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Cerveau & Psycho • n° 26

Cerveau & Psycho

Le magazine de la psychologie
et des neurosciences

Dossier

Maladie d’Alzheimer
- Comprendre ses causes
- Dépister pour mieux
prendre en charge
- Changer le regard porté
sur les malades
France metro. : 6,90€ Bel. : 8,20, Lux. : 8,20, Dom. : 8,25 €, Maroc : 85 DH, Port. Cont. 7,90 €, All. : 9,90 €, CH : 15 FS, Can. : 10,95 $, USA : 9 $, TOM S. 1170 XPF

➜ Pourquoi rougit-on ?
➜ La symbolique du poil
➜ Pédophilie : le point
de vue des neurosciences
➜ Pourquoi eBay
remporte-t-il un tel succès ?
MARS - AVRIL 2008

M 07656 - 26 - F: 6,90 E - RD

3:HIKRQF=[U[^UX:?k@k@c@g@a; n° 26 - Bimestriel mars - avril 2008


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CP26_édito 26/02/08 18:24 Page 1

Éditorial

La constance
de l’identité
près sa victoire sur le Minotaure, Les personnes atteintes de la maladie d’Alzhei-

A Thésée est revenu à Athènes. Les mer perdent-elles leur identité en perdant la
Jurgen Ziewe / Shutterstock

Athéniens par reconnaissance entre- mémoire ? Selon les sociologues, le soi privé qui
tiendront sans relâche son bateau, résulte de la construction de la personnalité au cours
c’est-à-dire qu’ils remplaceront les de la vie de l’individu persisterait; seul le soi public,
planches qui le constituent à mesure qu’elles fondé sur les relations avec les autres finirait par se
seront usées. Au bout de quelque temps, le bateau dissiper. Or le soi privé est constitué de l’histoire de
n’aura plus guère de pièces d’origine. Est-ce tou- la personne, mais aussi – entre autres – de tous ces
jours le même bateau alors que tout a changé? gestes, mimiques, sourires, expressions du visage ou
L’identité de la forme fait-elle l’identité de l’objet? langagières, préférences alimentaires ou culturelles
L’eau d’un fleuve s’écoule sans fin, mais le fleuve (le plaisir d’écouter de la musique, par exemple) qui
demeure identique à lui-même. Toutes les cellules sont propres à chacun. Certes la mémoire vacille, les
de notre organisme – ou presque – ont une durée capacités cognitives se dégradent, mais ces attributs
de vie limitée et sont remplacées selon des rythmes du soi persistent du moins tant que les stades avan-
réguliers. Pourtant, nous sentons bien que notre cés ne sont pas atteints.
corps ne se délite pas et que notre identité est pré- Aujourd’hui, dans les pays industrialisés, on vit
servée. Les cellules du corps sont éphémères, mais de plus en plus âgé, et – les chiffres le montrent –
l’identité corporelle est pérenne. en bonne santé! Bien sûr, le nombre des personnes
Toutes les cellules... ou presque. Les neurones atteintes de la maladie d’Alzheimer augmente à
ont décidément un statut spécifique. Ils se renou- la mesure de ce vieillissement. Autrefois, le
vellent peu, même si l’on a récemment découvert grand-père était qualifié de gâteux avec une pointe
qu’il existe des neurones souches, qui, comme les de bienveillance amusée. Aujourd’hui, au moindre
autres cellules souches de l’organisme, seraient trou de mémoire, le spectre d’Alzheimer surgit.
capables de remplacer des neurones défaillants. Aux stades avancés, c’est une maladie drama-
Chaque homme est un, mais c’est aussi un tique pour l’individu et pour son entourage. Mais
assemblage d’innombrables constituants, de l’enve- le regard qu’on lui porte et qu’on projette sur les
loppe, qui lui donne son apparence, jusqu’aux personnes atteintes doit changer (voir le Dossier:
gènes, en passant par le squelette, les organes ou les La maladie d’Alzheimer, page 52). On comprend
cellules, selon la loupe utilisée. À nouveau se pose mieux ses causes, on sait la dépister plus tôt et une
la question: qu’est-ce qui, dans ces conditions, fait prise en charge précoce permet de préserver les
l’unité, l’identité d’une personne? Descartes utilisait capacités cognitives plus longtemps. De nombreux
l’exemple d’un morceau de cire qui, exposé à la essais thérapeutiques sont en cours. Et malgré la
chaleur, change d’odeur, de couleur, de consistance. maladie, malgré des réactions parfois déroutantes,
Toutefois, bien que la forme du bloc varie, son malgré les difficultés, peut-être l’identité des
essence – son identité – ne change pas. Par cette malades est-elle préservée, à l’instar de la cire qui
métaphore, le philosophe soulignait que nous som- fond et en dépit des apparences.
mes facilement trompés par les apparences. Françoise PÉTRY

© Cerveau&Psycho - N° 26 1
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Éditorial 1

L’actualité Cinéma
des sciences cognitives 4 Kid Nation : l’enfance exploitée ............................ 12
● Des larmes de crocodile ● Un parfum Lorsque la téléréalité met en scène des enfants,quelle limite
de sympathie ● Le visage du chef, est franchie et quels dégâts provoque-t-on chez les petits ?
clé du succès ● Comment apprendre
de ses erreurs ? ● La télé, c’est meilleur
à plusieurs ! ● Les Chinois voient large Comportement
● Le rap favorise les excès de vitesse

● La musique dans les neurones


La confiance règne sur eBay .............................. 16
Le sens de l’équité est le fondement des transactions sur Internet.

PSYCHOLOGIE
● Femmes divines aux longues jambes

● Patient ou impatient ? Question de gènes

● Les publicités favorisent l’achat impulsif


Le bon expert ............................................................. 21
● Des neurones pour apprendre à parler
Bien des gens se prétendent experts,mais lesquels le sont vraiment ?
● Visage homo, visage hétéro

● Obésité : le poids du biologique et du social


L’altruisme, enfant de la guerre ? .................. 24
L’altruisme aurait pour origine les conflits ethniques ancestraux.

Analyses de livres 94 Interview


● Enfants du don, Dominique Mehl
Pourquoi la Bourse perd-elle la tête ? ........ 30
● Traumatismes psychiques. Prise en charge
Des « biais cognitifs » expliquent les mouvements de panique boursiers.
psychologique des victimes, sous la direction
de Louis Crocq ● Les neurones miroirs, Psychologie au quotidien
Giacomo Rizzolatti et Corrado Sinigaglia Barbe, cheveux, toison :
l’intimité du poil .................................................... 34
Poitrine velue et barbe attisent le désir féminin.
Tribune des lecteurs 95
Intelligence
Quelle place pour la femme en science ? ...... 39
Le manque de femmes en sciences a des causes psychologiques.

Pourquoi rougir ?
Shutterstock / Cerveau & Psycho

En couverture : Davi Sales Batista / Shutterstock

Quand le rouge vous monte aux joues… .................... 44


Le rougissement est un réflexe qui fait partie des « émotions sociales ».

Quand rougir devient une maladie ................................ 48


Quand le rouge Chez certaines personnes,rougir est une pathologie nommée érythrophobie.
vous monte aux joues … p.44
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n° 26 mars – avril 2008

Konstanti Sutyagin / Shutterstock


Dossier : La maladie d’Alzheimer
Dédramatiser l’image de la maladie .............................. 53 Dédramatiser
La maladie est grave,mais l’image véhiculée par les médias exacerbe l’angoisse.
l’image de la maladie p.53
Comment améliorer la prévention ? .............................. 57
Il existe des moyens de protéger le cerveau :par exemple,traiter l’hypertension.

Le cerveau malade à la loupe ........................................... 60


Chronique d’une mort neuronale :les lésions microscopiques de la maladie.

Quels traitements ? 67

Autoportrait vert 1997 / Galerie Beckel Odille Boïcos, Paris


................................................................

Une vingtaine d’essais thérapeutiques sont en cours,pour tenter d’enrayer ce fléau.

Vers un diagnostic spécifique et précoce .................... 71


On dispose aujourd’hui de méthodes pour diagnostiquer très tôt la maladie.

Art et pathologie
William Utermohlen :
autoportrait du néant .................................................... 76
Un artiste a peint son propre visage pour témoigner de la perte de soi. William Utermohlen :
autoportrait du néant p.76
NEUROBIOLOGIE

Le cerveau pédophile ............................................................... 82


Les pédophiles auraient un cerveau « différent »,mais il reste à savoir comment...

Quand la science s’invite en politique ........................... 85


Retour sur la polémique suscitée par la position de N.Sarkozy sur la pédophilie.
Jean-Michel Thiriet

Le cas clinique
Le syndrome du clone ............................................................. 88
Quand la science
Soudain,le clone de votre frère entre dans la chambre. Ou est-ce vous qui délirez?
s’invite en politique p.85
Illusions
Perceptions paradoxales ................................................ 91
Les figures paradoxales sont un défi – particulièrement stimulant – pour l’esprit.
Retrouvez « La tête au carré »
du lundi au vendredi à 14h
sur France Inter.
Le magazine quotidien de l'actualité de toutes
les sciences : sciences physiques, naturelles et humaines.
www.cerveauetpsycho.com Dans le cadre de la chronique réalisée en partenariat
avec Cerveau & Psycho « Les neurosciences
et la psychologie », Mathieu Vidard reçoit
Sébastien Bohler deux vendredis par mois.
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L’ac tualité des sciences


cognitives

Des larmes de crocodile


Les crocodiles pleurent vraiment en dévorant leurs proies,
et cette particularité permet de mieux comprendre certains types
de maladies neurologiques humaines…

D
ans le langage courant,« verser des larmes comble de l’hypocrisie. Kent Vliet a observé et
de crocodile » signifie feindre une émotion filmé quatre caïmans et trois alligators pendant
pour abuser ses interlocuteurs,et,de façon leurs repas,et a constaté que cinq des sept animaux
plus générale, faire preuve d’hypocrisie. pleuraient à chaudes larmes à chaque fois qu’on
L’origine de cette expression se perd dans la nuit leur servait leur déjeuner.
des temps, et des récits antiques évoquent les Cette histoire devient plus étonnante encore
crocodiles du Nil poussant des gémissements pour quand on apprend que K.Vliet a été initialement
attirer leurs victimes vers les berges du fleuve. contacté par un professeur de neurologie de
Cette locution a fait peau neuve depuis qu’un l’Université de Californie à Los Angeles, Malcolm
zoologue de l’Université de Floride a constaté Shaner, lequel désirait savoir si l’expression
que les crocodiles pleurent effectivement lors- « larmes de crocodile » avait un fondement
qu’ils dévorent leurs proies – ce qui était consi- zoologique.Ce neurologue menait des recherches
déré par les Anciens comme le sur un type particulier de paralysie faciale
nommée paralysie faciale aiguë idiopa-
thique : les personnes qui en souffrent
versent des larmes quand elles mangent.
On ignore encore la raison précise de ce symp-
tôme, repéré dès 1927 par un médecin russe
F. Bogorad, lequel lui avait donné le nom de
« syndrome des larmes de crocodile ». À
l’époque, se fondant sur les théories du biolo-
giste allemand Ernst Haeckel (1834-1919) selon
lesquelles le cerveau humain renfermerait
toujours un cerveau reptilien primitif, Bogorad
postulait qu’un tel réflexe lacrymal reptilien refai-
sait surface chez des patients dont le système
nerveux était endommagé.
C’est pour tester cette théorie que M. Shaner
a voulu filmer les crocodiles… Il semble ainsi que
le réflexe reptilien existe bel et bien ; toutefois,
l’explication pourrait être purement mécanique :
Gre lorsque les crocodiles mangent, les aliments
tJ
oh
ann
es
bouchent le sinus lacrymal qui permet d’éva-
Jac
ob
us cuer les larmes dans la cavité
Vre
y /S
hu
buccale, ce qui ferait déborder
tte
rst
ock les larmes dans l’œil… Le
mystère des larmes de croco-
dile est élucidé chez les reptiles,
mais pas chez l’homme !
K. VLIET et M. SHANER, Crocodile tears : And thei
eten hem wepynge, in Bioscience, vol. 57. no 7,
p. 615, 2007

4 © Cerveau & Psycho - N° 26


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Sébastien Bohler

Un parfum de sympathie
Porter un parfum discret augmente la sympathie
que nous portent nos semblables. Mais attention : il ne faut pas
en mettre trop, car l’effet disparaît lorsqu’il devient conscient.

U
ne expérience réalisée récemment à l’Université Northwestern de
Chicago montre que les parfums modifient,à notre insu,notre percep-
tion d’autrui. Wen Li et ses collègues ont montré à des volontaires
des photographies de visages, pendant que diverses odeurs étaient
diffusées dans la pièce, à des doses trop faibles pour être perçues consciem-
ment (il s’agit d’une perception subliminale).Les odeurs pouvaient être agréables
(odeur de citron),désagréables (odeur de sueur) ou neutres (produits chimiques
à la senteur peu marquée).
Les psychologues ont constaté que les visages observés en situation d’odeur
agréable laissaient une impression favorable : les observateurs déclaraient les
apprécier,et trouvaient les personnes correspondantes agréables,chaleureuses
et attirantes. À l’inverse, les visages perçus en compagnie d’une odeur désa-
gréable étaient jugés peu sympathiques.
Un détail, toutefois : ce « transfert émotionnel » ne fonctionne que pour
des odeurs extrêmement discrètes, inaccessibles à la conscience. Si la dose de
parfum est trop forte et se traduit par une perception consciente de la part
des volontaires, l’effet disparaît.
L’explication est la suivante : tant que les participants ne savent pas que leur
bien-être est causé par l’odeur,ils l’attribuent au visage,d’après un phénomène
connu depuis des décennies sous le nom « d’erreur d’attribution émotion-
Carlo Dapino/ Shutterstock

nelle ».Toutefois, si les observateurs ont conscience que leur bien-être résulte
du parfum diffusé dans la pièce, il n’y a aucune raison de l’attribuer au visage.
Conclusion : sachez vous parfumer, mais avec discrétion !
W. Li et al., Subliminal smells can guide social preferences, in Psychological Science, vol. 18, n° 12, p. 1044, 2008

Le visage du chef, clé du succès


L
orsque vous regardez votre supérieur hiérarchique, trouvez-vous
que son visage dégage une impression de compétence, de domi-
nance, de fiabilité et de maturité ? Ces questions ont été posées
à des volontaires par Nalini Ambady, professeur de psychologie à
l’Université du Massachusetts : elle leur a montré les photographies des
dirigeants des 25 premières entreprises du classement du magazine
Fortune, et les a interrogés. Elle a constaté que les scores obtenus par
les visages étaient directement liés aux bénéfices engrangés par les
entreprises qu’ils dirigent.
Ainsi, la réussite d’une entreprise se lirait sur le visage de son direc-
teur. Imaginons alors qu’un bureau de recrutement retienne une dizaine
de candidats pour un poste de directeur général d’une grande entreprise,
et que les dossiers de ces dix candidats soient équivalents quant au
contenu.Pourquoi ne pas montrer à des volontaires naïfs ces dix portraits
en leur posant les questions fatidiques ? Le candidat obtenant le meilleur
score serait sans doute le plus susceptible de conduire son entreprise
Jean-Michel Thiriet

vers les cimes du succès.


N.O.RULE et N.AMBADY, The face of success: inferences from chief executive officers’ appearance predict company profits, in Psycholo-
gical Science, vol.19, pp.103-108, 2008

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Comment apprendre de ses erreurs ?


Il est important d’apprendre de ses erreurs, mais nous ne serions pas tous
également doués en ce domaine. Un gène récemment découvert détermine
les performances dans ce type d’apprentissage.

Q
uand un enfant joue près de rience, 14 ont une forme du gène qui
l’escalier et finit par dévaler rend plus difficile l’apprentissage par
les marches, il se tient ensuite essai et erreurs, et 12 ont une forme
plus loin de l’escalier.Il a appris qui facilite l’apprentissage.
de son erreur : cette capacité d’appren- Le gène incriminé assure la production,
tissage des erreurs serait génétiquement par le cerveau, d’une molécule nommée
déterminée,et inégalement répartie entre récepteur de la dopamine de type D2.Cette
les individus. molécule tapisse la paroi de certains
Dans une expérience réalisée à l’Ins- neurones, au sein desquels elle assure le
titut Max Planck de Leipzig, des volon- transfert de l’information nerveuse. Elle
taires voyaient se succéder sur un écran est synthétisée en moindre concentration
des paires de signes chinois incompré- chez les « mauvais élèves », si bien que le
hensibles, et devaient en sélectionner circuit neuronal qui permet d’ajuster ses
un sur les deux. Certains signes appor- choix en fonction des expériences passées
taient des récompenses et d’autres, des (le cortex frontal postéro-médian et les
pénalités financières.Peu à peu,la plupart ganglions de la base) s’active moins.
des joueurs apprennent à éviter les La version désavantageuse du gène
signes associés à des pertes financières, serait en outre responsable de conduites

Tutti Frutti / Shutterstock


mais certains y parviennent moins bien addictives,tel l’alcoolisme ou la consom-
que les autres. mation de drogues.Dans ce cas,elle empê-
L’analyse génétique révèle que ces cherait ceux qui en sont dotés de prendre
mauvais élèves ont une forme bien conscience des conséquences néfastes
particulière du gène codant le récep- de leurs actes. Si l’enfant se brûle, il s’en souviendra. Sauf s’il a une
teur de la dopamine de type D2. Sur les T. KLEIN et al., Genetically determined differences in learning forme particulière du gène du « récepteur D2
26 personnes testées dans cette expé- from errors, in Science, vol. 318, p. 1642, 2008 de la dopamine »...

La télé, c’est meilleur à plusieurs !


R
egarder un bon film entre amis, c’est généralement plus Pour en savoir plus, les psychologues ont filmé les visages des
agréable que de rester seul devant son écran. Même si l’on participants pendant la projection. Ils se sont alors aperçus que
regarde sa série préférée ou son film culte.Tel est le résul- les émotions étaient « synchronisées » de temps en temps quand
tat d’une étude réalisée à l’Université de Chicago par les les téléspectateurs détournaient les yeux de l’écran pour se lancer
psychologues Suresh Ramanathan et Ann McGill. Ils ont demandé des regards furtifs,captant de cette façon l’expression des émotions
à des volontaires de regarder des clips vidéo, soit en groupes, de leurs voisins.
soit séparément. Chaque participant tenait entre les mains une Nous aurions tendance à faire de même devant notre télévi-
petite manette grâce à laquelle il devait indiquer, à différents seur, sans nous en rendre compte, ce qui produit un effet d’éga-
moments de la projection, les émotions qu’il ressentait. lisation émotionnelle. Les téléspectateurs qui se lancent des
Les psychologues ont constaté que les émotions des téléspec- regards au même moment notent, d’après les auteurs de l’étude,
tateurs ne coïncidaient pas toujours exactement à un moment si leur voisin perçoit la même émotion qu’eux ou non. Lorsque
donné,mais qu’à l’issue de la projection,tous les volontaires éprou- l’émotion ressentie est la même, elle est consolidée et confir-
vaient à peu près la même impression d’ensemble sur ce qu’ils mée dans l’esprit du téléspectateur. Lorsqu’elle diffère, un doute
avaient vu. En revanche, ce n’était pas le cas si l’on faisait regarder est introduit : le téléspectateur se demande s’il éprouve bien « ce
le même clip à des volontaires isolés dans des salles différentes. qu’il faut sentir » ; il n’est pas sûr d’avoir bien interprété ou perçu
Une forme de synchronisation ou d’égalisation émotionnelle la scène, et son impression est fragilisée. De cette façon, un climat
intervient ainsi quand on regarde un film ou une série entre amis. émotionnel général s’installe dans un groupe de téléspectateurs
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L’actualité des sciences cognitives

Les Chinois voient large Le rap favorise


les excès de vitesse
C’est presque un cliché : un individu

L
e cerveau d’un Chinois ne réagit pas de cale de longueur différente. Les volontaires
la même façon que celui d’un Américain devaient réaliser deux tâches. D’abord, indi-
écoutant du rap à volume maximal dans
à des figures géométriques. À l’Univer- quer si la ligne verticale était plus longue dans sa voiture conduit de façon agressive,
sité de Cambridge dans le Massachu- la première ou la seconde figure.Puis,indiquer au-delà des limites de vitesse et sans
setts, John Gabrieli et ses collègues ont placé dans quelle figure la ligne était plus longue par prendre garde aux piétons. Cliché peut-
des volontaires chinois et américains face à rapport au carré. être, mais il correspond à la réalité.
un écran d’ordinateur et leur ont montré Le cerveau des Américains s’est activé davan- Marianne Schmid-Mast et ses
successivement deux figures géométriques.La tage dans la première tâche,et celui des Chinois collègues, de l’Université de Neuchatel
première est constituée d’un carré renfermant dans la seconde.La zone concernée,dite fronto- en Suisse, ont testé l’impact des
une ligne verticale, et la seconde d’un carré pariétale, intervient dans le contrôle de l’at- musiques contenant des paroles
de taille différente, contenant une ligne verti- tention : chez les Américains, elle s’active peu appartenant au registre « macho »
lorsque les volontaires jugent de la longueur (« vrai homme », « force », « révolte »,
des deux lignes verticales, ce qui montre qu’ils ainsi qu’un certain nombre d’insultes
ont besoin de peu d’efforts pour formuler un ou de grossièretés) sur la vitesse de
jugement focalisé sur un objet. En revanche, la conduite des automobilistes. Elle a
même zone s’active davantage lorsqu’il faut placé 83 volontaires masculins dans un
juger de la longueur relative de la barre par simulateur de conduite, dont l’autoradio
rapport au carré : il leur faut plus d’attention diffusait des musiques contenant trois
pour formuler ce jugement relatif qui tient
types de paroles : des paroles très
compte d’un objet et de son environnement.
C’est l’inverse chez les Chinois,plus habitués à
« masculines », neutres ou féminines.
formuler des jugements relatifs qu’à focaliser Elle a constaté que, dans le premier
leur esprit sur un objet en particulier. Ce cas, les automobilistes conduisaient
contraste d’origine culturelle reflète les diffé- beaucoup plus vite que dans les deux
rences bien connues entre l’approche analy- autres cas. Les conducteurs auraient
tique occidentale,qui analyse les éléments fonda- donc intérêt à écouter un peu de Chopin
mentaux d’un problème,et l’approche holistique s’ils désirent respecter plus aisément
les limitations de vitesse imposées
Jean-Michel Thiriet

des Orientaux,qui cherchent à embrasser l’en-


semble des constituants d’un énoncé. par le code de la route.
T. HEDDEN et al., Cultural influences on neural substrates of attentional M. SCHMID-MAST et al., Masculinity causes speeding in young
control, in Psychological Science, vol. 19, n° 1 p. 12, 2008 men, in Accident Analysis and Prevention, à paraître

par un mécanisme qui amplifie le ressenti des parti-


cipants : toutes les émotions s’accordent, les
émotions individuelles contraires au courant géné-
ral étant réprimées.
S. Ramanathan et A. McGill ont répété l’expé-
rience en empêchant les participants de se voir :
cette fois, étant dans l’impossibilité d’égaliser leurs
expressions émotionnelles, les spectateurs sont
ressortis avec des impressions très différentes sur
le clip. C’est ce qui se passe au cinéma, où le regard
est captivé par l’écran et où l’obscurité empêche
les échanges visuels entre spectateurs. La relation
entre le film et le spectateur est très privée, et l’on
se trouve isolé comme dans une bulle. À la sortie
de la salle, on découvre parfois avec surprise que
Tomasz Trojanowski / Shutterstock

son voisin a perçu le film très différemment : il a


aimé, alors que l’on a détesté. Ce phénomène est
dû à l’absence d’égalisation émotionnelle.
S. RAMANATHAN and A. McGILL, Consuming with others : social influences on moment-
to-moment and retrospective evaluations of an experience, in Journal of Consumer
Research, vol. 34, n° 4, p. 506, 2007
00Actu 26 articles 26/02/08 14:14 Page 8

La musique dans les neurones


La perception de la musique aurait-elle été sélectionnée chez l’homme au fil des millénaires ?

U
ne équipe de neurobiologistes de exposition répétée à des stimulus musi-
l’Institut Weizmann de Jérusalem a caux ? Si la première hypothèse était avérée,
découvert que, dans le cerveau il faudrait admettre que des gènes procu-
humain, les neurones sensibles aux rant cette sensibilité spéciale aux
sons présentent une étonnante capacité de neurones ont été sélectionnés au fil de
discrimination : ils établissent la différence notre histoire évolutive.
entre deux sons de fréquences très voisines, Les gènes en question auraient été
séparées par un dixième d’octave,soit moins sélectionnés à cause d’un avantage lié
de deux notes consécutives sur une gamme. à la perception de la musique.Mais quel
Une telle capacité est absente chez les autres avantage ? Selon la théorie « sociali-
mammifères, tels le rat, le macaque ou le sante » de la musique, cette dernière
chat, exception faite de la chauve-souris qui aurait joué un rôle de synchronisation des
fait un usage constant des sons pour se guider. émotions dans les groupes humains,notam-
Itzhak Fried,auteur de l’étude,fait remar- ment dans les clans du Paléolithique.Traver-
quer qu’une telle capacité n’est pas néces- sant des événements fastes ou néfastes, les
saire à la compréhension du langage. Dès communautés primitives associaient leurs
lors, ces neurones pourraient remplir un émotions collectives à certaines musiques,
rôle dans la perception de la musique. Dans qui se chargeaient alors de l’affect corres-
les expériences réalisées à Jérusalem, les pondant. Ces musiques, rejouées lors de Récemment, un gène de la mémoire musi-
neuroscientifiques ont fait écouter aux volon- cérémonies rituelles,étaient l’occasion de se cale a été identifié : coïncidence, il synthé-
taires la musique du film Le bon, la brute et remémorer les événements vécus ensemble, tise des protéines cérébrales utiles au lien
le truand.Ils ont constaté que chaque neurone de les célébrer ou de les déplorer. social… L’hypothèse de la musique comme
réagit à une hauteur de note bien précise, Dans cette perspective, certains groupes marqueur social des émotions semble donc
si bien que la mélodie est codée par une humains auraient pu tirer parti de ces « traces prometteuse,et la découverte des « neurones
mosaïque de neurones dans le cerveau. émotionnelles » – pour reprendre une de la musique » apporterait une pierre impor-
Cette capacité des neurones repose-t-elle expression chère à Jean-Sébastien Bach – tante à cet édifice.
sur un socle génétique et biologique, ou que sont les mélodies, désormais vectrices Y. BITTERMAN et al.,Ultra-fine frequency tuning revealed in single neurons
est-elle d’origine culturelle, résultant d’une de sens et de symboles pour la collectivité. of human auditory cortex, in Nature, vol. 451, n° 7175, p.197, 2008

Femmes divines aux longues jambes


La longueur des jambes est un critère fondamental de beauté physique.
Une équipe de psychologues pense avoir compris pourquoi.

M
arilyn,Adriana, Naomi : à chacune son style, son ont généralement moins de crises cardiaques que la moyenne.
époque, sa coupe de cheveux, mais une chose Une autre étude réalisée la même année confirmait l’idée
est sûre, toutes ces femmes ont – ou ont eu – intuitive que les longues jambes sont un avantage pour la
de longues jambes. course : dès lors, chez nos ancêtres préhistoriques, de
Piotr Sorokowski et ses collègues, de l’Université de longues jambes auraient été associées à de meilleures
Varsovie,ont levé le voile sur cette question essentielle,au chances de survie. Sans doute, les hommes cherchaient-ils
moyen d’une expérience très simple.Ils ont présenté à une des partenaires ayant de longues jambes pour engendrer
centaine d’hommes des silhouettes de corps féminins dotés des enfants plus aptes à chasser ou fuir les prédateurs.Enfin,
de jambes de longueurs variables, et ont constaté que les les femmes aux jambes plus longues sont généralement
volontaires étaient particulièrement attirés par la silhouette plus fécondes et ont des enfants à la santé plus robuste !
ayant des jambes cinq pour cent plus longues (et pas davan- Question subsidiaire : vous demandez-vous encore
tage) que la moyenne de la population. pourquoi de nombreuses femmes portent des chaussures
Novikov Alex / Shutterstock

Pourquoi cet attrait pour les jambes longues ? Incons- à talon ? Pour donner l’illusion de jambes plus grandes et
ciemment,les hommes leur associent des qualités de santé, d’une meilleure fécondité…
de rapidité et de fertilité. Une étude réalisée en 1998 avait P. SOROKOWSKI et B. PAWLOWSKI, Adaptive preferences for leg length in a potential partner, in
ainsi révélé que les individus ayant les plus longues jambes Evolution and human Behavior, à paraître

8 © Cerveau & Psycho - N° 26


00Actu 26 articles 25/02/08 18:39 Page 9

L’actualité des sciences cognitives

Patient ou impatient ? Question de gènes


Un gène, présent sous deux formes légèrement différentes,
ferait de chaque individu un être patient ou un impatient.

S
i la patience était donnée à tous...
À force de patience, toute
personne peut se doter d’un
cadre de vie agréable, en inves-
tissant sur l’avenir,en plantant un arbre
dans son jardin ou en économisant
pour les générations futures.
Pourquoi tout le monde n’est-il pas
patient ? Peut-être à cause d’un gène
mis en évidence à l’Université de San
Francisco. Charlotte Boettinger et ses
collègues ont découvert que ce gène
prédispose certaines personnes à l’im-
patience,leur faisant préférer des grati-
fications modérées dans l’immédiat, à
des récompenses plus importantes
situées dans un avenir lointain.
C. Boettinger a fait passer des tests
simples à des volontaires :il s’agissait de
choisir entre, d’une part, recevoir Dans La cigale et la fourmi, l’imprévoyance de la cigale lui joue bien des tours. Des études biologiques
75 euros tout de suite ou, d’autre part, suggèrent que la prévoyance ou l’impulsivité auraient des bases génétiques.
recevoir 100 euros une semaine plus
tard. La moitié des volontaires environ
optent pour la première solution, et
un délai proche, alors que le cortex
orbitofrontal s’occuperait des options Les publicités favorisent
l’autre moitié pour la seconde.
Or les premiers sont généralement
plus distantes.
Pourquoi l’espèce humaine se
l’achat impulsif
porteurs d’une variante particulière d’un compose-t-elle de patients et d’im-
gène,nommée COMT-Met158,alors que patients, aux patrimoines génétiques Pour promouvoir l’achat « impulsif », tourné
les seconds, patients et prévoyants, ont et aux cerveaux différents ? Appa- vers un plaisir immédiat sans réflexion sur les
une autre variante du même gène, COMT- remment,l’impatience n’a pas que des conséquences à long terme, il suffit de projeter,
Val158. Le gène COMT produit dans le désavantages. Les personnes impa- juste avant le produit ciblé, des images de plats
cerveau une enzyme, la catéchol-O- tientes et impulsives peuvent se trou- appétissants, de chocolats ou de gâteaux.
méthyltransférase,dont le rôle est d’éli- ver favorisées en termes de puissance À l’Université de Singapour, Xiuping Li a montré
miner la molécule généralement asso- reproductrice. Ainsi, une personne à des étudiants des images de desserts ou de
ciée au plaisir, la dopamine. La variante très sensible au plaisir sexuel instan- paysages naturels, puis leur a donné le choix
COMT-Met158 est moins efficace que la tané a globalement plus de chances de d’acheter, soit un billet de loterie avec un gain
variante COMT-Val158, si bien qu’elle répandre ses gènes, y compris la modeste, mais immédiat, soit un ticket procurant
élimine moins efficacement la dopamine, variante impatiente COMT-Met158, ce un gain plus important, mais différé. Les étudiants
laquelle nous fait rechercher du plaisir qui explique qu’elle se maintienne dans
le plus vite possible.
ayant vu les images de desserts savoureux optent
la population. pour la première solution, contrairement à ceux
La dopamine module le fonction- De façon générale,la focalisation sur
nement du cerveau : en détaillant leur qui ont vu des images de paysages naturels.
l’instant, associée à une relative igno-
étude, C. Boettinger et ses collègues Les plats appétissants donnent envie d’un plaisir
rance de l’avenir à long terme, peut se
ont découvert que les individus impa- rapide, une attitude mentale qui persiste et se
révéler avantageuse dans des situations
tients activent davantage deux zones de danger immédiat où il s’agit de transfère sur d’autres objets de consommation.
cérébrales,le cortex préfrontal dorso- prendre des décisions rapides,sans trop Les étudiants ainsi mis en condition ont préféré
latéral et le cortex pariétal postérieur. réfléchir. C’est ainsi que l’humanité systématiquement des offres proposant une
Les individus patients activent davan- aurait préservé les deux variantes géné- satisfaction rapide, mais moins d’intérêt à long
tage une autre zone, le cortex orbi- tiques de l’impatience et de la patience. terme, par exemple un ticket de cinéma à un bon
tofrontal. Le cortex préfrontal dorso- C. BOETTIGER et al., Immediate reward bias in humans : fronto- d’achat dans une librairie.
latéral analyserait les avantages et les parietal networks and a role for the catechol-O-methyltransfe-
rase 158(Val/Val) genotype, in The Journal of Neuroscience, X. LI et al., The Effects of appetitive stimuli on out-of-domain consumption
inconvénients des options situées dans vol. 27, n° 52, p.14383, 2007 impatience, in The Journal of Consumer Research, vol. 34, n° 5, p. 649, 2008

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Des neurones pour apprendre à parler


Certains neurones seraient capables indifféremment de percevoir un son et de le recréer.
du neurone est étroitement couplée aux
caractéristiques sonores du son, qu’il
s’agisse de le produire ou de l’entendre.
Les neurones du noyau télencéphalique,
de par leur localisation stratégique,peuvent
participer à la perception des sons, et à la
commande des muscles du larynx qui
produisent le son. Cela permet au chant
des oiseaux de devenir un moyen de
communication,certaines syllabes pouvant
être reproduites par des oiseaux après
qu’ils les ont entendues.
Les neuroscientifiques ont constaté que
Jin Yong / Shutterstock

les neurones miroirs auditifs passent d’un


mode de réception à un mode d’émission
de façon très nette : lorsque l’oiseau
chante, le neurone fournit les décharges
électriques nécessaires à la production du

C’
est un oiseau discret,aux couleurs chant, mais ne réagit plus au chant qu’on
brunes et grisâtres. Il ressemble lui fait entendre.Ainsi, il évite les interfé-
aux passereaux des villes, mais il rences entre des activités électriques qui
Visage homo, vient de livrer un élément de
réponse décisif à l’une des questions les
seraient identiques,mais légèrement déca-
lées dans le temps.C’est ce qu’on nomme

visage hétéro plus débattues des neurosciences :


comment apprenons-nous à parler ? Des
neurobiologistes,de l’Université de Caro-
le verrouillage du neurone.
Chez une espèce éloignée de l’être
humain, un type particulier de neurones
Selon une étude réalisée à l’Université Tufts line du Nord, ont découvert, chez une est ainsi apparu, dévolu à la communica-
de Medford, aux États-Unis, notre cerveau espèce d’oiseau nommée Bruant des tion sonore. Comment faire le lien avec
déciderait en 1/20e de seconde si un homme marais,des neurones qui s’activent presque le langage chez l’homme ? On sait que les
est hétérosexuel ou gay. Pour cela, il se fonderait de la même façon lorsque l’oiseau entend neurones miroirs humains existent dans
uniquement sur l’apparence de son visage. chanter un congénère, et lorsqu’il repro- le domaine moteur (ils s’activent lors-
Les expériences de Nicholas Rule montrent duit les mêmes sons. qu’on observe un mouvement chez autrui
que, lorsqu’une personne formule son avis Il s’agit de neurones dits audio-vocaux et quand on le produit soi-même, ce qui
sur l’orientation sexuelle d’un homme, son avis ou neurones miroirs auditifs. Dans leurs confère un pouvoir d’imitation gestuelle).
est le même qu’elle regarde son visage pendant expériences, Jonathan Prather et ses Les découvreurs de ces neurones miroirs
50 millisecondes ou pendant plusieurs collègues ont fait écouter à des oiseaux avaient supposé que ces derniers jouent
secondes. Nous disposons apparemment d’un des enregistrements de chants de leurs un rôle dans l’apprentissage du langage :
système de décision rapide et instinctive de congénères,et ont enregistré l’activité élec- le bébé observerait les mouvements de
trique de leurs neurones dans une zone la bouche des adultes et, grâce à ses
l’orientation sexuelle.
cérébrale particulière, le noyau télencé- neurones miroirs moteurs, reproduirait
Ce système pourrait servir aux femmes à trouver phalique de l’hyperstriatum ventral caudal. les mêmes mouvements des lèvres.Toute-
des reproducteurs potentiels. Une étude récente Cette zone se situe aux confins des fois,l’existence des neurones miroirs audi-
a montré que les femmes évaluent l’attirance zones motrice (qui commande le chant) tifs ajoute une facette cruciale à ce schéma
d’un homme en fonction de son penchant pour et auditive (qui le perçoit). Dans cette d’apprentissage ;cette fois,l’enfant repro-
les enfants : les hommes dont les portraits sont zone, chaque neurone réagit à certains duirait un son à partir de la seule percep-
jugés les plus attirants par les femmes se révèlent types de syllabes, pour lesquels il est en tion de ce son, même s’il ne voit pas les
être de bons pères, ou des individus qui aiment quelque sorte spécialisé. Il produit une mimiques faciales et labiales.
s’occuper des enfants. Il leur est encore plus activité électrique qui dure une vingtaine Doté d’un tel arsenal de neurones
important de décider rapidement si un homme de millisecondes, et dont l’intensité varie miroirs, le cerveau humain serait équipé
est un éventuel reproducteur, et les observateurs de milliseconde en milliseconde,selon une pour devenir un cerveau communicant. Il
masculins chercheraient à déterminer très vite courbe bien précise.Or le neurone produit ne reste plus qu’à trouver ces neurones
si un homme est un rival potentiel ou non. un courant électrique selon une courbe miroirs auditifs chez l’homme.
N.O.RULE et N.AMBADY, Brief exposures: Male sexual orientation is accurately
similaire lorsque l’oiseau chante cette J. F. PRATHER et al., Precise auditory-vocal mirroring in neurons for
perceived at 50 ms, in Journal of Experimental Social Psychology, à paraître même syllabe. Ceci signifie que l’activité learned vocal communcation, in Nature, vol. 451, n° 17 p. 305, 2008

10 © Cerveau & Psycho - N° 26


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L’actualité des sciences cognitives

Obésité : le poids du biologique et du social


La recherche sur les gènes de l’obésité va bon train, mais les pratiques alimentaires
sont également déterminantes, tel le fait de prendre des repas en famille.

À
l’Université de Los Angeles, des biologistes ont que, chez les jeunes adolescentes, le fait de prendre au
étudié des rats dont le patrimoine génétique déter- moins un repas en famille chaque jour diminue notable-
mine la tendance à être obèse.Ils ont montré que ment la probabilité de devenir obèse, de souffrir de
les rats génétiquement « vulnérables » à l’obésité troubles du comportement alimentaire ou de se livrer
ont un cerveau différent,possédant moins de connexions régulièrement à des régimes. Dans ce cas, les repas en
neuronales dans un centre nerveux de la satiété.La géné- famille permettraient de manger plus lentement, ce qui
tique de l’obésité et les neurosciences se tendent la main. est nécessaire pour éprouver une sensation de satiété
Nous ne sommes pas tous égaux face à l’obésité : avant d’avoir ingéré de trop grandes quantités de nour-
certaines personnes mangent abondamment et restent riture.Le cadre social du repas combattrait aussi les effets
minces,d’autres grossissent pour la moindre bouchée de du stress,ce qui diminue les risques d’alimentation compul-
chocolat.La recherche sur les fondements génétiques de sive,souvent liés à un besoin de combattre une angoisse.
l’obésité est,pour l’instant,plus avancée chez les rongeurs Les émotions positives liées au partage d’un moment de
que chez l’homme : ainsi, les biologistes savent depuis convivialité diminueraient enfin le besoin qu’ont certains
longtemps qu’il existe des rats vulnérables à l’obésité, et adolescents de réguler leurs émotions par la nourriture.
d’autres résistants. Les animaux vulnérables deviennent Ces découvertes rappellent que, depuis l’éclosion
obèses lorsqu’ils se nourrissent d’aliments riches en des premières sociétés humaines,manger n’a jamais été
graisse, les animaux résistants ne le deviennent jamais. un acte solitaire.Le fait de partager un repas en commu-
Ces différences reposent en grande partie sur le patri- nauté fait partie intégrante des comportements humains,
moine génétique. Si l’on se fie aux études réalisées chez et l’alimentation rapide favorisée par l’industrie du fast-
les rats,il est possible de sélectionner génétiquement des food constitue une première dans notre histoire, dont
lignées d’animaux sensibles à l’obésité, et d’autres qui y nous n’avons pas fini de mesurer les conséquences.
sont totalement réfractaires.Récemment,Sébastien Bouret S. G. BOURET et al., Hypothalamic neural projections are premanently disrupted in diet-induced
et ses collègues,de l’Université de Los Angeles,ont étudié obese rats, in Cell Metabolism, vol. 7, p. 179, 2008
D. NEUMARK-SZTAINER et al., Family meals and disordered eating in adolescents, in Arch. Pediatr.
ces deux types d’animaux et ont découvert des diffé- Adolesc. Med., vol. 162, n° 1, p. 17, 2008
rences cérébrales qui expliquent leurs divers degrés de
vulnérabilité à l’obésité.
Chez les rats résistant à l’obésité,ils ont constaté que,
dans un centre de régulation de l’appétit nommé hypo-
thalamus,une zone – le noyau arqué de l’hypothalamus –
présente d’importantes ramifications avec d’autres zones
voisines impliquées dans la perception de la satiété.
Or ces ramifications sont absentes ou atrophiées
chez les rats vulnérables à l’obésité.
Le noyau arqué est un lieu de régulation de l’ap-
pétit.Lorsqu’un animal a suffisamment mangé,ses
cellules graisseuses envoient au noyau arqué un
message chimique sous forme d’une molécule
nommée leptine. Les neurones du noyau arqué
réagissent en émettant des informations nerveuses
et chimiques au noyau paraventriculaire,qui synthé-
tise d’autres substances responsables du senti-
ment de satiété. Chez les rats résistant à l’obésité,
les connexions entre noyau arqué et noyau paraventri-
culaire sont solides, et le signal de satiété circule aisé-
ment. Chez les animaux vulnérables à l’obésité, les
Ljupco Smokovski / Shutterstock

connexions sont insuffisantes et la satiété est mal perçue.


Il reste à confirmer ces résultats chez l’être humain,
où la vulnérabilité à l’obésité a aussi une composante
génétique.Toutefois, même doté de gènes de vulnérabi-
lité, chacun gardera la liberté de limiter les risques de
surcharge pondérale. Ainsi, une étude récente a montré

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CP26_vezina Article.xp 25/02/08 12:32 Page 12

La téléréalité est un genre controversé :


spectacle voyeuriste, passe-temps sans
intérêt ou expression crue de la réalité
humaine ? Les polémiques vont bon train,
mais une ligne jaune est franchie lorsque
ces programmes mettent en scène
PSYCHOLOGIE

des enfants et exploitent leurs émotions


pour les livrer en pâture au public.

Cinéma

Kid Nation :
l’enfance exploitée
Jean-François VÉZINA

ne émission de téléréalité crée la polé- est en préparation, à cause de la grève des scéna-

U mique aux États-Unis, et pourrait


bien déferler un jour sur nos écrans :
Kid Nation. Cette série met en scène
40 enfants âgés de 8 à 15 ans qui ont
comme objectif de recréer, sans l’aide des adultes,
une ville dans le désert du Nouveau-Mexique.
Ils sont ainsi livrés à eux-mêmes avec le fardeau
ristes qui vient tout juste de s’achever.
Sous le prétexte d’une participation à un camp
de vacances, des parents envoient leurs enfants
dans ce nouvel univers dont ils connaissent mal
les tenants et aboutissants. Ils signent un contrat
qui dégage les producteurs de toute responsabi-
lité en cas d’accident. Kid Nation soulève plusieurs
de « réussir là où les adultes ont échoué » pour questions éthiques. Les enfants sont-ils des acteurs
le divertissement de millions de téléspectateurs. ou des sujets de documentaires ? Les heures
Nous allons explorer ici certains changements travaillées ont-elles été suffisamment rétribuées ?
psychiques pouvant intervenir chez ceux qui Les scènes peuvent-elles être tournées plusieurs
participent à cette émission et chez ceux qui fois ? En effet, certains parents se sont plaints que
regardent des émissions de téléréalité comme les producteurs aient demandé de tourner plusieurs
Kid Nation. fois certaines scènes parce que les prises de vues
n’étaient pas satisfaisantes. Certains enfants ont
Le commerce des émotions été blessés lors du tournage en manipulant des
produits toxiques dans les cuisines, sans possibi-
La téléréalité a connu son essor pendant la grève lité de dédommagements. Mais l’exploitation
des scénaristes qui eut lieu aux États-Unis dans perpétuée dans cette série est plus subtile. Il s’agit
les années 1980. Elle avait pour objectif avoué de de l’exploitation artificielle des émotions des
s’affranchir des syndicats et de ne pas avoir à payer enfants : les producteurs les utilisent pour créer
de salaires aux comédiens. Dans un contexte de du spectacle.
compétition, les compagnies de production ont Dans une émission de téléréalité, l’enfant est
avantage à ce que les émissions ne coûtent pas exposé 24 heures sur 24 à l’œil avide de la caméra.
cher à produire. D’ailleurs, même si la série Kid Selon le psychologue américain Erik Erikson (1902-
Nation a été très controversée, une deuxième série 1994), la période de 8 à 15 ans est fondamentale

12 © Cerveau & Psycho - N° 26


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Rue des Archives

pour le développement du sens du travail et de fâcheuses, pour faire lui-même le tri. Mais Le film Little
l’identité. Un enfant de cet âge placé dans une telle A. Bandura a proposé une autre forme d’appren- Miss Sunshine
situation risque donc de développer une perception tissage généralement à l’œuvre : l’apprentissage joue sur l’émotion que
biaisée du travail et de son identité. Il apprendra vicariant, c’est-à-dire que les enfants apprennent le spectateur éprouve
difficilement la différence entre le travail et le loisir, en observant le comportement des autres et les face à la fillette héroïne
et risquera aussi de confondre son identité avec le conséquences qui en résultent pour eux. du scénario. Toutefois,
« rôle » qu’il crée pour le spectacle. En revanche, une différence essentielle
un comédien, même à cet âge, peut créer la distance
nécessaire entre son rôle et ses émotions. Lorsqu’il
La tyrannie de l’audience existe entre ce film
et l’émission de téléréalité
joue une scène, il sait qu’il est dans un rôle, voire Ainsi, un enfant est particulièrement influencé Kid Nation : dans le film,
dans une activité professionnelle. Quand il n’y a par ce qu’il voit arriver aux autres enfants. S’il la fillette sait qu’elle joue
pas de limites entre les deux, la confusion est plus constate que ces derniers sont connus et appré- la comédie, alors que
susceptible de se produire et c’est en ce sens que ciés en passant à la télévision et en affichant leurs pour la téléréalité,
ses émotions sont exploitées à son insu. émotions devant des millions de personnes, il va les enfants ne jouent pas.
Du côté du jeune téléspectateur, les conséquences considérer que c’est un objectif à atteindre. Alors
sont également plus profondes qu’il n’y paraît de qu’il devrait acquérir le sens du travail, il appren-
prime abord. L’enfant est en effet à une phase clé dra qu’il est possible de devenir riche et popu-
de son développement où il doit traverser de laire instantanément sans avoir à faire d’efforts,
multiples apprentissages avant de devenir un ce qui risque de le maintenir dans la passivité. Il
adolescent, puis un adulte. Le psychologue cana- semble que les autorités audiovisuelles n’aient
dien Albert Bandura a modifié notre perception aucunement jugé nécessaire de s’interroger sur la
de l’apprentissage en montrant que les enfants, psychologie de l’enfant en autorisant ce type
contrairement à ce que l’on croyait, n’apprennent d’émissions. Ce miroir aux alouettes peut entraî-
que rarement par « essais et erreurs ». Longtemps, ner des conséquences désastreuses sur les valeurs
on a considéré que l’enfant devait faire ses propres et les objectifs que se fixent, non plus seulement
tentatives et constater que certaines sont couron- des adolescents en mal de repères, mais des enfants
nées de succès et d’autres suivies de conséquences au psychisme en devenir.

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CP26_vezina Article.xp 25/02/08 12:32 Page 14

Forme suprême de contrôle des esprits, qui n’est


En ce moment au cinéma pas sans rappeler les procès du maccarthysme ou
du stalinisme, où les accusés s’accablaient des
e tout nouveau film du réalisateur Paul Thomas Anderson (Magnolia),
L Il y aura du sang, illustre un cas extrême d’exploitation d’un enfant par
son père. Ce dernier, interprété par l’acteur Daniel Day Lewis, incarne
pires crimes, convaincus de ne pas avoir atteint
la norme fixée. Dans l’Amérique qui a produit
Kid Nation, les enfants sont imperceptiblement
un pionnier du pétrole qui tire parti du visage d’ange de son fils pour s’at- préparés à répondre aux modes et aux exigences
tirer la sympathie des propriétaires terriens, afin d’étendre ses champs de la société de consommation. Ce « dressage » se
d’exploitation… de pétrole. fait de plus en plus jeune, à la fois chez des enfants
L’exploitation de la richesse pris comme matière première pour la production
pétrolifère passe par l’ex- d’émotions, et avec des petits téléspectateurs desti-
ploitation de la richesse nés à recevoir ce message.
humaine de l’enfant.
P. Anderson propose Le besoin premier d’intimité
une métaphore brillante de Bien entendu, la matière première émotionnelle
cette exploitation de l’en- demande d’importants moyens techniques en vue
fance et de la déshumanisa- de la transformer, de la « raffiner » en quelque
tion qui accompagne la quête sorte. Ainsi, dans l’une des émissions de téléréa-
de richesse du rêve améri- lité les plus populaires, Survivor, sur 3 000 heures
cain. Une autre question, d’émission, nous n’en voyons que 14. Le travail
centrale à la culture des de montage est gigantesque.
États-Unis, est celle du Self Les émotions de jeunes enfants sont ainsi « raffi-

© Paramountvantage.com
made man, qui se retrouve nées » par un processus qui n’est pas sans rappe-
incroyablement riche, mais ler l’exploitation pétrolifère (voir l’encadré ci-
dont la pauvreté relation- contre). Le rapport de 3 000 à 14 (soit 214) est
nelle et le vide familial fini- comparable au travail de raffinerie réalisé pour
ront par le détruire. passer de la matière brute extraite des gisements
de pétrole à l’essence vendue à la pompe : le trai-
tement de l’image est particulièrement soigné,
comportant notamment de nombreux gros plans
Une autre conséquence de la téléréalité est ce qui fixent encore mieux la substance émotion-
que l’on pourrait qualifier de « déboisement » de nelle de l’enfant. S’ajoute à cela, une trame sonore
l’espace privé. L’écrivain (et producteur de séries qui amplifie les tensions imaginées ou anticipées
télévisées) Jon Dovey soulignait ainsi dans son par les producteurs. Par exemple, lorsque le petit
ouvrage intitulé Téléréalité : « La réalité devient Jimmy, huit ans, décida de quitter le désert dès
un mensonge, que nous vivons aujourd’hui dans le premier épisode, les gros plans et la musique
une culture de la confession publique télévisée, ont amplifié l’émotion de l’enfant qui s’ennuyait
ce qui restreint considérablement l’étendue de la trop de ses parents.
sphère privée. » Dans Kid Nation, plusieurs Malheureusement, tout comme les gisements de
séquences sont consacrées aux confidences des pétrole se font de plus en plus rares et que la
enfants qui traversent des épreuves difficiles. Ils demande mondiale augmente sans cesse, le public
sont poussés à confier leurs émotions, et appren- demande toujours plus de téléréalité. Nous risquons
nent qu’ainsi, ils deviennent populaires par le ainsi de connaître, dans les prochaines années,
spectacle que leur vécu procure. des excès encore plus critiquables éthiquement.
Que peut alors ressentir le jeune qui regarde Dans la quête d’une audience toujours plus
ces confidences sans limites ? Il y apprend qu’il nombreuse et d’une intensité émotionnelle gran-
n’y a pas de mal à tout révéler de sa vie intime dissante, les limites face à la sexualité, à la violence
au public. Il ouvre en quelque sorte les barrières et au langage s’estompent toujours davantage.
Bibliographie de son intimité. Cette mise à nu se prolonge Dans ce contexte, il importe de préserver avec
L. DUPONT, Téléréalité : souvent sur Internet, où le téléspectateur peut soin l’espace intime de l’enfant, qui est comme
Quand la réalité devient avoir l’illusion, par le biais de blogs, d’entretenir une berge protégeant des débordements de la mer
un mensonge, Presses de un lien d’amitié avec ses idoles ; il ne censure pas de la collectivité. Les premières années sont ici
l’Université de Montréal, ce qu’il dépose dans l’espace public comme il le particulièrement sensibles, et un enfant qui agit
2007. ferait en discutant avec un ami. seulement pour répondre aux attentes des autres
I. RAMONET, Propagandes L’enfant qui grandit dans une culture de la rencontrera de profonds problèmes d’angoisse, de
silencieuses, Gallimard, confession publique risque ainsi d’apprendre que vulnérabilité et d’estime de soi. Le courage de vivre
2000. ses émotions et ses expériences personnelles n’ont et d’assumer ses propres émotions, au lieu de cher-
de réalité et de valeur que lorsqu’un grand nombre cher à les transférer sur autrui, est décisif. C’est
de personnes en sont informées. Cela crée une cette force qu’il faut encourager, par un esprit d’in-
Jean-François VÉZINA dépendance à l’égard du regard des autres, qui dépendance et des gages d’affection stables dans
est psychologue peut aller jusqu’à l’envie exacerbée de plaire ou la sphère privée. Quant aux parents, ils gagneront
et psychothérapeute l’angoisse de déplaire. à s’interroger sur l’éventuel désir qu’a leur enfant
à la Maison de psychologie L’émission propose plusieurs séquences consa- de se dévoiler de la sorte.
Salaberry, à Québec, crées aux confidences des enfants. Les téléspec- Une recherche devra un jour être entreprise sur
et auteur de nombreux tateurs deviennent alors des confesseurs puisque ces enfants qui, par un paradoxe digne de notre
articles et ouvrages sur dans Kid Nation, c’est l’enfant lui-même qui, selon époque, sont connus de tous alors qu’ils ne se
la psychologie et le cinéma. sa conscience, décide de quitter ou non le plateau. connaissent pas encore eux-mêmes. ◆

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PSYCHOLOGIE
Pourquoi des dizaines de millions de personnes
envoient-elles de l’argent à des étrangers via eBay
sans être sûres qu’elles recevront leur achat ?
Parce que l’équité prend le dessus sur l’égoïsme
dans les choix financiers, et que ce site
Internet s’est forgé une réputation solide.

Comportement

La confiance
règne sur eBay
Christoph UHLHAAS

chèteriez-vous une voiture d’occasion Selon la théorie de l’équité, de la réciprocité

A sur Internet, sans l’avoir vue ni


conduite ? Et un avion ? Toutes les
60 secondes, une voiture change de
mains sur eBay ; un jet privé a même
été vendu pour plus de trois millions d’euros. À
chaque instant, les acheteurs échangent des milliers
d’euros par eBay, envoyant de l’argent à des incon-
et de la compétition, dite ERC, que A. Ockenfels
a développée avec l’économiste Gary Bolton, de
l’Université de Pennsylvanie, aux États-Unis, les
personnes n’essaient pas seulement d’optimiser
leurs gains, mais elles s’assurent aussi d’obtenir
la même part que les autres : elles se contentent
volontiers d’une part du gâteau, pourvu que le
nus sans garantie que les biens qu’ils achètent voisin n’en ait pas deux. Cette jauge d’équité
seront effectivement livrés. serait même contrôlée par une aire cérébrale bien
Pourtant, en général, personne n’est déçu. Pour définie (voir l’encadré page 20). Cependant, on
certains économistes, c’est presque un miracle dans a récemment découvert que l’équité n’est que
la mesure où cela contredit la notion d’Homo econo- l’un des deux piliers du système eBay ; la répu-
micus, défini comme un être rationnel, égoïste et tation du site en est le second. Cette dernière
qui aspire au profit maximal. Selon cette concep- engendre un niveau de confiance suffisant pour
tion, les vendeurs devraient garder l’argent sans que le marché fonctionne.
rien envoyer. De leur côté, les acheteurs ne devraient
pas faire confiance aux vendeurs ; dans ces condi-
tions, un tel marché devrait rapidement s’effondrer.
Équité ou égoïsme, il faut choisir
Ce n’est pas le cas. Pour quelles raisons ? L’éco- En outre, on sait que les circonstances façon-
nomiste Axel Ockenfels, de l’Université de Cologne, nent aussi le comportement, indépendamment
en Allemagne, et ses collègues ont montré que les des traits de caractère ou des valeurs individuelles.
êtres humains ne se comportent pas toujours comme Ainsi, l’équité ou l’égoïsme peuvent prédominer,
si leur seul souci était leur intérêt financier. Et selon qu’une personne est en compétition dans
même quand c’est le cas, des considérations sociales un marché d’inconnus ou négocie avec un parte-
sont prises en compte dans l’estimation du profit. naire. En fait, la théorie de l’équité donne quelques
L’équité joue ainsi un rôle important dans les déci- pistes sur la façon dont on pourrait modifier les
sions que prennent les individus à propos de leur institutions économiques pour pousser les
argent ou de leurs biens ; c’est ce sens de l’équité personnes à coopérer davantage qu’elles ne le
qui permet de créer la confiance constatée sur les font actuellement, ou, au contraire, à s’affronter
marchés financiers, tel eBay. plus âprement.

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ebay article 26/02/08 14:20 Page 17

Ingvald Kaldhussater / Shutterstock

Il y a longtemps que les économistes étudient type d’offre. En revanche, quand A propose moins 1. On n’hésite pas
comment et pourquoi on prend des décisions finan- d’un tiers de la somme totale, B refuse souvent le à sortir sa carte
cières. Dans les marchés compétitifs, de la Bourse marché. Cette réaction semble absurde si l’on consi- de crédit pour acheter
de New York jusqu’aux ventes aux enchères, dère que le seul objectif de B est d’optimiser son sur eBay ; on a confiance,
chacun se comporte souvent comme Homo econo- profit. Mais elle devient logique si on fait l’hypo- car on sait que le site
micus, de façon à optimiser ses profits. thèse que B est motivé par une préoccupation a bonne réputation
Mais l’égoïsme n’explique pas tous les compor- sociale : l’équité. En d’autres termes, il préfère ne et que l’équité y est
tements ; tout dépend du contexte. Dans un contexte rien avoir, que d’accepter un partage qu’il estime une valeur partagée.
familial, par exemple, un enfant est souvent prêt à injuste. Il souhaite un partage équitable et ne peut
partager ses bonbons par sentiment de justice, bien donc accepter une somme trop inférieure à la
qu’il sache qu’il en aura moins pour lui. moitié, sans quoi il renoncerait à cet objectif.
Les mathématiciens spécialistes de la théorie des Ainsi, l’équité serait un facteur de motivation
jeux observent des comportements semblables important sur eBay, où l’option « acheter mainte-
quand ils demandent à des personnes de négocier nant » – c’est-à-dire une vente aux enchères avec
dans un test de motivation sociale nommé jeu de un seul acheteur – ressemble au jeu de l’ultimatum ;
l’ultimatum. Dans ce jeu à deux joueurs, on donne un vendeur propose un objet à un prix qu’un ache-
une certaine somme, disons 20 euros, au joueur A teur peut accepter ou rejeter. Pour tester cette hypo-
à condition qu’il accepte de partager avec le joueur B. thèse, A. Ockenfels et G. Bolton ont recruté
Si B accepte l’offre de A, l’argent est divisé comme 100 étudiants ayant vendu ou acheté sur eBay, les
prévu. Mais si B la rejette, l’argent est perdu pour ont divisés en 50binômes (un acheteur et un vendeur),
les deux. C’est celui à qui l’on confie l’argent – A – et ont demandé au vendeur de vendre un objet estimé
qui propose les termes du partage. Il peut décider à 20 euros par les chercheurs à son partenaire.
de donner 1 pour conserver 19, 2 et garder 18, etc. Le prix de vente le plus fréquent a été de dix euros,
Toute la difficulté est de savoir le partage que l’autre ce qui revient à un partage égal de la mise. Tous les
acceptera pour que l’argent soit bien distribué. acheteurs, sauf un, ont accepté l’offre. Tous les prix
Dans les études réalisées sur le jeu de l’ultima- supérieurs à 17 euros ont été refusés, car trop élevés,
tum, on a observé que l’offre moyenne des joueurs A et certains acheteurs ont même refusé des sommes
est de l’ordre de 40 pour cent de la somme et que comprises entre 10 et 17 euros, ce qui montre que
le partage le plus fréquent est 50–50, comme un le gain ne détermine pas à lui seul le jeu. Ainsi, dans
enfant qui donne à sa sœur la moitié – ou presque – cette situation de marchandage, un partage égal
de ses bonbons. Le joueur B accepte en général ce optimise le profit, parce qu’en général, les acheteurs

© Cerveau & Psycho - N° 26 17


ebay article 25/02/08 12:37 Page 18

n’acceptent pas d’offres qu’ils trouvent injustes, ce Homo economicus oublie alors ses préoccupa-
que les vendeurs comprennent bien. tions d’équité dans le contexte d’une vente aux
Cependant, dans de nombreux cas, on accepte enchères où plusieurs acheteurs cherchent à acqué-
un partage jugé inéquitable s’il est le fruit du hasard rir le même produit, car les surenchères sont incom-
et non d’un acte délibéré. A. Ockenfels et G. Bolton patibles avec l’équité. « Sur les marchés, tous les
ont récemment demandé à des volontaires de parti- individus se comportent de façon égoïste, mais cela
ciper à une variante du jeu de l’ultimatum, où le ne signifie pas qu’ils le soient réellement », commente
joueur A choisit de partager l’argent, soit dans une A. Ockenfels. « Ce sont les institutions qui les condui-
proportion de 50–50, soit dans un rapport 80–20. sent à se comporter comme ils le font. »
Quand la proposition était de 80–20, 41 pour cent
des receveurs rejetaient l’offre. Mais quand la
même offre était faite par un robot fonctionnant Un vendeur
de façon aléatoire, seulement sept pour cent la
refusaient. Selon A. Ockenfels, cela suggère que
et un acheteur confiants
de nombreuses personnes acceptent des transac- Dans cette vente aux enchères expérimentale,
tions inéquitables, pour autant que tous les parti- la confiance n’était pas un facteur important, car
cipants aient eu leur chance. les expérimentateurs (vraisemblablement dignes
Évidemment, tous les internautes n’acceptent pas de confiance) garantissaient que la valeur des
une telle « équité procédurale », et leur attitude objets était bien de 20 euros. Néanmoins, la
dépendrait en partie de leur culture. Par exemple, confiance est un facteur essentiel sur eBay, où rien
les Américains se soucieraient plus d’équité procé- ne force les vendeurs, anonymes, à expédier effec-
durale que les Allemands. Ces derniers souhaite- tivement ce qu’ils vendent.
raient davantage un partage proche de 50–50. Les Pourquoi les vendeurs envoient-ils malgré tout
différences entre individus sont également notables. les objets ? A. Ockenfels, G. Bolton et Elena Katok,
Certaines personnes sont très sensibles à l’idée d’être à l’École des affaires de Penn State aux États-Unis,
lésées, tandis que d’autres s’en préoccupent moins, ont demandé à 144 étudiants de jouer à un jeu de
voire y sont indifférentes, à condition que cela ne confiance qui reproduit la situation d’eBay. Dans
résulte pas d’une intention malveillante, ce qui est ce jeu, un vendeur et un acheteur démarrent avec
le cas lorsque l’offre est faite par un robot. la même somme, par exemple 35 euros. C’est ce
Enfin, A. Ockenfels et G. Bolton ont constaté que que l’acheteur et le vendeur possèdent en l’ab-
les réactions des individus dépendent beaucoup des sence de toute transaction. Le vendeur détient
circonstances. Dans les ventes aux enchères expé- également un bien qu’il veut vendre 35 euros, mais
rimentales sur eBay, en mettant en compétition un que l’acheteur estime à 50 euros. L’acheteur paye
vendeur d’objets à 20 euros avec neuf acheteurs 35 euros, mais détient un objet qui, à ses yeux,
potentiels – et non plus un seul –, ils ont observé vaut 50 euros : la transaction lui rapporte 15 euros.
que le prix de vente moyen dépassait 19 euros. Quant au vendeur, il gagne 35 euros, mais doit

Sans équité, pas de confiance... ni de eBay


ourquoi l’équité est-elle si importante sur eBay ? Pour possède un objet qu’il vend pour 35 euros. Les frais d’expédi-
P répondre à cette question, des psychologues de l’Univer-
sité de Cologne, en Allemagne, et de l’Université de Pennsylva-
tion (payés par le vendeur) se montent à 20 euros. La transac-
tion lui rapporte donc 15 euros. Or l’acheteur estime la valeur
nie, aux États-Unis, ont conçu deux jeux. Le premier, nommé de l’objet convoité à 50 euros. Par conséquent, il dépense
jeu de confiance classique imite eBay. Un vendeur et un ache- 35 euros, mais acquiert une valeur de 50 euros : la transaction
teur partent chacun avec la même somme de 35 euros ; le vendeur lui rapporte aussi 15 euros. Mais si l’acheteur paie 35 euros alors
que le vendeur n’envoie pas l’article, le vendeur empoche 70 euros
Jeu de confiance classique
et l’acheteur rien. Et si l’acheteur choisit de ne pas prendre ce
N’achète pas
risque, il n’y a pas de transaction.
A 35 € Dans une étude récente, 37 pour cent des volontaires étaient
V 35 € prêts à expédier le produit. Ce qui signifie que certains vendeurs
Acheteur A Expédition A 50 € sont motivés par l’équité, dans le sens où les bénéfices pour
V 50 € l’acheteur et le vendeur sont identiques (de 15 euros). Et 27 pour
Vendeur V cent des acheteurs avaient parié sur cette loyauté : ils étaient
Achète A
0€ prêts à acheter (sur eBay, un système d’évaluation établit un
Pas d’expédition V 70 €
climat de confiance et favorise les expéditions).
Pour vérifier si le sens de l’équité est responsable de cette
Jeu de confiance asymétrique
confiance, les psychologues ont créé un jeu de confiance asymé-
N’achète pas A 105 € trique : les gains du vendeur et de l’acheteur sont les mêmes que
V 35 € précédemment, mais l’acheteur reçoit 70 euros supplémentaires
Acheteur A Expédition A 120 € quel que soit le résultat de la transaction. De ce fait, les bénéfices
V 50 € sont égaux (à 70 euros) quand le vendeur n’expédie pas l’objet.
Vendeur V
Achète A 70 € Dans ce cas, seuls sept pour cent des vendeurs expédient l’objet,
Pas d’expédition V 70 € car ils optent en majorité pour une transaction équitable… C’est
donc bien l’équité qui fonde la confiance sur eBay.

18 © Cerveau & Psycho - N° 26


ebay article 25/02/08 12:37 Page 19

2. Vente de pièces
du Concorde en 2003
Christie’s

chez Christie’s.

payer les frais d’expédition – ici 20 euros –, de


sorte que la transaction lui rapporte aussi 15 euros. Bien acheter sur eBay
Mais si le vendeur n’expédie pas l’objet alors qu’il Vérifiez la réputation du vendeur. Méfiez-vous de toute évalua-
a reçu les 35 euros de l’acheteur, il dispose de
tion négative. Il faut aussi éviter les vendeurs qui ont peu d’évaluations, ou
70 euros, tandis que l’acheteur perd tout son argent.
ceux qui n’ont d’expérience qu’avec des articles peu coûteux si vous envi-
Si l’acheteur choisit de ne pas prendre de risque,
il n’y a aucune transaction et chacun garde ses sagez d’acheter un article onéreux.
35 euros (voir l’encadré page 18). Méfiez-vous des superlatifs. Les vendeurs qui décrivent leur marchan-
Dans ce jeu, le résultat est équitable, soit après dise comme « rare » ou « dans un état exceptionnel » escroqueraient
une transaction réussie, soit en l’absence de tran- davantage les consommateurs, selon une étude des ventes aux enchères
saction. Mais il est plus avantageux pour le vendeur sur eBay réalisée en 2006.
si ce dernier n’expédie pas le colis. Homo economi-
cus n’expédierait donc jamais rien, et aucun ache- Ne surenchérissez pas. Décidez combien vous êtes prêt à payer.
teur rationnel n’achèterait. Toutefois, 37 pour cent Vérifiez le prix chez d’autres vendeurs en ligne si l’article est disponible
des vendeurs sont prêts à expédier le bien : certains dans le commerce.
vendeurs sont donc motivés par un sens intrinsèque
de l’équité, et une partie des acheteurs l’anticipe. N’enchérissez qu’une seule fois. N’augmentez pas vos enchères
Dans une version modifiée de ce jeu de confiance, de façon répétée pendant la vente. À mesure que les enchères montent,
l’acheteur reçoit 70 euros supplémentaires indé- vous risquez de payer trop.
pendamment du résultat, et les psychologues ont
Enchérissez au dernier moment. N’enchérissez que pendant les
émis l’hypothèse que les vendeurs « équitables »
n’expédieraient pas l’objet : dans ce cas, l’ache- dernières minutes d’une vente. Il se peut que les autres acheteurs n’aient
teur et le vendeur obtiendraient tous les deux la pas la possibilité de surenchérir sur vous et ceux qui enchérissent tôt cher-
même somme (70 euros). En effet, le vendeur chent à faire monter les prix. Si vous savez que vous ne serez pas dispo-
dispose initialement de 35 euros et de l’objet. nible pour faire une enchère de dernière minute, utilisez un système d’en-
Comme précédemment, s’il vend l’objet, la tran- chérissement automatique qui le fera à votre place. Plusieurs options de
saction lui rapporte 15 euros, et s’il garde l’objet ce genre peuvent être téléchargées sur Internet.
il détient une valeur de 70 euros. L’acheteur floué
Ne vous énervez pas. Si vous perdez une vente, restez calme. Et
a aussi 70 euros, la somme supplémentaire qu’on
lui a allouée d’office. n’enchérissez sur rien d’autre dans la journée. La frustration pourrait vous
Dans ces conditions, on constate que, la majo- amener à trop payer. Selon une autre étude de 2006, les trois quarts des
rité des vendeurs « équitables » gardent l’objet. personnes qui remportent une enchère payent trop. Dans 43 pour cent
Seulement sept pour cent des vendeurs ont décidé de l’ensemble des ventes aux enchères, les prix de vente en ligne sont
de l’expédier, ce qui confirme que la raison prin- souvent plus élevés que les prix en magasin – et si l’on tient compte des
cipale de leur loyauté dans le premier jeu de frais d’expédition, le rapport atteint parfois 72 pour cent !
confiance était l’équité.

© Cerveau & Psycho - N° 26 19


ebay article 25/02/08 12:37 Page 20

Le cerveau équitable
ourquoi accepte-t-on ou refuse-t-on une offre équitable ?
P Dans le cerveau, deux régions « s’affrontent » pour contrô-
ler la prise de décision économique. Les neurobiologistes Jona-
Cortex préfrontal
dorsolatéral
Cortex cingulaire
antérieur
than Cohen, de l’Université de Princeton, aux États-Unis, Alan
Sanfey, de l’Université d’Arizona, et leurs collègues ont utilisé
l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf) pour
détecter des changements d’activité neuronale dans le cerveau
de 19 sujets jouant au jeu de l’ultimatum. Les offres inéquitables
activent davantage l’insula antérieure, la partie du système limbique
associée au dégoût et à d’autres émotions négatives, que ne le
font les offres équitables. Et plus l’offre est inéquitable, plus l’ac-
tivité de l’insula antérieure augmente.
En 2003, les neurobiologistes ont aussi montré que le rejet
des transactions injustes est lié à l’activité relative de l’insula
antérieure par rapport à celle du cortex frontal dorso-latéral ;
Insula antérieure
ce dernier est impliqué dans la planification, le raisonnement et,
probablement, l’optimisation des gains.
Par conséquent, deux régions cérébrales seraient en compéti- Au jeu de l’ultimatum, quand une personne reçoit une offre
tion dans le jeu de l’ultimatum… et dans d’autres occasions où la inéquitable, trois régions de son cerveau s’activent : le cortex
prise de décision déclenche un duel mental entre l’objectif émotion- préfrontal dorsolatéral, le cortex cingulaire antérieur, et l’insula
nel de résister à l’inéquité et l’ambition d’amasser de l’argent. antérieure.

Cependant, selon A. Ockenfels, au moins 70 pour craignent « une rétroaction de vengeance » : imagi-
cent des ventes doivent être expédiées par les nons qu’un vendeur ait reçu une mauvaise évalua-
vendeurs pour que dans un tel jeu – ou sur eBay –, tion, il risque d’émettre une évaluation négative de
le fait d’acheter soit profitable. Comment eBay l’acheteur, en affirmant par exemple que ce dernier
atteint-il un tel niveau de confiance ? À cause a payé en retard ou avec un chèque sans provi-
d’une évaluation permanente. Sur eBay, les sions. En effet, dans les expériences d’A. Ocken-
vendeurs et les acheteurs peuvent s’évaluer après fels, un grand nombre de ceux qui ne sont pas satis-
une transaction, et ces évaluations sont rendues faits d’une transaction n’envoient aucune évaluation.
publiques pour les futurs acheteurs et vendeurs. L’absence d’évaluation n’est pas une bonne chose
« Ce système de réputation fonctionne comme une pour la réputation du système. Par conséquent,
machine à rumeurs organisée et remplace le système A. Ockenfels et G. Bolton, en collaboration avec
des ragots qui existe dans le monde réel », explique l’économiste Ben Greiner, de l’Université de Harvard
A. Ockenfels. Étant donné que les futurs acheteurs aux États-Unis, ont conçu pour eBay des options
n’achèteraient pas sur un site qui a mauvaise répu- incitant les personnes à transmettre des évaluations
tation, même les vendeurs stratégiques et ration- négatives, sincères et détaillées. La version 2.0 corri-
Bibliographie nels sont obligés d’être loyaux. gée d’eBay a été mise en ligne le 30 avril 2007.
Outre l’évaluation globale positive, neutre ou néga-
G. BOLTON et al.,
How effective are
Le secret : l’évaluation tive, les acheteurs peuvent désormais évaluer des
aspects spécifiques de la transaction, telles la préci-
electronic reputation Pour quantifier l’importance de l’évaluation, sion de la description de l’objet, la communication
mechanism ? An A. Ockenfels et ses collègues ont comparé l’acti- avec l’acheteur et la vitesse d’expédition.
experimental investigation, vité de deux marchés : dans le premier, des incon- Ces détails supplémentaires augmentent la
in Science, vol. 50, n° 11,
pp. 1587-02, 2004. nus réalisent 30 transactions entre eux en étant qualité de l’évaluation pour les futurs acheteurs.
soumis à ce mécanisme d’évaluation ; dans le Et pour apaiser les inquiétudes relatives à la rétro-
A. SANFEY et al., second, il n’y a pas d’évaluation. Les psychologues action de vengeance, les évaluations détaillées des
The neural basis of
economic decision-making
ont montré qu’avec un système d’évaluation, les acheteurs sont anonymes. Qui plus est, les vendeurs
in the ultimatum game, in achats sont plus nombreux – 56 pour cent – que n’ont accès aux évaluations détaillées qu’après
Science, vol. 300, dans un système sans évaluation – 37 pour cent. avoir transmis leur propre évaluation de l’ache-
pp. 1755-58, 2003. Les biens sont davantage expédiés, jusqu’à 73 pour teur, ce qui empêche tout règlement de comptes…
G. BOLTON et al., cent – au-dessus du seuil nécessaire pour que le même si le vendeur devine quel est l’auteur d’une
ERC : a theory of equity, marché fonctionne –, tandis que la quantité d’ex- mauvaise évaluation.
reciprocity and péditions pour les transactions sans système d’éva- Néanmoins, ce nouveau système ne détecte pas
competition, in American luation tourne autour de 39 pour cent. L’évalua- les tricheurs – bien qu’ils ne puissent tricher qu’une
Economic Review, vol. 90, tion compense ainsi le manque de confiance dans seule fois ! Ces derniers existent toujours, de sorte
n°1, pp. 166-193, 2000. un marché tel que eBay, augmentant l’impact de qu’acheter une voiture ou un avion en ligne reste
la loyauté intrinsèque. hasardeux. A. Ockenfels n’est pas prêt à prendre
Mais ce système d’évaluation n’est pas parfait. ce risque. Il ne visite eBay qu’occasionnellement
Christoph UHLHAAS A. Ockenfels constate qu’environ 98 pour cent des pour faire des cadeaux à ses deux enfants. Et si
est philosophe à évaluations sur eBay sont positives, ce qui suggère vous remarquez un vendeur du nom d’« aocken-
l’Université de Cologne, que certains acheteurs déçus ne transmettent pas fels », c’est qu’il s’agit probablement d’une expé-
en Allemagne. d’évaluation négative. Il se peut que les acheteurs rience d’économie… ◆

20 © Cerveau & Psycho - N° 26


Droite Raley expert article 25/02/08 12:35 Page 21

bon expert
Yvonne RALEY

Vous cherchez des


conseils sur Internet.
Plusieurs sites proposent
des conseils d’experts.
Mais ces experts sont-ils
vraiment des spécialistes ?
Vous donneront-ils
de bons conseils ?
Peuvent-ils répondre
à toutes vos attentes ?
Attention à ce que
certains affirment…

Shutterstock / Cerveau & Psycho

© Cerveau & Psycho - N° 26 21


Droite Raley expert article 25/02/08 12:35 Page 22

ous avez besoin d’un avis médical ? À plusieurs centaines d’« usines à diplômes », c’est-

V qui allez-vous vous adresser ? D’après


Internet, vous n’avez pas besoin de
consulter un « vrai » médecin. En tapant
avis expert et médecine sur Google, vous
obtiendrez 1 730 000 liens. Avis expert et psycho-
logie en indiquent 921 000. Des sites, tels que
Kasamba, offrent des conseils d’experts sur à peu
à-dire des institutions non homologuées où l’on
peut soit acheter un diplôme soit l’obtenir avec
un travail minimal. Les premières sont totalement
frauduleuses et vendent des diplômes sans exiger
la moindre qualification ; la légitimité des secondes
est plus ambiguë, car elles délivrent des diplômes
après des études courtes, supposant un minimum
près tous les sujets imaginables. de travail théorique, par exemple la rédaction d’une
Un jour ou l’autre, chacun a recours à un expert. thèse ou d’un mémoire. Ces usines à diplômes sont
Notamment parce qu’on ne sait pas tout sur tout. les plus dangereuses, car elles semblent légitimes.
D’autant que certains domaines sont tellement Ces « institutions » sont essentiellement virtuelles,
techniques que l’avis d’un « vrai » expert est inévi- de sorte qu’il est difficile de savoir si elles exis-
table – par exemple, pour un diagnostic médical, tent vraiment ou quels cours il faut suivre pour
l’avis d’un médecin est nécessaire. Mais c’est ce obtenir le diplôme qu’elles délivrent. De nombreuses
besoin même qui explique les abus de certains usines à diplômes ont des noms qui ressemblent
individus se proclamant « experts » au détriment à ceux des institutions de recherche, et comme un
de la personne qui cherche de l’aide. domaine Internet peut être acheté pour moins de
Les professionnels de la publicité ont bien 100 euros, il est facile de se faire berner. Par
compris que l’avis d’un expert peut permettre de exemple, aux États-Unis, le ministère de l’Éduca-
vendre n’importe quoi à n’importe qui ; par consé- tion fournit une liste de toutes les institutions qu’il
quent, ils dépensent des milliards d’euros pour a homologuées.
employer des experts apparemment fiables qui
vantent les bienfaits d’un produit ou d’un service.
Néanmoins, c’est une chose que d’être sur ses gardes
Comment évaluer sa bonne foi ?
quand on regarde des publicités, c’en est une autre Qui plus est, la plupart des médecins sont atta-
que d’évaluer la crédibilité des sites Internet ou chés à un hôpital, un groupe médical, une univer-
des livres d’experts. À qui faire confiance ? Qu’est- sité ou un autre centre de recherche. Ce genre d’as-
ce qui fait de quelqu’un un expert dans un sociation est préférable à des liens avec des
domaine ? Et jusqu’à quel point peut-on croire un compagnies pharmaceutiques ou des institutions
expert ? Voici quelques éléments de réflexion. financées par l’industrie. De plus, certaines rela-
tions, comme celles établies avec les universités
les plus connues, sont plus prestigieuses que d’autres.
Vrai diplôme Pour être reconnus dans leur profession, les
ou diplôme virtuel ? experts participent souvent à des travaux de
recherche et publient leurs résultats dans des jour-
La première question à se poser devant toute naux spécialisés. La plupart des chercheurs affi-
personne se proclamant compétente est la suivante : liés à une université donnent la liste de leurs publi-
cette personne a-t-elle vraiment des connaissances cations. Il est aussi possible de les retrouver dans
dans le domaine en question ? Derrière un grand la base PubMed des données internationales des
nombre d’affirmations de compétence, l’argumen- publications de recherche. Les publications acadé-
tum ad verecundiam, en latin l’argument d’auto- miques dans des journaux reconnus, édités et réfé-
rité, n’est pas loin… Autrement dit, la personne rencés, sont préférables à des articles parus dans
qui donne le conseil fait figure d’autorité dans le des quotidiens ou dans des magazines destinés au
domaine, et on la croit. Mais on est trompé lorsque grand public. Ces articles, même s’ils sont infor-
cette personne qui affirme quelque chose ou qui matifs, ne sont généralement pas validés par des
est citée pour justifier une affirmation n’est pas experts. De plus, comme les lecteurs des quoti-
un spécialiste du domaine ; c’est comme si un diens ou des magazines sont des patients poten-
podologue défendait un médicament susceptible tiels, la publication d’un article vantant un nouveau
de réduire le cholestérol. médicament, par exemple, peut servir les intérêts
En outre, le conseil d’un expert est d’autant plus personnels de l’expert. Alors que la plupart des
fiable que ce dernier aide une personne sans en lecteurs des revues spécialisées sont d’autres scien-
tirer un quelconque avantage (financier ou autre). tifiques. Bien que les journaux rémunèrent souvent
Il faut se méfier d’un expert intéressé, par exemple leurs auteurs, c’est surtout le prestige et la répu-
d’un médecin faisant partie du conseil d’adminis- tation des chercheurs qui importent.
tration de l’entreprise pharmaceutique qui vend De surcroît, les articles les plus représentatifs
le médicament qu’il recommande. Bien sûr, aucun de la recherche sont ceux qui ont été validés par
expert ne peut être totalement neutre ; un méde- des pairs reconnus dans le domaine ; ils sont donc
cin qui aurait participé à la mise au point d’un publiés dans des revues à comité de lecture. Bien
médicament serait ainsi convaincu de son effica- que les travaux soumis ne soient pas reproduits
cité. Par conséquent, il faut vérifier et évaluer les par les pairs qui les examinent, ces derniers
références d’un expert avec précaution. connaissent d’autres études et articles sur le sujet,
Sur la plupart des sites médicaux sur Internet, ainsi que les méthodes de recherche et de contrôle
on ignore tout des médecins qui donnent des avis, nécessaires pour éviter les erreurs et valider les
et de leur prétendue spécialité. Une vérification résultats. Les articles d’experts ne sont pas desti-
est donc indispensable. Il faut chercher dans quelles nés au grand public, mais le fait que le travail soit
institutions ces experts ont obtenu leurs diplômes. évalué par les pairs indique qu’il est conforme aux
Mais attention aux faux diplômes délivrés par standards rigoureux de la communauté scienti-

22 © Cerveau & Psycho - N° 26


Droite Raley expert article 25/02/08 12:35 Page 23

Qu’est-ce qu’un « vrai » expert ?


Impartialité. Un expert potentiel ne doit pas tirer
profit des conseils ou des services qu’il procure.
Diplôme. L’expert possède un diplôme dans la
spécialité concernée, obtenu dans une université
ou une institution reconnue. Méfiez-vous des faux
diplômes délivrés par les usines à diplômes.
Expérience. L’expert a une grande expérience
dans son domaine d’expertise.
Affiliation. La réputation professionnelle de l’ex-
pert doit être réelle et actuelle. Vérifier ses liens
avec les hôpitaux, les universités ou les organismes
de recherche.
Repasi Lajos Attila / Shutterstock

Publications. La plupart des experts – mais pas


tous – publient des articles de recherche acadé-
miques. Ceux publiés dans des revues à comité de
lecture prouvent que la personne à laquelle vous
vous adressez est bien une spécialiste.

fique. Quand un expert publie un article, il fait personne susceptible de donner un conseil parce
connaître à tous qu’il a un savoir-faire sur le sujet. qu’elle a vécu une expérience semblable, ou une
Toutefois, il est impossible de répondre à toutes personne ayant étudié les aspects moraux et
les questions médicales ou psychologiques. éthiques de ces dilemmes. Il pourrait par exemple
Quand une question est trop complexe, l’inter- s’agir d’un religieux ou d’un philosophe – c’est
naute n’obtiendra pas une réponse unique et notamment pour cela que ces personnes sont
claire. Par exemple, s’il demande s’il faut arrê- souvent membres de comités d’éthique. D’autres
ter de maintenir en vie une personne en état végé- « experts », telles des infirmières, peuvent appor-
tatif permanent – une sorte de coma profond –, ter des idées ou des conseils.
il n’obtiendra pas, quel que soit l’expert consulté
sur l’Internet une réponse qui serait Oui ou Non.
L’expertise médicale et les données sur une mala-
Quand l’expert est incompétent
die, même si elles sont fiables et précises, ne Reprenons l’exemple du patient végétatif ; un
permettent pas de répondre. Pourtant, on peut prêtre catholique sait que le pape Jean Paul II s’est
trouver des éléments de réponse. prononcé contre l’arrêt des soins, notamment de
Reprenons le cas du patient en état végétatif. l’alimentation, du patient. Selon lui, il est impos-
S’il est dans cet état, c’est que l’un de ses hémi- sible d’être sûr sans aucun doute que la personne
sphères cérébraux a subi des lésions irréversibles, ne se réveillerait jamais. Un catholique ne deman-
mais le tronc cérébral – qui contrôle les fonctions derait donc l’interruption des soins que dans des
vitales – est encore intact. C’est pour cela que le cas très rares où les médecins peuvent affirmer
patient respire souvent de façon autonome et peut qu’il n’y a aucun espoir de récupération.
même ouvrir les yeux ou avoir l’air de pleurer. A contrario, un philosophe pourrait souligner la
Mais, comme les régions cérébrales responsables distinction entre tuer – un acte volontaire – et lais- Bibliographie
de la pensée consciente et de la perception sont ser mourir – une omission. Administrer des médi-
détruites, les spécialistes pensent que ces réactions caments à un patient pour arrêter le cœur revient R. MUNSON et A. BLACK,
du patient ne sont que des réflexes. à le tuer, tandis que débrancher le tube d’alimen- The elements of reasoning,
Thomson Higher
Cependant, un patient en état végétatif perma- tation ou le respirateur, c’est laisser les choses suivre Education, 2007.
nent n’est pas considéré en état de mort cérébrale. leur cours naturel, sans intervenir. Par conséquent,
Chez un patient en état de mort cérébrale, le cerveau certains philosophes défendent le fait que débran- I. COPI et C. COHEN,
Introduction to logic, in
entier, y compris le tronc cérébral, ne fonctionne cher un patient végétatif n’est pas condamnable.
Prentice Hall, 1998.
plus ; le diagnostic de mort cérébrale correspond Force est donc de constater qu’aucun avis d’ex-
donc à la mort légale d’une personne. Par consé- pert, aussi utile soit-il, ne peut remplacer notre E. DAMER, Attacking
quent, face à des personnes dans le coma, les propre réflexion. Nous sommes seuls à connaître faulty reasoning :
a practical guide
soignants et les proches sont souvent face à un nos valeurs, nos croyances et nos souhaits, ainsi to fallacy-free arguments,
dilemme moral : quelles sont ses chances de reve- que ceux de nos proches. Mais ce point de vue a in Wadsworth, 1995.
nir à la vie ? Au-delà du diagnostic lui-même, aussi ses limites : nous devons vivre en assumant
aucun expert ne peut déterminer si telle ou telle les conséquences de nos actes. Demander à un expert
personne doit ou non être « débranchée ». La situa- de choisir à notre place transfère les responsabili- Yvonne RALEY
tion est encore plus compliquée si le patient n’a tés et place notre bien-être entre ses mains. Nous est professeur de
jamais formulé par écrit ses souhaits de fin de vie. perdons en partie notre liberté. Mais rien ne nous philosophie au Felician
Dans une situation de ce type, on peut s’adres- oblige à renoncer au pouvoir de choisir – et de bien College, à Lodi, dans
ser à un autre type d’« expert », à savoir une choisir – qui sera cette personne… experte. ◆ le New Jersey.

© Cerveau & Psycho - N° 26 23


Dessalles altruisme article 25/02/08 14:33 Page 24

Selon une étude récente, l’altruisme serait apparu en même


PSYCHOLOGIE temps que la xénophobie. Lors de l’évolution de l’espèce
humaine, les individus les plus enclins à se sacrifier
pour leurs proches étaient aussi ceux qui partaient le plus
en guerre contre les ennemis. Toutefois, cette théorie présente
des failles qui relancent le débat sur l’origine de l’altruisme.

Comportement

L’altruisme, enfant
de la guerre ?
Jean-Louis DESSALLES

omo homini lupus : l’homme est un loup Il est important de comprendre pourquoi, car

H pour l’homme. Et pourtant, Homo sapiens


est la seule espèce dont les membres
rendent systématiquement des services
à leurs congénères non apparentés (dans
d’autres espèces animales, on observe certains compor-
tements altruistes, la plupart du temps entre indivi-
dus partageant un lien de parenté). Les populations
au-delà du cadre simplifié de ces simulations pour-
rait se dessiner un aspect important de nos origines
humaines. Imaginons un monde – peut-être celui
de nos ancêtres du Pléistocène – fait de groupes
entretenant des relations de deux types : hostiles
ou amicales. Deux groupes entrent dans une rela-
tion hostile selon une probabilité qui augmente
humaines sont-elles un mélange nécessaire où coha- avec le nombre de xénophobes de part et d’autre.
bitent des individus agressifs et des altruistes ? Il faut, en outre, qu’un groupe comporte plus de
Si l’on en croit une récente étude réalisée par guerriers que l’autre, sans quoi la guerre est évitée.
les économistes coréen Jung-Kyoo Choi et nord- Qui sont les guerriers ? Dans le modèle de J.-K. Choi
américain Samuel Bowles, les agressifs et les et S. Bowles, ce sont les xénophobes-altruistes. Les
altruistes pourraient être les mêmes personnes ! égoïstes laissent les autres prendre des risques, quant
Dans un contexte de rivalité entre groupes, les aux tolérants, ils ne font pas la guerre. En cas de
individus xénophobes, prêts à en découdre avec conflit, le groupe le plus fort a, naturellement, plus
ceux d’en face, seraient aussi les plus coopérants de chances de l’emporter. Dans ce cas, le groupe
à l’intérieur de leur propre groupe. perdant subit des pertes civiles, remplacées par des
Ce résultat, obtenu à l’aide de simulations infor- enfants issus à part entière du groupe victorieux.
matiques et publié récemment dans la revue Science,
a de quoi surprendre (voir l’encadré page 26). Les
xénophobes-altruistes, à première vue, ont toutes
La « sélection de groupe »
les raisons d’être perdants face à trois autres stra- Le paradoxe vient de ce que la stratégie guer-
tégies possibles : les tolérants-altruistes, les tolé- rière s’impose souvent, malgré son appa-
rants-égoïstes et les xénophobes-égoïstes. Et pour- rente absurdité. Pour les guerriers,
tant, l’étude montre qu’en période de rivalité entre le risque de mourir au combat
groupes, les xénophobes-altruistes prolifèrent, atteint 14 pour cent dans le modèle.
tandis qu’en période de paix, l’avantage revient Certes, ils tirent avantage de la
aux tolérants-égoïstes. victoire, mais pas plus que les

24 © Cerveau & Psycho - N° 26


Dessalles altruisme article 25/02/08 14:33 Page 25

membres de leur groupe n’ayant pas pris part au Il devrait donc disparaître rapidement. Contrai-
combat. Le succès des xénophobes-altruistes dans rement à une vision populaire et anthropocen-
les simulations est d’autant plus surprenant qu’en trée des mécanismes darwiniens, l’évolution ne
dehors des conflits, ils continuent de se compor- procède pas par la sélection des groupes ou des
ter en altruistes, procurant un bénéfice à leur espèces, mais à travers la reproduction plus effi-
groupe, par exemple en prenant des risques pour cace de certains individus au détriment d’autres.
espionner l’ennemi potentiel, alors qu’eux seuls Pourtant, dans le cas présent, le comportement
assument le coût de leur comportement. apparemment aberrant des xénophobes-altruistes
Cela s’explique. Nous sommes dans l’un des s’explique par le bénéfice qu’en retire leur groupe.
rares cas où la « sélection de groupe », En effet, un xénophobe-altruiste ne se lance pas
si contraire a priori au schéma darwi- aveuglément dans la guerre. Il attend d’être entouré
nien, s’applique. La théorie darwi- de nombreux autres guerriers dans son propre
nienne, telle qu’elle est comprise groupe, tandis que le groupe opposé en compte
et abondamment vérifiée, prévoit peu. Sa prise de risque bénéficie ainsi préféren-
des stratégies comportementales tiellement à des individus porteurs de la même
qui maximisent la descen- stratégie, et inflige des pertes à des individus
dance de ceux qui les adop- adeptes de stratégies différentes. Si l’on dresse le
tent. Or, le comportement bilan, non plus individu par individu, mais stra-
altruiste, même s’il béné- tégie par stratégie, on s’aperçoit que le compor-
ficie au groupe, favorise tement xénophobe-altruiste peut se révéler gagnant
par définition la descen- chaque fois que les situations belliqueuses sont
dance d’autrui plutôt fréquentes. La sélection de groupe a ici le même
que la sienne propre. effet que la sélection de parentèle : bien que ne
bénéficiant pas à des individus apparentés, le
comportement du xénophobe-altruiste bénéficie
avec une bonne probabilité à des individus qui
portent les « gènes » de la xénophobie et de l’al-
truisme, simplement parce que ces « gènes » sont
mieux représentés dans son groupe que dans celui
d’en face. C’est ce que montre la simulation infor-
matique programmée par J.-K. Choi et S. Bowles.
Les conclusions que ces derniers en tirent sont
cependant critiquables.

L’avantage d’être xénophobe


J.-K. Choi et S. Bowles ont réalisé leur simulation
un millier de fois, en utilisant des conditions initiales
différentes, c’est-à-dire en partant de populations
contenant des proportions variables d’altruistes,
d’égoïstes, de xénophobes ou de tolérants. À chaque
exécution du programme, les groupes ont l’occa-
sion de se faire la guerre ou de coopérer, puis les
individus se reproduisent et laissent la place à
leurs enfants, le tout pendant 5 000 généra-
tions, le temps d’observer l’action de l’évo-
lution. Celle-ci ne connaît que deux
« attracteurs », ce qui signifie
que le système ne peut se
stabiliser que dans deux
états d’équilibre. Dans le
premier état d’équilibre,
une forte proportion
initiale de xénophobes
conduit le système vers des
relations conflictuelles où les
tolérants et les égoïstes sont plus
souvent victimes ; les xéno-
phobes-altruistes ont ainsi
Mi
ch
ae
lG
.S

Le mémorial
mi
th
/S

d’Iwojima, à Harlington
hu
tte

aux États-Unis, représente


rst
oc
k

la prise du mont Suribachi


durant la Guerre
du Pacifique.

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Dessalles altruisme article 25/02/08 14:34 Page 26

un avantage, qui maintient l’état de guerre. Dans le bien-être de leur groupe à leurs propres dépens.
second équilibre, une plus forte proportion initiale En période de guerre, les tolérants et les égoïstes
de tolérants conduit le système vers une situation sont les victimes préférentielles. Que peut-on en
de paix, profitable aux tolérants-égoïstes qui béné- conclure ? Que l’existence de l’altruisme dans notre
ficient des relations commerciales entre groupes, ce espèce trouve son origine et sa raison d’être dans
qui maintient la stabilité de cet état paisible. la guerre ? L’altruisme aurait-il la xénophobie pour
Le hasard des fluctuations peut amener le corrélat obligatoire ? Pas si simple.
système à basculer assez brusquement d’un attrac- La guerre est le propre de l’homme, bien qu’on
teur à l’autre. En revanche, le système ne reste pas en trouve des analogues chez les chimpanzés et
dans les autres états possibles. En période de paix quelques espèces de carnivores, comme le signa-
où les échanges commerciaux se généralisent, les lent l’éthologue américain Joseph Manson et le
xénophobes perdent le bénéfice de la coopération primatologue britannique Richard Wrangham lors
et les altruistes ont tout à perdre à contribuer au d’observations réalisées en 1991. Les chimpanzés
patrouillent fréquemment aux confins de leur terri-
toire pour surprendre des individus isolés du terri-
toire voisin, avec comme résultat probable une
L’altruisme en 5 000 générations mise à mort, sans risque pour les agresseurs. De
véritables guerres s’observent chez des inverté-
our savoir comment l’être humain est devenu « altruiste », on suppose
P que des gènes de l’altruisme se sont peu à peu implantés dans la popu-
lation. Mais qu’est-ce qui leur a permis de se multiplier ? Selon certaines
brés, notamment les fourmis, mais les coalitions
en présence sont constituées d’individus fortement
apparentés. Chez les êtres humains, la guerre entre
hypothèses, les gènes altruistes auraient pu profiter d’autres gènes, par groupes est universelle et prend souvent la forme
exemple de la xénophobie, pour s’implanter dans de nouvelles populations. de batailles rangées plus ou moins ritualisées et
L’idée est que des individus à la fois altruistes avec les membres de leur implique globalement une importante prise de
communauté et hostiles aux étrangers sont plus enclins à prendre des risques risque. Peut-on faire le lien, comme nous y invi-
pour leur communauté et à partir en guerre. Malgré des pertes humaines, tent J.-K. Choi et S. Bowles, entre cet instinct
ils colonisent de nouveaux territoires, qu’ils peuplent ensuite. Ce faisant, ils humain particulier pour la guerre et la propen-
répandent leurs gènes, sous-tendant à la fois l’altruisme et la xénophobie. sion, rarissime dans le règne vivant, à se montrer
Pour évaluer le caractère plausible de tels scénarios, on réalise souvent utile envers des congénères non apparentés ?
des « simulations informatiques » où les êtres humains sont représentés Certains pourront choisir d’évacuer l’aspect
biologique de la question, en considérant que tant
par des agents simples, dotés de caractéristiques telles que l’altruisme,
l’agression collective que l’entraide citoyenne sont
l’égoïsme, la tolérance ou la xénophobie. Une population est créée, struc- des produits inévitables de la culture qui ne
turée en 20 groupes. on y trouve des individus de quatre types : tolérants- sauraient être réduits à de quelconques « instincts »
altruistes, xénophobes-altruistes, tolérants-égoïstes et enfin xénophobes- individuels : « La fonction d’un fait social doit
égoïstes. toujours être recherchée dans le rapport qu’il
Ces quatre « profils psychologiques » sont définis de la façon suivante : soutient avec quelque fin sociale », écrivait Émile
– Le tolérant-altruiste est serviable avec les membres de son groupe, Durkheim en 1894. Or la guerre et l’altruisme
par exemple le groupe X, et non violent avec les étrangers (membres du peuvent être extrêmement coûteux pour l’indi-
groupe Y). Il lie des relations commerciales avec tout le monde, et ne fait vidu. On ne saurait accepter à la légère qu’un
pas la guerre. déterminisme culturel puisse engendrer des
– Le xénophobe-altruiste est serviable avec les siens et violent avec conduites universelles à ce point contraires au
les étrangers. Il fait la guerre, surtout s’il est entouré d’autres altruistes- déterminisme biologique. Nous ne sommes pas
xénophobes. Il partage les avantages de la victoire avec les siens, même guerriers ou altruistes par simple conformisme
ceux qui n’ont pas combattu. Il ne pratique pas le commerce. social, il y a autre chose. L’altruisme humain n’est
– Le tolérant-égoïste n’est pas serviable avec les siens, mais reste non pas la conséquence contingente d’une morale
violent avec les étrangers. Il ne fait pas la guerre. Il pratique le commerce. apprise. Dans la plupart des cas où nous sommes
altruistes, personne ne nous contraint à l’être.
– Le xénophobe-égoïste n’est pas serviable avec les siens, se montre
Notamment, les enfants, dès l’âge de un an, se
belliqueux avec les étrangers, et n’entretient aucune relation commer- montrent spontanément serviables et coopératifs
ciale avec personne. envers des inconnus, comme l’ont montré en 2006
Les différents groupes étant constitués, ils sont amenés à interagir. Se le psychologue et anthropologue Felix Warneken
succèdent des périodes de paix et des périodes de guerre. En temps de et le psychologue et primatologue américain
paix, les relations commerciales l’emportent et les tolérants (altruistes Michael Tomasello ; cela révèle à quel point les
comme égoïstes) entrent en jeu, mais ce sont surtout les tolérants-égoïstes comportements altruistes sont sans doute étayés
qui prospèrent. Ils se reproduisent mieux, car ils disposent de plus de par une base génétique qui leur confère un carac-
ressources matérielles et gardent tout pour eux, si bien que leurs gènes se tère inné. Une telle attitude, dite prosociale, est
répandent dans la population. Les gènes altruistes ne sont pas favorisés. quasi absente chez les jeunes chimpanzés.
En temps de guerre, en revanche, les égoïstes-xénophobes et les
altruistes-xénophobes prennent les armes, mais ces derniers les pren- Quatre types d’altruismes
nent plus facilement, car ils acceptent de combattre pour les autres. Lors-
qu’il y a victoire, même s’ils ont perdu des hommes, ils occupent le terrain L’existence de l’altruisme pose un problème
de l’ennemi et font des enfants entre eux, augmentant le nombre de copies considérable à la théorie de la sélection naturelle.
des gènes altruistes et xénophobes. Pourquoi descendons-nous d’individus qui ont
aidé leurs contemporains plutôt que de ceux qui
Si cette simulation est valable, l’être humain actuel serait à la fois soli-
se sont contentés d’être aidés ? Quatre mécanismes
daire avec les membres de sa communauté, et belliqueux avec les étrangers. ont été proposés pour résoudre cette difficulté. Le
premier, la sélection de parentèle, explique fort

26 © Cerveau & Psycho - N° 26


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Les quatre grands types d’altruisme


L’ALTRUISME DE PARENTÈLE
Les individus partageant une partie de leurs gènes s’entraident, de
sorte que le sacrifice de l’un profite finalement aux mêmes gènes.

Point fort : Explique parfaitement certains types


de comportements altruistes, notamment chez les insectes.

Point faible : Ne s’applique pas à l’être humain, qui peut


se montrer désintéressé et généreux avec des personnes
étrangères à sa famille.
Jean-Michel Thiriet

L’ALTRUISME RÉCIPROQUE
C’est l’altruisme « intéressé » ou « marchand » : l’individu espère un retour
immédiat à la hauteur de ce qu’il donne.

Point fort : Peut se répandre très vite dans la population


lorsqu’il est difficile de tricher.

Point faible : Ne rend pas compte de toutes les conduites d’altruisme.

Jean-Michel Thiriet
Il existe des conduites d’altruisme désintéressé, sans aucun intérêt
ni recherche de réciprocité.

L’ALTRUISME GUERRIER
Pousse les individus à risquer leur vie pour leur groupe. L’acte altruiste
bénéficie au groupe aux dépens de l’acteur, mais il profite en définitive à
d’autres individus altruistes, ce qui permet aux gènes altruistes de se répandre.

Point fort : N’est pas fondé sur l’espoir d’une réciprocité.


C’est un vrai altruisme, sans parentèle ni intérêt « marchand ».

Point faible : Altruisme très instable, qui peut disparaître


Jean-Michel Thiriet

rapidement au profit d’autres comportements à la fois plus égoïstes


et plus tolérants. En outre, il n’explique pas pourquoi les femmes,
peu guerrières traditionnellement, sont altruistes.

L’ALTRUISME PUBLICITAIRE
C’est le vrai altruisme désintéressé, mais qui joue le rôle de « signal social » :
les membres de la communauté admirent les comportements altruistes
et acceptent leurs auteurs dans la coalition, ce qui permet aux gènes
de cet altruisme de se répandre.

Point fort : Altruisme désintéressé et non belliqueux, qui concerne aussi


bien les hommes que les femmes. Il s’accorde avec le fait que nous nous
montrons toujours plus altruistes en public.
Jean-Michel Thiriet

Point faible : Suppose que les individus aient le choix de leurs alliances
et que ces alliances soient vitales.

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Dessalles altruisme article 26/02/08 14:22 Page 28

bien l’altruisme chez les insectes sociaux, mais fort, bien doté en guerriers. Si les individus ont le
ne résout en rien le mystère de l’altruisme humain, choix de leur groupe, les guerriers altruistes sont
qui s’exerce à l’égard d’individus non apparen- alors entourés de non-guerriers qui s’abritent
tés. L’altruisme de parentèle postule que les indi- derrière eux, et la guerre doit cesser de leur profi-
vidus partageant une partie de leurs gènes s’en- ter préférentiellement…
traident, de sorte que le sacrifice de l’un profite La troisième critique est liée aux différences
finalement aux mêmes gènes. Le deuxième est sexuelles. Pour différentes raisons, le comporte-
l’altruisme réciproque, que l’on peut qualifier ment guerrier est pour l’essentiel le fait des mâles,
« d’intéressé » ou de « marchand », puisque l’in- ce qu’attestent les travaux de J. Manson et R. Wran-
dividu altruiste espère un retour immédiat à la gham. Or, dans notre espèce, l’altruisme ne présente
hauteur de ce qu’il donne. pas de corrélation manifeste avec le sexe.
Mais bien des conduites altruistes humaines ne
sont pas de ce type. L’altruisme guerrier, mentionné
dans cet article, pousse les individus à risquer leur
L’altruisme publicitaire
vie pour le groupe, et n’est pas fondé sur l’espoir Examinons donc la dernière hypothèse, selon
d’une réciprocité. Il en est de même, par exemple, laquelle l’altruisme guerrier – aussi bien que l’al-
du langage : en 2000, j’ai montré que les êtres truisme au quotidien – serait par nature publici-
humains ont une propension à donner les meilleures taire. En étant va-t-en guerre ou en se montrant
informations dont ils disposent à qui veut bien les serviable, l’individu humain enverrait un signal
écouter, ce qui ne cadre pas avec un schéma fiable, de forte valeur dans notre espèce. De quel
donnant-donnant. signal s’agit-il ? Pour expliquer l’existence du
L’altruisme guerrier, qui suppose la sélection de comportement langagier, lui aussi altruiste, j’ai eu
groupe mentionnée plus haut, est illustré de façon l’occasion de rappeler ce qui fait la première origi-
convaincante par le modèle de J.-K. Choi et S. Bowles. nalité de notre espèce : sa niche politique. Les
L’acte altruiste bénéficie au groupe aux dépens de humains forment des coalitions pour résister à
l’acteur, mais il profite en définitive à d’autres indi- l’agression des autres coalitions, ou éventuelle-
vidus altruistes. Si des gènes de l’altruisme existent, ment pour les agresser. Nous ne sommes pas très
ils sont ainsi stabilisés dans la population, et sélec- loin ici du scénario de J.-K. Choi et S. Bowles. Avec
tionnés. Le comportement guerrier serait de ce type : une différence cruciale : les membres d’un groupe
on ne prend des risques que lorsqu’il y a beaucoup sont ensemble par hasard, alors que les partenaires
d’autres guerriers dans son camp et peu en face. de coalitions se sont choisis. Nous ne sommes pas
Mais il existe un quatrième mécanisme, plau- la seule espèce politique, mais nous avons la spécia-
sible pour notre espèce. L’altruisme peut exister lité de former des coalitions de grande taille. L’une
dans un cadre darwinien s’il sert de signal. Selon des tâches essentielles que tout être humain doit
la théorie du signal honnête, imaginée par l’étho- résoudre tout au long de sa vie est de trouver et
logue israélien, Amotz Zahavi, certains compor- conserver les meilleurs amis possibles.
tements coûteux permettent d’envoyer un signal Dans un tel contexte politique, il peut être profi-
Bibliographie fiable : l’individu altruiste montrerait, par des actes table de prouver sa détermination à combattre,
désintéressés déployés en public, qu’il est intéres- et de se montrer serviable, même si le coût asso-
J.-K. CHOI et S. BOWLES, sant de s’allier à lui et de s’en faire un ami. Il s’at- cié à de telles conduites est élevé. Quiconque se
The coevolution of tirerait un prestige de par ses comportements géné- cache lorsque son groupe est menacé, ou se montre
parochial altruism and reux, et ce prestige entraînerait indirectement égoïste au quotidien, risque de se retrouver seul,
war, in Science, vol. 318,
pp. 636-640, 2007. certains avantages concrets pour sa personne : les simplement parce que les autres membres du
autres membres du groupe chercheraient sa proxi- groupe préfèrent s’allier aux individus courageux
S. BOWLES, Group mité, lui offriraient des présents, etc. Il s’agit ainsi et prêts à aider. Or les individus sans amis, en
competition, reproductive
leveling, and the evolution
d’une théorie « publicitaire » de l’altruisme. l’absence d’état de droit, sont les premières victimes
of human altruism, in de ceux qui en ont.
Science, vol. 314, Les failles de l’altruisme guerrier On ne s’attend pas exactement aux mêmes
comportements, selon que l’altruisme humain
pp. 1569-1572, 2006.
J.-L. DESSALLES, L’altruisme humain est-il de type népotique, est d’origine guerrière ou d’origine politique.
Aux origines du langage : marchand, guerrier ou publicitaire ? S. Bowles, L’altruiste guerrier n’est courageux que s’il se
Une histoire naturelle de la dans ses écrits de 2006, favorise la troisième option. sent entouré de congénères également coura-
parole, Hermès-sciences, La dernière offre, je crois, une explication plus geux et si son comportement produit un béné-
2000. robuste. Trois critiques peuvent en effet être adres- fice collectif immédiat. L’altruiste politique, lui,
J. H. Manson et al., sées au schéma de J.-K. Choi et S. Bowles. Tout est courageux en présence d’un public capable
Intergroup aggression in d’abord, comme ces auteurs le montrent, la stra- d’apprécier sa prise de risque. Le second scéna-
chimpanzees and humans, tégie xénophobe-altruiste peut disparaître au profit rio semble plus conforme à la réalité humaine,
in Current anthropology, de l’autre état stable de leur modèle, à savoir la ce que révèlent par exemple des études récentes
vol. 32 (4), pp. 369-390, stratégie tolérant-égoïste. Dès lors, comment expli- sur la prise de risque chez les adolescents, où les
1991. quer, si la stabilité de l’altruisme n’est qu’éphé- jeunes gens prennent plus de risques et envisa-
mère, l’existence durable et universelle de l’atti- gent plus les avantages que les inconvénients
tude prosociale humaine ? d’une conduite à risque, lorsqu’ils sont en
Jean-Louis DESSALLES Une deuxième critique est liée aux hypothèses présence d’autres jeunes de leur milieu. Notons
est enseignant chercheur cachées de leur modèle. Ce dernier prévoit qu’un enfin que les aspects généreux de l’altruisme
en Sciences cognitives quart des individus changent spontanément de humain (secourir la veuve et l’orphelin) ne sont
à l’École nationale groupe à chaque génération, et ceci au hasard. Or, pas prédits dans le scénario guerrier de J.-K. Choi
supérieure des en période de rivalité entre groupes, la meilleure et S. Bowles, alors qu’ils s’expliquent bien dans
télécommunications. stratégie consiste bien sûr à rejoindre un groupe la théorie de l’altruisme publicitaire. ◆

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Interview Mangot 25/02/08 12:39 Page 30

INTERVIEW
Pourquoi la Bourse
perd-elle la tête ?
Tendances boursières à la baisse, marchés volatils, crise
des « subprimes » aux États-Unis : en janvier 2008, le monde
de la finance internationale a tremblé... Mais régulièrement,
de telles poussées de fièvre touchent les places financières,
aboutissant parfois à des « krachs », tels ceux de 1929 et 1987.
Comment expliquer ces moments de pessimisme des épargnants ?
Quand et pourquoi se déclare la panique ?
Mickaël Mangot, spécialiste de « finance comportementale »,
nous livre son analyse.

Cerveau & Psycho : Après des semaines de C&P : À propos de pessimisme, comment
fluctuations boursières inquiétantes, on ignore expliquer que le phénomène s’emballe bien
à ce jour combien de temps va durer la crise de souvent, au lieu de s’apaiser ?
confiance des investisseurs de par le monde. Nul Mickaël Mangot : Le pessimisme nourrit le
ne sait comment interpréter la situation actuelle, pessimisme en matière de spéculation. En effet,
qui semble échapper à tout contrôle. Comment les gens anticipent l’avenir à partir de ce qu’ils
expliquez-vous cette situation ? ont observé dans un passé récent, et non dans
Mickaël Mangot : D’abord, rappelons l’ori- un passé plus lointain. C’est ce que l’on nomme
gine du phénomène. L’attention du grand public en psychologie le biais de momentum. La
a été focalisée par les médias sur les baisses plupart des épargnants sont très sensibles à
du mois de janvier, mais un effritement des ce qui s’est passé quelques jours plus tôt. Ils
valeurs cotées en Bourse était déjà bien connu anticipent l’avenir en fonction des résultats
des professionnels depuis plusieurs mois. C’est des jours précédents.
la crise des « subprimes », ces crédits à risques Dès lors, lorsque vous avez observé et entendu
offerts par les banques américaines aux parti- pendant des mois les médias évoquer la baisse
culiers désirant accéder à la propriété. Aujour- des cours, vous anticipez une baisse future et
d’hui, quelque trois millions d’Américains sont le pessimisme du marché s’accentue, ce qui
en situation de cessation de paiement, ce qui explique bien des crises boursières. Quelques
pose aux banques divers problèmes de bilan professionnels avisés, parfois avertis de ce biais
et de liquidités. Normalement, elles se prêtent cognitif, savent qu’il vaut mieux regarder les
de l’argent les unes aux autres, ou emprun- évolutions de la Bourse sur une année, pour
tent aux banques centrales, mais dans la situa- fixer les anticipations. Bien souvent, il n’y a pas
tion actuelle, ce jeu ne fonctionne plus. D’où lieu de s’inquiéter, et ces feux de paille cèdent
un risque d’insolvabilité des banques. À cela la place à des accalmies.
s’ajoute une crainte de récession aux États-
Unis, d’où un pessimisme ambiant qui rejaillit C&P: Comment le biais de momentum a-t-il
sur l’attitude des investisseurs en Bourse. été découvert ?

30 © Cerveau & Psycho - N° 26


Interview Mangot 25/02/08 12:39 Page 31

Ariel Bravy / Shutterstock

Mickaël Mangot : En 1993, deux chercheurs L’effet momentum joue un rôle important, 1. Wall Street
en finance de l’Université du Texas, Narasim- car c’est lui qui contribue à étirer les tendances est la première place financière
han Jegadeesh et Sheridan Titman, ont divisé boursières. Aujourd’hui, si les gens se fondaient mondiale ; elle abrite les locaux
en cinq groupes les titres américains selon leurs sur le long terme, ils ne paniqueraient pas et se du New York Stock Exchange,
performances passées. Ils ont constaté que les diraient que la Bourse se comportera sur le long qui assure la cotation de près
titres du groupe supérieur réalisaient des perfor- terme comme elle s’est toujours comportée, de 3 000 sociétés, pour
mances anormalement élevées sur la période c’est-à-dire en maintenant une hausse annuelle une capitalisation boursière
suivante, de quelques mois et non sur le long globale de sept à huit pour cent, qui est la de quelque 25 000 milliards
terme, et que les titres du groupe de queue réali- moyenne sur un siècle. de dollars. C’est aussi l’une
saient au contraire des performances inférieu- des rares salles de marché
res, là encore dans la période de temps immé- C&P : Le pessimisme boursier serait donc à garder des cotations
diatement suivante. De façon générale, lorsqu’un une « illusion d’optique » liée au fait que l’on à la criée... De quoi susciter
titre se détache en tête des performances, l’ef- ne fait attention qu’au passé récent… des ambiances électriques.
fet momentum s’enclenche et il a d’autant plus Mickaël Mangot : Bien entendu, ce serait trop
de chances de continuer à monter. Diverses simple. D’autres phénomènes s’ajoutent à cette
études ont confirmé cet effet de continuation situation : le biais de confirmation, par exem-
des performances à court et moyen terme. ple, fausse notre perception de la réalité des
Mais notre comportement est souvent soumis marchés. Ce biais a pour conséquence que, parmi
à cet effet momentum, dès lors que se présente plusieurs informations, nous ne retenons que
une situation d’incertitude. Par exemple, les celles qui confirment notre opinion initiale. Ce
gens achètent dans l’immobilier lorsqu’ils ont phénomène a été découvert en 1972 par le
constaté que les cours de l’immobilier ont psychologue Stuart Oskamp. Il avait donné à
augmenté lors des deux ou trois années précé- des médecins des dossiers cliniques de patients,
dentes, mais l’attitude la plus rationnelle consis- pour lesquels ils devaient proposer un diagnos-
terait à acheter au contraire dans certaines tic. Il a constaté que les médecins devenaient de
situations de baisse prolongée, lorsque les valo- plus en plus sûrs de leur diagnostic initial, et
risations sont faibles. prenaient en compte tous les nouveaux éléments

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Interview Mangot 25/02/08 12:39 Page 32

Mickaël Mangot : Il est exact que les titres


bancaires devraient baisser beaucoup, et les
autres moins. Les sociétés peu endettées, ou
n’ayant rien à voir avec le secteur financier ni
avec la conjoncture aux États-Unis, devraient
en toute logique être épargnées. Mais en janvier,
tout a baissé.
De mon point de vue, il s’agit d’un exem-
ple d’un autre biais cognitif, le biais de repré-
sentativité. Ce biais est une sorte d’erreur de
raisonnement que l’on commet sans s’en aper-
cevoir, et qui consiste à établir des règles géné-
rales à partir de quelques exemples frappants,
qui viennent facilement à l’esprit.
Ainsi, si l’on vous demande s’il existe plus de
mots français commençant par la lettre K, ou
ayant la lettre K en quatrième position, vous
répondrez vraisemblablement par la première
option, parce que des mots commençant par K
vous viennent facilement à l’esprit (kangourou,
2. Le krach de 1929, associé qu’on leur donnait et qui allaient dans le sens koala) alors qu’il faudrait réfléchir davantage
au tristement célèbre jeudi noir, de cette hypothèse, sans prendre en compte les pour trouver des mots où la lettre K occupe la
marque l’entrée de l’Amérique nouveaux éléments pouvant aller à l’encontre quatrième position. En réalité, il y a plus de mots
dans la grande dépression. de leur diagnostic. En un mot, ils ne voyaient répondant à la seconde proposition qu’à la
Au mois d’octobre, après que ce qui confirmait leur option initiale. première, mais ils sont plus difficiles à trouver !
plusieurs mois de hausse Dans les salles de marché et dans les milieux Ainsi, lorsque les médias nous parlent, des
spectaculaire, l’ensemble des investisseurs (petits et grands), cela prend jours durant, de titres à la baisse, il nous est
des actionnaires décide la forme suivante : la croyance en une baisse plus facile de trouver quelques exemples de
de vendre leurs actions dans prolongée des valeurs nous fait considérer valeurs à la baisse que de valeurs à la hausse.
l’espoir d’en tirer d’importantes uniquement les mauvaises nouvelles et négli- Du même coup, nous en concluons : « Une
plus-values au moment ger les autres. Ce prisme interprétatif conforte majorité des titres est à la baisse. »
opportun. Ce mouvement notre opinion. Si vous regardez avec objecti-
massif est fatal : en quelques vité autour de vous, vous verrez pourtant qu’il C&P : Cela explique-t-il que les gens
jours, les actions ne trouvent y a des signaux positifs, comme les bons résul- vendent aussi des titres qui se portent bien ?
plus d’acheteurs et, tats d’entreprises ou des valorisations histori- Mickaël Mangot : Ce phénomène paradoxal
le jeudi 24 octobre au soir, quement très faibles, mais votre esprit ne pren- est, je crois, différent. Dans les années 1970,
les cours s’effondrent. dra en compte que les tendances négatives, deux prix Nobel d’économie, Amos Tversky et
Ici, la foule devant l’édifice renforçant fatalement votre pessimisme. De Daniel Kahneman, ont constaté que l’esprit
de la Bourse de New York. même, certaines décisions de la Banque centrale, humain est plus sensible aux pertes qu’aux
qui peuvent être interprétées comme un signe gains. Cela signifie que l’impact émotionnel lié
de crise ou au contraire comme une promesse au fait de perdre 100 dollars est supérieur à
de rétablissement, vont être perçues unique- l’impact émotionnel associé à un gain de
ment à travers un filtre négatif. Le cerveau épar- 100 dollars. Dès lors, les gens manifestent ce
gnant est ainsi fait : il choisit l’information qui qu’on nomme une « aversion aux pertes », et
conforte son humeur ! prennent souvent des décisions irrationnelles
Ces deux phénomènes, biais de momentum guidées par la peur de perdre de l’argent.
et biais de confirmation, sont deux caractéris- Que se passe-t-il au moment de vendre ses
tiques générales de la psychologie humaine, actions ? Le porteur ne vend pas forcément en
qui peuvent expliquer les mouvements de pessi- priorité les actions les plus exposées aux
misme qui traversent de temps en temps les perspectives de dévalorisation. Il vend ses
marchés internationaux, et qui s’emballent sans meilleures actions, car il craint qu’elles ne
que l’on s’y attende. chutent comme les autres, et qu’il perde à son
tour beaucoup d’argent sur ces titres. Et le
C&P : Logiquement, on devrait s’attendre phénomène d’aversion aux pertes est tel qu’il
à ce que les valeurs qui dépendent des agit même lorsque les bonnes actions ne présen-
subprimes soient touchées en priorité. Or tent aucune fragilité et quand elles ne font pas
on constate que l’ensemble des valeurs est partie des secteurs menacés.
affecté. Comment expliquer que le phéno- Inversement, les porteurs rechignent à vendre
mène soit si global ? leurs actions les plus faibles, car ils espèrent les

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Interview Mangot 25/02/08 12:39 Page 33

Pourquoi la Bourse perd-elle la tête ?

voir remonter. C’est une aberration, un compor-


tement lié à une dimension de la personnalité,
l’estime de soi. Pour beaucoup d’acteurs finan-
ciers, le fait de vendre une action qui a reculé
est une blessure pour leur ego. On entend souvent
dans le milieu des investisseurs : « Tant que je
n’ai pas vendu, je n’ai pas perdu. » C’est une bien
mauvaise motivation pour prendre des décisions,
quelles qu’elles soient ! L’attitude rationnelle
consiste à garder ses titres prometteurs, et à
vendre ceux aux perspectives moroses !

C&P : Ces illusions psychologiques peuvent-


elles conduire à un krach ?
Mickaël Mangot : C’est la question cruciale :
qu’est-ce qui fait basculer le marché d’une situa-
Tonis Valing / Shutterstock

tion volatile vers un décrochage ? Les vrais krachs


sont très rares. Psychologiquement, ils sont d’or-
dinaire assimilés par l’acteur financier à un événe-
ment de probabilité nulle. Mais tout change dès
que l’on cesse de lui attribuer cette probabilité
nulle, dans certains environnements de marché.
Il est vraisemblable qu’alors on ne lui attribue mentale, j’ai amélioré mes performances tout 3. Aujourd’hui,
pas une probabilité raisonnable. On a immé- en gagnant un certain flegme. Même devant l’informatisation des échanges
diatement tendance à la surestimer, ce qui conduit un marché très volatil, il est possible de rester boursiers permet de vendre
à des phénomènes d’emballement. serein dès lors que l’on a conscience de tous et d’acheter encore plus vite
Pourquoi ? Cela vient du fait que nous avons les pièges psychologiques que nous tend notre et plus facilement. Cela
tendance à « surpondérer » les événements cerveau. Il s’agit de ne pas se focaliser sur le multiplie les risques de
rares. En d’autres termes, nous amplifions court terme (souvenez-vous du biais de momen- succomber aux biais cognitifs
toujours la probabilité que se produise un tum), de savoir que l’estime de soi ne se joue classiques de l’investisseur.
événement extraordinaire. Par exemple, si la pas sur une perte ponctuelle, de ne pas se fier
probabilité de gagner au Loto est de un sur un aux exemples qui circulent partout et qui imprè-
million, les gens croient que leur chance réelle gnent les esprits (le biais de représentativité).
est de un sur 10 000, soit 100 fois plus. Plus Il faut garder à l’esprit les grandes évolutions
un événement est rare, plus nous amplifions du marché à l’échelle des décennies, qui sont
sa probabilité. Là encore, A. Tversky et stables. Moins on vend, mieux on se porte.
D. Kahneman sont les pères de cette notion.
Or cette situation est caractéristique d’un C&P : Si nous étions tous des acteurs bour-
krach : il est considéré comme rarissime, mais siers rationnels, à quoi ressemblerait le marché ?
dès que nous envisageons une probabilité qu’il Mickaël Mangot : Cette situation hypothé-
se produise, alors nous la surestimons. Il semble tique est donnée par la « théorie moderne du
que l’esprit humain ne fasse pas dans la demi- portefeuille ». Elle suppose qu’aucun des biais
mesure et soit incapable d’attribuer des proba- psychologiques précédents n’est à l’œuvre. Les
bilités mesurables à des événements très rares acteurs ne vendent pas selon leurs humeurs,
et marquants. Actuellement, il ne me semble mais uniquement lorsqu’ils ont besoin d’argent,
pas que le spectre du krach soit dans les esprits. ou lorsque des changements économiques ou
Nous ne sommes donc pas dans une logique politiques réels annoncent une valorisation ou
de surpondération de l’événement rarissime, et une dévalorisation objective de certains titres.
il est probable que l’on assiste à une accalmie On constate alors que le marché évolue par Bibliographie
dans les prochains mois. « sauts de puce » : si une information nouvelle
(changement du cours du pétrole ou des tendan- M. MANGOT, 50 petites
C&P : La connaissance des biais cognitifs de ces de la consommation) augmente la valeur expériences de psychologie de
la Bourse aide-t-elle à prendre de meilleures intrinsèque des actions, ces dernières – et seule- l’épargnant et de l’investisseur,
Dunod, 2007.
décisions ? ment celles-là – montent. Mais les fluctuations
Mickaël Mangot : À mes débuts en tant qu’in- restent liées à des changements dans le monde
vestisseur, j’ai vécu la bulle Internet de 2000 : réel, sans entraînement ni emballement. Espé- Mickaël MANGOT
je voyais autour de moi des gens qui traver- rons qu’en portant tous ces biais cognitifs à la est docteur en économie
saient ces événements avec une angoisse indi- connaissance du grand public, on fasse un petit et chercheur associé à l'ESSEC
cible. En m’intéressant à la finance comporte- pas en direction de ce monde « rationnel » ! à Singapour.

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Gueguen poil article 25/02/08 16:55 Page 34

Pourquoi les hommes ont-ils plus de poils


PSYCHOLOGIE que les femmes ? Les poils sur le torse ont-ils du succès ?
Est-il vrai que les blondes plaisent plus que les autres ?
Et la moustache, la barbe ? Sont-elles passées de mode ?
Autant de questions qui montrent l’importance du poil
dans les relations humaines.

LA PSYCHOLOGIE AU QUOTIDIEN Nicolas GUÉGUEN

Barbe, cheveux, toison :


l’intimité du poil
arbe, sourcils, cils, poils sur les bras, Mais les poils sont encore là et jouent un rôle,

B les aisselles ou la poitrine : l’homme


est un être pileux, à qui les femmes
prêtent de multiples traits de caractère
en fonction de sa toison ou de sa cheve-
lure. Inversement, les hommes jugent les femmes
différemment selon la qualité de leurs cheveux,
l’absence ou la présence de poils sur différentes
fort contrasté chez l’homme et la femme. Ainsi,
dans les sociétés occidentales, de nombreuses
femmes s’épilent les aisselles, les jambes et plus
récemment le pubis. Aux yeux de certains cher-
cheurs, cette épilation résulterait de pressions
sociales fortes en matière de normes esthétiques
corporelles imposées aux femmes. Ne pas se confor-
parties du corps. La « psychologie du poil » précise mer à de telles normes pourrait ainsi aboutir à un
les influences de la pilosité sur les comportements effet négatif. Afin de le vérifier, les psychologues
et les émotions. Susan Basow et Amie Braman, du College Lafayette
L’être humain a bien changé de l’hirsute Homo à Easton en Pennsylvanie, ont présenté à des jeunes
erectus jusqu’au glabre métrosexuel de nos cités. hommes une vidéo de deux minutes où une jeune
Au fil de cette aventure millénaire, les change- fille brune de 22 ans sortait de sa douche. Selon
ments de pilosité ont été parfois d’origine cultu- les cas, les bras et les jambes de la jeune fille étaient
relle, parfois dictés par l’évolution biologique. De – ou non – épilés.
fait, si l’on se place à l’échelle de dizaines de milliers Après avoir visionné cette vidéo, les volon-
d’années, force est de constater que nous avons taires devaient évaluer certaines qualités de cette
globalement perdu nos poils. Hormis les zones personne (moralité, intelligence, sociabilité, etc.)
génitales, les aisselles et le crâne, le corps féminin ainsi que son attrait sexuel. Les résultats ont mis
a en grande partie acquis un caractère imberbe, en évidence un jugement plus positif de la jeune
tandis que celui des hommes présente des restes femme épilée, perçue comme plus sociable, intel-
de pilosité notables sur le visage, la poitrine et les ligente, joyeuse, positive et attirante sexuellement
cuisses selon les individus. Dans certains cas, l’in- lorsqu’elle était épilée, mais plus agressive et
dividu mâle contemporain est même imberbe. déployant plus de force physique lorsqu’elle ne

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Gueguen poil article 25/02/08 16:55 Page 35

l’était pas. Dans ce dernier cas, les hommes l’ont de poils apparents sur le visage aient plus de chances 1. Chez l’homme,
même jugée plus féministe. de se marier. N. Barber a également constaté que les les poils sur le torse,
La situation est fort différente chez l’homme. hommes à moustache avaient davantage d’enfants sur les bras et le visage
Le psychologue Robert Wildman et ses collègues, illégitimes, ce qui pourrait s’expliquer par le fait que sont associés à plus
de l’Hôpital de Milledgeville en Géorgie, aux États- les hommes poilus (ou moustachus) ont plus d’aven- d’attirance. Mais
Unis, ont montré à des étudiantes des photogra- tures et de relations sexuelles. certaines limites sont
phies tirées de magazines et montrant des hommes Les poils sur le visage seraient interprétés par les recommandées.
nus. Elles devaient indiquer quelles caractéris- femmes comme le signe de certaines « qualités
tiques elles préféraient chez un homme, et la pilo- masculines ». Par exemple, Dixie Fletcher et Charles
sité arriva en bonne place : 46 pour cent des femmes Kenny, de l’Université de Memphis, ont demandé
ont déclaré préférer une poitrine très velue, 46 pour
cent une poitrine modérément poilue, et huit pour
cent sans poils. Pas de doute : le poil exerce un
attrait certain auprès des femmes.
D’autres études ont montré l’existence d’une
sorte de fantasme de « l’homme viril à la poitrine
velue » chez les femmes. Ainsi, Sarah Collins, de
l’Institut des sciences de l’écologie et de l’évolu-
tion, de l’Université de Leiden aux Pays-Bas, a fait
écouter à des femmes des extraits de voix d’hommes
qu’elles devaient classer selon leur préférence,
avant d’estimer certaines caractéristiques de ces
hommes, telles que le poids, la taille et la pilosité
de la poitrine. Il est ainsi ressorti, non seulement
que les femmes préfèrent les voix les plus graves,
mais aussi qu’elles imaginent que les hommes
ayant ces voix ont plus de poils sur la poitrine…
Dans l’imaginaire des femmes, les hommes qui
leur plaisent doivent « forcément » avoir du
poil sur la poitrine. Mais dans la réalité,
aucune étude scientifique n’a établi de
relation entre la gravité de la voix
et la pilosité de la poitrine.

La barbe fait recette


Sur les joues, le poil fait aussi
recette… Avec une précision : les
barbes d’aujourd’hui ne sont plus
celles d’hier, notamment chez les
jeunes où certains effets peuvent être
recherchés par la maîtrise de la coupe des
poils du visage (barbe de trois jours, petit
cerclage autour de la bouche à la Johnny Depp,
effets géométriques…). On peut se demander
pourquoi ces poils ont persisté chez l’homme
et ont disparu chez la femme. Les chercheurs
en psychobiologie pensent que c’est justement
parce que la barbe masculine informe la femme
de certaines qualités de l’homme : vitalité, ferti-
lité, santé, force… Les femmes préférant les
Giordano Boghi / Shutterstock

individus qui en sont dotés, elles auraient ainsi


favorisé la perpétuation de ces caractéristiques.
Quant aux hommes, préférant l’absence de
poils chez les femmes, ils auraient favorisé ce
trait chez elles au fil des générations, avec toute
la patience dont la nature est capable. Nigel
Barber, psychologue au Collège de Birmingham
en Alaska, a étudié l’impact de la densité de la
barbe et de la moustache sur les représentations
graphiques et les photographies des magazines
londoniens entre 1842 et 1971. Dans le même
temps ont été mesurées les proportions d’enfants
illégitimes et d’hommes et de femmes en âge de
se marier. Un lien positif s’est dessiné entre, d’une
part, la densité de la barbe, moustaches et autres
poils sur le visage et, d’autre part, l’opportunité
de se marier. Il semblerait que les hommes dotés

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Gueguen poil article 25/02/08 16:55 Page 36

l’individu est jugé plus intelligent, sensible, concerné


par les dimensions sociales de l’existence.
La chevelure Enfin, les étudiantes ont utilisé davantage de
termes décrivant le rôle social de l’homme lorsque
Ô toison, moutonnant jusque sur l’encolure ! ce dernier portait une barbe (6,19 termes en
moyenne, contre 2,60 en l’absence de barbe). Si
Ô boucles ! Ô parfum chargé de nonchaloir ! elles mentionnent un aspect négatif lié à la barbe
[…]Fortes tresses, soyez la houle qui m’enlève ! (l’homme est considéré comme plus sale), il semble
bien que l’évaluation globale favorise le barbu…
[…]Cheveux bleus, pavillon de ténèbres tendues, En outre, comme le soulignent les auteurs de cette
étude, la barbe suscite un regard positif sur des
Vous me rendez l’azur du ciel immense et rond ; dimensions jugées importantes par les femmes,
Sur les bords duvetés de vos mèches tordues telles que la sociabilité, la force ou la masculinité.
Certes, aujourd’hui, dans les sociétés occidentales,
Je m’enivre ardemment des senteurs confondues le barbu dont les poils couvrent entièrement le visage
n’est certainement pas celui qui recueille la préfé-
De l’huile de coco, du musc et du goudron. rence des femmes. Mais une barbe discrète, fine,
Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal, 1857 zébrée, avec une structure géométrique originale,
peut se révéler fort utile pour s’attirer plus de faveurs.
Puisque l’on parle de pilosité, comment ne pas
à des étudiantes de regarder une photographie d’un faire honneur au roi des poils : le cheveu ? Non
homme qui, selon le cas, avait une barbe ou était seulement, il est le seul élément de pilosité qui
2. Le pouvoir de rasé de près. Ensuite, les jeunes femmes devaient demeure presque constamment visible aux yeux
la moustache. décrire leur impression de cet homme à l’aide d’ad- d’autrui, mais les soins aux cheveux représentent
Des études statistiques jectifs qualificatifs contenus dans une liste qui leur chez la femme la première source d’investissement
auraient révélé que était fournie. Elles étaient enfin invitées à formuler financier dans les soins liés au visage.
la moustache a été une impression spontanée de cette personne.
un élément d’attraction
sexuelle décisif pendant
Les résultats ont montré qu’un homme est jugé
plus enthousiaste, sincère, généreux, extraverti,
Le pouvoir des blondes
toute une partie masculin, curieux et « solide » lorsqu’il possède En matière de cheveu, la texture, la longueur,
du XXe siècle. Ce n’est une légère barbe que lorsqu’il est parfaitement mais aussi la couleur, jouent des rôles distincts
pas Clark Gable qui aurait glabre… Les descriptions libres fournies par les dans le jeu de la séduction. La teinture est le produit
dit le contraire… femmes de l’expérience confirment cette tendance : cosmétique pour les cheveux le plus vendu dans
le monde. Il semble néanmoins que ce changement
de teinte soit guidé par des croyances des femmes
à propos des préférences des hommes. Les psycho-
logues David Matz, de l’Université du Texas, et son
collègue Verlin Hinsz, de l’Université de Dakota
du Nord, ont récemment demandé à des étudiants
quelle couleur de cheveux ils préféreraient chez
une femme, tandis que des étudiantes devaient
indiquer ce qu’elles estimaient être la couleur de
cheveux préférée des hommes.
Les résultats ont révélé que les hommes décla-
raient préférer les cheveux châtains ou bruns dans
44,8 pour cent des cas, les cheveux blonds dans
37,9 pour cent et les cheveux roux dans 17,2 pour
cent. Dans le même temps, les femmes ont estimé
que les hommes préféraient les blondes dans
82,8 pour cent des cas, puis les brunes ou châtains
dans 10,3 pour cent en enfin les rousses dans
6,9 pour cent. Une disproportion importante semble
donc exister entre les préférences réelles des hommes
et « ce que les femmes croient que les hommes
préfèrent ». Il semble en outre que cette croyance
se manifeste très tôt, puisque des évaluations
complémentaires ont montré que 84 pour cent des
adolescentes de 13 à 14 ans pensent que les hommes
préfèrent les blondes !
Comment expliquer cette situation cocasse ? Il
est possible que les femmes se fondent sur les médias
pour supposer cette préférence des hommes pour
les blondes. Les psychologues Melissa Rich et Thomas
Cash, de l’Université de Norfolk en Nouvelle-Virgi-
nie, ont constaté que les blondes sont nettement
plus représentées dans la presse que dans la popu-
lation. Alors que cette couleur ne représente qu’un
peu plus de cinq pour cent des femmes dans la popu-

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3. Les cheveux sont généralement plus clairs pendant


l’enfance, et acquièrent ultérieurement une teinte plus
foncée. Les femmes blondes, pour cette raison, paraîtraient
plus jeunes aux yeux des hommes, qui les jugeraient plus
fécondes et plus attirantes.

lation, elles sont représentées à hauteur de 36,4 pour


cent dans Ladies Home Journal (l’équivalent de
Marie-Claire), 35,7 pour cent dans Vogue et 41,2 pour
cent dans Playboy. Plus le magazine s’adresse aux
hommes, plus il contient de blondes. Ces auteurs
montrent également que, dans d’autres contextes,
on observe une surreprésentation des blondes. Ainsi,
Miss America est blonde dans plus de 30 pour cent
des cas, alors que les États-Unis ne comptent que
cinq pour cent de blondes.

Une attirance inconsciente


L’hypermédiatisation des blondes est ancienne,
ces dernières étant déjà omniprésentes dans la pein-
ture vénitienne. Pourtant, ce n’est pas en Italie que
Andrejs Pidjass / Shutterstock

l’on trouve le plus de cheveux clairs


Selon les auteurs de ces études, les médias en
général et les magazines en particulier auraient
tendance à montrer plus de blondes qu’il n’en existe
vraiment, ce qui véhiculerait le sentiment que cette
couleur est celle de l’idéal féminin. Pas étonnant,
dès lors, que de nombreuses femmes brunes ou
rousses cherchent à éclaircir leurs cheveux ou à se On observe donc un curieux paradoxe : d’un
teindre en blond… côté, des enquêtes montrent que les hommes préfè-
Mais il pourrait exister une base biologique à rent dans les mêmes proportions les femmes aux
l’idéal féminin de la blondeur. Tout ne s’explique cheveux blonds et châtains ; de l’autre, les compor-
pas par les médias. Le fait que les hommes décla- tements masculins sont nettement plus favorables
rent aimer autant les brunes que les blondes cache aux blondes. Aux yeux de nombreux chercheurs,
peut-être une réalité plus subtile : ils semblent atti- ce paradoxe serait expliqué par le fait que les
rés inconsciemment par les blondes, sans toujours hommes ne sont pas conscients de leur préférence,
l’avouer. En effet, lorsque l’on se penche sur les qui serait en grande partie automatique.
comportements des hommes et non sur leurs décla- L’attirance instinctive des hommes vers les
rations, une nette préférence se manifeste pour les blondes peut être expliquée dans le cadre de l’évo-
blondes. Le psychologue Michael Lynn, de l’Uni- lution de l’espèce humaine. Selon les psychologues
versité Cornell aux États-Unis, a réalisé une enquête évolutionnistes, l’homme est soumis à de fortes
auprès de 374 serveuses de restaurant, en leur pressions évolutives pour se reproduire et dissé-
demandant de noter la proportion moyenne de miner ses gènes. Pour cela, il doit être à même de
pourboires qu’elles obtenaient de la part de leurs repérer les femmes dont le potentiel de fécondité
clients. Parallèlement étaient réalisées des mesures est le plus important. La couleur des cheveux servi-
de certaines caractéristiques physiques des serveuses : rait à cette fin : à mesure que l’on vieillit, le cheveu
couleur des cheveux, tour de poitrine, taille des devient plus sombre. Ainsi, le cheveu est généra-
bonnets de soutien-gorge, rapport tour de taille/tour lement plus clair pendant l’enfance, et s’obscur-
de hanches. Conclusion : les serveuses blondes reçoi- cit au fil de la vie.
vent des pourboires plus élevés que les autres.
Même lorsqu’elles font de l’auto-stop, les
blondes ont plus de succès. Ainsi, nous avons
Jeunesse et clarté du cheveu
testé, sur une route départementale menant à une Ainsi, des cheveux clairs pourraient être associés
station balnéaire, l’effet d’une même perruque à plus de jeunesse, de potentiel de fécondité, ce qui
brune ou blonde (portée par une même jeune expliquerait que les hommes soient involontaire-
femme) sur le taux d’arrêt des automobilistes. ment attirés par cette caractéristique féminine.
Nous avons constaté que 16 pour cent des auto- Cette hypothèse a été vérifiée. D. Matz et V. Hinsz
mobilistes de sexe masculin s’arrêtaient pour ont présenté à des hommes des photographies de
prendre la brune, alors qu’ils étaient 23 pour cent visage de femmes retouchées à l’aide d’un logiciel
à s’arrêter pour la blonde (soit un rendement de permettant de colorer les cheveux en blond, châtain
la perruque de plus de 40 pour cent). Étonnam- ou brun. Les participants devaient évaluer l’attrait
ment, le même effet est observé avec les conduc- et l’âge de la femme, sa santé et son aptitude à
trices (2,8 pour cent s’arrêtaient pour prendre notre avoir des enfants. Il est apparu que les hommes
compère en brune contre 3,7 pour cent lorsqu’elle trouvaient une femme d’autant plus jeune qu’elle
était en blonde) ! Découverte surprenante : les avait les cheveux plus blonds. Son attrait, sa santé
femmes préfèrent les blondes ! et son aptitude supposée à faire des enfants en

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Gueguen poil article 25/02/08 16:55 Page 38

© Shutterstock

4. Blonde, rousse, étaient également rehaussés. Autant d’indicateurs évaluaient à distance, avec le plus de précision
brune ? Les hommes de la fécondité d’une femme. possible, la longueur de leurs cheveux. V. Hinsz
préfèrent généralement Peut-être d’autres éléments moins avouables découvrit alors une corrélation négative entre
les brunes lorsqu’on leur concourent-ils aussi à cette préférence. On sait longueur des cheveux et l’âge de ces dames : plus
pose la question, que les « vierges » blond vénitien présentées sur une femme est âgée, plus la longueur de ses cheveux
mais l’étude de leurs les peintures de Botticelli représentaient très certai- diminue. De même, plus elle est installée dans une
comportements nement des prostituées qui avaient pour habitude, relation durable et satisfaisante sentimentalement,
suggère qu’ils sont par corporatisme, de se teindre les cheveux à l’aide plus elle tend à avoir des cheveux courts…
inconsciemment attirés d’une préparation à base de plantes et de miné- Les mêmes effets sont observés pour des ques-
par les blondes. Cette raux, tandis que les autres femmes, plus respec- tions relevant de l’état physique : une femme a les
attirance aurait des bases tables, gardaient leur teinte brune afin de ne pas cheveux d’autant plus longs que sa santé est bonne.
biologiques anciennes. être assimilées aux précédentes. L’ensemble de ces éléments laisse penser qu’une
Si la couleur des cheveux a une incidence sur le longue chevelure signale un âge jeune, une bonne
jugement et le comportement, d’autres travaux santé et une situation sentimentale non installée,
soulignent l’impact de leur longueur. Selon les autant de facteurs signalant un fort potentiel de
observations de M. Rich et T. Cash, les femmes sont reproduction. Ce dernier point sera confirmé par
persuadées que les hommes préfèrent les femmes une mesure du nombre d’enfants des femmes : au
ayant de longs cheveux. On ignore encore si c’est même âge, les femmes ayant beaucoup d’enfants
le cas, mais cela a une conséquence : les femmes tendent à avoir les cheveux plus longs.
qui cherchent à séduire ont tendance à se laisser En réalité, il est probable que les femmes se
pousser les cheveux. sentant déborder d’énergie, et sachant que les
hommes aiment les cheveux longs, se laisseraient
Bibliographie pousser les cheveux pour optimiser leurs chances
Longueur du cheveu d’avoir des enfants. Un tel schéma supposerait que
C. GUDIN, Une histoire
naturelle du poil, Éditions et stabilité sentimentale les femmes se laissent pousser les cheveux, non
seulement quand elles sont en bonne santé, mais
du Panama, 2007.
Quels paramètres biologiques attirent l’homme quand elles le savent. C’est ce qui a été observé :
N. GUÉGUEN, 100 petites vers la femme ? La jeunesse, la fécondité et la les femmes qui déclarent bien se sentir sont égale-
expériences de psychologie santé. C’est pourquoi les résultats d’une expérience ment celles qui ont les cheveux les plus longs.
de la séduction. Pour menée par V. Hinsz sont particulièrement intéres- Reste à savoir pourquoi les cheveux longs atti-
mieux comprendre tous
nos comportements sants : ce dernier a montré que les femmes jeunes rent les hommes. Il est tout à fait possible que la
amoureux, Éditions et en bonne santé ont généralement les cheveux qualité du cheveu (sa brillance, son lissé) soit effec-
Dunod, 2007. plus longs que les femmes plus âgées ou possé- tivement un reflet de l’état de santé et de fécon-
dant un bilan de santé moins bon. La longueur dité d’une femme, tout comme la symétrie du visage.
des cheveux serait ainsi un indicateur de « poten- Même si ce point reste à vérifier, les femmes ayant
Nicolas GUÉGUEN est tiel reproductif » chez la femme. les cheveux les plus longs et étant en bonne santé
enseignant-chercheur V. Hinsz et ses collègues ont interrogé plusieurs afficheraient un signal plus voyant que les autres
en psychologie sociale centaines de femmes âgées de 13 à 73 ans, arrêtées de leur potentiel reproductif, ce que le cerveau
à l’Université de Bretagne- au hasard dans la rue. Ils leur demandaient de masculin ne manquerait pas de remarquer.
Sud, et dirige le Groupe répondre à une enquête sur leur nombre d’enfants, Il ne reste plus qu’à rencontrer une femme à la
de recherches en sciences leur âge, l’état de leur relation maritale ou senti- fois blonde, jeune et en bonne santé, qui ait envie
de l’information et de la mentale et leur bilan de santé. Dans le même temps, de se laisser pousser les cheveux. Ou un homme
cognition à Vannes. des observateurs formés dans un salon de coiffure velu ayant une barbe de trois jours. ◆

38 © Cerveau & Psycho - N° 26


Droite Fille math article 25/02/08 17:14 Page 39

PSYCHOLOGIE
Pourquoi y a-t-il si peu de filles en sciences,
alors qu’elles obtiennent en moyenne de meilleurs scores
aux tests d’aptitude scientifique ? Parce que quelques garçons
ont des aptitudes exceptionnelles qui leur donnent accès
aux postes à responsabilités, et parce que le stéréotype
de la fille « mauvaise en maths » a la vie dure…

Enseignement

Quelle place pour


les femmes en sciences ?
D. HALPERN, C. BENBOW, D. GEARY, R. GUR, J.S SHIBLEY HYDE et M. A. GERNSBACHER
Indi 23 / shutterstock

1. Hommes et femmes ont


probablement des capacités cognitives
différentes, du fait d’interactions
complexes entre les gènes et l’éducation.

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Droite Fille math article 25/02/08 17:14 Page 40

ttention ! Nous manquons de filles dans simple pour expliquer pourquoi il y a moins de

A les filières scientifiques ! C’est la conclu-


sion des diverses études réalisées par
les comités d’experts en sciences de
l’éducation depuis des années. Le fait
est que les filières scientifiques connaissent une
forte désaffection de la part des jeunes généra-
tions, ce qui souligne de plus en plus la nécessité
femmes que d’hommes dans certains domaines scien-
tifiques. Nous avons identifié un large éventail de
facteurs qui influent sur le choix de carrière : le sexe,
l’éducation, les influences biologiques, les stéréo-
types, la discrimination et les rôles sociaux sexués.
Il paraît évident que la pleine utilisation des
talents féminins ferait progresser le nombre de
d’attirer plus de jeunes filles vers ces filières, où personnes travaillant dans le secteur scientifique.
elles restent minoritaires par rapport aux garçons. Ainsi, aux États-Unis en 2003, les femmes repré-
Aux États-Unis, le problème a été posé depuis sentaient 46 pour cent de la force de travail, mais
longtemps, mais il a fallu attendre 2005 et les seulement 27 pour cent dans ce secteur (scienti-
déclarations de Lawrence Summers, alors prési- fiques et ingénieurs confondus). L’une des raisons
dent de l’Université Harvard, pour susciter un débat pour lesquelles les propos de L. Summers ont suscité
public sur la question. L. Summers suggéra à l’au- tant d’indignation tient au fait qu’ils suggéraient
ditoire d’un petit congrès d’économie près de Boston que toute tentative pour combler le fossé était
que l’une des raisons majeures pour lesquelles les d’avance vouée à l’échec. Si la plupart des femmes
femmes ont une moins grande probabilité que les présentent naturellement une aptitude scientifique
hommes de réussir aux plus hauts niveaux dans insuffisante, qu’y a-t-il à tenter ? En fait, cette
les domaines scientifiques était que les filles ont interprétation recèle deux erreurs.
moins d’« aptitudes innées » pour les sciences que D’abord, il n’existe aucune capacité intellec-
les garçons. Cette affirmation provocatrice déclen- tuelle isolée qui puisse être désignée sous le terme
cha de vives réactions, et un débat aux États-Unis « d’aptitude scientifique ». Les compétences néces-
pour savoir si des différences intrinsèques entre saires à la réussite scientifique incluent des capa-
les sexes étaient responsables de la sous-repré- cités verbales, par exemple pour rédiger des publi-
sentation des femmes dans les mathématiques et cations destinées aux journaux scientifiques, et
en sciences en général. pour bien communiquer avec ses collègues ; des
2. Les hommes En tant que groupe d’experts issus de diverses capacités mnésiques pour comprendre et se rappe-
obtiennent généralement origines dans le domaine des différences liées au ler d’événements et d’informations complexes ;
de meilleures sexe, nous pensons que ces discussions sont les bien- enfin, des capacités de modélisation mathéma-
performances dans venues parce qu’elles ont enfin attiré l’attention du tique, statistique, et de visualisation des objets,
les tâches de « rotation public. Dans cet article, nous proposons une analyse données et concepts. Il en résulte que le terme
mentale » comme celle-ci. d’un vaste ensemble d’études scientifiques sur la « d’aptitude scientifique » repose sur une constel-
Il s’agit de déterminer si représentation des femmes dans les domaines scien- lation de qualités intellectuelles.
deux figures représentent tifiques. Il s’agit d’une information essentielle, tant
le même objet observé pour comprendre le phénomène, que pour envisa-
sous des angles différents ger des projets visant à attirer davantage de femmes Des écarts qui se creusent
(les deux objets A
et les deux objets B,
vers les professions scientifiques.
Mais disons-le d’emblée : contrairement à ce
au fil des ans
par exemple). qu’avance L. Summers, il n’existe pas de réponse Ensuite, les femmes et les hommes peuvent très
bien présenter des différences relatives à ces compé-
A
tences, sans que cela signifie que de telles diffé-
rences soient immuables. En effet, si l’entraîne-
ment et l’expérience n’avaient aucun effet sur le
développement des capacités des élèves, à quoi
serviraient les universités ?
L’une des difficultés rencontrées dans l’étude
des différences de capacités entre hommes et
femmes vient du fait que l’on peut parvenir à des
conclusions constrastées selon la façon dont on
décide d’évaluer ces capacités. Les filles ont de
toute évidence les qualités requises pour réussir
sur un plan académique. Depuis 1982, elles consti-
tuaient la majorité des étudiants inscrits en premier
cycle d’université aux États-Unis, un écart qui n’a
B
fait que se creuser. Des tendances similaires sont
observées dans de nombreux autres pays. En outre,
les notes moyennes obtenues par les filles dans le
système scolaire sont meilleures que celles des
garçons dans toutes les disciplines – y compris les
mathématiques et les sciences.
Et pourtant, en dépit de leur réussite scolaire,
les scores obtenus par les filles à l’université et en
troisième cycle sont inférieurs à ceux des garçons.
Les garçons sont plus nombreux que les filles à
s’inscrire dans les filières scientifiques et l’écart
se creuse à mesure que le niveau des études
augmente. Par exemple, à la fin des années 1990,

40 © Cerveau & Psycho - N° 26


Droite Fille math article 25/02/08 17:14 Page 41

les filles représentaient 40 pour cent des étudiants


inscrits en premier cycle de sciences à l’Institut de
technologie du Massachusetts, mais seulement Directeurs et administrateurs
huit pour cent des enseignants-chercheurs. En
France, les filles représentent 40 pour cent de l’ef- Mathématiciens et informaticiens
fectif dans les classes de premières scientifiques,
37 pour cent dans les filières scientifiques à l’uni- Ingénieurs
versité et 23 pour cent dans les écoles d’ingénieurs.
Elles ne représentent plus que 15 pour cent des Médecins
chercheurs dans le domaine des sciences « dures ».
Comme les notes dépendent de nombreux facteurs, Juristes et avocats
les psychologues se sont attachés à évaluer des capa-
cités cognitives mieux définies pour comprendre ces Enseignants du supérieur
différences. Les enfants de maternelle semblent partir
sur un pied d’égalité. En moyenne, garçons et filles Chercheurs en sciences de la vie Homme
et physique
présentent les mêmes capacités cognitives précoces Femme
liées à la pensée quantitative (la capacité d’énumé- Écrivains, artistes et comédiens
rer des objets, par exemple) et à la connaissance des
objets de leur environnement. Secteur médical

Filles : meilleures en moyenne Professeur des écoles

Cependant, des différences commencent à se Au foyer


manifester entre filles et garçons dès l’école primaire, Autres occupations
et, à partir de là, les filles ont de meilleurs résul-
tats dans le domaine des aptitudes verbales. En 0 5 10 15 20 25 30
1995, dans une revue assez exhaustive des travaux (en pour cent)
réalisés sur les compétences d’écriture, les cher-
cheurs de l’Université de Chicago Northwestern et
Amy Nowell soulignent : « Les différences majeures
entre les sexes en ce qui concerne l’écriture […] ont Comme nous l’avons déjà mentionné, les filles 3. Les statisticiens
de quoi inquiéter. Les données obtenues à ce jour obtiennent de meilleures notes en mathématiques observent
montrent en effet que les garçons souffrent d’un à tous les niveaux de la scolarité, et réussissent des différences frappantes
lourd désavantage par rapport aux filles dans ce mieux aux tests d’algèbre (peut-être parce que la entre hommes et femmes
domaine. » Ce n’est pas tout : les filles dament égale- structure de cette discipline s’apparente quelque dans les choix de carrière,
ment le pion aux garçons dans le domaine de la peu à celle du langage). Mais les garçons s’illus- y compris parmi
mémoire des visages et de la mémoire épisodique, trent dans la partie mathématique des tests, et les les enfants doués en
c’est-à-dire la mémoire des événements qui se sont résultats sont stables depuis une trentaine d’années. mathématiques. Cette
produits à un moment précis. Cependant, lorsque l’on évalue l’ensemble des figure fait apparaître
Mais les garçons ont leur pré carré : ils ont de données concernant les compétences quantitatives, les résultats d’une étude
meilleures capacités visuospatiales, c’est-à-dire on constate que la différence entre filles et garçons sur les choix de carrière
qu’ils se repèrent mieux mentalement dans l’es- est relativement faible. Le paradoxe est levé par de garçons et de filles,
pace (ce que vous faites par exemple lorsque vous une étrange réalité : il y a beaucoup plus de garçons tous classés parmi
vous demandez quel est le meilleur chemin pour « doués » en mathématiques que de filles. le « un pour cent »
vous rendre à la boulangerie). Ainsi, entre quatre Par doué, il faut entendre ici disposant de quali- de jeunes les plus doués
et cinq ans, des expériences simples et des tests tés nettement supérieures à la moyenne. Pour des en mathématiques.
standardisés établissent qu’ils sortent plus facile- raisons que l’on ne comprend pas encore, les garçons
ment d’un labyrinthe que les filles. ont des capacités en mathématiques qui présentent
Ils parviennent mieux à réaliser des rotations des écarts considérables. Certains sont excellents,
mentales, c’est-à-dire à mémoriser la forme d’un d’autres très mauvais, la moyenne étant... moyenne. 4. Les filles (en rose) sont
objet géométrique et à imaginer comment il se Chez les filles, les différences sont moins marquées : en moyenne meilleures
présente si on le fait tourner dans l’espace (voir certaines sont un peu plus douées que d’autres, mais que les garçons (en bleu)
la figure 2). En toute logique, ces capacités confè- pas de façon spectaculaire. Et la moyenne des filles en mathématiques,
rent un avantage aux garçons dans la résolution est un peu meilleure que celle des garçons. mais, au-delà d’un certain
des problèmes mathématiques qui reposent sur la Par exemple, il y a nettement plus de garçons score (A), on ne trouve
création d’images mentales. surdoués que de filles surdouées. Cela ressort d’une pratiquement plus
De toutes les différences cognitives entre les sexes, étude que nous avions faite dans les années 1980. que des garçons.
les « compétences quantitatives » (par exemple, le Nous avions proposé un test d’aptitude (niveau
calcul) ont le plus attiré l’attention des médias. Cette baccalauréat) à des dizaines de milliers d’enfants Moyenne
des garçons
fascination du grand public résulte en partie du fait surdoués âgés de 12 à 14 ans, et constaté que les Moyenne
que la maîtrise de ces habiletés est un prérequis garçons y obtenaient des notes supérieures en des filles
pour les disciplines, telles la physique et l’ingénie- mathématiques. En outre, les garçons étaient deux
rie, qui s’appuient beaucoup sur les mathématiques. fois plus nombreux que les filles à dépasser un
Et, comme le suggérait L. Summers, si les femmes score de 500 (pour un maximum possible de 800),
A
étaient désavantagées sur ce plan, cela explique- quatre fois plus nombreux à dépasser 600, et
rait pourquoi elles sont sous-représentées dans les 13 fois plus nombreux à dépasser 700 ! Plus les
domaines scientifiques. Sauf que… en réalité, les seuils de performance étaient élevés, plus les
données ne sont pas aussi simples. garçons étaient nombreux. Score aux tests d’aptitude

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Droite Fille math article 25/02/08 17:14 Page 42

Bibliographie Mais nous n’étions pas au bout de nos surprises : Des études récentes ont montré que les hormones
du facteur 13 observé dans les années 1980, on est continuent de jouer un rôle dans le développement
D. F. HALPERN et al., The passé à un facteur trois aujourd’hui, ce qui montre cognitif tout au long de la vie. Ces changements
science of sex differences in que la situation a évolué. La proportion de filles ont été observés chez des individus recevant de
sciences et mathematics, in surdouées a augmenté, ce qui suggère qu’elle n’est fortes doses d’hormones masculines ou féminines,
Psychological science in the pas entièrement déterminée biologiquement. lorsqu’ils se préparaient à subir une opération
public interest, vol. 8, n°1, Cette même période de 20 ans a vu progresser chirurgicale pour changer de sexe. Ainsi, les femmes
pp. 1-51, 2007. le nombre de femmes dans d’autres domaines soumises à un traitement hormonal pour acquérir
scientifiques. Aux États-Unis, elles représentent le sexe masculin commencent à passer plus faci-
aujourd’hui la moitié des nouveaux diplômés en lement les tests de repérage visuospatial, et réus-
médecine et les trois quarts des vétérinaires récem- sissent moins bien dans les tests verbaux.
ment diplômés. En France, les filles représentent La structure du cerveau humain est détermi-
56 pour cent des étudiants en médecine, 67 pour née en partie par les hormones, ce qui aboutit à
cent des étudiants en pharmacie, et 60 pour cent des différences anatomiques entre hommes et
dans la filière vétérinaire. Quant à identifier une femmes : en général, les femmes ont une propor-
cause précise, c’est peine perdue : cette évolution tion de substance grise supérieure, des zones de
est associée à d’innombrables changements socié- forte densité neuronale et un flux sanguin rapide,
taux de ces dernières décennies. tandis que les hommes ont un plus gros volume
On dispose de données montrant qu’un entraî- de substance blanche, autrement dit de fibres
nement adapté peut stimuler encore davantage la nerveuses entourées d’une gaine isolante de
performance des femmes. Par exemple, certains myéline. De surcroît, les hommes ont générale-
cours peuvent avoir pour objectif d’améliorer les ment une proportion supérieure de substance grise
compétences visuospatiales des jeunes filles. Nous dans l’hémisphère gauche, cette asymétrie ne se
avons montré que des étudiants de première année manifestant pas chez les femmes.
universitaire ayant obtenu de faibles scores dans L’activation symétrique des deux hémisphères
les tests visuospatiaux et qui avaient été encou- cérébraux chez les femmes s’accorde avec un avan-
ragés à suivre un tel cours ont progressé non seule- tage dans le traitement du langage, tandis que les
ment dans cette compétence, mais dans les matières hommes excellent dans les tâches faisant appel à
scientifiques en général. Signe que les effets ont l’activation du cortex visuel. Même lorsque les
autant bénéficié aux filles qu’aux garçons. hommes et les femmes réalisent aussi bien une tâche
donnée, certaines études suggèrent qu’ils utilisent
Encore et encore les hormones… parfois des aires différentes de leur cerveau ou diverses
séquences de traitement pour y parvenir.
5. La plupart des tests Dès qu’il est question de sexe et d’intellect, le Alors, les différences de capacités cognitives
de mathématiques sont problème des facteurs biologiques se pose. On sait des hommes et des femmes sont-elles entièrement
généralement mieux par exemple que les hormones jouent un rôle déter- déterminées par des particularités cérébrales ? En
réussis par les étudiants minant pour le développement des capacités cogni- principe, oui, mais il ne faut pas croire que les
masculins. Et pourtant, tives des mâles et des femelles, dans toutes les différences cérébrales soient innées : elles peuvent
les jeunes filles espèces animales. Par exemple, au cours du déve- résulter d’apprentissages, de l’influence de l’édu-
obtiennent en moyenne loppement prénatal des mâles, des taux élevés cation ou des parcours des hommes et des femmes
de meilleures notes en d’hormones, telle la testostérone, masculinisent le dans la société. Une différence biologique n’est
cours de mathématiques cerveau en développement et favorisent les compor- pas forcément une différence innée.
lors des premières tements typiques des mâles et, vraisemblablement, Mais enfin, si les femmes refusaient tout simple-
années d’université... certaines capacités cognitives. ment de faire des sciences parce qu’elles n’en ont
pas envie ? On peut être très intelligent, et ne pas
être attiré par la physique nucléaire ou les théo-
rèmes d’algèbre. Cette question touche aux choix
de carrières. Comment et pourquoi un jeune choi-
sit-il de se consacrer à telle discipline plutôt qu’à
telle autre ? Il semble que les étudiants choisis-
sent généralement des matières où ils ont l’im-
pression de pouvoir réussir, et de pouvoir se forger
une bonne impression d’eux-mêmes. C’est ce qui
les rend très sensibles aux commentaires des
parents et des professeurs. Ainsi, en 1992, les
professeurs de psychologie Lee Jussim, de l’Uni-
versité Rutgers, et Jacquelynne Eccles, de l’Uni-
versité du Michigan, ont découvert que l’évalua-
tion d’un étudiant faite par les professeurs de
mathématiques en début de scolarité reflétait
parfaitement les notes obtenues aux examens par
la suite. Et ce, même lorsque les mesures objec-
tives de sa capacité étaient en contradiction avec
PhotoCreate / Shutterstock

la perception de l’enseignant. Cette étude – et bien


d’autres – suggère que les croyances (par exemple,
l’idée bien ancrée que les garçons sont meilleurs
en mathématiques) peuvent réellement améliorer
les résultats des garçons et pénaliser les filles.

42 © Cerveau & Psycho - N° 26


Droite Fille math article 25/02/08 17:14 Page 43

a b c

Journal of Neuroscience,vol. 19, N° 10, mai 1999, Ruben C. Gur


Admettons à présent qu’une jeune femme ait les évaluations de toutes les femmes étaient moins 6. Les techniques
réussi à percer dans une filière scientifique en dépit bonnes que celles des hommes. La Suède avait beau d’imagerie cérébrale
de ces désavantages initiaux. Là encore, même après être la nation la plus en pointe en matière d’éga- permettent aujourd’hui
avoir gravi les échelons de la hiérarchie, elle peut lité des sexes, elle restait terriblement sexiste. de distinguer la substance
être confrontée à la discrimination. Par exemple, Bien que ces faits aient été publiés dans l’un blanche et la substance
lors d’un processus d’embauche. Si les psychologues des meilleurs journaux scientifiques internatio- grise. Ici (en c), on a
sociaux admettent que le sexisme ouvert qui préva- naux, Nature, les processus d’évaluation par les obtenu par combinaison
lait il y a plusieurs décennies est maintenant rare, pairs sont restés les mêmes. Enfin, il n’est pas de deux méthodes (a et b)
ils affirment également qu’il a été remplacé, dans possible d’analyser la réussite professionnelle la répartition de
certaines situations, par un sexisme inconscient. sans prendre en compte l’investissement néces- la substance blanche
C’est un aspect difficile à étudier, parce que tous saire pour s’occuper de sa famille et du foyer. (elle apparaît plus foncée à
les systèmes d’évaluation par des pairs, dans l’en- Même lorsque les deux parents travaillent à plein- cause des techniques
treprise ou ailleurs, sont caractérisés par une culture temps, les femmes continuent d’assumer l’essen- utilisées) et de
du secret. Or des pans entiers de la carrière d’un tiel des charges liées à l’éducation des enfants et la substance grise (ici plus
scientifique – l’attribution de financement, la publi- de porter la plus grosse part de responsabilité claire). Selon certaines
cation d’articles scientifiques et les décisions de quand il faut s’occuper des membres de la famille études, les hommes
recrutement – en dépendent. malades ou âgés. En moyenne, les femmes auraient plus de substance
travaillent un moins grand nombre d’heures par blanche, et les femmes
Le plafond de verre semaine et consacrent plus de temps aux tâches
familiales et d’entretien de la maison que ne le
plus de substance grise.

Heureusement, il existe au moins une étude font les hommes qui ont un niveau d’éducation
détaillée de ce phénomène. Les biologistes Chris- comparable. Pour les femmes, le fait d’avoir des
tine Wenneras et Agnès Wold, de l’Université de enfants est associé à un revenu plus faible et à
Göteborg, ont intenté un procès pour accéder aux des difficultés supérieures pour avoir un travail
données du Conseil national de la recherche suédois à durée indéterminée. Au contraire, quand un
sur l’attribution des bourses postdoctorales. Peu homme devient père, il aurait quelques avantages
avant que ces deux femmes ne publient leur étude sur le plan professionnel.
en 1997, l’Organisation des Nations unies avait Revenons sur le brûlot lancé par L. Summers. Ses
classé la Suède comme le premier pays au monde positions ont au moins le mérite de la simplicité. Diane HALPERN est
en matière de respect de l’égalité des chances entre Si l’on s’en tient à sa façon de voir les choses, tout psychologue à l’Université
les femmes et les hommes. Mais bien entendu, devient très simple. La plus faible représentativité Claremont MacKenna.
même dans ces conditions, les hommes dominaient des femmes dans les filières scientifiques résulte Camilla BENBOW est
la science suédoise. À l’époque, les femmes obte- d’un manque d’aptitude intrinsèque, et de ce fait il responsable de l’éducation
naient 44 pour cent des diplômes de doctorat dans n’y a qu’à accepter l’ordre naturel des choses. et du développement
le domaine biomédical, mais seulement 25 pour Simplement, et comme a tenté de le montrer cet à l’Université Vanderbilt.
cent des emplois postdoctoraux et sept pour cent article, la vérité n’est pas si simple ! En moyenne, David GEARY est
des postes de professeur. chacun des sexes a ses atouts et ses faiblesses. Et psychologue à l’Université
La réalité mise au jour par C. Wenneras et A. Wold les recherches scientifiques révèlent que l’on peut du Missouri.
est choquante. Les candidates avaient des scores faire beaucoup pour amener plus de femmes – et Ruben GUR est
moyens plus faibles dans tous les domaines évalués : d’hommes aussi – à s’engager dans les carrières psychologue à l’Université
compétence scientifique, qualité de la méthodolo- scientifiques et à y exceller. En réalité, il s’agit de Pennsylvanie.
gie proposée et pertinence du projet de recherche. d’un devoir collectif qui exige des innovations Janet SHIBLEY-HYDE
Pourtant, elles n’étaient pas moins qualifiées : dans le système éducatif, ainsi qu’un engagement et Morton Ann
C. Wenneras et A. Wold ont calculé leur producti- durable pour démasquer et éradiquer les biais, la GERNSBACHER
vité scientifique sur la base du nombre total de discrimination et les inégalités. Les femmes, les sont psychologues
publications, de leur qualité et du nombre de fois hommes et la science elle-même bénéficieront à l’Université du
où leur travail était cité par d’autres auteurs. Mais d’une telle entreprise. ◆ Wisconsin-Madison.

© Cerveau & Psycho - N° 26 43


Berthoz rougissement article 25/02/08 14:30 Page 44

POURQUOI ROUGIR ? Qui n’a jamais rougi en public ? Réaction involontaire,


désagréable, voire cuisante, le rougissement reste
en partie un mystère pour les neuroscientifiques
et psychologues. Même si quelques expériences
nous livrent des indices sur ces codes implicites du lien social.

Quand le rouge vous


monte aux joues...
Gayannée KEDIA et Sylvie BERTHOZ

ui n’a pas déjà fait l’expérience de visage, des oreilles et du décolleté, fait s’inscrire

Q la brutale intrusion de sonores


gargouillis intestinaux qui vous
confondent d’embarras devant une
assemblée d’interlocuteurs se tour-
nant vers vous amusés ? Et comme si le bruit de
votre ventre criant famine ne suffisait pas à vous
faire remarquer, voilà que vous vous mettez à
sur les parties de notre corps les plus exposées au
regard de l’autre les stigmates de nos méfaits ?
Quelques études expérimentales offrent des
éléments de réponse.

La peur du jugement d’autrui


rougir, alors que vous faites de votre mieux pour Tout d’abord, le plus souvent, nous ne rougis-
éviter de croiser toutes ces paires d’yeux soudain sons pas de l’incongruité de nos actes ou de nos
dirigées vers vous. Qu’est-ce que vos joues cher- paroles dans la sphère intime sauf dans les cas les
chent à exprimer tandis que vous ne trouvez pas plus extrêmes, c’est-à-dire chez les personnes souf-
les mots appropriés pour que la discussion reprenne frant de rougissement pathologique (voir Quand
enfin là où elle a été interrompue ? rougir devient une maladie, page 48), mais en situa-
Là est bien la question : pourquoi rougit-on quand tion d’interaction sociale, lorsque nous sommes
on a honte ? Est-ce une simple réaction cutanée ? l’objet de l’attention (négative ou positive) non dési-
Une expression vasculaire d’un conflit cérébral ? rée ou exagérée d’autrui. Selon Darwin, le « père »
Une émotion aux répercussions insolites ? de la théorie de l’évolution, le rougissement serait
Même si, historiquement, le rouge – couleur dû à la crainte que notre apparence soit évaluée
symbolique de l’amour – colorant un visage a pu par les autres : « C’est la pensée de ce que les autres
être considéré comme une marque de beauté, de pensent de nous qui fait rougir. » Cette notion a été
jeunesse, de bonne santé, voire une manifesta- confirmée en 1991 par les psychologues américains
tion du charme et de la modestie, force est de Mark Templeton et Janice Leary, dans une étude
constater que ce n’est pas le cas dans la situation où des sujets, au visage couvert de capteurs de
évoquée. Mais alors, pour quelle raison la nature température, étaient placés face à un miroir sans
nous a-t-elle dotés de ce mécanisme physiolo- tain. Le miroir était retiré et le sujet se retrouvait
gique incontrôlable, propre à l’espèce humaine, de manière impromptue face à plusieurs personnes
qui par une augmentation du volume sanguin occupées à l’observer. L’expérience a montré que
dans les capillaires sous-cutanés au niveau du les participants ne rougissaient que lorsqu’ils

44 © Cerveau & Psycho - N° 26


Berthoz rougissement article 25/02/08 14:30 Page 45

pouvaient voir les yeux des personnes auxquelles le fait que le rougissement concerne uniquement
ils étaient ainsi exposés, mais pas si les observa- les régions visibles du corps et qu’il s’observe dans
teurs portaient des lunettes noires. toutes les sociétés étudiées à ce jour. Cependant,
Ainsi, c’est quand nos défauts, maladresses ou elle ne permet pas de comprendre pourquoi nous
comportements inappropriés sont exposés au juge- sommes capables de détecter presque instantané-
ment d’autrui, que nous rougissons. Nous pensons ment que quelqu’un est embarrassé avant même
alors que notre identité publique et notre image qu’il ne rougisse ; ni pour quelles raisons le rougis-
sociale sont menacées ou dégradées. sement survient bien après les autres manifesta-
Mais pourquoi notre organisme réagit-il à l’em- tions comportementales de l’embarras, non pas
barras par cette réaction particulière du rougisse- dans les cinq secondes qui suivent l’événement 1. Rouge comme une
ment ? Ici, le mystère reste entier. Il se pourrait embarrassant, mais 15 à 20 secondes après ; ni tomate. Rouge comme
que le fait de rougir soit ce qu’on nomme un même d’éclairer le mécanisme par lequel plus nous une pivoine. Rouge
« marqueur expressif » de l’émotion, comme le avons honte, plus nous rougissons, et plus nous comme une écrevisse.
sourire l’est de la joie. Il joue vraisemblablement rougissons, plus nous nous sentons honteux… De Autant d’expressions qui
le rôle d’un signal, destiné à être perçu et inter- plus amples recherches restent nécessaires pour traduisent la honte,
prété par autrui. Cette hypothèse s’accorde avec élucider cette question. la confusion, la timidité.
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© Cerveau & Psycho - N° 26 45


Berthoz rougissement article 25/02/08 14:30 Page 46

Une telle idée constitue la thèse du rougisse-


ment en tant que marqueur social du regret du tort
causé. D’un point de vue évolutionniste, le rougis-
sement serait un équivalent humain des signes
d’apaisement observés chez les primates. Contrai-
rement à nos lointains cousins, nous n’avons pas
besoin de nous jeter par terre, de montrer nos parties
intimes ou d’épouiller nos congénères pour leur
exprimer notre sentiment d’infériorité, d’incom-
pétence quand on veut calmer leur colère et s’en-
gager dans une pacification. Chez l’homme, rougir
après avoir commis un faux pas, une maladresse
en situation sociale, permettrait d’attester que nous
prenons acte de notre responsabilité dans l’erreur
commise et de la sincérité de nos remords. La
psychologue américaine June Tangney, de l’Uni-
versité George Mason de Virginie, a montré qu’il
s’agirait d’un signe visible de notre volonté de nous
faire pardonner, de nous engager dans une action
réparatrice afin d’éviter une réaction agressive chez
ceux qui ont assisté à notre transgression des
conventions sociales.

2. Les animaux ont Quoi qu’il en soit, l’hypothèse du marqueur Le rougissement,


des codes bien précis
pour exprimer leur
expressif soulève une question : quels bénéfices
peut-on retirer d’un tel processus, qui trahit nos
un « apaiseur » social
conscience d’avoir états affectifs ? Le fait de rougir aurait une fonc- En ce sens, le rougissement trahit aux yeux de
offensé autrui. Par tion adaptative. Il exprime une émotion plus notre entourage un processus d’évaluation interne :
exemple, les chimpanzés complexe que ne le sont les émotions primaires en rougissant, le sujet montre qu’il se préoccupe
exhibent leurs organes (par exemple, la peur ou le dégoût), et contraire- du regard que les autres portent sur lui. Ce n’est
génitaux. Chez l’homme, ment à ces dernières, l’embarras servirait des buts pas forcément le cas des autres signes d’embarras
le rougissement serait sociaux, plus que biologiques. C’est ce qu’ont mis qui interviennent immédiatement après un acte
un moyen avantageux en avant les psychologues américains Dacher Kelt- gênant : de tels signes (baisser les yeux, avoir un
de montrer sa culpabilité ner et Brenda Buswell, en 1997. Rougir témoi- sourire crispé, une posture rigide et des troubles
sans se dévêtir en public, gnerait de l’existence d’un système interne de du débit verbal) peuvent traduire une incapacité
ce qui... ne ferait surveillance permanente de notre fonctionnement de trouver les bons gestes ou les bons mots, une
qu’accroître social, qui inciterait à se conformer aux normes perte de confiance, mais pas forcément l’interro-
son rougissement. du groupe, de façon à éviter d’en être exclu et à gation : « Que va-t-on penser de moi ? » Cela, le
restaurer l’échange social qui a été accidentelle- rougissement est le seul à l’afficher aux yeux de
ment interrompu. tous, et il est plus lent à se manifester que les

Acte embarrassant Rougissement


ou paroles déplacées
Regard des autres

55 50

50 40
Shutterstock / Cerveau & Psycho

45

40
35 25
30
Réaction rapide
Balbutiement
Confusion 20 secondes
Baisse du regard
Impression d’avoir
« mal » fait

3. Lorsque nous commettons un acte gênant ou prononçons des attendre 15 à 20 secondes pour que les vaisseaux du visage se dilatent,
paroles déplacées, voire lorsque nous déclarons nos sentiments et car il faut le temps de « penser à ce que l’autre pense » et de prendre
redoutons la façon dont ils seront perçus, les premiers signes de gêne conscience du caractère gênant de ses actes. Le regard d’autrui amplifie
sont instantanés : balbutiement, confusion et regard baissé. Il faut ce phénomène, créant une boucle de rétroaction positive.

46 © Cerveau & Psycho - N° 26


Berthoz rougissement article 25/02/08 14:30 Page 47

signes posturaux : il lui faut de l’ordre de 15 à


20 secondes après l’événement déclencheur.
Pourquoi le rougissement est-il interprété auto-
matiquement comme un signe d’embarras, et ce
dans toutes les cultures ? Quelles structures de
notre cerveau décodent ce signal et nous permet-
tent de l’interpréter sans avoir à réfléchir ? En fait,
la même question peut être posée à propos des
sourires, un autre marqueur expressif : qu’est-ce
qui nous fait comprendre qu’une personne qui
sourit est joyeuse ? Selon la théorie de la simula-
tion mentale, l’observation d’une mimique telle
que le sourire provoque chez l’observateur une
activité de certains neurones, les neurones miroirs,
qui reproduisent les commandes motrices respon-
sables de cette mimique. Dès lors, en simulant
en nous-mêmes l’expression émotionnelle des
personnes que nous observons, nous aurions auto-
matiquement accès à l’émotion qui l’a déclenchée.

Un aveu de culpabilité
Jean-Michel Thiriet

En est-il de même pour la perception du rougis-


sement chez un de nos semblables ? Identifions-
nous l’embarras sous-jacent par un mécanisme de
simulation mentale ? Dans notre étude de neuro-
imagerie sur les structures cérébrales activées par
l’embarras, nous avons effectivement montré que d’autrui et pourrait avoir des conséquences néga-
cette émotion met en jeu un réseau de structures tives pour nous-mêmes. C’est effectivement ce que
impliqué dans la compréhension des états mentaux suggèrent les résultats de neuro-imagerie de l’équipe
d’autrui. Toutefois, il reste à identifier les struc- de James Blair, à l’Institut américain de santé
tures du cerveau qui gouverneraient la réaction mentale. Ces psychologues ont mis en évidence en
physiologique du rougissement. 2006 un lien entre l’embarras et l’activation de Bibliographie
Paradoxalement, ces signes visibles d’embarras l’amygdale cérébrale, une des structures les plus
social, qui témoignent d’une estime de soi mise à importantes pour détecter les situations de menace S. BERTHOZ et al.,
mal, contribueraient à nous rendre plus sympa- potentielle dans l’environnement. Dans leur étude, An fMRI study of intentional
thiques aux yeux des autres. Le rougissement étant cette structure était activée dès lors que la trans- and unintentional
un phénomène involontaire, il signale de façon gression sociale se déroulait en présence d’un public. (embarrassing) violations
fiable aux personnes qui nous observent que nous Du reste, les personnes que ce genre de situation of social norms, in Brain,
vol. 125, pp.1696-1708,
avons conscience d’avoir commis un acte répré- ne gêne pas se révèlent inaptes à la vie en société 2002.
hensible et que, par conséquent, nous sommes et se retrouvent rapidement exclues.
dotés d’un sens moral. Par exemple, le psycho- Le rouge qui nous monte aux joues n’a-t-il que E. FINGER et al., Caught in
the act : the impact of
logue néerlandais Peter De Jong, de l’Université des avantages ? Certes non : il peut également révé-
audience on the neural
de Groningen, a montré en 2003 que nous jugeons ler à tous ce que nous souhaiterions dissimuler. response to morally and
plus sympathique et digne de confiance une Dans ses recherches, le psychologue américain socially inappropriate
personne qui rougit après avoir malencontreuse- Robert Frank a montré que son caractère irrépres- behavior, in Neuroimage,
ment renversé un verre de vin rouge sur le panta- sible constitue une preuve de culpabilité dans les vol. 33, pp. 414-421,
lon d’une autre, ou qui double délibérément les situations ambiguës où le doute plane sur les inten- 2006.
personnes qui attendent dans une file d’attente tions du protagoniste. Imaginez que vos collègues D. KELTNER
qu’une autre qui ne rougirait pas. cherchent à consulter votre agenda afin d’organi- et B. BUSWELL,
De plus, rougir entretient, voire amplifie, la gêne ser une fête pour votre anniversaire sans vous Embarrassment : its distinct
ou la honte de la personne concernée. Au cours prévenir. En entrant dans votre bureau, vous surpre- form and appeasement
du développement de l’individu, ce mécanisme nez l’un d’eux fouillant parmi vos affaires. Tandis functions, in Psychological
contribue à associer des situations de transgres- qu’il y a méprise et que les intentions de votre Bulletin, vol. 122,
sions publiques à une émotion très désagréable. collègue sont louables, la teinte cramoisie de son pp. 250-270, 1997.
Ainsi, le psychologue américain Michael Lewis a visage au moment où il vous aperçoit, a de fortes
montré en 1993 qu’au moment de commettre un chances de renforcer vos soupçons, voire votre Sylvie BERTHOZ
comportement socialement déplacé, le fait de s’ima- colère. Démasqué, il n’a plus qu’une option : vous est psychologue et
giner être scruté par plusieurs paires d’yeux répro- révéler ses motivations – tant pis pour la surprise ! docteur en neurosciences
bateurs raviverait le ressenti déplaisant et le tour- Détecteur de mensonges, accès direct et incon- au Service de psychiatrie
ment associé à la honte, et par ce mécanisme, nous testable à la vie intérieure et aux intentions de de l’adolescent et du
empêcherait de commettre la transgression. nos semblables, notre faculté de rougir, lorsqu’elle jeune adulte, à l’Institut
Qui n’a jamais eu envie de goûter les fruits sur fonctionne correctement, nous permet d’ajuster mutualiste Montsouris,
un étalage au marché, de griller un dimanche un au mieux nos comportements en société et nous à Paris.
feu rouge interminable ? L’embarras anticipé, et éclaire sur les motivations des autres. En ce sens, Gayannée KEDIA
sans doute la réminiscence des sensations corpo- c’est un outil puissant de régulation sociale : les est docteur en
relles associées, nous empêche souvent d’adopter psychologues devraient rougir de l’avoir tant psychologie et enseigne à
un comportement qui susciterait la réprobation négligé et si peu étudié… ◆ l’Université Toulouse-2.

© Cerveau & Psycho - N° 26 47


Rougissement 2 OK 25/02/08 15:25 Page 48

POURQUOI ROUGIR ? « Surtout ne pas rougir... » Certaines personnes


vivent sans cesse avec cette préoccupation à l’esprit.
La peur de rougir, ou érythrophobie,
empoisonne leur vie en société.

Quand rougir
devient une maladie
Katja GASCHLER

« un moment, j’ai pensé me suici- Pour éviter d’emblée tout malentendu, précisons

À der. J’ai pris un couteau, et ai


pointé la lame contre moi. Je me
suis demandé : la douleur serait-
elle pire que celle qui me tenaille
lorsque je rougis ? » Pour Georges, rougir est une
maladie, un supplice, une angoisse de tous les
instants. Il est érythrophobe. Du grec erythros
que le rougissement en soi n’est pas une maladie !
Le fait de rougir fait partie de l’éventail normal
des réactions corporelles. Les personnes qui rougis-
sent même souvent ou très fortement n’ont pas
besoin de traitement. On ne parle d’érythrophobie
que si une personne souffre d’une peur intense de
rougir et ne peut presque plus affronter les autres.
(rouge) et phobia (peur). Un calvaire qui l’accom- Les psychologues pensent que la racine du mal
pagne depuis l’âge de 12 ans. réside dans une peur exagérée de présenter à autrui
Il est difficile d’imaginer ce que cela représente, une mauvaise image de soi. Pour cette raison, la
lorsqu’on n’en est pas soi-même affecté. Chez les peur de rougir est classée dans une sous-catégo-
enfants, l’érythrophobe suscite en permanence les rie de phobie sociale.
railleries. Des commentaires du type : « Salut, ver
luisant ! », ou l’attitude presque aussi gênante des
adultes soucieux de dédramatiser : « Mais enfin,
Rougir en guise d’excuse
rougir, ce n’est pas si grave ! » En réalité, la question est ici plus compliquée :
La tendance exagérée au rougissement peut provo- les peurs sociales sont-elles réellement la cause
quer des souffrances psychiques graves, notamment du rougissement ou bien est-ce la tendance à rougir
la peur d’aller à l’école, et pousser l’enfant à s’iso- qui suscite la peur sociale ? La réponse est proba-
ler. Chez l’adulte, ce trouble limite au strict mini- blement composite. Du moins l’intensité du rougis-
mum les contacts avec les collègues. Certains démis- sement est-elle en grande partie déterminée par
sionnent de leur travail parce qu’ils ne se sentent les propriétés de la peau, héréditaires. Si nous
pas capables d’affronter les exigences quotidiennes sommes nombreux à avoir « chaud au visage »
de la vie en communauté. D’autres ne parlent de après une frayeur, un embarras ou une honte, cette
leur problème à personne, d’autres encore placent augmentation d’irrigation sanguine de la peau est
leur dernier espoir dans la chirurgie, certaines opéra- plus visible chez certaines personnes, qui ont la
tions radicales permettant – nous y reviendrons – peau claire. En outre, certaines peaux ont une
de mettre un terme à toute forme de rougissement. couche supérieure plus mince, et des vaisseaux
Enfin, certains pensent au pire. On les rencontre sous-jacents plus gros. Ces peaux laissent trans-
sur des forums Internet. « Je n’en peux plus de paraître de façon plus nette la moindre augmen-
cette existence. Je veux mettre fin à mes jours. » tation du débit sanguin.
Que répondre à ces appels désespérés ? Simple- Les propriétés physiques de la peau jouent ainsi
ment que le rougissement est une maladie lors- un rôle, mais est-ce le seul ? Pour le savoir, obser-
qu’il atteint cette proportion, et qu’il doit être traité vons la mécanique du rougissement. Le flux
en tant que tel, par une aide thérapeutique. sanguin du visage est essentiellement contrôlé par

48 © Cerveau & Psycho - N° 26


Rougissement 2 OK 25/02/08 15:25 Page 49

le nerf sympathique. L’activation de ce dernier a commencé : « Le professeur de biologie m’a


entraîne une dilatation des fins vaisseaux de la regardé et attendait une réponse – je ne la connais-
peau, provoquant le rougissement. Or l’activité du sais pas et j’ai senti une bouffée de chaleur me
nerf sympathique ne dépend pas de notre volonté, monter au visage... Soudain derrière moi, j’ai
ce qui laisse souvent une impression d’impuis- entendu : Eh ! regardez, il devient tout rouge ! »
sance au sujet rougissant. se rappelle Stéphane, érythrophobe de 29 ans.
Logiquement, on s’attend à ce que le nerf sympa- Avant cet épisode, Stéphane ne savait même pas
thique s’active de façon intempestive chez les qu’il rougissait dans ces situations. Mais le cercle
érythrophobes, provoquant un afflux sanguin trop vicieux n’a pas tardé à s’enclencher : dès qu’il sentait
important et trop rapide dans une situation d’em- la chaleur lui monter au visage, il craignait de rougir,
barras même léger. Pourtant, cela ne semble pas ce qui amplifiait sa réaction émotionnelle et accen-
être le cas : le psychologue Peter Drummond, de tuait l’impression qu’il avait d’être observé. 1. Je rougis – et alors ?
l’Université Murdoch à Perth en Australie, a réalisé L’apparition de la maladie de Stéphane était- Pour se débarrasser de sa
en 2007 une expérience consistant à mettre des elle évitable ? Il est certain que tout enfant n’au- peur de rougir, il faut
personnes dans l’embarras, par exemple en leur rait pas pris autant au sérieux les remarques déso- d’abord accepter cette
demandant de composer un discours impromptu bligeantes de ses camarades de classe. Certaines tendance et cesser
sur leurs goûts personnels dans certains domaines personnes sont plus sensibles que d’autres au de focaliser son attention
de la vie privée. En mesurant l’irrigation sanguine regard de leur entourage, et cherchent davantage sur cette hyperréactivité.
de la peau du visage de ces volontaires, il a constaté
qu’elle augmente tout aussi vite chez les personnes
« normales » que chez les érythrophobes. Seule
différence : chez ces derniers, les vaisseaux mettent
plus de temps avant de revenir à la normale. Ceci
a pour conséquence que l’effet de rougissement
s’accumule au fil des secondes, ce qui rend la
rougeur très visible, gênante et donc source d’un
nouveau rougissement. Il semble ainsi que les
malheureux érythrophobes virent au rouge simple-
ment parce qu’il faut plus de temps à leur système
sympathique pour s’apaiser.
Si le rougissement peut se révéler utile dans
certaines situations (on comprend, en voyant quel-
qu’un rougir après avoir bousculé une vieille
personne, qu’il ne l’a pas fait exprès et en a honte),
mais la situation devient plus problématique chez
les personnes qui n’ont pas commis d’impair. Cette
fois, la seule peur d’être soupçonné suffit à lancer
le mécanisme selon le principe suivant : « Si je
rougis maintenant, tout le monde va croire que
c’est moi qui ai cassé la poignée de la porte ! » Une
telle préoccupation n’est pas sans fondement. En
2003, le psychologue Peter de Jong a étudié les
conséquences du rougissement dans les situations
équivoques. « Imaginez que vous êtes assis dans
le train et que le contrôleur passe. Que pensez-
vous du voyageur qui rougit à côté de vous ? » Il
s’avère que, si le rougissement est apaisant en cas
de violation évidente d’une norme sociale, il attire
les soupçons dans les contextes ambigus. D’où
l’angoisse des érythrophobes.

Que pense-t-il que je pense ?


Personne n’aime rougir, en grande partie à cause
de ce que l’on appelle la « méta-appréciation
propre », une évaluation de soi que l’on réalise à
travers l’opinion supposée des autres. Elle prend
souvent la forme de cette question : « Qu’est-ce
que les autres pensent que je suis en train de
penser ? » Notre esprit ne peut s’empêcher de fonc-
tionner de cette façon, et c’est bien souvent cette
démarche mentale qui met le feu aux joues.
Alors, certaines personnes auraient-elles une
Masaaki Toyoura / Getty

méta-appréciation propre hypertrophiée ? Toujours


est-il que la phobie du rougissement est souvent
associée à un événement ou à une date précise
dans l’histoire des patients : nombre d’entre eux
peuvent précisément décrire le jour où le drame

© Cerveau & Psycho - N° 26 49


Rougissement 2 OK 25/02/08 15:25 Page 50

Le conseil pour ces personnes devrait être de


rester détendu. Plus facile à dire qu’à faire, bien
entendu... Même chez un adulte, il en faut peu
pour créer la peur du rougissement. P. Drummond
l’a montré dans une expérience de 2003 : après
un premier test, il a affirmé à des personnes ayant
une faible tendance à rougir : « Qu’est-ce que vous
avez rougi tout à l’heure ! » Quand il demandait
alors à ces sujets de réaliser une tâche un tant soit
peu embarrassante, ils étaient encore plus gênés
et craignaient de rougir à nouveau. Ceci montre,
conclut P. Drummond, que les réactions de l’en-
tourage entretiennent et renforcent la peur de
rougir. L’environnement n’est jamais étranger au
malheur de l’érythrophobe...
Mais peu importe ce qui cause la peur de rougir,
l’important est de l’affronter. Certains y parvien-
nent sans aucune aide thérapeutique, par exemple
en dénichant des conseils dans des livres pertinents.
Il est généralement profitable de se confier à des
amis ou de participer à des groupes de soutien.
Toutefois, dans le cas de peurs intenses et persis-
tantes, une thérapie cognitive comportementale
peut être indiquée.
La psychologue Susan Bögels, de l’Université
de Maastricht, combine avec succès la thérapie
cognitive avec des exercices de concentration. En
effet, les érythrophobes concentrent toute leur
attention sur un symptôme corporel : le rougisse-
Jean-Michel Thiriet

ment. Lorsqu’ils entament une conversation qui


peut les embarrasser, ils focalisent leur attention
sur leurs sensations corporelles pour y déceler les
premiers signes de gêne ou de rougissement, et se
2. Rougir est une façon de signaler à autrui que l’on regrette d’avoir transgressé une soustraire à la vue des autres. Naturellement, il
règle sociale. Un accusé peut-il rougir « volontairement » pour influencer la cour ? devient alors difficile de prêter attention à son
interlocuteur. C’est pourquoi de nombreux érythro-
à correspondre à ses attentes. Les psychologues phobes déclarent ne pas réussir à suivre le fil des
pensent qu’il s’agit d’une question de structure conversations, et ressentir seulement la montée
de la personnalité, en partie déterminée par les ou la baisse de la chaleur sur leur visage !
gènes, en partie par l’éducation et l’environnement. Au cours de l’entraînement, les participants
Par exemple, si les parents accordent beaucoup de commencent par apprendre à détourner leur atten-
valeur à l’opinion des autres, les enfants adoptent tion de leur propre personne et à la porter vers
Bibliographie rapidement la même attitude. Et si un enfant manque des objets ou d’autres personnes, d’abord dans
P. D. DRUMMOND, de confiance en lui, il n’est pas étonnant qu’il prenne des situations anodines. Par exemple, un exercice
Blushing during social tant à cœur les railleries de ses camarades. peut consister à se promener dans la forêt et à
interactions in people withe percevoir l’environnement à l’aide de tous ses
fear of blushing, in Behaviour
Research and Therapy,
Des exercices pour guérir sens. Chez soi, un exercice simple consiste à écou-
ter les informations attentivement et à les résu-
vol. 45, n° 7, pp.1601-08, Les psychologues P. de Jong et Madelon Peters, mer. Puis, aux stades avancés du programme, les
2007. de l’Université de Maastricht, ont montré en 2005 participants apprennent à concentrer leur atten-
P. D. DRUMMOND, The qu’il est particulièrement grave, pour un érythro- tion sur la conversation, en la détachant de leur
effect of adrenergic blockade phobe, d’être considéré à tort comme coupable : propre corps.
on blushing and facial cela lui est nettement plus pénible qu’à d’autres Des médicaments peuvent compléter temporai-
flushing, in Psychopysiology, personnes. De plus, il craint davantage que d’autres rement ces traitements. Les bêtabloquants, par
vol. 34, n° 2, pp. 163-168, qu’on lui attribue de mauvaises intentions dans des exemple, atténuent l’activité du nerf sympathique,
1997. situations ambiguës. et les psychiatres peuvent prescrire des anxioly-
S. M. BÖGELS, Self- Plusieurs facteurs psychologiques et une tiques ou antidépresseurs si le sujet ne parvient
consciousness, self focused tendance physiologique au rougissement se conju- pas à calmer ses états d’angoisse.
attention, blushing propensity guent chez l’érythrophobe, souligne Alexander Reste enfin la solution radicale : l’intervention
and fear of blushing, in Gerlach, de l’Université de Münster en Allemagne. chirurgicale. Il s’agit de sectionner ou de pincer le
Personnality and Individual
Selon une étude qu’il a publiée en 2001, les nerf sympathique, de façon bilatérale. Les effets
differences, vol. 21, n° 4,
pp. 573-581, 1996. phobiques sociaux, y compris ceux qui ne consi- secondaires font réfléchir, notamment une abon-
dèrent pas le fait de rougir comme un problème dante sudation chez une bonne partie des patients
en soi, rougissent plus fortement que la moyenne. (44 à 86 pour cent, selon les études). Selon P. de
Katja GASCHLER Les peurs sociales renforceraient ainsi le rougis- Jong, c’est prendre le problème à l’envers :
est biologiste sement, mais c’est la façon dont la personne concer- « Sectionner le nerf sympathique, c’est comme si
et journaliste scientifique née perçoit et évalue le symptôme qui peut rendre on traitait un patient souffrant de troubles de
à Heidelberg. ce symptôme problématique ou non. panique en lui enlevant le cœur ! » ◆

50 © Cerveau & Psycho - N° 26


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53 Dédramatiser l’image de la maladie


57 Comment améliorer la prévention ?
60 Le cerveau malade à la loupe
67 Quels traitements ?
71 Vers un diagnostic spécifique et précoce
76 William Utermohlen : autoportrait du néant

DOSSIER :
La maladie d’Alzheimer
C
ette maladie touche des centaines la famille et les aidants doivent être avertis
de milliers de Français et en attein- qu’ils auront à faire preuve d’une infinie
dra demain bien davantage (plus patience et d’une attention de tous les instants.
de 200 000 nouveaux cas par an) ; Les besoins en personnel soignant et en
il faudra apprendre à vivre avec moyens financiers sont énormes. Le plan Alzhei-
cette menace et être prêt à y faire face. mer, annoncé récemment, devrait combler en
On doit en parler, expliquer les enjeux, partie le retard. Il a été dit que 1,6 milliard
les difficultés, les progrès réalisés par d’euros seraient débloqués d’ici 2012 pour multi-
les chercheurs. Il faut écouter les plier les consultations d’évaluation de la
malades et leurs familles, répon- mémoire, simplifier et améliorer le parcours de
dre à leurs questions, les aider face soins, fournir les informations pratiques néces-
au désarroi que suscite l’annonce saires, former les professionnels qui accompa-
de la maladie. Si, sur le plan de la gneront les malades chez eux ou dans des insti-
compréhension des causes, les progrès tutions spécialisées, créer de nouvelles structures
sont notables, la maladie reste une d’accueil dignes et soutenir la recherche. La prise
épreuve difficile. La France a pris un en charge d’un malade est financièrement très
retard considérable en ce domaine. lourde. Quelle sera la part des nouveaux fonds
Bien sûr, il est important que le qui lui seront alloués et celle dédiée à la recher-
diagnostic soit porté le plus tôt possi- che ? La question reste ouverte.
ble, mais à condition que la prise en Dans ce dossier, différentes facettes sont
charge soit rapide et adaptée. L’annonce abordées. Comment changer l’image des
faite, l’équipe de soins doit être en mesure malades dans la société ? Comment dépister la
de proposer au patient et à sa famille un suivi maladie ? Quels en sont les mécanismes ? Où
ck
rapide et régulier de l’évolution des pertes de en sont les recherches sur les traitements ? Quel
to
t te
rs mémoire. Les consultations de ce type sont notoi- est l’intérêt d’un diagnostic précoce ? Et l’on
hu
ta
/S rement insuffisantes. découvre que l’on en sait aujourd’hui beau-
tis
le
s
Ba Le médecin doit expliquer à la famille et coup. En attendant un traitement, le principal
Sa aux soignants ce qu’est la maladie, que le objectif est de préserver le bien-être du malade
vi
Da
malade ne fait pas exprès d’oublier ce qu’on et de seconder la famille et les aidants dans le
lui a dit, qu’il n’est pas responsable de son soutien qu’ils lui prodiguent.
comportement, de ses sautes d’humeur, voire Enfin, nous présentons des autoportraits d’un
de son agressivité. Si le malade est conscient peintre atteint de la maladie, et ce témoignage
de l’anxiété qu’il déclenche, son état va se pictural nous ouvre une fenêtre sur le vécu de
dégrader rapidement, le stress accélérant les ces patients. Accepter la maladie, en suivre l’évo-
mécanismes de dégénérescence neuronale. Et lution de l’intérieur et... vivre avec. F. P.

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Dédramatiser l’image
de la maladie
Comment faire en sorte
que la maladie d’Alzheimer
fasse moins peur ? En informant
et en s’appuyant sur les résultats
issus d’études conduites
par des sociologues.

Serge CLÉMENT et Christine ROLLAND

a maladie d’Alzheimer est un sujet qui

L préoccupe les épidémiologistes, neuro-


biologistes, neurologues, pharmacolo-
gues, gériatres, politiques, pour n’en citer
que quelques-uns. En revanche, elle est
peu présente dans les travaux des sociologues. Le
débat sociologique s’organise surtout autour de
deux questions pourtant essentielles. La première
concerne la définition de l’identité personnelle :
une personne qui perd la mémoire perd-elle tout ?
La seconde se penche sur le rôle des représenta-
tions sociales de la maladie. Il n’est qu’à regar-
der les émissions de télévision aux heures de
grande écoute ou qu’à feuilleter les magazines de
la grande presse pour constater que la maladie
est systématiquement évoquée en termes drama-
tiques. Quel est l’impact de ces images sur la
perception que les différents acteurs de la société
ont de la maladie ? Nous souhaitons ici conduire
une réflexion sur les conséquences – souvent sous-
estimées – de ces pratiques médiatiques sur la
prise en charge des malades et, par conséquent,
sur leur bien-être.
C’est parce que la sociologie travaille sur ces
interactions qu’elle apporte des éléments de répon-
ses à ces interrogations : d’une part, la maladie
ne concerne pas seulement un individu, mais met
en jeu plusieurs acteurs, individuels et institu-
tionnels. D’autre part, tout individu, qu’il soit
malade ou bien portant, fait partie de la société
Konstantin Sutyagin / Shutterstock

et interagit avec les autres.

1. L’annonce du diagnostic est l’une des premières


épreuves auxquelles un malade Alzheimer est confronté. Il
est alors face à lui-même pour tenter d’élaborer des
stratégies qui lui permettront de vivre malgré la maladie.

© Cerveau & Psycho - N° 26 53


clément_53_56 26/02/08 15:51 Page 54

Une des questions étudiées est celle du « soi ».


L’identité d’un malade Alzheimer est-elle préser-
vée ou se détériore-t-elle au fil du temps ? En 1992,
le psychologue américain Steven Sabat, à l’Uni-
versité de Georgetown, et le philosophe Rom Harré,
à l’Université d’Oxford, ont suggéré de distinguer
deux « soi » dans l’identité d’une personne Alzhei-
mer. En observant pendant plusieurs mois et en
analysant le discours de tels malades, ils ont proposé
qu’il existe un premier « soi » qui reste intact en
dépit des troubles dus à la maladie, et un autre
« soi », dimension publique de la personne qui peut
être perdue à cause de la maladie. Dans ce cas, la
perte du soi n’est liée qu’à la perception que les
autres ont du malade et à la façon dont ils agis-
sent envers lui. Alors que le premier soi résulte de
la construction de la personnalité qui s’est élabo-
rée au fil de l’histoire de l’individu, il est l’individu
lui-même et se maintient malgré la maladie (il se
désigne par « je »), le second est une construction
identitaire qui dépend des relations avec les autres,
des rôles sociaux.

Changements d’identité
C’est la prise en charge des malades, où

R. J. Lerich / Shutterstock
soignants et soignés interagissent, qui est alors
en question. En s’interrogeant sur le sens de l’ac-
tion de chacun des partenaires, on veille à ce que
la communication entre les deux se maintienne.
Quel que soit l’état du patient, même lorsqu’il est
devenu dépendant des autres, il est essentiel que
les prises en charge qui mettent en œuvre des ses. Il s’agit avant tout de maintenir son identité :
pratiques d’infantilisation, d’intimidation ou de « Vivre avec et en dépit de la maladie. »
stigmatisation soient évitées
Des recherches sur les réactions des patients à la
maladie mettent en évidence diverses stratégies. Les
Le rôle de l’entourage
individus âgés ont connu un long processus de mise Certaines études montrent combien il est impor-
en place de leur identité. La maladie d’Alzheimer a tant que les sujets parlent d’eux-mêmes pour main-
tendance à mettre en cause cette identité constituée tenir leur identité, ce qui suppose bien sûr une
depuis longtemps. En 2004, Renée Beard, de l’Uni- capacité de narration. Malgré des problèmes de
versité de Californie à San Francisco, a établi la mémoire, beaucoup de malades restent capables
variété des stratégies mises en œuvre : pour donner de situer leur expérience de la maladie dans leur
un sens aux changements qui les affectent, ils tentent propre histoire, ce qui contribue à maintenir le
de justifier ce qui leur arrive, d’y trouver un sens sens de cette identité. Les relations avec la famille,
(par exemple, je suis fatigué et c’est bien que je puisse avec l’équipe de soins, voire avec les autres rési-
rester tranquille à cause de la maladie) ; certains dents quand ils sont dans une institution, appa-
choisissent de parler de leur maladie avec autrui, raissent essentielles pour le maintien du soi, dans
d’autres non ; ils tentent de préserver leur identité, la mesure où ces différents acteurs peuvent donner
leur second soi, le soi social. Chaque malade semble au malade des opportunités de parler de lui. Au
élaborer une stratégie de combat contre la maladie, contraire, quand ces différents acteurs refusent de
pour que sa vie continue à avoir un sens. parler avec le malade, ce dernier a l’impression
En 2003, Linda Clare, à l’Université Bangor, en d’être devenu indésirable, il subit une baisse de
Grande-Bretagne, a détaillé les étapes qui marquent l’estime de soi et présente un risque de repli sur
la gestion de la menace sur le soi : le sujet commence lui-même. Dans un souci de respect et de main-
par constater les changements qui surviennent, tien de l’identité de la personne façonnée par son
essaie de les expliquer, éprouve des émotions passé et par le présent, les accompagnants propo-
nouvelles face à ces changements et cherche à s’y sent des activités adaptées à chacun. Par exem-
adapter. À chacun de ces stades, la façon dont le ple, si la musique a été un fil conducteur dans la
malade interagit avec les autres (sa famille, les amis, vie du malade, on lui proposera des activités en
les médecins, notamment) est essentielle. Ainsi, un lien avec cette facette de sa personnalité.
des moments particulièrement difficiles est celui D’autres recherches ont mis en évidence l’im-
où le diagnostic est annoncé. La façon dont l’an- portance du milieu où a vécu le malade. Kirsty
nonce est faite est déterminante (et nous y revien- Blackstock et ses collègues de l’Institut Macaulay,
drons). Ensuite, le sujet entreprend un travail psycho- à Aberdeen en Écosse, ont replacé l’expérience de
logique difficile qui consiste à reconnaître (puis à la maladie d’Alzheimer dans le contexte de l’Écosse
admettre) qu’il est atteint d’une maladie tenue pour rurale. Ils se sont demandé dans quelle mesure les
redoutable. Les stratégies adoptées sont nombreu- particularités locales offrent un soutien et des

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services satisfaisants pour les malades et leur Les images véhiculées par la grande presse ont 2. Le maintien dans un
famille. Les résultats montrent que les malades et une connotation catastrophiste. Les analyses réali- réseau social semble
les aidants considèrent essentiel de maintenir le sées sur les articles parus dans cette presse sont être l’un des principaux
malade dans les réseaux locaux auxquels il est concordantes : les images déployées à propos de garants contre la maladie
habitué ; les organisations communautaires sont la maladie d’Alzheimer dans les journaux à grand et contre la diminution
également sources de soutien. Les qualités du lieu tirage ne font qu’exacerber les peurs. La « figure des capacités cognitives.
de vie sont soulignées, notamment en termes de archétypique de la mauvaise vieillesse », associée
sécurité. Mais il est parfois très compliqué, voire à la démence, est alors montrée dans ses aspects
impossible, de maintenir un patient dans son envi- les plus négatifs. Et ce pour une bonne raison. En
ronnement socioculturel. début de maladie, les personnes ne sont pas assez
« médiatiques », si bien que ce sont toujours les
malades aux stades les plus avancés qui sont
Diversité des représentations présentés et les capacités perdues soulignées. À
de la maladie ce stade, seuls les soignants – professionnels et
familiaux – sont légitimés pour parler de la
Ces travaux sur le maintien identitaire des maladie : le malade Alzheimer est présenté comme
patients au moins au début de leur maladie (les un individu passif. Le regard médiatique porté sur
résultats sur ce point sont quasi inexistants lors- la maladie devrait évoluer, en particulier si l’on
qu’il s’agit de malades à un stade plus avancé de donne la parole aux malades, notamment au début
la pathologie) ont pointé à plusieurs reprises l’im- de la maladie (mais pas seulement) et si on prend
portance du regard des autres sur la maladie d’Al- la peine de les écouter. On a constaté une telle
zheimer. Se pose effectivement la question des évolution aux États-Unis et au Canada.
représentations de la maladie : les réflexions sur Les proches des malades ont souvent peur de
le maintien de l’identité chez le malade Alzhei- la maladie. Et comme – soulignons-le à nouveau –
mer sont d’autant plus nécessaires que la repré- les émissions de télévision ou les articles font géné-
sentation de ces malades est distordue par le filtre ralement état des personnes dont la maladie est
des médias. On est passé d’une image de la séni- déjà à un stade avancé, les aidants et les proches
lité socialement acceptée (le grand-père « gâteux ») se présentent souvent ou sont présentés comme
à une situation où le malade Alzheimer est devenu des victimes, plus que le malade ! Dans une étude
une figure monstrueuse (proche de la folie). sur les représentations des proches menée en 1997,
Les représentations de la maladie d’Alzheimer Helen Sweeting et Mary Gilhooly, à l’Université
ne sont pas les mêmes pour le « grand public » écossaise de Paisley, demandaient aux personnes
qui ne la connaît qu’au travers des médias, pour interrogées aidant un malade comment elles se repré-
les proches des malades, directement concernés, sentaient la maladie et comment elles se compor-
ou pour ceux et celles qui, avançant en âge, taient vis-à-vis de leur parent. Sans poser directe-
peuvent se sentir menacés. ment la question, les sociologues en déduisaient si

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ces aidants pensaient que la maladie était une d’Alzheimer. Ils ont en effet des difficultés à discu-
« mort sociale ». Un tiers des proches pense que ter du diagnostic en raison du stigma associé à la
leur parent est victime de « mort sociale » et a démence, terme qu’ils évitent d’employer. D’après
un comportement qui va dans le même sens, c’est- Fabrice Gzil, de l’Université Paris 1 Panthéon-
à-dire qu’en tenant leur parent à l’écart, en limi- Sorbonne, en 2007, certains médecins ont parfois
tant ses interactions avec les autres et ses rencon- le sentiment que cela n’a pas de sens d’informer
tres, ils favorisent le repli social. Un tiers ne se des personnes qui ont peu conscience de leurs trou-
représente pas la maladie comme une mort sociale bles, et se réfugient derrière le fait que, pendant
et n’adopte pas un comportement qui couperait très longtemps, la pratique a été de ne pas infor-
le malade du monde. Enfin, 20 pour cent esti- mer les patients. On informait la famille, mais pas
ment que leur parent est victime d’une mort les malades. Aujourd’hui, un consensus se dessine
sociale, mais n’adoptent pas un comportement sur le fait que le malade doit être le premier informé,
favorisant le repli. avec le soutien des siens.
Concernant le point de vue des patients, une étude
menée sur la façon dont des personnes réagissaient
Maintenir le malade neuf mois après avoir appris qu’elles étaient attein-
dans un réseau social tes de la maladie d’Alzheimer a révélé qu’elles ont
toutes craint d’être l’objet de pitié, de moqueries,
Dans le public, les représentations de la maladie voire d’humiliation ; elles ont toutes redouté que
sont contrastées. En 2004, Lynne Corner et John d’autres ne découvrent le diagnostic et ont évité
Bond, à l’Université de Newcastle, en Grande-Breta- d’en parler à leurs amis ; elles ont demandé à leurs
gne, ont montré que le lien entre perte de la mémoire proches de garder le secret ; elles ont eu peur de ne
et démence se fait spontanément dans l’esprit des plus être écoutées et que leur opinion ne soit plus
personnes qui peuvent se sentir menacées en raison prise en compte ; certaines déclarent redouter de
de leur âge. L’anxiété vis-à-vis de la maladie d’Al- devenir « folles ». Il ressort de ce type d’études que
zheimer est manifeste, et ceux qui connaissent les représentations de la maladie sont tellement stig-
quelqu’un qui a eu cette maladie en ont davan- matisantes qu’elles favorisent le repli social.
tage peur. Certaines personnes tentent de trouver Face à des représentations médiatiques négati-
Bibliographie des différences entre eux-mêmes et les malades, ves et alarmistes, les malades vivent leur maladie
mais leurs croyances sont souvent éloignées de la avec les ressources dont ils disposent. La maladie
C. ROLLAND, réalité. Ainsi, des participants à l’étude anglaise, modifie leurs rapports à autrui. Dans une société
Le processus de diagnostic
de la maladie d’Alzheimer :
dont le niveau d’études était faible, pensaient que confrontée à ce problème et qui le sera encore
l’annonce et la relation le risque augmente avec le niveau d’études. davantage demain, les sociologues apportent des
médecin-malade, in Revue Croyance qui va à l’encontre des résultats épidé- éléments de réflexion. Pour que les représenta-
européenne de psychologie miologiques montrant au contraire qu’un niveau tions négatives de la maladie changent, il faut
appliquée, vol. 57, d’études élevé « protégerait » contre la maladie… d’abord en prendre conscience. Ensuite, il faut
pp. 137-144, 2007. Dans la mesure où l’approche biomé- informer et faire connaître les résultats des travaux
dicale met l’accent sur les pertes de de recherche qui révèlent l’importance des réseaux
K. L. BACKSTOCK et al.,
Living with dementia in rural capacités cognitives, les personnes familiaux, sociaux et médicaux. Ces réseaux
and remote Scotland : réagissent face à la maladie d’Al- protègent les capacités cognitives des patients,
Diverse experiences of zheimer selon leur culture et selon même en présence des lésions cérébrales
people with dementia and leur propre rapport à la cogni- caractéristiques de la maladie.
their carers, in Journal of tion. Ainsi, dans les familles Diverses études mettent en relief les
Rural Studies, vol. 22, d’Américains-Chinois, les précautions à prendre lors de l’annonce du
pp. 161-176, 2006. problèmes de mémoire et de diagnostic : le médecin doit choisir le
L. NGATCHA-RIBERT, troubles du comportement moment de l’annonce, afin d’y consac-
Maladie d’Alzheimer et associés sont considérés rer un temps suffisant ; proposer une
société : une analyse des comme faisant partie de information détaillée et adaptée au
représentations sociales, in l’évolution normale de la patient ; prendre en compte les carac-
Psychol. NeuroPsychiatr. vieillesse. Sur l’île de la téristiques sociales et culturelles de
Vieillissement, vol. 2, Réunion, l’expression « avoir l’individu ; adopter une attitude empa-
pp. 49-66, 2004. de la mémoire » signifie faire thique et se montrer disponible ; inté-
R. L. BEARD, In their voices : preuve d’un bon état de santé grer rapidement le patient dans une
Identity preservation and psychique, mais aussi avoir équipe de soin cohérente ; enfin, la
experiences of Alzheimer’s conscience de soi-même et question des ressources du malade
disease, in Journal of Aging avoir la capacité de se maîtri- et de sa famille doit être posée très
Studies, vol. 18,
pp. 415-428, 2004. ser. Dès lors, on comprend que vite. Il n’est pas de « méthode » idéale
pour les Réunionnais perdre la pour ce type d’annonce. Dédra-
mémoire équivaut à perdre matiser cette nouvelle en établis-
toutes ses facultés. Par consé- sant un rapport de confiance serait
Serge CLÉMENT quent, il est fréquent que la l’élément indispensable. Les
est sociologue dans personne atteinte refuse le rapports de confiance sont essen-
l’unité CNRS UMR 5193, diagnostic de démence. tiels dans la vie en société, et
Edwin

à Toulouse. Les représentations attachées à vieillir dans un climat de


Verin /

Christine ROLLAND la maladie que nous avons confiance est plus favorable au
Shutte

est sociologue dans évoquées posent un problème aux maintien de ses capacités, en
rstock

l’unité INSERM U 558 médecins lorsqu’ils doivent annon- particulier dans le cas de la
à Toulouse. cer un diagnostic de maladie maladie d’Alzheimer. ◆

56 © Cerveau & Psycho - N° 26


Dartigues 26/02/08 15:37 Page 57

En 2040, en France, il y aura plus de deux millions de personnes

DOSSIER : LA MALADIE D’ALZHEIMER


atteintes de la maladie d’Alzheimer. Les données épidémiologiques
sont indispensables pour gérer ce défi social et humain,
pour décider s’il faut ou non pratiquer un dépistage systématique
et pour mettre en œuvre des mesures préventives.

Comment améliorer
la prévention ? Jean-François DARTIGUES

a maladie d’Alzheimer et les syndromes démence et la maladie d’Alzheimer ont donc une

L apparentés que nous regrouperons sous le


terme de démences, sont devenus une prio-
rité nationale en raison de la gravité de
ces pathologies, de leurs conséquences
sur le malade et sa famille et de leur coût pour la
société. Soulignons que la démence est une perte
des capacités cognitives qui réduit à des degrés
place prépondérante dans la dépendance du sujet
âgé de plus de 65 ans.
Compte tenu du vieillissement de la population,
si rien ne change quant à l’incidence et la durée de
la maladie d’Alzheimer, il devrait y avoir plus d’un
million de personnes atteintes de démences en France
en 2020 et plus de deux millions en 2040. La dépense
divers l’autonomie de la personne atteinte, mais annuelle consacrée à la prise en charge de la maladie
qu’en termes médicaux cela ne signifie pas « folie ». d’Alzheimer a été estimée à 9,9 milliards d’euros
L’étude épidémiologique PAQUID (pour Personnes pour 2004, soit 0,6 pour cent du produit intérieur
âgées, quid ?) a pour objectif de suivre le vieillis- brut. Elle pourrait atteindre 2 pour cent en 2040 si
sement cérébral et fonctionnel des personnes âgées l’évolution est conforme aux prévisions.
de plus de 65 ans, afin d'en distinguer les évolu-
tions normales et pathologiques, et d'identifier les
sujets à haut risque de détérioration physique ou Faut-il détecter
intellectuelle chez lesquels une action préventive
serait possible. La cohorte étudiée regroupe plus de
systématiquement la maladie ?
4 000 personnes en Gironde et en Dordogne, que Toutes ces données justifient que ces pathologies
nous suivons depuis 1988. Selon les estimations soient une des priorités affichées en matière de santé
tirées de cette étude, il y aurait actuellement en par le président de la République et le gouverne-
France 860 000 personnes présentant une démence ment. L’épidémiologie a joué et jouera un rôle essen-
et 220 000 nouveaux cas par an, dont les deux tiers tiel dans les propositions du Plan Alzheimer. Elle
ont une maladie d’Alzheimer. La moitié des cas donne accès à différents types d’informations néces-
survient après 85 ans. Aujourd’hui, 330 000 person- saires pour mieux aborder les problèmes que pose
nes auraient une démence avancée avec environ la prise en charge des personnes atteintes de la
150 000 nouveaux cas chaque année ; on distingue maladie d’Alzheimer. Ainsi l’épidémiologie descrip-
le stade de démence légère, celui de démence modé- tive des démences est nécessaire à l’évaluation des
rée et celui de démence avancée (voir Vers un besoins en termes d’aide et de soins à la popula-
diagnostic spécifique et précoce, page 71). tion. Elle est indispensable à toute réflexion sur la
La démence est de loin la cause principale de prise en charge et aux décisions politiques qui
dépendance chez le sujet âgé et le premier motif doivent accompagner ce défi social inédit. On doit
d’entrée dans les institutions, des structures d’ac- notamment s’interroger sur la pertinence d’un dépis-
cueil plus ou moins médicalisées. Environ les trois tage systématique. Une autre branche de l’épidé-
quarts des personnes vivant en maison de retraite miologie, dite analytique et d’intervention, recher-
sont démentes, de même que 72 pour cent des che les facteurs de risque sur lesquels on pourrait
personnes bénéficiant de l’allocation personnali- agir pour diminuer l’incidence de la maladie, c’est-
sée autonomie. Cette dernière permet de financer à-dire l’apparition de nouveaux cas, et donc contrô-
partiellement l’aide aux personnes ayant perdu ler l’extension de la pathologie dans le futur. Nous
leur autonomie, mais maintenues chez elles. La aborderons ces deux aspects de l’épidémiologie.

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Dartigues 26/02/08 15:37 Page 58

Le diagnostic de démence est difficile dans la systématique de la démence n’est pas d’actualité,
clinique quotidienne pour différentes raisons. et elle ne sera pas justifiée tant qu’un traitement
Citons-en quelques-unes : il est fréquent qu’au réellement efficace ne sera pas disponible.
début de la maladie, le malade et son entourage Pourtant, dans certaines conditions, la détec-
refusent de reconnaître une détérioration intel- tion systématique pourrait être indiquée : par
lectuelle ; quand une personne a un faible niveau exemple chez des sujets vivant seuls, ou lorsque
d’études, il est difficile d’évaluer la réalité d’un la combinaison de leurs médicaments présente
déclin cognitif ; on ne dispose pas toujours d’une des risques si les doses prescrites ne sont pas
évaluation valide du retentissement du déclin cogni- respectées, notamment si le traitement comporte
tif sur les activités de la vie quotidienne. Cette diffi- des anticoagulants. Quoi qu’il en soit, un dépis-
culté de quantifier une détérioration de l’autono- tage généralisé serait inutile aujourd’hui. On peut
mie concerne tous les sujets vivant en institution même s’interroger sur l’utilité de dénombrer les
qui n’ont plus l’occasion d’assurer des activités cas non diagnostiqués, sauf pour évaluer les
complexes, par exemple gérer son budget ou pren- besoins de la population en structures d’aides et
dre ses médicaments, utiliser les moyens de transport de soins. En 2007, 315 000 personnes en France
ou conduire sa voiture ; elle concerne également avaient une affection de longue durée due à une
tous les sujets qui n’ont jamais pratiqué ces activi- maladie d’Alzheimer ou à un syndrome apparenté,
tés, notamment certains sujets âgés de la grande ce qui représente 37 pour cent de l’estimation obte-
bourgeoisie ou encore plus souvent leurs épouses. nue à partir des données de l’étude PAQUID. Dans le
Quelle est la proportion de ces cas non diagnos- futur, il sera essentiel de disposer de données fiables
tiqués dans la population générale ? On considère sur tous les malades ayant recours au système de
que près d’un cas sur deux n’est jamais diagnos- soins, et d’avoir au moins une estimation du nombre
tiqué par le système de soins, et qu’un quart des de malades qui n’y ont pas recours.
cas est même ignoré à un stade avancé. Aujour-
d’hui, les médecins s’interrogent sur la pertinence
de dénombrer ces cas non diagnostiqués. Accumulation de lésions
Il est admis par la plupart des spécialistes de santé
publique que la détection systématique de la maladie
de natures différentes
d’Alzheimer n’est pas justifiée. Carol Brayne et ses Nous avons vu que la maladie est fréquente chez
collègues, de l’Université de Cambridge, ont récem- les sujets de plus de 75 ans et que cette tranche
ment fait le bilan des avantages et des inconvé- d’âge doit bénéficier des actions de prévention. On
nients de la détection systématique de la démence commence à mieux connaître les causes de démen-
dans la population générale. Parmi les avantages, ces dans la population générale, ce qui nous donne
citons : quelques démences (1,5 pour cent des celles des pistes pour améliorer la prévention chez ces
diagnostiquées) ont une cause curable et il est donc personnes. Ainsi, une des études importantes, réali-
intéressant de les dépister, même si la proportion sée à Washington, a porté sur 221 autopsies dont
est faible ; il est important que le malade puisse déci- 75 sujets déments, et une autre, menée à Chicago,
der, quand il en est encore capable, par exemple sur 141 autopsies dont 50 déments. Dans ces deux
d’arrêter de conduire, de continuer à gérer ses finan- études, les lésions caractéristiques de la maladie
ces ou de déléguer cette tâche à autrui ; enfin ce d’Alzheimer, les lésions vasculaires et les corps de
dépistage précoce permet de prescrire des traite- Lewy corticaux ou sous-corticaux (lésion carac-
ments, même si l’on sait que leur efficacité est limi- téristique de la maladie de Parkinson) ont été systé-
tée. Mais la détection systématique présente aussi matiquement recherchés. L’étude de Washington
des inconvénients : le coût est élevé, les malades ou a révélé que la démence résultait dans 45 pour
leur famille refusent souvent de prendre l’avis d’un cent des cas de dégénérescences neurofibrillaires
spécialiste, un diagnostic positif est très difficile à et de plaques séniles (les lésions spécifiques de la
accepter, les médecins généralistes manquent de maladie d’Alzheimer) envahissant le cortex céré-
temps pour accompagner l’annonce du diagnostic bral. Dans 33 pour cent des cas, des lésions vascu-
Bibliographie et la prise en charge du malade. laires microscopiques étaient en cause, et dans
10 pour cent des cas des corps de Lewy corticaux
P. BARBERGER-GATEAU étaient présents. Dans la seconde étude, 33 pour
et al., Dietary patterns Un dépistage cent seulement des sujets diagnostiqués « malades
and risk of dementia :
the Three-City cohort study,
systématique inutile Alzheimer probables » présentaient des dégéné-
rescences neurofibrillaires et des plaques séniles.
in Neurology, vol. 69(20), De surcroît, l’équipe britannique souligne que Chez les autres, on observait des lésions vascu-
pp. 1921-1930, 2007. l’on connaît encore mal l’efficacité des tests de laires ou des corps de Lewy corticaux.
C. BRAYNE et al., dépistage disponibles appliqués à la population D’après ces deux études, les démences des sujets
Dementia screening in générale. Une seule étude de détection systéma- âgés sont le plus souvent liées à des lésions cumu-
primary care : is it time ?, tique semble avoir été réalisée aux États-Unis : la lées de natures différentes – dégénératives et vascu-
in Jama, vol. 298(20),
pp. 2409-2011, 2007.
moitié seulement des cas détectés par les tests de laires. Elles confirment deux aspects très impor-
dépistage ont été confirmés par un spécialiste. Par tants dans le cadre de la démence du sujet âgé.
C. HELMER et al., ailleurs, l’efficacité des traitements anti-Alzheimer Les lésions cérébrales typiques de la maladie d’Al-
Dementia in subjects aged
disponibles aujourd’hui est – nous l’avons déjà zheimer ne suffisent pas pour entraîner une
75 years or over within the
PAQUID cohort : prevalence évoqué – limitée, et la prise en charge non médi- démence clinique dans un grand nombre de cas.
and burden by severity, camenteuse n’a pas fait l’objet d’études suffisam- Dans ces deux études, 59 et 71 pour cent des sujets
in Dement Geriatr. Cogn. ment convaincantes pour être recommandée notam- ayant ce type de lésions « pures » n’étaient pas
Disord., vol. 22(1), ment chez des sujets qui ne se plaignent de rien. déments. La démence surviendrait surtout en cas
pp. 87-94, 2006. Selon les auteurs de cette analyse, la détection de lésions mixtes, associant les lésions typiques

58 © Cerveau & Psycho - N° 26


Dartigues 26/02/08 15:37 Page 59

Owen Franken / Corbis

de la maladie d’Alzheimer avec des lésions vascu- sion connue, mais non contrôlée, et un tiers seule- Les personnes âgées
laires ou des corps de Lewy corticaux. Chez le sujet ment a une tension normalisée. Nous devons nous vivant dans une institution
âgé, la démence résulterait de l’accumulation battre sur ce front, puisque nous disposons de médi- bénéficient d’une prise
progressive de lésions de différentes natures. caments efficaces. Il est indispensable de faire en charge qui, lorsqu’elle
Ces deux points confortent l’idée que le cerveau comprendre à la population âgée que détecter et est bien conduite,
a des « réserves » de neurones et de connexions traiter correctement une hypertension est non seule- entretient les capacités
neuronales qu’il faut donc entretenir, et soulignent ment utile pour éviter une mort subite à 85 ans, motrices (comme ici)
l’intérêt d’une action de prévention sur les facteurs mais aussi pour éviter cinq ans de dépendance plus et cognitives.
de risques vasculaires, voire sur l’accumulation ou moins lourde liée à une démence en fin de vie.
de corps de Lewy. Pour développer une préven- La piste nutritionnelle est également prometteuse
tion efficace de la maladie d’Alzheimer, il est bien qu’elle n’ait pas fait l’objet d’une évaluation
indispensable d’en tenir compte. convaincante : la consommation régulière de fruits,
Afin de contrôler le nombre de cas de démence de légumes et de poisson aurait un effet préventif.
et de faire baisser l’incidence de la maladie, il est Nous avons récemment montré, dans le cadre de
devenu urgent de développer une prévention l’étude dite des Trois Cités, que les sujets consom-
primaire (visant à éviter la maladie) et une préven- mant ces aliments avaient moins de risques de déve-
tion secondaire (pour réduire la gravité de la lopper la maladie d’Alzheimer dans les quatre ans
maladie, quand elle est déclarée). Des pistes de qui avaient suivi le recueil des données (surtout pour
prévention existent. L’âge et certains facteurs géné- les personnes présentant un facteur de risque géné-
tiques augmentent le risque ; au contraire, le niveau tique). Rappelons que l’étude des Trois Cités vise à
d’études protégerait contre la maladie. Malheu- étudier la relation entre les pathologies vasculaires
reusement, en l’état actuel de nos connaissances, et la démence chez les sujets âgés de plus de 65 ans.
nous ne pouvons pas agir sur ces facteurs. Plus de 10 000 habitants de Bordeaux, Dijon et Mont-
pellier sont ainsi suivis depuis 1999. Nous obser-
vons notamment l’interaction de mécanismes géné-
Traiter l’hypertension tiques et de facteurs environnementaux (par le biais
pour éviter Alzheimer de l’alimentation notamment) dans l’apparition de
la démence. Étant donné les résultats obtenus jusqu’à
La piste de prévention la plus accessible est celle présent, il est évident que le développement d’une Jean-François DARTIGUES
des facteurs de risques cardio-vasculaires, notam- politique de prévention efficace sera complexe. est professeur des
ment l’hypertension artérielle : lutter contre l’hy- Les autres pistes de prévention sont axées sur universités en épidémiologie,
pertension réduit les risques de démence. Pourtant, la préservation des capacités cognitives de réserve économie de la santé
malgré l’efficacité des traitements disponibles, trop par une vie sociale et culturelle active et stimu- et prévention, à l’Université
de sujets sont hypertendus. Une amélioration de lante, l’exercice physique régulier et la lutte contre Victor Segalen Bordeaux II
cette prise en charge réduirait l’incidence de la la solitude et les troubles affectifs. Dans l’ensem- et praticien hospitalier
maladie d’Alzheimer. En effet, nous avons montré ble, les mesures de prévention qui pourraient être de neurologie au CHU
que parmi tous les sujets âgés hypertendus en France, proposées ne sont pas très contraignantes et de Bordeaux. Il mène ses
un tiers ignore son état, un tiers a une hyperten- devraient être acceptées sans difficultés. ◆ recherches à l’INSERM U897.

© Cerveau & Psycho - N° 26 59


Duyckaerts 25/02/08 14:37 Page 60

DOSSIER : LA MALADIE D’ALZHEIMER La maladie d’Alzheimer est née de la découverte


des lésions cérébrales qui la caractérisent,
mais elle a toujours existé… Le gâtisme et le ramollissement
du cerveau sont ses ancêtres. Aujourd’hui clairement définie,
la maladie commence à livrer ses secrets, sous le microscope.
Toutefois, les mécanismes intimes d’apparition des lésions
et de leurs conséquences restent flous.

Le cerveau malade
à la loupe
Charles DUYCKAERTS

lzheimer : le nom propre est devenu lectuels graves et évolutifs : des pertes de mémoire,

A un nom commun. Et quel nom


commun ! Le symbole des maladies
du cerveau. Pourtant, il y a encore
quelques années, seuls quelques neuro-
logues spécialisés utilisaient le terme de maladie
d’Alzheimer pour décrire une pathologie alors
considérée comme rare. La fréquence de la maladie
des difficultés à participer aux discussions, une
incapacité à se concentrer, puis une impossibilité
de réaliser les actes de la vie quotidienne. En exami-
nant son cerveau après sa mort, Alzheimer trouva
des lésions, c’est-à-dire des modifications visibles
de la structure du cerveau. Elles étaient de deux
types : les plaques séniles – qui avaient déjà été
a-t-elle brutalement augmenté ? Probablement observées par Oskar Fischer chez des patients âgés,
pas : une description clinique de la maladie figure d’où leur nom – et les dégénérescences neurofi-
dans Plutarque et il est probable qu’Emmanuel brillaires dont Alzheimer fit la première description.
Kant, Joseph Haydn, peut-être même Albert Eins- Ainsi, les symptômes cognitifs, dont la cause était
tein, en aient souffert. encore mystérieuse, étaient associés à des modifi-
On parlait alors de « gâtisme » ou de « retour en cations visibles du cerveau. La découverte de cette
enfance » et les symptômes paraissaient la consé- association est à l’origine de la notion moderne
quence inéluctable du vieillissement. Elle était, de démence : des lésions du cortex cérébral engen-
croyait-on, due à l’obstruction progressive des artè- drent des symptômes intellectuels tels que des trou-
res cérébrales, qui provoquait ce qu’on appelait le bles de la mémoire, de la parole, du geste, ainsi que
ramollissement du cerveau. Le ramollissement serait de la reconnaissance visuelle ou auditive.
sans doute longtemps resté un diagnostic, si le Sans doute pour assurer la promotion univer-
même genre de troubles intellectuels n’avait pas sitaire de son élève, Emil Kraepelin, le psychiatre
été identifié chez des personnes jeunes, en tout cas allemand le plus réputé de l’époque, utilisa pour
trop jeunes pour que le gâtisme en soit la cause. la première fois le terme de « maladie d’Alzhei-
L’histoire de la première patiente atteinte de la mer ». C’était selon lui une démence « présénile ».
maladie d’Alzheimer a été maintes fois contée. Au Aujourd’hui, on sait que cet âge d’apparition
début du XXe siècle, Aloïs Alzheimer, psychiatre et – avant 60 ans – est inhabituel pour une maladie
microscopiste allemand, examina une patiente jeune d’Alzheimer et ne représente qu’une faible propor-
(moins de 60 ans) qui souffrait de troubles intel- tion des cas. C’est pourquoi, considérée comme

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une pathologie présénile, la maladie d’Alzheimer Réunir la démence sénile et la démence présé-
est restée « rare » pendant des décennies… nile d’Alzheimer sous le diagnostic de maladie
Au cours du XXe siècle, la médecine en général d’Alzheimer eut une conséquence importante :
et la neurologie en particulier, se différencient en auparavant rare, elle devint l’une des plus fréquen-
de nombreuses spécialités : celle des médecins tes maladies neurologiques. Fini le « gâtisme » ou
microscopistes qui examinent les cerveaux est indi- le « ramollissement du cerveau » ! Il s’agissait de
vidualisée sous le nom de « neuropathologie » ; les maladie d’Alzheimer. Le changement n’était pas
cliniciens, neurologues, psychiatres, gériatres seulement sémantique : à la même époque, les
apprennent à reconnaître les différents types de neuropathologistes observaient les lésions carac-
démences ; les épidémiologistes mesurent par des téristiques de la maladie d’Alzheimer (présénile)
méthodes de plus en plus rigoureuses la fréquence dans le cerveau de patients âgés supposés souf-
des maladies. En 1978, un tournant décisif est pris : frir de ramollissement cérébral. C’est donc le
le neurologue Robert Katzman et le neuropatho- microscope qui a permis d’identifier la maladie
logiste Robert Terry organisent l’une des premiè- d’Alzheimer, en découvrant les lésions spéci-
res réunions internationales sur la démence, et fiques de la maladie.
publient un compte rendu dont l’idée fondamen- Découvrir les lésions, c’est aussi trouver un
tale est que « la maladie d’Alzheimer (présénile) nouvel angle de recherche : on peut désormais
est un composant essentiel de la démence sénile ». isoler les lésions (à partir du cerveau des patients

Cortex

Dégénérescence
neurofibrillaire

Corps cellulaire
Delphine Bailly

1. Le cerveau d’une personne atteinte de la


maladie d’Alzheimer est endommagé par deux types
de lésions : les plaques séniles et les dégénérescences
neurofibrillaires. Elles se trouvent seulement dans Neurone
certaines régions précises dont elles perturbent le Plaque sénile
fonctionnement. Elles sont associées à une diminution
du nombre de neurones et de synapses, qui permettent
de les connecter entre eux.

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décédés) et les analyser (par exemple en cherchant visibles. Il faut la « colorer » afin de faire appa-
leurs constituants moléculaires). Les résultats de raître les éléments qu’elle contient.
ces travaux ont ouvert la période « biochimique » C’est pourquoi, Alzheimer utilisa une méthode
de la recherche, qui a conduit aux protéines impli- dite argentique qui avait été mise au point quelques
quées et aux gènes codant ces protéines ; ces décou- années plus tôt par un autre médecin microsco-
vertes ont notamment permis le développement piste, Max Bielschowsky. Le principe, bien que
de modèles animaux de la maladie. mal compris, en est simple. La tranche de tissu est
Quel est l’aspect des lésions de la maladie d’Al- trempée dans une solution de sels d’argent, par
zheimer ? Où se trouvent-elles ? Quand apparais- exemple une solution de nitrate d’argent. L’argent
sent-elles ? Peut-on les reproduire chez l’animal ? est ensuite « révélé », comme une photographie,
Peuvent-elles être modifiées par des traitements ? par un réducteur : l’apport d’un électron trans-
forme l’argent ionique, soluble, en argent métal-
Voir les lésions lique, insoluble, qui précipite sur la coupe. Or cette
précipitation ne se fait pas n’importe où dans le
À l’époque d’Alzheimer, les techniques d’obser- tissu : l’argent métallique recouvre des structures
vation du cerveau au microscope étaient déjà dites fibrillaires – qui ont la forme de petites fibres –
évoluées : les microtomes – des instruments réali- et les rend visibles en les marquant en noir comme
sant des « tranches » de cerveau de quelques micro- sur un négatif photo. Nous allons voir que les
mètres d’épaisseur – et les microscopes étaient de lésions de la maladie d’Alzheimer sont fibrillaires
bonne qualité. L’observation d’une coupe mince et donc colorées par cette méthode.
de tissu sans traitement particulier est décevante : Les lésions sont – nous l’avons rappelé – de deux
sa transparence ne révèle que des structures à peine types : les plaques séniles et les dégénérescences

NEURONE SAIN

PLAQUE SÉNILE

Cellule
microgliale

Cœur amyloïde Prolongement


nerveux
a b

Sécrétase
alpha

APP

NEURONE MALADE
Peptide A bêta
Sécrétase bêta
Delphine Bailly

Sécrétase gamma Sécrétase gamma

2. La plaque sénile localisée entre les corps cellulaires des protéine APP (b), elles libèrent le peptide A bêta dont le rôle physiologique
neurones est une lésion hétérogène. Son cœur (en orange) est formé par est inconnu. Ce peptide peut s’accumuler de façon pathologique dans les
l’accumulation de peptide A bêta. Ce dernier provient de la coupure d’une plaques séniles ; il peut alors prendre une configuration spatiale dite en
protéine nommée APP (Amyloid Protein Precursor ou précurseur de la feuillets bêta plissés, ce qui le rend particulièrement résistant à toute
protéine amyloïde) qui se situe dans la membrane des neurones (a). Il existe dégradation. La couronne de la plaque est constituée de prolongements
plusieurs coupures possibles. Le clivage alpha et gamma donne des peptides nerveux dégénérés, principalement des axones (en bleu), et de cellules
inoffensifs ; quand ce sont les sécrétases bêta et gamma qui coupent la microgliales (en vert) qui provoquent une inflammation modérée.

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neurofibrillaires (voir la figure 1). Les premières


sont sphériques, de 30 à 100 micromètres de diamè-
tre ; elles contiennent au centre un dépôt extracel-
lulaire d’une substance homogène – dite amyloïde,
nous y reviendrons –, et en périphérie, des prolon-
NEURONE SAIN
gements nerveux (surtout des axones) qui s’en-
roulent autour du cœur inerte (voir la figure 2).
Elles comportent aussi des cellules microgliales (les
macrophages, ou cellules poubelles, du cerveau),
situées au contact du cœur et responsables d’une
réaction inflammatoire modérée. NEURONE MALADE
Les secondes lésions, les dégénérescences neuro-
fibrillaires, consistent en une accumulation, à l’in-
térieur des neurones, d’une substance qui s’orga-
nise en fibres de petit diamètre, nommées fibrilles
(voir la figure 3). Leur observation en microsco-
pie électronique au début des années 1960 a suscité
une polémique. Robert Terry, à New York, pensait
qu’il s’agissait de composants normaux, mais
modifiés, des neurones : les neurotubules – qui,
comme des rails, permettent le transport des molé-
cules dans le neurone. Il les appelait des « tubu-
les tordus ». Michael Kidd, à qui l’avenir a donné
raison, pensait qu’il s’agissait de structures anor-
males constituées de filaments appariés en hélice
(ou PHF pour paired helical filaments).
Les lésions avaient donc été trouvées et iden-
tifiées grâce au microscope. Restait à les analy-
ser pour savoir de quoi elles étaient constituées,
une entreprise plus compliquée que prévu : les
dégénérescences neurofibrillaires et les plaques
séniles contiennent en effet des structures chimi-
quement stables qu’il est difficile de solubiliser,
d’isoler et d’analyser.

L’amyloïde des plaques séniles Neurotubule

Le cœur des plaques séniles est composé d’un


dépôt d’une substance que l’on dit amyloïde. Que
signifie cet adjectif ? Remontons à la fin du XIXe siècle
quand Rudolf Virchow, médecin pathologiste alle-
Phosphate
mand, donnait à l’anatomie pathologique – c’est- Protéine tau
à-dire l’examen macroscopique et microscopique
des tissus malades – ses premières lettres de noblesse.
Virchow avait trouvé une pathologie dans laquelle
certains organes, tels le cœur, la rate, le foie et la
langue, grossissaient et devenaient anormalement
durs. Ces tissus contenaient une substance qu’il tenta
d’identifier en faisant réagir le tissu à une solution
de lugol (constituée d’iode) : la modification de
couleur, qui se produit quand on badigeonne les
tissus malades, témoignait, selon les connaissances
de l’époque, de la présence de glycogène ou d’ami-
don – des sucres. Virchow conclut donc que les tissus
Delphine Bailly

étaient imprégnés d’une substance qui ressemblait


à l’amidon, d’où le terme d’« amyloïde » (amylo signi- Dégénérescence neurofibrillaire
fie amidon, et -ïde qui ressemble).
En fait, Virchow avait coloré non pas un sucre,
mais une protéine, comme le montrèrent quelques 3. Des fibrilles s’accumulent dans les neurones, formant la seconde lésion de
années plus tard Nikolaus Friedreich et le chimiste la maladie. Les protéines tau (tubulin associated unit – unité associée à la tubuline –, en
allemand Friedrich Kekulé. En outre, on s’aper- rose) normales s’associent aux neurotubules et les stabilisent. Ces « microtubules »
çut que la substance amyloïde avait des proprié- sont les armatures des neurones (en haut) et les rails de transport des éléments
tés optiques particulières : éclairée, elle réfléchis- nutritifs et des messages neuronaux. Dans la maladie d’Alzheimer, les protéines tau
sait deux rayons lumineux, une propriété nommée sont anormalement phosphorylées – elles fixent plusieurs groupes phosphate – et
biréfringence, et l’un des rayons réfléchis chan- ne peuvent plus s’associer aux neurotubules. Les protéines tau appariées en hélice
geait de longueur d’onde, une propriété nommée s’accumulent dans les corps cellulaires et les prolongements des neurones (en bas).
dichroïsme. Certains colorants – le rouge Congo Elles ne sont alors plus disponibles pour stabiliser les neurotubules qui se raréfient,
ou la thioflavine – se liaient spécifiquement à ce ce qui perturberait le fonctionnement des neurones.

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matériel protéique amyloïde. En microscopie De quoi sont constituées les dégénérescences


électronique, la substance apparaissait fibrillaire. neurofibrillaires ? Dans les années 1980, on obtint
En 1927, le psychiatre belge Paul Divry cons- les premiers anticorps reconnaissant les dégéné-
tata que le rouge Congo marquait aussi le cœur rescences neurofibrillaires. Selon l’opinion qui
des plaques séniles – qui, de façon inattendue, prévalait alors, les dégénérescences neurofibrillaires
était donc « amyloïde ». Pendant des décennies, comprenaient des éléments du cytosquelette, cet
on tenta en vain de déterminer quelle était la ensemble de protéines qui, comme un squelette,
protéine amyloïde des plaques. confèrent leur forme aux cellules. Plusieurs hypo-
thèses avaient été formulées, quand en 1985, Jean-
Une structure en feuillets Pierre Brion, à Bruxelles, testa sur un échantillon
de cerveau d’un patient atteint de la maladie d’Al-
C’est George Glenner, de l’Université de Cali- zheimer un anticorps dirigé contre la protéine tau
fornie, qui identifia pour la première fois une (tubulin associated unit), une protéine associée
protéine amyloïde. Il s’agissait d’une partie de aux neurotubules – des protéines appartenant au
protéine anticorps. Il pensa d’abord que toutes les cytosquelette. L’anticorps marquait de façon sélec-
substances amyloïdes étaient constituées de cette tive les dégénérescences neurofibrillaires.
protéine. Mais il réalisa rapidement que cette D’autres équipes – dont celles d’André Dela-
séquence d’acides aminés n’était pas la seule possi- courte à Lille, et de Khalid Iqbal à New York –
ble : de nombreuses protéines ou peptides (de confirmèrent et précisèrent ces données. La protéine
petites protéines) peuvent devenir « amyloïdes ». tau est le composant principal des dégénérescen-
Alors pourquoi des protéines sont-elles amyloï- ces neurofibrillaires (voir la figure 3).
des ? Glenner comprit que c’est la structure Comme le peptide A bêta, la protéine tau est
secondaire de la protéine – son organisation dans une molécule normale de l’organisme dont l’ac-
l’espace –, et non sa séquence d’acides aminés, qui cumulation est pathologique. Elle favorise l’or-
détermine son caractère amyloïde : certaines protéi- ganisation de molécules isolées de neurotubules
nes, ou certains peptides, sont susceptibles de s’or- en « rails » auxquels elle se lie. Quand elle est
ganiser dans l’espace en structures particulières phosphorylée – elle porte plusieurs groupes
nommées feuillets bêta plissés. C’est la richesse en phosphate –, elle ne se lie plus aux neurotubu-
feuillets bêta plissés qui est responsable du carac- les, ce qui empêche la formation des rails et
tère insoluble de la protéine, de son affinité pour perturbe le fonctionnement neuronal. Dans les
le rouge Congo et la thioflavine, et de l’aspect dégénérescences neurofibrillaires, la protéine tau
fibrillaire observé en microscopie électronique. est anormalement phosphorylée : elle s’accumule
Mais quelle est la nature de la protéine ou du non seulement dans le corps cellulaire des neuro-
peptide qui prend une configuration en feuillets nes, mais aussi dans leur axone et leurs dendri-
bêta dans le cœur de la plaque sénile ? Les neuro- tes – les prolongements des neurones.
pathologistes ont montré que la substance amyloïde
infiltre souvent les vaisseaux de la méninge qui
entoure le cerveau. En 1984, Glenner récupéra
Où sont localisées les lésions ?
cette substance dans des vaisseaux plutôt que dans Les lésions permettent-elles d’expliquer les symp-
des plaques séniles ; le peptide qu’il identifia n’avait, tômes de la maladie d’Alzheimer ? Elles se trou-
jusque-là, jamais été trouvé : on le nomme aujour- vent dans des régions particulières du cerveau.
d’hui A bêta (A pour amyloïde, et bêta pour feuillet Cette sélectivité topographique a été constatée par
bêta, la structure secondaire qu’il adopte). tous les observateurs : une région très touchée peut
Le peptide A bêta est issu d’une autre protéine, jouxter une aire cérébrale complètement épargnée.
nommée APP (Amyloid Protein Precursor, ou précur- La raison de cette sélectivité est inconnue.
seur de la protéine amyloïde), qui est transmem- C’est la partie la plus superficielle du cerveau
branaire, c’est-à-dire à cheval sur la membrane des – son « écorce » ou cortex – qui est la plus touchée.
neurones (voir la figure 2). L’APP est coupée en deux Dans le cortex, s’élaborent les fonctions intellec-
endroits, que l’on appelle bêta et gamma, par des tuelles telles que la mémoire, la parole, le geste
enzymes particulières. Le clivage gamma a lieu dans volontaire, la reconnaissance des formes et des
la membrane des neurones par un complexe de lettres, ou celle des sons et des mots. Les neurones
plusieurs protéines ; c’est ainsi que le peptide A bêta corticaux se disposent différemment selon les aires.
est produit. L’APP et le peptide A bêta sont des Dans l’hippocampe ou corne d’Ammon – une région
composants normaux de l’organisme, dont la fonc- impliquée dans la mémoire –, située dans la partie
tion est, jusqu’à ce jour, mal comprise. interne du lobe temporal, l’organisation des neuro-
Dès lors, on a utilisé des molécules, nommées nes est particulière et facilement reconnaissable.
anticorps, qui reconnaissent le peptide A bêta et L’écorce cérébrale ou isocortex est principale-
permettent de mettre en évidence les lésions par ment constituée de six couches de neurones, et
la technique dite d’immunohistochimie. Ainsi, elle est organisée en aires fonctionnelles reflétant
les plaques séniles ne sont qu’un type de dépôts une seule modalité sensorielle (les aires « unimo-
de peptide A bêta parmi d’autres : dans les dales ») ou plusieurs modalités (les aires « multi-
cerveaux des patients atteints de la maladie d’Al- modales »). Dans le cerveau, la répartition des dégé-
zheimer ou dans ceux des personnes âgées, les nérescences neurofibrillaires diffère de celle des
dépôts peuvent être larges, mal limités et dépour- dépôts de peptide A bêta (ces différences sont
vus de prolongements nerveux – ils sont diffus – surtout visibles au début de la maladie). En effet,
ou au contraire, sphériques et denses – ce sont les lésions évoluent avec le temps.
des dépôts « focaux ». C’est un dépôt focal qui Deux règles semblent contrôler l’évolution des
forme le cœur de la plaque sénile classique. lésions dans la maladie d’Alzheimer : tout d’abord,

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a b c d

Hippocampe Néocortex Noyaux Tronc cérébral


Cervelet
sous-corticaux
Delphine Bailly

Cortex entorhinal

4. Les lésions suivent toujours le même « chemin » dans cortex entorhinal et l’hippocampe (a), puis le néocortex (c).
le cerveau, au cours du temps (ici, évolution de gauche à Les dépôts de peptide A bêta (en rouge) apparaissent d’abord
droite, observée sur des coupes transversales – en haut – et dans les cortex préfrontal et temporaux, et envahissent rapi-
longitudinales – en bas – sur plusieurs années). Les dégéné- dement tout le néocortex (b), puis ils atteignent les noyaux
rescences neurofibrillaires (en bleu) concernent d’abord le sous-corticaux (c), le tronc cérébral et le cervelet (d).

elles ne régressent pas ou seulement très peu. Une lésions sont nombreuses. Des traitements actuels
fois apparues dans une aire corticale donnée, elles visent à compenser ce déficit cholinergique afin
y restent jusqu’à la mort de l’individu. Ensuite, de restaurer des capacités intellectuelles.
elles touchent toujours les mêmes aires cortica- Nous n’avons jusqu’ici considéré que les lésions
les, selon un scénario immuable (voir la figure 4). dues à l’accumulation de protéines (la protéine tau
Les dégénérescences neurofibrillaires s’obser- et le peptide A bêta) ; nous n’avons pas envisagé les
vent d’abord dans le cortex entorhinal, puis dans lésions des neurones ou des synapses (les jonctions
l’hippocampe (des régions impliquées dans la entre les neurones). La perte des neurones et des
mémoire). Ensuite, les aires isocorticales sont inté- synapses n’est pas spécifique de la maladie d’Al-
ressées, d’abord les aires multimodales, puis les zheimer ; la mort des neurones a été très discutée
aires unimodales. Les dépôts de peptide A bêta et serait tardive, sans doute une conséquence à long
apparaissent dans l’isocortex, puis dans l’hippo- terme du dysfonctionnement des neurones lésés.
campe et l’aire entorhinale, ensuite dans les noyaux En revanche, la perte des synapses est précoce et
sous-corticaux – des régions centrales du cerveau –, serait due à l’accumulation du peptide A bêta qui Bibliographie
et enfin dans le tronc cérébral et le cervelet. forme des structures toxiques pour les synapses.
La densité et la localisation des dégénérescences C. DUYCKAERTS et al.,
neurofibrillaires sont corrélées aux symptômes, et Alzheimer disease models
notamment à la démence, alors que ce n’est pas le Des lésions fréquentes, and human neuropathology :
similarities and differences,
cas pour les dépôts de peptide A bêta. D’ailleurs, on
observe souvent de nombreux dépôts de
parfois sans symptômes in Acta Neuropathologica,
peptide A bêta chez des personnes âgées considé- Il est difficile d’évaluer la fréquence des lésions vol. 115, pp. 5-38, 2008.
rées comme intellectuellement normales. La progres- dans la population générale, comme a pu le faire Expertise collective : maladie
sion des dégénérescences neurofibrillaires est si l’étude du MRC-CFAS en Angleterre. D’autres projets d’Alzheimer, enjeux
bien corrélée à la gravité clinique de la maladie que l’ont évaluée dans un groupe social déterminé. scientifiques, médicaux et
sociétaux, Édition INSERM,
leur répartition est utilisée pour évaluer son stade C’est le cas de « l’étude des nonnes » où des sœurs
2007.
évolutif. Par exemple, la présence de dégénéres- de Sainte Marie ont accepté de donner leur cerveau
cences neurofibrillaires dans l’hippocampe explique après leur mort. Plusieurs principes se dégagent C. DUYCKAERTS
l’existence de troubles de la mémoire. de l’analyse post mortem du cerveau de person- et F. PASQUIER, Démences,
Édition Doin, 2002.
Les dégénérescences neurofibrillaires apparais- nes âgées, intellectuellement normales ou attein-
sent aussi dans les noyaux sous-corticaux, notam- tes de la maladie d’Alzheimer. Le livre vert de la maladie
ment le noyau basal de Meynert situé à la base Première donnée importante : les lésions d’Alzheimer de l’Association
France Alzheimer et
du cerveau. Les axones des neurones de ce noyau protéiques sont fréquentes dans la population et maladies apparentées est
– qui contiennent l’acétylcholine, un neuromé- leur prévalence augmente rapidement avec l’âge. téléchargeable sur le site :
diateur – atteignent de larges régions du cortex. Par exemple, tous les cerveaux de centenaires http://www.francealzheim
C’est ainsi que le noyau basal de Meynert parti- que nous avons étudiés au Laboratoire de er.org/pages/association/d
cipe à des fonctions cérébrales telles que l’atten- neuropathologie de l’Hôpital de la Salpêtrière, à ocumentation/doc_telech
tion. Cette connexion est déficiente quand les Paris, contenaient des lésions. argeables3.php

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Duyckaerts 25/02/08 14:37 Page 66

c
d’Alzheimer familiale, c’est-à-dire transmise de
a
génération en génération par un gène patholo-
gique. Ces formes génétiques sont dues à des
mutations du gène codant l’APP – le précurseur
du peptide A bêta – ou de celui codant la présé-
niline, une des enzymes impliquées dans le clivage
gamma de l’APP.
Dans les souris transgéniques, l’introduction du
gène muté de l’APP humaine, associée ou non à
celle du gène muté de la préséniline, favorise
10 µm 10 µm l’apparition de nombreux dépôts de peptide A bêta
dans le cerveau. Cependant, les dégénérescences
b d neurofibrillaires restent absentes si la transgenèse
ne concerne que l’APP. L’introduction chez l’ani-
mal du gène humain codant la protéine tau entraîne
son accumulation intraneuronale et l’apparition
de dégénérescences neurofibrillaires.
Des souris « triplement transgéniques » pour les
gènes de l’APP, de la préséniline et de tau déve-

Charles Duyckaerts
loppent à la fois des dégénérescences neurofi-
brillaires et des plaques séniles. On peut évidem-
10 µm 50 µm ment discuter de l’intérêt de ce modèle, en particulier
en ce qui concerne les maladies d’Alzheimer spora-
5. Sur des coupes de cerveau humain, les dégénérescences neurofibrillaires (a diques – de cause inconnue – de loin les plus
et b) – formées de protéine tau – sont noires (a, tissu marqué à l’argent) ou marron (b, fréquentes ; mais il représente aujourd’hui un
tissu révélé par immunohistochimie de la protéine tau) dans le corps cellulaire et les outil indispensable pour étudier les mécanismes
prolongements des neurones. Les plaques séniles (c et d) possèdent un cœur d’apparition des lésions et la façon de les modifier.
amyloïde formé de peptide A bêta (en bleu en c, en marron en d), et une couronne de Les souris transgéniques ont fait l’objet de
prolongements neuronaux (en noir en c, en marron en d). nombreuses recherches thérapeutiques. C’est ainsi
qu’on s’est aperçu que l’injection de peptide A bêta
La seconde notion importante est le décalage de en périphérie engendre une réaction immunitaire
plusieurs décennies qui sépare l’âge d’apparition – du système de défense – qui nettoie les dépôts
des lésions de celui des premiers symptômes : Heiko dans le cerveau. Cette observation a suggéré un
et Eva Braak, des neuroanatomistes de l’Univer- nouveau traitement : le peptide A bêta a été injecté
sité de Francfort, ont trouvé des dégénérescences en périphérie comme un « vaccin » afin de provo-
neurofibrillaires dans le cortex entorhinal de la quer l’élimination des dépôts de peptide A bêta chez
moitié des personnes âgées de 47 ans – qui, à cet l’homme. Mais cet essai thérapeutique a dû être
âge, n’avaient probablement pas de symptômes. interrompu, car un nombre important de patients
Enfin, la maladie d’Alzheimer ne survient géné- a développé une inflammation grave du cerveau.
ralement pas seule ; chez la personne âgée, des En ce qui concerne la thérapie, les progrès sont
lésions vasculaires lui sont souvent associées – ce certes encore minces, mais les avancées dans la
qui explique qu’un traitement préventif des maladies compréhension de la maladie ont été majeures. Les
vasculaires puisse retarder l’apparition des premiers lésions ont été décrites ; leur progression est connue
symptômes de la maladie d’Alzheimer. dans le détail. Les protéines impliquées sont iden-
tifiées. Des mutations ont été mises en évidence ;
Des hommes et... des souris introduites chez des souris, elles ont permis de repro-
duire certaines caractéristiques de la maladie. Les
La maladie n’a pas encore livré tous ses secrets. pistes thérapeutiques sont aujourd’hui nombreuses
Une lésion entraîne-t-elle l’apparition de l’autre ? et l’investissement, dans le monde, est important (voir
Comment les lésions expliquent-elles les symptô- Quels traitements ?, page 67). Le plan Alzheimer,
mes ? Quelle est la cause des lésions ? La recher- en France, témoigne de l’intérêt des services publics.
che est active, d’autant que la maladie est un Mais beaucoup reste à faire... Il faut approfon-
problème majeur de santé publique. dir l’analyse des lésions – en finançant notam-
Il est notamment important de l’étudier chez ment des banques de cerveaux et en soutenant les
des animaux « modèles » pour en comprendre les campagnes de « Don du cerveau pour la recher-
mécanismes. Jusqu’à récemment, les seuls modè- che » –, développer de nouveaux modèles animaux
les animaux de la maladie étaient naturels ou (plus proches de la maladie humaine), mettre au
Charles DUYCKAERTS provoqués par des destructions : on trouve natu- point des tests qui témoigneraient de la présence
est professeur rellement des dépôts de peptide A bêta chez les ou de l’évolution de la maladie, perfectionner
des universités – singes, les ours, les chiens ou les chats âgés ; et l’imagerie cérébrale, etc. Ces étapes sont indispen-
praticien hospitalier, les modèles créés par des destructions de certai- sables à la découverte du traitement. Les finan-
à l’Hôpital nes régions cérébrales, par exemple le noyau cements attribués à la recherche sont bien infé-
de la Salpêtrière, à Paris, basal de Meynert, ne visent qu’à comprendre les rieurs à ceux aujourd’hui indispensables à la prise
où il effectue ses symptômes et non les mécanismes de la maladie. en charge des malades ; ils doivent être augmen-
recherches dans Les modèles « transgéniques » plus récents tés si la France veut jouer un rôle significatif dans
le Laboratoire induisent chez l’animal les lésions observées chez la recherche internationale et contribuer ainsi aux
de neuropathologie l’homme. Cette prouesse a été rendue possible découvertes thérapeutiques qui soulageront les
et l’Unité INSERM 679. par l’analyse des quelques rares cas de maladie malades de demain. ◆

66 © Cerveau & Psycho - N° 26


DelacourteDroite 27/02/08 10:47 Page 67

Quels traitements ?

DOSSIER : LA MALADIE D’ALZHEIMER


André DELACOURTE

es pertes de mémoire apparemment l’APP ou, plus fréquemment, du gène codant une

D sans gravité ; des questions répétées


deux ou trois fois ; des difficultés à
participer aux discussions. D’abord, la
famille ne s’inquiète pas de ces trou-
bles mineurs qu’elle attribue à l’âge ou à la fati-
gue. Puis, les difficultés du grand-père augmen-
tent : il ne retrouve plus son domicile alors qu’il
enzyme (la préséniline) coupant l’APP, engendrent
une maladie d’Alzheimer qui se transmet de géné-
ration en génération et qui se déclare avant 60 ans.
Les dégénérescences neurofibrillaires quant à
elles résultent d’une accumulation de protéines
tau. Depuis une dizaine d’années, on sait que cette
lésion cérébrale se trouve dans de nombreuses
est au pied de son immeuble, il reconnaît de moins maladies neurodégénératives avec démence, mais
en moins les visages de ses proches. Finalement, seule la maladie d’Alzheimer présente à la fois des
il a besoin de quelqu’un pour se laver, s’habiller, plaques et des dégénérescences neurofibrillaires
manger et aller se promener. Cet homme souffre dans le cerveau.
de la maladie d’Alzheimer. Peut-on le soigner ou
enrayer la progression des symptômes ?
En ce début d’année 2008, plus de 20 essais
Deux lésions, deux cibles
cliniques sont en cours pour tenter de trouver le Depuis le séquençage du peptide A bêta en 1984
médicament qui aidera les centaines de milliers de et la découverte de la première mutation patholo-
patients. Il existe deux types de lésions cérébrales gique sur le gène codant l’APP en 1991, on sait que
dans la maladie : les plaques séniles et les dégé- ces protéines, APP et tau, sont impliquées dans la
nérescences neurofibrillaires. Tous les efforts de maladie ; ce sont donc les deux cibles thérapeu-
recherche se concentrent donc sur les mécanismes tiques. Connaissant les cibles, reste à trouver des
de leur formation et sur la façon de les combattre. molécules spécifiques et efficaces agissant sur ces
Les plaques séniles résultent de l’accumulation lésions. Toutefois, on ignore comment les lésions
du peptide A bêta, issu du clivage de la protéine agissent, de sorte que de nombreuses hypothèses
précurseur de l’amyloïde, l’APP (voir Le cerveau ont été proposées pour expliquer leur action délé-
malade à la loupe, page 60) ; ces plaques existent tère. Et il existe autant de stratégies thérapeutiques
dans les formes familiales, très rares, et dans les que d’hypothèses. Nous aborderons les principa-
formes sporadiques – sans cause génétique évidente – les, et nous verrons qu’il est possible d’enrayer la
de la maladie d’Alzheimer. Pour les formes fami- propagation des symptômes de la maladie en modu-
liales, des mutations pathologiques du gène codant lant certaines connexions entre neurones.

Protéine tau et dégénérescence neurofibrillaire


ne des cibles thérapeutiques est la protéine tau rares. Toutefois, on teste actuellement le lithium, un
U des dégénérescences neurofibrillaires. Elle fait
l’objet de quelques essais thérapeutiques, d’autant
inhibiteur de la kinase GSK3bêta. En outre, les essais
thérapeutiques s’orientent vers le développement
que la propagation de cette lésion dans le cerveau d’un vaccin contre les dégénérescences neurofi-
correspond à l’évolution des symptômes chez les brillaires. Pour l’instant, aucun résultat n’est probant.
patients. Dans un neurone sain (ci-contre à gauche),
la protéine tau assure un arrangement régulier des
NEURONE Activation NEURONE
neurotubules : le neurone est fonctionnel. En revan-
SAIN MALADE
che, quand la protéine tau subit une phosphoryla- Neurotubule
tion anormale (elle fixe trop de groupes phosphate), Phosphatase
elle ne se lie plus aux neurotubules et forme des Protéine tau
fibrilles. Le fonctionnement du neurone est alors
perturbé (à droite).
On cherche donc à mettre au point des molé-
cules qui activent des phosphatases – des enzymes
Kinase
enlevant un groupe phosphate – ou qui inhibent des
kinases – des enzymes ajoutant un groupe phosphate.
Mais les modèles expérimentaux de la dégénéres-
Delphine Bailly

cence neurofibrillaire sont encore imparfaits, sinon Inhibition Dégénérescence


inexistants. De ce fait, les essais thérapeutiques sont neurofibrillaire

© Cerveau & Psycho - N° 26 67


DelacourteDroite 25/02/08 15:59 Page 68

L’APP : un rôle protecteur ou délétère ?


n ce qui concerne les plaques séniles, deux hypothèses En outre, on sait que certaines mutations sur le gène de
E sont envisagées. Ou bien l’APP perd sa fonction neuro-
protectrice, ou bien elle acquiert une fonction délétère pour
la sécrétase gamma provoqueraient une dégénérescence neuro-
nale, sans qu’il y ait formation de plaques séniles. Cela suggère
les neurones. Dans le premier cas, les stratégies thérapeu- que la neurodégénérescence neuronale est davantage liée à la
tiques visent à restaurer la fonction perdue, c’est-à-dire à perte de fonction protectrice de l’APP qu’à l’action toxique du
stimuler la voie protectrice (ci-dessous à gauche). Dans le peptide A bêta agrégé.
second, elles visent à réduire l’effet toxique des composants Qui plus est, les symptômes de la maladie et donc les anoma-
des plaques séniles (ci-dessous à droite). lies neuronales associées aux dégénérescences neurofibrillaires
progressent comme une réaction en chaîne dans le cerveau en
Restaurer les fonctions de l’APP remontant le long des connexions neuronales. Cette évolution
Envisageons d’abord l’éventualité d’une perte de fonction est indépendante de la localisation des plaques séniles. Tout se
de l’APP. La protéine APP existe dans toutes les cellules de passe comme s’il manquait un facteur de survie neuronale…
toutes les espèces où elle jouerait un ou plusieurs rôles physio- qui, normalement, serait produit par la protéine APP.
logiques importants… mais encore inconnus. Peut-on contrecarrer la perte de fonction de l’APP (et notam-
Plusieurs équipes ont analysé les fonctions de ses méta- ment celle de AICD) ? Deux techniques sont envisageables. Soit
bolites, obtenus après clivage (a). Quand l’APP est coupé par on stimule la production de AICD en activant la sécrétase alpha,
les sécrétases alpha et gamma, elle libère un fragment termi- soit on évite la dégradation de AICD qui serait trop importante
nal extracellulaire, nommé sAPPalpha, qui protège les neuro- dans la maladie d’Alzheimer. L’activation de la sécrétase alpha
nes, et une partie intracellulaire, nommée AICD (pour APP intra- serait une stratégie thérapeutique sans risque et bénéfique à
cellular domain), qui serait un facteur de transcription ou de tous les niveaux, car elle stimulerait la production des « bons »
signalisation nucléaire modifiant l’activité de plusieurs gènes. fragments de l’APP (la voie protectrice) en diminuant la sécré-
En revanche, si l’APP est coupée par les sécrétases bêta et tion du peptide A bêta (la voie toxique). Plusieurs laboratoires
gamma, elle produit le peptide A bêta, ce qui engendre la forma- pharmaceutiques travaillent actuellement sur cette approche.
tion de plaques séniles (c’est la voie toxique, nous y revien- À l’inverse, l’autre hypothèse – l’APP acquiert une fonction
drons). Ainsi, l’AICD stimulerait l’expression de gènes liés à la toxique – est nommée « cascade amyloïde » : dans les neuro-
protection des neurones et à la dégradation du peptide A bêta. nes (ou à l’extérieur), le peptide A bêta forme des plaques séni-

VOIE PROTECTRICE

Activation
de la voie protectrice

sAPPalpha
Neurone sain
AICD

Neurone sain

Sécrétase gamma
Sécrétase alpha

68 © Cerveau & Psycho - N° 26


DelacourteDroite 25/02/08 15:59 Page 69

les, des protofibrilles – un assemblage de plusieurs peptides chem : les chercheurs tentent de neutraliser les dépôts amyloï-
qui s’enroulent en petites fibres –, ou des oligomères – un des par des ligands (c), c’est-à-dire des molécules se fixant
assemblage linéaire de plusieurs peptides. Tous seraient toxiques aux plaques et empêchant ainsi qu’elles exercent leur action
pour les neurones (c’est la voie toxique). toxique – dont on ignore la nature ! Les derniers résultats de
Plusieurs essais thérapeutiques tentent donc d’éliminer ces ce travail sont plutôt négatifs.
formes toxiques de peptide A bêta. On a d’abord essayé de Enfin, on peut bloquer la toxicité des plaques séniles en
détruire les plaques au moyen d’un « vaccin ». On a injecté du empêchant la production du peptide A bêta à partir de
peptide A bêta humain à des animaux pour que leur système l’ APP . Réduire l’activité des enzymes sécrétase bêta et
immunitaire – le système de défense – le reconnaisse comme sécrétase gamma permettrait de limiter la production de
un corps étranger qu’il faut éliminer et qu’il fabrique des anti- peptide A bêta (d). Mais après plusieurs années de recherche
corps dirigés contre ce peptide. On a ensuite récupéré ces dans cette voie, les laboratoires pharmaceutiques semblent
anticorps anti-A bêta et on les a mis en contact avec des plaques déchanter, car ces enzymes participent à d’autres mécanis-
séniles (b) : ils engendrent la disparition des plaques, aussi bien mes cellulaires vitaux. En effet, APP est coupée par la sécré-
chez la souris transgénique que chez l’homme. tase gamma dans la membrane ; on pensait cette coupure
« intramembranaire » rare et spécifique à APP. Mais on a
Vacciner les patients montré que plus d’une dizaine de protéines différentes sont
Un essai thérapeutique a donc testé cette hypothèse : on a coupées de cette façon.
tenté de « vacciner » l’homme, c’est-à-dire de lui injecter du La difficulté consiste donc à inhiber la coupure dans APP,
peptide A bêta pour qu’il fabrique des anticorps anti-A bêta mais pas dans d’autres protéines ; par exemple, la coupure de
combattant les plaques séniles dans le cerveau. En 2005, cet la protéine NOTCH par une sécrétase gamma engendre un
essai a été abandonné, car il a provoqué une inflammation grave mécanisme de cancérisation dans de nombreuses cellules. De
dans le cerveau de 16 des 300 patients traités. Aujourd’hui, on même, la sécrétase bêta participe à la formation de la gaine de
sait que les lésions disparaissent avec cette technique, mais on myéline qui entoure les neurones dans le système nerveux,
ignore si les fonctions cognitives des patients ayant produit des ainsi qu’au « remodelage » des neurones – qui a par exemple
anticorps s’améliorent. Toutefois, début 2008, d’autres essais lieu pendant l’apprentissage.
thérapeutiques fondés sur le même principe sont en cours. Quoi qu’il en soit, quelques essais thérapeutiques en
La deuxième approche pour combattre les plaques est cours sont fondés sur l’inactivation de la sécrétase gamma,
celle nommée Alzhemed du Laboratoire pharmaceutique Neuro- dont fait partie la préséniline.

VOIE TOXIQUE
Sécrétase bêta

d Inhibition
de la voie toxique

Plaque sénile
APP
inhibée

Neurone sain
Sécrétase gamma

Anticorps
Plaque sénile
Delphine Bailly

Neurone malade Ligand

© Cerveau & Psycho - N° 26 69


DelacourteDroite 25/02/08 15:59 Page 70

Bibliographie
J. SHEN et R. KELLEHER,
The presenilin hypothesis
Traiter les symptômes
of Alzheimer's disease : Aujourd’hui, pour soulager les symptômes Ainsi, quatre médicaments ont été déve-
Evidence for a loss-of-function
pathogenic mechanism, des malades, on module la libération d’acétyl- loppés : la tacrine, le donepezil, l’exelon et la galan-
in Proc. Natl. Acad. Sci. USA, choline dans le cortex des patients. L’acétylcho- tamine. Les trois derniers sont utilisés en clinique.
vol. 104, pp. 403-409, 2007. line permet de transmettre de l’information entre Mais leur action est limitée et on distingue diffi-
A. DELACOURTE, Amyloid neurones et elle est impliquée dans les mécanis- cilement leurs effets des conséquences béné-
precursor protein neurotrophic mes de la mémorisation et de l’attention. Dans fiques de la prise en charge globale que l’on offre
properties as a target to cure la maladie d’Alzheimer, le noyau basal de Meynert aux patients sous traitement. Quelques équipes
Alzheimer’s disease, ne fonctionne plus correctement ; or il repré- étudient cependant l’interaction des neuromé-
in European Neurological sente, pour le cortex, la principale source d’acé- diateurs, telle l’acétylcholine, avec l’APP.
Disease, vol. 29, p. 30, 2006.
tylcholine. Pour augmenter la libération d’acé- En effet, il est intéressant de noter que les
J. HARDY et D. SELKOE, tylcholine, on inhibe l’action d’une enzyme molécules stimulant les récepteurs à l’acétyl-
The amyloid hypothesis of
Alzheimer's disease : progress (l’acétylcholine estérase) qui dégrade l’acétyl- choline des neurones cholinergiques augmen-
and problems on the road choline produite par les neurones cholinergiques. tent l’activité de la sécrétase alpha – par un
to therapeutics, in Science, Cette inhibition augmente la quantité de ce neuro- mécanisme inconnu – dans leur cerveau, ce qui
vol. 297, pp. 353-356, 2002. médiateur dans le cortex. favorise notamment la sécrétion de sAPPalpha,
un facteur neuroprotecteur. De
même, un autre neuromédiateur, le
sAPPalpha
GABA, est étudié. C’est le principal
Stimulation de la neuromédiateur inhibiteur cérébral.
voie protectrice L’activation de certains récepteurs
Neurone sain AICD
du cortex GABAA améliore les facultés intel-
lectuelles des patients, et augmente
aussi l’activité de la sécrétase
alpha (voir le dessin).
Aujourd’hui, le Laboratoire Exon-
hit Therapeutics développe une molé-
cule se fixant sur les récepteurs
GABAA et qui a ces effets : le EHT202
est en cours d’expérimentation.
Moduler ainsi d’autres récepteurs
neuronaux pourrait modifier favo-
Récepteur
rablement le métabolisme de l’APP.
de l’acétylcholine
En revanche, on a montré que la
stimulation des récepteurs B2 adré-
nergiques augmente l’activité de la
sécrétase gamma et la production
de plaques séniles… Si on inversait
ce mécanisme, ce serait donc béné-
Récepteur
GABAA
fique ! L’interaction des récepteurs
neuronaux avec le métabolisme de
Delphine Bailly

Acétylcholine Neurone cholinergique l’APP serait donc une nouvelle appro-


GABA du noyau basal de Meynert
che thérapeutique à exploiter.

L’ensemble de ces études permettra peut-être ont une pertinence limitée, car ils ne reproduisent
de savoir si les agrégats de protéines tau ou de pas complètement les lésions. Or sans modèle perti-
peptide A bêta causent la dégénérescence des neuro- nent, l’approche thérapeutique est bloquée. Actuel-
nes, ou s’ils sont synthétisés par les neurones quand lement, seuls les essais thérapeutiques sur l’homme
ils luttent contre la dégénérescence qui serait alors permettent vraiment de tester les différentes hypo-
due à... On l’ignore encore. thèses étiologiques. Ils sont coûteux, mais c’est le
Depuis une vingtaine d’années, on a publié plus prix à payer pour vaincre la maladie d’Alzheimer.
de 50 000 articles scientifiques sur les aspects fonda- Face à l’inquiétude que soulève aujourd’hui le
mentaux et physiopathologiques de cette maladie. fait d’apprendre qu’un proche est atteint de cette
Ce qui a permis d’émettre plusieurs hypothèses étio- maladie, on se doit d’informer sur les recherches
logiques, et le nombre d’essais thérapeutiques ne en cours. La recherche avance – trop lentement
André DELACOURTE cesse d’augmenter. Mais les chercheurs sont confron- pour les personnes touchées par la maladie aujour-
est directeur de recherche tés à deux questions essentielles : quelles sont les d’hui – et il faut concentrer nos efforts sur la
dans l’Unité INSERM 837, causes de la mort neuronale et comment peut-on recherche d’un traitement qui permettra de vain-
Maladies neurodégénératives améliorer les modèles animaux ? En effet, les modè- cre la maladie. Les connaissances actuelles indi-
et mort neuronale, à Lille. les cellulaires et animaux de la pathologie humaine quent que c’est possible. ◆

70 © Cerveau & Psycho - N° 26


Dubois 26/02/08 18:36 Page 71

DOSSIER : LA MALADIE D’ALZHEIMER


Parce qu’une prise en charge psychologique, comportementale
et médicamenteuse précoce permet de gagner quelques années
en bonne santé dans la course que le patient livre contre la maladie,
il est indispensable de savoir reconnaître les tout premiers signes.
Désormais, les médecins disposent de marqueurs biologiques
spécifiques et de l’imagerie médicale.

Vers un diagnostic
spécifique et précoce
Bruno DUBOIS

1. Les souvenirs représentent


parfois le seul monde
des personnes atteintes
de la maladie d’Alzheimer.
Evgeny V. Kan / Shutterstock

© Cerveau & Psycho - N° 26 71


Dubois 26/02/08 18:36 Page 72

a maladie d’Alzheimer est encore définie corps de Lewy (le malade présente des troubles de

L aujourd’hui comme une démence dégé-


nérative. Dans le vocabulaire médical, le
terme de démence n’a pas le même sens
que dans le langage courant : il s’agit non
pas de folie ou de déraison, mais d’un état de
dépendance ou de perte d’autonomie. Est qualifié
de dément un sujet qui ne peut plus se prendre en
l’attention, une confusion, souvent des halluci-
nations), la démence frontotemporale (associée à
des comportements jugés bizarres, une apathie)
ou la démence vasculaire (déficits neurologiques,
voire paralysie partielle). Même si la maladie d’Al-
zheimer représente quelque 70 pour cent des cas
de syndrome démentiel, comment le médecin peut-
charge. On évalue cette perte d’autonomie en inter- il diagnostiquer avec certitude cette maladie,
rogeant le patient et son entourage. Le clinicien notamment lorsqu’elle en est à son début ? Quels
estime, par exemple, sa capacité à se déplacer seul, sont les critères utilisés pour le diagnostic de la
à utiliser les transports en commun, à prendre seul maladie d’Alzheimer ?
ses médicaments, etc.
La maladie d’Alzheimer commence habituel-
lement par des troubles de la mémoire portant Comment poser
sur le rappel des faits qui se sont passés dans les
heures ou les jours précédents ; puis viennent des
un diagnostic fiable ?
difficultés d’orientation dans le temps et dans Poser un diagnostic précis et spécifique est un
l’espace, un manque de mots qui rend le discours enjeu majeur de santé publique. Toutes les études
moins compréhensible, une difficulté à réaliser montrent que même si l’on ne sait pas guérir la
certains gestes pourtant bien connus ou à recon- maladie d’Alzheimer, en faire un diagnostic précoce
naître les visages familiers. Simultanément s’ins- et aider les malades à conserver un tissu social en
tallent des troubles du comportement qui peuvent freinent la progression. À cela, une condition :
se manifester par une apathie, parfois de l’agres- prendre en charge le malade le plus tôt possible.
sivité envers l’entourage, parfois encore des épiso- Il est donc essentiel de savoir distinguer une maladie
des de délire. L’ensemble de ces troubles reten- d’Alzheimer des autres types de démence. Nous
tit plus ou moins rapidement sur l’autonomie du allons voir ici que l’on dispose aujourd’hui de
patient (voir le tableau ci-dessous). plusieurs moyens de dépister cette maladie à ses
Toutefois, des patients peuvent présenter des débuts : des tests cognitifs, des marqueurs biolo-
pertes de mémoire, une perte d’autonomie, voire giques et une imagerie cérébrale caractéristique
des comportements agressifs, sans qu’il s’agisse (nous y reviendrons).
pour autant d’une maladie d’Alzheimer. C’est le Cette maladie est définie sur le plan clinique
cas de diverses maladies, telles que la démence à par l’association de troubles cognitifs et compor-
tementaux caractérisant un syndrome démentiel.
Le diagnostic ne peut être porté avec certitude que
lors d’un examen histologique du cerveau prati-
LES PRINCIPALES ÉTAPES DE LA MALADIE qué post mortem : on constate alors les lésions
caractéristiques de la maladie, à savoir une perte
Stade léger : de neurones, la présence de plaques séniles et des
– Défaillances de mémoire : les informations nouvelles sont mal ou pas dégénérescences neurofibrillaires (voir Le cerveau
mémorisées ; malade à la loupe, page 60).
– Difficulté à trouver ses mots ; En l’absence de marqueur biologique spécifique,
le diagnostic clinique de la maladie d’Alzheimer
– Désorientation dans l’espace, surtout dans les environnements nouveaux ;
reste souvent plus une présomption qu’une certi-
– Désorientation dans le temps ; tude. Ce diagnostic repose sur une démarche en deux
– Perte d’intérêt pour ce qui l’entoure, perte d’initiative et de motivation ; temps : le médecin met en évidence un syndrome
– Agitation, voire légère agressivité. démentiel, puis il trouve des signes spécifiques de
la maladie. Le manuel diagnostique et statistique
Stade modéré : des troubles mentaux, le DSM IV, qui tente de réper-
– Troubles plus marqués de la mémoire à court terme ; torier toutes les maladies mentales et de les décrire
– Les difficultés à parler et à comprendre augmentent ; le plus précisément possible, a proposé une série de
– Difficultés dans les actes de la vie quotidienne ; critères permettant de diagnostiquer une démence :
il s’agit de troubles de la mémoire et de perturba-
– Désorientation dans les espaces familiers, tel l’appartement ;
tions d’au moins une autre fonction cognitive
– Oubli de l’heure, de la date, de la saison, de l’année ; (langage, reconnaissance des objets, coordination
– Hallucinations, visions, délires possibles ; des gestes, par exemple) suffisamment marqués pour
– Accès d’agressivité. retentir sur les activités de la vie quotidienne.
Le diagnostic de syndrome démentiel établi,
Stade avancé : d’autres critères permettent de poser le diagnostic
– Troubles de la mémoire à long terme, oubli de sa propre histoire ; de maladie d’Alzheimer : installation progressive
– Ne prononce plus que quelques syllabes ; du syndrome démentiel et absence de maladie céré-
– Ne reconnaît plus ses proches ; brale ou systémique (générale) pouvant rendre
compte des troubles mnésiques et cognitifs. Globa-
– Les automatismes de l’alimentation (mâcher, avaler) peuvent disparaître ;
lement, ces critères sont très sensibles (ils indi-
– Incontinence possible ; quent bien une démence), mais ne sont pas spéci-
– Perte totale d’autonomie ; fiques de la maladie d’Alzheimer. En observant le
– Faiblesse et risques d’infections augmentés. cerveau des patients après leur décès, on constate
que près d’une fois sur quatre le diagnostic était

72 © Cerveau & Psycho - N° 26


Dubois 26/02/08 18:36 Page 73

erroné (il s’agissait bien d’une maladie d’Alzhei-


mer, mais elle n’avait pas été diagnostiquée ou, au
contraire, le patient n’était pas atteint d’une maladie
d’Alzheimer alors que c’était le diagnostic posé).
Une telle erreur de diagnostic peut avoir des consé-
quences néfastes, parce que la prise en charge théra-
peutique et comportementale est inadaptée.

En France, un impact sous-estimé


et un diagnostic tardif
Ces erreurs de diagnostic sont fréquentes en
France, où la maladie d’Alzheimer est notablement
sous-diagnostiquée. Seule la moitié des patients
est aujourd’hui identifiée, si l’on se réfère aux
données épidémiologiques disponibles. Plusieurs
facteurs expliquent cette insuffisance de diagnos-
tic. Ils sont liés au patient lui-même : une parti-
cularité de la maladie d’Alzheimer est qu’elle
entraîne assez rapidement un déni des troubles par

Happyneuron
le patient, c'est-à-dire une tendance du malade à
refuser de reconnaître son état. Les causes – encore
mal connues – qui sous-tendent ce déni font sans
doute intervenir des mécanismes de défense psycho- personnes âgées de 65 à 74 ans. Ces résultats mont- 2. Des tests spécifiques
logique, mais ils résultent plus probablement de rent que quatre malades sur cinq après 80 ans permettent au médecin
lésions des régions frontales, impliquées dans la n’ont pas accès aux procédures diagnostiques de déterminer si le patient
métacognition, c’est-à-dire dans la capacité à recommandées officiellement, soit parce qu’ils interrogé est atteint ou
évaluer ses propres performances. n’ont pas eu recours au système de soins, soit parce non de la maladie
L’entourage joue également un rôle primordial qu’ils ne se sont pas plaints au médecin de trou- d’Alzheimer. Ils reposent
dans cette sous-estimation : on considère souvent bles cognitifs. D’autres études ont montré que seuls sur la mémorisation de
que la démence est inéluctablement associée au 40 pour cent des patients consultent pour la formes telles celles
vieillissement. Or le vieillissement cérébral est seule- première fois à un stade de démence légère. présentées ici ou sur
ment responsable d’une diminution de la vitesse Ainsi, en France, le diagnostic – quand il est la mémorisation de mots
de traitement de l’information ou de troubles de porté – l’est souvent tardivement. Si le délai entre ou de petites histoires.
l’attention, mais il ne retentit pas sur les activités le début de la démence et le diagnostic est de 20 mois Selon les réponses,
quotidiennes ou l’insertion sociale des sujets. De en moyenne au niveau européen, il est de dix mois le médecin sait si c’est
surcroît, trois personnes sur quatre considèrent pour l’Allemagne, mais de 24 mois pour la France ! la phase d’encodage
– en partie à tort – que les traitements de la démence Or le retard du diagnostic est préjudiciable pour (déficiente chez les
ou de la maladie d’Alzheimer sont inefficaces. Tous trois raisons principales : si la maladie d’Alzhei- malades Alzheimer),
ces paramètres expliqueraient que les proches ne mer reste incurable, il est possible d’en freiner les celle de stockage ou
cherchent pas à savoir de quoi souffre une personne symptômes. Il existe aujourd’hui des médicaments le rappel des souvenirs
qui commence à manifester des troubles de la dont l’efficacité a été démontrée par des études qui est concerné.
mémoire ou un comportement inhabituel. bien conduites. Ces médicaments sont d’autant plus
Les médecins eux-mêmes ont une part de respon- efficaces qu’ils sont prescrits tôt. Les patients doivent
sabilité : la maladie survenant surtout chez les donc être traités le plus vite possible. De plus, en
personnes âgées, il est parfois difficile de faire la dehors de ces traitements spécifiques, des médica-
part entre une pathologie dégénérative, le reten- ments psychotropes peuvent être également effi-
tissement de troubles sensoriels ou de pathologies caces sur les troubles du comportement et de l’hu-
multiples sur la cognition. De plus, la formation meur, les délires et les hallucinations observés au
des médecins généralistes a été longtemps insuffi- cours de la maladie et qui compliquent beaucoup
sante en ce qui concerne la maladie d’Alzheimer. la prise en charge au quotidien par l’entourage.
Il est vrai que le tableau clinique des personnes Un diagnostic précoce permet de prescrire rapi-
âgées de plus de 80 ans est souvent complexe, dement des médicaments et de prendre en charge
plusieurs pathologies étant intriquées : on estime le patient, ce qui améliore la qualité de vie des
qu’en moyenne ces personnes cumulent sept maladies malades et de leurs proches. Les problèmes spéci-
métaboliques et vasculaires. La diffusion des connais- fiques soulevés par la maladie sont alors mieux
sances améliorera l’implication des médecins géné- gérés : les capacités de l’entourage à faire face aux
ralistes, qui se demandent souvent si une médica- difficultés posées par la maladie d’un proche sont
lisation de la maladie contraignant le patient à quitter évaluées, et des aides sont proposées afin d’antici-
son milieu et ses repères ne risque pas de dégrader per les complications qui viennent immanquable-
encore davantage son état. ment émailler l’évolution de la maladie.
Dans l’étude dite des Trois Cités qui a commencé Souvent – nous l’avons souligné – le diagnos-
il y a quelques années à Dijon, Bordeaux et Mont- tic est posé alors que le stade de la démence est
pellier, sur les 201 sujets qui présentaient une déjà atteint. Ainsi, les patients qui présentent les
démence au début de l’étude, seuls 19 pour cent premiers symptômes de la maladie, mais qui n’ont
de ceux âgés de 80 ans ou plus avaient été adres- pas encore de démence, sont exclus du diagnos-
sés à un spécialiste, contre 55 pour cent pour les tic. Ces patients présentent un déclin cognitif léger

© Cerveau & Psycho - N° 26 73


Dubois 26/02/08 18:36 Page 74

qui ne perturbe pas leur autonomie : ils ne sont,


par conséquent, pas considérés comme ayant atteint
le stade de la démence. On qualifie ce stade de
trouble cognitif léger. Parce qu’il est nécessaire de
mieux identifier les patients qui risquent de déve-
lopper une démence de type Alzheimer, de
nouveaux critères ont été récemment proposés pour Sujet normal
distinguer, parmi plusieurs types de troubles cogni-

Marie-Odile Habert, Laboratoire d’imagerie fonctionnelle


tifs légers, le trouble cognitif léger de type Alzhei-
mer ou Alzheimer prodromal, c’est-à-dire les prémi-

Faculté de médecine Pitié-Salpêtrière - Paris 6


ces d’une maladie d’Alzheimer.
Ces dernières années, les chercheurs ont beau-
coup progressé dans la connaissance de la maladie
d’Alzheimer et des troubles de la mémoire qui lui
sont spécifiquement associés grâce à l’identifica-
tion d’autres démences dites non Alzheimer. En
effet, de nombreux syndromes de démence ont été
décrits, chacun résultant d’une dégénérescence
neuronale : il y a autant de maladies que de régions Personne atteinte
pouvant être atteintes par un mécanisme de dégé- de la maladie d’Alzheimer
nérescence. En éliminant des maladies pouvant
présenter des symptômes proches de ceux d’un
malade Alzheimer, mais dont la cause est diffé- tests contrôlant les trois phases de la mémorisa-
rente, les neurologues ont réduit l’apparente hété- tion. Ainsi la mémoire implique une phase d’en-
rogénéité de la maladie d’Alzheimer, autrefois registrement (ou encodage), une phase de stockage,
confondue avec d’autres maladies dégénératives. où l’information perçue est transformée en trace
Dans cette recherche de critères spécifiques de la mnésique (elle est gravée dans le « disque dur ») et
maladie d’Alzheimer, trois approches sont utiles : une phase de récupération (également nommée
la mise au point de tests évaluant spécifiquement phase de rappel) durant laquelle l’information
les troubles de la mémoire au début de la maladie stockée est rappelée à la conscience. Grâce à divers
d’Alzheimer, l’identification de marqueurs biolo- tests, les cliniciens déterminent si un trouble du
giques spécifiques et l’imagerie cérébrale. rappel résulte d’une anomalie de l’encodage, du
stockage ou de la récupération. Or on sait qu’un
déficit de la mémoire épisodique dans la maladie
Vers une nouvelle définition d’Alzheimer est lié principalement – et surtout au
de la maladie début – à un défaut de mise en mémoire, résultant
d’une atrophie de l’hippocampe. Les tests évaluant
Qu’apportent ces nouveaux critères que nous l’efficacité (ou l’inefficacité) de cette étape du proces-
allons expliciter ? Ils permettent une nouvelle défi- sus de mémorisation permettent de distinguer les
nition de la maladie d’Alzheimer, identifiable dès patients atteints de maladie d’Alzheimer, même au
le stade de déficit cognitif léger, c’est-à-dire avant stade très précoce, des sujets contrôles. Ce syndrome
le seuil de la démence. Pour que cette nouvelle amnésique peut être isolé ou associé à d’autres
définition ait un sens, il faut que les critères troubles cognitifs ou comportementaux.
diagnostiques utilisés aient une spécificité suffi-
Bibliographie sante, c’est-à-dire qu’ils soient assez précis pour
caractériser une maladie d’Alzheimer à l’exclu-
Les biomarqueurs
B. DUBOIS et al., Research sion de tout autre type de démence. Aujourd’hui, Outre ces tests de mémoire, on dispose aussi de
criteria for the diagnosis of cela devient possible. marqueurs biologiques spécifiques présents dans
Alzheimer's disease : revising Quels sont les nouveaux critères de recherche le liquide céphalo-rachidien (le liquide où baignent
the NINCDS-ADRDA criteria, actuellement proposés pour identifier la maladie le cerveau et la moelle épinière) : le peptide A bêta
in Lancet Neurol., vol. 6(8), d’Alzheimer quel que soit le stade de l’affection, et la protéine tau. On constate dès le tout début de
pp. 667-669, 2007. même au début (avant le seuil de démence) ? Ils la maladie des anomalies des concentrations de
N. KEMPPAINEN et al., sont essentiellement de quatre types : la mise en ces molécules : la concentration du peptide A bêta
Voxel-based analysis of PET évidence des caractéristiques spécifiques des trou- est diminuée et celle de la protéine tau est augmen-
amyloid ligand [11C]PIB bles de la mémoire épisodique, cette mémoire des tée. Certes, ces « biomarqueurs » sont encore du
uptake in Alzheimer disease,
in Neurology, vol. 67,
événements propres à l’individu et associés à un domaine de la recherche ou sont mis en œuvre par
pp. 1575-1580, 2006. contexte spatio-temporel bien défini ; une atrophie quelques centres experts, mais il est probable que,
de l’hippocampe visible à l’imagerie par résonance dans quelques années, ils seront accessibles dans
R. COLEMAN, Positron
magnétique, ou IRM (l’hippocampe est une struc- de nombreux centres.
emission tomography
diagnosis of Alzheimer's ture cérébrale impliquée dans la mémoire) ; une Jusqu’à présent, on savait identifier dans le
disease, in Neuroimaging modification de certains biomarqueurs dans le liquide céphalo-rachidien des marqueurs de démen-
Clin. N. Am., vol. 15(4), liquide céphalo-rachidien ; un métabolisme céré- ces non Alzheimer (les signes d’une maladie inflam-
pp. 837-846, 2005. bral anormal révélé par la neuro-imagerie. matoire, par exemple), mais on ne disposait pas
B. DUBOIS et M. ALBERT, Comment met-on en évidence le trouble inau- de marqueurs spécifiques de la maladie d’Alzhei-
Amnestic MCI or prodromal gural de la mémoire épisodique ? Pour que ce trou- mer. Avec le peptide A bêta et la protéine tau, c’est
Alzheimer's disease ?, in ble, rapporté par le malade ou par son entourage, aujourd’hui possible. En effet, diverses analyses
Lancet Neurol., vol. 3(4), soit considéré comme un critère fiable, il doit être réalisées sur plusieurs milliers de personnes attein-
pp. 246-8, 2004. installé depuis plus de six mois et confirmé par des tes de maladie d’Alzheimer et des centaines de

74 © Cerveau & Psycho - N° 26


Dubois 26/02/08 18:36 Page 75

b c d

Centre de NeuroImagerie de Recherche, Groupe Hospitalier Pitié-Salpêtrière


Stéphane Lehéricy, Service de Neuroradiologie et
sujets contrôles montrent que les concentrations bolique en TEP est efficace pour distinguer les patients 3. La neuro-imagerie
du peptide A bêta et de la protéine tau permettent Alzheimer de ceux atteints de démence à corps de fournit des informations
de distinguer de façon très spécifique les person- Lewy, lorsque l’imagerie inclut le cortex visuel asso- qui permettent au médecin
nes atteintes de maladie d’Alzheimer. ciatif. En revanche, la méthode ne permet pas de de diagnostiquer
L’imagerie cérébrale est le troisième critère auto- distinguer parfaitement une maladie d’Alzheimer une maladie d’Alzheimer
risant un diagnostic précoce et spécifique de la d’une démence fronto-temporale ou d’une démence à un stade précoce,
maladie d’Alzheimer. Jusqu’à présent, la neuro- vasculaire. La fiabilité diagnostique pour le stade ce qui autorise une prise
imagerie avait pour rôle principal de proposer un prédémentiel de la maladie d’Alzheimer est de l’or- en charge plus efficace
diagnostic par élimination : si, en présence de trou- dre de 75 à 84 pour cent. Cette fiabilité est nota- du malade. Ici on observe
bles de la mémoire, l’IRM ne décelait pas de lésions blement améliorée lorsque l’hypométabolisme est des images caractéristiques
cérébrales (lésions vasculaires, tumeurs, hydrocé- conforté par les résultats aux tests de mémoire. de ce stade précoce.
phalie), alors on posait le diagnostic de maladie Il faut aussi tenir compte de la contribution En TEMP, on constate
d’Alzheimer. Aujourd’hui, la neuro-imagerie ne diagnostique, encore en cours d’évaluation, de une hypoperfusion du
doit plus fournir un diagnostic par élimination nouvelles techniques de TEP. Ainsi, on dispose cortex associatif
(c’est une maladie d’Alzheimer puisque ce n’est pas aujourd’hui de molécules radioactives – des ligands – (a, flèches), c’est-à-dire
une lésion vasculaire, une tumeur, etc.), mais elle qui se fixent sur le peptide A bêta de sorte que l’on une diminution de l’apport
doit donner des arguments en faveur de la maladie peut visualiser les lésions de la maladie. Deux études de sang. En IRM, on suit
d’Alzheimer. On connaît les structures cérébrales rétrospectives sur des patients atteints d’un déficit l’évolution du volume
qui dégénèrent dans la maladie – l’hippocampe, le cognitif léger suggèrent que l’hypoperfusion des de l’hippocampe, structure
cortex entorhinal et les amygdales cérébrales. L’atro- régions temporo-pariétales et du precuneus permet essentielle pour la
phie doit donc être observable à l’IRM, voire quan- de distinguer des patients atteints de la maladie mémoire. L'hippocampe (b,
tifiée par analyse du volume de la région atteinte. d’Alzheimer au stade prédémentiel avec une fiabi- entouré en blanc) s'atrophie
Ces techniques distinguent les patients atteints de lité supérieure à 80 pour cent. lors des examens successifs
maladie d’Alzheimer d’un groupe témoin de même Ces critères sont encore aujourd’hui du domaine réalisés après un an (c)
âge ou de groupes de patients présentant des démen- de la recherche. Toutefois, ils traduisent une évolu- et deux ans d'évolution (d).
ces de type non Alzheimer. tion des idées concernant la maladie d’Alzheimer.
Jusqu’à aujourd’hui, elle était considérée comme
L’apport de l’imagerie une démence parce que diagnostiquée à ce stade.
Cette approche était justifiée par le fait que le
Deux autres méthodes d’imagerie donnent des diagnostic, reposant essentiellement sur des
informations intéressantes : la TEMP (la tomogra- éléments cliniques, était difficile surtout dans les
phie à émission monophotonique) et la TEP (la tomo- tout premiers stades. Les progrès dans la connais-
graphie par émission de positons). Ces deux métho- sance de la maladie, la mise au point de nouveaux
des fournissent un profil métabolique spécifique, outils en neuro-imagerie ou des biomarqueurs, la
offrant un aperçu du fonctionnement du cerveau. sensibilisation plus forte du milieu neurogéria-
Ainsi, en TEP, on constate un hypométabolisme (un trique à la problématique de la maladie, la perspec-
fonctionnement moins efficace que la normale) tive de disposer bientôt de médicaments qui pour-
dans les régions temporo-pariétales bilatérales ou raient ralentir le processus pathologique expliquent Bruno DUBOIS,
au niveau de la région cingulaire postérieure ; en la tendance actuelle à vouloir identifier la maladie professeur des universités
TEMP, on observe une diminution de la perfusion avant le stade de démence. et praticien hospitalier,
(l’apport de sang) de ces mêmes régions (voir la Avec les outils aujourd’hui à notre disposition, dirige le Centre
figure 3). Une analyse rassemblant neuf études a nous pouvons identifier la maladie d’Alzheimer aux des maladies cognitives
montré que le profil métabolique en TEP permet de stades initiaux, prédémentiels. Le syndrome de trou- et comportementales,
discriminer les patients atteints de maladie d’Al- ble cognitif léger devrait alors être réservé aux seuls et l’unité INSERM U 610,
zheimer de sujets contrôles avec une très bonne patients pour lesquels un diagnostic de maladie d’Al- à l’Hôpital de la Pitié-
sensibilité et une bonne spécificité. Le profil méta- zheimer n’aura pu être établi avec certitude. ◆ Salpêtrière, à Paris.

© Cerveau & Psycho - N° 26 75


Dieguez article 25/02/08 12:33 Page 76

La maladie d’Alzheimer décompose le soi. Souvenirs, perception


ART ET PATHOLOGIE du temps et de l’espace, s’effritent progressivement.
Le peintre William Utermohlen s’est fait le témoin de l’évolution
de sa propre maladie, en peignant jusqu’au bout des autoportraits
qui reflètent le basculement de l’artiste dans l’oubli.

Autour d’une œuvre

William Utermohlen :
autoportrait du néant
Sebastian DIEGUEZ

a maladie d’Alzheimer est, pour beau-

L coup, synonyme de détérioration, de Autoportrait de 1996


déchéance et d’anéantissement. L’indi- L’auteur a réalisé ce portrait à l’âge de 60 ans.
vidu tel que les autres l’ont connu finit La maladie avait déjà été diagnostiquée, mais le
par disparaître. Mais ce sont là les signes peintre disposait encore de ses capacités d’exé-
d’un syndrome déjà bien avancé. Durant les cution. Malgré tout, si l’on inspecte de près les
premiers stades de la maladie, qui laisse en toiles des années précédentes, on y distingue
moyenne dix ans d’espérance de vie à compter du déjà quelques motifs précurseurs de la maladie.
premier diagnostic, le patient vit le paradoxe d’être Non seulement la perspective tend à « s’aplatir »
globalement maître et conscient de lui-même tout – certains objets penchent exagérément de côté
en sachant qu’inéluctablement ses capacités cogni- et les décors s’appauvrissent –, mais surtout le
tives vont décliner. Il ignore seulement quand. peintre se représente de manière distante, déta-
D’un point de vue humain et social, le résultat de ché des autres personnages, comme éloigné de
ce fléau est désastreux. Toutefois, d’un point de son environnement immédiat. Cet autoportrait
vue scientifique, la maladie d’Alzheimer offre non ne peut donc pas être considéré comme une
seulement un redoutable défi, mais également des production entièrement « normale », surtout
indices précieux sur les bases neurologiques des comparé à de plus anciens tableaux.
fonctions cognitives, dont la mémoire et le sens Il peut toutefois faire office de référence pour
du soi ne sont pas des moindres. l’examen des œuvres ultérieures. Si la structure
Si les tests neuropsychologiques et les analyses
est globalement préservée, on décèle tout de
du tissu cérébral ont fait accomplir des progrès
considérables à notre compréhension de la mala- même des imprécisions ; les proportions du visage
die ces dernières années, les publications scien- produisent un étrange aspect oblique, comme
tifiques manquent souvent d’informations sur le subtilement distordu. Les couleurs sont pauvres,
vécu personnel de ces malades. Quel est l’effet de peu recherchées et approximativement posées.
se voir disparaître jour après jour, soi-même ainsi On perçoit comme une inquiétude, ou une
que sa propre histoire ? Même si de nombreux certaine menace dans le regard. Ce personnage
patients n’ont qu’une conscience vague du mal placé derrière une vitre est une forme d’au revoir
qui les ronge — ce qui constitue probablement l’un au double qui déjà lui échappe, à celui qu’il ne
des seuls aspects positifs de l’amnésie —, il est reconnaît plus tout à fait comme lui-même.
indéniable qu’une meilleure connaissance de la

76 © Cerveau & Psycho - N° 26


Dieguez article 25/02/08 12:33 Page 77

Autoportrait 1 1996 / Galerie Beckel Odille Boïcos, Paris

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Dieguez article 25/02/08 12:33 Page 78

Autoportrait vert de 1997


Ici apparaissent des traits plus grossiers et des
surfaces frustes. La profondeur est totalement
absente, les éléments du visage sont mal placés et
mal proportionnés. L’arrière-fond, complètement
noir, semble situer le peintre dans un monde sans
repère. L’adieu à soi-même semble s’étendre à un
adieu au monde entier et à la vie. Honte face à sa
propre incapacité et tristesse infinie se dégagent
de ce tableau.

maladie d’Alzheimer telle qu’elle est vécue de l’in-


térieur devrait permettre de mieux entourer ces
malades et peut-être de mieux gérer certaines
manifestations émotionnelles typiques, telles que
Autoportrait vert 1997 / Galerie Beckel Odille Boïcos, Paris

la dépression ou l’agressivité. Aujourd’hui, l’on


dispose de nombreux témoignages de malades ou
de leurs proches, qui détaillent ce voyage diffi-
cile vers l’oubli. Ces témoignages sont autant de
sources d’information précieuses pour le clini-
cien. L’une des observations les plus fascinantes
à ce sujet est sans aucun doute celle du peintre
américain William Utermohlen.

La lente descente vers l’oubli


Sa série d’autoportraits effectuée au cours de
sa maladie a été popularisée dans de nombreuses
expositions ces dernières années, dont une à la
Cité des sciences à Paris en septembre dernier.
Utermohlen est mort en 2007, après plus de dix
années de descente dans la maladie. Il a peint
aussi longtemps qu’il a pu. Si ses dernières
productions l’ont rendu célèbre dans le
monde entier, l’ensemble de l’œuvre et l’évolu-
tion de ce peintre présentent également un grand
intérêt. Né aux États-Unis en 1933, il y suit une
éducation artistique rigoureuse et classique, avant
de se tourner vers l’Europe et finalement de s’ins-
taller à Londres. Il y réalise des portraits, des
scènes de Londres et de Philadelphie, où il vécut
quand il était enfant, ainsi que des toiles plus
ésotériques et psychédéliques. Il expose ses
œuvres dès 1963, et sera rattaché aussi bien au
courant figuratif de l’école de Londres des
années 1960, qu’au réalisme américain d’avant-
guerre. La dernière série de toiles créées avant
la maladie marque une charnière, que sa femme
interprète comme le premier signe, ou peut-être
une prémonition, de sa maladie à venir. Ces
Conversation Pieces sont des scènes de la vie
intérieure, où le peintre se représente avec ses
amis, discutant autour d’une table.
Autoportrait 1998 / Galerie Beckel Odille Boïcos, Paris

Autoportrait de 1998
Ici, des éléments plus abstraits et colorés sont
réintroduits. Toutefois, le visage devient méconnais-
sable. Les surfaces s’épaississent, les traits semblent
se multiplier dans une tentative désespérée d’atteindre
un objectif qui, le temps de l’exécution de la toile, a
probablement déjà été oublié.

78 © Cerveau & Psycho - N° 26


Dieguez article 25/02/08 12:33 Page 79

En 1995, William Utermohlen apprend qu’il est l’autoportrait représente un genre à part, d’une
atteint de la maladie d’Alzheimer. En réalité, les exigence peu commune. À plusieurs titres, la pratique
premiers troubles, détectés par sa femme et ses de l’autoportrait est fructueuse non seulement pour
proches, auraient été présents dès 1991. Après le l’artiste, qui selon la tradition classique voit là un
verdict des médecins, il refuse cependant de se passage obligé pour devenir portraitiste, mais aussi
laisser abattre, et entreprend d’explorer sa propre pour le psychologue et le neuroscientifique. En effet,
maladie à travers le prisme de l’art. Une démarche à bien y réfléchir, l’impression matérielle de sa propre
qui, on le verra, peut être qualifiée de quasi expé- image corporelle sur un support n’est pas une mince
rimentale. La maladie d’Alzheimer étant souvent prouesse. L’artiste, qu’il se serve ou non d’un miroir,
considérée comme une dissolution du soi et de doit utiliser sa mémoire visuelle, convertir ses repré-
l’identité, la volonté du peintre est fascinante pour sentations imagées en ordres moteurs, transmettre
un neuroscientifique. De plus, on dispose d’infor- l’intention gestuelle à un outil qui ne fait pas partie
mations cliniques et radiologiques sur l’avancée de son corps (le pinceau) et enfin appliquer la pein-
de sa maladie, publiées par Sebastian Crutch et ture tout en étant capable de corriger en temps réel
ses collègues, de l’Institut de neurologie de Queen le résultat produit. S’ajoute à cela la nécessité de
Square à Londres, qui ont pu suivre l’artiste au garder à l’esprit le résultat final, et donc de respec-
cours de sa maladie. ter les proportions, formes, couleurs et luminosité
choisies au départ.
Enfin et surtout, l’autoportrait exige au plus
La dissolution haut point la faculté de s’extraire de son propre
des représentations spatiales point de vue – le sujet étant le peintre lui-même –
en maintenant un angle visuel opposé au sien
En ce centenaire de la première description du propre et, selon le talent particulier de l’artiste,
syndrome isolé par Aloïs Alzheimer, nous pouvons d’attribuer une composante émotionnelle et psycho-
compter sur des avancées considérables dans la logique qui ne coïncide pas nécessairement avec
compréhension des processus génétiques, molé- celles qu’il ressent au moment de peindre.
culaires, neuronaux, environnementaux et cogni- Il n’est déjà pas facile de parler de soi avec
tifs qui sont impliqués dans la démence dégéné- goût et justesse. La difficulté de se peindre est
rative qui porte son nom. Même si un traitement encore supérieure, car la possibilité de se mentir
définitif n’est pas disponible aujourd’hui, on
comprend mieux les caractéristiques de la mala-
die et son évolution. Si la détérioration de la
mémoire est le trait le plus redouté et le plus connu
de cette maladie, on oublie parfois que les autres
facultés mentales ne sont pas épargnées, et que
la maladie ne frappe pas uniquement les personnes
du troisième âge. Parmi les premiers symptômes
débilitants, on relève notamment la dissolution
des représentations spatiales et des compétences
dites « visuoconstructives ».
De tels troubles précoces ne passent pas inaper-
çus chez les patients encore en activité, dont la
profession ou le mode de vie reposent parfois en
grande partie sur la maîtrise de ces aptitudes.
Aussi chevronnés qu’ils aient été, architectes,
artistes, scientifiques, mécaniciens ou bricoleurs
du dimanche peuvent soudain bâcler leurs produc-
tions, mettre plus de temps à les réaliser ou
commettre des erreurs de débutant. Ces capaci-
tés n’ont pas été épargnées chez William Uter-
mohlen. Malgré le handicap que cela représente
pour un peintre, Utermohlen s’attaquera à l’un
des genres les plus périlleux : l’autoportrait.
Il s’agit ici de bien apprécier la gageure que s’est
lancée Utermohlen. Et aussi, de comprendre à quel
point les transformations de sa peinture reflètent
Autoportrait à l’huile (1999) / Galerie Beckel Odille Boïcos, Paris

les transformations psychiques de l’auteur. En effet,

Dernier autoportrait à l’huile de 1999


Dans sa dernière utilisation de la technique à
l’huile, Utermohlen n’obtient plus aucun résultat.
Non seulement le tableau reste inachevé, mais le
peu qui en avait été réalisé, visible dans une struc-
ture d’ensemble vaguement identifiable à un visage,
a été volontairement effacé par l’artiste.

© Cerveau & Psycho - N° 26 79


Dieguez article 25/02/08 12:33 Page 80

Autoportrait du 30 août 2000


Ce dessin au crayon, signé et daté de l’auteur,
représente l’une des dernières tentatives artis-
tiques avant l’arrêt total de sa productivité. Si
l’image est méconnaissable, on peut penser que
l’auteur a suivi la trace des précédentes réalisa-
tions. Avec du recul, on voit que la structure suit
bien celle des toiles des années 1997, 1998 et
1999. Si la créativité et la technique se sont éteintes,
il reste la volonté d’essayer, ne serait-ce qu’en
copiant les tentatives passées. Seulement, tous les
éléments internes se superposent et le résultat
devient inhumain.

servateur reconnaît dans la toile une sensation fami-

Erased self-portrait 30 août 2000 / Galerie Beckel Odille Boïcos, Paris


lière. L’autoportraitiste ne réalise pas seulement un
geste technique, que l’on pourrait juger selon tel
ou tel critère de réussite. Il affirme plus directement
que le temps d’une peinture, il a essayé de se regar-
der, de se confronter à lui-même, de prendre le recul
nécessaire pour se faire face, ou faire le point sur
qui il est ou ce qu’il est devenu. À sa façon, chacun
d’entre nous entre – ou tente d’entrer – dans cette
démarche à diverses étapes de sa vie.
William Utermohlen, lui, comme beaucoup de
patients atteints de la maladie d’Alzheimer, s’y est
senti acculé. Pour le meilleur ou pour le pire, l’an-
nonce précoce du diagnostic, rendue possible par le
progrès scientifique, a contraint le patient à cet exer-
cice déstabilisant, auquel on se plie généralement à
à soi-même se trouve fortement réduite. L’exer- contrecœur, quand on n’en confie pas le soin à
cice demande avant tout de la sincérité. d’autres. Son effort signe aussi une volonté de persis-
En un sens, l’autoportrait constitue l’un des exploits ter dans le temps, de figer une identité présente
les plus remarquables de l’esprit humain, la simple comme pour résister à l’inéluctable compte à rebours.
capacité de se reconnaître dans un miroir n’étant Observons plus attentivement le résultat de la
déjà guère répandue dans le règne animal (elle se douloureuse entreprise de William Utermohlen. Le
manifeste aussi chez certains chimpanzés et orangs- neurologue anglais S. Crutch et ses collègues ont
outans – plus rarement chez les gorilles – et de mis en parallèle l’évolution de sa maladie et de
manière encore controversée chez le dauphin et l’élé- ses autoportraits. La mise en relation chronolo-
phant). En outre, les ressources cognitives requises gique des résultats aux tests neuropsychologiques
pour convertir la reconnaissance visuelle en une et des portraits est frappante. À 65 ans, date de
image externalisée de soi sont probablement le témoi- l’autoportrait de 1998, l’ensemble des fonctions
gnage de mécanismes uniques acquis par le cerveau cognitives sont perturbées. Les clichés d’imagerie
humain. Outre l’art, la philosophie, les institutions cérébrale révèlent une atrophie généralisée du
culturelles et politiques au sens large, il est tout à cerveau, dans les deux hémisphères.
fait fondé de voir dans l’autoportrait la quintessence Comment peut-on expliquer cette quête de soi,
de la spécificité humaine, intégrant tout ce qui, dans cette volonté de documenter, tout en y résistant,
Bibliographie le meilleur des cas, fait sa grandeur. Pourtant, d’un la fuite de sa propre identité ? Et pourquoi cette
point de vue éthologique et neurologique, on ne maladie semble-t-elle à ce point effacer la person-
R. L. BUCKNER et al., peut qu’être époustouflé par la complexité des méca- nalité elle-même ? Pour répondre à ces questions,
Molecular, structural, and nismes mis en jeu par cette pratique. il faut savoir que la détérioration du cerveau ne
functional characterization Plus prosaïquement, le scientifique et le critique se fait pas au hasard dans la maladie d’Alzhei-
of Alzheimer’s disease : d’art verront dans l’autoportrait une forme d’ex- mer. Certaines pistes de recherche, dont les travaux
evidence for a relationship pression stable de l’expression artistique, usant d’un de Randy Buckner, de l’Université de Harvard,
between default activity, modèle connu au sein d’un contexte restreint. Ce suggèrent que le réseau neuronal prioritairement
amyloid, and memory, in
Journal of Neuroscience, genre pictural offre l’avantage d’être comparable atteint, réunissant le lobe frontal médian et les
vol. 25, pp. 7 709-7717, d’une production à une autre chez un même peintre, régions pariétales et temporales internes, est à la
2005. ou d’un artiste à l’autre. L’intérêt augmente certes base d’une activité « par défaut » du cerveau.
lorsque l’on connaît bien l’artiste et sa vie, ses inten- Cette activité par défaut est celle du cerveau au
S. J. CRUTCH et al., Some
workmen can blame their tions présentes et passées. L’autoportrait gagne alors repos. Alors qu’on pourrait s’attendre à ce que
tools : artistic change in an en universalité, disant moins « Je » (il ne s’agit plus cette activité soit relativement faible, elle est para-
individual with Alzheimer’s d’attirer l’attention sur l’individu), que « Nous », en doxalement élevée. Notre cerveau consomme beau-
disease, in The Lancet, transcrivant l’interrogation de l’ensemble des êtres coup d’énergie lorsque nous nous contentons de
vol. 357, pp. 2 129-33, humains sur leur « moi », leurs origines et leurs ne rien faire, ou de laisser voguer nos pensées, et
2001. doutes. Artiste ou pas, connaisseur ou profane, l’ob- c’est précisément ce réseau qui entre en jeu.

80 © Cerveau & Psycho - N° 26


Dieguez article 25/02/08 12:33 Page 81

Coïncidence étonnante, le même réseau est mobi- neurones qui disparaissaient les uns après les autres.
lisé par l’évocation de souvenirs personnels ou de Combat perdu d’avance, certes, mais preuve aussi
projets futurs, ce que les psychologues appellent que la volonté peut survivre longtemps, et se substi-
la capacité à « voyager dans le temps par la pensée ». tuer autant qu’elle le peut à la perte des outils et
En supposant que ces corrélations soient plus du savoir-faire de l’artisan.
qu’une ressemblance superficielle, on comprend
mieux en quel sens les malades d’Alzheimer perdent
leur identité. Ce n’est pas simplement la mémoire
Une quête désespérée du soi
en général qui est perturbée, mais le sens même La réalisation d’un autoportrait était sans doute
de se sentir soi-même, d’être éveillé et situé dans l’exercice le plus difficile auquel Utermohlen
un temps qui est celui de sa propre histoire. Les pouvait se livrer. Il lui eut été sans doute plus
structures qui assurent notre temporalité et notre facile de peindre d’autres sujets que lui-même,
soi « par défaut » sont atteintes. La personne qui voire des objets. Mais ce soi est précisément ce
se trouve dans cette situation n’a plus ni passé ni qui semble atteint au premier chef par la maladie,
avenir. Elle est confinée dans un présent instable et l’autoportrait peut alors être une tentative de
et incompréhensible, et n’a plus les ressources le retenir en partie, ou au moins de tenir une sorte
pour s’y situer (la question de la perception du de chronique de cette fuite irrémédiable.
soi chez les malades fait actuellement débat, mais, Il ne s’agit, bien évidemment, que de spécula-
à un stade avancé de la maladie, cette perception tions. Ce qui nous reste d’Utermohlen n’est pas
est sans doute distordue). destiné à être quantifié et décortiqué, car un témoi-
Selon R. Buckner, ce réseau neuronal est parti- gnage n’est pas une expérience scientifique. En
culièrement vulnérable à la maladie d’Alzheimer revanche la rareté de tels cas et leur pouvoir de
parce qu’il s’agit précisément des structures les fascination doivent servir au chercheur de « pompe
plus utilisées au cours de notre vie mentale. Elles à intuition », selon l’expression du philosophe Daniel Sebastian DIEGUEZ
s’« useraient » plus vite, et deviendraient plus Dennett. À l’artiste, à l’amateur d’art, à nous tous est neuropsychologue
fragiles face aux plaques amyloïdes qui envahis- enfin l’œuvre d’Utermohlen rappelle la dure exigence au Laboratoire de
sent le cerveau au cours de la maladie. de l’antique injonction : « Connais-toi toi-même. » neurosciences cognitives
Dès lors, on comprend mieux le défi qu’a relevé Plus la réponse s’éloignait, plus ce peintre la cher- du Brain Mind Institute,
William Utermohlen. Son combat, à travers ses chait. Il a peut-être voulu rappeler que, pour beau- de l’École polytechnique
nombreux autoportraits, est un exemple héroïque coup d’entre nous, il est encore temps de mener fédérale de Lausanne,
de résilience face à l’implacable déterminisme des cette quête avec sérénité. ◆ en Suisse.

© Cerveau & Psycho - N° 26 81


Thibaut article 25/02/08 12:43 Page 82

NEUROBIOLOGIE
Les pédophiles ont-ils un cerveau « normal » ?
La structure cérébrale de ces personnes présente souvent
des particularités notables, mais de tels signes varient selon
les études réalisées, et selon les pédophiles !

Le cerveau pédophile
Florence THIBAUT

uel comportement sexuel peut être

Q qualifié de « normal » et quel autre


de « déviant » ? Cette question est
de plus en plus débattue. Même si
les normes sociales jouent un rôle
de premier plan, la psychiatrie a depuis long-
temps défini un certain nombre de dysfonc-
tionnements sexuels, dont les paraphilies. Ces
dernières sont caractérisées par la présence de
fantasmes ou de pratiques sexuelles déviantes,
inhabituelles ou bizarres, pouvant impliquer
diverses personnes non consentantes (exhibi-
tionnisme et certaines formes de viol), et dans
certains cas, des enfants.
Qui sont les pédophiles ? On en sait aujour-
d’hui davantage sur leurs agissements. Ils peuvent
avoir un intérêt exclusif pour les enfants et être
attirés par les garçons ou par les filles, voire par
les deux. Ceux qui sont attirés par les garçons
sont les moins nombreux et présentent le plus
fort risque de récidive. Il s’agit de prédateurs,
obsédés par leur désir sexuel, en recherche perma-
nente de victimes potentielles. Le nombre moyen
de victimes est estimé à 30 à 40 par sujet pédo-
phile au cours de sa vie entière. La pédophilie
commence souvent à l’adolescence.

Qui sont les pédophiles ?


Une question préoccupe les psychiatres :
comment devient-on pédophile ? S’agit-il d’un
problème biologique, d’une anomalie psychique ?
Dans cet article, nous évoquerons d’abord les
facteurs qui favorisent l’éclosion de la pédophi-
lie chez un individu, avant de nous pencher sur
d’éventuelles bases cérébrales de ce trouble. En
précisant que de telles bases cérébrales ne prou-
vent en rien que ces anomalies aient un fonde-
ment génétique.
Certains facteurs peuvent-ils favoriser l’appa-
rition de comportements pédophiles ? Tout
d’abord, le fait d’avoir été soi-même victime d’at-
touchements sexuels au cours de l’enfance (ce

82 © Cerveau & Psycho - N° 26


Thibaut article 25/02/08 12:43 Page 83

qui est le cas chez 30 pour cent des sujets abuseurs De telles études révèlent toute la difficulté
sexuels), mais aussi le fait d’être affecté d’un d’obtenir des résultats fiables en la matière. Les
retard mental (15 pour cent des cas). Dans ce observations de J. Cantor mériteraient d’être confir-
dernier cas, le sujet a alors tendance à recher- mées à l’aide de techniques d’imagerie fonction-
cher un partenaire beaucoup plus jeune avec nelle spécifiques de la mesure de la substance
lequel il se sent plus en confiance. blanche, telle l’imagerie par IRM de diffusion. En
Les facteurs environnementaux tels que l’édu- outre, les pédophiles étudiés formaient un groupe
cation, les événements de vie survenus dans l’en- assez hétérogène, constitué aussi bien de pères
fance (violences sexuelles ou physiques) sont incestueux que de pédophiles hétérosexuels, bien
actuellement suspectés de jouer un rôle dans le moins prédateurs dans leur comportement de
choix d’orientation sexuelle de type pédophile. recherche de victimes potentielles, et probablement
Les maladies mentales classiques (schizophrénie, différents des pédophiles homosexuels, plus « exclu-
psychose maniaco-dépressive…) sont en cause dans sivement » pédophiles dans leur choix d’objet sexuel.
seulement quatre pour cent des délits sexuels. Dans Pour ne rien arranger, les anomalies constatées
ces derniers cas, c’est alors le traitement spéci- dans l’étude ne s’accordent guère avec d’autres
fique de la pathologie mentale qui empêche les observations réalisées en ce domaine, qui parais-
troubles du comportement sexuel. Il peut égale- sent autrement sérieuses : ainsi, deux autres études,
ment s’agir, dans de rares cas, de maladies neuro- notamment de Kolja Schiltz et de ses collègues, de
logiques (un début de démence) ou de séquelles l’Université de Magdebourg en Allemagne, ont mis
de traumatismes crâniens… De nombreux spécia- en évidence une réduction du volume de l’amyg-
listes ont vainement tenté d’identifier des dysfonc- dale cérébrale droite chez 13 hommes pédophiles
tionnements hormonaux chez ces patients. (six ayant une pédophilie hétérosexuelle, trois une
Une étude ancienne fait état de fantasmes pédo- pédophilie homosexuelle et quatre une pédophilie
philes chez 15 à 20 pour cent des étudiants de sexe
masculin et deux à trois pour cent des étudiantes
d’une université californienne. Les fantasmes de
viol de femmes adultes sont également très répan-
dus dans la population générale masculine. Il exis-
terait donc chez les êtres humains un contrôle
cérébral de ces fantasmes considérés comme
déviants.
Certains chercheurs se sont ainsi attachés à
identifier ces dysfonctionnements cérébraux en
s’aidant des techniques actuelles d’imagerie céré-
brale. Les régions temporales (qui seraient asso-
ciées à des dysfonctionnements des besoins sexuels)
et les régions préfrontales (associées à une perte
de la maîtrise de soi, se traduisant par une désin-
hibition sexuelle) ont été particulièrement étudiées.

Anomalies
de la substance blanche
Récemment, le neurologue James Cantor et ses
collègues de l’Université de Toronto ont observé
une diminution du volume de la substance blanche
dans les régions temporales et pariétales droites
et gauches du cerveau de 44 hommes pédophiles,
incestueux ou non (les agressions ayant concerné
des filles dans 90 pour cent des cas), par compa-
raison avec 53 individus condamnés pour des
délits non sexuels. Les modifications observées
concernent deux faisceaux principaux de fibres
nerveuses, le faisceau arqué droit et le faisceau
supérieur fronto-occipital (voir la figure page 84).
Comment interpréter ces données ? C’est là
que la tâche se complique. Selon les auteurs, les
fibres de substance blanche connectent des
régions cérébrales impliquées dans le compor-
tement sexuel, notamment les aires visuelles
localisées dans le cortex occipital, et les aires
Stephanie Connell / Shutterstock

frontales responsables du contrôle des compor-


tements. Mal connectées, ces aires déclenche-
raient des comportements inappropriés. Quant
à savoir quel est le rôle précis de ces différentes
régions du cerveau dans le comportement sexuel,
il est trop tôt pour s’avancer.

© Cerveau & Psycho - N° 26 83


Thibaut article 25/02/08 12:43 Page 84

La pédophilie est associée à trois types d’anomalies, qui


Faisceau fronto-occipital varient selon les études réalisées : une atrophie des
faisceaux arqué et occipito-temporal, une atrophie de
l’amygdale cérébrale et un éventuel dysfonctionnement du
cortex orbitofrontal.

qu’un pédophile est conduit à consulter un


psychiatre. Chez les pédophiles exclusifs, des stra-
tégies de soins spécifiques doivent impérativement
être mises en œuvre. C’est ici que le traitement
hormonal trouve tout son intérêt. Chez ces sujets
à très haut risque de récidive (50 pour cent sur
dix ans), la durée de l’emprisonnement ne modi-
fie en rien les pulsions sexuelles déviantes. Actuel-
lement, environ 20 pour cent des condamnés incar-

Raphael Queruel
cérés dans les prisons françaises sont des auteurs
de délits sexuels, mais tous ne sont pas des pédo-
philes. Après la remise en liberté s’ouvre une période
à risque, le sujet étant à nouveau en contact avec
des victimes potentielles. Il doit donc impérative-
Amygdale cérébrale ment faire l’objet d’un accompagnement médical
Cortex spécifique et d’une vigilance judiciaire particu-
occipital Cortex orbitofrontal lière. Les rares équipes de soins prenant en charge
Faisceau arqué
ce type de délinquants ont presque systématique-
ment recours aux traitements hormonaux, même
lorsque les sujets bénéficient déjà de psychothé-
bisexuelle) comparativement à 15 témoins exempts rapies ou de thérapies comportementales.
de tout comportement criminel ou pédophile. Cette
anomalie pourrait apparaître précocement au cours
du développement cérébral (durant l’enfance, voire
L’intérêt du traitement chimique
la vie intra-utérine) en lien avec des facteurs envi- Le traitement hormonal (encore appelé trai-
ronnementaux ou hormonaux, notamment une tement antiandrogène ou castration chimique)
Bibliographie imprégnation hormonale inadéquate à des moments permettra alors, en agissant sur la testostérone
clés du développement cérébral, et elle pourrait d’origine testiculaire, d’empêcher la récidive dans
J. CANTOR et al., ultérieurement se traduire par des modifications de plus de 90 pour cent des cas, tant que le traite-
Cerebral white matter l’orientation sexuelle. ment est poursuivi, et au prix d’effets secon-
deficiencies in pedophilic L’amygdale cérébrale participe à la motivation daires mineurs. La testostérone est en effet le
men, in J. Psychiatr. Res.,
sexuelle et son activation dépendrait des expé- principal moteur des pulsions sexuelles chez
vol. 42, p. 167, 2007.
riences sexuelles passées. Située dans la région l’homme, stimulant certains centres de la moti-
K. SCHILTZ et al., Brain temporale, elle joue un rôle majeur dans la matu- vation sexuelle, tel l’hypothalamus.
pathology in pedophilic ration du comportement sexuel à l’adolescence Deux types de traitement antiandrogène sont
offenders : evidence of
volume reduction in the pour aboutir à une sexualité adulte, c’est-à-dire utilisés en Europe : l’acétate de cyprotérone (Andro-
right amygdala and related un intérêt pour la sexualité en général et l’appa- cur) qui n’est commercialisé que sous forme de
diencephalic structures, in rition d’un comportement visant à l’accouple- comprimés, et les analogues d’une hormone hypo-
Arch. Gen. Psychiatry, ment. Certains spécialistes ont décrit des compor- thalamique : la gonadolibérine GnRH (Décapeptyl
vol. 64, p. 737, 2007. tements sexuels anormaux (une hypersexualité, ou Enantone), commercialisées sous forme d’in-
F. THIBAUT et al., notamment) chez des sujets ayant présenté des jections intramusculaires mensuelles ou trimes-
Effect of a long-lasting lésions précoces dans la région temporale où se trielles, ce qui en garantit l’observance chez les
gonadotrophin hormone- situe l’amygdale cérébrale. sujets manipulateurs. Notre équipe a d’ailleurs
releasing hormone agonist publié en 1993 la première étude internationale
in six cases of severe male
paraphilia, in Acta
Un manque d’inhibition ? faisant état de l’excellente efficacité des analogues
de la GnRH dans une population de sujets pédo-
Psychiatrica Scandinavica, D’autres hypothèses sont en cours d’étude. philes et violeurs multirécidivistes.
vol. 87, p. 445, 1993. Parmi elles, celle d’un dysfonctionnement de Un détail important : ce traitement ne peut être
Site de la Fédération régions cérébrales comme le cortex orbito-fron- utilisé qu’avec le consentement du patient, dont
mondiale des sociétés de tal, pouvant conduire à l’absence d’inhibition de il transforme le comportement en quelques mois.
psychiatrie biologique : comportements sexuels inadaptés. En effet, le Les personnes traitées font part d’une disparition
www.wfsbp.org cortex orbito-frontal empêcherait certains de leurs pensées sexuelles et peuvent enfin mener,
comportements asociaux dans différentes situa- selon leurs propres termes, une « vie normale ».
tions : c’est lui, par exemple, qui permet de ne Elles se déclarent satisfaites de ce traitement qui
Florence THIBAUT pas prendre la fuite à l’idée de prononcer un les protège efficacement contre les récidives.
est professeur des discours en public, ou de ne pas se jeter sur la Pour aider les médecins à prescrire ces traite-
universités, praticienne première personne inspirant du désir sexuel. Le ments hormonaux, des recommandations inter-
hospitalière dans poids de l’éducation est décisif pour étayer le nationales seront publiées prochainement par la
le Service de psychiatrie fonctionnement de cette région cérébrale. Fédération mondiale des sociétés de psychiatrie
du CHU de Rouen, Unité Le plus souvent, c’est lors d’un passage à l’acte biologique et, fin 2008, en France, sous l’égide de
INSERM U 614. sexuel ayant des conséquences médico-légales, la haute autorité de santé. ◆

84 © Cerveau & Psycho - N° 26


Ludwig 25/02/08 12:41 Page 85

Peu avant les élections présidentielles, Nicolas Sarkozy soutenait

PHILOSOPHIE
que la pédophilie est innée, réflexion qui a déclenché
des débats nourris. La tempête passée, revenons sur quelques
arguments philosophiques avancés lors de cette controverse.

Quand la science
s’invite en politique
Pascal LUDWIG

article de Florence Thibaut est une nisme, qui nie la réalité de la Shoah, est une hypo-

L ’ excellente occasion de revenir à froid


sur un débat qui a fait rage au moment
des élections présidentielles de 2007 à
la suite de l’interview accordée par
Nicolas Sarkozy à Michel Onfray et publiée dans
Philosophie Magazine. Ce débat a été suscité par
une phrase de Nicolas Sarkozy, pour qui les
thèse de ce type : on n’a pas le droit de la défendre,
car il est parfaitement établi qu’il n’y a aucune
raison historique valable de remettre en question
l’existence de la Shoah, et qu’on peut donc inter-
préter légitimement une telle remise en question
comme une atteinte à la mémoire des victimes. Dans
une démocratie où la liberté de penser fait partie
comportements pédophiles ou la disposition à se des droits constitutionnels fondamentaux, ce genre
suicider seraient causés par des mécanismes innés. de situation reste cependant exceptionnel, et il est
À la remarque de M. Onfray : « Je pense que nous très rare que l’on puisse discréditer une opinion
sommes façonnés, non pas par nos gènes, mais simplement parce qu’on la considère insoutenable.
par notre environnement, par les conditions fami-
liales et socio-historiques dans lesquelles nous
évoluons », Nicolas Sarkozy avait répondu : « J'in-
L’épouvantail du biologisme
clinerais, pour ma part, à penser qu'on naît pédo- Les propos de Nicolas Sarkozy entrent-ils donc
phile, et c'est d'ailleurs un problème que nous ne dans cette catégorie étroite de l’opinion illégitime
sachions soigner cette pathologie. Il y a 1 200 ou pour des raisons de principe ? La question est
1 300 jeunes qui se suicident en France chaque importante, et elle dépasse le cadre de la campagne
année, ce n'est pas parce que leurs parents s'en électorale de 2007. Pourquoi serait-il en effet immo-
sont mal occupés ! Mais parce que, génétiquement, ral, ou illégal, de se demander si certains compor-
ils avaient une fragilité, une douleur préalable. » tements humains complexes – les comportements
Ces propos de celui qui allait devenir président suicidaires par exemple – sont en partie détermi-
de la République française ont suscité un tollé nés par des mécanismes innés ? Je vais examiner
dans le monde scientifique et intellectuel, dont la ici les principales objections qui ont été opposées
presse s’est très largement fait l’écho. Nombre de à l’hypothèse innéiste, et essayer de montrer qu’au-
personnalités ont réagi très négativement contre cune n’est recevable. Mais avant d’aller plus loin,
ces propos, alors que celles qui ont pris la défense je voudrais être parfaitement clair sur l’objectif de
souvent nuancée du point de vue innéiste exprimé la présente discussion. Mon but est uniquement de
par Nicolas Sarkozy ont été rarissimes. discuter des objections à la thèse innéiste, pas de
Ces réactions étaient-elles justifiées ? Les réac- défendre cette thèse par des arguments positifs. Il
tions outragées aux propos de Nicolas Sarkozy parues est bien évident qu’une thèse peut être fausse (et
dans la presse ne contestaient pas ses propos, mais c’est mon opinion), même si toutes les objections
leur déniaient toute légitimité. C’était comme si l’hy- proposées contre cette thèse sont mauvaises.
pothèse était condamnable en tant qu’hypothèse, On trouve sous de nombreuses plumes éminentes
indépendamment de sa vérité ou de sa fausseté. la thèse selon laquelle la position innéiste condui-
Il existe bien entendu des hypothèses illégitimes, rait nécessairement à l’eugénisme (si tout est géné-
dont on peut même dans certains cas considérer la tique, on pourrait « améliorer » l’espèce humaine
défense comme immorale ou illégale. Le négation- en éliminant les individus porteurs de maladies).

© Cerveau & Psycho - N° 26 85


Ludwig 25/02/08 12:41 Page 86

Ainsi le biologiste Jacques Testard soutient-il, dans rie scientifique ait des conséquences qui choquent
un article intitulé L’eugénisme au service du libé- nos convictions ou qui contredisent nos valeurs
ralisme, et publié dans Le Monde du 19 avril 2007, n’est pas une raison suffisante pour la rejeter.
que les propos de Nicolas Sarkozy, d’inspiration Dans le débat sur l’innéisme, c’est le détermi-
« scientiste », conduisent tout droit à la mise en nisme biologique qui fait figure d’épouvantail. Le
place d’une politique eugéniste. Robert Badinter, déterminisme biologique n’est pas une position très
s’est fait l’écho de la même accusation. précise, mais plutôt un ensemble de thèses, dont
On pourrait avoir envie de passer très vite sur l’unique dénominateur commun est que des aspects
de telles attaques, qui relèvent à la fois de l’argu- importants de la personnalité des individus ou de
ment ad hominem – rien dans ce que Sarkozy a l’organisation de la société sont d’une manière ou
dit n’implique qu’il prenne position vis-à-vis du d’une autre « déterminés » par la biologie humaine.
caractère souhaitable ou non d’une politique eugé- La relation entre la position innéiste et le détermi-
niste – et de l’amalgame. De tels arguments rappel- nisme biologique est complexe. Commençons par
lent les querelles anciennes sur la moralité des démonter un argument souvent avancé par les
athées : pour adopter une position aussi affreuse adversaires du déterminisme biologique : si les
que l’innéisme, il faut nécessairement avoir d’hor- tenants du déterminisme biologique avaient raison,
ribles motivations, eugénistes en l’occurrence. le libre arbitre ne pourrait pas exister ; or le libre
Pourtant, faut-il le rappeler, les motivations et la arbitre est une propriété essentielle de la personne
moralité d’un auteur n’ont strictement aucune humaine, et nier son existence revient à nier celle
influence sur la vérité de ses thèses. de la personne ; le déterminisme biologique, dont
Il y a néanmoins une idée juste et importante l’innéisme est un avatar, est donc erroné.
derrière l’accusation d’eugénisme, qui mérite discus-
sion : l’idée selon laquelle la biologie peut conduire
à une remise en question fondamentale de certaines Déterminisme biologique
de nos croyances les mieux établies et des prin-
cipes auxquels nous accordons le plus d’impor-
et libre arbitre réconciliés
tance. En effet, la biologie a des implications Un tel argument est inacceptable pour deux
sociales, morales et politiques importantes, mais raisons. À supposer que le déterminisme biolo-
Les hypothèses ces implications sont complexes. Elles méritent des gique contredise notre croyance en l’existence du
biologiques débats approfondis, et non l’anathème ou la mise libre arbitre et l’importance que nous lui accor-
actuelles laissent penser à l’index. Il faut surtout souligner que les décou- dons, cela ne constituerait pas une bonne raison
que les gènes jouent un vertes biologiques n’ont pas en elles-mêmes de de rejeter cette position. Il est possible, et même
rôle déterminant sur conséquences morales, politiques et sociales, mais assez probable, que le déterminisme biologique soit
le devenir d’un enfant. qu’elles en ont par l’interprétation que l’on en fait. faux (les gènes ne déterminent pas le devenir de
Mais cette « part du Le cas de l’eugénisme est à cet égard révélateur. l’individu et les facteurs dits épigénétiques – pour
gène » est modulable en Croire qu’on puisse déduire ce que l’on doit faire simplifier les facteurs environnementaux – ont une
fonction du milieu où de ce qui est découvert par la science, c’est être influence notable sur l’expression des gènes). Mais
évolue l’enfant (par victime d’un paralogisme naturaliste (un raisonne- s’il est faux, ce n’est pas parce qu’il est incompa-
exemple sa famille, son ment faux conduit en toute bonne foi) souvent tible avec les valeurs (tel le libre arbitre) qui nous
alimentation, l’éducation dénoncé par les philosophes. À supposer que la posi- sont chères, mais plutôt en raison de la complexité
qu’il reçoit) ou des tion innéiste puisse justifier des positions eugénistes de la biologie et de la psychologie humaine.
épreuves qu’il peut avoir – ce qui, encore une fois, n’est pas le cas –, cette La seconde raison est philosophiquement fonda-
à affronter. Gènes et conséquence certainement indésirable n’aurait pas mentale : il n’est pas exact que le déterminisme
environnement d’incidence sur la vérité ou la fausseté de l’innéisme. biologique soit incompatible avec le libre arbitre.
façonnent l’individu. Pour le dire plus simplement : le fait qu’une théo- Il existe une riche tradition philosophique qui
Shutterstock

86 © Cerveau & Psycho - N° 26


Ludwig 25/02/08 12:41 Page 87

soutient au contraire qu’il n’y a pas de contradic-


tion entre le fait que les actions d’un homme soient
complètement déterminées, et le fait que l’on puisse
pourtant distinguer entre des actions libres, qui lui
soient donc imputables, et des actions ou des
comportements involontaires. De nombreuses moti-
vations humaines trouvent leur origine dans des
mécanismes. Par exemple, je pense ne pas être le
seul à raffoler des sucreries et de la nourriture satu-
rée en matières grasses. Ces préférences assez
funestes pour la santé sont vraisemblablement
innées : il est probable qu’il existe un mécanisme
cognitif qui nous fait rechercher préférentiellement
les aliments les plus riches en calories, et que ce
mécanisme se soit répandu dans l’espèce humaine
parce qu’il procurait un avantage adaptatif aux

Jean-Michel Thiriet
organismes qui s’en trouvaient dotés. Mon goût
pour le sucre est en ce sens biologiquement déter-
miné ; nul n’en déduirait pour autant que je ne suis
pas libre lorsque je décide de reprendre de la glace
pour la troisième fois. La raison est simple : nous
interprétons les actions causées par nos désirs comme
libres, et nous considérons que nous sommes respon- absolu sur les actions de l’un de ses patients, John,
sables de ces actions. Si j’ai envie de reprendre de en raison d’un mécanisme complexe implanté dans
la glace pour la troisième fois, et si ce désir déter- le cerveau de John à l'insu de celui-ci. Supposons
mine mon action, c’est bien dans ma propre volonté que Black intervienne sur le comportement de John
que l’action trouve son origine, pas dans une source dès que celui-ci agit d’une façon qui ne lui convient
extérieure à mon esprit. Que le désir trouve sa source pas. Supposons enfin que John décide d’accom-
dans un mécanisme biologique n’y change rien. plir un meurtre, et que Black désire lui voir accom-
David Hume, dans le Traité de la nature humaine, plir cet acte. Dans une telle situation, John n’au-
soutient même de façon plausible qu’il n’y a pas rait pas pu agir autrement, puisque s’il avait décidé
de liberté, au sens habituel du terme, sans une déter- de ne pas accomplir le meurtre, Black aurait pris
mination par des motifs, des « passions » dans le le contrôle de son esprit, et il aurait tout de même
vocabulaire du XVIIIe siècle. Si certains de ces motifs réalisé l’action ; pourtant, nous avons l’intuition
sont déterminés, d’une façon ou d’une autre, par très forte que John est parfaitement responsable
des mécanismes innés, en quoi cela menace-t-il du crime. Il semble donc qu’il ne soit pas néces-
notre liberté ? On pourrait même aller jusqu’à dire saire de contrôler son destin pour être libre et
que c’est l’indétermination qui s’oppose à la liberté responsable de ses actes.
et à la responsabilité. Supposons en effet qu’une de
mes actions – par exemple l’action consistant à
voter pour un certain candidat lors d’une élection,
Beaucoup de bruit pour rien ?
plutôt que pour un autre – ne soit déterminée par Je l’ai indiqué : rejeter les objections contre une
aucun motif. C’est difficile à imaginer, précisément thèse ne revient pas à accepter cette thèse. Ce que
parce que tous nos actes sont motivés par des préfé- je pense avoir au moins partiellement établi, c’est
rences et par des croyances. Imaginons néanmoins qu’il n’y a rien de choquant dans l’hypothèse selon Bibliographie
que cela soit le cas, par exemple parce qu’un homon- laquelle certains de nos comportements seraient
cule dans mon cerveau tire au dé, et décide de l’ac- partiellement déterminés par des mécanismes innés. Dialogue entre
tion à effectuer en fonction du résultat de cet événe- J’ai également soutenu que le caractère choquant Nicolas SARKOZY
ment aléatoire. Dans une telle situation, l’action d’une hypothèse scientifique n’était de toute façon et Michel ONFRAY :
n’est pas déterminée par un mécanisme ou par une pas une bonne raison de la rejeter. http://www.philomag.com/
cause biologique : c’est le hasard, et seulement lui, Le lien entre les gènes et les comportements est article,dialogue,nicolas-
sarkozy-et-michel-onfray-
qui décide du cours de l’action. Notre intuition, cependant beaucoup plus complexe que ne le
confidences-entre-
cependant, c’est que l’action n’est pas libre, et qu’elle pensent Nicolas Sarkozy et ses détracteurs. Admettre ennemis,288.php
n’est pas libre précisément parce qu’elle n’est pas que la génétique soit probablement impliquée à un
déterminée par mes motivations propres. certain degré dans certains troubles du comporte- Steven PINKER, Inné et
acquis. Les réponses de
N’est-il pas tout de même contradictoire d’esti- ment, cela n’implique en effet pas que les gènes Steven Pinker :
mer qu’une action qui, dans certaines circonstances soient la seule cause des troubles en question, et http://www.philomag.com/
données n’aurait pas pu ne pas avoir lieu, est pour- encore moins que les comportements soient complè- fiche-philinfo.php?id=38
tant libre et imputable à un agent rationnel ? Agir tement déterminés par des mécanismes biologiques.
librement, n’est-ce pas contrôler le cours du destin, Il est bon de le rappeler, à la suite du psychologue
et cela ne suppose-t-il pas que les choses aient pu canadien Steven Pinker : « Les gènes ne program-
tourner différemment ? Est-il cependant si sûr que ment pas nos conduites. Elles proviennent de l'ac-
l’impossibilité à agir autrement qu’on ne l’a fait tivité du cerveau, lui-même formé par les gènes. Pascal LUDWIG est
soit contradictoire avec l’existence d’une respon- Seules les tendances émotionnelles et cognitives maître de conférences en
sabilité ? Le philosophe américain Harry Frankfurt peuvent être influencées par les gènes, pas notre philosophie, à l’Université
a montré que cela n’allait absolument pas de soi, conduite. » Replacer le débat sur le plan empirique, Paris-Sorbonne
à l’aide de l’expérience de pensée suivante. Suppo- comme le fait Florence Thibaut dans son article, (Paris IV) et membre
sons que Black, un savant fou, dispose d’un contrôle me paraît donc particulièrement salutaire. ◆ de l’Institut Jean-Nicod.

© Cerveau & Psycho - N° 26 87


Verstichel article 26 25/02/08 12:44 Page 88

NEUROBIOLOGIE
Un soir, un individu ressemblant trait pour trait
à votre conjoint ouvre votre porte, pénètre
dans votre appartement et s’installe à table. Il parle
comme lui, il a la même voix, et sait tout de votre vie.
Mais ce n’est pas lui. C’est un clone, un sosie, un double,
un imposteur. Ainsi voient le monde les personnes
atteintes du syndrome de Capgras.

Le syndrome du clone
LE CAS CLINIQUE Patrick VERSTICHEL

« l est entré chez moi à la nuit tombée : rentrer chez moi... Alors j’ai appelé mon fils, et

I quel culot ! Comme s’il était chez lui...


Après m’avoir dit bonsoir, il a déposé
des paquets de courses dans la cuisine.
Puis, il a expliqué qu’il allait manger
avec moi, et m’a demandé de préparer le repas !
J’ai fait comme si de rien n’était – j’ai préparé
à manger, et il a commencé à me parler durant le
je lui ai parlé de cet individu qui venait chaque
semaine, qui lui ressemblait comme un jumeau,
s’habillait comme lui, connaissait tout de sa vie,
le nom de ses enfants, de sa femme, son travail,
et qui poussait le vice jusqu’à porter la même
eau de toilette. N’espérait-il pas me tromper tout
de même ? Est-ce que l’on trompe une mère ? Je
dîner. J’acquiesçais, mais en moi-même je pensais : sais bien que ce n’est pas lui. Et ses courses, je
Tu ne perds rien pour attendre mon bonhomme, n’en veux pas !
continue ton manège, attends voir ! Voilà ce que j’ai dit à mon fils. J’en ai profité
À la fin du repas, j’ai allumé la télévision, mais pour lui demander de venir un peu plus souvent.
il a continué à me parler de lui, de son travail, de Peut-être aurait-il la chance de tomber sur ce
ses enfants, me demandant même ce que j’avais comédien, et de lui dire de ne plus mettre les pieds
fait cette semaine... Finalement, il est parti en chez moi. Tant qu’à faire, j’aimerais aussi récu-
lançant : “ Je repasserai ! ” Et puis quoi encore ! pérer la clé qu’il m’a volée. »
Bien entendu, j’ai calé la porte derrière lui avec
une chaise. Et j’ai jeté à la poubelle toutes ses Je hochai la tête devant le lit où reposait
commissions. Mais un jour, j’ai oublié la chaise. Madame G., une dame d’une soixantaine d’an-
Le même manège a recommencé. C’est bien simple : nées qu’on venait d’hospitaliser dans le Service
à peine ai-je le dos tourné, qu’il entre dans la des urgences. Comment démêler le fil de son
maison et recommence ! discours ? Et voilà qu’elle reprend son histoire
Honnêtement, s’imaginait-il que je n’avais pas de fils et de sosie...
compris ? Lorsqu’il a déposé ses courses dans la « Je demande donc à mon fils de me rendre
cuisine, il a vu que celles de la semaine dernière visite, mais c’est lui, « l’autre » qui vient le soir
étaient à la poubelle, et il a paru contrarié. Il a suivant, m’emmène dans sa voiture et me dépose
commencé à me disputer, ce à quoi j’ai répondu à l’hôpital ! Je vous en supplie, il faut prévenir
que je n’avais pas fait attention. Mais franche- mon fils ! Il faut qu’il vienne me chercher et me
ment, il n’avait qu’à pas me parler sur ce ton ! ramène chez moi ! »
Lorsqu’il est parti en descendant le sac-poubelle, Derrière la porte du cabinet de consultation,
je me suis dit qu’il fallait vraiment faire quelque un homme attend. C’est le fils, le seul et unique,
chose. Je suis allée à la police. Je leur ai tout qui n’a ni jumeau caché ni sosie. Le malheu-
raconté. On m’a répondu que je ferais mieux de reux m’a expliqué que sa mère souffre de troubles

88 © Cerveau & Psycho - N° 26


Verstichel article 26 25/02/08 12:44 Page 89

Iofoto / Shutterstock

de mémoire depuis quelques années. À cette Un tel phénomène est connu sous le nom d’illu- 1. Les patients atteints
époque, il a cherché à mieux l’entourer, à passer sion des sosies, ou syndrome de Capgras, d’après du syndrome de
plus de temps avec elle pour l’aider et veiller à le nom du psychiatre français Jean-Marie Joseph Capgras se croient
ce qu’elle ne manque de rien. Mais les choses Capgras qui le décrivit en 1923 avec son interne entourés d’individus ayant
se sont aggravées au fil du temps. La vieille Jean Reboul-Lachaux. Il s’agit d’un délire au sens la même apparence que
dame s’est de plus en plus isolée. Elle pensait médical, c’est-à-dire d’une altération de la percep- leurs proches ou leurs amis
que ses voisins l’épiaient, se liguaient contre tion de la réalité, accompagnée d’une forme de et tentent de trouver des
elle pour lui porter préjudice, et tentaient d’en- rationalisation. Un tel délire se rencontre au cours explications raisonnables
trer chez elle par effraction. de maladies psychiatriques, telles les schizophré- à de telles situations.
Ces dernières semaines, elle arborait un air nies, mais aussi de diverses maladies du cerveau :
inquiet lorsqu’il venait la voir. Il voyait bien que accidents vasculaires cérébraux, traumatismes
quelque chose la dérangeait, qu’elle le rudoyait crâniens, tumeurs ou maladies neurodégénéra-
d’un air suspicieux. « Maintenant, elle croit que tives, par exemple la maladie d’Alzheimer.
je suis un autre » se lamente-t-il.
Alors, Madame G. est soumise à de nombreux
tests. Ses capacités intellectuelles apparaissent
Familiarité et identification
déficientes, elle ne peut mémoriser une courte liste Lorsque l’on est en mesure d’observer une lésion
de mots, se repère mal dans le temps, a des diffi- limitée du cerveau qui provoque un syndrome de
cultés à comprendre ou reproduire une figure Capgras, une telle lésion se situe habituellement
complexe, ne trouve plus certains mots. dans les aires temporales ou frontales de l’hémi-
Ultime étape, le scanner cérébral révèle une atro- sphère droit. Les régions temporales internes et
phie globale du cerveau. Pour le neurologue, le ventrales de cet hémisphère sont engagées dans
diagnostic ne fait guère de doute. Madame G. est la reconnaissance des visages que nous connais-
certainement atteinte d’une maladie d’Alzheimer. sons. Si la région occipito-temporale droite est
Toutefois, il reste un point intrigant. Habituel- détruite, l’identification des visages peut être tota-
lement, les personnes atteintes de la maladie d’Alz- lement abolie : les patients sont alors atteints de
heimer perdent la mémoire des noms, puis celle des prosopagnosie, et ne peuvent plus savoir à qui est
visages, et finalement, finissent par ne plus recon- tel visage, y compris s’il s’agit du leur. Ils ne ressen-
naître leurs proches. Chez Madame G., le problème tent aucun sentiment de familiarité à sa vue.
est différent. Elle n’a pas perdu le souvenir de son Ces deux aspects – identification et sentiment de
fils, ni du visage de ce dernier. Simplement, elle est familiarité – semblent toutefois relever de systèmes
intimement convaincue que quelqu’un d’autre, iden- de neurones à la fois distincts et parallèles : le
tique à lui physiquement, a pris sa place. premier sous-tend le sentiment de familiarité, le

© Cerveau & Psycho - N° 26 89


Verstichel article 26 25/02/08 12:44 Page 90

a Lobe frontal b psychotiques atteints du syndrome de Capgras,


une absence de réaction émotionnelle (ces réac-
tions peuvent être mesurées au moyen d’élec-
Système trodes placées à la surface de la peau) face à des
limbique photographies de visages célèbres ou de proches.
Cette absence de signal était corrélée à la perte
du sentiment de familiarité. Aujourd’hui, on ignore
encore si c’est la perception de ces signaux interne
végétatifs qui crée le sentiment de familiarité, ou
si inversement l’activation d’une voie de la fami-
liarité limbique fait naître le sentiment de fami-

Raphael Queruel
Informations liarité et déclenche les réponses végétatives, par
sur l’identité exemple la modification de la sudation. Le fait
Zone de reconnaissance de la personne est que ces perturbations des réponses émotion-
des visages
nelles chez les patients atteints de syndrome de
2. Lorsque nous voyons un visage (a), l’information visuelle est d’abord transmise à Capgras plaident en faveur de l’altération du
une zone de reconnaissance des visages, située dans le lobe temporal. Elle est ensuite système de familiarité alors que le système de
envoyée, d’une part, au lobe frontal via le système limbique, ce qui suscite un sentiment de reconnaissance lui-même est intact.
familiarité et, d’autre part, au cortex temporal antérieur qui lui associe des informations Dès lors, peut-on imaginer la situation inverse,
ayant trait à l’identité de la personne : son nom, sa parenté, sa profession, etc. Chez au cours de laquelle le processus de reconnais-
certains patients (b), l’information n’est plus relayée au lobe frontal via le système limbique, sance des visages se bloquerait après l’activation
et le sentiment de familiarité disparaît. Le sujet reconnaît alors visuellement son vis-à-vis, des traces mnésiques alors que le système de
mais pas émotionnellement. Il se persuade alors de la seule explication qui lui paraît familiarité fonctionnerait normalement ? Il vous
« raisonnable » : c’est un imposteur ! suffit de vous rappeler la dernière fois que vous
avez vu une connaissance hors de son contexte
habituel : vous étiez sûr de la connaître, de l’avoir
second l’identification propre des personnes à déjà vue plusieurs fois, vous pouviez même esti-
partir de leur visage. mer le degré de familiarité que vous entreteniez
Que se passe-t-il lorsque notre cerveau traite avec elle, mais impossible de savoir exactement
l’information visuelle venant d’un visage ? Dans qui elle était. Dans cette situation, le système de
une première étape, l’analyse des traits réactive la familiarité a été activé, mais pas le système de
trace mnésique (le souvenir) de ce visage, stockée reconnaissance qui doit permettre l’accès aux
en mémoire. On estime qu’à partir de cette acti- informations sémantiques.
vation, les deux systèmes entrent ensuite en jeu. En ce qui concerne Madame G., son système
Le premier, qui produit le sentiment de fami- de reconnaissance visuelle est manifestement
Bibliographie liarité, implique probablement une voie temporo- intact, puisqu’elle reconnaît l’apparence exté-
pariétale qui aboutit au lobe frontal et concerne rieure de son fils. Toutefois, il semble que l’atro-
J. P. LUAUTÉ, aussi le système limbique. L’autre, qui donne accès phie cérébrale ait endommagé l’autre système de
Neuropsychiatrie cognitive
du syndrome de Capgras,
aux informations sémantiques sur la personne à reconnaissance, qui attribue des émotions à ces
in G. Fénelon, J. Cambier, qui appartient le visage (son nom, son identité, données visuelles. C’est pourquoi elle décrète que
D. Widlöcher (eds), son métier, etc.), est le point d’aboutissement de cet individu ne peut être son fils. Pire encore,
Hallucinations, regards la voie temporale ventrale. comme tous les patients victimes de ce syndrome,
croisés. Masson/Acanthe elle élabore une explication complexe selon laquelle
éditeurs, pp. 77-94, 2002. C’est lui et... ce n’est pas lui ! son fils a été remplacé par un sosie, un double.
Cette attitude est caractéristique des lésions de
W. HIRSTEIN et
V. S. RAMACHANDRAN, Lorsqu’une lésion détruit le système qui assure l’hémisphère droit : le patient tend à expliquer ce
Capgra syndrome : a novel le sentiment de familiarité, les patients peuvent qu’il perçoit au moyen de son hémisphère gauche,
probe for understanding fort bien reconnaître un visage, puisqu’il a déjà très doué pour élaborer des théories complexes,
the neural representation activé la trace mnésique qui lui correspond. La mais dépourvues de tout pragmatisme. La richesse
of the identity and familiarity voie d’accès aux informations sémantiques étant de cette rationalisation est toujours déconcertante.
of persons, in Proceedings intacte, le visage est rattaché à des données Le double, animé d’intentions malveillantes, est
Biological Sciences, vol. 264, précises, telles que le nom, la profession, le statut généralement téléguidé par une puissance exté-
pp. 437-444, 1997. familial de l’individu. En somme, nous « savons » rieure, fait partie d’un complot plus vaste, pénètre
H. D. ELLIS et al., Responses qui est cette personne. chez le patient par effraction, comme chez Madame
to facial an non facial stimuli La difficulté, c’est qu’aucun sentiment familier G. Il peut même exister plusieurs doubles de la
presented tachistocsopically n’est associé à cette identification. Le patient dont même personne… ou plusieurs dizaines de doubles !
in either or both visual fields
by patients with the Capgras
le cerveau a subi ces lésions se trouve dans une Et bien sûr, plusieurs proches peuvent être rempla-
delusion and paranoid situation invraisemblable, où il voit un visage qu’il cés par autant de sosies envahissants.
schizophrenics, in Journal connaît parfaitement, mais n’éprouve absolument Aucun traitement ne peut rendre à Madame G.
of Neurology, Neurosurgery aucune émotion ou sentiment de familiarité lié à l’impression de familiarité qu’elle a perdue. Elle a
and Psychiatry, vol. 56, cette reconnaissance. été condamnée par la maladie à ne plus voir son
pp. 215-219, 1993. L’absence de familiarité lui donne l’impression fils que sous les traits d’un imposteur. Jusqu’à ce
que cette personne lui est à la fois connue et étran- que la maladie d’Alzheimer évolue au point de lui
gère. Ce conflit interne n’a qu’une seule issue, celle faire perdre toutes ses facultés de reconnaissance.
Patrick VERSTICHEL de nier l’identité de l’individu. La réponse apportée Alors, ce fils unique et autrefois chéri aura défi-
est neurologue au Centre par le cerveau est l’existence d’un sosie, qui a l’ap- nitivement rejoint l’anonymat où se sont perdus
hospitalier intercommunal parence de la personne, mais n’est pas vraiment elle. tous les visages des personnes que Madame G. a
de Créteil. On a ainsi constaté, chez plusieurs patients côtoyées et connues au cours de sa vie. ◆

90 © Cerveau & Psycho - N° 26


Droite Rama article 26/02/08 16:55 Page 91

Des conflits cognitifs surgissent quand notre perception

ILLUSIONS
n’est pas en accord avec notre intellect.
Certaines figures impossibles mêlent réalité et illusion,
mettant au défi nos capacités de raisonnement.

Perceptions paradoxales
Vilayanur RAMACHANDRAN et Diane ROGERS-RAMACHANDRAN

es paradoxes – qui se caractérisent par le L’artiste hollandais Escher a étudié ces figures

L fait que la même information peut conduire


à deux conclusions contradictoires – nous
procurent à la fois du plaisir et du tour-
ment. Ils sont la source d’infinies fascina-
tions, mais aussi de frustration, qu’il s’agisse de
philosophie (par exemple, le paradoxe de Russell,
« Cette affirmation est fausse »), de sciences ou de
impossibles, qui explorent l’espace et la géomé-
trie, notamment l’escalier infini (c) : aucune partie
isolée de l’escalier n’est impossible ou ambiguë,
mais l’ensemble est impossible. Vous pouvez
monter l’escalier sans jamais arriver en haut. Une
métaphore de la condition humaine : nous essayons
en permanence d’atteindre la perfection, sans
perception. Le lauréat du prix Nobel Peter Meda- jamais y accéder !
war a dit que ces énigmes ont sur le scientifique ou Cet escalier est-il vraiment un paradoxe de
le philosophe le même effet que l’odeur du caout- perception ? Autrement dit, le cerveau est-il inca-
chouc qui brûle sur un ingénieur : ils créent le désir pable de construire un percept (ou événement de
irrésistible d’en trouver la cause. En tant que neuros- perception) cohérent parce qu’il doit maintenir
cientifiques étudiant la perception, nous nous sentons simultanément deux perceptions contradictoires ?
obligés d’étudier la nature des paradoxes visuels. Nous pensons que non. La perception doit, presque
Commençons par le cas le plus simple. Si deux par définition, être unifiée et stable à chaque instant
sources d’information ne sont pas cohérentes, que parce que toute sa raison d’être est de nous
se passe-t-il ? En général, le cerveau opte pour permettre d’aboutir à une action appropriée, diri-
celle qui est statistiquement la plus fiable et ignore gée vers un but. En fait, certains philosophes ont
l’autre. Par exemple, si vous regardez de loin l’in- décrit la perception comme « la préparation condi-
térieur d’un masque creux, vous verrez le visage tionnelle à agir », mais cela semble un peu exagéré.
normal – c’est-à-dire convexe – bien que votre Malgré l’opinion répandue selon laquelle « nous
vision stéréoscopique vous signale correctement voyons ce que nous croyons », les mécanismes
que le masque est effectivement un visage creux perceptifs sont plutôt automatiques lorsqu’ils trai-
– concave. Dans ce cas, l’accumulation des expé- tent les différents aspects de l’environnement visuel.
riences qu’a votre cerveau des visages convexes Vous ne pouvez pas choisir de voir ce que vous
prend le dessus et s’oppose à la perception inha- voulez voir. Ainsi, si je vous montre un lion bleu,
bituelle d’un visage en creux.

Figures impossibles a
Les plus surprenantes sont les situations dans
lesquelles la perception contredit la logique, comme
dans les « figures impossibles ». C’est par exemple
le cas de la « fourche du diable », ou énigme de
Schuster (a). De telles figures impossibles soulè-
vent des questions intéressantes sur la relation entre
perception et raisonnement. Plus récemment, l’in-
b
térêt pour ce type d’effet a été en partie ravivé par
l’artiste suédois Oscar Reutersvärd. Connu pour être
le père des figures impossibles, il a conçu de
nombreux paradoxes géométriques, dont le « triangle
impossible » et l’« escalier infini ». Ces deux figures
ont également été imaginées, de façon indépen-
dante, par Lionel et Roger Penrose, les illustres père
et fils scientifiques, et (b) est ce que l’on nomme le
triangle de Penrose.

© Cerveau & Psycho - N° 26 91


Droite Rama article 26/02/08 16:55 Page 92

c d

« rebond », qui explique que des objets immobiles


paraissent se déplacer dans la direction opposée.
Néanmoins, curieusement, lorsque nous regar-
dons un tel objet, il semble glisser dans une direc-
tion, mais sans aller nulle part ; il ne progresse pas
vers un but. Cet effet est souvent présenté comme
un paradoxe de la perception : comment quelque
Cer
vea
chose peut-il paraître bouger, mais ne pas changer
u&
Psy
cho de position ? Mais encore une fois, le percept lui-
même n’est pas paradoxal ; il signale plutôt avec
certitude que l’objet bouge. C’est notre intellect qui
déduit qu’il ne bouge pas et conclut à un paradoxe.
Pensez à la situation inverse, beaucoup plus fami-
lière. Vous savez (déduisez) que la grande aiguille
de votre montre bouge, bien que vous la voyiez
stationnaire. Elle ne bouge pas suffisamment vite
pour exciter les neurones qui détectent le mouve-
vous le verrez bleu. Vous ne pouvez pas dire : « Je ment. Pourtant, personne ne dirait que le mouve-
choisis de le voir doré parce que c’est comme ça ment de l’aiguille d’une montre est un paradoxe.
qu’il devrait être ». Au contraire, le paradoxe se Il existe des cas limites, par exemple la fourchette
produit précisément parce que le mécanisme percep- du diable. Certaines personnes peuvent « voir » le
tif effectue un calcul strictement local signalant pour tout en un seul coup d’œil. Les indices perceptifs
l’escalier sans fin « escalier montant », tandis que locaux et globaux sont perçus comme une seule
vos opérations conceptuelles/intellectuelles indi- forme avec des contradictions internes. C’est-à-dire
quent qu’il est impossible pour un tel escalier montant qu’on peut percevoir le tout d’un seul regard et appré-
de former une boucle fermée. La fonction de la cier sa nature paradoxale sans réfléchir. De telles
perception consiste à calculer rapidement des figures nous rappellent que, malgré la nature modu-
réponses approximatives, mais suffisamment laire et quasi autonome de la perception, et son indé-
correctes pour que votre vie ne soit pas mise en pendance apparente vis-à-vis de l’intellect, la fron-
péril ; en présence d’un lion, vous ne pouvez pas tière entre perception et cognition peut être floue.
vous demander longtemps s’il est loin ou près. En
revanche, la conception rationnelle – la logique –
Bibliographie peut prendre le temps qu’il faut pour produire un Frontière entre cognition
R. L. GREGORY, The
jugement plus précis.
Les figures impossibles sont-elles de véritables
et perception
intrelligent eye, McGraw
Hill, 1970. paradoxes dans le domaine de la perception ? La Comment tester ces notions expérimentalement ?
perception conserve, ou semble conserver, une Avec l’escalier d’Escher, on pourrait exploiter le fait
D. H. SHUSTER, A new
ambiguous figure : A three- cohérence interne et une stabilité, tandis que le que la perception est pratiquement instantanée,
stick Clovis, in American percept paradoxal est un oxymore. L’escalier n’est tandis que la cognition prend du temps. On pour-
Journal of Psychology, pas plus un paradoxe que l’illusion visuelle de rait présenter l’image brièvement – suffisamment
vol. 77, p. 673, 1964. Mueller-Lyer (d) – où deux lignes de même vite pour empêcher la cognition de participer –
Voir aussi le site de figures longueur semblent être différentes. On est obligé disons un dixième de seconde, puis masquer le
impossibles : de mesurer les deux lignes à l’aide d’une règle, stimulus (ce qui empêche le traitement visuel de se
im-possible.info/english/art/ pour se convaincre que les deux lignes ont vrai- poursuivre après que la figure test a été enlevée).
index.html ment la même longueur. La contradiction se situe La prédiction serait que l’image ne devrait plus
entre perception et raison, mais n’est pas un véri- paraître paradoxale, sauf si on allonge la durée du
table paradoxe perceptif. stimulus. On pourrait essayer la même chose avec
Une autre perception mystérieuse est l’effet dû la fourchette du diable, qui est plus probablement
à un mouvement. Si vous regardez fixement un véritable paradoxe de la perception. Dans ce
pendant une minute des rayures qui se déplacent cas, le masque pourrait ne pas être capable de le
V. RAMACHANDRAN dans une direction, puis que vous portez votre « disséquer » en deux étapes (perception et cogni-
et D. ROGERS- regard sur un objet immobile, celui-ci semble glis- tion) distinctes. Il se pourrait que la question se
RAMACHANDRAN ser dans la direction opposée à celle où se dépla- réduise à une question d’échelle ou de complexité.
travaillent au Centre de çaient les rayures. Cet effet se produit parce que Quelles que soient les origines des paradoxes,
recherche sur le cerveau notre système visuel contient des neurones qui tout le monde est intrigué par ces images énig-
et la cognition détectent le mouvement dans les différentes direc- matiques. Elles sont un défi permanent pour nos
de l’Université de tions, et les rayures qui se déplacent constam- sens et défient nos notions de la réalité et de l’illu-
Californie, à San Diego, ment dans une direction « fatiguent » les neurones sion. La vie humaine est délicieusement envahie
aux États-Unis. sensibles à cette direction. Il en résulte un effet de paradoxes. ◆

92 © Cerveau & Psycho - N° 26


hallucinations.xp 26/02/08 12:05 Page 1
LIVRES_TRIBUNE new26 26/02/08 16:56 Page 94

Analyses de livres
Enfants du don Les neurones miroirs
Dominique Mehl Giacomo Rizzolatti et Corrado Sinigaglia
Robert Laffont Odile Jacob
(342 pages, 20 euros, 2008) (236 pages,22,90 euros,2008)
La découverte des neurones dits miroirs
Pour beaucoup de gens, avoir des enfants est un des actes les plus natu- constitue une avancée considérable dans la
rels de l’existence. Cette banalité fait oublier le mystère et la complexité de compréhension des processus impliqués dans nos capacités de
la procréation, qui prennent toute leur dimension face aux cas de stérilité. percevoir, de comprendre et d’interagir avec autrui. Giacomo
Rizzolatti et Corrado Sinigaglia nous livrent ici le récit de la
Grâce à des témoignages choisis, la sociologue Dominique Mehl nous fait entrer
découverte des neurones miroirs dont la propriété particulière
de plain-pied dans le monde de la procréation médicalement assistée. est d’être actifs lorsque l’on réalise une action, mais également
Un monde de médecins, français ou étrangers (car il faut souvent voyager lorsque l’on observe un individu effectuer cette même action.
pour bénéficier d’un droit différent, plus rapide ou plus adapté à son cas), de Ils nous expliquent comment la reconnaissance des actions d’au-
parents (hommes stériles, femmes en manque d’ovocytes, par exemple), de mères trui dépend, en partie, de notre système moteur.
porteuses, de donneurs de sperme, qui se débattent dans des rapports souvent La première partie, particulièrement passionnante, concerne
dénués de règles, où la débrouillardise et l’opiniâtreté sont des atouts maîtres. les travaux chez le singe et pose le contexte en décrivant l’orga-
Devant un tel parcours, il faut d’abord faire le constat de l’infertilité. S’in- nisation et les propriétés du système moteur. Vient ensuite la
terroger sur son propre fondement biologique, et sur l’impossibilité d’avoir un découverte des propriétés visuelles des neurones du cortex prémo-
enfant « de soi ». Puis viennent les obstacles techniques, dont on ne sait teur. Deux catégories de neurones possédant des propriétés visuelles
quand ils prendront fin. « La création médicalement assistée, témoigne une sont décrites, les neurones canoniques qui sont actifs lorsque le
jeune femme, c’est cette énorme montagne qui me semble de plus en plus singe saisit un objet, mais également lorsqu’il le perçoit, et les
neurones miroirs. Ces deux populations présentent donc la parti-
haute, et de plus en plus difficile d’accès. On décompose toutes les étapes :
cularité de coder notre environnement proche, tant physique (les
« Est-ce que la stimulation va marcher ? Après, est-ce qu’il va y avoir des objets qui nous entourent) que social (nos congénères), en termes
embryons ? Après, est-ce que les embryons vont s’implanter ? D’étape en étape, d’actions potentiellement réalisables. Cette découverte confirme
on ne voit plus le sommet. Et on se dit qu’on n’y arrivera jamais. » Avec, l’hypothèse suggérée par de nombreux auteurs depuis un siècle
dans certains cas, dix ans de quête ininterrompue. et ravivée par le psychologue Wolfgang Prinz de l’existence d’un
Cet ouvrage enseigne à son lecteur que les dilemmes existentiels de l’être codage commun entre perception et exécution des actions.
humain n’ont pas de limites. Que chaque époque pose des questions nouvelles La seconde partie de ce livre présente des travaux chez l’homme,
auxquelles il faut inventer des solutions également inédites. Pourquoi, par principalement ceux des auteurs. Après avoir découvert ces neurones
exemple, une femme peut-elle décider de donner ses ovocytes à une autre chez le singe, la question s’est bien sûr posée : un tel système
femme rencontrée sur Internet ? La réponse se trouve dans ces pages. existe-t-il chez l’homme ? Bien qu’il soit difficile de comparer un
modèle animal et l’homme, les résultats obtenus avec les tech-
niques d’imagerie cérébrale chez l’homme suggèrent que le système
miroir joue un rôle dans la compréhension des actions et des
intentions d’autrui, ainsi que dans l’imitation. De plus, l’obser-
vation de bases cérébrales communes et indépendantes du système
Traumatismes psychiques moteur activées au cours de la perception et du ressenti d’émo-
Sous la direction de Louis Crocq tions (douleur et dégoût) a conduit les auteurs à postuler l’exis-
Masson tence de mécanismes miroirs spécifiques qui pourrait être à l’ori-
(308 pages, 28 euros, 2007) gine de notre capacité à partager les états émotionnels des autres.
Cette aptitude faciliterait la communication et la cohérence sociale.
Agression, viol, prise d’otages, attentat, maltraitance, accidents, Néanmoins, il est important de lire cet ouvrage en sachant
etc. La liste des traumatismes psychiques auxquels on risque que d’autres travaux indiquent que le système miroir serait une
d’être un jour exposé est longue. Pour en guérir, il faut pouvoir parler, oser condition nécessaire, mais non suffisante pour notre compré-
hension d’autrui. Nos capacités de comprendre et d’interagir de
dire l’indicible, trouver écoute, soutien et compréhension auprès des proches
façon adaptée avec nos congénères ne sont pas réductibles au
et des psychologues qui mettent leur savoir et leur savoir-faire au service du système moteur. Ces capacités requièrent probablement des inter-
patient. Ce livre est d’abord pour eux, mais il éclaire le psychologue qui se actions très fines entre les systèmes de représentations des actions,
cache en chacun de nous. Et l’on découvre quelles sont les réactions les plus des intentions et des émotions d’autrui, qui sont, en outre, sensibles
fréquentes en cas de stress intense, comment on peut récupérer ou basculer aux différences interindividuelles et au contexte. Lisez cet ouvrage :
vers un des nombreux syndromes post-traumatiques possibles, quelles sont les il nous fournit une des clés de notre compréhension d’autrui.
prises en charge envisageables. Comme toujours en médecine, pour être effi- Julie Grèzes, Lydia Pouga et Swann Pichon
cace, l’intervention doit être la plus rapide possible. Laboratoire de neurosciences cognitives, INSERM U 742-ENS, Paris

94 © Cerveau & Psycho - N° 26


LIVRES_TRIBUNE new26 26/02/08 16:56 Page 95

Tribune des lecteurs


Votre article sur le Mime Marceau (voir sont effets ? Le débat est loin d’être clos. Nous
Cerveau&Psycho n° 25) est passionnant. Nos avons tendance à penser que l’émotion (senti- Dans votre article Alice au pays
neurones « miroirs », en reproduisant les gestes ment) est nécessairement la cause des manifes- des migraines (voir Cerveau&Psycho
et expressions du mime, nous feraient ressen- tations organiques et comportementales. Pour n° 25), on découvre un Lewis
tir l’émotion sous-jacente à ces gestes et le psychologue William James, ce sont les réac- Carroll migraineux qui aurait
mimiques. Mais comment, à partir de la repro- tions motrices qui provoquent le sentiment et exploré, à travers le récit d’Alice,
duction des commandes motrices, éprouve-t-on non l’inverse! Cette théorie a été bien sûr contro- la structure du monde des rêves.
une émotion ? versée. Il est concevable cependant que la simu- Certaines migraines très puissantes
Laurence Müller, Reims lation mentale des expressions émotionnelles favorisent-elles des rêves persis-
Réponse de Claude Bonnet puisse activer des structures de l’affectivité (l’in- tants et marquants ?
Le mime est par nature une situation commu- sula par exemple). Dans le cas du mime et plus Cyril Gomez, Rambouillet
nicative associant des gestes et des émotions. généralement des communications corporelles,
On admet généralement que dans une émotion on peut remarquer l’extrême diversité des diffé- Réponse de Sebastian Dieguez
se retrouvent des sensations physiologiques viscé- rences individuelles. Certains individus sont tota- Cette question avait déjà intri-
rales et musculaires, des manifestations motrices lement « insensibles » au mime. Ils peuvent gué Caro Lippman, le neurologue
(les expressions des émotions) et des représen- comprendre les intentions du mime, mais ne pas qui, le premier, fit le lien entre les
tations mentales. Lesquelles sont causes, lesquelles ressentir les émotions suggérées par l’acteur. mésaventures d’Alice et les auras
migraineuses de son auteur. Dans
un article de 1954, il proposa que
Votre article intitulé La bisexualité est-elle innée ? (voir Cerveau&Psycho n° 25) suggère que nous certains rêves seraient si caractéris-
aurions un circuit du désir pour le sexe opposé, mais aussi un circuit du désir pour le même sexe. tiques des migraines qu’ils pourraient
Pourquoi, chez certaines personnes, le circuit homosexuel n’est-il pas inhibé ? servir à en poser le diagnostic. Ceux-
Antoine Desprez, Paris ci se distinguent par leur caractère
Réponse de Philippe Ciofi récurrent, des couleurs particuliè-
Votre remarque rejoint deux grandes questions en neurobiologie : le rapport entre la struc- rement vivaces et une composante
ture et la fonction, et la relation entre l’inné et l’acquis. En ce qui concerne le premier point, rappe- émotionnelle si forte qu’elle pour-
lons que les diverses fonctions cérébrales ne sont pas toutes effectuées par des réseaux neuro- suit le sujet longtemps après son
naux ayant une localisation anatomique précise ou connue. Ainsi, si des différences d’anatomie réveil. Ces observations ont depuis
cérébrale ont pu être occasionnellement relevées entre individus homosexuels et hétérosexuels, été confirmées, mais le lien exact
il n’est pas question aujourd’hui d’y voir de stricts rapports de cause à effet. Ce qui amène à la rela- entre sommeil et migraines reste mal
tion entre l’inné et l’acquis. Des différences anatomiques (ou fonctionnelles) sont répertoriées chez compris. C’est a fortiori le cas pour
des adultes. Pour leur accorder une valeur explicative, il faudrait pouvoir réaliser chez un même Lewis Carroll et son œuvre, pour
individu des mesures depuis l’enfance, pour suivre l’évolution des observations anatomiques et lesquels on ne peut guère que se
comportementales. Cela explique pourquoi de nombreux points d’intérêt sont encore sans réponse. livrer à d’intéressantes spéculations.

Votre article sur la reconnaissance des visages (voir Cerveau&Psycho raient potentiellement 10 000 visages. En outre, les réponses de ces
n° 25) offre un aperçu captivant des mécanismes neurobiologiques cellules refléteraient un codage multidimensionnel des visages. Selon
qui nous permettent d’identifier autrui. Mais combien de visages ce point de vue, les visages sont encodés en fonction de la valeur
peut-on reconnaître, et existe-t-il des personnes qui peuvent stoc- de multiples dimensions (couleur des yeux, espacement nez-bouche,
ker plus de visages que d’autres ? etc.) par rapport à un visage moyen (un prototype). Ce codage
Brigitte Magnain, Dijon permettrait de distinguer des milliers de visages au moyen d’un
Réponse de Bruno Rossion nombre limité de dimensions. Quant aux surdoués de la reconnais-
Vous stockez des centaines, voire des milliers, de visages tout au sance, cette question n’est étudiée que depuis peu, et l’on n’a pas
long de votre vie, sans limites apparentes. Comment cela se peut-il ? encore identifié ce qui les caractérise. À l’inverse, certaines personnes
Les neurobiologistes ont mis en évidence des cellules du cerveau reconnaissent très mal les visages, au point qu’on les qualifie de
de singes qui répondent uniquement aux visages. Ces cellules ne prosopagnosiques développementaux. Certaines études récentes
réagissent pas de façon identique à tous les visages. Quand quelques estiment que deux pour cent de la population présenteraient une
dizaines d’entre elles combinent leur activité, elles permettent de telle « dyslexie » pour la reconnaissance des visages.
distinguer des milliers de visages. Tout comme cinq chiffres suffi-
sent à composer le code unique d’un coffre-fort, cinq cellules code- Envoyez-nous vos questions : tribune.cp@pourlascience.fr

© Cerveau & Psycho - N° 26 95


annonce_26.xp 25/02/08 18:31 Page 96

Dans le prochain Cerveau & Psycho


IEL
TR
ES
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Embrasser : un plaisir cérébral


La mémoire violée
Peut-on croire avoir été violée par son
père, avoir pratiqué des rituels sataniques
et mangé des bébés ? Oui, après avoir
subi une « thérapie par récupération de
souvenirs » : cette méthode peut impri-
mer dans le cerveau des patients de faux
souvenirs, qui finissent par se confondre
avec les vrais.

vgstudio / Shutterstock
Affinités animales
Les animaux – souris, chevaux ou maca-
ques – ressentent les émotions manifes-
tées par leurs semblables, ce qui est une Nous aimons tous embrasser la personne que nous aimons.
définition de l’empathie. Si la sensibilité
Mais pourquoi le contact des lèvres est-il si plaisant ? Un
au ressenti d’autrui n’est pas le propre
de l’homme, peut-être est-ce au contraire baiser sensuel provoque la libération d’hormones relaxantes
la capacité d’inhiber l’empathie qui fait dans le sang, ainsi que l’activation de zones cérébrales
la marque distinctive de notre espèce. sensibles aux drogues.

En kiosque le 14 mai 2008


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