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© Lux Éditeur, 2020 pour la traduction française

www.luxediteur.com

Les droits exclusifs de traduction de ce texte ont été acquis par le biais de l’Agence Schweiger

© Westend Verlag GmbH, Frankurt am Main, 2018


Titre original: Kampf oder Untergang! Warum wir gegen die Herren der Menschheit aufstehen müssen

Conception graphique de la couverture: David Drummond

Dépôt légal: 2e trimestre 2020


Bibliothèque et Archives Canada
Bibliothèque et Archives nationales du Québec
ISBN (papier): 978-2-89596-318-9
ISBN (epub): 978-2-89596-784-2
ISBN (pdf): 978-2-89596-973-0

Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada pour nos activités d’édition.
Introduction

LA RENAISSANCE, on qualifiait de uomo universale tout savant versé dans


À divers domaines. On le considérait comme un expert en art, en sciences
et en bien d’autres champs. Léonard de Vinci en était un, et pour certains, il
est même l’un des derniers d’entre eux. On trouvait ces penseurs aussi bien
en Occident qu’en Orient. Il y avait parmi eux des philosophes, des
mathématiciens, des médecins, des poètes et des théologiens. Dans nos
sociétés postmodernes, on peine à trouver de tels génies universels, des
personnalités reconnues dont la parole a du poids auprès d’une vaste partie de
la population. La bêtise des hommes semble s’accroître, à mesure qu’ils
s’approchent de l’abîme. Aveuglés qu’ils sont par la mondialisation et le
capitalisme, ils poursuivent pourtant leurs activités autodestructrices. Depuis
des décennies, un homme lutte contre ce phénomène: Noam Chomsky. Pour
nombre de personnes, Chomsky est sans le moindre doute l’un des
intellectuels les plus importants au monde, voire de l’histoire moderne. S’il
fallait aujourd’hui associer des personnes à l’uomo universale de la
Renaissance, Chomsky le serait assurément. Dès le début de sa carrière, il a
révolutionné la linguistique, notamment avec la «hiérarchie de Chomsky»,
qui classifie les grammaires et les langages formels. En mathématique et en
informatique, ses travaux scientifiques jouent encore aujourd’hui un rôle de
premier plan. La formalisation mathématique du langage, par exemple, est
une des bases de la linguistique informatique et de la traduction automatique.
C’est aussi par la linguistique que Chomsky est arrivé à son autre grand
sujet de recherche: l’actualité politique. Linguiste, écrivain-journaliste,
militant et philosophe, il a publié plus d’une centaine de livres au cours de sa
vie. Parmi les plus importants, on peut citer ses travaux sur les systèmes
médiatiques, comme Fabriquer un consentement. La gestion politique des
médias de masse[1], où il théorise un modèle de propagande avec l’analyste
des médias, l’Américain Edward S. Herman. Dans ce livre, désormais
considéré comme un ouvrage de référence, Chomsky et Herman démontrent à
quel point les médias américains sont manipulés par les différents lobbys
politiques et économiques. La parole de Chomsky compte, elle est reconnue –
même dans les cercles conservateurs ou néolibéraux, qui d’habitude ne
tiennent pas en grande estime les hommes de sa trempe. Aussi triste et même
macabre que cela puisse paraître, les hommes comme Noam Chomsky
appartiennent à une espèce en voie de disparition au XXIe siècle. Nombre de
ses collègues et compagnons de route intellectuels sont déjà décédés, comme
l’historien critique américain Howard Zinn, l’intellectuel pakistanais Eqbal
Ahmad ou le critique littéraire palestinien Edward Saïd. Chomsky poursuit et
même fédère le travail et l’engagement politique de ces hommes et de bien
d’autres. L’ancien professeur du Massachusetts Institute of Technology
(MIT) est l’exemple type de l’intellectuel qui s’oppose au système dominant
actuel et le met radicalement en question. Il n’est donc pas surprenant qu’il
ait été sous le feu de critiques virulentes tout au long de sa vie. Pour certains,
il est non seulement «anti-Américain», mais, du fait de sa critique acerbe de
la politique d’Israël, il incarne également la «haine de soi juive». Toutefois,
Chomsky ne craint pas la joute verbale et semble toujours trouver la réplique
adéquate. Dans la plupart des cas, il réussit non seulement à déconcerter ses
adversaires, mais aussi à saper le fondement de leur argumentation. En même
temps, il reste fidèle à son rôle d’intellectuel et est conscient de la
responsabilité que cela lui confère. Il a influencé plusieurs générations.
Quand j’ai commencé à lire son œuvre, il était déjà un colosse, presque une
légende. Ce qui frappe le plus, c’est son intransigeance. Il assume ce qu’il dit
et, sans se décourager, il explique sa pensée, encore et encore. Ceux qui le
connaissent savent souvent ce qu’il a à dire sur tel ou tel sujet – et pourtant,
on ne se lasse pas de l’écouter et de le lire, car il fascine son public comme
nul autre.
Chomsky ne cesse de nous prévenir que l’humanité a atteint le stade le
plus périlleux de son histoire. Les profondes inégalités et l’immense
pauvreté, les changements climatiques et le risque permanent d’une guerre
nucléaire ont, pour la première fois, fait de l’autodestruction complète de
l’humanité une possilibité bien réelle. Si l’on veut éviter la chute, il faut
déterminer les problèmes auxquels nous faisons face aujourd’hui et leur
trouver une solution. Ce sont des tâches gigantesques que la communauté
internationale ne pourra accomplir que si tous les acteurs travaillent de
concert.
Bien entendu, certains pays assument un rôle particulier. Car même au sein
du système international des États, certains – pour parler comme Orwell –
sont «plus égaux» que d’autres. Cela vaut en premier lieu pour les États-Unis
d’Amérique, le plus grand empire de l’histoire. Si Noam Chomsky critique
sans cesse et vivement la politique de sa patrie, c’est justement parce qu’il se
sent hautement responsable, en tant qu’intellectuel américain, des actions de
son État et de son gouvernement. Malgré les sombres pronostics qu’il a
souvent dressés, il reste tout de même un réel optimiste. Il a foi en la bonté de
l’être humain et en sa capacité à résoudre les problèmes qu’il a lui-même
engendrés.
Ce livre rassemble plusieurs entrevues que j’ai eu l’honneur de mener avec
Noam Chomsky. On y voit un homme qui appréhende et décrit clairement les
problèmes de notre monde. Cela fait presque un siècle que Chomsky vit sur
cette planète, comme en atteste souvent sa hauteur de vue. Et notre monde a
plus que jamais besoin d’hommes comme lui, dont la pensée et la parole sont
à même de changer les choses.
1

Tucson, Arizona

Depuis 2017, Noam Chomsky et sa femme Valeria vivent à Tucson, en


Arizona. Située à proximité de la frontière mexicaine, la ville passe pour être
un bastion progressiste dans le sud du pays. L’Institut de linguistique de
l’université d’Arizona se trouve dans un bâtiment d’apparence modeste, qui
contraste avec le faste du gratin des facultés américaines. Ici, on a plutôt
l’impression que le budget est assez serré. Les bureaux et les salles de cours
commencent à dater. De vieux bouquins sont empilés un peu partout dans les
coins et des ventilateurs tentent de repousser l’air chaud qui devient
rapidement étouffant lorsqu’il fait 45 degrés à l’ombre. Quand on pénètre
dans le bâtiment, on comprend vite qui est le «héros» de cet institut. «Vous
cherchez Noam Chomsky? Prenez tout simplement à gauche», annonce une
télévision à écran plat parmi d’autres informations générales sur le bâtiment.
Au bout du couloir à gauche, sur la porte du bureau 234, on peut lire:
«Noam Chomsky, Laureate Professor». L’organigramme de l’institut fait
aussi une certaine impression. Parmi tous les noms et les visages, ce sont
ceux du «fondateur de la linguistique moderne», comme on le nomme ici, qui
sautent immédiatement aux yeux. Chomsky apparaît ainsi d’autant plus
modeste dans son bureau très sommairement meublé. Les étagères sont vides.
Des cartons traînent un peu partout dans la pièce. On sent que son
emménagement est encore récent. Deux seules images décorent son bureau:
l’une de Martin Luther King, l’autre de Bertrand Russell. La troisième
légende dans la pièce, c’est Chomsky lui-même – et tout le monde ici, à
l’institut et peut-être même dans la ville, en a bien conscience.

EMRAN FEROZ: Nous nous trouvons ici à Tucson dans l’État fédéral de
l’Arizona. Vous qualifiez souvent cet endroit de «Mexique occupé».
D’aucuns affirment qu’il s’agit d’un territoire autochtone occupé. Où
sommes-nous donc vraiment?
NOAM CHOMSKY: Lorsque les Européens ont envahi l’Amérique, la population
de l’hémisphère Ouest avoisinait les 80 millions de personnes. Il a été
récemment prouvé que, contrairement à ce que l’on pensait, il y avait à
l’époque de grandes villes et des régions cultivées en Amérique du Nord. Le
système agricole, dans ce qui est l’actuelle Bolivie, était l’un des plus évolués
au monde. Le commerce était largement développé. On a découvert presque
tout cela à partir des années 1960. Avant, la représentation courante était celle
d’un hémisphère Ouest peuplé d’un million de personnes. Le continent
américain, pensait-on, ne comptait que quelques grands foyers de population,
comme les empires maya et inca. Cette conception a prédominé de l’époque
des Lumières jusqu’aux années 1960, quand le militantisme a suscité une
sorte de «second moment des Lumières», faisant tomber de nombreuses
barrières et ouvrant des portes pour remettre en cause les récits en vigueur –
notamment ceux qui concernaient les Autochtones du continent américain.
Les premières recherches sur le sujet ont été initiées par des gens qui
n’étaient pas des universitaires. Francis Jennings, l’administrateur d’un
musée d’histoire autochtone, est l’un d’entre eux. Il a écrit l’un des premiers
livres traitant de l’invasion du continent, un ouvrage qui a ensuite permis de
changer radicalement beaucoup de choses.
Si vous vous promenez dans le campus, vous remarquerez des monuments
qui commémorent la destruction de l’Amérique autochtone. On offre des
cours de langues autochtones et beaucoup d’étudiants ici ont eux-mêmes des
racines autochtones. On fait preuve d’un certain respect, bien qu’encore
insuffisant, pour la culture des peuples amérindiens. La conquête du Mexique
par les Espagnols a été très brutale. Comme certains colons sont restés, la
population mexicaine est un mélange complexe d’origines espagnole et
amérindienne. Beaucoup de ces personnes sont toujours des Autochtones. La
situation est la même en Amérique centrale et en Amérique du Sud, où des
migrants européens se sont également installés.
Ce qu’on appelle aujourd’hui la «crise» des migrants aux États-Unis relève
en vérité d’une crise morale. Regardez de plus près qui sont ces migrants
qu’on envoie bien souvent dans des lieux en proie à une violence et un
terrorisme dont nous sommes en grande partie responsables: vous vous
rendrez compte que beaucoup d’entre eux ont des origines autochtones. On
peut dire que la répression et l’anéantissement des peuples amérindiens sont
loin d’être terminés. En fuyant l’Amérique du Sud, hommes et femmes
fuient, pour la plupart, la violence et la destruction que les États-Unis,
principalement durant l’ère Ronald Reagan, ont provoquées. Il est évident
que se joue un scénario similiaire entre l’Europe et l’Afrique quand on
connaît l’histoire commune des deux continents.
Mais revenons à la question de savoir sur quel territoire nous nous
trouvons: c’était un territoire mexicain, comme l’était une grande partie du
Sud-Ouest, qui s’étendait alors jusqu’à la Californie. Les Américains ont
conquis et occupé la région au milieu du XIXe siècle. La plupart des villes
portent des noms espagnols: San Francisco, Los Angeles, San Diego, etc., car
elles appartenaient au Mexique. La guerre déclenchée à cette époque a sans
doute été la plus scélérate de l’histoire des États-Unis. Cette épithète n’est pas
de moi, mais du général Ulysses S. Grant, héros de guerre et président des
États-Unis, qui avait combattu en tant qu’officier subalterne pendant le
conflit américano-mexicain. La recherche historique contemporaine confirme
ce jugement. Depuis quelque temps, les principaux journaux du pays en
parlent aussi. Un ouvrage important sur l’invasion du Mexique, intitulé A
Wicked War, a été publié récemment[2]. Le Washington Post en a fait une
recension qui cite Grant et confirme sa vision de la guerre. C’est un
changement majeur. Depuis les années 1960, le débat sociétal est devenu un
peu plus civilisé. Mais l’extermination des Autochtones reste sans doute l’une
des pires atrocités de l’histoire de l’humanité. En un siècle, des millions de
personnes ont été tuées. Cela s’est prolongé jusqu’au XXe siècle, et tous ceux
qui y ont pris part avaient parfaitement conscience de ce qu’ils faisaient. Tout
cela n’a rien d’un secret.

E. FEROZ: On en parle encore très peu aujourd’hui. La perception de cette


guerre a-t-elle changé au cours de l’histoire?

N. CHOMSKY: Autrefois, nous avions un ministère de la Guerre, aux États-


Unis. C’était à une époque encore pré-orwellienne. En 1947, ce ministère a
brusquement été rebaptisé ministère de la Défense. Mais toute personne un
tant soit peu lucide savait qu’il n’était pas question de défense, mais
seulement d’attaque et d’agression. Henry Knox, premier secrétaire à la
Guerre, a décrit comment les Américains ont procédé pour éliminer les
Autochtones: ils ont eu recours à des moyens encore plus radicaux et plus
violents que ceux des conquistadors de l’Amérique du Sud. John Quincy
Adams, l’un des principaux et premiers dirigeants de l’Amérique, a lui-même
évoqué dans ses écrits le funeste destin de «la race sans défense des Nord-
Américains» qui a été exterminée. Ces gens savaient très bien ce qu’ils
faisaient. C’est plus tard qu’on a enjolivé l’histoire, un peu comme si les
Autochtones, pour une raison ou une autre, avaient tout bonnement disparu.
Notre compréhension des événements a changé depuis les années 1960. En
tout cas, c’est un fait: nous nous trouvons ici dans la région d’Amérique qui a
donné le Mexique. Je pense donc qu’il est légitime de parler d’un «Mexique
occupé».

E. FEROZ: Dans vos travaux et vos conférences, vous adoptez volontiers le


point de vue de l’observateur étranger qui considère en quelque sorte le
monde à travers une boule de cristal. Si des extraterrestres observaient
l’humanité, que verraient-ils et que penseraient-ils, notamment de notre
comportement politique?

N. CHOMSKY: Le monde est un lieu compliqué, plein d’interactions complexes


et d’une diversité considérable. Concentrons-nous sur ce qu’on appelle
l’«Ouest» et sur d’autres généralités qui sautent aux yeux. Un extraterrestre
verrait des sociétés qui ont traversé une longue génération de politiques
néolibérales et qui ont fait du marché leur clef de voûte («business first»).
Comme on pouvait s’y attendre, cela a conduit à un affaiblissement des liens
sociaux et des organisations publiques – notamment des syndicats –,
accompagné, d’une part, d’une torpeur sociale et d’un affaissement pour le
plus grand nombre et, d’autre part, d’une très forte concentration des
richesses et, par conséquent, d’un dysfonctionnement croissant des
démocraties. Il en résulte, entre autres, que les sociétés tendent à devenir des
ploutocraties aux prises avec une insécurité croissante. Aux États-Unis – de
loin le pays le plus puissant de l’histoire et donc le cas le plus significatif –,
cette tendance a atteint des extrêmes.
Les économistes Lawrence F. Katz et Alan B. Krueger l’ont démontré
dans une étude de l’université Princeton, qui établit que 94 % de la croissance
nette de l’emploi entre 2005 et 2015 était due à des contrats de travail
atypiques. Il y a peu de raisons de penser que la situation ait changé depuis.
Si l’on tient compte de ces contrats atypiques et des gens qui sont sortis du
marché du travail, le véritable taux de chômage n’est pas de 3,8 % comme on
l’a si souvent prétendu, mais bien de 11 %. Ce type d’écart existe dans
d’autres pays industrialisés, mais aux États-Unis, on va du simple au triple.
C’est un record mondial! En outre, la mondialisation néolibérale crée, partout
dans le monde, une armée de réserve de travailleurs à la disposition des
patrons. Ils peuvent s’en servir pour menacer de délocaliser la production s’il
prenait l’envie aux travailleurs du coin de faire valoir leurs droits. Une telle
méthode est certes illégale, mais des études ont montré qu’elle est
constamment et très efficacement employée.
Au vu de ces caractéristiques du néolibéralisme, le paradoxe du plein
emploi et des bas salaires dont nous entendons sans cesse parler – et qui
inquiète bon nombre d’observateurs – n’est pas difficile à comprendre. On
peut aussi concevoir facilement que les salaires réels des travailleurs de base
ont reculé de 4 % par rapport aux années 1970, soit depuis l’offensive
néolibérale, ou encore que la productivité au travail a doublé, tandis que les
salaires ont baissé et que les richesses ne vont que dans les poches de
quelques-uns[3].
Il n’y a rien non plus de très étonnant à ce que les programmes néolibéraux
passent pour des réussites. Depuis des années, les membres des plus hautes
sphères voient leurs résultats d’un bon œil. Il y a vingt ans, le directeur de la
Réserve fédérale des États-Unis, Alan Greenspan, vantait cette économie
qu’il disait florissante sous sa direction. Selon lui, il fallait mettre une telle
réussite sur le compte de la précarité croissante des travailleurs, une précarité
saine pour le marché. Pourquoi? Parce que les travailleurs avaient ainsi peur
de réclamer des augmentations de salaire ou des prestations sociales. C’est ce
qui maintenait l’inflation basse et les bénéfices élevés. À l’époque,
Greenspan était, entre autres, surnommé «saint Alan», et il était porté aux
nues comme l’un des plus grands économistes de l’histoire – avant que le
système ne s’effondre en 2007-2008. Par la suite, Greenspan a bien dû
admettre que, lui non plus, n’avait pas bien compris comment fonctionnaient
les marchés.

E. FEROZ: Quelles sont les conséquences d’une telle politique et comment


apparaîtraient-elles aux yeux des extraterrestres?
N. CHOMSKY: Ce type de politique engendre un cercle vicieux dont les
mécanismes sont bien connus: la concentration des richesses mène à une
concentration encore plus grande des pouvoirs politiques, ce qui conduit en
retour à une politique qui creuse encore plus le fossé entre l’élite au pouvoir
et le précariat, sapant toujours un peu plus la démocratie. Les conséquences
sur le comportement politique des gens sont: la colère, la peur, la recherche
d’un bouc émissaire et le mépris des institutions. Nous appelons ce
phénomène le «populisme» et, ces temps-ci, nous l’observons au cours des
élections qui se déroulent un peu partout dans le monde et en particulier aux
États-Unis.
En même temps, on observe aussi une montée de l’activisme dans de
nombreux domaines, y compris politiques. Aux États-Unis, le plus surprenant
lors des élections de 2016 n’a pas tant été la victoire d’un milliardaire
jouissant d’un énorme soutien médiatique et d’un important financement de
campagne, que le remarquable succès de la campagne menée par Bernie
Sanders. Avec lui s’est achevée une longue tradition d’élections dont on
pouvait prédire les résultats avec exactitude, en considérant simplement la
variable «moyens de campagne» des candidats. Avec sa «théorie
d’investissement de la politique», le politologue Thomas Ferguson a
grandement contribué à mettre ce fait en évidence.
Ce qui a manqué à Sanders, c’est le soutien financier d’entreprises ou de
fortunes privées. Il a été ignoré ou dénigré par les médias, il a même employé
le terrible mot de «socialisme», qui agit comme un épouvantail aux États-
Unis. Il aurait pu gagner l’investiture démocrate si Barack Obama et Hillary
Clinton n’avaient pas été les décideurs du parti. Un autre exemple est le
phénomène Jeremy Corbyn qui, malgré une vive opposition de la part des
médias et des élites, a réussi à s’imposer à la tête du Parti travailliste
britannique.
Un extraterrestre verrait quelque chose qui ressemble à la fameuse image
évoquée par Antonio Gramsci d’un vieux monde en train de mourir tandis
qu’un nouveau tarde à naître. Bien sûr, ce n’est là qu’une esquisse, mais, à
mon sens, c’est l’idée générale du tableau d’ensemble.

E. FEROZ: Qu’en est-il des «maîtres de l’espèce humaine[4]»? Les


extraterrestres les reconnaîtraient-ils facilement?
N. CHOMSKY: Adam Smith n’avait aucune difficulté à identifier ceux qu’il
qualifiait de «maîtres de l’espèce humaine». À son époque, c’étaient les
marchands et les fabricants anglais, les «maîtres d’œuvre de la politique» qui
veillaient à ce que leurs intérêts passent en premier, sans se soucier des
lourdes conséquences que cela avait pour les autres, y compris leurs
compatriotes. Pour Smith, cependant, les premières victimes de l’iniquité
flagrante en Grande-Bretagne se trouvaient ailleurs, et notamment dans les
Indes britanniques. Bien des choses ont changé en deux siècles et demi, mais
les principes sont restés les mêmes.
Aujourd’hui, les maîtres de l’espèce humaine sont issus de la classe des
investisseurs internationaux. C’est un secteur très concentré d’entreprises
imbriquées les unes aux autres, dont la part du capital financier a connu une
expansion rapide, notamment après le démantèlement des accords de Bretton
Woods par le président Richard Nixon, puis avec le relâchement du contrôle
des plans de sauvetage financier. Tout cela leur a donné les coudées franches,
et aujourd’hui ils dominent l’ère néolibérale. Ils déterminent la ligne
politique, non sans divergence d’opinions, et veillent à leurs intérêts,
indifférents aux conséquences pour autrui. Cela leur a bien réussi, en
particulier ces dernières années.

E. FEROZ: Mais n’y a-t-il pas tout de même des différences entre notre époque
et celle d’Adam Smith?

N. CHOMSKY: À l’époque d’Adam Smith, plusieurs systèmes de pouvoir


s’opposaient: la formulation anglocentrique de ses thèses ne prétendait pas à
une portée mondiale, et cela vaut encore aujourd’hui. L’hégémonie acquise,
après la Seconde Guerre mondiale, par les États-Unis sur l’ensemble de la
planète a été foudroyante. On a parfois estimé que les États-Unis détenaient
la moitié de la richesse mondiale. C’était une puissance d’une ampleur sans
précédent. Mais la situation a changé au fil du temps. Dans les années 1970,
l’économie mondiale relevant du capitalisme comptait trois pôles:
l’Amérique du Nord, l’Allemagne et l’Asie du Nord-Est, qui étaient alors les
régions les plus dynamiques sur le plan de la croissance, bientôt rejointes par
la Chine avec sa croissance galopante. Entretemps, la richesse nationale des
États-Unis a chuté, en raison de mesures conventionnelles, à moins de 20 %
de la richesse mondiale, soit à peu près la moitié des estimations de 1945.
À l’âge du néolibéralisme, la manière traditionnelle d’estimer de la
richesse nationale d’un pays à partir de son produit intérieur brut (PIB) est
désormais trompeuse. Du fait des chaînes d’approvisionnement complexes
intégrées, des sous-traitants et d’autres instruments du même genre, un
décalage se crée. La richesse nationale n’est plus un index réaliste pour
mesurer le pouvoir à l’échelle mondiale. Aujourd’hui, il faut plutôt considérer
les grands groupes qui jouissent du soutien de l’État. Ce qui compte, c’est la
richesse de ces groupes, pas la prospérité de la population. En effet, le monde
s’éloigne toujours plus du modèle des économies nationales politiquement
souveraines. L’économiste Sean Starrs, de la City University de Hong Kong,
en vient à dire que les entreprises d’à peu près tous les secteurs d’activité –
que ce soit l’industrie, les finances, les services, le commerce et autres – ont
la main sur les régimes de propriété de l’économie globale. Elles détiennent
près de 50 % de la propriété mondiale. Aujourd’hui, cette part correspond
presque à toute la richesse des États-Unis en 1945, l’année où le pays a
historiquement atteint l’apogée de sa puissance.
À en croire les instruments d’évaluation classiques, les États-Unis ont
connu un recul de leur prospérité; or les entreprises américaines ont vu leurs
profits exploser dans l’économie mondialisée.
Dans son rapport de 2013 sur l’investissement dans le monde, la
Conférence des Nations Unies pour le commerce et le développement
(CNUCED) a révélé l’étendue de cet immense système globalisé en pleine
ascension. Elle estime que près de 80 % du commerce mondial au sein de la
chaîne de valeur globale des grands groupes internationaux sont implantés
aux États-Unis, ce qui ne correspond pourtant qu’à 20 % à peine des emplois
dans le monde. Qualifier tout cela de «commerce» est pour le moins
discutable, dans la mesure où il s’agit de transactions internes, autrement dit
une sorte d’économie planifiée des entreprises.
Il ne s’agit là que d’un aperçu, même s’il reste éloquent. Le monde est plus
compliqué que toutes les simples descriptions qu’on pourrait en faire.

E. FEROZ: Vous dites souvent qu’à notre époque, les intellectuels ont une
grande responsabilité. Pourquoi dites-vous cela et à quelle sorte de
responsabilité pensez-vous?
N. CHOMSKY: Le concept d’«intellectuel» est particulier. Ce terme est
apparemment employé dans son acception actuelle depuis l’époque de
l’affaire Dreyfus. Quels que soient les critères qui définissent les intellectuels,
ceux-ci portent la même responsabilité que quiconque, mais cette
responsabilité pèse plus lourd du fait de leurs privilèges et des possibilités
dont ils disposent. Chercher à corriger les injustices, venir à bout des
malentendus, œuvrer au bien commun est le devoir de tous. Cela semble
évident. Ceux que l’on qualifie d’«intellectuels» sont plus à même
d’accomplir ces missions indispensables et endossent, de ce fait, une plus
lourde responsabilité que la plupart des gens.
Certains devoirs sont en effet devenus impérieux. De toute évidence, la
génération actuelle doit, pour la première fois dans l’histoire d’homo sapiens,
prendre des décisions cruciales pour le destin des sociétés humaines
organisées et une grande partie du vivant de cette planète. Il a fallu prendre
des décisions après la Seconde Guerre mondiale et cela nous a conduits à
l’ère atomique – époque où l’intelligence humaine a développé une
technologie capable de tous nous détruire. Tous ceux qui connaissent les
horreurs de l’histoire savent que c’est un miracle si nous avons survécu
jusqu’ici, en dépit de tous les accidents et des actions inconscientes des
dirigeants politiques. Nous ne pouvons simplement espérer que ce miracle
perdure et se répète. Depuis 1945, le monde est entré dans une nouvelle ère,
l’anthropocène, qui se caractérise par de graves atteintes à la planète, dues
aux activités humaines.

E. FEROZ: Qu’est-ce que cela signifie concrètement?

N. CHOMSKY: L’Union internationale des sciences géologiques (IUGS) a


commencé à étudier l’anthropocène à la fin des années 1940, en raison de la
forte aggravation des retombées de l’activité humaine. Nous nous trouvons
d’ores et déjà dans la phase de la sixième extinction de masse. Cela signifie
que nous, les êtres humains, sommes sur le point de détruire les espèces
vivantes sur une échelle aussi vaste que celle de la disparition d’espèces, il y
a soixante-cinq millions d’années – date de la cinquième extinction de masse,
lorsqu’une gigantesque météorite a percuté la planète, mettant ainsi fin au
règne des dinosaures. Aujourd’hui, les pronostics concernant l’humanité et
cette planète sont très pessimistes. Pour remédier à cette situation, il faut
prendre des mesures sérieuses.
Pourtant, en dépit de cette réalité, la première puissance mondiale refuse
de s’associer aux efforts communs pour mettre fin à la destruction de notre
planète, bien au contraire. Alors que nous allons bientôt faire face à une
tragédie, les États-Unis participent à la course à la destruction. Et on accorde
relativement peu d’attention à ce problème. C’est un crime sans précédent
dans l’histoire.

E. FEROZ: Face à tous ces problèmes, en quoi les intellectuels sont-ils


importants? Quel rôle jouent-ils dans la lutte contre les «maîtres»? Sont-ils
même au service des masses opprimées?

N. CHOMSKY: Comme je l’ai déjà évoqué, la notion d’«intellectuel», dans son


sens moderne, semble être entrée en usage à l’époque de l’affaire Dreyfus.
On peut aujourd’hui rendre hommage aux dreyfusards, mais les élites de
l’époque, incluant des immortels de l’Académie française, les ont voués aux
gémonies, car ils osaient dénigrer l’État et ses sacro-saintes institutions,
notamment l’armée. Ce schéma, qui perdure encore aujourd’hui, remonte à
l’aube de notre histoire. Dans les récits bibliques, certains hommes mettaient
en garde, par des analyses géopolitiques, contre les graves conséquences des
décisions royales, ils demandaient grâce pour les pauvres et les misérables.
En un sens, ils ressemblaient à ceux que nous appelons «intellectuels»
aujourd’hui. On les nommait alors «prophètes» – une désignation trompeuse
issue d’un mot hébraïque obscur. Les prophètes ont rarement été bien traités.
On les a le plus souvent emprisonnés, abandonnés dans le désert ou
sévèrement châtiés. Dans la Bible, l’incarnation du mal est le roi Achab, qui
condamne le prophète Élie comme étant un «fléau d’Israël» parce qu’il a osé
dénoncer ses crimes. C’est le tout premier exemple historique de ce qu’on
appelle la «haine de soi juive», une notion aujourd’hui souvent employée
pour stigmatiser les Juifs qui critiquent Israël. Des siècles plus tard, les
courtisans du roi sont qualifiés de «faux prophètes», mais ce n’était pas
encore le cas à l’époque d’Élie.
Kissinger, un maître dans l’art de la courtisanerie, a un jour décrit ce que
devait être l’approche d’un intellectuel, selon lui, responsable. Tout d’abord,
dit-il, il faut devenir un «expert» et faire preuve de sa compétence en
transformant les poncifs des puissants en idées de haut vol, et en les
qualifiant comme telles. Autrement dit, il faut devenir l’un de ces flagorneurs
de cour, dont le modèle est en vigueur depuis des siècles. Nous reconnaissons
plus facilement ce phénomène dans les États ennemis dont nous admirons et
révérons les courageux dissidents qui se dressent contre le système. Le
concept de dissident semble toutefois n’être réservé qu’aux opposants de ces
États ennemis, tandis que nous méprisons les infâmes figures du régime et les
apparatchiks valets du pouvoir. Mais, chez nous, ces valeurs sont renversées.
On est reconnu en tant qu’intellectuel à condition d’être un technocrate et de
suivre le courant politique du moment.
La manière dont les dissidents sont perçus dépend donc de la société. Dans
le bloc soviétique, après la période stalinienne, Václav Havel a été
emprisonné parce qu’il refusait de se plier au système. Au Salvador, durant la
guerre froide, des intellectuels jésuites de premier plan ont été enlevés, puis
exécutés d’une balle dans la tête par les services de sécurité du régime,
formés et armés par les États-Unis. On rend hommage, à juste titre, à des
personnages comme Václav Havel, mais on oublie leurs homologues qui
vivent sous nos latitudes. On fait tout aussi peu de cas de notre rôle historique
et de la manière de traiter les dissidents dans notre société. Ce schéma se
reproduit sans cesse, c’est devenu la norme.
La plupart des intellectuels véritablement critiques sont dénigrés,
ostracisés dans leur propre pays, on les empêche de travailler, par exemple en
leur bloquant l’accès aux établissements d’enseignement. Cette tendance
revient sans cesse au cours de l’histoire. La question est plutôt de savoir dans
quelle mesure ceux qu’on nomme «insoumis» chez nous et «dissidents» dans
les pays désignés comme ennemis sont indispensables. Même sans eux, à
mon avis, beaucoup de choses sont flagrantes.

E. FEROZ:Vous comptez vous-même parmi les intellectuels les plus célèbres


au monde. Quand avez-vous pris conscience de votre propre responsabilité?

N. CHOMSKY: Je le répète: la responsabilité est la même pour tous, mais elle


augmente en fonction des privilèges de chacun et des possibilités qui y sont
liées. Au-delà de cette qualification d’«intellectuel», ma responsabilité m’est
apparue – comme c’est le cas pour la plupart des gens – alors que j’étais un
enfant qui grandissait dans le monde.
E. FEROZ: Vous avez dit un jour que les États-Unis seraient les premières
cibles de vos critiques, même s’ils n’étaient responsables que de 2 % des
problèmes sur Terre. Pourquoi?

N. CHOMSKY: Pour la même raison que celle qui conduit les dissidents en
Union soviétique, en Iran ou dans n’importe quel prétendu «État ennemi» à
pointer du doigt les dérives de leur société. Autrement, dans notre
hémisphère, on laisserait cette critique aux experts décrits par Kissinger. De
plus, assumer sa part de responsabilité dans les affaires publiques permet
d’évaluer le degré de liberté de la société dans laquelle on vit. Par ailleurs,
c’est aussi une question d’efficacité. Il faut toujours dénoncer les crimes de
chaque camp, mais il est contreproductif de joindre sa voix aux
condamnations prononcées par ceux qui ont été désignés comme les ennemis
officiels, surtout si l’on a peu de prise sur leurs actions. En revanche, on
obtient plus en se concentrant sur les dérives de notre société, notamment
dans les régimes plus permissifs.

E. FEROZ: L’intellectuel pakistanais, feu Eqbal Ahmad, a dit de vous qu’il


admirait avant tout votre patience et votre détermination à répéter
inlassablement vos thèses maîtresses. C’était pour lui la qualité essentielle
d’un intellectuel, surtout à notre époque. Pourquoi est-ce si important à votre
avis? Et cependant, la volonté de mener une réflexion, de bâtir une pensée
rigoureuse n’a-t-elle pas touché le fond, à l’époque de Donald Trump et de
Twitter?

N. CHOMSKY: Si ces thèses sont justes et cruciales, alors on se doit de les


répéter. Sinon, ce n’est pas la peine. Mon ami Eqbal et moi-même étions
exactement du même avis sur ce point. Ce qui se passe actuellement est
frappant. Les résultats des sondages sont étonnants, notamment chez les
républicains – et c’est d’autant plus grave qu’ils contrôlent tout l’appareil
gouvernemental ainsi que la plupart des États fédéraux. Lorsqu’on les
interroge sur le problème politique majeur auquel les êtres humains sont
confrontés, le réchauffement planétaire, seule la moitié des sondés croient
effectivement à son existence. Quant aux autres, ils sont presque tous d’avis
que l’être humain n’y est pour rien. De telles positions et même les politiques
qui encouragent ces points de vue peuvent signer l’arrêt de mort de toute
forme de vie humaine et organisée. Près d’un Américain sur trois pense que
l’espèce humaine s’est développée conformément à la théorie de l’évolution.
Quant à ceux qui croient que l’homme a suivi la voie tracée par la volonté
divine, ils représentent 25 % de la population. Si on les interroge sur Barack
Obama, les réponses montrent à quel point le racisme est profondément ancré
dans la société américaine. Je dois ajouter qu’à cet égard, l’Europe n’a rien à
envier aux États-Unis, même si le racisme y revêt d’autres formes. Ces
exemples ne sont pas tous récents, même si le «phénomène Trump» contribue
sans aucun doute à ce mépris des faits et de la raison, ainsi qu’au culte de la
personnalité de ce mégalomane puéril. Tout cela peut avoir des effets
désastreux.

E. FEROZ: Pensez-vous que les intellectuels doivent guider les masses? Vous-
même, vous influencez des millions de personnes par vos prises de parole et
par vos textes.

N. CHOMSKY: Nous aurions tous de gros problèmes si les intellectuels


guidaient les masses. L’histoire récente l’a démontré. Lors de la Révolution
bolchevique, les organisations socialistes ont été écrasées par le parti des
intellectuels de l’avant-garde révolutionnaire. Les intellectuels à la tête du
cabinet politique de John F. Kennedy ont non seulement contribué à
envenimer la guerre meurtrière en Indochine, mais ils ont également failli
conduire l’humanité à sa perte – comme l’a révélé Arthur M. Schlesinger, un
historien proche de Kennedy. Le «moment le plus dangereux de l’histoire»,
a-t-il écrit, a commencé avec la crise de Cuba. Beaucoup d’entre nous se
souviennent encore des soulèvements populaires et de la crise provoquée par
l’invasion de la baie des Cochons en octobre 1962. Je n’ai aucun doute sur le
fait que les intellectuels influencent beaucoup de monde, mais c’est pour le
meilleur comme pour le pire.

E. FEROZ: Ne faudrait-il pas mettre des idées et des théories radicales en


pratique pour réussir enfin à changer la société?

N. CHOMSKY: Même si cette matière a donné lieu à de nombreuses idées


importantes, il n’est pas facile de trouver, hors des sciences fondamentales,
des théories suffisamment profondes et empiriques. Pour que des idées ayant
trait aux affaires humaines puissent contribuer à des changements bénéfiques,
nécessaires et urgents, il faut qu’elles soient réellement ancrées dans la
situation actuelle afin de nous permettre de formuler des recommandations
concrètes – et d’être «pratiques» dans ce sens. Je suis sûr que de telles idées
ne manquent pas.
2

Impérialisme, guerre et causes des migrations

Noam Chomsky est connu comme l’un des critiques les plus acerbes de
l’impérialisme américain. Depuis des décennies, il dénonce avec virulence
les agressions commises à l’étranger par les gouvernements américains
successifs. Dans les années 1960, comme de nombreux autres militants et
intellectuels, il a vigoureusement protesté contre les crimes de la guerre du
Vietnam. Il a récidivé quelques années plus tard, quand Washington a
précipité dans le chaos plusieurs pays de l’Amérique latine. Dans
l’atmosphère trouble de la guerre froide, au Chili et ailleurs, des
gouvernements démocratiques, surtout de gauche, ont été renversés, tandis
que des extrémistes de droite qui allaient bientôt ériger de violentes
dictatures étaient assistés dans leur conquête du pouvoir. Les répercussions
de cette politique étrangère se font encore ressentir aujourd’hui. Des gens
continuent de fuir l’Amérique centrale et l’Amérique du Sud en direction du
nord, vers le pays «de tous les possibles». Là, pourtant, des murs, des
clôtures, des gardes-frontières brutaux leur barrent la route. Ceux qui
parviennent à entrer en Amérique du Nord sont souvent contraints de vivre
dans l’illégalité. Leur exode est pour ainsi dire sans fin, car ils se retrouvent
à fuir encore pour échapper à une éventuelle expulsion. Chomsky ne se
contente pas de prendre leur parti, il rappelle le contexte général de cette
migration. Il est en effet évident que ces gens fuient les conséquences que les
politiques de Washington ont eues sur leur pays d’origine. Lorsque Chomsky
s’est prononcé contre l’invasion américaine en Afghanistan, il a été invité
par des organisations militantes à donner des conférences au Pakistan, mais
le régime d’Islamabad, allié de Washington, a rejeté sa demande de visa. Le
scénario s’est répété lorsque Chomsky a dénoncé la guerre en Irak et l’a
décrite comme l’un des plus grands crimes du XXIe siècle. Mais si sa
réputation le précède ainsi, c’est surtout à cause de sa critique d’Israël. Peu
de personnes en Occident ont pris aussi fermement position en faveur des
droits des Palestiniens. Du fait de ses racines juives, Chomsky entretient une
relation ambivalente avec l’État israélien qui, non content de poursuivre sa
politique de colonisation des territoires occupés, s’arroge aussi le droit
d’assassiner régulièrement des Palestiniens, tandis que la communauté
internationale, menée par les États-Unis, préfère passer son temps à
combattre des «États voyous». Au vu du contexte politique actuel en Israël, il
n’est pas étonnant que Chomsky se soit récemment vu refuser l’entrée dans
ce pays quand il a voulu aller en Cisjordanie pour y donner une conférence.
Aujourd’hui, il joue en quelque sorte le rôle des prophètes israéliens dont
parle la Bible, ces indésirables, autrefois chassés et diabolisés. Dans certains
milieux, on lui impute souvent une forme de «haine de soi juive», mais cela
ne l’a jamais fait taire. Comme à son habitude, il continue de se dresser
contre l’«Empire» et de décrire posément ces réalités que beaucoup d’autres
observateurs politiques refusent de voir.

E. FEROZ: L’Empire américain est le plus puissant de notre époque, mais aussi
de l’histoire de l’humanité en général. Pourtant, cette même histoire nous a
appris que tout empire finissait par s’écrouler. Allons-nous assister au déclin
de cet empire dans un futur proche?

N. CHOMSKY: Le simple fait que tous les empires passés se soient écroulés ne
nous permet pas de déduire qu’il en sera de même pour le prochain sur la
liste. Toutefois, si l’on considère la conjoncture mondiale, on peut
raisonnablement penser que celui-ci finira par tomber, comme les autres. Cela
dit, il ne faut pas pour autant éluder une question beaucoup plus pressante:
dans leur chute, les États-Unis d’Amérique ne risquent-ils pas de provoquer
la destruction de toute forme de vie humaine organisée? Difficile à dire.
Quand bien même le monstre nucléaire pourrait être domestiqué, l’élévation
du niveau de la mer de quelques mètres annoncée avant la fin du siècle serait
une catastrophe inimaginable.
À ce sujet, n’oublions pas que la politique de Washington a accéléré la
fuite en avant vers la catastrophe. Non seulement l’administration américaine
actuelle refuse de lutter contre la crise écologique, mais elle la laisse
délibérément s’aggraver. Et il ne fait aucun doute que les responsables sont
conscients de ce qu’ils font. Trump ne s’en cache pas, il ne saurait être moins
préoccupé par le réchauffement planétaire. Tout ce qui compte pour lui, c’est
de pouvoir construire un mur autour de son terrain de golf afin de le protéger
de la montée des eaux. Il est difficile de trouver les mots pour décrire une
telle folie.

E. FEROZ: Une autre réalité historique qui continue d’être niée malgré des
preuves accablantes, c’est que les États-Unis se sont bâtis grâce à l’esclavage
et au génocide. Vu d’Europe, on a l’impression que la question de l’esclavage
est enseignée dans les écoles américaines, mais que celle du génocide des
Autochtones du continent américain n’est pas du tout abordée. Quelle est
l’intention politique qui sous-tend cette omission? L’Holocauste est étudié en
détail dans les écoles allemandes et autrichiennes. Sans vouloir comparer
l’Holocauste, qui est historiquement très spécifique, avec le génocide nord-
américain, on peut se poser la question de savoir pourquoi un tel travail de
mémoire ne se fait pas dans les écoles américaines.

N. CHOMSKY: L’Allemagne et l’Autriche ont perdu la guerre. Mais l’habitude


de la victoire a eu des effets néfastes sur la conscience morale des
Américains. Cependant, je ne suis pas d’accord avec vous quand vous dites
que l’histoire de l’esclavage est largement connue. En vérité, elle n’est
transmise que de manière superficielle. Peu de gens sont conscients du
caractère exceptionnel et ignoble de l’esclavage américain. De même, peu de
gens savent que l’esclavage est aux fondements de la richesse et du
développement des États-Unis et de l’Angleterre en particulier. En outre, il
n’y a pas véritablement eu d’émancipation à l’époque. Au bout d’une dizaine
d’années, l’esclavage a été rétabli sous un autre nom. Il a perduré jusqu’au
XXe siècle et a largement contribué à l’économie américaine. L’histoire des
guerres menées contre les Premières Nations, celle de leur extermination
presque totale et de la marginalisation des survivants est également peu
connue, même si la situation s’est améliorée après les années 1960 avec le
mouvement des droits civiques.
Le deuxième amendement est un autre exemple des omissions du récit
historique. Il est aujourd’hui lu comme une défense du «droit sacré» à porter
des armes – un sujet qui fait régulièrement la une des médias du pays, avec
les massacres et les coups de folie meurtrière qui ont souvent frappé les États-
Unis dernièrement. Pourtant, peu de gens savent pourquoi cet amendement a
été adopté: c’était très clairement dans le dessein meurtrier de contrôler les
esclaves et de tuer les Autochtones. Il s’agissait aussi de se défendre dans
l’éventualité d’une attaque britannique, que l’on redoutait d’autant plus que
les États-Unis n’avaient pas d’armée constituée. On voit bien, dans ce
contexte, que le sens premier de cette partie de la Constitution et les
intentions des Pères fondateurs sont aujourd’hui pour le moins dépassés. Cela
devrait au moins faire réfléchir les tenants conservateurs de l’originalisme,
qui continuent de se réclamer des valeurs fondamentales de la Constitution et
veulent leur donner la primauté. Il est intéressant que la décision rendue en
2008 par le juge John G. Roberts, président de la Cour suprême, pour élargir
la portée de ce «droit sacré» ait été rédigée par Antonin Scalia, qui se
revendique expressément de l’originalisme. Scalia, à cette occasion, a cité
toutes sortes de textes obscurs, mais il est parvenu à mettre complètement
entre parenthèses les principaux motifs qui plaideraient en faveur d’une
restriction de ce droit. La même chose est arrivée lors du débat juridique sur
l’incipit du deuxième amendement: «Une milice bien organisée étant
nécessaire à la sécurité d’un État libre.» Les discussions ont été âpres, car il
fallait déterminer si l’amendement conférait un droit individuel à porter des
armes ou s’il octroyait le droit à former une milice. C’est une question
intéressante d’un point de vue juridique, mais le débat – tout au moins du
côté des conservateurs qui défendent avec acharnement une interprétation
élargie de ce texte – fait l’impasse sur la cause de ce deuxième amendement
et sur son utilisation aujourd’hui. Somme toute, il est aussi édifiant de voir
comment les deux «péchés originels» des États-Unis – l’esclavage et le
génocide – sont occultés même dans la conscience de ceux des classes
instruites et dans le courant de pensée libérale.

E. FEROZ: Cette folie des armes semble être un gros problème qui touche
l’ensemble de la société américaine.

N. CHOMSKY: Pamela Haag a décrit les origines de cette culture fanatique des
armes dans un livre important paru récemment[5]. Elle montre comment cette
culture a été créée par les fabricants d’armes de l’époque industrielle, dans ce
qui a été l’un des premiers succès du secteur des relations publiques. À la fin
du XIXe siècle, le marché national était presque saturé et les producteurs
d’armes voyaient leurs ventes chuter. On considérait les armes comme des
outils, au même titre que les pelles ou les fourches. Puis a été lancée une
grande campagne publicitaire présentant une image romantique du
combattant armé. On a brusquement vu apparaître la figure du cow-boy
solitaire à la conquête du Far West, de faux héros comme Buffalo Bill, et
toute la camelote qui va avec. On a créé le mythe selon lequel, pour devenir
un homme, un garçon doit apprendre à dégainer son Colt tout en ayant, sous
le bras, une carabine Winchester. On a également fait croire aux femmes
qu’elles devaient dormir avec une arme sous l’oreiller au cas où l’homme de
la maison doive sortir pour aller combattre les hordes de pillards indiens ou
autres créatures maléfiques. L’industrie du tabac s’est greffée à cela,
notamment Marlboro, et d’autres ensuite. La campagne de propagande a été
parfaitement orchestrée – et elle a parfaitement fonctionné. Aujourd’hui, les
armes sont un bien de consommation prisé et le droit d’en avoir une sur soi
lorsqu’on sort prendre un café est considéré comme sacré, inaliénable. On y
voit un précieux acquis, obtenu lors de la conquête de l’Ouest, par des
fermiers et des éleveurs de bétail du XIXe siècle. Ce qu’on ne dit pas, c’est que
pour parvenir à leurs fins, ils ont utilisé des moyens bien peu reluisants.

E. FEROZ: Quand on parle de l’esclavage et du racisme, on aborde également


la situation actuelle des Africains-Américains. Celle-ci a-t-elle changé avec
l’élection de Barack Obama? Et a-t-elle régressé avec l’arrivée au pouvoir de
Donald Trump? Même durant le mandat d’Obama, les communautés
africaines-américaines ont dû faire face à de graves problèmes. Le nombre
d’Africains-Américains dans les prisons n’a jamais été aussi élevé que sous
sa présidence, et on peut en dire autant du nombre d’États africains
bombardés par les États-Unis, puisque des guerres secrètes ont enflammé la
Somalie, entre autres. Les Pères fondateurs étaient des propriétaires
d’esclaves. N’y-a-t-il pas là un problème fondamental avec l’histoire et la
société américaines dont personne ne veut parler?

N. CHOMSKY: La présidence d’Obama a d’abord eu un impact psychologique.


Les Africains-Américains se sont réjouis de voir une famille noire
emménager à la Maison-Blanche, une demeure construite par des esclaves.
Mais sur le plan matériel et sociopolitique, cela n’a pas changé grand-chose.
La crise de 2008 a particulièrement affecté les Africains-Américains et ils
sont nombreux à avoir perdu leur maison, clef de voûte de leur patrimoine.
Le programme du Congrès américain pour lutter contre la crise financière
(Troubled Asset Relief Program, TARP) prévoyait un plan de sauvetage pour
les banques responsables de ce désastre et une aide destinée aux victimes qui
avaient perdu leurs maisons. Il n’est pas difficile de deviner lequel de ces
deux engagements a prévalu et a été tenu en priorité. Neil Barofsky,
inspecteur général du TARP, a fortement critiqué l’administration Obama et
dénoncé le fait que les grandes banques étaient devenues plus riches que
jamais, tandis que rien n’avait été fait pour ceux qui avaient tout perdu.
Le résultat a été catastrophique, notamment pour la population africaine-
américaine. En moyenne, les familles noires du pays n’ont pas beaucoup
d’épargne. Bien sûr, la lente détente économique qui a commencé sous
Obama en 2009, et qui perdure encore maintenant sous Trump, a amélioré les
perspectives d’emploi pour les Africains-Américains, mais il faut garder à
l’esprit que les profits ont grimpé en flèche tandis que les salaires réels
continuent de stagner. D’après un rapport du ministère du Travail américain,
le salaire horaire moyen réel a baissé de 0,1 % entre mai 2017 et mai 2018,
corrections saisonnières comprises. Ce recul du salaire horaire s’accompagne
d’une prolongation de 0,6 % de la semaine moyenne de travail, ce qui conduit
à une augmentation de 0,5 % de la moyenne du salaire hebdomadaire réel,
pour la période en question. Telle est la situation depuis la vaste offensive
néolibérale de Reagan. En 2007, au moment où la tant célébrée «grande
modération» atteignait son summum, les salaires réels des travailleurs
ordinaires étaient inférieurs à ceux de 1979, c’est-à-dire à ceux d’avant
l’avènement de l’ère néolibérale. Et depuis, la situation n’a fait qu’empirer.
Précisons toutefois que, depuis les années 1960, grâce à l’important travail
du mouvement pour les droits civiques, il y a tout de même eu quelques
progrès. Ce militantisme a joué un rôle civilisateur essentiel.

E. FEROZ: La situation de nombreux États en Amérique du Sud est, elle aussi,


problématique. Au Brésil et dans d’autres pays de la région, la classe blanche
détient le pouvoir et exploite le reste de la population, principalement des
Noirs et des Autochtones. Le colonialisme européen et l’impérialisme,
notamment pendant la guerre froide, semblent avoir laissé des séquelles à
long terme. Quelles ont été les conséquences de la politique étrangère
américaine sur cette région?
N. CHOMSKY: La politique étrangère des États-Unis a assurément renforcé le
pouvoir des élites blanches de ces pays et, par conséquent, consolidé leur
politique raciste contre les classes les plus pauvres. L’orientation générale de
cette politique n’est pas difficile à saisir. À la fin de la Seconde Guerre
mondiale, les maîtres d’œuvre de la politique américaine ont compris qu’ils
étaient en position de façonner le reste du monde pour servir leurs propres
intérêts. Et c’est exactement ce qu’ils ont fait. Leur objectif était d’aligner le
système international sur le système économique américain pour le placer
sous son contrôle politique et le saper. Cela devient évident à la lecture de
documents auxquels le public n’a eu accès que récemment, comme la Policy
Planning Study numéro 23 (PPS/23)[6], rédigée en 1948 par George
F. Kennan, l’un des maîtres d’œuvre de la planification d’après-guerre, et qui
montre comment ce chef d’état-major du département d’État et ses acolytes
ont assigné à chaque région du monde une fonction dans le cadre d’un ordre
mondial dominé par les États-Unis. L’Asie du Sud-Est était censée fournir
des matières premières aux anciennes puissances coloniales et aux États-
Unis. Comme Kennan estimait que l’Afrique avait peu d’intérêt pour les
États-Unis, il l’a laissée aux Européens. À ce propos, le document parle
explicitement d’une exploitation de l’Afrique par les Européens pour leur
permettre d’entreprendre la reconstruction du vieux continent.
Au sein de ce nouvel ordre mondial, l’Amérique du Sud avait pour rôle de
vendre ses matières premières aux États-Unis et d’absorber les capitaux
américains excédentaires. Suivant la même logique, Gerald Haines, un
historien au service de la Central Intelligence Agency (CIA), a célébré
l’«américanisation du Brésil[7]» et expliqué que l’objectif de Washington
était d’«éliminer toute concurrence étrangère» en Amérique du Sud, afin que
cette région continue d’être le premier marché pour les surplus de la
production américaine et pour les investissements privés. Bien entendu, à
l’époque, l’objectif était aussi d’exploiter les abondantes ressources naturelles
et de lutter contre le communisme. Les services secrets n’avaient alors pas
l’ombre d’une preuve que le communisme cherchait à s’étendre en Amérique
du Sud. Il ne faut pas oublier que ce qu’on entendait alors tacitement par
«communisme» englobait tout ce qui aurait pu inciter les pauvres «à piller les
riches», comme s’en alarmait régulièrement l’administration Eisenhower,
notamment par la voix de son ministre John Foster Dulles.
Sans grande surprise, il apparut bientôt que les Sud-Américains avaient
d’autres desseins. Ils tendaient vers ce que le gouvernement américain
décrivait alors comme une «philosophie du nouveau nationalisme visant une
plus large distribution des richesses et une amélioration du niveau de vie des
masses». Un autre rapport du département d’État désignait le nationalisme
économique comme le dénominateur commun de cette nouvelle marche à
l’industrialisation. Les Latino-Américains étaient convaincus que les
premiers bénéficiaires du développement économique d’un pays devaient être
ses propres citoyens. Les États-Unis voyaient les choses autrement. Dès
février 1945, ils ont légalement décidé de mettre un terme à ce nationalisme
économique «sous toutes ses formes». Le message était clair: les ressources
d’un État ne doivent profiter qu’aux investisseurs américains et à leur
clientèle, pas aux citoyens du pays en question.
Cette consigne perdure encore aujourd’hui. Au Brésil, par exemple, l’élite
blanche s’est opposée avec véhémence et détermination à la politique de Lula
da Silva qui, à leurs yeux, gaspillait les ressources du pays en les distribuant
aux pauvres.

E. FEROZ: On voit aujourd’hui comment la machine de guerre américaine


déploie toutes ses ressources pour semer encore un peu plus le chaos, et
provoquer encore plus de conflits. Est-ce propre au gouvernement Trump ou
est-ce plus généralement le signe d’un empire sur le déclin?

N. CHOMSKY: Le budget militaire des États-Unis équivaut à la somme des


budgets militaires des sept autres puissances qui les suivent dans le
classement mondial. L’augmentation de ces dépenses sous Trump correspond
à environ 80 % du budget de l’armée russe. Les États-Unis ont une longue
avance technologique sur tous les autres pays. Les forces armées américaines
sont actives dans 70 % des pays du monde, et les États-Unis ont plus de
800 bases militaires en activité à l’étranger.
Dans une récente étude particulièrement inquiétante publiée dans le
Bulletin of the Atomic Scientists, des experts qui ont étudié les programmes
de modernisation nucléaire en sont arrivés à la conclusion que de «nouvelles
technologies révolutionnaires» ont multiplié par trois la puissance de
destruction de l’arsenal américain[8]. Cela signifie que ces armes peuvent
faire exactement ce qu’on attend d’elles et ce que présuppose toute puissance
nucléaire: mener et gagner une guerre atomique en mettant l’ennemi hors
d’état de nuire par une frappe surprise. Cela n’est évidemment pas un secret
pour les États adverses, qui s’organisent en conséquence. Pour la planète, en
revanche, ce n’est pas une bonne nouvelle.

E. FEROZ: Beaucoup de gens ne semblent pourtant pas s’apercevoir du danger.


De nombreux Américains ne savent même pas que leur armée est engagée au
Niger et encore ailleurs en Afrique. Je vis moi-même à Stuttgart, où se
trouvent beaucoup d’installations militaires américaines, parmi lesquelles
l’EUCOM et l’AFRICOM[9]. Tout cela se passe sous notre nez et pourtant les
gens ne s’en soucient pas. À quoi cela tient-il?

N. CHOMSKY: Comme je le disais, les États-Unis possèdent 800 bases


militaires en activité, et les soldats américains sont présents dans plus de
70 % des pays du monde. Malgré le travail courageux de certains
journalistes, cela passe généralement sous le radar. Pour Stuttgart, il faut
compter sur des personnes comme vous. Ailleurs, comme à Okinawa par
exemple, des manifestants donnent régulièrement de la voix pour protester
contre la présence de l’armée américaine au Japon.

E. FEROZ: En Allemagne, il y a aussi la base aérienne de Ramstein, qui joue


un rôle essentiel dans la guerre meurtrière des drones que mènent les États-
Unis. Iriez-vous jusqu’à dire que l’Allemagne est, d’une certaine manière,
devenue une colonie américaine? Certaines personnes qualifieraient ce genre
d’affirmation de propagande d’extrême droite et néonazie.

N. CHOMSKY: Je pense que c’est se méprendre sur la situation. Si de pauvres


gens sur l’île de Jeju en Corée du Sud parviennent à organiser des
manifestations contre la présence militaire américaine, alors les Allemands
pourraient très bien en faire autant. L’Organisation du traité de l’Atlantique
Nord (OTAN) est loin d’être sacrée et les raisons de critiquer le rôle qu’a
joué cette organisation, surtout depuis la chute du rideau de fer, ne manquent
pas.

E. FEROZ: En quoi le colonialisme des XVIIIe et XIXe siècles, britannique ou


d’autres puissances européennes, se distingue-t-il de la politique étrangère
des États-Unis aujourd’hui? Y a-t-il une nette différence ou avons-nous tout
simplement changé de rhétorique et de cadre cognitif?

N. CHOMSKY: Il y a de nombreuses différences. L’impérialisme de l’époque


visait à assujettir le plus grand nombre d’États en recourant directement à la
violence. Cela se faisait assez ouvertement. Les colonialistes se sont partagé
le monde à coups de traités internationaux, toujours à leur avantage. Les
populations colonisées ont enduré une extrême violence et un racisme brutal.
Une autre des caractéristiques de ce premier impérialisme est le recours à la
colonisation de peuplement, qui consiste à chasser ou assassiner les
Autochtones pour les remplacer par une population privilégiée, une
«meilleure race». C’était la spécialité des Britanniques, reprise ensuite par les
Américains.
Aujourd’hui, la politique étrangère des États-Unis ne poursuit pas des
objectifs d’une telle envergure. Le pays n’est la première puissance planétaire
que depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Auparavant, ce rôle
revenait encore à la Grande-Bretagne et, dans une moindre mesure, à la
France. La guerre a conféré aux États-Unis une puissance énorme, une
sécurité sans précédent ainsi que de nombreux autres avantages. Le système
mondial semble avoir été conçu pour les États-Unis et leur permet
indirectement de piller l’économie et d’exercer un contrôle politique sur
d’autres pays. Mais pour cela, il faut que les autres grandes puissances
mondiales soient intégrées, autant que faire se peut, dans un système
d’alliances placé sous contrôle américain. En même temps, comme le disent
des documents officiels que j’ai déjà évoqués, il faut écraser les régimes
«nationalistes et extrémistes» – notamment ceux qui, répondant à la pression
populaire, s’emploient à «améliorer le niveau de vie des masses» et qui sont
dès lors incompatibles avec «la nécessité d’un climat politique et économique
propice aux investissements privés avec un rapatriement convenable des
profits». Il faut user de méthodes douces si possible, dures si nécessaire.
George Kennan déclare ainsi dans le PPS/23: «Nous devrions arrêter de
parler d’objectifs vagues et irréalistes comme les droits de la personne,
l’amélioration du niveau de vie et la démocratisation.» Selon lui, au lieu de se
laisser guider par des slogans idéalistes sur l’égalité des droits, il faut être prêt
à intervenir suivant des notions de pouvoir exercé de manière directe. C’est
seulement ainsi que les États-Unis pourront maintenir cette «position de
disparité» ainsi nommée par Kennan, c’est-à-dire cette distance que leur
richesse crée entre eux et les autres pays.
Les directives politiques étaient très strictes, adaptées aux circonstances de
l’époque – et elles ont été couronnées de succès: les entreprises basées aux
États-Unis possèdent désormais environ la moitié de la richesse mondiale et
occupent la première place dans presque tous les secteurs de l’économie
internationale. Cette conséquence est souvent passée inaperçue, et pourtant,
c’est la grande victoire des «maîtres de l’espèce humaine» d’Adam Smith. À
l’époque, c’étaient des commerçants et des fabricants britanniques. De nos
jours, ce sont des multinationales contrôlant des chaînes d’approvisionnement
complexes qui sillonnent la planète.

E. FEROZ: Vous avez autrefois manifesté contre le crime monstrueux qu’a été
la guerre du Vietnam. Aujourd’hui, au Proche-Orient, les États-Unis se sont à
nouveau empêtrés dans des guerres qui n’en finissent plus, qui violent le droit
international et qui constituent des crimes contre l’humanité. Pourquoi n’a-t-
on rien appris de l’histoire?

N. CHOMSKY: Entre 1960 et 1975, j’ai manifesté des dizaines de fois contre la
guerre. C’était la forme la plus élémentaire de résistance, et le résultat d’un
travail d’éducation ainsi que de nombreuses autres manifestations en amont.
Certes, la vague de protestations contre l’offensive américaine au Vietnam,
puis dans toute la péninsule indochinoise, est devenue suffisamment audible
et efficace, mais c’était trop tard. Toutefois, la résistance d’alors a eu des
effets durables. Quand, en 1981, Reagan est entré en fonction, il a voulu
s’attaquer à l’Amérique centrale et se faire l’émule de la politique de
Kennedy, vieille d’une vingtaine d’années. Mais, alors que Kennedy avait pu
laisser la guerre au Vietnam s’envenimer sans attirer l’attention ni déclencher
d’opposition, Reagan, lui, a été obligé, devant la vague de protestation, de
faire machine arrière et d’opter pour une autre stratégie terroriste après que le
Congrès eût restreint le recours direct à la force. Il a ainsi recruté tout un
réseau terroriste composé de milices de droite formées, entre autres, de
néonazis argentins ou encore d’agents israéliens, taïwanais, et j’en passe. Les
mêmes méthodes ont été utilisées en Irak. Mais il n’en demeure pas moins
qu’en 1981, pour la première fois dans l’histoire, une agression impérialiste
s’est heurtée à une vague de protestation massive avant même d’avoir été
officiellement déclenchée. Les dégâts en Amérique centrale auraient été
beaucoup plus graves, comme ils l’avaient été au Vietnam, si on avait tardé à
opposer une résistance à cette offensive.
Le Vietnam a servi de leçon: c’était une erreur que de vouloir mener une
guerre au sol en envoyant de jeunes Américains là-bas. Les anciennes forces
impérialistes l’avaient compris et s’appuyaient sur des mercenaires, par
exemple les Gurkhas et les cipayes pour l’armée britannique, la Légion
étrangère pour la France. L’armée américaine a finalement été défaite au
Vietnam. Une armée de civils insuffisamment formés ne peut faire face à
l’horreur d’une guerre impérialiste. Au fil du temps, les États-Unis ont fini
par lever une «armée de volontaires» – ce qui signifie en gros qu’ils
emploient une armée composée de pauvres et d’opprimés.
Regardons de plus près ces «leçons du Vietnam». Cette guerre s’est soldée
par ce que l’on considère comme une défaite. Autrement dit: les États-Unis
n’ont pas réussi à imposer un régime ami au Vietnam, comme ils l’avaient
fait aux Philippines par exemple, où avait été menée avec succès la première
campagne impérialiste de Washington. Toutefois, lorsqu’on observe les
phases préparatoires de la guerre du Vietnam – tâche qui nous a été facilitée
par le lanceur d’alertes Daniel Ellsberg et la publication des Pentagon Papers
–, on voit se dessiner une tout autre image. Les maîtres d’œuvre de la
politique à Washington ont appliqué le discours selon lequel les régimes
«nationalistes et extrémistes» ne sauraient être tolérés, surtout s’ils se
comportent comme un «virus» susceptible de se «propager», pour citer
Kissinger à propos du Chili d’Allende. Ici, on craignait qu’un Vietnam
victorieux, indépendant, répande l’«infection» aux pays voisins comme
l’Indonésie, si riche en ressources naturelles, voire le Japon, dans un
mouvement que l’historien John Dower a qualifié d’effet «super domino».
Pour éviter que cela se produise, il fallait détruire le virus et «vacciner» ceux
qui avaient été touchés – ce qui s’est traduit par l’instauration de dictatures
brutales. Un franc succès. Le Vietnam n’a pas été complètement détruit, mais
il a été suffisamment frappé pour neutraliser toute menace d’un
développement indépendant du pays. Toutefois, le «vaccin» a aussi été
administré à l’Asie du Sud-Est indépendamment du Vietnam. Comme on l’a
su par la suite, McGeorge Bundy, conseiller à la Sécurité nationale sous
Kennedy, était d’avis qu’il aurait été plus sage de se retirer du Vietnam en
1965, après l’instauration de la dictature de Suharto qui a conduit au
massacre de centaines de milliers de personnes.

E. FEROZ: Les États-Unis sont la plus grande puissance militaire du monde et


possèdent la plupart des bases sur la planète, mais ils ne sont pas les seuls à
avoir un comportement impérialiste. La Russie et l’Iran ont commis des
crimes violents en Syrie, poussant de nombreuses personnes à fuir le pays.
Sur place, des mercenaires étrangers, venus d’Afghanistan par exemple,
combattent au service de l’Iran et du régime de Bachar al-Assad. Les bombes
russes ont tué des dizaines de milliers de Syriens. Il n’est donc pas étonnant
que beaucoup d’entre eux voient la Russie comme une puissance impérialiste
qui occupe leur pays.

N. CHOMSKY: Au fond, tout cela n’a rien de bien nouveau. L’invasion russe a
coûté la vie à un million d’Afghans. Les pays à proximité de la Russie ont
toujours été la cible d’invasions brutales. Mais celles-ci se font dans le cadre
de certaines limites, contrairement aux agressions américaines, dont la
puissance est autrement plus étendue.

E. FEROZ: Certains observateurs ont critiqué votre position sur le conflit


syrien et ont même fait de vous un avocat du régime d’al-Assad, et ce, bien
que vous ayez autrefois souligné que ce régime était responsable de la plus
grande part des crimes commis dans ce pays. Pourquoi, à votre avis, le conflit
syrien est-il aussi clivant à gauche? Est-ce une question de dogmatisme, une
croyance erronée selon laquelle seuls les États-Unis pourraient commettre des
exactions?

N. CHOMSKY: Une bonne part de ces critiques provenait en fait d’un pan de la
gauche qui n’était pas d’accord avec ma dénonciation virulente du régime
d’al-Assad et qui s’en est irritée. Al-Assad est un tueur de masse, un criminel
responsable de la plupart des atrocités commises en Syrie. Cela contredit la
ligne politique de ceux qui prétendent que l’intervention américaine est le
pire des crimes qui aient été commis en Syrie.
Il faudrait distinguer deux choses: d’une part, l’attention que nous
accordons aux crimes dont nous sommes en partie responsables, car ils sont
l’œuvre de notre gouvernement, et que nous pouvons atténuer, voire stopper;
d’autre part, le refus de reconnaître et de dénoncer des crimes perpétrés par
des ennemis officiels et contre lesquels on ne peut pas faire grand-chose. La
première position découle de principes moraux de base; la seconde reste
inacceptable – même si on peut la comprendre comme une forme dévoyée de
fidélité à certains principes. Chaque fois, il y a bien entendu une foule de
facteurs à considérer. Si les citoyens russes n’avaient pas, à l’époque,
contesté les agissements de Moscou, cela aurait été une erreur et même une
honte. Le régime stigmatisait les Afghans qui luttaient contre l’occupation
russe en qualifiant leurs actions de «crimes». Cette vision des choses vaut
pour d’autres cas.

E. FEROZ: Assad et Poutine ont appliqué à la Syrie le scénario de la «guerre


contre le terrorisme». Les victimes civiles sont régulièrement traitées de
«terroristes». Les États-Unis, qui interviennent aussi en Syrie, réagissent
souvent de la même manière quand ils bombardent des zones rebelles et tuent
des civils. La Chine tue les Ouïghours musulmans et les qualifie pareillement
de «terroristes». La Turquie ne fait pas autre chose quand elle tue des Kurdes.
Les victimes palestiniennes d’Israël et les Rohingyas en Birmanie subissent
le même sort. Ce scénario de la «guerre contre le terrorisme» serait-il devenu
la formule magique pour torturer et persécuter des gens sans avoir à répondre
de ses actes?

N. CHOMSKY: Tout cela a commencé bien avant que George W. Bush


n’entame sa guerre globale contre le terrorisme, relançant de fait celle de
Reagan. On oublie souvent que Reagan, lors de son élection, a annoncé que
la lutte contre le terrorisme international serait l’un des axes majeurs de sa
politique étrangère. Cela s’est rapidement transformé en une campagne de
terrorisme à l’étranger financée par les États-Unis, auxquels la Cour
internationale de jusice (CIJ) a enjoint en 1986 de cesser leurs exactions et de
verser des réparations au Nicaragua. Bien entendu, les États-Unis n’ont pas
tenu compte de cette décision. La politique de Reagan n’avait rien de
nouveau. La Déclaration d’indépendance des États-Unis condamne les crimes
des «Indiens, sauvages et impitoyables», qui ont été assassinés et chassés de
leur patrie. Hitler justifiait l’invasion de la Pologne comme une mesure
défensive en réponse au «terrorisme féroce» des Polonais. L’histoire offre
malheureusement une pléthore d’exemples semblables.
Quelles conséquences cela a-t-il sur le plan international? Tout dépend des
rapports de pouvoir au niveau mondial. Dans le cas des États-Unis, comme
on l’a dit, des critiques et des condamnations se sont fait entendre, mais
finalement sans grands résultats. Le gouvernement américain a pu en faire fi.
La presse libérale a qualifié la CIJ d’ennemie à laquelle il ne fallait pas prêter
attention. Une résolution du Conseil de sécurité des Nations Unies a appelé
les États-Unis à se plier à la décision du tribunal, mais même s’ils étaient
seuls à s’opposer à cette motion, leur veto a suffi à faire sombrer tout cela
dans les poubelles de l’histoire. Dans l’ensemble, peu de choses ont changé
depuis l’époque où la puissante Athènes faisait comprendre à l’île de Mélos
que les forts faisaient que ce qu’ils voulaient et que les faibles subissaient ce
qu’il leur fallait bien subir.

E. FEROZ: Vous avez souvent dénoncé le fait que l’Occident n’assume pas son
propre terrorisme, qu’il s’agisse des bombes atomiques lâchées sur
Hiroshima et Nagasaki ou de la guerre des drones partout dans le monde, qui
élimine régulièrement des innocents par une simple pression de bouton. Si un
ancien opérateur de drones, après avoir tué des gens au Yémen ou en
Afghanistan, devient lanceur d’alertes, on louera son engagement politique et
il sera considéré comme une victime du système. Si un ancien poseur de
bombes d’Al-Qaïda faisait la même chose, on ne lui ferait pas cet honneur.
Pourquoi en est-il ainsi?

N. CHOMSKY: Si des gens de couleur ou non blancs étaient au pouvoir et que


leur victime était l’Occident, ce serait différent.

E. FEROZ: Certains observateurs, tel l’historien Alfred W. McCoy, pensent


que la Chine va prendre le relais des États-Unis, qu’elle serait le prochain
empire hégémonique de l’histoire de l’humanité. Dans beaucoup de régions
du monde, en Afrique ou en Asie centrale, nous pouvons déjà voir les dérives
de l’impérialisme chinois. Que faut-il en penser?

N. CHOMSKY: McCoy est un historien important et ses travaux sont toujours


pris très au sérieux. Cette thèse est déjà largement répandue, mais elle me
laisse un peu sceptique. Le pouvoir des États-Unis a connu son apogée en
1945 et est allé en s’affaiblissant depuis. Cela a commencé dès 1949, avec la
«défaite» en Chine, qui a eu de lourdes répercussions sur le plan national et
international.
La portion du PIB des États-Unis dans le PIB mondial a chuté de moitié
depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. On ne doit toutefois pas perdre
de vue que, dans l’économie mondialisée actuelle, le pouvoir privé est, d’une
certaine manière, un indicateur plus important que la comptabilité nationale
classique pour calculer la puissance mondiale. La part des entreprises
américaines dans la richesse mondiale correspond à peu près à l’hégémonie
économique américaine à la fin de la guerre. Les États-Unis disposent bien
évidemment d’une supériorité militaire écrasante et, à cet égard, ils n’ont
aucun rival à l’horizon.
La croissance chinoise a été impressionnante. Et Pékin veut étendre son
influence en Asie et dans la mer du Sud. J’en veux pour exemples des projets
comme l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) ou la nouvelle
route de la soie qui sont en cours d’implantation. La Chine est également
impliquée dans des projets d’extraction de matières premières et de
développement dans les pays de l’hémisphère Sud. Il faut faire
particulièrement attention à tout cela. La Chine aussi fait face à des
problèmes en interne dont l’Occident n’est pas au courant. Ceux-ci
concernent l’écologie, le droit du travail et d’autres secteurs. Rappelons par
ailleurs que ce pays ne figure qu’à la quatre-vingt-dixième place de l’indice
de développement humain des Nations Unies.
Le déclin des États-Unis pourrait toutefois s’accélérer sous la conduite de
quelqu’un comme Trump, surtout si les différents camps adverses s’allient
pour ostraciser les États-Unis. Sur le plan intérieur, la situation du pays
pourrait se dégrader par la mise en place de programmes que l’économiste
John Kenneth Galbraith résume par la formule «richesse privée et misère
publique». Mais même pour l’entreprise de démolition menée par les
républicains, les gros avantages dont jouissent les États-Unis par rapport aux
autres pays sont difficiles à détruire.

E. FEROZ: Face à la crise des réfugiés, plusieurs États européens ont suspendu
l’accord de Schengen et ont fermé leurs frontières. Pensez-vous que le projet
européen d’intégration des migrants est en train de péricliter?
CHOMSKY: Je pense qu’il suffit de rappeler que les pays d’Europe ont passé
des siècles à se massacrer mutuellement, et ce, dans des proportions
monstrueuses. Avoir dépassé les inimitiés et les frontières entre les nations
est une grande victoire. Ce serait une ignominie que l’accord de Schengen
vole en éclat à cause d’une prétendue menace qu’il suffit d’aborder de
manière humaine et qui pourrait enrichir la société européenne d’un point de
vue aussi bien économique que culturel.
3

Donald Trump et le «monde libre»

L’élection de Donald Trump représente une coupure dans l’histoire de la


Maison-Blanche. Depuis 2016, les États-Unis sont dirigés par une vedette de
la téléréalité, un troll de Twitter. Au cours de la campagne présidentielle,
Noam Chomsky nous avait alerté du danger que constituerait une victoire de
Trump – et s’était prononcé en faveur d’Hillary Clinton après le retrait de
Bernie Sanders, suscitant une forte désapprobation: comment Chomsky
pouvait-il appeler à voter Clinton? Ses partisans furent surpris, amers et
certains même furieux. Mais ce type d’émotions ne résout aucun problème.
Chomsky s’en est expliqué dans une interview donnée à Al Jazeera. Sans
raffoler, bien évidemment, d’Hillary – pas plus que du reste de la famille
Clinton et de leurs orientations politiques –, il estimait qu’elle vaudrait
mieux que Trump sur à peu près tous les sujets. Dans le cadre d’une élection,
ajoutait-il, il faut bien garder à l’esprit qu’entre deux candidats, on choisit le
moindre mal – et, en l’occurrence, c’était Hillary Clinton, même si beaucoup
ne l’apprécient pas.
La défiance envers Clinton était grande, à juste titre, et cette animosité ne
se cantonnait pas aux frontières des États-Unis. Dans les pays arabes tout
comme en Afghanistan ou au Pakistan, on a pu entendre de plus en plus de
personnes ordinaires souhaiter que Donald Trump devienne président. À cela
sont venus s’ajouter de nombreux Européens, à droite comme à gauche de
l’échiquier politique, qui ne voulaient pas d’une Clinton à la Maison-
Blanche. Cela s’explique de différentes façons. Les gens qui subissent la
politique américaine et en souffrent depuis des décennies pensaient qu’un
changement drastique interviendrait avec Trump; elles souhaitaient une
politique qui se distingue franchement de celle d’Obama. D’autres se
réjouissaient tout bonnement qu’un raciste et sexiste patenté puisse être à la
tête de l’État le plus puissant de la planète et espéraient qu’il le mènerait à
sa perte. Après tout, se disaient-ils, les Américains ne méritent pas mieux. À
l’inverse, d’aucuns pensaient que Trump, contrairement à Clinton, avait
réalisé le «rêve américain» et tranchait avec l’élite au pouvoir.
La suite des événements a démenti toutes ces spéculations, et c’est
Chomsky qui a eu raison, lui qui avait déclaré, avant même les élections, que
le Parti républicain était «l’organisation la plus dangereuse au monde». Le
comportement de Trump est imprévisible à de nombreux égards, mais dans
bien des cas, on voit aussi très clairement vers quelles mesures il tend. Que le
milliardaire se fasse le défenseur des travailleurs précaires est un leurre, dit
Chomsky: sa clientèle, ce sont les riches et les puissants. Ensemble, ils ont
l’air de vouloir mettre le feu à la planète. On parle ici surtout du
réchauffement climatique, contre lequel Chomsky ne cesse de mettre en
garde, tandis que l’administration Trump l’ignore totalement. À cela
s’ajoutent les risques d’une guerre nucléaire, d’une escalade complète du
conflit au Proche-Orient ou de l’avènement d’une phase irréversible du
néolibéralisme.

E. FEROZ: Avoir quelqu’un comme Donald Trump à la Maison-Blanche, c’est


grave?

N. CHOMSKY: Très grave. Lorsqu’il a entamé sa deuxième année de mandat, le


Bulletin of the Atomic Scientists a mis à jour son horloge de la fin du monde.
Il est maintenant minuit moins deux, du fait surtout de l’arsenal nucléaire
mondial et du changement climatique. La dernière fois que les aiguilles ont
pointé cette heure, c’était en 1953 en pleine guerre froide, quand les États-
Unis et l’URSS fourbissaient leurs armes thermonucléaires. La menace d’une
guerre mondiale susceptible de tous nous anéantir s’est dramatiquement
accrue. Pour ce qui est des changements climatiques, Trump est une véritable
catastrophe, tout comme l’ensemble des dirigeants du Parti républicain. Tous
leurs candidats aux primaires ont nié le phénomène ou étaient d’avis qu’on ne
devrait rien faire. La base électorale républicaine a été pour ainsi dire
contaminée par ce genre de discours. La moitié des républicains pense que le
réchauffement planétaire est une fiction, tandis que 70 % d’entre eux
affirment que les humains n’en sont pas responsables, qu’il soit réel ou non.
De tels chiffres seraient déjà choquants dans n’importe quel autre pays, mais
n’oublions pas que nous parlons ici d’un État moderne où de nombreuses
informations sont accessibles au public.
Les mots viennent à manquer face à une telle situation. Non seulement
l’État le plus puissant de l’histoire ne se préoccupe pas du tout des menaces
qui pèsent sur notre existence, mais il accélère le processus de destruction. Et
tout cela pour que de l’argent tombe dans des poches déjà trop pleines. Le
peu d’attention que l’on prête à tout cela est choquant. Inversement, celle que
l’on accorde à la personnalité de Trump constitue un autre problème. Pendant
qu’il monopolise l’attention médiatique, ses représentants travaillent
d’arrache-pied à servir les intérêts de sa clientèle politique – les riches et les
puissants –, tout en continuant à détruire ce qui est précieux pour la majeure
partie de la population et pour les générations futures.

E. FEROZ: Le président n’hésite pas à commettre d’autres ignominies, comme


séparer les familles de réfugiés.

N. CHOMSKY: Cette politique est absolument éhontée. Le département de la


Sécurité intérieure a séparé des mères de leurs enfants, dont certains en bas
âge, afin de dissuader toute personne de venir ici. Cela a concerné des
centaines de familles depuis octobre 2017. Beaucoup d’entre elles fuyaient
les retombées de la politique américaine dans leurs propres pays, il faut le
répéter. Si le Honduras est le principal foyer d’émigration, c’est qu’il y a eu
un putsch militaire soutenu par les États-Unis. Le président élu a été chassé
du pouvoir, des élections truquées ont eu lieu, suivies d’un règne de terreur.
À cela s’ajoutent, bien entendu, les épouvantails que Trump ne cesse
d’agiter à propos des migrants qui ont atteint le Mexique et qui visent les
États-Unis. À l’entendre, ces personnes, qui sont pourtant clairement des
victimes, constitueraient un risque pour la sécurité nationale. Cela nous
rappelle Reagan qui, chaussé de ses bottes de cow-boy, déclarait l’état
d’urgence dans tout le pays parce que les troupes nicaraguayennes se
trouvaient à deux jours de marche du Texas et risquaient de nous attaquer.
C’est incroyable que des scénarios de la sorte ne provoquent pas de tollé
général dans le pays.

E. FEROZ: Vous avez souvent affirmé que l’immigration venant du sud était
liée, entre autres choses, à l’Accord de libre-échange nord-américain
(ALENA). Quel est le rapport?
N. CHOMSKY: L’administration libérale de Bill Clinton a fragilisé les milieux
ouvriers à de nombreux égards. En cela, l’ALENA, qui associe le Canada, le
Mexique et les États-Unis, fut très efficace. On l’a qualifié d’accord de
«libre-échange», mais c’était à des fins de propagande. Tel n’est pas le cas,
en réalité. Comme beaucoup de traités similaires, l’ALENA contient de fortes
composantes protectionnistes et nombre d’entre elles n’ont rien à voir avec le
commerce. Ce type de traités sert surtout à consolider les droits des
investisseurs. Comme on pouvait s’y attendre, l’ALENA, à l’instar d’autres
accords, s’est révélé particulièrement néfaste pour les travailleurs des pays
concernés. Il a conduit, entre autres conséquences, à l’affaiblissement des
organisations de travailleurs. Une étude menée dans le cadre de l’ALENA a
montré un net recul de l’activité syndicale. Cela tient notamment au fait que
les directions menacent les syndicats de délocaliser l’activité au Mexique dès
que quelqu’un se permet d’élever la voix. De telles pratiques sont bien
entendu illégales, mais personne n’est inquiété tant que les entreprises
peuvent compter sur le soutien du gouvernement.

E. FEROZ: Est-ce la même chose avec le Partenariat transatlantique de


commerce et d’investissement (PTCI)?

N. CHOMSKY: Comme je l’ai dit, ces traités n’ont rien à voir avec le «libre-
échange». Pour une grande part, il ne s’agit même pas de traités
commerciaux. Ce sont des accords qui protègent les droits des investisseurs.
Ce n’est pas pour rien que les ébauches de ces traités sont cachées au public.
Ces documents ne sont pas vraiment secrets, mais ils sont dissimulés au
public. Les lobbyistes, les avocats et les représentants des grands groupes
savent parfaitement ce qu’ils contiennent. Ils ont même aidé à les rédiger. On
voit aisément quels intérêts y sont défendus et finissent par s’imposer. Ce ne
sont pas ceux du reste du monde, pas plus que ceux des pays concernés. Il
s’agit de préserver les pouvoirs privés et leurs bénéfices. Les mesures
imposées ont de lourdes conséquences économiques. Elles font surtout le
bonheur des grands groupes médiatiques et pharmaceutiques. Les
investisseurs et les conglomérats se voient accorder le droit de poursuivre des
États en justice. Ni vous ni moi ne pouvons le faire, mais un grand groupe,
oui. Il a le droit d’intenter une action contre un gouvernement qui aurait
compromis un bénéfice à venir. Un vaste lobby fait valoir ce droit devant les
tribunaux. L’ALENA a grandement fait avancer cette cause, de même que le
PTCI.

E. FEROZ: Avec Donald Trump, ce qui compte surtout, c’est «L’Amérique


d’abord» (America First). C’était son slogan de campagne. Mais jusqu’à
présent, qu’a vraiment fait cet homme pour améliorer la situation des
Américains?

N. CHOMSKY: Dès sa campagne, il était évident que tout le programme


politique de Trump était conçu pour servir ses intérêts et ceux de sa véritable
clientèle. Et que la sécurité et le bien-être de la société ne seraient
qu’accessoires. Et c’est exactement ce à quoi nous sommes en train
d’assister.
Le slogan «L’Amérique d’abord» n’est pas une nouveauté, et par
«Amérique», on n’entend évidemment pas l’Amérique ni même les États-
Unis, mais bien les intérêts d’une certaine classe et de sa clientèle. Dans le
jargon de Trump, «L’Amérique d’abord» signifie «moi d’abord»! Et
qu’importent les conséquences pour mon propre pays ou pour le reste du
monde.
La réforme fiscale de 2017, cette victoire politique dont l’administration
Trump est particulièrement fière, en est un bon exemple. Elle sert très
clairement les intérêts de sa véritable clientèle: la fortune privée et le pouvoir
des grands groupes. Depuis Ronald Reagan, cette clientèle profite de ce qui
est devenu la norme politique chez les républicains. On instrumentalise le
déficit des finances publiques pour saper et suspendre des programmes
sociaux. Cette réforme fiscale se fait au bénéfice exclusif de la clientèle de
Trump tandis que la population en général en pâtit fortement.
Sur le plan de la politique étrangère, «L’Amérique d’abord» devient
également «moi d’abord». Trump n’a que faire des risques auxquels font face
les États-Unis et le reste du monde. Cette doctrine du «moi d’abord» est
nécessaire pour maintenir la cohésion de l’électorat avec de fausses
promesses et une rhétorique incendiaire, tout en évitant de s’aliéner la
véritable clientèle. Elle est aussi importante pour démontrer que le
gouvernement fait le contraire de ce que faisait Obama. On a souvent qualifié
Trump d’«imprévisible», mais, en réalité, il est extrêmement prévisible quand
on tient compte de ce genre d’axiomes.

E. FEROZ: Vous avez dit que le plus catastrophique chez Trump était sans
doute sa politique climatique.

N. CHOMSKY: Avec Trump, les États-Unis sont sortis de l’accord de Paris sur
le climat. Ce faisant, ils ont réduit à néant tous les efforts entrepris pour lutter
contre les changements climatiques et la catastrophe écologique qui les
accompagne. Cette menace continue de peser – et elle est très grave. Mais,
comme on l’a dit, tout cela était extrêmement prévisible. Encore une fois, les
décisions de Trump servent les intérêts de sa véritable clientèle, en
l’occurrence les grands groupes du secteur de l’énergie, une bonne partie de
l’industrie automobile et d’autres entrepreneurs qui cherchent le profit à court
terme. N’oubliez pas que le membre de l’administration Trump le plus
respecté et considéré comme le plus «modéré», Rex Tillerson, ancien PDG
d’ExxonMobil, s’est fait virer parce qu’il était trop tendre. Rappelons que les
scientifiques d’ExxonMobil ont été parmi les premiers, dans les années 1970,
à reconnaître la menace que représente le réchauffement planétaire. Le PDG
de l’époque était très certainement au courant. Or, il a contribué à aggraver
cette menace et à nier le danger. Pourquoi? Seulement pour mettre un peu
plus d’argent dans les poches déjà bien remplies de quelques-uns avant que,
dans un futur assez proche, toute vie humaine organisée ne disparaisse
définitivement de la planète. On peine à trouver des mots face à cela.

E. FEROZ: Depuis la tentative de putsch contre Recep Tayyip Erdoğan, des


milliers de personnes ont été emprisonnées, dont de nombreux universitaires.
Certains médias ont été mis au rencart, des écoles et des universités ont été
fermées. Les violations des droits de la personne sont monnaie courante, les
journalistes sont étiquetés «terroristes» et jetés en prison. Ce putsch a surtout
renforcé le pouvoir d’Erdoğan. À votre avis, dans quelle mesure ces
événements pèsent-ils sur les relations que la Turquie entretient avec les
États-Unis et les autres pays occidentaux?

N. CHOMSKY: Avant toute chose, il faut préciser que le terme de «prétendu»


putsch serait plus adéquat. Dans les années 1990, des crimes épouvantables
ont été commis contre la population kurde. Des dizaines de milliers d’entre
eux ont été assassinés, des milliers de villes et de villages ont été détruits.
Des gens étaient emprisonnés, torturés de toutes les manières possibles et
imaginables. À cette époque, 80 % des armes utilisées provenaient de
Washington et leur nombre augmentait à mesure que s’allongeait la liste des
atrocités commises dans le pays. Au cours de l’année 1997 – alors que les
massacres étaient à leur apogée –, Bill Clinton a envoyé plus d’armes à
Ankara que le pays n’en avait reçu depuis la Seconde Guerre mondiale. Ces
faits, les médias les ont tout simplement tus. Le New York Times, qui a un
bureau à Ankara, n’a quasiment rien dit à ce sujet. Bien entendu, en Turquie
comme ailleurs, ces faits étaient connus de tous. Les observateurs savaient ce
qui se passait. Les atrocités se sont multipliées et les pays occidentaux ont
préféré détourner le regard.
Pourtant, les relations entre Erdoğan et l’Occident ont continué à se
détériorer et, aujourd’hui, le camp d’Erdoğan est furieux contre les pays de
l’Ouest qui n’ont que mollement condamné le putsch de 2015. En outre, le
gouvernement se montre de plus en plus autocratique et si la répression qu’il
exerce est, elle aussi, très peu critiquée à l’Ouest, c’est déjà trop pour le
régime. L’idée que le putsch aurait été fomenté par les États-Unis est
largement répandue. Fethullah Gülen, qu’Erdoğan a désigné comme
responsable de cette tentative de coup d’État, vit aux États-Unis et
Washington réclame des preuves tangibles avant de l’extrader, ce qui est
vivement critiqué par les partisans d’Erdoğan. À cet égard, le comportement
des États-Unis est pour le moins ironique. On se souvient en effet que
Washington a bombardé l’Afghanistan après avoir exigé qu’on lui livre
Oussama ben Laden, sans la moindre preuve.

E. FEROZ: Vous avez déjà évoqué la menace russe qui continue d’occuper le
devant de la scène médiatique américaine. C’est du moins l’impression qu’on
a lorsqu’on voit à quel point la question de l’ingérence russe dans les
élections présidentielles de 2016 fait des remous. Les scandales se succèdent.
Qu’en pensez-vous?

N. CHOMSKY: De nombreux médias semblent très préoccupés par cette


histoire. Ils en parlent constamment, tandis qu’au fond, c’est presque une
blague, du moins dans la plupart des régions du monde. Ce que les Russes
ont pu faire ou non n’est en rien comparable avec ce qu’un autre État fait
ouvertement depuis des années, de manière éhontée et en bénéficiant de
soutiens importants. Les interventions israéliennes dans les élections
américaines pèsent plus lourd que tout ce que la Russie serait capable de
faire. Cette ingérence a atteint un tout autre niveau. Aujourd’hui, le premier
ministre israélien, Benyamin Netanyahou, est libre de se présenter devant le
Congrès américain pour y faire un discours sans en avoir informé le
président. Il cherche clairement à miner la politique présidentielle et reçoit
une ovation en retour – et, je le répète, cela se passe devant le Congrès des
États-Unis. C’est ce qu’a fait Netanyahou avec Barack Obama en 2015. Est-
ce que vous avez déjà vu Vladimir Poutine entrer tranquillement dans le
Congrès et y tenir un discours sans que le président en ait été informé? Et
cette anecdote n’est qu’un des nombreux exemples de cette emprise.

E. FEROZ: L’obligation faite aux représentants de répondre de leurs actes


devant les citoyens qui les ont élus est l’un des principes fondamentaux de
toute démocratie viable. Il n’y a même rien de plus fondamental. Or nous
savons que ce principe n’est tout bonnement pas respecté aux États-Unis.

N. CHOMSKY: Nombre d’études reconnues ont comparé les opinions des


électeurs et les politiques menées par leurs représentants. Ce vaste corpus
montre clairement que la majorité de la population est, au fond, privée de ses
droits. Les représentants ne s’intéressent plus à ce qui est important pour
leurs électeurs. Ils ne prêtent l’oreille qu’au fameux 1 % – les riches et les
puissants. L’excellent travail de Tom Ferguson[10] a permis de démontrer,
entre autres choses, que les élections américaines sont vénales depuis bien
longtemps. Il suffit de regarder qui a financé la campagne électorale pour
prédire qui remportera la présidence ou le Congrès. Toutefois, ce n’est
qu’une partie de la vérité. À cela s’ajoutent les lobbys qui, de fait, écrivent
des propositions de loi entières et s’occupent de les faire passer. En gros, on
peut dire que les quelques mains qui concentrent le capital, les grands
groupes et les ultra-riches, interviennent constamment dans nos élections, et
de manière écrasante, sapant les principes démocratiques. Or, dans
l’ensemble, tout cela reste légal – ce qui en dit long sur la manière dont
fonctionne notre société. Ceux qui s’inquiètent du bon fonctionnement des
élections et se demandent qui vient y mettre son nez, mais qui se focalisent
sur l’ingérence russe, ne regardent pas du bon côté. Les médias se font
parfois l’écho de ce que je viens d’évoquer, mais ce n’est rien par rapport à
l’énorme attention qu’ils accordent à l’affaire russe.
Il en va de même pour d’autres questions sur lesquelles, aussi étonnant que
cela puisse paraître, Trump ne dit pas complètement n’importe quoi. Par
exemple, il a raison d’affirmer que nous devrions avoir de meilleures
relations avec la Russie. De la même façon que la Russie ne devrait pas
refuser de traiter avec Washington sous prétexte que nous avons commis le
plus grand crime du siècle en envahissant l’Irak – un crime beaucoup plus
grave que tout ce que la Russie a pu faire, et je ne doute absolument pas que
ce soit le cas –, nous ne devrions pas nous retirer des discussions sous
prétexte que Moscou a commis telle ou telle infraction. Ce serait absurde. Il
faut viser l’apaisement. Les nombreux points de tension à la frontière russe
sont si brûlants qu’ils menacent continuellement de s’enflammer et de mener
à une guerre nucléaire qui détruirait définitivement toute vie sur Terre. C’est
un scénario imminent et nous devons nous demander pourquoi nous en
sommes là. Bien entendu, cela est dû à l’expansion de l’OTAN après la chute
de l’Union soviétique. On avait promis à Mikhaïl Gorbatchev que ce ne serait
pas le cas, mais on n’a pas tenu parole. C’est Bush père qui a commencé, puis
Bill Clinton a élargi l’OTAN jusqu’aux frontières russes, et Obama a
continué dans cette voie. En 2018, les Américains ont proposé d’intégrer
l’Ukraine dans l’OTAN. Ce pays est le centre névralgique des intérêts
géostratégiques russes, il est donc normal qu’il y ait des tensions à la
frontière. Le destin des sociétés humaines est en jeu ici. Or, quelle place les
médias ont-ils accordée à ce sujet? Pour en juger, il suffit de comparer cette
place à celle, notamment, qu’occupent les débats sur les éventuels mensonges
de Trump à propos de je ne sais quelle histoire. À mon avis, sur cette
question, les médias ont complètement failli à leur tâche.

E. FEROZ: Vous avez dit un jour que s’ils devaient comparaître devant un
tribunal comme celui de Nuremberg, les hommes qui ont dirigé les États-
Unis après la Seconde Guerre mondiale seraient tous pendus. N’est-ce pas un
peu exagéré?

N. CHOMSKY: Peut-être, oui. Pourtant, en 1953, Eisenhower a renversé le


gouvernement iranien par un putsch militaire auquel a succédé une dictature
extrêmement brutale qui a duré vingt-cinq ans, jusqu’à ce que la révolution
de 1979 y mette un terme. Un an plus tard, le même Eisenhower a fait tomber
le premier gouvernement démocratiquement élu au Guatemala, cette fois
encore par un coup d’État militaire puis une invasion. Les atrocités qui ont
suivi affligent le pays jusqu’à ce jour et poussent encore les Guatémaltèques
à l’exil. En Indonésie, des opérations secrètes menées avec violence –
toujours à l’instigation d’Eisenhower – ont fait capoter les processus
démocratiques initiés en grande partie par les pauvres du pays. Ce qui s’est
passé par la suite à Cuba et au Nicaragua est du même ordre. Les présidents
suivants ont continué l’œuvre de leur prédécesseur et Kennedy figure parmi
les pires. Il a envahi le Vietnam, où Eisenhower avait déjà semé le trouble et
provoqué la mort de dizaines de milliers de personnes. Le napalm et d’autres
armes chimiques ont été utilisés. L’objectif était d’anéantir la population et de
détruire ses moyens de subsistance – toujours avec l’autorisation de Kennedy.
À Cuba, les agents de Kennedy ont lancé une vaste campagne de terrorisme
international. Cette crise a réellement failli provoquer la fin de notre monde.
La liste de tous les crimes commis est longue. La politique de Lyndon
B. Johnson en Indochine, qui a causé la mort de millions de personnes, en fait
également partie. Tout comme l’intervention américaine en République
dominicaine et l’invasion indonésienne du Timor oriental, où de véritables
atrocités ont été perpétrées avec le soutien, en coulisse, de l’administration
Gerald R. Ford qui, en public, feignait de condamner les massacres.
La situation était comparable au Proche-Orient. Jimmy Carter a reçu le
prix Nobel de la paix en 2002, notamment pour son rôle de médiateur dans la
signature des accords de Camp David de 1978 où, en fin de compte, les États-
Unis et Israël ont simplement accepté la proposition faite en 1971 par Anouar
el-Sadate, le président d’Égypte. Selon Washington, le cadre des pourparlers
était alors moins bon parce que les Palestiniens étaient à la table des
négociations. Au cours des années précédentes, Israël avait surtout profité du
soutien massif des États-Unis pour imposer et maintenir son occupation de la
Palestine.
Il est inutile de revenir sur les crimes de masse commis par des présidents
comme Nixon et Reagan. Reagan est le premier président américain dont les
forfaits ont été condamnés par la CIJ. Ceux de George Bush père et de Bill
Clinton sont tout aussi connus et ont été discutés à maintes reprises.
L’administration Clinton a volontairement bombardé une usine
pharmaceutique au Soudan et ce n’est là qu’un crime parmi les moins graves.
Cette seule attaque a fait des dizaines de milliers de morts parmi les civils,
tous ceux dont la survie dépendait des médicaments fabriqués dans l’usine
détruite. Si quelqu’un «nous» faisait une telle chose, perdrions-nous
beaucoup de temps à débattre de l’impact de ce qui s’est passé? Parmi les
forfaits de Bush fils, on compte l’invasion en Irak et la guerre d’Afghanistan,
qui est devenue la plus longue guerre de l’histoire américaine. La politique
menée par Obama au Proche-Orient est tout aussi catastrophique. Son
programme terroriste mondial – l’expansion de la guerre des drones – est un
crime sur lequel je suis revenu à plusieurs reprises et dont l’illégalité ne
devrait faire aucun doute.
4

Dieu, la religion et l’État

Chomsky n’est pas un homme religieux. Le contraire aurait été étonnant pour
une icône intellectuelle de gauche. Cependant, la religion a toujours joué un
rôle important dans la vie de Chomsky, et notamment sur le plan politique.
Son père, William Chomsky, Ukrainien d’origine, était un hébraïste
renommé. La famille Chomsky comptait de nombreux juifs conservateurs
tandis que d’autres penchaient plutôt pour le socialisme et le mouvement
ouvrier. Le père de Noam lui a enseigné l’hébreu, comme à ses frères et
sœurs; il a aussi abordé la question du sionisme avec eux. Il n’y avait que
très peu de familles juives dans leur quartier de Philadelphie, où la majorité
des habitants étaient d’origine allemande ou irlandaise, et Chomsky a fait
l’expérience de l’antisémitisme au quotidien – une expérience qui l’a marqué
jusqu’à ce jour. C’est sans doute l’une des raisons pour lesquelles il défend
les minorités et met en garde contre le racisme et le fascisme, y compris
quand ils se manifestent dans la politique de l’«État juif». Aux yeux des
partisans de l’occupation israélienne, Chomsky ferait preuve de «haine
d’Israël» et de «haine de soi juive».
Quoique Chomsky ne se définisse pas comme étant religieux depuis
longtemps déjà, son rapport à la religion est empreint de respect et de
tolérance. Il s’engage fermement contre l’islamophobie croissante dans les
sociétés occidentales et critique vivement la caricature du «musulman
sauvage et barbare», que certains n’ont eu de cesse d’exploiter ces dernières
années pour justifier des guerres brutales, comme celles menées en Irak et en
Afghanistan. Pour autant, Chomsky ne fait pas preuve de fausse pudeur
quand il s’agit de critiquer le plus proche allié des États-Unis au Proche-
Orient: l’Arabie saoudite. Même si Riyad a soutenu des mouvements
radicaux partout sur le globe, ces dernières décennies, tout le monde, de
Washington à Berlin en passant par Londres, courtise la puritaine monarchie
saoudienne qui n’en finit plus de signer des contrats d’achat d’armes.
Contrairement à de nombreux intellectuels de gauche, Chomsky ne voit
pas l’islam comme l’origine des conflits dans le monde arabe. Il se prononce
contre l’interdiction du port du voile, même intégral, et souligne que
personne n’a le droit d’interdire aux juifs orthodoxes ou aux musulmans de
porter ces signes religieux. Les sociétés laïques doivent se garder de ne pas
devenir de plus en plus restrictives et de faire de la laïcité une religion – une
tendance qui a fait déjà beaucoup de dégâts au fil des ans.
Le rapport critique de Chomsky au christianisme est également
ambivalent. Accrochée au mur, dans son bureau de l’université de l’Arizona,
on trouve une photo du révérend Martin Luther King. Chomsky éprouve aussi
beaucoup de sympathie pour certaines communautés catholiques en
Amérique du Sud, comme les jésuites avec lesquels il reste en contact et qui
ont été un pilier de résistance à l’oppression et à la pauvreté dans la région.
Il voit d’un œil d’autant plus critique les évangélistes chrétiens qui décident
aujourd’hui de la politique américaine et dont les rêves de domination
mondiale, réalisés par Donald Trump, ont fini par conquérir la Maison-
Blanche.

E. FEROZ:Vous avez des origines juives. Croyez-vous en Dieu ou à une autre


forme de spiritualité?

N. CHOMSKY: Non, moi personnellement, non. À mon avis, la croyance


irrationnelle est un phénomène dangereux, et je m’en abstiens donc. Mais je
comprends que la croyance puisse constituer une part essentielle de la vie de
nombreuses personnes, un élément de la vie qui se répercute sur beaucoup de
choses.

E. FEROZ: Je suis musulman. D’aucuns diraient que je suis un homme


dangereux du fait de ma religion ou que l’islam propage le terrorisme. En
2001, George W. Bush a entamé une croisade qui a débuté en Afghanistan,
mon pays d’origine. Pensez-vous que les idéaux islamiques, qui ont beaucoup
plus en commun avec le judaïsme qu’avec le christianisme, représentent un
danger?

N. CHOMSKY: En effet, il n’y a pas un idéal islamique, mais de nombreux


idéaux islamiques différents. Dans notre situation, toutefois, c’est le
christianisme qu’il faut observer, car c’est la religion qui prédomine, ici.
Donc, quels sont les idéaux chrétiens? Ils semblent être présents partout, et
dans les hautes sphères du pouvoir un grand nombre de personnes se
considèrent comme des chrétiens très dévots. Ces gens prétendent que leurs
actions se fondent sur les valeurs chrétiennes et ils vont même jusqu’à dire
que pour défendre ces valeurs, ils seraient prêts à détruire le monde –
littéralement. Je ne connais personne dans le monde musulman qui
affirmerait une telle chose. Bien entendu, ce délire n’est pas représentatif du
christianisme. Il existe d’autres formes de christianisme. Martin Luther King
promouvait des valeurs bien différentes. Dans le monde islamique aussi, on
trouve différentes interprétations de la foi. De la même façon, l’idée qu’il
puisse y avoir des valeurs islamiques fixes qui présenteraient une menace
pour le monde est tout à fait fausse et même absurde.

E. FEROZ: Pourriez-vous nous donner des exemples concrets?

N. CHOMSKY: Il faut se pencher sur des cas particuliers. Prenons l’Iran et les
États-Unis. Les deux États ont des dirigeants politiques convaincus d’être
dévots et qui prétendent que c’est leur foi qui guide leurs actions. Vient
maintenant la question de ce que ces deux États veulent faire, étant donné les
conflits qui les opposent. Il semblerait que les dirigeants iraniens exigent une
zone exempte d’armes nucléaires qui mettrait fin à toute menace dans la
région. Les chrétiens du gouvernement américain, de leur côté, disent en
substance: «Désolés, nous ne pouvons pas faire ça.» Pourquoi? Parce que
nous, les États-Unis, nous devons éviter que l’arsenal nucléaire israélien soit
soumis à des inspections. Alors je me pose la question suivante: quel est ici,
au juste, le problème avec la foi islamique?

E. FEROZ: Grâce à ces États-Unis chrétiens, Jérusalem – y compris Jérusalem-


Est, qui est pourtant un territoire occupé – a plus ou moins été reconnue
comme capitale d’Israël. Trump a même annoncé vouloir y déplacer
l’ambassade américaine[11]. Est-ce un tournant inquiétant? Et que peut-on
dire de l’alliance formée par les sionistes radicaux et les fondamentalistes
chrétiens aux États-Unis?
N. CHOMSKY: Ce que l’on appelle «Jérusalem» aujourd’hui est cinq fois plus
grand que la Jérusalem traditionnelle, puisqu’Israël a intégré et colonisé des
villages et d’autres territoires palestiniens. De cette manière, on a agrandi la
ville, mais on a aussi retranché des fragments de la Cisjordanie. Dès que le
projet «grand Israël» sera terminé, on attend des Palestiniens qu’ils quittent
ces régions. Israël a réussi à annexer Jérusalem, faisant fi, une fois de plus,
des résolutions des Nations Unies. Le monde entier, ou presque, refusait de
reconnaître Jérusalem comme capitale d’Israël. Jusqu’à ce que Trump arrive
au pouvoir, c’était aussi la position des États-Unis. Mais Trump a décidé de
faire autrement que le reste du monde, pour cette question comme pour
d’autres. Évidemment, pour les Palestiniens, c’est un coup dur qui abolit tout
espoir d’un processus de paix réalisable. Il est probable que Trump ait ainsi
voulu plaire aux chrétiens évangéliques qui composent une grande partie de
son électorat. Jusqu’à récemment, la base d’appui à Israël, aux États-Unis
comme dans d’autres parties du monde, était surtout composée de
progressistes, mais cela a changé quand l’occupation a commencé à
s’étendre, que le programme des colonisations de peuplement s’est accéléré
drastiquement et que le pays s’est mis à virer de plus en plus à droite.
Aujourd’hui, plusieurs acteurs politiques qui se considèrent comme
démocrates soutiennent les droits des Palestiniens plutôt qu’Israël. Cela
représente un tournant important par rapport aux années précédentes. Pendant
ce temps, les chrétiens fondamentalistes sont de plus en plus nombreux à
manifester un soutien grandissant pour la politique d’Israël. Ils représentent
une part importante de la société américaine. Les ultranationalistes du Parti
républicain sont eux aussi de plus en plus à droite et des phénomènes
similaires se produisent un peu partout dans le monde.
5

Optimisme en dystopie

À lire ou écouter Chomsky, on croirait que le monde est voué à sa perte.


Notre époque ressemble de plus en plus à une dystopie où la guerre et le
terrorisme sont une angoisse quotidienne pour certains et, pour d’autres, un
bruit de fond dans l’incessant flux médiatique. Depuis l’avènement de l’ère
nucléaire, l’humanité a acquis le pouvoir de s’auto-anéantir et d’annihiler
toute vie sur Terre. Plus que jamais, nous sommes au bord du gouffre et
faisons face à la destruction complète de notre planète. Bien assis dans nos
véhicules utilitaires puants ou dans les avions des compagnies low-cost, nous
fonçons droit vers la catastrophe du changement climatique, les yeux rivés
vers elle, le pied sur l’accélérateur. Ce n’est qu’une question de temps avant
que le prochain cap désastreux ne soit franchi. Dans la course aux
ressources naturelles et à la suprématie militaire, qui nous garantit que les
États-Unis feront usage de leur arsenal nucléaire seulement comme
argument dissuasif et non comme «argument final»? Certainement pas leur
actuel président qui, en passant par Twitter, déclare que les changements
climatiques sont une fable, menace les autres chefs d’État de leur déclarer la
guerre et déshumanise les réfugiés. Pourtant, le véritable problème n’est pas
l’homme Trump, mais le système qui a permis son ascension. C’est
l’idiocratie dans laquelle nous vivons jour après jour.
Pourtant, aussi grave que soit la situation, nous avons des raisons
d’espérer et de rester optimistes. Noam Chomsky est – et cela peut en étonner
beaucoup – l’un de ces optimistes. À Tucson, sa nouvelle patrie, il vit et
enseigne cet optimisme. La ville universitaire, qui tire son nom de la langue
de la nation Tohono O’odham, est empreinte de différents peuples et de
différentes cultures. Dans cette ville au milieu du désert, envahie de cactus,
des mosquées, des synagogues et des églises baignent dans la culture
autochtone avec une touche de Far West. Du fait de la proximité de la
frontière sud, on parle aussi bien l’espagnol que l’anglais et il n’est pas rare
que les habitants de Tucson aient des amis ou de la famille de l’«autre côté».
Mais depuis le début de l’ère Trump, on a atteint un triste seuil. Les réfugiés
d’Amérique du Sud et d’Amérique centrale sont considérés par les autorités
américaines comme des «non-personnes» – pour parler comme la novlangue
orwellienne. Les tenir à l’écart par un mur ou par des accords ignobles
conclus avec le gouvernement mexicain ne suffit pas. Il faut encore les
pourchasser sur des kilomètres le long de la frontière, souvent même aller
jusqu’à les tuer. Les gardes-frontières américains qui empêchent les réfugiés
d’atteindre la «Terre promise» du Nord n’ont en fait pas d’autre mission que
d’envoyer des gens à la mort. C’est ce que décrit Francisco Cantú dans son
livre The Line Becomes a River: Dispatches from the Border[12]. Avec ses
anciens collègues, il a souvent poussé des réfugiés interceptés dans le désert
vers une mort certaine, par exemple en leur indiquant délibérément la
mauvaise direction pour arriver à la ville la plus proche. On sait en outre
que les gardes-frontières cherchent et détruisent les réserves d’eau et de
nourriture que des militants déposent dans le désert pour les migrants. Au
nom du gouvernement américain, Cantú et ses collègues ont lutté non pour,
mais bien contre la survie des réfugiés. Ils étaient du côté de la mort – et se
comportaient, au fond, comme des meurtriers de sang-froid. Mais si Cantú a
laissé ces horreurs derrière lui, la réalité le long de la frontière, elle, n’a
guère changé.
À Tucson, nombreux sont ceux qui ne veulent pas se résigner à cette
logique mortifère. Régulièrement, des activistes partent dans le désert pour y
monter des tentes et cacher des rations d’eau pour ceux qui, à bout de forces,
passeront peut-être par là le lendemain. Debra May fait partie des
Tucsoniens qui participent à ces opérations. «Nous ne pouvons pas regarder
sans rien faire, quand des gens se font carrément assassiner à la frontière,
dit-elle. Notre gouvernement a une large part de responsabilité et c’est une
honte absolue. Mais, si j’ai honte, je sais aussi que de nombreuses personnes
dans ma ville luttent contre ces agissements par tous les moyens.» Souffleuse
de verre de son état, May habite à Tucson depuis des décennies. Que Donald
Trump occupe la Maison-Blanche lui déplaît foncièrement: «Je suis
l’admiratrice type de Bernie Sanders», dit-elle fièrement. La vieille dame est
d’autant plus ravie que Chomsky réside et enseigne dans sa ville. Ici encore,
le philosophe et linguiste assume son rôle d’«intellectuel public». Il propose
des cours non seulement aux étudiants, mais aussi à tous ceux qui sont
intéressés. «Cet homme s’est donné pour mission d’éduquer le public. Il se
consacre entièrement à cette tâche. Nous le savons et nous l’estimons
beaucoup», dit May.
De fait, on trouve bel et bien à Tucson ce courage d’agir que Chomsky
exige sans cesse – et pas uniquement à la funeste frontière mexicaine. «Nous
avons plusieurs programmes pour aider les réfugiés à s’intégrer. Souvent, il
s’agit de leur fournir des choses très élémentaires, un emploi ou un abri pour
eux et leur famille», explique la militante Nejra Sumic, qui travaille à Tucson
et dans la ville voisine de Phoenix. Elle explique que, partout dans le pays,
des organisations tentent de persuader le Congrès américain d’ouvrir
davantage les frontières aux réfugiés. À leurs yeux, ce serait la moindre des
choses, puisque ces gens fuient bien souvent des conflits fomentés jadis par
les États-Unis. Nejra Sumic a elle-même un passé de réfugiée. Sa famille a
fui la Bosnie dans les années 1990, lorsque la guerre en Yougoslavie faisait
rage. Leur long voyage s’est finalement achevé en Arizona. Avant d’arriver
aux États-Unis, elle a passé plusieurs années en Espagne et n’a donc eu
aucun mal à communiquer avec les gens en arrivant à Tucson: «L’espagnol
est très courant ici. Nous pouvions parfaitement nous faire comprendre même
avant d’apprendre vraiment l’anglais», explique-t-elle. Désormais, elle
travaille notamment avec des Afghans, des Syriens et des Somaliens. Partout
à Tucson, on voit que les États-Unis sont un pays aux multiples facettes dont
les médias européens ne reflètent qu’une partie. Nous aussi, nous avons une
image biaisée du pays de tous les possibles, qui ne rend pas justice aux
nombreuses personnes qui s’engagent pour inventer un monde meilleur.

E. FEROZ: Monsieur Chomsky, vous avez déjà évoqué la crise des migrants ou
des réfugiés. En ce moment, la politique des États-Unis envers les réfugiés
fait les gros titres dans les médias du monde entier. L’administration sépare
les parents de leurs enfants. Il se passe des choses terribles à la frontière sud.
Heureusement que non loin, à Tucson, de très nombreux activistes cherchent
à aider et à sauver les réfugiés.

N. CHOMSKY: Je ne crois pas qu’on puisse parler de «très nombreux»


activistes, mais ils font un travail très important. C’est un aspect intéressant
du sud de l’Arizona. Dans l’ensemble, l’État est politiquement très à droite,
mais à Tucson et dans certaines autres villes, les organisations humanitaires
bénéficient d’un fort soutien public. Ces gens sont intrépides. Dans le désert,
ils installent des tentes pour les réfugiés qui ont réussi à franchir la frontière,
les aident à échapper à la police et leur fournissent des produits de première
nécessité et des places d’hébergement. Ces sauveteurs s’enfoncent dans le
désert, connu pour être particulièrement mortel, et ils y cachent des rations de
nourriture et d’eau pour les réfugiés qui pourraient passer par là. C’est très
risqué. Parfois, ils se font arrêter. Souvent, les gardes-frontières viennent et
détruisent tout le matériel. Mais les secours continuent à faire tout ce qui est
en leur pouvoir.
Quand j’étais à Boston, j’ai connu des gens qui avaient été sauvés à
Tucson par des militants. Grâce à eux, ils avaient pu échapper à la mort et
continuer leur voyage. Ils étaient originaires du Guatemala, théâtre d’un
génocide dans les années 1980, provoqué par la politique de Ronald Reagan
et qui force jusqu’à ce jour les Guatémaltèques à fuir leur pays.

E. FEROZ: Ici, à Tucson, j’ai rencontré des gens qui risquaient leur vie pour
aider les autres. Pouvons-nous espérer que la situation ira en s’améliorant?

N. CHOMSKY: Je crois que c’est signe que l’on peut avoir espoir, oui. Mais les
temps sont plutôt sombres, cela ne fait aucun doute. D’un autre côté, on peut
remarquer de nettes améliorations au vu de ces cinquante dernières années.
Cela vaut notamment pour ce qui est de la reconnaissance des droits des
peuples autochtones. Nous avons assisté à de grands changements. Il faut se
souvenir de ce qui se passait dans les États-Unis des années 1960. À
l’époque, nous avions encore des lois racistes qui interdisaient le mariage
entre les Blancs et les «personnes qui avaient une goutte de sang étranger».
Quand les nazis ont cherché un modèle pour leurs lois racistes, ils se sont
penchés sur la législation américaine. Ils ont décidé de s’en inspirer, mais
n’ont pas pu tout reproduire, car beaucoup de choses allaient trop loin. Oui,
même pour les nazis. Une goutte de sang étranger, c’était déjà trop aux États-
Unis. Si vous aviez un arrière-arrière-grand-père qui n’était pas blanc, vous
étiez considéré comme noir. Et ça, je le répète, même pour les nazis, c’était
trop. De telles lois ont perduré jusque dans les années 1960. Ce n’est donc
pas de l’histoire ancienne.
Cela vaut également pour la Grande-Bretagne. Alan Turing fut l’un des
plus grands mathématiciens du XXe siècle. Il passe aussi pour être l’inventeur
de l’informatique moderne et est considéré comme un héros de guerre pour le
rôle qu’il a joué en cryptanalyse et dans le décryptage des codes ennemis. Il a
été tué par son propre gouvernement parce qu’il était homosexuel. On l’a
forcé à suivre un traitement contre sa «maladie». Ça l’a détruit et il s’est
suicidé. Voilà à quoi ressemblait le monde, il n’y a pas si longtemps.
Il faut donc toujours tenir compte du fait que, si l’époque n’est pas
radieuse, il y a des signes d’espoir. Pensons à l’état des choses autrefois et à
ce qui a été accompli ces dernières années. Ce n’est pas tombé du ciel. C’est
le résultat d’un travail militant sérieux, accompli surtout par des jeunes, qui
montre de façon éclatante ce qui peut être fait, et avec plus de facilité
qu’avant. En effet, grâce à ce qui a été obtenu par le passé, on peut s’appuyer
sur de bonnes bases, on a un héritage. Il n’y a plus besoin de se battre pour
affirmer les droits fondamentaux des femmes ou ceux des peuples
autochtones et des autres minorités. Cela vaut également pour le prétendu
métissage racial, et les débats infâmes que ces questions ont soulevés à
l’époque n’ont de toute évidence plus lieu d’être aujourd’hui. Il en va de
même pour d’autres sujets, comme celui du logement social. Dans le passé, la
ségrégation raciale régissait officiellement cette institution publique. Cette
discrimination datait du New Deal, le programme lancé par le gouvernement
américain le plus progressiste du XXe siècle. Il y avait des quartiers réservés
aux familles blanches. Ce genre de choses a existé jusque dans les années
1960. La situation actuelle est terrible, mais pas autant qu’elle a pu l’être. On
peut arriver à quelque chose en s’engageant.

E. FEROZ: Pensez-vous que des actes individuels de désobéissance peuvent


avoir des effets significatifs sur la société?

N. CHOMSKY: Un exemple récent a montré ce qu’il est possible d’obtenir par


ce type d’actions. Elin Ersson, une jeune militante suédoise, était dans un
avion et a refusé de s’asseoir, pour empêcher qu’une personne soit envoyée à
une mort certaine. C’était un réfugié afghan sur le point d’être expulsé. La
désobéissance civile à grande échelle pourrait faire beaucoup plus. Dans cette
perspective, cependant, j’appelle sans cesse à prendre en compte la situation
d’ensemble. Nous devons toujours nous rappeler pourquoi les gens quittent
leur patrie. Ce n’est pas parce qu’ils veulent vivre dans les quartiers pauvres
de New York. Ils fuient parce qu’il n’est plus possible de vivre là où ils sont
nés. À cause de ce que nous avons perpétré là-bas. Voilà qui nous révèle en
même temps ce qu’il faut faire pour résoudre cette crise: nous devons
reconstruire ce que nous avons détruit. Nous devons remédier aux atrocités
que nous avons commises. Moins de gens seront alors poussés vers l’exode.
Nous devrions adopter une attitude humaine et civilisée envers ceux qui
demandent l’asile. Peut-être ne serons-nous jamais aussi civilisés que les pays
plus pauvres qui reçoivent chez eux la plupart des réfugiés. Mais il ne faut
pas croire que c’est impossible. Cela ne peut pas être impossible.

E. FEROZ: Beaucoup de gens fuient les changements climatiques. Que


pouvons-nous faire concrètement et dans l’immédiat pour y remédier?

N. CHOMSKY: Il faut freiner le plus vite possible l’exploitation des énergies


fossiles et recourir de plus en plus aux énergies renouvelables. Il faut aussi
développer la recherche de nouvelles sources d’énergie. La préservation de la
nature doit être considérée comme la mission prioritaire. De plus, le modèle
capitaliste de l’exploitation des humains et des ressources doit faire l’objet
d’une critique d’ensemble, car c’est ce modèle-là qui risque de porter le coup
de grâce à notre espèce.

E. FEROZ: S’engager dans cette direction impliquerait pour beaucoup de


changer radicalement leur style de vie et de se défaire de l’American way of
life. Par ailleurs, l’histoire de l’humanité est jonchée de destruction et de
massacres. On ne peut nier que l’homme recèle en lui une part de violence et
d’agression qu’il nous faut aussi surmonter. Que pensez-vous de ce côté
obscur de la nature humaine?

N. CHOMSKY: Depuis que la violence et l’oppression existent, on s’interroge


sur la nature brutale de l’être humain. Ce que vous dites n’est pas faux, mais
l’être humain peut aussi faire preuve de compassion, de bonté et de solidarité.
Il peut prendre soin de ses semblables. Des penseurs importants, Adam Smith
par exemple, en étaient conscients et considéraient que c’étaient là les
qualités fondamentales de l’être humain. Le défi de toute politique sociale est
de trouver le moyen de laisser ces qualités s’épanouir dans les structures
institutionnelles et culturelles. Nous devons donc favoriser notre part de
douceur et de générosité, tout en réprimant les aspects violents et destructeurs
de notre nature.

E. FEROZ: Ceux qui aident les réfugiés sont criminalisés de nos jours. On peut
comparer la situation en Europe à celle des sauveteurs à la frontière
mexicaine. Les gens affrètent des bateaux et sillonnent la Méditerranée pour
sauver des vies. Or, non seulement on entrave directement leur action, mais,
en plus, ils doivent s’attendre à comparaître devant un tribunal pour l’aide
qu’ils ont fournie.

N. CHOMSKY: J’ai un avis très critique en ce qui concerne les États-Unis. Mais
l’Europe fait bien pire à certains égards, et cela vaut également pour
l’Allemagne d’Angela Merkel, que l’on considère comme un pays ouvert. La
réaction européenne face aux réfugiés africains en est un exemple. Comme on
l’a dit, l’Europe partage une certaine histoire avec l’Afrique. Elle l’a ravagée
et pillée. Il y a eu la traite des esclaves, les invasions européennes, beaucoup
de violence et bien d’autres choses encore. Cela n’est pas non plus très ancien
et cela perdure encore aujourd’hui. Vous avez un téléphone mobile. D’où
proviennent les métaux nécessaires à sa fabrication? Du Congo oriental.
Comment les obtient-on? Avec l’aide de milices violentes qui ont tué près de
cinq millions de personnes ces dernières années. Ces milices travaillent pour
de grands groupes internationaux et fournissent la matière première dont on a
besoin, pour les iPhone par exemple. Cela se passe de nos jours. Tout cela est
épouvantable. Des êtres humains fuient une Afrique dévastée pour aller en
Europe, et que font les Européens? Nous le savons bien. C’est un crime, tout
simplement. J’ai peine à trouver des mots pour décrire cette monstruosité. Je
pense qu’à plusieurs égards, l’Europe est plus raciste que les États-Unis.

E. FEROZ: Comment qualifieriez-vous le rôle particulier que jouent les médias


dans ce contexte?

N. CHOMSKY: De nombreux médias confortent la criminalisation des


sauveteurs. Ils disent en substance: «Regardez, ces gens enfreignent la loi. Ils
doivent être punis!» Qu’en dire? Je n’emploie qu’à contrecœur les
comparaisons avec les nazis, mais dans ce cas-là, je ne peux m’empêcher d’y
penser. Par exemple, les Polonais qui sauvaient autrefois des Juifs des camps
de concentration étaient, eux aussi, criminalisés et tués. Sur le plan moral,
c’est presque ce qui est en train de se passer aujourd’hui.

E. FEROZ: En Allemagne et dans d’autres pays européens, certains médias de


premier plan sont tenus pour responsables du triomphe des partis de droite et
de la montée du racisme dans la société. Qu’en pensez-vous? Suivez-vous les
médias allemands?

N. CHOMSKY: Un peu, mais pas autant que les médias américains. Il y a


quelque chose d’important à souligner en ce qui concerne la montée de la
droite et le rôle des médias. Je ne sais pas si ce fait est déjà connu en
Allemagne, mais si ce n’est pas le cas, il faudrait y remédier d’urgence.
Prenons l’exemple de la dernière élection au Bundestag et du score élevé qu’a
remporté l’Alternative pour l’Allemagne (AfD), qui a surpris tout le monde.
Pourquoi ce succès? Une des raisons, c’est que le bureau de Facebook à
Berlin a collaboré avec une société texane spécialisée dans les médias[13].
Cette société, qui travaille pour Donald Trump, Marine Le Pen, Benyamin
Netanyahu et d’autres charmants personnages, a chargé la compagnie de
Mark Zuckerberg de mener une enquête démographique détaillée sur la
population allemande. Après tout, Facebook dispose d’une quantité massive
d’informations personnelles sur ses utilisateurs. Il sait ce que font les gens,
quels sont leurs centres d’intérêt, qui sont leurs amis. Ces informations ont
été utilisées pour cibler les électeurs potentiels avec des publicités et des
annonces de l’AfD. On ne sait pas exactement quel effet cela a eu sur les
élections, personne n’a enquêté là-dessus, mais il est possible que les
répercussions aient été bien pires que celles de l’ingérence russe dans les
élections américaines, affaire que les médias ont montée en épingle ici. Je ne
crois pas que cette histoire ait fait les manchettes en Allemagne. Mais vous le
savez sans doute mieux que moi.

E. FEROZ: On en a parlé au cours du débat sur les fake news, mais à la marge
seulement. En Allemagne aussi, il y a un énorme écart entre ce que disent les
médias et ce qui se passe en réalité. Il ne semble pas y avoir de solution
intermédiaire, c’est souvent de la pure propagande. Croyez-vous encore ce
qui est écrit dans le journal?
N. CHOMSKY: On ne peut pas répondre en bloc à une telle question. La
première chose que je fais chaque matin est de lire le New York Times. Il y a
toujours beaucoup d’erreurs. Parfois, j’en frémis à la lecture. Mais le New
York Times n’en demeure pas moins le meilleur journal au monde. C’est celui
qui couvre le plus large éventail de sujets et il compte d’excellents reporters,
souvent très honnêtes et engagés. Les nouvelles, cependant, sont toujours
agencées de manière à refléter la doctrine dominante. L’édition d’aujourd’hui
en fournit un exemple. L’éditorial traite des sanctions prises par Trump
contre l’Iran. On peut y lire que le président impose ces sanctions parce qu’il
croit que c’est la meilleure manière de mettre fin à la fabrication d’armes par
l’Iran, à la répression dans le pays et à des conflits qui ravagent cette région
du monde. Et c’est rapporté aussi simplement que ça. On le prend pour argent
comptant. Trump l’a dit, donc ce doit être la vérité. Mais de quoi parle-t-on,
quand on évoque la «fabrication d’armes par l’Iran»? A-t-on des éléments
concrets à ce sujet? Évidemment que l’Iran est un État répressif, mais si on le
compare à certains gouvernements qui jouissent du soutien des États-Unis –
notamment l’Arabie saoudite –, l’Iran passe pour un pays libre. Dans la
même édition du New York Times, certes, il y a un reportage sur la répression
en Arabie saoudite, mais peut-on vraiment prétendre que c’est l’Iran qui met
la région à feu et à sang? L’Organisation des Nations Unies (ONU) décrit la
situation actuelle au Yémen comme étant la pire crise humanitaire au monde.
Qui en est responsable? L’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, autrement
dit nos principaux alliés, ainsi que les États-Unis et la Grande-Bretagne de
facto, car ils leur fournissent des armes. Les États-Unis soutiennent la
coalition menée par l’Arabie saoudite sur le plan logistique, avec des
conseillers, des images satellites et toutes ces choses. Les protagonistes de ce
conflit ont complètement détruit le Yémen et cela continue aujourd’hui, mais
le reportage se polarise sur la politique iranienne de Trump, qui serait censée
aider à stabiliser la région.
Les gens lisent le premier paragraphe de cet article et peuvent penser qu’il
doit effectivement en être ainsi. Mais s’ils regardent de plus près, ils
découvriront autre chose. Ironie du sort, le New York Times d’aujourd’hui
comporte aussi un article sur la censure et la gravité de cette pratique. Il y est
question d’un État autoritaire où paraît également le New York Times, mais
souvent avec de nombreuses pages blanches, car des passages ont été
censurés. Ce genre de censure est évidemment inacceptable, mais elle prend
plusieurs formes. Elle peut, par exemple, empêcher de débattre ou déterminer
l’agencement des éléments d’un débat. Tout bien considéré, on comprend
qu’ici un système de propagande raffiné est à l’œuvre. Les gens qui
contribuent à ce système ne se rendent absolument pas compte qu’il s’agit de
propagande. Aux États-Unis, quand vous faites une école de journalisme, on
vous apprend à être objectif. Vous devez être objectif et impartial. Qu’est-ce
que l’objectivité? L’objectivité consiste à rapporter les faits de manière juste
et précise. Mais, en l’occurrence, cela ne semble valoir que pour une partie de
Washington comprenant la Maison-Blanche, le Congrès et le Pentagone. Il
faut rapporter très précisément leur vision des choses. Voilà ce qu’on appelle
l’«objectivité». Le reste est considéré comme une «opinion», un «parti pris»
ou du «sentimentalisme». Ces prérequis façonnent la couverture médiatique.
Voilà comment cela fonctionne ici.
Bien sûr, il y a aussi beaucoup de gens qui travaillent dans les médias et
qui sont tout à fait conscients de ce genre de choses. Cela vaut surtout pour
les correspondants de presse. Certains sont devenus de vieux amis. Ils savent
que, d’une manière ou d’une autre, ils doivent modifier ce qu’ils rendent pour
le conformer à la doctrine en vigueur, à l’interprétation dominante. Dans de
nombreux cas, cependant, le fond de leurs articles reste très éclairant. Pour
lire des articles comme ceux du New York Times, une bonne méthode est
celle qui consiste à commencer par le dernier paragraphe. Surtout lorsqu’il
s’agit d’articles longs qui débutent en une et se poursuivent dans le corps du
journal. On y trouve toujours des choses spécifiquement destinées au lecteur
et non pas au rédacteur en chef ou à ceux qui décident des gros titres, qui ne
lisent même pas l’article d’assez près pour arriver à cette partie.
On peut et on doit critiquer la censure dans des régimes autoritaires
comme la Chine, quand ils caviardent des pages entières de journal ou
bloquent l’accès à internet. S’en offusquer est légitime. Cependant, nous
devons aussi poser un regard critique sur les modèles de propagande
sophistiqués qui dominent notre paysage médiatique.

E. FEROZ: À cet égard, la question du système éducatif est évidemment


cruciale. Vous avez été professeur au MIT pendant des décennies et, à 89 ans,
vous travaillez désormais à l’Université de l’Arizona. On pourrait dire que
l’éducation est le sacerdoce de toute votre vie. Elle contribue de surcroît à la
démocratisation, mais avec quel succès de nos jours?

N. CHOMSKY: Il n’est vraiment pas aisé de répondre à cette question. Dans son
état actuel, le système éducatif comporte à la fois de bons et de mauvais
côtés. Une opinion publique instruite est nécessaire au bon fonctionnement
d’une démocratie. On peut parfaire les moyens d’y parvenir ou au contraire
les entraver. Il est important d’activer les leviers de l’éducation dans la bonne
direction. Surtout aux États-Unis, du fait de leur extraordinaire puissance,
mais aussi parce qu’ils se distinguent à tant d’égards des autres sociétés
développées.
N’oublions pas que, même s’ils étaient depuis longtemps le pays le plus
riche du monde, les États-Unis ont accusé un retard culturel jusqu’à la
Seconde Guerre mondiale. Les Américains qui voulaient faire des études
supérieures en mathématiques ou en sciences, devenir artistes ou écrivains
partaient bien souvent en Europe. Les choses ont changé pour des raisons
évidentes avec la Seconde Guerre mondiale, mais seulement pour une partie
de la population. On en subit les conséquences aujourd’hui. Prenons par
exemple les changements climatiques, la question la plus importante de
l’histoire de l’humanité – 40 % des Américains pensent que ce n’est pas un
problème puisque, de toute façon, le Christ va revenir dans les prochaines
décennies. Ce n’est là qu’un symptôme parmi tant d’autres, mais il révèle le
caractère prémoderne, archaïque de la culture et de la société américaines.

E. FEROZ: On se demande s’il est encore possible d’accomplir le changement


qui conduirait à un monde meilleur. Croyez-vous qu’une utopie puisse se
réaliser? Ne sommes-nous pas en train de nous diriger à grande vitesse vers
un monde fortement dystopique?

N. CHOMSKY: Je pense que personne n’est assez intelligent pour concevoir une
société utopique en détail. On peut proposer certaines lignes directrices ou
suggérer des améliorations, débattre des principes généraux qu’il faudrait
suivre. Par le passé, des personnes, dont certains de mes amis, ont esquissé
dans leurs écrits les lignes d’une société utopique. Je sais personnellement
qu’il y a beaucoup à apprendre des expérimentations sociales. À cet égard, il
vaut la peine de se pencher sur les écrits de Karl Marx. Tous ceux qui les
connaissent savent qu’ils ne disent presque rien sur les sociétés
postcapitalistes. Il n’y a que quelques pistes de réflexion ici et là. L’intention
du philosophe est d’arriver à une société plus libre et plus ouverte en
émancipant la classe ouvrière, autrement dit la majeure partie de la société.
Les travailleurs décideraient de ce à quoi cette société ressemblerait. Marx
s’avance déjà un peu trop, mais il ne fait que lancer quelques idées. Selon
moi, si nous parvenons à mettre en place des institutions libres et équitables
dans le système actuel, ce sera déjà un grand pas dans la bonne direction.
Bien entendu, de nombreuses situations négatives subsistent aujourd’hui,
mais il y a aussi beaucoup d’approches constructives, y compris au sein de la
classe ouvrière américaine. Voilà les éléments fondateurs d’une société à
venir, qui correspondent par ailleurs aux objectifs de penseurs comme Marx.
Les signes avant-coureurs d’une société dystopique sont nombreux. La
célèbre phrase de Gramsci, écrite dans les geôles mussoliniennes, reflète bien
la situation actuelle: «La crise consiste justement dans le fait que l’ancien
meurt et que le nouveau ne peut pas naître: pendant cet interrègne, on observe
les phénomènes morbides les plus variés.»

E. FEROZ: Pourrait-on dire, à la manière de Marx, que le néolibéralisme est


devenu le nouvel opium du peuple?

N. CHOMSKY: Un nouvel opium, certainement pas. Partout dans le monde, des


gens s’opposent au néolibéralisme. Ils le dénoncent. Certains d’entre eux,
sans doute, ne se rendent tout simplement pas compte que le néolibéralisme
est le problème. En Europe et aux États-Unis, le néolibéralisme frappe la
population et produit des pathologies sociales. Aux États-Unis, le
néolibéralisme s’est imposé comme réaction aux avancées démocratiques et
progressistes des années 1960. Il faut aussi dire qu’à l’époque, les profits des
hommes d’affaires et des entreprises reculaient. Soudain, on s’est mis à parler
d’une «crise de la démocratie». C’était une intervention des élites libérales en
Europe, aux États-Unis et au Japon qui voulaient garder la mainmise sur les
grilles d’interprétation du monde. Pour eux, la crise de la démocratie, c’était
un trop-plein de démocratie; ils voulaient empêcher les progressistes qui
luttaient et revendiquaient le droit d’accéder à l’arène politique. Les puissants
s’offusquaient de ces mouvements sociaux qu’ils ont présentés comme une
délégitimation des institutions, une preuve que ces dernières ne faisaient pas
correctement leur travail, car elles donnaient trop de possibilités d’agir et de
penser librement. Il fallait que cela cesse – et l’attaque néolibérale a été leur
réponse. Ils ont mis en place des mesures dont l’objectif était de mettre un
terme à tout cela. Depuis lors, le capital s’est davantage concentré entre les
mains de quelques-uns, ce qui a signifié pour de nombreux autres une
stagnation ou un recul économiques. Les salaires réels aux États-Unis en sont
le meilleur exemple. Ils ont nettement reculé par rapport à 1979, l’année où
les programmes néolibéraux ont commencé à être appliqués. Le pouvoir
d’achat a également chuté au cours de la première année du mandat de
Trump.
Pour en revenir aux médias, eux, ils continuent de magnifier la situation
économique. Le New York Times a publié il y a quelques jours un article
disant à quel point notre croissance était époustouflante. Mais au bout du
trente-et-unième paragraphe, il est écrit noir sur blanc que les salaires réels
ont baissé dans ce merveilleux système économique. Cette évolution suscite
la colère, et les comportements des gens revêtent souvent des formes très
antisociales. Ils sont nombreux à ne pas voir les racines du mal, mais
seulement ses effets, et une des réactions fréquentes consiste à chercher un
bouc émissaire parmi les plus défavorisés. On rend alors les migrants, les
Noirs et les autres minorités responsables d’une situation précaire. C’est
détestable, mais il est évidemment clair que le néolibéralisme n’est en aucun
cas devenu un «opium» au sens marxisant du terme. Les gens sont en colère,
et vous pouvez également le constater en Europe. À chaque nouvelle élection,
il est de plus en plus patent que les partis traditionnels du centre s’effondrent.
Les électeurs ne veulent plus leur confier leurs voix.
La situation aux États-Unis était similaire en 2016 lors des élections
présidentielles. Toute l’attention s’est concentrée sur la campagne de Donald
Trump, considérée comme celle d’un outsider du spectre politique habituel.
Mais seule la personnalité de Trump différait. Sa politique, elle, est celle d’un
républicain de droite classique. C’est la politique de l’aile barbare du Parti
républicain qui est désormais appliquée. Sa réforme fiscale en est un parfait
exemple. On noie carrément les riches et les puissants sous les cadeaux,
tandis qu’on déclare la guerre aux autres. Tout cela est scandaleux.
Cependant, l’élément le plus frappant des présidentielles de 2016 a été le
succès de la campagne de Bernie Sanders et la rupture avec une histoire plus
que centenaire de la politique américaine. Les élections sont plus ou moins
vendues, au sens littéral du terme. Vous pouvez toujours prédire les résultats
des élections présidentielles ou législatives en allant simplement voir qui
finance les campagnes, et ce n’est là que la partie visible de l’iceberg. On sait
aussi que les lobbyistes décident pratiquement de projets de loi entiers. Est
alors arrivé Bernie Sanders, un candidat inconnu que ni les médias ni les
élites ne soutenaient. C’est à peine si on l’avait remarqué. Il aurait
probablement remporté l’investiture démocrate si les ténors du camp
d’Obama et de Clinton ne l’en avaient pas empêché. C’est presque
incroyable. En fait, Sanders est aujourd’hui la personnalité politique la plus
populaire du pays. Un tel scénario pourrait également se produire lors des
élections européennes[14]. Ce qui ressort clairement de cette évolution, c’est
que les gens n’acceptent pas le néolibéralisme. Ce n’est pas leur opium. Au
contraire, ils s’y opposent, tantôt de manière constructive, tantôt de manière
destructive. En Europe, il faudra avoir un œil sur l’initiative de Yánis
Varoufákis, Mouvement pour la démocratie en Europe 2025 (DiEM25). Il
faut encore attendre pour voir si cela fonctionne ou non, mais cela ressemble
à ce qui s’est passé aux États-Unis avec Sanders, en Grande-Bretagne avec
Jeremy Corbyn ou en Espagne avec Podemos.
Revenons à ce que disait Gramsci: nous vivons une période de crise.
L’Ancien Monde s’effondre et le Nouvel Ordre tarde à apparaître. Cependant,
des symptômes et des évolutions pointent dans la bonne direction.

E. FEROZ: Certains diraient que le modèle communiste s’est effondré parce


que les gens ne pouvaient plus croire en rien. Qu’en pensez-vous?

N. CHOMSKY: Si l’on part du principe que ce dont parlaient Marx et Friedrich


Engels dans leurs écrits, c’étaient du communisme, alors le modèle
communiste s’est effondré en 1917. On peut argumenter là-dessus, mais au
lendemain de la Révolution bolchevique, Léon Trotski supprimait déjà les
organisations socialistes que le peuple avait spontanément constituées. Il a
démantelé les conseils d’usine et créé ce que Lénine a nommé l’«armée des
travailleurs». Cette armée était aux ordres des dirigeants et devait leur obéir.
On connaît la suite. Ce qui a commencé alors n’avait fondamentalement rien
à voir avec le socialisme. Un aspect essentiel du socialisme – mais pas
franchement du communisme – est que la classe ouvrière contrôle la
production et a voix au chapitre sur les questions politiques. Une telle chose
n’a-t-elle jamais existé en Union soviétique? Le fait qu’on ait appelé
«socialisme» tous ces changements est en réalité une réussite de la
propagande. Il y avait deux grands modèles de propagande dans le monde, un
à l’ouest, l’autre – plus petit – à l’est. Ils étaient en désaccord sur beaucoup
de points, mais partageaient l’avis que ce qui se passait en Russie devait être
qualifié de «socialiste» – les Russes pour se donner une prestance morale et
apparaître comme les représentants du socialisme, l’Occident pour dénigrer le
socialisme. Mais à y regarder de plus près, les États-Unis ont été plus
socialistes que la Russie. Il n’y a jamais eu d’application du modèle
communiste. À cet égard aussi, nous assistons à un triomphe de la
propagande occidentale. Ce qui s’est passé en Russie est toujours nommé
l’«échec du socialisme». Tout d’abord, ce n’était pas le socialisme. Vous
pouvez l’appeler comme vous voulez, mais ce n’était pas du socialisme.
Deuxièmement, y a-t-il vraiment eu un échec? Le régime était terrible à bien
des égards, c’est entendu. Mais, concrètement, où a-t-il échoué? Au début du
XXe siècle, la Russie était une société très pauvre, composée principalement
de paysans. Depuis le XVe siècle, cette région s’affaiblissait par rapport à
l’Occident, elle était de plus en plus reléguée à l’arrière-plan. Il y a certes eu
quelques évolutions, l’arrivée du chemin de fer, les infrastructures et,
contrairement à d’autres pays dits du tiers-monde, la Russie disposait d’une
grande armée. Mais la société était extrêmement pauvre, en proie à de graves
souffrances. Le pays a été ravagé durant la Première Guerre mondiale avant
d’être envahi par les Occidentaux en 1918. la Russie a été à nouveau
durement frappée par la Seconde Guerre mondiale et a été largement détruite.
Mais ce pays fait-il aujourd’hui partie du tiers-monde? Non, c’est une
importante nation industrielle. Une telle chose s’est-elle produite dans une
région sous influence américaine? En 1940, les Bulgares se servaient encore
de charrues en bois. Vingt ans plus tard, ils produisaient des équipements
électroniques high-tech. Qu’en est-il du Guatemala ou du Salvador? Je le
répète, le régime soviétique a été brutal à bien des égards, mais selon les
standards en usage quand on parle de succès, il a été une grande réussite. Il
n’y a presque rien de comparable sous nos latitudes.

E. FEROZ: Alors pourquoi s’est-il écroulé?


N. CHOMSKY: Le récit officiel veut que ce soit à cause de la pression politique
et militaire exercée par Reagan. Mais cela n’a rien à voir, en fait. C’est plutôt
l’œuvre de John F. Kennedy. Cela apparaît clairement quand on y regarde de
plus près. Lorsque Nikita Khrouchtchev est arrivé au pouvoir, il a bien
compris que la Russie ne saurait développer son économie face à un Occident
beaucoup plus puissant et riche, surtout si les dépenses militaires continuaient
de grever son budget. Il a donc proposé que les deux camps réduisent
drastiquement leur militarisation et, de facto, il s’est engagé unilatéralement
dans cette voie. On a présenté ces éléments à l’administration Kennedy. Le
gouvernement américain disposait de toute façon de la supériorité militaire.
Ils ont réfléchi à la proposition, mais ils ont répondu par une expansion
militaire massive – peut-être la plus importante de l’histoire moderne. Voilà
comment ils ont réagi à l’offre de Khrouchtchev, et c’est ce qui a conduit,
entre autres choses, à la crise de Cuba. Khrouchtchev a fait une tentative
imprudente pour rétablir l’équilibre d’ensemble et il s’est couvert de ridicule.
Par la suite, les généraux russes l’ont plus ou moins écarté du pouvoir et ont
pris la barre eux-mêmes. Une course aux armements a alors commencé. Il
s’agissait désormais d’être sur un pied d’égalité avec l’armée américaine. En
conséquence, l’économie a stagné et s’est finalement effondrée. Mais en quoi
peut-on parler d’un échec économique de la Russie? Comparé à quoi? Je le
répète: la situation était épouvantable, l’oppression horrible. De nombreux
crimes et atrocités ont été commis. Mais ce n’était ni du socialisme ni un
échec économique. C’est là un des grands triomphes de la propagande
occidentale. On parle encore de l’échec du socialisme, alors que les faits
contredisent ce récit.

E. FEROZ:Vous avez grandi dans les années 1930. À cette époque, le


mouvement ouvrier était particulièrement actif. Qu’en avez-vous retenu et
comment pourrait-on aujourd’hui rallumer la flamme?

N. CHOMSKY: Dans les années 1920, le mouvement ouvrier était en miettes. Il


n’en restait quasiment rien. L’historien David Montgomery a écrit un livre
sur cette période, The Fall of the House of Labor[15]. Avant ces années, il y
avait eu un mouvement radical et très actif, mais il avait été écrasé. Le
patronat avait bénéficié du soutien de l’État qui lui avait permis d’attaquer et
de détruire l’opposant. Toutefois, le mouvement s’est reconstitué. Il est
monté au front dans les années 1930 avec des grèves et des occupations
d’usines, organisées par le Congress of Industrial Organizations (CIO).
L’administration Roosevelt a montré une certaine sympathie pour le
mouvement et a bien voulu accéder à certaines de ses revendications, ce qui a
abouti au New Deal, qui a été bénéfique pour la population et l’économie.
Aujourd’hui encore, le mouvement ouvrier pourrait renaître, à l’instar
d’autres mouvements populaires. Les changements positifs obtenus par des
années de militantisme depuis 1960 donnent des raisons d’espérer. À bien des
égards, la société d’aujourd’hui est beaucoup plus civilisée que celle
d’autrefois. Mes premières conférences publiques sur la guerre du Vietnam se
déroulaient dans des salons ou des églises devant une poignée de personnes.
À l’époque, aucun d’entre nous n’aurait pu imaginer que, quelques années
plus tard, un grand mouvement pacifique prendrait son essor. Et pourtant, ce
fut le cas. Des choses similaires se sont produites sur d’autres terrains de
luttes. De nombreuses questions dont on pouvait à peine discuter dans les
années 1960 sont désormais considérées comme allant de soi: les droits des
femmes, les droits des homosexuels. Personne ne s’intéressait aux questions
environnementales dans les années 1960. Entretemps, l’inquiétude s’est
fortement accrue. Je pense qu’on peut partir de là pour reconstituer des
formes de solidarité, d’entraide, de coopération et d’engagement.
Nous ne pouvons pas fermer les yeux sur le fait que nous vivons un
moment unique dans l’histoire. Pour la première fois, nous devons prendre
des décisions qui vont avoir un impact sur la survie de l’humanité. On n’a
jamais connu une telle situation. Mais aujourd’hui, elle est là, vraiment
tangible.

E. FEROZ:Beaucoup s’étonnent de ce que vous puissiez faire preuve d’un tel


optimisme à une époque aussi sombre. D’où vous vient cet état d’esprit?

N. CHOMSKY: J’ai près de 90 ans. Enfant, j’ai connu la Grande Dépression et


la montée du fascisme. À l’âge de dix ans, j’ai écrit mon premier article pour
le journal de l’école. Il traitait de la montée du fascisme en Europe. Voilà à
quoi ressemblait le monde à cette époque. Je me souviens des discours
d’Hitler retransmis à la radio. Je ne les comprenais pas, mais les réactions du
public étaient sans équivoque. C’était terrifiant. Nous étions la seule famille
juive dans un quartier typiquement catholique, rempli d’Irlandais et
d’Allemands. Ce n’étaient pas des antisémites forcenés, mais ils soutenaient
ouvertement les nazis. Ainsi allait le monde dans les années 1930. Le
fascisme et l’idéologie nazie n’étaient pas une plaisanterie. Ce qui se passe de
nos jours est terrible à bien des égards, mais ce n’est rien par rapport à
autrefois. Les événements se sont compliqués. L’histoire a connu des hauts et
des bas. Le militantisme a eu des effets bénéfiques sur la civilisation, mais le
néolibéralisme a été une régression. Pourtant, quand on voit ce qui a été mis
en place et accompli grâce au travail de militants, il y a suffisamment de
raisons de rester optimiste.
6

Comment apprendre la peur aux maîtres de l’espèce


humaine[16]

, mais optimiste par la volonté»,


«J écrivait Antonio Gramsci dans ses carnets
E SUIS PESSIMISTE PAR L’INTELLIGENCE
de prison. Je partage cet avis.
Mais même le pessimiste doit se décider: soit il considère que, de toute façon,
il n’y a plus d’espoir et il se résigne à ce que le pire arrive, soit il se rend
compte qu’il existe des moyens d’améliorer la situation actuelle et il se met à
agir. Il ne peut y avoir, somme toute, que le chemin de l’action, car tous les
problèmes majeurs dont nous avons parlé peuvent être résolus.

Pourquoi il convient d’être optimiste


Il est indéniable que, au cours des cinquante dernières années, les sociétés
contemporaines – nos sociétés – sont devenues nettement plus civilisées et
progressistes. Cela vaut pour différents domaines. Le meilleur exemple est
celui des droits des femmes, où l’on a pu constater une nette amélioration ces
dernières décennies, particulièrement dans les sociétés occidentales comme
celle des États-Unis. Quand les Pères fondateurs ont arraché l’indépendance
aux Britanniques, ils ont gardé les lois qui considéraient davantage les
femmes comme des biens que comme des individus. Elles appartenaient à
leur père et passaient ensuite à leur époux. Cela a changé au fil du temps,
mais de manière très lente. Aux États-Unis, il a fallu attendre 1975 pour que
le droit des femmes à être membre d’un jury soit reconnu par la Cour
suprême. Ce changement, parmi tant d’autres, ne date que d’il y a quelques
années.
Un autre exemple: la résistance qui s’oppose aujourd’hui aux agressions de
la politique étrangère américaine. Ce à quoi nous assistons désormais
n’existait pas sous cette forme dans les années 1960. C’est particulièrement
évident quand on compare la guerre du Vietnam et l’invasion de l’Irak, où,
pour la première fois dans l’histoire de l’impérialisme occidental, il y a eu des
manifestations massives avant même le début de l’invasion. Par contre,
quand les États-Unis ont envahi le sud du Vietnam, cela s’est fait sans
protestations notables. La guerre d’Irak a été, sans conteste, un événement
grave, mais la résistance de la population a, malgré tout, eu une certaine
influence. Il n’est jamais venu à l’esprit de Bush, Blair et leurs acolytes de
commettre les crimes que Kennedy et Johnson ont commis au Vietnam et
pour lesquels ils n’ont jamais eu à rendre de comptes. La question des armes
nucléaires représente encore un autre cas d’amélioration de la situation. Une
forte opposition se fait sentir partout dans le monde contre leur usage et leur
développement. À mon avis, le danger d’une guerre nucléaire est bien plus
réel que beaucoup se l’imaginent, mais il y a en face un mouvement de
résistance qui pourrait continuer à grandir et à gagner en influence. Il en va
de même pour la catastrophe environnementale dont il est sans cesse question
de nos jours et qui, il y a quarante ans encore, n’était pas même considérée
comme un problème. La perception a radicalement changé. Nombreux sont
ceux désormais qui savent que les changements climatiques sont un problème
qu’il faut tenter d’enrayer. Bien entendu, ça ne suffit pas encore, mais la
situation pourrait évoluer.

Comment changer les choses?


Les choses changent parce que des hommes et des femmes s’y emploient
sans relâche, au sein de leur société, au travail ou ailleurs. Leur militantisme
crée ainsi la base des mouvements qui conduisent in fine à une
transformation. Presque tout ce qui est advenu au cours de l’histoire, que ce
soit la fin de l’esclavage ou les révoltes démocratiques, a commencé de cette
façon. La plupart des livres d’histoire ne nous enseignent pas autre chose.
Mais dans ces livres, certaines grandes figures, tels George Washington ou
Martin Luther King, sont mises en exergue. Je ne veux pas dire que ces
personnalités aient été sans importance. Martin Luther King a bien entendu
joué un rôle crucial, mais le mouvement des droits civiques ne se résumait
pas à une seule personne. Si le nom Martin Luther King orne les livres
d’histoire, c’est parce que de nombreuses personnes dont le nom a été oublié
ou même jamais mentionné ont créé les conditions nécessaires à une telle
transformation. Le pilier des mouvements pour les droits civiques, ce sont ces
hommes et ces femmes qui, pour certains, ont été torturés et tués dans le sud
des États-Unis.
C’est seulement lorsqu’il y a des militants, c’est-à-dire des personnes qui
veulent un changement social et politique et qui s’engagent, que des gens
comme moi peuvent émerger. Nous avançons sur le devant de la scène parce
que quelqu’un d’autre a fait le travail et a jeté les bases du mouvement. Mon
travail ne s’adresse pas, au premier chef, aux intellectuels et aux politiques,
mais à ceux qu’on appelle les «gens du peuple». Ce que j’attends d’eux, ils le
font déjà quand ils cherchent à comprendre le monde et à agir pour ce qui
leur semble le mieux. Et ce n’est qu’ainsi qu’un changement vers un monde
meilleur peut s’accomplir.
J’essaie seulement d’enseigner et de populariser une sorte d’autodéfense
intellectuelle. Je n’entends certainement pas par là un cursus universitaire, car
l’université n’enseigne pas ce genre de chose. Il s’agit plutôt de développer
une pensée indépendante, ce qui n’est pas aisé lorsqu’on est seul. En effet, le
système dominant excelle à nous isoler les uns des autres. Chacun court pour
soi, tel un hamster dans sa roue. Il devient ardu, en de telles circonstances, de
développer ses propres idées et d’être créatif. Mais on ne peut changer le
monde tout seul. Ceux qui s’engagent sur ce chemin doivent s’organiser et
coopérer. L’autodéfense intellectuelle à laquelle je pense prend toujours place
dans un cadre sociopolitique qui est la condition sine qua non à un
changement bénéfique.
[1] Edward S. Herman et Noam Chomsky, Fabriquer un consentement. La gestion politique des médias
de masse, Bruxelles, Investig’Action, 2018 [1988].
[2] Amy S. Greenberg, A Wicked War: Polk, Clay, Lincoln, and the 1846 U.S. Invasion of Mexico, New
York, A.A. Knopf, 2012. [NdT]
[3] Voir également C.J. Polychroniou, «Misleading Unemployment Numbers and the Neoliberal Ruse
of “Labor Flexibility”», interview avec Robert Pollin, Truthout, 6 juin 2018.
[4] Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, Paris, Agasse, 1802,
t. 2, p. 473: «Tout pour nous, et rien pour les autres, voilà la vile maxime qui paraît avoir été, dans tous
les âges, celle des maîtres de l’espèce humaine.» [NdT]
[5] Pamela Haag, The Gunning of America: Business and the Making of American Gun Culture, New
York, Basic Books, 2016.
[6] «Report by the Policy Planning Staff», Foreign Relations of the United States, 1948, General; the
United Nations, vol. 1, 2e partie, Washington, United States Governement Printing Office, 1976.
[7] Gerald K. Haines, The Americanization of Brazil: A Study of U.S. Cold War Diplomacy in the Third
World, 1945-1954, Lanham, Rowman & Littlefield, 1997.
[8] Hans M. Kristensen, Matthew McKinzie et Theodore A. Postol, «How US Nuclear Force
Modernization is Undermining Strategic Stability: The Burst-Height Compensating Super-Fuze»,
Bulletin of the Atomic Scientists, 1er mars 2017.
[9] Respectivement le commandement des forces des États-Unis en Europe et le commandement des
États-Unis pour l’Afrique. [NdT]
[10] Thomas Ferguson, Golden Rule: The Investment Theory of Party Competition and the Logic of
Money-Driven Political Systems, Chicago, University of Chicago Press, 1995.
[11] C’est chose faite depuis le 14 mai 2018. [NdT]
[12] Francisco Cantú, The Line Becomes a River: Dispatches from the Border, New York, Riverhead
Books, 2018.
[13] Il est ici question de l’agence de relations publiques Harris Media, installée au Texas. Quelques
médias allemands comme la Süddeutsche Zeitung s’en sont fait l’écho: Jens Schneider, «So agressiv
macht die AfD Wahlkampf auf Facebook», Süddeutsche Zeitung, 14 septembre 2017.
[14] Ces entretiens ont été menés au cours de l’année 2018. [NdT]
[15] David Montgomery, The Fall of the House of Labor: The Workplace, the State and American
Labor Activism, 1865-1925, Cambridge, Cambridge University Press, 1987. [NdT]
[16] Il s’agit ici d’un court texte de Noam Chomsky. [NdÉ]
Table des matières

Introduction
1. Tucson, Arizona
2. Impérialisme, guerre et causes des migrations
3. Donald Trump et le «monde libre»
4. Dieu, la religion et l’État
5. Optimisme en dystopie
6. Comment apprendre la peur aux maîtres de l’espèce humaine
DÉJÀ PARUS DANS LA COLLECTION
«FUTUR PROCHE»
– Atossa Araxia Abrahamian, Citoyennetés à vendre. Enquête sur le marché international des
passeports
– Normand Baillargeon et Jean-Marc Piotte (dir.), Au bout de l’impasse, à gauche. Récits de vie
militante et perspectives d’avenir
– Franco «Bifo» Berardi, Tueries. Forcenés et suicidaires à l’ère du capitalisme absolu
– Gaétan Breton, La dette. Règlement de comptes
– Gaétan Breton, Faire payer les pauvres. Éléments pour une fiscalité progressiste
– Gaétan Breton, Tout doit disparaître. Partenariats public-privé et liquidation des services publics
– Jean Bricmont, L’impérialisme humanitaire. Droit humanitaire, droit d’ingérence, droit du plus fort?
– Pierre-Luc Brisson, L’âge des démagogues. Entretiens avec Chris Hedges
– Noam Chomsky, Comprendre le pouvoir
– Noam Chomsky, Futurs proches. Liberté, indépendance et impérialisme au XXIe siècle
– Noam Chomsky, L’optimisme contre le désespoir. Entretiens avec C.J. Polychroniou
– Noam Chomsky, Qui mène le monde?
– Gabriella Coleman, Anonymous. Hacker, activiste, faussaire, mouchard, lanceur d’alerte
– Mitchell Dean et Daniel Zamora, Le dernier homme et la fin de la révolution. Foucault après Mai 68
– Francis Dupuis-Déri (dir.), Québec en mouvements. Idées et pratiques militantes contemporaines
– Chris Hedges, L’empire de l’illusion. La mort de la culture et le triomphe du spectacle
– Chris Hedges, La mort de l’élite progressiste
– Edward S. Herman et David Peterson, Génocide et propagande. L’instrumentalisation politique des
massacres
– Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS), Dépossession: une histoire
économique du Québec contemporain. Tome 1: les ressources
– Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS), Dépossession: une histoire
économique du Québec contemporain. Tome 2: les institutions publiques
– Razmig Keucheyan, Hémisphère gauche. Une cartographie des nouvelles pensées critiques
– Naomi Klein, Dire non ne suffit plus. Contre la stratégie du choc de Trump
– Naomi Klein, La maison brûle. Plaidoyer pour un New Deal vert
– Naomi Klein, Le choc des utopies. Porto Rico contre les capitalistes du désastre
– Naomi Klein, No logo. La tyrannie des marques
– Naomi Klein, Tout peut changer. Capitalisme et changement climatique
– Andrea Langlois et Frédéric Dubois (dir.), Médias autonomes. Nourrir la résistance et la dissidence
– Linda McQuaig, Les milliardaires. Comment les ultra-riches nuisent à l’économie
– Luc Rabouin, Démocratiser la ville. Le budget participatif: de Porto Alegre à Montréal
– Sherene H. Razack, La chasse aux Musulmans. Évincer les Musulmans de l’espace politique
– Jeremy Scahill et l’équipe de The Intercept, La machine à tuer. La guerre des drones
– Jeremy Scahill, Le nouvel art de la guerre. Dirty Wars
– Tom Slee, Ce qui est à toi est à moi. Contre Airbnb, Uber et autres avatars de l’«économie du
partage»
– Nick Srnicek, Capitalisme de plateforme. L’hégémonie de l’économie numérique
– Astra Taylor, Démocratie.com. Pouvoir, culture et résistance à l’ère des géants de la Silicon Valley
– Lesley W. Wood, Mater la meute. La militarisation de la gestion policière des manifestations
L’epub et la mise en page sont
de claudebergeron.com

La révision est de Laurence JOURDE


La correction des épreuves est de Paulin DARDEL

Lux Éditeur
C.P. 60191
Montréal, Qc H2J 4E1
www.luxediteur.com

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