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Introduction
Tucson, Arizona
EMRAN FEROZ: Nous nous trouvons ici à Tucson dans l’État fédéral de
l’Arizona. Vous qualifiez souvent cet endroit de «Mexique occupé».
D’aucuns affirment qu’il s’agit d’un territoire autochtone occupé. Où
sommes-nous donc vraiment?
NOAM CHOMSKY: Lorsque les Européens ont envahi l’Amérique, la population
de l’hémisphère Ouest avoisinait les 80 millions de personnes. Il a été
récemment prouvé que, contrairement à ce que l’on pensait, il y avait à
l’époque de grandes villes et des régions cultivées en Amérique du Nord. Le
système agricole, dans ce qui est l’actuelle Bolivie, était l’un des plus évolués
au monde. Le commerce était largement développé. On a découvert presque
tout cela à partir des années 1960. Avant, la représentation courante était celle
d’un hémisphère Ouest peuplé d’un million de personnes. Le continent
américain, pensait-on, ne comptait que quelques grands foyers de population,
comme les empires maya et inca. Cette conception a prédominé de l’époque
des Lumières jusqu’aux années 1960, quand le militantisme a suscité une
sorte de «second moment des Lumières», faisant tomber de nombreuses
barrières et ouvrant des portes pour remettre en cause les récits en vigueur –
notamment ceux qui concernaient les Autochtones du continent américain.
Les premières recherches sur le sujet ont été initiées par des gens qui
n’étaient pas des universitaires. Francis Jennings, l’administrateur d’un
musée d’histoire autochtone, est l’un d’entre eux. Il a écrit l’un des premiers
livres traitant de l’invasion du continent, un ouvrage qui a ensuite permis de
changer radicalement beaucoup de choses.
Si vous vous promenez dans le campus, vous remarquerez des monuments
qui commémorent la destruction de l’Amérique autochtone. On offre des
cours de langues autochtones et beaucoup d’étudiants ici ont eux-mêmes des
racines autochtones. On fait preuve d’un certain respect, bien qu’encore
insuffisant, pour la culture des peuples amérindiens. La conquête du Mexique
par les Espagnols a été très brutale. Comme certains colons sont restés, la
population mexicaine est un mélange complexe d’origines espagnole et
amérindienne. Beaucoup de ces personnes sont toujours des Autochtones. La
situation est la même en Amérique centrale et en Amérique du Sud, où des
migrants européens se sont également installés.
Ce qu’on appelle aujourd’hui la «crise» des migrants aux États-Unis relève
en vérité d’une crise morale. Regardez de plus près qui sont ces migrants
qu’on envoie bien souvent dans des lieux en proie à une violence et un
terrorisme dont nous sommes en grande partie responsables: vous vous
rendrez compte que beaucoup d’entre eux ont des origines autochtones. On
peut dire que la répression et l’anéantissement des peuples amérindiens sont
loin d’être terminés. En fuyant l’Amérique du Sud, hommes et femmes
fuient, pour la plupart, la violence et la destruction que les États-Unis,
principalement durant l’ère Ronald Reagan, ont provoquées. Il est évident
que se joue un scénario similiaire entre l’Europe et l’Afrique quand on
connaît l’histoire commune des deux continents.
Mais revenons à la question de savoir sur quel territoire nous nous
trouvons: c’était un territoire mexicain, comme l’était une grande partie du
Sud-Ouest, qui s’étendait alors jusqu’à la Californie. Les Américains ont
conquis et occupé la région au milieu du XIXe siècle. La plupart des villes
portent des noms espagnols: San Francisco, Los Angeles, San Diego, etc., car
elles appartenaient au Mexique. La guerre déclenchée à cette époque a sans
doute été la plus scélérate de l’histoire des États-Unis. Cette épithète n’est pas
de moi, mais du général Ulysses S. Grant, héros de guerre et président des
États-Unis, qui avait combattu en tant qu’officier subalterne pendant le
conflit américano-mexicain. La recherche historique contemporaine confirme
ce jugement. Depuis quelque temps, les principaux journaux du pays en
parlent aussi. Un ouvrage important sur l’invasion du Mexique, intitulé A
Wicked War, a été publié récemment[2]. Le Washington Post en a fait une
recension qui cite Grant et confirme sa vision de la guerre. C’est un
changement majeur. Depuis les années 1960, le débat sociétal est devenu un
peu plus civilisé. Mais l’extermination des Autochtones reste sans doute l’une
des pires atrocités de l’histoire de l’humanité. En un siècle, des millions de
personnes ont été tuées. Cela s’est prolongé jusqu’au XXe siècle, et tous ceux
qui y ont pris part avaient parfaitement conscience de ce qu’ils faisaient. Tout
cela n’a rien d’un secret.
E. FEROZ: Mais n’y a-t-il pas tout de même des différences entre notre époque
et celle d’Adam Smith?
E. FEROZ: Vous dites souvent qu’à notre époque, les intellectuels ont une
grande responsabilité. Pourquoi dites-vous cela et à quelle sorte de
responsabilité pensez-vous?
N. CHOMSKY: Le concept d’«intellectuel» est particulier. Ce terme est
apparemment employé dans son acception actuelle depuis l’époque de
l’affaire Dreyfus. Quels que soient les critères qui définissent les intellectuels,
ceux-ci portent la même responsabilité que quiconque, mais cette
responsabilité pèse plus lourd du fait de leurs privilèges et des possibilités
dont ils disposent. Chercher à corriger les injustices, venir à bout des
malentendus, œuvrer au bien commun est le devoir de tous. Cela semble
évident. Ceux que l’on qualifie d’«intellectuels» sont plus à même
d’accomplir ces missions indispensables et endossent, de ce fait, une plus
lourde responsabilité que la plupart des gens.
Certains devoirs sont en effet devenus impérieux. De toute évidence, la
génération actuelle doit, pour la première fois dans l’histoire d’homo sapiens,
prendre des décisions cruciales pour le destin des sociétés humaines
organisées et une grande partie du vivant de cette planète. Il a fallu prendre
des décisions après la Seconde Guerre mondiale et cela nous a conduits à
l’ère atomique – époque où l’intelligence humaine a développé une
technologie capable de tous nous détruire. Tous ceux qui connaissent les
horreurs de l’histoire savent que c’est un miracle si nous avons survécu
jusqu’ici, en dépit de tous les accidents et des actions inconscientes des
dirigeants politiques. Nous ne pouvons simplement espérer que ce miracle
perdure et se répète. Depuis 1945, le monde est entré dans une nouvelle ère,
l’anthropocène, qui se caractérise par de graves atteintes à la planète, dues
aux activités humaines.
N. CHOMSKY: Pour la même raison que celle qui conduit les dissidents en
Union soviétique, en Iran ou dans n’importe quel prétendu «État ennemi» à
pointer du doigt les dérives de leur société. Autrement, dans notre
hémisphère, on laisserait cette critique aux experts décrits par Kissinger. De
plus, assumer sa part de responsabilité dans les affaires publiques permet
d’évaluer le degré de liberté de la société dans laquelle on vit. Par ailleurs,
c’est aussi une question d’efficacité. Il faut toujours dénoncer les crimes de
chaque camp, mais il est contreproductif de joindre sa voix aux
condamnations prononcées par ceux qui ont été désignés comme les ennemis
officiels, surtout si l’on a peu de prise sur leurs actions. En revanche, on
obtient plus en se concentrant sur les dérives de notre société, notamment
dans les régimes plus permissifs.
E. FEROZ: Pensez-vous que les intellectuels doivent guider les masses? Vous-
même, vous influencez des millions de personnes par vos prises de parole et
par vos textes.
Noam Chomsky est connu comme l’un des critiques les plus acerbes de
l’impérialisme américain. Depuis des décennies, il dénonce avec virulence
les agressions commises à l’étranger par les gouvernements américains
successifs. Dans les années 1960, comme de nombreux autres militants et
intellectuels, il a vigoureusement protesté contre les crimes de la guerre du
Vietnam. Il a récidivé quelques années plus tard, quand Washington a
précipité dans le chaos plusieurs pays de l’Amérique latine. Dans
l’atmosphère trouble de la guerre froide, au Chili et ailleurs, des
gouvernements démocratiques, surtout de gauche, ont été renversés, tandis
que des extrémistes de droite qui allaient bientôt ériger de violentes
dictatures étaient assistés dans leur conquête du pouvoir. Les répercussions
de cette politique étrangère se font encore ressentir aujourd’hui. Des gens
continuent de fuir l’Amérique centrale et l’Amérique du Sud en direction du
nord, vers le pays «de tous les possibles». Là, pourtant, des murs, des
clôtures, des gardes-frontières brutaux leur barrent la route. Ceux qui
parviennent à entrer en Amérique du Nord sont souvent contraints de vivre
dans l’illégalité. Leur exode est pour ainsi dire sans fin, car ils se retrouvent
à fuir encore pour échapper à une éventuelle expulsion. Chomsky ne se
contente pas de prendre leur parti, il rappelle le contexte général de cette
migration. Il est en effet évident que ces gens fuient les conséquences que les
politiques de Washington ont eues sur leur pays d’origine. Lorsque Chomsky
s’est prononcé contre l’invasion américaine en Afghanistan, il a été invité
par des organisations militantes à donner des conférences au Pakistan, mais
le régime d’Islamabad, allié de Washington, a rejeté sa demande de visa. Le
scénario s’est répété lorsque Chomsky a dénoncé la guerre en Irak et l’a
décrite comme l’un des plus grands crimes du XXIe siècle. Mais si sa
réputation le précède ainsi, c’est surtout à cause de sa critique d’Israël. Peu
de personnes en Occident ont pris aussi fermement position en faveur des
droits des Palestiniens. Du fait de ses racines juives, Chomsky entretient une
relation ambivalente avec l’État israélien qui, non content de poursuivre sa
politique de colonisation des territoires occupés, s’arroge aussi le droit
d’assassiner régulièrement des Palestiniens, tandis que la communauté
internationale, menée par les États-Unis, préfère passer son temps à
combattre des «États voyous». Au vu du contexte politique actuel en Israël, il
n’est pas étonnant que Chomsky se soit récemment vu refuser l’entrée dans
ce pays quand il a voulu aller en Cisjordanie pour y donner une conférence.
Aujourd’hui, il joue en quelque sorte le rôle des prophètes israéliens dont
parle la Bible, ces indésirables, autrefois chassés et diabolisés. Dans certains
milieux, on lui impute souvent une forme de «haine de soi juive», mais cela
ne l’a jamais fait taire. Comme à son habitude, il continue de se dresser
contre l’«Empire» et de décrire posément ces réalités que beaucoup d’autres
observateurs politiques refusent de voir.
E. FEROZ: L’Empire américain est le plus puissant de notre époque, mais aussi
de l’histoire de l’humanité en général. Pourtant, cette même histoire nous a
appris que tout empire finissait par s’écrouler. Allons-nous assister au déclin
de cet empire dans un futur proche?
N. CHOMSKY: Le simple fait que tous les empires passés se soient écroulés ne
nous permet pas de déduire qu’il en sera de même pour le prochain sur la
liste. Toutefois, si l’on considère la conjoncture mondiale, on peut
raisonnablement penser que celui-ci finira par tomber, comme les autres. Cela
dit, il ne faut pas pour autant éluder une question beaucoup plus pressante:
dans leur chute, les États-Unis d’Amérique ne risquent-ils pas de provoquer
la destruction de toute forme de vie humaine organisée? Difficile à dire.
Quand bien même le monstre nucléaire pourrait être domestiqué, l’élévation
du niveau de la mer de quelques mètres annoncée avant la fin du siècle serait
une catastrophe inimaginable.
À ce sujet, n’oublions pas que la politique de Washington a accéléré la
fuite en avant vers la catastrophe. Non seulement l’administration américaine
actuelle refuse de lutter contre la crise écologique, mais elle la laisse
délibérément s’aggraver. Et il ne fait aucun doute que les responsables sont
conscients de ce qu’ils font. Trump ne s’en cache pas, il ne saurait être moins
préoccupé par le réchauffement planétaire. Tout ce qui compte pour lui, c’est
de pouvoir construire un mur autour de son terrain de golf afin de le protéger
de la montée des eaux. Il est difficile de trouver les mots pour décrire une
telle folie.
E. FEROZ: Une autre réalité historique qui continue d’être niée malgré des
preuves accablantes, c’est que les États-Unis se sont bâtis grâce à l’esclavage
et au génocide. Vu d’Europe, on a l’impression que la question de l’esclavage
est enseignée dans les écoles américaines, mais que celle du génocide des
Autochtones du continent américain n’est pas du tout abordée. Quelle est
l’intention politique qui sous-tend cette omission? L’Holocauste est étudié en
détail dans les écoles allemandes et autrichiennes. Sans vouloir comparer
l’Holocauste, qui est historiquement très spécifique, avec le génocide nord-
américain, on peut se poser la question de savoir pourquoi un tel travail de
mémoire ne se fait pas dans les écoles américaines.
E. FEROZ: Cette folie des armes semble être un gros problème qui touche
l’ensemble de la société américaine.
N. CHOMSKY: Pamela Haag a décrit les origines de cette culture fanatique des
armes dans un livre important paru récemment[5]. Elle montre comment cette
culture a été créée par les fabricants d’armes de l’époque industrielle, dans ce
qui a été l’un des premiers succès du secteur des relations publiques. À la fin
du XIXe siècle, le marché national était presque saturé et les producteurs
d’armes voyaient leurs ventes chuter. On considérait les armes comme des
outils, au même titre que les pelles ou les fourches. Puis a été lancée une
grande campagne publicitaire présentant une image romantique du
combattant armé. On a brusquement vu apparaître la figure du cow-boy
solitaire à la conquête du Far West, de faux héros comme Buffalo Bill, et
toute la camelote qui va avec. On a créé le mythe selon lequel, pour devenir
un homme, un garçon doit apprendre à dégainer son Colt tout en ayant, sous
le bras, une carabine Winchester. On a également fait croire aux femmes
qu’elles devaient dormir avec une arme sous l’oreiller au cas où l’homme de
la maison doive sortir pour aller combattre les hordes de pillards indiens ou
autres créatures maléfiques. L’industrie du tabac s’est greffée à cela,
notamment Marlboro, et d’autres ensuite. La campagne de propagande a été
parfaitement orchestrée – et elle a parfaitement fonctionné. Aujourd’hui, les
armes sont un bien de consommation prisé et le droit d’en avoir une sur soi
lorsqu’on sort prendre un café est considéré comme sacré, inaliénable. On y
voit un précieux acquis, obtenu lors de la conquête de l’Ouest, par des
fermiers et des éleveurs de bétail du XIXe siècle. Ce qu’on ne dit pas, c’est que
pour parvenir à leurs fins, ils ont utilisé des moyens bien peu reluisants.
E. FEROZ: Vous avez autrefois manifesté contre le crime monstrueux qu’a été
la guerre du Vietnam. Aujourd’hui, au Proche-Orient, les États-Unis se sont à
nouveau empêtrés dans des guerres qui n’en finissent plus, qui violent le droit
international et qui constituent des crimes contre l’humanité. Pourquoi n’a-t-
on rien appris de l’histoire?
N. CHOMSKY: Entre 1960 et 1975, j’ai manifesté des dizaines de fois contre la
guerre. C’était la forme la plus élémentaire de résistance, et le résultat d’un
travail d’éducation ainsi que de nombreuses autres manifestations en amont.
Certes, la vague de protestations contre l’offensive américaine au Vietnam,
puis dans toute la péninsule indochinoise, est devenue suffisamment audible
et efficace, mais c’était trop tard. Toutefois, la résistance d’alors a eu des
effets durables. Quand, en 1981, Reagan est entré en fonction, il a voulu
s’attaquer à l’Amérique centrale et se faire l’émule de la politique de
Kennedy, vieille d’une vingtaine d’années. Mais, alors que Kennedy avait pu
laisser la guerre au Vietnam s’envenimer sans attirer l’attention ni déclencher
d’opposition, Reagan, lui, a été obligé, devant la vague de protestation, de
faire machine arrière et d’opter pour une autre stratégie terroriste après que le
Congrès eût restreint le recours direct à la force. Il a ainsi recruté tout un
réseau terroriste composé de milices de droite formées, entre autres, de
néonazis argentins ou encore d’agents israéliens, taïwanais, et j’en passe. Les
mêmes méthodes ont été utilisées en Irak. Mais il n’en demeure pas moins
qu’en 1981, pour la première fois dans l’histoire, une agression impérialiste
s’est heurtée à une vague de protestation massive avant même d’avoir été
officiellement déclenchée. Les dégâts en Amérique centrale auraient été
beaucoup plus graves, comme ils l’avaient été au Vietnam, si on avait tardé à
opposer une résistance à cette offensive.
Le Vietnam a servi de leçon: c’était une erreur que de vouloir mener une
guerre au sol en envoyant de jeunes Américains là-bas. Les anciennes forces
impérialistes l’avaient compris et s’appuyaient sur des mercenaires, par
exemple les Gurkhas et les cipayes pour l’armée britannique, la Légion
étrangère pour la France. L’armée américaine a finalement été défaite au
Vietnam. Une armée de civils insuffisamment formés ne peut faire face à
l’horreur d’une guerre impérialiste. Au fil du temps, les États-Unis ont fini
par lever une «armée de volontaires» – ce qui signifie en gros qu’ils
emploient une armée composée de pauvres et d’opprimés.
Regardons de plus près ces «leçons du Vietnam». Cette guerre s’est soldée
par ce que l’on considère comme une défaite. Autrement dit: les États-Unis
n’ont pas réussi à imposer un régime ami au Vietnam, comme ils l’avaient
fait aux Philippines par exemple, où avait été menée avec succès la première
campagne impérialiste de Washington. Toutefois, lorsqu’on observe les
phases préparatoires de la guerre du Vietnam – tâche qui nous a été facilitée
par le lanceur d’alertes Daniel Ellsberg et la publication des Pentagon Papers
–, on voit se dessiner une tout autre image. Les maîtres d’œuvre de la
politique à Washington ont appliqué le discours selon lequel les régimes
«nationalistes et extrémistes» ne sauraient être tolérés, surtout s’ils se
comportent comme un «virus» susceptible de se «propager», pour citer
Kissinger à propos du Chili d’Allende. Ici, on craignait qu’un Vietnam
victorieux, indépendant, répande l’«infection» aux pays voisins comme
l’Indonésie, si riche en ressources naturelles, voire le Japon, dans un
mouvement que l’historien John Dower a qualifié d’effet «super domino».
Pour éviter que cela se produise, il fallait détruire le virus et «vacciner» ceux
qui avaient été touchés – ce qui s’est traduit par l’instauration de dictatures
brutales. Un franc succès. Le Vietnam n’a pas été complètement détruit, mais
il a été suffisamment frappé pour neutraliser toute menace d’un
développement indépendant du pays. Toutefois, le «vaccin» a aussi été
administré à l’Asie du Sud-Est indépendamment du Vietnam. Comme on l’a
su par la suite, McGeorge Bundy, conseiller à la Sécurité nationale sous
Kennedy, était d’avis qu’il aurait été plus sage de se retirer du Vietnam en
1965, après l’instauration de la dictature de Suharto qui a conduit au
massacre de centaines de milliers de personnes.
N. CHOMSKY: Au fond, tout cela n’a rien de bien nouveau. L’invasion russe a
coûté la vie à un million d’Afghans. Les pays à proximité de la Russie ont
toujours été la cible d’invasions brutales. Mais celles-ci se font dans le cadre
de certaines limites, contrairement aux agressions américaines, dont la
puissance est autrement plus étendue.
N. CHOMSKY: Une bonne part de ces critiques provenait en fait d’un pan de la
gauche qui n’était pas d’accord avec ma dénonciation virulente du régime
d’al-Assad et qui s’en est irritée. Al-Assad est un tueur de masse, un criminel
responsable de la plupart des atrocités commises en Syrie. Cela contredit la
ligne politique de ceux qui prétendent que l’intervention américaine est le
pire des crimes qui aient été commis en Syrie.
Il faudrait distinguer deux choses: d’une part, l’attention que nous
accordons aux crimes dont nous sommes en partie responsables, car ils sont
l’œuvre de notre gouvernement, et que nous pouvons atténuer, voire stopper;
d’autre part, le refus de reconnaître et de dénoncer des crimes perpétrés par
des ennemis officiels et contre lesquels on ne peut pas faire grand-chose. La
première position découle de principes moraux de base; la seconde reste
inacceptable – même si on peut la comprendre comme une forme dévoyée de
fidélité à certains principes. Chaque fois, il y a bien entendu une foule de
facteurs à considérer. Si les citoyens russes n’avaient pas, à l’époque,
contesté les agissements de Moscou, cela aurait été une erreur et même une
honte. Le régime stigmatisait les Afghans qui luttaient contre l’occupation
russe en qualifiant leurs actions de «crimes». Cette vision des choses vaut
pour d’autres cas.
E. FEROZ: Vous avez souvent dénoncé le fait que l’Occident n’assume pas son
propre terrorisme, qu’il s’agisse des bombes atomiques lâchées sur
Hiroshima et Nagasaki ou de la guerre des drones partout dans le monde, qui
élimine régulièrement des innocents par une simple pression de bouton. Si un
ancien opérateur de drones, après avoir tué des gens au Yémen ou en
Afghanistan, devient lanceur d’alertes, on louera son engagement politique et
il sera considéré comme une victime du système. Si un ancien poseur de
bombes d’Al-Qaïda faisait la même chose, on ne lui ferait pas cet honneur.
Pourquoi en est-il ainsi?
E. FEROZ: Face à la crise des réfugiés, plusieurs États européens ont suspendu
l’accord de Schengen et ont fermé leurs frontières. Pensez-vous que le projet
européen d’intégration des migrants est en train de péricliter?
CHOMSKY: Je pense qu’il suffit de rappeler que les pays d’Europe ont passé
des siècles à se massacrer mutuellement, et ce, dans des proportions
monstrueuses. Avoir dépassé les inimitiés et les frontières entre les nations
est une grande victoire. Ce serait une ignominie que l’accord de Schengen
vole en éclat à cause d’une prétendue menace qu’il suffit d’aborder de
manière humaine et qui pourrait enrichir la société européenne d’un point de
vue aussi bien économique que culturel.
3
E. FEROZ: Vous avez souvent affirmé que l’immigration venant du sud était
liée, entre autres choses, à l’Accord de libre-échange nord-américain
(ALENA). Quel est le rapport?
N. CHOMSKY: L’administration libérale de Bill Clinton a fragilisé les milieux
ouvriers à de nombreux égards. En cela, l’ALENA, qui associe le Canada, le
Mexique et les États-Unis, fut très efficace. On l’a qualifié d’accord de
«libre-échange», mais c’était à des fins de propagande. Tel n’est pas le cas,
en réalité. Comme beaucoup de traités similaires, l’ALENA contient de fortes
composantes protectionnistes et nombre d’entre elles n’ont rien à voir avec le
commerce. Ce type de traités sert surtout à consolider les droits des
investisseurs. Comme on pouvait s’y attendre, l’ALENA, à l’instar d’autres
accords, s’est révélé particulièrement néfaste pour les travailleurs des pays
concernés. Il a conduit, entre autres conséquences, à l’affaiblissement des
organisations de travailleurs. Une étude menée dans le cadre de l’ALENA a
montré un net recul de l’activité syndicale. Cela tient notamment au fait que
les directions menacent les syndicats de délocaliser l’activité au Mexique dès
que quelqu’un se permet d’élever la voix. De telles pratiques sont bien
entendu illégales, mais personne n’est inquiété tant que les entreprises
peuvent compter sur le soutien du gouvernement.
N. CHOMSKY: Comme je l’ai dit, ces traités n’ont rien à voir avec le «libre-
échange». Pour une grande part, il ne s’agit même pas de traités
commerciaux. Ce sont des accords qui protègent les droits des investisseurs.
Ce n’est pas pour rien que les ébauches de ces traités sont cachées au public.
Ces documents ne sont pas vraiment secrets, mais ils sont dissimulés au
public. Les lobbyistes, les avocats et les représentants des grands groupes
savent parfaitement ce qu’ils contiennent. Ils ont même aidé à les rédiger. On
voit aisément quels intérêts y sont défendus et finissent par s’imposer. Ce ne
sont pas ceux du reste du monde, pas plus que ceux des pays concernés. Il
s’agit de préserver les pouvoirs privés et leurs bénéfices. Les mesures
imposées ont de lourdes conséquences économiques. Elles font surtout le
bonheur des grands groupes médiatiques et pharmaceutiques. Les
investisseurs et les conglomérats se voient accorder le droit de poursuivre des
États en justice. Ni vous ni moi ne pouvons le faire, mais un grand groupe,
oui. Il a le droit d’intenter une action contre un gouvernement qui aurait
compromis un bénéfice à venir. Un vaste lobby fait valoir ce droit devant les
tribunaux. L’ALENA a grandement fait avancer cette cause, de même que le
PTCI.
E. FEROZ: Vous avez dit que le plus catastrophique chez Trump était sans
doute sa politique climatique.
N. CHOMSKY: Avec Trump, les États-Unis sont sortis de l’accord de Paris sur
le climat. Ce faisant, ils ont réduit à néant tous les efforts entrepris pour lutter
contre les changements climatiques et la catastrophe écologique qui les
accompagne. Cette menace continue de peser – et elle est très grave. Mais,
comme on l’a dit, tout cela était extrêmement prévisible. Encore une fois, les
décisions de Trump servent les intérêts de sa véritable clientèle, en
l’occurrence les grands groupes du secteur de l’énergie, une bonne partie de
l’industrie automobile et d’autres entrepreneurs qui cherchent le profit à court
terme. N’oubliez pas que le membre de l’administration Trump le plus
respecté et considéré comme le plus «modéré», Rex Tillerson, ancien PDG
d’ExxonMobil, s’est fait virer parce qu’il était trop tendre. Rappelons que les
scientifiques d’ExxonMobil ont été parmi les premiers, dans les années 1970,
à reconnaître la menace que représente le réchauffement planétaire. Le PDG
de l’époque était très certainement au courant. Or, il a contribué à aggraver
cette menace et à nier le danger. Pourquoi? Seulement pour mettre un peu
plus d’argent dans les poches déjà bien remplies de quelques-uns avant que,
dans un futur assez proche, toute vie humaine organisée ne disparaisse
définitivement de la planète. On peine à trouver des mots face à cela.
E. FEROZ: Vous avez déjà évoqué la menace russe qui continue d’occuper le
devant de la scène médiatique américaine. C’est du moins l’impression qu’on
a lorsqu’on voit à quel point la question de l’ingérence russe dans les
élections présidentielles de 2016 fait des remous. Les scandales se succèdent.
Qu’en pensez-vous?
E. FEROZ: Vous avez dit un jour que s’ils devaient comparaître devant un
tribunal comme celui de Nuremberg, les hommes qui ont dirigé les États-
Unis après la Seconde Guerre mondiale seraient tous pendus. N’est-ce pas un
peu exagéré?
Chomsky n’est pas un homme religieux. Le contraire aurait été étonnant pour
une icône intellectuelle de gauche. Cependant, la religion a toujours joué un
rôle important dans la vie de Chomsky, et notamment sur le plan politique.
Son père, William Chomsky, Ukrainien d’origine, était un hébraïste
renommé. La famille Chomsky comptait de nombreux juifs conservateurs
tandis que d’autres penchaient plutôt pour le socialisme et le mouvement
ouvrier. Le père de Noam lui a enseigné l’hébreu, comme à ses frères et
sœurs; il a aussi abordé la question du sionisme avec eux. Il n’y avait que
très peu de familles juives dans leur quartier de Philadelphie, où la majorité
des habitants étaient d’origine allemande ou irlandaise, et Chomsky a fait
l’expérience de l’antisémitisme au quotidien – une expérience qui l’a marqué
jusqu’à ce jour. C’est sans doute l’une des raisons pour lesquelles il défend
les minorités et met en garde contre le racisme et le fascisme, y compris
quand ils se manifestent dans la politique de l’«État juif». Aux yeux des
partisans de l’occupation israélienne, Chomsky ferait preuve de «haine
d’Israël» et de «haine de soi juive».
Quoique Chomsky ne se définisse pas comme étant religieux depuis
longtemps déjà, son rapport à la religion est empreint de respect et de
tolérance. Il s’engage fermement contre l’islamophobie croissante dans les
sociétés occidentales et critique vivement la caricature du «musulman
sauvage et barbare», que certains n’ont eu de cesse d’exploiter ces dernières
années pour justifier des guerres brutales, comme celles menées en Irak et en
Afghanistan. Pour autant, Chomsky ne fait pas preuve de fausse pudeur
quand il s’agit de critiquer le plus proche allié des États-Unis au Proche-
Orient: l’Arabie saoudite. Même si Riyad a soutenu des mouvements
radicaux partout sur le globe, ces dernières décennies, tout le monde, de
Washington à Berlin en passant par Londres, courtise la puritaine monarchie
saoudienne qui n’en finit plus de signer des contrats d’achat d’armes.
Contrairement à de nombreux intellectuels de gauche, Chomsky ne voit
pas l’islam comme l’origine des conflits dans le monde arabe. Il se prononce
contre l’interdiction du port du voile, même intégral, et souligne que
personne n’a le droit d’interdire aux juifs orthodoxes ou aux musulmans de
porter ces signes religieux. Les sociétés laïques doivent se garder de ne pas
devenir de plus en plus restrictives et de faire de la laïcité une religion – une
tendance qui a fait déjà beaucoup de dégâts au fil des ans.
Le rapport critique de Chomsky au christianisme est également
ambivalent. Accrochée au mur, dans son bureau de l’université de l’Arizona,
on trouve une photo du révérend Martin Luther King. Chomsky éprouve aussi
beaucoup de sympathie pour certaines communautés catholiques en
Amérique du Sud, comme les jésuites avec lesquels il reste en contact et qui
ont été un pilier de résistance à l’oppression et à la pauvreté dans la région.
Il voit d’un œil d’autant plus critique les évangélistes chrétiens qui décident
aujourd’hui de la politique américaine et dont les rêves de domination
mondiale, réalisés par Donald Trump, ont fini par conquérir la Maison-
Blanche.
N. CHOMSKY: Il faut se pencher sur des cas particuliers. Prenons l’Iran et les
États-Unis. Les deux États ont des dirigeants politiques convaincus d’être
dévots et qui prétendent que c’est leur foi qui guide leurs actions. Vient
maintenant la question de ce que ces deux États veulent faire, étant donné les
conflits qui les opposent. Il semblerait que les dirigeants iraniens exigent une
zone exempte d’armes nucléaires qui mettrait fin à toute menace dans la
région. Les chrétiens du gouvernement américain, de leur côté, disent en
substance: «Désolés, nous ne pouvons pas faire ça.» Pourquoi? Parce que
nous, les États-Unis, nous devons éviter que l’arsenal nucléaire israélien soit
soumis à des inspections. Alors je me pose la question suivante: quel est ici,
au juste, le problème avec la foi islamique?
Optimisme en dystopie
E. FEROZ: Monsieur Chomsky, vous avez déjà évoqué la crise des migrants ou
des réfugiés. En ce moment, la politique des États-Unis envers les réfugiés
fait les gros titres dans les médias du monde entier. L’administration sépare
les parents de leurs enfants. Il se passe des choses terribles à la frontière sud.
Heureusement que non loin, à Tucson, de très nombreux activistes cherchent
à aider et à sauver les réfugiés.
E. FEROZ: Ici, à Tucson, j’ai rencontré des gens qui risquaient leur vie pour
aider les autres. Pouvons-nous espérer que la situation ira en s’améliorant?
N. CHOMSKY: Je crois que c’est signe que l’on peut avoir espoir, oui. Mais les
temps sont plutôt sombres, cela ne fait aucun doute. D’un autre côté, on peut
remarquer de nettes améliorations au vu de ces cinquante dernières années.
Cela vaut notamment pour ce qui est de la reconnaissance des droits des
peuples autochtones. Nous avons assisté à de grands changements. Il faut se
souvenir de ce qui se passait dans les États-Unis des années 1960. À
l’époque, nous avions encore des lois racistes qui interdisaient le mariage
entre les Blancs et les «personnes qui avaient une goutte de sang étranger».
Quand les nazis ont cherché un modèle pour leurs lois racistes, ils se sont
penchés sur la législation américaine. Ils ont décidé de s’en inspirer, mais
n’ont pas pu tout reproduire, car beaucoup de choses allaient trop loin. Oui,
même pour les nazis. Une goutte de sang étranger, c’était déjà trop aux États-
Unis. Si vous aviez un arrière-arrière-grand-père qui n’était pas blanc, vous
étiez considéré comme noir. Et ça, je le répète, même pour les nazis, c’était
trop. De telles lois ont perduré jusque dans les années 1960. Ce n’est donc
pas de l’histoire ancienne.
Cela vaut également pour la Grande-Bretagne. Alan Turing fut l’un des
plus grands mathématiciens du XXe siècle. Il passe aussi pour être l’inventeur
de l’informatique moderne et est considéré comme un héros de guerre pour le
rôle qu’il a joué en cryptanalyse et dans le décryptage des codes ennemis. Il a
été tué par son propre gouvernement parce qu’il était homosexuel. On l’a
forcé à suivre un traitement contre sa «maladie». Ça l’a détruit et il s’est
suicidé. Voilà à quoi ressemblait le monde, il n’y a pas si longtemps.
Il faut donc toujours tenir compte du fait que, si l’époque n’est pas
radieuse, il y a des signes d’espoir. Pensons à l’état des choses autrefois et à
ce qui a été accompli ces dernières années. Ce n’est pas tombé du ciel. C’est
le résultat d’un travail militant sérieux, accompli surtout par des jeunes, qui
montre de façon éclatante ce qui peut être fait, et avec plus de facilité
qu’avant. En effet, grâce à ce qui a été obtenu par le passé, on peut s’appuyer
sur de bonnes bases, on a un héritage. Il n’y a plus besoin de se battre pour
affirmer les droits fondamentaux des femmes ou ceux des peuples
autochtones et des autres minorités. Cela vaut également pour le prétendu
métissage racial, et les débats infâmes que ces questions ont soulevés à
l’époque n’ont de toute évidence plus lieu d’être aujourd’hui. Il en va de
même pour d’autres sujets, comme celui du logement social. Dans le passé, la
ségrégation raciale régissait officiellement cette institution publique. Cette
discrimination datait du New Deal, le programme lancé par le gouvernement
américain le plus progressiste du XXe siècle. Il y avait des quartiers réservés
aux familles blanches. Ce genre de choses a existé jusque dans les années
1960. La situation actuelle est terrible, mais pas autant qu’elle a pu l’être. On
peut arriver à quelque chose en s’engageant.
E. FEROZ: Ceux qui aident les réfugiés sont criminalisés de nos jours. On peut
comparer la situation en Europe à celle des sauveteurs à la frontière
mexicaine. Les gens affrètent des bateaux et sillonnent la Méditerranée pour
sauver des vies. Or, non seulement on entrave directement leur action, mais,
en plus, ils doivent s’attendre à comparaître devant un tribunal pour l’aide
qu’ils ont fournie.
N. CHOMSKY: J’ai un avis très critique en ce qui concerne les États-Unis. Mais
l’Europe fait bien pire à certains égards, et cela vaut également pour
l’Allemagne d’Angela Merkel, que l’on considère comme un pays ouvert. La
réaction européenne face aux réfugiés africains en est un exemple. Comme on
l’a dit, l’Europe partage une certaine histoire avec l’Afrique. Elle l’a ravagée
et pillée. Il y a eu la traite des esclaves, les invasions européennes, beaucoup
de violence et bien d’autres choses encore. Cela n’est pas non plus très ancien
et cela perdure encore aujourd’hui. Vous avez un téléphone mobile. D’où
proviennent les métaux nécessaires à sa fabrication? Du Congo oriental.
Comment les obtient-on? Avec l’aide de milices violentes qui ont tué près de
cinq millions de personnes ces dernières années. Ces milices travaillent pour
de grands groupes internationaux et fournissent la matière première dont on a
besoin, pour les iPhone par exemple. Cela se passe de nos jours. Tout cela est
épouvantable. Des êtres humains fuient une Afrique dévastée pour aller en
Europe, et que font les Européens? Nous le savons bien. C’est un crime, tout
simplement. J’ai peine à trouver des mots pour décrire cette monstruosité. Je
pense qu’à plusieurs égards, l’Europe est plus raciste que les États-Unis.
E. FEROZ: On en a parlé au cours du débat sur les fake news, mais à la marge
seulement. En Allemagne aussi, il y a un énorme écart entre ce que disent les
médias et ce qui se passe en réalité. Il ne semble pas y avoir de solution
intermédiaire, c’est souvent de la pure propagande. Croyez-vous encore ce
qui est écrit dans le journal?
N. CHOMSKY: On ne peut pas répondre en bloc à une telle question. La
première chose que je fais chaque matin est de lire le New York Times. Il y a
toujours beaucoup d’erreurs. Parfois, j’en frémis à la lecture. Mais le New
York Times n’en demeure pas moins le meilleur journal au monde. C’est celui
qui couvre le plus large éventail de sujets et il compte d’excellents reporters,
souvent très honnêtes et engagés. Les nouvelles, cependant, sont toujours
agencées de manière à refléter la doctrine dominante. L’édition d’aujourd’hui
en fournit un exemple. L’éditorial traite des sanctions prises par Trump
contre l’Iran. On peut y lire que le président impose ces sanctions parce qu’il
croit que c’est la meilleure manière de mettre fin à la fabrication d’armes par
l’Iran, à la répression dans le pays et à des conflits qui ravagent cette région
du monde. Et c’est rapporté aussi simplement que ça. On le prend pour argent
comptant. Trump l’a dit, donc ce doit être la vérité. Mais de quoi parle-t-on,
quand on évoque la «fabrication d’armes par l’Iran»? A-t-on des éléments
concrets à ce sujet? Évidemment que l’Iran est un État répressif, mais si on le
compare à certains gouvernements qui jouissent du soutien des États-Unis –
notamment l’Arabie saoudite –, l’Iran passe pour un pays libre. Dans la
même édition du New York Times, certes, il y a un reportage sur la répression
en Arabie saoudite, mais peut-on vraiment prétendre que c’est l’Iran qui met
la région à feu et à sang? L’Organisation des Nations Unies (ONU) décrit la
situation actuelle au Yémen comme étant la pire crise humanitaire au monde.
Qui en est responsable? L’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, autrement
dit nos principaux alliés, ainsi que les États-Unis et la Grande-Bretagne de
facto, car ils leur fournissent des armes. Les États-Unis soutiennent la
coalition menée par l’Arabie saoudite sur le plan logistique, avec des
conseillers, des images satellites et toutes ces choses. Les protagonistes de ce
conflit ont complètement détruit le Yémen et cela continue aujourd’hui, mais
le reportage se polarise sur la politique iranienne de Trump, qui serait censée
aider à stabiliser la région.
Les gens lisent le premier paragraphe de cet article et peuvent penser qu’il
doit effectivement en être ainsi. Mais s’ils regardent de plus près, ils
découvriront autre chose. Ironie du sort, le New York Times d’aujourd’hui
comporte aussi un article sur la censure et la gravité de cette pratique. Il y est
question d’un État autoritaire où paraît également le New York Times, mais
souvent avec de nombreuses pages blanches, car des passages ont été
censurés. Ce genre de censure est évidemment inacceptable, mais elle prend
plusieurs formes. Elle peut, par exemple, empêcher de débattre ou déterminer
l’agencement des éléments d’un débat. Tout bien considéré, on comprend
qu’ici un système de propagande raffiné est à l’œuvre. Les gens qui
contribuent à ce système ne se rendent absolument pas compte qu’il s’agit de
propagande. Aux États-Unis, quand vous faites une école de journalisme, on
vous apprend à être objectif. Vous devez être objectif et impartial. Qu’est-ce
que l’objectivité? L’objectivité consiste à rapporter les faits de manière juste
et précise. Mais, en l’occurrence, cela ne semble valoir que pour une partie de
Washington comprenant la Maison-Blanche, le Congrès et le Pentagone. Il
faut rapporter très précisément leur vision des choses. Voilà ce qu’on appelle
l’«objectivité». Le reste est considéré comme une «opinion», un «parti pris»
ou du «sentimentalisme». Ces prérequis façonnent la couverture médiatique.
Voilà comment cela fonctionne ici.
Bien sûr, il y a aussi beaucoup de gens qui travaillent dans les médias et
qui sont tout à fait conscients de ce genre de choses. Cela vaut surtout pour
les correspondants de presse. Certains sont devenus de vieux amis. Ils savent
que, d’une manière ou d’une autre, ils doivent modifier ce qu’ils rendent pour
le conformer à la doctrine en vigueur, à l’interprétation dominante. Dans de
nombreux cas, cependant, le fond de leurs articles reste très éclairant. Pour
lire des articles comme ceux du New York Times, une bonne méthode est
celle qui consiste à commencer par le dernier paragraphe. Surtout lorsqu’il
s’agit d’articles longs qui débutent en une et se poursuivent dans le corps du
journal. On y trouve toujours des choses spécifiquement destinées au lecteur
et non pas au rédacteur en chef ou à ceux qui décident des gros titres, qui ne
lisent même pas l’article d’assez près pour arriver à cette partie.
On peut et on doit critiquer la censure dans des régimes autoritaires
comme la Chine, quand ils caviardent des pages entières de journal ou
bloquent l’accès à internet. S’en offusquer est légitime. Cependant, nous
devons aussi poser un regard critique sur les modèles de propagande
sophistiqués qui dominent notre paysage médiatique.
N. CHOMSKY: Il n’est vraiment pas aisé de répondre à cette question. Dans son
état actuel, le système éducatif comporte à la fois de bons et de mauvais
côtés. Une opinion publique instruite est nécessaire au bon fonctionnement
d’une démocratie. On peut parfaire les moyens d’y parvenir ou au contraire
les entraver. Il est important d’activer les leviers de l’éducation dans la bonne
direction. Surtout aux États-Unis, du fait de leur extraordinaire puissance,
mais aussi parce qu’ils se distinguent à tant d’égards des autres sociétés
développées.
N’oublions pas que, même s’ils étaient depuis longtemps le pays le plus
riche du monde, les États-Unis ont accusé un retard culturel jusqu’à la
Seconde Guerre mondiale. Les Américains qui voulaient faire des études
supérieures en mathématiques ou en sciences, devenir artistes ou écrivains
partaient bien souvent en Europe. Les choses ont changé pour des raisons
évidentes avec la Seconde Guerre mondiale, mais seulement pour une partie
de la population. On en subit les conséquences aujourd’hui. Prenons par
exemple les changements climatiques, la question la plus importante de
l’histoire de l’humanité – 40 % des Américains pensent que ce n’est pas un
problème puisque, de toute façon, le Christ va revenir dans les prochaines
décennies. Ce n’est là qu’un symptôme parmi tant d’autres, mais il révèle le
caractère prémoderne, archaïque de la culture et de la société américaines.
N. CHOMSKY: Je pense que personne n’est assez intelligent pour concevoir une
société utopique en détail. On peut proposer certaines lignes directrices ou
suggérer des améliorations, débattre des principes généraux qu’il faudrait
suivre. Par le passé, des personnes, dont certains de mes amis, ont esquissé
dans leurs écrits les lignes d’une société utopique. Je sais personnellement
qu’il y a beaucoup à apprendre des expérimentations sociales. À cet égard, il
vaut la peine de se pencher sur les écrits de Karl Marx. Tous ceux qui les
connaissent savent qu’ils ne disent presque rien sur les sociétés
postcapitalistes. Il n’y a que quelques pistes de réflexion ici et là. L’intention
du philosophe est d’arriver à une société plus libre et plus ouverte en
émancipant la classe ouvrière, autrement dit la majeure partie de la société.
Les travailleurs décideraient de ce à quoi cette société ressemblerait. Marx
s’avance déjà un peu trop, mais il ne fait que lancer quelques idées. Selon
moi, si nous parvenons à mettre en place des institutions libres et équitables
dans le système actuel, ce sera déjà un grand pas dans la bonne direction.
Bien entendu, de nombreuses situations négatives subsistent aujourd’hui,
mais il y a aussi beaucoup d’approches constructives, y compris au sein de la
classe ouvrière américaine. Voilà les éléments fondateurs d’une société à
venir, qui correspondent par ailleurs aux objectifs de penseurs comme Marx.
Les signes avant-coureurs d’une société dystopique sont nombreux. La
célèbre phrase de Gramsci, écrite dans les geôles mussoliniennes, reflète bien
la situation actuelle: «La crise consiste justement dans le fait que l’ancien
meurt et que le nouveau ne peut pas naître: pendant cet interrègne, on observe
les phénomènes morbides les plus variés.»
Introduction
1. Tucson, Arizona
2. Impérialisme, guerre et causes des migrations
3. Donald Trump et le «monde libre»
4. Dieu, la religion et l’État
5. Optimisme en dystopie
6. Comment apprendre la peur aux maîtres de l’espèce humaine
DÉJÀ PARUS DANS LA COLLECTION
«FUTUR PROCHE»
– Atossa Araxia Abrahamian, Citoyennetés à vendre. Enquête sur le marché international des
passeports
– Normand Baillargeon et Jean-Marc Piotte (dir.), Au bout de l’impasse, à gauche. Récits de vie
militante et perspectives d’avenir
– Franco «Bifo» Berardi, Tueries. Forcenés et suicidaires à l’ère du capitalisme absolu
– Gaétan Breton, La dette. Règlement de comptes
– Gaétan Breton, Faire payer les pauvres. Éléments pour une fiscalité progressiste
– Gaétan Breton, Tout doit disparaître. Partenariats public-privé et liquidation des services publics
– Jean Bricmont, L’impérialisme humanitaire. Droit humanitaire, droit d’ingérence, droit du plus fort?
– Pierre-Luc Brisson, L’âge des démagogues. Entretiens avec Chris Hedges
– Noam Chomsky, Comprendre le pouvoir
– Noam Chomsky, Futurs proches. Liberté, indépendance et impérialisme au XXIe siècle
– Noam Chomsky, L’optimisme contre le désespoir. Entretiens avec C.J. Polychroniou
– Noam Chomsky, Qui mène le monde?
– Gabriella Coleman, Anonymous. Hacker, activiste, faussaire, mouchard, lanceur d’alerte
– Mitchell Dean et Daniel Zamora, Le dernier homme et la fin de la révolution. Foucault après Mai 68
– Francis Dupuis-Déri (dir.), Québec en mouvements. Idées et pratiques militantes contemporaines
– Chris Hedges, L’empire de l’illusion. La mort de la culture et le triomphe du spectacle
– Chris Hedges, La mort de l’élite progressiste
– Edward S. Herman et David Peterson, Génocide et propagande. L’instrumentalisation politique des
massacres
– Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS), Dépossession: une histoire
économique du Québec contemporain. Tome 1: les ressources
– Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS), Dépossession: une histoire
économique du Québec contemporain. Tome 2: les institutions publiques
– Razmig Keucheyan, Hémisphère gauche. Une cartographie des nouvelles pensées critiques
– Naomi Klein, Dire non ne suffit plus. Contre la stratégie du choc de Trump
– Naomi Klein, La maison brûle. Plaidoyer pour un New Deal vert
– Naomi Klein, Le choc des utopies. Porto Rico contre les capitalistes du désastre
– Naomi Klein, No logo. La tyrannie des marques
– Naomi Klein, Tout peut changer. Capitalisme et changement climatique
– Andrea Langlois et Frédéric Dubois (dir.), Médias autonomes. Nourrir la résistance et la dissidence
– Linda McQuaig, Les milliardaires. Comment les ultra-riches nuisent à l’économie
– Luc Rabouin, Démocratiser la ville. Le budget participatif: de Porto Alegre à Montréal
– Sherene H. Razack, La chasse aux Musulmans. Évincer les Musulmans de l’espace politique
– Jeremy Scahill et l’équipe de The Intercept, La machine à tuer. La guerre des drones
– Jeremy Scahill, Le nouvel art de la guerre. Dirty Wars
– Tom Slee, Ce qui est à toi est à moi. Contre Airbnb, Uber et autres avatars de l’«économie du
partage»
– Nick Srnicek, Capitalisme de plateforme. L’hégémonie de l’économie numérique
– Astra Taylor, Démocratie.com. Pouvoir, culture et résistance à l’ère des géants de la Silicon Valley
– Lesley W. Wood, Mater la meute. La militarisation de la gestion policière des manifestations
L’epub et la mise en page sont
de claudebergeron.com
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C.P. 60191
Montréal, Qc H2J 4E1
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