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FoloFolo N° Juin 2020 ISSN 2518-8143

UNIVERSITE ALASSANE OUATTARA – BOUAKE

FOLOFOLO
Revue des sciences humaines et des
civilisations africaines

Juin 2020

http://www. http://folofolo.univ-ao.edu.ci
LA QUESTION DE L’HÉRITAGE HEIDEGGÉRIEN DANS LA
PHILOSOPHIE DE LA VIE DE HANS JONAS
Baboua TIENE
Université Félix Houphouët-Boigny – Abidjan / Côte d’Ivoire
babtiene@gmail.com

RÉSUMÉ

Le philosophe de l’Être, Heidegger, n’a pas été qu’un maître d’école pour Jonas, il lui a ouvert la voie vers une
réflexion approfondie sur les problèmes fondamentaux de l’existence humaine, une existence désormais livrée à la
dynamique autorégulatrice des technosciences modernes. Que l’on se situe au cœur de la méthode herméneutique
dont Jonas a fait abondamment usage dans ses ouvrages dont Le principe responsabilité, ou que l’on aborde la
question sous l’angle conceptuel, l’ombre de la philosophie de Heidegger est observable, à grande échelle, dans la
philosophie de la vie de Jonas. Cette présence heideggérienne est, semble-t-il, niée par Jonas lui-même au sujet de
ce qu’il appelle sa philosophie propre. Cet article s’est donné pour objectif de mettre en avant les accointances et les
différences entre les pensées de deux philosophes afin de montrer qu’il n’est pas exact de décréter un parricide
jonassien à l’encontre de Heidegger. Cependant, certaines critiques jonassiennes concernant la pseudo-concrétude de
la philosophie de l’Être, qui n’est pas nécessairement défaillante en soi, se justifient face au besoin d’une éthique du
futur.

Mots-clés : Dasein –Être –Existence –Gnose –Méthode -Nihilisme

ABSTRACT

The Philosopher of Being, Heidegger, was not just a schoolmaster for Jonas, heopened for him the way to
thinkdeeply on the fundamentalproblems of human existence, an existence whichisnowsubmissive to the self-
regulatingdynamic of modern technosciences. That we are at the heart of the hermeneuticmethod,which Jonas has
made abundant use in hisworks, includingThe ResponsibilityPrinciple, or thatweapproach the question from a
conceptual angle, the shadow of Heidegger’sphilosophycanbeseen on a large scale in Jonas’sphilosophy of life. This
Heideggerianpresenceis, itseems, denied by Jonas himself about whathe calls hisownphilosophy. This article aims to
highlight the connections and the differencesbetween the thoughts of twophilosophers in order to show thatitis not
accurate to decree a Jonassian parricide against Heidegger. However, certain Jonassiancriticismsconcerning the
pseudo-concreteness of the philosophy of Being, whichis not necessarilyfaulty in itself, are justified in front of the
need for an ethics of the future.

Keywords : Dasein – Being – Existence – Gnosis – Method -Nihilism

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INTRODUCTION

La pensée de Hans Jonas est une référence majeure pour toutes les réflexions se rapportant à
l’inquiétude de l’homme actuelle au sujet de la direction catastrophique que lui impose son mode
d’existence. La pertinence de son approche nous interroge quant aux sources intimes et
philosophiques d’une pensée devenue incontournable. Plusieurs sources inspiratrices peuvent
être évoquées pour cette pensée, en l’occurrence la formation de l’auteur, la seconde Guerre
Mondiale, sa cohabitation avec des universitaires spécialistes des questions de biologie lors de
son séjour américain, entre autres. Mais, sur le plan de la profondeur philosophique, sa formation
et l’influence de ses maîtres tiennent une place prépondérante. Cette étude part du principe que
Hans Jonas, ancien étudiant de Heidegger, a conservé dans sa propre philosophie une part de
l’héritage que ce penseur de l’existence de l’homme moderne a légué aux générations suivantes.

En voulant construire une pensée prospective et efficace, Jonas a élevé la peur au rang de
principe de la réflexion. C’est essentiellement à ce titre que sa philosophie trouve un point
d’ancrage dans les interstices de la pensée existentialiste de Heidegger. Le ‟Dasein”
heideggérien, en effet, a pour mode d’être le souci relatif à la détermination du sens de
l’existence humaine. Hans Jonas fait sien ce concept de souci dont la déclinaison la plus connue
dans sa philosophie est la peur. Ce principe contraint l’homme à s’ouvrir au sens véritable de son
existence et à se réapproprier sa responsabilité face au monde extérieur dont son existence
factuelle dépend. Dans cette perspective, « Heidegger représente une puissante figure de
l’histoire intellectuelle » (H. Jonas, 2005, p. 226) pour Hans Jonas.

Mais, l’influence de Heidegger que Hans Jonas semble reconnaître se limiterait à l’époque de sa
formation et de ses premiers pas sur le boulevard de la philosophie. Il s’agit précisément du
moment de la construction de sa pensée gnostique, moment au cours duquel la méthode
d’interprétation de Heidegger, ainsi que la compréhension de l’être-là humain, a été d’une grande
utilité. Mais, il estime que, plus tard, en orientant sa philosophie vers l’horizon de la vie, il
marque une rupture avec l’existentialisme de Heidegger .Cette rupture est d’abord la
conséquence du soutien que Heidegger semble avoir apporté au nazisme dont le peuple juif,
auquel appartenait Jonas, a été la principale victime. Ensuite, elle est relative au caractère
nihiliste de l’existentialisme heideggérien. Mais, peut-on vraiment soutenir que cette rupture a
été définitive, sans retour possible ? Un tel effacement est-il d’ailleurs possible, surtout avec un
maître dont on reconnaît l’importance et l’influence éclairante dans l’appropriation de
méthodologies rigoureuses, celles de l’herméneutique et de l’analytique ? Ces questions suscitent

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le problème principal qui est de savoir : quelle appréciation doit-on faire de la fluctuation des
rapports entre Hans Jonas et Martin Heidegger ?

Pour y répondre, il convient de se demander : peut-on tenir la pensée de Heidegger comme un


constituant fondateur de la philosophie de Jonas ? Si oui, quelle est la part visible de cet héritage
chez Jonas ? Sinon, en quoi reconnaît-on la distance que celui-ci pense avoir prise avec la
pensée du maître ? Cette distance est-elle suffisante pour proclamer une tabula rasa jonassienne
à l’encontre de Heidegger et de sa philosophie ?

Certains propos de Jonas inclinent à penser à un divorce profond entre le Heidegger nazi et le
Jonas juif, et entre la philosophie de l’être et celle de la vie. Cependant, c’est en vertu de la
persistance du voile qui couvre cette relation que nous nous sommes fixé pour objectif de
déterminer la nature exacte du rapport entre la philosophie de la vie de Jonas et l’héritage
heideggérien. Ainsi, en nous penchant, essentiellement, sur les travaux de Hans Jonas, et par une
approche herméneutique, nous visons à lever le voile sur certains aspects de la relation historique
et philosophique entre Jonas et Heidegger(I). Il nous reviendra par la suite, par une approche
analytique, de déterminer les objets et les objectifs de la philosophie de Jonas à l’effet de mettre
en lumière la distance entre ce que Jonas lui-même appelle sa philosophie de la vie et le
‟nihilisme” de Heidegger (II). Enfin, notre analyse devrait aider à trancher la question générale
de la possibilité de faire table rase des bases de sa formation chez Heidegger (III).

1- LE JEUNE JONAS ET LE JARDIN PHILOSOPHIQUE HEIDEGGÉRIEN

La formation philosophique de Hans Jonas s’est déroulée dans un contexte qui est tel qu’on peut,
après coup, interpréter sa rencontre avec Heidegger comme une réponse à l’appel du destin.
Dans ses Souvenirs, Jonas évoque cette rencontre sous la forme de la survenance d’un accident :
« comme étudiant du premier semestre, je n’étais pas encore autorisé à aller au séminaire de
Husserl, de sorte que je m’inscrivis à la place au séminaire pour débutants du jeune privat-docent
Martin Heidegger ». (H. Jonas, 2005, p. 57). Telle est la circonstance de la première rencontre
entre Jonas et un de ses maîtres, « une sorte de rencontre avec le destin », dit Jonas (2005, p.58).

Au-delà de la maîtrise que Heidegger avait de la pédagogie, c’est la profondeur du philosophe


qui va marquer durablement le jeune Jonas. Cette profondeur a provoqué dans cet esprit nouveau
deux impressions apparemment contradictoires : d’une part, son incapacité à comprendre tout le
discours heideggérien et d’autre part, « le sentiment qu’ici était en jeu une totalité et que
(Heidegger) luttait en fouillant l’objet au plus profond ». (H. Jonas, 2005, p.58). Le sentiment
développé par Jonas, en ce moment précis, est celui de l’importance du philosophe Heidegger,

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une importance qui tire sa légitimité de la profondeur présumée ou réelle de sa pensée. Et Jonas
n’était pas le seul à tomber en admiration devant le jeune maître. En effet, « Heidegger avait
atteint dès avant Être et Temps [1927] une sorte de Crypto-célébrité, et parmi les initiés le bruit
circulait qu’un philosophe s’avançait ici sur de nouveaux chemins : ‟c’est là qu’il faut aller
apprendre la philosophie” ». (H. Jonas, 2005, p. 59). Et pour Jonas, ce penseur était la clé de la
philosophie ou du moins, il offrait une clé pour entrer en commerce avec toute la philosophie. Il
décrit alors sa propre posture par rapport à la pensée heideggérienne comme celle « d’un adepte
qui se croirait en possession d’une clé qui ouvrirait toutes les portes : j’arrivais à cette porte
particulière [entendre la Gnose], j’essayais la clé et voilà qu’elle convenait à la serrure et la porte
s’ouvrait toute grande. » (H. Jonas, 2001, p. 218).

Fort de tout cela, Jonas va s’engager à travailler avec Heidegger en demeurant, principalement,
dans la proximité de la pensée gnostique avec Rudolph Bultmann. Il trouvait que la profondeur
et la rigueur de la méthode herméneutique de Heidegger pouvaient être d’une grande importance,
car avec cette méthode, « les sources étaient prises au sérieux comme autant de provocations à la
réflexion philosophique.» (H. Jonas, 2005, pp. 85-86). Il faut considérer que le jardin
philosophique que Heidegger mettait ainsi en friche constituait un terreau fertile pour
l’émergence de philosophes de qualité dont Jonas voulait faire partie. Jonas était convaincu de
pouvoir attiser l’intérêt de Heidegger. Selon son analyse, faire usage des méthodes d’analyse
heideggériennes pouvait particulièrement flatter l’orgueil du jeune maître :

Que l’on considérât un texte philosophique avec des yeux heideggériens, la chose allait de soi
pour un élève de Heidegger. Mais que l’on veuille travailler, à l’aide de moyens proprement
heideggériens, sur un tel phénomène, si farouche, si foncièrement étranger à la pensée
philosophique, afin de lui arracher un sens qu’on ne pouvait lui arracher que par cette méthode
– voilà qui sûrement le réjouissait et le remplissait d’une certaine satisfaction. (H. Jonas,
2005, p. 86)
C’est donc sur la Gnose et par la méthode heideggérienne que Jonas s’engage dans la
construction de sa thèse de doctorat soutenue le 29 février 1928. Pour Sylvie Courtine-Denamy,
que Jonas fasse le choix de Heidegger en tant que parrain de sa première approche philosophique
se justifie, parce que d’abord la phénoménologie de Husserl qu’il avait apprise lui semblait
inopérante quant à « faire de la philosophie une "science rigoureuse" et à rendre compte de
"l’existence de notre corps propre" » (H. Jonas, 1996, p. 8). A contrario, l’existentialisme de
Heidegger

fît apparaître le moi voulant, peinant, besogneux et mortel. Le Dasein heideggérien comme
souci et donc comme mortel, paraît à Jonas plus proche de l’enracinement naturel de notre
être que la conscience pure de Husserl, le prédicat "mortel" renvoyant à l’existence du corps
dans toute sa matérialité crue et exigeante. (H. Jonas, 1996, p. 8)

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Cette orientation de la pensée vers une sorte de concrétude était convenable à un Jonas intrigué
par la condition sociohistorique de l’homme moderne.

Cependant, plus tard l’importation trop massive de la marque de Heidegger dans son travail de
jeunesse va conduire Jonas à ne pas inclure son ouvrage sur la Gnose dans le lot des ouvrages
qui constituent sa philosophie propre.

Mon ouvrage sur la Gnose fut seulement mon chef-d’œuvre de compagnon artisan, une
application de la philosophie heideggérienne – en particulier de l’analyse existentiale, de ses
méthodes interprétatives et de la compréhension de l’être-là humain – à un certain matériau
historique, en l’occurrence la Gnose de l’Antiquité tardive. (H. Jonas, 2005, p.85.)
Malgré la reconnaissance de cette influence de Heidegger sur son existence philosophique, Jonas
gardait, même à cette époque-là, une certaine sobriété d’esprit qui, peut-être plus tard, va justifier
sa prise de distance avec son maître.

Pendant son cursus universitaire, ce que Jonas abhorrait était, d’une part l’attitude de Heidegger
vue comme arrogante et, d’autre par l’atmosphère de déification du sujet heideggérien pensant.
« J’avais du mal à supporter la chapelle heideggérienne des étudiants en philosophie, avec son
attitude bigote et hautaine et sa tendance à s’attribuer la possession de la vérité divine ». (H.
Jonas, 2005, p. 78). Jonas considérait qu’avec cette attitude de Heidegger et celle de ses étudiants
passionnés, la pratique de la philosophie migrait vers une forme de religiosité, une atmosphère
inacceptable pour celui qui recherche l’intégrité de la pensée. Il déclare précisément qu’« il se
développait […] à Marbourg une atmosphère qui n’était pas saine, et relevait plutôt de la relation
que les croyants entretiennent avec le Loubavitch, comme si Heidegger était un Tsaddiq ». (H.
Jonas, 2005, p. 79).

Était-ce déjà le divorce entre Jonas et Heidegger ? Certainement pas, car l’impression ainsi
présentée ici s’est construite à la même époque où il construisait sa première approche
philosophique sous la houlette de Bultmann mais aussi de Heidegger. Mais, si son attitude ne
peut être tenue pour le résultat d’un dépit, elle ressemble au moins au surgissement d’un esprit
autonome, capable de prendre ses distances vis-à-vis de la vénération et de remettre en cause
toute forme de certitude première. Plus tard, il le prouvera par la mise en route d’une philosophie
qui lui est propre, sa philosophie de la vie en opposition à l’existentialisme de Heidegger
considérée comme une philosophie nihiliste, une philosophie de la mort.

2- LE REFUS JONASSIEN DU NIHILISME HEIDEGGÉRIEN

Dans son ouvrage intitulé Ontologie de la vie et éthique de la responsabilité selon Hans Jonas),
Éric Pommier (2013, p. 125) écrit : « c’est à partir de la formulation de la question de l’être que
Jonas rejoint Heidegger mais aussi à cause de l’insatisfaction ressentie dans le traitement de cette

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question que Jonas choisit de s’affranchir du cadre de pensée heideggérien ». Le contexte indexé
par Pommier n’est pas celui où le premier Jonas cherchait ses repères philosophiques, une quête
qui l’a conduit vers le premier Heidegger et la Gnose. Il est celui de la construction de ce que
Jonas lui-même appelle sa philosophie propre : la philosophie de la vie dont il tirera des
implications éthiques.

Les évènements historiques ont fait prendre conscience à Jonas que la conscience et le corps
humain sont inscrits dans une histoire concrète dont aucune pensée, aucune philosophie ne peut
et ne doit faire l’économie. Sa philosophie tire les leçons de la pensée de Husserl et de
Heidegger. Husserl, en premier, lui permet de comprendre que le sens de l’existence ne peut se
comprendre sans la prise en compte de la coexistence. Comme le rappelle Pommier (2013, p.
128), « être, c’est, par excellence, être pour une conscience. Rien n’est en dehors de cette
conscience intentionnelle ». Le drame de cette forme de pensée, dans la vision jonassienne est
que la conscience de la coprésence réduit toute la réalité à des représentations et néglige, par ce
fait même, l’ancrage du sujet conscient dans le monde phénoménal. Les phénomènes concrets
tels que la faim, le désir sexuel, la douleur, entre autres, n’ont pas d’existence réelle. La vie
sociohistorique perd alors toute signification en se limitant à des représentations d’ordre idéel.
Ce reproche dont il tire l’inspiration chez Heidegger va le pousser à considérer ensuite ce dernier
comme le penseur qui a réalisé un progrès par rapport à Husserl, voire à toute l’histoire de la
philosophie portant sur l’être-au-monde. Avec son intention de porter à la lumière la question de
l’être qui, semble-t-il, a été oubliée des discours philosophiques depuis l’Antiquité, Heidegger
pose des questions qui, pour Jonas, sont essentielles. Puis, les réponses que l’on peut leur
apporter devraient dissiper l’obscurité de l’angoisse humaine devant les crises de l’existence. En
effet, la question de l’être est celle de l’existence en tant que être et mode d’être de chaque chose.
Heidegger (2005, p. 28) écrit précisément, dans Être et Temps, que « l’être se trouve dans le «
que » et le « quid », dans la réalité, dans l’être-sous-la-main, dans la subsistance, dans la validité,
dans l’être-là, dans le ‟il y a” ». Dans une première approche, être c’est donc être présent et être
d’une façon et non pas d’une autre, c’est aussi manifester cette présence concrète, c’est-à-dire
avoir un modus existentia. Pour Heidegger, il en va ainsi pour les vivants et pour les non-vivants
qui se trouvent inscrits indistinctement dans une coprésence mondaine. Cependant, tous les êtres
qui sont là, jetés dans l’existence, n’ont pas le même rapport à ce fait qui est à la fois ontique et
ontologique. En effet, certains sont en mesure de se poser des questions sur le sens de leur
existence et d’autres le sont moins ou pas du tout. L’homme fait partie de la première catégorie ;
ce qui lui donne un privilège particulier. Pour le dire, Heidegger se ressaisit de la valeur que

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Husserl accorde à la conscience à la suite de nombreux autres philosophes dont Platon. Par elle,
l’homme cherche des réponses au pourquoi et au comment de son existence. C’est pourquoi,
selon Heidegger, cet être-là a une présence authentique, il est le Dasein.

Viser, comprendre et concevoir, choisir, accéder sont des comportements constitutifs du


questionner, et ainsi eux-mêmes des modes d’être d’un étant déterminé, de l’étant que nous, qui
questionnons, nous sommes à chaque fois nous-mêmes. Élaboration de la question de l’être veut
donc dire : rendre transparent un étant — celui qui questionne — en son être. Cet étant que nous
sommes toujours nous-mêmes et qui a entre autres la possibilité essentielle du questionner, nous
le saisissons terminologiquement comme DASEIN. (Heidegger, 2005, p. 28).
Tout questionnement est l’affirmation d’un souci. Si le questionnement relève de la nature de
celui qui questionne et que c’est par cela qu’il se pose comme un être-là authentique, Heidegger
estime que la valeur existentielle du Dasein repose sur sa capacité ontologique d’être soucieux.
Son existence ne se manifeste même que par le souci. « L’être du Dasein lui-même doit être
manifesté comme souci. » (Heidegger, 2005, p. 65).

Cette question du souci du sujet pensant par rapport à l’existence coïncide avec le souci propre
au penser jonassien : Comment penser l’homme dans le monde ? Mais, le souci jonassien et celui
de Heidegger ont-ils le même objet ? Le souci de Heidegger a pour objet l’être, cet En-soi qui, en
son retrait, questionne l’homme sur le sens de sa propre existence. Pour Jonas, « l’être dont
Heidegger soupèse le destin est la quintessence de ce monde, c’est le saeculum. »(H. Jonas,
2001, p. 250). Vu comme l’âme du monde, l’Être peut être confondu avec une substance pure
comme le premier moteur d’Aristote qui insuffle la dynamique du monde tout en se situant en
dehors du monde. À cet effet, comme le dit Heidegger (2005, p. 65), « le ‟souci” n’a rien à voir
avec la ‟peine”, les ‟ennuis”, les ‟soucis de la vie” qui se rencontrent ontiquement en tout
Dasein. » (Heidegger, 2005, p. 65). Ainsi, la vie mondaine ou ontique n’en est pas le centre
d’intérêt. Il n’émane pas de la rencontre de l’humain avec des visages ou des phénomènes qui
l’interrogent. Ce qui interroge c’est l’Être lui-même. Le souci heideggérien est ontologique, donc
théorétique. Avec cette orientation de la philosophie, Jonas estime que « Heidegger n’a pas (…)
permis à la philosophie de se saisir de l’énoncé : ‟j’ai faim” » (H. Jonas, 1998, p. 40). Sa pensée
n’était donc pas en mesure de traiter les questions fondamentales relatives à la vie concrète telles
que les besoins biologiques, les conflits d’intérêts économiques, politiques, sociales, entre autres.
Et pour Jonas, cela est l’expression concrète de l’oubli de la vie par Heidegger, toute chose qui
annihile la portée ontique de la question de l’oubli de l’être.

Si la théorisation de « l’oubli de l’être » et de ses implications ontiques pouvait, dans un premier


temps, inciter l’intérêt de toute conscience avide de concrétude, Jonas, lui, a déchanté. É.
Pommier décrit le désenchantement jonassien en ces termes :

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En dépit de la plus grande concrétude du Dasein heideggérien au regard de la conscience
husserlienne, ce que Jonas reconnaît être un progrès dans la résolution du problème ontologique,
il n’en demeure pas moins qu’il partage le même oubli : celui du corps et celui de la nature. (É.
Pommier, 2013, p. 132).
Cela signifie que Heidegger, autant que Husserl, n’a pas réussi à rendre compte du sens de
l’existence des organismes, c’est-à-dire des modalités de leur présence au monde, du fait qu’ils
soient et de leur ouverture au monde. Chez l’un et l’autre la conscience n’est pas directement
impliquée dans le rapport au monde parce qu’elle n’en fait pas « l’expérience à partir du
témoignage de son corps ». (É. Pommier, 2013, p. 133). On peut en déduire une lacune
fondamentale chez Heidegger. Pour G. Anders, cette lacune est la pseudo-concrétude de sa
pensée. Par conséquent, en relisant la philosophie existentialiste de Heidegger, Anders pense
qu’il est possible de justifier l’incapacité de celui-ci à comprendre le tragique qui se jouait sous
ses yeux avec l’avènement des nazis. Sa pensée se serait détournée de la réalité. Même la mort
concrète ne le concernerait pas directement d’autant plus qu’il envisage la mort sans l’expérience
du corps mortel. Avec Heidegger, « c’était finalement une mortalité bien abstraite qu’il s’agissait
de prendre en compte ici pour inciter au sérieux de l’existence ». (H. Jonas, 1998, p. 40). De ce
point de vue, Heidegger reste dans des considérations générales sur la vie parce qu’il semble ne
pas avoir réussi à sortir du dualisme qui, en fin de compte, donne la priorité au spirituel-
théorique sur le concret.

En pensant le Dasein comme un « être-tout » (Heidegger, 2005, p. 191), c’est-à-dire un être dont
l’existence ontique est déterminée ontologiquement, Heidegger perd l’occasion de voir les
données concrètes comme formant un justificatif suffisant de toutes les considérations qu’il
construit. Que serait, par exemple, l’idée de mort si la mort concrète n’était pas avec tous ses
caractères biologiques, sociologiques, économiques, etc. ?

Pour Gunther Anders, Heidegger serait « l’unique exemplaire de l’espèce ‟Philosophie de la vie
hostile à la vie” ». (G. Anders, 2006, p. 97). Cette raison est une cause du rejet de
l’existentialisme heideggérien par Jonas. Il écrit : « Après la guerre, mon activité philosophique
se plaça tout d’abord sous le signe d’un rejet de la philosophie heideggérienne et
l’existentialisme, à laquelle j’opposai ma philosophie de la vie ». (H. Jonas, 2005, p.225).Jonas
en veut d’abord à Heidegger en raison de son comportement sous le régime nazi. Comme il le
soutient lui-même, cela constitue une des raisons du rejet de sa philosophie : « Une des causes
(du rejet) en fut certainement le choc que provoqua en moi le comportement de Heidegger sous
le nazisme, son discours de rectorat du 27 mai 1933 à Fribourg et son attitude mesquine,
honteuse, à l’égard de Husserl ». (H. Jonas, 2005, p. 225). L’incapacité de Heidegger à rester

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neutre face à la dérive nazi a été considérée par Jonas comme un échec de la philosophie, en
général et de la philosophie heideggérienne, en particulier. Cependant, le retournement jonassien
contre son maître a surtout une raison philosophique. En effet, le penser heideggérien échoue à
comprendre aussi le destin du périssable mondain qui devrait pourtant constituer l’objet essentiel
de son souci.

Que l’être propre soit l’objet permanent du souci ne veut pas dire qu’il soit le seul, ou le seul au
premier plan. Bien d’autres éléments périssables sont aussi objets du souci, d’autres personnes,
par exemple, sur le mode des « soins de bienfaisance » allant jusqu’à l’abnégation, et même des
éléments inanimés… . (H. Jonas, 1998, p. 36)
Le reproche Jonassien est lié à la distance prise par la philosophie de l’être vis-à-vis de la
pratique. S’il impliquait dans sa pensée cette dimension essentielle de l’existence du Dasein,
Heidegger aurait laissé la chance au philosophe, à défaut de devenir roi, au moins d’élaborer une
éthique du comportement social et politique authentique et utile. « Ce pas n’est jamais vraiment
franchi par Heidegger » (H. Jonas, 1998, p.37), précisément parce que Heidegger n’aurait pas
réussi à se détacher de la dichotomie établie entre le corps et l’esprit par la pensée rationaliste
comme celle de René Descartes. L’existentialisme devient alors un nihilisme. Il remet en cause
les données fondamentales de la vie. Cet ancrage historico-philosophique fait dire à Jonas que
vivre en compagnie de l’existentialisme, « c’est vivre dans une crise. Les débuts de la crise
remontent au XVIIe siècle, où prend forme la situation spirituelle de l’homme moderne ». (H.
Jonas, 2001, p. 219). Il va sans dire que l’existentialisme est le prolongement de la renonciation à
un ordre ancien qui tenait pour primordial le maintien de l’harmonie biocosmique. Pour le
sociologue Auguste Comte, cet ordre correspond aux stades religieux et/ou métaphysique de
l’évolution de la conscience humaine.

Dans le nouvel ordre, le tournant technoscientifique initié par Bacon et Descartes, la nature est
posée à l’extérieur de l’homme selon les normes de la distinction entre le sujet et l’objet, la
possession de la raison mettant axiologiquement le sujet au-dessus de l’objet. Heidegger endosse
cette approche, selon Jonas, et fait ainsi de l’existentialisme une philosophie nihiliste. Il
accompagne la logique rationaliste en remettant même en cause les significations essentielles de
certains concepts dont celui de l’homme lui-même. Il soutient,

contre la définition classique de l’Homme comme ‟animal rationnel”, que cette définition place
l’homme au sein de l’animalité, ne le spécifiant que par une differentia qui tombe dans le animal
comme une qualité particulière. C’est là, prétend Heidegger ; placer l’homme trop bas. (H.
Jonas, 2001, p.231.).
En cherchant à placer l’homme suffisamment haut, au-dessus de la classe des animaux, il
accentue le penchant d’assujettissement de la nature. L’homme finit par ne concéder une qualité

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à la nature que parce qu’elle rend service à son être et à son mode d’être au monde. Mais, qu’à
cela ne tienne, c’est la vraie vie de l’homme lui-même, sa vie concrète qui est oubliée. Cette vie,
pour Jonas, relève principalement de l’amour pour l’autre, de la responsabilité face au fragile, de
la pitié, de la colère aussi, de l’indignation, de la haine, entre autres. Tout cela serait extérieur à
Heidegger et à sa philosophie qui limite la vie humaine à être le berger de l’être, un être qui

n’est pas l’être d’une personne […], c’est seulement par l’"être" ! Or si je suis, moi, une personne
appelée par une personne (par une personne comme moi ou par Dieu), ma réponse, mon accueil
ne sera pas principalement le penser, mais l’agir, et l’acte peut être d’amour, de responsabilité, de
pitié ; de colère aussi, d’indignation, de haine et même de lutte à mort. (H. Jonas, 2001, p.259).
La critique de Jonas repose sur le refus de l’oubli de la vie. En raison de sa fragilité dévoilée par
les progrès technoscientifiques de la modernité et, surtout par les atrocités de la Seconde Guerre
mondiale, la vie mérite plus d’attention conceptuelle et d’engagement éthique. Jonas choisit alors
de repenser son approche philosophique initiale. Il note : « Ma philosophie, quant à elle, ne
commence pas avec la Gnose mais avec mes efforts pour élaborer une biologie philosophique ».
(H. Jonas, 2005, p.85)

De la gnose à la philosophie biologique et à l’éthique de la responsabilité, le chemin suivi par la


pensée jonassienne semble s’éloigner véritablement de celle de son maître. Pourtant, des repères
conceptuels et méthodologiques autorisent à penser que Jonas n’a pas procédé à un véritable
‟parricide philosophique”.

3- LA PROFONDEUR CONCEPTUELLE ET MÉTHODOLOGIQUE DE HEIDEGGER


COMME TRAME DU PENSER JONASSIEN

Deux reproches essentiels sont faits par Jonas à l’endroit de la philosophie de Heidegger. Ils sont
explicites dans deux textes fondamentaux qui se retrouvent dans son ouvrage intitulé Le
phénomène de la vie : Heidegger et la théologie et Gnose, existentialisme et nihilisme. L’une des
critiques repose sur les choix et les emplois de concepts, et l’autre se rapporte au projet essentiel
élaboré dans Être et Temps. Pourtant, dans l’un comme dans l’autre cas, on se rend compte que
Jonas ne réussit pas à s’écarter totalement des voies empruntées par Heidegger.

Il reproche au projet existentialiste heideggérien de détourner le regard humain de la réalité des


valeurs que représente l’ensemble des existants concrets en l’orientant strictement vers ce qui
donne une préséance ontologique à sa propre existence, à son être propre. Il s’inscrirait alors
dans la survalorisation de l’existant humain au détriment de la valeur que pourrait avoir les
autres êtres de la nature. C’est, selon Jonas, ce qui traduit le nihilisme de la pensée
heideggérienne. Pourtant, la question de l’Être n’a pas pour vocation de loger strictement la
pensée dans un ordre nouménal qui n’a rien à voir avec l’existential, le phénoménal. Elle est une

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convocation de l’Être adressée au Dasein à l’effet de déterminer le quid et le quod de l’existence
de ce dernier. À ce titre, il semble que ce qui est mis en évidence par Heidegger dans son
ouvrage Être et Temps, est l’existant, mais « un existant d’abord préoccupé de lui-même et de sa
manière d’être au monde ». (E. Pommier, 2013, p. 130). La compréhension que le Dasein peut
avoir du monde est conditionnée par la saisie intime de sa propre position dans l’existence en
tant qu’il est ce qu’il est en son essence : le berger de l’Être. Autrement dit, c’est en
s’investissant en soi-même pour répondre à l’appel de l’Être que le Dasein peut s’ouvrir au
monde, en comprendre toutes les aspérités. Toutefois, dans cette ouverture, il ne s’agirait pas
pour le sujet d’avoir du souci pour le monde, pour les autres êtres vivants ou les objets. Le souci
est un souci pour soi, pour sa propre existence considérée comme dramatique parce que mortelle.
La précarité de l’existence humaine ainsi mise en lumière est la véritable cause du souci de
l’être-là.

Par ailleurs, Jonas reproche à Heidegger sa grande propension à abuser du vocabulaire chrétien.
Son texte intitulé Heidegger et la théologie vise à montrer cette forme d’usurpation dont
Heidegger se rendrait coupable. Le pire serait que Heidegger nie cette appropriation :

Il y a beaucoup de christianisme laïcisé dans la pensée de Heidegger. La chose était évidente


depuis le début, depuis Sein und Zeit et la suite ; quoique Heidegger ait énergiquement affirmé,
comme d’autres l’ont fait en son nom, que les notions de faute, de souci, d’angoisse, d’appel de la
conscience, de résolution, de Verfallenheit, d’authenticité-inauthenticité, n’ont de sens que
purement ontologique…. . (H. Jonas, 2001, p. 242)
Pour Jonas, c’est toute la philosophie de Heidegger qui est porteuse des marques conceptuelles
du christianisme. Dans Être et Temps, « le vocabulaire en lui-même est constitué, entre autres,
de la culpabilité et la conscience, l’appel et la voix, l’écoute et la réponse, la mission et le
berger, la révélation et l’action de grâces ». (H. Jonas, 2001, p. 246). Ces concepts, sans nul
doute, sont la propriété de l’histoire chrétienne et du discours théologique. Il en déduit, que
Heidegger procède à une subversion du discours théologique, ce qui fait de lui « un ennemi de
taille, dont la théologie pourrait apprendre bien des choses sur l’abîme qui sépare le penser
profane de la foi ». (H. Jonas, 2001, p. 251).

En opposant Heidegger à la théologie, Jonas laisse entrevoir son intention de s’éloigner d’une
telle voie, celle de la perversion du discours religieux dans un élan de laïcisation des concepts. Il
généralise la suggestion qu’il fait au théologien de traiter Heidegger comme un ennemi. Il écrit :
« le théologien doit s’opposer à qui tente de traiter son message comme une affaire de destinée
historique, donc d’en faire une partie seulement d’un devenir d’ensemble, donc un élément parmi
d’autres d’une tradition […] ». (H. Jonas, 2001, pp.246-247). Le message religieux n’est pas
ordinaire. Il ne convient donc pas de la prendre comme tel. D’où vient-il alors que l’on retrouve

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certains des mêmes concepts (laïcisés aussi) chez Jonas lui-même ? N’est-ce pas en raison de la
fidélité involontaire au discours et à la méthode du maître ?

Plusieurs concepts heideggériens constituent les composants essentiels du discours jonassien. Il


semble alors, à l’analyse, qu’il y a, chez Jonas, un retour au même qui se situe au-delà des
critiques qu’il adresse à son maître. Selon Éric Pommier, par exemple, Jonas conserve les
présupposés autant que les limites de la pensée de Heidegger. (E. Pommier, 2013, pp. 125-126).
Les défauts que Pommier observent chez Jonas le sont en raison de la dépendance que celui-ci
maintient à l’égard du premier Heidegger. Certains concepts, associés à la philosophie de
Heidegger sont, en effet, conservés dans la pensée de Jonas, souvent sous la forme originaire,
d’autres fois sous la forme reformulée. Il en est ainsi de la question du souci qui est essentiel
chez Heidegger.

Dans son ouvrage principal publié en 1979 sous le titre allemand Das Prinzip Verantwortung,
l’analyse des paradigmes de la civilisation technologique conduit Jonas à formuler le principe de
« l’heuristique de la peur ». Ce principe signifie la nécessité de présenter l’avenir de la vie
comme fragile afin de pousser chaque sujet humain à endosser plus de responsabilité, non
seulement à l’égard de l’espèce humaine, mais aussi et surtout à l’égard du système biotique
terrestre. La mise en relation de la peur et de l’idée de fragilité est une réappropriation de l’idée
de souci qui est rattachée également à celle de la fragilité de la condition du Dasein, parce que
celui-ci se saisit comme fragilisé par sa mortalité. Avec Jonas, cependant, le sujet-humain n’est
plus l’objet du souci en raison de sa seule mortalité, isolement de celle des autres formes de vie.
Le fragile, c’est le système vital lui-même, parce que l’action humaine le menace de l’intérieur,
l’homme en étant partie intégrante. Par ailleurs, si la relation entre le souci heideggérien et la
condition du Dasein se présente sous l’angle gnoséologique, la construction de Jonas qui adjoint
la peur et la fragilité de la vie a pour cause finale la responsabilité pratique. Il note alors dans Le
principe responsabilité que

la peur qui fait essentiellement partie de la responsabilité n’est pas celle qui déconseille d’agir,
mais celle qui invite à agir ; cette peur que nous visons est la peur pour l’objet de la
responsabilité. […] C’est un objet fondamentalement vulnérable, pour lequel il est donc possible
de craindre quelque chose. (H. Jonas, 1995, p. 421.)
Pour Jonas donc, il n’y a de peur que pour le vulnérable. L’humain n’est pas, à lui-seul, l’objet
du souci éthique. S’il doit être tenu compte de lui, c’est parce qu’il fait partie du grand ensemble
que forme le système biotique. Et c’est cet ensemble qui sollicite, par sa fragilité, l’engagement
éthique de l’homme à l’image du nouveau-né dont la simple présence réclame qu’on s’occupe de
lui. La responsabilité a ici le sens de l’acceptation de la sollicitude adressée à l’homme par le

331
vulnérable. Jonas (995, pp. 421-422) écrit précisément : « la responsabilité est la sollicitude,
reconnue comme un devoir, d’un autre être qui, lorsque sa vulnérabilité est menacée devient un
‟se faire du souci” ».

Si nous nous en tenons à cette interprétation, on peut considérer qu’un des concepts
fondamentaux de la philosophie de Hans Jonas est redevable de la pensée de l’Être de
Heidegger. En effet, si l’idée de fragilité ou de vulnérabilité est transversale chez les deux
penseurs en dépit de la différence des objets, celles de peur et de souci expriment un retour au
même. De la pensée de Heidegger à celle de Jonas, on ne perçoit qu’un transfert-extension de
l’objet du souci : de l’homme seul, on arrive l’ensemble des vivants et non-vivants dans lequel
s’incarne désormais l’Être. Dans Le concept de Dieu après Auschwitz, Jonas fait incarner le
transcendant dans le phénoménal à l’effet d’expliquer le sens de l’histoire du monde qui n’est
que l’histoire des hommes. Le monde ne suivrait donc pas un quelconque appel d’un Être supra-
mondain.

Malgré son attachement à la phénoménalité à travers laquelle il perçoit la fragilité de l’existence


du monde ainsi que de la responsabilité, certains concepts, liés à des considérations
transcendantales, demeurent présents dans la philosophie de Jonas. Ils mettent à mal la critique
portée contre Heidegger au sujet de l’emploi de termes chrétiens. Il en est ainsi du concept de
sacré. Ce concept est d’abord religieux. Selon son origine latine, sacer, il s’oppose au profane et
désigne les « relations des hommes entre eux et leurs relations au surnaturel, aux dieux, à Dieu »
(L-M. Morfaux et J. Lefranc, 2007, p. 501). En raison de sa distance avec le profane, le sacré est
ce qui ne peut être touché sans être corrompu, souillé. Il est employé par Heidegger dans
l’analyse de la condition de l’Être. De son point de vue, il ne se rapporte pas à ce qui concerne la
vie sous le ciel, c’est-à-dire sur Terre. Il est l’affaire de ce qui, en sa primauté et en sa distance,
fait signe à l’homme afin que ce dernier se maintienne dans une relation de proximité avec lui.

Heidegger introduit l’idée de sacré à partir d’une analyse dialectique ascendante qui part de
l’Être à Dieu. Il écrit : « Ce n’est qu’à partir de la vérité de l’Être que se laisse penser l’essence
du sacré. Ce n’est qu’à partir de l’essence du sacré qu’est à penser l’essence de la divinité. Ce
n’est que dans la lumière de l’essence de la divinité que peut être pensé et dit ce que doit
nommer le mot Dieu ». (Heidegger, 1946, p. 242). La sacralité, parce que relevant du ressort de
l’Être, est la propriété du divin et de Dieu. Avec Heidegger, il convient de dire que le sacré se
rapporte au transcendantal.

Contrairement au point de vue heideggérien, Jonas ne loge pas le sacré dans une sphère
transcendantale. Il faut partir de l’idée que chez Jonas, le divin se trouve investi dans le monde

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temporel. Par sa propre volonté initiale, il décide de rompre avec son identité première en
s’inscrivant dans l’aventure de la temporalité. Cela veut dire que se donner un destin historique
devient le principe fondamental de réalisation de sa déité. Celle-ci se réalise ainsi à l’épreuve du
risque, c’est-à-dire du souci pour soi. Cette fois, ce n’est pas le Dasein qui se soucie du divin,
mais c’est le divin qui devient pour soi-même objet de souci dès lors qu’il s’inscrit dans l’ordre
de la temporalité. Dans son ouvrage intitulé Entre Néant et l’Éternité, Jonas (1996, p. 120) écrit :
« Au sein des événements temporels du monde (…), c’est le destin même de Dieu, son action et
sa destruction qui est en jeu dans cet univers au processus inconnu duquel il a abandonné sa
substance ». Le divin n’est plus extérieur au monde, il y est immanent. Et par cela aussi, il se
rend fragile. En effet, le dynamisme historique confié, par le divin lui-même, à l’ingéniosité
humaine finit par mettre tout l’existant, et donc aussi le divin qui y est inscrit, en danger. Il y a
comme un appel au respect et à la protection émanant de la divinité parce qu’elle est désormais
vulnérable. Ainsi, le sacré se trouvant logé sur Terre et devenu fragile, invite à lui consacrer
respect et protection.

Les arguments que Jonas développe afin de construire les fondements de son éthique de la
responsabilité s’articulent autour de concepts initialement religieux. Il reprend ainsi à son compte
les défauts argumentatifs qu’il a reprochés à la philosophie de Heidegger. Plusieurs autres
aspects de la pensée de Jonas montrent que l’ombre de Heidegger a continué de planer sur
l’ensemble de sa pensée. Et cela concerne aussi la méthodologie phénoménologique empruntée à
Heidegger. Dans Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, Heidegger décrit cette
méthode en trois termes : destruction, réduction et construction. Jonas emploie cette approche
pour construire ce qu’il appelle sa propre philosophie.

Avant la construction de son éthique de la responsabilité, il procède en premier lieu à la


destruction de la tradition ontologique classique articulée autour du caractère ontologique de la
mort, considération prenant sa source dans le dualisme qui structurait alors la pensée occidentale
dont celle de Heidegger. Par la suite, il réduit la phénoménologie à sa dimension objective dont
l’analyse du métabolisme et la physiologie constituent le socle. Enfin, le moment de la
construction correspond à la phase où le souci ou la peur pour la continuité de la vie est
convoquée afin de mettre en place l’éthique de la responsabilité.

Quoiqu’il en soi, Heidegger n’est jamais bien loin derrière les concepts, arguments et
méthodologie employés par Jonas. Le parricide à l’encontre de Heidegger, que l’on pourrait
envisager en raison des rancœurs liées aux évènements historiques de la Deuxième Guerre
mondiale et de la teneur exagérément métaphysique de sa philosophie, n’a donc pas eu lieu.

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Conclusion

Le rapprochement entre « l’oubli de l’être » et « l’oubli de la vie », incline à penser que


Heidegger est toujours présent dans le philosopher jonassien. Jonas reconnaît sa dépendance vis-
à-vis de Heidegger pendant la période de ses écrits sur la Gnose. Mais, l’influence du maître se
serait arrêtée après cette époque. Il y a donc un besoin de clarifier la question. Cette clarification
exige une herméneutique des textes même de Jonas.

On peut observer que Jonas a proclamé la fin de son assujettissement à l’influence de Heidegger
après la Deuxième Guerre mondiale. La raison évoquée en est que la philosophie de Heidegger
aurait échoué à mettre son auteur sur la voie de la compréhension de l’historialité de l’existence
humaine. Pour Jonas, c’est en réalité Heidegger lui-même qui a échoué, en tant que philosophe, à
rendre raison de l’histoire de la guerre qui a vu les Juifs massacrés et dont il ne s’est jamais
repenti. À cette forme de critique historique, qui justifie la distance entre deux hommes, s’ajoute
une autre plus fondamentale, qui se fonde sur l’opposition entre leurs idées.

La forme philosophique de ses critiques porte essentiellement sur le caractère nihiliste de la


pensée existentialiste de Heidegger. Cette pensée se serait maintenue dans la perspective de
l’ontologie classique dont un des principes est le dualisme qui met en parallèle un monde
suprasensible et un monde sensible depuis Platon, un parallélisme dont la déclinaison cartésienne
est la distinction entre les substances spirituelle et étendue. L’autre principe qui en découle est la
priorité ontologique et axiologique du supra-monde sur le monde. Par ailleurs, de cette ontologie
est tirée l’idée que le tout précède la partie et lui est axiologiquement supérieur. Tout cela, repris
par Heidegger, autoriserait le Dasein à tolérer les distorsions de l’histoire ainsi que les
responsabilités individuelles sous le prétexte que ces aspérités concourent à la stabilité de
l’ensemble, le destin de l’Être étant en œuvre. Pour Jonas, la réalité de l’existence invalide une
telle approche, car elle ne peut se fonder sur ce sentiment d’acosmisme auquel l’homme devrait
s’accommoder si la vérité était telle. En effet, comme le dit Zafrani,

L’existentialisme est pour Jonas une situation particulière de l’homme moderne, existence
contingente, en proie à l’égarement ou à l’errance, dans un monde qui n’est plus son foyer, auquel
il n’est pas acclimaté, une situation donc où il se retrouve étranger, et plus encore étranger dans
un univers qui lui est indifférent. (A.Zafrani, 2013, pp. 497-509).
En plus de ce reproche portant sur l’orientation nihiliste de l’existentialisme, Jonas remet
également en cause le rapprochement entre le discours heideggérien et celui de la théologie.
Malheureusement, il n’échappe pas lui-même aux reproches qu’il fait à Heidegger. Son projet
philosophique, dans son ensemble, est une ouverture à l’existentialisme. Pour lui, être signifie

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vivre, et vivre c’est être intégré dans un système biotique global dont chaque élément conserve
son importance. Il s’agit là d’une autre approche existentialiste. Par ailleurs, son jugement sévère
à l’encontre de son maître, au sujet de son rapprochement avec la théologie ne se justifie que
partiellement, car Jonas lui-même conserve un rapprochement avec la laïcisation du discours
théologique.

En fin de tout compte, la philosophie de Heidegger fut pour Jonas, à la fois un repère
fondamental et permanent et un repoussoir, selon les termes de Zafrani. On ne peut donc parler
d’un parricide réussi par Jonas. D’ailleurs, il ne serait pas inapproprié de penser à un
renouvellement et une réorientation de la pensée de Heidegger avec l’éthique de la
responsabilité.

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