Vous êtes sur la page 1sur 9

Cahiers de civilisation médiévale

Les fresques de Castel Sant' Elia et le Jugement dernier de la


Pinacothèque Vaticane
Yvonne Bâtard

Citer ce document / Cite this document :

Bâtard Yvonne. Les fresques de Castel Sant' Elia et le Jugement dernier de la Pinacothèque Vaticane. In: Cahiers de
civilisation médiévale, 1e année (n°2), Avril-juin 1958. pp. 171-178;

doi : https://doi.org/10.3406/ccmed.1958.1044

https://www.persee.fr/doc/ccmed_0007-9731_1958_num_1_2_1044

Fichier pdf généré le 23/03/2022


ACTES DU COLLOQUE

ENLUMINURE - PEINTURE MURALE


(1416 mai 1957)

Indépendamment des communications publiées ci-dessous, soit


intégralement, soit sous forme de résumés, le colloque a comporté la
participation active de Mme M. S. Gauthier, conservateur de la Bibliothèque
municipale de Limoges, de M. André Grabar, professeur au Collège
de France, de M. Jean Porcher, conservateur en chef du département
des Manuscrits à la Bibliothèque Nationale, de M. Francis Wormald,
professeur à l'Université de Londres.
Conformément au désir de MM. Grabar et Wormald, liés par des
engagements antérieurs ou désireux de donner de nouveaux
développements à leurs recherches, leurs communications ne seront pas publiées
ici. Celles de Afme Gauthier et de M. Porcher paraîtront dans l'un
des prochains numéros de nos « Cahiers », sous forme d'articles
faisant état de recherches complémentaires, poursuivies après le colloque.
Les titres de ces quatre communications ont paru dans la Chronique
du numéro I des « Cahiers ».

Yvonne BATARD

Les fresques de Castel Sant'Elia


et le Jugement dernier de la Pinacothèque Vaticane

L'impossibilité de me procurer à temps les photographies de manuscrits étudiés par Pietro Toesca m'a
empêchée 4e comparer les fresques' de Castel Sant'Elia avec certaines Bibles enluminées qui leur sont
de toute évidence apparentées (i). Mais un autre thème de comparaison avec Castel Sant'Elia m'a
été fourni par un Jugement dernier de la Pinacothèque Vaticane: d'accord avec M. Redig de Campos,
je crois que fresques et tondo sont l'œuvre des mêmes peintres et datent du xi® siècle (2).

I
CASTEL SANT'ELIA.
Le village et l'église bénédictine de Castel Sant'Elia se trouvent à une soixantaine de km. au nord de
Rome, près de la cité étrusque de Nepi. Il ne reste plus rien du monastère, qu'aurait fondé, vers 520,
(1) Pietro Toesca, Storia delVarte medioevale, Turin, 1927 (« Le arti minori dal sec. XI° ; alla fine del xin° », p. 1054-
1055) ; Miniature romane dey secoli XI0 e XII0 ; bibbie miniate, dans « Rivista dell'Istituto d'archeologia e storia déll'arte »,
t. I, p. 69-96. Exemples : Bible de Sainte-Cécile-au-Transtévère (Bibl. Vaticane, cod. Barb. lat. 587) ; Bible du Panthéon
(ibid., 12968) ; Bible de la cathédrale de Todi (ibid., 10405) ; Bible de la Bibliothèque de Pérouse (cod. L 59, Mazz. 807),
etc. En considérant l'ensemble des fresques du Latium au xie et au xne s., on constate que ces œuvres évoluent vers un
modelé de plus en plus sûr dont le chef-d'œuvre est Saint-Clément. L'évolution est la même de Castel Sant'Elia à Saint-
Sylvestre de Tivoli. C'est aussi celle des enluminures. Cf., sur le même sujet, Hermanin, L'arte in Roma dal sec. VIII al
XIV, Bologne, 1945, p. 393 et ss.
(2) D. Redig de Campos, Sopra una tavola sconosciuta del sec. XI° rapprestntante il guidùio universale, dans « Rendiconti
délia Pont. ace. romana di archeologia », t. XI, 1935.

171
ACTES DU COLLOQUE

sur les ruines d'un temple, saint Benoît lui-même (3). On sait que le « prince de Rome », Albéric II,
avait confié à Odon de Cluny, en 939, le soin de réformer ce monastère. L'église actuelle date du xie siècle
et se trouve au fond d'une vallée à laquelle on accède par des degrés, taillés dans la haute paroi de
calcaire roux. Malgré l'élégance, pure et dépouillée, de l'architecture, l'importance des fragments antiques,
dalles et chapiteaux, déposés le long des murs et qui n'ont guère été étudiés, malgré l'ambon et
le ciborium de marbre, ce sont les fresques qui constituent l'intérêt majeur du monument.
Les peintures qui subsistent décorent l'abside et le transept. Au sommet de l'abside, le Christ, qui
rappelle celui de l'église des Saints-Côme-et-Damien, est d'inspiration traditionnelle romaine, tandis que
les personnages féminins qui, au-dessous, présentent des couronnes sur leurs mains voilées, se rattachent
à l'iconographie byzantine. Mais les scènes de l'Apocalypse qui décorent le transept comportent les
caractères de l'art populaire romain, comme les fresques de l'église inférieure de Saint-Clément.
Le Christ, debout, drapé dans un pallium jaune d'or au laticlave bleu, domine l'abside. A ses côtés,
saint Pierre et saint Paul, chacun portant une banderole sur laquelle se lit, pour saint Paulvivi,' : certamen
certavi, cursum consummavi, fidem servavi ; et, pour saint Pierre : tu es Christus, fili Dei qui in
nune (sic) mundutn venisti. A droite de saint Paul, et séparé de lui par un palmier, un guerrier en armure,
sans doute saint Elie, militaire converti en 309 par des chrétiens condamnés aux mines en Cilicie et
mort martyr (4). A droite de saint Pierre, dont il est séparé lui aussi par un palmier élancé, un
personnage tonsuré, difficilement identifiable (5). Les cinq personnages se détachent sur un fond bleu
profond et se tiennent sur un pré vert, criblé de petites fleurs blanches, en calices ou en étoiles. Aux
pieds du Christ naissent les quatre fleuves du Paradis terrestre, leurs noms dûment écrits. Derrière le
Christ se trouve un ornement curieux, six bandes rougeâtres ondulées, peut-être les nuages de
l'iconographie primitive : Ecce venit cum nubibus... (APOC, I, 7) [6]. Les deux bandes inférieures coupent le
pré, et le Christ ne s'appuie pas sur ces « nuages », mais se tient les deux pieds sur l'herbe. Sous cet
ensemble décoratif se trouve le cortège traditionnel des agneaux qui, sortant des portes de Jérusalem
et Bethléem, s'avancent vers l'Agneau mystique. Mais celui-ci ne se trouve pas à sa place normale (prise
par une fenêtre) ; il est logé, un peu plus haut, dans un cercle, aux pieds du Christ. Deux fenêtres
(dont l'une a été bouchée au xve siècle) coupent le cortège des agneaux blancs qui se découpent sur un
fond jaune de chrome.
Au-dessous des agneaux, dans une troisième zone décorée, le centre est si endommagé que le personnage
qui l'occupe est devenu invisible. Il est assis sur un trône. Une main, gantée, porte un sceptre surmonté
d'une croix, et un globe, signe de la puissance divine (7). Le trône est encadré de deux archanges,
vêtus comme les gardes du corps d'un personnage royal. Eux aussi portent un sceptre et un globe. Aux
pieds du trône se blottit un petit bénédictin, sans doute le moine qui a fait exécuter les fresques. De
chaque côté des anges, quatre saintes, vêtues en princesses byzantines, se tournent vers le personnage
invisible assis sur le trône et, de leurs mains voilées, lui font hommage de leurs couronnes (fig. 1). Deux
noms sont encore lisibles : Catherine et Lucie, comme aussi ceux des archanges : Michel et Raphaël.
Tous portent des vêtements aux couleurs claires et vives, allant du jaune or au rouge ocre, l'azur du
fond est semé d'étoiles blanches régulièrement espacées : l'ensemble de l'abside présente un coloris
joyeux. Mais les têtes sont inexpressives et pourraient sans dommage passer d'un cou sur l'autre.
Les fresques du transept ont, elles aussi, des teintes vives, quelque chose d'allègre et de majestueux
à la fois ; mais l'iconographie est plus libre et la composition en tableaux est toute nouvelle.
Sur la paroi latérale droite, tournés vers le Christ de l'abside, paraissent les Vieillards de l'Apocalypse,

(3) Hoogewerff, dans « Dedalo », t. VII, 1927 /28, p. 331-341.


(4) AA.SS., février, II, 866.
(5) On a cru que c'était Moïse, parce qu'on prenait le soldat Elie pour le prophète Elie, et que Moïse et Elie se trouvent
à Saint-Nérée-et-Achillée, à côté du Chnst transfiguré, sur la mosaïque de l'arc triomphal (800).
(6) Cet élément se trouve à Saint-Côme-et-Damien (526-530), à Sainte-Praxède (817), à Sainte-Cécile-au-Transtévère
(vers 820).
(7) Il ne semble donc pas, comme l'ont cru Van Marie et Hermanin, qu'il s'agisse d'une Vierge-Reine, mais plutôt du
Christ en majesté, « Celui qui siège sur le trône ». Comme ordre du développement iconographique on a d'abord le trône vide,
avec un ange de chaque côté. Puis, en un deuxième temps, le Christ est sur le trône. Enfin, à partir du xn* s., le trône
devient « Sedes Sapientiae » et la Vierge y tient l'Enfant. Les anges demeurent.

172
YVONNE BATARD

disposés en files de six, sur deux registres superposés (8). Ils portent une tunique crème et un manteau,
rouge ou vert, dont un pan recouvre la main qui offre un calice (9). Sauf la couleur, ils sont absolument
identiques : profil élancé, bras tendu, un pied posé et l'autre soulevé, comme dans une marche
processionnelle bien rythmée, ils semblent sortir du fond bleu sur lequel ils se dessinent et avancer sur la
prairie semée de crocus blancs. Placés à intervalles réguliers, ils répètent le même geste d'offrande,
mais malgré la stylisation de l'attitude, des visages et des vêtements, ils produisent un effet tout neuf,
parce que cette chorégraphie a retrouvé sa signification originelle : celle d'une adoration collective de
l'Agneau.
Au-dessus des vieillards se trouvent les Apôtres et, sur le mur du fond du transept, des Prophètes font
suite aux apôtres. Sous la rangée, bien détériorée, des prophètes, parmi lesquels on distingue encore
les noms d'Amos, Jonas, Zacharie et Samuel, viennent trois registres superposés et comprenant chacun
deux « tableaux ». Leurs encadrements sont constitués par des bandeaux ornés de médaillons où des
corbeilles, des vases, des oiseaux, des fleurs, des poissons alternent avec des palmettes et des motifs
géométriques. On les dirait venus de céramiques grecques. Les tableaux représentent des «histoires
de saints » ou des scènes de l'Apocalypse, elles -mêmes traitées comme des « histoires ». Ils joignent aux
caractères de la peinture populaire narrative la grandeur de la composition. Au bas de la paroi se voient
des épisodes de la vie de saint Anastase, le patron de l'église. Au-dessus, deux registres sont réservés
à l'Apocalypse. Le tableau le plus haut, à gauche, montre le Christ assis sur un trône ; il remet à
saint Jean le livre mystérieux. Dans un second tableau, le Christ apparaît encore, comme Juge, tandis
que saint Jean converse avec un ange. Un autre tableau, fort endommagé, est réservé à la représentation
de l'ouverture des six premiers sceaux du livre (APOC, VI). On voit encore saint Jean avec deux
cavaliers, ou bien debout près de deux anges, dont l'un lève un encensoir et l'autre sonne de la trompette.
Trois cavaliers galopent dans une plaine verdoyante, devant des montagnes en pain de sucre, tandis que
saint Jean les observe. Toujours en présence de saint Jean, la « femme vêtue de soleil » vole au ciel avec
ses ailes d'aigle et fuit devant un dragon rouge. L'une des scènes les plus curieuses et les mieux
composées est celle où l'on voit quatre anges retenir les quatre vents et les empêcher de souffler sur la mer,
schématisée au centre en une sorte de motte blanchâtre où s'entassent des poissons (APOC, VII, 1)

Abside et transept de Castel Sant'Elia présentent donc les caractères de l'école romaine où se fondent,
aux xie et xii6 siècles, les éléments classiques, chrétiens, byzantins et la veine populaire romaine. Si,
dans l'abside, les peintres suivent une très ancienne tradition iconographique et s'en tiennent aux
canons primitifs de l'art médiéval, ils innovent en ce qu'ils sont soucieux de dire quelque chose, de faire
parler leurs personnages et non pas seulement de les faire reconnaître par leurs attributs habituels.
Avec des moyens limités, ils font un effort émouvant pour atteindre à l'expression. Sans doute, par
comparaison avec les chefs-d'œuvre de Saint-Clément, la stylisation est-elle plus raide, depuis celle des
nuée sjusqu'à celle du sol fleuri de crocus comme un tapis piqué d'astérisques blanches, et
l'interprétation des visages est-elle plus pauvre : deux lignes verticales font un nez ; une mince ligne horizontale,
une bouche ; une courbe, un menton ; un demi-cercle, un cou. Mais les couleurs sont brillantes, jaune
vif, brun clair, rouge, blanc et noir, ombres pourpres sur des fonds bleus et verts. Les effets linéaires
sont poussés à l'extrême : tout l'espace utilisable est rempli de lignes, parallèles ou concentriques, qui
paraissent en mouvement à partir d'un point. Ceci est très nouveau et se retrouve, plus nettement encore,
dans les scènes du transept dont la composition libre est remplie de trouvailles. Toesca observe que
l'Apocalypse de Castel Sant'Elia peut provenir de manuscrits espagnols ou aquitains ; mais que, si
l'on se rappelle l'habitude des mosaïstes romains de représenter, aux arcs triomphaux des basiliques,

18) Sur la paroi du transept gauche, les deux files symétriques sont incomplètes.
(9) A Saint-Paul-hors-les-Murs, les vieillards portent une guirlande au lieu du calice (ve siècle). Ceux des Saints-Côme-
et-Damien ont disparu, mais pendant cinq siècles la mosaïque de cette église a été le prototype de la décoration basilicale
dans tout le Latium. A Sainte-Praxède, les vieillards portent des couronnes. On reverra ces personnages à Saint-Jean-de-
vant-la-Porte-Latine (xn« siècle), dans la crypte d'Anagni (au milieu du xm* siècle). Il semble bien que Castel Sant'Elia
amorce le renouveau.

173
ACTES DU COLLOQUE

un moment culminant de la vision de saint Jean, on trouvera plus vraisemblable que ses sources soient
locales et se trouvent dans la peinture murale romaine plutôt que dans les manuscrits. Il en conclut
prudemment que le problème chronologique ne peut être résolu que par approximation : les arguments
stylistiques restent incertains, puisqu'on n'a pas encore déterminé les phases des divers styles. Mais il
s'accorde avec Hermanin, Van Marie et Lavagnino pour dater ces fresques du xie siècle. On ne peut,
comme le fait Hoogewerff , les placer au Xe sans méconnaître leur développement stylistique par
rapport aux fresques de Saint-Sébastien, sur le Palatin, et de Saint-Urbain à la Caffarella (ion) et,
surtout, sans oublier leurs rapports étroits avec celles de Saint-Clément (peu après 1084).
Aux pieds du Christ, dans l'abside, se lit une inscription :

IOHANNES ET STEPHANUS FRATRES PICTORES ROMANI


ET NICOLAUS NEPOS VERO IOHANNIS

Jean et Etienne, les deux frères, aidés par Nicolas, le neveu de Jean, sont donc les auteurs des fresques
de Castel Sant'Elia. Hermanin et Lavagnino ont noté tous les deux le caractère artisanal et familial
des peintures romaines : le labeur s'accomplit en équipe, le métier se transmet d'une génération à l'autre,
comme chez les marbriers (10). Nos trois artistes sont parmi les Romains dont la peinture narrative
atteint, à la fin du xie et au début du xne siècle, une haute dignité de style. Ils transforment
graduellement le langage oriental ; ils lui confèrent de nouvelles inflexions, ils en modifient la signification. Dans
les fresques exécutées à Rome ou dans sa région : Castel Sant'Elia, Saint-Clément, Saint-Pierre de
Tuscania, entre 1080 et 1120, on distingue clairement les caractères d'une « école » romaine. On peut y
voir un développement, un affinement des principes déjà mis en œuvre à Saint-Urbain de la Caffarella.
Mais, à Saint-Urbain, l'art était encore puéril, ignorant. Ici, la puérilité est devenue charme et grâce.
On peut chercher des modèles à Byzance, chez les enlumineurs nordiques et chez ceux de l'abbé Didier,
au Mont-Cassin, ou dans la tradition classique. Ce qui est certain, c'est que tous ces éléments concourent
à former des œuvres essentiellement italiennes, romaines. La fermeté gracieuse des lignes et du chro-
matisme domine les volumes bien distribués dans l'espace. Les couleurs, parfois très fines, étendues sur
des corps souples, sont comme traversées ou délimitées par un dessin léger, sinueux, qui change
continuellement les formes en mouvements décoratifs et confère à ces fresques leur principal caractère de
nouveauté.

II
LE JUGEMENT DERNIER DE LA PINACOTHÈQUE VATICANE.

« NICOLAUS, IOHANNES, PICTORES ». «Nicolas et Jean, peintres » signent le tableau du Jugement


dernier étudié par D. Redig de Campos (11). Des trois noms de Castel Sant'Elia, deux seulement se
trouvent sur l'œuvre de la Pinacothèque Vaticane, ceux de l'oncle et du neveu (12). Le tableau se situe
dan» l'orbite de l'école romaine ; ses auteurs ont en commun avec ceux de Castel Sant'Elia la sûreté
calligraphique du dessin, la précieuse sobriété de la couleur, le sens de la composition, le goût du
mouvement et des épisodes narratifs. Redig de Campos croit pouvoir les identifier et, à dix ans près, dater les
deux ouvrages, en donnant l'antériorité aux fresques.
Le tableau est peint à la détrempe sur une toile robuste fixée sur un panneau de châtaignier. Il est

(10) A Trevignano, dans la campagne romaine, un triptyque du xne siècle est signé : Nicolaus de Paulo cum filio suo
Petro pictores romani.
(11) Op. cit., cf. plus haut, n. 2. — Depuis le colloque de Poitiers, j'ai lu à Rome un article de Paeseler, qui discute
date et attribution proposées par De Campos. Il croit le tableau du xme siècle, avant 1246, date du Jugement dernier de
l'église des Quatre-Couronnés, qui l'imiterait. Ses arguments (dépendance d'une mosaïque commandée par Honorius III,
1216-1227 ; caractères des inscriptions ; dessin des visages et des mains) ne m'ont pas semblé décisifs (Wilhelm Paeseler,
Die Rômische Weltgerichstafel im Vatikan. Ihre Siellung in der Geschichte des WeUgerichsbildes und in der rdmischen Malerei
des XIII. Jahrunderts, dans « Giornale délia Biblioteca Hertziana », t. II, 1938).
(12) Première salle, n° 526.

174
YVONNE BATARD

admirablement conservé sous une couche épaisse de vernis imperméable à la poussière et à la fumée.
Sa forme est singulière : un disque de plus de deux mètres de diamètre, posé sur une prédelle
rectangulaire haute d'une soixantaine de centimètres et longue d'un mètre quarante. Peut-être le tableau
devait-il s'insérer dans une architecture de cette forme. Hermanin suppose que c'était le dossier d'un
siège abbatial. De Campos se demande si la forme ronde voulait suggérer Yorbis universus, où se déroule
le jugement (fig. 3).
La composition est rigoureusement ordonnée et divise le tableau en cinq zones horizontales, celle du
bas étant constituée par la prédelle.
Première zone, en haut. Le Christ, de face, trône sur un arc-en-ciel ; il est entouré d'un cercle décoré de
palmettes classiques, alternativement rouges et blanches. Même décoration pour l'arc-en-ciel, stylisé
au point d'être difficilement reconnaissable si on ne connaissait la tradition iconographique. De sa
main gauche le Juge tient le sceptre, lance d'or surmontée d'une croix gemmée. Dans sa droite, un globe,
symbole de puissance sur lequel on lit : ego vici mundum. Le visage barbu, noble, régulier, impassible,
est encadré de cheveux très noirs et porte le nimbe crucifère. Sur la tunique vert foncé descendent les
plis d'un manteau or doublé de rouge. Aux côtés du Christ, deux chérubins, sans nimbe, avec six ailes
couvertes d'yeux. Deux ailes descendent jusqu'aux pieds qui apparaissent serrés entre deux roues
flamboyantes.
Aux extrémités de la zone, deux anges accourent vers le centre, tournés de trois quarts vers le
spectateur. Nimbés d'or, ils portent une robe blanche, un manteau rosé. Le mouvement est rendu avec
vivacité. Le traitement des plis, qui volent, prouve une habileté et un sens décoratif très développés.
Cette zone est séparée de la deuxième par une bande horizontale de trois cm. environ sur laquelle on
lit deux hexamètres léonins, en lettres capitales blanches ; à gauche : regnum j>ercej>ite benedicti quique
venite ; à droite : vobis faratum j>er saecula cuncta donatum.
Deuxième zone. La zone supérieure montrait l'apparition du Juge ; celle-ci, le Jugement proprement dit
et le tribunal. Derrière un autel qui cache le bas du corps, apparaît le Christ- Juge, debout. Son manteau
rouge et or est ouvert pour montrer la plaie du côté, et ses bras levés pour qu'on voie celles des mains.
Sur l'autel sont posés les objets qui rappellent la Passion : une croix d'or, le titulus, le livre de vie (?),
la lance, le roseau, l'éponge, la couronne d'épines, un fouet, un petit vase, quatre clous. L'autel est
très simple, un prisme rectangulaire orné de motifs géométriques. De chaque côté deux anges
richement drapés de rouge et d'or, avec un nimbe doré. Chacun tient une inscription dans la main droite,
un globe de verre transparent dans la gauche. Sur l'inscription de gauche, on lit : Venite benedicti
Patris mets (sic) j>ercej>ite regnum. Et à droite : Discedite a me maledicti in igné (sic) aeternum. De chaque
côté de ce groupe central, l'espace est occupé par les Apôtres assis sur des escabeaux richement
travail és. Saint Paul, chauve, barbe noire en pointe, est à droite de l'autel et saint Pierre, muni de ses
clefs, à gauche : exception assez rare dans l'iconographie qui voudrait l'ordre inverse. Sauf saint Pierre,
tous les apôtres portent des livres ou des rouleaux. Des couleurs très douces et claires, comme blanc-
vert, blanc-rose, alternent dans les vêtements avec des tons plus soutenus, brun et vert foncés (fig. 4).
Troisième zone. Un groupe d'Elus s'avance de la gauche, sous la conduite de saint Paul : laïcs à tunique
courte, ecclésiastiques tonsurés, à vêtements longs. A propos de la composition de ce groupe, Voss a
noté le premier l'importance des Homélies de saint Ephrem le Syrien (f 375) pour l'iconographie des
Jugements derniers (13). Les textes de l'Ecriture y sont tous cités, ainsi que d'autres, dont les peintres
byzantins se sont servis. Plusieurs épisodes de ce tableau sont empruntés à ces homélies. Voici le
passage qui indique la hiérarchie des ressuscites : « A cette heure-là se mettront en mouvement toutes les
classes : les évêques, les prêtres, toutes les hiérarchies ecclésiastiques selon la parole de l'Apôtre :
Chacun ressuscitera dans son ordre pour rendre gloire à Dieu » (I COR., XV, 23) (14). Saint Paul
précède donc le petit groupe des justes. Ses vêtements sont blancs avec des reflets rosés ; il est un peu
plus grand que les autres personnages. Il tient un rouleau déplié où se lit : Canent enim tubaet (sic)
mortui resurgunt. Devant saint Paul le bon larron, de la taille des autres élus, porte sa croix et son nom

(13) Georg Voss, Dos Jûngste Gericht in der bildenden Kunst des frûhen MittelaUers, Leipzig, 1884.
(14) Ibid., p. 69.

175
ACTES DU COLLOQUE

sur la croix : Distnas. « Le Christ a appelé le bon larron et l'a envoyé au lieu de la béatitude. Il lui a
donné la clef pour ouvrir la porte fermée par Adam. » (15) Puis, vient la Vierge, elle aussi un peu plus
grande que les élus, et vêtue de vert foncé sous un manteau brun, un voile rouge sur la tête et les
épaules. Le centre est occupé par une théorie d'enfants vêtus de blanc et de rosé délicat, broderie d'or
au col et à l'ourlet des tuniques. L'un de ces clergeons soulève un livre aux mots tronqués et effacés,
qu'on peut cependant reconstruire : vindica sanguinem [sancto] rum [qui] fro te [effu] sus est. Ce sont
les saints Innocents sous la conduite du premier martyr, saint Etienne, dans un vêtement semblable à
celui de ses protégés, mais plus orné aux manches. La partie droite de cette zone est occupée par les
œuvres de miséricorde, réduites à trois, faute de place : donner à boire, visiter les prisonniers, vêtir
ceux qui sont nus (fig. 4). Chaque scène est représentée sous une architecture différente et les acteurs
diffèrent aussi, mais tous sont nimbés pour signifier le pouvoir santificateur de la charité. Dans la
première, les deux personnages sont, l'un, un homme d'église, tonsuré, en tunique blanche et manteau
rouge, l'autre, le bénéficiaire qui, à moitié nu, gît devant un édifice ressemblant à une chapelle. Dans la
deuxième, un laïc, court vêtu de blanc et de brun, accourt vers le prisonnier, désolé derrière sa fenêtre
à barreaux. La troisième semble se passer dans un édifice à colonnes et abside. Ici encore le bienfaiteur
est un laïc, mais vêtu de sombre, avec une cape rouge sur sa tunique. Le corps du mendiant nu est
stylisé avec une sûreté peu commune. Les trois tableautins sont serrés l'un contre l'autre et les
personnages en sont plus petits que sur la partie gauche du tableau, ici encore faute de place.
Sur deux bandes, l'une noire, l'autre rouge, qui bordent cette zone et la séparent de la quatrième,
courent des hexamètres qui expliquent les scènes :

Offeret ut Paulus fuerit quod quisquis lucratus


Quoi martyr Stcphanus clamât grex Me pusillus
Me quia pavistis, fotum fersefe (sic) dedistis
Vel simul induto refarastis cwpore nudo
Ecce Dominus noster qui totum judicat orbem
Adven [i] et blandus jusds, fravisque tr entendus,
Justos aeterni sublimons [mu] nere regni
Dans quoque tartarei injustes infima claustri
Hoc [tu] (?) qui videas vigili sub j>ec [t] ore scribas.

Quatrième zone. La Résurrection des morts. A gauche, quatre poissons vus par transparence dans l'eau
restituent les membres humains qu'ils ont dévorés. Au-dessus, un ours rejette un crâne. Devant lui, un
loup, un serpent, des oiseaux restituent tibia, crâne, etc. « Ce que les bêtes sauvages ont déchiré, ce que
les poissons ont avalé, ce que les volatiles ont ravi, tout sera restitué en un instant, de sorte qu'il ne
manquera pas un cheveu. » (16) Au centre, la Mer et la Terre sont représentées par deux femmes au
torse nu et aux cheveux dénoués entourés d'un nimbe d'or ; elles tiennent un sceptre en forme de rame
et, de l'autre main, soulèvent un petit personnage nu : les morts sortent de leur sein. La Terre est assise
à rebours sur le dos d'un taureau blanc à reflets verdâtres et rappelle Europe dont elle est une
réminiscence. La Mer est assise, elle aussi à rebours, sur un monstre marin rosé et semble un écho de quelque
Néréide. Derrière elles, une colline conique sert de fond de paysage. Le texte de saint Ephrem déclare :
« Aussitôt la Terre ressuscitera ses morts avec une hâte inquiète, et ainsi fera la Mer, que ces morts
aient été déchirés par les fauves ou avalés par des poissons ou soient devenus la proie des oiseaux. » (17)
A droite ressuscitent ceux qui ont eu une mort normale. Au son de la trompette, brandie par deux
anges immenses, cinq corps sortent de deux tombes élevées sur un socle ; ils sont couverts
alternativement de suaires blancs et noirs, peut-être pour signifier les damnés et les élus, tandis que l'un des
anges est habillé de blanc et rouge et l'autre de blanc à reflets verts.

(15) Voss, op. cit., p. 69, n. 3.


(16) Ibid., p. 69.
(17) Ibid., p. 66, n. 1.

176
YVONNE BATARD

Tout au long du bord inférieur de cette zone courent deux bandes. La première, noire, porte ces
hexamètres :
Omne genus volucrum vel rcptilis atque ferarum
Reddunt humana, pisces quoque, membra vorata.

Celle du dessous, rouge, est très importante car elle énonce de façon originale les noms des deux
peintres :
In clangore tubae surgunt de pulvere terrae
Nicolaus, Johannes, pictores.

Cinquième zone. Le Paradis et YEnfer se partagent la prédelle. A gauche du spectateur, le Paradis est
ceint d'une haute muraille et muni à droite d'une haute tour qui partage la prédelle en deux champs
et sépare Enfer et Paradis. Derrière ces murs couverts de pierres précieuses, apparaît la Vierge vêtue
comme dans la scène du Jugement, accompagnée de saints et de saintes, dont les deux plus proches,
voilées de blanc et habillées de rouge, portent une couronne sans doute destinée aux deux moniales
qu'on voit en bas, tournées vers le spectateur avant de franchir la porte du paradis. En lettres blanches
sur la bordure rouge nous apprenons leur nom et leur qualité :
Do [mn]a Benedicta ancilla Dei, Constantia abatissa.

Il s'agit d'une abbesse et de sa compagne qui ont fait exécuter le tableau. L'abbesse est vêtue d'un brun
très foncé ; l'autre moniale, d'un brun plus clair. Toutes deux ont des manches longues, une ceinture,
un voile blanc. Uandlla Dei porte un cierge (?) rouge sur un voile marron, et l'abbesse présente, sur un
drap rouge, la maquette d'une église. Toutes deux sont chaussées d'étranges socques rouges très
hautes.
A droite, l'Enfer est assez différent de la tradition commune : trois anges, semblables aux précédents,
s'occupent des damnés, dans une espèce de caverne grossièrement figurée. Deux anges les plongent
dans le feu avec de longs crochets ; le troisième traîne un damné, pieds et poings liés. Pas de démons.
Deux petites inscriptions, en un latin déjà italianisé, comme à Saint-Clément, indiquent le péché pou/
lequel ils sont punis : qui j>atre (sic) vel tnatre (sic) maledixit, voilà pour le premier arrivé. Ceux que les
anges enfoncent dans la fournaise sont, l'un, à gauche, un parjure, periuros, et l'autre, à droite, un
homicide, homicidas. En bas, à gauche, sont les meretrici (sic) dont l'une a la tête mangée par un serpent.
A côté d'un autre groupe de femmes, à droite, se trouvent deux inscriptions dont l'une est bien
conservée : Mulie[r] qui (sic) in [e]clesia locuta est, rappelle l'ordre de saint Paul aux femmes de se
taire dans l'église (I COR., XIV, 34-35). De la deuxième inscription on distingue à peine quelques
traces : V[e]lata... S'agirait-il d'une femme damnée parce qu'elle ne se serait pas voilé la tête
(I COR., XI, 5) ?
L'inscription, en grandes lettres blanches, en bas de la prédelle, est peu lisible : elle devait expliquer les
deux représentations de l'Enfer et du Paradis.

♦**
Si les peintures de Sant'Elia étaient exactement datées, la signature de ce Jugement dernier en
donnerait l'âge approximatif. Mais les dates proposées oscillent tout le long du XIe siècle (18). L'élément le plus
objectif pour la datation est peut-être constitué par les inscriptions en capitales du tableau. On y
trouve des éléments nombreux du type de Bénévent en usage au Mont-Cassin et dans beaucoup de ma-

tableau
d'archives
sans
(18)plus
serait
Compte
de; précision.
de
et je1234,
tenune de
sais
e* l'abandon
Hermanin,
pas s'il engénéral
moins
est quitranchant,
dejustifient
la date donnée
dit
l'année
: « xme
par
donnée
Hoogewerff
siècle
par». Paeseler
Mais
: finDeduou
Campos
Xemême
siècle,
ne
le Paeseler
connaît
recul jusqu'au
affirme
pas de xuie
documents
que siècle
le

177
ACTES DU COLLOQUE

nuscrits romains. Abréviations et ponctuation ne permettent pas de descendre plus bas que 1050,
sauf si on considère que les inscriptions épigraphiques gardent des caractères que les manuscrits ont
déjà abandonnés.
L'étude de Gehrardt Ladner sur Castel Sant'Elia est très minutieuse ; mais, pour dater les fresques,
il se fonde sur la critique stylistique seule, et opte pour les dix dernières années du xie siècle. Or, le
Jugement apparaît plus jeune de quelques années : il est d'un dessin plus sûr, d'une composition plus
équilibrée que les fresques. Il serait donc du début du xne siècle. Mais les inscriptions obligent à
l'antidater.
Au contraire, la comparaison avec les peintures de Saint-Clément qui, elles, sont sûrement des vingt
dernières années du xie siècle, amène à croire que le tableau est un peu plus tardif. Il semble donc
raisonnable de le dater entre 1050 et 1100, avec préférence pour cette dernière date.
Les donatrices sont les deux moniales Bénédicte et Constance. Qui étaient-elles ? Deux anomalies du
tableau fournissent des éléments de réponse.
A) Là où l'on s'attend à trouver saint Jean-Baptiste faisant pendant à la Vierge, on trouve saint
Etienne. Le couvent était sans doute dédié à saint Etienne.
B) Saint Paul, sans raison apparente, liturgique ou iconographique, est à la droite du Christ, à la place
occupée normalement par saint Pierre. On le retrouve encore dans la troisième zone, introduisant les
élus. Saint Paul devait être aussi Un protecteur du monastère.
Or, il y avait à Rome un monastère de bénédictins appelé Sancti St&phani ad Beatum Paulum. Pour
expliquer ad Beatum Paulum, Schuster dit qu'il se trouvait en face de Saint-Paul-hors-les-Murs.
Monastère d'hommes au viii« siècle, il redevient monastère de femmes au milieu du XIe siècle (19).
Le tableau et les textes se corroborent. Le monastère de Saint-Paul était en relations fréquentes avec
le Mont-Cassin au XIe siècle. Les Cassiniens y logeaient quand ils venaient à Rome, dans la première
moitié du xie siècle. Cela expliquerait les lettres des inscriptions. Le tableau fait connaître deux moniales
de Saint-Etienne avec le costume bénédictin. Et si, comme on le croit, les peintres de Castel Sant'Elia
sont aussi ceux du Jugement, le tableau permet de dater les fresques du troisième quart ou des premières
années du quatrième quart du xie siècle.
Ce Jugement est l'un des premiers Jugements derniers. En Italie, la plus ancienne représentation
monumentale du jugement dernier est celle de Sant'Angelo in Formis, vers 1075. Torcello est de
1150 environ.
Son origine artistique, bénédictine et romaine, sa richesse iconographique, le rendent très intéressant
pour ceux qui pensent que le thème du Jugement est né en Occident, qu'il a gagné l'Orient et s'est
transformé par influence réciproque jusqu'à Michel-Ange.

(19) Un privilège de Grégoire VTI désigne le monastère de Saint-Étienne près de Saint-Paul, comme < monastère dés
ancelles de Dieu ». L'original est perdu, mais la copie du xme siècle en rappelle la date : 14 mars 1081.

I78

Vous aimerez peut-être aussi