former un globule compact (voir Fig. 4.7a). On considère
que l’on a affaire à un mauvais solvant.
Notons que le calcul ci-dessus permet de retrouver, en partie par hasard
compte-tenu des approximations faites, presqu’exactement la variation de r
avec N (équation (4.25)) effectivement observée expérimentalement dans le
cas d’un bon solvant. Des calculs plus précis impliqueraient diverses correc-
tions. Remarquons également que l’on peut faire varier l’allure des chaînes en
solution en faisant varier la température, ce qui induit des variations de χ. Un
effondrement de la chaîne peut donc se produire en-dessous d’une température
critique.

4.4 Plusieurs chaînes en solution


Lorsque plusieurs chaînes sont en solution dans le même échantillon, un
nouveau type d’interaction peut intervenir : les interactions entre chaînes.
Compte tenu de la forme complexe de chaque chaîne, ces interactions sont plus
ou moins complexes selon leur distance relative : à grande distance, elles inter-
agissent via leurs volumes apparents (régime dilué), lorsqu’elles se rapprochent
elles peuvent commencer à s’interpénétrer et/ou s’enchevêtrer (régimes semi-
dilué ou concentré). L’allure et la dimension des molécules dépendent de la
structure à laquelle on aboutit dans ces différents régimes. Dans ces condi-
tions, le premier paramètre gouvernant ces différents régimes est la fraction
142 Rhéophysique

volumique effective occupée par les polymères dans la solution, que l’on peut
décrire via la concentration volumique en unités monomère :

Φ = nυN ∗ (4.26)

où n est le nombre de chaînes par unité de volume. Nous verrons cependant


que d’autres caractéristiques du système peuvent jouer un rôle déterminant,
comme la longueur des chaînes ou leur dimension apparente (qui dépend du
solvant).
Notons que l’on peut relier Φ à la concentration massique, ρ, définie
comme la masse de polymères par unité de volume dans la solution. ρ peut
s’écrire sous la forme ρ = nM /NA , où M est la masse molaire (masse d’une
mole) du polymère et NA est le nombre d’Avogadro (nombre de molécules
dans une mole, égal à 6 × 1023 ). On en déduit : Φ = ρNA υN ∗ /M .
Enfin, pour les considérations concernant les évolutions des propriétés du
matériau en fonction de la longueur de la chaîne, l’usage est d’utiliser M ,
la masse molaire du polymère, qui est simplement proportionnel à N ∗ pour
un monomère donné (M = N ∗ m, où m est la masse molaire d’une unité
monomère). Les évolutions générales, décrites ici en fonction de N ∗ , sont
donc identiques à celles que l’on observerait en fonction de M pour un type
de monomère donné.

4.4.1 Régime dilué


Lorsqu’on place, dans le solvant, quelques chaînes suffisamment éloignées
les unes des autres, celles-ci prennent la même forme que si elles étaient seules
(voir § 4.4). Il s’agit du régime dilué (voir Fig. 4.8). On se trouve dans ce ré-
gime tant que les chaînes ne sont pas au contact les unes des autres, autrement
dit tant que leurs volumes apparents ne s’interpénètrent pas. Considérant en
première approximation que l’on a affaire à une suspension de pelotes de
3
volume apparent RG , on peut calculer la concentration volumique appa-
rente en pelotes dans la solution :
3
φ = nRG (4.27)

On est dans le régime dilué tant que φ est inférieure à la concentration d’en-
tassement maximal de ces pelotes. Pour des sphères, on sait que cette concen-
tration critique est de l’ordre de 0,6 et dépend de l’organisation des parti-
cules. Dans le cas des polymères, compte tenu des approximations faites sur
la forme et le volume des objets en suspension, il est suffisant de considérer que
cette concentration critique est de l’ordre de 1. À partir des équations (4.26)
et (4.27), on déduit que la limite supérieure de concentration effective dans
le régime dilué est Φc ≈ υN ∗ /RG 3
. Remarquons que dans ce cas, la concen-
tration locale moyenne, c’est-à-dire au sein d’une pelote (υN ∗ /RG 3
), est donc
égale à la concentration moyenne en unités monomère dans la solution. Cette
4. Polymères 143

N
N'

Φ<Φc Φc Φc< Φ <Φ+ Φ+ < Φ <1


Dilué Concentration critique Semi-dilué Concentré

Fig. 4.8 – Principaux régimes de configuration géométrique de polymères dans un


solvant en fonction de la concentration volumique en unités monomère.

propriété reste valable au-delà de cette concentration critique : les chaînes


s’interpénètrent et il n’y a plus de différence sensible entre la concentration
moyenne et la concentration locale à l’échelle de quelques molécules.
Pour un bon solvant, en utilisant l’équation (4.25), on en déduit :

Φc ≈ αN ∗−4/5 (4.28)

où α = (n∗ ζ 2 )−3/5 . Pour une valeur typique de N ∗ de 104 , en supposant


que α ≈ 1, on a Φc ≈ 5 × 10−4 . L’entassement des pelotes est donc atteint
pour des valeurs de concentration volumique en unités monomère inférieures
de plusieurs ordres de grandeur à la valeur habituelle pour une suspension de
particules non-colloïdales (de l’ordre de 0,6).

4.4.2 Régime semi-dilué


Contrairement aux suspensions, émulsions ou mousses, on peut relati-
vement facilement augmenter la concentration d’une solution de polymères
au-delà de Φc , car les chaînes sont encore très loin de remplir les volumes
apparents qu’elles définissent. Ceux-ci peuvent facilement s’interpénétrer et
éventuellement se comprimer quelque peu afin de diminuer leur volume appa-
rent. C’est le début du régime semi-dilué.
Compte tenu de l’interpénétration des chaînes, le volume apparent d’une
chaîne est traversé par d’autres chaînes. Une manière de décrire la structure
consiste à identifier des volumes, plus petits que les volumes normalement
associés aux chaînes entières en solution dans le régime dilué, mais englobant
une série de tronçons appartenant à une seule chaîne (voir Fig. 4.8). L’en-
semble de la structure peut alors être décrite comme une assemblée compacte
de chaînes constituées d’un nombre N  < N de tronçons que l’on appelle
144 Rhéophysique

ξ
Fig. 4.9 – Longueur de corrélation dans un polymère dans le régime semi-dilué.

maintenant des blobs (voir Fig. 4.9). Tout se passe comme si on avait mis
en solution des chaînes de cette nouvelle longueur à la concentration critique
d’entassement maximal de pelotes. La concentration en unités monomère est
alors celle de la transition entre le régime dilué et le régime semi-dilué pour
des chaînes fictives constituées de N ∗ = n∗ N  unités, soit, pour un bon sol-
vant : Φ = Φc (N ∗ ) ≈ αN ∗−4/5 . On en déduit, finalement, la longueur de ces
chaînes fictives qui, bien entendu, diminue lorsque la concentration augmente :
−5/4
N ∗ ≈ (Φ/α) .
La taille caractéristique des blobs, que l’on appelle longueur de corré-
lation, est notée ξ (voir Fig. 4.9). Lorsque les chaînes sont nettement plus
grandes que la longueur de corrélation, deux réseaux de même concentration
doivent paraître identiques à l’échelle des blobs. Dans ce cas, ξ ne dépend
pas de la longueur des chaînes mais simplement de la concentration en unités
monomère. On peut donc rechercher ξ sous la forme d’une loi de puissance
de Φ. Comme, en outre, on sait que lorsque Φ = Φc , ξ est égal au rayon de
m
gyration, on en déduit la forme générale suivante : ξ = RG (Φc /Φ) . Compte
tenu des expressions de RG et de Φc en fonction de N ∗ dans le cas d’un bon
solvant, il faut que m = 3/4 pour que ξ soit effectivement indépendant de N ∗ ,
si bien que :
ξ = aα5/12 Φ−3/4 (4.29)
3/5
On remarque alors que ξ ∝ N ∗ , ce qui est en accord avec une approche
grossière qui consisterait à écrire que la taille des blobs est donnée par la
formule (4.25). Par ailleurs, on déduit des formules ci-dessus une relation entre
le nombre d’unités monomère par blob et la taille des blobs : a3 N ∗ ≈ Φξ 3 .

4.4.3 Régime concentré


Le régime semi-dilué se prolonge jusqu’au moment où le nombre de tron-
çons des chaînes fictives N  est de l’ordre de 1 et le rayon de gyration est de
l’ordre de la longueur d’un tronçon, soit RG ≈ b. La concentration est alors
4. Polymères 145

égale à la concentration critique Φ+ qui, compte tenu des résultats ci-dessus


pour un bon solvant, vaut :
Φ+ ≈ n∗ (a/b)
3
(4.30)
Dans ce cas, les tronçons sont pratiquement au contact les uns des autres (voir
Fig. 4.8). Cette situation, que l’on obtient avec une solution très concentrée
ou un polymère fondu, correspond au régime concentré.
On pourrait s’attendre, compte tenu de leur structure complexe, à avoir
dans ce régime une certaine répulsion des chaînes les unes vis-à-vis des autres.
En fait ce n’est pas le cas, on constate par exemple que la densité d’un po-
lymère fondu (autrement dit sans solvant), constitué uniquement de chaînes,
ne dépend pas sensiblement du nombre d’unités de répétition par chaîne et
est proche de celle du même polymère cristallisé. Ceci montre que les unités
monomère sont très proches les unes des autres quelle que soit la situation. En
outre, comme il est possible d’observer des chaînes deutérées par diffraction
de neutrons, on a pu constater que le rayon de gyration des chaînes dans un
polymère fondu est identique à celui d’une pelote en conformation aléatoire
(dans un solvant thêta).
Ce résultat (« théorème de Flory »), surprenant au premier abord, a une
explication qualitative relativement simple. Le point essentiel réside dans le
fait que l’affinité entre les unités monomère de différentes chaînes est identique
à celle entre deux unités d’une même chaîne. Par conséquent, les interactions
entre les unités d’une chaîne et les autres chaînes, contrairement aux interac-
tions polymère-solvant, n’induisent aucun effet d’expansion ou de repliement
de la chaîne sur elle-même. En outre, l’effet entropique, avancé plus haut dans
le cas des polymères en solution et qui conduisait à une certaine expansion
des chaînes, ne tient plus. Chaque chaîne étant désormais entourée d’autres
chaînes, la place libérée par un tronçon sera de toute façon occupée par un
tronçon d’une autre chaîne. En l’absence des effets d’interactions et des effets
de volume exclu, des calculs analogues à ceux de la Section 4.4.1 conduiraient
à la conclusion que la conformation et la dimension des chaînes sont iden-
tiques à celles des chaînes dans une solution diluée dans un solvant thêta.
Une démonstration complète nécessite cependant des arguments plus sophis-
tiqués. On peut aussi aboutir à cette conclusion de façon encore plus rapide
en voyant la solution comme un réseau de tronçons en contact : pour créer
une chaîne, on part d’un tronçon quelconque et on progresse en lui associant
successivement des tronçons en contact avec le dernier. Dans cette procédure,
on constate qu’aucun argument de favorise l’un ou l’autre de ces contacts, si
bien que le chemin suivi par la chaîne est tout simplement celui d’une marche
au hasard.

4.4.4 Enchevêtrements
Au-delà de cette première approche, il nous faut prendre en compte
une autre caractéristique essentielle du système, bien que moins facilement
146 Rhéophysique

quantifiable : la façon dont les molécules se gênent dans leurs mouvements


relatifs. Pour aborder cette question on considère deux situations :

a) Chaque chaîne peut bouger (naturellement aidée par l’agitation ther-


mique) relativement aux autres sans qu’il soit nécessaire de dévier les
chaînes voisines du mouvement qui leur est imposé par l’écoulement
macroscopique ;

b) Les chaînes ne peuvent bouger relativement aux autres qu’en déformant


ou en déplaçant leurs voisines ; on considère alors que les chaînes sont
enchevêtrées.

L’imprécision de ces définitions illustre la difficulté de définir le terme d’en-


chevêtrement des chaînes d’un point de vue géométrique. Pour simplifier, on
associera dans la suite un enchevêtrement à un point de contact entre deux
unités monomère appartenant à deux chaînes différentes, supposant implici-
tement qu’un tel point de contact induit très probablement un mécanisme de
gêne des mouvements relatifs, tel que décrit ci-dessus.
Compte tenu de ces caractéristiques, on s’attend naturellement à ce que
les éventuels enchevêtrements jouent un rôle important dans le comportement
mécanique du matériau. Il est donc utile de préciser leur nombre. Pour une
unité de répétition donnée d’une chaîne, la probabilité de contact avec une
unité d’une autre chaîne est proportionnelle au volume qui l’entoure, et à la
fraction d’unités monomère par unité de volume, c’est-à-dire Φ. Cette proba-
bilité est à multiplier par le nombre d’unités monomère par unité de volume,
pour obtenir le nombre de points de contacts par unité de volume, qui est
donc proportionnel à Φ2 . Par ailleurs, d’après l’équation (4.26), le nombre de
molécules par unité de volume est proportionnel à Φ/N ∗ . Il en résulte que le
nombre de points de contact par molécule est proportionnel à ΦN ∗ . On peut
donc s’attendre à ce que, pour un monomère donné, l’état d’enchevêtrement
soit similaire le long de courbes du type :

ΦN ∗ = Cst. (4.31)

Une structure effectivement enchevêtrée sera atteinte à partir d’une valeur


critique du nombre de points de contact par molécule (de l’ordre de deux),
donc à partir d’une valeur critique de ΦN ∗ .
En utilisant les critères de transition d’un régime à un autre en termes
de concentration en unités monomère (équations (4.28) et (4.29)) et le cri-
tère d’apparition d’une structure enchevêtrée (voir ci-dessus), on peut tracer
un diagramme (voir Fig. 4.10) définissant les différents états du matériau en
fonction de la longueur des chaînes et de la concentration. Compte tenu des
diverses approximations ci-dessus, non seulement dans les calculs mais éga-
lement dans la définition de certains phénomènes, ce diagramme doit être
considéré comme fournissant une classification approximative.
4. Polymères 147

Semi-dilué
N* enchevêtré

Concentré
enchevêtré
Φc Semi-dilué
non
enchevêtré

Dilué
Concentré
non
enchevêtré

Φ+ Φ

Fig. 4.10 – Allure du diagramme de phase des différents régimes de structure d’un
polymère en fonction de la concentration en unités monomère et de la longueur des
chaînes. La courbe de concentration critique Φc est donnée par l’équation (4.28), la
courbe séparant les domaines non enchevêtré et enchevêtré est donnée par l’équa-
tion (4.30) en prenant, par exemple, la constante égale à 2.

4.5 Polymères réticulés et gels de polymères


Divers matériaux sont formés de chaînes de polymères liées entre elles en
un certain nombre de points de liaison. Lorsque la structure est solide, c’est-à-
dire qu’elle ne peut pas être déformée largement sans être brisée, on a affaire
à un gel. Les liaisons peuvent être de différentes natures : liaisons covalentes
entre éléments des chaînes (résine époxy) ou par l’intermédiaire d’un atome
de soufre (caoutchouc) donnant des gels chimiques, ou bien formations de
régions cristallines localisées (gélatine) ou de blocs de polystyrène (élastomères
thermoplastiques) donnant des gels physiques.
Dans tous les cas, un réseau tridimensionnel de polymères connecté se
forme, avec une structure analogue à celle d’un réseau enchevêtré dans les
régimes semi-dilué ou concentré en transformant les points de contacts en
des points de liaison (voir Fig. 4.11). Les propriétés mécaniques du système
dépendent du nombre de points de liaison et des caractéristiques des chaînes.
On appellera, dans la suite, morceau une partie de chaîne comprise entre
deux liaisons successives sur cette chaîne. Ici, on ne s’intéressera qu’au cas où
ces morceaux sont suffisamment longs et flexibles pour que les développements
ci-dessus soient applicables.
En l’absence de contraintes, le réseau a une certaine forme (d’équilibre)
résultant de la disposition relative des points de jonction. Contrairement à
un polymère en solution ou un polymère fondu, les chaînes ne peuvent pas se
148 Rhéophysique

Fig. 4.11 – Formation de liens dans un polymère enchevêtré.

déplacer à travers le réseau du fait de l’agitation thermique, car elles sont at-
tachées entre elles. En revanche, elles peuvent toujours se déformer sous l’effet
de l’agitation thermique entre deux points de jonction et même induire une
petite agitation de ces points autour de leur position moyenne. L’ensemble
de ces positions moyennes forme la configuration d’équilibre. Cette configura-
tion correspond à un minimum d’énergie associée à une entropie totale maxi-
mum. Lorsqu’on déforme le matériau, on induit une déformation du réseau qui
conduit à déplacer les points de jonction par rapport à leur position d’équi-
libre. Les morceaux sont alors étirés ou contractés. Il faut fournir un effort pour
déformer le système. Lorsqu’on relâche cet effort, le système constitué d’un
ensemble de chaînes au comportement essentiellement élastique, revient de
lui-même dans sa position d’équilibre. Le matériau se comporte donc comme
un solide élastique.
Un tel système a une structure désordonnée formée de morceaux orientés
dans toutes les directions. Pour simplifier l’analyse de ses propriétés, suppo-
sons que lorsque l’on impose une déformation à un échantillon, l’ensemble des
éléments se déplacent de façon proportionnelle à la déformation induite, au-
trement dit la déformation est parfaitement homogène à l’échelle des points de
jonction. Dans ces conditions, si la déformation induit une variation des lon-
gueurs de l’échantillon dans les différentes directions de facteurs (λx , λy , λz ),
la position initiale d’un point de jonction (x, y, z) devient (λx x, λy y, λz z) après
déformation. Par conséquent, en considérant deux points de jonction situés
respectivement à l’origine et en (x, y, z), la longueur du morceau correspon-
dant passe de r0 tel que r02 = x2 + y 2 + z 2 à r1 tel que r12 = λ2x x2 + λ2y y 2 + λ2z z 2 .
En négligeant l’effet des volumes exclus, la variation d’entropie par morceau
vaut d’après l’équation (4.17) :
3kB  2      
ΔS = − 2
λx − 1 x2 + λ2y − 1 y 2 + λ2z − 1 z 2 (4.32)
2N b
On calcule, maintenant, la variation d’entropie totale par unité de volume en
supposant qu’il y a n morceaux par unité de volume et que ceux-ci sont orien-
tés dans toutes les directions de manière uniforme.
 Dans
  cecas,on peut écrire
ΔSvol = nΔS. Dans ce calcul, on peut utiliser x2 = y 2 = z 2 = N b2 /3,
4. Polymères 149

qui se déduit naturellement de l’équation (4.4). On obtient alors :


nkB  2 
ΔSvol = − λx + λ2y + λ2z − 3 (4.33)
2
Considérons, par exemple, une élongation simple dans la direction x, qui
consiste à déformer l’échantillon de manière à ce que toute longueur dans
cette direction varie d’un facteur λx = λ. Dans les autres directions, les lon-
gueurs varient d’un même facteur λ = λy = λz . Pour que le matériau √ reste
incompressible, il faut que λx λy λz = 1, on en déduit : λx = λ, λ = 1/ λ. La
variation d’énergie libre s’exprime alors :
 
nkB T 2
ΔFvol = −T ΔSvol = λ + −3
2
(4.34)
2 λ

D’après l’équation (B.5), le travail des forces extérieures par unité de volume
s’exprime sous la forme δWvol = σε où σ est la contrainte normale et ε = λ−1
est la déformation subie par le matériau dans la direction principale. Comme,
par ailleurs, on sait que ΔFvol = δWvol , on peut calculer la contrainte à partir
de l’équation (4.34) :
 
ΔFvol 1
σ= = nkB T (1 + ε) − (4.35)
ε (1 + ε)2
Ce résultat ne correspond pas à un comportement élastique linéaire sauf pour
de petites déformations (ε  1). Le module d’Young vaut dans ce cas :
E = 3nkB T . Par une approche analogue, on peut montrer qu’en cisaillement
simple, le module de cisaillement pour de petites déformations vaut

G = nkB T (4.36)

Ces résultats montrent que les propriétés mécaniques du caoutchouc dé-


pendent uniquement de la température et de la densité de liens. Tant que
les chaînes ont un comportement bien décrit par les outils développés dans
ce chapitre, la chimie des chaînes et la nature des jonctions ne jouent aucun
rôle. Le module élastique d’un élastomère décroît donc comme l’inverse de
la distance moyenne entre points de réticulation. Ainsi, plus l’élastomère est
réticulé, plus l’effort à fournir pour le déformer est grand. Notons, cependant,
qu’un trop grand nombre de points de réticulation implique que les morceaux
deviennent trop petits pour rester flexibles, le matériau est alors très rigide.
Finalement, les élastomères sont des solides mous, car leur module est 1000 à
100 millions de fois plus faibles que celui d’un métal. Ils sont également visco-
élastiques car l’étirement ou la relaxation des chaînes ne sont pas instantanés
du fait du mouvement brownien des chaînes entre points de réticulation et des
éventuelles dissipations visqueuses dans le liquide interstitiel. Ce phénomène
est d’autant plus marqué que la fraction de liquide est élevée, ce qui est le cas
pour certains gels physiques.
150 Rhéophysique

4.6 Comportement mécanique des polymères


liquides
4.6.1 Généralités
Comme pour une suspension, le premier effet de la présence en solution
d’objets tels que des chaînes de polymères de dimension bien plus grande que
les molécules du liquide interstitiel est d’augmenter la viscosité du mélange
par rapport à celle du liquide. Cet effet est bien entendu d’autant plus im-
portant que la concentration en polymères est grande. Cependant, il n’est
pas possible d’utiliser directement les outils développés dans le cas des sus-
pensions qui prédisent la viscosité en fonction de la concentration volumique.
Les spécificités des chaînes de polymères, telles que leur très grand rapport
d’aspect, l’adaptation de la conformation des chaînes, les enchevêtrements,
doivent être prises en compte. Dans ce cadre, on peut distinguer différents
régimes de comportement mécanique associés aux différentes structures géo-
métriques décrites dans la Section 4.4. Il est alors possible de prédire certaines
évolutions de la viscosité en fonction de la concentration et de la longueur des
chaînes.

Viscoélasticité
Une spécificité des objets (chaînes de polymère) en suspension, dans le cas
des polymères liquides, est leur capacité à s’étirer largement et ainsi stocker de
l’énergie élastique. En conséquence, le comportement macroscopique du ma-
tériau est en partie celui d’un solide élastique et en partie celui d’un liquide
visqueux simple. Par exemple, si on impose brutalement, à une solution de po-
lymères initialement au repos, un cisaillement simple à un gradient de vitesse
constant, on observe que la contrainte augmente d’abord progressivement et
proportionnellement à la déformation subie (voir Fig. 4.12). Si on relâche la
contrainte durant cette phase, la déformation revient à zéro. Pour des temps
courts, le matériau se comporte donc comme un simple solide élastique. Si, au
contraire, on poursuit le cisaillement on atteint un plateau de contrainte qui
correspond à l’écoulement en régime permanent (voir Fig. 4.12). Le matériau
se comporte alors comme un liquide. Ces effets sont d’autant plus marqués
que la concentration en polymères est élevée. L’origine physique de ce type de
comportement est la suivante : lors d’une sollicitation brutale du matériau, ce
dernier réagit essentiellement en déformant les chaînes qui le constituent, d’où
le comportement élastique ; dans un second temps, les chaînes, éventuellement
toujours déformées, glissent les unes par rapport aux autres comme dans un
fluide visqueux.
On parvient à bien représenter en première approximation ce compor-
tement en supposant que le milieu est composé d’une phase élastique (de
module G) et d’une phase visqueuse newtonienne (de viscosité μ), organisées
de façon à ce que la déformation totale soit la somme des déformations de
4. Polymères 151

.
γ0

t
τ
.
μγ0

.
Gγ0
θ t

Fig. 4.12 – Réponse d’un polymère fondu ou d’une solution concentrée à un ci-
saillement simple : évolution de la contrainte (en bas) lorsque le gradient de vitesse
passe brutalement de zéro à une valeur finie puis à une valeur nulle (en haut). On
observe d’abord un régime élastique linéaire puis un écoulement permanent dans le
régime liquide et finalement une relaxation vers la contrainte nulle après arrêt de
l’écoulement.

chacune des parties (voir Fig. 4.13). Il s’agit du modèle de Maxwell simple.
En cisaillement simple, lorsque la contrainte tangentielle est τ , la déformation
totale s’écrit donc γtotal = γel + γliq avec γel = τ /G et γ̇liq = τ /μ. En déri-
vant γtotal par rapport au temps, on obtient l’équation différentielle reliant la
contrainte au gradient de vitesse :

1 dτ τ
γ̇ = + (4.37)
G dt μ

Considérons par exemple un cisaillement simple imposé à l’instant initial,


soit γ̇(t > 0) = γ̇0 , à un échantillon initialement au repos, c’est-à-dire que
τ (t < 0) = 0. La solution de l’équation (4.37) s’écrit alors :

τ = μγ̇0 (1 − exp(−Gt/μ)) (4.38)

Cette équation montre que pour des temps très courts par rapport au temps
caractéristique λ = μ/G, on a τ ≈ Gγ̇0 Δt = Gγ, autrement dit, le matériau
se comporte comme un solide élastique. Pour des temps longs par rapport à
λ, on a τ = μγ̇0 , autrement dit le matériau se comporte comme un fluide new-
tonien. Si maintenant, après avoir atteint le régime permanent, on immobilise
brutalement l’échantillon, on a τ (t < 0) = τ0 et γ̇(t > 0) = 0 et la solution de
l’équation (4.37) s’écrit :

τ = τ0 exp(−Gt/μ) (4.39)
152 Rhéophysique

γél. γtotal
γliq.

Fig. 4.13 – Représentation d’une solution de polymères par une ligne initialement
verticale de chaînes élastiques (à gauche) susceptibles de se déplacer relativement
les unes aux autres et de se déformer (en s’allongeant), conduisant respectivement
à une déformation « liquide » et une déformation « élastique ».

La contrainte décroît donc progressivement vers zéro : le matériau relaxe avec


un temps caractéristique λ. Ces résultats correspondent bien aux caracté-
ristiques classiques des fluides viscoélastiques tels qu’ils sont illustrés sur la
Figure 4.12.
Compte tenu de ces propriétés particulières, les caractéristiques viscoélas-
tiques des polymères ont été principalement étudiées en imposant non pas un
écoulement continu en cisaillement simple mais un mouvement oscillatoire.
Supposons, par exemple, que l’on impose une contrainte variant sinusoïda-
lement au cours du temps, τ = τ0 sin ωt, à un matériau au comportement
bien décrit par le modèle ci-dessus. La déformation qui en résulte se déduit
directement de l’équation (4.37) :
τ0 τ0
γ= sin ωt + ω cos ωt (4.40)
G μ

qui peut aussi s’exprimer γ = γ0 sin(ωt + φ) où l’amplitude de déformation


γ0 et l’angle de déphasage vérifient : τ0 sin φ = μωγ0 et τ0 cos φ = Gγ0 . Par
extension, on utilise cette technique quel que soit le comportement du maté-
riau. On déduit alors deux caractéristiques du matériau, le module élastique
G et le module visqueux G , définis de la manière suivante
τ0 τ0
G = cos φ ; G = sin φ (4.41)
γ0 γ0

Lorsque le matériau a un comportement bien décrit par le modèle de Maxwell,


cette procédure expérimentale fournit directement les caractéristiques du ma-
tériau puisque G = G et G = μω. Le temps caractéristique de relaxation
s’exprime, quant à lui, sous la forme : λ = G /ωG .
4. Polymères 153

Rhéofluidification

Avec les polymères, on observe également des effets de rhéofluidification :


lorsque le gradient de vitesse est suffisamment faible, la viscosité est constante
(indépendante de γ̇) ; pour des gradients de vitesse suffisamment élevés, la
viscosité diminue avec γ̇. Ce phénomène a une explication qualitative assez
simple. Puisque la capacité des chaînes à s’étirer dépend des efforts qui leur
sont appliqués, on s’attend aussi à ce que l’allongement varie avec la contrainte
appliquée, ou de façon équivalente avec le gradient de vitesse. Ceci peut alors
s’accompagner d’une tendance d’autant plus forte à l’alignement dans la di-
rection d’écoulement. Autrement dit, la structure d’équilibre du matériau (en
régime d’écoulement permanent) évolue et offre donc moins de résistance à
l’écoulement lorsque le gradient de vitesse augmente. Ces effets de rhéofluidi-
fication sont tout particulièrement sensibles dans le régime concentré.

4.6.2 Régime dilué


Comportement en écoulement permanent

Dans ce régime on peut supposer que les pelotes dispersées dans le solvant
sont des sphères poreuses de rayon RG et dont les pores ont un volume moyen
3
RG /N . Un ordre de grandeur de la dimension caractéristique des pores est
 3 1/3
donc l = RG /N , qui est également approximativement l’épaisseur maxi-
mum de la couche de liquide en contact avec le liquide environnant. Pour
une contrainte donnée appliquée au mélange, le gradient de vitesse résultant
dans le liquide à la périphérie de la pelote est donc de l’ordre de Rg /l fois
plus faible que celui induit dans un volume de liquide libre de toute chaîne
de polymère et de dimension RG . Par conséquent, la viscosité apparente μ̄
du liquide inséré dans la pelote poreuse est de l’ordre de N 1/3 fois celle de
la viscosité apparente du liquide suspendant, c’est-à-dire en général plus de
10 fois plus grande. En première approximation, tout se passe donc comme si
les pelotes et leur liquide interstitiel étaient des sphères rigides en suspension
dans le solvant.
Lorsque φ est au maximum de l’ordre de quelques pourcents, on sait que la
viscosité d’une suspension de sphères est bien prédite par la formule d’Einstein
(équation (3.16)) :
μ/μ0 = 1 + 2, 5φ (4.42)
Compte tenu de la relation entre Φ et φ, le second terme de l’équation (4.42)
est proportionnel à N 1/2 pour un solvant thêta et proportionnel à N 4/5 pour
un bon solvant. En pratique, dans le second cas, on observe un coefficient légè-
rement inférieur à 4/5. Ceci peut être assez logiquement imputé aux approxi-
mations faites (sphéricité des pelotes, absence d’échanges hydrodynamiques
entre l’intérieur et l’extérieur des pelotes). Quoi qu’il en soit, on dispose à
154 Rhéophysique

travers la formule (4.42) d’un moyen d’estimer la taille des chaînes : si on


connaît la concentration en unités monomère, on déduit N en mesurant la
viscosité du mélange.
Lorsque la concentration augmente au-delà de ce domaine, la viscosité aug-
mente qualitativement comme pour une suspension de particules solides (voir
Chapitre 3), autrement dit le taux de variation de la viscosité augmente avec
la concentration jusqu’à atteindre une valeur élevée. Cette évolution ne peut
être décrite que très grossièrement à l’aide de la formule de Krieger-Dougherty
(voir § 3.4.4) car, pour les polymères, les interactions entre chaînes ou entre
les phases liquides supposées figées dans l’approche ci-dessus jouent un rôle
de plus en plus important à l’approche du régime semi-dilué et dépendent de
la qualité du solvant.
Quoi qu’il en soit, on constate qu’il est possible d’avoir une viscosité élevée
avec une faible concentration effective en unités monomère dès lors que la
valeur de N est grande. On a ainsi pris l’habitude d’ajouter des polymères dans
toutes sortes de produits, tels que des shampooings ou des liquides vaisselle,
pour augmenter significativement leur viscosité sans modification sensible de
leur composition chimique globale.

Viscoélasticité

Le comportement viscoélastique des solutions de polymères diluées tire


son origine des propriétés élastiques des molécules en suspension dans le li-
quide (voir § 4.2.4). L’approche rhéophysique « classique » dans ce domaine a
consisté à supposer que certaines caractéristiques du comportement des com-
posants à l’échelle locale, notamment les modes de relaxation, reflétaient les
caractéristiques du comportement macroscopique. Dans ce cadre, on peut no-
tamment estimer le temps caractéristique λ en représentant une chaîne par
deux objets reliés par un ressort d’épaisseur négligeable devant les dimen-
sions de l’objet. Supposons maintenant que l’on écarte ces deux objets d’une
distance r0 par rapport à leur position d’équilibre, puis on laisse le système
évoluer librement dans un liquide. Dans le repère associé à l’un des deux
objets, en négligeant les phénomènes d’inertie et les effets de l’agitation ther-
mique, la position au cours du temps de l’autre objet est décrite par un bilan
des forces s’exerçant sur cet objet : d’une part, une force de rappel élastique
donnée par l’équation (4.12), −k0 r (r étant l’écart à la position d’équilibre)
et, d’autre part, un frottement visqueux résultant du mouvement de l’objet
à travers le liquide. D’après l’équation (3.5), ce frottement visqueux s’écrit
−ζbμ0 ṙ, où ζ est une fonction de la forme de l’objet. L’équilibre des forces
s’écrit donc :
dr
k0 r + ζbμ0 =0 (4.43)
dt
dont la solution est r = r0 exp −t/λ où λ = ζbμ0 /k0 . En considérant mainte-
nant une molécule constituée de N maillons, ce qui nous donne un coefficient
4. Polymères 155

de frottement de la forme −ζbN μ0 , et en utilisant par exemple l’expression


de k0 dans le cas d’un solvant thêta (4.16), on obtient :
ςμ0 b3 2
λ= N (4.44)
3kB T
Dans ce contexte, λ est le temps caractéristique de retour à l’équilibre de
la chaîne lorsque les tronçons restent alignés. En première approximation, λ
pourrait donc être le temps caractéristique viscoélastique du système identifié
dans le contexte d’expériences macroscopiques (voir § 4.6.1).
Cependant, la réalité est un plus complexe. Le modèle utilisé ci-dessus
ne prend pas en compte les interactions mutuelles des différents tronçons
de la structure de la chaîne et l’agitation thermique qui tendent à ralentir
la rétraction de la chaîne sur elle-même. La relaxation d’une chaîne étirée
s’opère par un jeu de relaxations multiples et couplées. Rouse (1953) a suggéré
que l’on pouvait décrire ces phénomènes à l’aide d’une série de temps de
relaxation (λ0 , λ1 , . . . λn ) associés à la vibration de tronçons de différentes
tailles et de différents modules élastiques (G0 , G1 , . . . Gn ). Ce concept de base
a sous-tendu diverses approches théoriques proposées depuis lors. Compte
tenu du fait que les phénomènes physiques à l’origine de ces relaxations sont
toujours l’élasticité de certaines parties de la chaîne et le frottement visqueux
résultant des déplacements des unités monomère dans le liquide, les temps de
relaxation ci-dessus sont de la forme αλ où α < 1 est un facteur adimensionnel
dépendant du mode considéré.
Il se trouve que la technique présentée plus haut et consistant à observer
la réaction du fluide à des sollicitations périodiques, fournit un accès direct
aux propriétés du matériau dans l’hypothèse où celles-ci correspondent à ce
modèle. La solution générale de l’équation (4.37), en fonction de l’histoire de
l’écoulement γ̇(t < t), s’écrit :
 t
τ= G [exp −(t − t )/λ] γ̇dt (4.45)
−∞

en utilisant la fonction module de relaxation G(t) = G exp −t/λ, qui dé-


crit complètement le comportement du matériau en fonction de ses caracté-
ristiques de relaxation ici très simples. Pour un matériau dont les propriétés
sont décrites par une distribution de temps de relaxation, on peut généraliser
l’expression de la fonction G(t) sous la forme :


N
G(t) = Gk exp −t/λk (4.46)
k=1

si bien que le comportement du matériau s’écrit :


 ∞ 
N
τ= Gk [exp −(t − t )/λk ] γ̇(t )dt (4.47)
0 k=1
156 Rhéophysique

Polymère
liquide

G''
1 G'
G''
2
Liquide simple
ω
Fig. 4.14 – Allures typiques (en échelle logarithmique) des modules élastique et
visqueux d’un polymère liquide (traits continus), et du module visqueux d’un liquide
simple en fonction de la fréquence (trait pointillé). À noter qu’après une décroissance
bien prédite par la théorie le module visqueux augmente à nouveau aux fréquences
élevées.

Dans ce cas, on peut calculer directement les modules élastique et visqueux


d’un tel matériau :
 ω 2 λ2k  ωλk
G (ω) = Gk 2 ; G (ω) = Gk (4.48)
2
1 + ω λk 1 + ω 2 λ2k
k k

En dépit du grand nombre potentiel de caractéristiques physiques du système,


impliquées dans son comportement macroscopique, ce dernier est relativement
simple dans les régimes d’écoulement extrêmes. Ainsi, pour des fréquences
d’oscillation très faibles (ω → 0), on obtient : G ≈ ω 2 Gk λ2k et G ≈
k
ω Gk λk , et pour des fréquences élevées (ω → ∞) : G ≈ Gk et G → 0.
k k
On en déduit l’allure théorique du comportement de ces matériaux en termes
de variations des modules élastique et visqueux en fonction de la fréquence,
qui correspond assez bien aux observations expérimentales (voir Fig. 4.14).

4.6.3 Régime concentré


Comportement en régime permanent
Dans ce régime, les évolutions de structure induites par l’écoulement jouent
un rôle crucial sur le comportement du matériau. Sous l’effet d’un cisaillement,
les chaînes peuvent s’étirer, s’aligner dans la direction d’écoulement et/ou se
désenchevêtrer. À faible gradient de vitesse, la structure a le temps de revenir
à l’équilibre, ce qui n’est pas le cas à fort gradient de vitesse. En pratique,
on observe effectivement que la viscosité est constante (plateau) en-dessous
d’une valeur critique du gradient de vitesse, γ̇c , puis décroît largement avec le
4. Polymères 157

log(η)

N,Φ,1/T

. .
γc γ

Fig. 4.15 – Allure de la viscosité apparente d’une solution de polymère en fonction


du gradient de vitesse pour différentes masses molaires, concentrations ou tempéra-
tures. Les dessins illustrent le désenchevêtrement, l’étirement et l’alignement selon
la direction d’écoulement, des chaînes.

gradient de vitesse, sous la forme d’une loi de puissance : η ∝ γ̇ −n , où n est


compris entre 0 et 1 (voir Fig. 4.15).
La décroissance de la viscosité apparente avec le gradient de vitesse s’ex-
plique par le fait que la structure moyenne évolue d’un gradient de vitesse
à un autre plus élevé : les polymères sont de plus en plus étirés, alignés
et/ou désenchevêtrés. Comme les mouvements relatifs des chaînes sont d’au-
tant plus dépendant de ceux des autres que les chaînes sont longues ou que
la concentration est élevée, cette déstructuration se produit d’autant plus tôt
lorsqu’on augmente la vitesse d’écoulement. Ainsi, le gradient de vitesse cri-
tique de changement de régime, γ̇c , diminue lorsque la longueur des chaînes
ou la concentration augmente. On peut estimer la valeur de ce gradient de
vitesse critique en supposant que le matériau retrouve sa structure d’équi-
libre au bout d’un temps caractéristique donné par le temps (λ) de retour à
l’équilibre d’une chaîne seule dans le liquide. Dans ces conditions, dès que λ
est supérieur au temps caractéristique de l’écoulement, autrement dit, 1/γ̇,
les chaînes n’ont plus le temps de revenir dans leur structure d’équilibre du-
rant une déformation élémentaire. Ce raisonnement nous conduit à γ̇c ≈ 1/λ.
Dans la suite, lorsque nous discuterons de l’impact de certains paramètres
(température, longueur des chaînes, etc.) sur le comportement du matériau,
nous considèrerons uniquement la viscosité, η0 , associée au plateau obtenu
aux faibles gradients de vitesse.
En pratique, on observe que la viscosité au plateau (η0 = η(γ̇ → 0)) aug-
mente avec la longueur des chaînes selon les variations suivantes, pratiquement
universelles :

η0 ∝ N pour N < Nc (4.49a)


η0 ∝ N 3,3 pour N > Nc (4.49b)
158 Rhéophysique

où Nc est une longueur critique de chaîne délimitant les deux régimes. En fait,
Nc varie en première approximation comme l’inverse de la concentration (Φ),
la transition est donc associée à une valeur critique de N Φ. Ceci suggère, en
accord avec le diagramme de la Figure 4.10, que la transition entre les deux
régimes se produit à partir d’un enchevêtrement critique.
Les tendances observées concernant la viscosité au plateau peuvent alors
s’expliquer très qualitativement. Lorsque les chaînes sont courtes, elles sont
suffisamment mobiles les unes par rapport aux autres pour qu’un cisaillement
s’appuie sur le mouvement relatif de chaînes voisines, éventuellement suivant
des chemins tortueux. Si un incrément de déformation donné est directement
associé au mouvement relatif de deux chaînes voisines, le frottement asso-
cié est proportionnel à la longueur des chaînes, et l’on obtient une formule
du type (4.49a). Lorsque les chaînes sont enchevêtrées, l’écoulement nécessite
que les molécules se frayent un chemin à travers le réseau selon un processus
beaucoup plus complexe, s’appuyant en particulier sur des phénomènes coopé-
ratifs. Ceci explique que la résistance à l’écoulement augmente alors beaucoup
plus rapidement avec la longueur des chaînes.

Viscoélasticité
Dans le régime concentré, le caractère élastique du matériau peut être très
marqué. On l’observe, par exemple, lorsqu’on impose une contrainte à un ma-
tériau initialement au repos. La déformation résultante augmente rapidement
vers un plateau, que l’on appelle plateau caoutchoutique. Dans cette phase,
la réponse du matériau est donc essentiellement celle d’un solide élastique, qui
subit une déformation finie pour une contrainte donnée. Cette phase s’étend
sur une durée θ, puis la déformation augmente linéairement avec le temps,
ce qui correspond à un écoulement à vitesse constante (voir Fig. 4.16). Le
matériau s’écoule alors comme un liquide visqueux de viscosité μ. Le modèle
de Maxwell simple ou bien le modèle de Rouse, décrits plus haut, prédisent
effectivement un incrément de déformation initial suivi d’un écoulement à vis-
cosité apparente constante, mais il ne prédisent pas le temps de retard associé
au plateau caoutchoutique (voir Fig. 4.16). Ici, le temps caractéristique de fin
de plateau, θ, peut être très long, donnant l’impression que le matériau va
rester dans un état solide. Ce temps est néanmoins relié à la viscosité et au
module élastique par la relation :
μ
θ= (4.50)
G
Avec ce type de matériau, on observe également un plateau dans la courbe
de G en fonction de la fréquence (voir Fig. 4.17). Ce plateau est d’autant
plus marqué que les chaînes sont longues. Il s’avère que la fréquence critique
d’apparition du plateau de G est à peu près égale à 1/θ, ce qui est en accord
avec les observations ci-dessus : le matériau réagit essentiellement comme un
solide élastique tant que la durée caractéristique de sollicitation dans une
4. Polymères 159

σ0

t
γ
σ0 /μ
σ0 /G

θ t

Fig. 4.16 – Allure de la réponse en déformation (en bas) lorsqu’un créneau de


contrainte est imposé (en haut) à un polymère fondu ou une solution concentrée.
La courbe en pointillée correspond à l’allure de la réponse d’un fluide de Maxwell
simple soumis à la même sollicitation.

G'
G

1/θ ω

Fig. 4.17 – Allure du module élastique d’un polymère fondu ou une solution concen-
trée en fonction de la fréquence (à température constante) pour différentes masses
moléculaires.

direction donnée est inférieure à θ. Ceci est à la base de la loi (empirique)


√ à un gradient de vitesse γ̇
de Cox-Merz selon laquelle la viscosité apparente
est égale au module de la viscosité complexe ( G2 + G2 /ω) à la fréquence
ω = γ̇.
Jusqu’ici on avait envisagé comme source essentielle d’élasticité l’allonge-
ment des chaînes prises individuellement. En régime concentré les choses sont
un peu plus compliquées. La nature aléatoire de la conformation des chaînes
implique que celles-ci sont totalement enchevêtrées, un peu comme dans un
plat de spaghettis. Dans le cas du plat de spaghettis, l’enchevêtrement bloque
160 Rhéophysique

Fig. 4.18 – Reptation d’une chaîne à travers un réseau de polymères enchevêtrés. La


position initiale de la chaîne est la ligne noire continue, sa position finale est la ligne
pointillée épaisse. Le tube fictif dans lequel se déplace cette chaîne est matérialisé
en pointillés.

le système qui se comporte comme un solide viscoélastique. En effet, chaque


chaîne ne peut se déplacer par rapport aux autres qu’à travers un chemin com-
plexe suivant essentiellement sa propre conformation, il n’est donc pas possible
d’imposer un mouvement relatif des chaînes selon une direction particulière
sans les casser. Dans le cas des polymères, s’ajoute cependant la possibilité
pour les chaînes de se déplacer les unes par rapport aux autres du fait de
l’agitation thermique, à travers des mouvements coopératifs, impliquant plu-
sieurs chaînes à la fois. Ce type de mouvement a été qualifié de reptation par
Pierre-Gilles de Gennes, parce qu’il présente une certaine analogie avec celui
d’un serpent sur le sol : un méandre de la chaîne se déplace progressivement
vers l’avant grâce à une série de déformations simultanées de la chaîne et du
réseau dans lequel elle est incluse ; lorsque ce méandre parvient à l’extrémité
de la chaîne, cette dernière s’est globalement déplacée à travers le réseau (voir
Fig. 4.18).
Puisque pour de petites déformations le réseau enchevêtré n’est pas mo-
difié, dans ce régime tout se passe comme si les points de contacts au sein
du réseau enchevêtré étaient fixés. Le module élastique d’un tel système peut
donc être estimé en utilisant une approche similaire à celle développée pour
un polymère réticulé (voir § 4.5) qui conduit à (4.36). En utilisant la longueur
moyenne des morceaux, exprimée en nombre d’unités de répétition, Ne , et en
remarquant que n = Φ/a3 Ne , on peut réécrire le module sous la forme :
kB T
G= Φ (4.51)
N e a3
En pratique, les valeurs typiques de Ne sont de l’ordre de quelques centaines
de liaisons carbone.
Le temps caractéristique pour sortir du plateau caoutchoutique peut être
estimé en considérant qu’il correspond au moment où le réseau change de
4. Polymères 161

configuration. En quelque sorte, la structure élastique initiale a été brisée, dans


le sens où elle ne pourra plus retrouver sa configuration initiale. Cette notion
est assez qualitative. À un niveau local on associe la reconfiguration du réseau
au moment où une chaîne vient juste de parvenir à sortir de son tube initial
à travers le réseau. Autrement dit cette chaîne s’est déplacée d’une distance
égale à sa propre longueur. Compte tenu du fait que l’agitation thermique
est à l’origine de ces phénomènes, on peut supposer que ce mouvement se
produit sous la forme d’une diffusion de la chaîne à travers le réseau, avec un
coefficient de diffusion D. En première approximation, la molécule se déplace
dans son tube à travers un milieu ayant une certaine viscosité apparente μc .
Ce frottement viqueux peut être décomposé en frottements élémentaires sur
chaque tronçon, avec un coefficient μ0 , tel que μc = N μ0 . Le coefficient de
diffusion s’écrit alors D = kT /μc b. Dans ce cas, on sait (Chapitre 5) que le
temps de diffusion pour un déplacement sur une distance égale à la longueur
du tube, L = N b, vaut :
L2 μ0 b3 3
θ= = N (4.52)
D kB T
Au terme d’un temps θ, on peut considérer que l’enchevêtrement initial a été
oublié au profit d’un nouvel enchevêtrement. Notons que θ est, à une constante
près, N fois plus grand que le temps de retour à l’équilibre d’une chaîne seule
dans le liquide (équation (4.44)) associé en première approximation au temps
caractéristique viscoélastique d’une solution diluée.
En utilisant les équations (4.50) et (4.52), on peut estimer la viscosité du
milieu, qui s’avère proportionnelle à N 3 . Le modèle de reptation prédit donc
globalement une augmentation rapide de la viscosité avec la taille des chaînes,
ce qui suggère qu’il prend bien en compte les phénomènes physiques essentiels.
Cependant, les résultats expérimentaux (équation (4.49), i.e. μ ∝ N 3,3 ) ne
sont pas en accord exact avec les prédictions du modèle. Ceci peut s’expliquer
par le fait que ce dernier ne prend pas en compte les fluctuations de longueur
du tube et les mouvements de ses parois, du fait de l’agitation thermique des
molécules du réseau.
Dans les polymères branchés, la reptation est évidemment beaucoup plus
difficile : la molécule doit d’abord retirer une de ses branches du tube dans
lequel elle est incluse. De Gennes (1979) a notamment montré que le temps
de relaxation varie alors exponentiellement en fonction de la longueur des
chaînes.

4.6.4 Régime semi-dilué


Les approches rhéophysiques de ce régime intermédiaire sont beaucoup
plus délicates que dans les deux régimes extrêmes ci-dessus. Une approche
très grossière consiste à considérer que ce type de matériau a des propriétés
mécaniques qui peuvent être décrites en supposant qu’il s’agit d’un polymère
fondu dont les tronçons seraient les blobs de la solution semi-diluée. Dans ces
162 Rhéophysique

conditions, le module élastique peut être estimé à partir de la formule (4.51)


en prenant en compte la concentration effective en blobs dans le mélange,
Φ = Φ/N ∗ , ce qui nous donne compte tenu des résultats de la Section 4.4.2 :

kB T
G= (4.53)
Ne ξ 3
Le temps de relaxation complète de la structure peut être estimé en extra-
polant la formule (4.52), en considérant que les tronçons ont maintenant une
longueur ξ :
 3
μ0 3 N
θ= ξ (4.54)
kB T N
La viscosité se déduit alors de l’équation (4.50) en utilisant les équations (4.53)
et (4.54).

4.7 Impact de la température


Les évolutions des propriétés mécaniques des matériaux polymères avec
la température dépendent de la façon dont les molécules peuvent s’organi-
ser (structure amorphe, cristalline, etc.). Nous nous contenterons, ici, d’évo-
quer quelques tendances générales concernant les polymères dans le régime
concentré sans liaisons chimiques ou physiques entre molécules. Tant que la
température est suffisamment élevée, ces matériaux sont dans un état liquide,
tel que nous l’avons envisagé et décrit jusqu’à présent. À une température
suffisamment basse, au contraire, ils sont dans un état solide ou amorphe. Or,
on a vu qu’un polymère liquide se comporte en apparence comme un solide
à des fréquences de sollicitation suffisamment grandes. Ceci suggère que l’im-
pact sur le comportement apparent d’un polymère, d’une diminution de la
température et d’une augmentation de la fréquence de sollicitation, présente
une certaine analogie.
Lorsqu’on abaisse la température d’un polymère (ou lorsqu’on augmente
la fréquence de sollicitation), le temps de désenchevêtrement (τt ) devient su-
périeur au temps caractéristique d’écoulement, les chaînes n’ont plus assez de
temps pour se désenchevêtrer, tout se passe comme si ces enchevêtrements
étaient permanents pendant la durée de l’écoulement. Dans ces conditions, le
comportement apparent du matériau est analogue à celui du même polymère
vulcanisé (voir § 4.5), il réagit essentiellement comme un solide élastique. Le
module élastique est de l’ordre de 105 Pa.
Lorsqu’on continue d’abaisser la température ou d’augmenter la vitesse
de sollicitation, les rotations spontanées des liaisons C-C n’ont plus le temps
de se produire dans le temps caractéristique d’écoulement. Les déformations
des chaînes ne sont donc plus de nature entropiques, elles doivent être forcées
par la contrainte appliquée. Les quelques mouvements relatifs des chaînes
impliquent aussi des rotations forcées et dissipent donc une énergie très élevée.
4. Polymères 163

Dans ce cas, le module élastique est de deux à trois ordres de grandeur plus
grand que dans l’état précédent.
À des températures plus faibles ou des temps de sollicitation encore plus
courts, les rotations des liens C-C deviennent pratiquement impossibles. Le
matériau est très dur et fragile. À une température critique, une discontinuité
dans le taux de variation du volume spécifique se produit, c’est la température
de transition vitreuse. Le module élastique pour de petites déformations vaut
typiquement 4 × 109 Pa. Pour un polymère semi-cristallin, le comportement
reste gouverné par la phase interstitielle de polymère amorphe si bien que le
module élastique n’est guère plus élevé.
L’équivalence des variations du comportement apparent avec l’augmenta-
tion de la température ou la diminution de la fréquence de sollicitation résulte
du fait que le comportement apparent du matériau est essentiellement gou-
verné par le rapport entre son temps de relaxation (intrinsèque) et le temps
caractéristique d’écoulement. Augmenter la fréquence de sollicitation (inverse
du temps caractéristique d’écoulement) ou abaisser la température (qui varie
comme l’inverse de la température) induisent donc qualitativement le même
type de variation sur le comportement apparent. Ces considérations peuvent
être formalisées à propos des évolutions du module de relaxation en fonction
du temps et de la température :
G(t, T ) = F (aT t, T0 ) (4.55)
où F (t, T0 ) est le module de relaxation à une température de référence T0 et aT
est un coefficient dépendant de la température. Il a été montré empiriquement
que aT pouvait s’écrire sous la forme (expression de Williams, Landel, Ferry) :
−α(T − T0 )
log(aT ) = (4.56)
β + (T − T0 )
En prenant pour T0 la température de transition vitreuse, on a α = 17,4 et
β = 51,6 K. Remarquons que si le comportement du matériau était régi par
un seul temps de relaxation, d’après les équations (4.44), (4.45) et (4.55),
aT devrait être simplement inversement proportionnel à la température. Les
variations plus complexes observées (équation (4.56)) montrent qu’il y a plu-
sieurs temps de relaxation.

Pour en savoir plus


Scaling concepts in polymers physics, P.G. de Gennes, Cornell University
Press, Ithaca, 1979
Physique des polymères à l’état fondu, Initiation à la science des polymères
(Volume 16), Publications du Groupe Français des Polymères
Viscoélasticité linéaire des polymères fondus, J. Guillet et C. Carrot, Tech-
niques de l’Ingénieur, AM 3620, 2000
164 Rhéophysique

Viscoélasticité non-linéaire des polymères fondus, J. Guillet et C. Carrot,


Techniques de l’Ingénieur, AM 3630, 2000
Gases, liquids and solids, D. Tabor, Cambridge University Press, Cambridge,
3rd edition, 1991
Rheology of polymeric liquids, M. Tirrell, Chapter 11, 475-512, in Rheology,
principles, measurements and applications, C.M. Macosko, Wiley, New
York, 1994
Les polymères, J.L. Tassin, Chapitre 2, in Comprendre la rhéologie – De la
circulation du sang à la prise du béton, P. Coussot et J.L. Grossiord (Eds.),
EDP Sciences, Les Ulis, 2001
Statistical Mechanics of Chain Molecules, P.J. Flory, Hanser Publishers, New
York, 1988
Initiation à la rhéologie, G. Couarraze et J.L. Grossiord, Tec&Doc Lavoisier,
3e édition, 2000
Soft Condensed Matter, R.A.L. Jones, Oxford University Press, Oxford, 2002
Rheology for chemists – an introduction -, J.W. Goodwin and R.W. Hughes,
RSC, Cambridge, 2000
La juste argile, M. Daoud et C. Williams (Eds.), Les Éditions de Physique,
Les Ulis, 1995
Rhéophysique – ou comment coule la matière, P. Oswald, Belin, Paris, 2005
The structure and rheology of complex fluids, R.G. Larson, Oxford University
Press, Oxford, 1999
Chapitre 5

Colloïdes

5.1 Introduction
La sédimentation ou l’effet inverse, le crémage, que l’on observe avec des
suspensions, des mousses ou des émulsions (voir Chapitres 3 et 6) sont consi-
dérablement réduits voire négligeables si les particules ou les inclusions placées
dans le liquide sont très petites, disons d’une taille comprise entre 10 nm et
1 μm. Ceci provient du fait que des éléments dans cette gamme de taille,
dite colloïdale, d’une part sont sensibles aux effets de l’agitation thermique
des molécules du liquide interstitiel et, d’autre part, peuvent interagir à des
distances du même ordre que leur taille à travers divers types de forces ré-
pulsives ou attractives. Ces effets colloïdaux peuvent contrecarrer les effets
de la gravité. Ils peuvent aussi jouer un rôle majeur dans le comportement
mécanique du mélange. Il n’est pas rare que quelques pourcents seulement de
particules colloïdales en suspension dans un liquide pur permettent d’obtenir
un fluide de viscosité apparente supérieure de plusieurs ordres de grandeur à
celle du liquide interstitiel, alors que l’impact sur la viscosité du mélange d’une
concentration analogue de particules non-colloïdales est presque négligeable.
En outre, les interactions à distance entre particules colloïdales donnent lieu
à des comportements mécaniques souvent fortement non-newtoniens.
Divers types d’éléments donnent lieu à des effets colloïdaux : micro-gouttes
au sein de certaines émulsions, micelles géantes formées par l’association d’un
grand nombre de molécules, etc. ; le cas le plus fréquent est cependant celui
de particules solides. Dans la suite, nous nous concentrons sur ce dernier
type d’éléments mais les caractéristiques physiques qui seront présentées sont
généralement applicables à d’autres types d’éléments. En effet, le caractère
colloïdal d’un élément provient fondamentalement de sa taille. Il peut être
significatif dès que la dimension des particules selon au moins un de leurs
axes entre dans la gamme de dimensions ci-dessus. On peut ainsi avoir des
effets colloïdaux avec des fibres de longueur supérieure à 1 μm mais d’épaisseur
nettement inférieure. Par ailleurs, la limite supérieure de la gamme colloïdale
166 Rhéophysique

n’est qu’indicative : en réalité, les effets colloïdaux diminuent progressivement


lorsque la taille des particules augmente. Il n’est donc pas exclu, dans des
circonstances particulières, d’avoir des effets colloïdaux significatifs avec des
particules de taille bien supérieure au micromètre.
Le premier effet de la petite taille des particules colloïdales est la sensi-
bilité à l’agitation thermique, qui conduit à des mouvements erratiques de la
particule, que l’on appelle mouvement brownien (§ 5.2). On fait, en général,
l’hypothèse que les particules sont à l’équilibre thermique avec le liquide am-
biant, si bien que le mouvement brownien est en quelque sorte un descripteur
de la température des particules. Comme pour les polymères (cf. Chapitre 4),
cet effet joue un rôle essentiel dans les évolutions spontanées du système :
relaxation après une sollicitation, structuration progressive au repos macro-
scopique (§ 5.10).
Comme les molécules d’un liquide, les petites particules développent entre
elles des interactions essentiellement attractives liées aux forces de van der
Waals entre leurs constituants atomiques (§ 5.3). Cet effet est primordial, il
tend à faire se rapprocher, et donc s’agréger, les particules colloïdales. À leur
surface, se trouvent cependant toujours des ions adsorbés qui donnent lieu à
des forces de type électrostatiques (§ 5.4), qui peuvent permettre d’empêcher
cette agrégation. Il est aussi possible d’empêcher l’agrégation des particules
par adsorption de longues chaînes moléculaires à leur surface (§ 5.5). Enfin,
la présence de polymères en solution dans le liquide interstitiel peut conduire
à des effets d’attraction supplémentaires (§ 5.6). On dit que le système est
stable lorsque les interactions entre particules permettent aux particules de
se répartir de manière homogène dans le liquide.
Le cumul de ces interactions peut prendre des formes plus ou moins com-
plexes mais on peut distinguer deux grandes catégories de systèmes : ceux
pour lesquels le bilan des forces entre les particules (§ 5.7) est essentiellement
de type répulsif, et ceux pour lesquels le bilan des forces est essentiellement
de type attractif. Des arguments rhéophysiques permettent de comprendre
l’origine du comportement mécanique en général fortement non-newtonien
de ces deux types de système (§ 5.8 et 5.9) lorsque les effets de ces interac-
tions colloïdales prédominent. Lorsque les interactions hydrodynamiques liées
à l’écoulement du liquide interstitiel sont prédominantes, les propriétés de ces
systèmes se rapprochent de celles des liquides simples (§ 5.10).

5.2 Mouvement brownien


5.2.1 Principes de base
Généralités
Une particule solide placée dans un liquide est entourée d’un grand nombre
de molécules constamment agitées thermiquement (voir § 2.2.2), mais elle est,
5. Colloïdes 167

Fig. 5.1 – Molécules du liquide (en noir) entrant en collision avec une particule
colloïdale (en gris) en suspension dans ce liquide. Seuls les mouvements des molécules
conduisant à un contact avec la particule ont été représentés (par des flèches).

elle-même, constituée d’atomes ou de molécules soumises à une agitation ther-


mique. Considérant que les mouvements des éléments de la particule ont des
amplitudes beaucoup plus faibles que ceux du liquide, on décrit classiquement
la situation en considérant que la particule est un corps rigide parfaitement
homogène dont la surface est soumise à d’incessantes collisions avec des mo-
lécules du liquide (voir Fig. 5.1).
Lorsque le système est au repos d’un point de vue macroscopique, par
exemple pour une suspension au repos dans un récipient, les molécules ne
privilégient, en moyenne, aucune direction dans leurs mouvements. Par consé-
quent, la moyenne dans le temps de la force totale exercée par les molécules
sur la particule du fait de ces chocs est nulle. En revanche, sur des échelles
de temps de l’ordre du temps caractéristique de choc (qui est de l’ordre de
θ = 10−13 s), la force totale fluctue significativement en fonction des modules
et directions instantanées de la vitesse des molécules. Le mouvement de la
particule est donc gouverné à chaque instant par une force d’amplitude et
de direction différente de celle à laquelle elle était soumise à l’instant précé-
dent. La particule suit finalement une trajectoire imprévisible (voir Fig. 5.2)
à travers le liquide, que l’on appelle mouvement brownien.
Bien que le mouvement brownien soit, à une échelle locale et instantanée,
tout à fait imprévisible, il est possible de quantifier certaines caractéristiques
de ce mouvement sur des temps suffisamment longs en s’appuyant sur deux
hypothèses physiques essentielles. La première d’entre elles est l’« indépen-
dance » ou la « décorrélation », des variations successives de vitesse et de
position de la particule, qui résulte de la décorrélation des valeurs successives
de la force totale instantanée. Supposons alors que l’on décrive le mouvement
de la particule par les positions successives qu’elle occupe après des intervalles
de temps successifs ( θ). Le mouvement résultant est caractéristique d’une
168 Rhéophysique

Fig. 5.2 – Trajectoire (trait continu) aléatoire suivie par une particule au cours
du temps du fait de l’agitation brownienne et conduisant à un déplacement total r
(trait pointillé). Compte tenu des fluctuations de la force totale sur des temps très
courts, chaque tronçon linéaire représenté ici, est une représentation simplifiée du
mouvement à cette échelle d’observation. À une échelle d’observation plus fine, la
trajectoire de la particule sur un tel tronçon apparaîtrait, en fait, composée de plus
petits segments de directions diverses.

marche au hasard (voir § 4.2.2) : à chaque étape le déplacement de la parti-


cule est totalement aléatoire, en particulier il est tout à fait indépendant de sa
position actuelle et de l’histoire de son mouvement. Par conséquent, au bout
d’un temps assez long, le déplacement moyen est nul car la particule a autant
de chances d’occuper deux positions opposées quelconques. En revanche, la
distance moyenne entre la particule et sa position initiale augmente au cours
du temps, car la particule explore de plus en plus de positions dans l’espace
entourant sa position initiale.
La seconde hypothèse essentielle est que la particule est à l’équilibre ther-
mique dans le liquide : elle possède la même énergie mécanique que le milieu
dans lequel elle baigne ou, plus précisément, son énergie est distribuée selon
une loi de Boltzmann (voir § 2.3.1) avec la même température. Or, l’énergie
mécanique du liquide se traduit entièrement par l’agitation des molécules qui
possèdent en moyenne une énergie cinétique 3kB T /2 (voir § 2.4), expression
indépendante de la masse de l’objet considéré. On supposera donc que l’éner-
gie cinétique moyenne (d’agitation) de la particule est également 3kB T /2.

Déplacement moyen

Intéressons nous maintenant au déplacement r(t), c’est-à-dire le vecteur re-


liant la position initiale de la particule à sa position à l’instant t (voir Fig. 5.2).
La longueur de ce vecteur est la √ distance parcourue par la particule depuis
l’instant initial, qui s’écrit |r| = r2 . On cherche la distance moyenne atteinte
au cours du temps. Compte tenu du caractère aléatoire des collisions, si on
suit une seule particule, cette distance est très variable. En considérant un
5. Colloïdes 169

grand nombre de particules identiques et dans les mêmes conditions au sein


du liquide, on obtient une distribution de probabilité (p(r)) des déplacements
des particules. Pour quantifier le déplacement des particules sous l’action de
l’agitation thermique, il faut donc considérer une certaine moyenne du dé-
placement des particules prenant en compte cette distribution. Dans le cas
présent, compte tenu des phénomènes de diffusion auxquels le mouvement
brownien donne lieu, il s’avère plus commode
   de s’intéresser aux évolutions
de la distance quadratique moyenne : r2 = p(r)r2 dr3 , qu’à la moyenne de
la distance.
Le mouvement de chaque particule est régi par la loi fondamentale de la
dynamique. À chaque instant, celle-ci est soumise à une force fluctuante Ffluc
résultant des chocs avec les molécules du liquide. Par ailleurs, au cours de son
déplacement à travers le liquide de viscosité μ, une particule est soumise à
une force de traînée visqueuse. En première approximation, c’est-à-dire en né-
gligeant les effets d’inertie, on peut décrire cette force comme celle associée à
un mouvement stationnaire à la vitesse instantanée de la particule (ṙ(t)) (voir
§ 3.2.6) : kdμṙ (où d est une dimension caractéristique de la particule). L’équa-
tion du mouvement de la particule s’écrit donc :

d2 r dr
m = Ff luc − kdμ (5.1)
dt2 dt
Pour simplifier l’analyse, on peut décomposer le mouvement dans l’espace se-
lon trois axes perpendiculaires, et décrire la position de la particule en fonction
de ses trois composantes x, y, z dans ce repère. L’équation (5.1) se décompose
alors en trois équations analogues selon ces directions. Notons au passage
que r2 = x 2 2 2
 + y2 + z , 2et
 comme
  aucune direction n’est privilégiée, on en
déduit x = y = z = r2 /3. Intéressons nous, par exemple, à l’équa-
2

tion (5.1) selon la composante x ; en multipliant cette équation par x et en


remarquant que d(x2 )/dt = 2xdx/dt, on obtient :

d2 x 1 d(x2 )
mx = xF x,fluc − kdμ (5.2)
dt2 2 dt
2  dx   dx 2
En utilisant le développement x ddt2x = dt
d
x dt − dt puis en passant à la
moyenne, on peut réécrire l’équation (5.2) sous la forme1 :
 !  "
d  2
2
d dx dx 1
m x −m = xFx,fluc  − kdμ x
dt dt dt 2 dt

Les premiers termes de chaque membre sont nuls car les vitesses, positions et
force fluctuante sont décorrélées, donc la moyenne de leur produit est égale
au produit de leurs moyennes, qui sont elles-mêmes nulles. En écrivant un dé-
veloppement analogue pour les deux autres composantes, en les sommant et
 
1. Notons que df /dt = p(r) (df /dt) dr 3 = d[ p(r)f dr 3 ]/dt = d f  /dt
170 Rhéophysique

en utilisant les hypothèses d’équilibre thermique et d’équipartition de l’éner-


gie (l’énergie cinétique
# moyenne
$ de chaque $ vaut 3kB T /2), ce qui se
# particule
2 2
traduit ici par m (dx/dt) = (1/3) m (dr/dt) = kB T , on trouve finale-
 
ment d r2 /dt = 6kB T /kμd, que l’on peut intégrer sous la forme :
 2  6kB T
r = t (5.3)
kμd
en supposant que la particule est dans la position r = 0 à l’instant initial. Cette
expression nous permet de constater que la distance quadratique moyenne est
simplement proportionnelle au temps écoulé depuis l’instant initial, et qu’elle
est d’autant plus grande que la température du milieu est grande ou que sa
viscosité est faible.

5.2.2 Phénomène de diffusion


L’expression très simple que nous avons trouvée pour la distance quadra-
tique moyenne cache une réalité individuelle plus complexe : chaque particule
se déplace spontanément dans toutes les directions dans le liquide, et les po-
sitions atteintes en moyenne sur l’ensemble des particules sont de plus en
plus éloignées de leur point de départ. Il s’agit d’un mouvement diffusif. Le
coefficient de proportionnalité

D = kB T /kμd (5.4)

qui intervient dans l’expression de la distance quadratique moyenne (5.3), est


le coefficient de diffusion. De cette dernière équation, on déduit également
le temps
 mis pour atteindre une distance de l’ordre de la taille des particules
( r2 ≈ d2 ) :
kμd3
t0 ≈ (5.5)
kB T
Pour des billes de rayon d = R = 0,1 μm dans de l’eau à température am-
biante, on trouve un temps de l’ordre de 4×10−3 s, autrement dit, par rapport
à leur dimension, de petites particules diffusent extrêmement rapidement dans
un liquide. Ce temps augmente fortement avec la taille des particules, il est
de 4 s pour des billes de 1 μm, et de 4000 s pour des billes de 10 μm. Ainsi, en
pratique la diffusion brownienne pour des particules d’une taille supérieure à
quelques dizaines de microns est négligeable puisqu’aucun mouvement percep-
tible ne peut être enregistré sur les durées d’expérience habituelles. Compte
tenu de la variabilité du mouvement d’une particule à l’autre, c’est à partir
d’un grand nombre de particules en suspension que l’on peut facilement ob-
server ce phénomène de diffusion : un groupe de particules placées dans une
région particulière d’un liquide pur formera ainsi une sorte de nuage s’étendant
plus ou moins rapidement dans le liquide. Mais il n’est pas possible d’identi-
fier un « front » de déplacement car la probabilité d’avoir une particule en un
5. Colloïdes 171

point donné décroît progressivement avec la distance et il est statistiquement


toujours possible d’avoir des particules très loin de la position initiale même
après une très courte durée de diffusion.
Voyons, par exemple, comment se répartit au cours du temps un ensemble
de particules dans une suspension dans le cas d’une diffusion unidirectionnelle.
On décrit la quantité de particules dans un petit élément de volume par sa
concentration φ, qui permet d’obtenir le nombre de particules dans un volume
dΩ : φdΩ. Pour simplifier l’approche on suppose que φ ne varie que selon l’axe
x. On sait d’après l’équation (5.3) que pendant un intervalle de temps dt les
particules parcourent une distance dx telle que dx2 = 2Ddt. Considérons une
tranche d’épaisseur dx située en x. Comme l’équation (5.3) ne fait intervenir
que la distance au carré, les particules de cette tranche ont une probabilité 1/2
de se déplacer de dx dans chaque direction, il en est de même des particules
situées dans les deux tranches voisines situées en x − dx et x + dx. Il s’ensuit
que la variation, au bout de dt, du nombre de particules dans la tranche située
en x s’écrit :
1
[φ(x − dx) − 2φ(x) + φ(x + dx)] dΩ
2
Par ailleurs, en utilisant la définition de la concentration, la varia-
tion du nombre de particules dans cette tranche peut également s’écrire
[φ(t + dt) − φ(t)] dΩ. En égalisant ces deux expressions puis en divisant le
membre de droite par 2Ddt, le membre de gauche par dx2 , et en passant à la
limite dt → 0, on obtient l’équation suivante (dite « seconde loi de Fick ») :
∂φ ∂2φ
=D 2 (5.6)
∂t ∂x
Plus généralement, cette équation décrit la façon dont une suspension initia-
lement hétérogène devient homogène au fil du temps du fait du rééquilibrage
progressif de la concentration résultant de la diffusion des particules. Pour se
donner une idée de la façon dont les choses se passent, on peut considérer le cas
particulier d’un pic de concentration situé initialement en zéro (φ(x, 0) = δ(x),
où δ(x) est une distribution de Dirac2 ) et observer la diffusion des particules à
partir de ce pic. Cette situation représente bien ce qui se passe lorsqu’on place
une goutte d’un liquide contenant une forte concentration en particules dans
le même liquide pur. On peut vérifier facilement que dans ce cas la solution
de l’équation (5.6) s’écrit :
exp −x2 /4Dt
φ(x, t) = (5.7)
(4πDt)1/2
L’allure du profil de concentration décrit par cette équation est présentée
Figure 5.3. Au cours du temps, le pic central s’affaisse progressivement, sa
−1/2
hauteur vaut (4πDt) , et la distribution des particules se rapproche pro-
gressivement d’une répartition uniforme.

2. δ est la fonction telle que δ(x = 1) = 0 et δ(x)dx = 1.
172 Rhéophysique

Fig. 5.3 – Profils de diffusion unidirectionnelle à différents temps pour des parti-
cules situées initialement au point zéro. Les profils sont représentés en fonction des
variables position et temps sans dimension X = x/R2 et T = Dt/R2 = t/t0 ; l’équa-
tion (5.7) qui régit cette diffusion s’écrit alors φ(X, T ) = (4πT )−1/2 exp −X 2 /4T . Le
profil initial est un pic de Dirac placé en X = 0, les profils représentés correspondent
(du plus élevé au plus étalé) aux temps T = 0,05 ; 0,25 ; 1 ; 2 ; 5.

5.2.3 Diffusion rotationnelle


La direction des forces résultant des collisions des molécules du liquide
avec une particule ne passe pas nécessairement par le centre d’inertie de la
particule. Il en résulte des mouvements de rotation de la particule autour
de son centre d’inertie. Formellement, l’équation décrivant ces mouvements
de rotation est analogue à l’équation (5.1) à un facteur de longueur près,
le terme de gauche étant remplacé par le moment cinétique de la particule,
le premier terme de droite par le couple fluctuant, et le second terme de
droite par le couple visqueux résistant. Le traitement mathématique de ce
phénomène est donc analogue au mouvement brownien de translation et on
aboutit à une équation de diffusion pour l’angle de rotation θ dans un plan
donné : θ2  = Drot t, où le coefficient de diffusion rotationnelle s’écrit de façon
générale :
kB T
Drot = α (5.8)
μL3
où L est la longueur de l’axe dont la rotation est observée et α un facteur
fonction de la forme de l’objet considéré.

5.2.4 Pression osmotique


Comme les éléments colloïdaux en suspension dans un liquide diffusent
sous l’effet de l’agitation thermique, ils tendent à occuper au maximum
5. Colloïdes 173

l’espace liquide qui leur est alloué. Les mouvements incessants de ces élé-
ments présentent des ressemblances avec ceux des molécules d’un gaz : leur
énergie cinétique est d’origine thermique et aucune direction de mouvement
n’est privilégiée. En s’appuyant sur des calculs analogues à ceux du § 2.3.4
pour la pression exercée par un gaz parfait sur une paroi solide, on peut donc
calculer la pression exercée spécifiquement
# $ par des particules colloïdales, ce
2
qui nous donne p = (1/3)nm (dr/dt) , où n est le nombre de particules par
unité de volume (n = φ/υ où υ est le volume
# moyen
$ des particules). D’après
l’hypothèse d’équilibre thermique, on a (dr/dt)2 = 3kB T /m, d’où l’on dé-
duit la valeur de la pression spécifique exercée par les particules colloïdales
que l’on appelle pression osmotique :

Posm = nkB T (5.9)

On peut mesurer cette pression dans une suspension en bloquant l’accès d’une
région aux particules tout en laissant le passage libre pour le liquide, typique-
ment à l’aide d’un filtre dont les mailles sont nettement plus grandes que la
taille des molécules du liquide mais plus petites que celle de particules. La
phase liquide contenant les particules exerce une pression sur le filtre plus
importante que la phase liquide pure, car elle est augmentée de cette pression
osmotique.

5.2.5 Sédimentation et diffusion brownienne


La diffusion permet de contrecarrer en partie la sédimentation ou le cré-
mage des particules. Sous l’action de la gravité, les particules tendent à se
rassembler dans une région donnée. Au contraire, la diffusion brownienne tend
à les redistribuer de manière homogène dans le liquide. Quand les deux ef-
fets prennent place en même temps, un profil d’équilibre est obtenu, qui est
associé à l’équilibre des deux tendances (voir Fig. 5.4). Dans un récipient
cylindrique vertical, le profil d’équilibre est décrit par la concentration en
fonction de la hauteur : φ(x). Considérons une section située en x et d’épais-
seur dx. La variation du nombre de particules dans cette section pendant un
intervalle de temps dt et résultant de la sédimentation est égale à la diffé-
rence entre la quantité de particules arrivant de la couche supérieure et celle
partant de cette couche, soit Δsedimentation = Vchute (φ(x + dx) − φ(x))dt =
Vchute (∂φ/∂x) dt. Dans cette expression, on utilisera pour simplifier la vi-
tesse de chute d’une particule en régime stationnaire qui s’exprime à partir de
l’équilibre entre la force de gravité (gυΔρ) et la force de traînée (kdμVchute )
(voir § 3.2.5), soit Vchute = gυΔρ/kdμ. La variation du nombre de particules
dans cette couche, résultant
 de la diffusion,
 est directement déduite de l’équa-
tion (5.6) : Δdiffusion = D∂ 2 φ/∂x2 dt. Le profil d’équilibre est obtenu lorsque
la concentration en particules dans la couche ne varie plus, c’est-à-dire lorsque
174 Rhéophysique

x
x0

Fig. 5.4 – Aspect d’une suspension de particules browniennes plus denses que le
liquide : la concentration dans le récipient (ici représentée par le niveau de gris)
diminue avec l’altitude (x).

Δdiffusion + Δsedimentation = 0. Cette dernière équation se résout facilement, la


solution s’écrit :
gυΔρx
φ(x) = φ0 exp − (5.10)
kB T
Il est à première vue surprenant que ce profil soit indépendant du frottement
du liquide sur les particules en mouvement (μ n’apparaît plus dans l’équa-
tion (5.10)), mais cela s’explique facilement par le fait que les effets visqueux
ralentissent de la même façon les différents types de mouvement. Ce résultat
apparaît encore plus naturel en remarquant que la forme de ce profil est du
type « distribution de Boltzmann » (voir § B.5) où le rôle de l’énergie po-
tentielle est joué par l’énergie potentielle mécanique associée à la gravité, i.e.
gυΔρ. Tout se passe donc comme si, à l’équilibre, les particules se plaçaient
dans différents niveaux d’énergie potentielle associés à différentes hauteurs par
rapport au fond, tout en maintenant des échanges permanents (par diffusion)
entre les différents niveaux.
Regardons de plus près ce profil de concentration : sur une épaisseur de
l’ordre de x0 = kB T /gυΔρ, la concentration est de l’ordre de la concentration
maximum ; un peu au-delà de cette distance, la concentration est proche de
zéro. Cette épaisseur est d’autant plus grande que les particules sont petites,
et varie très rapidement avec la taille des particules (comme d−3 ). Pour des
billes de 0,1 μm et d’une densité double de celle de l’eau, l’épaisseur critique est
d’environ 100 μm, autrement dit dans cette situation la sédimentation est très
significative dans les conditions expérimentales usuelles (hauteur de récipient
de l’ordre de 10 cm). En revanche, pour des billes analogues de 0,01 μm
cette épaisseur passe à 10 cm, dans ce cas les effets de la sédimentation sont
négligeables.
5. Colloïdes 175

dx
dz r
z O
x

Fig. 5.5 – Calcul de l’interaction due aux forces de van der Waals entre une molécule
(O) et un matériau occupant tout l’espace à partir du plan situé à la distance d de
cette molécule : on somme l’énergie d’interaction entre cette molécule et l’ensemble
des molécules contenues dans des disques de rayon x et situés à la distance z > d.

5.3 Forces de van der Waals


Nous avons vu (cf. § 2.2.4) que les atomes ou molécules sont soumises
aux forces d’attraction de van der Waals, dont l’intensité diminue rapidement
quand la distance augmente. Une particule colloïdale est constituée d’un très
grand nombre d’atomes, susceptibles d’interagir à distance avec l’ensemble
des atomes constitutifs d’une particule voisine. Pour calculer l’interaction ré-
sultante, on peut en première approximation faire la somme des interactions
mutuelles entre paires composées d’atomes de chacune des particules. Pour
cela, on suppose que le potentiel d’interaction entre atomes est de la forme
−C/r6 (voir § 2.2.3). On considère d’abord le cas d’un atome situé au point O
et une particule occupant tout l’espace à partir du plan situé à la distance d
de cet atome (voir Fig. 5.5) et formée d’atomes dont le nombre par unité de
volume est ρ. Le potentiel d’interaction entre l’atome seul et un anneau, de
rayon x, d’épaisseur dz et de largeur dx, et dont le centre est situé à la dis-
 3
tance z > d de l’atome, s’écrit : −Cρ2πxdxdz/ x2 + z 2 . En intégrant sur
tous les anneaux inclus dans le demi-plan x ∈ [0; ∞[ et z ∈ [d; ∞[ on trouve le
potentiel total :
πρC
U =− (5.11)
6d3
176 Rhéophysique

Si à la place de l’atome seul, on à une particule de surface A et d’épais-


seur infinie (voir Fig. 5.5), le potentiel se trouve par intégration de l’expres-
sion (5.11) sur d ∈ [h; ∞[ :
KA
U =− (5.12)
12πh2
où K = π 2 ρ2 C est la constante de Hamaker, qui a la dimension d’une éner-
gie et est, en fait, une propriété du matériau. L’expression ci-dessus permet
d’estimer le potentiel d’interaction entre deux particules de surfaces planes A
parallèles et situées à une distance h bien inférieure à leurs dimensions dans la
direction z. En effet, dans ce cas, les éléments situés aux extrémités dans les
directions perpendiculaires à z et ceux situés à des distances bien supérieures
à h, contribuent de façon négligeable au potentiel total, et la majeure partie
des éléments des particules « voient » donc une surface solide infinie en face
d’eux.
Dans le cas de deux particules sphériques dont la distance entre les centres
est r = 2R + h, le calcul est un peu plus compliqué et aboutit à :
K 2R2 2R2 r2 − 4R2
Φa = − + 2 + ln
6 r2 − 4R 2 r r2
qui, pour de faibles distances (h  R) se simplifie en :
KR
Φa ≈ − (5.13)
12h
En fait, les hypothèses à la base de ces calculs ne sont pas tout à fait valides
dans le cas général. Notamment, l’hypothèse d’additivité des interactions entre
les dipôles : ceux-ci s’influencent tous mutuellement entre particules et à l’in-
térieur même de chaque particule. En outre, pour de suffisamment grandes
distances, l’effet retard mentionné au § 2.2.4 joue un rôle non négligeable,
ce qui implique que le potentiel d’interaction ne varie plus en h−6 mais en
h−7 . Finalement, des calculs précis et complets (s’appuyant par exemple sur
la théorie de Lifchitz) requièrent une connaissance approfondie des proprié-
tés électriques des matériaux considérés. On obtient, cependant, une bonne
approximation de la réalité en négligeant l’effet retard et en utilisant les ex-
pressions simples du type (5.11) ou (5.13) avec des valeurs de la constante de
Hamaker dérivées de la théorie de Lifchitz.
La valeur de la constante de Hamaker, K, est cruciale dans ce schéma, elle
peut être estimée à l’aide la valeur de C déterminée au Chapitre 2 : prenant en
compte le fait que la polarisabilité d’un atome (ou d’une molécule sphérique)
de rayon R s’écrit α = 4πε0 R3 on a :
3
K = − νR6 π 2 ρ2
4
−3
Pour des atomes rangés sous forme cubique, on a ρ = (2R) , et par ailleurs
ν est de l’ordre du potentiel de première « ionisation » soit 5 × 10−10 eV. On
5. Colloïdes 177

trouve alors que, pour la plupart des matériaux, K est compris entre 0,4 et
4 × 10−19 J, les valeurs les plus élevées étant notamment obtenues avec des
métaux.
Sous l’action de l’interaction attractive de van der Waals, deux particules
ont tendance à se rapprocher jusqu’à entrer en contact. En pratique, elles ne
peuvent, cependant, s’approcher à des distances inférieures à la distance in-
teratomique, de l’ordre de h = 10−10 m, du fait de la répulsion de Born, liée à
l’impossibilité d’interpénétration des nuages électroniques. Le potentiel d’in-
teraction maximum est donc atteint à cette distance. Pour deux sphères de dia-
mètre 100 nm en contact avec K = 10−20 J, on trouve alors Φa = 3 × 10−19 J,
soit environ 70kB T . On en déduit que lorsque deux particules de ce type
se touchent, elles ne peuvent ensuite plus se séparer sous la simple action de
l’agitation thermique, puisque l’énergie qui les attire l’une vers l’autre est net-
tement supérieure à leur énergie cinétique d’origine thermique. En revanche,
on peut éviter qu’elles entrent en contact, et donc qu’elles acquièrent une telle
énergie d’interaction, en les maintenant à une certaine distance. Pour cela, il
faut introduire des forces répulsives. Il existe deux moyens principaux : en
ajoutant des ions en solutions, qui vont développer des forces électrostatiques
entre particules (cf. § 5.4), ou en adsorbant des polymères à la surface des
particules qui vont développer des interactions « stériques » (cf. § 5.5).
Notons que si l’on applique le calcul ci-dessus concernant l’énergie maxi-
mum à de grandes particules, c’est-à-dire telles que A est de l’ordre de quelques
millimètres, on obtient des valeurs extrêmement grandes, notamment pour des
particules
 planes en contact le long de leur plus grande surface car le rapport
A h2 est très grand. Cependant, en pratique, on n’obtient pas de telles forces
d’attraction entre deux corps solides macroscopiques car leur surface est tou-
jours rugueuse, si bien que les points de contact effectifs n’occupent qu’une
surface négligeable par rapport à la surface totale (voir § 7.2.2). Un contact
effectif entre deux corps solides sur une large surface est en revanche possible
avec des solides déformables, tels que les « cling-films » qui épousent mieux la
surface des objets avec lequel ils sont en contact et adhèrent ainsi sur toutes
sortes de surfaces solides.

5.4 Forces électrostatiques


Pour la plupart des systèmes colloïdaux naturels, les forces interparticu-
laires répulsives sont liées à la présence d’espèces ionisées à la surface des
particules. Ces charges de surface ont diverses origines. Elles peuvent prove-
nir d’irrégularités de la structure interne conduisant à un déficit de charges
compensé par des charges opposées en surface. C’est notamment le cas des
argiles. On peut aussi avoir des groupements ionisables qui n’existent qu’en
surface des particules, tels que des groupes Si-OH à la surface de la silice.
Enfin, des ions présents en solution peuvent s’adsorber à la surface des par-
ticules. Ces différentes origines montrent au passage la difficulté de maîtriser
178 Rhéophysique

x
Concentration
en ions

Contre-ions

Co-ions
Distance/Longueur de Debye

Fig. 5.6 – (en haut) Distribution spatiale des ions positifs et négatifs dans la
double-couche formée à partir de la surface du solide (ligne noire épaisse) ; (en bas)
concentration en co-ions et contre-ions et concentration totale en fonction de la
distance de la surface.

la charge de surface des particules qui peut être très sensible à des impuretés
d’origine ou de composition mal connues.
En dépit de ces charges superficielles, les suspensions colloïdales restent
neutres électriquement mais on pourrait s’attendre à ce que les particules
aux surfaces chargées développent des interactions électrostatiques de type
coulombiennes entre elles. En fait, dans des solutions polaires, autrement dit
aqueuses, des ions en solution jouent le rôle de contre-ions : ils sont attirés
par la surface alors que des ions de signe opposé sont repoussés par la surface
(voir Fig. 5.6). Ce phénomène, appelé double-couche, tend à neutraliser les
surfaces solides de manière plus ou moins diffuse au sein de la solution. Loin
de la surface, les concentrations en ions s’équilibrent toujours. Les interac-
tions entre particules dépendent finalement de la façon dont les charges se
distribuent ainsi dans l’espace.
Examinons comment se répartissent les charges dans le liquide dans le cas
d’une surface solide plane, infiniment large et uniformément chargée. Dans
une telle configuration, les variables du problème ne dépendent que de la dis-
tance par rapport au plan solide, x. La distribution des charges dans l’espace
est à l’origine d’un potentiel dans la solution, ψ, qui répond aux lois de l’élec-
trostatique. Par ailleurs, la distribution de charges est gouvernée par les lois
5. Colloïdes 179

de la thermodynamique. La combinaison de ces deux phénomènes permet de


déduire la valeur de ψ.
On suppose que les ions dans le solvant sont des charges ponctuelles (de
nombre uniforme z et de charges ±e). On considère le champ électrostatique
dérivant de ψ : E = −∇ψ. La force, résultant du champ électrostatique,
qui s’exerce sur un ion donné s’écrit F = zeE, zeψ est donc l’énergie po-
tentielle électrostatique de cet ion dans l’espace. En introduisant la relation
ci-dessus entre E et ψ dans le théorème de Gauss exprimant la relation entre le
champ électrostatique et la distribution de charges dans l’espace, c’est-à-dire
∇ · E = ρ/ε où ε est la permittivité du milieu, on obtient la loi de Poisson, qui
relie le potentiel électrostatique et la répartition des charges dans l’espace :
Δψ = −ρ/ε. Dans notre cas, compte tenu de la symétrie du problème, ψ ne
dépend que x et on a donc :
∂2ψ ρ
2
=− (5.14)
∂x ε
On suppose maintenant que les lois de la thermodynamique statistique s’ap-
pliquent au système constitué par les ions, ce qui implique qu’ils se répartissent
dans le solvant selon une distribution de Boltzmann (voir § B.5) en fonction de
l’énergie potentielle locale. La probabilité d’avoir un ion lorsque le potentiel
est ψ est donc proportionnelle à exp −(±zeψ)/kB T . Si la concentration en
ions dans la solution est n0 , on en déduit que la concentration en ions positifs
ou négatifs en un point particulier vaut :
±zeψ
n± = n0 exp − (5.15)
kB T
On peut remarquer que cette expression est cohérente avec les conditions aux
limites puisque, loin de la surface solide, le potentiel est nul et les ions positifs
et négatifs sont en égale concentration (n0 ). La densité de charge est reliée
aux concentrations en ions de la façon suivante :
 
zeψ zeψ
ρ = ze (n+ − n− ) = zen0 exp − − exp (5.16)
kB T kB T
En combinant les équations (5.14) et (5.16) on obtient l’équation décrivant la
distribution du potentiel ψ :
∂2ψ 2zen0 zeψ
2
= sinh (5.17)
∂x ε kB T
que l’on doit résoudre avec les conditions aux limites suivantes : ψ et ∂ψ/∂x
tendent vers zéro quand x tend vers l’infini. Dans la limite des faibles potentiels
(zeψ/kB T  1), la solution s’exprime :
ψ = ψ0 exp −κx (5.18)
où ψ0 est le potentiel à la surface de la particule et
 2 2 1/2
−1 2e z n0
κ = (5.19)
εkB T
180 Rhéophysique

est la longueur de Debye. On peut voir les variations des concentrations en


charge et la forme du potentiel prédites par ce résultat sur la Figure 5.6. On
constate que les variations du potentiel sont faibles à des distances nettement
supérieures à κ−1 . Ceci implique que cette longueur représente en quelque
sorte une longueur d’écrantage du champ électrique associé aux charges de
surface de la particule.
Le potentiel de surface ψ0 peut être relié à la densité de charge de surface
en égalisant la charge de surface avec
 ∞la charge totale par unité de surface
au sein de la double couche (σ0 = − 0 ρdx). En introduisant la valeur de ψ
dans l’expression de la charge (5.16), on trouve alors :
zeψ0
σ0 = (8n0 εkB T )1/2 sinh (5.20)
2kB T
qui se réduit à σ0 = εκψ0 aux faibles potentiels. On voit ainsi que le potentiel
de surface dépend à la fois de la densité de charge σ0 mais aussi (à travers κ)
de la composition ionique du milieu.
Lorsque deux surfaces chargées sont à proximité l’une de l’autre au sein
d’un liquide polaire leurs double-couches ne peuvent plus conserver la forme
ci-dessus, en quelque sorte elles « interagissent ». Mais cette interaction n’est
pas directe, les ions doivent se répartir d’une autre manière en prenant en
compte la proximité des deux surfaces solides. C’est donc essentiellement un
effet de type osmotique lié à ce confinement qui conduit à une force répulsive
entre les surfaces solides. Les calculs correspondants sont hors du cadre de cet
ouvrage mais on peut mentionner les expressions résultantes : dans la limite
des faibles potentiels et des grandes distances entre particules (exp −κh  1)
dans le cas de deux surfaces planes, le potentiel d’interaction par unité de
surface s’écrit :
Φe = 2κεψ02 exp −κh (5.21)
et dans le cas de sphères on a :
Φe = 2πRεψ02 exp −κh (5.22)
On trouve donc, pour le potentiel d’interaction électrostatique, le même type
de variation que pour le potentiel électrostatique autour d’une surface so-
lide : une exponentielle décroissante avec la longueur de Debye pour longueur
caractéristique.

5.5 Effets de polymères adsorbés


Une technique couramment utilisée pour stabiliser les colloïdes consiste à
couvrir de polymères la surface des particules. Les chaînes sont adsorbées à
la surface par l’une de leurs extrémités tandis que l’autre extrémité est en
partie libre de se mouvoir dans la solution. La présence de chaînes de po-
lymères adsorbés à la surface de particules implique qu’il est beaucoup plus
difficile d’approcher les particules à courte distance. La force de répulsion
5. Colloïdes 181

s
l
θ
x

Fig. 5.7 – Diminution du nombre de positions possibles d’un bâtonnet fixé à une
surface solide (à gauche) par l’une de ses extrémités résultant de l’approche d’une
autre surface solide (à droite).

correspondante provient de l’énergie nécessaire pour réduire l’entropie confi-


gurationnelle (voir § 4.3) des chaînes situées entre les deux surfaces solides : en
rapprochant les particules, on réduit l’espace disponible pour les polymères et,
de ce fait, le nombre de configurations géométriques qui leur sont accessibles.
On peut comprendre cet effet à partir de la description très simplifiée sui-
vante. Considérons une molécule rigide (un bâtonnet cylindrique de longueur
l et de section s) accrochée à une surface plane (voir Fig. 5.7). Cette molécule
peut occuper différentes positions dans l’espace, caractérisées par la position
de son extrémité sur la demi-sphère de rayon l. Pour simplifier, on divise
la surface de cette demi-sphère en éléments de surface s et on suppose que
l’extrémité de la molécule ne peut occuper que les positions correspondant à
ces emplacements. Il y a donc 2πl2 /s positions possibles pour la molécule. Si,
maintenant, on approche une surface solide (voir Fig. 5.7) à une distance x < l
de la surface initiale, le nombre de positions possibles se réduit. La portion
de surface de la demi-sphère encore disponible pour l’extrémité du bâton-
net se calcule en intégrant les éléments de surface situés entre y et y + dy,
pour y ∈ [0 ; x]. Ces éléments, associés à un angle θ par rapport à la surface
solide, ont pour circonférence
x 2πl cos θ et pour largeur dy/cos θ. La surface
totale vaut alors 0 2πldy = 2πlx. On en déduit que le nombre de positions
possibles varie de Z0 = 2πl2 /s à Z1 = 2πlx/s, ce qui implique que l’entropie
configurationnelle s’écrit à une constante près :

S = kB ln Z1 /Z0 = kB ln (x/l)

L’énergie libre strictement associée à cette variation d’entropie configuration-


nelle est F = −T S. Le travail à effectuer pour approcher les deux surfaces
s’écrit, quant à lui, δW = f ∗ dx où f ∗ est la force imposée par l’extérieur
sur les plaques. Ce travail est égal à la variation d’énergie libre du système à
182 Rhéophysique

Rg L

Γ<1 Γ<1

Fig. 5.8 – Aspect de chaînes adsorbées à la surface d’une particule : lorsque le


nombre de chaînes par unité de surface (Γ) est faible (à gauche), les chaînes ne se
gênent pas et ont une longueur typique proche de leur rayon de giration ; lorsque Γ
est grand (à droite), les chaînes tendent à s’allonger pour augmenter l’entropie du
système.

température constante (dF ) (voir § B.4), ce qui nous donne la force de répul-
sion f = −f ∗ entre les deux plaques : f = −dF /dx = kB T /x. On a ainsi une
estimation de la force de répulsion entre deux plans solides avec une chaîne
de polymère adsorbée sur l’une d’entre elles. On pourrait étendre ce calcul
au cas de plusieurs chaînes adsorbées sur chaque surface, pour en déduire la
force de répulsion entre les deux surfaces, mais il nous faut, en fait, prendre
en compte plusieurs autres effets.
Pour une chaîne de polymère, compte tenu de la rotation possible des liens
entre éléments successifs (voir § 4.2), le nombre de configurations possibles
ne dépend pas aussi simplement que ci-dessus de la distance entre les deux
surfaces solides. En outre, lorsque la concentration en polymères adsorbés sur
l’une des surfaces est suffisamment grande, les chaînes commencent à se gêner
le long de cette surface. Si elles conservaient la forme qu’elles adoptent dans
une solution diluée, elles seraient fortement enchevêtrées. Pour maximiser leur
entropie, les chaînes tendent à occuper un plus large espace à partir de la
surface solide, ce qui les conduit à s’allonger dans la direction perpendiculaire
à la surface solide au point de former une sorte de « brosse » (voir Fig. 5.8).
Comme on l’a vu plus haut, en approchant deux brosses de ce type, associées
à deux surfaces solides, on diminue l’entropie configurationnelle du système, il
faut donc fournir de l’énergie : les chaînes ont moins d’espace pour s’allonger
et doivent finalement se frayer un chemin les unes entres les autres.
Notons que pour qu’il y ait effectivement une répulsion entre deux parti-
cules couvertes de polymères, il faut aussi que le liquide soit un bon solvant
pour le polymère. Dans le cas contraire, i.e. si il y a une certaine attraction
entre les segments de polymères qui autrement conduirait à une séparation de
5. Colloïdes 183

phases pour les polymères seuls en solution, le polymère induit une interaction
attractive entre les particules. Finalement, de façon générale, l’interaction
entre deux particules ainsi couvertes de polymères est fortement gouvernée
par la distance jusqu’à laquelle les polymères s’étendent dans le liquide. Cette
distance est contrôlée, en premier lieu, par la longueur des chaînes mais éga-
lement par la densité de chaînes adsorbées et par les interactions entre le
polymère et le liquide.
On peut voir l’influence de la densité et de l’affinité du polymère pour
le liquide, à travers l’approche simplifiée suivante. Lorsque les chaînes sont
assez distantes les unes des autres, elles ne se gênent pas, la longueur de la
chaîne est en pratique proche du rayon de giration Rg dans une solution diluée
où l’on a Rg ∝ N 3/5 dans un bon solvant (voir § 4.3.4). Lorsque la concen-
tration en chaînes est suffisamment grande, celles-ci se gênent et s’allongent
jusqu’à une longueur L (épaisseur de la « brosse ») pour occuper un peu plus
d’espace. On peut alors reprendre les calculs du § 4.3 : l’énergie associée à
l’étirement de la chaîne jusqu’à la longueur L vaut E = 3kB T L2/2N b2 ; le vo-
lume disponible par chaîne étant Lb2 /n où n/b2 = Γ est le nombre de chaînes
par unité de surface, le premier terme d’énergie de l’équation (4.24) s’écrit
E = kB T b3 (1 − 2χ) nN 2 /2Lb2 et l’énergie totale :
nN 2 3kB T L2
E = kB T b3 (1 − 2χ) 2
+ + Cst. (5.23)
2Lb 2N b2
est minimale pour :
1/3
L ≈ [n(1 − 2χ)/6] bN (5.24)
La croissance de la longueur des chaînes est donc plus rapide que les dimen-
sions habituelles de la chaîne en N 3/5 dans une suspension diluée.
Des calculs plus sophistiqués permettent par exemple (voir Israelachvili
(1991)) d’estimer les potentiels par unité de surface entre deux surfaces solides
pour une faible √couverture en polymères (Γ < 1, c’est-à-dire quand la distance
interchaînes b/ n est supérieure au rayon de giration Rg ), chaque chaîne
interagit alors librement avec l’autre surface solide :
h
Φs ≈ 36ΓkB T exp − quand 2Rg < h < 8Rg (5.25)
Rg

Pour une forte couverture (quand a/ n < Rg ) on a :
100L 3/2 πh
Φs ≈ Γ kB T exp − quand 0,4L < h < 1,8L (5.26)
π L
Le potentiel décroît ensuite évidemment très rapidement lorsque h > 2L,
c’est-à-dire lorsque les chaînes n’ont que peu de chances d’entrer en contact.

5.6 Interactions de déplétion


Ce type d’interaction se produit lorsque la suspension contient, outre les
particules principales, une espèce dont les éléments ont une taille intermédiaire
184 Rhéophysique

h
R

d
Fig. 5.9 – Phénomène de déplétion (concentration plus faible que la concentration
moyenne dans le liquide) en éléments (petits disques) dans la région située entre
deux particules voisines proches.

(disons d) entre ces particules et les molécules du solvant. Le cas le plus


courant est celui d’un polymère en solution qui ne s’absorbe pas à la surface
des particules, on peut alors considérer que d est en première approximation
égal au rayon de giration des molécules (Rg ) (voir § 4.2.3). Les centres de
ces éléments ne peuvent pas se trouver à des distances inférieures à d/2 de
la surface des particules. Dans cette région, il y a donc une chute (déplétion)
de concentration en éléments. Lorsque les particules sont distantes les unes
des autres, ce phénomène n’a pas de conséquence particulière. En revanche,
lorsque deux particules sont assez proches l’une de l’autre, il existe une région
de faible concentration en éléments entre les deux particules, voire même
d’absence totale d’éléments lorsque h est inférieur à d, qui diffère du reste
de la suspension (voir Fig. 5.9). La différence de pression osmotique entre les
deux régions tend à uniformiser la concentration en rapprochant les particules
colloïdales, ce qui induit une force attractive.
L’énergie d’interaction peut être estimée en considérant qu’elle correspond
à l’énergie nécessaire pour écarter, à une distance infinie, les deux particules
soumises à la pression osmotique. On sait que, lorsque les particules sont suf-
fisamment éloignées, elles n’interagissent pas du tout de cette manière, car la
concentration en éléments de l’espèce additionnelle est uniforme dans l’espace
qui les sépare. En première approximation, on peut supposer que l’énergie
est significative uniquement lorsque les couches de déplétion se recouvrent,
c’est-à-dire lorsque h est compris entre 0 et d. L’énergie est donc supposée né-
gligeable pour h > d. Pour des éléments n’interagissant pas dans le liquide, la
pression osmotique dans le reste du solvant est donnée par l’expression (5.9).
Les éléments en suspension peuvent être vus comme les molécules d’un gaz
dont on diminuerait le volume disponible en écartant les deux particules col-
loïdales dans cette gamme de distance (tant que les éléments ne peuvent pé-
nétrer dans la région intermédiaire). L’énergie d’interaction correspond alors
5. Colloïdes 185

au travail nécessaire pour passer de la distance h à la distance d, que l’on peut


estimer en utilisant le travail de la pression sur un gaz (−pdΩ) :

Φ = −Posm dΩ(h) (5.27)

où dΩ(h) est le volume « déplacé », qui est aussi le volume d’intersection des
deux couches de déplétion lorsque la distance est h. Pour des particules et des
éléments sphériques, dΩ(h) est le double du volume d’une « calotte » (voir
√ que l’on peut calculer en sommant des disques d’épaisseur dx et de
Fig. 5.9)
rayon R2 − x2 entre x = R − d/2 − h/2 et R, si bien que l’on obtient, lorsque
d  R et h  R : dΩ(h) ≈ π2 R(d − h)2 , et finalement :
π
Φd = nkB T R(d − h)2 (5.28)
2
Cette interaction n’est jamais très forte mais elle peut être de l’ordre de kB T si
la concentration en éléments est suffisamment importante, d’où une tendance
accrue à l’agrégation.

5.7 Bilan des interactions


Quelles que soient les caractéristiques du système, les particules colloïdales
sont soumises aux forces d’attraction de van der Waals, qui tend à les rappro-
cher à très courte distance les unes des autres. Par ailleurs, le phénomène de
déplétion associé à la présence en suspension dans le liquide d’une autre espèce
(souvent des polymères) peut aussi contribuer à l’attraction entre les parti-
cules. Pour contrecarrer cette tendance, on dispose essentiellement de deux
solutions : placer à la surface des particules des ions induisant une répulsion
électrostatique, ou adsorber des polymères sur leur surface pour induire une
répulsion stérique. Lorsque plusieurs des effets décrits ci-dessus coexistent,
le potentiel total d’interaction entre particules est simplement la somme des
potentiels résultant de chacune des interactions :

Φ = Φ a + Φe + Φs + Φd (5.29)

La Figure 5.10 illustre ce principe avec seulement deux types d’interaction


(van der Waals et électrostatique). Le potentiel lié aux interactions de van
der Waals est la plupart du temps attractif : dans une représentation en
fonction de la distance entre les particules, l’énergie est croissante, donc la
force d’interaction qui dérive de ce potentiel (f = −dΦ/dh) est négative.
La force attractive tend vers l’infini à l’approche des petites distances, elle
est alors largement supérieure à la force de répulsion électrostatique, mais
comme on l’a vu plus haut, la distance d’approche des particules est limitée
par l’étendue des nuages électroniques (répulsion de Born). À l’inverse, le
potentiel électrostatique est répulsif, mais à courte distance, il prend une
valeur finie (d’après les équations (5.21) et (5.22)). Finalement, le potentiel
186 Rhéophysique

Fig. 5.10 – Aspect typique des deux principaux potentiels d’interaction (Φa et
Φe ) et du potentiel d’interaction total en fonction de la distance entre deux particules
colloïdales en suspension dans un liquide. Les courbes tracées ici ont été obtenues à
partir des formules (5.11) et (5.20) avec des coefficients arbitraires.

total est dominé par l’attraction de van der Waals aux courtes et très grandes
distances mais la répulsion peut être dominante aux distances intermédiaires.
Dans l’exemple de la Figure 5.10, on a ainsi une barrière de potentiel, située
en h0 , qui tend à empêcher les particules de s’approcher trop près les unes
des autres.
En fait, le potentiel total peut prendre différentes formes selon les valeurs
des potentiels attractifs et répulsifs. Lorsque le potentiel attractif domine le
potentiel répulsif à toutes les distances, le potentiel total reste évidemment
attractif (cas A de la Fig. 5.11). Les particules s’approchent à très courte dis-
tance et l’agitation thermique ou une action mécanique ordinaire sont alors
incapables de les séparer. On dit qu’elles s’agrègent, ce qui les conduit à oc-
cuper un volume réduit au sein du liquide, la suspension est donc instable,
on parle alors de floculation. Lorsque le potentiel répulsif est plus élevé, une
barrière d’énergie apparaît (cas B et C, Fig. 5.11). Si cette barrière est de
l’ordre de plusieurs fois kB T , les particules ne pourront la franchir que très
rarement. Elles resteront donc à quelque distance les unes des autres, on dit
que la suspension est stable.
Pour déstabiliser une suspension, on peut ajouter du sel à une suspension
stabilisée de façon électrostatique, on réduit ainsi la longueur de Debye ce
qui réduit l’amplitude des forces électrostatiques par rapport aux forces de
van der Waals. On peut aussi ajouter un mauvais solvant à une suspension
stabilisée à l’aide d’un polymère, de cette façon les interactions entre poly-
mères induisent une force d’attraction entre les particules. On peut également
supprimer physiquement ou chimiquement les chaînes de polymère adsorbées
à la surface des particules colloïdales. On peut enfin ajouter un polymère ne
5. Colloïdes 187

Fig. 5.11 – Différents aspects possibles du potentiel total d’interaction entre deux
particules, somme d’un potentiel attractif de van der Waals (équation (5.13)) et d’un
potentiel répulsif électrostatique (équation (5.22)) avec des valeurs de paramètres
arbitraires.

s’adsorbant pas sur les particules, de façon à augmenter les interactions de


déplétion.
Dans la suite, on ne s’intéressera qu’aux suspensions stables, pour les-
quelles la barrière de potentiel est suffisamment grande pour empêcher les phé-
nomènes d’agrégation irréversibles (suspension stable). On peut alors avoir,
soit une répulsion jusqu’à de grandes distances (cas C), soit un minimum
secondaire à relativement courte distance (cas B). Dans un système dans le-
quel domine le cas C, les particules tendent à s’éloigner à grande distance, dans
la limite permise par la présence des autres particules. Elles se dispersent donc
de manière homogène dans le liquide. Dans la suite, on qualifiera ce type de
suspension de système répulsif. Dans le cas B, les particules se placent dans
les positions de minimum secondaire (puits de potentiel local). Elles sont ainsi
maintenues à quelque distance les unes des autres et peuvent assez facilement
s’extraire de ces positions par agitation thermique ou par un effort mécanique
ordinaire. On parle d’agrégation faible. Dans la suite, on qualifiera ce type de
suspension de système attractif.
Il faut garder à l’esprit que la description ci-dessus n’est valable que sur
des échelles de temps limitées. En effet, même si leur énergie moyenne est
inférieure au niveau de la barrière de potentiel, il est toujours possible qu’à
un moment où à un autre, une particule ait une énergie supérieure qui lui
permette de franchir cette barrière. Compte tenu de la profondeur des puits
de potentiel attractifs, la probabilité que cette particule franchisse ensuite
la barrière dans l’autre sens est en général beaucoup plus faible. Par consé-
quent, toute suspension colloïdale, est instable sur des temps suffisamment
longs. En pratique, la stabilité d’une suspension est donc associée à un temps
d’observation particulier.
188 Rhéophysique

Fig. 5.12 – Deux formes typiques d’un potentiel d’interaction essentiellement ré-
pulsif : (a) décroissance rapide autour d’une certaine distance ; (b) décroissance
progressive de l’énergie avec la distance.

Notons enfin que, dans le cas général, on a affaire à des particules de tailles
et de formes diverses en interactions simultanées avec plusieurs particules,
donnant lieu, par exemple, à des interactions attractives avec une extrémité
d’une particule et répulsives avec le centre. Dans ces conditions il est délicat de
décrire le système par un simple potentiel d’interaction entre deux particules
et fonction d’un seul scalaire. Les principaux types d’interaction identifiés ci-
dessus permettent néanmoins de décrire qualitativement les grandes catégories
de bilan net moyen des interactions entre particules voisines pour un système
homogène complexe.

5.8 Comportement des systèmes répulsifs


On considère, ici, les systèmes tels que deux particules seules dans le liquide
tendraient à se repousser jusqu’à de grandes distances de séparation. Cette
situation correspond au cas où les forces répulsives sont suffisamment élevées
par rapport aux forces attractives. Dans le cas général, la force et l’éner-
gie décroissent progressivement avec la distance (voir courbe (b) Fig. 5.12).
On parlera alors de suspensions répulsives molles. Dans certains cas, la
force décroît très rapidement autour d’une certaine distance (voir courbe (a)
Fig. 5.12) si bien que deux particules peuvent difficilement s’approcher à une
distance inférieure et interagissent de manière négligeable au-delà. On parlera
alors de suspensions répulsives dures. Bien entendu, en réalité, il n’est
pas possible de distinguer strictement ces deux types de système, la transi-
tion entre les deux est continue et en partie arbitraire, mais cette classification
permet de mieux appréhender l’origine physique de certains comportements.
5. Colloïdes 189

5.8.1 Suspensions répulsives dures


Généralités
Cette situation se rencontre principalement (i) lorsque les particules in-
teragissent à travers un potentiel électrostatique assez élevé, ou bien (ii) lors-
qu’elles sont couvertes d’une brosse de polymères assez dense. Le modèle dit
« de sphère dure » consiste alors à représenter le potentiel d’interaction sous la
forme d’une marche d’escalier de hauteur infinie en-dessous de la distance εR
(voir Fig. 5.12) et de hauteur nulle au-delà, de façon analogue au poten-
tiel (2.3) (voir § 2.2.6). Dans ces conditions, les particules ne peuvent pas
s’approcher à une distance inférieure à 2εR.
Dans le cas (i), l’écoulement du liquide à l’intérieur de la couche d’épaisseur
εR autour d’une particule est possible mais la présence d’ions en interaction
avec la surface solide freine les mouvements qui tendraient à les déplacer hors
de cette couche. En première approximation, tout se passe comme si cette
couche avait une viscosité nettement plus grande que la viscosité du liquide
suspendant. L’ampleur de cet effet (appelé « premier effet électrovisqueux »)
dépend notamment de la force ionique, de la concentration en ions et de la
taille des particules. Dans le cas (ii), les polymères adsorbés gênent aussi no-
tablement l’écoulement du liquide à travers la couche d’épaisseur εR autour
d’une particule. Dans les deux cas, on peut finalement, prolonger l’approxi-
mation de sphères dures en considérant que le liquide contenu dans la couche
d’épaisseur εR forme une zone rigidement liée à la particule, ce qui revient
finalement à considérer que l’on a affaire à des particules solides de rayon
effectif r = R(1 + ε).
Dans ces conditions, le comportement des suspensions de sphères répul-
sives dures peut être bien décrit à l’aide des principes mis en place pour les
suspensions de particules non-colloïdales (voir Chapitre 3). Ces suspensions
sont newtoniennes dans une large gamme de concentrations, avec une viscosité
croissant d’abord très lentement avec la concentration selon la loi d’Einstein
(équation (3.16)), puis plus rapidement dans le régime semi-dilué suivant, par
exemple, le modèle de Krieger-Dougherty (cf. équation (3.19)). Cependant, la
concentration solide à prendre en compte dans ce cadre n’est pas la concentra-
tion volumique en particules solides φ mais la concentration apparente φ en
sphères dures impénétrables de rayon r. Pour un volume de suspension donné
(Ω), le volume de particules présent dans la solution s’écrit Ωφ. Le volume
de sphères dures vaut donc Ωφ (r/R) , qui s’écrit aussi Ωφ . On en déduit
3
 3
φ = φ(1 + ε) .

Impact du mouvement brownien


L’analyse ci-dessus ne tient pas compte de l’une des caractéristiques essen-
tielles des particules colloïdales, le fait qu’elles peuvent diffuser dans le liquide
sous l’effet de l’agitation thermique (mouvement brownien). Cette agitation
190 Rhéophysique

induit, par rapport à l’écoulement macroscopique imposé par les conditions


extérieures (e.g. cisaillement simple), des mouvements supplémentaires du li-
quide interstitiel et donc des dissipations d’énergie supplémentaires, qui aug-
mentent la viscosité apparente du mélange. On peut s’attendre à ce que ce
phénomène soit important aux faibles gradients de vitesse car alors, sur une
période de temps donné, les particules ont le temps de diffuser sur des dis-
tances beaucoup plus grandes que le déplacement induit par l’écoulement
macroscopique imposé. En revanche, pour des gradients de vitesse élevés, les
effets de la diffusion seront négligeables.
Qualitativement, l’effet du mouvement brownien est analogue à celui de
l’agitation des molécules dans un gaz (voir Chapitre 2). On est, ici, en présence
d’un « gaz » de particules immergées dans un liquide. La viscosité d’un tel
système résulte des échanges de quantité de mouvement lorsque les particules
migrent d’une couche à l’autre. En revanche, ici, le processus permettant le
transfert de quantité de mouvement au sein d’une couche n’est plus, comme
avec un gaz standard, les collisions entre molécules, mais la dissipation vis-
queuse liée aux mouvements des particules à travers le liquide. Par conséquent,
ce n’est pas directement l’agitation thermique, et donc la valeur de la tempéra-
ture (voir équation (2.21)), qui conditionne ces dissipations mais l’amplitude
des phénomènes de diffusion par rapport à l’écoulement imposé. Pour décrire
ce phénomène, on peut donc lui associer une viscosité apparente, ηB , qui dé-
croît lorsque le rapport, que l’on appellera P e (nombre de Peclet), entre le
temps caractéristique de diffusion et le temps caractéristique d’écoulement,
augmente.
Considérons le cas d’un cisaillement simple. Sous l’effet de ce seul écoule-
ment, une particule se déplace relativement à sa voisine située à la distance
b, à une vitesse de l’ordre de bγ̇ ; le temps caractéristique pour parcourir une
distance de l’ordre de b est donc Th = 1/γ̇. Sous l’effet de la seule agitation
thermique une particule parcourt une distance de l’ordre de b, en un temps
qui, d’après l’équation (5.3), vaut à peu près : Tb ≈ kμb2 /kB T . On trouve
donc :
Tb kμγ̇b2
Pe = = (5.30)
Th kB T
Quelle que soit la valeur du gradient de vitesse, des dissipations visqueuses
sont associées au mouvement macroscopique imposé au fluide. En première
approximation, on peut supposer que ces dissipations s’ajoutent simplement à
celles résultant de la diffusion brownienne et conduisent à une viscosité totale
du système égale à la somme des viscosités strictement associées à chaque
phénomène :
η = μ(φ ) + ηB (P e) (5.31)
où μ(φ ) est la viscosité d’une suspension de particules non-colloïdales à
la concentration φ . Dans cette expression, la viscosité additionnelle liée
à la diffusion des particules, ηB , est une fonction qui décroît lorsque P e
croît et tend vers zéro lorsque P e → ∞ (diffusion brownienne négligeable).
5. Colloïdes 191

lnμ

Pe

Fig. 5.13 – Variation de la viscosité apparente d’une suspension colloïdale en fonc-


tion du nombre de Péclet P e et de la concentration solide.

Ce résultat est représenté sur la Figure 5.13 : lorsque P e 1, les parti-


cules diffusent de manière négligeable par rapport aux mouvements induits
par l’écoulement macroscopique de la suspension, la viscosité est donc celle
de la suspension non-brownienne équivalente ; lorsque P e  1, les particules
diffusent à des distances bien plus grandes que les mouvements relatifs in-
duits par l’écoulement macroscopique, la viscosité apparente est plus élevée
que celle de la suspension non-brownienne équivalente.
Lorsque la concentration solide augmente, le nombre de particules suscep-
tibles de diffuser augmente, ce qui tend à augmenter les échanges de quantité
de mouvement, mais la diffusion est ralentie du fait de la gêne occasionnée, sur
le mouvement d’une particule, par la présence des particules environnantes.
Ces deux effets se compensent donc plus ou moins mais le second, visible à
travers l’augmentation de μ en fonction de φ dans l’équation (5.30), prend
le dessus lorsque la concentration est supérieure à quelques pourcents. Fi-
nalement, le nombre de Peclet associé à un gradient de vitesse donné reste
constant ou augmente avec la concentration en particules, et ηB reste constant
ou diminue. En parallèle, les dissipations visqueuses induites par l’écoulement
macroscopique augmentent. Le niveau du plateau de viscosité, aux fortes va-
leurs du nombre de Peclet, s’élève donc (voir Fig. 5.13). Il s’ensuit que la
valeur critique du nombre de Peclet, correspondant à la transition entre les
deux régimes, diminue. Finalement, en pratique, l’augmentation de la viscosité
associée directement au mouvement brownien disparaît lorsque la concentra-
tion augmente.

Comportement des suspensions concentrées de sphères de taille


uniforme
Lorsque la concentration apparente est suffisamment grande, on observe
avec ce type de suspensions un effet spécifique de leur caractère colloïdal. À
192 Rhéophysique

Fig. 5.14 – Suspension de billes de PMMA fluorescentes de 2,2 μm observée par


microscopie confocale, dans un état ordonné (à gauche) après un temps de repos
suffisant, et dans un état désordonné (à droite) après une légère agitation du système.
[Reproduit avec autorisation, à partir de Habdas and Weeks, Current Opinion in
Colloid and Interface Science, 7, 196 (2002). Copyright 2002 Elsevier.]

partir d’une concentration φ supérieure à 55 % on obtient une phase cris-


talline, adoptant l’une des configurations d’entassement maximal Hexagonale
Compacte (HC) ou Cubique Face Centrée (CFC). Ceci est surprenant puisqu’il
s’agit pratiquement de la concentration minimale d’un empilement désordonné
de sphères non-browniennes et que l’on peut obtenir facilement des empile-
ments désordonnés jusqu’à des concentrations de l’ordre de 64 % (voir Cha-
pitre 3). En fait, les propriétés de ces systèmes sont encore plus originales :
lorsqu’on augmente progressivement la concentration on observe, lorsque φ
a atteint 49,4 %, la formation brutale d’un cristal de concentration 54,5 %
(voir Fig. 5.14). Il s’agit d’une véritable transition de phase liquide-solide : si
on prépare une suspension à une concentration intermédiaire, elle se sépare
en deux phases qui coexistent. Notons qu’en général ce cristal adopte une
configuration HC ou CFC lorsque ε < 1,7 et cubique centrée lorsque ε > 1,7.
Ce phénomène est d’origine entropique : en se rangeant de manière cristal-
line, les particules perdent de l’entropie de désordre collectif (à longue portée),
mais elles gagnent de l’entropie de désordre local, car elles ont beaucoup plus
de place pour bouger autour de leur position d’équilibre. En effet, dans un
empilement désordonné, les particules forment un réseau de contacts au sein
duquel les possibilités de (légers) mouvements relatifs des particules sont très
réduites. Le rôle du mouvement brownien dans cette transition est donc fon-
damental : il permet aux particules d’explorer différentes configurations pour
finir par choisir celle dont l’entropie est la plus grande. Une telle transition
est impossible au sein d’un système de particules non-browniennes laissé au
repos.
Si on laisse suffisamment de temps au matériau pour s’organiser durant sa
préparation, on obtient une structure cristalline à partir de 49,4 % et jusqu’à
une concentration de 74 %. Il est, cependant, également possible d’obtenir
5. Colloïdes 193

Dilué Semi-dilué Concentré vitreux Concentré pâteux


φ'<<1 0.01<<φ'<φ 0 φ0<φ<φc φc<φ<φm

Fig. 5.15 – Régimes rhéophysiques d’une suspension répulsive molle en fonction de


la concentration solide (voir texte).

une structure désordonnée jusqu’à une concentration de 64 % en mélangeant


rapidement les particules et le liquide, la structure « vitreuse » ainsi obtenue
est stable parce que les particules se gênent suffisamment pour empêcher un
réarrangement spontané en structure cristalline.

5.8.2 Suspensions répulsives molles


Généralités
Ici, le potentiel d’interaction total décroît progressivement avec la distance
entre les particules. Ceci rend beaucoup plus délicat que dans le cas de sphères
dures la représentation des particules par des volumes plus grands englobant
une région dans laquelle les mouvements du liquide seraient ralentis du fait de
la présence d’ions ou de polymères. En effet, la transition entre un domaine
liquide apparemment très visqueux et plus ou moins figé autour de la particule
et le domaine liquide indépendant, est maintenant très progressive.
Tant que les particules sont à une distance telle que les interactions col-
loïdales sont négligeables, on peut approximativement décrire la suspension
comme dans le cas des sphères dures en utilisant une concentration appa-
rente de particules solides φ , définie par exemple à partir de la distance εR
telle que le potentiel est égal à la moitié de sa valeur maximum. Dans ce cas,
aux faibles concentrations solides, on a un régime dilué puis un régime
semi-dilué « hydrodynamique » (voir Fig. 5.15) dans lesquels le comporte-
ment de la suspension est newtonien et la viscosité apparente augmente avec
la concentration, comme dans le cas de suspensions non colloïdales. En outre,
comme dans le cas de sphères dures, le mouvement brownien peut jouer un
rôle important aux faibles gradients de vitesse (voir Fig. 5.13).
À partir d’une concentration critique φ0 , la distance moyenne entre les
particules est telle que les forces de répulsion colloïdales commencent à jouer
un rôle significatif. Chaque particule est soumise à des forces de répulsion
émanant de chacun de ses voisins (voir Fig. 5.15). On entre alors dans le
régime concentré. Si l’agitation thermique est encore capable à elle seule,
en dépit des interactions colloïdales, de changer les voisins proches de chaque
194 Rhéophysique

particule dans la suspension au repos, les particules ne sont pas coincées dans
une configuration particulière. Pour cela, il faut que le potentiel d’interaction
moyen, Φ(b), soit au maximum de l’ordre de kB T . La suspension est alors un
fluide relativement simple, qui ne possède pas de seuil de contrainte. Compte
tenu du fait que tout écoulement implique des dissipations visqueuses au sein
du liquide interstitiel et des interactions colloïdales relativement élevées, une
telle suspension possède une viscosité élevée. Pour cette raison, dans la clas-
sification de la Figure 5.15, on a qualifié de vitreux ce type de régime. Dans
l’état actuel des connaissances, il est cependant difficile d’aller plus loin dans
la description des propriétés de ce type de système.
Lorsqu’au contraire l’agitation thermique n’est pas capable d’extraire les
particules de leur environnement au sein de la suspension au repos, celles-ci
sont coincées dans un réseau d’interactions colloïdales qui ne se brise pas sous
la simple action de l’agitation thermique. Toutes choses égales par ailleurs
cette situation se produit lorsque les particules sont assez proches pour que
les interactions colloïdales soient suffisamment élevées, autrement dit au-delà
d’une concentration critique φc . Cette concentration critique correspond à une
situation pour laquelle le potentiel d’interaction moyen Φ(b) est de l’ordre
de kB T . Le matériau obtenu est alors un fluide à seuil : il faut imposer une
contrainte suffisamment élevée pour briser le réseau d’interactions. Pour cette
raison, dans la classification de la Figure 5.15, on a qualifié ce régime de
pâteux.

Comportement dans le régime concentré pâteux


Dans ce régime, chaque particule tend à repousser ses voisines mais celles-
ci ne peuvent pas s’éloigner autant que nécessaire car elles sont repoussées
par d’autres particules ; chaque particule occupe donc, dans le liquide, une
position d’équilibre associée à l’ensemble des forces exercées sur elles par ses
voisines ; elle est en quelque sorte « bloquée » dans un puits de potentiel, dont
elle ne peut sortir que si on lui fournit une énergie supérieure à une valeur
critique. Dans le régime vitreux, ce type de blocage existe mais uniquement de
façon transitoire car les particules peuvent spontanément sortir de leur puits
de potentiel sous l’action de l’agitation thermique. Dans le régime concentré
pâteux, le système est coincé : il n’est pas possible de déformer largement
ce matériau sans appliquer une contrainte supérieure à une valeur critique
permettant de faire sortir une partie des particules de leur puits de potentiel.
Pour mieux comprendre ce qui se passe au sein d’une telle suspension lors-
qu’on cherche à la déformer, on considère le modèle bidimensionnel suivant :
on suppose que les particules sont alignées dans des plans parallèles et décalés
d’un angle π/4 (voir Fig. 5.16), et on néglige les interactions entre particules
de deux plans d’observation différents (situés à différentes profondeurs selon
un axe perpendiculaire
√ à notre plan de représentation). La distance entre deux
couches est b/ 2. Une déformation γ, infiniment
√ lente, induit un déplacement
dans la direction principale de dy = γb/ 2. La distance entre deux atomes
5. Colloïdes 195

b
Φ
A D
C
E
B
y A F
b r- γ
r+ τ
B τc

D
γc γ

Fig. 5.16 – Évolutions (à droite) de l’énergie et de la contrainte au sein d’un système


composé de sphères alignées dans des couches parallèles durant une déformation de
cisaillement induisant un mouvement relatif parallèle des couches considérées (à
gauche).


voisins s’éloignant passe alors de r = b à r± = b2 /2 + b2 (1 ± γ)2 /2 où les
signes plus et moins correspondent respectivement aux atomes s’éloignant et
se rapprochant
 (voir Fig. 5.16).Pour de petites déformations (γ  1), on a
r± ≈ b 1 + γ 2 /8 ± γ/2 + O(γ 3 ) .
On peut calculer la contrainte (τ ) à appliquer pour induire cette déforma-
tion à partir de la force (f ) appliquée à chaque particule d’une couche, puis
en divisant cette force par la surface associée à chaque particule dans une
couche : τ = f /2b2. Par ailleurs, on a f = −E  (y) où E est l’énergie associée
à l’interaction d’une particule avec les particules de la couche voisine. En ne
prenant en compte que les interactions avec les plus proches voisins, on peut
écrire E(y) = Φ(r+ ) + Φ(r− ) où Φ est le potentiel d’interaction entre deux
particules. Par un développement de Taylor au second ordre et en y introdui-
sant l’expression ci-dessus pour r± , on trouve alors E = 2Φ(b) + kγ 2 + O(γ 3 ),
avec k = [Φ (b)/b + Φ (b)]/4. En général, k est positif. Par exemple, pour
un potentiel répulsif en loi de puissance, i.e. Φ = α/rn où α > 0, on a
Φ (r) + rΦ (r) = αn2 /rn+1 . Comme par ailleurs on sait, d’après l’équation
ci-dessus, que E  (y = 0) = 0, on remarque au passage que la position initiale
choisie (position A sur la Fig. 5.16) correspond bien à un minimum relatif de
E donc à une position d’équilibre du système. Finalement,
√ dans la limite des
petites déformations, on obtient τ = Gγ avec G = 2k/b. Dans ce régime
(γ  1), la suspension a donc un comportement élastique linéaire.
Considérons des billes de latex 0.1 μm de diamètre, interagissant entre elles
de façon électrostatique grâce à leur surface portant un nombre d’électrons
z ≈ 1000. L’énergie coulombienne entre deux billes à une distance r vaut alors
196 Rhéophysique

Φ = z 2 e2 /4πεr = Φ0 b/r. En prenant une distance b ≈ 1 μm, on trouve Φ0 ≈


1 eV, qui est une valeur du même ordre de grandeur que l’énergie d’interaction
entre deux atomes d’un métal. D’après les formules ci-dessus, on trouve alors
G ≈ 0,25 Pa. Cette valeur est une dizaine d’ordres de grandeur plus faible
que dans les cristaux ordinaires (atomiques). L’énergie d’interaction entre les
éléments étant pourtant du même ordre, cette différence est essentiellement
liée au fait que les particules colloïdales sont des objets beaucoup plus gros que
les atomes et les valeurs habituelles de b sont donc nettement supérieures à la
distance entre deux atomes. Ceci montre qu’avec les colloïdes, du fait même
des échelles de longueur caractéristiques de leur structure, on a nécessairement
affaire ici à des solides « mous » du point de vue de leurs propriétés mécaniques
dans le régime solide.

Transition solide-liquide
Dans le modèle ci-dessus, la contrainte nécessaire pour atteindre une cer-
taine déformation augmente d’abord avec la déformation. Le système est alors
solide : il se déforme de manière finie et lorsqu’on relâche l’effort, il revient
dans sa configuration initiale. Au-delà d’un point critique C, correspondant
au point d’inflexion de la courbe d’énergie et associé à une déformation γc ,
la contrainte nécessaire diminue puis devient négative. Ceci signifie que si
on a imposé une contrainte supérieure à la valeur maximum (τc ) atteinte au
point C et, que l’on maintient cette contrainte ou qu’on la relâche après avoir
atteint γc , le système aura tendance à se déformer de lui-même jusqu’à la po-
sition D, puis jusqu’aux positions E et F. Dans ce cas, la configuration initiale
a été brisée, les particules ont changé de voisins et le système ne reviendra
pas spontanément dans sa position initiale. On est donc sorti du régime so-
lide, mais on peut remarquer que, puisque les particules sont identiques, la
nouvelle configuration est analogue à la configuration initiale. Si on impose
toujours une contrainte supérieure à τc , le matériau se déforme jusqu’au point
d’inflexion suivant associé au même niveau de contrainte. La déformation se
prolonge alors de la même façon, les couches glissant parallèlement les unes
aux autres : finalement le matériau s’écoule, on est dans le régime liquide.

Régime liquide
Jusqu’ici, on a considéré des déformations à vitesse infiniment faibles, au-
trement dit des déformations quasi-statiques. Si les trajectoires des particules
ne varient pas avec la vitesse d’écoulement, les termes de contrainte associés
aux interactions colloïdales, ne varient pas avec la vitesse. Il faut donc appli-
quer en permanence la contrainte minimum τc qui permet de faire s’écouler
le matériau (voir paragraphe précédent). L’effet essentiel de la vitesse est de
générer des dissipations visqueuses additionnelles liées aux mouvements du li-
quide interstitiel, ce qui augmente la contrainte tangentielle à appliquer. Dans
le cadre de ce modèle simple, le terme de contrainte additionnel est simple-
5. Colloïdes 197

ment proportionnel au gradient de vitesse (μB γ̇), puisque la distribution des


particules reste alors en moyenne constante. Le comportement final du maté-
riau, dans le régime liquide, s’écrit alors τ = τc + μB γ̇, ce qui correspond au
modèle de Bingham. On verra dans la suite que ce modèle ne permet pas de
représenter le comportement réel des matériaux, probablement parce que les
trajectoires des particules ne sont pas totalement indépendantes de la vitesse.

Suspensions répulsives réelles


En pratique, les particules des suspensions colloïdales sont rarement sphé-
riques et de taille uniforme. Les conséquences sur les régimes dilué et semi-
dilué sont analogues à celles décrites dans le cas de suspensions non-colloïdales
(voir Chapitre 3). Quelles que soient les caractéristiques physiques des par-
ticules, il existe aussi toujours une concentration critique au-delà de laquelle
les particules sont coincées du fait de leurs interactions mutuelles (régime
concentré pâteux). Dans ce cas, il faut appliquer au système une contrainte
supérieure à une valeur critique pour les « décoincer ». Jusqu’à une défor-
mation critique, on a donc un régime solide élastique, associé au fait qu’en
relâchant la contrainte, les particules reviennent spontanément dans leur confi-
guration initiale. Plus précisément, comme il y a aussi quelques effets visqueux
liés notamment aux mouvements du liquide interstitiel, le comportement du
matériau dans le régime solide est viscoélastique. Au-delà de la déformation
critique, les particules sont extraites de façon irréversible de leur puits de po-
tentiel local. En maintenant la contrainte, on reproduit ce mécanisme à partir
de la nouvelle configuration, ce qui permet à nouveau de la briser, et ainsi
de suite. On est donc alors dans le régime liquide. Bien que le désordre du
système ne permette pas de se référer à une organisation simple qui permette
de décrire plus précisément les différentes caractéristiques du comportement,
les principaux mécanismes physiques à l’échelle locale sont conceptuellement
les mêmes que dans le cas ordonné : au cours d’un cisaillement simple, une
particule remonte le puits de potentiel dans lequel elle se trouve ; parvenue
à un certain niveau elle le franchit pour retomber rapidement dans un autre
puits de potentiel analogue (voir Fig. 5.17).
Compte tenu du désordre qui règne dans de tels systèmes, les particules
sont dans des puits de potentiel de diverses profondeurs au sein du matériau
et la contrainte se distribue de manière hétérogène à une échelle locale au sein
du réseau de particules. Il en résulte que lorsqu’on applique une contrainte
macroscopique, celle-ci ne se répartit pas de manière homogène, comme dans
le modèle idéal ci-dessus, permettant à chaque particule de se déplacer de la
même manière par rapport à ses voisines. Pour une contrainte macroscopique
donnée, on obtient une distribution plus ou moins large de déformations lo-
cales, si bien que le régime liquide ne débute qu’avec la sortie, de son puits de
potentiel, d’une seule particule, associée à un point du réseau où la déforma-
tion induite était la plus forte. L’instant d’après, le réseau s’est reconfiguré, et
c’est une autre particule qui sortira de son puits de potentiel. Les implications
198 Rhéophysique

ΔE

Coincement Régime solide Régime liquide

Fig. 5.17 – Relation conceptuelle entre les évolutions locales des particules en
interaction avec leurs voisines et le comportement macroscopique du matériau.

qualitatives de ce schéma ne sont cependant pas différentes de celles du mo-


dèle idéal ci-dessus : il existe toujours un régime solide en dessous d’un seuil
de contrainte ; le seuil de contrainte correspond à la contrainte à appliquer
à l’ensemble du réseau pour le déformer suffisamment jusqu’à le briser. Les
théories actuelles s’attachent à décrire les mécanismes de rupture de ce ré-
seau. Il semble possible de considérer que c’est une succession « d’évènements
plastiques » plus ou moins diffus et localisés aléatoirement dans l’échantillon,
qui est à l’origine de l’écoulement macroscopique du matériau. Il reste cepen-
dant encore très difficile de prédire la valeur des paramètres rhéologiques en
fonction des caractéristiques physiques du système.
L’allure typique de la courbe d’écoulement (régime liquide) d’un tel ma-
tériau est représentée sur la Figure 5.18. Le plateau de contrainte à faible
vitesse correspond au seuil de contrainte. Le comportement apparent, lors-
qu’une rampe de contrainte croissante puis décroissante est imposée au ma-
tériau, ne suit pas directement cette courbe. En effet, en général, lorsqu’on
démarre le test, le matériau est au repos, donc dans son régime solide. Tant
que la contrainte imposée est inférieure au seuil, ce qui est le cas durant une
partie significative de la rampe croissante, le matériau reste dans le régime
solide. La courbe de mesures observée (voir Fig. 5.18) dans cette gamme de
contraintes ne correspond pas à un écoulement permanent mais à un écoule-
ment transitoire conduisant à la déformation finie associée à chaque niveau
de contrainte sous le seuil. Les valeurs obtenues pour cette partie de la courbe
dépendent donc, en outre, du temps de mesure à chaque niveau de contrainte.
Lorsque le matériau est sorti du régime solide, la courbe d’écoulement ap-
parente correspond bien à un écoulement homogène dans le régime liquide.
Durant la rampe de contraintes décroissante, les mesures obtenues restent le
long de la courbe d’écoulement jusqu’au plateau de contrainte associé au seuil
(voir Fig. 5.18).
5. Colloïdes 199

Log(τ)

Régime liquide

Seuil de
contrainte

Régime
solide
.
Log(γ)

Fig. 5.18 – Allure de la courbe d’écoulement apparente d’une suspension répulsive


molle lorsqu’une rampe de contrainte montante puis descendante est appliquée au
matériau initialement au repos. Le matériau est d’abord dans le régime solide (lignes
en pointillés, pour deux temps de mesure différents), puis entre dans le régime
liquide (ligne continue). Lorsque la contrainte est abaissée, le matériau suit la courbe
d’écoulement en régime liquide jusqu’au plateau de contrainte associé au seuil de
contrainte.

La courbe d’écoulement d’un tel matériau est en général très bien décrite,
sur 4 ou 5 décades de gradients de vitesse, par un modèle de Herschel-Bulkley
(voir § A.10.7), qui en cisaillement simple, s’exprime sous la forme :

τ = τc + k γ̇ n (5.32)

où k et n sont deux paramètres du matériau. En général, n est compris


entre 1/4 et 1/2 Ainsi, le comportement observé diffère du comportement
du matériau modèle décrit ci-dessus, la courbe d’écoulement ne peut pas être
représentée par un modèle de Bingham (n = 1). Ceci signifie que notre hypo-
thèse concernant l’invariance, par rapport au gradient de vitesse, des dissipa-
tions d’énergie dues aux interactions colloïdales, est erronée. Dans un système
réel, au fur et à mesure que le gradient de vitesse augmente, les mouvements
relatifs des éléments au sein du réseau d’interactions sont probablement de
plus en plus complexes et les trajectoires relatives des particules plus tor-
tueuses. Ceci explique probablement, qu’en dépit de son importance pratique,
il n’existe pour l’instant pas de théorie générale et simple permettant de com-
prendre l’origine physique du modèle de Herschel-Bulkley et de prédire la
valeur de ses paramètres en fonction des caractéristiques physico-chimiques
du matériau.
200 Rhéophysique

5.9 Systèmes attractifs


5.9.1 Structure
On considère ici les systèmes pour lesquels il existe un minimum secondaire
dans la courbe du potentiel d’interaction totale. Dans ce cas, deux particules
qui s’approchent l’une de l’autre ont tendance à se placer à la distance cor-
respondant à ce minimum, dans la suite, on parlera à ce sujet d’agrégation.
Dans une suspension contenant un grand nombre de particules, celles-ci ex-
plorent sans cesse de nouvelles positions du fait de la diffusion brownienne.
Des agrégats de plus de deux particules se forment plus ou moins rapide-
ment par agrégations successives de particules les unes avec les autres. Les
particules encore libres continuent d’explorer différentes positions de l’espace
jusqu’à rencontrer des particules de l’agrégat existant et se fixer sur l’une
d’entre elles.
La densité des agrégats dépend de la force d’attraction associée au puits
de potentiel. En effet, lorsqu’une particule se colle à une autre, si la barrière
d’énergie est peu élevée, l’agitation thermique peut facilement faire ressor-
tir la particule de ce puits d’énergie. Celle-ci a ensuite de grandes chances
de s’agréger avec d’autres particules de l’agrégat considéré. Elle laisse aussi
la possibilité à d’autres particules de se fixer sur la particule initiale. Une
faible attraction permet ainsi aux particules d’explorer diverses configurations
d’agrégation. Un tel phénomène pourrait conduire à continuellement reconfi-
gurer l’ensemble des particules. Cependant, ce processus est limité par le fait
qu’une particule, entourée d’autres particules avec lesquelles elle s’est agré-
gée, a une probabilité beaucoup plus faible de se dégager. Ainsi les particules
explorent aisément les différentes configurations peu denses jusqu’à se trou-
ver coincées dans une structure suffisamment dense dont elles ne sortent plus
(voir Fig. 5.19a). Au contraire, si le puits de potentiel lié à l’attraction des
particules est profond, deux particules agrégées restent bloquées dans cette
position aléatoire, et ainsi de suite avec les autres particules formant l’agré-
gat. Le système n’explore aucune autre configuration et conserve les particules
dans leurs positions relatives atteintes aléatoirement, formant finalement une
structure très ouverte (voir Fig. 5.19b).
Ces deux types de configurations sont analogues à celles résultant des pro-
cessus dynamiques d’agrégation tels qu’ils ont été décrits à travers les modèles,
désormais classiques, de DLA (Diffusion Limited Aggregation) et RLA (Reac-
tion Limited Aggregation) pour des particules supposées explorer l’espace par
mouvement brownien et dans le cas d’une suspension colloïdale a priori in-
stable. Ces modèles permettent de décrire les caractéristiques géométriques
des structures obtenues. Dans le modèle DLA, la probabilité d’agrégation lors
de la rencontre éventuelle d’une particule avec une autre est élevée, et une
structure ouverte est obtenue. Dans le modèle RLA, la probabilité d’agréga-
tion est faible si bien que la particule ne s’agrège pas nécessairement avec
les premières particules qu’elle rencontre et qui sont en général situées à la
5. Colloïdes 201

(a)

(b)

Fig. 5.19 – Différents aspects des structures formées par agrégation progressive
des particules sur un « noyau » initial selon l’intensité de l’attraction par rapport à
l’énergie thermique : (a) attraction faible, les particules se réorganisent progressive-
ment et forment une structure « fermée » ; (b) attraction forte, les particules restent
fixées dans leur position initiale de contact, et forment une structure « ouverte ».

périphérie de l’agrégat formé jusque là, mais peut continuer d’explorer l’espace
avec de bonnes chances de se fixer sur une particule à l’intérieur de l’agrégat.
La structure résultante est donc plus « fermée » que celle obtenue en DLA.
Cette notion de structure ouverte et fermée peut être précisée. Supposons
que l’on juxtapose, en les agrégeant selon un arrangement géométrique pé-
riodique, un nombre N de particules dans une suspension de façon à ce que
leur volume apparent soit sphérique de rayon ξ. Alors, la concentration solide
dans l’agrégat est constante quel que soit son volume, et on a tout simple-
3
ment N ∝ (ξ/R) . Dans ce résultat, l’exposant 3 provient de l’hypothèse de
proportionnalité du nombre de particules par rapport au volume considéré,
qui est due à la périodicité de l’arrangement. Les structures obtenues, via les
processus d’agrégation décrits ci-dessus, ont des caractéristiques géométriques
particulières qui ne suivent pas les lois ci-dessus. Ceci est lié au fait qu’au fur
et à mesure que la taille de la structure augmente, les particules encore libres
« voient » une structure géométrique différente si bien que leur probabilité
d’agrégation est différente, il ne peut donc pas y avoir de périodicité spatiale
de l’arrangement. Finalement le processus d’agrégation conduit à des struc-
tures fractales : le nombre de particules dans un volume donné n’est pas
D
simplement proportionnel à ce volume, on a au contraire N ∝ (ξ/R) où D
est la dimension fractale de la structure (comprise entre 1 et 3). Plus D est
faible, plus la structure est « ouverte ». La valeur, obtenue dans le cadre du
modèle DLA et validé par des observations, est de l’ordre de D = 1,75.
Si l’agrégation se produisait selon le processus décrit plus haut à partir
d’une seule particule « noyau », pour un volume de liquide donné, il n’existe-
rait qu’une structure possible impliquant un nombre de particules spécifique
suivant la loi ci-dessus, et associée à une concentration particulière φc , qui
202 Rhéophysique

Fig. 5.20 – Monocouche de billes de polystyrène (3,1 mm) sur une interface eau-
huile. À l’instant initial, les particules se repoussent à courte distance, l’arrangement
a tendance à s’ordonner comme sur l’image de gauche de la Figure 5.14. On ajoute
alors du sel qui réduit les forces de répulsion électrostatique, permettant aux parti-
cules de s’agréger. La vue de gauche montre la désorganisation induite après quelques
instants, les particules ont commencé à s’agréger par couples ou triplets. La vue de
droite montre le même système après 1400 min, les particules sont alors agrégées en
flocs s’étendant largement à travers le liquide. [Reproduit avec autorisation, à par-
tir de Park et al., Langmuir, 24, 1686 (2008). Copyright 2008 American Chemical
Society.]

peut être calculée à partir des relations ci-dessus : φc ∝ (R/ξ)3−D . Ceci ne


correspond pas à la réalité : à partir de particules et d’un liquide donnés,
on est capable de préparer des suspensions agrégées avec une concentration
solide variant dans une large gamme, et en particulier nettement supérieures
à φc . Pour décrire la structure d’une suspension attractive concentrée, il faut
prendre en compte, non seulement les processus d’agrégation aléatoire décrits
plus haut, mais aussi la gêne occasionnée par les particules les unes vis-à-vis
des autres lorsqu’elles sont confinées dans un volume liquide donné.
En général, on mélange les particules et le liquide en les agitant fortement,
puis on laisse l’agrégation se développer. Dans ce cas, en l’absence de sédi-
mentation, des amas de taille à peu près uniforme se forment (voir Fig. 5.20)
et grossissent progressivement jusqu’à atteindre une taille critique telle qu’ils
entrent en contact les uns avec les autres. Ils forment alors un agrégat infini,
c’est-à-dire s’étendant d’un bout à l’autre de l’échantillon. La structure est
donc formée par l’agrégation d’agrégats fractals ayant atteint la taille critique
et que l’on appellera ici flocs. En première approximation, on peut considérer
que la suspension est formée d’une très forte concentration (selon un empi-
lement désordonné) de flocs sphériques de structure fractale analogue (voir
Fig. 5.21). Dans ces conditions, la concentration en particules en fonction
des caractéristiques du système, se calcule de la façon suivante : si n est le
nombre de flocs par unité de volume, la concentration d’entassement maximal
5. Colloïdes 203

ξγ

Δθ ξ

Fig. 5.21 – Structure d’une suspension colloïdale avec attraction dominante : des
flocs (à droite) à structure fractale et de forme extérieure à peu près sphérique sont
empilés (à gauche) à la concentration d’entassement maximal.

qui a été atteinte s’écrit φm = πnξ 3 /6, et la concentration en particules s’écrit


φ = πnN R3 /6, d’où l’on déduit :

 1/(D−3)
ξ φ
= (5.33)
R φm

D’après cette relation, comme on pouvait s’y attendre, la taille des flocs tend
vers la taille des particules, autrement dit les flocs ne contiennent plus qu’une
particule lorsque la concentration en particules tend vers la concentration
d’entassement maximal. De façon générale, plus la concentration est faible ou
plus la dimension fractale est petite, plus la taille des flocs est grande.

5.9.2 Comportement des suspensions attractives

Généralités

On suppose pour l’instant que la structure de la suspension, sous forme


de particules indépendantes ou d’agrégats de plus ou moins grande taille,
est fixée, autrement dit indépendante de l’histoire de l’écoulement. Dans ces
conditions, une suspension diluée ou semi-diluée (voir Fig. 5.22) de par-
ticules ou d’agrégats a un comportement analogue à celui d’une suspension
de particules colloïdales, avec une viscosité dépendant de la fraction volu-
mique occupée par les agrégats. À partir de la concentration critique φc , les
particules forment un agrégat infini (voir Fig. 5.22). La suspension possède
alors un seuil de contrainte. On est dans le régime concentré pâteux (voir
Fig. 5.22).
204 Rhéophysique

Dilué Semi-dilué Agrégat infini Concentré


φ<<1 0.01<<φ<φ c φc φc<φ<φm

Fig. 5.22 – Régimes rhéophysiques d’une suspension attractive en fonction de la


concentration solide.

Comportement dans le régime concentré pâteux


Régime solide
Au repos, les particules sont supposées avoir atteint une position d’équi-
libre résultant des interactions avec l’ensemble de leurs voisines. Elles forment
ainsi une structure donnée. Lorsqu’on impose une déformation macroscopique
à cette structure, on induit naturellement des mouvements relatifs des parti-
cules, qui les font se déplacer par rapport à leur position d’équilibre, et donc
remonter dans leur puits de potentiel. Tant que les mouvements sont de suf-
fisamment faible amplitude, l’énergie stockée est essentiellement élastique, la
structure reprend sa forme initiale lorsqu’on relâche l’effort appliqué. Ceci
correspond en pratique au régime solide du matériau.
Pour une structure de ce type, deux approches différentes ont été proposées
pour prédire la façon dont le module élastique varie avec la concentration
solide. Lorsque φ est légèrement supérieur à φc , c’est-à-dire lorsque l’on est
proche du seuil de percolation du système, il a été possible de démontrer
que certaines propriétés physiques des matériaux variaient selon des lois de
puissance de l’écart à la concentration critique. De Gennes a suggéré que ce
résultat était applicable au module élastique des gels, conduisant ainsi une loi
de la forme :
G ∝ (φ − φc )p (5.34)
Divers résultats expérimentaux semblent montrer que ce résultat est valable
pour certaines suspensions colloïdales à des concentrations nettement supé-
rieures à φc .
Une autre approche a été proposée pour des systèmes à des concentra-
tions nettement supérieures à la concentration critique. Celle-ci s’appuie sur
l’hypothèse que la déformation macroscopique du système résulte essentielle-
ment des déformations des flocs, qui elles-mêmes résultent de la variation des
angles formés par les particules en contact. Ceci signifie qu’au lieu de s’écarter
l’une de l’autre, deux particules voisines glissent l’une par rapport à l’autre
en restant en contact (voir Fig. 5.21). Il est en effet probable que ce méca-
nisme soit le moins coûteux énergétiquement, mais celui-ci n’est envisageable
5. Colloïdes 205

que pour des déformations très limitées. On associe un module élastique local
(k0 ) à ce phénomène si bien que la force élémentaire permettant d’induire une
variation d’angle de Δθ vaut f = k0 RΔθ. Par ailleurs, on suppose que la dé-
formation du floc est supportée essentiellement par sa « colonne vertébrale »
formée d’une chaîne de particules en contact dont le nombre s’exprime sous
la forme Nch = ξ dch où dch est une autre dimension fractale. Considérons une
déformation induisant un déplacement maximum de Δl, cela correspond à
une variation d’angle total Nch Δθ avec Δl/ξ ≈  Nch ξΔθ/ξ = Nch Δθ. L’éner-
gie stockée dans les flocs vaut alors Φ = Nch k0 (RΔθ)2 /2 = k0 R2 γ 2 /2Nch
et, d’après l’équation (2.39), on peut écrire le module de cisaillement du floc
G = d2 Φ/ξ 3 dγ 2 = k0 R2 /Nch ξ 3 , soit finalement :

k0 (3+dch )/(3−df )
G= φ (5.35)
R

Régime liquide
On a supposé jusqu’ici que dans le régime solide aucun lien n’était brisé.
Comme la structure du réseau agrégé est désordonnée, la distribution des
contraintes est hétérogène à l’échelle locale des liens entre les particules. Par
conséquent, lorsqu’on augmente progressivement la contrainte on finit par
atteindre une valeur qui permet de briser un premier lien au sein de la struc-
ture. Il s’agit du lien pour lequel le rapport entre la contrainte locale et la
force d’attraction était le plus élevé. La situation est alors différente du cas
des suspensions répulsives pour lesquelles la sortie d’un élément de son puits
de potentiel local était suivie par une retombée quasi-instantanée dans un
autre puits de potentiel. Ici en effet les particules séparées ne reforment pas
a priori immédiatement des liens avec d’autres particules. La restauration
d’un lien nécessite que les particules explorent l’espace autour d’elles et ren-
contrent d’autres particules dans de bonnes conditions. Ce processus prend
donc un temps d’autant plus long que les particules environnantes sont éloi-
gnées, que le liquide interstitiel est visqueux, que la température est basse ou
que les interactions attractives sont faibles. Compte tenu des connaissances
actuelles dans ce domaine, il n’est pas possible de décrire de façon générale
les différentes caractéristiques de ce processus. On considèrera, dans la suite,
simplement que l’on peut lui associer un seul temps caractéristique θ, défini
comme le temps moyen au bout duquel une particule qui vient de se séparer
d’une particule, reforme un lien avec une autre.
Autour du premier lien brisé, la force nécessaire pour cisailler le matériau
est plus faible que précédemment car la résistance au mouvement est celle
d’une suspension de particules non agrégées. Si on maintient le même niveau
de contrainte macroscopique, les efforts appliqués sur les autres points de
contact situés aux alentours de ce lien brisé, sont immédiatement plus élevés.
D’autres liens se brisent alors parmi ceux-ci, ce qui contribue à augmenter à
nouveau le niveau des efforts appliqués aux alentours. Il s’ensuit une réaction
206 Rhéophysique

Η ε

Fig. 5.23 – Rupture et « liquéfaction » dans une région particulière du matériau


conduisant à une localisation de la déformation au sein d’une suspension colloïdale
à interactions attractives dominantes. L’état initial est représenté à gauche, la struc-
ture formée par l’ensemble des particules en contact est ensuite déformée, puis il y
a rupture dans une zone spécifique (particules représentées par des disques blancs).
Les particules dans la zone de rupture peuvent, en première approximation, être
considérées comme dispersées de manière indépendante dans le liquide.

en chaîne qui conduit à une rupture localisée dans une région particulière.
Dans le cas d’un cisaillement simple, la situation la plus naturelle est celle
d’une localisation des liens brisés dans une zone de petite épaisseur ε et pa-
rallèle au plan de cisaillement. En régime établi, le matériau dans la zone de
rupture peut être considéré une suspension de particules indépendantes ou
de petits agrégats dispersés (non agrégés) alors que le reste du matériau est
déformé mais encore dans son régime solide (voir Fig. 5.23). En apparence,
le matériau coule, le seuil de contrainte (τc ) est la plus petite valeur de
contrainte permettant d’aboutir à cette situation d’écoulement.
Sous l’action d’une contrainte tangentielle (τ > τc ) supposée macroscopi-
quement homogène, le matériau peut donc être considéré comme rigide dans
une épaisseur H − ε (où H est l’épaisseur de l’échantillon) et liquide dans une
épaisseur ε. Comme une bonne partie des liens sont brisés dans cette zone en
écoulement, le comportement du matériau est celui d’une suspension semi-
diluée de particules ou de petits agrégats, c’est-à-dire newtonien de viscosité
μ. Le gradient de vitesse vaut donc τ /μ dans la zone cisaillée. Le gradient de
vitesse apparent dans l’échantillon vaut quant à lui (τ /μ) ε/H. La viscosité
apparente du système est donc :
H
η=μ (5.36)
ε
Si l’épaisseur cisaillée ε et la viscosité de la zone liquide μ étaient constantes,
quelle que soit l’histoire de l’écoulement, η serait constant et la pâte colloï-
dale aurait un comportement apparent newtonien. En réalité, plusieurs phé-
nomènes compliquent ce schéma et sont à l’origine des propriétés typiques de
ces systèmes.
D’après l’équation (5.36) le gradient de vitesse devrait augmenter propor-
tionnellement à la contrainte. En fait, lorsqu’on augmente la contrainte, de
nouveaux liens se brisent dans les zones solides. L’épaisseur de la zone liquide ε
5. Colloïdes 207

augmente alors avec τ . En outre, en augmentant la contrainte on peut éven-


tuellement briser des liens supplémentaires parmi les agrégats en suspension
dans la zone liquide, ce qui contribue à diminuer la viscosité μ. On constate
ainsi que les deux phénomènes décrits ici contribuent à obtenir une viscosité
apparente, τ /γ̇ = μH/ε, décroissant lorsque τ augmente, autrement dit le
matériau est rhéofluidifiant.
Supposons maintenant que, partant d’un écoulement en régime permanent
à un niveau de contrainte supérieure au seuil comme ci-dessus, on abaisse la
contrainte à un niveau donné. Si les caractéristiques de l’écoulement ne va-
rient pas, l’équation (5.36) prédit que le matériau peut encore s’écouler ap-
paremment comme un liquide. En pratique, c’est ce que l’on observe jusqu’à
un certain niveau de contrainte (τ0 ), puis le matériau s’arrête de couler en
dessous de ce niveau (voir Fig. 5.24). Ce phénomène tire son origine d’un
facteur que nous avons jusqu’ici négligé : la restauration des liens entre par-
ticules. Lorsque le temps caractéristique de l’écoulement (1/γ̇) est petit, les
particules n’ont pas le temps d’explorer leur environnement et de rencontrer
d’autres particules pour former de nouveaux liens. En première approxima-
tion, on peut donc considérer que les liens brisés au sein d’un écoulement
rapide le restent. À l’inverse, lorsque le temps caractéristique de l’écoulement
(1/γ̇) est suffisamment grand par rapport au temps caractéristique de restau-
ration d’un lien (θ), les particules ont largement le temps d’explorer l’espace
et de rencontrer des particules auxquelles elles vont s’associer, car leur envi-
ronnement ne change pas significativement pendant une durée supérieure à
θ. Lorsqu’on abaisse la contrainte, le matériau coule moins vite, et des liens
ont le temps de se reformer. Ce processus se poursuit au fur et à mesure de
la diminution de la vitesse, jusqu’à ce qu’un agrégat infini se forme. Puisque
la contrainte appliquée est à ce moment-là inférieure au seuil de démarrage,
elle est alors incapable de faire s’écouler le matériau, qui s’arrête.
Cette description explique l’origine physique des observations expérimen-
tales décrites dans la Figure 5.24. On comprend, en particulier, pourquoi le
seuil de contrainte associé au démarrage de l’écoulement (τc ), est supérieur à
celui associé à l’arrêt de l’écoulement (τ0 ) : en brisant des liens au moment
du démarrage, on a affaibli la structure qui met un certain temps à se refor-
mer, temps pendant lequel on a pu continuer à faire couler le matériau à un
niveau de contrainte plus faible. Une rampe de contrainte imposée croissante
suivie d’une rampe décroissante conduit donc à une boucle d’hystérésis (voir
Fig. 5.24). Cette boucle résulte des évolutions temporelles des caractéristiques
de l’écoulement, et en particulier des évolutions du nombre de liens dans le
matériau, on a affaire à un matériau thixotrope.
En réalité, les phénomènes évoqués ci-dessus sont un peu plus complexes.
Les processus d’agrégation sont progressifs, ce qui implique un arrêt progressif
du matériau à un niveau de contrainte qui va alors dépendre aussi de la vi-
tesse de décroissance de la contrainte imposée. Par ailleurs, ces systèmes n’at-
teignent en général pas de configuration d’équilibre, ils sont constitués d’une
208 Rhéophysique

Log(τ)

Régime liquide

Seuil de
contrainte
Localisation - Instabilité
apparent

Régime solide
.
Log(γ)

Fig. 5.24 – Allure de la courbe d’écoulement apparente d’une suspension attractive


lorsqu’une rampe de contrainte montante puis descendante est appliquée au maté-
riau initialement au repos. Le matériau est d’abord dans le régime solide (ligne en
pointillés courts), puis une transition brutale (ligne en pointillés longs (en haut))
est observée à un certain niveau de contrainte (seuil apparent du matériau) qui
amène le matériau dans son régime liquide (ligne continue). Lorsque la contrainte
est abaissée, le matériau reste d’abord dans son régime liquide, puis à un certain
niveau de contrainte, il s’arrêt plus ou moins rapidement (ligne en pointillés longs
(en bas)). Les valeurs des seuils de contrainte apparents dépendent de l’histoire de
l’écoulement.

multitude de particules colloïdales interagissant de manière complexe et sou-


mises à l’agitation thermique. Les particules explorent sans cesse différentes
configurations énergétiques et les positions de plus basses énergies atteintes
au fil du temps ont tendance à bloquer plus longtemps les particules, si bien
que le potentiel d’interaction moyen augmente au cours du temps. Le seuil de
démarrage (τc ) augmente donc souvent de façon logarithmique avec le temps
de repos (voir Fig. 5.24).

5.10 Transition pâteux-hydrodynamique


Nous avons jusqu’ici axé la description du comportement des suspensions
colloïdales concentrées (suspensions répulsives ou attractives au-delà de la
concentration critique permettant à une structure coincée ou agrégée de per-
sister dans le liquide en l’absence de contrainte extérieure appliquée) en consi-
dérant implicitement que les interactions colloïdales entre particules jouaient
un rôle prédominant. Il est vrai que, par définition, dans ce régime les inter-
actions colloïdales dominent les effets de l’agitation thermique, qui cependant
peuvent jouer un rôle déterminant sur les évolutions temporelles du compor-
tement mécanique. En outre, aux faibles vitesses de cisaillement, on s’attend
5. Colloïdes 209

bien entendu à ce que les dissipations visqueuses associées à l’écoulement du


liquide interstitiel soient négligeables devant les énergies associées aux inter-
actions colloïdales.
Ceci n’est plus vrai lorsque la vitesse de cisaillement est suffisamment éle-
vée, on peut atteindre alors un régime pour lequel les dissipations visqueuses
associées à l’écoulement du liquide interstitiel sont largement supérieures aux
énergies associées aux interactions colloïdales. Pour quantifier le critère d’oc-
currence de ce régime on peut par exemple comparer les dissipations d’énergie
relatives au déplacement d’une distance b par rapport à ses voisines, d’une par-
ticule soumise, respectivement, à des interactions colloïdales seules ou à des
interactions hydrodynamiques seules. On suppose, en outre, que le volume
moyen de suspension associé à chaque particule est b3 . Le premier terme peut
être calculé en considérant que, du fait des interactions colloïdales, à vitesse
infiniment faible, donc avec des interactions hydrodynamiques négligeables,
il faut appliquer une contrainte moyenne τc au système, ce qui implique une
dissipation d’énergie τc b3 γ̇. Le point critique de ce raisonnement est que l’on
suppose que cette valeur de la dissipation d’énergie ne varie pas significa-
tivement avec le gradient de vitesse. Le second terme peut être estimé en
considérant la dissipation visqueuse au sein d’une suspension de particules so-
lides de formes identiques mais sans interaction colloïdales : μγ̇b3 . La viscosité
μ de la suspension de particules identiques non-colloïdales est une fonction
de la concentration et de la distribution de tailles et de formes des parti-
cules. Le rapport de ces deux termes est le nombre de Bingham, Bi = τc /μγ̇.
Lorsque Bi 1, les interactions colloïdales dominent, le matériau est dans
le régime « pâteux », qui fait l’objet des analyses des sections précédentes.
Lorsque Bi  1, les dissipations hydrodynamiques au sein du liquide in-
terstitiel dominent, les mouvements relatifs des particules sont conditionnés
principalement par les interactions hydrodynamiques. Dans ce cas, le compor-
tement de la suspension correspond à celui de la suspension équivalente de
particules non-colloïdales, il est donc newtonien avec une viscosité μ.

Pour en savoir plus


Colloidal dispersions, W.B. Russel, D.A. Saville and W.R. Schowalter, Cam-
bridge University Press, Cambridge, 1989
Intermolecular and Surface forces, J. Israelachvili, 2nd edition, Academic
Press, London, 1991
Soft Condensed Matter, R.A.L. Jones, Oxford University Press, Oxford, 2002
Basic principles of Colloid Science, D.H. Everett, Royal Society of Chemistry
Paperbacks, London, 1988
Gases, liquids and solids, D. Tabor, Cambridge University Press, Cambridge,
3rd edition, 1991
210 Rhéophysique

Introduction to colloid and surface chemistry, D.J. Shaw, Butterworths,


London, 3rd edition, 1986
Rheometry of pastes, suspensions and granular materials, P. Coussot, Wiley,
New York, 2005
Colloidal suspension rheology, J. Mewis, N.J. Wagner, Cambridge University
Press, Cambridge, 2011
Rhéophysique – ou comment coule la matière, P. Oswald, Belin, Paris, 2005
La juste argile, M. Daoud et C. Williams (Eds.), Les Éditions de Physique,
Les Ulis, 1995
Chapitre 6

Émulsions – mousses

6.1 Introduction
On s’intéresse, ici, aux systèmes constitués d’inclusions fluides (gazeuses
ou liquides) dispersées dans un liquide. Ces inclusions sont supposées conte-
nir un très grand nombre de molécules du même fluide, si bien qu’on peut
les considérer, à leur échelle, comme des milieux continus. On distingue alors
les émulsions, formées par la dispersion d’inclusions d’un liquide A (phase
dispersée) dans un liquide B (phase continue), des mousses, formées d’in-
clusions gazeuses (phase dispersée) dans un liquide (phase continue). Dans
tout ce chapitre, on supposera que les fluides constitutifs des deux phases
sont newtoniens. La différence essentielle entre les émulsions et les mousses
tient à la viscosité des inclusions : les effets visqueux, liés à l’écoulement du
fluide constitutif des inclusions, sont négligeables pour les mousses alors qu’ils
peuvent jouer un rôle significatif pour les émulsions. Cependant, ces systèmes
peuvent être traités dans un même cadre car ils ont des spécificités physiques
qui conduisent à des approches rhéophysiques analogues : leur préparation
repose sur la création d’interfaces entre les deux phases, ce ne sont pas des
systèmes stables sans traitement particulier de ces interfaces, la déformabilité
et le caractère fluide des inclusions jouent un rôle crucial sur le comportement
rhéologique.
À la différence d’un liquide homogène, de tels systèmes sont caractéri-
sés par l’existence d’un très grand nombre d’interfaces liquide-liquide ou air-
liquide. Ils possèdent donc une composante d’énergie potentielle associée spéci-
fiquement à ces interfaces, qui est proportionnelle à l’aire totale des interfaces.
Pour créer ces interfaces à partir de deux volumes homogènes de chacune des
phases, il faut fournir au système une certaine énergie. Diverses techniques de
préparation chimique ou mécanique existent pour cela (voir § 6.3).
Au hasard de leurs mouvements dans le fluide, deux inclusions qui se ren-
contrent auront tendance à se rassembler en une seule inclusion compacte, on
dit qu’elles coalescent, de façon à diminuer leur surface totale et ainsi abaisser
212 Rhéophysique

leur énergie potentielle totale. Si on ne prend pas de précautions particu-


lières, le système n’est pas stable : le processus ci-dessus se prolonge et les
deux phases se séparent en formant chacune un domaine macroscopique dont
l’interface avec l’autre phase est minimale. Pour limiter ce phénomène, et
donc stabiliser l’émulsion ou la mousse créées, on ajoute un agent stabilisant
qui, en se fixant le long des interfaces, ralentit considérablement la mise en
contact de la phase dispersée dans des inclusions voisines. Cependant, à long
terme, les molécules de la phase dispersée, en se solubilisant dans la phase
continue, migrent des petites vers les grosses inclusions, c’est le phénomène
de murissement. Les bulles ou les gouttes mises en contact peuvent également
coalescer car la paroi créée par l’agent stabilisant n’est jamais parfaitement
étanche. L’ensemble de ces problèmes de stabilité seront traitées dans le pa-
ragraphe 6.4.
Ces systèmes constitués d’éléments dispersés dans une phase liquide pré-
sentent d’un point de vue rhéophysique de fortes analogies avec les suspensions
(cf. Chapitre 3). En particulier, les mêmes régimes de concentration peuvent
être distingués (dilué, semi-dilué, concentré), qui sont associés à différents
types d’interactions entre éléments et différents comportements mécaniques.
Cependant, une différence fondamentale réside dans le fait que, dans un ré-
gime donné, le comportement de ces systèmes peut encore largement varier
avec le rapport des viscosités des deux phases ou l’importance relative des
effets capillaires et visqueux. Une autre différence essentielle provient de la
déformabilité des inclusions, qui permet d’obtenir un régime de comporte-
ment fluide au-delà de la concentration d’entassement maximal des objets
non déformés (de l’ordre de 60 %), jusqu’à des concentrations en inclusions
proches de 100 % (voir § 6.5). Avant de discuter en détail de la préparation,
de la stabilité et du comportement de ces systèmes, il nous faut donc maî-
triser quelques-unes de leurs propriétés physiques à l’échelle d’une inclusion :
énergie, pression, déformation. C’est l’objet du paragraphe 6.2.

6.2 Propriétés physiques à l’échelle


des inclusions

Les systèmes considérés ici reposent sur la formation d’inclusions d’une


phase dans une autre. L’énergie interfaciale associée à ces inclusions condi-
tionne la préparation et la stabilité du mélange. La forme des inclusions ré-
sulte, quant à elle, d’un équilibre entre les contraintes visqueuses qui s’exercent
sur elles du fait de l’écoulement du système, et la résistance à la déformation
du fait des variations d’énergie interfaciale induites. On passe ici en revue les
mécanismes physiques de base gouvernant ces phénomènes.
6. Émulsions – mousses 213

6.2.1 Énergie
Considérons deux fluides initialement en contact le long d’une interface
d’aire A0 . Par une opération de mélange, on agrandit cette interface jusqu’à
la valeur A. Au cours de cette opération, la plupart des molécules de chacun
des deux fluides restent immergées au milieu des molécules du même fluide,
leur énergie potentielle d’interaction ne change donc pas. En revanche, une
fraction d’éléments de A parvient le long de l’interface avec B. Pour calculer la
variation d’énergie associée à cette opération, on peut supposer qu’on la réalise
en deux étapes. On amène d’abord les éléments le long d’une interface avec
l’air, ce qui fait passer l’énergie potentielle par unité de surface de ces éléments
(énergie de cohésion) de wA à wA /2 (voir § 4.2.6). De même, les éléments
de B amenés le long d’une interface avec l’air voit leur énergie diminuer de
wB /2. Dans un second temps, on met en contact les éléments de A avec les
éléments de B, ce qui augmente l’énergie potentielle par unité de surface de
wAB (énergie d’adhésion). L’énergie totale à fournir pour induire une variation
d’aire de ΔA = A − A0 est donc :

ΔW = σAB ΔA (6.1)
 
où σAB = wA 2+wB 2−wAB est la tension interfaciale entre les deux phases.
Considérons deux inclusions sphériques de rayon R. Leur énergie interfa-
ciale totale vaut 8πσAB R2 . Si on les rassemble en une seule inclusion sphé-
rique, cette dernière a un rayon R tel que le volume total est conservé :
8πR3 /3 = 4πR3 /3, soit R = 21/3 R. L’énergie interfaciale est alors seulement
6,35πσAB R2 , inférieure à l’énergie totale des deux inclusions séparées. L’éner-
gie potentielle interfaciale d’un mélange de deux phases est donc d’autant plus
élevée que le système est plus finement dispersé, ce qui explique qu’il faille lui
fournir de l’énergie pour diviser les inclusions.

6.2.2 Différence de pression au passage d’une interface


La pression dans deux fluides en contact est continue au passage de l’inter-
face si celle-ci est plane. En revanche, on observe un saut de pression si l’inter-
face est courbe. Pour comprendre l’origine de ce phénomène, on peut procé-
der de la façon suivante. Supposons que l’on change le volume d’une inclusion
sphérique de rayon R d’un fluide 1 (où règne la pression p1 ) immergée dans un
fluide 2 (où règne la pression p2 ) de façon à augmenter son rayon de dR. Les
variations de volume de chaque phase s’écrivent dΩ1 = −dΩ2 = 4πR2 dR et
la variation de l’aire de l’interface dA = 8πRdR. En faisant varier le volume
de chaque phase, on doit lutter contre la pression du fluide dans les volumes
correspondants. Le travail à fournir au système est donc −p1 dΩ1 − p2 dΩ2 .
Cette opération est effectuée à température constante, le travail fourni cor-
respond à la variation d’énergie libre du système (voir § B.4). Les variations
d’entropie associée aux différentes configurations spatiales des éléments sont
214 Rhéophysique

très faibles car les phases ne sont pas mélangées. Finalement, la variation es-
sentielle d’énergie libre provient des évolutions de l’énergie interne associées à
la modification de l’aire de l’interface : le nombre d’éléments d’une phase en
contact avec l’autre est modifié. La variation résultante d’énergie interfaciale
s’écrit σAB dA. On en déduit 4πR2 (p1 − p2 )dR = 8πRσAB dR, soit :

2σAB
Δp = p1 − p2 = (6.2)
R
Pour des raisons analogues, il y a un saut de pression à l’interface entre deux
volumes fluides de formes quelconques. La valeur du saut dépend maintenant
des deux rayons de courbure extrêmes le long de cette interface, R et R :
 
1 1
Δp = σAB + (6.3)
R R

Il en résulte que la pression est d’autant plus forte au sein d’une inclusion que
celle-ci est de petite taille. La pression dans deux inclusions de tailles diffé-
rentes est donc différente même si la pression au sein de la phase continue est
homogène. Ce phénomène induit un déséquilibre entre les phases fluides conte-
nues dans des inclusions de tailles différentes, qui joue un rôle fondamental
dans les phénomènes de murissement (voir § 6.4.2).

6.2.3 Déformation d’une inclusion fluide à vitesse nulle


et volume constant
Les déformations des inclusions jouent un rôle crucial lors de la prépara-
tion, autrement dit le mélange des deux phases, ou vis-à-vis du comportement
mécanique du système, car ces déformations sont associées à un stockage ou
une libération d’énergie potentielle. Considérons, par exemple, une inclusion
fluide (gaz ou liquide) immergée dans un liquide. Lorsque l’ensemble du sys-
tème est à l’équilibre, cette inclusion a une forme sphérique car c’est la forme
qui minimise l’aire de l’interface entre les deux phases. Si on déforme cette
inclusion à volume constant, on augmente sa surface donc également l’énergie
interfaciale. Pour induire une telle déformation, il faut appliquer une force sur
l’inclusion. La relation entre cette force et la déformation induite joue un rôle
important vis-à-vis des propriétés mécaniques du système. On se propose ici
de quantifier ce phénomène dans des cas simples.
Considérons, d’abord, un carré de coté a que l’on déforme en l’allongeant
selon une direction et en le contractant selon la direction perpendiculaire de
façon à obtenir un rectangle de cotés a = a(1 + ε) et b (voir Fig. 6.1). Pour
que la surface soit conservée lors de cette transformation, il faut que a2 = a b,
soit b = a/(1 + ε). On peut écrire la déformation du carré sous la forme
(a − a)/a = ε. Pour une petite déformation (ε  1), on en déduit au premier
ordre b = a(1 − ε), le périmètre de la figure, est donc inchangé dans cette
6. Émulsions – mousses 215

b R

a a'

I
(i) (ii)

a
a

b b

I I
(iii) (iv)

Fig. 6.1 – Déformation d’objets de formes diverses : (i) carré (trait continu) étiré
en un rectangle (trait pointillé), (ii) sphère étirée en un sphéroïde oblate (iii) ou
écrasée en un sphéroïde prolate (iv).

transformation : 2(a + b) = 4a. Si maintenant on examine le problème au


second ordre, on a b = a(1 − ε + ε2 ), et le périmètre a donc varié de 2aε2 .
Ce résultat peut être transposé à une inclusion de forme géométrique quel-
conque en trois dimensions (avec une échelle de longueur a) : si le volume de
l’inclusion se conserve durant la transformation, au premier ordre la surface
reste inchangée. Au second ordre, la variation de surface pour une petite dé-
formation est proportionnelle à a2 ε2 si bien que l’inclusion a gagné une énergie
de surface :
ΔE = βa2 ε2 σAB (6.4)

où β est un coefficient qui dépend de la forme considérée. Par exemple, pour


une inclusion initialement sphérique de rayon R et déformée de façon à obtenir
un sphéroïde de rayons a = R(1 + ε) et b, où ε est la déformation, positive
pour une forme prolate et négative pour une forme oblate (voir Fig. 6.1), on
a β = 32π/5.
La force nécessaire pour déformer une inclusion se déduit du travail né-
cessaire (f dx = f aε) pour atteindre la déformation visée, qui est égal à la
variation d’énergie libre, si bien que :

f = β a σAB ε (6.5)
216 Rhéophysique

On constate que la force est simplement proportionnelle à la déformation im-


posée. Si on relâche cette force, l’inclusion reprend sa forme initiale (en l’ab-
sence d’autres contraintes). Le comportement d’une inclusion associé stric-
tement aux phénomènes de surface est donc linéairement élastique dans la
limite des petites déformations.

6.2.4 Déplacement d’une inclusion dans un liquide


au repos
On considère une inclusion d’un fluide pur en mouvement à vitesse
constante à travers un liquide pur au repos, dans un récipient dont les pa-
rois sont à une distance beaucoup plus grande que le diamètre de l’inclusion.
Pour simplifier, on supposera, ici, que l’inclusion conserve une forme sphé-
rique. Lors du mouvement de l’inclusion à travers le liquide, les fluides des
deux phases sont globalement en mouvement relatif. La vitesse relative des
deux phases le long de l’interface n’est plus nulle comme dans le cas d’une
inclusion solide (voir § 3.2.5) du fait que le fluide de la phase dispersée peut
s’écouler au sein même du volume sphérique dans lequel il est contenu. On
s’attend donc à ce que les mouvements du fluide à l’intérieur de l’inclusion
prennent en charge une partie du mouvement de l’inclusion par rapport au
récipient. Le liquide de la phase continue située aux environs de l’inclusion est
donc, en général, entraîné par le mouvement de cette inclusion à une vitesse
plus faible que si cette inclusion était solide, il est finalement cisaillé moins in-
tensément que dans le cas d’une inclusion solide. La force de traînée visqueuse
s’exerçant sur l’inclusion, du fait de son mouvement à travers le liquide, est
inférieure à celle s’exerçant sur un objet solide de même forme et soumis au
même mouvement.
On peut déduire la forme de cette force de traînée par une approche di-
mensionnelle analogue à celle proposée pour les suspensions (voir § 3.2.5) avec
une difficulté supplémentaire : la nécessité de prendre en compte les champs
de contraintes et de vitesses à la fois dans la phase continue et dans la phase
dispersée. L’impact d’une variation de vitesse de déplacement ou du rayon de
l’inclusion est identique. En revanche, l’impact d’une variation de viscosité de
l’une des deux phases est plus subtil. On trouve que la force est simplement
proportionnelle à la viscosité de la phase continue, dans la mesure où le rap-
port des viscosités des deux phases reste constant. On en déduit que la force
de trainée a le même type de dépendance que pour une particule solide, avec
un facteur supplémentaire qui dépend du rapport de la viscosité des inclusions
et de celle du liquide suspendant, λ = μ̄/μ0 :

3λ + 2
FD = 2πμ0 RV (6.6)
λ+1

Cette formule est la plus générale qui soit pour le déplacement d’une inclusion
dans un fluide. En particulier, lorsque λ → ∞ la viscosité des inclusions est
6. Émulsions – mousses 217

extrêmement grande devant celle de la phase continue, si bien que tout se passe
comme si il s’agissait d’inclusions rigides ; on retrouve alors naturellement l’ex-
pression correspondant au déplacement d’une particule solide dans un fluide
(équation (3.5)). À l’inverse, lorsque λ → 0, on trouve FD = 4πμ0 RV , qui
est la résistance minimale que l’on peut obtenir. À noter que les tensio-actifs
ajoutés pour stabiliser les inclusions (voir § 6.4), en restant le long de l’inter-
face, freinent le mouvement de l’inclusion, si bien que tout se passe comme si
celle-ci était couverte d’une couche de fluide de viscosité plus élevée, ce qui
tend à augmenter la valeur réelle de la force par rapport à celle donnée par
l’équation (6.6) qui néglige cet aspect.

6.2.5 Sédimentation ou crémage


Si la densité des inclusions (ρi ) diffère de celle de la phase continue (ρc ),
celles-ci ont tendance à se déplacer sous l’effet de la gravité pour les mêmes
raisons que celles invoquées pour les suspensions (voir § 3.2.7). À partir de
l’équilibre des forces de gravité et de résistance visqueuse (équation (6.6)),
on trouve l’expression générale de la vitesse de sédimentation (Δρ > 0, où
Δρ = ρi − ρc ) ou de crémage (Δρ < 0) en régime stationnaire pour une
inclusion isolée :
2ΔρR2 g 3λ + 2
V = (6.7)
3μ λ+1
En pratique, cette expression fournit seulement une valeur indicative, stric-
tement valable aux très faibles concentrations. Comme pour une suspension
(voir § 3.2.7), lorsque la concentration en inclusions augmente, la vitesse de
sédimentation diminue et des phénomènes perturbateurs notamment liés aux
conditions aux limites peuvent jouer un rôle significatif pour des concentra-
tions modérées ou élevées.

6.3 Préparation
6.3.1 Généralités
La dispersion d’une phase fluide (liquide ou gazeuse) dans une phase li-
quide sous forme de petits volumes n’est pas un processus naturel. En plaçant
simplement ces deux phases au contact l’une de l’autre, par exemple dans un
même récipient, on observe, soit un mélange des deux phases à l’échelle mo-
léculaire si les deux phases sont miscibles (voir Fig. 6.2a), soit une séparation
des deux phases sous la forme d’un seul grand volume d’une phase placé au-
dessus d’un grand volume de l’autre phase si les deux phases sont immiscibles
(voir Fig. 6.2c). Le résultat obtenu dépend des concentrations relatives des
deux phases et de la température. La limite entre les deux situations se situe
le long de la courbe de miscibilité, qui donne la température critique au-delà
(ou en dessous, suivant le système considéré) de laquelle les deux phases sont
218 Rhéophysique

Mélange Variation brutale de température

A B

B
A+B
A

(i) (ii) (iii)

Fig. 6.2 – Mise en contact d’une phase fluide (liquide ou gaz) A et d’une phase
liquide B : (i) phases séparées ; (ii) dispersion de la phase A (immiscible) dans la
phase B ; (iii) mélange homogène des deux phases miscibles.

miscibles pour deux liquides. Certains systèmes, mercure et eau, huile et eau,
sont immiscibles à toutes les températures.
Pour les émulsions une première solution pour obtenir la dispersion d’une
phase liquide sous forme de gouttelettes (voir Fig. 6.2b), consiste à abaisser
(ou augmenter, selon le système considéré) brutalement la température du mé-
lange des deux liquides sous la courbe de miscibilité. La séparation des phases
qui en résulte prend alors, pendant quelques temps au moins (et il faut ensuite
rapidement stabiliser le système), différentes formes selon les concentrations
respectives des phases. Dans certaines conditions, on peut ainsi former des
gouttelettes de l’une des phases dispersées dans l’autre phase, il s’agit d’une
émulsification spontanée. Cependant, la distribution de tailles des gouttes
obtenue dans ce cas n’est en général pas uniforme. Dans le cas des mousses,
on peut réaliser la même opération en partant du mélange (homogène, car
les deux phases gazeuses sont miscibles) des liquides et en augmentant la
température brutalement ou en abaissant la pression. Cette opération permet
d’obtenir des petites bulles de taille uniforme mais n’est possible qu’avec des
fluides spécifiques. Il est donc finalement préférable d’utiliser des méthodes
« mécaniques » qui créent directement, quels que soient les fluides, les inter-
faces entre les deux phases en les déformant de manière appropriée.
Une technique qui permet d’obtenir des inclusions de taille contrôlée et
uniforme consiste à injecter successivement, par petits volumes, une phase
dans l’autre. Cette méthode est évidemment coûteuse en temps et en éner-
gie, mais elle peut être utilisée lorsqu’on souhaite créer des systèmes aux
caractéristiques bien contrôlées, en s’appuyant sur des techniques de « mi-
crofluidique » qui permettent de réaliser des écoulements à des échelles mi-
crométriques. L’autre technique, beaucoup plus classique, consiste à mélan-
ger rapidement les deux phases : le principe de base est qu’un écoulement
simple (élongation ou cisaillement), maintenu pendant une durée suffisante,
6. Émulsions – mousses 219

Elongation Ecoulement stoppé

t=0 8

3 9

7 10

Fig. 6.3 – Élongation induite par la rotation de quatre rouleaux parallèles (à


gauche) immergés dans un fluide contenant une inclusion (en grisé). Effet (au centre)
de cet écoulement sur la forme d’une inclusion initialement sphérique et placée au
milieu des rouleaux, après différents temps. Évolution (à droite) de la forme de
l’inclusion après arrêt de l’écoulement.

étire progressivement les interfaces entre les deux phases, au point de finir
par provoquer la séparation en petites inclusions plus stables (voir § 6.3.2).
Dans ces conditions, l’écoulement le plus efficace est a priori celui qui induit
les déformations les plus importantes. La façon dont se fait le mélange dans
des écoulements plus complexes permettant en outre aux trajectoires des élé-
ments fluides de se croiser pourrait également jouer un rôle important, mais
ce phénomène est beaucoup plus difficile à quantifier. Cet aspect n’est pris
en compte qu’empiriquement à travers différentes géométries de mélangeurs
proposés en pratique.

6.3.2 Formation d’inclusions par déformation


On se propose, ici, d’étudier comment un élément d’une phase donnée se
sépare en plus petits éléments au sein d’un écoulement d’élongation ou de
cisaillement simple. Lorsqu’elle est immergée dans un fluide en écoulement
d’élongation simple, une inclusion initialement sphérique s’étire progressive-
ment dans la direction principale de l’écoulement. Elle prend, alors, une allure
de cigare, puis un pincement apparaît dans la région centrale et finalement
l’inclusion se sépare en deux parties (voir Fig. 6.3). Il est intéressant de noter
que si on stoppe l’écoulement au moment où l’inclusion a cette forme de cigare
pincé, celle-ci continue de se déformer et se divise finalement en deux à peu
près de la même manière. Cette forme est donc, en soi, instable, indépendam-
ment de l’écoulement du liquide environnant.
Remarquons que dans un cisaillement simple on a la même forme d’étire-
ment puis de brisure de l’inclusion que sur la Figure 6.3 mais avec, en plus,
un basculement progressif de l’axe le plus long de l’inclusion autour d’un axe
perpendiculaire au plan et dans le sens de l’écoulement. Ceci résulte du fait
220 Rhéophysique

qu’un cisaillement simple peut être décomposé en une élongation et une rota-
tion, avec une vitesse de rotation égale à la moitié du gradient de vitesse du
cisaillement simple (voir § A.10.5).
Puisqu’il est apparu que dans certaines conditions une inclusion peut se
diviser spontanément en plus petites inclusions, il est intéressant d’étudier
d’abord la stabilité d’une inclusion en fonction de sa forme. De façon générale,
une inclusion cylindrique est instable au-delà d’une certaine longueur, elle a
tendance à se diviser en plus petites inclusions. Ceci provient du fait que la
surface de plusieurs sphères peut être plus faible que la surface du volume
cylindrique dont elles émanent. Considérons par exemple, dans un cylindre
long de rayon a, un tronçon de longueur l = xa. Si ce tronçon se transforme en
une sphère, le rayon de cette sphère vaut R = ya avec x = 4y 3 /3 (conservation
du volume). La surface externe du tronçon est plus grande que la surface de la
sphère dès que x > 2y 2 , autrement dit lorsque x > xc = 9/2. Pour minimiser
son énergie potentielle interfaciale, une inclusion cylindrique d’un rapport
d’aspect suffisamment grand, aura donc intérêt à se diviser en plus petites
inclusions sphériques. Cette approche ne fournit cependant pas la taille réelle
critique du cylindre qui se déstabilise car le chemin conduisant à la séparation
met en jeu des formes d’interfaces plus complexes. Le calcul exact doit prendre
en compte les évolutions d’une petite perturbation de la forme du cylindre et
étudier dans quelles conditions il est plus favorable énergétiquement que le
cylindre continue de se déformer jusqu’à se séparer. On obtient alors la valeur
critique xc ≈ 6,3.
Revenons maintenant à la dynamique du phénomène : la déformation de
l’inclusion résulte des contraintes (visqueuses) exercées par la phase continue
en écoulement ; l’inclusion résiste cependant à la déformation du fait, d’une
part, des phénomènes élastiques associés à l’augmentation de la surface de son
interface, et d’autre part, de la résistance (visqueuse) à l’écoulement du fluide
inclus (dans le cas d’une bulle, cette résistance est évidemment négligeable
dans la plupart des cas). Les dissipations visqueuses au sein de l’inclusion
tendent essentiellement à ralentir sa déformation. Celle-ci atteindra au bout
d’un temps plus ou moins long une valeur associée à l’équilibre entre la résis-
tance élastique à la déformation et les frottements visqueux issus de la phase
continue. Lorsque la résistance élastique est nettement supérieure aux effets
visqueux, l’inclusion se déforme très légèrement. Dans le cas contraire, elle se
déforme largement et finit par se séparer comme décrit ci-dessus. Pour cal-
culer précisément la déformation induite, il faut décrire en détail le champ
de contraintes, et donc le champ de vitesse à l’intérieur et à l’extérieur de
l’inclusion. On peut, cependant, faire un calcul approximatif, par exemple en
cisaillement simple, en considérant que l’inclusion (de dimension caractéris-
tique R et de surface αR2 ) est soumise, sur l’ensemble de sa surface, à la
contrainte visqueuse associée à un cisaillement simple de la phase continue
(μγ̇), soit Fv = αR2 μγ̇, et à une résistance élastique du type donnée par
l’équation (6.5), Fe = 2βRσAB γ, que l’on extrapole ici à des déformations
6. Émulsions – mousses 221

Fig. 6.4 – Comportement d’une inclusion dans un écoulement d’élongation ou de


cisaillement simple : l’inclusion se divise en plus petites inclusions pour un nombre
capillaire supérieur à la valeur associée au rapport des viscosités λ sur la courbe
continue correspondante.

de type et d’amplitude quelconques. Si un équilibre est atteint (Fv = Fe ), la


déformation s’exprime γ ≈ αμRγ̇/2βσAB . Un calcul analogue en élongation
conduit à ε ≈ αμε̇/βσAB . De ces expressions, on retient qu’en cisaillement
simple, la déformation atteint à un facteur près la valeur suivante, que l’on
appellera nombre capillaire :
μγ̇R
Ca = (6.8)
σAB
On peut définir de la même façon un nombre capillaire associé à une élonga-
tion en remplaçant γ̇ par ε̇ dans l’équation (6.8). Dans ces conditions, comme
suggéré initialement par Taylor, la séparation de l’inclusion en plus petits
éléments est conditionnée par la valeur de ce nombre capillaire : un nombre
capillaire nettement supérieur à 1 implique de grandes déformations des inclu-
sions amenant à leur séparation. À l’inverse, si le nombre capillaire est petit
devant l, les inclusions ne se brisent pas au cours de l’écoulement.
Les conditions exactes de brisure d’une inclusion initialement sphérique
au sein d’un écoulement d’élongation et d’un cisaillement simple ont été
déterminées expérimentalement1 . En fait, la brisure ne dépend pas seule-
ment du nombre capillaire mais également du rapport des viscosités des deux
phases (voir Fig. 6.4). On constate d’abord que la courbe critique pour l’élon-
gation est située bien en-dessous de la courbe critique pour le cisaillement
simple. Ceci provient essentiellement du fait que l’élongation est plus efficace
en termes d’allongement de l’inclusion que le cisaillement simple qui inclut en
1. H.P. Grace, Dispersion phenomena in high-viscosity immiscible fluid systems and
applications of static mixers as dispersion devices in such systems, Chem. Eng. Comm., 14,
225-277 (1982)
222 Rhéophysique

outre une composante de rotation sans effet sur la forme de l’inclusion. Dans
le cas de l’élongation, l’influence du rapport des viscosités est relativement
faible, le nombre capillaire critique varie entre 0,2 et 1 dans la gamme de λ
considérée. Dans le cas du cisaillement simple le rapport des viscosités joue un
rôle critique. Il est d’autant plus difficile de diviser l’inclusion que les viscosités
des deux phases sont très différentes. Il existe même un rapport de viscosités
critique (de l’ordre de 4) pour lequel cette brisure n’est plus possible.
Ces calculs permettent aussi d’estimer la taille finale des inclusions. En
effet, pour un rapport de viscosité donné, tant qu’une inclusion a une taille
telle que le nombre capillaire est supérieure à la valeur critique définie par
les courbes de la Figure 6.4, l’écoulement va à terme la diviser en plus petits
éléments. Lorsque sa taille a atteint une valeur telle que le nombre capillaire
est égal ou inférieur à la valeur critique, elle ne se divise plus. En pratique,
en cisaillement simple, comme le nombre capillaire critique vaut à peu près 1
dans la gamme de rapports de viscosités de 0,1 à 1, on en déduit une valeur
approximative de la taille moyenne des inclusions en régime établi en fonction
du gradient de vitesse :
σAB
Rf ≈ (6.9)
μγ̇

6.4 Stabilité
En mélangeant deux phases initialement séparées, on crée des inclusions
d’une certaine phase (dispersée) au sein de l’autre phase (continue). Ce mé-
lange est stable2 si les inclusions de la phase dispersée se maintiennent sous
cette forme, et au contraire instable si des inclusions tendent à disparaître
au profit de plus grosses inclusions, ce qui conduit à terme à la séparation
complète des deux phases. Ceci peut se produire par la jonction directe des
inclusions (coalescence) ou par un phénomène plus subtil et beaucoup plus
lent de diffusion des molécules de certaines inclusions vers d’autres (mûrisse-
ment). Il est donc essentiel d’empêcher la coalescence qui tend à déstabiliser
rapidement le système. Une technique couramment utilisée pour cela consiste à
couvrir la surface des inclusions d’un produit dit tensio-actif qui, en quelque
sorte, isole la phase dispersée de la phase continue.

6.4.1 Coalescence et stabilisation


Lorsque deux inclusions sont voisines, elles sont séparées par un certain
volume de la phase continue (voir Fig. 6.5a). Au cours des mouvements macro-
scopiques du système, donc en particulier lors de la préparation, ces inclusions
2. Plus précisément, ce type de système est métastable car la configuration d’énergie
minimum est celle d’une séparation complète des deux phases. Les configurations, que nous
appelons ici stables pour simplifier, correspondent à des minima locaux d’énergie, ce qui
explique d’ailleurs que, dans certains cas, le système évolue lentement vers un autre état
(mûrissement).
6. Émulsions – mousses 223

R
h

(a) (b) (c)

Fig. 6.5 – Différentes étapes de l’approche de deux inclusions au sein d’un liquide :
dispersion (a), approche et formation d’un film (b), coalescence (c).

peuvent être amenées à se rapprocher. Par ailleurs, lorsque la concentration


en phase dispersée est grande, les inclusions sont naturellement poussées les
unes contre les autres. Lorsque deux inclusions se rapprochent l’une de l’autre,
l’épaisseur de liquide qui les sépare se réduit mais la force normale visqueuse
(force « hydrodynamique »), résultant de l’expulsion du liquide de l’intervalle,
amène les inclusions à se déformer. Un film se forme alors, défini comme une
couche de liquide d’épaisseur faible devant son diamètre (Fig. 6.5b). En l’ab-
sence de forces spécifiques permettant de contrecarrer le rapprochement (et
donc de stabiliser le mélange), les deux inclusions finissent par fusionner, on
dit qu’elles coalescent (voir Fig. 6.5c). Pour comprendre le phénomène de coa-
lescence et les moyens de le contrecarrer, il nous faut étudier de quelle façon
les forces d’interaction entre les deux inclusions varient lors de cette approche.

Force hydrodynamique
L’écoulement de la phase continue, hors de l’espace compris entre les deux
inclusions qui se rapprochent l’une de l’autre, présente une forte analogie
avec celui décrit dans le cas de l’approche de deux surfaces solides. Dans ce
cas, on sait (cf. § 7.2.1) que la force qui doit s’exercer sur les deux volumes
latéraux augmente avec la vitesse et avec l’inverse de la distance. Cependant,
l’expression exacte de cette force est plus difficile à calculer avec des inclusions
fluides car il faut maintenant prendre en compte l’écoulement du fluide au
sein même des inclusions et la déformation des interfaces. On peut facilement
estimer cette force dans le cas limite où la viscosité du fluide constitutif des
inclusions est très faible (pour une mousse) et en supposant que les interfaces
conservent une forme (fixe) de disques parallèles. La résistance à l’écoulement
de la phase continue le long de ces interfaces étant nulle, le déplacement relatif
des interfaces induit l’écrasement du film selon un écoulement d’élongation
simple (voir § 8.5.1). Dans ce cas, la contrainte normale visqueuse s’exprime
sous la forme με̇, donc la force normale s’écrit με̇πR2 , où ε̇ = V /h est le
taux d’élongation. On en déduit que la force varie proportionnellement à 1/h,
c’est-à-dire beaucoup moins vite que dans le cas d’inclusions solides pour
224 Rhéophysique

lesquelles cette variation est en 1/h3 . Lorsque la viscosité du fluide de la phase


dispersée n’est pas négligeable, la force d’approche des deux inclusions est
intermédiaire entre ces deux situations limites. Dans tous les cas, on constate
qu’il est plus « facile » d’approcher deux bulles d’une mousse ou deux gouttes
d’une émulsion que d’approcher deux particules solides immergées dans un
liquide. Cependant, en l’absence d’autres effets, la force à appliquer pour
approcher deux inclusions à vitesse constante jusqu’à ce qu’elles entrent en
contact (h → 0), tend théoriquement vers l’infini. En réalité, lorsque les deux
interfaces sont très proches, les forces de van der Waals entrent en jeu.

Forces de van der Waals


Lorsque l’épaisseur du film de liquide séparant deux inclusions est suffi-
samment faible, les interactions de type van der Waals entre les éléments des
inclusions peuvent devenir importantes. On peut estimer (voir Everett (1988))
l’énergie d’interaction entre deux telles inclusions séparées par un film liquide,
à l’aide de la formule (5.12) avec ici :
 2
1/2 1/2
K = Kd0 − Kc0 (6.10)

où Kd0 (resp. Kc0 ) est la constante de Hamaker pour l’interaction entre deux
éléments de la phase dispersée (resp. continue) dans le vide. Dans ces condi-
tions, la force résultante, dérivée du potentiel d’interaction, varie en 1/h3 . Re-
marquons que, cette expression étant valable quel que soit le type de milieu,
elle s’applique, en particulier, à un film liquide séparant deux inclusions ga-
zeuses. À vitesse d’approche donnée, pour des distances suffisamment faibles,
la force de van der Waals prend donc le dessus sur la répulsion hydrodyna-
mique, et tend à rapprocher les deux interfaces l’une de l’autre et à faire
coalescer les inclusions.

Stabilisation
Pour éviter que les films ne disparaissent, et donc pour stabiliser le sys-
tème, il faut introduire des éléments conduisant à des forces répulsives entre
les interfaces, plus élevées que la répulsion hydrodynamique. De telles forces
sont absentes dans des liquides purs, qui ne peuvent donc pas former de films
stables. En revanche, des forces répulsives existent si des tensioactifs sont
adsorbés le long des interfaces. Il s’agit de molécules (amphiphiles) qui pos-
sèdent des affinités pour deux milieux incompatibles ; elles sont formées de
plusieurs groupes chimiques dont certains se mélangent spontanément avec
les molécules d’un des milieux mais pas avec celles de l’autre, tandis que les
autres groupes de la même molécule ont le comportement inverse. Le cas le
plus fréquent est celui pour lequel ces molécules sont constituées d’une « tête »
hydrophile et d’une « queue » hydrophobe. Ces molécules tendent donc à se
localiser le long des interfaces entre deux liquides ou bien à la surface libre
6. Émulsions – mousses 225

A h A

h h

A B A A B A
(i) (ii)

Fig. 6.6 – Différents phénomènes permettant la stabilisation de deux inclusions


proches (à une distance h) à l’aide de molécules de tensio-actifs (en haut) : (i)
répulsion électrostatique des double-couches, (ii) répulsion stérique des molécules.

d’un liquide. Notons que pour stabiliser les émulsions, on peut aussi utiliser
des polymères ou des particules qui s’adsorbent le long des interfaces. La pré-
sence de tensioactifs en solution présente, cependant, un autre avantage, celui
d’abaisser l’énergie interfaciale du système, ce qui, d’après l’équation (6.1),
favorise la dispersion d’une phase dans l’autre et facilite donc la préparation
du mélange.
Les forces qui résultent de la présence de tensioactifs le long des interfaces
peuvent être d’origine électrostatique : quand un tensioactif ionique est ad-
sorbé à la surface des inclusions, une double-couche (voir § 5.4) se forme au
sein du liquide, les double-couches, ainsi établies de chaque coté, se repoussent
(voir Fig. 6.6i) et donnent lieu à un potentiel d’interaction répulsif qui croît
exponentiellement lorsque la distance diminue. On peut aussi avoir un phéno-
mène de répulsion stérique (voir § 5.5) lorsque la chaîne de polymère du sur-
factant est hydrophile et attachée à une tête hydrophobe (voir Fig. 6.6ii). Dans
ce cas, l’énergie de répulsion augmente très rapidement à partir du moment
où les chaînes des deux interfaces commencent à se recouvrir. Finalement,
l’énergie potentielle totale associée à l’ensemble des interactions (notamment
attraction de Van der Waals + répulsion via les tensio-actifs) prend des formes
analogues à celles décrites pour les particules colloïdales (voir Fig. 5.11), avec
éventuellement l’existence d’une distance d’équilibre (épaisseur d’équilibre du
film) associée à un minimum d’énergie potentielle.
226 Rhéophysique

Formation d’une émulsion


Lorsqu’on mélange deux phases en présence de tensioactifs, le type de mé-
lange obtenu, autrement dit le « choix » de la phase dispersée et de la phase
continue, dépend de l’affinité des molécules amphiphiles avec les deux phases
principales. On quantifie le « pouvoir amphiphile », à l’aide d’un paramètre
que l’on appelle HLB (Balance Hydrophile-Lipophile), qui évalue de manière
en partie qualitative, car il n’existe pas de cadre théorique sous-jacent à cette
définition et plusieurs approches existent, la différence ou le rapport entre les
affinités des parties lipophile et hydrophile de la molécule. La valeur « équili-
brée » est 10 ou 7 selon la définition retenue. Une valeur proche de zéro signifie
qu’on a affaire à une molécule plus soluble dans l’huile que dans l’eau et une
valeur supérieure à la valeur équilibrée signifie l’inverse.
On obtient alors une émulsion eau (phase dispersée) dans huile (phase
continue) en ajoutant progressivement une phase aqueuse dans de l’huile dans
laquelle ont été placées des molécules amphiphiles solubles dans l’huile et
avec une HLB suffisamment basse. À l’inverse, en dispersant de l’huile dans
une solution aqueuse dans laquelle ont été placées des molécules amphiphiles
avec une HLB suffisamment élevée, on obtient une émulsion huile dans eau.
Finalement, de façon générale, lorsqu’on mélange de l’eau, de l’huile et un
amphiphile pour obtenir une émulsion, la phase continue est celle dans laquelle
le tensioactif se mélange préférentiellement. C’est la règle dite de Bancroft.

Coalescence
La coalescence des inclusions peut se produire même lorsque celles-ci sont
stabilisées par des molécules amphiphiles. En effet, ces molécules sont sou-
mises à l’agitation thermique, qui les amène à se déplacer le long de la surface
ou de temps à autre vers l’intérieur de la goutte, et la couverture de molécules
à la surface de l’inclusion ne reste donc pas uniforme et constante. Deux inclu-
sions très proches peuvent alors voir leur liquide se mettre en contact grâce à
la formation, du fait des fluctuations de mouvements des molécules, d’une ou-
verture momentanée dans la couverture amphiphile, c’est-à-dire d’une petite
étendue libre de tout tensioactif. Une coalescence complète se développe alors
rapidement. Cette situation se produit d’autant plus rarement que l’interface
est couverte d’une forte concentration de tensio-actifs.
La coalescence est donc un phénomène essentiellement surfacique. Le vo-
lume qui coalesce par unité de temps est, en fait, simplement proportionnel à
la surface d’une des inclusions (pour une dispersion d’inclusions de taille uni-
forme). En effet, par unité de volume d’émulsion on a, à un coefficient près,
Ω/R3 inclusions, qui ont chacune une probabilité de coalescer par unité de
temps proportionnelle à la surface qu’elles offrent, c’est-à-dire proportionnelle
à R2 . Le volume total coalescé par unité de temps est donc proportionnel à
(Ω/R3 ) × R2 × R3 , soit proportionnel à R2 . Ceci implique qu’il est possible
de ralentir la coalescence en diminuant la taille des inclusions. En pratique, la
6. Émulsions – mousses 227

coalescence est un phénomène très lent, à notre échelle d’observation, pour des
inclusions de diamètres inférieurs à 100 nm et très rapide pour des inclusions
de diamètres supérieurs à 10 μm. Une autre possibilité pour freiner la coales-
cence est de diminuer la température de l’émulsion. En effet, l’ouverture de la
couverture amphiphile, associée à la rupture d’un film, dépend de l’agitation
thermique des molécules de tensio-actifs, il s’agit donc d’un phénomène d’ac-
tivation, comme le déplacement des molécules dans un liquide (voir § 2.4.2),
dont la fréquence suit une loi du type f0 exp −W/kB T .

6.4.2 Mûrissement d’Ostwald


Les interfaces ne sont, en fait, jamais totalement imperméables : la phase
dispersée, étant toujours un tant soit peu soluble dans la phase continue, les
molécules de la phase dispersée, contenues dans les inclusions, sont naturelle-
ment en concentration très élevée par rapport à la phase continue et tendent
donc à diffuser dans la phase continue. Dans le même temps, des molécules
tendent à revenir vers cette inclusion par diffusion. Un équilibre finit par
s’établir, si bien que chaque inclusion a autour d’elle un nuage de molécules
dissoutes. Cependant, du fait du saut de pression à travers l’interface entre
l’inclusion et la phase continue (voir § 6.2.2) l’énergie des molécules des pe-
tites inclusions est plus grande que celle des molécules des grosses inclusions.
Un plus grand nombre de molécules diffusent donc dans la phase continue à
partir des petites inclusions. Ceci conduit à un déséquilibre de la teneur en
molécules dans une zone proche de deux inclusions de tailles différentes, qui
donne lieu à un transfert de molécules de la plus petite inclusion vers la plus
grosse. À terme, les inclusions les plus grosses grossissent, tandis que les plus
petites disparaissent : c’est le phénomène de mûrissement.
Considérons une inclusion de fluide A, de rayon R, immergée dans un
liquide dans lequel la concentration en A dissoute est initialement c0 . Près de
l’inclusion, à la distance r  R, la concentration en A, c(r), est supérieure
à c0 , du fait de la diffusion des molécules depuis l’inclusion (voir Fig. 6.7).
En particulier, dans le liquide tout près de l’interface avec le fluide A, des
considérations énergétiques montrent que la concentration en A vaut :

2σAB Vm
cR = c exp (6.11)
8,3RT

où Ωm est le volume molaire du fluide A et c la concentration en A près


d’un très grand volume de A (avec une interface localement plane telle que
R → ∞). On constate donc que la concentration en fluide A, aux alentours
de l’inclusion, est d’autant plus grande que la tension interfaciale est grande
et que le rayon de l’inclusion est petit, deux facteurs essentiels vis-à-vis du
mûrissement.
Considérons maintenant la cinétique du phénomène. La diffusion se pro-
duit par des mécanismes décrits au paragraphe 5.2.2, ce qui implique que la
228 Rhéophysique

A (molécules)

A A

Fig. 6.7 – Diffusion des molécules de A à travers B et transfert d’une petite inclusion
vers une plus grosse.

seconde loi de Fick (5.6)


 s’applique. En coordonnées
 sphériques, cette équa-
tion s’écrit ∂c/∂t = D ∂ 2 c/∂r2 + 2∂c/r∂r . Pour simplifier, on résout le pro-
blème uniquement en régime stationnaire, ce qui constituera évidemment une
approximation grossière lorsqu’on traitera des variations de taille de l’inclu-
sion, au cours du temps. Ceci équivaut à supposer que l’on a une source de
molécules inépuisable dans l’inclusion : la distribution de concentration reste
constante mais il y a un flux de molécules non nul. Dans ce cas, ∂c/∂t = 0 et
la solution de l’équation ci-dessus est de la forme c(r) = A/r + B. Sachant que
c(r → ∞) = c0 , puisque loin de l’inclusion, la concentration n’a pas changé,
on trouve :
R
c(r) = c0 + (cR − c0 ) (6.12)
r
D’après la première loi de Fick, valable pour un phénomène de diffusion et que
nous ne démontrerons pas ici, le flux de molécules traversant la surface de la
sphère de rayon r, s’exprime Φ = −4πr2 D∇c. On obtient donc, par exemple
à la distance R : Φ = 4πDR2 (cR − c0 ). On peut ainsi estimer à quelle vitesse
se vide une goutte, puisque ce flux peut aussi s’écrire d(4πR3 /3)/dt, et on
obtient :
dR D
= (cR − c0 ) (6.13)
dt R
Considérons, maintenant, un mélange contenant deux populations d’inclu-
sions de tailles différentes R0 et R0 /10. Le taux de variation de la taille des
petites inclusions est nettement plus grand que celle des grandes inclusions,
du fait de la présence dans l’équation (6.13) du terme cR qui d’après l’équa-
tion (6.11) augmente rapidement lorsque le rayon de l’inclusion diminue. Les
petites inclusions se vident donc au profit des grosses
.
En pratique, le mûrissement est souvent très rapide pour des gouttes de
diamètres inférieurs à 100 nm et très lent pour des gouttes de diamètres
supérieurs à 10 μm. On peut ralentir le phénomène en utilisant une phase
dispersée très peu soluble dans la phase continue (ce qui implique que c est
6. Émulsions – mousses 229

petit). On peut aussi dissoudre dans la phase dispersée des solutés qui ne
peuvent pas être transférés dans la phase continue. Le mûrissement est alors
empêché par le fait qu’il conduirait à une augmentation de la concentration
de ce soluté dans les inclusions.

6.5 Comportement mécanique


6.5.1 Généralités
Dans la suite, on supposera que les inclusions, formées lors de la prépa-
ration du matériau, ne coalescent pas ou ne se brisent pas durant les écoule-
ments considérés. Ainsi, le matériau ne subit pas d’évolutions irréversibles de
sa structure. D’un point de vue rhéophysique, les émulsions et les mousses sont
des systèmes qui présentent de fortes analogies avec les suspensions, consti-
tuées d’inclusions solides dispersées dans un liquide. Les différences essentielles
proviennent, d’une part, de la déformabilité des inclusions et, d’autre part, du
caractère fluide du matériau constitutif de ces inclusions. À faible concentra-
tion en inclusions ces deux phénomènes peuvent limiter, voire inverser l’effet
« habituel » de la présence d’inclusions (lorsque celles-ci sont solides) sur la
viscosité apparente du système. De plus, compte tenu de la déformabilité des
inclusions, il est possible d’obtenir des mélanges fluides à des concentrations
en inclusions proches de 100 %. Dans ce cadre, les agents stabilisants des in-
terfaces qui sont dispersés dans le mélange peuvent jouer un rôle significatif,
d’une part, en abaissant l’énergie interfaciale, ce qui facilite la déformation
des inclusions et, d’autre part, en augmentant la viscosité des films séparant
les phases dispersée et continue. Cependant, les caractéristiques essentielles
du comportement des émulsions ou des mousses peuvent être passées en re-
vue en s’intéressant au cas idéal d’inclusions fluides pures dans une phase
liquide continue pure, avec une tension interfaciale donnée, autrement dit en
négligeant l’existence de films de tensio-actifs assurant la stabilité du système.
Comme pour les suspensions, les calculs exacts, même dans des cas très
simples (très faible concentration, inclusions sphériques), sont trop complexes
pour qu’il soit possible d’analyser finement l’origine physique des effets induits
à partir d’arguments simples. On peut, cependant, facilement comprendre
l’impact qualitatif du caractère fluide et de la déformabilité des inclusions sur
le comportement du mélange en reprenant le calcul effectué dans le cas d’une
suspension (voir § 3.4.1), cette fois-ci avec des inclusions fluides déformables.
On suppose que le comportement du mélange est inchangé si on rassemble
toutes les inclusions dans une couche d’épaisseur h parallèle aux plans, cen-
trée autour du plan médian situé en y = H/2 (voir Fig. 6.8). On simplifie,
alors, le problème en considérant que la couche centrale est un fluide homo-
gène de viscosité μ̄. Cette hypothèse est importante puisqu’elle signifie qu’on
néglige pour l’instant le rôle éventuel des interfaces. Les couches inférieure et
230 Rhéophysique

φ
H y

h φm

V
μ0
μ
μ0

Fig. 6.8 – Effet de la présence d’inclusions sur le comportement d’une suspen-


sion (en haut) par le biais d’une approximation consistant à supposer que les inclu-
sions sont rassemblées dans une couche d’épaisseur h à une concentration d’entasse-
ment φm (au centre) ; le profil des vitesses (en bas) n’est pas linéaire (trait pointillé)
mais a la forme d’une ligne brisée (trait continu), du fait que les différentes couches
n’ont pas la même viscosité.

supérieure sont cisaillées à un gradient de vitesse γ̇0 et la couche centrale à


¯ On obtient alors le champ de vitesse suivant :
un gradient de vitesse γ̇.

0 < y < (H − h)/2 ; vx = γ̇0 y


¯ − (H − h)/2)
(H − h)/2 < y < (H + h)/2 ; vx = γ̇0 (H − h)/2 + γ̇(y
¯ + γ̇0 (y − h)
(H + h)/2 < y < H ; vx = γ̇h

La conservation de la quantité de mouvement implique que la contrainte tan-


gentielle est constante dans toute l’épaisseur fluide, ce qui nous donne τapp =
¯ Le gradient de vitesse apparent est obtenu en divisant la vitesse
μ0 γ̇0 = μ̄γ̇.
¯ + γ̇0 (H − h)]/H. On en
maximum par l’épaisseur totale de fluide : γ̇app = [γ̇h
−1
déduit la viscosité apparente : μapp = τapp /γ̇app = μ0 (1 − (1 − μ0 /μ̄)ε) où
ε est égal à h/H. Cette expression peut, comme avec une suspension, être ex-
trapolée au cas général en utilisant la concentration d’entassement maximal,
ce qui nous donne :
μapp = μ0 (1 − (1 − μ0 /μ̄)φ/φm )−1 (6.14)
La différence avec l’expression obtenue pour une suspension solide (cf. équa-
tion (3.13)) est que le facteur de −φ/φm (c’est-à-dire 1 − μ0 /μ̄) est inférieur
à 1 et peut être positif ou négatif selon que le rapport μ0 /μ̄ est inférieur
6. Émulsions – mousses 231

Dilué Semi-dilué Concentré Compact


φ<<1 0.01<<φ<φ c φc<φ<1 φ−>1

Fig. 6.9 – Représentations schématiques de la structure interne d’une émulsion


ou d’une mousse dans les principaux régimes de concentration : (a) régime dilué,
(b) régime semi-dilué, (c) régime concentré, (d) régime compact.

ou supérieur à 1. Par conséquent, l’effet de la présence d’inclusions est très


proche de celui d’une suspension de particules solides lorsque les inclusions
sont beaucoup plus visqueuses que la phase continue. En revanche, cet effet
est inverse lorsque les inclusions sont beaucoup moins visqueuses : la viscosité
du mélange décroît lorsqu’on augmente la concentration en inclusions. Il est
important de conserver à l’esprit que l’hypothèse essentielle à l’origine de ces
résultats est la libre déformabilité des inclusions. L’étude plus complète des
différents régimes de concentration va nous permettre d’identifier l’impact re-
latif des différents phénomènes sur le comportement et en particulier celui des
interfaces.

6.5.2 Régimes de concentration


En ajoutant progressivement des inclusions fluides de même taille dans un
liquide on passe successivement dans quatre régimes de concentration associés
à différents types d’interactions entre les inclusions.

Régime dilué

Lorsque la concentration en inclusions est suffisamment faible (φ au maxi-


mum de l’ordre de quelques pourcents), celles-ci sont suffisamment éloignées
les unes des autres (voir Fig. 6.9a) pour que les perturbations induites par la
présence de l’une d’entre elles sur le champ de vitesse autour de ses voisines
soient négligeables. Autrement dit, en termes d’impact sur le champ de vi-
tesses, tout se passe comme si chacune d’entre elles était seule dans le liquide.
Cette définition est analogue à celle du régime dilué pour les suspensions,
mais la distance de perturbation est en général inférieure à celle d’une inclu-
sion solide, du fait de la déformabilité et du caractère fluide de l’inclusion. Ces
caractéristiques permettent en effet à l’inclusion d’offrir moins de résistance
aux mouvements de la phase continue.
232 Rhéophysique

Le régime semi-dilué
Lorsque la concentration en inclusions n’est pas très faible (φ 1 %),
la distance de perturbation de l’écoulement de la phase continue induite par
la présence d’une inclusion est bien supérieure à la distance séparant deux
inclusions voisines (voir Fig. 6.9b). Tout se passe alors comme si les inclu-
sions interagissaient « hydrodynamiquement ». Le champ de vitesse ne peut
plus être déterminé par un calcul supposant chaque particule isolée, il faut
tenir compte de l’ensemble des inclusions dans le calcul. Le régime semi-dilué
s’étend d’une concentration de quelques pourcents à une concentration cri-
tique (φc ) pour laquelle un réseau continu de contacts entre inclusions peut
apparaître, on entre alors dans le régime concentré.

Le régime concentré
Dans ce régime, la concentration est telle que les inclusions forment un
réseau de contacts continu d’un bout à l’autre de l’échantillon lorsque les
éléments sont dans une configuration désordonnée. Les inclusions sont « coin-
cées » dans ce réseau : pour briser le réseau, il est nécessaire de déformer les
inclusions. Dans ce régime, les dissipations visqueuses sont associées, d’une
part, à des interactions hydrodynamiques du type de celles auxquelles on a
affaire dans le régime semi-dilué et, d’autre part, au décoincement du réseau
de contact, qui met en jeu tout particulièrement la déformation des interfaces.
Le régime concentré s’étend depuis une concentration critique de percolation
(φc ) associée à la formation d’un premier réseau de contacts (voir Fig. 6.9c),
jusqu’au régime compact (φ → 1) pour lequel les inclusions sont très déformées
et séparées par de minces films de liquide interstitiel (voir Fig. 6.9d).

Le régime compact
Le régime compact est en particulier rencontré avec les mousses dites
« sèches ». Dans ce cas, on sait depuis Plateau (1873) que la structure a
des caractéristiques particulières : les bulles ont des formes de polyèdres tels
que deux faces consécutives forment un angle de 120 ◦ C et l’angle entre deux
lignes d’intersection de ces faces est de 109,6 ◦ C. Par conséquent, la structure
d’empilement la plus simple est celle dite de Kelvin, constituée d’octaèdres
identiques, mais des structures plus complexes avec des distributions de taille
non homogènes sont également envisageables (pour une même concentration
en inclusions).

Comportement dans les différents régimes


Dans les régimes dilué et semi-dilué, par une approche analogue à celle
utilisée dans le cas des suspensions de particules solides (voir § 3.3), on peut
démontrer qu’une suspension d’inclusions fluides est newtonienne si la distri-
bution des gouttes est isotrope et constante. Ceci suppose que la distribution
6. Émulsions – mousses 233

des éventuelles déformations et orientations des inclusions résultant de l’écou-


lement du système est, en moyenne sur un volume de mélange suffisamment
grand, stationnaire. En réalité, le caractère transitoire des déformations des
inclusions introduit des effets particuliers sur le comportement tels qu’une ré-
duction de la viscosité ou des effets viscoélastiques. Dans la suite, on étudiera
séparément les différents phénomènes.
Avec le régime concentré, on entre dans un régime pour lequel la défor-
mation des interfaces peut jouer un rôle primordial sur le comportement du
mélange. Il en résulte que le comportement mécanique est fondamentalement
différent de celui observé dans les autres régimes.

6.5.3 Régime dilué


On envisage ici le cas dilué dans les mêmes conditions que pour une suspen-
sion de particules solides : on recherche la solution du problème d’écoulement
d’un grand volume de fluide de viscosité μ0 , dans lequel se trouve immergée
une inclusion d’un autre fluide de viscosité μ̄. La difficulté provient, ici, du fait
que cette inclusion peut se déformer durant l’écoulement. Cette déformation
est cependant limitée par les effets de tension interfaciale et un équilibre finit
par s’établir entre les contraintes associées à l’écoulement de la phase conti-
nue et les contraintes associées à l’étirement de l’interface. Pour de faibles
nombres capillaires les inclusions se déforment peu, pour de forts nombres
capillaires, elles se déforment plus largement. Il est commode de distinguer
deux cas asymptotiques, qui ont pu être analysés en détail d’un point de vue
théorique3 .

(a) Ca 1
Les inclusions sont alors librement déformables. Dans les premiers instants,
tant que les gouttes sont encore sphériques, la viscosité s’écrit :
μ 5μ̄ − 5μ0
=1+φ (6.15)
μ0 3μ0 + 2μ̄
Les tendances prédites par cette formule, représentées sur la Figure 6.10, sont
cohérentes avec ce que l’on a vu jusqu’ici dans des cas extrêmes :
– la viscosité du mélange est celle de la phase continue lorsque les deux
liquides sont identiques (μ0 = μ̄),
– la viscosité est identique à celle d’une suspension de particules solides
(μ/μ0 = 1 + 2, 5φ) lorsque μ̄/μ0 → ∞, autrement dit lorsque les inclu-
sions sont constituées d’un fluide largement plus visqueux que la phase
continue.
3. G.I. Taylor, The viscosity of a fluid containing small drops of another fluid, Proc.
Royal Soc. London Series A, 138, 834, 41-48 (1932)
234 Rhéophysique

Fig. 6.10 – Viscosité d’une dispersion diluée d’inclusions dans un liquide en fonc-
tion du rapport des viscosités des deux phases selon la valeur du nombre capillaire :
la courbe supérieure correspond à un nombre capillaire très petit, c’est-à-dire des
inclusions très peu déformables ; la courbe inférieure correspond à un nombre capil-
laire très grand, c’est-à-dire des inclusions librement déformables ; la viscosité prend
des valeurs intermédiaires pour des nombres capillaires intermédiaires.

La prédiction essentielle de la formule (6.15) est cohérente avec les résultats


de l’analyse qualitative du paragraphe 6.3.1 : la viscosité du mélange est plus
grande que celle de la phase continue si les inclusions sont plus visqueuses
(μ̄/μ0 > 1), et plus petite que celle de la phase continue si les inclusions sont
moins visqueuses (μ̄/μ0 < 1). En particulier, dans le cas d’une mousse (μ̄ = 0)
on trouve μ/μ0 = 1 − 5φ/3.

(b) Ca  1
Les inclusions sont alors indéformables :
μ μ0 + 2, 5μ̄
=1+φ (6.16)
μ0 μ0 + μ̄

Encore une fois, cette expression, dont les tendances sont représentées sur
la Figure 6.10, prédit bien que la viscosité du mélange est identique à celle
d’une suspension de particules solides (μ/μ0 = 1 + 2, 5φ) lorsque μ̄/μ0 → ∞,
autrement dit lorsque les inclusions sont constituées d’un fluide largement
plus visqueux que la phase continue.
Cependant, les prédictions de cette expression, dans les autres cas limites
envisagés ci-dessus sont un peu plus inattendues. Ainsi, lorsque les deux li-
quides sont identiques (μ̄ = μ0 ), la viscosité du mélange est supérieure à celle
du liquide pur de même viscosité, on trouve μ/μ0 = 1 + 1,75φ. Dans le cas
particulier d’une mousse (μ̄ = 0), la viscosité du mélange vaut μ0 (1 + φ),
6. Émulsions – mousses 235

qui est donc également supérieure à la viscosité de la phase continue. Ces


résultats trouvent leur explication dans le fait que la présence d’inclusions
indéformables induit des perturbations du champ de vitesse qui conduisent
à des dissipations visqueuses additionnelles dans la phase continue. À noter,
cependant, que cette indéformabilité n’est pas la seule origine de la viscosité
d’une suspension de particules solides, puisque quelle que soit la valeur de
μ̄/μ0 , la viscosité du mélange obtenue ici reste inférieure à 1 + 2,5φ. Cet effet
provient du caractère fluide de l’inclusion. Ici, en effet, contrairement à l’hy-
pothèse faite dans le cas des suspensions (voir Chapitre 3), la vitesse de la
phase continue le long des interfaces entre les deux phases n’est en général pas
nulle. Dans ce cas, au sein d’une inclusion indéformable, le fluide développe
un écoulement complexe de manière à s’adapter à une vitesse variant avec la
position le long de son interface avec la phase continue.
Finalement, il est important de rappeler que les hypothèses du calcul ci-
dessus (inclusion sphérique, début d’écoulement) ne correspondent a priori
pas exactement aux conditions qui permettaient de conclure à un comporte-
ment newtonien. Des calculs exacts devraient prendre en compte un état de
déformation d’équilibre moyen des inclusions dans le mélange. Les formules
ci-dessus ne sont donc que des approximations qui fournissent, dans le cas
général, des tendances d’évolution de la viscosité apparente en fonction de dif-
férents paramètres. Notons également que ces systèmes sont toujours quelque
peu viscoélastiques, puisque les inclusions n’atteignent pas leur déformation
d’équilibre instantanément, mais nous laisserons de coté cet aspect qui n’est
pas primordial pour décrire les principales caractéristiques d’écoulement de
ces matériaux.

6.5.4 Régime semi-dilué


Au-delà du régime dilué, les interactions hydrodynamiques deviennent
complexes et il est très difficile de calculer le champ de vitesse au sein d’un mé-
lange constitué de deux phases fluides intimement mêlées. Comme dans le cas
des suspensions, on peut cependant obtenir une idée approximative de l’évo-
lution de la viscosité apparente en fonction de la concentration et des autres
paramètres du système à partir d’approximations. Une première approche
consiste à s’appuyer sur notre calcul préliminaire (cf. § 6.3.1) qui donne, dans
le cas où les interfaces ne jouent aucun rôle, une idée des variations de la visco-
sité avec la concentration (quelle que soit sa valeur) en fonction du rapport des
viscosités. Une autre approche consiste à extrapoler les tendances observées à
partir de calculs précis, dans des situations bien spécifiques, pour la viscosité
dans le régime dilué. On obtient alors les tendances d’évolution de la viscosité
en fonction non seulement de la concentration et du rapport des viscosités
mais également des phénomènes capillaires, ce qui donne une vision un peu
plus complète. On peut enfin prolonger ce raisonnement en s’appuyant sur
236 Rhéophysique

l’approche développée dans le cas semi-diluée pour les suspensions, à partir


d’un schéma différentiel (voir § 3.4.4).
Considérons, par exemple, le schéma qui consiste à supposer que le mélange
est constitué par l’ajout successif de petites concentrations d’inclusions dont
l’effet sur la viscosité du mélange est, à chaque fois, le même que dans le
régime dilué. On peut mener un calcul analogue à celui du paragraphe 3.4.4
en utilisant maintenant comme formule de base les équations (6.15) ou (6.16)
du régime dilué et en prenant en compte le fait que le rapport des viscosités
est variable. Il s’agit, en effet, du rapport de la viscosité des inclusions et de
la viscosité du mélange à l’étape précédente. En prenant en compte l’effet
des interactions des inclusions avec les inclusions déjà présentes comme pour
l’expression de Krieger-Dougherty (3.19), on obtient finalement4 :
1,5
μ μ/μ0 + 2,5λ −2,5φm
Ca  1 ⇒ = (1 − φ/φm ) (6.17)
μ0 1 + 2,5λ
−2,5
μ λ − μ/μ0
Ca 1⇒ = (1 − φ/φm )−2,5φm (6.18)
μ0 λ−1
On utilise, dans ces expressions, une concentration d’entassement maximal qui
est ici définie comme la concentration d’empilement maximal des inclusions
non déformées dans une configuration désordonnée. En général, φm est très
légèrement supérieure à φc (voir § 3.4). On pourrait être tenté d’utiliser ici
la concentration d’entassement maximal pour des inclusions déformées, mais
ceci n’a pas de sens dans le cadre de l’approche ci-dessus puisqu’on sait que
dans ce dernier cas, on passe dans un autre régime, le régime concentré, pour
lequel un nouveau type d’interactions entre en jeu.

6.5.5 Régime concentré


Dans ce régime on a, dans le système au repos, un réseau d’inclusions en
contact (voir Fig. 6.9c). Notons que ce que l’on appelle ici contact correspond
à des inclusions très proches les unes des autres mais toujours séparées par
un film de liquide interstitiel. Le réseau de contacts est « coincé » : tant que
les déformations imposées sont suffisamment faibles, il ne se brise pas mais
se déforme de manière réversible ; lorsqu’on relâche l’effort, il revient dans
son état initial, les inclusions reprennent leur forme et leur position de dé-
part. Le matériau est alors apparemment solide. Au-delà d’une déformation
critique, le réseau se brise, puis il peut éventuellement se reformer mais si
on continue d’appliquer les mêmes contraintes, il va à nouveau finir par se
briser. Le matériau a alors un comportement apparemment liquide : il se dé-
forme indéfiniment, en bref il s’écoule. Ces transformations sont réversibles,
le matériau revient dans le même état solide lorsqu’il est laissé au repos après
un écoulement quelconque. On a donc finalement affaire à un fluide à seuil.
4. R. Pal, Viscous behavior of concentrated emulsions of two immiscible Newtonian
fluids with interfacial tension, J. Colloid Interface Science, 263, 296-305 (2003)
6. Émulsions – mousses 237

Les interactions à prendre en compte sont donc les contraintes liées aux in-
terfaces, qui tendent à ramener les inclusions vers des formes qui minimisent
l’énergie interfaciale, et les dissipations visqueuses liées à l’écoulement des
fluides dans les inclusions et dans la phase continue. Dans le régime solide,
aux faibles vitesses, les dissipations visqueuses sont négligeables, le compor-
tement du matériau est alors essentiellement élastique : les déformations des
interfaces permettent de stocker ou de libérer de l’énergie. Si on applique un
effort au système, on le déforme, mais après avoir relâché cet effort, il reprend
sa configuration initiale. Dans le régime liquide, les deux types d’énergie
(interfaciale et visqueuse) peuvent jouer un rôle.

Régime solide
Lors d’une déformation imposée au système, le réseau de contacts d’inclu-
sions se déforme en induisant des déformations aux inclusions. La distribu-
tion des contacts étant en général désordonnée, la distribution des déforma-
tions induites sur les inclusions est hétérogène, de même que la distribution
des contraintes. Un phénomène analogue se produit au sein d’un empilement
désordonné de grains (voir Chapitre 7) : les contraintes se distribuent selon
des chaînes de force de différentes amplitudes et de formes tortueuses, soumet-
tant les grains à des efforts variant, dans une large gamme, selon leur position
au sein du réseau. La Figure 6.11 illustre ce phénomène dans le cas d’une
émulsion ou d’une mousse : selon les positions relatives exactes des inclusions
au sein du réseau initial (au repos) (voir Fig. 6.11i), les inclusions peuvent
glisser ou s’écraser les unes contre les autres, donnant lieu à des déformations
d’amplitudes diverses (voir Fig. 6.11ii).
Lorsque la concentration en inclusions augmente, le problème se simplifie
quelque peu : le réseau est plus resserré, les inclusions sont plus fortement
coincées, si bien que, pour une déformation macroscopique donnée, la part
d’inclusions déformées augmente. Dans le cas extrême du régime compact,
toutes les inclusions subissent une déformation à peu près égale à la défor-
mation macroscopique imposée. Cette situation est illustrée dans le cas d’une
configuration idéale d’une distribution régulière d’inclusions cubiques (voir
Fig. 6.11iv). Une telle distribution n’est pas réaliste car elle n’est pas stable :
les angles formés par les films devraient rapidement évoluer vers les valeurs
de Plateau ; mais elle permet de faire un calcul direct et précis qui donne une
bonne idée de la rhéophysique de ces systèmes à forte concentration. Lors-
qu’un cube subit une déformation de cisaillement simple (voir Fig. 6.11v), la
longueur des côtés perpendiculaires
 dans le plan de déformation à la direction
du mouvement, devient a 1 + γ 2 ≈ a(1 + γ 2 /2). La surface des faces corres-
pondantes, qui sont les seules déformées, devient donc a2 (1 + γ 2 /2). L’énergie
de surface de l’inclusion initialement cubique s’écrit alors Φ = σAB a2 (1+γ 2 /2)
et, en supposant qu’il n’y a pas d’autres types d’énergie impliqués ici, la force
associée à cette déformation vaut F = ∇Φ = aσAB γ. La contrainte à appli-
quer sur le cube est égale à la force divisée par la surface (a2 ) : τ = σAB γ/a.
238 Rhéophysique

γ
A A
A
F B F F
B
E B
E C E C
D D D C

(i) (ii) (iii)


γ
γa
a

(iv) (v) (vi)

Fig. 6.11 – Configuration et formes des inclusions dans le régime concentré au


cours d’un cisaillement simple pour une distribution initiale quelconque (en haut) :
dans l’état initial (i), les inclusions sont au contact les unes des autres et faiblement
déformées, l’inclusion en trait discontinu (B) n’est pas en contact avec l’inclusion
centrale : au cours de la déformation macroscopique imposée, elles subissent des dé-
formations diverses représentées ici en niveaux de gris (couleur d’autant plus foncée
que la déformation est grande) selon leur position dans le réseau (ii) ; après une
déformation critique, la configuration locale est modifiée de manière irréversible,
l’inclusion centrale n’a plus exactement les mêmes voisins (iii) (l’inclusion (E) n’est
plus en contact avec l’inclusion centrale). La même séquence est représentée (en bas)
avec un système compact et des inclusions cubiques : état initial (iv), déformation
du réseau local (v), reconfiguration (voir texte) (vi).

Ce résultat étant valable pour chaque cube, cette contrainte est aussi la
contrainte moyenne dans le système, qui est une fonction de la déformation
macroscopique γ. On en déduit le module élastique du système : G = σAB /a.
Ce type d’approche a été initialement développé par Princen5 .
Pour une configuration réelle, l’énergie de surface stockée lors de la dé-
formation est distribuée de manière hétérogène dans les inclusions, mais, en
moyenne, on s’attend naturellement à ce que le module de cisaillement soit
du même ordre et simplement proportionnel à la valeur obtenue dans le cas
idéal ci-dessus :
σAB
G=k (6.19)
a
à un coefficient correctif près (k) qui croît avec la concentration, et dépend
de la distribution de tailles et de formes et de la distribution spatiale des

5. H.M. Princen, Rheology of foams and highly concentrated emulsions, J. Colloid In-
terface Science, 91, 160-175 (1983)
6. Émulsions – mousses 239

inclusions. Les connaissances actuelles concernant la valeur de k en fonction


de ces caractéristiques sont encore limitées.
Notons que dans tous les raisonnements ci-dessus nous avons négligé les
effets visqueux associés à l’écoulement des deux phases fluides, ce qui nous a
conduit à considérer que le matériau était purement élastique dans le régime
solide. Ceci n’est pas tout à fait exact mais constitue une bonne approxima-
tion.

Seuil de contrainte
Lorsque la déformation imposée est suffisamment grande, on s’attend à
ce que le réseau se brise. Dans ce cas, même si l’on relâche la contrainte
tout de suite après, laissant ainsi le matériau au repos macroscopique, les
inclusions ne reviennent pas exactement dans leur configuration initiale. La
façon dont se déroule ce phénomène à une échelle locale est illustré sur la
Figure 6.11 : après la déformation et le repositionnement de chacun de ses
voisins initiaux (ii), l’inclusion centrale est à nouveau entourée de voisins (iii)
mais ce ne sont plus exactement les mêmes que dans la configuration initiale
(i). Compte tenu de ce que l’on a vu ci-dessus concernant l’hétérogénéité de
la distribution des déformations dans un tel système, la déformation capable
d’induire localement un changement de configuration, peut varier largement
d’un point à un autre de l’échantillon. On peut, cependant, présumer que
dans un système constitué d’un grand nombre d’inclusions, la configuration
change sans que la distribution (statistique) des arrangements possibles ne soit
modifiée. De ce fait, après avoir brisé le réseau localement en quelques points
où celui-ci était le plus faible, il est possible l’instant d’après, à condition
d’avoir maintenu la contrainte, de briser à nouveau le réseau en quelques
autres points et ainsi de suite : finalement, le matériau s’écoule. La contrainte
macroscopique minimum qui permet ce processus est le seuil de contrainte.
Au-delà de cette contrainte, le matériau est dans son régime liquide.
Compte tenu de l’hétérogénéité de la distribution des contraintes dans le
système, pour trouver l’expression du seuil de contrainte, on doit, à nouveau,
avoir recours au modèle des inclusions cubiques. Dans ce cas la déformation
critique est associée à une reconfiguration brutale des films (Fig. 6.11vi) du
type de celle qui sera décrite ci-dessous de manière plus précise pour une
configuration réaliste. Cette déformation critique locale est aussi, pour notre
système modèle, la déformation macroscopique critique γc . Elle est de l’ordre
de 1. Dans
 ce cas, à partir de l’allongement effectif de certains cotés des
cubes (a 1 + γ 2 ), on déduit, en suivant la même procédure
√ que ci-dessus, la
contrainte critique atteinte pour γ = γc = 1 : σAB / 2a.
On en déduit, par le même raisonnement, que pour le module de cisaille-
ment, que pour une configuration quelconque le seuil de contrainte s’exprime
sous la forme :
σAB
τc = k  (6.20)
a
240 Rhéophysique

γ
b b b b
a c a c a c' d
d d d a
e e e e

(i) (ii) (iii) (iv)

Fig. 6.12 – Étapes successives lors de la déformation d’inclusions dans le régime


compact du fait d’un cisaillement simple : (i) configuration initiale, (ii) étirement
des films a,b,e,d et raccourcissement de c, (iii) disparition du film c, configuration
instable, (iv) reconfiguration instantanée avec formation d’un nouveau film c’.

où k  est un coefficient qui dépend des caractéristiques exactes de la structure


du système.
La reconfiguration, après rupture du réseau, est relativement brutale car
les inclusions ont emmagasinées de l’énergie élastique qui est en partie libérée
par cette rupture. Dans le cas du régime compact, cette reconfiguration bru-
tale prend une forme un peu particulière. Du fait des déformations imposées,
deux films contigus peuvent se trouver respectivement étiré et raccourci (voir
Fig. 6.12). Cette situation peut conduire à la disparition du film raccourci, ce
qui donne momentanément une jonction à quatre films qui correspond à une
situation instable. Immédiatement après au cours de la déformation les films
se réorganisent pour reconstituer une jonction stable à trois films. Le système
se reconfigure ainsi naturellement dans une configuration géométriquement
identique à la configuration initiale, mais ce processus a permis de déformer
le matériau (c’est ce qu’on appelle un « évènement T1 »).

Régime liquide
Expérimentalement, on observe que la courbe d’écoulement en cisaillement
simple d’une émulsion ou d’une mousse dans le régime concentré est très bien
représentée par un modèle de Herschel-Bulkley (voir § A.10.7) :

τ = τc + k γ̇ n (6.21)

Nous avons déjà décrit le processus qui conduit au régime liquide : pour une
contrainte supérieure au seuil de contrainte, le réseau se brise, puis se reforme
quasi instantanément, puis se brise à nouveau et ainsi de suite. Ceci nous
a permis d’aboutir à une expression du seuil de contrainte (équation (6.20))
qui s’appuie sur le fait qu’à très faible gradient de vitesse, ce sont les défor-
mations des interfaces qui jouent un rôle prédominant dans le comportement
mécanique du matériau. Si cette description convient bien à un écoulement
très lent, voire quasi-statique, elle est plus difficile à appliquer à un écoule-
ment rapide car le réseau peut se trouver, au même moment, en cours de
6. Émulsions – mousses 241

rupture locale à certains endroits et en cours de reformation à d’autres en-


droits. En outre, les dissipations visqueuses issues de l’écoulement des deux
phases fluides augmentent avec le gradient de vitesse et peuvent donc finir par
jouer un rôle significatif. À des gradients de vitesse intermédiaires, les effets
de déformation des interfaces et les effets visqueux jouent un rôle important
et sont probablement couplés. Finalement, il n’existe pour l’instant pas d’ex-
plication physique « simple » de la forme (du type Herschel-Bulkley) de la loi
de comportement de ces systèmes. Il est cependant utile de remarquer que
la rhéophysique de ces systèmes présente de fortes analogies avec celle des
suspensions colloïdales répulsives (voir § 5.8), ce qui conduit naturellement à
penser qu’un cadre théorique général pourra un jour être mis en place pour
ces systèmes.

Pour en savoir plus


Basic principles of Colloid Science, D.H. Everett, Royal Society of Chemistry
Paperbacks, London, 1988
Liquides – Solutions, dispersions, émulsions, gels, B. Cabane et S. Hénon,
Belin, Paris, 2003
Microhydrodynamique et fluides complexes, D. Barthès-Biesel, Cours de
l’École Polytechnique, Palaiseau, 2006

Statique expérimentale et théorique des liquides soumis aux seules forces mo-
léculaires, J. Plateau, Gauthier-Villars, Paris, 1873
The Physics of Foams, D. Weaire and S. Hutzler, Oxford University Press,
Oxford, 2000
Les mousses – Structure et Dynamique, I. Cantat et al., Belin, Paris, 2010
Gouttes, bulles, perles et ondes, P.G. de Gennes, F. Brochard-Wyart, D.
Quéré, Belin, Paris, 2005
Rhéophysique – ou comment coule la matière, P. Oswald, Belin, Paris, 2005
The structure and rheology of complex fluids, R.G. Larson, Oxford University
Press, Oxford, 1999
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Chapitre 7

Matériaux granulaires

7.1 Introduction
Les interactions en jeu dans les systèmes que nous avons étudiés jusqu’ici
sont principalement « molles » : soit les éléments interagissent à des distances
de l’ordre de, ou nettement supérieures, à leur taille, c’est le cas des suspen-
sions diluées ou semi-diluées et des dispersions colloïdales ; soit les éléments se
déforment facilement lorsque le niveau d’interaction augmente du fait qu’on
les approche à de faibles distances, c’est le cas des polymères, des mousses et
des émulsions. Par conséquent, dans tous les cas, l’intensité des forces d’in-
teractions augmente progressivement lorsqu’on approche les éléments les uns
des autres.
La situation est différente lorsque les éléments sont rigides et s’approchent
à des distances très faibles vis-à-vis de leurs propres dimensions. Si on amène
progressivement en contact deux particules solides immergées dans un fluide,
on a d’abord une force de répulsion hydrodynamique nécessaire à l’expulsion
du fluide hors de l’intervalle les séparant, qui diverge lorsque la distance entre
les surfaces tend vers zéro. Lorsque les particules sont en contact (à une dis-
tance de l’ordre de leur rugosité), on ne peut rapprocher leurs centres que de
façon marginale (au-delà elles se brisent) et au prix d’un effort normal très
élevé. Par opposition aux autres systèmes, on peut donc qualifier les interac-
tions qui se développent dans un matériau granulaire d’interactions « dures »
dans le sens où les forces correspondantes divergent lorsqu’on cherche à ap-
procher les particules les unes des autres. Le même type de comportement est
observé à une échelle macroscopique, avec un matériau granulaire formé par
l’empilement de particules solides. On est alors face à une situation tout à fait
nouvelle en mécanique des fluides puisque, dans certaines circonstances, il est
possible d’augmenter très largement l’effort normal imposé au matériau dans
une direction spécifique sans pour autant provoquer l’écoulement du matériau.
En revanche, on peut déplacer tangentiellement deux particules en contact en
244 Rhéophysique

imposant une force tangentielle proportionnelle à la force avec laquelle on


appuie sur les particules (frottement de Coulomb). Ainsi, il est possible de
cisailler un matériau granulaire en lui imposant un effort tangentiel modéré
alors que le même matériau apparaît pratiquement rigide sous l’action d’une
force normale.
Nous considérons ici de tels systèmes, que nous appellerons matériaux
granulaires, qui comprennent une concentration suffisamment grande en par-
ticules solides non-browniennes pour que les interactions dures, par contact
direct entre ces particules (éventuellement avec une fine couche de liquide les
séparant), jouent un rôle primordial dans le comportement du système. Les
matériaux concernés de prime abord sont les poudres, les sables, les granulats,
etc., formés d’éléments solides baignant dans un gaz. Dans ces matériaux, les
interactions entre éléments solides jouent naturellement un rôle primordial sur
le comportement macroscopique du système puisque celui-ci est défini comme
l’assemblée de ces éléments. Nous incluons également dans cet ensemble, des
matériaux composés d’une forte concentration de particules solides immergées
dans un liquide. Il s’agit en fait de suspensions dans le régime compact (voir
§ 3.4) qui se situent à la frontière entre le domaine des suspensions et celui
des matériaux granulaires.
L’approche rhéophysique des systèmes gouvernés par des interactions
dures est extrêmement délicate. La raison en est que le type d’interaction qui
s’y développe dépend fortement, voire de manière critique, de la configuration
spatiale des particules, qui elle-même dépend de l’histoire de l’écoulement.
Pour comprendre à quel point de petits changements de configuration peuvent
avoir un impact spectaculaire sur le comportement mécanique du système, il
suffit de penser à deux billes solides : lorsque celles-ci sont à une très petite
distance l’une de l’autre elles peuvent bouger librement l’une par rapport à
l’autre ; lorsqu’elles sont en contact, on ne peut pas les rapprocher plus, et
pour les bouger tangentiellement l’une par rapport à l’autre il faut appliquer
une force finie du fait du frottement des deux surfaces solides. Extrapolé à un
niveau macroscopique, ce phénomène suggère la possibilité d’une transition
violente d’un comportement fluide à un comportement solide ou l’inverse.
Il est utile de commencer (voir § 7.2) par étudier plus en détail les carac-
téristiques des principaux types d’interactions au sein de tels systèmes. On
discute ensuite (voir § 7.3) de l’impact des effets de configuration décrits ci-
dessus et en particulier du rôle de l’état du système vis-à-vis de son comporte-
ment et de ses évolutions possibles en cours d’écoulement. Puis on décrit (voir
§ 7.5) les caractéristiques des trois types de comportement associés à chacun
des principaux types d’interaction lorsque celui-ci est prédominant : régimes
« frictionnel », « lubrifié » et « collisionnel ». Le point crucial est alors d’être
capable de déterminer dans quel régime on se trouve en fonction des caractéris-
tiques du système. Une approche possible est proposée dans le paragraphe 7.4 :
on identifie les domaines de prédominance de chaque régime en comparant les
énergies mises en jeu pour chaque type d’interaction au niveau local. Enfin,
7. Matériaux granulaires 245

on discute (voir § 7.6) du comportement des matériaux granulaires dans les


régimes intermédiaires : frictionnel-collisionnel, frictionnel-lubrifié, pour les-
quels deux types d’interaction peuvent jouer un rôle.

7.2 Principaux types d’interactions directes


On passe ici en revue les principaux types d’interaction au sein de tels
systèmes, en distinguant les contacts « lubrifiés », pour lesquels les surfaces
des particules sont séparées par une couche de fluide interstitiel, les contacts
« frictionnels » qui correspondent à un contact maintenu entre les deux sur-
faces solides, et les contacts « collisionnels », qui correspondent à un contact
très court durant lequel les deux particules échangent ou dissipent une part de
leur énergie cinétique. Chaque interaction est envisagée ici dans un contexte
idéal, ce qui a l’avantage de fournir les dépendances de ces forces en fonction
des principaux paramètres physiques, mais bien entendu, en pratique, divers
phénomènes peuvent ajouter des perturbations à ces tendances de base.

7.2.1 Contact « lubrifié »


L’approche de deux particules solides conduit à des effets hydrodyna-
miques spécifiques du fait de l’écoulement du fluide interstitiel dans les di-
rections perpendiculaires à la direction d’approche. Le principe physique est
le même que celui qui intervient lors du rapprochement ou de l’écartement de
deux surfaces planes séparées par une couche de liquide (voir § 8.5.1). Comme
pour l’écoulement dans une conduite, l’écoulement radial du fluide qui tend
à être expulsé de l’intervalle entre les surfaces solides, nécessite un gradient
de pression entre la région centrale et l’extérieur, ce qui implique que la pres-
sion dans cette région diffère de celle qui prévaut à l’extérieur. Il faut donc
appliquer une force normale sur les objets solides pour les rapprocher l’un de
l’autre. La vitesse de l’écoulement étant d’autant plus grande que la distance
entre les surfaces solides est petite (à vitesse d’approche fixée), le gradient de
pression augmente lorsque la distance entre les deux particules diminue, et
avec lui la force normale. Par exemple, pour deux sphères solides de rayon
 R,
la force normale induite s’écrit au premier ordre : F = −μ0 3πR2 /2h V .
Pour imposer un mouvement relatif tangentiel entre deux particules solides
séparées par une fine couche de fluide, il faut imposer une force tangentielle as-
sociée au cisaillement du fluide dans la direction du mouvement, et dans le cas
de deux sphères une force normale liée au fait que les surfaces arrondies se rap-
prochent puis s’éloignent au cours du mouvement, donnant lieu à un effet ana-
logue à celui décrit ci-dessus. Ces forces hydrodynamiques divergent lorsque la
distance séparant les surfaces solides tend vers zéro puisque, à vitesse fixée, le
gradient de vitesse tend vers l’infini lorsque l’épaisseur cisaillée tend vers zéro.
246 Rhéophysique

d
ε
h

Fig. 7.1 – Caractéristiques en coupe par un plan perpendiculaire de la rugosité


d’une surface plane. La courbe pointillée correspond à un plan (enveloppe) passant
par les sommets de la surface réelle.

Ainsi, pour deux sphères en mouvement relatif tangentiel à la vitesse VT , la


composante tangentielle de la force induite vaut FT = μ0 πR ln (h/R) VT et
1/2
sa composante normale vaut FN = 1, 2μ0 πR (R/h) VT . On constate donc
que quelle que soit la composante de force considérée, celle-ci tend vers l’infini
lorsque R/h tend vers 0.
Cette divergence de la force hydrodynamique n’est que théorique car elle
suppose que les surfaces solides ont des formes idéalement planes ou sphé-
riques. En réalité, toute surface réelle est imparfaite : elle est rugueuse. Dans
le contexte de cet ouvrage, nous nous contenterons d’une description simple de
ce concept. Considérons une surface solide apparemment plane (à une échelle
d’observation suffisamment grande). Les imperfections de la surface à l’échelle
locale impliquent que la distance entre la surface réelle et un plan quelconque
varie selon la position considérée (voir Fig. 7.1). La rugosité de la surface consi-
dérée peut en première approximation être définie comme la valeur moyenne
de cette distance (h) en prenant comme plan de référence celui passant par les
sommets de la surface (enveloppe). Cette approche ne permet cependant pas
de distinguer une surface rugueuse formée de pointes d’une surface rugueuse
formée d’ondulations. Pour y remédier, on peut prendre en compte les dimen-
sions des imperfections de la surface dans différentes directions, en définissant,
par exemple, la rugosité comme le diamètre moyen des sphères pouvant être
placées sous le plan enveloppe de la surface solide (voir Fig. 7.1) : ε = d.
Lorsque deux particules s’approchent l’une de l’autre, leurs surfaces fi-
nissent par entrer en contact en quelques points (voir Fig. 7.2). La force
nécessaire pour approcher un peu plus les particules est alors associée aux
déformations locales de la phase solide. En première approximation, on peut
considérer que cette force augmente (diverge) plus rapidement que la force
hydrodynamique avec la distance. Dans ces conditions, la distance minimum
séparant deux particules solides en contact reste de l’ordre de leur rugosité.
Ceci implique notamment que la composante de la force de répulsion associée
aux effets hydrodynamiques ne diverge pas puisque la distance entre les deux
surfaces solides ne tend pas uniformément vers zéro : il reste un film fluide
continu (percé de quelques trous correspondant aux points de contact) entre
les deux particules en contact (voir Fig. 7.2). On peut donc estimer les va-
leurs maximales des forces hydrodynamiques liées à une interaction lubrifiée,
à partir des expressions ci-dessus en prenant h = ε. Dans ces conditions, la
7. Matériaux granulaires 247

Α Β
ε

Fig. 7.2 – Caractéristiques du contact entre deux surfaces rugueuses : celles-ci


n’entrent en contact qu’en des points précis ici dans des régions A et B mises en
valeur par les cercles grisés ; l’épaisseur du film de fluide qui subsiste entre les deux
surfaces solides est de l’ordre de ε.

valeur maximale de la force normale d’approche vaut approximativement :


 
F = −μ0 3πR2 /2ε V (7.1)

7.2.2 Contact « frictionnel »


On s’intéresse ici à l’interaction résultant spécifiquement d’un contact
maintenu entre les surfaces de deux particules en mouvement relatif tangen-
tiel, que l’on appellera ici contact « frictionnel ». On néglige donc ici les effets
hydrodynamiques évalués au paragraphe précédent. En dépit de sa simplicité
à une échelle d’observation macroscopique, les phénomènes physiques mis en
jeu à une échelle locale lors d’un contact frictionnel sont complexes. Dans le
domaine des températures usuelles, on peut cependant identifier deux types
de phénomène importants : les atomes ou molécules des éléments de surface
interagissent par le biais de forces attractives (interactions de Van der Waals,
parfois liaisons métalliques, ioniques, etc.), ce qui implique une certaine adhé-
rence des deux surfaces ; le matériau subit des déformations élastiques ou
plastiques autour des points de contact (par exemple dans les régions A et B
de la Fig. 7.2). D’autres phénomènes peuvent également intervenir tels que
d’éventuelles forces de cohésion capillaire liées à la présence de liquide entre
les grains, l’altération physico-chimique des surfaces par oxydation ou adsorp-
tion de polymères, l’usure des surfaces, l’influence du fluide ambiant, etc. Les
forces de cohésion capillaire peuvent significativement modifier le comporte-
ment mécanique du système. Ici on négligera ce type d’effets.
En dépit de cette complexité à l’échelle locale, il se trouve qu’à une échelle
macroscopique une loi très simple relie en première approximation les compo-
santes normale et tangentielle (respectivement N et T ) de la force mutuelle
entre les deux particules solides lorsque les deux surfaces glissent l’une par
rapport à l’autre :
T = fN (7.2)
Dans ces expressions, f est le coefficient de frottement coulombien, qui
est généralement compris entre 0,1 et 0,5 pour des métaux se frottant l’un
248 Rhéophysique

N N

T T

T<fN T=fN

Fig. 7.3 – Loi de frottement entre deux surfaces solides : à gauche les deux solides
sont en contact le long de la surface S mais la force tangentielle n’est pas assez grande
pour induire un mouvement par rapport à la force normale imposée ; à droite la force
tangentielle a atteint la valeur critique autorisant le mouvement relatif.

contre l’autre, entre 0,05 et 1 pour des polymères et entre 0,05 et 0,5 pour des
céramiques. Qualitativement, l’origine physique de cette loi est la suivante :
lorsqu’on augmente la force normale, on déforme les surfaces solides autour
des zones de contact (voir Fig. 7.2) ; ceci a pour effet d’augmenter le nombre
de points de contact, donc d’augmenter la résistance au déplacement relatif.
Notons que lorsqu’il n’y a pas glissement, c’est-à-dire lorsque la vitesse relative
des surfaces solides au point de contact est nulle, la composante tangentielle
est inférieure à la composante normale : T  f N .
La force de frottement (T ) dépend aussi quelque peu de l’histoire du dé-
placement relatif des deux objets solides (à surface de contact constante).
Ainsi, la force permettant le maintien d’un mouvement est souvent légère-
ment plus faible que celle nécessaire à l’initiation de ce mouvement. En outre,
aux faibles vitesses, le mouvement se produit souvent par saccades avec des
alternances de phases de frottement adhérent et de frottement glissant, un
phénomène que l’on appelle « stick-slip ». Dans ce cas, la force instantanée
fluctue significativement et il peut être très difficile de maintenir un déplace-
ment à vitesse strictement constante. À des vitesses plus élevées, la force de
frottement augmente légèrement avec la vitesse.

7.2.3 Collision
Lorsque le contact entre les deux particules est très bref, les forces de frot-
tement ci-dessus sont négligeables devant les forces d’inertie. Dans ce cas, on
parle d’une collision. Ce phénomène conduit essentiellement à un échange ou
une dissipation d’énergie cinétique. Pour mieux comprendre ce qui se passe
dans ce cas, examinons la rencontre de deux particules cubiques identiques de
coté a parfaitement élastiques, de module d’Young E (voir § 2.5.3) et parve-
nant en contact sur une de leurs faces à la suite d’un mouvement à la même
7. Matériaux granulaires 249

Δa
a

Fig. 7.4 – Collision entre deux cubes solides élastiques : à gauche les cubes sont
éloignés l’un de l’autre et non déformés ; à droite les deux cubes sont entrés en
contact, une partie de leur énergie cinétique a été transformée en énergie potentielle
élastique associée à la déformation qu’ils ont subie, la zone délimitée par un pointillé
rappelle la forme initiale du cube.

vitesse le long de l’axe passant par leurs deux centres (voir Fig. 7.4). On se
place dans le repère lié au centre de gravité des deux surfaces libres des par-
ticules. Dans ce repère, chaque particule arrive avec la même amplitude de
vitesse Vi et repart, à la suite du choc, avec une vitesse Vf dans la direction
opposée. Durant le contact, que l’on suppose sans frottement, la vitesse de
chaque particule décroît rapidement jusqu’à s’annuler : son énergie cinétique
se transforme en énergie potentielle élastique. Dans la limite des petites défor-
mations (δ = Δa/a  1) (voir Fig. 7.4), l’énergie élastique gagnée pour une
déformation δ s’écrit Eδ 2 a3 /2. L’amplitude de la vitesse de chaque particule
s’écrit V = aδ̇/2. La déformation maximale δm est atteinte lorsque l’énergie
cinétique initiale de la particule mVi2 /2 est entièrement transformée en éner-
gie élastique, autrement dit lorsque V = 0. Le principe de conservation de
l’énergie totale s’écrit alors :
% &2
1 δ̇ 1 1
ma2 + Ea3 δ 2 = Ea2 δm
2
(7.3)
2 2 2 2

On peut calculer la durée totale du contact tc = 2 0 m dδ/δ̇ qui, d’après

l’équation (7.3) s’avère proportionnel à m/Ea. La tendance prédite par
ce calcul dans des conditions simples est générale : la durée du contact est
d’autant plus courte que les particules sont légères et « dures », autrement dit
que leur module élastique est grand.
Compte tenu de la symétrie du problème, on montre facilement à partir de
l’équation (7.3) que les vitesses de rebond de chaque particule sont identiques
mais de sens opposé : Vf = −Vi . Ceci n’est vrai que pour des particules
parfaitement élastiques. En pratique, une collision implique également une
250 Rhéophysique

Δx
A B A B

C D C D

(a) (b)

Fig. 7.5 – Impact de l’évolution de la configuration d’un matériau granulaire sur sa


concentration apparente et sur son état de coincement : à gauche empilement lâche
cubique centré ; à droite le même matériau granulaire après une déformation de
cisaillement simple, aboutissant à un empilement cubique face centré plus compact
et plus « coincé ».

part de déformations plastiques irréversibles, qui dissipent de l’énergie. Les


particules perdent ainsi une part de leur énergie cinétique dans la collision, ce
qui implique que leur vitesse finale vaut

Vf = −eVi (7.4)

où e est inférieur à 1. Ce facteur, qui varie quelque peu avec la vitesse, est ce
qu’on appelle le coefficient de restitution du matériau.

7.3 Le rôle de la configuration


7.3.1 Principe général
Il est possible d’illustrer qualitativement les effets de la configuration sur
le comportement des matériaux granulaires à partir d’une description des phé-
nomènes à une échelle locale. Considérons par exemple quatre billes empilées
très simplement comme représenté sur la Figure 7.5a. Un tel arrangement
répété dans les trois directions principales dans l’ensemble d’un échantillon
conduit à une configuration Cubique Face Centrée (CFC), qui est la structure
cristalline d’empilement la plus lâche possible, c’est-à-dire associée à la plus
faible concentration solide (π/6 pour des sphères, soit environ 52 %). Les par-
ticules sont alors situées les unes derrière les autres le long de lignes parallèles
(perpendiculaires au plan du dessin de la Fig. 7.5), elles-mêmes alignées dans
des plans parallèles.
Supposons maintenant que l’on impose à ce réseau un cisaillement simple
dans une direction perpendiculaire à l’un de ces plans, qui induit un dépla-
cement relatif des deux lignes de billes. Lorsque les billes ont parcouru, dans
cette direction, une distance égale à leur rayon, elles se trouvent dans une nou-
velle configuration représentée sur la Figure 7.5b. On remarque d’emblée que
7. Matériaux granulaires 251

cette configuration est plus compacte, puisque la hauteur apparente de l’em-


pilement a diminué de Δx. Extrapolée à l’ensemble de l’échantillon, on a ici
la structure cristalline la plus compacte
√ possible, dite cubique faces centrées,
dont la concentration est de π/3 2, soit à peu près 74 %.
Pour un matériau granulaire idéal dont la structure à l’échelle locale serait
celle représentée sur la Figure 7.5, un cisaillement simple induit des varia-
tions de la concentration solide entre les deux valeurs extrêmes ci-dessus. Si
on extrapole ce résultat à un grand nombre de particules formant un milieu
granulaire, on s’attend à ce qu’un matériau qui serait dans un état dense ait
besoin de se dilater au cours du cisaillement, alors qu’un matériau peu com-
pacté aura tendance à se comprimer quelque peu sur lui-même, au moins au
début du mouvement. En pratique, pour un matériau granulaire quelconque,
les évolutions de la configuration résultant des déformations du milieu sont
plus complexes, il faut notamment tenir compte du désordre, de l’étalement
granulométrique éventuel, de la forme non sphérique des particules, d’effets
collectifs, etc. Cependant, on retrouve les mêmes effets qualitatifs associés
aux mêmes principes physiques que ceux qui ont été mis en valeur à partir
de cet exemple : le cisaillement d’un matériau granulaire initialement au re-
pos dans une configuration d’empilement relativement dense, implique une
certaine dilatation apparente du matériau.

7.3.2 Dilatance
Dans l’exemple de la Figure 7.5 en allant de l’état (b) à l’état (a) en
cisaillant le matériau, on induit une dilatation du volume occupé globalement
par les particules. Ce phénomène, appelé dilatance, se produit dès que l’on
cherche à déformer un milieu granulaire qui a été un tant soit peu compacté.
Les phénomènes liés à la dilatance ont été mis en valeur par Reynolds
(1885) à partir d’une expérience simple. Un volume de grains solides est placé
dans un ballon élastique et le mélange est saturé d’eau. L’orifice du ballon est
relié à un tube à essai dans lequel un niveau témoigne du volume d’eau contenu
dans le ballon (voir Fig. 7.6). En déformant le sac, on note que, contrairement
à l’intuition selon laquelle la pression appliquée doit tendre à refouler une
partie de l’eau hors du ballon, celle-ci est au contraire aspirée vers l’intérieur.
Puisque l’ensemble des matériaux utilisés sont incompressibles, cela signifie
que le volume global du ballon augmente. Comme le volume réel occupé par
la phase solide reste constant, c’est donc que le volume de la phase liquide dans
le ballon augmente, alors que le réseau granulaire continue d’occuper tout le
volume apparent. En déformant le ballon on a donc dilaté le réseau de grains.
À l’inverse, si on ne permet pas l’entrée de fluide interstitiel dans le réseau
granulaire, celui-ci ne peut pas se déformer. Ce phénomène se produit par
exemple avec un sac de grains de café sous vide ; ici celui-ci est pratiquement
indéformable (à moins de casser les grains ou de déchirer le sac) tant que le
sac est hermétiquement fermé ; en revanche il se déforme aisément dès que
l’on perce un trou dans le sac.
252 Rhéophysique

Membrane élastique

Liquide Déformation

Fig. 7.6 – Expérience de Reynolds1 illustrant la dilatance d’un milieu granulaire.


On place dans un récipient à parois déformables (ballon de baudruche) du sable
saturé en eau. Le niveau d’eau dans la colonne indique la quantité d’eau contenue
dans le récipient. Lorsqu’on comprime le récipient, on s’attend à ce que le niveau
d’eau augmente, l’eau s’extrayant du ballon sous l’action des pressions exercées.
Au contraire, le niveau d’eau diminue. Ceci résulte du fait que les grains s’écartent
quelque peu pour se mouvoir les uns par rapport aux autres, ce qui augmente le
volume de pores et donc le volume d’eau nécessaire à leur remplissage.

La dilatance est d’autant plus marquée que le milieu est dense dans son état
initial. Cet effet apparaît ainsi lors de déformations des matériaux granulaires
dans le régime frictionnel (voir § 7.5). Un phénomène de dilatance apparenté
se produit dans le régime collisionnel (voir § 7.6) : la force normale, qui tend
à dilater le matériau, augmente avec le gradient de vitesse.

7.3.3 Tassement
Un matériau granulaire donné peut être plus ou moins « tassé » dans son
état initial, selon la manière dont il a été préparé. Par exemple, en vibrant
légèrement le matériau, on le tasse progressivement car les particules trouvent,
en s’orientant ou en se déplaçant légèrement, des positions telles que leur
arrangement est localement plus compact, et desquelles elles ont plus de mal
à sortir lors des vibrations ultérieures. Au cours d’un tel processus, la structure
du milieu granulaire est donc de plus en plus « coincée ». Une illustration de ce
phénomène est donnée par l’expérience suivante : on enfonce une tige dans un
milieu granulaire qui a été initialement simplement versé dans un récipient,
celle-ci s’enfonce alors relativement facilement ; puis on vibre fortement le
système pendant quelques instants ; il est alors très difficile d’extraire la tige
par une simple traction, au point qu’une force égale au poids du récipient ne
suffit pas. Ici les vibrations ont induit un tassement associé à un coincement
plus intense des particules.
1. O. Reynolds, On the dilatancy of media composed of rigid particles in contact. Philos.
Mag., 20, 469-481 (1885)
7. Matériaux granulaires 253

7.3.4 État du système


On a vu ci-dessus que l’état de compaction, autrement dit la concentration
volumique joue un rôle essentiel dans le comportement d’un matériau granu-
laire. Cependant, ne prendre en compte que la concentration pour caractéri-
ser l’état d’un matériau granulaire n’est pas suffisant. Pour définir cet état,
deux paramètres sont essentiels. Le premier est la concentration solide, qui
possède une définition simple et précise : il s’agit du rapport du volume des
particules solides et du volume apparent de l’échantillon. Le second paramètre
est plus difficile à définir : il s’agit de la configuration des particules, qui ca-
ractérise leurs positions relatives dans l’espace. Pour la même concentration,
on peut placer les particules dans des configurations différentes qui peuvent
donner des comportements mécaniques très différents. Par exemple, à une
concentration pas trop proche de φm , on peut placer les particules empilées
les unes sur les autres ou bien toutes à une petite distance les unes des autres si
elles sont en suspension dans un liquide de même densité. Dans le premier cas,
le démarrage de l’écoulement nécessitera des frottements ou des coincements
des particules. Dans le second cas, seules les forces hydrodynamiques joueront
un rôle, si bien qu’on observera un écoulement quelle que soit la contrainte
appliquée.
La caractérisation de la configuration des particules ne peut pas se faire
avec des outils simples. En pratique, on considère souvent en première ap-
proximation que l’état du matériau est entièrement décrit par la concentra-
tion solide. On vient de voir que ceci est tout à fait inexact dans le cas de
suspensions à des concentrations éloignées de la concentration d’entassement
maximal. Pour une concentration donnée, on peut en effet aligner les parti-
cules, les distribuer au hasard, les rassembler en paquets, etc. En revanche,
lorsqu’il s’agit d’un empilement de particules à une concentration très élevée,
il est beaucoup plus difficile de faire varier sensiblement la configuration sans
faire varier la concentration. Ceci ne permet pas d’établir un lien strict mais
justifie l’usage d’un seul paramètre, la concentration, pour décrire en première
approximation l’état du système.

7.4 Régimes de comportement


De façon à cerner les différents types de comportement des matériaux
granulaires, il est important de distinguer des régimes associés à la prédomi-
nance de certains types d’interaction. Il faut donc distinguer les conditions
particulières pour lesquelles certaines de ces interactions prédominent. Par
exemple, les collisions entre grains ne peuvent naturellement jouer un rôle
majeur qu’à une vitesse d’écoulement suffisamment élevée. La prédominance
d’un type d’interaction signifie que les contraintes dans le matériau peuvent
être calculées en ne prenant en compte que les interactions correspondantes.
Pour déterminer le régime dans lequel on se situe, il suffit donc de comparer
254 Rhéophysique

les contraintes (ou les énergies dissipées) associées aux différents types d’in-
teraction. Le problème que pose cette approche est que, d’une part les éner-
gies dissipées associées à chaque type d’interaction ne sont pas parfaitement
connues et, d’autre part, elles peuvent varier avec la configuration du sys-
tème qui elle-même varie avec l’histoire de l’écoulement. Dans ces conditions,
de façon à rester dans un cadre suffisamment simple, on présente ci-dessous
une approche grossière qui s’appuie sur un unique terme d’énergie associé
à chaque type d’interaction à partir des connaissances développées dans le
paragraphe 7.2 pour l’interaction entre deux particules.
Pour les interactions hydrodynamiques, on peut estimer l’énergie associée
au rapprochement de deux particules depuis une distance infinie jusqu’à la
distance minimum h = ε. En supposant pour simplifier que la force visqueuse
reste à sa valeur maximale donnée par l’équation (7.1), et que la distance
parcourue est de l’ordre de R, l’énergie hydrodynamique s’écrit :

EH ≈ μ0 γ̇R4 /ε (7.5)

Pour les interactions de type collisionnel, on suppose simplement que l’énergie


typique dissipée lors d’un mouvement élémentaire est une fraction significative
de l’énergie cinétique transmise par collision, qui correspond à l’énergie ciné-
tique (mV 2 ) d’une particule dont la vitesse relative d’une couche par rapport
à l’autre vaut Rγ̇ :
EC = ρS R5 γ̇ 2 (7.6)
où ρS est la masse volumique des particules.
Quant à l’énergie frictionnelle, on peut l’estimer grossièrement en suppo-
sant que lors d’une déformation unitaire deux particules voisines se déplacent
d’une distance R et la résistance au mouvement s’écrit f N . Il en résulte que :

EF = f N R (7.7)

On peut alors définir des nombres adimensionnels associés aux rapports des
différentes énergies ci-dessus :
EC ρS Rεγ̇
St = = (nombre de Stokes) (7.8)
EH μ0
EC ρS R4 γ̇ 2
Ba = = (nombre de Bagnold) (7.9)
EF fN
EF fNε
Le = = (nombre de Leighton) (7.10)
EH μ0 R3 γ̇
On identifie ainsi directement les différents régimes de base :

• régime lubrifié (EH dominant) : St  1 et Le  1

• régime frictionnel (EF dominant) : Ba  1 et Le 1


7. Matériaux granulaires 255

• régime collisionnel (EC dominant) : St 1 et Ba 1


On pourrait raffiner cette analyse en remarquant que le nombre de Leighton tel
qu’il est défini ici est en fait le produit de deux nombres adimensionnels, i.e. un
nombre hydrodynamique N ε/μ0 R3 γ̇ qui décrit l’impact des forces normales
sur le rapprochement des particules soumises à des frottements visqueux, et
le coefficient de frottement f qui décrit l’impact d’une force normale sur la ré-
sistance au déplacement relatif tangentiel des particules lorsque celles-ci sont
en contact. Dans le cadre de notre analyse simplifiée, nous conserverons ce-
pendant une description utilisant seulement les trois nombres adimensionnels
ci-dessus.
Dans la suite, nous traitons en détail des régimes collisionnel et frictionnel
puis des transitions de régime. Le régime « lubrifié », quant à lui, n’est rien
d’autre que le régime concentré des suspensions (voir § 3.4). Le comportement
d’un tel matériau peut en première approximation être considéré comme new-
tonien avec une viscosité donnée par l’une des formules empiriques usuelles
(par exemple équation (3.19)). Rappelons cependant que dans ce régime, la
migration des particules ou un changement de configuration peut avoir un
impact très important sur le comportement apparent du matériau. Comme
ces phénomènes ne sont pas encore bien quantifiés, il reste très délicat de pré-
dire le comportement d’un matériau granulaire dans son régime lubrifié en
fonction des caractéristiques du milieu.

7.5 Régime frictionnel


7.5.1 Cisaillement simple
Le régime frictionnel correspond à une situation pour laquelle le nombre
de Bagnold est suffisamment faible et le nombre de Leighton est suffisamment
grand. Un tel régime est donc obtenu pour des gradients de vitesse suffisam-
ment faibles, et/ou des particules très petites et/ou des contraintes normales
très fortes.
Lorsqu’on place, sans précaution particulière, un matériau granulaire dans
une géométrie de rhéomètre, on observe en général que la contrainte tangen-
tielle mesurée est presque indépendante de la vitesse de rotation appliquée
tant que la vitesse de rotation n’est pas trop élevée. Ceci suggère que l’on
est proche d’un régime frictionnel, puisque ce type de comportement rappelle
celui de deux grains en déplacement relatif. Cependant, la contrainte tangen-
tielle mesurée dépend du type et des caractéristiques de la géométrie utilisée.
Ceci provient du fait que dans ces conditions expérimentales les contraintes
normales effectivement appliquées au matériau peuvent être très différentes
d’une géométrie à l’autre. Pour caractériser le régime frictionnel, il est donc in-
dispensable de contrôler ou mesurer les contraintes normales. Ceci est possible
dans les géométries de rhéométrie habituelles, mais aux prix d’aménagements
techniques.
256 Rhéophysique

(a)
N
T

(b)

Fig. 7.7 – Cisaillement d’un matériau granulaire : (a) dans une boîte de Casagrande
dont les deux blocs bougent en translation l’un par rapport à l’autre ; (b) dans une
boîte de cisaillement dont les bords latéraux s’inclinent progressivement, ce qui
force la déformation de l’ensemble du matériau. Les particules grisées sont celles
qui se sont déplacées, de façon significative, relativement à leurs voisines, durant la
déformation imposée.

La technique la plus simple pour mesurer directement l’impact des


contraintes normales sur le comportement d’un tel matériau consiste à le pla-
cer dans deux boîtes dont les ouvertures se font face et induire un mouvement
relatif de translation des boîtes (« boîte de Casagrande ») (voir Fig. 7.7a).
De cette manière, on maintient le contact entre les différentes couches de ma-
tériau, on évite que celui-ci ne s’échappe de la géométrie de cisaillement, et
on peut contrôler la force normale imposée qui correspond à l’effort fourni
pour maintenir les boîtes l’une contre l’autre. Avec ce dispositif, les mesures
montrent que la force tangentielle est encore à peu près indépendante de la
vitesse (dans une gamme de vitesse assez large) et proportionnelle à la force
normale, comme dans le cas des deux solides frottants. Plus précisément, en
termes de contraintes, on observe :
τ = σ tan ϕ (7.11)
où τ est la contrainte tangentielle et σ la contrainte normale, qui sont cal-
culées en divisant respectivement les forces tangentielle et normale par la
section horizontale des boîtes. Dans l’expression (7.11), tan ϕ est le coefficient
de frottement du matériau, ce qui permet de définir ϕ comme l’angle de
frottement interne du matériau.
7. Matériaux granulaires 257

Du point de vue de la mécanique des fluides, cette expérience n’est pas


encore tout à fait satisfaisante puisque, le matériau granulaire étant plus ou
moins coincé dans chacune des boîtes, le cisaillement est nécessairement loca-
lisé dans la zone de contact entre les deux boîtes (voir Fig. 7.7a). Pour pallier
à ce problème, on peut utiliser une boîte de cisaillement, dont les cotés sont
capables de basculer lorsque la face supérieure est translatée (voir Fig. 7.7b).
En calculant les contraintes de la même manière que ci-dessus à partir des
forces normale et tangentielle, on observe que la contrainte tangentielle varie
comme décrit par l’équation (7.11), alors que cette fois-ci l’ensemble du ma-
tériau est cisaillé. Ceci suggère que le cisaillement localisé dans le cas (a) est
maintenant uniformément réparti sur toute la hauteur de l’échantillon et que,
dans ce cas, le comportement du matériau dans chacune des couches est le
même que celui observé dans la zone de localisation.
L’expression (7.11) est donc une loi très générale pour décrire le cisaille-
ment simple d’un matériau granulaire. Puisqu’on a le même comportement
à l’échelle des grains et à une échelle macroscopique, il est naturel de penser
qu’un lien simple existe entre le coefficient de frottement des grains (f ) et celui
du matériau granulaire (tan ϕ). En fait le seul résultat clair, mais aussi assez
évident, est que tan ϕ augmente lorsqu’on augmente f , mais il n’existe pas de
relation simple et générale entre ces deux coefficients. Le lien entre ces coeffi-
cients dépend des caractéristiques physiques détaillées du milieu (notamment
la forme et la rugosité des grains).
Cette absence de relation simple entre les deux coefficients provient du fait
que les forces nécessaires pour cisailler un matériau granulaire ne résultent pas
uniquement du frottement des grains entre eux. Par exemple, un milieu gra-
nulaire constitué de grains avec un coefficient de frottement pratiquement nul,
voire strictement nul dans des simulations numériques, peut avoir un coeffi-
cient de frottement très différent de zéro. Ceci provient d’effets qui n’existent
pas dans le frottement de deux surfaces solides seules : les effets stériques.
Lorsque l’on cisaille un matériau granulaire, il faut sans cesse débloquer les
grains les uns par rapport aux autres, ce qui impliquent des mouvements col-
lectifs de plus ou moins grande ampleur, et induit des dissipations d’énergie
liées au travail de la gravité (ou de la force de pression) nécessaires pour sou-
lever légèrement et momentanément les grains. Le schéma de la Figure 7.5
illustre cet effet à un niveau local : lors d’un écoulement de cisaillement, les
billes de la couche supérieure doivent régulièrement ressortir de la position (b)
pour parvenir transitoirement à la position (a), ce qui nécessite de fournir de
l’énergie pour soulever les grains hors de leur position d’équilibre (b).

7.5.2 Loi de comportement


Comparée aux lois de comportement évoquées jusqu’ici pour différents
types de matériaux l’équation (7.11) est une forme très particulière de loi de
comportement puisqu’elle relie deux composantes de contrainte. Il s’agit là
258 Rhéophysique

Fig. 7.8 – Structure d’un matériau granulaire dans le régime frictionnel : un ré-
seau continu de contacts s’étend à travers l’ensemble de l’échantillon, formant des
chaînes de forces de différentes amplitudes représentées ici par des lignes de diffé-
rentes épaisseurs joignant les particules. Lors d’une déformation (de gauche à droite)
à faible vitesse, le réseau initial se brise mais se reforme immédiatement sous une
autre forme avec les mêmes caractéristiques moyennes.

d’une spécificité du milieu granulaire dans le régime frictionnel qui résulte


de l’existence, au sein du système, d’un réseau de contacts directs au travers
duquel se transmettent les efforts. Dans le régime frictionnel, ce réseau se
déforme progressivement, se brise localement mais se reforme immédiatement
dans une nouvelle configuration (voir Fig. 7.8).
L’expression (7.11) a pour l’instant été établie seulement dans le cadre
d’un cisaillement simple. S’il était relativement aisé d’extrapoler la loi de
comportement obtenue pour des fluides complexes à des situations 3D sur la
base de formes tensorielles classiques, ceci n’a rien d’évident pour un milieu
granulaire à partir d’une expression comme (7.11) impliquant deux compo-
santes du tenseur des contraintes. Une première étape consiste à considérer
une situation un peu plus complexe que le cisaillement simple mais pour la-
quelle le champ de contrainte reste assez simple et bien contrôlé. Il s’agit de
l’expérience dite « essai triaxial », dans laquelle on applique une pression don-
née (σ3 ) autour d’un tronçon cylindrique de matériau tout en imposant une
contrainte normale (σ1 ) dans la direction de l’axe du cylindre (voir Fig. 7.9).
Lorsque σ1 = σ3 , le système est a priori à l’équilibre. En revanche, lorsque
σ1 > σ3 , on peut dans certains cas observer des déformations significatives.
Pour étudier le comportement du matériau, on suit la déformation du tron-
çon, que l’on estime à Δh/h, en fonction de la différence de contraintes dans
les deux directions : q = σ1 − σ3 . Notons que la pression moyenne exercée sur
le matériau s’écrit p = (σ1 + 2σ3 )/3.
Lorsqu’on augmente progressivement q, la déformation augmente d’abord
lentement et plus ou moins proportionnellement à q. Puis, elle augmente très
largement lorsque q atteint un plateau associé à une valeur critique (voir
Fig. 7.10). En fait, la façon dont le système atteint ce plateau dépend de
l’état initial du système. Pour un échantillon initialement dans un état lâche,
le système se tasse et la courbe tend très progressivement vers le plateau de
contrainte. Pour un échantillon dans un état initial dense, le système se dilate
et la courbe passe par un maximum de q (pour une déformation de l’ordre de
7. Matériaux granulaires 259

σ1

θc Δh
σ3 σ3
h

Fig. 7.9 – Schéma d’un essai triaxial : une pression uniforme (σ3 ) est imposée
sur les côtés de l’échantillon cylindrique (souvent par l’intermédiaire d’un fluide)
tandis qu’une pression axiale (σ1 ) est appliquée ; si la différence de pression est
suffisamment grande, la hauteur de l’échantillon passe de h à h − Δh. Pour un
échantillon initialement dense, la déformation peut se localiser le long d’une surface
formant un angle θc par rapport à la verticale.

10 % pour des sables) avant de redescendre jusqu’au plateau de contrainte.


On constate en pratique que l’état atteint sur le plateau est pratiquement
identique quel que soit l’état initial, il s’agit de l’état critique. Si le matériau
est initialement dans l’état critique, on obtient une courbe intermédiaire et
durant la déformation le matériau ne subit pas de changement de volume
significatif.

σ1 − σ3

Dense

Etat
critique Etat critique

Lâche

Δh
h

Fig. 7.10 – Allures des évolutions de la différence de pression au cours d’une essai
triaxial en fonction de la déformation observée selon la densité initiale de l’échan-
tillon.
260 Rhéophysique

D’après ce qu’on vient de voir l’état de contrainte et le volume de l’échan-


tillon tendent chacun vers un palier, qui définissent ce qu’on appelle l’état
critique du matériau, indépendant de l’histoire de la déformation. À l’échelle
des grains, l’existence d’un état asymptotique aux grandes déformations peut
s’expliquer ainsi : plus les déformations sont importantes, plus le réseau de
contact a la possibilité de se briser et de se reformer dans une nouvelle confi-
guration, ce qui conduit progressivement la distribution des contacts vers un
état indépendant de l’histoire du matériau. Notons que cet état critique n’est
pas toujours atteint le long de chemins de sollicitations homogènes. Dans le
cas d’échantillons denses, la réponse du matériau passe par un maximum qui
entraîne souvent la rupture. Cette instabilité se manifeste par l’apparition
d’une bande de cisaillement inclinée par rapport à l’axe du cylindre et dans
laquelle se concentre toute la déformation (voir Fig. 7.9).
Un certain nombre de critères, c’est-à-dire des relations entre contraintes,
ont été proposés (Coulomb, Drücker-Prager, etc.) pour prédire les conditions
permettant d’atteindre l’état critique. On retiendra ici uniquement le cri-
tère de Coulomb pour un écoulement bidimensionnel car il est relativement
simple et permet de décrire correctement la réalité en première approxima-
tion. Ce critère énonce que l’état critique est atteint s’il existe une facette
au sein du matériau le long de laquelle l’amplitude de la contrainte tangen-
tielle (τ ) est proportionnelle à l’amplitude de la contrainte normale (σ) selon
l’expression (7.11).
Pour utiliser le critère de Coulomb dans une situation d’écoulement quel-
conque, il faut déterminer les contraintes le long de chaque facette au sein du
matériau. Dans le cas de l’essai triaxial, pour une facette de normale n faisant
un angle θ par rapport à la direction z, il est possible de montrer à partir de
l’expression complète du tenseur des contraintes (voir § A.4) que :
σ1 + σ3 σ1 − σ3 σ1 − σ3
σ= + cos 2θ ; τ = − sin 2θ (7.12)
2 2 2
Ceci signifie que, lorsque les contraintes appliquées durant l’essai sont fixées,
le point de coordonnées (σ, τ ) décrit le cercle de rayon (σ1 − σ3 )/2 et de
centre de coordonnées ((σ1 + σ3 )/2 ; 0). Le rayon de ce cercle (cercle de Mohr)
augmente donc avec l’état de contrainte. Pour une valeur critique de q, le cercle
est finalement tangent à la droite de Coulomb définie par l’équation (7.11) et
l’état critique est atteint. On a alors σ1 /σ3 = 1 + sin ϕ/1 − sin ϕ, ou bien
encore :
q − Mp = 0 (7.13)
avec M = 6 sin φ/3 − sin φ.
Cette dernière expression du critère de Coulomb a l’avantage d’être une
formulation objective, c’est-à-dire indépendante du référentiel d’observation,
car elle implique uniquement des invariants du tenseur des contraintes. No-
tons que cette expression n’est valable que pour des écoulements bidimension-
nels ou ayant une symétrie axiale. Tant que l’état critique n’est pas atteint
7. Matériaux granulaires 261

(q − M p < 0), on est dans le domaine des faibles déformations ; le compor-


tement du matériau granulaire est celui d’un solide élastoplastique. L’état
de contraintes à un instant donné ne dépend pratiquement pas de la vitesse
de déformation mais dépend de toute l’histoire de la déformation. Une fois
l’état critique atteint (q − M p = 0), on entre dans le domaine des grandes
déformations, qui marque le début de l’écoulement. Cette transition n’est
pas sans rappeler le passage du seuil de contrainte pour un fluide à seuil. Il
y a toutefois des différences notables entre ces deux concepts. Notamment,
l’état critique pour une suspension granulaire est une fonction de la pression
moyenne, tandis que le seuil de contrainte dépend uniquement du déviateur
du tenseur des contraintes. De plus, l’état critique peut dans certains cas, avec
des échantillons denses, être dépassé sans qu’il y ait pour autant fluidisation
du matériau, on a alors q − M p > 0.

7.5.3 Applications à des écoulements quasi-statiques


Pour des écoulements granulaires suffisamment lents, c’est-à-dire dans le
régime frictionnel, il est possible de décrire certaines caractéristiques du champ
de contrainte si les surfaces de glissement pour le critère de Coulomb sont
facilement identifiables. C’est le cas pour l’écoulement lent dans une conduite
et pour l’inclinaison maximale d’un dépôt granulaire à surface libre.

Écoulement en conduite verticale

Considérons l’écoulement lent d’une suspension granulaire dans un tube


vertical de rayon R à parois rugueuses. Un bilan de quantité de mouvement
(voir Chapitre 8) montre que les contraintes tangentielles sont maximales le
long des parois. On s’attend donc à ce que le critère de Coulomb soit at-
teint le long de ces parois. Considérons maintenant un tronçon cylindrique de
matériau, d’épaisseur dz, où l’axe Oz, dirigé vers le bas, est l’axe du tube
(voir Fig. 7.11). Selon l’axe Oz, cette tranche est soumise à son propre poids
ρgπR2 dz, aux forces résultant de la contrainte normale au sein du milieu gra-
nulaire, notée ici σ, sur les facettes supérieure et inférieure de la portion de
cylindre (πR2 [σ(z) − σ(z + dz)]), et aux forces de frottement le long de la pa-
roi intérieure du tube. En admettant que ce frottement suit la loi de Coulomb,
la force correspondante s’écrit −2πRσT tan ϕ dz où σT est la contrainte nor-
male au sein du milieu granulaire le long de la paroi du tube. Supposons
qu’en régime frictionnel, σT est proportionnelle à la force normale au sein de
la suspension dans la direction z, on a alors σT = kσ. Dans ces conditions,
l’équilibre des forces le long de l’axe vertical en régime permanent s’écrit :


−πR2 dz − 2πRk tan ϕ σ + ρgπR2 = 0 (7.14)
dz
262 Rhéophysique

0 σ(z)

σ(z)
σT tanϕ z
σT
dz

σ(z+dz)

Fig. 7.11 – Écoulement granulaire dans une trémie. On a représenté à droite les
variations de la contrainte normale au sein du matériau en fonction de la distance
par rapport à la surface libre.

La solution de l’équation (7.14) avec la condition à la limite σ(0) = 0 (origine


de l’axe des z au niveau de la surface libre) s’exprime alors :
 
σ=
ρgR
1−e − 2k tan ϕ
R z (7.15)
2k tan ϕ

À faible profondeur (z  R/2k tan ϕ), la contrainte varie donc linéairement


avec la profondeur : σ ≈ ρgz. À plus forte profondeur (z R/2k tan ϕ), la
contrainte est au contraire indépendante du niveau : σ ≈ ρgR/2k tan ϕ.
Ce comportement est très différent de celui d’un fluide ordinaire. Dans
ce dernier cas en effet, la pression croît continuellement avec la profondeur.
La force s’appliquant au niveau de la sortie d’une trémie est donc propor-
tionnelle à la hauteur totale de fluide et le débit augmente avec le niveau
de liquide au-dessus de la sortie. Le résultat ci-dessus pour un milieu granu-
laire en régime frictionnel, initialement issu d’un calcul de Janssen2 , reflète les
caractéristiques très particulières des distributions de force au sein d’un em-
pilement granulaire dans un tube. On assiste en particulier ici au phénomène
dit d’écrantage : grâce au frottement, les particules s’appuient en partie sur
les parois latérales et soutiennent ainsi les particules situées au-dessus d’elles,
ce qui limite l’effort appliqué au fond du récipient.
Ce phénomène permet de déduire certaines caractéristiques du débit (Q)
d’une suspension granulaire au travers d’une trémie. Puisqu’à partir d’une
2. H.A. Janssen, Versuche über Getreidedruck in Silozellen/ Zeitschr. d. Vereines Deut-
scher Ingenieure 39, 1045-1049 (1895)
7. Matériaux granulaires 263

hauteur de matériau dans la trémie suffisamment grande, la pression près de


la sortie ne dépend pas de la hauteur, tout se passe comme si les particules
chutaient « librement » (indépendamment de la masse de matériau située au-
dessus) hors de la trémie d’une hauteur H fonction de la forme exacte de la
trémie. Cette hauteur est proportionnelle à une longueur caractéristique de la
trémie et à une fonction de sa forme. Par exemple, pour une trémie cylindrique
de diamètre D0 et de diamètre de sortie D, on peut écrire H = Df (D√ 0 /D).
La vitesse caractéristique de chute sous l’action de la gravité étant V = gD,
 1/2
on s’attend à ce que le débit (V D2 ) soit proportionnel à gD5 avec un
coefficient dépendant de la forme de la trémie et éventuellement du coefficient
de frottement des grains. Expérimentalement on observe effectivement une loi
du type (« loi de Beverloo ») :

Q = α g(D − βD0 )5 (7.16)

où α et β sont deux constantes dont le lien avec le coefficient de frottement


des particules n’est pas clairement établi.

Forme d’un dépôt à surface libre


Quand un matériau granulaire est progressivement versé au dessus d’un
point fixe sur une surface solide, il forme un tas dont la forme et les dimensions
dépendent de l’histoire de l’écoulement et des caractéristiques du matériau.
En particulier, des tas avec des surfaces libres inclinées selon différents angles
par rapport à la surface solide peuvent être obtenus, mais on constate que ces
angles ne peuvent pas dépasser une valeur critique. Cette valeur critique est
l’angle maximum de repos ϕrep . Lorsque l’on essaie de former un tas avec
une pente plus forte, le matériau s’écoule jusqu’à ce que sa pente atteigne
ϕrep .
En fait, l’angle ϕrep est tout simplement égal à l’angle de frottement in-
terne du matériau, ϕ. En effet, considérons un tas de matériau dont les sur-
faces libres sont deux plans infinis parallèles à une direction donnée (de façon
à avoir un problème à deux dimensions) et inclinés d’un angle θ par rapport à
l’horizontale (voir Fig. 7.12). Quand les conditions d’instabilité viennent juste
d’être atteintes, on s’attend à un écoulement du matériau le long de la surface
pour laquelle le critère de Coulomb est satisfait. Supposons que cette surface
est une surface plane (AB) formant un angle i par rapport à l’horizontale. En
l’absence d’effets inertiels l’équilibre des forces sur le volume de matériau situé
au-dessus du plan (AB) s’écrit 0 = P + t, où P est le poids du matériau et t la
contrainte moyenne le long de la surface (AB). On peut décomposer ces deux
contraintes en la somme d’une composante le long de la surface (AB) et une
composante perpendiculaire, soit : P = (P sin i)x+(P cos i)y et t = T x+N y.
L’équilibre des forces implique en particulier que T /N = tan i. Or, on sait que
le critère de Coulomb est satisfait au moins au début du mouvement le long
du plan (AB) donc T /N = tan ϕ. On en déduit i = ϕ. Puisque nécessairement
264 Rhéophysique

B
t x
y
P
A i

Fig. 7.12 – Talus formé par un matériau granulaire versé au-dessus d’un point fixe
sur un plan solide horizontal.

i < θ, il existe un volume de matériau au sein du tas qui tend à glisser le long
de la surface (AB) seulement si l’angle du tas est plus grand que ϕ. Dans
le cas contraire, le tas reste au repos. Il s’ensuit que ϕrep = ϕ. Ce résultat
peut être généralisé à un tas de forme conique : l’angle maximum de repos est
l’angle de frottement interne du matériau granulaire.
On peut remarquer que dans ce contexte, la hauteur de matériau ne joue
aucun rôle, seul l’angle formé par le tas est important. Ceci n’est en fait valable
que lorsque l’épaisseur de matériau est beaucoup plus grande que la taille des
grains. Dans le cas contraire, la nature discrète du matériau peut reprendre
le dessus. Par ailleurs il faut remarquer que l’angle de repos effectif dépend
quelque peu de la manière dont le tas a été formé. Si on forme progressivement
et délicatement le tas, on obtient un angle maximum de repos ϕmax légèrement
supérieur à ϕ. Si maintenant, on perturbe légèrement le tas ou si on ajoute
brutalement un peu de grains au sommet alors qu’un angle proche de ϕ a déjà
été atteint, des avalanches de grains se produisent à la surface du tas. Lorsque
ces avalanches se sont arrêtées, généralement au pied du talus, la pente du tas
est un peu plus faible que ϕ. Finalement, selon les conditions de préparation
l’angle d’un tas de matériau granulaire sur un plan horizontal varie entre ϕmin
et ϕmax , qui sont des caractéristiques du matériau et ϕ est compris entre ces
deux valeurs.

7.6 Régime collisionnel


Par définition, dans ce régime, seules les interactions par collision sont im-
portantes. Puisque la durée de contact lors d’une collision est en général très
courte devant le temps caractéristique des mouvements relatifs des particules
(1/γ̇), une photo instantanée du système montrerait les particules essentiel-
lement séparées les unes des autres, comme dans un gaz (voir Fig. 7.13). Il
y a cependant deux différences essentielles par rapport à un gaz : dans un
milieu granulaire (i) les collisions ne sont pas purement élastiques et (ii) la
concentration en particules est relativement élevée.
7. Matériaux granulaires 265

Régime Régime
frictionnel collisionnel

Ba

Fig. 7.13 – Transition du régime frictionnel au régime collisionnel en termes de


structure interne (dessins) et en termes de coefficient de frottement apparent en
fonction du nombre de Bagnold (courbe).

Une première approche du comportement d’un milieu granulaire dans le


régime collisionnel consiste à supposer qu’en cisaillement simple, les couches
de particules glissent les unes relativement aux autres comme représenté sur
la Figure 7.5. La quantité de mouvement transmise lors des collisions entre
les particules est à l’origine de la contrainte tangentielle par le biais de la re-
lation τ = (1/A) ΔmV /Δt (voir § 2.3.5). Cette expression est proportionnelle
au produit d’un facteur (ΔmV ) qui est la quantité de mouvement moyenne
transmise par collision et d’un facteur (1/Δt) qui est la fréquence de collisions
par particule. La quantité de mouvement transmise est proportionnelle à la
différence de quantité de mouvement entre les deux particules, soit αmRγ̇ où α
dépend du coefficient de restitution, de la forme des particules et de l’angle de
collision. Si la concentration reste constante et le matériau reste désordonné, il
est raisonnable de supposer que α est indépendant de γ̇. La fréquence de colli-
sions dépend quant à elle de l’agitation interne du système : plus les particules
sont agitées, plus le nombre de collisions par unité de temps augmente. Deux
régimes asymptotiques peuvent alors être distingués selon que les particules
sont peu agitées, elles suivent alors essentiellement le mouvement imposé à
un niveau macroscopique, ou très agitées, leurs fluctuations de mouvement
autour du mouvement moyen jouent alors un rôle crucial.
Le premier régime asymptotique correspond à une agitation faible ou une
concentration proche de φm . Dans ce cas, les particules se rencontrent essen-
tiellement du fait du cisaillement moyen du matériau. Un choc aura donc lieu
à chaque fois que deux particules se retrouveront voisines pendant quelques
instants du fait de l’écoulement macroscopique imposé. Dans ces conditions, la
fréquence de collision est alors tout simplement γ̇ et la contrainte tangentielle
266 Rhéophysique

s’écrit :
αm 2
τ= γ̇ (7.17)
R
Par ailleurs, lors de chaque choc, une composante de quantité de mouvement
(αmRγ̇ où β est un coefficient dépendant des mêmes arguments que α) est
aussi transmise dans la direction perpendiculaire au mouvement moyen. Il en
résulte que se développe une contrainte normale dans la direction perpendi-
culaire à l’écoulement, proportionnelle à la contrainte tangentielle :
βm 2 β
σ= γ̇ = τ (7.18)
R α
Rappelons que ce modèle permet seulement d’avoir une idée de la forme de la
loi de comportement dans le cas d’un régime collisionnel dans un cadre d’écou-
lement particulier (régime collisionnel peu agité) et sur la base de plusieurs
hypothèses simplificatrices (collisions binaires, chocs élastiques).
Le second régime asymptotique correspond au cas où les particules sont
très agitées, au point que des collisions peuvent maintenant intervenir entre
deux particules voisines à une fréquence très différente de γ̇. Ce régime peut
être étudié théoriquement avec les mêmes outils et procédures que la théorie
cinétique des gaz (voir Chapitre 2). On trouve alors que la contrainte tangen-
tielle s’écrit : 
σ ∝ Tg γ̇ (7.19)
où Tg est la température dite granulaire, définie comme la moyenne qua-
dratique des fluctuations de vitesse (Tg = u2 ). Cette expression est
formellement identique à celle que l’on a trouvée pour les gaz parfaits (équa-
tion (2.21)).
La différence essentielle entre un gaz et un matériau granulaire réside dans
l’origine de la température. Pour un gaz, celle-ci a une origine thermique : le
simple contact du gaz avec un milieu ambiant lui fournit une énergie d’agita-
tion associée à cette température. Pour un matériau granulaire, en l’absence
d’effets de l’agitation thermique sur la dynamique des particules, seul l’écou-
lement est susceptible de lui fournir cette énergie d’agitation interne. Dans
le cadre de ce que l’on peut appeler la « théorie cinétique des milieux gra-
nulaires », des modèles permettent à partir de considérations énergétiques
(premier et second principe de la thermodynamique) de trouver des expres-
sions de la température granulaire en fonction des variables du système. La
loi de comportement a alors un caractère « non local » puisqu’il faut résoudre
entièrement les équations de conservation de la quantité de mouvement et de
l’énergie pour connaître les contraintes ou la viscosité. En cisaillement simple,
on trouve en général que la température est proportionnelle à γ̇ 2 . Il s’ensuit
que la contrainte tangentielle donnée par l’équation (7.19) est encore propor-
tionnelle à γ̇ 2 . Cette tendance, i.e. le fait que la contrainte soit proportionnelle
au carré du gradient de vitesse, qui apparaît dans les deux régimes asymp-
totiques d’écoulement, semble donc être la signature du comportement d’un
matériau granulaire dans le régime « purement » collisionnel.
7. Matériaux granulaires 267

7.7 Régimes intermédiaires


7.7.1 Transition du régime frictionnel au régime
collisionnel
On s’intéresse ici à des systèmes pour lesquels, partant d’un régime fric-
tionnel, les effets collisionnels jouent progressivement un rôle plus important,
alors que les contacts lubrifiés restent négligeables. Cette situation correspond
à un nombre de Leighton restant grand (contacts frictionnels dominants) et
un nombre de Bagnold augmentant progressivement. C’est par exemple le cas
avec un milieu granulaire sec à des vitesses d’écoulements pas trop élevées.
Dans ces conditions, l’approche la plus naturelle consiste à utiliser les
outils mis en place pour décrire le comportement dans le régime frictionnel,
en l’occurrence le coefficient de frottement, et à considérer des variations de
ce coefficient en fonction du nombre de Bagnold. Effectivement, on constate
à travers des simulations numériques et des expériences que le comportement
du système peut être bien décrit, dans une gamme de nombres de Bagnold
allant jusqu’à Ba ≈ 10−2 , par un coefficient de frottement de la forme :

tan ϕ = tan ϕ0 + k Ba (7.20)

où k est un paramètre du matériau. En parallèle, la compacité du système,


c’est-à-dire la concentration volumique
√ apparente, s’avère décroître avec la
vitesse sous la forme ν = ν0 − k  Ba : le système se dilate lorsque la vitesse
augmente. Durant cette transition, la part de contacts prolongés entre parti-
cules diminue progressivement : on a aux faibles vitesses un réseau de chaînes
de forces, lorsque la vitesse augmente, ce réseau disparaît (voir Fig. 7.13). No-
tons que pour des valeurs plus élevées du nombre de Bagnold, le modèle (7.20)
n’est plus valable, tan ϕ tend vers une valeur constante.

7.7.2 Transition du régime frictionnel au régime lubrifié


On s’intéresse ici au comportement d’un matériau granulaire initialement
en régime frictionnel et évoluant progressivement vers un régime lubrifié. Ceci
correspond à une situation où, partant du régime frictionnel, le nombre de
Leighton diminue progressivement. Une telle situation est typique de celle
rencontrée lorsque l’on augmente la vitesse d’écoulement d’une suspension
granulaire compacte.

Expression générale du tenseur des contraintes


Les régimes considérés ici sont tels que les interactions hydrodynamiques
et les interactions frictionnelles peuvent jouer un rôle important dans la loi de
comportement. Dans ce contexte, il est utile de remarquer que le long d’une
facette quelconque, la contrainte se calcule à partir de la somme des interac-
tions de type hydrodynamique et de type frictionnel (cf. Annexe A). On peut
268 Rhéophysique

extrapoler ce résultat au tenseur des contraintes qui peut donc être décomposé
sous la forme d’une somme d’un tenseur associé aux interactions hydrodyna-
miques seules et d’un terme associé aux interactions frictionnelles seules :

Σ = Σf (φ) + Σg (7.21)

Un tel résultat a été établi à la fois par les mécaniciens des sols (Terzaghi, 1943)
pour décrire le comportement d’empilements granulaires saturés en liquide et
par des mécaniciens des fluides3 pour décrire le comportement des suspensions
très concentrées. Au passage, ceci illustre bien le fait qu’un matériau granulaire
baignant dans un liquide peut être considéré, selon les circonstances, comme
une suspension concentrée ou comme un empilement granulaire.
En première approximation, on peut négliger l’impact des contacts entre
grains sur les effets hydrodynamiques au sein d’une suspension concentrée.
Le tenseur Σf (φ) correspond au tenseur des contraintes au sein d’une sus-
pension concentrée de particules solides, il dépend donc essentiellement de la
concentration en particules (voir Chapitre 3). À l’inverse, le terme Σg peut
varier largement selon la configuration des particules et en particulier selon le
nombre de contacts entre particules, qui dépend de l’histoire de l’écoulement
de l’ensemble du système et de l’état initial du matériau. On s’attend ainsi à
ce qu’à faible vitesse (Le 1), les contacts entre particules aient la possibi-
lité de se maintenir, conduisant à un Σg dominant. À plus forte vitesse, les
termes de répulsion hydrodynamique tendent à repousser les particules si bien
que la part de friction devient négligeable et la contrainte correspondante est
négligeable devant la contrainte d’origine hydrodynamique. Le matériau est
en quelque sorte « fluidifié ».

Comportement aux forts nombres de Leighton


Lorsque le fluide interstitiel est newtonien, le premier terme de contraintes
de l’équation (7.21) tend vers −pI, la loi de comportement du matériau s’ex-
prime donc Σ = −pI + Σg . Le comportement du système est qualitative-
ment identique à celui d’un matériau granulaire dans un régime purement
frictionnel.
Cependant, dans la plupart des cas, la pression du fluide interstitiel est
hétérogène si bien que le coefficient de frottement d’une pâte granulaire diffère
de celui du matériau granulaire sec correspondant. L’origine physique de ce
phénomène est la suivante. Considérons deux grains de volume Ω posés l’un
sur l’autre. La force normale appliquée au grain supérieur est égale au poids
du grain, ρS Ωg, et la force tangentielle minimale permettant de décaler laté-
ralement le grain supérieur par rapport à l’autre s’écrit f ρS Ωg. Si les deux
particules sont maintenant immergés dans un liquide de masse volumique ρL ,

3. G.K. Batchelor, The stress suspension in a suspension of free-forces particles. J. Fluid


Mech., 41, 545-570 (1970)
7. Matériaux granulaires 269

le poids apparent de la particule supérieure est diminué de la poussée d’Archi-


mède, ρL Ωg. On suppose que chaque particule est immergée dans un volume
de liquide Ω∗ , relié à une concentration en particules (Ω∗ = Ω(1 − φ)/φ). La
force tangentielle nécessaire pour induire un mouvement relatif des grains est
alors proportionnelle à la force normale effectivement appliquée sur le grain :
T = f (ρS − ρL )Ωg. Pour des vitesses très faibles, l’écoulement du liquide in-
terstitiel induit des efforts négligeables. T est donc la force nécessaire pour
cisailler l’ensemble du système composé des deux grains et du liquide. Cepen-
dant, la force normale apparente entre les deux parties du système, c’est-à-dire
les deux particules et le liquide, est ici la somme du poids du liquide et du
poids du grain, N = ρS Ωg + ρL Ω∗ g. Par conséquent, le coefficient de frot-
tement apparent du système, égal au rapport entre la force tangentielle et
la force normale apparente, s’écrit f (ρS − ρL )/(ρS + ρL Ω∗ /Ω) et est inférieur
à f . Le résultat ci-dessus peut être généralisé à un matériau granulaire, ce qui
nous donne le coefficient de frottement
T ρS − ρL
tan ϕ∗ = = tan ϕ (7.22)
N ρS + ρL (1 − φ)/φ
inférieur au coefficient de frottement du matériau granulaire sec.
Supposons maintenant que le liquide s’écoule verticalement à la vitesse
moyenne V autour des deux grains, du grain inférieur vers le grain supérieur.
Le poids apparent du grain supérieur est alors diminué de la force de traînée
hydrodynamique s’exerçant sur le grain du fait de l’écoulement du liquide, soit
kLμV . La force tangentielle nécessaire au cisaillement du système est diminué
proportionnellement :

T = f [(ρS − ρL )Ωg − kLμV ] (7.23)

Comme, par ailleurs la force normale, associée au poids de liquide et de parti-


cules, ne varie pas, le coefficient de frottement apparent du système est donc
encore plus faible que pour le liquide au repos. Il peut même s’annuler si la
vitesse d’écoulement du liquide est suffisamment grande, il suffit pour cela
qu’elle dépasse la valeur critique : Vc = ΔρΩg/kLμ. Une approche plus clas-
sique du problème, considérant l’ensemble du matériau granulaire et utilisant
la loi de Darcy qui décrit l’écoulement d’un fluide à travers un milieu poreux
(ici le réseau de grains) pour estimer le gradient de pression d’une couche de
grains à une autre, conduit à des conclusions qualitativement analogues.
On constate finalement que des remontées d’eau à des vitesses faibles (de
l’ordre de quelques cm/s), peuvent menacer l’équilibre d’un sol granulaire en
rendant nulles ou négatives les contraintes au sein du squelette solide. Le sol
est alors sans consistance ; c’est ce phénomène qui est à l’origine de certains
sables mouvants et des phénomènes de renard au pied des barrages en terre.
Dans ce dernier cas, l’eau circule à travers la base du barrage et emporte
progressivement les matériaux solides situés à l’aval du barrage. Lorsque le
fluide interstitiel est de l’air, on peut encore avoir des effets significatifs de la
270 Rhéophysique

pression interstitielle malgré la faible masse volumique de l’air : par exemple,


dans le cas d’un sable très fin (moins de 0,3 mm de diamètre), l’écoulement
dans un sablier peut être très perturbé jusqu’à devenir intermittent voire
s’arrêter ; au contraire, si on injecte du sable très fin dans un tube vertical,
on trouve que le débit croît linéairement avec la longueur du tube. Dans ces
deux cas, c’est la dépression d’air de part et d’autre de la constriction ou des
embouts du tube qui commande l’écoulement. Enfin, ce phénomène est utilisé
en génie des procédés dans le cas des lits fluidisés : on injecte dans un milieu
granulaire un fluide qui maintient les grains en suspension, ce qui permet la
réalisation de réactions chimiques.

Transition de comportement vers les faibles nombres de Leighton


Lors de la transition d’un régime frictionnel à un régime lubrifié, on fait
progressivement disparaître le réseau continu de contacts et donc les interac-
tions frictionnelles. Aux forts nombres de Leighton, la contrainte tangentielle
est proportionnelle à la contrainte normale, aux faibles nombres de Leighton
elle est simplement proportionnelle au gradient de vitesse. Un raccordement
approximatif entre ces deux situations limites conduit à l’expression générale
suivante :
τ = σ tan ϕ0 + μ(φ)γ̇ (7.24)
qui peut être réexprimée sous la forme :

tan ϕ = τ /σ = tan ϕ0 + α/Le

au sein de laquelle le premier terme du membre de droite est prédominant


pour de forts Le et le second terme prédominant pour de faibles Le.
Ce comportement est à peu près celui que l’on observe par exemple à
partir d’une expérience dans une géométrie Couette, avec une suspension gra-
nulaire formée par l’empilement de grains dans un liquide moins dense. Aux
faibles gradients de vitesse apparents, la contrainte tangentielle tend vers un
plateau (voir Fig. 7.14) dont le niveau augmente avec la hauteur de maté-
riau dans la géométrie. Comme il est probable que la contrainte normale au
sein du matériau augmente avec la hauteur de matériau, le résultat ci-dessus
est compatible avec une interprétation du comportement par un modèle de
Coulomb. Lorsqu’on augmente le gradient de vitesse apparent au-delà d’une
certaine valeur, la contrainte tangentielle se met à augmenter linéairement
et est indépendante de la hauteur de matériau, comme prévu par le régime
lubrifié.
Ces caractéristiques cachent une réalité plus complexe. En effet, même si
le comportement apparent d’un tel matériau peut être celui d’un fluide à seuil,
comme le suggère l’équation (7.24), le matériau reste rarement homogène : les
particules ont tendance à migrer des régions les plus intensément cisaillées vers
les régions les moins cisaillées. Un gradient de concentration en particules se
développe donc dans le matériau, associé à une possible forte hétérogénéité du
7. Matériaux granulaires 271

Régime Régime
frictionnel lubrifié

Le-1

Fig. 7.14 – Transition du régime frictionnel au régime lubrifié en termes de structure


interne (dessins) et en termes de coefficient de frottement apparent en fonction du
nombre de Leighton.

gradient de vitesse. Ceci signifie que le comportement réel du matériau à une


concentration en particules donnée peut être significativement différent de son
comportement apparent, qui suppose une concentration moyenne et ne prend
pas en compte les hétérogénéités du gradient de vitesse dans le matériau.

Transition de comportement dans le cas d’un fluide interstitiel


à seuil
Quand le fluide interstitiel est un fluide à seuil, le tenseur Σf (φ) doit être
remplacé par une expression du type Herschel-Bulkley. On suppose ici que
les composants de ce fluide sont beaucoup plus petits que les particules de
la phase granulaire. Aux faibles vitesses d’écoulement, le terme dépendant
du gradient de vitesse dans la loi de comportement
√ du fluide à seuil étant
négligeable, on a : Σf ≈ −pI + τc (φ)D/ −DII , ce qui conduit à un seuil de
contrainte de la forme :
τc (φ) + σ tan ϕ (7.25)
Les variations du seuil de contrainte d’une pâte contenant des grains (τc (φ))
ont été analysées au Chapitre 3.

Pour en savoir plus


Friction et lubrification, F.P. Bowden and D. Tabor, Dunod, Paris, 1959

Contact Mechanics, K.L. Johnson, Cambridge University Press, Cambridge,


1985
272 Rhéophysique

Sables, poudres et grains, J. Duran, Eyrolles Sciences, Paris, 1997


Statics and kinematics of granular materials, R.M. Nedderman, Cambridge
University Press, Cambridge, 1992
Critical State of Soil Mechanics, M.A. Schofield and C.P. Wroth,
McGraw-Hill, London, 1968
Theoretical soil mechanics, K. Terzaghi, Wiley, New York, 1943
Principles of Powder Mechanics, R.L. Brown, and J.C. Richards, Pergamon
Press, Oxford, 1966
Rheometry of pastes, suspensions and granular materials, P. Coussot, Wiley,
New York, 2005
Disorder and granular media, D. Bideau, and A. Hansen (Eds.),
North-Holland, Amsterdam, 1993
Les milieux granulaires – entre fluide et solide, B. Andreotti, Y. Forterre, O.
Pouliquen, EDP Sciences, Collection Savoirs Actuels, 2011
Chapitre 8

Rhéométrie

8.1 Introduction
L’objectif de la rhéométrie est la mesure des propriétés rhéologiques des
matériaux, autrement dit (voir Annexe A) les relations entre les contraintes au
sein du matériau et l’histoire des déformations qu’il a subies. Si on la considère
dans son sens le plus général, cette problématique est cependant trop vaste :
en pratique il n’est pas envisageable de suivre l’histoire des déformations en
chaque point du fluide et de mesurer les différentes composantes du tenseur
des contraintes et. Les techniques de rhéométrie courantes mettent en jeu des
écoulements suffisamment simples pour que, d’une part, la loi de comporte-
ment du matériau dans ces conditions s’écrive sous la forme d’une relation
entre un petit nombre de variables et, d’autre part, il soit possible de mesu-
rer directement ces variables par des mesures « macroscopiques », autrement
dit sans mesures locales à l’intérieur du matériau. Le principal type d’écou-
lement répondant à ces critères est le cisaillement simple. Dans ce cas,
les couches de matériau tendent à glisser les unes parallèlement aux autres
(voir Fig. 1.5) sous l’action d’une contrainte tangentielle (τ ), induisant un
gradient de vitesse γ̇. Différentes géométries permettent un tel écoulement :
cône-plan, plans parallèles, cylindres coaxiaux, conduite, plan incliné. Dans
la première partie de ce chapitre (§ 8.2), on rappelle des éléments de base
de calculs de rhéométrie pour ces géométries, qui permettent de déduire la
loi de comportement du matériau en cisaillement simple à partir des mesures
macroscopiques.
Les calculs ci-dessus s’appuient sur plusieurs hypothèses : (i) le maté-
riau reste homogène, (ii) son volume reste constant, (iii) l’échantillon se dis-
pose dans la géométrie comme le suppose la théorie, (iv) le cisaillement est
homogène selon certaines directions. En pratique, de nombreux problèmes
expérimentaux peuvent surgir qui invalident les hypothèses ci-dessus et faus-
ser l’interprétation des mesures. Il s’agit par exemple de la sédimentation
ou du crémage d’éléments initialement en suspension dans le mélange, de
l’évaporation du liquide interstitiel, du glissement aux parois, des phénomènes
274 Rhéophysique

d’inertie, du développement de bandes de cisaillement, etc. La seconde partie


de ce chapitre (§ 8.3) passe en revue les principaux phénomènes perturbateurs.
Le protocole de mesures à mettre en place est une phase délicate. Il doit
en effet à la fois permettre d’éviter l’apparition de phénomènes perturbateurs
et être adapté aux caractéristiques spécifiques du comportement du matériau
étudié. La mise au point d’un protocole pertinent doit d’abord s’appuyer sur
un examen des réactions du matériau à diverses sollicitations. Vient ensuite
une analyse de ces données fondée sur un ensemble de connaissances claires
mais également sur une expertise, voire en partie sur des intuitions. C’est en
cela que la rhéométrie peut être considérée comme un « art », en particulier
pour les fluides tels que les fluides à seuil dont les caractéristiques se diffé-
rencient fortement des liquides simples. Nous passerons en revue un certain
nombre de procédures classiques et discuterons de l’intérêt qu’elles présentent
et des précautions à prendre pour les utiliser.
Pour les fluides à seuil, il existe aussi un ensemble de techniques pratiques
développées dans l’industrie qui permettent d’estimer le seuil de contrainte
sans qu’il soit nécessaire de disposer d’un rhéomètre. Certaines de ces tech-
niques sont présentées dans la dernière partie de ce chapitre.

8.2 Géométries de base


La géométrie la plus simple permettant d’obtenir un cisaillement simple
est directement déduite de la définition même de ce type d’écoulement : elle
est constituée de deux plans parallèles en mouvement relatif dans une direc-
tion appartenant à ces plans (voir Fig. 2.7). La distance séparant les surfaces
solides en mouvement relatif est appelée entrefer. Cette géométrie est utili-
sée en géotechnique (voir Fig. 7.7). En fait, elle ne peut être utilisée que pour
des expériences lors desquelles les déformations maximales sont relativement
faibles, autrement dit pour des solides ou des fluides à seuil dans leur régime
solide. Si le matériau étudié est liquide, sous l’action d’une force donnée le
mouvement relatif se prolonge jusqu’à ce que les deux plans ne soient plus
en face l’un de l’autre (cf. Fig. 2.7), et l’interprétation des mesures en termes
de loi de comportement du matériau s’appuient sur des hypothèses de calcul
qui ne sont plus pertinentes. Pour étudier les fluides complexes, il est donc
préférable d’utiliser des systèmes qui permettent aux couches en glissement
relatif de rester au contact les unes des autres.

8.2.1 Disques parallèles


La première idée naturelle pour maintenir les couches en contact les unes
avec les autres, alors que les déformations subies par le matériau sont im-
portantes, est de les faire tourner sur elles-mêmes autour d’un axe. C’est le
principe de la géométrie à disques parallèles, constituée de deux disques so-
lides de rayon R, placés à une distance H l’un de l’autre et en mouvement
8. Rhéométrie 275

Disque
solide

Matériau H
0
r R

Fig. 8.1 – Schéma de la géométrie à disques parallèles.

relatif de rotation autour de leur axe commun (voir Fig. 8.1). Ici, on suppo-
sera pour simplifier que le disque inférieur est fixe. Si la vitesse de rotation
du disque supérieur est Γ, un point de ce disque situé à une distance r de
l’axe central tourne autour de cet axe avec une vitesse tangentielle Γr. Les
éléments de matériau le long de la droite située entre ce point et son vis-à-
vis sur le disque inférieur sont donc soumis à un cisaillement simple entre les
deux surfaces solides, de gradient de vitesse γ̇ = Γr/H. Il en est de même
de tous les éléments situés à une distance r de l’axe. Ainsi donc, avec cette
géométrie, le gradient de vitesse varie de 0 (le long de l’axe central) jusqu’à
une valeur maximale à la périphérie : ΓR/H. Compte tenu de ce cisaillement,
à une hauteur h au-dessus du disque inférieur, les éléments se déplacent avec
une vitesse Γrh/H. Tout se passe donc comme si la couche de matériau située
à la hauteur h était entraînée en rotation à la vitesse Γh/H : on obtient bien
un glissement relatif de disques fluides parallèles autour de l’axe central.
Cette géométrie de cisaillement est très simple à réaliser et à utiliser, no-
tamment pour ce qui est de la mise en place et du nettoyage des échantillons,
mais la relation entre mesures macroscopiques et comportement du matériau
n’est pas tout à fait simple. On a vu ci-dessus que le gradient de vitesse n’était
pas homogène dans l’entrefer. Il en est bien sûr de même de la contrainte tan-
gentielle τ associée à la résistance au glissement relatif des couches, qui, du
fait de sa dépendance vis-à-vis du gradient de vitesse, dépend de la distance
r. En pratique la résistance au cisaillement est mesurée via le couple total
(M ) à appliquer sur le disque supérieur pour imposer sa rotation. On peut
calculer ce couple en faisant la somme des éléments de forces (τ (r)(2πrdr))
sur des bandelettes circulaires d’épaisseur dr multipliés par la distance d’ap-
plication (r).
 R
M= 2πr2 τ (r)dr (8.1)
0
276 Rhéophysique

En première approximation, on peut considérer que le gradient de vitesse


moyen est proche du gradient de vitesse maximum obtenu à la périphérie de
l’échantillon :
ΓR
γ̇R = (8.2)
H
et que la contrainte est constante dans l’entrefer, ce qui permet de déduire de
l’équation (8.1) :
3M
τ= (8.3)
2πR3
Ces approximations fournissent en général des résultats, en termes de courbe
d’écoulement, assez proches de la réalité, du fait qu’une fraction importante
du couple résulte des efforts fournis à la périphérie du fluide. En effet, dans
cette région, à la fois la surface de chaque bandelette considérée ci-dessus et
la distance d’application de l’effort augmentent avec r. Il en résulte que la
contrainte « moyenne » définie par l’équation (8.3) est proche de la contrainte
à la périphérie. Par exemple, pour un fluide newtonien, la contrainte locale
s’écrit τ (r) = μγ̇ = μΓr/H et l’intégration de  l’équation (8.1) montre que la
contrainte à la périphérie τR = μγ̇R = 2M πR3 est égale à seulement 4/3
de la valeur « moyenne » (équation (8.3)), alors qu’une distribution du couple
proportionnelle à la distance donnerait un facteur 2.
Le couple de variables données par les équations (8.2) et (8.3) fournit
donc une première approximation de la contrainte tangentielle et du gradient
de vitesse à la périphérie de l’échantillon et l’on peut déduire ces valeurs
directement des mesures du couple et de la vitesse de rotation.
Il est également possible de déduire les valeurs exactes de ces variables à
partir d’une utilisation plus complète de l’équation (8.1) et en faisant varier Γ
ou M . Pour cela, on effectue le changement de variable r → γ̇ = Γr/H, ce qui
conduit à  γ̇R

M= γ̇ 2 τ (γ̇)dγ̇
(Γ/H)3 0
En dérivant cette équation par rapport à γ̇R = ΓR/H, on obtient :
M Γ ∂M
τR = τ (γ̇R ) = 3+ (8.4)
2πR2 M ∂Γ
La valeur de ∂M /∂Γ doit être mesurée en traçant la courbe de mesures M (Γ).
Pour chaque valeur de Γ, on peut alors calculer γ̇R et la valeur de contrainte
associée τR . À noter qu’une telle analyse suppose que l’on est en écoulement
permanent, autrement dit que l’état du matériau est entièrement défini par la
contrainte ou le gradient de vitesse local. Finalement, on obtient la relation
exacte τR = f (γ̇R ), qui nous donne la courbe d’écoulement du matériau.

8.2.2 Cône-plan
Cette géométrie ressemble beaucoup à la géométrie à disques parallèles à
ceci près que le disque supérieur est remplacé par un cône, légèrement tronqué
8. Rhéométrie 277

pour éviter les frottements entre les deux surfaces solides, et dont le sommet
fictif tombe exactement sur le disque inférieur. L’angle θ que forme le cône par
rapport à l’horizontal est petit, au maximum de l’ordre de quelques degrés.
Cette géométrie présente le grand avantage de compenser exactement la varia-
tion du gradient de vitesse avec la distance radiale observée avec des disques
parallèles. En effet, comme la vitesse relative entre les deux surfaces solides,
la distance entre les deux surfaces solides varie maintenant linéairement avec
la distance par rapport à l’axe central : H ≈ rθ. Le gradient de vitesse s’écrit
donc ici γ̇ = Γ/θ, qui est indépendant de r. Dans ces conditions, la contrainte
tangentielle ne dépend pas de la distance et on peut intégrer directement
l’équation (8.1), ce qui donne l’expression de la contrainte tangentielle (8.3),
a priori homogène dans l’échantillon.
Cette géométrie présente le grand avantage de permettre d’obtenir direc-
tement les valeurs effectives et instantanées de τ et de γ̇ à partir des mesures
de M et de Γ. Elle permet donc notamment l’observation et la mesure directes
de phénomènes transitoires impliquant des variations temporelles de τ ou de
γ̇. Elle est, en revanche, moins pratique du point de vue de la mise en place des
échantillons car il faut contrôler précisément la distance entre les deux outils,
et ne pas avoir, dans le matériau, des particules en suspension susceptibles
de se coincer dans l’entrefer qui est nécessairement assez petit, en particulier
près de la zone centrale.

8.2.3 Cylindres coaxiaux


Cette géométrie, également appelée Couette du nom de son principal pro-
moteur, est formée de deux cylindres coaxiaux de rayons R1 < R2 et de hau-
teur h en contact avec le matériau, pouvant être entraînés à des vitesses de
rotation différentes. Le matériau, inséré dans l’entrefer séparant les cylindres
(voir Fig. 8.2), est donc cisaillé lorsque les deux cylindres sont en mouvement
relatif autour de leur axe central. On supposera ici que le cylindre intérieur
tourne à la vitesse Γ tandis que le cylindre extérieur reste fixe. Dans ce ci-
saillement simple, ce sont maintenant des couches de fluide cylindriques qui
glissent les unes contre les autres.
La contrainte tangentielle τ (r) représente le frottement entre deux couches
situées de part et d’autre de la distance r. Le couple appliqué M sur le cylindre
intérieur est le produit de la force issue du frottement à la distance r, autre-
ment dit 2πrhτ , par la distance r. On en déduit l’expression de la contrainte
en fonction de la distance :
M
τ (r) = (8.5)
2πhr2
Cette expression permet d’apprécier les variations de la contrainte dans
l’entrefer : celle-ci varie de τ1 = M/2πhR2 2 , près du cylindre intérieur, à
τ2 = M/2πhR1 2 près du cylindre extérieur. Une situation intéressante est
celle pour laquelle ces deux contraintes extrêmes sont très proches car on
278 Rhéophysique

Γ
Matériau

R2
R1

Fig. 8.2 – Schéma de la géométrie à cylindres coaxiaux.

peut considérer que la contrainte est homogène dans l’entrefer (τ1 ≈ τ2 = τ ),


ce qui implique qu’il en est de même du gradient de vitesse. Pour être dans
ce cas, il faut que la contrainte maximum ne dépasse pas de plus de 10 % la
contrainte minimum, ce qui implique R2 /R1 < 1,05. Dans ce cas, le gradient
de vitesse peut être estimé en divisant la vitesse relative des deux surfaces
solides par l’entrefer et l’on obtient :
ΓR1
γ̇ = (8.6)
R2 − R1
Cette situation est très favorable puisqu’on peut directement déduire les va-
leurs du gradient de vitesse et de la contrainte tangentielle (donnés par les
équations (8.5) et (8.6)) à partir d’un couple de mesures de la vitesse de rota-
tion et du couple associé. La situation est évidemment plus complexe lorsque
la contrainte tangentielle varie significativement d’un bout à l’autre de l’en-
trefer. Dans ce cas, on peut cependant avoir recours à une approche analogue,
quoique légèrement plus complexe, à celle utilisée dans le cas des disques pa-
rallèles. On décrit succinctement cette approche dans les lignes qui suivent.
Les couches de matériau sont en mouvement de rotation autour de l’axe
central à une vitesse ω qui dépend de la distance r. Deux couches adjacentes
d’épaisseurs dr autour de la distance r sont en mouvement relatif à la vitesse
de rotation ω  dr, ce qui correspond à une vitesse tangentielle relative rω  dr.
Le gradient de vitesse local s’écrit donc γ̇ = rω  (r). On peut alors exprimer
la vitesse de rotation du cylindre intérieur sous la forme :
 R2
γ̇
Γ= dr (8.7)
R1 r
8. Rhéométrie 279

que l’on peut transformer par un changement de variable r → τ (r) en utilisant


l’expression de la contrainte locale (équation (8.5)) :

1 τ2 γ̇(τ )
Γ=− dτ (8.8)
2 τ1 τ
En dérivant cette expression par rapport à M , on obtient :
∂Γ(t)
2M = γ̇(τ1 ) − γ̇(τ2 ) (8.9)
∂M
Finalement, le gradient de vitesse peut être calculé à partir d’une série d’ex-
pressions du même type correspondant à des expériences à des contraintes
(ou de manière équivalente, des couples) décroissants à chaque étape par un
2
facteur β = (R1 /R2 ) . En sommant l’ensemble des relations obtenues du
type (8.9), et en prenant en compte le fait que le gradient de vitesse associé
à une contrainte nulle est nul, on trouve :
∞  
∂Γ
γ̇(τ1 ) = 2M (8.10)
p=0
∂M β p τ1

Remarquons que lorsque le cylindre extérieur est très grand (R2 → ∞), on a
γ̇(τ2 = 0) = 0 si bien que l’expression (8.10) se simplifie en :
 
∂Γ
γ̇(τ1 ) = 2M (8.11)
∂M
Ici encore, cette approche n’est valide que si les évolutions temporelles du
comportement sont négligeables. Dans ce cadre, il est donc possible de déter-
miner exactement la loi de comportement à partir de mesures réalisées avec
un cylindre plongé dans un grand volume de matériau et en utilisant l’équa-
tion (8.11) pour calculer le gradient de vitesse à la paroi et l’équation (8.5)
pour calculer la contrainte tangentielle correspondante.

8.2.4 Écoulement en conduite


On considère ici l’écoulement dans une conduite cylindrique de rayon R
(voir Fig. 8.3). Du fait de la symétrie du problème autour de l’axe central de
la conduite, les éléments situés à une distance donnée r ont une vitesse iden-
tique v(r). L’écoulement se produit donc sous la forme du glissement relatif de
couches cylindriques et le gradient de vitesse vaut −v  (r). Le frottement entre
ces couches induit une contrainte tangentielle τ (r). En supposant que la pres-
sion est homogène dans chaque section, un bilan des forces sur un cylindre de
matériau de rayon r et de longueur L en régime stationnaire fournit l’expres-
sion suivante : (p(0) − p(L)) πr2 + 2πrLτ (r) = 0. On en déduit l’expression
de la contrainte locale :
Δp r
τ =− (8.12)
L 2
280 Rhéophysique

θ
r
z
L

Ecoulement

Fig. 8.3 – Schéma de l’écoulement en conduite.

où Δp = p(0) − p(L), qui est positif si l’écoulement a lieu de 0 à L. Cette


relation montre que la contrainte est très hétérogène au sein du matériau : elle
varie d’une valeur finie, le long de la paroi du cylindre, à zéro au centre. Il en
est évidemment de même du gradient de vitesse, dont la valeur varie largement
de la paroi au centre de la conduite. Un calcul très grossier consiste à estimer
un gradient de vitesse apparent en divisant la vitesse moyenne (V = Q/πR2
où Q est le débit à travers la conduite) par le rayon, on obtient alors :

Q
γ̇app = (8.13)
πR3
En première approximation, on peut donc analyser les données en supposant
que la loi de comportement en cisaillement simple est obtenue en associant
γ̇app à la contrainte à la paroi τ (R) = −RΔp/2L. Cette analyse, qui ne prend
évidemment pas en compte les hétérogénéités des variables, peut donner des
couples contrainte-gradient de vitesse très éloignés de la loi de comportement
effective du matériau.
Une analyse plus complète est ici encore possible. Le point de départ est
la définition du débit que l’on peut, par une intégration par parties, exprimer
en fonction du gradient de vitesse local :
 R  R
r2
Q = 2π rvdr = −2π γ̇dr (8.14)
0 0 2

Un changement de variable r → −2τ L/Δp nous conduit à l’expression


 Rα/2

Q= γ̇(τ )τ 2 dτ (8.15)
α3 0
8. Rhéométrie 281

où α = −Δp/L. En dérivant l’équation (8.15) par rapport à α, on obtient


l’expression du gradient de vitesse à la paroi interne de la conduite en fonction
des variables macroscopiques mesurables :
%  &
1 d Qα3
γ̇R = (8.16)
πR3 α2 dα
Remarque : Les calculs présentés ci-dessus et permettant l’exploitation de
mesures macroscopiques en termes de lois de comportement des matériaux,
supposent que ce comportement en cisaillement simple est univoque, autre-
ment dit qu’une seule valeur de gradient de vitesse est associée à chaque valeur
de la contrainte tangentielle. Ceci n’est en général pas vrai en pratique, ne
serait-ce que parce que l’écoulement d’un matériau en régime permanent sous
l’action d’une contrainte ou d’une vitesse imposée est obtenu au minimum
après quelques instants d’écoulement. Dans le cas de matériaux thixotropes
ou viscoélastiques, dont le comportement évolue au cours du temps, la relation
entre la contrainte et le gradient de vitesse évolue presque continuellement car
elle dépend de l’histoire de l’écoulement. En dépit de ces problèmes éventuels,
parce qu’il serait très délicat de procéder différemment, on utilise en pratique
les formules ci-dessus comme si elles étaient pertinentes pour décrire la valeur
instantanée de la relation entre contrainte et gradient de vitesse et, dans un
second temps, on analyse séparément la façon dont cette relation dépend de
l’histoire de l’écoulement.

8.3 Phénomènes perturbateurs des mesures


Les erreurs qui peuvent être commises en rhéométrie proviennent d’une in-
terprétation erronée des mesures effectuées en termes de comportement rhéo-
logique intrinsèque du matériau étudié. Les phénomènes perturbateurs des
mesures sont donc tous les phénomènes qui font que les calculs permettant de
déduire la loi de comportement du matériau à partir des variables macrosco-
piques mesurées sont erronés. C’est le cas si la forme de l’échantillon ou si les
caractéristiques de l’écoulement ne correspondent pas à celles supposées pour
les calculs ci-dessus. C’est également le cas si l’échantillon n’est pas homogène
ou encore si son comportement dépend de l’histoire de l’écoulement et que
cette histoire est différente en différents points du matériau dans l’entrefer.

8.3.1 Perturbations du volume de l’échantillon


Dans les calculs du paragraphe 8.1, on a supposé pour chaque géomé-
trie une forme théorique précise de l’échantillon. Lors de la mise en place du
matériau, on peut en général s’approcher de cette forme idéale, mais durant
l’écoulement divers effets tendent à faire évoluer la forme ou le volume de
l’échantillon dans les géométries comportant une surface libre. Très globale-
ment, ces effets ont un impact d’autant plus important sur les mesures que
282 Rhéophysique

le rapport de la surface libre et de la surface solide en contact avec le maté-


riau est grand. Ainsi, ce type d’effet n’existe pas avec la géométrie capillaire
car il n’y a pas de surface libre et a en général un impact faible dans le cas
de la géométrie à cylindres coaxiaux à petit entrefer R2 /R1 < 1,05. Lorsque
l’entrefer de cette géométrie est grand, on peut notamment craindre des effets
d’inertie à vitesse élevée, tendant à incliner la surface libre vers l’intérieur et
réduire la surface de contact du matériau avec le cylindre intérieur.
En revanche, les effets de volume peuvent être critiques avec les géométries
cône-plan et disques parallèles. On peut le comprendre à partir d’un calcul
simple. Supposons que le rayon réel de l’échantillon dans l’entrefer soit R − ε
avec ε  R, et que l’on effectue les calculs de rhéométrie conduisant à la
loi de comportement τ (γ̇) en utilisant le rayon théorique R. On obtient alors
le gradient de vitesse apparent (équation (8.2)) et la contrainte apparente
(équation (8.3)). Le gradient de vitesse effectif, Γ(R − ε)/H, est peu différent
du gradient de vitesse apparent. En revanche la contrainte effective dans le
matériau, également calculée en utilisant la forme réelle de l’échantillon, vaut
τeff = 3M /2π(R − ε)3 ≈ (1+3ε/R)τapp . Par exemple, un écart de ε/R = 10%
entre le rayon réel et la rayon supposé de l’échantillon induit une erreur de
30 % sur l’évaluation de la contrainte si aucune correction n’est effectuée.
Or, une variation du rayon effectif de l’échantillon peut facilement se pro-
duire au cours de l’écoulement dans ces géométries car la surface libre est
soumise à des contraintes diverses : tensions interfaciales avec l’air ambiant
et associées au contact avec les surfaces solides, cisaillement induit par la
surface solide supérieur, effets inertiels tendant à éjecter le matériau, effets
gravitaires, évaporation du liquide interstitiel. Le matériau peut aussi avoir
tendance à s’étaler à l’extérieur de la géométrie ou bien au contraire à creuser
son interface vers l’intérieur. L’impact de ces effets sur la contrainte effective
et les corrections à prendre en compte ne sont pas simples car, quelle que soit
la forme de l’échantillon, on ne maîtrise pas le cisaillement effectif au sein
de l’échantillon en particulier à l’approche de la périphérie de l’échantillon
dans les cas où l’un des phénomènes ci-dessus s’est développé. En pratique,
il semble donc préférable de chercher à contrôler au mieux ces phénomènes :
il s’agit d’observer (qualitativement) les évolutions éventuelles de la forme de
la surface libre de façon à réaliser les mesures lorsque celle-ci a une forme à
peu près constante, en apportant éventuellement une correction approxima-
tive aux mesures en prenant en compte un volume cisaillé réduit.

8.3.2 Glissement aux parois


Un phénomène perturbateur qui se produit souvent avec des outils ayant
des surfaces lisses est le glissement aux parois. Dans ce cas, le profil des vitesses
n’est pas celui attendu pour un cisaillement homogène entre deux surfaces
solides, la vitesse varie très rapidement près d’une paroi. Ceci peut donner
l’impression, à une échelle d’observation assez grande, d’un saut de vitesse,
8. Rhéométrie 283

Paroi .
solide γ eff

Vitesse de
glissement

a) y
V
Couche de Fluide
glissement homogène

.
γ eff
Vitesse de
glissement

b) δ y/N
Fig. 8.4 – Aspect du profil de vitesse dans un matériau en écoulement en présence
de glissement le long de la paroi : (a) à l’échelle d’observation, la vitesse a une valeur
finie (vitesse de glissement) au point d’intersection du profil avec la paroi ; (b) à une
échelle d’observation N fois plus petite, on peut voir, dans la couche de glissement,
la vitesse décroître rapidement vers zéro au point d’intersection avec la paroi.

mais il n’y a pas réellement de discontinuité de vitesse. La zone de glissement


est une couche d’épaisseur δ, petite par rapport aux dimensions de l’échan-
tillon, et dans laquelle le gradient de vitesse est beaucoup plus élevé que dans
le reste de l’échantillon (voir Fig. 8.4). Cette couche de glissement est souvent
une région dans laquelle la concentration en liquide interstitiel est beaucoup
plus importante que dans le reste du matériau. Il est possible que dans cer-
tains matériaux, ce liquide ait tendance à s’extraire du reste du matériau.
L’épaisseur et la composition de cette couche peuvent évoluer en fonction de
l’histoire de l’écoulement. Mis à part dans des cas particuliers on ne connaît
pas encore bien les mécanismes physiques qui conduisent au développement
du glissement.
284 Rhéophysique

Fig. 8.5 – Concentration en éléments en suspension en fonction de la distance (y)


par rapport au point solide le plus éloigné : surface lisse (a), surface rugueuse (b).

Il est utile de remarquer que, dans un fluide constitué par la dispersion


d’éléments dans un liquide, la concentration en éléments est naturellement
plus faible à l’approche d’une paroi solide. En effet, supposons que l’on tente
de répartir les centres des éléments de manière statistiquement homogène dans
l’échantillon. Il reste alors le long de la surface solide une région d’épaisseur
égale à la moitié de la taille des éléments dans laquelle aucun centre ne peut
se trouver. La concentration en éléments diminuera donc progressivement à
l’approche de la surface solide (voir Fig. 8.5a). On en déduit que la manière
la plus simple d’éviter le glissement consiste à utiliser des surfaces solides
rugueuses, avec une échelle de rugosité beaucoup plus grande que la taille des
éléments. Dans ce cas, si les centres des éléments sont encore distribués de
façon homogène, la concentration reste à peu près uniforme à la traversée de
l’enveloppe supérieure de la rugosité (voir Fig. 8.5b).
En pratique, lorsqu’on ne peut pas rendre les surfaces solides suffisamment
rugueuses, on ne peut que constater le glissement et mesurer son impact sur
les mesures. Compte tenu de ce qu’on a vu plus haut, lorsque le gradient de
vitesse (γ̇eff ) est homogène en-dehors de la couche de glissement, c’est-à-dire
dans le fluide homogène (voir Fig. 8.4), la vitesse à une distance y s’écrit :

V (y) = US + γ̇eff y (8.17)


8. Rhéométrie 285

où US est la vitesse de glissement. La description classique consiste à supposer


que US dépend uniquement de la contrainte tangentielle, qui est en première
approximation constante dans la zone considérée.
Considérons maintenant l’écoulement d’un fluide situé entre deux plans
en mouvement relatif parallèle et séparés d’une distance H. Si un glissement
se produit le long de chaque paroi, la vitesse relative des plans s’écrit V =
2US + χ(τ )H, si bien que le gradient de vitesse apparent γ̇app = V /H vaut :
2US
γ̇app = + γ̇eff (8.18)
H
Négliger le glissement aux parois conduit donc à sous-estimer la viscosité
effective du matériau (ηeff ) puisque la viscosité apparente (ηapp ) déduite des
mesures macroscopiques s’écrit ηapp = τ /γ̇app < τ /γ̇eff = ηeff .
Il est intéressant de remarquer qu’une série de tests avec des épaisseurs
de matériau croissantes et la même contrainte tangentielle conduit a priori à
la même vitesse de glissement si bien que le terme de glissement dans l’équa-
tion (8.18) devient négligeable quand la dimension caractéristique de l’échan-
tillon est suffisamment grande : γ̇app → γ̇eff quand 1/H → 0.
En outre, si l’on réalise deux expériences analogues (même contrainte τ )
avec deux épaisseurs différentes (H et H ∗ ), on obtient deux valeurs de gradient

de vitesse apparent, γ̇app et γ̇app , mais a priori la même valeur de γ̇eff puisque
la contrainte est inchangée. Le système de deux équations du type (8.18)
peut alors être résolu pour extraire la valeur de la vitesse de glissement et le
gradient de vitesse effectif, autrement dit la loi de comportement effective du
matériau en-dehors de la couche de glissement :
H γ̇app − H ∗ γ̇app

γ̇eff (τ ) = (8.19)
H − H∗

γ̇app − γ̇app
US (τ ) =   (8.20)
1 1
2 − ∗
H H
Ce principe peut être appliqué aux géométries à disques parallèles et à cy-
lindres coaxiaux, moyennant éventuellement quelques raffinements pour tenir
compte de l’hétérogénéité du gradient de vitesse dans l’entrefer.
Paradoxalement, alors que la géométrie cône-plan permet en principe d’ob-
tenir un cisaillement homogène, on ne peut pas analyser aussi simplement les
mesures lorsqu’un glissement aux parois se produit. En effet, une incompatibi-
lité du champ de vitesse apparaît si on continue de supposer que le glissement
ne dépend que de la contrainte tangentielle et que celle-ci est homogène dans
l’entrefer. L’équation (8.18) nous donne ici rω(r) = 2US + γ̇eff rθ mais par
ailleurs la rotation du cône impose que cette vitesse soit aussi égale à Γr.
Cette égalité pour l’ensemble des valeurs de r ne peut pas être respectée,
ce qui signifie que les hypothèses ne sont pas valides et la distribution de
contraintes est plus complexe.
286 Rhéophysique

8.3.3 Migration
Lorsqu’on prépare un matériau quelconque, on mélange en général un en-
semble de composants de la façon la plus homogène possible. On est alors
nécessairement en présence d’un milieu discontinu à une échelle un peu supé-
rieure à celle des molécules du liquide interstitiel. Les éléments en suspension
n’ont jamais exactement la même densité que le liquide interstitiel. En outre,
l’écoulement, à l’échelle des molécules du liquide interstitiel, est « perturbé »
par la présence de ces éléments. Ces phénomènes peuvent introduire des dés-
équilibres des forces auxquelles sont soumis les éléments, conduisant à des
effets de migration comme ceux décrits dans le cas des suspensions (voir Cha-
pitre 3). Des différences de densité induisent par exemple la sédimentation de
particules denses ou le crémage de bulles ou de gouttes moins denses que le
liquide dans lequel elles étaient au départ immergées. On peut aussi observer
des effets de migration dans une direction particulière au sein d’un écoule-
ment comportant une certaine hétérogénéité. C’est notamment le cas au sein
d’une conduite ou dans une géométrie à cylindres coaxiaux, les particules en
suspension ont souvent tendance à se diriger vers les zones les moins cisaillées
(autrement dit vers le centre du capillaire ou vers le cylindre extérieur). Les
conséquences en termes de viscosité apparente ont été évoquées au § 3.6. En
général, le fait de regrouper les éléments dans une région particulière conduit
à un écoulement plus intense dans les régions devenues plus liquides du fait
du départ des éléments, ce qui donne en apparence un fluide moins visqueux.

8.3.4 Bandes de cisaillement


Certains matériaux, pourtant homogènes, ont apparemment un comporte-
ment instable à faible vitesse. Ce type de comportement a été principalement
observé avec des suspensions colloïdales attractives (voir § 5.9). La courbe
d’écoulement de ces matériaux est en effet telle qu’il n’existe pas de possibi-
lité d’écoulement homogène en-dessous d’un gradient de vitesse critique (γ̇c )
(voir Fig. 8.6). Ce comportement est intimement lié au caractère thixotrope
des matériaux : l’instabilité de l’écoulement en-dessous de γ̇c résulte d’une
compétition entre des effets de restructuration intrinsèques au fluide et des
effets de déstructuration induits par l’écoulement. Il en résulte qu’il est déli-
cat de parler d’une seule courbe d’écoulement. Lorsqu’on impose une rampe
de contrainte au matériau, le régime liquide est atteint lorsque la contrainte
dépasse une valeur d’autant plus grande que le temps de repos préalable du
matériau a été long. La courbe d’écoulement apparente comporte alors un
plateau dont le niveau augmente avec le temps de repos (voir Fig. 5.24). Le
gradient de vitesse critique associé dans ce cas à la transition solide-liquide,
qui correspond à peu près à la transition entre le plateau de contrainte et la
courbe d’écoulement croissante, augmente également avec le temps de repos.
Si maintenant on abaisse très progressivement la contrainte en partant de
l’état liquide, par exemple après un cisaillement intense imposé au fluide, on
8. Rhéométrie 287

Bande de Ecoulement
cisaillement homogène
τc

. .
γc γapp
Fig. 8.6 – Comportement apparent d’un matériau dans lequel se développent des
bandes de cisaillement.

obtient des écoulements dans une plus large gamme de gradients de vitesse, et
finalement le fluide s’arrête de couler pour un gradient de vitesse particulier.
Cette valeur (γ̇c ) est la valeur critique pour laquelle il est impossible d’obtenir
un écoulement homogène stable quelle que soit l’histoire de l’écoulement.
Si maintenant, partant du matériau dans un état de cisaillement homo-
gène à un gradient de vitesse apparent γ̇app supérieur à γ̇c , on impose une
valeur de γ̇app en-dessous de γ̇c , l’écoulement ne peut pas rester homogène. Si
le matériau reste homogène, la seule solution est que le profil des vitesses soit
hétérogène. Dans une géométrie de cisaillement simple, on s’attend naturel-
lement à obtenir des bandes de différentes épaisseurs et cisaillées à différents
gradients de vitesse. La solution la plus simple est celle pour laquelle il existe
une bande d’épaisseur h cisaillée à γ̇c tandis que le reste du matériau (sur une
épaisseur H − h) est rigide (γ̇ = 0). La localisation exacte de ces bandes dé-
pend des caractéristiques précises de la distribution de contraintes : quelle que
soit la géométrie, il subsiste toujours de petites hétérogénéités qui permettent
au fluide d’évoluer vers le régime solide là où la contrainte est très légère-
ment inférieure au seuil de contrainte, et au contraire de continuer à s’écouler
rapidement là où la contrainte est très légèrement supérieure au seuil.
Dans ces conditions, la vitesse relative des outils s’écrit V = hγ̇c et l’épais-
seur cisaillée vaut :
γ̇app
h= H (8.21)
γ̇c
On constate que cette épaisseur décroît progressivement lorsque le gradient de
vitesse apparent diminue. On pourrait imaginer une distribution du cisaille-
ment plus complexe mais la distribution ci-dessus est la plus probable car elle
288 Rhéophysique

minimise les dissipations d’énergie. En effet, si le cisaillement a lieu dans une


épaisseur h < h, le gradient de vitesse dans cette zone s’écrit γ̇ = (H/h ) γ̇app
et la puissance dissipée par unité de largeur vaut τ γ̇h = τ γ̇app H, alors qu’elle
vaut τc γ̇c h = τc γ̇app H dans le cas le plus simple ci-dessus. Comme τ (γ̇) > τc ,
la puissance dissipée est plus élevée lorsque h < h.
Si on impose un cisaillement apparent à de très faibles valeurs de γ̇app ,
h peut atteindre des valeurs de l’ordre de la taille des éléments en suspension.
Dans ce cas, l’hypothèse de continuité du milieu n’est plus valide dans la zone
cisaillée. On observe alors différents types de comportement selon la structure
des matériaux (voir Fig. 8.6) : la courbe d’écoulement apparente peut avoir
tendance à s’écarter du plateau associée au seuil de contrainte, selon la nature
(les interactions mutuelles qu’ils développent) et la concentration des éléments
en suspension.

8.3.5 Instabilité associée à une courbe


d’écoulement décroissante
En pratique, on mesure parfois des courbes d’écoulement décroissantes,
autrement dit il existe une gamme de gradients de vitesse dans laquelle la
contrainte décroît lorsque le gradient de vitesse augmente. Ce type de phéno-
mène peut être observé avec des matériaux thixotropes tels que ceux décrits
ci-dessus : si on impose la vitesse en dessous du gradient de vitesse critique,
le matériau a tendance à se restructurer si bien que la contrainte nécessaire
pour maintenir l’écoulement devient plus élevée que celle associée à un écoule-
ment stable et homogène à un gradient de vitesse élevé. On a vu que pour ces
matériaux, à vitesse imposée, ce phénomène est en fait associé à l’existence
de bandes de cisaillement aux faibles gradients de vitesse. Plus généralement,
on peut montrer que l’éventuelle région décroissante d’une courbe d’écoule-
ment apparente ne peut pas correspondre à l’écoulement stable d’un matériau
homogène.
Considérons le cisaillement simple idéal d’un matériau entre deux plans
parallèles infiniment longs et larges et animés d’un mouvement relatif de glis-
sement l’un par rapport à l’autre. Pour démontrer que cet écoulement est
instable, on procède à une analyse de stabilité linéaire classique : on suppose
que le champ de vitesses « théorique » stable et homogène est perturbé et on
observe les évolutions théoriques de cette perturbation. Dans un écoulement
stable, l’amplitude de la perturbation décroît au cours du temps, le système
rejoint les caractéristiques d’écoulement attendues pour les conditions aux li-
mites imposées. Au contraire, si l’amplitude de la perturbation augmente au
cours du temps, cela signifie que le système est instable. Ici, on considère que
le cisaillement idéal donné par l’équation (A.28) est perturbé, si bien que la
composante principale de la vitesse s’exprime :

u(y, t) = γ̇0 y + ε(y, t) (8.22)


8. Rhéométrie 289

où γ̇0 est le gradient de vitesse (constant) de l’écoulement théorique non per-


turbé. On néglige les perturbations quelconques des autres composantes de la
vitesse ainsi que les perturbations de u et de la pression dans les directions Ox
et Oz, ce qui revient à considérer que la surface de cisaillement (surface des
plans) est beaucoup plus grande que l’épaisseur de fluide cisaillée (hypothèse
de lubrification).
Dans ces conditions, les équations du mouvement (A.19) se résument au
premier ordre à :
    2  
∂u ∂τ ∂ γ̇ ∂τ ∂ u ∂τ
ρ = = = (8.23)
∂t ∂y ∂y ∂ γ̇ ∂y 2 ∂ γ̇

On suppose maintenant que la perturbation s’exprime sous la forme de


la somme de perturbations périodiques (« modes indépendants ») du type
ε0 exp(ωt + iky). Après introduction dans l’équation (8.23), on trouve :
 
−k 2 ∂τ
ω= (8.24)
ρ ∂ γ̇

ce qui nous montre que l’amplitude de la perturbation, proportionnelle à


exp(ωt), croît indéfiniment avec le temps, autrement dit l’écoulement est in-
stable (ω > 0), lorsque :
∂τ
<0 (8.25)
∂ γ̇
Ainsi, si la courbe d’écoulement d’un matériau a une partie décroissante, les
écoulements correspondants sont instables. Ce résultat est valable pour tous
les types d’écoulements en cisaillement simple envisagés dans ce chapitre.

8.3.6 Autres phénomènes perturbateurs


Des effets d’inertie associés à la mise en mouvement du matériau et/ou
de l’outil qui doit le cisailler peuvent également perturber les mesures. On
peut estimer l’impact de ces effets en calculant le temps nécessaire à la mise
en mouvement à une certaine vitesse d’un objet dont le moment d’inertie par
rapport à l’axe de rotation correspondrait à la masse totale du matériau et de
l’outil. Cependant, dans certains cas, il faut aussi tenir compte de la réponse
du matériau à une sollicitation, c’est notamment le cas avec des matériaux
viscoélastiques. Les mesures réalisées en régime transitoire (changement brutal
de niveau de contrainte ou de vitesse) peuvent alors être affectées de façon
significative durant les premiers instants de l’écoulement.
Rappelons que les mesures ayant pour but de déterminer la loi de compor-
tement d’un matériau supposent que l’écoulement a lieu en régime laminaire
(voir § A.8). Il est difficile de prédire dans quelles conditions exactes la tur-
bulence va commencer à jouer un rôle significatif. En effet, les phénomènes de
turbulence sont encore très mal connus dans le cas de fluides non-newtoniens
290 Rhéophysique

et la présence d’éléments en suspension est peut-être à l’origine de mécanismes


plus complexes que ceux envisagés dans des fluides constitués de petites mo-
lécules. En première approximation, en se référant aux gammes de transition
pour des écoulements capillaires par exemple, on peut considérer que des effets
de turbulence éventuels entrent en jeu à des nombres de Reynolds supérieurs
à 100.
On peut également craindre des effets d’élévation de la température du fait
du cisaillement, les dissipations visqueuses étant à l’origine de ce phénomène
(voir § A.1). En général cette élévation est relativement faible et lente, il
s’agit donc d’un effet qui doit être pris en compte lorsqu’on souhaite réaliser
des mesures très précises à une température donnée.
Le ou les liquides contenus dans les matériaux étudiés peuvent s’évaporer le
long des interfaces des échantillons avec l’air. Comme l’évaporation résulte du
gradient de densité de vapeur entre la surface externe de l’échantillon et l’air
ambiant, elle est d’autant plus rapide que l’échantillon est cisaillé rapidement
car l’évacuation de la vapeur dans l’air ambiant est plus efficace. L’évaporation
de la phase liquide de l’échantillon peut être un phénomène perturbateur
à partir du moment où la variation induite sur le volume de l’échantillon
est significative. Lorsque cette évaporation conduit à une hétérogénéité de
la distribution du liquide dans l’échantillon, éventuellement sous la forme
d’un assèchement total de certaines régions, le problème est plus délicat. En
s’accrochant aux parois solides, les zones sèches induisent une augmentation
des contraintes nécessaires pour cisailler le matériau. Ce phénomène peut
donner l’impression que le fluide devient plus visqueux au cours du temps.
Pour se prémunir de cet effet, il faut soit maintenir une densité de vapeur
élevée aux alentours de l’échantillon, en le plaçant dans une enceinte limitant
les contacts avec l’extérieur, soit isoler directement l’interface de l’air ambiant
en plaçant une fine couche d’huile sur la surface libre de l’échantillon.

8.4 Procédures expérimentales


Dans cette partie, nous passons en revue divers aspects concernant les pro-
cédures expérimentales appropriées pour mesurer certaines caractéristiques
rhéologiques. Compte tenu de l’ampleur du sujet, il ne s’agira que de quelques
idées relativement générales. En outre, pour être les plus performantes pos-
sibles, les procédures doivent être adaptées en temps réel par l’expérimenta-
teur en fonction du comportement du matériau et des effets perturbateurs
qui jouent un rôle plus ou moins important selon la procédure utilisée. Pour
discuter de ces procédures, nous allons supposer ici que nous avons affaire
à un matériau quelconque et envisager les diverses possibilités de le « son-
der ». Notre plan suit les différentes étapes conduisant à une mesure, qui
commencent par le choix de la géométrie de mesure, la préparation et la
mise en place de l’échantillon, la première appréciation du comportement du
8. Rhéométrie 291

matériau à travers sa courbe d’écoulement, puis des mesures de ses propriétés


rhéologiques plus spécifiques.

8.4.1 Choix de la géométrie


Le choix de la géométrie à utiliser dépend d’abord de la viscosité apparente
du matériau. S’il coule très facilement, il n’est pas envisageable d’utiliser des
disques parallèles car le fluide aura alors tendance à rapidement s’écouler
en-dehors de l’entrefer, à moins d’imposer un très petit entrefer, mais dans
ce cas il est préférable d’utiliser une géométrie cône-plan. Si les éléments
contenus dans le fluide ont une petite taille par rapport à la distance entre
la troncature du cône et le plan, il est intéressant d’utiliser cette géométrie.
Dans le cas contraire, on risque des effets de coincement et il est finalement
préférable d’utiliser une géométrie à cylindres coaxiaux. Si au contraire, on a
affaire à un matériau relativement « pâteux » la géométrie à disques parallèles
est particulièrement indiquée, elle permet une mise en place très facile de
l’échantillon. La géométrie à cylindres coaxiaux est en revanche un peu plus
difficile à utiliser avec un fluide pâteux : lors de la mise en place, il faut se
méfier de la formation éventuelle de poches d’air coincées entre le fluide et le
fond de la cuve.
Pour éviter le glissement aux parois, l’utilisation de surfaces rugueuses est
indispensable dès que le matériau contient des éléments d’une taille supérieure
au micron, qui est l’ordre de grandeur de la rugosité des surfaces métalliques
des géométries de rhéomètre commerciales.

8.4.2 Préparation du matériau


Mesurer la viscosité d’un fluide newtonien ne nécessite pas de procédure
particulière, puisque ce paramètre ne dépend pas de l’histoire de l’écoulement.
La situation est complètement différente avec des fluides complexes dont le
comportement dépend de l’état du matériau à l’instant considéré, qui dépend
lui-même de l’écoulement qu’il a subi jusqu’à l’instant considéré. Par exemple,
pour un fluide à seuil, il est essentiel de savoir dans quel régime se trouve le
matériau (solide ou liquide) ou quelles ont été les déformations subies dans
son régime solide ; pour un fluide viscoélastique, il est crucial de savoir si
le matériau a été soumis préalablement à des contraintes qui n’ont pas en-
core complètement relaxé ; pour un fluide thixotrope, il est essentiel de savoir
depuis combien de temps le matériau s’écoule ou est au repos car cela condi-
tionne l’état structurel du matériau. La réalisation de mesures reflétant le
comportement réel du matériau nécessite de maîtriser en partie les évolutions
de l’état du matériau depuis sa préparation.
La difficulté de cette question est que l’état du matériau peut dépendre
de l’ensemble de son histoire mécanique, autrement dit de toutes les défor-
mations qu’il a subies depuis qu’il a été préparé pour la première fois (dès
que ses composants ont été mélangés). La préparation étant une phase durant
292 Rhéophysique

laquelle on ne maîtrise pas les caractéristiques de l’écoulement, il n’est pas


envisageable de préparer le matériau dans un état donné. Cette phase de pré-
paration doit donc être au moins reproductible, et ainsi permettre d’atteindre
un état, certes inconnu, mais identique avant chaque expérience. Durant la
phase de mise en place dans la géométrie du rhéomètre, l’échantillon subit
à nouveau des déformations qui peuvent varier quelque peu d’un test à un
autre. Étudier le comportement du matériau juste après la mise en place n’est
donc pas non plus idéal : par exemple, pour un fluide à seuil, les déformations
qu’il subit dans cette phase peuvent être importantes, ce qui le met en situa-
tion de s’écouler pour une relativement faible déformation supplémentaire.
Pour pallier à ce problème, on utilise souvent une technique qui consiste à
imposer, immédiatement après la mise en place, un écoulement (cisaillement
simple) à une vitesse élevée, qui est censé amener le matériau dans un état
de « déstructuration » quasi complète. Partant de là, on peut ensuite décider
de lui imposer une nouvelle histoire d’écoulement, contrôlée cette fois-ci, par
exemple en le laissant au repos quelque temps avant de le cisailler à nou-
veau. L’objectif de cette opération est finalement de lui faire oublier toute
l’histoire de l’écoulement qu’il avait subie auparavant et contrôler son histoire
ultérieure. Ce type d’approche s’avère particulièrement utile dans le cas des
fluides thixotropes.

8.4.3 Courbe d’écoulement


Lorsqu’on a affaire à un fluide capable de couler sous l’action de son propre
poids, on peut en général déterminer par la mesure sa courbe d’écoulement,
autrement dit l’ensemble des couples contrainte vs. gradient de vitesse. En
pratique, la première procédure à appliquer pour évaluer rapidement l’allure
de cette courbe d’écoulement, consiste à imposer une contrainte croissante
dans une certaine gamme et mesurer les gradients de vitesse résultants. Le
problème de base que pose cette mesure est que l’on enregistre un gradient
de vitesse sans savoir si un régime d’écoulement permanent a été atteint à
chaque nouveau niveau de contrainte. Pour rendre les résultats un peu plus
pertinents sans complètement résoudre ce problème, si on applique une rampe
de gradients de vitesse croissants par paliers, on imposera préférentiellement
des paliers de durée inversement proportionnelle au niveau du gradient de vi-
tesse correspondant. De cette façon, la déformation du matériau est identique
à chaque niveau de vitesse.
La technique la plus simple pour vérifier que les points de mesure obte-
nus durant la rampe croissante sont proches du régime permanent consiste à
imposer, à la suite de la rampe croissante, une rampe décroissante. Si cette se-
conde courbe se superpose à la première, on peut en conclure que les points de
mesure, superposés alors qu’ils résultent d’histoires d’écoulement différentes,
correspondent au régime permanent. Si les points sont décalés, autrement
dit si on observe que les courbes de mesure résultant de rampes croissante et
8. Rhéométrie 293

décroissante forment une boucle, on peut en conclure que le régime permanent


n’était pas atteint durant la montée et/ou durant la descente. En général, on
est a priori plus proche du régime permanent durant la descente, simplement
parce que dans ce cas l’histoire de l’écoulement correspond à un cisaillement
préalable à vitesse élevée puis une diminution progressive du gradient de vi-
tesse. Dans certains cas, ce type de résultat est uniquement lié à des effets
perturbateurs tels que l’évolution de la forme de la surface libre ou une mi-
gration des éléments. Pour vérifier qu’il s’agit bien d’un effet intrinsèque au
comportement du matériau, il suffit d’imposer, juste après la fin du premier
test, une seconde rampe de montée-descente, en imposant le même repos préa-
lable au matériau. En l’absence d’effets perturbateurs, la boucle obtenue doit
être identique à la première.
Notons que de telles boucles d’hystérésis sont naturellement obtenues avec
des fluides thixotropes puisque ces matériaux se liquéfient progressivement
dans le temps et cet effet est d’autant plus marqué que la contrainte impo-
sée est élevée. Ces courbes sont donc des caractéristiques (qualitatives) de la
thixotropie des matériaux : plus le matériau thixotrope est resté longtemps au
repos, plus la contrainte nécessaire pour le remettre en mouvement est élevée,
conduisant à une courbe associée à la rampe croissante à des niveaux élevés de
contrainte, alors que la courbe décroissante correspond à un matériau qui a été
déstructuré, donc à des niveaux de contrainte bien inférieurs (voir Fig. 5.24).
Cependant, une telle boucle d’hystérésis n’est pas une caractéristique intrin-
sèque du matériau puisque sa forme exacte dépend des caractéristiques des
rampes de montée et descente (gamme couverte, timing).
Pour écarter les différents problèmes mentionnés ci-dessus et mesurer de
façon précise la courbe d’écoulement d’un matériau, il est préférable de suivre
un protocole plus simple mais plus long. Il faut partir d’un état déstructuré
et imposer une contrainte donnée (τ ) pendant un temps suffisant pour obte-
nir un régime d’écoulement permanent. On mesure alors le gradient de vitesse
associé (γ̇), ce qui fournit un point (τ, γ̇) de la courbe d’écoulement. En recom-
mençant complètement cette opération pour d’autres niveaux de contrainte,
on construit point par point la courbe d’écoulement.
Quelle que soit la technique utilisée, la courbe d’écoulement est déter-
minée dans une gamme restreinte de gradients de vitesse ou de contraintes.
Les limitations en termes de contrainte maximum sont liées aux capacités de
l’appareil. La contrainte minimum dépend non seulement de la précision de
l’appareil mais aussi du fait que le moindre effet perturbateur de la surface
libre de l’échantillon peut induire un décalage ou une variation temporelle
du niveau de contrainte mesuré, au point d’écranter la contrainte effective-
ment imposée au matériau. Les limitations en termes de gradient de vitesse
maximum sont liées aux éventuels effets inertiels (turbulence, éjection) décrits
plus haut. Les mesures effectuées aux très faibles gradients de vitesse posent le
problème que le temps de mesure pour imposer une déformation significative
au matériau peut s’avérer très long et permettre à des effets perturbateurs
294 Rhéophysique

tels que le glissement, la migration ou le séchage de jouer un rôle significatif.


De ce fait, mis à part dans des cas particuliers, notamment avec des liquides
simples, il est difficile d’espérer obtenir des mesures pertinentes à des gradients
de vitesse inférieurs à 10−2 s−1 .
Remarque : Il est essentiel de représenter la loi d’écoulement d’un fluide
dans un diagramme en échelle logarithmique. Ceci permet d’abord de détecter
l’existence d’un seuil de contrainte de façon directe à travers l’existence éven-
tuelle d’un plateau de contrainte vers les faibles gradients de vitesse. Dans un
diagramme en échelle linéaire se focalisant sur des valeurs élevées de gradients
de vitesse, on peut avoir du mal à distinguer la valeur du seuil de contrainte
si l’ensemble des points associés aux faibles gradients est collé contre l’axe des
ordonnées. Une représentation logarithmique présente également l’avantage
de ne pas privilégier une gamme particulière de gradient de vitesse, ce qui est
important lorsqu’on souhaite analyser de manière fondamentale le comporte-
ment du matériau.

8.4.4 Seuil d’écoulement


Compte tenu de leur comportement particulier, la rhéométrie des fluides à
seuil nécessite des procédures spécifiques. Il est d’abord essentiel, pour obtenir
des mesures pertinentes, d’identifier clairement les deux régimes de compor-
tement du matériau, autrement dit le régime solide et le régime liquide. Cette
distinction est nécessaire dès la mesure de la courbe d’écoulement selon la pro-
cédure décrite ci-dessus : dans ce cas la rampe croissante donne une courbe
avec une pente non nulle aux faibles contraintes, suivie d’un plateau et d’une
nouvelle partie croissante (voir Figs. 5.18 et 5.24). Ceci provient du fait qu’un
rhéomètre enregistre un gradient de vitesse moyen en divisant la déformation
observée pendant une certaine durée. De ce fait, on peut mesurer un gradient
de vitesse non nul dans le régime solide parce que la déformation augmente
au fur et mesure que la contrainte augmente. Par exemple, pour un matériau
élastique (τ = Gγ), si on applique une rampe de contrainte croissant linéaire-
ment dans le temps (τ = kt) et que l’on estime le gradient de vitesse sur un
intervalle de temps constant (Δt), on observe un gradient de vitesse constant
puisque γ̇(τ ) = Δγ/Δt = k/G.
Pour distinguer les différents régimes, il est important de suivre les dé-
formations subies par le matériau en s’appuyant sur le critère selon lequel
un matériau est solide si, lorsqu’il est soumis à une contrainte donnée, il ne
se déforme que de manière finie. On peut alors imposer différents niveaux de
contrainte et observer les évolutions de la déformation au cours du temps (voir
Fig. 8.7). Pour un fluide à seuil, on distingue alors deux domaines : en-dessous
d’une contrainte critique (le seuil de contrainte du matériau), les courbes de
déformation au cours du temps finissent par atteindre un plateau ou en tout
cas le gradient de vitesse apparent décroît sans cesse, suggérant que le maté-
riau tend à s’arrêter et que l’écoulement observé est un mouvement résiduel ou
8. Rhéométrie 295

γ
nt
onsta .
τ= c γ

γc

τ/G

τ/μ
t

Fig. 8.7 – Évolution de la déformation au cours du temps lors d’expériences de


fluages à différents niveaux de contraintes pour un fluide à seuil : le régime solide
correspond à des déformations finies, inférieures à la valeur critique γc ; le régime li-
quide est obtenu pour des déformations supérieures à cette valeur critique, le taux de
variation de la déformation (gradient de vitesse) tend alors vers une valeur constante
à contrainte imposée.

lié à un vieillissement du matériau ; au-dessus de cette contrainte, les courbes


de déformation tendent asymptotiquement vers des droites de pentes non-
nulles, indiquant que le matériau s’écoule en régime permanent à un gradient
de vitesse associé à la pente de ces droites.

8.5 Techniques de mesure pratiques


Les fluides à seuil présentent la particularité d’avoir une propriété rhéo-
logique essentielle, le seuil de contrainte, associée à un changement de type
de comportement (transition solide-liquide). Ceci a une conséquence pratique
intéressante : il est possible d’estimer le seuil de contrainte d’un tel maté-
riau en observant cette transition dans des conditions d’écoulement simples
et en mesurant les caractéristiques associées. Les conditions les plus simples
au cours desquelles il est possible d’observer cette transition, sont celles pour
lesquelles le matériau passe de l’état liquide à l’état solide. En pratique, il
s’agit donc d’imposer un écoulement en appliquant une certaine contrainte
au matériau puis diminuer progressivement cette contrainte jusqu’à observer
l’arrêt de l’écoulement. Les géométries qui permettent ce type de mesure sont
principalement des géométries d’écrasement (le fluide est contenu entre deux
surfaces solides qui se rapprochent), des géométries d’étalement sur une sur-
face solide, et des déplacements d’objet à travers le fluide. Pour cette dernière
situation, on pourra se référer au Chapitre 3, § 3.2 et § 3.6.
296 Rhéophysique

z z
O 2b
r
R

Plan médian

V Matériau

Fig. 8.8 – Écoulement d’écrasement entre deux disques.

8.5.1 Écrasement
Dans ce type de technique, utilisée notamment pour les matériaux du génie
civil et en agroalimentaire, on écrase un échantillon de matériau en approchant
deux parois solides parallèles. Comme, au fur et à mesure que l’épaisseur de
matériau diminue, la force normale nécessaire pour maintenir le mouvement
augmente, deux solutions de mesure existent : soit on impose une force donnée
et on mesure l’épaisseur finale (hc ) associée à cette valeur de force, soit on
impose un écrasement jusqu’à une certaine distance (hc ) et on mesure la force
normale associée. Dans les deux cas on obtient la force critique correspondant
à l’arrêt de l’écoulement à une épaisseur hc .
Dans le cas où l’épaisseur de matériau est petite devant ses dimensions
dans le plan des surfaces solides, on peut utiliser l’hypothèse de lubrification
pour estimer la relation entre la force et l’épaisseur critique. En approchant
deux plans solides, on induit un écoulement radial qui tend à faire sortir le
fluide de l’intervalle entre les deux plans. Pour cela, on doit imposer une
pression plus forte au centre qu’à l’extérieur pour que le fluide coule dans
cette direction. La force à appliquer pour rapprocher les deux plans résulte
de cette pression. Elle augmente rapidement lorsque l’épaisseur de la couche
décroît.
On peut calculer facilement l’expression de cette force dans le cas de deux
disques de rayon R et distants de 2b se rapprochant à la vitesse V (voir
Fig. A.3). De la conservation de la masse, on déduit la vitesse radiale moyenne
à la distance r :
 b
r
U (r) = 1/b vr (r, z)dz = − V (8.26)
0 2b
Le long du plan médian, la contrainte tangentielle est nulle par raison de
symétrie. Un bilan des forces sur un volume situé entre les hauteurs 0 et z et
les rayons r et r+dr nous indique que la force radiale résultant du cisaillement
8. Rhéométrie 297

du fluide le long de la surface supérieure à la hauteur z, i.e. 2πrdrτ , est


équilibrée par la force due à la chute de pression, i.e. 2πrz (p(r) − p(r + dr)),
ce qui s’écrit :  
∂p
τ (r, z) = z (8.27)
∂r
Le gradient de pression est négatif quand on rapproche les plateaux car la
pression est plus forte au centre qu’en périphérie. En revanche, il est positif
quand on écarte les plateaux, on met ainsi en dépression le fluide situé au
centre.
Pour un fluide newtonien, on a τ = μdvr (r, z)/dz et en intégrant l’équa-
tion (8.27) entre b and z et en utilisant la condition à la limite vr (r, b) = 0,
on déduit la distribution de vitesse :
 
1 ∂p  2 
vr (r, z) = z − b2 (8.28)
2μ0 ∂r
Une seconde intégration fournit la vitesse moyenne à la distance r :
 
b2 ∂p
U (r) = − (8.29)
3μ0 ∂r
Des équations (8.26) et (8.27), on déduit ∂p/∂r = 3μrV /2b3 , qui peut être
intégré entre r et R pour donner la distribution de pression :
3μ(r2 − R2 )V
p(r) = (8.30)
4b3
On a ici négligé les effets de tension superficielle et la pression atmosphérique
(on a supposé p(R) = 0). Par intégration de l’équation (8.30), on obtient
la force totale exercée sur les plateaux et résultant du mouvement du fluide
associé au rapprochement des plateaux lorsque le rayon de la couche R reste
constant, autrement dit lorsque le fluide sort au fur et à mesure de l’intervalle :
 R
3πμR4 V
F =− 2πrp(r)dr = (8.31)
0 8b3
La force normale diverge donc rapidement lorsque la distance tend vers zéro.
Pour un fluide à seuil dont la loi de comportement dans le régime liquide est
donnée par (voir § A.10.7), compte tenu des caractéristiques de l’écoulement
on obtient :

|τ (r, z)| < τc ⇒ γ̇ = 0 et γ̇ = 0 ⇒ τ (r, z) = ε [τc + F (|γ̇|)] (8.32)


où ε vaut 1 pour un écrasement et −1 pour écartement. Des équations (8.27)
et (8.32), on déduit qu’il y a une région cisaillée et une région non-cisaillée :
γ̇ = 0 pour |z| < z0 ; γ̇ = 0 pour |z| > z0 , avec
τc
z0 = ε (8.33)
∂p/∂r
298 Rhéophysique

Dans le cas limite où la région non-cisaillée occupe presque l’ensemble du vo-


lume de l’échantillon, i.e. z0 = b, c’est à dire quand on a atteint les conditions
d’arrêt ou de démarrage de l’écoulement, l’intégration de (8.33) entre R et
r en négligeant les effets de tension de surface et la pression atmosphérique
fournissent la distribution de pression :
τc
p(r) = ε (r − R) (8.34)
b
Par intégration, on trouve finalement la force normale totale sur le plan solide :
πτc R3
Fc = ε (8.35)
3b
Cette équation permet d’estimer l’épaisseur atteinte lorsque l’écrasement s’ar-
rête et la force critique permettant d’atteindre une certaine épaisseur lorsque
le volume de l’échantillon écrasé est constant (Ω0 ) :
 2 3 1/5
τc Ω0
bc = (8.36)
18πF02

8.5.2 Plan incliné


Cette technique de rhéométrie est la plus naturelle pour étudier le compor-
tement des fluides à seuil puisque leur propriété essentielle est qu’il forme des
dépôts d’épaisseur significative sur des pentes non nulles. Nous examinerons,
dans un premier temps, la technique du plan incliné utilisée pour détermi-
ner la courbe d’écoulement d’un matériau. On verra ensuite les procédures et
calculs permettant d’estimer uniquement le seuil de contrainte d’un fluide à
partir de la forme des dépôts sur un plan incliné.
Considérons d’abord l’écoulement uniforme d’une nappe de fluide sur un
plan incliné formant une pente i avec l’horizontale. Compte tenu des symétries
du problème, la vitesse a une seule composante parallèle au plan, et le profil
des vitesses (v(y)) est indépendant de la section considérée le long de l’axe x,
tout se passe donc comme si des couches de fluide parallèles au plan solide
glissaient les unes sur les autres. Il s’agit donc d’un cisaillement simple dont
le gradient de vitesse à la hauteur y s’écrit v  (y).
Appliquons la conservation de la quantité de mouvement (équation (A.19))
à la portion de fluide limitée par la surface libre, la surface plane située à la
hauteur y et deux sections perpendiculaires au plan et situées à une distance L
l’une de l’autre (zone délimitée par des pointillés sur la Fig. 8.9). En projection
selon x, cette équation nous donne :
τ (y) = ρg(h − y) sin i (8.37)
où h est l’épaisseur de la couche de fluide. Cette équation montre que la
contrainte tangentielle varie linéairement avec la profondeur et atteint sa va-
leur maximale au fond :
τp = ρgh sin i (8.38)
8. Rhéométrie 299

Fig. 8.9 – Schéma en coupe de l’écoulement d’un fluide sur un plan incliné.

En projection selon y, on obtient la distribution de pression, qui est de forme


hydrostatique :
p = p0 + ρg(h − y) cos i (8.39)
On ne contrôle pas le gradient de vitesse de ce type d’écoulement, mais le
fait que la distribution de contraintes (équation (8.37)) soit connue, permet
de mesurer la loi de comportement à partir d’un jeu de mesures de variables
macroscopiques. En pratique, on peut facilement mesurer le débit q (par unité
de largeur) à travers une section et la vitesse de la surface libre du fluide U .
Ces quantités peuvent être reliées aux caractéristiques locales du mouvement
puisque l’on a :
 h  τp
h2
q= vdy = τ γ̇(τ )dτ (8.40)
0 τp2 0
 h  τp
h
U = v(h) = γ̇dy = γ̇(τ )dτ (8.41)
0 τp 0

En dérivant les expressions (8.40) et (8.41), on obtient des formules qui nous
donnent le gradient de vitesse à la paroi en fonction de la contrainte à la paroi
γ̇p = γ̇(τp ) :
 
1 dq
γ̇p = (8.42)
h dh i
 
dU
γ̇p = (8.43)
dh i

Les équations (8.42) ou (8.43) permettent en théorie de déterminer la courbe


d’écoulement sous la forme de l’ensemble des couples (γ̇p , τp ), à partir du
300 Rhéophysique

moment où l’on dispose d’un ensemble de couples (h, U ) ou (h, q) dans une
large gamme.
Les calculs ci-dessus sont plus généralement valables lorsque la nappe de
fluide a une très grande surface en contact avec le plan par rapport à son
épaisseur. L’expression de la contrainte (équation (8.37)) montre qu’au-delà
d’une certaine hauteur par rapport au fond, la contrainte tangentielle est
inférieure à τc . Il n’y a pas d’écoulement possible dans cette zone, il existe
donc une région non cisaillée près de la surface, d’épaisseur :
τc
hc = (8.44)
ρgh sin i
Lorsque la hauteur de fluide est plus faible que cette épaisseur, il n’y a pas
d’écoulement permanent uniforme avec un fluide à seuil. Cette remarque
s’avère utile en pratique puisqu’elle montre qu’il est possible de déterminer
le seuil de contrainte en mesurant cette épaisseur critique. Pour cela, comme
l’équation (8.40) n’est valable qu’à la transition entre le régime solide et le
régime liquide, il faut commencer par faire s’écouler le matériau puis abaisser
progressivement le débit ou la pente jusqu’à l’arrêt complet. Une autre solu-
tion consisterait à étaler une couche à peu près uniforme sur un plan puis à
incliner ce plan progressivement jusqu’au démarrage de l’écoulement, mais il
est très délicat de détecter le début de mouvement dans le régime liquide, que
l’on risque de confondre avec des déformations dans le régime solide.

Pour en savoir plus


Viscometric flows of non-Newtonian Fluids, B.D. Coleman, H. Markowitz,
and W. Noll, Springer Verlag, Berlin, 1966
Transport phenomena, R.B. Bird, W.E. Stewart, and E.N. Lightfoot, John
Wiley & Sons, New York, 2001
Rheometry of pastes, suspensions and granular materials, P. Coussot, Wiley,
New York, 2005
Applied Fluid Rheology, J. Ferguson, and Z. Kemblowski, Elsevier, Amster-
dam, 1991
Fluides non-newtoniens, J.M. Piau, Techniques de l’Ingénieur A710, 1-16,
A711, 1-24 (1979)
Engineering rheology, R.I. Tanner, Clarendon Press, Oxford, 1985
Introduction à la mécanique rationnelle des milieux continus, C. Truesdell,
Masson, Paris, 1974
Annexe A

Mécanique des fluides :


principes de base et origines
physiques

A.1 Introduction

L’objectif de la mécanique des fluides est de décrire les caractéristiques


des écoulements à partir de systèmes d’équations prenant en compte les forces
agissant sur le matériau et son comportement intrinsèque. Les bases théoriques
sont désormais parfaitement connues et de nombreux types d’écoulements
très bien décrits dans le cas de fluides simples, autrement dit newtoniens, en
régime laminaire, c’est-à-dire à des vitesses pas trop élevées. La mécanique des
fluides complexes, autrement dit non-newtoniens, constitue un vaste domaine
encore très peu exploré. La double difficulté de ce domaine est que les lois de
comportement sont souvent encore mal maîtrisées et leur complexité rend les
calculs d’écoulement plus délicats. Dans cette annexe, on rappelle les principes
généraux de la mécanique des fluides, qui s’inscrivent en fait plus généralement
dans le cadre de la mécanique des milieux continus. Pour simplifier quelque
peu la description, on privilégiera ici les outils les plus directement adaptés
aux matériaux fluides qui constituent l’essentiel des matériaux abordés dans
cet ouvrage. On notera cependant qu’une telle démarche trouve ses limites
lorsqu’on a affaire aux fluides à seuil, qui sont solides ou liquides selon les
circonstances. La particularité de la présentation qui suit, réside dans le fait
qu’elle tente autant que possible de montrer l’origine physique des principes
de la mécanique des milieux continus, en cohérence avec le reste de l’ouvrage.
Si l’on sait décrire avec précision les interactions entre éléments, on est a
priori capable de prédire les caractéristiques de l’écoulement d’un fluide formé
par un ensemble de tels éléments en fonction des forces qui lui sont appliquées.
Si le matériau ne comprend que quelques éléments, cette tâche est relativement
302 Rhéophysique

aisée. Lorsque le système étudié contient un très grand nombre d’éléments,


ce qui est évidemment le cas dès que l’on considère un fluide quelconque, il
est extrêmement difficile, même à l’aide des ordinateurs modernes, de prédire
les mouvements de chaque élément et d’en déduire les caractéristiques macro-
scopiques de l’écoulement. Ainsi, en vue des applications pratiques et pour
une bonne compréhension physique des phénomènes, il est crucial de dispo-
ser d’outils analytiques pour décrire les propriétés collectives d’un ensemble
d’éléments, autrement dit d’un fluide, en mouvement. C’est tout l’enjeu du
formalisme et des outils de la mécanique des milieux continus.

A.2 Les variables de l’écoulement


Comme la mécanique des fluides a été développée avec pour objectif pri-
mordial de décrire les écoulements de fluides simples tels que l’air et l’eau
dont les propriétés ne dépendent pas de l’histoire de leur déformation, il est
d’usage de s’intéresser d’abord à la vitesse à un instant donné en un point du
fluide (description dite « eulérienne »). Cette vitesse (u) est celle de l’élément
qui passe en ce point en cet instant précis. Étudier le mouvement consiste
dans ce cas à décrire l’évolution dans le temps de la distribution des vitesses
locales au sein du matériau. Une autre possibilité consiste à suivre la vitesse
de chaque élément du fluide, il s’agit dans ce cas d’une description dite la-
grangienne du mouvement. Étudier le mouvement revient alors à décrire la
trajectoire de chacun de ces éléments à partir de leur position initiale. Ce type
de description est évidemment surtout adapté à l’étude de déformations limi-
tées ou pour des matériaux qui possèdent une configuration préférentielle et
qui restent dans un état peu éloigné de cette configuration. En fait, certaines
classes de matériaux, tels que les fluides viscoélastiques ou les fluides à seuil
ont des propriétés instantanées qui dépendent des déformations qu’ils ont su-
bies par rapport à une configuration particulière. Pour ces matériaux, il peut
s’avérer utile d’utiliser ces deux types de description selon l’état dans lequel
se trouve le matériau. Ici nous utiliserons une définition assez générale des
fluides, qui consiste à dire qu’il s’agit de matériaux capables de se déformer à
volonté sans perdre leurs propriétés mécaniques, même si leur comportement
instantané peut dépendre de l’histoire de la déformation qu’ils ont subie.
Deux autres variables caractérisent l’état du fluide : la masse volumique,
qui permet d’apprécier le nombre d’éléments par unité de volume, et la tem-
pérature, qui donne une idée de l’agitation des éléments. Nous utilisons aussi
une approche eulérienne pour décrire ces variables. En résumé, nous cherchons
à prévoir les évolutions, dans l’espace et dans le temps, de trois variables ca-
ractérisant l’état et les mouvements du matériau : sa masse volumique ρ, sa
vitesse u et sa température T . Ces variables sont des fonctions de l’instant t
considéré et de la position locale x dont les composantes sont (x, y, z) dans
un référentiel orthogonal (i, j, k) fixe. Les composantes de la vitesse dans le
même référentiel sont (u, v, w).
Annexe A. Mécanique des fluides : principes de base... 303

A.3 Continuité du milieu


Il n’est pas aussi simple qu’il y paraît de parler de la vitesse d’un élément
bien précis du matériau situé en un point précis. Ceci suppose en effet impli-
citement qu’il est constitué par la juxtaposition d’éléments infiniment petits,
ce qui n’est évidemment jamais le cas. En pratique, lorsqu’on mesure par
des moyens ordinaires la valeur de l’une des variables ci-dessus en un point
donné, on mesure la valeur moyenne de cette variable sur un petit volume
englobant un certain nombre d’éléments du fluide. Dans le cas d’un liquide
ordinaire, c’est la plupart du temps la vitesse moyenne d’un groupe d’envi-
ron 1015 molécules que l’on enregistre. Par ailleurs, la mesure de la masse
volumique doit de toute façon être réalisée sur un volume comprenant un
nombre d’éléments suffisamment grand pour que le résultat représente bien
la valeur moyenne autour d’un point donné, et suffisamment petit vis-à-vis
des variations macroscopiques (à l’échelle de l’observateur) de cette variable.
Dans le cadre de la mécanique des milieux continus, les valeurs des variables
vitesse, masse volumique et température sont donc associées à des moyennes
d’ensemble sur des volumes élémentaires représentatifs (Ωe ). Une définition a
priori de ce volume élémentaire représentatif est délicate car ses dimensions
sont intimement liées aux conditions nécessaires pour la validité de l’hypo-
thèse du milieu continu sous leurs différents aspects, conditions qui résultent
en partie du comportement mécanique du matériau.
Pour faciliter la description mathématique, on a tout intérêt à ce que ces
variables, qui sont aussi des fonctions, soient continûment différentiables (ce
qui assure leur continuité simple) dans l’espace et dans le temps. De cette
manière, on pourra utiliser un seul jeu d’équations faisant intervenir des dif-
férentielles d’espace ou de temps pour décrire le mouvement du fluide en tout
point (sinon, il faut ajouter des relations particulières entre les variables, de
part et d’autre des surfaces de discontinuités). Pour cela, il faut entre autres
que la différence entre les valeurs des variables associées à deux points voisins
(Δι), c’est-à-dire à deux volumes élémentaires voisins, soit très faible devant
la différence de valeur de cette variable (ΔI) entre deux points séparés par
une longueur macroscopique typique de l’écoulement. De même, les variations
dans le temps de la valeur d’une variable en un point particulier doivent être
très faibles devant les variations dans le même temps de la différence macro-
scopique évoquée ci-dessus.
De cette définition, il ressort d’abord que l’hypothèse du milieu continu
est nécessairement associée à une gamme d’échelles d’observation. En effet,
si on observe à notre échelle l’écoulement d’un liquide simple constitué d’un
très grand nombre de molécules, on peut facilement diviser l’espace en une
multitude de très petits volumes qui contiennent chacun beaucoup de molé-
cules. On conçoit facilement qu’on a alors de grandes chances que, d’un petit
volume à un autre voisin, la variation de la variable soit faible devant la varia-
tion macroscopique de cette variable. Si en revanche, on se place à une échelle
304 Rhéophysique

Variations
Discontinuités locales macroscopiques

Fig. A.1 – Variation d’une propriété physique (q) moyenne sur un certain volume
de matériau en fonction de la taille de ce volume (l).

d’observation si petite que les groupes de molécules utilisés pour mesurer une
variable ne peuvent plus contenir que quelques éléments, le milieu est proba-
blement discontinu car, d’un groupe à l’autre, la masse volumique, la vitesse
ou la température peuvent varier sensiblement (voir Fig. A.1). Pour les li-
quides ordinaires de même que pour des suspensions colloïdales, ce problème
n’intervient évidemment que dans des situations d’écoulement très particu-
lières, l’échelle d’observation étant en général extrêmement grande devant la
taille des éléments constitutifs du fluide. Dans le cas le plus favorable, les
variations dans l’espace de la variable considérée (ι) sont linéaires, on a alors
Δι = ΔI/N où N est le nombre de volumes élémentaires du fluide, rencon-
trés sur une distance égale à la dimension caractéristique de l’écoulement (L).
Dans ce cas, l’hypothèse de continuité (Δι  ΔI) de la variable ι est valide
dès que N > 10.
En fait, nous n’avons envisagé pour l’instant qu’un critère géométrique de
continuité du milieu. Des différences notables de vitesse d’un groupe d’élé-
ments à un autre voisin peuvent être observées même lorsque ces groupes
sont très petits devant le volume de suspension simplement à cause du com-
portement collectif de ces groupes, autrement dit à cause du comportement
mécanique de la suspension. Par exemple, si l’organisation du matériau consi-
déré est telle qu’un écoulement se traduit par la séparation du matériau en
deux parties à peu près rigides et glissant l’une contre l’autre, la vitesse re-
lative entre deux éléments voisins situés de part et d’autre de la surface de
glissement est du même ordre que la vitesse macroscopique de l’écoulement.
Le matériau considéré est alors discontinu.
Pour les liquides simples, dans des conditions ordinaires, ce type de pro-
blème se présente très rarement du fait du désordre et de l’agitation thermique
qui règnent dans ces milieux. Pour certains fluides complexes, le problème est
Annexe A. Mécanique des fluides : principes de base... 305

plus délicat car les variations spatiales d’une variable ι, qui dépendent de la
distribution des efforts entre les éléments du fluide et de leurs réactions à ces
efforts, ne sont pas linéaires. Notamment, dans le cas d’un fluide à seuil dans
certaines géométries d’écoulement, la vitesse peut varier très rapidement sur
une épaisseur relativement petite. Dans ces conditions, les variations macro-
scopiques de la vitesse sont du même ordre que celles aux bornes de cette
région de variations rapides et, pour que l’hypothèse du milieu continu soit
valide, il faut que le nombre de volumes élémentaires dans la zone de va-
riation rapide de la vitesse soit suffisamment grand. La difficulté est que le
critère dépend des conditions d’écoulement car l’épaisseur cisaillée tend vers
zéro lorsque la contrainte à la paroi tend vers le seuil de contrainte de la
suspension. Avec une suspension granulaire confinée en écoulement friction-
nel (voir §7.5), la situation est bien plus critique car quelles que soient les
dimensions de l’échantillon (pour une taille de particules fixée), des surfaces
de fracture, ou plus précisément des bandes de cisaillement, ont tendance à
se former au-delà d’une certaine déformation. Dans ce cas, il n’existe pas de
critère simple de continuité du matériau. Ces exemples montrent qu’il n’est
pas possible d’énoncer des critères universels de continuité d’un fluide surtout
lorsqu’on cherche à englober les suspensions concentrées. Seules des conditions
nécessaires notamment géométriques, peuvent être proposées. La continuité
dépend en fait des caractéristiques du matériau et de l’écoulement si bien
que l’hypothèse de continuité doit toujours être validée a posteriori. Dans la
suite de cet ouvrage, nous supposerons a priori que le matériau considéré est
continu, les surfaces de discontinuité éventuelles étant envisagées comme des
singularités de l’écoulement.

A.4 Les forces en jeu


Le mouvement d’un fluide est conditionné en partie par les forces exté-
rieures qui s’exercent sur lui et par les forces mutuelles entre ses éléments
constitutifs. Ces forces peuvent être séparées en deux catégories. La première
comprend des forces dites de volume telles que les forces électromagnétiques,
les forces de gravité, ou les forces inertielles, qui varient en général très len-
tement avec la distance (par rapport à la taille des éléments du fluide) et
s’exercent à très grande distance. Considérons un volume élémentaire repré-
sentatif Ωe comprenant un certain nombre d’éléments du fluide (des molécules
du liquide et des particules solides pour une suspension) et tel que la continuité
du milieu soit assurée lorsqu’on décrit les évolutions des valeurs des variables
en segmentant l’espace en des volumes analogues. La force extérieure s’exer-
çant sur ce volume est obtenue en faisant la somme des efforts exercés par les
forces extérieures sur chaque élément (Fi ) de Ωe :

FΩe = Fi (A.1)
i
306 Rhéophysique

On définit alors la densité de force extérieure en un point de l’espace :


b = FΩe /Ωe . Un volume quelconque (Ω) peut être divisé en un certain nombre
de volumes élémentaires. Lorsque b est constant au sein de Ω, la force exté-
rieure totale qui s’applique sur ce volume s’écrit alors :

Fvol. = bΩ (A.2)

Lorsque la seule force de volume est la gravité (g), on a b = ρg.


La seconde catégorie de forces comprend les forces de surface (Fsurf . ),
qui agissent entre deux éléments très proches mais décroissent rapidement
avec la distance. Pour un liquide ordinaire il s’agit surtout des forces de Van
der Waals qui ont essentiellement une action entre deux molécules voisines.
Pour une suspension, il peut s’agir, soit des forces entre molécules du liquide
interstitiel (voir Chapitre 2), soit des forces d’interaction entre les particules
dont certaines sont de type électrostatique (voir Chapitre 5) et peuvent donc
s’exercer à plus grande distance à travers le liquide. Néanmoins, l’amplitude
de ces forces décroît encore rapidement avec la distance et il paraît raisonnable
de négliger leur action au-delà de la particule voisine. Dans le cas contraire,
il est cependant possible de définir des volumes (que l’on appellerait alors
éléments) englobant quelques éléments de fluides tels que la force liée à ce
type d’interaction et exercée par un tel volume sur les volumes environnants
ne s’étende pas au-delà des voisins directs.
Considérons un élément de surface ds au sein du fluide et centré autour
d’un point de l’espace x. On s’intéresse à l’effort exercé par le fluide situé
d’un coté (B) de cette surface, sur le fluide situé de l’autre coté (A). Compte
tenu de la courte distance d’action des forces de surface définies ci-dessus,
seuls les éléments de fluide situés tout près de cette surface subissent une force
provenant des éléments de fluide situés le long de la surface de l’autre coté (B).
En première approximation, chaque élément (i) subit en fait une force (Fii )
essentiellement due à chaque élément (i ) lui faisant face au travers de cette
surface (cf. Fig. A.2). Finalement, la force totale exercée par le fluide situé du
coté B sur le fluide situé du coté A peut s’écrire sous la forme d’un vecteur
dF tel que 
dF = Fii (A.3)
i

Si Fii  est à peu près constant, dF est proportionnel à la surface considé-


rée ds. Il est donc naturel de considérer la variable définie par le vecteur
tσ (x) = dF/dσ. Lorsque la surface considérée est suffisamment grande, tσ est
la valeur moyenne de la force par unité de surface exercée par chaque élément
sur l’élément qui lui fait face le long de cette surface. Cependant, comme pour
les autres variables, pour que la variable tσ (x) soit continûment différentiable,
il faut que la surface considérée autour de x ne soit ni trop grande, car si-
non les variations de tσ , d’un point à un autre seront du même ordre que
les variations entre les bornes de l’échantillon, ni trop petite (de l’ordre de la
surface de quelques éléments), car sinon les variations de tσ d’un point à un
Annexe A. Mécanique des fluides : principes de base... 307

(A)
ds
i

Fii' (B)
i'

Fig. A.2 – Forces entre éléments à l’origine des forces de surface.

autre seront associées aux discontinuités intrinsèques du fluide. Nous appelle-


rons surface élémentaire (dse ) la surface minimum qui peut être utilisée pour
cela. Comme précédemment dans le cas du volume élémentaire, quelques ar-
guments géométriques pour l’évaluation de cette surface élémentaire peuvent
être énoncés mais sa valeur exacte dépend aussi des propriétés mécaniques
du fluide. En admettant que cette surface élémentaire soit connue, on peut
finalement définir le vecteur contrainte t en un point x de la façon suivante :

dF
t = lim (A.4)
ds→dse ds

Notons que nous avons supposé ici que les éléments n’exerçaient pas de couples
les uns vis-à-vis des autres.
Le vecteur contrainte ainsi identifié peut se décomposer en un terme orienté
selon la normale (n) à l’élément de surface considéré et un terme perpendicu-
laire à n : t = σn + τ (voir Fig. A.3). Le premier terme est une contrainte
normale qui résulte d’efforts tendant écarter les éléments les uns des autres
ou les écraser les uns contre les autres. L’amplitude de ce terme est propor-
tionnelle à la fois à la façon dont les éléments du fluide sont entassés les uns
sur les autres et aux forces d’attraction ou de répulsion entre ces éléments.
Le second terme est une contrainte dite tangentielle qui provient du fait
que les éléments situés d’un côté de la surface tendent à entraîner les élé-
ments situés de l’autre coté dans un mouvement de glissement dans le plan
perpendiculaire à la direction de n.
En le décomposant sur les trois axes du repère, le vecteur contrainte donné
par l’équation (A.4) s’appliquant sur la facette de normale i peut naturelle-
ment s’écrire :
tx = σxx i + σxy j + σxz k (A.5)
avec σxx = σ. De même, pour les facettes de normales j et k, le vec-
teur contrainte s’appliquant sur chacune des facettes s’écrit respectivement
ty = σyx i + σyy j + σyz k et tz = σzx i + σzy j + σzz k.
Considérons maintenant un volume de fluide de longueur caractéristique r.
Le principe fondamental de la dynamique (ma = Fext. ) appliqué à ce volume
308 Rhéophysique

σn
t
ds

Fig. A.3 – Décomposition du vecteur contrainte en une composante tangentielle


(τ ) et une composante normale (σn) à l’élément de surface.

en tenant compte des deux types de forces qui ont été identifiées, s’écrit au
premier ordre :
ρr3 a = Fvol. + Fsurf . = r3 b + r2 Δt (A.6)
où a est l’accélération moyenne des éléments du volume et Δt représente la
somme des vecteurs contrainte qui s’exercent sur la surface extérieure du vo-
lume considéré (les forces de surface à l’intérieur du volume s’annulant deux à
deux). Lorsque r tend vers zéro dans les limites admissibles vis-à-vis de l’hypo-
thèse du milieu continu, l’équation (A.5) conduit au premier ordre à Δt = 0.
Comme ceci est vrai entre autres pour tout volume parallélépipédique, on en
déduit que la contrainte (t−x ) sur la facette de normale −i est l’opposée de la
contrainte qui s’exerce sur la facette opposée (de normale i). On peut obtenir
un résultat analogue dans les autres directions. On en déduit l’expression du
vecteur t−x = −σxx i − σxy j − σxz k et des expressions analogues pour t−y
et t−z .
Considérons maintenant un volume cubique dont les normales aux diffé-
rentes facettes sont respectivement parallèles aux trois axes du repère (i, j, k)
(voir Fig. A.4). Le couple total s’exerçant sur ce volume par rapport à l’axe k
est la somme des couples résultant des contraintes le long de chaque face. Les
couples résultant de toutes les contraintes normales ont une résultante nulle
du fait que ces contraintes induisent des forces identiques de part et d’autres
de l’axe des z. Les contraintes tangentielles σxz , σzx , σzy et σyz induisent des
efforts dirigés selon l’axe des z qui ne donnent pas de couple par rapport à
cet axe. Le couple total résulte uniquement des contraintes tangentielles σxy
et σyx , et est proportionnel à 2(σxy − σyx ). A priori, on ne s’attend pas à ce
qu’il y ait un couple non nul s’appliquant aux éléments du matériau et résul-
tant uniquement des contraintes. Cela induirait une rotation des éléments sur
eux-mêmes dans un sens particulier. On en déduit :

σxy = σyx (A.7)

On peut réitérer ce raisonnement pour le couple par rapport aux deux autres
axes, ce qui nous donne naturellement σxz = σzx et σzy = σyz .
Annexe A. Mécanique des fluides : principes de base... 309

σ xy

σyx
j
O
σyx

k σxy

Fig. A.4 – Petit cube de matériau pour le calcul du couple s’exerçant sur l’axe des
z (selon le vecteur k) qui passe par le centre O du cube.

Pour connaître le vecteur contrainte qui s’exerce sur une facette de normale
quelconque (ai + bj + ck), on peut s’intéresser au vecteur contrainte (t =
σa i+σb j+σc k) s’exerçant sur un tétraèdre formé en joignant le point origine et
le plan d’équation ax+by +cz = 0 par l’intermédiaire de trois droites orientées
selon chacun des trois axes (voir Fig. A.5). Si l’on connaît les valeurs des
différentes composantes de la contrainte identifiées ci-dessus, on peut calculer
le vecteur contrainte selon les trois facettes qui se trouvent respectivement
dans les plans x = 0, y = 0, et z = 0. Lorsque le volume du tétraèdre tend
vers zéro, on a encore, d’après l’expression (A.6), Δt = 0, ce qui nous donne :

σa = aσxx + bσxy + cσxz


σb = aσxy + bσyy + cσyz (A.8)
σc = aσxz + bσyz + cσzz

Ceci nous montre qu’on peut finalement exprimer la force exercée le long d’un
petit élément dσ de matériau de normale unitaire sortante quelconque n sous
la forme :
dF = tdσ = (Σ · n) dσ (A.9)
où Σ est un tenseur symétrique (d’après l’équation (A.7) et les rela-
tions analogues), appelé tenseur des contraintes et dont les compo-
santes de la partie triangulaire supérieure incluant la diagonale sont no-
tées (σxx , σxy , σxz , σyy , σyz , σzz ). Notons que l’expression (A.9) définit une
convention de signe pour la contrainte puisqu’on a choisi la normale sortante
(orientée de la face intérieure vers la face extérieure) pour calculer la contrainte
exercée par l’extérieur sur la surface considérée. Il convient aussi de remarquer
que l’expression de ce tenseur dépend du repère de représentation choisi. Son
expression, dans un autre repère obtenu par une rotation du repère initial, est
représentée par une matrice R est ΣR = RΣRT . Cependant, le tenseur Σ
310 Rhéophysique

b
n

ds a
k i
c

Fig. A.5 – Tétraèdre utilisé pour déduire le vecteur contrainte sur un élément de
surface de normale n quelconque.

possède trois invariants (qui ne dépendent pas du repère choisi) : sa trace, son
déterminant et le second invariant défini de la façon suivante :

ΣII = (1/2) (trΣ)2 − tr(Σ2 ) (A.10)

En simplifiant, on peut dire que cette variable exprime l’intensité du cisaille-


ment. Il existe toujours un repère particulier dans lequel seules les compo-
santes diagonales du tenseur des contraintes sont non nulles. Ces composantes
sont les valeurs propres de ce tenseur et sont appelées contraintes principales.
Bien entendu, celles-ci ne varient pas avec le repère considéré, ce qui explique
la constance des trois invariants ci-dessus.
Remarquons enfin qu’en général un volume de liquide ne tend à se déformer
sensiblement que si on lui applique des contraintes différentes sur ses diffé-
rentes facettes. Il est donc naturel de décomposer le tenseur des contraintes en
un terme dit de pression qui se rapporte aux contraintes qui ne peuvent pas
induire une déformation du fluide et un terme appelé déviateur du tenseur
des contraintes qui se rapporte à des contraintes tendant à déformer le fluide.
Compte tenu des remarques précédentes, on définit le terme de pression (p),
dans le cas général, comme la moyenne des contraintes principales, autrement
dit :
trΣ
p=− (A.11)
3
Dans ce cas, on a :
Σ = −pI + T (A.12)

où T est le déviateur du tenseur des contraintes.


Annexe A. Mécanique des fluides : principes de base... 311

A.5 Conservation de la masse


Le principe de conservation de la masse exprime le fait qu’en l’absence de
sources de masse, l’ensemble de la matière se conserve dans toute transforma-
tion thermodynamique. Compte tenu des mouvements du fluide, cela signifie
par exemple qu’au sein d’un volume immatériel fixe Ω de surface extérieure Σ,
le taux de variation de la masse totale est égal au flux d’éléments à travers la
surface extérieure du volume considéré. Le volume d’éléments qui traverse un
élément de surface ds pendant un intervalle de temps dt, vaut (udt · n)ds. On
en déduit : ⎛ ⎞
 
d ⎝ ⎠
ρdv = − (u · n)ρds (A.13)
dt
Ω Σ

La validité de l’équation (A.13) sur chaque volume élémentaire de l’échantillon


de fluide implique que :
∂ρ
+ ∇ · ρu = 0 (A.14)
∂t
qui est l’expression locale du principe de conservation de la masse. Pour un
gaz, les variations de la masse volumique en cours d’écoulement peuvent être
très importantes. Pour un liquide, en revanche (a fortiori pour un solide), la
masse volumique varie relativement peu et une forme simplifiée (∇ · u = 0) de
l’équation (A.14) peut souvent être utilisée en pratique. Cette simplification
est en général aussi valable pour des mélanges liquide-solide, lorsque l’écou-
lement n’est pas diphasique (i.e. vitesse moyenne du solide différente de la
vitesse moyenne du liquide) puisque la masse volumique de chaque phase est
à peu près constante. La situation des écoulements de mélanges gaz-solide est
un peu particulière : le comportement du mélange et la masse volumique sont
souvent dictés par la phase solide, on peut alors souvent négliger la présence
du gaz ; par conséquent, la masse volumique de ces mélanges peut varier sen-
siblement lorsque les particules solides se rapprochent ou s’éloignent les unes
des autres que ce soit par migration à travers le gaz ou parce que celui-ci se
comprime ou se dilate.

A.6 Conservation de la quantité de mouvement


Le principe de conservation de la quantité de mouvement résulte directe-
ment du principe fondamental de la dynamique selon lequel toute modification
du mouvement d’un corps induit une force et réciproquement. Plus précisé-
ment, l’accélération que subit un corps rigide est égale à la somme des forces
s’exerçant sur lui divisée par sa masse. Dans le cas d’un fluide, ce principe s’ap-
plique à ses éléments constitutifs. Considérons un volume de fluide Ω soumis
à une force de volume de densité b et à l’ensemble des contraintes s’exerçant
sur les différentes facettes de fluide que l’on peut identifier à l’intérieur de ce
312 Rhéophysique

(Σ.n)ds
Ω ds

Σ
g

Fig. A.6 – Principales forces s’exerçant sur les éléments du fluide : force de volume
et force de surface.

volume et sur sa surface extérieure (voir Fig. A.6). Dans ce cas, la somme des
forces extérieures s’exerçant sur les différents éléments de ce volume s’écrit :
 
Fext. = bΩi + Σ · nds (A.15)
i facettes

Dans le second terme du membre de droite, les contraintes mutuelles au sein


du fluide, qui s’exercent de part et d’autre d’une facette entièrement com-
prise dans le volume considéré, s’annulent deux à deux et il ne reste que les
contraintes s’exerçant le long de la surface frontière (Σ) du volume considéré.
Pour calculer l’accélération d’un élément du volume considéré, il faut tenir
compte du fait que la vitesse que l’on utilise (u) n’est pas nécessairement la
vitesse du même élément de fluide d’un instant à l’autre puisqu’elle n’est
associée qu’à une position à un instant donné. L’accélération d’un élément de
fluide s’écrit en fait :
1
a(x, t) = lim [u(x + dx, t + dt) − u(x, t)] (A.16)
dt→0 dt
où dx = udt est le chemin parcouru par l’élément de fluide situé en x à t
pendant l’intervalle de temps dt. De cette manière, on suit effectivement un
élément de fluide et on en déduit :
∂u
a(x, t) = + u · ∇u (A.17)
∂t
En sommant les expressions du principe fondamental de la dynamique ap-
pliqué à chaque élément compris dans le volume considéré, on obtient en
Annexe A. Mécanique des fluides : principes de base... 313

utilisant les équations (A.15) et (A.17) et après quelques manipulations ma-


thématiques :
   
∂ρu
dv + ρu(u · n)dσ = bdv + (Σ · n)ds (A.18)
∂t
Ω Σ Ω Σ

De cette expression valable quel que soit le volume fluide considéré, on déduit
l’expression locale du principe de conservation de la quantité de mouvement :
∂u
ρ + ρu · ∇u = b + ∇ · Σ (A.19)
∂t

A.7 Les fluctuations temporelles


Les fluides étant constitués d’une assemblée désordonnée d’éléments de
formes a priori diverses les évolutions des valeurs des variables associées à des
volumes élémentaires ne sont pas régulières mais au contraire fluctuent autour
de valeurs moyennes. En pratique, cependant on mesure ces valeurs sur des
périodes finies qui en général ne permettent pas d’observer ces fluctuations.
Plus précisément, on peut par exemple exprimer la vitesse instantanée en un
point donné sous la forme :
u = ū + u (A.20)
où ū est la valeur moyenne (dans le temps) de la vitesse et u sa valeur
fluctuante. On admet que ū est la valeur mesurée par l’expérimentateur si
l’enregistrement a une durée finie, supérieure à celle nécessaire pour que la
moyenne de la variable sur cette durée soit très proche de la moyenne au bout
d’un temps beaucoup plus long, et inférieure à celle au-delà de laquelle des
évolutions temporelles significatives de l’écoulement se produisent. Dans le
cas d’un écoulement dont le temps caractéristique des évolutions temporelles
de la vitesse moyenne (dans le temps) est Θ, on peut adopter la définition
suivante :

1
ū = ū(θ) = u dt avec ū(θ∗ ) = Cst. pour Θ > θ∗ > θ (A.21)
θ
0

On peut définir, de manière analogue, les termes fluctuants et moyens des


autres variables. Les équations de conservation de la masse et de la quan-
tité de mouvement sont valables a priori uniquement lorsqu’on y introduit
les valeurs instantanées des variables. Les expressions correspondantes pour
les valeurs moyennes des variables se déduisent en moyennant ces équations
dans le temps (sur une durée adaptée). Au cours de cette opération, tous les
termes proportionnels à une variable ou à deux variables dont les fluctuations
sont supposées sans corrélation, donnent des termes analogues mettant en jeu
la valeur moyenne de la variable. En revanche, il existe dans l’équation de
314 Rhéophysique

conservation de la quantité de mouvement un terme qui n’est pas linéaire par


rapport à la vitesse ou l’une de ses dérivées, il s’agit du terme ρu · ∇u de
l’équation (A.12) dont la moyenne n’est pas égale au produit de la moyenne
de chaque facteur, on a en effet :

u · ∇u = ū · ∇ū + u · ∇u (A.22)

Moyennant quelques hypothèses (système ergodique et opérateur moyenne


dans le temps permutant avec les opérateurs
 de différentiation), on peut mon-
trer que ρu · ∇u s’écrit aussi ∇ · ρu ⊗ u . On constate alors que l’équa-
tion de conservation de la quantité de mouvement s’écrit, avec les valeurs
moyennes des variables (que l’on notera pour simplifier dans la suite sans le
signe de barre), de manière analogue à l’expression locale à condition d’utiliser
un tenseur des contraintes modifié :

Ξ = Σ − ρu ⊗ u (A.23)

Rappelons que les valeurs des variables s’entendent aussi toujours comme des
valeurs moyennes sur des volumes élémentaires. Le tenseur Ξ n’échappe pas à
la règle. D’un point de vue général, l’expression (A.23) permet d’inclure dans
le tenseur des contraintes un terme lié au transport de quantité de mouvement
à travers le fluide. Une même expression permet alors de traduire la résistance
à l’écoulement liée aussi bien aux frottements ou aux contacts des éléments
les uns avec les autres, qui sont à l’origine du tenseur des contraintes Σ, qu’à
la turbulence de l’écoulement, à l’agitation thermique (voir § 2.2.2) ou au
mouvement brownien (voir § 5.2) de ces éléments. Notons enfin que l’on peut
faire apparaître au sein de l’équation (A.23)
 un terme de pression résultant
des fluctuations de vitesse (tr(ρu ⊗ u ) 3).

A.8 La turbulence
Lorsqu’on augmente progressivement la vitesse d’écoulement d’un fluide,
on constate que les fluctuations, au cours du temps, de la valeur locale des
différentes variables autour d’une valeur moyenne deviennent de plus en plus
importantes jusqu’à devenir prédominantes. Il s’agit de ce qu’on appelle la
turbulence. Comme en particulier les vitesses locales fluctuent dans toutes les
directions autour de la vitesse moyenne, ce phénomène accélère la diffusion
au sein du fluide. On observe alors facilement la turbulence au travers de cet
effet : un colorant injecté dans un écoulement turbulent diffuse beaucoup plus
rapidement dans les directions perpendiculaires à celle de la vitesse moyenne
du fluide. La turbulence se produit lorsque l’inertie des éléments du fluide est
trop grande devant les dissipations d’énergie visqueuse liées au mouvement
moyen. On peut alors quantifier ce phénomène à l’aide d’un nombre adimen-
sionnel (le nombre de Reynolds) calculé à partir du rapport des énergies cor-
respondantes. Une expression générale du nombre de Reynolds est ρV 2 /τ , où
Annexe A. Mécanique des fluides : principes de base... 315

V est la vitesse moyenne de l’écoulement et τ une valeur de contrainte typique


au sens du système. Remarquons que la valeur limite de ce nombre, au-delà
de laquelle la turbulence est significative, dépend des conditions initiales et
des conditions aux limites de l’écoulement car ce phénomène a un caractère
non local marqué.
Le problème de la turbulence provient du fait qu’il n’est pas possible dans
l’état actuel des connaissances de déterminer directement les évolutions des
termes fluctuants de la vitesse en fonction des autres variables (moyennes).
Notamment, du fait du caractère non local de la turbulence, il n’est plus envi-
sageable de déterminer par des expériences indépendantes l’équivalent d’une
loi de comportement du fluide en régime turbulent par le biais d’expériences
indépendantes et de prédire les caractéristiques d’écoulements dans d’autres
conditions. L’ « état » de la turbulence est indissociable des caractéristiques de
l’écoulement. Dans le cas général, pour modéliser un écoulement au sein d’une
géométrie nouvelle, le second terme de Ξ doit finalement être estimé par des
procédures relativement complexes. Les lois de comportement des matériaux,
telles qu’elles sont envisagées dans le cadre de cet ouvrage, correspondent à
des écoulements laminaires, c’est-à-dire pour lesquels les phénomènes de tur-
bulence sont négligeables.

A.9 Résolution d’un problème d’écoulement


Il faut adjoindre aux équations ci-dessus des conditions initiales et aux
limites suffisantes pour que le problème soit bien posé et possède une solu-
tion d’un point de vue mathématique. En simplifiant, on peut dire qu’il faut
connaître en chaque point trois composantes au total parmi celles de la vitesse
ou du tenseur des contraintes, selon des axes indépendants. En pratique c’est
souvent le cas, on connaît ou on suppose donné par exemple le débit au cours
du temps à l’amont d’un écoulement à surface libre ainsi que la géométrie
au sein de laquelle se produit l’écoulement (la vitesse est donc nulle le long
des parois). De même, pour un écoulement dans une conduite, le débit ou la
différence de pression entre les extrémités nous est donné et on suppose en
général que la vitesse est nulle aux parois.
Considérons maintenant un problème d’écoulement à température
constante et pour lequel les fluctuations temporelles de la vitesse sont
négligeables et les conditions initiales et aux limites sont connues. Dans
ce cas, les équations (A.14) et (A.19) régissent a priori le mouvement.
Or, on est en présence de quatre équations mettant en jeu dix inconnues
(ρ, u, v, w, σxx , σxy , σxz , σyy , σxz , σzz ,). On ne peut donc pas a priori résoudre
un problème quelconque d’écoulement sans informations supplémentaires, ou
plus précisément sans relations supplémentaires entre ces variables. Ces rela-
tions constituent ce qu’on appelle la loi de comportement du matériau. En
l’absence de variations de température, on exprime souvent cette loi de com-
portement sous la forme de six expressions donnant Σ en fonction de ρ et u.
316 Rhéophysique

On s’intéressera ici essentiellement aux caractéristiques de la loi de compor-


tement en l’absence d’échanges thermiques. Le problème est du même type,
quoique plus complexe, lorsqu’on s’intéresse en outre à des écoulements au
sein desquels les variations de température sont significatives. De nouvelles
variables interviennent (T, e, q) dont les évolutions sont régies par le prin-
cipe de conservation de l’énergie (cf. Annexe B) et qui doivent être reliées
entre elles et aux autres variables par l’intermédiaire de la loi de comporte-
ment. Lorsque les fluctuations temporelles de la vitesse liées à une agitation
interne des éléments du fluide ne sont pas négligeables, le tenseur additionnel
dans l’équation (A.23) peut être déterminé directement en fonction de l’état
local du matériau et des caractéristiques de l’écoulement. Dans ce cas l’équa-
tion (A.23) est l’expression de la loi de comportement du matériau. Ceci n’est
plus vrai lorsque les fluctuations temporelles résultent de la turbulence de
l’écoulement (cf. § A.8).
Lorsqu’on connaît la loi de comportement d’un matériau, rien ne s’oppose
plus alors, en théorie, à la résolution du problème. En pratique cependant, le
système d’équations dont on dispose est très complexe et, dans l’état actuel
des connaissances une résolution même numérique ne peut pas aboutir dans
le cas général. Il est souvent nécessaire de simplifier le problème en supposant
que certains phénomènes ou caractéristiques de l’écoulement jouent un rôle
mineur.

A.10 Lois de comportement


A.10.1 Généralités
Lorsque les échanges thermiques sont négligeables, la loi de comporte-
ment d’un matériau telle que nous l’avons identifiée est une relation entre
les contraintes et le mouvement du fluide. D’un point de vue physique, on
cherche donc à déterminer les efforts entre deux groupes d’éléments du fluide
situés de part et d’autre d’une surface en fonction du mouvement de ces
groupes. Ces efforts dépendent à la fois du mouvement des deux groupes mais
aussi de l’histoire de leur mouvement qui a influencé leur état. Cette notion
d’état ne joue en général aucun rôle lorsqu’on a affaire à un liquide ordi-
naire dans des conditions d’écoulement habituelles, c’est-à-dire notamment
dans des temps suffisamment longs par rapport au temps caractéristique lié
à l’agitation thermique : les molécules oublient pratiquement instantanément
les mouvements qu’elles ont subis l’instant d’avant, elles sont dans un état
d’agitation identique et interagissent les unes avec les autres de manière si-
milaire. En revanche, l’état du système peut jouer un rôle crucial pour des
matériaux au sein desquels des éléments de beaucoup plus grandes tailles que
les molécules d’un liquide ordinaire, exercent les uns sur les autres des inter-
actions qui varient sensiblement en fonction des déformations qu’ils ont subies
auparavant ou de leurs positions relatives. Cet état peut a priori être carac-
térisé par une variable locale. Notons que pour certains types de matériaux, il
Annexe A. Mécanique des fluides : principes de base... 317

peut être préférable d’utiliser un tenseur plutôt qu’un scalaire. Quoi qu’il en
soit, compte tenu de la courte portée des actions mutuelles entre les différents
éléments du fluide, les contraintes s’exerçant sur un petit volume de fluide
dépendent surtout de l’histoire du mouvement dans un environnement très
proche de ce volume (c’est ce qu’on appelle le principe d’action locale). De
très nombreux types de lois de comportement ont été proposés en théorie, des
plus simples au plus complexes. Parmi ces dernières rares sont celles qui ont
pu être validées par des expériences. En pratique, il nous semble plus utile de
se référer à un schéma simple et raisonnable physiquement qui permet d’in-
clure les principales lois effectivement observées. Pour cela, on suppose que les
contraintes locales en un point dépendent seulement de l’état du système et
des déformations à l’instant considéré dans un volume représentatif englobant
ce point. Il nous faut donc disposer d’outils mathématiques pour quantifier
les déformations.

A.10.2 Le tenseur des taux de déformation


La particularité des éléments d’un fluide est leur capacité à se mouvoir les
uns par rapport aux autres. Dans le cas où le fluide s’écoule et en l’absence
de glissement à la paroi, un mouvement en masse de l’ensemble du fluide
est impossible, celui-ci se déforme effectivement. Dans ce cas, la vitesse est
différente d’un point à un autre, autrement dit le tenseur gradient de vitesse
(∇u) est non nul. Ce tenseur comprend d’abord des termes qui peuvent être
associés à une élongation du matériau, il s’agit des termes qui sont situés
sur sa diagonale : ∂u/∂x, ∂v/∂y, ∂w/∂z. Lorsqu’un fluide est par exemple
soumis à un écoulement tel que seuls ces termes sont non nuls et sont de plus
constants, cela signifie que chaque composante de la vitesse est proportionnelle
à la distance du point considéré par rapport à l’origine. Par conséquent, un
échantillon de fluide subit au cours du temps, selon les directions considérées,
une extension ou une contraction progressives. Au contraire, les termes du
tenseur gradient de vitesse qui ne sont pas situés sur la diagonale sont associés
à un cisaillement du matériau. Si par exemple seul le terme ∂u/∂y est non
nul, la vitesse varie seulement dans la direction y et des couches de fluides
parallèles au plan Oxz glissent les unes par rapport aux autres. On cisaille
donc le matériau dans la direction y. Toutefois, si ∂v/∂x est aussi non nul et
vaut −∂u/∂y, le mouvement du fluide est en fait un mouvement de rotation
de l’ensemble des éléments autour d’un point fixe. Ce type de mouvement
en masse ne donne a priori pas lieu à des interactions particulières entre
éléments voisins, et ne doit donc pas avoir d’influence sur les contraintes au
sein du fluide.
Dans le cadre de l’étude de la loi de comportement, il est par conséquent
naturel de s’intéresser au tenseur des taux de déformations D, la partie sy-
métrique de ∇u, qui ne retient que les mouvements relatifs de cisaillement :
1 
D= ∇u + ∇uT (A.24)
2
318 Rhéophysique

Les composantes de ce tenseur ne sont pas influencées par les rotations puis-
qu’à chaque fois que deux termes symétriques par rapport à la diagonale de
∇u ont une valeur opposée comme dans l’exemple ci-dessus, le terme qui leur
correspond dans D est égale à leur somme qui est nulle. Notons que lorsque
la masse volumique du fluide est constante, on a d’après l’équation (A.14) :

trD = ∇ · u = 0 (A.25)

A.10.3 Forme simplifiée de la loi de comportement


Finalement, en tenant compte des diverses simplifications réalisées jus-
qu’à maintenant, la loi de comportement d’un matériau doit s’exprimer sous
la forme d’une relation entre le tenseur des contraintes en chaque point en
fonction du tenseur des taux de déformation et de l’état instantané du fluide,
qui pourrait être aussi décrit à l’aide d’un tenseur pour prendre en compte
une anisotropie de cet état mais qu’il est la plupart du temps suffisant de
décrire à l’aide d’une seule variable λ :

Σ = f (D, λ) (A.26)

Une équation supplémentaire, donnant les variations de λ en fonction de l’his-


toire des caractéristiques de l’écoulement, doit évidemment être adjointe à
l’équation (A.26) pour que la loi de comportement soit complète. L’histoire
de l’écoulement intervient donc par l’intermédiaire de l’état qu’il a atteint à
l’instant considéré.
En fait, pour déterminer, ou tout du moins caractériser expérimentalement
la loi de comportement d’un matériau, il faut a priori mesurer le champ des
vitesses et le champ des contraintes au sein de ce matériau pendant un écou-
lement. En pratique, il est souvent seulement possible de mesurer, d’une part
une vitesse moyenne d’écoulement dans une section ou la vitesse de rotation
d’une surface donnée, et d’autre part un couple sur un outil, une différence de
pression ou encore une force appliquée sur l’ensemble du fluide. On ne peut
pas dans ces conditions déduire directement la forme tensorielle de la rela-
tion (A.26). Il est donc particulièrement utile de se placer dans des conditions
telles que la forme du tenseur D est la plus simple possible. De cette façon, le
nombre de relations entre les composantes de D et celles de Σ à déterminer
par la mesure est réduit. C’est l’objectif de la rhéométrie (voir Chapitre 8) que
de réaliser des écoulements simples de ce type, pour lesquels on maîtrisera en
outre au mieux les déformations du fluide en les faisant varier dans une gamme
la plus large possible. On intéresse ci-après à deux types d’écoulement simple,
d’une part le cisaillement simple, qui est un écoulement viscosimétrique, et
d’autre part l’élongation, qui n’en est pas un.
Annexe A. Mécanique des fluides : principes de base... 319

A.10.4 Cisaillement simple


On s’intéresse le plus souvent à une situation, appelée cisaillement
simple, telle qu’il existe un repère dans lequel le tenseur D s’exprime de
la manière suivante : ⎛ ⎞
010
γ̇ ⎝
D= 1 0 0⎠ (A.27)
2
000
où γ̇ est le gradient de vitesse. On obtient une expression de ce type par
exemple lors du cisaillement permanent d’un fluide entre deux plans parallèles
en mouvement relatif de translation (cf. Fig. 1.5) à la vitesse V . En effet, en
l’absence d’autres actions extérieures sur le fluide (la gravité est notamment
négligée), on peut facilement montrer en écrivant l’équilibre des forces sur des
volumes de contrôle parallélépipédiques, dont deux faces sont parallèles au
plan de glissement, que la contrainte tangentielle dans tous les plans parallèles
aux surfaces solides est constante. En outre, par raison de symétrie, la vitesse
ne peut avoir de composante non nulle dans une direction autre que celle
de la vitesse relative des plans. Cette vitesse n’a pas de raison particulière
de varier à l’intérieur d’un plan donné, les couches de fluide associées à ces
plans glissent donc en quelque sorte les unes sur les autres parallèlement aux
plans. Finalement, comme le tenseur des contraintes ne varie pas d’un plan à
l’autre, le tenseur des taux de déformation est aussi constant puisque ces deux
tenseurs sont liés par l’équation (A.26). Le seul terme non nul de D, ∂u/∂y,
est constant entre les deux surfaces solides et on en déduit la distribution des
vitesses suivante :
u = γ̇y; v = w = 0 (A.28)
De plus, d’après l’équation (A.28), le gradient de vitesse s’écrit γ̇ = V /H
où H est l’épaisseur de fluide cisaillée. Enfin, on peut aussi montrer que la
contrainte tangentielle, le long de chaque plan, s’écrit τ = F/A où F est la
force appliquée aux plans dans la direction du mouvement et A la surface
cisaillée.
Lorsque D s’écrit sous la forme (A.27), on peut montrer à l’aide des prin-
cipes de la mécanique rationnelle que le tenseur des contraintes s’exprime dans
le même repère sous la forme :
⎛ ⎞
σ11 σ12 0
Σ = ⎝ σ12 σ22 0 ⎠ (A.29)
0 0 σ33

La pression est reliée à la masse volumique par une équation d’état (no-
tamment pour les gaz) ou bien on suppose que la masse volumique est
constante, ce qui permet de considérer la pression comme une variable in-
connue à la place de ρ. Dans ces conditions, en admettant que la pression
p = 1/3 (σ11 + σ22 + σ33 ) a été déterminée indépendamment, le tenseur des
320 Rhéophysique

contraintes ne comprend plus que 3 inconnues. On définit alors la contrainte


tangentielle :
τ = σ12 (A.30)
et les première et seconde différences de contraintes normales :

N1 = σ11 − σ22 ; N2 = σ22 − σ33 (A.31)

La viscosité apparente (η) est quant à elle définie de la manière suivante :


τ
η= (A.32)
γ̇
Pour ce cisaillement simple, on se trouve donc dans des conditions telles que
les différentes variables caractérisant le tenseur des contraintes, τ , N1 , N2 ,
sont des seules fonctions de γ̇, qui caractérise quant à lui complètement le
tenseur D. On comprend mieux dans ce cadre tout l’intérêt de la rhéométrie,
qui ramène la recherche d’une expression tensorielle du type (A.26) à la re-
cherche de 3 relations entre scalaires. Dans ce cas particulier, on est donc en
principe capable, en prenant des mesures adaptées en termes d’efforts tan-
gentiels et normaux, de déterminer complètement la forme de (A.26). Les
principales géométries d’écoulement, permettant de réaliser de telles mesures,
sont décrites en détail au Chapitre 8. Il est important de noter que cette ap-
proche simplificatrice peut masquer un certain nombre de difficultés. Ainsi, on
infère en général la relation tensorielle générale (A.26) la plus simple à partir
de l’expression déterminée en cisaillement simple alors que diverses relations
tensorielles compatibles avec cette expression sont a priori possibles.

A.10.5 Élongation
Les écoulements d’élongation sont aussi parfois utilisés pour caractériser le
comportement d’un fluide. Dans ce cas, toutes les composantes tangentielles
(liées à un cisaillement) du tenseur des taux de déformations sont nulles et D
peut s’écrire dans un repère approprié sous la forme :
⎛ ⎞
b 00
D = ⎝0 c 0⎠ (A.33)
00d

où b, c et d sont trois constantes telles que b + c + d = 0 (d’après l’équa-


tion (A.14)). Dans le cas de l’élongation simple uniaxiale, le profil des
vitesses s’exprime :
a a
u = ax ; v=− y ; w=− z (A.34)
2 2
où a est une constante. Ce type d’écoulement est obtenu si l’on parvient à
étirer un cylindre de fluide à une vitesse exponentielle. On a alors b = a et
Annexe A. Mécanique des fluides : principes de base... 321

c = d = −a/2. De plus, le tenseur des contraintes n’a pas de composantes


tangentielles non nulles et la viscosité élongationnelle vaut par définition :
N1 (a)
ηE = (A.35)
a
Remarquons qu’un cisaillement simple peut aussi être décrit comme la com-
position d’un mouvement de rotation à la vitesse γ̇/2 (d’après la décomposi-
tion du tenseur gradient de vitesses (A.24)) et une élongation plane au taux
γ̇/2 le long de la direction x + y, puisque D.(x + y) = (γ̇/2) (x + y) et
D.(x − y) = − (γ̇/2) (x − y).

A.10.6 Dissipations d’énergie


Connaissant les efforts et les déformations au sein du fluide, on peut cal-
culer la puissance des efforts intérieurs dans un volume donné Ω. Celle-ci
s’écrit : 
P= dFi · ui (A.36)
i

où i représente un contact entre deux surfaces élémentaires contiguës (de


surface dσ et de normale ni ) dans le volume Ω et ui est la vitesse relative
de ces surfaces. Par définition, la force locale s’écrit dFi = Σ · ni dσ et la
vitesse relative vaut ui = ∇u · dx où dx est le vecteur joignant les centres des
éléments du fluide de part et d’autre de la surface considérée. La puissance
dissipée (dP), strictement au sein d’un volume élémentaire représentatif centré
autour d’un point, peut être calculée en ajoutant les puissances dissipées le
long de surfaces de normales orientées selon les trois directions possibles (i, j,
ou k), ce qui nous donne finalement dP = tr(Σ · D)dΩe . On en déduit alors
la puissance dissipée au sein d’un volume quelconque Ω :

P = tr(Σ · D)dv (A.37)
Ω

On obtient un résultat analogue par une approche rigoureuse faisant interve-


nir l’écriture détaillée du principe de conservation de l’énergie (voir § B.1).
Cette expression a un sens particulier dans le cadre d’une étude des lois de
comportement puisqu’elle représente les dissipations d’énergie liées à la résis-
tance aux mouvements relatifs des éléments les uns contre les autres, il s’agit
donc de ce qu’on appelle les dissipations visqueuses.

A.10.7 Principaux types de comportement


La loi de comportement d’un fluide newtonien s’exprime de façon géné-
rale sous la forme :
Σ = −pI + 2μD (A.38)
où μ est la viscosité (constante) du fluide.
322 Rhéophysique

La loi de comportement d’un fluide à seuil simple s’exprime quant à


elle :

−TII < τc ⇔ D = 0
 D
−TII > τc ⇒ Σ = −pI + τc √ + F (DII )D (A.39)
−DII
où F est une fonction positive du second invariant DII . Le modèle de Bin-
gham correspond à F = 2μB où μB est appelée viscosité plastique. Le modèle
√ 1−n
de Herschel-Bulkley correspond à F (DII ) = 2n k/ −DII où k et n
sont deux paramètres du matériau. En cisaillement simple, la loi de compor-
tement (A.39) s’exprime :

τ < τc ⇒ γ̇ = 0
τ > τc ⇒ τ = τc + f (γ̇) (A.40)

où f est une fonction positive de γ̇. Avec le modèle de Herschel-Bulkley, on


a f (γ̇) = K γ̇ n√
. On utilise aussi parfois le modèle de Casson, pour lequel
f (γ̇) = K γ̇ + 2 Kτc γ̇.

Pour en savoir plus


G.K. Batchelor, An Introduction to Fluid Dynamics, Cambridge University
Press, Cambridge, 1967
C. Truesdell, Introduction à la mécanique rationnelle des milieux continus,
Masson, Paris, 1974.
B.D. Coleman, H. Markowitz, and W. Noll, Viscometric Flows of Non-
Newtonian Fluids, Springer Tracts in Natural Philosophy, Volume 5, Sprin-
ger Verlag, Berlin, 1966.

J.M. Piau, Fluides non-newtoniens, Techniques de l’Ingénieur, A710, 1-16,


A711, 1-24, 1979.
J. Ferguson, and Z. Kemblowski, Applied Fluid Rheology, Elsevier, Amster-
dam, 1991.
G. Couarraze, et J.L. Grossiord, Initiation à la rhéologie, Tec & Doc, Lavoisier,
Paris, 1983.

R.I. Tanner, Engineering Rheology, Clarendon Press, Oxford, 1988.


Annexe B

Éléments de thermodynamique

B.1 Premier principe


Dans le cadre de la thermodynamique, on suppose qu’il est possible de
décrire l’énergie totale d’un système comme la somme de son énergie ciné-
tique macroscopique (K) (associée aux mouvements moyens des éléments du
système par rapport à un référentiel donné) et de son énergie interne micro-
scopique. Cette énergie interne (U ) est la somme des énergies potentielles
d’interaction entre les éléments constitutifs et de leur énergie cinétique à une
échelle locale. U est une fonction de l’état du système, mais compte tenu de
la difficulté de décrire en détail cet état, on décrit en général seulement les
variations de cette fonction lors d’une transformation du système.
Le premier principe de la thermodynamique postule que la variation
d’énergie totale durant une transformation est la somme de la quantité de
chaleur fournie au système et du travail des forces extérieures sur le système.
Le transfert thermique (Q) est une énergie associée à une élévation de tem-
pérature ou un changement de phase (donc d’état) des éléments du système.
Le travail (W ) est une énergie transmise par l’application d’une force lors-
qu’elle donne lieu à un déplacement des éléments macroscopiques du système.
La puissance est la variation du travail par unité de temps.
On peut finalement écrire le premier principe sous la forme :
dU dK δQ
+ = Pe + (B.1)
dt dt δt
  2  
avec U = ρedv; K = 2 ρu dv; Pe = ρb · udv + (Σ · n) · uds
1
Ω Ω Ω Σ
où e est la densité d’énergie interne, Pe est la puissance résultant du travail des
forces extérieures. Par ailleurs, on peut aussi écrire le flux de chaleur apporté
(δQ/δt) au volume considéré (Ω) sous la forme :
 
δQ
= rdv − q · nds (B.2)
δt
Ω Σ
324 Rhéophysique

où r est la densité volumique de taux de chaleur reçue (par le biais de réactions


chimiques par exemple) et q le courant de chaleur local. On peut exprimer à
nouveau l’équation (B.1) à l’aide de ces variables :
    
d u2
ρ e+ dv = (b · u + r)dv + ((Σ · n) · u − q · n)ds (B.3)
dt 2
Ω Ω Σ

Par ailleurs, le théorème de l’énergie cinétique, qui est une reformulation de la


conservation de la quantité de mouvement, nous dit que la variation d’énergie
cinétique est égale à la somme du travail des forces extérieures et du travail
des forces intérieures :
dK
= Pi + Pe (B.4)
dt
où 
Pi (u) = − tr(Σ · D)dv (B.5)
Ω

est la puissance résultant du travail des forces intérieures.


Des équations (B.2), (B.3), (B.4) et (B.5), on déduit la forme locale du
principe de conservation de l’énergie :
de
ρ = tr(Σ · D) + r − ∇ · q (B.6)
dt
Le membre de gauche de l’équation (B.6) représente le taux de variation de
l’énergie interne du système. Les deux derniers termes sont liés à des transferts
de chaleur au sens usuel (résultant de gradients de température). Le premier
terme du membre de droite joue un rôle considérable dans l’étude des écou-
lements de fluides visqueux puisqu’il correspond à la puissance dissipée par
frottement visqueux par unité de volume.
Pour un matériau au repos, la variation d’énergie cinétique du système
est nulle et pour une petite transformation, le premier principe prend alors la
forme suivante :
dU = δQ + δW (B.7)
où W est le travail des forces extérieures.
Pour un fluide simple (en particulier pour les fluides newtoniens) subissant
une transformation très lente, l’expression de δW peut être précisée. En effet,
le terme associé aux forces de volume dans la puissance des efforts extérieurs
est nul car les vitesses sont négligeables. Par ailleurs, les vitesses de défor-
mation étant également très faibles, seul le terme de pression dans la loi de
comportement estsignificatif (Σ ≈ −pI), et la puissance des efforts extérieurs
s’écrit donc Pe = (−pI · n) · uds = −pdΩ/dt, soit δW = −pdΩ. Ce résultat
Σ
n’est plus valable pour des fluides complexes (notamment les fluides à seuil)
pour lesquels des contraintes anisotropes peuvent subsister au repos ou au
cours de déformations lentes.
Annexe B. Éléments de thermodynamique 325

B.2 Entropie
Pour un système dans un état macroscopique donné, l’état microsco-
pique, c’est-à-dire la distribution des états d’énergie des composants micro-
scopiques du système, n’est pas défini précisément. Le système peut être dans
de multiples états microscopiques. Si le nombre de ces états est Z, on définit
l’entropie du système sous la forme :
S = kB log Z (B.8)
Compte tenu de l’équivalence d’états pour lesquels des composants analogues
échangeraient leurs niveaux d’énergie, une information statistique est suffi-
sante pour décrire les évolutions de l’entropie du système. On peut remarquer
au passage l’additivité de l’entropie, qui dérive simplement de son expression
sous forme d’un logarithme du nombre d’états. Considérons deux systèmes A
et B, d’entropies respectives SA et SB , et possédant respectivement un nombre
d’états microscopiques ZA et ZB . Le système total A + B possède ZA ZB états
microscopiques possibles, son entropie est :
S = kB log(ZA ZB ) = kB log ZA + kB log ZB = SA + SB
Dans le cas où les états sont définis par une distribution de probabilité ψ(r),
telle que la probabilité d’avoir un état compris entre r et r + dr vaut ψ(r)dr,
le nombre d’états compris entre r et r + dr vaut nψ(r)dr, où n est le nombre
total d’états. Alors, l’entropie du système s’écrit kB ln(nψ(r)dr), soit, à la
valeur kB ln(ndr) près qui peut être considérée comme constante :
S = kB ln ψ(r) (B.9)

B.3 Second principe


La température peut être définie à partir de l’entropie et de l’énergie du
système :  
1 ∂S
= (B.10)
T ∂U Ω
Il s’ensuit que lors d’une transformation infinitésimale réversible, on a
dS = δQ/T , où δQ est le transfert thermique au système. Par ailleurs, dans
le cas d’un système dont la température est une constante (thermostat), on
déduit l’expression de l’entropie à une constante près :
Uth
Sth = (B.11)
T
Le second principe de la thermodynamique nous indique que l’entropie d’un
système isolé augmente et atteint son maximum quand l’équilibre
est établi. Il résulte notamment de ce principe que pour un système mis en
contact avec une seule source de chaleur au cours d’un cycle, on a Q/T < 0.
326 Rhéophysique

B.4 Énergie libre


L’énergie libre F (appelée aussi énergie libre de Helmholtz ) est une fonc-
tion d’état dont la variation correspond au travail qu’il faudrait fournir (seul)
pour faire passer le système de l’état initial à l’état final par une transforma-
tion réversible à température constante. Ainsi, si on peut réaliser une opé-
ration durant laquelle on fournit un travail infinitésimal δW au système à
température constante, la variation résultante de l’énergie libre est :

dF = δW (B.12)

Comme dU = δQ + δW et dS = δQ/T , on en déduit : dF = dU − T dS.


Considérons maintenant un système en contact avec un thermostat de telle
façon que la température est constante et l’ensemble système+thermostat est
isolé. Dans ce cas, l’entropie totale Stot = S + Sth est maximale d’après le
second principe. L’énergie totale de cet ensemble s’écrit comme la somme des
énergies du système et du thermostat : Utot = U + Uth , On en déduit que l’ex-
pression Stot = S + (Utot − U )/T est maximale à l’équilibre. Puisque l’énergie
totale de l’ensemble est constante, cela signifie que la fonction énergie libre
F = U − T S est minimale, autrement dit (à température constante) :

dF = dU − T dS = 0 (B.13)

Comme la différentielle totale d’une fonction f (x, y) s’écrit :


   
∂f ∂f
df = dx + dy = 0
∂x y ∂y x

on déduit des résultats ci-dessus quelques relations utiles. On peut d’abord


remarquer que dU = T dS − pdΩ, soit aussi dS = (1/T ) dU + (p/T ) dΩ, d’où :
 
∂S
p=T (B.14)
∂Ω U

et comme dans le cas général dF = dU − T dS − SdT = −SdT − pdΩ, on


déduit :  
∂F
p=− (B.15)
∂Ω T

B.5 Distribution d’énergie


Considérons une petite partie A d’un grand système A0 thermiquement
isolé et d’énergie E0 . On suppose que l’énergie d’interaction entre A et le reste
du grand système, A , est suffisamment faible pour qu’on puisse considérer que
E0 est la somme de l’énergie de chacun des sous-systèmes, soit E et E  , ce qui
s’écrit : E  = E0 − E. On cherche la probabilité p(E) que le petit système soit
Annexe B. Éléments de thermodynamique 327

dans un état microscopique d’énergie E  E0 lorsque l’équilibre est atteint.


Le nombre d’états possibles dans ce cas résulte des degrés de liberté laissés
au reste du système, autrement dit le nombre Z(E0 − E). Ceci conduit à :

1 1 E dS
log p(E) = log Z(E0 − E) = S(E0 − E) ≈ S(E0 ) − (B.16)
kB kB kB dE0
Comme par définition dS/dE0 = 1/T , on trouve

E
p(E) = α exp − (B.17)
kB T
Cette distribution est dite de Boltzmann. La constante α est déterminée par la
condition de normalisation : la somme des probabilités d’occuper les différents
niveaux d’énergie doit être égale à 1.
L’approche ci-dessus supposait l’existence d’une répartition discrète des
niveaux d’énergie. Avec une distribution continue d’états d’énergie E, on doit
raisonner à l’aide d’une densité de probabilité : la probabilité que le système
soit dans l’un quelconque des états d’énergie compris entre E et E + dE
s’écrit alors :  
E
p(E)dE = α exp − dE (B.18)
kB T
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Liste des symboles

b distance entre les centres de deux molécules ou particules


longueur d’un tronçon d’une chaîne de polymère
c module de la vitesse
d taille d’une molécule ou d’une particule (diamètre apparent)
e charge électrique élémentaire
densité d’énergie interne
g gravité
h distance entre les surfaces de deux particules
i pente d’un plan incliné
kB constante de Boltzmann (1,38 × 10−23 J.K−1 )
m masse d’une molécule ou d’une particule
n nombre de molécules ou de particules par unité de volume
n0 nombre d’éléments voisins d’une molécule ou d’une particule
concentration en ions dans une solution
p pression
r distance entre deux molécules
longueur moyenne quadratique apparente d’un polymère
t temps
x, y, z coordonnées selon trois axes orthogonaux
u, v, w coordonnées de la vitesse selon trois axes orthogonaux
w énergie potentielle d’interaction maximum entre deux molécules

A aire d’une surface


D coefficient de diffusion
E module d’Young
énergie

F énergie libre
FD force de traînée
330 Rhéophysique

G module de cisaillement
G module élastique
G module visqueux
H hauteur ou épaisseur de matériau
K module de compression uniforme
constante de Hamaker
M couple
masse molaire
N nombre total de molécules ou de particules dans un échantillon donné
nombre de tronçons d’une chaîne de polymère
force normale sur un grain ou un milieu granulaire
N∗ nombre d’unités de répétition (ou unités monomère)
P (x) densité de probabilité de la variable x
Q transfert thermique
R rayon d’une particule sphérique
RG rayon de gyration d’un polymère
S entropie
T température
force tangentielle sur un grain ou un milieu granulaire
U énergie interne
US vitesse de glissement
V vitesse
W travail
Z nombre de micro-états d’un système

γ déformation en cisaillement simple


δ distribution de Dirac
ε déformation en élongation
rugosité moyenne
ε0 permittivité électrique
η viscosité apparente
θ temps de relaxation viscoélastique
κ−1 longueur de Debye
λ libre parcours moyen d’une molécule
temps de relaxation d’un polymère
μ̄/μ0
μ viscosité d’un fluide newtonien contenant éventuellement des inclusions
Liste des symboles 331

μ0 viscosité d’un fluide interstitiel newtonien


μ̄ viscosité de la phase fluide d’une inclusion
μ0 viscosité du liquide interstitiel d’une suspension ou d’une émulsion
ν coefficient de Poisson
ρ masse volumique
ρS masse volumique de la phase solide
ρL masse volumique de la phase liquide
σAB tension interfaciale entre les matériaux A et B
σ0 densité de charge par unité de surface
σxx , σxy , ... composantes du tenseur des contraintes
τ contrainte tangentielle
τc seuil de contrainte
υ volume d’une molécule ou d’une particule
ϕ angle de frottement interne d’un milieu granulaire
φ concentration volumique
φm concentration d’entassement maximal
φc concentration critique de gêne stérique
ω fréquence d’oscillation

Γ vitesse de rotation
Ω volume d’un échantillon
Ωm volume disponible par molécule dans un échantillon de matériau
θ temps caractéristique viscoélastique
Φ énergie potentielle d’interaction

Pe nombre de Peclet
Ca nombre capillaire
St nombre de Stokes
Ba nombre de Bagnold
Le nombre de Leighton

i, j, k vecteurs unitaires d’un repère tridimensionnel


n vecteur unitaire normale à une surface
u vecteur vitesse
332 Rhéophysique

Σ tenseur des contraintes


T déviateur du tenseur des contraintes
D tenseur des taux de déformation

Opérateurs
∇ gradient
∇· divergence
Δ laplacien
∂ dérivée partielle
tr trace
d dérivée
O(x) nombre faible devant x
x moyenne d’une variable x
Index

A solide (granulaire), 253


volumique apparent (polymères),
Adsorption de polymères, 181 142
Agitation thermique, 41 volumique en unités monomères,
colloïdes, 166 142
Agrégation, 200 Conduite (écoulement en), 279
Allongement d’une chaîne, 132 Cône-plan, 276
Angle de frottement interne, 256 Configuration, 17
Angle maximum de repos, 263 granulaire, 253
Anisotropie des particules, 109 Conformation d’une chaîne, 127
Attractif (système), 187, 200 Conservation de la masse, 311
Conservation de la quantité
B de mouvement, 311
Contact
Bagnold (nombre), 254
frictionnel, 247
Bandes de cisaillement, 206, 286
« lubrifié », 245
C Contrainte
normale, 307
Capillaire (nombre), 221 tangentielle, 7, 56, 307
Chaleur latente Coulomb (modèle), 36, 315
de sublimation, 80 Courbe d’écoulement, 292
de vaporisation, 70 à minimum, 288
Cisaillement simple, 8, 74, 273, 319 Cox-Merz (loi de), 159
Coalescence, 30, 222, 226 Crémage, 98
Coefficient mousse-émulsion, 217
de diffusion, 170 Critère de Coulomb, 260
de frottement, 247 Cylindres coaxiaux, 277
de Poisson, 75
de restitution, 250 D
Coincement, 105
colloïdes, 194 Densité, 87, 304
Collision (granulaire), 248 Déviateur du tenseur des contraintes,
Colloïdes, 165 310
Compressibilité, 75 Diffusion (brownienne), 170
Concentration Dilatance, 251
volumique, 13, 89 Disques parallèles, 274
critique, 93 Dissipation visqueuse, 58, 321
d’entassement maximal, 92 Double-couche, 178
massique (polymères) , 142 Ductile, 4, 76, 77
334 Rhéophysique

E électrostatique, 177
Fractales, 201
Écrasement, 296 Fragile , 4, 76, 78
Élasticité, 5, 72
des polymères, 25 G
Élongation, 72, 320
Émulsification, 218 Gaz parfait, 51
Émulsion, 30, 211 Glissement aux parois, 282
Enchevêtrements, 145 Gradient
Énergie de vitesse, 56
d’adhésion, 44, 90 de vitesse (tenseur), 317
d’adhésion (mousse-émulsion), 213 Granulaire, 34
de cohésion, 69
de cohésion (mousse-émulsion), 213 H
interne, 323
Herschel-Bulkley
libre 326
modèle, 199
libre associée aux interactions
modèle tensoriel, 322
(polymères), 139
Hétérogénéité de concentration, 115
libre configurationnelle
(polymères), 138
I
Entrefer, 274
Entropie, 25, 50, 60, 325 Instabilité d’écoulement, 288
Équation d’état de van der Waals, 61 Interaction
État colloïdale, 14, 18, 165
critique, 259 hydrodynamique, 86
gazeux, 39, 46, 47, 63 de déplétion, 183
liquide, 40, 46, 59, 63 Interface fluide, 214
solide, 40, 46, 72 Invariants, 310
État vitreux, 40, 46
Eyring (modèle), 68 L

F Laminaire (écoulement), 9
Leighton (nombre), 254
Flocs, 202 Liaisons chimiques, 43
Floculation, 186 Libre parcours moyen, 49
Fluide Lien hydrogène, 45
à seuil, 19, 125 Liquide 6
newtonien, 7, 58, 67, 321 interstitiel, 86
Force de traînée Longueur
particule, 95 apparente d’une chaîne, 130
goutte ou bulle, 216 de corrélation, 143
dans un fluide à seuil, 122 de Debye, 180
Force de van der Waals, 6, 42 de persistence, 134
de van der Waals (colloïdes), 175
de van der Waals M
(mousses-émulsions), 224
Force Mauvais solvant, 141
de surface, 306 Migration, 118, 286
de volume, 306 Milieu continu, 87, 303
Index 335

Module polymères, 142, 153


de cisaillement, 74 suspension, 104, 106
de cisaillement (mousse-émulsion), compact (émulsion-mousse), 232
238 concentré
de cisaillement (polymère), 14 colloïdes répulsifs, 193
de compression, 75 émulsion-mousse, 232, 236
de relaxation, 155 polymères, 143, 156
élastique, 152 suspension, 105
élastique (gels colloïdaux), 204, colloïdes attractifs, 204
205 frictionnel, 255
visqueux, 152 liquide (colloïdes), 196
Mouillage, 90 pâteux (colloïdes répulsifs), 194
Mousse, 33, 211 semi-dilué
Mouvement brownien, 21 colloïdes attractifs, 203
colloïdes, 166 colloïdes répulsifs, 193
Mûrissement, 227 émulsion-mousse, 232, 235
polymères, 143, 161
O
suspension, 104
vitreux (colloïdes répulsifs), 194
Orientation des particules, 14, 111
Répartition hydrostatique
P des pressions, 97
Reptation, 27, 160
Peclet (nombre), 190 Répulsif (système), 187, 189
Phase Répulsion de Born, 44
continue, 211 Réticulation, 147
dispersée, 211 Rhéoépaississement, 17, 119
Plan incliné, 298 Rhéofluidification, 26
Plastique, 5 colloïdes, 207
Plateau caoutchoutique, 158 Rugosité, 246, 284
Polymère, 23, 127
en solution, 26 S
Potentiel
d’interaction, 42
Second principe, 325
de Lennard-Jones, 44
Sédimentation , 98
Poussée d’Archimède , 95, 98
Pression, 51, 53 colloïdes, 173
osmotique, 172 mousse-émulsion, 217
Puissance, 323 Segment, 134
Séparation de phases, 11
R Seuil de contrainte, 19
émulsion, 31
Rayon de gyration, 132 mesure, 294
Régime mousse-émulsion, 239
collisionnel, 264 colloïdes attractifs, 206
dilué Seuil de percolation, 12
colloïdes attractifs, 203 Silicone, 27
colloïdes répulsifs, 193 Solide, 2, 5, 70
émulsion-mousse, 231, 233 Solvant thèta, 140
336 Rhéophysique

Stabilité Thixotropie, 21, 207


colloïdes, 19, 186 Transfert thermique, 323
suspension, 97 Transition vitreuse, 80
émulsion-mousse, 222 Travail, 323
pâte 123 Turbulence, 10, 314
Stokes (nombre), 254
Surfactant, 31, 224 U
Suspension, 11, 85
dans un fluide à seuil, 121 Unité monomère, 127

T V

Tassement, 252 Verre, 4, 80


Température, 52 Viscoélasticité, 26, 82
Temps polymères, 150, 154
de persistence, 137 viscosité 7
de relaxation, 28 apparente, 56
de relaxation (liquide), 65 suspension, 101
de relaxation (polymère), 162 gaz, 55
Tenseur verres, 83
des contraintes, 309 Volume élémentaire représentatif, 87
des taux de déformation, 317 Vulcanisation, 29
Tension
de surface, 70 W
interfaciale, 70
Théorie cinétique, 53 Weissenberg (effet), 30

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