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Arthaud
Relier les cinq continents à la nage ! Un pari fou, relevé par deux
amis, Philippe Croizon et Arnaud Chassery. Leur projet, « Nager au-
delà des frontières », les a entraînés autour du monde.
Cette expérience fraternelle est d’autant plus extraordinaire que
Philippe Croizon vit depuis vingt ans avec une particularité : il est
amputé des quatre membres, à la suite d’une électrocution.
Au fil de cette aventure, Philippe ouvre des fenêtres sur les grands
moments de sa vie, raconte son accident, ses tentatives pour en
finir, son nouvel amour… Une belle affinité le lie désormais à ceux
qui ont connu des destins tragiques : Théo, un jeune garçon lui aussi
amputé, ou Paul, rescapé des camps de concentration. Brisé après
ses amputations, Philippe a retrouvé la force, l’envie de vivre et de
se dépasser grâce au sport. Un parcours de résilience bouleversant
qui nous entraîne du rire aux larmes et révèle une soif de vivre hors
du commun.
Plus fort la vie
« Impose ta chance, serre ton bonheur et va
vers ton risque. À te regarder ils s’habitueront. »
Extrait du poème Rougeur des matinaux, de René Char.
Préface
Le respect de la différence
Le respect de la différence est indispensable. Ces traversées,
nous voulons les accomplir ensemble, côte à côte, du début à la fin.
Arnaud, le « valide », devra donc en permanence adapter sa vitesse
pour nager à mes côtés. Je devrai me dépasser pour ne pas ralentir
mon compagnon et lui permettre d’arriver au but.
La résilience n’est pas celle d’un seul homme, c’est une affaire
de famille. Et, tous ensemble, à trop faire semblant, on prend le
risque de ne jamais surmonter l’obstacle, de ne jamais grandir.
Lorsque j’ai explosé en vol, toute ma famille a explosé. Mais il a fallu
attendre sept ans après mon accident, à la faveur d’un autre
événement…
Jusque-là, tout le monde a joué son rôle, porté un masque en
feignant que tout allait bien.
L’imposture commence à l’hôpital, dès qu’on me place en milieu
stérile. La consigne est stricte : Philippe est dans un état déplorable,
alors pas question de pleurer devant lui. Je ne sais pas qui a lancé
cette idée. En tout cas, pas question d’y déroger ! Gare à celui qui
verse la moindre larme. Chacun se prête au jeu de cette
« rassurante » mascarade. Depuis ma chambre stérile, je leur donne
la réplique avec le même sourire. Pourtant, derrière mon masque de
clown, je hurle à la mort. Face à moi, le même miroir de faux-
semblants ! Je ne vois pas de pleurs ; il n’y a donc pas de tristesse.
Comment puis-je être aussi aveugle ? Je n’ai compris que bien plus
tard ce qui se jouait à travers cette « comédie » : le premier vient me
voir le sourire aux lèvres, puis disparaît, aussitôt remplacé par un
deuxième toujours aussi béat qui s’éclipse à son tour et laisse sa
place à un troisième la banane jusqu’aux oreilles. En voyant ce
défilé de rictus, je finis même par penser que tout le monde se fout
éperdument de ma situation. Mais dès qu’ils sont hors champ, tous
fondent en larmes, incapables de supporter la vision du corps
calciné de ce fils, de ce frère ou de ce mari. Ce qui ressemble a
priori à un mauvais guignol est en réalité, pour mes proches, une
farandole d’amour !
Mon handicap est spectaculaire. Pour qu’il s’estompe, je dois
briser la glace. En racontant des blagues, en faisant le bouffon, cela
devient possible. Concentrer tous les regards sur mon sourire. Mais
l’humour à tout prix n’a pas de sens. Ce n’est un remède ni pour
rassurer les autres, ni pour se rassurer soi-même. Je contrôle sans
cesse, dissimule pour leur laisser penser que je suis fort. Je ne veux
surtout pas les décevoir, par peur que ma souffrance extrême ne
devienne contagieuse et n’entraîne toute ma famille dans mon
maelström. Je suis le seul responsable de leur douleur, je dois
l’apaiser.
Pas une seule fois, je ne me suis confié à mes proches.
Personne pour ôter ces lambeaux de plaies qui se détachent de mon
cerveau. Même pour le personnel soignant, je suis et demeure
« Philippe le super balèze ». Dans le centre de Valenton où je
poursuis ma rééducation après mon hospitalisation, j’endosse ce
rôle et, dès qu’un nouveau arrive, on me le confie pour lui remonter
le moral. Je suis pourtant le seul en fauteuil électrique avec quatre
membres en moins. Certainement le plus mal loti ! Malgré tout, je
reste inoxydable, toujours prêt à dégainer une plaisanterie, à suer
sur le matériel de musculation avec l’ambition, au plus vite, de
remarcher. Je veux faire mes premiers pas avant mon petit garçon,
avant les cinquante ans de mariage de mes grands-parents. Un
objectif après l’autre, pas le temps de réfléchir ni de m’apitoyer sur
mon sort. Foncer, si possible avec le sourire. Mais quel jeu pourri !
Quelle perte de temps. Quand aurai-je le courage de crever cet
abcès et de le laisser se vider, lentement ?
Un jour, j’admets qu’il est temps de hurler, de vomir ce chagrin
insensé. Ma requête est simple : arrêter tous mes médicaments
pendant quelques heures pour que je puisse, enfin, tout simplement
pleurer. Je suis shooté aux antidépresseurs, mon corps, sous
emprise, ne m’appartient plus. Ces larmes qui coulent dans mes
veines depuis si longtemps en circuit fermé ont besoin d’être
expulsées. Je demande à voir le médecin-chef :
« Il faut arrêter mes traitements.
— Pourquoi ?
— Faut que je pleure, que je craque. Vous me surveillez, vous
faites ce que vous voulez, mais faut que je vide. Là, j’ai un trop-
plein ! Je veux hurler, mais je n’y arrive pas. Alors lâchez-moi la
bride. »
À ma grande surprise, imaginant ma tentative aussi désespérée
qu’incongrue, j’entends :
« OK. »
Le chef consent à diminuer mon « cocktail à bonheur »,
decrescendo. Au bout de quelques jours, les vannes se rompent.
J’explose dans ma chambre, sans que personne ne m’observe. Puis
je retourne le voir :
« C’est bon. Vous pouvez remettre la dose. »
En sept ans, c’est la seule fois où j’ai craqué. La seule. Nous
avons tous joué ce rôle de dissimulation avec un affligeant brio.
Jusqu’au jour où l’hypocrisie a volé en éclats…
2001, sept ans après mon accident. Ma femme me quitte. Je
tente pour la première fois d’en finir. Face à la mort, la vraie, celle
qui est désirée, plus personne ne rigole. Bas les masques ! Fini le
jeu de dupes. Ma famille est emportée par mon ouragan. C’est à qui
videra son sac, à commencer par mon père, Gérard, qui pour la
première fois consent à dire sa douleur. Les mots deviennent son
exutoire. Dès qu’il croise quelqu’un dans la rue, il ne peut
s’empêcher de raconter ce qui m’est arrivé, par le menu détail.
Malheur à celui qui, lors d’une soirée, tombe dans ses filets : « Vous
savez, on a vécu un truc terrible… » Jusqu’à saouler les gens.
Encore aujourd’hui, il relate notre histoire, tout le temps, à tous…
À tous sauf à ma mère, Monique. Elle n’a jamais pu prononcer
un mot sur l’accident. Dix-neuf ans qu’elle vit avec cette image
verrouillée bien profondément. Je crains qu’elle ne voie encore en
moi le petit garçon avec des bras et des jambes. Comment savoir ?
J’essaie d’aborder le sujet ; elle se met à pleurer. Lorsqu’un
journaliste souhaite l’interroger, elle refuse. Elle ne peut pas, n’y
arrive pas. Elle est pourtant toujours à mes côtés, m’accompagne
sur les plateaux télé, lors de mes conférences. Mais son
dévouement n’a d’égal que son mutisme. Parler de l’accident,
jamais. Mais de son fils, oui ! Je sais qu’elle est fière de l’intérêt
qu’on me porte, de tous ces hommages. Au point d’en être parfois
pénible. À celui qui a l’impudence de ne pas me reconnaître dans la
rue, dans le taxi, à la réception de l’hôtel, elle susurre, toujours dans
mon dos :
« Vous savez qui c’est ? C’est mon fils, Philippe Croizon. Il a
traversé la Manche à la nage. »
Alors lorsque je reviens, les gens m’apostrophent :
« Ah, c’est vous qui avez… »
Maman, au secours ! Cesse de bavarder et mets-toi enfin à
parler…
Font-Romeu, face-à-face au sommet
Maintenant que nous avons nagé, Gibraltar montre enfin son vrai
visage. Une incroyable tempête agite la mer. Nous l’avons échappé
belle. Impossible de marcher droit, il faut lutter d’arrache-pied pour
conserver son équilibre. Je peine à diriger mon fauteuil. Lors d’une
balade sur le port, un bateau à voile menace de s’écraser contre le
quai. Arnaud s’empresse de prêter main-forte à son propriétaire,
mais la coque vient se déchirer sur le béton. La mer se rappelle aux
hommes, martelant son message ; c’est elle qui mène la danse. Elle
s’endort, se laisse nager, mais à son réveil réclame des offrandes, le
sacrifice de quelques vies.
Alors chaque année, le 16 juillet, le ciel tente de négocier avec
elle. Elle envoie son émissaire, la Virgen del Carmen (Notre-Dame
du mont Carmel), patronne des marins. Statue portée par des
hommes en blanc dans le silence et la ferveur. Des milliers de
pèlerins suivent le cortège. Nous avons le privilège de devancer ce
convoi solennel, paresseuse déambulation au fil des quartiers de
Tarifa qui se dirige vers le port. La Vierge est déposée sur un bateau
de pêche pour aller rendre hommage à la mer, réclamer une pêche
fructueuse et obtenir la clémence pour ses marins. Sur le quai, Théo
est là, un bouquet entre les bras. Il s’apprête à jeter ces fleurs dans
l’eau. Au nom de lui, au nom des siens, de ces marins qui ne
toucheront plus jamais terre, de ces enfants qui ne ressemblent à
aucun de leurs pairs… L’audace, le courage, la différence se fondent
ici dans une même prière.
17 juillet. Le jour de notre départ, nous retournons sur la Playa
Chica de Tarifa. L’endroit précis où la Méditerranée et l’Atlantique se
rencontrent. Une étreinte toujours passionnée, aujourd’hui violente.
La plage est déserte, les parasols balayés par les rafales, un vent
puissant malmenant le sable. De petits rouleaux écorchent la
surface des vagues et viennent se fracasser contre les rochers.
Quelques mouettes semblent vouloir tenter la traversée. Elles volent,
immobiles, incapables de résister à cette bourrasque… Qu’aurions-
nous fait, nous, simples nageurs, face à cette fougue ?
Un dernier adieu. Je ferme les yeux. Je crois entendre dans ce
souffle profond un autre appel. Il descend du nord, haleine glaciale…
Béring, je viens à toi !
V
AMÉRIQUE-ASIE, UNE APOTHÉOSE
MAGISTRALE
o
Traversée n 4
• Date : 17 août 2012
• Départ : île de la Petite Diomède (USA)
• Arrivée : île de la Grande Diomède (Russie)
• Lieu : détroit de Béring
• Distance à vol d’oiseau : 4 kilomètres
• Distance de nage prévue : 4 à 8 kilomètres
• Durée de nage prévue : 1 à 2 heures
• Temps de traversée réel : 1 heure 20 minutes
• Température de l’eau : 3 °C
• Principaux dangers : l’hypothermie, les orques…
L’hiver en été
Me voici à mon tour assis, figé, ancré, boulonné dans une pièce
de 9 mètres carrés. Et pourtant bien vivant. À travers la fenêtre, je
contemple la mer déchaînée. Chaque vague est un membre qu’elle
étire, mû par ses colères. La colère, c’est la seule chose que j’ai,
pour le moment, à partager avec elle. Car des membres, je n’en ai
plus. Homme impuissant, immobile, assis devant cette fenêtre, à
l’autre bout du monde, je patiente en attendant qu’elle cesse ses
caprices. Voilà neuf jours qu’elle nous nargue et, maintenant, je
m’ennuie. Tempête, brouillard, pluie, celle que nous sommes venus
défier ne nous aura rien épargné. Et moi, je suis rivé dans mon
fauteuil. J’ai voulu braver la mer, elle m’en fait baver. C’est de bonne
guerre, guerre qui ne peut être que lasse ; il me faut patienter. Mon
handicap me saute à la gueule comme ces vagues qui, en
contrebas, viennent se fracasser sur les rochers. Je passe du lit à la
fenêtre, de la fenêtre au lit. J’ai déjà été ce prisonnier, pendant de
longues années, en colère. Une colère qui, en hiver, n’en est que
plus noire. Triste et rude saison. Le monde se fige dans la nuit et le
froid, tout devient compliqué. Pendant des années, j’ai redouté cette
parenthèse oisive, inerte et sombre, seulement éclairée par un écran
de lumière bleutée, ma télé ! Lorsqu’on est amputé, y survivre est un
terrible combat, a fortiori en milieu rural ! Ce bout de terre
inhospitalier et cette télé allumée en continu me rappellent à chaque
seconde que je suis handicapé !
Être handicapé, c’est ne pas l’accepter
Cent dix minutes, du grand spectacle, des larmes plein les yeux
et des rires… Il suffit de voir les visages des premiers spectateurs
pour comprendre que ce film va être un succès. Réalisé par le fidèle
Robert Iséni, le cameraman qui a suivi l’expédition pendant quatre
mois, et Charlène Gravel, coproduit par Gédéon Programmes et
l’émission Thalassa, Nager au-delà des frontières offre un condensé
de cette formidable aventure sportive et humaine. Trois cents heures
de rush ramenées à leur plus belle expression.
Aussitôt monté, Nager au-delà des frontières s’invite dans le clan
très fermé des festivals de l’aventure. Il est sélectionné pour
participer à celui de La Rochelle, l’un des plus prestigieux.
Programmé en clôture et projeté à guichets fermés. Dehors, une file
de spectateurs a tenté sa chance, et commence à s’agiter au point
de devoir faire intervenir la sécurité. Je n’ai jamais vu le film et le
découvre en même temps que le public. Générique de fin. Je
transpire, suis « en nage » ! Je me jette en pleurs dans les bras de
Robert. Le résultat est au-delà de nos espérances. Avec Arnaud,
nous arrivons tant bien que mal à nous hisser sur scène, alourdis
par l’émotion. L’enthousiasme du public continue de nous figer. Je
m’effondre, incapable de dire un mot, sidéré par l’hommage que
nous rend ce parterre d’initiés, rompu aux défis extrêmes. Une telle
ovation dans ce panthéon de l’aventure légitime toutes ces années
d’obstination. Le film reçoit le prix du Public. Le message est passé,
limpide, sans entrave. À l’image, Arnaud a retrouvé toute sa place.
La victoire de l’un a autant de valeur que celle de l’autre. Partout où
passe le film, il est acclamé par le public. Festival de Val-d’Isère, de
La Réunion, de Dunkerque. Bien avant notre départ, Dijon avait déjà
couronné notre premier film, La Vie à bras-le-corps, avec le prix
suprême, la Toison d’or. Je reçois à mon tour la Toison d’or de
l’aventurier 2012.
Tandis qu’il court la France, son avant-première a lieu
officiellement le 19 novembre 2012 à l’Unesco, à Paris. La tribu des
cinq continents est au grand complet : nos familles et nos amis, bien
sûr, mais aussi mes prothésistes, les militaires de Toulon, nos
partenaires, les membres de mon association Handicap 2000…
Amjad, notre guide dans la mer Rouge, est venu spécialement
d’Égypte, ainsi que Paul Sobol. Il y a évidemment Théo. La
projection a lieu dans la grande salle de l’Unesco, une institution
internationale emblématique puisqu’elle a pour devise : « Construire
la paix dans l’esprit des hommes et des femmes ». Cette soirée est
placée sous le haut patronage du ministre des Affaires étrangères,
Laurent Fabius, qui, avec ses équipes, a paré aux bugs
diplomatiques qui auraient pu faire vaciller notre expédition. Les
ambassadeurs des pays traversés sont également présents. De
l’orchestre jusqu’au balcon, pas un siège de libre. Huit cents
spectateurs. La salle est plongée dans le noir. Musique ! Bon
voyage…
Lorsque les lumières se rallument, c’est sur des yeux rougis.
Interminable standing ovation ! Au premier rang, nos familles sont en
larmes. Elles ont enfin compris. Personne n’avait soupçonné
l’intensité de notre voyage. Mon agonie sur Béring les a fait chavirer.
Ma mère me regarde droit dans les yeux et ordonne : « Tu ne fais
plus jamais ça ! » Nous n’avions, en quatre mois, jamais eu le temps
d’en parler, pris, entre deux traversées, par les entraînements, le
repos. Je suis bouleversé par l’admiration que me témoignent mes
proches. Devant cette salle pleine à craquer, à mon tour, je
ruisselle… J’ai pourtant vécu cette aventure de l’intérieur mais, à cet
instant, par la magie de l’écran, je crois découvrir l’exploit d’un autre.
Celui de deux hommes complètement fous.
Notoriété : le handicap plein écran ?
Préface
I - AVANT L’EXPLOIT
Dois-je mourir ici ?
Cinq continents, la naissance…
Arnaud Chassery, un coup de foudre…
Préparation, le secret de la réussite
Des prothèses qui valent de l’or
Ma Suza-nana, elle m’apaise
Résilience, une affaire de famille…
Font-Romeu, face-à-face au sommet
L’argent, le nerf de la mer
Postface
Notes
1. Agence France-Presse.
Notes
1. AAH.
Notes