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Le magazine de la psychologie
et des neurosciences
Dossier
Maladie d’Alzheimer
- Comprendre ses causes
- Dépister pour mieux
prendre en charge
- Changer le regard porté
sur les malades
France metro. : 6,90€ Bel. : 8,20, Lux. : 8,20, Dom. : 8,25 €, Maroc : 85 DH, Port. Cont. 7,90 €, All. : 9,90 €, CH : 15 FS, Can. : 10,95 $, USA : 9 $, TOM S. 1170 XPF
➜ Pourquoi rougit-on ?
➜ La symbolique du poil
➜ Pédophilie : le point
de vue des neurosciences
➜ Pourquoi eBay
remporte-t-il un tel succès ?
MARS - AVRIL 2008
M 07656 - 26 - F: 6,90 E - RD
Éditorial
La constance
de l’identité
près sa victoire sur le Minotaure, Les personnes atteintes de la maladie d’Alzhei-
A Thésée est revenu à Athènes. Les mer perdent-elles leur identité en perdant la
Jurgen Ziewe / Shutterstock
Athéniens par reconnaissance entre- mémoire ? Selon les sociologues, le soi privé qui
tiendront sans relâche son bateau, résulte de la construction de la personnalité au cours
c’est-à-dire qu’ils remplaceront les de la vie de l’individu persisterait; seul le soi public,
planches qui le constituent à mesure qu’elles fondé sur les relations avec les autres finirait par se
seront usées. Au bout de quelque temps, le bateau dissiper. Or le soi privé est constitué de l’histoire de
n’aura plus guère de pièces d’origine. Est-ce tou- la personne, mais aussi – entre autres – de tous ces
jours le même bateau alors que tout a changé? gestes, mimiques, sourires, expressions du visage ou
L’identité de la forme fait-elle l’identité de l’objet? langagières, préférences alimentaires ou culturelles
L’eau d’un fleuve s’écoule sans fin, mais le fleuve (le plaisir d’écouter de la musique, par exemple) qui
demeure identique à lui-même. Toutes les cellules sont propres à chacun. Certes la mémoire vacille, les
de notre organisme – ou presque – ont une durée capacités cognitives se dégradent, mais ces attributs
de vie limitée et sont remplacées selon des rythmes du soi persistent du moins tant que les stades avan-
réguliers. Pourtant, nous sentons bien que notre cés ne sont pas atteints.
corps ne se délite pas et que notre identité est pré- Aujourd’hui, dans les pays industrialisés, on vit
servée. Les cellules du corps sont éphémères, mais de plus en plus âgé, et – les chiffres le montrent –
l’identité corporelle est pérenne. en bonne santé! Bien sûr, le nombre des personnes
Toutes les cellules... ou presque. Les neurones atteintes de la maladie d’Alzheimer augmente à
ont décidément un statut spécifique. Ils se renou- la mesure de ce vieillissement. Autrefois, le
vellent peu, même si l’on a récemment découvert grand-père était qualifié de gâteux avec une pointe
qu’il existe des neurones souches, qui, comme les de bienveillance amusée. Aujourd’hui, au moindre
autres cellules souches de l’organisme, seraient trou de mémoire, le spectre d’Alzheimer surgit.
capables de remplacer des neurones défaillants. Aux stades avancés, c’est une maladie drama-
Chaque homme est un, mais c’est aussi un tique pour l’individu et pour son entourage. Mais
assemblage d’innombrables constituants, de l’enve- le regard qu’on lui porte et qu’on projette sur les
loppe, qui lui donne son apparence, jusqu’aux personnes atteintes doit changer (voir le Dossier:
gènes, en passant par le squelette, les organes ou les La maladie d’Alzheimer, page 52). On comprend
cellules, selon la loupe utilisée. À nouveau se pose mieux ses causes, on sait la dépister plus tôt et une
la question: qu’est-ce qui, dans ces conditions, fait prise en charge précoce permet de préserver les
l’unité, l’identité d’une personne? Descartes utilisait capacités cognitives plus longtemps. De nombreux
l’exemple d’un morceau de cire qui, exposé à la essais thérapeutiques sont en cours. Et malgré la
chaleur, change d’odeur, de couleur, de consistance. maladie, malgré des réactions parfois déroutantes,
Toutefois, bien que la forme du bloc varie, son malgré les difficultés, peut-être l’identité des
essence – son identité – ne change pas. Par cette malades est-elle préservée, à l’instar de la cire qui
métaphore, le philosophe soulignait que nous som- fond et en dépit des apparences.
mes facilement trompés par les apparences. Françoise PÉTRY
© Cerveau&Psycho - N° 26 1
Sommaire new C&P 26 25/02/08 19:09 Page 2
Éditorial 1
L’actualité Cinéma
des sciences cognitives 4 Kid Nation : l’enfance exploitée ............................ 12
● Des larmes de crocodile ● Un parfum Lorsque la téléréalité met en scène des enfants,quelle limite
de sympathie ● Le visage du chef, est franchie et quels dégâts provoque-t-on chez les petits ?
clé du succès ● Comment apprendre
de ses erreurs ? ● La télé, c’est meilleur
à plusieurs ! ● Les Chinois voient large Comportement
● Le rap favorise les excès de vitesse
PSYCHOLOGIE
● Femmes divines aux longues jambes
Pourquoi rougir ?
Shutterstock / Cerveau & Psycho
Quels traitements ? 67
Art et pathologie
William Utermohlen :
autoportrait du néant .................................................... 76
Un artiste a peint son propre visage pour témoigner de la perte de soi. William Utermohlen :
autoportrait du néant p.76
NEUROBIOLOGIE
Le cas clinique
Le syndrome du clone ............................................................. 88
Quand la science
Soudain,le clone de votre frère entre dans la chambre. Ou est-ce vous qui délirez?
s’invite en politique p.85
Illusions
Perceptions paradoxales ................................................ 91
Les figures paradoxales sont un défi – particulièrement stimulant – pour l’esprit.
Retrouvez « La tête au carré »
du lundi au vendredi à 14h
sur France Inter.
Le magazine quotidien de l'actualité de toutes
les sciences : sciences physiques, naturelles et humaines.
www.cerveauetpsycho.com Dans le cadre de la chronique réalisée en partenariat
avec Cerveau & Psycho « Les neurosciences
et la psychologie », Mathieu Vidard reçoit
Sébastien Bohler deux vendredis par mois.
00Actu 26 articles 25/02/08 18:39 Page 4
D
ans le langage courant,« verser des larmes comble de l’hypocrisie. Kent Vliet a observé et
de crocodile » signifie feindre une émotion filmé quatre caïmans et trois alligators pendant
pour abuser ses interlocuteurs,et,de façon leurs repas,et a constaté que cinq des sept animaux
plus générale, faire preuve d’hypocrisie. pleuraient à chaudes larmes à chaque fois qu’on
L’origine de cette expression se perd dans la nuit leur servait leur déjeuner.
des temps, et des récits antiques évoquent les Cette histoire devient plus étonnante encore
crocodiles du Nil poussant des gémissements pour quand on apprend que K.Vliet a été initialement
attirer leurs victimes vers les berges du fleuve. contacté par un professeur de neurologie de
Cette locution a fait peau neuve depuis qu’un l’Université de Californie à Los Angeles, Malcolm
zoologue de l’Université de Floride a constaté Shaner, lequel désirait savoir si l’expression
que les crocodiles pleurent effectivement lors- « larmes de crocodile » avait un fondement
qu’ils dévorent leurs proies – ce qui était consi- zoologique.Ce neurologue menait des recherches
déré par les Anciens comme le sur un type particulier de paralysie faciale
nommée paralysie faciale aiguë idiopa-
thique : les personnes qui en souffrent
versent des larmes quand elles mangent.
On ignore encore la raison précise de ce symp-
tôme, repéré dès 1927 par un médecin russe
F. Bogorad, lequel lui avait donné le nom de
« syndrome des larmes de crocodile ». À
l’époque, se fondant sur les théories du biolo-
giste allemand Ernst Haeckel (1834-1919) selon
lesquelles le cerveau humain renfermerait
toujours un cerveau reptilien primitif, Bogorad
postulait qu’un tel réflexe lacrymal reptilien refai-
sait surface chez des patients dont le système
nerveux était endommagé.
C’est pour tester cette théorie que M. Shaner
a voulu filmer les crocodiles… Il semble ainsi que
le réflexe reptilien existe bel et bien ; toutefois,
l’explication pourrait être purement mécanique :
Gre lorsque les crocodiles mangent, les aliments
tJ
oh
ann
es
bouchent le sinus lacrymal qui permet d’éva-
Jac
ob
us cuer les larmes dans la cavité
Vre
y /S
hu
buccale, ce qui ferait déborder
tte
rst
ock les larmes dans l’œil… Le
mystère des larmes de croco-
dile est élucidé chez les reptiles,
mais pas chez l’homme !
K. VLIET et M. SHANER, Crocodile tears : And thei
eten hem wepynge, in Bioscience, vol. 57. no 7,
p. 615, 2007
Sébastien Bohler
Un parfum de sympathie
Porter un parfum discret augmente la sympathie
que nous portent nos semblables. Mais attention : il ne faut pas
en mettre trop, car l’effet disparaît lorsqu’il devient conscient.
U
ne expérience réalisée récemment à l’Université Northwestern de
Chicago montre que les parfums modifient,à notre insu,notre percep-
tion d’autrui. Wen Li et ses collègues ont montré à des volontaires
des photographies de visages, pendant que diverses odeurs étaient
diffusées dans la pièce, à des doses trop faibles pour être perçues consciem-
ment (il s’agit d’une perception subliminale).Les odeurs pouvaient être agréables
(odeur de citron),désagréables (odeur de sueur) ou neutres (produits chimiques
à la senteur peu marquée).
Les psychologues ont constaté que les visages observés en situation d’odeur
agréable laissaient une impression favorable : les observateurs déclaraient les
apprécier,et trouvaient les personnes correspondantes agréables,chaleureuses
et attirantes. À l’inverse, les visages perçus en compagnie d’une odeur désa-
gréable étaient jugés peu sympathiques.
Un détail, toutefois : ce « transfert émotionnel » ne fonctionne que pour
des odeurs extrêmement discrètes, inaccessibles à la conscience. Si la dose de
parfum est trop forte et se traduit par une perception consciente de la part
des volontaires, l’effet disparaît.
L’explication est la suivante : tant que les participants ne savent pas que leur
bien-être est causé par l’odeur,ils l’attribuent au visage,d’après un phénomène
connu depuis des décennies sous le nom « d’erreur d’attribution émotion-
Carlo Dapino/ Shutterstock
nelle ».Toutefois, si les observateurs ont conscience que leur bien-être résulte
du parfum diffusé dans la pièce, il n’y a aucune raison de l’attribuer au visage.
Conclusion : sachez vous parfumer, mais avec discrétion !
W. Li et al., Subliminal smells can guide social preferences, in Psychological Science, vol. 18, n° 12, p. 1044, 2008
Q
uand un enfant joue près de rience, 14 ont une forme du gène qui
l’escalier et finit par dévaler rend plus difficile l’apprentissage par
les marches, il se tient ensuite essai et erreurs, et 12 ont une forme
plus loin de l’escalier.Il a appris qui facilite l’apprentissage.
de son erreur : cette capacité d’appren- Le gène incriminé assure la production,
tissage des erreurs serait génétiquement par le cerveau, d’une molécule nommée
déterminée,et inégalement répartie entre récepteur de la dopamine de type D2.Cette
les individus. molécule tapisse la paroi de certains
Dans une expérience réalisée à l’Ins- neurones, au sein desquels elle assure le
titut Max Planck de Leipzig, des volon- transfert de l’information nerveuse. Elle
taires voyaient se succéder sur un écran est synthétisée en moindre concentration
des paires de signes chinois incompré- chez les « mauvais élèves », si bien que le
hensibles, et devaient en sélectionner circuit neuronal qui permet d’ajuster ses
un sur les deux. Certains signes appor- choix en fonction des expériences passées
taient des récompenses et d’autres, des (le cortex frontal postéro-médian et les
pénalités financières.Peu à peu,la plupart ganglions de la base) s’active moins.
des joueurs apprennent à éviter les La version désavantageuse du gène
signes associés à des pertes financières, serait en outre responsable de conduites
L
e cerveau d’un Chinois ne réagit pas de cale de longueur différente. Les volontaires
la même façon que celui d’un Américain devaient réaliser deux tâches. D’abord, indi-
écoutant du rap à volume maximal dans
à des figures géométriques. À l’Univer- quer si la ligne verticale était plus longue dans sa voiture conduit de façon agressive,
sité de Cambridge dans le Massachu- la première ou la seconde figure.Puis,indiquer au-delà des limites de vitesse et sans
setts, John Gabrieli et ses collègues ont placé dans quelle figure la ligne était plus longue par prendre garde aux piétons. Cliché peut-
des volontaires chinois et américains face à rapport au carré. être, mais il correspond à la réalité.
un écran d’ordinateur et leur ont montré Le cerveau des Américains s’est activé davan- Marianne Schmid-Mast et ses
successivement deux figures géométriques.La tage dans la première tâche,et celui des Chinois collègues, de l’Université de Neuchatel
première est constituée d’un carré renfermant dans la seconde.La zone concernée,dite fronto- en Suisse, ont testé l’impact des
une ligne verticale, et la seconde d’un carré pariétale, intervient dans le contrôle de l’at- musiques contenant des paroles
de taille différente, contenant une ligne verti- tention : chez les Américains, elle s’active peu appartenant au registre « macho »
lorsque les volontaires jugent de la longueur (« vrai homme », « force », « révolte »,
des deux lignes verticales, ce qui montre qu’ils ainsi qu’un certain nombre d’insultes
ont besoin de peu d’efforts pour formuler un ou de grossièretés) sur la vitesse de
jugement focalisé sur un objet. En revanche, la conduite des automobilistes. Elle a
même zone s’active davantage lorsqu’il faut placé 83 volontaires masculins dans un
juger de la longueur relative de la barre par simulateur de conduite, dont l’autoradio
rapport au carré : il leur faut plus d’attention diffusait des musiques contenant trois
pour formuler ce jugement relatif qui tient
types de paroles : des paroles très
compte d’un objet et de son environnement.
C’est l’inverse chez les Chinois,plus habitués à
« masculines », neutres ou féminines.
formuler des jugements relatifs qu’à focaliser Elle a constaté que, dans le premier
leur esprit sur un objet en particulier. Ce cas, les automobilistes conduisaient
contraste d’origine culturelle reflète les diffé- beaucoup plus vite que dans les deux
rences bien connues entre l’approche analy- autres cas. Les conducteurs auraient
tique occidentale,qui analyse les éléments fonda- donc intérêt à écouter un peu de Chopin
mentaux d’un problème,et l’approche holistique s’ils désirent respecter plus aisément
les limitations de vitesse imposées
Jean-Michel Thiriet
U
ne équipe de neurobiologistes de exposition répétée à des stimulus musi-
l’Institut Weizmann de Jérusalem a caux ? Si la première hypothèse était avérée,
découvert que, dans le cerveau il faudrait admettre que des gènes procu-
humain, les neurones sensibles aux rant cette sensibilité spéciale aux
sons présentent une étonnante capacité de neurones ont été sélectionnés au fil de
discrimination : ils établissent la différence notre histoire évolutive.
entre deux sons de fréquences très voisines, Les gènes en question auraient été
séparées par un dixième d’octave,soit moins sélectionnés à cause d’un avantage lié
de deux notes consécutives sur une gamme. à la perception de la musique.Mais quel
Une telle capacité est absente chez les autres avantage ? Selon la théorie « sociali-
mammifères, tels le rat, le macaque ou le sante » de la musique, cette dernière
chat, exception faite de la chauve-souris qui aurait joué un rôle de synchronisation des
fait un usage constant des sons pour se guider. émotions dans les groupes humains,notam-
Itzhak Fried,auteur de l’étude,fait remar- ment dans les clans du Paléolithique.Traver-
quer qu’une telle capacité n’est pas néces- sant des événements fastes ou néfastes, les
saire à la compréhension du langage. Dès communautés primitives associaient leurs
lors, ces neurones pourraient remplir un émotions collectives à certaines musiques,
rôle dans la perception de la musique. Dans qui se chargeaient alors de l’affect corres-
les expériences réalisées à Jérusalem, les pondant. Ces musiques, rejouées lors de Récemment, un gène de la mémoire musi-
neuroscientifiques ont fait écouter aux volon- cérémonies rituelles,étaient l’occasion de se cale a été identifié : coïncidence, il synthé-
taires la musique du film Le bon, la brute et remémorer les événements vécus ensemble, tise des protéines cérébrales utiles au lien
le truand.Ils ont constaté que chaque neurone de les célébrer ou de les déplorer. social… L’hypothèse de la musique comme
réagit à une hauteur de note bien précise, Dans cette perspective, certains groupes marqueur social des émotions semble donc
si bien que la mélodie est codée par une humains auraient pu tirer parti de ces « traces prometteuse,et la découverte des « neurones
mosaïque de neurones dans le cerveau. émotionnelles » – pour reprendre une de la musique » apporterait une pierre impor-
Cette capacité des neurones repose-t-elle expression chère à Jean-Sébastien Bach – tante à cet édifice.
sur un socle génétique et biologique, ou que sont les mélodies, désormais vectrices Y. BITTERMAN et al.,Ultra-fine frequency tuning revealed in single neurons
est-elle d’origine culturelle, résultant d’une de sens et de symboles pour la collectivité. of human auditory cortex, in Nature, vol. 451, n° 7175, p.197, 2008
M
arilyn,Adriana, Naomi : à chacune son style, son ont généralement moins de crises cardiaques que la moyenne.
époque, sa coupe de cheveux, mais une chose Une autre étude réalisée la même année confirmait l’idée
est sûre, toutes ces femmes ont – ou ont eu – intuitive que les longues jambes sont un avantage pour la
de longues jambes. course : dès lors, chez nos ancêtres préhistoriques, de
Piotr Sorokowski et ses collègues, de l’Université de longues jambes auraient été associées à de meilleures
Varsovie,ont levé le voile sur cette question essentielle,au chances de survie. Sans doute, les hommes cherchaient-ils
moyen d’une expérience très simple.Ils ont présenté à une des partenaires ayant de longues jambes pour engendrer
centaine d’hommes des silhouettes de corps féminins dotés des enfants plus aptes à chasser ou fuir les prédateurs.Enfin,
de jambes de longueurs variables, et ont constaté que les les femmes aux jambes plus longues sont généralement
volontaires étaient particulièrement attirés par la silhouette plus fécondes et ont des enfants à la santé plus robuste !
ayant des jambes cinq pour cent plus longues (et pas davan- Question subsidiaire : vous demandez-vous encore
tage) que la moyenne de la population. pourquoi de nombreuses femmes portent des chaussures
Novikov Alex / Shutterstock
Pourquoi cet attrait pour les jambes longues ? Incons- à talon ? Pour donner l’illusion de jambes plus grandes et
ciemment,les hommes leur associent des qualités de santé, d’une meilleure fécondité…
de rapidité et de fertilité. Une étude réalisée en 1998 avait P. SOROKOWSKI et B. PAWLOWSKI, Adaptive preferences for leg length in a potential partner, in
ainsi révélé que les individus ayant les plus longues jambes Evolution and human Behavior, à paraître
S
i la patience était donnée à tous...
À force de patience, toute
personne peut se doter d’un
cadre de vie agréable, en inves-
tissant sur l’avenir,en plantant un arbre
dans son jardin ou en économisant
pour les générations futures.
Pourquoi tout le monde n’est-il pas
patient ? Peut-être à cause d’un gène
mis en évidence à l’Université de San
Francisco. Charlotte Boettinger et ses
collègues ont découvert que ce gène
prédispose certaines personnes à l’im-
patience,leur faisant préférer des grati-
fications modérées dans l’immédiat, à
des récompenses plus importantes
situées dans un avenir lointain.
C. Boettinger a fait passer des tests
simples à des volontaires :il s’agissait de
choisir entre, d’une part, recevoir Dans La cigale et la fourmi, l’imprévoyance de la cigale lui joue bien des tours. Des études biologiques
75 euros tout de suite ou, d’autre part, suggèrent que la prévoyance ou l’impulsivité auraient des bases génétiques.
recevoir 100 euros une semaine plus
tard. La moitié des volontaires environ
optent pour la première solution, et
un délai proche, alors que le cortex
orbitofrontal s’occuperait des options Les publicités favorisent
l’autre moitié pour la seconde.
Or les premiers sont généralement
plus distantes.
Pourquoi l’espèce humaine se
l’achat impulsif
porteurs d’une variante particulière d’un compose-t-elle de patients et d’im-
gène,nommée COMT-Met158,alors que patients, aux patrimoines génétiques Pour promouvoir l’achat « impulsif », tourné
les seconds, patients et prévoyants, ont et aux cerveaux différents ? Appa- vers un plaisir immédiat sans réflexion sur les
une autre variante du même gène, COMT- remment,l’impatience n’a pas que des conséquences à long terme, il suffit de projeter,
Val158. Le gène COMT produit dans le désavantages. Les personnes impa- juste avant le produit ciblé, des images de plats
cerveau une enzyme, la catéchol-O- tientes et impulsives peuvent se trou- appétissants, de chocolats ou de gâteaux.
méthyltransférase,dont le rôle est d’éli- ver favorisées en termes de puissance À l’Université de Singapour, Xiuping Li a montré
miner la molécule généralement asso- reproductrice. Ainsi, une personne à des étudiants des images de desserts ou de
ciée au plaisir, la dopamine. La variante très sensible au plaisir sexuel instan- paysages naturels, puis leur a donné le choix
COMT-Met158 est moins efficace que la tané a globalement plus de chances de d’acheter, soit un billet de loterie avec un gain
variante COMT-Val158, si bien qu’elle répandre ses gènes, y compris la modeste, mais immédiat, soit un ticket procurant
élimine moins efficacement la dopamine, variante impatiente COMT-Met158, ce un gain plus important, mais différé. Les étudiants
laquelle nous fait rechercher du plaisir qui explique qu’elle se maintienne dans
le plus vite possible.
ayant vu les images de desserts savoureux optent
la population. pour la première solution, contrairement à ceux
La dopamine module le fonction- De façon générale,la focalisation sur
nement du cerveau : en détaillant leur qui ont vu des images de paysages naturels.
l’instant, associée à une relative igno-
étude, C. Boettinger et ses collègues Les plats appétissants donnent envie d’un plaisir
rance de l’avenir à long terme, peut se
ont découvert que les individus impa- rapide, une attitude mentale qui persiste et se
révéler avantageuse dans des situations
tients activent davantage deux zones de danger immédiat où il s’agit de transfère sur d’autres objets de consommation.
cérébrales,le cortex préfrontal dorso- prendre des décisions rapides,sans trop Les étudiants ainsi mis en condition ont préféré
latéral et le cortex pariétal postérieur. réfléchir. C’est ainsi que l’humanité systématiquement des offres proposant une
Les individus patients activent davan- aurait préservé les deux variantes géné- satisfaction rapide, mais moins d’intérêt à long
tage une autre zone, le cortex orbi- tiques de l’impatience et de la patience. terme, par exemple un ticket de cinéma à un bon
tofrontal. Le cortex préfrontal dorso- C. BOETTIGER et al., Immediate reward bias in humans : fronto- d’achat dans une librairie.
latéral analyserait les avantages et les parietal networks and a role for the catechol-O-methyltransfe-
rase 158(Val/Val) genotype, in The Journal of Neuroscience, X. LI et al., The Effects of appetitive stimuli on out-of-domain consumption
inconvénients des options situées dans vol. 27, n° 52, p.14383, 2007 impatience, in The Journal of Consumer Research, vol. 34, n° 5, p. 649, 2008
C’
est un oiseau discret,aux couleurs chant, mais ne réagit plus au chant qu’on
brunes et grisâtres. Il ressemble lui fait entendre.Ainsi, il évite les interfé-
aux passereaux des villes, mais il rences entre des activités électriques qui
Visage homo, vient de livrer un élément de
réponse décisif à l’une des questions les
seraient identiques,mais légèrement déca-
lées dans le temps.C’est ce qu’on nomme
À
l’Université de Los Angeles, des biologistes ont que, chez les jeunes adolescentes, le fait de prendre au
étudié des rats dont le patrimoine génétique déter- moins un repas en famille chaque jour diminue notable-
mine la tendance à être obèse.Ils ont montré que ment la probabilité de devenir obèse, de souffrir de
les rats génétiquement « vulnérables » à l’obésité troubles du comportement alimentaire ou de se livrer
ont un cerveau différent,possédant moins de connexions régulièrement à des régimes. Dans ce cas, les repas en
neuronales dans un centre nerveux de la satiété.La géné- famille permettraient de manger plus lentement, ce qui
tique de l’obésité et les neurosciences se tendent la main. est nécessaire pour éprouver une sensation de satiété
Nous ne sommes pas tous égaux face à l’obésité : avant d’avoir ingéré de trop grandes quantités de nour-
certaines personnes mangent abondamment et restent riture.Le cadre social du repas combattrait aussi les effets
minces,d’autres grossissent pour la moindre bouchée de du stress,ce qui diminue les risques d’alimentation compul-
chocolat.La recherche sur les fondements génétiques de sive,souvent liés à un besoin de combattre une angoisse.
l’obésité est,pour l’instant,plus avancée chez les rongeurs Les émotions positives liées au partage d’un moment de
que chez l’homme : ainsi, les biologistes savent depuis convivialité diminueraient enfin le besoin qu’ont certains
longtemps qu’il existe des rats vulnérables à l’obésité, et adolescents de réguler leurs émotions par la nourriture.
d’autres résistants. Les animaux vulnérables deviennent Ces découvertes rappellent que, depuis l’éclosion
obèses lorsqu’ils se nourrissent d’aliments riches en des premières sociétés humaines,manger n’a jamais été
graisse, les animaux résistants ne le deviennent jamais. un acte solitaire.Le fait de partager un repas en commu-
Ces différences reposent en grande partie sur le patri- nauté fait partie intégrante des comportements humains,
moine génétique. Si l’on se fie aux études réalisées chez et l’alimentation rapide favorisée par l’industrie du fast-
les rats,il est possible de sélectionner génétiquement des food constitue une première dans notre histoire, dont
lignées d’animaux sensibles à l’obésité, et d’autres qui y nous n’avons pas fini de mesurer les conséquences.
sont totalement réfractaires.Récemment,Sébastien Bouret S. G. BOURET et al., Hypothalamic neural projections are premanently disrupted in diet-induced
et ses collègues,de l’Université de Los Angeles,ont étudié obese rats, in Cell Metabolism, vol. 7, p. 179, 2008
D. NEUMARK-SZTAINER et al., Family meals and disordered eating in adolescents, in Arch. Pediatr.
ces deux types d’animaux et ont découvert des diffé- Adolesc. Med., vol. 162, n° 1, p. 17, 2008
rences cérébrales qui expliquent leurs divers degrés de
vulnérabilité à l’obésité.
Chez les rats résistant à l’obésité,ils ont constaté que,
dans un centre de régulation de l’appétit nommé hypo-
thalamus,une zone – le noyau arqué de l’hypothalamus –
présente d’importantes ramifications avec d’autres zones
voisines impliquées dans la perception de la satiété.
Or ces ramifications sont absentes ou atrophiées
chez les rats vulnérables à l’obésité.
Le noyau arqué est un lieu de régulation de l’ap-
pétit.Lorsqu’un animal a suffisamment mangé,ses
cellules graisseuses envoient au noyau arqué un
message chimique sous forme d’une molécule
nommée leptine. Les neurones du noyau arqué
réagissent en émettant des informations nerveuses
et chimiques au noyau paraventriculaire,qui synthé-
tise d’autres substances responsables du senti-
ment de satiété. Chez les rats résistant à l’obésité,
les connexions entre noyau arqué et noyau paraventri-
culaire sont solides, et le signal de satiété circule aisé-
ment. Chez les animaux vulnérables à l’obésité, les
Ljupco Smokovski / Shutterstock
Cinéma
Kid Nation :
l’enfance exploitée
Jean-François VÉZINA
ne émission de téléréalité crée la polé- est en préparation, à cause de la grève des scéna-
pour le développement du sens du travail et de fâcheuses, pour faire lui-même le tri. Mais Le film Little
l’identité. Un enfant de cet âge placé dans une telle A. Bandura a proposé une autre forme d’appren- Miss Sunshine
situation risque donc de développer une perception tissage généralement à l’œuvre : l’apprentissage joue sur l’émotion que
biaisée du travail et de son identité. Il apprendra vicariant, c’est-à-dire que les enfants apprennent le spectateur éprouve
difficilement la différence entre le travail et le loisir, en observant le comportement des autres et les face à la fillette héroïne
et risquera aussi de confondre son identité avec le conséquences qui en résultent pour eux. du scénario. Toutefois,
« rôle » qu’il crée pour le spectacle. En revanche, une différence essentielle
un comédien, même à cet âge, peut créer la distance
nécessaire entre son rôle et ses émotions. Lorsqu’il
La tyrannie de l’audience existe entre ce film
et l’émission de téléréalité
joue une scène, il sait qu’il est dans un rôle, voire Ainsi, un enfant est particulièrement influencé Kid Nation : dans le film,
dans une activité professionnelle. Quand il n’y a par ce qu’il voit arriver aux autres enfants. S’il la fillette sait qu’elle joue
pas de limites entre les deux, la confusion est plus constate que ces derniers sont connus et appré- la comédie, alors que
susceptible de se produire et c’est en ce sens que ciés en passant à la télévision et en affichant leurs pour la téléréalité,
ses émotions sont exploitées à son insu. émotions devant des millions de personnes, il va les enfants ne jouent pas.
Du côté du jeune téléspectateur, les conséquences considérer que c’est un objectif à atteindre. Alors
sont également plus profondes qu’il n’y paraît de qu’il devrait acquérir le sens du travail, il appren-
prime abord. L’enfant est en effet à une phase clé dra qu’il est possible de devenir riche et popu-
de son développement où il doit traverser de laire instantanément sans avoir à faire d’efforts,
multiples apprentissages avant de devenir un ce qui risque de le maintenir dans la passivité. Il
adolescent, puis un adulte. Le psychologue cana- semble que les autorités audiovisuelles n’aient
dien Albert Bandura a modifié notre perception aucunement jugé nécessaire de s’interroger sur la
de l’apprentissage en montrant que les enfants, psychologie de l’enfant en autorisant ce type
contrairement à ce que l’on croyait, n’apprennent d’émissions. Ce miroir aux alouettes peut entraî-
que rarement par « essais et erreurs ». Longtemps, ner des conséquences désastreuses sur les valeurs
on a considéré que l’enfant devait faire ses propres et les objectifs que se fixent, non plus seulement
tentatives et constater que certaines sont couron- des adolescents en mal de repères, mais des enfants
nées de succès et d’autres suivies de conséquences au psychisme en devenir.
© Paramountvantage.com
made man, qui se retrouve nées » par un processus qui n’est pas sans rappe-
incroyablement riche, mais ler l’exploitation pétrolifère (voir l’encadré ci-
dont la pauvreté relation- contre). Le rapport de 3 000 à 14 (soit 214) est
nelle et le vide familial fini- comparable au travail de raffinerie réalisé pour
ront par le détruire. passer de la matière brute extraite des gisements
de pétrole à l’essence vendue à la pompe : le trai-
tement de l’image est particulièrement soigné,
comportant notamment de nombreux gros plans
Une autre conséquence de la téléréalité est ce qui fixent encore mieux la substance émotion-
que l’on pourrait qualifier de « déboisement » de nelle de l’enfant. S’ajoute à cela, une trame sonore
l’espace privé. L’écrivain (et producteur de séries qui amplifie les tensions imaginées ou anticipées
télévisées) Jon Dovey soulignait ainsi dans son par les producteurs. Par exemple, lorsque le petit
ouvrage intitulé Téléréalité : « La réalité devient Jimmy, huit ans, décida de quitter le désert dès
un mensonge, que nous vivons aujourd’hui dans le premier épisode, les gros plans et la musique
une culture de la confession publique télévisée, ont amplifié l’émotion de l’enfant qui s’ennuyait
ce qui restreint considérablement l’étendue de la trop de ses parents.
sphère privée. » Dans Kid Nation, plusieurs Malheureusement, tout comme les gisements de
séquences sont consacrées aux confidences des pétrole se font de plus en plus rares et que la
enfants qui traversent des épreuves difficiles. Ils demande mondiale augmente sans cesse, le public
sont poussés à confier leurs émotions, et appren- demande toujours plus de téléréalité. Nous risquons
nent qu’ainsi, ils deviennent populaires par le ainsi de connaître, dans les prochaines années,
spectacle que leur vécu procure. des excès encore plus critiquables éthiquement.
Que peut alors ressentir le jeune qui regarde Dans la quête d’une audience toujours plus
ces confidences sans limites ? Il y apprend qu’il nombreuse et d’une intensité émotionnelle gran-
n’y a pas de mal à tout révéler de sa vie intime dissante, les limites face à la sexualité, à la violence
au public. Il ouvre en quelque sorte les barrières et au langage s’estompent toujours davantage.
Bibliographie de son intimité. Cette mise à nu se prolonge Dans ce contexte, il importe de préserver avec
L. DUPONT, Téléréalité : souvent sur Internet, où le téléspectateur peut soin l’espace intime de l’enfant, qui est comme
Quand la réalité devient avoir l’illusion, par le biais de blogs, d’entretenir une berge protégeant des débordements de la mer
un mensonge, Presses de un lien d’amitié avec ses idoles ; il ne censure pas de la collectivité. Les premières années sont ici
l’Université de Montréal, ce qu’il dépose dans l’espace public comme il le particulièrement sensibles, et un enfant qui agit
2007. ferait en discutant avec un ami. seulement pour répondre aux attentes des autres
I. RAMONET, Propagandes L’enfant qui grandit dans une culture de la rencontrera de profonds problèmes d’angoisse, de
silencieuses, Gallimard, confession publique risque ainsi d’apprendre que vulnérabilité et d’estime de soi. Le courage de vivre
2000. ses émotions et ses expériences personnelles n’ont et d’assumer ses propres émotions, au lieu de cher-
de réalité et de valeur que lorsqu’un grand nombre cher à les transférer sur autrui, est décisif. C’est
de personnes en sont informées. Cela crée une cette force qu’il faut encourager, par un esprit d’in-
Jean-François VÉZINA dépendance à l’égard du regard des autres, qui dépendance et des gages d’affection stables dans
est psychologue peut aller jusqu’à l’envie exacerbée de plaire ou la sphère privée. Quant aux parents, ils gagneront
et psychothérapeute l’angoisse de déplaire. à s’interroger sur l’éventuel désir qu’a leur enfant
à la Maison de psychologie L’émission propose plusieurs séquences consa- de se dévoiler de la sorte.
Salaberry, à Québec, crées aux confidences des enfants. Les téléspec- Une recherche devra un jour être entreprise sur
et auteur de nombreux tateurs deviennent alors des confesseurs puisque ces enfants qui, par un paradoxe digne de notre
articles et ouvrages sur dans Kid Nation, c’est l’enfant lui-même qui, selon époque, sont connus de tous alors qu’ils ne se
la psychologie et le cinéma. sa conscience, décide de quitter ou non le plateau. connaissent pas encore eux-mêmes. ◆
PSYCHOLOGIE
Pourquoi des dizaines de millions de personnes
envoient-elles de l’argent à des étrangers via eBay
sans être sûres qu’elles recevront leur achat ?
Parce que l’équité prend le dessus sur l’égoïsme
dans les choix financiers, et que ce site
Internet s’est forgé une réputation solide.
Comportement
La confiance
règne sur eBay
Christoph UHLHAAS
Il y a longtemps que les économistes étudient type d’offre. En revanche, quand A propose moins 1. On n’hésite pas
comment et pourquoi on prend des décisions finan- d’un tiers de la somme totale, B refuse souvent le à sortir sa carte
cières. Dans les marchés compétitifs, de la Bourse marché. Cette réaction semble absurde si l’on consi- de crédit pour acheter
de New York jusqu’aux ventes aux enchères, dère que le seul objectif de B est d’optimiser son sur eBay ; on a confiance,
chacun se comporte souvent comme Homo econo- profit. Mais elle devient logique si on fait l’hypo- car on sait que le site
micus, de façon à optimiser ses profits. thèse que B est motivé par une préoccupation a bonne réputation
Mais l’égoïsme n’explique pas tous les compor- sociale : l’équité. En d’autres termes, il préfère ne et que l’équité y est
tements ; tout dépend du contexte. Dans un contexte rien avoir, que d’accepter un partage qu’il estime une valeur partagée.
familial, par exemple, un enfant est souvent prêt à injuste. Il souhaite un partage équitable et ne peut
partager ses bonbons par sentiment de justice, bien donc accepter une somme trop inférieure à la
qu’il sache qu’il en aura moins pour lui. moitié, sans quoi il renoncerait à cet objectif.
Les mathématiciens spécialistes de la théorie des Ainsi, l’équité serait un facteur de motivation
jeux observent des comportements semblables important sur eBay, où l’option « acheter mainte-
quand ils demandent à des personnes de négocier nant » – c’est-à-dire une vente aux enchères avec
dans un test de motivation sociale nommé jeu de un seul acheteur – ressemble au jeu de l’ultimatum ;
l’ultimatum. Dans ce jeu à deux joueurs, on donne un vendeur propose un objet à un prix qu’un ache-
une certaine somme, disons 20 euros, au joueur A teur peut accepter ou rejeter. Pour tester cette hypo-
à condition qu’il accepte de partager avec le joueur B. thèse, A. Ockenfels et G. Bolton ont recruté
Si B accepte l’offre de A, l’argent est divisé comme 100 étudiants ayant vendu ou acheté sur eBay, les
prévu. Mais si B la rejette, l’argent est perdu pour ont divisés en 50binômes (un acheteur et un vendeur),
les deux. C’est celui à qui l’on confie l’argent – A – et ont demandé au vendeur de vendre un objet estimé
qui propose les termes du partage. Il peut décider à 20 euros par les chercheurs à son partenaire.
de donner 1 pour conserver 19, 2 et garder 18, etc. Le prix de vente le plus fréquent a été de dix euros,
Toute la difficulté est de savoir le partage que l’autre ce qui revient à un partage égal de la mise. Tous les
acceptera pour que l’argent soit bien distribué. acheteurs, sauf un, ont accepté l’offre. Tous les prix
Dans les études réalisées sur le jeu de l’ultima- supérieurs à 17 euros ont été refusés, car trop élevés,
tum, on a observé que l’offre moyenne des joueurs A et certains acheteurs ont même refusé des sommes
est de l’ordre de 40 pour cent de la somme et que comprises entre 10 et 17 euros, ce qui montre que
le partage le plus fréquent est 50–50, comme un le gain ne détermine pas à lui seul le jeu. Ainsi, dans
enfant qui donne à sa sœur la moitié – ou presque – cette situation de marchandage, un partage égal
de ses bonbons. Le joueur B accepte en général ce optimise le profit, parce qu’en général, les acheteurs
n’acceptent pas d’offres qu’ils trouvent injustes, ce Homo economicus oublie alors ses préoccupa-
que les vendeurs comprennent bien. tions d’équité dans le contexte d’une vente aux
Cependant, dans de nombreux cas, on accepte enchères où plusieurs acheteurs cherchent à acqué-
un partage jugé inéquitable s’il est le fruit du hasard rir le même produit, car les surenchères sont incom-
et non d’un acte délibéré. A. Ockenfels et G. Bolton patibles avec l’équité. « Sur les marchés, tous les
ont récemment demandé à des volontaires de parti- individus se comportent de façon égoïste, mais cela
ciper à une variante du jeu de l’ultimatum, où le ne signifie pas qu’ils le soient réellement », commente
joueur A choisit de partager l’argent, soit dans une A. Ockenfels. « Ce sont les institutions qui les condui-
proportion de 50–50, soit dans un rapport 80–20. sent à se comporter comme ils le font. »
Quand la proposition était de 80–20, 41 pour cent
des receveurs rejetaient l’offre. Mais quand la
même offre était faite par un robot fonctionnant Un vendeur
de façon aléatoire, seulement sept pour cent la
refusaient. Selon A. Ockenfels, cela suggère que
et un acheteur confiants
de nombreuses personnes acceptent des transac- Dans cette vente aux enchères expérimentale,
tions inéquitables, pour autant que tous les parti- la confiance n’était pas un facteur important, car
cipants aient eu leur chance. les expérimentateurs (vraisemblablement dignes
Évidemment, tous les internautes n’acceptent pas de confiance) garantissaient que la valeur des
une telle « équité procédurale », et leur attitude objets était bien de 20 euros. Néanmoins, la
dépendrait en partie de leur culture. Par exemple, confiance est un facteur essentiel sur eBay, où rien
les Américains se soucieraient plus d’équité procé- ne force les vendeurs, anonymes, à expédier effec-
durale que les Allemands. Ces derniers souhaite- tivement ce qu’ils vendent.
raient davantage un partage proche de 50–50. Les Pourquoi les vendeurs envoient-ils malgré tout
différences entre individus sont également notables. les objets ? A. Ockenfels, G. Bolton et Elena Katok,
Certaines personnes sont très sensibles à l’idée d’être à l’École des affaires de Penn State aux États-Unis,
lésées, tandis que d’autres s’en préoccupent moins, ont demandé à 144 étudiants de jouer à un jeu de
voire y sont indifférentes, à condition que cela ne confiance qui reproduit la situation d’eBay. Dans
résulte pas d’une intention malveillante, ce qui est ce jeu, un vendeur et un acheteur démarrent avec
le cas lorsque l’offre est faite par un robot. la même somme, par exemple 35 euros. C’est ce
Enfin, A. Ockenfels et G. Bolton ont constaté que que l’acheteur et le vendeur possèdent en l’ab-
les réactions des individus dépendent beaucoup des sence de toute transaction. Le vendeur détient
circonstances. Dans les ventes aux enchères expé- également un bien qu’il veut vendre 35 euros, mais
rimentales sur eBay, en mettant en compétition un que l’acheteur estime à 50 euros. L’acheteur paye
vendeur d’objets à 20 euros avec neuf acheteurs 35 euros, mais détient un objet qui, à ses yeux,
potentiels – et non plus un seul –, ils ont observé vaut 50 euros : la transaction lui rapporte 15 euros.
que le prix de vente moyen dépassait 19 euros. Quant au vendeur, il gagne 35 euros, mais doit
2. Vente de pièces
du Concorde en 2003
Christie’s
chez Christie’s.
Le cerveau équitable
ourquoi accepte-t-on ou refuse-t-on une offre équitable ?
P Dans le cerveau, deux régions « s’affrontent » pour contrô-
ler la prise de décision économique. Les neurobiologistes Jona-
Cortex préfrontal
dorsolatéral
Cortex cingulaire
antérieur
than Cohen, de l’Université de Princeton, aux États-Unis, Alan
Sanfey, de l’Université d’Arizona, et leurs collègues ont utilisé
l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf) pour
détecter des changements d’activité neuronale dans le cerveau
de 19 sujets jouant au jeu de l’ultimatum. Les offres inéquitables
activent davantage l’insula antérieure, la partie du système limbique
associée au dégoût et à d’autres émotions négatives, que ne le
font les offres équitables. Et plus l’offre est inéquitable, plus l’ac-
tivité de l’insula antérieure augmente.
En 2003, les neurobiologistes ont aussi montré que le rejet
des transactions injustes est lié à l’activité relative de l’insula
antérieure par rapport à celle du cortex frontal dorso-latéral ;
Insula antérieure
ce dernier est impliqué dans la planification, le raisonnement et,
probablement, l’optimisation des gains.
Par conséquent, deux régions cérébrales seraient en compéti- Au jeu de l’ultimatum, quand une personne reçoit une offre
tion dans le jeu de l’ultimatum… et dans d’autres occasions où la inéquitable, trois régions de son cerveau s’activent : le cortex
prise de décision déclenche un duel mental entre l’objectif émotion- préfrontal dorsolatéral, le cortex cingulaire antérieur, et l’insula
nel de résister à l’inéquité et l’ambition d’amasser de l’argent. antérieure.
Cependant, selon A. Ockenfels, au moins 70 pour craignent « une rétroaction de vengeance » : imagi-
cent des ventes doivent être expédiées par les nons qu’un vendeur ait reçu une mauvaise évalua-
vendeurs pour que dans un tel jeu – ou sur eBay –, tion, il risque d’émettre une évaluation négative de
le fait d’acheter soit profitable. Comment eBay l’acheteur, en affirmant par exemple que ce dernier
atteint-il un tel niveau de confiance ? À cause a payé en retard ou avec un chèque sans provi-
d’une évaluation permanente. Sur eBay, les sions. En effet, dans les expériences d’A. Ocken-
vendeurs et les acheteurs peuvent s’évaluer après fels, un grand nombre de ceux qui ne sont pas satis-
une transaction, et ces évaluations sont rendues faits d’une transaction n’envoient aucune évaluation.
publiques pour les futurs acheteurs et vendeurs. L’absence d’évaluation n’est pas une bonne chose
« Ce système de réputation fonctionne comme une pour la réputation du système. Par conséquent,
machine à rumeurs organisée et remplace le système A. Ockenfels et G. Bolton, en collaboration avec
des ragots qui existe dans le monde réel », explique l’économiste Ben Greiner, de l’Université de Harvard
A. Ockenfels. Étant donné que les futurs acheteurs aux États-Unis, ont conçu pour eBay des options
n’achèteraient pas sur un site qui a mauvaise répu- incitant les personnes à transmettre des évaluations
tation, même les vendeurs stratégiques et ration- négatives, sincères et détaillées. La version 2.0 corri-
Bibliographie nels sont obligés d’être loyaux. gée d’eBay a été mise en ligne le 30 avril 2007.
Outre l’évaluation globale positive, neutre ou néga-
G. BOLTON et al.,
How effective are
Le secret : l’évaluation tive, les acheteurs peuvent désormais évaluer des
aspects spécifiques de la transaction, telles la préci-
electronic reputation Pour quantifier l’importance de l’évaluation, sion de la description de l’objet, la communication
mechanism ? An A. Ockenfels et ses collègues ont comparé l’acti- avec l’acheteur et la vitesse d’expédition.
experimental investigation, vité de deux marchés : dans le premier, des incon- Ces détails supplémentaires augmentent la
in Science, vol. 50, n° 11,
pp. 1587-02, 2004. nus réalisent 30 transactions entre eux en étant qualité de l’évaluation pour les futurs acheteurs.
soumis à ce mécanisme d’évaluation ; dans le Et pour apaiser les inquiétudes relatives à la rétro-
A. SANFEY et al., second, il n’y a pas d’évaluation. Les psychologues action de vengeance, les évaluations détaillées des
The neural basis of
economic decision-making
ont montré qu’avec un système d’évaluation, les acheteurs sont anonymes. Qui plus est, les vendeurs
in the ultimatum game, in achats sont plus nombreux – 56 pour cent – que n’ont accès aux évaluations détaillées qu’après
Science, vol. 300, dans un système sans évaluation – 37 pour cent. avoir transmis leur propre évaluation de l’ache-
pp. 1755-58, 2003. Les biens sont davantage expédiés, jusqu’à 73 pour teur, ce qui empêche tout règlement de comptes…
G. BOLTON et al., cent – au-dessus du seuil nécessaire pour que le même si le vendeur devine quel est l’auteur d’une
ERC : a theory of equity, marché fonctionne –, tandis que la quantité d’ex- mauvaise évaluation.
reciprocity and péditions pour les transactions sans système d’éva- Néanmoins, ce nouveau système ne détecte pas
competition, in American luation tourne autour de 39 pour cent. L’évalua- les tricheurs – bien qu’ils ne puissent tricher qu’une
Economic Review, vol. 90, tion compense ainsi le manque de confiance dans seule fois ! Ces derniers existent toujours, de sorte
n°1, pp. 166-193, 2000. un marché tel que eBay, augmentant l’impact de qu’acheter une voiture ou un avion en ligne reste
la loyauté intrinsèque. hasardeux. A. Ockenfels n’est pas prêt à prendre
Mais ce système d’évaluation n’est pas parfait. ce risque. Il ne visite eBay qu’occasionnellement
Christoph UHLHAAS A. Ockenfels constate qu’environ 98 pour cent des pour faire des cadeaux à ses deux enfants. Et si
est philosophe à évaluations sur eBay sont positives, ce qui suggère vous remarquez un vendeur du nom d’« aocken-
l’Université de Cologne, que certains acheteurs déçus ne transmettent pas fels », c’est qu’il s’agit probablement d’une expé-
en Allemagne. d’évaluation négative. Il se peut que les acheteurs rience d’économie… ◆
bon expert
Yvonne RALEY
ous avez besoin d’un avis médical ? À plusieurs centaines d’« usines à diplômes », c’est-
fique. Quand un expert publie un article, il fait personne susceptible de donner un conseil parce
connaître à tous qu’il a un savoir-faire sur le sujet. qu’elle a vécu une expérience semblable, ou une
Toutefois, il est impossible de répondre à toutes personne ayant étudié les aspects moraux et
les questions médicales ou psychologiques. éthiques de ces dilemmes. Il pourrait par exemple
Quand une question est trop complexe, l’inter- s’agir d’un religieux ou d’un philosophe – c’est
naute n’obtiendra pas une réponse unique et notamment pour cela que ces personnes sont
claire. Par exemple, s’il demande s’il faut arrê- souvent membres de comités d’éthique. D’autres
ter de maintenir en vie une personne en état végé- « experts », telles des infirmières, peuvent appor-
tatif permanent – une sorte de coma profond –, ter des idées ou des conseils.
il n’obtiendra pas, quel que soit l’expert consulté
sur l’Internet une réponse qui serait Oui ou Non.
L’expertise médicale et les données sur une mala-
Quand l’expert est incompétent
die, même si elles sont fiables et précises, ne Reprenons l’exemple du patient végétatif ; un
permettent pas de répondre. Pourtant, on peut prêtre catholique sait que le pape Jean Paul II s’est
trouver des éléments de réponse. prononcé contre l’arrêt des soins, notamment de
Reprenons le cas du patient en état végétatif. l’alimentation, du patient. Selon lui, il est impos-
S’il est dans cet état, c’est que l’un de ses hémi- sible d’être sûr sans aucun doute que la personne
sphères cérébraux a subi des lésions irréversibles, ne se réveillerait jamais. Un catholique ne deman-
mais le tronc cérébral – qui contrôle les fonctions derait donc l’interruption des soins que dans des
vitales – est encore intact. C’est pour cela que le cas très rares où les médecins peuvent affirmer
patient respire souvent de façon autonome et peut qu’il n’y a aucun espoir de récupération.
même ouvrir les yeux ou avoir l’air de pleurer. A contrario, un philosophe pourrait souligner la
Mais, comme les régions cérébrales responsables distinction entre tuer – un acte volontaire – et lais- Bibliographie
de la pensée consciente et de la perception sont ser mourir – une omission. Administrer des médi-
détruites, les spécialistes pensent que ces réactions caments à un patient pour arrêter le cœur revient R. MUNSON et A. BLACK,
du patient ne sont que des réflexes. à le tuer, tandis que débrancher le tube d’alimen- The elements of reasoning,
Thomson Higher
Cependant, un patient en état végétatif perma- tation ou le respirateur, c’est laisser les choses suivre Education, 2007.
nent n’est pas considéré en état de mort cérébrale. leur cours naturel, sans intervenir. Par conséquent,
Chez un patient en état de mort cérébrale, le cerveau certains philosophes défendent le fait que débran- I. COPI et C. COHEN,
Introduction to logic, in
entier, y compris le tronc cérébral, ne fonctionne cher un patient végétatif n’est pas condamnable.
Prentice Hall, 1998.
plus ; le diagnostic de mort cérébrale correspond Force est donc de constater qu’aucun avis d’ex-
donc à la mort légale d’une personne. Par consé- pert, aussi utile soit-il, ne peut remplacer notre E. DAMER, Attacking
quent, face à des personnes dans le coma, les propre réflexion. Nous sommes seuls à connaître faulty reasoning :
a practical guide
soignants et les proches sont souvent face à un nos valeurs, nos croyances et nos souhaits, ainsi to fallacy-free arguments,
dilemme moral : quelles sont ses chances de reve- que ceux de nos proches. Mais ce point de vue a in Wadsworth, 1995.
nir à la vie ? Au-delà du diagnostic lui-même, aussi ses limites : nous devons vivre en assumant
aucun expert ne peut déterminer si telle ou telle les conséquences de nos actes. Demander à un expert
personne doit ou non être « débranchée ». La situa- de choisir à notre place transfère les responsabili- Yvonne RALEY
tion est encore plus compliquée si le patient n’a tés et place notre bien-être entre ses mains. Nous est professeur de
jamais formulé par écrit ses souhaits de fin de vie. perdons en partie notre liberté. Mais rien ne nous philosophie au Felician
Dans une situation de ce type, on peut s’adres- oblige à renoncer au pouvoir de choisir – et de bien College, à Lodi, dans
ser à un autre type d’« expert », à savoir une choisir – qui sera cette personne… experte. ◆ le New Jersey.
Comportement
L’altruisme, enfant
de la guerre ?
Jean-Louis DESSALLES
omo homini lupus : l’homme est un loup Il est important de comprendre pourquoi, car
membres de leur groupe n’ayant pas pris part au Il devrait donc disparaître rapidement. Contrai-
combat. Le succès des xénophobes-altruistes dans rement à une vision populaire et anthropocen-
les simulations est d’autant plus surprenant qu’en trée des mécanismes darwiniens, l’évolution ne
dehors des conflits, ils continuent de se compor- procède pas par la sélection des groupes ou des
ter en altruistes, procurant un bénéfice à leur espèces, mais à travers la reproduction plus effi-
groupe, par exemple en prenant des risques pour cace de certains individus au détriment d’autres.
espionner l’ennemi potentiel, alors qu’eux seuls Pourtant, dans le cas présent, le comportement
assument le coût de leur comportement. apparemment aberrant des xénophobes-altruistes
Cela s’explique. Nous sommes dans l’un des s’explique par le bénéfice qu’en retire leur groupe.
rares cas où la « sélection de groupe », En effet, un xénophobe-altruiste ne se lance pas
si contraire a priori au schéma darwi- aveuglément dans la guerre. Il attend d’être entouré
nien, s’applique. La théorie darwi- de nombreux autres guerriers dans son propre
nienne, telle qu’elle est comprise groupe, tandis que le groupe opposé en compte
et abondamment vérifiée, prévoit peu. Sa prise de risque bénéficie ainsi préféren-
des stratégies comportementales tiellement à des individus porteurs de la même
qui maximisent la descen- stratégie, et inflige des pertes à des individus
dance de ceux qui les adop- adeptes de stratégies différentes. Si l’on dresse le
tent. Or, le comportement bilan, non plus individu par individu, mais stra-
altruiste, même s’il béné- tégie par stratégie, on s’aperçoit que le compor-
ficie au groupe, favorise tement xénophobe-altruiste peut se révéler gagnant
par définition la descen- chaque fois que les situations belliqueuses sont
dance d’autrui plutôt fréquentes. La sélection de groupe a ici le même
que la sienne propre. effet que la sélection de parentèle : bien que ne
bénéficiant pas à des individus apparentés, le
comportement du xénophobe-altruiste bénéficie
avec une bonne probabilité à des individus qui
portent les « gènes » de la xénophobie et de l’al-
truisme, simplement parce que ces « gènes » sont
mieux représentés dans son groupe que dans celui
d’en face. C’est ce que montre la simulation infor-
matique programmée par J.-K. Choi et S. Bowles.
Les conclusions que ces derniers en tirent sont
cependant critiquables.
Le mémorial
mi
th
/S
d’Iwojima, à Harlington
hu
tte
un avantage, qui maintient l’état de guerre. Dans le bien-être de leur groupe à leurs propres dépens.
second équilibre, une plus forte proportion initiale En période de guerre, les tolérants et les égoïstes
de tolérants conduit le système vers une situation sont les victimes préférentielles. Que peut-on en
de paix, profitable aux tolérants-égoïstes qui béné- conclure ? Que l’existence de l’altruisme dans notre
ficient des relations commerciales entre groupes, ce espèce trouve son origine et sa raison d’être dans
qui maintient la stabilité de cet état paisible. la guerre ? L’altruisme aurait-il la xénophobie pour
Le hasard des fluctuations peut amener le corrélat obligatoire ? Pas si simple.
système à basculer assez brusquement d’un attrac- La guerre est le propre de l’homme, bien qu’on
teur à l’autre. En revanche, le système ne reste pas en trouve des analogues chez les chimpanzés et
dans les autres états possibles. En période de paix quelques espèces de carnivores, comme le signa-
où les échanges commerciaux se généralisent, les lent l’éthologue américain Joseph Manson et le
xénophobes perdent le bénéfice de la coopération primatologue britannique Richard Wrangham lors
et les altruistes ont tout à perdre à contribuer au d’observations réalisées en 1991. Les chimpanzés
patrouillent fréquemment aux confins de leur terri-
toire pour surprendre des individus isolés du terri-
toire voisin, avec comme résultat probable une
L’altruisme en 5 000 générations mise à mort, sans risque pour les agresseurs. De
véritables guerres s’observent chez des inverté-
our savoir comment l’être humain est devenu « altruiste », on suppose
P que des gènes de l’altruisme se sont peu à peu implantés dans la popu-
lation. Mais qu’est-ce qui leur a permis de se multiplier ? Selon certaines
brés, notamment les fourmis, mais les coalitions
en présence sont constituées d’individus fortement
apparentés. Chez les êtres humains, la guerre entre
hypothèses, les gènes altruistes auraient pu profiter d’autres gènes, par groupes est universelle et prend souvent la forme
exemple de la xénophobie, pour s’implanter dans de nouvelles populations. de batailles rangées plus ou moins ritualisées et
L’idée est que des individus à la fois altruistes avec les membres de leur implique globalement une importante prise de
communauté et hostiles aux étrangers sont plus enclins à prendre des risques risque. Peut-on faire le lien, comme nous y invi-
pour leur communauté et à partir en guerre. Malgré des pertes humaines, tent J.-K. Choi et S. Bowles, entre cet instinct
ils colonisent de nouveaux territoires, qu’ils peuplent ensuite. Ce faisant, ils humain particulier pour la guerre et la propen-
répandent leurs gènes, sous-tendant à la fois l’altruisme et la xénophobie. sion, rarissime dans le règne vivant, à se montrer
Pour évaluer le caractère plausible de tels scénarios, on réalise souvent utile envers des congénères non apparentés ?
des « simulations informatiques » où les êtres humains sont représentés Certains pourront choisir d’évacuer l’aspect
biologique de la question, en considérant que tant
par des agents simples, dotés de caractéristiques telles que l’altruisme,
l’agression collective que l’entraide citoyenne sont
l’égoïsme, la tolérance ou la xénophobie. Une population est créée, struc- des produits inévitables de la culture qui ne
turée en 20 groupes. on y trouve des individus de quatre types : tolérants- sauraient être réduits à de quelconques « instincts »
altruistes, xénophobes-altruistes, tolérants-égoïstes et enfin xénophobes- individuels : « La fonction d’un fait social doit
égoïstes. toujours être recherchée dans le rapport qu’il
Ces quatre « profils psychologiques » sont définis de la façon suivante : soutient avec quelque fin sociale », écrivait Émile
– Le tolérant-altruiste est serviable avec les membres de son groupe, Durkheim en 1894. Or la guerre et l’altruisme
par exemple le groupe X, et non violent avec les étrangers (membres du peuvent être extrêmement coûteux pour l’indi-
groupe Y). Il lie des relations commerciales avec tout le monde, et ne fait vidu. On ne saurait accepter à la légère qu’un
pas la guerre. déterminisme culturel puisse engendrer des
– Le xénophobe-altruiste est serviable avec les siens et violent avec conduites universelles à ce point contraires au
les étrangers. Il fait la guerre, surtout s’il est entouré d’autres altruistes- déterminisme biologique. Nous ne sommes pas
xénophobes. Il partage les avantages de la victoire avec les siens, même guerriers ou altruistes par simple conformisme
ceux qui n’ont pas combattu. Il ne pratique pas le commerce. social, il y a autre chose. L’altruisme humain n’est
– Le tolérant-égoïste n’est pas serviable avec les siens, mais reste non pas la conséquence contingente d’une morale
violent avec les étrangers. Il ne fait pas la guerre. Il pratique le commerce. apprise. Dans la plupart des cas où nous sommes
altruistes, personne ne nous contraint à l’être.
– Le xénophobe-égoïste n’est pas serviable avec les siens, se montre
Notamment, les enfants, dès l’âge de un an, se
belliqueux avec les étrangers, et n’entretient aucune relation commer- montrent spontanément serviables et coopératifs
ciale avec personne. envers des inconnus, comme l’ont montré en 2006
Les différents groupes étant constitués, ils sont amenés à interagir. Se le psychologue et anthropologue Felix Warneken
succèdent des périodes de paix et des périodes de guerre. En temps de et le psychologue et primatologue américain
paix, les relations commerciales l’emportent et les tolérants (altruistes Michael Tomasello ; cela révèle à quel point les
comme égoïstes) entrent en jeu, mais ce sont surtout les tolérants-égoïstes comportements altruistes sont sans doute étayés
qui prospèrent. Ils se reproduisent mieux, car ils disposent de plus de par une base génétique qui leur confère un carac-
ressources matérielles et gardent tout pour eux, si bien que leurs gènes se tère inné. Une telle attitude, dite prosociale, est
répandent dans la population. Les gènes altruistes ne sont pas favorisés. quasi absente chez les jeunes chimpanzés.
En temps de guerre, en revanche, les égoïstes-xénophobes et les
altruistes-xénophobes prennent les armes, mais ces derniers les pren- Quatre types d’altruismes
nent plus facilement, car ils acceptent de combattre pour les autres. Lors-
qu’il y a victoire, même s’ils ont perdu des hommes, ils occupent le terrain L’existence de l’altruisme pose un problème
de l’ennemi et font des enfants entre eux, augmentant le nombre de copies considérable à la théorie de la sélection naturelle.
des gènes altruistes et xénophobes. Pourquoi descendons-nous d’individus qui ont
aidé leurs contemporains plutôt que de ceux qui
Si cette simulation est valable, l’être humain actuel serait à la fois soli-
se sont contentés d’être aidés ? Quatre mécanismes
daire avec les membres de sa communauté, et belliqueux avec les étrangers. ont été proposés pour résoudre cette difficulté. Le
premier, la sélection de parentèle, explique fort
L’ALTRUISME RÉCIPROQUE
C’est l’altruisme « intéressé » ou « marchand » : l’individu espère un retour
immédiat à la hauteur de ce qu’il donne.
Jean-Michel Thiriet
Il existe des conduites d’altruisme désintéressé, sans aucun intérêt
ni recherche de réciprocité.
L’ALTRUISME GUERRIER
Pousse les individus à risquer leur vie pour leur groupe. L’acte altruiste
bénéficie au groupe aux dépens de l’acteur, mais il profite en définitive à
d’autres individus altruistes, ce qui permet aux gènes altruistes de se répandre.
L’ALTRUISME PUBLICITAIRE
C’est le vrai altruisme désintéressé, mais qui joue le rôle de « signal social » :
les membres de la communauté admirent les comportements altruistes
et acceptent leurs auteurs dans la coalition, ce qui permet aux gènes
de cet altruisme de se répandre.
Point faible : Suppose que les individus aient le choix de leurs alliances
et que ces alliances soient vitales.
bien l’altruisme chez les insectes sociaux, mais fort, bien doté en guerriers. Si les individus ont le
ne résout en rien le mystère de l’altruisme humain, choix de leur groupe, les guerriers altruistes sont
qui s’exerce à l’égard d’individus non apparen- alors entourés de non-guerriers qui s’abritent
tés. L’altruisme de parentèle postule que les indi- derrière eux, et la guerre doit cesser de leur profi-
vidus partageant une partie de leurs gènes s’en- ter préférentiellement…
traident, de sorte que le sacrifice de l’un profite La troisième critique est liée aux différences
finalement aux mêmes gènes. Le deuxième est sexuelles. Pour différentes raisons, le comporte-
l’altruisme réciproque, que l’on peut qualifier ment guerrier est pour l’essentiel le fait des mâles,
« d’intéressé » ou de « marchand », puisque l’in- ce qu’attestent les travaux de J. Manson et R. Wran-
dividu altruiste espère un retour immédiat à la gham. Or, dans notre espèce, l’altruisme ne présente
hauteur de ce qu’il donne. pas de corrélation manifeste avec le sexe.
Mais bien des conduites altruistes humaines ne
sont pas de ce type. L’altruisme guerrier, mentionné
dans cet article, pousse les individus à risquer leur
L’altruisme publicitaire
vie pour le groupe, et n’est pas fondé sur l’espoir Examinons donc la dernière hypothèse, selon
d’une réciprocité. Il en est de même, par exemple, laquelle l’altruisme guerrier – aussi bien que l’al-
du langage : en 2000, j’ai montré que les êtres truisme au quotidien – serait par nature publici-
humains ont une propension à donner les meilleures taire. En étant va-t-en guerre ou en se montrant
informations dont ils disposent à qui veut bien les serviable, l’individu humain enverrait un signal
écouter, ce qui ne cadre pas avec un schéma fiable, de forte valeur dans notre espèce. De quel
donnant-donnant. signal s’agit-il ? Pour expliquer l’existence du
L’altruisme guerrier, qui suppose la sélection de comportement langagier, lui aussi altruiste, j’ai eu
groupe mentionnée plus haut, est illustré de façon l’occasion de rappeler ce qui fait la première origi-
convaincante par le modèle de J.-K. Choi et S. Bowles. nalité de notre espèce : sa niche politique. Les
L’acte altruiste bénéficie au groupe aux dépens de humains forment des coalitions pour résister à
l’acteur, mais il profite en définitive à d’autres indi- l’agression des autres coalitions, ou éventuelle-
vidus altruistes. Si des gènes de l’altruisme existent, ment pour les agresser. Nous ne sommes pas très
ils sont ainsi stabilisés dans la population, et sélec- loin ici du scénario de J.-K. Choi et S. Bowles. Avec
tionnés. Le comportement guerrier serait de ce type : une différence cruciale : les membres d’un groupe
on ne prend des risques que lorsqu’il y a beaucoup sont ensemble par hasard, alors que les partenaires
d’autres guerriers dans son camp et peu en face. de coalitions se sont choisis. Nous ne sommes pas
Mais il existe un quatrième mécanisme, plau- la seule espèce politique, mais nous avons la spécia-
sible pour notre espèce. L’altruisme peut exister lité de former des coalitions de grande taille. L’une
dans un cadre darwinien s’il sert de signal. Selon des tâches essentielles que tout être humain doit
la théorie du signal honnête, imaginée par l’étho- résoudre tout au long de sa vie est de trouver et
logue israélien, Amotz Zahavi, certains compor- conserver les meilleurs amis possibles.
tements coûteux permettent d’envoyer un signal Dans un tel contexte politique, il peut être profi-
Bibliographie fiable : l’individu altruiste montrerait, par des actes table de prouver sa détermination à combattre,
désintéressés déployés en public, qu’il est intéres- et de se montrer serviable, même si le coût asso-
J.-K. CHOI et S. BOWLES, sant de s’allier à lui et de s’en faire un ami. Il s’at- cié à de telles conduites est élevé. Quiconque se
The coevolution of tirerait un prestige de par ses comportements géné- cache lorsque son groupe est menacé, ou se montre
parochial altruism and reux, et ce prestige entraînerait indirectement égoïste au quotidien, risque de se retrouver seul,
war, in Science, vol. 318,
pp. 636-640, 2007. certains avantages concrets pour sa personne : les simplement parce que les autres membres du
autres membres du groupe chercheraient sa proxi- groupe préfèrent s’allier aux individus courageux
S. BOWLES, Group mité, lui offriraient des présents, etc. Il s’agit ainsi et prêts à aider. Or les individus sans amis, en
competition, reproductive
leveling, and the evolution
d’une théorie « publicitaire » de l’altruisme. l’absence d’état de droit, sont les premières victimes
of human altruism, in de ceux qui en ont.
Science, vol. 314, Les failles de l’altruisme guerrier On ne s’attend pas exactement aux mêmes
comportements, selon que l’altruisme humain
pp. 1569-1572, 2006.
J.-L. DESSALLES, L’altruisme humain est-il de type népotique, est d’origine guerrière ou d’origine politique.
Aux origines du langage : marchand, guerrier ou publicitaire ? S. Bowles, L’altruiste guerrier n’est courageux que s’il se
Une histoire naturelle de la dans ses écrits de 2006, favorise la troisième option. sent entouré de congénères également coura-
parole, Hermès-sciences, La dernière offre, je crois, une explication plus geux et si son comportement produit un béné-
2000. robuste. Trois critiques peuvent en effet être adres- fice collectif immédiat. L’altruiste politique, lui,
J. H. Manson et al., sées au schéma de J.-K. Choi et S. Bowles. Tout est courageux en présence d’un public capable
Intergroup aggression in d’abord, comme ces auteurs le montrent, la stra- d’apprécier sa prise de risque. Le second scéna-
chimpanzees and humans, tégie xénophobe-altruiste peut disparaître au profit rio semble plus conforme à la réalité humaine,
in Current anthropology, de l’autre état stable de leur modèle, à savoir la ce que révèlent par exemple des études récentes
vol. 32 (4), pp. 369-390, stratégie tolérant-égoïste. Dès lors, comment expli- sur la prise de risque chez les adolescents, où les
1991. quer, si la stabilité de l’altruisme n’est qu’éphé- jeunes gens prennent plus de risques et envisa-
mère, l’existence durable et universelle de l’atti- gent plus les avantages que les inconvénients
tude prosociale humaine ? d’une conduite à risque, lorsqu’ils sont en
Jean-Louis DESSALLES Une deuxième critique est liée aux hypothèses présence d’autres jeunes de leur milieu. Notons
est enseignant chercheur cachées de leur modèle. Ce dernier prévoit qu’un enfin que les aspects généreux de l’altruisme
en Sciences cognitives quart des individus changent spontanément de humain (secourir la veuve et l’orphelin) ne sont
à l’École nationale groupe à chaque génération, et ceci au hasard. Or, pas prédits dans le scénario guerrier de J.-K. Choi
supérieure des en période de rivalité entre groupes, la meilleure et S. Bowles, alors qu’ils s’expliquent bien dans
télécommunications. stratégie consiste bien sûr à rejoindre un groupe la théorie de l’altruisme publicitaire. ◆
INTERVIEW
Pourquoi la Bourse
perd-elle la tête ?
Tendances boursières à la baisse, marchés volatils, crise
des « subprimes » aux États-Unis : en janvier 2008, le monde
de la finance internationale a tremblé... Mais régulièrement,
de telles poussées de fièvre touchent les places financières,
aboutissant parfois à des « krachs », tels ceux de 1929 et 1987.
Comment expliquer ces moments de pessimisme des épargnants ?
Quand et pourquoi se déclare la panique ?
Mickaël Mangot, spécialiste de « finance comportementale »,
nous livre son analyse.
Cerveau & Psycho : Après des semaines de C&P : À propos de pessimisme, comment
fluctuations boursières inquiétantes, on ignore expliquer que le phénomène s’emballe bien
à ce jour combien de temps va durer la crise de souvent, au lieu de s’apaiser ?
confiance des investisseurs de par le monde. Nul Mickaël Mangot : Le pessimisme nourrit le
ne sait comment interpréter la situation actuelle, pessimisme en matière de spéculation. En effet,
qui semble échapper à tout contrôle. Comment les gens anticipent l’avenir à partir de ce qu’ils
expliquez-vous cette situation ? ont observé dans un passé récent, et non dans
Mickaël Mangot : D’abord, rappelons l’ori- un passé plus lointain. C’est ce que l’on nomme
gine du phénomène. L’attention du grand public en psychologie le biais de momentum. La
a été focalisée par les médias sur les baisses plupart des épargnants sont très sensibles à
du mois de janvier, mais un effritement des ce qui s’est passé quelques jours plus tôt. Ils
valeurs cotées en Bourse était déjà bien connu anticipent l’avenir en fonction des résultats
des professionnels depuis plusieurs mois. C’est des jours précédents.
la crise des « subprimes », ces crédits à risques Dès lors, lorsque vous avez observé et entendu
offerts par les banques américaines aux parti- pendant des mois les médias évoquer la baisse
culiers désirant accéder à la propriété. Aujour- des cours, vous anticipez une baisse future et
d’hui, quelque trois millions d’Américains sont le pessimisme du marché s’accentue, ce qui
en situation de cessation de paiement, ce qui explique bien des crises boursières. Quelques
pose aux banques divers problèmes de bilan professionnels avisés, parfois avertis de ce biais
et de liquidités. Normalement, elles se prêtent cognitif, savent qu’il vaut mieux regarder les
de l’argent les unes aux autres, ou emprun- évolutions de la Bourse sur une année, pour
tent aux banques centrales, mais dans la situa- fixer les anticipations. Bien souvent, il n’y a pas
tion actuelle, ce jeu ne fonctionne plus. D’où lieu de s’inquiéter, et ces feux de paille cèdent
un risque d’insolvabilité des banques. À cela la place à des accalmies.
s’ajoute une crainte de récession aux États-
Unis, d’où un pessimisme ambiant qui rejaillit C&P: Comment le biais de momentum a-t-il
sur l’attitude des investisseurs en Bourse. été découvert ?
Mickaël Mangot : En 1993, deux chercheurs L’effet momentum joue un rôle important, 1. Wall Street
en finance de l’Université du Texas, Narasim- car c’est lui qui contribue à étirer les tendances est la première place financière
han Jegadeesh et Sheridan Titman, ont divisé boursières. Aujourd’hui, si les gens se fondaient mondiale ; elle abrite les locaux
en cinq groupes les titres américains selon leurs sur le long terme, ils ne paniqueraient pas et se du New York Stock Exchange,
performances passées. Ils ont constaté que les diraient que la Bourse se comportera sur le long qui assure la cotation de près
titres du groupe supérieur réalisaient des perfor- terme comme elle s’est toujours comportée, de 3 000 sociétés, pour
mances anormalement élevées sur la période c’est-à-dire en maintenant une hausse annuelle une capitalisation boursière
suivante, de quelques mois et non sur le long globale de sept à huit pour cent, qui est la de quelque 25 000 milliards
terme, et que les titres du groupe de queue réali- moyenne sur un siècle. de dollars. C’est aussi l’une
saient au contraire des performances inférieu- des rares salles de marché
res, là encore dans la période de temps immé- C&P : Le pessimisme boursier serait donc à garder des cotations
diatement suivante. De façon générale, lorsqu’un une « illusion d’optique » liée au fait que l’on à la criée... De quoi susciter
titre se détache en tête des performances, l’ef- ne fait attention qu’au passé récent… des ambiances électriques.
fet momentum s’enclenche et il a d’autant plus Mickaël Mangot : Bien entendu, ce serait trop
de chances de continuer à monter. Diverses simple. D’autres phénomènes s’ajoutent à cette
études ont confirmé cet effet de continuation situation : le biais de confirmation, par exem-
des performances à court et moyen terme. ple, fausse notre perception de la réalité des
Mais notre comportement est souvent soumis marchés. Ce biais a pour conséquence que, parmi
à cet effet momentum, dès lors que se présente plusieurs informations, nous ne retenons que
une situation d’incertitude. Par exemple, les celles qui confirment notre opinion initiale. Ce
gens achètent dans l’immobilier lorsqu’ils ont phénomène a été découvert en 1972 par le
constaté que les cours de l’immobilier ont psychologue Stuart Oskamp. Il avait donné à
augmenté lors des deux ou trois années précé- des médecins des dossiers cliniques de patients,
dentes, mais l’attitude la plus rationnelle consis- pour lesquels ils devaient proposer un diagnos-
terait à acheter au contraire dans certaines tic. Il a constaté que les médecins devenaient de
situations de baisse prolongée, lorsque les valo- plus en plus sûrs de leur diagnostic initial, et
risations sont faibles. prenaient en compte tous les nouveaux éléments
32 © Cerveau&Psycho - N° 26
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Gueguen poil article 25/02/08 16:55 Page 34
l’était pas. Dans ce dernier cas, les hommes l’ont de poils apparents sur le visage aient plus de chances 1. Chez l’homme,
même jugée plus féministe. de se marier. N. Barber a également constaté que les les poils sur le torse,
La situation est fort différente chez l’homme. hommes à moustache avaient davantage d’enfants sur les bras et le visage
Le psychologue Robert Wildman et ses collègues, illégitimes, ce qui pourrait s’expliquer par le fait que sont associés à plus
de l’Hôpital de Milledgeville en Géorgie, aux États- les hommes poilus (ou moustachus) ont plus d’aven- d’attirance. Mais
Unis, ont montré à des étudiantes des photogra- tures et de relations sexuelles. certaines limites sont
phies tirées de magazines et montrant des hommes Les poils sur le visage seraient interprétés par les recommandées.
nus. Elles devaient indiquer quelles caractéris- femmes comme le signe de certaines « qualités
tiques elles préféraient chez un homme, et la pilo- masculines ». Par exemple, Dixie Fletcher et Charles
sité arriva en bonne place : 46 pour cent des femmes Kenny, de l’Université de Memphis, ont demandé
ont déclaré préférer une poitrine très velue, 46 pour
cent une poitrine modérément poilue, et huit pour
cent sans poils. Pas de doute : le poil exerce un
attrait certain auprès des femmes.
D’autres études ont montré l’existence d’une
sorte de fantasme de « l’homme viril à la poitrine
velue » chez les femmes. Ainsi, Sarah Collins, de
l’Institut des sciences de l’écologie et de l’évolu-
tion, de l’Université de Leiden aux Pays-Bas, a fait
écouter à des femmes des extraits de voix d’hommes
qu’elles devaient classer selon leur préférence,
avant d’estimer certaines caractéristiques de ces
hommes, telles que le poids, la taille et la pilosité
de la poitrine. Il est ainsi ressorti, non seulement
que les femmes préfèrent les voix les plus graves,
mais aussi qu’elles imaginent que les hommes
ayant ces voix ont plus de poils sur la poitrine…
Dans l’imaginaire des femmes, les hommes qui
leur plaisent doivent « forcément » avoir du
poil sur la poitrine. Mais dans la réalité,
aucune étude scientifique n’a établi de
relation entre la gravité de la voix
et la pilosité de la poitrine.
© Shutterstock
4. Blonde, rousse, étaient également rehaussés. Autant d’indicateurs évaluaient à distance, avec le plus de précision
brune ? Les hommes de la fécondité d’une femme. possible, la longueur de leurs cheveux. V. Hinsz
préfèrent généralement Peut-être d’autres éléments moins avouables découvrit alors une corrélation négative entre
les brunes lorsqu’on leur concourent-ils aussi à cette préférence. On sait longueur des cheveux et l’âge de ces dames : plus
pose la question, que les « vierges » blond vénitien présentées sur une femme est âgée, plus la longueur de ses cheveux
mais l’étude de leurs les peintures de Botticelli représentaient très certai- diminue. De même, plus elle est installée dans une
comportements nement des prostituées qui avaient pour habitude, relation durable et satisfaisante sentimentalement,
suggère qu’ils sont par corporatisme, de se teindre les cheveux à l’aide plus elle tend à avoir des cheveux courts…
inconsciemment attirés d’une préparation à base de plantes et de miné- Les mêmes effets sont observés pour des ques-
par les blondes. Cette raux, tandis que les autres femmes, plus respec- tions relevant de l’état physique : une femme a les
attirance aurait des bases tables, gardaient leur teinte brune afin de ne pas cheveux d’autant plus longs que sa santé est bonne.
biologiques anciennes. être assimilées aux précédentes. L’ensemble de ces éléments laisse penser qu’une
Si la couleur des cheveux a une incidence sur le longue chevelure signale un âge jeune, une bonne
jugement et le comportement, d’autres travaux santé et une situation sentimentale non installée,
soulignent l’impact de leur longueur. Selon les autant de facteurs signalant un fort potentiel de
observations de M. Rich et T. Cash, les femmes sont reproduction. Ce dernier point sera confirmé par
persuadées que les hommes préfèrent les femmes une mesure du nombre d’enfants des femmes : au
ayant de longs cheveux. On ignore encore si c’est même âge, les femmes ayant beaucoup d’enfants
le cas, mais cela a une conséquence : les femmes tendent à avoir les cheveux plus longs.
qui cherchent à séduire ont tendance à se laisser En réalité, il est probable que les femmes se
pousser les cheveux. sentant déborder d’énergie, et sachant que les
hommes aiment les cheveux longs, se laisseraient
Bibliographie pousser les cheveux pour optimiser leurs chances
Longueur du cheveu d’avoir des enfants. Un tel schéma supposerait que
C. GUDIN, Une histoire
naturelle du poil, Éditions et stabilité sentimentale les femmes se laissent pousser les cheveux, non
seulement quand elles sont en bonne santé, mais
du Panama, 2007.
Quels paramètres biologiques attirent l’homme quand elles le savent. C’est ce qui a été observé :
N. GUÉGUEN, 100 petites vers la femme ? La jeunesse, la fécondité et la les femmes qui déclarent bien se sentir sont égale-
expériences de psychologie santé. C’est pourquoi les résultats d’une expérience ment celles qui ont les cheveux les plus longs.
de la séduction. Pour menée par V. Hinsz sont particulièrement intéres- Reste à savoir pourquoi les cheveux longs atti-
mieux comprendre tous
nos comportements sants : ce dernier a montré que les femmes jeunes rent les hommes. Il est tout à fait possible que la
amoureux, Éditions et en bonne santé ont généralement les cheveux qualité du cheveu (sa brillance, son lissé) soit effec-
Dunod, 2007. plus longs que les femmes plus âgées ou possé- tivement un reflet de l’état de santé et de fécon-
dant un bilan de santé moins bon. La longueur dité d’une femme, tout comme la symétrie du visage.
des cheveux serait ainsi un indicateur de « poten- Même si ce point reste à vérifier, les femmes ayant
Nicolas GUÉGUEN est tiel reproductif » chez la femme. les cheveux les plus longs et étant en bonne santé
enseignant-chercheur V. Hinsz et ses collègues ont interrogé plusieurs afficheraient un signal plus voyant que les autres
en psychologie sociale centaines de femmes âgées de 13 à 73 ans, arrêtées de leur potentiel reproductif, ce que le cerveau
à l’Université de Bretagne- au hasard dans la rue. Ils leur demandaient de masculin ne manquerait pas de remarquer.
Sud, et dirige le Groupe répondre à une enquête sur leur nombre d’enfants, Il ne reste plus qu’à rencontrer une femme à la
de recherches en sciences leur âge, l’état de leur relation maritale ou senti- fois blonde, jeune et en bonne santé, qui ait envie
de l’information et de la mentale et leur bilan de santé. Dans le même temps, de se laisser pousser les cheveux. Ou un homme
cognition à Vannes. des observateurs formés dans un salon de coiffure velu ayant une barbe de trois jours. ◆
PSYCHOLOGIE
Pourquoi y a-t-il si peu de filles en sciences,
alors qu’elles obtiennent en moyenne de meilleurs scores
aux tests d’aptitude scientifique ? Parce que quelques garçons
ont des aptitudes exceptionnelles qui leur donnent accès
aux postes à responsabilités, et parce que le stéréotype
de la fille « mauvaise en maths » a la vie dure…
Enseignement
ttention ! Nous manquons de filles dans simple pour expliquer pourquoi il y a moins de
Bibliographie Mais nous n’étions pas au bout de nos surprises : Des études récentes ont montré que les hormones
du facteur 13 observé dans les années 1980, on est continuent de jouer un rôle dans le développement
D. F. HALPERN et al., The passé à un facteur trois aujourd’hui, ce qui montre cognitif tout au long de la vie. Ces changements
science of sex differences in que la situation a évolué. La proportion de filles ont été observés chez des individus recevant de
sciences et mathematics, in surdouées a augmenté, ce qui suggère qu’elle n’est fortes doses d’hormones masculines ou féminines,
Psychological science in the pas entièrement déterminée biologiquement. lorsqu’ils se préparaient à subir une opération
public interest, vol. 8, n°1, Cette même période de 20 ans a vu progresser chirurgicale pour changer de sexe. Ainsi, les femmes
pp. 1-51, 2007. le nombre de femmes dans d’autres domaines soumises à un traitement hormonal pour acquérir
scientifiques. Aux États-Unis, elles représentent le sexe masculin commencent à passer plus faci-
aujourd’hui la moitié des nouveaux diplômés en lement les tests de repérage visuospatial, et réus-
médecine et les trois quarts des vétérinaires récem- sissent moins bien dans les tests verbaux.
ment diplômés. En France, les filles représentent La structure du cerveau humain est détermi-
56 pour cent des étudiants en médecine, 67 pour née en partie par les hormones, ce qui aboutit à
cent des étudiants en pharmacie, et 60 pour cent des différences anatomiques entre hommes et
dans la filière vétérinaire. Quant à identifier une femmes : en général, les femmes ont une propor-
cause précise, c’est peine perdue : cette évolution tion de substance grise supérieure, des zones de
est associée à d’innombrables changements socié- forte densité neuronale et un flux sanguin rapide,
taux de ces dernières décennies. tandis que les hommes ont un plus gros volume
On dispose de données montrant qu’un entraî- de substance blanche, autrement dit de fibres
nement adapté peut stimuler encore davantage la nerveuses entourées d’une gaine isolante de
performance des femmes. Par exemple, certains myéline. De surcroît, les hommes ont générale-
cours peuvent avoir pour objectif d’améliorer les ment une proportion supérieure de substance grise
compétences visuospatiales des jeunes filles. Nous dans l’hémisphère gauche, cette asymétrie ne se
avons montré que des étudiants de première année manifestant pas chez les femmes.
universitaire ayant obtenu de faibles scores dans L’activation symétrique des deux hémisphères
les tests visuospatiaux et qui avaient été encou- cérébraux chez les femmes s’accorde avec un avan-
ragés à suivre un tel cours ont progressé non seule- tage dans le traitement du langage, tandis que les
ment dans cette compétence, mais dans les matières hommes excellent dans les tâches faisant appel à
scientifiques en général. Signe que les effets ont l’activation du cortex visuel. Même lorsque les
autant bénéficié aux filles qu’aux garçons. hommes et les femmes réalisent aussi bien une tâche
donnée, certaines études suggèrent qu’ils utilisent
Encore et encore les hormones… parfois des aires différentes de leur cerveau ou diverses
séquences de traitement pour y parvenir.
5. La plupart des tests Dès qu’il est question de sexe et d’intellect, le Alors, les différences de capacités cognitives
de mathématiques sont problème des facteurs biologiques se pose. On sait des hommes et des femmes sont-elles entièrement
généralement mieux par exemple que les hormones jouent un rôle déter- déterminées par des particularités cérébrales ? En
réussis par les étudiants minant pour le développement des capacités cogni- principe, oui, mais il ne faut pas croire que les
masculins. Et pourtant, tives des mâles et des femelles, dans toutes les différences cérébrales soient innées : elles peuvent
les jeunes filles espèces animales. Par exemple, au cours du déve- résulter d’apprentissages, de l’influence de l’édu-
obtiennent en moyenne loppement prénatal des mâles, des taux élevés cation ou des parcours des hommes et des femmes
de meilleures notes en d’hormones, telle la testostérone, masculinisent le dans la société. Une différence biologique n’est
cours de mathématiques cerveau en développement et favorisent les compor- pas forcément une différence innée.
lors des premières tements typiques des mâles et, vraisemblablement, Mais enfin, si les femmes refusaient tout simple-
années d’université... certaines capacités cognitives. ment de faire des sciences parce qu’elles n’en ont
pas envie ? On peut être très intelligent, et ne pas
être attiré par la physique nucléaire ou les théo-
rèmes d’algèbre. Cette question touche aux choix
de carrières. Comment et pourquoi un jeune choi-
sit-il de se consacrer à telle discipline plutôt qu’à
telle autre ? Il semble que les étudiants choisis-
sent généralement des matières où ils ont l’im-
pression de pouvoir réussir, et de pouvoir se forger
une bonne impression d’eux-mêmes. C’est ce qui
les rend très sensibles aux commentaires des
parents et des professeurs. Ainsi, en 1992, les
professeurs de psychologie Lee Jussim, de l’Uni-
versité Rutgers, et Jacquelynne Eccles, de l’Uni-
versité du Michigan, ont découvert que l’évalua-
tion d’un étudiant faite par les professeurs de
mathématiques en début de scolarité reflétait
parfaitement les notes obtenues aux examens par
la suite. Et ce, même lorsque les mesures objec-
tives de sa capacité étaient en contradiction avec
PhotoCreate / Shutterstock
a b c
Heureusement, il existe au moins une étude font les hommes qui ont un niveau d’éducation
détaillée de ce phénomène. Les biologistes Chris- comparable. Pour les femmes, le fait d’avoir des
tine Wenneras et Agnès Wold, de l’Université de enfants est associé à un revenu plus faible et à
Göteborg, ont intenté un procès pour accéder aux des difficultés supérieures pour avoir un travail
données du Conseil national de la recherche suédois à durée indéterminée. Au contraire, quand un
sur l’attribution des bourses postdoctorales. Peu homme devient père, il aurait quelques avantages
avant que ces deux femmes ne publient leur étude sur le plan professionnel.
en 1997, l’Organisation des Nations unies avait Revenons sur le brûlot lancé par L. Summers. Ses
classé la Suède comme le premier pays au monde positions ont au moins le mérite de la simplicité. Diane HALPERN est
en matière de respect de l’égalité des chances entre Si l’on s’en tient à sa façon de voir les choses, tout psychologue à l’Université
les femmes et les hommes. Mais bien entendu, devient très simple. La plus faible représentativité Claremont MacKenna.
même dans ces conditions, les hommes dominaient des femmes dans les filières scientifiques résulte Camilla BENBOW est
la science suédoise. À l’époque, les femmes obte- d’un manque d’aptitude intrinsèque, et de ce fait il responsable de l’éducation
naient 44 pour cent des diplômes de doctorat dans n’y a qu’à accepter l’ordre naturel des choses. et du développement
le domaine biomédical, mais seulement 25 pour Simplement, et comme a tenté de le montrer cet à l’Université Vanderbilt.
cent des emplois postdoctoraux et sept pour cent article, la vérité n’est pas si simple ! En moyenne, David GEARY est
des postes de professeur. chacun des sexes a ses atouts et ses faiblesses. Et psychologue à l’Université
La réalité mise au jour par C. Wenneras et A. Wold les recherches scientifiques révèlent que l’on peut du Missouri.
est choquante. Les candidates avaient des scores faire beaucoup pour amener plus de femmes – et Ruben GUR est
moyens plus faibles dans tous les domaines évalués : d’hommes aussi – à s’engager dans les carrières psychologue à l’Université
compétence scientifique, qualité de la méthodolo- scientifiques et à y exceller. En réalité, il s’agit de Pennsylvanie.
gie proposée et pertinence du projet de recherche. d’un devoir collectif qui exige des innovations Janet SHIBLEY-HYDE
Pourtant, elles n’étaient pas moins qualifiées : dans le système éducatif, ainsi qu’un engagement et Morton Ann
C. Wenneras et A. Wold ont calculé leur producti- durable pour démasquer et éradiquer les biais, la GERNSBACHER
vité scientifique sur la base du nombre total de discrimination et les inégalités. Les femmes, les sont psychologues
publications, de leur qualité et du nombre de fois hommes et la science elle-même bénéficieront à l’Université du
où leur travail était cité par d’autres auteurs. Mais d’une telle entreprise. ◆ Wisconsin-Madison.
ui n’a pas déjà fait l’expérience de visage, des oreilles et du décolleté, fait s’inscrire
pouvaient voir les yeux des personnes auxquelles le fait que le rougissement concerne uniquement
ils étaient ainsi exposés, mais pas si les observa- les régions visibles du corps et qu’il s’observe dans
teurs portaient des lunettes noires. toutes les sociétés étudiées à ce jour. Cependant,
Ainsi, c’est quand nos défauts, maladresses ou elle ne permet pas de comprendre pourquoi nous
comportements inappropriés sont exposés au juge- sommes capables de détecter presque instantané-
ment d’autrui, que nous rougissons. Nous pensons ment que quelqu’un est embarrassé avant même
alors que notre identité publique et notre image qu’il ne rougisse ; ni pour quelles raisons le rougis-
sociale sont menacées ou dégradées. sement survient bien après les autres manifesta-
Mais pourquoi notre organisme réagit-il à l’em- tions comportementales de l’embarras, non pas
barras par cette réaction particulière du rougisse- dans les cinq secondes qui suivent l’événement 1. Rouge comme une
ment ? Ici, le mystère reste entier. Il se pourrait embarrassant, mais 15 à 20 secondes après ; ni tomate. Rouge comme
que le fait de rougir soit ce qu’on nomme un même d’éclairer le mécanisme par lequel plus nous une pivoine. Rouge
« marqueur expressif » de l’émotion, comme le avons honte, plus nous rougissons, et plus nous comme une écrevisse.
sourire l’est de la joie. Il joue vraisemblablement rougissons, plus nous nous sentons honteux… De Autant d’expressions qui
le rôle d’un signal, destiné à être perçu et inter- plus amples recherches restent nécessaires pour traduisent la honte,
prété par autrui. Cette hypothèse s’accorde avec élucider cette question. la confusion, la timidité.
Cerveau & Psycho / Shutterstock
55 50
50 40
Shutterstock / Cerveau & Psycho
45
40
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30
Réaction rapide
Balbutiement
Confusion 20 secondes
Baisse du regard
Impression d’avoir
« mal » fait
3. Lorsque nous commettons un acte gênant ou prononçons des attendre 15 à 20 secondes pour que les vaisseaux du visage se dilatent,
paroles déplacées, voire lorsque nous déclarons nos sentiments et car il faut le temps de « penser à ce que l’autre pense » et de prendre
redoutons la façon dont ils seront perçus, les premiers signes de gêne conscience du caractère gênant de ses actes. Le regard d’autrui amplifie
sont instantanés : balbutiement, confusion et regard baissé. Il faut ce phénomène, créant une boucle de rétroaction positive.
Un aveu de culpabilité
Jean-Michel Thiriet
Quand rougir
devient une maladie
Katja GASCHLER
« un moment, j’ai pensé me suici- Pour éviter d’emblée tout malentendu, précisons
DOSSIER :
La maladie d’Alzheimer
C
ette maladie touche des centaines la famille et les aidants doivent être avertis
de milliers de Français et en attein- qu’ils auront à faire preuve d’une infinie
dra demain bien davantage (plus patience et d’une attention de tous les instants.
de 200 000 nouveaux cas par an) ; Les besoins en personnel soignant et en
il faudra apprendre à vivre avec moyens financiers sont énormes. Le plan Alzhei-
cette menace et être prêt à y faire face. mer, annoncé récemment, devrait combler en
On doit en parler, expliquer les enjeux, partie le retard. Il a été dit que 1,6 milliard
les difficultés, les progrès réalisés par d’euros seraient débloqués d’ici 2012 pour multi-
les chercheurs. Il faut écouter les plier les consultations d’évaluation de la
malades et leurs familles, répon- mémoire, simplifier et améliorer le parcours de
dre à leurs questions, les aider face soins, fournir les informations pratiques néces-
au désarroi que suscite l’annonce saires, former les professionnels qui accompa-
de la maladie. Si, sur le plan de la gneront les malades chez eux ou dans des insti-
compréhension des causes, les progrès tutions spécialisées, créer de nouvelles structures
sont notables, la maladie reste une d’accueil dignes et soutenir la recherche. La prise
épreuve difficile. La France a pris un en charge d’un malade est financièrement très
retard considérable en ce domaine. lourde. Quelle sera la part des nouveaux fonds
Bien sûr, il est important que le qui lui seront alloués et celle dédiée à la recher-
diagnostic soit porté le plus tôt possi- che ? La question reste ouverte.
ble, mais à condition que la prise en Dans ce dossier, différentes facettes sont
charge soit rapide et adaptée. L’annonce abordées. Comment changer l’image des
faite, l’équipe de soins doit être en mesure malades dans la société ? Comment dépister la
de proposer au patient et à sa famille un suivi maladie ? Quels en sont les mécanismes ? Où
ck
rapide et régulier de l’évolution des pertes de en sont les recherches sur les traitements ? Quel
to
t te
rs mémoire. Les consultations de ce type sont notoi- est l’intérêt d’un diagnostic précoce ? Et l’on
hu
ta
/S rement insuffisantes. découvre que l’on en sait aujourd’hui beau-
tis
le
s
Ba Le médecin doit expliquer à la famille et coup. En attendant un traitement, le principal
Sa aux soignants ce qu’est la maladie, que le objectif est de préserver le bien-être du malade
vi
Da
malade ne fait pas exprès d’oublier ce qu’on et de seconder la famille et les aidants dans le
lui a dit, qu’il n’est pas responsable de son soutien qu’ils lui prodiguent.
comportement, de ses sautes d’humeur, voire Enfin, nous présentons des autoportraits d’un
de son agressivité. Si le malade est conscient peintre atteint de la maladie, et ce témoignage
de l’anxiété qu’il déclenche, son état va se pictural nous ouvre une fenêtre sur le vécu de
dégrader rapidement, le stress accélérant les ces patients. Accepter la maladie, en suivre l’évo-
mécanismes de dégénérescence neuronale. Et lution de l’intérieur et... vivre avec. F. P.
Dédramatiser l’image
de la maladie
Comment faire en sorte
que la maladie d’Alzheimer
fasse moins peur ? En informant
et en s’appuyant sur les résultats
issus d’études conduites
par des sociologues.
Changements d’identité
C’est la prise en charge des malades, où
R. J. Lerich / Shutterstock
soignants et soignés interagissent, qui est alors
en question. En s’interrogeant sur le sens de l’ac-
tion de chacun des partenaires, on veille à ce que
la communication entre les deux se maintienne.
Quel que soit l’état du patient, même lorsqu’il est
devenu dépendant des autres, il est essentiel que
les prises en charge qui mettent en œuvre des ses. Il s’agit avant tout de maintenir son identité :
pratiques d’infantilisation, d’intimidation ou de « Vivre avec et en dépit de la maladie. »
stigmatisation soient évitées
Des recherches sur les réactions des patients à la
maladie mettent en évidence diverses stratégies. Les
Le rôle de l’entourage
individus âgés ont connu un long processus de mise Certaines études montrent combien il est impor-
en place de leur identité. La maladie d’Alzheimer a tant que les sujets parlent d’eux-mêmes pour main-
tendance à mettre en cause cette identité constituée tenir leur identité, ce qui suppose bien sûr une
depuis longtemps. En 2004, Renée Beard, de l’Uni- capacité de narration. Malgré des problèmes de
versité de Californie à San Francisco, a établi la mémoire, beaucoup de malades restent capables
variété des stratégies mises en œuvre : pour donner de situer leur expérience de la maladie dans leur
un sens aux changements qui les affectent, ils tentent propre histoire, ce qui contribue à maintenir le
de justifier ce qui leur arrive, d’y trouver un sens sens de cette identité. Les relations avec la famille,
(par exemple, je suis fatigué et c’est bien que je puisse avec l’équipe de soins, voire avec les autres rési-
rester tranquille à cause de la maladie) ; certains dents quand ils sont dans une institution, appa-
choisissent de parler de leur maladie avec autrui, raissent essentielles pour le maintien du soi, dans
d’autres non ; ils tentent de préserver leur identité, la mesure où ces différents acteurs peuvent donner
leur second soi, le soi social. Chaque malade semble au malade des opportunités de parler de lui. Au
élaborer une stratégie de combat contre la maladie, contraire, quand ces différents acteurs refusent de
pour que sa vie continue à avoir un sens. parler avec le malade, ce dernier a l’impression
En 2003, Linda Clare, à l’Université Bangor, en d’être devenu indésirable, il subit une baisse de
Grande-Bretagne, a détaillé les étapes qui marquent l’estime de soi et présente un risque de repli sur
la gestion de la menace sur le soi : le sujet commence lui-même. Dans un souci de respect et de main-
par constater les changements qui surviennent, tien de l’identité de la personne façonnée par son
essaie de les expliquer, éprouve des émotions passé et par le présent, les accompagnants propo-
nouvelles face à ces changements et cherche à s’y sent des activités adaptées à chacun. Par exem-
adapter. À chacun de ces stades, la façon dont le ple, si la musique a été un fil conducteur dans la
malade interagit avec les autres (sa famille, les amis, vie du malade, on lui proposera des activités en
les médecins, notamment) est essentielle. Ainsi, un lien avec cette facette de sa personnalité.
des moments particulièrement difficiles est celui D’autres recherches ont mis en évidence l’im-
où le diagnostic est annoncé. La façon dont l’an- portance du milieu où a vécu le malade. Kirsty
nonce est faite est déterminante (et nous y revien- Blackstock et ses collègues de l’Institut Macaulay,
drons). Ensuite, le sujet entreprend un travail psycho- à Aberdeen en Écosse, ont replacé l’expérience de
logique difficile qui consiste à reconnaître (puis à la maladie d’Alzheimer dans le contexte de l’Écosse
admettre) qu’il est atteint d’une maladie tenue pour rurale. Ils se sont demandé dans quelle mesure les
redoutable. Les stratégies adoptées sont nombreu- particularités locales offrent un soutien et des
services satisfaisants pour les malades et leur Les images véhiculées par la grande presse ont 2. Le maintien dans un
famille. Les résultats montrent que les malades et une connotation catastrophiste. Les analyses réali- réseau social semble
les aidants considèrent essentiel de maintenir le sées sur les articles parus dans cette presse sont être l’un des principaux
malade dans les réseaux locaux auxquels il est concordantes : les images déployées à propos de garants contre la maladie
habitué ; les organisations communautaires sont la maladie d’Alzheimer dans les journaux à grand et contre la diminution
également sources de soutien. Les qualités du lieu tirage ne font qu’exacerber les peurs. La « figure des capacités cognitives.
de vie sont soulignées, notamment en termes de archétypique de la mauvaise vieillesse », associée
sécurité. Mais il est parfois très compliqué, voire à la démence, est alors montrée dans ses aspects
impossible, de maintenir un patient dans son envi- les plus négatifs. Et ce pour une bonne raison. En
ronnement socioculturel. début de maladie, les personnes ne sont pas assez
« médiatiques », si bien que ce sont toujours les
malades aux stades les plus avancés qui sont
Diversité des représentations présentés et les capacités perdues soulignées. À
de la maladie ce stade, seuls les soignants – professionnels et
familiaux – sont légitimés pour parler de la
Ces travaux sur le maintien identitaire des maladie : le malade Alzheimer est présenté comme
patients au moins au début de leur maladie (les un individu passif. Le regard médiatique porté sur
résultats sur ce point sont quasi inexistants lors- la maladie devrait évoluer, en particulier si l’on
qu’il s’agit de malades à un stade plus avancé de donne la parole aux malades, notamment au début
la pathologie) ont pointé à plusieurs reprises l’im- de la maladie (mais pas seulement) et si on prend
portance du regard des autres sur la maladie d’Al- la peine de les écouter. On a constaté une telle
zheimer. Se pose effectivement la question des évolution aux États-Unis et au Canada.
représentations de la maladie : les réflexions sur Les proches des malades ont souvent peur de
le maintien de l’identité chez le malade Alzhei- la maladie. Et comme – soulignons-le à nouveau –
mer sont d’autant plus nécessaires que la repré- les émissions de télévision ou les articles font géné-
sentation de ces malades est distordue par le filtre ralement état des personnes dont la maladie est
des médias. On est passé d’une image de la séni- déjà à un stade avancé, les aidants et les proches
lité socialement acceptée (le grand-père « gâteux ») se présentent souvent ou sont présentés comme
à une situation où le malade Alzheimer est devenu des victimes, plus que le malade ! Dans une étude
une figure monstrueuse (proche de la folie). sur les représentations des proches menée en 1997,
Les représentations de la maladie d’Alzheimer Helen Sweeting et Mary Gilhooly, à l’Université
ne sont pas les mêmes pour le « grand public » écossaise de Paisley, demandaient aux personnes
qui ne la connaît qu’au travers des médias, pour interrogées aidant un malade comment elles se repré-
les proches des malades, directement concernés, sentaient la maladie et comment elles se compor-
ou pour ceux et celles qui, avançant en âge, taient vis-à-vis de leur parent. Sans poser directe-
peuvent se sentir menacés. ment la question, les sociologues en déduisaient si
ces aidants pensaient que la maladie était une d’Alzheimer. Ils ont en effet des difficultés à discu-
« mort sociale ». Un tiers des proches pense que ter du diagnostic en raison du stigma associé à la
leur parent est victime de « mort sociale » et a démence, terme qu’ils évitent d’employer. D’après
un comportement qui va dans le même sens, c’est- Fabrice Gzil, de l’Université Paris 1 Panthéon-
à-dire qu’en tenant leur parent à l’écart, en limi- Sorbonne, en 2007, certains médecins ont parfois
tant ses interactions avec les autres et ses rencon- le sentiment que cela n’a pas de sens d’informer
tres, ils favorisent le repli social. Un tiers ne se des personnes qui ont peu conscience de leurs trou-
représente pas la maladie comme une mort sociale bles, et se réfugient derrière le fait que, pendant
et n’adopte pas un comportement qui couperait très longtemps, la pratique a été de ne pas infor-
le malade du monde. Enfin, 20 pour cent esti- mer les patients. On informait la famille, mais pas
ment que leur parent est victime d’une mort les malades. Aujourd’hui, un consensus se dessine
sociale, mais n’adoptent pas un comportement sur le fait que le malade doit être le premier informé,
favorisant le repli. avec le soutien des siens.
Concernant le point de vue des patients, une étude
menée sur la façon dont des personnes réagissaient
Maintenir le malade neuf mois après avoir appris qu’elles étaient attein-
dans un réseau social tes de la maladie d’Alzheimer a révélé qu’elles ont
toutes craint d’être l’objet de pitié, de moqueries,
Dans le public, les représentations de la maladie voire d’humiliation ; elles ont toutes redouté que
sont contrastées. En 2004, Lynne Corner et John d’autres ne découvrent le diagnostic et ont évité
Bond, à l’Université de Newcastle, en Grande-Breta- d’en parler à leurs amis ; elles ont demandé à leurs
gne, ont montré que le lien entre perte de la mémoire proches de garder le secret ; elles ont eu peur de ne
et démence se fait spontanément dans l’esprit des plus être écoutées et que leur opinion ne soit plus
personnes qui peuvent se sentir menacées en raison prise en compte ; certaines déclarent redouter de
de leur âge. L’anxiété vis-à-vis de la maladie d’Al- devenir « folles ». Il ressort de ce type d’études que
zheimer est manifeste, et ceux qui connaissent les représentations de la maladie sont tellement stig-
quelqu’un qui a eu cette maladie en ont davan- matisantes qu’elles favorisent le repli social.
tage peur. Certaines personnes tentent de trouver Face à des représentations médiatiques négati-
Bibliographie des différences entre eux-mêmes et les malades, ves et alarmistes, les malades vivent leur maladie
mais leurs croyances sont souvent éloignées de la avec les ressources dont ils disposent. La maladie
C. ROLLAND, réalité. Ainsi, des participants à l’étude anglaise, modifie leurs rapports à autrui. Dans une société
Le processus de diagnostic
de la maladie d’Alzheimer :
dont le niveau d’études était faible, pensaient que confrontée à ce problème et qui le sera encore
l’annonce et la relation le risque augmente avec le niveau d’études. davantage demain, les sociologues apportent des
médecin-malade, in Revue Croyance qui va à l’encontre des résultats épidé- éléments de réflexion. Pour que les représenta-
européenne de psychologie miologiques montrant au contraire qu’un niveau tions négatives de la maladie changent, il faut
appliquée, vol. 57, d’études élevé « protégerait » contre la maladie… d’abord en prendre conscience. Ensuite, il faut
pp. 137-144, 2007. Dans la mesure où l’approche biomé- informer et faire connaître les résultats des travaux
dicale met l’accent sur les pertes de de recherche qui révèlent l’importance des réseaux
K. L. BACKSTOCK et al.,
Living with dementia in rural capacités cognitives, les personnes familiaux, sociaux et médicaux. Ces réseaux
and remote Scotland : réagissent face à la maladie d’Al- protègent les capacités cognitives des patients,
Diverse experiences of zheimer selon leur culture et selon même en présence des lésions cérébrales
people with dementia and leur propre rapport à la cogni- caractéristiques de la maladie.
their carers, in Journal of tion. Ainsi, dans les familles Diverses études mettent en relief les
Rural Studies, vol. 22, d’Américains-Chinois, les précautions à prendre lors de l’annonce du
pp. 161-176, 2006. problèmes de mémoire et de diagnostic : le médecin doit choisir le
L. NGATCHA-RIBERT, troubles du comportement moment de l’annonce, afin d’y consac-
Maladie d’Alzheimer et associés sont considérés rer un temps suffisant ; proposer une
société : une analyse des comme faisant partie de information détaillée et adaptée au
représentations sociales, in l’évolution normale de la patient ; prendre en compte les carac-
Psychol. NeuroPsychiatr. vieillesse. Sur l’île de la téristiques sociales et culturelles de
Vieillissement, vol. 2, Réunion, l’expression « avoir l’individu ; adopter une attitude empa-
pp. 49-66, 2004. de la mémoire » signifie faire thique et se montrer disponible ; inté-
R. L. BEARD, In their voices : preuve d’un bon état de santé grer rapidement le patient dans une
Identity preservation and psychique, mais aussi avoir équipe de soin cohérente ; enfin, la
experiences of Alzheimer’s conscience de soi-même et question des ressources du malade
disease, in Journal of Aging avoir la capacité de se maîtri- et de sa famille doit être posée très
Studies, vol. 18,
pp. 415-428, 2004. ser. Dès lors, on comprend que vite. Il n’est pas de « méthode » idéale
pour les Réunionnais perdre la pour ce type d’annonce. Dédra-
mémoire équivaut à perdre matiser cette nouvelle en établis-
toutes ses facultés. Par consé- sant un rapport de confiance serait
Serge CLÉMENT quent, il est fréquent que la l’élément indispensable. Les
est sociologue dans personne atteinte refuse le rapports de confiance sont essen-
l’unité CNRS UMR 5193, diagnostic de démence. tiels dans la vie en société, et
Edwin
Christine ROLLAND la maladie que nous avons confiance est plus favorable au
Shutte
est sociologue dans évoquées posent un problème aux maintien de ses capacités, en
rstock
l’unité INSERM U 558 médecins lorsqu’ils doivent annon- particulier dans le cas de la
à Toulouse. cer un diagnostic de maladie maladie d’Alzheimer. ◆
Comment améliorer
la prévention ? Jean-François DARTIGUES
a maladie d’Alzheimer et les syndromes démence et la maladie d’Alzheimer ont donc une
Le diagnostic de démence est difficile dans la systématique de la démence n’est pas d’actualité,
clinique quotidienne pour différentes raisons. et elle ne sera pas justifiée tant qu’un traitement
Citons-en quelques-unes : il est fréquent qu’au réellement efficace ne sera pas disponible.
début de la maladie, le malade et son entourage Pourtant, dans certaines conditions, la détec-
refusent de reconnaître une détérioration intel- tion systématique pourrait être indiquée : par
lectuelle ; quand une personne a un faible niveau exemple chez des sujets vivant seuls, ou lorsque
d’études, il est difficile d’évaluer la réalité d’un la combinaison de leurs médicaments présente
déclin cognitif ; on ne dispose pas toujours d’une des risques si les doses prescrites ne sont pas
évaluation valide du retentissement du déclin cogni- respectées, notamment si le traitement comporte
tif sur les activités de la vie quotidienne. Cette diffi- des anticoagulants. Quoi qu’il en soit, un dépis-
culté de quantifier une détérioration de l’autono- tage généralisé serait inutile aujourd’hui. On peut
mie concerne tous les sujets vivant en institution même s’interroger sur l’utilité de dénombrer les
qui n’ont plus l’occasion d’assurer des activités cas non diagnostiqués, sauf pour évaluer les
complexes, par exemple gérer son budget ou pren- besoins de la population en structures d’aides et
dre ses médicaments, utiliser les moyens de transport de soins. En 2007, 315 000 personnes en France
ou conduire sa voiture ; elle concerne également avaient une affection de longue durée due à une
tous les sujets qui n’ont jamais pratiqué ces activi- maladie d’Alzheimer ou à un syndrome apparenté,
tés, notamment certains sujets âgés de la grande ce qui représente 37 pour cent de l’estimation obte-
bourgeoisie ou encore plus souvent leurs épouses. nue à partir des données de l’étude PAQUID. Dans le
Quelle est la proportion de ces cas non diagnos- futur, il sera essentiel de disposer de données fiables
tiqués dans la population générale ? On considère sur tous les malades ayant recours au système de
que près d’un cas sur deux n’est jamais diagnos- soins, et d’avoir au moins une estimation du nombre
tiqué par le système de soins, et qu’un quart des de malades qui n’y ont pas recours.
cas est même ignoré à un stade avancé. Aujour-
d’hui, les médecins s’interrogent sur la pertinence
de dénombrer ces cas non diagnostiqués. Accumulation de lésions
Il est admis par la plupart des spécialistes de santé
publique que la détection systématique de la maladie
de natures différentes
d’Alzheimer n’est pas justifiée. Carol Brayne et ses Nous avons vu que la maladie est fréquente chez
collègues, de l’Université de Cambridge, ont récem- les sujets de plus de 75 ans et que cette tranche
ment fait le bilan des avantages et des inconvé- d’âge doit bénéficier des actions de prévention. On
nients de la détection systématique de la démence commence à mieux connaître les causes de démen-
dans la population générale. Parmi les avantages, ces dans la population générale, ce qui nous donne
citons : quelques démences (1,5 pour cent des celles des pistes pour améliorer la prévention chez ces
diagnostiquées) ont une cause curable et il est donc personnes. Ainsi, une des études importantes, réali-
intéressant de les dépister, même si la proportion sée à Washington, a porté sur 221 autopsies dont
est faible ; il est important que le malade puisse déci- 75 sujets déments, et une autre, menée à Chicago,
der, quand il en est encore capable, par exemple sur 141 autopsies dont 50 déments. Dans ces deux
d’arrêter de conduire, de continuer à gérer ses finan- études, les lésions caractéristiques de la maladie
ces ou de déléguer cette tâche à autrui ; enfin ce d’Alzheimer, les lésions vasculaires et les corps de
dépistage précoce permet de prescrire des traite- Lewy corticaux ou sous-corticaux (lésion carac-
ments, même si l’on sait que leur efficacité est limi- téristique de la maladie de Parkinson) ont été systé-
tée. Mais la détection systématique présente aussi matiquement recherchés. L’étude de Washington
des inconvénients : le coût est élevé, les malades ou a révélé que la démence résultait dans 45 pour
leur famille refusent souvent de prendre l’avis d’un cent des cas de dégénérescences neurofibrillaires
spécialiste, un diagnostic positif est très difficile à et de plaques séniles (les lésions spécifiques de la
accepter, les médecins généralistes manquent de maladie d’Alzheimer) envahissant le cortex céré-
temps pour accompagner l’annonce du diagnostic bral. Dans 33 pour cent des cas, des lésions vascu-
Bibliographie et la prise en charge du malade. laires microscopiques étaient en cause, et dans
10 pour cent des cas des corps de Lewy corticaux
P. BARBERGER-GATEAU étaient présents. Dans la seconde étude, 33 pour
et al., Dietary patterns Un dépistage cent seulement des sujets diagnostiqués « malades
and risk of dementia :
the Three-City cohort study,
systématique inutile Alzheimer probables » présentaient des dégéné-
rescences neurofibrillaires et des plaques séniles.
in Neurology, vol. 69(20), De surcroît, l’équipe britannique souligne que Chez les autres, on observait des lésions vascu-
pp. 1921-1930, 2007. l’on connaît encore mal l’efficacité des tests de laires ou des corps de Lewy corticaux.
C. BRAYNE et al., dépistage disponibles appliqués à la population D’après ces deux études, les démences des sujets
Dementia screening in générale. Une seule étude de détection systéma- âgés sont le plus souvent liées à des lésions cumu-
primary care : is it time ?, tique semble avoir été réalisée aux États-Unis : la lées de natures différentes – dégénératives et vascu-
in Jama, vol. 298(20),
pp. 2409-2011, 2007.
moitié seulement des cas détectés par les tests de laires. Elles confirment deux aspects très impor-
dépistage ont été confirmés par un spécialiste. Par tants dans le cadre de la démence du sujet âgé.
C. HELMER et al., ailleurs, l’efficacité des traitements anti-Alzheimer Les lésions cérébrales typiques de la maladie d’Al-
Dementia in subjects aged
disponibles aujourd’hui est – nous l’avons déjà zheimer ne suffisent pas pour entraîner une
75 years or over within the
PAQUID cohort : prevalence évoqué – limitée, et la prise en charge non médi- démence clinique dans un grand nombre de cas.
and burden by severity, camenteuse n’a pas fait l’objet d’études suffisam- Dans ces deux études, 59 et 71 pour cent des sujets
in Dement Geriatr. Cogn. ment convaincantes pour être recommandée notam- ayant ce type de lésions « pures » n’étaient pas
Disord., vol. 22(1), ment chez des sujets qui ne se plaignent de rien. déments. La démence surviendrait surtout en cas
pp. 87-94, 2006. Selon les auteurs de cette analyse, la détection de lésions mixtes, associant les lésions typiques
de la maladie d’Alzheimer avec des lésions vascu- sion connue, mais non contrôlée, et un tiers seule- Les personnes âgées
laires ou des corps de Lewy corticaux. Chez le sujet ment a une tension normalisée. Nous devons nous vivant dans une institution
âgé, la démence résulterait de l’accumulation battre sur ce front, puisque nous disposons de médi- bénéficient d’une prise
progressive de lésions de différentes natures. caments efficaces. Il est indispensable de faire en charge qui, lorsqu’elle
Ces deux points confortent l’idée que le cerveau comprendre à la population âgée que détecter et est bien conduite,
a des « réserves » de neurones et de connexions traiter correctement une hypertension est non seule- entretient les capacités
neuronales qu’il faut donc entretenir, et soulignent ment utile pour éviter une mort subite à 85 ans, motrices (comme ici)
l’intérêt d’une action de prévention sur les facteurs mais aussi pour éviter cinq ans de dépendance plus et cognitives.
de risques vasculaires, voire sur l’accumulation ou moins lourde liée à une démence en fin de vie.
de corps de Lewy. Pour développer une préven- La piste nutritionnelle est également prometteuse
tion efficace de la maladie d’Alzheimer, il est bien qu’elle n’ait pas fait l’objet d’une évaluation
indispensable d’en tenir compte. convaincante : la consommation régulière de fruits,
Afin de contrôler le nombre de cas de démence de légumes et de poisson aurait un effet préventif.
et de faire baisser l’incidence de la maladie, il est Nous avons récemment montré, dans le cadre de
devenu urgent de développer une prévention l’étude dite des Trois Cités, que les sujets consom-
primaire (visant à éviter la maladie) et une préven- mant ces aliments avaient moins de risques de déve-
tion secondaire (pour réduire la gravité de la lopper la maladie d’Alzheimer dans les quatre ans
maladie, quand elle est déclarée). Des pistes de qui avaient suivi le recueil des données (surtout pour
prévention existent. L’âge et certains facteurs géné- les personnes présentant un facteur de risque géné-
tiques augmentent le risque ; au contraire, le niveau tique). Rappelons que l’étude des Trois Cités vise à
d’études protégerait contre la maladie. Malheu- étudier la relation entre les pathologies vasculaires
reusement, en l’état actuel de nos connaissances, et la démence chez les sujets âgés de plus de 65 ans.
nous ne pouvons pas agir sur ces facteurs. Plus de 10 000 habitants de Bordeaux, Dijon et Mont-
pellier sont ainsi suivis depuis 1999. Nous obser-
vons notamment l’interaction de mécanismes géné-
Traiter l’hypertension tiques et de facteurs environnementaux (par le biais
pour éviter Alzheimer de l’alimentation notamment) dans l’apparition de
la démence. Étant donné les résultats obtenus jusqu’à
La piste de prévention la plus accessible est celle présent, il est évident que le développement d’une Jean-François DARTIGUES
des facteurs de risques cardio-vasculaires, notam- politique de prévention efficace sera complexe. est professeur des
ment l’hypertension artérielle : lutter contre l’hy- Les autres pistes de prévention sont axées sur universités en épidémiologie,
pertension réduit les risques de démence. Pourtant, la préservation des capacités cognitives de réserve économie de la santé
malgré l’efficacité des traitements disponibles, trop par une vie sociale et culturelle active et stimu- et prévention, à l’Université
de sujets sont hypertendus. Une amélioration de lante, l’exercice physique régulier et la lutte contre Victor Segalen Bordeaux II
cette prise en charge réduirait l’incidence de la la solitude et les troubles affectifs. Dans l’ensem- et praticien hospitalier
maladie d’Alzheimer. En effet, nous avons montré ble, les mesures de prévention qui pourraient être de neurologie au CHU
que parmi tous les sujets âgés hypertendus en France, proposées ne sont pas très contraignantes et de Bordeaux. Il mène ses
un tiers ignore son état, un tiers a une hyperten- devraient être acceptées sans difficultés. ◆ recherches à l’INSERM U897.
Le cerveau malade
à la loupe
Charles DUYCKAERTS
lzheimer : le nom propre est devenu lectuels graves et évolutifs : des pertes de mémoire,
une pathologie présénile, la maladie d’Alzheimer Réunir la démence sénile et la démence présé-
est restée « rare » pendant des décennies… nile d’Alzheimer sous le diagnostic de maladie
Au cours du XXe siècle, la médecine en général d’Alzheimer eut une conséquence importante :
et la neurologie en particulier, se différencient en auparavant rare, elle devint l’une des plus fréquen-
de nombreuses spécialités : celle des médecins tes maladies neurologiques. Fini le « gâtisme » ou
microscopistes qui examinent les cerveaux est indi- le « ramollissement du cerveau » ! Il s’agissait de
vidualisée sous le nom de « neuropathologie » ; les maladie d’Alzheimer. Le changement n’était pas
cliniciens, neurologues, psychiatres, gériatres seulement sémantique : à la même époque, les
apprennent à reconnaître les différents types de neuropathologistes observaient les lésions carac-
démences ; les épidémiologistes mesurent par des téristiques de la maladie d’Alzheimer (présénile)
méthodes de plus en plus rigoureuses la fréquence dans le cerveau de patients âgés supposés souf-
des maladies. En 1978, un tournant décisif est pris : frir de ramollissement cérébral. C’est donc le
le neurologue Robert Katzman et le neuropatho- microscope qui a permis d’identifier la maladie
logiste Robert Terry organisent l’une des premiè- d’Alzheimer, en découvrant les lésions spéci-
res réunions internationales sur la démence, et fiques de la maladie.
publient un compte rendu dont l’idée fondamen- Découvrir les lésions, c’est aussi trouver un
tale est que « la maladie d’Alzheimer (présénile) nouvel angle de recherche : on peut désormais
est un composant essentiel de la démence sénile ». isoler les lésions (à partir du cerveau des patients
Cortex
Dégénérescence
neurofibrillaire
Corps cellulaire
Delphine Bailly
décédés) et les analyser (par exemple en cherchant visibles. Il faut la « colorer » afin de faire appa-
leurs constituants moléculaires). Les résultats de raître les éléments qu’elle contient.
ces travaux ont ouvert la période « biochimique » C’est pourquoi, Alzheimer utilisa une méthode
de la recherche, qui a conduit aux protéines impli- dite argentique qui avait été mise au point quelques
quées et aux gènes codant ces protéines ; ces décou- années plus tôt par un autre médecin microsco-
vertes ont notamment permis le développement piste, Max Bielschowsky. Le principe, bien que
de modèles animaux de la maladie. mal compris, en est simple. La tranche de tissu est
Quel est l’aspect des lésions de la maladie d’Al- trempée dans une solution de sels d’argent, par
zheimer ? Où se trouvent-elles ? Quand apparais- exemple une solution de nitrate d’argent. L’argent
sent-elles ? Peut-on les reproduire chez l’animal ? est ensuite « révélé », comme une photographie,
Peuvent-elles être modifiées par des traitements ? par un réducteur : l’apport d’un électron trans-
forme l’argent ionique, soluble, en argent métal-
Voir les lésions lique, insoluble, qui précipite sur la coupe. Or cette
précipitation ne se fait pas n’importe où dans le
À l’époque d’Alzheimer, les techniques d’obser- tissu : l’argent métallique recouvre des structures
vation du cerveau au microscope étaient déjà dites fibrillaires – qui ont la forme de petites fibres –
évoluées : les microtomes – des instruments réali- et les rend visibles en les marquant en noir comme
sant des « tranches » de cerveau de quelques micro- sur un négatif photo. Nous allons voir que les
mètres d’épaisseur – et les microscopes étaient de lésions de la maladie d’Alzheimer sont fibrillaires
bonne qualité. L’observation d’une coupe mince et donc colorées par cette méthode.
de tissu sans traitement particulier est décevante : Les lésions sont – nous l’avons rappelé – de deux
sa transparence ne révèle que des structures à peine types : les plaques séniles et les dégénérescences
NEURONE SAIN
PLAQUE SÉNILE
Cellule
microgliale
Sécrétase
alpha
APP
NEURONE MALADE
Peptide A bêta
Sécrétase bêta
Delphine Bailly
2. La plaque sénile localisée entre les corps cellulaires des protéine APP (b), elles libèrent le peptide A bêta dont le rôle physiologique
neurones est une lésion hétérogène. Son cœur (en orange) est formé par est inconnu. Ce peptide peut s’accumuler de façon pathologique dans les
l’accumulation de peptide A bêta. Ce dernier provient de la coupure d’une plaques séniles ; il peut alors prendre une configuration spatiale dite en
protéine nommée APP (Amyloid Protein Precursor ou précurseur de la feuillets bêta plissés, ce qui le rend particulièrement résistant à toute
protéine amyloïde) qui se situe dans la membrane des neurones (a). Il existe dégradation. La couronne de la plaque est constituée de prolongements
plusieurs coupures possibles. Le clivage alpha et gamma donne des peptides nerveux dégénérés, principalement des axones (en bleu), et de cellules
inoffensifs ; quand ce sont les sécrétases bêta et gamma qui coupent la microgliales (en vert) qui provoquent une inflammation modérée.
a b c d
Cortex entorhinal
4. Les lésions suivent toujours le même « chemin » dans cortex entorhinal et l’hippocampe (a), puis le néocortex (c).
le cerveau, au cours du temps (ici, évolution de gauche à Les dépôts de peptide A bêta (en rouge) apparaissent d’abord
droite, observée sur des coupes transversales – en haut – et dans les cortex préfrontal et temporaux, et envahissent rapi-
longitudinales – en bas – sur plusieurs années). Les dégéné- dement tout le néocortex (b), puis ils atteignent les noyaux
rescences neurofibrillaires (en bleu) concernent d’abord le sous-corticaux (c), le tronc cérébral et le cervelet (d).
elles ne régressent pas ou seulement très peu. Une lésions sont nombreuses. Des traitements actuels
fois apparues dans une aire corticale donnée, elles visent à compenser ce déficit cholinergique afin
y restent jusqu’à la mort de l’individu. Ensuite, de restaurer des capacités intellectuelles.
elles touchent toujours les mêmes aires cortica- Nous n’avons jusqu’ici considéré que les lésions
les, selon un scénario immuable (voir la figure 4). dues à l’accumulation de protéines (la protéine tau
Les dégénérescences neurofibrillaires s’obser- et le peptide A bêta) ; nous n’avons pas envisagé les
vent d’abord dans le cortex entorhinal, puis dans lésions des neurones ou des synapses (les jonctions
l’hippocampe (des régions impliquées dans la entre les neurones). La perte des neurones et des
mémoire). Ensuite, les aires isocorticales sont inté- synapses n’est pas spécifique de la maladie d’Al-
ressées, d’abord les aires multimodales, puis les zheimer ; la mort des neurones a été très discutée
aires unimodales. Les dépôts de peptide A bêta et serait tardive, sans doute une conséquence à long
apparaissent dans l’isocortex, puis dans l’hippo- terme du dysfonctionnement des neurones lésés.
campe et l’aire entorhinale, ensuite dans les noyaux En revanche, la perte des synapses est précoce et
sous-corticaux – des régions centrales du cerveau –, serait due à l’accumulation du peptide A bêta qui Bibliographie
et enfin dans le tronc cérébral et le cervelet. forme des structures toxiques pour les synapses.
La densité et la localisation des dégénérescences C. DUYCKAERTS et al.,
neurofibrillaires sont corrélées aux symptômes, et Alzheimer disease models
notamment à la démence, alors que ce n’est pas le Des lésions fréquentes, and human neuropathology :
similarities and differences,
cas pour les dépôts de peptide A bêta. D’ailleurs, on
observe souvent de nombreux dépôts de
parfois sans symptômes in Acta Neuropathologica,
peptide A bêta chez des personnes âgées considé- Il est difficile d’évaluer la fréquence des lésions vol. 115, pp. 5-38, 2008.
rées comme intellectuellement normales. La progres- dans la population générale, comme a pu le faire Expertise collective : maladie
sion des dégénérescences neurofibrillaires est si l’étude du MRC-CFAS en Angleterre. D’autres projets d’Alzheimer, enjeux
bien corrélée à la gravité clinique de la maladie que l’ont évaluée dans un groupe social déterminé. scientifiques, médicaux et
sociétaux, Édition INSERM,
leur répartition est utilisée pour évaluer son stade C’est le cas de « l’étude des nonnes » où des sœurs
2007.
évolutif. Par exemple, la présence de dégénéres- de Sainte Marie ont accepté de donner leur cerveau
cences neurofibrillaires dans l’hippocampe explique après leur mort. Plusieurs principes se dégagent C. DUYCKAERTS
l’existence de troubles de la mémoire. de l’analyse post mortem du cerveau de person- et F. PASQUIER, Démences,
Édition Doin, 2002.
Les dégénérescences neurofibrillaires apparais- nes âgées, intellectuellement normales ou attein-
sent aussi dans les noyaux sous-corticaux, notam- tes de la maladie d’Alzheimer. Le livre vert de la maladie
ment le noyau basal de Meynert situé à la base Première donnée importante : les lésions d’Alzheimer de l’Association
France Alzheimer et
du cerveau. Les axones des neurones de ce noyau protéiques sont fréquentes dans la population et maladies apparentées est
– qui contiennent l’acétylcholine, un neuromé- leur prévalence augmente rapidement avec l’âge. téléchargeable sur le site :
diateur – atteignent de larges régions du cortex. Par exemple, tous les cerveaux de centenaires http://www.francealzheim
C’est ainsi que le noyau basal de Meynert parti- que nous avons étudiés au Laboratoire de er.org/pages/association/d
cipe à des fonctions cérébrales telles que l’atten- neuropathologie de l’Hôpital de la Salpêtrière, à ocumentation/doc_telech
tion. Cette connexion est déficiente quand les Paris, contenaient des lésions. argeables3.php
c
d’Alzheimer familiale, c’est-à-dire transmise de
a
génération en génération par un gène patholo-
gique. Ces formes génétiques sont dues à des
mutations du gène codant l’APP – le précurseur
du peptide A bêta – ou de celui codant la présé-
niline, une des enzymes impliquées dans le clivage
gamma de l’APP.
Dans les souris transgéniques, l’introduction du
gène muté de l’APP humaine, associée ou non à
celle du gène muté de la préséniline, favorise
10 µm 10 µm l’apparition de nombreux dépôts de peptide A bêta
dans le cerveau. Cependant, les dégénérescences
b d neurofibrillaires restent absentes si la transgenèse
ne concerne que l’APP. L’introduction chez l’ani-
mal du gène humain codant la protéine tau entraîne
son accumulation intraneuronale et l’apparition
de dégénérescences neurofibrillaires.
Des souris « triplement transgéniques » pour les
gènes de l’APP, de la préséniline et de tau déve-
Charles Duyckaerts
loppent à la fois des dégénérescences neurofi-
brillaires et des plaques séniles. On peut évidem-
10 µm 50 µm ment discuter de l’intérêt de ce modèle, en particulier
en ce qui concerne les maladies d’Alzheimer spora-
5. Sur des coupes de cerveau humain, les dégénérescences neurofibrillaires (a diques – de cause inconnue – de loin les plus
et b) – formées de protéine tau – sont noires (a, tissu marqué à l’argent) ou marron (b, fréquentes ; mais il représente aujourd’hui un
tissu révélé par immunohistochimie de la protéine tau) dans le corps cellulaire et les outil indispensable pour étudier les mécanismes
prolongements des neurones. Les plaques séniles (c et d) possèdent un cœur d’apparition des lésions et la façon de les modifier.
amyloïde formé de peptide A bêta (en bleu en c, en marron en d), et une couronne de Les souris transgéniques ont fait l’objet de
prolongements neuronaux (en noir en c, en marron en d). nombreuses recherches thérapeutiques. C’est ainsi
qu’on s’est aperçu que l’injection de peptide A bêta
La seconde notion importante est le décalage de en périphérie engendre une réaction immunitaire
plusieurs décennies qui sépare l’âge d’apparition – du système de défense – qui nettoie les dépôts
des lésions de celui des premiers symptômes : Heiko dans le cerveau. Cette observation a suggéré un
et Eva Braak, des neuroanatomistes de l’Univer- nouveau traitement : le peptide A bêta a été injecté
sité de Francfort, ont trouvé des dégénérescences en périphérie comme un « vaccin » afin de provo-
neurofibrillaires dans le cortex entorhinal de la quer l’élimination des dépôts de peptide A bêta chez
moitié des personnes âgées de 47 ans – qui, à cet l’homme. Mais cet essai thérapeutique a dû être
âge, n’avaient probablement pas de symptômes. interrompu, car un nombre important de patients
Enfin, la maladie d’Alzheimer ne survient géné- a développé une inflammation grave du cerveau.
ralement pas seule ; chez la personne âgée, des En ce qui concerne la thérapie, les progrès sont
lésions vasculaires lui sont souvent associées – ce certes encore minces, mais les avancées dans la
qui explique qu’un traitement préventif des maladies compréhension de la maladie ont été majeures. Les
vasculaires puisse retarder l’apparition des premiers lésions ont été décrites ; leur progression est connue
symptômes de la maladie d’Alzheimer. dans le détail. Les protéines impliquées sont iden-
tifiées. Des mutations ont été mises en évidence ;
Des hommes et... des souris introduites chez des souris, elles ont permis de repro-
duire certaines caractéristiques de la maladie. Les
La maladie n’a pas encore livré tous ses secrets. pistes thérapeutiques sont aujourd’hui nombreuses
Une lésion entraîne-t-elle l’apparition de l’autre ? et l’investissement, dans le monde, est important (voir
Comment les lésions expliquent-elles les symptô- Quels traitements ?, page 67). Le plan Alzheimer,
mes ? Quelle est la cause des lésions ? La recher- en France, témoigne de l’intérêt des services publics.
che est active, d’autant que la maladie est un Mais beaucoup reste à faire... Il faut approfon-
problème majeur de santé publique. dir l’analyse des lésions – en finançant notam-
Il est notamment important de l’étudier chez ment des banques de cerveaux et en soutenant les
des animaux « modèles » pour en comprendre les campagnes de « Don du cerveau pour la recher-
mécanismes. Jusqu’à récemment, les seuls modè- che » –, développer de nouveaux modèles animaux
les animaux de la maladie étaient naturels ou (plus proches de la maladie humaine), mettre au
Charles DUYCKAERTS provoqués par des destructions : on trouve natu- point des tests qui témoigneraient de la présence
est professeur rellement des dépôts de peptide A bêta chez les ou de l’évolution de la maladie, perfectionner
des universités – singes, les ours, les chiens ou les chats âgés ; et l’imagerie cérébrale, etc. Ces étapes sont indispen-
praticien hospitalier, les modèles créés par des destructions de certai- sables à la découverte du traitement. Les finan-
à l’Hôpital nes régions cérébrales, par exemple le noyau cements attribués à la recherche sont bien infé-
de la Salpêtrière, à Paris, basal de Meynert, ne visent qu’à comprendre les rieurs à ceux aujourd’hui indispensables à la prise
où il effectue ses symptômes et non les mécanismes de la maladie. en charge des malades ; ils doivent être augmen-
recherches dans Les modèles « transgéniques » plus récents tés si la France veut jouer un rôle significatif dans
le Laboratoire induisent chez l’animal les lésions observées chez la recherche internationale et contribuer ainsi aux
de neuropathologie l’homme. Cette prouesse a été rendue possible découvertes thérapeutiques qui soulageront les
et l’Unité INSERM 679. par l’analyse des quelques rares cas de maladie malades de demain. ◆
Quels traitements ?
es pertes de mémoire apparemment l’APP ou, plus fréquemment, du gène codant une
VOIE PROTECTRICE
Activation
de la voie protectrice
sAPPalpha
Neurone sain
AICD
Neurone sain
Sécrétase gamma
Sécrétase alpha
les, des protofibrilles – un assemblage de plusieurs peptides chem : les chercheurs tentent de neutraliser les dépôts amyloï-
qui s’enroulent en petites fibres –, ou des oligomères – un des par des ligands (c), c’est-à-dire des molécules se fixant
assemblage linéaire de plusieurs peptides. Tous seraient toxiques aux plaques et empêchant ainsi qu’elles exercent leur action
pour les neurones (c’est la voie toxique). toxique – dont on ignore la nature ! Les derniers résultats de
Plusieurs essais thérapeutiques tentent donc d’éliminer ces ce travail sont plutôt négatifs.
formes toxiques de peptide A bêta. On a d’abord essayé de Enfin, on peut bloquer la toxicité des plaques séniles en
détruire les plaques au moyen d’un « vaccin ». On a injecté du empêchant la production du peptide A bêta à partir de
peptide A bêta humain à des animaux pour que leur système l’ APP . Réduire l’activité des enzymes sécrétase bêta et
immunitaire – le système de défense – le reconnaisse comme sécrétase gamma permettrait de limiter la production de
un corps étranger qu’il faut éliminer et qu’il fabrique des anti- peptide A bêta (d). Mais après plusieurs années de recherche
corps dirigés contre ce peptide. On a ensuite récupéré ces dans cette voie, les laboratoires pharmaceutiques semblent
anticorps anti-A bêta et on les a mis en contact avec des plaques déchanter, car ces enzymes participent à d’autres mécanis-
séniles (b) : ils engendrent la disparition des plaques, aussi bien mes cellulaires vitaux. En effet, APP est coupée par la sécré-
chez la souris transgénique que chez l’homme. tase gamma dans la membrane ; on pensait cette coupure
« intramembranaire » rare et spécifique à APP. Mais on a
Vacciner les patients montré que plus d’une dizaine de protéines différentes sont
Un essai thérapeutique a donc testé cette hypothèse : on a coupées de cette façon.
tenté de « vacciner » l’homme, c’est-à-dire de lui injecter du La difficulté consiste donc à inhiber la coupure dans APP,
peptide A bêta pour qu’il fabrique des anticorps anti-A bêta mais pas dans d’autres protéines ; par exemple, la coupure de
combattant les plaques séniles dans le cerveau. En 2005, cet la protéine NOTCH par une sécrétase gamma engendre un
essai a été abandonné, car il a provoqué une inflammation grave mécanisme de cancérisation dans de nombreuses cellules. De
dans le cerveau de 16 des 300 patients traités. Aujourd’hui, on même, la sécrétase bêta participe à la formation de la gaine de
sait que les lésions disparaissent avec cette technique, mais on myéline qui entoure les neurones dans le système nerveux,
ignore si les fonctions cognitives des patients ayant produit des ainsi qu’au « remodelage » des neurones – qui a par exemple
anticorps s’améliorent. Toutefois, début 2008, d’autres essais lieu pendant l’apprentissage.
thérapeutiques fondés sur le même principe sont en cours. Quoi qu’il en soit, quelques essais thérapeutiques en
La deuxième approche pour combattre les plaques est cours sont fondés sur l’inactivation de la sécrétase gamma,
celle nommée Alzhemed du Laboratoire pharmaceutique Neuro- dont fait partie la préséniline.
VOIE TOXIQUE
Sécrétase bêta
d Inhibition
de la voie toxique
Plaque sénile
APP
inhibée
Neurone sain
Sécrétase gamma
Anticorps
Plaque sénile
Delphine Bailly
Bibliographie
J. SHEN et R. KELLEHER,
The presenilin hypothesis
Traiter les symptômes
of Alzheimer's disease : Aujourd’hui, pour soulager les symptômes Ainsi, quatre médicaments ont été déve-
Evidence for a loss-of-function
pathogenic mechanism, des malades, on module la libération d’acétyl- loppés : la tacrine, le donepezil, l’exelon et la galan-
in Proc. Natl. Acad. Sci. USA, choline dans le cortex des patients. L’acétylcho- tamine. Les trois derniers sont utilisés en clinique.
vol. 104, pp. 403-409, 2007. line permet de transmettre de l’information entre Mais leur action est limitée et on distingue diffi-
A. DELACOURTE, Amyloid neurones et elle est impliquée dans les mécanis- cilement leurs effets des conséquences béné-
precursor protein neurotrophic mes de la mémorisation et de l’attention. Dans fiques de la prise en charge globale que l’on offre
properties as a target to cure la maladie d’Alzheimer, le noyau basal de Meynert aux patients sous traitement. Quelques équipes
Alzheimer’s disease, ne fonctionne plus correctement ; or il repré- étudient cependant l’interaction des neuromé-
in European Neurological sente, pour le cortex, la principale source d’acé- diateurs, telle l’acétylcholine, avec l’APP.
Disease, vol. 29, p. 30, 2006.
tylcholine. Pour augmenter la libération d’acé- En effet, il est intéressant de noter que les
J. HARDY et D. SELKOE, tylcholine, on inhibe l’action d’une enzyme molécules stimulant les récepteurs à l’acétyl-
The amyloid hypothesis of
Alzheimer's disease : progress (l’acétylcholine estérase) qui dégrade l’acétyl- choline des neurones cholinergiques augmen-
and problems on the road choline produite par les neurones cholinergiques. tent l’activité de la sécrétase alpha – par un
to therapeutics, in Science, Cette inhibition augmente la quantité de ce neuro- mécanisme inconnu – dans leur cerveau, ce qui
vol. 297, pp. 353-356, 2002. médiateur dans le cortex. favorise notamment la sécrétion de sAPPalpha,
un facteur neuroprotecteur. De
même, un autre neuromédiateur, le
sAPPalpha
GABA, est étudié. C’est le principal
Stimulation de la neuromédiateur inhibiteur cérébral.
voie protectrice L’activation de certains récepteurs
Neurone sain AICD
du cortex GABAA améliore les facultés intel-
lectuelles des patients, et augmente
aussi l’activité de la sécrétase
alpha (voir le dessin).
Aujourd’hui, le Laboratoire Exon-
hit Therapeutics développe une molé-
cule se fixant sur les récepteurs
GABAA et qui a ces effets : le EHT202
est en cours d’expérimentation.
Moduler ainsi d’autres récepteurs
neuronaux pourrait modifier favo-
Récepteur
rablement le métabolisme de l’APP.
de l’acétylcholine
En revanche, on a montré que la
stimulation des récepteurs B2 adré-
nergiques augmente l’activité de la
sécrétase gamma et la production
de plaques séniles… Si on inversait
ce mécanisme, ce serait donc béné-
Récepteur
GABAA
fique ! L’interaction des récepteurs
neuronaux avec le métabolisme de
Delphine Bailly
L’ensemble de ces études permettra peut-être ont une pertinence limitée, car ils ne reproduisent
de savoir si les agrégats de protéines tau ou de pas complètement les lésions. Or sans modèle perti-
peptide A bêta causent la dégénérescence des neuro- nent, l’approche thérapeutique est bloquée. Actuel-
nes, ou s’ils sont synthétisés par les neurones quand lement, seuls les essais thérapeutiques sur l’homme
ils luttent contre la dégénérescence qui serait alors permettent vraiment de tester les différentes hypo-
due à... On l’ignore encore. thèses étiologiques. Ils sont coûteux, mais c’est le
Depuis une vingtaine d’années, on a publié plus prix à payer pour vaincre la maladie d’Alzheimer.
de 50 000 articles scientifiques sur les aspects fonda- Face à l’inquiétude que soulève aujourd’hui le
mentaux et physiopathologiques de cette maladie. fait d’apprendre qu’un proche est atteint de cette
Ce qui a permis d’émettre plusieurs hypothèses étio- maladie, on se doit d’informer sur les recherches
logiques, et le nombre d’essais thérapeutiques ne en cours. La recherche avance – trop lentement
André DELACOURTE cesse d’augmenter. Mais les chercheurs sont confron- pour les personnes touchées par la maladie aujour-
est directeur de recherche tés à deux questions essentielles : quelles sont les d’hui – et il faut concentrer nos efforts sur la
dans l’Unité INSERM 837, causes de la mort neuronale et comment peut-on recherche d’un traitement qui permettra de vain-
Maladies neurodégénératives améliorer les modèles animaux ? En effet, les modè- cre la maladie. Les connaissances actuelles indi-
et mort neuronale, à Lille. les cellulaires et animaux de la pathologie humaine quent que c’est possible. ◆
Vers un diagnostic
spécifique et précoce
Bruno DUBOIS
a maladie d’Alzheimer est encore définie corps de Lewy (le malade présente des troubles de
Happyneuron
le patient, c'est-à-dire une tendance du malade à
refuser de reconnaître son état. Les causes – encore
mal connues – qui sous-tendent ce déni font sans
doute intervenir des mécanismes de défense psycho- personnes âgées de 65 à 74 ans. Ces résultats mont- 2. Des tests spécifiques
logique, mais ils résultent plus probablement de rent que quatre malades sur cinq après 80 ans permettent au médecin
lésions des régions frontales, impliquées dans la n’ont pas accès aux procédures diagnostiques de déterminer si le patient
métacognition, c’est-à-dire dans la capacité à recommandées officiellement, soit parce qu’ils interrogé est atteint ou
évaluer ses propres performances. n’ont pas eu recours au système de soins, soit parce non de la maladie
L’entourage joue également un rôle primordial qu’ils ne se sont pas plaints au médecin de trou- d’Alzheimer. Ils reposent
dans cette sous-estimation : on considère souvent bles cognitifs. D’autres études ont montré que seuls sur la mémorisation de
que la démence est inéluctablement associée au 40 pour cent des patients consultent pour la formes telles celles
vieillissement. Or le vieillissement cérébral est seule- première fois à un stade de démence légère. présentées ici ou sur
ment responsable d’une diminution de la vitesse Ainsi, en France, le diagnostic – quand il est la mémorisation de mots
de traitement de l’information ou de troubles de porté – l’est souvent tardivement. Si le délai entre ou de petites histoires.
l’attention, mais il ne retentit pas sur les activités le début de la démence et le diagnostic est de 20 mois Selon les réponses,
quotidiennes ou l’insertion sociale des sujets. De en moyenne au niveau européen, il est de dix mois le médecin sait si c’est
surcroît, trois personnes sur quatre considèrent pour l’Allemagne, mais de 24 mois pour la France ! la phase d’encodage
– en partie à tort – que les traitements de la démence Or le retard du diagnostic est préjudiciable pour (déficiente chez les
ou de la maladie d’Alzheimer sont inefficaces. Tous trois raisons principales : si la maladie d’Alzhei- malades Alzheimer),
ces paramètres expliqueraient que les proches ne mer reste incurable, il est possible d’en freiner les celle de stockage ou
cherchent pas à savoir de quoi souffre une personne symptômes. Il existe aujourd’hui des médicaments le rappel des souvenirs
qui commence à manifester des troubles de la dont l’efficacité a été démontrée par des études qui est concerné.
mémoire ou un comportement inhabituel. bien conduites. Ces médicaments sont d’autant plus
Les médecins eux-mêmes ont une part de respon- efficaces qu’ils sont prescrits tôt. Les patients doivent
sabilité : la maladie survenant surtout chez les donc être traités le plus vite possible. De plus, en
personnes âgées, il est parfois difficile de faire la dehors de ces traitements spécifiques, des médica-
part entre une pathologie dégénérative, le reten- ments psychotropes peuvent être également effi-
tissement de troubles sensoriels ou de pathologies caces sur les troubles du comportement et de l’hu-
multiples sur la cognition. De plus, la formation meur, les délires et les hallucinations observés au
des médecins généralistes a été longtemps insuffi- cours de la maladie et qui compliquent beaucoup
sante en ce qui concerne la maladie d’Alzheimer. la prise en charge au quotidien par l’entourage.
Il est vrai que le tableau clinique des personnes Un diagnostic précoce permet de prescrire rapi-
âgées de plus de 80 ans est souvent complexe, dement des médicaments et de prendre en charge
plusieurs pathologies étant intriquées : on estime le patient, ce qui améliore la qualité de vie des
qu’en moyenne ces personnes cumulent sept maladies malades et de leurs proches. Les problèmes spéci-
métaboliques et vasculaires. La diffusion des connais- fiques soulevés par la maladie sont alors mieux
sances améliorera l’implication des médecins géné- gérés : les capacités de l’entourage à faire face aux
ralistes, qui se demandent souvent si une médica- difficultés posées par la maladie d’un proche sont
lisation de la maladie contraignant le patient à quitter évaluées, et des aides sont proposées afin d’antici-
son milieu et ses repères ne risque pas de dégrader per les complications qui viennent immanquable-
encore davantage son état. ment émailler l’évolution de la maladie.
Dans l’étude dite des Trois Cités qui a commencé Souvent – nous l’avons souligné – le diagnos-
il y a quelques années à Dijon, Bordeaux et Mont- tic est posé alors que le stade de la démence est
pellier, sur les 201 sujets qui présentaient une déjà atteint. Ainsi, les patients qui présentent les
démence au début de l’étude, seuls 19 pour cent premiers symptômes de la maladie, mais qui n’ont
de ceux âgés de 80 ans ou plus avaient été adres- pas encore de démence, sont exclus du diagnos-
sés à un spécialiste, contre 55 pour cent pour les tic. Ces patients présentent un déclin cognitif léger
b c d
William Utermohlen :
autoportrait du néant
Sebastian DIEGUEZ
Autoportrait de 1998
Ici, des éléments plus abstraits et colorés sont
réintroduits. Toutefois, le visage devient méconnais-
sable. Les surfaces s’épaississent, les traits semblent
se multiplier dans une tentative désespérée d’atteindre
un objectif qui, le temps de l’exécution de la toile, a
probablement déjà été oublié.
En 1995, William Utermohlen apprend qu’il est l’autoportrait représente un genre à part, d’une
atteint de la maladie d’Alzheimer. En réalité, les exigence peu commune. À plusieurs titres, la pratique
premiers troubles, détectés par sa femme et ses de l’autoportrait est fructueuse non seulement pour
proches, auraient été présents dès 1991. Après le l’artiste, qui selon la tradition classique voit là un
verdict des médecins, il refuse cependant de se passage obligé pour devenir portraitiste, mais aussi
laisser abattre, et entreprend d’explorer sa propre pour le psychologue et le neuroscientifique. En effet,
maladie à travers le prisme de l’art. Une démarche à bien y réfléchir, l’impression matérielle de sa propre
qui, on le verra, peut être qualifiée de quasi expé- image corporelle sur un support n’est pas une mince
rimentale. La maladie d’Alzheimer étant souvent prouesse. L’artiste, qu’il se serve ou non d’un miroir,
considérée comme une dissolution du soi et de doit utiliser sa mémoire visuelle, convertir ses repré-
l’identité, la volonté du peintre est fascinante pour sentations imagées en ordres moteurs, transmettre
un neuroscientifique. De plus, on dispose d’infor- l’intention gestuelle à un outil qui ne fait pas partie
mations cliniques et radiologiques sur l’avancée de son corps (le pinceau) et enfin appliquer la pein-
de sa maladie, publiées par Sebastian Crutch et ture tout en étant capable de corriger en temps réel
ses collègues, de l’Institut de neurologie de Queen le résultat produit. S’ajoute à cela la nécessité de
Square à Londres, qui ont pu suivre l’artiste au garder à l’esprit le résultat final, et donc de respec-
cours de sa maladie. ter les proportions, formes, couleurs et luminosité
choisies au départ.
Enfin et surtout, l’autoportrait exige au plus
La dissolution haut point la faculté de s’extraire de son propre
des représentations spatiales point de vue – le sujet étant le peintre lui-même –
en maintenant un angle visuel opposé au sien
En ce centenaire de la première description du propre et, selon le talent particulier de l’artiste,
syndrome isolé par Aloïs Alzheimer, nous pouvons d’attribuer une composante émotionnelle et psycho-
compter sur des avancées considérables dans la logique qui ne coïncide pas nécessairement avec
compréhension des processus génétiques, molé- celles qu’il ressent au moment de peindre.
culaires, neuronaux, environnementaux et cogni- Il n’est déjà pas facile de parler de soi avec
tifs qui sont impliqués dans la démence dégéné- goût et justesse. La difficulté de se peindre est
rative qui porte son nom. Même si un traitement encore supérieure, car la possibilité de se mentir
définitif n’est pas disponible aujourd’hui, on
comprend mieux les caractéristiques de la mala-
die et son évolution. Si la détérioration de la
mémoire est le trait le plus redouté et le plus connu
de cette maladie, on oublie parfois que les autres
facultés mentales ne sont pas épargnées, et que
la maladie ne frappe pas uniquement les personnes
du troisième âge. Parmi les premiers symptômes
débilitants, on relève notamment la dissolution
des représentations spatiales et des compétences
dites « visuoconstructives ».
De tels troubles précoces ne passent pas inaper-
çus chez les patients encore en activité, dont la
profession ou le mode de vie reposent parfois en
grande partie sur la maîtrise de ces aptitudes.
Aussi chevronnés qu’ils aient été, architectes,
artistes, scientifiques, mécaniciens ou bricoleurs
du dimanche peuvent soudain bâcler leurs produc-
tions, mettre plus de temps à les réaliser ou
commettre des erreurs de débutant. Ces capaci-
tés n’ont pas été épargnées chez William Uter-
mohlen. Malgré le handicap que cela représente
pour un peintre, Utermohlen s’attaquera à l’un
des genres les plus périlleux : l’autoportrait.
Il s’agit ici de bien apprécier la gageure que s’est
lancée Utermohlen. Et aussi, de comprendre à quel
point les transformations de sa peinture reflètent
Autoportrait à l’huile (1999) / Galerie Beckel Odille Boïcos, Paris
Coïncidence étonnante, le même réseau est mobi- neurones qui disparaissaient les uns après les autres.
lisé par l’évocation de souvenirs personnels ou de Combat perdu d’avance, certes, mais preuve aussi
projets futurs, ce que les psychologues appellent que la volonté peut survivre longtemps, et se substi-
la capacité à « voyager dans le temps par la pensée ». tuer autant qu’elle le peut à la perte des outils et
En supposant que ces corrélations soient plus du savoir-faire de l’artisan.
qu’une ressemblance superficielle, on comprend
mieux en quel sens les malades d’Alzheimer perdent
leur identité. Ce n’est pas simplement la mémoire
Une quête désespérée du soi
en général qui est perturbée, mais le sens même La réalisation d’un autoportrait était sans doute
de se sentir soi-même, d’être éveillé et situé dans l’exercice le plus difficile auquel Utermohlen
un temps qui est celui de sa propre histoire. Les pouvait se livrer. Il lui eut été sans doute plus
structures qui assurent notre temporalité et notre facile de peindre d’autres sujets que lui-même,
soi « par défaut » sont atteintes. La personne qui voire des objets. Mais ce soi est précisément ce
se trouve dans cette situation n’a plus ni passé ni qui semble atteint au premier chef par la maladie,
avenir. Elle est confinée dans un présent instable et l’autoportrait peut alors être une tentative de
et incompréhensible, et n’a plus les ressources le retenir en partie, ou au moins de tenir une sorte
pour s’y situer (la question de la perception du de chronique de cette fuite irrémédiable.
soi chez les malades fait actuellement débat, mais, Il ne s’agit, bien évidemment, que de spécula-
à un stade avancé de la maladie, cette perception tions. Ce qui nous reste d’Utermohlen n’est pas
est sans doute distordue). destiné à être quantifié et décortiqué, car un témoi-
Selon R. Buckner, ce réseau neuronal est parti- gnage n’est pas une expérience scientifique. En
culièrement vulnérable à la maladie d’Alzheimer revanche la rareté de tels cas et leur pouvoir de
parce qu’il s’agit précisément des structures les fascination doivent servir au chercheur de « pompe
plus utilisées au cours de notre vie mentale. Elles à intuition », selon l’expression du philosophe Daniel Sebastian DIEGUEZ
s’« useraient » plus vite, et deviendraient plus Dennett. À l’artiste, à l’amateur d’art, à nous tous est neuropsychologue
fragiles face aux plaques amyloïdes qui envahis- enfin l’œuvre d’Utermohlen rappelle la dure exigence au Laboratoire de
sent le cerveau au cours de la maladie. de l’antique injonction : « Connais-toi toi-même. » neurosciences cognitives
Dès lors, on comprend mieux le défi qu’a relevé Plus la réponse s’éloignait, plus ce peintre la cher- du Brain Mind Institute,
William Utermohlen. Son combat, à travers ses chait. Il a peut-être voulu rappeler que, pour beau- de l’École polytechnique
nombreux autoportraits, est un exemple héroïque coup d’entre nous, il est encore temps de mener fédérale de Lausanne,
de résilience face à l’implacable déterminisme des cette quête avec sérénité. ◆ en Suisse.
NEUROBIOLOGIE
Les pédophiles ont-ils un cerveau « normal » ?
La structure cérébrale de ces personnes présente souvent
des particularités notables, mais de tels signes varient selon
les études réalisées, et selon les pédophiles !
Le cerveau pédophile
Florence THIBAUT
qui est le cas chez 30 pour cent des sujets abuseurs De telles études révèlent toute la difficulté
sexuels), mais aussi le fait d’être affecté d’un d’obtenir des résultats fiables en la matière. Les
retard mental (15 pour cent des cas). Dans ce observations de J. Cantor mériteraient d’être confir-
dernier cas, le sujet a alors tendance à recher- mées à l’aide de techniques d’imagerie fonction-
cher un partenaire beaucoup plus jeune avec nelle spécifiques de la mesure de la substance
lequel il se sent plus en confiance. blanche, telle l’imagerie par IRM de diffusion. En
Les facteurs environnementaux tels que l’édu- outre, les pédophiles étudiés formaient un groupe
cation, les événements de vie survenus dans l’en- assez hétérogène, constitué aussi bien de pères
fance (violences sexuelles ou physiques) sont incestueux que de pédophiles hétérosexuels, bien
actuellement suspectés de jouer un rôle dans le moins prédateurs dans leur comportement de
choix d’orientation sexuelle de type pédophile. recherche de victimes potentielles, et probablement
Les maladies mentales classiques (schizophrénie, différents des pédophiles homosexuels, plus « exclu-
psychose maniaco-dépressive…) sont en cause dans sivement » pédophiles dans leur choix d’objet sexuel.
seulement quatre pour cent des délits sexuels. Dans Pour ne rien arranger, les anomalies constatées
ces derniers cas, c’est alors le traitement spéci- dans l’étude ne s’accordent guère avec d’autres
fique de la pathologie mentale qui empêche les observations réalisées en ce domaine, qui parais-
troubles du comportement sexuel. Il peut égale- sent autrement sérieuses : ainsi, deux autres études,
ment s’agir, dans de rares cas, de maladies neuro- notamment de Kolja Schiltz et de ses collègues, de
logiques (un début de démence) ou de séquelles l’Université de Magdebourg en Allemagne, ont mis
de traumatismes crâniens… De nombreux spécia- en évidence une réduction du volume de l’amyg-
listes ont vainement tenté d’identifier des dysfonc- dale cérébrale droite chez 13 hommes pédophiles
tionnements hormonaux chez ces patients. (six ayant une pédophilie hétérosexuelle, trois une
Une étude ancienne fait état de fantasmes pédo- pédophilie homosexuelle et quatre une pédophilie
philes chez 15 à 20 pour cent des étudiants de sexe
masculin et deux à trois pour cent des étudiantes
d’une université californienne. Les fantasmes de
viol de femmes adultes sont également très répan-
dus dans la population générale masculine. Il exis-
terait donc chez les êtres humains un contrôle
cérébral de ces fantasmes considérés comme
déviants.
Certains chercheurs se sont ainsi attachés à
identifier ces dysfonctionnements cérébraux en
s’aidant des techniques actuelles d’imagerie céré-
brale. Les régions temporales (qui seraient asso-
ciées à des dysfonctionnements des besoins sexuels)
et les régions préfrontales (associées à une perte
de la maîtrise de soi, se traduisant par une désin-
hibition sexuelle) ont été particulièrement étudiées.
Anomalies
de la substance blanche
Récemment, le neurologue James Cantor et ses
collègues de l’Université de Toronto ont observé
une diminution du volume de la substance blanche
dans les régions temporales et pariétales droites
et gauches du cerveau de 44 hommes pédophiles,
incestueux ou non (les agressions ayant concerné
des filles dans 90 pour cent des cas), par compa-
raison avec 53 individus condamnés pour des
délits non sexuels. Les modifications observées
concernent deux faisceaux principaux de fibres
nerveuses, le faisceau arqué droit et le faisceau
supérieur fronto-occipital (voir la figure page 84).
Comment interpréter ces données ? C’est là
que la tâche se complique. Selon les auteurs, les
fibres de substance blanche connectent des
régions cérébrales impliquées dans le compor-
tement sexuel, notamment les aires visuelles
localisées dans le cortex occipital, et les aires
Stephanie Connell / Shutterstock
Raphael Queruel
cérés dans les prisons françaises sont des auteurs
de délits sexuels, mais tous ne sont pas des pédo-
philes. Après la remise en liberté s’ouvre une période
à risque, le sujet étant à nouveau en contact avec
des victimes potentielles. Il doit donc impérative-
Amygdale cérébrale ment faire l’objet d’un accompagnement médical
Cortex spécifique et d’une vigilance judiciaire particu-
occipital Cortex orbitofrontal lière. Les rares équipes de soins prenant en charge
Faisceau arqué
ce type de délinquants ont presque systématique-
ment recours aux traitements hormonaux, même
lorsque les sujets bénéficient déjà de psychothé-
bisexuelle) comparativement à 15 témoins exempts rapies ou de thérapies comportementales.
de tout comportement criminel ou pédophile. Cette
anomalie pourrait apparaître précocement au cours
du développement cérébral (durant l’enfance, voire
L’intérêt du traitement chimique
la vie intra-utérine) en lien avec des facteurs envi- Le traitement hormonal (encore appelé trai-
ronnementaux ou hormonaux, notamment une tement antiandrogène ou castration chimique)
Bibliographie imprégnation hormonale inadéquate à des moments permettra alors, en agissant sur la testostérone
clés du développement cérébral, et elle pourrait d’origine testiculaire, d’empêcher la récidive dans
J. CANTOR et al., ultérieurement se traduire par des modifications de plus de 90 pour cent des cas, tant que le traite-
Cerebral white matter l’orientation sexuelle. ment est poursuivi, et au prix d’effets secon-
deficiencies in pedophilic L’amygdale cérébrale participe à la motivation daires mineurs. La testostérone est en effet le
men, in J. Psychiatr. Res.,
sexuelle et son activation dépendrait des expé- principal moteur des pulsions sexuelles chez
vol. 42, p. 167, 2007.
riences sexuelles passées. Située dans la région l’homme, stimulant certains centres de la moti-
K. SCHILTZ et al., Brain temporale, elle joue un rôle majeur dans la matu- vation sexuelle, tel l’hypothalamus.
pathology in pedophilic ration du comportement sexuel à l’adolescence Deux types de traitement antiandrogène sont
offenders : evidence of
volume reduction in the pour aboutir à une sexualité adulte, c’est-à-dire utilisés en Europe : l’acétate de cyprotérone (Andro-
right amygdala and related un intérêt pour la sexualité en général et l’appa- cur) qui n’est commercialisé que sous forme de
diencephalic structures, in rition d’un comportement visant à l’accouple- comprimés, et les analogues d’une hormone hypo-
Arch. Gen. Psychiatry, ment. Certains spécialistes ont décrit des compor- thalamique : la gonadolibérine GnRH (Décapeptyl
vol. 64, p. 737, 2007. tements sexuels anormaux (une hypersexualité, ou Enantone), commercialisées sous forme d’in-
F. THIBAUT et al., notamment) chez des sujets ayant présenté des jections intramusculaires mensuelles ou trimes-
Effect of a long-lasting lésions précoces dans la région temporale où se trielles, ce qui en garantit l’observance chez les
gonadotrophin hormone- situe l’amygdale cérébrale. sujets manipulateurs. Notre équipe a d’ailleurs
releasing hormone agonist publié en 1993 la première étude internationale
in six cases of severe male
paraphilia, in Acta
Un manque d’inhibition ? faisant état de l’excellente efficacité des analogues
de la GnRH dans une population de sujets pédo-
Psychiatrica Scandinavica, D’autres hypothèses sont en cours d’étude. philes et violeurs multirécidivistes.
vol. 87, p. 445, 1993. Parmi elles, celle d’un dysfonctionnement de Un détail important : ce traitement ne peut être
Site de la Fédération régions cérébrales comme le cortex orbito-fron- utilisé qu’avec le consentement du patient, dont
mondiale des sociétés de tal, pouvant conduire à l’absence d’inhibition de il transforme le comportement en quelques mois.
psychiatrie biologique : comportements sexuels inadaptés. En effet, le Les personnes traitées font part d’une disparition
www.wfsbp.org cortex orbito-frontal empêcherait certains de leurs pensées sexuelles et peuvent enfin mener,
comportements asociaux dans différentes situa- selon leurs propres termes, une « vie normale ».
tions : c’est lui, par exemple, qui permet de ne Elles se déclarent satisfaites de ce traitement qui
Florence THIBAUT pas prendre la fuite à l’idée de prononcer un les protège efficacement contre les récidives.
est professeur des discours en public, ou de ne pas se jeter sur la Pour aider les médecins à prescrire ces traite-
universités, praticienne première personne inspirant du désir sexuel. Le ments hormonaux, des recommandations inter-
hospitalière dans poids de l’éducation est décisif pour étayer le nationales seront publiées prochainement par la
le Service de psychiatrie fonctionnement de cette région cérébrale. Fédération mondiale des sociétés de psychiatrie
du CHU de Rouen, Unité Le plus souvent, c’est lors d’un passage à l’acte biologique et, fin 2008, en France, sous l’égide de
INSERM U 614. sexuel ayant des conséquences médico-légales, la haute autorité de santé. ◆
PHILOSOPHIE
que la pédophilie est innée, réflexion qui a déclenché
des débats nourris. La tempête passée, revenons sur quelques
arguments philosophiques avancés lors de cette controverse.
Quand la science
s’invite en politique
Pascal LUDWIG
article de Florence Thibaut est une nisme, qui nie la réalité de la Shoah, est une hypo-
Ainsi le biologiste Jacques Testard soutient-il, dans rie scientifique ait des conséquences qui choquent
un article intitulé L’eugénisme au service du libé- nos convictions ou qui contredisent nos valeurs
ralisme, et publié dans Le Monde du 19 avril 2007, n’est pas une raison suffisante pour la rejeter.
que les propos de Nicolas Sarkozy, d’inspiration Dans le débat sur l’innéisme, c’est le détermi-
« scientiste », conduisent tout droit à la mise en nisme biologique qui fait figure d’épouvantail. Le
place d’une politique eugéniste. Robert Badinter, déterminisme biologique n’est pas une position très
s’est fait l’écho de la même accusation. précise, mais plutôt un ensemble de thèses, dont
On pourrait avoir envie de passer très vite sur l’unique dénominateur commun est que des aspects
de telles attaques, qui relèvent à la fois de l’argu- importants de la personnalité des individus ou de
ment ad hominem – rien dans ce que Sarkozy a l’organisation de la société sont d’une manière ou
dit n’implique qu’il prenne position vis-à-vis du d’une autre « déterminés » par la biologie humaine.
caractère souhaitable ou non d’une politique eugé- La relation entre la position innéiste et le détermi-
niste – et de l’amalgame. De tels arguments rappel- nisme biologique est complexe. Commençons par
lent les querelles anciennes sur la moralité des démonter un argument souvent avancé par les
athées : pour adopter une position aussi affreuse adversaires du déterminisme biologique : si les
que l’innéisme, il faut nécessairement avoir d’hor- tenants du déterminisme biologique avaient raison,
ribles motivations, eugénistes en l’occurrence. le libre arbitre ne pourrait pas exister ; or le libre
Pourtant, faut-il le rappeler, les motivations et la arbitre est une propriété essentielle de la personne
moralité d’un auteur n’ont strictement aucune humaine, et nier son existence revient à nier celle
influence sur la vérité de ses thèses. de la personne ; le déterminisme biologique, dont
Il y a néanmoins une idée juste et importante l’innéisme est un avatar, est donc erroné.
derrière l’accusation d’eugénisme, qui mérite discus-
sion : l’idée selon laquelle la biologie peut conduire
à une remise en question fondamentale de certaines Déterminisme biologique
de nos croyances les mieux établies et des prin-
cipes auxquels nous accordons le plus d’impor-
et libre arbitre réconciliés
tance. En effet, la biologie a des implications Un tel argument est inacceptable pour deux
sociales, morales et politiques importantes, mais raisons. À supposer que le déterminisme biolo-
Les hypothèses ces implications sont complexes. Elles méritent des gique contredise notre croyance en l’existence du
biologiques débats approfondis, et non l’anathème ou la mise libre arbitre et l’importance que nous lui accor-
actuelles laissent penser à l’index. Il faut surtout souligner que les décou- dons, cela ne constituerait pas une bonne raison
que les gènes jouent un vertes biologiques n’ont pas en elles-mêmes de de rejeter cette position. Il est possible, et même
rôle déterminant sur conséquences morales, politiques et sociales, mais assez probable, que le déterminisme biologique soit
le devenir d’un enfant. qu’elles en ont par l’interprétation que l’on en fait. faux (les gènes ne déterminent pas le devenir de
Mais cette « part du Le cas de l’eugénisme est à cet égard révélateur. l’individu et les facteurs dits épigénétiques – pour
gène » est modulable en Croire qu’on puisse déduire ce que l’on doit faire simplifier les facteurs environnementaux – ont une
fonction du milieu où de ce qui est découvert par la science, c’est être influence notable sur l’expression des gènes). Mais
évolue l’enfant (par victime d’un paralogisme naturaliste (un raisonne- s’il est faux, ce n’est pas parce qu’il est incompa-
exemple sa famille, son ment faux conduit en toute bonne foi) souvent tible avec les valeurs (tel le libre arbitre) qui nous
alimentation, l’éducation dénoncé par les philosophes. À supposer que la posi- sont chères, mais plutôt en raison de la complexité
qu’il reçoit) ou des tion innéiste puisse justifier des positions eugénistes de la biologie et de la psychologie humaine.
épreuves qu’il peut avoir – ce qui, encore une fois, n’est pas le cas –, cette La seconde raison est philosophiquement fonda-
à affronter. Gènes et conséquence certainement indésirable n’aurait pas mentale : il n’est pas exact que le déterminisme
environnement d’incidence sur la vérité ou la fausseté de l’innéisme. biologique soit incompatible avec le libre arbitre.
façonnent l’individu. Pour le dire plus simplement : le fait qu’une théo- Il existe une riche tradition philosophique qui
Shutterstock
Jean-Michel Thiriet
organismes qui s’en trouvaient dotés. Mon goût
pour le sucre est en ce sens biologiquement déter-
miné ; nul n’en déduirait pour autant que je ne suis
pas libre lorsque je décide de reprendre de la glace
pour la troisième fois. La raison est simple : nous
interprétons les actions causées par nos désirs comme
libres, et nous considérons que nous sommes respon- absolu sur les actions de l’un de ses patients, John,
sables de ces actions. Si j’ai envie de reprendre de en raison d’un mécanisme complexe implanté dans
la glace pour la troisième fois, et si ce désir déter- le cerveau de John à l'insu de celui-ci. Supposons
mine mon action, c’est bien dans ma propre volonté que Black intervienne sur le comportement de John
que l’action trouve son origine, pas dans une source dès que celui-ci agit d’une façon qui ne lui convient
extérieure à mon esprit. Que le désir trouve sa source pas. Supposons enfin que John décide d’accom-
dans un mécanisme biologique n’y change rien. plir un meurtre, et que Black désire lui voir accom-
David Hume, dans le Traité de la nature humaine, plir cet acte. Dans une telle situation, John n’au-
soutient même de façon plausible qu’il n’y a pas rait pas pu agir autrement, puisque s’il avait décidé
de liberté, au sens habituel du terme, sans une déter- de ne pas accomplir le meurtre, Black aurait pris
mination par des motifs, des « passions » dans le le contrôle de son esprit, et il aurait tout de même
vocabulaire du XVIIIe siècle. Si certains de ces motifs réalisé l’action ; pourtant, nous avons l’intuition
sont déterminés, d’une façon ou d’une autre, par très forte que John est parfaitement responsable
des mécanismes innés, en quoi cela menace-t-il du crime. Il semble donc qu’il ne soit pas néces-
notre liberté ? On pourrait même aller jusqu’à dire saire de contrôler son destin pour être libre et
que c’est l’indétermination qui s’oppose à la liberté responsable de ses actes.
et à la responsabilité. Supposons en effet qu’une de
mes actions – par exemple l’action consistant à
voter pour un certain candidat lors d’une élection,
Beaucoup de bruit pour rien ?
plutôt que pour un autre – ne soit déterminée par Je l’ai indiqué : rejeter les objections contre une
aucun motif. C’est difficile à imaginer, précisément thèse ne revient pas à accepter cette thèse. Ce que
parce que tous nos actes sont motivés par des préfé- je pense avoir au moins partiellement établi, c’est
rences et par des croyances. Imaginons néanmoins qu’il n’y a rien de choquant dans l’hypothèse selon Bibliographie
que cela soit le cas, par exemple parce qu’un homon- laquelle certains de nos comportements seraient
cule dans mon cerveau tire au dé, et décide de l’ac- partiellement déterminés par des mécanismes innés. Dialogue entre
tion à effectuer en fonction du résultat de cet événe- J’ai également soutenu que le caractère choquant Nicolas SARKOZY
ment aléatoire. Dans une telle situation, l’action d’une hypothèse scientifique n’était de toute façon et Michel ONFRAY :
n’est pas déterminée par un mécanisme ou par une pas une bonne raison de la rejeter. http://www.philomag.com/
cause biologique : c’est le hasard, et seulement lui, Le lien entre les gènes et les comportements est article,dialogue,nicolas-
sarkozy-et-michel-onfray-
qui décide du cours de l’action. Notre intuition, cependant beaucoup plus complexe que ne le
confidences-entre-
cependant, c’est que l’action n’est pas libre, et qu’elle pensent Nicolas Sarkozy et ses détracteurs. Admettre ennemis,288.php
n’est pas libre précisément parce qu’elle n’est pas que la génétique soit probablement impliquée à un
déterminée par mes motivations propres. certain degré dans certains troubles du comporte- Steven PINKER, Inné et
acquis. Les réponses de
N’est-il pas tout de même contradictoire d’esti- ment, cela n’implique en effet pas que les gènes Steven Pinker :
mer qu’une action qui, dans certaines circonstances soient la seule cause des troubles en question, et http://www.philomag.com/
données n’aurait pas pu ne pas avoir lieu, est pour- encore moins que les comportements soient complè- fiche-philinfo.php?id=38
tant libre et imputable à un agent rationnel ? Agir tement déterminés par des mécanismes biologiques.
librement, n’est-ce pas contrôler le cours du destin, Il est bon de le rappeler, à la suite du psychologue
et cela ne suppose-t-il pas que les choses aient pu canadien Steven Pinker : « Les gènes ne program-
tourner différemment ? Est-il cependant si sûr que ment pas nos conduites. Elles proviennent de l'ac-
l’impossibilité à agir autrement qu’on ne l’a fait tivité du cerveau, lui-même formé par les gènes. Pascal LUDWIG est
soit contradictoire avec l’existence d’une respon- Seules les tendances émotionnelles et cognitives maître de conférences en
sabilité ? Le philosophe américain Harry Frankfurt peuvent être influencées par les gènes, pas notre philosophie, à l’Université
a montré que cela n’allait absolument pas de soi, conduite. » Replacer le débat sur le plan empirique, Paris-Sorbonne
à l’aide de l’expérience de pensée suivante. Suppo- comme le fait Florence Thibaut dans son article, (Paris IV) et membre
sons que Black, un savant fou, dispose d’un contrôle me paraît donc particulièrement salutaire. ◆ de l’Institut Jean-Nicod.
NEUROBIOLOGIE
Un soir, un individu ressemblant trait pour trait
à votre conjoint ouvre votre porte, pénètre
dans votre appartement et s’installe à table. Il parle
comme lui, il a la même voix, et sait tout de votre vie.
Mais ce n’est pas lui. C’est un clone, un sosie, un double,
un imposteur. Ainsi voient le monde les personnes
atteintes du syndrome de Capgras.
Le syndrome du clone
LE CAS CLINIQUE Patrick VERSTICHEL
« l est entré chez moi à la nuit tombée : rentrer chez moi... Alors j’ai appelé mon fils, et
Iofoto / Shutterstock
de mémoire depuis quelques années. À cette Un tel phénomène est connu sous le nom d’illu- 1. Les patients atteints
époque, il a cherché à mieux l’entourer, à passer sion des sosies, ou syndrome de Capgras, d’après du syndrome de
plus de temps avec elle pour l’aider et veiller à le nom du psychiatre français Jean-Marie Joseph Capgras se croient
ce qu’elle ne manque de rien. Mais les choses Capgras qui le décrivit en 1923 avec son interne entourés d’individus ayant
se sont aggravées au fil du temps. La vieille Jean Reboul-Lachaux. Il s’agit d’un délire au sens la même apparence que
dame s’est de plus en plus isolée. Elle pensait médical, c’est-à-dire d’une altération de la percep- leurs proches ou leurs amis
que ses voisins l’épiaient, se liguaient contre tion de la réalité, accompagnée d’une forme de et tentent de trouver des
elle pour lui porter préjudice, et tentaient d’en- rationalisation. Un tel délire se rencontre au cours explications raisonnables
trer chez elle par effraction. de maladies psychiatriques, telles les schizophré- à de telles situations.
Ces dernières semaines, elle arborait un air nies, mais aussi de diverses maladies du cerveau :
inquiet lorsqu’il venait la voir. Il voyait bien que accidents vasculaires cérébraux, traumatismes
quelque chose la dérangeait, qu’elle le rudoyait crâniens, tumeurs ou maladies neurodégénéra-
d’un air suspicieux. « Maintenant, elle croit que tives, par exemple la maladie d’Alzheimer.
je suis un autre » se lamente-t-il.
Alors, Madame G. est soumise à de nombreux
tests. Ses capacités intellectuelles apparaissent
Familiarité et identification
déficientes, elle ne peut mémoriser une courte liste Lorsque l’on est en mesure d’observer une lésion
de mots, se repère mal dans le temps, a des diffi- limitée du cerveau qui provoque un syndrome de
cultés à comprendre ou reproduire une figure Capgras, une telle lésion se situe habituellement
complexe, ne trouve plus certains mots. dans les aires temporales ou frontales de l’hémi-
Ultime étape, le scanner cérébral révèle une atro- sphère droit. Les régions temporales internes et
phie globale du cerveau. Pour le neurologue, le ventrales de cet hémisphère sont engagées dans
diagnostic ne fait guère de doute. Madame G. est la reconnaissance des visages que nous connais-
certainement atteinte d’une maladie d’Alzheimer. sons. Si la région occipito-temporale droite est
Toutefois, il reste un point intrigant. Habituel- détruite, l’identification des visages peut être tota-
lement, les personnes atteintes de la maladie d’Alz- lement abolie : les patients sont alors atteints de
heimer perdent la mémoire des noms, puis celle des prosopagnosie, et ne peuvent plus savoir à qui est
visages, et finalement, finissent par ne plus recon- tel visage, y compris s’il s’agit du leur. Ils ne ressen-
naître leurs proches. Chez Madame G., le problème tent aucun sentiment de familiarité à sa vue.
est différent. Elle n’a pas perdu le souvenir de son Ces deux aspects – identification et sentiment de
fils, ni du visage de ce dernier. Simplement, elle est familiarité – semblent toutefois relever de systèmes
intimement convaincue que quelqu’un d’autre, iden- de neurones à la fois distincts et parallèles : le
tique à lui physiquement, a pris sa place. premier sous-tend le sentiment de familiarité, le
Raphael Queruel
Informations liarité et déclenche les réponses végétatives, par
sur l’identité exemple la modification de la sudation. Le fait
Zone de reconnaissance de la personne est que ces perturbations des réponses émotion-
des visages
nelles chez les patients atteints de syndrome de
2. Lorsque nous voyons un visage (a), l’information visuelle est d’abord transmise à Capgras plaident en faveur de l’altération du
une zone de reconnaissance des visages, située dans le lobe temporal. Elle est ensuite système de familiarité alors que le système de
envoyée, d’une part, au lobe frontal via le système limbique, ce qui suscite un sentiment de reconnaissance lui-même est intact.
familiarité et, d’autre part, au cortex temporal antérieur qui lui associe des informations Dès lors, peut-on imaginer la situation inverse,
ayant trait à l’identité de la personne : son nom, sa parenté, sa profession, etc. Chez au cours de laquelle le processus de reconnais-
certains patients (b), l’information n’est plus relayée au lobe frontal via le système limbique, sance des visages se bloquerait après l’activation
et le sentiment de familiarité disparaît. Le sujet reconnaît alors visuellement son vis-à-vis, des traces mnésiques alors que le système de
mais pas émotionnellement. Il se persuade alors de la seule explication qui lui paraît familiarité fonctionnerait normalement ? Il vous
« raisonnable » : c’est un imposteur ! suffit de vous rappeler la dernière fois que vous
avez vu une connaissance hors de son contexte
habituel : vous étiez sûr de la connaître, de l’avoir
second l’identification propre des personnes à déjà vue plusieurs fois, vous pouviez même esti-
partir de leur visage. mer le degré de familiarité que vous entreteniez
Que se passe-t-il lorsque notre cerveau traite avec elle, mais impossible de savoir exactement
l’information visuelle venant d’un visage ? Dans qui elle était. Dans cette situation, le système de
une première étape, l’analyse des traits réactive la familiarité a été activé, mais pas le système de
trace mnésique (le souvenir) de ce visage, stockée reconnaissance qui doit permettre l’accès aux
en mémoire. On estime qu’à partir de cette acti- informations sémantiques.
vation, les deux systèmes entrent ensuite en jeu. En ce qui concerne Madame G., son système
Le premier, qui produit le sentiment de fami- de reconnaissance visuelle est manifestement
Bibliographie liarité, implique probablement une voie temporo- intact, puisqu’elle reconnaît l’apparence exté-
pariétale qui aboutit au lobe frontal et concerne rieure de son fils. Toutefois, il semble que l’atro-
J. P. LUAUTÉ, aussi le système limbique. L’autre, qui donne accès phie cérébrale ait endommagé l’autre système de
Neuropsychiatrie cognitive
du syndrome de Capgras,
aux informations sémantiques sur la personne à reconnaissance, qui attribue des émotions à ces
in G. Fénelon, J. Cambier, qui appartient le visage (son nom, son identité, données visuelles. C’est pourquoi elle décrète que
D. Widlöcher (eds), son métier, etc.), est le point d’aboutissement de cet individu ne peut être son fils. Pire encore,
Hallucinations, regards la voie temporale ventrale. comme tous les patients victimes de ce syndrome,
croisés. Masson/Acanthe elle élabore une explication complexe selon laquelle
éditeurs, pp. 77-94, 2002. C’est lui et... ce n’est pas lui ! son fils a été remplacé par un sosie, un double.
Cette attitude est caractéristique des lésions de
W. HIRSTEIN et
V. S. RAMACHANDRAN, Lorsqu’une lésion détruit le système qui assure l’hémisphère droit : le patient tend à expliquer ce
Capgra syndrome : a novel le sentiment de familiarité, les patients peuvent qu’il perçoit au moyen de son hémisphère gauche,
probe for understanding fort bien reconnaître un visage, puisqu’il a déjà très doué pour élaborer des théories complexes,
the neural representation activé la trace mnésique qui lui correspond. La mais dépourvues de tout pragmatisme. La richesse
of the identity and familiarity voie d’accès aux informations sémantiques étant de cette rationalisation est toujours déconcertante.
of persons, in Proceedings intacte, le visage est rattaché à des données Le double, animé d’intentions malveillantes, est
Biological Sciences, vol. 264, précises, telles que le nom, la profession, le statut généralement téléguidé par une puissance exté-
pp. 437-444, 1997. familial de l’individu. En somme, nous « savons » rieure, fait partie d’un complot plus vaste, pénètre
H. D. ELLIS et al., Responses qui est cette personne. chez le patient par effraction, comme chez Madame
to facial an non facial stimuli La difficulté, c’est qu’aucun sentiment familier G. Il peut même exister plusieurs doubles de la
presented tachistocsopically n’est associé à cette identification. Le patient dont même personne… ou plusieurs dizaines de doubles !
in either or both visual fields
by patients with the Capgras
le cerveau a subi ces lésions se trouve dans une Et bien sûr, plusieurs proches peuvent être rempla-
delusion and paranoid situation invraisemblable, où il voit un visage qu’il cés par autant de sosies envahissants.
schizophrenics, in Journal connaît parfaitement, mais n’éprouve absolument Aucun traitement ne peut rendre à Madame G.
of Neurology, Neurosurgery aucune émotion ou sentiment de familiarité lié à l’impression de familiarité qu’elle a perdue. Elle a
and Psychiatry, vol. 56, cette reconnaissance. été condamnée par la maladie à ne plus voir son
pp. 215-219, 1993. L’absence de familiarité lui donne l’impression fils que sous les traits d’un imposteur. Jusqu’à ce
que cette personne lui est à la fois connue et étran- que la maladie d’Alzheimer évolue au point de lui
gère. Ce conflit interne n’a qu’une seule issue, celle faire perdre toutes ses facultés de reconnaissance.
Patrick VERSTICHEL de nier l’identité de l’individu. La réponse apportée Alors, ce fils unique et autrefois chéri aura défi-
est neurologue au Centre par le cerveau est l’existence d’un sosie, qui a l’ap- nitivement rejoint l’anonymat où se sont perdus
hospitalier intercommunal parence de la personne, mais n’est pas vraiment elle. tous les visages des personnes que Madame G. a
de Créteil. On a ainsi constaté, chez plusieurs patients côtoyées et connues au cours de sa vie. ◆
ILLUSIONS
n’est pas en accord avec notre intellect.
Certaines figures impossibles mêlent réalité et illusion,
mettant au défi nos capacités de raisonnement.
Perceptions paradoxales
Vilayanur RAMACHANDRAN et Diane ROGERS-RAMACHANDRAN
es paradoxes – qui se caractérisent par le L’artiste hollandais Escher a étudié ces figures
Figures impossibles a
Les plus surprenantes sont les situations dans
lesquelles la perception contredit la logique, comme
dans les « figures impossibles ». C’est par exemple
le cas de la « fourche du diable », ou énigme de
Schuster (a). De telles figures impossibles soulè-
vent des questions intéressantes sur la relation entre
perception et raisonnement. Plus récemment, l’in-
b
térêt pour ce type d’effet a été en partie ravivé par
l’artiste suédois Oscar Reutersvärd. Connu pour être
le père des figures impossibles, il a conçu de
nombreux paradoxes géométriques, dont le « triangle
impossible » et l’« escalier infini ». Ces deux figures
ont également été imaginées, de façon indépen-
dante, par Lionel et Roger Penrose, les illustres père
et fils scientifiques, et (b) est ce que l’on nomme le
triangle de Penrose.
c d
Analyses de livres
Enfants du don Les neurones miroirs
Dominique Mehl Giacomo Rizzolatti et Corrado Sinigaglia
Robert Laffont Odile Jacob
(342 pages, 20 euros, 2008) (236 pages,22,90 euros,2008)
La découverte des neurones dits miroirs
Pour beaucoup de gens, avoir des enfants est un des actes les plus natu- constitue une avancée considérable dans la
rels de l’existence. Cette banalité fait oublier le mystère et la complexité de compréhension des processus impliqués dans nos capacités de
la procréation, qui prennent toute leur dimension face aux cas de stérilité. percevoir, de comprendre et d’interagir avec autrui. Giacomo
Rizzolatti et Corrado Sinigaglia nous livrent ici le récit de la
Grâce à des témoignages choisis, la sociologue Dominique Mehl nous fait entrer
découverte des neurones miroirs dont la propriété particulière
de plain-pied dans le monde de la procréation médicalement assistée. est d’être actifs lorsque l’on réalise une action, mais également
Un monde de médecins, français ou étrangers (car il faut souvent voyager lorsque l’on observe un individu effectuer cette même action.
pour bénéficier d’un droit différent, plus rapide ou plus adapté à son cas), de Ils nous expliquent comment la reconnaissance des actions d’au-
parents (hommes stériles, femmes en manque d’ovocytes, par exemple), de mères trui dépend, en partie, de notre système moteur.
porteuses, de donneurs de sperme, qui se débattent dans des rapports souvent La première partie, particulièrement passionnante, concerne
dénués de règles, où la débrouillardise et l’opiniâtreté sont des atouts maîtres. les travaux chez le singe et pose le contexte en décrivant l’orga-
Devant un tel parcours, il faut d’abord faire le constat de l’infertilité. S’in- nisation et les propriétés du système moteur. Vient ensuite la
terroger sur son propre fondement biologique, et sur l’impossibilité d’avoir un découverte des propriétés visuelles des neurones du cortex prémo-
enfant « de soi ». Puis viennent les obstacles techniques, dont on ne sait teur. Deux catégories de neurones possédant des propriétés visuelles
quand ils prendront fin. « La création médicalement assistée, témoigne une sont décrites, les neurones canoniques qui sont actifs lorsque le
jeune femme, c’est cette énorme montagne qui me semble de plus en plus singe saisit un objet, mais également lorsqu’il le perçoit, et les
neurones miroirs. Ces deux populations présentent donc la parti-
haute, et de plus en plus difficile d’accès. On décompose toutes les étapes :
cularité de coder notre environnement proche, tant physique (les
« Est-ce que la stimulation va marcher ? Après, est-ce qu’il va y avoir des objets qui nous entourent) que social (nos congénères), en termes
embryons ? Après, est-ce que les embryons vont s’implanter ? D’étape en étape, d’actions potentiellement réalisables. Cette découverte confirme
on ne voit plus le sommet. Et on se dit qu’on n’y arrivera jamais. » Avec, l’hypothèse suggérée par de nombreux auteurs depuis un siècle
dans certains cas, dix ans de quête ininterrompue. et ravivée par le psychologue Wolfgang Prinz de l’existence d’un
Cet ouvrage enseigne à son lecteur que les dilemmes existentiels de l’être codage commun entre perception et exécution des actions.
humain n’ont pas de limites. Que chaque époque pose des questions nouvelles La seconde partie de ce livre présente des travaux chez l’homme,
auxquelles il faut inventer des solutions également inédites. Pourquoi, par principalement ceux des auteurs. Après avoir découvert ces neurones
exemple, une femme peut-elle décider de donner ses ovocytes à une autre chez le singe, la question s’est bien sûr posée : un tel système
femme rencontrée sur Internet ? La réponse se trouve dans ces pages. existe-t-il chez l’homme ? Bien qu’il soit difficile de comparer un
modèle animal et l’homme, les résultats obtenus avec les tech-
niques d’imagerie cérébrale chez l’homme suggèrent que le système
miroir joue un rôle dans la compréhension des actions et des
intentions d’autrui, ainsi que dans l’imitation. De plus, l’obser-
vation de bases cérébrales communes et indépendantes du système
Traumatismes psychiques moteur activées au cours de la perception et du ressenti d’émo-
Sous la direction de Louis Crocq tions (douleur et dégoût) a conduit les auteurs à postuler l’exis-
Masson tence de mécanismes miroirs spécifiques qui pourrait être à l’ori-
(308 pages, 28 euros, 2007) gine de notre capacité à partager les états émotionnels des autres.
Cette aptitude faciliterait la communication et la cohérence sociale.
Agression, viol, prise d’otages, attentat, maltraitance, accidents, Néanmoins, il est important de lire cet ouvrage en sachant
etc. La liste des traumatismes psychiques auxquels on risque que d’autres travaux indiquent que le système miroir serait une
d’être un jour exposé est longue. Pour en guérir, il faut pouvoir parler, oser condition nécessaire, mais non suffisante pour notre compré-
hension d’autrui. Nos capacités de comprendre et d’interagir de
dire l’indicible, trouver écoute, soutien et compréhension auprès des proches
façon adaptée avec nos congénères ne sont pas réductibles au
et des psychologues qui mettent leur savoir et leur savoir-faire au service du système moteur. Ces capacités requièrent probablement des inter-
patient. Ce livre est d’abord pour eux, mais il éclaire le psychologue qui se actions très fines entre les systèmes de représentations des actions,
cache en chacun de nous. Et l’on découvre quelles sont les réactions les plus des intentions et des émotions d’autrui, qui sont, en outre, sensibles
fréquentes en cas de stress intense, comment on peut récupérer ou basculer aux différences interindividuelles et au contexte. Lisez cet ouvrage :
vers un des nombreux syndromes post-traumatiques possibles, quelles sont les il nous fournit une des clés de notre compréhension d’autrui.
prises en charge envisageables. Comme toujours en médecine, pour être effi- Julie Grèzes, Lydia Pouga et Swann Pichon
cace, l’intervention doit être la plus rapide possible. Laboratoire de neurosciences cognitives, INSERM U 742-ENS, Paris
Votre article sur la reconnaissance des visages (voir Cerveau&Psycho raient potentiellement 10 000 visages. En outre, les réponses de ces
n° 25) offre un aperçu captivant des mécanismes neurobiologiques cellules refléteraient un codage multidimensionnel des visages. Selon
qui nous permettent d’identifier autrui. Mais combien de visages ce point de vue, les visages sont encodés en fonction de la valeur
peut-on reconnaître, et existe-t-il des personnes qui peuvent stoc- de multiples dimensions (couleur des yeux, espacement nez-bouche,
ker plus de visages que d’autres ? etc.) par rapport à un visage moyen (un prototype). Ce codage
Brigitte Magnain, Dijon permettrait de distinguer des milliers de visages au moyen d’un
Réponse de Bruno Rossion nombre limité de dimensions. Quant aux surdoués de la reconnais-
Vous stockez des centaines, voire des milliers, de visages tout au sance, cette question n’est étudiée que depuis peu, et l’on n’a pas
long de votre vie, sans limites apparentes. Comment cela se peut-il ? encore identifié ce qui les caractérise. À l’inverse, certaines personnes
Les neurobiologistes ont mis en évidence des cellules du cerveau reconnaissent très mal les visages, au point qu’on les qualifie de
de singes qui répondent uniquement aux visages. Ces cellules ne prosopagnosiques développementaux. Certaines études récentes
réagissent pas de façon identique à tous les visages. Quand quelques estiment que deux pour cent de la population présenteraient une
dizaines d’entre elles combinent leur activité, elles permettent de telle « dyslexie » pour la reconnaissance des visages.
distinguer des milliers de visages. Tout comme cinq chiffres suffi-
sent à composer le code unique d’un coffre-fort, cinq cellules code- Envoyez-nous vos questions : tribune.cp@pourlascience.fr
vgstudio / Shutterstock
Affinités animales
Les animaux – souris, chevaux ou maca-
ques – ressentent les émotions manifes-
tées par leurs semblables, ce qui est une Nous aimons tous embrasser la personne que nous aimons.
définition de l’empathie. Si la sensibilité
Mais pourquoi le contact des lèvres est-il si plaisant ? Un
au ressenti d’autrui n’est pas le propre
de l’homme, peut-être est-ce au contraire baiser sensuel provoque la libération d’hormones relaxantes
la capacité d’inhiber l’empathie qui fait dans le sang, ainsi que l’activation de zones cérébrales
la marque distinctive de notre espèce. sensibles aux drogues.
Imprimé en France – Maury Imprimeur S.A. Malesherbes – Dépôt légal mars 2008 – N° d’édition 076026-01 – Commission paritaire : 0708 K 83412 –
Distribution : NMPP – ISSN 1639-6936 – N° d’imprimeur 135 595 – Directeur de la publication et Gérant : Marie-Claude Brossollet.