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« Crue sédimentaire » à la grotte de la Mescla, Alpes-Maritimes

Article · October 2021

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Ph. Audra
Université Côte d'Azur
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Philippe AUDRA
Polytech’Lab, Université Côte d’Azur, Philippe.AUDRA@univ-cotedazur.fr

« CRUE SÉDIMENTAIRE »
À LA GROTTE DE LA MESCLA, ALPES-MARITIMES

RÉSUMÉ
L’intrusion dans le karst de sédiments allogènes et des multiples processus l’occasionnant est un sujet abordé depuis
très longtemps. Cependant, l’entrée de sédiments fins injectés sur de longues distances et à contre-courant dans les
émergences noyées reste très rarement mentionnée. Dans la grotte de la Mescla, Alpes-Maritimes, des limons ont pénétré
à plus de 150 m dans la zone noyée suite à une crue du Var. Les conditions à l’origine du phénomène ne sont pas
fréquentes : elles impliquent de fortes pluies de fin d’été occasionnant une importante montée du cours d’eau de surface
sans l’équivalent de crue souterraine, avec un remaniement d’alluvions stockées sur les rives des cours d’eau lors de
grandes crues antérieures. L’inversion du gradient d’écoulement permet ainsi cette intrusion sédimentaire sur de grandes
distances. Elle explique notamment la présence de sédiments allogènes anciens dans les galeries fossiles à +30 m, ainsi
que celle d’un morceau de bois enfouis dans les sédiments de la zone noyée, en cours de datation.

1. INTRODUCTION
L’injection de matériel sédimentaire dans les cavités est un phénomène bien connu en général : trémies de blocs
issus de l’effondrement de la paroi surplombant le porche de la grotte Chauvet, Ardèche [SADIER, 2013], coulées de
boue remaniant les sols en période froide à la grotte de la Découverte, Charente [DANDURAND, 2011], fluidification
de sédiments lacustres à Achama Lecia, massif de la Pierre Saint-Martin [BAUER, 1988], coulées de débris à la grotte
d’Azaléguy, massif des Arbailles [VANARA, 2000], bourrages de galets fluvio-glaciaires dans Brünnecker Höhle,
Autriche [AUDRA, 1994], débâcles glacio-lacustres charriant des « galets » granitiques de 2 m de longueur dans la grotte
de Lombrives, Ariège [SORRIAUX, 1982], et bien sûr transport par des rivières souterraines des sédiments allogènes
depuis des pertes avalant des écoulements de surface [KRANJC, 1989]. Ces catégories, non exhaustives, soulignent la
différence entre du matériel transitant au travers du karst par des flux hydriques le traversant (pertes-résurgences à forte
charge sédimentaire), et des injections ponctuelles gravitaires dans les zones d’entrée depuis la surface. Hormis pour les
rivières souterraines, ces dernières injections restent limitées à des distances modestes à l’entrée, quelques dizaines de
mètres en général, rarement plus. Une catégorie peu étudiée réside dans l’intrusion à contre-courant de matériaux fin dans
les conduits noyés subhorizontaux des émergences, pénétrant à des distances surprenantes.
Nous présentons ici le cas de la grotte de la Mescla, source thermo-minérale des Alpes-Maritimes s’ouvrant en bordure
des gorges du Var, bien connue pour ses siphons plongés jusqu’à -267 m. Des stalagmites immergées attestent d’une
remontée du niveau de base par alluvionnement du Var depuis un millier d’années [AUDRA & CHENG, 2019]. Des
sédiments issus du Var avaient auparavant été repérés à plusieurs endroits [AUDRA & JOHANNET, 2021]. L’observation
d’un phénomène récent permet de mieux comprendre les modalités d’injection de quantités de matériaux fins jusqu’à près
de 150 m de l’entrée, et ce malgré l’existence d’un courant théoriquement dirigé vers la sortie, comme il se doit pour une
émergence. À notre connaissance, peu de phénomènes comparables ont été observés, hormis le long du Gardon de Mialet,
Gard [BRUXELLES, 1994], et à la font del Pito sur le Célé, Lot [comm. orale A. TARRISSE].

2. OBSERVATION DE L’INTRUSION SÉDIMENTAIRE

Didier Quartiano, en plongée le 22 octobre 2021, remarque


que la Mescla a été envahie de limons gris, en provenance
évidente d’intrusion du Var. Le dépôt est par endroits épais de
40 cm, et il s’est propagé jusqu’au début du S2, soit environ
150 m de l’entrée (Fig. 1). La zone noyée étant perchée
d’environ 1 m au-dessus du niveau du Var à l’étiage, cela
implique une montée significative du Var au-dessus du niveau
d’étiage. Un tel épisode se serait produit après fin septembre,
date d’une plongée précédente où ces sédiments n’étaient pas
encore présents.
Pour mémoire, lors de la tempête Alex du 2 octobre 2020,
Fig. 1 : après la crue d’octobre 2021, la Mescla, renommée le Var était monté d’une douzaine de mètres, envahissant le
habituellement pour ses eaux limpides, apparaît ici couverte
d’épais limons gris, d’où émerge un fragment de stalagmite niveau « fossile » de la grotte de la Mescla jusqu’au pied de
brisée par les crues antérieures. Vue prise à l’entrée du S2, à la grille d’entrée.
150 m de l’entrée (photo. D. Quartiano).

Actes de la 31e Rencontre d’Octobre – Villegly 2021


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Philippe AUDRA

Les écoulements en provenance des siphons avaient profondément remanié tous les dépôts caillouteux de la zone
noyée et épandu quelques centimètres des sédiments fins du Var, mais uniquement dans la zone d’entrée.

Fig. 2 : coupe des parties exondées la grotte de la Mescla. Les sédiments ont été injectés jusqu’au départ du S2, soit à environ 150 m
de l’entrée.

3. SITUATION HYDRO-MÉTÉOROLOGIQUE
En étudiant les chroniques de hauteur d’eau sur les stations hydrométriques situées quelques kilomètres en amont,
plus précisément Malaussène sur le Var et Pont de la Lune sur la Tinée, le seul événement ayant provoqué une montée
d’eau significative sur la courte période en question est celui du 4 octobre 2021. La Tinée est montée à Tournefort de plus
de 2 m, et le Var de près de 1,5 m à Malaussène (Fig. 3). La première station étant sur un pont étroit, et la seconde dans
une portion large du Var, on peut estimer qu’au droit de la Mescla, où le lit est plus étroit qu’à Malaussène, une montée
de l’ordre de 2 m est vraisemblable.
L’épisode pluvieux à l’origine de cette crue est de type méditerranéen, il a engendré des dégâts très importants à
Marseille et dans le Var. Cependant, les abats d’eaux significatifs n’ont pas dépassé Grasse, et au-delà les précipitations
étaient « normales ». Les données de pluviomètres disponibles sur le bassin donnent un cumul modeste, entre 20 et 40
mm, mais étendu à l’ensemble du bassin jusqu’aux extrémités amont (Fig. 4).

Fig. 4. Pluies du lundi 4


oct. 2021, aux stations
météorologiques
situées entre 6 et 17
km autour de la Mescla
(https://meteo06.fr).

Clans 22 mm
Ilonse 37 mm
La Clave 25 mm
Fig. 3 : hauteurs d’eau aux stations hydrométriques (Malaussène sur le Var et Tournefort sur la Tinée),
situées quelques kilomètres en amont (https://www.vigicrues.gouv.fr).

Actes de la 31e Rencontre d’Octobre – Villegly 2021


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CRUE “SÉDIMENTAIRE” DE LA MESCLA

4. DISCUSSION SUR L’INTRUSION SÉDIMENTAIRE DANS LA MESCLA


C’est donc une montée d’environ 2 m du niveau du Var qui a provoquée une intrusion d’eau très turbide, relativement
loin dans la cavité. La présence de sédiments plus anciens, en cours d’étude, ayant une composition clairement associée
aux alluvions du Var, avait déjà suggéré de telles intrusions jusque dans cette zone. Cependant l’éloignement de l’entrée
laissait initialement supposer plutôt une intrusion des sédiments par un point situé plus en amont dans la zone noyée,
qui auraient alors été redistribués vers la sortie, transportés par le flux des conduits noyés. En fait, l’événement récent a
montré que l’intrusion s’est produite par le conduit de l’émergence, globalement horizontal et constitué d’une succession
de petits siphons peu profonds.
On s’interroge cependant sur la rareté apparente de cet événement, jamais observé jusqu’à maintenant, alors que la
Mescla est très fréquentée par les plongeurs. De telles observations auraient dû être rapportées à chaque crue du Var. Cela
implique donc des conditions particulières pour obtenir ces intrusions :
- D’une part, pour que les sédiments soient transportés à l’intérieur, il faut que le courant les y pousse, et donc qu’il
n’y ait pas (très peu) de débit en provenance de l’intérieur de la grotte. Ce type de situation correspond bien aux premiers
événements pluvieux de fin d’été, où les pluies sur l’ensemble du bassin amont aux sols nus argileux peuvent provoquer
de fortes crues du Var, sans pour autant que l’infiltration soit efficace, une bonne partie de cette composante étant absorbée
par les sols et l’épikarst. Donc, il s’agit d’événements peu fréquents dans l’année, au maximum 2-3 / an. Lors d’une
crue « normale », la réponse différée du karst balaye habituellement vers l’extérieur d’éventuels dépôts introduits par la
rivière.
- D’autre part, cet afflux sédimentaire intervient après la tempête Alex, qui s’est abattue exactement 1 an
auparavant, avec des dégâts et modifications morphologiques considérables, d’ampleur inconnue à l’échelle historique.
L’abat d’eau était compris entre 200 et 660 mm en quelques heures sur 2000 km2, avec une période de retour estimée
entre 500 et 5000 ans [CARREGA & MICHELOT, 2021]. Il est avéré qu’une quantité de matériaux mobilisés lors de cet
événement a été stockée sur le bas des versants et sur les rives des cours d’eau, notamment sous forme de sables et limons,
et qu’ils n’avaient pas été remobilisés avant l’événement de début octobre 2021. D’où une crue du Var anormalement
chargée.

5. CONCLUSION
Cette observation, très importante dans la compréhension de la dynamique des émergences noyées raccordées aux
grands cours d’eau régionaux, révèle plusieurs points significatifs :
- Les sédiments peuvent rentrer « loin » en zone noyée, à contre-courant apparent, pour peu que le gradient
hydraulique s’inverse et génère des courants importants, de la rivière de surface vers l’intérieur du karst.
- L’entrée de sédiments fins en zone éloignée de la Mescla est possible, mais dans des conditions bien particulières
d’écoulement très faible en provenance de la zone noyée, ce qui correspond notamment aux averses de fin d’été,
modérément intenses et dans un contexte d’étiage prononcé.
- Le gradient permettant une telle entrée d’eau est de l’ordre de 13 ‰, soit 1,5 fois plus que la pente du Var au
droit de la Mescla, où l’écoulement est rapide, clairement torrentiel. C’est amplement suffisant pour inverser le sens
d’écoulement et produire des courants capables de transporter des matériaux fins.
- Les réseaux supérieurs recèlent de tels sédiments, présents au moins jusqu’à 30 m au-dessus de l’actuel lit du
Var, introduits bien sûr lors de périodes plus anciennes. Ils restent non datés, bien que certains portent sans surprise des
polarités paléomagnétiques normales, donc d’âge inférieur à 780 ka.
- Une branche de genévrier avait été trouvée l’an dernier dans le S2 par le même plongeur (Fig. 5), suite au
démantèlement des sédiments internes par la crue de la tempête Alex. Nous envisagions auparavant plusieurs causes
possibles, mais toutes impliquaient des conditions complexes, peu probables, ou peu réalistes : un apport par la surface
après une descente au travers de la zone vadose de 600 m de cascades puis franchissement de 800 m de siphons ; un apport
par des préhistoriques lorsque le niveau des siphons était plus bas ; un apport plus récent par des plongeurs. Une autre
possibilité encore désignait les castors (L. Barriquand, comm. orale), mais ils ne sont plus présents dans la région depuis
le début de l’Holocène. L’explication par intrusion depuis le Var en crue semble la plus simple et la plus crédible. Une
datation 14C de ce bois est en cours…
- Enfin, ceci montre le risque, rare mais possible, que des plongeurs en cours d’explorations soient brutalement
plongés dans des courants violents et un brouillard complet. Un tel événement a déjà été observé dans la fontaine de
Vaucluse, où un orage violent ravinant les versant argilo-caillouteux de la vasque avait provoqué des coulées subaquatiques
de boue jusqu’à -50. Les plongeurs dispersés dans l’énorme volume auparavant limpide n’avaient dû leur survie que grâce
à l’allumage providentiel du phare du Sorgonaute, alors en manœuvre, qui les avait guidés vers le câble remontant vers la
surface.

Actes de la 31e Rencontre d’Octobre – Villegly 2021


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Philippe AUDRA

Fig. 5 : morceau de bois immergé dans le S1, découvert suite à la tempête Alex d’octobre 2020, après le décapage des blocs le
recouvrant.

Remerciements : à Didier Quartiano (Didou), plongeur d’exception, qui partage avec passion ses questionnements et
découvertes à la Mescla.

RÉFÉRENCES
AUDRA P. 1993 - Karsts alpins. Genèse de grands réseaux souterrains. Exemples : le Tennengebirge (Autriche), l’Île
de Crémieu, la Chartreuse et le Vercors (France). Karstologia Mémoires, 5 280 p., thèse, Univ. J. Fourier, Grenoble.
https://www.researchgate.net/publication/347439612
AUDRA P. & CHENG H. 2019 - La submersion de la grotte de la Mescla. 18e Rik-Rak 2019, Saint-Guilhem-le-Désert.
https://www.researchgate.net/publication/356420048
AUDRA P. & JOHANNET A. 2021 - Monitoring of Mescla karst spring in the French Southern Alps. A rare case of
stratified waters out of coastal area. 28th International Karstological School «Classical karst», Regional karstology
– Local and general aspects, June 2021, Postojna, Slovenia. https://www.researchgate.net/publication/352399296
BAUER J. 1988 - L’accident de Frédéric Hammel (Sainte-Engrâce, Pyrénées-Atlantiques). Spelunca, 32, XIV-XVI.
BRUXELLES L. 1994 – Géomorphologie des karsts du bassin de Mialet (Gard). 128 p., mémoire de Maîtrise, Univ. P.
Valéry, Montpellier.
CARREGA P. & MICHELOT N. 2021 - Une catastrophe hors norme d’origine météorologique le 2 octobre 2020 dans
les montagnes des Alpes-Maritimes, Physio-Géo, 16, 1-70. https://doi.org/10.4000/physiogeo
DANDURAND G. 2011 - Cavités et remplissages de la nappe karstique de Charente (bassin de la Touvre, La
Rochefoucauld). Spéléogenèse par fantômisation, archives pléistocène et holocène, rôle de l’effet de site.
Géomorphologie. 320 p., thèse, Univ. Bordeaux III. https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00684382
KRANJC A. 1989 - Recent fluvial cave sediments, their origin and role in speleogenesis. IZRK - ZRC SAZU, 27, 1. 167
p. Thèse, Académie des Sciences et des Arts de Slovénie, Ljubljana.
SADIER B. 2013 - 3D et géomorphologie karstique : La grotte Chauvet et les cavités des Gorges de l’Ardèche. 482 p.,
thèse, Univ. Savoie. https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01070711
SORRIAUX P. 1982 - Contribution à l’étude de la sédimentation en milieu karstique. Le système de Niaux-Lombrives-
Sabart (Pyrénées Ariégeoises). 255 p., thèse, Univ. Toulouse.
VANARA N. 2000 - Le Karst des Arbailles. Karstologia Mémoires, 8, 320 p., thèse, Univ. Bordeaux 3.

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