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LA CRITIQUE SOCIALE
DANS L'ŒUVRE THÉATRALE
DE BERNARD DADIÉ
J!ditions L'Harmattan
5-7, rue de l'Ecole-Polytechnique
75005 Paris
@ L'Harmattan, 1984
ISBN: 2-85802-349-2
«Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n'ont
pas de bouche, ma voix, la liberté de celles qui
s'affaissent au cachot du désespoir.»
A la mémoire de:
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C'est dans cette optique que nous avons choisi d'étu-
dier l'œuvre de Bernard Dadié. Ce travail que nous pré-
sentons au public est une version corrigée de notre thèse
de doctorat de troisième cycle élaborée sous la direction
de notre éminent Maître, M. Jean Levaillant, professeur
de Littérature française à l'Université Paris VIII, prési-
dent de l'U.E.R. d'Etudes littéraires.
Nous avons gracieusement bénéficié de ses compé-
tences pédagogiques, de sa vaste culture. Nous ne sau-
rions vous dire combien nous avons été sensible à sa
finesse intellectuelle, à ses qualités humaines, en un mot,
à son ouverture d'esprit; ce qui nous a d'ailleurs permis
d'aborder les nombreux et délicats problèmes que pose
le théâtre de Bernard Dadié, sous divers angles, avec
beaucoup de liberté.
Qu'il veuille trouver ici l'expression de nos profonds
sentiments de reconnaissance.
Nous adressons aussi nos sincères remerciements à
Mme Anne Ubersfeld, professeur à l'Université Paris III,
directrice de rU.E.R., études de théâtre; à notre ancien
professeur de philosophie, M. Louis Vincent Thomas,
ancien doyen de la Faculté des lettres et sciences humai-
nes de Dakar, professeur de sociologie à la Sorbonne,
Université Paris V. Nous avons tiré le meilleur parti de
leurs critiques judicieuses.
Enfin, nous ne saurions boucler cette note préliminaire
sans renouveler nos sentiments de gratitude à M. Chris-
tophe Dailly, directeur de l'Institut de littérature et esthé-
tique négro-africaines pour son aide matérielle si pré-
cieuse; à nos amis de Présence Africaine qui ont mis
généreusement à notre disposition tous les documents
idoines.
10
INTRODUCTION
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dre en partie les nombreux problèmes de la documenta-
tion qui freinent souvent la bonne marche de nos tra-
vaux de recherche. Mieux! Nous ne saurions vous dire
combien les entretiens avec l'auteur constituent parfois
des informations précieuses bien qu'ils ne résolvent pas
tous nos problèmes. Ils sont des points de repère.
Nous avons donc choisi d'étudier l'œuvre de Bernard
Dadié: nous tenions à rendre hommage à l'esprit de
culture de celui que M. Cornevin appelle «le Sei-
gneur des lettres ivoiriennes»; car dans ces pays en
émergence où la matière tue bien des fois l'esprit, il est
en définitive l'un des rares qui aient volontairement
renoncé à s'engager dans la poursuite frénétique de la
fortune et aient accepté de se tenir en éveil, aux écoutes
du monde pour tenir en éveil le monde. Contrairement à
l'opinion selon laquelle seule la promotion économique
peut nous libérer du sous-développement, Bernard Dadié
croit et s'attelle à cette conviction que tout peuple qui
met sous le boisseau le développement de la culture est
condamné à régresser: la culture est en effet le fonde-
ment ou l'un des fondements non négligeables de tout
progrès social. Aussi n'est-ce pas pour mieux servir la
nation qu'il écrit poèmes, romans, contes, discours poli-
tiques, théâtre? Une œuvre déjà abondante. Et pour-
tant la critique littéraire ne semble pas lui avoir prêté
une attention particulière. Bien sûr, quelques articles de
circonstance signés des journalistes révèlent l'existence
du conteur, du romancier, du poète. Quelques représen-
tations sporadiques de ses pièces offrent l'occasion de
rapides commentaires.
Quillateau a bien voulu, cependant, consacrer à l'en-
semble des Essais, contes et poésie une brève étude,
dans la collection «Approches» de Présence Africaine,
sous le titre: «Bernard Blin Dadié ». D'autre part Roger
Mercier, en collaboration avec Monique et Simon Battes-
tini, a publié, dans les fascicules «Littérature Africaine»
parus aux éditions Fernand Nathan, un Bernard Dadié,
textes commentés. Du théâtre qui n'avait pas encore reçu
ses lettres de noblesse, il y est à peine fait mention.
Récemment une étude de Mme Diarra Souba sur le
Conte: Le Lièvre et l'Araignée est parue dans la collec-
tion 10/18. Donc à notre connaissance, en dehors de
quelques mémoires soutenus çà et là sur la dramaturgie
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de Dadié, des travaux universitaires de grande envergure
n'ont pas encore été consacrés à l'ensemble de l'œuvre
théâtrale de l'auteur de Monsieur Thôgô Gnini.
C'est là une des raisons qui ont dicté aussi notre choix,
surtout que les pièces agitent de nombreux problèmes
socio-politiques, qui sont les problèmes «majeurs» de
la cité: colonisation, argent, expropriation, dictature,
justice, liberté... Ainsi donc si les pièces des années
1953-1958 traitent des questions secondaires, telles que
les problèmes de succession, d'adultère, de parasitisme,
celles de 1967 à 1974 se révèlent plus profondes puisque
non seulement elles posent les conditions de coopéra-
tion des civilisations différentes, mais elles traitent
du pouvoir et de la démocratie. Ce faisant, Dadié pro-
cède à une remise en question des nouvelles institutions
qui se révèlent extraverties, inadaptées aux besoins réels
du peuple africain, mais correspondent aux intérêts des
dominants Nègres-blancs, agents de l'impérialisme inter-
national. Son théâtre se présente alors comme une véri-
table satire politique. C'est un théâtre de conditions
sociales... particulièrement critique, et qui appelle notre
adhésion.
Il assume une fonction: il devient un facteur de prise
de conscience, une arme de lutte, un moyen d'éducation.
C'est un art engagé. Il participe ainsi de la vie des
hommes de son temps; il l'exprime en même temps qu'il
l'oriente et l'épure. N'est-ce pas le rôle que jouaient dans
la société traditionnelle les contes, les mythes, les
légendes, l'épopée... ? N'est-ce pas aussi la fonction du
théâtre grec qui était engagé dans la réalité politique!
Et l'on se rappelle que, par exemple, dans Les Perses,
dans Les Sept contre Thèbes, dans Agamemnon, Eschyle
avait dénoncé avec force les horreurs de la guerre, du
pillage et de la mort. C'est cette fonction socio-politique
du théâtre que Rousseau et Michelet soulignent en ces
termes: Le premier, Rousseau, dans la Lettre à
D'Alembert en 1758 :
«Il est sûr que des pièces tirées, comme celles des
Grecs, des malheurs passés de la patrie, ou des défauts
présents du peuple, pourraient offrir aux spectateurs
des leçons utiles.»
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Le second, Michelet, insistant aussi sur l'aspect gno-
mique, dans L'Etudiant, cours de 1847 :
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au texte; et du texte au contexte. Par exemple pour ce
dernier cas, nous n'expliquerons pas les modes de figu-
ration: emploi abusif des symboles, des proverbes, de
l'humour sans relier ces procédés à la culture d'origine
de l'auteur. Tous les faits du langage sont déterminés
par le contexte et les facteurs sodo-économiques, psy-
chologiques qui les constituent. Il n'y a pas d'esthétique
en soi.
L'œuvre littéraire est donc intimement liée au réel
dont elle est partie intégrante.
Notre méthode ainsi esquissée, il convient de vous
indiquer les œuvres qui serviront à illustrer nos propos.
Nous considérons deux catégories de productions chez
Dadié.
1) Il y a en effet les pièces mineures: ce sont des
saynètes des années 1953-58. Elles se situent à la période
coloniale. Elles ont été écrites trois ans après la sortie
de prison de l'auteur, pour animer le centre culturel de
Treichville, récemment créé en vue de répondre aux
vœux du Haut-Commissaire Cornut-Gentille. Ces pièces
sont: Min-Adjao, Situation difficile, Serments d'amour.
2) 'La deuxième période de la renaissance du théâtre
ivoirien coincide avec la création de l'Institut national
des Arts. Dadié compose sa première pièce après l'Indé-
pendance pour contribuer à l'animation de cet Institut,
en 1966.
C'est Monsieur Thôgô Gnini,o puis il publie successi-
vement Les Voix dans le vent 1970, Béatrice du Congo
1970, Iles de tempête 1974, Papasidi, l'escroc 1975.
Bien que faisant usage au départ des œuvres des
années 1953-58, ce sont les quatre pièces des années
1966 à 1974 que nous utiliserons essentiellement, à cause
de l'importance des sujets qu'elles agitent. Pour des
raisons pratiques nous avons abrégé les titres de ces
pièces de la manière suivante: M. T. G. : Monsieur
Thôgô Gnini, Les V. V. : Les Voix dans le vent, B. C. :
Béatrice du Congo, 1. T. : Iles de tempête.
Enfin nous ne saurions terminer cette brève introduc-
tion sans dégager les éléments essentiels de la problé-
matique et du plan général.
Il s'agit en effet, dans cette étude, de montrer que
toute l'œuvre dramatique de Bernard Dadié est une mise
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en question de la société africaine. C'est donc une cri-
tique globale de la société, et plus spécifiquement de ses
institutions et de ses hommes au pouvoir. C'est notre
thèse principale.
Il y a d'autre part le fait que cette œuvre est une
production sociale et qu'elle ne peut être appréhendée
valablement que située dans un espace et un temps bien
déterminés. Aussi avons-nous jugé opportun de décrire
d'abord le contexte; puis d'analyser les œuvres dans
leur rapport étroit avec cet univers concret. C'est le
premier aspect de notre thèse secondaire.
Enfin un de nos soucis majeurs consiste aussi à défi-
nir la situation idéologique de l'auteur. Il importe alors
de démontrer une fois encore qu'il n'existe guère d'œuvre
littéraire innocente; et que d'autre part le problème de
l'engagement politique, dans le sens progressiste du
terme, est déterminé par la situation socio-économique
que vit l'écrivain et cela grâce à sa prise de conscience
à un moment précis de sa vie. C'est donc dans cette
perspective que nous voudrions apprécier l'œuvre de
Bernard Dadié. Pour nous, le fait que Dadié soit « petit
bourgeois» n'a pas grande importance, dans cette phase
de notre lutte de libération nationale: l'essentiel est que
le contenu de ses œuvres nous aide à aller de l'avant.
C'est dans cette perspective qu'il faut situer l'écrivain
et sa production. C'est dans cette optique que Lénine
lut avec intérêt les œuvres de Pouchkine, Tourgueniev,
Tolstoï. Il écrit d'ailleurs, parlant de ce dernier:
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Notre étude qui part du hors-texte pour arriver au
texte, s'appuiera plus particulièrement sur l'œuvre
théâtrale des années des Indépendances. Elle tendra à
déceler une société en crise et à montrer à la fois la
portée idéologique de cette production satirique et ses
limites.
Mais dans la perspective de notre méthode, nous ne
pouvons appréhender correctement cette œuvre qu'en
essayant de découvrir d'abord le pays, l'homme et en
jetant un regard global sur les autres aspects de ses
écrits. C'est l'objet de notre première partie.
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PREMIERE PARTIE
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LE PAYS: LA COTE-D'IVOIRE
A- LA SITUATION GEOGRAPHIQUE