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Bulletin de la Classe des Beaux-Arts

Claus Sluter et l'Italie


Suzanne Sulzberger

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Sulzberger Suzanne. Claus Sluter et l'Italie. In: Bulletin de la Classe des Beaux-Arts, tome 34, 1952. pp. 90-106;

doi : https://doi.org/10.3406/barb.1952.12386;

https://www.persee.fr/doc/barb_0378-0716_1952_num_34_1_12386;

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LECTURE

Claus Sluter et l'Italie,


par Suzanne SULZBERGER (*).

« La France n'a pas d'élément plus


liant que la Bourgogne, plus capable
de réconcilier le Nord et le Midi ».

J. Michelet.

Des études récentes ont été consacrées à la formation de


Claus Sluter. Les meilleurs spécialistes de chez nous ont large¬
ment contribué à ces travaux. L'origine hollandaise du grand
artiste a été établie par des textes, de même que son passage
à Bruxelles vers 1379, tandis que, grâce à des rapprochements
saisissants, certaines œuvres modestes prenaient une signifi¬
cation nouvelle et confirmaient les rapports de Sluter et de la
sculpture brabançonne (1).
Claus Sluter, que l'on trouve bientôt qualifié de « ouvrier
d'ymaiges et varlet de chambre de Monseigneur le Duc de

(*) Présenté par MM. E. de Bruyn et H. Lavachery.


(*) Bibliographie
succincte.
C. Troescher, Claus Sluter und die burgundische Plastik um die Wende des
XVI Jahr. Freiburg i/B, 1932.
J. Duverger. De brusselsche Steenbickeleren der XIV en XV eeuw. Gent, 1933.
H. David et A. Liebreich, Le Calvaire deChampmol et l'art de Sluter. Bullet.
monumental, 1933, p. 419.
M. Laurent, Claus Sluter et la sculpture brabançonne. Annales du XXXer
Congrès de la Fédération Archéologique et historique de Belgique. 1935-1936,
pp. 237-70.
A. Liebreich, Claus Sluier, Bruxelles, 1936.
M. Devigne, Biographie nationale, t. 22, p. 732.
Du même, Thieme et Becker, Allgemeines Lexicon, t. XXXI, Leipzig, 1937.
D. Roggen, De Kalvarieberg van Champmol. Gentsche Bijdragen tot de Kunst¬
geschiedenis, deel III, p. 31.
Du même, De Portaal sculpturen van Champmol, G. B. deel IV, p. 107.
Du même, Klaas Sluter vóór zijn vertrek naar Dijon in 1385. G. B. Deel XI,
1945-48, p. 209.
M. David, Claus Sluter, Paris, 195 1.

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Bourgogne », était à Dijon le Ier mars 1385 ; il prend la succes¬


sion de l'atelier de Marville dès 1389 et des documents permettent
de suivre son activité jusqu'en 1406, date de son décès. Les
indications puisées dans les archives sont précieuses, elles ont
éclairci plusieurs points obscurs. Apportant des certitudes, elles
ont fourni aux historiens d'art des éléments essentiels. Excellent
point de départ pour l'étude des œuvres, étude directe dont on
peut toujours attendre la révélation de rapprochements nouveaux
et d'influences fécondes.
Tout le monde a présentes à l'esprit les caractéristiques de
cet art vigoureux son accent, sa hardiesse, l'expression drama¬
:

tique qui lui donne une résonnance particulière, sa carrure, les


effets de draperies, le volume qu'accentue le jeu des ombres
puissantes. Empruntons un passage à Aenne Liebreich (p. 185) :
« Sluter creuse beaucoup plus la pierre, il sculpte les plis plus
volumineux et les espaces qui les séparent plus profonds ; mais
en outre, il transmet tout le mouvement de la draperie aux con¬
tours mêmes... Il pense ses sculptures du dedans... Le mouve¬
ment qu'il donne à ses œuvres est moins celui d'une vie naturelle
des corps et des membres que celui d'une vie spirituelle transposée
dans la draperie. » Tandis que M. Henry David suggère :
« ...draperies funèbres tombant comme des nappes de larmes ».
Voilà bien les marques de ce tempérament exceptionnellement
fort, l'expression véhémente de ces créatures taillées pour
l'éternité. Sont-elles uniques dans l'art de ce temps ? Ne nous
hâtons pas de répondre. La question est insidieuse. Le commen¬
taire consacré par Adolphe Venturi à l'art de Giovanni Pisano
rend un son analogue : « Giovanni insuffle à ses figures ravagées,
souffrantes et contournées le souffle ardent de l'âme. Les scènes
sacrées deviennent pour lui des drames populaires... elles sont
bondées de figures agitées, oppressées par le doute, hantées par
le destin, accablées de douleur ». L'auteur parle aussi « des
manteaux qui tombent comme des stalagmites sur un fond
de rochers» (1). Ce rapprochement incite à comparer l'œuvre

(!) A. Venturi, Giovanni Pisano, his life and work, Paris, 1928, p. 48. Voir
aussi H. Keller, Die Bauplastik der Sienesev Doms. Kunst geschichtliches Jahr¬
buch der Bibliotheca Hertziana, 1937, P I4I
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de deux grands artistes dont la carrière se déroule à un siècle


d'intervalle.

Monsieur Edmond de Bruyn a bien voulu nous dire que, depuis


plusieurs années, il fait état dans un cours sur l'art siennois
d'affinités entre les prophètes de G. Pisano et ceux de Sluter
Pareille impression nous est particulièrement précieuse au moment
où nous envisageons la possibilité de relations directes du maître
de Harlem avec l'Italie, hypothèse nouvelle que nous voudrions
soutenir en l'appuyant sur des comparaisons.
*
* *

La splendide Vierge du portail de la Chartreuse de Champmol


ressemble comme une sœur à une Madone de Giovanni Pisano,
décorant le centre du tympan du Baptistère de Pise.
La Vierge de Dijon, achevée en 1391 (haute de 1,69 m environ)
est une œuvre vigoureuse, solidement campée la hardiesse de la :

silhouette est accentuée parle découpage irrégulier d'une draperie


majestueuse. Le poids du corps porte sur la jambe droite, accu¬
sant le hanchement, tandis qu'un mouvement de torsion souligne
la taille, marque la poitrine et rejette brusquement le torse
vers la droite. Le visage, au profil légèrement incliné, trahit
une expression passionnée ; la Mère regarde avec amour l'Enfant
dont la petite tête, levée vers elle, semble apercevoir les anges
qui volettent.
La coiffure se compose d'un voile descendant jusque sur les
épaules et d'une mince couronne ; le vêtement, d'une robe presque
entièrement recouverte d'un ample manteau drapé dégageant :

le corsage (x), cette draperie, ramenée transversalement vers le


bras droit, détermine une imposante chute de plis ronds, souples,
aux bords en spirales, tandis qu'un mouvement oblique souligne
la pose de la jambe libre. Creusée de sillons profonds, l'étoffe

(*) Notons dans A. Liebreich, op. cit., p. 57 : « tout à fait inédite et singulière
est la façon dont la coiffe couvre tout le haut du corps ». Disposition peut-être
rare en France mais fréquente au contraire dans la sculpture pisane, de même
que l'arrangement du manteau découvrant le corsage « le buste, habituellement
:

caché sous le manteau, est dégagé et pleinement visible à travers les étoffes
légères. Il est curieux que ce motif, propre uniquement à la Vierge et à la sainte
Catherine de Sluter, n'ait jamais été repris ailleurs ».
Signalons aussi d'après une note du livre récent de H. David, p. 78, une thèse
encore médite de C. Schaefer sur les vierges bourguignonnes avant Sluter.

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s'étale au contact du sol. Quant aux proportions, un peu ra¬


massées, elles sont basées sur une hauteur de sept têtes et demi.
Ces mêmes caractères apparaissaient déjà, plus d'un siècle
auparavant, dans la Vierge de Giovanni Pisano au Baptistère de
Pise (œuvre signée et achevée entre 1278 et 1295) (1). Les analogies
sont très fortes, aussi bien dans l'expression dramatique du
visage vu de profil, que dans les proportions, la pose, l'aplomb,
ou encore le hanchement, la torsion très marquée, la taille
resserrée. On peut aussi comparer le voile et la couronne, le
manteau découvrant le buste et dessinant sur les hanches des plis
transversaux, la puissante diagonale traversant la silhouette
et s'écrasant sur le socle. Ici la retombée des plis est dédoublée ;
aux pans du manteau massés à droite fait pendant à gauche un
mouvement analogue mais plus modeste. Le bras collé au corps
et replié à angle droit fait remonter légèrement l'épaule, le
contour général est moins déchiqueté, ce qui est dû pour une
grande part à l'épaisseur du tissu. L'Enfant, trop solennel dans
sa pose frontale, a été remanié (2).
On décèle clairement dans l'œuvre achevée le schéma de la
construction : trois diagonales divergentes. L'une part du sommet
de la tempe et suit le bord du voile ; en direction opposée, un
large plan descend des épaules aux hanches ; ensuite, l'oblique
du drapé retombe jusqu'aux pieds. Ces grandes lignes s'inscrivent
entre deux verticales qui consolident latéralement la figure et
lui donnent sa plénitude.
Revenant au chef-d'œuvre de Sluter, nous y retrouvons ces
mêmes diagonales, la première accentuée, se prolonge suivant la
ligne du bras gauche, détaché du corps ; heureuse trouvaille
qui allège la silhouette tout en lui donnant on ne sait quel accent
de fierté et détermine une ombre puissante, faisant pendant à
l'ombre que dessine le corps de l'Enfant. Par contre, les verticales
ont disparu et de grandes lignes sinueuses atténuent le schéma

(1)Pour L. Justi, la date serait plutôt 1304. Jahrb. preuss. Kunstsamml.,


1903, t. 24, p. 263, tandis que P. Toesca indique l'accord des spécialistes sur la
date de 1284 (Encyclopédie italienne), tandis que dans son récent ouvrage,
Il Trecento. Turin 195 1, p. 238, le professeur Toesca adopte une date très voi¬
sine de 1295.
(2) W. F. Volbach et G. Vitzthum. Die Malerei und Plastik des Mittelalters.
Berlin, 1914, p. 135.

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primitif ; une courbe en S s'amorce au sommet du front, accuse


le hanchement en suivant le bord extérieur droit et se perd
doucement vers le sol, tandis qu'un grand arc, partant aussi du
front, et courbé vers la droite se termine à la pointe extrême du
pied gauche qui déborde du socle. Ajoutons encore le rythme
ascensionnel, l'élan qui anime cette admirable sculpture qui
doit, celle-ci, se « lire » de bas en haut. Aenne Liebreich parle des
«profils inaccoutumés et jaillissant comme des éclairs«.
La Vierge de Giovanni Pisano, aujourd'hui isolée, était jadis
placée à la porte principale de la cathédrale de Pise, entre Saint
Jean-Baptiste et un autre saint, tandis qu'aux pieds de la Madone
se voyait une figure agenouillée. Vasari rapporte ce fait et signale
aussi, au-dessus de la porte latérale, de la main de Giovanni, une
« Notre-Dame en marbre, qui a, d'un côté, une femme agenouillée

présentant deux enfants et figurant Pise et, de l'autre côté,


l'empereur Henri» (1). D'érudites recherches ont permis de
retrouver certains fragments de cette dernière composition. Les
analogies ne portent pas uniquement sur la figure centrale, mais
aussi sur l'ensemble de la composition, et sur la pose du Saint
Jean-Baptiste qui présente Philippe le Hardi. Cette figure
géante, esquissant un mouvement d'agenouillement évoque
la pose de la statue symbolisant Pise ; bien que la silhouette
soit inversée, il y a une grande ressemblance, non seulement
dans l'attitude, mais encore dans le parti des draperies (2). Cette
disposition comportant des personnages sacrés de part et d'autre
de la Vierge à laquelle sont présentés le donateur ou le défunt,
est abondamment répandue en Italie pendant tout le 14e siècle,
c'est-à-dire bien avant que le thème soit adopté dans la sculpture
funéraire à Tournai (3e quart du 14e siècle).
*
* *

La seconde œuvre de Claus Sluter sur laquelle ont porté nos


recherches, le Puits des Prophètes, présente aussi de frappantes
ressemblances avec l'art italien et c'est encore la sculpture de

(l) G. Vasari, Le Vite..., Florence 1568, ed. Pecchiai, p. 244.


(2) M. Weinberger, Eine Madonna von Giovanni Pisano. Jahrb. preuss.
Kunstsamml., t. 51, 1930, p. 165.
Voir aussi une Sibylle de la cathédrale de Pise, repr. A. Venturi, op. cit.,
pl. 104.
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Giovanni Pisano qui apporte les meilleurs termes de compa¬


raison. Les grandes statues ont été exécutées entre 1402 et 1404
ou 1405.
L'originalité de ce chef-d'œuvre réside aussi bien dans le type
marqué des personnages aux proportions trapues, vêtus d'am¬
ples draperies, que dans la variété des attitudes et l'expression
intensément dramatique. Les mêmes caractéristiques sont propres
à l'art de Giovanni Pisano, tel qu'il s'exprime dans la décoration
monumentale de la façade de la cathédrale de Sienne (environ
1290) : silhouettes puissantes de Sybilles et de prophètes dont le
costume est fait de lourdes étoffes s'étalant largement au sol
poses hardies, torsion ou inclinaison de la tête, visages tourmentés,
sentiment passionné.
Signalons que le thème est identique, prophètes de l'ancien
Testament et vieillards hirsutes tenant des phylactères aux
inscriptions lisibles. Personnages dont les premiers exemples
sculptés apparaissent à la façade de la cathédrale de Crémone
dès le XIIe siècle (. A Dijon comme à Sienne, le sentiment de la
grandeur s'allie au souci du détail : les artistes ont souligné les
rides, les particularités de la chevelure et de la barbe ; les orne¬
ments du costume, galons et franges, sont méticuleusement
rendus. Les arcades sourcillières saillantes accentuent l'acuité
du regard (2).
Ces statues adossées à la façade sont séparées l'une de l'autre
par des montants verticaux, tandis que les têtes s'inscrivent su
une moulure horizontale (3). Les motifs architecturaux dessinen

A. Venturi,
(*) Storia dell' Arte italiana. Milan, 1906, t. Ill, fig. 162 à 165
Le phylactère est un accessoire indispensable à la représentation des prophète
(voir E. Mâle, L'Art religieux du XIIIe siècle en France, Paris, 1902, p. 194
J. Molinet, Chroniques, 1498 un enfant « tenant ung rolle à sa main à manièr
:

de prophète ».
H. David, op. cit., p. 97, écrit à propos de Moïse « Labourée de rides, d
(2) :

plis aux coins des yeux, de fossettes tannées partant des narines, la face e
léonine ».

A. Venturi,
(3) op. cit., fig. 53 et suivantes. Une statue de même provenance
au Musée de l'Opéra del Duomo, figurant un évêque, portant l'étole qu'il relèv
d'un geste symétrique des bras (A. Venturi, Storia..., t. IV, fig. 121) peut êtr
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un encadrement rectiligne auquel le sculpteur ne s'est pas tou¬


jours soumis et sur lequel les silhouettes débordent fréquemment.
La plupart des statues originales ont été transportées au musée
de l'Opéra del Duomo. Ce sont des œuvres magistrales empreintes
d'un puissant lyrisme comme en témoigne l'image saisissante
de Siméon.
C'est encore l'Italie qui permet d'expliquer la disposition
générale, la composition du Puits de Moïse, conçue comme un
ensemble de figures adossées à un monument qu'elles entourent :

cette formule est très rare en France où l'on préfère la statue


encastrée dans une niche ou se profilant devant une colonne.
La conception même du support figuré, évoquant les caryatides,
est exceptionnelle en France (.
En Italie par contre, de nombreux exemples dérivent du
support antique animé de figures. Cette leçon classique avait
particulièrement été exploitée du temps de Frédéric II entre
Palerme, Bari et Capoue et transportée par Nicolas d'Apulie
à Pise, d'où lui-même et son fils Giovanni allèrent la propager
à Sienne. On peut dès lors relever dans l'école toscane du 14e
siècle de nombreux exemples de cette disposition de trois, quatre
ou six figures autour d'un massif arrondi, carré ou hexagonal :
ces groupes constituent parfois une base ou un couronnement, le
plus souvent un support (2).
Giovanni Pisano a une prédilection pour ces caryatides grou¬
pées, supportant soit un bénitier, soit une chaire à prêcher.
Le bénitier de Pistoia (S. Giovanni fuor Civitas) présente une
alternance de grandes figures soutenant la vasque et de silhouettes
à mi-corps s'intercalant au-dessus des têtes, réalisant déjà
cette composition scandée dont parle M. Henry David à propos
du chef-d'œuvre de Dijon (3). L'alternance de grandes et de
petites figures est encore à noter dans un pilier de la Chaire de

(*) J. Adhémar, Influences antiques dans l'art du Moyen Age français, 1939,,
p. 189, pl. 57, double figure féminine, musée de l'Ofïïcialité, Sens.
(2) Reproductions : Candélabre pascal de Sessa Aurunca, A. Venturi, t. III,
fig. 545 et suiv. Candélabre à Naples, fig. 599 et 600. Palerme, fig. 597 et 598,
à Capoue, E. Bertaux, L'Art dans l'Italie méridionale. Paris, 1903, fig. 273.
(3) H. David et A. Liebreich, op. cit., p. 456 et D. Roggen, op. cit., III,.
p. 49.

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la cathédrale de Pise, par Giovanni et ses disciples, dont la base


est constituée par les quatre évangélistes supportant la figure
du Christ bénissant (1).
L'écho de cet art pisan se fait entendre à Padoue, à Santa
Giustina, où un tombeau daté de 1316 est soutenu par une
épaisse colonne centrale à laquelle s'adossent quatre anges
appuyés sur une base ornée de feuillage, le tout étant couronné
par un chapiteau évasé formant une corniche saillante (2). A
Naples, Tino di Camaino reprend ces supports figurés dans ses
tombes monumentales (3), Giovanni di Balduccio à Milan (Area
di S. Pietro Martire, à Sant'Eustorgio, 1339) et ce type se pro¬
longe jusqu'en 1362 dans la fameuse Area de Saint Augustin à
Pavie (4).

Nous croyons donc déceler une influence méridionale dans la


conception même du monument de Sluter. L'on sait que ce Puits
(Fontaine de Vie) était, à l'origine, destiné à servir de support
à un grand calvaire ; l'ensemble de l'original perdu peut être
reconstitué à l'aide d'une copie et de quelques fragments conser¬
vés. Le colonel Andrieu signale que le plan du Puits de Moïse,
par sa forme polygonale, pourrait dériver d'une chaire d'église (5).
Indication qui cadre fort bien avec notre thèse, ces chaires
étant particulièrement répandues dans l'école pisane.
Il n'est pas sans intérêt d'examiner avec attention la façon
dont les figures se combinent avec le décor architectural. Chacun
des six prophètes est présenté devant un encadrement dont trois
côtés sont moulurés, tandis que la partie inférieure forme un
glacis, disposition fréquente dans les cadres en bois des tableaux
gothiques (6). Dans le haut, un arc trilobé, orné de fleurons,

Giovanni Pisano et disciples, A. Venturi,


(x) op. cit., t. IV, fig. 162.
(2) L. Planiscig, Geschichte der venezianischen Skulptur im XIV Jahrhun¬
dert. Jahrb. der Kunstsamml. allerh. Kaiserhauses. Vienne 1916, t. 33, p. 67.
Mouvement des ailes qui s'entrecroisent, comme dans le Puits de Moïse.
(3) Reproduction de la Tombe de Carolo Illustre, A. Venturi, t. IV, fig. 200
et 201, Tombe de Filippo di Taranto, fig. 203. Voir aussi R. Valentiner, Tino
di Camaino, Paris, 1935.
(4) A. Venturi, t. IV, fig. 472 et suivantes.
(5) Voir D. Roggen, op. cit., p. 83.
(6) Notons une moulure analogue, composée d'une combinaison de gorge,
filet, rainure, se terminant par une large plate-bande dans l'encadrement et
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amortit les angles chaque figure pose sur un socle pénétrant


;

dans le soubassement oblique. Ces six panneaux constituent un


hexagone dont les angles sont masqués par de fines colonnettes
en hors-d'œuvre ; en effet, ces colonnettes — dont la base est
enrichie d'une haute moulure anguleuse et le chapiteau composé
d'un double étage de feuillage — sont tout à fait dégagées et
réservent un espace vide qui n'apparaît que vu de profil. Ces
six colonnettes servent de support à des anges douloureux, aux
ailes éployées, recourbés de façon à épouser parfaitement la forme
arrondie de la grande corniche qui achève le monument dans sa
forme actuelle. Ces colonnettes ont un double rôle, elles séparent
les grandes figures et portent les petits anges, permettant de
réaliser cette alternance qui répond au système de composition
adopté.
Constatons l'emploi simultané du socle et du cadre, ces deux
éléments si importants étant ici liés d'une façon particulière,
selon une disposition assez étrangère à la sculpture française
et peut-être plus proche de l'art italien (1). L'arc trilobé et les
colonnettes portant des figures sont en effet des éléments essentiels
dans les chaires de l'école de Pise (2). Dans les anges eux-mêmes,
nous croyons déceler un air de famille avec deux anges funéraires,
provenant de la tombe de Marguerite de Luxembourg (Palazzo
Bianco, Gênes). Ces fragments mutilés ont, dans leur accent
tragique et leur sobre vigueur, une certaine ressemblance avec
les anges slutériens. Le fait est d'autant plus remarquable qu'il
s'agit du monument funéraire de l'arrière-grand'mère de Philippe
le Hardi, la femme de l'empereur Henry VII, morte de la peste
à Gênes en 1311 (3).
Les statues monumentales ont tendance à s'imposer, à se

le socle peints de l'Annonciation de Jean Van Eyck conservés dans la collection


Thyssen à Lugano. Les deux figures peintes en grisailles s'inspirent probablement
de modèles sculptés, voir S. Sulzberger, Revue belge d' Archéologie, t. XIX,
p. 67. Il y aurait lieu d'étudier ces moulures pour pouvoir en localiser l'origine.
(x) Voir les intéressantes études de E. Everth, Plastik und Rahmung, Zeit¬
schrift f. Aesthetik, 1911, p. 590 et, du même auteur, Der Sockel als aesthetis
cher Ausdruck von Schutzfunktionen, même revue, t. V, p. 43.
(2) Arcs et colonnettes, nombreux exemples reproduits dans A. Venturi, G. P.,
pl. 4 et 5, 13, 69, 77.
(3) A. Venturi, G. P., pl. 119.

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libérer, elles débordent de tontes parts sur le cadre et entament


même la corniche supérieure sur laquelle empiètent fortement les
puissantes images du roi David et de Zacharie (1). Évitant toute
monotonie, l'artiste a représenté trois figures frontales et trois
autres dans des poses plus mouvementées, il a négligé l'isocé
phalie. Certains prophètes, tournés l'un vers l'autre indiquent
un lien psychologique. Daniel et Isaïe semblent échanger leurs
pensées. Cette nouveauté a retenu l'attention de M. Roggen
(op. cit., p. 67) ; le distingué professeur a bien voulu nous si¬
gnaler une conception analogue dans les statues de la cathédrale
de Bamberg. Or les prophètes de la cathédrale de Sienne ont
été conçus par groupes de deux, ils sont liés par l'attitude et
par le geste (2). Cette conception, propre à Giovanni Pisano
apparaissait comme une nouveauté en Italie à cette date.
Il semble que, tout comme pour la composition d'ensemble et
le type des personnages, l'on puisse faire des comparaisons entre
l'art de Sluter et l'art italien en ce qui concerne la façon parti¬
culière de concevoir la liaison entre les figures et le décor archi¬
tectural.
Giovanni Pisano dépasse en originalité et en hardiesse tous les
sculpteurs de son époque. Son art a une grande répercussion
en Italie. Vasari écrit : « Que l'on ne s'étonne pas du nombre
des œuvres réalisées par Nicolas et Giovanni Pisano, comme ils
étaient en ce temps les premiers maîtres en Europe, on ne faisait
rien d'important sans leur participation ».
Alors déjà une conception nouvelle prend naissance : suppo¬
sant aux traditions médiévales, la personnalité de l'artiste
s'affirme. Et c'est encore un trait qui annonce Sluter que cette
empreinte d'une individualité de génie. C. de Francovich écrit
à propos de Giovanni Pisano (3) : « E lui l'artista che prepoten
temente s'afferma in ogni scena, coordine e compone gli affetti
umani del dramma divino, invita il fedele a parteciparvi ».
Un troisième groupe d'œuvres serait encore à envisager et le

(x) La couronne du roi David pourrait être un remaniement postérieur, voir


H. David, op. cit.
(2) H. Keller, op. cit., p. 170. Voir aussi l'Arca de S. Agostino à Pavie (note
4. P 97)
(3) C. de Francovich, L'origine e la diffusione del Crocefsso gotico dolorosa
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rapprochement a déjà été signalé incidemment par E. Bertaux


frappé de l'analogie de certains bas-reliefs de l'église S. Petronio
de Bologne avec la sculpture bourguignonne « Sous les fenêtres
:

latérales de S. Petronio, des prophètes vus à mi-corps, colosses


barbus aux yeux farouches, enveloppés d'un tourbillon de
draperies, font penser aux géants de Claus Sluter ». Mais les
dates, assez imprécises, ne permettent pas d'établir l'antériorité ni
de savoir quel est le prototype et dans quel sens s'est développée
l'influence. Les documents prouvent que les étrangers étaient
nombreux dès la fin du 14e siècle sur les chantiers de Milan et
de Bologne, les modèles pourraient donc fort bien avoir été pris
dans l'art du nord (2). Nous nous bornerons à indiquer les données
du problème, soulignant de frappantes ressemblances entre de
nombreuses figures à mi-corps en largeur, décorant des consoles
ou des culs-de-lampe, répondant toutes à un même type d'homme
âgé, hirsute, barbu, vêtu d'épaisses draperies, portant parfois
un haut bonnet, tenant un phylactère ou un livre, tels qu'on en
trouve à Malines à l'ancienne maison échevinale, à Bruxelles à
l'hôtel de ville, au portail de Dijon, à la tour Maubergeon à
Poitiers, à Bourges, à Hai, et plus tard à la chapelle de Bourbon
à Cluny, ou encore dans la peinture de Bohême, l'enluminure
franco-flamande, les volets extérieurs du retable de l'Agneau
mystique (3). N'oublions pas que ce thème était déjà répété avec
insistance dans les écoinçons des chaires pisanes.
*
* *

Pour expliquer ces influences, il convient d'abord de souligner

i1) Histoire de l'art de A. Michel, t. 2 et L. Courajod, Leçons professées


1' École du Louvre Paris, 1899, t. II, p. 209 et A. Venturi, t. IV, fig. 699 à 713.
J. B. Supino, L'arte nette chiese di Bologna, Bologne, 1938.
(2) Signalons à Bologne, en 1393, Cristino di Fiandra et en 1394, Arnoldo di
Brabante. Voir P. Liebaert, L' expansion belge à Rome et en Italie, Bull, de
l'Inst. hist, belge de Rome, 1919, p. 34 et 35.
(3) Quelques exemples de ces prophètes à mi-corps, sculptés ou peints :
J. Squilbeck, Les sculptures de l'ancienne maison échevinale de Malines. Revue
belge d'Archéologie et d'histoire de l'Art, 1935, p. 329. A. Liebreich,
op. cit., texte, p. 70.
H. David, op. cit., texte, p. 76. A. Louis. L'Église Notre-Dame de Hal, Bru¬
xelles 1936, pl. 44.
C. Enlart, L'art gothique en France, II, Paris 1925, texte, p. II, pl. XXV à

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le rôle de la Bourgogne qui, par sa situation géographique, est une


terre de rencontre. M. Hautecœur écrit « La Bourgogne était
:

destinée à subir des influences diverses : son art, fort par tempé¬
rament, sera accueillant pour les idées venues du Nord ou du
Midi » (1). Il est en général admis que cette emprise de Rome, de la
Provence et du Midi, très forte pendant le haut moyen-âge
et l'époque romane, décline à la période gothique tandis que les
relations avec la région parisienne s'accentuent. Si notre thèse
était admise, elle fournirait un argument en faveur de la survi¬
vance d'une ancienne tradition : le prestige de l'Italie persiste
en Bourgogne à la fin du XIVe siècle.
Dans cette région privilégiée les artistes, en relation avec des
étrangers, ont l'occasion de voyager. Claus Sluter lui-même se
rend en 1392 de Dijon à Paris, l'année suivante il est au château
de Mehun sur Yèvre et à Germolles, on le trouve en 1395 à Liège,
Dinant et Malines.
Les contacts entre la Bourgogne et l'Italie sont multiples. Ils
se no uent sur le plan politique et familial, sur le plan économique ;
leur importance n'est pas moindre au point de vue culturel et
artistique. La France et la Flandre participent également à ces
échanges (2).
La Lombardie semble être la région la plus favorable à ces
contacts ; très étendues géographiquement et très prospère, elle
englobe Parme, Modène et Padoue (3). Les villes de Pise et de
Sienne sont acquises par Jean Galéas Visconti après de longues
négociations (4). Jean Galéas, Seigneur de Milan, ayant épousé

XXXII, sculptures de la Tour Maubergeon et de la cheminée de l'actuel Palais


de Justice de Poitiers. H. David, Les Bourbons et l'art slutérien au XVe
siècle. Annales du Midi, octobre 1939. A. Matecjek, La peinture gothique
tchèque. Prague, 1950, pl. 71, 125, 195. Bien des ressemblances restent encore
à expliquer ou à découvrir.
(x) M. Aubert, Les richesses d'art de la France. La Bourgogne. Paris, 1930.
Introduction de Hautecœur.

G. Peyronnet,
(2) Les relations politiques entre la France et l'Italie, principale¬
ment au XIVe et dans la première moitié du XVe siècle, Le Moyen-Age, 1949,
p. 301.
(3) P. Toesca, La Pittura e la miniatura nella Lombardia. Milan, 1912.
C. Magenta, I Visconti e gli Sforza nel Castello di Pavia. Milan, 1883.
(4) D. M. Bueno di Mesquita, Giangaleazzo Visconti 'duc de Milan, 135 1
Suzanne Sulzberger. — Claus Sluier et l'Italie

Isabelle de Valois, fille du roi de France Jean II le Bon, est le


beau-frère de Philippe le Hardi. Dans un document du 25 juillet
T395> ce dernier qualifie le Seigneur de Milan de « nostre très
chier et très aimé frère le comte de Vertuz » (x).
En mai 1376, les deux beaux-frères se rencontrent à Chalon-sur
Saône et Jean Galéas, comte de Vertuz, offre au duc un présent
magnifique, six destriers, deux haquenées et six grandes ju¬
ments (2). On sait d'autre part l'importance de la foire de Chalon
pour le commerce des chevaux ; on y trouvait, marchandise
de choix, les grands chevaux de bataille élevés dans les plaines
du Pô et de l'Arno (3).
Valentine Visconti, fille de Jean Galéas, épouse en 1389 Louis de
France, duc de Touraine, le futur duc d'Orléans. Les envoyés du
duc de Bourgogne vont au devant de la jeune fiancée et la
conduisent à Dijon où elle séjourne du 18 juillet au 6 août. Le
mariage a lieu à Melun le 17 août (4). Bientôt après la duchesse de
Touraine est reçue triomphalement à Paris en même temps que
la reine Isabeau de Bavière, événement dont Froissart relate en
détail les épisodes dans sa Chronique (5).
En 1391, Philippe le Hardi et son neveu le duc de Touraine,
ayant quitté Dijon le 15 février, se rendent à Pavie, lieu d'élection
où s'élève le splendide château des Visconti. Jean Galéas fait route
à leur rencontre jusqu'à Lomello où les visiteurs sont attendus pour
le 20 ou le 21 avec leur escorte de 2.500 chevaux. Le séjour à
Pavie est de courte durée et se conclut par la signature d'un traité
avec la France. Au départ, Niccolo Spinelli, attaché au service
de Jean Galéas, accompagne Philippe le Hardi jusqu'en Avignon.

E. Petit, Itinéraires de Philippe le Hardi et de Jean sans Peur. Paris, 1888,


P 45
L. Mirot, La politique française en Italie de 1380 à 1422, Paris 1934, p. 19.
(*) L. Gauthier, Les Lombards dans les deux Bourgognes, Paris, 1907, p. 301.
(2) E. Petit, op. cit., p. 504.
(3) L. Gauthier, op. cit., p. 70.
H. Laurent, La draperie des Pays-Bas en France. Paris, 1935, p. 243.
(4) E. Petit, op. cit., p. 537.
G. Romano, Valentina Visconti e il suo matrimonio. Archivio Storico lombardo.
Milan, 1898, p. 18.
2,
(5) Froissart, Chroniques. Éd. Kervyn de Lettenhove, t. VII, Bruxelles,
1869, p. 246.

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Suzanne Sulzberger. — Claus Sluier et l'Italie

D'ailleurs, « les échanges d'ambassadeurs entre Charles VI,


Philippe le Hardi et le duc de Milan étaient fréquents et témoi¬
gnent d'une grande cordialité » (1).
Un passage emprunté aux Leçons professées à l'École du
Louvre de Louis Courajod (2), semble très favorable à notre
thèse : « Il y eut indiscutablement un courant qui portait la
France vers l'Italie dans les vingt dernières années du XIVe
siècle. Ce courant fut personnifié et incarné par le duc Louis
d'Orléans, ou, pour mieux dire, le duc Louis d'Orléans fut
l'agent de ce courant ».
Au point de vue économique, il faut d'abord souligner l'im¬
portance d'une ville comme Milan ; sa situation lui assure une
place prépondérante dans le grand commerce international.
Située au centre d'un réseau de voies de communications, cette
ville est un point de jonction, l'étape nécessaire entre la Médi¬
terranée et l'Europe Centrale. Les étrangers y affluent et les
hôtels y sont nombreux.
La belle étude consacrée par le regretté Henri Laurent au
commerce du drap met l'accent sur le rôle de ces échanges,
l'activité commerciale ouvrant la voie à des relations et des
contacts dans d'autres domaines. « Au reste toute la question
des lointaines origines des influences italiennes sur la peinture et la
sculpture des Pays-Bas au 15e et au 16e siècle est là » (3). A l'épo¬
que qui nous occupe, dernier quart du 14e siècle, la route mar¬
chande passe par Dijon et les caravanes peuvent emprunter
ensuite, soit la route de terre par le Mont-Cenis, soit la voie de
mer en s'embarquant à Marseille ou Aigues-Mortes pour atteindre
Gênes ou Porto-Pisano. Dès cette époque d'ailleurs, de nombreux
artisans flamands sont fixés en Italie et surtout à Florence.
D'autre part, les Lombards ont en Bourgogne le monopole du
commerce de l'argent et la banque.
Les cours de France et de Bourgogne sont tributaires de l'Italie
pour les produits de luxe : riches tissus de Lucques et de Gênes,

(x) L. Mirot, op. cit., p. 35.


G. Romano, Niccolo Spinelli da Giovinazzo. Archivio storico per le Provincie
Napoletane. Naples, 1901, p. 451.
(2) L. Courajod, Leçons professées à l'école du Louvre. II, Paris, 1901, p. 143.
(3) H. Laurent, op. cit., p. 198.
Suzanne Sulzberger. — Claus Sluier et l'Italie

verrerie, joyaux de Venise. En 1393, Philippe le Hardi fait don


à la Chartreuse de Champmol d'un grand retable d'ivoire de
travail italien, actuellement au Louvre le pendant en quelque
sorte de ceux que quelques années plus tard, Jean Galéas offrira
à la Chartreuse de Pavie, ou le duc Jean de Berry à l'abbaye de
Poissy P). Signalons que, par testament, Louis d'Orléans de¬
mande que son monument funéraire soit exécuté en fin albastre
de Pise et marbre noir de Dinant (2).
Les Raponti, les Balducci, les Mercati, l'orfèvre Castagno
del Flisco et combien d'autres, figurent parmi ces courtiers et
ces fournisseurs. Dino Raponti mérite une attention particulière :

fixé à Bruges, centre d'une importante communauté de Lucquois,


ce puissant marchand possède un hôtel à Paris, tandis qu'il
remplit auprès de Philippe le Hardi des fonctions de premier
plan c'est à lui qu'il est fait appel pour négocier la rançon de
:

Jean sans Peur retenu à Venise après le désastre de Nicopolis


(1397). Froissart en fait un remarquable portrait (3) «... puissant
homme durement et grant marchant, et auquel tous les faits
d'autres Lombars se rapportent, et estoit congneu, à parler
proprement, par tout le monde là où marchans vont et viennent
et hantent ; et cestuy marchant on nommoit din de Responde et
par luy se povoient faire toutes finances ».
Que dire de la culture Pavie, avec son château fameux, son
!

université, son académie des peintres est un centre magnifique.


L'inventaire des collections de Jean Galéas est perdu, mais on
peut encore évoquer les tableaux, les œuvres d'art et la riche
bibliothèque (4).

(1) Embriachi (Baldassare degli) article de Thieme et Becker, Allgemeines


Kuenstlerlexicon. P. Toesca. Il Trecento. Turin, 1951, p. 922.
J. von Schlosser, Der Werkstatt der Embriachi in Venedig. Jahrb. allerh.
Kaiserhauses, t. 20, p. 120.
(2) L. Delisle, Les collections de Bastard de l'Estang à la bibliothèque nationale.
Nogent le Rotrou, 1885, p. 59.
(3) Froissart, t. XV, p. 356.
M. R. De Roover, La communauté des marchands lucquois à Bruges de 1347
à 1404. Annales Société émulation de Bruges, t, 86, p. 23.
(4) C. Magenta, op. cit., cap. III.
O. E. Schmidt, Die Visconti und ihre Bibliothek zu Pavie. Zeitschrift fuer
Geschichte u. Politiek 1888, p. 299.

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Suzanne Sulzberger. — - Claus Sluier et l'Italie

Philippe le Hardi fait quérir en Lombardie un peintre, Jean


d'Arbois qui se trouve à son service de 1373 à 1375 (1). Dès 1386,
la construction de la cathédrale de Milan attire de nombreux
étrangers. Le duc suit de près l'avancement des travaux.
Rappelons parmi les artisans du Dôme, Giovanni dei Grassi,
celui-là même dont un dessin, conservé à Bergame, semble avoir
inspiré une scène de chasse illustrant les Très riches Heures
du duc de Berry par les Frères de Limbourg. Jacques Coene
(Jacobus Cona de Flandria pinctor) signalé à Milan en 1399
avec son compagnon Jean Mignot, un Français, tous deux venus
de Paris et ayant été recommandés par un artiste cosmopolite,
Jean Alcherius (2). Un envoyé du duc de Berry, voyageant en
Toscane et à Sienne, recommande à son maître un artiste ita¬
lien (3).
Le rappel des relations entre la Bourgogne et l'Italie à l'époque
de Philippe le Hardi n'apporte évidemment aucun élément
nouveau, mais il paraissait utile de réunir ces menus faits et
ces témoignages concordants à l'appui de l'hypothèse encore
fragile du contact de Claus Sluter avec le grand art italien. C'est
par l'intermédiare de la cour brillante de Jean Galéas Visconti,
seigneur dont l'autorité s'étend sur les villes de Sienne et de Pise
— dont l'importance pour notre étude est primordiale — que
s'expliquerait le mieux une influence italienne. En effet, unis
par des liens familiaux, les deux mécènes ont sous leur domination
en Bourgogne et en Lombardie, des cités auxquelles le rayon¬
nement artistique assure un prestige exceptionnel. Il n'y aurait
rien d'étonnant à ce que, de même que les peintres ou les maîtres
de l'enluminure, les sculpteurs aient demandé, eux aussi, des
modèles à l'Italie.
Et dès lors, une note de Toesca {op. cit., p. 431) prend une
toute autre valeur. L'éminent historien d'art écrit dans son
ouvrage capital sur la Lombardie : «Tra tutte le sculture del Duo

E. Petit,
(x) Ducs de Bourgogne de la maison de Valois. Paris, 1909, p. 31.
(2) Mrs. Merrifield, Original Treatises, Londres 1849.
A. Nava, Memorie e documenti intorno aile origine, aile vicende ad ai riti che
possono servire alla Storia del Duomo di Milano. Milan 1853.
(3) A. de Champeaux, Les relations du duc Jean de Berry avec l'art italien.
Gazette des Beaux-Arts, 1881, 2, p. 409.
Suzanne Sulzberger. — Claus Sluier et l'Italie

mo sono singolari per il loro carattere franco fiammingo alcune


delle statuette di profeti nella guglia di Marco Carelli, le quali
ricordano per la loro intensa espressione quelle di Claus Sluter
nel Pozzo di Mose ». Il s'agit ici d'œuvres postslutériennes.
*
* *

La conclusion à laquelle nous croyons pouvoir nous arrêter


tend à reconnaître une forte influence italienne dans l'art de
Claus Sluter. La comparaison révèle de telles analogies entre
les sculptures de Giovanni Pisano et celles de Sluter qu'elles ne
peuvent être fortuites. Cette constatation pourrait entraîner
à repenser, à revoir sous un angle neuf la position du grand
Bourguignon. Ce qu'il perdrait en originalité serait largement
compensé par le rôle nouveau qu'il jouerait comme agent actif
de ces courants d'influences merveilleusement féconds. Un maître
venu du Nord trouve dans le milieu fastueux de la cour de
Bourgogne l'occasion de prendre contact avec le grand art
italien, nouant, dès le XIVe siècle, des liens qui préparent un
règne nouveau et annoncent la Renaissance.
Il serait imprudent de vouloir tirer de cette première confron¬
tation autre chose que quelques indications, quelques suggestions»
Peut-être permettra-t-elle d'orienter les recherches vers des
régions non encore explorées. Souhaitons que d'autres puissent
quelque jour, précisant ces courants mystérieux, aider à mieux
connaître le génial précurseur des Van Eyck.

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