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Master 1 Recherche – Master LGC
Nina Le Corre
22002040
Année 2023-2024
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Introduction
La légende de Tristan et Yseult date du XII e siècle et prend racine dans les récits celtiques 1
aux histoires similaires. Il s’agissait, initialement, de récits oraux, qui furent retranscrits à l’écrit par
des auteurs tels que Thomas, Béroul ou encore Marie de France. Le roman Tristan et Iseult, Les
poèmes français et La saga noirroise reprend les écrits de ces auteurs, rassemblés, traduits et
commentés par Daniel Lacroix et Philippe Walter. Les fragments de récits sont donc assemblés pour
former une histoire cohérente et linéaire.
La légende est celle d’un jeune homme, Tristan, qui part à la recherche de « la fille aux
cheveux d’or », afin de la donner en mariage à son oncle Marc, le roi de Cornouailles. Une coutume
impose qu’un géant venu d’Irlande tue cent jeunes gens de Cornouailles, à moins d’être combattu.
Fort, courageux et puissant, Tristan parvient à le tuer. Vivant mais blessé, il est secouru par une
belle princesse irlandaise, qui n’est autre qu’Iseut la blonde aux cheveux d’or, future épouse du roi
Marc. Tandis que les deux jeunes gens sont en mer en direction de la Cornouailles pour le mariage
d’Iseut et Marc, ils boivent malencontreusement un puissant philtre d’amour, préparé par la mère
d’Iseut et destiné à Marc. Ils tombent inéluctablement et éperdument amoureux et débutent alors de
nombreuses péripéties et cachotteries dans le dos du roi. Ils seront surpris, chassés, jugés, ils
mentiront et supplieront mais s’en sortiront toujours. Puis, au bout de trois ans, après que les effet
du philtre se soit dissipés, le couple décide de reprendre la raison. Tristan en épouse une autre, du
même nom, qu’il ne peut se résoudre à toucher, car, au-delà du philtre, son amour pour Iseut est
toujours présent. Blessé par une arme empoisonnée au cour d’un combat, il frôle la mort et demande
à ce qu’on lui ramène Iseut la blonde car elle seule peut le sauver. Mais, alors que cette dernière
arrive pour le guérir, l’épouse de Tristan, jalouse et désemparée, ment au jeune homme et lui fait
croire qu’Iseut ne viendra pas. Affligé, Tristan se laisse mourir et Iseut, apprenant la nouvelle de sa
mort, décède à son tour.
Il s’agit donc d’une tragédie amoureuse, dont les grands actes (le combat contre le Morholt,
le philtre, Marc surprenant les amants dans le verger, le serment d’Iseut, l’exil dans la forêt, la mort
des amants…), sont repris dans une bande dessinée, en 2017, publiée aux éditions Gallimard, par
Sigeon et Agnès Maupré. Cette adaptation dynamise et modernise la célèbre légende, en gardant la
même linéarité et le même ordre dans le récit, bien que certains passages furent supprimés,
sûrement dans l’optique de raccourcir le récit et de ne pas l’étaler. Elle est composée de quatre
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grandes parties : le philtre, le mariage (d’Yseult la blonde et Marc), l’exil et la séparation. Comme
l’indique la postface rédigée par la professeur de langue et de littérature du Moyen-Âge, Laurence
Mathey-Maille, les auteurs de cette bande-dessinée « optent pour la version « sauvage » de
l’amour »2. De ce fait, l’amour est l’axe principal de la bande-dessinée et les épisodes sélectionnés
par les auteurs sont ceux qui reflètent au mieux cette union tragique. Mais, celui-ci, pourtant
considéré3 comme l’amour idéal et absolu , apparaît ici sous un jour nouveau. Tandis que les
différents écrits du moyen-âge vantent et romantisent l’amour inconditionnel que se portent Tristan
et Yseult, l’adaptation se penche plutôt sur son aspect toxique et dévastateur. L’amour y est un
poison, et non une douce romance.
Ainsi, puisque la bande-dessinée se focalise sur la dimension passionnelle mais destructrice
de la légende tristanienne, nous pouvons nous demander comment ses choix graphiques et narratifs
appuient et adaptent ces thématiques. La première partie sera consacrée au caractère bestial de
l’amour que les amants se portent. La deuxième sera concentrée sur les vices qui découlent de cet
relation et enfin, la dernière partie portera sur l’amour jusqu’à la mort.
Avant de débuter la comparaison, analysons brièvement les couvertures des deux livres. Le
roman des éditions Le Livre de Poche présente une petite image sur fond blanc, certainement issue
du roman illustré Tristan en prose, datant de 1479, écrit par Evrard d’Espinques. Celle-ci représente
cinq personnes, probablement les marins à gauche, suivis de Tristan et Yseult à droite, avec Bangien
en fond. Yseult est reconnaissable à sa chevelure blonde et sa couronne. Tous se trouvent sur un
bateau, en mer. Le moment représenté semble donc être celui qui précède la consommation du
philtre. Concernant la bande-dessinée, l’image prend toute la couverture, jusqu’à sa quatrième et le
titre, inscrit en blanc, et dont la police rappelle les graphies du Moyen-âge, Tristan et Yseult sont de
profil, dos à dos, reliés par leurs chevelures rousses. On ne perçoit que leurs têtes, sur fond bleu
marine. Ils sont souriants. En dessous d’eux, des coraux, des algues, des fleurs marines, des rochers
et la mer. Une bordure dorée encadre leurs têtes. Le long de ce cadre grimpent des forment
blanches, indistinctes, rappelant vaguement des flammes, indiquant l’aspect magique, voire
maléfique du récit. Les couleurs sont vives et les traits sont stylisés mais simples (par exemple, les
yeux des personnages ne sont que des billes). La mer est un élément très présent dans la bande-
dessinée, qui revient régulièrement, aussi bien dans les rêves d’Yseult pages 122-123, qu’en tant
que motif sur les draps de Tristan à la page 142. La mer a donc un rôle important dans les deux
2 Agnès MAUPRÉ, SINGEON, Tristan et Yseult, Gallimard BD, 2017, page 151
3 Marie-France CASTARÈDE, « Tristan et Isolde ou le paradigme de la passion amoureuse ». Topique, vol. 128, no 3,
2014, p.10 : « À quarante et un ans, Wagner interrompt son travail […], pour se consacrer entièrement à Tristan et
Isolde qu’il concevait comme un hymne à l’amour absolu. »
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œuvres puisque c’est pendant le voyage en bateau que l’amour entre les amants est né et – dans
l’adaptation – c’est aussi là qu’Yseult est morte. Les deux couvertures semblent donc représentées
toutes deux le moment du philtre.
I. Un amour bestial
1. Le coup de foudre
Lorsque les deux jeunes gens consomment la boisson, le
narrateur dit « Immédiatement le cœur de Tristan se tourna
vers Yseut, et tout son cœur à elle se porta vers lui, en un
amour si violent qu’ils n’avaient aucun moyen de s’y
opposer »(Lacroix & Walter, 1989) 4. La retranscription de
ce passage en image illustre principalement l’aspect violent
du coup de foudre : Tristan est courbé, la main tordue posé
sur son torse bombé sous l’effet du choc, son œil est grand
ouvert et son sourcil, levé, marque la surprise 5. Le fond est Tristan et Yseult, p.27
d’un jaune criard et il pousse un cri, comme une respiration.
A la page suivante, un plan américain rivé sur le visage de
Tristan le montre relevant la tête vers Yseult, les yeux écarquillés, la bouche entrouverte. Puis, à la
troisième case, on le perçoit dans un plan général, se pencher vers Yseult, le dos courbé comme un
animal en chasse, susurrant « Mon amour ». A la page suivante, il tente de la violer. Les auteurs de
la bande-dessinée ont donc fait le choix d’illustrer la fin de la phrase du roman, le passage indiquant
qu’il lui est impossible de freiner son amour et le fait que celui-ci lui apparait avec violence.
Cependant, de par ses gestes, il est moins évident de percevoir, dans l’adaptation, la passion
amoureuse de Tristan, cette dernière semblant, dès le coup de foudre, davantage sexuel.
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à califourchon sur lui et, à la planche suivante, ils sont représentés en plein ébat, s’y adonnant aux
yeux de tous (ils sont surpris par Bangien et les marins) et de façon très bruyante. Ils ne montrent
pas de gestes affectueux et amoureux, au contraire : à la planche 29, Yseult met une gifle à Tristan
qui commence à la déshabiller. Mais plutôt que de respecter son consentement, il l’a met à terre en
la tenant, tandis qu’elle est roulée en boule au sol. Il s’apprêtait donc à abuser d’elle, avant qu’elle
ne boive à son tour la potion et consente à l’acte. Plus qu’un philtre d’amour, il semble donc s’agir
d’un philtre provoquant le désir charnel. On remarque d’ailleurs que leurs rendez-vous secrets,
planche 58 et planche 79, ont toujours pour objectif d’avoir un rapport. Lorsque Tristan s’y refuse à
la planche 92, à cause de la fatigue et l’épuisement, Yseult lui demande : « Tristan, tu ne m’aimes
plus ? », car l’amour qu’ils éprouvent est purement physique. En outre, ils ne semblent pas passer
de moments affectueux, non sexuels, et vont parfois jusqu’à blesser l’autre : à la planche 69, Yseult
embrasse Marc devant son amant, sachant pertinemment que cela l’affectera – même si ce baiser
visait à rendre jalouse Bangien – puisqu’il l’en avait informé à la planche 56. Mais ce qu’elle
éprouve pour lui à cause du philtre ne l’empêche pas de le blesser consciemment, car son amour est
purement sexuel et non bienveillant et respectueux comme le serait un amour naturel, non induit
par le philtre. Ce dernier agit donc sur leurs pulsions davantage que sur leurs sentiments.
3. Le côté sauvage de l’amour : dans les attitudes mais aussi dans l’exil
Ils reviennent donc à un état presque primitif, animal. A
la planche 79 de la bande-dessinée, Tristan rejoint Yseult
dans son lit, en sautant par-dessus un tas de farine qui
avait pour objectif de le piéger dans sa trahison. Il
parvient à l’éviter par son saut mais celui-ci rouvre la
blessure qu’un sanglier lui avait fait peu de temps
auparavant. Le sang, représenté comme une encre noire,
Tristan et Yseult, p.79 se répand en grande quantité sur le corps nu d’Yseult
qui, alors qu’elle en est recouverte jusqu’au visage, ne
réagit pas et ne l’essuie pas, lui donnant un côté bestial,
sale. Leur animalité semble ironiquement illustrée par
l’exil, aussi bien dans le roman que dans son adaptation.
Dans le roman de Béroul, à la page 87, Tristan répond à
l’ermite d’Ogrin, qui lui demande de quitter Yseult :«
Sire, j’aime Yseut éperdument au point d’en perdre le
sommeil. Ma décision est irrévocable : j’aime mieux
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l’adultère. La planche est divisée en sept cases. La première montre la jeune femme en plan général
et légèrement en contre plongée, se ruant sur les marins. Puis, présentée en plan normal vu de dos,
elle les pousse et nous les voyons tombés à la renverse. L’image suivante est un plan moyen qui
présente les marins noyés et, sur celle qui suit, Bangien est dessinée en légère contre-plongée, en
plan américain, pleurant. Son regard désolé aux sourcils levés, ses yeux humides et le fait qu’elle
regarde par dessus bord laisse penser qu’elle regrette son geste, qu’elle l’a fait par obligation : cette
action immorale provoquée par le philtre est un présage des vices que ce dernier engendrera.
Bangien en refera les frais à la page 49, en ayant une relation sexuelle avec le roi en se faisant
passer pour Yseult car celle-ci n’est plus vierge contrairement à son amie. Or, Marc ne doit pas
savoir que son épouse a déjà perdue sa virginité. L’acte en lui-même n’est pas représenté dans la
bande-dessinée contrairement à ceux de Tristan et Yseult, Bangien étant un personnage pudique et
réservé, à l’inverse d’Yseult. On perçoit cependant, à la page 50, Bangien câlinant Marc en le
faisant tomber sur le lit (il s’agit des deux dernières cases de la planche). Le plan de la première
case est un plan d’ensemble les montrant tout deux, nus, sur un fond noir, les visages enfouis dans
le cou de l’autre. La seconde est un plan rapproché sur leurs têtes et bustes, censurant leurs parties
intimes. Bangien se trouve au-dessus de Marc, ils se regardent avec bienveillance, des fleurs volent
dans les airs, entourant leurs têtes. Mais le roi est dupé, il pense avoir eut une relation avec sa
femme. Yseult au blanches mains, femme de Tristan, devient également mauvaise à cause du
philtre, comme le démontre la fin du récit, lorsqu’elle ment à son mari, provoquant sa mort. Qu’il
s’agisse de Bangien ou d’Yseult aux blanches mains, aucun de ces personnages n’est foncièrement
mauvais, leurs actions le sont car elles s’y sentent contraintes. On remarque d’ailleurs, dans la
dernière case de la planche 142, que la femme de Tristan, tapie dans l’ombre au premier plan, croise
les bras, regarde le sol et froisse la bouche, à la façon d’un personnage attristé, perdu. Elle vient de
lui mentir sur la couleur des voiles et son visage exprime le trouble, donnant ainsi l’impression
qu’elle a agit ainsi par contrainte, ne sachant plus comment récupérer son mari. Le philtre agit donc
comme un poison, non seulement pour ceux qui l’ont bu mais aussi pour leur entourage. On notera
notamment qu’à la page 49, Bangien répond à Yseult la blonde : « Ce n’est pas de l’amour, c’est du
poison ». (Mauprè & Singeon, 2017)
3. La folie destructrice
Un autre des aspects destructeurs de l’amour que se portent les amants est la folie : dans la
bande-dessinée, Tristan part en chasse avec son ami Kaherdin pour cesser de penser à Yseult, pour
« décompresser » comme le dit ce dernier planche 132. Mais les animaux se mettent à parler au
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nom d’Yseult « Tristan...mon amour...je meurs sans toi. »10, « reviens vers moi, Tristan, je t’en
supplie ! »11, « tu mas oubliée... »12 dis le renard. Les couleurs sont vives et le vert prédomine,
couleur du poison13. En effet, il s’agit bien, là, de montrer que le philtre les rend fous, malades. En
outre, lorsque Tristan s’exile, Yseult confie à Bangien, page 115, « J’ai l’impression qu’on m’a
arraché le cœur » (Mauprè & Singeon, 2017). Fou amoureux, les amants sont surtout très
dépendants l’un de l’autre et ne supportent pas de vivre séparément. A la page 121, le visage
d’Yseult est montré de profil, suant, les sourcils froncés, avec de petites étoiles autour de sa tête
pour représenter le rêve. L’absence de Tristan la rend physiquement malade. Mais le philtre lui
permet aussi de développer un sixième sens : celui de ressentir le malheur qui arrive à Tristan,
comme lorsque, à la page 13614, la flèche touche Tristan et on la voit se réveiller en sursaut dans une
case complètent rouge (si ce n’est sa peau blanche).
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un garçon dire la vérité au roi : « Majesté ! Un jeune homme demande à parler à la reine. Il dit qu’il
vient de la part de Tristan » (page 139). Une différence entre la légende originale et l’adaptation est
tout particulièrement intéressante : celle de la mort d’Yseult. La jeune femme ne se laisse pas
lentement mourir de chagrin dans la bande-dessinée : elle se suicide par noyade. Son instinct, un
sixième sens magique ou les pouvoirs de l’amour font qu’elle sait, avant même qu’on ne le lui ait
dit, que Tristan était mort. La planche page 143 présente, dans une première case, le visage perdu
d’Yseult. Puis, la case suivante montre Tristan tordu de douleur, poussant un cri, l’image d’un jaune
éclatant. Immédiatement, Yseult cri son nom sur fond rouge, avec un gros plan sur son visage
choqué, puis elle saute du bateau. Sur l’avant dernière planche, Yseult se noie et l’épouse de Tristan
lui ferme les yeux et s’allonge auprès de lui. Enfin, dans la dernière planche, Yseult tombe, ou flotte
au-dessus de Tristan. Tout deux sont morts et leurs corps sont transparents, posés sur un fond noir –
couleur de la mort. Yseult aux belles mains est allongée à côté de son mari, et le regarde, mais son
âme n’est plus.
En somme, cette adaptation graphique qui s’inscrit dans la légende tristanienne, présente,
comme le relève Laurence Mathey-Maille dans la postface 17, une « passion marquée par la crudité
16 Daniel LACROIX, Philippe WALTER, Tristan et Iseut, op. cit, page 626
17 Agnès MAUPRÉ, SINGEON, Tristan et Yseult, op. cit, page 151
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du désir et l’engagement jusqu’à la mort ». Cet amour dévastateur est représenté dans la bande-
dessinée dans ces aspects les plus néfastes : sa bestialité, son vice, sa destruction. Cette réécriture
érotise le célèbre mythe en dévoilant une facette nouvelle et plus moderne. En conclusion, comme
le soulève Agnès Maupré dans une interview donnée à Télérama, « Tristan & Yseult est finalement
davantage une histoire d’empoisonnement que d’amour »18.
18 La bédéthèque idéale #162 : “Tristan et Yseult” revisité par Singeon et Maupré. 10 juin 2017,
https://www.telerama.fr/livre/la-bedetheque-ideale-162-tristan-et-yseult-revisite-par-singeon-et-
maupre,159262.php.
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Bibliographie
I. Corpus principal
LACROIX, Daniel, WALTER, Philippe, Tristan et Iseut : Les Poèmes Français, La Saga
Norroise [1989], Paris, le Livre de Poche, « Lettres Gothiques », 2023,
La bédéthèque idéale #162 : “Tristan et Yseult” revisité par Singeon et Maupré. 10 juin 2017,
https://www.telerama.fr/livre/la-bedetheque-ideale-162-tristan-et-yseult-revisite-par-singeon-et-
maupre,159262.php.
« Le vert : épisode • 4/5 du podcast Des goûts et des couleurs avec Michel Pastoureau ». France
Culture, https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/hors-champs/le-vert-5476521.
Consulté le 3 janvier 2024.
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