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Philippe Croizon

Plus fort la vie

Arthaud

Collection : Arthaud poche


Maison d’édition : Flammarion

© Flammarion, Paris, 2017

ISBN numérique : 978-2-0813-9672-2


ISBN du pdf web : 978-2-0813-9671-5

Le livre a été imprimé sous les références :


ISBN : 978-2-0813-9631-9

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


Présentation de l’éditeur :

Relier les cinq continents à la nage ! Un pari fou, relevé par deux
amis, Philippe Croizon et Arnaud Chassery. Leur projet, « Nager au-
delà des frontières », les a entraînés autour du monde.
Cette expérience fraternelle est d’autant plus extraordinaire que
Philippe Croizon vit depuis vingt ans avec une particularité : il est
amputé des quatre membres, à la suite d’une électrocution.
Au fil de cette aventure, Philippe ouvre des fenêtres sur les grands
moments de sa vie, raconte son accident, ses tentatives pour en
finir, son nouvel amour… Une belle affinité le lie désormais à ceux
qui ont connu des destins tragiques : Théo, un jeune garçon lui aussi
amputé, ou Paul, rescapé des camps de concentration. Brisé après
ses amputations, Philippe a retrouvé la force, l’envie de vivre et de
se dépasser grâce au sport. Un parcours de résilience bouleversant
qui nous entraîne du rire aux larmes et révèle une soif de vivre hors
du commun.
Plus fort la vie
« Impose ta chance, serre ton bonheur et va
vers ton risque. À te regarder ils s’habitueront. »
Extrait du poème Rougeur des matinaux, de René Char.
Préface

C’est très intéressant de participer à la naissance d’une nouvelle


attitude face aux souffrances que nous inflige parfois l’aventure
humaine. J’ai connu l’époque où l’on se soumettait aux malheurs de
l’existence et où parfois même on les glorifiait sans penser à les
combattre. « Tu accoucheras dans la douleur », disait-on aux
femmes. « Il ne faut pas donner de médicaments contre la douleur
aux enfants, ça modifierait leurs symptômes, ce serait une faute
médicale », nous apprenait-on dans les écoles de médecine. Alors,
on glorifiait les femmes qui se résignaient à souffrir, on applaudissait
le courage des enfants dont on suturait les plaies sans anesthésie,
on enseignait aux pauvres à abdiquer devant la cruauté de leur sort,
on admirait même ceux qui souffraient en silence, en attendant des
jours meilleurs, dans une autre vie.
Quelques rebelles nous suggéraient qu’un coup du sort n’est pas
un destin inexorable. On est blessé bien sûr, mais si l’on se débat,
on peut reprendre une autre forme d’existence, difficile ou même
douloureuse, mais passionnante et parfois gaie.
Philippe Croizon est de ceux qui démontrent, comme une
aventure stupéfiante, que l’on n’est jamais totalement soumis.
Je ne connaissais pas son invraisemblable victoire contre la
tragédie quand j’ai commencé à faire des enquêtes sur « ceux qui
s’en sortent ». J’étais indigné par le misérabilisme de notre culture
qui répétait comme un slogan : « Les pauvres, avec ce qui leur est
arrivé, on va soigner leur corps le mieux qu’on pourra et les placer
dans un service pour malades chroniques, dans un hôpital isolé, à la
campagne de préférence, de façon à ne pas les voir. »
C’est de cette indignation, justifiée par quelques exemples de
cabossés de l’existence qui parvenaient à se remettre à vivre, qu’est
né le concept de résilience. Cette idée est simple aujourd’hui, mais,
dans les années 1970, il a fallu affronter les stéréotypes culturels
démissionnaires et découvrir les conditions qui permettraient de
reprendre vie.
Je me souviens d’avoir été invité à une émission de télévision à
l’époque de la guerre civile en Sierra Leone, en 1991. Un journaliste
avait cherché à ridiculiser le concept de résilience en montrant la
photo d’un petit garçon qui avait eu les quatre membres coupés à
coups de machette. Goguenard, il s’était exclamé : « Alors, vous
allez dire à cet enfant que ce n’est rien tout ça, que la vie continue
comme si de rien n’était ! »
À cette date, Philippe Croizon pensait à ses marches en
montagne, à ses fêtes avec les copains et à son futur mariage. Il
était amoureux de tout, des voyages en Martinique, de sa femme, de
sa famille, de ses amis et des enfants. Il fallait donc trouver une
maison et l’aménager pour y être heureux, tous ensemble.
C’est alors que le malheur a frappé, immense, un des pires qu’on
puisse imaginer ; une électrocution lui a brûlé les quatre membres.
Comment vivre avec ça ? D’abord il a fallu survivre, et, dès la sortie
de son coma, Philippe a manifesté quelques facteurs de résilience ;
il a su se faire aimer par les infirmières qui venaient blaguer avec lui.
« Je suis cuit », leur disait-il en montrant ses membres brûlés. Cet
humour macabre n’était qu’un masque de clown, la politesse de son
désespoir. Il pensait à la mort, ce qui est logique, mais ne voulait pas
gêner ses proches et ceux qui le soignaient. Alors il souriait, blaguait
et provoquait même des fous rires pour ne pas imposer son malheur.
Quand je l’ai rencontré à Antibes au cours d’une journée « Sport
et Handicap » organisée par les Alliances du sport, j’ai été charmé
par son sourire et la franchise de son regard. « Rien à cacher »,
semblait-il me dire. Aucun mot, aucune image à éviter, nous
pouvons nous rencontrer. « Je ne suis pas handicapé, il me manque
simplement quatre membres, mais, pour le reste, ça va. »
Il faut se demander pourquoi Philippe a réagi ainsi, alors que
d’autres ont préféré se laisser couler, ce qui est plus facile à
comprendre. Quand j’ai vu sa stratégie affective, quand je l’ai vu
parler, sourire, appeler ses copains et se déplacer dans son fauteuil
entouré par ses proches, j’ai pensé que cette vitalité était un don de
sa mère. Dans son groupe familial, on se sécurisait beaucoup, on se
dynamisait, on se disputait certainement, puis on se pardonnait en
riant. La grand-mère, elle aussi, a participé au cadeau en lui
communiquant le plaisir d’aimer : un avantage pour la vie que, dans
nos théories de la résilience, on appelle « attachement sécure », une
manière d’aimer qui socialise, qui rend les relations faciles et
agréables.
Le deuxième facteur de résilience acquis avant le trauma, c’est
une aptitude à la mentalisation. Le fait d’aimer et d’être gai
n’empêche pas de chercher à comprendre. Avant le malheur,
Philippe rêvait, il anticipait tous les bonheurs possibles qu’il pourrait
partager avec ceux qu’il aimait : la mer, la montagne, les voyages, la
réflexion. Après le malheur, il a continué puisque c’est ainsi qu’il
avait appris à penser. « Pourquoi moi ? », se disait-il comme tous les
traumatisés. Mais il pensait aussi : « J’ai le choix entre la mort ou le
défi » puisque vivre est une bravade qu’il ne craint pas. Je pense
même qu’avec le temps, Philippe a érotisé cette manière d’affronter
la mort et la vie. Quand je l’ai revu lors d’un magnifique colloque sur
le thème « Sport et résilience » organisé à Eurosport par Laurent
Éric Le Lay, il avait gardé son gentil sens du contact, mais il
cherchait à théoriser ce qui lui permettait de relever son défi après
sa mort partielle. La résilience n’est pas un bonheur facile, mais
Philippe avait le choix entre se laisser aller à l’agonie psychique ou
évoluer vers la merveilleuse et douloureuse aventure sportive. Tous
les sportifs de haut niveau raisonnent ainsi : il faut être plus fort que
la souffrance pour parvenir à l’exploit qui donne sens à la vie.
C’est alors que Philippe s’est lancé le plus fou des défis, celui qui
allait lui donner la victoire après d’immenses souffrances : traverser
la Manche à la nage ! Il faut s’entraîner neuf heures par jour, tirer
des longueurs dans une piscine, serrer les dents pour supporter
l’effort physique et lutter contre l’ennui, car les fonds de piscine ne
sont pas très exotiques. Mais, après, quelle victoire !
Je pense que ce goût du dépassement de soi n’est pas étranger
à la victoire contre la mort qu’a remportée Philippe. Il a vu la mort, il
l’a côtoyée, elle n’a pas pu l’emporter, il a été le plus fort. C’est ainsi
que raisonnent les initiés ; ils se mettent à l’épreuve pour se fournir
la preuve qu’ils sont plus forts que la mort. Après la victoire, ils se
sentent autorisés à vivre. Mais avant le succès, quelle souffrance ! Il
faut vraiment avoir l’espoir chevillé à l’âme pour supporter tout ça.
Mais on a le choix entre la mort ou la victoire, on ne peut plus
hésiter, il faut y aller.
Alors Philippe y va : la mer de Bismarck, la mer Rouge, les
détroits de Gibraltar et même de Béring deviennent des terrains de
sport, des lieux d’initiation.
Philippe Croizon met en scène son handicap afin de démontrer
qu’on peut le dominer. Sa victoire est utile à toutes les personnes
handicapées du monde. Lui qui a reçu de sa mère et de sa grand-
mère le cadeau d’aimer la vie en dépit de son état, fait le même
cadeau à ceux qui ont subi un malheur analogue : un petit garçon
aux quatre membres coupés est sauvé du désespoir quand il
apprend les prouesses sportives de Philippe, une étudiante en
médecine qui a subi la même tragédie poursuit ses études et devient
spécialiste en prothèses de membres, et tous les blessés de
l’existence apprennent, en découvrant ses exploits, que le malheur
est dans l’histoire mais pas dans le destin. « Je sers à quelque
chose, dit Philippe, quand je provoque l’admiration des ministres et
des enfants. »
Le psychisme n’est pas intact, pas plus que le corps, mais quand
une crypte douloureuse s’installe dans son âme, elle est provoquée
par le regard des autres, des « normaux » qui possèdent quatre
membres et ne cherchent pas à découvrir l’âme des personnes
handicapées. Ils disent « on ne devrait pas laisser sortir des gens
comme ça », ils regardent le blessé comme un animal de zoo ou
laissent échapper une mimique de dégoût. Pour se protéger de
l’angoisse ou de la responsabilité, ils empêchent Philippe de sauter
en parachute, de nager et de prendre des risques en faisant des
courses en fauteuil. Prétendant protéger les personnes
handicapées, c’est à eux-mêmes qu’ils offrent le confort de ne pas
se soucier des blessés.
Par bonheur, autour des éclopés, beaucoup de personnes
parviennent à faire vivre les deux mots clés de la résilience :
« soutien » et « sens ». Le soutien est fourni par des associations et
des personnes qui désirent devenir des tuteurs de résilience. Les
professionnels de la santé sont nécessaires, mais pas suffisants. Ils
réparent les corps et invitent les personnes handicapées à
poursuivre un nouveau développement résilient. On fait la fête, on
loue des autocars, on parle jusqu’à minuit, on s’entraîne à marcher
avec des prothèses, à jouer au basket en fauteuil ou à nager des
heures et des heures.
Suzana, Marion Hans, Arnaud Chassery et toute une bande de
copains anonymes ont servi de tuteurs de résilience. C’est à leur
contact que Philippe a trouvé la force de se reconstruire. J’aurais dû
écrire « se construire autrement », car sans son accident Philippe
aurait évidemment connu une vie différente. Elle aussi aurait apporté
une série de bonheurs et de douleurs, comme dans toute histoire de
vie.
Un jour, Philippe rencontre Paul, un rescapé de la Shoah, et dit :
« Moi aussi, je suis un survivant », ce qui est indéniable. Cette
comparaison est pleine de sens, car on ne peut comprendre ce qui
nous arrive, reprendre possession de notre monde intime déchiré
par le trauma qu’en fouillant dans notre histoire et en rêvant d’un
projet de vie. Tout prend un sens différent quand on a été fracassé.
Une autre fois, un coiffeur a demandé à Philippe : « Je vous
coupe les pattes ? » Celui-ci a répondu : « C’est déjà fait. » Et
l’énormité de la réponse, en donnant un sens différent aux mots,
provoque un éclat de rire, un plaisir de l’instant.
J’ai connu la même expérience dans une association de
survivants de la Shoah. Ce petit groupe se développait très bien
avec ses réunions, ses sorties culturelles, ses invitations et ses
enquêtes, quand la présidente a dit : « On a beaucoup d’activités,
beaucoup de travail, il va falloir prendre un… prendre un… » Après
un court silence, tout le monde a soudain éclaté de rire, et la
présidente a ajouté : « On ne peut tout de même pas prendre un
collaborateur. »
Les mots avaient changé de sens. Les efforts physiques, la
réflexion, le changement culturel avaient métamorphosé la
souffrance passée en plaisir présent.
C’est ce que propose Philippe Croizon dans ce livre.
Docteur Boris CYRULNIK
Neuropsychiatre
Directeur d’enseignement de l’université de Toulon
I
AVANT L’EXPLOIT
Dois-je mourir ici ?

Dois-je mourir ici, à cet instant ? Me voilà prisonnier de cette eau


glaciale. Depuis vingt minutes, j’endure la morsure du froid. Ma peau
se fissure sous les engelures. Je ne sens plus mon corps et ma tête
s’apprête à exploser. Ne pas faiblir, persévérer, rester éveillé… Il me
faut respirer lentement pour ne pas perdre connaissance, pour
résister à l’hypothermie qui peu à peu s’invite dans mes membres.
C’est certain, mon cœur va bientôt cesser de battre. Périr ici, seul,
dans cet univers hostile, pétrifié par le gel, quel gâchis !
Quand soudain… une porte s’ouvre, celle de ma salle de bains.
Non, je ne suis pas abandonné en pleine mer Arctique. Mais pas
sauvé pour autant.
Mes yeux embrumés distinguent une silhouette qui s’avance vers
moi. Celle d’un homme massif, grand, athlétique, le crâne rasé, l’air
déterminé. Il porte une bassine qu’il manipule avec précaution. Il
s’approche et verse son contenu… dans ma baignoire. Encore une
tournée de glaçons !
« Bon, ça va là Arnaud. Je crois que j’ai ma dose. Ça fait
vingt minutes que je me pèle. À ton tour. T’es gentil de me sortir de
là fissa… »
Arnaud, c’est Chassery, mon binôme, expert en défi. Et celui que
nous allons partager est de taille. Pour le moment, nous n’en
sommes qu’aux préliminaires qui nous imposent d’endurer des bains
prolongés dans une eau à 2 ou 3 °C. Alors, à tour de rôle, nous nous
allongeons dans une baignoire pour souffrir ce supplice.
Arnaud est un solide gaillard d’une trentaine d’années. Trente-six
exactement. Un gaillard tout entier. Et moi, Philippe Croizon, je suis
amputé. Et pas qu’à moitié. Non, une grosse amputation de
compétition : les quatre membres, perdus dans un terrible accident
qu’il me faudra conter plus tard. Les deux tibias coupés à hauteur du
genou, le bras gauche au-dessus du coude et le droit en dessous
bloqué après chirurgie dans un angle à quatre-vingt-dix degrés qui
me permet, contre toute attente, de manipuler mon fauteuil roulant,
de tenir une cuillère, de composer des numéros sur un clavier et
même de conduire une voiture aménagée. Je suis un homme
raccourci, mais pas pour autant diminué.
Si peu diminué que je m’apprête, avec le solide gaillard
susnommé, à tenter un défi insensé : relier les cinq continents à la
nage.
Si aujourd’hui je trouve la force pour de telles inepties, si
aujourd’hui je peux parler de moi avec une telle ironie, c’est que j’ai
traversé les cinq phases qui mènent à la renaissance : déni, colère,
marchandage, dépression, acceptation. Un long chemin, des
épreuves terrifiantes qui vous ouvrent les portes d’un paradis qu’on
appelle résilience.
Cette résilience est désormais ma force, ma chance.
Voici mon histoire, voici notre histoire…
Cinq continents, la naissance…

18 septembre 2010. Je suis le premier sportif amputé des quatre


membres à traverser à la nage la Manche, considérée à juste titre
comme « l’Everest de la natation ». Lorsque j’atteins enfin les côtes
françaises, deux sentiments troublants s’emparent de moi. Le
premier, c’est le bonheur intense d’avoir réussi une telle audace
après deux ans d’entraînement où j’ai tout sacrifié à la nage. Le
second, c’est une immense tristesse. Voilà, tout s’arrête, c’est fini !
Je vais me séparer de mon équipe, cette formidable aventure prend
fin. Je fais mes adieux à la Manche et par la même occasion à
toutes les mers du globe car j’ai promis à Suzana, ma compagne,
d’arrêter là. Elle m’a donné deux ans de sa vie, m’a suivi avec un
dévouement sans limites… Impossible de lui en demander
davantage.
Au cours de cette aventure, j’ai rencontré Arnaud Chassery, qui a
tout quitté pour ce qui l’obsède, la nage longue distance. Il est à mes
côtés, sur les derniers mètres, pour m’encourager, me relancer, me
bousculer et me permettre d’aller au bout de mes limites. Jacques
Tuset m’honore lui aussi de sa présence. M’honore car c’est un
nageur en eau libre hors pair, également spécialiste du sauvetage
côtier. Il passe sa vie, sans palmes ni combinaison, à courir les
marathons et raids les plus réputés d’Europe. Deux colosses pour
un demi-homme ! Dans leur palmarès insolent, tous deux ont un
point commun : ils ont osé Gibraltar, une étape obligatoire pour tout
nageur digne de ce nom. Tous deux l’ont réussi…
J’ai eu beau promettre à la femme que j’aime, Gibraltar ne cesse
de me hanter. Et, à peine deux mois après la Manche, l’envie d’y
retourner se révèle définitivement plus forte que la loyauté. Tout à
mes fantasmes, j’apprends que Marco Diaz, originaire de Saint-
Domingue, vient de relier les cinq continents à la nage, dans le
cadre des Objectifs du millénaire promus par l’ONU.
Je me dis : « Pourquoi pas moi, pourquoi pas nous, un nageur
handicapé, un nageur valide. Tous capables d’une même folie. » Je
rappelle Arnaud aussitôt : « Et si on reliait les cinq continents à la
nage ? » À l’autre bout du fil, je l’entends rigoler mais je sais que
c’est gagné. Il a, lui aussi, eu vent de cette tentative. Lorsqu’il est
question de braver la mer, Arnaud n’est pas du genre à laisser
passer une occasion. Dans nos deux cerveaux de déjantés, l’idée
prend corps. Mais pas question pour autant d’en parler. Il faut
préserver Suzana, surtout ne pas trahir Suzana.
Cette connivence interdite ne fait que croître au fil des semaines.
Avec Arnaud, il nous faut communiquer à demi-mot, par codes
interposés pour préserver notre secret. Notre nom de code,
emprunté à un livre pour enfants : « Le Club des cinq ». De vrais
filous, de vilains garnements en train d’ourdir un impensable voyage,
de désobéir tout simplement. Nos recherches sur le Net vont bon
train, nous épluchons les tentatives similaires, les yeux rivés sur
cette mappemonde que nous faisons tourner de concert. Les cinq
continents, quelle idée sublime ! Partons le nez au vent avec, pour
seul bagage, notre enthousiasme. L’aventure, des billets d’avion
open, quelques nuits d’hôtels, pas d’autorisation particulière et qui
nagera verra…
Nous ne savons pas encore que ce projet va prendre une
dimension colossale. On ne se baigne pas au bout du monde
comme dans sa piscine. Au-delà de certaines frontières, nager
devient une affaire géopolitique. Des problèmes d’autorisations vont
donc nous contraindre à rester sur place plus longtemps que
prévu… Et puis, comment réduire cette épopée aux antipodes à un
simple barbotage ? Dès notre première traversée, en Papouasie,
l’impact affectif est si fort que notre expédition prend une tout autre
tournure. Il n’est plus seulement question de viser l’exploit sportif
mais de s’engager dans une incroyable aventure humaine, d’aller à
la rencontre des peuples et notamment des personnes confrontées
au handicap à travers le monde.
Mais, avant toute chose, il y a un « détail » qui mérite qu’on s’y
attarde : comment annoncer cette nouvelle à Suzana. Je dois
commencer les entraînements ; elle va se douter…
Je suis invité à témoigner dans l’émission Toute une histoire sur
France 2, animée par Sophie Davant, sur le thème « Que sont-ils
devenus ? ». À l’occasion d’une discussion avec son assistante, je
lui révèle notre intention de relier les cinq continents à la nage en
précisant que, n’étant pas très courageux, je n’ai encore rien dit à
Suzana.
Sur le plateau, tout se passe pour le mieux, mais, à la fin de mon
intervention, Sophie Davant tend le micro à Suzana, présente dans
le public. Je flaire l’entourloupe…
« Vous l’aimez très fort, Philippe ?
— Oui, évidemment.
— Au point de le suivre n’importe où, tout le temps ?
— Bien sûr, c’est cela aimer vraiment. »
Un bref regard échangé avec Sophie m’informe que mon compte
est réglé.
« Alors lorsqu’il reliera les cinq continents à la nage, vous serez à
ses côtés ? »
Un silence envahit le studio. Je me sens défaillir. Je vois deux
yeux en position mitraillette me mettre en joue. J’ai l’image, mais pas
encore le son… Alors, même si j’échappe pour quelques minutes à
un règlement de compte en live, je sais que le répit sera de courte
durée et que notre prochain tête-à-tête promet d’être explosif !
Suzana n’avait visiblement rien soupçonné. La stratégie du Club des
cinq avait fonctionné à merveille.
Le grondement du tonnerre ne me parvient que plus tard.
Comme toujours en cas d’orage ! Le verdict est sans appel : « Hors
de question ! » Et Suzana de vociférer : « Tu ne peux pas me faire
ça. Tu m’as déjà trop demandé. »
Mais la natation a ses raisons que l’amour ne peut ignorer. Peu à
peu, Suzana se fait à cette idée. « Tu vas en Papouasie. Mais c’est
loin, c’est dangereux. Je serai avec toi. » Quelques semaines plus
tard : « Tu vas à Béring. C’est loin, c’est dangereux. Je serai avec
toi, mais, entre les deux, tu ne me demandes rien. » Et puis, un jour,
à l’occasion d’une soirée entre amis, le miracle se produit. Je
l’entends prononcer : « On va relier les cinq continents à la nage. »
« On », pronom impersonnel qui dit tout le dévouement de cette
femme. C’est reparti. Nous pouvons reprendre les entraînements.
Suzana est à mes côtés, une fois encore.
Séverine, la compagne d’Arnaud, ne semble pas faire preuve de
la même réticence. Il est vrai qu’Arnaud est un grand garçon
autonome qui n’a pas besoin qu’on l’habille, qu’on le douche et
qu’on lui donne la becquée. C’est surtout ma dépendance physique
qui pèse sur Suzana. Ma situation de handicap impacte chaque
moment de notre vie ; je ne suis pas capable de me débrouiller sans
une tierce personne. Chez moi, j’ai la chance d’être accompagné par
une perle rare, ma fidèle Suzie, qui, depuis dix-sept ans, vient tous
les matins pour s’occuper de moi. Mais je doute qu’elle ait envie
d’aller me dorloter aux antipodes. Ce nouveau « sacrifice » de
Suzana est donc mon seul passeport pour l’extase.
Encore faut-il trouver un nom à cette expédition. Il nous vient
comme une évidence, un jour, au cours d’une conversation. Je dis :
« Nous allons nager au-delà des frontières. » Voilà, tout simplement.
Une analogie avec « Médecins sans frontières » peut-être.
Quatre traversées en quatre mois. En cent jours exactement.
Comme certains l’ont supposé, à tort, ce n’est pas un tour du
monde, inspiré par l’épopée de Jules Verne qui, par la magie des
mots, l’avait tenté en ballon. Non, notre expédition se contente de
« relier » les continents, par les détroits les plus courts. Il s’agit de
tendre un pont fictif entre les frontières administratives de l’Europe,
l’Asie, l’Amérique, l’Afrique et l’Océanie.
Pour le parcours, avons-nous vraiment le choix ? Quelles mers,
quels détroits, quels pays ? En observant la carte, nous nous
rendons compte que, à la nage, les options sont limitées. Marco
Diaz a ouvert la voie sur des itinéraires qui nous semblent
cohérents. Nous décidons donc d’opter pour les mêmes tracés, à
quelques détails près. Pour relier l’Océanie et l’Asie, nous
commencerons notre défi en Papouasie, une île immense écartelée
entre deux continents : d’un côté la Nouvelle-Guinée, de l’autre
l’Indonésie. Entre l’Europe et l’Afrique, le passage sera royal :
Gibraltar ! Entre l’Amérique et l’Asie, pas d’autre solution que le
détroit de Béring qui, entre les îles de la Petite et de la Grande
Diomède, offre une distance suffisamment courte. La seule
alternative, c’est entre l’Afrique et l’Asie. Deux routes possibles,
chacune à une extrémité de la mer Rouge : Égypte-Jordanie au nord
ou Djibouti-Yémen au sud. Mais cette deuxième option semble plus
hasardeuse ; on évoque les pirates, l’instabilité politique. Par
prudence, nous choisissons la première, même si, à cette époque,
les émois du Printemps arabe continuent de secouer tous les pays
de la zone. Pour bien faire, il aurait également fallu relier l’Asie à
l’Europe, via le Bosphore. Mais franchir une rivière n’avait guère
d’intérêt ! Quatre traversées suffisent pour que nous mettions un
pied sur chaque continent…
Première traversée, le 17 mai 2012 : Océanie-Asie, entre la
Papouasie-Nouvelle-Guinée et la Papouasie indonésienne.
Deuxième traversée, le 21 juin 2012 : Afrique-Asie, entre l’Égypte
et la Jordanie.
Troisième traversée, le 12 juillet 2012 : Europe-Afrique, entre
l’Espagne et le Maroc par le détroit de Gibraltar.
Quatrième traversée, le 17 août 2012 : Asie-Amérique, entre l’île
de la Petite Diomède (USA) et celle de la Grande Diomède (Russie)
par le détroit de Béring.

Des valeurs universelles

« Nager au-delà des frontières », ce n’est pas seulement nager


et ce n’est pas seulement franchir des frontières. Quitte à parcourir
le monde, autant le faire avec de grands desseins. Il est dit dans le
premier article de la Déclaration universelle des droits de l’homme :
« Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en
droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les
uns envers les autres dans un esprit de fraternité. » Est-ce là une
pure utopie ou une réalité ?
En relevant un tel défi, l’un valide, l’autre handicapé, serons-nous
en mesure de faire tomber d’immenses barrières et de solides
préjugés ? Dans nos valises, nous emmenons des valeurs qui, nous
l’espérons, ont encore un sens : estime, acceptation, solidarité,
respect des différences, de toutes les différences. Nous partons à la
rencontre des singularités qui peuplent notre planète…

Un message de paix et d’égalité

Nous souhaitons véhiculer un véritable message de paix et de


solidarité entre les hommes des cinq continents. Au-delà des
singularités sociales, culturelles, religieuses et politiques, les
habitants de la planète ne sont pas si distants les uns des autres.

Le respect de la différence
Le respect de la différence est indispensable. Ces traversées,
nous voulons les accomplir ensemble, côte à côte, du début à la fin.
Arnaud, le « valide », devra donc en permanence adapter sa vitesse
pour nager à mes côtés. Je devrai me dépasser pour ne pas ralentir
mon compagnon et lui permettre d’arriver au but.

L’égalité des chances


Les personnes avec un handicap corporel, mental ou psychique
sont très souvent confrontées aux inégalités, à la discrimination,
parfois même au mépris. En relevant ensemble ce défi, nous
voulons démontrer que le handicap n’est pas une fatalité. Avec du
courage et de la volonté, chacun, qu’il soit valide ou non, peut
repousser ses limites et accomplir de grandes choses. Moi,
handicapé, à travers cette tentative universelle, je veux porter haut
les valeurs comme le courage, l’abnégation et la force de vivre. Je
veux montrer à tous qu’une personne handicapée est avant tout une
personne.
Arnaud Chassery, un coup
de foudre…

Pourquoi lui ? Pourquoi nous ? Pourquoi ce duo ? Parce que


Arnaud Chassery, c’est mon coup de foudre. Je le rencontre alors
que je prépare ma traversée de la Manche. Nageur en eau libre, il
est l’un des rares Français à l’avoir réussie. Un maestro qui a
certainement bien des choses à m’apprendre.
Je décide de l’appeler :
« Je veux traverser la Manche.
— Oui, c’est une bonne idée.
— Mais je n’ai pas de bras, pas de jambes. »
À peine un silence au bout du fil. Il me répond :
« Viens t’entraîner avec moi en Bretagne. Ensuite, on ira nager
dans la Manche. Et après, on verra… »
Voilà, c’est ça Arnaud Chassery. Un mec simple, généreux,
doublé d’un super sportif. Arnaud est alpiniste et accompagnateur en
montagne, spécialisé en orientation. Pendant de nombreuses
années, il a encadré des groupes lors de randonnées en raquettes,
en VTT, en kayak de mer ou en canoë. Il a ensuite exercé le métier
d’enseignant pour les futurs candidats au brevet d’État
d’alpinisme. Mais son sport de prédilection a toujours été la
natation. Ce n’est pourtant pas un enfant de la mer ; il est né à
Joigny, au cœur de la Bourgogne.
Mais tout petit déjà, il a une idée fixe : un jour, il traversera la
Manche à la nage !
Chaque été il assiste, songeur, à l’arrivée des nageurs sur la
plage de Wissant, dans le Pas-de-Calais. C’est finalement le 29 août
2008, après plusieurs années d’entraînement intensif, qu’il accomplit
son rêve d’enfant : il relie la plage de Folkestone (Angleterre) au cap
Blanc-Nez (Pas-de-Calais) en seize heures et trente-huit
minutes. Selon lui, le « jour le plus long de [sa] vie » !
Puis très vite, il se fixe un nouvel objectif : la redoutable
traversée du détroit de Gibraltar. Il l’accomplit deux ans plus tard,
frôlant de peu le record de France de la durée de nage. À travers
films et conférences, il partage sa passion avec un large public. Il est
également l’auteur d’un livre, À contre-courant. Son leitmotiv :
« Chacun doit se sublimer à sa façon, avec ses moyens. Il faut
savoir écouter son cœur ; l’énergie que l’on y puise est commune à
chaque être humain. » Il n’en fallait pas davantage pour qu’avec lui
l’osmose soit totale.
Préparation, le secret de la réussite

Décembre 2010. L’idée est lancée, le parcours tracé, nos


compagnes amadouées… Sur le papier, nous sommes parés à
toutes les audaces, mais qu’en est-il de notre condition physique ?
« Nager au-delà des frontières » pourrait débuter au printemps 2012.
Nous sommes donc à dix-huit mois de l’échéance. Arnaud est au top
puisqu’il « habite » dans l’eau non-stop et vient d’achever la
traversée du détroit de Gibraltar. Quant à moi, même si j’ai remis un
peu de « mou » dans ma vie, j’ai conservé le bénéfice de deux ans
d’entraînement intensif pour la Manche.
Plusieurs mois de natation à raison de cinq heures par jour, sept
jours sur sept, soit entre 10 et 15 kilomètres de longueurs
quotidiennes, devraient suffire. Un entraînement complété par trois
séances de musculation par semaine avec mon préparateur
physique, Thomas Lequeux, un gaillard d’un mètre quatre-vingt-cinq,
ancien militaire, qui ressasse inlassablement sa devise : « Ce n’est
que dans la douleur qu’on progresse. » C’est durant ces quelques
mois que sont tournées les séquences du documentaire de
cinquante-deux minutes que la société de production Gédéon
Programmes souhaite consacrer aux préparatifs de notre expédition.
Il sortira sous le titre La Vie à bras-le-corps.
Au printemps 2011, pour nous habituer à nager en eau froide,
nous prenons la direction de la Trinité-sur-Mer, dans le Morbihan, où
l’eau peine, à cette époque de l’année, à dépasser une dizaine de
degrés. Nous avons loué une jolie maison bretonne. Mes parents,
Gérard et Monique, nous rejoignent pour s’occuper de leur « petit »,
ce cadet ingérable qui prépare son nouveau caprice. La pression est
grande. Ils ont beau être papa et maman, c’est la première fois que
je les sens si proches, si impliqués. Comment allons-nous vivre cette
intimité deux mois durant ? Les choses se mettent finalement en
place naturellement, chacun assumant un rôle bien défini. Mon père
soigne mon matériel tandis que ma mère m’accompagne pour tous
les gestes du quotidien. Suzana, ma compagne, et Séverine, celle
d’Arnaud, nous rejoignent de temps en temps, lorsque leur emploi
du temps de maman leur accorde un maigre répit. Nos femmes nous
manquent, mais priorité à la nage et pas de place pour les états
d’âme.
Dans cet Atlantique parfois houleux, nous défions les courants
qui s’engouffrent entre les îles. Le « jus » local nous laisse
fantasmer sur ces remous qui agitent parfois les mers aux
antipodes. Notre objectif : nager le plus longtemps possible en eau
froide. L’Atlantique se plaît à nous offrir ce bain réfrigéré. À Béring,
ce sera 7 °C de moins.
Des prothèses qui valent de l’or

Pour cette première mise à l’eau, j’ai l’occasion de tester mon


matériel. Comment rendre à l’homme en kit la mobilité de ses
jambes amputées puisque, sans tibia, impossible de me propulser ?
Il existe, depuis quelques années déjà, des prothèses de nage, mais
uniquement adaptées au loisir. En eau libre, aucun hurluberlu de
mon espèce n’a jamais tenté le coup. Alors des modèles de
compétition pour un quadri-amputé, c’est quoi ce délire ? On part
vraiment de zéro.
Dès 2008, je demande à mon prothésiste – habitué à des
commandes plus conventionnelles – de plancher sur un prototype de
palmes, mais le résultat se révèle catastrophique. Trois kilos par
jambe maintenus par de la mousse expansée ; ces enclumes
flottantes me blessent à chaque battement. L’objectif Manche se
rapproche, il faut trouver une solution. Je m’en remets alors au
savoir-faire des ingénieurs du CREPS 1 de Poitiers et du CAIPS 2
pour relever cette gageure. Experts en haute technologie, leurs
prothésistes et orthopédistes travaillent durant un an et demi pour
concevoir un modèle à mon « pied ». Au bout de six mois, on me
soumet une première paire. Pas optimale, elle nécessite des
retouches. Un an plus tard, un modèle nettement plus sophistiqué
voit le jour, en carbone et titane. Sur mesure, du jamais fait, une
véritable pièce de formule 1. Mais cette créativité a un coût, que
d’aucuns jugeront exorbitant : 12 000 euros. La contrepartie
appréciable c’est que, désormais, le « patron » existe ; quelques
nageurs amputés m’ont déjà contacté pour se procurer les plans de
la pièce en titane qui gère l’inclinaison et la rotation. L’emboîture
dans laquelle vient se glisser le moignon doit ensuite être moulée à
leurs mesures, et c’est lors de cette opération que se révèle tout le
talent du prothésiste. Il faut alors compter 6 000 euros la paire ! Un
tel budget ne me permet pas de réaliser des prothèses de rechange.
Pour assurer mes arrières sur les cinq continents, j’ai une autre paire
en plastique, vestige de la Manche, qui traîne dans un placard. Je
prends la précaution de la glisser dans mes valises en cas de casse.
Les manchons sont ensuite fixés sur des palmes, qu’on appelle
« voilure » dans le jargon des initiés. Elles ont été conçues par
Breier, spécialiste dans la fabrication de bipalmes et monopalme en
composite pour l’apnée, la nage, la chasse sous-marine… Ces
pièces équipent les apnéistes et chasseurs de poissons en apnée ou
encore un quadruple champion d’Europe en sauvetage. Pour le
« cas Croizon », il a fallu des mois pour mettre au point la bonne
option, d’abord en fibre de verre sur la Manche puis en carbone sur
les cinq continents. Cette dernière, nettement plus sophistiquée,
permet un plus grand retour d’énergie et donc un meilleur
rendement.
Côté combinaison, nous sommes « habillés », une nouvelle fois
après la Manche, par Aqua Sphere, le département natation d’Aqua
Lung, leader mondial dans la fabrication d’équipements de plongée
sous-marine. Toutes les autres marques ont « décliné » notre
proposition. Aqua Lung a été le seul à me dire : « Oui, ça peut nous
intéresser. Faut voir ! » Trois types de vêtements ont été conçus
pour faire face à des conditions de nage très distinctes : une
combinaison d’un millimètre d’épaisseur pour les eaux chaudes, une
autre de trois millimètres pour les eaux tempérées et une dernière
de huit millimètres pour les eaux glaciales du détroit de Béring, à la
fois hydrodynamique et thermorésistante. Pour compléter la
panoplie, je nage avec un tuba qui me permet, parce que mon
impulsion est limitée et m’empêche de relever le buste, de nager le
visage le plus souvent dans l’eau.
Lors de ces entraînements en Bretagne, Arnaud l’insubmersible
opte, le plus souvent, pour un slip de bain minimaliste. En guise de
peau, cet homme s’est couvert depuis longtemps d’écailles.
Ma Suza-nana, elle m’apaise

À peine remis de ce traitement de choc breton, nous décidons,


Suzana et moi, durant l’été 2011, de gagner le Grand Sud. Direction
le Portugal. Nous posons nos valises pour quatre semaines à São
Martinho do Porto. C’est dans cette large anse où les vagues sont
réputées être particulièrement virulentes que je vais me frotter aux
colères de la mer. L’océan exprime ici tout son tempérament, quitte à
vous glacer le sang. À proximité de Lisbonne, en plein mois d’août,
l’eau dépasse rarement 15 °C. Le Gulf Stream s’en va lécher les
côtes espagnoles, plus au nord, abandonnant le Portugal à la
fraîcheur.
Le Portugal, c’est le pays de Suzana.
Celle que j’appelle ma Suza-nana me rassure, m’apaise ! Elle est
à la fois mon sextant et ma bouée ; elle me guide et me porte.
J’ai rencontré l’amour sur Internet. Après trois ans de célibat,
guéri du départ de ma première femme, je pianote sur un site de
rencontres. Amputé des quatre membres, autant dire que mon profil
« atypique » ne rencontre guère le succès escompté. J’ai le doux
espoir qu’une femme pourrait ainsi m’aimer mais, en mon for
intérieur, les perspectives semblent tout de même limitées. Mais un
jour, je tombe sur le message d’une prénommée Suzana qui n’a pas
pris ses jambes à son cou en lisant mon profil. Humour et gentillesse
ont suffi à la séduire. Peu importe le flacon pourvu qu’il y ait
l’ivresse. Au fil des semaines, des mois, cette relation épistolaire
prend corps et notre première rencontre ne fait que confirmer nos
sentiments. Suzana a trois filles d’un premier mariage : Mélodie,
Claire et Delphine. Le beau-père n’est pas banal, mieux vaut les
préparer. Le lien se tisse crescendo…
Au bout d’un an, quatre filles débarquent chez moi, une grande
maison dans laquelle je vis avec mes deux garçons. Nouvel amour,
famille recomposée, je suis comblé. On dit souvent que l’amour rend
aveugle ; il m’a fait pousser des ailes. Moi l’amputé, je me suis mis à
ouvrir grands les yeux, à rêver. À rêver tellement fort que, pendant
deux ans, Suzana a tout sacrifié pour m’aider à vaincre la Manche.
Aujourd’hui elle est là, toujours en équilibre, sur une plage de son
pays natal comme dans la vie. Je lui dois mes envies et mes
réussites. J’affirme que, sans elle, aucune de mes tentatives n’aurait
pu réussir. C’est le propre de ceux qui vivent dans l’ombre, mais
sans qui rien n’est possible.
Alors, lorsque je la vois, douce et charmante, attentive au
moindre de mes gestes, je mesure la valeur de ce cadeau qui m’est
offert. Ses craintes initiales pour les cinq continents se sont
rapidement dissipées. C’est pourtant un dilemme qu’elle me cache
par pudeur : pendant presque quatre mois, elle va devoir laisser ses
filles aux bons soins d’une autre, une personne de confiance qui
vient s’occuper d’elles à demeure. Mais cette femme est vaillante, il
n’y a pas de place pour la plainte dans son cœur.
Ma situation de dépendance fausse parfois le jeu. Accepter
d’aimer une personne handicapée n’est pas donné à tout le monde.
Il y a tous ces petits gestes du quotidien qu’elle assume avec
dévouement depuis neuf ans. Et, non content d’exiger tant d’elle, je
me paye maintenant le luxe de lui imposer des conditions « extra-
ordinaires ». Souvent, je la sens inquiète, face à l’état de la mer, à
ma santé. La perspective de Gibraltar ou de Béring ne fait
qu’accroître son tracas. Elle sait que je ne recule devant aucun
obstacle ; je ne doute pas qu’elle ait parfois craint pour ma vie. Mais
elle ne dit rien, me laisse assumer mes décisions, sans tenter de m’y
faire renoncer. Elle a ce don d’abnégation, jamais intrusive. Moi
souvent volcanique, elle toujours sereine. Je suis le feu, elle est ma
terre. Elle est le calme, moi la tempête.

À notre retour du Portugal, l’automne s’étant invité dans notre


calendrier, je m’entraîne chaque jour dans le bassin sportif de la ville
de Châtellerault. Au minimum trois cents longueurs de 50 mètres.
Presque trente-cinq heures de crawl par semaine. Arnaud, de son
côté, s’astreint à l’effort avec la même intensité. Pour échapper à
cette monotonie aquatique, je retourne parfois vers mes premiers
amours : le lac de Saint-Cyr, tout près de chez moi. C’est lui qui a
assisté à mes plus grandes folies lorsque je m’entraînais pour la
Manche, des heures durant, dans le froid, le vent et parfois la neige.
Un décor familier, tantôt honni, tantôt adulé. Lieu de mes plus
grandes souffrances qui me voit revenir aujourd’hui pour ce nouveau
défi.

En janvier 2011, à l’occasion de la remise d’une distinction par


l’Académie des sports, j’ai rencontré l’amiral Lajous, directeur du
personnel militaire de la marine. Je lui avais fait part de mon désir :
m’entraîner avec les plongeurs démineurs, un corps d’armée sur
lequel j’ai abondamment fantasmé lors de mon service militaire. La
réponse ne se fait pas attendre : « Affirmatif ! » Quelques mois plus
tard, en février 2012, nous sommes donc conviés dans leur base
pour affûter notre expérience en eaux froide et chaude aux côtés de
la crème des crèmes et bénéficier ainsi des conseils de leur médecin
militaire, un expert en nages extrêmes ! Au cœur de l’hiver, nous
nous rendons donc à l’École de plongée de la marine nationale,
installée sur la presqu’île de Saint-Mandrier, dans le Var. Sept jours
auprès des « Men in black » des mers ! L’occasion, pour nous, de
tester la combinaison conçue pour le détroit de Béring que vient de
nous livrer Aqua Sphere. Si épaisse qu’il faut pas moins de quatre
mains pour l’enfiler en force !
Cette école créée en 1860 a pour mission de former la totalité
des plongeurs de la marine nationale, qu’ils soient de bord,
démineurs ou de combat. Ils sont secondés par des infirmiers
hyperbaristes affectés à la surveillance des chantiers de plongée et
au traitement d’urgence des accidents. Les hommes de cette unité
d’élite sont rompus aux nages sur de longues distances. Dans une
Méditerranée d’un bleu azur, les officiers prennent le temps de
crawler à nos côtés, comme pour nous dire à quel point notre projet
force le respect. Cet hommage rendu par ces beaux gosses taillés
comme des armes affûtées nous est précieux.
Le docteur Pontier, spécialiste du grand froid, énumère quelques
informations indispensables pour la réussite de notre expédition. À
Béring, nous pensions aller le plus vite possible pour nous
réchauffer. Est-ce la bonne solution ?
« Vos idées sont pleines de bon sens mais, en réalité, les
premières recommandations, pour les naufragés en eau froide, c’est
de rester calme et de ramener bras et jambes au niveau du ventre et
du thorax. On évite de bouger car plus on bouge, plus on entraîne
d’échanges thermiques par convection cutanée. »
Il nous faudra donc modérer notre allure, ainsi qu’en eau très
chaude où la déshydratation peut avoir des conséquences néfastes.
Nous nous astreignons à une rigueur militaire, presque trois heures
en mer chaque jour. Je veux faire la preuve que je suis « capable »
et que le handicap n’est pas une fin ni un renoncement. Je suis
handi-capable ! Et non pas un rebut, un bon à rien.
Le docteur Pontier m’avoue, lui aussi, avoir cédé aux préjugés :
« Je te le dis cash. Quand je vous ai vu arriver, je me suis
demandé : “C’est quoi ça ? Un truc de foire ?ˮ Et derrière, je me
rends compte qu’il y a une grande humanité et surtout que vous
avez un message à faire passer. La vie est là. Notre seul moteur, ce
sont nos rêves. Vous êtes une très belle rencontre… »
Tout au long de cette immersion avec les commandos marins, j’ai
la joie d’être accompagné par un invité inattendu : beau mec au
crâne rasé, presque mon double, copie à s’y méprendre ! Jean-Luc,
mon frère. Avec cet aîné, dont j’étais pourtant si proche, nous
sommes restés, toutes ces dernières années, murés chacun dans le
silence. Pendant seize ans. Jusqu’à ce jour où je lui dis : « Viens
avec nous à Toulon ! » C’est la première fois, depuis mon accident,
que nous sommes ensemble. Il ne m’a jamais suivi auparavant, lors
de la préparation de la Manche. Ni lui ni personne d’ailleurs, à part
Suzana. À Toulon, il doit s’occuper de moi, jour et nuit. Pour la
première fois. Je découvre un ours au grand cœur, un peu
désorienté par cette fraternité en partie inexplorée. L’occasion de
redevenir de vrais « frangins »…
À l’issue de cette expérience, Jean-Luc décide de se mettre à la
natation, afin d’appréhender, à son tour, les efforts extrêmes que j’ai
endurés. La tâche ne s’annonce pas facile car, comme moi trois ans
auparavant, ce vétéran de 44 ans n’est pas un nageur très brillant. Il
se mouille, s’acharne, se donne sans compter. Quelques mois plus
tard, nous déciderons de traverser le bassin d’Arcachon, par le
hasard du calendrier un jour de tempête. Un vent à décorner les
bœufs et, par moments, des creux de 2 mètres. Mais pas question
de faire marche arrière même si le bon sens aurait voulu que nous
reportions ce délire. Par précaution, nous sommes escortés par une
vaste équipe de secouristes, armada de bateaux, Jet-Ski et Zodiac.
Pompiers, gendarmerie maritime, sauveteurs en mer sont prêts à
nous repêcher à la moindre alerte, au moindre éternuement. Cette
expérience fut éprouvante car Jean-Luc, malgré une préparation
sérieuse, a souffert et s’est laissé emporter à plusieurs reprises.
Mais il a tenu bon. À l’arrivée, ivre de fatigue, il s’effondre en larmes
dans mes bras :
« Maintenant, je sais ce que tu as vécu. »
Tout ce que j’ai accompli m’a rendu crédible à ses yeux, enfin.
Crédible et surtout vivant ! Cette intimité lui a certainement permis
de se libérer de ses vieux démons car j’ai toujours eu le sentiment
que, depuis mon accident, il se débattait dans une rage sourde qu’il
n’osait cracher. Désormais, je le sens apaisé. Notre proximité lui a
permis de comprendre qui je suis, quel est mon quotidien, à quoi
ressemble ma nouvelle vie. Et d’admettre, enfin, que je suis
« handicapé » !
Oui je suis handicapé, oui je suis différent. Regardez-moi,
comment prétendre le contraire ? J’aurais dû avoir bien plus tôt le
courage de clamer ma singularité au lieu de perdre des années à
faire semblant. Handicapé n’est qu’un adjectif. Je suis avant tout une
personne, c’est cela mon substantif !
Je prétends aujourd’hui être un autre homme, mais je suis
également certain que ma famille est une autre famille, en particulier
depuis ma traversée de la Manche. Mais avant d’en arriver là,
l’histoire fut longue et douloureuse, pour moi, pour eux…
Résilience, une affaire de famille…

La résilience n’est pas celle d’un seul homme, c’est une affaire
de famille. Et, tous ensemble, à trop faire semblant, on prend le
risque de ne jamais surmonter l’obstacle, de ne jamais grandir.
Lorsque j’ai explosé en vol, toute ma famille a explosé. Mais il a fallu
attendre sept ans après mon accident, à la faveur d’un autre
événement…
Jusque-là, tout le monde a joué son rôle, porté un masque en
feignant que tout allait bien.
L’imposture commence à l’hôpital, dès qu’on me place en milieu
stérile. La consigne est stricte : Philippe est dans un état déplorable,
alors pas question de pleurer devant lui. Je ne sais pas qui a lancé
cette idée. En tout cas, pas question d’y déroger ! Gare à celui qui
verse la moindre larme. Chacun se prête au jeu de cette
« rassurante » mascarade. Depuis ma chambre stérile, je leur donne
la réplique avec le même sourire. Pourtant, derrière mon masque de
clown, je hurle à la mort. Face à moi, le même miroir de faux-
semblants ! Je ne vois pas de pleurs ; il n’y a donc pas de tristesse.
Comment puis-je être aussi aveugle ? Je n’ai compris que bien plus
tard ce qui se jouait à travers cette « comédie » : le premier vient me
voir le sourire aux lèvres, puis disparaît, aussitôt remplacé par un
deuxième toujours aussi béat qui s’éclipse à son tour et laisse sa
place à un troisième la banane jusqu’aux oreilles. En voyant ce
défilé de rictus, je finis même par penser que tout le monde se fout
éperdument de ma situation. Mais dès qu’ils sont hors champ, tous
fondent en larmes, incapables de supporter la vision du corps
calciné de ce fils, de ce frère ou de ce mari. Ce qui ressemble a
priori à un mauvais guignol est en réalité, pour mes proches, une
farandole d’amour !
Mon handicap est spectaculaire. Pour qu’il s’estompe, je dois
briser la glace. En racontant des blagues, en faisant le bouffon, cela
devient possible. Concentrer tous les regards sur mon sourire. Mais
l’humour à tout prix n’a pas de sens. Ce n’est un remède ni pour
rassurer les autres, ni pour se rassurer soi-même. Je contrôle sans
cesse, dissimule pour leur laisser penser que je suis fort. Je ne veux
surtout pas les décevoir, par peur que ma souffrance extrême ne
devienne contagieuse et n’entraîne toute ma famille dans mon
maelström. Je suis le seul responsable de leur douleur, je dois
l’apaiser.
Pas une seule fois, je ne me suis confié à mes proches.
Personne pour ôter ces lambeaux de plaies qui se détachent de mon
cerveau. Même pour le personnel soignant, je suis et demeure
« Philippe le super balèze ». Dans le centre de Valenton où je
poursuis ma rééducation après mon hospitalisation, j’endosse ce
rôle et, dès qu’un nouveau arrive, on me le confie pour lui remonter
le moral. Je suis pourtant le seul en fauteuil électrique avec quatre
membres en moins. Certainement le plus mal loti ! Malgré tout, je
reste inoxydable, toujours prêt à dégainer une plaisanterie, à suer
sur le matériel de musculation avec l’ambition, au plus vite, de
remarcher. Je veux faire mes premiers pas avant mon petit garçon,
avant les cinquante ans de mariage de mes grands-parents. Un
objectif après l’autre, pas le temps de réfléchir ni de m’apitoyer sur
mon sort. Foncer, si possible avec le sourire. Mais quel jeu pourri !
Quelle perte de temps. Quand aurai-je le courage de crever cet
abcès et de le laisser se vider, lentement ?
Un jour, j’admets qu’il est temps de hurler, de vomir ce chagrin
insensé. Ma requête est simple : arrêter tous mes médicaments
pendant quelques heures pour que je puisse, enfin, tout simplement
pleurer. Je suis shooté aux antidépresseurs, mon corps, sous
emprise, ne m’appartient plus. Ces larmes qui coulent dans mes
veines depuis si longtemps en circuit fermé ont besoin d’être
expulsées. Je demande à voir le médecin-chef :
« Il faut arrêter mes traitements.
— Pourquoi ?
— Faut que je pleure, que je craque. Vous me surveillez, vous
faites ce que vous voulez, mais faut que je vide. Là, j’ai un trop-
plein ! Je veux hurler, mais je n’y arrive pas. Alors lâchez-moi la
bride. »
À ma grande surprise, imaginant ma tentative aussi désespérée
qu’incongrue, j’entends :
« OK. »
Le chef consent à diminuer mon « cocktail à bonheur »,
decrescendo. Au bout de quelques jours, les vannes se rompent.
J’explose dans ma chambre, sans que personne ne m’observe. Puis
je retourne le voir :
« C’est bon. Vous pouvez remettre la dose. »
En sept ans, c’est la seule fois où j’ai craqué. La seule. Nous
avons tous joué ce rôle de dissimulation avec un affligeant brio.
Jusqu’au jour où l’hypocrisie a volé en éclats…
2001, sept ans après mon accident. Ma femme me quitte. Je
tente pour la première fois d’en finir. Face à la mort, la vraie, celle
qui est désirée, plus personne ne rigole. Bas les masques ! Fini le
jeu de dupes. Ma famille est emportée par mon ouragan. C’est à qui
videra son sac, à commencer par mon père, Gérard, qui pour la
première fois consent à dire sa douleur. Les mots deviennent son
exutoire. Dès qu’il croise quelqu’un dans la rue, il ne peut
s’empêcher de raconter ce qui m’est arrivé, par le menu détail.
Malheur à celui qui, lors d’une soirée, tombe dans ses filets : « Vous
savez, on a vécu un truc terrible… » Jusqu’à saouler les gens.
Encore aujourd’hui, il relate notre histoire, tout le temps, à tous…
À tous sauf à ma mère, Monique. Elle n’a jamais pu prononcer
un mot sur l’accident. Dix-neuf ans qu’elle vit avec cette image
verrouillée bien profondément. Je crains qu’elle ne voie encore en
moi le petit garçon avec des bras et des jambes. Comment savoir ?
J’essaie d’aborder le sujet ; elle se met à pleurer. Lorsqu’un
journaliste souhaite l’interroger, elle refuse. Elle ne peut pas, n’y
arrive pas. Elle est pourtant toujours à mes côtés, m’accompagne
sur les plateaux télé, lors de mes conférences. Mais son
dévouement n’a d’égal que son mutisme. Parler de l’accident,
jamais. Mais de son fils, oui ! Je sais qu’elle est fière de l’intérêt
qu’on me porte, de tous ces hommages. Au point d’en être parfois
pénible. À celui qui a l’impudence de ne pas me reconnaître dans la
rue, dans le taxi, à la réception de l’hôtel, elle susurre, toujours dans
mon dos :
« Vous savez qui c’est ? C’est mon fils, Philippe Croizon. Il a
traversé la Manche à la nage. »
Alors lorsque je reviens, les gens m’apostrophent :
« Ah, c’est vous qui avez… »
Maman, au secours ! Cesse de bavarder et mets-toi enfin à
parler…
Font-Romeu, face-à-face au sommet

En cette fin du mois de mars 2012, trois semaines seulement


avant notre première traversée, nous décidons d’achever notre
préparation au sommet. À 2 000 mètres d’altitude. Le moment de
vérité ! Direction les Pyrénées et le Centre national d’entraînement
en altitude de Font-Romeu. Le CNEA est depuis quarante ans à la
pointe de l’expertise sportive. Il a été construit pour préparer
les JO de Mexico et a participé à l’éclosion de plusieurs générations
de champions aux quatre coins du globe.
C’est dans ces lacs d’altitude où l’eau de printemps est encore
rafraîchie par les neiges que nous allons expérimenter les sévices
qui nous attendent à Béring. À la limite du cercle arctique, l’eau ne
dépassera pas 3 °C. Cet établissement est l’endroit idéal, à la fois
parce qu’il offre de belles installations sportives, et notamment une
piscine, mais également parce qu’il permet de bénéficier des
conseils des plus grands professionnels. Une précaution
indispensable car, pour le moment, seuls deux femmes et un homme
sont venus à bout du détroit de Béring. Ces dames sont bien plus
méritantes, puisqu’elles ont réussi l’exploit… en maillot de bain !
Arnaud et moi nous retrouvons pour la première fois seuls, en
immersion totale, face à face. L’occasion de tester notre binôme.
Arnaud est un solitaire, parfois rude. Rude dans la façon de traiter
son corps, rude dans sa façon de parler. J’ai besoin de lui, alors au
lieu de le prendre de front, je préfère user d’humour. Lorsqu’il me
parle un peu trop sévèrement, je lance : « Avec… », il enchaîne
« délicatesse » ! Un sourire et le ton s’adoucit. Pendant trois
semaines, il doit s’occuper de moi. Mais assister une personne
handicapée n’est pas si évident. Cela s’apprend. Arnaud est
indépendant, part courir ou se balader. Pendant ce temps, je reste
seul dans ma chambre. Le soir, il n’est pas aussi disponible que je le
souhaiterais. Il dit ne pas être à mon service. Sans que j’exige cela
de lui, je me rends compte que j’ai été habitué à être entouré, aimé,
dorloté.
Je constate, peut-être pour la première fois depuis vingt ans, que
je ne suis pas le centre de ce monde qui m’entoure. Or être seul, je
ne sais pas faire. Mon maître mot, c’est « partage ». J’en use, j’en
abuse au point que Suzana me dit souvent : « Allez, c’est bon,
partage tout seul ! » J’aime être avec l’autre, vibrer en compagnie,
rire de bon cœur. Sans l’autre, je suis malheureux. On pourrait
penser que c’est mon handicap qui me rend dépendant ? Pas
seulement. Plus qu’un besoin, c’est une envie.
Sans doute Arnaud n’avait-il pas mesuré la charge de travail
qu’impose une personne handicapée, d’autant qu’il m’a toujours dit
ne pas me considérer comme tel. Pour lui, je suis le pote qu’il a
soutenu lors de sa traversée de la Manche. Partager les efforts, les
exploits, certes, mais les petits gestes du quotidien, c’est une autre
affaire.
Au bout de deux jours, je suis en manque total, pas seulement
d’aide, mais aussi d’affection. J’appelle plusieurs fois Suzana à la
rescousse. Mais la bougresse refuse de céder ! Elle considère que
c’est une excellente expérience. Je la sens jubiler au bout du fil. Je
vais enfin pouvoir me rendre compte que j’exige parfois trop des
autres et en particulier d’elle. Moi, « le handicapé gâté », j’ai toujours
eu, depuis mon accident, quelqu’un pour satisfaire toutes mes
exigences, que ce soit au centre de réadaptation, chez mes parents
ou chez moi avec ma première épouse, avec Suzie, mon aide du
matin, mes enfants, et maintenant Suzana. Un « dévouement »
collectif que je finissais sans doute par trouver naturel.
Pour compléter le tableau, j’ai un autre défaut : je ne sais pas
exprimer mes rancœurs. Je rumine, je bougonne, j’accumule. Puis
un jour, ça explose ! Sur ce versant isolé des Pyrénées, pendant
quinze jours, j’encaisse, j’endure. Et c’est la déflagration. Un grand
show avec tous les artifices du mélodrame : cris, pleurs… Arnaud
comprend alors ma détresse et se montre plus attentif. De mon côté,
je me rends compte à quel point je dois être insupportable, à quel
point mes appétits sont démesurés. Le genre de maniaque qui exige
que son jambon soit coupé d’une certaine façon et pas autrement !
Je ne suis en réalité qu’un gosse capricieux qui exige des autres de
changer quand, en toute impunité, il reste invariablement le même.
Ma situation de handicap ne me donne pas tous les droits. Peut-être
seulement quelques droits spécifiques. Je suis un membre de la
famille qui nécessite, certes, un traitement particulier, mais qui, en
aucune façon, ne peut revendiquer une place privilégiée. Je me
souviens de ce jour où, lors d’une crise homérique, je menace de me
suicider. Je n’ai pas encore accepté mon état et considère qu’on me
néglige. Muriel, ma première femme, ne se démonte pas, ouvre la
fenêtre et, calmement, me dit : « Vas-y ! Saute ! »
Évidemment, je n’ai pas sauté. Lorsqu’on est acculé, on recule.
Reculer pour mieux nager… Lorsque je vois, en ce printemps 2012,
toutes les forces qui se sont mobilisées pour que je puisse réaliser
mon rêve, je me dis que la vie mérite vraiment d’être vécue, y
compris la mienne. Je reconnais qu’en dépit d’un handicap
particulièrement lourd, j’ai beaucoup de chance. Mes amis et ma
famille suffisent à mon bonheur. Je ne manque de rien. Dix-huit mois
d’entraînement et de soutien et me voilà enfin prêt à en découdre
avec une planète que je vois désormais en bleu profond. Nous voilà
prêts car, dans cette eau, nous nagerons au diapason. L’un s’appelle
Chassery et l’autre Croizon.
L’argent, le nerf de la mer

L’argent ne fait pas le bonheur, mais il y contribue… C’est ce


qu’on m’a toujours répété. La seule idée, bien que folle, est gratuite,
une idée lancée à la va-vite. Mais pour que notre rêve devienne
réalité, il va falloir le financer. Or si je peux prétendre être un requin
en nage, ce n’est pas le cas en business. Les négos, les euros et les
dollars, ce n’est pas mon truc. Et les chiffres pas davantage.
Parce que nous souhaitons faire les choses en grand, un premier
calcul à la louche nous permet d’estimer les dépenses : des
interprètes, un régisseur, un kiné, un ostéopathe, un médecin
urgentiste, un sauveteur plongeur, une attachée de presse… Et
pourquoi pas un cuisinier et un prêtre au cas où nous aurions besoin
d’une absolution ? Sur le papier, l’équipe est au complet. La
calculatrice crache le résultat : un million d’euros. Démentiel ! Mais
après tout, les autorités du Qatar, que je rencontre à l’occasion d’un
voyage sur place, semblent intéressées par notre projet. Nous y
avons cru un temps, mais lorsqu’elles se sont désistées, il a bien
fallu revenir à des prétentions plus modestes.
Finalement, nous nous passerons des massages et de la
traduction, et pour ce qui est de l’absolution, le mieux serait encore
de revenir vivants. Mais même en rognant, la facture est toujours
désespérément salée : 400 000 euros, soit dix fois plus que pour la
Manche. La PME devient multinationale. On ne trouve évidemment
pas cette somme sous le sabot d’un cheval et encore moins sous la
queue d’un hippocampe. Pour que la pêche soit bonne, Suzana et
moi allons devoir sortir nos filets.
Avec mon petit dossier sous le bras, je frappe innocemment aux
portes des entreprises. Quelques feuilles, quelques chiffres et une
proposition insensée : « Moi, le p’tit gars amputé, avec mon pote, je
veux relier les cinq continents à la nage… » Suis-je vraiment
crédible, même si j’ai déjà la Manche à mon actif ?
« Et votre budget, c’est quoi ?
— Humm, j’sais pas. 400, 500…
— Euros ?
— Mille. »
Non, décidément, nager je sais faire mais là je sens que je vais
devoir ramer. Impossible d’y arriver seul. Il nous faut un chef
d’expédition capable de budgéter tous les frais : avions, hôtels,
repas, prestations, locations de bateaux, rétributions des
professionnels qui nous accompagnent. Suzana et Séverine, elles
aussi, sont dédommagées car, durant ces longs mois, elles se
consacrent pleinement à l’expédition et vont devoir arrêter de
travailler. Estimer le déplacement de six à huit personnes pendant
près de quatre mois, c’est un vrai job ! Nous décidons donc de faire
appel à un professionnel. Notre premier contact est trop cher, il a
l’habitude de travailler dans le milieu du cinéma. On nous met
ensuite sur la piste de Marcel Goujon, originaire de Dijon, qui nous
vend ses compétences avec beaucoup d’enthousiasme.
Expérimenté, globe-trotter, il est l’homme de la situation, et doit
notamment se charger des autorisations officielles pour les
traversées, sésames indispensables ! L’avenir nous prouvera que
l’enthousiasme ne suffit pas…
Côté finances, heureusement, je peux compter sur un petit socle
de partenaires solides qui m’ont déjà suivi sur la Manche. Géodis, un
groupe international de transport, est l’un d’entre eux, très impliqué
dans de nombreuses associations et notamment en faveur des
personnes handicapées. Après mon retour de la Manche, je suis
convié aux vœux de la nouvelle année 2011, à Paris. L’événement
est retransmis en direct dans tous les pays où le groupe est implanté
et la salle pleine à craquer. Le président m’invite à monter sur scène.
Je saisis cette occasion inespérée.
« Monsieur, il est vrai que je viens d’achever la traversée de la
Manche, mais là, maintenant, comme vous le savez, je m’attaque
aux cinq continents. Et j’imagine, enfin j’espère, que vous serez à
mes côtés dans cette nouvelle aventure. »
Je regarde la salle.
« Vous êtes d’accord avec moi, n’est-ce pas ? »
Évidemment enthousiaste, elle applaudit. La réponse
présidentielle ne se fait pas attendre :
« OK, Philippe. On va vous suivre.
— Merci. Et pour le budget, carte blanche ? »
Il hésite.
« Allez, carte blanche ! »
Un engagement revu à la baisse lorsque la direction du groupe
prend connaissance de notre budget final : 100 000 euros tout de
même ! Géodis avait au départ envisagé la moitié, mais ne s’est pas
défilé. Un très beau geste, même si, avec le recul, j’ai le sentiment
d’avoir un peu forcé la chance…
Nous avons également décidé d’associer notre projet à une
ONG, choisissant Handicap International pour leur implication
pérenne dans tous les conflits de la planète. Porter des prothèses, je
sais ce que c’est ; lorsque je vois des gamins à peine appareillés, j’ai
mal. Nous nous rapprochons d’eux. Ils semblent emballés. Leur
étendard trône en bonne place lors de toutes nos interventions, et
nous répondons présents chaque fois qu’ils organisent une
manifestation, profitant de l’occasion pour recueillir des signatures
afin d’interdire les mines antipersonnel. Puisque nous devons aller
aux États-Unis, pourquoi ne pas les porter à la Maison-Blanche ?
Les négociations vont bon train et nous obtenons l’autorisation, à
l’issue de l’expédition, de faire un crochet par Washington pour y
rencontrer l’un des conseillers de Barack Obama. Mais au fil des
semaines, quelques détails commencent à nous chagriner. Nous
assurons la promotion des actions de l’association mais, de son
côté, pas un mot sur notre expédition, aucun soutien logistique.
D’autres désagréments achèvent de nous décevoir. Cette belle idée
finit dans l’impasse. Nous n’irons pas davantage à la Maison-
Blanche, car on nous fait comprendre que l’évocation des mines
antipersonnel se révèle « inappropriée » dans un pays qui les livre à
tous les peuples en guerre par bateaux entiers. En guise de
consolation, on nous propose un vague rendez-vous dans un hôtel
avec un émissaire du gouvernement. Pas question d’accepter. Nous
avons d’autres messages à faire passer et aucune envie de
compromission !
C’est néanmoins lors d’une conférence de presse organisée par
Handicap International, à Paris, que je rencontre celle qui va
probablement nous sauver la mise. Un ami commun nous présente
Anne. Elle a saisi le scénario : deux gars avec un rêve immense,
mais une notoriété insuffisante pour vendre leur projet.
Anne Bayard a un carnet d’adresses monstrueux, en trois
volumes. Elle travaille depuis quatorze ans au sein du service
communication de la chaîne Eurosport. Dans ce milieu, elle connaît
tout le gotha. Comment la décrire ? Hyperactive, un peu brouillon,
mais terriblement dévouée. Trois mille idées à la seconde qu’elle
n’arrive pas toujours à gérer. Sympa, le courant passe, nous lui
proposons de rejoindre l’équipe. Elle est « la » rencontre. Si « Nager
au-delà des frontières » a pu voir le jour, c’est grâce à elle. Il a suffi
d’un peu de visibilité pour faire de notre utopie une réalité.
Alors, très légitimement, lorsqu’il a fallu créer l’association Nager
au-delà des frontières, j’ai demandé à Anne d’en être la présidente.
Elle nous a toujours maintenus à flot lorsque les problèmes
administratifs menaçaient de faire sombrer l’expé, allant sans
relâche frapper aux portes des ambassades et des ministères.
Quelques mois plus tard, elle m’informe qu’elle quitte Eurosport.
Je lui propose, lorsque nous serons de retour, de devenir mon agent.
En guise de réponse, je n’obtiens que des larmes. Le contrat fut
ainsi scellé !
En attendant, Anne nous ouvre les pages des plus grands
médias et les plateaux de la plupart des chaînes de télé. Une
notoriété indispensable pour convaincre les sponsors.
Lors de mon passage dans le Grand Journal, sur Canal+, Michel
Denisot me pose la question que je redoute tant :
« Il vous manque combien ? »
Je n’aime pas parler d’argent, je suis mal à l’aise. Il insiste.
« Alors, Philippe. C’est maintenant, c’est Canal+. Les Français
vont vous aider. »
Et là, je ne sais pas ce qui me passe par la tête. J’aurais pu dire
100 000 euros, rester crédible…
« Cinq cent mille euros. »
Silence inquiet. Dans les yeux d’Anne, je lis le verdict : « C’est
mort ! »
Dès ma sortie du plateau, elle m’attrape par l’oreille, comme un
vilain garnement boulimique.
« Mais ça ne va pas bien ? Qu’est-ce qui t’a pris d’annoncer une
somme pareille ? Personne ne peut plus y croire… Un chef
d’entreprise qui entend ça, il se dit : “Ils sont malades, ils ne vont
jamais y arriver.” À ce tarif-là, personne ne décroche son
téléphone ! »
Cette fanfaronnade ne sera, malgré tout, pas inutile. Elle nous
permet d’étendre notre réseau de partenaires par le biais des
conférences en entreprises pour lesquelles je suis sollicité. S’ensuit
une opération de démarchage intensif : des milliers de mails, des
centaines de coups de téléphone. J’interpelle également Jean-Pierre
Raffarin, ex-Premier ministre et sénateur de mon département, la
Vienne, pour qu’il m’aide à entrouvrir les bonnes portes. Le Conseil
général, qui m’a toujours soutenu, répond à nouveau présent.
J’adresse mes requêtes jusque dans les ministères. Celui des
Sports nous accorde 3 000 euros et celui de la Cohésion sociale,
tout autant. En parallèle, nous lançons un appel sur notre site
Internet, dans l’onglet « Faire un don ». Dix euros par-ci, 20 par-là.
La générosité des Français nous accorde 20 000 euros.
Surprenant et rassurant !
D’autres partenaires encore… La Macif Egalis ou encore Logica,
une entreprise de service en informatique, qui nous affecte 70 000
euros. Petit à petit, les soutiens consolident 350 000 euros, mais
c’est loin de suffire. Nous sommes en mai 2012, et l’expédition doit
débuter dans quelques jours sans que le budget n’ait été bouclé.
Manque encore une enveloppe pour financer la dernière traversée,
celle de Béring.
Tant pis. Il faut prendre le risque, se lancer, croire en notre bonne
étoile. À la dernière minute, le coup de fil miracle finit toujours par
sonner…
Quelques jours avant de partir. Le téléphone…
« Bonjour, Jean-François Gallienne, Intermarché Les
Mousquetaires. Il vous manque 50 000 euros ? OK, on fait le
chèque. »
Il s’occupe de l’AMHI 1, un fonds alimenté par l’ensemble des
magasins. Cette implication répond à un engagement global du
groupe qui tente également d’impulser des actions pérennes en
faveur de l’emploi des personnes handicapées. Une merveilleuse
aubaine. Notre budget est bouclé.
Quatre cent mille euros ! Énorme, presque indécent ? Ce n’est
pourtant pas une croisière aux frais de la princesse, plutôt une
formidable campagne sur le potentiel de ceux qu’on prétend
« handicapés ». On pourrait, évidemment, rétorquer que cet argent
aurait pu être investi dans des centres de rééducation, dans l’achat
de matériel adapté. Mais l’un n’exclut pas l’autre. Pourquoi
hiérarchiser les priorités ? En reliant les cinq continents à la nage, je
préfère imaginer que nous allons faire souffler un formidable vent de
solidarité entre les hommes, tisser un lien entre citoyens valides et
handicapés et inonder les médias avec une image résolument
positive du handicap. Alors 400 000 euros pour surprendre et
éveiller les consciences, ce n’est finalement pas cher payer. Moins
cher que certaines campagnes d’associations de personnes
handicapées…
Après des mois de transpiration et de marathons pour tenter de
joindre les « cinq » bouts, je suis rincé, épuisé. Et c’est pourtant
maintenant que notre aventure doit commencer…
II
OCÉANIE-ASIE, PATIENCE
ET LONGUEUR DE TEMPS
o
Traversée n 1
• Date : 17 mai 2012
• Départ : Wutung (Papouasie-Nouvelle-Guinée)
• Arrivée : Skow Mambo (Indonésie)
• Lieu : océan Pacifique
• Distance à vol d’oiseau : 15 kilomètres
• Distance de nage prévue : 20 à 25 kilomètres
• Durée de nage prévue : 8 à 15 heures
• Temps de traversée réel : 7 heures 35 minutes
• Température de l’eau : 20 à 30 °C
• Principaux dangers : la chaleur, les courants violents, les requins
Un « paradis » en eaux troubles

Terminal A de l’aéroport de Roissy. 6 mai 2012. Il est 20 heures.


Une clameur retentit dans le hall de l’aérogare. Dans la paranoïa
aéroportuaire, le moindre cri est terrifiant. On redoute un attentat…
Mais nous sommes tout simplement dimanche, jour des élections
présidentielles. François Hollande vient d’être élu à 51,7 %
contre 48,3 % !
Dans la queue du vol AF 256 pour Singapour, quelques Français
patientent au comptoir d’enregistrement. Parmi eux, un voyageur
singulier : en fauteuil roulant, pas de bras, pas de jambes. Un mec la
boule à zéro, tout sourire… Sur son passeport, un nom : Philippe
Croizon. Ce drôle de bonhomme escorté par toute une escouade,
c’est moi. Avec Arnaud Chassery, mon pote, mon binôme, nous
nous apprêtons enfin à nous envoler vers notre incroyable aventure.
En apprenant la nouvelle de l’élection, je tente un trait d’humour
devant un journaliste de l’AFP 1 qui est venu couvrir notre départ.
« Eh bien voilà, je suis le premier Français à me casser ! »
Exilé politique ? Pas vraiment. Nous partons heureusement pour
une raison nettement plus réjouissante, qui commence néanmoins
par un acte de bravoure : un marathon aérien de trente heures de
vol avec escale à Singapour avant d’atterrir à Port Moresby. La
destination finale de ce voyage homérique, c’est Vanimo, en
Papouasie-Nouvelle-Guinée.
Au comptoir, la balance s’affole. Une montagne de valises, de
sacs contenant mes palmes, nos combinaisons, le barda de l’équipe
ainsi qu’un kit médical d’urgence. Et surtout un fauteuil roulant
électrique, version allégée, celui réservé aux voyages lointains.
Trente kilos tout de même ! En tant que passager handicapé, je
bénéficie d’un dispositif particulier : je me rends, dans mon fauteuil,
jusqu’à la salle d’embarquement avant d’être transféré dans un
siège à roulettes pour accéder à l’avion. Une fois assis à ma place,
ceinture bouclée, plus question de bouger !
Équipage aux commandes, les portes se referment. À
quelques minutes du décollage, je vois un colosse en uniforme
s’avancer. C’est le commandant de bord. Tout sourire, il s’adresse à
moi.
« Je suis très flatté de vous compter parmi mes passagers ! »
Quelques jours plus tôt, j’avais assuré un direct sur Rire et
Chansons, révélant à l’antenne ma destination et mon horaire de
départ. Le pilote-auditeur avait identifié son vol.
23 h 20, vrombissement de réacteurs… La team « Nager au-delà
des frontières » prend son envol. Elle a prévu un stock d’autocollants
à l’effigie de notre aventure, et s’empresse de les coller dans
l’habitacle ou dans le dos des hôtesses de l’air qui, de bonne grâce,
acceptent de relooker leur uniforme. Ambiance colonie de vacances
avec, au programme, la traditionnelle bataille de coussins. Nous ne
sommes, pour le moment, que des garnements indisciplinés. Sept
trublions au total. Ne manque plus que Blanche-Neige !
Assis dans cette carlingue, Arnaud et moi, évidemment, les fêlés
insubmersibles, pour le moment poissons volants. Et puis Séverine
et Suzana, nos compagnes respectives. Âmes sœurs, elles sont
aussi « entraîneurs, ravitailleurs, masseurs ». Pour l’occasion, ces
femmes dévouées mais « mères indignes » ont laissé leur
progéniture à la maison.
Deux nanas seulement pour cinq garçons… Nous avons
également la chance d’avoir une couverture médiatique nationale,
avec la présence de Vincent Hulin, journaliste à Radio France qui
travaille sur trois antennes : France Bleu, France Inter et France
Info. Il a pour mission de commenter notre quotidien, nos succès ou,
peut-être, nos échecs…
Marcel Goujon, responsable d’une agence de voyages, est notre
chef d’expédition. C’est lui qui, depuis quelques mois, organise le
planning et gère la logistique.
Arnaud de Courrège est à la fois mon médecin et mon ami. Deux
hommes en un sur lesquels je peux compter, espérant, au cours de
cette épopée, devoir m’adresser plus souvent au second qu’au
premier.
Avec Robert, le compte est bon ! Robert Iséni, c’est notre
caméraman, ou plutôt celui de Gédéon Programmes qui produit un
film sur notre aventure. Touche à tout, autodidacte et passionné
d’images, il a signé en tant que chef opérateur puis réalisateur de
nombreux documentaires dans des domaines variés, aussi bien
animalier, touristique que sociétal. Il était déjà derrière la caméra de
mon premier film, La Vie à bras-le-corps, réalisé après la traversée
de la Manche. Il sera à nouveau à nos côtés tout au long de ces cent
jours.
C’est parti pour onze heures de vol non-stop. Esprit bon enfant,
pas de phobie ni de mal de l’air. Personne ne sait vers quelles folies
cet avion nous mène et c’est tant mieux. L’impro, c’est notre credo.
L’anecdote moins glamour, c’est la pause pipi. Impossible pour moi
d’assurer un transfert vers les toilettes ; je dois donc me résoudre à
faire avec les moyens du bord. En l’occurrence une bouteille de lait
discrètement dissimulée derrière une couverture. Un tel voyage
m’oblige également à me constiper artificiellement, à l’aide de
quelques médicaments. Il en sera d’ailleurs de même lors des
traversées à la nage. Ou comment une broutille pour l’homme valide
se transforme en véritable stratégie pour son compère handicapé !
Escale à Singapour, en pleine nuit. Interdit de sortir de
l’aérogare. Plusieurs heures à patienter dans cet univers climatisé.
L’équipe se risque pourtant à aller dans l’espace fumeur, ouvert sur
l’extérieur. Transition radicale entre la fraîcheur artificielle et l’ardente
moiteur qui laisse présager des heures torrides sur ce continent.
Dans la salle de transit, une passagère, visiblement asiatique,
m’apostrophe, la bouche pleine d’un hamburger :
« C’est vous qui avez traversé la Manche à la nage ?
— Oui, mais comment me connaissez-vous ?
— Je vous ai vu sur CNN ! »
J’ai l’habitude qu’on me reconnaisse en France, mais cette
notoriété aux antipodes me laisse sans voix.
Changement de vol, de compagnie. Air Niugini prend le relais.
Direction Port Moresby, capitale de la Papouasie. La Papouasie
occupe la moitié orientale de l’île de Nouvelle-Guinée, l’autre partie
étant sous souveraineté indonésienne. C’est la troisième plus
grande île du monde (2 400 kilomètres de long pour 700 kilomètres
de large), après l’Australie et le Groenland. Elle est située au nord
de l’Australie et à l’ouest des îles Salomon.

Après trente heures de vol, les portes s’ouvrent enfin ; une


suffocation équatoriale envahit la cabine. Un hammam à 38 °C et
80 % d’humidité alimentée par des pluies abondantes, chaque soir.
Bienvenue à Papua Niugini !
Mardi 8 mai 2012. À la sortie de l’aérogare, Marcel, notre chef
d’expédition, nous a réservé une petite surprise. En plein cœur du
Pacifique, nous espérons un ballet de vahinés ! En guise de
naïades, nous avisons des Papous de tous âges, torse nu et vêtus
de pagnes sommaires. Prévoyant, l’un d’eux porte même un
parapluie à la ceinture. Visiblement, un groupe folklorique local. La
chorégraphie est fantaisiste, terriblement approximative. Un pas à
gauche, un pas à droite, un regard interrogateur à son voisin qui
laisse entendre :
« On fait quoi maintenant ?
— Eh bien on repart dans l’autre sens. »
Pour accompagner le geste, un meuglement caverneux. Ce
comité d’accueil offre une entrée en matière plutôt inattendue.
Notre groupe embarque dans deux minibus. La surprise, c’est le
service de sécurité rapprochée. Ici, pas question de se déplacer
sans garde du corps. Deux hommes ont donc été recrutés pour
suivre nos moindres déplacements. Une précaution indispensable
qui permet de déjouer la tentative de vol de la caméra de Robert
alors que le bus, prisonnier des bouchons, circule à petite vitesse.
Le caméraman a commis l’imprudence de filmer depuis sa fenêtre
ouverte. Le garde du corps, ne relâchant jamais sa vigilance, se
précipite, enjambant les rangées de sièges, pour parer à l’effraction.
Le détrousseur vient s’éclater contre la vitre. Le ton est donné. Port
Moresby n’est pas un paradis tropical de carte postale. Sécurité
zéro ! Il faudra s’en contenter…
Les bus prennent la direction de l’hôtel, traversant à notre grande
surprise une ville sans âme, où règnent saleté et indigence. Une
succession d’édifices délabrés, d’asphalte défoncé et de marchés où
ne se monnaye que la misère. Chacun essaie de survivre dans cette
cité interdite que de rares touristes osent visiter. L’hôtel est situé sur
l’une des plages de Port Moresby. Un palace international, sans
charme, principalement fréquenté par des Australiens. Surveillé,
gardé, protégé, ceinturé de barbelés. Un véritable bunker ouvrant
sur un jardin public couvert de détritus, investi dès la nuit par une
faune inquiétante. Un vrai coupe-gorge.
Ce décor inattendu nous permet de prendre toute la mesure de
ce qui se joue, à notre grande surprise, dans ce pays. La préparation
de cette première traversée fut suffisamment sommaire pour
n’éveiller aucun soupçon. En songeant à ce coin de Pacifique, nous
avions en tête du sable blond, des plages paradisiaques, des
cocotiers et des colliers de fleurs. Mais la réalité s’en balance, de
nos clichés ! Cette réalité qui nous saute à la gueule impose une
petite révision historique et géopolitique.
La capitale, Port Moresby, est un eldorado pour les Papous qui
quittent la jungle avec l’espoir d’une vie meilleure. Une fois jetés
dans les rues, leur quotidien devient un enfer. Sans travail, sans
ressources, ils ne survivent que de rapines, de trafic de drogue et
d’agressions. La ville baigne dans une misère totale et se fait
connaître du reste du monde par son taux de délinquance record.
Elle arrive régulièrement dans le « top 10 » des villes les plus
violentes au monde. Il est écrit, sur les sites touristiques : « Le
visiteur court un grand risque d’attaque violente, de car-jackings, de
vols à l’arraché et de braquages à main armée. » Tous les jours, des
douzaines de crimes, visant très souvent des femmes, sont
recensés dans les bidonvilles de la capitale régis par des gangs
ultraviolents. Ces violences, y compris domestiques, restent le plus
souvent impunies. À cette anarchie urbaine, viennent s’ajouter des
traditions qui, elles aussi, glacent le sang. Il est question de
sorcellerie ou de magie noire. En 2008, Amnesty
International recense une cinquantaine de meurtres de personnes
accusées d’avoir jeté des sorts. Certaines ont été brûlées vives !
Quant au cannibalisme, c’est un rituel ancestral qui fait, encore
aujourd’hui, parler de lui. Ajoutez à cela le fait que la ville est située
sur une zone sismique active et tremblements de terre, tsunamis et
glissements de terrain viennent compléter ce tableau terriblement
cruel, affligeant. Cette capitale gérée façon Mad Max nous laisse un
goût amer.
Mais notre expédition n’a pas vocation à nous offrir des vacances
au paradis. Relier les cinq continents à la nage, ce n’est pas
seulement un défi sportif, une partie de crawl entre copains, c’est
aussi aller à la rencontre des hommes, quitte à mettre en lumière
l’indicible. Le film tiré de notre aventure a occulté cette face sombre :
pas d’images de gardes du corps armés, de cette misère galopante.
Pourtant, à Port Moresby, nous avons vu la vie en noir…

Rêve et dépassement de soi, certes, mais notre expédition a


aussi pour objectif de montrer le visage du handicap sur tous les
continents… Et peut-être, à travers lui, l’estime portée à l’ensemble
de ses habitants. Gandhi ne disait-il pas qu’« on peut juger de la
grandeur d’une nation à la façon dont elle traite ses animaux » ? Je
crois que l’on peut en dire autant avec toutes les minorités, tous les
vulnérables. Ils ne sont que la partie émergée de l’iceberg, mais
témoignent de l’intérêt qui est porté à l’homme en général. Une visite
est donc prévue, près de Port Moresby, dans une maison d’accueil
pour enfants handicapés du nom de Cheshire Home. Elle est
composée de petites cabanes délabrées, branlantes. À travers ces
maigres cloisons, nous entendons des voix d’enfants. Intrigués,
séduits, nous demandons à les rencontrer.
Une salle de classe remplie à craquer. Aussitôt, le directeur lance
un cri de ralliement. Tous les écoliers, assis à même le sol,
entonnent une chanson en notre honneur. En anglais forcément,
puisque les langues locales ont été proscrites à la fin du XIXe
siècle. La population de la Papouasie-Nouvelle-Guinée est pourtant
l’une des plus hétérogènes au monde. On y recense plus de huit
cents langues. Le pays compte plusieurs centaines de groupes
ethniques. Les Papous représentent 78 % de la population, devant
les Mélanésiens et les Négritos. Mais ici, tous chantent avec le
même accent…
Les enfants semblent choyés par une équipe de professionnels.
Un instituteur leur apprend à lire et à écrire, leur propose des
exercices cognitifs pour favoriser leurs capacités de compréhension
et de logique. En ce lieu, l’ambiance est à la fête. Il s’en dégage une
douce sensation de plénitude qui tranche avec la menace qui pèse
sur la ville.

Au matin du 10 mai, en attendant de rejoindre notre destination


finale, Vanimo, par le seul vol hebdomadaire, une conférence de
presse réunit quelques médias et télés locaux, ainsi qu’une chaîne
australienne. Le ministre papou du Développement, de l’Économie
et du Sport est au premier rang, aux côtés de l’ambassadeur
d’Indonésie. Les questions fusent, deux heures durant. On semble,
ici, se passionner pour notre aventure… C’est rassurant !
Arnaud, notre médecin, a quant à lui une tout autre mission. Il
doit se rendre à l’Association médicale de Port Moresby pour y
obtenir l’autorisation d’exercer sur le sol papou. Un sésame
obligatoire pour tout professionnel de santé, y compris français.
Drôle de précaution dans un pays où la médecine n’est pas des plus
performantes et où la moindre infection peut conduire au trépas… Le
doc a pourtant fait ses preuves, y compris avec des cas compliqués
comme le mien. C’est en effet mon « médecin de famille ». Il habite
à quelques maisons de chez moi. Généraliste, ancien urgentiste, il
m’a suivi tout au long de ma préparation de la Manche, à
l’aveuglette, car mon défi semblait si fou qu’il était bien incapable de
savoir comment mon corps allait réagir. Au fil des mois, une belle
affinité est née, celle de deux hommes unis par le désir d’aller au
bout de leur projet. Il est devenu mon ami. Lorsque je lui ai parlé des
cinq continents, il a adhéré tout de suite, le sourire jusqu’aux oreilles.
C’est un bon vivant, comme je les aime. Un vrai sérieux, fonction
oblige, qui peut à tout moment partir en sucette. Lorsqu’il lâche son
stéthoscope, c’est pour empoigner sa guitare. Le médico est aussi
musico. Ce grand type, sec et longiligne, est un vrai rockeur, batteur
dans un groupe, qui, une fois sur scène, transporté par la rock’n roll
attitude, en oublierait presque le serment d’Hippocrate. N’en
déplaise à sa blouse de médecin amidonnée, dans l’euphorie du
concert, il mouille la chemise, la déchire et l’offre à la foule en délire.
Pour le moment, en rang discipliné, il attend patiemment dans la
queue… Lorsqu’il atteint enfin le guichet, on ne lui prête guère
attention et le renvoie à ses occupations sans plus d’exigence.
Autorisation d’exercer validée ! De là à laisser croire que, sur ces
terres australes, tout sera aussi simplement formalisé…
De notre côté, on tente de nous distraire avec un « tour
panoramique » de la ville. Nous préférons décliner cette alléchante
proposition car nous sommes fatigués mais surtout échaudés par
des mises en garde alarmistes. On nous a fermement recommandé,
et surtout à nos compagnes, de ne pas mettre le nez dehors
après 18 heures, de ne plus prendre de taxi après 16 heures,
d’éviter les balades dans les faubourgs de la ville et de ne pas nous
aventurer dans les collines. Les choses étant dites, nous optons
pour un peu de repos et quelques longueurs de crawl histoire
d’entretenir la machine. Il est vrai que notre état physique est rendu
fébrile, à la fois par la chaleur et par le décalage horaire. Un jet lag
de huit heures avec Paris !
Cette eau qui baigne Port Moresby porte le joli nom de mer de
Corail. L’île recèle en effet de magnifiques récifs coralliens, mais qui
ont depuis longtemps déserté ce port souillé. De toute évidence,
impossible de nous y baigner. Une décharge à ciel ouvert, dans
laquelle se déversent les égouts. La mondialisation a promis aux
Papous toutes les tentations de la société de consommation. Ils s’y
sont repus avec délectation, sans aucune infrastructure collective
pour gérer leurs déchets : pas de décharges, pas de système de
ramassage, de recyclage… Avec pour seul mot d’ordre : « Jetez où
vous pourrez ! » La nature reçoit ces sacrifices en offrande. Partout,
cadavres de bouteilles et débris de plastique jonchent le sable.
L’odeur est infâme. Nous décidons donc d’aller barboter dans la
piscine de l’hôtel, davantage pour nous rafraîchir que pour nous
entraîner.

En dépit de ce bilan maritime accablant, nous avons tout de


même l’espoir de dégoter une mer potable et peu souillée. On nous
informe que nous trouverons cet éden à une heure de route de la
capitale. C’est en bus que nous rejoignons Loloata, une île comme
on les rêve : cocotiers et sable fin. Des wallabies et oiseaux
tropicaux ont été importés par les Australiens pour exaucer le vœu
des touristes. L’endroit est si magique que je propose d’aller explorer
ses fonds. L’équipe est séduite. Je m’adresse au responsable du
lieu, un homme coiffé de dreadlocks, rendu visiblement très cool par
quelques herbes illicites. Ce sosie de Bob Marley, au regard plus
que suspect, s’empresse d’embarquer tous les joyeux Frenchies sur
son bateau. Mais, première alerte : j’aperçois les bouteilles
d’oxygène et les masques brûlés par le soleil, avec des dates de
péremption dépassées depuis des lustres. Deux moniteurs
seulement sont là pour assister tout le banc de plongeurs, en partie
néophytes. Suzana, Robert et Séverine n’ont jamais plongé.
Après quelques minutes en pleine mer, ayant atteint le site, le
chef sort un plan qu’il détaille à peine, toujours aussi flegmatique :
« Alors, vous allez plonger là. En dessous, il y a l’épave d’un
bateau. Vous faites le tour et vous remontez ! »
Recommandations sommaires, mais qui ne dissuadent pas les
plus téméraires de se mettre à l’eau. À l’inverse, Suzana n’est pas
rassurée ; elle a peur des profondeurs. De toute façon, impossible
de voir le fond, visibilité zéro. Elle enfile le matériel, mais se rétracte
au dernier moment. Les deux moniteurs se replient alors sur
Sévérine et décident de l’escorter. Une fois dans l’eau, je passe
devant elle et aperçois deux silhouettes qui la maintiennent pour
éviter qu’elle ne remonte, tandis que la pauvre se débat.
L’encouragement à profiter de cette initiation est plutôt… musclé !
De mon côté, je commence à prendre l’eau ; mon masque a perdu
toute étanchéité. Ignorant cette débandade généralisée, Arnaud
et Vincent s’obstinent et tentent d’approcher l’épave au plus près. Ils
y parviennent seuls, car le moniteur les a laissés en plan, déjà parti
vers d’autres horizons, un pic à requins entre les mains pour parer à
une éventuelle attaque. Vision d’apocalypse pour toute cette
escouade de poissons d’eau douce en déroute qui n’espère qu’une
chose, revoir un jour la surface saine et sauve… La plongée la plus
hallucinante et dangereuse de ma vie. Une fois au sec, toute
l’équipe s’écrie en chœur : « On l’a échappé belle ! »

Trois jours à Port Moresby. Juste assez de temps pour aller à la


rencontre de nos compatriotes, une cinquantaine à vivre ici. Par les
hasards du calendrier, une frégate militaire française vient mouiller
dans le port. C’est une tradition, le Vendémiaire se rend ici une fois
par an. Un événement rare pour notre diplomatie mais aussi pour
tous les ressortissants français, qu’il ne faut rater sous aucun
prétexte. Nous sommes conviés à une réception à bord, à l’invitation
du commandant Oliéric. Arnaud en profite pour lui demander ses
cartes marines, afin de déterminer le sens des courants. Il nous
répond qu’aucun pays n’a eu l’autorisation de cartographier cette
zone et que nous aurons probablement toutes les peines du monde
à obtenir des informations concernant la mer. Lors de cette soirée,
nous faisons également la connaissance de l’ambassadeur de
France, Alain Waquet. Des liens officiels se tissent dont nous aurons
grand besoin, plus tard, pour dénouer des tensions diplomatiques
que nous sommes encore bien loin de soupçonner. Des tables
dressées sur le pont arrière, les petits plats dans les grands, un
service à la française. Ce soir-là, l’humeur est à la fête… Le
lendemain, nous partons pour Vanimo, là où débute notre
aventure…
Vanimo, que l’aventure commence !

Vendredi 11 mai. Pour se rendre à Vanimo, ville du nord de l’île,


limitrophe de la frontière indonésienne, il n’y a qu’une liaison
aérienne par semaine : tous les vendredis. C’est le seul moyen pour
rejoindre cette zone, car il n’existe aucune route en Papouasie, à
part quelques chemins ou pistes rudimentaires. L’avion à hélices
d’Air Niugini survole ce pays luxuriant du sud au nord. Un océan de
forêt vierge d’où émergent les méandres de quelques rivières aux
eaux brunes. La zone est définie comme « pays mégadivers », c’est-
à-dire considérée comme l’une des plus riches de notre planète en
matière de biodiversité. Dans cette immense uniformité
« chlorophyllée », on devine de rares villages coupés du monde. Les
habitants de certains hameaux – distants d’à peine
quelques kilomètres, mais séparés par des montagnes – ne se sont
jamais rencontrés.
Nous survolons une longue chaîne de montagnes qui
partage l’île d’est en ouest en deux moitiés presque égales. Ses
sommets s’élèvent à plus 4 000 mètres. Le mont Wilhelm est le point
culminant de Papouasie-Nouvelle-Guinée : 4 509 mètres. Presque
aussi haut que le mont Blanc et pas une trace de neige. Un cadre
béni des dieux pour les amateurs de trekking qui en ont ici pour leurs
mollets ! Après deux heures de vol et plus de 900 kilomètres
parcourus, nous nous posons enfin.
Nous sommes accueillis par Daniel, un petit bonhomme avec
une longue barbe, à la peau burinée, plutôt jovial. Il sera notre guide
local. Ici, pas de garde du corps, pas de délinquance. La tension
retombe. Le contraste avec la capitale est saisissant. Quelques
habitants déposent sur nos épaules les traditionnels colliers de
fleurs.
Daniel m’invite à monter dans son 4 × 4 d’un autre âge. Je me
dirige vers la portière gauche, mais il m’interpelle aussitôt :
« Ici, on n’est pas en France, le passager est à gauche ! »
On me hisse à ma place. Pas de siège de transfert : on fait avec
les moyens du bord, à la force des bras.
Daniel m’explique deux ou trois trucs, en anglais. Je n’y
comprends rien ! Mon niveau est très rudimentaire, définitivement
pas assez élaboré pour voyager au-delà des frontières. J’apprendrai,
après traduction, qu’il tente de me convaincre qu’il est un bon
chauffeur, qu’il conduit de façon douce et sûre et que nous n’avons
rien à craindre. J’aurai bientôt la preuve du contraire…
Sur la route qui nous conduit vers notre camp de base (plus
prosaïquement notre hôtel !), nous échappons définitivement au
béton fissuré pour découvrir les premiers paysages naturels, même
si cette côte nord, ouverte sur la mer de Bismarck, n’est toujours pas
le décor d’éden que l’on peut espérer. Un amas de petites cabanes
brinquebalantes tout au long du rivage, faites de planches et de
tréteaux. Au large, des bateaux de pêche, grignotés par la rouille, les
années et la pauvreté. Au loin, les reliefs des collines, mamelons
arrondis plongeant dans la mer. D’autres pays de la zone ont tout
misé sur le tourisme, mais rares sont les étrangers qui osent
s’aventurer dans cette région difficile d’accès. Et plus rares encore
sont les Blancs en fauteuil roulant…
Marcel a réservé nos chambres dans l’un des quelques hôtels de
Vanimo, le Vanimo Beach Hôtel. Un édifice typique en bois, planté
au bord de la plage. Sommaire, local, plein de surprises. Mieux vaut
prendre un torchon pour saisir la poignée de la douche, sous peine
d’être électrocuté, car les alimentations en eau et en électricité
semblent avoir été rassemblées dans la même gaine. Pas de prise
de terre… Dans ces circonstances, rester propre relève du suicide !
Les propriétaires tentent de combattre à grand renfort de naphtaline
l’humidité qui dévore les murs. La faune locale s’invite jusque dans
les lits, et des cafards aux proportions démesurées viennent hanter
nos nuits en compagnie de lézards jaunes qui escaladent les tables
de chevet et jettent à terre tout ce qui s’y trouve. Insectes,
araignées, moustiques… Un carnaval d’animaux tropicaux qui jouent
la mélodie de l’insomnie. La transition est radicale, le dépaysement
total, et l’équipe est aux anges. Pour un temps seulement…

Ce premier soir, un dîner de bienvenue est prévu pour rencontrer


les autorités locales et quelques éminences indonésiennes : police
des frontières, douanes, administration du district… Un échange
plutôt sympathique, a priori une formalité cordiale. La propriétaire de
notre hôtel est asiatique et a préparé quelques spécialités dont elle a
le secret. Une orgie, une overdose de langoustes ! Tant de
langoustes que nos papilles finissent par espérer un peu de poulet
ou rêver d’une bonne côte de bœuf.
Le consul d’Indonésie en Papouasie est assis à notre table. Il
nous presse de questions :
« Alors dites-moi. Vous avez prévu de nager ?
— Oui, nous allons chez vous, pour relier l’Océanie à l’Asie en
crawl. »
Nageurs crédules, nous ne pouvons pas soupçonner les
conséquences de la question qui menace de tomber !
« Mais alors, c’est une activité ? »
Un malaise s’installe subrepticement dans cette dînette amicale.
« Non, nous voulons simplement relier les cinq continents à la
nage. C’est un acte symbolique, rien de plus.
— Oui, c’est donc une activité. Il vous faut une autorisation
spéciale. Or vous n’avez qu’un visa touristique ! Sans ce papier, pas
question de traverser ! »
Nous sommes sidérés, désemparés. Des centaines de milliers
d’euros engagés, des mois d’entraînement pour venir s’échouer sur
un grain de sable, à cause d’un « pauvre papelard » auquel
personne n’a songé. C’en est trop pour moi. Fou de rage, je quitte la
table. Arnaud me rejoint. Plus que la colère, c’est la panique qui
nous saisit. Nous faisons l’impasse sur le dessert… Plus d’appétit !
Marcel, notre chef d’expédition, comprend qu’il vaut mieux ne
pas nous adresser la parole. Il a failli à ses responsabilités. Il est
pourtant venu sur place il y a plusieurs semaines de cela pour parer
à toute éventualité. Et plutôt que d’essayer de trouver une solution, il
préfère jouer la diplomatie et refuse de brusquer nos interlocuteurs.
Nous devions rester ici une semaine, il nous faudra peut-être
patienter le double, avec les surcoûts qu’un tel retard va engendrer :
payer les nuits d’hôtel, nourrir toute l’équipe. Notre budget va fondre
comme neige au soleil. Je craque ! Je hurle, tourne en rond sur mon
fauteuil. Arnaud intériorise, fait les cent pas ; c’est mauvais signe. Je
tente de trouver une issue ; Marcel reste passif !
Il me tend le numéro de téléphone d’Alain Waquet,
l’ambassadeur de France que nous venons de rencontrer sur la
frégate, et avec lequel nous avons sympathisé. Je l’appelle aussitôt.
Ce dernier comprend, à mon intonation, que nous sommes dans
l’impasse.
« Les Indonésiens refusent de nous laisser entrer sur leur
territoire !
— OK, j’entre en relation avec mon homologue à Jakarta et
j’alerte le ministère des Affaires étrangères à Paris. Je vous tiens au
courant. »
Certes, le gouvernement français est au courant de notre
expédition, en tout cas une partie, puisque les ministères de la
Cohésion sociale et des Sports nous ont apporté leur contribution.
Mais, en s’adressant à ses saints, nous avions visiblement omis de
prévenir Dieu, en l’occurrence le ministère des Affaires étrangères. Il
faudra alors bien plus qu’une prière pour corriger cette erreur de
débutant et lui donner une issue favorable. Nous voilà partis
depuis quatre jours et l’ambitieux « Nager au-delà des frontières »
est au point mort ! Le veto est sans appel, sans qu’aucune échéance
ne soit donnée. Nous sommes, de toute façon, coincés à Vanimo
pour une semaine, en attendant le prochain vol. Mais que faire si
cette autorisation n’arrive pas à temps ? Surseoir une semaine de
plus risquerait de compromettre la suite de l’expédition, puisque la
deuxième traversée doit débuter moins de vingt jours plus tard.
L’attente commence… Combien de temps ? Difficile de le savoir,
car nous sommes ici dans un autre temps… où le temps ne compte
pas ! Par exemple, lorsque nous fixons un rendez-vous à notre guide
local pour le « lendemain », il nous explique que ce mot ne figure
pas dans le vocabulaire papou. Il répond simplement : « On
verra… » Quand bon lui semble, Daniel arrive en sifflotant, les mains
dans les poches et un sourire toujours accroché à ses lèvres. Il a de
quelques minutes à plusieurs heures de retard. Tic-tac, tic-tac, à
quelle sauce l’horloge papoue va-t-elle nous dévorer ?
Croire en notre bonne étoile. Comment une si belle aventure
pourrait-elle chavirer avant même la première traversée ? Sage
parole de La Fontaine : « Patience et longueur de temps font plus
que force ni que rage. » Alors, seule solution : profiter ! Dès le
lendemain, l’équipe décide donc de se rendre à Wutung.

À 60 kilomètres à l’ouest de Vanimo, aux confins de deux pays et


de deux continents, Wutung, le village de pêcheurs le plus proche de
la frontière, doit être le point de départ de notre première traversée.
Pour y parvenir, nous empruntons un long ruban de bitume, souvent
défoncé, qui se fraye un chemin au milieu de la jungle. C’est la seule
route de la région qui permet de se rendre en Indonésie. Elle est
submergée une fois par semaine par un flot de transfuges qui
profitent de l’ouverture de la frontière pour aller se ravitailler. Une
frontière totalement étanche, cadenassée… Le pays a connu
d’intenses conflits avec l’Indonésie, et des mouvements
sécessionnistes auraient fait plus de cent mille morts. Depuis, une
longue dorsale de barbelés coupe l’île en deux, séparée par un no
man’s land de près de 800 mètres de large surveillé par des
miradors. Mais ces jours-là, c’est un véritable tsunami de Papous qui
déferlent sur leurs mobylettes, se précipitent sur les étals
indonésiens, dévalisent ces produits bradés pour quelques sous et
repartent en sens inverse croulant sous la charge. Un va-et-vient
incessant de petites abeilles attirées par le miel de la société de
consommation. Cette orgie commerciale vient alimenter les petites
échoppes égrainées le long des chemins et sur les trottoirs de
Vanimo. Quelques bibelots et autres babioles qui pallient le déficit de
production locale. La Papouasie n’a à offrir que sa nature, opulente,
et n’a pour seule richesse que ses forêts et ses matières premières.
Mais l’industrie est réduite à sa portion congrue et ne suffit pas à
alimenter la demande locale.
Après une heure de route, nous arrivons à destination. Les
habitants se pressent autour de nous. Les femmes portent de jeunes
enfants dans leurs bras et viennent saluer ces drôles d’étrangers.
Impossible de sortir de la voiture. La foule est là, intriguée ! Implanté
en bord de mer, dissimulé au cœur d’une végétation dense, Wutung
est composé d’une ribambelle de maisons, édifiées sur pilotis pour
se protéger des moustiques, couvertes de feuilles de bananiers et
de bambous en guise de murs. Un unique chemin rudimentaire
dessert chacune de ces cahutes. Dans ces cabanes bâties d’un rien,
on trouve tout de même quelques traces de civilisation. Sous les
pilotis, un étrange cimetière, des milliers de canettes de bière
entassées, pleines ou déjà vidées. Une usine a récemment ouvert
dans la région et fournit abondamment la population. Même constat
qu’à Port Moresby : impossible, en l’absence de service public
dédié, de se débarrasser de ces cadavres. Jusqu’à quelle hauteur
pourront-ils ainsi s’amonceler ? On aperçoit aussi quelques
téléphones portables, mais le plus insolite, ce sont ces téléviseurs
en guise de décoration, car la plupart des habitants n’ont pas
l’électricité. Comme un totem auquel on rend hommage sur l’autel de
la modernité ! Les plus inventifs ont conçu un système ingénieux,
connecté à une sorte de panneau solaire, qui recharge les batteries
dans la journée et permet à toute la famille de profiter, le soir venu,
des réjouissances télévisées. Pas d’eau courante. Il faut aller la
chercher sur les hauteurs ou se contenter de l’eau de pluie recueillie
dans des citernes. La tentative de toilettes publiques a échoué, sorte
de cabane désertée par des habitants qui préfèrent s’accommoder
avec la nature…
Ils sont pourtant une centaine à vivre dans ce village. Un essaim
d’enfants, sortis de toutes parts, se précipite à notre rencontre. Peau
brune et cheveux crépus. C’est d’ailleurs de cette particularité que
viendrait le terme « papou ». Il serait issu du malais puwah-
puwah oupapuwah qui signifie « crépu ». « Nouvelle-Guinée » fut
accolé au nom de la région au XVIe siècle par un
explorateur espagnol en raison de la ressemblance de ses habitants
avec ceux de la Guinée équatoriale, en Afrique.
Un sourire dévore leur visage. À peine méfiants, ces gamins
nous accueillent avec autant de malice que de fraternité. Tous
parlent anglais. Il suffit d’en séduire un pour que tout le groupe
accorde sa confiance. Ils sont fascinés par le véhicule électrique
magique que je conduis du bout de mon coude. Bientôt, il deviendra
leur bolide. Suzana a des aspirations plus bucoliques ; elle adore les
fleurs et se penche pour admirer quelques essences inconnues. Dès
le lendemain, sensible à son intérêt, un petit garçon s’approche
d’elle et lui offre un énorme bouquet. Pour le remercier, elle dépose
un baiser sur sa joue. Une petite tendresse qui le plonge aussitôt
dans un immense embarras, car les Papous ne s’embrassent pas.
Nous décidons de partir aussitôt à la rencontre de l’océan, ce
Pacifique qui va initier notre aventure. J’ai bien du mal à me frayer
un chemin à travers les collines, pas du tout carrossables pour mon
fauteuil. L’accessibilité exigée en France est ici une totale chimère.
L’équipe se porte alors à mon secours. Porter mon fauteuil, le hisser,
le tirer… Trente kilos plus le poids du bonhomme ! Notre maître
mot : là où passe un valide, je passe aussi. Notre noyau dur se
montre solidaire et fait bloc.
Chacun commence à prendre ses marques, les tempéraments
se dévoilent. Et même celui qui venait en observateur pose sa
caméra pour prêter main-forte. Robert, notre caméraman, aussi
attentif à ses images qu’à ceux qui l’entourent. Comment le définir ?
Un quadra coiffé à la Bozo le clown, pas vraiment guindé ni expert
en mise en plis. Ultraprofessionnel, mais jamais sérieux. Il a
évidemment pour objectif de faire un bon film. Alors, en
perfectionniste de l’image, la caméra toujours posée sur l’épaule, il
nous encourage parfois plus que de raison. Nous sommes fatigués,
avons envie de nous reposer ; lui imagine des scénarios étincelants.
Il suffit de regarder ses yeux pour voir les images défiler. Un beau
regard, celui d’un observateur acéré, qui nous croque sans cesse,
mais toujours au naturel.
Après une ascension épique, nous découvrons un panorama
splendide, mais une mer agitée. La houle fracasse les vagues sur
une plage couverte de rochers plats. S’il semble facile de relier deux
points sur une carte, sur le terrain c’est une tout autre réalité. Pour
moi, ce lieu est impraticable. Impossible de me glisser jusqu’à l’eau
sans déchirer mes chairs sur ce tapis de récifs crénelés et abrasifs.
Or notre « règlement intérieur » veut que nos traversées
commencent et finissent sur terre. Comment aurions-nous pu
imaginer, derrière nos écrans, fantasmant notre aventure sur Google
Maps, que cette plage de rêve n’est en réalité qu’un champ de
roches acérées ? Il nous faut un autre lieu pour nous mettre à
l’eau…
Daniel, notre guide local, pointe alors une autre plage, plus loin,
au bout d’un cap, mais qui rallonge la distance d’un kilomètre. Loin
de se décourager, Arnaud s’enquiert de cette alternative auprès d’un
pêcheur qui se veut rassurant : les courants seront avec nous. Il est
naturellement recommandé de se fier aux locaux, mais tous ne sont
évidemment pas du même avis. Il ne nous reste qu’une solution :
nous mettre à l’eau pour savoir de quel côté partir. Le groupe quitte
son promontoire pour descendre vers le rivage, escorté par une
nuée de têtes brunes. À notre grand soulagement, nous dégotons un
bout de sable où j’aurai, le moment venu, tout loisir de m’équiper.
Dans l’attente du précieux sésame, les journées se suivent et se
ressemblent, s’étirant dans la nonchalance équatoriale. Une balade
sur la plage de Vanimo… Nous apercevons un petit groupe en train
de discuter. Au milieu, un homme assis sur une étrange machine –
deux roues et un essieu sur lequel on a posé une chaise en
plastique, de celles qu’on trouve dans les salles des fêtes –
complétée, à l’avant, par une petite roue soudée tant bien que mal.
L’homme est handicapé, mais semble rayonnant dans son bolide
super high-tech. Il me fait penser aux musiciens du groupe congolais
Benda Bilili que j’ai eu le bonheur de voir en concert et qui, atteints
de poliomyélite, se déplacent avec leurs fauteuils faits de bric et de
broc. Alors, lorsque ce Papou me voit arriver avec mon fauteuil
électrique dernier cri, il m’examine avec des yeux ébahis. Nous
échangeons quelques mots. L’homme se dit heureux de ce présent
de Dieu, conscient de son « privilège », et n’en réclame pas
davantage. Dans son pays, la précarité est telle qu’un pauvre
fauteuil brinquebalant devient le plus précieux des trésors. « Sage
est celui qui ne s’afflige pas de ce qui lui manque et se satisfait de
ce qu’il possède », écrivait Démocrite quatre siècles avant notre ère.
C’est la seule personne handicapée que nous aurons, dans la rue,
l’occasion de croiser !

Parfois le matin, parfois après déjeuner, nous prenons la route de


Wutung pour nous entraîner au plus près du site de la traversée.
Pressentant des visites répétées, le chef du village nous fait
comprendre qu’il faut payer, en quelque sorte, un droit d’entrée.
Nous allons vivre avec ces habitants sans fortune, et cette demande
nous semble bien légitime. Invariablement, nous nous mettons à
l’eau dans ce petit chenal qui nous permet de franchir la barrière de
déchets venus s’échouer sur la plage. Ici aussi, tout comme à Port
Moresby, l’eau est envahie par un monceau de canettes de bière et
de verres cassés qu’il faut prudemment éviter, sur une vingtaine
de mètres. Les coraux sont prisonniers de débris de sacs en
plastique, tentacules multicolores qui s’agitent au gré des courants.
Étreinte terrifiante d’une nature en grand danger. Mais, une fois
atteinte une eau moins souillée, le souffle chaud du Pacifique
accueille nos corps. Nous ne saurons que plus tard, lors de la
traversée, que cette étreinte chaleureuse est une menace dont il faut
se méfier. Trop chaude…
Pendant ces bains, une à deux heures chaque jour pour garder
la forme, l’équipe est à pied d’œuvre pour nous assister, nous
ravitailler. Dans cette mer ardente, il faut s’hydrater constamment.
Nos compagnes, toujours attentives et terriblement dévouées, nous
guettent depuis la plage. Suzana et Séverine, toujours sur le qui-
vive.
Un couple à la vie, à la mer

Entre Arnaud et Séverine, ce fut un coup de foudre… aquatique !


Ils se rencontrent en 2008 à l’occasion de la projection du film qui
relate la traversée de la Manche d’Arnaud. Dans le public, une jolie
brune aux yeux verts d’une vingtaine d’années s’approche pour lui
demander un autographe. Il ne la reconnaît pas ; c’est pourtant l’une
des cousines de son cousin. La suite est une romance qui verra
naître, en 2011, une petite Valentina. Un an après leur rencontre,
Séverine décide de tout quitter pour suivre Arnaud en Bretagne où,
six mois par an, il s’entraîne pour la traversée du détroit de Gibraltar.
Elle le surveille lors de ses longues séances en mer. Qu’il vente, qu’il
pleuve, même à la fin de l’hiver, elle est là sur la plage à guetter son
nageur d’un œil amoureux, des heures durant.
Contrairement à Suzana qui a parfois subi mes décisions,
Sévérine offre à Arnaud sa pleine et entière approbation. Leur union
s’est nourrie de la passion d’Arnaud pour la nage. Depuis, ils sont
ensemble, les pieds dans l’eau. Un couple à la vie, à la mer.
Séverine, qui n’était pourtant pas nageuse, s’est même initiée à la
natation. Au sein d’un club, elle nageait entre six et huit heures par
semaine avant la naissance de leur fille. Lorsque Arnaud lui propose
les cinq continents, il n’y a pas à négocier, à minauder, sa compagne
est partante.
Pour la traversée de la Manche, les organisateurs insistent
toujours sur ce paramètre primordial : la qualité de l’assistance à
bord du bateau, maillon essentiel de la réussite. Elle réclame des
personnes en qui le nageur peut avoir une totale confiance, car
après plusieurs heures d’efforts, il n’est plus suffisamment lucide
pour décider d’arrêter en cas de problème ou d’hypothermie. Seul un
proche est en mesure de suspecter le danger et de prendre une telle
décision. Lors des nages de nuit, il faut des yeux affûtés pour ne pas
perdre le nageur, et des yeux aimants se montrent bien plus
performants.
Lors de cette expédition, Séverine se dévoue totalement à
Arnaud, mais également au reste du groupe. Elle a appris à masser,
à traiter et à prodiguer quelques soins. Tous deux sont adeptes des
« médecines douces ». Même si d’ordinaire, Arnaud est un jeune
loup solitaire, il se dit démuni lorsque sa compagne n’est pas à ses
côtés. Sans parole, elle sait quel produit donner à son homme pour
qu’il retrouve un peu d’énergie. Elle compte ses mouvements de
bras à la minute et devine lorsqu’il est en train de faiblir. Un
métronome d’une incroyable précision. J’ai toujours prétendu
qu’Arnaud donnait le tempo, mais c’est peut-être bien Séverine qui
orchestre la partition.
Le marché au trésor

Arnaud, le doc, surveille notre condition physique, mais aussi les


bobos, piqûres de moustiques et mycoses aux pieds dues à une
humidité excessive. Par la force des choses, je m’en tire à bon
compte et échappe à ce petit désagrément… À l’inverse, contre les
prédateurs, je ne peux rien. Même allégé, je peux faire office de
casse-croûte. Ici, les dangers sont nombreux : crocodiles de mer ou
requins… En position d’attaque, l’aileron de ce dernier reste visible à
la surface de l’eau, mais que faire s’il décide de se restaurer ?
Le soir, malgré la fatigue, je ne refuse pas un petit somnifère
lorsqu’il s’agit de chercher le sommeil. Les nuits sont chaudes,
humides, peuplées d’inconfort, d’attente et, au fil des jours,
d’inquiétude. En cette saison, il pleut sans cesse. À travers les
fenêtres de l’hôtel, se dessine un rideau de pluie. Alors que les
journées sont chaudes et ensoleillées, le coucher du soleil annonce
ce sempiternel déluge. Je dois m’accommoder des chagrins de la
météo, et l’on rencontre parfois un immense parapluie à roulettes
propulsé à l’électrique. Je tente de me frayer un chemin entre les
gouttes, quitte à mettre en péril tout le circuit de ma machine.
Un soir, les propriétaires de l’hôtel nous convient à un immense
barbecue. Pour l’occasion, ils ont préparé des poissons fraîchement
pêchés, un grand buffet, un peu de viande – un privilège, car elle est
rare dans ces contrées. Nous les soupçonnons même de nous servir
du chien, car nous avons appris que tous les animaux domestiques
finissent dans les assiettes. Dans les villages, le long des routes, les
canidés pullulent, et tout chauffard digne de ce nom a pour mission
de les écraser. Daniel, notre chauffeur, se plaît à nous raconter ses
exploits dans ce domaine. Il pousse la malice jusqu’à ne viser que
les chiens blancs, les noirs échappant à ses habitudes barbares.
L’équipe, figée, interloquée, en a fait les frais, voyant un jour l’un
d’entre eux passer sous les roues. Le chauffard, tout sourire, se
félicite de ses méfaits.

« Découvrir cette région de Sandaun, c’est aussi aller flâner sur


ses marchés typiques et colorés. » Ça, c’est la version brochure
touristique, totalement mensongère ! La réalité est nettement plus
rudimentaire. En Papouasie, le commerce local est réduit à sa plus
simple expression. Les denrées sont déposées à même le sol sur
d’improbables bâches. Des femmes abritées sous de grands
parapluies, assises sur des morceaux de bois, vendent leur maigre
butin : une poignée de fruits exotiques ou quelques poissons
séchés, presque carbonisés pour une meilleure conservation. Les
chiens viennent quémander les restes de cette alimentation frugale.
Le troc y est encore couramment pratiqué. En 1998, des groupes
ethniques de la région de Madang ont même contraint leur député à
déposer une proposition de loi visant à abolir la monnaie papier et à
réinstaurer l’usage du kina, et de sa subdivision, le toea, qui ne sont
rien d’autre que des… coquillages !
Nous croisons des hommes coiffés d’un drôle de couvre-chef
composé de milliers de petits fruits rassemblés en grappe qu’ils
portent en équilibre sur leur tête : des cacahuètes ! Ils ont le regard
vitreux et les dents rougies pas une étrange mixture, le bétel,
composé de noix d’arec, de poivre et de poudre de coquillage et de
coraux que l’on mâche ensemble. La combinaison des deux
ingrédients, mélangée à la salive, provoque une réaction chimique,
sorte de chaux peu ragoûtante qui se transforme en pâte rouge vif et
doit être crachée comme une chique de tabac. Les bouches
s’ouvrent alors sur un sourire sanguinaire totalement terrifiant. Si la
noix d’arec, seule, peut être utilisée comme dentifrice, ce mélange
détonant noircit les dents, ronge les gencives et détruit, à la longue,
le système digestif. Ni plus ni moins qu’une drogue. Les ancêtres
des Papous s’en servaient pour conclure des traités entre les tribus,
et, aujourd’hui encore, il fait parfois office de monnaie d’échange.
Sur le sable blanc, dans les rues, au bas des murs, on peut voir
partout ces mares de crachats. La majeure partie de la population y
est accro. Et, lorsque vous êtes invité dans une famille, la tradition
veut qu’on vous accueille en partageant le bétel. Vu les
circonstances, nous commençons à redouter toute forme
d’hospitalité !
Soudain, nous sommes arrêtés par une foule qui semble
captivée par mon « état ». Des Papous, a priori sans le sou, se
pressent autour de moi et glissent des billets dans mes poches,
jusqu’à remplir un sac qu’ils ont fini par attacher autour de mon cou.
J’ai beau protester, No, no, no, ils affluent de toutes parts, femmes et
hommes. Chacun serre mon moignon, sans aucune réticence,
assorti d’un Good morning. Ils sont des dizaines à faire la queue
pour me porter leur offrande. J’abdique, Thank you very much. Je
suis saisi par l’émotion, porte ma main sur le cœur pour leur
témoigner ma reconnaissance. Parce que je suis handicapé ? Peu
importe que je roule dans un fauteuil qui vaut des milliers d’euros,
peu importe que je vienne d’un pays où je ne connais pas la misère,
peu importe que je sois ici pour une aventure « ludique » ? Ils font
preuve d’une immense solidarité, celle-là même qui a motivé notre
expédition. Énorme ! Jamais je ne me serais attendu à une pareille
expérience. À ce moment précis, l’aventure humaine prend tout son
sens.
À leurs yeux, je suis certainement un miraculé car, dans ce pays
où la pauvreté extrême ne permet que des soins de première
nécessité, on ne survit pas à un accident comme le mien. Pas
d’hôpitaux, pas de docteurs, pas de médicaments : la moindre
coupure au doigt mal désinfectée laisse entrevoir la mort. Cette mort
que j’ai un jour affrontée…
L’accident, un choc inconcevable

5 mars 1994. Pas encore le printemps, une belle journée


ensoleillée pourtant. Avec ma compagne, Muriel, nous avons décidé
de déménager, car un deuxième petit bébé doit bientôt arriver.
Jérémy, notre fils aîné, a 7 ans. Muriel est enceinte de sept mois.
J’ai 26 ans. Nous quittons notre petite maison de Saint-Rémy-sur-
Creuse, dans la Vienne.
Quelques amis se sont relayés pour nous offrir un coup de main.
Il ne reste presque plus aucun objet, à part l’antenne de télé.
Combien ça coûte un râteau ? 200 ou 300 euros. Ce serait
dommage de le laisser là. J’emprunte le gros camion de mon père et
file chercher une échelle à quelques kilomètres de là, chez mes
grands-parents. L’humeur est joyeuse. Un nouveau bébé, une
nouvelle maison, une nouvelle vie… Mon beau-frère, Alain, m’aide à
hisser l’échelle sur le pignon de cette jolie maison tourangelle. Elle
dépasse un peu sur la chaussée. Pas question de négliger la
sécurité. On place un triangle de signalisation sur la route pour
alerter les voitures. La vie est trop belle pour risquer un accident.
Je monte barreau après barreau, jusqu’à l’avant-dernier et
m’encorde à la cheminée pour ne pas tomber. Sécurité, encore. Je
commence à déboulonner l’antenne, prudemment. J’ai repéré une
ligne électrique moyenne tension à proximité. Surtout m’en méfier…
J’attrape le mât à deux mains, bien fort, je dose chacun de mes
gestes, car ma stabilité est précaire. Mais cette antenne mesure plus
de 2 mètres de haut. Lourde, lourde, trop lourde ; je la sens vaciller.
Impossible de résister au balancier. Alors, pour retrouver mon
équilibre, j’appuie mes deux tibias sur le dernier barreau. Pas en
bois, en aluminium…
Contact métal, explosion ! Le mât n’a pas touché la ligne, mais
s’en est suffisamment approché pour former un arc électrique. La
semelle en caoutchouc de mes chaussures m’avait jusqu’alors
protégé, mais mes jambes à peine vêtues ont permis le contact.
J’agis désormais comme un fil qui conduit l’électricité à la terre :
20 000 volts se déversent dans mon corps. Torrent électrique
puissant qui a rompu ses vannes et se fraye un chemin dans
chacune de mes veines. Il entre en moi par mes mains et s’enfuit par
mes tibias.
Premier impact et déjà mort ! C’est vrai, je le confirme, on voit sa
vie défiler, à pleine vitesse… Un flux d’images en accéléré et puis,
de temps en temps, l’une d’entre elles s’échappe, au ralenti, avant
d’être à nouveau happée. Les meilleurs moments de ma vie : la
naissance de Jérémy, mon service militaire, mes grands-parents,
notre mariage… En une fraction de seconde, toute une vie, 26 ans,
et déjà une éternité. Mes yeux se ferment, je serai bientôt délivré…
La déflagration fait sauter le courant, mais une procédure
automatisée le remet en marche aussitôt. Une « précaution » qui
permet de ne pas priver les riverains d’électricité, par exemple
lorsqu’une branche se pose sur une ligne. L’impulsion électrique est
si forte que la remise en marche suffit en général à la faire tomber.
Mais cette fois-ci, la branche c’est moi ! Bientôt un « homme-tronc »,
mais qui, pour le moment, n’est qu’un supplicié à qui l’on inflige la
plus fulgurante des tortures. J’ai pourtant l’impression que ce second
électrochoc m’a ramené à la vie. La ligne disjoncte à nouveau,
aussitôt. Je suis électrocuté, mais vivant.
Ces deux anomalies vont-elles enfin alerter le technicien, qui, au
bout du fil, gère les manettes ? Ces deux SOS seront-ils entendus ?
Il serait temps que l’homme prenne le contrôle de la machine. J’ai
mal, épouvantablement, mais, j’en suis certain, mon calvaire est fini !
Faux répit, car le courant est, cette fois-ci, remis en marche
manuellement, par cette même main qui devait me délivrer. Et là,
plus question de disjoncter ! La sentence ultime vient de tomber :
cette ondée démoniaque va achever son triste labeur.
Vingt minutes !
Mon corps va rester sous tension pendant vingt minutes, jusqu’à
l’arrivée de pompiers. Ce ne sont plus 20 000 volts mais 4 800,
d’après ce que me diront plus tard les experts le jour du procès, qui
carbonisent mes extrémités. La chaleur est si ardente que l’échelle
commence à se tordre et, à ses pieds, le goudron se met à cloquer.
Le câble téléphonique qui court le long de la façade est soumis à
une telle température qu’il ira jusqu’à faire fondre le combiné situé
dans la maison. À ce thermostat-là, vingt minutes, ce sont
des heures ! En gardant toujours pleine conscience.
Mes voisins ont été alertés par la déflagration et, après avoir
prévenu les pompiers, ne peuvent qu’observer ce spectacle
terrifiant, impuissants. Jérémy est là, lui aussi. Petit garçon naïf de
7 ans qui assiste à un véritable feu d’artifice et se réjouit d’avoir un
papa aussi fantaisiste. Il finit par prendre conscience de la situation
et s’apprête à saisir l’échelle pour venir à mon secours. Un voisin a
le réflexe de le soustraire rapidement à cette exécution. Un pas de
plus et mon fils était électrocuté à son tour…
Je sens un liquide chaud s’échapper de ma bouche. Rouge
sang. Rôtisserie humaine. Je reste tétanisé, sans pouvoir bouger, et
vois le monde patienter à mes pieds ! La douleur est si intense
qu’elle en devient presque imperceptible. Tel un prédateur assoiffé,
une armée grignote ma chair, cellule après cellule. Muriel me
regarde brûler à petit feu. J’ai à peine la force de lui murmurer : « Au
revoir. Je t’aime, mais je suis en train de partir. » Elle m’ordonne de
continuer à lutter, de ne pas la laisser seule avec nos deux enfants.
Mais comment pourrait-il y avoir une autre issue ? Je reste amarré à
mon mât, capitaine d’un navire en perdition, attendant le naufrage.
Mais mon corps rebelle est un fusible qui refuse de céder. Comme je
maudis cet insoumis. « Obéis ! Obéis ! Laisse-moi enfin en finir ! » Et
ce bruit insupportable, ce grésillement incessant, bourdonnement
sadique qui annonce que l’heure est venue, bientôt, pas tout de
suite… Encore aujourd’hui, lorsque j’entends un transformateur, je
suis saisi de panique.
Je n’en ai pas le souvenir, mais il paraît que je me rebelle et me
mets à hurler : « Non, vous ne me prendrez pas ! Je ne veux pas
partir, je reste là. » Je répète ces mots en boucle et me débats face
à un ennemi invisible. C’est inscrit noir sur blanc dans le procès-
verbal des gendarmes qui sont arrivés entre-temps et viennent
grossir l’assemblée des observateurs impuissants.
En attendant les secours, Alain Vallière, un voisin, prend le risque
fou de me venir en aide. Sous l’effet du courant, mon pantalon a pris
feu. Il court chercher un extincteur dans un restaurant tout proche,
s’équipe de bottes et de gants en caoutchouc et peut alors
empoigner l’échelle sans être électrocuté. Arrivé à ma hauteur, Alain
tente d’éteindre les flammes qui me ravagent.
Mais qui va réagir, que fait la régie, où sont les pompiers ? Je
suis en train de me consumer à cause d’un découpage
géographique. La première caserne est située à Descartes, à moins
de 3 kilomètres, mais c’est dans l’Indre-et-Loire, le département
voisin. Les sauveteurs que l’administration a eu la bonté de
m’accorder doivent, quant à eux, parcourir plus de 20 kilomètres. Ils
arrivent des Ormes, cahin-caha, en 4L. L’appel mentionnait qu’un
homme était pendu à une échelle. Ils ont visiblement considéré qu’il
n’y avait pas urgence à décrocher un suicidé ! Alors, évidemment,
en voyant le carnage, ils décident de demander du renfort à leurs
confrères. Avec toutes ces tergiversations, mes sauveurs
n’arriveront que vingt-cinq minutes après le début de l’électrocution.
Entre-temps, mes voisins ont fini par joindre la régie qui alimente
le secteur en électricité (un opérateur privé) pour leur signaler
l’effroyable tragédie. Le courant est enfin coupé. Les pompiers font
leur arrivée avec une grande échelle. Ils se hissent sur le toit…
C’est ici que mon véritable calvaire commence. Impossible de
me déplacer d’un millimètre, d’autant que je suis toujours encordé.
Ils coupent la sangle, mais mes membres ne sont plus qu’un amas
de viandes calcinées. Chaque mouvement, chaque contact me
lacère. Il faut me descendre de plusieurs mètres. Imaginez la
douleur ressentie sur la flamme d’une allumette et multipliez-la par
un million ! Je voudrais perdre connaissance, mais mon esprit
résiste. Je hurle : « Endormez-moi, endormez-moi. Je vous en
supplie, arrêtez ce calvaire ! » Ne plus rien entendre, ne plus rien
sentir.
Ma famille est loin, réunie chez mon frère. Tous m’attendent à
une quarantaine de kilomètres de là pour le repas. C’est l’un de mes
oncles, qui habite le village, qui les prévient : « Philippe vient d’avoir
un grave accident ! » Ils ont tout juste le temps d’arriver.
Allongé dans l’ambulance, j’entends les médecins :
« On va le perdre !
— C’est mort, je n’arrive pas à le piquer.
— Il n’a plus de veines, il est carbonisé. »
Des dizaines de personnes autour de moi. Elles veulent me
sauver la vie, mais à quoi bon ? Personne ne m’écoute, personne ne
me parle. Il est vrai que le cas est suffisamment rare pour que les
équipes cèdent à la panique, d’autant que mon état suscite des
pronostics contraires. Je les entends s’engueuler. Et moi, seul dans
ce désert, je continue à hurler.
L’hélicoptère qui doit m’évacuer flaire le danger. Plus assez de
lumière pour se poser ! On le prévient :
« Si tu ne le prends pas, il est mort ! »
Le pilote exige alors que toutes les voitures de secours se
placent en cercle sur le stade de foot du village, tous feux et
gyrophares allumés. Une piste d’atterrissage improvisée en
quelques secondes. Le temps est compté. Il parvient à se poser, ma
civière est aussitôt montée à bord.
C’est Jean-Philippe Guérin qui est aux commandes. On place un
casque sur mes oreilles. J’entends une voix qui s’adresse enfin à
moi.
« Bonjour Philippe. Je m’appelle Jean-Philippe Guérin. Je
t’emmène à Tours. Tu restes avec moi. »
Dix-neuf ans plus tard, je connais encore ces phrases par cœur.
Je suis certain que ces mots m’ont sauvé. Pourtant, c’est le moment
que mon cœur choisit pour s’arrêter. Le médecin du SAMU est à
mes côtés et, en guise de thérapie, me colle un défibrillateur sur la
poitrine. J’en suis quitte pour une nouvelle décharge… Un deuxième
arrêt cardiaque suivra durant le transfert. Jean-Philippe, tout à sa
manœuvre, en pleine nuit, prend malgré tout le temps de me parler,
sans cesse… Un flot de réconfort qui, mot après mot, tisse un fil qui
me permet de rester en vie. Après mon deuxième infarctus, il
entreprend une manœuvre pour pencher son hélico ; je peux voir la
lueur puissante qui scintille au loin. Tours est en vue.
« Tu résistes, hein, Philippe. Tu tiens ! Nous sommes bientôt
arrivés. »
Je m’accroche à cette voix et, chaque fois, la douleur s’estompe.
Je l’écoute et je n’ai plus mal… Je suis tranquille, apaisé.
L’hélico se pose enfin. J’appréhende à juste titre le transfert car,
une fois encore, toujours éveillé, chaque manipulation, même
millimétrée, m’enfonce mille poignards dans le corps. Jean-Philippe
est à mes côtés ; il m’adresse un petit signe de la main. Je trouve la
force de lui faire un clin d’œil, peut-être la seule parcelle de mon
corps encore intacte.
L’équipe se lance dans une course contre la montre pour me
transférer au service des grands brûlés du CHU de Tours. On me
plonge aussitôt dans un bain de produits antiseptiques. Je vois un
grand type arriver qui, enfin, promet de me délivrer. C’est
l’anesthésiste qui va accomplir ce que mon corps refuse de faire
depuis près de trois heures : m’endormir ! Il trouve tant bien que mal
une veine, m’enfonce une aiguille. Je sens ce nectar de délivrance
m’envahir.
J’ai quitté le monde pendant plus de deux mois… Avec de rares
et courtes phases d’éveil. Morphine divine, dérivé de l’héroïne !
Compagne indispensable, consommée à si haute dose qu’elle
m’obligera, par la suite, à suivre une cure de désintoxication. Je vais
rester couché pendant des semaines sur un lit à eau, seul, en milieu
stérile. Nourri par sonde. Ne percevant que brièvement les soins
qu’on m’inflige. Le découpage de mes membres calcinés
commence. La scie rétrécit peu à peu mon corps, en étapes
successives, avec l’espoir de sauver, centimètre après centimètre,
cette viande braisée. On me saucissonne, coupant toujours plus loin
à mesure que la nécrose progresse. Lors d’une phase d’éveil de
quelques minutes, j’ai le souvenir d’avoir vu ma main, équipée de
ferrailles et de broches. Tentative vaine pour la sauver car, la fois
suivante, elle a disparu. Lorsqu’au bout de huit semaines, je sors de
ce sommeil artificiel, il ne me reste plus que ma jambe gauche. Un
membre sur quatre… Vision d’horreur ! J’ouvre les yeux et constate
que mon tibia est à nu, l’os visible, plus de chair sur la partie avant,
seul le mollet semble encore intact. C’est ce tibia qui reposait sur
l’échelle et a servi de conducteur.
Un éminent spécialiste est venu de Paris, il s’adresse à moi :
« Vous voyez ces petits points noirs. Votre moelle osseuse est
trop atteinte, brûlée de l’intérieur. Il faut amputer ! »
Cent heures de bloc opératoire à Tours et combien d’autres à
Paris où je suis transféré plus tard. Des léthargies à n’en plus finir…
Toujours cette aiguille qui me promet une inconscience salvatrice,
car les soins les plus anodins sur ces plaies à vif ressemblent à
l’enfer. Même pour changer un pansement ou appliquer de la
Biafine en couche épaisse, on me conduit au bloc pour une
anesthésie générale.
À la lecture de cette description, on pourrait imaginer que je suis
un cas particulièrement lourd, mais, pour ces équipes confrontées
sans cesse aux grands brûlés, quatre membres c’est presque la
routine. Certains de leurs patients sont incendiés sur l’ensemble du
corps. Lors du dernier mois de mon hospitalisation à Tours, je
partage ma chambre stérile avec un homme qui a fait une tentative
de suicide au gaz. Son appartement, situé au dernier étage de
l’immeuble, a littéralement explosé lorsque – pour patienter ! – il a
décidé d’allumer une cigarette. Sauf, mais brûlé à 80 %… Irai-je
jusqu’à prétendre que je suis chanceux ? Je le crois, car j’ai pu, dans
cette effroyable tragédie, conserver mon visage et mon sourire…
Enfants de Papouasie, notre rayon
de soleil

Mon sourire, je l’offre aujourd’hui à ces Papous qui m’accordent


leur bonté. Pour prolonger la chaîne de solidarité initiée sur le
marché de Vanimo, nous décidons, dès le lendemain, d’aller
remettre les dons recueillis à un petit centre pour enfants
handicapés du nom de Senta Bilong Helpim, tout près de la frontière
indonésienne. Nous découvrons un établissement plus que
sommaire. En réalité une cabane sur pilotis, faite de bric et de broc,
mais joliment décorée et fleurie. Il accueille une vingtaine d’enfants,
avec tous types de handicaps. C’est ici que vit Mariana, le premier
visage que j’ai aperçu en descendant de l’avion au milieu de ce
comité d’accueil fleuri. En voyant le sourire étincelant de cette
gamine d’une douzaine d’années en fauteuil roulant, difficile
d’imaginer qu’elle est amputée des deux jambes avec une
importante malformation de la colonne vertébrale. Dans ce pays où
règnent la misère et une indicible violence, elle est mon rayon de
soleil.
En arpentant les lieux, nous sommes surpris de voir un
amoncellement de vélos d’appartement et de bancs de musculation
laissés à l’abandon. Quel usage pour des enfants handicapés ? Je
questionne le directeur…
« Ce matériel nous a été donné par les Australiens. »
Et de m’étonner :
« Mais à quoi bon ? Personne ne peut s’en servir ?
— Bah non, évidemment. Il est là, on ne sait pas quoi en faire…
— Et, à part ce tas pourri, vous avez reçu quel type d’aide des
Australiens ? »
Le directeur me répond :
« Rien ! »
Le néant en matériel de compensation, mais j’insiste…
« Et côté personnel, vous avez des rééducateurs ? »
Même réponse.
« Rien ! »
Il a bien le souvenir d’un kiné qui est passé par là il y a quelques
années, peut-être une ou deux fois. Il a hâtivement formé l’équipe :
tirer une jambe par-ci, étendre un bras par-là… Pour le reste, il ne
faut compter que sur le dévouement des deux cents bénévoles
venus des alentours. Petites tâches accomplies de bon cœur par
chacun d’eux : l’un vient tondre la pelouse, l’autre entretient les
fleurs, l’un nourrit les enfants, l’autre assure leur toilette. Les
résidents sont entre leurs mains prévenantes toute la semaine avant
de rejoindre leur famille le week-end, tant bien que mal, car, dans ce
pays, la grande majorité des maisons est construite sur pilotis,
parfois les pieds dans l’eau. La plupart, malgré des handicaps
sévères, n’ont pas de fauteuil roulant et doivent se déplacer sur leurs
fesses ou leurs moignons. Je ne sais par quel miracle mon « rayon
de soleil » en a dégoté un, tout rouillé, dégonflé. Une vraie misère
qui peine à rouler… La quinzaine de ses camarades doit se disputer
deux ou trois autres épaves. Ils vivent à même le sol, dorment sur un
tapis.
Après mon accident, j’ai maudit ma dépendance, espérant le plus
vite possible me « refaire » par moi-même. Ici, l’invalide ne doit sa
survie qu’aux gestes prodigués par l’autre. Cette générosité,
solidarité humaine appréciable, est en réalité leur prison dorée. Et
cette dépendance est celle d’un peuple entier…
Sous la coupe des Australiens, les Papous n’en récoltent que les
débris. Les conquérants ont construit leurs propres hôtels, leurs
propres restaurants, servis par du personnel local qu’ils traitent sans
aucun égard. Ici, l’apartheid continue d’exister. Et l’Australie, toute
proche, pille les innombrables richesses de ce pays pourtant
indépendant, mais régi depuis 1975 par la souveraineté du
Commonwealth. À ce titre, c’est la reine Élisabeth II qui en est le
chef d’État, représentée sur place par un gouverneur général. La
Papouasie s’offre donc au royaume, et en particulier à l’Australie…
En 2010, des gisements gigantesques de gaz naturel ont été
découverts. Leur exploitation est sur le point de débuter. Les dépôts
de minerais, dont le pétrole, le cuivre et l’or, contribuent à 72 % aux
recettes d’exportation. En 1972, sur l’île de Bougainville, à un millier
de kilomètres au nord-est de Port Moresby, les Australiens ont mis
en exploitation Panguna, l’une des plus grandes mines de cuivre à
ciel ouvert au monde, qui fournissait à elle seule près de la moitié
des exportations. La forêt est elle aussi éventrée et des troncs
quittent chaque jour les ports du pays par cargos entiers. Un pays
exploité, dévasté…
Nous avons envie de mieux connaître ce peuple qui, en dépit de
conditions de vie précaires, nous offre son sourire depuis que nous
sommes à Vanimo. Nous décidons alors de mettre à profit ce temps
qui nous est « donné » pour nous rendre dans les écoles de la
région. Notre nouvelle notoriété nous confère un appréciable laissez-
passer. La bande de Français coincée sur place commence à faire
parler d’elle. Lorsque nous circulons chaque jour entre Vanimo et
Wutung, les enfants reconnaissent notre 4 × 4 et nous
apostrophent : « Eh, Philippe, Arnaud ! » Daniel s’empresse
d’organiser une visite dans deux écoles, et notamment celle de
Wutung.
Tous les écoliers sont vêtus d’uniformes, bleus ou orange. Ils
sont assis sur la terre battue, filles et garçons chacun de leur côté.
Pas de tables ni de crayons. Seul un grand tableau noir trône au
milieu d’un préfabriqué qui sert de salle d’étude. Ces enfants n’ont
rien, pas de télévision, encore moins de console de jeux. Mais ils
sont créatifs. L’imagination et la débrouille les rendent plus matures
dans leur insouciance. Ils ont l’air heureux, et les sourires se lisent
sur tous les visages. Notre présence est l’occasion d’une fête
joyeuse où ces écoliers nous accueillent avec quelques chants.
Nous leur expliquons ensuite qui nous sommes, le motif de notre
aventure… Évidemment, mes prothèses intriguent. Quel est ce drôle
d’homme qui vient de si loin défier leur océan ? Ils n’ont jamais vu de
personne amputée, mais ils ne semblent pas vouloir s’étendre sur
cette particularité physique. Ils préfèrent rêver au récit des
aventuriers qui s’apprêtent à partir à l’assaut des mers du globe.
Fiers et heureux que cette belle odyssée commence chez eux. Ils ne
savent rien de notre pays, n’en ont jamais entendu parler. Peu
importe ! Ces moments de partage justifient pleinement notre
présence…
Écoles, graine de tolérance

Les écoles, j’adore ! En Papouasie, en France, partout. Depuis


mon retour de cette expédition, je suis très souvent invité dans les
établissements scolaires. Je prépare ainsi mon entrée en matière.
Première question :
« Qui a vu le film Intouchables ? »
Toutes les mains se lèvent.
« Qui a vu le film Nager au-delà des frontières ? »
À peine cinq ou six. Je prends mon air le plus sérieux, scrute ce
parterre enfantin et, l’air humilié, déclare :
« Ah ! c’est tout ? Alors, c’est bon, je me casse ! La prochaine
fois, vous n’aurez qu’à faire venir Omar Sy… »
Grand silence, une ribambelle de visages accablés. J’observe
ces petites bouilles déconfites et éclate de rire.
Je me régale ! Avec eux, le message passe vraiment, sans faux-
semblant. En France, j’ai visité à peu près tous les établissements
scolaires de mon département, et bien au-delà, quel que soit le
niveau, du primaire jusqu’au lycée. Pour les maternelles, une
récente anecdote m’oblige à être prudent. Un après-midi, je me
rends dans la salle des fêtes, à Joué-lès-Tours. Une assemblée
disparate, de la maternelle jusqu’au collège. Trois cents têtes
blondes. Je pénètre dans la salle, comme à l’accoutumée, et,
soudain, entends un hurlement. Celui d’un petit bout de chou
visiblement ébranlé par le « spécimen » ! Personne n’a pris la peine
d’avertir mon auditoire. Depuis, pour éviter tout risque de panique, je
préfère renoncer à aller « traumatiser » des gosses aussi jeunes et
prie, en toutes circonstances, les professeurs de préparer mon
arrivée, par le biais de lectures, de discussions ou la projection de
l’un de mes deux films.
Alors, les questions fusent, dans tous les sens. Chacun veut
prendre la parole. J’aime cet enthousiasme, ce désir curieux, sans
réticence, sans ce filtre de bienséance qui prive les adultes de tout
naturel. Des questions me touchent ou m’amusent plus que d’autres.
En primaire, ce sont des sujets basiques : « Comment tu fais pour
manger ? » Au collège, on m’interroge sur mes objectifs, les
difficultés de l’entraînement et d’autres questions plus personnelles :
« Comment vos enfants vous perçoivent-ils ? » Comme j’annonce
dès le début qu’il n’y a aucun tabou, il me suffit d’attendre
l’intervention du caïd de service, encouragé en douce par ses
camarades : « Et pour faire l’amour ? » Je lui réponds très
simplement qu’après mon accident j’ai eu très peur de ne plus
jamais connaître ce plaisir et en profite pour aborder le thème, ô
combien délicat, de la sexualité des personnes handicapées. Après
ça, plus personne ne moufte ! Dans les lycées, on aborde les
préoccupations quotidiennes. Ces jeunes comprennent que ce qui
n’est pas facile pour eux l’est encore moins pour un élève
handicapé. Comment faire des études lorsque, dans les
établissements, on ne met pas en place les aménagements
nécessaires pour garantir l’accessibilité pour tous ? Je leur révèle
que 80 % des jeunes handicapés n’ont pas le bac, que les études
supérieures sont encore une triste chimère et qu’en matière
d’emploi, il existe bien peu de débouchés et pas davantage de
volonté. Étonnés, ils disent n’en rien savoir ou tout au moins n’y
avoir jamais pensé. Futurs adultes, déjà citoyens, ils osent clamer :
« C’est injuste ! » Je les encourage à persévérer dans cette voie.
Leurs cerveaux sont encore réceptifs, pas encore burinés par les
préjugés, capables d’entendre d’autres discours. Il leur revient de
faire bouger les lignes, de dessiner une société plus tolérante.
Lors de ces rencontres, même si je n’ai jamais senti de rejet de
ma propre personne, même si je suis convaincu qu’ils ont du plaisir
à entendre le récit de mes péripéties, je perçois une réticence
tenace face au handicap en général. Comment aborder une
personne handicapée, comment lui parler, comment la traiter ? Ils
sont dans l’ignorance la plus totale, celle qui génère l’embarras ou la
peur. Je ne cherche pas pour autant à enjoliver, ni à dissimuler. Si,
avec moi, le contact se révèle plutôt aisé, je ne manque pas de leur
rappeler que je ne suis qu’un cas particulier. Parfois, en voulant
apporter de l’aide, en ayant le désir d’être solidaires, ils devront
peut-être faire face à la mauvaise humeur ou au refus. Certaines
personnes vivent mal leur handicap, dans la frustration, la solitude et
parfois la pauvreté. J’invite les élèves à considérer que si je suis là,
c’est parce que mes exploits sont reconnus. Mais combien d’autres
demeurent dans l’ombre ?
J’aborde également le dépassement de soi ; je leur assure que
cette force n’est pas le monopole des « super héros » qu’ils voient à
la télé ou dans leurs jeux vidéo. La capacité à surmonter n’importe
quel obstacle, elle est en moi, elle est en eux… Je voudrais les
convaincre que nous sommes tous capables d’accomplir nos rêves,
et, s’il le faut, non pas de survivre mais de renaître. Ténacité,
volonté, partage, envie d’être… Cocktail secret dont chacun a la
propre recette. Aujourd’hui, j’affirme que ma vie est belle, mais qu’il
m’a fallu bosser pour y arriver. Je n’ai pas attendu que la téléréalité
me promette d’être riche et célèbre !
Ils comprennent, certains comprennent. Je les vois sortir de la
salle en pleurant, discrètement. Alors je m’approche d’eux et me
rends compte qu’ils sont eux-mêmes en situation de handicap. Mon
exemple les a remués. Ils me confient leur souffrance, leur révolte, la
certitude de n’avoir aucune échappatoire. Certains se disent victimes
de moqueries. Ils ont le sentiment que mon exemple et ma réussite
les renvoient à leurs propres incapacités. À tort, évidemment. Je leur
explique que je suis moi aussi passé par des phases de désespoir,
de colère, de refus, d’abandon. Cela n’a pas été toujours facile mais,
avec l’aide de mon entourage, j’ai retrouvé le sourire et l’envie de
vivre.
Lors de ces rencontres, il y a souvent des échanges déroutants,
intimes… Juste après la traversée de la Manche, je me rends dans
un collège privé auprès de trois cent cinquante élèves de sixième et
cinquième. Comme à l’accoutumée, à l’issue de mon intervention, je
réponds aux questions. Je vois une petite tête blonde lever la main,
un tout jeune gamin, apparemment timoré.
« M. Croizon, vous avez réalisé un défi incroyable. Moi aussi je
voudrais relever un défi.
— Ah bon, mais c’est quoi ?
— Je voudrais vous faire un énorme câlin. »
Sans même attendre ma réponse, je vois ce petit bonhomme se
lever, s’avancer vers moi et tomber en pleurs dans mes bras. Devant
tous ses camarades. Il en fallait de l’audace !
Quelque temps plus tard, je reçois une lettre de sa maman. Elle
a gardé le contact, car elle craignait que son fils ne soit raillé, qu’on
le traite de bébé parce qu’il avait eu la « faiblesse » de s’émouvoir.
À mon grand soulagement, ses mots disent tout autre chose : il est
devenu la mascotte du collège, le héros de la cour de récréation.
L’enfant complexé et solitaire s’est émancipé, ouvert aux autres. Sa
gageure, c’était d’affronter sa timidité et de risquer le ridicule. Le
ridicule ne tue pas, il peut même sauver. À travers ce gamin, je me
rends compte qu’il n’y a pas de petits courages.
Depuis, le câlin, c’est devenu ma spécialité, à grande échelle ! Il
y a quelques mois, j’ai gagné l’Égypte pour des vacances en famille.
On m’a suggéré de glisser, dans mon emploi du temps, une petite
visite au lycée français international d’El Gouna. Des élèves de 11 à
18 ans, de toutes nationalités. À la fin, une gamine vient se blottir
contre moi. Et soudain, tous ses camarades se précipitent,
réclamant à leur tour une accolade. Deux cent cinquante au total !
Ce moment précieux m’a fait un bien fou ! J’ai beau ne plus avoir de
bras, je peux toujours embrasser, même en grande quantité !
D’autres me prêtent leurs mains pour mettre une claque aux
préjugés et faire une caresse à la tolérance…
L’expédition menacée

La candeur des enfants papous n’empêche pas l’horloge de


tourner et, du côté de leurs aînés, l’autorisation de se mettre à l’eau
n’est toujours pas arrivée… Déjà quatre jours à Vanimo et toujours
aucune nouvelle de nos autorisations. L’expédition est en péril, la
tension monte, même si chacun tente d’insuffler un peu de moral à
ce naufrage annoncé. Le journaliste de Radio France qui devait
doper l’Audimat avec cette tentative inédite en sera quitte pour un
billet d’humeur quotidien qui s’apparente davantage à un cancan de
vacances qu’au récit d’un exploit.
Chaque jour, j’appelle le secrétariat de l’ambassade de France.
Chaque jour, la même rengaine :
« Bonjour, Philippe Croizon. J’aimerais parler à monsieur
l’ambassadeur ! »
Inlassablement, on me répond :
« C’est en cours. Le ministère des Affaires étrangères indonésien
est au courant. Le dossier avance… On attend le document. »
Matin, midi, soir, ce foutu Croizon insiste, relance, harcèle ! Jour
après jour, pas de nouvelles !
Le seul vol hebdomadaire décolle dans trois jours. Partir ?
Rester ? Comment pourrions-nous renoncer, décevoir tous ceux qui
nous ont aidés, qui ont cru en nous ? Ce serait une telle humiliation,
une si grande déception ! Nous devons rester, jusqu’au bout, quitte à
se séparer, s’il le faut, d’une partie de l’équipe pour des raisons
budgétaires.
Nous ne repartirons pas sans avoir nagé. Rien, absolument rien,
ne peut nous arrêter.

Un matin, dans cette routine désormais immuable, nous


rejoignons une fois encore la plage de Wutung. Une routine qui, pour
une fois, va être bousculée… Au bout de quelques minutes, nous
apercevons une silhouette inattendue : pas d’aileron mais deux bras,
deux jambes. Un Papou en train de nager à nos côtés. Il ne parle
pas, ne demande rien, peine à nous suivre mais redouble d’efforts
pour rester à notre hauteur. Il se débat dans une succession de
mouvements désordonnés, hybride entre un crawl à l’avant et une
brasse à l’arrière, agitant ses membres en tous sens. L’homme est
certainement pêcheur, mais visiblement pas nageur. Ou adepte
d’une nage de survie, autodidacte.
Les Papous se propulsent dès le plus jeune âge, mais avec les
moyens du bord. L’eau est leur univers, tous savent nager, quoique
bizarrement. Mais après tout, ce Français amputé n’est pas non plus
un modèle de natation académique. De retour sur la terre ferme,
nous voulons en savoir plus sur cet homme qui s’est invité dans
notre sillage.
Il s’appelle Zeth. Zeth Tampa, un beau trentenaire à l’allure
athlétique et aux muscles parfaitement dessinés. Il habite le village
de Wutung, avec sa femme et ses enfants, et propose à toute
l’équipe de venir chez lui. Il fait chaud… Je suis assoiffé, mais il n’y a
visiblement pas de réfrigérateur dans la maisonnée. Qu’à cela ne
tienne, Zeth se précipite au-dehors, enfourche sa mobylette et
revient de longues minutes plus tard avec une glacière pleine de
bières et de sodas. Impossible de savoir où il a planqué son magot !
Un secret bien gardé. Nous le soupçonnons d’être allé jusqu’à la
frontière indonésienne, à peine à 5 kilomètres de là, pour nous
régaler. Zeth est un magicien. Il nous le prouvera une fois encore,
quelques jours plus tard. Le groupe décide d’aller à la plage, et Zeth
sort de son « chapeau » quelques matelas et coussins encore
emballés, tout neufs. Ses enfants dorment pourtant sur une maigre
paillasse déroulée sur des planches sommaires. L’homme est
inattendu, prévenant, généreux.
Pourtant si modeste qu’il peine parfois à nourrir sa famille. Ce
jour-là, nous avons faim ; il a si peu à offrir… Quelques tranches de
pain de mie trempées dans une boîte de haricots feront l’affaire,
partagées de bon cœur. Un plat unique dont doivent le plus souvent
se contenter ses enfants, parfois agrémenté du poisson qu’il a réussi
à pêcher ou de quelques fruits de la forêt.
Comme le veut cette coutume que nous avions tant appréhendée
sur le marché, Zeth nous invite à partager le bétel. Foutue fameuse
hospitalité ! Ce serait un affront de refuser. Chacun doit donc se
soumettre à ce rituel initiatique, sans exception. J’en suis la première
victime. J’absorbe. Pas vraiment de goût, une sensation râpeuse sur
la langue, mais des effets aussi immédiats que violents : chute de
tension, conséquence d’un cocktail explosif – mêlant bétel, pression,
chaleur et fatigue – qu’il aurait été plus sage de laisser aux
autochtones. Je tourne de l’œil et finis ma dégustation vautré sur le
sol. Position latérale de sécurité.
Arnaud, notre doc attitré, paré en principe à toutes les urgences,
assiste impassible à la scène, guère plus étanche. Diagnostic très
approximatif, la bouche dégoulinante de cette tuerie :
« C’est pas grave. Malaise vagal. Ça va passer ! »
Et, pendant que certains de ses compères manquent de gagner
le nirvana, Arnaud Chassery s’empiffre, résistant vaillamment aux
assauts de cette drogue hallucinogène. Le bétel a pourtant la
réputation d’être un coupe-faim, mais n’est pas Chassery qui s’en
méfie. Un vrai warrior !
Il me faut du temps pour reprendre mes esprits. Depuis mon
électrocution, mon corps assimile toute forme de chaleur à un
ennemi. À la moindre hausse de température, il disjoncte, se met à
transpirer abondamment, ventile pour assurer une nouvelle fois sa
survie. Sous ces latitudes tropicales, mon organisme est mis à rude
épreuve, sans cesse. Ce bétel démoniaque achève de me mettre
hors tension. Il me suffira heureusement d’une petite sieste sous un
arbre pour me remettre de mes émotions.

À Vanimo, face à l’hôtel, au loin, une île magnifique, celle de


Ranimo, certainement déserte, la promesse d’un endroit
paradisiaque pour pratiquer de nouveau la plongée. J’essaie de
convaincre mes comparses qui, une fois encore, cèdent à la
tentation. Daniel, toujours prompt à satisfaire nos extravagances,
prend aussitôt les choses en main. Il dégote un bateau, monnaye la
traversée. En s’approchant, cet éden semble tenir toutes ses
promesses : eau limpide, plage de sable fin… La fine équipe se
lance à l’abordage, tout sourire, ravie de pouvoir savourer un après-
midi qui s’annonce délicieux. Mais rapidement, le scénario vire au
cauchemar. Cette île est habitée par une famille qui, avec les
matériaux du cru, est en train de construire une cabane. Pour ce
faire, elle dispose d’un groupe électrogène qui crache ses décibels
avec vigueur. Suzana descend du bateau, longe la plage et trébuche
sur un obstacle ; c’est le corps d’un des membres de la tribu qui
cuve son vin en plein soleil. Une tradition insulaire, car tous ses
habitants empestent l’alcool. En attendant qu’ils retrouvent leurs
esprits, une scie circulaire tourne dans le vide, à plein régime,
déversant sa plainte stridente. En termes de dépaysement, les
plongeurs en quête de fonds paradisiaques doivent ravaler leur
fantasme !
Le piège s’est impitoyablement refermé car le bateau, après
avoir déversé sa cargaison d’apprentis aventuriers, s’est empressé
de rebrousser chemin et nous sommes convenus qu’il ne reviendrait
que dans la soirée. Il faut se rendre à l’évidence, nous sommes
coincés sur cette île, en compagnie peu amène. C’est en réalité un
rocher minuscule, de quelques dizaines de mètres de diamètre, qui
n’autorise aucun repli. À moins d’un kilomètre des côtes, nous
envisageons de retourner sur le continent à la nage, mais faut-il pour
cela abandonner nos comparses à leur triste sort ? Solidaires et de
guerre lasse, nous nous résignons à partager cette journée qui
s’étire en longueur, immobile, inerte… Le soleil est sur les têtes,
mais pas dans les cœurs. Condamnés à l’attente, les Robinson
made in France décident tout de même de s’adonner à la plongée,
qui se révèle aussi désastreuse que le reste. La mer est infestée de
poissons-pierres, bestiaux patibulaires hérissés de pics venimeux.
Les pêcheurs locaux se sont bien gardés, en répondant à notre
demande, de nous détailler ce plan pourri, bien heureux de prendre
quelques billets dans la poche de touristes candides.
D’autant que le comité d’accueil local ne manque pas à son tour
de passer à l’action, bien décidé à tirer quelques bénéfices de cette
intrusion. Un vieil homme s’avance, l’air menaçant :
« Vous êtes chez nous. Va falloir payer ! »
Les naufragés que nous sommes sont pressés sans relâche de
payer leur dû. Vêtus de peu et les poches vides, nous n’avons
d’autre recours que de négocier la confiance.
« Nous n’avons pas d’argent, mais si vous venez demain à notre
hôtel, nous vous paierons. »
Inutile d’espérer s’en tirer à si bon compte, car dès le lendemain,
au petit matin, le vieillard est sous nos fenêtres, réclamant la somme
promise avec véhémence. Il est escorté par l’un des membres de sa
tribu, qui se trouve être un officier de la police locale qui veille avec
application au recouvrement de la dette familiale. La transaction vire
rapidement au racket :
« Plus d’argent. Sinon, c’est la prison ! »
La menace semble suffisamment sérieuse pour nous alléger de
quelques billets supplémentaires. Cette parenthèse inattendue
restera dans les mémoires avec un nom de circonstance, « l’île aux
pirates ».

Mercredi 16 mai, l’autorisation n’est toujours pas arrivée. Nous


voici à Vanimo depuis six jours. C’est jeudi ou jamais, l’avion du
retour vers Port Moresby n’attendra pas. Il décolle le vendredi, dans
moins de trente heures. Alors, dans la soirée, je décide de tenter un
ultime appel.
La secrétaire de l’ambassade décroche.
« Bonjour. Philippe Croizon. Il me faut une réponse. Sinon, c’est
fini !
— Désolée, mais monsieur l’ambassadeur n’est pas là.
— Mais c’est impossible. Où est-il ?
— Je ne sais pas. Il s’est absenté, mais ne m’en a pas dit
davantage… »
Me voilà filtré par la secrétaire. La cause semble désespérée.
Cette fois-ci, plus d’espoir !
À 21 heures, mon téléphone sonne. C’est l’ambassadeur.
« Je reviens d’Indonésie. Je suis allé moi-même au ministère des
Affaires étrangères. J’ai le document. Je vous l’envoie par mail ! »
Miracle, un total miracle ! Quelques minutes plus tard, notre boîte
mail affiche l’indispensable sésame.
J’imagine qu’après avoir raccroché, notre ambassadeur a dû se
dire : « C’est quoi ces deux mecs qui veulent relier les cinq
continents à la nage, sans autorisation, sans négociation préalable ?
Mais cinq continents, cela veut dire d’autres traversées, d’autres
pays et a priori d’autres galères en perspective. Ils vont où après ?
La seconde étape, c’est la traversée Égypte-Jordanie, l’une des
régions les plus explosives au monde. Et ces deux poissons de
bocal vont aller nous mettre le bazar dans la zone. »
C’est en tout cas ce que moi j’ai pensé. Même si je ne suis pas
certain de la forme des propos de la diplomatie française, le fond
doit ressembler à peu près à cela puisque, dès notre arrivée à
Amman, un des conseillers de l’ambassadeur de France en Jordanie
nous attend à l’aéroport. Il a visiblement pour mission de canaliser
ces Pieds nickelés et, pour l’un d’entre eux, même pas entier ! Pour
autant, je ne suis pas un débutant, pas plus qu’Arnaud d’ailleurs. Les
autorités françaises le savent et l’ont prouvé ce matin de décembre
2011 où j’ai été invité… à l’Élysée, pour y recevoir la Légion
d’honneur. Elle m’a été accordée au titre du dépassement de soi et
parce que, selon Nicolas Sarkozy, ma traversée de la Manche a
participé au rayonnement de la France.
Alors, lorsque j’ai le malheur d’ironiser en nous surnommant
« l’expédition de la loose », Arnaud s’en offusque. Il a toujours
considéré que la capacité d’improvisation était le propre de tout
aventurier. Il le définit comme celui qui face à l’obstacle, face à
l’adversité, s’obstine et décide de continuer quand la grande majorité
se résout à faire demi-tour. Partir à l’aventure, c’est finalement
accepter de ne pas tout maîtriser. Il en va de même pour tous les
pionniers, qu’ils soient nageurs, navigateurs, alpinistes… La plupart
des projets d’expédition sont branlants et compliqués, quitte à
chavirer à la moindre faille. Avec le recul, ma colère contre Marcel
fut certainement excessive. En Papouasie, les incertitudes
administratives sont multipliées par dix, les règlements aussi
fluctuants que la marée, variant d’un employé à l’autre, d’un jour à
l’autre. Malgré dix-huit mois de préparation, il lui était impossible
d’envisager le moindre détail à distance. Il nous fallait être face à la
réalité pour la mesurer. Comment convaincre l’interlocuteur au bout
du fil, à 15 000 kilomètres de là, a fortiori lorsqu’on lui annonce : « Il
y a un Français, sans bras ni jambes, et son pote, qui veulent aller
nager dans les mers du globe ! » J’imagine que, dans certains
secrétariats, on a dû se dire : « C’est quoi ce spam ? » Et pour le
« Chassery-Croizon 2.0 », aucun antivirus référencé. Il fallait, pour
faire la preuve de notre crédibilité, la revendiquer en chair et en os.
Être sur place, oser et persévérer ! Et ne rien lâcher.
En réalité, peu importe ce que l’on dit de nous… Il est 21 h 30.
Notre défi est sauvé.
Désormais, à l’attente succède la tension, celle de l’exploit à
accomplir. La pression monte, mais nos longs mois de préparation
physique et mentale nous permettent de maîtriser le stress. Tout le
monde file au lit. La nuit sera courte. Lever à 3 heures du matin.
Nourri par un immense soulagement, le sommeil s’invite aussitôt.
À 23 heures, plus un bruit !
Quatre heures plus tard, notre réveil va vibrer, enfin !
Jamais deux sans trois…

Sonnerie stridente, comme une délivrance. Jeudi 17 mai :


première traversée. La nuit est noire et sept ombres traversent
l’hôtel pour se rendre dans la salle du petit déjeuner. C’est l’heure du
débriefing ; chacun s’affaire à sa tâche. Robert contrôle ses
caméras, Suzana et Séverine font le point sur l’alimentation,
j’inspecte mon matériel… Check-list OK ! L’équipe peut embarquer
dans le 4 × 4. Silence de mise, indispensable à la concentration des
deux nageurs. Une heure de route, une heure sans parole ! Ce
cérémonial sera le même lors de chaque nage. Notre mental tourne
à plein régime, entre concentration et tension.
La nuit est toujours dense lorsque la voiture s’arrête sur la plage
de Wutung. On me porte jusqu’au sable. Suzana s’approche de
moi ; c’est à elle que revient la responsabilité de m’équiper. Un geste
qu’elle a accompli des milliers de fois, depuis quatre ans, d’abord
dans la Manche puis maintenant dans cette folle épopée
transfrontalière. Avant d’enfiler mes jambes, elle doit graisser mes
membres pour éviter tout frottement. Je porte un short de plongée,
plus confortable sous mes prothèses. J’ai revêtu ma combinaison
légère en Lycra et me coiffe d’un bonnet pour me protéger des
assauts du soleil. Huit à quinze heures dans l’eau, c’est le risque,
pour la peau, d’être brûlée au troisième degré ! En l’absence de
cheveux, Arnaud a lui aussi opté pour un bonnet de bain.
Les villageois commencent à s’éveiller et, tour à tour, rejoignent
le petit groupe sur la plage. Le ciel s’embrase, rougi par les
premières lueurs. De silence et de braise, chacun mesure à quel
point l’instant est magique. Vincent et Arnaud de Courrège me
saisissent et me portent jusqu’à l’eau. Arnaud Chassery, qui s’est
préparé un peu plus loin, me rejoint. Notre duo se tait, tout à sa
concentration. Pas d’interférence, pas d’adieu, pas
d’encouragements… Notre esprit semble figer l’espace et le temps.
En guise d’adieu, je lance :
« Salut les gars. Rendez-vous en Indonésie ! »
J’avale mon tuba frontal, outil indispensable car, sans bras ni
jambes, j’ai du mal à trouver mes appuis pour respirer et risque à
tout moment de culbuter tête la première et de boire la tasse.
Arnaud, lui, nettement plus flottant, n’en a pas besoin. À l’inverse,
nous portons tous deux des lunettes pour échapper à la morsure du
sel. Une frappe fraternelle dans la main et nous voilà partis. Suzana
appuie sur son chrono. Il est 6 h 30. Le compteur est en marche. Je
suis dans l’eau, mon élément, enfin…
L’eau, ma fascination

Eau, amie fidèle. Pourquoi l’eau ? Je n’ai jamais été nageur, je


n’ai jamais appris à nager. Un vrai autodidacte en natation. Pas une
longueur à mon actif. Mes seuls titres de gloire, c’est mon service
militaire en Martinique où je nageais en apnée ou avec des
bouteilles. Mais déjà j’adorais l’eau, et si j’avais choisi le corps
d’infanterie de marine ce n’était pas par hasard !
Après mon accident, il y a dix-neuf ans, pendant ces longs mois
à l’hôpital, je sens l’eau couler dans mes veines. Un soir, seul dans
ma chambre, je regarde Thalassa. On y voit une jeune femme
traverser la Manche à la nage. Je ne le saurai que bien des années
plus tard, mais elle s’appelle Marion Hans. Elle a 17 ans. Elle
s’entraîne depuis l’âge de 14 ans, fait sa première tentative à seize.
Échoue. Revient un an plus tard. C’est en voyant ces images que je
comprends ce qu’est le dépassement de soi. Moi l’amputé, j’oublie
que je suis une personne handicapée. Captivé par l’écran, je me
dis : « Pourquoi pas moi ? Pourquoi est-ce que, moi aussi, je ne
traverserais pas la Manche à la nage ? » Une pensée que je me
garde bien de dévoiler. Ce sera mon secret. Lorsque l’émission
s’achève, je reviens à la réalité. Je me regarde. Comment puis-je
être aussi naïf ? Cette idée insensée s’est pourtant nichée dans un
coin de mon cerveau. Pour le moment, j’ai d’autres objectifs…
Pourtant, encore sur mon lit d’hôpital, je demande à mon père de
se renseigner pour réaliser des prothèses de nage. Dans ma bulle
stérile et déjà la tête plongée dans H2O. Sans membres, n’est-ce
pas la seule façon de me mouvoir, de redonner à mon corps amputé
cette aisance perdue à jamais, d’échapper à la pesanteur qui rive
mes fesses sur ce matelas alvéolé ?
Je suis bien seul dans ce rêve fou. Mon père me scrute avec des
yeux étonnés, se demandant où son fils peut bien aller chercher de
telles âneries. Pourtant, il décide d’appeler le centre de rééducation
de Valenton, dans lequel je vais bientôt être transféré, qui semble
prendre ma requête très au sérieux. Enfin c’est ce que j’imagine…
Le médecin-chef se déplace même jusqu’à Tours où je suis
hospitalisé.
« Monsieur Croizon, on va vous fabriquer des prothèses de bras,
de jambes…
— OK, mais pour mes prothèses de nage ?
— Des prothèses de nage ? Mais on ne sait pas faire !
— C’est pas grave. Vous allez essayer ! »
Et de le convaincre que cette demande inédite n’est pas un
caprice et n’appelle aucun refus. Je veux ces prothèses de nage !
À l’époque, on ne connaît aucune personne amputée qui ait été ainsi
appareillée. Les champions handisport se jettent à l’eau avec leurs
moignons. Pressentant ma détermination, les ergothérapeutes du
centre planchent sur un prototype : du « fondu-main », rien que pour
monsieur Croizon ! Et six mois plus tard, le temps que mes
blessures aient cicatrisé, je passe directement du lit à la piscine
puisque Valenton possède son propre bassin de rééducation. Pour
cette mise à l’eau, Muriel, ma femme, a sorti la caméra. Le maître-
nageur, tout fier d’accompagner cette grande première, soliloque
devant l’objectif, expliquant avec force détails la procédure. Un
cosmonaute en partance pour la Lune n’aurait pas droit à des
palabres aussi solennelles. Mais tout à son discours, le capitaine du
vaisseau n’a pas remarqué que son aquanaute a basculé. Derrière
lui, je suis en train de me noyer ! Impossible de me tourner, de
trouver mon équilibre. En guise de mise en bouche, je viens de
m’offrir une bonne tasse.
Les prothèses à peine enfilées, Croizon devient poisson. Je
nage, je m’enfonce, dessus, dessous, en apnée, trop longtemps,
trop vite… Je suis tour à tour requin, alevin, colin… Sorte d’objet
flottant non identifié, fou de bonheur, fou d’aisance. Assez fou pour,
quelque temps plus tard, ourdir un autre pari : replonger. Les
médecins grommellent à nouveau mais, face à ce raz-de-marée de
volonté, finissent par abdiquer. Ils décident de traverser la France
pour me mener vers la grande bleue. Direction La Ciotat !
Je comprends alors que l’eau, élément hostile pour certains, sera
désormais ma plus belle alliée. Elle permet à l’homme diminué de se
réapproprier son corps. Dans les profondeurs, je vole… Comment
peut-on priver tous ceux qui sont pétrifiés par l’immobilité de cette
aisance ? En 1994, date de mon accident, les centres de
rééducation n’ont pas le réflexe de l’eau. Enfin, pas tous car à
Kerpape, un centre près de Lorient où j’achève ma rééducation, elle
est au cœur de la thérapie. Dans le grand bassin, un parcours
composé de barres parallèles permet aux patients de faire leurs
premiers pas et petit à petit de réapprendre à marcher.
Le souvenir de Marion Hans ne m’est revenu que trois ou
quatre ans plus tard, à l’occasion de vacances avec mes parents sur
l’île de Noirmoutier. Ils entendent une phrase étrange sortir de ma
bouche : « Je veux traverser la Manche à la nage. » Comment
répondre à une telle ineptie ? Par le rire. Alors mes parents rigolent.
Ils n’ont pas vraiment tort. Lorsque je suis dans l’eau, j’arrive à
évoluer en profondeur parce qu’elle me câline, m’embrasse, me
porte, mais il faut se rendre à l’évidence, je ne sais toujours pas
nager. Je dois encore apprendre à flotter, à trouver mon équilibre.
Pour le moment, le rescapé se contente de barboter. Mais il en
faudrait bien davantage pour me décourager, même si, au fil de mes
apprentissages, l’eau s’est montrée parfois sournoise.
Dans la nouvelle maison où j’emménage après ma rééducation,
j’ai une priorité : faire construire une piscine. Mais comme je n’ai
toujours pas compris que je n’étais pas un nageur « conventionnel »,
elle menace de m’engloutir à deux reprises. Il est vrai que, la
première fois, l’idée est particulièrement saugrenue ; je décide de
nager sous la bâche à bulles qui recouvre le bassin. Au cours d’une
longueur, je m’arrête pour respirer. Mais, par effet ventouse,
impossible de la décoller de la surface. Heureusement, depuis la
maison, mon fils Jérémy me surveille du coin de l’œil et voyant une
bosse onduler sous le plastique, se porte à mon secours. Il attrape
ma jambe et m’extirpe in extremis. J’écope d’une belle engueulade,
grandement méritée.
Une seconde fois, je décide de faire un peu d’apnée. D’ordinaire,
je vide mes poumons pour atteindre le fond, en plongeon canard, la
tête la première. Mais pour une fois, pourquoi ne pas tenter la
descente les jambes en premier ? Respiration, vidange des
poumons, sans élan… Je commence une interminable descente.
Vite le fond, le fond, le fond pour pouvoir prendre mon rebond ! Je
suffoque, agite désespérément mes bras qui, dans la panique, ne
suffisent pas à me propulser. J’ère entre deux eaux, incapable de
remonter à la surface. L’homme qui, à l’époque, rêve de défier la
Manche est en train de sombrer dans un trou de béton de 2 mètres
de fond. Quel piètre destin. Avoir survécu à l’épreuve du feu et
trépasser en buvant la tasse ! Mais la mort ne saurait se contenter
d’une telle ironie : du bout de ma jambe, je sens le carrelage et,
dans un élan désespéré, me propulse, les poumons gorgés d’eau,
vers la surface. Suzana est en train de passer l’aspirateur, elle n’a
rien vu, rien entendu… Plutôt qu’un chat à plusieurs vies, je ne suis
qu’un poisson sans cervelle !
Après tout, c’est l’eau qui, pendant neuf mois, nourrit la matrice
qui fait de chacun de nous un homme. C’est l’eau qui recouvre la
grande majorité de la surface de notre planète. Comment pourrait-
elle être hostile lorsqu’elle est si vitale ? Mais plus que l’eau, c’est la
mer que je vénère. J’en ai avalé des longueurs en piscine, vu défiler
des carreaux ! Lassant, désespérant… Non, j’aime l’eau qui vit, l’eau
qui bouge, l’eau iodée… Allégé par le sel, je déploie mes ailes.
Oublié ce corps qui, vautré dans un fauteuil, pèse une tonne. Je ne
pèse que quelques grammes. Il ne me manque que les ouïes et les
écailles. En apnée, j’ai l’impression de me fondre dans le « grand
bleu », attiré vers les profondeurs, avec l’envie d’aller toujours plus
bas, toujours plus loin. Comment résister à ce chant des sirènes,
quitte à en exploser ses poumons, quitte à ne jamais revoir la
lumière ? J’ai maintes fois ressenti cette fascination, cet appel des
abysses. Quelques centimètres grignotés, encore et encore, en
oubliant parfois qu’il faut prendre le temps de remonter, le feu dans
la poitrine par manque d’oxygène… Faut-il que je sois fou pour
m’imposer de telles sensations ? Un fou, seul dans un océan de
tentations… Libre !
Lorsque le duo devient trio

Pour savourer cette plénitude, en ce petit matin pas encore éclos


du 17 mai 2012, encore faut-il accéder à la pleine mer. De chaque
côté de l’étroit passage en sable, le corail forme une haie d’honneur
qui nous escorte vers des eaux plus profondes. La mer est encore
haute et permettra aisément le passage des deux petits bateaux de
pêche en résine, terriblement rudimentaires, qui nous escortent et
dans lesquels a pris place le reste de l’équipe. Deux embarcations
sont nécessaires pour des raisons de sécurité, afin que l’une puisse
continuer en cas de problème ou d’avarie. Chaque chaloupe est
pilotée par deux Papous.
À la sortie de ce petit chenal, cap à bâbord. Vogue vers l’Asie…
Un bras, puis l’autre, un bras, puis l’autre. Un moignon, puis l’autre,
un moignon, puis l’autre. Mais dès les premières minutes, l’eau
résiste, se rebelle, contraint chaque mouvement. Nous naviguons à
contre-courant alors qu’un savant calcul nous avait promis le
contraire.
Nous revient alors en mémoire la fameuse polémique qui a agité
le groupe il y a quelques jours de cela, équations ambitieuses et
projections soutenues par d’éminents spécialistes, improvisés
océanologues pour l’occasion… En réalité, de jolies balivernes !
Pendant nos longues journées d’entraînement à Wutung, nous
avons tout le temps d’observer un étrange phénomène. Le courant
des marées n’est apparemment soumis à aucune logique. Nous
interrogeons les pêcheurs locaux qui semblent ne jamais s’être
préoccupés de cette question. Ils naviguent au feeling ! À Vanimo,
nous nous adressons au personnel du port qui ne nous offre pas
davantage de réponse. À quoi bon se préoccuper du sens des
vagues, ici cela n’empêche personne de pêcher. Mais nous ne
sommes pas de cet avis : nous voulons comprendre… et surtout, en
l’absence de moteur pour nous propulser, être certains de partir avec
le courant aux fesses ! Indispensable pour ménager nos efforts. Lors
d’un entraînement, nous constatons que nous nageons contre le
courant et qu’en toute logique, le lendemain, à la même heure, il en
sera de même. Une perspective rationnelle pour qui maîtrise le
calendrier des marées à la française… Mais le lendemain, le courant
a changé de cap. La situation tourne à la farce ! Personne ne
comprend. Les deux Arnaud décident alors de camper sur la plage
pour observer attentivement le flux et le reflux et surtout l’heure de
renverse, qui permettra, le jour de la traversée, d’estimer l’heure de
la marée. Ils plantent des petits bâtons dans le sable, tout au long de
la plage, pour s’appuyer sur quelques repères. Leur expérience est
un indéniable succès, ils en sont désormais certains, il faudra se
lever à 3 heures du matin pour entamer la traversée dès 6 heures.
Mais visiblement, en ce jour J, leurs calculs savants n’ont qu’une
issue : nous obliger à nager courant pleine face, augmentant
considérablement le temps de traversée estimé. Le duo des Arnaud,
l’un marin dans l’âme et voileux, l’autre expert ès mer, n’a nullement
réussi à percer les mystères de l’océan. Dans le Pacifique, ne pas
miser sur la logique. Personne n’aura jamais le fin mot de l’histoire…
Les galériens du crawl doivent donc faire avec. Impossible de
partager notre agacement car les deux bateaux d’assistance sont
toujours sur la plage, s’attardant à charger le matériel. Nous nous
sommes mis à l’eau avec la célérité de deux anguilles sans nous
préoccuper de l’intendance. Un détail de dernière minute a retardé
leur départ. Nos pilotes doivent en effet remplir des autorisations à
présenter dès leur arrivée en Indonésie, mais ils ont visiblement
décidé de s’en préoccuper à la dernière minute. Ils savent à peine
écrire, l’opération prend du temps. Impossible pour nous d’attendre,
car il nous faut avancer le plus possible avant que le soleil se lève,
limitant ainsi au minimum notre temps de nage par forte chaleur. Au
bout de vingt minutes, toujours personne à l’horizon… L’inquiétude
grandit car, de nuit, le danger est majeur. Le moment préféré des
requins pour se mettre en chasse. Or nous avons depuis longtemps
déjà franchi la barrière de corail, située à peine à une trentaine
de mètres du rivage ; elle constitue notre seule protection contre ces
redoutables prédateurs. On croise ici des requins bouledogues et
tigres qui, pour certains, peuvent mesurer jusqu’à 5 mètres.
Contrairement à d’autres îles où les attaques sont fréquentes, on
dénombre très peu d’accidents en Papouasie. Il est vrai que le
tourisme aquatique de masse y est inexistant et les amateurs de surf
ont opté pour d’autres récifs. Quant aux Papous, ils se mettent
rarement à l’eau, sans jamais dépasser la barrière de corail. Ces
deux Français aussi inconscients qu’appétissants pourraient donc
bien faire l’affaire… L’inquiétude grandit.
Nous nageons depuis déjà trente minutes lorsque notre escorte
nous rejoint, enfin ! À bord, nous avisons un passager inattendu :
Zeth Tampa. Il a réussi à trouver une place dans l’un des bateaux
pour encourager ses deux comparses. Pourtant, une chose intrigue :
Zeth n’est visiblement pas en tenue de supporter. Torse nu, en slip
de bain, un masque et un tuba sur le front et même un Camelbak
muni d’une gourde qui permet de boire grâce à une pipette. De toute
évidence, cet homme va se jeter à l’eau…
Zeth plonge. Il met quelques minutes à nous rejoindre. Nous, les
deux gros requins balèzes, sommes heureux de cette aimable
compagnie mais restons sceptiques. Nous en sommes certains, la
jeune sardine va barboter quelques minutes à nos côtés et
remontera bientôt dans le bateau pour se sécher. La tête en
extension, les bras en désordre, les palmes de cet homme volontaire
s’agitent en tous sens ; une grenouille déversée par erreur en pleine
mer. Son corps se débat, sans aucune propulsion. Dans moins de
quinze minutes, il jettera l’éponge… Zeth comprend alors que cette
nage archaïque ne le mènera pas en Indonésie.
Mais plutôt que de renoncer, il décide d’imiter. Il plonge en
apnée, observe Arnaud, remonte à la surface, reprend son souffle,
replonge, détaille chacun de ses mouvements. Un bras en
extension, puis l’autre, une bouffée d’air, la tête dans l’eau, les pieds
qui peu à peu se stabilisent et donnent la cadence. Cela ne lui suffit
pas, il replonge, continue de scruter la respiration, les postures… Il
ne lui a fallu que quelques minutes pour apprendre à nager, par
mimétisme. Zeth se place dans le sillage d’Arnaud et commence à
frapper l’eau avec l’aisance d’un métronome. Le pêcheur est enfin
nageur. Plus question de remonter dans le bateau : le duo est
devenu trio.
Une heure, deux heures, trois heures, Zeth se maintient à notre
hauteur. Insensé ! Magique ! Mais cet effort aussi soudain
qu’extrême commence à entamer son physique. Pour lui permettre
d’aller le plus loin possible, il faut le rebooster à l’aide de produits
énergétiques, sorte de gels composés de sucres rapides, achetés en
France et destinés aux triathlètes et aux adeptes des sports
d’endurance. Une potion magique, à base de caféine ou de
gingembre, option coup de fouet en cas de baisse de tonus. Depuis
leur petite chaloupe, nos compagnes assurent le ravitaillement
toutes les demi-heures.
Nous devons, certes, nous préoccuper de Zeth, mais sa
présence ne fait qu’ajouter à notre détermination. Un moteur
puissant, le rêve absolu, la raison d’être de notre aventure. Un
nageur valide devait nager aux côtés d’un nageur handicapé ; un
nageur papou vient consolider leur équipe. Personne ne sait encore
si Zeth ira au bout de cette traversée, mais ce cadeau vaut déjà son
pesant de perles rares.
Au bout d’une heure, à environ 2,5 kilomètres de notre point de
départ, la première frontière de l’expédition. Adieu Océanie, voici
l’Asie. Une frontière liquide, dodelinante. Sur la côte, se dresse une
immense tour en béton sur laquelle figure un médaillon. Pas de
mirador à cet endroit, la jungle suffisant à dissuader les clandestins.
Déjà un deuxième continent, mais trop tôt pour crier victoire car la
route est encore longue. La traversée se poursuit en Asie, grignotant
les vagues à la force des bras. La côte n’est qu’une dentelle de
baies qui se succèdent, dominées par la jungle, parfois hérissées de
falaises. Le paysage est grandiose, mais l’heure n’est pas à la
contemplation car la mer se montre capricieuse. Une mer hachée,
criblée de vaguelettes, qui nous précipite contre le rivage. Résister,
ne pas dériver, maintenir le cap, garder l’entrain…
Parce que je suis le plus lent, c’est à moi de donner le tempo.
Mais je sens rapidement que je ne suis pas au meilleur de ma forme.
Cette longue attente a pesé sur ma motivation, l’entraînement n’a
pas été aussi soutenu qu’il aurait fallu. Je suis barbouillé, au point,
au bout de trois heures de nage, d’être saisi par des crampes au
ventre. Je n’ai pourtant avalé, le matin même, qu’un peu de thé et un
Gatosport, un biscuit hyperprotéiné qui équivaut à 750 grammes de
pâtes. Cette plâtrée concentrée joue quelques tours à mon estomac.
Le doc fait son diagnostic à distance : coliques ! Et me donne un
cachet pour tenter d’apaiser la douleur. Contrairement à la Manche,
où tout est strictement réglementé et aucune aide extérieure
autorisée, le staff a le droit d’intervenir ; ainsi en a décidé le
« règlement intérieur » concocté par nous-mêmes !
Le kit d’urgence, embarqué sur le bateau, est un véritable hôpital
mobile. Il contient des boissons énergétiques, des médicaments, de
la morphine, un défibrillateur et même un kit de trachéotomie. Avec
notre ex-urgentiste, nous n’avons rien à craindre. Après la Manche, il
avait déjà une solide expérience mais s’est entraîné de nouveau
pour pouvoir m’assister en toutes circonstances. Je ne suis pas un
patient lambda. Les séquelles de brûlures sur mes membres
amputés ne permettent pas d’accéder aux veines ; le sang peine
d’ailleurs à circuler dans mes avant-bras, ne livrant à la seringue que
quelques gouttes. Arnaud a donc dû suivre un stage dans un hôpital
pour apprendre à me piquer dans la veine sous-clavière et s’est
entraîné à plusieurs reprises pour ne pas rater son coup en cas
d’urgence. L’athlète est un cas sensible qui impose une surveillance
médicale adaptée, d’autant que ma thyroïde est en train de dépérir,
ce qui me contraint à suivre un traitement à vie. Être le médecin de
Philippe Croizon n’est donc pas de tout repos ! Je suis, par ailleurs,
équipé d’un kit d’alerte, un cardiofréquencemètre, qui permet de
contrôler le rythme cardiaque. Un cœur mis à rude épreuve depuis
mon accident, qu’il faut discipliner : interdiction de dépasser 120 ou
130 pulsations par minute au risque de me fatiguer trop vite et de
mettre mon endurance en péril. La longue distance est une nage
très lente qui, en principe, n’a pas de raison d’affoler le compteur.
Alors dès que je monte à 140 ou 150, je dois ralentir pour retrouver
mon souffle. D’un signe de la main, j’informe Arnaud, bête de nage,
poisson bionique, qui freine sa course pour se mettre au diapason.
En moyenne, je parcours 2,5 kilomètres par heure tandis qu’Arnaud
se propulse à 3,5, voire à 4. Cette machine à crawl nage aussi vite
que d’autres marchent.
Une grosse houle du Pacifique prend le relais. La tentation est
grande de tracer au plus court, droit devant, mais depuis les
bateaux, les pêcheurs papous nous ordonnent de nous approcher
au plus près des anses pour ne pas nous laisser emporter par les
courants violents qui menacent au large. Zeth, qui connaît
parfaitement la côte, est un éclaireur précieux pour déjouer les
pièges. Dans son anglais approximatif, il nous confirme qu’il est plus
sécurisant de longer les grandes parois rocheuses, quitte à les
effleurer à moins d’une dizaine de mètres. Une progression en arc
de cercle, au plus près du rivage, qui augmente d’autant les
distances.
Dans cet océan capricieux, jamais apaisé, s’annonce alors le
passage le plus périlleux, celui où le Maki-Maki se jette dans la mer.
Cette rivière, qui serpente depuis les hauts plateaux, déferle dans un
chaos. L’océan, jusqu’ici limpide, se trouble d’une eau saumâtre.
L’agitation des eaux douces, impatientes de se fondre dans le sel,
compromet toute visibilité. Ce courant bouillonnant emporte tout ce
qui flotte vers le large. Un flot brun, brouillé par la terre des forêts
qu’il a traversées. Un tronc d’arbre passe sous nos yeux, nous
croyons voir l’un de ces fameux crocodiles de mer. Le serpent
« tricot rayé », dont la morsure est dix fois plus puissante que celle
du cobra, est l’une des autres menaces de la faune aquatique locale.
Serpent de mer mais aussi de terre, nous en avons d’ailleurs trouvé
un sur la plage, juste avant notre départ. Mort ! Mais qui fut donc un
jour vivant et présent sur ces côtes… Après morsure, le décès est
instantané. Pas d’antidote, pas de secours. À en rendre les requins
presque sympathiques !
Je me rends compte alors qu’Arnaud et Zeth ont disparu, tout
comme la coque des bateaux, vigie rassurante. Plus de repères,
seul dans cet univers. La fatigue me permet à peine de sortir la tête
de l’eau. Je dérive sans pouvoir contrôler ma trajectoire. Je
n’entends plus que les cris de ceux qui, au loin, m’exhortent à
revenir… Mais comment, sans mes bras pour lutter, puis-je
reprendre le contrôle de la situation ? Au bout de quelques minutes,
j’aperçois le bonnet d’Arnaud, enfin, qui me trace la voie. Je me cale
dans son sillage, observant le battement de ses pieds pour garder le
cap. Zeth a rejoint notre convoi. Agités, malmenés, nous
progressons en rang serré. Au loin, quelques palmiers laissent
espérer notre point probable d’arrivée. Loin, très loin, très très loin…
Si près du but et l’enfer ne fait pourtant que commencer !
La houle a redoublé de violence, orchestrant un ballet de vagues
longues et amples. Les forces manquent. L’eau est à plus de 28 °C,
impossible de se rafraîchir. Nous nous étions préparés au froid, celui
de Béring, mais n’imaginions pas nous immerger dans des eaux
aussi chaudes. Nos corps se déshydratent, au point que nous
n’aurons jamais l’occasion d’uriner. Suzana et Séverine doivent se
résoudre à nous asperger avec de grandes bouteilles d’eau fraîche
que nous engloutissons à grandes lampées. Plus de cinq heures de
nage ; les produits énergétiques et les bouillies à la vanille offrent un
sursaut de vitalité. Jamais aucune nourriture solide. Quelques
pauses, une minute à peine pour reprendre des forces. Pendant ces
brefs ravitaillements, faute d’équilibre, Suzana doit me maintenir à
flot, par le bras, pour éviter que je ne parte à la renverse. Mais plus
que les calories, c’est l’esprit du groupe qui nous insuffle son
énergie. L’entraide permanente nous dope, nous porte vers l’avant,
sans parole. Juste quelques regards, le seul fait d’être ensemble. De
rares encouragements, seulement lors des pauses : « Allez les gars,
on y va ! »
Presque six heures, et Zeth est toujours là. Mort, lessivé autant
que ses comparses.
Tout près, un village. Peut-être enfin le dénouement ? La côte est
si proche ; mais on nous apprend alors que Marcel, le chef
d’expédition, a choisi un point d’arrivée beaucoup plus éloigné, à
près de 3 kilomètres de là. Impossible de changer d’avis, car le
comité d’accueil nous attend sur la plage officielle. Nous sommes à
nouveau très irrités, car le pire reste à venir. Pour accoster, nous
devons affronter les rouleaux, au risque d’être projetés sur les
coraux. Je sens une immense hargne m’envahir, je me mets à
hurler, à vociférer. Fou de rage, fou de fatigue. Mes forces
m’abandonnent, mais je dois poursuivre. Avec la réussite en point de
mire.
Pour le moment, on ne distingue qu’une longue plage bordée de
palmiers. Et pour seul repère, un minuscule toit rouge qui, en dépit
de l’ardeur déployée, semble ne jamais devoir se rapprocher. Le
moral en berne, les forces infimes. Harassés, nous grignotons l’onde
centimètre après centimètre. Oscillant dans d’amples mouvements,
cette mer apparemment angélique se montre en réalité railleuse,
insolente, capricieuse… À quand la fin ?
Zeth menace de succomber à l’effort, mais son regard crache
toute l’ampleur de sa volonté. Il a tenu, en dépit de tout, sans
aucune préparation. L’océan a accouché d’une montagne. Zeth est
un géant. Cette fraternité aquatique devient notre seul moteur.
Chaque encouragement arrache un geste de plus, un mètre de
plus… Depuis le passage de la rivière, nous progressons de front
pour rester ensemble et nous encourager mutuellement.
Ne compter que sur nous car dans les bateaux d’assistance,
c’est déjà la fête. Avant l’heure, certains ont décidé de trinquer, non
pas au champagne mais au whisky. Whisky soda probablement. Les
moussaillons papous, bien éméchés, tentent de garder le cap. L’un
pique un roupillon sur le pont arrière, tandis que son comparse
descend scrupuleusement les bouteilles avant de les rejeter à la
mer… De notre côté, nous avons d’autres vagues à fouetter !
En apothéose, nous allons devoir nous lancer dans un corps-à-
corps avec les rouleaux qui viennent se fracasser contre les coraux.
Une image dantesque restera dans nos mémoires : notre trio
emporté par la déferlante qui nous projette sur le sable. Depuis les
bateaux d’assistance, les Papous nous somment de faire marche
arrière pour accoster plus loin, là où la mer se montre moins hostile.
La sécurité prend le pas sur la fatigue, un dernier effort pour éviter
tout danger. Pour atteindre le rivage, il faut engager une ultime
stratégie : patienter un instant, attendre qu’une première vague
s’écrase puis se lancer pour ne pas être happé pas la suivante.
Dans un dernier élan, notre trio se précipite. Arnaud est le premier à
toucher le sable, il se redresse et me saisit aussitôt pour me sortir au
plus vite, avant qu’une nouvelle vague ne me fracasse le crâne et ne
me rejette à la mer. Courant à reculons, il me tire à l’abri, sur le
sable. Il est 14 h 05… 17,2 kilomètres en sept heures et trente cinq
minutes ! Océanie-Asie : mission numéro un réussie !
Notre première victoire

Sur la plage de Skow Mambo en Indonésie, Daniel, notre guide,


est au rendez-vous, ainsi que Marcel. Les officiels indonésiens ont
également fait le déplacement. Ils doivent apposer un tampon sur
nos passeports, passage de frontière oblige, quel que soit le mode
de transport. Quelques uniformes dessinent une haie d’honneur. Ne
pas négliger le protocole ! Mais notre fatigue est extrême ; guère le
cœur aux palabres. Des villageois intrigués par l’attroupement,
presque deux cents curieux, viennent s’enquérir de cette agitation
soudaine.
Quatre bras me portent sur la plage. Ce sont ceux de Vincent
et d’Arnaud, le doc, qui ont rapidement sauté des bateaux. Ils seront
préposés, durant tout le séjour en Papouasie, à mon « extraction »,
que ce soit de l’eau, du camion ou du fauteuil. Le port d’athlète est
devenu leur job. Arnaud vient s’asseoir à mes côtés. Mais un
homme manque à l’appel. On s’empresse de chercher Zeth ; il a
disparu.
Pris dans le feu de l’action, Vincent, le journaliste, annonce qu’il
assure un direct radio dans quelques secondes. Ses auditeurs ont
pu suivre toute la traversée à travers des flashs réguliers, mais c’est
maintenant aux deux nageurs de prendre la parole. Il nous tend son
téléphone satellite. À peine égouttés, nous devons assurer le direct.
Sur la plage, l’AFP, partenaire de l’aventure, a également délégué un
correspondant indonésien ; des journalistes australiens sont
présents, alertés on ne sait comment, mobilisés en quelques heures
dès que l’autorisation est tombée.
À 10 000 kilomètres de là, la France veut savoir… Parole
hachée, souffle coupé, puisant dans mes dernières réserves, je
tente tant bien que mal d’exprimer mon émotion. Mais les mots se
mêlent aux larmes. Heureux à en perdre le souffle ! Le moment est
fort, les questions affluent, tout comme les sentiments. Notre exploit
est accompli. À deux, il n’en a que plus de valeur. À deux ? Le plus
méritant de tous a disparu, celui qui, sans savoir nager, nous a
accompagnés plus de sept heures durant. Impensable Zeth qui a la
pudeur de s’éloigner, semblant dire : « Ce n’est pas mon moment,
c’est le vôtre ! » Pas question pour lui d’en tirer la moindre gloire.
Son visage défait par la fatigue est pourtant illuminé du bonheur des
simples, de ceux qui ont accompli un exploit grâce à leur seul
mental. L’humilité de cet homme n’a d’égale que sa détermination.
Alors pas question de le laisser à l’écart de ce premier challenge.
Nous voulions nager au-delà des frontières et n’en espérions pas
autant. Zeth Tampa a placé notre aventure sous les meilleurs
auspices. Enfin, nos trois mains se touchent et se mêlent. C’est cet
entrelacs universel que l’on doit voir sur les images. Ils ont réussi à
trois !
Un problème demeure : Zeth n’a pas d’autorisation pour
traverser. Il n’a aucun de ces papiers officiels que nous avons eu
tant de mal à obtenir. Mais l’euphorie collective semble avoir
anesthésié tout zèle administratif. Fort heureusement, le clandestin
ne sera pas inquiété.
À peine trente minutes plus tard, le temps de savourer la victoire
et d’immortaliser le moment, l’expédition doit quitter le sol
indonésien. Le retour vers la Papouasie se fait au sec, en bateau, à
toute vitesse, moteur à plein régime, bravant les vagues et les
courants. Lorsque les deux embarcations touchent la plage de
Wutung, la nuit commence à tomber. Les villageois sont là, attendant
patiemment sur la plage. Parmi eux, la femme et les enfants de
Zeth. Il descend, magnifique, sans un mot, l’air de dire « je l’ai fait »,
imposant une admiration muette à ses proches. On devine dans
leurs yeux que Zeth s’est taillé ce jour-là une stature de héros.
L’émotion est intense, mais les heures sont comptées car le seul
avion hebdomadaire décolle dès le lendemain matin et il faut encore
regagner Vanimo, rassembler les bagages. Dire adieu à Zeth, en
quelques minutes ; à peine le temps de se retourner sur ce
compagnon de fortune. Trop vite, trop mal ! Une poignée de main
pour sceller ce pacte fraternel et un geste furtif derrière la vitre
arrière de la voiture qui file à toute allure vers d’autres rencontres,
d’autres continents, d’autres destins.
Une heure plus tard, à Vanimo, il fait nuit noire. La Papouasie,
numéro un de cette aventure, a baissé le rideau. Il est temps de
partir… Sans fête, sans jubilation. Une douche pour enlever le sel,
un peu de crème pour hydrater la peau et le massage de nos
compagnes respectives pour adoucir les corps. Elles cajolent
patiemment les épaules endolories, le dos mis à rude épreuve et les
fessiers afin d’éviter contractures et déchirures. Une fois remis
d’aplomb, nous nous contentons d’un dîner frugal. Une totale
quiétude baigne le groupe, pas de paroles inutiles, pas de
débriefing. Arnaud et moi percevons dans le regard de l’autre le
bonheur de l’exploit accompli, ensemble. Le job est fait ! Tout est dit !
Dès le lendemain matin, nous prenons l’avion pour Port Moresby.
Dernière attention : un gros câlin à Daniel pour emporter aux
antipodes l’odeur du Papou. Le seul tee-shirt qu’il a porté durant
toute cette quinzaine, celui aux couleurs de « Nager au-delà des
frontières », restera dans nos mémoires.
L’homme d’avant n’existe plus

Cette première traversée achevée, j’ai l’impression d’avoir


encore grandi, d’atteindre cette extase que j’ai depuis si longtemps
espérée. Souvent on me demande : « Est-ce que vous préférez
votre vie d’avant ou d’aujourd’hui ? » Je réponds : « J’aime ma vie
d’aujourd’hui parce que j’en ai fait quelque chose. » Je n’ai pas
attendu que les choses viennent à moi. Je les ai provoquées. Ma vie
d’avant, je ne peux plus en parler, elle n’existe plus. Le mec qui avait
deux bras et deux jambes a disparu. Je l’ai bien connu. Un mec
sympa. Il allait bosser aux fonderies, menait une vie standard, avait
le rêve d’acheter une maison, d’élever ses enfants. Métro, boulot,
dodo. Mais l’ouvrier métallo n’est plus là.
Il n’y a plus, dans mon corps écourté, de place pour deux
identités. Drôle de sensation, je parle de « lui » comme d’un
étranger. Un peu schizophrène penseront certains !
Ensuite, c’est un nouveau Philippe qui a débarqué, amputé des
quatre membres. Il fallait bien faire avec ce type au schéma corporel
excentrique, et avancer. « Lui » a disparu et Philippe Croizon est
plus que jamais entier. J’ai eu cet accident, j’ai rebondi, je me suis
investi dans le sport… Je suis allé au bout de mes rêves, sans
nostalgie. J’avance, je fais des projets. Certes il m’a fallu du temps
pour l’aimer, pratiquement quatorze ans. Étape par étape, du temps
pour guérir, soigner les maux du corps et ceux de l’esprit.
Aujourd’hui on me dit souvent que « c’est une belle revanche sur
la vie ». Mais quelle revanche ? J’ai eu un accident. Point. Il n’y a
aucune revanche. Je n’ai pas puisé mon énergie dans ce terrible
drame, comme le ressassent les médias, comme aimeraient le croire
ceux que je croise, peut-être afin de mieux exorciser leurs propres
appréhensions, en se disant que dans une même situation, ils
auraient, eux aussi, ce formidable élan vital. Cette énergie ne m’est
pas venue à la faveur d’une électrocution un matin de mars 1994.
On peut être ouvrier métallo et se montrer obstiné. Dès l’enfance, je
me suis fixé des objectifs sans jamais lâcher le morceau. Avant.
Après n’y a rien changé. Je ne suis pas devenu, j’ai toujours été.
Alors pourquoi ai-je traversé la Manche à la nage, pourquoi suis-
je en train de relier les cinq continents ? Parce que j’en ai envie, tout
simplement ! Il y a des centaines de nageurs qui tentent ce défi
chaque année. Pense-t-on qu’ils le font pour prendre une revanche ?
Pourquoi mes motivations seraient-elles différentes de celles des
valides ? J’entends parfois dire que je suis un « héros ». Le terme
m’exaspère, me gêne. Serais-je un héros par le seul fait de n’avoir ni
bras ni jambes ? On n’offre pas un Panthéon pour si peu ! À la
rigueur, en toute modestie, je veux bien croire que je suis un type
« extra-ordinaire » mais au sens premier, celui qui sort de l’ordinaire.
III
AFRIQUE-ASIE, TENSIONS
EXPLOSIVES
o
Traversée n 2
• Date : 21 juin 2012
• Départ : Taba (Égypte)
• Arrivée : Tala Bay (Jordanie)
• Lieu : golfe d’Aqaba, dans la mer Rouge
• Distance à vol d’oiseau : 20 kilomètres
• Distance de nage prévue : 20 à 25 kilomètres
• Durée de nage prévue : 8 à 12 heures
• Temps de traversée réel : 5 heures 25 minutes
• Température de l’eau : 20 à 26 °C
• Principaux dangers : les nombreux requins, les méduses, la température de
l’eau, les tensions politiques
La belle orientale

10 juin 2012. Nous sommes au premier jour de notre deuxième


traversée. Pour le moment encore dans une aérogare parisienne.
Sur l’écran des départs : 13 h 45, AF 3886, Amman. Au cœur du
béton ciré de Roissy, nous retrouvons les mêmes sourires, un autre
sourire… Vincent, le journaliste de Radio France, a en effet laissé sa
place à Emmanuel Leclerc, son homologue sur France Inter, qui
travaille lui aussi sur les trois ondes du groupe. Bon feeling, un gars
sympa. Les autres, fidèles, sont au rendez-vous. Nouvelle
destination, nouvel équipage, mais le même enthousiasme. Certains
passagers ont entendu parler de notre première traversée. On nous
interpelle, nous encourage. J’entends des bravos.
L’avion se pose à 19 h 45 sur la piste de l’aéroport d’Amman,
capitale de la Jordanie, baptisé Queen Alia en hommage à la
troisième épouse du roi Hussein de Jordanie qui fut tuée dans un
accident d’avion en 1977. Tous les passagers sont invités à
descendre ; je dois patienter pour qu’on me prenne en charge.
L’équipage met cette attente à profit pour se faire photographier
avec notre petite équipe, dans la cabine, sur la passerelle. L’avion
s’est entièrement vidé. Alain Aumis, attaché culturel à l’ambassade
de France en Jordanie, qui, à l’extérieur, attend ses ressortissants,
s’impatiente. Pendant près d’une demi-heure, derrière les baies
vitrées de l’aérogare, il assiste à ce shooting improvisé… Après
l’épisode Papouasie, la diplomatie française a alerté le ministère des
Affaires étrangères qui s’est empressé de prévenir l’ambassade de
France de notre arrivée, avec la consigne de s’assurer que toutes
les autorisations nécessaires ont bien été accordées. Plus question
de nous laisser sans surveillance. Depuis Paris, un interlocuteur suit
nos péripéties à distance. Il n’est pas au bout de ses surprises…
Notre escorte diplomatique, renforcée par quelques officiels
jordaniens, nous mène vers un passage prioritaire. Pas de contrôle
de passeport. Une arrivée VIP.
Il est déjà tard mais, une fois dehors, nous sommes saisis par
une chaleur suffocante : 33 °C, peut-être davantage. Une ardeur
soufflée par le désert, tout proche, qui contraste avec la moiteur
équatoriale de notre première étape. Lorsque nous traversons
Amman, à vive allure, je n’aperçois à travers la vitre que quelques
lueurs fugaces sous un ciel étoilé. Les lumières d’une ville semblable
à d’autres. Nous sommes logés dans un palace, le Ramada, au
cœur de la ville. Prestige international, tableaux cubistes au mur, des
murs de béton design en gris et émeraude. Belle élégance sans qu’il
s’en dégage une authenticité locale.
Il nous faut attendre le lendemain matin pour lever le voile sur
cette antique cité orientale. Avant de partir à sa découverte, nous
faisons la connaissance d’Amjad. Il a été recruté par Gédéon
Programmes. C’est notre « fixeur », un terme d’initié chez les
aventuriers, diplomates et journalistes. Il définit la pièce maîtresse
qui, sur le terrain, est capable de dénouer n’importe quelle situation
d’un simple coup de fil. Amjad n’en a pas le look mais c’est un peu
notre 007 avec, en guise de Beretta, le bras très long ! Un barbu
d’une quarantaine d’années, tout longiligne, boute-en-train et
sympathique. Au-delà de son apparence débonnaire, nous
comprendrons assez vite que l’homme est indispensable, aussi bien
pour aller au contact des populations que pour négocier avec les
plus hautes autorités. Indispensable mais mystérieux. Passe-
frontière, il semble aller d’un pays à l’autre à sa guise et négocie
avec tout ce que la zone compte d’États comme s’il était dans les
petits papiers de chacun. Nous apprendrons qu’il fut l’un des
premiers fixeurs à conduire des journalistes occidentaux à Bagdad la
semaine qui suivit la chute du régime de Saddam Hussein. Nous
aurons tout loisir, durant ce séjour, de fantasmer sur sa fonction, sur
son identité…
Amman est une cité du Moyen-Orient nourrie d’agitation, de
mouvements et de bruits. Cette capitale compte aujourd’hui deux
millions d’habitants, cosmopolites et chaleureux. Nous prenons le
temps de flâner dans les quartiers historiques, autour du vieux souk
ou de la mosquée du roi Hussein, la plus ancienne de la ville.
Fascinante et pleine de contrastes, Amman est un mélange unique
de souffle moderne et de vestiges antiques. Au cœur du quartier
commerçant, des immeubles, des hôtels, des restaurants chics, des
galeries d’art et des boutiques ultramodernes côtoient les
traditionnels cafés et les ateliers d’artisans. Elle était, à l’origine,
bâtie sur sept collines, ce qui lui valut le surnom de « Rome du
Moyen-Orient », mais elle s’étend désormais sur dix-neuf
djebels (montagnes).
Une capitale prospère et vivante que l’on découvre depuis la
forteresse. Ce promontoire porte les vestiges du temple
d’Hercule qui aurait été construit sous le règne de l’empereur romain
Marc Aurèle. En contrebas, un majestueux théâtre antique
parfaitement conservé, le plus grand de Jordanie, avec six mille
places, accueille encore quelques spectacles. Tout autour,
accrochée aux versants, une nuée de maisons et de petits
immeubles aux couleurs sable, assez récents puisque la plupart ont
été construits après les années 1950. Nous sommes absorbés par la
contemplation lorsque sonne l’heure de la prière. De toutes parts, les
minarets font entendre des chants graves et saisissants. Cette
mélopée envahit la ville et se répand en écho de colline en colline.
Parenthèse bouleversante qui mêle les époques, les religions et les
peuples. La réalité que nous allons découvrir est tout autre mais je
me laisse envahir, pour le moment, par cette paisible universalité…

En janvier 2012, à l’occasion d’un colloque sur le handicap en


temps de crise, guerre ou tremblement de terre, on m’avait convié à
Doha, au Qatar, pour parler des mines antipersonnel puisque je
m’étais engagé aux côtés de Handicap International afin de lutter
contre ce fléau. À l’occasion d’une soirée, organisée par Mozah bint
Nasser al-Missned, l’épouse du roi du Qatar, elle m’invite à sa table.
Je suis assis à côté du prince Mir’ed bin Ra’ad de Jordanie. Nous
entamons la conversation et je lui confie nos projets : traverser la
mer Rouge à la nage entre la Jordanie et l’Égypte.
« Venez me voir. J’aimerais vous accueillir pour vous faire
découvrir un endroit dont nous sommes très fiers. Avec mon père, le
prince Ra’ad bin Zeid, un des cousins de notre roi Abdallah, nous
avons en charge les personnes handicapées dans notre pays. Nous
officions en quelque sorte comme votre ministre délégué. Par
vocation, par sensibilité. »
L’échange est courtois, et nous décidons alors, à la demande du
jeune prince, de modifier le sens de notre traversée. L’arrivée, à
l’origine prévue en Égypte, se fera finalement en Jordanie. Nos
hôtes promettent de nous attendre sur la plage. Cette option nous
oblige pourtant à nager contre les vents dominants et risque de
ralentir considérablement notre progression. Mais une requête aussi
souveraine vaut bien quelques sacrifices…
En ce matin du 11 juin, Ra’ad bin Zeid a tenu la promesse faite
par son fils, tout au moins la première. Il nous invite à pénétrer dans
une résidence pour personnes handicapées. Mais pas n’importe
laquelle : un centre de formation pour athlètes handisport. La
délégation jordanienne s’y entraîne pour les Jeux paralympiques qui
ont lieu à Londres trois mois plus tard. Cet établissement flambant
neuf a été construit à quelques kilomètres d’Amman. Plusieurs
disciplines sont proposées : le tennis de table, l’haltérophilie,
l’athlétisme, le basket… Un décor somptueux, sorte de CREPS
auréolé de tous les fastes de la royauté. Il accueille hommes et
femmes dans une succession de bâtiments élégants. On me
propose d’échanger quelques balles avec des pongistes, toutes
voilées. Puis nous nous dirigeons vers le bâtiment des haltérophiles,
tous en fauteuil roulant. Drôles de silhouettes, assemblage de
jambes atrophiées qui contrastent avec leur buste hyperbodybuildé.
Ils sont une dizaine à se presser autour de moi, apparemment
heureux de rencontrer l’un des leurs. L’un d’eux plaisante :
« Chaque fois que nous recevons des visiteurs, ce sont des
officiels, sur leurs deux jambes. Nous avons parfois le sentiment
d’être des bêtes curieuses. Tu es le premier handicapé à venir nous
voir. »
Nous partageons cette matinée, en compagnie du prince.
Discussion à bâtons rompus. Chacun évoque ses doléances, ce qui
reste à améliorer, la situation des personnes handicapées en
France, les beaux jours du handisport. Des gars franchement
sympathiques que je suis bien déterminé à revoir puisque d’autres
projets doivent me conduire à Londres en septembre… Là, une
surprise m’attendra : dans le village olympique, je me mets en quête
de mes « potes » jordaniens. En vain. Jusqu’au moment où
j’apprends que deux d’entre eux ainsi que leur entraîneur ont été
arrêtés en Irlande, leur base avancée d’entraînement. Ils sont
soupçonnés de voyeurisme et d’agression sexuelle sur mineures…

Vers 16 heures, nous devons honorer un rendez-vous avec la


diplomatie française. Notre ambassade de France en Jordanie est
une grande maison bourgeoise, ancienne, en plein cœur de la
capitale, dans le quartier Jebel Amman. Avec de hauts murs et bien
gardée, protection oblige ! Surprise : l’ambassadeur est une femme ;
elle s’appelle Corinne Breuzé. Beaucoup de monde, des Français
qui vivent là, mais aussi des médias locaux de la presse écrite ou
parlée, qui nous questionnent, veulent tout savoir, curieux comme
des journalistes, d’ici ou d’ailleurs. Ra’ad est présent, aux côtés de
son fils Mir’ed. Les discours se succèdent, celui de l’ambassadrice,
celui du prince, celui d’Arnaud et le mien. Dès le lendemain, cette
moisson d’interviews et quelques apparitions à la télé ont porté leurs
fruits. On nous reconnaît dans la rue. Interpellations, questions,
encouragements, dans un esprit toujours bon enfant ! De mon côté,
je « fais la presse », pour compléter ma collection d’articles. Pour la
première fois, quelques échos en langue arabe. Je ne sais pas lire,
mais crois comprendre ce qui est écrit. Pour « Nager au-delà des
frontières », c’est plutôt bien parti !
Ce soir, un autre événement est annoncé. Le 11 juin, l’un d’entre
nous vieillit d’un an. En l’occurrence la plus jeune du groupe,
Séverine. Pour ses 28 ans, Marcel a commandé un énorme gâteau,
acidulé et coloré. Un happy birthday repris en chœur par tous les
clients du restaurant. La jeune compagne d’Arnaud est émue. On a
pensé à elle, elle qui depuis des mois ne pense qu’aux autres…
Au cœur du conflit

Dès le lendemain, nous quittons Amman pour nous rendre vers


d’autres rivages, plein sud. Un bus a été affrété pour l’occasion qui
dispose, luxe appréciable, d’une plateforme pour embarquer mon
fauteuil roulant. Le soleil est déjà incisif, la journée sera longue. Plus
de 300 kilomètres nous séparent d’Aqaba, port de la mer Rouge
depuis lequel est prévue notre deuxième traversée. Nous
commençons ce long périple par une visite qui me tient à cœur. Pour
s’y rendre, il faut emprunter la route de l’aéroport qui offre des
visions insolites. Le long du bitume, quelques animaux nonchalants
sont en train de paître. Des dromadaires qui vaquent en liberté,
hésitant entre sable et macadam. Le désert est aux portes de la ville,
se glissant sous les maisons plantées sur des collines asséchées où
pas un arbre ne pousse. Et parfois, comme un mirage venu
d’Occident, au milieu de ce décor des Mille et Une Nuits, l’enseigne
d’un fast-food en Mac d’Orient…
À une vingtaine de kilomètres d’Amman, le bus se lance à
l’assaut des montagnes. Route sinueuse au milieu des rochers et
des oliviers. Au bout, nous apercevons une bâtisse, immense et
moderne. Sur sa façade, une croix, chrétienne visiblement. Un nom :
Regina Pacis ! En mai 2009, elle reçut le pape Benoît XVI lors de
son pèlerinage en Terre sainte. Si nous suivons les traces
pontificales, ce n’est pas par hasard. Ce centre offre un parcours
d’éducation, de socialisation, d’apprentissage et de réhabilitation
physique à de jeunes handicapés mentaux, pour certains autistes,
mais également handicapés moteur. Notre-Dame de la paix : le pape
pouvait-il choisir plus belle figure tutélaire pour son voyage ? Dans
son discours, il déclara venir au-devant de ceux qui « marqués par la
souffrance ou les épreuves » n’ont pas « renoncé à l’espérance ».
Ce lieu est un havre au cœur de la tourmente, celle de peuples si
prompts à se déchirer et celle d’hommes au corps parfois déchiré.
Pour eux comme pour moi, c’est ici que la paix se bâtit !
En ce lieu d’intégration et de dialogue, différentes cultures vivent
en totale harmonie. Chrétiens et musulmans travaillent ensemble
pour subvenir aux besoins des résidents. Dans ce pays où l’islam
est la religion d’État, les chrétiens représentent 3 à 6 % de la
population mais, contrairement à d’autres pays de la zone où les
tensions religieuses sont exacerbées, leur liberté de culte est
assurée. Regina Pacis est sans nul doute un établissement pilote,
tant du point de vue de la qualité des soins que de l’ouverture à
l’autre. Est-ce le seul ? On estime à près de cinq cent mille le
nombre de Jordaniens en situation de handicap. J’ose donc aller au-
delà des apparences et m’enquiers de leur sort. Quelle place pour
eux dans ce pays ? Le gouvernement jordanien a adopté en 1993
une loi nationale relative au bien-être des personnes
handicapées. Mais même si la communauté internationale reconnaît
que la Jordanie fait partie, au sein du monde arabe, des pays les
plus engagés dans ce domaine, la prise en charge reste sommaire,
a fortiori dans les provinces. J’ai le sentiment que c’est au petit
bonheur la chance ; chacun se débrouille comme il peut. Peu de
moyens, peu d’institutions. Dans les rues, rien n’est prévu pour ceux
qui circulent en fauteuil roulant. Comment aurais-je pu m’en sortir si
je n’avais eu mes « gros bras » pour me hisser sur les trottoirs
envahis de marchandises en tous genres ?

Après cette pause œcuménique, nous reprenons notre route


pour gagner… l’enfer ! Le démon a le visage d’un thermomètre :
40 °C à l’ombre ! Quatre heures de trajet sous un soleil de plomb.
Bienvenue dans le désert. De la roche et du sable pour seule
escorte. Mais ce paysage aride, aussi magique que biblique, se lit
comme un livre d’histoire. Au loin, se dessine une silhouette
massive, celle du mont Nébo, 817 mètres d’altitude seulement et
pourtant des sommets d’émotion. C’est en effet du haut de cette
montagne que Moïse aurait aperçu la Terre promise, terre interdite,
avant de mourir là. Aucune certitude, des récits imprécis, mais peu
importe. Nous mesurons ici toute la portée symbolique de ce
deuxième voyage, à la croisée des temps et des peuples. L’endroit
est d’une beauté simple et profonde. Des moines franciscains y ont
édifié des églises, aujourd’hui en pleine rénovation. Du jardin de
l’ancien monastère, on peut contempler les rivages de la mer Morte
en contrebas, vers le sud-ouest. Un univers propre à la méditation.
Face à nous, la Palestine, à l’histoire tragique et complexe,
fantasmée, décortiquée depuis des décennies par les médias, est
juste là… Derrière cette frontière, que de souffrances ! Nous
souhaitions nous rendre dans des camps de réfugiés palestiniens en
Jordanie, mais l’autorisation nous a été refusée. Parce qu’il n’y a
aucun parti pris dans notre démarche, nous avions également
demandé, lors de notre traversée de la mer Rouge, l’autorisation de
faire un crochet pour aller effleurer Israël. Égypte-Israël-Jordanie :
un triptyque magique, un acte fraternel et symbolique, de ceux qui
pourraient donner tout leur sens à notre aventure. Cette idée,
apparemment d’une immense naïveté, dépassera à peine le stade
de la pensée. Un non catégorique du ministère français des Affaires
étrangères ne nous laisse aucun espoir. Il suffit de mettre un pied
dans un camp pour devenir l’ennemi de l’autre. Israël, Palestine :
surtout ne pas choisir… « Nager au-delà des frontières » doit rester
neutre. Dans ce climat de tension historique extrême, notre équipe
se sait surveillée, et nos moindres paroles, nos moindres actes
peuvent être interprétés comme une prise de position. La zone est
une véritable poudrière. Nous comprenons alors pourquoi, lors de
notre vol, un ordre intrigant nous a été donné par le commandant de
bord qui a sommé tous ses passagers de rester à leur place tandis
que la cabine était plongée dans le noir. Nous venions d’entrer dans
l’espace aérien israélien… Peur d’un commando suicide ? Un agent
du Mossad (services secrets israéliens) serait-il à bord pour
surveiller faits et gestes ?
Dans ces circonstances, mieux vaut suivre les chemins balisés.
Le panorama sur le bleu acier de la mer Morte nous console. Morte
mais sublime. Aux eaux limpides…
Au cœur de ce désert, nous faisons halte pour un ravitaillement.
Deux petites bergères gardent leur troupeau. Suzana craque !
Suzana a été chevrière. L’émotion la submerge devant ces visages
juvéniles et souriants, souvenirs de son enfance au Portugal. En me
voyant descendre du bus, les fillettes sont surprises et nous
inondent de questions. Une jolie rencontre, innocente, d’une
immense fraîcheur. Pour se montrer aimable, Suzana leur offre une
petite pièce. Mais le geste semble inapproprié. Dans d’autres pays,
comme au Maroc, une telle offrande confine à la coutume, mais ici,
en Jordanie, on préfère éviter ces « mauvaises » habitudes. Elle fait
les frais d’un bon sermon d’Oujdi, le guide touristique qui a été
recruté pour nous accompagner tout au long de notre périple
jordanien. Un type au savoir encyclopédique qui alimente sans
cesse notre curiosité…
Bientôt nous arrivons en vue de la mer Rouge. Le golfe d’Aqaba
compose son bras nord-est, qui s’étire comme une pince venue
déchirer le désert du Sinaï. Quatre pays se partagent cette
minuscule extrémité, tous ayant accès à la mer : Égypte, Jordanie,
Arabie saoudite et Israël. Trois nations arabes, la nation juive :
voisinage explosif ! En dépit de deux traités de paix, signés en 1979
(à la suite des accords de Camp David de 1978) entre Israël et
l’Égypte et en 1994 entre Israël et la Jordanie, les relations, en
principe normalisées, restent malgré tout empreintes d’une
ambivalence très palpable, tout au moins dans la population. Une
« paix froide » ! À plusieurs reprises, pour nous repérer en vue de la
traversée, nous mentionnons Israël, le désignant du doigt.
Invariablement, on nous répond : « De quoi tu parles ? C’est la
Palestine en face. Israël, ça n’existe pas ! » La réalité nous saute au
visage dès notre arrivée. Un immense convoi coupe la route. Chars,
Jeep et camions de l’armée américaine, en provenance dont ne sait
quel conflit, se dirigent vers le port d’Aqaba pour embarquer sur un
immense porte-avions. Et puis des hélicoptères dans le ciel, des
véhicules blindés sur terre, des navires militaires en mer. On se
croirait en état de siège !
Il fait nuit. Du côté égyptien, quelques complexes hôteliers que
l’on devine luxueux peinent à éclairer la rive. Derrière, c’est le
désert. Face à eux, Eilat, l’Israélienne, ville moderne et sa
succession de bâtiments. Israël, manifestement, occupe le terrain,
quitte à faire excès de lumières. Sur la côte jordanienne, enfin, le
port d’Aqaba, qui défend une position stratégique puisque c’est le
seul accès à la mer du pays.
Le bus poursuit sa route, contourne la ville et se rend plus au
sud, pour nous conduire au Marina Plaza, au cœur de la marina de
Tala Bay. Un palace à la mode orientale. Haut de gamme, quatre
étoiles, vue sur les yachts du port de plaisance… Sublime, trop
sublime. J’ai une fois encore l’impression que nous sommes hors
sujet. J’aurais apprécié davantage d’authenticité. Nous sommes trop
loin de la ville, trop loin de ses habitants… Robert, le caméraman, en
véritable mercenaire, capable de s’adapter aux conditions les plus
rudimentaires, aurait lui aussi souhaité, pour les besoins du film, que
nous nous mêlions aux locaux. Mais à la décharge de Marcel, notre
chef d’expédition, je comprends qu’il a voulu avant tout nous
préserver de l’inconfort de la plupart des petits hôtels de la région.
Au Moyen-Orient, il n’y a pas de juste milieu : très classe ou très
glauque ! Dans cet hôtel, nous savons que la nourriture sera
abondante, une nécessité pour l’effort à venir. L’ambiance climatisée
nous permet également de préserver notre tonus. Il fallait faire des
choix, et rester performant dans l’eau était notre principal objectif.
Même si je reste persuadé que Marcel est de bonne volonté, avec
Robert le divorce est consommé ! Tous deux refusent désormais de
s’adresser la parole et, au milieu, je sers parfois de fusible. Pour
tenter d’apaiser les tensions, Arnaud et moi jugeons préférable de
confier à Amjad, notre fixeur local, la responsabilité du séjour à
venir…
Au lendemain de l’anniversaire de Séverine, c’est au tour de
Suzana d’être célébrée. Nous sommes le 12 juin, ma compagne
souffle ses bougies plantées sur un dessert improbable aux portes
du désert : un gâteau à la fraise !
Changement de programme

Au petit matin, avec les premiers rayons du soleil, nous


découvrons l’Égypte, juste en face. Sur ces côtes, qui nous semblent
pour le moment si lointaines, nous entamerons bientôt notre
deuxième traversée. Cette journée ensoleillée, invariablement
radieuse, va nous permettre de faire connaissance avec la mer
Rouge. Elle est d’un bleu profond et n’attend que le soir pour se vêtir
de pourpre, se fondant dans les reflets des montagnes ocre qui
l’encerclent. C’est cette nuance qui lui a donné son nom.
Nous sommes attendus pour la visite de l’Aqaba Marine Park,
aquarium mais également centre d’étude pour la préservation des
coraux. « Parc marin de la paix », il est le fruit de la collaboration
entre Israël et la Jordanie à la suite du traité de paix signé en 1994.
Depuis 1997, il a pour mission de sensibiliser les visiteurs au monde
merveilleux de la vie sous-marine et, plus globalement, d’encourager
des comportements respectueux de l’environnement.
C’est son responsable scientifique qui nous ouvre les portes de
son laboratoire. Il nous explique que le corail est en train de périr,
entraînant dans sa déroute tout l’écosystème marin. Ses tentacules
se brisent et virent au gris lorsque, d’ordinaire, ils se parent d’un
rouge vif. Sous l’effet des dérèglements climatiques, l’eau se
réchauffe et, pour le corail, il devient alors impossible de survivre.
Presque 30 °C en permanence, un effet miroir intensifié par la
proximité du Sinaï qui déverse son souffle brûlant, un rempart de
montagnes tout autour ainsi que des marées de faible amplitude…
Tout converge pour empêcher l’eau de se refroidir. Une fréquentation
touristique incessante rend la situation plus difficile encore. Les
plongeurs viennent du monde entier pour découvrir ce « spot »
exceptionnel. Une ruée qui propulse plus d’un million et demi de
visiteurs chaque année dans la zone. Ce biotope est l’un des plus
menacés de notre planète.
Pour tenter d’enrayer le massacre, les scientifiques ont entrepris
de cultiver du corail en « captivité » avant de le replanter plus
profond, là où la température est plus clémente. Mais, à de telles
profondeurs, le déficit en lumière ne permet pas un développement
optimal. Ils nous invitent, Arnaud et moi, à plonger à leurs côtés. Ce
parc marin s’étend sur plus de 7 kilomètres. En dépit de la menace
bien réelle, il offre toujours une mosaïque de formes et de couleurs
audacieuses. Ici vivent cent espèces de corail et huit cents de
poissons, mais également des dauphins. Nous n’aurons pas le
privilège de nager avec eux, mais partons à la découverte de ces
eaux limpides avec des tortues marines. Déesses aux caresses
amples, massives et pourtant fragiles, elles sont, elles aussi,
menacées de disparition, car elles s’étouffent avec des sacs
plastique qu’elles confondent avec les méduses.
Pendant que nous savourons cette parenthèse magique, le reste
du groupe a opté pour une visite du cœur historique d’Aqaba. En
1917, la ville fut le théâtre d’une bataille célèbre qui opposa l’armée
ottomane à la révolte arabe menée par Lawrence d’Arabie et
appuyée par les forces navales britanniques. Son histoire est
millénaire, en raison de sa position stratégique au carrefour des
routes commerciales entre l’Asie, l’Afrique et l’Europe. Cette ville
« au-delà des frontières » n’a donc pas été choisie par hasard.
Séverine et Suzana se laissent séduire par les effluves d’un
parfumeur local, déambulent entre les étals colorés garnis de fruits
frais. Nous les rejoignons pour le déjeuner. Un petit café d’où
s’échappent des odeurs de brochettes et de narguilé. Quittant notre
palace, nous allons à la rencontre de l’âme jordanienne. Des joueurs
de cartes sont attablés à la terrasse. Nous nous joignons à eux.
Tournée, tournée, tournée… de thé ! Amjad assure la traduction,
mais nul besoin de mots pour se comprendre. Tous ces hommes
parlent d’un même rire. La vie est douce dans ces ruelles qui
embaument la cuisine locale, pleine de saveurs : boulettes de viande
et merguez cuites au barbecue et quelques pâtisseries dégoulinant
de sucre et d’amandes. Nous ne sommes pas addicts à la
diététique, et c’est tant mieux. À l’inverse des sprinters, les nageurs
longue distance ne sont pas soumis à des consignes alimentaires
drastiques.
La peau du ventre bien tendue, il est temps de repenser à nos
engagements sportifs. L’après-midi même, reconnaissance de la
traversée en bateau. Direction le port d’Aqaba. Mohamed met à
notre disposition sa petite barque, dans laquelle j’embarque avec
Arnaud et Robert tandis que le reste du groupe prend place dans
l’un de ces bateaux à fond de verre qui permettent aux touristes
d’observer la richesse des fonds marins. La silhouette d’immenses
complexes hôteliers se découpe sur d’âpres collines, sans arbre ni
ombre. Le soleil est accablant et percute nos crânes. Je me coiffe
d’un keffieh, le traditionnel foulard palestinien, pour éviter de finir
cette journée ad patres. Ambiance orientale intégrale puisque,
depuis l’autre bateau, des haut-parleurs crachent de la variété locale
à pleins décibels. Notre frêle embarcation se faufile entre
d’imposants cargos, hauts comme des immeubles. Soudain,
Mohamed ralentit.
« C’est dangereux d’aller plus loin. »
Innocent, je lui demande :
« Pourquoi, c’est une réserve naturelle ?
— Non, ce sont les limites des eaux territoriales. »
Ce pêcheur jordanien nous explique les contraintes qui lui sont
imposées, ainsi qu’à deux cent cinquante de ses collègues, par les
rivalités de cette zone sous tension extrême. Il doit officier dans un
espace de pêche d’à peine 10 kilomètres carrés, compris entre les
eaux territoriales d’Arabie saoudite et celles que s’octroie Israël sur
des eaux pourtant internationales. Un mouchoir à poissons qui lui
permet à peine de survivre !
À peine à un mille des côtes, notre petit manège turbulent, a
fortiori la caméra de Robert, commence à intriguer dans cette zone
ultrasurveillée. Une vedette de la marine royale jordanienne se
précipite sur nous à pleine vitesse, mitrailleuse à la proue. Nous
avions pourtant pris la précaution de prévenir les autorités militaires
de ce repérage. Amjad, notre fixeur, reçoit un appel. De qui ? Nous
ne le saurons jamais. Arnaud souhaite se mettre à l’eau. La tension
monte. Aussitôt, un second bateau, nettement plus imposant, se
place à nos côtés. Notre présence n’est pas appréciée. Deuxième
sonnerie. Cette fois, l’ordre semble sans équivoque.
« Non, non, il n’y a pas de problème. C’est bon, j’ai compris. On
repart ! »
À voir le visage d’Amjad, pas question de s’éterniser. Interdiction
formelle et non négociable ! Notre insistance pourrait être mal
interprétée et risquerait de créer un incident dont tous ces
tempéraments que l’on sait explosifs préfèrent se passer. Opération
annulée. Pas question de se mettre à l’eau sans un laissez-passer
en bonne et due forme, au jour et à l’heure prévue. Nous sommes
visiblement les pièces d’une partie complexe dont la stratégie nous
échappe. Mieux vaut éviter l’échec et mat. Nous en sommes quittes
pour une balade en mer que nous écourtons en rentrant docilement
au port. Le repérage a tourné court. Impossible de savoir ce qu’il en
est des vents et des courants. La nage est pourtant programmée
dans moins de trente-six heures. Il faudra faire au feeling…

Un seul bateau est autorisé à franchir les frontières, le ferry qui


transporte les touristes d’une rive à l’autre. C’est lui qui, dans la
soirée, doit nous mener vers notre nouvelle étape, l’Égypte, le lieu
de notre mise à l’eau. Un saut à notre hôtel pour récupérer quelques
affaires, le strict minimum car nous avons prévu de ne rester que
deux jours au plus. Cette fois-ci, tout a été géré dans les règles, pas
de raison de s’inquiéter. Notre innocence n’a d’égal… que notre
innocence !
À 19 heures, nous larguons les amarres vers Nuweiba, une ville
côtière au sud-est du Sinaï, en Égypte. Une heure trente de
traversée. L’endroit est biblique puisque c’est ici que la mer Rouge
se serait ouverte devant Moïse et son peuple fuyant le joug des
Pharaons. On prétend d’ailleurs que Nuweiba est un acronyme de
Nuwayba’al Muzayyinah, qui, en arabe, signifie « Moïse eau libre ».
Mais le mythe a ses mystères que nous ne souhaitons nullement
égaler… Venus pour nager, nous espérons ne pas voir la mer se
dérober sous nos pieds.
À bord, nous demandons à rencontrer le capitaine avec la
certitude que lui seul peut, en l’absence de repérage, nous confier
des informations cruciales. Il nous invite à le rejoindre dans sa
cabine pour étudier ses cartes marines, et surtout appréhender les
distances qui nous séparent de chaque frontière. Notre impératif :
maintenir coûte que coûte le cap Égypte-Jordanie, sans empiéter sur
les eaux territoriales israéliennes ou saoudiennes. Mais, en détaillant
la trajectoire, il apparaît que l’axe que nous avons choisi, soumis à
des courants nord-sud particulièrement puissants, risque de nous
déporter irrémédiablement. J’interroge le capitaine.
« Est-ce que vous pourriez nous faire un calcul ? Si, en partant
de Taba Heights, en Égypte, nous nageons à 3 kilomètres par heure,
sur quelle distance risquons-nous d’être déportés vers le sud ?
— À peu près d’un kilomètre et demi par heure. Du coup, vous
allez dériver vers le large, au-delà des frontières de l’Arabie
saoudite. Vous prenez le risque de ne jamais arriver, même après
dix ou douze heures de nage.
— Et si nous empiétons sur les eaux saoudiennes, que va-t-il se
passer ?
— Vous serez arrêtés ! Mais je vous souhaite bonne chance.
Votre idée est magnifique. »
Évidemment, le premier réflexe est de lui adresser un
choukrane (merci) reconnaissant, le second étant d’opter pour une
autre stratégie.
Ce « détail », nous ne pouvions le découvrir qu’au dernier
moment car il n’existe aucun document, aucune carte suffisamment
détaillée. Je suis inquiet. Nous décidons d’initier la traversée
15 kilomètres plus au nord. Seule option : Taba, ville limitrophe de la
frontière israélienne. Mais dans la zone, on ne chamboule pas la
géopolitique sur un coup de tête…
L’arrivée dans le port de Nuweiba ne tarde pas à nous le
confirmer. La route est réputée dangereuse, surtout la nuit. Une
heure de bus sous escorte. Succession de check points, contrôles
renforcés, passeports décortiqués. Et la présence d’un garde du
corps lourdement armé, petite attention des autorités égyptiennes…
À l’entrée du Sofitel, un tank fait le guet. L’Égypte tout entière est
une poudrière. Depuis 2011, le Printemps arabe a fait son œuvre et
le pays vit un bouleversement politique sans précédent. Quelques
mois plus tôt, le président Hosni Moubarak a abandonné le pouvoir,
confiant l’intérim au Conseil supérieur des forces armées. Les 16 et
17 juin, tout le pays doit se rendre aux urnes pour le second tour de
l’élection de son successeur. Nous ne sommes que le 13, mais la
tension est déjà palpable, et la peur des émeutes hante tous les
esprits. En Égypte, le temps semble suspendu.
Nous prenons nos quartiers de printemps dans ce complexe
touristique luxueux de quatre-cent-soixante chambres, conçu de
toutes pièces pour le farniente. Restaurants, piscine, plongée, sports
en eau douce. Une prison dorée en all inclusive, plantée au milieu
d’un campement militaire. Les clients stressés viennent y savourer
un bon bol d’air pendant une semaine, reclus entre quatre murs.
Rien d’autre alentour, c’est le désert ! Sentiment étrange partagé par
l’ensemble du groupe. Nous sommes accueillis par Rami, chargé de
l’autorité du tourisme égyptien, et Jehane, une responsable
détachée de l’ambassade de France au Caire. Elle nous confirme
que les autorisations officielles ont été signées, que son homologue
en Égypte a donné son feu vert.
Mais sur le document officiel qui nous est soumis, les conditions
sont drastiques et nous imposent un jour et une heure précis. Le
plan indique que le départ doit impérativement se faire de Taba
Heights, comme négocié à l’origine. La date est fixée au
surlendemain matin. Or le capitaine du ferry nous a prévenus que
des vents de force 6 à 7 sont annoncés. Comment se soumettre à la
rigueur administrative lorsque le seul maître auquel nous devons
obéir, ce sont les conditions météo et l’état de la mer ? Je scrute
alors les rafales qui depuis quelques heures déchirent la surface de
l’eau, cette houle puissante qui creuse les vagues. Cet après-midi
encore la mer était paisible et amicale, elle se gonfle désormais de
colère. Et la situation promet d’empirer. Le document précise par
ailleurs que nous devons nous mettre à l’eau à 8 heures alors que
nous souhaitions partir dès 6 heures pour éviter au maximum de
nager aux heures les plus chaudes. Mais les officiers qui doivent
superviser notre départ ne semblent pas aussi matinaux.
Alors je tente mon dernier joker et fixe Jehane droit dans les
yeux.
« Un jour, une heure ? Pas négociable. OK ! On va le faire, mais
je tiens à vous prévenir, nous allons mourir ! C’est notre rêve de
relier les cinq continents à la nage, alors nous irons jusqu’au bout.
Peu importe le prix à payer… »
Afficher une détermination sans faille. Face à l’inflexibilité
protocolaire, deux kamikazes ! Pourtant nous savons que, dans ces
conditions, notre traversée est vouée à l’échec. Je laisse alors
Jehane imaginer la une des journaux : « Deux nageurs français se
noient dans la mer Rouge sous le regard des autorités locales » !
La jeune femme, mal à l’aise, tente de nous rassurer :
« Mais ne vous inquiétez pas, d’ici là, la mer va se calmer… »
J’en profite pour lui glisser deux mots sur notre intention de partir
de Taba. Pour Jehane, c’est le coup de grâce. D’autant que les
choses se corsent avec un nouvel obstacle si nous optons pour cette
alternative.
QG de bataille dans le hall de l’hôtel. Alain Sobol, un armateur
belge installé depuis plus de vingt ans en Égypte, qui devait à
l’origine nous escorter de la plage égyptienne jusqu’aux eaux
territoriales jordaniennes, nous avertit que ses bateaux ne sont pas
autorisés à s’éloigner de leur port d’attache.
« Les Israéliens vont regarder d’un très mauvais œil un bateau
qu’ils n’ont pas l’habitude de voir dans le secteur s’approcher à
seulement quelques dizaines de mètres de leur frontière. Ma flotte
doit impérativement rester dans le périmètre qui m’a été dévolu. »
Il faut donc, in extremis, trouver une solution de repli. Alain nous
glisse un conseil :
« Tentez votre chance auprès du centre de plongée de l’hôtel
Hilton de Taba. Ils ont deux ou trois bateaux qu’ils pourraient mettre
à votre disposition. »
Nous essayons aussitôt de les joindre ; le téléphone sonne en
vain.
Il est tard, Jehane ne peut rien décider. La question reste en
suspens pour la soirée. Elle nous demande de préparer notre
itinéraire avec des points GPS très précis… Mais, une fois encore,
impossible ! Il faut avoir mouillé sa combinaison pour savoir que ce
sont la mer et le vent qui décident des tracés…

Le lendemain matin, nous remettons notre carte aux autorités


locales, en ayant pris soin de modifier notre parcours, insistant sur la
nécessité de partir de Taba pour arriver dans une zone
approximative située entre Aqaba et Tala Bay, en Jordanie. Mais,
pour seulement 15 petits kilomètres, il va falloir remuer ciel et terre.
Trop près de la frontière israélienne. Tous redoutent un incident
diplomatique. D’autant qu’avec les élections, les autorités
égyptiennes ont certainement d’autres poissons à fouetter. On nous
prévient que, dans ce pays, il ne faut pas moins d’une vingtaine de
coups de tampon pour valider un dossier, ceux du ministère des
Sports, des Affaires étrangères, de l’Intérieur…
Rami s’empresse de mobiliser ses contacts. L’ambassadeur de
France au Caire monte à son tour au créneau. De son côté, le
gouvernement français entre en relation avec son homologue
égyptien, et certainement avec Israël pour réclamer son indulgence
si nous venions à dériver dans ses eaux territoriales. Notre attente
est relayée jusque dans les médias français. Le suspense reste
entier, savamment entretenu par des titres accrocheurs. L’affaire
monte rapidement en haut lieu et nous apprendrons plus tard que
Laurent Fabius, ministre des Affaires étrangères, a lui-même
intercédé en notre faveur. Mais tant que nous n’avons pas ce
document officiel entre les mains, rien n’est joué…
Malgré ce chaos palpable, nous sentons que notre dossier est
entre de bonnes mains. Une belle énergie collective s’est déployée
autour de notre projet qui nous maintient à flot d’optimisme. Nous
restons convaincus que les messages que nous voulons faire passer
sont entendus et qu’ils donneront une issue favorable à cette
aventure. Une bonne étoile s’invite dans nos rêves… C’est ici que
Moïse a ouvert la voie. Un symbole que l’on ne peut ignorer. Ou
juste un prétexte pour se rassurer ?
Une conférence de presse réunit à nouveau quelques médias
locaux. Ce battage autour de notre présence dans la région doit finir
par exaspérer les autorités concernées. Notre plus fidèle alliée ne
serait-elle pas l’envie collective de classer au plus vite le
« délicat dossier des deux nageurs français » ?
Et puis, enfin, le soulagement. Les autorités égyptiennes
s’engagent à obtenir une autorisation au départ de Taba, un sésame
en bonne et due forme. Mais d’ici… une semaine ! Nous sommes le
14 juin. Comme en Papouasie, l’attente ne fait que commencer.
Prévenir les amis, la famille, décaler le vol du retour… Et comment
gérer cette dépense imprévue ? Nous sommes logés dans un
palace, à sept. Notre budget, déjà rogné en Papouasie, risque de ne
pas y suffire. Nous apprenons alors que la direction du Sofitel nous
fait un cadeau bien précieux : elle propose d’offrir le séjour à
l’ensemble de l’équipe. Un immense soulagement qui rend plus
supportable notre désœuvrement.
Nous n’avons pas le droit, pour des raisons de sécurité, de
quitter notre hôtel, surveillés en permanence par un agent du
gouvernement. Il faut trouver matière à s’occuper sur place, en
attendant le jour J. Profiter de l’instant présent et de ses plaisirs :
jacuzzi, water-polo, sauna, spa, massages, plongée… Sable rose et
cocotiers, une nonchalance à peine perturbée par la déambulation
de quelques dromadaires sur la plage immaculée. Chaque jour, nous
rendons visite à la mer, afin de ne pas négliger notre entraînement.
Une heure et demie sous un soleil de plomb qui nous contraint à
organiser un ravitaillement toutes les trente minutes. En dépit des
rafales annoncées, la surface est d’huile, pas un souffle de vent.
Une autre bonne nouvelle vient d’arriver. Le centre de plongée
de Taba accepte de mettre à notre disposition un bateau… contre la
coquette somme de 2 000 euros ! Mais pas question de faire la fine
bouche. Nous décidons de nous rendre sur place pour valider les
dernières consignes. Nous quittons notre luxueuse retraite pour un
trajet d’une vingtaine de minutes, ralenti par de nombreux check
points où des soldats auscultent le dessous de notre véhicule avec
des miroirs inversés. Yung, le responsable du centre de plongée, un
solide Gallois, nous confirme que son équipe peut être
opérationnelle dès 6 heures du matin.
Nous sommes samedi 16 juin. La vie se fige. Lors de ce week-
end, les Égyptiens vont élire leur nouveau dirigeant. Ne rien attendre
de l’administration pour nos autorisations. Attendre le résultat de
l’élection. Le dimanche 17 juin, les urnes ont parlé. Mohamed Morsi,
candidat des Frères musulmans, est proclamé président.
L’attente est longue, trop longue. Les nageoires nous
démangent. Il y a tout un monde à découvrir et nous sommes là,
chevillés derrière des vitres climatisées. Robert, notre caméraman,
tente d’obtenir une autorisation de sortie. Il aimerait filmer la vie au-
delà de ces murs. On lui répond qu’il lui faut une dérogation
spéciale, délivrée à la journée, qui ne lui permet de tourner que dans
un endroit très précis. Si l’autorisation indique une rue, il est
scrupuleusement interdit de filmer la rue voisine… Aussi déterminé
que mutin, il parvient à rencontrer des Bédouins par l’entremise
d’Amjad, l’homme à qui l’on ne refuse jamais rien. Ces nomades qui
ont toujours vécu dans le Sinaï campent sous des toiles et vivent
d’un peu d’élevage. En revenant de Taba, nous avons aperçu leur
campement le long de la route. Un bivouac de fortune, au milieu d’un
amas de cailloux et de détritus, sans la moindre parcelle d’ombre. Ils
ont promis de venir nous chercher à notre hôtel pour nous offrir un
thé sous leur tente. Faire enfin « l’école » buissonnière… Pas
d’autorisation, mais nous voilà tous bien décidés à courir ce risque,
en catimini.
Un énorme 4 × 4 aux vitres teintées s’arrête sur le parvis de
l’hôtel. Deux hommes en descendent, habillés à l’occidentale.
Robert et Amjad sont intrigués. La veille, lors de la prise de contact,
ils ont rencontré des hommes en guenilles, escortés par quelques
mules. Cette apparition musclée sent le roussi ! Dans le doute,
Robert appelle le commandant des Casques bleus de l’ONU
stationnés à proximité de notre hôtel. Sa réponse est formelle.
« Hors de question ! Vous ne bougez pas ! Nous devons faire
face à de nombreux problèmes dans la zone, y compris des
enlèvements. Pas question de vous laisser prendre le moindre
risque ! »
Quelques jours auparavant, un Singapourien s’est fait enlever
tandis que des touristes anglais du Club Med, tout proche, se sont
fait détrousser. Depuis les événements du Printemps arabe, une
escorte armée attend les cars de touristes qui doivent rouler en
convoi pour se rendre dans les sites touristiques de la région. Inutile
de jouer les héros, d’autant que nous sommes des appâts de
premier choix, plutôt médiatisés. Les touristes placides retournent à
leur barbotage en eau douce. Avec le recul, piscine et tequila
devraient suffire à notre dépaysement.
Rencontre entre rescapés

En me levant ce lundi matin, je ne peux imaginer ce qui m’attend.


Une journée bouleversante, de celles qui changent votre vie. Nous
avons sympathisé avec Alain Sobol, l’armateur qui devait, à l’origine,
escorter notre traversée. Pour tromper l’ennui, il nous propose une
balade en mer sur son magnifique voilier.
Alain m’accueille avec une gentillesse infinie.
« Lorsque je t’ai vu à une dizaine de mètres de moi, la première
chose que je me suis demandée, c’est comment j’allais te dire
bonjour, comme tout le monde j’imagine. Et puis, tu es tellement
accueillant. Il y a une telle force qui se dégage de toi… J’avais
décidé de vous aider dès le départ, car je trouve votre aventure
extraordinaire. Je suis heureux que nous passions cette journée
ensemble. »
À bord, je découvre un vieil homme. Il s’appelle Paul Sobol. Son
père. Nous apprenons qu’il est une figure emblématique de la
plongée sous-marine en Égypte, mais aussi le plus ancien moniteur
belge de plongée. Il a commencé en 1956. La partie « sportive » de
sa vie…
Une fois en mer, spontanément, Paul vient se confier à moi. Le
tatouage sur son avant-bras ne trompe pas : il a connu les camps.
Dénoncé et arrêté en Belgique par la Gestapo, Paul est déporté à
Auschwitz-Birkenau. Le 31 juillet 1944, avec sa famille, il fait partie
du dernier convoi qui quitte Bruxelles. Il a alors 18 ans. Seul avec
son père, enfermé dans un baraquement, il endure tous les stades
de la déshumanisation. Tente de survivre quand ils sont des milliers
à périr. Le 18 juin 1945, les Allemands évacuent les camps de
Pologne vers l’Allemagne et contraignent les déportés à la « marche
de la mort ». Les survivants sont ensuite parqués dans des wagons
bondés, en partance pour Dachau. Seul un homme sur cinq survivra
à ce voyage en enfer. Paul parvient à s’enfuir lors d’un
bombardement allié. Ses parents et son jeune frère sont morts ;
seule sa sœur a survécu. Sa force, il l’a puisée dans la photo de sa
compagne, qu’il a réussi à conserver, pliée en quatre. Après sa
libération, le jeune homme cherche Nelly, la retrouve, devient
chrétien par amour et ne la quitte plus. Le témoignage poignant de
cet homme me bouleverse.
Nous avons en effet en commun d’être morts, tous les deux. Lui
en 1945, moi en 1994. Pour nous, la vie ne fut ensuite qu’un
merveilleux bonus. Au fil des confidences, nous parlons d’une même
voix…
« Après l’insurmontable, ce qui t’est donné, c’est cadeau.
Prends-le, c’est offert !
— Comme je te comprends. J’ai eu mon fils, Alain, en 1949 et ce
fut une résurrection.
— Lorsque je vous écoute, je ressens la même chose. Après les
camps, après l’accident, je fais ce que je veux de ma vie.
— C’est pour cela que je t’admire. Je te vois à la télévision… Je
me suis retrouvé en toi. Moi aussi, c’est mon moral qui m’a sorti des
camps de concentration. »
Sans lui laisser le temps de finir, je me jette dans ses bras,
incapable de contrôler mon émotion. Paul poursuit…
« Ce que tu as vécu n’est pas évident. Il fallait avoir une rage
incroyable pour le surmonter. Dans ton cas, la plupart des gens se
seraient dit : “Je ne suis plus rien !” Mais il y a les assistés et les
bagarreurs. Tu as voulu réussir et tu as réussi… »
Mais qui suis-je ? Qui suis-je à côté de cet homme ? Pourquoi
faut-il qu’il me remercie ? Il me remercie d’être là dans un moment
terrible ; Nelly vient tout juste de mourir et Paul souhaite en finir. Plus
tard, il m’écrit que notre rencontre a redonné du sens à sa vie. Il veut
continuer à témoigner, à dire quelle force insensée lui a permis de
survivre et comment, avec le temps, il a pu se reconstruire. J’ai
assez d’humilité pour ne pas comparer ma situation avec la torture
qu’il a endurée, mais nous partageons indéniablement cette volonté
de surmonter l’adversité et de mener notre vie dans un combat
permanent. Durant des heures, je reste suspendu à ses lèvres,
captivé par son récit. Peut-être même métamorphosé par tant de
confidences glissées à mon oreille sur l’arrière-pont d’un navire de
plaisance où fleure bon la liberté. Il me dit en avoir rarement parlé.
Ses enfants eux-mêmes ne savent pas grand-chose de sa captivité.
Il préfère leur épargner l’horreur. En 2010, Paul a pourtant écrit Je
me souviens d’Auschwitz. Son exutoire.
De retour en France, j’ai acheté son livre. Je l’ai lu. J’ai pleuré.
Depuis, nous nous téléphonons, parfois. Il m’appelle « mon frère ».
Nous avons un projet commun, une conférence sur la résilience,
chez Paul, à Bruxelles, à laquelle nous souhaiterions associer Boris
Cyrulnik, psychiatre français, auteur de nombreux ouvrages sur ce
thème, qui prétend que « de la souffrance peut naître le meilleur ».
Sur le bateau, une surprise m’attend. Paul a décidé de
m’accompagner dans une chasse aux trésors : l’exploration des
fonds marins. Au moment d’enfiler sa combinaison, l’attitude d’Alain
envers son père me rappelle celle de mes propres enfants. Paul a
aidé son fils à enfiler sa première tenue de plongée, et, aujourd’hui,
Alain aide son père à passer la sienne. Mes fils aussi, surtout l’aîné,
Jérémy, m’ont souvent aidé, jusqu’à en inverser les rôles. Cette
réciprocité est l’expression des liens qui nous unissent, nous les
hommes. Âgés, handicapés, et pourtant aidés et aimés. En
regardant ce vieil homme digne, je prends pleinement conscience
que, lui comme moi, n’aurions pu survivre sans ceux qui nous
aiment et que nous aimons. Que serais-je sans ma famille, mes
amis, les bénévoles de l’association qui m’apportent aide matérielle,
sollicitude et intérêt ? Jusqu’où pourrait aller ma volonté si je n’avais
tant de soutiens pour étayer ma vie ? Qu’aurait fait Paul sans
l’amour qu’il éprouvait pour Nelly, sans la certitude que cet amour
était partagé ? Je connais tant d’êtres vulnérables qui vivent seuls.
J’ai bien peur que dans ce dénuement de cœur, tout projet devienne
impossible.
Nous voici dans l’eau. Paul m’attrape par le bras et me mène à la
découverte de cet écrin aquatique qu’il connaît si bien. Il a
aujourd’hui 86 ans et plonge avec l’aisance d’un jeune premier.
Moment de partage intense, bonheur immense !
Suzana et Séverine décident à nouveau d’affronter leurs peurs,
malgré le souvenir de « Bob Marley » en Papouasie. Quant à Amjad,
l’enfant du pays, il ose enfin se jeter à la mer, pour la première fois.
« Ça fait quinze ans que tout le monde me dit de le faire. C’est
aujourd’hui ta volonté qui m’en donne envie. Je suis content de
franchir le pas. »
Ému, je n’ai d’autre réponse que de lui offrir mes bras :
« Câlin ! »
En guise de « pause loisir », Suzana s’offre une bonne dose de
stress. Pendant la préparation, le visage tiré, les sourcils froncés,
elle est inquiète. Le tuba dans la bouche, ce n’est pas sa tasse de
thé. Une fois dans l’eau, aucun risque de la confondre avec un
poisson-clown ; derrière son masque, ça ne rigole pas. Mais elle
relève ce challenge, et j’en suis fier. L’eau est désormais entrée dans
son univers, dans notre univers…
La « mer promise »

Le mercredi 20 juin, en début de soirée, le téléphone sonne.


Après sept jours d’une rétention dorée, la nouvelle vient de tomber.
Notre autorisation est enfin signée. Elle a pris la route, en voiture,
depuis Le Caire, à 350 kilomètres de là. La traversée est confirmée
pour le lendemain au petit matin. Pour être au plus près du site de
départ, il est décidé que nous passerons notre dernière nuit dans un
hôtel de Taba. Le groupe peut enfin quitter sa forteresse. Dans le
bus, l’humeur est à la fête. Amjad, visiblement soulagé, nous offre
une reprise toute personnelle de Dalida l’Égyptienne. Salma ya
salama est dans tous les cœurs… Un couplet de circonstance :
« Mais l’homme des sables, pour faire le voyage, n’a que l’espoir au
cœur. Un jour, il arrive, il touche la rive… »
Destination le Hilton de Taba, l’un des dix hôtels internationaux
qui bordent ce rivage. Silhouette massive et blanche que l’on
distingue de très loin, ce « bunker » est le témoin des luttes
farouches qui, depuis plus de soixante ans, ébranlent la zone.
Depuis 1949, Taba a connu une histoire mouvementée, frontière
fluctuante, appartenant à une nation puis à l’autre. Tantôt
égyptienne, tantôt israélienne. Construit par les Israéliens en 1967,
le Hilton se situe désormais, tout comme la ville depuis 1989, en
territoire égyptien. Ces convoitises incessantes témoignent de
l’importance du site, à la fois stratégique et touristique. Une situation
suffisamment instable pour justifier une sécurité renforcée et une
fouille minutieuse de nos bagages au moment de franchir le portique
d’entrée. Précaution légitime puisque, le 7 octobre 2004, cet hôtel
tristement célèbre fut la cible d’un attentat terroriste imputé à al-
Qaïda. Trente-quatre touristes y perdirent la vie.
Dernier coucher du soleil, sur le balcon de notre chambre, face à
la mer. Arnaud est à mes côtés, silencieux. Au loin, à peine à une
centaine de mètres, des lumières, celles d’Israël, protégé par une
haie de barbelés qui se prolonge jusque dans la mer. En voyant
cette cicatrice électrifiée, ce no man’s land qui interdit toute
fraternité, stigmate de tant de déchirements, je me sens démuni face
au comportement des hommes. Au petit matin, c’est au raz de cette
frontière que nous pénétrerons dans l’eau, en route vers notre terre
promise…

Il fait encore nuit. Un regard à la fenêtre… La mer est d’huile, pas


un souffle de vent, un calme sidérant alors que la veille encore le
vent lacérait la surface. Lors de notre repérage en ferry, cette
agitation m’avait tourmenté, car je n’imaginais pas que la mer Rouge
pouvait se montrer à ce point rebelle. Impossible, dans ces
circonstances, de faire un quelconque pronostic. C’était la loterie, et
visiblement, en ce matin du 21 juin, nous avons tiré le bon numéro.
Rassurés par une météo favorable, Arnaud et moi entrons en phase
de concentration.
Avant toute chose, rejoindre la plage pour s’assurer que la
missive a bien été livrée. Deux messagers, un membre de
l’intelligence militaire et un responsable du ministère des Affaires
étrangères, tout juste arrivés du Caire, nous remettent le document
officiel, signé ! Le premier nous suivra d’ailleurs pendant toute la
traversée pour s’assurer que notre folle épopée se fait bien dans les
règles. Le second, sur la plage, tamponne nos passeports. Tout ça
pour deux petits gars qui vont nager…
Quelques fidèles sont également au rendez-vous. Paul Sobol est
là, avec son fils. Maintenir notre concentration. Plus de paroles
inutiles, plus d’émotion… Faire notre job. Suzana graisse mes
membres, enfile mes prothèses. Quelques mouvements pour nous
échauffer.
Et le moment que je redoutais arrive. Paul s’approche de moi,
m’embrasse. Le souvenir de notre conversation, si belle, si
touchante. Quelques mots d’encouragement.
« Philippe, je suis heureux de t’avoir rencontré, je suis fier de
toi… »
Surtout ne pas me laisser désarmer. Mes yeux larmoient. Je me
sens sur le point de craquer. Il faut que Paul cesse de me parler,
mais comment interdire une telle générosité, comment le lui dire
sans le blesser ? Mon corps ordonne à mon cœur de résister. Qu’on
me mette à l’eau… Rapido ! C’est son fils, Alain, aidé d’Amjad, qui
me porte jusqu’à la mer. Il est 8 h 30. Le départ est donné !
Un dernier regard à la côte. À quelques dizaines de mètres, nous
apercevons un panneau, immense : « Welcome to Israël » ! Une
invitation qui, dans le contexte actuel, semble n’avoir aucun sens.

L’eau est déjà terriblement chaude. Nous avons pris la


précaution de boire abondamment avant le départ. Nous longeons
les barbelés aperçus la veille. Face à nous, la mer Rouge pour seul
horizon. Position crawl, mécanique en marche… Nager, nager,
nager, ne plus penser à Paul, à la cruauté humaine, aux
déchirements fratricides, aux frontières et aux barbelés. Nous
pénétrons un univers d’un bleu profond. Trente minutes de nage ; tel
deux monomaniaques, nous avançons au diapason avec pour seule
compagne une onde azur. Mais, dans ce décor idyllique, la réalité ne
tarde pas à nous rattraper…
Les autorités israéliennes viennent de contacter le capitaine de
notre bateau d’assistance. Ce dernier nous interpelle :
« Les Israéliens exigent que vous dériviez vers le sud. Vous avez
franchi leurs eaux territoriales. On risque l’incident diplomatique. »
Dans l’eau, dans l’effort, les frontières tracées par les hommes
deviennent invisibles.
« Impossible ! Nous devons suivre notre direction. Nous allons
tout droit. »
Les Israéliens ont pourtant été prévenus de notre présence, par
mail, et se sont contentés de répondre OK. Le capitaine leur
explique que le courant nord-sud va nous déporter automatiquement
et qu’elles n’ont rien à craindre de notre démarche. D’autant plus
qu’il a la certitude que nous sommes toujours dans les eaux
égyptiennes. Mais Israël, se considérant en permanence en état de
guerre, s’approprie une partie des eaux territoriales internationales.
Le capitaine tient tête. La réponse ne se fait pas attendre. Au
loin, un bateau se dirige droit sur nous. Navire de guerre. Une
femme de l’armée de Tsahal enfile son casque lourd, son gilet pare-
balles et s’installe au poste de tir. Cette escorte menaçante vient se
placer à notre gauche, à moins d’une cinquantaine de mètres. Le
message est clair : « Vous dégagez ! » Échange de coups de fil avec
Amjad ; qui semble décidément connecté à toutes les autorités. Les
Israéliens ont apparemment contacté le corps diplomatique français
à Tel-Aviv. Amjad insiste.
« Il faut les laisser poursuivre, sinon, à cause des courants, ils
risquent de dériver jusqu’en Arabie saoudite. »
Notre symbole d’entraide, de paix et de fraternité est en train de
se fissurer. Mais entre le courroux israélien et le comité d’accueil
saoudien, nous optons pour le premier et décidons de maintenir
notre cap. Heureusement, l’incident en restera là. Les négociations
au sommet ont visiblement permis d’apaiser la discorde. Pendant
quelque temps encore, nous progressons sous haute surveillance.
D’autres émois nous guettent. Lors d’un précédent briefing, on
nous a précisé que des requins ont été repérés dans ce bras de la
mer Rouge. Il y a quelques semaines, en effet, un bateau
transportant des moutons pour les fêtes musulmanes de l’Aïd a été
contaminé par un virus. Le cheptel a été décimé et le capitaine s’est
débarrassé de toutes les carcasses en les jetant par-dessus bord.
Les requins, peu répandus dans le secteur mais néanmoins
capables de détecter une odeur de sang à plusieurs kilomètres, se
sont empressés de nager vers le nord pour faire bombance. Mais,
une fois ce banquet terminé, ils s’en sont pris à ce qui restait, en
l’occurrence une touriste allemande ! Notre vigie doit rester
concentrée.
Cette traversée n’est décidément pas de tout repos. En tout cas
pour l’esprit car, de son côté, la météo nous a réservé des conditions
optimales. La mer est totalement anesthésiée et le vent apaisé. Seul
désagrément : la chaleur intense. Le soleil au-dessus de nos crânes,
l’eau à plus de 30 °C. La fatigue s’invite plus tôt que prévu dans
notre timing. Pour se rafraîchir, il existe une astuce : se placer dans
le sillage de l’hélice du bateau de ravitaillement qui, remous aidant,
propulse un flux plus tempéré. Effet ventilo en pleine mer ! Parfois ce
sont de gros porte-containeurs qui croisent notre route et nous
livrent cette ondée rafraîchissante. Lorsqu’il ne faut compter que sur
nous-mêmes, je me niche dans la trace d’Arnaud ; il m’accorde
quelques brassées climatisées qui me redonnent l’énergie
d’avancer.
Suzana et Séverine, fidèles au poste, déversent des litres d’eau
fraîche dans nos bouches, sans cesse. Et pourtant, impossible
d’uriner. Nos corps se déshydratent à mesure qu’ils se remplissent.
Toutes les demi-heures, le chrono sonne l’heure du ravitaillement. Il
en va de notre sécurité. Or notre sécurité est menacée… La mallette
de produits énergisants a été oubliée en Égypte. Impossible, dans
ces circonstances, de reprendre des forces. Lors de nages longue
distance, comme pour les marathoniens ou les cyclistes du Tour de
France, les muscles réclament leur carburant. L’effet est immédiat :
une patate d’enfer pendant une quinzaine de minutes. Gavés de
sucre, ils repartent de plus belle, jusqu’à la prochaine baisse de
tonus. Mais cet impair nous oblige à finir « à la flotte ».

Au bout de trois heures, première victoire ! Les navires de la


marine royale sont en vue. Nous atteignons enfin les eaux
territoriales jordaniennes. Le bateau égyptien qui nous escorte
depuis le départ n’a pas l’autorisation d’aller plus loin. Chacun chez
soi. Il faut donc transférer matériel et équipage. Pendant une dizaine
de minutes, Arnaud et moi devons patienter car il n’est pas question
de poursuivre seuls sans surveillance.
Mais cette chaloupe aux couleurs de la Jordanie n’est pas venue
à vide. Quatre handisportifs en natation, de ceux que nous avions
rencontrés au centre d’Amman, ont pris place à bord. À 500 mètres
de l’arrivée, ils se mettront à l’eau à nos côtés, rappelant la présence
de Zeth en Papouasie.
Il suffit parfois de franchir une frontière pour changer d’univers.
Le bleu du ciel et de l’eau est toujours aussi intense, mais l’espace
s’est soudain empli de couleurs. Une ribambelle de bateaux colorés
et de drapeaux flottant au vent. Tempo oriental dans les haut-
parleurs. Amjad se lâche : des hourras, des bravos… Le youyou des
femmes donne la cadence. Nous sommes cernés de toutes parts
par cette allégresse bon enfant, au point d’avoir un peu de mal à
repartir. Il nous faut alors nous frayer un chemin parmi les coques.
Cap vers la Jordanie…
Un obstacle, un de plus, nous attend, venu cette fois-ci d’une
espèce que l’on ne prétend pas toujours amicale. Des méduses
s’invitent sur notre parcours. Une nuée transparente, blanchâtre.
Des milliers à se laisser porter par le courant. Je ne risque pas
grand-chose, protégé par mes prothèses, mais Arnaud n’est vêtu
que d’un shorty. Les venimeuses procèdent à une attaque en règle,
se régalant de cette peau offerte. Il est brûlé au visage à deux
reprises, ainsi qu’au bras. Par précaution, au ravitaillement suivant, il
demande à Séverine de l’enduire de Médusine, une crème censée
repousser l’animal. Emmanuel, le journaliste radio, observe la scène
et, pressentant un épisode tragique, l’interviewe en direct. Arnaud a
beau le rassurer sur ce petit désagrément, l’amateur de scoop en fait
une info plus trash que de raison. Dans le bateau, les portables se
mettent à sonner. Ses proches sont inquiets : « Serait-il sur le point
de succomber, est-il dévisagé ? » L’attaque des méduses fera un
buzz sidérant ! L’anecdote prête à sourire, mais rien de tel pour
l’Audimat que de se faire dévorer. La presse préfère les histoires qui
finissent mal… en général ! Fort heureusement, je n’écope que
d’une caresse sur la joue qui me vaut aussitôt une cloque. Pour
échapper au danger, nous slalomons entre ces masses inertes que
l’on ne découvre qu’au dernier moment. Au fil de la progression,
cette vigilance permanente ne fait qu’accentuer notre fatigue. Tant
que nous sommes dans l’eau, l’irritation reste supportable mais, une
fois à l’air libre, le venin se réveille. Ce banc urticant nous dressera
une haie d’honneur jusqu’à notre arrivée.
Nous sommes à moins de 5 kilomètres de la frontière
saoudienne. La « fenêtre de tir » est telle qu’on l’avait imaginée,
particulièrement restreinte. Dans ces circonstances, il faut résister
pour ne pas se louper. Il devient évident que « l’option Taba » nous a
sauvé la mise. Un départ 15 kilomètres plus au sud et, pour nous, au
bout du voyage, c’était la prison.
À la force des bras et des jambes, les rives se rapprochent
lentement. Au bout de quatre heures, nous distinguons une
immense plage, couverte de parasols, et, dans l’eau, des silhouettes
d’enfants et de femmes voilées de noir. L’endroit idéal pour aller
nous échouer, au cœur de la « vraie vie ». Le sable n’est plus qu’à
quelques brassées. Heureux, soulagés, nous livrons notre dernier
combat. Mais, sur le bateau, un bras se lève. « Votre point d’arrivée,
c’est là-bas… » Au loin, très loin, il pointe une usine. C’est à ses
pieds que nous attendent les officiels. Le scénario Papouasie se
répète, avec la même aigreur. La fatigue nous gagne, notre moral
est en baisse. Nager plus loin, toujours plus loin, quand il serait
temps d’accoster. Arnaud peste, je peste. Il nous faut garder notre
énergie. D’autant que le cadre est paradisiaque et l’eau d’une
limpidité extrême, peuplée de coraux et de poissons aux couleurs
fantasques. Ils nous frôlent, slaloment entre nos jambes…
Au bout d’une heure, le dénouement est proche. Un dernier effort
nous propulse sur la plage de Tala Bay : 17 kilomètres en cinq
heures et vingt minutes ! Afrique-Asie : deuxième mission accomplie.
Je m’exclame : « Une petite nage pour l’homme et une grande nage
pour l’Humanité ! » Tiens, peut-être laisserai-je ce bon mot à la
postérité…

Contrairement à leur promesse, les princes Ra’ad et Mir’ed ne se


sont pas déplacés. Et dire que, pour eux, nous avons nagé contre
les courants, contre les vents et patienté une semaine dans notre
prison dorée. Nous n’aurons plus de nouvelles, jamais…
Sur cette plage jonchée de galets, un petit comité d’accueil :
deux ou trois caméras, le gouverneur de la province d’Aqaba, un
militaire de la marine nationale française dépêché par notre
ambassade depuis Amman, accompagné de quelques marins en
uniforme blanc étincelant. Nous en sommes quittes pour les rires, la
fraternité, le mouvement et la spontanéité. Décidément, qu’il est
difficile d’accoster où nous portent nos envies ! Suspectant ma
déception, Suzana me redonne le sourire. Empressée de sauter
dans mes bras, elle manque de passer par-dessus bord, sauve in
extremis la petite caméra qu’elle a pris l’habitude de dégainer à tout-
va et se jette sur moi pour me couvrir de baisers. Mais son
bonhomme est un peu ronchon.
Emmanuel nous tend le micro pour un direct sur France Inter.
Arnaud s’en saisit.
« Nous avons traversé trois frontières : Israël, Égypte et
Jordanie. Tout un symbole pour « Nager au-delà des frontières ».
Nous sommes très heureux d’avoir réussi et espérons que nos
messages de solidarité et d’égalité seront entendus par le plus grand
nombre. »
Malheureusement, le ton n’est pas vraiment à la fête. Dans le
bus qui nous ramène à l’hôtel, je craque. Pression diplomatique,
ravitaillement, chaleur assommante et point d’arrivée inapproprié…
La mission est remplie, mais le cœur n’y est plus. Tout s’effondre,
plus d’envie. Plus envie de Gibraltar, plus envie de Béring.
L’ambiance dans l’équipe en pâtit. Dans une telle expédition, le plus
gros défi n’est pas la résistance physique, la douleur, l’effort, c’est
l’humain. Terrible constat, que nous n’avons d’ailleurs jamais dévoilé
dans les médias. Nous leur avons livré la version pacifiée d’une
expédition sans ombre ni tempête : belle équipe, bon esprit,
magnifique aventure humaine… Dans le feu de l’action, il fallait
éviter d’entacher notre dessein. Mais je me rends compte
aujourd’hui que la discorde, au sein de l’équipe, entre les nations,
fait pleinement partie de l’histoire. L’homme est ainsi fait ; même
dans ses plus nobles idéaux, le noir se mêle au rose.
Nous regagnons notre hôtel, le Marina Plaza. Une tente a été
plantée dans les jardins qui accueille une petite réception où sont
présents des officiers de la marine, ainsi que quelques journalistes.
Mais je me sens absent… Je n’ai qu’une hâte, regagner ma
chambre, prendre une douche, savourer quelques massages et
surtout dormir !
Il nous faudra bien plus qu’une nuit pour récupérer de l’effort. Le
lendemain, pas question de bander un muscle et, pour Arnaud, de
bouger un orteil. Journée indolente qui se prolonge sur nos matelas.
Massage, sommeil, alimentation. Notre organisme a puisé dans ses
réserves, il est à bout. Nos muscles sont endoloris, pétris de
courbatures, nos tendons fatigués. La chaleur ne nous a pas
épargnés : 60 °C dehors, 30 °C dedans. Or dans de telles
circonstances, qui contraignent d’ordinaire à la paresse, nous nous
sommes déchaînés. Pour bien comprendre, c’est comme un poulet
dorant au four que l’on arrose sans cesse d’un jus chaud pour éviter
qu’il ne se dessèche… Cette mer est un four !
Nous pensions, sur le papier, que ces deux premières traversées
seraient une boutade. Le constat est sans appel : nous en avons
vraiment bavé. Il nous faut récupérer le plus rapidement possible,
car le plus dur reste à faire : Gibraltar la mythique et Béring qui n’a
jamais été traversé ou si peu…
Des adieux en apothéose

Le lendemain, le 23 juin, c’est l’adieu à la Jordanie. Mais avant


de tirer sa révérence, elle sort le grand jeu… Notre bus reprend la
route vers Amman. À l’est, nous apercevons la silhouette massive
du Wadi Rum, qualifié de « semi-désert » par les scientifiques. Ses
djebels de grès varient du noir au jaune, avec une prédominance de
rouge sang. Ils se dressent à pic, ajoutant à la maestria des lieux.
Ces roches, jaillies du sable il y a environ trente millions d’années,
ont depuis subi les ouvrages du temps et de l’érosion. Elles se sont
figées en forteresses.
Continuant vers le nord, un endroit que nul ne peut ignorer…
L’un des trésors majeurs de notre patrimoine mondial, la cité des
Nabatéens : Petra, inscrite au patrimoine mondial de l’Unesco en
1985. Construite au Ier siècle avant J.-C., elle aurait abrité jusqu’à
trente mille habitants à son apogée. Elle a tiré sa prospérité de sa
position stratégique sur les routes caravanières, entre l’Arabie, la
mer Rouge et la Méditerranée.
Ce site naturel capricieux se mérite. Impossible d’accéder au
cœur du canyon en véhicule, pas davantage en fauteuil roulant.
Lorsque le reste de l’équipe va cheminant, je dois me résoudre à
grimper dans une carriole tirée par une mule. J’en suis quitte pour un
transfert « à l’arrache ». Plié, démonté, mon fauteuil est ensuite
chargé à mes côtés. L’attelage va cahin-caha sur un chemin assez
peu carrossable qui se glisse dans les méandres du Sîq. La mule,
rompue à cet exercice, a semble-t-il décidé de tenter un sprint,
tandis que mes comparses prennent tout leur temps pour admirer ce
haut lieu. Brinquebalé tout au fond de cet attelage de fortune, je
découvre ce canyon mythique en accéléré. J’essaie tant bien que
mal de faire ralentir la cadence, criant à qui veut m’entendre :
« Stop, stop, stop… » Mais j’ai trouvé, en la personne de cet équidé,
un compère bien plus entêté. La mule impose son tempo. Je
garderai donc le souvenir d’une visite de Petra en solo et staccato.
Puis vient le moment magique, la découverte de la Khazneh, temple
rendu célèbre, entre autres, par le film Indiana Jones et la Dernière
Croisade. On me fait la faveur de descendre mon fauteuil pour que
je puisse pleinement profiter de ce trésor. Pas question pour autant
d’y pénétrer, par manque d’accessibilité ! On me console en
m’assurant que le spectacle est à l’extérieur et que cette façade
savamment sculptée ne dissimule qu’une immense grotte, vide,
sommairement taillée. Même si toutes les images se focalisent sur
ce temple emblématique, Petra offre en réalité une succession
de monuments, de tombeaux et d’habitations troglodytes qui fouillent
le ventre des falaises. Une débauche de couleurs extravagantes et
de strates nuancées où le rose domine. Nous n’aurons le loisir d’y
rester qu’une matinée quand il faudrait plusieurs jours pour explorer
tous ses joyaux.
Tout au long de la route, la Jordanie s’étire en déserts, en
canyons. Une balade en ocre qui vient s’échouer sur des rives d’un
bleu lunaire. Celles d’une mer que l’on dit morte, qui a choisi le sel
plutôt que l’eau. Son nom n’est pas une métaphore ; dans la mer
Morte, rien ne vit, à part quelques bactéries. Ni poissons, ni coraux.
Le taux de salinité atteint 35 %, contre 3 à 4 % en moyenne dans les
autres mers du globe. Après la luxuriance de la mer Rouge, nous
découvrons, ici, un désert de vie. Sur ses plages, le sel se détache
en bloc, formant une croûte.
On vient ici du monde entier pour s’adonner à un rituel sacré aux
vertus thérapeutiques : le bain de boue dont on s’enduit le corps,
avant de la laisser sécher au soleil puis de se rincer dans l’eau.
Rincer, c’est le mot, car la densité du sel est telle qu’il est impossible
de nager. Tout ce qui entre dans la mer Morte se met à flotter. On
aperçoit quelques vacanciers lisant le journal, en position assise.
Une aubaine pour un Croizon démembré qui d’ordinaire peine à
trouver son équilibre.
Jamais à court de délires aquatiques, nous avons bien l’intention
d’inscrire cette expérience à notre palmarès. Arnaud, toujours aussi
intrépide, lance à la cantonade :
« Je vais nager !
— Surtout tu restes bien sur le dos.
— Non, pourquoi ? Moi je nage le crawl. »
Super nageur comprend vite sa douleur. Un concentré de sel
s’infiltre dans ses narines. Sanction radicale : il pleure comme un
bébé. Je ne suis guère mieux loti. Le sel a attaqué ma peau parce
que, dans mon impatience, je ne me suis pas assez protégé. Petit
citron dont le zeste se détache.
Cette mer longue de 67 kilomètres et large de 18 sépare, en son
milieu, Israël de la Jordanie. On l’appelle El ard el maqluba, « le
pays renversé ». C’est en effet ici l’endroit le plus bas de notre
planète. Moins 394 mètres ! Lorsque les avions de chasse survolent
ce « lac » au ras de l’eau, ils disparaissent des radars. Un joli petit
paradis qui continue de s’enfoncer et connaîtra bientôt le sort
tragique de la mer d’Aral. Chaque année, son niveau baisse
d’environ un mètre. Les hôtels qui ont été édifiés le long des plages
sont contraints d’ajouter quelques marches pour que leurs clients
puissent accéder à l’eau. La même implacable fatalité que nos
glaciers, parce que l’homme refuse d’être sage… La mer Morte est
depuis la nuit des temps alimentée par le Jourdain, fleuve sacré,
mais ses eaux sont désormais détournées vers une succession de
barrages et d’irrigations. Seulement 5 % de son débit parvient
jusqu’à la mer Morte. Cette dernière aura bientôt disparu. Dès 2050
selon certains scientifiques…
Notre périple Afrique-Asie prendra bientôt fin. L’avion décolle
dans quelques heures, à 1 h 30 du matin. Mais Marcel a prévu une
dernière halte à l’hôtel Mövenpick, sur les rives de la mer Morte. Une
petite réception à laquelle il a convié l’attaché culturel de
l’ambassade de France en Jordanie. Robert et Amjad préfèrent opter
pour un restau local et auront tout loisir, par la suite, de nous
compter leur soirée, sympathique et authentique ! C’est depuis les
terrasses de ce palace, dans un crépuscule magique, que nous
fermons les yeux sur notre deuxième traversée. Il fait nuit noire
lorsque le diplomate nous conduit jusqu’à l’aéroport…
Le moral en berne

24 juin. Me voici de retour chez moi, dans le Poitou. J’ai perdu le


goût de tout. Dans quel état d’esprit vais-je aborder Gibraltar,
considérée comme l’une des traversées les plus périlleuses ? Dans
moins de quinze jours, c’est à ce déchaînement que je suis promis. Il
faut de la niaque pour affronter une telle perspective, mais lorsque le
moral vous lâche, le corps lui aussi dépérit. Je préfère ne pas en
parler à Arnaud ; je l’espère plus vaillant, moins ébranlé. Inutile de le
contaminer… Je décide néanmoins de confier mes états d’âme à
Arnaud, notre médecin. Plus de courage. Que faire ?
Le doc me connaît, a confiance en mes ressources mais, pour
être certain que je n’abandonnerai pas à mi-parcours, il me fait une
proposition.
« Si tu veux, je viendrai à Gibraltar. »
Sa présence n’avait pas été envisagée ni sur la mer Rouge ni sur
Gibraltar, faute de budget mais aussi parce que les risques
semblaient limités. Mais qu’à cela ne tienne, mon ami est prêt à
traverser l’Europe en voiture pour être à mes côtés.
Sa générosité m’adoucit quelque temps, mais je me sens
toujours au plus mal. Pas question, pour autant, de négliger
l’entraînement. Le rituel reprend de plus belle, mais sans entrain. Il
faut que je finisse la besogne. Je me suis engagé, pas question de
déclarer forfait, au nom des partenaires, de l’équipe, de Suzana et
d’Arnaud. Tant de gens croient en moi, comment pourrais-je les
décevoir ? Mais le doute grandit, la fatigue s’accumule. Sur des
nages longue distance, il faut un temps de récupération de presque
un mois, or les tracas diplomatiques ont entamé considérablement
ce répit. À peine quinze jours entre chaque expédition. Et puis les
voyages, le décalage horaire…
Après la deuxième traversée, nous avons préféré nous séparer
de Marcel. Plus de chef d’expédition. Il ne nous reste, de son
programme initial, que les billets d’avion. Nous sommes fin juin. En
Espagne, la saison estivale bat son plein et il nous faut, en quelques
jours, trouver un hébergement pour l’ensemble de l’équipe dans
l’une des villes les plus touristiques du pays. Ce tracas logistique
n’arrange pas nos affaires ! Heureusement, sur place, les traversées
sont encadrées par une association, interlocuteur unique,
parfaitement rodée. À Gibraltar, les contraintes administratives sont
somme toute limitées.
Il n’en va pas de même pour Béring. Notre quatrième et dernière
traversée doit débuter dans à peine six semaines. Pas question
d’aller dans l’une des régions les plus inhospitalières de la planète le
nez au vent ! Nous n’avons que quelques jours pour trouver un
nouveau chef d’expé. Sans cet homme providentiel, la fin de
l’aventure est menacée ! Heureusement, Gédéon Programmes nous
prête main-forte et nous propose plusieurs profils. Un certain Marc
Gaviard pourrait faire l’affaire. Un bon, un pro, expert en expéditions
lointaines qui a roulé sa bosse à travers le monde pour des
tournages de documentaires animaliers. Très cher mais très bon !
De toute façon, pas le choix. Tous ceux qui nous soutiennent se
lancent alors dans une course contre la montre, et notamment la
précieuse Anne Bayard, toujours, connectée à notre ministère des
Affaires étrangères. En fouillant le dossier Béring, nous nous
rendons compte que rien n’a été entrepris. Aucune demande
d’autorisation officielle alors que nous nous apprêtons à relier les
États-Unis à la Russie, deux géants autrefois ennemis qui, en dépit
des rapprochements récents, n’ont certainement pas encore enterré
la hache de guerre…
Pour dire les choses autrement : nous sommes dans la merde !
J’ai le moral dans les chaussettes. Me faudra-t-il un psy ?
Parler pour continuer de vivre

Je ne m’étais pas dit : « Jamais de psy ! » Ce n’est pas que je ne


voulais pas, c’est qu’il n’y en avait pas. En 1994, au moment de mon
accident, l’accompagnement psychologique dans les centres de
rééducation est le parent pauvre. On a pourtant l’impression, à
l’extérieur, de voir des psys partout. Une prise d’otages : cellule
psychologique. Une agression dans un collège : cellule
psychologique. Un suicide dans une entreprise : cellule
psychologique. Mais cette reproduction cellulaire semble devoir
épargner la sphère du handicap. Je dois me débattre seul avec ma
souffrance, mes doutes et mes colères.
Juste après mon accident, encore hospitalisé à Tours, je reçois la
visite d’un psy, un modèle à l’ancienne, les lunettes sur le nez et le
crayon au bout des doigts.
« Bonjour Philippe. Ça va ? »
Silence.
« Comment s’est passée votre journée aujourd’hui ? »
Un intrus qui te titille, te provoque, s’incruste dans tes silences et
te pousse à réagir, en réalité te pousse à bout. Je suis bien
incapable de dire si, au-delà de l’exaspération qu’il faisait naître en
moi, il m’a aidé. Psy, ego ou famille, quel a été le véritable
déclencheur qui m’a donné l’envie de me battre ? Ce psy passe me
voir de temps en temps ou plus exactement après chaque annonce
du médecin-chef. Je le vois comme l’oiseau de mauvais augure,
corollaire du mal, corbeau qui vient picorer les débris de mon esprit
à mesure qu’on dépouille mon corps. Une danse macabre
parfaitement orchestrée… On m’annonce que ma jambe droite va
être amputée, aussitôt je le vois rappliquer. Ma jambe gauche doit
subir le même sort, il accourt. Petit bout après petit bout, il rôde dans
les parages. Il ne me suit que quelques semaines, le temps de
feuilleter tous les chapitres de cette lugubre tragédie.
Lorsque j’arrive dans le centre de rééducation, à Valenton, la
situation est simple : aucun psy à l’horizon ! Des amputés et de
traumatisés en pagaille, une vraie cour des Miracles qui, pour
trouver la force de survivre, ne doit compter que sur elle-même. Une
jeune stagiaire arrive pourtant quelque temps plus tard. On lui confie
des patients, j’en fais partie. Pendant nos séances, elle me soumet
aux tests de Rorschach, célèbres formes dans lesquelles je suis
censé dévoiler mon inconscient. Une tache, une idée ; une autre
tache, une pensée. Une vraie caricature ; archaïque ! J’ai le
sentiment de n’être qu’un cobaye destiné à parfaire la formation
d’une étudiante. On panse les plaies du corps, laissant à l’abandon
celles de l’esprit. Pas de budget pour les états d’âme !
Faute de mieux, une entraide se crée entre les patients qui, au fil
des confidences et des échanges, tentent de poser de tout petits
pansements sur des meurtrissures béantes. Cette fraternité entre
éclopés n’est pas le plus précieux des remèdes, mais le seul. Tant
que nous sommes ensemble, ce soutien précaire nous permet
d’endurer le pire. Mais qu’adviendra-t-il une fois que nous serons
dehors ? Nous apprenons parfois que l’un d’entre nous a été
« libéré »… et s’est donné la mort. Bruits de couloir où il se chuchote
que Matthieu s’est défenestré, que Paul s’est jeté sous un métro.
Pourtant, entre ces quatre murs, ils semblaient avoir repris le
dessus.
Je comprendrai plus tard, à mes dépens, que la pire des tortures
c’est de rentrer chez soi. J’ai survécu à l’électrocution, à la brûlure,
aux amputations, mais ma plus grande douleur fut mon retour à la
maison. Du jour au lendemain, sans transition, sans aucune
préparation, on me reconstruit puis on me jette à la rue. À l’instar du
prisonnier qui recouvre cette chère liberté dont il ne sait que faire. Le
dehors, je l’ai connu entier. Mais il ressemble à quoi maintenant que
je ne suis qu’une moitié ? Pour seul passeport vers ma nouvelle
identité, on me pousse vers la sortie en me disant « Débrouille-toi
mon gars » ! Dehors, j’ai pourtant une femme, deux enfants, le
courage et l’envie. Mais pourquoi ne m’avoir jamais préparé à cette
existence qui m’est désormais étrangère, dans laquelle je n’ai plus
aucun repère ? Il ne faut pas imaginer que le parcours de la
résilience se fait seul. Je reste intimement convaincu qu’il est difficile
de s’en sortir sans une aide extérieure.
Après deux ans en centre de rééducation, à l’exception des
week-ends passés à mon domicile, je fais partie des meubles. Le
personnel, les patients, tout le monde vient discuter avec moi. Je
connais tous les secrets. Je suis important, je suis bien. J’appuie sur
une sonnette, on accourt. J’ai faim, on me nourrit. J’ai mal, on
m’apaise. Mais, du jour au lendemain, cet équilibre patiemment
conquis vole en éclats. Bienvenue en terra incognita. « Je vous en
supplie, dites-le-moi. C’est comment dehors, quel sera le regard des
gens, comment appréhender la solitude, comment accepter mon
nouveau schéma corporel ? » La quille est annoncée trois mois
auparavant. Trois mois à ruminer comme un fou. L’échéance est de
plus en plus redoutable : deux mois, un mois, une semaine… Pure
panique ! « Au secours, je ne veux pas sortir. Laissez-moi ici, au
milieu de mes pairs et des infirmières. Une nouvelle famille
d’infortune, avec des états d’âme partagés qui permettent de nous
comprendre, sans parole. » Cet affranchissement n’est pas une
victoire sur l’adversité mais un gouffre béant dans lequel je vais me
noyer, seul. On m’octroie une allocation pour me permettre de
survivre sans même savoir si je suis capable de vivre. Alea jacta est.
Par ici la sortie !
Une fois dehors, pendant sept ans, je me reconstruis, petit à
petit, bout par bout. Et puis ce désespoir que je croyais à jamais
derrière moi me saisit à nouveau. Pendant des années, celui que je
surnomme avec humour « l’homme en kit » s’est fait à une idée,
celle d’être quitté. Je sais gré à Muriel, ma femme, d’être restée tant
de temps à mes côtés. J’ai, à cause de ce corps meurtri et de cet
esprit ébranlé, le sentiment de cumuler des défauts peu propices à
l’amour. Je m’étais donc depuis longtemps préparé à ce moment
inéluctable. Je suis l’accidenté, l’estropié, celui qui a fait basculer
notre vie, et, si cela devait arriver, ce serait à moi de m’en aller. Par
m’en aller, j’entends mourir ! Et puis, voilà, nous y sommes. Il a suffi
de six mots pour mettre mon entreprise de démolition en marche.
« J’ai rencontré quelqu’un, je pars ! »
De nouveau, ma vie se consume, cette fois-ci en une fraction de
seconde. Ces paroles maintes fois anticipées ont été prononcées.
Un instant, la jalousie m’embrase. Avant que mon cerveau ne
s’éteigne, enclenchant l’inéluctable… Bouton « Off », position
suicide ! Sur l’instant, mes lèvres délivrent pourtant un tout autre
message.
« Oui, pas de problème. C’est ton choix, je le comprends. »
Ni chantage ni menace… Ma vie vient d’entrer dans une tout
autre dimension et la lutte n’en fait pas partie. Je demande à Muriel
un dernier service, j’ai besoin qu’elle m’aide à enfiler mes prothèses,
prétextant l’envie de prendre l’air, d’aller faire un tour en voiture. Plus
rien ne compte, malgré une famille aimante, deux garçons qui ont
besoin de moi. J’enfile ma paire d’œillères. Pas de vie sans elle. Elle
est encore mon amour, le premier, celui de mes 18 ans. Après avoir
éprouvé la douleur physique, je suis traversé par une décharge plus
intense encore qui a dévasté mon cœur. Je ne veux pas y survivre.
Un vacarme assourdissant s’empare de mes pensées. Sans aide
extérieure, sans l’appui d’un psy, je gère l’urgence, seul, et cette
urgence me commande d’en finir, cette fois-ci une bonne fois pour
toutes. J’ai l’impression de me dédoubler, de n’être plus aux
manettes. Docteur Jekyll et Mister Hyde. Philippe devient le jouet
d’un autre. Je m’étais parfois interrogé sur ce qui pouvait pousser
quelqu’un au suicide, imaginant qu’il fallait tout juste un peu de
volonté pour résister à cette « lâche » tentation. Maintenant, je sais.
Je sais qu’il faut ôter aux proches toute part de responsabilité, autant
qu’à soi-même. Lorsque le processus est enclenché, impossible de
le contrecarrer. Ce n’est plus un acte délibéré. Une force supérieure
me conduit vers la mort. Je ressens une totale frayeur. « On » va
m’exécuter…
J’achète une bouteille d’alcool, l’absorbe en quelques goulées.
Me dirige vers la rivière. Mon fauteuil avance, tout doucement. Ça y
est, les berges, je bascule… La délivrance, enfin !
Jérémy, mon fils aîné, arrive à temps. Me sauve, pour un temps.
On m’envoie en dégrisement, et j’atterris, dans la foulée, en unité
psychiatrique, à Poitiers. On m’a repêché, mais, qu’à cela ne tienne,
mon objectif n’a pas changé. Je veux mourir, je mourrai. Pour y
parvenir, il va maintenant falloir louvoyer. Pendant une semaine,
enfermé, je montre le meilleur visage de moi-même, assorti de mea
culpa et de repentances de bon aloi. Je répète à qui veut l’entendre
que j’ai merdé. Honteux et confus, je jure, sans qu’il soit trop tard,
que l’on ne m’y prendra plus. Au bout de quelques jours, ma louable
exemplarité m’autorise à sortir.
Et le soir même, action !
Je rentre chez moi. Mes proches sont là, me pressent de
questions. Qu’ils se rassurent, je vais bien. Je fais bonne figure, leur
offre mon plus beau sourire. Ils n’ont en réalité face à eux qu’une
marionnette qui leur joue la comédie. Et une fois le dernier parti,
j’ouvre un tiroir, sort ma boîte de médicaments. Machinal,
méticuleux, je décapsule, je range en petits tas, j’avale. Une gorgée
de somnifères, une lampée de morphine. Le cocktail est redoutable,
je m’effondre.
Jérémy ne me retrouve que le lendemain matin. Simplement
inconscient !
Transfert dans le même hôpital, pour de bon car, cette fois-ci,
mes subterfuges n’abuseront plus personne. Je n’émerge qu’au bout
de trois jours, dans des murs désormais familiers. J’y resterai trois
semaines, le temps de me refaire une sincérité. Je décide alors de
changer de scénario. J’avoue, après coup, m’être fait vraiment peur.
Interné en milieu psychiatrique et enfin traité, cette contention durera
un mois avant que je n’accepte d’être suivi par un psy.
Le temps de parler est venu…
C’est une femme. Elle me rend visite à mon domicile, tous les
deux ou trois jours. Pendant sept ans, sans aide psychologique, j’ai
dû tout assumer, seul. Un isolement cruel, insoutenable. J’ai enfin
tout loisir de confier mes peines et mes errances, de vider cette rage
que je porte en moi depuis tant d’années. Petit à petit, nous
détricotons le fil de ma vie, un accéléré en marche arrière qui
semble devoir se poursuivre en deçà de l’accident. Je dois me
réconcilier avec l’enfant que j’ai été. Mais aussi avec celui que j’ai vu
naître : Jérémy, mon fils, qui m’a sauvé à deux reprises. Je lui dois
bien cela, lui promettre que plus jamais ! Pendant longtemps, il a
erré dans un mutisme total, au point de ne plus vouloir sortir avec
ses copains de peur de me laisser seul. À 14 ans, comment faire
peser une telle responsabilité sur de si frêles épaules ? Je me sens
indigne. Je n’ai plus envie de fanfaronner devant des professionnels
que je me crois assez malin pour abuser. Je prends conscience que
j’ai besoin d’aide pour désamorcer ce bouton « On/Off », devenu
obsessionnel, pour ne plus jamais ressentir ce vide immense. Plus
de sentiment, plus d’amour, plus d’envie, plus de goût à se nourrir.
Un néant qui vous maintient pourtant bien vivant. Cette descente
aux enfers se révèle d’une violence inouïe. Chaque pensée vous
morcelle l’esprit. On appelle cela tout simplement « chagrin
d’amour », mais celui de l’homme amputé semble décuplé.
J’ai mis trois ans pour guérir : un an avec ma psy, deux ans seul.
Et puis, je suis revenu sur terre et j’en ai fini avec mes idées noires.
Nous avons fait du bon boulot…
Alors pourquoi, aujourd’hui, à la veille de ce magnifique défi,
suis-je à nouveau en train de défaillir ?
IV
EUROPE-AFRIQUE, GIBRALTAR
AVEC MOÏSE
o
Traversée n 3
• Date : 12 juillet 2012
• Départ : Tarifa (Espagne)
• Arrivée : Punta Cires (Maroc)
• Lieu : détroit de Gibraltar
• Distance à vol d’oiseau : 14 kilomètres
• Distance de nage prévue : 20 à 25 kilomètres
• Durée de nage prévue : 8 à 15 heures
• Temps de traversée réel : 5 heures 35 minutes
• Température de l’eau : 16 à 24 °C
• Principaux dangers : les courants violents, la pollution (nappes
d’hydrocarbures, troncs d’arbres…), les cargos, les requins
« Subir or not subir ? »

Depuis trois décennies déjà, on parle de creuser un tunnel


ferroviaire sous le détroit de Gibraltar. Un accord a même été signé
entre l’Espagne et le Maroc en 2003 pour une étude de faisabilité.
En attendant, pour le franchir, il faut se mouiller : 14,4 kilomètres
entre l’Europe et l’Afrique, et plus précisément entre l’Espagne et le
Maroc. Cette troisième traversée s’annonce sereine dans un seul
domaine : les autorisations. De ce côté-là, nous sommes blindés.
Pas de conflit politique, pas de tensions diplomatiques. Pour le reste,
ce défi confine au suicide…
9 juillet 2012. Et de trois… Même aéroport, même cérémonial.
Cette fois-ci un saut de puce jusqu’en Espagne. À 10 h 25, nous
décollons pour Malaga. Le groupe a l’air enjoué ; je préfère
dissimuler. Je suis toujours aussi inquiet. Mon malaise prend ses
aises. Gibraltar, c’est le gros morceau. J’ai pourtant déjà la Manche
à mon actif, considérée comme l’Everest de la natation :
34 kilomètres contre seulement 14 à Gibraltar. Mais face à ce
nouveau défi, je n’en mène pas large. Il est vrai qu’en préambule,
rien ne m’a été épargné, à commencer par les ébats maritimes qui,
lorsque l’Atlantique envahit la Méditerranée, créent tourbillons,
maelströms et remous. Ce détroit a été surnommé, à juste titre, la
« machine à laver » ! Gibraltar n’en fait qu’à sa tête, facétieux,
audacieux, violent, voire cruel. Arnaud l’a fait, Jacques Tuset l’a fait !
« C’est dur. Des pièges… » Ils mentionnent des détails qui glacent le
sang du mammifère que je suis. De la nage de haut vol, réservée
aux experts ! Comment un nageur amputé pourrait-il trouver
l’énergie pour contrer ces forces pernicieuses ? Mon petit corazón
mis à rude épreuve tiendra-t-il le coup ? À Font-Romeu, nous nous
sommes pourtant endurcis avec cet objectif : des accélérations, une
surveillance cardio constante, des sprints de trente minutes… Mon
corps est prêt mais mon mental, encore fragile, vacille ! J’ai peur…
Arnaud me connaît. Oserait-il me mener dans une telle gageure
s’il ne m’en sentait pas capable ? Et puis, après tout, je ne serais
pas le premier à échouer ; d’autres l’ont tenté sans y parvenir, même
si le taux de réussite est plus important que dans la Manche. Quatre
cents victoires depuis 1928. Avec un flegme qui se veut rassurant,
Arnaud lance : « On verra bien… » Pour le moment, la seule
question qui me vient à l’esprit c’est « subir or not subir ? ».
Le trio d’indispensables est au rendez-vous : Suzana, Séverine
et Robert, une nouvelle fois prêt à figer nos exploits en numérique.
Radio France a dépêché la relève, un troisième confrère, Richard
Place, pilier des ondes sur France Inter. Pour cette troisième
traversée, nous voyageons léger : pas plus de six passagers…
Le vol AF 2030 atterrit sur la piste de l’aéroport de Malaga.
L’équipe est attendue par un nouveau « fixeur », une jeune
Espagnole du nom de Valle, recrutée sur place par la production de
Gédéon. Pétillante, drôle, elle a pour mission de faciliter notre séjour
en Espagne, de nous fournir ce qui nous manque et de nous venir
en aide en cas de problème. Parfaitement francophone, elle assure
également la traduction puisque aucun membre du groupe ne parle
espagnol. À notre descente d’avion, nous embarquons aussitôt dans
des voitures de location, direction Algésiras, à 150 kilomètres de là.
À l’extrémité sud de la péninsule Ibérique, le bitume serpente entre
montagnes arides, plages bétonnées et marinas huppées comme
celles de Marbella.
L’arrivée sur Gibraltar est saisissante. Rocher mythique, planté
là, vigie entre deux continents : 426 mètres de roches qui se
précipitent dans la mer et ferment le golfe par Algésiras à son
extrémité est. C’est ici que les plaques tectoniques européenne et
africaine se rapprochent au rythme d’un centimètre par an.
Nous poursuivons notre route le long de ce golfe immense, large
d’une centaine de kilomètres et long de deux cents. Une courte halte
pour déposer nos bagages à l’hôtel AC, un cube immense,
ultramoderne, en gris béton, au cœur d’Algésiras. Le défi, en ce
mois de juillet, fut de trouver des chambres disponibles dans l’un des
hauts lieux du tourisme balnéaire européen. À Tarifa, site de départ
des traversées, tous les hôtels affichaient complet.
Il nous faut ensuite quarante-cinq minutes pour atteindre Tarifa,
le « finistère » sud de notre continent. Sa pointe est le point le plus
méridional de l’Europe continentale. Rives de l’Andalousie, province
de Cadix, mi-juillet. N’en déplaise à Luis Mariano, la belle ne nous
fait pas « des yeux de velours », mais de braise. Arriba el sol ! Le
soleil est au zénith, ardent. Cette région est l’une des plus chaudes
d’Europe. Les paysages témoignent de l’exubérance du
thermomètre qui peut atteindre 47 °C à l’ombre. Paradoxalement, la
mer est froide, 18 °C côté espagnol. La différence entre l’eau et l’air
est surprenante et nous oblige à plusieurs jours d’acclimatation.
Comme dans la plupart des détroits de la planète, le vent se
comporte lui aussi avec excès. Il s’engouffre, emporte, dérobe tout
ce qui se trouve sur son passage. Il s’appelle levante lorsqu’il souffle
de la Méditerranée et poniente lorsqu’il déboule de l’Atlantique. À ce
titre, Tarifa est un spot réputé pour les amateurs de kitesurf 1 et le
royaume des éoliennes.
Face à nous, l’Afrique. À 14,4 kilomètres, dans sa partie la plus
étroite, entre Punta de Oliveros en Espagne et Punta Cires au
Maroc. Dans l’Antiquité, ce détroit était appelé les « Colonnes
d’Hercule » parce que les Anciens, frappés par l’aspect de ce bras
de mer, racontaient qu’Hercule l’avait creusé pour permettre à la
Méditerranée de communiquer avec l’océan. Il doit son nom actuel à
la déformation du mot arabe « djebel Tarik » qui signifie « montagne
de Tarik », le prénom du général musulman Ibn Ziyad qui, en avril
711, franchit le détroit pour conquérir la péninsule Ibérique.
Nous sommes ici contemplatifs, par choix, par plaisir, mais
prenons conscience en scrutant cette frontière immatérielle, en bleu
et vagues, que des hommes se jettent à la mer avec d’autres
desseins, d’autres espoirs, quitte à y perdre la vie. Point de passage
de l’immigration clandestine vers l’Europe, porte d’entrée vers cette
Union idéalisée… Ils sont des centaines, peut-être même des
milliers, chaque année, à tenter leur chance pour rejoindre
l’eldorado, le plus souvent à la rame sur des embarcations de
fortune qu’on appelle ici patera. Combien ont laissé leur peau dans
cette ébullition qui me fait tant paniquer, sans assistance, sans
bouée, sans supporters, sans visages familiers ? Pas même un
cadavre rejeté sur les rochers pour témoigner de leur tentative, pour
rappeler leur audace. Gibraltar est un gouffre qui engloutit les
intrépides, les innocents. Lors de la traversée d’Arnaud, en 2010,
huit Subsahariens furent interpellés alors qu’ils tentaient de franchir
le détroit clandestinement.

Dès notre arrivée à Tarifa, nous allons à la rencontre de notre


« passeur ». Il s’appelle Rafael Gutiérrez et préside l’ACNEG,
Asociación de cruce a nado del estrecho de Gibraltar (Association
de traversée à la nage du détroit de Gibraltar). Petite ruelle, jolie
maison, petit bureau. Cette association espagnole a le monopole
des traversées et connaît le secteur à la perfection. Il n’est pas
interdit « d’oser » Gibraltar en solo, sans assistance, mais une telle
tentative relève de l’inconscience. L’expertise des marins locaux est
indispensable pour décrypter les conditions météo, se frayer une
voie parmi les courants et espérer atteindre l’autre rivage. Je me
présente à eux espérant, enfin, une parole rassurante… Mais !
Nageurs, pêcheurs, marins, organisateurs… le discours reste
invariablement, définitivement, immuablement le même !
Rafael prend la parole :
« Dans la Manche, le nageur a la certitude de partir d’un point A
et d’arriver à un point B à vitesse relativement constante. À Gibraltar,
il faut mettre en place une véritable stratégie : taper un sprint au
départ pour contrer les courants, au milieu pour échapper à la
dérive, à la fin pour ne pas être projeté sur les rochers… »
Ma panique redouble ! Dans le doute, je lui fais remarquer que
mon schéma corporel n’est pas vraiment celui d’un nageur ordinaire.
Sorte d’OCNI, « objet crawlant non identifié », qui réclame un peu de
clémence de la part des éléments.
« Vu ma morphologie, je manque de puissance. Ma nage, c’est
plutôt tempo piano. Je ne suis pas un grand sprinter, même si nous
nous sommes entraînés pour… »
Je n’ai pas le temps de finir ma phrase.
« Vous êtes prêts pour demain ? »
Je bafouille…
« Mais le demain vraiment de demain ? On ne peut pas attendre
encore un petit peu ? »
Arnaud a l’air plutôt partant. Le coefficient de marée annoncé est
très faible et il y voit là une aubaine pour réussir. J’avais, pour ma
part, envisagé mon sacrifice trois ou quatre jours plus tard. Après les
tergiversations interminables des deux premières nages, cette
soudaine précipitation me prend au dépourvu. D’autant que je
souffre de quelques tracas musculaires. Bref conciliabule avec
Arnaud. L’offre est un peu prématurée, mais plus question de se
dégonfler ! Nous donnons notre accord pour un départ au plus
tôt. Finalement, nous quittons Rafael soulagés…
Sans que nous le sachions, une bonne raison pousse néanmoins
Gédéon à décliner cette proposition. Notre boîte de production a
négocié en secret un report de quelques jours, car un autre
événement se prépare. Mais ça, nous ne le découvrirons que plus
tard…
Rafael nous rappelle presque aussitôt. Malgré ses certitudes
initiales, il louvoie en invoquant une météo incertaine. Autant dire
que nous serons très surpris, le lendemain, d’être nargués, tout au
long de la journée, par un ciel bleu immaculé. La météo idéale.
Comment le marin prétendument expert a-t-il pu à ce point se
tromper ? Je me fais une raison en me disant qu’Arnaud le doc n’est
pas encore à mes côtés. Sans lui, ne rien tenter ! La traversée est
donc reportée au 12 juillet, si tout se passe bien. Encore trois jours
de répit pour nos palmes et tubas et surtout pour mon petit cœur qui
bat depuis quelque temps une chamade à tout rompre…
Pour patienter, ambiente caliente dans les ruelles blanchies à la
chaux du vieux Tarifa. Des bistros chaleureux où il fait bon se
rafraîchir quand d’autres s’abandonnent à la torpeur de la sieste. La
ville est coiffée d’une forteresse qui domine la rade d’où partent les
ferrys assurant la liaison avec le Maroc. Non loin de là, un petit port
de pêche offre un décor de carte postale, en blanc et azur sous le
soleil andalou. Ne négligeant aucun réconfort, je me dis que j’irais
bien questionner quelques pêcheurs… Tentative bien vaine car ils
nous confirment que, dans ces eaux capricieuses, de nombreux
confrères ont sombré. Tombés de leur bateau, emportés vers les
fonds. Je préfère ne pas entendre ces poissons de mauvais augure.
Mais, plus que jamais, « el Frances sin brazos ni piernas » (le
Français sans bras ni jambes) n’en mène pas large.

Une visite va me mettre un peu de baume au cœur. Elle arrive


dans la nuit du 9 juillet, tard, trop tard pour venir nous réveiller. Au
petit matin, nous avons le bonheur de la découvrir au petit déjeuner.
C’est notre présidente ! Anne Bayard, la femme couteau suisse tant
elle a de fonctions, l’attachée de presse de l’association Nager au-
delà des frontières et sa présidente.
Anne grossira donc les rangs des spectateurs qui viennent
assister à ma mise à mort, à l’andalouse fatalement. Pour découvrir
l’arène où la mer promet de me planter ses banderilles, nous
décidons de gagner le Maroc en ferry. Arrivés à Tanger, nous hélons
un taxi qui nous mène le long de la côte avec l’idée de repérer les
points d’arrivée possibles, même si nous avons bien conscience que
le courant aura toujours le dernier mot. Succession de falaises
dominant de petites criques. Paysage idyllique pourvu qu’on soit
estivant, les fesses rivées sur le sable blanc. Car un peu plus loin, à
une centaine de mètres du rivage, je discerne pour la première fois
l’objet de mes tourments. Pourquoi faut-il que le Maroc, lui aussi,
cautionne cette corrida ? Le fameux effet venturi ! Dans les livres, la
chose est ainsi définie : « Un fluide passant par un tube voit sa
pression diminuer en franchissant l’étranglement et sa vitesse
augmenter. » Dans la réalité : les vagues dans un sens, le vent dans
l’autre, un déferlement ininterrompu, à pleine vitesse. Une machine à
broyer les baigneurs. Je suis saisi d’un malaise :
« Je dois tomber là-dedans, moi ? »
Toujours aussi imperturbable, Arnaud, tel le matador, plante son
épée dans mon cerveau tourmenté :
« Nous devons tous tomber dedans. C’est là qu’il va falloir que tu
nages comme un fou, comme un dératé, sur 100 ou 200 mètres. »
Comment un petit bout d’homme pourra-t-il résister à ces
gigantesques tentacules ? J’ai pourtant déjà mené ce combat dans
la Manche, à quelques mètres des côtes, persévérant à m’en
déchirer les muscles. Souvenir d’une lutte inégale dont je suis sorti
victorieux. J’étais peut-être fou, mais aujourd’hui c’est certain, je ne
le suis plus. Où vais-je trouver la force de braver cette ogresse ?
Voilà des semaines que je cherche un peu de consolation. Or
chaque conversation, chaque repérage me précipite dans des
abîmes de frayeur.
Arnaud finit par reconnaître l’endroit où, deux ans auparavant, il
a crié victoire : Punta el Marsa. Le vieux briscard me raconte son
exploit. Il est venu à bout de ce détroit sans combinaison. Après une
première tentative avortée au bout d’une heure quarante-cinq, à
cause du brouillard, il décide de retenter sa chance dès le
lendemain. Mais durant ces quelques heures, il ressent pour la
première fois le doute et la peur. Il sait qu’il va devoir se surpasser.
Dominé par le stress, au cours de la nuit, il prend même la
précaution de griffonner un testament pour sa famille. Au petit matin,
malgré le brouillard, il s’élance. Dans cette mer limpide, il observe
deux dauphins nager à une quinzaine de mètres sous lui. Plus tard,
il croise une baleine franche qui a été repérée dans la zone depuis
quelques semaines. Cette espèce peut atteindre 18 mètres et peser
80 tonnes. Lorsque, soudain, alerte… Les occupants du Zodiac
agitent leurs bras en tous sens. « Tiburón, tiburón ! » Deux requins
dessinent des remous à peine à 5 mètres de ses jambes. On lui
ordonne aussitôt de remonter à bord. Ce type d’incident est
relativement rare ; la dernière fois que des squales ont approché un
nageur durant une traversée, c’était sept ans auparavant. Les
prédateurs ont probablement senti son urine, qu’ils assimilent à
l’odeur d’un animal en détresse. Au bout de quelques minutes, le
danger semblant écarté, il décide de poursuivre sa route. Cette
alerte n’a pas enrayé son rythme. Arnaud nage vite, il ne lui reste
que 4 kilomètres à parcourir. Mais le vent commence à se lever. Une
fois encore, on lui signale des ailerons… Ce sont ceux d’un banc de
dauphins. Plus de deux cents. Un ballet magique qui l’escorte
quelque temps, pacifique et confiant. Au bout de trois heures et
quinze minutes de nage, Arnaud a déjà parcouru 19 kilomètres ; il ne
lui en reste plus qu’un ! Il est même sur le point d’établir la meilleure
performance française détenue par Cathy Marco en trois heures et
cinquante-huit minutes. Malheureusement, une veine de courants en
décide autrement et le rejette vers le large. Il livre tout ce qui lui reste
de force. Battements de jambes puissants, accélération des
mouvements. En vain. Il ne progresse plus et commence à payer le
prix de ces efforts. Voilà presque une heure qu’il n’a rien absorbé. Il
supplie le capitaine de lui donner un bidon de produits énergisants.
L’homme refuse catégoriquement, car le nageur doit d’abord franchir
cette barrière. La plage est à quelques brassées, mais impossible de
s’en rapprocher. Il grignote mètre après mètre. Il lui faudra quarante-
cinq minutes pour venir à bout de ce dernier kilomètre. Lorsque
Arnaud Chassery touche enfin la falaise, il est 13 h 57. Exploit
accompli en quatre heures et quatre minutes.
Il l’a fait… Le ferons-nous ?
Je reprends la route vers l’Espagne. La réalité a enfin un visage.
Savoir, c’est peut-être mieux… Ou pas !
Un docteur en urgence

Marre de cet état ! Je suis enferré dans mes obsessions. Je ne


vais pas bien. Je décide de lancer un SOS. Il est temps pour Arnaud
de Courrège de mettre fin à cette tragi-comédie ! Je compose le
numéro de son cabinet. Il est en pleine consultation, des patients
jusqu’en fin d’après-midi. Mais à mon ton, l’ex-urgentiste
diagnostique un cas désespéré. Il annule tous ses rendez-vous,
empoigne son épouse et saute dans sa voiture : 1 733 kilomètres à
parcourir d’une seule traite. Bénédicte et lui se relaient toutes les
deux heures. Dix-neuf heures après mon coup de fil, il est à mes
côtés.
Je lui confie que je suis sur le point d’abandonner. Il m’ausculte,
prend ma tension. Je fonds en larmes. La peur est toujours là qui me
ronge, me ronge, me ronge… Le doc tente de trouver les mots pour
m’apaiser :
« Ne crains rien. Arnaud et toi, vous êtes des bêtes
psychologiques, des machines de combat. Souviens-toi que tu as
vécu bien pis… Ce ne sont pas quelques vagues qui vont arrêter
l’homme qui a survécu à un traumatisme aussi extrême. »
Il a forcément raison. C’est lui le doc, après tout ! Et de
poursuivre :
« Tu accuses le contrecoup de tes deux traversées précédentes.
Mais tu vas te reprendre. Et puis n’oublie pas que tu n’es jamais
seul. Arnaud est à tes côtés. »
Penser à Arnaud, me fier à Arnaud, suivre Arnaud. Il semble
nettement plus confiant. Pour lui, c’est la seconde fois. Belle énergie,
belle banane, toujours prêt à tout. Nous sommes le 11 juillet au
matin. La traversée est programmée dans moins de vingt-
quatre heures.
Petit à petit, notre groupe s’épaissit. Anne hier, Arnaud et
Bénédicte aujourd’hui. Je dois puiser de nouvelles ressources dans
cette énergie fraternelle. Des ondes positives convergent… Je
déambule dans les rues de Tarifa lorsque mon téléphone sonne.
C’est ma maman. Elle est à Noirmoutier. Il pleut, il fait tempête. Elle
me console, certaine que je vais y arriver.
Nous nous installons à la terrasse d’un café, sur la grand-place
de Tarifa. Un après-midi indolent qui voit défiler les heures à l’ombre
d’un parasol. Je pense à ma vie, à mes proches… Mon esprit
cherche partout le réconfort. Vision évanescente, troublée. Alors, au
loin, je distingue une drôle de silhouette. Un petit garçon. Il se
déplace en fauteuil roulant. Comme moi, il est amputé des quatre
membres. Il s’avance vers moi. Je le reconnais, il s’appelle…
Théo ? Non, pas Théo ? Un mirage, une farce de mon esprit
tourmenté ? Non, je ne rêve pas ! Derrière lui, tout un attroupement.
Les yeux embrumés, je devine ma maman, celle-là même qui, il y a
un quart d’heure à peine, se plaignait de la météo bretonne. Mon
père est à ses côtés. Robert précipite son objectif sur mes larmes.
Je suis bouleversé. Arnaud et Séverine ont porté contre leur cœur
Valentina, leur fille. Bébé de dix-sept mois aux yeux d’un bleu
immense. Il y a là aussi la maman d’Arnaud, Sylvie. La maman de
Théo évidemment, et puis Hervé Richard, directeur du CREPS de
Toulouse, sa compagne, Emmanuelle Chenonier, la préparatrice en
soin bioénergétique d’Arnaud et leur fille Mathilde. Cette décharge
monstrueuse d’émotion m’emplit de joie et de confiance. Fini le
doute et les angoisses. Je revis. J’ai désormais la certitude que tout
ira pour le mieux. Le moteur s’est mis en marche. Impossible de les
décevoir.
Je fonce sur Théo, l’embrasse.
« C’est formidable, tu es venu. »
Théo est là. Il est mon miracle…
Théo, mon « Mini-Moi »

Un jour, une lettre, dans ma boîte. Enveloppe blanche,


manuscrite. Je la déchire prudemment. Une écriture féminine me
raconte une histoire terrible, celle d’un petit garçon victime d’un
purpura fulminans, une méningite à méningocoque ; 6 ans, amputé
des quatre membres. La toxine dégagée par la méningite a nécrosé
ses mains et ses pieds. Sans amputation, il risquait à tout moment
de mourir d’une septicémie. Sa maman vient d’achever la lecture de
mon premier livre, J’ai décidé de vivre. Par le hasard des mots, mon
histoire et celle de cette famille se trouvent intimement mêlées. Elle
a lu des passages à son fils et a décidé de m’écrire. Cette lettre est
le SOS d’une famille en détresse ! Elle est signée Stéphanie. Son
petit garçon se prénomme Théo.
Comment répondre à cet appel ? Impossible. Je suis en panique.
Je viens de lire ma propre histoire, transposée dans le corps d’un
petit garçon de 6 ans. Il a vingt ans de moins que moi lorsque j’ai eu
mon accident. Je mesure toute sa douleur. Je l’imagine, petit être
amputé, et m’effondre, anéanti par une violente crise de larmes. Je
replie cette lettre, la glisse dans son enveloppe et la range dans mon
armoire. Elle y restera six mois. Six longs mois où je ne cesse de
penser à cet enfant. Je suis bouleversé par l’empathie, mais je me
sens impuissant pour affronter une telle situation, incapable
d’apporter le réconfort attendu. Je suis adulte, il est enfant…
Comment, si jeune, trouver la force de survivre à une telle
meurtrissure ? Pas de réponse !
Six mois plus tard, je prépare un voyage à Paris. Je suis convié
sur le plateau de Toute une histoire, une émission quotidienne
animée par Jean-Luc Delarue sur France 2. Je dois témoigner de la
difficulté à vivre en autonomie lorsqu’on est handicapé. Et soudain,
le déclic, je repense à Théo, qui a encore tout à vivre. Je sais à quel
point ses parents vont avoir besoin d’argent pour compenser son
handicap. Seule une association peut leur permettre de récolter les
fonds nécessaires pour lui fournir l’appareillage le plus sophistiqué,
des prothèses performantes ou, plus tard, une voiture aménagée.
L’autonomie d’un enfant handicapé coûte une fortune.
J’ouvre mon armoire, en extrais la missive endormie et compose
le numéro… On décroche.
« Bonjour, c’est Philippe Croizon. »
Une voix de femme.
« C’est une blague. Qui est à l’appareil ? Ce n’est pas drôle.
— Non, je vous assure, c’est bien Philippe Croizon. »
Elle se met alors à crier :
« Théo, Théo, c’est Philippe. »
Philippe, tout simplement Philippe, comme si je faisais déjà partie
de leur vie. Et le petit garçon « d’accourir ». Au bout du fil, une voix
fluette :
« Philippe, Philippe, c’est toi ? Quand est-ce que tu viens à la
maison ? »
Magnifique émotion. J’ai eu si peur pendant des mois, et
maintenant je ris… J’ai à peine le temps de réfléchir, j’interpelle
Suzana, ma compagne.
« Quand est-ce qu’on peut aller chez Théo ? »
Elle consulte notre agenda. Dans quinze jours.
« Théo, dans deux semaines, on sera chez toi. »
Pour seule réponse, ce gosse, que je devine pétillant,
terriblement vivant, me lance :
« Super, je t’attends. À dans quinze jours… »
Théo repasse le combiné à sa maman.
« Écoutez Stéphanie, apparemment je viens chez vous bientôt.
— Oui, nous sommes tellement heureux. »
Voilà, c’était si simple… Il a suffi de quelques mots.
Deux semaines plus tard, Suzana et moi prenons la route de
Saint-Clément, près de Lunéville, en Lorraine. Sept cents kilomètres
depuis Châtellerault. Nous n’arrivons qu’en fin de matinée, avec
quelques heures de retard. Une silhouette me guette à la fenêtre –
j’apprendrai que Théo est resté le visage collé au carreau toute la
matinée. Je me gare et vois débouler un chérubin dans son fauteuil
électrique qui n’a visiblement qu’une envie : monter dans ma voiture.
« Je peux l’essayer ?
— Non, pas tout de suite ! Un peu trop jeune… »
Je lui explique le minimanche, les commandes vocales… Théo
me traîne ensuite dans sa chambre comme un vieux pote. Il veut
jouer, me montre ses Spiderman, héros mythiques et Super-Mobile,
dont il est fan… Entre nous, il n’est pas question de handicap ; nos
destins sont tissés par une même évidence. Inutile de se raconter
pour comprendre, pour échanger. Il est des maux qu’aucun mot ne
peut définir. Nous voici entre pairs, ayant enfin trouvé notre alter
ego. Ce n’est pas d’un confident ou d’un psy dont Théo a besoin,
mais d’un grand frère. Je suis ce grand frère – malgré nos trente-
deux ans d’écart –, adopté en une fraction de seconde, par la magie
d’un sourire…
S’il semble s’accommoder de ses propres tourments, il y a
pourtant une douleur avec laquelle Théo a du mal à vivre : celle de
ses parents. Il me dit :
« Je sais que j’ai eu mal, mais mes parents ont eu plus mal
encore. »
Il a 6 ans seulement et fait déjà preuve d’une incroyable lucidité.
Comme moi il y a quelques années, il a préféré se couvrir le visage
d’un masque jovial pour ne pas peiner davantage ceux qui l’aiment.
Il dissimule ses peines, ses angoisses, ses douleurs. Au fil des
années, j’ai découvert un petit garçon combatif, toujours de bonne
humeur, qui ne se plaint jamais…
Je fais également la connaissance d’Océane, sa sœur aînée,
alors âgée de 9 ans, pour qui il ne doit pas être facile de vivre avec
un frère « rescapé », désormais intensément protégé, voire adulé.
Le sort de bien des fratries dans de telles circonstances !
Au cours de ce chaleureux après-midi, je prends le temps de
m’entretenir avec Stéphanie et Dominique, son mari, et, reprenant
l’idée qui avait germé quinze jours auparavant, tente de les
convaincre de créer une association au nom de Théo. Ce principe
les choque.
« Pas question de demander la charité. »
J’insiste, je nuance…
« Il ne s’agit pas de quémander, mais de lancer un appel pour lui
venir en aide. Vous ne vous en rendez pas encore compte, mais le
handicap de votre fils va vous coûter une fortune. »
Rien n’y fait.
Ils me racontent alors une histoire, celle du vélo qu’ils ont acheté
pour le sixième anniversaire de leur fils. Il l’enfourche le 20 avril, est
terrassé par le choc septique le 18 mai. Le cadeau a fini sa course
au fond du garage. L’image reste gravée dans mon esprit.
Quelques semaines plus tard, je me rends sur un salon du
handicap, à Nantes, et aperçois le stand d’un fabricant allemand qui
conçoit des sortes de draisines pour personnes handicapées. Je
l’interroge :
« Seriez-vous capable de créer un vélo pour un petit garçon qui a
perdu ses pieds et ses mains et ne dispose que de ses coudes et
genoux ?
— Oui, je pense.
— Combien ?
— Entre 10 000 et 12 000 euros. »
Une pure folie, mais je tiens enfin mon argument. Je rappelle
aussitôt les parents de Théo :
« J’ai trouvé un vélo ! Mais il coûte cher, très cher. C’est le
moment où jamais de monter votre association. »
Au bout du fil, le même scepticisme, inébranlable. L’affaire n’est
pas gagnée…
Jérémy, mon fils aîné, décide alors de m’offrir un saut en
parachute, un rêve qui me tenait à cœur depuis longtemps. Une
stratégie me vient alors à l’esprit. Un quadri-amputé qui fait le grand
saut, c’est un truc suffisamment insolite pour intéresser les médias.
Je décide donc de rappeler Jean-Luc Delarue, France 3 Poitou-
Charentes et quelques journaux locaux. L’idée est la suivante…
« Je saute devant vos caméras, mais en échange, vous donnez
un coup de pouce à un petit bonhomme qui s’appelle Théo, vous
racontez son histoire, vous assurez la promotion de son
association. »
Tous acceptent sur-le-champ. Frisson, émotion, solidarité et, au
cœur, le calvaire d’un enfant, c’est du pain bénit pour l’Audimat. Je
rappelle aussitôt Stéphanie et, abusant de persuasion, lui déclare :
« OK, vous avez quinze jours. Vous trouvez un nom à votre asso,
vous dégotez deux ou trois personnes solides sur qui vous êtes
certains de pouvoir compter. Je fais un saut en parachute et, devant
les caméras, vous déployez vos banderoles. »
Cette fois-ci, plus de résistance. J’ai suffisamment donné de ma
personne, au point de devoir dialoguer avec le ciel pour la bonne
cause. Mon obstination a enfin payé !
Tous sont au rendez-vous le jour J. France TV braque ses
caméras sur ce petit gars extra avec, en guise de générique, les
coordonnées de En marche pour Théo. Je mesure, une fois encore,
à quel point nos compatriotes sont généreux. Les dons affluent de
toute la France, des centaines de chèques proférant la belle
solidarité d’une nation.
20 avril 2008. Théo a 8 ans. Je suis à ses côtés, en compagnie
de sa famille et de ses amis, pour le voir souffler ses bougies. Il
ouvre la porte du garage. Le tricycle est là. Théo l’enfourche. Le
voilà parti, au loin, intrépide… Je verse un torrent de larmes sur le
bitume.
Ce bonheur, nous le connaîtrons à maintes reprises. Je découvre
un gamin exceptionnel qui ne cesse de me surprendre. Il a une force
sidérante où jamais le trouble ne paraît. Il me rend souvent visite et
nous allons partager des plaisirs de son âge : le Futuroscope de
Poitiers, le Puy-du-Fou… Quelques coups de téléphone, des SMS…
Rien d’envahissant, car il n’est pas question pour moi de me
substituer à ses parents. Ils me sollicitent parfois lorsqu’ils ont
besoin d’un conseil sur « notre » handicap, sur leur rôle de parents.
Dans des circonstances aussi terribles, certains repères éducatifs
volent en éclats. Comment résister à un enfant qui a subi un tel
traumatisme ? Théo est un petit roi. Il en profite, en prend
conscience parce qu’il est intelligent, se ressaisit puis recommence.
Théo a aujourd’hui 13 ans ; c’est mon « Mini-Moi ». C’est lui, un
jour, qui m’a appelé « Grand-Moi ». Un surnom pertinent qui s’est
imposé à notre relation. Mini-Moi et Grand-Moi, c’est pour la vie.
Lorsque je rencontre ce garçon, pourtant intrépide dans bien des
domaines, il manifeste une grande appréhension de l’eau. Il n’est
jamais allé à la piscine avant sa maladie, même s’il patauge. À l’âge
de 8 ans, lors de mes entraînements pour la traversée de la
Manche, il trouve malgré tout le courage d’enfiler un slip de bain et
des manchons pour m’accompagner. Mais une fois dans l’eau, il
suffoque, pris de panique. J’imagine que cette première approche
restera sans lendemain. J’apprendrai plus tard que, terriblement
vexé et piqué au vif, aussitôt rentré chez lui, il oblige ses parents à
l’inscrire dans un club de natation. Il s’entraîne pendant un an, en
douce. Et puis un jour, à l’occasion d’une cure, il se rend à La
Roche-Posay, tout près de chez moi. La résidence dispose d’un
grand bassin. Le petit cachottier m’offre alors une sacrée surprise ; il
se jette à l’eau. Ce bout de gamin a, secrètement, affronté ses peurs
pour me prouver à quel point il est capable. Un tempérament de
requin, le mors aux dents… Depuis, Théo n’a jamais cessé de
s’astreindre à des entraînements intensifs, qui l’épuisent mais le
rendent heureux. En mai 2013, il est accueilli au sein du CREPS de
Bordeaux pour une semaine de perfectionnement en natation
handisport, avec d’autres nageurs, enfants comme adultes, tous en
situation de handicap. L’ex-phobique vise désormais le haut niveau.
Théo veut devenir un champion. Championnat de France, d’Europe
ou du monde, Jeux paralympiques : l’audacieux ne se fixe aucune
limite. Sa rencontre avec Charles Rozoy, médaillé d’or sur
le 100 mètres papillon lors des Jeux paralympiques de Londres en
2012, ne fait que renforcer sa détermination. En novembre 2012, je
les convie tous les deux à la maison à l’occasion d’une conférence
que nous animons ensemble à Châtellerault. Nous nous donnons
rendez-vous à la gare Montparnasse pour prendre le TGV. Durant
tout le trajet, Théo ne cesse de harceler Charles de questions,
comme un challenger qui voudrait dérober à son mentor ses petits
secrets. Charles lui dédicace un bonnet de bain, objet collector qui
trône en majesté dans sa chambre. Un peu jaloux le Philippe,
évidemment !
À la rentrée de septembre 2013, Théo intègre le CREPS de
Vichy pour poursuivre son rêve. En natation, évidemment ! De sa
propre initiative, il est allé fouiner sur le Net, m’a informé que seules
six personnes handicapées étaient intégrées chaque année dans la
promotion natation. Il quitte ses parents pour la première fois et ne
les reverra que lors des vacances scolaires ; il devra confier son
intimité à une autre que sa maman. Je lui demande s’il se sent prêt.
Ses yeux plantés dans les miens, il lâche un oui qui n’appelle
aucune hésitation. « Oui, je suis prêt. » Stéphanie, sa maman, me
confie ses peurs. Je l’encourage à ne jamais douter de son fils. Mon
expérience a-t-elle pu aider ce gamin ? Il se sent certainement
rassuré par ce pair qui lui ouvre la voie, arrive à se projeter dans un
avenir que je lui dessine radieux. « Regarde Théo. C’est chiant ce
qui nous est arrivé. Très chiant ! Mais on peut y arriver, on peut avoir
une belle vie et s’en sortir. » Il a saisi ce message.
En 2013, il m’accompagne pour la visite au collège Saint-Joseph
de La Roche-Bernard, en Bretagne, qui a souhaité organiser un
événement en son honneur. Les élèves ont récolté un millier d’euros
pour son association. Trois cent cinquante gamins pour lui seul.
Théo est ému jusqu’aux larmes. Au cours de l’échange, il prend la
parole, parle de sa maladie, de son handicap, se prête au jeu avec
une incroyable aisance. Mais cette notoriété naissante doit rester
sous contrôle. Sa jolie bouille crève l’écran dans le film Nager au-
delà des frontières. Après sa diffusion, les médias n’ont pas cessé
de le solliciter, Philippe et Théo devenant indissociables. J’ai partagé
les cinq continents avec Arnaud, mais les médias et le public se sont
focalisés sur cet autre binôme. Je sais qu’Arnaud en a souffert,
devenu invisible, restant en marge des hommages ! Qu’elle soit par
défaut ou par excès, la notoriété est un piège dont il convient de
préserver cet enfant. J’ai pris le parti, avec l’accord de sa maman, de
dire stop. Plus d’apparitions à l’écran à mes côtés ! La célébrité est
une tentation à laquelle il est facile de se brûler les ailes.
D’autant que Théo galope vers un obstacle de taille : son
adolescence. Une période tourmentée pour tous, mais plus
compliquée encore pour l’exception. Les filles, le regard des autres,
la nécessité de se conformer à un modèle. Comment un être aussi
« insolite » va-t-il traverser cette période féroce où la moindre
différence n’appelle aucune indulgence ? Malgré son visage
angélique, malgré sa force de caractère ? Il m’en parle rarement,
prétextant avec aplomb que c’est « sa vie privée ». Un premier signe
d’émancipation, rassurant. Je ne souhaite que sa liberté…
Alors, à l’instant où j’aperçois son visage sur cette place
ensoleillée de Tarifa, je sais que mon souffle est revenu. En un
instant, toutes mes appréhensions se sont envolées. Théo, je vais
nager pour toi…
L’étreinte de l’ogresse ?

Une fiesta spontanée embrase cette place andalouse encore


lumineuse en cette fin d’après-midi. Voilà deux mois que nous
sommes immergés dans cette expédition en ayant peu de temps à
accorder à nos proches. Ils ont pris l’initiative de rompre cette
distance en venant à notre rencontre. Tous se sont envolés par le
même avion, depuis Paris. Nous faisons main basse sur la terrasse
du restaurant. Une longue tablée où l’on rit, on parle, on chante, on
danse, on se sourit. Du bonheur jusqu’au soir.
Et puis deux mains se posent sur mes yeux. Je sais qui tu es.
Jérémy, mon fils aîné, s’invite à la fête. Il arrive tout droit de Nice. Me
voilà papa comblé. Mais, tout en me retournant, je prie pour qu’il ne
soit pas seul. Grégory, son frère, est-il à ses côtés ? Il a postulé pour
un job d’été dans un camping et n’a pas pu se libérer. Il manque à
cette assemblée des êtres qui nous sont chers. Je suis dépité.
J’imagine qu’il l’est tout autant. Son camping pouvait bien tourner
sans lui… Manquent aussi « mes » trois petites nanas, les filles de
Suzana : Claire, Delphine et Mélodie.
La production a réussi l’exploit de tous nous loger dans le même
hôtel. C’est la débandade. Esprit colo, une ribambelle de
garnements subversifs qui n’ont qu’une envie : s’éclater ! Il faut
pourtant mettre un peu d’ordre dans ce capharnaüm car, dans
quelques heures… Au lit mes amis, mes amours ! Sommeil apaisé,
sommeil exalté, sommeil de courte durée. Désormais, un autre
tourbillon s’est glissé dans mes songes, celui de ces visages
aimés…
On frappe à ma porte. Il fait encore nuit. Sympa les amis mais,
décidément, ils n’ont rien compris. Laissez-moi dormir ! Dans la
pénombre, je vois un grand type s’approcher, chauve. Il soulève ma
couette et m’extirpe sans ménagement de mes rêves. La lumière
d’un projecteur est braquée sur moi, tenue minimaliste, en slip. Je
reconnais ce rire tonitruant, un rire de brigand. C’est Jean-Luc, mon
frère !
L’adjudant-chef vient, à son tour, rejoindre le front. Surnommé
ainsi car avec lui, tout est carré, l’heure c’est l’heure et on file droit…
« Allez frangin, debout, il faut aller nager… »
Branle-bas de combat, il décide d’aller sonner le clairon dans
toutes les chambrées, en commençant par celle d’Arnaud. En
quelques minutes, l’adjudant a mis toute la caserne au garde-à-
vous. Et pas question d’objecter.
Il est 4 heures du matin. Nous sommes le 12 juillet 2012. Nuit
courte, longue journée…

La troupe, pas encore assez éveillée pour être joyeuse, se


retrouve autour d’une tasse de café. Une rangée de visages fripés,
d’yeux entrouverts. Les conversations ne sont plus aussi animées
que la veille. Plutôt une bonne chose car, pour les nageurs, l’heure
est à la méditation. Pour la troisième fois, nous entrons dans notre
phase de concentration. Il n’y a de place que pour le silence. Mais
dans les minibus qui nous conduisent vers Tarifa, c’est trop en
demander à cette bande de déjantés fraîchement vitaminée et
caféinée qui a visiblement décidé de ne pas adopter la « bouddhiste
attitude ». Jérémy, Jean-Luc et Théo, en véritables trublions des
plages, font tinter les trompettes, valser les drapeaux…
Je tente malgré tout de rester stoïque. Suzana m’aide à me
harnacher. Changement de costume. C’en est fini des ablutions
tropicales de l’océan Indien ou de la mer Rouge. Dans ce détroit,
d’une vague à l’autre, les variations de température peuvent
provoquer un choc thermique. Nous optons donc pour une
combinaison très légère, épaisse de trois millimètres, tête couverte.
Le soleil n’est pas encore levé et une douce aurore baigne les
eaux. À notre grande surprise, ce détroit d’ordinaire battu par les
vents, agité par les courants, est étrangement calme. Pas le moindre
ridain, même dans la zone du départ, habituellement mouvementée.
Arnaud s’en étonne :
« Partout où Philippe passe, les eaux s’apaisent. En Papouasie,
calme plat. La mer Rouge, un lac. Et maintenant Gibraltar… Cet
homme est Moïse ! »
L’équipage de l’association n’en revient pas, il n’a pas vu une
telle accalmie depuis sept ans. À l’époque, il accompagnait un
nageur italien… amputé d’un bras ! Existerait-il une divinité locale
préposée aux nageurs mutilés ? Toutes mes appréhensions
s’envolent. Quatorze kilomètres dans ces conditions ? Une broutille !
Il faut cependant assurer le rythme car, dans moins de cinq heures,
une tempête est annoncée. À peu près le temps estimé pour notre
traversée. Conforté par ce calme exceptionnel, Arnaud sait que si
nous arrivons à nous arracher de la côte et des courants du bord
assez rapidement, nous avons une chance d’être dans les délais
avant que la marée ne s’inverse.
Trois bateaux sont à flot pour nous escorter. Le plus gros, un
« pêche-promenade » de 6 mètres baptisé Colomba Uno, est piloté
par Antonio, celui-là même qui avait accompagné Arnaud deux ans
auparavant. Il nous donnera le cap à suivre à environ 150 mètres en
avant. Nos compagnes embarquent, quant à elles, sur un Zodiac qui
restera à nos côtés, pour notre sécurité, assez bas pour faciliter les
ravitaillements. Trois bateaux mais pas assez de place pour tous nos
supporters. Je suis triste d’apprendre que Théo ne peut
malheureusement pas monter à bord. Il doit se résoudre à
emprunter le ferry pour nous rejoindre au Maroc, au point d’arrivée
présumé. Il est accompagné par un quatuor de mamans : la sienne,
la mienne, celle d’Arnaud et Emmanuelle. La fille d’Arnaud,
Valentina, se joint à elles, ainsi que Marianne, la journaliste de
Gédéon, et l’un de ses cameramen, arrivé en renfort la veille, qui
compte bien ne pas perdre une miette des tribulations de cet
escadron dissident.
Nous quittons le port. Sur le quai, j’aperçois Théo, étrangement
silencieux et immobile. Probablement triste. Le Columbia Uno
s’éloigne un peu de la côte, car les rivages sont composés de
rochers abrasifs sur lesquels nous risquons de nous blesser. Une
cinquantaine de mètres plus loin, le bateau s’arrête. Arnaud me
saisit sous les bras et me fait doucement glisser dans l’eau.
Énergique et facétieux, il opte pour une entrée en matière nettement
plus spectaculaire : une bombe explosive !
Il nous faut rebrousser chemin pour aller toucher les rochers.
Une main sur l’Europe. Il est 7 h 02.
Dès le départ, je me place dans le sillage d’Arnaud, à la manière
des cyclistes, pour bénéficier d’un phénomène d’aspiration.
J’attaque allegro vivace. Toutes les demi-heures, nos compagnes
procèdent au ravitaillement, uniquement en boissons énergétiques.
Contrairement à l’océan Pacifique ou la mer Rouge dont la chaleur
n’a cessé de nous déshydrater, l’eau de Gibraltar est suffisamment
fraîche pour nous permettre d’uriner. La contrainte majeure, c’est
l’amplitude de température car les eaux froide et chaude ne se
mélangent pas. D’une vague à l’autre, elle peut passer de 18
à 21 °C. La sensation d’une douche écossaise qui crispe les
muscles et bloque la respiration ! On observe cette même variation
selon le secteur : côté espagnol, elle est en moyenne de 17 °C, peut
atteindre jusqu’à 22 au milieu et redescendre à 16 au large des
côtes marocaines. La fièvre africaine ne tient guère ses promesses
et offre une arrivée réfrigérée.
Cette étrangeté mise à part, la traversée s’annonce sous les
meilleurs auspices. Nous adoptons notre rythme de croisière, dopés
par la présence de nos proches. Sans les voir vraiment, nous les
devinons à nos côtés. Je songe aussi à Théo qui nous attend sur
une plage du Maroc. Je l’imagine là-bas, au loin, en terre africaine.
Je nage pour lui, avec lui, pour ce sourire qu’il va certainement
m’offrir lorsque je me jetterai enfin sur le sable.
Jérémy, mon fils, me suit pour la première fois dans mes folles
tentatives. Je l’entends m’encourager. Au moindre coup de pompe, il
me rudoie : « Allez papa. Du nerf. Faut y aller maintenant ! »
Presque à mi-chemin, n’y tenant plus, il enfile combinaison, masque,
palmes et tuba et se jette à l’eau. Il est accompagné d’un gros
poisson : son tonton ! Jean-Luc et Jérémy nous suivront ainsi
pendant une vingtaine de minutes. Depuis le début de cette aventure
que nous souhaitions fraternelle, nous n’avons jamais vraiment nagé
seuls. Dans l’eau, mon enfant est enfin à mes côtés…
Mes fils : la force de survivre

Après l’accident, lorsque j’ai pris conscience de mon état, je ne


voyais aucune issue, aucune porte à ouvrir. À cette époque,
personne n’est venu me dire : « Ne t’inquiète pas, un jour tu
traverseras la Manche, tu relieras cinq continents ! » Comment
pouvais-je imaginer un avenir ? Sur mon lit d’hôpital, je ne lutte plus,
je me dis que tout est fini. Le personnel soignant, s’il multiplie les
actes médicaux pour tenter de sauver mon corps, ou du moins ce
qu’il en reste, ne peut rien pour mon esprit. Plus envie de lutter.
À jamais ?
Il a suffi d’une phrase…
Mon oncle entre un jour dans ma chambre et me dit : « Tu as tes
deux garçons, il va falloir te battre… » Mes enfants, bien sûr.
Jérémy, l’aîné, 7 ans, et le bébé qui vient tout juste de naître. Pour
eux, il faut que je vive. L’image de mes deux petits gars a rallumé
une étincelle, elle deviendra, au fil des mois, mon plus précieux
carburant. Je suis leur papa, tout simplement. Je me fixe un objectif
de taille : remarcher avant mon petit garçon. J’ai moins d’un an pour
y parvenir…
Mon deuxième fils est donc né deux mois après l’accident,
lorsque je sors à peine de ma phase de sommeil prolongé. Trop tôt
pour assister à sa naissance. On m’avertit que Muriel est en salle de
travail, dans une maternité de Châtellerault. Je suis le déroulement
des opérations au téléphone. 20 mai 1994 : Grégory, te voilà. Mon
père fait quelques photos et se précipite à mon chevet. Il me
présente mon fils. Un Polaroid plaqué contre les vitres de mon
blockhaus, ma bulle stérile, pièce aveugle, sans fenêtre, au sous-sol.
Sa petite bouille fripée me bouleverse au-delà de l’imaginable. Je
suis papa. Il me faudra attendre longtemps avant de pouvoir le
toucher. Moi qui suis si tactile, qui ai besoin de sentir la vie du bout
des doigts, je reste privé de sa peau, de son odeur.
Ne pas oublier Jérémy… Il a tout vu de l’accident ! Sans doute
pas tout compris. On ne l’autorise pas à venir me voir à l’hôpital. Un
service des grands brûlés est bien trop traumatisant. Pas un
spectacle pour un si jeune enfant. Environ deux mois et demi après
l’accident, alors que je semble sorti d’affaire, on lui permet enfin de
me rendre visite. D’ordinaire, je suis nu. Alors on me prépare,
m’enfile un cache-sexe, me couvre d’un drap. Le rideau est tiré. Je
découvre sa frimousse derrière la vitre. Nous échangeons quelques
mots, puis il s’adresse à l’infirmière :
« Je veux voir mon papa. Vous pouvez retirer le drap ? »
J’ai peur.
Il découvre mon corps et, avec un calme sidérant, me rassure :
« Maintenant papa, je sais comment tu es ! Ne t’inquiète pas, dès
que tu rentreras à la maison, je vais t’aider à manger. Et surtout, je
te promets de bien travailler à l’école ! Tu seras fier de moi mon
papa ! »
Il tiendra sa promesse, avec de brillantes études, bac plus cinq !
Et ne manquera pas de me le rappeler, une fois son diplôme en
poche.
Au bout de quelque temps, on m’annonce une merveilleuse
nouvelle. Je vais enfin pouvoir toucher mon bébé. Un moment qui
oblige à d’immenses précautions : défaire les bandages, m’immerger
dans un bain stérile, refaire les bandages des pieds à la tête, enfiler
une casaque, passer deux sas de sécurité… Enfin, je pénètre dans
une petite pièce où m’attendent Muriel, mes parents, Jean-Luc, mon
frère, et Jérémy. Sourires, embrassades. Puis on pose mon bébé sur
mes genoux. Il est le premier être, trois mois après mon accident,
que je peux prendre dans mes bras. Il n’en faut pas davantage pour
que je renaisse. Moment intense, inoubliable ! On débouche le
champagne. Une gorgée suffit à me tourner la tête. Moi qui vis dans
un total ascétisme depuis des mois, je suis tout bonnement saoul !
Ma famille me quitte. Même cérémonial dans le sens inverse. Je suis
heureux ; je sors quinze jours plus tard.
Après mon transfert vers le centre de rééducation de Valenton,
près de Paris, je quitte enfin le milieu stérile et peux donc être
davantage avec ma famille. Pas assez à mon goût. Je déprime. Le
médecin-chef me fait alors une surprenante proposition :
« Voulez-vous que je fasse aménager votre chambre pour y
accueillir Muriel et votre bébé ? »
Quelle incroyable faveur ! Un bonheur à moitié complet, car
Jérémy doit aller à l’école et restera donc auprès de ses grands-
parents. Une décision que je sais douloureuse pour lui.
Grégory devient aussitôt la mascotte du centre. Tout le monde se
l’arrache. On le couvre de cadeaux. Il est vrai que les enfants sont
rares ici et qu’il est adorable. Et, dans cet univers d’amputés, c’est
un bébé entier ! Nous vivrons ainsi durant trois mois, le temps du
congé maternité de Muriel. Leur présence me dope et me procure
une dévorante envie de vivre. Mais, à ce moment, je n’ai
certainement pas encore pleinement investi mon rôle de papa. Les
patients en centre de rééducation retombent d’une certaine façon en
enfance. On vous soigne, on vous nourrit, on vous materne. Pas
facile d’incarner la figure paternelle.
Il me faudra attendre mes « permissions », le week-end, à la
maison, pour clamer : « Je suis ton père ! » Une autorité qui gronde,
qui encourage, qui explique, comme n’importe quel papa même s’il
lui manque quatre bouts. Je suis soulagé de constater que je n’ai
pas perdu mes repères. C’est plus compliqué pour Jérémy. Il m’a
connu autrement et ne sait plus vraiment qui je suis, comment se
comporter avec moi. Éloigné de ses parents, il s’est renfermé sur lui-
même. Ma priorité : lui prouver que je ne suis pas un invalide
grognon, incapable de penser à autre chose qu’à son malheur. Le
convaincre que nous pouvons toujours rire ensemble. Un jour, assis
dans mon fauteuil roulant électrique, je lui propose : « Allez, monte
derrière, accroche-toi, on va faire un tour ! » Il s’empresse de saisir
le dossier. Avec cette charge supplémentaire, j’ai du mal à me diriger
et nous fonçons droit dans une mare, dans un envol de canards
effarouchés et de caquètements affolés. Enlisés. Nous rions. Un
immense éclat partagé. Enfin, nous nous sommes retrouvés !
Pour Grégory, la situation est différente. Il m’a toujours connu
ainsi. Je pense même qu’il est fier d’avoir un papa aussi singulier.
Lorsque je viens le chercher à l’école, il s’agrippe à mon dossier et
feint de chevaucher sa monture, saluant les copains d’une révérence
chevaleresque.
En 2001, au moment de notre séparation, je demande à Muriel,
avec son accord, de pouvoir garder les enfants ou, plus exactement,
de les laisser choisir. Nos maisons sont proches, ils peuvent aller de
l’une à l’autre. Ils viennent vivre avec moi.
Désormais, ils sont grands. Jérémy a 26 ans et Grégory 19 ans.
Une relation riche, pleine et réciproque qui me rend profondément
heureux et me donne le sentiment d’être père à part entière. Ce que
j’attends, avec impatience, c’est un nouveau bébé, qui fera de moi
un grand-père comblé. Au risque de devenir, j’en suis certain, un vrai
papi gâteau !
Machine à laver en mode fragile

Au bout de deux heures, presque à mi-parcours, nous pénétrons


dans les eaux territoriales marocaines. Les pilotes des bateaux se
prêtent à un cérémonial officiel : ils replient le drapeau espagnol et
déploient celui du Maroc. Sous un étendard désormais rouge et vert,
claquant dans la brise, cette traversée mythique continue de n’être
qu’une partie de plaisir. Jusqu’à ce que des formes mouvantes se
glissent entre nous. Redoutant la menace aquatique maintes fois
évoquée, je ne suis pas rassuré. Aucun aileron à l’horizon mais ces
caresses nous frôlent, frisant la mer et formant une couronne
d’écume. Des dauphins ? Pas davantage. Ces créatures immenses
se déplacent à une vitesse folle, jusqu’à 80 kilomètres par heure. Un
banc de thons. L’équipe en dénombre une soixantaine, que nous
avons tout loisir d’admirer dans cette eau limpide.
Nous poursuivons avec cette majestueuse escorte. Mais, au bout
de quelques minutes, notre équipe s’agite à nouveau. Cette fois-ci,
un aileron vient de percer la surface. Panique à bord, le danger se
rapproche… Il s’agit en fait d’un poisson lune, totalement inoffensif.
Un poisson plein, gros et rond. Masse grisonnante de près de
2 mètres de long, ondulant avec grâce au gré des eaux, remontant
régulièrement à la surface et se déplaçant délicatement. Absorbé
par mon crawl, je n’ai rien vu. Arnaud, plus véloce et habile, a le
privilège de parader quelque temps à ses côtés. Robert filme cet
instant magique en immergeant une caméra submersible accrochée
au bout d’une canne, qui lui a permis, au fil de notre expédition, de
rapporter des images sous-marines de grande qualité.
Le décor de Gibraltar s’y prête. L’eau est ici d’un bleu si intense
qu’on croirait découvrir une nouvelle couleur. Comme si les abysses
avaient renoncé au noir pour attirer les nageurs vers les
profondeurs. Le fond marin du détroit est en forme de V, d’un côté la
plaque européenne, de l’autre l’africaine. Si, en moyenne, le détroit
est profond de 300 mètres, certaines fosses atteignent plus de
1000 mètres.
Gibraltar n’est pourtant pas seulement cet univers féerique. C’est
aussi l’un des passages maritimes les plus empruntés au monde, la
deuxième voie maritime après la Manche. Rail montant, rail
descendant. Un va-et-vient incessant… D’imposants paquebots,
cargos, chimiquiers, porte-containers, hauts comme des immeubles,
barrent notre route. Nos bateaux font office de vigies et nous
signalent à ces capitaines venus du monde entier. Nous sommes
considérés en action de pêche, et le règlement maritime impose que
ces mastodontes des mers nous laissent la priorité. Ils nous repèrent
au radar, puisque nos bateaux sont équipés de balises et de signaux
spéciaux qui signalent la présence de nageurs. Ils peuvent ainsi
dévier leur trajectoire. Nous n’aurons donc pas grande difficulté à
slalomer entre ces géants qui nous évitent à 150 ou 200 mètres de
distance. Ils laissent néanmoins dans leur sillage de puissantes
vagues qui viennent, ondulantes mais sans violence, heurter nos
masques, malmenant davantage les frêles embarcations qui nous
surveillent.
Pour les bateaux, la traversée de ce goulet n’est pas sans
danger. La Méditerranée étant une mer pratiquement fermée, qui
subit une évaporation importante, le courant dominant va de
l’Atlantique vers la Méditerranée en surface, mais il existe en
permanence un courant inverse plus faible en profondeur. Ces flux
marins contraires, mer contre océan, se percutent violemment,
rendant la navigation dangereuse pour des embarcations plus
modestes. À hauteur de nageur, on observe la bataille que se livrent
les éléments d’une bien triste façon : cette confrontation
mouvementée emprisonne une masse de détritus. Nous nageons
dans une poubelle, celle où se déversent deux continents. Déchets
ménagers, bouillie de plastique. Décidément, aucune mer n’est
épargnée.
L’Afrique se rapproche avec une immense docilité, côte qui se
découpe dans l’azur de la Méditerranée. Je ne la vois pas car j’ai
pris l’habitude de nager la tête dans la grande bleue, sans oser
porter mon regard vers ma destination pour ne pas être découragé.
L’arrivée interminable, désespérante, en Indonésie m’a servi de
leçon. Je n’ai d’yeux et d’oreilles que pour Arnaud et mon équipe.
On me crie que les côtes marocaines sont en vue. Déjà, on distingue
le blanc des maisons accrochées aux falaises. Il nous est encore
impossible de savoir à quel endroit nous allons accoster. L’ultime
barrière de courants peut nous déporter vers un lieu d’abordage
imprécis, voire vers une défaite… Mais arrivée à Punta Cirès, en
toute logique.
Au même moment, de l’autre côté du détroit, se prépare une
course folle. Nos « mamans » nagent en plein stress. La présence
de la caméra qui les accompagne n’a pas semblé du goût des
douaniers, et les femmes de l’équipe ont été retenues plus que de
coutume à la frontière. Elles ont sauté dans un taxi pour longer la
côte et espèrent nous rejoindre à temps. Le véhicule suit la route au
plus près des falaises pour tenter de repérer la frêle silhouette des
trois bateaux. Dans les deux camps, par téléphone interposé,
chacun tente de définir sa position. Pour nous, la plage n’est qu’à
quelques dizaines de mètres… Pour elles, les minutes sont
comptées car il faut également tenir compte du handicap de Théo
qui oblige, en terrain varié, à le porter jusqu’à la plage si le chemin
n’est pas carrossable pour son fauteuil.
Un dernier combat à livrer ? La redoutable « machine à laver »
semble avoir été programmée en mode « fragile ». Ce tourbillon qui
m’avait glacé le sang n’est plus qu’un gargouillis inoffensif. Dans sa
grande indulgence, Gibraltar nous a déroulé une trame en satin.
Impossible de savoir, lorsque nous sommes sur le point de
toucher les côtes marocaines, si Théo et les mamans sont là. Nous
décidons donc de fixer le point d’arrivée sur une saillie rocheuse.
Robert, le cameraman, tout à son bonheur de filmer le dénouement
de cette troisième étape, et croyant que nous avons atteint la terre
ferme, se jette du bateau, caméra sur l’épaule. Il a juste le temps de
se rattraper à la coque, hurlant à qui veut l’entendre de sauver en
priorité sa caméra qui commence à sombrer dans l’eau salée. Nous
avons atteint officiellement les côtes africaines, comme prévu à
Punta Cirès. Il est 11 h 45. Le défi est accompli, le chrono arrêté.
Europe-Afrique : 16 kilomètres en cinq heures et trente-cinq minutes.
Antonio, le responsable de la mission, nous presse alors de
monter à bord pour regagner l’Espagne. C’est le même règlement
que lors des traversées de la Manche puisque chaque nageur, après
avoir marché sur la plage, doit immédiatement embarquer sur le
bateau qui le ramène illico en Angleterre. Nous n’avons aucune
autorisation officielle pour entrer au Maroc par voie de mer. Le
contrat de l’ACNEG stipule effectivement qu’aussitôt effleurée, la
terre doit être quittée. Mais les clandestins s’entêtent. Hors de
question de fêter cette victoire sans Théo. Nous décidons de
poursuivre jusqu’à la plage, remettons masques et tubas, prêts à
franchir les derniers rouleaux. Moins de 300 mètres… 200 mètres.
Toujours rien en vue… 100 mètres…
C’est alors que j’aperçois mon bonhomme, porté par deux
femmes terriblement volontaires qui, à chaque pas, manquent de
trébucher. La charge est lourde car, dans la précipitation, elles ont
empoigné gamin et fauteuil. Deux Marocains observent ce cortège
insolite sans qu’aucun n’ait l’idée de leur prêter main-forte. Mon
cœur bat la chamade ; Théo est là. Le timing est parfait, à la
seconde près. Il se jette à l’eau pour nager les derniers mètres à nos
côtés. Sur la plage, je devine une femme en larmes. Monique, ma
maman, est bouleversée. C’est dur, c’est beau de la voir pleurer.
Intrigués par cette agitation soudaine, quelques badauds se
pressent autour de nous. Peu à peu, l’attroupement grossit. Les
estivants ont prévenu les villageois qui accourent pour assister à ce
débarquement insolite. Une vraie liesse populaire, comme nous les
aimons Arnaud et moi, sans cérémonial ni uniformes. De cette
simplicité qui nous a manqué lors de nos deux premières arrivées.
Pas davantage de médias, car il n’était guère possible de prévoir un
point précis d’accostage. Richard, qui a assuré le direct à travers
des flashs info réguliers, est le seul journaliste présent. De son côté,
la caméra de Robert tourne à plein régime.
Nous sommes assis dans le sable, épargnés mais néanmoins
épuisés. On glisse dans nos mains deux petits drapeaux marocains
que nous nous empressons d’agiter avant de nous enrouler dans un
immense étendard qui met définitivement le Maroc à l’honneur. Nous
le mêlons aux couleurs de la France, drapeau emporté dans nos
valises que nous n’avions pas eu l’occasion de déployer en mer
Rouge et en Indonésie. J’ai un côté très cocorico. J’aime mon pays
et suis fier de me draper en tricolore. Un patriote amphibie !
Ce bout de plage est désormais noir de monde. Les cris fusent :
« Bienvenue au Maroc ! »
Le bonheur se lit sur les visages. Un homme s’approche de
nous, trépignant d’enthousiasme :
« C’est quoi votre message ?
— Il est simple : un nageur valide, un autre handicapé qui tentent
d’effacer les différences, qu’elles soient de religion, de nationalité, de
couleur de peau. On vit tous sur la même planète, une toute petite
planète puisque nous sommes capables de relier les cinq continents
à la nage… Nous ne sommes finalement pas si loin les uns des
autres.
— C’est magnifique ! »
Que la fête commence, comme les Marocains savent si bien la
faire ! Une vingtaine de minutes pendant lesquelles nous partageons
le bonheur de la réussite tandis que les passagers des trois bateaux
assistent, au loin, à cette euphorie bon enfant. Ils n’ont pas pu
débarquer et doivent se contenter d’observer la liesse par le petit
bout de leur jumelle.
Rapidement, nous devons nous résoudre à quitter le Maroc, car
la tempête annoncée est d’une sidérante ponctualité. L’eau
commence à frémir sous l’effet de la brise. Dans leur Zodiac, moteur
à plein régime, Suzana et Séverine nous plantent là et se ruent vers
l’Espagne pour éviter la tourmente. Les deux autres petites
embarcations peinent à affronter la houle, crachouillant pour contrer
les vagues. Je suis assis à l’arrière, mes prothèses ballottant dans
l’eau. Je regarde le Maroc s’éloigner ; Théo qui, peu à peu,
disparaît… Fatigue aidant, je m’offre même le luxe de m’endormir.
Arnaud est à mes côtés, à peu près dans le même état, pensif et
heureux. Le moral est revenu sous le soleil africain, les doutes et les
querelles ne sont plus désormais qu’un lointain souvenir. Requinqué,
dopé à bloc ! Le chef d’expédition nous félicite, un super temps !
Certes bien loin du record personnel d’Arnaud qui a accompli cette
même traversée en quatre heures et quatre minutes. Mais peu
importe, « Nager au-delà des frontières » a d’autres appétits qu’un
record de vitesse. Nous avons achevé trois traversées. Reste la plus
belle, Béring.
Nous entrons dans le port de Tarifa après une heure trente de
« croisière » particulièrement mouvementée. Théo n’arrivera que
bien plus tard, le soir, par le ferry. On sent une odeur de fête se
propager dans l’air, à peine atténuée par un adieu. Arnaud, le doc, et
Bénédicte doivent reprendre la route vers la France. Interminable
trajet, toute la nuit. Au petit matin, le doc s’accorde juste une
douche, un café. Il enfile sa blouse et ouvre la porte de son cabinet.
Quatre mille kilomètres en soixante-douze heures, c’est cela l’amitié.
Une halte à l’hôtel pour nous débarrasser du sel et nous changer.
Ce troisième défi nous a suffisamment ménagés pour autoriser une
fiesta de tous les diables. Le démon Gibraltar n’aura que le visage
pétillant d’une coupe de champagne. Quelques excès de bulles dans
un verre à défaut de tourbillons dans la mer. Franchement, Philippe,
il n’y avait pas de quoi succomber !

Le lendemain, noctambules et gros dormeurs se retrouvent au


petit déjeuner. Certains ont la tête déconfite de ceux qui ont abusé
de techno et de mojito : quatre au total, dont je ne citerai pas les
noms, et parmi eux, un nageur dont je ne suis pas. Mais pas de
délation !
Nous sommes le 13 juillet et, pour la première fois depuis le
début de notre aventure, le planning a été scrupuleusement
respecté. Pour les trois jours à venir, nous avons donc tout loisir de
nous accorder de vraies vacances en famille. Balade, shopping,
farniente, plage, café. Du tourisme au premier degré.
Après notre trop brève escale au Maroc, j’ai envie de retourner à
la rencontre de ceux qui nous ont accueillis avec autant de
spontanéité et de gentillesse. Cette fois-ci en ferry. Nous décidons
donc de passer une journée à Tanger, surnommée la « ville des
étrangers » parce qu’elle n’a cessé, depuis les Phéniciens, d’être
colonisée. Sa position stratégique l’a condamnée à une convoitise
millénaire. Nous flânons parmi ses souks, sa médina et sa Casbah
surplombant la mer. L’Afrique, un autre continent. Un autre temps.
Au Maroc, mes pairs amputés se déplacent dans des « caisses à
savon » et se propulsent avec des sortes de fers à repasser
accrochés aux mains. Une trouvaille improbable que l’on voyait en
France il y a quelques décennies. Est-ce par nécessité ou par ruse ?
La plupart sont mendiants et suscitent certainement davantage de
compassion en exhibant des conditions de vie aussi précaires.
J’ai reçu de ce peuple un accueil particulièrement touchant. Je
connaissais déjà ce pays, Marrakech notamment. Ici, on ne semble
pas faire de distinguo. Pas de bras, pas de jambes, peu importe ! En
France, j’ai souvent été arrêté dans la rue pour répondre à la
curiosité d’un passant, j’ai souvent senti se poser sur moi des
regards insistants. Ce ne fut jamais le cas au Maroc. Même lorsque
je me promène dans le souk, j’avance en toute impunité dans cet
univers foisonnant et surpeuplé. À la moindre difficulté, un trou dans
la chaussée, un trottoir un peu haut, on se précipite sur moi. Trois ou
quatre paires de bras empoignent mon fauteuil et m’aident à franchir
l’obstacle. Certes, de telles interventions, à la hussarde, pourraient
peut-être m’exaspérer à la longue. Mais imprégné de notre aventure
confraternelle, je n’y perçois que de l’intérêt et une appréciable
solidarité. Et puis, dans ces pays où l’accessibilité universelle n’est
encore qu’une chimère, où il n’est jamais question d’ascenseurs, de
plans inclinés ou de trottoirs surbaissés, mieux vaut, lorsqu’on est en
fauteuil, s’en remettre aux bonnes volontés pour progresser.
À choisir, je préfère une fraternité parfois un peu intrusive à une
indifférente passivité. Peut-être l’aura de ce Français atypiqu-e a-t-
elle joué en ma faveur ? Je ne me permettrais pas de tirer de ma
brève expérience de « touriste » des conclusions sur la situation des
personnes handicapées au Maroc. D’autant que je n’ai vu aucun
Marocain en fauteuil, encore moins électrique. En l’absence
d’environnement ou de matériel adaptés, ils restent probablement
cloîtrés dans leur famille ou dans les institutions. Ici, ce sont des
béquilles à l’ancienne, en bois, celles que l’on place sous les bras,
qui permettent aux invalides de se déplacer. On est bien loin des
compensations technologiques qui, dans notre pays, autorisent une
certaine mobilité et parfois même de grands espoirs. En France, aux
États-Unis, on évoque ces exosquelettes, déjà utilisés par les
soldats pour porter leur lourd paquetage, qui permettront
certainement bientôt à l’homme paraplégique de remarcher. Un
trésor ou une chimère, car ceux qui en ont besoin vivent souvent
dans la misère…
Le handicap, c’est du luxe…

Il y a deux cent vingt-cinq ans, la France menait une révolution.


Deux cent vingt-cinq ans plus tard, une partie du peuple continue de
réclamer la liberté, l’égalité et la fraternité. La liberté ? De bouger, de
se divertir, de travailler. L’égalité ? Celles des chances. Il faut savoir
que le taux de chômage des travailleurs handicapés est deux fois
supérieur à la moyenne nationale et que 80 % n’ont pas le niveau
bac. Et la fraternité ? Elle se drape dans 790 euros par mois, le
montant de l’allocation adulte handicapé 1, sachant que le seuil de
pauvreté dans notre pays est fixé à 964 euros. Or, lorsqu’on est
handicapé, mieux vaut être riche, voire très riche. En effet, les
adaptations qui permettent de compenser le handicap sont
proposées sur le marché à des tarifs qui dépassent l’entendement.
À titre d’exemple, pour l’aménagement de ma voiture, il m’a fallu
investir 60 000 euros, auxquels s’ajoute le prix du véhicule. Le
minimanche qui gère l’accélération, le freinage et la direction et me
permet donc de conduire sans toucher le volant ni les pédales,
coûte, à lui seul, 50 000 euros. Un tel système oblige en effet à
dédoubler tous les circuits pour éviter, en cas de panne ou
d’accident, de se retrouver sans commandes : deux circuits
hydrauliques, deux circuits électriques, deux batteries. Il a fallu
presque un an pour concevoir ce prototype, d’autant que chaque
modification doit être approuvée par les services des mines. Sur
cette somme globale, j’ai pu recevoir 12 000 euros d’aide publique.
La liste des « trésors » du handicap ne s’arrête pas là. Une
collection « prestigieuse » qui n’a pourtant rien de glamour. C’est
notamment le cas des toilettes. Lorsque l’occupant lambda peut
s’équiper d’une cuvette pour moins de 200 euros, des usagers de
notre espèce, en l’absence de bras, et pour des raisons qui parlent
d’elles-mêmes, doivent investir dans des toilettes japonaises,
équipées d’un jet qui nettoie les fesses de l’occupant. Pour une telle
fantaisie, il faut compter dix fois plus !
Un tricycle adapté à une personne amputée, comme celui de
Théo, vaut… 12 000 euros. Ce modèle est, certes, équipé d’une
batterie électrique qui permet de compenser le manque de force et
de grimper les côtes. Mais c’est tout de même le prix d’une petite
voiture !
Quant à l’objet le plus courant, outil d’autonomie indispensable
pour les personnes privées de mobilité, le fauteuil roulant électrique,
difficile de trouver un modèle de bonne qualité à moins de
8 000 euros, remboursé au maximum 3 000 par la Sécurité sociale.
Ceux qui ont le courage de se lancer dans un véritable parcours du
combattant peuvent, pour espérer recevoir une aide
complémentaire, monter d’innombrables dossiers auprès de
différents organismes. Une « rallonge » bienvenue mais qui ne
permet que très rarement de boucler le budget dans sa totalité.
Globalement, les personnes handicapées doivent assumer des
investissements sidérants. Impossible pour la plupart des familles
d’engager de telles dépenses sans faire appel à la générosité de nos
concitoyens. Je répète inlassablement le même conseil : « Montez
une association, collectez des fonds, organisez des
manifestations ! » C’est, pour ma part, ce qui a contribué à me
sauver la vie.
En 1994, aussitôt après mon accident, mes parents décident de
créer Handicap 2000. C’est grâce à cette initiative heureuse que j’ai
pu acquérir tous les éléments de confort dont j’ai besoin au
quotidien, mais aussi le matériel indispensable à la réussite de mes
rêves. Ces rêves, les miens, je les voudrais aussi pour tant
d’autres… Les hasards de la vie me conduisent parfois vers des
destins que je ne peux ignorer. Ils s’appellent Fonzy ou Pernelle.
Pernelle Marcon est une jeune femme que j’ai rencontrée à peine
un mois avant notre départ. Je me rends au CHU de Poitiers pour
rendre visite à Fonzy, un garçon de 25 ans qui a été amputé des
quatre membres il y a seulement quelques semaines. Sa maman,
paniquée, désorientée, m’a appelé au secours. Je choisis d’enfiler
mes quatre prothèses avec l’espoir que cette vision de l’homme
restauré apaisera un peu ses tourments. Je me retrouve face à un
garçon totalement mutique. Pas une parole, pas une larme ! Je
pense : « Je vais avoir du mal. Fonzy n’accepte pas, il reste figé
dans le déni. »
Je l’encourage à s’exprimer :
« Crie, pleure, hurle… Tu as le droit d’avoir mal et de le dire au
monde entier. Mais ne reste pas seul avec ce fardeau. Vas-y, lâche-
toi ! »
Face à son absence de réaction, je me sens complètement
démuni. Je l’embrasse faute de pouvoir l’aider davantage, puis sors
de sa chambre.
À ce moment, une infirmière s’approche de moi :
« Nous n’avons jamais eu aucun patient amputé des quatre
membres, mais le hasard fait qu’il y a aussi une jeune fille de 20 ans,
amputée des deux tibias et d’une partie de ses mains après une
maladie foudroyante. Elle s’appelle Pernelle. Elle sait que vous êtes
ici et aimerait vous rencontrer. »
Comment refuser ? Je me dirige vers sa chambre, ouvre sa porte
et la découvre en pleurs, vomissant sa douleur. Je comprends, face
à ce déluge de colère, que cette jeune fille est une battante. J’en
suis convaincu parce que j’ai moi-même vécu cet indicible enfer et
cette colère qui, en définitive, m’a sauvé la vie. Je tente de la
rassurer…
« Tu sais, Pernelle, aujourd’hui le matériel est si sophistiqué que
j’ai l’impression d’avoir mes deux jambes. Je ne sens plus mes
prothèses. Bientôt tu auras les tiennes, pour marcher. Tu vas t’en
sortir… »
À son tour, je l’embrasse. À quelques jours de ma première
traversée, mon corps vogue déjà vers d’autres horizons, mais une
part de mon esprit reste auprès d’elle. Je sais que je reverrai
Pernelle, Fonzy aussi. Je reviendrai pour les aider.
Entre les traversées, je prends de leurs nouvelles. Pernelle va
mieux, Fonzy demeure reclus dans son silence.
Quelques mois plus tard, j’ai la surprise de recevoir un coup de fil
de Pernelle :
« Je vais bientôt quitter le centre de rééducation. »
Je réponds, sidéré :
« Déjà ? Tu te moques de moi !
— Eh bien, non. Je suis appareillée et me suis remise à la
musculation. Et, justement, je t’appelle pour ça. Tu avais promis de
me donner un coup de main si j’en avais besoin. Je veux courir, je
veux des prothèses en carbone. »
Elle a vu le bel Oscar Pistorius, avec ses lames félines, et les
athlètes des Jeux paralympiques de Londres. Avant son amputation,
Pernelle était sportive et pratiquait le volley à haut niveau. Ses
prothèses, elle les veut désormais pour faire du cross.
Handicap 2000 décide alors de lancer un appel aux dons dans la
presse régionale. Le cas Pernelle suscite un immense engouement,
et France Bleu ainsi que France 3 se joignent à ce tapage solidaire.
Un véritable raz-de-marée. Un impensable élan de générosité qui
voit affluer une profusion de billets de 5 ou 10 euros, plus rarement
des chèques de 50 ou 100 euros. Pernelle a besoin de 20 000
euros ; elle en reçoit 80 000. Suffisamment pour s’équiper de
prothèses de course, et même de nage. Avec le reliquat, elle pourra
le moment venu financer l’aménagement de sa voiture. Il en restera
encore lorsqu’elle souhaitera aménager sa propre maison.
Les Français ont du cœur, à n’en pas douter. Certes, on pourrait
rétorquer que si chaque personne handicapée fonde sa propre
association, la générosité finira par se tarir. C’est vrai mais face au
dénuement, il n’y a bien souvent pas d’autre alternative pour
survivre. Et gageons que si cette mobilisation prend de l’ampleur,
elle aura peut-être pour effet bénéfique d’alerter les pouvoirs publics.
À moins qu’ils ne se disent : « Chouette, laissons-les se débrouiller
entre eux ! » C’est un risque qui vaut la peine d’être pris…
La tempête se lève…

Maintenant que nous avons nagé, Gibraltar montre enfin son vrai
visage. Une incroyable tempête agite la mer. Nous l’avons échappé
belle. Impossible de marcher droit, il faut lutter d’arrache-pied pour
conserver son équilibre. Je peine à diriger mon fauteuil. Lors d’une
balade sur le port, un bateau à voile menace de s’écraser contre le
quai. Arnaud s’empresse de prêter main-forte à son propriétaire,
mais la coque vient se déchirer sur le béton. La mer se rappelle aux
hommes, martelant son message ; c’est elle qui mène la danse. Elle
s’endort, se laisse nager, mais à son réveil réclame des offrandes, le
sacrifice de quelques vies.
Alors chaque année, le 16 juillet, le ciel tente de négocier avec
elle. Elle envoie son émissaire, la Virgen del Carmen (Notre-Dame
du mont Carmel), patronne des marins. Statue portée par des
hommes en blanc dans le silence et la ferveur. Des milliers de
pèlerins suivent le cortège. Nous avons le privilège de devancer ce
convoi solennel, paresseuse déambulation au fil des quartiers de
Tarifa qui se dirige vers le port. La Vierge est déposée sur un bateau
de pêche pour aller rendre hommage à la mer, réclamer une pêche
fructueuse et obtenir la clémence pour ses marins. Sur le quai, Théo
est là, un bouquet entre les bras. Il s’apprête à jeter ces fleurs dans
l’eau. Au nom de lui, au nom des siens, de ces marins qui ne
toucheront plus jamais terre, de ces enfants qui ne ressemblent à
aucun de leurs pairs… L’audace, le courage, la différence se fondent
ici dans une même prière.
17 juillet. Le jour de notre départ, nous retournons sur la Playa
Chica de Tarifa. L’endroit précis où la Méditerranée et l’Atlantique se
rencontrent. Une étreinte toujours passionnée, aujourd’hui violente.
La plage est déserte, les parasols balayés par les rafales, un vent
puissant malmenant le sable. De petits rouleaux écorchent la
surface des vagues et viennent se fracasser contre les rochers.
Quelques mouettes semblent vouloir tenter la traversée. Elles volent,
immobiles, incapables de résister à cette bourrasque… Qu’aurions-
nous fait, nous, simples nageurs, face à cette fougue ?
Un dernier adieu. Je ferme les yeux. Je crois entendre dans ce
souffle profond un autre appel. Il descend du nord, haleine glaciale…
Béring, je viens à toi !
V
AMÉRIQUE-ASIE, UNE APOTHÉOSE
MAGISTRALE
o
Traversée n 4
• Date : 17 août 2012
• Départ : île de la Petite Diomède (USA)
• Arrivée : île de la Grande Diomède (Russie)
• Lieu : détroit de Béring
• Distance à vol d’oiseau : 4 kilomètres
• Distance de nage prévue : 4 à 8 kilomètres
• Durée de nage prévue : 1 à 2 heures
• Temps de traversée réel : 1 heure 20 minutes
• Température de l’eau : 3 °C
• Principaux dangers : l’hypothermie, les orques…
L’hiver en été

Alors que je fais la promotion des cinq continents, j’explique aux


auditeurs d’une radio que je m’apprête à rejoindre mes copains
manchots dans l’hémisphère Nord. Je reçois un jour une lettre d’une
dame qui me précise qu’il n’y a pas de manchots en Arctique (on les
appelle alors pingouins), mais seulement dans l’hémisphère Sud.
Profitant d’un nouveau passage à l’antenne, je lui adresse une
private dédicace : « Je vais réaliser une première mondiale, puisque
je serai le premier manchot à atteindre les eaux polaires du détroit
de Béring. » Je n’ai jamais su si elle m’avait entendu…
Béring, quatrième traversée, Amérique-Asie. Voilà à quoi
ressemble notre prochain défi, l’ultime, le plus magistral, le plus
périlleux… Je crois pouvoir y apposer tous les superlatifs. Dix-huit
mois de préparation pour ce seul objectif. Notre aventure s’achève
en apothéose. C’est la distance la plus courte, à peine 4 kilomètres,
mais le défi majeur sera de résister à la morsure du froid puisque,
même en plein été, l’eau ne dépasse pas 3 °C. Plus d’une heure à
cette température nous expose à l’hypothermie avec un risque bien
réel de trépasser. L’homme à la baignoire a beau avoir pataugé dans
les glaçons, c’est maintenant avec des icebergs qu’il s’apprête à
fricoter… Soyons clairs : une pure folie !
Nous sommes le vendredi 3 août 2012. La France est caliente,
farniente, plein été… Alors pourquoi certains passagers sont-ils
vêtus de polaires et de parkas ? Il est 7 heures du matin lorsque
nous nous présentons au terminal 1 de l’aéroport Roissy-Charles-
de-Gaulle. L’avion décolle dans trois heures, mais des contrôles
renforcés vers les États-Unis justifient cette avance. Cette fois-ci,
nous faisons des infidélités à notre compagnie nationale et
empruntons United Airlines. Au comptoir d’enregistrement, l’écran
mentionne Houston ! Car pour atteindre le cercle polaire arctique, il
nous faut faire une escale en plein… désert ! Cap plein ouest, puis
tangente vers le Grand Nord. Après dix heures de vol, nous
survolons les plaines du Texas. Il est 13 h 30 lorsque nous nous
posons dans cette fournaise. À peine une heure pour le transit. Mais
c’est sans compter sur le parcours du combattant que nous impose
la douane. Va falloir jouer serré !
Direction le check point. Welcome in USA où, de notoriété
publique, on ne tergiverse pas avec la sécurité : contrôle biométrique
des empreintes digitales, caméra pupille, chaussures à enlever,
portiques électroniques, fouilles répétées. Sans oublier un flot de
questions continues censées identifier les brigands, dans un
américain très prononcé, à peine compréhensible ! Nous avons une
consigne stricte : dire que toute l’équipe m’escorte pour que je
puisse réaliser le rêve de ma vie, traverser le détroit de Béring à la
nage. Tous des proches et pas un journaliste ! Robert voyage sans
caméra, il a prévu de louer son matériel sur place. Après cet
interminable rituel, il ne nous reste que dix minutes pour embarquer
sur le prochain vol. Cette fois-ci, direction Anchorage, en Alaska, le
plus nordique et le plus étendu des États américains, séparé du
pays par le Canada. Alaska est la version russe du mot
aléoutien alakshak, qui signifie « terres » ou « grande péninsule ».
Ancien territoire russe d’Amérique, il fut vendu aux États-Unis en
1867 pour la modique somme de 7 millions de dollars.
Encore sept heures de vol, en traversant tout le continent nord-
américain. Une collation hamburger, et c’est parti pour un petit
roupillon.
Pour nous soutenir dans cette ultime étape, l’équipe est venue
en renfort. Séverine et Suzana sont toujours fidèles au poste.
Arnaud, le doc, est inévitablement du voyage car les risques
encourus sur cette étape imposent la présence d’un urgentiste à
temps complet !
Robert est cette fois-ci épaulé par Marianne Kramer, journaliste
pour Gédéon Programmes. Coauteur du film Nager au-delà des
frontières, elle avait déjà réalisé notre premier documentaire La Vie
à bras-le-corps. Présente sur Gibraltar, elle vient pour superviser la
dernière étape du film, définir le scénario et organiser les rencontres.
Du côté des journalistes, c’est toujours le jeu des chaises
musicales. Une nouvelle voix s’est invitée, comme pour chaque
traversée. Dans le cadre de notre partenariat avec Radio France,
Bruno Blanzat, de France Bleu Auxerre, sera le consultant délégué
sur Béring. Comme sur la première étape, en Papouasie, il est livré
avec une valise satellite, équipée d’une parabole et d’un téléphone,
qui lui permet de se connecter en toutes circonstances avec le reste
de la planète, mais aussi d’envoyer des images. Aux confins du
cercle arctique, là où les téléphones cellulaires se taisent, elle
continue d’émettre, toujours opérationnelle. Une partenaire
précieuse, si précieuse que la moindre communication atteint des
sommes astronomiques. Quant à la plume de notre communauté,
c’est Patrick Filleux. Journaliste à l’AFP, une soixantaine d’années, il
a vadrouillé de par le monde et fait face aux situations les plus
extrêmes. Il aura la responsabilité d’arroser les médias du monde
entier.
20 h 30. Le vol d’American Airlines vient de se poser sur la piste
d’Anchorage. Paris est à vingt heures de vol, mais l’été n’est plus
qu’un très lointain souvenir. Nous voilà accueillis par l’hiver. À peine
sortis de l’avion, le thermomètre plante le décor. Adieu paréo, on
enfile les ponchos ! Après les ondées tropicales du Pacifique, les
effluves désertiques en mer Rouge et l’ardeur estivale de la
Méditerranée, nous voici dans un tout autre univers, et,
indéniablement, pas le plus bienveillant. Nous suspectons qu’en
montant encore plus au nord, les doudounes seront les bienvenues !
Malheureusement, elles ont été oubliées en France.
À notre descente d’avion, nous sommes attendus par deux
autres comparses. Il y a tout d’abord l’homme-orchestre, Marc
Gaviard, recruté in extremis après le départ de Marcel. Il nous fallait
un expert pour cette dernière tentative hors du commun. C’est un
vrai baroudeur, spécialiste de l’organisation d’expéditions,
notamment pour la télévision. Il est capable de conduire les plus
improbables défis au bout du monde. Il est parti en éclaireur. Par
précaution, Marc nous a recommandé de faire une nouvelle fois
appel à un « fixeur », un homme du cru, indispensable pour nous
introduire auprès de la communauté inuite. Il s’appelle Ken et
travaille pour Circumpolar Expeditions. Installée à Anchorage, cette
agence s’est spécialisée dans l’accompagnement des missions
arctiques. Il maîtrise parfaitement son terrain de chasse et doit
s’assurer que tout se passe bien entre les populations locales et ses
clients. Ken écope rapidement d’un surnom, « l’œil de Moscou », car
aucun de nos gestes ne lui échappe. Avec lui, tout est under control.
À peine arrivés, nous filons déposer notre matériel à l’hôtel, The
Coast International Inn. L’endroit est idyllique, situé à côté d’un lac
d’où décollent des hydravions qui survolent glaciers et montagnes
encore enneigées par endroits. Une déco tout en pierre, plutôt
vintage, avec des photos de grizzlis sur les murs et un totem planté
devant l’entrée. Il fait encore plein jour.
Ken a réservé une longue table au City Dinner pour une dînette
locale, pas saloon mais presque, comme on en voit dans les séries
télé. Néons en façade et comptoir en zinc. La malbouffe en XXL :
frites en big portion, hamburger pantagruélique, Coca-Cola à
volonté, café transparent à profusion… Et, en fond sonore, un
brouhaha aux accents country. La langue locale a beau être
l’anglais, impossible de comprendre le moindre mot. L’ambiance est
authentique, sans chichi, au point que même l’arrivée d’un Frenchie
à moitié amputé et de toute sa team ne suscite aucune réaction
parmi la clientèle. Cette indifférence tranche avec la curiosité
presque idolâtre des Papous. Ces solides gaillards semblent avoir
tant vécu qu’ils ne sont plus à une bizarrerie près ! OK, handicapé,
and what else ? Nous voici au bout du monde, dans l’Amérique
profonde.

Après un petit déjeuner aussi consistant que le repas de la veille,


notre programme de la journée est exclusivement consacré au
shopping ! Nous avons en effet débarqué avec la tenue du
parfait touriste : une valise, un K-Way et nos combinaisons. Pour le
reste, nous devons tout acheter sur place car, plus au nord, c’est un
désert commercial. Nous poussons les portes de la caverne d’Ali
Baba du trappeur, royaume de la pêche, de la chasse et de la
nature. Le Décathlon américain façon Davy Crockett. J’ironise :
« Tout pour le caribou ! » Tout pour l’expédition, tout pour le Grand
Nord et surtout tout pour les chasseurs. Car ici, plus que le sport,
c’est la chasse qui est à l’honneur. L’Alaska est un paradis pour tous
les prédateurs. Un eldorado de la gâchette où l’on vient du monde
entier pour dégommer du gibier. À l’aéroport, nous avons aperçu des
containers isothermes immenses contenant quelques dépouilles
d’élan ou de caribou, en route pour New York ou Los Angeles. Des
trophées réfrigérés qui finiront dans les assiettes des quartiers
huppés. Les loups et ours sont eux aussi victimes de ce loisir sportif,
en réalité un abattage massif. Alors, pour satisfaire tous les
amateurs, ce drugstore propose une véritable artillerie en libre-
service : armes lourdes de combat. Un magasin de sport pourvoyeur
de guérilla. Je reste stupéfait devant un modèle en tout petit format.
On me répond qu’il s’agit d’un pistolet destiné aux enfants. En vente
libre ! J’ai même vu dans les rues d’Anchorage une pub pour une
banque : « Si vous ouvrez un compte chez nous, on vous offre un
fusil ! » Comment imaginer un tel slogan en France ?
Dans les rayons, c’est le carnaval. Chapka en fourrure, Stetson
de cow-boy, bandana autour du cou… Assis placidement dans mon
fauteuil, en proie à la créativité débridée de l’équipe, on ne
m’épargne aucun déguisement. Relooking à la mode USA. Je suis
un enfant dans un magasin de jouets.
Bottes de pluie, gants étanches, répulsifs à moustiques et gilets
de sauvetage remplissent les Caddie. Dans un autre magasin, sacs
de couchage et matelas. Dans un autre encore, où les rayons
débordent de plats sous vide ou lyophilisés pour aventuriers, des
victuailles. Et enfin, une boutique de matériel électronique où nous
achetons trois caméras GoPro et leurs accessoires. Au moment de
passer à la caisse : presque une tonne de fret ! Du pur délire qui
nous permet de tenir un siège durant un mois. Ici plus qu’ailleurs,
nous sommes à la merci des conditions météo. Nul ne sait quand la
mer sera suffisamment clémente pour nous laisser nager. Mi-août, la
banquise commence peu à peu à se reformer, et c’est surtout la
période des tempêtes. Alors mieux vaut anticiper !
En attendant de défier la grande bleue, il nous faut être
confrontés aux réalités arctiques par une petite mise en bouche.
Nous sommes encore hantés par les excès torrides des mers
précédentes ; la transition avec le climat local promet d’être
cinglante. Nous sommes le 5 août et le thermomètre affiche… 5 °C !
Pour cette initiation, un bus nous mène à 55 miles d’Anchorage vers
Portage Glacier. Le paysage est saisissant : succession de
montagnes et de fjords profonds où l’on pêche le saumon. L’Alaska
compte 50 000 glaciers, 3 000 rivières et 3 millions de lacs. Nous
atteignons l’un d’entre eux, serti de glaciers.
Vision magique qui dissimule pourtant une bien triste réalité,
maintes fois ressassée : ces glaciers ont beau être titanesques, ils
ne cessent de diminuer, de reculer. Titanesques, c’est le mot, voués
à un naufrage, mais cette fois-ci annoncé… Le réchauffement
climatique, très palpable à ces latitudes, a commencé à transformer
le paysage. De gros blocs de glace se détachent et viennent mourir
dans les eaux, témoignant d’une prochaine agonie.
Un petit ferry fait plusieurs fois l’aller-retour chaque jour pour
conduire les visiteurs au plus près du glacier. À bord, nous faisons
connaissance avec son capitaine, un grand barbu qui ressemble à
s’y méprendre au capitaine Cook et s’appelle… Sean Connery !
Nous lui expliquons la raison de notre présence et lui demandons
l’autorisation, parce que c’est un lac privé, de nous mettre à l’eau
une fois arrivés. La folie semble si grande que la permission est
accordée avec une indéniable curiosité.
Nous prenons possession d’une petite plage de galets. Séverine
et Suzana sont à pied d’œuvre pour nous équiper. On m’effeuille à
l’air libre. Envoyant valser mon chapeau de fourrure, ma parka
polaire, mon pantalon doublé, je me retrouve en quelques secondes
là, à quelques mètres de la langue d’un glacier, en slip ! Il faut
l’aimer cette expé ! Vingt minutes suffiront à comprendre notre
douleur, car nous avons eu la naïveté d’enfiler notre combinaison
Fantôme conçue par notre sponsor Aqua Lung, épaisse de
seulement 3 millimètres. Première immersion et verdict : l’entrée est,
comment dire, saisissante ! L’impression de plonger la tête dans un
bac à glaçons ou de la déposer dans un étau. Au bout de
quelques minutes, le froid est si intense que notre corps semble
anesthésié. Plus de souffrance mais un autre danger, celui de voir
nos extrémités congeler. Et, dans ce domaine, j’ai déjà donné ! Nous
pensions nous être endurcis lors de nos barbotages en baignoire,
mais cette eau nous rappelle à une tout autre réalité. Slalom entre
des mini-icebergs qui tentent, eux aussi, de survivre à l’été dans une
eau… à 6 °C !
Malgré ces conditions extrêmes, que nous ne pouvions
soupçonner lors de nos entraînements dans un bain tempéré, nous
sommes heureux. Enfin, nous y voilà. L’objectif final se rapproche et
notre énergie redouble, sans plus d’appréhension. Nous poussons la
malice jusqu’à nous frotter contre les icebergs.
Sur le bateau du retour, un second capitaine, du nom de Bill,
s’interroge.
« On vous a vu nager. Vous faites quoi exactement ? »
Nous lui expliquons cette douce ineptie venue tout droit du pays
des droits de l’homme. Je lis dans ses yeux notre chère devise
quelque peu revisitée, « liberté, égalité, complètement cinglés ».
« Mais c’est un exploit incroyable. Personne n’aurait l’idée de
nager ici. D’autant que l’eau est figée la majeure partie de l’année.
Et, lorsqu’elle dégèle, sa température est totalement intolérable. »
Certains hivers peuvent descendre en dessous de – 40 °C.
Chaque parcelle de cette terre est recouverte de plusieurs mètres de
neige. Bill nous tend quelques photos édifiantes : son bateau
enseveli sur toute sa hauteur. Qu’en sera-t-il de ces paysages dans
vingt ou trente ans ? Cette balade, aujourd’hui magique, nous laisse
un goût amer.
La ruée vers l’or

Après deux jours à Anchorage, nous quittons définitivement toute


forme de civilisation. Direction Nome, à 870 kilomètres de là, à la
pointe nord-ouest de l’Alaska, sur la péninsule de Seward. Cette
dernière est l’un des restes du pont de Béringie, terre émergée
d’environ 1 500 kilomètres de large qui reliait la Sibérie au continent
nord-américain durant la glaciation. Ce pont de terre permettait la
migration des hommes et des animaux entre l’Asie et l’Amérique du
Nord. Située juste en dessous du cercle arctique, Nome est une
deuxième étape vers notre destination finale, l’île de la Petite
Diomède, au cœur du détroit de Béring.
Pendant le trajet, nous avons la chance de survoler le mont
McKinley, anciennement appelé Denali qui signifie « Celui qui est
haut ». Culminant à 6 194 mètres, il est en effet le plus haut sommet
du continent nord-américain. Majestueux, sublime, couronné de
neiges encore éternelles ! Après une heure de vol, nous apercevons
la piste de l’aéroport de Nome. Changement de décor radical.
Plantée au bord du Pacifique nord, cette ville déploie ses rues
géométriques dans un paysage de landes et de plages infinies. De
la terre battue, de la poussière et pas un arbre ! Trois mille cinq
cents habitants vivent ici, dans des baraquements multicolores. Un
décor de western où l’on croise des visages burinés par le froid, le
sel et le vent. Apparemment rustres, mais accueillants. Nous
sommes logés dans un hôtel ravissant, grande maison de bois
blanc, devancée d’une terrasse et d’un auvent. Une belle
américaine, typique, à deux minutes du centre-ville, où tout au moins
ce qui s’y apparente. Car autour de nous, il n’y a que des champs où
paissent quelques bovins, d’imposants bœufs musqués. Ambiance
Far West en terre arctique !
Enfin, nous allons à la rencontre de la mer, celle de Béring. On
l’imagine d’argent, elle est d’or. En arrivant sur le port, nous
distinguons des centaines de silhouettes incongrues. Ce sont des
dredges (barges, en français), construites avec du matériel de
récupération et des morceaux de ferraille, munies de tuyaux
d’aspirateur géants. Une succession de machines plus étonnantes
les unes que les autres, spécimens flottants insolites qui sont
l’œuvre des… orpailleurs ! Nome est en effet un haut lieu de la ruée
vers l’or. La découverte du précieux métal sur cette partie du littoral
remonte à 1899. Le site se fait connaître jusqu’au sud des États-
Unis, et des milliers de chercheurs affluent avec l’espoir d’y faire
fortune. Un siècle plus tard, ils sont toujours là. Pour eux, tous les
chemins mènent à Nome, dernière frontière d’un nouveau monde qui
s’accroche encore à son rêve ! Parmi ces gold miners, il y a de tout :
jeunes, vieux, citadins, fermiers, chômeurs ou baroudeurs invétérés,
aventuriers ou marginaux. Ces hommes de la mer ne convoitent pas
le poisson mais la pépite. En réalité, de la poussière que l’on extrait
du sable tamisé à longueur de journée. Un job qui réclame de la
patience. Ces compagnons de fortune, venus du monde entier pour
la saison d’été, campent le plus souvent sur la plage. Ils ne sont là
que pour une chose, to make money ! Pour faire main basse sur ce
précieux filon, ces flibustiers n’hésitent pas à plonger des heures
durant dans l’eau glacée. Avec l’espoir de transformer le sable en
or !
Robert a lui aussi, à sa façon, repéré un filon. Dès le lendemain
matin, il nous conduit jusqu’à Bob. Le gars a bien 45 ans, trapu, le
visage et la peau creusés par le sel. Il est installé ici depuis vingt-
cinq ans et a été le troisième à posséder une dredge à Nome.
Aujourd’hui, la ruée vers l’or dans cet endroit atypique passionne
bon nombre d’Américains à travers une émission de téléréalité :
Gold Rush Alaska. Une vingtaine de dredges ont été sélectionnées
et numérotées, des scénarios sont confiés aux membres d’équipage
et des équipes de production tournent durant les heures de travail.
Bob est le témoin de cette frénésie et de cet enthousiasme
croissant. Il préfère bosser seul, malgré les innombrables dangers
de l’océan. Il a conçu son embarcation lui-même et entretient la
mécanique. Il nous propose d’embarquer à bord de cette plateforme
en bois de 6 mètres sur 3.
Nous sommes à peine à 2 miles de la côte lorsqu’il décide de
jeter l’ancre.
La surprise ? Il invite Arnaud à plonger à ses côtés. L’opération
est un peu trop risquée pour moi. Intrigué par cette proposition, il
enfile sa combinaison. Nous nous étonnons de voir Bob glisser un
tuyau dans ses vêtements ; ce branchement astucieux lui permet de
diffuser un filet d’eau chaude au plus près du corps durant la
plongée. Robert confie à Arnaud une caméra sous-marine pour
capturer quelques images.
À environ 3 mètres de fond, l’orpailleur amphibie se met à aspirer
le sable à l’aide d’un tuyau dont le diamètre dépasse une vingtaine
de centimètres. L’ingénieux bricoleur a plombé ses semelles pour
être plus stable sur le sable. Le spectacle est fou : un homme
marchant au fond de cette eau glaciale, uniquement relié à la
surface par un petit tuyau alimenté en air comprimé. Une fois
remonté à bord, le sable est automatiquement tamisé de façon
grossière. On voit alors quelques rares paillettes scintiller sur le
tapis. En une heure trente de plongée, Bob a remonté 5 grammes.
Un coup d’œil admiratif, une photo souvenir avec la précieuse
récolte, mais pas touche !
Ce travail de titan dure quatre à cinq mois dans l’année, lorsque
la banquise a fondu et que la météo le permet. Les dredges ne sont
pas conçues pour naviguer par gros temps et, de toute façon,
lorsque la tempête sévit, le fond sableux compromet toute visibilité.
Bob nous confie que si les chercheurs pouvaient plonger ici sans
discontinuer, ils seraient tous millionnaires ! À raison de quatre à
six heures dans l’eau par jour, il remonte en moyenne de 15 à 20
grammes. Parfois la pêche est miraculeuse : une pépite ! Le reste de
l’année, il tamise plus finement le sable collecté et vend sa moisson
à des grossistes.

Après deux jours d’escale à Nome, il nous faut poursuivre vers le


nord-ouest, jusqu’aux confins des Amériques. Doucement, notre
destination finale se rapproche. Cette troisième étape en Alaska
nous mène jusqu’à Wales, à 179 kilomètres. Cette « ville » encore
continentale marque le point d’entrée du détroit de Béring. Face à
elle, au large, les deux Diomède. Dans l’après-midi du mercredi 8
août, nous prenons la direction de l’aérodrome. C’est Georges, un
joyeux drille à la face rubiconde, à la barbe rousse aux quatre vents,
le propriétaire de la maison où les journalistes étaient hébergés, qui
nous aide et nous prête son pick-up pour transporter les trente
caisses de matériel jusqu’à l’avion. Cette fois-ci un tout petit modèle,
bariolé de noir, de rouge et de blanc. Douze places, pas une de plus.
Une pour chacun de nous. Après le décollage, le pilote nous informe
qu’il nous réserve une surprise… Durant une trentaine de minutes,
nous longeons les côtes de la péninsule, un paysage d’un autre
temps, sauvage, où la mer se mêle aux grands espaces. Il fait un
temps magnifique.
Wales est en vue, mais le pilote ne semble pas vouloir amorcer
la descente et vire droit vers le large.
« Ce n’était pas dans le plan de vol, mais je vous emmène
survoler les Diomède ! Vous pourrez ainsi les contempler d’en
haut ! »
Dans la cabine, c’est l’effervescence. Nous entrons dans le vif du
sujet. Quelle attention magnifique ! Soudain, nous apercevons ces
silhouettes qui nous font fantasmer depuis des mois. Sœurs jumelles
qui se font face, si proches et pourtant si lointaines, frontière entre
deux continents. La plus petite appartient aux États-Unis et la plus
grande à la Russie. Cette dernière, qui fait partie du district de
Tchoukotka, est le point le plus oriental du continent asiatique. C’est
aussi là que passe la ligne du changement de date, à 1,5 kilomètre
de chacune des îles. On prétend donc que, depuis l’Alaska, on peut
regarder « demain » en Russie. Nous nagerons bientôt entre deux
pays, deux continents et deux jours différents. Vu du ciel, ce détroit
semble pouvoir être enjambé en une foulée. À peine 3 à
4 kilomètres, une distance rassurante dont nous pensons venir à
bout en moins de deux heures…

Wales ou Tala en langue inuite, c’est cent quarante-cinq


habitants. Tout est dit… C’est ici que vivent les Inuits (ou Inupiats),
ceux que l’on a longtemps appelés « Esquimaux », peuple
autochtone des régions arctiques de la Sibérie et de l’Amérique du
Nord, ainsi que du Groenland. Le terme inuit signifie « humain » ou
« personnes ». Wales est le lieu habité le plus au nord-ouest de tout
le continent nord-américain, sur le cap Prince-de-Galles. Au début
du IIe siècle, la ville compta jusqu’à cinq cents habitants parce qu’elle
était située sur une zone de migration des baleines. Mais la
population fut décimée par une épidémie de grippe en 1918.
Nous sommes accueillis par un personnage haut en couleur,
abondamment barbu : Sherman. Il tient une petite épicerie. Sur ses
étagères : des paquets de gâteaux, des boîtes de conserve et du
Coca-Cola bien sûr. Il est aussi postier, maçon, bûcheron, chasseur,
pêcheur et bon danseur.
Il n’y a aucun hôtel et seulement une cinquantaine de maisons.
Nous sommes hébergés dans la maison communale, en tant que
« clients » car, ici, tout, absolument tout se monnaye. Le touriste,
rare, est une aubaine. Les habitants ont de maigres sources de
revenus et vivent le plus souvent des subventions générées par le
pétrole d’Alaska. Pour en bénéficier, chacun est préposé à une
tâche, parfois terriblement insolite puisque l’un d’entre eux a pour
mission de ramasser chaque jour les sacs remplis d’excréments
humains pour aller les vider… sans doute dans la mer ! D’autres
entretiennent les routes, désherbent les jardins… Peu importe la
besogne, elle doit servir la collectivité. Celui qui reste oisif ne recevra
pas le moindre subside. Malgré cette apparente précarité, nous
sommes étonnés de constater que la plupart des habitants
possèdent le matériel le plus sophistiqué : écran plat et jeux vidéo. Il
est vrai que les hivers sont désespérément longs et rudes, plongés
dans une nuit éternelle. Isolés, ces habitants ont pour unique fenêtre
sur le monde un écran.
Me déplaçant en fauteuil roulant, j’ai la surprise de constater que
tous les bâtiments publics sont accessibles. À la limite du cercle
arctique, la maison communale est adaptée, l’école est adaptée, la
poste est adaptée. Il n’y a pourtant, ici, aucune personne
handicapée. En Angleterre, aux États-Unis ou dans les pays du
Nord, je peux me dire : « Je vais faire mes courses ! Je vais au
cinéma ! » En France, le plus souvent, je me dis : « Est-ce que je
peux aller au cinéma ? Est-ce que je peux aller faire mes
courses ? » « Je fais, je vais, j’existe », c’est ce que la plupart
d’entre nous aimeraient pouvoir dire. Des citoyens comme les
autres…
Une petite fille s’approche de moi.
« D’où tu viens ?
— De France ! »
Je vois son regard s’illuminer.
« Ah, le pays de la démocratie ! »
Dans les écoles inuites, on enseigne la Révolution française et
les droits de l’homme. Alors lorsque je regarde son petit village
adapté et mon pays, je me demande où la logique a déraillé. Certes
ces bâtiments sont neufs, ce continent offre d’immenses espaces ;
ils n’ont pas eu à remanier des demeures historiques, à caser des
douches à l’italienne dans des surfaces exiguës. Pas question de
porter aux nues un système qui a aussi ses carences, notamment en
matière de santé, mais les Américains ont indéniablement une autre
vision de la personne handicapée. Preuve en est la considération
portée aux soldats blessés. Portés au rang de héros, ils doivent
pouvoir sortir et bouger à leur guise. Un mal pour un bien ; aux
States, le tout accessible est le « maigre » dédommagement des
vétérans. Où placer le cursus : une Amérique belliqueuse qui répare
à coups de dollars ou une France des Lumières qui fait sa mauvaise
tête ? Impossible d’en tirer la moindre morale. Loin de moi l’idée de
dénigrer mon pays et son système de santé à qui je dois la vie. Mon
accident a coûté près d’un million d’euros. Après cette longue
épopée autour du monde, je mesure la chance que j’ai de vivre en
France. Si j’avais eu cet accident en Afrique ou en Indonésie, je ne
serais plus là pour en parler. Aux États-Unis peut-être pas
davantage ; l’ouvrier métallo aurait-il eu les moyens de se payer une
couverture sociale ? En France, on sauve les gens, on soigne plutôt
bien ! Mais une fois remis sur « pieds », alea jacta est… Et quand ils
n’en ont plus, c’est le merdier !
Boycott à la soviétique ?

Depuis notre arrivée en Alaska, nous avons tout loisir de jouir de


notre séjour, mais un point crucial n’est toujours pas réglé :
l’autorisation officielle. C’est devenu chez nous une constante,
presque une marque de fabrique ! Cette nage Amérique-Asie est
certainement le cas le plus complexe, car nous envisageons de
relier les États-Unis à la Russie ; un village de pêcheurs inuit d’un
côté et une base militaire de l’autre. Dans ces circonstances, pas
question de prendre les choses à la légère. Il aurait fallu, il y a des
mois déjà, engager des pourparlers que l’on devinait éminemment
complexes. Marc a eu un mois pour prendre les choses en main
lorsqu’il faudrait presque un an ! Une fois encore, les forces vives se
mobilisent, in extremis, et notamment Anne Bayard, qui harcèle
l’ambassade de Russie en France. Le processus a été enclenché et
notre singulier dossier transmis aux autorités locales. Six jours sur le
sol américain, et toujours pas de feu vert de Moscou. Par précaution,
il doit ensuite être transmis à la garnison militaire de la Grande
Diomède. La situation devient pressante… Sans ce papier à en-tête,
scrupuleusement tamponné, rien n’est officiellement possible.
Officieusement, nous sommes prêts à tenter le coup. Cette attente
est d’autant plus rageante que, depuis notre arrivée, la mer de
Béring est d’un calme impertinent.
À Wales, contrée du bout du monde, les distractions sont
limitées. Plus question de flemmarder sur une paillasse sous les
tropiques ou de savourer un cocktail au bord de la piscine d’un
palace. Arnaud, insatiable sportif, a tout loisir d’entretenir sa forme
lors de footings dans les montagnes ou de longues promenades en
compagnie de Séverine, du doc… Il y rencontre, au-delà de
l’apparente austérité des lieux, une vie sauvage florissante. Traces,
poils et crottes d’animaux, petites marmottes, fleurs jaunes ou blanc
coton, arnica… Parfois un troupeau de caribous se laisse approcher,
avant de détaler dans une galopade empoussiérée. Puis plus rien !
La hantise de l’ours, répandu dans la région, est toujours manifeste.
Un matin, Séverine et Arnaud ont bien cru croiser sa route. Ils
avisent, au loin, une tache brune qui se déplace dans la vallée et
décident de s’en approcher. Mais la silhouette a disparu. Ils finissent
par atteindre les rives meubles d’une petite rivière où se dessine une
trace de plantigrade apparemment bien fraîche…
J’attends parfois Arnaud sur la plage, le regard porté vers les
Diomède, au loin. À 40 kilomètres de là, elles semblent à portée de
main.
Chaque jour, ensemble, nous prenons le temps de nager dans le
lagon, immense étendue ceinturée par une bande de terre. Les
conditions pour l’entraînement sont optimales puisque l’eau atteint 8
à 9 °C. À chaque sortie, une nuée d’enfants à la peau mate, aux
joues pleines et aux yeux bridés nous accompagnent dans un refrain
de rires.

Le vendredi 10 août, depuis trop longtemps rivée sur le plancher


des bœufs musqués, l’équipe a décidé de prendre de la hauteur. En
l’absence de banquise, l’hélicoptère est, en été, le moyen de
transport le plus adapté ; nous envoyons quelques éclaireurs sur la
Petite Diomède. Arnaud, Robert et Ken sont affectés à cette mission.
Ils ont pour objectif de repérer les courants, et notamment l’effet
venturi que nous avions tant redouté à Gibraltar. L’occasion aussi de
négocier un hébergement avec les locaux car, sur ce rocher
inhospitalier, il n’y a évidemment pas d’hôtel. Pas d’autre solution
que de squatter chez l’habitant. C’est dans un minuscule hameau
qu’il faut loger ces Français à la douzaine qui s’apprêtent à
débarquer ! D’autant que l’un d’eux a quelques exigences en termes
d’accessibilité… À leur retour, le bilan n’est pas réjouissant : des
courants à s’en déboîter les nageoires et de rares « maisons » sur
pilotis accrochées à la falaise ! Il est parfois préférable de ne rien
savoir…
Et de se consoler lors d’une soirée « Bingo » en espérant
toucher le gros lot. Ce jeu est une véritable addiction locale qui
rassemble toute la communauté de Wales deux fois par semaine.
Chacun vient faire flamber son maigre pécule. Les jeux d’argent sont
apparemment une composante fondamentale de la culture inuite.
Des us dont on abuse. Une petite boutique est ouverte tous les jours
en soirée où l’on peut acheter des tickets. Nous en sommes quittes
pour lâcher quelques billets…

En ces fins de matinée que, dans notre désœuvrement, nous


faisons de plus en plus « grasses », Marc, notre chef d’expédition, a
décidé de mettre un peu de fantaisie dans nos ablutions. Ce matin, il
nage à nos côtés. Le temps est agréable, l’eau particulièrement
douce. Par prudence, Marc enfile la combinaison intégrale d’Arnaud,
réservée aux conditions extrêmes. Mais franchement, c’est du luxe,
l’eau n’est « que fraîche », pas de raison de s’affoler… Montre en
main, il déclare forfait au bout de dix minutes, par manque de
souffle. Et les deux nageurs d’en profiter pour frimer…
Sur la plage, attentive au regroupement de cette bande d’oies
blanches migratrices qui semble avoir élu domicile dans son lagon,
une jeune femme du nom de Stacy observe ce petit manège avec
curiosité. C’est l’institutrice du village. Elle est aussi l’un de ces
oiseaux partis vers d’autres latitudes. Anglaise de naissance, elle vit
aux États-Unis depuis douze ans. Dans sa classe, une grande
disparité d’âges et de niveaux puisque ses élèves ont entre 11 et
18 ans. Elle leur apprend à lire et à écrire, leur enseigne l’histoire
mais les aide surtout à aller vers les autres, s’extérioriser, être moins
timides, prendre confiance en eux. Dans cet objectif, elle a mis en
place un atelier de journalisme les encourageant à prendre des
photos, réaliser des reportages, rédiger des articles. Notre présence
est une aubaine ; elle travaillera sur ce sujet dès la rentrée. Elle
aimerait organiser une petite conférence dans son école où, avec
Arnaud, nous pourrions répondre à la curiosité des enfants et des
villageois. Rendez-vous est pris le soir même à 8 heures. Les
questions posées sont très techniques.
« Comment vous êtes-vous entraînés ? Comment vous
acclimatez-vous au froid ? »
Ceux qui vivent ici savent ce que le froid veut dire, mais pour rien
au monde ils n’iraient se baigner ! Ils préfèrent danser. Alors, à
l’issue de ce moment d’échange, on nous escorte jusqu’à la salle
communale pour une soirée à la mode inuite. On y danse, on y
danse… Enfants, jeunes et plus âgés, une tradition séculaire
respectée par tous. Sherman, le « danseur-épicier », ne manquerait
ce rituel pour rien au monde. Il nous propose, évidemment, de nous
initier à quelques chorégraphies. Toute l’équipe se prête de bonne
grâce à cette intronisation. Chaque danse raconte une histoire,
mime une scène de la vie quotidienne : la pêche sous la glace, la
danse du phoque et même celle des… pancakes ! C’est terriblement
expressif. Les femmes effectuent des mouvements lents et
harmonieux tandis que les hommes s’agitent de façon plus musclée,
en tapant des pieds et en poussant des cris bestiaux. Hommes et
femmes chacun de leur côté. Le tempo est donné par une dizaine de
« musiciens » qui frappent leur baguette sur de grands tambourins
en peau de phoque, accompagné de borborygmes, vestige d’une
langue autochtone, l’inupiaq, que la jeunesse a désormais oubliée.
Pour nous porter chance, ils exécutent la danse du détroit de
Béring.

Dimanche 12 août. La nouvelle vient de tomber, par mail.


Moscou a donné son feu vert. Un immense soulagement pour toute
l’équipe…
Arnaud est allé courir dans les collines. Je pars à sa recherche
pour lui annoncer la bonne nouvelle, mais surtout parce que j’ai
envie de prendre l’air. Ça y est, on va le faire… La traversée,
l’ultime, celle dont nous avons tant rêvé. Je me revois, délirant avec
Arnaud, il y a quelques mois. Cette simple idée entre copains,
devenue une aventure magistrale, touche bientôt à sa fin. Moi, petit
gars du Poitou-Charentes, ancien ouvrier métallo, amputé des
quatre membres, j’aurai bientôt relié les cinq continents à la nage.
Me voilà au bout du monde, avançant dans mon fauteuil roulant sur
une longue piste ensablée qui longe la mer. Terriblement ému. Je
pleure, je pleure, je pleure…
Au loin, je vois la silhouette d’Arnaud se rapprocher au petit trot,
en short. J’essuie mes larmes.
« Bah ! tu ne m’as pas emmené, hein ? Ça va, pas trop froid ?
— Non, il fait bon.
— Tu es monté là-haut ? »
Arnaud pointe la colline.
« Oui, tout en haut… C’est sympa ; j’ai vu des marmottes.
— Ah ouais ! »
Silence.
« Au fait, ça y est. On a les autorisations russes.
— Et tu me dis ça comme ça, maintenant. Oh le fou !
— Je ne savais pas comment te l’annoncer. Alors je me suis dit :
“Je vais le laisser parler de sa course.ˮ Et puis après, seulement, je
lui fais la surprise. C’est arrivé cette nuit. Tu vas nager, mon gars.
Les cinq continents, ça va être fait. »
Arnaud se jette dans mes bras, soulagé. L’euphorie sera de
courte durée…
Quelques heures plus tard, coup de semonce ! Une dépêche des
autorités qui gèrent la base militaire de la Grande Diomède nous
informe qu’elles n’ont reçu aucune confirmation officielle. Le
message est sans appel : pas question de nous laisser deported
dans les eaux territoriales russes. L’histoire semble devoir se
répéter, inlassablement. Pour la troisième fois, notre expédition est
menacée par la grande inertie de l’administration mondiale. La
perspective d’être mis en joue par les kalachnikovs ou les Uzi d’une
poignée de soldats russes ne nous plaît guère mais, dans cette
impasse, que faire ? Une longue histoire dont nous ne serions pas
les premières victimes…
En 1944, l’explorateur polaire Paul-Émile Victor s’aventure en
kayak près de la Grande Diomède et essuie des tirs de la garnison
soviétique. Durant la guerre froide, ce mince couloir entre les deux
îles prend le nom symbolique de Ice Curtain (rideau de glace).
Depuis des siècles, le détroit de Béring est objet de convoitise,
alimentant les visées souverainistes des deux géants, point ultime
de tension entre ces super puissants. Ce site névralgique alimente
un affrontement géostratégique et idéologique. C’est un lieu
catalyseur des enjeux qui se jouent dans l’Arctique. En 1987,
toutefois, à la faveur de la perestroïka et de la glasnost, la nageuse
en eau libre Lynne Cox, de nationalité américaine, effectue cette
traversée, conjointement félicitée par Ronald Reagan et Mikhaïl
Gorbatchev. C’est seulement en juin 1990, après dix ans de
négociations entre les deux grands et seulement un an avant la
disparition de l’URSS, que les deux pays ont officiellement et
juridiquement délimité leurs espaces maritimes dans le détroit de
Béring. L’idée complètement « givrée » d’un tunnel ferroviaire sous
ce passage a refait surface lors de la conférence Mégaprojets de
l’Est russe, qui s’est tenue à Moscou en 2007. L’accord est
désormais signé, et ce tunnel, long d’une centaine de kilomètres,
devrait déboucher à Wales en 2045 !
Mais d’autres enjeux menacent cette concorde apparemment
pérenne. Aujourd’hui, avec les répercussions du réchauffement
climatique, la fonte des glaces entraînant une diminution, et peut-
être même, à terme, une disparition de la banquise estivale, les
activités humaines recherchent de nouveaux espaces ouverts à la
navigation. Ces nouvelles routes maritimes laissent augurer les
convoitises à venir… Supertankers et nageurs pris dans le même
tourbillon ? Le problème, en ce qui nous concerne, c’est que la
dissension semble s’être répandue au sein même des autorités
russes, la province contestant les décisions de la capitale.
Parviendrons-nous à briser cette glace ? Ou nous faudra-t-il choisir
entre le Coca et la vodka ? On the rocks, bien sûr !
Après réflexion, et parce qu’il semble inconcevable d’abandonner
si près du but, nous décidons de tenter le tout pour le tout et de nous
placer en avant-poste sur la Petite Diomède. Nous nous mettrons à
l’eau dès que la météo sera favorable. Avec un peu de chance, la
situation se décantera d’ici là. Au mieux, nous nous arrêterons à la
limite des eaux frontalières, au pis nous désobéirons… Carpe diem.
En attendant, il faut plier bagage !
D’autant que les locaux viennent de nous informer qu’une vague
de mauvais temps est annoncée dans les prochains jours. C’est
maintenant ou jamais. Nous rassemblons rapidement quelques
affaires dans un sac à dos et le matériel nécessaire. Le minimum
pour tenir deux ou trois jours, laissant notre stock de réserves sur
place. Les pêcheurs nous attendent sur la plage. Dans la
précipitation, et parce qu’il est temps d’en finir avant que l’automne
arctique ne fige définitivement notre projet dans les glaces,
j’envisage même de tenter la traversée aussitôt que nous serons
arrivés près des deux îles, dans la foulée. Il est tard, mais il fait
encore grand jour. La nuit polaire n’obscurcit le ciel que de minuit à
2 heures du matin. Arnaud n’est pas très chaud, car cette option lui
semble insuffisamment sécurisée. Nous n’aurions ni assistance ni
ravitaillement, ni aucune connaissance des courants.
Sur la plage de Wales, nous prenons place dans quatre petites
embarcations plates, chaudement vêtus de parkas, bottes, bonnets,
gants et gilets de sauvetage. Je suis empaqueté comme en plein
hiver. Ce trajet de 40 kilomètres promet d’être frais, long et agité.
Plus d’une heure de traversée. Sur la plage, tous les enfants sont là
qui agitent leurs mains. On les entend crier : « Nagez bien ! »
Sur le trajet, nous longeons une masse de granit, celle de
Fairway Rock, qui érige sa silhouette au milieu de nulle part. Les
côtes de la Petite Diomède se rapprochent. La mer s’est assagie,
mais le froid est de plus en plus intense. La Sibérie nous envoie son
souffle glacial. Dans les lueurs d’un soleil hésitant à sombrer, une
écharpe d’oiseaux prend son envol. Ils sont des milliers à nous offrir
ce ballet débridé, des macareux effleurant la mer avant d’aller nicher
dans les falaises de la Petite Diomède, que nous longeons
désormais par la droite. Face à nous, la Grande Diomède ! Face à
nous, la Russie. Au pied de ses montagnes, la neige résiste. Même
au cœur de l’été, elle se prétend immortelle. Fantasmées depuis dix-
huit mois, ces sœurs, siamoises l’hiver et affranchies l’été, nous
montrent enfin leur visage. Les bras grands ouverts, je ris, je crie à
tous les vents : « Je suis le maître du monde ! » Je suis heureux…
Notre pilote, Rony, un jeune Inuit sympathique et souriant, a
contourné la Petite Diomède par le sud. Nous sommes vraiment tout
près de la limite des eaux territoriales russes, avec l’impression
même de les avoir largement franchies puisque nous distinguons
sans mal les baraquements de la garnison militaire. Nous
apprendrons plus tard que ce fut en effet le cas, Rony n’hésitant pas
à braver quelques interdits. Un partenaire hardi qui, le moment venu,
ne refusera certainement pas de nous conduire jusqu’en Russie.
Peut-être dès le lendemain, si le temps le permet…
Avant de partir, sous nos vêtements, nous avons passé nos
combinaisons. Il suffit de les ôter et de se jeter. L’occasion de nous
familiariser avec ce nouvel espace et d’appréhender le courant.
À environ 500 mètres des côtes, un coup d’œil complice à Arnaud
conclut ce pacte de cinglés. Da ou Yes ? C’est un oui massif ! Nous
irons donc à la rencontre de nos hôtes à la nage, histoire de planter
le décor et de leur montrer de quel bois, en France, on se chauffe.
Même dans une eau à… 3 °C ! Béring accepte donc cette
offrande atypique : deux pingouins en Néoprène !
Visiblement, Béring n’a pas apprécié le joke. Au bout de
dix minutes, sa majesté me contraint à abandonner ; comme
d’habitude, Arnaud résiste ! Je suis gelé, malmené par de puissants
courants latéraux et rongé par le froid. Le verdict est rude : « Là, ça
ne va pas le faire ! » La peur, celle que je croyais avoir laissée à
Gibraltar, me saisit à nouveau… J’alerte le bateau pour qu’on vienne
me repêcher illico :
« C’est mort, j’ai trop froid, je ne pourrai jamais y arriver… »
L’eau est infiniment plus mordante que dans notre lagon de
Wales. Ces quelques degrés font toute la différence.
Tandis que Suzana me ramène fissa pour me réchauffer, Arnaud
aperçoit un animal qui fait le gros dos et sort son museau, un morse
tout en moustaches ! Un des admirables Français doit donc
renoncer à son arrivée triomphale ; le public était pourtant venu en
nombre. Des bras s’agitent en haut des rochers, ceux des enfants
de l’île. Ils courent à notre rencontre, leur bouille ronde éclairée de
bonheur et de curiosité…
« What’s your name ?
— How old are you ?
— Et tu n’as pas de jambes ? Et pas de bras ?
— Tu viens de quel pays ? »
De France. Nous apprendrons plus tard que nous ne sommes
pas les premiers Français à débarquer ici. Des bonnes sœurs
venues en missionnaires y sont restées plus de soixante ans et puis
en sont reparties…
Le rocher du bout du monde

Inalik, c’est le nom de ce village. Le seul de l’île. La Petite


Diomède n’est qu’un minuscule rocher de 7 kilomètres carrés, d’à
peine quelques centaines de mètres de long. Sa jumelle est quatre
fois plus vaste. Peut-on appeler village cet entrelacs de tôles
disparates vêtues de gris et de brun, léchées par le sel, grignotées
par le vent marin ? Quelques plastiques flottent au vent. Des
containers posés sur les rochers. Accrochées à la falaise, une
vingtaine de baraques brinquebalantes, en équilibre sur des pilotis,
semblent prêtes à céder sous les assauts de la houle. Pour se
déplacer de l’une à l’autre, il faut emprunter un dédale de
passerelles et de marches en bois et en fer. Ils sont cent cinquante-
huit Inuits à vivre ici, sur quelques centaines de mètres carrés, le
seul endroit à peu près plat, où l’hélicoptère peut se poser. Tout
comme sa consœur, cette île n’est que le sommet d’une montagne
immergée. Elle est dominée par de hautes falaises de près de
300 mètres qu’il est pratiquement impossible de gravir tant leur
pente est raide. Au sommet, un vaste plateau où la végétation est
rare. Pas un arbre ne pousse.
Un microcosme, hors de l’espace et du temps ! Il n’y a pas d’eau
courante dans les maisons. Une seule washeteria (laverie) pour tous
où il faut s’acquitter de 3 dollars pour faire tourner la machine
collective, une épicerie très sommaire ravitaillée par l’hélicoptère du
mercredi, une école en cours de restauration, une chapelle fermée
parce que l’escalier menace de s’effondrer, et une salle communale
avec accès à Internet, seulement par beau temps parce que la
météo capricieuse, le vent et le brouillard fréquents compromettent
la qualité des communications.
C’est une véritable expédition pour rejoindre mon « domicile »,
d’autant que je suis transi. J’ai été agréablement surpris par
l’accessibilité de Wales mais je mesure à quel point je vais être, ici,
dépendant de tous. Mes compagnons me hissent jusqu’à l’avant-
dernière maison, tout en haut. Me voilà princesse dans ma tour
d’ivoire, impossible de m’enfuir ! Suzana et moi partageons ce petit
deux-pièces avec le doc, Robert et Ken. C’est la maison de Dora,
une Inuite de 67 ans. Elle nous explique que c’est sa résidence
d’été, car elle possède une très grande maison à Nome. La déco est
plutôt vieillotte mais il y fait chaud, grâce à un poêle qui trône au
milieu du salon. Elle dispose de tout le confort même si côté
bathroom, le système est aussi sommaire qu’à Wales : un sac
plastique posé dans les toilettes que l’on vide lorsque nécessaire !
Arnaud le doc et Robert sont invités à dormir l’un sur le canapé,
l’autre sur une paillasse. Le matin, le fatras de ce dernier ayant suivi
la pente naturelle de la maison, nous le retrouvons paisiblement
étendu à l’autre bout de la pièce. Suzana et moi avons le privilège
d’avoir notre propre chambre, au décor de vidéoclub. Une immense
télé et, tout autour, jusqu’au plafond, des centaines de DVD, films et
séries télé… Au bout du monde, aucun espoir de capter la moindre
chaîne, les projections se font en circuit fermé !
Le reste du groupe est logé chez l’une des filles de Dora, juste
au-dessus. Seul Patrick, le journaliste de l’AFP, fait bande à part, un
peu plus loin dans le village, chez Robert. Robert est né sur l’île, il
nous sert de lien avec les autres familles. Il a été convenu que,
chaque matin, le groupe se retrouverait dans notre maison autour du
petit déjeuner. Parce qu’il m’est impossible de me déplacer, elle sera
notre QG.
Après cette journée mouvementée, chacun se glisse sous la
couette, car, dès le lendemain, le réveil sonne à 5 heures. S’il fait
beau, nous avons décidé de traverser. Peu importe les autorisations.
De notre fenêtre, nous apercevons celle que, bientôt, nous irons
embrasser…

Lorsqu’à l’aube, nous tirons les rideaux, le paysage a disparu. Un


brouillard si dense que l’on distingue à peine les rochers en
contrebas. Mais il nous laisse deviner une mer agitée, crénelée de
vagues désordonnées. Pas vraiment une surprise, car nous avons
entendu la pluie et le vent heurter les tôles toute la nuit. En dépit des
prévisions des locaux, le mauvais temps s’est invité plus tôt que
prévu. Déception et morosité, car nous nous savons désormais
prisonniers de cette île en attendant la prochaine accalmie.
Impossible de retourner à Wales avec nos petites barques
rudimentaires et encore moins de tenter la traversée. Lorsque nous
interrogeons les pêcheurs, les prévisions ne sont guère
encourageantes.
« Vous avez une idée du temps pour les jours à venir ?
— Ici, la météo est capricieuse. Ça peut durer trois jours comme
trois semaines. Nul ne le sait. Mais là, ça va encore, c’est gentil !
Parfois le brouillard est tel qu’on ne voit même pas nos pieds. »
Il existe une limite contre laquelle ni la préparation physique ni la
motivation des hommes ne peuvent rien : la météo. Ici, la nature
donne la cadence. Or, plus le temps passe, plus l’automne et ses
tempêtes approchent. Nous avons le sentiment d’avoir laissé passer
notre chance. Il a fait beau tous les jours depuis notre arrivée à
Wales. Nous aurions pu, nous aurions dû… Mais à quoi bon se
laisser envahir par les regrets ? Il nous faut continuer à croire en
cette bonne étoile qui nous suit depuis le début de l’aventure. En
dépit des galères, nous sommes toujours là, vaillants, déterminés et
surtout, ensemble.
Cette parenthèse est certainement un signe. Poser nos valises,
prendre le temps, être avec l’autre, aller à la rencontre de cette
communauté qui sait faire une place à des inconnus… Robert et
Marianne auront ainsi tout loisir de filmer des visages, de capter des
paroles et peut-être même de saisir quelques âmes. Mais la réalité
n’est pas aussi dulcifiée. Avant d’être des hôtes, nous sommes
surtout des clients, à qui l’on réclame le prix fort. Cent dollars par
personne et par nuit, c’est plus que dans un palace, sans compter le
prix à payer pour la moindre bouchée absorbée. Ici, comme à Wales,
chaque prestation est en vente, y compris le « spectacle » de
danses locales, la location du pick-up sans frein, du quad, les
bateaux qui s’impatientent dans le port… Chaque jour, les pêcheurs
viendront exiger leur liasse de billets, qu’ils s’empresseront, dès leur
retour à Wales, d’aller claquer au poker. La plupart des hommes
tentent de survivre en chassant le morse, le phoque, l’ours polaire
ou les oiseaux. L’un d’eux nous explique à quel point leur espérance
de vie est courte. Le chasseur-pêcheur s’avance sur la banquise,
chaque année moins dense. Parfois, sous ses pieds, elle cède. Les
courants violents du détroit ne lui laissent aucune chance. Lorsqu’un
proche est emporté par la mer, sa famille récupère ses enfants. À ce
rythme, certaines en comptent jusqu’à dix. Une fois majeurs, selon la
tradition inuite, ces « illégitimes » doivent rembourser leur éducation.
Notre présence est donc une manne dont ces habitants comptent
bien tirer le plus grand profit. Chaque jour, notre facture s’élève à
3 000 dollars !
Ken nous explique qu’il y a cent ans encore, nous aurions été
tués dès notre arrivée. Ces îliens vivent à l’écart du monde et n’ont
guère l’habitude de se livrer aux étrangers. Ils en voient pourtant
passer quelques-uns venus pour toutes sortes de folies, et
notamment des expéditions vers le pôle Nord, surtout en hiver
lorsque la banquise fait un pont avec le continent. Ils se montrent
néanmoins réservés et peu prompts à communiquer, surtout avec
les femmes. Ken conseille même à Séverine, Marianne et Suzana
de garder leurs distances.
Combien de temps faudra-t-il tenir ? Nul ne le sait. Pensant que
nous allions traverser puis aussitôt revenir, nous avons laissé la
majeure partie de nos provisions à Wales. Trois semaines de
victuailles dans des containers à 40 kilomètres de là. Sur place,
nous n’avons pas de rechange et des réserves pour trois jours.
Ensuite, il nous faudra remplir à nouveau les frigos avec
quelques provisions achetées à prix d’or dans les maigres rayons de
« l’épicerie » locale qui, elle aussi, se vide avec les frasques de la
météo. Si l’hélicoptère de ravitaillement (opérationnel de juin à
février car, de mars à mai, c’est un avion qui se pose sur la
banquise) ne peut atterrir, il faudra économiser les stocks. Nous
optons alors pour une tactique de survie : en nous levant vers midi,
nous gagnons un repas par jour et nous contentons ensuite de
quelques snacks dans la journée. Peut-être faudra-t-il, le moment
venu, nous initier à la nourriture locale ? Pour le moment, au petit
déjeuner, la fille de Dora cuisine de gros œufs d’oiseaux sauvages
qu’elle va chercher dans la colline. Dans ce paradis ornithologique,
on mange les œufs de toutes les espèces, même lorsqu’ils sont…
bleus ! Une entrée en matière surréaliste dont il convient de se
méfier ; la gastronomie inuite nous réservera, le moment venu, bien
d’autres surprises !
Le cadre de notre villégiature est singulier et les habitudes tout
autant. Devant les maisons, sèchent des peaux de phoques, des
têtes de morses et d’ours polaires. Les enfants courent en tee-shirt
et en short lorsque nous grelottons sous plusieurs couches de laine
polaire.
Après un réveil tardif, nous avons rendez-vous avec Rony, le
pilote de notre bateau. Le mauvais temps n’a pas entamé son
humeur, toujours au beau fixe. Il propose à ceux qui sont équipés de
jambes de faire le tour de l’île. Moi je reste là, à me contenter de
l’aumône des embruns. Mes déplacements sont très limités. Les
marches sont hautes, la pente raide ; une véritable épreuve pour
ceux qui me portent, car l’aventure est périlleuse. Des bras solides
se contentent de me descendre jusqu’à une passerelle, puis
quelques mètres sur une rampe en aluminium à peu près
carrossable où je savoure un bref bol d’air. C’est ma seule liberté !
À leur retour, j’apprends qu’ils ont dégusté de la salade en forme
de trèfle à quatre feuilles au goût d’oseille mais n’ont pas osé tester
des champignons que l’on prétend hallucinogènes. La falaise est
couverte de fleurs violettes et de mousse et éraflée de maigres
cascades… Au détour d’une roche, Rony aperçoit un oiseau posé
sur le versant de la colline et lui lance une pierre dans le but
manifeste de le tuer. Il le loupe de peu… La chose surprend tout
comme Daniel nous avait surpris à s’évertuer à écraser les chiens
en Papouasie. Avant d’arriver au sommet, la balade tourne court car
la tempête redouble.

Pour tuer le temps, nous allons chez l’un, chez l’autre, à


l’occasion dans la maison de Robert, le quadragénaire jovial et
toujours souriant qui accueille notre journaliste. Il a quelque chose à
me dire :
« Ça m’a touché au plus profond de mon cœur de te voir nager.
Je suis fier et heureux de te connaître. Les enfants t’ont beaucoup
apprécié aussi. »
J’ai été en effet surpris, dès notre arrivée, de voir une ribambelle
de gamins se jeter sur moi, essayant de me toucher comme si j’étais
un jouet sympathique ou une relique, caressant mon crâne tout
chauve avec leurs petites mains rondouillardes.
Robert nous confie qu’il est heureux de recevoir des visiteurs, à
qui il peut expliquer pourquoi il aime tant cette île et à quel point les
gens ici sont attachés à leur culture, à leurs ancêtres.
« Avec toi, rien n’est impossible. On réalise qu’on peut aller
partout, faire tout ce qu’on veut. Pourquoi quelqu’un peut te séparer
de ton frère à cause d’une frontière ? »
Derrière ses mots, je devine une autre histoire, la sienne, celle
de son peuple. En face vivait sa famille, les Inupiats (ou Inuits)
d’Imaqliq (ceux de la Grande Diomède). Patrick, un vieil homme aux
yeux sombres, aux joues creusées et au visage buriné, le plus
ancien habitant de l’île, se souvient de cette période tragique. En
1948, le « rideau de glace » érige sa menace entre les deux
continents…
« Pour implanter leur garnison dans cette zone stratégique, les
Russes ont pris possession de la Grande Diomède et ont exilé tous
ses habitants. Ils les ont emmenés, comme des moutons. Et même
des années après, les Russes n’ont jamais pu nous dire où ils
avaient déplacé ces gens. C’était pourtant notre famille. »
Probablement expatriés en Sibérie. Leur exil reste un mystère,
personne n’aura plus jamais de leurs nouvelles. Depuis, les
habitants de la Petite Diomède sont orphelins.
D’autant que le bilan n’est pas plus réjouissant côté USA ; dans
les années 1950, les Américains ont arraché les enfants à leurs
parents pour les placer dans des familles d’accueil et les ont
contraints à apprendre l’anglais. Puis des missionnaires ont été
envoyés sur l’île pour enseigner la langue de Shakespeare à ses
habitants. La langue inuite s’est éteinte en quelques décennies. Il
n’en reste que quelques bribes, dans leurs chants.
Pour nous, il n’est pas question d’exil ; pour le moment, ce rocher
est notre geôle. Notre pénitence, c’est la patience. Alors nous
appelons Hollywood en renfort. Au fil des jours, nous engloutissons
des heures de bobines, du documentaire sur la pêche aux phoques
en Alaska aux trémolos de Nicolas Cage dans World Trade Center.
Heureusement, par la magie du DVD, tous les films sont en version
française ! Télé, jeux vidéo, poker, jeux de société, puzzle… Voilà à
quoi ressemblent nos journées.

Mercredi 15 août, jour de la Sainte-Marie. Un Ave Maria ne nous


sera d’aucun secours. Le temps ne s’est pas amélioré, bien au
contraire. Toujours aveugles dans le brouillard, et le vent qui s’est
intensifié au cours de la nuit. Certaines rafales atteignent
160 kilomètres par heure, faisant vibrer les murs de nos
baraquements, posés en équilibre sur une pierre et un morceau de
bois. Pas vraiment rassurés ! Arnaud devait rejoindre Rony vers
11 heures pour une séance de tir dans la montagne, mais elle est
annulée car le sentier que les promeneurs avaient emprunté la veille
a été emporté par un glissement de terrain. Même les locaux,
pourtant rompus aux conditions extrêmes, avouent avoir rarement
vécu une telle tempête. Notre regard se porte vers la mer et assiste
à un étrange ballet, celui d’un banc de morses qui défilent à
quelques mètres du rivage. Lorsque Arnaud est assez fou pour faire
rire les enfants, il se met en petite tenue et se jette dans les vagues.
Un slip pour seul uniforme dans une eau à 3 °C. Cet homme est
dingue !
Pour les habitants aussi les distractions sont rares. Tout autant
que les médecins ! Les enfants, même très jeunes, arborent
d’étranges sourires métallisés. Il n’y a pas de dentiste ici, alors, en
cas de carie, on arrache et on remplace avec de la ferraille ! En
hiver, la température peut descendre à – 50 °C et la nuit s’invite à
l’infini. Ce détroit est certainement l’une des régions les plus
inhospitalières du globe. Pourtant, les gamins courent, jouent, se
chamaillent. Les habitants restent. Ceux qui sont partis chercher un
meilleur avenir ailleurs sont revenus vers cet univers si particulier qui
est le leur. Nous le comprenons d’autant mieux que les conditions de
vie, loin de nous affecter, nous ont finalement soudés, malgré des
tempéraments très différents. Marc est parfois cynique, Patrick
exubérant. Mais qu’à cela ne tienne, chacun sait prendre sur soi.
Cette promiscuité a fini par tisser des liens très forts. Pourtant, les
questions commencent à affluer. La tempête nous bloque, mais
jusqu’à quand ? Qui faire partir en premier, après la traversée ? Le
doc commence à s’inquiéter pour ses patients, Robert a des rendez-
vous et Patrick d’autres projets qui l’attendent. Moi, pas de métier,
j’ai tout mon temps !

Cette immobilité prolongée finit par peser sur notre estomac.


Ras-le-bol des soupes lyophilisées et des brioches sous vide !
Certains se damneraient pour un plat frais. Il est enfin venu le temps
de nous faire mitonner quelques petites recettes locales. Le miracle
apparaît sous les traits de Dora, notre mamie inuite. Elle soulève le
couvercle d’une marmite : une viande apparemment rouge,
dissimulée sous une sauce non identifiée, à base de petites carottes
et de pommes de terre. Nous avons la naïveté de penser qu’il s’agit
d’un bœuf bourguignon. Mais en réalité, comment définir la chose ?
Un goût âpre et rance de poisson hautement faisandé qui perturbe
nos papilles éduquées dans un raffinement à la française. C’est en
réalité du morse en daube, un plat traditionnel cuisiné depuis des
générations ! Pas mauvais, mais surprenant.
En fin de repas, arrive le dessert, enfin une sucrerie. Dora tient
dans ses mains un magnifique gâteau à la croûte brune. Il sent bon
le chocolat. Nos babines s’entrouvrent sous l’effet de la
gourmandise, puis des rangées de dents croquent leur part
goulûment. Jusqu’au moment où il faut avaler… Les mâchoires
restent paralysées, à se demander où elles vont pouvoir aller
cracher. Nous comprenons aussitôt qu’ici le beurre n’existe pas.
Alors, pour assurer le moelleux, on utilise de la graisse… de phoque,
que les autochtones apprécient même de déguster à la cuillère.
Dans cette recette, on trouve également un ingrédient
indispensable : les œufs. Ils ont malheureusement une saveur de
poisson, dont se nourrissent exclusivement ces oiseaux marins.
Lorsqu’il est cuit, le blanc reste translucide. J’ose en prendre une
bouchée : l’impression de goûter une gélatine à la sardine ! Donc,
pour résumer : un gâteau au chocolat à la graisse de phoque et aux
œufs de poissons. C’est peut-être aussi à cela qu’on mesure
l’héroïsme d’une aventure !
Peu de mammifères, peu de viande… À part des flopées de
hamburgers sous Cellophane. Ou encore une pizza qu’il est possible
de se faire livrer pour la modique somme de… 100 dollars ! Ce
« trésor culinaire » est en effet réalisé à Tin City, l’autre village inuit
du continent, puis convoyé par bateau jusqu’à Wales, avant
d’emprunter l’hélico lorsque le temps le permet.
Les habitants de l’île, tout comme ceux de Wales, ont le droit de
pêcher une baleine par an. En matière de fantaisies culinaires, je
décide d’arrêter là les investigations, mais le piège se referme une
fois encore sur Arnaud et Séverine qui ont le privilège d’être conviés
à une dégustation, celle d’une « confiserie locale » dont ils ne
manqueront pas de nous dire des nouvelles. C’est un « sorbet » à
base de cranberries, ces petites baies sauvages au goût âpre. Pour
atténuer leur amertume, elles ont été trempées dans… de la graisse
de caribou. La graisse brute, prélevée à même la carcasse. Ils sont
« encouragés » à savourer ce dessert ! Leur écœurement n’a d’égal
que leur volonté de ne pas froisser leur hôtesse.
Et pourquoi pas un petit verre pour faire passer tout ça ? Vaine
évocation ! L’alcool a fait tant de ravages, tant d’hommes s’y sont
perdus, qu’il est désormais totalement proscrit sur l’île comme au
sein de toutes les communautés inuites. Au début des années 1970,
les chefs de tribu se sont alliés pour instaurer cette indispensable
prohibition. On les appelle les communautés dry (à sec), et
quiconque ramène même de la bière peut être puni de prison. Alors,
USA oblige, nous sommes ici au royaume du Coca et des sodas.
Tout pour les obèses. L’Inuit est d’ailleurs de bonne charpente, belle
constitution, suffisamment gras pour résister aux rudesses de l’hiver.
Certains continuent pourtant, sous le manteau, à produire un alcool
frelaté. Lors de notre séjour à Wales, nous sommes partis à
plusieurs reprises avec un pick-up sans frein à la découverte d’un
hameau tout proche où sont plantées deux ou trois cabanes. C’est là
que vit « Billy the kid ». Lorsqu’il est ivre mort, il sort son fusil,
débarque dans le village et tire sur tout ce qui bouge. On nous
certifie même qu’il a plusieurs morts sur la conscience, mais il
continue pourtant à vivre ici en toute impunité. Est-ce une légende
pour touristes ? Nous avons du mal à croire à cette histoire jusqu’au
jour où Arnaud décide d’aller faire un footing dans la montagne. Sur
le chemin, il enjambe un squelette, celui d’un homme, encore dans
ses vêtements, portant à ses côtés son fusil rouillé. Il est tombé en
l’état, à jamais immobile…

Me voici à mon tour assis, figé, ancré, boulonné dans une pièce
de 9 mètres carrés. Et pourtant bien vivant. À travers la fenêtre, je
contemple la mer déchaînée. Chaque vague est un membre qu’elle
étire, mû par ses colères. La colère, c’est la seule chose que j’ai,
pour le moment, à partager avec elle. Car des membres, je n’en ai
plus. Homme impuissant, immobile, assis devant cette fenêtre, à
l’autre bout du monde, je patiente en attendant qu’elle cesse ses
caprices. Voilà neuf jours qu’elle nous nargue et, maintenant, je
m’ennuie. Tempête, brouillard, pluie, celle que nous sommes venus
défier ne nous aura rien épargné. Et moi, je suis rivé dans mon
fauteuil. J’ai voulu braver la mer, elle m’en fait baver. C’est de bonne
guerre, guerre qui ne peut être que lasse ; il me faut patienter. Mon
handicap me saute à la gueule comme ces vagues qui, en
contrebas, viennent se fracasser sur les rochers. Je passe du lit à la
fenêtre, de la fenêtre au lit. J’ai déjà été ce prisonnier, pendant de
longues années, en colère. Une colère qui, en hiver, n’en est que
plus noire. Triste et rude saison. Le monde se fige dans la nuit et le
froid, tout devient compliqué. Pendant des années, j’ai redouté cette
parenthèse oisive, inerte et sombre, seulement éclairée par un écran
de lumière bleutée, ma télé ! Lorsqu’on est amputé, y survivre est un
terrible combat, a fortiori en milieu rural ! Ce bout de terre
inhospitalier et cette télé allumée en continu me rappellent à chaque
seconde que je suis handicapé !
Être handicapé, c’est ne pas l’accepter

Être handicapé, c’est quoi ? À vrai dire, je ne sais pas. Lorsqu’on


ne peut plus faire quelque chose ? Mais lorsqu’on affronte une
tempête à la nage, on n’est donc pas handicapé… C’est compliqué !
Certes je fais le malin, mais il y a des actions nettement plus
ordinaires que je suis bien incapable d’accomplir.
Le printemps, par exemple, me gonfle. J’adore le printemps,
mais je ne peux plus tondre la pelouse. Ça me rend fou ! Lorsque les
beaux jours arrivent, je n’ai qu’une envie, que ma maison revive ! Or
il m’est interdit de participer à cet éveil. Il y a quelques années
encore, je me métamorphosais en « tyran vert », exhortant mes
proches à arracher les mauvaises herbes, à tailler les rosiers, à
nettoyer la piscine… De là à croire qu’être handicapé, c’est devenir
super chiant… Chiant surtout à force de tourner comme un lion en
cage, faute de pouvoir faire par soi-même ou, tout simplement, sortir,
se déplacer…
En France, la « cité » devra être accessible en 2015. C’est en
tout cas l’objectif fixé par la loi handicap de 2005. Mais, à un an de
l’échéance, cette accessibilité universelle est encore une belle
utopie. Une récente enquête révélait que moins de 20 % des
établissements recevant du public étaient aux normes dans ce
domaine. La faute à la crise ! Pourquoi devoir investir autant
(d’argent) pour si peu (de gens) ? Or il faut savoir qu’en Europe, une
personne sur dix est considérée comme étant en situation de
handicap. Par ailleurs, ce qu’oublie le porte-monnaie des bien-
pensants, c’est que ce confort d’usage bénéficie au plus grand
nombre : les personnes âgées, de plus en plus en nombreuses, les
parents avec poussettes, les infirmes temporaires avec une jambe
dans le plâtre et pourquoi pas les livreurs avec leur lourde charge. Il
suffit de tenter l’expérience : mettez un plan d’accès incliné dans une
gare et attendez ! Combien de voyageurs continueront, avec leur
valise, à emprunter les escaliers ?
En dépit de cette évidence, j’ai le sentiment que « la » personne
handicapée se met aujourd’hui à dos les petits commerçants, les
patrons… Le reproche est fréquent : « À cause de vous, je dois
investir des sommes astronomiques pour rendre ma boutique
accessible. À cause de vous, je dois privilégier un travailleur
handicapé pour atteindre mes quotas d’embauche. » La loi s’affirme
et multiplie les exigences, les contraintes, les échéances. Au risque
de transformer la « minorité » de citoyens handicapés en
empêcheurs de tourner en rond. À cela, je réponds : « Ce n’est pas
à cause de nous mais d’une société qui ne nous permet pas d’être à
notre place. »
En attendant que cette chimère devienne réalité, et pour éviter
de sombrer dans une amertume nocive, il suffit parfois de faire
10 mètres de plus pour trouver un passage ou une entrée plus
adaptée. Or certains usagers handicapés s’obstinent à faire valoir
leur droit : « C’est ici que je veux rentrer ! » J’ai envie de leur dire :
« Faites-les ces 10 mètres, ce n’est pas grave ! » Plutôt qu’une
révolution, il suffit parfois d’un peu de bon sens. Les revendications
excessives sont contre-productives. Je ne peux pas entrer dans une
boutique ? Qu’à cela ne tienne, un proche entre à ma place ou le
boulanger vient me livrer ma baguette sur le perron. Je n’en perds
pas pour autant ma dignité et gagne même en solidarité. En prônant
l’autonomie à tout prix, on finit par oublier d’avoir « besoin de
l’autre ». Il y a quelques mois, j’avais une terrible envie d’entrecôte,
mais la boucherie n’était pas adaptée. J’avise quatre grands
gaillards dans la rue qui s’empressent de me porter à l’intérieur avec
enthousiasme. Une autre fois, je décide d’aller à la foire de Poitiers,
seul, en voiture. Il faut que j’aille uriner. Pas d’autre solution que de
demander un coup de main à un passant ! Certainement le plus
délicat des services qui ne fut facile ni pour moi ni pour lui. À travers
cette accessibilité ardemment revendiquée, c’est finalement une
partie du lien social qui s’en trouve affectée. Je crains même, pour
aller plus loin, qu’elle n’isole encore plus les personnes
handicapées. Mon sésame : accepter de réclamer de l’aide !
L’aide de l’autre m’est vitale et j’aime à la considérer comme un
échange, un moment de partage. Suis-je une exception ? J’ai
remarqué que certaines personnes handicapées n’apprécient pas
qu’on leur offre le moindre soutien, qu’on aille au-devant de leurs
désirs. Pour nous, les hommes, c’est peut-être un peu plus
compliqué car nous avons un sacré problème : l’orgueil ! Dans ces
circonstances, je déplore que tant de mes pairs sombrent dans
l’aigreur et l’isolement.
Être handicapé, c’est parfois ne pas avoir encore accepté son
handicap, se débattre dans le déni et la colère ! Aujourd’hui, je suis
capable de dire : « Oui, je suis une personne en situation de
handicap. » Il m’a fallu du temps pour cela mais, après toutes ces
années, c’est une réalité pleinement intégrée. Mon handicap fait
désormais partie de moi, d’un tout. Pour autant, je ne me réveille pas
tous les matins en me disant : « Mince, je suis handicapé ! »
Sauf ici, sur la Petite Diomède !
Nager à en perdre la raison

Cette nuit, le vent s’est calmé, même s’il continue de pleuvoir.


Les prémices d’une accalmie ? Ce serait de bon augure, car le
temps a bien trop passé et nous sommes censés rentrer en France
dans moins d’une semaine. Ce matin, Arnaud et Robert ont décidé
de faire le tour de l’île pour rapporter des images de ces paysages
qui, battus par les vents, rappellent ceux de l’Écosse. Il leur faut plus
de trois heures pour la découvrir. Les macareux, petits corps noirs
au bec orange, ont pris possession des rochers. On dénombre une
quarantaine d’espèces d’oiseaux, si concentrés que les habitants
peuvent les attraper avec une… épuisette ! Dans les fissures des
falaises, on entend des piaillements. C’est ici, à l’abri, que les
femelles font leur nid.
L’agitation commence à gagner le groupe. Nous sentons que le
dénouement est proche. Mais reste un problème à régler. À Wales,
je me suis rendu compte en enfilant ma combinaison de 8
millimètres étanche qu’elle est trop résistante. Équipée d’une large
et longue fermeture Éclair, elle ne me permet pas de remuer
aisément mes épaules. J’ai la pénible sensation d’avoir un
portemanteau dans le dos, les bras en croix. Position de
circonstance pour un martyre, mais pas pour une nage somme toute
ludique. Arnaud est logé à la même enseigne, mais ce n’est pas ce
petit « désagrément » qui va le perturber. Le bougre est taillé comme
une armoire à glace, et ses bras et épaules sont suffisamment
puissants pour s’en accommoder. Il portera cette combinaison pour
ne pas souffrir du froid, notamment lorsqu’il doit m’attendre puisque
je nage moins vite que lui. Il me faut donc bidouiller un accoutrement
en urgence, élaboré à partir de deux combinaisons de 3 et 5
millimètres auxquelles on a coupé les bras et les jambes, repliées et
refermées avec du scotch a priori étanche pour limiter l’intrusion de
l’eau. Reste maintenant à tester cette impro en conditions réelles…
Marc, notre chef d’expé, nous retrouve pour un briefing. Son
rapport est encourageant.
« On vient de regarder la météo et on l’a recoupée avec les
locaux. On envisage une courte accalmie demain avant que, dès
samedi, une solide dépression ne vienne à nouveau envahir la
zone. »
C’est décidé, sans plus d’hésitation. Demain !
Mais un éclair vient aussitôt foudroyer notre motivation.
« Par contre, j’ai une mauvaise nouvelle. Les gardes-côtes
russes ont fait savoir à l’ambassade de France qu’ils ne valident pas
nos autorisations et qu’on s’expose à la détention si nous
franchissons la frontière. »
Peu importe. Je fais une proposition :
« Demain, on part du sud de la Petite Diomède, on va jusqu’aux
eaux territoriales russes, on pose notre bras et on revient. »
Marc devient philosophe :
« Finalement pour ʽʽnager au-delà des frontièresˮ, ce n’est pas
nager qui est difficile, ce sont les frontières ! »
Je songe alors à une chose, rageante et futile : je regardais tout
à l’heure un morse s’ébattre dans l’eau. Il a le droit d’aller en Russie,
lui.
Personne ne lui dit : « Il te faut un passeport pour nager de
l’autre côté. » Et moi, parce que je suis humain, on veut m’en
empêcher.
Nous mettons au point la stratégie du lendemain. Notre réveil
sonnera à 6 heures du matin. Avec un peu de chance, aussitôt la
traversée achevée, nous pourrons regagner le continent pour ne pas
prendre le risque de rester bloqués plus longtemps. Nous appelons
nos familles pour leur annoncer que le dénouement est proche.
Depuis notre départ de Wales, il y a cinq jours, elles sont restées
sans nouvelles. Seuls quelques communiqués de presse diffusés
par Patrick ont annoncé que nous sommes « prisonniers de l’île » à
cause d’une violente tempête. Excellent pour l’Audimat, mais
nettement moins réjouissant pour nos proches qui doivent être
terriblement inquiets. Ironie du sort, Séverine est sur le point
d’achever la lecture de Seras-tu là ? de l’écrivain français Guillaume
Musso. Ce roman raconte l’histoire d’un chirurgien américain dont la
femme a été tuée par une orque qu’elle dressait et soignait chaque
jour ! Drôle de hasard la veille d’une traversée sur leur terrain de
chasse privilégié…

Vendredi 17 août, 5 h 30. Le réveil sonne. Je me précipite


aussitôt à la fenêtre. Le constat est sans appel. Ciel blanc, eau grise.
La mer continue à jouer à cache-cache avec les nuages. La bonne
nouvelle, c’est qu’elle semble plus assagie. Nous flemmardons au lit
en pensant que ce n’est que partie remise. Mais assez rapidement,
les Inuits nous avertissent que le moment est propice. Tour à tour,
nous nous extirpons de nos couettes. Chacun se prépare, s’affaire.
On sonne le rassemblement dans notre salon pour le petit déjeuner.
Arnaud et moi ingurgitons le fameux Gatosport, gâteau énergétique
parfumé au chocolat, à la vanille, au praliné qui a la particularité
d’être digéré très rapidement, ce qui permet d’envisager un effort
physique intense vingt minutes seulement après l’avoir absorbé. Pas
de la grande cuisine : une poudre diluée dans l’eau que l’on fait cuire
au micro-ondes !
Toujours cette même ambiance particulière, celle de l’avant-
course. Arnaud se concentre. Exercices de sophrologie et de
méditation : c’est son rituel avant chaque traversée pour entrer dans
sa bulle et faire corps avec les éléments. Dans l’équipe, chacun
valide les derniers préparatifs. Il est 8 h 30 lorsque nous descendons
à la washeteria, l’endroit où nous devons nous préparer. C’est un
espace chaud, tout proche de la plage où nous attendent les
bateaux. Je fais quelques étirements et échauffements, puis Suzana
et le doc commencent à m’équiper. Ensuite vient le moment
méticuleux : enduire mon corps de graisse, enfiler ma combinaison
faite maison, ajuster et fixer mes prothèses. Ultime réglage :
allumage et pose des spots GPS pour que, depuis notre site
Internet, nos supporters puissent nous suivre à la trace. Nous
sommes prêts !
Mais le temps passe. Il est bientôt 10 heures et rien ne bouge du
côté des bateaux. Dehors, les Inuits se sont réunis avec le reste de
l’équipe, scrutent le large et parlementent. Finalement, la mer ne
semble plus si accueillante, la houle a repris de l’ampleur, le
brouillard ne s’est toujours pas dissipé. Les locaux eux-mêmes ne
semblent pas d’accord. Certains veulent tenter le coup, d’autres
pensent que c’est une pure folie. Ils craignent pour leurs petites
embarcations rudimentaires. En aluminium, elles sont capables de
résister au gel mais assez fragiles pour venir s’éventrer sur les
rochers.
Pendant ce temps, je suis équipé mais totalement immobilisé !
Ma combinaison est si épaisse que je ne peux même pas m’asseoir.
Un phoque échoué sur la banquise ! J’attends, j’attends, j’attends…
Qu’on ne me laisse pas comme ça. Qu’on me dise ce qui se passe.
Arnaud consent enfin à venir me parler.
« Il y a un problème. Les Inuits ne sont plus aussi chauds que
tout à l’heure.
— C’est pas possible. Vous ne pouvez pas me faire ça.
Mentalement, vous ne pouvez pas m’imposer un truc pareil. Je suis
prêt. Je veux y aller. »
Voilà à quoi ressemble la dépendance. J’aurais eu mes deux
jambes, je me serais levé et jeté à l’eau sans le consentement de
quiconque. Mais je suis là, vautré sur le dos, à attendre que l’on
dispose de moi… Arnaud parlemente, fait le va-et-vient, voit ma
colère grossir, tente de négocier.
Au bout d’une heure, il revient.
« C’est mort. On remonte ! La houle s’est levée. Les Inuits
connaissent la mer par cœur. Et là, ils ne la sentent pas et ne
veulent prendre aucun risque. Les vagues sont trop fortes et si l’un
d’eux tombe à l’eau, il meurt. Pas le choix, il faut attendre encore.
On ne sait pas combien de temps, peut-être seulement
quelques heures. »
Intolérable sentiment d’impuissance qui dégénère en colère.
« Surtout, que personne ne m’adresse la parole. »
On me relève, me retire ma combinaison et mes prothèses.
Transporté jusque dans ma chambre. Depuis deux ans, j’ai tout misé
sur ce moment. Mon moral était à bloc, j’étais dans ma bulle.
Comme un athlète sur le point de courir le 100 mètres qui entre en
phase de concentration et déconnecte. Ce conditionnement, c’est
nager, et lorsqu’on atteint l’ultime étape, impossible de faire marche
arrière.
Je referme les rideaux. Les rideaux de cette chambre qui me
maintient captif depuis cinq jours déjà. Toujours cette fenêtre. Ne
plus voir la mer, le brouillard. Je m’effondre. La seule personne à qui
j’ai envie de parler, c’est Robert. Depuis deux ans, et plus encore au
fil de ces mois, il est devenu quelqu’un d’important pour moi. Il a
accepté de partir avec nous vers l’inconnu. Professionnel, accro à sa
caméra, il n’en demeure pas moins toujours prêt à se fondre dans le
rôle de traducteur, de chauffeur ou de confident. Il n’est pas
seulement un témoin mais, se laissant porter par l’énergie du
groupe, il est devenu l’une des pierres maîtresses de notre édifice. Il
a appris à me connaître, sait comment je fonctionne. Il m’a confié
que notre optimisme et notre abnégation de nageurs étaient une
force contagieuse. Mais, aujourd’hui, j’ai besoin de la sienne. Avec
lui, je peux évacuer. Il est mon ami, mon fusible…
Il entre dans ma chambre.
« On filme là ?
— Non, on ne filme pas ! »
C’est entre nous. Je lâche tout. Une enveloppe vide, plus de
sportif, plus personne à l’intérieur. Robert parvient à me réconforter.
« Rassure-toi. La météo va s’adoucir. Et n’oublie pas qu’on est
là. On est tous là pour toi.
— OK, j’attends. Lorsque vous êtes prêts, vous venez me
chercher. »
Arnaud, lui, est parti se promener. Il a ses propres ressources.
Moi dans le noir, lui dans le vent.
Le brouillard a déposé une chape opaque sur chaque centimètre
carré de ce rocher. Il faut attendre. Peut-être aujourd’hui, peut-être
demain, peut-être après-demain, peut-être un autre été. Personne
ne se risque à jouer les devins. Pas même les Inuits qui savent plus
que quiconque que ce sont les éléments qui dictent leur loi. Et cette
loi est fluctuante, imprécise, d’une grande inconstance.
Je suis tellement vidé que je finis par m’endormir. Lorsque je me
réveille, j’ai pu récupérer, un peu.
Les réunions de crise se succèdent, tous les regards braqués
vers un horizon incertain. Midi, 1 heure. Nous engloutissons un plat
de pâtes et retournons à la sieste. Manger, dormir : le meilleur
moyen de patienter. Soudain, on frappe à notre porte. Marc se tient
dans l’embrasure, le sourire aux lèvres :
« C’est bon. Il faut y aller. »
Un coup d’œil à la fenêtre, réflexe désormais conditionné, ne me
rassure pas davantage. Le temps est exactement le même que
quatre heures auparavant. Mais pas question de tergiverser… Le feu
vert est donné, nous sommes opérationnels !
La séance du matin n’était qu’une répétition. Reprendre le même
rituel, refaire les mêmes gestes. La laverie, les assouplissements, la
combinaison, les prothèses… À peine équipé, quatre bras me
saisissent. Tout se fait aussitôt, rapido, presto. C’est la précipitation,
presque la panique. On s’agite pour embarquer sur les trois bateaux.
Deux ont déjà pris la mer. Vision surréaliste. On croirait une
opération commando orchestrant une extraction d’otages. D’autant
que, sur chacune des embarcations, un homme fait le gué avec une
M16, véritable fusil d’assaut. Ces armes font partie de l’arsenal des
pêcheurs inuits, des compagnes plutôt banales. Elles sont
employées lors des chasses à la baleine, même par les gamins qui
s’exercent sur tout ce qui bouge, flinguent des morses comme on
écrase une mouche. Des gros animaux que l’on imagine
sympathiques mais qui, visiblement, sont parfois menaçants. Leurs
immenses défenses peuvent nous happer et nous emmener vers le
fond. Un banc de morses a été repéré depuis quelques jours près
des côtes. Quant aux orques, ils reprennent possession des eaux
lorsque la banquise se retire. Ils remontent du sud, longeant la côte
du Pacifique, et viennent se nourrir dans ce garde-manger, se
délectant de poissons, de baleineaux et autres mammifères marins.
Ce redoutable prédateur ne s’attaque d’ordinaire pas aux hommes
mais, aujourd’hui, nous sommes déguisés en otaries…
Bref, nous ne sommes qu’à moitié rassurés. Il faut dire que
quelques jours auparavant, nous avons fait une rencontre qui a failli
nous tuer ! Lorsque, lors de notre arrivée sur la Petite Diomède,
nous nous mettons à l’eau au large, nous devons traverser un
remous agité par un courant marin. Tout à coup, l’eau limpide se
trouble et, en observant ce remue-ménage, nous redoutons que des
orques ne soient en train de fouiller le fond pour dénicher leur proie.
Je commence à paniquer, Arnaud aussi ! Quand, soudain, nous
voyons une masse remonter à la surface. C’est fini, nous allons
mourir, hachés menu par une soixantaine de dents…
Blup ! Deux yeux et une nageoire déclenchent un cri d’effroi.
« Putain une orque ! Haaaaa… » En réalité, un tout petit poisson.
Une réaction, avec le recul, un peu, disons… excessive ! Remis de
nos émotions, nous tentons de repérer l’objet de notre panique.
Aussi inoffensif que Nemo, il nous observe, tout fier, l’air de dire :
« Ouah, ces barboteurs-là, c’est du lourd ! » Dans ces
circonstances, l’artillerie de notre garde rapprochée ne sera-t-elle
qu’une simple précaution ?
Les barques foncent droit vers le large. Dans ce goulet, le
courant est si fort qu’il risque de nous déporter violemment vers le
nord. Nous devons donc nous mettre à l’eau le plus possible au sud
pour avoir des chances d’atteindre notre destination. Le bateau
s’immobilise. Pas le temps de souffler, ni même un baiser. Un, deux,
trois… À l’eau ! Le bibendum rafistolé est jeté à la mer. Le scotch
était un leurre. En une fraction de seconde, l’eau glaciale s’infiltre
sous la première couche, puis, tout doucement, gagne la seconde.
Une lente torture qui, peu à peu, anesthésie chacun de mes pores.
Je bouge dans tous les sens pour que l’eau pénètre au plus vite et
finisse par se réchauffer au contact de mon corps. Je ne suis pas
encore parti et déjà transi. L’eau est toujours à 3 °C.
D’ordinaire, le chrono n’est déclenché qu’au moment où nous
touchons la terre, notre point de départ, mais les rouleaux nous
empêchent de nous approcher de la côte. Ni plage, ni sable, que des
rochers ! La mer, qui semblait placide, est en réalité suffisamment
déchaînée pour nous inquiéter. Nous comprenons que cette
traversée ne sera pas une partie de plaisir, pour aucun de nous…
Suzana donne un coup de sifflet. Il est 15 h 20.
À cet endroit, le courant est particulièrement vigoureux. Nous
devons produire un effort intense pour nous en extirper rapidement.
Arnaud donne le tempo. Trop vite, trop fort, fortissimo. Avec lui, c’est
du thrash metal ! Attaqué par le froid, mon cœur s’emballe. J’ai du
mal à respirer. J’ai suffisamment d’expérience pour savoir qu’à ce
rythme je nage droit vers mon cercueil. Lors de notre entraînement
avec les militaires de Toulon, le médecin-chef nous a recommandé
de ne pas nager trop vite pour économiser nos calories. Alors, en
voyant Arnaud partir comme une balle, je suis inquiet. Mon
partenaire se rend compte de la situation et comprend que je ne suis
pas en mesure de le suivre. Toujours attentif, il s’arrête, revient à ma
hauteur.
L’environnement est sidérant, véritablement hostile. Le brouillard
si épais, les vagues si profondes qu’on aperçoit à peine la coque des
bateaux. Les Inuits semblent pris de panique car ils ne distinguent
pas la Grande Diomède, or ils naviguent à vue. Sur le bateau, aucun
des membres de notre équipe ne semble mesurer leur désarroi.
Marc est équipé d’un GPS mais il ne lui vient pas à l’idée de le sortir,
préférant accorder sa confiance aux experts de l’Arctique.
SOS : besoin de savoir dans quelle direction nager ! L’un des
bateaux se place devant nous, mais son moteur poussif peine à tenir
le ralenti. Il est tantôt devant, tantôt derrière, tantôt sur le côté. Pas
très loin, pas plus de 5 mètres, pour pouvoir assurer notre sécurité,
mais jamais au bon endroit. Sans cette vigie, impossible, pour nous,
de garder le cap. Nous sommes paumés et déjà exténués. Ce
mauvais film de série B a pour titre Apocalypse à Béring ! À travers
le brouillard, épais comme du coton, nous apercevons un rocher. Ce
train d’enfer couplé à des courants puissants nous aurait-il déjà
projetés à destination ? Voilà seulement douze minutes que nous
nageons. Comment croire au miracle ? Nous avons tout simplement
fait demi-tour ! Retour à la case départ, à la case désespoir ! Les
Inuits semblent complètement perdus, mais pas pour autant affolés.
Ils exécutent stoïquement le job pour lequel ils ont été grassement
payés. Sans une belle enveloppe, ils n’auraient jamais eu l’idée de
prendre la mer dans un tel marasme et encore moins d’y barboter.
Seules les fadaises de deux mammifères français en combi, palmes
et bonnet, manifestement complètement givrés, ont pu les pousser
dans un tel micmac. Mais cette situation ubuesque ne semble pas
les préoccuper outre mesure.
Pour Arnaud, c’est un autre scénario. D’ordinaire si courtois et
flegmatique, il explose. Il en veut à tout le monde, à la terre entière.
Le chaos dans l’eau, la pagaille parmi les bateaux ; c’en est trop !
C’est le moment qu’attendait Marc pour avoir, enfin, une étincelle de
génie : « Au fait, j’ai un GPS ! » Trop tard, Arnaud est furibond. Je
l’entends hurler ! J’essaye de garder mon sang-froid, de
sauvegarder chaque miette de ma concentration, pour ne pas céder
au découragement.
Marc prend les choses en main et donne le cap. Arnaud, vivifié
par la colère, repart de plus belle. J’essaye de m’accrocher. Au
premier ravitaillement, trente minutes après notre départ, je
suffoque. À ce moment, le supplice redouble. Le froid n’attend que
cette trêve pour nous statufier sur place. Il faut donc changer de
stratégie. Les ravitaillements durent à peine vingt secondes.
Davantage, ce serait prendre un risque majeur. Absorber quelques
gorgées et repartir aussitôt. Dans la précipitation, les Thermos
contenant de précieuses boissons chaudes sont restées sur l’île.
C’est open bar mais, pour seul carburant, de l’eau minérale,
agrémentée de quelques sucres rapides. Dans les bouteilles, l’eau a
gelé. En guise de gouttes, nous n’avalons que des glaçons. Glacé
dedans, glacé dehors. L’enfer ! J’ai si froid que je n’arrive pas à
uriner. J’aimerais pourtant sentir ce liquide chaud couler contre mon
corps, comme ce fut le cas dans la Manche. Un fluide à 37 °C dans
une eau à 3 °C, ce serait le plus merveilleux des remèdes. Mais pas
une goutte à espérer de ma vessie…
Arnaud avale une demi-gourde de Maxim, boisson isotonique,
concentré de sucre et de minéraux, qui facilite la récupération. Le
doc semble inquiet parce que ma respiration est trop rapide et mes
pulsations cardiaques ont explosé. Il s’époumone : « Allez moins
vite, moins vite ! » À nouveau, Arnaud, visiblement pressé d’en finir,
modère sa vitesse. Vêtu de sa combinaison épaisse et étanche, il
n’est pas aussi attaqué par le froid que moi.
Pour autant, pas question d’abandonner. J’ai de la constance
dans la souffrance et personne ne me sortira de l’eau. Mon cerveau
en ébullition m’ordonne de guerroyer. Arnaud est là, à mes côtés,
pour me pousser, m’encourager. Il me connaît, connaît mon mental
et sait que je suis capable d’aller au bout.
Nous progressons, toujours dans le brouillard. Il se met à
pleuvoir, ce qui ne fait qu’accentuer la sensation de froid. Maintenant
que nous savons dans quelle direction avancer, la cadence est plus
régulière, plus rapide. Je me place dans le sillage d’Arnaud, mon
poisson-pilote. Il a exigé que le deuxième ravitaillement ait lieu
vingt minutes après le premier. L’heure du « rafraîchissement » a
sonné. Arnaud saisit une gourde et tente tant bien que mal de me
faire boire. Dès que je m’arrête, je perds toute énergie, deviens
poupée de chiffon. La mer me ballotte en tous sens. Sur les bateaux
suiveurs, l’équipe n’est pas en meilleur état. Suzana s’est habituée
au mal de mer et résiste tant bien que mal au tangage. Robert
commence à pâlir méchamment. Il demande au doc de lui
administrer un comprimé. Trop tard, il penche la tête par-dessus
bord et se soulage ! Cette nausée est alimentée par les émanations
du gasoil des moteurs. Bruno, notre journaliste, n’est guère plus
vaillant.
Dix minutes après le second ravitaillement, Arnaud se retourne
vers moi. Il est inquiet. J’ai le visage dans l’eau, je ne bouge plus.
« Qu’est-ce qu’il y a ?
— Suis fatigué, froid. Peux plus avancer. »
Une heure déjà. C’en est trop. Je commence à perdre tout
contrôle. Je suis en hypoxie, en manque total d’oxygène. J’ai peur,
mais impossible de dire un mot. J’intériorise, rien ne sort. Je viens
d’entendre le doc dire :
« Ça ne va pas. On va arrêter Philippe. »
Je comprends son anxiété. Le médecin risque gros : non-
assistance à personne en danger ! Arnaud et moi avons pourtant
pris la précaution de signer une décharge, dès le début de
l’aventure, sur laquelle il est stipulé que nous sommes seuls
responsables de nos décisions. Je suis peut-être cinglé, mais majeur
et vacciné. Vacciné, à quoi bon ? Ce n’est pas un virus qui menace
de m’achever. Je sens mes fesses se durcir sous l’effet du froid et
mes extrémités amputées sont fragilisées par le fait qu’elles sont mal
irriguées par le sang. Cette mutilation est un risque supplémentaire.
Il m’est déjà arrivé, après une journée de ski où je n’avais pas pensé
à me protéger suffisamment, de découvrir, lors du déballage, mes
extrémités totalement noircies, presque nécrosées. En l’absence de
sensibilité sur toutes les parties greffées, je ne me rends pas compte
du danger ! La plus grosse crainte du doc, c’est que, en l’absence de
ces signaux d’alerte, l’hypothermie gagne mon cerveau.
Et c’est apparemment ce qui est en train d’arriver. Je suis là, les
bras en croix, plus de jus, plus rien ! Mon cœur et mon corps crient
au secours depuis quelque temps déjà, mais je commence
seulement à les entendre. Arnaud s’approche de moi et me prend
dans ses bras.
Inquiet, le doc se met à hurler :
« Bon sang, qu’est-ce qui se passe ? Arnaud, dis-moi ! »
Raisonnablement, il faudrait me sortir de l’eau, mais je suis bien
incapable de prendre cette décision, ni aucune autre décision
d’ailleurs. Le peu d’énergie et de lucidité qui me reste, je les
consacre à ma survie. Je me revois dans la Manche, obsédé par
mon seul objectif : aller au bout, maintenant. Aller au bout de la
connerie, de la suprême débilité, mais y aller. Cette bulle ressemble
à un instant d’immortalité. Coûte que coûte. Peu importent les
conséquences. Dans ces moments, l’esprit abandonne, quitte à en
mourir. Le feu m’a épargné, peut-être est-ce l’eau qui va me faire
gagner le paradis ? Pas encore ! Tant que le sang n’a pas gelé dans
mes veines, je continue. Le souci, c’est que toute l’équipe semble
accepter ce jeu fatal, repoussant les limites jusqu’à l’excès. Tout le
monde connaît mon tempérament, personne ne se risque à me
saisir par le tuba pour me remonter sur le bateau. Comme un suicide
collectif dont je serais la seule victime. Arnaud, Robert, les filles,
tous sont entrés dans notre univers, dans notre bulle… Béring, c’est
notre rêve suprême, et cette épopée, qui a grandi crescendo, vaut
bien un ultime sacrifice. Le dernier acte, façon tragédie antique,
dans laquelle la dague est une vague et le poison un poisson. Après
tout, je m’en fous, je suis déjà mort…
L’illusion d’être éternel

Je suis mort le 5 mars 1994 ! J’affirme que ma vie s’est arrêtée


ce jour-là. Puis une autre a commencé… Alors quelle relation
entretient-on avec la mort lorsqu’on l’a frôlée de si près ?
Il est certain que, soumis à un choc aussi inconcevable, la
plupart y seraient restés. J’ai puisé, je ne sais où, une force
surhumaine qui m’a permis de me maintenir en vie. Ce que j’ai vécu
après mon accident n’était que du bonus malgré le coma, les
amputations, la rééducation, le désespoir… Mais, à mon réveil,
lorsque je me suis découvert sans bras ni jambes, j’ai supplié la mort
de venir me chercher. Comment avais-je osé lutter contre elle,
comment avais-je osé lui résister ? En guise de revanche, elle
semblait me condamner à ce corps inhumain, une situation
inimaginable pour le commun des mortels. Quelle vie pour un buste
et une tête ? J’imagine, d’ailleurs, que toute personne confrontée à
un handicap, même plus léger que le mien, ne voit, dans un premier
temps, aucune issue. C’est un réflexe humain : « Ma vie s’arrête
là ! » On imagine qu’on ne sera plus jamais actif, plus jamais
autonome, plus jamais aimé…
Alors, seul dans ma chambre, je lui ai crié : « Viens me
chercher ! » On m’aurait, à ce moment-là, proposé d’avoir recours à
l’euthanasie, j’aurais signé sans hésiter. Mais aucun espoir de ce
côté ; les médecins s’obstinaient à sauver cette « carcasse
médicalement viable ». Un esprit sain dans un corps « ceint » de
pansements, de perfusions, de cicatrices. Mais peu importe, lorsque
la vie a triomphé, Hippocrate se doit de la préserver.
Je reste donc seul face à ma douleur, inutile d’en parler à
quiconque, aux médecins, au psy, à ma famille, à ma grand-mère
que j’aime tant. Jamais je n’ai pu dire : « J’ai envie de mourir ! »
Pour tous, la vie m’a fait un cadeau en me laissant auprès d’eux et
cette « chance » justifie tous mes sacrifices. Les médecins ont
pourtant l’habitude. Des regards comme le mien ne trompent pas. Ils
ont suffisamment d’expérience pour reconnaître ceux qui espèrent
l’absolution. Mais, dans un ballet bien rodé, on tente la petite
consolation d’usage, on envoie le psy, on répond au moindre de mes
caprices… Une multinationale de l’empathie qui entreprend de me
convaincre que mon existence prochaine sera belle.
Quel canular, quelle fumisterie ! J’échange mon corps contre
votre compassion.
Une fois dépassée cette plongée en enfer, la vie renaît. Une
autre existence que je dévore désormais à pleines dents, avec une
envie insatiable de la brûler par les deux bouts, sans jeu de mots…
Ce feu violent, qui ne m’a pas consumé la première fois, me procure
aujourd’hui toute mon énergie et l’envie de respirer. Au point de
redouter aujourd’hui une autre mort, celle qui m’attend, celle de
l’homme malade ou vieillissant. Elle me hante la nuit, lorsque je
ferme les yeux, jusqu’à en avoir mal au ventre. Je lui parle, la tiens à
distance, tente de l’apprivoiser dans les limbes d’un sommeil qui
peine à venir : « Attends un peu, laisse-moi du temps, comme tu l’as
déjà fait par le passé. Laisse-moi tranquille ! J’ai tant de choses à
vivre… Ne me provoque pas un accident de la route, ne me
déclenche pas un infarctus, ne me donne pas un cancer… » J’ai le
sentiment d’avoir déjà payé mon tribut. Être déjà mort vous donne
l’illusion d’être éternel…
Le veto russe m’a sauvé la vie

J’ai juste la force de prononcer :


« Combien ? »
Marc, observe l’écran de son GPS.
« Moins de 500 mètres. »
Je regarde Arnaud :
« Nage, nage, nage… »
Il comprend, ne dit rien et repart. Nous prenons la fuite. Je scrute
les pieds d’Arnaud, ne pense plus à rien d’autre. Suivre ses pieds,
suivre ses battements. Dans les bateaux, on hurle : « Go, Go, Go ! »
Suzana a même l’impudence de nous crier : « Allez les gars, faut se
bouger maintenant ! » J’aimerais bien l’y voir…
Ce qui se passe ensuite, on me l’a raconté et je l’ai vu à la télé.
Un trou noir de 500 mètres ! Après l’ébullition de la première heure,
une lutte volcanique, je sombre dans un espace calme et silencieux.
Comme un trou blanc qui précède la mort, sans image, sans odeur,
sans son. Comme si mes sens avaient quitté le navire avant qu’il ne
sombre. Je n’ai plus le moindre souvenir de mes dix
dernières minutes à Béring. Mon corps a nagé droit devant mais
sans capitaine à bord, en pilotage automatique…
Jusqu’à entendre un long sifflement. Comme l’alerte d’un
électrocardiogramme plat qui murmure en réalité notre victoire. Nous
sommes en Asie. Une heure et vingt minutes de nage. Quatrième
traversée achevée. Notre défi « Nager au-delà des frontières » est
accompli.
C’est à Suzana que nous devons notre salut. Elle s’époumone
sur le sifflet, comme pour nous dire, sans mot : « Ça y est, vous
avez réussi. » Nous étions convenus que c’est elle qui mettrait un
point d’orgue à cette aventure, en hommage à tout ce qu’elle a
enduré depuis des années. Une délivrance pour moi, pour Arnaud,
et pour toute l’équipe qui en a bavé elle aussi, pour Séverine et
Suzana qui, à leur façon, se sont mouillées. Cette dernière traversée
n’a pas épargné ma chérie. Je le vois à son visage inquiet et
déconfit.
Nous apprenons que nous avons même pénétré dans les eaux
territoriales russes, de 200 ou 300 mètres. Nous sommes à moins
d’un kilomètre de la Grande Diomède. Les militaires nous ont peut-
être suivis sur leurs radars mais, dans ce brouillard, impossible de
nous distinguer. Nous aurions bien pu nager jusqu’au rivage sans
être inquiétés. Mais, pour être franc, je ne suis pas certain que j’y
aurais survécu. Le veto des Russes m’a peut-être sauvé la vie.
C’est l’euphorie. Des cris, des pleurs. Les émotions se
bousculent : le bonheur de la réussite, l’accomplissement d’un rêve
et d’un travail de dix-huit mois… Plus tard, les Inuits nous diront à
quel point ils ont été fiers, eux aussi, de nous accompagner dans
cette aventure.
Je suis totalement congelé, mais refuse qu’on me remonte à
bord. Je dois dire quelque chose, encore dans l’eau, notre élément,
cette matrice qui nous protège et nous permet, Arnaud et moi, de
grandir ensemble. Dehors, après, ce sera définitivement fini. Arnaud
me soutient, il est tout contre moi, comme un frère siamois. Ma
bouche crispée par le froid parvient péniblement à articuler une
phrase.
« Arnaud m’a dit qu’il était fier de ce qu’il a fait avec moi et moi je
suis fier de ce que j’ai fait avec lui. Un pour tous, tous pour un. »
Encore dans l’eau, une longue étreinte, celle d’une belle amitié.
Arnaud me confie à son tour qu’il n’aurait jamais réussi sans moi. Il
me dit merci, lève le poing et le maintient dressé.
Je viens d’achever la nage la plus dure de ma vie. Jamais je
n’avais produit un tel effort. Ni la Manche ni Gibraltar n’ont exigé
autant de moi. Une heure et vingt minutes pourtant, seulement !
On me hisse dans le bateau. Je m’assieds, les yeux fermés, et
me mets à pleurer. Suzana se jette dans mes bras. Je sanglote
comme un bébé. Arnaud a le sourire, il laisse les larmes à Séverine.
Pour tous, c’est le moment des effusions. Le doc est aussi ému que
soulagé : son « patient » retors est sauvé.
Sur le bateau qui à pleine vitesse nous ramène vers la Petite
Diomède, je grelotte mais reprends peu à peu mes esprits, toujours
réfrigéré dans ma passoire en Néoprène.
De retour dans la laverie, on me déshabille et m’immerge dans
une baignoire d’eau fraîche pour remonter progressivement en
température et ne pas prendre le risque que je succombe à un choc
thermique. Je reste là, seul, à faire trempette, alors que derrière,
j’entends qu’on fait la fête ! Arnaud, lui, n’a pas besoin d’un tel
traitement, il est chaud bouillant grâce à sa tenue de combat. Je
reste presque trente minutes à patauger en eau douce. Plus
longtemps que prévu, car la porte a claqué et je suis enfermé à
l’intérieur. On mettra un bon bout de temps avant de trouver des
outils pour venir à bout de cette serrure.
À peine délivré, on m’annonce que je dois assurer le direct à la
radio. Je me retrouve tout juste habillé au milieu de la pièce, une
serviette sur les épaules et un micro sous le nez. Depuis Paris, le
journaliste me pose des milliards de questions. J’essaye d’articuler
quelques sons audibles mais l’émotion est encore si fraîche, si forte,
que je craque à l’antenne. J’ai l’impression que cette conversation
entrecoupée de sanglots dure une éternité.
Arnaud, à son tour :
« C’est un défi réussi en équipe. C’est une chance incroyable
d’avoir nagé à cet endroit. Même la tempête ne nous a pas
découragés, j’ai toujours su qu’on allait se mettre à l’eau. C’était
impensable de rentrer sans l’avoir fait. »
Notre victoire est fêtée au thé et au café, prohibition oblige. Le
champagne est resté dans nos valises. Il faut rapidement rassembler
nos affaires, se préparer à un départ en bateau vers Wales.
En vain ! La mer qui nous a laissés nager refuse de nous laisser
repartir. Ce soir, cette nuit ou peut-être demain matin…

Fausse alerte à 4 heures du matin. Un bateau était sur le point


d’appareiller pour nous emmener vers le continent, mais une fois
encore, les pêcheurs se sont rétractés. Les conditions météo ne sont
pas bonnes, pas davantage à Wales. À force, nous ne savons plus
qui croire. Nous commençons même à penser qu’on nous garde
volontairement sur place pour remplir les caisses de la communauté.
Nous les avons pourtant prévenus que nous ne pouvons pas rester
un jour de plus, car notre budget est à zéro. Mais c’est visiblement la
météo qui nous tient en otage. On évoque la perspective, le
lendemain, de quitter l’île en hélico. Il vient assurer le ravitaillement
en urgence car, à cause de la tempête, les étalages de l’épicerie
sont désormais vides. Plus grand-chose à grignoter, à part un
cocktail de pâtes chinoises toutes saveurs qui a rempli nos assiettes
durant ces derniers jours…

Le jour se lève sur un nouvel espoir. On entend que ça bouge, ça


range, ça s’organise… Nous nous précipitons pour aller à la pêche
aux infos. Marc confirme que l’hélicoptère se pose aujourd’hui sur
l’île et qu’il va enfin pouvoir nous « extraire » ! Soulagement ! Je
l’entends approcher. À la hâte, on passe en revue notre plan de
bataille : l’évacuation va se faire en quatre rotations, sachant qu’il y a
quatre places disponibles à chaque fois. D’autres sont bien plus
pressés que moi, mais Marc a décidé que je ferais partie du premier
voyage. Il estime que j’en ai assez bavé entre mes quatre murs,
derrière ma fenêtre, et qu’il est temps de m’accorder de plus vastes
horizons. Je serai en compagnie de Suzana, du doc et de notre
fixeur, Ken. L’engin doit se poser directement à Nome. Les autres
suivront dans la foulée. Pas le temps de dire adieu. Je n’y
comprends rien, je ne sais pas qui d’eux je reverrai.
On me sangle sur le siège arrière. Les pales se mettent à
tourbillonner. Au décollage, le vent manque de projeter l’engin sur la
falaise. Lorsque je vois la Petite Diomède peu à peu s’éloigner, le
déroulé de cette incroyable aventure me revient en accéléré : Zeth
en Papouasie, Paul dans la mer Rouge, Théo à Gibraltar… Ces
rencontres magnifiques, ces moments magiques me sautent à la
gorge. Je pleure, je ris, je pleure, je ris. Putain, on l’a fait… Et j’en
suis fier !
Nous sommes le 19 août et la neige commence à tomber. Le
plafond de nuages est si bas que l’hélico est contraint de voler au
ras de l’eau. En toute logique, il n’a pas le droit de décoller dans de
telles conditions. Sans radar, il pourrait percuter un mât ou un navire.
Les rafales ne cessent de nous malmener, nous déportant à droite, à
gauche. Aux commandes, le pilote reste imperturbable ; nous
sommes tétanisés. Sur le continent, le paysage est pourtant
onirique : un espace lunaire sans aucune végétation. Un désert
enivrant !
Au bout d’une heure, l’hélico se pose enfin à Nome. À peine
atterri, il repart aussitôt chercher Marc, Marianne, Bruno le
journaliste et Mike, l’un des pilotes de bateau. Il les déposera cette
fois-ci à Wales. Ils ont pour mission de récupérer nos affaires
personnelles. Tout le matériel que nous avions acheté ne nous aura
finalement pas été d’une grande utilité. Comme il est inenvisageable
de ramener près d’une tonne de fret en France, nous décidons d’en
faire cadeau aux Inuits. Le trio doit ensuite prendre le premier avion
pour rejoindre Nome, avant que nous ne poursuivions, ensemble,
vers Anchorage.
Sur la Petite Diomède, l’inquiétude grandit. Cette deuxième
rotation prend plus de temps que prévu. La météo est de plus en
plus capricieuse. Finalement, les derniers, dont Arnaud et Séverine,
ne quittent l’île que vers 18 h 30 dans une véritable tempête de
neige. Un vrai bonheur pour ce baptême qui, de leur aveu, fut une
expérience aussi hostile que magnifique. Cette dernière liaison les
conduit directement à Nome.
Nous ne reverrons Marc, Marianne et Bruno que trois mois plus
tard, à Paris, lors de la présentation de notre film à l’Unesco. La
neige a recouvert la zone. Ils resteront coincés à Wales puis à Nome
parce que tous les vols sont complets. Ils patienteront une semaine
de plus en Alaska avant de regagner la France…

Le reste du groupe a enfin réussi à prendre un vol pour


Anchorage, où nous retrouvons, pour deux jours encore, le confort
de la civilisation et surtout une gastronomie plus compatible avec
nos pauvres papilles mises à rude épreuve ces derniers temps.
Hamburgers, légumes, frites, mayonnaise ! C’est le bonheur. Des
excès caloriques, hautement répréhensibles, mais sur lesquels nous
nous jetons sans scrupule, comme des rescapés d’on ne sait quelle
famine. Pourtant, à notre arrivée, nous ne nous étions pas gênés
pour médire sur les habitudes alimentaires des Américains. Un
séjour sur la Petite Diomède suffit à altérer tout esprit critique.
Voilà quinze jours que l’alcool s’est soustrait à nos tentations, il
est temps de fêter dignement le succès de notre aventure. Trinquons
à « Nager au-delà des frontières » !

Ce soir, c’est l’adieu à l’Alaska, l’adieu à notre aventure, l’adieu


aux continents. Nous décollons vers la France.
Mais avant notre retour, Marc nous a réservé une ultime
réjouissance. Un minibus nous conduit jusqu’à Lakewood. Sur ses
rives, j’aperçois les deux grandes ailes d’un coucou bicolore, en
rouge et blanc. Je sais à cet instant que je m’apprête à vivre l’une
des expériences les plus grandioses de ma vie. Car autour de nous,
il n’y a que des glaciers et des montagnes enneigées. Cet hydravion
est suffisamment grand pour nous embarquer tous. Robert se place
aux côtés du pilote pour échanger avec lui (le jeune homme a piloté
son premier avion à 6 ans !) et surtout réaliser des prises de vue que
l’on imagine splendides. Le soleil est au beau fixe, le ciel d’un bleu
pur. L’hydravion griffe l’eau puis s’étire dans les airs. En
quelques minutes, il atteint les sommets. Le panorama est
époustouflant, sublime, unique. Blanc, intégralement. Se frayant une
route entre les versants abrupts, il dodeline. À chaque virage, l’aile
effleure les séracs.
Au milieu de nulle part, l’hydravion fait une halte sur un lac, tout
en douceur. Un amerrissage sur du satin, avant d’accoster sur un
bout de plage. On me descend tant bien que mal, manquant de
chavirer, me dépose à terre, contre le tronc d’un arbre mort. Mes
compagnons partent vadrouiller. Je suis seul. Pas un bruit, pas un
frémissement, pas un décibel… J’entends battre mon cœur. Je suis
apaisé, contemplatif. Immobile et pourtant libre. Après tant de
remous, des mois bouillonnants, des confrontations explosives, je
me laisse envahir par le silence. De ces silences qui vous rendent
terriblement vivant.
VI
VERS D’AUTRES HORIZONS
Jeux paralympiques de Londres : « Je
suis normal ! »

À peine revenu de Béring, mon téléphone sonne. C’est la


rédaction de France Info.
« Ça vous dirait d’aller à Londres pour couvrir les Jeux
paralympiques ?
— Oui, mais pourquoi moi ?
— On vous a suivi sur les cinq continents. On a adoré. On a
enregistré de beaux pics d’audience chaque fois que vous passiez à
l’antenne. On vous veut en tant que correspondant.
— OK, mais dans quelles conditions ?
— On vous fournit un téléphone portable pour rester joignable à
tout moment et faire part de vos impressions, de vos émotions. Le
deal est simple : on vous appelle et, cinq minutes après, vous êtes à
l’antenne ! Un live sur ce que vous voyez, ce que vous ressentez, ce
que vous vivez ! »
Nous sommes le 26 août ; les Jeux débutent le 29 août. Une
expérience comme celle-là ne se refuse pas. Je signe. Me voilà une
fois encore sur le point de sauter dans le grand bain, sans bouée.
J’ai beau être nageur de haut niveau, je ne suis pas vraiment initié
au sport, et encore moins au handisport. Ma seule « expérience »
handisportive, c’est une rencontre avec Marie-Amélie Le Fur, sur le
plateau de TV5 Monde. Cette athlète française vise deux médailles
d’or à Londres. Vivre les Jeux de l’intérieur, c’est une aubaine !
Improvisation, émotion, Croizon : ça devrait le faire !
28 août 2012. Arrivée en gare de Saint-Pancras entièrement
rénovée, cathédrale grandiose, ambiance victorienne. Welcome in
London. Définitivement francophone, je ne comprends pas un mot.
Direction le parc olympique, en banlieue. Après de minutieux
contrôles, sécurité renforcée oblige, je récupère enfin mon « Pass
média ». Avec ce sésame, c’est open bar. Douze jours de
compétitions à consommer sans modération. London 2012 est un
cru exceptionnel. La cérémonie d’ouverture, dans un stade plein à
craquer, n’a rien à envier à celle des « valides » un mois auparavant.
C’est une merveille d’ingéniosité avec ses couleurs, ses acrobaties
aériennes et un feu d’artifice rythmé par un rock endiablé.
Cécifoot, rugby fauteuil, torball, je découvre des sports dont je ne
soupçonnais pas l’existence. J’ai encore le souvenir des Jeux
paralympiques d’Athènes ou de Sydney devant des tribunes vides.
Mais, à Londres, une page se tourne. Le choc. Vraies rivalités,
grands exploits, beaux athlètes. Du sport de haut niveau, sans
pathos. À chaque instant, l’émotion est là, intacte, immense. Arnaud,
venu me rejoindre au bout de quelques jours pour relayer Suzana,
avoue prendre une claque monumentale. Avec moi, il entre dans le
monde du handicap, avec moi, il découvre un univers totalement
méconnu.
De ces Jeux, je retiens deux moments forts. Tout d’abord
le 100 mètres de Marie-Amélie Le Fur. Dans le stade : cris,
hurlements, explosion d’enthousiasme… Les athlètes font leur
entrée. La jeune Française court dans la catégorie T44, celle des
athlètes amputés tibiaux. En 2004, à l’âge de 15 ans, elle a perdu sa
jambe gauche dans un accident de scooter et court avec une
prothèse en lame de carbone. Joli brin de femme, toute svelte, toute
blonde. Le starter est brandi. Silence absolu. Déflagration ! Dès les
premières foulées, Marie-Amélie est en tête. Mais ses deux
adversaires remontent. Elle est menacée. Un dernier coup de reins
et elle se jette la tête la première vers la victoire, chute en rouler-
bouler, retombe sur son bras. La course est terminée, mais a-t-elle
obtenu l’or ? Assise, elle fixe l’écran. Elle attend. L’Olympic stadium
se fige dans le silence. « Médaille d’or : Marie-Amélie Le Fur. » Elle
se relève, fait un saut de cabri et pousse un cri. Repris par quatre-
vingt mille spectateurs. Et ce jour-là, justement, France Info ne
m’appelle pas. On ne m’accorde l’antenne que le lendemain, mais je
suis encore envahi par l’excitation. « J’ai vu une course
extraordinaire. Je vous la raconte, je vous la raconte… »
Mon deuxième coup de cœur, c’est la victoire de Charles Rozoy
sur le 100 mètres papillon. Charles entame d’abord une carrière
« valide » mais, en 2008, un accident de moto laisse son bras
gauche paralysé. Un beau gosse de 1,90 mètre, carrossé comme un
champion. Dès son entrée dans le vertigineux Aquatic Center, je
hurle, crie, vocifère, certain que mon enthousiasme le portera vers la
victoire. Un french journalist un peu indiscipliné qui fait tache dans
ce carré média où l’information l’emporte sur l’émotion. Peine
perdue, Charles est en lui, en phase concentration. Je connais cet
espace-temps où tout s’arrête, où les battements du cœur donnent
le tempo. Bulle silencieuse qu’aucun cri ne perce. Charles est seul
dans son univers. Quatre ans d’entraînement, de préparation.
J’entends battre son cœur de nageur. Il se hisse sur le plot de
départ. Bang. Starter, c’est parti. Il nage comme un fou, de front
avec un Russe qui refuse de lui laisser la moindre avance. Mais, sur
les derniers 50 mètres, il déchire sa chrysalide et devient papillon.
Plus rien ne peut stopper son envol. Il monte sur le podium. Tonne
La Marseillaise… Le quadri-amputé aimerait être à sa place et
chanter : « Marchons, marchons… » Je partage son bonheur, peux
palper son émotion. J’ai connu cette sensation à mon arrivée dans la
Manche… Que cette médaille doit être précieuse !
Et puis je me souviens de « la » course emblématique, celle
d’Oscar Pistorius, surnommé Blade Runner à cause de ses deux
lames en carbone. L’icône apparaît ; le stade entre en transe. Les
flashs crépitent. L’instant est féerique. Le play-boy, égérie d’une
marque de parfum, qui était confronté un mois auparavant aux
meilleurs athlètes valides, s’aligne sur le 200 mètres. Convaincu de
sa suprématie, porté par ses certitudes, le Sud-Africain décolle en
trombe mais relâche ses efforts sur les derniers mètres. Sur la ligne
d’arrivée, le jeune Brésilien Alan Oliveira lui arrache « sa » médaille.
Faisant preuve d’un manque total d’esprit sportif, le mauvais perdant
laisse exploser sa rage. Le Brésilien s’approche pour lui serrer la
main, Pistorius le repousse. Le public siffle, hue… Pistorius
déposera une réclamation, prétextant que les lames de son
adversaire sont plus longues que les siennes, alors qu’il a, autrefois,
lui-même, subi cette discrimination de la part des « valides ». En une
seconde, l’icône a chuté de son piédestal. L’actualité sera plus
cruelle encore quelques mois plus tard lorsqu’on apprend qu’il a tué
sa petite amie… Le handicap ne protège d’aucun excès, et cette
« sagesse » dont on voudrait nous affubler n’est qu’une illusion.
Ces Jeux paralympiques, c’est un peu le championnat du monde
de la résilience. En voyant ces athlètes, j’ai le sentiment que nous
partageons la même histoire. Ils sont nombreux à avoir enduré des
drames, à avoir survécu à des accidents. Amputés d’un membre, de
deux ou de quatre, paraplégiques, handicapés de naissance ou
aveugles… J’éprouve un grand respect pour ceux qui s’astreignent à
une telle discipline, à cette douleur incessante qui vous propulse
vers la vie.
Pour autant, ai-je ma place dans cette ethnie de champions ?
Les dirigeants de la Fédération française handisport (FFH)
m’observent de loin, méfiants. Je reste, pour eux, un « cas à part »,
un électron libre. J’ai quelques griefs à leur égard. En centre de
rééducation, aucune pratique sportive. Qu’attendent les instances
fédérales pour pousser la porte de ces établissements, comme elles
l’ont fait dans les clubs en ville ? Ceux qui survivent placardés entre
quatre murs ont besoin de pionniers dans ce domaine.
L’engagement reste bien trop timide ! Avec la FFH, nous nous
sommes longtemps regardés en chiens de faïence et avons fini par
convenir que cette défiance réciproque était stupide. Tous dans la
même galère !
À Londres, j’ai trouvé ma famille. Je suis débarrassé, si tant est
qu’il m’en restait, de tout complexe. Une kyrielle de « modèles
Croizon » comme fabriqués à la chaîne. Le handicap est ici la
norme. Je suis « normal » ! Dans les allées, parfois, on me
reconnaît, on m’apostrophe. Quelques Anglais, mais surtout des
Français. Pas de regards compatissants, un univers entièrement
accessible, des coups de main proposés avec bienveillance, dans
l’enceinte du parc olympique mais aussi à Londres, comme si cet
état d’esprit avait submergé la ville tout entière. L’Angleterre est un
précurseur dans ce domaine. C’est en effet à Stoke Mandeville,
dans le Buckinghamshire, que, en 1948, sir Ludwig Guttmann,
neurologue et chirurgien, organise les premières rencontres
sportives impliquant des patients souffrant de lésions de la moelle
épinière. Un événement initiateur des futurs Jeux paralympiques
d’été qui auront lieu pour la première fois à Rome en 1960 tandis
que ceux d’hiver voient le jour en 1976 en Suède.
Soixante ans après, cette quatorzième édition constitue un
tournant majeur pour le paralympisme : 164 pays, 4 200 athlètes,
421 records battus, dont 251 records du monde, 2,4 millions de
billets vendus sur les 2,5 millions disponibles (contre 1,8 million à
Pékin en 2008). Le handisport en est sorti grandi. Et moi, j’en suis
revenu nourri d’un nouvel espoir : « Ça y est. C’est gagné ! » Ces
champions vont enfin être reconnus à leur juste valeur et gagner
l’Olympe. Ce formidable élan ne peut, ne doit pas retomber !
À Londres, j’ai vu des familles entières venir partager cette fête,
avec de jeunes enfants, sans aucune appréhension. Le sport en
majesté, le handicap en dignité.
Bilan d’un succès

Au retour des Jeux paralympiques, la tension retombe. Je pose


enfin mes valises. Après des mois exaltés, c’est l’heure de dresser
un bilan. Cent jours, cinq continents, quatre traversées, deux
nageurs, un objectif. Cinquante-cinq kilomètres parcourus, vingt
heures de nage, 26 °C dans la mer Rouge, 3 °C dans le détroit de
Béring… Des chiffres, des chiffres. Mais d’un point de vue humain et
sportif, la mission « Nager au-delà des frontières » est-elle remplie ?
Puissance mille ! Jamais nous n’aurions imaginé vivre une aventure
aussi magistrale. Arnaud et moi connaissions le dépassement de
soi, l’entraînement de haut niveau, la nage extrême, mais pour la
première fois nous partions à la découverte de notre planète.
Les médias veulent savoir… La transition est rude. À l’isolement
succède la notoriété, même si l’emballement est moins important
qu’après la Manche. L’actualité exige du sang neuf ! Les nouvelles
fantaisies de ce nageur quadri-amputé, c’est presque du réchauffé.
Notre aventure alimente surtout le Net et la presse écrite, largement
abreuvés par les dépêches des journalistes de l’AFP qui nous ont
suivis. À notre grande surprise, les rédactions étrangères assurent
elles aussi le relais, jusqu’aux États-Unis ou en Chine.
En France, une émission avec Yves Calvi. Un plateau avec
Laurent Ruquier sur Europe 1 où je campe son « Invité mystère ».
Un direct sur RTL dans Le Journal inattendu. Canal+ me confie la
rédaction en chef du Grand Journal, aux côtés de Michel Denisot.
Mais quelque chose me dérange, un « détail » contrariant. Le duo
est devenu solo. Où est passé Arnaud ? Un nageur valide, bof ! La
plupart des médias n’ont retenu que ce message basique :
« Philippe Croizon, le mec sans bras ni jambes, qui s’est tapé les
cinq continents à la nage… » Pour Arnaud, il n’y a visiblement rien
d’exceptionnel à « nager entier ». Nous étions pourtant deux à
braver les eaux glaciales, à défier les courants, à narguer les
requins. Et c’est finalement en sortant de l’eau qu’Arnaud a coulé,
happé par l’abysse médiatique.
Les communiqués de presse sont pourtant explicites : deux
nageurs, deux hommes, deux copains… Arnaud Chassery et
Philippe Croizon ! Jusqu’à faire figurer le nom d’Arnaud en premier.
Duo, binôme, paire, couple, double… Rien n’y fait ! Les médias
exigent du 100 % Croizon. Or notre expédition n’a de sens que si
l’on respecte cette parité. Nous voulions effacer les différences, faire
la preuve que nous pouvions avancer au diapason, avec les mêmes
compétences, la même hargne. J’ai souvent ironisé à ce sujet :
« Vous vous rendez compte, un nageur valide a été capable de faire
la même chose qu’un nageur handicapé. » Peine perdue… À travers
ce prisme réducteur, toute la symbolique de « Nager au-delà des
frontières » passe par pertes et profits. Je suis mal à l’aise, j’en parle
à Arnaud. Il me rassure ; la notoriété, il s’en fout. Mieux vaut s’offrir
aux médias à moitié que pas du tout.
La seule fois où Arnaud est convié à une émission, c’est
l’indifférence totale. Plateau de Stade 2. Les sujets se succèdent, le
temps file, l’actualité sportive est chargée… En bout de course, à
quelques minutes du générique, on me tend le micro. Deux
questions in extremis à Philippe ; zéro à Arnaud. Après le clap de fin,
la « potiche » se lâche, furieuse de s’être déplacée pour rien. La
rédaction se confond en excuses : la faute à l’actu, mauvais timing.
La bourde se poursuit sur le Net. Pendant une vingtaine de minutes,
l’émission diffuse en live sur son site. Le thème du jour : « Le
dopage gagne maintenant la sphère amateur ! » Je n’y coupe pas.
Le journaliste me regarde droit dans les yeux :
« Et vous ?
— Quoi moi ?
— Vous vous êtes dopé pour la traversée de la Manche, pour les
cinq continents ? »
Je n’ai pas grand-chose à répondre à ses insinuations. Je reste
correct. Il insiste.
« Vous affirmez que non ?
— Ça suffit. C’est bon votre connerie… »
Bilan : sans commentaire. Stade 2 : sans commentaire.
Voilà le seul « hommage » rendu à Arnaud. Il est vrai que je suis
un « client » plus facile. Les médias en ont pour leur Audimat, je
parle facilement, assure le spectacle, toujours la banane. Avec mon
compère, le message est plus corsé. Il dérive illico vers d’autres
cosmos… Si on lui tend un micro, il aborde derechef la
responsabilité de l’homme envers la nature, les ravages de la
pollution dans les mers du globe et le grand désordre global de
l’univers. Un discours moins fun qui ne semble visiblement pas faire
les choux gras de la télé !
Le bilan de notre expédition nous a permis de dresser une très
longue liste des richesses de notre planète mais également des
aberrations, à la fois écologiques, sociales, économiques et
politiques qui la menacent.
Politiques tout d’abord : le feuilleton à rebondissements pour
l’obtention de nos autorisations a confirmé que les frontières
existaient bel et bien. Nous avions la naïveté de vouloir relier les
continents en oubliant qu’il existait aussi des pays. Partout, la mer
est cadenassée : Indonésie, Israël, Égypte et enfin la Russie qui ne
nous consent qu’une demi-victoire en nous empêchant de toucher la
Grande Diomède. Les clandestins le savent, ce n’est pas dans l’eau
que les hommes gagneront leur liberté…
Écologique ensuite. J’avais assez peu voyagé : les Antilles, le
Liban… En voyant nos destinations sur la carte, je croyais m’offrir un
voyage dans des édens. Or ces mers ne sont qu’immondices. Une
purée de plastique a envahi les flots. Combien de fois Arnaud s’est-il
arrêté, malgré la fatigue, pour ramasser un vieux sac éventré ou une
bouteille et les porter jusqu’au bateau d’assistance ? Un éboueur
des mers, désespéré de voir le bleu devenir gris. Pas un endroit
n’est épargné, la mer Rouge étant certainement la plus polluée. Un
dépotoir à ciel ouvert. Au milieu de cette eau limpide, projetant son
bleu transparent sur des coraux spectaculaires, flottent des nuées
de plastiques. Poissons poubelles venus envahir le paradis ! C’est
pourtant notre futur qui se joue dans les océans. On l’a vu en
Jordanie ou en Égypte, tous les coraux sont morts. La mer nous
appelle au secours.
Il y a, heureusement, des leçons plus positives… Le handicap
était lui aussi au cœur de notre projet, avec la volonté de mettre en
lumière la situation des personnes handicapées dans les pays
visités. Dans la presse, les « petites misères » du monde n’ont pas
fait recette. On s’intéresse aux champions, bien moins aux hommes.
Mais mon handicap à moi, comment a-t-il voyagé à travers le
monde ? Plutôt bien. J’ai perçu dans le regard de ceux que je
croisais de la surprise, de la curiosité, plus rarement de la
compassion. Un geste amical, une petite tape sur l’épaule. En
Indonésie, en Égypte, en Jordanie, au Maroc, mon handicap
semblait fédérateur. Peut-être aussi à cause de la singularité de ma
situation, mon fauteuil moderne et rutilant, la présence de l’équipe
ou la médiatisation de notre aventure… Mais pas seulement. Besoin
d’un coup de main ? On se presse à mon secours. Dans nos
sociétés réputées modernes, le matériel a pallié l’humain. Nous
avons à notre portée des outils sophistiqués, des voitures adaptées,
des fauteuils perfectionnés et la promesse d’innovations
technologiques qui nous laissent espérer l’impensable. Mais cette
émancipation matérielle nous permettra-t-elle encore de
communiquer, d’accepter ou de demander de l’aide, d’être avec
l’autre tout simplement ? Mon plus beau souvenir : les billets
déposés dans mes poches sur le marché de Vanimo, en Papouasie.
Je me plais dès lors à penser qu’il existe encore une fraternité entre
les hommes. Avec le recul, j’ai le sentiment que nous sommes allés
trop vite, qu’il aurait fallu pousser plus loin cette rencontre. Une autre
fois, un autre défi, peut-être…
Carton plein pour notre film

Cent dix minutes, du grand spectacle, des larmes plein les yeux
et des rires… Il suffit de voir les visages des premiers spectateurs
pour comprendre que ce film va être un succès. Réalisé par le fidèle
Robert Iséni, le cameraman qui a suivi l’expédition pendant quatre
mois, et Charlène Gravel, coproduit par Gédéon Programmes et
l’émission Thalassa, Nager au-delà des frontières offre un condensé
de cette formidable aventure sportive et humaine. Trois cents heures
de rush ramenées à leur plus belle expression.
Aussitôt monté, Nager au-delà des frontières s’invite dans le clan
très fermé des festivals de l’aventure. Il est sélectionné pour
participer à celui de La Rochelle, l’un des plus prestigieux.
Programmé en clôture et projeté à guichets fermés. Dehors, une file
de spectateurs a tenté sa chance, et commence à s’agiter au point
de devoir faire intervenir la sécurité. Je n’ai jamais vu le film et le
découvre en même temps que le public. Générique de fin. Je
transpire, suis « en nage » ! Je me jette en pleurs dans les bras de
Robert. Le résultat est au-delà de nos espérances. Avec Arnaud,
nous arrivons tant bien que mal à nous hisser sur scène, alourdis
par l’émotion. L’enthousiasme du public continue de nous figer. Je
m’effondre, incapable de dire un mot, sidéré par l’hommage que
nous rend ce parterre d’initiés, rompu aux défis extrêmes. Une telle
ovation dans ce panthéon de l’aventure légitime toutes ces années
d’obstination. Le film reçoit le prix du Public. Le message est passé,
limpide, sans entrave. À l’image, Arnaud a retrouvé toute sa place.
La victoire de l’un a autant de valeur que celle de l’autre. Partout où
passe le film, il est acclamé par le public. Festival de Val-d’Isère, de
La Réunion, de Dunkerque. Bien avant notre départ, Dijon avait déjà
couronné notre premier film, La Vie à bras-le-corps, avec le prix
suprême, la Toison d’or. Je reçois à mon tour la Toison d’or de
l’aventurier 2012.
Tandis qu’il court la France, son avant-première a lieu
officiellement le 19 novembre 2012 à l’Unesco, à Paris. La tribu des
cinq continents est au grand complet : nos familles et nos amis, bien
sûr, mais aussi mes prothésistes, les militaires de Toulon, nos
partenaires, les membres de mon association Handicap 2000…
Amjad, notre guide dans la mer Rouge, est venu spécialement
d’Égypte, ainsi que Paul Sobol. Il y a évidemment Théo. La
projection a lieu dans la grande salle de l’Unesco, une institution
internationale emblématique puisqu’elle a pour devise : « Construire
la paix dans l’esprit des hommes et des femmes ». Cette soirée est
placée sous le haut patronage du ministre des Affaires étrangères,
Laurent Fabius, qui, avec ses équipes, a paré aux bugs
diplomatiques qui auraient pu faire vaciller notre expédition. Les
ambassadeurs des pays traversés sont également présents. De
l’orchestre jusqu’au balcon, pas un siège de libre. Huit cents
spectateurs. La salle est plongée dans le noir. Musique ! Bon
voyage…
Lorsque les lumières se rallument, c’est sur des yeux rougis.
Interminable standing ovation ! Au premier rang, nos familles sont en
larmes. Elles ont enfin compris. Personne n’avait soupçonné
l’intensité de notre voyage. Mon agonie sur Béring les a fait chavirer.
Ma mère me regarde droit dans les yeux et ordonne : « Tu ne fais
plus jamais ça ! » Nous n’avions, en quatre mois, jamais eu le temps
d’en parler, pris, entre deux traversées, par les entraînements, le
repos. Je suis bouleversé par l’admiration que me témoignent mes
proches. Devant cette salle pleine à craquer, à mon tour, je
ruisselle… J’ai pourtant vécu cette aventure de l’intérieur mais, à cet
instant, par la magie de l’écran, je crois découvrir l’exploit d’un autre.
Celui de deux hommes complètement fous.
Notoriété : le handicap plein écran ?

Nager au-delà des frontières est diffusé sur Thalassa le


30 novembre 2012. Les réseaux sociaux sont au rendez-vous. Une
déferlante ! Des centaines de messages, souvent de personnes
handicapées qui se disent, enfin : « C’est possible ! » Tant de
remerciements qu’on finit par ne plus les lire. Leur nombre suffit à
mon bonheur. Sans voir les mots, je sais que l’émotion est unanime.
Consciencieusement, j’entreprends, au début, d’adresser un petit
mot à chacun. Je suis rodé à cet exercice depuis la traversée de la
Manche ; nous avons mis trois semaines à répondre à tous les
messages. Mais, cette fois-ci, malgré ce plaisir que je souhaite
partager, mon temps n’y suffit plus.
Ce deuxième challenge a décuplé ma notoriété. J’en ai presque
peur. Trop de lettres, trop d’affection, trop d’attentes… Qui suis-je
pour susciter un tel espoir ? Dans la rue aussi, on m’interpelle. Un
petit mot pour chacun. Quand chaque passant se pense unique,
trente autres m’ont arrêté auparavant. J’ai parfois juste envie de me
balader, de regarder la mer, mais comment ne pas répondre à tous
ces témoignages qui vont de la simple curiosité à l’aveu d’une
immense détresse ? Je ne veux pas décevoir, laisser penser que
Philippe Croizon est une star qui a pris la grosse tête.
Certains l’ont pensé parce que je n’ai pas répondu à leur
message, parce que je n’ai pas pris le temps de leur parler dans la
rue, parce que je suis passé à côté d’eux sans les voir. Mais
comment pourrais-je devenir omniscient, être dans les pensées de
ceux qui souffrent, combler les attentes de ceux qui ont un handicap,
mettre dans la lumière ceux qui se sentent invisibles ? Parce que je
suis handicapé, on voudrait me confier des responsabilités alors que
mon seul talent est de savoir nager.
Ma plus fidèle fan a 92 ans. Elle collectionne les articles qui
paraissent à mon sujet, se rend dans tous les colloques auxquels je
participe dans sa région, avec son déambulateur. Sa fille a même
créé une alerte Philippe Croizon sur son moteur de recherche. Je
trouve étrange d’entrer à ce point dans la vie des gens. Après les
cinq continents, ce shoot de notoriété n’a cessé de s’amplifier. Alors,
de temps en temps, j’ai besoin de reprendre racine, à la maison
auprès de ma famille, et, osons le dire, au risque de passer pour un
mégalo, de me protéger. Chez moi, j’ai les pieds sur terre, quitte à
rester scotché sur mon canapé.
A contrario, certaines personnes n’osent plus m’approcher,
m’imaginent sur un piédestal, devenu « intouchable ». Mon
téléphone ne sonne plus ; on n’ose plus déranger celui que l’on
imagine désormais « important ». Mais important de quoi ? La
médiatisation est un leurre, elle ne change pas un homme. Je reste
abordable et n’oublie pas qu’il y a quelques années j’étais sur un lit
d’hôpital entre la vie et la mort et, remontant plus loin encore, un
simple ouvrier métallo. La notoriété impose ses contradictions : une
profusion de sollicitations et une grande solitude.
J’ai déjà connu ce sentiment pendant mes années
d’entraînement. J’étais tout à mon obsession et mes proches ne
prenaient plus la peine de venir me voir. Ils me savaient totalement
esclave de mon projet, monomaniaque, seul dans ma bulle H2O.
Aujourd’hui, d’une certaine façon, je me retrouve plongé dans cette
même solitude. On m’imagine toujours sur un plateau, à la télé ou en
tournée. Le star system est un bâtisseur qui dresse des barrières
entre les gens !
Si je dois voir les choses du bon côté, peut-être cette notoriété a-
t-elle d’autres desseins… Je rencontre tant de personnes
handicapées malheureuses parce qu’on ne les considère plus. Elles
me disent leur satisfaction, à travers moi, de montrer une autre
image du handicap, performante et capable. La plupart des
messages que je reçois vont dans ce sens : « Merci, vous défendez
notre cause. Ne nous laissez pas tomber. » Je suis un « amateur »
qui n’a à transmettre que sa propre expérience, mais, en réponse à
la confiance qui m’est accordée, j’ai envie de m’exprimer ! Quarante-
cinq ans, il me faudra bientôt raccrocher palmes et tuba. Le vieux
loup de mer devra alors trouver de nouvelles occupations.
Il y a tant à faire, dans notre pays, pour venir en aide aux plus
vulnérables. En France, le handicap se révèle particulièrement
anxiogène. Les médias zappent, à moins de faire du sensationnel en
mettant à l’antenne cette jeune Américaine née sans bras qui pilote
un avion avec ses pieds ou cet autiste Asperger dont le cerveau
surdimensionné n’a d’égal que son incapacité à communiquer. On
se laisse facilement apitoyer par un autre cliché : handicap égale
Téléthon ! Un week-end par an, les larmes font tourner le compteur.
Des images plein écran que l’on regarde en réalité par le petit bout
de la lorgnette. Il n’y a pas un handicap mais mille handicaps ! Quel
peut être le point commun entre un jeune homme sourd et un enfant
dyspraxique, entre une personne amputée et une jeune fille
trisomique ? Or, tous portent la même étiquette sur laquelle il est
écrit en lettres d’airain : « Handicap ». Dans l’esprit du plus grand
nombre, la personne handicapée est, forcément, en fauteuil roulant,
pictogramme à l’appui. Mais deux roues et un fauteuil sur fond bleu,
ça lui fait une belle jambe à l’aveugle ! Il faut d’ailleurs savoir que
80 % des situations de handicap sont invisibles. Nous sommes
nombreux à côtoyer, parfois depuis des années, des personnes
handicapées sans même le soupçonner.
J’ai le privilège d’être visible. Il me faut témoigner. Il y a quelque
temps, je suis convié à animer une émission sur France Bleu avec
Évelyne Adam. Le standard explose. Les auditeurs évoquent leur
handicap, leurs difficultés, leurs espoirs, leurs réussites. L’échange
est riche. Refusant de jouer les usurpateurs, je répète à maintes
reprises que je ne suis pas psy ! Jusqu’au moment où une auditrice
me raconte qu’après vingt-cinq ans de dépression, elle reprend
doucement goût à la vie après m’avoir vu nager au fil des cinq
continents. À son tour, elle envisage de se jeter à l’eau. Pas une
noyade, un bain de jouvence ! Si mon parcours peut en inspirer
d’autres, j’en suis heureux. C’est pourquoi, depuis septembre 2013,
je suis chroniqueur pour le Magazine de la santé, sur France 5.
Briser les tabous sur le handicap exige une bataille en rangs
serrés, dans la durée. Rien ne sert d’être un produit d’objection
courante. Le moment est propice pour une telle offensive, surfant sur
la vague Intouchables. Une simple étincelle ? On se rappelle le
déhanché d’Omar Sy, mais qui a réellement été sensible aux
difficultés du « pauvre » tétraplégique pour manger, s’habiller, se
laver ou aller aux toilettes ? Il faudra du temps, encore du temps…
Paris ne s’est pas fait en jour. Nous avons d’autres « paris » à
relever.
Ma tête est remplie de souvenirs, de rencontres et d’anecdotes.
Je veux raconter, encore raconter. À d’autres que mes fils qui
finissent par gémir : « C’est bon papa, tu nous l’as déjà dit cinquante
fois. » J’attends d’avoir des petits-enfants pour les entendre dire :
« C’est bon papi, tu nous l’as déjà dit cinquante fois. » À qui d’autre
puis-je confier mes histoires de vieux combattant insubmersible ? Il
faudra certainement une autre génération, peut-être une de plus
pour que changent les mentalités. J’ai malgré tout l’espoir que tout
commence ici et maintenant. Je suis ici et maintenant !
Croizon, trop c’est trop !

Exaspérant ! Omniprésent ! Philippe Croizon par-ci, Philippe


Croizon par-là… À la télé, à la radio, sur les Jeux paralympiques…
France Info a même déclaré que j’étais, à coup sûr, l’un des
« hommes de l’année 2012 ». Alors, « Croizon, ça va cinq minutes,
mais il n’y a pas que lui » !
Une journaliste me rapportait qu’elle entendait parfois dire que
mes exploits occultaient les tentatives d’autres personnes
handicapées, pourtant méritantes. Le premier Français handicapé a
traversé la Manche à la nage le 2 août 2010. Moi, en septembre de
la même année. Stéphane Lorenzo n’avait « qu’une » jambe en
moins. Je l’ai appelé pour lui souhaiter bonne chance. Un échange
plutôt sympathique, réitéré après son exploit. Mais ma tentative a,
semble-t-il, éclipsé la sienne, bien malgré moi. Sa prouesse n’était-
elle pas assez spectaculaire pour les médias ?
Oui, d’autres nageurs handicapés tenteront de traverser la
Manche ou Gibraltar sans pour autant connaître une telle
médiatisation. Oui, la grande majorité des personnes handicapées
ne traversera jamais rien à la nage et se débat dans une totale
indifférence. Mais je n’ai pas pour autant le sentiment de déposséder
quiconque. Faut-il rappeler qu’avant de devenir une « personnalité »
j’étais monsieur lambda qui a bravé la mort, frôlé le suicide, sombré
dans la dépression, perdu sa femme, ses deux bras et ses deux
jambes… Un anonyme en colère et prêt à mourir.
Pour remonter cette pente vertigineuse, je n’ai pas attendu que
les choses viennent à moi. À quoi bon rester au fond de son canapé,
en vouloir à la terre entière, espérant un salut improbable, une
empathie cosmique ? Il ne faut attendre que de soi-même : « Fais.
Mets-toi en action ! » Il n’est pas nécessaire de tenter l’impossible, il
suffit d’une impulsion, même minime, pour mettre en marche ses
propres envies, ses propres rêves. C’est l’ambition de notre film
Nager au-delà des frontières. Révéler, émouvoir et surtout partager.
Dire à quel point il y a des possibles : « Je ne ferai peut-être pas
comme toi, mais je vais me bouger ! » Tant mieux si j’ai été une
locomotive pour d’autres, si j’ai occupé le terrain, si j’ai pris de la
place. De la place pour « nous », y en avait-il vraiment ?
Je me démène pour d’autres. J’ai rendu récemment visite
à Frédéric lui aussi amputé des quatre membres, et l’ai encouragé à
prendre sa vie à bras-le-corps. Aujourd’hui, il conduit sa propre
voiture et fait des gestes qu’il croyait à jamais compromis. Je
réponds aux sollicitations de ceux qui ont trouvé mes coordonnées
dans l’annuaire, m’appellent de toute la France ou m’écrivent du
monde entier. Je fais de mon mieux pour les accompagner, leur
redonner espoir. On me récompense d’un sourire ou d’un merci et
cela me suffit ! Quel que soit le handicap, ces gens se reconnaissent
en moi car je ne triche pas, ne cherche pas à occulter mes doutes et
mes douleurs. Jamais je ne prétends que tout est rose dans un
corps à ce point brisé, mais la vie continue de m’offrir des grandes
plages de ciel bleu que je refuse de laisser passer. J’aimerais dire à
tous ceux qui souffrent qu’il faut du temps pour apaiser le déni ou la
colère.
Quant aux « valides », ils me confient souvent avoir découvert
une autre facette du handicap, terriblement positive. Je suis
convaincu que mon exemple peut être bénéfique sans pour autant
laisser penser, par exemple à un chef d’entreprise, que toutes les
personnes handicapées sont capables de performance extrême ou
possèdent un mental en béton armé. Je n’incarne pas, à moi seul,
l’immense diversité du handicap. Être handicapé, c’est parfois vivre
dans la misère. Pour beaucoup, pas question d’aller à la piscine tous
les jours pour s’entraîner, de pratiquer du sport, de souscrire une
licence…
Parfois, on me demande :
« Pourquoi ne seriez-vous pas ministre délégué aux Personnes
handicapées ? »
Je leur donne, invariablement, une réponse de Normand :
« OK, je veux bien, mais faut me donner le budget ! »
Coller les rustines, je n’en vois pas l’intérêt. Je ne convoite pas
les honneurs, mais les actes. J’ai pris l’habitude d’aller au bout de
mes objectifs, et je crois l’avoir prouvé au fil de mes traversées.
Comment pourrais-je me contenter de ce minimum budgétisé ?
À quand un président qui osera dire « Le handicap, fait partie des
priorités » ?
J’ai d’ailleurs écrit à ce sujet à Jean-Marc Ayrault en août 2013.
Notre Premier ministre m’appelle à l’occasion d’une troublante
mésaventure. On m’a volé mon nouveau fauteuil roulant alors que je
suis en vacances chez des amis en Seine-Maritime. Heureusement,
il est retrouvé deux jours plus tard sur le parking d’un supermarché.
Le chef du gouvernement m’a assuré de son soutien ; l’occasion de
l’interpeller est trop belle. J’ai son contact, son intérêt, une
appréciable aubaine… Je lui adresse une lettre ouverte : « ll me
semble urgent de mettre en place une campagne nationale, une
politique d’information massive qui aiderait aux changements de
mentalités sur les personnes handicapées. » Pourquoi ne pas en
faire une « grande cause nationale » en 2015, à l’instar de l’autisme
en 2012, de l’illettrisme en 2013 ou de la solitude en 2011 ? Il est
certain que dans ces trois domaines, les personnes handicapées ont
tout lieu de se sentir concernées ! Mais une vraie grande cause, rien
que pour nous, écrite en lettres d’or, ne serait pas du luxe ! Peut-être
serai-je entendu ? En attendant cette réponse au sommet, je
m’emploie à bousculer les idées reçues à la base, notamment au
sein des entreprises…
Des entreprises sensibilisées :
mon nouveau métier

Le dépassement de soi, l’esprit d’équipe, mais aussi l’acceptation


de la différence, j’ai éprouvé tout cela. Alors pourquoi ne pas mettre
cette expérience au service du plus grand nombre, à l’instar de ces
sportifs qui, à l’issue de leur carrière, se reconvertissent dans le
coaching ?
Je commence donc à mener des actions en entreprises dès
2006, après la sortie de mon premier livre. Les sollicitations
redoublent après la traversée de la Manche. Comme un chien fou
ayant envie de répandre le bonheur autour de lui, j’interviens
gratuitement jusqu’au jour où une conversation avec un
« camarade » de colloque, un « handicapé » lui aussi très sollicité,
non-voyant, met un terme à ma naïveté. Il me questionne :
« Tu prends combien, toi ?
— Bah, rien !
— Tu es fou, j’ai demandé 1 000 euros. »
J’ai l’air con, c’est certain, mais pas vacciné pour autant puisque
je continue à fournir ma positive attitude aux entreprises pour pas un
rond ! Ce n’est qu’au retour des cinq continents que je décide de
créer ma société, Philippe Croizon consulting. Je suis désormais
sollicité deux ou trois fois par mois par des managers qui me
proposent de venir témoigner.
Pour percuter les esprits, il est parfois nécessaire d’en passer
par un procédé un peu musclé. Je rentre sur scène, fais mon show.
Tout le monde attend le Philippe Croizon qui a parcouru le monde à
la nage, le mec plutôt balèze, à la réputation sympathique. Mais l’air
maussade, le sourire en berne, je campe le type pas vraiment
réjouissant :
« Bonjour, je m’appelle Philippe Croizon. Je suis une personne
handicapée et je suis là pour vous raconter mon existence. »
Consternation ! L’assistance se dit que cette matinée à entendre
des jérémiades, ça ne va pas être aussi fun que prévu. J’ouvre ma
main en silicone, la referme. Rotation du poignet, à droite, à
gauche… Et je sors les violons :
« Voilà, je suis l’homme prothèse. Lorsque j’ai eu mon accident,
je me suis demandé quelle allait être ma place au sein de la société
et, surtout, de ma famille. Mais rassurez-vous, ma famille a trouvé
une place pour moi : l’été, c’est moi qui m’occupe de la cuisson du
poulet au barbecue. »
Et de faire tourner ma main à 360 degrés, dans un grincement
électrique.
En général, cette petite intro déclenche un immense éclat de rire,
tandis que je vois sur les visages se dessiner le soulagement.
J’attends que l’effet s’estompe.
« Voilà, en une fraction de seconde, vous avez oublié que j’étais
une personne handicapée. En une fraction de seconde, vous avez
rencontré le vrai Philippe. »
L’humour suffit à briser la glace. Je vais pouvoir faire du bon
boulot.
Je suis souvent sollicité pour des interventions portant sur le
dépassement de soi, une thématique réinvestie sans difficulté dans
le milieu du travail. J’explique comment j’ai quitté mon canapé pour
monter une équipe qui m’a mené vers la victoire. Mon parcours,
c’est du pain bénit pour les managers : convaincre ces hommes et
ces femmes que le partage, l’entraide, la cohésion permettent d’aller
au bout d’un projet, même le plus invraisemblable. Les salariés,
surtout ceux qui composent les bataillons de vente, redoutent qu’on
ne les transforme en machines de guerre pour atteindre leurs
objectifs. Parfois, je ne suis manifestement pas le bienvenu. À l’issue
de mon intervention, certains participants me confient ne pas avoir
saisi le message, incapables de faire le lien entre ma situation, moi
qui suis handicapé, et la leur.
Je garde le souvenir d’une expérience que je ne souhaite jamais
revivre. Trois cents vendeurs dans une salle. Leur manager me dit :
« Vous avez trente minutes. » Je déroule mon speech, ne
ménageant ni mon enthousiasme ni mes efforts. J’ai la conviction
d’avoir fait du bon boulot : les carnassiers du début arborent
désormais des sourires de séraphins ! Le chef d’entreprise remonte
alors sur l’estrade. Une petite conclusion et ma mission sera remplie.
Mais soudain, tout dérape. La bouche de ce caudillo de pacotille
vomit des « encouragements » en habits d’injures, tout en désignant
son auditoire d’un doigt inquisiteur :
« Vous n’êtes que des loosers. Regardez ce mec-là, amputé, il
s’est surpassé, lui. Et vous, même avec vos quatre membres, vous
n’êtes pas capables de remplir vos objectifs. Lui, c’est un grand ;
vous n’êtes que des tout petits ! »
Le cauchemar. Comment dénaturer à ce point mes propos et se
méprendre ainsi sur mon message ? Pas une fois je n’ai songé que
la réussite pouvait passer par l’humiliation. Je suis abasourdi,
manipulé par ce navrant stratège qui encourage les individualités,
incite à écraser l’autre… Mauvaise pioche, heureusement
exceptionnelle !
J’interviens également sur un autre volet : la sensibilisation au
handicap en entreprise, en particulier lors de la Semaine pour
l’emploi des personnes handicapées qui a lieu chaque année depuis
quinze ans en novembre. Il faut en effet savoir que toute entreprise
de vingt salariés et plus doit compter, dans ses effectifs, au moins
6 % de salariés reconnus handicapés (on les appelle RQTH). Mes
clients sont en général de grosses boîtes soumises à cette obligation
qui mènent déjà une politique volontariste dans ce domaine.
Certaines prétendent qu’en dépit de leurs intentions, elles n’arrivent
pas à recruter des candidats suffisamment formés puisque 80 % des
travailleurs handicapés n’ont pas le niveau bac. D’autres entreprises,
en général les plus petites, sont encore d’une incompétence
virginale. Je dois les convaincre qu’il n’y a pas lieu de redouter la
présence d’un collaborateur handicapé. Leur dévoiler une autre
image de ce handicap honni et fantasmé. Les rassurer !
Les réticences se montrent pourtant tenaces, souvent
archaïques, parfois aberrantes. Quelques mois après ma traversée
de la Manche, le chef d’une clinique privée de ma région m’appelle
pour une affaire très particulière. Son personnel soignant menace de
se mettre en grève parce que la direction vient de recruter une
infirmière amputée du tibia. Elle est appareillée, marche, s’active, au
point que son handicap est à peine perceptible. Mais les syndicats
s’obstinent, sans même l’avoir rencontrée. On décide alors de me
propulser dans ce conflit surréaliste pour dénouer les tensions. La
direction de cette clinique a déjà recruté certaines personnes
handicapées à des postes subalternes comme le ménage ou le
secrétariat sans que personne ne s’en offusque. Mais cette fois-ci,
on empiète sur des emplois plus « honorables ». Lors d’une réunion
collective, je prends la parole :
« Il ne manque à cette infirmière, votre collègue, qu’une jambe,
un quart de ce dont j’ai été privé. Juste une amputation tibiale ; avec
une bonne prothèse, elle peut galoper ! Vous le savez, vous qui êtes
dans le milieu médical. Qu’attend-elle ? Que vous lui fassiez
confiance. »
Je sens la gêne s’installer… J’ai appris par la suite qu’elle avait
été recrutée et que son essai avait été concluant.
Nous n’en sommes qu’aux prémices. Les mentalités bougent,
lentement, trop lentement pour ceux qui souffrent et se débattent
depuis si longtemps dans l’indifférence. Il existe pourtant un chiffre
qui devrait achever de convaincre chacun de nous : 80 % des
situations de handicap surviennent à l’âge adulte. Le « handicapé »,
comme on l’appelle encore trop souvent (« personne handicapée »
est nettement plus approprié !), c’est moi, c’est lui, c’est vous ! Cette
tolérance est un cadeau que l’on s’offre à soi-même. D’autant que
« tomber » dans la différence est parfois une chance. J’en suis la
preuve. Moi l’ouvrier métallo, à l’époque valide et pourtant sans le
bac, je peux aujourd’hui me targuer d’être devenu « chef de ma
petite entreprise », nageur au long cours, fier et heureux de mon
parcours. En dépit de toute logique, c’est mon handicap qui m’a
offert la plus précieuse des opportunités. Joli pied de nez pour faire
taire les statistiques et les préjugés.
À l’avenir, d’autres folies ?

Des projets, je n’en manque jamais. Ici, ailleurs… Des traversées


mythiques, il en existe bien d’autres ! Ils sont des centaines de
nageurs longue distance à se lancer dans les marathons les plus
insensés : le lac Baïkal en Russie, le Río de la Plata en Argentine, le
lac Michigan, le canal de Suez, la baie de Naples ou le tour de
Manhattan. Au XIXe siècle, le grand poète anglais lord Byron fut l’un
des pionniers de la nage en eau libre, s’offrant le privilège de
descendre le Grand Canal à Venise. Sur cette planète, tout se nage.
Et on y nage de n’importe quelle façon : en crawl, à la brasse, en
dos crawlé ou en papillon. Avec ou sans pieds, je ne leur arrive
évidemment pas à la cheville. Mais ma cervelle de poisson imagine
pourtant quelques petites fantaisies, d’alléchantes bravades, voire
d’indicibles fantasmes. Le seul souci, c’est que je ne peux pas en
parler. Chut, top secret. J’ai bien peur qu’une femme ne me lise. Elle
s’appelle Suzana. Avec la mer, elle a suffisamment morflé. Je ne
puis plus rien exiger. Elle affirme qu’elle ne me suivra plus dans
aucun de mes délires, qu’elle soupçonne infinis. Je la rassure en
évoquant des escales farniente, des tête-à-tête sous des ciels
étoilés, lui promets que tout ce qui me passe par l’esprit y restera.
Partant de ce principe, j’ai toute liberté à confier quelques utopies.
Qui, bien sûr, ne verront jamais le jour. Ce qui suit se conjugue au
conditionnel…
J’entends déjà son rire : « Comme si tu étais capable d’avoir des
secrets ! Dès que tu as un projet, tu ne peux t’empêcher d’en
parler ! » Le projet, en l’occurrence, c’est la traversée du lac le plus
haut du monde, le Titicaca, à cheval entre la Bolivie et le Pérou.
Soixante-cinq kilomètres dans sa plus petite largeur (sur 204), deux
jours de nage, prouesse sans doute déjà réalisée par l’un de ces
aventuriers, homme ou femme, toujours à la recherche de l’inédit, de
l’improbable. À 3 809 mètres, au cœur des Andes, l’oxygène est
rare ; il faudrait donc un entraînement spécifique pour pallier les
méfaits de l’altitude. Ce « mal des montagnes », en cas d’effort
intense, peut provoquer une embolie pulmonaire. La température de
l’eau y est à peine supportable, en moyenne 9 °C. Nous projetons
donc de calmer nos ardeurs, que l’on sait d’ordinaire sans limites,
pour réaliser cette traversée en relais, à trois… Une heure de nage,
puis deux heures de repos. À l’affiche : Philippe Croizon et Arnaud
Chassery, les deux inséparables. Et pourquoi pas un tout jeune
nageur, futur champion. Il s’agit de Théo, évidemment ! Mais le
temps presse, j’ai déjà 45 ans. Si le conditionnel devait céder sa
place au futur, c’est un exploit qu’il me faudrait tenter d’ici deux ou
trois ans, avant d’être trop vieux. Théo a accueilli cette idée avec un
immense enthousiasme. Nous nous entraînerions ensemble, lui le
sprinter, moi le coureur de fond. Il ira sans doute, maintenant que je
lui ai mis cette idée en tête ! Arnaud sera certainement à ses côtés.
Et peut-être, d’ici là, devrai-je me résoudre à les suivre devant ma
télé, assis avec ma douce Suzana dans notre canapé…
En attendant, j’ai décidé de changer d’élément et d’honorer la
terre. Ayant foulé pour la première fois le sol de La Réunion en mai
2013, à l’occasion de son Festival du film d’aventures, j’ai découvert
une pure folie : la Diagonale du fou ! Cent soixante kilomètres, en
ligne droite, à travers les volcans. Une épreuve insensée,
terriblement éprouvante, particulièrement dangereuse. Il existe une
sorte de brancard à une roue pour les personnes handicapées qu’on
appelle « joëlette » et qui, manipulée par deux personnes, une
devant, une derrière, permet de braver les reliefs. Jean-Luc, mon
frère, m’a promis de se joindre à notre escadron de déjantés. Après
notre expérience commune à Toulon, il s’est jeté à corps perdu dans
le sport. Pas la natation, la course ! Nous avons participé à plusieurs
semi-marathons. Bientôt celui du Médoc, un vrai, de 42 kilomètres.
Lui court en poussant mon fauteuil ; ils sont quatre ou cinq à se
relayer. L’effort est évidemment plus intense pour ceux qui
s’époumonent mais, à l’arrivée, c’est toujours moi qu’on vient
féliciter, plutôt frais et confortablement installé, tandis que, non loin
de là, mes convoyeurs sont à l’agonie pour reprendre leur souffle !
C’est très injuste. Alors pourquoi ne pas tenter cette « diagonale
improbable » ? Reste à trouver des types assez cinglés pour
s’occuper de mon cas. Je crois qu’Arnaud serait aussi de ceux-là.
Le feu, j’ai déjà donné. L’eau, la terre… Ne me reste plus que
l’air ! Pourquoi ne serai-je pas le premier astronaute handicapé en
orbite ? Je compte, pour cela, sur l’aide du milliardaire britannique
Richard Branson, patron de Virgin, qui, adepte du « tourisme
spatial », a fait construire un vaisseau, le premier du genre. Sa
compagnie, Virgin Galactic, planifie d’envoyer cinq cents passagers
par an aux confins de l’espace, à une altitude de 100 kilomètres. Ce
voyage de deux ou trois heures permettrait à six spationautes
amateurs d’éprouver, pendant trois minutes, l’état d’apesanteur. Le
premier vol d’essai du SpaceShipTwo a eu lieu en avril 2013. Plus
de cinq cents pionniers ont déjà réservé leur ticket : 200 000 euros la
balade ! Je doute qu’une telle prestation ne soit inscrite dans mon
barème d’allocations. J’ai essayé de joindre M. Branson à plusieurs
reprises, sans y parvenir. S’il me lit…
En attendant la sonnerie, très improbable, de mon téléphone, j’ai
d’autres projets, plus réalistes mais tout aussi exaltants. Sauter en
parachute en tandem, comme je l’ai déjà fait il y a quelques années
avec le club de Royan… 4 300 mètres : ouverture des portes. Une
minute de chute libre à 300 kilomètres par heure, une expérience
inoubliable. Avec le parapente, le poisson veut devenir oiseau. Peut-
être oserai-je ensuite me lancer du haut d’un pont au bout d’un
élastique ? Mais orchestrer de tels défis réclame une énergie
incroyable, à la fois pour moi et ceux qui m’entourent. Pour l’instant,
je n’en ai pas le courage. J’ai envie de me consacrer à ma famille,
celle qui m’a tant donné pendant cinq ans. Mais je me devine dans
un équilibre précaire, prêt à basculer vers n’importe quelle hardiesse
pourvu qu’on m’y pousse. Il suffirait d’un bon coach comme Valérie –
qui m’a entraîné pour la Manche et sans laquelle je n’aurais jamais
réalisé cet exploit –, d’une équipe enthousiaste et du soutien de mes
proches pour repartir. Le potentiel physique, j’en fais mon affaire…
Il suffit parfois d’un simple coup de fil, un matin de janvier 2013.
À l’autre bout, la voix d’un homme que je viens à peine de rencontrer
et qu’il ne m’a fallu que quelques minutes pour aimer. Cet homme,
c’est Paul Sobol. Paul, le rescapé des camps de concentration, avec
lequel j’ai nagé en mer Rouge. Il m’appelle pour nous faire, à Arnaud
et moi, une proposition plutôt insolite. Il veut tenter la « plus vieille
plongée du monde ». Pour ce défi inédit, il souhaite aller narguer les
abysses avec tous ses camarades plongeurs, les anciens qui se
sont mis à l’eau du temps de Cousteau. Il habite Bruxelles, qui abrite
le bassin le plus profond au monde, Nemo 33, comme 33 mètres.
Une fosse qui permet de s’entraîner à la plongée et d’expérimenter
la décompression. Je ne me sens pas encore d’un âge canonique,
mais impossible de refuser !
Rendez-vous est pris. Pour ce record, Paul a convié toute sa
clique : 83 ans, 87 ans, et, pour le plus âgé, 90 ans… Pas tout à fait
« Vingt mille vieux sous les mers » ; une quinzaine de papis suffit.
Des pros parfois nostalgiques d’une autre époque ; l’un d’eux
s’apprête à se jeter dans le grand bain avec un détendeur hors
d’âge, presque rouillé… Par sécurité, il sera invité à opter pour un
matériel plus conforme.
La Fédération française de plongée ne m’autorise pas à
descendre si bas. Le niveau 1 de ma licence fédérale limite les
plongées à une profondeur de 20 mètres. Pour accéder au niveau 2,
il faut être plus autonome que je ne le suis, enlever et remettre sa
bouteille soi-même et faire les signaux d’alerte conventionnels en
cas de problème. Sans mains, impossible ! Licencié depuis ma
première plongée avec le centre de rééducation à La Ciotat, je me
suis à plusieurs reprises rendu dans des clubs officiels avec l’espoir
d’y trouver une âme charitable qui accepte de prendre des libertés
avec le règlement et m’autorise à grignoter quelques mètres.
Toujours la même réponse, implacable : « NON ! » Pas question de
prendre le moindre risque ni de déroger. Et pas question non plus de
me laisser passer le niveau 2 : trop handicapé ! Alors, 33 mètres,
c’est mon baptême du feu…
Une ribambelle de corps atypiques se met à l’eau et s’enfonce à
petits poumons dans ce précipice aquatique. Chacun prend le temps
de gagner le fond, à son rythme. D’en bas, la surface paraît si
lointaine, la vision de ce petit cercle me fait frémir : 33 mètres d’eau
au-dessus de nos têtes… Une fois rassemblés, les papis nageurs
déploient une longue banderole sur laquelle sont inscrits deux
messages. D’un côté : « Sept cents ans de plongée, mille ans de
vie » ; de l’autre : « Philippe Croizon, record du monde, 33 mètres de
profondeur ». Jolie surprise ! À travers cet événement, Paul souhaite
prouver que la plongée est un sport accessible à tous les âges, à
partir de 8 ans, et compatible avec les handicaps les plus graves.
Des caméras insubmersibles nous ont suivis pour immortaliser
cette farandole d’immortels… Le délire entre copains a tourné à
l’exploit médiatique. Un nombre sidérant de journalistes a fait le
déplacement. Une dizaine de caméras, d’appareils photo, de micros.
Dans ce remue-ménage, l’un d’entre eux perd l’équilibre et tombe à
l’eau avec sa caméra, rajeunissant, pendant quelques secondes, ce
bain bouillonnant. J’ai été mis en joue par des mitraillettes dans la
mer Rouge, j’ai défié la houle de l’océan Pacifique, failli mourir de
froid à Béring, et c’est dans cette piscine bruxelloise que je connais
ma plus grande gloire ! Les rédactions ont dû se dire : « Tiens,
Croizon va encore faire un truc à la con, il faut y aller ! » Surréaliste !
Paul se satisfait de cet éclairage inattendu. Mais, une fois encore, la
presse titre : « Philippe Croizon plonge à 33 mètres ! » Les papis se
sont pris la tasse.
Je ne suis pourtant pas le seul à relever des défis. Arnaud
Chassery est un jeune homme qui n’en est qu’au début de ses
expériences. La planète l’appelle de tous les côtés. Tentations
venues de la mer ou du ciel. En janvier 2014, il projette de partir à
l’assaut du Kilimandjaro, en Tanzanie, avec deux personnes ayant
un handicap moteur en joëlettes et quatre personnes déficientes
visuelles. Il souhaite offrir cette expérience à des Tanzaniens
handicapés, tout en initiant les associations locales à la manipulation
de ces vélos tout-terrain. Il sera accompagné par Catherine Lejeune,
une magnétiseuse qui formera les guides locaux aux gestes qui
permettent d’apaiser les bobos de pleine nature : coupures, entorses
ou brûlures.
Et parce que nous avons survécu à Béring, Arnaud veut aller
plus loin encore dans l’exploration des espaces arctiques. Sa
prochaine tentative, probablement en août 2014, le conduira dans le
détroit de Smith, entre le Groenland (Danemark) et l’île d’Ellesmere
(Canada) à 769 kilomètres du pôle Nord. Une distance de
40 kilomètres, qu’il compte couvrir à la nage, en plusieurs étapes car
l’eau, qui gèle à – 1,8 °C, ne dépassera probablement pas 0 °C. Une
folie sportive doublée d’une autre ambition : sensibiliser le grand
public à la fonte des glaces. Comment, tous ensemble, se donner
les moyens de sauver le réfrigérateur de notre planète ?
Jusqu’au XXe siècle, la côte nord-ouest d’Ellesmere Island était
couverte par une massive barrière de glace, longue de 500
kilomètres. Elle s’est réduite de 90 % sous l’effet du réchauffement
climatique. Lorsque Arnaud me parle de ce projet, je me dis que
l’homme est fou, mais je sens en lui cette urgence dévorante à
alerter nos consciences. Ce que d’autres appellent naïveté, je le
nomme lucidité !
Résilience : le sport, ma survie

Lors de la cérémonie d’ouverture des Jeux paralympiques de


Londres, sur écran géant, une femme prend la parole. Elle s’appelle
Martine Wright. Elle fait partie de l’équipe paralympique britannique
de volley-ball. Rescapée des attentats de Londres, elle a perdu ses
deux jambes. Cinquante personnes sont décédées ce jour-là, au
même endroit. Elles n’ont pas eu sa « chance ». C’est ce qu’on
appelle la résilience, se dire qu’au-delà des drames vivre est une
« chance » ! Du verbe latin resilire, littéralement « sauter en
arrière », d’où « rebondir, résister ». C’est la capacité, après un
traumatisme, à surmonter un obstacle, une déchirure, pour en faire
une force, aller de l’avant et se reconstruire. Autrefois, on parlait
d’« invulnérabilité ». Le sport a depuis longtemps prouvé qu’il
pouvait être un puissant moteur dans cette renaissance car, plus que
toute autre chose, il permet le dépassement de soi. Le dépassement
de soi, c’est triompher de la peur, de la fatigue, de la difficulté, du
doute, de l’impossible. Il nous apprend l’humilité. Il nous révèle.
C’est, pour ma part, la natation qui m’a extrait de presque
quatorze ans de mutisme léthargique, m’a permis de remonter à la
surface, de me dépasser. Lorsqu’en 2008, je prends la décision de
traverser la Manche à la nage, je sais que j’accède à la délivrance.
Et pourtant j’ai 40 ans et ne suis absolument pas sportif. De 2008,
lors de mes entraînements pour la Manche, jusqu’en 2012, pour les
cinq continents, je me suis surpris, endurci, jusqu’à devenir sportif.
C’est un sacerdoce avec, pour seul objectif, dormir, manger, nager…
Le sport m’a sauvé, à la fois physiquement et moralement.
Assis : des brûlures d’estomac. Trop gros : mal au dos. Inactif :
impossible de dormir. Un remède pour chaque mal, des pilules de
toutes les couleurs. Et, du jour au lendemain, à partir du moment où
j’ai commencé à nager, j’ai mis au rebut tous ces médicaments qui
promettaient de me soigner. En pratiquant le sport à haute dose, le
corps ne vise qu’un seul objectif : récupérer ! Plus de place pour les
petits bobos et autres inconforts. Même si c’est dur, même si tu
chiales, même si tu hurles, tu continues. Je cède à la douleur car je
sais qu’elle va changer ma vie.
Attention, ne pas confondre douleur et souffrance !
Après mon électrocution, j’ai enduré la « souffrance » passive,
celle qui m’était imposée et à laquelle, quoi que je fasse, je ne
pouvais échapper. J’errais en dehors du monde, seul, séquestré par
la honte. Pas question de m’exposer… Je me sentais totalement
déshumanisé. Mais cette « douleur sportive » est tout autre : je me
l’inflige par ma propre volonté. Je ne suis plus victime mais dans une
démarche volontaire. Ni sado ni maso, seulement plein d’espoir…
Ma volonté me crie de tout mettre en œuvre pour y arriver. J’ai
déjà éprouvé cette transcendance lors de ma rééducation, lorsque
j’ai dû réapprendre à me lever, à me nourrir, à vivre tout simplement.
Les mêmes étapes au fil de mes entraînements. Les mêmes paliers
de douleurs, de doute, de crises, de pleurs… Au jour le jour ! C’est
justement là le secret : au jour le jour ! Dans le dépassement de soi,
il ne faut pas se projeter à plus d’une journée, de la même façon que
lorsque je suis en train de nager, je vis dans l’instant, sans imaginer
où je serai la seconde suivante. Le pouvoir du moment présent. Pas
de passé, pas de futur. Dans un tel état d’esprit, la douleur ne dure
qu’une seconde, la suivante pas plus d’une seconde non plus, et
ainsi de suite. Je deviens un robot, plus question de réfléchir. Y aller,
y aller, y aller… Lors de ma préparation pour la Manche, Valérie,
mon entraîneur, ne me disait jamais mon programme du lendemain
pour éviter de me décourager. Le matin, en arrivant à la piscine, elle
annonçait : « Aujourd’hui, tu nages cinq heures ! » La veille, elle
m’en avait imposé deux de moins et j’en avais déjà bavé. Que se
serait-il passé si je l’avais su avant ? La surprise a beau être
mauvaise, maintenant que je suis au bord du bassin, il ne me reste
plus qu’à sauter.
Je ne suis pas certain que, lors de ces longs mois
d’entraînement, mes proches aient pris conscience que j’étais en
train de renaître ; ils ont certainement pris cela pour un défi à la con.
Si con qu’ils commencent à craindre le pire. J’ai perdu douze kilos.
Mes yeux s’enfoncent dans mes orbites, mon visage est celui d’un
damné. Au bout de six mois, à l’unanimité, mon entraîneur, mon kiné
et mon médecin ont le courage de me dire : « On arrête. Tu vas
mourir, tu es en train de te détruire. » Je leur réponds, tout
simplement : « C’est votre point de vue, pas le mien. Laissez-moi
encore deux mois. Vous prendrez alors votre décision. » Je
continue, seul, comme un fou, en m’enfuyant au Portugal avec
Suzana. Et lorsque je reviens, je peux nager cinq heures, contre
seulement trois auparavant. Mon équipe comprend alors que
personne ne m’arrêtera. Même si chacun d’eux se retire, je prendrai
une autre équipe et finirai coûte que coûte. Autant rester pour
contrôler ce dur à cuire…
Je n’ai pourtant pas l’impression d’avoir un mental extraordinaire,
même si j’ai toujours été volontaire, bien avant mon accident. J’ai
tout simplement fait ce que j’avais décidé. Personne ne me l’a
imposé. Contrairement à Paul Sobol, rescapé des camps de
concentration, dont la souffrance a été prescrite par un autre, il n’y a
aucun bourreau derrière moi pour me menacer. Je suis seul à
m’imposer cette épreuve, parce que j’ai la conviction que ma vie en
sera meilleure. Cela n’empêche pas le blues, parfois. Lorsque je le
sens monter, je prends mon fauteuil et je vais dans la forêt pour
hurler, pleurer, crier, lâcher le trop-plein. Ensuite, je me sens apaisé.
Dès le lendemain, je retourne à l’eau, plein d’énergie, regonflé à
bloc.
J’ai été invité, en octobre 2012, à un colloque organisé par la
chaîne Eurosport : « Sport et résilience : le sportif, héros en temps
de paix », auquel était également convié Boris Cyrulnik,
neuropsychiatre, qui a écrit de nombreux ouvrages sur cette
question et que j’avais déjà eu le plaisir de rencontrer auparavant.
Nous étions venus dire que malgré les blessures du corps et de
l’ego, le sport se nourrit de la fragilité, des doutes, des failles pour
mener vers la seule victoire qui importe : le respect de soi-même.
Cette victoire ne se mesure évidemment pas au nombre de
médailles. Chacun suit son propre chemin, relève ses propres défis.
Il n’y a pas de petites réussites. Et il n’y a surtout pas d’âge ni de
sexe pour enclencher ce processus de résilience : hommes,
femmes, enfants, personnes âgées sont tous concernés.
Je n’étais pas seul à témoigner de mon parcours. D’autres
touchés par une blessure, un deuil ou une perte ont puisé dans le
sport le moyen de se reconstruire. Benoît Pinton, devenu
hémiplégique à l’âge de 6 ans à la suite d’un accident de voiture, a
trouvé dans le triathlon une réponse à son besoin d’existence : se
remettre debout, physiquement et mentalement, pour vivre et
retrouver une dignité oubliée. Christophe Dominici, joueur
international de rugby et entraîneur, est là pour témoigner d’une
autre détresse. Il a perdu sa sœur aînée, celle qui l’a élevé, et c’est
grâce au rugby qu’il a réussi à surmonter sa douleur. En juin 2013,
Nathalie Benoit, médaille d’argent aux Jeux paralympiques de
Londres en aviron, atteinte de sclérose en plaques, a parcouru
1 000 kilomètres à la rame ; 8 700 kilomètres en handbike pour
Didier Paquis, paraplégique. La liste est longue… Au point que Carl
Blasco, un ancien triathlète de haut niveau, lui aussi résilient, qui
témoignait ce jour-là, en a fait son métier. Psychothérapeute, il aide
désormais les sportifs en situation de handicap à utiliser leur
différence pour se prouver qu’ils méritent, comme tout un chacun,
leur place en ce monde. Qu’ils sont capables de se surpasser et de
susciter l’admiration.
Lors des Championnats du monde d’athlétisme qui se sont tenus
à Lyon en juillet 2013, j’ai le souvenir d’un moment emblématique.
Sur le relais quatre fois 100 mètres, le fauteuil de course d’un athlète
anglais, Matthew Cameron, se renverse. Aussitôt, les bénévoles de
la Croix-Rouge se précipitent pour le relever. Mais plutôt que de
quitter la piste, Matthew décide de finir « en marchant ». Les jambes
du jeune homme sont pourtant atrophiées et il se déplace sur les
genoux, en prenant appui sur ses mains. Une émotion immense
envahit les tribunes. Quatre mille personnes l’acclament à tout
rompre. Les concurrents de la course l’ont rejoint et l’escortent pour
cette haie d’honneur. Matthew, « debout », franchit la ligne d’arrivée
sous les hourras. Image sublime, symbolique, de celles qui restent
dans les regards et les mémoires… Grâce au sport, combien se sont
dépassés, combien ont survécu ?
De nombreuses initiatives mêlant sport et handicap ont émergé
ces dernières années. Les associations œuvrant pour les personnes
atteintes de sclérose en plaques viennent de lancer une campagne
sur les bénéfices du sport. Quant à celle que l’on appelle APA 1, elle
est réputée améliorer la qualité de vie et retarde l’entrée dans la
dépendance des personnes âgées ou atteintes de maladies
chroniques. Depuis trois ans, le Free Handi’se Trophy propose à des
travailleurs handicapés et valides d’unir leurs forces pour traverser la
France en vélo et canoë. En 2013, l’OCH 2 organise une grande
marche solidaire de 3 000 kilomètres qui réunit des randonneurs
valides et handicapés. Cap 4 810 Altitude Mont-Blanc part à l’assaut
du plus haut sommet d’Europe avec des personnes ayant un
handicap physique ou un retard mental. Lors de mes conférences,
j’encourage les parents à inscrire leurs enfants handicapés dans des
clubs : « Mettez-les au sport, lâchez-leur la bride ! » Le sport, outil
majeur pour préserver notre capital santé.
Récemment, je tombe sur un article : « Après les blessures de
guerre, la confrontation avec l’océan pour rebondir ». J’ai pensé, un
instant, qu’on parlait de moi. Il s’agit en réalité de quatorze soldats
blessés en Afghanistan ou au Mali qui tentent, dans les vagues de
l’Atlantique, de surmonter leur handicap, en même temps que leurs
peurs car les fractures psychologiques, invisibles à l’œil nu, sont
souvent les plus cruelles. « Le sport est une vertu primordiale dans
le processus de reconstruction des blessés militaires », explique leur
médecin en chef. Comme moi, ils ont glissé leur corps meurtri dans
une combinaison pour pratiquer le surf. Comme moi, ils sont venus
pour retrouver l’équilibre sur la planche, dans leur corps et dans leur
vie.
Nous tous, petits canards boiteux, pouvons-nous avoir force
d’exemplarité ? J’ai la naïveté, ou plutôt l’espoir, de le croire.
Combien ont dû penser, après mon accident, qu’il aurait mieux valu
que je meure, que, dans mon état, la vie n’avait plus de sens ? Or, je
suis la preuve que la vie ne s’arrête pas avec le handicap : il faut lui
tenir tête. À tous ces pessimistes qui m’imaginaient dans la tombe,
j’affirme que je suis désormais chanceux, plein d’envies et de
projets. Je suis certain qu’aujourd’hui on me regarde pour ce que je
suis et non pour ce que je parais. Je suis peut-être un miroir déformé
de la réalité ou de la norme, mais un miroir quand même. Et si,
plutôt que la crainte, je peux insuffler l’espoir, c’est pour mon plus
grand bonheur. I have a dream : que nous enfilions tous nos
combinaisons et nous jetions à la mer. Un banc d’optimistes qui
remplirait les océans, nagerait le monde et braverait les tempêtes.
Une grande communauté dont nous serions tous « membres », que
nous en ayons quatre, trois, deux, un, zéro. Partons…
POSTFACE

Je patiente sur la plage de Wissant, entre le cap Blanc-Nez et le


cap Gris-Nez. J’attends que l’un de ces colosses aux épaules
démesurées sorte de l’eau, haletant, hagard, ruisselant de fatigue.
Ces hommes, ces femmes, ce sont ceux qui viennent d’achever leur
traversée de la Manche à la nage. Je m’appelle Arnaud Chassery,
j’ai 5 ans. Et j’ai une certitude : un jour, je serai de ceux-là !
Tous les étés, je quitte ma Bourgogne natale pour gagner le
Nord-Pas-de-Calais où je retrouve ma bande de cousins dans la
grande maison de ma grand-mère paternelle. À force d’arpenter les
dunes, nous savons que lorsqu’un bateau se présente face à la côte,
c’est qu’il accompagne l’un de ces nageurs mythiques. Une
ritournelle de cris d’enfants l’escorte, courant sur la plage, parfois
pendant des kilomètres, pour tenter de le rejoindre au plus près de
son point d’accostage. Parfois, mon père, mordu lui aussi, me porte
sur son dos pour se précipiter au-devant des héros. J’ai nourri,
pendant plus de dix ans, une incroyable fascination pour ce
cérémonial magique. Bientôt, quand je serai grand, je sortirai de
l’eau, sur cette plage…
Mais pour concrétiser ce rêve, je dois d’abord apprendre à nager.
Pas comme un baigneur, comme un champion. Ma première licence
de natation à 8 ans ; la compétition jusqu’à 18 ans. Je ne vise pas la
vitesse mais l’endurance, indispensable pour la nage longue
distance. Au final, peu de médailles et de rares podiums en natation.
À l’inverse, pour parfaire mon entraînement, je m’accorde de belles
performances en cross-country. Mais, n’en déplaise aux résultats,
l’eau est mon élément. Je me sens pousser des écailles…
Puis c’est le trou noir. Loïc ! Loïc, mon cousin… C’est avec lui
que j’ai découvert la vie, les premiers flirts, les fêtes un peu
arrosées, les tentations de l’adolescence… Un samedi, la promesse
d’une jolie soirée, deux voitures. Je suis dans la première, Loïc dans
la seconde. Rendez-vous à quelques kilomètres de là ! La voiture de
Loïc n’est jamais arrivée. Percutée ! Loïc est décédé, ainsi que l’une
de ses amies. Madeline, sa passagère, a survécu, plongée dans le
coma. Sur quatre passagers, un seul s’en sort indemne. Ma vie
bascule… J’ai 16 ans. Le manque est immense. Plus rien n’a de
sens, alors je démissionne. Je quitte les bassins, cesse toute activité
physique, me laisse estourbir par quelque substance illicite… Je
décide de devancer l’appel du service militaire, ce qui me permet de
reprendre peu à peu le sport jusqu’à être intégré dans l’équipe
sportive de mon régiment en course à pied. Pendant quelques
semaines, j’imagine même m’engager, mais rapidement je me rends
compte que la rigueur militaire n’est pas mon credo. Je quitte
l’armée et vaque de boulot en boulot – notamment dans l’entreprise
familiale de meubles en bois. Malaise, désarroi. J’erre sans envie,
sans but, laissant mon corps à l’abandon.
Alors est arrivée la proposition d’un emploi d’agent immobilier,
avec ses certitudes de confort qui semblent suffire : la grande
maison, le bon salaire, la belle carrière. La vie, enfin, me sourit. Ce
n’est en réalité qu’un rictus. Je n’ai jamais oublié l’enfant des dunes.
Je revois Loïc courant sur la plage. Je ne suis pas fait pour ce
métier, pour cette existence. C’est le déclic ! Je vends tout, je quitte
tout ! J’ai 22 ans et ressens une envie pressante de retourner à mes
premières amours, le sport. Mais, pour le moment, je réponds à
l’appel de la montagne et pars suivre une formation de guide à
Chamonix, puis à Font-Romeu. Trois ans et demi pour obtenir le
brevet d’État d’alpinisme. La liberté, enfin, même si les fins de mois
sont parfois difficiles. Le sport à haute dose ! Je ne crapahute
encore qu’au sommet, mais je sais que je retournerai bientôt à la
mer. Il y a dans mon cerveau tout chamboulé ce vieux rêve : la
Manche !
Il me faut, avant cela, accepter un dernier compromis : reprendre
le flambeau de l’entreprise paternelle, dans notre famille depuis six
générations. Le « privilège » de l’aîné. J’accepte d’aider mon père à
condition qu’il me laisse m’entraîner tous les jours. Nous sommes
en 2006 : la chose est entendue, bientôt je traverserai la Manche. Il
faut réserver le créneau, presque deux ans à l’avance pour répondre
à l’afflux de demandes. La date est fixée entre 1er et le 7 août 2008.

Août 2008, Folkestone, Angleterre.


J’attendrai finalement plus de trois semaines sur place qu’on
autorise enfin mon départ, dans les arcanes de ce business juteux
où chaque fenêtre météo vaut de l’or, et où les préférences
accordées aux nageurs britanniques sont monnaie courante. Il faut
se plonger chaque jour dans une eau à 15 °C pour conserver son
allant. Mais l’attente n’en finit plus. Déjà, dans la Manche, « patience
et longueur de temps font plus que force ni que rage ». De la rage,
j’en ai pourtant à revendre. Voilà des années que je rumine ce défi
insensé. Je suis sur le point de réaliser mon rêve, mais les
préparatifs virent au cauchemar. Dans la foulée, mon amie
m’annonce qu’elle est enceinte, qu’elle me quitte, qu’elle renonce à
notre enfant. Un cataclysme à quelques jours seulement de mon
départ. Je dois conserver ma foi et ma force dans ce tsunami
sentimental.
Moins d’une semaine plus tard : le coup de fil libérateur ! Mon
tour est venu. Ce jour-là, personne ne m’aurait sorti de l’eau. Quitte
à y laisser ma peau qui a baigné dans l’eau durant seize heures et
trente-huit minutes exactement. J’ai dû affronter des courants
capricieux, si peu indulgents qu’ils m’ont déporté à droite, à gauche.
Sur le point d’atteindre les côtes françaises, la bascule de marée me
rejette vers le large, sur plus de 5 kilomètres. Je touche la plage à
2 h 38 du matin, le 29 août 2008 : 64 kilomètres au lieu de 34 en
ligne droite. Un effort surhumain où tout semble déconnecté, ou
plutôt intensément connecté. Cette traversée a changé ma vie, ma
perception de l’être et des choses. J’ai expérimenté d’autres sens.
Seul, à poil, dans un tel univers, face à moi-même, j’ai su que je
n’étais jamais seul. Loïc était là, à mes côtés. Je l’ai vu courir dans
les dunes pour m’accueillir sur la plage du cap Blanc-Nez. À mon
tour, titan titubant, comme dans mes souvenirs d’enfant, je me suis
redressé pour toucher le sable sec. Aujourd’hui, seulement mille
deux cents nageurs ont réussi la traversée de la Manche sur plus de
douze mille tentatives. Le record a été réalisé en six heures et
cinquante-sept minutes. Ma réussite est immense, mais sans
bonheur, car il manque à cet exploit des êtres chers…
Pour Philippe comme pour moi, le sport a été un facteur de
résilience majeur, que nos blessures soient physiques ou
psychologiques. Nous ne nous sommes pas rencontrés par hasard.
L’exploit nous a permis de nous surpasser au lieu de trépasser. Je
confie avoir mis près d’un an pour récupérer physiquement de cette
aventure extrême. Mes proches disent avoir vu un nourrisson sortir
de l’eau. Après tant d’heures, ma peau n’est qu’un tissu fripé,
comme celle d’un nouveau-né. Un nouveau-né, peut-être suis-je
cela ! À l’instant où j’ai foulé la plage, j’ai su qu’une page se tournait.
Je suis né de nouveau, je me suis éveillé, j’ai pris conscience.
J’avais créé un blog pour permettre à ceux qui le souhaitaient de
suivre ma tentative. Les messages ont afflué du monde entier ; la
plupart commençant par « Merci ! ». Très égoïstement, je suis allé
au bout de mon rêve, et c’est moi que l’on remercie ! Pourquoi ? Je
prends conscience que la passion et l’obstination d’un seul homme
peuvent diffuser du bonheur au bout du monde. Je ne dois pas en
rester là. Mon prochain défi s’appelle Gibraltar. En 2010 !
C’est lors de ma préparation pour cette redoutable traversée,
en 2009, que je fais la connaissance d’un nageur plutôt atypique. Il
s’appelle Philippe Croizon et me téléphone pour me faire part de son
intention de traverser la Manche à la nage ; il se dit avide de
conseils. Il n’a pas de bras, et pas de jambes non plus. Quatre
membres en moins, qu’à cela ne tienne ! À aucun moment je n’ai cru
à une blague. J’ai pris sa demande très au sérieux. Au bout du fil,
j’entends la voix d’un ogre, prêt à tout dévorer ! Entre cabossés de la
vie, entre hurluberlus, nous savons qu’il ne faut jamais se fier aux
apparences. Que des plus profondes blessures naissent parfois les
plus grands desseins. Et que celui qui vous rit au nez ravalera
bientôt son mépris. Je lui propose de venir s’entraîner pendant dix
jours avec moi en Bretagne.
Avec lui, le courant passe aussitôt, sans mauvais jeu de mots. Et
puis, au détour d’une conversation, il m’avoue n’avoir jamais vu la
Manche. L’audacieux veut faire la cour à une inconnue. C’est un
grand malade ! Je décide aussitôt de l’emmener à Wissant. Nous
nous entraînons le long des rivages français, puis décidons d’aller
observer son côté so british en ferry ! Philippe a besoin de voir, de
s’imprégner des lieux, de rencontrer les organisateurs anglais.
Le 10 septembre 2010, je suis à ses côtés dans le bateau, mais,
à mi-parcours, le voyant faiblir, je me jette à l’eau pour le remotiver,
lui redonnant le tempo pendant trois bons quarts d’heure. Déjà, à cet
instant, nous puisons notre force dans le binôme. À l’arrivée, sentant
Philippe défaillir sous la pression de la marée, nous replongeons,
Jacques Tusé – un autre nageur longue distance remarquable – et
moi, et l’escortons jusqu’au premier rocher, pour éviter qu’il ne
subisse la même mésaventure que moi et pour lui permettre de venir
à bout de son exploit. D’autant que Philippe a émis le souhait d’être
porté par deux vainqueurs de la Manche à son arrivée. Un coup de
main que nous lui offrons de bon cœur, en dépit du règlement. Ayant
nagé avec palmes et combinaisons, sa traversée ne sera, de toute
façon, pas officiellement homologuée. Mais, au moment où je saute
dans l’eau pour le rejoindre, je suis emporté par la renverse de
marée et me laisse dériver sans parvenir à contrer les courants. Ce
sont des journalistes embarqués sur un bateau suiveur qui se
portent à mon secours pour me ramener dans le sillage de la
victoire, me tractant avec une corde jusqu’à Philippe et Jacques pour
pouvoir finir cette traversée en trio. C’est dans les tourments
passionnés de la mer qu’est née notre belle histoire. Une histoire
d’amour entre deux poissons d’eau salée.

Et puis il y eut cette folle idée de relier les cinq continents à la


nage. Pendant dix-huit mois, conscients de l’effort extrême que nous
allions devoir produire, nous nous sommes focalisés sur l’exploit
sportif en nous imprégnant de nos traversées précédentes –
engageant conjointement nos vies face à l’ampleur de la tentative.
Du sport, de la sueur et du courage ! Du courage, car, sur ce type de
défi, le risque vital est réel. Nous devions nous donner les moyens
de réussir et surtout de réussir tous les deux. Mais, au bout du
compte, la performance physique semble bien peu prégnante par
rapport à l’aventure humaine – notamment parce que les traversées
(mis à part peut-être Béring) n’ont pas été aussi physiquement
intenses que nous le redoutions. Non, ce que nous retenons de cette
expérience, c’est surtout la cohésion et la solidarité au sein du
groupe, tout autant que les rencontres et le partage avec les
populations locales. En définitive, les problèmes administratifs que
nous avons tant maudits sur le moment nous ont offert le temps de
tisser des liens forts et inattendus. Je suis allé au-devant des gens
de mon âge à travers les continents. Je me demandais : « Qui
serais-tu si tu étais né ici ? Comment verrais-tu le monde ? » J’ai
passé de longs moments à parler, à questionner, à m’immiscer dans
l’univers de chacun.
Ces échanges ont conforté ma vision de la vie : en Occident,
nous sommes prisonniers d’une sorte de carcan, d’une pensée
fabriquée, alors que la vie n’est pas réduite à ce que nous inoculent
le petit écran ou les peurs ancestrales véhiculées par la religion. En
dépit de la violence en Papouasie, des détritus jetés à la mer dans
tous les pays et des conflits en mer Rouge, j’en sors avec une vision
optimiste de l’homme. Car je me souviens aussi des Papous se
précipitant sur Philippe sur le marché de Vanimo pour le couvrir de
billets, des deux cents bénévoles accordant leur temps aux enfants
handicapés de Papouasie, des rituels inuits célébrant malgré tout la
vie en osmose avec une terre indigente, des traitements naturels
prodigués par certains peuples qui trouvent la guérison dans les
offrandes de la nature… Cette solidarité entre les hommes, cette
harmonie avec la Terre, je l’ai palpée ! Elle m’a nourri et m’a donné
foi en l’Homme. J’ai pris conscience, je me suis éveillé !
J’ai aussi découvert Philippe. J’ai découvert les engagements
que cela suppose de vivre aux côtés d’une personne qui, en dépit de
sa volonté et de sa rage de vivre, reste dépendante en de
nombreuses circonstances. Ce fut surtout le cas en Bretagne, lors
de nos premiers entraînements. Suzana n’était pas là et il nous est
revenu, à Séverine et à moi, de nous occuper de Philippe, alors que
notre fille Valentina avait seulement quelques mois. Je me suis
rendu compte, à cette occasion, combien il est difficile de s’occuper
d’une personne en situation de handicap. A fortiori lorsque le
Croizon en question est particulièrement demandeur, voire exigeant !
Je n’ai aucun scrupule à le dire, car il le dit lui-même ! Mon bébé,
Philippe, mon bébé… Je dois jongler avec les sollicitations de
chacun. Compliqué, intense. Si compliqué qu’il faut se résoudre à
appeler les parents de Philippe en renfort… Pour que notre aventure
ait des chances d’arriver au bout, il est important de maintenir une
certaine équité et d’éviter de créer des liens de dépendance entre
nous – ce qui n’exclut évidemment pas l’entraide. Nous sommes
avant tout un binôme, une entité à deux têtes ! Et j’ai beau être
valide et plutôt solide, j’ai aussi besoin, dans la perspective d’un tel
défi, que l’on prenne soin de moi. Nous en avons discuté ensemble
et sommes convenus que nous étions partenaires et que notre
relation n’en serait que plus saine sans cette interaction
« domestique ». Chacun de nous avait sa tierce personne, et c’était
bien mieux ainsi.
Le handicap, je connaissais peu, même si un de mes oncles était
amputé d’une jambe. Je suis entré en quelque sorte dans cet
univers à travers Philippe, et surtout à travers le regard porté sur lui.
Un regard parfois écœurant ou, pire encore, une absence de regard.
J’ai lu dans les yeux des autres la longue histoire du handicap en
France, souvent occultée. Ces gueules cassées de la Grande
Guerre qu’il fallait à tout prix cacher. Les personnes handicapées ont
mis du temps à sortir de l’ombre, à franchir les murs des
institutions… Encore aujourd’hui, la lumière leur semble parfois une
chimère ! Dans les yeux de ceux qui regardent Philippe, je vois de la
frayeur, de la peur, parfois du mépris, mais aussi de la compassion.
Et pourtant, faut-il penser que cet homme a besoin d’être plaint, en
tout cas aujourd’hui ? Sa vie est bien plus palpitante que la plupart
de celle des valides. Il suffit parfois d’une grosse « tuile » sur le coin
du nez pour comprendre que le potentiel de vie qui est en nous est
infini. J’ai le sentiment que Philippe, grâce à un élan vital hors du
commun, a permis d’ébrécher ces a prioris tenaces, que j’ai, moi
aussi, un jour, ressentis… Suite à l’accident de voiture qui a tué Loïc,
Madeline est restée très lourdement handicapée, avec un état de
conscience minime. Face à mon amie d’enfance, j’étais pétri de ce
lot d’appréhensions et devais me faire violence pour aller lui rendre
visite à l’hôpital. J’étais l’un des seuls parmi nos copains à oser
franchir cette porte qui ouvrait sur l’intolérable, l’indicible…

Pour accompagner Philippe et avancer au diapason, j’ai dû


réapprendre à nager. C’est comme marcher aux côtés de quelqu’un
qui n’avance pas au même rythme : on s’impatiente, on titube, on se
fatigue… Dans l’eau, c’est pareil : il m’a fallu du temps et des
entraînements intenses pour trouver d’autres appuis, plus larges,
moins puissants afin de rester à sa hauteur, tout en évitant de me
refroidir. De la même façon, Philippe a travaillé pour doper sa
vitesse, notamment lors de la traversée de Gibraltar où nous devions
respecter une cadence de 3,5 kilomètres par heure. Chacun de nous
a dû, à sa façon, se faire violence. Lors des traversées, je reste
malgré tout le moteur, le poisson-pilote qui a la responsabilité de
booster le duo, de relancer Philippe lorsqu’il s’essouffle et de le
motiver lorsqu’il perd de la distance… À la manière du cycliste qui,
dans la roue d’un coéquipier, bénéficie d’un système d’aspiration. Je
reste attentif à mon partenaire à chaque instant, le guettant du coin
de l’œil, même si, parfois, je m’offre un sprint pour me dégourdir les
jambes. À la différence de mes nages en solitaire où, tout à ma
concentration, je n’écoute que moi-même, entre les cinq continents,
dans notre bulle, nous sommes deux !
Pourtant, à notre retour, on ne retient que l’exploit sportif d’un
seul homme. « On », ce sont surtout les médias, car nos proches
savent que nous nous sommes surpassés ensemble, avec la même
intensité. Le seul homme, c’est Philippe ! Philippe est en colère ;
moi, je m’en fous ! Je n’ai jamais couru après la notoriété, même si
j’ai conscience que, pour séduire les sponsors, il faut faire parler de
soi. Je me réfugie derrière un naturel un peu secret. Philippe est
invité sur les plateaux, s’exprime avec brio, semble apprécier cette
reconnaissance ; ce deal me convient plutôt bien, et je peux vaquer
à mes pensées intimes et mes occupations discrètes. Pour mon ego,
pas de dommages, mais la symbolique de notre expédition s’en
trouve, elle, affectée. Le message du duo au-delà des frontières n’a
pas été entendu comme nous le souhaitions, surtout en France, à la
télévision. La blessure est là ! Le bilan est pourtant rassurant : une
personne lourdement handicapée est enfin devenue « visible ».
D’autant que Philippe est un excellent « client » qui n’engendre
guère la mélancolie. C’était là aussi le dessein de notre croisade.
Cet homme « extra-ordinaire » s’est imposé dans les médias, dans
l’esprit des Français, aux yeux du monde entier. C’est une excellente
chose, pas seulement pour lui, mais pour l’ensemble de ses pairs.
Pour chacun de nous, un jour peut-être, en somme…
Philippe se fait connaître à un moment où les yeux s’ouvrent, les
langues se délient. La télé, le cinéma semblent moins hermétiques à
ces protagonistes atypiques : les films Intouchables ou Hasta la
Vista, le programme court Vestiaires, l’émission burlesque ONDAR
Show, le flic handicapé Caïn… Comment reprocher à Philippe d’être
omniprésent lorsque chaque millimètre grignoté sur l’indifférence
permet aux invisibles d’accéder à la lumière ? Il y a de la place pour
d’autres. Il est temps pour eux de la prendre, sans pour autant
devoir braver les mers de tous les continents !

Sans céder à une rhétorique facile, je considère que nous


sommes tous en situation de handicap, sans pour autant avoir une
jambe ou un bras en moins. Il manque à chacun de nous quelque
chose ! Je reste convaincu que nous ne nous servons que d’une
partie infime de nos capacités. Mon éveil a commencé dans la
Manche, puis les cinq continents ont été une révélation. Pour avoir
connu le dépassement de soi, je sais à quel point il peut être
douloureux, physiquement et moralement. J’ai découvert, à travers
ces expériences, que la pensée pouvait être plus forte que tout, dès
lors que l’on accepte d’ouvrir son esprit en grand. C’est ainsi que j’ai
expérimenté sur moi-même, puis sur des personnes initiées, le fait
que l’on peut soulager des douleurs diverses, au niveau des
muscles, des tendons, des ligaments, des organes ou des
articulations, par la seule force de la pensée. Il « suffit » pour cela
que les forces psychiques prennent l’ascendant sur tout le reste. J’ai
donc décidé de m’engager dans cette quête que certains nomment
le « soin à distance », simplement en portant son attention sur ses
douleurs. Lors de la traversée de Gibraltar, des adeptes du reiki,
entrant en méditation, ont travaillé à distance pour nous offrir des
conditions météo optimales. Lorsque je parle de cela, Philippe sourit
gentiment ; je le sens sceptique, un tantinet réfractaire. Se souvient-
il que c’est peut-être un « passeur de feu » qui lui a sauvé la vie ?
Lorsqu’il était sur son lit d’hôpital, son père a sollicité un homme qui
a absorbé le feu qui avait dévoré son fils. Pendant de longues
minutes, son père s’est mis à transpirer intensément…
Je travaille ainsi sur le projet d’une école qui permettrait à
chacun de découvrir son propre potentiel, souvent ignoré, et de viser
l’apaisement. Feng shui, reiki, géobiologie… J’espère, à travers ces
pratiques, ouvrir les portes d’un monde plus vaste, aux promesses
infinies. Lors de mes traversées entre les cinq continents, j’ai
compris que j’avais accédé à quelque chose de puissant que je ne
peux plus négliger. Tout comme Philippe, j’anime à mon tour des
conférences sur le dépassement de soi, dans les écoles et les
entreprises. Avec le concours de la société Secab Expertise, j’ai
également créé une fondation, Terrenomad, qui subventionne des
initiatives en lien avec le handicap, le dépassement de soi, les
médecines parallèles – ou même l’archéologie qui n’est rien d’autre
que la découverte ancestrale de l’homme. Il y a tant à faire pour
éveiller les consciences, dépasser les a prioris, faire tanguer les
lobbys. Est-ce ce lien intime avec la mer qui m’a plongé dans ces
univers inexplorés ? Je m’y sens désormais comme un poisson dans
l’eau, qui manquerait parfois d’oxygène pour aller crier ses espoirs à
l’oreille de tous les hommes capables d’entendre. C’est certainement
l’ADN de la plupart des aventuriers qui ont engagé leur vie pour
braver les océans, franchir un couloir d’avalanche, rester onze
minutes en apnée ou défier le vide. Ils accèdent à d’autres sphères,
sont happés vers d’autres horizons, développent d’autres sens qui
les projettent vers un monde sans limites. Je l’ai prouvé en
traversant la Manche dans une eau à 14 °C en maillot de bain. Mon
espérance de vie était de quatre heures ; j’ai tenu seize heures !
Selon le pronostic scientifique, en touchant les côtes françaises,
j’étais mort depuis déjà douze heures ! Mon moteur, ma survie,
c’était mon esprit ! Un tel pari ne se relève pas avec les muscles,
mais avec la tête. Philippe, lui aussi, en sait quelque chose. Qui, à
part lui, aurait misé sur sa réussite ?
Cette insatiable envie de se surpasser, de vivre, je la retrouve
chez tous les aventuriers de pleine nature qui ne visent aucune
médaille et n’ont pour seul palmarès que leur extase personnelle.
Face à eux-mêmes, mis à nu, ils sont ébranlés par cette révélation
et trouvent ensuite la force de convaincre l’autre qu’un ailleurs intime
est possible. Preuves à l’appui !
Arnaud Chassery
TABLE

Préface

I - AVANT L’EXPLOIT
Dois-je mourir ici ?
Cinq continents, la naissance…
Arnaud Chassery, un coup de foudre…
Préparation, le secret de la réussite
Des prothèses qui valent de l’or
Ma Suza-nana, elle m’apaise
Résilience, une affaire de famille…
Font-Romeu, face-à-face au sommet
L’argent, le nerf de la mer

II - OCÉANIE-ASIE, PATIENCE ET LONGUEUR DE TEMPS


Un « paradis » en eaux troubles
Vanimo, que l’aventure commence !
Un couple à la vie, à la mer
Le marché au trésor
L’accident, un choc inconcevable
Enfants de Papouasie, notre rayon de soleil
Écoles, graine de tolérance
L’expédition menacée
Jamais deux sans trois…
L’eau, ma fascination
Lorsque le duo devient trio
Notre première victoire
L’homme d’avant n’existe plus

III - AFRIQUE-ASIE, TENSIONS EXPLOSIVES


La belle orientale
Au cœur du conflit
Changement de programme
Rencontre entre rescapés
La « mer promise »
Des adieux en apothéose
Le moral en berne
Parler pour continuer de vivre

IV - EUROPE-AFRIQUE, GIBRALTAR AVEC MOÏSE


« Subir or not subir ? »
Un docteur en urgence
Théo, mon « Mini-Moi »
L’étreinte de l’ogresse ?
Mes fils : la force de survivre
Machine à laver en mode fragile
Le handicap, c’est du luxe…
La tempête se lève…
V - AMÉRIQUE-ASIE, UNE APOTHÉOSE MAGISTRALE
L’hiver en été
La ruée vers l’or
Boycott à la soviétique ?
Le rocher du bout du monde
Être handicapé, c’est ne pas l’accepter
Nager à en perdre la raison
L’illusion d’être éternel
Le veto russe m’a sauvé la vie

VI - VERS D’AUTRES HORIZONS


Jeux paralympiques de Londres : « Je suis normal ! »
Bilan d’un succès
Carton plein pour notre film
Notoriété : le handicap plein écran ?
Croizon, trop c’est trop !
Des entreprises sensibilisées : mon nouveau métier
À l’avenir, d’autres folies ?
Résilience : le sport, ma survie

Postface
Notes

1. Centre de ressources, d’expertise et de performance sportives.


2. Centre d’analyse d’images et de performance sportive.
Notes

1. Association des Mousquetaires pour les handicapés et leur


insertion.
Notes

1. Agence France-Presse.
Notes

1. Petite planche de surf tractée par une voile de cerf-volant.


Notes

1. AAH.
Notes

1. Activité physique adaptée.


2. Office chrétien des personnes handicapées.

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