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Cicéron "speechwriter" d’Obama ?: l’éloquence revient à la


Maison-Blanche
PAR Christophe DE VOOGD

Date de publication • 20 janvier 2009

Quand l'art oratoire antique aide à comprendre pourquoi le nouveau président américain a été
élu : une étude en règle du "style obamien".

Même si l’adresse inaugurale du nouveau président américain ne constitue pas, à première


vue, son meilleur discours, elle confirme qu’avec Barack Obama, l’éloquence fait son grand
retour à la Maison-Blanche après des décennies de "communication" et d’appauvrissement
du discours présidentiel américain, statistiquement analysé par Elvin Lim dans The Anti-
intellectual Presidency.

De fait, l’arsenal rhétorique d’Obama – servi de plus par des qualités (élégance, voix,
gestuelle) décisives à l’actio de l’ orateur – a de quoi impressionner. On retrouve, peu ou
prou, les mêmes caractéristiques dans tous ces grands discours, depuis la convention
démocrate de 2004, qui a lancé sa carrière nationale, jusqu’à son Victory speech du 4
novembre, en passant par le plaidoyer d’anthologie pour la réconciliation interraciale à
Philadelphie en mars dernier et le discours de Berlin sur les relations États-Unis/Europe en
août...Et même le discours d’investiture du 20 janvier, nous le verrons, s’intègre
parfaitement dans ce "style obamien", dont la richesse fait du 44ème président des États-
Unis un "nouveau Cicéron" (Charlotte Higgins du Guardian.)

L’abondance des figures utilisées est un premier signe de cette richesse : allitérations,
anaphores (répétitions initiales d’une phrase à l’autre), antithèses, rythmes ternaires,
questions et précautions oratoires, concessions, dialogisme (échange imaginé avec des
interlocuteurs absents), ainsi qu’un goût prononcé pour la métonymie, détail qui frappe
l’imaginaire bien plus que le concept générique ou l’idée abstraite : pour parler d’écologie,
par exemple, point de chiffres ni de considérations savantes sur le réchauffement
climatique mais une évocation concrète: "tandis que nous parlons, des voitures à Boston et
des usines à Beijing font fondre la calotte glaciaire dans l’Arctique, réduisent le littoral sur
l’Atlantique, et amènent la sècheresse dans les fermes, du Kansas au Kenya" (discours de
Berlin).

Le jeu subtil sur les trois registres aristotéliciens du discours est une autre force du style
obamien : importance de l’ethos, c'est-à-dire du caractère de l’orateur lui-même, qui aime
souligner les différentes facettes de sa personnalité (à commencer par sa double origine
ethnique) et recourt de façon systématique au storytelling personnel : ainsi dans presque

tous ses discours, la saga de son père kenyan. Le pathos, le ressort affectif, est l’autre
registre majeur d’Obama, incarné par un appel systématique aux valeurs et aux
mythologies identitaires : liberté, bonheur, foi, pères fondateurs etc…; là encore le procédé
du storytelling à fonction métonymique est roi : Ainsi, le 20 janvier, pour évoquer l’esprit
de sacrifice, il met en avant les soldats "morts à Concord, Gettysburg, en Normandie et à
Khe Shan" ; ou, pour illustrer l’indispensable solidarité citoyenne : "C’est la gentillesse de
ceux qui accueillent un étranger lorsque les digues sont rompues, c’est l’altruisme des
travailleurs qui préfèrent réduire leurs heures de travail plutôt que de voir son ami perdre
son emploi, etc…" Quant au logos, l’appel à la raison, il est également présent notamment
à travers l’utilisation – cardinale selon Aristote – de l’enthymême ou syllogisme oratoire
fondé sur l’analogie: "Si nous avons pu créer l’OTAN pour faire plier l’Union soviétique,
nous pouvons nous retrouver dans un partenariat nouveau et global pour démanteler les
réseaux qui ont frappé à Madrid et à Amman" (discours de Berlin).

Mais le plus intéressant – et le plus ingénieux – se trouve sans doute dans la façon dont
Obama mêle les trois registres : l’émotion est toujours sollicitée dans l’ethos : ainsi
lorsqu’il souligne l’humilité et l’humanité de ses grands-parents (des deux côtés !) ;
inversement, les passages les plus affectifs sont soigneusement ponctués de connecteurs
logiques ("c’est pourquoi", "donc").

L’on est également frappé par la rigueur de la construction de discours souvent très longs,
dont les différents moments sont savamment reliés par des relations d’analogie et des
images récurrentes : "les ponts" – à construire – et les "murs" – à abattre – (discours de
Berlin), le long "voyage" de l’Amérique (20 janvier). Par ailleurs, jouant sur la structure
classique de l’exposition (exorde, narration, thèse, péroraison), Barcack Obama sait
prendre les libertés du virtuose : départs in medias res (dans le vif du sujet), digressions
nombreuses, et longues exhortations.
Ce dernier trait est aussi typique d’un style fortement marqué par les prédicateurs noirs
américains ; c’est également le cas de la pratique obamienne du call and response, illustrée
par le fameux yes we can, repris en chœur par le public. N’est-ce pas encore la référence
biblique qui inspire le message central du discours de Berlin : le passage de l’ ancienne
Alliance de la guerre froide à la nouvelle Alliance contre les périls de notre monde? Et
n’est-ce pas encore elle que l’on retrouve le 20 janvier, dans le slogan de la "refondation
de l’Amérique" (" remaking America"), illustrée par la référence répétée à la fondation du
pays, et l’analogie entre deux "hivers d’épreuves", celui surmonté en son temps par
George Washington et celui que nous connaissons aujourd’hui ? Cette réactivation
constante de l’origine, ce renouvellement du pacte primordial, cette relecture des "actes
fondateurs", est une thématique centrale d’Obama. Dans l’aventure biblique du peuple
américain, il ne propose rien moins qu’un Nouveau Testament de la Liberté "à remettre
intact aux générations futures"… A vrai dire, son deuxième speechwriter , aux côtés de
Cicéron, pourrait bien être…Jésus-Christ !

On le voit, l’unité d’inspiration, d’un discours l’autre, est frappante. Dès lors l’on peut
mesurer précisément les différences entre les discours du candidat et la première
p p
allocution du président. Elles tiennent tout simplement au contexte. Contrairement à
l’adage, tout bon discours est en effet un "discours de circonstances". Or celles-ci ont
changé radicalement. Désormais doté de la légitimité morale et de l’autorité légale (sans
parler des sondages de rêve !), Barack Obama n’a plus besoin de développer le registre de
l’ethos : les Américains sont convaincus de ses qualités. Lui, qui avait tant développé dans
sa campagne le caractère improbable (" unlikely") de sa candidature, pour retourner
l’argument en sa faveur (n’était-il pas aussi improbable que le rêve américain lui-même ? )
a désormais cause gagnée. D’où dans le processus d’énonciation, après une rapide
captation de bienveillance, la quasi-disparition du "je" et l’omniprésence du "nous" : chef
incontesté du " we-group " national, le nouveau président peut parler au nom de tous. D’où
également la structure beaucoup plus classique de l’ensemble qui sied à la dignité
présidentielle.
Demeure pourtant, constante chez Obama, la grande variété des destinataires du discours ;
le peuple américain dans toutes ses composantes bien sûr, "Union" oblige, mais aussi de
nombreux interlocuteurs étrangers : alliés traditionnels, mais aussi Musulmans auxquels
on tend la main ; dictateurs de tout poil et terroristes que l’on met en garde. Demeurent les
très nombreux appels à l’action et au devoir (must), que l’on attend d’un homme qui doit
"tracer la route" – métaphore centrale qui est donc parfaitement choisie. Demeure aussi –
trait essentiel du bon orateur – la grande clarté de la thèse et du message ("le monde a
changé et nous devons changer avec lui"). Demeure enfin cette conviction
impressionnante, cette "probité", à laquelle, nous rappelle Aristote, "le discours emprunte
je dirai presque sa plus grande force de persuasion"

* À lir e ég alement sur nonfiction.fr :

- Nicole Bacharan, Les Noirs américains : Des champs de coton à la Maison Blanche
(Panama), par Benoît Thirion.

- Nicole Bacharan, Le petit livre des élections américaines (Panama), par Benoît Thirion.

- Sylvie Laurent, Homérique Amérique (Seuil), par Alice Béja.

- L'entretien de Sylvie Laurent, par Alice Béja.

- Barack Obama, De la race en Amérique (Grasset), par Henri Verdier.

- Barack Obama, De la race en Amérique (Grasset), par Balaji Mani.

- Andrew Gelman, Red state, blue state, rich state, poor state: Why Americans Vote The Way
They Do (Princeton University Press), par Clémentine Gallot.

- L'entretien d'Andrew Gelman, par Clémentine Gallot.

- Justin Vaïsse, Histoire du néoconservatisme aux États-Unis (Odile Jacob), par Adrien
Degeorges.
CHRISTOPHE DE VOOGD

Christophe de Voogd est ancien élève de l’École normale supérieure, diplômé de l'Institut d'études
politiques de Paris, agrégé d’histoire et titulaire d’un DEA en histoire.

Il a travaillé dix ans pour le quai d’Orsay comme directeur d’Institut français et conseiller culturel et a été
conseiller de Thierry de Beaucé (Relations culturelles internationales) et de Jack Lang (Éducation
nationale et Culture).

Il enseigne aujourd’hui à l'Institut d'études politiques de Paris l’histoire des idées politiques,
l’historiographie et les techniques d’écriture.

À côté de diverses activités dans le domaine européen (forums de réflexion, rapports et contributions),
ses publications portent essentiellement sur l’histoire et l’actualité néerlandaises (Histoire des Pays-
Bas , Fayard, 2003, Le Patrimoine d’Amsterdam, Amsterdam, 2005).

Depuis octobre 2007, il est critique pour les pôles Europe et histoire de nonfiction.fr.

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