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Quelles sont les stratégies des hypocrites ?

Cerveau Psycho
Cerveau & Psycho • n°48

Stress:
?
France métro. : 6,95€, All. : 10€, Bel. : 8,20€, Can. : 11,5$, GRÈCE : 8,20€, GUAD. : 8,25€, GUY. : 8,25€, LUX. : 8,25€, Maroc : 85 MAD, MART. : 8,25€, N. CAL. : 1170CFP, POL. FR. : 1170CFP, Port. Cont.: 8,25 €, Réun. : 8,25 €, Suisse :15 FS

bon ou mauvais
➜ La méthode Coué :
des expériences la valident !
➜ Être bilingue :
un avantage pour les enfants
➜ Pourquoi la maladie
modifie-t-elle l’humeur ?
➜ La morale a-t-elle
engendré les religions ?
➜ Le bruit perturbe
l’apprentissage et la mémoire
NOVEMBRE-DÉCEMBRE 2011

M 07656 - 48 - F: 6,95 E - RD

3:HIKRQF=[U[^Z]:?a@k@o@i@a;
n°48 - Bimestriel novembre-décembre 2011

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Cerveau Psycho
Éditorial Françoise PÉTRY
Cerveau Psycho
www.cerveauetpsycho.fr
Pour la Science,
8 rue Férou, 75278 Paris cedex 06
Standard : Tel. 01 55 42 84 00

Directrice de la rédaction : Françoise Pétry

Cerveau & Psycho


L’Essentiel Cerveau & Psycho
Rédactrice en chef : Françoise Pétry
Rédacteur : Sébastien Bohler
Un soupçon
Pour la Science :
Rédacteur en chef : Maurice Mashaal
Rédacteurs : François Savatier, Marie-Neige Cordonnier,
Philippe Ribeau-Gesippe, Bénédicte Salthun-Lassalle, Cécile Fourrage
Dossiers Pour la Science :
d’hypocrisie
Rédacteur en chef adjoint : Loïc Mangin
Rédacteur : Guillaume Jacquemont L'hypocrisie est un vice privilégié,
Directrice artistique : Céline Lapert qui [...] jouit en repos d'une impunité souveraine.
Secrétariat de rédaction/Maquette :
Annie Tacquenet, Sylvie Sobelman, Pauline Bilbault, Molière, Dom Juan (1665)
Raphaël Queruel, Ingrid Leroy
Site Internet : Philippe Ribeau-Gesippe, assisté de Ifédayo Fadoju


hypocrisie consiste notamment à « manifester des vertus
Marketing : Élise Abib
Direction financière : Anne Gusdorf
Direction du personnel : Marc Laumet
Fabrication : Jérôme Jalabert, assisté de Marianne Sigogne
Presse et communication : Susan Mackie
Directrice de la publication et Gérante :
Sylvie Marcé
Conseillers scientifiques : Philippe Boulanger
et Hervé This
Ont également participé à ce numéro :
L que l’on n’a pas ». Cette définition devrait être complétée
par ce que découvrent (ou confirment) les psychologues :
ce « vice » serait omniprésent. Même les plus vertueux
révèlent des attitudes – surtout quand ils pensent être à
l’abri du regard d’autrui – qui suffiraient à effacer le qualificatif dont
on les pare (voir Les stratégies de l’hypocrite, page 38). Le fait que cha-
cun soit hypocrite à des degrés divers selon les circonstances expli-
Bettina Debû et Hans Geisemann
que sans doute « l’impunité souveraine » évoquée par Molière.
Publicité France
Directeur de la publicité : Jean-François Guillotin
(jf.guillotin@pourlascience.fr), assisté de Nada Mellouk-Raja Une telle attitude est-elle condamnable ? Celui qui prétend à
Tél. : 01 55 42 84 28 ou 01 55 42 84 97
Télécopieur : 01 43 25 18 29
autrui – sans en être convaincu – qu’il va réussir son entreprise,
Service abonnements
qu’il va guérir ou être enfin heureux, ment-il ? Fait-il simplement
Ginette Bouffaré : Tél. : 01 55 42 84 04 preuve d’empathie envers celui qu’il cherche à soutenir ? Pense-t-il
Espace abonnements : que sa parole finira par restaurer chez son ami l’estime de soi qu’il
http://tinyurl.com/abonnements-pourlascience
Adresse e-mail : abonnement@pourlascience.fr a perdue et la confiance en ses capacités ? Ces mécanismes de sou-
Adresse postale : tien psychologique sont ancrés dans la nature humaine. C’est
Service des abonnements - 8 rue Férou - 75278 Paris cedex 06
peut-être « mal » de mentir, mais ici cette attitude n’est pas blâma-
Commande de livres ou de magazines :
0805 655 255 (numéro vert) ble. Les frontières entre le bien et le mal reposent sur un sens
Diffusion de Pour la Science moral inné, un « organe de la morale », et n’ont pas été tracées par
Canada : Edipresse : 945, avenue Beaumont, Montréal, Québec, H3N
1W3 Canada.
les religions (voir La morale a-t-elle engendré les religions ?,
Suisse : Servidis : Chemin des châlets, 1979 Chavannes - 2 - Bogis page 32). Qu’en aurait dit le Tartuffe de Molière ?
Belgique : La Caravelle : 303, rue du Pré-aux-oies - 1130 Bruxelles
Autres pays : Éditions Belin : 8, rue Férou - 75278 Paris Cedex 06
Mentir pour secourir autrui est une forme de thérapie par la
Toutes les demandes d’autorisation de reproduire, pour le public
français ou francophone, les textes, les photos, les dessins ou les
persuasion qui peut se révéler efficace pour soi-même.
documents contenus dans la revue « Cerveau & Psycho », doivent être L’autopersuasion – la méthode Coué – serait bénéfique, si l’on en
adressées par écrit à « Pour la Science S.A.R.L. », 8, rue Férou, 75278 Paris croit diverses études expérimentales. Se dire que tout va bien amé-
Cedex 06.© Pour la Science S.A.R.L.
Tous droits de reproduction, de traduction, d’adaptation et de liore son état de bien-être et sa réussite (voir La méthode Coué :
représentation réservés pour tous les pays. Certains articles de ce numéro l’autosuggestion à l’œuvre, page 20). Pris dans une sorte de cercle
sont publiés en accord avec la revue Spektrum der Wissenschaft
(© Spektrum der Wissenschaft Verlagsgesellschaft, mbHD-69126, vertueux, on se sentirait plus heureux, appréciant davantage les
Heidelberg). En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de plaisirs de la vie. Or, selon Albert Camus, « Nul homme n’est
reproduire intégralement ou partiellement la présente revue sans
autorisation de l’éditeur ou du Centre français de l’exploitation du droit de
hypocrite dans ses plaisirs » (La chute, 1956). Les psychologues
copie (20, rue des Grands-Augustins - 75006 Paris). devraient étudier si les sujets pratiquant la méthode Coué sont
moins hypocrites que les autres !

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Les deux
visages Cerveau Psycho
Pixel 4 images / Shutterstock
du stress

n° 48 novembre - décembre 2011


44

N. Armonn - R. A. Hillman / Shutterstock


Enfants
bilingues :
un avantage
indéniable

24

Lasse Kristensen / Shutterstock - C & P


La méthode
Coué :
l’autosuggestion
à l’œuvre

20
Limitless :
tout réussir, Psychologie
© Gaumont distribution 2011

mais à quel
prix ?

16
Point de vue Alain Lieury
La psychologie scientifique
doit être enseignée en terminale 14
Le cours de philosophie oublie que la psychologie ne se résume pas à Freud !

Cinéma : décryptage psychologique Serge Tisseron


Limitless : tout réussir, mais à quel prix ? 16
Ce film alerte sur les nouvelles substances permettant de doper son esprit.
Éditorial 1
Psychologie au quotidien Nicolas Guéguen
L’actualité La méthode Coué :
des sciences cognitives 4 l’autosuggestion à l’œuvre 20
G La musique rend intelligent Se répéter sans fin que l’on va bien : cela fonctionne mieux qu’on ne croit.
G L’effet IKEA
En couverture : Raphael Queruel

G Suivez le regard... de Berlusconi


Développement Erica Westly
G Les antidépresseurs contre Alzheimer ? Enfants bilingues : un avantage indéniable 24
G La force du neurofeedback
Le bilinguisme améliorerait la créativité et la mémoire des enfants.
G Les narcissiques sont de mauvais chefs

G Scorpion : la piqûre insoutenable Cognition J. Hellbrück, S. Schlittmeier et M. Klatte


G Le langage des phéromones Les méfaits du bruit 28
G Se faire mal fait moins mal ... Les nuisances sonores diminuent notablement les performances cognitives.

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Morale Nicolas Baumard Synthèse 90


La morale a-t-elle engendré les religions ? 32 La personnalité évitante
Les religions se sont greffées sur un sens moral inné. Jérôme Palazzolo

Psychologie sociale Laurent Bègue


Analyses de livres 93
Les stratégies de l’hypocrite 38 G Atlas des neurosciences humaines de Netter
Pour enjoliver son image sociale, chacun adopte des postures hypocrites.
D. L. Felten et A. N. Shetty
G Méditer jour après jour

Christophe André
G Dictionnaire de la psychiatrie

Dossier Jacques Postel

Stress : bon ou mauvais ? Tribune des lecteurs 94


Les deux visages du stress 44
Mathias Schmidt et Lars Schwabe
Un peu de stress au bon moment améliore la mémoire.
Pour éviter l’épuisement mental 52
Robert Epstein Sur le site
Il serait facile de mieux maîtriser notre stress.
cerveauetpsycho.fr
Cerveau sous tension 56
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Brian Mossop
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Une vie trop stressée favoriserait les maladies neurodégénératives.
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Neurobiologie • Abonnez-vous en ligne


Ce numéro comporte un encart d’abonnement Cerveau & Psycho broché
sur la totalité du tirage (p. 48) ainsi qu’un courrier Cerveau & Psycho spécial Noël
sous enveloppe, posé sur la totalité de la diffusion abonnés. Sur l’édition abonnés
France, un encart « Rue des étudiants » et un encart « Dialogue marketing »
sont également posés sur la quatrième de couverture.
Psychiatrie Kent Kiehl et Joshua Buckholtz
Dans la tête d’un psychopathe 60
Leur pathologie résulte d’une insensibilité totale aux émotions.

Psychiatrie Marco Canterino et Matthias Michal


Étranger à soi-même 68
Le trouble de dépersonnalisation prive du sentiment de réalité.

Psychopathologie Erich Kasten


Le cerveau malade du corps 74
Certaines maladies mentales résulteraient de troubles endocriniens.

Étranger
Psychopathologie des héros Sebastian Dieguez à soi-même
Un héros balzacien schizophrène
avant l’heure 80
Roxyfer / Shutterstock

Dans un Louis Lambert, Balzac décrit la schizophrénie avec précision.

Questions aux experts Pierre-Marie Lledo 68


La planète des singes : science ou fiction ? 88
Qu’est-ce qui est plausible – et farfelu – dans ce récent film à succès ?

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Ldes’asciences
ctuacognitives
lité

La musique rend intelligent


La pratique musicale développe l’intelligence verbale
et la compréhension des émotions.

elon une étude de l’Université de rage de structures temporelles et sono-

S Toronto au Canada, la pratique de


la musique augmenterait l’intelli-
gence verbale des enfants, c’est-à-dire
res) vers le domaine du raisonnement
et du langage.
Dans la seconde étude, les psycholo-
leur capacité de compréhension du dis- gues ont fait écouter à des adultes âgés
cours d’autrui et leur propre expres- de 18 à 30 ans ou de 40 à 60 ans des
sion. D’autres travaux de l’Université phrases enregistrées, dont le ton expri-
de Porto, au Portugal, montrent que la mait six émotions différentes : la peur,
pratique régulière d’un instrument par la colère, le dégoût, la joie, la tristesse
un adulte améliore la compréhension ou la surprise. Les résultats ont montré
des émotions d’autrui, car ces person- que les adultes ayant un bon niveau de
nes sont plus sensibles aux intona- pratique musicale identifient mieux,
tions de la voix. quel que soit leur âge, la plupart des
La première étude a consisté à faire émotions exprimées à travers la voix.
participer des enfants âgés de quatre à Les personnes sans pratique musicale
cinq ans à des programmes d’initiation à se trompent plus souvent.
la musique, où ils écoutaient des mélo- La musique exerce l’oreille à déceler
dies, apprenaient à les reconnaître, à les variations dans la hauteur des sons,
identifier le timbre des instruments, etc. et familiarise en outre au monde émo-
Les enfants devaient ensuite passer des tionnel, qu’il s’agisse d’exprimer des
tests d’intelligence verbale (compré- émotions par des sons, d’identifier ses
hension de l’oral, raisonnement à partir propres émotions, ou d’affûter sa sensi-
de situations exposées verbalement, bilité aux inflexions des phrases musi-
etc.). Comparativement à des petits cales et aux nuances associées aux dif-
n’ayant suivi aucun programme préala- férentes interprétations. L’avantage
ble, ou ayant suivi un programme d’in- acquis en société est alors notable,
troduction aux arts graphiques, les étant donné que l’identification des
enfants initiés à la musique ont déployé émotions dans les voix fait partie de l’in-
des capacités supérieures d’intelligence telligence émotionnelle, liée au succès
verbale. Les psychologues y voient le social et professionnel.
signe d’un transfert de capacités cogni- S. Moreno et al., in Psychol. Science, à paraître ;
Einstein était – aussi – un bon violoniste ! tives musicales (mémorisation, repé- C. Lima et S. Castro, in Emotion, vol. 11, p. 1021, 2011

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Sébastien BOHLER

L’effet IKEA
référez-vous acheter une belle produit (je me suis donné du mal, donc le de l’objet (il donne l’occasion d’en parler

P armoire fabriquée par un menuisier


chevronné, ou un kit à monter soi-
même avec quelques vis et boulons ?
résultat a plus de valeur), du sentiment
gratifiant d’accomplissement (j’ai réussi à
monter ce meuble) et même du rôle social
avec ses invités, d’expliquer qu’on l’a fabri-
qué de ses propres mains).
Selon les psychologues, cet effet dit IKEA
Dans une expérience, réalisée par des – du nom de la marque de meubles à mon-
chercheurs en psychologie de l’Université ter soi-même – expliquerait aussi pourquoi
Harvard, des personnes devaient estimer de nombreux décideurs, concepteurs ou
le prix d’un petit meuble pour ranger des chefs d’entreprise ne veulent abandonner
disques. Le meuble leur était présenté déjà une idée pourtant erronée : ils suresti-
monté, ou bien elles devaient l’assembler ment la valeur de cette idée parce qu’ils
elles-mêmes à partir de pièces détachées. l’ont eue eux-mêmes. Le même méca-
Les psychologues ont constaté que les nisme expliquerait pourquoi certains pro-
personnes interrogées estiment que le priétaires refusent de baisser le prix de la
meuble monté par leurs soins à une valeur petite maison qu’ils ont mise en vente
supérieure (de 90 pour cent !) à celle du après l’avoir occupée pendant des décen-
meuble déjà monté... nies : tout ce qu’ils ont mis tant de temps à
Jean-Michel Thiriet

Évidemment, les deux objets ont la construire a beaucoup de valeur pour eux,
même valeur, mais l’illusion est tenace. mais n’en a aucune pour le futur acheteur !
Pourquoi ? Selon les auteurs de cette M. Norton et al., in Journal of Consumer
étude, la valeur ajoutée vient de l’effort Psychology, à paraître

Suivez le regard… de Berlusconi


omment Silvio Berlusconi a-t-il pu apparaissait – commandant de regarder à même déviation se produisait pour un

C être si souvent reconduit à la tête


de son pays, en dépit des scanda-
les à répétition et des limites souvent
droite – et que l’on montrait une photo du
visage de Berlusconi regardant à gauche,
les participants se trompaient et regar-
carré bleu demandant de regarder à gau-
che, si on leur montrait Berlusconi regar-
dant vers la droite.
dénoncées de sa politique ? À l’Université daient dans la même direction que Cet effet ne se manifeste que pour les
de Rome, des psychologues ont examiné Berlusconi – la mauvaise. Ils étaient électeurs de droite, et est d’autant plus
le pouvoir de son regard. Selon eux, un comme happés par le regard du leader. La prononcé que les participants se recon-
homme politique influent a le pouvoir de naissent dans le leader. Chez les électeurs
forcer les autres à regarder dans la même de gauche, aucun effet de ce type n’a été
direction que lui, sans qu’ils s’en rendent observé, bien au contraire : ils ne sont
compte. Il s’agirait d’un effet des neuro- influencés ni par la direction du regard de
nes miroirs, une catégorie de neurones Berlusconi ni par la direction du regard
qui nous poussent à reproduire les mou- des politiciens de leur propre bord. Selon
vements des personnes que nous voyons. les auteurs de cette étude, les électeurs
Marco Tullio Liuzza et ses collègues ont conservateurs sont davantage sujets au
montré des photos de Berlusconi à des mimétisme du regard, car ils voient dans
sujets en train de passer un test cognitif leur leader une figure d’autorité qui inspire
où des instructions disaient : « Si un carré l’obéissance. Pour eux, le leader montre la
orange apparaît, regardez vers la droite ; voie, et il est naturel de regarder dans la
360b / Shutterstock

si un carré bleu apparaît, regardez vers la même direction que lui. Les libéraux
gauche. » Ils ont observé que la direction seraient plus attachés à des idées qu’à
du regard de Berlusconi perturbait les per- des individualités.
formances des joueurs. Si un carré orange M. Liuzza et al., in PloSOne, vol. 6, p. 25117, 2011

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Des poussins mélomanes ?


elon une expérience réalisée à l’Université de Trente

S en Italie, des poussins tout juste éclos préfèrent les


accords musicaux consonants (agréables à écouter)
aux accords dissonants (déplaisants). Pour le montrer, les
éthologues ont mis un poussin en présence d’un premier
objet en lui faisant écouter un accord consonant, puis d’un
second objet en lui faisant écouter un accord dissonant.
Après avoir répété plusieurs fois cette association entre un E. Blok
hina -
O. Popov
objet et un son, ils ont placé le poussin face à ces deux a / Sh
uttersto
objets, mais sans diffuser de musique. Ils ont observé que ck

le poussin allait systématiquement vers l’objet qu’il avait


pris l’habitude d’associer à l’accord consonant. C’est le jouent avec notre attirance pour certains accords (le plus
signe qu’il préférait cette musique à l’autre. souvent consonants) et notre répulsion pour d’autres, en
Cette étude suggère que le système perceptif des verté- alternant les deux pour produire des sentiments de calme
brés marque, de façon innée, une préférence pour certai- ou de tension.
nes combinaisons de sons. Toutes les musiques du monde C. Chiandetti et G. Vallortigara, in Psychological Science, à paraître

Les antidépresseurs contre Alzheimer ?


elon une étude d’équipes de plaques que les personnes n’en ayant curseur de ce peptide. Les équipes

S Saint Louis et Philadelphie, la


prise d’antidépresseurs diminue
la quantité de plaques amyloïdes pré-
jamais consommé.
Comment les antidépresseurs empê-
chent-ils la formation de ces plaques ?
américaines ont montré que, chez la
souris, les antidépresseurs stimulent
l’activité d’une enzyme nommée
sentes dans le cerveau, associées à la Elles résultent de l’agrégation d’un alpha-secrétase, qui découpe le pré-
maladie d’Alzheimer. John Cirrito et peptide naturellement produit par les curseur, de sorte que le peptide délé-
ses collègues ont procédé d’abord sur cellules du cerveau à partir d’un pré- tère ne s’accumule plus. Cette stimu-
des souris, puis sur des malades. En lation repose sur l’enrichissement du
injectant pendant quatre mois un anti- milieu cérébral en sérotonine, un neu-
dépresseur classique (le Citalopram) romédiateur qui enclenche des casca-
à des souris présentant une patholo- des de réactions biochimiques dans
gie similaire à la maladie d’Alzheimer, les neurones en se fixant sur un récep-
ils ont constaté que les plaques amy- teur présent à leur surface.
loïdes s’accumulaient deux fois moins Cette découverte pourrait avoir des
chez ces animaux. conséquences sur le traitement des
Une étude a réuni 186 personnes formes précliniques de la maladie
atteintes de la maladie d’Alzheimer d’Alzheimer, avant même l’apparition
qui avaient consommé ou non des des premiers symptômes, notamment
antidépresseurs. Les personnes ayant les pertes de mémoire ou la désorien-
consommé des antidépresseurs tation. En aidant à limiter la concen-
Monkey Business Images / Shutterstock

durant trois ans et demi en moyenne, tration de plaques amyloïdes, les anti-
et celles n’en ayant jamais pris, ont dépresseurs pourraient retarder, voire
subi des tests d’imagerie cérébrale éviter, l’apparition de la maladie. À
permettant d’évaluer la quantité et la condition que les mécanismes d’ac-
répartition des plaques amyloïdes tion des antidépresseurs sur les pla-
dans leur cerveau. Celles qui avaient ques amyloïdes soient confirmés
consommé des antidépresseurs pré- chez l’homme.
sentaient deux à trois fois moins de J. Cirrito et al., in PNAS, à paraître

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L’actualité des sciences cognitives

L’écologisme enfantin La force


À quel point les enfants condamnent-ils les attein-
tes à l’environnement ? Pour le savoir, deux psy-
chologues américains leur ont demandé de juger
du neurofeedback
omment se remonter le moral après une mauvaise nouvelle ?
des actions qui dégradent la nature (casser une
branche d’arbre), immorales vis-à-vis d’un être
humain (frapper un plus petit), ou enfreignant des
conventions sociales (casser une vitre). Selon les
C Comment se calmer lorsqu’on est énervé après une dispute ?
Selon des neuroscientifiques de l’Université de Virginie, une
méthode d’avenir pourrait être le neurofeedback, un terme que l’on pour-
résultats de cette enquête, des enfants âgés de six rait traduire par « rétrocontrôle neuronal ». De quoi s’agit-il ? Lorsque
à dix ans trouvent que les actions contre l’envi- nous ressentons une émotion, notre cerveau active certaines zones telle
ronnement sont plus condamnables que les trans- l’amygdale cérébrale, plaque tournante des émotions dans le cerveau.
gressions des règles sociales, mais moins graves L’idée consiste à observer l’activité de cette zone cérébrale grâce à un
que les actes immoraux vis-à-vis des humains. appareil d’imagerie et, à partir de cette référence, à s’efforcer d’augmen-
L’empathie pour autrui reste la priorité pour eux. ter ou de diminuer le signal observé sur l’écran, selon que l’on souhaite
inhiber ou amplifier l’émotion ressentie.
Par exemple, un souvenir de vacances peut faire émerger une émotion
positive, de joie, de bonheur ou de détente. L’activité de l’amygdale de l’hé-
Se contrôler rend agressif misphère gauche augmente, comme cela a été observé dans l’étude de
Résister toute une soirée devant un buffet appé- Vadim Zodev et de ses collègues. Si l’on donne aux sujets la possibilité d’ob-
tissant peut finir par rendre agressif vis-à-vis de server en direct cette petite augmentation de leur amygdale gauche sur un
son entourage, révèle une étude de l’Université écran, comme cela est possible grâce à l’imagerie par résonance magnéti-
de San Diego. Des personnes ont été placées que fonctionnelle en temps réel, les participants peuvent s’entraîner à
devant un choix : manger une pomme ou une amplifier cette activation cérébrale. Ils procèdent initialement à tâtons, par
barre de chocolat. Puis on leur proposait de exemple en essayant de se rappeler d’autres événements positifs liés au
regarder un film : soit un film violent, soit un film premier, accumulant ainsi les stimulus positifs. La variation du signal à
comique, soit encore un documentaire sur la l’écran leur indique quelle évocation mentale est la plus efficace pour ampli-
nature. Les personnes ayant mangé la pomme fier l’émotion positive. De cette façon, ils parviennent à optimiser l’activité
choisissent plus souvent le film violent. Les psy- de leur amygdale gauche, associée au sentiment positif. L’expérience a
chologues pensent que l’agressivité est générale- montré que les bénéfices de l’entraînement sont stables : leur cerveau a
ment latente, et que nous l’empêchons de s’expri- appris à trouver le chemin des émotions positives.
mer en mobilisant des ressources cognitives. Or si Cette méthode offre de nouveaux espoirs pour le traitement des troubles
ces ressources ont été abaissées parce que l’on a de l’émotion, comme on en rencontre dans les cas de stress post-trauma-
fait un effort pour résister au chocolat, elles peu- tique : les personnes ayant vécu des événements traumatisants perdent
vent ne plus suffire pour se maîtriser et éviter de souvent le contrôle de leur amygdale cérébrale, qui fait surgir des senti-
se mettre en colère. C’est pourquoi les spécialis- ments négatifs d’angoisse ou de panique. La possibilité de visualiser l’acti-
tes des émotions pensent qu’il vaut mieux ne pas vité de sa propre amygdale permettrait au patient de disposer d’un repère
résister à la tentation, mais en prendre pleine- objectif pour tenter de garder cette activité dans des limites normales.
ment conscience : ne pas se jeter sur le chocolat,
mais goûter ce sentiment si particulier qu’est l’en- V. Zotev et al., in PloSOne, vol. 6, p. 24 522, 2011
vie de chocolat.

Le désir d’enfant visible sur le visage


D’après des psychologues de l’Université de Saint
Andrews en Écosse, le désir d’enfant d’une femme
se reconnaîtrait à certaines caractéristiques de son
visage, elles-mêmes liées à ses caractéristiques hor-
monales. Les femmes ayant les proportions les plus
typiquement féminines – petit nez, menton étroit et
Jean-Michel Thiriet

grands yeux – seraient aussi celles qui, statistique-


ment, confient désirer le plus d’enfants. Ces caracté-
ristiques sont liées à de fortes concentrations d’es-
trogènes, favorables à la procréation.

© Cerveau & Psycho - n° 48 novembre - décembre 2011 7


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Les narcissiques sont Twitter suit l’humeur de la planète


de mauvais chefs En épluchant deux millions et demi de messa-
ges twitter de personnes habitant dans 84 pays
du globe, des psychologues de l’Université
d’Ithaca aux États-Unis ont constaté que l’hu-
n chef très confiant en ses qualités, faisant preuve d’autorité

U naturelle et cherchant à se faire admirer, est-il nécessaire-


ment bénéfique à une entreprise, une organisation ou un
pays ? Barbara Nevicka et ses collègues de l’Université d’Amsterdam
meur des gens varie toujours de la même
façon au cours de la journée : elle est généra-
lement optimale au petit-déjeuner, puis ne fait
que décroître ensuite. Les personnes sont le
ont fait une expérience où des groupes de trois personnes disposaient moins stressées au réveil, puis
d’informations sur des candidats à recruter, et devaient choisir le meil- les tracas se multiplient, la fati-
leur candidat. Des informations différentes étaient données à chaque gue s’accroît avec les transports
participant, de sorte que la qualité de leur décision commune dépendait en commun, les enfants, le tra-
de la capacité des membres du trio à partager leurs données. Au sein de vail ou encore les courses. Le
chaque groupe, un leader était désigné au hasard par les psychologues. week-end, ce pic de bonne

© Twitter®
Chaque participant remplissait aussi un questionnaire d’évaluation du humeur est décalé de deux
narcissisme, comportant des questions telles que : « Je suis plus capa- heures… tout comme le réveil.
ble que la plupart des gens » ; « J’aime être le centre de l’attention » ;
« Je veux compter aux yeux des autres » ; « J’aime mon corps » ; « J’ai
un désir de puissance ».
Les résultats ont montré que plus un leader est narcissique, moins Un singe obéissant
le choix collectif est judicieux. Les participants, bien que persuadés Il suffit de quelques électrodes et d’un boîtier
des qualités de leur leader, livrent moins d’informations à la réflexion de stimulation pour qu’un singe dont le cer-
collective. Le leader leur demande moins souvent leur avis, et des don- veau a été « déconnecté » par une section de
nées essentielles sont oubliées. la moelle épinière reproduise des gestes sim-
Contrairement au lien parfois établi implicitement entre charisme ples. La méthode consiste à implanter dans la
et leadership, cette étude montre que les leaders narcissiques, mal- moelle épinière des électrodes reliées à un
gré leur aura, ont un impact parfois désastreux sur les performan- générateur d’impulsions : chaque stimulation
ces d’un groupe. De nombreux chefs d’État ont souvent une compo- d’une des électrodes active des groupes de
sante narcissique importante. Les conséquences pour leur pays neurones moteurs qui déclenchent un mouve-
peuvent être négatives, alors même que le narcissisme semble être ment d’extension du bras. Une autre élec-
un avantage pour arriver au pouvoir... trode, implantée à proximité, commande l’ou-
verture ou la fermeture de la main. Le singe
B. Nevicka et al., in Psychological Science, vol. 22, p. 1259, 2011
peut ainsi, sur commande, tendre son bras et
saisir un objet, replier son bras et rapporter
l’objet près de lui.

Un capteur de pensées
pour automobiliste
Le neuroscientifique Stefan Haufe et ses collè-
gues de l’Université de Berlin ont mis au point
un système de détection des influx cérébraux
des conducteurs qui décèle l’intention de frei-
ner avant même que le pilote ait converti
cette intention en action. Grâce à des électro-
Dmitry Shironosov / Shutterstock

des posées à la surface du cuir chevelu, les


courants électriques associés à l’intention de
freiner sont traités presque instantanément
par un ordinateur de bord qui fait gagner envi-
ron 130 millisecondes. À 130 kilomètres par
heure, la distance de freinage est réduite de
quatre mètres.

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L’actualité des sciences cognitives

Timides : entourés d’étrangers


es grands timides savent bien ce réaction de l’amygdale diminue : l’indi-

L que c’est : les personnes et les


collègues que l’on croise tous les
jours, le boucher ou le facteur, conti-
vidu fait partie de l’entourage et est en
quelque sorte accepté émotionnelle-
ment. Or, chez les personnes les plus
nuent à susciter les mêmes réactions timides, dont le tempérament est quali-
que celles déclenchées lors d’une pre- fié d’inhibé, cette familiarisation n’a pas
mière rencontre. Cette distance irré- lieu. On a beau leur montrer le visage
médiable, ont constaté des neurolo- des dizaines de fois, l’amygdale est
gues de l’Université de Nashville aux suractivée comme la première fois.
États-Unis, est causée par un centre La personne rencontrée reste étran-
cérébral nommé amygdale cérébrale gère, et suscite toujours une réaction
qui suscite diverses réactions émo- émotionnelle intense. C’est ce qui expli-
tionnelles, dont la peur. que que les grands timides répugnent à
Les neurologues ont constaté que ce se rendre à des réunions ou des soirées :
noyau cérébral réagit intensément ils savent qu’ils ressentiront ce senti-
quand on découvre un visage totale- ment désagréable d’inconnu, même vis-
Jean-Michel Thiriet

ment nouveau. Toutefois, à mesure que à-vis de vieilles connaissances.


l’on est exposé à ce visage, un phéno- J. U. Blackford et al., in Social and Cognitive
mène de familiarisation s’installe, et la Affective Neuroscience, à paraître

Scorpion : la piqûre insoutenable


maginez que vous subissiez une opération chi- sont activés dans les neurones de la douleur

I rurgicale sous anesthésie locale, et que l’anes-


thésique cesse tout à coup d’agir. Vous auriez
alors un aperçu de la douleur causée par la piqûre
lorsque nous nous blessons. Ils provoquent
une entrée massive d’ions sodium dans les
neurones de la douleur et ce message est
d’un scorpion Centurion, un des plus venimeux. transmis au cerveau. Puis ils se referment
De toutes les douleurs ressenties en milieu rapidement, ce qui limite l’intensité et la fré-
naturel, celle causée par la piqûre des scorpions quence des messages douloureux atteignant
Eric Isse

C. Vittatus ou C. Exilicauda est souvent décrite le cerveau. Or les biologistes ont découvert
lée / S

comme insoutenable. « Comme un coup de mar- que la toxine du scorpion


teau sur le doigt, mais où le marteau ne remonte- empêche les canaux
huttersto

rait jamais... » ; « La flamme d’un chalumeau » ioniques de se refer-


ck

ou « Des décharges électriques sans fin », mer de sorte que la


confient les victimes. Le tout pouvant durer entre douleur ne cesse pas.
un et trois jours... Pourquoi ce venin déclenche-t-il Le poison du scor-
une telle douleur ? pion agit à l’inverse des
Ashlee Rowe et ses collègues de l’Université anesthésiques locaux qui
d’Austin au Texas ont analysé le venin de ces éliminent la douleur en bloquant
scorpions et y ont isolé une toxine nommée les canaux ioniques du sodium :
CvIV4, dont ils ont étudié les effets sur des neu- la toxine CvIV4 du scorpion les
rones en culture. Ils ont constaté que la toxine force à fonctionner au maxi-
modifie le fonctionnement des canaux ioniques, mum de leurs possibilités.
qui régulent les flux d’ions sodium entre l’inté- A. H. Rowe et al., in PloSOne, vol.6,
rieur et l’extérieur des neurones. Ces canaux p. 23520, 2011

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Se faire mal Homme et animal


fait moins mal liés par… l’amygdale
elon une étude de l’Université de Pékin, e destin de l’homme et celui de l’animal sont liés. D’abord pour

S une douleur que l’on s’inflige à soi-même


est moins intense qu’une douleur impo-
sée par autrui. Dans une expérience, des neuro-
L survivre par la chasse ou échapper aux prédateurs ; puis, à tra-
vers la domestication, pour vivre ensemble, s’apprivoiser, se
comprendre, se réconforter. Ce lien est tellement solide qu’il apparaît
biologistes ont demandé à des personnes de ser- dans le cerveau.
rer dans le creux de leur main une poignée garnie La connexion entre l’homme et l’animal étant a priori affective,
de piquants. Ils ont évalué la douleur ressentie Florian Mormann et ses collègues de l’Institut de technologie de
par ces personnes au moyen de questionnaires, Californie ont testé la réaction du centre cérébral des émotions,
constatant que la douleur éprouvée par ces l’amygdale, à quatre types d’éléments : personnes, objets, bâtiments,
sujets était moins forte que si quelqu’un d’autre animaux. Lors d’opérations chirurgicales réalisées sur des patients
appliquait la poignée sur la paume de leur main épileptiques – qui restent conscients et capables de parler –, ils ont
en exerçant la même pression. enregistré au moyen d’électrodes l’activité de quelque 500 neurones
En observant l’activité du cerveau de ces de l’amygdale cérébrale pendant que les patients regardaient des pho-
volontaires par une méthode d’imagerie céré- tographies. Ils ont constaté que les neurones de l’amygdale réagis-
brale, les neurologues ont constaté que l’acti- saient entre cinq et dix fois plus souvent à la présentation d’une photo
vation de certaines zones clés dans la percep- d’animal que de tout autre objet, et par des courants électriques cinq
tion de la douleur diminue lorsque les person- fois plus intenses. Ce phénomène n’est pas observé dans d’autres
nes s’auto-infligent la douleur. Ces centres de régions cérébrales proches.
la douleur – nommés cortex cingulaire anté-
rieur ou cortex somatosensoriel – seraient inhi-
bés par les mouvements que font les sujets
quand ils serrent la poignée.
Selon les auteurs de cette étude, nos mouve-
ments réduisent automatiquement les percep-
tions sensorielles liées aux conséquences de
ces mouvements. Par exemple, les mouve-
ments de nos yeux lorsque nous déplaçons le
Arman Zhenikeyev / Shutterstock

regard entraînent une baisse de la perception


visuelle au cours du mouvement, ce qui évite
un effet de flouté comparable au mouvement
d’une caméra qui change rapidement de direc-
tion. De même, les mouvements de notre bou-
che et de notre langue lorsque nous parlons
diminuent la perception auditive de nos pro-
pres paroles, ce qui permet de mieux discerner
celles des autres. L’amygdale réagit autant pour les animaux que nous apprécions
Enfin, le fait que la douleur diminue quand (petits chats, pandas, poussins) que pour les animaux menaçants
nous agissons aurait une valeur adaptative : (araignées, requins, serpents). Cette zone du cerveau semble spécia-
dans les situations de combat ou de fuite, un lisée dans le traitement des émotions, mais plus particulièrement en
animal ou un être humain peut subir des bles- lien avec le monde animal. Le fait que l’homme éprouve des émotions
sures, mais ces dernières ne doivent pas com- face à des animaux a sans doute été un outil de survie pendant des
promettre ses chances de survie : il ne faut pas millénaires, que ce soit pour fuir les animaux dangereux ou chasser
qu’elles soient ressenties trop vivement. Ce ceux qu’il mangeait. L’amygdale aurait ensuite été « recyclée » par le
phénomène expliquerait aussi pourquoi les cerveau pour traiter les émotions en général, liées aux rencontres, au
enfants préfèrent retirer eux-mêmes une stress, à la frustration, etc. Cela explique aussi pourquoi le contact
écharde, plutôt que de laisser un adulte le faire avec les animaux est un bon régulateur des émotions, et qu’il est uti-
à leur place. lisé dans certaines thérapies.
Y. Wang et al., in PloSOne, vol. 6, p. 23 536, 2011 F. Mormann et al., in Nature Neuroscience, à paraître

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L’actualité des sciences cognitives

Un virus de dominant
ans les groupes, certains indivi- émis par les neurones dits pyramidaux, et dominantes que chez les souris dominées.

D dus prennent l’ascendant sur les


autres et ont tendance à s’impo-
ser comme des leaders, prenant les déci-
constaté que ces neurones produisent des
décharges plus intenses chez les souris
Puis ils ont injecté à des souris dominées
un virus permettant aux neurones de fabri-
quer une molécule qui augmente les
sions et imposant leurs vues, se réser- décharges neuronales dans cette zone du
vant souvent des privilèges, qu’il s’agisse cerveau : les souris sont devenues domi-
de ressources alimentaires, de salaires nantes, à peine 12 heures après l’injection.
élevés ou de partenaires sexuels. Cette À l’inverse, des souris dominantes recevant
tendance reposerait, d’après plusieurs une molécule qui réduit l’amplitude des
études, sur une zone du cerveau nommée décharges dans le cortex préfrontal ont
cortex préfrontal. régressé dans la hiérarchie de leur groupe.
Jean-Michel Thiriet

Des neurobiologistes de l’Université de La dominance est un caractère en


Shanghai ont examiné ce qui distingue, grande partie hérité à la naissance. Il
dans le cortex préfrontal d’une souris, un dépendrait de l’efficacité synaptique du
individu dominant d’un individu soumis. Ils cortex préfrontal.
ont enregistré les courants électriques F. Wang et al., in Science, à paraître

Le langage Ménopause
des phéromones et prise de poids
e nombreux mammifères communiquent au moyen de es changements hormonaux survenant à la ménopause

D molécules volatiles, les phéromones. En se fixant sur


un organe dit voméronasal, situé dans le nez, ces molé-
cules peuvent provoquer la peur, le désir sexuel ou l’agressivité.
L se traduisent souvent par une prise de poids. Le rôle des
estrogènes dans la régulation de l’appétit et du métabo-
lisme est depuis longtemps pointé du doigt, mais des équipes
Catherine Dulac et ses collègues de l’Université de Cambridge de biologistes américains viennent de localiser les neurones du
ont examiné comment. cerveau dont l’activité est modifiée lorsque les concentrations
C. Dulac a étudié 71 récepteurs moléculaires qui fixent ces d’hormones changent, ce qui aboutit à une prise de poids.
molécules. Quatre récepteurs sont activés par des phéromones Les estrogènes, dont la concentration diminue à la méno-
de femelles, alors que neuf autres sont impliqués dans la recon- pause, agissent sur les récepteurs alpha des estrogènes, qui
naissance des phéromones de mâles. Toutefois, les phéromones modulent l’activité des neurones dans le cerveau. Pour com-
ne servent pas seulement à repérer le sexe d’un partenaire éven- prendre ces modifications, Yong Xu et ses collègues ont éliminé
tuel. D’autres récepteurs situés dans l’organe voméronasal iden- ces récepteurs de deux types de neurones de l’hypothalamus :
tifient les animaux d’autres espèces, notamment des préda- les neurones dits SF1 et les neurones dits POMC. Ils ont constaté
teurs. Il existe ainsi deux récepteurs uniquement sensibles aux que les souris dépourvues de récepteurs alpha sur les neuro-
phéromones des serpents, trois autres à celles des hiboux. De nes SF1 présentent un métabolisme ralenti et une tendance à
nombreux récepteurs d’une même famille se combinent pour l’obésité : elles brûlent moins de calories et stockent de la
identifier les phéromones des mammifères prédateurs : une graisse dans l’abdomen. Par ailleurs, les animaux privés de
combinaison particulière s’active en présence d’un rat, une autre récepteurs alpha sur les neurones POMC mangent plus.
face à un chat, etc. Certaines combinaisons permettent même Cette expérience montre que les estrogènes exercent deux
de sentir la présence d’une souris d’une autre sous-espèce ! Le actions différentes, toutes deux évitant la prise de poids : ils
répertoire des récepteurs des phéromones est tel qu’il agit, chez modèrent l’appétit via les neurones POMC, et favorisent l’élimi-
les souris, comme une grille de décodage du monde vivant. nation des graisses via les neurones SF1. Les biologistes espè-
Et chez l’homme ? Pas d’organe voméronasal à proprement rent que des molécules ciblant ces deux populations de neuro-
parler, mais des équivalents des récepteurs des phéromones nes seront un jour disponibles. Tout en évitant le surpoids, ces
présents dans l’épithélium nasal, et qui rempliraient un rôle ana- molécules seraient dépourvues des effets secondaires délétè-
logue, quoique moins puissant et moins sensible. Vivement des res parfois imputés aux traitements hormonaux substitutifs
études similaires nous éclairant sur notre grammaire olfactive. qui peuvent être administrés lors de la ménopause.
Y. Isogai et al., in Nature, vol. 478, p. 241, 2011 Y. Xu et al., in Cell Metabolism, vol. 14, p. 453, 2011

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Point de vue

La psychologie scientifique doit être


enseignée en terminale
Pour les étudiants, la psychologie se résume à Freud
et à la psychanalyse. Les élites sont tout aussi ignorantes
en ce domaine. Il est temps de donner à l’enseignement
de la psychologie la place qu’il mérite.

haque année, des centaines de mil- gie, et quelque 150 catégories. Les principaux

C
Alain Lieury
est professeur liers de lycéens de terminale décou- secteurs concernaient, d’une part, la psychopa-
de psychologie vrent le cours de philosophie. Ils s’at- thologie au sens large, tels les déficits physi-
cognitive, chargé tendent à y découvrir les philoso- ques (perte de la vue, traumatismes crâniens)
de mission par phes, psychologues ou pédagogues et les troubles psychiatriques, et, d’autre part,
la Société française
qui ont marqué l’histoire de la pensée de la psychologie de la santé et de la prévention
de psychologie,
pour la création l’Antiquité jusqu’au XXe siècle. Pourtant, si les (stress, alcoolisme, criminalité, etc.). Les autres
d’une agrégation professeurs les initient bien à Platon ou à Kant, grands domaines sont la psychologie expéri-
de sciences humaines. des sciences cognitives, ils n’aborderont que mentale et cognitive (perception, mémoire,
Freud et la psychanalyse ! Or c’est une erreur intelligence, émotions, personnalité, etc.), les
bien française de réduire la psychologie scienti- neurosciences (incluant la psychopharmacolo-
fique contemporaine à Freud et à la psychana- gie), la psychologie sociale, la psychologie du
lyse, et de croire que l’un et l’autre sont encore développement, celle de l’éducation. On trouve
influents à l’échelle mondiale. Pour nous en également des secteurs variés en psychologie
persuader, examinons le plus grand répertoire appliquée, incluant la psychologie de la
informatisé international des publications consommation, la psychologie industrielle et
ayant trait à la psychologie, PsycInfo, et la place des organisations. Il existe enfin des thèmes
que la psychanalyse y occupe. divers tels que la psychologie des arts et des
En 2005, on pouvait dénombrer environ humanités, la psychologie de la musique, la
103 000 articles et livres traitant de psycholo- psychologie militaire, la psychologie juridique
et de la police... La psychologie est aussi diverse
que les activités de l’homme. En revanche, la
Psychologie et santé Psychologie cognitive psychanalyse en tant que théorie ou que théra-
17% 16% pie ne représente que 1 722 publications, soit
1,7 pour cent de l’ensemble de ces publications
Psychanalyse
1,7% au niveau international.
Divers
Psychologie appliquée 2% Cette répartition ne se limite pas aux publi-
11% cations scientifiques, mais elle se retrouve aussi
Neurosciences
dans les manuels scolaires américains. Si Freud
14% Psychopathologie apparaît à la fois dans les théories intéressant la
28%
Psychologie Psychologie de l’éducation psychologie en général, et en tant que théorie
du développement
3% Psychologie sociale
7% spécifique dans le cadre de la psychopatholo-
9% gie, c’est-à-dire la psychanalyse, son impor-
La psychanalyse ne représentait que un pour cent des publications internationales en tance est réduite. Ainsi, en 1995, dans un des
psychologie (103 223 titres) en 2005. C’est pourtant tout ce que les bacheliers français principaux manuels américains, la théorie
apprennent des sciences cognitives. freudienne n’occupe qu’une dizaine de pages

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Alain Lieury

sur 739, soit 1,3 pour cent. Même situation au d’inconscient, et ne cite plus que Freud. J’ai
Canada : j’ai dénombré cinq pages et demie, même regardé de façon plus approfondie un
incluant les psychanalystes Adler et Jung, manuel de philosophie de terminale, option
sur 378, soit 1,4 pour cent du manuel. Cette sciences et technologie (Leguil-Badal, 2007), où
place peut être encore réduite, par exemple j’ai recensé 22 textes de Freud et Lacan ; je n’y ai
dans des manuels de tradition expérimenta- vu aucun texte de psychologie cognitive, sociale
liste, comme dans la XIe édition du manuel de ou autres, et le même néant absolu quant aux
psychologie d’Atkinson : quatre pages sur 784, sciences récentes, qu’il s’agisse de cybernétique,
soit 0,5 pour cent de l’ouvrage ; dans le chapi- de sciences cognitives ou de neurosciences.
tre sur les psychothérapies écrit par Daryl Quelle perte pour la philosophie ! C’est comme
Bem, pionnier des thérapies cognitives, ces si en physique, on parlait encore de la machine
dernières sont évidemment prépondérantes et à vapeur, mais on ignorait l’énergie nucléaire, et
Freud ne trouve guère de place. comme si l’enseignement de la biologie s’arrê-
tait avant la découverte de la structure de l’ADN.
Dès lors, il n’est pas étonnant que chaque
L’exception française année 600 000 lycéens, futurs journalistes,
Ainsi, les enseignements du monde entier, médecins, politiques, aient Freud et la psycha-
États-Unis en tête, ont relégué Freud au rang nalyse pour seules références en matière de psy-
d’auteur presque banal, à l’influence décrois- chologie. Je comprends que, du fait de l’ex-
sante. Dès lors, pourquoi cette popularité spéci- trême spécialisation des matières, les philoso-
fiquement française de la psychanalyse ? Cela phes ne se sentent pas compétents pour parler
est d’autant plus curieux que le nombre de per- de psychologie scientifique, mais quelle est,
sonnes ayant suivi ou suivant une cure psycha- dans ce cas, l’utilité de la philosophie enseignée
nalytique est faible dans la population générale. au lycée ? Selon l’astrophysicien anglais
La plupart des gens vont voir leur médecin Stephen Hawking : « La philosophie est morte,
généraliste qui leur prescrit un anxiolytique ou faute d’avoir réussi à suivre les développements
un antidépresseur, domaine où les Français de la science moderne, en particulier de la phy-
sont champions du monde, puisque l’on sique. » Sans aller jusqu’à un tel jugement
compte cinq millions de consommateurs du extrême, je préconise a minima d’élargir le pro-
Prozac ou autres dérivés. gramme aux sciences humaines pour que le
Alors pourquoi la psychologie est-elle si sou- public cultivé français ait une vision plus juste Bibliographie
vent réduite à Freud et à la psychanalyse en de la psychologie scientifique.
France ? Je pense – et je ne suis pas le seul – que M. Onfray,
cette erreur de perspective vient essentielle- Le Crépuscule d’une
ment du contenu du cours de philosophie en
Pour combler le fossé idole. L’affabulation
classe de terminale, enseignement où les thè- Naturellement, il ne s’agit pas de supprimer la freudienne, Grasset,
mes liés à la psychologie ont progressivement philosophie, mais de l’inclure dans un pro- 2010.
disparu. Ainsi, dans le programme de 1941, la gramme de Sciences humaines pour les termi- Leguil-Badal,
partie consacrée à la psychologie compte nales, en donnant un aperçu de la psychologie Philosophie : Terminales
786 pages et aborde les thèmes classiques de la contemporaine, telle qu’elle existe au niveau stg/sti/stl/stss. Bordas,
2007.
perception, la mémoire, l’intelligence, la per- international, dans ses relations avec les neuros-
sonnalité, citant des auteurs spiritualistes, tel ciences et les sciences de l’ingénieur. La Société Bulletin officiel,
Programmes
Bergson, et expérimentalistes, tel Binet. Dans française de psychologie s’engage dans cette
de philosophie en classe
les années 1960, avec le manuel de Huisman et voie, avec pour objectif de proposer un CAPES et terminale des séries
Vergez, la psychologie correspondait encore à une agrégation de sciences humaines, où coexis- générales, BO 2003
peu près à un quart du programme de philoso- teraient des enseignements de philosophie, mais n° 25 du 19 juin 2003.
phie, conservant les mêmes thèmes importants. aussi de psychologie et de sociologie. Pour éviter P. Foulquié, Traité
Puis, au fil du temps, les programmes se sont que la France ne sombre dans l’ignorance vis-à- élémentaire de
mystérieusement étiolés, au point que, d’après vis de ses voisins, il faut espérer que cette propo- philosophie, tome 1,
le Bulletin officiel n° 25 du 19 juin 2003, le pro- sition sera retenue par les instances dirigeantes Psychologie, Éditions
gramme actuel ne parle plus que de conscient et de l’Éducation nationale. I École, 1914.

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Cinéma : décryptage psychologique

Limitless : tout réussir,


mais à quel prix ?
Serge Tisseron, Comment gravir l’échelle sociale sans talent particulier, mais
psychiatre, psychanalyste,
docteur en psychologie, avec l’aide de stimulants cérébraux ? Limitless nous a récemment
est directeur de recherche
à l’Université Paris Ouest placés devant ce dilemme, au moment où de telles molécules
Nanterre.
arrivent dans une société vouée au culte de la performance.

n jeune homme auquel rien ne

U
Au début du film, Eddie Morra est un écri-
réussit se trouve progressivement vain qui n’arrive pas à écrire, un mari qui n’ar-
en mesure d’affronter des difficul- rive pas à retenir sa femme et un locataire qui
tés de plus en plus importantes, n’arrive pas à payer son loyer. Un jour où il
jusqu’à devenir sénateur et… peut- traîne dans la rue en pensant au manuscrit qu’il
être même président des États-Unis d’Amérique. doit rendre et dont il n’a pas encore écrit une
En Bref Cette formidable ascension correspond évi- ligne, il rencontre le frère de son ancienne
demment à la mythologie du libéralisme amé- épouse. Celui-ci lui propose une « pilule ». Pas
• Limitless est ricain censé donner à chacun les mêmes chan- une drogue illégale, dit-il, mais une nouvelle
une fable sur le désir ces pour s’élever dans la société, y faire fortune molécule qui aurait déjà obtenu l’agrément de
de perfection, rendue et briguer des postes de pouvoir. Ce n’est pas la très puissante Food and Drugs Administration,
plus inquiétante par tout à fait faux si l’on se rappelle l’histoire l’autorité de santé qui autorise ou non la mise
les promesses réelles d’Arnold Schwarzenegger arrivé d’Autriche sans sur le marché américain des nouveaux médica-
des stimulants cognitifs un sou, et avec pour tout bagage son impres- ments. Il n’y a aucun danger, assure l’ancien
en développement. sionnante musculature ; ou celle du créateur de beau-frère, c’est un cadeau, et un beau cadeau,
• Ces composés Facebook, Mark Zuckerberg, qui est passé en car cette simple pilule vaudrait 800 dollars !
ont des effets quelques années du statut d’étudiant bouton- Pourquoi ne pas essayer ? se dit Eddie Morra. Et
secondaires et neux, timoré et méprisé à celui d’une des plus c’est là que son monde va définitivement bas-
présentent un risque grandes fortunes au monde… culer. Car cette nouvelle molécule va se révéler
de dépendance. Mais dans Limitless, réalisé par Neil Burger et capable d’augmenter sa capacité de concentra-
Ils pourraient être sorti en France le 8 juin 2011, il y a autre chose tion et d’attention, sa résistance à la fatigue et
utilisés pour tirer que la mise en valeur du talent. Ce film nous au stress, mais aussi ses facultés de mémoire.
de l’être humain laisse imaginer qu’un aussi formidable destin Il va d’abord en expérimenter l’intérêt
le rendement maximal. pourrait arriver à chacun d’entre nous, indépen- auprès de sa logeuse qui va totalement changer
• Ces questions sont damment de ses qualités ou de ses efforts. Nos d’état d’esprit à son égard. Il la croise sur le
posées par le film qui rêveries de toute puissance s’en trouvent évi- palier. Elle commence par l’insulter, et le
reprend certains demment comblées, de la même façon que celles menace de le jeter dehors pour loyer impayé.
aspects du mythe d’un enfant quand on lui raconte qu’un pauvre Eddie Morra voit dépasser de son sac un livre
faustien : pouvoir paysan est finalement devenu roi ! La différence de droit qu’il a feuilleté une bonne quinzaine
et jeunesse, mais avec est que dans Limitless, il ne s’agit pas d’un conte d’années auparavant par hasard, et sa mémoire
quelle contrepartie ? de fée intemporel, mais d’un récit de science-fic- stimulée par la drogue lui rappelle soudain
tion qui pourrait bientôt devenir réalité… exactement de quoi il s’agissait. Il parle à sa

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© Gaumont distribution 2011


logeuse de ce livre et de l’usage qu’elle pourrait Ils sont prescrits régulièrement pour le traite- 1. Eddie Morra est
en faire, puis va puiser au fond de sa mémoire ment de l’hyperactivité avec troubles de l’atten- ce qu’on appelle
d’autres ressources qu’il avait cru depuis long- tion. Il existe également une substance qui sup- aux États-Unis un loser, un
temps perdues ; il lui explique ce qu’elle prime la fatigue et permet de rester éveillé perdant. Une rencontre
devrait faire pour s’assurer une meilleure for- jusqu’à 72 heures : le Modafinil. Enfin, l’Aricept avec son beau-frère, et
il expérimente une pilule
mation professionnelle, lui indique les ouvra- (Donépézil), qui augmente la concentration
qui fait de lui un winner,
ges de référence qu’elle devrait lire… Et, nous d’acétylcholine dans le cerveau, est utilisé dans le
un gagnant ! Délire et
dit-il, quelques minutes plus tard, elle était en traitement des troubles de la mémoire chez les fantasme ? Pas si sûr...
son « pouvoir ». Tout finira au lit… Mais ce personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer.
n’est qu’un début. Aujourd’hui, ces différentes substances sont
Eddie Morra écrit d’une traite le roman qu’il réservées à des patients qui présentent des défi-
n’avait jamais pu commencer. Et non seule- cits liés à des maladies répertoriées. Mais des
ment il l’écrit, mais son éditrice s’en déclare articles scientifiques de plus en plus nombreux,
extrêmement satisfaite ! Puis il devient multi- publiés dans diverses revues, notamment dans
millionnaire, conseiller du principal spécula- Science et Nature, attirent l’attention sur le fait
teur boursier des États-Unis, sénateur, et proba- que beaucoup de gens en bonne santé pour-
blement président des États-Unis ! raient en bénéficier aussi. Les psychostimulants
augmentent les capacités d’attention, permet-
Réalité ou fiction ? tent de mieux utiliser les informations disponi-
bles autour de nous ou dans notre mémoire, et
La question que les spectateurs n’osent pas se de mieux contrôler nos réponses. Le Modafinil
poser – mais que le lecteur de Cerveau & Psycho est déjà prescrit aux soldats, ou aux médecins,
se pose évidemment ! – est de savoir si un tel qui doivent rester éveillés durant de longues
médicament peut exister. Précisons d’abord périodes. Enfin, l’Aricept a des effets très posi-
qu’une drogue concentrant tous les pouvoirs tifs sur le fonctionnement de la mémoire des
comme dans le film n’existe pas. En revanche, sujets bien portants.
diverses substances centrées sur certaines fonc- Voilà donc pour l’état des connaissances
tions psychiques sont disponibles. Les plus aujourd’hui en neuropharmacologie. Mais il ne
connues sont les psychostimulants communé- suffit pas qu’une substance existe pour qu’il soit
ment utilisés pour renforcer les facultés cogniti- légitime de la commercialiser. Le film Limitless
ves, notamment la Ritaline (méthylphénidate) et soulève précisément plusieurs questions liées à
l’Adderall (un mélange de sels d’amphétamines). l’usage d’une telle molécule.

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La première question est celle de l’égalité constater que la société a déjà répondu : santé à
d’accès de tous aux bénéfices de ces composés deux vitesses, école à deux vitesses (grâce aux
pharmaceutiques. Dans Limitless, elle est réso- coachs et cours privés dont bénéficient les élèves
lue au moyen d’un artifice. Subjugué par les des milieux favorisés) et bientôt Internet à deux
effets de cette substance, Eddie Morra décide vitesses (l’instauration d’un système à très haut
de rencontrer au plus vite son beau-frère pour débit facturé plus cher par les opérateurs, et
le convaincre de lui procurer d’autres compri- réservé aux plus riches), sans compter la chi-
més miracle. Il se rend donc à son domicile, rurgie esthétique qui rajeunit les riches et le très
mais doit insister pour se faire ouvrir la porte : coûteux Viagra qui exalte leur sexualité !
son beau-frère est blessé au visage d’une façon
qui semble indiquer qu’il s’est battu récem-
ment. Avant de parler du marché qu’ils pour-
Quels effets secondaires ?
raient conclure, le beau-frère demande à Eddie Une deuxième question soulevée par l’usage
Morra d’aller lui chercher à manger. Ce que de telles substances est leur innocuité. Dans
fait Eddie Morra… Mais à son retour, il trouve Limitless, le héros ne tarde pas à comprendre
l’appartement dévasté et son beau-frère tué que l’effet de cette petite pilule est beaucoup
d’une balle dans la tête. plus complexe qu’il ne l’a d’abord cru, et qu’elle
Morra téléphone immédiatement à la police représente un vrai risque pour sa santé. En
2. La pilule du succès puis réalise soudain que les voleurs cherchaient effet, Eddie Morra décide d’aller à la source de
intellectuel et professionnel quelque chose : il s’agissait, bien évidemment, l’approvisionnement. Et comme son beau-frère
est aussi celle qui permet des précieuses pilules... Il cherche fébrilement est mort, il décide de retrouver son ancienne
de séduire les femmes. et trouve, juste avant l’arrivée de la police, la épouse. Il doit insister beaucoup pour la ren-
contrer, et comprend pourquoi aussitôt qu’il la
voit. Ce n’est plus la jolie jeune femme qu’il a
connue seulement quelques années aupara-
vant, mais une vieille femme dont la marche est
déjà difficile. En fait, lui explique-t-elle, cette
drogue n’a pas d’effets dangereux sur la santé…
tant qu’on en prend. Mais les problèmes com-
mencent dès qu’on s’arrête.
Le sevrage est terrible : le vieillissement est
considérablement accéléré, les facultés s’effon-
drent, la mort arrive… On reconnaît là l’in-
quiétude attachée, dans notre culture, à la
consommation de substances pouvant modi-
fier le fonctionnement psychique. Non seule-
© Gaumont distribution 2011

ment on ne pourrait plus s’en passer, mais si on


cessait d’en prendre, un syndrome de sevrage
entraînerait des troubles d’autant plus graves
que les bénéfices de la drogue auraient été
importants durant le « traitement ». En d’au-
tres termes, plus la drogue offrirait de possibili-
tés, plus la chute des capacités serait brutale au
cachette où le beau-frère avait enfermé sa moment de son arrêt. Un peu comme si chacun
réserve. Une énorme réserve qui va permettre à disposait d’une certaine capacité d’attention,
Eddie Morra d’être créatif, productif et de mémoire – voire de séduction – et que toute
convaincant pendant une longue période. substance augmentant artificiellement la mise
La question de l’inégalité sociale pour accé- en œuvre de l’une de ces capacités en réduirait
der à une telle substance n’est pas abordée dans la durée d’usage. Une conception comptable de
le film : le héros n’a pas à travailler pour s’ache- la santé, en quelque sorte. Plus on utiliserait
ter ces pilules, dont chacune coûte... 800 dol- son capital psychique, moins longtemps on
lars. Elle lui est en quelque sorte tombée du ciel. pourrait en disposer.
Cette question de l’accessibilité est pourtant Dans Limitless, le héros parvient à faire
centrale si de telles substances venaient à être transformer la molécule de façon à pouvoir
commercialisées. Comment accepter que des progressivement s’en passer… ou à faire croire
étudiants riches et fortunés voient leurs possi- qu’il s’en passe ! Car la fin est très ambiguë : le
bilités mentales augmenter au moment des lobby financier qui soutient sa candidature à la
examens, alors que les plus pauvres n’y auraient présidence a découvert sa dépendance à cette
pas accès ? Malheureusement, il faut bien petite pilule. Et comme ces puissances d’argent

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ont également découvert que tout sevrage est


fatal, elles croient tenir Eddie Morra. Soit il
acceptera de faire ce qu’elles lui demandent
lorsqu’il aura accédé au pouvoir suprême, soit
elles lui couperont son approvisionnement et
l’abandonneront à une déchéance et à une
mort rapides.
Le héros répond qu’il a diversifié son appro-
visionnement, qu’il a fait modifier la molécule
pour qu’elle n’ait pas d’effets secondaires en cas
de sevrage… et que d’ailleurs il a arrêté.
Autrement dit, il donne trois explications diffé-
rentes ! Une issue bien commode : le spectateur
peut croire ce qu’il veut ; ceux qui considèrent

© Gaumont distribution 2011


comme immoral l’usage d’une telle substance
seront rassurés ; ceux qui pensent qu’elle sera
probablement fabriquée un jour, mais sans
effets secondaires, pourront continuer à y
rêver ; enfin, ceux qui ont désiré ne voir dans
tout ce film qu’un thriller policier pourront se
délecter du bon tour que Eddie Morra a joué à
ceux qui espéraient le tenir en leur pouvoir en Enfin, les enfants constituent un cas particu- 3. L’homme
rachetant le fameux laboratoire qui fabrique sa lier, du fait qu’ils ne sont pas libres de leurs pro- « augmenté » fait vite
substance magique. Il est devenu invulnérable à pres décisions. Le risque serait que les parents des ravages dans
toutes les tentatives de chantage et de manipu- leur fassent prendre de telles substances pour le monde de la finance.
lation. Il deviendra donc un président des augmenter leur réussite scolaire… Mais son mentor
Carl von Loon (Robert
États-Unis parfaitement intègre et totalement La question de l’utilisation de ces nouvelles
De Niro) finit par
affranchi des puissances d’argent qui veulent le substances n’oppose donc pas seulement les
percer son secret, et
contrôler ! Le rêve de toute puissance du spec- bénéfices que chacun peut en tirer aux risques les ennuis commencent...
tateur se transforme en conte de fée politique. qu’il court. C’est aussi une question qui
concerne les bénéfices que la société peut en
Les limites de la liberté attendre et les dangers susceptibles d’en résul-
ter. C’est pourquoi il ne faudrait pas forcément
de chacun trop se réjouir de l’apparition de ces nouvelles
Enfin, la troisième question posée par l’utili- drogues sur le marché. Bien sûr, elles augmen-
sation de telles substances est la liberté de celui teraient les possibilités de chacun, mais elles
qui les prend. Dans le film, on ne voit personne mobiliseraient peut-être des contrôles policiers
prendre cette molécule par obligation. Mais il encore plus importants pour vérifier que cha-
est bien évident que si elle existait, des cun en fait un bon usage.
employeurs pourraient être tentés de demander Finalement, il en est de ces nouvelles substan-
à leurs employés d’augmenter leurs capacités de ces chimiques comme de l’ensemble des nou-
façon à mieux rentabiliser leurs salaires. La velles technologies. L’augmentation des possibi-
question de l’obligation et de l’autonomie par lités cognitives et des capacités de mémoire peut
rapport à de telles drogues est particulièrement être utilisée pour le meilleur comme pour le Bibliographie
aiguë pour le personnel militaire et pour les pire. Nous pouvons nous réjouir que ces nou-
enfants. Depuis la dernière guerre, les soldats velles méthodes rendent nos fonctions psychi- H. Chneiweiss,
prennent fréquemment des amphétamines ques et cérébrales plus puissantes. Dans un L’amélioration cognitive :
une illusion ?,
pour augmenter leurs capacités. Et les États- monde où le travail de chacun est de plus en
in Cerveau & Psycho,
Unis ont légalisé cette consommation afin plus un travail mental, l’augmentation des n° 45, pp. 64-71,
d’augmenter leurs performances militaires. On capacités est une chance pour la créativité et la mai-juin 2011.
peut imaginer que d’autres corps profession- production, tout aussi bien que pour la réduc-
S. Tisseron, L’empathie,
nels se trouvent soumis à la même exigence. tion des troubles pathologiques. Mais nous ne au cœur du jeu social,
Pensons par exemple à des médecins qui, en pouvons pas ignorer non plus les problèmes que Albin Michel, 2010.
période de catastrophes, doivent faire face à un de telles drogues pourraient créer ou exacerber. H. Greely et al.,
très grand nombre d’interventions médicales et Avec elles, nous aurons plus besoin que jamais Towards responsible use
chirurgicales : serait-il légal qu’on les oblige à de comités d’éthique en lien avec le pouvoir of cognitive-enhancing
prendre des drogues pour augmenter leur pos- politique pour préciser qui pourra utiliser les drugs by the healthy, in
sibilité de soigner et de sauver un plus grand merveilleuses possibilités de ces pilules « magi- Nature, vol 456 (11),
nombre de personnes ? ques », comment et pour quels motifs. I 2008.

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La psychologie au quotidien

Nicolas Guéguen est


enseignant-chercheur
en psychologie sociale
à l’Université de
La méthode Coué :
Bretagne-Sud, et dirige
le Groupe de recherche
en sciences
l’autosuggestion à l’œuvre
de l’information
et de la cognition, « Je vais bien, je vais bien, etc. » : la méthode Coué est souvent
à Vannes.
traitée avec amusement et mépris. Pourtant, des expériences
scientifiques montrent qu’elle peut avoir des effets réels.

a méthode du psychologue et pharma-

L
d’autosuggestion. On croit souvent qu’il s’agit
cien français Émile Coué (1857-1926), seulement de se répéter la même chose. En réa-
encore dite méthode d’autosuggestion lité, de nombreuses méthodes sont utilisées,
consciente, est aujourd’hui bien connue consistant entre autres à faire rédiger certaines
du grand public. Mais c’est plus pour phrases à quelqu’un, à les lui faire apprendre
s’en moquer. Qui peut croire que se dire « Je par cœur, puis à les lui faire réciter.
vais bien, je vais bien, je vais bien, etc. » fasse
En Bref que j’aille réellement mieux ? Évidemment,
sous cet angle, il est naturel de se montrer dubi-
Trop beau pour être vrai ?
tatif. Toutefois, si l’on analyse le principe même On peut aussi lui dire qu’il a été remarquable
• Selon la méthode
de l’autosuggestion et les résultats de la recher- aux tests qu’il vient de passer alors que c’est
Coué, fondée sur
che scientifique réalisée sur ce sujet, on décou- faux, ou encore lui faire adopter des expres-
l’autosuggestion, on
vre que la méthode présente une certaine effica- sions de joie en stimulant, par un petit courant
peut favoriser certains
cité ! Alors que le principe de la méthode prête électrique qu’il ne ressent pas, les muscles de
comportements ou
à sourire (répéter quelque chose pour que cela son visage impliqués dans le sourire. On peut
émotions en répétant
se réalise), des travaux de recherche en psycho- montrer que l’efficacité de l’autosuggestion
sans cesse : « Je vais
logie montrent qu’un tel effet peut s’exercer, et dépend de la technique utilisée. Enfin, la troi-
bien, je vais bien… »
qu’à force d’être autosuggéré un événement a sième raison qui sème le doute sur la méthode
• Des expériences quelques chances de se produire... est la simplicité du mécanisme. En effet, la tech-
montrent que cette Si la méthode Coué laisse sceptique, c’est en nique reste d’une simplicité déroutante, bien
idée est en partie partie à cause de la multiplicité des mots qui trop simple pour être crédible. D’ailleurs, la
fondée. On pourrait sont utilisés pour décrire un même concept. méthode a du mal à s’imposer au pays de
ainsi améliorer Ainsi, on parle d’autosuggestion, d’autoaffir- Descartes. Pourtant, les recherches semblent
certaines performances mation positive, de prophéties autoréalisatrices montrer que la méthode n’est pas aussi ridicule
(intellectuelles) ou internes, de pensées positives récurrentes, de qu’il y paraît au premier abord.
comportements marquage interne, de management de soi… L’autosuggestion trouve ainsi de nombreu-
(altruistes). Certes, cette profusion de termes pourrait cor- ses applications en médecine. Christopher
• Des effets corporels respondre à de réelles nuances, mais on montre Armitage et ses collègues de l’Université de
sont même enregistrés, que ces notions se réfèrent toutes à la même Sheffield, au Royaume-Uni, ont fait compléter
tels une augmentation chose : le lien entre le fait de répéter que quel- des phrases à trous par de jeunes étudiants, de
de la température que chose va survenir et la survenue réelle de façon à ce qu’ils soient conduits à inscrire dans
corporelle et un état cet événement. Une deuxième raison de la les trous des mots tels que je, moi ou encore
de relaxation. méfiance à l’égard de la méthode Coué résulte moi-même. Par exemple : « … suis courageux. »
de la méconnaissance générale des techniques Plusieurs phrases étaient proposées, toutes

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portant sur des valeurs personnelles positives, ves. Ainsi, Janine Dutcher, de l’Université
tels le courage, la persévérance, la motiva- Carnegie Mellon, à Pittsburg en Pennsylvanie, a
tion… À titre de comparaison, d’autres étu- demandé à des sujets de classer un certain
diants d’un groupe témoin remplissaient éga- nombre de valeurs par ordre d’importance
lement un formulaire ne conduisant pas à s’at- pour eux, par exemple : « Travailler dur est
tribuer des qualités personnelles. Il leur fallait essentiel » ; « Pour réussir, il faut travailler ».
simplement répondre par oui ou par non à des Simultanément, un autre groupe de sujets
questions neutres du type : « Je pense que la devait classer ces mêmes phrases en imaginant
couleur bleue va bien à la plupart des gens. » dans quelle mesure elles s’appliquaient à d’au-
Les chercheurs ont évalué la consommation tres étudiants, mais pas à eux-mêmes.
quotidienne d’alcool des étudiants avant qu’ils Par la suite, tous les sujets passaient un test
passent le test et après. Les résultats ont montré comprenant 144 exercices de difficulté variable
que la consommation d’alcool des étudiants du et portant sur de nombreuses compétences
groupe témoin n’a pas varié. Au contraire, la académiques (tests logiques, connaissances
consommation de ceux qui ont eu à s’attribuer livresques, connaissances géographiques, etc.).
les qualités contenues dans le questionnaire a Ceux qui avaient classé les valeurs par rapport
diminué de près de la moitié. Selon les auteurs à eux ont mieux réussi les tests ultérieurs que 1. Se persuader
de cette étude, le je et le moi conduisent l’indi- ceux les ayant évaluées pour autrui. Il ne serait de quelque chose
vidu à internaliser malgré lui le contenu des donc pas correct de dire que ces phrases fonc- augmente-t-il
phrases proposées, le conduisant à considérer tionnent comme un amorçage, puisque le sim- nos chances de l’obtenir ?
ces qualités comme siennes. « Autopersuadé » ple fait de les lire ne suffit pas à produire un Des expériences semblent
de sa valeur, de son courage, de sa tempérance, effet. Il faut que l’individu puisse les rattacher indiquer que c’est le cas.
il résiste mieux au désir de consommer de l’al-
cool ou d’utiliser ce dernier pour se consoler
d’une faible estime de soi.

Des applications
en médecine
Cette méthodologie consistant à faire remplir
des débuts de phrases totalement inventées
pour la circonstance s’est révélée efficace à de
nombreuses reprises. On a ainsi pu inciter des
adolescents à acheter des préservatifs ou à
mieux s’informer sur les risques liés au sida ; des
jeunes fumeurs à arrêter de fumer ou à suivre
des programmes de sevrage tabagique. Le mal
de mer peut également être mieux supporté par
l’autosuggestion. Dov Eden et Yaakov Zuk, de
l’Université de Tel-Aviv, en Israël, ont ainsi
montré que des cadets nouvellement recrutés
dans la marine israélienne souffraient moins
du mal de mer lors de leurs premières sorties
en bateau si au préalable ils avaient été
conduits à intégrer des messages tels que : « J’ai
connu le mal de mer, j’ai été capable de le sur-
monter. » Dans cette étude, les sujets correcte-
ment préparés ont consommé moins de médi-
caments contre le mal de mer que ceux d’un
Lasse Kristensen / Shutterstock - Cerveau & Psycho

groupe témoin n’ayant reçu que des consignes


de sécurité. Pour les soldats, un tel effet est pré-
cieux, car les médicaments entraînent une apa-
thie, troublent la vue et réduisent la vitesse de
prise de décision, ce qui peut avoir des consé-
quences fâcheuses lors d’opérations militaires.
Outre les applications en termes de santé,
l’autosuggestion réalisée par des phrases men-
tionnant des qualités de la personne permet
également d’accroître les compétences cogniti-

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2. Emile Coué (1857-1926) connut un succès abordées par un étudiant qui leur demandait un
indéniable grâce à sa méthode, qu’il diffusa peu d’argent pour faire l’appoint à une machine
de par le monde lors de voyages – ici, à café, ou bien elles constataient que quelqu’un
aux États-Unis. Ses idées connaissent aujourd’hui marchant devant elles faisait tomber un gros
un second souffle, grâce aux expériences paquet de feuilles remplies de notes de cours.
de psychologie qui confirment ses intuitions. Nous avons constaté que les personnes ayant
écrit leur propre prénom dans les phrases
incomplètes ont été plus nombreuses à donner
à lui-même, c’est-à-dire penser que ce de l’argent ou à aider autrui à ramasser ses
que décrivent ces phrases caractérise ce feuilles que celles ayant inscrit un autre pré-
qu’il est réellement, ce qu’il veut faire et nom. Encore une fois, ce ne sont pas les phrases
l’objectif qu’il cherche à atteindre. en elles-mêmes qui ont eu un impact détermi-
D’autres travaux ont également mon- nant dans cette expérience, mais le fait de s’au-
tré que l’altruisme peut être encouragé toattribuer les affirmations où sont mentionnés
par l’autoattribution de qualités. Dans des comportements altruistes. Il est à noter que
une étude menée par notre équipe, nous des résultats ont été répliqués en faisant inscrire
avons demandé à des étudiants d’ins- je à la place du prénom ; quand on demande
crire un prénom au début de phrases aux sujets de lire ces phrases utilisant je à haute
valorisant l’altruisme et la générosité. voix, la méthode est encore plus efficace que
Par exemple : « X est quelqu’un qui se s’ils écrivent sur un clavier.
préoccupe des autres », « Dès qu’il [ou En outre, l’efficacité de la méthode d’énon-
elle] le peut, Y essaie d’aider celui qui est ciation orale s’accroît encore si d’autres per-
dans le besoin ». Les participants rem- sonnes sont présentes dans la salle où a lieu
plissaient 20 phrases de ce type : une l’exercice. Se décrire comme altruiste face à
partie d’entre eux devait inscrire leur d’autres personnes semble renforcer cette qua-
prénom, tandis que d’autres devaient proposer lité morale, au moins dans les minutes qui sui-
un prénom qui n’était pas le leur. vent l’expérience. Nous avons aussi montré
Ces tests se déroulaient sur ordinateur, et l’on que la répétition de la phrase accroît le com-
3. Sur cette pochette prétendait que l’étude visait à évaluer la vitesse portement ultérieur d’aide à autrui. Répéter
d’un disque 78 tours, de frappe sur le clavier des lettres familières et plusieurs fois « J’aide les autres » nous rendrait
les grands principes de celles qui l’étaient moins... Puis ces person- encore plus secourables.
de la méthode Coué sont nes étaient remerciées et quittaient la pièce où
présentés. elles avaient passé le test. À la sortie, elles étaient Des effets physiologiques
mesurables
Ainsi, l’autosuggestion a des répercussions
sur les comportements, mais aussi sur les para-
mètres physiologiques. Le psychologue Tachiya
Yasuhisa et ses collègues de l’Université Nihon
au Japon ont mesuré la température de la peau
au bout des doigts d’étudiants subissant un test.
Une partie des sujets testés devait prononcer la
phrase suivante : « On sait que les bras sont
chauds » ; les autres devant dire : « Les vaisseaux
sanguins de mes bras sont en train de s’ouvrir et
un sang chaud envahit progressivement mes
bras ». Les mesures ont révélé que ces derniers
ont présenté une augmentation de température
plus nette que ceux du premier groupe ; en
outre, ils se sentaient plus relaxés.
Un autre aspect de l’autosuggestion, peut-
être moins connu, mais très efficace, consiste à
faire dire à quelqu’un qu’il fera telle ou telle
chose : il est avéré qu’il aura plus de chances de
la réaliser. Anthony Greenwald et ses collègues
de l’Université de l’État de l’Ohio ont montré
que cette technique est efficace pour renforcer
la participation aux élections. L’expérience s’est
déroulée, aux États-Unis, durant la campagne

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présidentielle de Ronald Reagan. Des personnes


étaient contactées par téléphone par des enquê-
teurs pendant les jours qui ont précédé les ins-
criptions sur les listes électorales. Quand la per-
sonne acceptait d’aller voter, l’enquêteur lui
demandait son nom, puis si elle savait où s’ins-
crire pour voter, et quand prenaient fin les ins-
criptions sur les listes électorales.
À l’issue de cette phase préparatoire, l’en-
quêteur avait deux options. Dans la première, il

Carlos A. Olivieras / Shutterstock


demandait à la personne interrogée ce qu’elle
avait l’intention de faire entre « maintenant et
la date de clôture des inscriptions sur les regis-
tres électoraux », et si elle pensait qu’elle
« s’inscrirait pour aller voter ». Bien évidem-
ment, on se doute que les gens ont répondu
qu’ils iraient s’inscrire, afin de donner une
image positive du citoyen ayant le sens de ses
responsabilités civiques. Dans la seconde
option, ces deux dernières questions n’étaient se produisit à plusieurs reprises au cours de 4. La méthode
pas posées. Par la suite, on vérifiait si le sujet l’entretien. À l’issue de cette première phase, les d’autosuggestion
s’était ou non inscrit sur les registres électo- participants devaient indiquer à quel point ils ne consiste pas à jouer
raux. Les résultats ont montré que 9,1 pour avaient apprécié l’entretien, et quelles émotions la comédie, mais
à prendre des attitudes
cent des personnes interrogées se sont inscrites positives ils avaient ressenties.
corporelles (un sourire,
lorsque les deux dernières questions n’étaient Les résultats ont montré que les participants
même forcé) qui suscitent
pas posées. En revanche, ce chiffre atteignait ayant dû sourire sur commande gardaient un l’émotion positive
20,8 pour cent quand elles étaient posées. meilleur souvenir de l’entretien que les autres. correspondante.
De surcroît, ils ont davantage souri pendant
Simuler le bonheur l’entretien en dehors des moments où on leur
demandait de se forcer... Pour les chercheurs,
pour être heureux ? l’évaluation que nous faisons de nos émotions
Dans une autre étude, ces psychologues ont est influencée par les contractions musculaires
observé les mêmes effets comportementaux qui accompagnent le sourire : elles nous
chez des personnes non inscrites, mais dont on conduisent à percevoir les situations plus posi-
savait qu’elles avaient manifesté le désir d’aller tivement, car elles sont habituellement produi-
voter pour cette élection. Cela signifie donc tes lorsque nous sommes heureux.
que, même si la motivation est présente, il faut Plusieurs travaux de recherche ont confirmé
que la phrase correspondant à l’acte soit pro- ces résultats, révélant que de nombreux aspects
noncée pour que la probabilité d’agir réelle- du jugement émotionnel sont modifiés par des
ment augmente. Dans les recherches précéden- simulations d’expressions faciales. On a ainsi
tes, les personnes testées étaient conduites à montré que si, par électrostimulation, on active
prendre connaissance d’informations verbales la contraction des muscles du visage impliqués
ou à exprimer des intentions verbales, soit en dans le sourire, les personnes se déclarent plus
Bibliographie
les écrivant, soit en les lisant, soit enfin en heureuses par la suite. Des dessins animés sont
répondant à des questions précises. Il semble jugés plus drôles quand on demande aux specta- J. Dutcher, Improving
que si une personne simule un comportement, teurs de sourire pendant la projection. performance on
son comportement ou son état affectif sont Ainsi, la technique de l’autosuggestion, éga- a creativity task via
modifiés. Ainsi, faire une simple mimique lement nommée méthode Coué, livre des self-affrimation, Honor
pourrait favoriser l’autosuggestion. Il suffirait résultats étonnants. L’autoattribution de cer- These, College of
de sourire pour voir la vie en rose. taines phrases par l’emploi du je ou de son pro- Humanities and Social
Sciences, Carnegie
Conformément à cette idée, Chris Kleinke et pre prénom, tout comme la simulation de
Mellon University, 2010.
sa collègue Janice Walton du Memorial Hospital comportements non verbaux, peut entraîner
C. Kleinke et J. Walton,
de Bedford dans le Massachusetts ont demandé une modification des comportements ou des
Influence of reinforced
à des étudiants de participer à des simulations états physiologiques ou émotionnels. Libre à smiling on affective
d’entretien dont l’animateur était également un chacun d’imaginer l’intérêt que cela pourrait responses in
étudiant. Derrière cet animateur, sur le mur, se représenter dans les domaines de l’éducation, an interview, in Journal
trouvait une petite ampoule bleue. Certains de la santé ou du sport. À l’évidence, pronon- of Personality and Social
étudiants avaient reçu pour consigne de sourire cer une phrase ou simuler une expression est Psychology, vol. 42(3),
dès que cette ampoule bleue s’allumerait. Cela loin d’être anodin. I pp. 557-565,1982.

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Psychologie
Développement

Erica Westly
est journaliste
scientifique
à New York.
Enfants bilingues :
un avantage indéniable
L’apprentissage des langues étrangères rendrait plus créatif
et améliorerait la flexibilité mentale, la mémoire
et la capacité d’abstraction.

ombreux sont les parents qui vou-

N
dans les mentalités. Selon cette idée fausse, l’es-
draient que leurs enfants maîtri- prit d’un enfant bilingue serait en permanence
sent une deuxième langue, mais tiraillé entre ses deux modes d’expression, ce
leurs espoirs sont souvent déçus. qui aurait des conséquences négatives sur son
En Bref Il est très difficile d’estimer le expression et ses facultés cognitives. Toutefois,
nombre d’enfants (et d’adultes) qui parlent dans une série d’études qui ont commencé
• Parler deux langues
bien deux langues. Quant à l’enseignement des en 2001, L.-A. Petitto et ses collègues ont
n’entraîne ni retard
langues à l’école, il est bien rare qu’il aboutisse découvert que les enfants exposés à deux lan-
de langage,
à un réel bilinguisme. gues avant l’âge de dix ans franchissent des éta-
ni confusion des
Cette situation est en partie due à la croyance pes clés de l’acquisition du langage, telles que la
moyens d’expression.
qu’enseigner une langue étrangère trop tôt à un production des premiers mots et l’apprentis-
• Avant même enfant pourrait conduire à des confusions et sage de la lecture, en même temps que les
de savoir parler, des retards de langage à cause d’interférences enfants qui ne parlent qu’une langue ; ils ne
les enfants exposés entre les deux langues. Cependant, depuis quel- présentent aucun signe de confusion des deux
à un environnement ques années, les scientifiques ont montré que ce langues. Ces enfants comprennent d’emblée
bilingue font preuve n’est pas le cas : apprendre deux langues en qu’ils ont accès à deux langues différentes, et la
d’une meilleure même temps pourrait au contraire faciliter le frontière entre les deux est bien nette.
flexibilité mentale. développement de certaines capacités langagiè-
• Les enfants bilingues res et cognitives. La flexibilité mentale, la pen-
sée abstraite et la mémoire de travail, une
Halte aux idées reçues
qui commencent
à parler ont forme de mémoire à court terme essentielle Des travaux récents suggèrent que non seule-
une meilleure mémoire pour l’apprentissage et la résolution des problè- ment les enfants sont capables de distinguer les
de travail, sont plus mes, en seraient améliorées. deux langues dès leur plus jeune âge, mais aussi
créatifs et maîtrisent Selon la neuroscientifique Laura-Ann Petitto, que les bénéfices cognitifs d’une exposition à
mieux les concepts de l’Université Gallaudet à Washington, le pré- une seconde langue se manifestent très tôt. Dans
abstraits. jugé selon lequel le cerveau est prédisposé à une étude de 2009 sur les bébés bilingues, les
apprendre une langue unique, est bien ancré psychologues Agnes Kovács, de l’Université

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d’Europe centrale en Hongrie, et le psycholin- aussi bien que les monolingues la séquence de
guiste Jacques Mehler ont utilisé un test visuel sons à la localisation de la marionnette, antici-
pour mesurer ce que les neuroscientifiques pant son apparition du regard. Toutefois, lors-
nomment la flexibilité cognitive chez des que A. Kovács modifiait la séquence (en dépla-
enfants âgés de sept mois, ne sachant pas encore çant la marionnette), les bébés bilingues s’adap-
parler. A. Kovács désirait savoir à quelle vitesse taient en conséquence, et anticipaient l’appari-
les enfants étaient capables de s’adapter à des tion de la marionnette dans le nouveau secteur
règles changeantes. Les psychologues ont ensei- de l’écran. Les bébés monolingues ne présen-
gné aux bébés un pseudolangage constitué de taient pas cette flexibilité, et continuaient à
sons similaires à un langage. À la fin de la attendre la marionnette au même endroit.
séquence, une récompense visuelle prenant la
forme d’une marionnette apparaissait sur
un écran d’ordinateur, en un endroit
Configurer le cerveau
particulier. Les bébés étaient suppo- D’autres recherches suggèrent que l’éduca-
sés apprendre qu’un son donné tion dans un environnement bilingue améliore
annonçait l’apparition de la marion- d’autres compétences cognitives lorsque l’en-
nette à cet endroit de l’écran. Les fant apprend à parler. À la faveur d’une étude
bébés bilingues (exposés à deux lan- publiée en 2010, la psychologue Esther Adi-
gues dès leur naissance) ont associé Japha et ses collègues de l’Université Bar-Ilan en
Noam Armonn - Robert Adrian Hillman / Shutterstock

1. Savoir parler
deux langues et jouer en
adoptant l’une ou l’autre
de ces langues améliore
la flexibilité mentale.

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Israël ont découvert que des enfants bilingues


âgés de quatre à cinq ans étaient plus créatifs
que leurs homologues monolingues lorsqu’on

E. Adi-Japha et al., Child Dev.,


leur demandait de dessiner une maison ou une
fleur fantastique. Les enfants monolingues
tendaient à dessiner des fleurs auxquelles il

Sept.-Oct. 2010
manquait des pétales ou des feuilles, tandis
que les enfants bilingues dessinaient des hybri-
des imaginaires, telles des « fleurs-cerfs-
volants », ce qui indiquait une meilleure maî-
2. Lorsqu’on leur demande de dessiner une fleur trise des concepts abstraits (voir la figure 2).
qui n’existe pas, les enfants âgés de quatre à cinq ans Simultanément, les données d’une étude datant
qui ne parlent qu’une langue tendent à omettre certaines de 2008 et réalisée aux États-Unis dans le labo-
parties de la fleur (à gauche). Les enfants bilingues ratoire de L.-A. Petitto suggèrent que les enfants
ajoutent souvent un contexte dessinant, par exemple, de familles anglophones scolarisés dans des éco-
une fleur en guise de porte (à droite), ce qui suggère les bilingues hispano-anglaises ont de meilleurs
que leur pensée est plus élaborée.
résultats aux tests de lecture que les enfants sco-
larisés dans des écoles strictement anglophones.
Plusieurs études ont également lié le bilin-

Les polyglottes ont une meilleure santé mentale


Magali Perquin et ses collègues du Centre de recherche publi-
A pprendre à parler couramment, ou du moins correcte-
ment, une ou plusieurs langues étrangères développe
les capacités mentales des enfants, mais aussi celles des
que pour la santé du Luxembourg, ont évalué les capacités
cognitives de 230 personnes âgées parlant entre deux et sept
adultes. Ainsi, le bilinguisme semble protéger le cerveau langues. Ils ont observé que les personnes qui parlaient trois
contre le déclin cognitif. En 2010, la psychologue Ellen langues ou davantage avaient un risque quatre fois plus faible
Bialystok et ses collègues de l’Université York de Toronto ont que celles qui n’en parlaient que deux, de présenter des défi-
examiné l’histoire de la santé mentale de 211 patients diag- cits cognitifs. Le multilinguisme représenterait une sorte de bou-
nostiqués déments et leur niveau d’éducation, dont l’appren- clier contre les troubles cognitifs.
tissage des langues. Les chercheurs ont découvert que la Ces résultats sont conformes à l’idée selon laquelle l’appren-
maladie s’était déclarée chez les 102 patients bilingues tissage et le niveau d’études renforce la capacité globale du
4,3 ans plus tard que chez les 109 patients monolingues et cerveau à penser, en lui conférant ce qu’on nomme des réser-
que les symptômes étaient apparus 5,1 années plus tard. ves cognitives. Le psychologue César Avila Rivera et ses collè-
Tous avaient eu des activités et des situations professionnel- gues de l’Université Jaume de Catalogne, en Espagne, ont
les comparables avant d’être malades. Ces données suggè- ainsi constaté en 2010 que les adultes bilingues sont plus rapi-
rent que le bilinguisme pourrait retarder le déclenchement de des et plus performants dans certaines tâches exigeant l’utilisa-
la démence. Ils confirment ceux d’une étude antérieure, tion de compétences mentales connues sous le nom de fonc-
Dans une étude publiée récemment, l’équipe de tions exécutives – par exemple, planifier ou résoudre des pro-
E. Bialystok a observé le cerveau de 450 patients monolin- blèmes. Évidemment, les capacités cognitives d’une personne
gues et bilingues présentant des lésions cérébrales ayant influent sur sa capacité à apprendre de nouvelles langues, ce
conduit au diagnostic de la maladie d’Alzheimer. Les sujets qui soulève la possibilité que les personnes bilingues aient
présentaient tous un niveau simi- d’emblée des capacités cognitives
laire de capacités cognitives, mais plus développées. Toutefois, une
le cerveau des sujets bilingues était autre étude a révélé que l’apprentis-
plus atrophié et présentait davan- sage d’une seconde langue peut
tage de lésions dans des régions entraîner des modifications céré-
impliquées dans la mémoire à long brales bénéfiques, par exemple en
terme, la reconnaissance du lan- augmentant la densité neuronale
gage et la perception auditive. dans certaines régions importantes
Selon E. Bialystok, grâce à leur bilinguisme, ces patients par- pour le fonctionnement cognitif. Par ailleurs, d’autres recher-
viennent à conserver de fonctions cognitives comparables à ches ont révélé que le fait de grandir dans un environnement
celles des autres maladies, malgré des lésions cérébrales bilingue a des effets globalement positifs sur notre fonctionne-
plus importantes. ment mental, la créativité, les capacités d’abstraction.
Parler plus de deux langues conférerait-il une défense Apprendre à dire yes, ja, si ou hai, contribue manifestement à
encore meilleure contre le vieillissement cognitif ? En 2011, consolider les capacités du cerveau pensant...

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Mickael Jung / Shutterstock

guisme à une amélioration de la mémoire de tal inférieur (impliqué à la fois dans le langage 3. Les enfants qui
travail, elle-même associée aux compétences en et les capacités cognitives), semblent plus acti- apprennent une seconde
lecture et en calcul. De surcroît, les bénéfices se ves chez les enfants bilingues, notamment langue à l’école
manifestent aussi dans des domaines non ver- lorsqu’ils lisent. pourraient tirer de
baux, selon la psychologue Ellen Bialystok, de Les psychologues pensent tous que pour cette pratique linguistique
l’Université York à Toronto. Elle a observé avec maîtriser vraiment une seconde langue il faut des bénéfices cognitifs
ses collègues de l’Université Nanjing en Chine, commencer tôt et la pratiquer régulièrement. dépassant le simple fait
que des enfants bilingues âgés de sept ans réus- Selon les experts, l’enfant devrait pouvoir par- d’être capables de parler
avec des étrangers.
sissent mieux que les petits ne parlant qu’une ler sa seconde langue tous les jours. Les enfants
seule langue deux tests évaluant la mémoire de qui grandissent dans des environnements mul-
travail : l’un demande de mémoriser une série tilingues y sont naturellement exposés, mais des Bibliographie
de chiffres et de les réarranger, l’autre requiert enseignements spécifiques plus intenses
de retracer une série de bonds faits par une gre- devraient être offerts aux enfants qui ne vivent J. Diamond, The benefits
nouille animée sur un écran d’ordinateur. pas dans des familles bilingues. Des écoles où of multilingualism,
Toutes ces différences cognitives suggèrent certains cours seraient enseignés dans une lan- in Science, vol. 330,
pp. 332-333, 2010.
que le fait d’apprendre une seconde langue gue telle que l’anglais, l’espagnol ou le chinois,
modifie la structure du cerveau en développe- seraient une bonne solution. Ces programmes L.-A. Petitto, New
ment. Une méthode d’imagerie cérébrale a été sont bien sûr lourds à financer et le personnel discoveries from
the bilingual brain mind
utilisée pour comparer le cerveau d’enfants difficile à recruter, mais ils se multiplient dans
across the life span :
bilingues et monolingues. Jusqu’à présent, les quelques pays, tels les États-Unis et le Canada. implications for
études indiquent que les aires cérébrales du Certains élèves parlent couramment deux lan- education, in Mind,
langage de ces enfants, qu’ils soient monolin- gues à la sortie de ces écoles. Mais les bénéfices Brain, and Education,
gues et bilingues, se développent de la même sont si évidents que cette possibilité devrait être vol. 3(4), pp. 185-197,
façon, mais certaines régions, tel le cortex fron- offerte à tous les enfants. I 2009.

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Psychologie
Cognition

Jürgen Hellbrück
est professeur de
psychologie du travail,
de l’environnement
Les méfaits du bruit
et de la santé
à l’Université catholique
d’Eichstadt-Ingolstadt, Au bureau, dans la rue, dans les transports, le bruit
en Allemagne.
Sabine Schlittmeier
est omniprésent et nuit à nos capacités cognitives.
est psychologue. Les environnements bruyants perturbent
Maria Klatte
est professeur l’apprentissage chez les plus jeunes.
de psychologie
à l’Université technique
de Kaserslautern,
en Allemagne.

ertes, il n’est pas aisé de trouver un

C
tionnelle, augmentent la pression artérielle et, à
lieu où règne le silence, et l’on se long terme, risquent de provoquer des troubles
plaint souvent d’une inévitable cardio-vasculaires. Des expériences de psycho-
pollution sonore. Pourtant, le bruit logie expérimentale montrent en outre que cer-
En Bref n’est pas une invention moderne. tains bruits réduisent nos capacités cognitives.
Un vacarme infernal emplissait déjà les rues de Dans les années 1980, les psychologues Alan
• Le bruit diminue Rome, dans l’Antiquité. Selon le poète satirique Baddeley et Pierre Salamé ont été les premiers
les capacités cognitives, Juvenal qui vécut à la fin du Ier siècle, le bruit de à s’interroger sur l’influence du bruit sur les
en particulier la la ville empêchait même l’empereur Claudius capacités cognitives. Ils ont découvert qu’un
mémoire à court terme. Drusus – renommé pour son sommeil profond – bruit de fond constitué de voix diminue l’effi-
Les voix et certains sons de dormir, et de nombreux Romains souffraient cacité de la mémoire à court terme, même
sont particulièrement d’insomnie. Quant au philosophe stoïcien lorsqu’on n’y prête pas attention, ou qu’il s’agit
néfastes. Sénèque (environ 1-65), il pensait que les voix, d’une langue inconnue.
• La capacité qu’il qualifiait de particulièrement dérangean-
de mémorisation tes, agissaient directement sur l’âme, tandis que
s’améliore souvent
Le brouhaha perturbe
d’autres sons « frappent seulement nos oreilles
lorsqu’on filtre et les emplissent ». Par ailleurs, la musique per- la mémoire
les hautes fréquences turberait parfois plus que certains sons. Quelques années auparavant, A. Baddeley
du bruit de fond. Les voix et la musique perturbent-elles les avait proposé un modèle de la mémoire de tra-
• Dans une salle pensées, comme s’en plaignait le philosophe vail, espace où les informations sont stockées
de classe, le bruit Schopenhauer (1788-1860) ? C’est vraisembla- pendant une courte durée et qui détermine ce
et les voix perturbent blement l’avis des personnes dérangées par les que l’on perçoit de façon consciente. Un tel
l’apprentissage et conversations de tous ceux qui ne cessent de processus de mémorisation à court terme sem-
la compréhension téléphoner sur leurs mobiles ou par l’inévitable ble être très sensible à la présence de voix à l’ar-
des enfants. musique de fond qui envahit les magasins et les rière-plan. Une composante importante de ce
Des matériaux centres commerciaux. C’est aussi ce que confir- modèle est la « boucle phonologique », que l’on
absorbant le bruit ment des chercheurs qui étudient les effets du peut se représenter comme une bande magné-
amélioreraient bruit. Ils ont ainsi mis en évidence que les bruits tique qui emmagasinerait en permanence les
la situation. non seulement empêchent de communiquer, sons entrant dans l’appareil auditif, et que l’on
mais aussi qu’ils constituent une tension émo- se répète. Imaginez que vous vouliez mémori-

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Yuri Arcus / Shutter


stock

ser un numéro de téléphone. Vous vous le répé- on parle plutôt d’un effet de sons parasites, parce Le bruit présent
tez plusieurs fois. La tâche n’est pas forcément que l’effet est provoqué par le langage, mais aussi partout n’est pas
aisée, mais elle échoue si quelqu’un parle à côté par la musique. Même la musique (uniquement seulement gênant,
de vous, les mots entendus entrant en compéti- instrumentale) perturbe la mémoire à court il est aussi délétère
tion avec les chiffres que vous essayez de graver terme – surtout si le morceau comporte des pour la mémoire
à court terme.
dans votre boucle phonologique. séquences rapides de notes, par exemple jouées
Chez les enfants,
Une expérience simple illustre la fragilité de staccato. Au contraire, les pièces musicales carac- il perturbe
cette mémoire de travail : les sujets devaient térisées par des transitions douces n’ont pas d’ef- l’apprentissage.
mémoriser des chiffres présentés sur un écran fet avéré sur la mémoire à court terme...
d’ordinateur, puis les réciter dans l’ordre. Si, au
cours de l’exercice, les sujets entendaient une L’effet néfaste des bureaux
voix peu intense qui formait un bruit de fond
– par exemple, des cotations en Bourse –, leur en open space
performance cognitive diminuait. La proportion En 1992, l’équipe du psychologue Dylan
d’erreurs augmentait parfois de 30 pour cent. Et Jones, de l’Université de Cardiff au pays de
ce, même si la voix parlait une langue étrangère, Galles, a mis en évidence que ce sont les chan-
ou prononçait des phrases lues à l’envers. gements dans le bruit de fond qui perturbent.
Diverses expériences ont montré que cet effet Dans leurs expériences, des sons répétés sans
est dû à un phénomène concernant la mémoire modification de tempo ni de volume – par
et non la perception ou l’attention. Par exemple, exemple un « Ah » qui se répète – ne diminuent
quand les sujets effectuent des tâches ne mettant pas les performances de mémorisation. Il sem-
pas en jeu la mémoire, ils ne sont pas perturbés ble donc que la propriété importante soit la
par des voix. En outre, le volume sonore n’a pas présence de brusques changements.
d’influence, du moins dans la gamme « nor- Les psychologues ne savent pas encore pour-
male » des conversations, entre 40 et 70 décibels. quoi la mémoire à court terme est si sensible au
La diminution des capacités de mémorisation ne bruit de fond. Toutefois, les conséquences pour
résulte pas d’un déficit de la perception, ou d’un la vie quotidienne sont évidentes, car la
stress, mais d’un phénomène cognitif. mémoire à court terme sert non seulement à
Les psychologues ont d’abord nommé ce phé- mémoriser des numéros de téléphone, mais
nomène effet de paroles parasites. Aujourd’hui, aussi à comprendre des phrases complexes, à

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exécuter des opérations mentales ou tout sim- Nous avons confronté des sujets à ces deux
plement à mémoriser les événements et les faits. situations. Ils entendaient des phrases dans les
Les effets du bruit sont particulièrement évi- deux conditions à faible volume (35 décibels).
dents dans les grands bureaux ouverts (dits open Simultanément, ils devaient mémoriser des
space). Dans ces bureaux, on réunit jusqu’à chiffres, afin de les restituer ultérieurement
100 postes de travail sur une grande surface. En dans le bon ordre. Dans d’autres essais, pendant
général, ces postes sont séparés par des cloisons la phase de mémorisation, les sujets étaient
mobiles, ce qui procure une certaine protection exposés à des phrases non filtrées, à 55 décibels,
visuelle, mais peu d’isolation sonore – les cla- ou encore à aucun bruit.
viers cliquettent, les photocopieurs bourdon- Les résultats montrent que les voix de fond
nent, les collègues téléphonent. Et, comme filtrées diminuent beaucoup moins les capaci-
l’avait déjà montré A. Baddeley, les conversa- tés cognitives des sujets que le langage non fil-
tions perturbent les capacités cognitives. tré au même volume sonore (voir l’encadré ci-
Que pouvons-nous faire ? La méthode la plus dessous). Toutefois, ces deux variantes sont per-
efficace consiste à réduire les variations des çues comme aussi gênantes l’une que l’autre.
conversations de fond. Des absorbeurs particu- Nous observons aussi que la réduction des
liers – revêtements de plafond, sol ou mur, murs capacités cognitives ne dépend pas du volume
en matériaux poreux spéciaux – atténuent effica- des conversations : le même effet est observé
cement certaines fréquences sonores. Notre pour un volume de langage normal (55 décibels)
équipe a évalué ces possibilités avec des collègues et un chuchotement (35 décibels). Même si les
de l’Institut d’acoustique de l’Université techni- participants se disent moins gênés par les phra-
que d’Aix-la-Chapelle. ses prononcées à voix basse.
Nous avons élaboré un programme informa-
tique recréant le son de conversations venant Concevoir des salles
d’un autre bureau, dans deux conditions. Dans
la première, les bureaux sont séparés par un de classe moins bruyantes
mur double qui atténue le volume et ne laisse Dans les écoles et les crèches, les conditions
passer que des fréquences relativement basses, acoustiques jouent également un rôle impor-
de 1 000 à 4 000 hertz. Les consonnes sont alors tant : l’environnement d’apprentissage est sou-
imperceptibles, et les voyelles fusionnent pour vent bruyant. Il a été montré qu’un niveau
devenir un brouhaha incompréhensible. Dans sonore élevé fait partie des facteurs de stress les
la seconde, les bureaux sont séparés par un mur plus importants pour les enseignants. Les pre-
mince qui atténue les conversations sur tout le mières études ont révélé la présence de l’effet de
spectre des fréquences. La compréhension est sons parasites dès le CE1. Chez les élèves de CE2,
peu altérée, seul le volume est diminué. les conversions de fond diminuent jusqu’à
40 pour cent la capacité de stockage de la
mémoire à court terme. Ces résultats sont
inquiétants puisque le système cognitif, sensible
Gêne objective et subjective au bruit, est important pour l’apprentissage du
es conversations en guise de davantage d’erreurs. On a aussi
D bruit de fond perturbent à la évalué la gêne ressentie par les
fois la capacité de mémorisation sujets dans ces quatre conditions
langage et de la lecture. Lorsqu’un enfant
apprend à lire, il est important qu’il puisse dis-
tinguer chaque syllabe. Dans le même temps, la
des individus et leur bien-être. Dans par rapport à une moyenne (b). mémoire à court terme doit encore disposer de
une expérience, on a évalué le S. Schlittmeier et al., in Ergonomics, vol. 51, 2008 suffisamment de ressources pour lier les sons en
taux d’erreurs de personnes qui a Capacité de mémorisation un mot. A. Baddeley et ses collègues considèrent
devaient mémoriser des chiffres Silence 29 % la boucle phonologique comme un système
dans différentes conditions (a). Les Hautes fréquences d’apprentissage du langage qui s’est formé au
filtrées et à voix basse 33 %
sujets commettent le moins d’er- cours de l’évolution afin d’apprendre rapide-
Sans filtre de fréquences 39 %
reurs quand l’environnement est et à voix basse ment et durablement de nouveaux sons et mots.
silencieux et le plus quand les Conversations bruyantes 41 % En 2010, nous avons réalisé une étude sur le
conversations sont bruyantes. Les Nombre d’erreurs (en pour cent)
terrain pour examiner l’effet du bruit sur la
conversations à voix basse provo- capacité d’apprentissage d’environ 400 élèves
b Gêne ressentie
quent moins d’erreurs quand les de CE2. Nous avons séparé les enfants en trois
hautes fréquences sont filtrées, ce 0,2 groupes en fonction de la qualité acoustique de
1,9
qui les rend incompréhensibles. En leurs salles de classe. Afin de tester comment ils
2,2
revanche, des conversations à 3,4
traitaient les sons, nous leur avons demandé
voix basse, où l’on ne filtre pas 0 2 4
d’identifier, parmi trois mots prononcés, celui
les hautes fréquences, entraînent Aucune Moyenne Importante qui se distinguait des deux autres par le pre-
mier ou le dernier son. Des haut-parleurs pla-

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Conséquences de la réverbération
En pratique, le seuil est nettement de difficultés que les adultes quand bruit
L es caractéristiques architecturales
des salles renforcent ou atténuent les
bruits parasites. Le paramètre le plus
dépassé dans de nombreuses salles de
cours. Avec une réverbération qui dure
et réverbération longue se combinent.
M. Klatte et al., in Noise and Health, vol. 12, 2010
important de l’acoustique d’une salle est longtemps, les syllabes se chevauchent
le temps de réverbération. Il détermine la en permanence, ce qui nuit à la clarté du Détérioration de la compréhension
durée pendant laquelle un son se réper- langage. De surcroît, les élèves doivent par rapport à un environnement silencieux
(en pour cent)
cute. À l’une des extrémités du spectre, faire davantage d’efforts pour compren- 30
les églises, où les sons se réverbèrent dre ce qui vient d’être dit. Cela requiert CE1
pendant plusieurs secondes de temps ; à des ressources cognitives qui sont alors CM1
l’autre, les studios d’enregistrement, où indisponibles pour la mémorisation. 20 Adultes
les sons s’atténuent en moins d’une demi- La figure montre les résultats d’une
seconde. Pour les salles de classe, le expérience mesurant la détérioration de
temps de réverbération devrait être d’en- la compréhension auditive d’élèves de 10
viron 0,6 seconde. On pourrait atteindre primaire en présence d’un bruit de fond.
cette valeur dans presque toutes les sal- Dans une salle, où la durée de réverbé-
les de classe à l’aide de revêtements du ration est courte, tous les élèves ont de Court Long
plafond et des murs absorbant le bruit. meilleurs résultats. Les enfants ont plus Temps de réverbération

cés sur le bureau de l’enseignant émettaient des voix de l’enseignant diminue avec la distance,
mots réels ou inventés. Le volume correspon- alors que le bruit de fond a la même intensité
dait à celui d’un enseignant s’exprimant d’une dans toute la salle ! Le rapport entre l’intensité
voix plutôt forte. Les résultats ont montré que du discours de l’enseignant et celle du bruit est
les élèves des salles de classe calmes distinguent d’autant plus mauvais que l’on s’éloigne au
mieux les sons que les élèves des salles bruyan- fond de la salle. En outre, dans les salles où la
tes. Le résultat ne peut pas être expliqué par des réverbération est importante, les élèves assis au
différences d’intelligence entre élèves, ni par fond ne comprennent pas un mot sur trois !
aucun autre facteur à l’exception de l’acousti-
que de la salle, qui est l’élément décisif.
Les élèves des salles bruyantes, dotées de fortes
Mettez-vous au premier rang!
réverbérations, sont gênés par le bruit pendant Dans ces conditions, se concentrer sur ce
les cours. Dans les situations d’écoute difficiles, que dit l’enseignant est presque impossible. Bibliographie
les élèves doivent en permanence faire abstrac- En revanche, les enfants ne se sentent pas par-
tion des bruits gênants et compléter les mots qui ticulièrement gênés par le bruit quand ils font M. Klatte et al., Effects
« manquent ». Cela exige plus d’efforts d’atten- leurs devoirs, mais, de toute évidence, les of classroom acoustics
on performance and
tion. Les enfants comprennent donc moins bien enfants de l’école primaire ne sont pas
well-being in elementary
que les adultes lorsqu’ils sont dans un environ- conscients du problème, et les études confir- school children : a field
nement bruyant. De nombreuses études confir- ment que le bruit est aussi néfaste quand il study, in Environment
ment que la qualité des conditions d’apprentis- s’agit de faire ses devoirs. and Behavior, vol. 42,
sage est essentielle pour les jeunes enfants. Les enfants atteints de troubles de l’appren- pp. 659-692, 2010.
En 2010, Maria Klatte a étudié les conséquen- tissage ou du développement ont souvent des D. Jones et al.,
ces de différents environnements bruyants sur la difficultés de compréhension en présence d’un Privileged acces
compréhension du langage. Dans le cadre de bruit de fond. Par ailleurs, dans ces conditions, by irrelevant speech
cette étude, quand on ajoutait un bruit de fond, la compréhension d’une langue étrangère est to short-term memory :
les capacités d’écoute des sujets étaient détério- également plus difficile. C’est le cas même pour the role of changing
rées. La capacité de compréhension des enfants les élèves qui maîtrisent parfaitement une state, in The Quarterly
du primaire diminuait en moyenne de 21 pour seconde langue et obtiennent des scores aussi Journal of Experimental
Psychology, vol. 44A,
cent, celle des adultes de 14 pour cent. Dans une bons que les autres dès lors qu’on les teste dans
pp. 645-669, 1992.
salle identique, mais mieux insonorisée, avec des des conditions d’acoustique optimales.
temps de réverbération plus courts, le même Ainsi, un environnement bruyant perturbe P. Salamé et al.,
Disruption of short-term
bruit de fond provoquait une détérioration res- l’apprentissage du langage et de la lecture. On ne
memory by unattented
pectivement de six et deux pour cent seulement ! dispose pas encore d’études sur les conséquen- speech implications for
Le bénéfice pour la qualité de l’apprentissage est ces à long terme du bruit dans les écoles primai- the structure of working
évident (voir l’encadré ci-dessus). res ou maternelles. Mais les quelques résultats memory, in Journal of
Dans les salles où l’acoustique est mauvaise, disponibles suggèrent que le développement des Verbal Learning and
la place où un enfant s’assied influe notable- capacités de langage est favorisé par le silence et Verbal Behavior, vol. 21,
ment sur sa compréhension. Le volume de la une bonne acoustique des salles de classe. I pp. 150-164, 1982.

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Psychologie
Morale

La morale a-t-elle
engendré les religions ?
Nicolas Baumard est Les notions de bien et de mal sont inhérentes à toutes
psychologue, philosophe
et anthropologue les cultures. Les religions se sont greffées sur un sens
à l’Université
de Pennsylvanie. moral inné en proposant un habillage rituel et théorique.

ujourd’hui, un nombre croissant

A
moral inné. Ainsi, au cours d’une telle expé-
de biologistes, de psychologues et rience, nous avons demandé à des participants
d’anthropologues considère que de lire une série de vignettes telles que : « Jean
nous sommes dotés d’un « organe n’aime pas donner de l’argent. Alors qu’il mar-
de la morale », tout comme nous che dans la rue, un clochard lui demande de l’ar-
sommes équipés de deux bras et deux jambes ou gent. Jean l’insulte. En s’éloignant, il marche sur
d’une faculté de langage. Cet organe de la morale son lacet, tombe par terre et se casse la jambe. »
serait le produit de l’évolution et aurait été sélec-
tionné pour permettre la vie en société. Se des- Justice immanente
sine alors une histoire inverse de celle qui est
habituellement racontée. Nous ne serions pas et besoin de pénitence
moraux parce que nous sommes religieux. C’est Difficile de lire cette histoire sans penser que
En Bref bien plutôt parce que nous sommes des êtres le malheur de Jean est une juste compensation
moraux que nous sommes attirés par les mouve- de son avarice ! Nous demandions ensuite aux
• Le sens moral nous ments de réforme morale à la fois personnelle et participants de répondre à la question sui-
fait instinctivement collective que sont les grandes religions. De fait, vante : « Jean est-il tombé parce qu’il a insulté le
adhérer à des notions il semble bien que les croyances religieuses repo- clochard ? » Comme prévu, la plupart de nos
telles que « bien mal sent sur notre sens moral. participants, ne croyant pas en la justice imma-
acquis ne profite Considérons par exemple la croyance en la nente, répondaient par la négative. Toutefois, ils
jamais ». justice immanente. Partout dans le monde, on mettaient plus de temps à répondre que si on
• Les religions ont retrouve l’idée que les fautes morales seront leur présentait des histoires où le malheureux
postulé que ce sens punies par des événements funestes. Dans protagoniste n’avait pas commis de faute
universel d’une justice l’Ancien Testament, par exemple, le prophète morale. Tout se passait comme si les participants
immanente résultait Isaïe déclare : « Dites que le juste prospérera, car ne pouvaient s’empêcher de lier le méfait et l’ac-
d’une action divine. il jouira du fruit de ses œuvres. Malheur au cident, et de voir dans le second une juste rétri-
• Ce faisant, méchant ! Il sera dans l’infortune, car il recueil- bution du premier, alors même qu’ils ne
les religions lera le produit de ses mains. » Aujourd’hui croyaient pas en une punition divine. Nous
permettaient encore, l’épidémie de sida ou les attentats du avons refait la même expérience, racontant que
aux fidèles de justifier 11 septembre 2001 sont interprétés par certains Jean avait donné de l’argent à un clochard et
des intuitions morales croyants comme des punitions de Dieu à ceux qu’il avait découvert plus loin un billet tombé
qui leur venaient qui ne suivent pas ses commandements. d’un portefeuille. Dans ce cas, une heureuse sur-
en fait... naturellement. Les psychologues imaginent diverses expé- prise faisait suite à une action morale : bonne
riences qui étudient ce lien entre religion et sens action et bonne fortune sont indissociables.

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Pourquoi cette association nous vient-elle mer qu’un don appelle un contre-don, qu’un 1. Le bon Samaritain,
spontanément à l’esprit ? La solution est peut- service doit être récompensé ou encore qu’une ici par Vincent van Gogh
être à chercher dans les rouages de notre sens faute doit être réparée. Et c’est ce même méca- en 1890, illustre les liens
moral. Contrairement à d’autres espèces sociales nisme qui nous fait penser que le malheur qui entre morale
comme les fourmis ou les abeilles, la coopéra- suit une faute morale vient rétablir l’équité. De et religion. Un malheureux
laissé pour mort après
tion humaine ne repose pas sur le sacrifice d’un fait, cette impression de justice immanente dis-
avoir été blessé par
individu pour le groupe, mais sur la réciprocité paraît si le malheur et la faute ne sont pas pro- des brigands est secouru
et le respect mutuel. Comme le dit l’adage : « Ne portionnés. Si, par exemple, Jean, qui n’a pas par un Samaritain qui
fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas que été charitable, se fait renverser par une voiture applique la règle: « Tu
l’on te fît. » C’est ce mécanisme cognitif fondé et meurt dans l’accident, nous n’estimons pas aimeras ton prochain
sur le respect mutuel qui nous conduit à esti- que sa mort soit une compensation juste. comme toi-même. »
© Todd Gipstein / Corbis

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bien il n’est pas possible de compenser la perte


infligée à l’autre, surtout si elle n’est pas finan-
cière). Dans de pareils cas, notre sens moral
considère que nous sommes dans un état de
dette morale. Nous avons violé l’exigence de
respect mutuel et notre rapport vis-à-vis des
autres est déséquilibré.
Puisqu’il n’est pas possible de soulager la
peine de la victime, s’infliger à soi-même une
pénalité peut paraître une peine acceptable.
Notre souffrance réduira le déséquilibre créé
par notre méfait, faute de pouvoir le réduire en
indemnisant la victime. C’est ce même effet qui
explique que l’on dise d’un détenu libéré qu’il a
« payé sa dette envers la société ». Bien que son
incarcération ait sans doute coûté très cher à la
société, nous estimons que la souffrance engen-
drée par la prison a réduit le déséquilibre entre
sa victime et lui à cause de son crime. Sa souf-

Jozef Sedmak / Shutterstock


france compense en quelque sorte celle infligée
à la victime. L’équité est restaurée.
Les rituels de purification sont une autre pra-
tique répandue. L’acte de se laver ou de se bai-
gner semble purifier les fidèles. C’est l’origine
du baptême chrétien (« Lève-toi et reçois le
baptême, sois lavé de tes péchés. »). Plusieurs
2. Dans une Cette intuition d’équité rend l’idée de justice expériences récentes confirment ce lien. Ainsi,
expérience, immanente attirante pour l’esprit. C’est ce que le Chen-Bo Zhong, de l’Université de Toronto, et
des observateurs psychologue canadien Steven Pinker qualifie de Katie Liljenquist, de l’Université de Chicago,
extérieurs ont le sentiment friandise pour l’esprit. De même que nous ne ont demandé à des participants de raconter une
que si un passant pouvons nous empêcher d’aimer les friandises de leurs mauvaises actions ou une de leurs bon-
trébuche après avoir
parce que nous avons une préférence innée pour nes actions sous prétexte de participer à une
refusé de faire l’aumône
à un miséreux,
le sucre, nous ne pouvons nous empêcher d’ap- expérience de psychologie.
il est en quelque sorte précier l’idée de justice immanente, parce que Pour les remercier, ils leur proposaient soit un
« puni » : nous évaluons nous considérons le monde d’un point de vue stylo, soit un paquet de lingettes antiseptiques
nombre de situations moral. Bien sûr, notre sens moral ne nous dit (ils avaient vérifié auparavant que ces deux
quotidiennes à l’aune rien de la façon dont fonctionne effectivement la récompenses étaient autant appréciées l’une que
de notre sens moral inné. punition – nous avons seulement l’impression l’autre). Ils ont montré que les participants qui
que le malheur corrige en quelque sorte l’injus- avaient raconté un méfait choisissaient plus fré-
tice dont nous avons été témoins. Il appartient à quemment les lingettes antiseptiques que les sty-
chaque culture de préciser ce dernier aspect en los. Dans une autre expérience, ils ont constaté
fonction de son histoire. C’est ainsi que les puni- que les participants ayant accepté de se laver les
tions surnaturelles seront envoyées dans certai- mains après avoir raconté leur faute morale
nes sociétés par un dieu omnipotent, dans d’au- acceptaient moins souvent de participer à une
tres par des esprits ancestraux, ou encore par un étude supplémentaire visant à aider un étudiant
principe abstrait, tel le destin. supposé désespéré. C’était comme si le fait de se
laver les mains avait apaisé la culpabilité liée au
Culpabilité et purification souvenir du méfait, et avait fait disparaître le
besoin de compenser la faute morale par une
La signature de notre sens moral peut égale- « bonne action » (aider l’étudiant désespéré).
ment être détectée dans les pratiques indivi- On sait aujourd’hui que ce type de compor-
duelles. Dans de nombreuses religions, ceux qui tement peut être attribué à des associations plus
ont fauté doivent expier au travers de diverses ou moins inconscientes. Ainsi, la morale com-
pénitences (jeûnes, prières, flagellations ou mande d’éviter certaines actions, tout comme le
encore mutilations). La même logique morale dégoût commande d’éviter certaines substan-
permet d’expliquer l’existence de ces pratiques. ces ; les actions immorales sont déplaisantes à
Il arrive en effet que nous violions les droits regarder, tout comme le sont les actions dégoû-
d’autrui sans pouvoir réparer notre faute (nous tantes ; quand quelqu’un a fait quelque chose de
ne sommes plus en contact avec la victime, ou mal et acquiert une mauvaise réputation, nous

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avons tendance à l’éviter, comme s’il était Là encore donc, la morale est première et la
contaminé ; quand quelqu’un a mal agi, il doit religion seconde. Les humains prennent des
faire quelque chose, par exemple, indemniser la décisions morales et cherchent ensuite à les
victime, pour retrouver son état antérieur ; un justifier. C’est pourquoi le curé n’est pas mieux
seul méfait suffit à jeter le doute sur la réputa- placé que l’instituteur pour dire ce qui est bien
tion morale d’un individu, tout comme un seul ou mal. De fait, les psychologues ont montré
contact avec une substance contaminante suffit 3. « Respecte tes que les principes d’équité se retrouvent d’une
à rendre une personne impure. D’autres paral- parents ; ne laisse pas société à l’autre (préceptes d’assistance aux
lèles sont encore possibles. Pensons aux punir un innocent pour la pauvres, de partage équitable, etc.). À chaque
conversions religieuses. Les convertis, supposés faute que tu as commise fois, cependant, ces principes se trouvent justi-
vivre une renaissance, rompent leurs liens avec toi-même ; ne prends pas fiés par des doctrines différentes (chrétiennes,
leurs anciennes identités et, ce faisant, se libè- le bien d’autrui », stipulait musulmanes, bouddhistes, athées, etc.). En
rent de leurs anciennes fautes. Quelle meilleure le Manuel de morale outre, les commandements divins invoqués par
analogie que de dire qu’ils se sont purifiés et d’instruction civique les croyants influencent rarement leurs condui-
– lavés – par la conversion ? de la IIIe République. tes. Des commandements tels que « Tu ne tue-
« Épargne l’animal sans ras point » ou « Tu ne voleras pas » sont trop
défense », est-il
La religion pour étayer généraux pour réellement guider les croyants.
recommandé sur ce bon
point. Le parallèle avec
Les croyants savent bien qu’il est des cas où il
nos intuitions morales est permis de tuer (la légitime défense, la
les textes bibliques est
Comme la plupart de nos processus men- frappant. Mais lequel guerre juste, voire l’exercice de la justice). La
taux, nos décisions morales sont prises de a précédé l’autre dans généralité des commandements divins joue
façon inconsciente. Nous avons l’intuition la cognition humaine, d’ailleurs un rôle dans leur succès culturel : ils
qu’une action est bonne ou mauvaise sans sachant que le sens sont tellement consensuels que personne ne
nécessairement en cerner la raison exacte. Il n’y moral est inné ? trouve à y redire. Ils passent donc de généra-
a là rien d’étonnant. Nous ne savons pas non tion en génération et se trouvent acceptés,
plus comment nous analysons la hauteur d’un parce que les fidèles jugent avantageux de
son, comment nous traduisons l’informa- pouvoir justifier leurs intuitions morales en
tion bidimensionnelle envoyée par nos se référant à une autorité supérieure.
yeux en une scène tridimensionnelle, ni L’étude de notre psychologie morale per-
même pourquoi nous tombons amoureux met enfin de mieux comprendre le succès
de certaines personnes alors que d’autres quasi universel de l’idée de jugement
nous laissent de marbre. Cette expérience de
la morale a cependant des conséquences cul-
turelles puisque nous devons souvent justifier
nos choix, excuser nos actions ou condamner
les autres sans nécessairement connaître les rai-
sons profondes de nos jugements. Dans ce
contexte, la référence à une autorité divine
ajoute un certain poids à nos justifications.
Selon cette idée, les intuitions morales nous
viennent, puis nous cherchons à les appuyer
sur un corpus de textes et de croyances parta-
gées qui peut être la religion. Pensons par
exemple aux manuels de morale de la
IIIe République, pour qui cette voix morale
intérieure n’était autre que celle de Dieu.
« Avant chacun de nos actes, peut-on ainsi lire
au chapitre premier du Manuel de morale et
d’instruction civique de l’abbé Bourceau et
Raymond Fabry, la conscience nous dicte notre
devoir : « Ceci est bien, dit-elle, fais-le ; cela est
mal, évite-le. Respecte tes parents ; ne laisse pas
punir un innocent pour la faute que tu as com-
mise toi-même ; ne prends pas le bien d’au-
trui. » Ce ne sont pas des conseils qu’elle nous
donne, mais des ordres formels. Nous sommes
libres de lui désobéir, mais nous ne pouvons
faire taire sa voix. C’est donc qu’elle parle au
nom de Dieu.

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divin que l’on retrouve aussi bien dans la offraient la possibilité de faire leur devoir, d’ai-
notion hindoue et bouddhiste de réincarnation der les autres et de réfléchir à la façon de
que dans l’au-delà, qu’il soit chrétien, musul- conduire une « bonne vie ».
man, voire égyptien ou grec. Pourquoi cette demande de morale a-t-elle
finalement pris la forme des religions que l’on
L’ambition connaît? Pourquoi, par exemple, le christianisme
a-t-il prévalu sur les mouvements plus philoso-
de changer le monde phiques tel l’épicurisme ou le stoïcisme, qui eux
D’où vient cette idée que le monde est juste et aussi proposaient à leurs adeptes une éthique
que les bons seront récompensés ? Depuis long- précise et exigeante, et offraient une certaine
temps, les psychologues ont observé que nous sociabilité fondée sur les banquets et les lectures?
avons tendance à justifier nos actions de façon à En réponse à cette question, on invoque souvent
apparaître sous notre meilleur jour. Lorsque les promesses du paradis et la peur de l’enfer.
nous sommes témoins d’une injustice, mais que Mais ces croyances occupent une place marginale
nous ne pouvons pas y mettre fin (et que donc chez les premiers chrétiens. Il est possible que, là
nous courons le risque de paraître égoïstes), encore, la motivation morale ait joué un rôle
nous avons tendance à condamner la victime. important. En effet, d’un point de vue moral, la
Plus généralement, il est possible que les idées religion chrétienne proposait à ses fidèles un pro-
d’un jugement dernier, d’un paradis et d’un jet: il ne s’agissait plus seulement de mener une
enfer, ou bien de réincarnation soient plébisci- vie meilleure, comme le proposaient les sectes
tées, parce qu’elles permettent de tolérer les philosophiques, mais de participer au sauvetage
injustices dont on est témoin sans donner l’im- du monde. Les chrétiens sont des « prétendants à
pression d’en être le complice : de toute façon, le la grandeur ». Ils sont là pour permettre le retour
méchant ira en enfer. Et si l’on est soi-même la du Christ et l’établissement du Royaume de Dieu.
victime, la croyance au paradis permet d’accep-
ter la situation sans se rebeller. Projet religieux
En fait, le sens moral inné et universel n’ex-
plique pas seulement le contenu, mais l’exis- et projet politique
tence même des grandes religions modernes. En d’autres termes, le christianisme a séduit le
Longtemps, les croyances surnaturelles n’ont monde antique parce qu’il proposait à tout un
pas interféré avec la morale. Elles concernaient chacun de participer à la transformation du
les phénomènes naturels, la sorcellerie, les ancê- monde. Le même élan se retrouvera à l’époque
tres, le mauvais œil, mais ne faisaient pas réfé- moderne dans les mouvements de luttes politi-
rence au bien et au mal. Puis, avec l’apparition ques et d’émancipation. Dans un petit livre inti-
des sociétés urbaines et des grands empires, les tulé Quand notre monde est devenu chrétien,
religions ont commencé à se modifier et, un l’historien Paul Veyne propose un parallèle auda-
peu partout au même moment – en Égypte, en cieux entre le projet chrétien et le projet commu-
Israël, à Rome, en Perse, en Inde, en Chine –, niste. Les deux projets s’appuient sur l’idée que le
des religions nouvelles sont apparues. monde est à la veille d’une transformation
Comment expliquer ce changement ? Il est morale radicale : « Comme on sait, il arrive
probable que la motivation morale, c’est-à-dire qu’un homme se croie appelé à changer la face
Bibliographie l’envie de mener une vie plus vertueuse, ait joué du monde. Lénine et Trotski ont pu se croire les
un rôle prépondérant. Avec le développement instruments du changement décisif de l’histoire
N. Baumard, Comment des villes et des empires, les gens ont été libérés universel. […] Au temps de Constantin, les chré-
nous sommes devenus tiens considéraient que l’Incarnation coupait en
des liens familiaux et ethniques qui, dans les
moraux, Odile Jacob,
sociétés plus primitives, limitaient leur champ deux l’histoire de l’humanité. » Au IIIe siècle, il
2010.
d’action. Ils ont ainsi pu créer une nouvelle était impensable pour les citoyens romains
P. Veyne, Quand
forme de sociabilité, fondée sur des liens d’affi- d’imaginer l’empire se transformer politique-
notre monde est devenu
chrétien, Le Seuil, 2007.
nité et des projets communs. Dans l’Empire ment (même la révolte de Spartacus ne deman-
romain, par exemple, des citoyens et des escla- dait pas la fin de l’esclavage). Cette aspiration
C.-B. Zhong et
ves, sensibles aux prédications, ont alors rejoint morale s’est donc naturellement traduite dans
K. Liljenquist, Washing
away your sins : des sectes philosophiques ou religieuses, tout un projet de transformation individuelle. Vingt
threatened morality and comme aujourd’hui, dans les sociétés moder- siècles plus tard, c’est la société que l’on cher-
physical cleansing, nes, on rejoint un parti politique, un cercle de chera à transformer. Les grandes révolutions
in Science, vol. 313, bienfaisance ou une association humanitaire. nécessitent des idéologies, qu’elles soient reli-
p. 1451, 2006. Comme aujourd’hui, ils y trouvaient probable- gieuses ou non. Le sens moral humain, hérité de
P. Boyer, Et l’homme ment une certaine chaleur humaine, ainsi qu’un millions d’années d’évolution biologique et cog-
créa les Dieux, réseau social et un lieu de culture. Avant tout, nitive, est toujours le ressort puissant dont ces
Gallimard, 2001. cependant, ces associations religieuses leur constructions ne sont que l’habillage. I

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Psychologie
sociale

Laurent Bègue
est professeur
de psychologie sociale
à l’Université
Les stratégies
de Grenoble, où
il dirige le Laboratoire
interuniversitaire
de psychologie :
de l’hypocrite
personnalité, cognition,
changement social
(EA 4145). L’hypocrisie est une caractéristique de l’homme social.
Cette posture donne lieu à divers paradoxes
où le sujet vertueux ne l’est jamais très longtemps!

« L’hypocrisie est un vice à la mode, et tous de façon à produire une meilleure impression si
les vices à la mode passent pour vertus. » celle-ci est jugée par d’autres. Daniel Batson et
Molière, Dom Juan (1665) son équipe à l’Université du Kansas ont réalisé
une étude qui illustre cette définition.
e constat est sans appel : depuis

En Bref
L Molière, l’hypocrisie, qu’elle soit poli-
tique ou sociale, n’a pas disparu. Dans
Tartuffe ou Dom Juan, Molière a
moqué, raillé, critiqué l’hypocrisie.
Mais, force est de constater que près de 350 ans
plus tard, la situation n’a pas évolué. Aujourd’hui
encore, les politiques sont souvent accusés d’in-
Comment démasquer
les hypocrites ?
Les auteurs demandaient à des volontaires de
choisir entre deux tâches, l’une agréable, l’autre
non, et d’assigner à un partenaire la tâche dont
ils ne voulaient pas. La tâche intéressante consis-
• Tout le monde triche, cohérence entre leurs paroles publiques et leurs tait à passer un test où le sujet recevait, à chaque
des enfants aux adultes, actions privées. Mais comment définir l’hypo- bonne réponse, un ticket de tombola (l’enjeu de
quand ils pensent être crisie ? Pour en comprendre la logique sociale, il la tombola était un prix de 30 dollars), tandis
à l’abri des regards. convient d’en distinguer deux aspects impor- que dans l’autre tâche, on leur disait combien ils
tants : la valorisation morale recherchée par l’in- avaient donné de bonnes réponses, mais les
• Chacun chercherait
dividu, qui espère se montrer plus vertueux que sujets n’étaient pas récompensés. Les partici-
à soigner l’image
ses actes ne le révèlent, et l’écart, volontaire ou pants pouvaient soit procéder directement à l’at-
qu’il donne aux autres.
non, entre ses paroles et ses actes. L’hypocrisie tribution de la tâche, soit tirer au sort avec une
• Quand il a atteint est d’abord la conséquence de notre condition pièce de monnaie. Cette pièce leur était remise
un niveau satisfaisant sociale et de la gestion de notre image morale. dans un emballage en plastique scellé. Les candi-
d’autosatisfaction Nous examinerons ici dans quelles circonstan- dats avaient ainsi la possibilité de faire semblant
morale, le sujet oublie ces nous sommes hypocrites et pourquoi l’hy- d’avoir recours au hasard pour dissimuler le fait
ses belles intentions. pocrisie semble (avec le rire) être inhérente à la qu’ils avaient choisi la meilleure option.
• L’hypocrisie donne nature humaine. Les résultats ont montré que ceux qui n’ou-
lieu à des paradoxes Rappelons que le mot hupocritès, qui a sa vraient pas l’emballage plastifié, et qui, par consé-
où une personne place dans la plupart des langues européennes, quent, assumaient leur décision, s’octroyaient la
se jugeant exemplaire désignait, en grec, un acteur de théâtre… Ainsi, tâche la plus agréable dans plus de 80 pour cent
a parfois des conduites au sens littéral, nous sommes hypocrites quand des cas. Parmi ceux qui descellaient le sac, la
qui sont loin de l’être. nous jouons un personnage autre que le nôtre. proportion était exactement la même. Cela
Lorsque nous réalisons une action en l’orientant signifie qu’ils voulaient faire croire qu’ils s’ai-

38 © Cerveau & Psycho - n° 48 novembre - décembre 2011


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© Images.com / Corbis

daient de la pièce pour prendre leur décision, tre écran aurait laissé croire qu’ils étaient racis- 1. Pour soigner
mais, en fait, ils ne l’utilisaient pas. tes. En revanche, quand l’évitement pouvait être son image sociale,
Une autre façon très astucieuse de démasquer imputé au contenu d’un film, ils évitaient la per- il convient de sembler
les hypocrites a été imaginée par Mark Snyder et sonne noire en prétendant préférer l’autre film. honnête, fiable, loyal
ses collègues de l’Université du Minnesota. Des et amical, comme
participants devaient évaluer un film, mais l’a montré une récente
avaient le choix entre deux écrans de télévision.
Des mots aux actes... enquête. La réalité n’est
pas nécessairement
Ces deux écrans étaient simplement séparés par Se présenter comme une personne qui sou-
à la hauteur de cette
un paravent, et les participants pouvaient aper- tient les victimes de discrimination, par exemple vision qui fait fi
cevoir une personne handicapée de dos qui était en se montrant proche des minorités ethniques, de l’hypocrisie,
déjà assise devant un des postes, et une per- tout en ayant un comportement qui ne traduit un ingrédient important
sonne non handicapée devant l’autre. pas cette attitude, résulte souvent d’une volonté de la vie en société.
Les auteurs de l’étude cherchaient à savoir si la d’apparaître sous un jour favorable. Dans une
crainte d’être perçu comme quelqu’un se détour- étude américaine datant des années 1970, on
nant d’une personne handicapée influence le évaluait les préjugés raciaux de volontaires au
comportement. Les expérimentateurs proje- moyen de questionnaires préliminaires, puis on
taient le même film ou deux films différents, et leur indiquait ensuite qu’ils allaient être interro-
les sujets pouvaient choisir celui qu’ils voulaient gés sur leurs croyances. Pour cela, ils devaient
voir. Les résultats ont montré que, dans le cas où choisir l’enquêteur au moyen de fiches qui décri-
le même film était projeté, les sujets choisis- vaient des professionnels très comparables sur
saient l’écran devant lequel était assise la per- de nombreux aspects (origine sociale, religion,
sonne handicapée, mais lorsque les deux films cursus). Seules les photographies des enquêteurs
étaient différents, ils choisissaient l’autre poste, étaient différentes : certains étaient noirs et d’au-
prétextant que c’était ce film qu’ils voulaient tres blancs. Les résultats ont montré que les per-
voir. Les participants avaient ainsi la possibilité sonnes pour lesquelles la religion était centrale
d’éviter la personne handicapée, sans l’avouer. donnaient des réponses au questionnaire préala-
Une autre étude utilisant le même dispositif a ble qui ne laissaient transparaître aucune atti-
montré que des participants pour lesquels la tude discriminatoire. Cependant, elles évitaient
religion était une dimension importante de leur tout aussi fréquemment que les autres l’enquê-
identité s’asseyaient davantage près d’une per- teur noir. Autrement dit, les croyants très enga-
sonne noire lorsque les deux films étaient iden- gés sont plus vertueux que les autres sur le
tiques, c’est-à-dire lorsque le fait de choisir l’au- papier, mais pas dans leurs actes.

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Dans certains cas, la préoccupation de ne pas Nous sommes également sensibles à notre
se montrer raciste peut aller jusqu’à favoriser mise en scène quand nous nous transformons
une discrimination inversée, purement motivée en redresseurs de torts. Des anthropologues ont
par la crainte d’être montré du doigt. Dans une ainsi étudié le phénomène de « punition coû-
ancienne étude américaine, un chercheur obser- teuse » par laquelle un individu est prêt à per-
vait le sort qui était réservé aux usagers d’un dre de l’argent si cela permet qu’un adversaire
palace qui ne respectaient pas le code vestimen- n’ayant pas respecté une règle d’équité à un jeu
taire en vigueur. Lorsqu’un couple se présentait d’argent soit puni. Dans 15 sociétés différentes
au restaurant et que l’homme était habillé de incluant des groupes d’Amérique du Nord,
façon trop décontractée, leur probabilité de ne d’Amérique du Sud, d’Afrique, d’Asie et
pas être acceptés était deux fois supérieure s’ils d’Océanie, des sujets ont participé à un jeu de
étaient blancs que s’ils étaient noirs. Le maître société en ligne durant lequel ils devaient miser
d’hôtel avait pourtant de bonnes raisons d’op- des sommes d’argent sur des projets collectifs et
poser un refus aux clients peu soignés, mais la se répartir les bénéfices à la fin de la partie.
crainte d’être suspecté de racisme devait être
plus forte que celle d’être mis en cause pour
non-application des usages quant à la présenta-
Le justicier démasqué
tion vestimentaire des clients. Durant la partie, certains joueurs essayaient
L’hypocrisie est un phénomène qui traduit de minimiser leur contribution en misant des
nos motivations morales. Nous avons appris sommes inférieures à celles que la majorité pro-
que nos semblables sont sensibles, autant que posait, alors qu’à la fin de la partie, les bénéfices
étaient répartis à parts égales entre tous. Ceux
qui misaient le plus avaient la possibilité de
punir par une amende ceux qui ne misaient pas
assez, mais, d’après la règle du jeu, ils savaient
que s’ils se transformaient en justiciers, ils per-
draient eux-mêmes de l’argent. Malgré cette
pénalité, les participants préféraient punir l’au-
teur d’une injustice commise à leur encontre ou
même envers un tiers.
Une précision toutefois : les joueurs avaient
la possibilité de sanctionner les tricheurs, mais
les expérimentateurs précisaient à certains
avant l’expérience que leur rôle de « justicier »
Jean-Michel Thiriet

serait visible par tous, tandis qu’à d’autres


sujets ils indiquaient que ce rôle resterait ano-
nyme. Les résultats ont montré que les partici-
pants endossaient leur cape de justicier seule-
2. Pour ne pas risquer nous, aux indices de moralité, dussent-ils n’être ment si leur héroïsme était rendu public ! S’ils
d’être suspectés que des masques. Hommage rendu par le vice à devaient rester anonymes, ils oubliaient leurs
de racisme, certains la vertu, comme l’écrivit François de La élans de justiciers vengeurs...
n’hésitent pas Rochefoucauld (1613-1680), l’hypocrisie illus- Ainsi, nous sommes face à un paradoxe léger :
à en faire un peu trop. tre la part théâtrale de notre existence sociale. À la vertu voudrait que tout acte vertueux reste
l’occasion, nous devenons des ventriloques veil- anonyme, mais il semble que l’homme vertueux
lant à conserver les apparences de l’impartialité. préfère que cela se sache. Chacun gérerait son
Pour produire une bonne impression auprès de image publique de façon à optimiser sa réputa-
notre entourage, nous octroyons des sommes tion morale. Au point qu’en certaines circons-
d’argent plus élevées lors d’une quête si l’on tances, une action dénuée de contenu moral au
nous laisse entendre que le montant du don moment où elle est réalisée soit même auréolée
sera rendu public (sept fois plus, selon une de vertu... après coup. Ainsi, on a demandé à
étude). Quand nous croyons que notre généro- des volontaires de réaliser un travail fastidieux
sité sera « officielle », nous sommes plus géné- qui consistait à recopier une longue série de
reux avec les personnes nécessiteuses, et répar- chiffres pour un expérimentateur. Ce faisant, les
tissons plus équitablement des sommes d’ar- sujets pouvaient constater qu’un des partici-
gent entre plusieurs personnes. Selon une étude pants (en fait complice des expérimentateurs)
de Thomas Van Rompay, de l’Université de abandonnait l’exercice sans qu’on lui en fasse
Twente, aux Pays-Bas, la présence d’une caméra reproche. On demandait ensuite aux sujets de
augmente les conduites d’aide, car nous pen- dire s’ils se jugeaient plus moraux que celui qui
sons que notre conduite est observée. avait abandonné la tâche.

40 © Cerveau & Psycho - n° 48 novembre - décembre 2011


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Dans une autre condition expérimentale, les nes se déclarant non croyantes. Par exemple,
sujets ne faisaient qu’observer l’expérience et dans une étude réalisée auprès d’un échantillon
on leur demandait s’ils jugeaient plus moraux représentatif de la population habitant en Île-de-
– ou non – les sujets qui avaient accompli la France et dans le Nord, on remettait huit euros
tâche jusqu’au bout. Les psychologues ont aux participants pour qu’ils remplissent un
constaté qu’effectivement tous jugeaient les questionnaire informatisé. À l’issue de ce test, on
sujets assidus plus moraux que celui qui avait leur proposait de céder une partie de cette
quitté son poste, sauf dans un cas. Il s’agissait somme à une association d’aide aux victimes de
des sujets participant réellement à l’expérience violences. Les résultats ont montré que ni l’im-
(pas quand ils étaient de simples spectateurs) et portance accordée à la religion ni la pratique reli-
quand ils avaient eu l’occasion, avant l’expé- gieuse n’étaient liées à la somme d’argent cédée.
rience, d’évoquer une valeur personnelle ou un
trait de leur personnalité qu’ils jugeaient impor-
tant. Ainsi, quand, dans une expérience prélimi-
naire, on les avaient interrogés sur des qualités
personnelles qui les caractérisaient (talent musi-
cal, créativité, sens de l’humour, capacités spor-
tives), l’attitude de celui qui « quittait le navire »
ne les choquait pas : quand le sujet se sent suffi-

Jean-Michel Thiriet
samment « autovalorisé », il ne ressent plus le
besoin de se transformer en justicier.
La mise en scène joue également un rôle
important dans l’évaluation de la valeur
morale des actes. Dans une étude, des enfants
âgés de 13 ans participaient à un test permet-
tant aux vainqueurs de gagner un prix. Les La religion ne semble pas motiver les conduites 3. Se transformer
expérimentateurs commençaient, dans une altruistes quand ces conduites ont un coût. Par en justiciers : certains
étape préalable, par demander aux enfants exemple, dans une étude réalisée par les sociolo- n’hésitent pas à punir
comment ils jugeaient les tricheurs. Puis le gues américains Samuel et Pearl Oliner et consa- les tricheurs, même s’ils
psychologue organisait l’exercice : après avoir crée à 219 Allemands ayant risqué leur vie pour doivent en payer le prix.
passé leur test, les enfants devaient le corriger sauver des juifs de l’extermination, il n’y avait pas
eux-mêmes. Croyant ne pas être observés, ils plus de religieux. D’autres recherches menées sur
pouvaient facilement falsifier leurs résultats. le terrain indiquent que si l’on recherche des
On faisait circuler une feuille de scores, et ils volontaires pour aider des enfants handicapés,
pensaient que s’ils y inscrivaient une note les croyants ne s’impliquent pas plus que les
supérieure à celle qu’ils avaient réellement autres. Selon certains travaux, il semblerait que
obtenue, personne ne le saurait. les personnes croyantes sont plus altruistes que
Les psychologues ont constaté qu’environ la les autres seulement quand leur attitude bénéfi-
moitié des enfants fraudent effectivement. Le cie aux personnes du groupe religieux lui-même
lendemain, les jeunes participants devaient ou à leurs proches.
remplir un questionnaire comprenant diver-
ses questions incluant une mesure de l’accep- Les situations
tabilité morale de la triche. On a ainsi mis en
évidence un effet intéressant d’autojustifica- qui favorisent l’hypocrisie
tion : les enfants qui avaient triché jugeaient la Certains contextes sociaux favorisent l’hypo-
triche plus acceptable qu’ils ne l’avaient fait crisie, notamment les situations de pouvoir, si
dans le questionnaire préalable, tandis que l’on en croit les travaux de chercheurs hollan-
ceux qui avaient résisté à la tentation de tri- dais. La première étape consistait à amorcer un
cher se montraient beaucoup plus intolérants sentiment de pouvoir en demandant aux parti-
vis-à-vis des contrevenants. cipants de se rappeler une situation où ils
La religion joue-t-elle un rôle dans les condui- avaient eu beaucoup de pouvoir, ou en leur
tes hypocrites, religion et morale étant très liées attribuant une position hiérarchique élevée
chez les croyants ? Selon de nombreuses recher- dans un jeu de rôles simulant l’organisation
ches, les personnes croyantes déclarent donner d’une entreprise. On demandait ensuite aux
davantage aux œuvres caritatives, confessionnel- participants de juger diverses transgressions
les ou non. Pourtant, les études contrôlées ne le morales et on leur donnait l’opportunité de
confirment pas : les individus qui se déclarent voler de l’argent ou de tricher dans un jeu. Les
croyants n’ont pas de conduites d’entraide ou de résultats ont confirmé que les positions de
comportements coopératifs plus que les person- pouvoir rendent plus sourcilleux quant aux

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achetant des produits « bio ». Ils ont montré


qu’un consommateur de produits biologiques
est jugé plus altruiste et moral que les autres.
Pourtant, nous allons voir qu’une telle pratique
de consommation suscite parfois des conduites
immorales. Les participants à l’étude ont reçu
cinq euros pour faire des courses sur un site
Internet de produits alimentaires qui proposait
soit des produits ordinaires, soit des produits
exclusivement biologiques. Une fois que les par-
ticipants avaient rempli leur panier, on faisait

Jean-Michel Thiriet
en sorte qu’ils consacrent quelques minutes à
une recherche qui ne semblait pas être liée aux
achats qu’ils venaient de réaliser.

Hypocrite pour sauver


4. Certains transgressions des autres, mais incitent à ne pas son image morale
consommateurs voir celles que l’on s’autorise... Ils devaient alors estimer si le nombre de
« bio » considèrent Sonya Sachdeva et ses collègues, de points qui apparaissaient furtivement sur le
qu’ils ont atteint un niveau l’Université Northwestern, ont confirmé ces côté gauche de leur écran était supérieur ou
d’autosatisfaction morale résultats en demandant à des volontaires de se inférieur à celui qui apparaissait sur le côté
suffisant pour se permettre remémorer par écrit un épisode de leur passé. droit. À la fin de l’exercice, ils devaient autoéva-
d’oublier toute attitude
Selon l’épisode, ils devaient utiliser des mots luer leur réussite à ce test et s’octroyer une
morale, dès qu’il ne s’agit
plus d’acheter
imposés qui décrivaient soit des qualités mora- rémunération selon un barème préétabli. Les
des produits biologiques. les (équitable, généreux, gentil, etc.) qu’ils résultats ont montré que ceux qui avaient préa-
devaient attribuer à eux-mêmes ou à une autre lablement fait des emplettes dans une boutique
personne, soit des traits négatifs (déloyal, avare, biologique falsifiaient davantage leurs résultats
méchant, etc.), soit des mots neutres (livre, clé, et s’attribuaient plus d’argent que les autres.
maison, etc.). Pour respecter les consignes de la Ainsi, quand on incite des personnes à acheter
rédaction, ils devaient par conséquent amorcer des produits biologiques, leur autosatisfaction
certaines représentations d’eux-mêmes ou des morale augmente, et elles seraient ensuite plus
autres. Après cet exercice, ils avaient la possibi- enclines à mentir et à spolier les autres. Ou
lité de faire un don à une association caritative. encore, le « niveau d’autosatisfaction morale »
Les résultats ont montré que s’ils avaient l’oc- étant atteint, il n’est plus nécessaire de faire
casion de faire état de leurs propres qualités d’effort pour se montrer vertueux.
morales, ils se montraient... plus avares ! Ils don- Les individus seraient hypocrites, car ils ont
naient moins que s’ils devaient décrire les quali- besoin de gérer leur image sociale. Dans la
tés morales d’autrui ou des défauts ou utiliser mesure où la perception de moralité détermine
des mots neutres. Ils remettaient cinq fois moins les échanges humains, on ne s’étonne pas de
d’argent dans la condition « qualités morales l’importance du phénomène dans la vie sociale.
personnelles » que s’ils décrivaient leurs défauts. Être sportif, intelligent ou bricoleur est une
Bibliographie Ainsi, se considérer comme une personne exem- indiscutable source de bénéfices sociaux, mais
plaire peut engendrer des conduites qui sont les aspects de la personnalité les plus valorisés
L. Bègue, Psychologie loin d’être exemplaires. De surcroît, non seule- concernent la sphère morale. Des chercheurs ont
du bien et du mal, ment les sujets chez qui les expérimentateurs demandé à des volontaires d’évaluer 300 traits
Odile Jacob, 2011. amorçaient le sentiment de se sentir morale- de personnalité en indiquant ceux qu’ils appré-
N. Mazar et C. Zhong, ment supérieurs ne l’étaient pas dans les faits, cient le plus : le premier trait cité est l’honnêteté,
Do green products make mais ils étaient plus rancuniers vis-à-vis de ceux suivi de fiable, amical, loyal et responsable.
us better people ?, qui ne respectaient pas les règles et les jugeaient Les recherches réalisées sur la psychologie de
in Psychological
encore plus durement ! l’hypocrisie suggèrent que nous sommes sou-
Science, vol. 21,
pp. 494-498, 2010. Cela signifie – comme nous l’avons déjà évo- cieux de notre réputation morale, même si nous
qué dans le cas du sujet justicier – que si le sujet devons jouer la comédie. Nous savons que si
A. H. Jordan et B. Monin,
From sucker to saint :
se sent suffisamment exemplaire, il ne ressent nous passons pour immoraux aux yeux d’autrui,
Moralization in plus le besoin d’augmenter cette image d’exem- le prix à payer sera élevé : exclusion du groupe et
response to self-threat, plarité. L’amorçage artificiel de cette qualité solitude, lesquelles ont des conséquences redou-
in Psychological réduit le besoin d’enjoliver par ses actes son tables sur la santé physique et la santé mentale.
Science, vol. 19, image publique. D’autres psychologues l’ont Pour s’en prémunir, être hypocrite est parfois un
pp. 809-818, 2008. confirmé en étudiant l’attitude de personnes moindre mal. Sans fausse hypocrisie ! I

42 © Cerveau & Psycho - n° 48 novembre - décembre 2011


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Dossier

Stress : bon ou mauvais ?


e stress serait la maladie (une des maladies !) du siècle.

L D’après diverses enquêtes, chacun se sent stressé par son


rythme de vie, son travail, les transports en commun, etc.
Pourtant, cette notion de stress est vague, certains suppor-
tant sans sembler affectés des épreuves dont d’autres se
remettent difficilement.
Et si le stress n’était pas forcément délétère ? Certains y trouvent
un stimulant et ont besoin d’une petite « dose » d’adrénaline pour se
sentir performants. En effet, les neuroscientifiques montrent que le
stress peut renforcer certaines capacités cognitives, et notamment la
mémoire, à condition qu’il survienne au bon moment. Quand il se
produit en même temps que l’événement à mémoriser, il en augmen-
te l’ancrage dans la mémoire, mais quand il advient longtemps après
la mémorisation, il perturbe le rappel des souvenirs. C’est pourquoi
on se souvient bien des événements chargés émotionnellement, asso-
ciés à un stress négatif ou positif. Au contraire, lors d’un examen, il
est souvent difficile de rappeler à la conscience des formules ou des
dates que l’on croyait savoir par cœur.
En revanche, à forte « dose », le stress a des effets délétères sur la
santé, et l’on découvre qu’il serait même impliqué dans l’apparition
de troubles neurodégénératifs, telles la maladie d’Alzheimer ou celle
de Parkinson. Comme en toutes choses, l’excès nuit, et mieux vaut
apprendre à bien gérer son stress.

44
Les deux visages
du stress 52
Pour éviter
l’épuisement

56 mental
Raphael Queruel

Cerveau
sous tension

© Cerveau & Psycho - n° 48 novembre - décembre 2011 43


cp48_p044050_stress-schmidt.qxp 25/10/11 21:58 Page 44

Dossier

Mathias Schmidt,
biologiste, travaille
à l’Institut Max Planck
de psychiatrie
Les deux visages
de Munich.
Lars Schwabe
est psychologue
à l’Université de Trier,
du stress
en Allemagne.
La pression psychologique peut renforcer l’attention,
améliorer la mémoire et stimuler les capacités d’apprentissage.
Mais un excès de stress risque d’avoir les effets inverses.

n slogan bien connu pour lutter

U
que vous aviez beaucoup travaillé, que vous
contre les ravages dus à l’alcool vous sentiez prêt, votre performance aux exa-
– Un verre ça va, trois verres bon- mens était souvent un peu décevante. Sans
jour les dégâts – pourrait être doute vous est-il arrivé de ne pas réussir à
transposé au stress. Un peu de retrouver la bonne réponse à une question, alors
stress renforce certaines capacités cognitives, que vous la connaissiez et qu’elle vous est reve-
En Bref trop de stress nuit à la santé. En effet, si le stress nue à l’esprit quelques heures après l’examen.
a longtemps été redouté pour ses effets négatifs, Une explication possible de ce phénomène est le
• Les hormones
on lui reconnaît aussi des effets positifs et c’est stress : l’anxiété est susceptible d’avoir perturbé
de stress telles
ce que nous allons examiner ici. le rappel des informations mémorisées.
que l’adrénaline et Vous avez déjà ressenti des picotements dans
le cortisol améliorent la poitrine et une certaine oppression à l’idée
la mémoire ou d’une réunion où vous devrez prendre la parole
Émotions et mémoire
la dégradent, selon ou à cause d’une interaction tendue avec votre Cette explication peut paraître évidente, mais
le moment où elles patron. Ou encore le sentiment d’un poids sur en réalité les effets du stress sur la mémoire sont
sont libérées. les épaules devant les dossiers qui s’accumulent très nuancés. Différents travaux ont montré que
• Les hormones et qui doivent tous être rendus en fin de dans certaines circonstances, la pression psy-
de stress renforcent semaine. Ces sensations familières du stress chologique peut au contraire améliorer le rap-
ou affaiblissent peuvent nous obnubiler au point que nous pel des informations – mais pas nécessairement
les synapses, finissons par nous concentrer uniquement sur de celles que vous recherchez dans votre
les connexions nos soucis. Mais ses effets ne s’arrêtent pas là : le mémoire. Les personnes qui éprouvent de telles
entre neurones. stress peut aussi provoquer des modifications difficultés au cours d’un examen se souviennent
• Des médicaments physiologiques. Dans une situation stressante, combien elles se sont senties frustrées, voire
imitant l’action les systèmes cérébraux d’alarme déclenchent la honteuses, dans ces occasions. Les expériences
des molécules libération d’hormones qui nous préparent à chargées émotionnellement – que les émotions
d’adhérence, qui combattre ou fuir une scène dangereuse. Ces ressenties soient positives ou négatives – restent
relient les neurones, substances peuvent, entre autres, faire augmen- gravées dans la mémoire. Essayez de vous sou-
pourraient restaurer ter la tension artérielle et accélérer la fréquence venir de vos expériences les plus marquantes de
la mémoire chez cardiaque et la fréquence respiratoire (voir l’en- l’année écoulée. Il y a fort à parier qu’elles ont
des personnes cadré page 47). Elles peuvent aussi perturber les été accompagnées par une grande joie, une dou-
souffrant de troubles capacités d’apprentissage et de mémorisation. leur profonde ou un stress important.
cognitifs dus au stress. Essayez de repenser aux examens que vous Les psychologues cherchent depuis longtemps
avez passés pendant votre scolarité. Même lors- à démêler le rôle des émotions dans l’encodage

44 © Cerveau & Psycho - n° 48 novembre - décembre 2011


cp48_p044050_stress-schmidt.qxp 25/10/11 21:58 Page 45

des souvenirs associés au stress. Plusieurs équi- certains des participants ont subi le test de stress
pes sont récemment arrivées à la conclusion que social de Trier, une procédure qui soumet les
les effets du stress dépendent du moment où il se sujets à une série d’expériences stressantes, par
manifeste et de sa durée : le moment détermine exemple prendre la parole devant trois person-
si l’agent stressant augmentera le rappel d’un nes jouant le rôle de dirigeants d’entreprise pour
souvenir ou le perturbera. Par ailleurs, on a essayer de décrocher un emploi, puis effectuer
montré que si un stress de courte durée stimule des opérations de calcul mental devant ce même
la mémorisation, un stress qui se prolonge est comité. Peu après, les sujets devaient se souvenir
toujours délétère. Comprendre ce qui distingue des mots qu’ils avaient appris la veille. Les résul-
les différentes réactions physiologiques à un tats ont montré que le stress diminuait le nom-
stress bref et à un stress prolongé pourrait abou- bre de mots chargés émotionnellement dont les
tir à la mise au point de nouveaux traitements sujets étaient capables de se souvenir, tandis
susceptibles de réduire, voire d’inverser, l’impact qu’il n’affectait pas le rappel des mots neutres.
néfaste du stress sur la mémoire.
En 2005, Sabrina Kuhlmann et deux de ses
collègues de l’Université de Düsseldorf, en
Souvenirs brouillés
1. Passer un examen
Allemagne, ont réalisé une expérience pour tes- Des expériences antérieures avaient montré
représente toujours
ter les effets du stress sur la mémoire. Ces psy- que l’administration de cortisol, l’hormone du
un stress important. Dans
chologues voulaient savoir si le stress perturbe stress, peut diminuer la capacité de rappel de de telles circonstances,
plutôt le rappel de souvenirs chargés émotion- souvenirs, mais l’étude de S. Kuhlmann était la beaucoup de candidats
nellement ou celui des souvenirs neutres. Ils ont première à montrer que le stress peut avoir le oublient en partie
demandé à 19 jeunes hommes de mémoriser même effet, parce qu’il provoque la libération de ce qu’ils avaient appris
une liste de 30 mots qui avaient une connota- diverses hormones, dont le cortisol. Ce résultat et croyaient connaître
tion positive, négative ou neutre. Le lendemain, pourrait expliquer pourquoi les personnes qui se parfaitement.
Pixel 4 images / Shutterstock

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sentent stressées – par exemple pendant un exa- quer ces résultats apparemment contradictoi-
men ou un entretien d’embauche – ont parfois res. Selon eux, le stress stimule la mémoire s’il
des difficultés à se souvenir d’informations se produit à peu près en même temps que l’évé-
importantes que pourtant elles ont en mémoire. nement à mémoriser et si les hormones de
Initialement, cette expérience semblait contre- stress et l’événement activent les mêmes systè-
dire des études plus anciennes, selon lesquelles le mes biologiques. En d’autres termes, le stress ne
rappel d’informations chargées émotionnelle- stimule la mémoire que « s’il y a convergence
ment était amélioré par l’administration de dans le temps et dans l’espace ».
cortisol ou par des expériences stressantes. La convergence dans le temps, comme l’ex-
Dans une étude publiée en 2003, Larry Cahill et pliquent les auteurs, se produit quand les hor-
ses collègues, de l’Université de Californie à mones de stress sont libérées pendant l’événe-
Irvine, avaient demandé à 48 hommes et fem- ment à mémoriser ou juste après. Plonger les
mes de regarder une série d’images chargées mains dans l’eau glacée juste après avoir appris
émotionnellement ou neutres. Juste après, cer- une série d’images, par exemple, semble renfor-
tains des participants devaient plonger leurs cer le souvenir de ces images. Mais les hormo-
mains dans de l’eau glacée – un test qui provo- nes de stress ont l’effet opposé lorsqu’elles sont
que de l’inconfort et fait augmenter la concen- libérées avant l’événement ou longtemps après
tration sanguine en cortisol chez la plupart des – comme dans le cas de l’expérience où les
gens. Le groupe contrôle, lui, plongeait ses sujets subissaient le test de stress social de Trier
mains dans une bassine d’eau tiède. Une 24 heures après avoir appris la liste de mots.
semaine plus tard, les deux groupes passaient
un test de mémoire : les participants qui avaient La convergence dans
subi le traitement à l’eau froide se souvenaient
d’un plus grand nombre d’images que le le temps et dans l’espace
groupe contrôle. Dans les deux études, le stress Quant à la convergence dans l’espace, elle se
n’avait d’effet que sur le matériel chargé émo- produit lorsque les hormones libérées en
tionnellement, mais, dans un cas, il perturbait réponse au stress activent les mêmes circuits
la mémoire, dans l’autre il la renforçait. neuronaux que les informations à traiter et à
Comment le stress peut-il avoir des effets stocker. Cependant, ces conditions n’augmen-
opposés ? En 2006, Marian Joëls et ses collègues, tent la mémoire que si le stress est de courte
de l’Université d’Amsterdam aux Pays-Bas, ont durée. L’effet bénéfique disparaît si le stress
proposé une « théorie unificatrice » pour expli- devient chronique ou se répète trop souvent.
M. Joëls et ses collègues ont aussi proposé un
mécanisme pour expliquer comment le stress
exerce des effets opposés sur la mémoire.
L’organisme réagit en deux temps au stress. Au
début, le stress entraîne la libération d’hormo-
nes et de neurotransmetteurs qui favorisent l’at-
Lars Schwabe et al., in Learning and memory, vol.14(1-2), jan. 2007

tention et permettent la formation de nouveaux


souvenirs en renforçant certaines connexions
entre neurones. Mais tout comme une fusée
largue son deuxième étage quand elle a atteint
une certaine altitude, le cortisol déclenche un
deuxième processus au bout d’environ une
heure : au lieu de continuer à favoriser l’atten-
tion, il se met à renforcer la consolidation des
souvenirs. L’hormone supprime le traitement
de toute information qui n’est pas associée à
l’événement stressant.
Ces deux étapes distinctes de la réponse au
stress expliquent pourquoi le stress peut avoir
des effets opposés sur la mémoire. Initialement,
2. La stratégie dépend du stress. Dans un test, les sujets doivent trouver la carte le stress augmente la perception et l’apprentis-
« gagnante » parmi quatre cartes posées face contre la table. Les sujets passent plusieurs sage, mais par la suite il inhibe le traitement des
fois le test, mais à chaque fois, l’agencement des différents éléments (porte, table, chaise, nouvelles informations. Selon ce modèle, se
horloge, cadre, plante) change. Les participants stressés se fient à une stratégie simple : un rappeler un événement tel qu’être arrivé en
indice unique, la plante. Les participants non stressés cherchent à identifier une des retard à un examen devrait être facilité parce
caractéristiques de la pièce pour repérer la position de la carte gagnante. C’est une que le stress a lieu pendant l’expérience. Mais se
stratégie plus difficile, mais plus précise. souvenir d’une information pendant l’épreuve

46 © Cerveau & Psycho - n° 48 novembre - décembre 2011


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Des mécanismes de défense


dive qui libère d’autres hormones. Ensemble, ces deux lignes
L orsque nous nous trouvons dans des situations qui sem-
blent menaçantes, l’hypothalamus – une structure locali-
sée dans les profondeurs du cerveau – déclenche une alarme
de défense nous permettent non seulement de faire face aux
situations stressantes immédiates, mais nous préparent aussi
qui active deux cascades de réactions : une réponse rapide à des situations similaires futures en renforçant notre mémoire
qui libère un ensemble d’hormones et une réponse plus tar- de ce que nous venons de vivre.

Réponse rapide 1
En cas de stress, l’hypothalamus envoie un signal le
long des fibres du système nerveux sympathique jusqu’à la
médullosurrénale, la zone centrale de la glande surrénale,
juste au-dessus des reins. La médullosurrénale libère les hor-
mones de stress (l’adrénaline et la noradrénaline), qui pré-
parent le corps à une réponse rapide de combat ou de fuite. Hypothalamus
Les réserves d’énergie sont mobilisées ; la tension artérielle
et la fréquence cardiaque augmentent pour mieux alimenter
les muscles en nutriments ; la respiration s’amplifie de sorte
qu’une plus grande quantité d’oxygène atteint le cerveau ;
des analgésiques naturels sont libérés de façon préventive ;
et les plaquettes sont activées pour minimiser la perte de
sang en cas de blessure.

Raphael Queruel
1
Hypophyse
Hypothalamus

CRH

2 Réaction tardive
ACTH 2
Flux sanguin Cortisol Par la suite, l’hypothalamus,
l’hypophyse puis la corticosurrénale (la
zone périphérique de la glande surré-
Glande nale) libèrent successivement d’autres
surrénale hormones. D’abord, l’hormone de libé-
Rein ration de la corticotropine (CRH), qui est
produite dans l’hypothalamus, circule
jusqu’à l’hypophyse, une structure de la
taille d’une amande localisée près de la
Système nerveux
sympathique base du crâne. Ensuite la CRH déclen-
che la libération dans le sang d’une
autre hormone, l’hormone adrénocorti-
Libération d’adrénaline cotropine, (ACTH), qui circule jusqu’à la
et de noradrénaline corticosurrénale où elle déclenche la
libération du cortisol – la plus impor-
Sebastian Kaulitzki /Shutterstock - Cerveau & Psycho

tante hormone de stress.


Le cortisol stimule l’action de l’adré-
naline et de la noradrénaline tout en
préparant l’organisme à un retour à la
normale. Il diminue les phénomènes
inflammatoires et les réactions immuni-
Rein
taires, et favorise la transformation des
nutriments en graisse et en glycogène,
reconstituant ainsi les stocks d’énergie.

© Cerveau & Psycho - n° 48 novembre - décembre 2011 47


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est plus difficile parce que le stress du passage gagner 50 centimes en sélectionnant la carte
de l’examen se produit des heures ou des jours « gagnante » parmi les quatre cartes posées sur
après l’acquisition de l’information. la table. La moitié des joueurs avaient été sou-
Le stress n’affecte pas seulement la quantité mis au test de Trier avant de jouer.
d’information que nous mémorisons, mais Ce qu’aucun des joueurs ne savait, c’est que
aussi le type d’information. Notre mémoire la carte gagnante était toujours au même
n’est pas comme un grand tiroir dans lequel endroit – à côté de la plante. À chaque jeu, la
nous jetons tout ce que nous venons d’appren- configuration de la pièce changeait. Au début,
dre. Elle ressemble plutôt à une armoire de clas- les joueurs ne trouvaient la carte gagnante que
sement géante avec de nombreux tiroirs et des par hasard. Mais à mesure qu’ils jouaient, ils
dossiers, dont chacun contient différents types utilisaient l’une ou l’autre de deux stratégies.
d’information. Certains de ces dossiers – dont Certains joueurs utilisaient comme indice de
la mémoire épisodique, qui nous donne accès localisation possible de la carte gagnante diffé-
aux expériences que nous avons vécues – sont rents objets de la pièce, par exemple la porte, la
extrêmement sensibles au stress. La mémoire fenêtre ou l’horloge : c’est la stratégie de l’ap-
procédurale, faire du vélo ou taper à la prentissage spatial.
machine, par exemple, est peu perturbée par le D’autres joueurs utilisaient une stratégie d’ap-
stress. Ces différents systèmes de mémoire prentissage dite stimulus-réponse : ils recher-
fonctionnent en parallèle et peuvent parfois chaient une association entre la carte gagnante
entrer en compétition, et le stress fait partie des et un autre objet dans la pièce. Il nous était facile
facteurs qui déterminent lequel de ces systèmes de vérifier la stratégie utilisée par un joueur en
prend le dessus à un moment donné. déplaçant la plante et en plaçant la carte
gagnante près de la nouvelle position de la
plante ou bien en la laissant là elle se trouvait
3. Prononcer Apprentissage perturbé précédemment. Si un joueur sélectionnait la
un discours Pour tester l’effet du stress sur différentes carte qui avait toujours été dans le coin gagnant,
est une tâche jugée
stratégies d’apprentissage, nous avons réalisé nous pouvions conclure qu’il utilisait la stratégie
stressante par la plupart
une expérience en 2007 à l’Université de Trèves, d’apprentissage spatial. Au contraire, un joueur
des gens. Les scientifiques
utilisent les prises en Allemagne. Nous avons montré à des parti- qui sélectionnait la carte à côté de la plante dans
de parole en public cipants un modèle tridimensionnel de pièce sa nouvelle localisation utilisait probablement la
pour provoquer contenant une chaise, une plante et une table stratégie d’apprentissage stimulus-réponse.
un stress important chez sur laquelle se trouvaient quatre cartes tournées Les résultats ont révélé que les participants
les sujets qui participent face contre la table (voir la figure 2). Chaque qui n’avaient pas subi le test de stress utilisaient
à leurs expériences. participant a joué 13 fois à ce jeu et pouvait plutôt la stratégie d’apprentissage spatial, plus

© Dmitriy Shironosov / Shutterstock

48 © Cerveau & Psycho - n° 48 novembre - décembre 2011


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flexible – mais mentalement plus coûteuse.


Sous l’effet du stress, presque tous les partici-
pants régressaient vers la stratégie plus simple
Neurone
d’apprentissage stimulus-réponse. présynaptique
Ces résultats et ceux d’autres études suggè- Influx nerveux
rent que le stress simplifie notre comportement
d’apprentissage en réduisant notre flexibilité
mentale, ce qui nous empêche d’appliquer nos
connaissances à des situations nouvelles. Si une
alarme incendie se déclenche dans un bâtiment,
par exemple, il se peut que tout ce dont vous
soyez capable de vous souvenir, c’est que vous
suivez généralement le premier couloir sur la
Neurotransmetteur Synapse
gauche pour rejoindre l’entrée principale. Mais
cela n’est pas utile si l’entrée principale est blo-
quée et s’il vous faut trouver l’issue de secours.

Raphael Queruel
En 2009, nous avons confirmé l’hypothèse Récepteur
selon laquelle, sous l’effet du stress, le cerveau Neurone postsynaptique Molécule d’adhérence
préfère la mémoire rigide des « habitudes » à la
mémoire cognitive plus adaptable. Nous avons 4. Les synapses sont les espaces qui séparent les neurones et servent à la transmission
soumis la moitié de nos sujets au traitement de l’influx nerveux d’un neurone à l’autre. À chaque synapse, le neurone présynaptique
stressant de l’eau glacée pendant plusieurs libère une bouffée de neurotransmetteurs, des messagers chimiques qui traversent
minutes, tandis que les participants du groupe l’espace et se lient à leurs récepteurs situés sur le neurone postsynaptique. Des molécules
contrôle plongeaient leurs mains dans de l’eau d’adhérence cellulaire connectent les deux neurones, stabilisant la synapse. Des résultats
tiède. Ensuite, tout le monde a dû choisir entre récents indiquent que le stress perturbe la production des molécules d’adhérence
du lait chocolaté et du jus d’orange en cliquant synaptique, ce qui aurait des conséquences sur la mémoire à long terme selon que les
sur des symboles présentés sur un écran d’or- synapses sont renforcées ou affaiblies.
dinateur. Les participants ont rapidement
appris quel symbole leur fournissait la boisson
de leur choix, mais ensuite nous leur avons événements : où ai-je déjà trouvé de la nourri-
coupé l’appétit en les nourrissant de gâteaux au ture ? Où est mon nid ? Quels sont les endroits
chocolat ou d’oranges. dangereux que je dois éviter ? Pour survivre, il
Lorsqu’ils ont dû choisir à nouveau des bois- est essentiel d’avoir des souvenirs fiables des
sons, les participants du groupe contrôle qui événements menaçants, donc stressants.
avaient mangé des gâteaux au chocolat ont évité Les scientifiques ont conçu diverses méthodes
le lait chocolaté, et ceux qui avaient mangé des pour mesurer l’apprentissage et la mémoire chez
oranges évitaient le jus d’orange. Mais les sujets les animaux. Une procédure fréquemment utili-
qui avaient été stressés ne réagissaient pas de la sée a été développée en 1984 par Richard Morris,
même façon : alors qu’ils rapportaient n’avoir de l’Université de St Andrews en Écosse. Il s’agit
plus envie de la nourriture qu’ils venaient d’in- d’un labyrinthe aquatique – un grand bassin
gérer, ils continuaient à cliquer sur le symbole rempli d’eau froide. Contrairement à un laby-
associé. Ils étaient devenus victimes de leurs rinthe classique, le labyrinthe aquatique ne pré-
habitudes, fonctionnant en « pilotage automati- sente pas d’embranchements ; les rats placés
que ». D’un point de vue évolutif, l’avantage de dans le bassin ne peuvent pas voir une petite pla-
cette stratégie est évident – cela permet au cer- teforme cachée juste au-dessous de la surface de
veau de se concentrer sur les choses les plus l’eau, mais ils sont très motivés pour la trouver,
importantes en présence d’un stress. car plus vite ils la trouvent, plus vite ils peuvent
sortir de l’eau froide. Au début, un rat placé dans
l’eau ne trouve la plateforme que par hasard.
Rats stressés Mais après plusieurs essais, il apprend à utiliser
Les expériences réalisées avec des volontaires des éléments présents dans son environnement
humains peuvent contribuer à révéler les effets pour se diriger rapidement vers la plateforme.
du stress sur l’apprentissage et la mémoire, mais Les études utilisant le labyrinthe aquatique
les expériences avec des modèles animaux ont montré que les hormones de stress jouent
apportent aussi des indications. Comme nous, un rôle important dans le processus d’appren-
les rats, les souris, les poussins et autres verté- tissage chez le rat. Par exemple, en 1992, Melly
brés libèrent des hormones et des neurotrans- Oitzl et Ronald de Kloet, de l’Université de
metteurs en réponse au stress. Et comme nous, Leyde aux Pays-Bas, ont montré qu’en l’absence
les animaux doivent se souvenir des lieux et des d’hormones de stress, les performances des rats

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dans le labyrinthe aquatique sont très mauvai- rones, stabilisant les synapses et permettant la
ses : après ablation des glandes surrénales res- transmission des signaux de l’un à l’autre. Les
ponsables de la libération de l’hormone de molécules d’adhérence jouent un rôle impor-
stress corticostérone (comparable au cortisol tant dans le rétablissement des contacts entre
des êtres humains), les animaux mettent beau- neurones. Elles sont aussi impliquées dans les
coup plus de temps à localiser la plateforme. modifications de la force des synapses en
Comme dans le cas de l’homme, tout dépend réponse à l’augmentation ou à la diminution
du moment où a lieu le stress. Un stress qui n’est des signaux transmis.
pas lié à la tâche d’apprentissage peut détériorer Des travaux récents suggèrent que le stress
la mémoire, comme l’ont montré David modifie la production de ces molécules d’adhé-
Diamond et ses collègues du Centre des sciences rence, ce qui influe sur la mémoire à long terme.
de santé de l’Université du Colorado dans une L’équipe de Carmen Sandi, de l’École polytech-
expérience réalisée en 1996. Ils ont d’abord nique fédérale de Lausanne, en Suisse, a décou-
entraîné des rats à rechercher de la nourriture vert que le stress active des molécules d’adhé-
cachée dans plusieurs bras d’un labyrinthe rence neuronale (NCAM) de l’hippocampe
radial à 14 branches. Après environ un mois, les – une région du cerveau essentielle à l’apprentis-
rats exploraient rarement les bras ne contenant sage de nouvelles informations et à leur consoli-
pas de nourriture. Après cette première étape, dation en mémoire à long terme. Les souris chez
les expérimentateurs retiraient les rats du laby- qui l’on empêche, par manipulation génétique,
rinthe dès qu’ils avaient trouvé quatre des sept les NCAM de s’activer présentent des déficits des
friandises. Ils les plaçaient soit dans un environ- capacités d’apprentissage et de la mémoire.
nement familier, soit dans un environnement
stressant pendant une durée plus ou moins lon- Le rôle
gue, pouvant atteindre quatre heures. Lorsque
les rats non stressés étaient remis dans le laby- des molécules d’adhérence
rinthe, ils n’avaient pas oublié où se trouvaient Quand les mécanismes cellulaires par lesquels
Bibliographie les trois friandises restantes, tandis que les rats le stress perturbe la mémoire auront été éluci-
stressés faisaient beaucoup plus d’erreurs. dés, pourra-t-on appliquer ces résultats à la mise
Dans le dédale Un stress persistant ou intense peut même au point de médicaments visant à traiter les
des mémoires. Comment dégrader les capacités cognitives à long terme. troubles cognitifs liés au stress, voire la maladie
s’y repérer ?, L’Essentiel En 2009, nous avons montré que des souris sou- d’Alzheimer ? Le projet MemStick, financé par
Cerveau&Psycho, mises à un stress chronique au début de leur vie l’Union européenne, qui étudie les effets de
n° 6, mai-juillet 2011. n’obtiennent jamais d’aussi bonnes performan- l’adhérence cellulaire en est un exemple.
V. Sterlemann at al., ces que leurs congénères non stressées à des tests L’hypothèse est simple : si les molécules d’adhé-
Chronisc social stress de mémoire réalisés quand elles sont plus âgées. rence sont responsables de la formation et de la
during adolescence stabilisation des synapses, nous devrions être
induces cognitive
capables de développer des substances analo-
impairment in aged Synapses renforcées gues qui restaurent la mémoire en reproduisant
mice, in Hippocampus,
vol. 20(5), pp. 540-549, La raison en est que les souvenirs sont gravés l’action de ces molécules. Effectivement, les
2010. dans les synapses, les connexions entre neuro- neurobiologistes ont déjà développé un pep-
L. Schwabe et al., Stress nes, par lesquels l’influx nerveux passe d’un tide mimétique des NCAM, c’est-à-dire une
prompts habit behavior neurone au suivant. L’apprentissage renforce petite protéine similaire à une portion de la
in humans, in J. of ces connexions intercellulaires. C’est ce proces- molécule NCAM. On a montré que si des rats
Neuro., vol. 29(22), sus qui permet au cerveau de stocker des infor- exposés à un stress chronique sont traités par ce
pp. 7191-98, 2009. mations et de les rappeler. Les synapses peuvent peptide, leurs performances cognitives sont
R. Bisaz et al., Learning se renforcer ou s’affaiblir au cours du temps, les moins dégradées qu’en l’absence de traitement.
under stress : a role for souvenirs étant alors conservés ou oubliés. Ce premier résultat fait naître l’espoir qu’un
the neural cell adhesion Si les hormones de stress agissent sur les cel- jour de nouveaux médicaments permettront de
molecule NCAM, in lules nerveuses au « bon moment », elles peu- réduire – voire d’inverser – les effets négatifs du
Neurobiol. of Learning vent améliorer durablement la transmission du stress sur les processus mnésiques. Il sera même
and Memory, vol. 91(4),
signal, et par conséquent le souvenir d’un événe- peut-être possible de développer des médica-
pp. 333-342, 2009.
ment ou d’un lieu particulier. Mais si les hormo- ments susceptibles d’augmenter les effets posi-
L. Schwabe et al., Stress nes ne sont pas présentes à ce moment-là, les tifs du stress sur la mémoire et le rappel des
modulates the use of
connexions entre neurones sont plus faibles, et souvenirs. Imaginez un cachet capable de vous
spatial versus stimulus-
reponse learning
les souvenirs associés seront facilement oubliés. aider à faire un sans-faute à un examen ou à un
strategies in humans, in Des molécules d’adhérence cellulaire, qui entretien d’embauche. Gageons que vous pen-
Learning and Memory, relient les cellules entre elles, pourraient être serez à cette perspective la prochaine fois que
vol. 14, pp. 109-116, essentielles aux mécanismes cellulaires de l’ap- vous vous sentirez submergé par la pression de
2007. prentissage. Ces protéines connectent les neu- la vie, du travail et même de l’amour ! I

50 © Cerveau & Psycho - n° 48 novembre - décembre 2011


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Dossier

Robert Epstein,
professeur de
psychologie, est l’ancien
rédacteur en chef de la
Pour éviter
revue Psychology Today.

l’épuisement mental
Une nouvelle étude suggère que notre contrôle
du stress est insuffisant, mais que certaines
stratégies permettent de l’améliorer.

e stress a souvent un double visage.

L
senté à Los Angeles, j’ai comparé différentes
Même les meilleures choses – le bon techniques de management du stress pour
vin, les mets fins, le sexe – peuvent identifier les plus utiles.
nous stresser. Il ne nous est tout sim- Malheureusement, tandis qu’on apprend à
plement pas possible d’échapper au lire, à écrire, à compter et tant d’autres choses,
stress. Si des niveaux élevés sont délétères pour on n’apprend jamais à contrôler son stress.
la plupart des gens, perturbant leur santé, et Nombre de personnes, qui se sentent submer-
détériorant leur humeur et leur productivité, gées par tout ce qu’elles ont à faire (payer les
beaucoup se sentent mieux quand ils sont factures, changer le pneu de la voiture, rempla-
aiguillonnés par un peu de stress. Effectivement, cer l’ampoule électrique dans la cuisine, etc.) et
peu nombreux sont ceux qui parviennent à être par tout ce que leur patron exige d’elles, ont
productifs sans être poussés par le stress, des recours à des procédés autodestructeurs. Plutôt
objectifs à tenir, par exemple. Et pourtant, je que d’affronter la difficulté, elles fuient et se
pense que le stress n’est pas forcément néces- réfugient dans les drogues ou l’alcool.
saire. Si certaines personnes sont particulière-
En Bref ment performantes dans des conditions stres- Comment évaluer
santes (par exemple les sportifs participant aux
• Peu de gens jeux Olympiques), d’autres sont tout aussi effi- le niveau de stress
apprennent comment caces alors qu’elles sont relaxées (par exemple Diverses recherches réalisées depuis quelques
gérer leur stress, ce qui les maîtres de kung-fu). Et je pense que cela décennies suggèrent qu’il existe au moins qua-
expliquerait pourquoi devrait être notre objectif : réussir à avoir une tre ensembles de capacités ou « compétences »,
on sait mal y faire face. vie productive, dans des conditions dépour- qui permettraient à chacun, après les avoir
• Si les techniques vues de stress. apprises, de mieux pour faire face au stress : le
de relaxation telles Gardons à l’esprit qu’il n’existe qu’une vague contrôle des sources (réduire ou éliminer les
que le yoga relation entre le stress – nos réactions physiolo- sources de stress), la relaxation (pratiquer des
et la méditation giques aux stimulus perçus comme mena- techniques, telles que le contrôle de sa respira-
peuvent aider, mieux çants – et les déclencheurs de notre stress – les tion ou la méditation), le contrôle des pensées
vaudrait apprendre stimulus qui nous menacent réellement. Un (apprendre à repousser les pensées irrationnel-
à éviter le stress avant embouteillage peut nous stresser un jour, mais les et à interpréter les événements), et la pré-
qu’il ne survienne. pas le lendemain. Et c’est une bonne chose, vention (planifier sa vie de façon à éviter les
• S’entraîner à gérer parce que cela suggère qu’avec un entraînement causes de stress).
son stress pourrait approprié et une bonne préparation, nous Ainsi, nous avons suivi un groupe de
nous permettre pourrions être capables de faire face aux agents 3 304 personnes, d’origines ethniques différen-
de mieux faire face stressants en toute sérénité. tes, qui étaient confrontées à divers stress. Les
aux aléas de la vie. Cela fait près de 20 ans que je m’intéresse à ce sujets étaient âgés de 10 à 86 ans (34,9 ans en
sujet, et dans un travail que j’ai récemment pré- moyenne) et environ 85 pour cent habitaient

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aux États-Unis ou au Canada, les autres étant cessent de vous tourmenter. Cette compétence
originaires de 28 autres pays. améliore le contrôle de soi.
Les participants devaient répondre à un cer- Mais nous avons découvert par notre étude
tain nombre de questions sur leur catégorie que la prévention est de loin la compétence la
socio-professionnelle, puis ils indiquaient sur plus utile pour bien gérer le stress. J’ai établi
une échelle de un à dix leur niveau de stress, leur cette conclusion en utilisant une méthode
niveau moyen de bonheur et celui de leur réus- d’analyse statistique des résultats, nommée
site personnelle et professionnelle. J’avais fait analyse de régression, qui permet de décrire les
l’hypothèse que les personnes sachant bien gérer variations d'une variable (ici le stress) à celles
leur stress seraient non seulement moins stres- d’autres variables, telles que le niveau de bon-
sées, mais aussi plus heureuses, avec des vies plus heur ou le niveau de réussite. Parmi les quatre
réussies sur les plans personnel et professionnel. domaines, la prévention – planifier sa journée
En effet, le stress peut être délétère, notamment ou les mois à venir pour éviter les conditions
en perturbant les relations sociales, et même les
relations des parents avec leurs enfants.
Notre test comprenait 28 questions posées
dans un ordre aléatoire et visant à évaluer les
quatre domaines de compétences mentionnés.
« J’interprète souvent les événements de façon à
réduire le stress que je ressens » est un exemple
d’affirmation de la catégorie « contrôle des
pensées » (voir quelques exemples dans l’encadré
page 54) Pour chaque question, les sujets indi-
quaient sur une échelle de un à cinq dans quelle
mesure ils étaient d’accord ou non avec l’affir-
mation. Après le test, on leur indiquait leur
score total, les résultats pour chacun des
domaines de compétence ainsi que des infor-
mations sur la signification de ces scores.

Avant tout : planifier pour


éviter les sources de stress
Je pensais pouvoir prédire assez bien les
résultats de cette étude (je devrais pourtant
savoir que c’est une attitude présomptueuse en
sciences !), mais je dois admettre je m’étais
trompé en ce qui concerne l’un des résultats qui
a pourtant des conséquences pratiques impor-
tantes. Si l’on m’avait demandé laquelle des
quatre compétences était la plus importante,
j’aurais répondu la relaxation, puis le contrôle
des pensées. En effet, diverses études ont
confirmé ce que le bon sens nous dit à propos
de la relaxation : les gens qui apprennent et pra-
tiquent des techniques telles que le contrôle de
la respiration, des exercices de relaxation mus-
culaire, le yoga, la méditation, etc., en tirent de
multiples bénéfices. Par exemple, méditer régu-
lièrement fait baisser la tension artérielle et aide
aussi les personnes à se sentir « immunisées »
contre les agents stressants. Quant au contrôle
des pensées, c’est peut-être le principal conseil
des thérapeutes à leurs patients : apprenez à
interpréter les événements de la vie pour qu’ils
ostill / Shutterstock

1. Méditer pour lutter contre le stress ? C’est


une possibilité, mais le gérer en planifiant sa vie et en
évitant les sources de stress serait encore plus efficace.

© Cerveau & Psycho - n° 48 novembre - décembre 2011 53


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stressantes avant qu’elles ne se présentent – est


de loin le facteur le plus important parmi les
quatre envisagés. Le deuxième facteur est le
contrôle des sources, qui inclut des pratiques
telles que déléguer certaines tâches, organiser
son espace ou encore bien programmer son
emploi du temps, toutes démarches que l’on
peut qualifier de mesures préventives.
Les deux autres compétences, la relaxation et
le contrôle des pensées – qui semblent plus
faciles à améliorer grâce à un soutien psycholo-
gique ou un entraînement – ne permettaient
pas d’évaluer le niveau de stress des sujets. La
relaxation, que l’on peut pratiquer avant le
stress ou au moment où il survient, semble
plus efficace que le contrôle des pensées, qui a
toujours lieu a posteriori. Quel meilleur exem-
ple que celui du renard de la fable de La
Fontaine, Le renard et les raisins. Ne pouvant
atteindre les grappes mûres à point alors qu’il
est affamé, il conclut : « Ils sont trop verts [...]

pzAxe / Shutterstock
et bons pour des goujats. » Le problème est
résolu. Le stress est soulagé !
La morale de l’histoire est qu’il faut contrôler
le stress de façon volontariste. Inspirez profon-
2. L’incapacité ou le refus de gérer le stress peuvent avoir des effets désastreux. dément ou comptez jusqu’à dix quand vous êtes
stressé, et vous vous sentirez mieux. Mais vous
serez bien plus heureux à long terme si vous par-
venez à trouver comment éviter les situations
qui vous stressent (voir l’encadré page ci-contre).
Est-il vraiment possible de lutter plus efficace-

Savez-vous gérer votre stress ?


V oilà quelques exemples de questions que l’auteur a
posées aux personnes qui ont participé à son test d’éva-
luation du stress. Pour avoir une mesure approximative de
ou quatre phrases dans une catégorie donnée, sans doute
êtes-vous compétent dans cette catégorie. Pour calculer votre
score global, faites la somme de toutes phrases les cochées.
votre compétence dans les quatre domaines proposés, cochez Si votre score est inférieur à 12, sans doute devriez-vous vous
les affirmations qui s’appliquent à vous. Si vous cochez trois entraîner à mieux gérer votre stress.

Contrôle des sources de stress Contrôle des pensées


– J’ai suffisamment d’étagères, de dossiers et de tiroirs – J’examine régulièrement les croyances irrationnelles
à ma disposition. que je peux avoir et j’essaie de les corriger.
– Je fais systématiquement passer les tâches importantes – Je suis conscient(e) que mes pensées sont parfois
avant les tâches moins importantes. obscures ou irrationnelles.
– J’essaie de programmer les rendez-vous et les réunions – Je sais rester calme en me concentrant sur tel
de sorte qu’ils ne se chevauchent pas. ou tel élément de mon environnement.
– Je n’ai pas de mal à organiser mon espace de travail. – Je réinterprète souvent les événements afin de réduire
le stress que je ressens.
Pratique des techniques de relaxation
– Je prévois un temps de relaxation chaque jour. Prévenir le stress
– Parfois, je visualise des scènes apaisantes – J’essaie de lutter contre le stress avant qu’il n’arrive.
pour me relaxer. – Je réactualise la liste des choses que je dois faire.
– Parfois, j’utilise des techniques particulières – Je consacre quelques minutes tous les matins
de respiration pour m’aider à me décontracter. à planifier ma journée.
– Parfois, je contracte et relâche mes muscles pour lutter – J’ai une image claire de ce à quoi je voudrais
contre le stress. que ma vie ressemble dans quelques années.

54 © Cerveau & Psycho - n° 48 novembre - décembre 2011


cp48_p052055_stress-epsteinFP.qxp 26/10/11 17:26 Page 55

Mieux vaut prévenir que guérir


Voilà six stratégies pour lutter contre le stress avant qu’il ne se produise.

Cherchez et éliminez Immunisez-vous


Prenez quelques minutes chaque jour pour identifier ce qui Grâce au contrôle des pensées et à la pratique quotidienne
vous stresse et cherchez comment vous pourriez réduire ou de techniques de relaxation, vous serez en meilleure posi-
éliminer ces causes de stress. Vous avez besoin de votre télé- tion pour faire face aux agents stressants sans vous laisser
phone et il ne cesse de tomber en panne de batterie ? dépasser. Avec une bonne préparation, on peut faire face
Achetez-vous un nouveau téléphone ! calmement à presque toutes les situations (pensez aux domp-
teurs de lions !).
Soyez positif
Les gens tentent souvent de fuir le stress en buvant, en se dro- Préparez votre journée
guant ou en mangeant trop. Éviter ces solutions autodestruc- Prenez quelques minutes chaque matin pour planifier votre
trices et essayez de les remplacer par des techniques positi- journée. Vous perdrez moins de temps, accomplirez davan-
ves de gestion du stress. Le yoga ? tage de choses et vous sentirez moins stressé.

Soyez votre secrétaire personnel Et faites des projets


Les personnes qui font des listes de choses à faire sont plus Le psychologue Burrhus Skinner ne planifiait pas seulement sa
efficaces. Alors utilisez votre smartphone, ou, pourquoi pas, journée ou son année, il avait un planning à dix ans! Il n’est
un papier et un crayon (on en trouve encore !) pour faire de pas indispensable d’aller aussi loin, mais planifier son futur est
telles listes. Vous ne sortirez plus jamais d’un supermarché une excellente façon de contrôler sa vie. Plus on a l’impression
en ayant acheté tout, sauf ce que vous étiez venu chercher. de contrôler sa vie, moins on se sent stressé.

ment contre le stress ? Mon étude montre que que j’ai utilisé dans l’étude dont je viens de
les gens qui ont reçu un entraînement au donner les résultats. Il est apparu que, dans ce
contrôle du stress sont plus efficaces dans ce groupe, le score le plus bas a été obtenu par…
domaine que les autres ; que plus le nombre le directeur de la clinique – un ami personnel. Il
d’heures de pratique augmente, meilleur est le occupait le poste le plus stressant, et il avait
contrôle du stress. Cela suggère que quelles que souffert d’importants problèmes de santé, très
soient nos réactions naturelles face au stress, vraisemblablement dus ou aggravés par son
apprendre à le contrôler a de grandes chances stress. Les mécanismes physiologiques par les-
d’être efficace. Dans cette étude, 17 pour cent quels le stress exerce des effets délétères sur la
seulement des sujets avaient suivi un entraîne- santé sont maintenant bien connus.
ment à la gestion du stress – un chiffre qui est L’incapacité ou le refus de contrôler le stress
probablement encore bien plus faible dans la peut avoir des effets dévastateurs sur la qualité
population générale. Autre point inquiétant, les de vie. L’un des résultats les plus spectaculaires
gens se préoccupent peu de prévention ; des de la nouvelle étude est le lien direct entre les
quatre compétences testées, la prévention vient résultats au test et le niveau moyen de bonheur
en troisième position. rapporté par les gens. Autrement dit, l’étude
suggère que près de 25 pour cent du bonheur
que nous éprouvons au cours de notre vie est
Apprendre à gérer son stress lié à notre capacité à contrôler le stress. J’ai
La plus mauvaise nouvelle reste à venir : elle aussi montré que les résultats au test sont
concerne les scores globaux. Sur une échelle de mauvais quand le niveau de stress est élevé, et
100 points, les gens ont obtenu en moyenne que le succès personnel et professionnel des Bibliographie
55,3 à un test simple de gestion du stress. À un sujets est d’autant meilleur que leurs résultats M. Davis et al., The
examen, cela signifie qu’ils auraient obtenu la au test sont bons. Ralaxation and Stress
mention « insuffisant », alors que chacun est Ainsi, on peut s’entraîner à contrôler son Reduction Workbook,
confronté au quotidien à d’inévitables stress. stress et une telle pratique est profitable, les New Harbinger, 2008.
Il y a quelques années, j’ai fait une communi- plus grands bénéfices étant obtenus quand on P. Lehrer et al., Principes
cation sur la gestion du stress dans un service réussit à combattre le stress avant qu’il ne com- and Practice of Stress
de santé mentale dans le Massachusetts. Avant mence. Ces résultats nous mettent face à un Managment, Guilford
de commencer, j’avais demandé aux personnes défi : comment enseigner les techniques de ges- Press, 2007.
présentes – des administrateurs et des person- tion du stress au grand public et surtout com- R. Epstein, The Big Book
nels de la clinique – de réaliser un test de com- ment éduquer nos enfants à résister au stress of Stress Relief Games,
pétence de gestion du stress comparable à celui avant même qu’ils n’y aient été exposés ? I McGraw-Hill, 2000.

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Dossier

Brian Mossop est


journaliste scientifique
et médical à New York. Cerveau sous tension
Une vie très stressée pourrait favoriser
l’apparition de maladies neurodégénératives,
telle la maladie d’Alzheimer.

n 2007, James Watson, le codécouvreur les résultent d’interactions complexes où inter-


En Bref
• Des études récentes
ont mis en évidence
un facteur important
dans la genèse
E avec Francis Crick et Maurice Wilkins,
de la structure de l’ADN, a vu son
génome pour la première fois. Après
plus de 50 ans de progrès scientifiques
et techniques, J. Watson pouvait observer son
propre paysage génétique, la structure du
génome qu’il avait contribué à révéler.
viennent les gènes, mais aussi les facteurs envi-
ronnementaux. Effectivement, plusieurs études
récentes ont mis en évidence un facteur impli-
qué dans le déclenchement des maladies neuro-
dégénératives : le stress.

Stress et qualité de vie


des maladies
Il avait cependant décidé de ne pas révéler la
neurodégénératives :
séquence d’un petit segment d’ADN situé sur On connaissait déjà le rôle du stress dans de
le stress.
son chromosome 19. Cette région contient le nombreuses maladies de l’esprit, par exemple la
• Les vrais jumeaux gène qui code l’apoliprotéine E, APOE. Depuis dépression et l’anxiété chronique. En revanche,
n’ont pas le même le début des années 1990, cette protéine est le l’hypothèse que le stress serait aussi associé aux
risque d’avoir marqueur qui révèle le risque que le sujet déve- maladies neurodégénératives est relativement
la maladie d’Alzheimer, loppe une maladie d’Alzheimer : certaines for- nouvelle. Aujourd’hui, on parle de stress au tra-
ce qui montre mes d’APOE sont liées au développement de la vail, de stress dans la vie de tous les jours. La
que le patrimoine maladie. La grand-mère de J. Watson avait découverte que le stress favorise les maladies
génétique n’est pas souffert de cette maladie, mais en l’absence de neurodégénératives n’a rien de rassurant. Sauf
le seul en cause. traitement approprié ou de stratégie préven- que, théoriquement, nous pouvons contrôler
• Le stress semble tive efficace, le découvreur de la double hélice notre stress. Autrement dit, se relaxer pourrait
diminuer la capacité avait conclu que l’information était trop dan- augmenter la probabilité de préserver notre
de certains neurones gereuse, sa révélation étant susceptible de pro- cerveau des maladies liées au vieillissement.
à réparer les lésions duire plus de mal que de bien. Depuis que le neuropsychiatre allemand
qu’ils subissent. La crainte de J. Watson était compréhensi- Aloïs Alzheimer a décrit pour la première fois,
Cela déclencherait ble : il n’existe pas de traitements efficaces de la au début du XXe siècle, la « démence présénile »
ou aggraverait maladie d’Alzheimer. Pourtant, avec l’amélio- de l’un de ses patients, les médecins ont
les symptômes ration de leurs connaissances sur le cerveau, les confirmé que la maladie touche plutôt certai-
de la maladie de scientifiques ont compris que l’évolution d’une nes familles. Mais, au début des années 1990, à
Parkinson, notamment. maladie n’est uniquement soumise aux lois de peu près à l’époque où fut découvert le lien
la génétique. Au contraire, les maladies cérébra- entre la maladie et l’APOE, les chercheurs ont

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commencé à comprendre que l’environnement ces animaux, provoquant une élévation de leur
joue un rôle essentiel. concentration sanguine d’hormones glucocor-
À l’Université Duke, aux États-Unis, l’épidé- ticoïdes. On ignore encore la raison de cette élé-
miologiste Brenda Plassman et ses collègues ont vation de la concentration des hormones de
examiné cet effet environnemental en étudiant stress – qu’elle vienne de l’impression d’être
de vrais jumeaux (homozygotes), qui ont le piégé ou de l’impossibilité de pouvoir bouger
même patrimoine génétique. Si une maladie est suffisamment, ou des deux.
strictement déterminée par les gènes, lorsqu’elle Le cortisol, une hormone glucocorticoïde qui
survient chez l’un des jumeaux, l’autre l’aura est libérée chez l’homme en cas de stress, agit
également. En analysant les données de larges sur le cerveau par le biais de récepteurs molécu-
cohortes de jumeaux homozygotes (tous des laires présents sur les neurones de nombreuses
vétérans de la Seconde Guerre mondiale) col- régions cérébrales. La liaison du cortisol à ses
lectées par l’Académie américaine des sciences récepteurs déclenche des cascades moléculaires
et le Conseil américain de la recherche, qui inhibent la communication au niveau des
B. Plassman et ses collègues ont rapporté synapses, les connexions entre les neurones. En
en 2000 que lorsqu’un jumeau avait la maladie utilisant des colorants marquant spécifique-
d’Alzheimer, ce n’était le cas pour l’autre que ment les synapses, l’équipe de M. Tuszynski a
dans 40 pour cent des cas. Cela confirmait que pu évaluer le nombre de synapses chez chacun
des facteurs non génétiques existent. Il fallait des singes. Avec une méthode similaire, les neu-
donc les trouver. Les scientifiques ont com- robiologistes ont aussi évalué la densité des pla-
mencé à explorer diverses possibilités : des pro- ques amyloïdes, un signe biologique spécifique-
blèmes de santé non détectés, des caractéristi- ment associé à la maladie d’Alzheimer.

Le stress

D.A.Merrill et al., in Neurobiology of Aging, vol.32(1), 2011


environnemental
peut provoquer
des pathologies qui
évoquent la maladie
d’Alzheimer. Ainsi,
le cerveau de singes
élevés dans des cages
exiguës présente plus de
plaques amyloïdes
(les points noirs, à droite)
que celui d’animaux
élevés dans des cages
spacieuses (à gauche).

ques de la profession exercée par les malades, le Par rapport aux singes élevés dans des cages
niveau de leur activité physique, etc. standards, ceux qui avaient vécu dans des cages
Évidemment, le métier et le temps consacré à plus petites présentaient, en moyenne, une den-
l’exercice physique ont tous deux un effet sur le sité supérieure de plaques et moins de synapses
stress psychologique, les réactions du corps et – la même configuration est observée quand on
de l’esprit aux défis et aux changements. Mais pratique une autopsie sur le cerveau de person-
ce n’est que cette année qu’il est apparu que le nes décédées ayant eu la maladie d’Alzheimer.
stress pourrait être un élément clé du déclin Cette découverte suggère que la taille de la cage
cognitif. Pour explorer comment différents de l’animal – et peut-être le stress qu’il endure –
environnements sont susceptibles d’influer sur modifierait le cerveau de l’animal, le rendant
le développement de la maladie d’Alzheimer, le plus vulnérable à certains types de dégénéres-
neuroscientifique Mark Tuszynski et ses collè- cences du cerveau. De surcroît, ils ont constaté
gues de l’Université de Californie à San Diego que la quantité de plaques criblant le cerveau
ont examiné le cerveau de singes rhésus âgés des singes élevés dans de petites cages était
qui avaient passé leur jeunesse soit dans des extrêmement variable, ce qui indique que le
cages exiguës, soit dans des cages de taille stan- stress affecte plus ou moins ces animaux.
dard. On sait que les espaces confinés stressent Effectivement, nous connaissons tous des gens

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qui semblent très affectés par des événements volontaire, est responsable des tremblements
qui ne paraissent pas particulièrement graves, observés, de la rigidité et de la détérioration de
tandis que d’autres affrontent sereinement les la coordination chez ces malades.
difficultés auxquelles ils sont exposés. Pour recréer ces déficits chez le rat, la neuros-
Bien sûr, on objectera que les observations cientifique comportementale Gerlinde Metz et
faites sur des singes vivant dans un laboratoire ses collègues de l’Université de Lethbridge à
ne sont pas un reflet fiable de la condition Alberta, au Canada, ont administré une subs-
humaine. De plus, ces résultats ne relient les tance toxique dans une aire cérébrale riche en
signes pathologiques de dégénérescence qu’aux neurones dopaminergiques. Certains des ani-
conditions de vie des singes alors qu’ils étaient maux étaient ensuite placés dans un tube de
encore jeunes. Ils ne démontrent pas que le plexiglas pendant 20 minutes par jour pendant
stress était responsable des modifications ana- deux semaines, ce qui produisait une augmen-
tomiques observées, et nous ignorons si ces tation temporaire de leur concentration san-
anomalies avaient perturbé les capacités cogni- guine d’hormone de stress. Un autre groupe
tives de ces animaux, puisque les chercheurs ne recevait des injections de corticostérone, de
les avaient pas testées. sorte que leur concentration d’hormone de
stress restait élevée pendant toute la durée de
l’expérience. L’équipe de G. Metz a ensuite testé
Stress toxique les habiletés motrices de tous ces animaux. L’un
Néanmoins, d’autres études, réalisées chez le des exercices consistait, par exemple, à glisser
rongeur, suggèrent que même un stress inter- une patte dans la fente étroite d’une boîte de
mittent peut faire pencher la balance vers la plexiglas pour en extraire une boulette de nour-
démence. En 2010, le neuropharmacologue riture. Cela exige des mouvements précis.
Karim Alkadhi et ses collègues de l’Université La substance toxique cesse d’agir quand on
de Houston ont augmenté le risque de démence arrête de l’injecter et, normalement, les capaci-
chez des rats en leur injectant de faibles doses tés motrices des rats qui en ont reçu s’amélio-
du peptide bêta-amyloïde, qui s’accumule dans rent au cours du temps. Au contraire, les ani-
les plaques séniles chez l’homme. Les cher- maux chez qui la concentration en corticosté-
cheurs ont ensuite stressé certains animaux en rone est élevée – ceux qui ont été placés dans un
introduisant un intrus dans leur cage. Comme environnement stressant et ceux qui ont reçu
prévu, les concentrations sanguines de cortico- des injections de corticostérone – continuaient
stérone, un glucocorticoïde, ont augmenté chez à avoir des difficultés à attraper des boulettes
les rats stressés. alors que les animaux non stressés avaient récu-
Ensuite, les biologistes ont placé chaque rat péré depuis longtemps. Ainsi, le stress empê-
dans un bassin. Les rats devaient atteindre une cherait les neurones dopaminergiques de répa-
plateforme affleurant à la surface pour pouvoir rer les lésions causées par la substance toxique,
sortir de l’eau – un test classique d’apprentis- de sorte que les symptômes de la maladie de
sage et de mémoire pour les rongeurs. Parkinson apparaîtraient ou se renforceraient.
Généralement, après quelques essais, un rat se
souvient du chemin ; il nage alors directement
jusqu’à la plateforme. Les performances de la
Trace indélébile
plupart des rats – y compris ceux qui avaient Grâce à ce type d’études, les scientifiques
reçu des injections de peptide bêta-amyloïde et confirment que le stress est plus qu’un revers Bibliographie
ceux qui avaient dû faire face à un intrus dans émotionnel passager. En fait, dans certaines D. Merrill et al.,
leur cage – ont été bonnes. Sauf pour les rats qui situations, le stress peut laisser une marque Association of early
avaient subi à la fois l’injection de peptide bêta- indélébile dans notre cerveau. experience with
amyloïde et qui avaient été exposés à l’intrus. Heureusement, il y a quelques bonnes nou- neurodegeneration in
Ainsi, alors que le stress à lui seul ne dégrade velles. Le stress qui contribue à la neurodégéné- aged primates, in
pas la mémoire, il ferait basculer les animaux à rescence peut être contrôlé. Tout comme les per- Neurobiology of Aging,
risque (ceux qui ont reçu du peptide bêta- sonnes présentant une hypercholestérolémie vol. 32(1), pp. 151-156,
2011.
amyloïde) vers la maladie, perturbant leurs peuvent prendre des mesures préventives pour
capacités d’apprentissage et de mémorisation. éviter les maladies cardio-vasculaires, un jour, le H. Cousijn et al.,
D’autres travaux suggèrent que le stress accé- statut APOE, par exemple, sera peut-être utilisé Acute stress modulates
genotype effects an
lérerait le déclenchement de la maladie de comme une incitation à modifier son mode de
amygdala processing in
Parkinson, une maladie neurodégénérative vie. Certaines données suggèrent que des inter- humans, in Proceedings
caractérisée d’abord par des troubles moteurs ventions aussi simples que l’exercice, la médita- of the National
plutôt que par des déficits cognitifs. La perte tion et une quantité suffisante de sommeil peu- Academy of Science
des neurones produisant la dopamine, un neu- vent nous aider à réduire le stress auquel nous USA, vol. 107(21),
rotransmetteur essentiel pour le mouvement sommes exposés chaque jour. I pp. 9 867-9 872, 2010.

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Neurobiologie
Psychiatrie

Kent Kiehl
travaille à l’Université
du Nouveau-Mexique,
à Albuquerque,
Dans la tête
aux États-Unis.
Joshua Buckholtz
étudie les facteurs
génétiques
d’un psychopathe
de prédisposition
aux comportements
Les neuroscientifiques découvrent
antisociaux à que certains tueurs de sang-froid souffrent
l’Université Vanderbilt,
à Nashville dans d’une anomalie cérébrale qui les laisse dériver
le Tennessee.
dans un monde sans émotions.

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e mot « psychopathe » évoque des ima-

L
L’émotion est fondamentalement ce qui per-
ges de violence brutale vues au met aux gens normaux de trouver un sens au
cinéma : Jack Nicholson poursuivant sa monde. Elle éclaire nos décisions « viscérales »,
famille avec une hache dans The nos liens aux personnes et aux lieux, elle nous
Shining, ou Anthony Hopkins incar- donne le sentiment d’appartenir à un groupe,
nant Hannibal Lecter, le visage enfermé dans d’avoir un but. Il est presque impossible d’ima-
une muselière renforcée pour l’empêcher de giner la vie sans sentiments – jusqu’à ce qu’on
tuer les gens en les déchiquetant avec ses dents. rencontre un psychopathe. Mais les psychopa-
Mais la vie offre d’autres images, celles de thes masquent souvent leurs déficits en se
tueurs à l’apparence agréable : les psychopathes montrant charmeurs et séduisants, et il peut
sont des gens aimables, quand ils veulent. s’écouler un certain temps avant qu’on ne réa-
Nous avons interrogé des centaines de déte- lise à qui on a affaire.
nus pour évaluer leur santé mentale. Nous
sommes habitués à côtoyer les psychopathes, et Les psychopathes sont
pourtant, se trouver en face d’un vrai psycho-
pathe peut être fascinant, autant que déstabili- difficiles à démasquer
sant. L’une des particularités les plus frappan- L’un d’entre nous (K. Kiehl) avait l’habitude
tes des psychopathes est leur manque d’empa- de demander à des doctorants inexpérimentés
thie ; ils sont capables de balayer d’un revers de d’interviewer un détenu avant de les mettre au
main les obligations sociales les plus universel- courant de son passé criminel. Ces psycholo-
les. Ils mentent et manipulent, et n’en ressen- gues en herbe ressortaient convaincus qu’une
tent ni remords ni regrets : ils n’éprouvent personne s’exprimant aussi bien, semblant tout
aucun sentiment. à fait digne de confiance, devait avoir été
emprisonnée par erreur. Du moins jusqu’à ce
qu’ils aient lu son dossier – proxénétisme, tra-
fic de drogue, fraude, vol, etc., – et qu’ils
retournent alors l’interroger, pour s’entendre
répondre : « Oh, oui, je ne voulais pas vous
raconter tous ces trucs. C’était le moi d’avant. »
Cette apparence de normalité – ce masque
de normalité – a largement compliqué l’étude
des psychopathes. Bien que coupables des com-
portements les plus irresponsables, et parfois
En Bref les plus destructeurs et violents, ils ne présen-
tent aucun signe de maladie mentale. Ils n’ont
pas d’hallucinations et n’entendent pas de voix.
• À l’aide de diverses
Ils ne sont ni confus, ni anxieux, ni dominés
méthodes de mesure
par des pulsions irrépressibles. Ils ne sont pas
de l’activité cérébrale,
non plus maladroits en société. Ils ont souvent
les scientifiques
une intelligence supérieure à la moyenne.
ont découvert que
Ajoutons qu’ils n’expriment pas de réels
les psychopathes
remords ni de désir de changer. Il a donc été
ne ressentent pas
facile de considérer les psychopathes non pas
d’émotions, ne savent
comme les victimes d’un grave dysfonctionne-
pas déchiffrer les
ment mental, mais simplement comme des
signaux émis par autrui
opportunistes. On se demandait même s’ils
et ne tirent pas de
étaient fous ou simplement mauvais.
leçons de leurs erreurs.
Du Caïn de la Bible au kunlangeta des Inuits
• Ces déficits peuvent parlant le Yupi et au arankan du Niger, presque
apparaître chez l’enfant toutes les cultures ont rapporté l’existence
dès l’âge de cinq ans. d’individus dont les comportements antiso-
• On a toujours ciaux menacent la paix des communautés. Mais
considéré que grâce aux méthodes capables d’évaluer l’acti-
©dundanim / Shutterstock

les psychopathes ne vité cérébrale en temps réel, les spécialistes ne


pouvaient être soignés, sont plus limités à la seule étude des comporte-
mais de nouvelles ments des psychopathes. Aujourd’hui, nous
formes de thérapie pouvons étudier ce qui se passe dans leur cer-
seraient envisageables. veau quand ils pensent, prennent des décisions
et réagissent à leur environnement. Et ce que

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Nous pensons que comme toutes les person-


nes souffrant de maladies mentales, les psycho-
pathes ont droit à un traitement ; même si l’on
n’éprouve aucune sympathie pour eux, on peut
vouloir les aider. Aux États-Unis, entre 15 et
35 pour cent des détenus sont des psychopathes.
Ils enfreignent la loi plus souvent et plus vio-
lemment que les autres, et ont une probabilité
quatre à huit fois plus élevée de récidiver après
leur libération. En fait, il existe une corrélation
directe entre le score que les personnes interro-
gées obtiennent sur une échelle de psychopathie
en 40 points (voir l’encadré page 66) et leur pro-
babilité de ne pas tenir leurs engagements.
K. Kiehl a récemment estimé que le coût des
poursuites et de l’incarcération des psychopa-
thes, ajouté au coût des drames qu’ils provo-

Stefa - Yuri Arcus / Shutterstock


quent dans la vie des autres, atteint, aux États-
Unis, entre 250 et 400 milliards de dollars par
an. Aucun autre trouble mental d’une telle
dimension n’est à ce point occulté.

Tête pleine, cœur vide


1. Bien que nous découvrons, c’est que les psychopathes Un homme que nous appellerons Brad était
l’empathie leur fasse présentent une anomalie biologique grave. Leur en prison pour un crime particulièrement hor-
totalement défaut, cerveau ne traite pas les informations comme rible. Au cours d’un entretien, il décrivit com-
les psychopathes font celui des autres personnes. Ils semblent souffrir ment il avait kidnappé une jeune femme, l’avait
si bien semblant d’avoir d’un trouble de l’apprentissage qui interfère attachée à un arbre, l’avait violée pendant deux
des émotions normales
avec leur développement émotionnel. jours, puis l’avait égorgée et l’avait laissée
qu’ils présentent
Dans un mouvement collectif de renonce- morte. Il racontait l’histoire, puis concluait,
généralement bien, et
peuvent même avoir l’air
ment, les psychiatres ont souvent écrit qu’on ne avec une froideur inoubliable : « Vous avez une
charmant. Ils apprennent pouvait rien pour les psychopathes. Mais main- fille ? Parce que je pense que c’est vraiment
à compenser leurs déficits tenant que la science révèle les mécanismes important de parler avec elle, de lui donner
émotionnels, un peu sous-jacents de cette pathologie, il est temps de votre amour et beaucoup de compassion. C’est
comme les personnes changer d’attitude. Si des déficits physiologi- le secret d’une bonne relation. J’ai essayé de
amputées apprennent ques spécifiques empêchent les psychopathes de pratiquer cela dans toutes mes relations. » Il
à vivre sans l’usage ressentir de l’empathie envers autrui, de former parlait sans hésitation, totalement inconscient
d’un membre. des relations stables et de tirer des enseigne- de l’effet que provoquaient ces phrases après
ments de leurs erreurs, alors mieux les com- son atroce confession.
prendre pourrait conduire à de nouveaux trai- Aussi charmants qu’ils puissent paraître, les
tements : des médicaments, et peut-être des psychopathes sont incapables de nuances parce
stratégies comportementales plus adaptées. qu’ils n’ont pas accès à leurs propres senti-
K. Kiehl a engagé un programme ambitieux ments ni à ceux des autres. Imaginez ce que ce
de plusieurs millions de dollars – financé par serait que de n’être jamais déprimé ou anxieux,
l’Institut américain de santé mentale (NIMH), de n’avoir jamais de regrets, mais aussi de ne
l’Institut américain de toxicomanie (NIDA) et la jamais aimer profondément qui que ce soit ou
Fondation John et Catherine MacArthur – pour quoi que ce soit. Les émotions des psychopa-
collecter des informations génétiques, les scan- thes sont superficielles : ils sont irrités
ners cérébraux et les dossiers de quelque lorsqu’ils n’obtiennent pas ce qu’ils veulent et
1 000 psychopathes, et les compiler afin de adoptent des comportements risqués pour les
construire une base de données destinée aux raisons les plus futiles. Privés de loyauté et de
chercheurs. Pour accélérer le travail, il a contri- passions, ils errent dans la vie, basculant sou-
bué à la conception d’un scanner portable – un vent dans le crime. Vols, agressions et même
appareil d’IRM fonctionnelle qui tient dans un meurtres sont susceptibles d’être commis sans
camion. Cet appareil est introduit dans les pri- raison apparente. En ce qui concerne les émo-
sons, ce qui évite d’avoir à demander les autori- tions complexes telles que le dévouement, la
sations administratives visant à laisser sortir des culpabilité ou la joie, ils n’en ont qu’une com-
psychopathes dangereux. préhension livresque.

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Des dizaines d’articles révèlent que les psy- paquet de 100 cartes arrangées de telle sorte
chopathes ressentent le monde différemment. que neuf des dix premières cartes étaient des
Ils ont des difficultés à émettre des jugements figures, mais seulement huit des dix suivantes,
appropriés sur les valeurs morales et à dominer sept des dix suivantes et ainsi de suite. On leur
leurs pulsions. Ils sont insensibles aux indices expliquait qu’à chaque fois qu’ils retournaient
émotionnels. En 2002, James Blair, de l’Institut une carte, ils gagnaient un point si c’était une
américain de santé mentale, a montré qu’ils ont figure, et ils perdaient un point si ce n’était pas
du mal à détecter les émotions, notamment la le cas. Il était facile de gagner des points au
peur, dans la voix d’une autre personne. Ils ont début. Cependant, à mesure que les probabili-
aussi des difficultés à identifier la peur sur un tés diminuaient, les non-psychopathes le
visage. Dans une expérience classique réalisée remarquaient et arrêtaient de jouer, générale-
en 1991, l’équipe du psychologue Robert Hare, ment après environ 50 cartes. Au contraire, les
de l’Université de Colombie-Britannique, a psychopathes continuaient jusqu’à ce qu’il ne
montré que les psychopathes ne perçoivent pas reste pratiquement plus de cartes et qu’ils aient
les nuances émotionnelles présentes dans le perdu tous leurs gains.
langage. Les chercheurs ont présenté briève- Selon J. Newman, la brutalité des psychopa-
ment des mots réels et des pseudomots à des thes résulterait d’un trouble de l’attention : ils
prisonniers, dont certains étaient des psychopa- n’enregistrent pas les nouvelles informations
thes, et leur ont demandé d’appuyer sur un lorsque leur attention est engagée dans une
bouton lorsqu’ils voyaient un vrai mot. tâche. Des recherches antérieures suggéraient
Les psychopathes étaient aussi rapides que les que les psychopathes étaient insensibles : ils ne
autres pour différencier les mots des non-mots. transpirent pas lorsqu’ils sont exposés à des
Mais l’expérience était allée un peu plus loin : odeurs nauséabondes ou quand on leur montre
parmi les mots, certains avaient une connota- des images de visages mutilés. Mais J. Newman
tion positive ou négative (« lait », « cicatrice »), et ses collègues ont récemment montré que les
tandis que d’autres étaient neutres (« crayon »). psychopathes ont des réactions physiologiques
Les non-psychopathes repéraient instantané- normales aux stimulus déplaisants, par exemple
ment les mots chargés émotionnellement ; sur la menace d’une décharge électrique – sauf
l’électroencéphalogramme, on distinguait des lorsque leur attention est focalisée sur quelque
pics de l’activité électrique reflétant des répon- chose d’autre. Quand ils se sont fixés un but,
ses cérébrales automatiques, et ils appuyaient les psychopathes continuent imperturbable-
très vite sur le bouton. Au contraire, les psycho- ment. Cette hyperfocalisation associée à une
pathes ne réagissaient pas plus vite aux mots
émotionnels qu’aux autres et leur activité céré-
brale restait stable (voir l’encadré ci-contre).
Sur une autre longueur d’onde
Hyperfocalisés
sur leur objectif
Un nombre croissant de données montre que
Q uand on montre des mots réels et des pseudomots à des sujets
sains, et qu’on leur demande de reconnaître les mots qui ont un
sens, tous reconnaissent particulièrement vite les mots qui ont une conno-
les psychopathes présentent des anomalies de la tation émotionnelle, par exemple « sang ». Au contraire, les psychopa-
compréhension du langage. Ils ont du mal à thes ne reconnaissent pas plus vite les mots chargés émotionnellement
comprendre les métaphores – par exemple, ils que les mots neutres, tels que « crayon ». Qui plus est, leur activité céré-
ont une plus grande probabilité que des sujets brale, enregistrée sur un électroencéphalogramme tend à rester identi-
standards de juger que la phrase « L’amour est que quel que soit le type de mots présentés (ci-dessous à droite), tandis
un antidote aux maux de ce monde » est néga- que cette activité change chez les autres personnes quand elles repèrent
tive. Dans une étude datant de 1999, K. Kiehl a un mot à connotation émotionnelle. Enfin, la forme des ondes cérébra-
trouvé que les psychopathes font plus d’erreurs les des psychopathes diffère notablement de ce que l’on observe chez
dans des tâches consistant à identifier des noms les sujets sains. Ces résultats suggèrent que le cerveau des psychopa-
abstraits – des mots tels que «amour», «trompe- thes fonctionne différemment de celui des autres personnes.
rie», «confiance», «dévouement» et «curiosité».
Non psychopathes Psychopathes
Un autre déficit des psychopathes concerne
les mécanismes de l’attention. Dans une expé-
rience, Joseph Newman, de l’Université de
Wisconsin-Madison, a montré que les psycho-
pathes ont du mal à changer de stratégie,
même lorsque celle choisie pour atteindre leur Mots émotionnels
objectif échoue. Dans cette expérience sur Mots neutres
ordinateur, les participants recevaient un

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impulsivité marquée pourrait être à l’origine les psychopathes. Le cortex orbitofrontal est
des horreurs que peuvent commettre les psy- impliqué dans la prise de décision qui nécessite
chopathes, incapables de se détourner de leur une évaluation du risque, de la récompense et
but avant de l’avoir atteint et insensibles à tout de la punition. Les personnes ayant une lésion
ce qui pourrait les en détourner. de cette région du cerveau souffrent d’impulsi-
En 1848, un jeune homme nommé Phinéas vité et explosent quand elles ont l’impression
Gage travaillait comme contremaître sur le d’avoir subi un affront – tout comme Gage. En
chantier de construction d’une voie ferrée, dans fait, ces individus souffriraient de « psychopa-
le Vermont. Avec son équipe, il dégageait une thie acquise ».
zone rocheuse lorsqu’une explosion accidentelle
souffla sa barre de mine – une lourde barre
métallique de plus de un mètre de longueur –
Un cerveau altéré
2. Phinéas Gage,
après son accident avait
qui traversa la moitié gauche de son visage et Même si son accident l’avait transformé,
totalement changé. ressortit au sommet de son crâne. Une telle bles- Gage ne présentait pas toutes les caractéristi-
Compétent, d’humeur sure semblait devoir le tuer. Mais bien qu’« une ques de la psychopathie, par exemple l’absence
égale et responsable, demi-tasse » de son cerveau ait coulé au sol, d’empathie. On en déduit que d’autres régions
il était devenu grossier comme le nota le médecin qui le prit en charge, cérébrales sont impliquées. L’amygdale céré-
et imprévisible. Gage ne perdit apparemment pas conscience, et brale, impliquée dans la genèse de la peur, est
récupéra assez bien. Toutefois, ses collègues une des aires possibles. Les singes ayant une
remarquèrent un changement notable de sa per- lésion de l’amygdale n’ont pas peur et se diri-
sonnalité. Alors qu’avant l’accident, il avait bon gent droit sur les gens qu’ils croisent. De même,
caractère et était sensé et responsable, Gage était les psychopathes n’éprouvent aucune peur :
devenu grossier et imprévisible, contrôlé par ses lorsqu’ils sont confrontés à des images qui
passions immédiates. Le cas de Gage est devenu déclencheraient un sentiment de peur chez tout
classique en neurosciences parce qu’il révéla que un chacun, ils ne cillent pas.
le comportement, dont on pensait qu’il dépen- Mais une ou deux aires cérébrales ne suffisent
dait de la « volonté », était de nature biologique. vraisemblablement pas à produire les profonds
3. Hyperfocalisés :
Gage avait perdu l’usage d’une partie de son déficits des psychopathes. K. Kiehl a récemment
quand quelque chose
a capté leur intérêt, cerveau, le cortex préfrontal ventromédian. suggéré que la psychopathie dépendrait du sys-
les psychopathes Située derrière le front, cette région est proche tème paralimbique, un ensemble de structures
ne font plus attention du cortex orbitofrontal – dont de nombreux cérébrales interconnectées impliquées dans le
à leur environnement. scientifiques pensent qu’il fonctionne mal chez traitement des émotions, la poursuite de buts, la
motivation et l’autocontrôle (voir l’encadré page
ci-contre). Cette hypothèse est étayée par des
données d’IRMf qui révèlent un amincissement
du tissu paralimbique – ce qui indique que cette
région cérébrale est sous-développée. En plus
du cortex orbitofrontal et de l’amygdale céré-
brale, le système paralimbique comprend le
cortex cingulaire antérieur et l’insula. Le cingu-
laire antérieur régule les états émotionnels et
aide les individus à contrôler leurs pulsions et la
survenue d’erreurs dans leur comportement.
L’insula joue un rôle essentiel dans la recon-
naissance de la violation des normes sociales,
ainsi que dans le ressenti de la colère, de la peur,
de l’empathie et du dégoût. Par définition, le
psychopathe est insensible aux attentes sociales,
et, comme nous l’avons indiqué, les psychopa-
thes sont susceptibles d’avoir des seuils de
dégoût particulièrement élevés, tolérant les
odeurs et les images répugnantes avec sérénité.
L’insula est aussi impliquée dans la percep-
Galina Barskaya / Shutterstock

tion de la douleur. Des études de psychopathes


– dont une dans laquelle les sujets recevaient
des chocs électriques – ont montré que, dans
certaines conditions, ils sont remarquablement
imperturbables s’ils savent qu’ils vont souffrir ;
ils ont aussi des difficultés à remarquer leurs

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Un cerveau qui a mal tourné


les sont aussi impliquées dans la prise de décision, le rai-
U ne bande de tissu en forme de fer à cheval nichée
dans les profondeurs du cerveau pourrait être la
région qui fonctionne mal chez les psychopathes. Connue
sonnement élaboré et le contrôle des pulsions. Les person-
nes souffrant d’une lésion cérébrale touchant ces régions
sous le nom de système paralimbique, elle est constituée de tendent à développer des caractères et des comportements
plusieurs régions cérébrales interconnectées qui enregis- psychopathiques. Et les études d’imagerie révèlent que
trent les sentiments et d’autres sensations, et assigne une chez les psychopathes, les aires paralimbiques sont parfois
valeur émotionnelle aux expériences. Ces régions cérébra- sous-développées.

Cortex cingulaire antérieur :


Empathie, affects, prise de décision,
contrôle cognitif

Cortex orbitofrontal :
Apprentissage (avec Cortex cingulaire postérieur :
récompenses et punitions), Mémoire émotionnelle,
flexibilité comportementale, traitement des émotions
contrôle des pulsions,
prise de décision
émotionnelle et sociale

Insula :
Conscience des états corporels,
perception de la douleur
Amygdale cérébrale :
Évaluation des stimulus sensoriels,

Raphael Queruel
Pôle temporal :
production des réponses émotionnelles
Intégration des émotions
et de la perception,
traitement des données sociales

erreurs et à ajuster leur comportement en fonc- pathes résidant dans les prisons aux États-Unis
tion des conséquences de ces erreurs (ce qui atteindrait 500 000, et que 250 000 autres
contribue à expliquer pourquoi ils se retrouvent vivraient en liberté. Même s’ils ne commettent Bibliographie
en prison de façon répétée, incapables de tirer pas nécessairement de crimes, on protégerait
J. Sato et al., Identification
des leçons de leurs expériences passées). d’éventuelles victimes en les aidant à contrôler of psychopathic
La psychopathie est-elle innée ou acquise ? La leur impulsivité et leur agressivité. Cependant, individuals using
réponse est probablement : les deux. Si, comme peu d’efforts ont été faits dans cette direction pattern classification
le pensent les chercheurs, les gènes rendent jusqu’à présent. Aux États-Unis encore, des of MRI images, in Social
compte de 50 pour cent de la variabilité entre milliards de dollars ont été dépensés pour la Neuroscience, à paraître.
les personnes qui présentent des traits antiso- recherche sur la dépression ; mais probable- J. Seabrook, Suffering
ciaux, cela signifie que les circonstances de la ment moins d’un million pour trouver des souls : the search for
vie sont tout aussi importantes que l’hérédité traitements contre la psychopathie. Les psy- the roots of psychopathy,
biologique. Certains psychopathes sont mar- chologues ont en partie été découragés par les in New Yorker,
qués par les cicatrices d’une enfance difficile, données suggérant que les psychopathes ne pp. 64-73, 2008.
mais d’autres sont les « moutons noirs » de peuvent être soignés. K. Kiehl, A cognitive
familles stables. Indépendamment de savoir qui Certaines études ont même montré que les neuroscience perspective
des gènes ou de l’environnement a l’importance psychopathes qui avaient bénéficié d’une théra- on psychopathy :
prépondérante, l’intervention précoce pourrait pie de groupe en prison ont révélé une plus evidence for paralimbic
system dysfunction,
être essentielle. Tout comme il y a un moment grande probabilité de commettre de nouveaux
in Psychiatry Research,
dans l’enfance où le cerveau est prêt pour crimes à leur sortie que s’ils n’avaient reçu vol. 142(2-3),
apprendre le langage, ce qui devient beaucoup aucun traitement ! Écouter les autres délin- pp. 107-128, 2006.
plus difficile par la suite, nous pensons qu’il quants se confier à un groupe n’est certainement
M. Caldwell et al., Are
pourrait exister une fenêtre temporelle précoce pas une bonne stratégie ; on sait que les psycho- violent delinquents worth
pour le développement de compétences sociales pathes ont d’excellentes capacités pour exploiter treating ? A cost-benefit
et cognitives sous-jacentes à ce que nous appe- les faiblesses des autres. Ils ont aussi des difficul- analysis, in Journal of
lons la « conscience ». tés à intégrer les idées abstraites, si bien qu’il y a research in Crime and
Les psychopathes sont mal compris. Certains peu de chances que des sermons sur la respon- Delinquency, vol. 43(2),
chercheurs estiment que le nombre de psycho- sabilité personnelle soient efficaces. pp. 148-168, 2006.

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Malgré cela, nous sommes optimistes : un


nouveau traitement pour les jeunes délinquants
Connaissez-vous un psychopathe ? ayant des tendances psychopathes a un réel suc-
cès. Michael Caldwell, un psychologue du
Centre de traitement des jeunes délinquants
I l y a des chances que vous ayez déjà rencontré un psychopathe.
Les personnes souffrant de ce trouble représentent 0,5 à 1 pour
cent de la population. Si on exclut les enfants, les femmes (pour
Mendota à Madison, dans le Wisconsin, a utilisé
une thérapie dite de décompression dont l’ob-
des raisons que l’on ne comprend pas, peu de femmes sont affec- jectif est de mettre un terme à un cercle vicieux,
tées) et ceux qui sont déjà en prison, cela veut dire qu’environ la punition des mauvais comportements entraî-
250 000 psychopathes vivent en liberté aux États-Unis. nant davantage de comportements répréhensi-
Comment reconnaître un psychopathe ? Le test utilisé par les bles, qui sont à leur tour punis, etc. On a
experts comporte 20 critères, dont la pondération va de 0,5 à 2. constaté que les jeunes incarcérés qui suivaient
Les critères incluent des comportements et des traits tels que le men- ce programme passaient moins souvent à l’acte
songe pathologique, la tendance à l’ennui et la promiscuité et devenaient capables de participer à des pro-
sexuelle (voir ci-dessous), que l’on évalue au cours d’un entretien grammes standards de réhabilitation.
ainsi qu’en consultant les rapports de la police, de la prison et
d’autres sources officielles. Le score maximal est de 40 (2 pour Une thérapie efficace ?
chacun des 20 critères), et tout individu obtenant 30 ou plus est
considéré comme psychopathe. Après ce traitement, un groupe de plus de
Chacun se trouve quelque part sur le continuum de la psychopa- 150 jeunes traités par M. Caldwell a révélé une
thie. La personne moyenne a un score de 4, mais nombreux sont probabilité deux fois plus faible de commettre
ceux qui obtiennent plus de 10, voire plus de 20 – pas assez pour un crime qu’un groupe comparable pris en
que le diagnostic soit posé, mais présentant néanmoins des ten-
charge dans un centre classique. Dans ce der-
dances psychopathiques souvent observables. Cela peut être un
nier cas, les jeunes gens ont tué 16 personnes
supérieur brutal, une personne à la dérive, une personne irrespon-
dans les quatre premières années qui ont suivi
sable qui abuse constamment de la générosité de ses amis et de
leur libération ; ceux du programme de
ceux qui l’aiment.
M. Caldwell n’ont tué personne. Les bénéfices
économiques sont aussi énormes : à chaque fois
que la société dépense 10 000 dollars en traite-
ment, nous économisons 70 000 dollars néces-
Comportement antisocial
saires pour les maintenir en prison.
Besoin de stimulation et tendance à l’ennui
Les études sur le cerveau et la génétique
Style de vie : parasite
devraient encore améliorer les résultats de
Contrôle comportemental défaillant
M. Caldwell ; peut-être que, comme dans le cas
Nombreux partenaires sexuels
de la dépression, une combinaison de thérapie
Absence d’objectifs à long terme réalistes
et de médicaments se révélera efficace. Mais ces
Impulsivité
progrès sont ralentis par le fait que la psychopa-
Irresponsabilité
thie est souvent ignorée par le système de santé.
Troubles précoces du comportement
Elle n’est même pas mentionnée dans le Manuel
Délinquance juvénile
diagnostique et statistique des maladies menta-
Non-respect des engagements
les – le DSM. Pourquoi la psychopathie a-t-elle
été exclue ? Peut-être parce que le diagnostic est
difficile à poser : les psychopathes mentiront de
Caractéristiques émotionnelles et interpersonnelles
façon convaincante pendant tout l’entretien.
Bagout et charme superficiel
À mesure que les scientifiques continueront
Sens démesuré de sa propre valeur
de décrire les dysfonctionnements cérébraux de
Mensonge pathologique
psychopathes, leurs découvertes permettront
Escroquerie et manipulation
non seulement d’aider ces individus perturbés,
Absence de remords ou de culpabilité
mais aussi d’améliorer l’état sanitaire de la
Émotions superficielles
société dans son ensemble. De fait, il serait
Grossièreté et manque d’empathie
irresponsable d’ignorer les psychopathes alors
Incapacité à assumer les responsabilités de ses propres actions
qu’ils représentent un tel danger. Lorsque les
juristes, les gardiens de prison, les psychiatres et
d’autres commenceront à prendre les psycho-
Autres facteurs pathes pour ce qu’ils sont – non pas des mons-
Grande variété de délits tres, mais des personnes dont les incapacités
De nombreuses relations maritales de courte durée émotionnelles peuvent les conduire à agir de
façon monstrueuse –, nous serons tous sur la
voie d’un avenir moins dangereux. I

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Maux d’artistes
par Sebastian Dieguez
Ce livre est un recueil d’articles que l’auteur
a publiés dans la rubrique Art et pathologies
du magazine Cerveau & Psycho.
Dans cet ouvrage, l’auteur s’interroge sur les liens
cachés entre une œuvre d’art – une peinture,
une sculpture, une composition musicale
ou une œuvre littéraire – et une maladie
de l’esprit que présentait son auteur.
Examinant divers chefs-d’œuvre avec un regard
de psychologue, neurologue, voire psychiatre,
Sebastian Dieguez analyse plus d’une vingtaine
d’œuvres dont celles de Dostoïevski, Maupassant,
Monet, Ravel, De Chiricho, Proust, Van Gogh, etc.

176 pages • 2255 euros • IS


17 ISBN
SBN 978
978-2-84245-101-1
2 842455 1011 1

Disponible en librairie ou sur www.cerveauetpsycho.fr

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Neurobiologie
Psychiatrie

Marco Canterino
est psychologue
à la Clinique
de médecine
Étranger à soi-même
psychosomatique
de l’Université Johannes Les personnes souffrant d’un syndrome de dépersonnalisation
Gutenberg de Mainz,
dont Matthias Michal et de déréalisation perçoivent leur environnement
est le directeur adjoint.
et elles-mêmes comme irréels. Leur cerveau
semble indifférent aux émotions.

« e monde familier a disparu, et ce

L n’est pas seulement lui qui me


paraît flou, mais aussi toute mon
identité passée. Je n’ai plus de moi
avec lequel m’identifier. Je suis
mort intérieurement, je pourrais tuer un
homme ou gagner des millions au loto, je n’en
serais pas ému pour autant. J’ai aussi perdu la
sensation de mon corps. Tout est tellement
émoussé et irréel... Les couleurs de la vie, le ciel
En Bref bleu, les rayons du soleil me laissent de marbre.
Je ne peux pas les sentir. »
• Les personnes
C’est ainsi que Thomas Martens décrit
souffrant d’un trouble
l’étrange conscience de soi qui le torture depuis
de dépersonnalisation plus de trois ans. Ce patient, âgé de 27 ans, vit
se sentent étrangères dans notre clinique et souffre d’un trouble que
à elles-mêmes les psychologues qualifient d’étrangéisation de
et considèrent soi ou de dépersonnalisation. Les personnes
leur environnement concernées se perçoivent différentes d’elles-
comme irréel. mêmes et se sentent détachées de leur propre
• La maladie individualité. Quand l’intensité des signes clini-
étant méconnue, que est importante, on parle de trouble de la
elle est souvent dépersonnalisation.
mal diagnostiquée Les symptômes peuvent être d’ordres très
et n’est pas traitée variés ; les patients ont du mal à les décrire.
correctement. Certains racontent qu’ils se perçoivent comme
• Le traitement le plus simples observateurs de leurs propres actions,
Roxyfer / Shutterstock

efficace renforce et se vivent comme des robots. Généralement


la perception corporelle l’environnement leur semble irréel – comme
et émotionnelle s’ils vivaient dans un monde de rêves. Du fait
des patients. de l’étrangéisation à la fois de soi et de l’envi-
ronnement, les psychologues et les médecins

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qualifient aussi le trouble de « syndrome de l’extérieur. Elles rient et pleurent... et pourtant


dépersonnalisation-déréalisation ». ne se sentent pas concernées.
Toutefois, contrairement aux patients souf- Nous vivons tous à un moment ou à un autre
frant de psychoses, ces personnes ne perdent pas des épisodes passagers de dépersonnalisation et
le sentiment de réalité ; chez elles, c’est bien plus de déréalisation : par exemple lorsque nous
le sentiment de « comme si » qui prédomine. « Je avons le sentiment d’être dépassés par une
me sens léger comme si je n’avais pas de corps. » situation, ou de n’avoir aucune affinité avec les
Ou : « C’est comme si c’était la douleur d’un convives d’une soirée, ou encore d’être forcés
autre, tout semble si irréel, comme si je jouais de faire des choses qui ne nous correspondent
dans un film. » Tels sont les témoignages typi- pas. Un tel état peut aussi être déclenché par la
ques de personnes souffrant de syndrome de fatigue et l’épuisement, le stress, un environne-
dépersonnalisation-déréalisation. Les patients ment étranger, la consommation de drogues ou
psychotiques, eux, n’ont plus de sentiment de une frayeur subite. Toutefois ce sentiment
réalité et sont convaincus que leurs émotions d’étrangeté ne dure généralement que quelques
sont commandées par une force extérieure. secondes, parfois quelques minutes. Chez les
Les patients souffrant de dépersonnalisation- patients atteints du syndrome de dépersonnali-
déréalisation ont une tendance maniaque à sation-déréalisation, cet état de conscience per-
1. Prisonniers
s’auto-observer sous un angle catastrophiste. dure pendant des semaines, des mois, voire des
de la brume :
Ainsi, ils considèrent chaque intensification des années. Un traitement psychothérapeutique est les patients souffrant
symptômes comme le signe d’une maladie neu- alors nécessaire. d’un trouble
ronale, d’un délire naissant ou même d’une L’oto-rhino-laryngologiste hongrois Maurice de dépersonnalisation
« dissolution de l’âme ». Les personnes tou- Krishaber (1836-1883) rapportait déjà en 1873 ont l’impression de vivre
chées rapportent aussi souvent plus ressentir le cas de patients se plaignant d’un « sentiment dans un rêve
d’émotions, même si ce n’est guère visible de d’irréalité ». Quelques années plus tard, le psy- qui brouille la réalité.

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chiatre français Ludovic Dugas (1857-1943) contacts sociaux, d’un environnement chan-
introduisait le terme de dépersonnalisation. Le geant et inhabituel, ou de drogues.
système de classification de l’Organisation Depuis 2005, à la clinique et polyclinique de
mondiale de la santé, OMS, qualifie le syndrome médecine psychosomatique et de psychothéra-
de dépersonnalisation-déréalisation de trouble pie de la Faculté de médecine de Mayence,
distinct de l’image, le classant parmi les autres nous proposons une heure de consultation
troubles neurologiques (voir l’encadré ci-des- spéciale pour le trouble de dépersonnalisation.
sous) ; dans la quatrième édition du Manuel Des personnes viennent nous voir de toute
diagnostique et statistique des troubles men- l’Allemagne pour écouter nos conseils et rece-
taux de l’Association des psychiatres américains voir de l’aide. Ces personnes sont souvent pas-
(DSM-IV), le syndrome est classé dans la caté- sées par des années de diagnostics coûteux et
gorie des troubles dits dissociatifs. d’essais thérapeutiques multiples, sans que la
source du trouble soit identifiée. On leur a
Basculement dans prescrit des psychotropes – généralement sans
succès. Beaucoup trouvent le diagnostic par des
un autre monde recherches personnelles, et découvrent aussi les
Le trouble se déclare le plus souvent vers l’âge consultations que nous proposons.
de 16 ans et se manifeste aussi bien chez les Même si toutes les personnes concernées
hommes que chez les femmes, un fait rare pour souffrent de cet état de conscience modifié, la
les maladies mentales. La plupart du temps, les gêne qu’elles éprouvent au quotidien varie
sensations étranges apparaissent d’un seul notablement. Certains patients parviennent à
coup, parfois en association avec une consom- terminer leurs études, et réussissent profession-
mation de cannabis, des crises de panique ou nellement ; d’autres se sentent dépassés par tout
des douleurs. C’est ainsi que T. Martens a été ce qui les entoure et finissent par s’isoler. Ainsi,
subitement envahi par ce sentiment : « J’étais T. Martens était paniqué à l’idée d’avoir des res-
assis un soir devant mon ordinateur pour rédi- ponsabilités quand il rentrerait dans la vie
ger un devoir, lorsque brusquement tout mon active après ses études. Il avait fini par rester
environnement est devenu surréel – comme cloîtré chez ses parents et évitait tout contact
décalé, en quelque sorte. J’avais l’impression avec le monde extérieur.
d’être dans un film. » Tous les patients souffrent de cet isolement,
Souvent, le trouble devient chronique, même ainsi que du sentiment oppressant de passer à
si les symptômes varient en intensité. Ils appa- côté de leur vie. Certains vivent en couple sans
raissent généralement à cause du stress, des que leur partenaire n’ait conscience de leur

Critères diagnostiques

L e manuel de l’Organisation mondiale de la santé (ICD-10) et celui de l’Association des psychiatres des États-Unis
(DSM-IV) décrivent la dépersonnalisation en ces termes :

Syndrome de dépersonnalisation - déréalisation (ICD-10) Trouble de la dépersonnalisation (DSM-IV )

Au moins un des critères 1 et 2, ainsi que les critères 3 et 4 Les critères A, B, C et D doivent être remplis :
doivent être remplis : A– Sensation persistante ou récurrente d’être détaché de
1– La personne concernée perçoit ses sentiments et ses ses propres processus mentaux ou de son corps, ou d’être un
expériences comme détachés d’elle-même, lointains, ne lui observateur extérieur (comme s’il se trouvait dans un rêve).
appartenant pas. B– Durant l’expérience de dépersonnalisation, le contrôle
2– Les objets, les gens ou l’environnement semblent irréels de la réalité reste intact.
et lointains, artificiels, ternes, sans vie. C– La dépersonnalisation provoque des souffrances ou un
3– La personne touchée admet qu’un handicap important du point de vue clinique, dans tous les
changement subjectif et spontané est domaines sociaux et professionnels.
apparu, mais qu’il n’a pas été provo- D– La sensation de dépersonnalisation ne survient
qué par des événements extérieurs ou pas dans le cadre d’autres maladies telles que la schi-
par quelqu’un de particulier. zophrénie, les troubles paniques, le stress intense ou
4– Le sujet a une conscience claire de d’autres troubles dissociatifs, et n’est due ni à l’action
son état. On ne constate aucun état de directe d’une drogue, ni à une autre maladie (par exem-
confusion ni d’épilepsie. ple, une épilepsie du lobe temporal).

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état : le sujet sait comment se comporter pour


que son conjoint ne remarque rien. Cette comé-
Familier ou étranger ?
die a un coût : un sentiment de tromperie et de
culpabilité. Toutefois, alors même que les
patients comprennent ce que leur entourage
U ne des enquêtes réalisées par l’équipe de Mayence a montré que
1,9 pour cent des Allemands présentent régulièrement des symptô-
mes typiques de dépersonnalisation. Les chercheurs ont recensé l’expé-
attend d’eux, ils n’ont aucune idée de leurs pro- rience d’étrangéisation des participants à l’aide de questions telles que :
pres besoins. Ils se sentent le plus souvent insa-
tisfaits, quand bien même leur vie semble plu- • Avez-vous déjà eu le sentiment que tout votre corps ou une partie
tôt réussie. Ils pensent porter en eux d’immen- était détaché de vous-même ou ne vous appartenait plus ?
ses potentialités inexploitées. • Vous êtes-vous déjà senti irréel ou vous êtes-vous déjà senti étranger
Les patients atteints de syndrome de déper-
à vous-même ?
sonnalisation-déréalisation souffrent d’un sen-
• Vous êtes-vous déjà regardé dans le miroir et senti comme dissocié
timent d’incompréhension de la part des méde-
de votre reflet ?
cins qui les examinent, et ont l’impression de ne
pas être pris au sérieux. À cela s’ajoute la peur • Vous êtes-vous déjà senti comme dans un rêve, ou avez-vous
de perdre le contrôle d’eux-mêmes ou de deve- déjà eu le sentiment d’être détaché de vos mouvements ?
nir fous. Ils finissent souvent par cesser de par-
ler de leur souffrance et essaient de dissimuler
leurs problèmes. Anthony David et ses collègues du King’s
College de Londres ont constaté que près de
60 pour cent des personnes touchées présen-
Une maladie sous-estimée tent aussi une dépression, et 40 pour cent, des
Alors que les états de conscience typiques du troubles de l’anxiété ; mais, dans ce cas, ces
syndrome de dépersonnalisation-déréalisation maladies ne sont que des conséquences de la
devraient être recherchés de façon systématique dépersonnalisation.
en psychiatrie, ils sont souvent ignorés dans la Au cours de ces dernières années, grâce à des
pratique clinique et en recherche. Sans doute en techniques d’imagerie telles la tomographie par
partie parce que les personnes concernées ont résonance magnétique fonctionnelle (IRMf) et
beaucoup de difficultés à décrire leur vécu. la tomographie par émission de positons (TEP),
Mais surtout, les médecins ignorent générale- les chercheurs ont mis en évidence des différen-
ment qu’il s’agit d’une maladie assez répandue. ces d’activité cérébrale entre personnes atteintes
Pourtant, le DSM-IV ne précise pas la fréquence de trouble de la dépersonnalisation et personnes
des syndromes de dépersonnalisation-déréalisa- en bonne santé. La carence émotionnelle est
tion dans la population générale. Pour l’ICD-10, confirmée par l’activité neuronale : les psychia-
le trouble serait rare. tres de l’équipe d’Erwin Lemche du King’s
Un examen systématique des données des College de Londres ont découvert en 2008 que
assurances maladies réalisé en 2006 a montré l’amygdale cérébrale ainsi que d’autres structu-
que moins d’un assuré sur 14 000 a été diagnos- res dites limbiques réagissent moins aux stimu-
tiqué comme souffrant d’un syndrome de lus émotionnels chez les personnes touchées que
dépersonnalisation-déréalisation. Il s’agirait chez les sujets sains. Lorsque les patients voient
donc d’un trouble extrêmement rare ; toutefois, un visage ayant une expression triste, l’activité
ces chiffres sont contredits par des études ayant de leur amygdale diminue, alors qu’elle aug-
recherché les symptômes du syndrome de mente chez les personnes saines (voir figure 2).
dépersonnalisation-déréalisation de façon plus En outre, les chercheurs londoniens ont
ciblée. Ainsi, une des enquêtes réalisées en 2009 aussi observé que les stimulus émotionnels
par notre équipe a montré que 1,9 pour cent des intensifient l’activité de régions du lobe fron-
Allemands présentent des symptômes typiques tal, plus précisément de régions du cortex pré-
du syndrome de dépersonnalisation-déréalisa- frontal, chez les patients souffrant de syn-
tion, et que presque dix pour cent ressentent ces drome de dépersonnalisation-déréalisation.
symptômes, mais de façon plus légère (voir l’en- Ces régions participent notamment à la régu-
cadré ci-dessus). Ainsi, le syndrome de déper- lation des émotions. Mais la maladie ne se
sonnalisation serait à peu près aussi répandu reflète pas uniquement dans l’activité céré-
que d’autres troubles psychiatriques, tels que la brale. Le système nerveux autonome des per-
schizophrénie, l’anorexie ou les troubles obses- sonnes concernées réagit plus faiblement à des
sionnels compulsifs. stimulus effrayants que celui de sujets sains,
Selon une conception répandue, mais erro- comme l’a constaté Mauricio Sierra, égale-
née, le syndrome de dépersonnalisation-déréa- ment au King’s College de Londres, en 2006.
lisation ne serait que le signe d’une dépression C’est-à-dire que l’on ne constatera pas chez
grave ou d’un trouble de l’anxiété. Certes, elles les manifestations physiologiques de la

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peur, telles que l’accélération du rythme car- de dépersonnalisation-déréalisation. L’équipe


diaque ou la sudation. Apparemment, le trai- de M. Sierra a découvert en 2006 que le trouble
tement des expériences émotionnelles, mais est plus fréquent dans les cultures individualis-
aussi les manifestations corporelles associées tes d’Europe centrale que dans les pays plus col-
aux émotions sont inhibés. lectivistes telle la Colombie.
Quelles sont les causes de cette pathologie D’après une interprétation psychodynami-
atypique ? Qui sont les personnes à risque ? que du trouble, ce syndrome aurait une fonc-
Malheureusement, il n’existe actuellement que tion de défense psychique. Le psychiatre autri-
très peu d’indices sur les facteurs déclen- chien Paul Schilder (1886-1940) décrivait le
chants. On ignore, par exemple, dans quelle trouble comme une « fuite de la pleine expé-
mesure les facteurs génétiques accélèrent le rience de la réalité » supposée protéger la per-
trouble. Contrairement à de nombreux trou- sonne d’émotions trop fortes ou particulière-
bles dissociatifs, le syndrome de dépersonnali- ment stressantes.
sation-déréalisation ne semble pas plus fré-
quent chez les personnes ayant vécu des expé-
riences traumatisantes, telles que des abus
Le piège de l’introspection
sexuels ou de mauvais traitements durant l’en- Du point de vue de la thérapie comporte-
fance. Toutefois, nombre de personnes concer- mentale, les personnes présentant un trouble
nées racontent avoir été déjà très pensives et de la dépersonnalisation dramatisent tout de
introverties, étant enfants. façon compulsive. Elles se focalisent sur leurs
La relation de la personne avec ses parents symptômes et interprètent des phénomènes
semble également jouer un rôle : presque tous ordinaires comme le signe d’une aggravation de
nos patients ont souffert de l’absence d’un leur maladie. Et c’est là que commence le cercle
« véritable » contact émotionnel avec leurs vicieux : plus les sujets se préoccupent de leurs
parents au cours de leur enfance. Ils ne se sou- symptômes, plus ces derniers s’aggravent, plus
viennent pas de leurs parents comme man- les malades s’inquiètent et se focalisent sur leurs
quant de tendresse, mais ils n’ont jamais réussi symptômes. Selon ce modèle, chaque personne
à parler avec eux de leurs inquiétudes ou de pourrait provoquer chez soi-même un senti-
sujets chargés émotionnellement. ment « d’étrangéisation » à travers un compor-
Curieusement, certains facteurs culturels tement particulier, par exemple en se contem-
semblent influencer la fréquence du syndrome plant longuement dans un miroir.
Les médecins et les psychologues considèrent
le trouble comme difficile à traiter, à cause de la
méconnaissance que nous en avons, et du man-
Journal intime d’un monde inconnu que de démarche thérapeutique spécifique.
Ainsi, il n’existe aucun médicament autorisé
L a psychiatre américaine Daphne Simeon expose le cas du profes-
seur de littérature et de philosophie Henri Frédéric Amiel (1821-
1881), qui a souffert toute sa vie du fait que le monde et ce qu’il conte-
pour son traitement. Selon diverses études, la
combinaison d’un antidépresseur de type inhi-
biteur sélectif de la recapture de la sérotonine et
nait lui semblait irréel, sans substance. Amiel devint professeur de litté- d’un antiépileptique soulage certains patients.
rature française à l’âge de 24 ans, mais ne parvint pas à terminer un L’équipe d’Antonio Mantovani, de l’Univer-
quelconque ouvrage par la suite. Cependant, il nota ses pensés et ses sité Columbia à New York, a réussi en 2011 à
sentiments de manière détaillée dans des journaux intimes. atténuer les symptômes de certains patients
Après sa mort ses notes – près de 17 000 pages ! – furent découver- par stimulation magnétique transcrânienne :
tes. La publication de ces journaux intimes, la précision et la sincérité de les médecins ont stimulé une aire cérébrale
son introspection, ainsi que la clarté avec laquelle il exprimait ses senti- impliquée dans la perception de soi-même, et
ments, lui valurent une gloire posthume. Amiel décrit son expérience située à la frontière du lobe pariétal et du lobe
d’étrangéisation en ces termes : temporal. Après trois semaines de stimulation
« J’entends mon cœur battre, et ma vie suit son cours. J’ai l’impression quotidienne, l’état de la moitié des sujets s’est
d’être devenu une statue sur le rivage du fleuve du temps […]. Je me amélioré, puis le traitement a été prolongé pen-
sens indicible, distant, mon regard est fixe comme celui d’un mort, mon dant trois autres semaines. En utilisant une
âme est confuse et dirigée vers tout, sur le Rien ou sur l’Absolu ; je suis échelle d’évaluation des symptômes, l’échelle
révoqué, c’est comme si je n’étais rien. Cet état n’est ni contemplation, de dépersonnalisation de Cambridge, l’équipe
ni engourdissement, il n’est ni douloureux, ni joyeux, ni triste ; il est en a montré que les caractéristiques de la maladie
dehors de tout sentiment particulier et de toute pensée délimitée […]. J’ai chez les six patients pris en charge avaient
la même absence de corps qu’un fluide, qu’une vapeur, qu’un nuage et régressé d’environ deux tiers après la thérapie.
tout change légèrement autour de moi.» Malgré ces avancées, l’intervention la plus
D.Simeon et J.Abugel, Feelin Unreal – Depersonalization Disorder and the Loss of the Self, Oxford University Press, 2006 prometteuse proposée à ce jour reste la psycho-
thérapie spécifique du trouble. Au début d’un

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Activité de l’hippocampe

E.Lemche et al., British Jour. of Psy., vol.226, 2008


Activité de l’amygdale
2. Chez les personnes souffrant d’un trouble de la déperson- gais, dans l’autre des photographies de visages de plus en plus tristes. On
nalisation, certaines aires du système limbique réagissent moins aux a comparé l’activité de l’hippocampe de patients (courbes en bleu) et de
stimulus émotionnels que chez des sujets sains. Dans une des expériences, sujets sains (courbes en jaune) face aux visages gais (à gauche) et de
on présentait aux sujets des photographies de visages de plus en plus l’amygdale cérébrale face aux visages tristes (à droite).

tel traitement, le thérapeute explique en détail s’est mis à la recherche d’un appartement pour
au patient les signes cliniques de sa maladie et pouvoir quitter la maison de ses parents.
ses causes possibles – y compris les comporte- L’absence de reconnaissance du trouble de
ments qui entretiennent les symptômes. Cette dépersonnalisation a souvent pour consé-
présentation rassure de nombreux patients, qui quence fatale de mauvais diagnostics et des pri-
se sentent pour la première fois pris au sérieux ses en charge inadaptées. Une enquête réalisée à
et s’aperçoivent qu’ils ne sont pas les seuls à l’Hôpital du Mont Sinaï à New York, portant
souffrir de ce mal. sur les traitements qu’avaient reçus 117 patients
Tenir un journal, où ils mettent par écrit atteints du syndrome de dépersonnalisation-
régulièrement leurs difficultés, peut aider les déréalisation : 11 pour cent d’entre eux avaient
patients à définir les situations qui accentuent été considérés à tort comme schizophrènes et
leurs symptômes, et celles qui les atténuent. En avaient reçu des neuroleptiques.
outre, le thérapeute les guide vers la méditation Le fait que certains psychiatres considèrent
de pleine conscience : ils apprennent par exem- les caractéristiques du syndrome de déperson-
ple à se concentrer sur leur corps pendant un nalisation-déréalisation comme des symptô-
certain temps, pendant qu’ils respirent. Comme mes prématurés non spécifiques de la schi-
l’a découvert notre équipe en 2007, la capacité zophrénie pourrait expliquer une partie de ces
des patients à focaliser leur attention diminue erreurs de diagnostic. En outre, les signes cli-
avec l’aggravation de la dépersonnalisation. La niques du syndrome de dépersonnalisation-
méditation de pleine conscience combat ce déréalisation, tout comme certains symptômes
phénomène en renforçant les perceptions cor- psychotiques, sont aussi présents dans certains
Bibliographie
porelles et émotionnelles. Le sujet reprend troubles de la personnalité. Il n’est donc pas
conscience de son corps, de ses pensées et de ses rare qu’ils soient tous mis dans le même « sac » E. Lemche et al.,
émotions, ce qui est indispensable pour avoir le psychiatrique. Cerebral and automatic
sentiment d’être soi. Lors de nos consultations, nous découvrons responses to emotional
À la suite de cette psychothérapie, les patients souvent des patients souffrant du syndrome de facial expressions in
prennent conscience de leur tendance à répri- dépersonnalisation-déréalisation, mais qui depersonalisation
mer leurs sentiments et à éviter les conflits par sont traités avec des neuroleptiques à cause disorder, in The British
peur du rejet. S’ils se débarrassent de ces peurs, d’une erreur de diagnostic. Or les psychotropes Journal of Psychiatry,
vol. 193, pp. 222-228,
ils peuvent progressivement parvenir à se perce- ne soulagent aucun de ces patients : les symptô-
2008.
voir eux-mêmes comme réels, et reconnaître mes continuent même à progresser ! Pire, ces
M. Sierra et al.,
leurs propres besoins. médicaments sont souvent accompagnés d’ef-
Automatic response in
Ce fut le cas de T. Martens : au cours de la fets secondaires, notamment des troubles the perseption of disgust
thérapie, il lui a été de plus en plus facile d’af- moteurs, une prise de poids et une perte de la and happiness in
fronter ses peurs sans aussitôt développer des libido. Une meilleure formation des thérapeu- depersonalisation
symptômes d’étrangéisation. L’entraînement à tes sur les critères de diagnostic et les possibili- disorder, in Psychiatry
surmonter ses craintes l’a aidé à vaincre sa peur tés de traitement pourraient aider un grand Research, vol. 145,
des responsabilités. Durant le traitement, il nombre de ces patients. I pp. 225-231, 2006.

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Neurobiologie
Psychopathologie

Erich Kasten est


professeur de
psychologie médicale
à l’Université de Lübeck,
Le cerveau
en Allemagne.
malade du corps
De nombreuses maladies psychiques résultent de troubles
du métabolisme ou du système immunitaire. Des études
récentes relancent l’intérêt pour la « psychologie somatique ».

a première fois que j’ai rencontré Tina,

L
féminine progestérone tend à aggraver la mala-
une jeune femme d’une trentaine d’an- die, si bien que l’humeur de Tina suivait son
nées, elle avait consulté des profession- cycle menstruel. Comme la maladie touche le
nels de la santé mentale durant la plus foie, le corps assimile mal les médicaments, de
grande partie de sa vie. « Un jour, je sorte qu’ils entraînent souvent de nouveaux
suis énergique et créative », m’a-t-elle dit au symptômes surprenants. La porphyrie est rare,
cours d’une de nos séances de thérapie. « Le mais ses effets sur le bien-être mental illustrent
lendemain, je suis sans but, ou je pleure, avec un concept beaucoup plus général quoique
un profond sentiment de dévalorisation. » tout aussi méconnu, à savoir que de nombreux
Tina a entendu tous les diagnostics : dépres- troubles physiques peuvent perturber notable-
sion, personnalité borderline, même schizoph- ment, mais de façon insidieuse, le fonctionne-
rénie. Les médecins ont prescrit des antidépres- ment psychique.
En Bref seurs, et plus tard des antipsychotiques. Ces
traitements n’ont fait qu’aggraver son état. Des conséquences
• La psychologie
Au début, j’ai également examiné ses trou-
somatique s’intéresse
bles à travers mes lunettes de psychologue, pen- sous-estimées
aux effets psychiques
sant qu’elle souffrait d’un trouble bipolaire. Par exemple, les inflammations qui accom-
des maladies
Plus tard toutefois, j’ai remarqué que ses chan- pagnent les infections et les maladies chroni-
physiques. Elle suscite
gements d’humeur étaient accompagnés de ques peuvent déclencher des dépressions.
un regain d’intérêt.
symptômes tels que des accélérations cardia- Tristesse et léthargie peuvent résulter de dés-
• Les inflammations, ques, des nausées et des douleurs articulaires. équilibres hormonaux ou de carences nutri-
déséquilibres En conséquence, j’ai demandé un bilan sanguin tionnelles. Des symptômes d’anxiété peuvent
hormonaux ou complet. résulter d’allergies ou d’une hyperactivité de la
carences nutritives, Peu après, un médecin a découvert la cause glande thyroïde. Et quelque chose d’aussi sim-
peuvent provoquer réelle de ses souffrances : la porphyrie, un ple qu’un manque d’eau ou de fer peuvent
des dépressions. ensemble de maladies génétiques rares qui per- interférer avec les capacités d’apprentissage, de
• Un manque d’eau turbent le métabolisme. Chez les patients souf- mémorisation et de planification.
ou de fer interfère frant de porphyrie, les précurseurs de l’hémo- Les médecins oublient souvent d’interroger
avec les capacités globine (la molécule qui transporte l’oxygène leurs patients sur leurs symptômes psychologi-
d’apprentissage, dans les globules rouges), nommés porphyri- ques. À l’inverse, les psychologues et les psy-
de mémorisation nes, s’accumulent dans divers organes, provo- chiatres traitent les troubles mentaux sans
ou de planification. quant des symptômes allant des douleurs rechercher d’éventuelles causes physiques. Mais
abdominales jusqu’à la dépression. L’hormone aujourd’hui, certains médecins et psychologues

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1. La santé mentale
dépend étroitement
de celle du corps.
La recherche sur
les maladies mentales
commence à prendre
en compte cette réalité.

Sebastian Kaulitzki / Shutterstock

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remettent au goût du jour une discipline vieille de la dépression. Fatigue, manque d’énergie,
de plusieurs décennies : la psychologie somati- rupture des relations sociales, mauvaise humeur
que, qui s’intéresse aux effets sur le cerveau des récurrente : face à de tels symptômes, le méde-
maladies touchant le corps. cin prescrit souvent des antidépresseurs ou une
Dans la culture occidentale, corps et esprit psychothérapie. Mais il arrive que ces traite-
ont longtemps été considérés comme distincts. ments échouent, car les racines du mal ne sont
Cette dichotomie, prônée au XVIIe siècle pas à rechercher dans le cerveau, mais dans l’or-
notamment par le philosophe René Descartes, a ganisme, souvent dans le système immunitaire.
aujourd’hui encore des conséquences sur la Les défenses du corps influent sur le cerveau
pratique médicale : les spécialistes du corps par l’intermédiaire de molécules de signalisation
ignorent ceux qui soignent l’esprit, et inverse- nommées cytokines. Ces substances traversent
ment. Certes, ce cloisonnement s’est atténué la barrière hémato-encéphalique et se lient à
depuis quelques décennies, car nous savons leurs récepteurs sur les neurones dans les struc-
maintenant que le support de l’esprit est le cer- tures cérébrales qui modulent les émotions. Les
veau, qui fait lui-même partie du corps. En neurones réagissent en libérant des substances
outre, la plupart des gens ont aussi conscience nommées neuropeptides, qui entraînent fatigue,
que les problèmes psychologiques peuvent baisse de concentration et retrait social.
déclencher des symptômes physiques – psycho-
somatiques ; ainsi, le stress provoque des Le système immunitaire
migraines ou des aigreurs d’estomac, voire des
problèmes cardiaques. au banc des accusés
L’influence inverse, c’est-à-dire celle du corps En conséquence, lorsque nous luttons contre
malade sur l’état mental – est beaucoup moins un rhume, des symptômes tels qu’un nez qui
reconnue. Pourtant, ces anomalies du fonction- coule et une gorge douloureuse sont accompa-
nement du corps peuvent altérer en profondeur gnés de sentiment d’épuisement et d’un désir
l’état mental, que ce soit des maladies rares de solitude. Il s’agit de réactions contrôlées par
comme celle de Tina ou fréquentes, tel un le cerveau qui visent à réduire l’activité physi-
rhume. Même si le terme de psychologie soma- que. Lorsque l’inflammation devient chroni-
2. Quand on est
tique a été proposé par le psychiatre allemand que, par exemple, si des bactéries se sont instal-
malade, par exemple
Karl Jaspers dès 1923, la discipline reste mécon- lées dans certains tissus, notamment la gorge
quand on est enrhumé,
on se sent fatigué et nue : une recherche de ce terme sur le site des (les amygdales) ou le nez (les sinus), la mau-
on se replie sur soi-même, publications biologiques et médicales PubMed vaise humeur devient chronique. Dans ces sites,
car les réactions du ne fait apparaître que quatre articles ! Toutefois, les agents pathogènes sont relativement proté-
système immunitaire les recherches sur le lien entre des maladies cor- gés des attaques du système immunitaire, de
contre l’agent pathogène porelles et les troubles psychiatriques sont sorte qu’ils prolifèrent et se répandent dans
influent sur le cerveau. beaucoup plus nombreuses, surtout dans le cas tout le corps, lentement, mais de façon prolon-
gée. Bien que l’on ne se sente plus malade, l’ac-
tivation permanente du système immunitaire
entretient une humeur déprimée pendant des
semaines, voire des mois.
En 2010, l’épidémiologiste Julie Pasco et ses
collègues de l’Université de Melbourne, en
Australie, ont obtenu des données suggérant
que l’inflammation chronique augmente le ris-
que de développer une dépression et pourraient
être l’une des causes de cette maladie mentale.
Pendant dix ans, ces chercheurs ont suivi
644 femmes, âgées de 20 à 84 ans, en bonne
santé mentale. Ils ont mesuré périodiquement
leur concentration sanguine de protéine C-réac-
tive, qui indique la présence d’une inflamma-
tion latente tout en recherchant de plusieurs
façons d’éventuels symptômes dépressifs. Ils
Martin Allinger / Shutterstock

ont découvert que le risque de dépression (48


de ces femmes ont réellement eu une dépres-
sion) augmente avec la concentration de pro-
téine C-réactive, même après avoir corrigé les
résultats pour tenir compte du style de vie et
d’éventuelles pathologies associées.

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D’autres études ont révélé que les personnes


chez qui un trouble bipolaire a été diagnostiqué
présentent davantage de signes d’inflammation
que les personnes ne souffrant pas de maladies
mentales. En outre, les patients déprimés pré-
sentant les signes d’une inflammation persis-
tante sont aussi ceux qui résistent le plus aux
antidépresseurs et aux thérapies par la parole.
C’est pourquoi l’idée de soulager la dépression
de ces patients en bloquant l’action de leurs
cytokines inflammatoires est à l’étude.
Un acteur de ce processus a été récemment
identifié. Il s’agit d’une enzyme nommée IDO. Sa
concentration est particulièrement élevée dans
les maladies inflammatoires, tels le diabète de
type 2 et la polyarthrite rhumatoïde. En 2009,
l’immunophysiologiste Keith Kelley et ses collè-
gues de l’Université de l’Illinois ont provoqué
des inflammations latentes chez des souris en
les vaccinant contre la tuberculose. L’injection a
fait augmenter la concentration de l’enzyme
IDO dans le cerveau de ces animaux, probable-
luxorphoto / Shutterstock

ment à cause de l’action des cytokines. Les sou-


ris sont tombées malades, puis ont guéri. Mais,
même après la guérison, elles continuaient à
présenter les signes caractéristiques de la
dépression chez les rongeurs : placées dans un
seau d’eau, elles faisaient peu d’efforts pour ne
pas se noyer. Néanmoins, le comportement des Les fluctuations hormonales peuvent égale- 3. La dépression
souris s’est considérablement amélioré dès que ment renforcer les troubles de l’humeur chez ne s’enracine pas
les chercheurs leur ont administré un agent les femmes approchant de la ménopause. Une nécessairement dans
bloquant l’enzyme IDO. Cela confirme que chute de la concentration des estrogènes peut le cerveau, mais peut
cette enzyme est un maillon essentiel de la déclencher des épisodes de tristesse, voire, résulter d’une anomalie
physiologique. Ainsi,
chaîne des réactions qui relient une inflamma- dans certains cas, une dépression clinique.
la diminution de
tion et l’humeur, du moins chez les souris. Enfin, la hausse de la concentration de proges-
la concentration sanguine
térone et l’effondrement des estrogènes obser- de testostérone peut être
Quand les hormones vés vers la fin du cycle menstruel pourraient en cause chez
être la cause du syndrome prémenstruel, un les hommes de plus
perturbent l’esprit ensemble de symptômes physiques et psycho- de 40 ans.
Des troubles de l’humeur peuvent aussi logiques se traduisant par une humeur dépri-
résulter de modifications hormonales. Les hor- mée, que de nombreuses femmes ressentent
mones agissent plus lentement, mais aussi plus juste avant leurs règles.
longtemps, que les signaux électriques et chimi- Chez certains individus, la fatigue et la mau-
ques qui circulent entre les neurones. Elles agis- vaise humeur, surtout lorsqu’elles sont associées
sent par l’intermédiaire de récepteurs spéciali- à une prise de poids, sont des signes d’hypoacti-
sés, lesquels sont souvent présents à la surface vité de la thyroïde, une glande située de part et
des neurones qui interviennent dans la régula- d’autre du larynx, qui contrôle le métabolisme
tion des émotions. Par exemple, un homme de grâce à diverses hormones. Environ un pour cent
plus de 40 ans qui se sent fatigué, démotivé, irri- de la population souffre d’hypothyroïdie, une
table et sans énergie, subit peut-être le contre- pathologie qui entraîne une détresse physique et
coup d’un déficit en hormone testostérone, une mentale notable. Dans une étude publiée en
hormone qui décline lentement, mais inévita- 2010, Rolf Larisch et ses collègues de l’Université
blement, avec l’âge. Ce qu’il prend pour une Heinrich Heine en Allemagne ont demandé à
« crise de la quarantaine » n’est peut-être que 254 personnes souffrant d’anomalies de la thy-
l’effet d’une molécule. Une telle baisse d’hor- roïde de remplir un questionnaire pour évaluer
mone est non seulement associée à des symptô- leur état de santé, afin d’identifier d’éventuels
mes physiques – troubles de l’érection et fai- troubles de l’humeur. Les résultats ont montré
blesse musculaire –, mais aussi au doute exis- que les patients souffrant d’hypothyroïdie sont
tentiel et à des dépressions durables. plus souvent que la moyenne atteints de tels

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troubles, ce qui suggère que cette maladie per- taire occidental typique ne consomment pas
turbe la santé mentale. Les analyses statistiques assez d’acides gras oméga 3. En outre, beaucoup
de ces résultats ont conduit les biologistes à manquent d’autres nutriments importants
conclure que l’hypothyroïdie multiplie par sept pour la stabilité émotionnelle : acide folique,
4. Simplement un peu le risque de présenter des troubles de l’humeur. vitamine B, fer et calcium.
d’eau ! Buvez de l’eau Outre les changements hormonaux, un
lorsque vous travaillez. apport insuffisant de plusieurs micronutri-
L’eau est essentielle ments tels l’acide folique, la vitamine B12, le
Le cerveau aime l’eau
au fonctionnement du calcium, le fer et les acides gras oméga 3, peut L’anxiété, proche cousine de la dépression,
cerveau. Divers travaux influer sur l’état émotionnel. Le calcium, s’appuie parfois aussi sur des bases physiques.
montrent que
notamment, est essentiel à la santé mentale ; les En premier lieu, des allergies. Elles sont sans
la déshydratation peut
réduire les capacités
neurones en ont besoin pour produire les doute à incriminer quand l’anxiété est saison-
de mémoire et impulsions électriques qu’ils utilisent pour nière. Ainsi, les acariens sont responsables d’al-
d’attention. Boire communiquer. Les carences nutritionnelles lergies masquées. Inhalées par une personne
(de l’eau !) améliore aussi peuvent aussi être en cause dans les dépressions sensible, les protéines contenues dans les déjec-
sa capacité à résoudre post-partum. Les acides gras oméga 3, particu- tions de ces animaux microscopiques provo-
les problèmes. lièrement abondants dans les poissons gras tels quent souvent des rhinites et de l’asthme.
Parfois, ces réactions allergiques passent ina-
perçues, mais la personne allergique peut pré-
senter de fortes migraines, des nausées, des cri-
ses de tachycardie, symptômes généralement
attribués à un trouble de l’anxiété.
Autre cause possible d’anxiété : les déséquili-
bres hormonaux. Avant de venir me voir, une
femme a souffert pendant plus de 20 ans de sau-
tes d’humeur allant jusqu’à des crises de rage et
d’anxiété qu’elle était incapable de contrôler, et
ce malgré toutes les psychothérapies, et autres
thérapies de méditation et de relaxation qu’elle
avait essayées... Elle se sentait constamment agi-
tée et dormait mal. Finalement, elle s’est sépa-
rée de son conjoint. Lorsqu’elle est venue me
Supri Suharjoto / Shutterstock

consulter pour une thérapie comportementale,


elle avait les yeux gonflés et un léger goitre (un
œdème de la thyroïde). J’ai identifié ses symp-
tômes comme le signe d’une thyroïde hyperac-
tive ; la glande produisait un excès d’hormones,
dont les concentrations sanguines étaient supé-
rieures à la normale, ce qui faisait fonctionner
que le saumon, le hareng et les sardines, jouent son métabolisme à un rythme trop élevé. Cela
à cet égard un rôle déterminant. Des expérien- peut léser les glandes surrénales, lesquelles ne
ces ayant consisté à faire varier la quantité de peuvent plus produire suffisamment de corti-
ces acides gras dans l’alimentation des femmes sol, une hormone qui aide le corps à réagir au
ont établi un lien entre de faibles concentra- stress. Le manque de cortisol peut provoquer
tions d’oméga 3 et une plus forte incidence de des signes évoquant l’anxiété : accélération car-
dépression post-partum. diaque, irritabilité et sudation.
Dans un article de synthèse paru en 2011, la D’autres modifications corporelles, telle la
neuropharmacologiste Beth Levant, de la Faculté déshydratation, peuvent inhiber notre capacité à
de médecine de l’Université du Kansas, a passé penser bien. Si le corps manque d’eau, les cellu-
en revue les travaux montrant comment un les cérébrales se recroquevillent, réduisant le
manque d’oméga 3 peut conduire à une dépres- volume de tissu cérébral et augmentant celui des
sion. Des biologistes ont établi un lien entre un cavités internes, les ventricules. L’information
régime alimentaire carencé en DHA (un acide est alors moins bien traitée. Chez le jeune
gras oméga 3) chez des rattes et une diminution adulte, une déshydratation modérée, associée à
de la concentration de sérotonine (un neuro- une réduction de deux à trois pour cent du
transmetteur impliqué dans la dépression), dans poids corporel, altère des capacités cognitives
le cortex frontal de ces animaux. telles que la mémoire à court terme, l’attention
Plusieurs études ont également montré que et l’aptitude à résoudre des problèmes logiques
les femmes enceintes ayant un régime alimen- ou mathématiques. Cet effet est amplifié chez

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les personnes âgées, qui ne ressentent pas tou- provoque temporairement un brouillard men-
jours la soif. Chez elles, une hydratation insuffi- tal chez 7 à 26 pour cent des sujets.
sante peut entraîner des troubles de la parole et Enfin, des carences en certaines vitamines et
une confusion que les proches prennent sou- sels minéraux peuvent altérer la cognition.
vent, à tort, pour une démence. Dans les pays développés, environ 10 pour cent
Une étude récente suggère que notre cerveau des femmes et 25 pour cent des femmes encein-
est obligé de fournir de plus gros efforts lors- tes présentent un déficit en fer, le fer étant
que nous sommes déshydratés. En 2010, le psy- nécessaire aux globules rouges pour transporter
chiatre Matthew Kempton et ses collègues du l’oxygène. Dans une étude publiée en 2007, la
Collège royal de Londres ont demandé à nutritionniste Laura Murray-Kolb et ses collè-
dix adolescents en bonne santé de résoudre des gues, de la Faculté Johns Hopkins Bloomberg
énigmes alors qu’ils étaient en état d’hydrata- de santé publique, à Baltimore, aux États-Unis,
tion suffisante ou insuffisante. L’observation ont fait passer des tests cognitifs à 113 jeunes
de leur activité cérébrale pendant les tests a femmes, puis leur ont fait absorber pendant
révélé que, malgré des résultats équivalents, 16 semaines, soit un supplément en fer, soit un
l’activité du cerveau des adolescents déshydra- placebo. Les résultats ont montré que plus les
tés était accrue dans les régions frontales et réserves en fer d’une femme étaient faibles, plus
pariétales. Ces zones sous-tendent ce que l’on sa performance aux tests initiaux était médio-
nomme les fonctions exécutives : planification cre. En revanche, les résultats des femmes ayant
et prise de décision. Compte tenu de la limita- reçu un régime supplémenté en fer ont été
tion des ressources cérébrales, si une personne meilleurs au test suivant : meilleurs scores d’at-
n’absorbe pas une quantité d’eau suffisante tention, de mémoire et d’apprentissage, alors
pendant une période prolongée, cela signifie même qu’un bon nombre d’entre elles n’étaient
que sa capacité à traiter certains types d’infor- pas anémiques initialement. Ces résultats éta- Bibliographie
mations est réduite. blissent qu’une déficience même légère en fer B. Levant,
Même dans des conditions banales, le simple peut perturber la cognition, et qu’un apport N-3 (Omega-3) fatty
fait de boire un peu aide à mieux penser, du renforce les capacités cognitives. acids in postpartum
moins chez l’enfant. Dans une étude datant depression : implications
de 2009, les psychologues Caroline Edmonds et Ne plus séparer le corps for prevention and
Ben Jeffes, de l’Université de Londres, ont treatment, in Depression
constaté que le simple fait de donner un verre de l’esprit Research and Treatment,
d’eau à des enfants de six ou sept ans modéré- Tous ces exemples montrent qu’il est impor- art.id 467349, 2011.
ment déshydratés améliorait leurs performan- tant de considérer les maladies mentales dans le J. Bain, Testosterone and
ces mentales. Une autre étude auprès d’enfants contexte de la santé corporelle. Bien souvent, un the aging male : to treast
de sept à neuf ans a montré une performance trouble métabolique est plus facile à traiter or not to treast ?,
in Maturitas, vol. 66(1),
en progression dans un test d’attention visuelle, qu’une maladie neurologique ou psychique. Les
pp. 16-22, 2010.
réalisé après absorption d’eau. carences en vitamines et sels minéraux sont rela-
tivement simples à corriger, sous réserve que les J. Pasco, Association
of high-sensivity
Attention aux carences médecins indiquent bien les doses nécessaires, de
C-reactive protein with
fortes doses de vitamines pouvant être toxiques. de novo major
en vitamines et en fer Un remède sans danger contre les difficultés cog- depression, in British
Une inflammation peut également provo- nitives consiste à boire de l’eau, particulièrement Journal of Psychiatry,
quer des troubles cognitifs. Dans une étude pendant des examens ou au cours des tâches vol. 197, pp. 372-377,
de 2010, Clive Holmes et ses collègues de requérant une concentration importante. 2010.
l’Université de Southampton en Grande- D’autres pathologies peuvent nécessiter un H. Lieberman, Hydration
Bretagne ont montré que chez des personnes traitement. C’est le cas de certains déficits hor- and cognition :
atteintes de la maladie d’Alzheimer, et présen- monaux et des pathologies de la thyroïde ou a critical review and
tant des signes d’inflammation chronique liée d’autres maladies métaboliques engendrant des recommendations for
par exemple à de l’arthrite, les pertes de troubles de l’humeur, et qui sont généralement future research,
mémoire sur une période de six mois sont sensibles à des traitements de routine. En ce qui in Journal
of the American College
jusqu’à quatre fois plus élevées que chez celles concerne la dépression, les personnes qui ne
of Nutrition, vol. 26(5),
n’ayant pas d’inflammation. Des patients souf- sont pas soulagées par les traitements habituels, pp. 555S-561S, 2007.
frant d’inflammation de courte durée – par seront peut-être sensibles à des médicaments
R. Larisch et al.,
exemple à la suite d’une infection – présentent ciblant le système immunitaire. L’important
Depression and anxiety
un déclin encore plus rapide, probablement c’est que le médecin pose les bonnes questions in different thyroid
parce qu’une réaction immunitaire excessive pour aboutir à un diagnostic correct et trouve function states, in
tue des neurones. Les interventions chirurgica- les moyens de soulager des personnes qui vou- Hormone and Metabolic
les activent le système immunitaire de la même draient, parfois depuis des années, être de meil- Research, vol. 36(9),
façon ; elles déclenchent une inflammation qui leure humeur. I pp. 650-653, 2004.

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Psychopathologie
des héros

Un héros balzacien
schizophrène avant l’heure
Sebastian Dieguez,
docteur en
Dans un roman intitulé Louis Lambert, Balzac dresse
neurosciences, travaille un portrait saisissant des symptômes de la schizophrénie.
au Laboratoire
de Sciences cognitives Au point que les psychiatres s’y référeront ultérieurement.
et neurologiques
de l’Université
de Fribourg, en Suisse.

erdu au milieu de La Comédie humaine,

P
Balzac, « tout y est. » Le romancier, suivi en cela
le roman Louis Lambert se distingue par les nombreux médecins qui ont étudié le
par une nature quasi clinique et appa- « cas » Lambert, divise l’évolution mentale de
raît comme une œuvre à part. Honoré son personnage en trois parties.
de Balzac (1799-1850) adresse en effet
presque explicitement son roman aux médecins
En Bref et scientifiques du futur.
Une maladie en trois phases
Ceux-ci seront présents au rendez-vous et y Pour bien comprendre l’évolution du héros,
• Dans son roman
verront la première description précise et commençons par observer la phase finale. À ce
Louis Lambert, Balzac
convaincante de la schizophrénie, avant même stade, lorsque le narrateur va lui rendre visite
dépeint avec minutie
que le terme n’ait été inventé. Ce n’est que dans la demeure où il reste cloîtré depuis plu-
trois grandes étapes
80 ans après Louis Lambert, en 1911, que le psy- sieurs années, Louis Lambert ne communique
de l’évolution
chiatre suisse Eugène Bleuler le proposera en plus, n’agit plus, et semble complètement et
de la schizophrénie. remplacement de la « démence précoce » du irrémédiablement déconnecté du monde : « Il
• Le héros est psychiatre allemand Emil Kraepelin. Bleuler, se tenait debout, les deux coudes appuyés sur la
successivement dépeint par ce nouveau qualificatif, soulignera dans la saillie formée par la boiserie, en sorte que son
comme hypersensible schizophrénie la désintégration des processus buste paraissait fléchir sous le poids de sa tête
et trop rationnel, torturé mentaux, les idées et comportements incohé- inclinée. Ses cheveux, aussi longs que ceux
par des émotions rents, la confusion de la réalité avec les halluci- d’une femme, tombaient sur ses épaules, et
contradictoires, enfin nations, la perte de contact avec la réalité. Il entouraient sa figure de manière à lui donner
muré dans l’immobilité décrira aussi les formes dites catatoniques, de la ressemblance avec les bustes qui représen-
et l’incommunicabilité. impliquant un défaut d’initiative motrice et de tent les grands hommes du siècle de Louis XIV.
• L’intuition juste communication, des mouvements stéréotypés Son visage était d’une blancheur parfaite. Il
et précise de Balzac et des postures figées, en l’absence de sénilité et frottait habituellement une de ses jambes sur
relance le débat sur de lésions organiques. l’autre par un mouvement machinal que rien
sa peur de la folie Est-ce à dire que Balzac était en avance sur n’avait pu réprimer, et le frottement continuel
et sur la présence les spécialistes de son temps ? Faut-il lui attri- des deux os produisait un bruit affreux. » Sa
possible, chez lui, buer, comme l’on fait d’aucuns, un « étonnant femme précise qu’« il lui arrive très rarement de
de signes précurseurs don de prophétie » ? Il est vrai que son roman se coucher, quoique chaque fois il dorme pen-
peut-être exacerbés frappe par sa description méticuleuse des dant plusieurs jours ». Lambert se tient jour et
par un excès de travail signes cliniques et de leur évolution. Les psy- nuit dans la même posture, « les yeux fixes, sans
et de créativité. chiatres André Devic et Georges Morin écri- jamais baisser et relever les paupières ». Il sem-
vaient même, en 1927, que dans le récit de ble avoir vieilli à une vitesse foudroyante :

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« Hélas ! Déjà ridé, déjà blanchi, enfin déjà plus


de lumière dans ses yeux, devenus vitreux
comme ceux d’un aveugle. Tous ses traits sem-
blaient tirés par une convulsion vers le haut de
sa tête. […] C’était un débris arraché à la
tombe, une espèce de conquête faite par la vie
sur la mort, ou par la mort sur la vie. »
Cet état correspond à celui d’une catatonie,
un symptôme relativement rare et initialement
décrit comme propre à la schizophrénie. Il
consiste en un repli extrêmement grave sur soi-
même, une perte de contact totale avec la réalité.
Le malade catatonique reste essentiellement
immobile, comme figé dans sa posture initiale.
Son « négativisme » se généralise à toutes les
sphères de la vie : il ne communique plus, ne
répond pas, ne semble pas percevoir son envi-
ronnement, paraît dénué de toute conscience,
bien que ses fonctions vitales soient préservées.
Il présente également des troubles du sommeil
et des stéréotypies motrices et verbales.
Occasionnellement, en effet, le patient effectue
un mouvement répétitif et machinal, ou émet
des paroles brèves et dénuées de lien avec la
situation immédiate. Ces malades semblent sou-
vent plus vieux qu’ils ne sont, leur rythme de
sommeil est déréglé, ils clignent rarement des
yeux, et leur mal n’est pas associé à une lésion
organique en tant que telle, mais plutôt à un
déficit fonctionnel des systèmes cérébraux liés à
la motricité et à la motivation.
Tous ces traits présents dans Louis Lambert
suggèrent que Balzac avait un œil de clinicien
particulièrement aiguisé, car nombre d’entre
eux ne seront formellement décrits par la
médecine que bien plus tard. Toutefois, Balzac
va beaucoup plus loin dans son observation.
Les deux premières phases de la maladie révè-
lent ce qui s’est sans doute passé pour que le
héros se retrouve dans pareil état.

La phase
des troubles émotionnels
La deuxième phase de la schizophrénie de
Louis Lambert est reconstruite sur la base de sa
correspondance retrouvée et du témoignage de
son oncle. On y découvre les troubles ayant
conduit Lambert au dernier stade de sa mala-
die. Jeune adulte, Lambert tente de vivre en
société et de travailler à ses projets d’écriture
philosophique. Curieux de tout, il semble que de
Oboznaya Kristina / Shutterstock

nombreuses portes pourraient s’ouvrir à lui.

1. « Les yeux fixes, sans jamais baisser ou relever


les paupières. » C’est l’une des caractéristiques d’une
personne atteinte de schizophrénie, décrite par Balzac
dans son roman Louis Lambert.

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Seulement, il est incapable de faire éclore tous les lemment d’une inconnue croisée au théâtre et
projets et les idées – d’une ambition démesurée – ressent le désir de tuer son compagnon : « Un
qui se pressent dans son esprit. Dès lors, il se effet d’instinct bestial joint à la rapidité des jets
cloître : « Forcé de me replier sur moi-même, je presque lumineux d’une âme comprimée sous
me creuse et je souffre. » Gonflé de l’impor- la masse de ses pensées. »
tance qu’il accorde aux théories qu’il développe, Louis Lambert n’est pas seulement convaincu
il justifie son inaction en dédaignant tout ce qui du caractère révolutionnaire de ses idées, il est
s’écarte de la réflexion pure : « Je préfère la pen- habité par le vertige métaphysique que lui
sée à l’action, une idée à une affaire, la contem- imposent ses ruminations : « Partout des préci-
plation au mouvement. » pices ! partout un abîme pour la raison ! » ;
Il adopte alors une attitude de supériorité et « Non, personne dans le monde ne sait la ter-
de mépris envers les savoirs constitués – l’his- reur que ma fatale imagination me cause à moi-
toire et les sciences –, qui souffriraient d’une même. Elle m’élève souvent dans les cieux, et
« absence d’unité », absence que son génie, tout à coup me laisse tomber à terre d’une hau-
pressent-il, pourrait combler, faisant de lui le teur prodigieuse. »
« guide » dont la connaissance humaine man- À cette époque, Louis Lambert est tombé
que encore. Il s’imagine résoudre tout problème amoureux de celle qui deviendra sa femme, et
politique, « sauver le monde », et conduire l’hu- lui fait la cour par lettres interposées. Le narra-
manité vers un stade supérieur. teur relève le côté pathologique de l’écriture de
La mégalomanie est flagrante : « Je suis assu- Lambert, « hiéroglyphes » d’une « sténographie
rément occupé de pensées graves, je marche à créée par l’impatience et par la frénésie de la
certaines découvertes, une force invisible m’en- passion » ; il écrivait « sans s’apercevoir de l’im-
2. Les psychiatres traîne vers une lumière qui a brillé de bonne perfection des lignes trop lentes à formuler sa
allemand Emil Kraeplin heure dans les ténèbres de ma vie morale. » pensée ». Cette accélération de la pensée, la fuite
(1856-1926) et suisse Néanmoins, cette « force invisible » semble des idées et une tendance à la graphomanie sont
Eugen Bleuler contrecarrée par une « puissance qui me lie les également communes dans les schizophrénies
(1857-1939) ont été
mains, qui me ferme la bouche, et m’entraîne naissantes. Dans ses lettres, il dévoile ses senti-
les premiers à caractériser
en sens contraire à ma vocation ». Symptômes ments confus, et le blocage qui empêche
la schizophrénie au début
du XXe siècle. de la maladie, l’apathie, l’inhibition et l’incapa- d’éclore le génie qu’il croit tenir en lui : « Je sens
cité de s’organiser et de se motiver frappent ici en moi une vie si lumineuse qu’elle pourrait
le jeune malade sans qu’il en soit tout à fait animer un monde, et je suis enfermé dans une
conscient. Pire, ces troubles cognitifs sont attri- sorte de minéral. »
bués à une « puissance » plutôt qu’à lui-même,
suggérant un déplacement des attributions cau- La confusion des sentiments
sales, classique dans la schizophrénie débutante.
Le jeune homme aura aussi du mal à contrôler Les moments d’exaltation succèdent à la
ses impulsions, comme lorsqu’il s’éprend vio- dépression la plus profonde : « Ce bonheur me
tue, il m’accable. Ma tête est trop faible, elle
éclate sous la violence de mes pensées. Je pleure
et je ris, j’extravague » ; « Il se rencontre des
moments où l’esprit qui m’anime semble se
retirer de moi. Je suis comme abandonné par
ma force. Tout me pèse alors, chaque fibre de
mon corps devient inerte, chaque sens se
détend, mon regard s’amollit, ma langue est
glacée, l’imagination s’éteint, les désirs meu-
rent, et ma force humaine subsiste seule. »
Signe d’une confusion dans ses sentiments
amoureux, il développe également une confu-
sion entre lui-même et l’être aimé, suggérant un
délire de fusion marqué par une absence de
limites du corps propre et un fantasme de télé-
© Oberto Gili/Beateworks/Corbis

pathie : « Je voudrais me glisser dans tous les


actes de ta vie, être la substance même de tes

3. Doit-on discerner dans le Balzac de Rodin une


forme de folie dont l’écrivain aurait été atteint, et qu’il
aurait analysée à travers son personnage Louis Lambert ?

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pensées, je voudrais être toi-même. » Des signes de descendre. » Pour autant, la dégradation de
inquiétants de catatonie, déjà présents lors de Lambert soulève nombre de questions : qu’est-
l’enfance, font leur réapparition : « Je suis resté il arrivé à cet « immense cerveau, qui sans doute
pendant des heures entières dans une stupeur a craqué de toutes parts comme un empire
causée par la violence de mes souhaits passion- trop vaste » ? Était-il prédisposé à la folie ?
nés, restant perdu dans le sentiment d’une
caresse comme dans un gouffre sans fond. »
Mais c’est la veille de son mariage qu’il som-
Un garçon hypersensible
brera définitivement dans la folie. Le narrateur De fait, avant d’en arriver là, Louis Lambert,
ayant rencontré l’oncle de Lambert, celui-ci lui lors de sa préadolescence, avait déjà présenté
transmet la triste nouvelle : quelques jours des signes suggérant les troubles mentaux à
avant le mariage, « Louis avait eu quelques accès venir. C’est au collège de Vendôme – que Balzac
de catalepsie bien caractérisés. Il était resté pen- lui-même fréquenta dans sa jeunesse – que
dant cinquante-neuf heures immobile, les yeux Louis Lambert et le narrateur font connais-
fixes, sans manger ni parler ». sance. Il intègre le collège à 13 ans, sur la recom-
L’accès de catalepsie passé, Lambert sombra mandation d’une célébrité le considérant
« dans une terreur profonde, dans une mélanco- comme un « futur génie ». Très tôt, Lambert se
lie que rien ne put dissiper ». Pire, il est surpris démarque de ses camarades par son intérêt
« au moment où il allait pratiquer sur lui-même pour les choses de l’esprit, et ses vifs pouvoirs
l’opération à laquelle Origène crut devoir son de concentration et de visualisation mentale :
talent ». C’est-à-dire la castration. Le jeune « Sa mémoire était prodigieuse. […] Non seule-
homme, plongé dans un état de profonde som- ment il se rappelait les objets à volonté ; mais 4. Édition de Louis
nolence et semblant incapable de reconnaître ses encore il les revoyait en lui-même situés, éclai- Lambert datant
proches, est alors emmené à Paris auprès des rés, colorés comme ils l’étaient au moment où il de 1897 et illustrée
plus grands médecins de la capitale. Esquirol les avait aperçus. » L’univers mental de Lambert par E. Toudouze.
lui-même, l’un des pionniers de la psychiatrie
moderne, le décrète incurable et suggère de le
« laisser dans la plus profonde solitude ».
Contrairement à la dernière phase de la
maladie, où Lambert est mutique et figé, la
deuxième étape de son chemin vers la folie est
riche en conflits et en émotions. Cyclothymie
balançant entre la mélancolie et l’euphorie,
retrait social de plus en plus prononcé, errance
et indécision, idées de grandeur et condescen-
dance, grandiloquence et maniérismes, gra-
phorrhée hypomaniaque (besoin pathologique
et impérieux d’écrire), impulsivité, agitation,
relâchement des associations, anxiété, stupeur,
autodépréciation, tentative d’automutilation,
crise catatonique, sentiment de passivité, délire
d’influence et de fusion : la description est
exceptionnellement riche.
Tous ces traits de la schizophrénie sont à pré-
sent bien connus et décrits, ce qui était loin
d’être le cas, et certainement pas d’une manière
aussi minutieuse, à l’époque où Balzac écrivait.
Entre les symptômes précurseurs que nous
allons maintenant examiner, et la phase catato-
nique finale, cette phase intermédiaire semble
intégrer les troubles cognitifs et affectifs de la
schizophrénie débutante aux conséquences
sociales et personnelles qu’ils entraînent. On
sait en effet que la gravité des signes dépend du
contexte socioculturel du malade. Ainsi, il sem-
ble que la composante amoureuse soit pour
beaucoup dans le basculement de Lambert dans
la folie. « Cette passion fut un abîme où le mal-
heureux jeta tout, abîme où la pensée s’effraie

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semble plus riche, à ses yeux, que le monde lui- admirateur, la « philosophie » de Lambert est,
même : « Quand je veux, je tire un voile sur mes comme il se doit, « enveloppée dans les langes de
yeux. Soudain je rentre en moi-même, et j’y la phraséologie particulière aux mystographes :
trouve une chambre noire où les accidents de la diction obscure, pleine d’abstractions, sembla-
nature viennent se reproduire sous une forme ble aux « fantaisies multiformes » des « rêves
plus pure que la forme sous laquelle ils sont produits par l’opium. » Ces « théories » gagnent
d’abord apparus à mes sens extérieurs. » Son en importance pour Lambert, car elles répon-
imagination est si puissante qu’elle se confond dent à son expérience personnelle des transferts
parfois avec le réel, ainsi explique-t-il : « En entre l’imagination et la sensibilité, et il en
lisant le récit de la bataille d’Austerlitz, j’en ai vu trouve une confirmation dans une anecdote
tous les incidents. Les volées de canon, les cris vécue. Lors d’une sortie scolaire, en effet, Louis
des combattants retentissaient à mes oreilles et semble reconnaître l’endroit où il se trouve alors
m’agitaient les entrailles ; je sentais la poudre, qu’il ne s’y était jamais rendu jusqu’alors :
j’entendais le bruit des chevaux et la voix des « Mais j’ai vu cela cette nuit en rêve ! »
hommes ; j’admirais la plaine où se heurtaient Tous les détails de la scène lui étaient effecti-
des nations armées, comme si j’eusse été sur la vement apparus en songe aussi nettement qu’au
hauteur du Santon. » Et plus loin : « Si par moment même où il s’y trouve pour la première
exemple, je pense vivement à l’effet que produi- fois : « Le bouquet d’arbres sous lequel nous
rait la lame de mon canif en entrant dans ma étions, et la disposition des feuillages, la couleur
chair, j’y ressens tout à coup une douleur aiguë des eaux, les tourelles du château, les accidents,
comme si je m’étais réellement coupé : il n’y a les lointains, enfin tous les détails du site. »
de moins que le sang. » Alors qu’un neurologue contemporain inter-
préterait cet événement comme un phénomène
Une imagination exacerbée de déjà-vu, Lambert y voit la preuve que son
Bibliographie esprit peut se décorporer et l’intégrera dans ses
Dans ces instants, « il perdait en quelque conceptions « philosophiques » : « Si j’étais ici
J. Rigoli, Lire le délire, sorte la conscience de sa vie physique, et n’exis- pendant que je dormais dans mon alcôve, ce fait
Fayard, 2001.
tait plus que par le jeu tout-puissant de ses ne constitue-t-il pas une séparation complète
E. Minkowski, Au-delà organes intérieurs ». Malgré ces dispositions entre mon corps et mon être intérieur ?
du rationalisme sortant de l’ordinaire, la vie scolaire ne lui réus- N’atteste-t-il pas je ne sais quelle faculté loco-
morbide, L’Harmattan,
sit pas. Il développe même une étrange maladie, motive de l’esprit ou des effets équivalant à ceux
1997.
« fièvre » dont on sait que Balzac a aussi souf- de la locomotion du corps ? Or, si mon esprit et
J. Borel, Médecine
fert au même âge. Mal considéré par les institu- mon corps ont pu se quitter pendant le som-
et psychiatrie
teurs, déçus par cet élève qu’on leur a présenté meil, pourquoi ne les ferais-je pas également
balzaciennes :
la science dans le roman, comme un surdoué et qui ne semble que rêvas- divorcer ainsi pendant la veille ? »
José Corti, 1971. ser, il souffre également du rejet de ses camara-
P. Abely, En relisant
des, de l’air vicié de l’internat, des rudesses de Un goût prononcé
Balzac, psychiatre l’hiver, de la puanteur ambiante...
occasionnel, in Annales « Ce pauvre poète si nerveusement constitué, pour l’occultisme
Médico-Psychologiques, souvent vaporeux autant qu’une femme, Il en vient à la conclusion que « la nature
vol. 116 (2), dominé par une mélancolie chronique, tout matérielle serait pénétrable par l’esprit » et s’en-
pp. 751-761, 1958. malade de son génie comme une jeune fille l’est gage dès lors à étudier ces phénomènes en « chi-
H. Evans, Balzac de cet amour qu’elle appelle et qu’elle ignore miste de la volonté ». Le lendemain même, il
aliéniste, in Revue […], Louis Lambert souffrit donc par tous les entame un ambitieux Traité de la volonté. Hélas,
d’Histoire littéraire points où la douleur a prise sur l’âme et sur la six mois de travaux seront réduits à néant lors-
de la France, n° 2, chair. […] [Il] se réfugia dans les cieux que lui que le manuscrit est confisqué par un surveil-
pp. 249-255, 1950. entrouvrait sa pensée. » Cette dépression sem- lant, privant la postérité de « l’importance des
H. Claude ble loin d’être un simple caprice d’enfant trésors scientifiques dont les germes avortés se
et J. Lévy-Valensi, timide, ce qui n’échappe pas à son ami narra- dissipèrent en d’ignorantes mains ». Cet événe-
Un schizophrène teur : « Les soupirs de Lambert m’ont appris des ment, associé au départ du narrateur du collège,
dans « La Comédie
hymnes de tristesse bien plus pénétrants que ne plongera Lambert dans une « noire mélanco-
humaine », in Le Progrès
Médical, n°14,
le sont les plus belles pages de Werther. » lie ». Séparé de son ami, et privé de son œuvre,
pp. 587-590, 1934. De plus en plus déconnecté de la vie sociale et le narrateur tentera tout au long du récit de
active du collège, Lambert, en compagnie de son reconstituer le « système » élaboré par Lambert,
A. Devic et G. Morin,
A propos de la démence compagnon, se plonge à corps perdu dans la lit- qui tient largement du traité d’occultisme,
précoce : Balzac térature mystique et développe de vastes théo- expliquant non seulement les millénaires passés
précurseur de Bleuler, ries sur les fonctions de l’esprit humain. de l’histoire et de la pensée humaines, mais éga-
in Lyon Médical, n° 39, Largement inspirée du mystique suédois lement les phénomènes de bilocation, d’appari-
pp. 305-311,1927. Emmanuel Swedenborg, dont Balzac était un tion, de clairvoyance, de prophétie et les pres-

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sentiments. Cet intérêt pour l’occulte n’étonne alors vers des systèmes rigides. Il en résulte que
d’ailleurs guère chez Balzac : on le retrouve fré- « l’individu régit sa vie uniquement d’après des
quemment dans son œuvre, par exemple dans idées et devient doctrinaire à outrance » ; il
La peau de chagrin, Le cousin Pons, Ursule cherche à tout faire entrer dans son « système ».
Mirouët et La Recherche de l’absolu… La seconde caractéristique est « l’égocentrisme
Ainsi, très jeune, Louis Lambert présentait actif », insistant davantage sur la perte de
déjà un profil psychologique particulier, et à contact avec le réel, parfois appelée « autisme »
maints égards inquiétants : repli social, apathie, au sens large.
retrait dans une intériorité proche de la transe,
perte de contact avec le réel (déréalisation),
négation du corps propre (dépersonnalisation),
Les tempêtes de la pensée
intellectualisation, hypersensibilité, imagina- L’absence de friction avec le réel vient ren-
tion débridée, épisode de déjà-vu et premiers forcer la validité interne du système idéologi-
signes de catatonie. Autant de traits caractéris- que, aussi irrationnel soit-il, et augmente donc
tiques de la psychose naissante, dont le noyau sa rigidité, son abstraction et sa résistance. Les
semble correspondre à ce que le psychiatre autres personnes perdent alors de leur substance
français Eugène Minkowski nommera « ratio- et toute capacité d’agir sur le vrai monde s’ef-
nalisme morbide » en 1923. frite. Minkowski notait ainsi : « La conscience de
Minkowski illustrait ce concept par le cas notre malade nous apparaît comme une arène,
d’un de ses patients, instituteur, qui en présen- dans laquelle se succèdent et se combattent des
tait les deux caractéristiques. La première est la principes abstraits ; il y a quelque chose d’im-
tendance à « l’attitude antithétique », c’est-à- personnel en lui. […] Il a perdu entièrement,
dire la propension à voir les choses sur un mode dirait-on, cette fibre sensible qui nous permet
binaire, visant à compenser un manque d’har- de vibrer à l’unisson avec nos semblables. »
monie avec le réel. C’est ainsi que ces patients se Sans doute Balzac évoque-t-il un trouble sem-
passionnent pour la logique, les nombres, les blable, et au passage ses doutes quant à sa propre
mécanismes, la philosophie… La pensée se tend tendance à rationaliser à outrance, quand il

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que le portrait s’en tient aux symptômes plutôt


Une maladie en trois étapes qu’aux mécanismes sous-jacents. Et pour cause,
D ans le roman de Balzac, les descriptions des trois phases de la schi-
zophrénie abondent. Quelques-unes ont été rassemblées ici qui décri-
vent à elles seules l’évolution de la maladie.
en dépit de progrès considérables, il faut bien
reconnaître que la schizophrénie, dans son évo-
lution et ses multiples variétés, est une maladie
encore mal comprise aujourd’hui.
• L’hypersensibilité Toujours est-il que Louis Lambert, tôt après
– Imagination et pouvoir de visualisation : « En lisant le récit de la bataille sa parution, aura une étonnante destinée dans
d’Austerlitz, j’en ai vu tous les incidents. » les manuels de psychiatrie en tant que « cas »
– Tendances mystiques, fantasmes de décorporation : « Si mon esprit et mon présenté comme réel. Ainsi, Bénédicte-Augustin
corps ont pu se quitter pendant le sommeil, pourquoi ne les ferais-je pas éga- Morel, dans ses Études cliniques (1852), et
lement divorcer ainsi pendant la veille ? » Brierre de Boismont, dans son traité Des hallu-
cinations (1862), évoqueront « l’hyperesthésie
• Des émotions exacerbées de la sensibilité » de Lambert en reprenant
– Mégalomanie et exaltation : « Ma tête est trop faible, elle éclate sous la comme observation l’anecdote dans laquelle il
violence de mes pensées. Je pleure et je ris, j’extravague. » « ressent » la bataille d’Austerlitz comme s’il y
– Anxiété : « Personne dans le monde ne sait la terreur que ma fatale ima- était, et la douleur provoquée par un canif par
gination me cause à moi-même. » sa seule imagination.
– Apathie : « L’esprit qui m’anime semble se retirer de moi. […] Mon regard Intéressant parallèle à cette carrière d’un per-
s’amollit, ma langue est glacée, l’imagination s’éteint, les désirs meurent, et sonnage fictif, Balzac lui-même sera considéré
ma force humaine subsiste seule. » dans la littérature psychiatrique. Ainsi, dans son
– Catalepsie : « Cinquante-neuf heures immobile, les yeux fixes, sans man- livre La Psychologie morbide (1859), l’aliéniste
ger ni parler. » Moreau de Tours inclura l’écrivain comme un
cas clinique dans une section sur les « faits bio-
• La catatonie graphiques se rapportant à l’état d’excentri-
– Immobilité blême : « Les yeux fixes, sans jamais baisser les paupières. » cité. » Maints cliniciens rapporteront également
– Mouvements machinaux, répétitifs : « Il frottait habituellement une de ses avec délice une anecdote selon laquelle Esquirol
jambes sur l’autre par un mouvement machinal […] » aimait présenter à ses étudiants son ami roman-
– Absence de communication et troubles du sommeil : « Il lui arrive très rare- cier aux côtés d’un patient, pour leur demander
ment de se coucher, quoique chaque fois il dorme pendant plusieurs jours. » après quelques instants lequel des deux, d’après
eux, était le fou.
Au vu de cette étrange destinée commune, le
décrit chez Lambert « le combat de la pensée critique Henri Evans a émis l’idée que Lambert,
réagissant sur elle-même et cherchant à sur- davantage qu’un personnage réel rencontré par
prendre les secrets de sa nature, comme un l’auteur lors de sa jeunesse, serait en fait « la
médecin qui étudierait les progrès de sa propre réalisation romanesque du potentiel de folie
maladie ». L’analogie médicale n’est pas hasar- que l’auteur portait en lui ». On sait en effet que
deuse : la « biographie intellectuelle » de Louis Balzac avait peur de devenir fou, et le bruit cou-
Lambert laisse poindre depuis le début les dan- rait... qu’il l’était. Il attribuait ses « irritations »
gers d’une trop forte introspection et la proxi- à son excessive consommation de café et au sur-
mité de la réflexion mystique avec la pathologie menage, et était très sensible aux paroles de son
mentale, dangers qui ne sont pas étrangers aux médecin, le docteur Nacquart, selon lequel « la
« orages secrets » et « horribles tempêtes de pen- folie est toujours à la porte des grandes intelli-
sées par lesquelles les artistes », dont Balzac gences qui fonctionnent trop ».
bien sûr, « sont agités ». Selon Evans : « Balzac a dû fréquemment,
surtout pendant les périodes de grande pro-
Balzac lui-même ? duction, se sentir sur le point de sombrer dans
la folie. Chez lui, l’activité normale de l’artiste
Ainsi, Louis Lambert offre une description est nettement de caractère visionnaire, parfois
étonnante par sa justesse et sa minutie du déve- même hallucinatoire. […] Lorsqu’il travaillait,
loppement de la schizophrénie, à travers la bio- il ne distinguait plus la réalité qu’il forgeait
graphie de celui qu’il présente comme un ami dans sa tête de celle de tout le monde. Pendant
d’enfance. Trouble de la personnalité, troubles ces semaines de fièvre où il écrivait ou corri-
cognitifs, troubles des émotions, retrait social, geait dix-huit heures par jour, son esprit vivait
rationalisme morbide, élan mystique, tentative perpétuellement sur la lisière du normal et du
d’automutilation, catatonie, tout semble effecti- pathologique. » Ainsi, plus que la biographie
vement « y être ». Si l’auteur s’interroge sur une d’un ami d’enfance au destin tragique, Louis
éventuelle composante lésionnelle au niveau Lambert aurait pu être conçu comme un alter
des organes de la pensée, force est de constater ego de l’auteur… I

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Questions aux experts

La Planète des singes : science ou fiction ?


Ce film à succès imagine des singes rendus intelligents
par un médicament favorisant la production de nouveaux
neurones dans le cerveau. Ce scénario est-il plausible ?
a Planète des singes : les origines séduit La première incursion dans le champ de la

L
Pierre-Marie Lledo
est directeur par la force de son réalisme, les ima- fiction se produit lorsque le gène inoculé à la
de recherche au CNRS, ges émouvantes de singes « intelli- mère est transmis au nouveau-né. Lorsque les
chef de l’Unité gents », et par le mélange de science et chercheurs manipulent le patrimoine généti-
Perception et mémoire,
de spectacle. Le film est suffisamment que des cellules souches nerveuses, aucune
à l’Institut Pasteur.
documenté pour qu’on se pose la question : transmission à la descendance n’est observée.
qu’est-ce qui est scientifiquement validé, et Cette fois, nous basculons donc dans la fiction.
qu’est-ce qui est inventé ? Que se passe-t-il ensuite ? Le petit chimpanzé,
César (nom ô combien prédestiné) élevé par le
Une base scientifique… héros, Will, montre des signes précoces d’intel-
ligence. Âgé de deux jours, il prend tout seul
Tout commence lorsqu’une entreprise phar- son biberon ; au bout de quelques semaines, il
maceutique californienne met au point un com- manipule les appareils électroménagers pré-
posé, l’ALZ-112, dont la particularité est de sti- sents au domicile de Will, comme s’il en com-
muler la neurogenèse, c’est-à-dire la production prenait le fonctionnement. Signe d’une intelli-
de nouveaux neurones dans le cerveau adulte. À gence augmentée, César est bipède. On consi-
terme, l’objectif est de pouvoir soigner les per- dère aujourd’hui que le développement du cer-
sonnes atteintes de la maladie d’Alzheimer. Ce veau a été une conséquence de cette bipédie qui
thème rejoint ici une des préoccupations des aurait libéré la main et permis l’augmentation
chercheurs qui, après avoir découvert l’aptitude de la capacité crânienne.
du cerveau adulte à produire de nouveaux neu-
rones (chez l’homme, la découverte eut lieu … et une dose de fiction
en 1998), visent maintenant à tirer profit de ce
potentiel pour compenser un handicap neuro- Comme le montrent nos observations sur les
logique. Depuis cette découverte, on cherche à rongeurs de laboratoire, le gain de fonctions
modifier le génome des nouvelles cellules ner- cognitives de César est non seulement rendu
veuses afin d’en renforcer certaines fonctions, possible par une plus grande production de
telles que la prolifération, la migration, la durée nouveaux neurones, mais aussi grâce à l’envi-
de vie, l’activité électrique, etc., dans le cadre de ronnement culturel et affectif dont il bénéficie
stratégies thérapeutiques. Suivant cette démar- grâce à Will et à sa compagne. Très bonne des-
che, le chef de l’équipe de recherche, Will, teste cription donc de la problématique liée à la sti-
les capacités cérébrales de chimpanzés ayant mulation de la neurogenèse, à part l’invention
reçu l’ALZ-112, car il souhaite mener des essais de la transmission du transgène à la progéniture.
cliniques chez l’homme. La vérité subit de plus sérieuses entorses
Le film s’appuie donc sur des faits avérés. quand on fait la connaissance du père de Will :
Depuis une dizaine d’années, on sait qu’une sou- atteint de la maladie d’Alzheimer, il a oublié tout
ris adulte qui produit beaucoup plus de nou- ce que son fils a fait ces dernières années, n’est
veaux neurones a des capacités accrues de per- plus autorisé à conduire et ne sait plus jouer du
ception et de mémoire. Il existe effectivement piano. Or quand son fils lui rapporte des échan-
une corrélation entre le nombre de nouveaux tillons de médicament du laboratoire, le père
neurones et les capacités cognitives d’un sujet. Le retrouve en quelques jours ses souvenirs et ses
film évolue ici sur le terrain de la science. aptitudes, et reprend une vie normale. Fiction

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Pierre-Marie Lledo

flagrante, car, si le recrutement de nouveaux


neurones permet d’acquérir de nouvelles traces
mnésiques (ce qu’on nomme la mémoire anté-
rograde), il ne restitue pas les souvenirs anciens
(ce qui constitue la mémoire rétrograde).

Des singes empathiques ?


Par la suite, César se retrouve placé dans un 20th Century Fox 2011

centre de détention pour animaux sauvages,


enfermé dans une geôle souterraine avec des
dizaines d’autres primates maltraités. Grâce à
son intelligence « humaine », il sonne l’heure de
la révolte des singes. Après avoir dérobé des fla-
cons nécessaires à la thérapie génique, il rend
plusieurs de ses compagnons d’infortune Le langage articulé serait-il alors l’unique Qu’est-ce qui sépare
« intelligents », et se battra avec eux pour la différence entre Homo sapiens et les autres pri- l’homme du singe ? Bien
liberté, dans les rues de San Francisco. mates ? Le réalisateur Rupert Wyatt n’hésitera peu de chose, nous
Ces scènes de combat s’attardent à montrer pas à doter César de la parole pour qu’il puisse apprend le film. Quelques
que la violence (l’animalité) est du côté de pousser le cri tribal « Non ! », quand il s’agit de milliards de neurones,
certes, mais surtout des
l’homme alors que les primates non humains refouler des comportements « animaux », telles
capacités de coopération
font preuve de compassion, un trait typiquement la violence ou la haine. Il s’agit ici de reprendre
et une morphologie
humain. Ainsi, le réalisateur pose la question des le débat contemporain selon lequel il peut, ou permettant le langage
rapports entre animalité et humanité et des diffé- non, exister une forme de pensée sans langage articulé.
rences entre Homo sapiens et les autres singes articulé. Mais doter César de la capacité de lan-
anthropoïdes. Question pertinente : au cours des gage en lui octroyant un peu plus de neurones
cinq dernières années, les chercheurs ont montré nécessite de prendre certaines libertés avec les
que la frontière entre les grands singes et les pri- mécanismes évolutifs à l’œuvre chez les prima-
mates humains est ténue. Sous l’impulsion de tes. Rappelons que chez les primates non
psychologues tels que Michael Tomasello, à humains, chez l’Australopithèque et chez le
l’Institut Max Planck de Leipzig, les spécialistes nouveau-né, la cavité laryngée débouche direc- Bibliographie
en anthropologie évolutive apportent une criti- tement dans le nez. Cette position haute du
que radicale de l’innéisme psychologique, selon larynx a comme inconvénient de ne pas per- K. Hamann et al.,
Collaboration
lequel les capacités cognitives seraient innées, mettre la production de phonèmes stables,
encourages equal
câblées dans le cerveau à la naissance. mais elle permet d’avaler tout en respirant. sharing in children but
Selon ce nouveau courant, les structures sym- L’homme adulte ne peut certes plus inspirer not in chimpanzees,
boliques fondamentales nécessaires à la cogni- tout en avalant, mais... il parle. in Nature, vol. 476,
tion ne relèvent pas de modules autonomes et Conclusion : même en supposant une trans- p. 328, 2011
innés. Elles seraient plutôt acquises au cours de formation importante du cerveau sous l’effet de C. Rochefort et al.,
l’expérience du sujet à partir de dispositions, tel- la thérapie génique, il ne serait pas possible à Enriched odor exposure
les que la capacité à partager l’attention avec César de s’exprimer au moyen d’un langage increases the number of
autrui, ou l’aptitude à collaborer. Ces capacités articulé. Mais cet artifice permet au réalisateur newborn neurons in the
reposeraient en partie sur l’existence de neurones de suggérer qu’au bout de l’échelle de l’intelli- adult olfactory bulb and
miroirs, formant des circuits impliqués dans gence, il y a le langage, mais aussi la compas- improves odor memory,
in J. Neurosci., vol. 22,
l’imitation, l’empathie et la communication sion. Une compassion qui transcende les espè-
pp. 2 679-2 689, 2002.
émotionnelle. Or ces neurones existent chez ces, puisqu’en sortant de la salle, on s’aperçoit
l’homme, mais aussi chez tous les primates. En qu’on était... du côté des singes. I P. Eriksson et al.,
Neurogenesis in the
revanche, si deux êtres humains peuvent collabo-
adult human
rer pour partager équitablement des ressources, hippocampus, in Nature
Posez vos questions sur notre site
deux chimpanzés ne savent pas le faire. Sur ce Medicine, vol. 4,
point, le film outrepasse la réalité.
www.cerveauetpsycho.fr
p.1 313, 1998.

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Synthèse

La personnalité évitante
Je suis nul. Les autres vont me rejeter, m’humilier.
Face à de telles craintes, le sujet évite tout contact avec autrui.
Jérôme Palazzolo,
psychiatre, est ne personnalité évitante, comme peur d’être jugé, une timidité exacerbée, une
professeur au
Département santé
de l’Université
internationale Senghor,
à Alexandrie,
en Égypte, chargé
de cours à l’Université
de Nice-Sophia
U son nom l’indique, a tendance à
éviter, mais à éviter quoi et pour
quelles raisons ? Elle évite à son
travail les situations où elle se
retrouve en groupes : elle ne participe donc pas
aux réunions, ni aux projets où elle devrait tra-
vailler avec d’autres personnes. Dans sa famille,
hypersensibilité au rejet et à la critique, et une
anxiété marquée. Ce trouble touche 0,5 à 1 pour
cent de la population générale. Sa fréquence est
élevée dans certains troubles psychiatriques,
notamment chez les personnes souffrant de
troubles anxieux. Les hommes et les femmes
sont atteints dans les mêmes proportions.
Antipolis et chercheur et avec ses amis, elle ne donne jamais son avis
associé au Laboratoire en premier. Elle attend que d’autres aient parlé
d’anthropologie et avant d’oser s’exprimer. Elle s’habille de façon à
Vivre seul au monde
de sociologie, Mémoire, ne pas se faire remarquer. Elle évite de faire part Le comportement évitant commence sou-
identité et cognition de ses propres goûts, de s’affirmer, de se vent dans la petite enfance par de la timidité, un
sociale, LASMIC, à Nice. confronter aux autres. Elle évite la vie. isolement et une peur des étrangers et des
Selon le Manuel diagnostique et statistique situations nouvelles. Cette timidité s’exacerbe
des troubles mentaux, DSM IV, la personnalité au cours de l’adolescence et au début de l’âge
évitante se définit par une inhibition sociale, un adulte, à un moment où les relations sociales
sentiment de ne pas être à la hauteur et une avec de nouvelles personnes deviennent parti-
hypersensibilité au jugement négatif d’autrui. culièrement importantes.
Le sujet doit présenter quatre des critères qui Les sujets présentant une personnalité évi-
définissent le trouble (voir l’encadré page ci- tante épient souvent les mouvements et les
contre). Ce dernier se caractérise par un repli sur expressions de ceux qu’ils rencontrent. Cette
soi dû à un manque total de confiance en soi, la attitude craintive peut susciter la dérision et la

Témoignage
e suis étudiant et j’ai 21 ans. Je dira-t-on ? ». Je passe certainement parlé de mon problème, c’était la pre-
J suis atteint d’un trouble de la per-
sonnalité évitante. Mon estime de moi
pour un paria, mais allez expliquer aux
gens que j’ai un trouble psychologique
mière fois. Mes nerfs ont lâché, je lui ai
dit que je n’étais pas dans la norme ;
et ma confiance en moi ont progressi- difficilement réversible… elle a essayé de me remonter le moral
vement été réduites à néant. Je suis Quand je parle à quelqu’un que je ne (« Qu’est-ce que la norme ? T’es
peu à peu devenu associable, excessi- connais pas, la conversation tourne rapi- mignon, tu as toute la vie devant toi,
vement timide et réservé, antipathique dement court, le « blanc » se fait sentir, assume-toi… »). Mais elle a fini par me
au possible. Logique que je vive et j’attends les questions. demander si je ne me moquais pas
reste seul… Quand il y a une soirée (et je ne vais d’elle. Là je me suis énervé, parce
Toutes les qualités sociales, telles que pas souvent en soirée, malgré les multi- qu’elle ne me comprenait pas.
l’humour, la sympathie ou le sens de la ples occasions que la vie étudiante peut Elle s’est excusée le lendemain et m’a
conversation, je n’ai jamais réussi à les offrir), je suis obligé d’enchaîner verre dit que je pouvais l’appeler si je vou-
développer. Ainsi, dans ma résidence, sur verre pour me désinhiber et aller lais. Seulement mon trouble fait que j’ai
lorsque je croise un groupe de gens, je parler aux autres… peur de l’appeler. J’ai peur de lui télé-
ne dis jamais bonjour. J’ai peur de La dernière soirée où je suis allé, j’ai phoner. Peur de la déranger. Peur
saluer mes voisins, peur du « qu’en « craqué » devant une fille : je lui ai qu’elle ne me rejette encore…

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Jérôme Palazzolo

moquerie, ce qui finit par renforcer les doutes


Les signes de la personnalité évitante
qu’ils ont sur eux-mêmes. Ils deviennent sou-
vent des souffre-douleur puisqu’à force d’effa- Selon la quatrième édition du Manuel diagnostique et statistique des
cement ils finissent toujours par attirer l’atten- troubles mentaux, le sujet atteint de personnalité évitante présente au
tion d’un inévitable boute-en-train pour lequel moins quatre de ces signes :
ils constituent des proies faciles. • Le sujet évite les activités socio-professionnelles qui impliquent des contacts
Ces sujets ont tendance à rougir, à pleurer ou importants avec autrui par crainte d’être critiqué, désapprouvé ou rejeté ;
à fuir face à des remarques désagréables. • Il est réticent à s’impliquer avec autrui à moins d’être certain d’être aimé ;
L’inhibition sociale et la susceptibilité rendent • Il est réservé dans les relations intimes par crainte d’être exposé à la honte
les relations sociales très difficiles. Le choix de et au ridicule ;
la solitude, du célibat, met durablement les per- • Il craint d’être critiqué ou rejeté dans les situations sociales ;
sonnalités évitantes à l’abri de toute situation • Il est inhibé dans les situations interpersonnelles nouvelles à cause d’un
sociale qui risquerait de les soumettre à des sentiment de ne pas être à la hauteur ;
jugements, des critiques, voire des vexations. • Il se perçoit comme socialement incompétent, sans attrait ou inférieur
Ces personnes choisissent des emplois routi- aux autres ;
niers, qu’elles accomplissent avec une méticu- • Il est particulièrement réticent à prendre des risques personnels ou à
losité qui les protège des remontrances. s’engager dans de nouvelles activités par crainte d’éprouver de l’embarras.
Comme elles évitent certaines relations sociales
qui seraient importantes pour qu’elles effec-
tuent leur travail correctement, voire pour tition de situations où l’enfant se serait senti
obtenir un avancement, elles ne réussissent pas rejeté, notamment chez lui ou à l’école.
professionnellement.
Les personnalités évitantes répriment en Une prise en charge visant
général les émotions fortes et limitent leur regis-
tre émotionnel ; leur tolérance à la frustration à renforcer l’estime de soi
est faible. Elles fuient le plaisir comme la dou- Comment ce trouble évolue-t-il à long
leur, cette dernière survenant souvent parce que terme ? Le risque majeur est une évolution vers
le premier a cessé. On les confond parfois avec un trouble anxieux, généralement une phobie.
les personnes souffrant de phobie sociale, mais Cette évolution est parfois ponctuée par la sur-
certains signes permettent de les différencier. venue d’épisodes dépressifs récurrents. La prise Bibliographie
Contrairement à ces dernières, les personnalités en charge thérapeutique a pour objectif de J. Palazzolo,
évitantes rejettent la cause de leur malaise sur modifier l’image que le sujet a de lui-même. Il Cas cliniques en thérapies
autrui, n’ont pas conscience de leur anxiété doit notamment travailler pour s’affirmer et comportementales
sociale et ne demandent pas d’aide ; elles ne cultiver ses aptitudes sociales. Ce travail néces- et cognitives, 3e édition,
cherchent pas à changer. site en priorité l’instauration d’une relation de Masson, Coll. Pratiques
Une personne évitante peut rapidement s’iso- confiance avec le thérapeute, ce qui peut pren- en Psychothérapie,
ler, et ne dispose généralement pas d’un réseau dre beaucoup de temps. Paris, 2011.
social étendu qui pourrait la soutenir et l’aider à Les progrès sont généralement lents et pro- J. Palazzolo,
traverser les crises. Désirant être aimée et accep- gressifs, car ces sujets ont tendance à éviter les Les thérapies
tée, elle peut fantasmer sur des relations idéales. séances et les tâches qu’ils doivent accomplir comportementales
et cognitives, Manuel
Elle se laisse souvent emporter par son imagina- chez eux. Le thérapeute s’efforce de proposer des
pratique, Éditions
tion, et est facilement distraite. Si elle se sous- tâches réalistes, et il s’attache à souligner sans In Press, 2007.
estime, elle surestime les autres qu’elle perçoit relâche les petits succès. Il s’agit de modifier les
J. Cottraux
comme des êtres « intelligents », « capables », comportements inadéquats afin que le patient
et I. Blackburn,
devenant rapidement inaccessibles. s’améliore : les agissements inadaptés sont com- Les thérapies cognitives
Aucune cause biologique ou génétique n’a été battus jusqu’à ce qu’ils disparaissent, les agisse- des troubles de la
identifiée. Sur le plan psychologique, deux fac- ments adaptés sont valorisés et renforcés. personnalité, Masson,
teurs intervenant au cours de l’enfance contri- Les thérapies comportementales et cogniti- 2006.
bueraient à l’apparition d’une personnalité évi- ves sont les plus adaptées dans ce contexte. Le J. Bergeret,
tante : des critiques et des reproches injustifiés sujet est encouragé à tenir un carnet de bord La personnalité normale
de la part de l’entourage, ce qui écorne l’estime des événements agréables qui lui arrivent, ce et pathologique, Dunod,
de soi du sujet. Le second facteur serait la répé- qui permet de rehausser l’estime de soi. I 1996.

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Analyses de livres

Méditer, jour après jour saire pour être pleinement conscient de l’instant, de ce
25 leçons pour vivre qu’il charrie, des tumultes internes de notre organisme
en pleine conscience et de notre esprit. De nous-mêmes.
Christophe André Chaque chapitre aborde une composante de ce que
L’iconoclaste
doit être la pleine conscience. La respiration, l’écoute, les
(300 pages, 1CD, 24,90 euros, 2011)
sensations internes, l’attention, l’observation des pen-
sées. Il suffit de quelques minutes chaque jour pour se
Méditer, ce n’est pas s’asseoir dans rendre compte que nous agissons souvent sur un mode
un fauteuil et nourrir des pensées abyssales sur le sort automatique, et sommes les jouets de nos impulsions, de
du monde. C’est développer sa conscience de soi, de ce nos tensions, de nos préoccupations parfois stériles. Dès
qui nous entoure, des sons qui résonnent autour de que nous en prenons conscience, un changement
nous, des pensées et des émotions qui nous traversent. s’opère. Nous pouvons céder à ces désirs ou préoccupa-
Ce livre nous montre comment, progressivement, adop- tions, ou les laisser céder la place à d’autres pensées,
ter la bonne tournure d’esprit et les attitudes adaptées d’autres émotions, car leur flot est ininterrompu.
pour gravir les échelons de notre conscience. Descartes nommait générosité, ou libre arbitre, l’état
Car nos actions et pensées sont rarement conscientes. où nous sommes quand, ayant conscience de nos émo-
Nous agissons sans prendre le temps de sentir ni savou- tions, nous choisissons d’en suivre le cours ou non. Ce
rer ce qui se passe au moment où nous le faisons. livre est un outil précieux, qui ne porte ses fruits que s’il
Christophe André rouvre nos yeux et nos oreilles, nous rencontre la discipline et l’assiduité de son lecteur.
apprend à prendre le petit supplément de temps néces- Sébastien Bohler

Dictionnaire de la psychiatrie Atlas de neurosciences


Jacques Postel humaines De Netter
Larousse David Felten et Anil Shetty
in extenso Elsevier Masson
(531 pages, 20 euros, 2011) (2e édition, 433 pages, 38 euros, 2011)

De A avec Abandonnique, qui Un livre (presque) à emporter sur une île


qualifie une personne présen- déserte. Un des plus complets certainement
tant une crainte irrationnelle pour sa capacité à mêler dessins d’anatomie
d’être abandonnée, à Z avec Zoopsie, vision hal- et clichés d’imagerie cérébrale. Le lecteur peut voyager du plus
lucinatoire et terrifiante d’animaux répugnants petit au plus grand, depuis l’architecture des neurones
et menaçants, de la première entrée à la der- jusqu’aux grands territoires fonctionnels du cerveau. Il n’est
nière, ce dictionnaire de la psychiatrie en jamais facile de se construire une représentation mentale cohé-
compte plus de 860. On s’aventure d’un terme à rente, en trois dimensions, des structures cérébrales : ce livre
l’autre, d’une maladie, d’un médicament, d’un constitue une aide précieuse pour y parvenir, grâce à ses repré-
traitement, d’un concept à l’autre. Un diction- sentations en volume des structures sous-corticales, hypothala-
naire offre deux plaisirs : celui de trouver la défi- mus, striatum, thalamus, à ses coupes de l’encéphale sous forme
nition que l’on cherche, mais aussi (surtout ?) de dessins et d’imagerie cérébrale. Cette juxtaposition permet
celui de découvrir des mots nouveaux en se lais- d’apprendre à « lire » un cliché d’imagerie, en repérant les struc-
sant guider par le hasard. Et celui de Jacques tures importantes à l’aide du dessin correspondant. Les grandes
Postel répond parfaitement à ces deux critères. voies fonctionnelles (circuits de la dopamine, de la sérotonine,
Pour le premier, les termes, souvent replacés de l’adrénaline) sont représentées de façon très complète. On
dans leur contexte historique, sont définis de peut presque avoir réponse à toutes les questions que l’on se
façon précise et claire. Ainsi, on découvre, pour pose sur le fonctionnement du cerveau. Le système nerveux y
chaque maladie et les différentes formes qu’elle apparaît comme une continuité entre cerveau et moelle épi-
peut prendre, les signes cliniques, l’évolution, nière, jusqu’à l’innervation des muscles et des viscères. Même le
les prises en charge – qu’il s’agisse de médica- tronc cérébral fait l’objet d’une dissection méticuleuse où appa-
ments ou de psychothérapies. Quant au second raissent les centres de la respiration, de la régulation de l’éveil et
critère, il est atteint sans aucun doute, tant le du sommeil. Un bel exemple des vertus pédagogiques de l’ana-
domaine des maladies de l’esprit et de leurs tomie comme une fenêtre ouverte sur le fonctionnement du
multiples avatars est riche. F. P. corps et de l’esprit. S. B.

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Tribune des lecteurs

Dans votre analyse concernant le journées plus courtes à l’école pour enfants ne regardent pas la télévision
film Le gamin au vélo (voir Cerveau & mieux suivre les rythmes naturels de pour éviter l’échec scolaire, moins
Psycho n° 47), vous considérez la rési- l’attention chez l’enfant. C’est sans souffrir de troubles de l’attention,
lience comme un processus qui varie doute très bien du point de vue puis vivre plus longtemps et être
selon les circonstances et les existen- scientifique, mais comment faire en moins facilement atteint par la
ces. Il semble malgré tout que la rési- sorte que le milieu scolaire ou péris- maladie d’Alzheimer. Si l’objectif
lience puisse également être assimilée colaire prenne en charge les enfants des gouvernements est de relancer la
en partie à un trait de personnalité, et le reste du temps ? Dans certains croissance, l’éducation, le travail des
qu’il existe des personnes faisant pays, par exemple l’Allemagne où les jeunes, de minimiser les dépenses de
preuve plus que d’autres de rési- enfants n’ont pas classe l’après-midi, santé, alors la logique voudrait que
lience. C’est en tout cas une hypo- les mamans sont souvent obligées de la télévision soit peu à peu présentée
thèse qui fait l’objet d’un certain rester à la maison et ont beaucoup comme un produit néfaste comme
nombre d’études. L’existence de plus de difficultés à travailler. Les la cigarette, afin d’en réduire la
variations interindividuelles et l’im- chronobiologistes et psychologues consommation au fil du temps. Y a-
portance de l’environnement ne peu- de l’enseignement prennent-ils ces t-il une chance que cela se produise,
vent-elles être conciliées ? questions en considération ? et si non, pour quelles raisons ?
Antoine De Moor, Paris Aude Winiedsky, Boulogne Fabrice Raulic, Monsempron-Libos

Réponse de Serge Tisseron Réponse de Christophe Boujon Réponse de Michel Desmurget


En effet, sur le plan scientifique, Réfléchir à une meilleure adapta- À travers son action sur le taba-
les deux approches sont complé- tion des rythmes scolaires des élèves gisme, l’alcoolisme, la sédentarité,
mentaires. Il existe bien des person- pose effectivement la question plus etc., la télé coûte effectivement cher
nalités plus « résilientes » que d’au- globale de l’aménagement des au système de santé. Le rejet récent
tres, même s’il peut s’agir de rési- temps de l’enfant. Nous évaluons par le Parlement d’une mesure anti-
lience relativement à un type de actuellement, dans plusieurs écoles obésité aussi simple que la régula-
traumatisme et pas à un autre. Ce et groupes scolaires ayant décidé de tion de la publicité alimentaire
qui ne veut pas dire qu’il soit inutile mettre en place ces nouveaux amé- autour des programmes jeunesse
d’essayer de la connaître. Les forces nagements avec l’appui de leurs vil- suggère que nos gouvernants préfè-
armées s’y intéressent tout particu- les (réseau des villes éducatrices), rent assumer ces coûts plutôt que de
lièrement : pouvoir n’exposer aux les bénéfices apportés aux enfants mettre en péril les profits des grands
situations les plus difficiles que les en ce qui concerne leur rythme de groupes audiovisuels. Concernant
soldats capables d’y faire face présen- veille et de sommeil durant la l’éducation, je doute qu’elle soit une
terait évidemment de grands avanta- semaine, ainsi que leur attention vraie priorité quand j’observe les
ges. Mais les différentes approches de durant les journées de classe. Bien coupes budgétaires opérées par le
la résilience, également fondées d’un entendu, nous avons décidé d’éva- ministère et l’extrême prévalence
point de vue scientifique, sont por- luer également les retombées de ces des métiers non qualifiés dans les
teuses de références idéologiques expérimentations auprès des parents, principaux gisements d’emplois de
différentes : ce n’est pas la même des enseignants et des éducateurs demain. Il me semble dès lors que si
chose de financer des recherches qui participent aux activités péris- un sursaut salvateur doit émerger, il
pour diagnostiquer les personnali- colaires. Envisager de mieux adap- ne pourra venir que de la société
tés les plus résilientes et de mettre ter les activités scolaires et périsco- civile. Je constate à ce titre une vraie
en place des programmes pour per- laires nécessite de comprendre, prise de conscience chez les téléspec-
mettre à chacun de développer sa pour tenter de coordonner, l’en- tateurs, les parents, les enseignants et
résilience. Ces deux choix relèvent semble des activités et des acteurs les professionnels de santé. À terme,
de visions très différentes de participant à la réussite scolaire. j’espère que cela suffira à juguler
l’homme et de la société. C’était le L’engagement des parents mais l’omniprésence dangereuse de la télé
sens de mon article. aussi des collectivités territoriales (et plus généralement des écrans) au
est essentiel à cette réussite. sein de nos foyers.

Vous préconisez dans votre article


Pour une meilleure attention à l’école Selon vous (voir Médias modernes Posez vos questions sur notre site
(voir Cerveau & Psycho n° 47) de pré- et passivité attentionnelle, Cerveau & cerveauetpsycho.fr
voir des semaines plus longues et des Psycho n° 47), il suffirait que les

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Dans votre prochain numéro

Les situations où nous avons un mot sur le bout de la langue


Des gestes déclenchent souvent des gestes qui, d’une part, aident
qui en disent long le cerveau à trouver le mot recherché, mais, d’autre part,
peuvent trahir un conflit entre ce que nous disons
et ce que nous pensons. Savoir observer ces gestes
et les déchiffrer est riche d’enseignements.

La science des odeurs


Comment notre nez fait-il pour distinguer des milliers
d’odeurs différentes ? Les neurobiologistes étudient
la façon dont les cellules olfactives réagissent
aux odeurs simples ou complexes. Ils montrent
que le système olfactif discrimine les composants
élémentaires d’une odeur en activant des réseaux
de neurones distincts, et les rassemble
en une senteur au moyen d’un nouveau réseau
UrosK / Shutterstock

neuronal différent des précédents.

Le simple fait de ne pas manger un gâteau


au chocolat dont on a envie mobilise
des capacités cognitives. L’état de stress,
l’émotivité, l’alcool ou la fatigue réduisent
les ressources nécessaires pour résister
Comment résister à la tentation. Des périodes de relaxation
à la tentation et de récupération mentale
Poznyakov / Shutterstock

aident à les restaurer.

En kiosque
le 14 janvier 2012
Imprimé en France – Maury Imprimeur S. A. Malesherbes – Dépôt légal octobre 2011 – N° d’édition 076048-01
– Commission paritaire : 0713 K 83412 – Distribution NMPP – ISSN 1639-6936 – N° d’imprimeur 168 612
– Directrice de la publication et Gérante : Sylvie Marcé

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