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LA CRITIQUE SOCIALE

DANS L'ŒUVRE THEATRALE


DE BERNARD DADI~
BARTHELEMY KOTCHY

LA CRITIQUE SOCIALE
DANS L'ŒUVRE THÉATRALE
DE BERNARD DADIÉ

J!ditions L'Harmattan
5-7, rue de l'Ecole-Polytechnique
75005 Paris
@ L'Harmattan, 1984
ISBN: 2-85802-349-2
«Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n'ont
pas de bouche, ma voix, la liberté de celles qui
s'affaissent au cachot du désespoir.»

(Cahier d'un retour au pays natal)


Nous dédions cette œuvre

A la mémoire de:

Notre Oncle, Ernest Boka, ancien président de la Cour-


Suprême de Côte-d'Ivoire. Il a été notre guide. Homme
de culture, il nous avait toujours incité à la connais-
sance.
Notre père-nourricier, Paul Essé Kacou, il a fait l'es-
sentiel pour nous.
Notre sœur Rose, trop tôt disparue.
Notre beau-frère, Docteur Issa Diop, l'un des grands
poètes africains.

A notre épouse, toujours à nos côtés, avec patience et


dévouement.
A nos enfants, «Par un travail opiniâtre, on arrive à
bout de tout» (V1irgile).
A notre sœur aînée Akoria Joséphine, elle a tout sacrifié
pour notre réussite.
A nos beaux-parents, plus particulièrement à notre ami
et beau-frère, Louis Alexandrenne, ministre de l'In-
dustrie du Sénégal.
Merci pour leur sollicitude.

A nos cousins Atté Bernard, N'Guessan Léonard qui nous


ont constamment apporté leur aide matérielle et
morale.
A notre nièce, Marie Tétchy.
A nos cousins, M. et Mme René Edy, Ablo-N'Guessan,
Boka Bony, ils nous ont toujours réservé un accueil
chaleureux à Paris.
A tous nos parents,
A nos aînés,
Docteur Boka-Mene, nous avons bénéficié de ses nom-
breuses connaissances sur les problèmes Abbey.
Docteur Leonard N'Cho-Mottoh, il nous a toujours
prodigué son concours matériel et moral.
Koffi Kouassi Léon, directeur de la Caisse de Prévoyan-
ce Sociale, pour l'intérêt qu'il a porté à notre travail
et son soutien moral.
A la famille Tranchart, et plus particulièrement à Mme
Tranchart, notre ancien professeur de Lettres au
lycée Van Vollenhoven de Dakar. Nous avons reçu
d'elle une conscience aiguë du «travail» bien accom-
pli.
A nos amis de Présence Africaine, et plus particulière-
ment M. et Mme Alioune Diop. Ils ont toujours mis à
notre disposition le matériel intellectuel demandé.
A nos amis de toujours, M. et Mme Terray, pour toutes
leurs contributions.
A notre frère et ami, Pascal Sane, ambassadeur du Séné-
gal à Tunis. Il nous a constamment apporté son
concours moral.
A notre collègue et amie, Lilyan Kesteloot-Fongan, l'un
des pionniers de l'enseignement de la littérature négro-
africaine.
A tous nos collègues et amis français, Cuche, Chevrier,
Derive, Gourdeau, Mouralis qui œuvrent pour le déve-
loppement de la littérature africaine.
Au Docteur Diallo Dumar Yaya, notre bienfaiteur, ancien
médecin des Ecoles de Dakar. Il nous avait sauvé la
vie.
A nos amis de la Faculté des Lettres d'Abidjan, Ch. Wond-
ji, Memel H. Diabate, CI. H. Perrot.
Au directeur de l'Institut de Littérature et Esthétique
négro-africaines, Ch. Dailly, pour sa contribution maté-
rielle.
Aux paysans et ouvriers africains, puisse ce modeste
travail contribuer à votre libération.
AVANT-PROPOS

A cette heure où de jeunes dramaturges croient avoir


ouvert des voies nouvelles, très proches de la représen-
tation traditionnelle, alors même qu'ils pastichent un
Kéita Fodeba, un Soyinka ou un Césaire, tout en jetant
l'anathème sur certains devanciers, ne serait-il pas, à
leurs yeux, anachronique que de vouloir opérer sur le
théâtre de Bernard Dadié?
En fait pour se situer au plan d'une véritable drama-
turgie africaine plutôt qu'à celui d'une polémique des
nouveaux et des anciens, tous tributaires du théâtre
d'expression étrangère, on serait tenté de tourner le dos
aux uns et aux autres. En effet, la création dramatique
la plus africaine, pensons-nous, est celle qui prendra sa
source dans nos terroirs. Qu'est-ce à dire? Celle qui s'ins-
pirera des besoins, des préoccupations de nos masses
laborieuses et utilisera comme moyens d'expression nos
langues nationales avec leurs modes de figuration, et les
techniques traditionnelles repensées et réadaptées aux
exigences du monde moderne, enrichies, le cas échéant,
des techniques fécondantes des autres civilisations.
On peut être aussi tenté de s'intéresser de préférence
à l'œuvre de ceux dont la longue expérience ou l'orienta-
tion idéologique à caractère démocratique, progressiste,
pour tout dire, nous donnera l'occasion de mieux réflé-
chir sur des formes nouvelles de théâtre, propres à élever
la conscience des masses populaires.
De fait, situés à la ligne des eaux des cultures euro-
péennes et africaines, coincés entre l'idéologie domi-
nante et les préoccupations du peuple dont ils sont les
témoins actifs quotidiens, les maîtres du théâtre sont
susceptibles de provoquer chez le critique des réactions
aptes à dégager des voies nouvelles plus conformes à la
situation actuelle.

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C'est dans cette optique que nous avons choisi d'étu-
dier l'œuvre de Bernard Dadié. Ce travail que nous pré-
sentons au public est une version corrigée de notre thèse
de doctorat de troisième cycle élaborée sous la direction
de notre éminent Maître, M. Jean Levaillant, professeur
de Littérature française à l'Université Paris VIII, prési-
dent de l'U.E.R. d'Etudes littéraires.
Nous avons gracieusement bénéficié de ses compé-
tences pédagogiques, de sa vaste culture. Nous ne sau-
rions vous dire combien nous avons été sensible à sa
finesse intellectuelle, à ses qualités humaines, en un mot,
à son ouverture d'esprit; ce qui nous a d'ailleurs permis
d'aborder les nombreux et délicats problèmes que pose
le théâtre de Bernard Dadié, sous divers angles, avec
beaucoup de liberté.
Qu'il veuille trouver ici l'expression de nos profonds
sentiments de reconnaissance.
Nous adressons aussi nos sincères remerciements à
Mme Anne Ubersfeld, professeur à l'Université Paris III,
directrice de rU.E.R., études de théâtre; à notre ancien
professeur de philosophie, M. Louis Vincent Thomas,
ancien doyen de la Faculté des lettres et sciences humai-
nes de Dakar, professeur de sociologie à la Sorbonne,
Université Paris V. Nous avons tiré le meilleur parti de
leurs critiques judicieuses.
Enfin, nous ne saurions boucler cette note préliminaire
sans renouveler nos sentiments de gratitude à M. Chris-
tophe Dailly, directeur de l'Institut de littérature et esthé-
tique négro-africaines pour son aide matérielle si pré-
cieuse; à nos amis de Présence Africaine qui ont mis
généreusement à notre disposition tous les documents
idoines.

10
INTRODUCTION

Depuis 1966, Bernard Dadié s'est résolument tourné


vers la création des œuvres dramatiques avec des orien-
tations nouvelles. Il s'est effectivement engagé dans la
voie du théâtre socio-politique. Il rejoint ainsi Césaire
et Kateb Yacine. Non! Il répond plutôt aux préoccupa-
tions de l'Afrique contemporaine, aux aspirations pro-
fondes de son peuple. Une telle œuvre qui se met au
diapason de la masse ne pouvait pas ne pas émouvoir les
hommes de notre génération. On se sent concerné par
tous les problèmes que soulève le dramaturge ivoirien,
tant ils sont actuels. Du coup Dadié et son œuvre appel-
lent notre attention. Ainsi plusieurs raisons d'ordre
psychologique et pratique, d'ordre sodo-politique et
scientifique, vont-elles nous déterminer à examiner le
théâtre ivoirien, dans le cadre de nos travaux universi-
taires.
Il y a d'abord ceci, que Dadié est un ivoirien sympa-
thique, l'air souriant, le mot d'esprit à portée de la bou-
che, toujours accueillant, et d'une simplicité étonnante.
Pour tout dire, il y a chez Dadié une humanité vivante.
Et sa présence en Côte-d'Ivoire ne peut que renforcer
notre détermination.
Nous pouvons donc bénéficier aisément des inter-
views qu'il nous accorde volontiers sans pourtant se livrer
entièrement. Il ya, dit-il, des questions auxquelles je ne
réponds pas. Effectivement quand certains passages de
ses pièces semblent correspondre à des faits précis de
notre environnement, l'auteur se garde d'acquiescer à
notre vision des choses. C'est dire qu'il n'est à aucun
moment responsable de l'analyse que nous faisons de
ses œuvres.
Mais c'est déjà heureux qu'il nous soit proche. Il vit
à Abidjan. Sa présence effective et immédiate peut résou-

11
dre en partie les nombreux problèmes de la documenta-
tion qui freinent souvent la bonne marche de nos tra-
vaux de recherche. Mieux! Nous ne saurions vous dire
combien les entretiens avec l'auteur constituent parfois
des informations précieuses bien qu'ils ne résolvent pas
tous nos problèmes. Ils sont des points de repère.
Nous avons donc choisi d'étudier l'œuvre de Bernard
Dadié: nous tenions à rendre hommage à l'esprit de
culture de celui que M. Cornevin appelle «le Sei-
gneur des lettres ivoiriennes»; car dans ces pays en
émergence où la matière tue bien des fois l'esprit, il est
en définitive l'un des rares qui aient volontairement
renoncé à s'engager dans la poursuite frénétique de la
fortune et aient accepté de se tenir en éveil, aux écoutes
du monde pour tenir en éveil le monde. Contrairement à
l'opinion selon laquelle seule la promotion économique
peut nous libérer du sous-développement, Bernard Dadié
croit et s'attelle à cette conviction que tout peuple qui
met sous le boisseau le développement de la culture est
condamné à régresser: la culture est en effet le fonde-
ment ou l'un des fondements non négligeables de tout
progrès social. Aussi n'est-ce pas pour mieux servir la
nation qu'il écrit poèmes, romans, contes, discours poli-
tiques, théâtre? Une œuvre déjà abondante. Et pour-
tant la critique littéraire ne semble pas lui avoir prêté
une attention particulière. Bien sûr, quelques articles de
circonstance signés des journalistes révèlent l'existence
du conteur, du romancier, du poète. Quelques représen-
tations sporadiques de ses pièces offrent l'occasion de
rapides commentaires.
Quillateau a bien voulu, cependant, consacrer à l'en-
semble des Essais, contes et poésie une brève étude,
dans la collection «Approches» de Présence Africaine,
sous le titre: «Bernard Blin Dadié ». D'autre part Roger
Mercier, en collaboration avec Monique et Simon Battes-
tini, a publié, dans les fascicules «Littérature Africaine»
parus aux éditions Fernand Nathan, un Bernard Dadié,
textes commentés. Du théâtre qui n'avait pas encore reçu
ses lettres de noblesse, il y est à peine fait mention.
Récemment une étude de Mme Diarra Souba sur le
Conte: Le Lièvre et l'Araignée est parue dans la collec-
tion 10/18. Donc à notre connaissance, en dehors de
quelques mémoires soutenus çà et là sur la dramaturgie

12
de Dadié, des travaux universitaires de grande envergure
n'ont pas encore été consacrés à l'ensemble de l'œuvre
théâtrale de l'auteur de Monsieur Thôgô Gnini.
C'est là une des raisons qui ont dicté aussi notre choix,
surtout que les pièces agitent de nombreux problèmes
socio-politiques, qui sont les problèmes «majeurs» de
la cité: colonisation, argent, expropriation, dictature,
justice, liberté... Ainsi donc si les pièces des années
1953-1958 traitent des questions secondaires, telles que
les problèmes de succession, d'adultère, de parasitisme,
celles de 1967 à 1974 se révèlent plus profondes puisque
non seulement elles posent les conditions de coopéra-
tion des civilisations différentes, mais elles traitent
du pouvoir et de la démocratie. Ce faisant, Dadié pro-
cède à une remise en question des nouvelles institutions
qui se révèlent extraverties, inadaptées aux besoins réels
du peuple africain, mais correspondent aux intérêts des
dominants Nègres-blancs, agents de l'impérialisme inter-
national. Son théâtre se présente alors comme une véri-
table satire politique. C'est un théâtre de conditions
sociales... particulièrement critique, et qui appelle notre
adhésion.
Il assume une fonction: il devient un facteur de prise
de conscience, une arme de lutte, un moyen d'éducation.
C'est un art engagé. Il participe ainsi de la vie des
hommes de son temps; il l'exprime en même temps qu'il
l'oriente et l'épure. N'est-ce pas le rôle que jouaient dans
la société traditionnelle les contes, les mythes, les
légendes, l'épopée... ? N'est-ce pas aussi la fonction du
théâtre grec qui était engagé dans la réalité politique!
Et l'on se rappelle que, par exemple, dans Les Perses,
dans Les Sept contre Thèbes, dans Agamemnon, Eschyle
avait dénoncé avec force les horreurs de la guerre, du
pillage et de la mort. C'est cette fonction socio-politique
du théâtre que Rousseau et Michelet soulignent en ces
termes: Le premier, Rousseau, dans la Lettre à
D'Alembert en 1758 :

«Il est sûr que des pièces tirées, comme celles des
Grecs, des malheurs passés de la patrie, ou des défauts
présents du peuple, pourraient offrir aux spectateurs
des leçons utiles.»

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Le second, Michelet, insistant aussi sur l'aspect gno-
mique, dans L'Etudiant, cours de 1847 :

«Le thédtre est le plus puissant moyen de l'éduca-


tion, du rapprochement des hommes. C'est le meilleur
espoir de rénovation nationale. Je parle d'un thédtre
immensément populaire.»

Le dramaturge ivoirien qui se situe dans une époque


de crise et de reconstruction (puisque la domination
coloniale a déséquilibré la société, les rapports entre
l'Europe et l'Afrique ont transformé la communauté
africaine, qui cherche, après l'Indépendance, à recouvrer
son équilibre), a donc pris conscience de toutes ces
mutations: c'est pourquoi il donne une plus grande
dimension sociale à son œuvre. Mais un tel théâtre ne
peut pas être soumis aux principes de la critique tradi-
tionnelle. Il ne saurait être valablement traité non plus
par certaines critiques modernes, telle la psychanalyse.
En effet, nous nous garderons, pour étudier l'œuvre
dramatique de Dadié, de recourir par exemple à la
critique des sources, c'est-à-dire celle qui nous amènerait
à rechercher quelles sont les dettes de Dadié envers
Molière, Brecht ou Césaire, aussi bien au niveau de
l'inspiration, qu'au niveau de l'architecture d'ensemble...
Ceci ne nous autoriserait pas à mettre en vedette les
problèmes sociaux qui constituent la toile de fond de
sa satire. Ceci nous empêcherait d'établir des rapports
entre la structure de l'œuvre, la sémantique et la situation
objective: par exemple une construction parallèle, répé-
tée, doit toujours signifier quelque chose.
D'autre part la psychocritique nous confinerait à l'in-
dividu et à son inconscient. C'est pourquoi, eu égard
à ces limites et compte tenu de la nature essentielle-
ment sociale du théâtre de B. Dadié, sans rejeter défini-
tivement les autres apports des sciences humaines, puis-
qu'au cours de notre étude, pour expliquer le fondement
de la place de la satire dans l'œuvre dramatique de
B. Dadié, nous interrogerons sa biographie, son enfance
notamment, nous utiliserons aussi bien la linguistique
- plus précisément la sémantique pour mettre en valeur
certaines considérations politiques, économiques - que
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la philosophie, nous pensons qu'il est plus indiqué d'opter
pour la sociocritique.
C'est une critique qui fait davantage appel à l'his-
toire et à la sociologie, en liaison étroite avec les faits
littéraires intégrés ainsi dans une saisie globale. Il s'agit
en effet de situer l'œuvre dans son contexte historique,
pour mieux l'éclairer et de l'analyser à la lumière de
l'histoire, c'est-à-dire avec sa teneur sociale.

«L'enjeu, écrit CI. Duchet, c'est ce qui est en œuvre


dans le texte, soit un rapport au monde. La visée est
de montrer que toute création artistique est aussi
pratique sociale et, partant, production idéologique, en
cela précisément qu'elle est processus esthétique, et
non d'abord parce qu'elle véhicule tel ou tel énoncé
préformé, parlé ailleurs par d'autres pratiques; parce
qu'elle représente ou reflète telle ou telle" réalité" »
(Positions et perspectives, in Sociocritique, Nathan,
p.3).

Sous cet angle du rapport de l'œuvre avec la vie


sociale, tous les faits littéraires seront intégrés dans
cette analyse socio-textuelle. Aussi avant d'aborder
l'œuvre proprement dite, la situerons-nous dans son
contexte géo-historique; après quoi nous procéderons
à l'analyse interne en référence toujours au contexte
socio-historique. Nous irons donc du contexte au
texte; du texte au contexte. C'est d'ailleurs ce que
el. Duchet traduit pour ainsi dire en ces termes:

«Cela suppose également la réorientation de l'in-


vestigation socio-historique du dehors vers le dedans,
c'est-à-dire l'organisation interne des textes, leurs sys-
tèmes de fonctionnement, leurs réseaux de sens, leurs
tensions, la rencontre en eux de discours et de savoir
hétérogène)} Op. cit., p. 4).

Eu égard à ce rapport constant de l'œuvre avec son


espace-temps et la société globale, nous ne saurions, par
exemple, expliquer les modes de figuration: emploi
abusif des symboles, des proverbes, de l'humour, sans
les relier à la culture d'origine de l'auteur... Tous les
faits de langue sont ainsi déterminés par le contexte
et les facteurs socio-économiques, psychologiques qui les
15
constituent. Il n'y a pas d'esthétique en soi. L'œuvre
littéraire est donc intimement liée à la société dont elle
fait partie intégrante.
Le théâtre de B. Dadié se révèle aussi le fruit de son
expérience humaine. Elle trouve sa logique dans la
vision de sa société ou de celle avec laquelle il est entré
en contact. De ce fait, son œuvre est au point de ren-
contre d'une sensibilité, la sienne, et d'une situation
historique, celle de son époque. La compréhension, totale,
comme il apparaît, exige le recours au contexte socio-
économique, ce qui permet d'établir les rapports entre
les structures de l'œuvre, son contenu et ses modes
de figuration. Nous verrons bien que c'est à travers
cet ensemble que se dégagera aisément l'idéologie de
l'auteur, point culminant de toute œuvre littéraire.
L'idéologie définit l'intention, la pensée profonde de
l'écrivain, car comme le dit P. Bourdieu:

« L'œuvre est toujours ellipse, ellipse de l'essentiel


elle sous-tend ce qui la soutient.»

Ainsi donc, sans rejeter définitivement les autres


apports des sciences humaines, puisqu'au cours de notre
travail, pour expliquer le fondement de la place de la
satire dans l'œuvre de Dadié, nous interrogerons sa
biographie, son enfance, nous utiliserons aussi bien la
linguistique, plus précisément la sémantique, pour mettre
en valeur certaines considérations politiques... que la
philosophie; cependant à cause du caractère particulier
du théâtre de Dadié, nous pensons qu'il est plus indiqué
d'opter pour la socia-critique. C'est une critique qui
fait davantage appel à l'histoire et à la sociologie pour
éclairer l'œuvre littéraire. En effet, l'œuvre d'art étant
une production sociale, elle n'échappe ni au milieu, ni
au temps: elle se situe donc dans un contexte et est
déterminée dans sa forme et dans son contenu par cet
environnement. C'est pourquoi nous considérons tous les
aspects (contenu et esthétique) dans une perspective his-
torique...
Avant donc d'aborder l'œuvre proprement dite, nous
la situerons dans son contexte géo-historique; après
quoi nous procéderons à l'analyse interne en référence
toujours aux faits sociaux. Donc nous irons du contexte

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au texte; et du texte au contexte. Par exemple pour ce
dernier cas, nous n'expliquerons pas les modes de figu-
ration: emploi abusif des symboles, des proverbes, de
l'humour sans relier ces procédés à la culture d'origine
de l'auteur. Tous les faits du langage sont déterminés
par le contexte et les facteurs sodo-économiques, psy-
chologiques qui les constituent. Il n'y a pas d'esthétique
en soi.
L'œuvre littéraire est donc intimement liée au réel
dont elle est partie intégrante.
Notre méthode ainsi esquissée, il convient de vous
indiquer les œuvres qui serviront à illustrer nos propos.
Nous considérons deux catégories de productions chez
Dadié.
1) Il y a en effet les pièces mineures: ce sont des
saynètes des années 1953-58. Elles se situent à la période
coloniale. Elles ont été écrites trois ans après la sortie
de prison de l'auteur, pour animer le centre culturel de
Treichville, récemment créé en vue de répondre aux
vœux du Haut-Commissaire Cornut-Gentille. Ces pièces
sont: Min-Adjao, Situation difficile, Serments d'amour.
2) 'La deuxième période de la renaissance du théâtre
ivoirien coincide avec la création de l'Institut national
des Arts. Dadié compose sa première pièce après l'Indé-
pendance pour contribuer à l'animation de cet Institut,
en 1966.
C'est Monsieur Thôgô Gnini,o puis il publie successi-
vement Les Voix dans le vent 1970, Béatrice du Congo
1970, Iles de tempête 1974, Papasidi, l'escroc 1975.
Bien que faisant usage au départ des œuvres des
années 1953-58, ce sont les quatre pièces des années
1966 à 1974 que nous utiliserons essentiellement, à cause
de l'importance des sujets qu'elles agitent. Pour des
raisons pratiques nous avons abrégé les titres de ces
pièces de la manière suivante: M. T. G. : Monsieur
Thôgô Gnini, Les V. V. : Les Voix dans le vent, B. C. :
Béatrice du Congo, 1. T. : Iles de tempête.
Enfin nous ne saurions terminer cette brève introduc-
tion sans dégager les éléments essentiels de la problé-
matique et du plan général.
Il s'agit en effet, dans cette étude, de montrer que
toute l'œuvre dramatique de Bernard Dadié est une mise

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en question de la société africaine. C'est donc une cri-
tique globale de la société, et plus spécifiquement de ses
institutions et de ses hommes au pouvoir. C'est notre
thèse principale.
Il y a d'autre part le fait que cette œuvre est une
production sociale et qu'elle ne peut être appréhendée
valablement que située dans un espace et un temps bien
déterminés. Aussi avons-nous jugé opportun de décrire
d'abord le contexte; puis d'analyser les œuvres dans
leur rapport étroit avec cet univers concret. C'est le
premier aspect de notre thèse secondaire.
Enfin un de nos soucis majeurs consiste aussi à défi-
nir la situation idéologique de l'auteur. Il importe alors
de démontrer une fois encore qu'il n'existe guère d'œuvre
littéraire innocente; et que d'autre part le problème de
l'engagement politique, dans le sens progressiste du
terme, est déterminé par la situation socio-économique
que vit l'écrivain et cela grâce à sa prise de conscience
à un moment précis de sa vie. C'est donc dans cette
perspective que nous voudrions apprécier l'œuvre de
Bernard Dadié. Pour nous, le fait que Dadié soit « petit
bourgeois» n'a pas grande importance, dans cette phase
de notre lutte de libération nationale: l'essentiel est que
le contenu de ses œuvres nous aide à aller de l'avant.
C'est dans cette perspective qu'il faut situer l'écrivain
et sa production. C'est dans cette optique que Lénine
lut avec intérêt les œuvres de Pouchkine, Tourgueniev,
Tolstoï. Il écrit d'ailleurs, parlant de ce dernier:

« Tolstoï est grand comme interprète des idées et


de la mentalité des millions de paysans russes, au
moment du déclenchement de la Révolution bourgeoise
en Russie. Tolstoï est original, car l'ensemble de ses
idées prises en bloc, exprime justement les particula-
rités de notre révolution, en tant que Révolution
bourgeoise paysanne.»

En définitive, en mettant en vedette l'idéologie de l'au-


teur, nous essayons de déceler son projet de société
car la satire de Dadié révèle cet autre aspect constructif
qui est le profil d'un monde meilleur. C'est le deuxième
aspect de notre thèse secondaire.

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Notre étude qui part du hors-texte pour arriver au
texte, s'appuiera plus particulièrement sur l'œuvre
théâtrale des années des Indépendances. Elle tendra à
déceler une société en crise et à montrer à la fois la
portée idéologique de cette production satirique et ses
limites.
Mais dans la perspective de notre méthode, nous ne
pouvons appréhender correctement cette œuvre qu'en
essayant de découvrir d'abord le pays, l'homme et en
jetant un regard global sur les autres aspects de ses
écrits. C'est l'objet de notre première partie.

19
PREMIERE PARTIE

LE THEATRE DANS L'HISTOIRE


,..~..

22
1

LE PAYS: LA COTE-D'IVOIRE

Bernard Dadié est ivoirien, originaire de la région sud-


orientale, lagunaire et forestière. Loin de nous référer à
la théorie du climat pour expliquer l'auteur, nous
contenterons-nous de présenter la Côte-d'Ivoire, pays de
Dadié, Assinie, sa ville natale. Après quoi nous définirons
la place de la satire dans l'ensemble de ses œuvres.

A- LA SITUATION GEOGRAPHIQUE

La Côte-d'Ivoire est une des plus importantes régions


de l'ex A.O.F. (Afrique Occidentale Française) par sa
situation géographique, ses potentialités économiques,
la variété de sa population et par ses richesses cultu-
relIes.
Etendue sur 315000 km2, c'est-à-dire à peu près égale
aux trois cinquièmes de la superficie de la France, elle
est limitée au sud par l'Océan Atlantique, au nord par la
Haute-Volta et à l'ouest par la Guinée et le Libéria.
En schématisant quelque peu, nous pouvons dire que
la Côte-d'Ivoire constitue un immense bloc forestier
bordé de part et d'autre, d'une étendue de savane et
d'une frange de lagune sur le Golfe de Guinée. Dans
l'ensemble, son relief n'est guère tourmenté que dans
l'ouest du pays où l'on observe les derniers contreforts
23

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